NR Serena Alanna
NR Serena Alanna
NR Serena Alanna
Serena la rebelle
Ce roman a dj t publi dans la collection LES HISTORIQUES W28 en aot 1994 et juin 2001
Toute reprsentation ou reproduction : par quelque procd que ce soit, constituerait une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. 1988, Nora Roberts. 1994,2001,2004, Traduction franaise : Harlequin S. A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS Tl. : 01 42 166363 Service Lectrices Tl. : 01 45 824747
ISBN 2-280-15413-7
Prologue
Ils arrivrent la nuit tombe. Dans lair froid de novembre, les chemines du village jetaient dpaisses volutes de fume. A labri de leurs chaumires, les paysans se pressaient autour des feux de tourbe. La neige fondue avait gel dans la soire, si fort que le sol durci renvoyait tous les chos le martlement sourd de la galopade lointaine sous les arbres dnuds. Epouvants par ce roulement de tonnerre, les animaux nocturnes senfuyaient dans le sous-bois, ou se ptrifiaient sur les branches et dans les buissons. Serena MacGregor, une fillette de huit ans, serra plus fort son petit frre contre sa hanche et sapprocha dune fentre pour assister au retour des chasseurs. Quel bonheur ! Ils rentraient plus tt que prvu, puisque leur retour ntait prvu que le lendemain. Le nez coll la vitre, elle attendait avec impatience que se profile au tournant du chemin la haute silhouette de son pre, qui galopait toujours en tte. Si seulement elle avait la chance dtre un garon, elle ferait partie de la petite troupe, comme son frre Coll qui participait ces chevauches depuis lge de sept ans. Il en avait maintenant quatorze, et Serena se flattait de tirer larc aussi bien que lui. Il nallait pas manquer de lui rebattre les oreilles du rcit de ses exploits alors quelle, en qualit de fille de la maison, se trouvait rduite aux travaux daiguille. Quelle injustice ! Le bb se mit vagir. Serena le bera dans ses bras sans quitter des yeux le chemin o allaient apparatre les cavaliers. Tais-toi, Malcolm, cesse de pleurer, papa est de retour, murmura-t-elle doucement. Leur pre allait tre content. De la cuisine sexhalaient des odeurs apptissantes de pain frais et de venaison. Brosss et cirs, le
parquet et les tables brillaient de propret tandis que le linge, lav et repass, avait t rang dans les coffres, avec des sachets de lavande sauvage. Serena, aide de Gwen, sa jeune sur, stait consacre tout le jour chasser la poussire et les toiles daraigne. Le manoir de granite, aux toits dardoise bleue, symbolisait la puissance du chef de la famille, Ian Mac Gregor, seigneur de toute la rgion. Sa femme, Fiona, la mre de Coll, lan, de Serena, de Malcolm et de Gwen, se faisait un devoir dy faire rgner une propret pointilleuse. Sans quelle st pour quelle raison, Serena se sentait inquite. Elle enveloppa ses paules et le bb dun grand chle, puis ouvrit la porte pour accueillir son pre. La nuit glace tait calme, le vent ne soufflait pas. De lextrieur, on entendait plus nettement encore le galop des chevaux. Un inconnu cria un ordre indistinct. Aussitt, tremblante, la fillette fit demi-tour pour rejoindre sa mre, qui lappelait. Rentre, Serena, tout de suite. Fiona Mac Gregor, le visage ple et tendu, se htait de descendre lescalier. Ses cheveux dun roux clatant, de la mme nuance que ceux de Serena, taient tirs en arrire et retenus par une rsille. Contrairement son habitude chaque fois que son poux revenait, elle ne les tapotait pas de la main pour sassurer de leur ordonnancement. Pour lamour de Dieu, dpche-toi de rentrer, Serena ! Monte avec le bb rejoindre ta sur, et reste avec eux. Mais, maman, ils arrivent Ce nest pas ton pre. Comme les cavaliers apparaissaient au dtour du chemin, Serena reconnut, non pas les plaids cossais des MacGregor, mais luniforme rouge des dragons anglais. Bien quelle net que huit ans, elle savait quelle menace reprsentait leur prsence. Quest-ce quils veulent ? Nous navons rien fait.
Ce nest pas une raison. Ils hassent ce que nous sommes, plus que ce que nous faisons. Fiona MacGregor barricada la porte, sans se dissimuler combien cette prcaution tait vaine. Petite et mince, elle ne manquait pas dnergie. Dans sa jeunesse, son pre lui avait laiss la bride sur le cou, et son mari lui vouait une adoration sans bornes. Mais elle savait se faire respecter. Monte dans la chambre denfants, et attends avec Gwen et Malcolm que je vous dise de descendre. Surtout, ne bougez pas ! On entendit soudain des cris, cris de triomphe et cris de dsespoir. La nuit sclairait. Tout prs du manoir, une chaumire brlait. Le cur battant se rompre, Fiona se demanda si elle devait regretter, ou se fliciter, que son mari ft absent. Les grands yeux verts de Serena brillaient, des larmes perlaient ses paupires. Maman, je veux rester avec toi. Papa ne voudrait pas que je tabandonne. Il voudrait que tu mobisses. Va toccuper de Gwen et de Malcolm. Tout prs de la porte, il se fit un vacarme dperons entrechoqus et de clameurs. Le bb se remit pleurer. Serena, qui stait dcide grimper lescalier, fit une pause sur le palier pour observer ce qui se passait en bas. La porte venait de souvrir brutalement, et sa mre faisait face une demi-douzaine de soldats anglais. Leur chef se dcouvrit pour la saluer avec une ironique arrogance. Serena ? Ctait Gwen, sa petite sur, ge de six ans, qui lappelait den haut. Serena lui mit le bb dans les bras. Rentre dans la chambre et ferme bien la porte. Tche quil se tienne tranquille. Elle tira de la poche de son tablier un bonbon au miel.
Je te le donne. Ne faites pas de bruit ! Charge de son prcieux fardeau, Gwen senferma avec Malcolm dans la chambre denfants tandis que Serena saccroupissait sur le palier, pour tout entendre et tout voir. Fiona MacGregor ? demanda lAnglais aux galons dors. Fiona rejeta les paules en arrire et soutint le regard du soudard. Elle ne songeait qu protger la vie de ses enfants. Puisquelle ne pouvait se battre, son seul recours rsidait dans laffirmation de sa dignit, de sa noblesse. Je suis lady MacGregor. De quel droit faites-vous intrusion dans ma demeure ? Du droit des officiers du roi dAngleterre et dEcosse. Je suis le capitaine Standish, votre service, madame. Il ta ses gants en la fixant dans les yeux, sans doute pour limpressionner. Puis-je savoir o se trouve votre mari lady MacGregor ? Lord MacGregor est la chasse, avec ses hommes. Sur un signe de Standish, trois militaires se mirent fouiller la maison. On entendit le bruit dune table renverse. La bouche sche, Fiona se tenait sur la dfensive. Ce misrable allait peut-tre donner lordre dincendier le manoir, comme il lavait fait pour la ferme toute proche. Ni son rang ni celui de son mari ne mettaient Fiona labri de ce genre dexaction. TI ne lui restait qu faire face, rpondre linsolence par linsolence, sans perdre son sang-froid. Comme vous pouvez le constater, il ny a que des femmes et des enfants dans ma maison. Si vous voulez rencontrer mon mari et les hommes de son clan, vous avez mal choisi votre moment. Ou peut-tre lavez-vous bien choisi, courageux comme vous tes ? Standish la gifla, si fort quelle fit plusieurs pas en arrire. Mon pre vous tuera ! sexclama Serena.
Dvalant lescalier en trombe, elle se prcipita sur le capitaine et lui mordit la main jusquau sang. Cette petite garce me le paiera ! ructa-t-il en levant le poing. En un clair, Fiona sinterposa. Un soldat du roi George frapperait une petite fille ? Les Anglais sont-ils des lches ? Standish haletait. Il ne pouvait donner ses soldats le spectacle dune telle humiliation. Malgr les conseils de modration donns par la cour de Londres, il considrait lEcosse comme un terrain de chasse. De toute faon, il se trouvait trop loin de la capitale pour que lcho de ses brutalits y parvienne. Emmenez cette sale gamine l-haut et enfermez-la double tour, ordonna-t-il un dragon. Sans un mot, lhomme se saisit de Serena et la porta dans lescalier, se protgeant tant bien que mal de ses dents et de ses ongles. Tout en se dbattant, elle injuriait les soldats et appelait sa mre laide. Vous avez mis au monde une vritable panthre, madame, dit Standish en senveloppant la main dun mouchoir. Elle na pas lhabitude de voir un homme frapper une femme, monsieur. Le visage ple et tendu, Standish cumait intrieurement. A aucun prix, il ne devait perdre la face en prsence de ses subordonns. Il ne gagnerait pas leur estime en tirant vengeance dune petite fille, mais il y avait sa mre Il lenveloppa du regard avec un sourire cruel. Oui, avec la mre, il en allait tout autrement. Votre mari est suspect de complicit dassassinat sur la personne du capitaine Porteous. Ce capitaine que vous avez condamn mort pour avoir tir sans sommation sur une foule sans dfense ? Standish caressa nerveusement la garde de son pe.
Sa rputation de frocit lui assurait lobissance aveugle des soldats. Il navait pas le droit de se montrer faible devant une femme, et surtout pas devant une Ecossaise, si noble ft-elle. Le capitaine Porteous a t accus, et injustement condamn, pour avoir ouvert le feu sur une bande de manifestants lors dune excution publique. Mais il a t graci par le roi : Des inconnus se sont saisis de lui et lont pendu de la plus ignominieuse faon, madame. Ce capitaine ne minspire aucune sympathie. Nanmoins, je peux vous assurer que personne de ma famille na pris part cet attentat. Si vous mentez, votre mari sera trait comme un assassin, lady MacGregor et personne ne sera plus l pour assurer votre protection. Je nai rien de plus vous dire Standish savana vers elle. Cest dommage pour vous, madame. Pour vous faire rflchir, je vais vous montrer ce qui peut arriver aux jolies femmes sans protection.
A ltage, Serena martelait lit porte de ses petits poings. Derrire elle, en larmes, Gwen serrait Malcolm dans ses bras. Il ny avait pas de lumire dans la chambre, quclairaient seulement les rayons de la lune et les lueurs de lincendie. Dehors, on entendait des cris et des lamentations. Mais la fillette ne pensait qu sa mre, seule et sans dfense dans le salon, entoure de soldats anglais. Quand la porte finit par cder, Serena se prcipita en bas. Elle entendit le cliquetis des perons, vit les habits rouges qui quittaient en hte la maison. Et puis, elle aperut sa mre, dvtue, humilie, souille, sanglotant genoux sous la masse de ses cheveux dfaits. Maman ! Serena MacGregor posa une main hsitante sur lpaule nue et froide de sa mre. Elle lavait dj vue pleurer, mais jamais comme ce
jour-l, de larmes silencieuses et dsespres. Comme sa maman avait froid, Serena lenveloppa dune couverture. La soldatesque sloignait. Accroupie prs de sa mre, la serrant dans ses bras, la petite fille navait quune vague ide du crime qui venait de se commettre. Ds cet instant, pourtant, elle connut la haine ; la fureur, et la soif de vengeance.
1.
Londres, 1745.
Dans llgante salle manger de sa rsidence londonienne, Brigham Langston, quatrime comte dAshburn, lisait avec attention la lettre quil attendait depuis si longtemps. Ses sourcils se fronaient sur ses yeux gris, ses lvres pleines restaient closes. Il analysait avec soin chacun des termes-de cette missive qui allait sans doute inflchir le cours de son existence, et celui de lhistoire. Bon sang, Brig, jen ai assez dattendre ! Que dit-elle, cette lettre ? Coll MacGregor, lEcossais qui depuis quatre ans accompagnait Brigham dans ses voyages en France et en Italie, manifestait son impatience habituelle. Sous ses cheveux roux, ses yeux lanaient des clairs, pendant quil arpentait la pice dun pas nerveux. Pour toute rponse, Brigham se contenta de lever une main fine et race, dont une manchette de dentelle serrait le poignet. Les carts et les excs de son compagnon lui taient familiers, il les accueillait mme souvent avec plaisir ; pour cette fois, cependant, lenjeu tait trop important. Il fallait quil relise encore cette lettre, pour bien se pntrer de son contenu. Va-ten au diable, Brigham, je suis au courant ! Cest lui qui tcrit, cest le Prince ! Jai le droit de savoir, moi aussi ! Contenant sa propre motion, Brigham leva sur son ami un regard impassible. Coll sagitait comme un lion en cage, et ses alles et venues faisaient vibrer le service de porcelaine. Tu as le droit de savoir, bien sr. Il nempche que cest moi que cette lettre est adresse.
Parce que les courriers secrets des princes connaissent mieux le haut et puissant seigneur dAshbum, un Anglais, que les MacGregor, des Ecossais de pure souche ! Coll se laissa tomber sur un sige en grommelant. Ses yeux verts brillaient de rage et dimpatience. Brigham, lui, continua paisiblement sa lecture. Ne me pousse pas bout ! gronda Coll. Tu me rendras fou ! Cest dj fait, observa le comte en se versant du caf. Sa main ne tremblait pas, alors que la lettre quil venait de dposer prs de sa soucoupe constituait une arme de guerre bien plus dangereuse que lpe ou le pistolet. Cest bien le prince Charles qui nous envoie un message, confirma-t-il. Et alors, que dit-il ? Sur un signe de Brigham, Coll bondit sur le document et entreprit den dcouvrir le contenu. Comme il ne lisait pas le franais aussi couramment que son ami, lopration se rvla laborieuse. Pendant que son compagnon, les sourcils contracts et le visage rouge dexcitation, dchiffrait la lettre, Brigham parcourut le petit salon dun regard plein de nostalgie. La tapisserie avait t choisie par sa grand-mre, dont il se rappelait laccent cossais et le lgendaire enttement. Elle aimait beaucoup cette nuance de bleu qui lui rappelait, disait-elle, les lochs, les grands lacs de son pays natal. Le mobilier, dun extrme raffinement, tout en dorures et en courbes dlicates, avait t choisi par elle. Depuis sa mort, personne ne stait avis de toucher aux figurines de porcelaine de Meissen, quelle collectionnait avec prdilection. Quand il ntait encore quun petit garon, Brigham pouvait admirer ces porcelaines, sansavoir le droit dy toucher. Il eut un sourire en se souvenant du dsir puril qui le brlait jadis de caresser le galbe de la gardeuse de moutons, avec ses longs cheveux roux et son visage dlicat, qui faisait la gloire de la collection.
Au-dessus de la chemine, un portrait en pied reprsentait cette grand-mre vnre, Mary MacDonald, qui tait devenue lady Ashbum. Elle devait avoir vingt-cinq ans, lge actuel de Brigham, au moment o le peintre avait fix ses traits. Grande et svelte, elle avait un visage mince, dont les traits fins sentouraient dune abondante chevelure dun noir dbne. A la faon dont elle relevait avec fiert le menton, on comprenait quelle ntait faite ni pour la contrainte ni pour la compromission. Son petit-fils lui ressemblait dtonnante faon : il avait les cheveux de la mme nuance, les mmes yeux gris, le visage aussi dlicatement model. Au masculin, ses traits taient ceux de la jeune femme du tableau. Le front lev, les pommettes hautes, les lvres charnues et fermes, son lgance forait ladmiration. Mais Brigham navait pas seulement hrit de sa grand-mre ses qualits physiques. Comme elle, il tait un adversaire passionn de toute injustice. Alors, il pensa la lettre, aux dcisions quil devait prendre. Du regard, il consulta limage de son aeule. Tu me dirais de partir, pensa-t-il. Pendant toute mon enfance, tu mas appris combien la cause des Stuarts est juste. Jai foi en elle. Si tu tais encore de ce monde, tu partirais sans doute toi-mme. Comment ne pas tre fidle ton idal ? Notre heure est venue ! scria Coll en reposant la lettre. Sa voix, son regard exprimaient lenthousiasme et la dtermination. De quelques mois le cadet de Brigham, il attendait depuis sa tendre enfance lannonce de cette reconqute du pouvoir par le prince Charles-Edouard Stuart. Tu devrais apprendre lire entre les lignes, mon cher, dit Brigham en se levant. Le prince attend lappui des Franais, mais il commence comprendre que leur roi est plus prodigue de bonnes paroles que daide efficace. Le front barr dun pli soucieux, il carta les rideaux pour observer les parterres et les massifs de son parc. Au printemps, quand
les fleurs le rempliraient de parfums et de couleurs vives, il ne serait sans doute pas l pour en admirer la splendeur. Quand nous lavons rencontr Versailles, le roi Louis XV a pourtant manifest beaucoup dintrt pour notre cause, objecta Coll. Il dteste lusurpateur, ce gros George, presque autant que nousmmes ! Il va sans doute le combattre de son ct ce qui ne signifie pas quil soit prt mettre son argent et ses soldats au service de notre cause. Notre gentil prince compte affrter une frgate et lin quatremts pour dbarquer en Ecosse. Il passe enfin laction, sans attendre laide des Franais, et je crois quil a raison. Mais la partie nest pas gagne. Cest l que nous intervenons ! Brigham laissa retomber la tenture et demanda : Trouvera-t-il en Ecosse tout le soutien ncessaire ? Jai confiance, rpondit Coll avec une juvnile imptuosit. Tous les clans se soulveront pour soutenir leur prince lgitime et se battront comme un seul homme, son service ! Comme il quittait son sige, son sourire sestompa. Il comprenait linquitude de son ami. En combattant avec les Ecossais, le comte dAshburn ne risquait pas seulement sa vie. Il pouvait perdre son titre, ses biens, ses terres. Ecoute, Brig, je vais te faire une proposition. Tu me confies ta lettre, je reritre au pays et jannonce la nouvelle tous les clans. Toi, turestes Londres. Je suis donc si inutile que cela ? demanda Brigham en soulevant un sourcil ironique. Ne dis pas de sottises ! Je suis le premier savoir de quoi tu es capable au combat. Je noublie pas que tu mas sauv plus dune fois la vie en Italie, et en France aussi ! Coll parlait fort, en faisant de grands gestes, et lmotion augmentait cet accent cossais dont il tait si fier.
Tu radotes, Coll, cest mauvais signe, lui fit remarquer son ami. Et aprs chaque combat, tu te glisses dans la peau du comte dAshburn en un clin dil ! Mon cher, je suis le comte dAshbum. Coll MacGregor sourit cette rflexion. Cte, cte, les deux amis offraient un vif contraste. Autant la stature de Brigham Langston tait fine et lance, autant celle de Coll tait musculeuse et puissante. A llgance raffine, aux manires aristocratiques du premier sopposait la rusticit presque brutale de Coll. Lexprience avait enseign celuici que, sous le satin et les dentelles-dont se parait son ami, battait le cur dun rude lutteur et dun joyeux compagnon. Quand nous avons t attaqus par des bandits aux portes de Calais, rappela-t-il, ce nest pas le comte dAshburn qui les a mis en fuite coups dpe et de pied. Le mauvais drle qui a russi me faire rouler sous la table dans une taverne de Rome force de chianti moi, un Ecossais ! navait rien dun comte. Ctait un dmon ! Mais si, je men souviens trs bien. Coll dut reconnatre sa dfaite. A ce jeu, il tait perdant davance. Parlons srieusement, Brigham. Ta place est Londres. La bonne socit sattend te rencontrer dans les runions mondaines, dans les clubs. On ne comprendrait pas que tu texiles chez les sauvages du Nord ! Et puis, Londres, tu garderais plus facilement tes contacts secrets avec la France. Mais Mais ? Si je dois me battre, jaime autant tavoir avec moi. Alors, tu viens ? Brigham sourit au portrait de sa grand-mre, puis Coll, qui il tendit la main. Bien sr.
Trois jours plus tard, par un matin de janvier triste et brumeux, les deux amis quittaient Londres. La voiture de Brigham les conduirait jusquaux limites de lEcosse, et ils finiraient le trajet cheval. Pour viter ses relations mondaines de se poser trop de questions, Brigham avait officiellement annonc quil se rendait en Ecosse pour inspecter un domaine hrit de ses grands-parents. Seuls quelques amis intimes, qui dniaient comme lui au roi George le droit de rgner, avaient t mis dans le secret. Il leur laissait en garde son htel londonien et Ashburn Manor, son chteau du Kent. Lintendant soccuperait de la gestion des domestiques. Tous savaient que labsence de Brigham pouvait durer plusieurs mois. Pour ne pas donner lveil, il nemportait avec lui que ses biens les plus prcieux et les plus faciles transporter, de lor et des bijoux. Avec un serrement de cur, il dut laisser sur place le portrait de son aeule ; nanmoins, il avait joint sa fortune, dans le coffre dissimul sous un sige de son carrosse de voyage, la petite bergre de porcelaine, sortie de sa vitrine. Il rougissait lui-mme de ce sentimentalisme. Le carrosse avanait avec une lenteur dsesprante. Les routes mal entretenues et les bourrasques de neige obligeaient souvent le cocher descendre de son sige pour mener lattelage la bride. Accoutum traiter en philosophe les difficults de lexistence, Brigham, qui ne pouvait galoper son aise, se rfugia dans lvocation du pass, les bottes poses sur le sige o Coll soriuneillait. Quelques mois plus tt, ils frquentaient ensemble Versailles la cour brillante et superficielle de Louis XV. Le jeune homme se souvenait avec motion des ftes au luxe inou, des femmes ravissantes prtes tous les abandons, de la frquentation des beaux esprits. Il avait mme rencontr Voltaire, le nouvel historiographe du roi, dans le salon de Mme de Pompadour. Comme
lAngleterre tait la mode, cette cour avait accueilli avec faveur un jeune aristocrate anglais, qui ne manquait ni dargent, ni de charme, ni dironie, qualit essentielle des gens la mode. Mais Brigham stait vite lass de cette atmosphre de fastes et de facilit. Comme tous les Langston, avides daction guerrire et politique, loisivet lui pesait. Depuis trois gnrations, ceux de sa famille militaient pour le retour au trne des Stuarts, seuls rois lgitimes. Brigham brlait de les imiter, dautant que sa grand-mre lui avait souvent racont lchec de la rbellion de 1715, ainsi que les proscriptions et les excutions qui lavaient prcde et suivie. Quelle navait pas t sa joie quand le fils du prtendant, le prince Charles-Edouard, tait arriv Versailles. Brigham lui avait jur fidlit, et propos son aide. Il le faisait avec dautant plus denthousiasme que le prince, si sduisant et si plein de noblesse que ses partisans le nommaient le Gentil Prince , possdait toutes les qualits dont son pre tait si fcheusement dpourvu : le courage physique, lesprit dentreprise et une forte personnalit. Cette entrevue tait reste secrte. Si la cour du roi George, lusurpateur obse qui dshonorait le trne dAngleterre, en avait t informe, Brigham, tout lord Ashburn quil ft, aurait risqu la condamnation mort. Bientt, cest visage dcouvert quil allait combattre pour la juste cause. Ce nest pas tant le charme et la prestance du prince qui poussaient le jeune aristocrate anglais courir un aussi grand risque. Ctaient son dynamisme, son ambition juvnile, sa volont de reconqurir un trne qui lui appartenait. Brigham approuvait cette ambition et partageait cet amour de la justice.
Enfin, le carrosse parvint la frontire de lEcosse. Le chemin tait nanmoins encore long jusquaux Highlands, les hautes terres, lieu de leur destination. Le soir, les deux amis et leur escorte trouvrent refuge dans une auberge de village o quelques pices dor
leur valurent un accueil chaleureux. Repus et bien au chaud, Coll et Brigham soffrirent une rcration en jouant aux ds et en buvant de la bire tandis que le vent faisait rage au-dehors. Pendant quelques heures, ils allaient jouir en paix des charmes dune amiti partage. Que le diable te patafiole, Brig ! sexclama Coll. Ce soir, tu as une chance de En effet, a men a tout lair, rpondit paisiblement son adversaire en contemplant avec satisfaction un brelan de six. Tu prfres les cartes ? Tais-toi et joue, la chance doit tourner ! Coll jeta quelques pices sur la table et sourit avec confiance. Les ds roulrent et, au vu du rsultat, il sembla en effet que la chance tournait. Mais quand lEcossais lana les ds son tour, il nobtint quun rsultat drisoire. Dcidment, tu ne perdras jamais ! gmit-il. Cela me rappelle ta partie contre le duc de Choiseul, Paris, quand lenjeu ntait autre que les faveurs de cette petite danseuse ! Avec ou sans ds, observa Brigham en se versant de la bire, javais partie gagne. Cette fille, elle ne voulait danser quavec moi. Coll clata dun rire tonitruant et frappa du poing sur la table. La chance tabandonnera bien un jour. Et puis, il se tut, soudain srieux. Jai tort, excuse-moi. Dans les mois qui viennent, tu en auras fichtrement besoin. Brigham leva les yeux pour sassurer quils taient bien seuls, toutes portes closes. Cest Charles qui prend le plus de risques. Il joue son va-tout. Il na que des qualits ! scria Coll avec imptuosit. Voil bien lhomme-de la situation. Son pre ne possde aucune ambition, il se voit toujours battu davance. Je bois Charles-Edouard, le gentil prince ! ajouta-t-il en levant bien haut sa chope.
Ses beaux yeux et ses belles paroles ne suffiront pas lui donner la victoire, remarqua Brigham. Les sourcils roux de son ami cossais se froncrent dindignation. Tu comptes sans les MacGregor ! Des hommes de ton clan, je ne connais que toi, mon cher. Tu es peut-tre le seul civilis, aprs tout ! Je me demande sur quels spcimens je vais tomber. Avec les Ecossais, on ne sait jamais Coll rit complaisamment et reprit une rasade de bire. En tout cas, je ne suis pas mcontent de retrouver ma famille. Rome et Paris ne manquent pas de charme, mais rien ne vaut lEcosse. Jai hte de rentrer la maison. Mon pre et ma mre ne mont pas vu depuis plus dun an. Il parat que Malcolm, mon cadet, a beaucoup gagn en taille sinon en sagesse. Tout mon portrait quand javais dix ans. Il ira loin ! Un vrai diable ! Coll but derechef en sesclaffant. Par contre, lui glissa Brigham, ta sur aurait la figure dun ange, parat-il. Qui te la dit ? Toi-mme, aprs le chianti de Rome ! Cest vrai, Gwen est un ange de douceur, dhumeur toujours gale, et savante ! Elle se passionne pour la mdecine 16 ans ! Cest la plus douce et la plus jolie des filles du clan. Jai hte de lui prsenter mes respects. Cest une gamine, ne loublie pas ! Noublie pas non plus que je suis le plus terrible des chaperons ! Coll roula des yeux froces, mais rieurs. La tendresse avec laquelle il parlait de sa petite sur avait quelque chose dmouvant. La dtente dont ils jouissaient, leur tat de semi-brit permettaient toutes les indiscrtions, et toutes les confidences.
Tu ne parles jamais de ton autre sur, dit Brigham en se laissant aller contre le dossier de son sige. Ne me dis pas quelle est affreuse. Non, bien sr, puisquelle a les mmes cheveux que moi, rpondit Coll en bouriffant sa chevelure dun roux flamboyant. Cest la plus vieille des deux. Serena. Quel prnom ridicule pour une tigresse qui ne rentre jamais ses griffes ! Elle men a fait voir ! Les cicatrices que jai sur le cou et dans le dos, cest la marque de ses ongles. Ses coups de poing nont pas laiss de traces, heureusement et pourtant, jen ai pris ! Elle a une gauche redoutable. Ma mre ma crit que les galants commencent tourner autour delle. Elle ne manque donc pas de sduction ? Serena Mac Gregor est un beau parti, fit observer Coll avec cynisme. Mais elle nest pas faite pour le mariage : quelques prtendants se sont sauvs en courant, le nez cras et les oreilles en compote. Elle doit pourtant avoir comment direun point faible ? De nouveau, Coll sesclaffa et sabreuva gnreusement. Un point faible ? Figure-toi que le jour o jai os lui tirer les cheveux, elle a dcroch la vieille claymore de mon grand-pre La claymore ? Cest une ancienne pe deux tranchants, quon tient deux mains et qui fait presque deux mtres. Elle ma poursuivi jusque dans les bois en faisant tournoyer au-dessus de sa tte cet engin du Moyen Age. Les yeux pleins dadmiration rtrospective, Coll se tut un moment. Mon pre finira bien par la marier quelquun du clan, repritil. La vie de ce malheureux sera un enfer. Brigham se reprsentait la pauvre fille : des cheveux rouges, un corps de lutteur, de gros bras et un regard mchant.
Cest une amazone, alors ? Oui, mais on peut compter sur elle. Sous leffet conjugu de lalcool et de lmotion, le regard de Coll sembua. Je tai racont ce qui est arriv ma mre, il y a dix ans ? Oui, nen parlons plus. Quand ces ordures de dragons ont fini par quitter la maison, aprs lavoir dshonore, Serena sest occupe delle. Ce ntait alors quune petite fille. Pourtant, elle la soigne et la mise au lit. Elle a veill sur elle et sur les enfants toute la nuit, jusqu notre retour. Et puis, elle nous a tout racont, sans pleurer. Brigham posa la main sur celle de son ami. Le temps de la vengeance est pass. Coll. Pour ce qui est de la justice Le temps de la justice viendra, rpondit lEcossais dun ton sombre. Nanmoins, jai soif aussi de vengeance. Avec enttement, il relana les ds.
**
Le lendemain matin, ils partirent cheval. La voiture et son escorte allaient les suivre, et narriveraient que le lendemain soir au manoir de Glenr, berceau des MacGregor. Brigham senchantait de dcouvrir enfin le pays dont sa grandmre lui avait tant parl jadis. Pays sauvage et rude, au relief tourment, o des rochers escarps jaillissaient de landes dsoles. On traversait des rivires, des cascades se terminaient en torrents cumeux. Ailleurs, dnormes rocs comme jets au hasard parsemaient les collines. Ctait un paysage irrel, une contre de
lgende et de contes de fes. En guise de chemine, un trou perait le toit des rares chaumires. Le vent qui faisait rage soulevait des nuages de neige et les aveuglait tandis que le froid humide transperait les lourds manteaux de voyage. Dans ces conditions, Brigham se contentait de suivre Coll, qui connaissait les lieux. Des cavernes souvraient dans le flanc des promontoires. En t, elles servaient de refuge aux bergers. Des lacs demi gels offraient leurs eaux dun bleu noir et opaque, inquitant. Les deux amis menaient leurs montures au galop chaque occasion favorable. Nanmoins, il leur fallait souvent traverser des amas de neige qui les ralentissaient. Coll vitait avec soin les fortins construits par les Anglais, ainsi que les rares habitations. Comme il lavait expliqu Brigham, la lgendaire hospitalit cossaise avait son revers : il fallait la payer de confidences sur le but du voyage, lhistoire de la famille, et par des nouvelles dtailles du vaste monde. Les visiteurs tant rares dans les Highlands, on apprciait avec gourmandise les nouvelles queux seuls pouvaient apporter. Coll choisissait donc de passer par les routes les plus isoles et les collines les plus escarpes, pour ne pas bruiter la nouvelle de leur arrive Glenr. Pourtant, il fallut bien sarrter pour djeuner et laisser reposer les chevaux. Ils trouvrent ainsi une taverne perdue en rase campagne. Des poules caquetaient sur le sol poussireux, lodeur de la fume se mlait aux remugles des repas prcdents, dominance de poisson. La prsence du quatrime comte dAshburn dans cette masure avait quelque chose dincongru, mais ncessit fait loi : transis, les deux jeunes gens mouraient de faim. Quand Brigham, une fois lintrieur, enleva son lourd manteau pour le mettre scher, toutes les conversations sarrtrent, et tous les regards se braqurent sur lui. Loin des fastes de Londres, il ne portait quun costume trs simple culotte de cheval brune et chemise de batiste blanche sous une jaquette unie. Mais le tout tait lvidence fait sur mesure. Des boutons dargent dcoraient sa jaquette, ses bottes poussireuses avaient t tailles dans le cuir le plus fin et un catogan retenait son abondante chevelure noire. Et puis, surtout, il portait aux doigts des bijoux inconnus dans cette
contre misrable : une chevalire avec son sceau hraldique et une grosse meraude monte en solitaire. Avec son bonnet et son -kilt aux couleurs du clan MacGregor, Coll, par contre, ne se faisait pas remarquer. De plus, il avait tout naturellement command le repas en galique. On peut dire que tu ne passes pas inaperu, murmura-t-il avec un sourire railleur. En effet, rpondit Brigham. Je fliciterai mon tailleur et mon bottier. Ils ne sont pas seuls en cause. Mme en haillons, tu aurais toujours lair dun aristocrate distingu ! Buvons. Ah ! cette bire est infecte ! Ce soir, tu goteras au whisky des MacGregor, cest autre chose ! Press de partir, il jeta quelques pices sur la table. Dpchons-nous, Brig, les chevaux finiront de se reposer Glenr. Nous devons viter les territoires des Campbell. La route nen sera que plus longue. Comme les deux amis remettaient leurs manteaux de voyage, trois hommes sortirent en silence de la pice. Par la porte ouverte, un grand souffle dair pur pntra dans la taverne enfume.
Coll ne parvenait pas dissimuler son excitation. Si prs du but, il bouillait dimpatience et forait le train des chevaux. Comme eux, il sentait lcurie ou plutt le manoir de son enfance, avec sa fort profonde pleine danimaux sauvages. Ce soir, Glenr serait en fte, on chanterait les vieilles chansons, et le whisky coulerait flots ! Londres et ses conventions mondaines taient bien loin. Dans cette contre au dur climat, le vent avait tordu les arbres. Seuls les genvriers tenaient bon, accrochs aux rocailles. De temps en temps, le chemin longeait, un torrent tumultueux et, quand on en quittait la berge, le silence absolu semblait irrel, oppressant. Le ciel
stait dgag. Dans lazur clatant, trs haut, un aigle royal planait, presque immobile. Brig, garde-toi droite ! hurla soudain Coll en tirant son pe. Brigham limita. Deux cavaliers surgis de derrire les rochers les attaquaient. Ils montaient des chevaux petits et trapus, la robe laineuse ; typiquement cossais. Lclat de leurs pes faisait un vif contraste avec leurs tartans ternis par lusure et la crasse. En un clair, Brigham reconnut deux des clients de la taverne. Coll neut pas le temps de venir la rescousse, car deux autres bandits Ir attaquaient son tour. La lande dserte retentit bientt du fracas des fers entrechoqus, du martlement sourd des sabots sur le sol glac, des haltements, des invectives et des jurons de Coll et de leurs adversaires. Seul Brigham restait silencieux. En cavalier consomm, il commandait de ses genoux et de ses perons seuls les voltes, les avances et les drobades de son grand talon. Une dague dans la main gauche, son pe dans la droite, il esquivait les assauts de ses assaillants. Ceux-ci lavaient sans doute bien mal jug. Ses mains fines et ses poignets minces taient durs et souples comme lacier. Svelte et lanc, son corps de danseur reclait une force insouponnable. Quant ses yeux, au regard si nonchalant dordinaire, ils brillaient comme ceux dun loup assoiff de carnage. Par un mouvement tournant, il contraignait les deux bandits se gner mutuellement. Quand, dessein, il dcouvrit un peu sa garde, son adversaire le plus proche tenta une estocade. Lpe du misrable, dtourne par la dague, vola en lair tandis que celle de Brigham lui transperait le cur. Le sang jaillit avec violence. Ivre de rage, son complice prcipita aveuglment son petit cheval contre celui de Brigham. Un instant dsquilibr, celui-ci sentit une lame lui brler lpaule, puis un flot de sang tide ruisseler le long de son bras. Sans se dconcerter, il peronna vivement son talon pour lui faire excuter une ruade avant. Le gros poney fit alors un cart, acculant son matre au rocher. Par une demi-volte, Brigham prit lhomme en dfaut et lui transpera la gorge. Sans sattarder le regarder tomber, il courut au secours de Coll.
Constatant que ce dernier navait plus quun seul adversaire, Brigham reprit son souffle. Soudain, les sabots du cheval de Coll glissrent sur une dalle de pierre. Tout prs de dmonter, Coll releva sa garde pour se rtablir, et lpe du dernier assaillant lui transpera le flanc gauche. Mais quand il vit Brigham fondre sur lui, le bandit ne songea pas poursuivre son avantage. Piquant des deux, il senfuit au galop dans les ddales de la montagne. Coll ! Tu es bless ?Cest grave ? Avant de rpondre, Coll dbita un chapelet de jurons. Il ressentait au ct une brlure intense, le vertige le prenait. Ces ordures de Campbell. Il faudrait tous les pendre. Je vais te soigner. Pas le temps. Ce chacal peut aller chercher du renfort. Coll glissa un mouchoir sous sa chemise pour colmater sa plaie. Quand il sortit sa main de sous ses vtements, elle ne tremblait pas. En revanche, son gant tait poisseux de sang. Je survivrai, assura-t-il. On sera Glenr pour le dner. Les yeux encore brillants de lardeur du combat, il reprit les rnes et lana son cheval au galop. Ils chevauchrent longtemps, sans dsemparer. Brigham, qui craignait une nouvelle embuscade, surveillait les alentours, et gardait un il sur Coll. Le puissant Ecossais tait blme, mais il ne ralentissait pas pour autant lallure. Brigham dut insister pour faire une pause -les, chevaux devaient souffler un peu , dont il profita pour panser sommairement la plaie de Coll, qui saignait encore. Cette blessure semblait profonde. Lhmorragie affaiblissait lentement le jeune MacGregor. Pourtant, il fallait se rendre lvidence : Coll avait hte de rejoindre sa famille, et Brigham ne pouvait demander assistance personne dans cette contre dsole et inconnue. Il sortit de sa poche un flacon et loffrit son ami bless. La chaleur de lalcool redonna quelques couleurs Coll, que Brigham dut aider se remettre en selle.
Bientt, les collines dsertes firent place une fort de haute futaie, o les ombres sallongeaient. Il ferait bientt nuit. A lodeur balsamique des pins se mlait celle de la fume du bois brl, signe que les deux cavaliers approchaient dun village. De temps en temps, un livre dtalait sur leur passage. Seuls les pineux portaient encore quelques baies. Brigham sentait que ses forces abandonnaient Coll. Il le contraignit faire une nouvelle pause, pour boire encore. La fivre commenait se dclarer, sa respiration devenait courte, et son locution sen ressentait. Cette fort, je la connais comme ma poche, affirma-t-il dune voix rpeuse. Jy ai chass, jy ai promen ma premire bonne amie. Donne-men encore un coup. Il but et soupira. Il faut que je sois en forme pour les batailles euh Jamais je naurais d quitter la maison. Pourquoi suis-je parti si loin ? Tu peux me le dire ? Pour revenir ici en hros rpondit Brigham en refermant la bouteille. Son compagnon clata dun rire qui finit en quinte de toux. Tu parles ! Les MacGregor sont des hros depuis des sicles, depuis que Dieu a donn cette terre notre clan. Tu nes quun comte, aprs tout, ajouta-t-il avec suffisance, alors que le sang qui coule dans mes veines est un sang royal ! Pour linstant, ton sang royal se rpand sur lherbe, remarqua Brigham sans se formaliser. Dpchons-nous darriver pendant quil ten reste un peu. Ils terminrent le trajet au petit galop, lallure la plus reposante pour un cavalier. Ds quils atteignirent lentre du village, Brigham mit les chevaux au pas. Le premier gamin quils aperurent remonta la rue en hurlant pour annoncer la grande nouvelle. Des modestes maisons,
certaines en pierre et en bois, mais la plupart en torchis, tous les habitants sortirent bientt en poussant des vivats. Matrisant sa douleur, Coll parvint faire bonne figure, et saluer la foule. En haut de la monte, il arrta son cheval, les yeux mouills de larmes. Sur le ciel rougeoyant se dcoupait la silhouette de son manoir natal. Des lampes clairaient de lintrieur les fentres. Plusieurs chemines laissaient chapper des volutes de fume. Aux derniers rayons du soleil couchant, les toits dardoise prenaient des reflets de pourpre et dargent. Brigham fut frapp dadmiration. Avec ses lourdes tours rondes et les tourelles qui dominaient les quatre tages, lancien chteau fort avait fire allure. Bien sr, cette demeure dun autre ge ignorait la symtrie des constructions classiques ou la lgret des constructions modernes ; nanmoins, elle tmoignait de la prennit dune tradition ancestrale. La foule stait masse derrire les cavaliers, toute bruissante de rumeurs joyeuses. Dans un chenil proche du chteau, une meute hurlait. Une jeune fille surgit soudain dune dpendance et se mit courir, un panier vide la main. Brigham la trouva fascinante. Enveloppe dans un plaid, elle courait en riant. De sa main libre, elle soulevait le devant de sa robe, dcouvrant sans vergogne ses jupons et de jolies jambes, longues et minces. Dans la course, son chle tomba sur ses paules, librant une abondante chevelurerousse, dun roux intense et dor, de la nuance mme du coucher, de soleil. Sa peau dalbtre rosissait dmotion. Dans son visage aux traits fins, sa bouche pourpre aux lvres pleines souvrait sur des dents clatantes. Brigham eut un choc en savisant alors que cette jeune fille tait le sosie de la bergre de porcelaine du petit salon, lidole de ses rves denfant. Coll !
Sans se soucier de lexcitation des chevaux, qui sbrouaient dimpatience, la jeune fille saisit la bride que Coll retenait grandpeine et leva vers lui son visage radieux. Brigham sentit sa bouche se desscher. De toute la journe je nai pu tenir en place ! scria-t-elle. Ctait comme un pressentiment ! Tu aurais d nous envoyer une lettre pour tannoncer, voyons Tu ne sais plus crire, ou tu dormais tout le temps ? Sa voix tait musicale, un peu rauque, et dans sa bouche laccent cossais avait quelque chose dadorable. Toujours aussi aimable, surette, dclara Coll. Il aurait voulu se pencher pour lembrasser, mais il sen sentit incapable. Tout son corps se paralysait. A cause du vertige, le visage de sa sur dansait devant ses yeux. Un peu de tenue, reprit-il avec effort, cest la moindre des choses. Je te prsente mon meilleur ami, Brigham Langston, comte dAshburn. Brig, voici ma sur Serena. Brigham songea que Coll avait bien noirci le tableau en dcrivant Serena. Quelle surprise ! Mademoiselle courtoisement. MacGregor, dit-il en se dcouvrant
Mais elle ne lui accorda pas un regard. Coll, tu es souffrant ? Tu es bless ? Au moment mme o elle lui prenait le bras, son frre tomba soudain sur le sol. Il avait perdu connaissance. Mon Dieu, quest-ce quil a ? Elle carta le manteau et dcouvrit le pansement de fortune, tout sanglant. La plaie sest rouverte, indiqua Brigham sagenouiller prs delle. Il faut le porter chez vous. en venant
Comme il se penchait pour saisir le corps inanim, Serena le bouscula en le fusillant du regard. Ses yeux lanaient des clairs de haine. Ne touchez pas mon frre, cochon dAnglais ! Elle souleva le buste de Coll et tancha le sang avec le tissu de son plaid. Espce de lche ! Coll revient demi mort et vous vous pavanez sans une gratignure, votre belle pe bien au chaud dans son fourreau ! Brigham songea alors que si Coll avait sous-estim la beaut de sa sur, il navait pas moins sous-estim son mauvais caractre Soignons-le dabord, dit-il sans lever la voix. Les explications attendront. Gardez-les pour vos crapules dAnglais ! Rentrez Londres, et tout de suite ! Sans un mot, Brigham souleva dans ses bras le bless, qui tait beaucoup plus lourd que lui. Aussitt, Serena bondit et le frappa lpaule. Ny touchez pas, Sassenach ! Je vous interdis de toucher ce qui mappartient ! Quel tait ce mot trange ? Une injure, ncessairement. Toujours impassible, Brigham dvisagea la jeune fille sans broncher, jusqu faire monter le rouge au front de cette imprcatrice. Soyez sre que je nai pas lintention de vous offenser, mademoiselle. Voulez-vous tre assez bonne pour vous occuper des chevaux ? Alors, son grand manteau bleu flottant autour de lui, Brigham prit le chemin du manoir, Coll dans ses bras. Serena, elle, se rappela la nuit tragique. Depuis dix ans, pas un seul Anglais navait franchi ce seuil Dune main, elle saisit les rnes des deux chevaux et rattrapa Brigham, en maudissant sa prsence.
2.
La servante qui ouvrit la porte Brigham poussa un cri de terreur en apercevant son fardeau et disparut aussitt. Milady ! Lady MacGregor ! Venez vite ! Quel malheur ! Quelques instants plus tard apparut une femme au visage jeune malgr ses quelques cheveux gris. Ses manches taient releves sur des bras mines tout couverts de farine. Mon Coll ! Il est Il nest que bless, madame, indiqua aussitt Brigham, mais assez gravement, je le crains. Dun geste instinctif, lady MacGregor caressa dune main longue et fine le visage de son fils. Pouvez-vous le porter au premier tage ? Suivez-moi. Marie ! Suzanne ! Faites chauffer de leau ! Apportez du linge propre ! Gwen ! Quelques secondes plus tard, un peu essouffl, Brigham dposait Coll sur un grand lit baldaquin. Une jeune fille aux traits dlicats entra sur les talons de sa mre. Grce Dieu il nest que bless, Gwen ! Plus petite et plus frle que sa mre et que sa sur, la jeune fille prit la direction des oprations, sans sattarder en lamentations inutiles. Molly, allume toutes les lampes ! Va en chercher dautres ! Il me faut le maximum de lumire. Le drap blanc rougissait dj de sang. Il a une forte fivre, constata Gwen en posant la main sur le front de son frre. Vous voulez bien maider le dshabiller, monsieur ?
Brigham sexcuta. Alors quil craignait que cette trs jeune fille ne svanouisse en apercevant la plaie bante, la gravit de la blessure sembla au contraire renforcer son calme et sa concentration. Coll se mit marmonner et sagiter lorsque son ami et sa sur manipulrent son corps inerte. Maintenez-le, et gardez ce tampon en place, dit Gwen, qui venait de poser sur le flanc de son frre un linge humide et chaud. Pendant que lady MacGregor tenait la tte de son fils entre ses mains, Gwen remplit une coupe de sirop qui dgageait lodeur caractristique du pavot. En forant ses lvres, elle en fit boire Coll. Sans tressaillir, elle entreprit ensuite de refermer la plaie et de coudre gestes prcis les deux bords de la peau. Si aguerri quil ft, Brigham ne put sempcher de frissonner ce spectacle. Il a perdu trop de sang, et il faut faire tomber la fivre, indiqua Gwen. Mary, baignez-lui le visage et le torse avec de leau froide. La servante vint prendre la place de sa matresse, qui se redressa en rejetant en arrire sa chevelure dfaite. Il ne faut pas que mon fils meure, murmura-t-elle. Je vous remercie de nous lavoir ramen, monsieur. Que sest-il pass ? Quatre bandits nous ont attaqus quelque distance dici, expliqua Brigham. Coll a reconnu le tartan des Campbell. Je vois, dit lady MacGregor en pinant les lvres, mais sans lever la voix. Je vous dois des excuses, monsieur. Nous aurions d vous offrir un sige, et des rafrachissements. Je suis la mre de Coll, Fiona MacGregor. Je me flatte dtre le meilleur ami de votre fils. Brigham Langston. Coll ne parle que de vous dans ses lettres. Vous tes le comte dAshburn, naturellement. Molly, prenez le manteau de sa seigneurie et apportez-lui de quoi boire. Cest un Anglais ! intervint la voix rauque de Serena, qui venait dapparatre dans lembrasure de la porte.
Elle avait quitt son plaid et ne portait plus quune simple robe dintrieur en laine bleue. Je sais, Serena. Otez votre manteau, milord. Aprs ce voyage puisant, vous avez sans doute bien besoin dun repas chaud, et dun bon sommeil. Molly sempara du lourd manteau de voyage. Mais vous saignez ! scria Fiona. Vous tes bless, vous aussi ? Ce nest rien, assura Brigham. Une gratignure, renchrit Serena, qui fit un mouvement pour venir au chevet de son frre. Mais le regard imprieux de Fiona la cloua sur place. Ma fille, accompagne notre hte en bas, et soigne sa blessure. Plutt soigner un rat malade ! rtorqua linsolente Serena. Le regard de sa mre se durcit encore. Elle tremblait de colre. Cest un ordre, ma fille ! Dans notre clan, un hte est une personne sacre, ne loublie pas. Tu vas lui faire un pansement, et lui apporter le dner qui convient une personne de son rang. Ce nest pas indispensable, lady MacGregor ! protesta Brigham. Je devrais moccuper de tout cela moi-mme, excusez-moi, milord. Mais Coll est dans un tel tat Je dois rester son chevet. Serena ! Puisque cest un ordre, je vous obirai, maman. La jeune fille se tourna vers Brigham et lui fit une rvrence trop profonde pour ne pas tre insultante. Lord Ashbum, si votre seigneurie veut bien me suivre Je suis votre servante.
Elle le prcda jusquau rez-de-chausse en prenant soin de le faire passer par lescalier de service. Brigham ny prit pas garde, trop occup quil tait observer le balancement des hanches de son guide La vaste cuisine embaumait de lodeur des gteaux frais et des pices. Dans un grand chaudron accroch la crmaillre, de la venaison mijotait. Veuillez accepter ce sige, milord, dclara Serena en offrant un simple tabouret Brigham. Celui-ci accepta de sasseoir sur ce-meuble inconfortable, sans aucun commentaire. Serena lui ta alors sa jaquette, et se mit en devoir darracher la manche de sa chemise, dj toute dchire et souille de son sang. Jespre que la vue du sang ne vous fait pas dfaillir, mademoiselle MacGregor, remarqua-t-il avec ironie. Quand vous verrez dans quel tat jai mis votre jolie chemise de batiste, cest vous qui risquez de vous trouver mal, lord Ashbum ! Elle alla chercher de leau chaude et des linges propres. Bien que lhomme quelle soignait ft anglais, Serena regretta son insolence en dcouvrant ltendue et la profondeur de lestafilade. Lpaule et lavant-bras entaills sur une trentaine de centimtres, lami de Coll avait de toute vidence rouvert sa blessure en le transportant jusqu sa chambre. Sous ses mains, Serena trouva une peau chaude et souple, travers laquelle elle devina des muscles dlis et forts. Contrairement son attente, cet lgant aristocrate nexhalait pas toutes les fragrances dlicates des parfums dOrient. Il sentait le cheval, la sueur et le sang. Alors, sans y rflchir, elle mit plus de douceur dans ses propres gestes. Serrant un peu les dents, Brigham pouvait contempler de tout prs le visage de son infirmire improvise. Le visage dun ange et lme dune harpie mais dune harpie qui aurait senti bon la lavande. Que de contrastes dans la sur de Coll ! Alors que sa bouche
sensuelle appelait le baiser, ses yeux pleins de rage en auraient fait fuir plus dun. Brigham et aim passer la main dans cette chevelure flamboyante. Seulement, il se souvenait des propos de Coll. A chaque jour suffit sa blessure ! songea-t-il. Il voulait viter son nez et ses oreilles toute espce dagression. En femme sre de ses gestes, Serena sactivait en silence. Aprs avoir nettoy lestafilade, elle entreprit de lenduire dune pommade aromatique prpare par Gwen, et qui faisait merveille. Une odeur de fort et de fleurs les enveloppa, une odeur si enchanteresse que Serena en oubliait que le sang qui tachait ses doigts tait celui dun Anglais. Elle alla chercher un pansement. Linstant daprs, comme elle se penchait sur Brigham, leurs visages furent tout proches, presque se toucher. Serena sentit sur ses lvres le souffle tide du lord quelle dtestait tant, et elle stonna que son cur batte plus vite. En mme temps, elle remarqua que les yeux gris du bless, fixs sur son visage, prenaient une nuance plus sombre. Sur ses lvres bien dessines, un semblant de sourire donnait de la douceur son visage altier daristocrate. Serena crut alors sentir sur sa chevelure la caresse de doigts prcautionneux mais, naturellement, ce ntait quune illusion. Pendant une seconde ou deux, elle eut comme une absence. Fascine, elle restait dans lexpectative. Mais de quoi ? Je ne vais pas mourir, docteur ? murmura-t-il dune voix qui steignait. Aussitt, Serena identifia lironie des Anglais, leur suffisance. Le charme tait rompu. Elle sourit frocement son patient et serra le pansement avec tant dnergie quil ne put retenir une grimace. Pardon, votre seigneurie, dit-elle en battant des cils, je vous ai fait mal ? Bien quil et envie dtrangler la jeune fille, Brigham se contenta de sourire benotement. Ce nest rien. Ne cherchez pas me mnager, mademoiselle.
Faites-moi confiance, milord Une fois sa tche termine, Serena se leva pour ranger son matriel et sattarda examiner le contenu de la cuvette o de leau se mlait au sang de Brigham. Je naurais jamais cru que le sang des Anglais ft si ple, murmura-t-elle avec effronterie. Le sang des Ecossais, lui, est bien rouge ! Les traits du jeune homme se durcirent. Des Ecossais, jen ai tu deux cet aprs-midi, rtorqua-t-il dun ton pre. Leur sang ne ma pas paru plus rouge que le mien. Les Campbell nont que du sang de blaireau. Vous avez dbarrass lEcosse de deux vermines, cest bien. Mais ne comptez pas sur mes compliments. Vous me piquez au vif, mademoiselle. Je ne vis que pour vous tre agrable ! Mcontente delle-mme, plus que de lironique repartie de ce lord anglais, Serena, bien quelle st que sa mre aurait utilis la porcelaine la plus fine, se saisit dune simple cuelle de bois pour servir son hte. Elle la remplit de ragot et la posa sur la table assez brutalement pour la faire dborder. Avec une chope de bire, elle complta cette collation de deux minces galettes davoine, regrettant en secret quelles ne fussent pas rassises. Voil votre dner. Dieu veuille quil ntouffe pas votre seigneurie ! Lentement, Brigham quitta son tabouret et dveloppa sa haute taille. Serena se rappela soudain que cet Anglais si mince et si lgant avait eu la force de porter son frre, qui pesait bien cent kilos, depuis lentre du domaine jusquau premier tage du chteau. Vous avez un caractre de chien, mademoiselle MacGregor, dclara-t-il placidement Coll men avait prvenu. Sans se dmonter, Serena serra ses deux poings sur ses hanches et dfia lennemi.
Tant mieux pour vous, monsieur. Cela vous vitera de me chercher noise. Habitu quil tait loffensive en cas de conflit, Brigham savana vers la jeune fille. Elle redressa le menton dans un geste de dfi. Si vous avez lintention de me poursuivre dans les bois en faisant tournoyer la claymore de votre grand-pre, pensez-y deux fois. Serena dut sempcher de sourire. Etrange comme en prsence de cet Anglais, elle passait de la fureur la bonne humeur avec une facilit dconcertante. Vous courez si vite que cela, Sassenach ? Que signifie ce mot bizarre ? Cest ainsi que nous autres Ecossais appelons les Anglais. En galique, cela signifie quelque chose comme intrus Eh bien, sachez que je cours assez vite pour vous rattraper et pour vous punir loccasion. Brigham sourit, et sempara de la main droite de Serena, ou plutt de son poing, quil baisa avec une extrme courtoisie. Mademoiselle MacGregor, dit-il, la dlicatesse de vos soins et la chaleur de votre hospitalit me sont alles droit au cur Tandis que Brigham ne se dpartait pas de son sourire, lvidence trop heureux de rester matre du terrain, Serena quitta la pice en trombe, frottant avec fureur sur sa robe les phalanges que cet insolent venait deffleurer de ses lvres.
Aussitt aprs ce dner sommaire, Brigham se retira dans sa chambre, laissant les Mac Gregor leurs proccupations. Coll navait pas menti. Fiona, sa mre, ne manquait ni de beaut ni dnergie. Quant Gwen, sa sur cadette, elle cachait sous une apparence
timide et rserve un cur et des nerfs dacier. Bien peu dhommes auraient t capables de coudre avec tant de sang-froid les bords dune plaie aussi impressionnante que celle de Coll. Et puis, il y avait Serena Sans doute avait-elle de bonnes raisons pour dtester les Anglais. Pourtant, cest tort quelle les hassait tous sans distinction. Brigham avait coutume de juger les hommes en tant que tels, sans tenir compte de leur nationalit. Mais fallait-il pour autant ne juger les femmes que sur leur apparence physique ? Lorsque Serena stait prcipite la rencontre de Coll, la bouche rieuse, les cheveux fous, Brigham avait eu pourquoi le nier ? comme un coup de foudre. Nanmoins, il savait matriser ses impulsions les plus vives. Ni le charme trompeur dun regard ni le spectacle dune jambe bien faite ne pouvaient faire perdre la tte un comte dAshbum. Or il venait en Ecosse pour se battre, non pour se proccuper des caprices dune gamine quelque peu hystrique. Lhistoire de sa famille mettait Brigham labri de ce genre de contingence. Son grand-pre avait t craint et respect ; son pre, trop tt disparu, avait perptu la tradition. Avec le bnfice de quelques privilges, porter le nom des Langston impliquait surtout de lourdes responsabilits. Sil les avait oublies, Brigham aurait pu se laisser aller aux dlices frelates de la cour de Versailles. Au lieu de quoi, il jouait son va-tout en venant dans la lointaine Ecosse combattre pour une juste cause. Au diable les bols de bois, les tabourets bancals et les Ecossaises rancunires ! On frappa la porte, qui souvrit sur la soubrette. Eperdue, comme frappe damnsie, elle sattarda en rvrences maladroites. La pauvre fille avait lvidence oubli sa leon. Excusez-moi, monsieur lord Ashburn. Aprs ce balbutiement, elle resta coite. Brigham dut venir son secours. Je nai rien vous pardonner, ma chre, remarqua-t-il avec humour. De quoi sagit-il ?
Elle leva rapidement les yeux, puis les abaissa. Mon matre vient de rentrer, votre seigneurie. Plairait-il votre seigneurie de le rejoindre en bas ? Certainement. Dites-lui que je descends sans tarder. Une fois seul, Brigham revtit en hte lunique tenue de secours quil avait emporte avec lui. Les autres se trouvaient dans les coffres de son carrosse, qui narriverait sans doute que le lendemain. Il sengagea dans le grand escalier, tout de noir vtu, avec une jaquette parements dargent. Une dentelle blanche ornait ses poignets et son col. A Paris ou Londres, il aurait port une perruque poudre mais, dans ces Highlands sauvages, il pouvait se contenter, pour son plus grand plaisir, de tirer en arrire sa chevelure aile de corbeau, runie sur la nuque en catogan. Lord MacGregor attendait dans la salle manger dapparat, le dos tourn vers le feu, une coupe de porto la main. Aussi grand que son fils Coll, et plus corpulent encore que lui, il avait les mmes cheveux roux, trs longs, qui lui tombaient sur les paules. Sa barbe abondante lui donnait des allures de patriarche. Au-dessus de son kilt aux couleurs du clan, il portait un pourpoint de cuir trs fin. Sur son paule, un fermoir dargent reprsentait une tte de lion. Lord Ashbum, soyez le bienvenu dans la demeure de Ian MacGregor, dclara-t-il dune voix rocailleuse. Votre hospitalit mhonore, milord, rpondit Brigham en acceptant un verre de porto. Puis-je vous demander des nouvelles de Coll ? Il reprend des forces mais Gwen, ma fille cadette, pense que cette nuit risque dtre pnible. LEcossais se tut un moment, les yeux pensivement baisss sur sa coupe dtain. Dans ses lettres, Coll nous a parl de vous comme dun ami, reprit-il. Je vous remercie de nous lavoir ramen.
Nous sommes amis depuis cinq ans. En fait, de tous mes amis, Coll est le plus intime, et le plus fidle. Buvons sa sant. On ma dit que votre grand-mre appartenait au clan MacDonald. En effet. Elle est ne dans lle de Skye. Le visage de Ian MacGregor, rougi et tann par les intempries, spanouit. Vous tes donc deux fois le bienvenu, monsieur. Puis-je vous inviter boire la sant de Charles, notre vrai roi ? Les yeux fixs sur ceux de son hte, Brigham leva son verre. Je bois au roi, au succs de son entreprise, et la dchance du gros George II ! Que Dieu vous entende ! acquiesa Ian MacGregor en vidant sa coupe sans y laisser une goutte. Maintenant, racontez-moi ce qui est arriv mon fils. Brigham narra lembuscade et dcrivit les assaillants. Pench vers lui, son interlocuteur ne perdait pas un mot de son rcit. Les Campbell, bien sr ! ructa-t-il en frappant du poing la table, assez fort pour faire sauter en lair les plats dtain qui la chargeaient. Ces chacals ! Coll les a reconnus, et dans les mmes termes, confirma Brigham dune voix gale. Il ma parl des querelles qui opposent vos clans. Je ne vois que deux hypothses : ou bien nous navons eu affaire qu de simples dtrousseurs de grand chemin, ou bien les Campbell savent que les jacobites se prparent laction. Et comment ! tonna Ian MacGregor. Quatre contre deux, quels lches, et quels imbciles ! On ma dit que vous tiez bless, vous aussi ? Une simple gratignure.
Brigham haussa les paules. Ce geste, il lavait appris la cour de France, o il venait dtre invent. Si le cheval de Coll ne stait pas drob, jamais votre fils naurait relev sa garde. A lpe, il na pas son pareil. Le pre de Coll se rengorgea. Il nestimait rien tant chez un homme que les vertus guerrires. Il sourit de toutes ses dents. Il en dit autant de vous. Prs de Calais, vous avez fait merveille, si je ne me trompe ? Une amusette, sans plus. Cest vous qui le dites Bien, jaurais aim en entendre davantage sur vos aventures en France, mais jai des proccupations plus pressantes. Je sais que vous avez vu le prince : parlez-moi de lui, et de ses projets. Brigham et lan MacGregor restrent trois bonnes heures discuter, sinformant mutuellement de la situation. Hommes de guerre, anims tous deux du mme idal, ils voyaient leur volont dagir effacer la diffrence dges. Lun voulait se battre pour prserver un mode de vie, une tradition ancestrale ; lautre ne songeait qu rtablir dans son pays une dynastie lgitime. Quand ils se sparrent Ian pour aller prendre des nouvelles de son fils, Brigham pour dissiper lcurie les vapeurs de lalcool et bouchonner son talon , ils avaient pris tous deux la mesure lun de lautre, et la dcision qui simposait : ils combattraient ensemble. Lorsque Brigham rejoignit le manoir, tout tait silencieux. Dans les chemines, les feux couvaient. Au-dehors, dans la fort voisine, le vent hurlait. Fugitivement, le jeune aristocrate anglais prouva la nostalgie de Londres. Prs de la porte, afin quil puisse retrouver le chemin de sa chambre, on avait pris soin de lui laisser une bougie allume. Il sen saisit, bien quil ft trop excit pour avoir lenvie de dormir. La famille MacGregor, quil brlait depuis si longtemps de connatre, ne comprenait vraiment que des personnages dexception,
depuis la jeune et experte Gwen jusqu son pre, le chef incontest du clan. Dans ladversit, aucun de ses membres ne se laissait aller au dsespoir ou la pleurnicherie. Ainsi au spectacle de Coll si grivement bless, personne ne stait lament ; tous avaient au contraire agi avec calme et efficacit. Avec de tels partisans, le prince Charles pouvait esprer limpossible. Dans le corridor de ltage, Brigham dpassa sa porte pour se rendre dans la chambre de Coll. Les rideaux du lit baldaquin tant ouverts, on pouvait apercevoir le bless assoupi sous ses couvertures. A son chevet, claire par une bougie, Serena lisait un gros livre. Pour cette fois, la jeune fille ne semblait pas usurper son prnom. Calme et grave, elle baissait les yeux sur le volume qui loccupait. Elle portait une robe de chambre dun vert profond en harmonie avec ses cheveux longs et roux, qui ruisselaient sur ses paules. Ferm haut sur sa gorge, ce vtement lui donnait lair dune madone ! Brigham tait entr si silencieusement quelle ne semblait pas stre aperue de sa prsence. Comme Coll grommelait, elle lui prit le pouls. Comment va-t-il ? Serena sursauta, avant de reprendre bien vite contenance. Le visage impassible, elle referma le livre sur son giron et se redressa sur son sige. Il a encore beaucoup de fivre. Gwen espre quelle sera tombe demain matin. Brigham vint se poster au pied du lit. Un grand feu rchauffait la pice. A lodeur du bois brl, se mlaient les odeurs tenaces des onguents et du pavot. Coll mavait fait le plus vif loge de votre sur et de ses dons de gurisseuse, dclara-t-il. Je lai vue luvre tout lheure : peu de mdecins seraient capables de suturer une plaie avec autant dhabilet, et de sang-froid.
Partage entre son aversion lgard de lAnglais et le plaisir de lui entendre profrer des compliments si flatteurs pour lorgueil familial, Serena lissa sa robe et garda un moment le silence. Gwen a un don, cest certain, reconnut-elle, et elle dborde de dvouement. Elle voulait veiller Coll toute la nuit. Il a fallu que je la mette la porte de force. A la porte ? Je vois que vous ne tyrannisez pas seulement les trangers, mademoiselle MacGregor. Ne vous insurgez pas ! ajouta Brigham en levant la main pour inciter la jeune fille au silence. Vous pourriez rveiller Coll et toute la maisonne, ma chre amie Je ne suis pas votre chre amie ! Soyez sre que je ne le regrette pas. Ce ntait quune faon de parler. Coll sagita, et Brigham vint poser la main sur le front brlant du bless tandis que Serena se levait pour rafrachir le visage de son frre avec un linge humide. Il na pas repris conscience ? demanda Brigham. Deux ou trois fois, mais il dlirait. Il vous a demand, eut lhonntet de prciser Serena. Vous pouvez nous laisser, maintenant, il est tard. Votre lit est prt. Et le vtre ? De quel droit Personne na-t-il eu le courage de vous contraindre aller dormir ? Je ne fais que ce qui me plat ! rpondit Serena dun ton sec en se rasseyant, les mains croises dans son giron. Vous gchez de la bougie, lord Ashburn Vous avez raison. Dun souffle, Brigham teignit sa bougie et ajouta : Une seule suffit.
Latmosphre de la chambre, simplement claire par les lueurs de ltre et par lachandelle qui brillait au chevet de Coll, se trouva soudain modifie, plus intime. Ne tombez pas dans lescalier en cherchant votre chemin dans le noir, dclara Serena. Je vois trs bien dans le noir, rassurez-vous. De toute faon, je nai pas sommeil. Brigham sapprocha lentement de la jeune fille et sans faon, ramassa le livre quelle lisait avant son arrive. Macbeth ? Cela vous tonne ? Les belles dames de Londres ne saventelles pas lire ? Pas toutes, rpondit-il avec un sourire sarcastique. Vous avez des lectures bien sinistres. Quelle tnbreuse histoire ! Serena eut une moue fataliste. Cest celle du pouvoir par le meurtre. La vie est trop souvent sinistre, milord les Anglais sont l pour nous le rappeler tous les jours. Puis-je vous rappeler que Macbeth tait cossais ? Une histoire raconte par un fou, pleine de vacarme et de fureur, et qui ne signifie rien Partagez-vous cette conception pessimiste de la vie ? Pas tout fait. Je crois quelle ne-vaut que par ce que nous en faisons. Brigham sappuya une table, le livre toujours en main. Le srieux et la sincrit de cette jeune fille limpressionnaient. Ainsi donc, vous ne considrez pas Macbeth comme un criminel ? Bien que Serena rpugnt poursuivre cette conversation, ce fut plus fort quelle.
Pourquoi le ferais-je ? stonna-t-elle. Il na fait que prendre ce quil estimait lui appartenir. Et ses mthodes ? La cruaut convient aux rois. Sil veut reprendre son trne, le prince Charles devra faire verser plus de sang que Macbeth. Quelque peu dconcert, Brigham referma le livre. En effet, acquiesa-t-il, mais il agira en toute loyaut. La guerre a sa noblesse, la tratrise est mprisable. Serena leva sur lui des yeux qui brillaient dune lueur trange. Un coup dpe donn dans le dos est aussi mortel quun autre. Si jtais un homme, je me battrais pour vaincre, et par tous les moyens. Que faites-vous de lhonneur ? Cest la victoire qui confre lhonneur, et le garantit, milord. Nagure, les Mac Gregor ont t pourchasss comme des btes malfaisantes. Pour chaque membre de notre clan abattu par eux, les Campbell recevaient une bonne prime, en bon argent anglais. Des femmes ont t violes, puis gorges, des bbs la mamelle massacrs. Quand on a subi le sort des fauves, on devient fauve soimme, lord Ashbum. Les temps ont chang, Serena Cest vous qui le dites ! Voil seulement quelques heures, on a voulu tuer mon frre. Dans un lan quil ne contrlait pas, Brigham treignit les mains de la jeune fille. Dans quelques mois, dit-il, des flots de sang vont couler, Serena. Seulement, ils couleront pour lquit, non pour la vengeance. Vous vous contenterez peut-tre de la justice, milord. Pas moi. Il me faut aussi la vengeance.
Non sans motion, Brigham se souvint que Coll lui avait tenu le mme langage, un peu plus tt dans la journe. Comme sil voulait ajouter un commentaire, le bless se mit geindre et sagiter. Brigham pesa sur ses paules pour lempcher de bouger. Il ne faut pas que sa blessure saigne de nouveau, murmura-til. Tenez-le bien, je vais lui faire boire de sa potion. Presque allonge contre son frre, lui parlant doucement loreille, Serena entreprit de desserrer les lvres de Coll pour y faire couler du sirop de pavot. Elle ne cessait de profrer de tendres menaces, puis des implorations. Quant au malade, malgr la fivre qui le dvorait, il frissonnait. Serena ne songeait plus chasser Brigham de la pice. Aussi ne stonna-t-elle pas quand, pour se mettre laise, il enleva son lgante jaquette et ses manchettes de dentelle. A eux deux, ils entreprirent sans stre concerts de baigner deau frache le visage et le torse de Coll. Brigham lui tint la mchoire ouverte pour lui donner une autre des potions prpares par Gwen. Quand le bless eut recouvr son calme, ils le veillrent ensemble, silencieusement. Pendant la crise qui avait agit son frre, Serena stait surtout exprime en galique. Par son sang-froid, elle avait forc ladmiration de Brigham. Cette jeune fille si violente et si brutale quelques heures plus tt stait mtamorphose en un ange de douceur. Pleine dattentions, la voix tendre et caressante, elle agissait en infirmire comptente et aguerrie. Comme les crises revenaient par intervalles, ils durent multiplier les soins et, cette occasion, Brigham stonna de manifester luimme autant de savoir-faire. Serena apprciait cette aide. Anglais ou pas, ce lord sans la prsence duquel. elle et t contrainte de demander de laide Fiona ou Gwen, tenait effectivement plus que tout sauver son frre.
Aussi, le temps de quelques heures dramatiques, acceptait-elle doublier ses rancurs ancestrales. Parfois, leurs mains seffleuraient, sur le linge humide ou sur le torse de Coll. Ces contacts anodins ne les troublaient pas, cependant. Le grand seigneur anglais et lEcossaise hostile avaient conclu une sorte de trve tacite. Aprs bien des alertes, au moment o les premires lueurs de laube commencrent faire plir celle de la bougie, la fivre tomba soudain. Serena, qui tait reste si calme dans les pires instants, dut prendre sur elle pour ne pas pleurer. Il ne tremble plus, indiqua-t-elle dune voix entrecoupe. Je crois quil est sauv. Il semblerait que les potions de Gwen aient fait merveille, comme dhabitude. Avec tout le pavot quil a ingurgit, il devrait dormir longtemps ! acquiesa Brigham en se redressant pour assouplir ses muscles endoloris. Le feu entretenu par ses soins toute la nuit durant continuait surchauffer la pice. Dans lchancrure de sa chemise, quil avait dlace pour se mettre laise, Serena entrevit ses pectoraux. La jeune fille seffora de ny pas prendre garde. Au bord des larmes, puise, elle sessuya le front et alla sappuyer la fentre. Le jour se lve, murmura-t-elle. Lattention de Brigham, concentre toute la nuit sur Coll, sattacha soudain la silhouette de Serena, que les premiers rayons du soleil levant dcoupaient contre-jour. Moule dans sa robe de chambre, elle avait le port dune reine. Dans son visage pli par la veille, ses yeux verts et brillants cerns de fatigue semblaient plus grands encore. Comme elle se retournait, le regard de Brigham pos sur elle fit frissonner Serena. A son tour, elle avait la fivre. Elle se sentait si dmunie, si faible Se tournant rsolument vers Coll, elle rompit ce contact magntique. Je nai plus besoin de vous ; merci.
Ainsi congdi, Brigham gagna la porte et esquissa une rvrence ironique, que Serena ne vit pas. Quand il lentendit pleurer, cependant, il revint aussitt vers elle. Pourquoi verser des larmes, Serena ? Votre frre est sauv. Dun geste maladroit, la jeune fille sessuya les joues, de ses deux poings. Cest la raction. Jai cru quil allait mourir et je ne men aperois que maintenant quil est sauv. Et jai oubli mon mouchoir, ajouta-t-elle pitoyablement. Tenez, voici le mien. Merci. Comme laurait fait une enfant, elle sessuya les yeux avec force, et ne rendit Brigham le mouchoir de dentelle que lorsquil fut tout froiss et tremp de larmes. Vous vous sentez mieux ? demanda-t-il. Votre chagrin est-il pass ? Serena exhala un profond soupir. Oui. Laissez-moi seule. Allez-vous-en. Avec tmrit, Brigham la prit par les paules pour la contraindre lui faire face. Il avait tant envie de retrouver son regard ! O voulez-vous que jaille ? Au lit ou au diable ? Contrairement toute attente, les lvres de Serena sincurvrent en un sourire. Allez o votre cur vous appelle, milord. Ces lvres, Brigham voulait les caresser, les mordre. Ce dsir clata en lui comme une rvlation en mme temps quun rayon de soleil faisait flamboyer la chevelure de Serena. Aussi surpris de son audace quelle devait ltre, il lui saisit la nuque.
Non, murmura-t-elle, tonne de la timidit de son refus. Elle leva la main, comme pour le repousser, et Brigham sen saisit. Un moment, un long moment, ils restrent ainsi immobiles, paume contre paume, tandis que le soleil brillait davantage. Vous frmissez, Serena. Pourquoi ? De colre. Je ne vous ai pas autoris porter la main sur moi. Brigham la serra de plus prs, et baisa tendrement la main quil tenait dans la sienne. Je ne demande jamais dautorisation, je nen ai pas besoin. Il inclina la tte vers celle de Serena qui, prise de vertige, ne vit plus que son visage, puis que ses yeux. Comme dans un rve, elle baissa les paupires, entrouvrit les lvres Serena ? appela alors une voix familire. On frappait la porte. Pourpre de confusion, Serena fit un cart en arrire. Sa petite sur entra aussitt dans la chambre. Tu tes leve trop tt, Gwen, tu nas dormi que quelques heures. Et toi pas du tout. Comment va Coll ? Sa fivre est tombe. Dieu merci ! Dans sa robe de chambre bleue, avec ses cheveux blonds et ses traits dlicats, Gwen avait bien, selon la description de son frre, la figure dun ange . Il va dormir longtemps, assura-t-elle, penche sur Coll. Le plus dur est pass. Comme elle se redressait pour sourire sa sur, elle aperut Brigham, qui remettait sa jaquette, prs de la fentre. Lord Ashburn ! Vous navez pas dormi non plus ?
Alors que vous tes bless, vous aussi. Il vous faut du repos ! ditelle en fronant comiquement ses sourcils dadolescente. Il na presque rien, affirma Serena, non sans humeur. Cte cte, les jeunes filles taient pareilles deux anges sauf que Serena incarnait plutt lange de la vengeance. Votre sollicitude me va droit au cur rpondit Brigham en sinclinant, sans prciser laquelle des surs il sadressait. Puisque ma prsence est dsormais inutile, permettez-moi de me retirer. Je suis votre serviteur. Quand il eut ferm la porte, Gwen eut un sourire admiratif. Quel bel homme ! lana-t-elle dune voix enthousiaste. Serena, qui faisait mine de se proccuper des faux plis de sa robe de chambre, eut une moue de dpit. Je te laccorde Il nest pas mal, pour un Anglais. Il a voulu passer la nuit au chevet de Coll. Quelle gentillesse de sa part ! Sur sa nuque, Serena ressentait encore, comme une brlure, le contact imprieux des doigts de Brigham. A la rflexion, la gentillesse ntait pas la qualit premire de cet insolent
3.
Brigham ne sveilla qu 2 heures. Le mouvement quil fit pour stirer lui rappela sa blessure, sans quil ne ressente pourtant aucune souffrance. Dcidment, les deux surs de Coll avaient des dons thrapeutiques ! Comme il ne pouvait, cette heure avance de la journe, se promener en robe de chambre, il lui fallut bien remettre les vtements de la veille ce quil faisait pour la premire fois de sa vie. Et sans laide dun valet ! La jaquette quil portait en arrivant Glenr, dchire lpaule et tache de sang, se trouvait hors dusage, et la dentelle de son habit avait perdu de sa fracheur. De plus, une barbe drue commenait de bleuir son menton. Par bonheur, le fidle Parkins ntait pas l pour mesurer ltendue de la catastrophe et pour en condamner le responsable. Ce valet, attach au service personnel des comtes dAshburn depuis deux gnrations, devait se morfondre Londres en compagnie de Beeton, lantique majordome. Parfaitement au courant des desseins de son matre, Parkins voulait laccompagner en Ecosse, quels que fussent les dangers encourus. Il avait fallu toute lautorit de Brigham pour le contraindre prendre quelque repos. Le jeune homme inclina le miroir et entreprit de se raser. Il se lana un dfi : il ferait aussi bien que Parkins, et sans se couper ! A sa manire, Parkins tait un homme du monde, bien plus raffin que beaucoup de grands seigneurs. Nanmoins, le service du prince appelait dautres comptences. Sur un champ de bataille, un guerrier na que faire de raffinement. Non sans difficult, Brigham parvint se donner une allure correcte, avant de descendre pour rejoindre la salle manger. L, il fut accueilli par Fiona MacGregor, un tablier protgeant sa robe de laine.
Avez-vous bien dormi, lord Ashburn ? Vous devez tre affam ! Avec un naturel charmant, elle lui prit le bras pour le mener dans un petit salon o la table tait dj dresse. Me ferez-vous le plaisir de djeuner dans cette pice ? interrogea-t-elle. Elle est mieux chauffe et plus intime que la salle manger. Vous me comblez, madame. Molly, allez prvenir la cuisinire et tchez de vous rendre utile. Prfrez-vous rester seul, milord, ou dsirez-vous que je vous tienne compagnie ? Jai toujours eu un faible pour la compagnie des jolies femmes, milady, rtorqua galamment Brigham en avanant un sige son htesse. Malgr le tablier quelle avait oubli denlever, Fiona MacGregor sassit en souriant, avec une grce souveraine. Coll nous lavait bien dit, monsieur, vous tes un charmeur. Hier soir, je nai pas eu le temps de vous tmoigner ma gratitude. Permettez-moi de remdier aujourdhui cette ngligence. En sauvant Coll, vous avez prserv lhonneur et lavenir de notre famille. Notre dette votre gard est infinie. Jai surtout secouru Coll parce quil est un autre moi-mme, prcisa Brigham. Jaurais prfr vous le ramener en meilleur tat, madame. Il va se remettre, cest lessentiel, affirma Fiona. Dans un geste dune charmante spontanit, elle pressa par-dessus la table la main de son compagnon et, en silence, attendit que Molly ait fini de verser le caf dans les tasses de porcelaine fine. De toute vidence, la matresse de maison tait fire dexhiber son plus beau service. Brigham songea avec humour au bol de bois que lui avait prsent Serena, la veille.
Coll vous a rclam ds son rveil, reprit-elle. Il serait heureux de vous voir aprs votre djeuner. Bien sr. Comment va-t-il ? Il se lamente, cest bon signe, rpondit Fiona avec un sourire attendri. Il ressemble tant son pre ! Impatient, impulsif, mais tellement adorable ! Comme il est dusage entre gens de bonne compagnie, la conversation roula ensuite sur des sujets futiles tandis que Brigham se rassasiait dun copieux repas. Avec la traditionnelle bouillie davoine, Molly, qui ne quittait pas le lord des yeux, lui offrit du jambon, du poisson grill, des ufs pochs et toute une collection de confitures. Elle lui proposa du whisky, mais Brigham prfra sen tenir au caf. A part soi, il songea quil naurait trouv repas aussi succulent Londres. Dautant que laccent cossais de Fiona le ravissait, ainsi que toute sa conversation, spirituelle et lgre. A aucun moment elle nvoqua les raisons de la prsence de Brigham en Ecosse. Hier soir, jai vu que votre veste et votre manteau taient dans un triste tat, milord. Si vous voulez bien me les confier, je les ferai rparer. Chez nous, il ny a pas de grand couturier. On doit faire avec ce que lon a. Brigham la regarda pensivement. Bien sr, son lgance allait ptir de sa prsence dans les Highlands Un instant, il faillit regretter lindispensable Parkins. Comme Fiona se levait en faisant bruire sa robe, il repoussa son sige. Puis-je prendre cong, lord Ashburn ? Jai beaucoup faire en attendant le retour de mon mari, qui ne rentrera que ce soir. Le retour du prince Charles donne ses partisans autant de soucis que despoirs. Jan est all rpandre la bonne nouvelle. Elle sortit, laissant Brigham un peu bahi. Jamais il naurait imagin quune femme puisse se prparer la guerre avec tant de sang-froid.
Au premier tage du chteau, Coll, tout ple et les yeux cerns, menait grand tapage. Jamais je ne boirai de cette eau de vaisselle ! Serena leva le poing sur lui. Tu boiras ce dlicieux potage jusqu la dernire goutte, sinon gare ! Gwen la fait spcialement pour toi ! Je ne veux pas le savoir ! Au nom de Dieu, cest de la pisse dne ! Jure tant que tu veux, mais bois en vitesse ! Bonjour, les enfants, lana Brigham, dont lentre tait passe inaperue. Brig, mon sauveur, te voil enfin ! scria Coll dune voix enroue. Jette-moi cette garce dehors, et apporte-moi de la viande ! De la viande et du whisky ! Brigham vint son chevet, et examina dun il critique le bol fumant. Je nen voudrais pas non plus, affirma-t-il avec le plus grand srieux. Coll se laissa retomber sur ses oreillers, puis mais heureux de ce soutien inopin. Il faut avoir un petit pois dans la tte pour imposer ce brouet infect un homme de qualit, geignit-il. Moi, jai eu droit du jambon. Quatre belles tranches, indiqua complaisamment Brigham. Du jambon ? Mon rve ! Bien tendre et cuit point.
Mes MacGregor.
compliments
votre
cuisinire,
mademoiselle
Serena ne sembla pas apprcier le compliment. Il na besoin que de potage, et il naura rien dautre, murmurat-elle entre ses dents. Tout en arrangeant nonchalamment ses manchettes de dentelle, Brigham prit place au bord du lit. Aprs cela, je nai rien dautre ajouter. A toi de jouer, Coll. Attrape-la et jette-la dans lescalier avec son poison ! Dsol, mon cher, mais je noserais frapper cette femme ni avec une fleur ni avec une botte. Poltron ! scria Coll. Serena, va au diable avec ta potion magique ! Daccord, rpondit la jeune fille avec froideur. Je vais jeter cet excellent potage dans lvier. Je dirai Gwen quelle a eu tort de te recoudre, tort de te soigner, tort de te prparer manger. Compte sur moi ! Tu as dit eau de vaisselle et pisse dne , nest-ce pas ? Ce sera rpt ! Le bol la main, elle se leva dignement. Avant quelle ait pu faire deux pas, son frre la rappelait. Enfer et damnation ! Donne-moi vite cette eau chaude, quon en finisse ! Serena se rassit, un demi-sourire aux lvres. Bien jou ! murmura Brigham. Elle feignit de ne lavoir pas entendu et prsenta Coll une cuillre pleine. Ouvre ton large bec, mon petit. Je suis assez grand pour manger tout seul, sinsurgea Coll. Laisse-moi tranquille !
Pour salir ta jolie chemise de nuit toute propre ? Je tai dj chang une fois, mon garon, cela suffit. Mange et tais-toi. On ne parle pas la bouche pleine. La bouche pleine de Coll ne put achever, touff quil tait par la cuillre. Brigham se leva en souriant pour prendre cong. A plus tard, mon vieux, je te laisse en de bonnes mains. Par piti, Brig, ne mabandonne pas ! implora Coll en lui agrippant le poignet. Cette furie nattend que ton dpart pour me tarabuster, me ratatiner, me rduire en miettes ! Cest une Gorgone, une ennemie de la plus noble moiti du genre humain ! Une ennemie du sexe fort ? Je refuse de le croire, dclara Brigham avec humour. Il eut la satisfaction de voir rougir les joues de Serena. Reste un peu, Brig, supplia de nouveau Coll. Je nai mme pas eu le temps de te remercier. Il parat que tu es bless, toi aussi ? Une simple gratignure. Ta sur ma bien soign. Gwen ? Ah ! Celle-l, quel ange de douceur. Elle tavait sur les bras. Cest Serena qui ma fait un pansement. Quoi, cette brute ? La jeune fille se rappela aussitt au souvenir de son frre. Je vais te faire avaler la cuillre, Coll MacGregor, menaa-telle. Essaie un peu ! Malgr ma plaie, je serais encore bien capable de te mettre sur mes genoux pour te flanquer une bonne fesse. Avant de rpondre, Serena prit soin de lui essuyer dlicatement les commissures des lvres.
La dernire fois que tu as essay, tu as march comme un canard pendant huit jours, ne loublie pas. Dsarm, Coll ne put que sourire cette vocation. Cest vrai. Brig, ma sur est une mgre. Elle ma donn un grand coup de botte en plein dans les Tais-toi ! scria Serena en rougissant. Disons : dans lavenir de notre race. En cas de conflit avec Mlle MacGregor, je tcherai de men souvenir, et desquiver, annona Brigham le plus srieusement du monde. Une autre fois, reprit Coll dune voix qui devenait pteuse, elle ma : assomm avec une bouteille. Jen ai vu trente-six chandelles On dirait que a me reprend Epuis, il ferma les yeux. Mais il navait pas dit son dernier mot. Espce dAmazone sanguinaire ! lana-t-il. Tu feras fuir tous les prtendants ! Comme cest dommage la plus jolie fille de Glenr, condamne la solitude par son caractre de chien Rien voir avec ta jolie blonde de Paris, Brig. Une vraie petite chatte, cellel ! Sans raison, Serena fusilla lAnglais du regard. Impassible et souriant, il continua de jouer avec les boutons dargent de son habit. Tu mas tu avec ta mixture, balbutia Coll, qui sombrait dans le sommeil. Espce de mufle ! Tu en auras dautre ton rveil. Rena, je tadore Il ronflait dj. La prochaine fois, dit Serena en arrangeant ses oreillers, cest maman qui lui donnera sa bouillie. Avec elle, il ny aura pas de discussion.
Je crois quil a besoin de se disputer pour restaurer ses forces, avana Brigham. Cest dans sa nature. Merci, je le savais. Ctait fait exprs. Serena rassembla son matriel pour gagner la porte. Brigham neut qu lever la main pour limmobiliser. Avez-vous bien dormi ? demanda-t-il. Que vous importe ? Excusez-moi, lord Ashburn, jai du travail. Au lieu de seffacer ; il continua lui barrer le chemin. Aprs que jai pass la nuit avec une femme, elle mappelle ordinairement par mon prnom. Comme il sy attendait, une lueur homicide brilla dans les yeux de Serena. Ne vous mprenez pas, milord. Avec moi, vous navez pas affaire une petite Parisienne dprave, une petite chatte aux moustaches blondes ni une trane dAnglaise ! Je nai pas prononcer votre prnom lord Ashbum ! Jaime beaucoup le vtre, rpondit Brigham sans se formaliser. Serena Et vos yeux. Je nen ai jamais vu daussi beaux. Serena en fut dcontenance. Assez rude avec les garons pour viter toute flatterie, elle se trouvait pour cette fois dsarme. Laissez-moi passer, murmura-t-elle. De lindex, il lui souleva le menton. Elle utilisa le plateau quelle tenait comme un bouclier drisoire. Je voudrais savoir Ce matin, si Gwen ntait pas entre, mauriez-vous donn vos lvres ? Je me rappelle cet instant magique Le soleil mettait de lor dans vos cheveux, la fatigue attendrissait vos yeux Otez-vous de mon chemin !
Serena brandit le plateau, comme pour le jeter, et, instinctivement, Brigham le saisit. Alors que la jeune fille, dbarrasse de son fardeau, gagnait la porte grands pas, il la suivit, le plateau bien en quilibre pour ne pas faire tomber le bol et la cuillre. Le fracas dune cavalcade dans le couloir les ptrifia tous deux. Quelques secondes plus tard, la porte souvrit la vole sur un gamin aux cheveux rouges. Malcolm ! lana Serena. Tu vas rveiller ton frre ! Il dort ? Jaurais voulu quil me raconte Contrairement aux autres mles de la famille, le benjamin avait des traits fins et une silhouette gracile. Ses grands yeux verts taient semblables ceux de Serena. Il dort. Regarde-le, sans faire de bruit. Et va te laver. Tu as de la paille dans les cheveux. Malcolm sourit de toutes ses dents, parmi lesquelles manquait une incisive. La jument met bas dans un jour ou deux. Je lai panse. Inutile de le prciser. Cela se sent. Les bottes de son petit frre portaient en effet encore des traces du fumier de lcurie. Serena songea quelle devrait nettoyer lescalier avant que sa mre ne constate les dgts. Elle sapprtait tancer son petit frre, mais elle se ravisa en constatant quil ne lcoutait pas. Malcolm navait dyeux que pour Brigham, quil toisait de toute sa petite taille. Alors, cest vous, le cochon dAnglais ? Malcolm ! sexclama Serena. Sans cesser de soutenir le regard de son agresseur, Brigham passa le plateau la jeune fille.
Je suis anglais, cest vrai, mais jai du sang cossais, jeune homme. Mortifie, Serena regardait ailleurs, droit devant elle. Je vous prie de pardonner son insolence mon frre, milord. Brigham lui lana un coup dil ironique. A lvidence, ce ntait pas le jeune Malcolm qui avait invent cette insulte. Ce nest rien. Nanmoins, je crains que nous nayons pas encore t prsents. Lord Ashbum, je vous prsente Malcolm MacGregor, mon frre, dit Serena, toute raide dhumiliation. Monsieur MacGregor, je suis honor et ravi de faire votre connaissance, assura Brigham en sinclinant comme il laurait fait devant un duc la cour de Versailles. Navement fier de cet hommage, le garonnet se rengorgea. Vous savez, crut-il bon de prciser, sans doute pour se faire pardonner, tout le monde ne vous dteste pas, ici. Mon pre vous aime bien, et ma mre aussi. Ne parlons pas de Gwen, ce nest quune fille, elle est bien trop timide pour vous le dire en face. Jen suis trs heureux, monsieur Mac Gregor, rpondit Brigham avec un fin sourire. Vous pouvez mappeler-Malcolm. Coll nous a crit que vos chevaux sont les plus beaux de votre pays. Cela mincite personnellement vous trouver sympathique, monsieur. Dun geste quil ne put retenir, Brigham se dpartit de son allure crmonieuse et ajouta au dsordre de la chevelure rouge de son interlocuteur en lbouriffant. Va te laver, Malcolm ! ordonna Serena dun ton imprieux, avant de sortir avec prcipitation. Va te laver ! Cest tout ce quelle sait dire, confia tristement Malcolm, rest seul avec Brigharn. Ah, les femmes ! Je ne suis pas fch quil y ait un homme de plus la maison !
Deux heures plus tard, larrive du carrosse de Brigham fit sensation dans le village. Personne, dans les Highlands, nen avait vu de pareil. Dun noir dbne avec des parements dargent, la caisse tait suspendue sur des ressorts dacier. En arrivant Glenr, le cocher et son palefrenier, tout de noir vtus, staient figs sur leur sige lorsquils avaient pris conscience de leur importance. Lescorte, compose dune douzaine de fringants cavaliers, dfilait comme la parade. Bientt, le cortge sarrta sous les yeux mduss des paysans et des domestiques du chteau. Brigharn sortit sur le perron. Le cocher et le palefrenier restrent immobiles, les yeux fixs sur la ligne dhorizon en loccurrence les fentres de la cuisine. Merci darriver si tt je vous attendais hier, lana Brigham, pince-sans-rire. Le cocher souleva son chapeau en souriant, habitu quil tait cette plaisanterie traditionnelle. Je savais pas quen Ecosse y avait pas de routes, votre seigneurie. Ne le rpte surtout pas ici, Wiggins. Jem, tu toccupes des malles ! Le palefrenier sauta de son sige. Londres est bien loin dici, milord, remarqua-t-il avec impertinence, en domestique familier de la maison dAshburn, que ses parents servaient depuis trois gnrations. Mettez les chevaux lcurie, et Brigham se tut. La porte du carrosse suppos vide venait en effet de souvrir, pour livrer passage un personnage fluet et digne, impeccable et compass comme un pair dAngleterre le jour du couronnement.
Parkins ! Votre seigneurie ! Parkins sinclina jusqu terre, puis releva les yeux sur son matre. Milord ! Votre tenue Quelle horreur ! Ces manchettes Mi-amus, mi-constern, Brigharn songea que son valet sintressait plus son costume qu lui-mme. Il y a tout le ncessaire dans mes malles. Ne vous avais-je pas ordonn de rester Londres ? Un valet sans son matre est comme un corps sans me, milord. Je vous trouve dans un tat Cest la divine Providence qui ma conduit vers vous. Elle a bon dos, Parkins. Comment tes-vous arriv jusquici ? Par la diligence, milord. Jai rejoint le carrosse de votre seigneurie au moment o vous tes parti cheval. Parkins carra ses maigres paules et se guinda de toute sa petite taille. Jai contrevenu vos ordres, milord, mais je sais o le devoir mappelle. Ma place est aux cts de mon matre. Jamais je ne rentrerai Londres sans lui. Mais quoi allez-vous servir ? Nous ne sommes pas la fte ! Je suis rest au service du dfunt lord Ashburn, Dieu ait son me, pendant quinze ans, et au vtre depuis cinq. Un congdiement me tuerait, monseigneur, et je dois Cest le froid qui va vous tuer si vous restez l, Parkins. Toujours est-il que vous avez gagn. Suivez-moi. Tout gonfl dimportance et de satisfaction, le valet embota le pas Brigham pour gagner lentre du chteau. Je vais inspecter les appartements de votre seigneurie et faire dballer vos malles immdiatement. Je dis bien immdiatement !
Cette tenue de soire toute froisse me rvolte ! Nous allons nous changer, et tout de suite ! Nous ne sommes pas Londres, Parkins. Il faut que jaille aux curies surveiller mes chevaux. Brigham enfila son manteau de voyage et redescendit les marches. Au fait, Parkins, bienvenue en Ecosse ! Merci, milord. Fait rarissime, les lvres ples de Parkins esquissrent alors un sourire.
A lcurie, Jem rgnait dj en matre, et ne se privait pas de jacasser. Brigham fit une halte la porte, sans manifester sa prsence. Tout en pansant les chevaux, avec laide de Malcolm, son palefrenier prorait. MacGregor, tu es un gars la redresse, et je my connais ! Tu saisis le topo : lcurie de lord Ashburn cest la plus belle de Londres, autant dire de toute lAngleterre, et le chef de cette curie, cest moi ! Vous voulez bien examiner la jument, monsieur Jem ? Elle doit bientt pouliner. Attends quon ait fini de brosser mes bibiches, fiston, et je men occupe. Ton poulain, je te le sors en un rien de temps, les doigts dans le nez ! Si Brigham faisait confiance son palefrenier pour soccuper de ses chevaux, ses carts de langage pouvaient avoir une fcheuse influence sur le vocabulaire du benjamin des MacGregor. Et sans se lavouer, Brigham craignait la raction de Serena. Jem !
Comme pris en faute, le jeune homme se retourna pour apercevoir son matre, dont la silhouette se dtachait dans un rayon de soleil hivernal. A votre service, milord. Jai bientt fini. Brigham vint examiner ses quatre chevaux, impeccablement panss. Ils sont magnifiques, lord Ashbum, dclara Malcolm. Vous savez, jai appris conduire, je me dbrouille bien. Je nen doute pas. Un de ces jours, tu pourras me faire une dmonstration ? Le jeune garon spanouit comme une fleur au soleil, et Brigham sut quen cet instant il avait gagn son cur. Sr ! A vrai dire, je ne saurais pas conduire quatre chevaux, mais nous avons un tilbury En fait, maman ne mautorise quune petite voiture poney, prcisa Malcolm avec dpit. Nous attellerons le tilbury. En nous voyant deux, elle nosera rien dire. Jem, noublie pas la jument de M. MacGregor. Je suis sous les ordres, milord, rpondit Jem en piaffant par un curieux effet de mimtisme. Malcolm rit de bon cur et prit Brigham par la main. Vous nous accompagnez, monsieur ? Betsy vaut la peine dtre vue. Rien ne me fera plus plaisir. En entendant des pas, la jument vint passer la tte la porte de sa stalle pour se faire caresser. Sur son pelage rouan, les trois couleurs faisaient des marques bien nettes. Le col lev, elle ne manquait pas dallure. Viens, ma belle, murmura Brigham. Pendant quil lui frottait le dos, lanimal garda les oreilles bien droites et la bouche immobile.
Si elle ne bouge pas les oreilles, cest quelle vous aime bien, dcrta Malcolm. Vous savez, les chevaux sont meilleurs juges que les hommes et surtout que les femmes ! Brigham opina en silence, tout en se gardant bien de rire. Jem fit son entre dans la stalle et se mit examiner la jument, depuis les dents jusqu la panse distendue, quil palpa en expert. Enfin, il rendit son diagnostic. Cest pour demain au plus tt. Le poulain est trs grand, sans doute un talon. Je srai l pour laider, puisque je dors ct. Moi aussi, je voudrais bien dormir dans lcurie, se lamenta Malcolm, mais chaque fois que jessaie, Serena vient mexpulser. Cest pas juste ! Ne tinquite pas, dit Brigham, Jem soccupe de tout. Mais il mavertira au bon moment ? Sur un signe dassentiment de son matre, le palefrenier se frotta les mains. Bien sr, patron. Et si cest de nuit, jlancerai lappel du loup solitaire. Cest comme a. Jem rejeta la tte, avana les lvres et poussa un effroyable glapissement, qui fit hennir et sbrouer tous les chevaux, lexception de la placide Betsy. Tche de trouver autre chose, suggra Brigham. Il y a des chasseurs dans cette maison ! Malcolm, puis-je vous demander de conduire Jem jusqu la cuisine ? Il doit avoir faim. Excusez-moi, jaurais d y penser plus tt, rpondit le plus jeune des MacGregor en prenant un air dimportance. Je vais donner des ordres. Au revoir, milord. Tu peux mappeler Brig. Il lui tendit la main, que Malcolm serra crmonieusement, avant de se diriger vers larrire du chteau.
Voil un ptit gaillard la redresse, commenta Jem. Il ira loin, si vous voulez mon avis. Je le crois aussi. Mais souviens-toi quil est encore bien jeune et impressionnable Comme Jem riboulait des yeux, Brigham dut prciser sa pense. Sil commence jurer comme un palefrenier de Londres, sa sur est bien capable de me couper les oreilles. Evitons cela. Promis jur milord ! A partir de maintenant, y a pas dgentleman plus poli que moi. On va leur montrer quon sait stenir, ces sauvages dEcossais ! Et il partit en courant tandis que Brigham fermait les yeux et se caressait pensivement le lobe de loreille.
Brigham ne se rsolvait pas quitter la vaste curie. Tout homme du monde quil ft, il aimait la compagnie des chevaux. Dans sa jeunesse, il avait dailleurs partag la mme passion que Malcolm pour lquitation et llevage. Les lads et les cochers de son pre ne staient pas contents de lui apprendre les jurons les plus choisis ; ils lui avaient transmis leur savoir-faire. Ainsi Brigham aurait-il pu remplacer le postillon ou le cocher dun attelage six chevaux, ou encore soigner le tendon meurtri dun trotteur. Quant aux poulinages, il ne pouvait faire le compte de ceux auxquels il avait assist. Adolescent, le jeune Brigham Langston entendait mme se consacrer llevage. Mais le dcs prmatur de son pre, en lui apportant le titre de comte dAshburn, avait ruin ses projets.. Cette rflexion nostalgique fut bientt oblitre par une autre proccupation. Serena. Dans la pnombre de lcurie, limage lumineuse de la jeune fille tait venue simposer lui. Il lvoquait avec tant de force quil ne stonna gure de la : voir soudain apparatre sur le seuil.
Serena se trouvait trouble, inquite. Ce matin, son sommeil trop bref avait t agit de rves quelle prfrait oublier des rves dans lesquels lAnglais jouait un trop grand rle. Des sentiments confus et contradictoires lobsdaient, la distrayant de ses tches routinires. Endormie ou veille, Serena ne cessait de revivre linstant o Brigham lavait tenue dans ses bras. Pourquoi ne stait-elle pas dfendue ? Seul lpuisement pouvait expliquer cet inexcusable relchement. En possession de ses moyens ordinaires, jamais elle naurait permis ce lord insolent de lui tenir la nuque, de lui imposer de si prs son regard dominateur. Comme ses yeux brillaientEt comme leur clat stait ensuite assombri ! Serena avait senti ses jambes se drober, sa tte tourner dans un vertige proche de livresse, tel celui quelle avait prouv douze ans en buvant du porto pour la premire fois de sa vie. Sous son paisse chevelure, une brlure irritait encore la peau tendre de sa nuque, comme un stigmate de la passion. Pouvait-elle allguer dautres excuses que la fatigue ? Non, bien sr. Brigham lavait surprise en plein dsarroi, puise par les motions, le manque de sommeil et de nourriture. A prsent, repose et sustente, Serena retrouvait ses forces, elle tait redevenue elle-mme. Le haut et puissant seigneur dAshburn navait qu bien se tenir. Dsormais, elle saurait repousser ses avances. Nanmoins, elle chassa de son esprit ces rvasseries vagabondes pour se consacrer lobjet de sa venue dans lcurie. Malcolm ! Sors de l ! Je sais que tu te caches dans le noir Fainant ! Vaurien ! Jai encore d rentrer du bois ta place. Sors de l, que je taccroche au gibet. Elle sursauta en voyant sortir de lombre la haute silhouette de Brigham, qui souriait. Vous devrez procder lexcution plus tard, mademoiselle Mac Gregor. Malcolm est sorti. Je lai envoy dans la cuisine avec mon palefrenier.
Vous avez os Malcolm nest pas votre service, milord. Elle relevait le menton, dans un geste de dfi et de colre. Ainsi dresse, Brigham la trouva ravissante, et observa combien les couleurs sombres de son plaid seyaient son teint ple et ses cheveux flamboyants. Mademoiselle MacGregor, expliqua-t-il benotement, il se trouve que votre frre honore de son amiti Jem, mon palefrenier, ils partagent la mme passion pour lquitation et llevage. Toute la tendresse que lui inspirait Malcolm, Serena adoucit le ton. Ce gamin passe son temps dans lcurie. Presque tous les soirs, il en oublie daller se coucher et je suis alors contrainte de venir le dnicher dans la paille. Mais au fait, reprit-elle en fronant les sourcils, sil vous importune, dites-le-moi, jy mettrai bon ordre. Pas du tout. Nous sommes devenus une paire damis. Encore une conqute songea Serena en pinant les lvres tandis que Brigham sapprochait de la porte. Vous manquez de sommeil, Serena, remarqua-t-il alors quil passait tout prs delle. Je le vois vos pupilles dilates. Surprise par la peur inhabituelle qui ltreignait, la jeune fille dut prendre sur elle-mme pour ne pas se sauver en courant. Mes yeux se portent bien, milord, merci. Nous autres Ecossaises dormons moins que les poupes de Londres. A propos, je ne me souviens pas de vous avoir autoris utiliser mon prnom ! Je ne peux men empcher, hlas, il me plat tant ! Jai entendu Coll vous appeler Rena. Ce nest pas mal non plus. Dans la bouche de Brigham, le diminutif prenait une sonorit diffrente, plus intime Sans rpondre ce trait, Serena se contenta de lever les yeux au ciel et dobserver les chevaux que Jem venait de panser. Il sagissait de quatre magnifiques alezans.
Je parie que votre quipage a sduit mon frre. A son ge, on est tellement impressionnable. Sa sur ne lest gure, il me semble. Rien en vous ne saurait mimpressionner, milord ! rtorqua Serena, un clair de dfi dans le regard. Vous ntes pas fatigue de mpriser tout ce qui vient dAngleterre ? Non, cest ma raison de vivre ! Serena sentait la fatigue lenvahir la fatigue et dautres sensations, indfinissables. En raction, elle laissa libre cours sa colre et leva sur Brigham des yeux tincelants. Pour moi, vous ne reprsentez rien, lord Ashburn, rien quun aristocrate anglais qui ne songe qu satisfaire ses caprices, comme ils le font tous. Connaissez-vous mon pays, ses clans, leur sens de lhonneur ? Savez-vous les perscutions, les humiliations que les Anglais nous ont infliges ? Les crimes quils ont commis ? Plus que vous ne croyez, assura Brigham sans perdre son calme.. Vous vous prlassez dans votre htel de Londres ou votre manoir du Kent en discourant de rformes, de politique et de dynastie. Ici, nous devons chaque jour livrer combat pour survivre. Les femmes vivent dans la terreur, elles passent leur temps attendre leur pre ou leur mari, qui peut-tre ne rentrera pas. Elles souffrent de ne pouvoir combattre, dtre condamnes la passivit ! Dieu et la nature ont voulu que vous fussiez une femme. Ce nest quand mme pas ma faute. Serena voulut slancer hors de lcurie, mais Brigham la retint par le bras. Le chle de la jeune fille tomba alors sur ses paules, livrant aux rayons du soleil la splendeur de sa chevelure. La fureur colorait ses joues.
Vous tes une femme, Serena, et jai laudace de vous prfrer telle, poursuivit Brigham. Rpondez sincrement : est-ce que vous me mprisez, moi aussi ? Ils restrent quelques instants comme paralyss. Dans les yeux de Brigham, Serena pouvait lire de la dtermination, mais aussi une sorte dangoisse. Oui ! rpondit-elle dans un souffle, tout en esprant ne pas mentir. Parce que je suis anglais ? Cela me suffit pour vous har. Eh bien, cest une mauvaise raison. A prsent, je vais vous en donner une bonne. Sous la menace, Serena se dbattit comme une chatte enrage et tenta de griffer le visage de Brigham. Plus rapide, celui-ci lui saisit les poignets, dune seule main. Fugitivement, il songea quil commettait une folie. Mais au moment o leurs lvres se rencontrrent, la jeune fille abandonna toute rsistance, soudain attentive. Il sentit quelle retenait sa respiration. Parfume, dlicieuse et frache, consentante, sa bouche sentrouvrait. Alors, il lui lcha les poignets pour la presser contre soncorps tendu, prouva sur son torse le contact de ses seins aux pointes durcies. Derrire eux, les chevaux soufflaient et claquaient du sabot. Comme des tincelles, des grains de poussire dansaient dans un rayon de soleil. Serena se sentait dfaillir. Tout son tre se dissolvait, des lueurs aveuglantes clataient dans ses yeux clos. Ctait donc cela, un baiser : un dferlement de chaleur et de pulsions, un transport de tous les sens, un ocan de dlices. Non sans effroi, elle sentendit gmir de bonheur. Les mains agrippes au bras de Brigham, elle le retenait contre elle, plutt que de le repousser.
Respirait-elle encore ? Sans doute, puisquelle senivrait de son odeur dhomme, quelle sabreuvait du parfum de sa bouche exigeante. Et puis, son cur battait grands coups, comme il ne lavait jamais fait. Elle aurait voulu que cet instant durt toujours. Dans un lan, elle leva les mains et les plongea dans les cheveux de Brigham pour approfondir leur baiser. Des ruisseaux de feu couraient dans les veines de Brigham. Quand elle lui mordilla la lvre, il crut devenir fou. La bouche de Serena se rouvrit, pour exiger davantage. Brigham tenta de la combler. En cet instant, cest la jeune fille qui prenait linitiative. Haletant comme un homme qui se noie, il dut reprendre sa respiration. Serena, o avez-vous appris Le regard perdu de Serena le fit taire. La honte lui mettait le feu aux joues. Elle stait laiss vaincre, et de cette dfaite elle avait joui. Quel dshonneur ! Lchez-moi ! Dun geste hsitant, la tte vide, Brigham tenta de caresser la joue tendre et brlante de Serena, mais elle se rejeta vivement en arrire. Le charme tait rompu. Un instant plus tt, elle lenlaait, elle exaltait son dsir avec autant de science que la plus roue des courtisanes. Et maintenant, Brigham ne voyait plus devant lui quune jeune fille innocente, et outrage. Il aurait voulu mourir sur place. Parcouru dun frisson glac, il songea Coll ; trop faible en ce moment pour dfendre lhonneur de sa sur. Comme un soudard, Brigham venait de prendre du plaisir avec la fille de son hte, comme un de ses valets aurait pu le faire avec une fille de ferme, dans lcurie. Il fit deux pas en arrire. Ma conduite est inqualifiable, mademoiselle MacGregor, dit-il dune voix trangle. Je vous supplie de me pardonner. Vous navez que trop raison de me har.
Serena ne cilla pas. Ses yeux exprimaient en effet toute la haine du monde. Si jtais un homme, dclara-t-elle, je vous tuerais. Ivre de remords, Brigham sortit le premier.
4.
Le lendemain matin, tandis quelle battait de la crme pour faire du beurre, Serena songeait avec dlectation aux mille et un tourments quelle pourrait infliger Brigham. Un coup dpe dans le cur ? Trop rapide, trop propre. Un poignard, plutt, avec sa pointe pour percer et sa lame pour dcouper, pour assassiner petit feu cette vermine dAnglais ; il mourrait par morceaux, lacr, corch vif. A la voir, personne naurait pu deviner la noirceur de ses fantasmes homicides. Dans la tideur douillette de la cuisine, elle offrait limage dune sage et souriante jeune fille, tout occupe baratter du beurre. De temps en temps, quand une ide plus cruelle que les autres lui venait lesprit, le battement du piston de bois dans la jarre se faisait plus rapide et plus violent. Une dpense dnergie qui acclrait de toute faon son travail. Il navait pas le droit de lembrasser, de la contraindre subir ses lvres. Il navait pas le droit non plus de rvler une jeune personne innocente les dlices du plaisir charnel. Car comment le nier ? Lexaltation sensuelle quelle ignorait encore la veille, elle ne pourrait jamais loublier, ni sempcher den dsirer le retour. La main gauche de Serena se crispa sur la jarre, son bras droit faillit en dfoncer le fond. Cet Anglais, quel lche criminel ! Dire quelle lavait soign, nourri de ses mains ! Avec rpugnance, sans doute, mais enfin Et si elle se plaignait son pre ? Sduite par cette ide, elle ralentit le rythme de son mouvement, rvant avec complaisance la fureur du chef de clan. Ian MacGregor fouetterait mort ce chien dAnglais, il ferait ramper ce lord dans la poussire ; et Serena, elle, verrait des larmes dans ses yeux gris, elle jouirait de sa terreur A cette vocation, elle sourit.
Mais son sourire seffaa, et son bras reprit de sa vigueur. Non, elle voulait tenir le fouet elle-mme, entendre gmir sous ses propres coups son agresseur, le voir se tordre de douleur Linstant daprs, elle se reprit. La violence quelle portait en elle leffrayait, parfois. Sa mre tait si calme, si douce En fait, il semblait bien que Serena avait dans le sang, le temprament brutal de son pre. Presque chaque jour, elle se laissait aller des accs de fureur qui lui laissaient de cuisants remords. Dieu savait pourtant si elle sefforait dacqurir lgalit dhumeur de sa mre. Dautant que ctait Lui qui stait tromp en donnant la fille de Fiona Mac Gregor un caractre aussi violent. Ou voulait-Il lprouver ? Perdue dans ces considrations mtaphysiques, Serena poursuivit sa tche monotone. Et, sans quelle ny puisse rien, limage de Brigham revint danser devant ses yeux. Bien sr, Fiona aurait su se mettre labri des avances de cet insolent. Au lieu de ragir avec impulsivit, comme Serena lavait fait la veille, elle aurait oppos un regard glacial aux regards brlants de Brigham. Dsarm par sa rserve et son ddain, le dangereux Anglais se ft montr inoffensif. Pour sa part, Serena faisait preuve de maladresse avec les garons. Quand ils se risquaient lennuyer de leurs assiduits, elle avait tt fait de les remettre leur place, dune injure bien sentie ou dun bon coup de poing sur le nez. Ils lavaient cherch ! Parce quon nest quune femme, faut-il faire la coquette et encourager les flatteries intresses du sexe fort ? Si tu continues regarder le pot de ces yeux-l, la crme va tourner, jeune fille. Serena esquissa un ple sourire. Je pensais aux hommes, madame Drummond. Matrone au physique imposant, la cuisinire gloussa, et une lueur passa dans ses yeux bleu trs clair. Veuve depuis une dizaine dannes, elle avait des mains de paysanne, larges comme des battoirs, avec des doigts courts
et boudins. Les MacGregor ntaient pas peu fiers de possder un tel cordon-bleu. Quand une femme pense aux hommes, on doit la voir sourire, affirma-t-elle sentencieusement. Une grimace les repousse, un sourire les attire en foule. Alors, je peux faire la tte, puisque je les hais. Mme Drummond gloussa de nouveau en tendant de la pte tarte. Je parie que le jeune Rob MacGregor est encore venu traner ses gutres dans les parages Non, il tient trop la vie. Cette fois, Serena sourit franchement en se rappelant le visage tumfi de son cousin, victime des consquences dune passion non partage. Gentil garon, pourtant, commenta la commre. Mais les filles de la maison mritent mieux. Il leur faut un homme de qualit pour leur faire la cour, les pouser et les mettre dans son lit. Dun mouvement nerveux, Serena se mit taper du pied pour accompagner le rythme de son bras. Je ne veux pas me marier, et jai dj un lit pour moi toute seule. Il ne faut jamais dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! Le regard plein de nostalgie, la cuisinire resta un moment silencieuse et pensive. Sa grosse main battait avec dextrit des ufs dans un grand bol. Le mariage a ses mrites, reprit-elle enfin. Le lit, surtout. Je nai nulle envie de me rendre esclave dun homme rien que pour savoir ce qui se passe dans un lit conjugal, rtorqua avec fiert Serena.
Mme Drummond alla jeter un coup dil jusque dans le couloir pour vrifier que Fiona ne se trouvait pas dans les parages. Bien quelle ft la bont mme, sa matresse napprcierait sans doute pas ce passionnant sujet de conversation. Cela ne manque pourtant pas dintrt, reprit-elle effrontment, rassure par son inspection. Bien sr, il faut trouver un homme, un vrai. Mon Duncan, par exemple, voil un gaillard qui ne rechignait pas au devoir conjugal. Presque toutes les nuits Dieu ait son me. Serena, intrigue malgr quelle en et honte, cherchait ses mots. Quand vous est-il arriv de vous sentir comme sur un cheval au galop, hors dhaleine ? Mme Drummond haussa les sourcils, puis les frona sur un regard inquisiteur. Est-ce que je sais, moi ? Aucun cheval naccepterait de me porter ! Vous tes bien sre que Rob nest pas venu ? En fait de cheval au galop, Rob me fait plutt penser un poney boiteux. Aucune chance ! A cette perfidie, elles clatrent toutes deux de rire. Cest le moment que choisit Brigham pour entrer dans la cuisine. Serena ne lavait pas vu entrer. Elle riait joyeusement, les mains grasses de crme et de beurre, les jupons relevs par-derrire. Son nglig et sa bonne humeur la rendaient encore plus dsirable. Quel contraste avec la furie outrage de la veille ! Comme avertie par un sixime sens, elle tourna la tte et, le temps dun clair, leurs regards se confondirent intensment. Aprs quoi, Serena dtourna le sien, faisant mine de navoir pas vu Brigham. Fine comme une mouche en ces matires, Mme Drummond comprit le sens de cette drobade, et sut qui pensait tout lheure linnocente Serena. Ainsi vont les choses , se dit-elle. Serena refusait de voir lAnglais ? Cest quil lui faisait la cour. Au moins tait-ce l un
homme de qualit, dont le visage et la prestance avaient de quoi mouvoir toutes les femmes. Milord ! sexclama la matresse des fourneaux. Vous descendez dans la cuisine ! En quoi puis-je tre utile votre seigneurie ? Quoi ? Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas vue, rpondit Brigham, dont lesprit tait visiblement ailleurs. Je sors de la chambre de Coll. Il a faim. Mlle Gwen suggre un potage lger. Mme Drummond se rengorgea. Mon potage, il ladore ! On va le lui monter tout de suite. Puisje me permettre, milord, de vous demander de ses nouvelles ? Jai t sa nourrice, il y a vingt ans et plus. Comme le temps passe ! Brigham ncoutait pas ce caquetage. Si on lui avait dit la veille que le spectacle dune jeune fille barattant du beurre en lui tournant le dos pourrait le mettre dans tous ses tats, il en aurait ri aux clats. Et pourtant Il se ressaisit. Son tat samliore, il reprend des couleurs. Nanmoins, Mlle Gwen lui interdit encore de se lever. Il faut lui obir, cette petite. Dieu sait quelle seule est capable de faire entendre raison son garnement de frre. Mais jy pense, milord, puis-je vous offrir de mon potage ? Prcipitamment, Brigham fit un signe de dngation. Serena, qui lobservait la drobe, sous le couvert de ses longs cils, eut un rapide sourire. Elle aussi se souvenait des jugements de Coll. De la hure de sanglier ? De la tourte la viande ? insistait la cuisinire, prte vider son garde-manger. Non, merci, madame, on mattend dans lcurie. Serena rougit et frappa de plus belle son beurre, depuis longtemps spar du petitlait. Ses lvres dessinaient une moue ddaigneuse, et Brigham crut
quelle allait parler. Mais elle nen fit rien. Imitant son silence, il sinclina, puis sortit. Ah ! Quel homme ! sexclama Mme Drummond quand il eut ferm la porte derrire lui. Cest un Anglais, rpliqua Serena, comme si ce terme justifiait tous les ddains. Sans doute, mais un homme est un homme, quil porte un kilt ou une culotte de peau. La sienne lui va ravir, vous ne trouvez pas ? Cette fois, Serena ne put sempcher de rire. Une femme bien leve ne sintresse pas la culotte des hommes ; madame Drummond ! Surtout si elle est aveugle, rtorqua la brave dame. Elle remplit un bol de potage fumant, le posa sur un plateau et y ajouta, en femme avise, un gros quartier de tarte aux groseilles. Molly ! Molly ! appela-t-elle. Fainante ! Viens chercher le plateau du jeune matre ! En attendant que la servante se dcide obtemprer, Drummond revint ses travaux. Un problme semblait la proccuper, remarqua Serena. Mme Cet homme qui voyageait dans le carrosse de lord Ashburn, on dirait un vrai gentleman, vous ne trouvez pas ? Serena cessa de frapper son beurre et tira les doigts. Bizarrement, son cur battait de faon normale depuis que Brigham avait quitt la pice. Elle eut un sourire sarcastique. Parkins ? Cest son valet anglais. Milord a besoin dun valet, pour lhabiller et lui cirer ses bottes ! Les gens de qualit ont des habitudes quil faut respecter, affirma Mme Drummond dun ton docte. Je crois que M. Parkins est encore clibataire
Il passe tellement de temps amidonner les dentelles de son matre quil na gure le loisir de soccuper dune femme, rpondit Serena. Ou peut-tre na-t-il pas encore rencontr la femme de sa vie, suggra Mme Drummond, qui rvait tout haut. Il me semble un peu maigre, il gagnerait stoffer un peu Elle se sourit elle-mme, puis saisit le plateau pour le monter Coll puisque ses cris navaient pu rveiller la nonchalante Molly.
Quelques heures plus tard, Serena songeait encore aux propos de lexcellente Mme Drummond. Un homme de qualit ! Quelle sornette ! La noblesse hrditaire nimplique pas toujours la bonne ducation. Ce quon appelle laristocratie nest quune classe sociale comme les autres, certes plus riche et plus puissante, mais abondamment dote de brutes et de malotrus. Toujours est-il que toutes ses proccupations la ramenaient Brigham ! Elle devait absolument chasser de son esprit cette obsession, et tenter dchapper au cycle infernal des corves mnagres. Depuis prs de deux jours, le retour de Coll et lintrusion de son insupportable ami mettaient la maison en bullition. Serena touffait. Elle avait besoin dair pur, et de solitude. Elle rejoignit lcurie, heureusement dserte, et sella sa jument prfre, qui elle aussi manquait dexercice. Cette escapade devait rester secrte. Fiona, en effet, ne lapprouverait sans doute pas. Elle soffusquerait surtout de voir sa fille porter une vieille culotte de cheval, comme un homme. Mais aujourdhui, Serena navait aucune intention de monter en amazone, ainsi que devait le faire une demoiselle bien leve Sans bruit, elle fit sortir sa monture par la porte de derrire, songeant quavec un peu de chance, sa promenade se ferait sans tmoin, et que sa mre naurait pas la gronder.
Dun pas sr, la jument escalada une colline rocailleuse, parseme de bruyre et de lichens. Une fois le sommet franchi, Serena poussa un soupir de soulagement ; dsormais, elle se trouvait hors de vue du chteau. Piquant des deux, elle pntra dans la fort. Quel bonheur ! Ivre de libert et dair pur, la jeune fille se retrouvait enfin elle-mme. Parmi les arbres dnuds et les taillis, au rythme rapide du galop sonore, elle ntait plus fille, ni sur, ni objet de convoitise. Dans la solitude de cette course folle, elle retrouvait indpendance et srnit. La fort retentit de son rire. Pressant de la main lencolure de sa jument, elle la contraignit acclrer encore. Des oiseaux senvolaient sur son passage, son plaid volait au vent glac qui lui brlait le visage. Toute livresse de la course, elle ne pensait rien ; elle tait comme dlivre de toutes les vicissitudes de la vie. Soudain, Serena fut prise de lenvie folle de chevaucher toujours en avant, sans jamais sarrter. Mais alors que sa jument changeait dallure pour escalader un raidillon, elle en prouva du remords. Pendant quelle se promenait, les braves gens du village schinaient de laube au crpuscule, sans avoir le temps de rver ni dtre libres. Or, linstar des gens de qualit , Serena jouissait de certains privilges ; une belle demeure, une bonne table, un lit douillet A la premire occasion, se promit-elle alors, elle confesserait au pasteur ce pch dorgueil. Trs scrupuleuse, elle ne lui cachait rien de ses mauvaises penses. Cest lui qui, par exemple, avait t le premier inform de la haine quelle prouvait lgard de ses professeurs et de ses condisciples du pensionnat dInverness, institution distingue o des gamines jacassantes et stupides apprenaient devenir des dames comme il faut et o son pre stait entt faire admettre Serena. Quelle sottise ! Aprs six mois de rbellion, la jeune fille avait retrouv avec bonheur la chaleur du foyer. Elle ne voulait comme prcepteur que Fiona MacGregor. Seule sa mre tait capable de lui enseigner les devoirs dune femmeaccomplie, et les raffinements de la vie mondaine. Fille de lord, Fiona avait en effet visit dans sa
jeunesse lItalie, la France, et mme lAngleterre. Elle jouait de lpinette et parlait franais couramment. En vritable fille de clan, Serena ne comprenait que lenseignement familial, reu la maison. Que lui importaient les crinolines et les perruques poudres qui hantaient la conversation des femmes du monde ? Sans doute lord Ashburn avait-il une prdilection pour ces minaudires qui jouent de lventail et de la prunelle, se dit-elle. Leur rticule dbordait de flacons de parfum, mais leur tte tait vide. Brigham devait se complaire leur baiser la main aprs la danse, dans les bals du grand monde. En voyant quelle arrivait au bord du loch de Glenr, but favori de ses promenades, Serena mit sa monture au pas. Limmensit du lac apaisait souvent ses tourments intrieurs. Sa contemplation lui rendait son calme. Aujourdhui, cependant, rien ne la tourmentait, se dit-elle avec force, comme pour se convaincre. Elle mit pied terre, noua les rnes une branche dnude et resta immobile, la joue pose contre celle de sa jument. Les bals du grand monde Avec un soupir desprance, et de regret, Serena songea aux descriptions que Fiona lui avait faites ; les parquets cirs, les murs tapisss de miroirs, les bougies par milliers. Les femmes en robes de soie, ruisselantes de diamants, les hommes en perruques poudres. Et la musique ! Fermant les yeux, Serena tenta de simaginer la scne. La musique la faisait rver. Au-dessus du chant monotone et frais dun ruisseau, elle entendit dailleurs lenvol des violons. Ils jouaient un menuet, tendre et lger. Les paupires closes, ravie parla mlodie qui se dveloppait dans sa tte, Serena esquissa quelques pas, la main leve et blottie dans celle dun cavalier invisible.
Lord Ashburn donne des bals, se dit-elle. Et toutes les jolies femmes sy pressent dans lespoir de danser, ne serait-ce quune fois, avec lui. Alors quelle virevoltait, elle crut entendre le bruissement soyeux des robes qui tournoyaient en suivant la cadence. Pour un tel bal, elle porterait du satin vert. Ses cheveux seraient si poudrs que les diamants y scintilleraient comme des glaons sur de la neige. Tous les hommes, avec leurs cravates et leurs manchettes de dentelle mousseuse, seraient ses pieds. Pour ne pas faire de jaloux, elle leur accorderait une danse chacun, lun aprs lautre. Elle tournerait entre leurs bras, scarterait dun pas mutin et, pour finir, plongerait dans une rvrence conforme ltiquette. Serena, qui avait joint le geste la rverie, fit une profonde rvrence sa jument, qui coucha les oreilles. La jeune fille ny prit pas garde. Les yeux ferms, elle songea Brigham. Ce serait son tour de linviter. Il serait tout de noir vtu, avec des boutons et des galons dargent, comme lautre soir. Le noir allait si bien sa sveltesse, son visage fin ! Pour ce bal, sa silhouette juvnile se rpterait linfini dans les miroirs tincelants, sous la lumire vive des candlabres. Au crescendo de lorchestre, leurs regards se rencontreraient pour ne plus se quitter Il sinclinerait galamment, elle ferait une rvrence, il lui prendrait la main Au mme moment, Serena savisa quune main prenait en effet la sienne. Prise de vertige, elle ouvrit les yeux. A contre-jour, dans la gloire ple et froide du soleil dhiver, Brigham, tout de noir vtu, sinclinait en lui tenant la main La ralit rejoignait la fiction, le rve de Serena sincarnait dans la vie. La tte encore pleine de musique, elle sbroua pour rompre le charme. Mademoiselle, dit Brigham en lui baisant la main sans quelle songet protester, il ne vous sied pas de danser seule. Cherchezvous un cavalier ?
Serena resta sans voix. Elle jeta un regard incrdule sur leurs mains unies, puis retira la sienne pour la cacher derrire son dos. Que faites-vous ici ? Brigham lui dsigna, quelques dizaines de mtres, deux cannes pche fiches dans le sable. Plus loin, son cheval broutait lherbe maigre. Je pchais, ne vous dplaise. Malcolm ma entran jusquici pour mapprendre ce sport paisible, mais il sest fatigu le premier. Il est retourn voir sa chre Betsy. Bien quelle rougt encore la pense du spectacle ridicule quelle venait doffrir, Serena tenta de recouvrer son calme, et sa rigueur. Ce chenapan devrait avoir le nez dans ses cahiers, cette heure-ci, remarqua-t-elle en fronant les sourcils. Rassurez-vous. Il a fait tous ses devoirs ce matin, sous ma surveillance et avec mon aide. Sans faons, Brigham prit du recul pour complaisamment, et dans le dtail, la jeune cavalire. observer
Dites-moi, demanda-t-il alors, cela vous arrive-t-il souvent de danser le menuet toute seule, en pleine nature, et en culotte de cheval ? Vous navez pas le droit de mespionner ! scria Serena avec colre, pour viter de donner des explications. Brigham sassit sur un rocher et croisa les jambes. Cest vous qui mavez surpris, parole de pcheur la ligne ! Je taquinais paisiblement la truite quand une amazone caracolante est venue dtruire tous mes espoirs den rapporter une vingtaine cette bonne Mme Drummond. Tous les poissons se sont enfuis ! Par peur du ridicule, Brigham omit de raconter Serena que son premier geste en lentendant venir avait t de tirer son pe, de crainte dune mauvaise rencontre.
Jamais je naurais cru vous trouver ici, lui rpondit la jeune fille en pinant les lvres. Jaurais d aller me promener ailleurs. Et vous mauriez priv dun charmant spectacle ! Dailleurs cette tenue virile vous sied ravir. Ecure par ce persiflage, Serena fit demi-tour et courut vers sa jument. Ne vous sauvez pas ! lui cria Brigham. Je ne vous croyais pas aussi peureuse Serena se figea sur place puis, lentement, se tourna pour faire face Brigham. Vous ne me faites pas peur, lui lana-t-elle avec ddain. Superbe ! Cest le premier mot qui vint lesprit du jeune lord. Solidement plante sur le sol, les bottes un peu cartes, le torse cambr, Serena faisait penser un hardi corsaire debout sur le pont dun navire. Ses yeux tincelaient, sa chevelure dfaite ruisselait en flots roux jusqu ses reins. Tout lheure, elle dansait comme une fe, pleine de douceur et de grce et voil quelle prsentait maintenant le visage de Nmsis, la desse de la vengeance. Quelle mtamorphose ! Et quelle beaut ! Toutefois, la desse aux yeux de braise, dans son Olympe, ne portait pas une culotte de palefrenier. Bien que celle de Serena ft lime, elle mettait en valeur le galbe de ses jambes minces et de ses cuisses fuseles, la finesse de sa taille et larrondi de ses hanches troites. Sous sa chemise rustique, serre la taille par un ceinturon, on pouvait voir ses seins fermes se soulever en rythme, au gr de sa respiration haletante. Vous courez pourtant de grands dangers, Serena. Pourquoi me tentez-vous ainsi ? Vous feriez damner un ange. Si elle ressentit comme un frmissement intrieur, Serena resta impassible. Je ne veux tenter personne, et je ne crains personne, lord Ashburn. Des bavards de votre espce, jen ai mat plus dun.
Brigham se leva lentement, posment. Et il eut alors le plaisir de voir les paupires de la jeune fille battre avec nervosit. Ne me dfiez pas, Serena. Nesprez pas mcraser ni le nez ni les oreilles. Si vous avez laudace de porter de nouveau la main sur moi, rpliqua Serena avec orgueil, vous risquez pire encore. Aussitt, Brigham se reprocha sa propre inconsquence : plus cette sauvageonne cinglait sa fiert, plus il la dsirait. Vous ne pratiquez pas le pardon des offenses ? Je me suis dj excus pour hier, dans lcurie. Lcurie ? Il sest pass quelque chose dans lcurie ? Je ne men souviens pas, milord Serena avait lev un sourcil ironique pour lancer cette remarque non moins ironique. Brigham ne put sempcher dadmirer sa mauvaise foi. Une vraie panthre ! Si vous persistez vous faire les griffes sur moi, vous allez les briser ! Jen accepte le risque. Alors permettez-moi de vous rafrachir la mmoire, dit Brigham en se rapprochant dun pas nonchalant. La fille que jai tenue hier dans mes bras brlait dardeur et de passion. Ce ntait pas une oie blanche, mais une vraie femme, assoiffe de plaisir. Comment osez-vous ! Ces insanits ne sont pas dignes dun gentleman. Vous avez raison mais je ne madresse pas une lady. Les femmes bien leves ne shabillent pas comme vous. En effet, songea Serena en accusant le coup. Elle ntait pas une lady. Et malgr tous ses efforts pour prendre modle sur sa mre, elle ne parviendrait jamais lui ressembler. Je mhabille comme je veux, indiqua-t-elle. Cela ne vous autorise pas minsulter.
Il y a de quoi rire, rtorqua Brigham, les traits tendus. Trop indign pour mnager la jeune fille, il la saisit par le bras. Depuis mon arrive Glenr, vous ne cessez de vous rpandre en injures. A vous entendre, je ne serais quun cochon dAnglais ! Vous vous habillez comme un homme, vous parlez comme un homme et puis, quand cela vous arrange, vous vous retranchez derrire votre fminit. Cest faux ! De toute faon, vous navez que ce que vous mritez. Que venez-vous faire en Ecosse ? Si ma famille sest laiss sduire par vos manires, ce nest pas mon cas Vous sduire ? releva Brigham. Voil bien le dernier de mes soucis ! Tant mieux ! De toute faon, vous ne vous souciez que de dentelles, de rubans et de bottes. Des bonnes paroles sur la guerre et la justice, vous en avez revendre. mais vous ne faites jamais den ! Mes projets ne vous regardent pas, pronnelle ! Ah oui ? Dois-je vous rappeler que vous dormez sous le toit de mes parents, que vous mangez leur table O tiez-vous quand les Anglais sont venus btir leurs camps retranchs, condamner les Ecossais la prison ou la potence ? Lhistoire est ce quelle est, Serena, on ne peut pas la refaire. Ni la refaire ni la changer. Dans lavenir, rien ne changera. Vous ny pouvez rien. De colre, la main de Brigham se crispa. Ce nest pas vous que je vais exposer mes projets, dclara-til. Nanmoins, je puis vous garantir ceci : le moment venu, les choses vont changer. Et en faveur de qui, je vous prie ? Vous tes un aristocrate anglais. Le sort de mon pays ne vous concerne pas. Cest un caprice qui vous a amen ici. Un autre vous remportera. Vous dpassez la mesure, Serena ! lana Brigham en plissant.
Elle tenta de se dgager. En vain. Son bras tait comme pris dans un tau. Je suis libre de mes opinions, reprit-elle. Puisque jignore ce que vous venez faire ici, et pourquoi vous prenez notre parti, je pense ce que je veux. Cest cela, pensez tant que vous voudrez ! Toujours est-il que vous en avez trop dit. Jamais Serena ne lavait vu dans un tat pareil. Le regard dur, les lvres pinces, le visage dordinaire si avenant de Brigham semblait ttanis. Sa main la serrait si fort quelle faillit crier. Quallez-vous faire ? parvint-elle dire malgr son motion. Me passer au fil de lpe ? Si vous tiez arme, ce serait avec plaisir. Puisque vous ne ltes pas, je vais me contenter de vous trangler. Parlait-il srieusement ? se demanda Serena, dont le cur battait se rompre. Au mme moment, la main gauche de Brigham lui encercla le cou et lui serra la gorge, avec fermet, sans douceur mais sans brutalit non plus, juste assez fort pour lui couper le souffle. Ple de colre, il la tenait sous la domination de son regard imprieux. Vous avez un trs joli cou, Serena. Si blanc, si mince Ma main en fait presque le tour. Serena se figea, comme un agneau dans les serres dun aigle. Ses mains tremblaient, ses yeux scarquillaient. Non sans difficult, elle parvint inspirer un peu dair. Brigham, qui avait prvu cette raction, ne put sempcher de sourire. Cette fille mritait une bonne leon et il ntait pas mcontent de la lui donner en personne Tout coup, ce fut lui qui dut chercher son souffle. La pointe dune botte venait en effet de lui percuter larte du tibia. Il jura et relcha sa prise tandis que Serena, sans songer poursuivre son avantage ni chercher son reste, courait vers sa jument.
Jurant encore, Brigham la rattrapa en trois enjambes. Il la saisit par la taille et la souleva en lair, insensible ses cris et ses gesticulations. Elle ne se dfendait pas comme une femme, coups de griffes, mais se servait de ses poings, qui martelaient sans efficacit le crne de son agresseur. Si elle ne pesait presque rien, elle se dmenait comme une anguille, ou comme un serpent. Vous me le paierez ! scria Brigham. Restez tranquille, bon sang ! Loin de lui obir, Serena lana tout son corps en arrire, pour tenter de le dsquilibrer. En vain. Lchez-moi ! hurla-t-elle. Je veux vous tuer ! Je nen doute pas ! A force de gesticulations, la jeune fille parvint se dfaire de la prise de Brigham, dont les mains entrrent en contact furtif avec les seins de la furie dchane. En cet instant, tous deux prouvrent un choc dont Serena profita pour enfoncer les dents dans la main de son adversaire. Le sang jaillit. Sacre vipre ! Comme il profrait ces mots, la botte de Serena entra de nouveau en contact avec son tibia, et ils perdirent tous deux lquilibre. Instinctivement, Brigham avait amorti leur chute, afin de ne pas blesser la jeune fille. Hors dhaleine, ils gisaient prsent tous deux comme deux amants enlacs. Le temps de recouvrer son souffle, Serena le frappa du genou, manquant de peu son but. Alors quils roulaient sur un tapis daiguilles de pinet de feuilles mortes, elle continua de se dbattre comme un chat sauvage, martelant Brigham de coups de poing et crachant en galique des anathmes. Aveugl par son abondante chevelure, Brigham se cramponna son corps et sentit sous ses doigts la chair nue de Serena, dont la chemise stait dfaite. Elle gesticulait encore. Dans ce mouvement, la
main de Brigham lui emprisonna un sein. Contact doux comme celui de leau frache, cuisant comme celui de la braise. Le souffle coup, il eut le courage dy mettre fin en retirant sa main. Serena haletait. Cette caresse inattendue, dont elle ressentait encore la chaleur, lui avait arrach un gmissement de plaisir. Plus que sa peur, plus que sa colre, ctaient les pulsions incontrlables de son corps qui lpouvantaient. Elle hassait Brigham. Et pourtant, sil lui imposait de nouveau le contact de sa main, elle savait quelle allait fondre. Afin de limmobiliser, il emprisonna ses jambes entre les siennes. Pour la premire fois de sa vie, Serena sentit contre sa chair la plus intime la pression du dsir exacerb dun homme. Une chaleur soudaine envahit son tre, tout son corps samollit, sa vision sobscurcit. Sans quelle oppost la moindre rsistance, Brigham lui saisit les poignets dune main et les maintint au-dessus de sa tte. Il voulait la fois se protger, et prendre le temps de rflchir. Il contempla le visage de Serena, sa peau transparente brlante de colre et peut-tre de dsir, ses cheveux tals sur le sol comme des ruisseaux dor rouge. La bouche sche, il ne put trouver la force de lui proposer une trve. Elle ondulait sous son corps, tentant ainsi de se librer, mais ses efforts navaient pour effet que daviver ses instincts les plus primitifs. Rena, murmura-t-il dune voix rauque, je ne suis quun homme de chair et de sang. Restez tranquille. Serena sentait ses oreilles bourdonner, et ses forces labandonner. Elle ne cessait donduler frntiquement sous le corps de Brigham pour sen librer, ou pour en jouir ? Elle ne le savait pas. Vous ne comprenez pas ce que vous faites, souffla-t-il. Vous ne devez pas Elle ouvrit les yeux, la bouche entrouverte, le souffle court.
Librez-moi, murmura-t-elle. Pas encore. Vous seriez capable de me frapper de nouveau. Si javais un couteau Jai compris, vitez-moi les prcisions ! sexclama Brigham, qui avait retrouv son souffle, et une partie de son sang-froid. Comme la colre vous rend belle, Serena ! Jai presque envie de la provoquer de nouveau. Dun doigt, il lui caressa la bouche et inclina la tte. Mues par un instinct incontrlable, les lvres de Serena sentrouvrirent, consentantes. Et puis, dans un sursaut de volont, elle dtourna la tte pour esquiver celles du sducteur, qui ne rencontrrent que son oreille, et la chair tendre de son cou. Serena laissa chapper un rle. Ce ntait pas un vrai baiser, ce ntait rien. Et pourtant, sa peau semblait prendre vie, frmir dellemme, comme avide de caresses. Les lvres et la langue de Brigham la gotaient, lhumectaient, laspiraient comme pour sen repatre. Au risque de provoquer le pire, la jeune imprudente cambra les reins et ; linstar de tous ses muscles, ses mains crispes et prisonnires se dtendirent et se relchrent. Brigham, lui, plongea le visage dans la chevelure paisse et rousse de Serena. Elle sentait lairpur, la fort humide, la bruyre sche. Le corps de lindomptable jeune fille tantt se bandait comme un arc, tantt sabandonnait comme une liane. Il lui mordilla loreille, la joue puis, enfin, ses lvres assoiffes de caresses. Quand il agaa de la langue celle de Serena, elle lui rpondit par le mme jeu. Elle tendait les lvres pour rencontrer les siennes, ou les ouvrait pour laccueillir. Cette femme, encore presque adolescente, tait vraiment faite pour lamour. Confusment, Brigham songea quil avait la chance dveiller le premier son ardente sensualit. Serena nprouvait que des sensations inconnues.
Jusqu prsent, elle ne connaissait que le froid et le chaud, la caresse du vent, les parfums, les saveurs. Jamais elle naurait imagin que les lvres, les mains, le corps dun homme puissent faire natre tant dautres dlices. Lodeur de lhomme, le got de sa peau, elle les dcouvrait en parcourant de sa bouche le cou de Brigham. Pour la premire fois, elle entendait un homme murmurer son nom dune voix perdue. Et elle sentait des doigts forts parcourir son visage, ses paules, sa gorge palpitante Brigham Libre de toute pesanteur, de toute pense, Serena drivait dans lespace. A nen pas douter, les mains qui la caressaient taient celles dun magicien. Soudain, un tremblement la prit, et elle songea quelle ne devait pas sabandonner. Non, elle ne succomberait pas. Elle gmit pour demander grce. Dans les yeux de Serena, Brigham put lire le dsir, le dsarroi, la peur aussi. Tremblant son tour, il la libra de son treinte et se releva, puis se dtourna pour tenter de reprendre son sang-froid. Il lentendit se lever et lui fit de nouveau face. Je vous demande Non, Serena, ma seule excuse cest le dsir que jai de vous. Elle aurait voulu pleurer, en cet instant. Oui, elle aurait voulu pleurer contre lpaule de Brigham, se blottir dans ses bras, lembrasser tendrement Son orgueil, cependant, reprit le dessus. Elle chercha une rponse cinglante. Dans nos campagnes, on appelle a les chaleurs, milord. Les boucs sont intenables en fvrier. Vous tes en avance.
Quelle grossiret ! songea Brighain. De toute vidence, la jeune fille ne maniait linsolence que pour sen faire un bouclier, pour dissimuler la vrit de ses sentiments. Mais, ces sentiments, quels taient-ils ? De son ct, Brigham lui-mme ne parvenait pas analyser les motions si particulires qui agitaient son propre cur. Nous navons pas que des pulsions animales, Serena. En ce qui me concerne, je parviens parfois les matriser sauf, il me faut lavouer, quand on me fait perdre la tte. Alors, je ne me contrle plus. Ainsi, vous vous contrlez quelquefois ? lana Serena : Comme cest trange Sur cette rplique, Serena tourna les talons pour aller dtacher sa jument. Au moment o elle se saisissait des rnes, elle sentit que Brigham lui passait la main dans les cheveux. Encore ? Vous avez des feuilles mortes dans les cheveux. Serena, expliqua-t-il en rfrnant en effet lenvie folle de la reprendre dans ses bras. Elles tomberont toutes seules, laissez-les ! Sans se laisser impressionner par son ton sec, Brigham lui posa la main sous le coude pour laider se mettre en selle. Dites-moi, Serena, je ne vous ai pas fait mal ? La jeune fille, qui le fixait dans les yeux, faillit sabandonner. Elle voyait tant de bont, de tendresse et de remords dans les yeux gris de Brigham ! Elle dut faire effort pour rester de glace. Je ne suis pas fragile, milord. Dun geste vif, elle ta son coude de la main qui le soutenait, mit le pied ltrier et senleva seule de terre. Telle une guerrire des
anciens ges, elle talonna son cheval en poussant un cri guttural, et se coucha sur son encolure pour le lancer au galop. Seul et pensif, Brigham alla quant lui rcuprer les cannes pche, veuves de leurs appts. Ce soir, Mme Drummond naurait pas de truites prparer
5.
Si tu timagines que je vais rester couch comme un grabataire, tu me connais mal, mon vieux. Coll se dbarrassa de ses couvertures et explora le plancher dun pied incertain. Malgr son vertige, il parvint enlever sa longue chemise de nuit. Aide-moi mhabiller, Brig. Donne-moi ma culotte, mon pourpoint, et le reste ! On les a cachs ! Je me demande dans quel tiroir, mon cher. Tu es complice, oui ! Brigham haussa les paules, et chassa de la main une poussire sur sa manche. Baliverne ! De toute faon, ne compte pas sur moi pour jouer les habilleuses. Pas plus que tu devras compter sur moi pour te ramasser quand tu tourneras de lil, et que tu tomberas de cheval. Le jour o un MacGregor tombera de cheval nest pas encore venu ! Et pourtant, jai d te porter jusqu ton lit avant-hier Coll grommela un juron et se mit en devoir de retourner les tiroirs dune commode toute proche. Brigham, les mains dans le dos, lobservait sans intervenir. Il devait sefforcer de convaincre son ami, sans le brusquer. Coll, dit-il, je comprends bien que tu supportes mal dtre clou au lit nuit et jour, mais reconnais que tu nes pas assez bien rtabli pour nous accompagner la chasse. Je prtends que si.
Et Gwen prtend que non. Coll avait fini son inspection. Comprenant que ses vtements ntaient pas dans la commode, il referma violemment le dernier tiroir. Cette gamine ne va tout de mme pas rgenter ma vie ! lanat-il. De quel droit le ferait-elle, dabord ? Elle ta sauv. Ta vie, tu la lui dois voil qui devrait suffire, ce me semble. Cet argument rduisit Coll au silence. Nu comme un nouveau-n, il se gratta la barbe. Il ne lavait pas coupe depuis leur-dpart de Londres et ressemblait ainsi de plus en plus son pre. Elle ta sauv la vie, reprit Brigham, et je ne voudrais pas que tous ses efforts soient rduits nant pour un caprice. Quand mon pre vole au secours des Stuarts, mon devoir mappelle ses cts. Tu auras bien dautres occasions de tillustrer ainsi. Nous nen sommes quaux commencements. Brigham se rassrna. Aussi impulsif que Serena, Coll se laissait aisment convaincre quand on lui expliquait les choses. Dommage que sa sur ne ft pas aussi raisonnable ! De plus, ajouta-t-il, je te rappelle que nous sommes censs partir la chasse. Si tu nous accompagnais, dans ton tat, toutes les langues iraient bon train. Et nous devons garder le secret ! A part soi, Coll savait bien que Brigham avait raison : sa prsence, dans son tat, retarderait le voyage. Arrte de me sermonner ! maugra-t-il. Tu vas rencontrer les MacDonald et les Cameron, cest bien cela ? Il parat. Les Drummond et les Ferguson enverront quant eux des dlgus. Coll fourragea dans sa tignasse rousse.
Noublie pas de contacter le Cameron de Lochiel. Cest un fervent partisan de notre prince. Enfer et damnation, comme je voudrais accompagner mon pre ! Tu auras bien dautres occasions Brigham se tut. Un plateau dans les mains, Gwen venait dentrer dans la chambre. Elle frona les sourcils en voyant son frre hors de son lit, entirement nu. Coll, tu vas rouvrir ta plaie ! Au lit, et tout de suite ! Jeune effronte ! lui lana-t-il en saisissant une couverture pour senvelopper les reins. Respecte ma pudeur ! Sans rpondre, Gwen leva les yeux au ciel et posa le plateau sur une table. Puis elle fit une gracieuse rvrence en souriant de toutes ses dents. Bonjour, Brig. Bonjour, Gwen, rpondit Brigham en dissimulant un sourire, sr quil tait de la raction de son ami. Celui-ci, qui commenait vaciller, ne put en effet laisser passer une telle familiarit. Brig ? Elle tappelle Brig ? Dis-moi, Ashburn, tu mas lair un peu trop intime avec ma sur ! En pensant la sur ane, Brigham faillit clater de rire. Pour se donner une contenance, il ramassa son manteau de voyage et expliqua : Quand on a pong ensemble des litres de sang, on oublie les mondanits, mon cher. Gwen, je vous avertis : votre malade va vous donner du fil retordre. Il est dans tous ses tats, ce matin. Un bon potage, et il retrouvera son calme, assura Gwen, qui remettait les oreillers en place. Coll, nous ferons tout lheure une courte promenade. Tu tappuieras mon bras, naturellement. Si tu dsires te montrer tout nu ta guise Mais ta place, je mhabillerais.
Ravi, Brigham senchantait dassister cette sance de domptage. Sans possder le mordant ni la violence de Serena, Gwen savait manipuler son frre avec une remarquable aisance. A bientt, Coll, dit-il. Je te laisse en bonnes mains. Brig Nous ne partons quune semaine, rappela Brigham en aidant Gwen remettre son frre au lit. Que le Seigneur vous accompagne ! Comme il quittait la pice, Brigham se heurta la frle silhouette de Parkins. Dress sur ses ergots, les lvres minces et lallure dcide, le valet tenait une valise la main. Vous rentrez Londres, Parkins ? Bon voyage ! Votre seigneurie se mprend. Je laccompagne la chasse. A la chasse ? Comme rabatteur ? Mfiez-vous : les livres risquent de vous dvorer ! Parkins ne ragit cette boutade quen relevant encore le menton. Je ne quitte pas votre seigneurie, milord. Ne soyez pas ridicule, Parlons. Si javais besoin daide, jemmnerais Jem. Lui au moins trouverait son utilit. Il soccuperait de mes chevaux. Sil se sentit humili dtre compar un personnage aussi subalterne ses yeux que le palefrenier, Parkins nen laissa rien paratre. Ma place est auprs de vous, monsieur le comte. Et moi, je vous dis que non, Parkins ! Brigham contourna lobstacle et commena descendre lescalier. Raide comme la Justice, Parkins resta de marbre.
Monsieur le comte nmet quune opinion, remarqua-t-il, tandis que je mattache un principe. Un valet ne quitte jamais son matre. Avec un soupir imperceptible, Brigham simmobilisa, avant de remonter quelques marches. Jai mal entendu, je suppose ? Vous resterez Glenr, Parkins, cest un ordre ! Le valet blmit, mais demeura ferme. Entre un principe absolu et un ordre occasionnel, le choix simpose, milord. Je vous accompagne. Et moi, je vais vous chasser de mon service, insolent ! Votre seigneurie en a le droit absolu. Nanmoins, elle ne pourra mempcher de la suivre, mme dgag de mes devoirs. Au comble de lexaspration, Brigham dgringola lescalier. Arriv en bas, il se retourna pour interpeller linsolent. Que le diable vous emporte, tte de mule ! Mais prparez-vous souffrir ! Nous nallons pas au bal ! Merci, milord. Parkins resta dabord imperturbable. Puis, comme son matre lui tournait le dos, une lueur de triomphe claira ses yeux ternes.
Son manteau ouvert au vent, Brigham foulait grands pas le sol gel. Quelle matine ! Voil que les domestiques se rebellaient, prsent ! Une longue chevauche serait la bienvenue. Quant Serena, mieux valait la fuir. Pendant le dner de la veille, lorgueilleuse ne lui avait pas adress une fois la parole, toute confite en mpris. Du coup, Brigham se sentait coupable.
Mais aprs tout, pourquoi ? Cest elle qui lavait provoqu, mordu, frapp ! Cest elle qui stait frotte contre lui jusqu le rendre fou ! Jamais il navait rencontr pareille furie. Dieu savait quil stait retenu, alors quun homme moins raisonnable se serait abandonn dautres extrmits. De toutes les femmes quil avait connues, Serena tait la seule quil ait d maintenir de force. Elle tait donc coupable, cette tentatrice, cette aguicheuse. Dautant qu prsent, elle occupait toutes ses penses. Sans souci des reproches de Parkins, Brigham corcha le cuir de sa botte en faisant voler au loin un silex. Si seulement il pouvait se dbarrasser aussi facilement de ses obsessions ! Une semaine dabsence allait lui faire le plus grand bien. A son retour, il serait guri de son engouement et traiterait la sur de son meilleur ami comme il convenait, avec respect et froideur. Il effacerait de sa mmoire tous ses souvenirs : celui dun corps consentant, de lvres avides, dun dsir inassouvi. Il oublierait mme avec quelle ferveur elle avait cri son nom, au paroxysme de lexaltation amoureuse. Jamais plus leurs chemins ne devaient se rencontrer. Le cur plein de rancune et dincertitude, il atteignit la porte de lcurie. Avant quil ait pu y porter la main, le vantail souvrit violemment sous la pousse de Serena. Ple, puise, les yeux cerns, elle cartait de son corps sa robe toute tache de larges marques de sang. Rena, mon Dieu ! Vous tes blesse ! Qui vous a Dun lan, Brigham serra Serena contre son torse, lui faire mal. Dabord surprise, Serena se laissa aller. Comme elle se sentait bien, blottie entre les deux pans du grand manteau ouvert ! Comme elle se sentait aime, protge ! Toute son bonheur, elle ne pensait plus rien. Soudain, cependant, Brigham la poussa de ct, et son pe sortit en crissant du fourreau.
Je le tue, et je vous soigne ensuite ! scria-t-il. Sors de l, misrable ! Si je vais te chercher Serena bait dtonnement. Dans livresse de la fureur, les yeux de Brigham lanaient des clairs. Jamais elle ne lavait vu ainsi. Mais vous tes fou ! Qui voulez-vous tuer ? Et pourquoi ? Pourquoi ? Mon amour, je vous vois couverte de sang et vous me demandez pourquoi ? Mon amour ? Quelle expression choquante et merveilleuse ! songea Serena. Quand une jument met bas, expliqua-t-elle en baissant les yeux sur sa robe, il y a toujours du sang, milord. Betsy a fait des jumeaux, et le second narrivait pas sortir. Sans laide de Jem, Betsy tait perdue. Depuis 1 heure du matin jai aid votre palefrenier. Vous navez pas entendu son cri ? Malcolm est fou de joie. Des jumeaux, rpta Brigham, honteux de son emportement stupide. Vous semblez fivreux, milord. Dois-je appeler Gwen ? Fort confus, Brigham remit son pe au fourreau. Ce sang Jai cru que ctait le vtre, Serena. Etonne et ravie, la jeune fille examina de nouveau sa robe macule, paradoxalement contente dtre aussi peu prsentable. Jamais encore un homme navait tir lpe pour elle. Et Brigham venait de parler damour. Elle dut shumecter les lvres pour pouvoir sexprimer. Je vais me laver excusez-moi. Brigham, qui se sentait toujours aussi ridicule, se rfugia dans les banalits. Betsy et les poulains se portent bien ? demanda-t-il. A ravir. Malcolm se souviendra toujours de cette premire exprience.
Au lieu daller se changer, Serena resta plante devant Brigham, les mains croises, pareille une souillon de ferme bate doisivet. Quel trange couple ils formaient ! La jeune fille songea Don Quichotte, le chevalier la triste figure, en face de Dulcine, la paysanne gorgeuse doies. Ivre dmotion et de fatigue, elle ne put sempcher dclater dun rire incontrlable, au grand dam de son vis-vis. Est-ce moi qui suis la cause de cette hilarit, mademoiselle ? Elle lentendit peine, occupe quelle tait sessuyer les yeux du revers de la main. Oui je veux dire non, milord. Je ris btement, cest nerveux. Je vous demande pardon. Si vous tes si lasse, je vous conseille daller vous, reposer. Brigham, qui sapprtait entrer dans lcurie, avait parl dun ton fort sec, et Serena songea quelle ne pouvait le quitter sur un malentendu. Ne venait-elle pas dhumilier tort ce garon si chevaleresque, prt risquer sa vie pour elle ? Milord Il sarrta, un peu raide, le regard distant, Fugitivement, Serena faillit regretter lautre Brigham, celui que la passion et le dsir emportaient. A prsent, elle avait affaire lord Ashburn. Et lvidence, il ne suffirait pas dun sourire pour le remercier, et pour attnuer son ressentiment. Oui ? fit-il. Vous vous partez tout lheure avec mon pre et les hommes du clan ? En effet, rpondit Brigham en serrant dune main nerveuse la garde de son pe. Eh bien, je vous accompagnerai par la pense votre partie de chasse.
Brigham haussa les sourcils. Ainsi, la fille de MacGregor tait au courant du vritable but de leur voyage. Cela supposait une exceptionnelle solidarit familiale Mais il fallait briser l lentretien. Merci, simpatiente. mademoiselle, dit-il. Excusez-moi, mon cheval
Le regard soudain intense, comme clair dune passion inavoue, Serena eut alors une hsitation, avant de sexclamer : Comme jaurais aim partir avec vous ! Sur ces mots, elle rassembla les plis de sa robe et senfuit en courant vers le chteau. Au lieu dentrer dans lcurie, Brigham resta fig, immobile, la suivre des yeux. Labsurdit de sa situation lui apparaissait dans toute son vidence : lui qui avait repouss les propositions de mariage les plus flatteuses, Versailles comme Londres, sentichait dune sauvageonne incontrlable. Ou plutt, il avait trouv la femme de sa vie. Il ne dtourna la tte quau moment o Serena disparaissait par une porte latrale, puis il soupira avec un soupon de tristesse. Comment peut-on tre amoureux dune femme qui vous hait ?
Dans les Highlands, la petite troupe de cavaliers parcourait un chemin dont Brigham navait pas imagin la difficult. Des gorges profondes, des rochers pic, des landes dsoles o se dressait parfois, absurdement, une chaumire de torchis Ces paysages, Brigham les dcouvrait avec passion : ctaient en effet ceux que lui avait dcrits sa grand-mre. Il les reconnaissait, en dcouvrait la rude ralit. Chaque fois quils rencontraient dans ce dsert un village noirci par la fume de la tourbe, la population fruste venait leur faire fte.
A lheure du repas, Ian MacGregor dcida de demander lhospitalit une famille de bergers, dans une campagne dsole. Pendant que les chevaux et les hommes se reposaient, leurs htes improviss prparrent le repas. On leur servit une soupe paisse aux odeurs tranges, des galettes calcines et du gteau de bl noir aux baies sauvages. Ian Mac Gregor rgala tout le monde de la bire quon prparait Glenr. Pour le berger, sa femme, et leurs enfants en haillons, ce fut un jour de fte, dans la tradition cossaise de lhospitalit. Dans la chaumire, lodeur de la tourbe sassociait celle des moutons, parqus au fond de la pice unique. Si misrables quils fussent, les habitants ne manifestaient aucune aigreur, et le berger, ravi de laubaine, but assez de bire pour avouer sa fidlit aux Stuarts. Bien que la chre ft maigre, chaque invit se trouva bientt rassasi. Brigham sourit en observant limpeccable Parkins, assis pour la premire fois de sa vie la table des matres. Ses mains graciles se crispaient sur le bol de soupe quil sefforait davaler avec distinction. Quand vint le moment de quitter les lieux, il fallut multiplier les excuses et les remerciements. Ctait aussi une des caractristiques de lhospitalit locale : le berger et sa femme voulaient toute force retenir leurs visiteurs jusquau lendemain matin. Au-dehors, le vent stait lev, apportant une odeur de neige. Aprs notre passage, dit Brigham, qui chevauchait ct de Ian MacGregor, ces pauvres gens vont tre rduits la famine pendant au moins un mois ! Dans la force de lge, trs droit sur sa selle, infatigable, Ian eut un sourire rassurant. Pas du tout. Quand il saura que nous sommes passs, leur chef de clan leur fournira tout le ncessaire. Telle est notre loi, dans les Highlands. Le prince peut compter sur de tels partisans. Et les Cameron ?
Des combattants hors pair, et tout dvous. Vous en jugerez par vous-mme Glenfinnan. Je vous crois sur parole. Mais les partisans du prince Charles nauront pas seulement besoin de vaillants guerriers. Il faudra des hommes pour les diriger. Ian MacGregor lana Brigham un regard pntrant. Vous y avez pens, vous aussi ? En effet, et je crois que ces contres montagneuses, escarpes, si familires aux Ecossais, constituent un champ de bataille idal. Si nous attirons les troupes du roi George dans les Highlands, la victoire est nous. Le pre de Serena talonna sa monture, pour acclrer le train. Les Stuarts sur le trne dAngleterre, cest le rve de toute ma vie, avoua-t-il dune voix pensive. Mais jai dj connu trop dchecs, en 1715, en 1719. Des guerres perdues, des espoirs tromps. Je suis encore assez jeune pour mexalter lodeur de la poudre, pour esprer la victoire et pourtant, je sais que je vais livrer mon dernier combat. Vous en verrez dautres ; monsieur. Non, ce sera le dernier. Et pas seulement mon combat, jeune homme. Celui de tous les partisans des Stuarts. Charles sapprte jouer son dernier atout. Mditant cette sombre prdiction, Brigham resta silencieux jusqu la fin de ltape.
La neige commena de tomber au moment o la petite troupe atteignit la forteresse de Glenfinnan. Sous le ciel sombre, couleur dacier terni, le vent fouettait les flots noirs du lac proche. Malgr tout, la musique aigrelette et lancinante des cornemuses accueillit les arrivants, pour leur faire fte. Brigham le savait : le mme air saluait
les visiteurs, menait les troupes au combat, et accompagnait les obsques des soldats morts pour une juste cause. Bien quil ft anglais, et sans doute cause de sa grand-mre cossaise, il comprenait que cette musique primitive pt faire pleurer, ou exalter lardeur guerrire. A lintrieur du chteau, deux chemines opposes illuminaient les extrmits de la grande salle. Donald MacDonald, le matre de cans, semblait vouloir noyer ses htes sous des flots de whisky. Brigham se flicita de bien rsister lalcool. Question datavisme, sans doute. Soyez le bienvenu Glenfinnan, lord Ashburn, dit le chef de clan aprs quelques libations. Il parat que nous sommes cousins ? Vous descendez de Mary MacDonald, de lle de Skye ? Ctait ma grand-mre, en effet. Buvons sa mmoire ! Je ne lai vue quune fois ; assez petit pour quelle me prenne sur ses genoux, mais on raconte-que ctait une sacre bonne femme. Dommage quelle soit partie Londres ! Cest elle qui vous a lev ? Depuis la mort de mes parents, acquiesa Brigham. Je navais que dix ans. Puisque vous venez de si loin, je ne doute pas quelle ait su vous inculquer les principes de notre race. Vous tes de la famille, milord. Buvons la famille ! Alors que toute lassemble buvait derechef, Ian MacGregor manifesta quelque impatience. Je ne vois pas les autres, remarqua-t-il. Ils seront l demain, rassure-toi, Ian. Buvons leur arrive ! Mais Donald MacDonald interrompit son geste, et son visage brutal sclaira du plus tendre des sourires. Une jeune fille venait en effet de faire son entre dans la grande salle. Ian, tu te souviens de ma fille, Margaret.
Les cheveux noirs, petite et bien faite, la nouvelle venue, en robe bleu nuit, de la mme couleur que ses yeux, fit une rvrence avant de tendre les bras Ian MacGregor. Des fossettes encore enfantines la rajeunissaient. Elle pouvait avoir dix-huit ans, se dit Brigham. Ma filleule ! sexclama Ian Mac Gregor, qui rit de plaisir en embrassant la jeune fille sur les deux joues. Comme tu as grandi, Maggie ! Nous ne nous sommes pas vus depuis plus dun an, parrain, lui fut-il rpondu dune voix douce et mlodieuse. Cest tout le portrait de sa mre, reprit Ian. Grce Dieu, elle ne te ressemble pas, mon vieux Donald ! Cette injure se lavera dans le sang ! scria en riant le matre des lieux. Ou plutt dans le whisky. Buvons Mais avant de boire la beaut de ma fille, permettez-moi de vous la prsenter, lord Ashburn. Voici ma fille Margaret. La jeune fille fit Brigham une fort jolie rvrence. Mademoiselle MacDonald, vous me permettez de vrifier un vieil adage : les plus jolies fleurs croissent parmi les chardons Je me demande comment il faut comprendre ce proverbe inconnu, confia Donald MacDonald Ian MacGregor en sourcillant un peu. Ian se contenta de rire, et son ami limita. Quant Margaret, amuse, elle sourit. Merci, milord, je nai jamais reu daussi joli compliment. Vous tes le meilleur ami de Coll ; nest-ce pas ? Je men flatte, mademoiselle. Jesprais Il nest pas avec vous, parrain ? Ian lui tapota la main et se tourna vers son pre. Lord Ashburn et Coll sont tombs dans un guet-apens tout prs de Glenr. Les Campbell.
Donald serra les poings tandis que sa fille montrait une agitation extrme. Coll est gravement bless ? demanda-t-elle. Il se rtablit, rpondit Ian en la prenant par les paules. Gwen lui interdit tout dplacement, et elle a raison. Racontez-moi tout, dans le dtail. Est-il gravement bless ? Souffre-t-il beaucoup ? Son pre interrompit ce flot de questions en riant. Maggie, les rcits viendront en temps voulu. Pour linstant, nos htes veulent sans doute se changer pour le dner. Va leur montrer leurs chambres. En fille obissante, Margaret prcda Ian et Brigham dans le grand escalier. Nous dnerons dans une heure, si cela vous convient. Parrain pour Coll, ce nest pas trop grave ? Rassure-toi. Dans huit jours, il se portera comme un charme. Sur une nouvelle rvrence, la jeune fille se retira, demi satisfaite. Brigham se dit quelle sintressait vraiment de prs aux malheurs de Coll. Il entra dans sa chambre, o lattendait linvitable Parkins.
En Italie et en France, Brigham avait apprci les raffinements de la cuisine moderne, toute de subtilit et de dguisement. Dans la lointaine Ecosse, on en tait encore, aux vieilles traditions dabondance et de rusticit. Aprs des hutres gantes et du saumon, on servit du canard rti, du gibier poil et plume, du mouton, associs des sauces richement parfumes. Le vin coulait flots. Et pour couronner ce festin pantagrulique, ptisseries et confiseries de toutes sortes furent proposes aux convives.
Puisque MacDonald tait veuf, cest sa fille qui assumait le rle de matresse de maison. Brigham fut surpris de son autorit et enchant, comme tous les convives, par sa grce. Lorsque la jeune Margaret quitta la table pour laisser les hommes boire seuls le porto, selon la tradition, la conversation gnrale prit un nouveau tour. Il ne fut plus question que du retour des Stuarts et de la restauration de la dynastie lgitime. On apporta de nouvelles bougies, car la discussion devait durer longtemps, la mode cossaise. Au milieu de ces hommes quil ne connaissait jusqualors que de rputation, Brigham comprit combien leur attachement au jeune prince tait la fois traditionnel et sentimental. Charles-Edouard Stuart, qui allait avoir vingt-cinq ans, tait n juste aprs les cuisantes dfaites du dbut du sicle. Sa naissance, les partisans dus de son pre lavaient perue comme un gage despoir, comme le symbole dune vengeance venir. Et voil quil sannonait, quil affirmait sa volont de reprendre le combat, aurol dun prestige intact. Quand il put enfin rejoindre sa chambre, tard dans la nuit, Brigham trouva difficilement le sommeil. Sa chambre, toute ronde, dans une tour dangle, se trouvait pourtant bien isole des atteintes du vent glac qui hurlait dans la lande. Mais limage de Serena ne cessait de le hanter. Dormait-elle paisiblement ? Les yeux ouverts dans le noir, revivait-elle comme lui leurs treintes passionnes ? Les flammes du dsir lui donnaient-elles la fivre, elle aussi ? Par quelle ironie le destin avait-il voulu que Brigham sprenne dune femme aussi fantasque et agressive ? Toutes celles quil avait connues taient bien plus lgantes, plus attentives et plus douces que Serena. Et surtout, jamais aucune naurait eu laudace de linsulter et avec quelle vulgarit ! Ses matresses senchantaient de plaire un homme de son rang, leur tendresse et leurs rires tmoignaient du plaisir quil leur donnait Et pourtant, aucune de ces charmantes jeunes femmes navait jamais troubl son sommeil. Pour aucune dentre elles son cur navait vritablement battu la chamade. Au seul souvenir des mains ou de la chevelure de Serena, du contact fugitif de sa peau nue, de ses
yeux alanguis ou brlants de haine, Brigham se sentait enfivr, impatient de les retrouver. Serena serait lunique amour de sa vie, il le savait dsormais. Mme si, contre toute logique, il livrait son cur une cruelle qui laurait pitin avec joie.
Le sommeil de Brigham, bref et agit, fut interrompu ds laube par des sonneries de cornemuses et par des cavalcades. Les membres des autres clans se pressaient au rendez-vous. Vers midi, une foule dhommes de tous ges avait envahi les salles basses et lesplanade du chteau. Les Cameron, les Drummond taient venus en nombre tandis que les MacGregor et les MacDonald disperss dans les les ou les montagnes alentour se ralliaient Ian et Donald, leurs chefs de clan. Le whisky ajoutait la chaleur des retrouvailles et leur vacarme. Tous les invits avaient mis leur point dhonneur apporter des boissons en abondance, et des montagnes de gibier. La rencontre devait commencer par un grand repas, pris en commun aussi bien par les lords et leurs fils que par les chefs dquipages et les gens darmes. Ctait la premire fois que Brigham assistait ces agapes bruyantes qui, en plein XVIIIe sicle, rappelaient les festins des seigneurs fodaux. Au haut bout de la salle, une longue table tait rserve laristocratie. De chaque ct, les autres convives sattablrent, dans un ordre hirarchique trs strict, devant des tables sur trteaux places en parallle. Aux matres, on servit de la venaison et des vins fins ; leurs voisins les plus proches, du livre et du mouton, arross de bire ; aux bas bouts, les gens darmes se contentaient de buf au chou. Habitus ces distinctions, tranges pour Brigham, les convives ne sen offusquaient pas, dautant que, la chre surabondait partout. Dans lespace compris entre les tables, domestiques et serveurs saffairaient. La population du village semblait avoir t
rquisitionne pour loccasion et ne cessait dapporter de nouveaux plats et de nouvelles boissons. Au dbut du repas, on entendit surtout les bruits de mchoires de ces rudes montagnards et leurs grognements de satisfaction. Mais Donald Maclzonald entreprit bientt linterminable litanie des toasts, salus chacun par des vivats sonores qui faisaient trembler les vitraux. Il fallut dabord boire aux Stuarts, ensuite chaque clan, puis leurs chefs, puis leurs femmes et leurs filles, puis de nouveau au prince Charles. Ce dernier toast, acclam par toute lassemble debout, fut suivi dun chant guerrier en galique, lequel sembla redoubler lapptit, et la soif, de ses interprtes vocifrants. Brigham croyait vivre une autre poque, mille lieues de Londres. Comme on apportait les desserts, ses voisins commencrent discuter du rtablissement des Stuarts, et il saperut bientt que les avis taient partags. Les plus excits des chefs de clan se disaient prts marcher sur Edimbourg en sortant de table, cornemuses et oriflammes en tte. Le cur plein de vieilles rancunes et despoirs fous, ils entendaient laver sur-le-champ les anciennes humiliations. Ces blessures jamais cicatrises, ils les rappelaient qui mieux mieux : les proscriptions, les pillages, les proprits voles, les enfants rduits en lesclavage Brigham songea Serena qui, elle aussi, refusait tout pardon, tout oubli, et ne dsirait que la vengeance pour le viol de sa mre, et lemprisonnement de son pre. Dautres voix, cependant, taient plus mesures, plus prudentes. Echauds par les checs antrieurs, danciens guerriers hsitaient mettre leurs biens et leurs forces dans les mains dun jeune prince sans exprience, sinon sans ambition. En labsence de son pre, condamn lexil, le fils de Cameron de Lochiel mit des rserves. Si les troupes franaises ne sont pas avec nous, les Anglais vont nous envahir. Ils nous forceront quitter nos domaines pour nous rfugier dans les forts et les grottes. Mon clan est tout acquis aux Stuarts, mais cela ne mempche pas de penser que les clans seuls
ne peuvent rien contre larme anglaise. Or ni lEcosse ni les Stuarts ne se relveraient dune nouvelle dfaite. James MacGregor, fils du clbre Rob Roy, frappa la table de son poing norme. Et alors ? On va rester discuter au coin du feu, comme des vieilles femmes, lpe au fourreau ? Mieux vaut une pe au fourreau quune pe brise, rtorqua Lochiel avec calme. Tu as raison, Lochiel, dit le chef des MacLeold. Nous sommes de tout cur avec le prince. Il nempche quun combat sans victoire, cest une dfaite et nous en avons dj trop connu. Les yeux de James flamboyrent. Les MacGregor sont derrire le prince, comme un seul homme. Et nous serons avec lui le jour de son couronnement. Cest moi qui parle pour le clan, cousin, rappela Ian. Il se mfiait de James. Ce garon avait hrit de son pre une fidlit sans faille la bonne cause, un got prononc pour les intrigues politiques. Il avait cependant un dfaut : il ne savait pas se contrler. Nous sommes avec le prince, affirma Ian, mais lheure de son couronnement na pas encore sonn. Lochiel na pas tort. Une guerre ne simprovise pas. Le visage de James se contracta de fureur. Alors, on va continuer bavasser, comme une bande de pucelles ? Ces propos soulevrent une rumeur de protestation. La bonne chre et le whisky chauffaient les esprits. Sentant le danger, Ian leva la voix. Nous combattrons en hommes de clans, comme lont fait nos anctres. Jai combattu au ct de ton pre, James, et avec toi, Lochiel, quand nous tions jeunes. Je suis fier de me mettre au
service des Stuarts. Pourtant, je le distout net : dans ce combat, le sang-froid et lintelligence vont tre plus efficaces que lpe. Le prince veut-il seulement se battre ? demanda alors un convive. Nous nous sommes nagure rallis son pre, qui na su que nous conduire la dfaite. Il ne semble pas press de reprendre le combat, dans son exil dor ! Si son fils lui ressemble Avant de rpondre, Ian fit signe un valet de remplir son verre. Lord Ashbum ici prsent est comte en Angleterre. mais cest un cousin de MacDonald. Mon fils lui doit la vie, et je mhonore dtre son hte. Ian ne croyait pas ce prambule inutile pour faire taire toute prvention. Des yeux, il parcourut lassemble, au sein de laquelle les rumeurs se calmrent en effet. A la cour de France, reprit-il, lord Ashbum a eu le privilge de rencontrer personnellement notre prince, dont il est le correspondant Londres. Parlez-leur, milord. Quoique mu, Brigham alla lessentiel. Le prince Charles veut combattre pour restaurer sa dynastie et recouvrer ses droits, il ny a l-dessus aucun doute. Il fit une pause pour mesurer leffet de ses paroles. Tous ses auditeurs taient attentifs mme si plusieurs ne dissimulaient pas leur scepticisme. Pour le soutenir, il compte sur ses partisans dEcosse, mais aussi sur ceux dAngleterre et ils sont nombreux. A la cour de Versailles, il travaille convaincre le roi Louis XV de lui prter son assistance, et peut-tre des troupes. Vous savez que George lusurpateur Une clameur de haine lobligea sinterrompre, avant de reprendre. Vous savez que le faux roi dAngleterre envoie des troupes en Flandre pour combattre la France. Cette circonstance nous est
favorable. Si les Franais dbarquent en Ecosse, la victoire nous est acquise. Dans le cas contraire, tout reposera sur votre hardiesse, et votre cohsion. Les Ecossais des basses terres refuseront de combattre avec nous, murmura Lochiel. Et le prince est bien jeune, il na jamais particip une bataille. En effet, acquiesa Brigham. Toujours est-il quil faut un dbut tout. Vous ne manquez pas dhommes dexprience, qui pourront le conseiller, et de valeureux combattants. Le prince veut la victoire. Quand il arrivera en Ecosse, dici peu, il lvera son tendard. Cest aux clans de sy rallier, avec leurs armes et leurs curs. Armes et curs sont lui ! scria James MacGregor en levant sa coupe dans un geste de dfi. Si le prince fait vraiment preuve de tnacit, les Cameron combattront pour lui, dit Lochiel sur un ton plus mesur. Les conversations entre clans se poursuivirent une grande partie de la nuit, et toute la journe du lendemain. Pourtant, au bout du, compte, les sceptiques irrductibles restaient encore trop nombreux. Lorsque les invits de cette confrence exceptionnelle quittrent Glenfinnan, le ciel bas et lourd tait bien sombre, comme les penses de Brigham. Lclatante ambition du prince serait-elle ainsi occulte, comme les rayons du soleil dhiver ?
6.
Encore tout humide sous sa robe de chambre aprs son bain, Serena sexposait la chaleur des flammes crpitantes du foyer tandis que sa mre peignait pour la scher sa longue chevelure fauve. Ce rituel se rptait depuis la naissance de la jeune fille et Fiona Mac Gregor, en accomplissant avec amour cette tche si banale, sentait monter en elle tout le cortge de ses souvenirs, heureux ou amers. Que de fois elle avait ainsi caress et disciplin les cheveux de sa fille, qui faisaient comme un rideau protecteur autour de son visage ! Ces moments dabandon, propices aux confidences et aux aveux, avaient permis de rsoudre tant de petits problmes de lenfance ou de ladolescence A prsent, Serena arrivait lge adulte, ce qui impliquait dautres problmes, dautres dsirs, dautres craintes. Bientt, Fiona le savait, sa fille ane scherait dans une autre demeure sa chevelure ruisselante. Dhabitude, Serena gayait cette crmonie de son bavardage, danecdotes, de rcits qui les faisaient rire toutes deux, dans une charmante complicit. Aujourdhui, cependant, la jeune fille restait muette, perdue dans ses penses, ses yeux rveurs fixs sur les flammes bondissantes. Dans la pice voisine, Gwen et Coll jouaient aux cartes en commentant bruyamment chaque leve. Leurs rires et leurs cris de triomphe traversaient la cloison, touffs par la tapisserie. De tous ses enfants, Serena tait la seule donner quelque souci sa mre. Coll, ttu comme une mule, ressemblait trop son pre pour ne pas russir sa vie. Gwen, un ange de douceur, trouverait facilement un mari digne delle. Quant Malcolm, espigle et charmeur, il vivait encore son enfance en toute ingnuit.
Serena, elle, avait dans le sang lhumeur fantasque des Mac Gregor, associe une sensibilit excessive. Elle ne connaissait aucune mesure, hassait ou chrissait avec passion, posait des questions embarrassantes, et cultivait le souvenir des malheurs au lieu de les carter de sa mmoire, comme le font les personnes quilibres. Cest cette propension raviver des douleurs anciennes qui inquitait surtout Fiona. Lattentat dont elle avait t victime dix ans plus tt laissait autant de traces dans lme de sa fille que dans la sienne. Jamais elle ne pourrait oublier ni pardonner lignoble conduite de lofficier anglais. Mais tandis quelle-mme occultait son tourment, sa fille lexprimait par une haine ostentatoire de tout ce qui venait dAngleterre. Fiona noublierait jamais comment sa petite fille lavait soigne, rconforte, pendant cette nuit atroce. Douce et attentive auprs de sa mre, Serena tait devenue sauvage, tmraire, frocement hostile tout ce quelle pensait, tort ou raison, devoir menacer le bonheur de sa famille. Squelle plus grave encore de cette scne horrible, Serena semblait har tous les garons qui osaient lui faire la cour. Aujourdhui, cest le mutisme de sa fille qui inquitait Fiona. Tu es bien silencieuse, ma fille. Tu lis ton avenir dans les flammes ? Serena eut un faible sourire. Il parat que cest possible, en regardant bien. Mais je ne vois que du bois qui brle. Tu es reste bien solitaire, ces jours-ci. Tu nes pas souffrante, au moins ? Non, mais je suis je suis fatigue, cest tout. Lhiver me pse, jattends le printemps. Papa revient bientt ? demanda Serena aprs un instant de silence. Demain, ou aprs-demain. Tu le connais
Tout en peignant sans relche les cheveux de sa fille, Fiona rflchissait. Cette sorte de dpression dont souffrait sa fille avait commenc le jour mme du dpart des cavaliers. Quelle trange concidence ! Tu crains pour ton pre ? interrogea-t-elle. Les mains de Serena se crisprent dans son giron. Non. Je me demande souvent comment tout cela va finir, mais je nai pas peur pour lui. Agace par sa propre nervosit, la jeune fille se contraignit joindre sagement les mains, puis laissa chapper une nave exclamation. Comme jaimerais tre un homme ! Avec un petit rire, Fiona songea quelle retrouvait bien l sa fille. Ta chimre te reprend ! dit-elle en lui dposant un baiser lger dans les cheveux. Si jtais un homme, je ne serais pas oblige de rester l, comme une potiche ! Et je ne rverais pas btement, sans savoir quoi , se dit-elle en silence. Si tu tais un homme, lui fit remarquer sa mre, je serais prive dune des plus grandes joies de ma vie. Serena laissa chapper un soupir plein de mlancolie. Je voudrais tant te ressembler, maman. Etre comme Gwen. Tu as ta propre personnalit, ma chrie, et rien ne mest plus agrable. Jaimerais tant ne jamais te fcher ! Mais je ny arrive pas Quelle sottise ! Que chantes-tu l ? Je sais que ma conduite te dplat souvent.
Fiona prit sa fille dans ses bras et vint presser sa joue contre la sienne. Rien en toi ne pourrait me dplaire, ma chrie, affirma-t-elle. Quand tu es ne, jai remerci le Ciel de mavoir donn un aussi bel enfant. Tu sais quaprs la naissance de Coll jai perdu des jumeaux. Je craignais de ne plus jamais pouvoir enfanter et puis, tu es arrive, vive comme une anguille, et si pleine dnergie ! Tu mas fait bien souffrir, mais jtais si heureuse ! Laccoucheuse ma confi que tu tais venue au monde presque de toi-mme, en te dbattant. Quelle preuve ! Les femmes ne font pas la guerre, Serena, je te laccorde. Pourtant, crois-moi : il ny aurait pas denfants si les hommes devaient les mettre au monde. Ils nen auraient pas la force ! Serena partit dun clat de rire et se dtendit sur son sige. Je me souviens de la naissance de Malcolm, dit-elle. Papa sest rfugi dans lcurie avec une bouteille de whisky et il sest enivr. Les palefreniers ont d le porter dans son lit. Pas seulement pour Malcolm ! Chaque fois, ma fille ! Cette fois, la mre et la fille rirent franchement, heureuses de leur complicit, et de leur tendresse pour Ian. Dis-moi, maman, demanda alors Serena, quand tu as rencontr papa pour la premire fois, as-tu ressenti le coup de foudre ? Fiona contemplait les flammes, perdue dans ses souvenirs. Non, je ne crois pas. Jai fait sa connaissance un bal que donnaient les parents dAlice MacDonald pour son anniversaire. Tu le sais, Alice est la sur de Donald de Glenfinnan, qui accueille aujourdhui ton pre. Avec Mary MacLeod, nous formions un trio dinsparables amies. Alice tait en vert, Mary en bleu, et moi en blanc. Avec nos cheveux poudrs, nous nous trouvions plus ravissantes que les trois Grces ! Elle sinterrompit le temps dun soupir plein de nostalgie, puis reprit son rcit.
Lorchestre ne jouait que des airs entranants, et tous les hommes semblaient si sduisants ! Donald, que je connaissais bien, ma prsent son ami Ian MacGregor, qui ma demand la premire danse. Jai accept, bien sr, mais seulement par politesse. Cette grande brute ne me plaisait gure. Je craignais quil me marche sur les pieds et abme mes escarpins tout neufs. Mais personne ne danse mieux que papa ! Je men suis aperue aussitt. Quel cavalier ! Le plus habile que je connaisse. Serena essayait de simaginer le charmant tableau : ses parents, tout jeunes encore, dans les bras lun de lautre pour la premire fois. Et cest ainsi que tu es tombe amoureuse ? Pas du tout ! Nanmoins, je nai pas dcourag ses avances, je lavoue. Avec Mary et Alice, nous avions conclu un pacte loccasion de ce bal : chacune danserait avec chacun des jeunes gens et tablirait un choix. Puisque nous tions l pour trouver un mari, nous choisirions les plus beaux, les mieux habills, et les plus riches. Nessaye pas de me faire croire que tu tes prte ce jeu, maman ! Non sans coquetterie, Fiona tapota ses cheveux blonds, qui commenaient peine grisonner. Mais si. A cette poque, jtais assez fire de moi-mme, comme toutes les filles gtes par des parents trop complaisants. Je continue mon histoire Le lendemain matin, Ian est revenu Glenfinnan, sous un prtexte fallacieux et surtout pour faire le paon sous mes fentres. Dans les semaines qui ont suivi, il ma t impossible de rendre une visite sans le trouver sur mon chemin. Je peux te le dire, maintenant : en vrit, parmi les jeunes gens de ce premier bal, il ntait pas le plus beau, ni le mieux vtu, ni le plus riche. Pourtant, cest lui que jai choisi. Et tu ne tes pas trompe. Mais comment as-tu fait pour savoir ?
Jai fait taire mes prjugs et ma raison, Serena. Je nai plus cout que mon cur. Pour Fiona, tout devenait clair prsent. Comment navait-elle pas compris plus tt ? Les silences de Serena, sa distraction, ses rveries solitaires sexpliquaient prsent : elle tait amoureuse. Amoureuse ! Mais de qui ? Tous ses prtendants avaient t conduits, parfois mme brutaliss. Quel pouvait tre lheureux lu ? De son ct, Serena ne se satisfaisait pas de lexplication par trop simpliste de sa mre. Nerveusement, elle agitait de la main les volants de sa robe, comme pour chasser ses propres dmons. Il y a nanmoins une logique dans tout cela, maman : le respect dune tradition, de la famille Si papa tait venu dailleurs, avec dautres ambitions et dautres rves, il ne taurait pas pouse ! Et ton cur serait rest muet ! Lamour se moque de ce genre de convenance, Rena. Si jose faire cette comparaison, Romo et Juliette appartenaient deux familles ennemies. Fiona se tut, illumine dune intuition-soudaine. Devait-elle en rire, ou en pleurer ? Ce jeune lord anglais son orgueilleuse fille en serait-elle amoureuse ? Ma chrie, reprit-elle, je lai lu dans un livre franais : Lamour a ses raisons que la raison ne connat pas. Sottise ! Dcadence ! scria Serena. Je prfre rester vieille fille, et moccuper de mes neveux quand jen aurai , plutt que mattacher un homme qui me rendrait malheureuse ! La fermet de son propos dissimulait mal son dsarroi. En ce moment, affirma Fiona en lui caressant doucement la joue, cest ta raison qui parle seule, et ton temprament. Lamour effraie toutes les femmes surtout les plus intransigeantes, comme toi, ma chrie. Je ne sais pas, maman, vraiment je ne sais pas, ni ce que je suis, ni ce que je veux.
Le moment venu, tout sera clair pour toi. Et comme tu ne manques pas de courage, toutes les difficults saplaniront. Chaque chose en son temps. Serena sentit soudain les mains de sa rnre se crisper sur les siennes. Une rumeur samplifiait, celle dune troupe de cavaliers au galop. Lespace dun instant, le souvenir dune autre soire les fit frissonner toutes deux. Et puis, bientt, des cris familiers les rassurrent. Papa rentre plus tt que prvu ! sexclama Serena en se levant prestement. Quelle chance ! Ils vont avoir faim, je descends dans la cuisine. Ian et ses compagnons avaient brl les tapes pour rentrer plus tt Glenr. Mais en chemin, ils staient livrs une chasse fructueuse, alibi de leur escapade. Ils rapportaient trois biches, des livres et des canards sauvages. Tantt si calme, le chteau retentissait prsent dexclamations sonores, domines par la voix puissante du matre de cans. Comme elle tait en robe de chambre, Serena voulait attendre que son pre monte lembrasser, mais il lui cria de descendre. Elle songea dabord nouer ses cheveux et se changer, puis elle se ravisa. A quoi bon vouloir paratre belle ? Dans la grande salle, Ian MacGregor, le visage encore rouge de froid, soulevait Gwen pour lembrasser pleines joues. Coll, une couverture sur les genoux, tait assis prs du feu tandis que Malcolm stait install sur laccoudoir de son fauteuil. Trs lgant malgr le dsordre de ses cheveux et la boue qui couvrait ses bottes, Brigham sappuyait au manteau de la chemine, un pichet dtain la main. Malgr ses bonnes rsolutions, Serena ne put sempcher de croiser son regard et, pendant quelques instants, elle ne vit plus que lui, comme sils taient seuls au monde. Brigham ressentit en mme temps la mme impression intense. Sa main se crispa si violemment sur son pichet quil craignit dy avoir imprim la marque de ses doigts. Jamais Serena naurait d se montrer ainsi, pensa-t-il, avec sa longue chevelure flamboyante qui
ruisselait jusqu ses reins, la ceinture de sa longue robe verte qui soulignait la finesse de sa taille. Comme il lui adressait une courte rvrence, la jeune fille pina les lvres et releva le menton, comme pour le dfier. La voici-enfin, ma petite panthre des Highlands ! scria Ian en ouvrant les bras Tu mas prpar un -bon gros baiser, Serena ? Un tout leffarouche. petit dabord, lui rpondit-elle en faisant
Elle lui effleura dabord la joue de ses lvres mutines, puis clata de rire et se pendit son cou pour lui donner deux baisers retentissants. Pour la rcompenser, son pre la souleva du sol pour la faire tourner en Iair, prenant toute lassistance tmoin de son bonheur. Voil une fille comme je les aime ! lana-t-il. Celui qui arrivera lui couper les griffes, on peut dire quil aura mrit sa rcompense ! Je ne rcompenserai jamais personne ! affirma Serena en tirant irrespectueusement la longue barbe rousse de son pre, ce qui lui valut un sourire et une tape au bas du dos. Regardez-la, milord, ne me dites pas quelle nest pas croquer ! Ainsi pris tmoin, Brigham manifesta son assentiment par un sourire un peu vague. Jai encore rencontr Duncan MacKinnon, poursuivit Ian. Il ne cesse de me demander ta main, a devient agaant Rflexion faite, je vais dire oui pour men dbarrasser. Je peux te ramener ? Bonne ide, papa, rpondit Serena avec beaucoup de douceur. Quand je laurai coup en deux, il nennuiera plus personne. Si tout le monde rit de bon cur, Ian sesclaffa plus fort que les autres. Il chrissait tous ses enfants, mais lindomptable Serena tait sa prfre. Remplis nos verres, et nen parlons plus. Le jeune Duncan ne fait pas le poids, tu as raison.
Aprs avoir rempli la coupe de son pre, Serena se dirigea vers Brigham, la bouteille la main. Ni lui ni personne, rpondit-elle dune voix claire en dfiant dun regard acr celui quelle servait. Peu habitu ne pas relever le gant, Brigham lui ddia un sourire ironique. Tout espoir nest pas perdu, mademoiselle. Vous trouverez bien un homme qui vous apprenne rentrer vos griffes. Tous ceux qui ont essay en portent encore la marque, milord. Alors, il vous faut un homme au cuir plus rsistant. Pendant que lassistance riait, Serena toisa Brigham, les sourcils levs, avec un air de moquerie. Il ne me faut ni cuir ni homme et je men trouve trs bien, rassurez-vous. Un clair passa dans les yeux de Brigham. Sil avait pu lui rappeler Mais le lieu tait mal choisi. Un pur-sang se trouve trs bien sans cavalier jusqu ce quon le dresse ! dclara-t-il. Bien dit ! approuva lan en sesclaffant. Le visage de Serena rosit un peu. Par piti ! scria Coll, qui riait sen touffer. Arrtez tous les deux, ou vous allez faire rouvrir ma cicatrice. Rena, cesse de provoquer Brigham, son esprit est encore plus vif que sa lame. Avec lui, tu nauras jamais le dernier mot. Au lieu de bavarder, rends-toi utile. Mon verre est vide Comme ta tte, murmura la jeune fille pour lui seul en le servant. Mnage-moi, tu veux ? On ne bouscule pas les grands malades !
Avec un sourire diabolique, Serena arracha par surprise le verre des mains de Coll. Les grands malades boivent de la tisane, pas du whisky ! Et avant que son frre ait pu ragir, elle avait vid dune lampe tout le contenu du verre. Sur indigne ! Affectueusement, Coll la prit par la taille et lobligea sasseoir sur ses genoux pour lui parler loreille. Tu vas men redonner tout de suite, sinon je te dnonce. Dnoncer quoi ? La voix de Coll baissa encore pour ne plus tre quun souffle presque imperceptible. Culotte de cheval, susurra-t-il dun ton perfide. Serena murmura un juron indigne dune jeune personne et remplit de nouveau le verre. Ainsi tu mespionnes, espce de mouchard ? Je nai plus de valide que mes yeux. Alors, je men sers Ian MacGregor simpatientait. Aprs quelques grognements prliminaires, il rclama lattention gnrale. Si les ans veulent bien cesser de donner le mauvais exemple, japporte quelques nouvelles. Les MacDonald nous ont bien reus. Daniel, le frre de Donald, est grand-pre dun troisime petit-fils le troisime, vous entendez ! Et je suis moins jeune que lui ! Quelle honte pour notre famille ! Aussi instable que Serena, Ian tait pass de lhilarit heureuse la colre vhmente, sans prvenir. Coll et Serena coutaient sagement, la mme expression dinnocence bate plaque sur leurs visages. Ils attendaient que lorage passe. Inutile de sourire niaisement, vous deux, vous devriez avoir honte ! Vous ngligez vos devoirs lgard du clan. Mais peut-tre
est-ce ma faute, aprs tout. Jaurais d vous marier depuis longtemps, de gr ou de force ! Pendant le silence qui suivit, Ian scruta chacun dun il furibond. Nous en reparlerons plus tard. Je passe aux autres nouvelles. A ma demande, Maggie MacDonald nous rendra visite la semaine prochaine Sauve qui peut ! lana Coll. Une fille de plus la maison ! Quelle corve ! Quel poison ! Il et volontiers continu sa diatribe, mais Serena lui donna une bonne tape sur loreille tandis que Ian sourcillait. Je te rappelle quun invit est sacr, mon garon, et je ne comprends pas pourquoi tu fais tant dembarras. Sur ce, allons dner ! Pendant que son pre sloignait, Coll exprima mi-voix son amertume. Je ne fais pas dembarras. Tu me connais, Brigham Mais avoir des gamines dans les Jambes toute la journe, non merci ! Remarque, Maggie a d grandir un peu, elle a peut-tre appris rester sa place. Brigham ne rpondit que par un sourire vasif, qui ne lengageait rien.
Les jours suivants, tout le monde Glenr sembla pris de la folie du nettoyage, et du rangement. Sous la direction de Fiona, les domestiques firent luire les parquets et les cuivres tandis que Mme Drummond, conseille de temps autre par lagrable Parkins, runissait les provisions les plus dlicates. Jusqu lindolente Molly quon vt parfois courir dans les corridors. Serena, toujours volontaire et dcide, travaillait quant elle avec ardeur, toute la joie de retrouver la compagne de son enfance. Les deux jeunes filles ne staient eneffet pas vues depuis deux ans.
Les hommes avaient des occupations diffrentes. Compltement rtabli, Coll pouvait ainsi monter cheval et sentraner aux armes avec Brigham. Chaque soir, les hommes supputaient en de longues discussions le dynamisme ou la tideur de tel clan, la date et le lieu du dbarquement de Charles en Ecosse. Aux alentours, de colline en vallon, de hameau en fort, les rumeurs les plus tranges couraient. Le prince tait en mer, il sjournait encore Paris, il se cachait en Ecosse En attendant, nul ne voyait rien venir. Un jour, un mystrieux messager stait prsent Glenr, demandant Brigham. Les deux hommes avaient pass tout laprsmidi ensemble, dans une petite pice isole. Le cavalier inconnu, parti aussi furtivement quil tait venu, navait rencontr que Brigham. Et, avec amertume, Serena avait d constater que rien ne transpirait du secret de cette visite. Mais sans doute en tait-il mieux ainsi. Elle repensait encore ce personnage, venu peut-tre de France, en lavant dans la cuisine pleine de vapeur les linges les plus dlicats, ceux quon ne confiait pas aux domestiques. Cette tche incombait dhabitude Gwen, mais les deux surs avaient fait un change. En ce moment, Gwen devait pousseter les bibelots, domaine rserv de Serena, qui prfrait aujourdhui un exercice plus actif. Les jupons haut relevs, de leau mousseuse jusquaux mollets, elle pitinait en rythme le linge. Elle dsirait tant se dpenser physiquement ! Et la solitude convenait tant son caractre ombrageux ! Partie au village, Mme Drummond philosophait sans doute avec les autres commres. Enferm double tour dans sa chambre, Malcolm tait cens apprendre ses leons tandis que Fiona dirigeait linstallation dune chambre damis et de ses annexes. Les hommes, eux, devaient chevaucher dans la campagne. Heureuse de cette tranquillit, Serena levait haut les genoux et dansait sur le linge en claboussant joyeusement le sol. Ses pieds frappaient leau avec force, marquant la mesure de la musique martiale quelle chantonnait pour se donner du cur louvrage.
A Glenfinnan, Maggie et Brigham staient sans doute rencontrs. Quelle impression son amie avait-elle faite sur lAnglais ? Lui avait-il bais la main ? Quelles penses stupides ! songea aussitt Serena. Furieuse contre elle-mme, elle chanta plus fort et plus vite, donnant des coups de pied de plus en plus rageurs dans leau. Depuis son retour, et leur petite discussion, Brigham ne lui avait pas accord un seul regard. Il lvitait ? Tant mieux ! Bon dbarras ! A mesure que des considrations plus horribles les unes que les autres lui venaient lesprit, Serena augmentait lallure, levait plus haut les genoux, comme un trotteur dans la ligne droite. Tant et si bien que la mousse passait maintenant par-dessus les bords de la cuve. Elle aurait voulu quil parte tout de suite, quil rapporte Londres, ou au diable, ses beaux yeux et ses belles manires. Elle aurait voulu quil tombe dans une rivire glaciale, y contracte une pneumonie double, avant de mourir lentement noy, dans datroces souffrances. Mieux que cela, encore Brigham entrait, se jetait ses genoux pour implorer laumne dun sourire. Avec quel ddain, alors, elle le repousserait du pied, comme ceci ! Au mme moment, Brigham entra. La tte soudain vide, la bouche be, le pied arrt en lair, Serena se trouva comme ptrifie. Ltonnement de Brigham, pour tout dire, ntait pas moins saisissant. Il croyait la jeune fille ltage, avec sa mre, ou dans la salle manger, avec sa sur. Depuis des jours, il singniait ne pas se trouver sur le passage de Serena. Et voil quaujourdhui, en entrant dans cette cuisine, le malaise le disputait en lui au ravissement.
Elle tait l, comme une apparition au milieu dun nuage de vapeur, dans la pice surchauffe, chevele, la peau moite et ses jupons taient relevs ! constata Brigham en baissant les yeux. Des bulles de savon glissaient paresseusement le long des jambes fines et muscles, dans une caresse qui en irisait la peau. Fascin par un spectacle si rare, si intime, et si bouleversant, il en eut dabord le souffle coup. Veuillez pardonner mon indiscrtion, parvint-il dire enfin. Je ne mattendais pas trouver en ce lieu un si charmant spectacle. Votre place nest pas dans la cuisine, lord Ashurn. Cest la gourmandise qui guide mes pas. Comme tout le monde semble fort affair et que Parkins a disparu, je me suis mis dans la tte de faire un brin de cour Mme Drummond. En fait de faveurs, je ne solliciterai dailleurs delle quun petit en-cas. Serena secoua la tte avec ddain. Que de manires inutiles ! Je nai pas le temps de moccuper de vous pour linstant, milord. Il y a de la soupe chaude dans la marmite, au coin du feu. Servez-vous et emportez votre bol. Brigham, qui avait recouvr une partie de son sang-froid, sapprocha de la cuve. Les parfums les plus raffins des dames de Londres ou de Paris ngalaient dcidment pas lodeur rustique du savon blanc, tellement plus sensuelle en cet instant. Quelle simplicit, quel naturel chez cette jeune fille qui nhsitait pas se montrer dans les occupations les plus banales ! Maintenant que je sais comme on lave le linge de nuit dans cette maison, dclara Brigham en se penchant sur la cuve, je suis sr que jy dormirai autrement, mademoiselle. Serena rfrna temps son envie de rire et se remit danser sans faons dans la mousse, prenant soin toutefois de ne pas trop lever les genoux.
Cest notre coutume nous, Sassenach ! Si vous voulez bien emporter votre soupe et me laisser seule Il faut que je finisse leau va refroidir ! En vrit, Brigham ne se dcidait ni sloigner de ce charmant spectacle ni sinsurger contre linjure. Sans doute inspire par le dmon de la provocation, Serna rompit le rythme de sa danse et sauta soudain pieds joints, claboussant ainsi deau savonneuse toute la culotte de Brigham, depuis la taille jusquaux genoux. Oh ! Comme je suis maladroite ! sexclama-t-elle dun ton faussement navr. Que votre seigneurie me pardonne ! Cette excuse formule, limpertinente pouffa de rire tandis que, sans trop se formaliser, Brigham constatait les dgts. Ma culotte a besoin dun nettoyage, daprs vous ? Si vous le pensez vous-mme, jetez-la dans la cuve, milord ! A peine Serena avait-elle formul cette imprudente proposition que la main de sa victime dnouait la ceinture de sa culotte et commenait de louvrir avec le plus grand srieux. Brigham prouva le malin plaisir voir la jeune fille sempourprer, ses yeux scarquiller dhorreur, sa bouche souvrir et ses mains se lever dans un geste de protestation. Comme elle cherchait senfuir, elle trbucha. Elle serait tombe la renverse sil ne lavait retenue dans ses bras. Brigham ! Vous lavez redit ! Un bras pass autour de la taille de Serena, une main dans sa chevelure, Brigham restait immobile, sous le charme. Il entendit des pingles cheveux tomber dans leau. Jai redit quoi ? demanda Serena. Beaucoup moins hardie que tout lheure, elle croisait les bras devant sa poitrine, comme pour se protger. Mon prnom. Rptez-le encore.
Sans se rendre compte du caractre provocant de son geste, elle shumecta les lvres. Ce serait inutile, affirma-t-elle. Vous pouvez me laisser, maintenant, jai retrouv mon quilibre. Comprenez-moi, Serena, je ne peux pas vous abandonner ainsi. Depuis trois jours, je vous fuis. Je sais que jai le devoir de vous respecter, que lhonneur minterdit de porter la main sur vous Pourtant, cest plus fort que moi : je vous dsire, Serena. Oserai-je le dire ? Je lis le mme dsir dans vos yeux. Serena baissa aussitt les paupires, et se reprocha en mme temps sa lchet. Vous vous trompez, milord. Je ne me trompe pas ! assura-t-il en lui baisant les cheveux. Mais ce nest pas notre faute. Voil trois jours que je tente doublier votre odeur enivrante, le parfum de votre bouche, en vain Taisez-vous ! Je ne vous coute plus ! Si mes bras taient libres, je me boucherais les oreilles. Au lieu de relcher son treinte, Brigham la renfora, obligeant la jeune fille relever la tte. Pourquoi ne pas mcouter ? Parce que je suis anglais ? Non Oui Je ne sais pas, balbutia Serena dune voix rauque. Je ne veux pas que vous me teniez. Je vous interdis de me faire prouver tous ces sentiments, toutes ces sensations Sans en laisser rien paratre, Brigham sentit une vague de joie inonder son cur. Quels sentiments, Rena ? La peur, la colre, le dsarroi Lentement, Brigham approcha son visage de celui de Serena. Non, Brigham, non ! Ne membrassez pas ! Il ne fit que lui effleurer les lvres et murmura :
Alors, embrassez-moi, Serena. Jamais ! Toute trace de volont quitta Serena lorsquelle plongea son regard dans celui de Brigham. Alors, ncoutant que son propre dsir, elle lui prit les lvres avec passion. Cet homme ne lui tait pas destin, jamais il ne serait elle, et pourtant elle nimaginait pas quil pt y en avoir un autre au monde. Il avait rpondu avec fougue son initiative, il lui baisait les lvres et la bouche avec un art consomm. Entendait-il jouir de sa faiblesse, de son abandon ? Quelle erreur ! Jamais Serena ne stait sentie aussi forte, aussi matresse de son pouvoir. De ses deux bras, elle lui enlaa le torse et la taille et renversa vivement la tte en arrire, lvres ouvertes, comme pour lui lancer un dfi. Brigham avait peine croire ce quil voyait. Cest une fille de feu quil tenait dans ses bras, vive, rapide, dangereuse, aussi fulgurante quun clair. Tantt elle se laissait aller, comme une flamme mourante, tantt elle le ravageait comme un incendie dvorant. Murmurant son nom contre sa gorge, il la souleva hors de la cuve pour la laisser glisser le long de son corps, jusqu ce que les pieds nus de Serena touchent le sol. Sans rserve, presque dchane, elle passa les mains sous la courte veste de Brigham pour lui griffer le dos travers le tissu de sa chemise. Arque contre lui, elle soffrait, les seins tendus, haletante. Dans son innocence, songea alors Brigham, elle risquait de provoquer lirrparable. Il fallait, hlas, briser l. Dun mouvement imparable, il scarta, lui emprisonna les mains et les porta ses lvres. Serena Nous devons parler, maintenant. Le moment est venu. Parler ?
Encore perdue dans la tempte des motions qui venait de faire rage en elle, elle ne comprenait plus rien. Oui. Jai dj suffisamment trahi la confiance de votre pre, et celle de Coll. Serena resta quelques instants immobile, les yeux fixes, puis la conscience de la situation lui revint. Arrachant ses mains ltreinte de Coll, elle sen couvrit le visage. Comment stait-elle ainsi laisse aller dans les bras de ce garon ? Fugitivement, elle songea leur joute oratoire, trois jours plus tt. Quelle humiliation ! Je ne veux pas parler, je veux vous voir partir. Brigham lui reprit les mains avec douceur. Que vous le vouliez ou non, il nous faut parler, Serena. Malgr nos principes, ou nos diffrends, nous devons tous deux reconnatre qu chacune de nos rencontres nous sommes invinciblement attirs lun par lautre. Nous pouvons regretter cette pulsion naturelle, mais il vous est impossible de nier sa ralit. Cela passera, dit Serena en baissant les yeux. Le dsir sen vient, le dsir sen va, tout passe. Etait-elle bien sincre ? se demanda Brigham. Rien de moins sr. Quel scepticisme, Serena ! sexclama-t-il. Je navais jamais rencontr de philosophe aussi dsabus, aussi jeune, et avec daussi jolis petits pieds. Aussi vite quelle stait abandonne tout lheure, Serena sinsurgea. Laissez-moi, maintenant ! Jtais tranquille et heureuse avant votre arrive et je le serai tout autant aprs votre dpart ! Je parie que non, dclara Brigham en la reprenant dans ses bras. Si je partais aujourdhui, vous verseriez des larmes. Pique au vif, Serena se regimba, le menton dress. Moi, pleurer votre absence ? Pourquoi ? Vous ntes pas le premier membrasser, et il y en aura bien dautres !
Les yeux de Brigham se plissrent, inquisiteurs. Vous vivez dangereusement, Serena Je vis comme je lentends. Maintenant, lchez-moi. Ainsi je ne suis pas le premier homme que vous ayez embrass. A part soi, Brigham songeait quil aimerait bien connatre tous ces amoureux, pour les tuer lun aprs lautre. Si toutefois ils existaient. Dites-moi, vous ont-ils tous fait frissonner ainsi ? Et il embrassa si fort Serena quelle en perdit le souffle. Avez-vous senti la mme chaleur vous parcourir ? Il lui prit de nouveau les lvres et lentendit gmir, perdue et soumise. Vos yeux se sont-ils embus chaque fois, comme aujourdhui ? Aviez-vous ce mme regard chavir ? Les jambes molles, comme prise de vertige, Serena saccrocha aux paules de Brigham. Brigham Alors ? Jattends, dit-il, les yeux brillants dun clat intense. Serena baissa les paupires et secoua la tte, lentement. Non. Serena, je nai rien cass, tu peux La main sur la poigne de la porte, Gwen resta ptrifie, le souffle coup, la bouche grande ouverte et les yeux ronds comme des billes. Le tableau tait stupfiant : sur la pointe de ses pieds nus, les jupons remonts jusqu lindcence, Serena saccrochait la veste brode de lord Ashburn. Et il Le visage de la pudique jeune fille sempourpra. Excusez-moi, je croyais quil ny avait personne, dit-elle absurdement, sans savoir que faire delle-mme.
Avec plus de vivacit que de naturel, Serena quitta les bras de Brigham et secoua ses jupons pour les faire retomber. Gwen lord Ashburn tait Jtais en train dembrasser votre sur, prcisa benotement Brigham. Ah ? Alors, excusez-moi, rpta Gwen, dcidment court de vocabulaire. Devait-elle rester ou partir ? se demandait-elle. Les manuels de savoir-vivre ne prvoyaient pas ce genre de situation Pendant que Brigham samusait de son embarras, Serena entrechoquait furieusement tous les bols du vaisselier. Lord Ashbum veut de la soupe, dit-elle comme si cela expliquait tout. En effet, jen voulais. Mais la rflexion Bonsoir, mesdemoiselles, je vous laisse. Aprs un bref salut, Brigham gagna tranquillement la porte. Un vacarme lui fit presser le pas : un bol de faence venait dexploser sur ses talons.
7.
A mon avis, le roi de France nest pas dispos aider notre prince. Son or et ses troupes, il veut les garder pour faire sa guerre lui, sur le continent. Debout devant la chemine, les mains dans le dos, Brigham avait parl avec calme, sans laisser paratre son amertume. Coll, dun temprament entirement oppos, arpentait la pice grandes enjambes. Il venait de jeter sur une table le message secret arriv depuis quelques minutes. Ses yeux lanaient des clairs. Lanne dernire, ce satan Louis XV offrait notre gentil prince de le rtablir dans ses droits, il le suppliait presque daccepter son appui. Il a bien chang ! Lanne dernire, les Franais voulaient envahir lAngleterre. Ils avaient donc intrt affaiblir le roi George de lintrieur. Depuis quelques semaines ; ce projet est abandonn. A la cour de Versailles, on ne se soucie plus gure des Stuarts : tel est le sens de ce message. Alors, on se passera des Franais, scria Coll. Les Highlanders mneront seuls le combat. Sans doute, mais je crains fort les dfections, intervint Ian. Assis dans un fauteuil ancien, il mditait dun air sombre. Il leva la main pour inviter son fils ne pas linterrompre. Ma conviction reste intacte, rassure-toi. Le moment venu, tous les MacGregor seront derrire le prince. Mais la victoire suppose la participation unanime de tous les clans. Cela sest dj vu, pre. Nous recommencerons. Tu es trop optimiste, Coll.
Ian parlait dune voix mesure et calme, pleine de nostalgie. Comme le temps passait ! Il se souvenait des combats de sa jeunesse, ct de Rob Roy, son an dans le clan MacGregor. Nous risquons de manquer de monde, reprit-il. Certains Ecossais vont faire dfection, jen suis sr. Nous avons bien les jacobites, les partisans anglais des Stuarts, mais combien sont-ils ? Et combien sont disposs se joindre nous ? Je le saurai dans quelques jours, rpondit Brigham. Aprs un dernier coup dil, il jeta au feu la lettre qui venait darriver. Il ne pouvait la conserver, car elle tait trop compromettante pour ses amis de Londres. Coll se rassit pour la regarder brler. En attendant, nous bavardons sans rien faire, maugra-t-il. Pendant combien de mois, dannes peut-tre, allons-nous rester ainsi au coin du feu, pendant que lusurpateur sengraisse sur le trne dAngleterre ? Les vnements vont se prcipiter, lui assura Brigham. Le prince simpatiente, lui aussi. Il risque de lever ltendard de la rvolte avant que nous ayons eu le temps de bien la prparer. Comme chaque fois quil allait prendre une dcision, Jan MacGregor tambourinait des doigts sur le bras de son fauteuil. Ce serait dommage, dit-il encore. Une guerre improvise est une guerre perdue. Il faut runir de nouveau les chefs de clan, sans attirer lattention de la garde noire. A lvocation de ce rgiment recrut par lAngleterre pour maintenir lordre en Ecosse, Coll cracha dans le feu. Tu repars la chasse ? lana-t-il. Cette fois, je vous accompagne. Il faut savoir varier les : plaisirs, rpondit malicieusement Ian. Comme je nai pas dans depuis longtemps, je me suis dit quun bal nous ferait du bien tous, dautant que nous attendons ds aujourdhui une charmante enfant.
Par une remarquable concidence, le roulement dune voiture se fit entendre dans la cour. En cartant un rideau, Brigham vit Serena se prcipiter la portire pour embrasser la jeune fille aux cheveux noirs quil avait rencontre Glenfinnan. Voil prcisment Maggie MacDonald, annona-t-il en souriant. Je lattendais, lui indiqua Ian. Elle est dge se marier, et ma fille ane aussi. Rien de tel quun bal pour leur montrer quelques jeunes costauds. Cest dans un bal que jai rencontr ma femme. Vive les bals ! Brigham, qui tournait le dos, ne put voir briller dans les yeux de Ian une lueur dhumour. Depuis plusieurs jours dj, le pre de Serena stait en effet aperu quun air de romance flottait dans sa demeure Brigham laissa tomber le rideau. Pour linstant, il prfrait ne pas la voir, clatante de beaut et de joie. Ce spectacle veillait en lui trop de dsirs impossibles assouvir. Quant Coll, les bottes croises lune sur lautre, il ne cachait pas son irritation. Une fille de plus dans la maison ! Cest le bouquet ! Ne compte pas sur moi pour tenir la bride de son poney ou lui ramasser sa poupe. Moi, jai mieux faire. Je fourbirai mes armes dans le grenier sil le faut, mais je ncouterai srement pas les calembredaines de cette pronnelle. Ne ten fais pas, lui dit son pre, trangement conciliant. Rena et Gwen sen occuperont. On entendit des rires et de frais clats de voix dans le corridor, puis les deux battants de la porte souvrirent. Dans mes bras, ma nice ! sexclama Ian tandis que Coll restait rsolument le dos tourn aux nouvelles venues.
A petits pas presss, Maggie vint se jeter dans les bras de son oncle, qui la souleva bien haut en riant, comme elle, aux clats. Piona dut intervenir. Laisse cette enfant, Ian ! Le voyage la puise, et elle a froid. Viens te rchauffer prs du feu, Maggie Coll, donne ton fauteuil. Coll se leva dassez mauvaise grce, avec une moue de mcontentement. Mais ce quIl vit alors le laissa bouche be. O diable tait la gamine maigrichonne dont il gardait le souvenir ? Comme par miracle, elle stait mtamorphose en une princesse de conte de fes Les cheveux de Maggie, noirs comme la nuit, schappaient en boucles tout autour de son chapeau de velours bleu. Son regard ntait plus le mme, ses yeux avaient pris la nuance profonde des eaux du lac au crpuscule. Son teint, jadis brouill, faisait penser la transparence de lalbtre le plus pur. En vrit, cela faisait maintenant plus dune semaine que la jeune fille se prparait cette rencontre si ardemment attendue. Jour aprs jour, elle en avait rpt tous les pisodes. Ainsi, conformment la stratgie tudie avec le plus grand soin, elle nadressa Coll quun sourire distrait, avant de savancer vers Brigham pour lui faire une profonde rvrence, pleine dlgance et dabandon. Votre seigneurie, je suis votre servante. Mademoiselle MacDonald, je brlais du dsir de vous revoir. Comme il let fait Versailles, Brigham lui tendit la main pour la relever, et lui baisa le bout des doigts. Devant ce tableau, Serena pina les lvres. Que signifiaient ces galanteries ? Elle prouva lurgent besoin de bousculer son pre pour venir prendre sans trop de mnagement le bras de Maggie et lentraner vers Coll lequel, prcisment, venait de penser refermer la bouche. Tu te souviens de mon frre, naturellement ? Bien sr, rpondit la roue en dessinant sur ses lvres un sourire mondain, plein de condescendance.
Comme il avait grandi ! songea-t-elle en lui tendant la main. Comme ses paules staient largies ! Le joli garon qui hantait ses souvenirs sen effaait soudain ; au bnfice de cet homme si fortement charpent, mais tellement plus attirant ! Avec maladresse, il lui prit la main, sans savoir quen faire. Je suis heureuse de vous revoir, Coll, murmura-t-elle. Et de vous revoir guri. Guri de quoi ? bredouilla-t-il, comme si toute prsence desprit tait abolie. Votre pre ma tout racont. Vous allez vraiment bien ? Parce quelle craignait que Coll, si prs, nentendt les battements de son cur, et parce que le contact de cette large main veillait en elle dtranges sensations, Maggie tourna les talons pour aller vers Fiona. Sous son chapeau bleu, elle sentait une chaleur tratresse lui monter au visage. La rougeur qui devait laccompagner serait sans doute impute lexcitation du voyage. Comme je suis heureuse, tante Fiona, de me retrouver Glenr, dclara-t-elle. Mon parrain na que de bonnes ides ! Piona lui donna un baiser sur le front tandis que Ian se rengorgeait sans modestie. Il prit la direction des oprations. Betsy ! Molly ! Apportez des siges, et boire, boire pour tout le monde ! Ainsi fut fait. Coll semblait avoir oubli quun devoir imprieux lappelait ailleurs pour prparer ses armes. Au contraire, il mit toute son habilet tactique investir un sige tout prs de la nouvelle venue, au centre de la pice. Non moins habile tacticien, Brigham profita de ce que Serena allait sasseoir la dernire pour la relguer lcart, sur un divan dispos contre le mur. Une assiette de gteaux la main, il prit place ct delle. Mademoiselle MacGregor, un biscuit ou une tartelette ? proposa-t-il, avant de demander sans changer de ton ni de visage : Pourquoi mvitez-vous, Serena ?
Dans le brouhaha de la conversation gnrale, cet apart passait inaperu. Prise au pige, Serena frona les sourcils. Ridicule ! Vous avez raison. Il est ridicule de vouloir mviter. Toujours aussi prtentieux, Sassenach ? Pour marquer son exaspration, Serena posa sans prcaution sa tasse sur sa soucoupe. Faites moins de bruit, par piti ! On va croire que je vous rends nerveuse. Comme Gwen stait leve pour offrir dautres gteaux, Brigham sempressa de la complimenter. Vous tes ravissante en rose, Gwen, cest ma couleur prfre. Vous me rappelez les fleurs de mon jardin. La jeune fille, ne trouvant pas de rponse adquate, sloigna en rougissant tandis que sa sur ane mordait avec rage dans une tartelette dont elle ne sentait pas le got. Jamais Brigham ne lui avait dit quelle tait ravissante ! Jamais il ne stait donn la peine, comme tout lheure avec Maggie, de sincliner avec lgance pour lui prendre la main, en sortie de rvrence. Des piques, des mots cruels, oui, mais jamais de douceurs ! Dans un effort de lucidit, Serena dut cependant se souvenir que jamais elle navait fait Brigham de rvrence. Et sil se montrait fort avare de compliments, lami de Coll tait prodigue de baisers et quels baisers ! Pourrait-elle un jour oublier lardeur de leurs caresses ? Bien sr, tout innocente quelle ft, Serena savait quelles fins les hommes font la cour aux femmes, si bien levs fussent-ils Or jamais elle naccepterait de prendre un amant, et surtout pas un Anglais. Ni les dlires ni les sensations inoues que Brigham
provoquait en elle ne dtruiraient le respect d lhonneur de la famille. Ainsi, si elle avait vit de rencontrer Brigham, ctait non par peur, mais parce quelle se mfiait de ses propres pulsions. Vous rvez tout veille, ma chrie. Cest de moi, jespre ? Rendue furieuse par le ton de son voisin, et surtout par sa perspicacit, Serena sursauta violemment. Il fallait quelle sloigne de lui, pour participer la conversation gnrale. Vedette de la runion, la rieuse Maggie concentrait sur elle tous les regards, et toutes les complaisances. Quelque peu congestionn, Coll se comportait ainsi dj en amoureux transi. On dirait que votre frre est tomb sous le charme, ajouta Brigham. Je crois plutt quil est tomb sur la tte, rpondit Serena, intrigue. Voyez son regard vitreux ! Cest celui des victimes du petit dieu Cupidon, qui a d lui lancer une flche dans le cur. Oubliant toutes ses sombres penses, dtendue, Serena ne songeait soudain plus qu samuser. Retenant un rire, elle se pencha loreille de son voisin pour ntre entendue que de lui seul. Qui let cru ? Mon pauvre Coll ! Pensez-vous quil va lui dclamer des vers ? Malheureusement, il ne connat que le monologue dHamlet : Etre ou ne pas tre Et cela ne convient pas. Le visage caress par la chevelure de Serena, Brigham eut un frisson. Quelle fille trange ! Elle passait toujours, sans transition, de laigre mpris la plus douce des complicits. En ce moment, elle sattendrissait. Quand je pense, dclara-t-elle, quil y a deux ans Coll ne songeait qu se dbarrasser delle ! En deux ans, Maggie sest sans doute mtamorphose. Quel charme ! Quelle beaut ! Sans sen rendre compte, Serena pina un peu les lvres.
Oui, sans doute. Vous tes meilleur juge que moi. Brigham sourit, heureux davoir instill dans le cur de Serena le venin de la jalousie. TI sagissait prsent de la rassurer. En effet, jai lhabitude. Mais vous savez, je prfre les rousses aux yeux verts, avec la langue bien pendue. Surtout si elles ont des griffes ! Serena, mcontente delle-mme, ne put sempcher de rougir. Excusez-moi, milord, je ne my connais gure en marivaudage de salon. Qu cela ne tienne ! Je vous apprendrai aussi le marivaudage ! Lasse de soutenir un combat aussi ingal, Serena se leva vivement pour aller rejoindre son amie. Viens, Maggie, je vais te montrer ta chambre.
Rien ne pouvait tre plus distrayant pour Serena que la prsence de Maggie. Si les deux amies denfance ne staient pas vues depuis deux ans, leurs caractres navaient pas chang. A la spontanit de Maggie sopposait la rserve de Serena, et malgr tout, elles taient faites lune pour lautre. Elles bavardaient tard dans la nuit, faisaient ensemble de longues promenades pied ou cheval, dans les landes et les forts voisines. A ces occasions, Maggie parlait beaucoup de Coll, quelle aimait depuis sa plus tendre enfance. Cela ntait pas surprenant. Ce qui ltait, en revanche, aux yeux de Serena, ctait le revirement de son frre. Avec surprise, elle assistait la naissance de lamour. Coll, qui jadis multipliait les prtextes pour fuir la compagnie des adolescentes, en trouvait sans cesse de nouveaux pour ne pas quitter les deux jeunes filles. Il coutait avec une ferveur presque exagre les propos lgers de la volubile hritire des MacDonald. Avec cet esprit critique qui nappartient quaux surs aimantes, Serena constatait que son frre, nagure si rustique, prenait
maintenant grand soin de sa toilette et de sa mise. Lindiscrte Mme Drummond avait mme rvl Serena que Parkins tait charg de rformer la garde-robe de son frre. La jeune fille se serait gausse de cet engouement si les morsures de la jalousie ne lui avaient rong le cur. Le bonheur de Maggie, sa grande honte, lui faisait mal. Epanouie, vivant comme dans un rve, son amie prouvait les dlices de lamour alors quelle-mme nen ressentait que lamertume. Cette preuve de faiblesse lirritait. En consquence, pour combattre ses propres dmons, Serena faisait tout pour favoriser lidylle naissante. Coll sarrangeait souvent pour leur servir de guide pendant leurs promenades cheval et, la plupart du temps, Brigham accompagnait le petit groupe, pour la plus grande gne et le plus grand plaisir de Serena. En ce dbut du mois de mars, il faisait encore froid, mais des signes avant-coureurs annonaient lapproche du printemps. Si les sabots des chevaux faisaient rsonner le sol gel, les arbres luisants staient dbarrasss de leur givre. Et alors que les premires fleurs sauvages napparatraient que dans une quinzaine de jours, le passage des trois promeneurs faisait lever des vols de passereaux criailleurs. Serena aimait cette priode de lanne, pleine desprance et de puret. Une brise frache et vivifiante caressait le visage des cavaliers, comme pour leur apporter une nergie nouvelle. Malheureusement, Maggie adorait les promenades lentes et paresseuses, arrtant tout instant sa monture pour admirer un arbre ou un point de vue. Serena devait alors contenir sa propre impatience, et celle de sa jument, habitue dautres allures. Quant ltalon de Brigham, il piaffait et dansait sur place, fatigu de marcher au pas. Que diriez-vous dun petit galop ? demanda soudain Brigham en se portant la hauteur de Serena. Jen rve, je lavoue. Il jeta un coup dil en arrire. Coll et Maggie les suivaient une trentaine de mtres.
On fait la course ? murmura-t-il. Ils nous rattraperont. Bien quelle ft tente par cette proposition, Serena fit un geste de dngation. Le rle de chaperon que lui avait confi sa mre excluait toute escapade deux. Ce ne serait pas convenable. Je vois, vous avez peur de perdre ! Paradoxalement, la colre qui salluma dans le regard de la jeune fille ravit Brigham : il lavait pique au vif. LAnglais qui pourra vaincre une MacGregor la course nest pas encore n ! scria-t-elle avec orgueil. Je relve le pari, Rena. Galopons jusquau lac. Durant un moment dhsitation, Serena songea que les convenances lobligeaient ne pas quitter Maggie. Mais comment rsister une telle provocation ? Sans rflchir plus avant, elle lcha la bride et cravacha sa monture, qui nattendait que ce signal pour slancer. Serena connaissait les dtours de la fort aussi bien que les corridors de son chteau natal. Dune main lgre, elle guidait sa jument, se baissant pour viter les basses branches, sautant les troncs couchs en travers du chemin. Bien que le sentier ft fort troit, Brigham refusait de lui laisser la voie libre, et ils chevauchaient paule contre paule, faisant rsonner le sous-bois de leurs rires complices. Le plaisir quprouvait Serena, elle le devait autant cette complicit qu lexcitation de la course. Livresse de la libert lui apportait un bonheur sans mlange. Elle aurait tant voulu que le lac soit trs loin, au bout du monde, pour que cette exaltation durt toujours ! Elle menait sa monture en cavalire consomme, brillante, insoucieuse du danger. Sil avait eu affronter une autre partenaire, Brigham et retenu son cheval pour la laisser gagner, assurant ainsi sa scurit sans blesser son orgueil. Mais avec Serena, la comptition
prenait un tout autre sens. Cest avec la plus pure des joies quil poussait son talon, quil sentait le plaid de la jeune fille lui fouetter le visage, quil voyait sa robe gris tourterelle voler au vent, une demilongueur davance. Elle montait en amazone. Il aurait prfr la voir en culotte de cheval, comme lautre fois, et la comptition aurait t plus gale. Mais il dut pousser son cheval pour passer en tte. Au loin, le soleil faisait miroiter la surface immobile du lac tandis que le tonnerre des sabots retentissait dans la campagne endormie. Le parcours se terminait par une longue descente. Alors quils atteignaient ensemble la rive, Serena attendit le dernier instant pour tirer la bride. Sa jument se dressa en hennissant, les pattes avant au niveau de ses oreilles. Suspendue entre ciel et terre, le regard vainqueur et conqurant, le corps lger, Serena poussa un cri de triomphe. Si Brigham ne lavait dj aime, il naurait pu qutre conquis par ce spectacle enivrant. Jai gagn, Sassenach ! Menteuse ! dit-il en caressant lencolure de son cheval. Je menais dune tte ! Dune tte de cochon, oui ! lana-t-elle avec un rire moqueur qui retentit dans la valle. Jai gagn, et vous navez pas le courage de le reconnatre. Avec bonheur, elle respirait lair frais et humide, plein de la senteur des rsineux. Ses yeux verts ptillaient deffronterie, et son petit chapeau tout de guingois semblait narguer son adversaire. Si je navais pas mont en amazone, je vous aurais pris dix longueurs ! Mais ne soyez pas trop du, vous ne montez pas trop mal, pour un Anglais. Vous pourriez battre un Ecossais unijambiste et borgne ! Cest trop de compliments ! maugra Brigham. Ne me faites pas rougir dorgueil, chre petite dame ! Il nempche que jai gagn.
Seulement, vous tes trop vaniteuse et trop entte pour avouer votre dfaite. Serena redressa le menton avectant dnergie que son chapeau, retenu seulement par ses brides, tomba en arrire et libra son abondante chevelure. Tous les efforts que Maggie avait dploys ce matin pour la discipliner se trouvaient ruins. Jai gagn, milord ! insista-t-elle. Si vous tiez un homme bien lev, vous le reconnatriez de bonne grce. Non, je suis le vainqueur. Dailleurs, une jeune fille bien leve ne se livre pas ce genre de comptition. En cet instant, Serena songea quelle aurait voulu faire mal cet impudent. Talonnant sa monture, elle la fit volter pour affronter Brigham. Quil la trouve vaniteuse et entte, passe encore. Mais quil mette en cause son ducation ! Voil bien une injure digne dun homme imbu de ses pouvoirs ! Cest vous qui avez propos une course. Si javais refus, vous mauriez taxe de lchet. Je relve le dfi, je gagne et, du coup, vous me mprisez, je ne suis plus une dame Secrtement, Brigham senchantait de lindignation de la jeune fille, qui rougissait de colre. Vous avez relev le dfi, et vous avez perdu, rpondit-il. Mais rassurez-vous, Serena, je suis lass des dames . Je vous prfre telle que vous tes. Cest--dire ? Un trs joli chat sauvage qui shabille en homme, et se bat comme un homme. Serena poussa un sifflement Ide rage. Pour librer sa fureur, elle cravacha ltalon de Brigham, qui se cabra en hennissant et amora un saut dsespr. Son cavalier serait tomb dans les eaux glaces du lac sil navait eu le rflexe de tirer vivement la bride et de poser une main apaisante sur lencolure du cheval. Celui-ci simmobilisa en frmissant.
Sorcire, murmura Brigham, partag entre ltonnement et ladmiration. Vous avez voulu me noyer ? Cest un risque courir. Avec le caillou qui vous tient lieu de cervelle, vous auriez plong la tte la premire jusquau fond du lac. Malgr la duret de ses propos, Serena se sentait joyeuse. Elle regarda le ciel tout bleu. Quelle belle journe ! La plus belle depuis longtemps Livresse de la course lui brlait encore la peau. Je vous propose une trve, reprit-elle avec autorit. Si je me fche avec vous, je naurai plus personne qui parler. Mon frre ne pense en effet qu faire les yeux doux Maggie. Ainsi, je ne suis, pas tout fait inutile, remarqua Brigham en mettant pied terre. Cela me rchauffe le cur, mademoiselle. La victoire me rend magnanime, milord. Serena dgagea son genou du lien qui le retenait la selle et se laissa glisser au sol, acceptant laide de son compagnon. Eh bien, tant mieux ! commenta celui-ci. Nanmoins, je vous rappelle que vous avez perdu. Avant que Serena ait pu ragir, il la souleva de terre et la chargea sur son paule. Sans savoir si elle devait en rire ou sindigner, elle lui assena sur le dos une vole de coups de poing. Etes-vous fou ? scria-t-elle. Lchez-moi, espce de mufle ! Cest bien mon intention, rassurez-vous. En quelques pas, Brigham atteignit la berge du lac. Les yeux de Serena scarquillrent alors dhorreur, et elle agrippa la veste brode de son tourmenteur. Vous noseriez pas ! Ma chre, un Langston relve tous les dfis quels quils soient. Serena se dbattit, elle chercha mordre Brigham, le frapper. Dune main, il lui saisit la jambe et demanda :
Savez-vous nager, Rena ? Mieux que vous, Sassenach ! Si vous ne me lchez pas Non ! Brigham ! Elle est trop froide ! Dun mouvement vif, il avait fait semblant de la jeter leau. Comprenant quil stait jou delle, Serena ne put sempcher dclater de rire, tout en jouant des pieds et des poings. Quand je serai terre, promit-elle, je vous tuerai ! Raison de plus pour ne pas vous lcher. Avouez-le, maintenant : cette course, cest moi qui lai gagne. Jamais de la vie ! Alors, au bain ! Au moment o Brigham faisait un dernier pas au bord du lac, un coup de botte atteignit le haut de sa cuisse. Il grimaa, jura, trbucha sur une souche et scroula la renverse avec Serena, dans un grand froissement de jupons et sous un dluge dinvectives. Ils demeurrent quelques instants emmls sur lherbe, le temps de reprendre leur respiration, puis restrent ainsi, allongs, cte cte. Un peu tardivement, Serena songea alors dissimuler ses jambes. Jai sali mon plaid ! gmit-elle. Cest votre faute. Et ma jupe est perdue ! Jai failli perdre bien autre chose, remarqua Brigham en se frottant la cuisse. Serena sourit avec insouciance et releva dun geste dsinvolte les mches de cheveux qui lui pendaient le long du visage. Elle nallait pas gcher une si belle journe par des remords inutiles, ni perdre son temps en protestations effarouches. La prochaine fois, je viserai mieux, promit-elle dun ton plaisant. Mais dites-moi, vos beaux atours dlgant Londonien sont tout froisss ! Parkins va vous gronder, jen suis sre.
Brigham haussa les paules. Pourtant, il prit soin de faire tomber comme il le put la poussire et la terre de sa culotte et de sa veste. Un valet aussi styl que Parkins noserait pas madresser de reproches. En fait, il se contente de reproches muets -sa tristesse est dautant plus culpabilisante. Devant lui, jai souvent limpression de redevenir un petit garon qui fait de la peine son prcepteur. Parkins est solide comme le roc, dune exasprante comptence, et ttu comme une mule. Vous vous intressez lui ? Cest une question quil faudrait poser Mme Drummond. Il me semble quelle voit en lui le second mari de ses rves. Parkins et Mme Drummond ? incrdulit. Votre Mme Drumniond ? demanda Brigham avec
Comme si lhonneur de sa famille en dpendait, Serena eut un mouvement dhumeur. Et pourquoi pas ? Mme Drummond est une fort belle femme, trs convenable. Je nen doute pas. Et Parkins ? Il est au courant ? Appuy sur ses coudes, Brigham clata de rire. Il imaginait le couple : un petit homme nerveux et maigre ct de lnorme et paisible cuisinire. La mme image vint traverser lesprit de Serena, qui sourit. Faites confiance Mme Drummond, elle sarrangera pour le lui faire savoir. Elle a dj entrepris de le sduire force de tartes aux fruits et de sauces la crme, de la mme faon que Maggie sduit Coll avec ses petites mines et ses battements de cils. Cela vous ennuie-t-il ? Pour mieux rflchir, Serena sallongea plus commodment sur le sol, posa la tte sur son bras repli. Maggie et Coll ? Pas du tout. Elle est amoureuse de lui depuis lge de cinq ans. Si Coll lpouse, jaurai une belle-sur selon mes vux, puisquelle est ma meilleure amie. Mais Mais ?
Serena ferma les yeux pour mieux sentir la caresse du vent frais sur son visage, et pour mieux prciser sa pense. Quand je les vois ensemble, je me pose des questions, avoua-telle. On dit que le printemps est la saison des amours. Cette anne, le printemps risque dtre la saison des combats, et personne ny pourra rien. Sans quelle y prenne garde, Brigham avait commenc jouer avec les pointes de ses boucles dnoues. Si vous le pouviez, lui demanda-t-il, viteriez-vous la guerre ? Serena soupira et rouvrit les yeux pour contempler quelques nuages blancs, trs haut dans le ciel. Vous savez, Brigham, je me sens partage. Du fond du cur, depuis toujours, je voudrais pouvoir tenir une pe, et combattre avec mon clan. Mais jai beaucoup chang, ces dernires semaines. Si seulement la guerre nexistait pas, si la vie pouvait continuer comme avant, si nous pouvions regarder en paix les arbres et les fleurs Saisi par lmotion, il lui prit la main. Les fleurs renaissent chaque anne, Serena. Il y aura dautres printemps. Elle se tourna vers lui, srieuse et confiante. Seule avec Brigham sur les bords du lac, elle retrouvait la paix. Sur cette rive, elle aimait depuis toujours venir apaiser les troubles de son cur afflig, ou jouir dun bonheur nouveau. Comme tout semblait naturel et simple aujourdhui ! Les oiseaux ppiaient doucement, lair frais embaumait de senteurs aquatiques, le soleil dardait ses rayons tides. Dun geste spontan, Serena caressa la main de Brigharn. Le temps semblait stre arrt. Ils taient seuls au monde. Soudain, cependant, elle vit les traits de Brigham saltrer, son visage se tendre sous leffet du dsir. Non, par piti ! scria-t-elle en se redressant vivement.
Mais au lieu de la mettre hors de porte des atteintes de Brigharn, pe mouvement ne fit que len rapprocher. Se soulevant un peu, il lui caressa la joue. Nous pourrions nous quitter tout de suite, Rena. Cela ne briserait pas le lien qui nous unit. Aucun lien ne nous unit. Entte, dit-il en lui mordillant la lvre infrieure. Entte, et si belle ! Je ne mrite aucun de ces compliments. Laissez-moi. Serena leva la main pour repousser Brigham. En vain. Au lieu de lui obir, il lui caressa de la bouche, la joue, le cou, et puis loreille, dont il parcourut les contours de la langue. Je sais ce que je dis, chuchota-t-il. Sil vous plat, Brigham, non ! Depuis des jours je nattends que cet instant, Rena, rien que pour cette caresse. Sa langue sattardait autour de cette oreille, quelle finit par explorer. Ce plaisir encore inconnu delle fit frissonner Serena. Des vagues de chaleur sirradirent dans tout son corps. Je veux que vous soyez mienne, Serena, je vous dsire tant ! Je nai pas le droit. Et vous non plus. Mais ce bonheur, nous le voulons tous deux, Serena, et nous en jouirons ensemble. Tendrement, il lui prit les lvres. Satisfaite et comble, Serena connut alors un moment de flicit. Oui, ils seraient heureux Non ! scria-t-elle dans un sursaut. Non, vous navez pas le droit de me parler ainsi, pas le droit Vous mempchez de rflchir.
Ce nest pas le moment de rflchir, dit-il en lui saisissant lpaule pour la contraindre lui faire face. Laissez-vous aller, Serena, soyez vous-mme ! Saisie de vertige, pleine de dsirs et de remords, elle lui obit. Sans mme attendre son initiative, elle lui embrassa la bouche, les joues, les yeux. Consciente de sa faute, de sa folie, elle nattendait que des caresses, que des baisers qui la conduiraient lextase. Le dsir partag la torturait. Lui seul existait de toute ternit. Pour lui, elle se sentait prte tous les abandons. Sous sa main, Brigham sentait les battements prcipits du cur de Serena un cur qui, il le savait, ne battait que pour lui. Frmissant, presque hors de lui, il lui baisa la gorge, le cou, pour revenir ses lvres haletantes. Je vous dsire, Serena, murmura-t-il dune voix fivreuse. Comprenez-vous ce que cela signifie ? Oui, rpondit-elle en levant une main tremblante. Mais laissez-moi le temps de rflchir. Sans insister, Brigham relcha son treinte et seffora de recouvrer son souffle. Je veux surtout avoir le temps de vous expliquer mes sentiments et mes projets, Serena. Chaque fois que nous sommes seuls, je ne peux pas mempcher de vous embrasser, cest de la folie ! Si nous continuons ainsi, jamais vous ne pourrez me comprendre ! Les projets de Brigham, Serena pensait ne les connatre que trop bien. Pour sa plus grande honte, et pour sa plus grande satisfaction, elle se sentait prte sy abandonner. Puisquil la dsirait, elle deviendrait donc sa matresse. En tant que telle, elle prouverait le comble du bonheur, et le comble de la dsesprance. Et si elle trouvait assez de force pour prserver son honneur et se refuser lui, jamais elle ne connatrait le bonheur, et sa dsesprance serait infinie Inutile de mexpliquer, je comprends tout. Laissez-moi le temps de rflchir. Il faut que je me fasse lide
Tout prs, ils entendirent des bruits de sabots et des rires, et ils comprirent que leur solitude allait bientt prendre fin. Serena, maimez-vous ? demanda Brigham en lui prenant la main. La jeune fille aurait voulu le har en cet instant, pour avoir pos cette question inutile dont il ne connaissait que trop la rponse. Soudain puise, elle ferma les yeux. Ce problme nest pas le seul, Brigham. Il lui lcha la main et fit unpas en arrire. Nous y revoil ! sexclama-t-il avec colre. Je suis anglais, et quimportent mes sentiments, notre attirance mutuelle, vous nen dmordrez pas ! Vous ne voudrez jamais Je le veux, mais je ne peux pas, Brigham, rpliqua Serena, au bord des larmes. Je ne peux oublier qui vous tes, ce que vous reprsentez, ni de quelle famille je suis issue. Jai besoin de rflchir, encore une fois. Trs bien. Je patienterai, Serena. Une voix gouailleuse, celle de Coll, vint mettre fin ce dialogue. Quand on ne sait pas monter, on reste la maison, surette ! Ton plaid est tout vert, et tu tes mouill les Le regard courrouc de Serena lincita au silence.
8.
Juche sur la plus haute marche dun escabeau, Maggie sappliquait redonner tout son clat au grand miroir de la salle de rception. Sous la direction de Fiona, les domestiques mettaient la rsidence des MacGregor sens dessus dessous pour le grand vnement. Comme toutes les nergies taient requises, la fille des MacDonald navait pas voulu se conduire en simple invite, et elle sappliquait donc avec les autres membres de la famille rendre le chteau aussi accueillant que possible. Ce bal, jen rve lavance, Rena, confia-t-elle son amie. Ce sera une grande russite, avec la musique, les lumires et Coll, ajouta Serena, qui cirait les meubles pour la millime fois de sa vie. Maggie lui adressa par-dessus son paule un sourire complice. Surtout Coll. Tu ne sais pas la nouvelle ? Il ma retenu la premire danse ! Vraiment ? Tu mtonnes ! Il sen passe des choses, Glenr ! Il me la demand si gentiment ! Maggie cessa de frotter la glace pour y contempler son visage tendre et juvnile. Elle avait abus des promenades en fort, et stait expose sans ombrelle au soleil de mars. Pourvu que ses taches de rousseur ne rapparaissent pas ! Jadis, Coll sen moquait cruellement Elle ressentit le besoin imprieux de se confier encore.
Je lui aurais bien dit que je lui rservais, lui seul, toutes les danses de la soire, mais jai craint quil ne fasse une crise dapoplexie, ou quil se mette bgayer. Mon frre ne bgaie que depuis ton arrive, il me semble. Oui, je lai appris de Mme Drummond, acquiesa Maggie, au comble du ravissement. Cest bon signe, tu ne crois pas ? Tant bien que mal, Serena se rsolut garder pour elle les plaisanteries qui lui venaient lesprit : il ne fallait pas ternir le bonheur dont rayonnait son amie. Il est amoureux de toi, Maggie, et jen suis heureuse pour lui. Comme toutes les jeunes filles en pleine romance, Maggie voulait sentendre rpter encore et encore son bonheur. Tu dis cela pour me rassurer ? demanda-t-elle en prenant un air anxieux. Pas du tout ! Je constate. Coll te suit partout en tirant la langue comme un basset, ses paupires tombent, et il se lave presque tous les jours. Ce sont des indices qui ne trompent pas ! Dmotion, Maggie aurait volontiers vers des larmes. Mais les pleurs de joie eux-mmes abment les yeux, et la charmante enfant tait bien dcide noffrir Coll que limage dune beaut sans dfaut. Elle se priva donc de ce plaisir, et garda les yeux presque secs.. Tu te souviens, Serena, quand nous tions petites, nous voulions devenir des surs Oui. Je devais pouser un MacDonald et tu devais te marier avec Coll. Il ta dj parl de mariage, je suppose ? Son chiffon la main, Serena vit les sourcils de Maggie se froncer. Le sillon qui les sparait, caractristique des membres de son clan, en rappelait lopinitret. Pas encore, mais cela ne tardera pas. Quand jai une ide en tte Et puis, je laime tellement !
Comment le sais-tu ? Nous ntions que des petites filles quand nous faisions des projets de mariage. Tu adorais mon frre, alors. Cependant, tu as bien chang, depuis, et lui aussi. Ce nest plus un gamin, mais un homme. Il na presque rien voir avec lenfant quil tait. Quand il tait jeune, je le voyais comme un prince charmant. En se souvenant du petit garon efflanqu et querelleur quavait t son frre, Serena ne put retenu : son hilarit. Il tait si grand, tellement fort ! poursuivit Maggie. Je le voyais en rve se battre pour moi, menlever de force sur son fier destrier, et memmener au loin, si loin ! La volubile Maggie descendit un chelon de son escabeau, riant delle-mme ce souvenir. Je le connais mieux, maintenant, je sais quil sest mtamorphos et pourtant, je laime toujours autant. Cest un homme qui sait ce quil veut, en qui on peut placer sa confiance. Bien sr, il a hrit de lemportement de mon oncle, mais cela le rend encore plus attachant. Coll nest plus un prince charmant de conte de fes : il est devenu bien plus sduisant, et je laime mille fois plus que jadis. Serena, moins prodigue de confidences, songea en elle-mme que Brigham rpondait tout fait limage idalise du prince charmant de leur enfance, prt tirer lpe et enlever sans vergogne la femme quil avait choisie. Maggie, est-ce que Coll ta dj embrasse ? La : jeune fille eut une moue charmante, pleine de regrets. Non, avoua-t-elle. Une fois, jai cru quil allait me prendre dans ses bras, mais Malcolm est venu nous dranger. Tu crois que les baisers sont interdits avant le mariage ? Certainement pas ! sexclama Serena.
Elle avait prononc cette rponse avec une vhmence telle quelle en sursauta elle-mme. Toutefois, perdue dans ses rves, son amie ne remarqua rien. Quand la maladie a emport maman, reprit Maggie, jai eu bien du chagrin, mais cest surtout maintenant que je regrette de ne plus avoir de mre. Elle aurait pu me conseiller, mexpliquer les mystres de lamour, me dire si la prsence de papa la rendait folle quand ils taient fiancs Tu es sre quil maime, Serena ? Ce qui est certain, cest que depuis ton arrive il est devenu parfaitement idiot. Bafouillage, roulements dyeux, hbtude je te lai dit : ce sont des symptmes qui ne trompent pas ! Vraiment ? scria Maggie en battant des mains. Ainsi, daprs toi, cest bon signe Il nempche que je ne le trouve pas assez entreprenant. Il devrait profiter de son avantage ! Maggie ! Quelle honte ! sexclama en riant Serena. Voudrais-tu quil te prenne plus quun baiser ? La jeune fille rougit violemment. Je ne sais pas. Ce qui est sr, cest que sil reste aussi timide, je vais prendre linitiative ! Etonne de cette audace, Serena adressa son amie un regard admiratif. Tu vas ty prendre comment ? A la premire occasion, je vais Maggie se tut. Dans le corridor, on entendait des pas dcids. Ctait Coll, songea-t-elle, sentant du mme coup les battements de son cur sacclrer. Impulsivement, elle laissa glisser son pied sur une marche du tabouret, et poussa un cri de dtresse en prenant contact avec le parquet cir. Serena se prcipita son secours, mais elle fut devance par Coll, qui venait dentrer. Il prit Maggie par la taille, tout mu de la sentir si lgre entre ses bras.
Avez-vous mal ? Comme je suis maladroite ! Jai manqu une marche ! dit Maggie en contrefaisant la voix dune petite fille fragile. Son visage dlicat tout prs de la joue rugueuse de Coll, elle exultait. Quelle stupidit, Serena ! bafouilla son chevalier servant, tremblant de colre. Tu aurais d lempcher ! Vous ntes pas faite pour grimper sur un escabeau, Maggie ! Comme sil craignait de lui faire mal en la tenant serre dans ses mains de lutteur, Coll sempressa de remettre dlicatement Maggie sur ses jambes. La jeune roue poussa un cri de dtresse au moment o son petit pied touchait le sol, ce qui lui valut de se sentir de nouveau et avec quelles dlices ! souleve dans les bras de Coll. Vous souffrez ? Je vais chercher Gwen ! Ce nest pas ncessaire Si je pouvais masseoir Maggie battait des cils et jouait de la prunelle comme une hrone de comdie. Sans prendre garde ce jeu, ou subjugu par lui, Coll la porta jusqu un fauteuil, sous lil amus de Serena. Comme son frre faisait limportant ! Je vais vous chercher un verre deau, proposa-t-il. Et avant que Maggie ait pu faire un geste pour le retenir, Coll stait prcipit hors de la pice. Tu as vraiment mal, Maggie ? demanda Serena en sagenouillant prs de son amie. Quel dommage, si tu ne peux danser demain ! Demain, je danserai toutes les danses. Avec Coll. Mais ta cheville ? Ma cheville se porte comme un charme. Regarde ! Jaillissant de son sige, le rire aux lvres, elle esquissa une gigue endiable. Margaret MacDonald, vous tes une fieffe menteuse ! scria Serena.
Pas du tout, rpondit la coupable en se rasseyant et en arrangeant autour delle les plis de sa robe. Je nai jamais dit que javais mal cest Coll qui sest fait des ides. Et mes cheveux, Rena ? Arrange-les, je dois tre affreuse ! Ainsi, tu es tombe exprs Oui, et a a march. Devant le visage rayonnant de satisfaction de son amie, Serena secoua la tte, dpasse par les vnements. Quelle tricherie ! Tu devrais avoir honte ! La jeune fille se toucha la joue, lendroit que la barbe de Coll avait tout lheure effleur. Je nai pas trich, ou si peu Et pourquoi avoir honte ? Les hommes aiment bien se sentir forts. Tu sais, les femmes trop sres delles-mmes leur font peur. Aprs tout, o est le mal si ton frre me voit comme une petite chose innocente et dlicate ? Serena mdita un instant la leon que lui donnait son amie denfance. Lautre jour, quand Brigham avait tir lpe en la voyant couverte de sang, aurait-elle d se faire passer pour une pauvre fille sans dfense, et lmouvoir davantage ? Non, son caractre sy opposait. A lvidence, il lui fallait laisser dautres ce genre dartifice. Lorsquun homme se montre trop rserv, ajouta Maggie, il faut le pousser dans ses derniers retranchements. Attention, il revient ! Si tu pouvais nous laisser un moment seuls Bien sr Il me semble que ce pauvre Coll na aucune chance de se tirer daffaire. Il est vaincu davance, murmura Maggie avec un sourire radieux. Coll, empress jusquau ridicule, entrait, un verre deau la main.
Voil, dit-il en sagenouillant devant llue de son cur. Ne buvez pas trop vite. Serena se leva et gagna la porte, sans quon songe la retenir. Je vais chercher Gwen, lana-t-elle. Ou plutt, je ne vais chercher personne , songea-t-elle en laissant seuls les deux amoureux. Coll prit la main de Maggie, si douce et si frle. Il se faisait leffet dun ours soignant une colombe. Souffrez-vous beaucoup, Maggie ? Elle le regarda travers ses longs cils, tonne de se trouver aussi timide que lui. Ce nest rien, Coll. Inutile de vous mettre dans tous vos tats. Il leva sur elle un regard namour. Maggie lui rappelait une madone quil avait nagure admire Florence. En cet instant, il aurait voulu lui caresser le dos de la main mais, absurdement, il craignait de lui faire mal. Quelle chance que jaie t l pour vous relever ! Vous mavez fait peur, Maggie. Moi aussi jai eu peur, dit-elle en posant sa main dans celle, puissante, de sa victime. Vous souvenez-vous du jour, il y a longtemps, o je suis tombe de cheval dans la fort ? Ma robe tait dchire du haut en bas. Jai eu le tort den rire, excusez-moi. Vous avez d me har ! Non, jen tais dj incapable. A vrai dire, vous deviez me prendre pour une horrible petite peste ? Pas pas du tout ! protesta Coll en bgayant. Vous tes la plus plus jolie fille dEcosse, et je je Coll avait la bouche sche comme de lamadou. Il lui sembla que son cou se dilatait, que son col ltranglait. Il haletait. Vous vous sentez mal ? lui demanda Maggie avec inquitude.
Non, je Il vaut mieux que jaille chercher Gwen. Inutile ! scria Maggie, au bord de lexaspration. Coll vous navez rien me dire ? Etes-vous aveugle ? Quand ses yeux incertains plongrent dans le bleu profond des yeux de Maggie, Coll, pris de vertige, crut dabord quil se noyait. Mais il comprit enfin le message quelle lui destinait. Alors, passant de lpouvante lexultation, il poussa un cri de fauve, avant de saisir la jeune femme dans ses bras et de la faire tourner en lair. Alors, on va se marier, Maggie ? Je vous attends depuis toujours, Coll. Ils changrent un chaste baiser, qui les fit rougir tous les deux. Cest le moment que choisit Fiona pour faire une entre dramatique. Coll ! sexclama-t-elle. Quelle honte Margaret. Monte dans ta chambre. Tout de suite. Soudain trs sr de lui, Coll osa, pour la premire fois de sa vie, rire des admonestations maternelles en faisant sauter dans ses bras sa victime consentante. On va se marier, maman. Le regard encore svre de Fiona allait de lun lautre. Tu as fini par te dcider ? Tant mieux, tout le monde simpatientait. Nanmoins, il me semble que tu as encore beaucoup apprendre, mon pauvre Coll. Un homme ne transporte une jeune fille dans ses bras quaprs la crmonie nuptiale. Tu vas donc me faire le plaisir de dposer ta fiance sur le parquet, et tout de suite. Mais, maman Tout de suite. Coll obit, un peu vex. Maggie, de son ct, ne savait quelle attitude adopter. Elle se rassrna quand elle vit Fiona lui tendre les bras, un chaleureux sourire illuminant son beau visage.
Bienvenue chez les Mac Gregor, Maggie. Vous navez pas choisi le moins fou. Que Dieu vous bnisse.
Incroyable ! En finissant de traire sa vache prfre, Serena se rptait cette nouvelle incroyable : Coll allait se marier. Quen penses-tu, Ernestine ? demanda-t-elle au paisible ruminant. Ernestine se contenta de tourner la tte pour examiner le seau presque plein. Ctait le deuxime. Estimant quelle avait accompli sa tche de la journe, elle porta un regard rveur sur le foin tout frais qui lattendait. Naturellement, personne ntait cens savoir la grande nouvelle. Coll devait dabord demander la main de Maggie Donald MacDonald avec tout le crmonial requis pour une affaire aussi grave. Mais Maggie tait incapable de retenir sa langue, et son bavardage avait tenu Serena veille jusqu laube. Comme la rponse paternelle ne faisait aucun doute, la nouvelle fiance sagitait comme une folle. Dautant quelle annoncerait ses fianailles pendant le bal de ce soir. Cette pauvre fille perd la tte , songea Serena en tirant et pressant inutilement les pis de la vache, dont la mamelle tait vide depuis un certain temps. Et Coll ! Il se pavanait comme un coq de basse-cour, tout gonfl de sa nouvelle importance. Quelle sottise ! Avec un soupir plein de commisration, la jeune fille rangea son trpied et souleva ses deux seaux. Tout naturellement, elle se rjouissait du bonheur des tourtereaux. En pousant Coll, Maggie ralisait un rve denfance et, nen pas douter, elle ferait une excellente pouse, prompte retenir les lans inconsidrs de son mari comme pardonner ses petits caprices. Elle lui donnerait beaucoup de satisfactions et beaucoup denfants.
En ce qui la concernait, Serena avait des ides bien arrtes. Incapable de se plier aux ncessits de la vie conjugale, elle ne se marierait jamais. Non pas que le fait daccoucher lui fasse peur, ou quelle nait pas envie de mettre au monde des quantits denfants. Ctait seulement que la condition passive des femmes maries lui faisait horreur. Jouer les potiches, quelle calamit ! Dailleurs, comment trouver lme-sur, un compagnon qui laime et la respecte en mme temps ? Lexemple de ses parents, qui formaient un couple parfait, avait eu paradoxalement un effet nfaste. Si Serena se refusait au mariage, cest quelle se savait incapable daccder la mme perfection queux. De toutes les faons, puisquelle avait donn son cur ce lord anglais, le mariage lui tait interdit. Comment appartenir un homme, quand on en aime un autre ? Ctait impensable ! Et comme jamais Brigham ni elle ne pourraient unir leurs existences, Serena, par amour, resterait clibataire. Du coup, le bonheur affich des deux tourtereaux risquait de la faire souffrir Mais quimporte ! songea-t-elle. Ses deux seaux bien en main, elle descendit le sentier qui menait au chteau. Un soleil clatant dispersait les nuages et faisait fondre les dernires neiges de lhiver, rendant le chemin glissant. Serena ne sen souciait gure. Autant pour viter de renverser du lait que pour se complaire dans sa rverie solitaire, elle marchait pas lents. Non, elle ne devait pas taler ses frustrations, manifester une jalousie purile. Elle aimait trop son amie et son frre pour ne pas se fliciter de leur bonheur Quand mme, quelle habilet, quelle rouerie chez linnocente Maggie ! Un petit mensonge, une petite comdie, et ce balourd de Coll tait tomb dans le pige. Comme il la regardait, la ruse ! De toute vidence, il ne voyait en elle quune petite chose frle et dlicate, une beaut de porcelaine pure, si fragile quun souffle let brise, une femme-enfant, de celles que les hommes, dit-on, aiment protger. Ce genre dattitude, aucun garon ne lavait eue lgard de Serena et ce pour de multiples raisons. Dailleurs, la soumission affecte par les coquettes rpugnait
son caractre. Il nempche que se sentir protge, faible et mouvante devait donner de bien grandes satisfactions. Un bruit de bottes lui fit lever les yeux. Il sagissait de Brigham, qui montait grands pas vers lcurie. Sans rflchir, comme dinstinct, Serena inflchit son chemin pour le croiser de prs. Seraitelle aussi bonne comdienne que Maggie ? Poussant un petit cri aussi fminin que possible, elle tomba avec grce sur le sol humide. En un instant, Brigham fut prs delle. Allait-il la porter dans ses bras ? se demanda aussitt Serena. Pas vraiment Au lieu de se pencher, en effet, il resta debout, lair mcontent, les poings sur les hanches. Vous vous tes fait mal. Pas dempressement dans son attitude, aucune commisration dans son intonation : il semblait laccuser, plutt. Sans se laisser dcourager par cette raction inattendue, Serena continua assumer son rle denfant fragile et fit battre ses longs cils, lexemple de Maggie. Je ne sais pas, Brigham. Je me suis peut-tre foul la cheville. Quelle sottise ! Pourquoi vous mlez-vous de traire les vaches ? Montrez-moi cette cheville. Brigham saccroupit. Les mauvaises nouvelles quil venait de recevoir taient assez dcevantes, et cet incident ne faisait quaggraver sa mauvaise humeur. Aujourdhui, tout semblait conspirer son exaspration. Malcolm nest pas l ? demanda-t-il. Et Molly, la sotte, elle dort encore dans un coin ? Et les autres ? Cest invraisemblable, tout de mme ! Je me rserve de traire ma vache ce nest pas le travail de mon frre. Molly prpare la rception de ce soir. Et puis, il ny a rien dinfamant traire une vache, lord Ashbum.
En mauvaise comdienne, Serena oubliait de jouer son rle de petite fille sans dfense. Ses yeux lanaient des clairs, ses poings se crispaient sur les anses des seaux tandis quelle cherchait toute force une rplique qui fit mal. Evidemment, ajouta-t-elle, les petites mijaures de Londres ne font pas la diffrence entre le pis dune vache et les hum ! et un taureau ! Cela na rien voir. Ce sentier est glissant, et les seaux trop lourds. Il faut tre stupide pour entreprendre un travail dont on est visiblement incapable. Incapable, moi ? Blme de colre, Serena rejeta dun geste rageur la main de Brigham et bondit sur ses pieds. Elle se sentait prte mordre. Je suis plus capable que vous, Sassenach, plus forte que les Anglaises, et dailleurs je nai jamais de ma vie gliss sur aucun sentier ! Brigham, qui restait accroupi devant elle, secoua la tte avec une rsignation dsabuse. Tte de mule ! murmura-t-il, un demi-sourire aux lvres. Pour Serena, cen tait trop. A la seconde suivante, un seau de lait, haut lev, se dversa dun coup sur la chevelure et les paules de Brigham, pour ruisseler au sol sans pargner aucun lment de son costume. Dans son hbtude, il avala une longue gorge de lait tout frais. Dans une sorte divresse, Serena allait rcidiver quand les mains de Brigham se refermrent sur les siennes, de chaque ct du second seau. Il se releva, tout dgouttant de lait. La fureur qui brillait dans ses yeux menaants se trouvait singulirement altre par le masque de lait gras qui couvrait sa peau, collait ses cils et blanchissait sa chevelure noire. On et dit un clown, songea Serena, partage entre la panique et le fou rire. Vous mritez une bonne correction, Serena.
Essayez donc, Sassenach ! Serena ! Cest la voix tonitruante de lan Mac Gregor qui venait de retentir. Aussitt, le visage de Serena changea dexpression. Du dfi goguenard, il passa sans transition la surprise, puis la peur. Elle baissa la tte, prte au pire. Deviens-tu folle, ma fille ? Alors que Ian levait dj la main, Brigham, chevaleresque, fit un mouvement pour sinterposer, tout en entreprenant de sessuyer le visage avec un mouchoir. Cest mon mauvais caractre, papa Un accident sans importance, prcisa Brigham. Serena a gliss sur la terre humide. Comme pour le contrarier, Serena releva les yeux, le visage but. Ce nest pas un accident, papa. Jai fait exprs de verser tout le seau sur lord Ashburn. Je ne suis pas aveugle. Jai tout vu, dit Ian dune voix grondante. A contre-jour, bien plant sur ses fortes jambes, le plaid relev sur lpaule, il tait vraiment impressionnant. Je vous prsente mes excuses, Brigham. La conduite de ma fille est inadmissible. Elle sera chtie en consquence. Va mattendre la maison, Serena ! Oui, papa. La tte basse, la jeune fille allait effectuer une humiliante retraite quand Brigham la retint par lpaule. Un instant, Ian. Je crois que les torts sont partags. Votre fille a t victime dune provocation dlibre de ma part, je lavoue. Dites-le votre pre, Serena : je vous ai traite de mule.
Les yeux de Serena tincelrent un instant, mais elle les baissa aussitt. Oui, murmura-t-elle. Voil tout, Ian, reprit Brigham. Mme si la sanction est un peu disproportionne, jai eu tort de linsulter. Si vous voulez me faire plaisir, Jan, nen parlons plus. Le pre de Serena resta un moment enferm dans un courroux silencieux, puis fit un geste dimpatience. Va mattendre, Serena, et vite ! Dans le bref regard que celle-ci lui jeta en ramassant ses seaux, le plein et le vide, Brigham put lire un mlange de gratitude et de colre rentre. Les deux hommes la regardrent partir. Leur colre tombe, ils pensrent tous deux, chacun de son ct, quils riraient un jour de cette scne de farce. Ma fille mrite le fouet, grommela nanmoins Jan. Cest ce que jai pens, sur le moment, approuva Brigham. Mais jaurais d me mfier de son caractre impulsif. Nous ne cessons dentrer en conflit, votre fille et moi. Je lavais remarqu. Elle a une tte de mule, une langue de vipre et des rflexes de chat sauvage. Cest vrai, elle fera le malheur de mes vieux jours. Ian se passa la main dans la barbe pour dissimuler un sourire, puis il ajouta : Je me demande comment je peux la supporter. Elle est insupportable ! murmura Brigham. Je me demande si le hasard, ou la providence, lont mise sur mon chemin pour me gcher la vie, ou pour lilluminer. Que comptez-vous faire ? Avec votre permission, je compte lpouser, Ian.
Un peu tard, Brigham savisa quil avait pens tout haut. Le pre de Serena poussa quant lui une sorte de sifflement pour exprimer sinon son tonnement, du moins son admiration. Quel courage ! Et sans ma permission ? Je lpouserai, de toute faon. Brigham regardait son compagnon droit dans les yeux. Ian MacGregor se rjouit de cette rponse nergique il nen attendait pas dautre , sans pour autant laisser paratre quoi que ce soit de sa satisfaction. Jy penserai, commenta-t-il seulement. Quand partez-vous Londres ? Cette question rappela Brigham sa mission, et la lettre quil venait de brler. A la fin de la semaine. Lord. Murray me demande de venir laider rchauffer le zle des partisans anglais du prince. Votre demande recevra une rponse quand vous reviendrez. Je reconnais que vous tes un beau parti pour ma fille, mais je ne ferai rien sans son consentement. Vous la connaissez un peu, je ne vous promets donc rien. Le visage de Brigham se rembrunit. Parce que je suis anglais. Elle vous en a parl ? Il y a des blessures qui se gurissent difficilement, vous savez. Enfin ! Nous verrons. Pour rconforter Brigham, et lui tmoigner sa sympathie, Jan assena une forte claque sur lpaule trempe du jeune homme. Alors, vous lavez traite de mule ? Cest on ne peut plus vrai mais quelle tmrit ! Jai eu cette audace. Nanmoins, avec des rflexes plus rapides, jaurais pu viter la douche, rpondit Brigham en tordant dun air dgot sa cravate.
Le pre de Serena clata dun rire retentissant. Eh bien ! Si aprs cela vous voulez encore pouser ma fille, il faudra faire des progrs, mon garon ! Et derechef, il lui frappa lpaule.
Dans la grande chambre de Serena, les trois jeunes filles, en chemise et simple jupon, mettaient la dernire main leurs prparatifs pour le bal. Le front but, les dents serres, condamne limmobilit, Serena revivait la scne du lait et sa conclusion, surtout. Quelle humiliation ! Elle aurait prfr mourir, voir mourir Brigham, ntre jamais ne, ne pas avoir se coiffer, supporter le bavardage de Maggie Frue de mode franaise, lhritire des MacDonald frisait au fer la chevelure flamboyante de Serena. Elle commentait de son charmant babil cette tche longue et difficile, qui devait donner en principe lheureuse bnficiaire tous les charmes de la Pompadour la nouvelle favorite du roi Louis XV. Comme tes cheveux sont pais et solides ! Tu nauras jamais porter des papillotes toute la nuit pour tre belle ! A quoi bon ? remarqua Serena. Je ne vois pas pourquoi il faudrait se donner tant de peine rien que pour plaire un homme ! Maggie sourit, de ce sourire particulier aux jeunes fiances, sres delles-mmes et satisfaites de leur russite. Si ce nest pour un homme, rtorqua-t-elle, quoi bon se faire belle ? Gwen, les paules mies, prenait des poses devant le grand miroir. Je nai jamais t aussi bien coiffe, Maggie. Dommage que maman mait interdit de me coiffer la franaise ! Elle me trouve trop jeune.
Elle a raison, approuva Serena. Tu es bien plus jolie avec cette coiffure toute simple. Quand on a de beaux cheveux blonds, ils se suffisent eux-mmes, comme les rayons du soleil. Confuse de stre laisse aller ces proccupations esthtiques, elle se renfrogna de nouveau. Toujours devant la glace, Gwen esquissa quelques pas de valse. Sa premire robe de bal lattendait sur le dossier dun fauteuil. Vous croyez quon va minviter ? demanda-t-elle dune voix pleine dimpatience. Tu ne risqus pas de faire tapisserie ! lui assura Maggie en approchant le fer de sa joue, pour en mesurer la chaleur. Peut-tre membrasser vais-je rencontrer un danseur qui voudra
Dans ce cas, dit sombrement Serena, tu mappelles, et je lui arrache la tte. Avec un petit rire, Gwen tournoya sur elle-mme pour faire virevolter son jupon. Tu parles comme maman. Bien sr, je nai envie dembrasser personne, ce nest pas de mon ge, mais si un garon essayait cela me ferait plaisir. Espce de dvergonde ! Continue faire la coquette, et papa tenferme cl ! Tout occupe maintenir la chevelure sophistique de Serena laide de rubans verts brods dor, Maggie coutait cet change en souriant. Ne lcoute pas, dit-elle en fille experte de ce genre de situation. Son premier bal fait dlirer Gwen. Dailleurs je me sens fivreuse, moi aussi, comme Glenfinnan, il y a deux ans, pour le mien. Elle recula de quelques pas pour avoir une vue densemble de son uvre.
Voil, jai fini. Tu es ravissante, Serena. Ou plutt, tu serais ravissante si tu consentais sourire. Pour seule rponse, Serena carta les lvres pour dcouvrir ses dents en exorbitant ses yeux, comme une jument qui hennit. Refais cette grimace ce soir, et tous les hommes se sauvent en courant, lui assura Maggie. Tant mieux ! Moins il y en a autour de moi, mieux je me porte. Gwen eut un sourire entendu. Jen connais un qui ne se sauvera pas en courant. Lequel ? demanda Maggie avec intrt. Cest le beau Brigham ! Je nai rien voir avec lord Ashburn ! scria Serena. Elle se leva vivement, au risque de dtruire ldifice capillaire qui la surmontait, pour aller prendre sa robe sur le lit. Derrire son dos, Gwen et Maggie changeaient des mimiques complices. Comme tu as raison, approuva hypocritement Maggie, qui lissait sur son corsage des faux plis imaginaires. Cest un beau garon, la rigueur, si on aime les yeux noirs et dominateurs, et la distinction. Mais quelle froideur ! Et quelle arrogance ! Brigham nest pas arrogant du tout, il est Serena saperut, mais un peu tard, quon se moquait delle. Cest une brute ! poursuivit-elle courageusement. Un malappris insupportable. Un Anglais. Le visage impassible, tout plein dinnocence, Gwen entreprit dagrafer la robe de Maggie. Lautre jour, il embrassait Serena dans la cuisine, susurra-telle. Quoi ?
Ptrifie de stupfaction, Maggie ouvrit des yeux ronds. Gwen ! cria Serena. Sa jeune sur haussa ses paules nues, perdue dans une sorte de rverie. A Maggie, on peut tout avouer, Serena, elle est comme notre sur. Oui, Brigham embrassait Serena, dans la cuisine, prs du baquet de linge. Quel spectacle romanesque ! Op aurait dit que rien ne pourrait les sparer, quils taient seuls au monde. Tais-toi ! Les joues brlantes, Serena sintroduisit dans les arceaux des paniers en fulminant. Ce ntait pas romanesque, ctait exasprant et Alors que Serena sapprtait dire dsagrable , elle refusa de profrer un aussi gros mensonge. Quil aille au diable ! conclut-elle abruptement. Puisque tu tais si fort en colre, tu aurais d men parler, observa Maggie. Pourquoi ? Cet incident na aucune importance. Il mest sorti de la tte, voil tout. Gwen aurait volontiers poursuivi la discussion, mais elle se tut, sur un geste impratif de Maggie. Alors, nen parlons plus, observa cette dernire. Ce soir, je te prsenterai notre cousin Jamie. Je suis sre quil te plaira. Serena mit une sorte de grognement, qui ne pouvait passer pour une manifestation denthousiasme.
Si Parkins navait fait aucun commentaire en accueillant son matre, sa rprobation muette tait vraiment accablante. En sortant des mains expertes de son valet, Brigham avait retrouv toute son
lgance, mais il se sentait la fois humili et puis. Sa mauvaise humeur se trouvait en outre aggrave par des proccupations dun tout autre ordre : lEcosse et lAngleterre bruissaient de rumeurs de guerre, on lappelait Londres et, pendant ce temps, il sapprtait faire danser des jeunes filles sous le regard bienveillant de leurs matrones de mres. Toutes ses penses allaient aux partisans des Stuarts, plus timors quil ne laurait cru, et aux dangers de sa mission. Combien de temps devrait-il sabsenter de Glenr ? Emporterait-il ladhsion des militants les plus tides, Londres ? Sil tait dnonc, quadviendrait-il de ses biens et de ses terres ? Ce soir, des douzaines de chefs de clan allaient redire leur fidlit au prince Charles. Brigham tmoignerait de leur rsolution, de cette rsolution qui raviverait peut-tre lardeur des jacobites dAngleterre. Dcidment, la guerre supposait autant de diplomatie que de combats que Brigham prfrait dailleurs aux bavardages, lexemple de son ami Coll. Il descendit le grand escalier, dans la tenue dapparat que Parkins avait prvue. Des dentelles blanches, immacules et mousseuses, ornaient son col et ses manchettes. Lmeraude qui fixait sa cravate rappelait celle quil portait au doigt tandis que sur son gilet noir, galonn dargent, une jaquette blanche boutons dargent tombait impeccablement de ses paules. Aux yeux dun spectateur non averti, Brigham passait aisment pour un jeune picurien, pour un aristocrate sans souci. Personne ne pouvait souponner quil portait en lui le poids de bien lourdes responsabilits. Lorsquil pntra dans la grande salle, Fiona, qui lattendait, plongea dans une profonde rvrence. Depuis que son mari lui avait fait part des intentions du jeune lord, la mre de Serena nourrissait bien des espoirs et se faisait en mme temps bien du souci. Serena tait si rancunire, non sans raison, lgard des Anglais, et si imprvisible ! Lady MacGregor, quelle lgance ! la complimenta Brigham.
Fiona sourit, contente du compliment. Ce qui lui plut davantage encore, ce fut le regard que le jeune homme jetait sur lassemble pour y chercher quelquun. Indniablement, il tait amoureux. Ne vous moquez pas, milord. Jespre que cette soire vous plaira. Elle sera parfaite si vous maccordez une danse, madame. Je ne sais si je dois accepter. Il y a tant de jeunes femmes qui nattendent que le plaisir de danser avec vous Coll vous a fait une rputation flatteuse ! Si vous le permettez, je vais faire les prsentations. Prenant le bras de Brigham, Fiona lentrana dans la salle. Une foule dinvits sy pressaient, revtus de leurs plus beaux atours. Des centaines de bougies jetaient des lumires chaudes sur les soies et les satins, les perles et les bijoux des femmes. Les hommes portaient tous des kilts de crmonie et des plaids aux couleurs de leurs clans, sur des pourpoints de cuir fin. Avec leurs chaussures grosses boucles, assorties leurs boutons et leurs agrafes dargent, ils incarnaient une tradition ancestrale. Les femmes, beaucoup plus modernes, suivaient de toute vidence la mode de Paris. Sur les vastes robes, la dentelle et le brocart se superposaient, de mme que sur les manches longues des corsages. Fiona prsenta Brigham chaque invit, et toutes les dames. Il saluait avec lgance, sans manifester son impatience alors quil ne cessait de se demander o tait Serena. Elle lui devait la premire danse, pour le moins. Une fois la crmonie des prsentations termine, Coll vint le rejoindre. Il rayonnait. Tu mas lair fort content de toi, commenta Brigham. Faut-il en dduire que lord MacDonald a bien voulu taccepter pour gendre ? Nous serons maris dbut mai, rpondit Coll, tout rouge dmotion.
Mes flicitations, dans ce cas. Si je comprends bien, je vais devoir trouver un autre compagnon de beuverie tu te ranges ! Coll avait lair un peu embarrass. Justement, je pensais taccompagner Londres. Mais Ta place est ici, Coll, affirma Brigham. Je reviens dans quelques semaines. Avec de bonnes nouvelles, jespre. Mais oublions un moment nos soucis. Ce soir, cest la fte ! Je vais rejoindre Maggie. Si tu cherches une danseuse digne de tes talents, je te conseille Serena : mauvaise tte, mais pied lger ! Brigham eut un choc en apercevant la sur de Coll. Ses cheveux roux relevs au-dessus de sa tte et boucls en tresses dgageaient entirement sa nuque gracile. Le dcollet carr de sa robe de soie verte brode dor laissait apparatre la naissance dune poitrine au galbe ferme et plein, et les perles de son collier confondaient leur clat avec celui de sa peau dune blancheur dalbtre. Les volants de sa robe cascadaient, mettant en valeur la minceur extrme de sa taille. Dautres femmes taient vtues plus richement, elles portaient des diamants tincelants dans. Ieur coiffure poudre. Pourtant, Brigham ne voyait que Serena qui ne lavait pas encore aperu. Les jambes coupes, il resta un moment paralys, bat dadmiration. Ainsi, la cavalire en pantalon, linsolente porteuse de lait, stait mtamorphose en cette blouissante jeune fille du monde. Les violons prludrent. Aussitt, bien des regards se portrent vers Brigham, qui ne les vit pas. Recouvrant enfin lusage de ses jambes, il traversa la salle pour aller sincliner devant Serena. Mademoiselle Mac Gregor, me ferez-vous lhonneur de danser avec moi ce menuet ? Serena avait prvu cette invitation. Avec une joie mauvaise, elle tenait sa rponse toute prte : ce serait un refus
Rien ne se passa comme elle lavait prvu. Sans un mot, elle tendit la main son cavalier tandis que, dans un grand froissement dtoffes, les couples se mettaient en ligne, face face. Quand Brigham lui lcha la main pour prendre place du ct des hommes, Serena saperut avec terreur quelle avait oubli jusquaux premiers pas de la danse. Il lui sourit en sinclinant comme tous les autres, elle fit une rvrence en mme temps que toutes les femmes, les violons sonnrent alertement, et lenchantement commena. Les yeux dans les yeux, comme seuls au monde, Serena et Brigham voquaient chacun pour sa part la scne charmante du bord du lac, au cours de laquelle Serena avait dans seule le menuet, dans les bras dun cavalier imaginaire, aux accents dune musique tout intrieure. Aujourdhui, le monde rel sidentifiait celui du rve. Entre ces deux univers, les deux jeunes gens se sentaient comme suspendus, en tat de grce. Mais aussi, quelle sensualit exquise dans ce moment privilgi ! Il suffisait que leurs doigts seffleurent pour quils prouvent lmotion violente dune treinte. Ils-se sparaient tous deux en mesure, posment, et leurs curs battaient la chamade. Quand les musiciens en vinrent la conclusion, au moment de la rvrence finale, leurs lvres palpitaient, toutes chaudes, comme sils venaient de sembrasser. Au lieu doffrir son bras Serena pour la reconduire sa place, Brigham lui baisa la main, et la garda dans la sienne. Merci, Serena. Ce menuet, je rvais de le danser avec vous depuis le jour o je vous ai vue seule, au bord du lac. Mais la rflexion, je me demande si vous ntiez pas plus sduisante encore en culotte de cheval que dans cette robe somptueuse. Cest cest une robe de maman Une robe que maman ma donne. Serena sen voulait de balbutier dans un moment de si grand bonheur. Je vous dois des excuses, pour ce matin, reprit-elle dune voix plus assure.
Sans tenir compte de certains regards tonns, Brigham lui baisa de nouveau la main. Pourquoi vous excuser ? Inutile de perdre votre temps en politesses avec moi, Rena. Je vous dois bien cela, insista-t-elle en lui jetant une illade pleine dhumour. Vous mavez vit les gifles et le fouet que me promettait mon pre. En fait, il menace souvent, mais il ne punit jamais. Il a sans doute tort Sil mavait donn quelques corrections dans le pass, je ne serais sans doute pas aussi indocile. Indocile ? Ce soir, cela ne se voit pas. Ce soir, vous tes la plus belle femme que jaie vue, et cela me suffit. Soudain intimide, Serena baissa les yeux. Ne me faites pas de compliments, Brigham, cela me gne. Je ne sais comment les accepter. Vous savez, Rena Mademoiselle MacGregor, me ferez-vous le plaisir de maccorder la prochaine danse ? Tous deux jetrent un regard hostile au jeune homme en kilt qui avait laudace dinterrompre leur dialogue. En fait, Serena aurait aim casser la jambe de ce godelureau. Mais elle se rappela les usages et accepta son bras, tout en se demandant quand elle pourrait danser de nouveau avec Brigham. A partir de ce moment, elle fut emporte comme dans un tourbillon. Lorchestre enchanait sans discontinuer danses cossaises et menuets. Ses cavaliers, jeunes ou vieux, dynamiques ou empess, ne lui laissaient aucune trve, et cest peine si Brigham parvint obtenir delle une seconde danse. Le reste du temps, elle le vit, non sans sourciller, inviter la plupart des jolies filles de la soire. Tout en conduisant avec conscience ses cavalires successives, Brigham ne pouvait sempcher de surveiller Serena. Fallait-il vraiment quelle arbore pour le plaisir de chacun ce sourire enjleur ?
Non, sans doute. Et les jeunes gens la regardaient dun air Brigham aurait voulu les passer tous au fil de lpe. Et sa mre ! Quelle ide avait-elle eue de vtir sa fille dune robe aussi provocante ? Que faisait Ian ? Ne voyait-il donc pas que Serena exposait les trsors de son dcollet la concupiscence de ces jeunes drles qui montraient impudemment leurs genoux ? Hors de lui, Brigham grommela tout haut, au grand dam de sa cavalire. Que voulez-vous dire, Brig ? Avec effort, celui-ci porta son attention sur la jeune femme qui ntait autre que Gwen. Rien, Gwen, rien du tout. Vous avez un regard bien mchant. Tout lheure, quand vous tes venu minviter, tous mes soupirants en ont eu peur ! Vous vous amusez bien ? demanda Brigham, ludant cette remarque. Beaucoup. Vous tes un excellent danseur, Brigham. Un habitu des bals et des rceptions, je suppose ? A Londres, pendant la Saison, cest une corve quotidienne. Jaimerais bien aller Londres, et Paris. Comme elle tait jeune et innocente, cette jeune fille qui avait si dvotement et si efficacement sauv la vie de son frre ! Sans lui dire quoi il pensait, Brigham lui baisa les doigts, au grand merveillement de Gwen. Si vous veniez la cour, vous seriez la reine de tous les bals ! assura-t-il. Vous croyez ? sexclama-t-elle avec une charmante simplicit. Jen suis sr et certain. Ils enchanrent ensemble la danse suivante. Quand elle prit fin, Brigham sinstalla avec Gwen sur un canap et lui raconta mille
anecdotes sur la vie mondaine et les bals. Emerveille par ces rcits, la jeune fille fit provision de rves pour le restant de ses jours. Pendant ce temps, alors quil gardait une voix enjoue, Brigham endurait les affres de la jalousie. Serena avait en effet dans plusieurs fois avec le mme jeune homme. Cet individu, non content de se trouver affubl dun visage antipathique, tenait la main de sa cavalire avec une ostentation provocante. A qui Serena parle-t-elle ? demanda Brigham. Gwen suivit son regard. Lui ? Oh, ce nest que Rob, un de ses prtendants. Un de ses prtendants ? rpta-t-il dune voix sourde. Elle a des prtendants ? Sans laisser Gwen le temps dentrer dans les dtails, Brigharn traversa la salle. Mademoiselle MacGregor, puis-je vous parler ? Serena ne chercha pas dissimuler son tonnement et un dbut dexaspration. Lord Ashbum, permettez-moi de vous prsenter mon cousin, Rob MacGregor. Enchant, dit Brigham dun ton sec, avant de prendre Serena par le bras pour lenlever et la conduire dans un coin cart. Vous perdez la tte ! sexclama la jeune fille. Tout le monde nous regarde ! Les gens, je men moque. Vous laissez bien ce freluquet vous tenir la main, il me semble ? Bien que dans son esprit le malheureux jeune homme ft moins encore quun freluquet, Serena ne pouvait laisser attaquer lhonneur de la famille.
Rob Mac Gregor est un garon trs bien, comme tous ceux de mon clan. Au diable, les clans ! dit Brigharn. Heureusement, il prit assez dempire sur lui-mme pour ne pas lever la voix, sur un tel sujet et dans une telle compagnie. Pourquoi vous tient-il la main ? demanda-t-il. Parce que a lui plat, je suppose. Donnez-la-moi. Non. Jai dit : donnez-la-moi. Il na pas le droit, vous savez ? Non. Tout ce que je sais, cest que jai le droit de laisser tenir ma main qui je veux ! Les yeux de Brigharn se firent menaants. Si vous voulez pargner la vie de ce garon de bonne famille, ne dansez plus avec lui. Vraiment ? Laissez-moi tranquille. Vous allez danser avec lui ? Serena se demanda si Brigham avait lexcuse de livresse, mais ce ntait pas le cas. Ses yeux brillaient seulement de colre, et dune jalousie tort agrable. Oui, si jen ai envie. Si vous me narguez, vous pouvez craindre le pire. La prochaine danse est pour moi. Quelques instants plus tt, Serena brlait du dsir de danser avec Brigham. Pourtant, sous leffet de la menace, elle se rvoltait. Je ne veux pas danser avec vous. Entre vouloir et pouvoir, il y a bien loin, ma chre.
Elle le regarda dans les yeux. En elle, la colre le disputait ladmiration. Lord Ashbum, seul mon pre a tout pouvoir sur moi. Cest un pouvoir temporaire, affirma Brigharn, dont la main se crispa sur celle de Serena. Quand je reviendrai de Londres Dans le cur de la jeune fille, la colre fit place la douleur. Vous partez Londres ? sexclama-t-elle. Pourquoi ? Et quand ? Dans deux jours. On my attend. Et vous navez pas cru bon de men avertir ? Je nai reu ma lettre que ce matin, expliqua Brigharn dune voix soudain moins agressive, comme pour sexcuser. Vous allez regretter mon dpart ? Non, bien sr, rpondit Serena, le regard lointain. Si, vous le regretterez, Serena. De sa main libre, Brigharn lui caressa furtivement la joue. Partez ou restez, a mest bien gal. Cest le service du prince qui mappelle Londres. Eh bien, bon voyage ! Rena, je serai bientt de retour. Vraiment, milord ? Permettez-moi den douter. Avant que Brigham ait pu esquisser un geste, Serena se fondit dans la foule des danseurs.
9.
Serena chevauchait dans la fort, lesprit en bullition. Des moments de dtresse, elle en avait connu de pires. Mais jamais elle ne stait trouve contrainte de retenir ses larmes, de dissimuler sa douleur. Et si elle avait connu dautres colres, elle avait chaque fois pu les exprimer. Or la dtresse et la colre quelle prouvait aujourdhui, Serena devait les contenir, parce quelle sen sentait responsable. Comment avait-elle pu imaginer quentre Brigham et elle une relation solide, heureuse, pleine davenir, pourrait sinstaurer ? Quelle erreur ! Il rentrait Londres, chez lui, o sa richesse, sa prestance et son titre lui donnaient tous les pouvoirs. Les bals, les rceptions, les faveurs des femmes, tout cela ly attendait. Pour lui, ce sjour en Ecosse naurait t quun intermde. Partisan de Charles-Edouard Stuart, il ltait sans doute. Il cherchait lui rendre lEcosse et lAngleterre. Mais il allait se battre en Angleterre, pour le trne dAngleterre Et pourquoi pas ? Le comte dAshbum se devait sa nation sans que le souvenir dune petite paysanne cossaise ne vienne le dtourner de ses vastes desseins. Puisquil allait loublier, Serena se promettait de le rayer elle aussi de sa mmoire. Le matin mme, Brigham avait rencontr les chefs de clan pour une dernire concertation. Bien sr, les femmes se trouvaient exclues de ces palabres, incapables quelles taient de rflchir, de dcider, denvisager des stratgies. Toutes, nanmoins, se tenaient au courant. Ainsi savaient-elles quen France, dArgenson, le ministre de la
Guerre, soutenait la cause des Stuarts, pour affaiblir le roi George, lusurpateur. Lhiver prcdent, Louis XV avait dailleurs voulu envahir lAngleterre-et rendre son trne au gentil prince. En dispersant la flotte franaise, une tempte tait cependant venue mettre un terme cette expdition. De toute faon, les choses taient claires : la France ne soutenait le prince que par intrt, et le prince ne pouvait esprer russir son retour au pouvoir quavec laide des Franais. Pour linstant, Louis XV se contentait datermoyer. Serena, tout en senivrant de vitesse, ressassait ces donnes essentielles pour lavenir de lEcosse. Nen dplaise certains, les femmes aussi pouvaient avoir une conscience politique ! Brigham allait donc rveiller lenthousiasme des partisans des Stuarts Londres, les pousser soutenir les clans cossais. La rvolte semblait imminente. Et le prince Charles ne se contenterait pas, comme son pre lavait fait et le faisait encore, de parader dans toutes les cours dEurope. Le moment Venu, Brigham prendrait part aux combats. Mais reviendrait-il en Ecosse ? Reviendrait-il prs delle ? Non, bien sr. Un aristocrate nabandonne pas son pays, ses traditions, pour une pauvre fille abandonne sa douleur. Il la dsirait, sans doute. Nanmoins, le dsir passe, et les ardeurs sapaisent. Si les caprices de ce gentilhomme anglais navaient pas dimportance, il laissait dans le cur de Serena une blessure qui ne se refermerait jamais. Elle laimait de tout son tre, toute sa passion se concentrait sur ce sducteur. Et alors quil serait le seul homme de sa vie, que, sans mme la possder, il lavait faite sienne, pour toujours ; voil quil partait. Ft-il rest prs delle, Glenr, le dsespoir de Serena et dailleurs t le mme. Comme pour la conforter dans sa douleur, ses lectures dadolescente lui revenaient la mmoire : Tristan et Iseult, Romo et Juliette, Lancelot et Guenivre autant dhistoires damour qui finissaient mal. Il lui semblait que les maldictions dont taient victimes ces hros de lgende pesaient sur elle. Un Anglais et une Ecossaise ne pourraient jamais partager un bonheur durable.
Mieux valait donc que Brigham sloigne, pour le meilleur, ou pour le pire. Au bruit dun galop qui se rapprochait, derrire elle, Serena se retourna pour apercevoir lobjet de ses proccupations. Il ne fallait pas quil la voie pleurer. Quelle honte ! Furieuse de monter en amazone, ce qui ne lui permettait pas de forcer sa jument, Serena la cravacha pour chapper une rencontre aussi peu dsire. Si seulement elle pouvait franchir la rivire, et se perdre dans les escarpements lointains. Jamais il ne pourrait ly retrouver ! Mais Brigham arrivait dj sa hauteur. Dun geste sr, il lui enleva les rnes des mains. Du calme, Serena. Vous avez le diable au corps, ma parole ! Laissez-moi tranquille. Je vous hais ! Elle cravacha de nouveau sa jument, au risque de dsaronner Brigham, qui maintenait grand-peine les deux montures. Si je vous cravache, comme jen ai envie, vous aurez une bonne raison de me har, lui fit-il remarquer. Vous voulez nous tuer, tous les deux ? Non, je ne veux que votre mort ! lana Serena en ravalant ses larmes. Vous pleurez ? On vous a fait de la peine ? Dites-moi ce qui sest pass Serena clata dun rire convulsif, qui la surprit elle-mme. Je ne pleure pas, milord. Cest la faute du vent. Partez. Je veux tre seule. Et pourtant je reste. Dsol de vous dcevoir. Alors, Serena ne put retenir plus longtemps ses sanglots. Brigham aurait voulu prendre la jeune fille dans ses bras pour la consoler, mais il prvoyait sa raction : elle lui mordrait la main. Plutt que de courir ce risque, il prfrait essayer de lui faire entendre raison.
Ecoutez-moi bien, Serena. Je ne peux pas partir sans vous avoir parl. Eh bien, parlez donc ! Et ensuite, allez Londres ou au diable ! Que mimporte ? Les larmes de Serena, qui reniflait comme une enfant, coulaient encore sur ses joues. Levant les yeux au ciel, Brigham lui tendit son mouchoir, avec lequel elle se moucha bruyamment aprs stre nergiquement essuy le visage. Nous pourrions marcher un peu, lui proposa-t-il alors. Comme vous voulez, a mest gal. Brigham mit pied terre en prenant soin de ne pas lcher les rnes abandonnes par Serena, dont il attacha la jument une basse branche. Comme il levait les bras pour laider descendre, la jeune fille frona le sourcil. Elle se moucha de nouveau et fourra le mouchoir de Brigham dans la poche de sa longue jupe damazone. Je veux descendre toute seule, laissez-moi. Vos capricescommencent me lasser, maugra Brigham. Sans sembarrasser du crmonial mondain en usage pour cette sorte doccasion, il saisit Serena par la taille et la dposa sur le sol. Il ntait plus temps de la raisonner. Rflexion faite, reprit-il, nous allons nous asseoir. Non. Asseyez-vous ! Sinon, vous allez le regretter Serena releva impertinemment le menton, mais la rsolution qui se lisait dans le regard de Brigham lincita pour une fois la prudence. Elle sassit donc sur un rocher, non sans prendre son temps. Les plis de sa robe bien en place, les mains sagement croises dans son giron, elle lui adressa un sourire distant. Puisquil se montrait grossier, elle serait mondaine. Vous dsirez mentretenir de quel problme, milord ?
Ne me provoquez pas, Serena, jai trop envie de vous trangler. Taisez-vous, vous me faites peur, rpondit-elle avec ironie. Puis-je vous dire, lord Ashbum, que votre prsence dans nos camp~gnes ma permis de me familiariser avec les murs anglaises ? Ainsi, vous tranglez les gens ? De la part dun Anglais, la vrit, cela ne mtonne gure. Jen ai assez ! Avant quelle ait pu ragir, Serena se trouva souleve de terre. Brigham lavait prise au collet et la maintenait dresse sur la pointe des pieds, son visage contre le sien, le regard sombre et menaant. Je suis anglais, cest ma fiert dautant que la famille des Langston sillustre depuis trois sicles. Je nai pas rougir de mes anctres, et je fais tout pour tre digne deux. Aussi vos sarcasmes et vos prjugs me font-ils horreur vous mavez bien compris ? Serena frissonna. Voil bien longtemps quelle navait connu telle peur. Je nen veux pas votre famille, milord, assura-t-elle. Alors, vous nen voulez qu moi ? Ou toute lAngleterre ? Je sais de quelles perscutions votre clan a t la victime, Rena, je sais que beaucoup des vtres vivent encore en exil, que des Mac Gregor ont t contraints de changer de nom pour mener une vie normale. Lacharnement de vos ennemis na dur que trop longtemps. Seulement, je nai aucune part dans ces proscriptions, et les misrables qui vous hassent nincarnent pas lAngleterre. Insultezmoi si vous voulez, griffez et mordez, mais respectez mon pays. Vous me faites mal, Brigham. Encore haletant, il la libra et ferma les poings. Jamais il navait ainsi perdu son sang-froid. Excusez-moi, dit-il dune voix glaciale. Doucement, Serena lui posa la main sur le bras. Non, Brigham, cest moi de mexcuser. Vous avez raison : jai tort de vous imputer des crimes que vous navez pas commis.
En cet instant, Serena ntait plus en proie la peur, mais la honte. Elle se mettait la place de Brigham. Quaurait-elle ressenti, si un tranger stait montr si stupidement hostile son propre pays ? Vous ntes responsable de rien, Brigham, ajouta-t-elle. Ni du viol de ma mre par les dragons anglais, ni de lemprisonnement de mon pre, qui de ce fait na pu venger cette offense. Mais si je cesse de vous har, jai tellement peur Peur de quoi, Rena ? Hochant tristement la tte, la jeune fille esquissa un mouvement de retrait. Brigham linterrompit en lui saisissant le bras. Cette fois, il la serrait sans brutalit ; quoique assez fort pour lempcher de fuir. Pardonnez-moi, et laissez-moi seule, Brigham. Je veux une rponse, Serena. Pourquoi avez-vous peur ? Les yeux embus de larmes, elle lui jeta un regard dsespr. Si je ne me contrains pas vous dtester, je risque doublier qui vous tes, Brigham, et ce que vous reprsentez. Quelle importance ? De nouveau, Serena se sentait envahie par la peur, mais dune peur bien diffrente. Dans le regard imprieux de Brigham, elle voyait son propre avenir. Quoi quelle dise, quoi quelle fasse, son destin tait scell. Jai peur pour nous deux, cest tout. Quand nous sommes dans les bras lun de lautre, murmura Brigham en lenlaant avec tendresse, rien ne peut nous arriver, Rena. Il lui baisa les lvres, doucement dabord, puis avec passion. Serena ne fit rien pour refuser sa caresse. Elle ne pouvait ni le combattre ni se combattre elle-mme. Le premier, et le seul homme de sa vie, la tenait dans ses bras. Son destin se jouait dans cet instant. Alors, rejetant toute hsitation, toute rserve, Serena sut quelle allait prendre une dcision qui lengagerait tout entire.
Avez-vous encore peur ? murmura Brigham, qui continuait de lui couvrir le visage de baisers. Non, je nai plus peur, rpondit-elle en se blottissant contre lui. Oh, Brigham, je ne veux pas que vous partiez. Je ne veux pas que vous mabandonniez. Le visage enfoui dans la chevelure de Serena, Brigham senivrait du parfum de la jeune fille, il sen imprgnait pour en garder toujours le souvenir. Je reviendrai, Serena. Dans trois ou quatre semaines, cest promis. Vous ne rpondez pas ? Vous refusez de me croire ? Il prit un peu de recul, pour linterroger des yeux. Le regard intense de Serena tait plein de gravit. En fait, elle pensait la joie nave de Maggie. Pourquoi ne connaissait-elle pas la mme allgresse ? Pourquoi prouvait-elle, une fois sa dcision prise, cette sorte dexaltation solennelle ? Jai confiance en vous plus quen toute autre personne au monde, Brigham. Pourtant, je ne crois pas que vous me reviendrez. Non, ne protestez pas ! dit-elle en lui posant une main sur les lvres. Ny pensons plus. Ne vivons que ce moment, il est trop prcieux. Reculant son tour de quelques pas, elle commena de dboutonner son justaucorps, lentement, mthodiquement. Mais que faites-vous ? sexclama Brigham. Avant quil ait pu len empcher, Serena se dbarrassa de son vtement. Sous sa fine chemise pointaient ses seins, fermes et haut placs. Nous avons tous deux des dsirs combler, Brigham. Je choisis ce moment. Affol, fascin, Brigham ne trouvait plus ses mots. Rena Pas ici, pas maintenant Ce nest pas convenable Tout est si simple, Brigham. Nous sommes seuls au monde, et nous nous aimons.
Malgr sa rsolution, Serena sentit ses doigts trembler quelque peu quand elle dgrafa sa jupe. Je vous dsire, reprit-elle. Jattends vos caresses, celles dont je rve tant, celles que je ne peux quimaginer. En chemise et en jupon, elle sapprocha lentement. De Brigham, lequel semblait paralys dadmiration et de surprise. Vous ne voulez pas de moi, Brigham ? Comment pourrais-je Jamais Vous tes la seule Quand les jupons de Serena tombrent sur le sol, la jeune fille stonna de constater que Brigham baissait les yeux. Jamais elle naurait imagin tant de pudeur chez un homme. Elle lui prit la main pour en baiser la paume. Alors, je veux tre vous. Apprenez-moi lamour, Brigham. Rena Soudain, elle se sentit envahie par le dsespoir. Vous partez demain ! rappela-t-elle dune voix douloureuse. Ne me restera-t-il rien de vous ? Brigham lui caressa la joue, dune main qui tremblait. Si je pouvais choisir Mais votre devoir vous appelle. Je veux vous appartenir ds maintenant, Brigham. Nos destins ne se croiseront peut-tre plus jamais. Tenez, posez la main contre mon cur, et sentez comme il bat ! Cest votre faute : je ne peux mapprocher de vous sans avoir des palpitations. Tremblant dun bonheur auquel il nosait pas croire, Brigham prouva travers la chemise la douceur de la chair qui soffrait. Blottie contre lui, Serena semblait se pntrer de son odeur dhomme, les paupires closes, comme lui-mme lavait fait tout heure, la tte dans sa chevelure. Vous frissonnez, Serena.
Sans lcher la taille de la jeune fille, Brigham prit sur sa jument la couverture de selle et ltendit ausoleil. Tous deux tombrent genoux, face face, pntrs de lintensit du moment. Je ne vous ferai pas de mal, je vous le jure, murmura-t-il avec tendresse. Serena avait foi en sa douceur, en sa dlicatesse. Cela se voyait dans son regard, dans ses gestes, se ressentait la lgret de ses lvres sur lpaule nue quelle lui offrait. Aujourdhui, Brigham ne ltreignait pas avec passion, comme il lavait fait nagure. Il lui tenait simplement les mains, et cela suffisait pour linstant leur bonheur. Par ce simple contact, leurs curs se trouvaient en harmonie. Prs du lac tranquille, sous les rayons tides dun soleil dj printanier, Serena et Brigham gotaient la joie de limminence du bonheur. Dans les romans quelle avait lus, les jeunes hrones noffraient le trsor de leur virginit quand il ne leur tait pas ravi que dans le dlire de la passion, au milieu dune crise de folie sentimentale ou sensuelle. Serena, au contraire, se flicitait daccomplir un acte volontaire, rflchi, o sa volont, sa libert, avaient autant de part que ses sentiments et ses sensations. Brigham ne se lassait pas de ladmirer, comme pour fixer jamais dans sa mmoire limage de cette beaut. La confiance dont la jeune fille faisait preuve exaltait son orgueil aussi bien que sa passion. Les yeux limpides, grands ouverts, Serena le fixait avec une bouleversante innocence. Et si ses mains ne tremblaient pas, Brigham pouvait sentir sous sa peau les pulsations puissantes du sang. Par contraste avec cette vitalit intrieure, la blancheur presque immatrielle de la gorge de Serena, de ses paules et de ses bras dnuds, comme celle de ses joues, voquait la porcelaine la plus fine. Brigham pensa la bergre de Messen quil avait si absurdement rapporte de Londres. Ce sujet de porcelaine, il nosait pas le toucher jadis, de peur de le briser par maladresse. Aujourdhui, un rve
denfance allait se raliser, et Brigham pour cette fois se sentait sr de lui. Il embrassa Serena pour retrouver le got de sa bouche. Bien que les moments leur fussent compts, il voulait prendre son temps, comme sils avaient de lternit devant eux. Ses lvres caressrent loreille de la jeune fille, descendirent le long de son cou gracile pour en mordiller savamment la chair. Comme pour sassurer de la force, de la chaleur de celui dont elle attendait tant, Serena parcourut des mains les muscles de ses bras, de son torse. Dabord timide, elle se contraignit laudace, et commena de dboutonner son gilet. Jamais Brigham naurait imagin quun pareil jeu pt se rvler aussi excitant. Les yeux ferms, il continuait dvorer Serena de baisers, tout en prouvant le contact de ces doigts fins qui le dpouillaient avec maladresse de ses vtements. Il jouissait intensment de cette torture exquise, de cette gaucherie qui ne faisait quexacerber son dsir. Ce moment exceptionnel, il en gravait tous les dtails dans sa mmoire, certain quil tait en train de vivre le plus grand bonheur de son existence. Aprs le gilet, Serena dbarrassa Brigham de sa chemise. Fascine par le relief de ses pectoraux, elle les caressa du bout des doigts, avec une ferveur presque religieuse. Ils se tenaient toujours genoux, lun contre lautre, leurs souffles mls. Serena prouva un vertige en palpant de ses paumes la peau tide de Brigham, cette peau si tendre sur une musculature si puissante. Elle ressentait comme une crainte rvrencielle, une excitation inconnue. Jamais elle naurait pens quun homme pt tre aussi beau. Le soleil semblait plus chaud, les oiseaux mlodieux chantaient plus fort. Sur lautre rive du lac, des biches venaient sabreuver paisiblement. Quand Brigham lui mordit la nuque, Serena sentit ses forces labandonner. Dans lattente de ce qui allait suivre, elle prouvait dj une jouissance laquelle elle navait mme pas rv.
Des deux mains, il lui caressa la poitrine, frottant contre ses seins le tissu rche de sa chemise. Elle gmit de plaisir et, soumise, prte tous les abandons, avide dexcitations nouvelles, elle se laissa tomber en arrire, livrant son corps son conqurant. Brigham, prsent, lui embrassait les seins travers le tissu. Eperdue, Serena sentait des pulsions inconnues irradier tout son tre. Et quand il lui dnuda le torse pour le caresser de ses lvres et de sa langue, elle crut dfaillir. Prise de vertige, elle ne put sempcher de crier et agrippa les paules de Brigham, comme entrane avec lui dans un abme. Elle vibrait, se frottait contre lui, anxieuse de ce qui allait suivre. De son ct, Brigham se refusait assouvir sans attendre le dsir qui lenflammait. Et ce malgr lattitude de Serena, qui ragissait avec fougue chacune de ses caresses. Les mains de la jeune fille lui griffaient le dos, ses seins aux pointes dresses frlaient son torse de la plus enivrante faon. Ses yeux se couvraient quant eux dun voile non de peur ou de pudeur, mais dune passion exacerbe. Elle soffrait. Au moment mme de connatre la flicit, Brigham tenait laisser parler son cur. Il ntait pas question de possder seulement le corps de Serena. Il lui fallait son cur. Plutt que faire lamour, il voulait aimer, et tre aim. Serena, dit-il, ds linstant o je vous ai vue, je vous ai aime de tout mon tre vous tes la seule Je vous aime, Brigham, et je vous dsire tant ! Nous allons tre lun lautre, ma chrie Des lvres de Serena, celles de Brigham descendirent sur son cou et sa poitrine, o elles emprisonnrent un sein palpitant. Ses mains enfivres caressrent les jambes de la jeune fille, remontrent le long de ses cuisses fuseles Le souffle coup, pouvante et ravie des sensations nouvelles quelle prouvait, Serena dfaillait. Etait-il mme possible dimaginer pareille flicit ?
La bouche de Brigham quitta sa poitrine pour descendre le long de son corps. Les yeux grands ouverts, abasourdie, Serena suivit sur la peau de ses flancs la progression de ces lvres avides. Quand elles atteignirent son aine, elle sarc-bouta contre elles, et ouvrit sa chair la plus intime leur caresse. Les tempes bourdonnantes, Serena ne sentendit pas crier. Dans une sorte dhystrie sensuelle, elle rptait encore et encore le nom de Brigham. A ces cris, ces appels, il prouva une joie inconnue. Jamais il navait ainsi fait sortir une femme delle-mme. Bouleverse par la rvlation laquelle il lui permettait daccder, Serena se tordait, tressautait. Tant de sensualit avait de quoi merveiller. En reprenant sa respiration, tout pntr du parfum quexhalait ce corps fait pour lamour, Brigham songea quaucune femme dsormais ne lui paratrait dsirable. Avec Serena, il atteignait des sommets inaccessibles. Serena voulait quil cesse de la caresser. Et en mme temps, elle voulait que ces caresses ne cessent jamais. Elle ne haletait plus, elle respirait difficilement, grands coups maladroits, les poumons en feu. Elle pleurait de joie en dcouvrant toujours un peu plus ce plaisir indescriptible qui menaait de la faire exploser. Dans le flux et le reflux dlans inous, elle se sentait la fois embrase dune chaleur insupportable et ruisselante dune fracheur vivifiante. Brigham prouvait-il les mmes sensations ? Les lvres de Brigham remontrent soudain vers celles de Serena. Avec une sorte de soulagement, dans lattente dun bonheur imminent, elle caressa son torse dnud, son ventre, ses cuisses muscles. Mais Brigham nen pouvait plus dattendre. Alors, soucieux de ne pas connatre avant Serena la satisfaction de ses dsirs, il vint en elle trs lentement, trs doucement, attentif ses ractions, dvorant des yeux le visage de celle qui devenait sienne.
Elle poussa un cri de dlivrance. Si elle avait souffert un peu, cette douleur stait fondue dans la jouissance. En elle, Serena ne sentait que Brigham. Brigham qui, dans ces moments exaltants, faisait en quelque sorte partie de son propre corps. Elle saccordait au rythme quil avait choisi, pour la faire monter par degrs jusqu lextase. Leurs lvres se retrouvrent. Leurs bras serraient le corps de lautre avec la mme force, leurs reins ondulaient lunisson. Soudain, Serena se cambra en poussant un rle et acclra dellemme la cadence. Brigham laccompagna dans cette course, merveill de tant de virtuosit et de force. Et cest ensemble quils connurent lexplosion suprme, les dlices enfivrs de lextase amoureuse.
Serena se demandait si elle parviendrait un jour se relever. Elle aurait voulu rester ainsi, nue au soleil, entre les bras de son amant, et que cet instant si merveilleux durt toujours. Dans sa chevelure dfaite, elle sentait la respiration encore haletante de Brigham, dont la main rchauffait son sein palpitant. Sur la rive du lac, les ombres des arbres sallongeaient. Depuis combien de temps staient-ils installs dans ce lieu bni de leurs rencontres ? Quimportait lheure ! Serena voulait oublier tout pour prolonger ce moment, pour chapper au dterminisme du temps qui passe. En fermant bien les yeux, en purgeant son esprit de toute rflexion, peut-tre pourrait-elle y parvenir ? Au milieu de cette nature que ne troublait que le chant des oiseaux, dans la gloire de cet aprs-midi de printemps, la politique et la guerre, qui dsunissent ceux qui saiment, semblaient absurdes, lointaines, irrelles. Elle connaissait lamour Dans ses rves les plus fous, jamais Serena navait imagin que Brigham la conduirait cette plnitude,
ce contentement parfait de tous ses sens et de tout son tre. Comme ctait simple, lamour ! Lorsquelle rouvrit les yeux, elle saperut que Brigham la contemplait. Il lui murmura des mots pleins de reconnaissance et de passion tandis que, de son ct, elle lui caressait le visage, comme pour en retenir sensuellement la forme au bout de ses doigts. Je vous aime, moi aussi, Brigham. Si nous pouvions rester ainsi pour lternit Nous nous reverrons bientt, Serena. Trs bientt. Sans un mot, elle dtourna la tte, se redressa et commena rassembler ses vtements pars. Ne me dites pas que vous en doutez, Serena ! lui lana Brigham. Ce serait horrible ! Cette fois, songea Serena, il ne fallait pas quelle se laisse emporter par son caractre. Comment faire comprendre Brigham quelle laimait trop, beaucoup trop, pour chercher le retenir prs delle ? Je sais que vous maimez, Brigham, dit-elle en remettant ses jupons et sa jupe. Je suis certaine de votre sincrit. Je sais aussi que les moments que nous venons de vivre nous appartiennent tous les deux, rien qu nous. Ainsi donc, vous croyez que je ne reviendrai jamais Serena lui prit la main. Il fallait que Brigham sen aille sans regrets, bien persuad quelle-mme ne regrettait rien. Si vous revenez en Ecosse, dit-elle, ce sera pour soutenir les Stuarts. Votre devoir est tout trac. Amer et dsorient, les sourcils froncs, Brigham continua de se rhabiller. Alors, vous imaginez quen arrivant Londres je vais oublier ce qui nous est arriv aujourdhui ?
Un instant, Serena cessa de se battre contre les boutons de son justaucorps pour venir poser la main sur le bras de son amant. Je crois que vous vous en souviendrez toujours, Brigham, comme moi. Quand je serai bien vieille, chaque dbut du printemps, jaurai une pense particulire pour lanniversaire dun aussi beau jour. Ce fut au tour de Brigham de saisir les bras de Serena. Mais il le fit sans douceur. Et ses yeux tincelaient de colre. Etes-vous donc folle ! Comment imaginez-vous que ces niaiseries puissent me suffire ? Que souhaiter dautre ? Je ne veux Serena dut sinterrompre, tant Brigham la secouait. Quand je reviendrai en Ecosse, affirma-t-il, ce sera pour vous retrouver, Serena, ne vous y trompez pas. Et quand la guerre sera finie, vous viendrez avec moi, est-ce bien clair ? Il navait donc pas compris Pour tre plus persuasive, Serena lui saisit les revers de sa jaquette et approcha son visage tout prs du sien. Si je navais penser qu moi, je vous suivrais, Brigham. Cest mon plus cher dsir. Mais comprenez-moi : comment pourrais-je vivre en sachant que jai dshonor ma famille ? Votre famille ? Je ne vois pas comment un comte dAshbum pourrait la dshonorer en y choisissant son pouse ! Le souffle coup, interdite, Serena fit un pas en arrire, la main sur les lvres, comme sil lui avait donn une gifle, comme sil avait prononc une obscnit. Votre pouse ? balbutia-t-elle. Vous voulez parler de mariage ? De mariage, bien sr. De quoi pourrait-il tre question ? Je ne vois pas dautre
Brigham se tut tout coup, les yeux et la bouche bants de stupeur. La colre en lui se mlait lamertume ; il lui semblait mme ressentir comme la pesanteur dans sa poitrine. Vous avez cru que jallais faire de la sur de mon ami, de la fille de mon hte, une simple matresse ? Vous lavez cru vraiment ? Dcidment, vous vous faites une bien pitre ide de moi, Serena MacGregor ! Comme il clatait dun rire amer, Serena sentit ses jambes se drober et mille penses confuses tourbillonner dans sa tte tant et si bien quelle dut sasseoir sur un rocher. Je je croyais que les hommes prenaient des matresses, et que Bien sr ! lui confirma Brigham. Et moi comme les autres ! Mais comment avez-vous pu croire Vous ntes pas comme ces femmes, Serena. Je vous ai donn mon cur, comprenez-moi, je veux vous donner mon nom. Je ne connaissais pas vos intentions, Brigham. Dailleurs, vous ne mavez jamais parl de mariage ! Jen ai parl votre pre, prcisa Brigham en repliant la couverture froisse. Vous en avez parl mon pre ? Serena avait rpt lentement les paroles de Brigham, dtachant chaque syllabe, pesant chaque mot, comme frappe de stupeur et dincrdulit. Quelle audace ! sexclama-t-elle. Vous lui en avez parl sans me consulter ! De quel droit ? Un homme bien lev npouse jamais une jeune fille sans demander sa main son pre vous devriez le savoir, Serena. Au diable, les convenances ! Vous naviez pas le droit de conspirer derrire mon dos en me laissant tout ignorer, comme une une innocente !
Quel caractre ! songea Brigham, qui considra la jeune fille avec beaucoup de tendresse, et un peu dagacement. Les cheveux relevs la diable, les lvres encore chaudes et gonfles de ses baisers, elle navait prcisment rien dune oie blanche. Il me semble que ma conduite votre gard a t assez explicite, Serena. Elle rougit et, pour se donner une contenance, arracha des mains de Brigham sa couverture de selle, afin de la remettre en place. Ne me prenez pas pour une sotte, milord. Je sais bien que ce qui vient de se passer entre nous nimplique pas toujours le mariage. Comme elle faisait mine de remonter en selle, Brigham la retint par le bras. Vous imaginez sans doute que jai lhabitude de sduire les filles et les surs de mes htes pour en faire mes matresses ? Je ne connais pas vos murs, milord. Nerveusement, Brigham serra la gourmette de la jument, qui commenait danser sur place. Quimporte ! Mais sachez-le bien : je veux que vous soyez ma femme, devant Dieu et devant les hommes. Je veux, je veux Nous ne sommes pas en Angleterre, lord Ashburn ! Les Ecossais ne sont pas vos esclaves. Mettez-vous bien cela dans la tte : jamais je ne vous pouserai ! Alors, vous avez menti en me disant que vous maimiez ? Non, Brigham, non. Je vous aime, il est vrai, mais Sous la pression des lvres de Brigham, Serena fut rduite au silence. Vous vous djugez donc en refusant de mpouser ? Cest impossible, Brigham. Je ne peux pas quitter Glenr pour vous accompagner en Angleterre. Les mains crispes, il lui meurtrit les bras. Voil que vos vieux dmons vous, reprennent encore !
Dsesprant de se faire comprendre, Serena saccrocha son tour aux bras de Brigham. Mais essayez dimaginer la situation ! Si par amour je vous accompagnais Londres, je vous ferais honte, Brigham. Au bout dun an vous me hariez. Je ne suis pas capable de devenir lpouse dun comte. Vous voulez dire : dun comte anglais, je suppose ? Cette fois, Serena prit son temps avant de rpondre. Je suis la fille dun Ecossais de grande famille, cest vrai. Nanmoins, je nai pas la navet de croire que cela suffise. Je ne pourrais pas vivre en ville ni la cour. Une sauvageonne comme moi doit galoper dans les forts, et non pas faire la belle dans un salon. Tel nest pas mon destin. Je vous ai prouv assez souvent que je ne suis pas une lady. Je veux rester moi-mme. Et cest pour cela que je ne serai jamais lpouse de lord Ashburn, Brigham, jamais je ne serai la hauteur. A la hauteur ou pas, vous mpouserez, Serena. Dans un geste enfantin, Serena sessuya les yeux et les joues du revers de la main. Non. Je ne vous pouserai pas. Quand votre pre apprendra ce qui vient de se passer, vous naurez plus le choix. Pour viter le scandale, il vous mariera celui qui vous a suborne, comme on dit. Quel chantage ! sindigna Serena, qui ne pleurait plus. Vous noseriez pas ? Vous ne dites cela que pour me faire peur, et me mettre en colre ! Ds mon retour, je lui raconterai tout. Il vous tuera, et je serai bien malheureuse. Le regard de Brigham se durcit. Votre pre est plus raisonnable que sa fille, Serena. Si vous refusez de mpouser par amour, vous mpouserez par devoir, parce que Ian vous y contraindra.
Sans lui demander son avis, Brigham saisit Serena par la taille et la mit en selle, avant denfourcher lui-mme son talon. Je hais la contrainte ! lana-t-elle. Plutt pouser un monstre deux ttes ! Je vous le dis, Serena : vous mpouserez un jour, de gr ou de force, dans les rires ou dans les larmes. En mon absence, tchez de rflchir, et de devenir raisonnable. Ds mon retour, votre pre et moi nous organiserons la crmonie. Serena lui jeta un regard plein de colre et de ressentiment. Si seulement cet insolent pouvait se rompre le cou ! Cravachant sa monture, elle la lana au galop sur le chemin de Glenr.
Le lendemain matin, aprs une nuit blanche, elle entendit dans la cour les pas de chevaux qui sloignaient. Serena enfouit sa tte dans loreiller, secoue de violents sanglots.
10.
A Londres, Brigham se retrouvait dans son lment. Lanimation des rues, la splendeur des monuments, lintense activit de tous les intellectuels dEurope qui venaient sy rencontrer, tout cela constituait son univers familier. N la campagne, dans la douceur paisible du chteau familial, Brigham avait t lev Londres sous lgide de sa grand-mre cossaise. Jeune, noble et sduisant, il ne manquait ni dinvitations dans le monde ni de relations dans les clubs les plus hupps. Les mamans des jeunes filles marier le couvaient du regard, et ses amis, fils de famille clibataires comme lui, le ftaient autour des tables de jeu. Depuis six semaines dj, depuis son retour de Glenr, Brigham baignait dans cette atmosphre anime et chaleureuse. A son retour, il avait trouv le jardin et le parc de son htel particulier dans toute leur splendeur. En ce mois davril exceptionnellement chaud, les fleurs prcoces avaient les couleurs les plus fraches, comme dailleurs les robes et les chapeaux des lgantes qui hantaient les beaux quartiers et les salons. Pendant ces six semaines, Brigham ne stait pas fait faute daccepter dinnombrables invitations, de faire danser les hritires rougissantes, et quelque fois leurs matrones de mres, ni daller risquer quelques centaines de livres dans les clubs ou les salles de jeu. Par pure politique, il stait mme montr la cour du roi George, lusurpateur. Avec son titre, sa richesse, la rputation flatteuse qui sattachait sa personne et son nom, Brigham aurait pu mener sans souci une vie heureuse et sans problme, toute pleine de satisfactions
Seulement Brigham Langston, comte dAshburn, stait mis en tte de rendre leur trne aux Stuarts, et son cur tait rest dans le Nord, dans la patrie de Serena MacGregor. Au milieu mme des fastes et des ftes de Londres, Brigham vivait en Ecosse, dans les landes solitaires et les forts dpouilles. En contemplant lagitation de la capitale, il imaginait le printemps Glenr, Serena seule au bord du lac, imprvisible et toujours amoureuse. Peut-tre dsesprait-elle de le revoir. Brigham, qui nenvisageait quune absence de trois semaines, stait en effet trouv retenu Londres par le service du prince, dont le succs semblait bien compromis. Si Charles-Edouard Stuart ne manquait pas de partisans, les jacobites, dans toute lAngleterre, ils taient par trop disperss, inorganiss, et, pour la plupart, assez peu enclins prendre les armes pour dtrner lusurpateur. A Londres, Manchester, Brigham avait rencontr en secret quelques petits groupes de jacobites pour les informer de lagitation qui rgnait en Ecosse, et de limminent dbarquement du prince. Les difficults de lentreprise en rebutaient plus dun. Cest que le gouvernement, qui se sentait menac, surveillait les faits et gestes de ses opposants. Ainsi, tandis quil envoyait en Hollande des troupes nombreuses, sans doute pour attaquer la France, il perscutait ses ennemis de lintrieur. Les proscriptions et les emprisonnements se multipliaient. Aprs six semaines de discussions, dexplications et dobjurgations, Brigham pouvait raisonnablement esprer que les jacobites viendraient au secours du prince en cas de dbarquement. Mais au cours de ses ngociations il avait obtenu plus de promesses que dengagements fermes. La victoire devrait sans doute prcder le ralliement de tous ces partisans trop tides. A leur dcharge, il fallait considrer que les jacobites anglais risquaient le tout pour le tout : fortune, terres, titres, et leur vie mme. Leurs rserves ou leurs atermoiements se trouvaient parfaitement fonds, leur attentisme ntait pas vraiment blmable
Dailleurs, Brigham ne les blmait pas. Ce jour-l, tandis que Parkins saffairait autour de lui, dans son petit salon, Brigham interrogeait du regard le portrait de lady MacDonald, sa grand-mre. Elle aurait approuv sa conduite, il en tait sr. Ses convictions, son ardeur soutenir les Stuarts, cest elle qui les lui avait inculques, ds sa plus tendre enfance. Sa passion pour la justice, son dsir de lgitimit dans la succession royale, cest delle quil les tenait. Il ne fallait cependant pas quil sattarde Londres. Le gouvernement enqutait sur lactivit des jacobites et les perscutait avec rage. Si Brigham chappait pour lheure toutes les suspicions, il ntait quen sursis tant les langues allaient bon train. LAngleterre allait attaquer la France, peut-tre sur son territoire. Lennemi de lintrieur tait donc particulirement menac, au moment o il relevait la tte. Brigham venait de voyager longuement en Italie, en France, en Ecosse, au vu et au su de toute la socit. Ces voyages le rendraient ncessairement suspect la police, lorsque celle-ci saviserait dexaminer sa conduite. Il fallait donc quitter Londres, se dit-il en ajoutant une bche au feu qui couvait dans la chemine. Il partirait bientt, avec le seul Parkins, la faveur de la nuit. Quand il reviendrait, ce serait en plein jour, avec Serena. Dans ce petit salon, ils fteraient ensemble lavnement du roi Charles. Brigham allait regagner lEcosse. L-bas, il retrouverait les partisans du prince, et Serena. Surtout Serena, qui restait au centre de ses proccupations. A ses yeux, la guerre ntait quun pisode. Lamour lemportait par-dessus tout. Comme il sapprtait partir pour son club, afin dy faire acte de prsence, Brigham vit entrer Beeton, son solennel majordome, si vieux que personne nosait plus lui demander son ge. Que votre seigneurie veuille me pardonner. Le comte de Whitesmouth dsire rencontrer votre seigneurie. Il dit que cest important.
Eh bien, faites-le entrer, Beeton. Et vous, Parkins, arrtez donc darranger ma cravate, je ne suis pas une gravure de mode ! Pardonnez-moi, milord, mais quand vous sortez, je tiens ce que vous fassiez la meilleure impression possible. Daprs les femmes que je connais, je ne fais bonne impression quen me dbarrassant de tous ces colifichets et du reste ! Comme Parkins restait de marbre, insensible lhumour de son matre, Brigham soupira de dcouragement. Il me faudrait un valet plus dtendu, Parkins. Je me demande pourquoi je vous garde mon service. Le serviteur ne choisit pas son matre, milord, et chez les Ashburn les matres ne choisissent pas leurs serviteurs. Nos fonctions sont hrditaires, elles aussi. Brigham crut voir passer dans le regard de Parkins une tincelle de malice. Aprs tout, son valet ne manquait peut-tre pas dhumour. Brig ! Tel un conspirateur de mlodrame, le comte de Whitesmouth fit dans le salon une entre dramatique. Moins grand et un peu plus g que Brigham, il semblait dans tous ses tats. La prsence du valet le fit sourciller. Ce sera tout pour aujourdhui, dit nonchalamment Brigham. Laissez-nous seuls, Parkins. En attendant que la porte se referme sur son fidle serviteur, il alla emplir deux verres de vin. Alors, Johnny, quelles nouvelles ? Avant de rpondre, son ami vida son verre dun trait. Mauvaises, Brigham. Je lavais devin, te voir. Dans quel genre ? Tu connais Miltway ? Il a trop bu, comme dhabitude, et il sest laiss aller quelques confidences sur loreiller.
Brigham poussa un soupir de dcouragement. A quoi tenaient les choses ! Il a donn des noms ? On ne sait pas bien lesquels, mais tu sembles en premire ligne. Sa matresse, cest bien cette danseuse blonde comme les bls ? Elle se teint. Et jen sais quelque chose, ajouta Whitesmouth avec un brin de cynisme. En tout cas, elle nest pas ne de la dernire pluie, cette garce. A ct de ce vieux cheval de retour, Miltway ne fait pas le poids : trop jeune, et trop bte ! Ne serait-il pas possible dacheter le silence de cette gourgandine ? Jy ai pens avant toi, mais trop tard. Elle a dj parl si bien que Miltway se trouve sous mandat darrestation. Quel imbcile ! murmura Brigham en ajoutant ce jugement quelques jurons bien sentis. Tu vas sans doute tre interrog. Si tu as des documents compromettants, dtruis-les. Je ne suis ni assez jeune ni assez bte pour me faire piger, rassure-toi. Ils se turent un moment en reprenant du vin. Brigham envisageait toutes les solutions possibles. A lvidence, son dpart serait plus prcipit quil ne laurait voulu. Et toi, Johnny, tu as pris tes prcautions ? On mappelle justement Leeds, tout le monde le sait, mais je vais me rfugier dans mon chteau du Kent, rpondit Whitesmouth avec un sourire complice. En fait, pour tout le monde, je suis dj parti depuis des heures. Protge-toi bien. Le prince a besoin dhommes comme toi.
Et toi ? Je fais comme si de rien ntait, et je pars en Ecosse dans la nuit. Ton exil quivaut un aveu, Brigham, ne loublie pas. Je prends mes risques. Le grand moment approche, et je peux dsormais me dclarer ouvertement pour les Stuarts. Eh bien, bon voyage. Noublie pas de me donner de tes nouvelles. Jattends ta lettre, dans mon comt. Si Dieu le veut, tu ne tarderas pas la recevoir. Tu as couru un risque en venant me prvenir, au lieu de filer la franaise comme nous disons, nous autres Anglais. Je ne loublierai jamais, Johnny. Tu nes pas le seul partisan des Stuarts, mon cher. Surtout, ne tattarde pas ! En ce qui concerne Miltway, tu en as averti dautres ? Je suis venu chez toi directement. Brigham lapprouva dun hochement de la tte. Pour ne pas donner lveil, je ne vais rien changer mes habitudes, expliqua-t-il. Ce soir, au club, je passerai le mot nos amis. Tche de ne pas te faire remarquer en partant. Je suis dj parti, affirma sans rire Whitesmouth, qui reprenait son chapeau et ses gants. Encore un mot. Mfie-toi de Cumberland, lhritier de lusurpateur. Il est encore jeune mais cest un dmon !
Au club, la plupart des visages taient bien connus de Brigham. On y jouait beaucoup et, au fur et mesure quil pssait entre les tables en saluant tel ou tel de ses amis, on ne manquait pas de linviter participer au pharaon, ce jeu de cartes import de Versailles, ou des jeux de ds, les plus alatoires. Comme il ntait venu que pour donner le change, faire acte de prsence et avertir quelques amis srs, Brigham ne sarrta que devant la chemine, o
lattendait le vicomte Leighton, une bouteille dexcellent vin de Bourgogne la main. Alors, mon cher, tu ne tentes pas ta chance, ce soir ? demanda llgant vicomte. Pas aux cartes, en tout cas. Quelle belle soire, nest-ce pas ? Un beau temps pour partir en voyage Par-dessus leurs verres, indchiffrables et inexpressifs. leurs regards se croisrent,
Cest vrai, mais on annonce de lorage dans le Nord du pays. Les orages du nord peuvent bientt descendre jusqu Londres, Leighton. Un brouhaha montait dune table de jeu, attirant lattention gnrale. Brigham en profita pour se pencher loreille de son ami. Pour avoir fait des confidences sa danseuse, Miltway se trouve la Tour de Londres. Les lvres de Leighton se pincrent, et son regard sassombrit. Il a donn des noms ? Le mien, sans doute. Pour le reste Il faut faire attention. Tu avertis les autres ? Les yeux dans le vague, le vicomte jouait distraitement avec le gros diamant qui retenait sa cravate de dentelle. Amateur de bijoux et de parfums, il passait volontiers pour un jeune picurien inoffensif. Toujours est-il que son attachement aux Stuarts tait indfectible. Je les avertis ds cette nuit, sois sans crairite. Tu nas pas besoin dun compagnon de voyage, par hasard ? Brigham eut un moment dhsitation. Sous la jaquette rose de Leighton battait un cur de lion, et cet lgant aux gestes dlicats savait se battre. Plus dune fois, en salle darmes, Brigham avait d sincliner devant lui. Pas pour linstant, Leighton, rpondit-il nanmoins.
Eh bien, buvons au retour disons du beau temps, aprs lorage. Tous deux levrent crmonieusement leurs verres. Par-dessus lpaule de Brigham, le vicomte observait la salle de jeu. Quand tu reviendras de villgiature, nous pourrions changer de club, mon cher Ashburn. Le directeur reoit nimporte qui. Regarde-moi ces trognes soldatesques, on se croirait dans une garnison de Pomranie ! Brigham observa, dabord distraitement, la table la plus proche. Il reconnut plusieurs de ses relations ou de ses amis. Dautres joueurs taient sans doute de nouveaux venus. Il remarqua surtout un personnage aux traits rudes, au torse lanc, aux bras longs et nerveux. De toute vidence, un officier de cavalerie. Et aussi un mauvais perdant , se dit Brigham. Cet individu se tenait mal : demi affal sur le tapis, un verre la main, il jetait la ronde des regards suspicieux, sans dissimuler sa colre et son amertume. Je me demande qui est ce drle, tu le connais ? Jai ce triste avantage, mon cher, rpondit Leighton en produisant une tabatire incruste dor et de nacre. Cest un officier de dragons en partance pour le continent. Si les Franais le laissent vivre, il compte sur ses exploits militaires pour se faire bien voir des dames. Mais il nen prend pas le chemin : fort en gueule et bien en selle, mais rustre et brutal en amour, voil tout le personnage. Brigham haussa les paules. Il fallait quil prenne cong aussi vite que possible. Parkins devait lattendre avec impatience. Tu as raison, je changerai de club ds mon retour, dclara-t-il avec mpris. Nous navons pas nous commettre avec des soudards. Celui-ci vient de faire scandale. Il a fort mal trait la belle Alice Beesley.
Quel manque dducation ! Elle na rien dans la tte, mais elle nest pas mchante, ce quon dit. Standish ne partage pas ton avis. Il a voulu la dresser la cravache. Brigham jeta sur le joueur malchanceux un regard dgot. Seul un fou peut frapper Il se tut soudain, le cur serr, la main crispe sur son verre. Il sappelle Standish ? Oui, le colonel Standish, acquiesa Leighton en chassant de sa manche quelques brins de tabac. Il y a dix ans, il sest fait une rputation de bourreau, en Ecosse, mais le scandale a t touff. Ctait un spcialiste du pillage, de lincendie et de la rapine. On la sans doute rcompens par une promotion flatteuse. Ainsi va la vie, notre poque ! En 1735, il pouvait ntre que capitaine ? Bien sr. Comme cest trange ! On dirait que pour finir tu tintresses ce triste sire, mon cher Ashburn. Je my intresse, en effet. Brigham rentendait, comme si Coll et t prsent, les rcits quil lui avait faits en France : le viol de sa mre, lincendie des chaumires, les paysans emmens en dportation. Il pensa trs fort Serena, et aux preuves quelle avait d subir lpoque. Le regard rsolu, parfaitement matre de lui-mme, Brigham posa son verre et se dirigea vers la table de jeu. Jai bien envie de lier plus ample connaissance avec ce gredin, Leighton. Aprs tout, une partie de ds me dtendra. Il se fait tard, Ashburn. Il nest jamais trop tard pour laver une offense, rpondit Brigham.
Accueilli avec enthousiasme par ceux des joueurs quil connaissait, il gagna la banque au bout de vingt minutes. La chance lui souriait tandis que Standish continuait perdre Avec un orgueil ddaigneux, Brigham faisait monter les enchres, contraignant le colonel miser de plus en plus gros, et dcourageant bien des joueurs. Vers minuit, ils ntaient plus que trois la table. Brigham fit alors apporter une nouvelle bouteille de vin. Les ds ne vous sont pas favorables ce soir, colonel, observa-til avec une tranquille ironie. Disons plutt quils sont trop favorables certains, rtorqua Standish dune voix aussi pteuse que hargneuse. Habitu vivre au-dessus de ses moyens, Standish souffrait de ne pouvoir satisfaire avec sa solde ses deux passions : le jeu, et la reconnaissance sociale. La msaventure quil venait de connatre en frappant une femme facile, mais assez bavarde pour faire scandale autour de son nom, ntait pas de nature apaiser sa colre et son amertume. Cette fois, je gagne, grommela-t-il en voyant tomber les ds de Brigham, Il lana les siens. Il avait perdu. Dommage pour vous, dclara Brigham en prenant une gorge de vin. Celui qui tient la banque gagne toujours, observa Standish avec aigreur. a enlve aux autres toutes leurs chances. Les lvres de Brigham esquissrent un sourire carnassier. La chance vous boude, colonel. Si je respectais davantage larme anglaise, je vous laisserais peut-tre gagner, mais ici nous ne sommes quentre hommes. On joue, ou on bavarde ? demanda Standish en faillant signe quon remplisse son verre.
Du regard, Brigham lcrasa de son mpris. Les gens bien levs savent bavarder tout en jouant. Un colonel de dragons na peut-tre pas souvent loccasion de frquenter des gens bien levs si je men tiens votre exemple, du moins. Le troisime joueur trouva opportun de quitter la table. Les autres tables staient quant elles vides, et on sattroupait autour deux. Le visage de Standish sempourpra. Sans en tre encore certain, il avait comme le pressentiment dune insulte. Je suis un guerrier, au service du roi George, milord, et non un expert en mondanits. Vous tes tout excus, monsieur. Votre position justifie une certaine inaptitude la politesse. Cest votre aptitude gagner qui minquite, milord. Depuis que vous tenez la banque, les ds vous sont favorables. Brigham jeta un regard dintelligence Leighton, qui ne perdait pas un mot du dialogue. Vraiment ? Est-ce bien sr ? Sr et certain. Ce nest pas de la chance, cest de Un silence gn tomba sur lensemble des spectateurs. Brigham jouait avec la dentelle de sa cravate. Vous mobligeriez en finissant votre phrase, monsieur. La somme que Standish avait perdue excdait ses moyens, et la quantit de vin quil avait bue excdait sa rsistance. Il jeta Brigham, qui souriait dans son fauteuil, un regard de haine. Tout lui rpugnait dans cet aristocrate qui ne stait donn que la peine de natre, alors que lui Vos ds sont pips ! lana-t-il dune voix rauque. Brisez-les, nous en aurons la preuve. Au silence constern de la salle succdrent des murmures indigns. Quelquun se pencha loreille de Brigham.
Cet homme est ivre, Ashburn, ne lcoutez pas. Vous avez dit ivre ? demanda Brigham dune voix forte et claire. Souriant de toutes ses dents, il se pencha vers son adversaire. Standish, tes-vous vraiment ivre ? Le colonel jeta sur lassistance horrifie un regard plein damertume et de haine. Des gommeux, des freluquets avec des titres de noblesse et des bonnes manires. Tous ces aristocrates le mprisaient parce quil avait fouett une femme. Comme elle, il aurait aim les cravacher tous ! se dit-il en avalant dune lampe le contenu de son verre. Je ne suis pas ivre, affirma-t-il contre toute vidence. Jai jai la tte assez claire pour savoir que les ds ne tombent pas toujours du mme ct, moins quon ne les ait prpars. Brigham fit un geste nonchalant vers les ds divoire. Eh bien, brisons-les, pour vrifier vos dires. Au milieu dun concert de protestations, dans lagitation gnrale, Brigham ne quittait pas des yeux le visage de Standish. Il remarqua, non sans satisfaction, que des gouttes de sueur perlaient au front du colonel. Que votre seigneurie me pardonne, dit le responsable du club, jamais un tel incident ne sest produit dans mon tablissement. Je ne pense pas quil soit ncessaire Vous avez votre marteau dargent ? Alors, brisez les ds, monsieur. Cest un ordre ! Sous le regard imprieux de Brigham, le tenancier sexcuta, non sans hsitation. Dans un silence de mort, les ds volrent en clats. Aucun deux ntait pip, bien sr. Eberlu, Standish fixait dun il incrdule les morceaux divoire pars sur le tapis vert. De la tricherie, bien sr. On se moquait de lui. Il aurait voulu les massacrer tous, ces fils de famille goguenards et trop bien habills.
Encore un peu de vin, colonel ? Dun geste preste et efficace, Brigham jeta au visage de Standish tout le contenu de son verre. Standish se leva, blme sous le ruissellement du vin qui coulait comme du sang sur ses cheveux et ses joues. A bout divresse et dhumiliation, il porta la main la garde de son pe, mais des spectateurs le ceinturrent aussitt. Nous nous battrons demain, monsieur, balbutia-t-il. Brigham, qui examinait sa manchette pour vrifier que le vin ne lavait pas tache, hocha la tte. Dans quelques heures, monsieur. Leighton, tu acceptes de me servir de tmoin ? Avec plaisir, rpondit le vicomte en reniflant une nouvelle prise de tabac.
Dans la nuit encore noire, Leighton et Brigham attendaient laube, les pieds dans lherbe grasse dune prairie, peu de distance de Londres. Un brouillard lger couvrait le sol dun manteau blanchtre. Dj, Brigham dgrafait son col. Je suppose que tu as de bonnes raisons pour te battre, soupira le vicomte. Tu supposes bien, mon cher. A lheure quil est, tu devrais dj tre loin. En effet. Brigham navait de pense que pour Serena, si cruellement blesse par le viol de sa mre, et Fiona elle-mme, cette femme dlicate et humilie. Pendant ce temps, Leighton considrait avec consternation les taches de boue qui constellaient ses bottes toutes neuves. Il poussa un profond soupir.
Ce colonel est par trop malfaisant, il me contraint gcher mes bottes la franaise ! Enfin, le devoir avant tout. Tu vas le blesser, ou le tuer ? Le tuer, rpondit sobrement Brigham. Dans ce cas, ne fais pas traner les choses, Brigham. Mon petit djeuner mattend. Il est lheure, il me semble. A cet instant, on entendit le galop de deux chevaux. Standish et son second taient exacts au rendez-vous. Leighton se porta leur rencontre et se mit confrer avec le compagnon de Standish tandis que celui-ci restait lcart. Son second, un jeune officier tout ple dexcitation et dinexprience, avait, comme Leighton, apport deux pes identiques. Par courtoisie, le vicomte accepta les armes de ladversaire et remit les siennes au valet qui lattendait. Il apporta une pe Brigham, qui la soupesa comme sil voulait lacheter, plutt que sen servir. Standish se tenait prt, lair rsolu et avantageux. A lpe, il tait imbattable. Cet Ashburn ne serait ni la premire ni la dernire de ses victimes. Mais personne ne lui avait inflig de vritable affront, comme ce milord tout lheure au club. Standish naurait donc que plus de plaisir immoler ce gandin. Il se voyait dj rentrer triomphalement Londres, aux premires heures de la matine. Ce duel prestigieux ne manquerait pas dasseoir sa position dans le monde, et de faire oublier le dsastreux pisode Beesley. Les deux adversaires se salurent, lpe dresse, puis croisrent le fer pour marquer le dbut du combat. A partir de cet instant, la prairie solitaire retentit du crissement des armes. Ds la premire passe, Brigham put mesurer la virtuosit du colonel. Bien entran, et riche dune longue exprience, Standish se battait en vritable professionnel. Plus habitu sans doute aux combats guerriers qu laffrontement individuel, il manifestait toutefois une fougue et une impatience aussi dangereuses pour luimme que pour son adversaire. Pour viter toute distraction, Brigham chassa de sa pense le souvenir de Fiona et de Serena. En
face dun pareil bretteur, le sang-froid constituait une arme aussi, efficace que lpe. Le jour se levait peine. Un brouillard lger montait de la prairie humide de rose, touffant le pitinement des bottes. Leighton et le jeune officier surveillaient le duel. Un peu lcart, impassible, Parkins tait quant lui rest en selle. Les armes sentrechoquaient, crissaient, vibraient violemment quand les deux combattants choquaient les gardes de leurs pes. En ces instants, leurs visages saffrontaient quelques centimtres, leurs respirations se mlaient, comme celles de deux amoureux. Mais cest bien la mort de lautre quils avaient en tte. Aprs un change particulirement acharn, ils rompirent tous deux, hors de souffle. Je vous fais mes compliments, colonel, lana Brigham, vous savez vous servir dune pe. Assez bien pour vous crever le cur, Ashbum ! Ils croisrent de nouveau le fer. Nous verrons cela, Standish. Vous aviez dj lpe la main, quand vous avez viol lady MacGregor ? Surpris par cette apostrophe, Standish faillit se dsunir, mais parvint parer la botte que lui portait Brigham. Ainsi, comprit-il, lincident de la nuit tait une provocation ! Son visage se convulsa de haine. Les Ecossaises ne sont pas des femmes quon viole, on les ramasse, cest tout. Quavez-vous donc faire avec elle ? Tu mourras sans le savoir, crapule ! Ils se turent. Le combat semblait indcis. A la dtermination glace de Brigham sopposait la rage bouillonnante de Standish. Les lames sifflaient et crissaient de plus belle. Soudain, Standish feinta, dgagea son arme et se fendit en contre cart. Brigham sentit lpaule la morsure de la lame. Du sang jaillit et souilla sa manche.
Un duelliste plus intelligent et plus rflchi que le colonel et profit de cette blessure pour affaiblir son adversaire. Mais la vue du sang le mit hors de lui-mme. Aspirant une victoire rapide, se voyant dj triompher, il lana des assauts fougueux et dsordonns, contraignant Brigham parer et rompre. Celui-ci revcut en un clair son combat contre les Campbell. Comme il lavait fait nagure dans les Highlands, il baissa soudain sa garde et dcouvrit son torse. Une lueur meurtrire dans les yeux, Standish bondit en se fendant, sr datteindre son but. Dans le mme instant, Brigham dtourna le coup en faisant un cart, et Standish vint sempaler sur la lame. Le cur transperc, il tait mort avant que Brigham ait eu le temps de retirer son pe. Leighton et sempressrent. le jeune officier, plus ple que jamais,
Tu las tu, Brig, commenta Leighton. Je crois quon tattend ailleurs, bon voyage. Je vais tcher de calmer les autorits. Brigham rendit son pe, la garde en avant, au second de Standish, qui nen menait pas large. Merci, monsieur. Veux-tu que je te fasse un pansement ? proposa Leighton. Son ami agita sa manche ensanglante en direction de son valet, toujours aussi raide sur son cheval. Non, mon cher. Il faut bien que Parkins serve quelque chose !
Serena sveilla avant laube. Depuis quun cauchemar trange tait venu troubler son sommeil, quelques jours plus tt, elle dormait plus mal encore que de coutume. Dans ce rve absurde, Brigham combattait un dragon, un de ces monstres de lgende qui hantent les lacs cossais. Du sang
coulait. Cette nuit-l, Serena stait dresse dans son lit, haletante, le cur serr, prte crier. Brigham ne courait pourtant aucun risque : Londres, do il ntait pas revenu, lord Ashbum vivait dans son lment. Dailleurs, quil ft Londres ou ailleurs importait peu. Dsormais, il vivait et pour toujours dans un autre univers. Pendant quelques semaines, Serena stait berce de lillusion de son retour et du fait quil tiendrait sa promesse. Et puis, les semaines succdant aux semaines, elle avait cess de courir la fentre, le cur battant, au premier bruit dun cheval au galop. Le mariage de Coll et Maggie avait ensuite sonn le glas de toute esprance. Si Brigham, lami le plus intime de son frre, nassistait pas la fte, cest quil tait bien dcid ne jamais revenir Glenr. Serena prouvait lamre satisfaction de ceux qui voient se raliser leurs prvisions les plus pessimistes. Quand elle stait donne Brigham, au bord du lac, elle savait que cette merveilleuse aventure serait sans lendemain. Rsigne par avance labandon et la solitude, elle ne devait pas se plaindre de les connatre prsent. En fait, lespace de cet aprs-midi de rve, elle avait reu dun seul coup tout le bonheur que le destin lui rservait ici-bas, pour toute sa vie. A quoi bon se plaindre ? Pendant quelques jours, navement, elle avait espr quun enfant allait natre de ces quelques moments damour. Elle se voyait alors lever lenfant de Brigham, et possder en lui la certitude dun bonheur permanent. Une fois cet espoir du, il ne lui restait plus que le trsor, heureusement inpuisable, de ses souvenirs. Et puis, elle trouvait dans sa famille, dans les mille petites tches de l vie quotidienne, un drivatif la mlancolie, ou lennui. Serena se sentait assez forte pour continuer vivre seule, sans Brigham. Certes, jamais plus elle ne connatrait les dlices du bonheur vritable mais, en femme raisonnable, elle se rsignerait bientt accepter son sort. Une famille chaleureuse, une demeure accueillante que demander de plus quand on est faite pour un seul amour, et que cet amour se drobe ?
Ce jour-l, comme de coutume, elle avait collabor aux tches mnagres, bavard avec sa mre et avec les domestiques, sans se dpartir de son dynamisme et de sa bonne humeur. Aussi bien par orgueil que par politesse lgard de ses proches, Serena se gardait de troubler leur srnit en affichant ses propres proccupations. Hassant les lamentations et les soupirs, elle mettait son point dhonneur se montrer toujours disponible et souriante. Aprs tout, navait-elle pas eu sa part de bonheur en ce monde ? A la fin de laprs-midi, elle parvint sclipser, comme elle le faisait souvent, pour effectuer une sorte de plerinage rituel. Fiona et Maggie saffairaient dans la lingerie, et Gwen, son habitude, visitait les malades des environs, Pour tre plus laise ; Serena revtit dans lcurie sa vieille culotte de cheval, quitte acheter la complicit de Malcolm en lui offrant un bton de sucre dorge. La jument galopa jusquau lac. Ces escapades, Serena les mettait profit pour se retrouver elle-mme, pour rver, pour cultiver ce souvenir de bonheur qui dsormais serait sa seule vritable richesse, Sur la rive, dans le berceau de leurs amours, elle revivait mieux les caresses de Brigham et sa prsence. Dsormais, elle le savait bien, il nexistait plus que dans la nostalgie, prsent dans son cur mais physiquement si loin, et pour toujours ! Londres lavait repris, comme il tait naturel. Le printemps cossais brillait de toute sa splendeur. Un vent plein de douceur agitait les frondaisons verdoyantes, des fleurs sauvages gayaient la lande, le soleil dessinait sur les sentiers des ombres nettes. Sur les bords du lac, la tideur du sable et des bruyres contrastait avec la fracheur de leau, dun bleu dacier. Rassrne par sa promenade, Serena sallongea contre son tertre favori, pour lire et pour rver. Dans la solitude quelle aimait tant, elle retrouvait la paix intrieure. Tout un buisson de violettes sauvages embaumait lair. Par jeu, Serena en cueillit quelques-unes pour en orner sa chevelure. Comme la tendre Ophlie, pensa-t-elle. Au parfum des violettes se mlait celui, plus discret, de la bruyre en fleur. Plus haut,
des rochers dnuds dominaient le paysage. Dans leur altire austrit, ils se dressaient comme des forteresses inexpugnables, protecteurs de ce coin de paradis vgtal. Serena aurait aim montrer Brigham ce paysage printanier, les couleurs vives des fleurs, ltincellement des eaux du lac, lui faire entendre le chant des oiseaux, lui faire sentir la douceur de lair Pour mieux rver de son amant, elle ferma les yeux, la tte pose sur son avant-bras. Epuise par trop dinsomnies, elle se laissa gagner par la somnolence, et nen rva, que plus son aise Quand un papillon vint se poser sur sa joue, Serena le chassa de la main, en souriant, sans sveiller tout fait. Elle se sentait trop bien pour vouloir chapper cette torpeur heureuse. Pas encore, non, elle ne voulait pas encore revenir la monotonie de la vie quotidienne. Son rve tait si charmant ! A sa fantaisie, il lui faisait vivre une flicit quelle ne connatrait jamais plus. Dans son sommeil, elle sentit de nouveau la caresse du papillon, qui cette fois se posait sur ses lvres. Elle sourit vaguement, sans le chasser, pour mieux se rappeler dautres caresses. Comme la brise tide parcourait son corps, elle stira pour loffrir aux doigts du vent. Elle aurait pu croire quune main amoureuse effleurait ses jambes et sa poitrine, comme nagure celle de Brigham. Elle soupira, le souffle un peu plus rapide les seins tendus, les lvres entrouvertes. Quand je vous embrasse, vous pourriez ouvrir les yeux, Serena. Toujours en rve, elle obit, et le visage de Brigham lui apparut. Le baiser qui suivit, trop ardent, trop sensuel pour venir du pays des songes, la fit passer du fantasme la ralit. Des mains enfivres la serraient, la soulevaient Mon Dieu, Serena, comme vous mavez manqu ! Pas un jour ne sest lev, pas une heure ne sest passe sans que je pense vous. Brigham ! Cest vous ? Cest bien vous ? Embrassez-moi encore, et encore, et encore !
Non, Serena ntreignait pas un fantme. Non, elle ne vivait plus dans le rve. Avec passion, avec enthousiasme, elle riva son corps celui de Brigham. Tous deux streignaient en perdre le souffle, anantis de bonheur. Cest Brigham qui, maintenant, fermait les yeux, et revoyait le spectacle charmant qui lavait attendu quelques instants plus tt : Serena allonge au soleil, la tte blottie au creux de son bras, des fleurs dans les cheveux, comme une fe de lgende, sur le lieu mme de leurs premires amours. Il aurait voulu lui expliquer le bonheur quil avait prouv en savanant silencieusement sur la berge, aprs avoir attach son cheval, pour la dcouvrir ainsi tendue sur lherbe, innocente et abandonne. Mais Brigham ne trouvait pas ses mots, et lardeur amoureuse de Serena lui enlevait toute possibilit de sexprimer. Fougueuse, exigeante, elle sagrippait sa veste, sa chemise, comme pour les dchirer, pour ne laisser subsister aucun obstacle entre leurs peaux. Il avait rv de tendresse, Serena se comportait en tigresse affame, embrase de passion. Incapable de rsister une exigence aussi imprieuse et aussi prometteuse de volupts, il se dbarrassa dabord de ses vtements avant de dnuder, avec quelle ardeur, le corps de Serena. Celle-ci retrouvait les joies quelle avait connues six semaines plus tt, mais comme amplifies, multiplies. Toute rserve disparue, elle sappropriait sans retenue le corps de Brigham, senivrait de son odeur virile, laissait libre cours aux initiatives les plus folles. Submerg de plaisirs inous, Brigham ne pouvait plus sexprimer. En Italie, en France, il avait occasionnellement rencontr des femmes disponibles, expertes dans les jeux de lamour. Mais sur ce tertre de gazon, dans les Highlands sauvages, la vraie femme de sa vie, cette fille qui navait connu que lui, le menait dinstinct aux sensations les plus fortes, lui ouvrait un monde de volupts quil ne souponnait pas. Les pulsations de son sang lui martelaient la tte. A la limite extrme de la souffrance, Brigham perdait fout contrle de lui-mme.
Dans un sursaut, il ptrit sauvagement la chair frmissante de Serena et vint en elle de toute son nergie, comme sil voulait se perdre. La jeune fille poussa un cri de dlivrance en enfonant les ongles dans le dos de Brigham. A lunisson de ses lans, elle les accompagnait avec une fougue dsespre, comme pour le faire mourir de plaisir. La tte renverse, hors delle, elle haletait, manquait dair. Ses yeux ne voyaient plus, elle ne pouvait parler. Une sorte dclair blanc laveugla au moment o son corps se raidit, comme ttanis, dans lextase. Presque vanouie, elle sentit les ondes du plaisir sirradier et se multiplier en elle. Ses mains abandonnrent leur prise et glissrent sur le sol. Elle nentrevoyait plus Brigham que dans un brouillard, analogue celui du rve. Mais il tait bien l, la dominant de toute sa force. Ou plutt tait-ce une illusion ? Il frmissait comme elle, tout prt dfaillir. Longtemps, ils restrent enlacs, immobiles et muets, comme paralyss dpuisement. Serena retrouva enfin la force de passer la main dans les cheveux de Brigham. Ainsi, vous tes revenu. Il lembrassa doucement. Je lavais promis. Je vous aime, Serena. Rien naurait pu mempcher de revenir vers vous. De ses mains, elle lui encadra le visage. Il navait donc pas menti, songea-t-elle avec un bonheur indicible. Il laimait vraiment. Vous tes parti si longtemps, sans donner de nouvelles. Il est trop dangereux denvoyer une lettre par ces temps troubls, Serena. Lorage gronde, lheure tant attendue est venue ! Et vous allez vous battre pour Mais mais vous tes bless ? Je navais pas vu ce pansement Encore les Campbell ? Rassurez-vous, ils ny sont pour rien, cette fois. Ce nest rien, une petite querelle, Londres
Il faut changer ce chiffon Attendez ! Sans laisser Brigham le temps de protester, Serena dchira le bas dun jupon pour en faire une compresse, et celui dun autre pour maintenir le tout. Brigham savait quil allait encourir la rprobation de Parkins, qui ne manquerait pas de pincer les lvres en dcouvrant sur lpaule de son matre -cette lingerie fminine. Encore un coup dpe, remarqua Serena, toute ple. Une gratignure, comme lautre fois. Vous mavez si bien soigne ! Nous devrions rentrer, Serena, il est tard. Comme le temps passe vite Comment avez-vous su o me trouver, au fait ? Je pourrais prtendre que mon cur seul ma servi de guide, mais ce serait un affreux mensonge. En fait, jai soudoy Malcolm. Serena rit de bon cur. Dcidment, son petit frre profitait de toutes les situations ! Emerveill, Brigham la regardait rire. Les pieds encore nus, Serena ntait vtue que dun jupon. Sa chevelure flamboyante, encore parseme de quelques violettes sauvages, ruisselait sur son torse, ne cachant qu moiti sa poitrine haute et ferme. Sorcire ? Princesse ? Desse ? Elle tait tout cela la fois. Les sens combls, le cur panoui, Brigham exultait. Il la prit par la taille et lui baisa le front. Dites-le-moi, Rena. Je vous aime, Brigham, plus que je ne saurais dire. Dites-moi que nous allons nous marier, je vous en prie. Comme Serena baissait les yeux, Brigham sinsurgea soudain. Quelle absurdit ! Vous me faites presque mourir de bonheur entre vos bras, vous me parlez damour, mais vous ne voulez pas devenir ma femme ! Je vous lai dj dit, Brigham, je nai pas le droit.
Et moi jen ai le devoir ! sexclama-t-il en remettant sa chemise dchire. Dailleurs, je vais en parler votre pre. Non, ne faites pas cela, sil vous plat. Repoussant en arrire sa chevelure, Serena lui jeta un regard perdu. Allaient-ils se quitter comme lautre fois, sur une dispute, aprs tant damour partag ? Vous ne me laissez pas le choix, remarqua Brigham dun ton amer. Dautorit, il aida Serena se rhabiller, avec plus dnergie que de douceur. Vainement, elle essayait de lui chapper. Je vous aime, Rena, et je ne puis vivre sans vous. Comprenezmoi. Il la prit tendrement dans ses bras. Le regard de la jeune fille se fit intense. Quelque chose, en elle, se modifiait. Laissez-moi le temps, Brigham. Jai tant de chemin parcourir La guerre va vous loigner de Glenr, jaurai vous attendre Rien ne sera plus comme avant. Donnez-moi le temps, sil vous plat. Le moins possible, Serena. De toutes les faons, ne vous faites pas dillusions : nos destins sont lis pour toujours !
11.
Les vnements politiques et militaires qui se prcipitaient ninfluaient pas seulement sur la destine des deux amoureux : lavenir de lEcosse tait en jeu. Quelques jours aprs le retour de Brigham Glenr, les Franais infligrent au duc de Cumberland la svre dfaite de Fontenoy, en Flandre, le 11 mai 1745. Sur les cinquante mille hommes que le fils du roi George avait emmens avec lui, neuf mille furent tus. CharlesEdouard Stuart, le prtendant, pensait tirer profit de cette victoire pour reconqurir son trne ; mais ses espoirs, ainsi que ceux des jacobites, ses partisans, furent cruellement dus. Louis XV, satisfait de sa victoire, lui dniait toute assistance. Livr lui-mme, comme galvanis par cette dception, Charles trouva dans cet abandon une nouvelle raison dagir, et dcida de rejoindre ses partisans dEcosse. Inform par des courriers secrets, Brigham fut en mesure dannoncer la nouvelle aux chefs de clan. En mettant en gage les bijoux de sa mre, Charles avait pu affrter une frgate, la Doutelle, et un vaisseau de ligne, lElizabeth. Les deux navires taient partis de Nantes. Tandis que lElizabeth, traqu par la flotte anglaise, tait contraint de regagner son port dattache, la frgate, qui transportait le prince, tait annonce dans les eaux cossaises. Les principaux responsables des clans sapprtaient aller laccueillir. Le jeune Malcolm, toujours fourr dans lcurie, se sentait bien malheureux. Il faisait part de ses dolances Brigham, qui soignait son talon. Papa refuse que je laccompagne, il me trouve trop jeune.
Dabord tent de lui rappeler quil avait tout juste onze ans, Brigham se ravisa. Coll te reprsentera, il vient avec nous. Je sais bien, dit Malcolm, les yeux baisss sur ses bottes pleines de fumier, mais cest vraiment trop injuste. On me traite comme un bb, sous le prtexte que je suis le cadet des hommes de la famille. Quelle erreur, Malcolm ! Ton pre te confie la garde de son manoir et, crois-moi, ce nest pas rien ! Si tu nous accompagnais, il ny aurait personne pour protger ta mre et tes surs. Serena en serait bien capable, rtorqua, non sans bon sens, le pauvre Malcolm. Ce nest pas le rle dune femme. Ton pre a raison de te faire confiance. Le jeune garon haussa les paules, bien que cette ide comment faire son chemin dans son esprit. Daccord, reprit-il. Il nempche que Serena est meilleure que moi au pistolet et meilleure que Coll, aussi, mme sil refuse de reconnatre son infriorit. Un peu surpris par cette rvlation dun don que Serena lui avait cach, Brigham manifesta en silence son tonnement. Mais larc, ajouta firement Malcolm, je suis le champion de la famille ! Serena aura besoin de ton aide, affirma Brigham en passant la main dans la tignasse emmle du garon. Dailleurs, tout le monde ici a besoin de toi pour assurer la dfense des femmes de la famille. Tu sais, Malcolm, un homme ne se bat vraiment de tout son cur que lorsquil sait que chez lui les femmes nont rien craindre. Ton pre sera content de toi, cest sr. Moi vivant, elles nont rien craindre !
Malcolm mit la main au poignard qui pendait sa ceinture, comme un petit guerrier. Je te fais confiance, et ton pre aussi, ajouta Brigham. En cas dinvasion Glenr, il faudrait les cacher dans les collines. Bonne ide ! scria Malcolm, comme sil nattendait quune catastrophe pour faire ses preuves. Je ferai des rserves de provisions, et je leur construirai des abris. Pour Maggie surtout. Pourquoi Maggie ? A cause du bb. Elle attend un bb, vous ntes pas au courant ? Non. Et toi, qui te la dit ? Jai entendu Mme Drummond, travers la porte de la cuisine. Maggie ntait pas sre, mais Mme Drummond sy connat ! Tu as toujours une oreille qui trane, ce quil me semble ? Jaime bien me tenir au courant, expliqua Malcolm avec un sourire malicieux. Par exemple, Gwen et Maggie narrtent pas de parler de votre mariage avec Serena. Vous allez lpouser ? Bien sr, jeune indiscret, mais elle ne le sait pas encore tout fait. Alors vous allez devenir un MacGregor ! Par alliance. Serena deviendra une Langston. Une Langston ? Et a lui plat ? Elle sy fera Bon. Alors, on bavarde, ou on fait la course ? Plein denthousiasme, Malcolm se hissa sur sa grosse jument. Et pour M. Parkins et Mme Drummond, vous tes au courant ? Seigneur ! grommela Brigham, abasourdi. Il faudra quun jour quelquun te coupe les oreilles. Le garon clata de rire. Incapable de garder son srieux, Brigham limita, avant de demander :
Tu en es sr ? Hier, il lui a offert des fleurs, et elle la embrass sur la joue. Ils avaient lair bizarre tous les deux, a veut dire quelque chose, non ? Nous vivons une poque extraordinaire, commenta Brigham en secouant la tte. Allons, en route ! Je taccorde cinq longueurs davance, mais pas plus !
De la fentre du salon quelle tait cense dbarrasser de ses poussires, Serena assista au dpart des deux cavaliers. Comme Brigham avait fire allure, cambr, lanc, la mine altire ! Tandis quelle se penchait l fentre pour lapercevoir plus longtemps, elle songea quelle ne pouvait plus atermoyer. Limpatience de celui qui lui avait fait connatre tant de dlices la ravissait et lpouvantait la fois. Car Brigham voulait qulie devienne lady Ashburn, la chtelaine du manoir des Langston, une illustration de la haute socit londonienne.
A cette ide, Serena se trouvait prise de vertige. Elle se regarda dans son miroir, avec sa robe bleue dlave et son tablier plein de poussire. Malgr les objurgations de sa mre, elle marchait pieds nus. Une lady Ashburn naurait certes pas lide de se montrer dans un tel quipage, ft-ce dans son boudoir. Jamais une lady naurait couru pieds nus dans le sous-bois. Dailleurs, une lady ne courait sans doute jamais. Et ses mains ! Serena les examina dun il critique. Bien sr, elles ntaient pas rugueuses comme celles des paysannes, puisque Fiona lobligeait les enduire donguent chaque soir. Mais ce ntaient pas les mains dune lady, dont elle navait ni le caractre ni le cur. Comme elle aimait Brigham, ct de cela ! La passion lemportait sur les ressentiments anciens, et elle dsirait plus que tout
lui appartenir comme il lentendait. Par amour pour lui, Serena se sentait prte quitter son Ecosse chrie afin de le suivre jusquau bout du monde. Et pourtant Comment pouser un homme que convoitaient les femmes les plus distingues et les plus belles ? Inapte tous les raffinements mondains, Serena ne savait ni broder ni faire de la dentelle. Aprs quelques essais dsastreux, Fiona elle-mme lui avait interdit de toucher de lpinette. Bien sr, elle savait tenir une maison, mais Coll-lui avait fait de lhtel particulier et du chteau des Ashburn une description propre impressionner les jeunes filles les plus entreprenantes. Sa seule exprience mondaine, Serena lavait connue Inverness, au pensionnat des jeunes filles de laristocratie locale, de faon si brve et dans un tel climat quelle se sentait parfaitement disqualifie pour tenir le rang dune grande dame que ce ft Londres ou la campagne. Jamais une Ecossaise trayeuse de vache, et qui dansait pieds nus dans le baquet linge, ne pourrait tenir un rang parmi des Londoniennes orgueilleuses, apprtes, sophistiques ds leur naissance. Aprs quelques jours de mariage, Brigham, pouvant de sa rusticit, ne pourrait que la rpudier avec horreur. A chacun de suivre sa destine , songea mlancoliquement Serena. Brigham ntait pas fait pour sinstaller dans les Highlands, alors que tout lappelait Londres. Hors de son pays natal, elle-mme nenvisageait pas de vivre. Mais pourrait-elle vivre sans lui ? Vivre seule ? Autant mourir ! Serena ! Prise en flagrant dlit de rvasserie, la jeune fille sursauta. Comme par rflexe, elle se remit frotter la commode sur laquelle elle sappuyait tandis que sa mre la contemplait, le visage svre, dans lembrasure de la porte. Jai presque fini, maman. Assieds-toi, jai te parler, dit Fiona en refermant la porte.
Ce ton ne lui tait pas habituel. Peu faite pour morigner ses enfants, elle ne lutilisait que dans les grandes circonstances. Serena, en sasseyant, fit un rapide examen de conscience. Les promenades cheval ? Sa mre lavait peut-tre vue chevaucher autrement quen amazone. La bataille avec le vieux coq, roi du poulailler ? Laccroc sa robe grise tait si bien rpar par Gwen quil ny paraissait presque plus. Jai fait quelque chose de mal, maman ? Dis-le-moi. Tu nes plus la mme, mon enfant. Jai dabord pens que labsence de lord Ashbum te mettait dans cet tat, mais il est de retour depuis quelques semaines, et tu sembles toujours mal laise. Un peu tard, Serena songea dissimuler ses pieds nus sous les volants de sa robe. Ses mains jouaient nerveusement avec son chiffon. Je vais trs bien, maman, assura-t-elle. En vrit, cest le retour du prince qui minquite. Je me demande comment les choses vont se passer. Nous sommes toutes dans ce cas, Serena. Tu aurais pu men parler. Je ne sais quoi te rpondre. Dis-moi ce que tu as sur le cur. Tu ne me fais plus confiance ? Fiona prit dans les siennes les mains de sa fille, et celle-ci se laissa glisser sur le sol pour sagenouiller prs delle, posant la tte sur ses genoux. Je laime, maman, je laime tellement que jen souffre jour et nuit. Jen ai perdu le sommeil. Avec un sourire nostalgique, Fiona caressa les cheveux de sa fille. Elle se souvenait des troubles de sa propre jeunesse. Moi aussi, ma chrie, jai connu cette exprience. Lamour nous donne bien des joies, et bien des tourments.
Pourquoi ? Pourquoi fait-il tant souffrir ? Toujours souriante, Fiona chercha une rponse simple et vraie. Quand notre cur sveille lamour, nous devenons tellement plus sensibles ! Je ne voulais pas laimer, mais cest plus fort que moi, murmura Serena. Et lui, il taime ? Serena se tut un instant, rassrne par lodeur de lavande quexhalait sa mre, et par sa chaleur. Oui, maman. Et pourtant, nous sommes si diffrents ! Tu sais quil a demand ta main ton pre ? Oui. Ian a bien rflchi. Il est daccord. Dans un mouvement de surprise, Serena leva la tte, toute ple. Mais je ne peux pas lpouser ! Je nen ai pas le droit, tu le sais bien. Fiona prit entre ses mains le visage de sa fille. Pourquoi Serena semblait-elle si inquite, si perdue ? Tu en as parfaitement le droit. Jamais ton pre naurait voulu timposer un mari contre ton gr. Or tu viens de me confier que tu aimes Brigham, et quil taime aussi. Je ferais nimporte quoi pour lui, maman, tant je laime. Je laime trop pour lpouser et trop pour ne pas lpouser. Oh, jai si peur ! Tu nes ni la premire ni la dernire connatre les angoisses de lamour, ma pauvre petite chatte. Pourquoi avoir peur du mariage ? Je ne veux pas devenir lady Ashbum. Jamais ! Etonne par la vhmence de sa fille, Fiona haussa les sourcils.
Parce quil est anglais ? Oui. Non. Je ne veux pas devenir comtesse. Cest un beau titre, Serena, et la famille des Langston mrite le respect. Je naime pas les titres de noblesse, maman. Jai peur de cette socit-l. Une lady Ashbum doit vivre en Angleterre et mener grand train, savoir shabiller, recevoir, briller en socit. Tu mtonnes, Serena. Jamais je naurais cru que la fille prfre de Ian MacGregor, celle quil appelle son chat sauvage ou sa tigresse , aurait peur de quoi que ce soit. Serena se releva, les mains crispes lune contre lautre, le rouge aux joues. Et pourtant, jai peur, maman. Pas tellement pour moi. Je veux bien faire leffort de devenir une lady Ashbum idale, mme si cela me fait horreur. Je supporterais difficilement dabdiquer ma libert, de renoncer aux grands espaces, de vivre confine dans un salon au milieu dune foule de domestiques Il y a pire, cependant. Tu comprends, Brigham maime ici, comme je suis. Si je dois me mtamorphoser pour devenir sa femme, aimera-t-il encore la femme sophistique que je serai devenue ? Un long moment durant, Fiona resta silencieuse. Sans nul doute, sa petite fille avait acquis beaucoup de maturit. Ses rflexions, ses inquitudes, ses craintes taient celles dune femme. Il me semble que tu y as rflchi depuis bien longtemps, observa-t-elle. Ta-t-il fait des propositions ? Jy pense depuis des semaines, maman. Brigham est bien dcid mpouser, mais je crains que nous nayons le regretter plus tard. Rflchis un peu. Sil taime telle que tu es, Brigham ne voudra pas que tu te mtamorphoses, comme tu dis, et il ne te demandera jamais une telle chose. Plutt que de lui faire honte, je prfre le perdre.
Quelle parole ridicule ! Tu ne le perdras pas, et ma fille ne fera jamais honte personne ! Oh, et puis, tu magaces, la fin ! sexclama Fiona en se levant son tour. Dailleurs, tu ne sais pas tout ce que nous devons ton Brigham On en parle beaucoup, dans les cuisines Naie pas lair tonn, je te prie. Oui, jai surpris une conversation entre Parkins et Mme Drummond tandis que je taillais les rosiers. Toi, maman, tu as Ne ris pas, sil te plat ! Voil ce que jai appris. Le matin de son dpart de Londres, Brigham sest battu en duel avec un officier de larme royale. Un nomm Standish. Le visage de Serena devint blme. Elle se souvint de la blessure de Brigham, qui ne lui avait donn aucune explication. Standish, murmura-t-elle. En un clair, elle revcut lhorrible scne qui la hantait si souvent, elle revit le capitaine arrogant qui avait frapp et viol sa mre, dix ans plus tt. Comment la-t-il retrouv ? Cela cest pass comment ? Tout ce que je sais, cest que Brigham lui a perc le cur. Dieu me pardonne, jen suis heureuse. Lhomme que tu aimes a veng mon honneur. Je ne loublierai jamais. Moi non plus, maman.
Cette nuit-l, Serena alla rejoindre Brigham. Tout dormait dans le chteau. Occup crire la lueur dune bougie et du clair de lune, il nentendit pas la porte souvrir. Sa fentre ouverte, il avait pos sa chemise sur le dossier de son sige pour offrir son torse la caresse tide de lair nocturne. Lespace dun instant, Serena put lobserver sans en tre aperue.
La lumire baignait ses muscles dlis et dorait sa peau. Serena songea aux descriptions que Coll lui avait faites des statues antiques de dieux et de hros quil avait vues en Italie. La ressemblance tait frappante. Les cheveux noirs de Brigham taient rejets en arrire, comme peigns par une main impatiente. Ses yeux gris exprimaient la concentration et linquitude. Le cur battant, elle observa ce tableau romanesque, qui resterait jamais grav dans sa mmoire. Celui dun hros imptueux et rflchi, fier et attentif, dun homme dhonneur. Brigham leva les yeux tandis quau-dehors une chouette hululait dans les bois. Il posa sa plume et se leva au moment mme o Serena fermait la porte, faisant vaciller la flamme de la bougie. Serena ? Je voulais vous voir seul seule. Fascin par le spectacle que Serena lui offrait, Brigham sentit une singulire motion linvestir. La jeune fille ne portait quune chemise de nuit blanche et trs fine. Sa lourde chevelure dun roux dor cascadait sur ses paules et jusqu ses reins. Il ne fallait pas venir ici dans cette tenue, Serena. Je sais, rpondit-elle en se passant la langue sur les lvres. Excusez-moi. Je ne parviens pas dormir. Vous partez demain, je crois ? Oui. Dois-je vous redire que je reviendrai cette fois encore, mon amour ? Serena sinterdit de pleurer. Elle ne voulait pas que Brigham emporte limage dune femme faible, toujours la larme lil. Cest inutile, Brigham, je le sais. Je voulais simplement vous assurer que je vous attendrai. Et que je serai fire de devenir votre femme ds votre retour. Trop mu pour ragir sur-le-champ, il resta quelques instants silencieux et immobile, comme pour mieux se pntrer de ce quil venait dentendre. Debout comme lui, Serena imitait son silence,
calme, les mains jointes. Elle ne venait pas en femme humble et conquise. Les yeux pleins de flamme, elle relevait le menton, lair grave et dcid. Il fit quelques pas pour lui prendre la main. Cest votre pre, qui vous a convaincue ? Non, cette dcision nappartient qu moi. A moi seule. Brigham sourit gravement. Cette rponse, il lattendait depuis si longtemps Avec une infinie douceur, il lui baisa le bout des doigts. Je jure de vous rendre heureuse, Serena. Je vous en donne ma parole de gentilhomme. Et moi, je mefforcerai de devenir lpouse que vous mritez, Brigham. Je ne vous mrite pas, Serena, affirma Brigham en lui baisant le front. Vous tes dj lpouse de mes rves, et jose le dire mon amante idale. Il enleva de son doigt lmeraude monte en solitaire. En gage de notre union, acceptez cette bague, Serena. Les Langston la portent depuis deux cents ans. Ds mon retour, si Dieu le veut, cest une alliance que je vous offrirai, en mme temps que mon nom. Oh, Brigham, prenez soin de vous ! scria Serena qui ne retenait plus ses larmes, de joie et dinquitude mles. Si vous perdiez la vie au combat, jen mourrais. Chaque goutte de sang que vous verserez, cest moi que vous lenlverez. Brigham rit avec dsinvolture en lui caressant les cheveux. Quest-ce que jentends ? Ne me dites pas que vous avez peur pour moi, Rena. Si, je le dirai ! Si jamais vous vous faites tuer, je vous harai pour toujours.
Dans ce cas, je vais faire attention de rester bien vivant. Et maintenant, sauvez-vous, avant que je vous prouve quen votre prsence je me sens plus vivant quil nest convenable. Avec un rire lger, Serena se dressa sur la pointe des pieds pour coller son corps celui de Brigham, avec une charmante impudeur. Vous tes trs vivant, milord, je le sens bien. Est-ce ma prsence qui vous met dans cet tat ? Je ne peux pas men empcher, avoua Brigham, enivr du parfum de Serena, enfivr du contact de ses formes fermes. Vous mensorcelez. Eh bien, tant mieux. Vous serez donc ma victime ! Brigham rit avec elle, et lembrassa doucement sur la tempe. Jai limpression de vous avoir vue vous panouir sous mes yeux, Serena. Vraiment ? Cette nuit, jaimerais tant mpanouir davantage encore Avant que Brigham ait pu rpondre, elle lui prit les lvres avec passion, avec force, approfondit sa caresse en ltreignant de tous ses muscles tendus. Les mains plonges dans le dsordre de ses cheveux noirs, elle lui parlait bouche contre bouche. Cette nuit, je veux partager votre lit, je veux faire lamour avec vous, Brig. Non, nessayez pas de minterrompre, ne me dites pas que ce nest pas convenable. Nous en avons tellement envie tous les deux ! Aimez-moi, Brigham, donnez-moi assez damour pour que jaie le courage de vous attendre ! Boulevers par lexpression de cette passion si nave et si forte, Brigham frmissait de dsir et de tendresse. Sans un mot, il souleva la jeune fille dans ses bras pour la porter jusqu son lit. Ds laube, il devrait se mettre en route. Mais la nuit leur appartenait.
Dans ses bras, le corps de Serena tait souple, frais, alangui. Ses yeux brillaient du mme clat vert que lmeraude quelle portait au doigt. Quand il la posa sur le lit, elle maintint les bras autour de son cou, pour le garder contre elle. Les mains perdues dans le ruissellement dor de sa chevelure, Brigham entreprit de parcourir de ses lvres le visage, les paules, la gorge de Serena, et descendit plus bas, comme pour inventorier tous les dtails de cette chair offerte. En la dbarrassant de sa chemise de nuit, il saperut avec une joie effare quelle ne portait rien dautre. Glissant contre elle, il caressa sa poitrine et parcourut de la bouche son ventre plat et frmissant, ses cuisses, son aine, sa chair la plus tendre. Sous ces baisers qui parcouraient limproviste toutes les parties les plus sensibles de sa peau, Serena se sentait lgre, libre, comme sur un nuage, comme dans un menuet dun nouveau genre, une danse sensuelle qui la rvlait elle-mme. Comme vous tes belle, murmura Brigham. Ici Et l Et l encore. Abandonne, offerte sans retenue, Serena prouvait les premires atteintes du vertige. Du vertige et de la jouissance. Mais Brigham prenait son temps. Pourquoi maimez-vous, Sassenach ? lui demanda-t-elle dune voix sourde. Seulement pour mon corps ? Il leva la tte pour la contempler longuement, depuis les cuisses jusqu son visage souriant, qui se dressait un peu. Maintenant que vous my faites penser, javoue quil exerce sur moi un certain attrait. Serena rit, sre de son charme. Son rire se transforma en rle de plaisir quand Brigham emprisonna la pointe dun sein entre ses lvres. Jaime tout en vous, Serena. Votre caractre, votre esprit et votre corps. Prouvez-le !
Brigham lui donna mille preuves de sa passion, tendrement, ardemment, dsesprment. Cette nuit damour leur faisait revivre toutes les sensations antrieures. Et Brigham, tonn et ravi de la docilit de son lve, et de son enthousiasme, lui en faisait connatre dautres. Toute timidit abolie, Serena lui faisait confiance avec un abandon tonnant. Leurs peaux luisaient au clair de lune. Pas un souffle de vent ne troublait lair. Dans le lointain, les grondements dun orage menaaient. Plus prs, dans la fort, la chouette familire hululait toujours. La bougie stait teinte. Indiffrents tout, les deux amants navaient conscience que deux-mmes, et de leur bonheur. Serena conduisait Brigham aux limites de ses forces, puis lui rendait toute, son nergie. Le souffle coup, il demandait grce et, linstant daprs, il se jetait sur elle, pour la dvorer de caresses, comme assoiff de nouvelles jouissances. Dans les bras lun de lautre, ils dormirent un peu, pour se rveiller ivres de nouveaux dsirs. Sous les caresses de son amant, Serena sentait chaque grain de sa peau vibrer de mille sensations contradictoires. Brigham jouait delle comme dun instrument de musique, en tirait des accords profonds ou lgers. Lapproche du plaisir suprme faisait rouler en elle comme des grondements de tonnerre puis, peu aprs, Serena flottait dans une atmosphre thre, immatrielle, comme dans livresse dun vol doiseau. Brigham la vit venir sur lui, haletante et rsolue, pour le chevaucher imptueusement et le conduire grands lans jusqu lextase. La lumire ple de la lune adoucissait le flamboiement de sa longue chevelure et relevait la blancheur de sa peau dalbtre. Cette galopade amoureuse les amena ensemble au paroxysme du bonheur, dans une sorte danantissement. Serena cria le nom de Brigham en seffondrant entre ses bras, puise. Longtemps, ils restrent hors dtat de parler ou de se mouvoir.
Brigham, demanda enfin la jeune, fille, lamour, est-ce toujours ainsi ? Non, Serena. Jamais je nai rien connu de pareil. Vraiment ? Vraiment. A la faveur des ples lueurs de laube qui sajoutaient celle de la lune, Serena pouvait observer de tout prs le visage de Brigham, ple et heureux. Les yeux ferms, il porta ses lvres la main quil tenait. Si vous prenez une matresse aprs que nous serons maris, dclara Serena en souriant, je la tuerai la premire, et vous ensuite, dans des supplices pouvantables. Brigham ouvrit de grands yeux et lui posa un baiser sur la joue. Cest que vous en seriez capable ! Mais comment pourrais-je me laisser tenter par une autre femme ? Vous puisez toutes mes forces, Serena. Si je vous voyais en regarder une autre, je vous enlverais tout moyen de nuire ! Brigham se mit rire. Puis-je vous rappeler quen coupant disons, mes moyens, vous vous priveriez de quelques satisfactions ? La main de Serena parcourut lobjet du dlit et, en femme sre delle, elle sourit. Le sacrifice me coterait beaucoup, cest vrai. Mais il vous en coterait bien davantage ! Avant de prendre pour pouse une tigresse dvore par la jalousie, je ferais bien dy regarder deux fois ! Bien sr. Nanmoins, vous avez toute ma confiance, et vous ne risquez donc rien. Brigham lui embrassa de nouveau la joue et linvita du geste sinstaller plus confortablement au creux de son bras.
Il me fallait une femme, une seule, et je lai trouve, Serena. Bientt, je vous emmnerai chez moi. Vous verrez ce qui nous appartient, ce qui appartiendra nos enfants. Le manoir des Ashbum vous plaira. Je vous imagine dj dormant dans le lit o je suis n. Serena aurait voulu protester, mais sa main rencontra la cicatrice toute frache qui devait encore faire souffrir Brigham. Notre enfant natra donc en Angleterre, murmura-t-elle, la bouche contre son cou. Oh, Brigham, comme je voudrais le sentir dj sagiter en moi ! Saisi dtonnement, mu, Brigham prit le parti de lhumour. Notre enfant ? Jen veux au moins douze, fussent-ils aussi mal luns et aussi opinitres que leur mre ! Ou aussi fiers que leur pre ! Aprs cette nuit damour, dont les pleurs de laube marquaient la fin, Serena, les sens combls, revenait dautres proccupations. Brigham, jai une question vous poser. En ce moment, je ne peux rien vous refuser. Vous vous tes battu en duel avec un Anglais, un certain Standish. Pourquoi ? Brigham sursauta. Comment Serena pouvait-elle savoir Il comprit aussitt. Trop fier de son matre pour tenir sa langue, lamoureux Parkins avait d faire des confidences lobjet de ses vux, la majestueuse Mme Drummond. Une simple affaire dhonneur, expliqua-t-il. Ce colonel maccusait de tricher aux ds. A tort, bien entendu. Serena se souleva sur son coude pour le regarder en face. Pourquoi me mentez-vous, Brigham ? Je ne vous mens pas. Il a tellement perdu qu la fin il sest persuad que les ds taient pips.
Voulez-vous me faire croire que vous ne saviez pas qui tait cet individu ? Ce quil signifiait pour moi, et pour ma famille ? Puisque cet pisode, quil aurait voulu tenir cach, se trouvait tal au grand jour, Brigham dcida daller au plus court. Javoue que je lai pouss me provoquer, que je lai provoqu moi-mme. Pourquoi ? demanda Serena, les yeux brillants. Ctait une affaire dhonneur. Fermant les yeux, Serena porta ses lvres la main qui avait tu le misrable Standish pour la baiser avec dvotion. Vous avez veng lhonneur de ma mre, Brigham. Merci de tout cur. Je nai fait que tuer un chien enrag, ce nest rien. Une pense drangeante vint alors branler Brigham. Vous tiez donc au courant de ce duel. Est-ce pour cela que vous acceptez de mpouser ? Serena fit un bref signe dassentiment. Aussitt, le visage de Brigham se ferma sous leffet de la contrarit, et il eut comme un mouvement de recul. Laissez-moi vous expliquer, Brigham. Ce nest pas pour vous remercier que je suis venue vous rejoindre cette nuit, bien que je vous doive tant de reconnaissance. Ce nest pas par devoir, bien que ma dette votre gard soit immense Vous ne me devez rien, Serena. Je vous dois tout ! scria la jeune fille avec passion. Quand je revivrai cette scne affreuse, quand je reverrai dans mes rves le sang et les larmes de ma mre, je saurai que le misrable qui les a fait couler est mort, mort de votre main. Pour cela, ma gratitude votre gard sera ternelle.
Je nai pas tu cette vermine pour recevoir des remerciements, Serena. Si vous acceptez de mpouser, je veux que ce soit par amour, et non pas pour payer une dette. Serena sagenouilla sur le lit, enlaa Brigham et enfouit le visage dans son cou. Ne comprenez-vous pas que cest lamour qui nous runit ? Ce que je suis venue vous apporter cette nuit, ce nest pas le tmoignage de ma gratitude, mais celui de ma passion. Quand ma mre ma parl de votre duel, jai dabord prouv de la joie, parce que Standish tait mort, et puis de la peur en songeant quil aurait pu vous tuer. Vous avez une pitre opinion de mes talents de duelliste ! Ni votre honneur ni votre famille ntaient en jeu, mon amour, vous ne lavez tu que pour moi. Je men souviendrai jusquau jour de ma mort. Je vous aimais dj, Brigham, et je mtais jur de nappartenir qu vous seul. Mais cette nuit, je suis venue retrouver lhomme qui a rendu son honneur ma famille. Si vous le permettez, je ferai honneur la vtre. Brigham saisit la main que Serena lui tendait et fit briller lmeraude quelle portait au doigt. Je vous laisse mon cur, Serena. Ds mon retour, je vous donnerai mon nom. Le soleil nest pas encore vraiment lev, murmura-t-elle, peuttre pourrions-nous encore A la fois vaincu et triomphant, Brigham reprit Serena dans ses bras.
12.
Quand il posa pour la premire fois le pied sur la terre de ses anctres, le prince Charles-Edouard Stuart aurait pu esprer un accueil plus chaleureux. Le seigneur de lle dEriskay, lieu de son dbarquement, eutmme laudace de linviter rentrer en France, chez lui. Cest ici que je suis chez moi, rpondit, non sans panache, le jeune prtendant, qui navait que vingt-cinq ans. Mais ses partisans les plus dclars eurent bien de la peine faire taire toutes les rticences, et se convaincre eux-mmes de lopportunit dune restauration des Stuarts sur les deux trnes, celui dAngleterre et celui dEcosse. Bien des lettres furent changes, bien des promesses rappeles avant que puisse avoir lieu le grand rassemblement de Glenfinnan. Cest le 19 aot 1745, en prsence dun millier de volontaires acquis la cause des Stuarts, que ltendard du prtendant fut lev. Pour respecter lordre de succession dynastique, le prince ne prenait que le titre de rgent. Son pre, demeur en France et trs affaibli, devenait Jacques VIII dEcosse et Jacques III dAngleterre. En quittant le chteau des MacDonald de Glenfinnan, la petite arme se trouvait donc rduite sa plus simple expression. Fort heureusement, au fur et mesure quelle senfonait vers lest dans les Highlands, les hommes des clans, nostalgiques des temps anciens et soucieux de venger les exactions anglaises, se rallirent en masse la cause du prince. Grce Jan et Coll MacGregor, qui comptaient parmi les premiers artisans de cette russite, Brigham put se familiariser avec
tous les dtours de la campagne cossaise. Par une ironie du destin, les trois hommes et leur escorte empruntaient souvent la grand-route construite par les Anglais pour pntrer cette rgion hostile, quitte se rfugier dans les bois et les chemins de traverse quand ils sapprochaient dune garnison ennemie. En fait, Brigham sen flicitait. Il navait fallu que le charisme du prince pour rveiller les ambitions des clans et fdrer leurs nergies. La nostalgie paralysante faisait place lespoir, et il ntait plus question dans leurs rangs que de victoire remporter et de justice rtablir. Les plus jeunes sexaltaient la perspective dune lgitimit reconquise, et navaient dyeux que pour le prince, dont ils portaient avec orgueil la cocarde blanche sur leurs bonnets bleus, identiques au sien. Leurs ans, aprs tant de dfaites, retrouvaient lenthousiasme des temps anciens. Charles-Edouard reconstituait par sa seule prsence lunit des clans, si souvent menace par des dcennies de domination anglaise et surtout par dincomprhensibles particularismes familiaux. Vieux ou jeunes, tous communiaient dans le mme idal, que seule la personnalit du prince suscitait en eux. Mieux que ne lavait fait son pre, il mettait sa marque sur lhistoire du pays. Le beau temps favorisait en outre les oprations, comme si la Providence venait au secours des insurgs. Larmement local palliait la dfection de lElizabeth, toujours retenue Nantes. Les cornemuses sonnaient qui mieux mieux, le whisky coulait flots, et les hommes retrouvaient dans laction toute leur joie de vivre. Par un de ses missaires secrets, Brigham apprit quune partie de larme anglaise, sous le commandement du gnral Cope, faisait route vers le nord. Pour cette occasion, il alla faire son rapport au prince, sans avertir personne. Chaque fois quil rencontrait son futur souverain, la beaut presque fminine du prince ltonnait. Mais sous cet aspect sduisant, Charles Stuart avait le cur et lme dun conqurant.
Alors, Ashburn, nous allons nous battre ? Jai hte de livrer mon premier combat. Il ne saurait tarder, Votre Altesse. Le prince sourit. TI faisait chaud. Dans le camp militaire, lodeur des chevaux, des soldats et des feux allums lenivrait. Les bruyres parfumes fleurissaient. Un aigle royal planait dans les cieux, comme un symbole de victoire. Une seule ombre au tableau, mon cher : je sais que vous regrettez labsence de lord George. En matire de stratgie, lord George Murray est le meilleur marchal de camp que je connaisse, Votre Altesse. Jen suis bien daccord, mais il nous reste lexcellent OSullivan. Le visage ferm, Brigham sinterdit de critiquer ouvertement le mercenaire irlandais dont Charles stait acquis les services. Sil ne mettait pas en doute la loyaut de ce professionnel des batailles, il lui trouvait plus de qualits de tacticien que de stratge. Jai hte den dcoudre, reprit le prince en caressant la garde de son pe. Aprs tant dannes dexil, lEcosse lui apparaissait comme une terre promise. Maintenant quil le connaissait, le domaine de ses anctres lui tenait encore plus cur. Quand il serait roi dAngleterre, les Ecossais auraient droit des faveurs toutes spciales. Brigham attendait des ordres, un peu tendu. Je suis content de vous retrouver, Brigham, lui dit le prince. Nous avons tous deux parcouru pas mal de chemin, depuis Versailles, la cour de mon cousin Louis XV ; et tout ce luxe ! Un long chemin, en effet, Votre Altesse. Mais je crois quil valait la peine de sarracher ces frivolits.
A propos de frivolits, vous avez bris plus dun cur en rentrant Londres, mon cher. Avez-vous poursuivi votre carrire de don Juan en Ecosse ? Je naime plus quune seule femme, monseigneur, une Ecossaise, et je me garderais bien de luibriser le cur. Les yeux du prince brillrent dun tonnement amus. Eh bien, il me semble que lirrsistible lord Ashburn est tomb dans les filets dune jeune beaut locale. Dites-moi, mon ami, cette fleur des Highlands est-elle aussi ptulante que la belle Anne-Marie que YOUS avez enleve au duc de Choiseul ? La comparaison ne simpose pas, monseigneur. Cette jeune fille nen supporte pas, et je crains quelle ne soit jalouse comme une tigresse ! Vraiment ? Dans ce cas, je brle du dsir de faire sa connaissance. Elle est sans doute exceptionnelle, puisquelle a su dompter un homme qui tranait tous les curs aprs soi ! Brigham sourit sans rpondre. Exceptionnelle, Serena ? Le terme lui semblait faible.
La troupe htroclite et bruyante, qui comptait maintenant prs de trois mille hommes, descendit la rencontre de larme anglaise, sans jamais pouvoir tablir le contact. Le gnral Cope semblait stre dtourn vers Inverness, laissant ouverte la route dEdimbourg. Les rebelles sy engouffrrent et livrrent leur premier combat en donnant lassaut la ville de Perth, o les rejoignit lord George. Galvaniss par la victoire, ils eurent la joie de mettre en droute deux rgiments de dragons anglais. Aigris par de longues annes dattente et de vains conciliabules, les hommes des Highlands retrouvaient dans laction leur unit, et leur dynamisme. Au son des cornemuses, ils retrouvaient aussi leur
agressivit lgendaire, ainsi que lusage des armes les plus traditionnelles. La hache et le bouclier faisaient autant de ravages que lpe et la lance. Face des mercenaires, ces volontaires pris didal pouvaient se croire invincibles. Sous la direction de lord George, Edimbourg fut conquise sans presque coup frir. La population vivait dans la terreur. Prcds par leur rputation, les insurgs passaient pour des sauvages, des barbares assoiffs de sang. La garnison ayant pris la fuite, il suffit dun dtachement de Cameron pour investir la ville, en pleine nuit. Cependant, sur lordre exprs du prince, il ny eut ni pillage ni exaction. Souverain lgitime de tous les Ecossais, Charles-Edouard entendait protger ses sujets, si infidles fussent-ils sa cause. Il ne stait pas coul plus de quatre semaines entre le moment o il avait dress son tendard Glenfinnan et ltablissement de la cour royale dEdimbourg. Brigham assista au ct de Coll la crmonie. Une foule immense saluait par des clameurs lentre solennelle du prince dans son palais dHolyrood. Firement camp sur son grand cheval gris, Charles ne manquait pas dallure. Son tartan cossais et son bonnet bleu frapp de la cocarde blanche taient le point de mire de ses fidles enthousiastes. Sa jeunesse sduisait tous ses sujets, qui retrouvaient un souverain bien eux. Ecoute-les, Brigham ! scria Coll en matrisant sa monture. Notre premire vraie victoire, la voil. Le peuple reconnat son prince. Il suffirait dun ordre pour aller nous rendre matres de Londres, remarqua Brigham. Esprons que les renforts et le matriel arriveront temps. Nous pouvons nous battre un contre dix, Brigham, la victoire ne nous lchera pas. Plus raliste que son ami, le jeune lord retint un sourire sceptique en un si beau jour, il ntait pas question de dcevoir
Coll : Ils sengagrent tous deux dans les rues de la ville pour contourner la cohue. Quelle puanteur ! grommela Coll. En ville, on ne respire pas. Dans les collines et les montagnes des Highlands cest tout autre chose. Comme jai hte de les retrouver, et de revoir Maggie ! Les rues troites dEdimbourg taient bordes de masures de torchis et de vieilles boutiques. Par contraste, les demeures officielles, en pierre, semblaient la fois crasantes et ariennes. Pour pouser les irrgularits du relief, des immeubles de quatre ou cinq tages en faade en comportaient neuf ou dix larrire. Cest pire qu Paris, reprit Coll. Des odeurs nausabondes montaient des venelles surpeuples, encombres de dtritus et dordures. Tout la joie de la fte, les habitants ne semblaient pas sen soucier. A lcart des taudis, de la puanteur et de la poussire des rues, le chteau charg dhistoire se dressait avec orgueil. A ses pieds slevaient labbaye et le palais dHolyrood, dont llgance raffine tranchait avec lantique demeure et les rochers de la falaise. Bien des drames staient drouls dans ces murs. La plus clbre et la plus malheureuse de leurs htes, Mary Stuart, reine dEcosse, y avait vu son amant assassin par Henry Stuart de Darnley, son mari. Son fils Jacques, aprs une enfance menace par tous les prils, tait devenu roi dAngleterre et dEcosse. Cest dans ce palais vou au faste, aux intrigues et aux crimes que lhritier des Stuarts avait dcid dinstaller sa cour. La crmonie allait prendre fin. Charles-Edouard descendit de cheval et finit le parcours pied. Quand il apparut au balcon de son appartement, des hurlements de joie le salurent. Edimbourg et son prince se retrouvaient.
Quelques jours plus tard, Charles devait avoir la preuve de lallgeance de ses sujets, et de leur fidlit. DInverness, le gnral Cope ramenait son arme vers la capitale de lEcosse. Tenus au courant de cette attaque, les jacobites larrtrent dans une localit voisine, Prestonpans. En face des habits rouges des Anglais, les Ecossais portaient le kilt ou le pantalon multicolore. Arm de son pe et dun bouclier de cuir, Brigham stait joint au clan MacGregor. Pendant un moment, les deux armes ranges en ordre de bataille restrent trangement silencieuses. On nentendait que le nasillement des cornemuses. Des milliers de curs battaient lunisson, ivres de carnage. Dans la campagne, des oiseaux chantaient. Une faible brise dployait les tendards. Soudain, avec un hurlement terrible, les fantassins se lancrent lassaut. A la hache, au couteau, lpe, les Ecossais enfoncrent les lignes anglaises, sans souci de leur propre sang. Ils se battaient comme des diables sortis de lenfer. La cavalerie entra dans la mle. Les chevaux dresss au combat frappaient des quatre fers, dantiques claymores tournoyaient, faisant voler des ttes. Insoucieux des cris de ceux qui lentouraient, Brigham attaquait chacun de ses adversaires avec une froide dtermination et les excutait lun aprs lautre. Un boulet lui frla lpaule, sans lui faire dtourner les yeux. Il courait sans frmir du danger de mourir au combat, comptant sur sa bonne toile pour viter une telle extrmit. Les canons et les mortiers faisaient rage, couvrant le champ de bataille dun pais nuage de fume cre. Dans lardeur du combat, les odeurs du sang, de la sueur et de la poudre se mlaient. Dj prts la cure, des corbeaux et des vautours survolaient le champ de bataille. Bientt, ltalon de Brigham put caracoler au sein mme des lignes anglaises. Des jacobites la cocarde blanche poursuivaient les
fuyards, parmi les impacts de mortiers. Les blesss et les mourants gisaient sur le sol, hurlant de douleur ou trangement silencieux. En moins dune demi-heure, la victoire tait acquise aux jacobites. Ce qui restait des dragons anglais ne trouva son salut que dans la fuite. Sur lherbe et les rochers souills de sang, jonchs de cadavres, les chevaux des vainqueurs renclaient. Les cornemuses sonnrent avec plus de force que de coutume, et le drapeau des Stuarts resta seul matre du terrain.
Chaudement envelopp dans son plaid, Coll pestait contre la vie de cour, qui condamnait les volontaires la plus complte inaction. Nous restons tranquilles Edimbourg, alors que la route de Londres nous est ouverte ! Pour une fois, Brigham partageait limpatience de son ami. Depuis trois semaines, le prince rgent rgnait avec faste sur une foule de courtisans, limitation de la cour de Versailles. Les membres de son conseil priv devaient assister son lever, participer des ftes-prestigieuses, changer de tenue plusieurs fois par jour au gr de ltiquette pour se livrer des mondanits auxquelles tous ntaient pas prpars. Comme le prince partageait son temps entre le palais et les campements militaires, le moral des troupes restait excellent, mais bien des chefs de clan auraient prfr une action immdiate ces dlices de Capoue, et la musique militaire celle des bals. La victoire de Prestonpans a rveill lardeur des jacobites dAngleterre, dit Brigham en tant son manteau pour jouir de la fracheur de lair. Aussi ne devrions-nous pas nous attarder ici bien longtemps. Les runions du grand conseil, jen ai ma claque ! renchrit Coll. Tous les jours que Dieu fait, on nous runit pour entendre des palabres, pour arbitrer les joutes oratoires entre lord George et cet
Irlandais dOSullivan. Ces deux-l, ils ne peuvent pas se sentir. TI suffit que lun dise blanc pour que lautre dise noir. Cest bien ce qui minquite. OSullivan ne rve que de grandes batailles, alors que la victoire totale est notre porte. Nous avons besoin dun autre stratge que ce mercenaire professionnel, qui ne rve que de sang vers. Tant que nous perdrons notre temps en bals et en palabres, il ny aura ni bataille ni victoire, remarqua Coll avec amertume. Brigham sourit. Le crpuscule tombait en ce moment sur Glenr, comme il tombait sur Edimbourg. Les Highlands te manquent, Coll, tu penses Maggie. Bien sr. Nous nous sommes quitts depuis bientt deux mois, aprs seulement quelques semaines de bonheur. Semaines rares, mais efficaces, observa Brigham dun ton plaisant. Justement. Je crains fort que notre enfant naisse en mon absence. Qui peut dire quand nous reviendrons de Londres, aprs notre victoire ? Dans six mois, dans un an, peut-tre ? Tu ne connais pas ce genre de problme, puisque tu ne sais pas ce quest le vritable amour, pauvre clibataire que tu es ! Mais trve de jrmiades, amusons-nous, ainsi que notre prince nous y invite. Comme je suis mari, je ne regarde plus les femmes, mais jai cru remarquer que cette engeance foisonne autour de nous. Tu nas pas encore fait ton choix, il me semble ? A force de jouer au bel indiffrent, tu finiras par briser tous les curs. Jai autre chose en tte, mon cher. Que dirais-tu dune bonne bouteille et dune petite partie ? Je ne tai pas battu aux ds depuis longtemps. Une bonne leon ne te ferait pas de mal. Plus fort que moi aux ds, je ne connais personne, affirma Coll, contre toute vidence. Je suis ton homme ! Ils sengagrent tous deux dans la cour dhonneur pour gagner lappartement de Brigham. Au loin, sous le porche dentre, dans
lombre grandissante, une femme mince et lance semblait attendre. Un plaid lui couvrait la tte et les paules. Etait-ce une dame de la cour ou une simple servante ? Brigham lui jeta un regard distrait, puis sarrta net pour mieux la contempler. Comment cette inconnue pouvait-elle lui rappeler si nettement la silhouette de sa bergre de porcelaine ? Bien quil ne pt discerner ses traits, il lui sembla quelle le dvisageait avec intensit. Lattirance inexplicable quil prouvait fit sourciller Brigham, qui reprit son chemin. Mais il sarrta de nouveau et se retourna une fois encore. La jeune femme navait pas boug. La tte haute, les mains croises sur son plaid, elle apparaissait comme un fantme dans le crpuscule. Tu marches, ou tu rves ? demanda Coll, qui avait pris plusieurs longueurs davance. Oh, pardon, je vois que tu es en bonne fortune, bravo ! Adieu, les ds ! Je viderai la bouteille tout seul. Attends, jarrive, je Linconnue fit glisser son plaid, rvlant une chevelure flamboyante, qui mit de la lumire dans lobscurit environnante. Serena ! Brigham resta bouche be. Elle fit un pas, et il vit son visage souriant. Enquelques bonds, il fut prs delle et la saisit dans ses bras pour la faire tournoyer en lair dans une ronde vertigineuse. Je commence comprendre, murmura Coll en observant cette scne tonnante. Mais il lembrasse, cet effront ! Depuis quand tes-vous ici ? Pourquoi ? Comment ? Incapable de rpondre ces questions tumultueuses, le souffle coup, Serena se contenta de rendre Brigham ses caresses passionnes. Bas les pattes, Casanova ! On ne touche pas la sur dun ami.
Coll arracha en riant Serena de ltreinte de Brigham et la fit tourner son tour en lembrassant vigoureusement sur les deux joues. Que fais-tu -Edimbourg ? O est Maggie ? Serena put enfin poser les pieds sur le sol et se rfugier au bras de Brigham. Elle est avec nous tous, avec maman, Gwen, Malcolm, rpondit-elle en lui tirant gaminement la barbe. Le prince nous a invits la cour, et tu nen savais rien, grand niais. Nous sommes arrivs de Glenr il y a une heure peine. Jai voulu vous surprendre. Quelle lgance ! Je crois O est Maggie ? Elle va bien ? Ne rponds pas, je vais la chercher moi-mme. Avec son imptuosit habituelle, Coll tourna les talons et partit grands pas. Il fit pourtant une pause pour sadresser Brigham. Et toi, je te retiens, espce de cachottier ! Nous en reparlerons ! Brigham Ne dites rien, ma chrie, surtout ne dites rien. Ils se tinrent enlacs, bouche bouche, corps contre corps, jusqu la nuit tombante. Aprs ces longues semaines de sparation, les mains de Brigham reprenaient possession de Serena, palpant ses paules, ses reins, ses hanches, son visage, lpaisseur de ses cheveux. Brlantes de dsir, leurs lvres unies laissaient passer des rles de bonheur. Jai cru mourir de votre absence, Serena, parvint-il enfin articuler. Jai beaucoup pri pour vous, Brigham chaque jour. Quand vous avez livr ces batailles, jai vcu dans langoisse. Je vous retrouve enfin, tel que je vous ai quitt, il y a prs de trois mois.
Comme Brigham et Coll revenaient du camp militaire, ils navaient pas encore revtu leurs habits de cour. Serena sy trompa. Jai eu tellement peur de vous trouver chang, dans tout ce luxe, reprit-elle. Des yeux, elle parcourait larchitecture du palais, ses tourelles et ses clochetons, ses fentres meneaux illumines de lintrieur par des centaines de bougies. Jamais elle navait vu pareille splendeur. O que je sois, je ne changerai jamais, Serena. Pour vous, je serai toujours le mme. Baissant les yeux, la jeune fille appuya la tte contre le torse de Brigham. Jai eu tellement peur, murmura-t-elle. Peur de vous perdre dans les combats, peur de vous voir succomber aux charmes dune autre femme. Je me demande laquelle tait la plus fonde ! Il ny a personne dautre que vous, ma chrie, ne craignez rien. Cette nuit, cest vos charmes seuls que je succomberai. Si seulement ctait possible ! Mon plus cher dsir tait de vous retrouver sain et sauf, mais javoue que celui de vous aimer toute une nuit ntait pas moins grand. Ce dsir sera combl comme lautre, et pas plus tard quaujourdhui. Serena embrassa Brigham sur la joue en riant tout bas. Comme je partage la chambre de Gwen, un tel bonheur est malheureusement exclu. Il nous faudra attendre un peu. Balivernes ! Ce soir, cest ma chambre que vous partagerez. Cest lady Ashburn que je tiendrai dans mes bras, en qualit de lgitime pouse. Partage entre lbahissement et lesprance dun bonheur imprvu, Serena prit du recul pour mieux observer son compagnon. Voyons, Brigham, cest impossible !
Impossible nest pas disons, cossais, pour une fois. Venez vite ! Sans lui laisser le temps de protester, Brigham entrana Serena dans les corridors qui menaient aux appartements royaux. Aux gardes qui en protgeaient la porte, il demanda une audience immdiate. Abasourdie dtonnement et de confusion, Serena restait muette, les yeux carquills, trop impressionne pour pouvoir ragir. Lofficier de service revint bientt, tenant la porte ouverte. Le prince, en nglig, tait sa toilette. Pardonnez mon intrusion, Votre Altesse, commena Brigham en sinclinant. Il est bien tard, en effet, je me prparais pour le bal. Mais lord Ashburn est toujours le bienvenu chez moi. Sans vous, je ne serais pas ici, mon cher. Quelle est cette ravissante jeune fille ? Je vous ordonne de me la prsenter, sous peine de disgrce ! En riant de son propre humour, le prince Charles vint prendre la main de Serena qui, ds son entre, stait abme dans la plus profonde rvrence quelle ait jamais excute. Elle se maudissait, et maudissait Brigham. Comment osait-il la jeter limproviste aux pieds du prince, en costume de voyage, presque dpeigne ? Pourquoi avait-elle eu la navet de se prcipiter au palais ltourdie, sans se soucier de sa tenue ? Le luxe et le raffinement de la chambre princire taient tourdissants pour une fille toute simple, accoutume faire sa lessive, traire sa vache et courir dans les bois. Mais le prince la relevait, le regard ptillant dune curiosit amuse. Serena leva timidement les yeux. Comme il tait beau, dune beaut presque fminine, qui salliait trangement une allure dominatrice et virile. Laissez-moi deviner, reprit Charles-Edouard. Cette chevelure flamboyante, unique, cest bien sr celle des MacGregor, les plus fidles des montagnards des Highlands.
Votre Altesse ne se trompe jamais, rpondit Brigham avec un rien de courtisanerie. Jai lhonneur de vous prsenter Serena MacGregor, la fille de lord Jan. Je comprends maintenant pourquoi Ashburn dlaisse toutes les femmes de la cour, persifla le prince. Votre Altesse, intervint alors Serena, vous avez eu la bont dinviter ma mre Holyrood. Comment pourrions-nous vous remercier de cette faveur ? En maccordant ce soir votre premire danse, mademoiselle. Je dois trop aux MacGregor pour ne pas honorer leur famille. Je sais ce que votre pre a souffert au service du mien. Cette fidlit na pas de prix. Mais asseyez-vous donc Avec une simplicit toute royale, le prince avana lui-mme un fauteuil. Jamais Serena navait vu une pice aussi somptueusement dcore. Le plafond caissons sornait de guirlandes et de bouquets. Un lustre ruisselait de lumire. Aux murs, des fresques rappelaient les batailles gagnes par les Stuarts au Cours des ges. Un clavecin ouvert tmoignait du got de Charles-Edouard pour la musique. Monseigneur, je viens vous demander un privilge, dit Brigham. Eh bien, asseyons-nous. Je ne saurais vous accorder de privilge, Ashburn, je vous dois trop pour cela. Les princes nont pas de dettes, Votre Altesse. Cest vrai, mais la reconnaissance ne leur est pas interdite. Alors, de quoi sagit-il ? Il sourit. Serena comprit pourquoi on lappelait le gentil prince. Outre sa grce naturelle, le jeune homme respirait la courtoisie et la bont. Je voudrais pouser Serena MacGregor.
Le prince se frappa la cuisse tandis que son sourire spanouissait. Je me disais aussi Savez-vous, mademoiselle, qu Versailles Brigham se dpensait sans compter pour sduire les belles, qui dailleurs navaient dyeux que pour lui ? A Holyrood, au contraire, il aurait donn des leons au plus chaste des capucins ! Serena serra les mains lune contre lautre, peu soucieuse de semporter. Lord Ashburn est trop bon guerrier pour courir des risques inutiles, Votre Altesse. Il naurait pas linconscience daffronter la jalousie dune MacGregor. Dans notre clan, chaque femme porte en son cur une tigresse bien veille. Enchant de cette repartie, le prince rit de bon cur. Eh bien, vous avez ma bndiction. Ce mariage pourrait se faire au palais. Oui, monseigneur, et ce soir mme, sil vous plat, rpondit Brigham. Les sourcils blonds du prince se soulevrent. Ce soir ! Vous tes bien press. Une telle prcipitation a quelque chose de Il hsita, contempla le visage de Serena, ses formes fines, sa chevelure incandescente la lueur des flammes de la grande chemine. quelque chose de tout fait naturel, poursuivit-il sans se dmonter. Vous avez le consentement du pre ? Oui, monseigneur. Vous tes catholiques tous les deux ? Bien. Je vais faire avertir les prtres de labbaye. En principe, il faudrait publier des bans, mais nous passerons sur ce dtail. Si un prince sattarde des dtails, il ne devient jamais roi, nest-ce pas ? Il se leva, aussitt imit par Brigham et Serena.
Comme dans un rve, Serena rejoignit ses parents. Fiona frona le sourcil en la voyant entrer. Serena ! Nous sommes arrives depuis deux heures et tu ne tes pas encore change ! A la cour dun prince, les filles ne se promnent pas avec de la boue leurs semelles et de la poussire sur leur robe ! Je vais me marier, maman. Ne fais pas cette tte-l, dit Ian en riant, nous tions au courant. Je me marie ce soir, papa. Ian avala dun coup le verre quil tenait la main tandis que Fiona jaillissait de son sige. Ce soir ? Mais on ne peut Brigham ma prsente au prince, dans cette tenue Jimagine la scne, murmura sa mre. Mais quelle hte ! Toi aussi, tu veux lpouser ds ce soir ? Reprise un instant par ses anciens dmons, Serena resta dabord muette. Instinctivement, elle porta la main sa poitrine. Sous sa chemise, entre ses seins, lmeraude de Brigham pendait une chanette dor. Bientt, son hros repartirait au combat, pour quel destin ? Oui, rpondit-elle enfin, mais tout se passe si vite Oui, je le veux, rpta-t-elle dune voix plus ferme. Devenir sa femme est mon dsir le plus cher au monde. Dans un lan daffection, Fiona la prit par le cou.
Eh bien, nous avons fort faire. Ian, ta prsence nous gne. Va me chercher les domestiques, et Gwen aussi, naturellement. Joccupe cet appartement par la volont du prince, ce nest pas une faible femme qui men chassera ! protesta le chef des MacGregor. Alors, reste. Tu aideras Molly porter leau chaude. Rflexion faite, je vous laisse Mais ce sera de mon plein gr. Plus mu quil naurait voulu le paratre, son pre treignit Serena. Jai toujours t fier de toi, ma fille. Aujourdhui, je te donne un autre homme, dont tu vas porter le nom. Mais tu seras toujours une Mac Gregor, Serena, toujours une Mac Gregor ! Une fille de bonne race !
Dans la fivre des prparatifs, aucun membre de la famille neut le temps de respirer. Les servantes allaient et venaient, porteuses deau chaude ou de linge frais. Fiona prsidait au bain de sa fille, quelle aromatisait dessences rares. Gwen et Maggie bavardaient en transformant la hte une robe de bal en robe de marie. Comme ce mariage est romanesque, soupira Gwen. Maggie lui fit un signe dintelligence. Derrire le drap tendu qui la dissimulait aux regards, Serena entendait tout. A mon avis, cest de la folie, dclara la femme de Coll. Je me demande ce que ta sur a pu faire lord Brigham pour le mettre dans cet tat. Elle a sans doute achet un philtre la sorcire de Glenfinnan. Ou alors, ce Brigham est un garon facile, malgr sa rputation. Comme aucune raction ne venait de Serena, les deux complices clatrent dun mme rire.
Bavardez moins et travaillez plus vite, gronda Fiona. Si vous navez pas le temps de vous faire belles avant minuit, vous nassisterez pas au mariage ! Les deux coupables baissrent la tte en riant tout bas. Maggie se caressa le ventre. Le bb quelle portait sagitait plus vivement chaque soir, comme pour prouver ses forces. Si elle se faisait belle, songea-t-elle, ce serait surtout pour plaire Coll. Tout lheure, au moment mme o ils se trouvaient dans les bras lun de lautre, lannonce du mariage avait interrompu leurs ardeurs amoureuses. Au souvenir des jurons furieux de son mari, Maggie ne put retenir un clat de rire dont personne autour delle ne comprit la cause. Serena apparut, qui sortait du bain, le corps et les cheveux ruisselants sous des serviettes. Viens prs du feu, ordonna sa mre, qui brandissait une brosse. Lorsquelle prit place ct delle, Serena frissonna nerveusement. Mais Fiona savait bien que ce ntait pas de froid. Elle commena lui brosser les cheveux. Pour une femme, murmura-t-elle afin de ntre entendue que de sa fille, le jour du mariage est le plus beau de la vie. On croit vivre un rve, et puis, ce rve se ralise, et on en garde ternellement le souvenir. Mais pourquoi ai-je si peur, maman ? Plus lamour est fort, plus la peur est grande, ma chrie. Alors, je dois aimer Brigham plus que de raison, affirma Serena, les larmes aux yeux. Tu as rencontr le mari idal, je ne pouvais rver meilleur parti pour toi. Quand les combats auront pris fin, une longue vie de bonheur vous attend. Mais jhabiterai lAngleterre, soupira Serena. Fiona ne rpondit pas tout de suite. Songeuse, elle savisa quelle brossait peut-
tre les cheveux de sa fille pour la dernire fois de sa vie, un plaisir qui lui serait bientt retir. Cette pense la rendait mlancolique. Quand jai pous ton pre, expliqua-t-elle enfin, jai d quitter ma famille et ma maison. Je suis ne au bord de la mer, jai longtemps vcu dans le fracas des vagues et le parfum sal des varechs, sur le flanc des falaises que jescaladais. La fort de Glenr me faisait peur, les arbres et les oiseaux des sous-bois mpouvantaient. Au dbut, jai cru que je ne rsisterais pas cet exil loin de la mer. Comment as-tu fait pour tacclimater ? Je me suis rfugie dans lamour de ton pre, Serena, et je len ai aim davantage.
Plutt que de relever la chevelure de sa fille en chafaudages compliqus, comme ctait la mode en France, Fiona avait choisi de la laisser ruisseler jusquaux reins, pour en mettre en valeur les reflets dacajou ple et la splendeur fauve. Le haut de la robe de Serena, trs prs du corps, mettait en valeur sa poitrine opulente et ferme, quornait un collier de perles. Les manches bouffantes descendaient jusqu ses poignets minces. Des perles rehaussaient les volants de la robe tandis quune ceinture brode de roses soulignait la finesse de sa taille. Le cur battant grands coups, Serena entra au bras de son pre dans labbaye. Cest dans ce lieu si charg dhistoire que sa vie allait prendre un autre cours. En haut de la nef, Brigham lattendait, dans la lumire des lampes et des lustres. La jeune fille quitta le bras de son pre pour prendre place son ct. Jamais il ne lui avait paru aussi sduisant, dans son habit noir rehauss dargent. Pour la premire fois de sa vie, elle le voyait en perruque blanche. Cette coiffure adoucissait le visage nergique de Brigham, et faisait paratre plus sombres ses yeux gris.
Serena ne vit pas le prince, qui occupait un trne dans le chur, ni les gentilshommes et les dames qui se pressaient dans la nef. Elle ne voyait que Brigham. Quand il lui prit la main, elle cessa de trembler. Tous deux firent face lvque qui allait recueillir leurs consentements. Au moment le plus solennel, le clocher sonna minuit.
* **
De lavis du prince, un mariage, ft-il improvis, valait bien une fte. Quelques minutes aprs la crmonie, la nouvelle lady Ashburn se trouva mene en grande pompe dans la galerie des portraits, lieu habituel des grands bals de la cour. Etourdie par la foule, flicite, embrasse par des inconnus, jalouse par les femmes, bouscule par tout le monde, Serena sentait la tte lui tourner, dautant quelle buvait du champagne pour la premire fois de sa vie, comme dailleurs la plupart des invits. Fort de son droit, Charles-Edouard Stuart exigea de danser avec elle le premier menuet. Vous dansez ravir, lady Ashburn. Lady Ashburn. Merci, Votre Altesse. Je nimaginais pas participer une si belle fte, il y a quelques heures ! Je nai rien refuser un ami comme Brigham. Remerciez plutt votre mari. Votre mari. Vous pouvez tre assur de son dvouement, monseigneur, et deux fois du mien, puisque dsormais je suis en mme temps une MacGregor et une Langston. Quand le menuet prit fin, Brigham vint prendre la main de Serena et larracha en riant lempressement de tous ceux qui se bousculaient pour danser avec elle.
Ce bal vous plat, ma chrie ? Je suis tellement heureuse, Brigham. Serena se sentit rougir. Elle avait un peu honte de sa timidit, de son motion. Pour la premire fois de sa vie, elle voyait Brigham en habit de cour. Un diamant brillait sa cravate de soie, sa perruque soulignait la jeunesse de ses traits. Comme il tait distingu et sduisant, ce lord, si diffrent du fougueux cavalier qui nagure lavait charge sur son paule en la menaant dune baignade dans le lac glac ! Je navais jamais vu une salle aussi vaste et aussi magnifique, reprit-elle. Comme la danse prenait fin, ils allrent admirer les tableaux les plus proches. La galerie des portraits en comporte quatre-vingt-neuf, tous de souverains cossais. Cest Charles II qui les a fait installer au moment de la restauration monarchique, il y a prs de soixante-dix ans. Mais il nest pas revenu Holyrood, et na donc jamais pu apprcier par lui-mme le rsultat. Serena retint un sourire. En fait dhistoire de lEcosse, elle en savait sans doute plus que lui. Si elle se garda de faire une rflexion impertinente, elle tint cependant montrer son rudition. Celui-ci, je le reconnais. Cest Robert Bruce, celui qui a donn le premier son indpendance lEcosse. Il a vcu de 1210 1295. Dites-moi si je me trompe, Brigham, vous qui connaissez si bien lhistoire Mchante ! lana Brigham en riant. Javais oubli que pour mon malheur jai pous une femme savante. Mais si vous lemportez sur moi en histoire, je parie que vous ne connaissez pas grand-chose en stratgie militaire. En stratgie ? Voici votre premire leon.
Sans laisser Serena le temps de ragir, Brigham ouvrit vivement une porte drobe, bouscula un peu sa femme pour ly faire passer et la souleva dans ses bras pour lentraner dans une course folle au long dun corridor heureusement dsert. Mais que faites-vous ? Cest un enlvement ? Comme la musique devenait indistincte, Brigham ralentit lallure. Non. Une vasion ! Je ne supporte plus la foule. Laissons-les boire et danser, nous avons mieux faire, Serena. Dans un escalier de service, il heurta sansla voir une jeune domestique effare. Portant toujours Serena, Brigham atteignit bientt son appartement, ouvrit sa porte dun coup de pied et la referma de mme, avant de jeter sans mnagement Sur le lit son prcieux fardeau. Est-il convenable de traiter ainsi une lady, milord ? Attendez que je my mette, madame la comtesse, menaa-t-il en fermant la porte double tour. Jaurais bien voulu danser encore un peu, vous savez. Danser ? Vous allez danser avec moi, madame, et jusqu laube, je vous le promets ! Serena fit la moue une moue sous laquelle se dissimulait un sourire. Il y a danse et danse, Sassenach. Cette nuit, nescomptez pas danser le menuet, vous seriez due. Cest pourtant ma danse prfre, dit Serena avec une fausse navet. Gwen vous trouve romanesque. Elle sera bien due quand je lui raconterai de quelle faon vous mavez jete sur ce lit, comme un paquet ! Du romanesque ? Vous voulez du romanesque, Serena ?
Gwen en rve jour et nuit. En clatant de rire, Brigham jeta sa jaquette ct dun sige, sans gard pour les recommandations de Parkins. Et vous ? demanda-t-il sa toute nouvelle pouse. Le romanesque convient-il une nuit de noces ? A genoux sur le lit, il lui enleva ses escarpins et lui baisa la cheville. Le parfum du bain lui monta la tte. Je ne vous ai pas -encore dit combien vous tiez belle tout lheure, lglise. Vos cheveux retenaient toute la lumire, comme ceux dune magicienne, dune fe, de la bergre de mes rves Et moi, jai reconnu mon prince charmant, Brigham. Lentement, il faisait remonter ses lvres et ses mains le long des jambes fuseles de Serena, gotait sa-chair dlicate. Ce soir, murmura-t-il, le prince et la bergre vont vivre une nuit damour, ma chrie. Je suis envot, ensorcel, rduit en esclavage Jai eu si peur en entrant dans labbaye, Brigham. Elle lui caressa la tte en frmissant sous les baisers qui exaltaient sa poitrine, pendant quil commenait lui ter sa robe, avec mille prcautions. Avez-vous encore peur, Rena ? Elle fit un petit signe de dngation en entreprenant de l dbarrasser du reste de ses vtements. Non, jai repris courage quand vous mavez emporte dans vos bras. Alors, jai su que je retrouvais celui que jaime tant, mon Brigham moi. Je serai toujours vous, Serena. Comment vous le prouver ? Envahie de la plnitude du-bonheur, elle se contenta de sourire.
13.
Trois longues semaines scoulrent encore sans que les insurgs ne fissent mouvement. A la cour dHolyrood, ce ntaient que festins, bals et concerts. On y vivait une sorte dge dor, la plupart des courtisans se livrant sans retenue aux jeux de lamour, et ceux du hasard : le libertinage et les divertissements peuplaient les loisirs de cette petite foule dsuvre. Du pays tout entier accouraient dames en falbalas et gentilshommes emperruqus, avides de partager les joies faciles de cette cour insouciante, dun raffinement qui rappelait presque Florence ou Venise. Brigham sy retrouvait dans son lment tandis que Serena se comportait surtout en spectatrice. Par un effort de sa volont beaucoup plus que par got, elle sadaptait ce luxe et ces artifices, pour tenir le rang qui dsormais serait le sien. Il lui fallait prendre de nouvelles habitudes, se plier aux contraintes de ltiquette, perdre son temps en mondanits, faire tous les sourires et toutes les grces que lon attendait dune lady Ashburn. En trois semaines, on lui prsenta plus de monde quelle nen avait rencontr dans toute sa vie. Quelle le voult ou non, une foule de serviteurs satisfaisaient ses moindres dsirs. Aprs son mariage, Brigham avait d, la grande joie de Parkins, quitter son appartement de clibataire pour en occuper un autre, plus luxueux et plus conforme son rang. Habitue la rusticit de Glenr, Serena voluait maintenant au milieu de tapisseries rares et de meubles prcieux. Pour vaincre son impatience et surmonter son malaise, elle ne cessait de se raisonner : cest pour faire honneur son mari quelle
devait admettre toutes ces contraintes et tous ces artifices. Elle ntait dailleurs pas peu fire de le voir si respect par ses pairs. Serena ne prit conscience de ltendue de la fortune de Brigham quune semaine aprs son mariage, le jour o il lui offrit les bijoux quil tenait de sa mre. Un de ses missaires secrets tait all chercher le coffret dans son manoir du Kent. Il sagissait surtout dmeraudes aux montures anciennes, toutes dun vert aussi profond que celui des prairies dEcosse. Un collier somptueux, un lourd bracelet et des boucles doreilles assorties constituaient une parure digne dune reine. Maggie et Gwen ne furent pas les seules ber dadmiration quand Serena les porta pour la premire fois. Dautant que pour mettre en valeur lensemble, Brigham lui fit faire des robes assorties. Vtue de soie, de satin et de dentelles fines, la nouvelle lady Ashburn sinitiait au luxe. Elle appartenait maintenant llite des femmes qui portent des diamants dans leurs cheveux et qui exhalent la fragrance des plus rares parfums franais. Malgr tout, Serena et volontiers sacrifi tous ces raffinements pour avoir le bonheur de passer une semaine en tte tte avec Brigham, dans une chaumire des Highlands. Elle aurait eu mauvaise grce ne pas apprcier le confort et le luxe dont elle jouissait, ne pas senorgueillir des regards denvie que lui jetaient les femmes quand elle apparaissait dans une assemble au bras de Brigham. Pourtant, au fil du temps, Serena sentait confusment quelle vivait dans un monde irrel. Lamiti mme du prince lui semblait factice. Mais la nuit lui appartenait, de mme que lamour, bien rel. Son intimit avec Brigham sapprofondissait, ils jouissaient lun de lautre avec une ardeur toujours renouvele. Et si tous deux savaient ce bonheur menac, leur destin entre les mains de la Providence, ils se connaissaient assez bien pour se comprendre sans jamais voquer le dpart de Brigham, leur sparation, si proche. Chaque nuit, Serena redevenait simplement la femme de Brigham, son amante ; elle se donnait lui de tout son cur, de toute son me, de tout son corps. Dans la journe, le visage et le sourire
aussi apprts que sa robe, elle faisait de la figuration dans la comdie mondaine, lesprit souvent ailleurs. En vraie fille des Highlands, Serena ne rvait quau bonheur de relever sa robe jusqu ses cuisses pour courir plus vite dans les sentiers, sous les arbres que le vent dautomne dnudait ou, mieux encore, denfiler la vieille culotte de cheval abandonne dans lcurie, pour galoper bride abattue jusquau lac. Prive de ces bonheurs si simples, la jeune femme ne pouvait quen cultiver la nostalgie en marchant pas compts parmi les nobles dames, tandis que les hommes assistaient au conseil ou chevauchaient sur le front des troupes en manuvres. Cest par amour quelle se conformait aux usages, de sa nouvelle existence. Brigham, en effet, ne devait pas avoir rougir de la femme de son choix, de celle quil mritait. Serena sastreignait rester assise pendant des heures, attentive en apparence des concerts qui lennuyaient. Malgr labsurdit de cette pratique, elle enlevait chaque jour sa robe du matin pour revtir celle de laprs-midi, en attendant celle du soir. Une seule fois, elle put accompagner Malcolm dans les curies pour admirer les chevaux du prince prenant cependant grand soin de tenir secrte cette escapade. Comme elle enviait son jeune frre, qui senivrait loisir des joies de lquitation ! Sans jamais se plaindre, elle tentait de trouver quelque intrt aux plaisirs mdiocres de la vie mondaine et ny parvenait pas toujours. Fais ceci, fais cela, se disait-elle un jour, aprs le petit djeuner, en arpentant sa chambre dun pas nerveux. Ne fais pas ceci, ne fais pas cela De rage, elle renversa dun coup de pied une lgante chaise aux lignes incurves, au risque dabmer le joli escarpin violet assorti sa robe du matin. Apprendre les rgles de ltiquette la rendait folle. Elle allait devenir dmente si on la contraignait les respecter toute sa vie. Avec un gmissement, sans souci de froisser les volants compliqus de sa robe, Serena se laissa tomber dans un fauteuil. Retrouverait-elle un jour la paix de Glenr, son lac bleu, ses collines
verdoyantes et ses escarpements ? Comme elle aurait voulu grimper aux rochers, chausser ses vieilles bottes, vivre libre, enfin ! Dans un moment dabandon, elle se laissa aller au dcouragement, les coudes sur les genoux et la tte dans les mains. Attitude bien peu digne dune lady Ashburn, sans aucun doute, mais en cette fin de matine morose elle se sentait trs peu lady Ashbum Serena ne perdait pas pour autant de sa lucidit. Son gosme et son ingratitude laccablaient alors que Brigham lui apportait tout ce dont une femme peut rver, et lui promettait bien plus encore. Aprs tout, lamour, la passion, ne valaient-ils pas bien des sacrifices ? Des sacrifices qui ntaient rien au prix dun bonheur partag. On ouvrait la porte. Serena se releva dun bond en lissant de la main sa robe froisse. Il ne fallait pas que lady Ashburn donne prise aux commrages des domestiques en leur offrant le spectacle de son dsarroi. A son grand soulagement, elle reconnut la haute silhouette de Brigham. Comme chaque fois quil retrouvait sa femme, celui-ci prouva comme un pincement au cur. Elle ne cessait de devenir plus belle, plus dsirable Vous ntes pas sortie, ma chrie ? Je vous croyais en promenade avec Gwen et Maggie. Serena vrifia de la main lordonnancement de sa coiffure sophistique. Pourvu que ses mouvements dimpatience ne laient pas drange ! Je me prparais les rejoindre. Mais vous rentrez bien tt, Brigham. La runion du grand conseil est-elle dj termine ? En effet. Comme vous tes belle, Serena Belle comme une violette sauvage. Elle se jeta dans ses bras avec un rire qui se termina en sanglots. Oh Brig, je vous aime ! Je vous aime tellement ! Mais vous pleurez ? Que se passe-t-il ?
Non. Enfin, juste un peu Chaque fois que je vous retrouve, je vous aime davantage, Brigham. Prenez garde ! Je risque de vous quitter plus souvent, afin dattiser votre passion ! Ne vous moquez pas de moi, sil vous plat. Doucement, il lui releva la tte pour lui baiser les lvres. Je ne courrai pas ce risque, de peur de reprsailles ! Non, ma chrie, jamais je ne me moquerai de vous. Serena regarda son mari dans les yeux. Sil plaisantait, son regard tait grave. Ainsi, son intuition ne lavait pas trompe : elle avait tout compris au moment o il tait entr dans la pice. Elle rassembla tout son courage et demanda : Le moment est venu, nest-ce pas ? Asseyons-nous, dit Brigham en lui baisant la main. Cest inutile, je suis assez forte pour supporter le choc. Nous partons dans quelques jours. Ds demain, vous devez rentrer Glenr, avec Malcolm et toutes les femmes de la famille. Parkins vous accompagnera. Serena devint blme. Cest pourtant dune voix ferme et assure quelle dclara : Je voudrais rester ici jusqu votre dpart. Vous ntes pas seule, Serena. Comme Maggie est enceinte, votre voyage en sera retard. Il avait raison, bien sr. Elle devait se plier ses directives. Ainsi allait la vie ! Vous allez descendre jusqu Londres ? demanda-t-elle encore. A la grce de Dieu ! Serena scarta de Brigham pour rflchir, sans lui lcher la main.
Ce combat est le mien aussi bien que le vtre, et plutt deux fois quune, puisque nous sommes maris. Me permettriez-vous par consquent de vous accompagner ? Cest impossible, Serena. Les femmes nont pas leur place au combat. Comme il voyait sallumer dans les yeux de son pouse une lueur assassine, Brigham opta pour un argument plus convaincant. Votre famille a besoin de vous, reprit-il. Serena aurait voulu lui dire combien elle avait davantage besoin de sa prsence, mais quoi bon ? Dautant quelle naurait pas su se battre, quelle naurait pas pu secourir Brigham dans la mle, comme elle le dsirait tant. Vous avez raison. Je vous attendrai. Mais je compte sur vous, Serena, dit-il en lui treignant les mains. Si les choses tournent mal Non, ne protestez pas, si les choses tournent mal, dis-je, vous trouverez dans ma chambre, Glenr, un coffre-fort qui contient assez dor et de bijoux pour assurer votre avenir et celui de votre famille. Jai aussi dans une malle un objet bien plus cher mon cur. Je vous demande de le garder en souvenir de moi. Un objet ? De quoi sagit-il ? Brigham lui passa la main sur la joue, si semblable celle de la bergre de porcelaine. Vous verrez. Noubliez pas. Je noublierai pas, mais cela ne servira rien. Vous allez me revenir, Brigham, et un jour vous me ferez visiter le chteau de vos anctres. Jy compte bien, Serena. Avec un sourire, celle-ci commena de dboutonner son corsage. Mais que faites-vous ?
Toujours souriante, le haut de sa robe ouvert, la jeune femme entreprit de se dfaire de sa ceinture de satin. Rflexion faite, rpondit-elle, je crois que Gwen et Maggie se promneront toutes seules, ce matin. Dites-moi, milord, est-il interdit une lady de faire lamour avec son mari lgitime si tt dans la journe ? Oui, je le crains. Mais nous nen parlerons personne, promit Brigham en se htant de se dfaire de ses vtements. Ils stendirent sous le baldaquin du grand lit, baigns par les chauds rayons du soleil dautomne. Serena, avant lamour, prit soin de se redresser, genoux, pour faire tomber toutes les pingles qui retenaient sa chevelure. Ses paules nues et sa poitrine en furent bientt couvertes. Brigham se saisit de cette coule dor fauve, y baigna son visage et ses mains, comme pour se perdre dans ce ruissellement voluptueux. Au moment o leurs corps se retrouvaient, lun et lautre revcurent leurs amours au bord du lac, les premiers lans de leur passion. Lapprhension de lavenir exaltait leur dsir, ils se donnaient lun lautre avec rage, comme si cette treinte et t la dernire de leur vie.
Larme cossaise ne se mit finalement en route que dans les premiers jours de novembre. Jusqu la veille du dpart, le prince Charles-Edouard, contre lavis de ses partisans les plus dynamiques, stait obstin attendre sans agir larrive de renforts venus de France. Le roi Louis XV avait bien envoy de largent et des armes, mais en se gardant de prendre le risque dembarquer un corps expditionnaire. Une telle opration aurait suppos le dploiement dune vritable armada, dont le monarque franais ne disposait pas : lAngleterre restait matresse des mers et de locan. Le prince ne disposait donc que de huit mille soldats, dont trois cents cavaliers. Cette troupe mobile et bien entrane, quoique peu nombreuse, tait faite pour des actions rapides. Si celles-ci se
rvlaient dcisives, ce serait la victoire. Dans le cas contraire, les partisans des Stuarts connatraient une dfaite dfinitive. Toute la stratgie du prince reposait donc sur laudace. Charles pouvait tre fier de sa petite arme, que les Anglais prenaient maintenant fort au srieux. Quelques mois plus tt, ils staient gausss de cette horde dHighlanders en kilt, de cette troupe pittoresque et disparate. Mais la reconqute clair-de lEcosse, couronne par la prise dEdimbourg, avait donn rflchir ltatmajor du roi George. Ce qui restait des troupes anglaises dcimes Fontenoy, prcipitamment rapatries de Flandre, faisait marche vers Newcastle, pour renforcer larme du marchal Wade. Dans un premier temps, larme du prince ne rencontra que peu de rsistance en descendant vers Lancaster. Nanmoins, une fcheuse constatation vint ternir la joie de cette facile victoire : les jacobites anglais ne sempressaient gure de rallier ouvertement la cause des Stuarts. Par une nuit froide de dcembre, Brigham se chauffait un feu de camp en compagnie de son ami Whitesmouth, arriv tout exprs de Manchester pour participer aux combats. Le whisky aussi bien que leurs plaids pais les aidaient combattre les frimas de lhiver. Il y a longtemps que vous auriez d dloger Wade de Newcastle, observa Whitesmouth. Larme du duc de Cumberland remonte dans les Midlands marche force. Aprs laffront quil a subi Fontenoy, ce gros porc a une revanche prendre. Numriquement, nous ne faisons pas le poids, il faut bien le reconnatre. Nous disposons de combien dhommes ? Six mille ? Brigham, dont le regard se perdait dans les flammes dansantes du feu, accepta la bouteille que son ami lui tendait. Un peu plus, rpondit-il. Le prince est paralys par les avis contradictoires de Murray et de OSullivan. Chaque dcision ne se prend quaprs des dbats interminables. Je peux te lavouer toi, Johnny, nous avons perdu toutes nos chances de victoire en nous attardant Edimbourg. Cette erreur risque de nous tre fatale. Et pourtant, tu restes fidle au prince ?
Je lui ai donn ma parole. Ils restrent silencieux quelques gmissement du vent dans les arbres. minutes, attentifs au
On ma dit quil y a trop de dfections dans nos rangs, reprit Whitesmouth. Beaucoup dEcossais regagnent discrtement leurs foyers, dans les Highlands. Je sais, soupira Brigham avec lassitude. Le jour mme, Ian MacGregor et les autres chefs de clan staient runis en confrence, pour tudier les moyens de maintenir le moral de leurs troupes, et pour viter les dsertions. Brigham ne se faisait cependant pas dillusion : si cette arme de fortune, infrieure en nombre et en matriel, avait remport daussi clatants succs, cest que les hommes combattaient avec enthousiasme, de tout leur cur. Quand le cur ny tait plus, toute chance de victoire svanouissait. Brigham sbroua pour carter de son esprit ces considrations pessimistes. Il but encore un peu tandis quune cornemuse solitaire sonnait un air mlancolique. Demain, nous serons Derby, murmura-t-il. Si en quelques jours nous atteignons Londres sans encombre, le pre du prince pourra rentrer de Rome pour occuper le trne dAngleterre. Sinon Mais aprs tout, nous navons encore jamais t battus, il faut encore esprer. Daprs ce que tu as pu apprendre, la panique rgne la cour du roi George. Il envisage mme de rentrer chez lui, au Hanovre. Quil y parte, et quil y reste ! grommela Whitesmouth. Seigneur, comme il fait froid dans ce pays ! En cette saison, dans les Highlands, cest encore pire. Le vent te transperce et te dchire comme un rasoir. Avec un peu de chance, tu pourras rejoindre ta, femme pour la nouvelle anne et subir ses morsures celles du vent, naturellement, prcisa Johnny en sesclaffant. Brigham sourit demi. Pour jouir dun tel bonheur, il lui faudrait bien plus quun peu de chance.
Le lendemain, Derby, le prince runit son conseil, comme il le faisait chaque jour. Londres ntait plus qu deux cents kilomtres. Au-dehors, la neige tombait en rafales. Dans la salle du conseil, latmosphre pesante semblait assombrir tous les visages. Les bches craquaient et sifflaient dans la grande chemine, mais leur chaleur faisait un pnible contraste avec la morosit ambiante. Messieurs, commena le prince en croisant sur la table ses mains dune minceur aristocratique, je viens vous demander aujourdhui encore vos conseils, comme aux plus fidles soutiens de ma dynastie. Nous avons plus que jamais le devoir de faire preuve de hardiesse, et de cohsion. De ses yeux sombres, il scruta lun aprs lautre chacun de ses conseillers. Brigham soutint son regard, impassible, puis observa les deux stratges ennemis, Murray et OSullivan, qui se tenaient cte cte. Le prince, lui, continuait son expos. Je vous informe que trois corps de larme gouvernementale convergent vers nous, au moment mme o le moral de nos troupes commence faiblir. Il me semble que notre seule chance de vaincre rside dans une attaque-clair de Londres, qui bruit encore de lclat de nos victoires. Votre Altesse, intervint lord George Murray. Il se tut en attendant lautorisation de sexprimer. Le prince fit un signe dassentiment, et Murray reprit la parole. Je ne saurais conseiller Votre Altesse que la prudence. Trs infrieurs en nombre, et mal quips, nous devrions mon avis nous retirer dans les Highlands et prparer pendant lhiver une offensive de printemps. De cette faon, nous pourrions ramener dans nos rangs tous ceux qui viennent de faire dfection, et attendre en scurit les troupes que le roi de France ne manquera pas de nous envoyer.
Voil un conseil bien dsespr, commenta le prince. Nous drober au combat, cest nous condamner lchec et la catastrophe. Non pas nous drober, Votre Altesse, mais oprer une retraite provisoire. Ces propos furent approuvs de la tte par plusieurs assistants, et Murray ajouta : La prcipitation est mauvaise conseillre. Le prince rflchissait, les paupires baisses tandis que, lun aprs lautre, les partisans de Murray reprenaient ses arguments. Il ntait question que de prudence, de patience, de rflexion. Le seul OSullivan prnait lattaque, mlant ses arguments stratgiques plus de flatteries et de promesses inconsidres quil ntait ncessaire. Impatient, Charles-Edouard se leva brusquement froissant les cartes et les plans qui stalaient devant lui. Et vous, Brigham, quen pensez-vous ? demanda-t-il dun ton qui trahissait incertitude et mcontentement. Brigham savait bien que, sur le plan militaire, la comptence de Murray ne faisait pas de doute. Objectivement, il avait raison. Mais il se souvint de sa conversation de la nuit avec Whitesmouth, autour du feu. Sils faisaient retraite en ce moment, linsurrection perdrait son me. Pour la premire fois de sa vie, il approuvait lhumeur guerrire de OSullivan. Avec votre permission, Votre Altesse, je suis partisan de marcher sur Londres sans plus tarder. Le plus tt sera le mieux. Ian Mac Gregor, enferm dans un silence plein damertume, opina vigoureusement de la tte. Je comprends lord Ashburn, dit un conseiller. Le cur nous invite poursuivre le combat sans dsemparer. Seulement, la stratgie nest pas affaire de sentiments. La raison seule doit nous commander. Si nous attaquons Londres sans renforts en hommes et en matriel, nos pertes seront immenses.
Immense peut tre notre victoire ! Sexclama le prince dans un lan de passion. Nous ne sommes pas des couards qui ne songent qu se protger des courants dair et sendormir au coin du feu. Drobade, retraite honteuse ! Vous men rebattez les oreilles, Murray. Je finirai par croire que vous trahissez ma cause ! Au contraire, monseigneur, rpondit lord George sans smouvoir. Vous navez pas de serviteur plus dvou que moi, jose le dire ici. Vous tes le prince, je ne suis quun soldat. Je ne parle quen soldat qui connat bien ses troupes, et la conduite de la guerre. La discussion se prolongea interminablement. Bien avant quelle prt fin, Brigham en devina pourtant lissue ; si ambitieux quil ft, le prince tait trop irrsolu pour ne pas se rallier au point de vue de Murray. Aussi, en ce 6 dcembre 1745, dcida-t-il dabandonner le terrain, et de ramener ses troupes en Ecosse. Les prvisions les plus pessimistes de Brigham se ralisrent. Au cours de cette retraite longue et difficile, la petite arme abandonna toute esprance. En brisant llan des clans les plus dynamiques, exalts par leurs victoires antrieures, le prince avait tu lme mme de linsurrection. On discourait volontiers dune offensive de printemps mais, dans le fond de leur cur, les partisans les plus sincres savaient bien que jamais ils nentreraient en vainqueurs Londres. En revenant en Ecosse, on investit Glasgow, ouvertement favorable lusurpateur, le jour de Nol. Il fallut toute lautorit des Cameron pour viter le pillage de la cit et le massacre des habitants. Beaucoup de combattants, amers et dus, auraient voulu tirer vengeance de ces Ecossais tratres la cause de leur nation. La ville de Stirling fut conquise au moment mme o des troupes franaises arrivaient en Ecosse, avec un matriel considrable. Un moment, on put croire que la dcision dun repli stratgique se rvlait positive.
Galvaniss par ces succs, certains clans se rallirent la cause des Stuarts. Mais quatre autres, ceux des MacKensie, des Mac Leold, des MacKay et des Munr, dcidrent de faire dfection. Une nouvelle bataille, encore gagne par le prince Charles, eut lieu au sud de Stirling. Aux Ecossais fidles au prince sopposrent dautres Ecossais, soutenus par les troupes anglaises. Pour Brigham, Coll et les membres prsents de son clan, ce jour de victoire fut cependant un jour de deuil : Ian McGregor, frapp dun coup de pertuisane, tait bless mort. Son agonie se prolongea tard dans la nuit. Il restait conscient, sachant bien quil vivait ses dernires heures. A son chevet, insensible aux bourrasques de vent qui secouaient la tente de toile, Brigham pensait Serena, et se souvenait des jours heureux. Il la revoyait, quelques mois plus tt, vtue dune simple robe de nuit, tourbillonner en lair dans les bras puissants de son pre. Il revivait sa premire rencontre avec Ian, retrouvait avec amertume le got capiteux de la bouteille de porto partage en cette occasion, il rappelait sa mmoire leurs longues chevauches dans la neige ou dans les sous-bois de Glenr, au printemps. Sur le bat-flanc o il gisait, Ian MacGregor ntait plus quun vieillard bout de souffle, en attente de la mort. Seules sa chevelure et sa barbe, dun roux ardent sous la clart jaune de la lampe, semblaient dfier la camarde. Ta mre, murmura-t-il en cherchant la main de Coll. Je men occupe, papa, sois tranquille. Mon seul regret Oppress, la respiration sifflante, Ian dut sinterrompre. Lenfant je ne le verrai pas Il sappellera Ian, comme toi. Et plus tard il sera fier de son grand-pre, cest jur. Les lvres cendreuses du mourant esquissrent un faible sourire. Brigham
Je vous coute, Ian. Brigham, nessayez pas de dompter ma sauvageonne, elle en mourrait. Avec Coll, prenez soin de Gwen et Malcolm. Vous avez ma parole, Ian. Mon pe, reprit Ian dans un souffle. Coll, tu la donneras Malcolm. Agenouill prs de son pre, Coll lui pressa la main. Il saura sen servir, papa. Ian rouvrit les yeux, pour la dernire fois. Notre rvolte est juste Lhonneur sauf. Nous naurons pas combattu en vain. Bonne race, les MacGregor ! Brigham et Coll sursautrent. Ian tait parvenu presque crier ces derniers mots, dans un dernier souffle. En pleurant, Coll lui ferma les yeux.
Quelques membres du clan MacGregor furent chargs de ramener le corps de leur chef Glenr. Coll refusa de conduire ce funbre cortge, quil regarda partir au ct de Brigham, sous une averse de neigefondue. Mon pre aurait voulu que je reste prs du prince. Quand je pense quil est mort en Ecosse, pendant une retraite ! Notre combat nest pas termin, Coll. Par Dieu non ! scria le frre de Serena, dont les yeux lanaient des clairs damertume et de colre. Dans les semaines qui suivirent, les deux amis restrent des tmoins impuissants de la dgradation de la situation. Le moral des clans saffaiblissait, les dsertions se multipliaient, il devenait de plus en plus vident quau lieu denvisager une invasion de lAngleterre,
ltat-major se trouvait rduit cantonner ses troupes sur la dfensive. On passa gu la rivire Forth pour remonter vers le nord et tablir le camp prs dInverness. Pendant presque deux mois les membres du conseil se perdirent encore en palabres striles. Les renforts rcemment reus se dcourageaient, les effectifs samenuisaient encore. Pour occuper sa petite anne, le prince engagea quelques actions mineures, comme la destruction de quelques avant-postes anglais en Ecosse, mais il fallait aux combattants les plus rsolus des victoires plus clatantes, et plus dcisives. Pendant ce temps, le duc de Cumberland, fort de la leon quil avait reue nagure Fontenoy, organisait ses troupes. Cet hiver de 1746 semblait ne devoir jamais prendre fin.
Serena pleurait sur la tombe de son pre, que la neige recouvrait encore. Un mois plus tt, quand son corps avait t rapatri Glenr, toute la population stait dsespre de cette perte. Serena ne cessait de se rappeler la voix tonitruante de lan Macregor, ses colres et ses joies soudaines, sa force herculenne et son rire gnreux. Elle aurait voulu se montrer plus nergique, trouver dans ce deuil une raison de combattre. Au lieu de cela, le chagrin lemportait, lui tant toute nergie. La prsence mme dans son sein de lenfant quelle attendait ne suffisait pas lui rendre son dynamisme. Cest le dsespoir qui la ravageait. Elle ne trouvait de rpit ni dans le travail ni dans lvocation des jours heureux. Disparu dans la force de lge, son pre ne reviendrait jamais plus. Et puis, il y avait les larmes de Fiona, qui la mettaient au supplice. Les hommes combattent, et les femmes pleurent. Telle tait la dure loi du destin. Les yeux ferms, Serena laissait les flocons de neige parcourir ses joues. Son dsespoir, les hasards de la guerre pouvaient laggraver
encore. Elle venait de perdre un homme quelle chrissait. Quen serait-il si elle en perdait un autre ? Nanmoins, le combat en faveur du prince lgitime ntait pas termin. Cette rvolte, si cruelle quelle ft, ne manquait pas dtre lgitime. Le combat justifiait tout jusqu la mort elle-mme. Ctait celui de tout un peuple, avide de libert, et de dignit. Son pre sy tait consacr, il lui avait donn sa vie. Aussi Serena navait-elle pas le droit de se laisser aller au dsespoir. Papa, murmura-t-elle en sessuyant les yeux du revers de la main, jai tant de peine, jai si peur Pardonne-moi. Je porte maintenant ton petit-fils, lespoir de notre clan. Je nai rien pu faire pour tviter la mort, comme je ne peux rien faire pour protger Brigham et Coll. Oh, papa, je porte cet enfant et, pourtant, je voudrais tant tre un homme, pour reprendre tes armes et combattre pour la cause Dans la poche de sa robe rustique, sa main se crispa sur le mouchoir brod que Brigham lui avait donn, presque un an plus tt. Elle le passa sur son visage, comme pour mieux se rappeler la scne. Brigham vit-il encore ? TI ne sait mme pas quil ma fait un enfant. Comme jaimerais le revoir, lassister ! Mais je dois me contenter de protger le fruit de notre amour. Rena ? Malcolm stait approch en silence. A travers la neige paisse et drue, Serena vit les lvres tremblantes de son frre, ses yeux noys de larmes. Sans un mot, elle lui ouvrit les bras. Il clata en sanglots, et elle le serra contre elle, paradoxalement soulage de le consoler. Comme il avait t courageux lors des obsques de leur pre ! Avec quelle dignit stait-il comport en homme ce jour-l, soutenant sa mre effondre pendant que le prtre psalmodiait sur le cercueil de Ian la prire des morts ! Aujourdhui, il redevenut un petit garon. Je hais les Anglais ! dit-il dans un sanglot, le visage enfoui dans le chle de sa sur.
Un chrtien ne doit har personne. Mais si la haine nous soulage, alors nous devons laccepter. Il est un temps pour tout, Malcolm, pour la haine comme pour lamour. Papa, ctait le meilleur guerrier quon ait jamais vu. Serena trouva la force de sourire travers ses larmes. Prenant son frre par les paules, elle le regarda en face. Un vrai guerrier ne trouve la mort quil prfre que les armes la main, tu devrais ten convaincre. Mais ils battaient en retraite, remarqua Malcolm avec amertume. Lespace dun instant, Serena retrouva dans les yeux de son frre la colre et la rage qui devaient animer Coll. Oui, cest vrai. La stratgie des chefs de guerre nous chappe, Malcolm. Nanmoins, je suis sre que le combat des clans laissera sa marque dans lhistoire de notre pays, comme notre pre laurait voulu. Je vais partir pour Inverness, et mengager au service du prince. Malcolm ! Si papa ma lgu son pe, cest pour que je men serve ! scria le garon, un clat sombre dans les yeux. Je dois venger sa mort. Je ne suis plus un enfant, Serena. Celle-ci considra pensivement son frre. Le petit garon qui venait de sangloter dans ses bras se retrouvait soudain un homme. Il se raidissait, la main sur son poignard, les mchoires serres. Dieu fasse quil ne parte pas ! se dit Serena dans un soupir. Tu nes plus un enfant, Malcolm, et tu saurais te servir de cette pe. Si tu dcides de partir, je ne te retiendrai pas. Mais pense notre mre, Gwen et Maggie. Avec toi, elles ne craignent rien.
Comme Serena lui treignait le bras, elle fut surprise de le trouver si fort et si muscl. Je suis enceinte, Malcolm. Et puis, jai peur. Quand je serai aussi grosse que Maggie, que pourrai-je faire pour combattre les Anglais ? Tu dois en effet te battre, Malcolm, maintenant que tu nes plus un enfant. Mme si mon avis ta place est Glenr. Cest l que tu dois te battre ici, comme un homme. Malcolm considra la tombe sur laquelle la neige continuait de tomber gros flocons. Tu crois que papa serait daccord ? Il allait rester, comprit Serena, soudain soulage. Elle lui passa un bras sur les paules. Oui. Un guerrier ne dmrite pas en protgeant ses arrires, quand cest indispensable. Je prfre les avant-postes. Bien sr. Mais il y a tant faire ici ! Lhiver va bientt prendre fin. Les troupes du prince investissent Inverness. Celles de Cumberland ne sont pas loin. Nous ne pouvons laisser Glenr sans dfense, aux soins de quelques faibles femmes. Parce que tu crois que les Anglais vont monter jusquici ? demanda Malcolm, partag entre la crainte et lespoir du combat. Ce nest pas impossible. Les combats se rapprochent. Les Anglais sont toujours battus Ce qui ne les empche pas dtre battus de plus en plus prs de chez nous. Il y a des prcautions prendre. A nous deux, nous devrions trouver une position de repli dans les collines, pour y cacher des vivres, des armes ce que nous avons de plus prcieux, ajouta Serena en pensant au coffre-fort de Brigham. Nous devons laborer une stratgie dfensive, comme de vritables guerriers, Malcolm. Je connais une caverne secrte, inexpugnable. Trs bien. Ds demain, tu my emmneras.
Brigham maintenait sa monture au galop. Le dtachement quil commandait, en ce dbut davril encore neigeux, se composait de volontaires hardis mais affams. DInverness, de pareils dtachements se rpandaient dans la campagne, la recherche de nourriture. Un navire de secours, charg de ravitaillement et darmes, venait dtre arraisonn par les troupes gouvernementales, laissant celles du prince dans un dnuement critique. Le petit groupe avait pu collecter de la farine et du gibier tout frais tu. Mais il avait surtout recueilli des informations alarmantes. Le second fils du roi George, le duc de Cumberland, assoiff de vengeance depuis sa cuisante dfaite dans les Flandres, runissait Aberdeen une arme de soldats bien entrans et bien pourvus en ravitaillement, deux fois plus nombreux que ceux du prince Charles. Cinq mille mercenaires allemands barraient la route du sud, Dornoch. Selon les rumeurs qui couraient, Cumberland allait attaquer Inverness. La neige touffait le bruit des sabots. Epuiss de faim et de fatigue, les membres du dtachement galopaient en silence, ne rvant qu un bon repas et un cantonnement tranquille. Soudain, louest, on aperut les habits rouges des dragons anglais. Sur un geste de Brigham, son dtachement simmobilisa. Les dragons taient beaucoup plus nombreux, et sans doute mieux reposs que la petite troupe loyaliste. Fuir ou combattre ? Ctait l le dilemme. Brigham se tourna vers ses hommes. Ou bien on se sauve dans les collines, ou bien on les accule contre la paroi rocheuse. Quen dites-vous ? On se bat ! scria le plus hardi en brandissant son pe, bientt imit par tous les autres. Brigham sourit brivement, heureux de cette dtermination. Dj, les dragons anglais passaient lattaque et se prcipitaient vers eux au galop.
Alors, montrons-leur de quoi nous sommes capables ! Fouaillant son cheval, Brigham mena la charge. Leurs armes brandies, les Highlanders coutaient au combat comme des dmons, hurlant en galique des imprcations sauvages. Les deux troupes se heurtrent de front, faisant retentir de leurs hurlements et du choc des pes et des sabres la campagne solitaire et silencieuse. La neige se teinta de pourpre. Dans laction, Brigham ne pensait plus rien, attentif seulement transpercer un adversaire aprs lautre, dans une sorte de folie meurtrire. Il ne voyait pas les visages de ses ennemis, ne pensait pas quils fussent des hommes, des tres humains avec leurs sentiments et leurs peurs. Soucieux seulement de faire volter son gr son grand talon, il taillait en pices lennemi, sans scrupules et sans haine. Les Anglais, ou ce qui en restait, furent bientt acculs aux rochers, comme il lavait prvu. Aprs des semaines dinaction, ce combat lui apportait un dfoulement salutaire. Les dragons survivants trouvrent leur salut dans la fuite. Brigham dut calmer lenthousiasme de ceux qui voulaient les poursuivre. Il mit pied terre pour nettoyer son pe ensanglante. Nous avons fait ce quil fallait, cela suffit, messieurs. Notre mission nest pas termine. Nous allons ramener les ntres Inverness, blesss ou morts. Enterrons les Anglais qui restent sur le terrain. On peut pas les laisser aux corbeaux ? suggra un colosse cossais. Brigham fixa sur lui un regard glacial. Nous ne sommes pas des btes, mon garon. Nous devons donner une spulture aux morts, amis ou ennemis. Comme la terre tait trop dure, les cadavres des Anglais furent recouverts de pierres. Epuiss, le ventre creux, les hommes du dtachement reprirent le chemin dInverness, ralentis dans leur progression par la prsence
des blesss. Pendant tout le retour, une pense obsda Brigham : cette escarmouche stait droule bien trop prs de Glenr.
14.
Dans la fracheur de ce mois davril, les tambours roulrent et les cornemuses sonnrent de nouveau. A Inverness, larme du prince se prparait au combat. Mais celle de Cumberland ne stait tablie qu une vingtaine de kilomtres, et la menaait. Le terrain ne me convient pas, dclara lord George Murray. Sil pouvait toujours se targuer de conseiller le prince, les rcents vnements, conscutifs la dcision de faire retraite, le mettaient mal en cour. Sachant que Charles sen voulait davoir suivi ses prcdents avis, Murray pesait soigneusement chacun de ses mots. La lande de Drumossie se prte trop bien au dploiement de linfanterie anglaise, Votre Altesse. Jajouterai quelle peut tre aisment balaye par lartillerie de Cumberland, dix fois plus importante que la ntre. Les Highlanders ne sont pas entrans livrer bataille en rase campagne. Alors, selon vous, il faudrait encore battre en retraite ? Cela devient une manie ! scria OSullivan. Aussi fidle au prince que son ennemi Murray, aussi valeureux que lui, OSullivan manquait de rflexion et de sang-froid. Chez lui, la passion et lenthousiasme, mls une indniable propension la flatterie, lemportaient sur toute considration raisonnable. Votre Altesse, reprit-il avec fougue, les Highlanders se sont rvls des combattants sans peur, capables de tous les succs de la mme faon que vous-mme avez fait preuve de dons inns de meneur dhommes. En face des Anglais, jamais vous navez connu la dfaite.
Mais nos effectifs sont notoirement insuffisants, monseigneur, objecta Murray. Sur ce terrain, nous courons au suicide. Je propose de remonter vers le nord, vers les escarpements des Highlands Ma dcision est prise ! interrompit le prince, dont les yeux allaient de lun lautre de ses conseillers militaires. Nous attendrons Cumberland Drumossie. Je suis las de faire retraite, de ruiner le moral des troupes par de continuels atermoiements. Nous combattrons sur le terrain que le marchal de camp OSullivan a choisi. Lord George Murray changea avec Brigham un bref coup dil. Le prince se laissait-il guider par son impatience, ou par les compliments outrs de OSullivan ? Puisque votre dcision est prise, Votre Altesse, reprit Murray, puis-je vous proposer une manuvre qui mettrait toutes les chances de notre ct ? Si vous renoncez nous parler de retraite, je suis prt tout entendre, mon cher lord George. Murray rougit violemment, sans pour autant se laisser dmonter. Cest aujourdhui lanniversaire de Cumberland, monseigneur. Ses hommes vont le clbrer en senivrant consciencieusement. Une attaque nocturne mettrait toutes les chances de notre ct. Soudain intress, le prince Charles hocha la tte tandis que Murray dessinait de la main deux courbes sur la carte. Deux dtachements pourraient prendre lennemi en tenaille, pour le couper de ses avant-postes. La plupart des Anglais seront ivres morts. Bonne ide ! lana le prince, les yeux brillants dexcitation. De cette faon, nous clbrerons notre manire lanniversaire de ce duc de pacotille
***
Le projet de lord George Murray fut donc mis excution, et les deux dtachements parcoururent dans la nuit glaciale les vingt kilomtres qui les sparaient de larme anglaise. Ce plan aurait pu russir si les hommes, puiss par la fatigue et le manque de nourriture, navaient pas manqu dentrain. A plusieurs reprises, ils sgarrent en chemin, sans parvenir tablir le contact avec lennemi. Errant dans la campagne, ils finirent par revenir au camp, plus fatigus que jamais, aux premires lueurs de laube. A cheval, Coll et Brigham assistrent ce pitoyable, retour. Voil donc quoi nous sommes rduits, murmura Coll. Cest dsesprant. Prs du camp, les hommes fourbus se laissaient tomber sur le sol. Certains sendormirent sur les pelouses du chteau de Culloden ou sur le bord de la route. Dautres grommelaient leurs griefs, malgr la prsence du prince qui tait venu les inspecter sur son cheval fringant. Brigham dtourna son regard de ce spectacle dsolant pour examiner la lande de Drumossie, que dcouvrait le soleil levant. Un brouillard lger rgnait sur la plaine immense et nue. Ce site constituait un parfait terrain de -parade pour une arme de fantassins en manuvre, et surtout un parfait champ de tir pour lartillerie. Au nord, lautre rive de la rivire Nairn offrait un paysage escarp et montagneux. Ce site, que prfrait lord George, aurait de toute vidence t plus favorable aux Ecossais. Mais puisque OSullivan avait su sattirer la faveur du prince, les ds taient jets. Notre destin se joue ici, et pour longtemps, dclara Brigham dun ton sombre. Poussant son talon, il entreprit de parcourir le camp en hurlant des ordres, lpe la main.
Debout ! Tout le monde debout ! Vous attendez que les Anglais viennent vous couper la tte, paresseux ? Vous nentendez pas leurs tambours ? Ils sonnent le rassemblement, et vous dormez ! Se levant regret, les hommes entreprirent de rejoindre leurs clans. Les artilleurs se mirent en place. Les quelques rations qui restaient furent distribues, sans rassasier personne. Arms de lances, de haches, de fusils et quelquefois mme de faux, ils se rangrent sous leurs oriflammes respectives, les MacGregor, les MacDonald, les Cameron, et tous les autres. Ils ntaient que cinq mille, mal quips, puiss, avec pour principale force la puissance de leur conviction. Charles Stuart passa sur le front des troupes au trot de son cheval, en tartan et bonnet cocarde blanche. Ces hommes qui sapprtaient mourir pour lui remettaient leur avenir et celui de leur nation entre ses mains. Il leur devait tout. A lautre bout de la plaine, larme anglaise apparut, forte de vingt mille hommes disposs en trois colonnes qui se mirent tranquillement en ordre de bataille. Les Ecossais reconnurent sa courte taille, son uniforme rouge et sa cocarde noire le duc de Cumberland, qui caracolait devant ses troupes comme Charles lavait fait tout lheure devant les siennes. Au roulement des tambours rpondit le nasillement des cornemuses. Le vent vint fouetter de face les visages hves des Ecossais, dont les canons tonnrent les premiers, comme lavaient fait ceux des Anglais Fontenoy. La rplique fut immdiate ; et dvastatrice.
Au moment mme o la bataille sengageait Culloden, un combat bien diffrent se livrait au manoir de Glenr, ou plutt sy poursuivait. Depuis le milieu de la nuit, Maggie tentait, mais en vain, de mettre au monde lenfant quelle portait. Quand les violentes contractions qui la torturaient lui laissaient quelque rpit, elle appelait Coll, dans une sorte de dlire dsespr.
Pauvre fille, pauvre fille, elle est si frle ! ne cessait de rpter limposante Mme Drummond en allant de la chambre dans la cuisine, do elle rapportait de leau chaude, de leau frache et des linges propres. Fiona, le cur treint par langoisse, baignait le front et les tempes brlantes de sa belle-fille. Madame Drummond, apportez dautres bches, sil vous plat. Quand le bb consentira natre, il faut que la pice soit surchauffe. Des bches, il nyen a presque plus, grommela la matrone. Nous aviserons. Gwen, la dlivrance est-elle pour bientt ? Maggie souffre trop, cela me crve le cur. Le bb se prsente mal, maman, et Maggie est si troite ! Serena, qui tenait le bras de sa belle-sur, passa instinctivement la main sur son propre ventre, qui commenait grossir. Gwen, tu penses les-sauver tous les deux ? Dun revers de manche, sa jeune sur essuya son front moite. Je lespre. A la grce de Dieu ! De nouveau, Maggie poussa un hurlement sauvage. Les quatre femmes qui lassistaient frmirent en blmissant. Mme Drummond pleurait sans vergogne. Elle avait deux fois connu les douleurs de lenfantement, sans avoir la joie dlever ensuite ses enfants, tous deux morts ds leur naissance. Lady MacGregor, je vais demander Parkins daller couper du bois. Aprs tout, il faut bien que les hommes servent quelque chose ! On dirait que le Seigneur ne les a crs que pour nous faire souffrir. Trop fatigue pour discuter ce jugement sommaire, Fiona se contenta dapprouver dun signe. Coll ! appela Maggie en sanglotant.
Dans sa fivre, elle secouait la tte de droite et de gauche, spasmodiquement. Rena ! scria-t-elle. Tu es l ? Oui, ma chrie, je suis l. Nous sommes toutes prs de toi. Coll. Je veux voir Coll. Je sais, je sais, ma chrie. Il reviendra bientt. Gwen dit que tu dois bien te dtendre entre chaque contraction, pour reprendre des forces. Tandis quelle embrassait la main de Maggie, pour tenter de lapaiser, Serena se demanda avec pouvante si dans quelques mois elle se trouverait dans la mme situation, souffrant le martyre en appelant en vain Brigham. Maggie stait tue, un peu apaise. Elle retrouva assez de lucidit pour distinguer le visage de Gwen. Dis-moi la vrit, Gwen, le bb ne peut pas sortir ? Un instant, la jeune fille eut la tentation de mentir, pour rassurer la parturiente. Malgr son inexprience, elle comprit cependant dinstinct que la vrit est toujours bonne dire dans les cas de dtresse : une femme bien informe supporte mieux la douleur, et peut faire face toutes les ventualits. Il se prsente par le sige, Maggie. Je sais ce quil faut faire, mais ce ne sera pas commode. Est-ce que je vais mourir ? La jeune femme avait pos cette question sans angoisse, avec une terrifiante tranquillit. Si affreux quil ft, Gwen avait dj dans son for intrieur tranch le dilemme. En cas de ncessit, elle se rsoudrait sacrifier le bb pour laisser la vie sauve sa mre. Avant quelle ait pu rpondre Maggie, une nouvelle contraction ttanisa celle-ci, qui hurla encore. Le bb ! Le bb ! Sauvez-le ! Je ne veux pas quil meure !
Serena enfona ses ongles dans le bras de Maggie avec une telle force que le sang jaillit, et que cette douleur inattendue calma la malheureuse, comme un drivatif ses autres douleurs. Personne ne va mourir, personne, entends-tu ? dclara Serena dune voix forte. Tu dois combattre, Maggie. Crie tant que tu veux, si cela te soulage, mais nabandonne pas la lutte. Ni les MacDonald ni les MacGregor nabandonnent jamais.
Ds les premires dcharges, lartillerie gouvernementale avait creus des brches sanglantes dans la foule des partisans du prince. Les canons cossais, dorigine htroclite, servis par des artificiers occasionnels, ripostrent sans efficacit ni mthode. Le vent, en rabattant la fume sur les jacobites, les aveuglait. Rangs sur six rangs, les fantassins assistaient avec une rage impuissante au massacre de leurs camarades, fauchs par les boulets. Le visage dj noirci de fume, Coll se dsesprait ce spectacle dhorreur. Bon sang, on aurait d sonner la charge depuis longtemps ! Nous nallons tout de mme pas nous laisser tirer comme des lapins, jusquau dernier ! Brigham mit son cheval au galop pour contourner les troupes et rejoindre ltat-major, sur laile droite des jacobites. Il parvint jusquau prince. Au nom de Dieu, faites sonner la charge, Votre Altesse ! On nous tue comme des chiens. Du calme, lord Ashbum ! Nous attendons que Cumberland prenne linitiative, pour contre-attaquer. Mais son artillerie nous massacre sur place ! Jamais il nattaquera tant quil pourra nous tuer sans engager ses troupes ! Si vous continuez le laisser faire, il remportera la victoire distance !
Incapable de mesurer lefficacit de lartillerie adverse, et fort troubl par sa propre inexprience, le prince aurait volontiers renvoy Brigham son poste, dans un mouvement dhumeur, si lord George Murray ntait accouru bride abattue, pour appuyer la requte de Brigham. Puisque vous insistez, chargeons, je my rsigne, acquiesa alors Charles. Un cavalierpartit aussitt au galop pour transmettre lordre, mais un boulet ennemi le jeta au sol. Ce que voyant, Brigham slana pour le remplacer, hurlant le mot de code qui devait dclencher lattaque. Claymore ! Claymore ! Claymore ! Des hurlements de rage et de soulagement salurent lordre trop longtemps attendu. Les fantassins sbranlrent, courant comme des cerfs pour enfoncer la ligne ennemie, pour massacrer les habits rouges. Les faux, les grandes pes tournoyantes en firent un carnage ds que le contact fut tabli. Plus tard, les chroniqueurs pourraient comparer cette horde sauvage une horde de loups assoiffs de sang. Nanmoins, les dragons cheval avaient beaucoup appris en affrontant en de multiples combats ces Ecossais qui devaient leurs victoires leur imptuosit plutt qu leur stratgie. Par un mouvement tournant, les cavaliers anglais prirent ainsi de flanc leurs adversaires pour les tenir sous le feu de leurs mousquets. Malgr leurs pertes, les Ecossais poursuivirent leur assaut mme si, comme lavaient prvu Murray, Brigham et quelques autres, le champ de bataille laissait aux Anglais tout loisir de se dployer leur guise. Sous une rafale de boulets, les jacobites parvinrent enfoncer les premires lignes de Cumberland, qui durent se replier. En revanche, sa troisime ligne dclencha un tir si nourri que les Ecossais tombrent les uns sur les autres. Pour progresser, les survivants devaient escalader les cadavres entasss de leurs camarades massacrs.
Les canons anglais tiraient maintenant mitraille. Des fragments dacier et de plomb pleuvaient sur les partisans du prince, pareils une averse mortelle ne de lenfer. Comme la parade, les dragons alternaient rang par rang leurs offensives : pendant que le premier rang tirait sa salve, le second rechargeait ses armes, de manire obtenir un feu roulant. Dans sa progression sauvage lintrieur des lignes ennemies, Brigham reut dans le bras un clat de mitraille qui ne ralentit pas son ardeur. Il vit James MacGregor, le fils de Rob Roy, enfoncer avec ses partisans la masse des fantassins anglais. Les yeux brls par la chaleur du carnage et les fumes de la poudre, il dpassa les dernires lignes de Cumberland, prcd de Murray, qui avait perdu dans la bataille son chapeau et sa perruque. Cte cte, ils purent lespace dun instant apprcier la situation, sorienter dans la confusion gnrale. Leur aile droite avait fait sa perce, dsaronnant et massacrant les dragons placs en face delle. Mais partout ailleurs, les jacobites taient dfaits. Le clan des MacDonald, faute davoir pu sapprocher des cavaliers, avait succomb leurs tirs roulants. Dans un lan dsespr, Brigham entreprit de revenir en arrire, dans lintention de rallier lui tous les hommes valides quil pourrait rassembler. Autour de lui, il naperut bientt plus que des chauffoures sporadiques, des combats dsesprs, des scnes de massacre. Laile droite des jacobites stait disperse, frocement taille en pices par les dragons. Soudain, il reconnut Coll qui, de lpe et du poignard, tentait de repousser lassaut de trois habits rouges. Sans hsiter, il courut son secours. Les considrations gnrales pouvaient attendre : il ne sagissait plus que de dfendre la vie de son meilleur ami. Ils combattirent dos dos, comme ils lavaient fait quelquefois : Les trois habits rouges reurent leur tour du renfort, mais ces mercenaires ne pouvaient sans mourir dfier de tels champions. Lgrement blesss tous les deux, Coll et Brigham restrent bientt matres du terrain. Ils avaient jet leurs dernires forces dans ce combat darrire-garde.
La grande bataille tait termine. Sur la neige boueuse et noircie, un nuage pais, celui de la poudre brle, stendait, obscurcissant le ciel. Les Anglais se retiraient en dsordre, comme tonns de leur victoire, encore traumatiss par lampleur du carnage. Seigneur, quelle dfaite ! murmura Coll. Couvert de son sang et de celui de ses victimes, il considrait avec hbtude le champ de bataille. Jamais il noublierait ce paysage dantesque, ces amas de cadavres entremls, ces nuages noirs planant sur le sol fumant, sur la neige sanglante. Par hasard, ils rencontrrent un dragon en habit rouge, qui sacharnait mutiler un cadavre. Avec un rugissement sauvage, Coll lui transpera le corps. Arrte ! Assez de sang vers ! lui cria Brigham, cur. Tu nas pas compris que la cause du prince est perdue, perdue pour toujours ? Coll, hors de lui, refusait dentendre raison. Lpe la main, il cherchait fivreusement dautres hommes tuer. Brigham vint sa hauteur et saisit la bride de son cheval. Tu veux vraiment mourir ? Il y a mieux faire, Coll. Calmetoi ! Nous ne sommes pas loin de Glenr Glenr qui risque de tomber aux mains des Anglais ! Il faut vacuer les femmes Maggie, murmura Coll en frissonnant comme sous leffet dune douche froide. Tu as raison, allons-y ! Ils progressrent prcautionneusement, lpe la main, tous deux sur le qui-vive. Ici et l, on entendait encore quelques coups de fusil, et des cris de douleur. Au moment o ils atteignaient lescarpement des collines, Brigham se retourna. Un dragon en habit rouge, couch sur le sol, sans doute bless, venait darmer son mousquet. Il tenait Coll dans sa ligne de mire. Instinctivement, Brigham sinterposa. Les chairs
dchires par limpact de la balle, il eut le temps dprouver une douleur atroce avant de svanouir. Lord Ashburn venait de tomber la lisire de la lande de Drumossie, sur le lieu de la bataille quon appellerait plus tard la bataille de Culloden.
Engourdie de fatigue, peine capable de se mouvoir, Serena sortit du manoir par la porte de la cuisine. Seul lair glac du crpuscule pourrait lui redonner un semblant dnergie. Elle venait de participer lun de ces combats que seules les femmes connaissent. Il avait fallu toute une nuit et tout un jour pour aider la dlivrance de Maggie. Que de sang, de sueur, de souffrances ! Le petit garon avait fait son entre dans le monde les pieds en avant, laissant sa mre puise entre la vie et la mort. Daprs Gwen, Maggie survivrait cette preuve. Avant de svanouir, bout de forces, elle avait pu entendre le vagissement du nouveau-n. Dehors, la nuit tombait. Les toiles commenaient apparatre, une chouette solitaire hululait. Brigham, comme jai besoin de toi, murmura Serena, les deux mains plaques sur lenfant quelle portait. Des brindilles craqurent. Elle se raidit en scrutant les tnbres naissantes. La silhouette dun homme qui titubait apparut contrejour. Serena ! appela-t-il dune voix mourante. Il savanait en lui tendant les bras, tout couvert de sang. Ses longs cheveux retombaient en dsordre sur son visage noir de poudre.
Rob ? Rob MacGregor ? Mon Dieu, tu es bless ? Au moment o elle lui prenait la main, son cousin scroula ses pieds. Il balbutiait. La bataille Les Anglais. Ils nous ont massacrs Massacrs, Serena. Et Brigham ? scria la jeune femme en le saisissant par sa veste dchire. O est-il ? Il vit encore ? Par piti, dis-moi quil vit ! Comment savoir ? Tant de morts, des morts nen plus finir Oh oui, tant de morts ! Alors, ce garon quelle avait connu arrogant, fringant, amateur de gilets brods et de jolies filles, clata en sanglots, le visage dans les plis de sa robe. Il tait comme bris. Mon pre, mes frres, tous tus. Je les ai vus tomber l, devant mes yeux. Et le vieux MacLean, et David Mackinstosh Nous courions pourtant vers les collines Tous massacrs, abattus comme des btes Serena, je nen peux plus. Elle saccroupit et lui secoua vivement les paules. Et Brigham ? Et Coll ? Tu les as bien vus ? A la fin, on ne voyait plus rien Trop de fume partout. Et ils me suivent, Serena. Les Anglais sont fous, ils se rpandent dans les Highlands en brlant les maisons, en tuant les paysans, les femmes, les enfants Tout lheure, ils ont poignard un vieux laboureur sous mes yeux. Jtais cach dans un foss, et jai tout vu sans pouvoir rien faire. Non, ce nest pas vrai ! scria Serena. Dis-moi que ce nest pas possible, Rob. Elle le berait maintenant dans ses bras, concentrant toute sa pense sur son bien le plus prcieux, lenfant quelle portait. Ils tuent tous ceux qui se rendent, comme des chiens. Les chemins sont pleins de cadavres. Nous navons mme pas pu enterrer nos morts.
Cette bataille, quand a-t-elle eu lieu ? Hier. Ctait hier. Il ma fallu la nuit et le jour pour arriver Glenr en me cachant. Tandis que le jeune homme sessuyait les yeux en rfrnant ses sanglots, Serena inspira profondment. Puisque Rob MacGregor restait en vie, Brigham et Coll ne pouvaient pas tre morts. Non, ctait impossible. Comment pourrait-elle encore vivre, agir, respirer, si elle dsesprait de leur salut ? Brighamest vivant , se dit-elle en se redressant lentement. De toute sa volont, elle voulait quil le ft. Dautres tches lattendaient, songea-t-elle encore en avisant les fentres du manoir, derrire lesquelles des bougies brillaient. Si elle ne se montrait pas assez forte, qui soccuperait de la sauvegarde de la famille ? Crois-tu que les Anglais vont venir jusquici, Rob ? Elle laida se relever. Son cousin reprenait contenance, mais faisait peine voir. Ils nous pourchassent comme du gibier. Jamais je naurais d menfuir, Serena. Je serais mort comme mon pre et mes frres, mais non sans tirer dabord vengeance de ces bandits Seuls les vivants peuvent reprendre le combat, Rob. Tu as averti ta mre ? Pas encore. Je ne sais que lui dire. Tu dois lui dire que son mari et ses fils sont morts glorieusement, en hros, au service du roi lgitime. Elle est brave, elle comprendra. Ensuite, tu lemmneras avec toutes les femmes de ta famille dans les collines, avec des vivres et des armes. Les Anglais vont sans doute venir brler les manoirs de notre clan, Rob. TI ne faut pas quils trouvent de femmes violer, cette fois. La tte basse, Rob reprit son chemin, et Serena se hta de rentrer chez elle, lesprit clair et dcid. Pour son propre quilibre, et pour la sauvegarde de sa famille, elle devait se concentrer sur lessentiel, sur laction, et faire taire la peur qui ltreignait. De toutes les faons, elle en tait certaine, Coll et Brigham allaient revenir. Sinon, la vie navait plus de sens.
Gwen sommeillait au chevet de Maggie. Comment, va-t-elle ? demanda Serena en lui prenant le bras. Elle a perdu trop de sang, mais elle survivra. Comme je voudrais en savoir plus en mdecine, Serena ! Jai manqu dexprience, elle a trop souffert. Tu pourrais en apprendre plus dune accoucheuse, Gwen. Si Maggie et lenfant respirent encore, cest bien grce toi. Jai eu tellement peur ! Tout le monde a eu peur. Mme toi, lindomptable ? stonna Gwen. Tu nous as pourtant redonn confiance toutes, Serena. Je tenvie quelquefois ta force de caractre. Enfin, le pire est pass, le bb se porte comme un charme et Maggie na qu se reposer tranquillement pour reprendre des forces Je crois bien que je vais limiter : jamais je nai veill si longtemps, mme le soir de mon premier bal ! Le visage proccup, Serena ne sourit pas. Il faut transporter Maggie, annona-t-elle dune voix sombre. La transporter ? Mais cest impossible ! Et pour quoi faire ? Comme la jeune accouche sagitait dans son lit, Serena entrana Gwen hors de la chambre, dans le corridor. Je viens de voir notre cousin, Rob MacGregor. Le beau Rob ? Il est revenu ? Je croyais Ils ont livr bataille, Gwen, et ils ont perdu. Et Coll ? Et Brigham ? Rob nen sait rien. Les troupes loyalistes sont en droute, et les Anglais traquent les survivants, voil laffreuse ralit. Gwen avait pli, mais elle gardait son sang-froid.
Nous pourrions les aider vivre dans la clandestinit, Rob et et tous les autres. Si les Anglais ne trouvent que des femmes pour les accueillir, ils passeront leur chemin. Serena haussa les paules avec irritation. Tu oublies ce qui sest pass ici mme, il y a plus de dix ans ? Mais ce ntait quun mchant homme, un fou, et il est mort. Brigham la tu. Ecoute-moi bien ! sexclama Serena en saisissant sa petite sur par les paules. Rob me la dit : en ce moment tous les soldats du roi George, et pas seulement les Anglais, sont devenus fous. Leurs dragons achvent les blesss, ils tuent dans la campagne les vieillards, les femmes et les enfants. Ils ne sont pas loin. Sils parviennent Glenr dans cet tat de dmence, ils nous tueront tous, y compris Maggie et son fils. Mais si nous la transportons, nous risquons de la tuer nousmmes ! Mieux vaut mourir de la main de ceux quon aime que de celle de ces brutes mercenaires. Tu vas rassembler tout le matriel ncessaire leur survie. Nous partirons laube. Et toi, Serena, tusupporteras cette preuve ? Et ton bb ? Une lueur dorgueil brilla dans les yeux de Serena. Rassure-toi, Gwen, nous rsisterons tout ne serait-ce que pour perptuer le souvenir. Rconforte elle-mme par cette courageuse rsolution, Serena descendit dans la cuisine, o Fiona prparait une collation en compagnie de Mme Drummond et de Parkins. Serena, tu devrais dj tre couche ! sexclama sa mre. Va vite au lit ! Je monte ce plateau ta sur, et aussitt aprs il faudra quelle dorme, elle aussi. Maman, jai te parler. Maggie va mal ? Et le bb ?
Ils se reposent, ne tinquite pas pour eux. Nous devons prendre une dcision tous ensemble. Cela vous concerne aussi, monsieur Parkins et madame Drummond. O est Malcolm ? A lcurie, madame la comtesse, rpondit Parkins. Il panse les chevaux. Dun geste, Serena invita sa mre sasseoir au haut bout de la table. Alors, allez le chercher. Madame Drummond, avez-vous encore de quoi faire du th pour tout le monde ? Quand le th fut prpar, et Malcolm revenu de lcurie, Serena mit lassemble au courant des derniers vnements.
Au lever du jour, le triste cortge sbranla en silence sous la conduite de Malcolm, seul connatre avec Serena le repairesecret amnag depuis quelques jours. Parkins avait confectionn pour Maggie une sorte de civire quil portait avec Mme Drummond. A demi consciente de ce qui lui arrivait, la jeune mre serrait les dents, perdue, le regard fix sur son bb, le petit Ian MacGregor, que Gwen portait, tout prs delle. Serena stait quant elle charge de la claymore de son grand-pre, symbole de lorgueil familial. Fiona fit halte au sommet dun promontoire. Les premires fleurs du printemps gayaient le sol rocailleux et ingrat. La fort, qui avait accueilli ses premiers pas de jeune marie, stendait linfini, baigne des derniers lambeaux du brouillard matinal. Sur une hauteur, on distinguait encore les toits bleus du manoir de Glenr et ses tourelles. Cest l que son jeune mari lui avait fait connatre le bonheur ; cest l aussi qutaient ns ses enfants. La douceur de lair, lclat des fleurs, la magnificence du paysage semblaient faire injure son deuil. Nous reviendrons, maman, dit Serena en la prenant par la taille.
Jabandonne le berceau de mon bonheur, Serena. Mon cur reste Glenr. Quand ces soldats ont ramen le corps de ton pre, jai pens que je navais plus rien au monde Je mtais trompe. Le regard perdu sur les ardoises bleues du manoir que le soleil levant irisait de mille couleurs, elle soupira. Et puis, soudain, elle se reprit et redressa la tte. Les MacGregor reviendront Glenr ! scria-t-elle dune voix que Serena navait jamais connue aussi forte.
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Ils natteignirent leur refuge que deux heures plus tard. Malcolm et Serena y avaient dj transport du bois, de la tourbe, des mdicaments, des couvertures, et tout le matriel ncessaire un sjour prolong. Dans leurs prcdentes expditions, ils taient mme parvenus, avec laide dune mule, hisser dans ce repaire isol la malle de Brigham et son prcieux coffre-fort. Lun et lautre se trouvaient dissimuls derrire des rochers, au fond de la grotte. Pendant que Fiona et Gwen sefforaient de donner Maggie et son bb le plus de confort possible, Serena posa la claymore lentre du refuge, et sempressa de dballer les armes et les munitions. Vous savez vous servir dun pistolet, Parkins ? A votre service, lady Ashburn. Je sais men servir, en cas de ncessit. Malgr sa fatigue, Serena ne put sempcher de sourire. Limperturbable Parkins restait en toute circonstance dune parfaite impassibilit. En plein cur des Highlands sauvages, il
transportait avec lui toute la distinction des salons les plus hupps. Serena lui tendit un imposant pistolet, qui appartenait Coll. Celui-ci vous convient-il ? A merveille, milady, rpondit Parkins en sinclinant profondment. Avec la permission de votre seigneurie, je vais prendre aussi une poire poudre, et des balles. Sous le regard abasourdi de Serena, Parkins fit claquer le chien du pistolet et se mit en devoir de le charger. Dcidment, ce valet ne manquait pas de ressources. Il savait sadapter toutes les situations, aussi habile repasser un col de dentelle qu donner Mme Drummond des leons de cuisine, ou qu construire une civire. Vous cachez bien votre jeu, Parkins, observa Serena en fronant malicieusement les sourcils. Rien ne vous arrte, rien ne vous prend en dfaut. Je commence comprendre pourquoi mon mari tient tant vous. Depuis quand tes-vous son service ? Je suis au service des Langston depuis mon plus jeune ge, milady. Il y eut un silence. Parkins examinait dun il perspicace le visage soudain rveur de lady Ashburn, qui regardait dans le vague. Monsieur le comte nous reviendra, murmura-t-il avec une respectueuse familiarit. Une larme coulait sur la joue de Serena. Elle aurait voulu clater en sanglots, mais la prsence de Parkins la rappelait la pudeur et la dignit de son rang. Dans un sursaut de volont, elle parvint sourire. Je cherche un prnom pour son premier enfant, Parkins. Quel tait celui de son pre ? Daniel, milady. Alors, mon fils sappellera Daniel. Prnom de bon augure, puisque cest celui du prophte qui chantait dans la fosse aux lions. Le prochain comte dAshburn viendra un jour rsider Glenr, je vous le promets.
Puis-je suggrer madame la comtesse de prendre un peu de repos ? Ce voyage a puis ses forces, si je peux me permettre cette remarque. Jai tout le temps de dormir. Il faudrait dabord prciser un point. Dun coup dil circulaire, Serena sassura que personne ne pouvait lentendre, avant de reprendre : Quand Brigharn et mon frre vont revenir Glenr, ils ne sauront pas o nous trouver. Nous devons donc guetter leur retour. Je vous propose dinstaurer un tour de garde, avec Malcolm et vous. Je my refuse, milady. Serena resta bouche be. Le fidle valet de Brigharn osait donc dsobir ? Vous refusez, Parkins ? Certainement, milady. Vous navez pas le droit dabuser ainsi de vos forces. Mon matre ne le permettrait pas, jen suis sr. Comme votre matre nest pas l, nous ne pouvons lui demander son avis. Il faudra bien quon lavertisse de notre retraite. Il en sera averti, milady, ainsi que monsieur votre frre. Je men occuperai avec le jeune Malcolm. Vous devez rester ici, avec les autres femmes. Blme de colre et de fatigue, Serena sinsurgea. Je vous intrdis de me confiner dans cette grotte, Parkins, au moment o mon mari et mon frre ont tant besoin de moi. Sans smouvoir, Parkins lenveloppa dune couverture. Pardonnez mon insistance, lady Ashbum. Mon matre serait formel sur ce point. Tte de mule ! marmonna Serena. Je me demande pourquoi mon mari a eu la bont de vous garder son service si longtemps.
Il nen sait rien lui-mme, milady. Puis-je proposer votre seigneurie une tasse de lait ?
Serena dormait dun sommeil profond. Malgr la prsence sa droite dune pe, et sa gauche dun pistolet charg, elle ne faisait que des rves enchanteurs, o Brigharn tenait le beau rle. Sous les chauds rayons du soleil, ils dansaient ensemble le menuet, au bord du lac. Comme les miroitements de leau taient jolis ! Brigharn portait sa jaquette noire aux boutons dargent, une meraude brillait sa cravate. Elle-mme se pavanait dans une robe de soie ivoire, toute constelle de perles. Ils taient seuls danser, dans toute leur gloire, sur la musique du torrent familier quaccompagnaient les trilles des oiseaux cajoleurs. Leurs lvres seffleuraient parfois, leurs deux corps nen faisaient plus quun, runis par la langueur du rythme. Comme il tait beau, lgant, sublime, cet Anglais au grand cur, si distingu, si aimant ! Ses baisers avaient la douceur dun bonjour ; la tendre nostalgie dun adieu. Et soudain, du sang sourdait de sa poitrine, sa jaquette devenait carlate. Serena le serrait contre elle, ntreignant plus quun fantme qui svanouissait.Elle restait seule sur le sable de la rive, continuant danser malgr elle, au rythme ironique dun oiseau moqueur. Le cur battant se rompre, le nom de Brigham sur les lvres, Serena sveilla en sursaut. Machinalement, elle regarda ses mains. Non, elles ntaient passouilles de sang. Elle tendit loreille. Non, les merles joyeux ne sifflaient pas leurs ritournelles, aucune rivire ne murmurait son chant monotone, si apaisant. Au lieu de cela, un rapace nocturne gmissait sa plainte, la bise glace hurlait sa menace. Elle devait chasser ce cauchemar. Pour lexorciser, elle caressa sous sa peau lenfant qui devait natre. Presque aussitt, les vagissements du petit Ian la forcrent se lever. A ttons, elle gagna le fond de la caverne. Eclair dune seule bougie, le bb ttait dj le
sein de sa mre avec une gourmandise bien caractristique des MacGregor. Encore ple et affaiblie, Maggie semblait revivre sous cet assaut. Elle souriait. Serena, tu crois quil ressemble son pre ? Non, il te ressemble toi heureusement pour lui ! Fiona, qui assistait avec motion la scne, eut un sourire complice, heureuse de voir sgayer la jeune accouche. Aprs cette terrible preuve, Maggie retrouvait en effet de son enthousiasme. Je croyais avoir donn tout mon amour Coll, et je maperois que javais des rserves insouponnes, dit-elle. Mon petit Ian, je ladore. Le trajet ne ta pas trop fait souffrir ? Vous avez tous t merveilleux. Jai honte de me sentir si lasse et affaiblie. Tu Vas bientt dormir, Maggie, affirma Fiona. Quand le petit aura fini de tter, je le changerai. Ne tinquite pas, jai lhabitude. Coll revient bientt ? Serena et sa mre changrent un regard. Maggie dodelinait dj de la tte. Il reviendra, bien sr, murmura Fiona. Comme il va tre heureux de voir son fils ! Alors que le bb sendormait sur le sein de sa mre, Serena le prit dans ses bras. Fiona en profita pour arranger les couvertures sur le corps puis de Maggie. Comme il est fragile ! smerveilla Serena. Quelle merveille quun nouveau-n ! Chaque naissance est comme un miracle qui nous attache la vie, lui confia sa mre. Nous sommes promis la mort, la souffrance
et le deuil sont notre apanage, mais un enfant qui nat ranime notre esprance. Les larmes aux yeux, Serena aida Fiona langer la petite crature. Elles se taisaient toutes les deux. Ny pouvant plus tenir, Serena finit nanmoins par poser la question qui lui brlait les lvres. Tu crois quils sont morts, maman ? Il ne nous reste qu esprer, et prier, ma fille. Je prie sans cesse pour leur retour. Mais au fait, scria soudain Fiona, comme heureuse de trouver un drivatif ses apprhensions, tu nas pas mang ! Tu dois te nourrir, ne serait-ce que pour la sant de ton enfant. Serena acquiesa de mauvaise grce et parcourut des yeux les ombres de la caverne. Mme Drummond mijotait un potage sur un petit feu, Gwen semblait toute petite sous sa couverture, et Malcolm ! O est Malcolm ? Il est redescendu Glenr avec Parkins ds que tu tes endormie, pour rapporter dautres provisions. Mme Un peu contrarie, Serena accepta le bol que lui tendait Drummond.
Ne vous inquitez pas pour eux, dit la cuisinire, aussi panouie dans cette caverne quau manoir, mon Parkins est un homme la redresse ! Votre Parkins ? Nous allons nous marier, avoua la robuste veuve en rougissant comme une jeune fille. Mes flicitations ! Je crois que Ecoutez ! Vous entendez ce bruit ? Serena posa son bol et se leva en silence. Je nai rien entendu, dit Fiona, la gorge soudain noue.
Nous avons des visiteurs. Reste au fond de la grotte, maman. Veille ce que le bb ne fasse aucun bruit. Serena, sois prudente ! Sans tenir compte des frayeurs de sa mre, Serena progressa pas feutrs vers lentre de leur refuge. Dans son cur et dans ses veines tout son sang se glaait, mais sa rsolution nen tait que plus forte. Elle se disposait tuer sans merci, de propos dlibr. Dune main ferme, elle saisit le pistolet charg et en releva le chien. De lautre, elle prit lpe. Un peu en arrire, Mme Drummond brandissait une lardoire et un couteau dcouper. Les bruits de pas, hsitants, ralentis, se faisaient plus nets. De toute vidence, la cachette tait repre. Prte faire feu, Serena bondit lextrieur. Rentrez vos griffes, panthre des Highlands ! Cest la voix de Brigham quelle venait dentendre. Eperdue, Serena resta ptrifie. Coll et Parkins encadraient son mari, quils tranaient sur le sol, tout couvert de sang, mconnaissable. Brigham ! Abandonnant ses armes, Serena se prcipita pour enlacer le corps de Brigham. Celui-ci neut que le temps de murmurer son nom avant de sombrer dans linconscience.
15.
Il risque de mourir, nest-ce pas ? Redoutant le pire, Serena tait agenouille prs de Brigham tandis que Gwen examinait ses blessures. Sans un mot, elle sondait la plaie principale, la base du thorax, sur le flanc gauche. A quelques pas de l, Fiona pansait les jambes de Coll, qui navait dyeux que pour son fils. Cette balle, cest moi quelle tait destine, rptait-il. Il sen voulait de sortir de cette preuve presque indemne, de jouir de la prsence de sa femme et de son fils pendant que son ami le plus cher se trouvait entre la vie et la mort, pour avoir voulu le secourir. Il sest jet devant la balle, reprit-il, obsd par cet pisode. Nous allions nous rfugier dans les collines aprs notre dfaite. Une dfaite totale, hlas ! Notre rgiment nexistait plus. Sur le coup, jai cru que Brigham tait mort. Tu as pu le ramener, grce Dieu ! lui dit Serena en jetant un linge souill du sang de son mari. Coll ne rpondit rien. Partag entre le dsespoir et la tendresse, il se rassasiait du spectacle de sa femme endormie, le petit Ian sur son sein. Que de douceur, aprs tant de violence et de meurtres ! Jamais il ne pourrait oublier avec quelle fureur dmente il stait acharn traner le corps inanim de Brigham labri des rochers, que les Anglais sobstinaient explorer pour massacrer les Ecossais survivants. De cet escarpement, il navait pas eu la force de gagner une grange qui servait dmfirmerie, dans la valle. Et puis, il avait vu les mercenaires de Cumberland investir cette grange, pour y mettre le
feu. Les hurlements des blesss qui brlaient vifs retentissaient encore ses oreilles. Le retour Glenr, un vritable calvaire, stait effectu de nuit. Chaque fois que Brigham perdait conscience, Coll avait d le porter sur ses paules. Nous avions surtout peur pour vous, murmura-t-il enfin. Nous avions peur que les Anglais nous prcdent et vous massacrent. Quelle horreur ! Et Malcolm, o est-il ? Il veille sur Glenr, lcurie. En cas de besoin, il emmnera les chevaux dans la lande. Gwen, toute ple, posa une grosse compresse sur la plaie qui saignait encore. Brigham navait pas repris connaissance. Il faut extraire cette balle durgence, dit-elle tous ceux qui lentouraient. Cest laffaire dun chirurgien, dun spcialiste. Tant bien que mal, Serena tenta de matriser la terreur qui lenvahissait. Brigham ne lui tait-il revenu que pour perdre la vie devant ses yeux ? Le chirurgien le plus proche se trouve Inverness, souligna-telle. Si nous allons le chercher, il refusera de venir jusquici et les Anglais nauraient qu nous suivre pour dcouvrir notre cachette. Cest risqu, reconnut Gwen. Pourtant, il faut tenter le tout pour le tout. Sils dcouvrent Brigham, ils le tueront, affirma Serena. A lgard dun aristocrate de leur pays, ils nen seront que plus cruels. Je les connais, ils sont bien capables de le maintenir en vie pour pouvoir le dcapiter Londres. Cest toi de faire cette extraction, Gwen. Mais jen suis incapable. Si jessaie, je suis presque sre de le tuer. En plein dsarroi, les assistants se sentirent gagns par le dsespoir. Brigham gmit.
Sil doit mourir, dclara Serena dune voix sourde, autant que ce soit parmi nous, et de ma main. Puisque tu ty refuses, je vais tenter lopration moi-mme. Au milieu de la consternation gnrale, Parkins toussota avant de prendre posment la parole. Avec votre permission ; milady, je vais extraire cette balle. Vous ? De quel droit ? Que votre seigneurie me pardonne, je ne moccupe pas seulement de dentelles et de bottes cirer, repartit placidement le valet. Il mest arriv deux fois de tenter cette opration, la premire sur un cheval et la seconde sur un domestique, et avec succs, je peux men flatter. Lord Ashbum est mon matre, cest moi que revient la tche de prserver sa vie. Je demanderai seulement quon lempche de sagiter. Alors que Parkins tournait les yeux vers Coll, Serena sinterposa. Cest moi qui le maintiendrai, et moi seule ! lana-t-elle avec vhmence. La vie de mon mari est entre vos mains, Parkins, ne loubliez pas ! Je ny manquerai pas, madame la comtesse. Gwen profita de ce que Brigham revenait provisoirement lui pour lui faire avaler tout un bol de dcoction de pavot. A genoux derrire sa tte, Serena ne cessait de lui essuyer le visage, qui ruisselait continuellement de sueur. Parkins, qui stait dbarrass de sa jaquette et avait relev les manches de sa chemise sur des bras fort maigres, faisait rougir au feu la lame effile dune dague, pour cautriser la plaie en lapprofondissant. Quand il sapprocha, Serena eut un frisson. Va tasseoir prs de maman, lui dit aussitt Coll. Laisse-moi ta place, Serena, je suis plus fort. Non, je veux aider Brigham moi-mme. Parkins, je sais que vous allez le faire souffrir. Alors, je vous en prie, dpchez-vous.
Quand la pointe rougie blanc effleura le bord de la plaie, le bless eut un violent sursaut. Les yeux ferms, Serena appuya de toute sa force sur ses paules. Le grsillement de la chair ne dura quune seconde. Guidant de la main droite la pntration prudente du bistouri improvis, Parkins palpait la peau de la main gauche. Brigham, lui, haletait tandis que Serena, pour stourdir autant que pour le rassurer, murmurait des mots tendres, dcousus, absurdes, des encouragements et des promesses. Lil clair, la main sre, Parkins continuait son exploration sans faiblir. Seule la transpiration qui perlait la racine de ses cheveux tmoignait de son motion. Quel personnage trange ! Expert en cravates et en foulards, il tait prt tous les dvouements, tous les hrosmes pour sauver son matre. Il ne vivait presque que pour lui. Malgr le pavot, Brigham commena se dbattre. Coll se prcipita au secours de Serena, mais elle le repoussa bientt, ds que la crise fut passe. Dans la caverne, on nentendait que la respiration sifflante du bless. Chacun retenait son souffle, et priait silencieusement, avec une telle intensit que cet lan de ferveur en devenait presque palpable. Fascine par le sang qui coulait sur le sol, Serena aurait voulu communiquer de sa propre vie Brigham, retenir celle qui schappait. Je lai trouve, murmura soudain Parkins, il ny a plus qu lextraire. Tenez ferme, milady. Faites vite. Sil souffre trop Frappe par labsurdit de son propos, Serena se tut. Parkins et souhait que son matre svanouisse de nouveau et perde toute perception, mais son espoir fut du. Brigham gmit, sa bouche souvrit comme pour crier, pendant que la lame contournait la balle pour la faire remonter hors des chairs. Serena serrait les dents. Elle observait la main de Parkins, cette main quaucun tremblement nagitait. La sueur, en revanche, saccumulait sur le front du valet. Dun geste vif de la main gauche, il sortit enfin lobjet de ses
recherches, un morceau de plomb tout dform. Aprs quoi, il se releva en respirant profondment. Aussitt, Gwen se prcipita, des linges, une aiguille et du fil la main. Il faut arrter lhmorragie ! indiqua-t-elle. Sil continue perdre du sang, il ne survivra pas. Maman, il a deux autres blessures, au bras et la cuisse. Vous voulez bien les nettoyer ? Dabord de leau, ensuite du whisky. Madame Drummond, rapprochez mes flacons donguents. Le corps de Brigham se dtendit soudain, trop affaibli pour se contracter encore. Serena se redressa, puise et courbatue. Elle pensa son bb. Pendant lopration, elle en avait presque oubli la prsence, seulement attentive la survie de Brigham. Gwen, dis-moi ce que je peux faire encore. Va prendre lair. Tu es aussi ple que ton mari, Serena. Nous sommes assez de trois pour le soigner. Le pire est pass. Maintenant, il faut attendre. A pas lents, Serena sortit de la caverne. Comme les vnements se prcipitaient ! Un an plus tt, cest Brigham qui avait ramen Glenr son ami Coll, presque mourant. Maintenant, Coll lui rendait la pareille. Toute cette anne, Serena lavait vcue comme un rve, rve damour et de larmes, de passion partage et de dtresse. La fort, berceau de ses anctres, stalait de cette hauteur devant ses yeux. Sa terre natale devrait-elle la perdre jamais ? Les dernires paroles de son pre avaient t : Nous navons pas combattu en vain Mais lhomme quelle aimait se dbattait contre la mort, et les Anglais allaient sans doute dpossder sa famille de tous ses biens. Lady Ashburn ? Ctait la voix de Parkins. Serena se redressa. Oui, elle tait lady Ashburn, et fille de lan MacGregor. Posant la main sur son ventre, elle songea que lenfant qui allait natre serait son tour un Ashburn,
et un MacGregor. La vie continuait, lespoir renaissait. Non, son pre ne stait pas battu pour rien. Japporte une boisson chaude votre seigneurie, si vous le permettez, madame la comtesse. Dans dautres circonstances, le dvouement de Parkins laurait fait sourire. Il avait remis sa jaquette, et se comportait en valet styl, comme si rien ne stait pass, comme sils eussent volu dans un salon plutt que dans la nature sauvage. La boisson chaude sentait bon le whisky. Je me suis montre impatiente avec vous tout lheure, Parkins. Excusez-moi sil vous plat. Une comtesse ne sexcuse jamais, milady. Cest contraire ltiquette, observa le valet, sans sourire. Eh bien, disons que mon ducation nest pas acheve. Vous avez la main ferme, Parkins, aussi, ferme que votre dtermination. Je tente de faire pour le mieux, milady. Serena poussa un long soupir et se frotta les yeux du revers de la main. Vous avez sans doute un mouchoir me prter ? Naturellement, madame la comtesse. En sinclinant, Parkins prsenta un mouchoir de soie brod. Comment vous dire ma reconnaissance ? murmura Serena. Aprs ce que vous venez de faire pour mon mari et pour moi, nous vous devons tout. Quand les circonstances nous seront plus favorables, jentends bien rcompenser vos mrites. Le spectacle de votre bonheur sera ma meilleure rcompense, milady. Serena lui rendit le mouchoir tout mouill de ses larmes, et retourna au chevet de Brigham.
La brise se leva et, bientt, le vent souffla en tempte, faisant voltiger la couverture qui occultait lentre de la caverne et attisant le feu de tourbe. Jadis, les anciens parlaient des elfes et des djinns qui couraient sur les Highlands. A son tour, Serena entendait leurs rires et leurs gmissements. Sans moi et sans crainte, elle accueillait leurs cris. Toute la nuit, elle veilla son mari, sans tenir compte des objurgations de Fiona et de Gwen. La fivre dvorait Brigham. Il dlirait, tantt lanant des ordres et des menaces, parce quil revivait la bataille, tantt parlant sa grand-mre, rappel son enfance parlangoisse de mourir. Il appelait aussi Serena, qui tentait de lapaiser par des mots tendres. Ses propres forces, cependant, spuisaient. Sa mre vint la prendre par le cou. Je vais prendre la relve, Serena. Tu dois absolument te reposer, ne serait-ce que pour ton enfant. Non, je ne veux pas labandonner, maman. Je ne pourrais pas le quitter pour dormir. Il a besoin de moi, il sait que je suis avec lui, que je veille sur lui. Alors, tu vas dormir son ct, rien quun moment, la tte dans mon giron comme autrefois. Serena se donna le plaisir dobir sa mre et stendit sur le sol, sa main sur celle de Brigham. Comme il est beau, vous ne trouvez pas ? En souriant demi, Fiona lui caressa les cheveux. Mais oui, il est trs beau, cest une affaire entendue. Je veux que notre petit garon lui ressemble, avec des yeux gris et une bouche volontaire. Serena ferma les yeux, lcoute des gnies du vent et de la fort. Je crois que je lai aim ds le premier jour, avoua-t-elle dune voix ensommeille. Quelle folie !
La plus douce des folies que je connaisse, rpondit Fiona avec nostalgie. Lenfant sagite en moi, murmura Serena en sombrant lentement dans le sommeil. Lenfant de Brigham
Pendant trois jours, Brigham resta suspendu entre la vie et la mort. Dans sa fivre, les pisodes les plus cruels de la bataille venaient lobsder. Il cherchait son chemin dans un brouillard de poudre et de poussire, il pitinait les morts et les agonisants, les narines pleines de lodeur du sang et de celle, plus cre, des armes feu. La sonnerie des cornemuses, le roulement lancinant des tambours vibraient encore ses oreilles, assourdis par le fracas triomphal de lartillerie anglaise. Et puis, il courait vers les collines, le corps en feu, dun feu qui allait embraser les arbres, la fort, la terre entire. A dautres moments, Serena se dressait prs de lui, vtue dune robe blanche, ruisselante de perles, sa chevelure cascadant jusquau sol comme de lor rouge et liquide. Il la voyait aussi quelquefois de faon indistincte, agenouille prs de lui, en robe grise, les yeux fatigus davoir trop pleur. Les paupires lourdes, le cerveau embrum, il retournait ses rves, ses cauchemars, ses dmons. Trop faible et trop fivreux, perdu dans les ddales de linconscience, Brigham restait tranger au petit monde qui lentourait. Il ignorait o il se trouvait. Des voix se faisaient parfois entendre, sans quil les comprt ; des hommes et des femmes allaient et venaient, le touchaient mme, sans quil les reconnt. De temps en temps, il croyait entendre les vagissements dun nouveau-n. Aprs ces trois jours de dlire, la fivre le quitta. Brigham sombra alors dans un sommeil profond, semblable celui de la mort.
Quand il sveilla, ce fut comme sil naissait de nouveau, sans souvenirs, dans la souffrance et langoisse. La faible lueur du foyer lblouit. Il dut fermer les yeux, attentif seulement aux odeurs. Cela sentait la terre, le pavot, lherbe amre, la viande rtie. Ensuite, il entendit des chuchotements. O tait-il ? Pendant plusieurs minutes, Brigham se contraignit garder les yeux ferms, pour se rfugier dans sa solitude. Et puis, la conscience lui revint. Ces voix, ctaient celles de Fiona, de Gwen, de Coll. Serena tait donc sauve ! Il souleva ses paupires et dut les refermer, bloui par la lueur du feu. Alors quil cherchait en lui la force de parler, un bruissement de robe lui fit tourner la tte. Serena dormait prs de lui, accote une paroi rocheuse. Ses cheveux pars stendaient devant son visage, quils dissimulaient comme un rideau dor fauve. Submerg par un lan damour, Brigham eut la. force de lui prendre la main. Rena, murmura-t-il dune voix rauque. Elle sursauta, balayant de la main sa longue chevelure, pour dcouvrir un visage rayonnant de bonheur. Brigham, tu vas donc vivre ! Alors, avec passion, elle lui baisa les lvres.
Les premiers jours, puis par la fivre, la perte de sang et le manque de nourriture, Brigham ne resta jamais veill plus dune heure de suite. Il se souvenait parfaitement du droulement de la bataille, mais ne gardait que des images disperses et rares des vnements qui lavaient suivie. Coll le baignant deau frache, Coll le portant sur ses paules et puis des morts, entasss par dizaines. Quand son ami lui eut racont dans le dtail quels spectacles horribles il avait chapp, Brighamfut envahi par le dgot. Les exactions sauvages des mercenaires de Cumberland, leur
acharnement, lui donnaient la nause, comme aux autres auditeurs. Seules la prsence de Serena, et lattente dune naissance pouvaient lui faire trouver quelque douceur la vie. Trois jours aprs son rveil, Brigham, ple et amaigri, mais en bonne voie de gurison, eut enfin la force de faire des projets pour lavenir. Nous devons quitter cette grotte au plus vite, et gagner la cte. Si nous restons confins ici, les troupes de pillards et dassassins risquent de nous dcouvrir. Vous tes encore trop faible pour vous dplacer, mon chri, lui dit Serena. Et puis, je finis par mhabituer ce refuge. Il me semble parfois que le monde extrieur nexiste plus. Il existe bel et bien, et il nous est hostile, Serena. Voulez-vous accoucher dans cette caverne, comme une ourse ou une louve ? Nous avons de la famille dans lle de Skye, cest l que rside notre seule chance de salut. Gwen, est-ce que Maggie peut supporter le voyage ? Pas encore. Il serait prfrable dattendre un jour ou deux. Mais vous-mme Dans deux jours, je serai prt. Il le faut. Cest moi den dcider, objecta Serena. Une lueur dironie brilla dans les yeux de Brigham. Vous devenez bien autoritaire, ma chre femme. Aurais-je pous un tyran ? Je vous en avais prvenu, Sassenach. Pour linstant, je vous ordonne de dormir. Dormez, je le veux ! Quand vous aurez retrouv force et sant, je suis prte vous suivre jusquau bout du monde, milord. Le regard de Brigham se fit si intense et pntrant que Serena en frissonna.
Ne vous engagez pas la lgre, milady. Je pourrais bien vous prendre au mot. Ses yeux brillaient toujours, mais sa voix faiblissait. Serena sen mut ; cet homme qui, nagure, lui semblait invincible sapprtait courir de nouveaux risques aprs avoir frl la mort. Il ne fallait pas que son enttement le perdt. Reposez-vous, Brigham, je parle srieusement. Coll et Malcolm doivent nous rapporter du gibier. Elle lui passa la main sur les paupires. Ds que Brigham eut ferm les yeux, il sombra dans un profond sommeil. Serena sallongea prs de lui, un peu inquite. Pourquoi ses frres ntaient-ils pas encore rentrs ?
Bien avant darriver Glenr, ils avaient aperu les volutes de fume qui montaient dans lair calme. Couchs plat ventre en haut du promontoire, les deux frres contemplaient le dsastre. Il ne restait du village aux toits de chaume que des ruines fumantes. A son tour, le manoir tait dvor par les flammes qui sortaient des fentres et lchaient dj les pentes bleutes des pignons dardoise. Quils soient maudits ! murmura Coll en serrant les poings. Que Dieu les maudisse tous. Honteux de verser des larmes contre lesquelles il ne pouvait rien, Malcolm sanglotait. Pourquoi ? Mais pourquoi brler nos maisons ? Et les curies ? Les chevaux ! Ils vont mourir Jy vais ! Coll le retint par le bras. Ne ten fais pas pour eux, ces salopards les ont srement vols. Partag entre une fureur dhomme et un dsespoir denfant, Malcolm pressait sa joue mouille de larmes contre le rocher dur et froid.
Coll, qui se souvenait des atrocits dont il avait t le tmoin quelques jours plus tt, secoua la tte. Ces bandits enragent de ne pas nous avoir trouvs. Ils vont sans doute faire des battues dans les collines. Regagnons vite la caverne.
Allonge prs de Brigham, Serena gotait la paix du moment. Comme elle tait douce, la vie de famille retrouve, au sein mme de cette nature sauvage ! Elle entendait le petit Ian tter goulment le sein de sa mre, qui lui fredonnait une chanson. Parkins et Mme Drummond bavardaient en prparant avec comptence le repas du soir, aussi laise devant le feu de tourbe rustique quau milieu des cuivres tincelants de la cuisine, Glenr. Fiona cousait une brassire pour son petit-fils. Quant Gwen, elle broyait dans un mortier improvis les feuilles odorantes des simples quelle venait de cueillir. Souriant avec attendrissement de la posture abandonne de Brigham, Serena dgagea doucement la main quil tenait encore pour aller la rencontre de ses frres, qui ne tarderaient plus. Prcisment, on entendit des pas. Alors que Serena sapprtait les accueillir dune plaisanterie, sa gorge se noua. Pourquoi les nouveaux arrivants se dplaaient-ils avec tant de prcaution ? Elle releva le chien du pistolet qui ne la quittait pas et, au mme moment, une haute silhouette obscurcit soudain lentre-de la caverne. Une pe brandie, un habit rouge, un sourire cruel : ctait un dragon anglais. Visiblement, le succs de ses recherches lenchantait. Du regard, il balaya lintrieur de la caverne, lil allum la vue des femmes. Serena remarqua machinalement que son uniforme tait souill de poussire et de suie. Sans un mot, le soudard se dirigea vers le frle Parkins, seul homme prsent, lpe en bataille. Il ne fit que deux pas. Avant quil
ne scroule sur le sol, Serena eut le temps de voir son visage spouvanter dtonnement, linstant o la balle lui pera la poitrine. Elle venait de lui tirer un coup de pistolet en visant le cur. Une seconde silhouette apparut. La jeune femme souleva la claymore de son grand-pre mais, cet instant, la lourde pe deux tranchants lui fut arrache des mains. Brigham intervenait. Avec un ricanement sauvage, le dragon chargea, lpe haute. Un second coup de feu claqua, brisant net son lan. Plus ple que jamais, protgeant de son corps Mme Drummond terrifie, Parkins abaissa son pistolet fumant. Rechargez ! cria Brigham. Ils sont au moins trois ! En effet, un troisime soldat sinscrivait dans louverture, plus circonspect que les prcdents, les mains crispes sur son fusil, baonnette au canon. Il saffala soudain en avant, et lon put voir que lempennage dune flche dpassait de son dos. Le souffle court, Brigham fit une sortie. Il y en avait encore deux. Coll livrait un duel sauvage au premier en tentant dsesprment de couvrir Malcolm de son corps. Le second, arriv en arrire-garde, avanait en courant derrire le jeune garon, lpe haute. Son arc dsormais inutile la main, Malcolm restait interdit, comme paralys. Aveugl de rage et de douleur, Brigham slana. Comme il allait atteindre son adversaire, celui-ci saisit Malcolm par les cheveux, brandissant son arme contre la poitrine du garon. Il attendit en ricanant, une seconde de trop. Serena lui avait log une balle en pleine tte. Le cinquime comparse mourut au mme instant, clou contre un arbre par lpe de Coll. Cet pisode dramatique navait pas dur deux minutes.
La patrouille ennemie se trouvant anantie, le reste de la troupe allait sans nul doute organiser des recherches.
Dans lobligation de quitter leur caverne au plus vite, ses occupants prirent le chemin de louest, vers la mer, ds la nuit tombe. Ils avaient pu rcuprer deux juments, voles par les dragons dans les ecuries de Glenr. Elles serviraient surtout au transport des bagages et, occasionnellement, reposer Maggie et Brigham, sur les sentiers les plus favorables. La plupart du temps, il fallait se dplacer pied dans les sous-bois, gravir des escarpements avec une lenteur dsesprante. Les habitants des pauvres masures parses leur offraient par bonheur une gnreuse hospitalit. Plus dune fois, Serena se souvint avec incrdulit des fastes de Holyrood en sendormant prs de Brigham dans une bergerie, dans lodeur de suint des moutons. La renomme du duc de Cumberland tait parvenue de proche en proche jusque dans les profondeurs des Highlands, o on ne lappelait plus que le boucher de Culloden. Ses troupes poursuivaient leurs exactions dans toute la rgion, lances la poursuite de Charles-Edouard Stuart, qui lui aussi cherchait sans doute gagner la cte pour senfuir ltranger. Les habits rouges rasaient des villages entiers, confisquaient ou massacraient le btail pour rendre la vie impossible aux Ecossais. Accoutums une extrme pauvret, certains paysans connaissaient maintenant la famine. Mais grce leur fidlit toute preuve, le prince aussi bien que les membres des clans en fuite pouvaient compter sur leur protection. Tandis quon avanait lentement, de nouveauxdangers se manifestaient chaque jour. Car cest par milliers que les soldats gouvernementaux ratissaient les Highlands. Enfin, au mois de juin, Brigham et les MacGregor purent atteindre la cte et gagner de nuit, dans une barque de pcheur, lle de Skye, berceau des MacDonald.
***
Quelques jours aprs cette traverse, Brigham et Serena, debout cte cte sur lherbe grasse dune prairie, admiraient le panorama de Uig Bay. Ma grand-mre ma si souvent dcrit ce paysage, murmura Brigham, quil me semble le reconnatre. Quand elle tait petite fille, elle venait sasseoir dans cette prairie pour admirer les navires et la mer. Lair tait chaud. Serena, toute baigne de bonheur, aspirait avec joie la brise iode qui soulevait parfois des mches dores sur son front. Cette le est une splendeur, acquiesa-t-elle. Aussi bien, tout me semble magnifique quand je me trouve prs de vous, Brigham, loin de tous les dangers. Brigham baisa la tempe de son pouse, sefforant de lui cacher son inquitude. Cette trve heureuse, combien de temps allait-elle durer ? Des navires anglais surveillaient la mer. Selon certaines rumeurs, le prince ntait pas loin, en qute dun navire qui lemmnerait en France afin de rejoindre son pre en Italie. La meute qui sacharnait le suivre ne manquerait pas de fouiller lle et, bientt, il ny aurait plus de refuge pour aucun insurg, ni pour Serena et lenfant quelle allait mettre au monde. Depuis leur dpart de la caverne et le dbut de leur lamentable exode, Brigham navait, nuit et jour, que cette ide en tte : comment protger sa famille, assurer Serena le confort dont elle avait besoin ? Il ntait plus question de rentrer Londres ou dans le Kent pour lui faire vivre lexistence luxueuse laquelle pouvait prtendre une lady Ashbum, de mme que les MacGregor devaient renoncer pour longtemps restaurer leur manoir de Glenr. Alors, que faire ? Voulez-vous vous asseoir sur cette pierre, Serena ? Vous me semblez un peu lasse. Je ne suis pas lasse du tout. Il se trouve seulement que je ressemble de moins en moins la jolie fille que vous avez pouse, et de plus en plus une jument poulinire.
Ne dites pas de btises ! Jamais vous ne mavez paru plus belle, mon amour. Menteur ! Vous ne me flattez que pour obtenir un baiser. Le voici. La tte sur lpaule de Brigham, elle se perdit ensuite avec lui dans la contemplation du paysage. La mer verte et mordore par les chauds rayons du soleil lui rappelait les nuances dune robe de bal, Holyrood. Tout au bonheur de linstant, elle regrettait moins que jamais les fastes artificiels de cette cour phmre. Je suis heureuse que vous retrouviez les paysages quaimait votre grand-mre, Brigham. Et je suis heureuse de les dcouvrir avec vous. La main pose sur son ventre rebondi, elle tressaillit soudain. Vous vous sentez mal ? Depuis que nous sommes Skye, je me porte le mieux du monde. Lle est si belle, et les membres de nos familles si prvenants ! Je sais. Ils mritent notre reconnaissance, comme dailleurs tous ceux qui nous ont accueillis au cours de notre exil. Ils savent pourtant que je suis anglais. Serena lui secoua le bras avec impatience, comme pour le ramener une vision plus claire de la situation. Comment pouvez-vous avoir encore de ces prjugs ? Ce nest pas lAngleterre que vous incarnez qui perscute les Ecossais, cest celle de Cumberland le massacreur ! A Londres, on lui fait fte, parat-il. Ecoutez-moi bien, Brigham. Nagure, je hassais tous les Anglais en souvenir des crimes de quelques-uns dentre eux. Si vous maimez, ne tombez pas dans le mme travers. Mon fils est de sang anglais, ajouta Serena en se caressant le ventre, et jen suis fire. Vous avez raison, comme dhabitude, Serena.
Ils se serrrent encore plus prs lun de lautre, accrochs tous deux leurs esprances. Si on me trouve ici, quadviendra-t-il des MacDonald qui nous hbergent ? demanda Brigham. Serena prfrait ne pas y penser. Ils ne vous trouveront pas, assura-t-elle. Je ne peux continuer vivre en proscrit et vous mettre en danger, vous et tous les amis qui nous protgent. Dun geste nerveux, la jeune femme ptrit une touffe dherbe verte et odorante. Nous navons pas le choix, Brigham. Le prince est aux abois, et je sais combien vous lui tes attach. Cest vrai. Nanmoins, je me proccupe surtout de vous, et de notre enfant. Ne vous en dfendez pas, Serena, je vous dois tant ! Jamais je noublierai ce que vous avez t contrainte daccomplir dans la grotte pour protger ma vie. Vous avez d tuer des soldats, rappelez-vous. Jai fait mon devoir, comme vous avez fait le vtre. Pendant des mois, je me suis trouve inoccupe et inutile. Ce jour-l, jai pu agir, enfin. Je men souviendrai toujours. Comme vous tiez belle, la claymore et le pistolet la main ! Les yeux plongs dans les siens, Brigham embrassa Serena sur les lvres. Jai jur de vous donner une existence de rve, de vous offrir tous mes biens. Aujourdhui, mon patrimoine est confisqu, et nous menons une vie de hors-la-loi. Brigham Attendez un instant. Vous avez nagure accept de me suivre jusquau bout du monde. Le feriez-vous encore ?
Bien sr, rpondit Serena, non sans apprhension. Accepteriez-vous alors de quitter lEcosse et de venir avec moi en Amrique, dans le Nouveau Monde ? Je ne pourrais pas vous y offrir tout le luxe que je voulais vous donner, mais nous ne serions pas rduits la pauvret. Tous mes avoirs immobiliers et fonciers sont perdus, et il ny a pas de lord ni de lady en Amrique. Je ny serais quun citoyen comme les autres, et vous y deviendriez lhonorable Mme Langston, au milieu de milliers dimmigrs. De toutes les faons, nous pourrions toujours esprer retrouver plus tard la terre de nos anctres. Serena treignit son mari, le cur chavir. Avec vous, jirais jusquen enfer, monsieur Langston. Il nen est pas question, mais je sais quel sacrifice je vous demande et je sais aussi que je ne tiens pas tous mes engagements votre gard. Vous mavez promis de maimer, et de me revenir. Ces deux engagements, vous les avez respects, Brigham Non, ne minterrompez pas, sil vous plat ! Pendant les semaines que nous avons passes Holyrood, je nai t heureuse que de votre prsence. Je ne suis entiche ni de luxe ni de titres de noblesse, pas plus que de bals de cour ou de mondanits. A la cour du prince, je vivais dans la terreur de commettre un impair qui vous et embarrass, de ne pas tre digne de ma qualit de lady Ashbum. Quelle sottise ! Je nai pas la vocation de laristocratie, Brigham. Ma plus grande terreur tait que vous veuillez memmener en France, pour me prsenter la cour de Versailles ! Brigham sourit demi. On ny vit pas si mal, reconnut-il avec un peu de nostalgie. Mais chez Louis XV, les dames ne montent quen amazone, et ne traient pas les vaches !
Alors, vous acceptez de me suivre en Amrique, avec pour tout viatique un peu dor et de bijoux ? Pas quun peu, Brigham, toute une caisse, et elle est lourde, ne soyez pas modeste. Nous avions chacun notre patrie, ajouta Serena en caressant le visage de son poux. L-bas, nous en trouverons une autre, qui nous sera commune. Combl de bonheur, Brigham la regarda avec dvotion. Je vous aime plus que jamais, Serena. Brigham, et notre enfant ? Nous laimerons ensemble. Je vous jure de le rendre heureux, ds quil natra. Ce sera plus tt que nous ne lesprions, mon chri. Il manifeste son impatience Serena cessa de rire et plit soudain, saisie dune contraction. Appelez Gwen, et maman aussi, sil vous plat, dit-elle dans un souffle. Mais ce devait tre dans trois semaines ! Ce nest pas moi qui dcide, Brigham, cest lui. Serena retint sa respiration. Son mari la soulevait dans ses bras. Ne me portez pas, Brigham ! protesta-t-elle avec un rire gn. Je suis trop lourde ! Son amour et ses esprances, un honnte homme les porte toujours dun cur lger ! Charg de son prcieux fardeau, Brigham partit grands pas vers le chteau des MacDonald.
Epilogue
Aux derniers jours du mois de juin 1746, quatorze mois aprs avoir dploy ltendard de la rvolte, le prince Charles-Edouard Stuart parvint se rfugier Mugston House, dans lle de Skye. Pour chapper ses poursuivants, ce prince nagure si orgueilleux avait d se dguiser en femme. Flora MacDonald, une nice du chef de clan, le faisait passer pour sa dame de compagnie, au pril de sa vie et de celle des membres de sa famille. Plusieurs fois cern par ses perscuteurs, le prince ne leur avait chapp que par miracle. Il navait perdu pour cela ni son nergie ni son ambition daccder au pouvoir qui, plus tard, se rvlrent vaines. Hros romanesque jusque dans la dfaite, il ne stait pas fait faute doffrir Flora, qui lui sauvait la vie, une mche de ses cheveux dans un mdaillon, avec la promesse de la revoir plus tard Londres, en des jouis meilleurs. Brigham, qui venait dtre pre dun beau garon, eut avec le prince une brve entrevue marque par lestime et le respect mutuels. Charles, quoiquil en et envie, nosa pas demander ce lord anglais qui avait tout abandonn pour lui de laccompagner dans son exil. Avouez que vous allez regretter sa prsence, dit Serena Brigham, qui la regardait avec motion bercer le jeune Daniel Langston. Le prince a beaucoup de qualits humaines, et pour cela je le regretterai. Par contre, il mest difficile de lui pardonner toutes les erreurs quil a commises. Aprs tout, reprit Brigham en serrant contre lui le corps de Serena, qui avait repris toute sa sveltesse, je ne vous ai rencontre que grce mon dvouement sa cause. Je ne saurais donc lui en vouloir, puisque cet engagement ma apport le
plus grand bonheur qui soit. Votre pre avait raison, ma chrie : nous navons pas combattu en vain : Il lui baisa longuement les lvres. Ce baiser exprimait toute la passion, toute la certitude de flicit, toute la confiance qui fussent au monde. Etes-vous prte ? Si seulement maman, Coll et Maggie pouvaient nous accompagner ! dit Serena en mettant son manteau de voyage. Leur devoir leur dicte de rester, et le ntre de partir. Songez quelle preuve nous leur imposons en emmenant Gwen et Malcolm avec nous ! Je sais, mais Il faut que les MacGregor reconstruisent Glenr, Serena. Nous y reviendrons un jour. Serena observa rveusement son poux. Depuis leur premire rencontre, Brigham navait gure chang physiquement. Les preuves et les combats staient chargs daffermir son caractre, mais son charme et son lgance ne labandonneraient jamais. Des Langston reviendront Glenr, et au manoir des Ashbum, poursuivit-il, comme sil pensait tout haut. Ce seront les enfants de Daniel, peut-tre. Nous avons trop de racines en Ecosse et en Angleterre pour quil nen soit pas ainsi. Son prcieux coffre tait dj bord du navire tout neuf qui allait les emmener en Amrique. Brigham souleva la malle qui contenait, perdue dans la soie et les souvenirs de sa splendeur passe, la petite bergre de porcelaine. Plus tard, il en ferait don Daniel. Au mme moment, on frappa discrtement la porte. Que votre indiscrtion seigneurie veuille bien pardonner mon
La mare haute est tale, milord, il est urgent de monter bord. Daccord, Parkins, occupez-vous du reste des bagages. Je vous rappelle en passant, pour la dixime fois, que dsormais je ne mappelle plus que monsieur, monsieur Langston, tchez de vous en souvenir. Depuis que Parkins, rcemment mari Mme Drumrnond, avait obtenu lautorisation dmigrer lui aussi avec son pouse vers le paradis du Nouveau Monde, il semblait un autre homme. Il chargea ses bras frles de tous les paquets qui restaient et se hta vers la porte. Que monsieur le comte se rassure, dit-il avec componction, je ne manque jamais dobir aux ordres de votre seigneurie, milord. Brigham poussa un cri de rage tandis que Serena clatait de rire. Pour Parkins, vous serez toujours lord Ashbum, dclara-t-elle. On ne se refait pas si facilement, Sassenach ! Allons, suivons-le. Notre nouvelle patrie nous attend. En route pour lAmrique !
NORA ROBERTS
Cet ouvrage a t publi en langue anglaise sous le titre : lN FROM THE COLD
Toute reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. 1990, Nora Roberts. 2004, Traduction franaise : Harlequin S. A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS Tl. : 01 42 166363 Service Lectrices Tl. : 01 45 82 47 47
1.
Son nom tait MacGregor. Il saccrochait cette unique certitude, aussi dsesprment quaux rnes de sa monture. Une douleur insupportable courait le long de son bras comme une arme de diables. Brlante, malgr le vent de dcembre et les rafales de neige. Incapable de guider sa jument, il se laissait porter. Shelter saurait retrouver son chemin travers les traces laisses par un Indien, un daim ou un homme blanc. Il lui faisait confiance. MacGregor tait seul dans la lueur du crpuscule, seul avec lodeur de la neige et des pins, le bruit touff des sabots de sa jument. Un monde rduit au silence, travers par le vent qui balayait les arbres. Instinctivement, il savait quil se trouvait loin de Boston maintenant. Loin de la foule, des foyers chaleureux, loin de la civilisation. Sauv. Enfin, peut-tre La neige allait effacer les pas de son cheval et les taches de son propre sang. Sauv, oui, mais ce ntait pas suffisant. Cela ne lavait jamais t. Il tait rsolu rester en vie pour une raison dune importance capitale : un homme mort ne pouvait pas se battre. Or, il stait promis de se battre au nom de la libert, il en avait fait le vu sur ce quil avait de plus cher au monde. MacGregor frissonna sous son paisse pelisse en peau de daim. Il claquait des dents, envahi par un grand froid qui provenait autant de lintrieur que de lextrieur. La douleur provoque par sa blessure le faisait transpirer, mais ses veines taient aussi glaces que les branches dnudes des arbres qui lenvironnaient. Une vapeur blanche sortait des naseaux de sa jument tandis quelle avanait avec difficult dans la couche de neige toujours plus profonde. Il se mit
prier comme seul peut le faire un homme qui sent sa vie scouler avec son sang. Il devait vivre ! Il avait encore une bataille livrer. Il serait damn sil mourait avant davoir lev son arme contre lennemi. Il se pencha sur lencolure de Shelter et lui parla doucement en galique. La jument hennit, comme pour le rconforter, quand il saffala sur son cou en haletant. Elle rejeta la tte en arrire et poursuivit sa route, luttant bravement contre la bise glaciale ; elle suivit son propre instinct de survie et se dirigea vers louest. La douleur tait comme un rve maintenant. Il la sentait flotter dans son esprit, nager travers son corps. Si au moins il pouvait se rveiller, elle disparatrait. Comme font les rves. Il en avait dautres, violents et vivaces : combattre les Anglais pour tout ce quils lui avaient vol. Reprendre son nom, sa terre, lutter au nom de tout ce que lesMacGregor avaient conquis avec leur sueur, leur sang et leur fiert. Et quils avaient perdu. Il tait n pendant la guerre. Ce ne serait que justice et logique sil mourait sur un champ de bataille. Mais pas tout de suite. Il lutta pour se redresser Pas tout de suite ! La bataille ne faisait que commencer. Il fora un souvenir remonter la surface de sa mmoire. Un superbe souvenir. Des hommes vtus de peaux de daims et de plumes, le visage noirci par du charbon de bois et du suif, montant bord des navires Dartmouth, Eleanor et Beaver. Des hommes ordinaires, marchands, artisans, tudiants. Certains encourags par le grog, les autres par la vertu. Les coffres remplis de th, ce maudit breuvage quils dtestaient. La satisfaction de les entendre tomber dans les eaux froides du port de Boston, sur le quai Griffin. A mare basse, une partie des coffres avaient t retrouvs dans la vase, ventrs, leur contenu transform en meules de foin dtrempes. Une belle tasse de th pour les poissons ! Oui, cela les avait rjouis. Unis comme les doigts de la main, ils taient prts tout, et ils devraient ltre encore pour mener bien cette guerre, que tant de gens navaient pas vue commencer.
Combien de temps avait pass depuis cette glorieuse nuit ? Un jour ? Deux jours ? Il avait jou de malchance en rencontrant deux Tuniques Rouges, alors que laube pointait. Les soldats de Sa Majest taient compltement mchs. Ils le connaissaient. Son visage, son nom, ses ides politiques taient clbres Boston. Il navait rien fait pour tre apprci des troupes royales. Peut-tre ces deux-l navaient-ils voulu que le tourmenter et le bousculer un peu ? Peut-tre navaient-ils pas vraiment eu lintention de mettre excution leur menace de larrter Mais quand lun deux avait tir son pe, sa propre arme avait surgi dans sa main. Le duel avait t bref, et insens, il fallait ladmettre aujourdhui. Il ne savait toujours pas sil avait tu ou seulement bless son adversaire. Ce quil savait, cest que le camarade de ce soldat avait eu un regard meurtrier en brandissant son arme vers lui. Au souvenir de la balle de mousquet qui avait pntr dans son paule, MacGregor sentitla douleur redoubler. Il avait pourtant saut en selle pour partir bride abattue, mais le tireur avait t plus rapide. Maintenant, il sentait le projectile dans son paule. Dieu merci, le reste de son corps tait engourdi, mais le muscle atteint palpitait sous cette minuscule pointe de feu. Puis son esprit sengourdit son tour, et il ne sentit plus rien. Il se rveilla avec difficult. Etendu sur la couverture de neige, le visage tourn vers le ciel, il entrevoyait le tourbillon de flocons blancs contre les nuages plombs. Il tait tomb de son cheval. La mort ntait pas assez proche pour quil ne se sente pas gn par la situation. Avec un violent effort, il se redressa sur les genoux. La jument attendait patiemment, le regardant avec un air doux et tonn. Garde cela pour toi, ma belle, chuchota-t-il. La faiblesse de sa voix dclencha en lui la premire trane de peur. En serrant les dents, il russit saisir les rnes et se relever pniblement. Shelter
Il chancela tandis que sa vue sobscurcissait. Jamais il naurait le courage de monter en selle. Serrant les rnes ; il fit claquer sa langue et se laissa traner par la jument en sappuyant de tout son poids sur elle. Mettant difficilement un pied devant lautre, il lutta contre lenvie de svanouir et de se laisser saisir par le froid. On lui avait bien dit que ctait une mortqui ne faisait pas souffrir. Ctait comme le sommeil; un sommeil glac, indolore. Mais comment diable pouvait-on le savoir, moins de renatre pour raconter lhistoire ? A cette ide, MacGregor se mit rire, mais son rire se transforma bientt en une toux qui laffaiblit. Il avait perdu la notion du temps, des distances, et le sens de lorientation. Il essaya de penser sa famille, la chaleur de leurs sentiments. Ses parents, ses frres et surs, l-bas, si loin en Ecosse. Sa chre Ecosse, o ils faisaient tout pour garder lespoir. Il pensa ses tantes, ses oncles et ses cousins installs en Virginie, o ils travaillaient pour gagner le droit une nouvelle vie dans un nouveau pays. Et lui, il tait quelque part au milieu, pris entre son amour des traditions et sa fascination pour tout ce qui tait inconnu. Cependant, un ennemi commun existait dans les deux pays. Le seul fait dy penser lui rendait une partie de ses forces. Les Anglais, maudits soient-ils ! Ils avaient proscrit son nom, et massacr son peuple. Et maintenant, ils tendaient leurs mains cupides de lautre ct de locan pour que leur roi, qui tait moiti fou, puisse imposer ses lois inflexibles et collecter des taxes qui tranglaient les habitants du Nouveau Monde. Il trbucha et faillit lcher les rnes. Il se reposa un instant, Ies yeux ferms, la tte appuye contre le cou de sa jument. Le visage de son pre, les yeux brillants de fiert, lui apparut. Trouve une place pour toi, lui avait-il dit. Noublie jamais que tu es un Mac Gregor. Non, il ne loublierait jamais. Il se fora ouvrir les yeux. A travers la neige tourbillonnante, il discerna un btiment. Prudent, il cligna des paupires et frotta ses
yeux fatigus du revers de la main. La forme tait toujours l, grise et un peu floue, mais bien relle. Regarde, ma belle. Il se laissa aller lourdement contre lanimal. Aprs tout, ce nest peut-tre pas encore le moment de mourir. Soutenu par sa monture, il se trana vers ltable pas lents. Il tait puis. Ctait une belle construction en rondins de pin. De ses doigts gourds, il essaya maladroitement de soulever le loquet. Ses genoux menaaient de cder sous son poids. Il y arriva enfin et se retrouva lintrieur, accueilli par lodeur et la chaleur bnies du btail. Il faisait sombre. Il se dirigea instinctivement vers un monceau de paille dans la stalle dune vache la robe mouchete. La demoiselle objecta avec un mugissement nerveux. Ce fut le dernier son quil entendit.
Alanna semmitoufla dans sa cape de laine. Dans la chemine de la cuisine, le feu ardent dgageait une agrable odeur de branches de pommiers. Rien que de trs normal, pensa-t-elle, mais ctait si plaisant. Elle stait rveille dhumeur joyeuse. A la rflexion, cette bonne humeur tait certainement due la neige. Contrairement son pre, qui stait lev ce matin en ronchonnant, elle aimait la neige, pour sa puret et sa faon de saccrocher aux branches nues des arbres. Les flocons tombaient dj plus lgrement. Dans une heure, la cour immacule serait pleine dempreintes de pas. Elle fit mentalement le tour du travail qui lattendait : traire les vaches, collecter les ufs, rparer un harnais et couper du bois. Mais pour linstant, elle soffrait le plaisir de contempler ce beau spectacle par la fentre.
La jeune femme soupira. Si son pre la voyait, il secouerait la tte en la traitant de rveuse. Il dirait cela dun ton bourru, sans colre, mais avec une nuance de regret. Oui, elle tait peut-tre rveuse, comme sa mre. Mais sa mre tait morte avant de voir se raliser son rve davoir une maison, une terre, et de vivre dans laisance. Alanna eut un sourire attendri. Son pre ntait pas un homme dur. Il ne lavait jamais t. Ctait la mort des siens qui lavait rendu un peu rude et ombrageux. Deux enfants, et ensuite, leur mre chrie. Puis encore un fils, le jeune et beau Rory, tomb sous les balles des Franais. Alanna tait songeuse. Son mari, le doux Michael Flynn, avait t emport lui aussi, de faon moins dramatique peut-tre, mais il ntait plus de ce monde. Elle ne pensait pas souvent lui. Aprs tout, elle navait t son pouse que pendant trois mois, et cela faisait trois ans quelle tait veuve. Mais Michael tait un homme bon, gnreux, et elle regrettait quils naient pas eu le temps de fonder une famille. Cependant, aujourdhui, il ny avait pas de place pour les regrets et les chagrins. Nol approchait, et elle tait bien dcide ce que ce jour de fte soit joyeux. Elle tira sa capuche sur ses cheveux et sortit de la maison. Elle avait dj pass plusieurs heures son rouet et son mtier tisser, pour confectionner des moufles, des mitaines et des bonnets destins ses frres. Bleus pour Johnny, rouges pour Brian. Pour son pre, elle avait peint un portrait miniature de sa mre. Et elle avait donn une belle somme de pennies lorfvre du village pour quil lui fabrique un cadre argent. Elle sourit. Ses cadeaux leur feraient plaisir, elle le savait. Tout comme le repas de Nol quelle avait prvu. Ctait la seule chose qui comptait pour elle : garder sa famille unie, heureuse, et en scurit. La porte de la grange ntait pas ferme. Avec un petit soupir agac, Alanna la tira derrire elle. Heureusement quelle sen tait
rendu compte elle-mme, plutt que son pre, sinon Brian, son plus jeune frre, aurait eu droit une belle semonce. Comme elle pntrait dans la grange, elle secoua la tte pour se dbarrasser de sa capuche et tendit automatiquement la main vers les seaux de bois suspendus derrire la porte. La grange tant sombre, elle prit aussi une lampe et alluma la mche avec prcaution. Alanna se mit fredonner tout en parcourant la large alle qui partageait ltable en deux. Mais elle sarrta brusquement la vue dune jument rouanne. Le flanc creux, lanimal baissait la tte et paraissait reint. Doux Jsus ! Le cur dAlarma tressauta dans sa poitrine. La jument souffla et scarta en la voyant approcher. Alanna carquilla les yeux. Sil y avait un cheval, il y avait sans aucun doute un cavalier. Elle avait vingt ans, ce qui signifiait quelle ntait plus assez jeune, ni assez nave pour croire que tous les voyageurs taient pleins de bonnes intentions, et quils ne prsentaient pas un danger pour une femme seule. Elle aurait pu faire demi-tour et partir en courant, appeler son pre et ses frres. Mais bien quelle et pris le nom de Michael Flynn, elle tait ne Murphy. Et un Murphy tait capable de se protger tout seul. Redressant la tte, elle avana. O tes-vous cach ? Je veux connatre votre nom et la raison pour laquelle vous tes ici, dclara-t-elle dun ton ferme. Seule la jument lui rpondit. Quand elle fut prs delle, elle posa une main sur ses naseaux. Quel genre de matre est le tien pour te laisser ainsi toute mouille, avec ta selle sur le dos ? Elle posa bruyamment ses seaux par terre et leva la voix. Sortez de votre cachette ! Vous tes sur les terres de Cyrus Murphy.
Les vaches poussrent des meuglements sonores. Horripile, Alanna posa ses mains sur ses hanches et regarda autour delle. Personne ne va vous reprocher de vous tre abrit de lorage ! On ne vous refusera pas un repas, si vous en avez besoin. Mais en ce qui concerne votre pauvre cheval, vous allez mentendre ! Comme il ny avait toujours aucune rponse, Alanna commena snerver. En marmonnant, elle entreprit dter la selle de la jument. Et elle faillit tomber en trbuchant sur une paire de bottes. Elle baissa les yeux. Ctaient de fort belles bottes en cuir marron, taches de boue et de neige. Alanna se pencha et vit quelles taient solidaires de deux longues jambes muscles gaines dun pantalon de daim usag. Glorieusement masculines dans leurs hauts-de-chausses un peu avachis Elle sapprocha hardiment, dcouvrit des hanches minces, une taille troite entoure dune ceinture de cuir, et un torse couvert dun long pourpoint et dune plerine en fourrure. Une magnifique silhouette, dun homme quelle ne se rappelait pas avoir jamais vu. Et puisquil avait choisi sa grange pour dormir, ce ntait que justice quelle le contemple jusqu satit. Les yeux toujours rivs sur lui, elle leva sa lampe un peu plus haut. Il devait tre grand, plus grand que ses frres. Elle se pencha en avant pour finir de dcouvrir ce quelle navait pas encore vu. Il avait les cheveux en bataille. Alanna frona les sourcils et ses yeux strcirent. Ces cheveux-l ntaient pas chtains, mais roux fonc, comme le cheval hongre de Brian. Lintrus avait une barbe naissante au menton et autour de la bouche. Une belle bouche, sensuelle. Alanna hocha la tte. Il avait aussi un visage osseux, aristocratique, aux traits cisels, aux sourcils trs arqus. Le genre de visage qui pouvait faire palpiter le cur dune femme, elle nen doutait pas. Mais cela ne lintressait pas. Elle ne voulait quune chose : que cet homme se rveille et dguerpisse pour quelle puisse continuer traire ses vaches.
Monsieur Elle donna un lger coup de pied dans une des bottes. Pas de raction. Agace, elle posa encore une fois ses mains sur ses hanches. Cet homme dormait comme une souche, il devait tre ivre mort, ctait la seule explication. Rveillez-vous, espce divrogne ! Vous mempchez de mapprocher de cette vache pour la traire. Elle lui donna un coup de pied dans la jambe, un peu plus nergique que le premier. Un lger grognement se fit entendre. Puisque cest comme a ! Elle saccroupit pour le secouer. Alors quelle sattendait sentir des relents dalcool, ce fut une odeur de sang sch qui lui monta aux narines. Oubliant sa colre, Alanna sagenouilla et repoussa doucement la plerine de fourrure qui couvrait les paules de linconnu. Effare, elle poussa un petit cri. Lhomme avait une large tache rouge sur la poitrine. En cherchant son pouls, Alanna se retrouva avec les doigts humides de sang. Vous tes encore vivant, marmonna-t-elle. Si Dieu le veut, et avec un peu de chance, nous allons faire en sorte que cela dure. Avant quelle ait eu le temps de se relever et daller chercher son pre et ses frres, elle sentit son poignetemprisonn dans une main de fer. Linconnu venait douvrir les yeux. Des yeux verts, lgrement iriss de bleu. Comme la mer. Mais qui refltaient une expression de souffrance Prise de compassion, Alanna se pencha vers lui pour le rconforter. Brusquement, deux mains semparrent de ses paules : perdant lquilibre, elle se retrouva couche sur lhomme. Elle eut limpression fugitive dun corps ferme sous le sien, et dune chaleur ardente. Elle poussa un cri indign, vite touff par des lvres brlantes qui se posrent sur sa bouche. Le baiser fut bref mais
tonnamment ferme. Puis lhomme rejeta la tte en arrire en lui adressant un petit sourire fatigu, et rassur. Cest certain, je ne suis pas mort. Des lvres comme les vtres nauraient pas de place en enfer. Comme compliment, elle avait connu mieux. Mais elle neut pas le temps de le lui faire remarquer avant quil svanouisse.
2.
Il drivait sur une mer dchane o alternaient la douleur et le soulagement. Une bonne rasade de whisky lui rchauffait le cur et moussait ses sens. Malgr cela, il se souvenait dune souffrance aigu, dun couteau incandescent enfonc dans sa chair, de maldictions sabattant sur sa tte. Une main chaude prenant la sienne pour le rconforter. Un morceau de tissu merveilleusement frais sur son front fivreux. Un liquide curant vers dans sa gorge. Il avait cri. Mais avait-il vraiment cri ? Quelquun tait-il venu, mains douces, voix de velours, senteur de lavande, pour le rassurer ? Avait-il vraiment entendu une adorable voix de femme qui fredonnait ? Navait-elle pas chant en galique ? Ou plutt en cossais ? Se trouvait-il en Ecosse ? Mais non, quand la voix lui parlait, elle navait pas cet accent familier, un peu grasseyant, mais cet trange accent irlandais. Le bateau ! Le bateau stait peut-tre gar et lavait emmen au sud au lieu de le ramener chez lui. Il se souvenait dun bateau. Mais il tait au port. Il y avait des hommes qui riaient entre eux, le visage noirci et peint. Des haches Du th. Ce maudit th ! Voil ! Tout lui revenait la mmoire. Ctait assez rassurant. Les hommes avaient pris la barre. Et lui, il avait t bless. Pas ce moment-l, mais plus tard. A laube. Ctait une erreur, une erreur insense. Ensuite, la neige et la douleur. Il stait rveill et il avait vu une femme. Belle. Un homme ne demanderait pas mieux que de se rveiller auprs dune femme aussi belle, que ce soit dans ce monde ou dans lautre. Cette ide le fit sourire. Il leva ses paupires lourdes.
Elle tait assise devant un mtier tisser, sous une fentre inonde de soleil. Les rayons faisaient briller ses cheveux, quelle avait aussi noirs que les plumes dun corbeau. Elle portait une robe de laine bleu fonc avec un tablier blanc par-dessus. Do il tait, il voyait sa silhouette fine, ses mains gracieuses qui couraient sur les fils. Au rythme du peigne qui claquait en allant et venant, elle dessinait un motif rouge sur lpaisse laine verte. Elle chantait en travaillant. Il reconnut sa voix. Ctait la mme qui lavait rconfort quand il stait dbattu dans la chaleur et le froid de ses rves. Il ne voyait que le profil de son htesse. Une peau blanc et rose, une bouche aux lvres gnreuses, une bauche de fossette sur la joue, et un petit nez qui semblait se relever trs lgrement. Le simple fait de la regarder lemplissait dun tel sentiment de paix quil tait tent de fermer les yeux et de se rendormir. Mais il voulait la voir, la voir tout entire. Et il avait besoin quelle lui dise o il se trouvait. Ds quil remua, elle leva la tte et se tourna vers lui. Il pouvait voir ses yeux maintenant. Dun bleu aussi profond que le saphir. Comme il la contemplait en cherchant la force de lui parler, elle se leva, lissa ses jupes et se dirigea vers lui. Elle posa sa main frache sur son front. Cette main lui parut familire. Trs doucement, mais avec dextrit, elle vrifia ensuite son bandage. Vous avez dcid de rejoindre le monde des vivants ? Elle sapprocha dune petite table et versa un liquide dans une tasse dtain. Vous devriez connatre la rponse mieux que moi, parvint-il dire en faisant un grand effort. Elle rit tout bas en approchant la tasse de sa bouche. Cette odeur lui tait familire, elle aussi, mais dsagrable. Que diable y a-t-il dans ce breuvage ?
Quelque chose qui vous aidera gurir. Sans lui demander son avis, elle fit couler le liquide dans sa bouche et il ne put faire autrement que de lavaler. Il la regarda dun il sombre. Elle clata de rire. Vous lavez recrach si souvent que je sais comment my prendre dsormais. Cela fait combien de temps ? Que vous tes chez nous ? Elle posa de nouveau la main sur son front. Sa fivre tait tombe au cours de la dernire nuit. Cela fait deux jours. Nous sommes le 20 dcembre. Et ma jument ? Elle va bien. Alanna hocha la tte, contente quil y ait pens. Vous feriez mieux de dormir encore. Pendant ce temps, je vais vous prparer un bouillon de viande et de lgumes qui vous redonnera des forces, monsieur ? Mac Gregor. Ian MacGregor. Eh bien, reposez-vous, monsieur MacGregor. Il tendit la main vers celle dAlanna et la prit dans la sienne. Une si petite main, si comptente , pensa-f-il de faon absurde. Et vous, quel est votre nom ? Alanna Flynn. Elle laissa sa main dans celle de lan, qui tait beaucoup moins rugueuse que celles de son pre ou de ses frres. Vous tes le bienvenu ici jusqu ce que vous soyez guri. Merci.
Il ne la librait toujours pas, jouant avec ses doigts dune faon quelle aurait qualifie de provocante dans dautres circonstances. Brusquement, elle se souvint quil lavait embrasse alors quil perdait son sang dans lcurie. Elle retira doucement sa main. Ian eut un sourire fugitif. Je vous suis redevable de tout, mademoiselle Flynn. Ah, vous lavez dit ! Elle se leva, pleine de dignit. Et ce nest pas mademoiselle, cest madame Flynn, lan ne se rappelait pas avoir jamais prouv une telle dception. Non pas que cela let drang de flirter avec une femme marie, si elle tait agrable. Mais il naurait jamais eu lide daller plus loin que quelques sourires et murmures avec lpouse dun autre. Ctait sacrment dommage, pensa-t-il tout en observant Alanna Flynn. Sacrment dommage. Je vous suis trs reconnaissant, madame Flynn, vous et votre mari. Rservez votre gratitude mon pre. Alanna adoucit cet ordre avec un sourire, qui creusa un peu plus sa fossette. Ce MacGregor tait un gredin, elle nen doutait pas une minute, mais pour linstant, ctait un homme faible, dont la sant tait entre ses mains. Vous tes ici dans sa maison, reprit-elle. Il sera bientt de retour. Les mains sur les hanches, elle lexamina. Il avait repris des couleurs, mais, Dieu lui vienne en aide, il avait besoin dune bonne coupe dans cette crinire embroussaille qui lui tenait lieu de chevelure ! Et un coup de rasoir ne lui ferait pas de mal non plus. Malgr cela, ctait un fort bel homme. Elle tait suffisamment femme pour avoir reconnu la lueur qui sallumait dans ses yeux quand il les posait sur elle ; elle avait intrt garder ses distances.
Si vous ne voulez plus dormir, vous pourriez peut-tre manger. Je vais vous chercher du bouillon. Elle le laissa et se rendit dans la cuisine, en faisant claquer ses talons sur le plancher. Quand il fut seul, Ian resta sans bouger et promena son regard tout autour de la pice. Le pre dAlarma avait bien uvr. Les fentres taient vernies, les murs passs la chaux. Les pierres de ltre, prs duquel il lui avait install un matelas, avaient t frottes. Sur le manteau de la chemine, des chandelles brillaient, ct dune paire de plats chinois peints ; au-dessus taient accrochs deux fusils de chasse et un solide fusil silex. Le mtier tisser tait install sous la fentre, et dans un coin, il aperut un rouet. Il ny avait pas la moindre trace de poussire sur le mobilier, rehauss par quelques coussins brods aux vives couleurs. Une odeur de pommes au four flottait, mle celle de la viande pice. Ctait une maison confortable, un havre de paix. Un homme capable de russir ainsi mritait le respect. Et il devait tre prt se battre pour garder ce quil avait cr. Ian soupira. Il y avait des choses qui valaient la peine quon se batte pour elles. Quon aille mme jusqu mourir pour elles sa femme, son territoire, sa libert. Ian se sentait plus prt que jamais utiliser son arme. Croyant que ces penses lui rendaient ses forces, il voulut sasseoir, mais la confortable chambre se mit tourner autour de lui. Alanna revint cet instant prcis. Ah, voil bien le comportement dun homme ! Vous allez ruiner tout mon travail. Asseyez-vous et restez tranquille. Vous tes aussi faible quun nouveau-n, et deux fois plus agit. Madame Flynn Mangez dabord, vous parlerez ensuite. Par scurit, il avala la premire cuillere de bouillon quelle lui enfourna dans la bouche. Ce bouillon est excellent, mais je peux malimenter moimme.
Et en faire couler partout sur mes draps propres. Non merci. Lui adressant un bref sourire, Alanna prit un ton apaisant. Vous avez perdu beaucoup de sang avant darriver chez nous, et encore plus quand la balle a t extraite. Elle lui donna une autre cuillere de bouillon, stonnant de voir la fermet de sa main, qui ne tremblait pas. Cependant, elle naurait pu en dire autant de son cur. De son ct, Ian dcida quil valait mieux abdiquer, et apprcier la situation sa juste valeur, mme si elle lui paraissait un peu humiliante. La jeune femme dgageait une douce odeur de lavande, et, de si prs, il avait tout loisir de contempler ses yeux. Sil avait fait moins froid, continua-t-elle, vous auriez saign encore plus abondamment et vous seriez mort dans la fort. Je dois donc remercier aussi la nature. Elle lui adressa un regard entendu. Les voies du Seigneur sont impntrables. Apparemment, il a trouv prfrable de vous garder en vie, bien que vous ayez fait de votre mieux pour mourir. Et il ma mis entre les mains dune adorable voisine, ajouta Ian avec un sourire dsarmant. Je ne suis jamais all en Irlande, mais il parat que cest trs beau. Cest ce que dit mon pre. Je suis ne ici. Mais vous avez un lger accent irlandais. Et vous, un accent cossais ; Je nai pas revu lEcosse depuis cinq ans. Son regard se voila. Jai pass quelque temps Boston. Jy ai fait mes tudes, et jai des amis l-bas.
Alanna hocha la tte. Elle stait bien doute quil avait de lducation, la faon dont il sexprimait. Elle lenvia davoir pu tudier. A Harvard, ajouta-t-il. Je vois. Elle lenvia dautant plus. Si sa mre avait vcu Mais elle tait morte, et elle-mme navait jamais eu quun seul livre corn pour apprendre lire et crire. Vous tes loin de Boston, ici. A une journe de cheval. Avezvous de la famille ou des amis qui risquent de sinquiter ? Non, personne, se content a-t-il de rpondre. Il ne quittait pas Alanna des yeux. Il avait une folle envie de la toucher. Ctait mal, ctait contre son propre code de lhonneur. Mais il aurait aim voir si ses joues taient aussi merveilleusement satines quelles paraissaient ltre. Si sa chevelure tait aussi paisse et lourde. Sa bouche aussi douce. Elle leva les paupires, et ses yeux, calmes et limpides, rencontrrent les siens. Pendant un instant, il ne put voir que son visage qui glissait au-dessus du sien. Et il se souvint : il avait dj got ces lvres une fois. En dpit de ses meilleures rsolutions, il laissa son regard errer sur elles. Sy attarder. Comme Alanna se raidissait, il battit des paupires et les releva rapidement. Avec un regard o se mlaient le regret et lamusement, il dit voix basse : Je dois vous demander pardon, madame Flynn. Je ntais plus moi-mme quand vous mavez trouv dans ltable. En tout cas, il ne vous a pas fallu longtemps pour revenir vous, rpliqua-t-elle schement. Il se mit rire, mais la douleur le fit bientt tressaillir. Eh bien, je vous demande dautant plus pardon, et jespre que votre mari ne voudra pas me chasser.
Il y a peu de danger. Il est mort il y a trois ans. Il voulut parler, mais une nouvelle cuillere de bouillon len empcha. Mme si Dieu devait le foudroyer sur-le-champ, il naurait pas pu dire quil tait navr dapprendre que Flynn tait retourn vers son Crateur. Aprs tout, ce ntait pas comme sil lavait connu. Et quel meilleur moyen de recouvrer rapidement la sant que de se retrouver entre les mains dune jeune et jolie veuve ? Sentant monter le dsir de lan comme une meute sent sa proie, Alanna se redressa et scarta hors de sa porte. Maintenant, reposez-vous. Pai limpression de mtre repos pendant des semaines. Il soupira. Bon sang, Alanna tait vraiment adorable, tout en courbes et en couleurs. Il lui offrit son sourire le plus reconnaissant. Puis-je vous importuner encore une seconde ? Jaimerais que vous maidiez masseoir sur une chaise. Je me sentirais mieux si je pouvais regarder par la fentre. Comme vous voudrez. Mais vous allez prendre votre temps, et vous appuyer sur moi. Avec plaisir. Alanna neut pas le temps de ragir. Il lui prit la main et la porta sa bouche. Avant quelle puisse la retirer, il la retourna et leffleura de ses lvres, comme aucun homme ne lavait jamais fait. Alanna sentit son cur bondir dans sa poitrine. Vos yeux ressemblent aux joyaux que jai vus un jour sur la couronne de la reine de France. Des saphirs, murmura-t-il. Cest un mot sduisant. Elle ne bougea pas. Elle en tait incapable. Jamais de sa vie un homme ne lavait regarde de cette faon. La chaleur lenvahissait, montant du nud qui stait form dans son ventre jusqu ses seins
brusquement tendus, et jusqu sa gorge que son pouls martelait. Ian eut un sourire bref tandis quelle librait vivement sa main. Vous tes un gredin, monsieur Mac Gregor, dit-elle dune voix moins cinglante quelle laurait souhait. Eh oui, madame Flynn. Mais il nempche que ce que jai dit est vrai. Vous tes belle. Comme le dit votre nom Alanna. Il sattarda sur chaque syllabe. Alanna se redressa. Elle ntait pas idiote au point de se laisser sduire par des paroles flatteuses. Mais la paume de sa main tait brlante. Cest mon nom, et vous tes pri dattendre que je vous donne lautorisation de le prononcer. Soulage, elle entendit des bruits lextrieur de la maison. Visiblement, ils taient aussi arrivs aux oreilles de Ian, qui semblait occup rassembler ses esprits. Voil mon pre et mes frres. Si vous avez toujours envie de vous asseoir prs de la fentre, ils vous aideront. Sur ce, elle se dirigea vers la porte. Il fallait quelle mette le couvert, ses hommes devaient tre affams. Ils allaient dvorer les tourtes la viande et les tartes aux pommes sans accorder une pense au mal quelle stait donn pour les prparer. Comme toujours, son pre remarquerait davantage ce qui restait faire. Johnny serait impatient de retourner au village pour courtiser la jeune Mary Wyeth. Quant Brian, il nattendrait que le moment de pouvoir se livrer son occupation favorite : lire au coin du feu jusqu ce quil dodeline de la tte. Ils entrrent dans la cuisine, apportant avec eux un grand coup de vent froid, de la neige fondue et de grosses voix masculines. Ian se dtendit. Apparemment, il sagissait bien de la famille dAlanna. Ctait peut-tre ridicule de craindre que les Anglais laient suivi la trace, mais il ntait pas de ceux qui baissent la garde. Il vit
trois hommes, ou plutt deux hommes et un garon presque adulte. Le plus g des trois, peine plus grand quAlarma, tait rbl, Son visage tait rougi et boucan par des annes de vent et dintempries, ses yeux une ple rplique de ceux de sa fille. Il ta sa casquette de travail, laissant apparatre des cheveux blond roux clairsems. Lan des garons lui ressemblait, mais il tait plus grand, moins costaud. Son visage exprimait une tranquillit et une patience qui semblaient faire dfaut son pre. Le plus jeune tait le portrait crach de son frre, mais ses joues taient ombres dune barbe lgre. Notre hte sest rveill, annona Alanna. Trois paires dyeux convergrent vers Ian. Ian MacGregor, voici mon pre, Cyrus Murphy, et mes frres, John et Brian. MacGregor, dit Cyrus dune voix grondante. Drle de nom. Malgr la douleur, Ian se raidit et se redressa autant que possible. Jen suis fier, dit-il dun ton pre. Un homme doit tre fier de son nom, rpliqua Cyrus tout en toisant Ian. Cest tout ce quil a en naissant. Je suis content que vous ayez dcid de vivre, car le sol est gel et nous naurions pas pu vous enterrer avant le printemps. Cest un soulagement pour moi aussi. Satisfait de cette rponse, Cyrus hocha la tte. Nous allons nous laver avant de souper. Johnny ! Alanna retint son frre en posant une main sur son bras. Tu veux bien aider M. MacGregor sinstaller sur la chaise qui est prs de la fentre, avant de manger ? Johnny baucha un sourire en regardant Ian.
Vous tes bti comme un chne, monsieur MacGregor. Nous avons eu un mal de chien vous porter lintrieur de la maison. Brian, viens me donner un coup de main. Merci. Ian ravala un gmissement quand il leva les bras pour les poser sur les paules des deux frres. Maudissant ses jambes en coton, il se promit dtre debout et de marcher tout seul ds le lendemain. Mais quand les garons le firent asseoir sur la chaise, il tait couvert de sueur. Vous vous en tirez assez bien pour un homme qui a vu la mort de prs, commenta Johnny, comprenant la frustration quil devait prouver. Jai limpression davoir bu un tonneau de rhum et dtre ensuite sorti en mer par gros vent. Johnny lui donna une bourrade amicale sur son paule valide. Rassurez-vous, Alanna va vous gurir. Monsieur Mac Gregor ? Brian posa sur lui un regard la fois timide et intense. Vous tes trop jeune pour vous tre battu dans le QuaranteCinquime ? Comme Ian relevait un sourcil, Brian sempressa dajouter : Jai lu tout ce qui a t crit ce sujet : la rbellion des Stuart, le beau prince et toutes les batailles. Mais vous tes srement trop jeune pour y avoir particip. Je suis n en 46, dclara Ian. Pendant la bataille de Culloden. Mon pre faisait partie de la rbellion. Mon grand-pre aussi, il est mort en se battant. Les grands yeux bleus de Brian slargirent. Alors, vous pourrez me raconter ce qui nest pas dans les livres.
Bien sr Ian eut un lger sourire. Je pourrai ten raconter plus. Brian ! La voix dAlarma tait autoritaire. M. MacGregor a besoin de se reposer ! Et toi, tu dois venir manger. Brian sloigna de Ian, mais il continua le regarder. Nous pourrions discuter aprs le souper si vous ntes pas trop fatigu. Ignorant le coup dil noir dAlanna, Ian sourit au garon. Jen serais enchant. Alanna attendit que Brian ne puisse plus lentendre. Puis elle se tourna vers Ian. Etonn, il dcela dans sa voix une fureur peine contenue. Je vous dfends de lui bourrer le crne avec des histoires hroques de guerre, de batailles et de grandes causes. Il me parat assez grand pour dcider lui-mme de ses sujets de conversation. Cest encore un jeune homme, et il se laisse facilement tourner la tte avec des ides absurdes. Nerveusement, elle se mit faire des plis son tablier, mais elle ne dtourna pas les yeux. Ian put y lire quelle ne tolrerait aucun compromis. Je serai peut-tre incapable de lempcher de courir vers la prairie pour participer aux manuvres, mais tant quil sera sous le toit paternel, il nentendra pas parler de guerre, ajouta-t-elle dun ton ferme.
Il y aura plus que des conversations, et sans tarder, dit doucement Ian. Cest ridicule de ne pas sy prparer. Alanna plit mais garda la tte haute. Il nest pas question de parler de guerre dans cette maison, rpta-t-elle. Et elle se dirigea dun pas dcid vers la cuisine.
3.
Ian se rveilla tt le lendemain, sous la ple clart du soleil hivernal. Une bonne odeur de pain chaud et de levain vint lui chatouiller les narines. Il avait une faim de loup. Pendant un instant, il resta immobile, jouissant des bruits et des odeurs de la matine. Il sentait derrire lui la chaleur rconfortante des bches qui se consumaient lentement dans le foyer de la chemine. De la cuisine lui parvint la voix dAlanna. Cette fois, elle chantait en anglais. Les premires minutes, Ian fut trop ravi par la mlodie elle-mme pour prter attention aux paroles. Mais quand elles pntrrent dans son esprit, il carquilla les yeux de surprise, puis damusement. Ctait une chanson paillarde, qui aurait t plus sa place dans la bouche dun marin que dans celle dune respectable jeune veuve. Il ne put sempcher de rire tout haut. Ainsi, ladorable Alanna avait un sens de lhumour bien particulier, elle ne dtestait pas la grivoiserie. Elle ne lui en paraissait que plus aimable, bien quil doutt quelle puisse chanter avec une telle assurance si elle avait su quil lcoutait. Essayant de se mouvoir sans bruit, il glissa ses jambes hors du lit. Ce ne fut pas une mince affaire darriver se tenir debout, mais il y parvint, et sentit aussitt sa tte tourner. Il tait faible comme un oisillon. Furieux, il dut sappuyer dune main contre le mur. Quand la chambre autour de lui voulut bien se stabiliser, il fit un timide pas en avant. La pice recommena chavirer, et il serra les dents jusqu ce quelle se remette daplomb. La douleur, dans son paule blesse, tait lancinante. En se concentrant sur elle, il russit faire encore un pas, puis un autre, heureux que personne ne soit l pour le voir marcher comme un vieillard. Ctait vraiment humiliant de penser quune malheureuse petite balle dacier pouvait abattre de la sorte un MacGregor.
Le fait que cette petite balle ft anglaise le poussa mettre un pied devant lautre. Ses jambes paraissaient tre remplies deau, et une sueur froide se rpandait sur sa nuque et son front. Mais, au fond du cur, il prouvait une fiert immense. Si la mort lavait pargn pour quil se batte encore, eh bien, il se battrait, de toute son me ! Mais tant quil serait incapable de marcher, il ne pourrait rien faire. Quand il atteignit la porte de la cuisine, puis par leffort et tremp de sueur, Alanna avait entonn un chant de Nol. Apparemment, elle ntait pas gne de passer dune chanson gaillarde un hymne traditionnel. Mais Ian se moquait bien de cela. En regardant Alanna, en lcoutant, il sut quil se souviendrait de cette voix jusqu lheure de sa mort. Il noublierait jamais cette tonalit claire et riche, ce lger voile qui lui donnait envie de voir la jeune femme avec les cheveux dtachs, parpills sur un oreiller. Sur son oreiller Ian tressaillit en faisant cette constatation. Ctait l quil voulait voir Alanna, inutile de le nier, et avec une telle force quil pouvait sentir la douceur soyeuse de ses cheveux entre ses doigts. Pour linstant, la plupart des paisses boucles noires de la jeune femme taient dissimules sous une coiffe blanche. Cela aurait d lui donner un air trs convenable, voire collet mont ; cependant, quelques mches staient chappes sur son cou. Ctait charmant, et trs sduisant. Il ne put sempcher dimaginer la sensation quil aurait en laissant ses doigts suivre le mme chemin. En sentant la chaleur de sa peau, et le corps dAlanna remuer contre le sien. Etait-elle aussi agile au lit quelle ltait ses fourneaux ? Ian eut un petit rire silencieux. Aprs tout, il ntait peut-tre pas aussi faible quil le croyait-si son sang se mettait circuler plus vite chaque fois quil voyait cette femme. Sil navait pas craint de tomber, il aurait travers la pice et lui aurait vol un baiser. Mais ctait impossible. Il devait encore patienter, et prier le ciel que ses jambes ne tardent pas se raffermir.
Alanna prparait une miche de pain tandis que dautres taient dj en train de cuire. Il voyait ses petites mains habiles pousser, enfoncer, faonner la pte. Patiemment. Inlassablement. Pendant quil lobservait, son esprit semplit de penses si vigoureuses quil mit un lger grognement. Alanna fit volte-face, sans lcher la boule de pte. Quand elle le vit sur le seuil, dans son justaucorps dfrachi, avec sa chemise ouverte, elle eut une ide qui lui fit honte : comment pourrait-elle lamener lui embrasser de nouveau la main ? Rougissante, elle laissa tomber la pte sur la table, et se prcipita vers Ian, qui chancelait, le visage livide. Daprs sa prcdente exprience, elle savait que sil saffalait par terre, elle aurait un mal fou le remettre au lit. Que faites-vous dans ma cuisine, monsieur MacGregor ? Vous ntes vraiment pas raisonnable. Allons, appuyez-vous sur moi. Comme Ian pesait un poids considrable, elle le conduisit vers la chaise la plus proche. Puis elle se retourna vers lui et scria, le soulagement lemportant sur la colre : Quel idiot vous faites ! Mais jai constat que la plupart des hommes sont stupides ! Jespre que vous naurez pas rouvert votre blessure. Je viens de laver le carreau et je nai pas envie de le voir tach de sang ! Oui, madame. Ctait une faible repartie, mais ctait tout ce quil pouvait faire quand le visage dAlarma tait si prs du sien quil aurait pu compter ses longs cils noirs velouts. Alanna vrifia son pansement. Il tait sec : Vous naviez qu appeler, reprit-elle, un peu calme. Comme sil stait agi dun de ses frres, elle commena boutonner sa chemise. Il dut retenir un autre grognement. Il fallait que je voie si mes jambes voulaient me porter, marmonna-t-il.
Son sang ne se contentait pas de circuler plus vite, maintenant quAlanna tait prs de lui, il bouillonnait. Et, consquence prvisible, sa voix prit un accent rauque. Je ne retrouverai jamais mes forces si je reste au lit. Faisant de son mieux pour ignorer le regard pntrant de Ian, elle rtorqua : Vous vous lverez quand je vous le dirai, pas avant. Elle versa un liquide jauntre dans une tasse dtain. En reconnaissant lodeur, Ian grimaa. Je ne boirai plus une goutte de ce poison ! Vous le boirez, et vous men serez reconnaissant si vous voulez vous mettre autre chose sous la dent. Elle fit claquer la tasse sur la table et soutint son regard. Vous tes en colre parce que jai parl avec Brian, hier soir, dit Ian. Relevant lgrement le menton, Alanna prit un air arrogant. Et vous, si vous vous tiez repos au lieu de jacasser au sujet de la guerre, vous ne seriez pas aussi faible et irritable ce matin. Je ne suis ni faible ni irritable. Comme elle ne reculait pas dun pouce sur ses positions, il regretta de ne pas avoir la force de lui prouver quelle se trompait. Il laurait embrasse jusqu la faire se pmer, elle aurait vu de quel bois un Mac Gregor se chauffait. Si je suis irritable, dit-il entre ses dents serres, cest parce que je meurs de faim. Alanna lui sourit, ravie davoir le dessus. Vous prendrez votre djeuner ds que vous aurez aval le contenu de cette tasse, dit-elle, inflexible. Faisant virevolter ses jupes, elle retourna ptrir le pain.
Pendant le bref instant o elle lui tourna le dos, Ian chercha un endroit sa porte o il pourrait cracher cette horrible boisson. Nen trouvant pas, il croisa les bras et regarda Alanna dun air frustr. La jeune femme retint un sourire. Elle navait pas grandi dans une maison pleine dhommes sans savoir comment ils fonctionnaient. Elle devinait exactement ce qui se passait dans la tte de Ian. Il tait ttu, mais il avait affaire plus ttu que lui. En ptrissant la pte, elle se mit fredonner. Furieux, Ian ne pensait plus du tout lembrasser. A cet instant prcis, il lui aurait volontiers tordu le cou. Il tait l, mourant de faim dans lodeur apptissante du pain tout frais. Et tout ce que cette femme trouvait lui donner, ctait une tasse de breuvage rpugnant ! Sans cesser de fredonner, Alarma dposa la pte dans une terrine pour la laisser lever et la recouvrit dun torchon propre. Ignorant Ian, elle vrifia la cuisson des miches de pain dans le four et jugea quil tait temps de les sortir. Quand elle les dposa sur une grille pour quelles refroidissent, leur odeur envahit la cuisine. Ian en avait leau la bouche. Il nen pouvait plus, mais il avait sa fiert. Cependant, quoi rimait la fiert pour un homme deux doigts de mourir de faim ? Soupirant silencieusement, il leva la tasse et la vida contrecur en regardant Alanna dun il noir. Elle le lui paierait, elle ne perdait rien pour attendre ! Alanna lui tourna le dos avant de se laisser aller sourire triomphalement. Elle rchauffa une montagne dufs brouills dans un polon. Puis elle les versa dans une assiette quelle posa devant lui, avec une paisse tranche de pain croustillant. Elle ajouta un morceau de beurre et une tasse de caf trs chaud. Pendant quil mangeait, elle continua saffairer, gratta le polon, nettoya la table pour quil ne reste pas une once de pte ou de farine. Elle aimait travailler seule dans sa cuisine, le matin. Cependant, la prsence de Ian ne la drangeait pas, bien quelle sentt son regard intense constamment fix sur elle. Curieusement, cela lui procurait une sensation familire, comme si ctait normal quil soit assis l, sa table, et quil gote la nourriture quelle avait cuisine.
Non, sa prsence ne la drangeait pas, mais elle ne la dtendait pas non plus. Le silence qui se prolongeait entre eux ne paraissait plus tre d la mauvaise humeur. Il tait teint de quelque chose dindfinissable qui la rendait nerveuse, et qui faisait cogner son cur un peu trop fort dans sa poitrine. Eprouvant le besoin de rompre ce silence, elle se tourna vers Ian. Effectivement, il la regardait. Non pas avec un air frustr, mais avec intrt maintenant. Ctait un mot bien faible pour ce quelle lisait dans ses yeux, mais ctait un mot sans danger. Alanna prouvait brusquement le besoin de se sentir en scurit. Un gentleman me remercierait pour ce repas ! dit-elle dun ton un peu ironique. Le sourire qui retroussa les lvres de Ian tait loquent : il se conduisait en gentleman quand cela lui chantait. Mais je vous remercie, madame Flynn, trs sincrement. Et je me demande si je peux vous prier de me donner une autre tasse de caf. Alanna lui jeta un regard souponneux. Il parlait convenablement, mais elle ne faisait pas entirement confiance ses yeux. Elle prit sa tasse tout en faisant en sorte de rester hors de sa porte. Le th serait meilleur pour vous, dit-elle voix trs basse, comme si elle se parlait elle-mme. Mais nous nen buvons pas dans cette maison. Par protestation ? Oui. Nous ne boirons plus de ce maudit breuvage tant que le roi ne sera pas revenu la raison. Il y a des protestations plus folles et plus dangereuses. Ian la regarda prendre la cafetire sur le feu. A quoi faites-vous allusion ? interrogea-t-il. Elle haussa les paules.
Johnny a entendu dire que les Fils de la Libert staient arrangs pour dtruire des caisses de th qui se trouvaient dans les cales de trois bateaux, dans le port de Boston. Ils se sont dguiss en Indiens et sont monts bord, avec leur tte trois combattants arms de fusils. Avant le petit matin, ils avaient jet la mer toute la cargaison de lEast Indian Company. Et vous trouvez que cest de la folie ? Cest certainement trs courageux, rpondit-elle avec un autre geste dimpatience. Mme hroque, surtout aux yeux de Brian. Mais cest de la folie car cela va uniquement inciter le roi imposer des mesures encore plus draconiennes, dit-elle en posant un peu brusquement la tasse de caf devant lui. Alors vous trouvez quil vaut mieux ne rien faire face une injustice aussi scandaleuse ? Daprs vous, il est prfrable de rester assis comme un chien bien dress et daccepter les coups de bton ? Le sang des Murphy monta aux joues dAlarma. Aucun roi nest ternel ! Evidemment. Alors, daprs vous ; il vaut mieux attendre que ce fou de George ait pass larme gauche plutt que dexiger la justice ? Nous avons vu assez de guerres et de curs briss dans cette maison. Il y en aura encore plus, Alarma, tant que la question ne sera pas rgle. Rgle ! rpliqua-t-elle en le regardant siroter tranquillement son caf. Rgle en se mettant des plumes dans les cheveux et en envoyant des caisses la mer ? Rgle comme cela la t pour les femmes et les mres de ceux qui sont tombs Lexington ? Et au nom de quoi, vous pouvez me le dire ? Au nom de la libert et de la justice. Ce sont des mots !
Elle secoua la tte. Les mots ne meurent pas, eux. Ce sont les hommes qui meurent. Cest invitable, que ce soit cause de leur grand ge, ou sur le champ de bataille. Prfrez-vous que nous acceptions les chanes que les Anglais nous imposent, que nous fassions le gros dos jusqu en tre briss ? Ne devons-nous pas plutt nous battre pour ce qui nous revient de droit ? Alanna sentit un frisson de peur en voyant la lueur qui brillait dans ses yeux. Vous parlez comme un rebelle, Mac Gregor. Comme un Amricain, corrigea-t-il. Comme un Fils de la Libert. Jaurais d men douter, dit-elle dune voix peine audible. Elle ramassa son assiette dun geste brusque, la mit de ct. Puis, incapable de se matriser, elle se pencha vers lui. Est-ce que le fait denvoyer le th la mer aurait valu la peine que vous y laissiez votre vie ? Il porta une main son paule. Ce ntait rien quune erreur de calcul, dit-il, rien voir avec notre petite Tea Party. Votre petite Tea Party ! Alanna ricana en levant les yeux au plafond. Cest bien dun homme de prsenter une rbellion comme un moment de plaisir. Et cest bien dune femme de se tordre les mains en y pensant. Elle baissa les yeux et les planta dans les siens.
Je ne me tords pas les mains, dit-elle lentement en dtachant chaque syllabe. Et je ne verserais pas une larme sur quelquun comme vous. Vous pouvez bien vous faire triper ! Ian changea si rapidement de ton quelle cligna des paupires. Je suis sr que je vais vous manquer quand je serai parti. Certainement pas ! Elle retint un sourire. Maintenant, allez vous mettre au lit. Je crains de ne pas tre assez fort pour y aller tout seul. Elle poussa un profond soupir, mais elle sapprocha de lui pour lui offrir son aide. En un clin dil, il lattira vers lui et elle se retrouva sur ses genoux. Elle se dbattit en jurant avec une aisance qui le fit clater de rire. Mis part nos divergences politiques, vous tes un beau brin de femme, Alanna, et je viens de dcouvrir quil y a trop longtemps que je nen ai pas tenu une dans mes bras. Fils de crapaud, dit-elle en se dbattant. Il tressaillit. Alanna avait rveill la douleur dans son paule. Mon pre vous pardonnerait sil vous entendait, mon ange. Je ne suis pas votre ange, espce de vaurien. Continuez comme a, et vous allez rouvrir ma blessure. Le carreau de votre cuisine sera rougi par mon sang ! Rien ne me ferait plus plaisir ! Amus, il sourit et prit le menton dAlarma entre deux doigts. Pour quelquun qui ne veut pas entendre parler des horreurs de la guerre, vous tes plutt assoiffe de sang. Elle le couvrit dimprcations en perdre le souffle. Son frre John navait dit que la vrit quand il avait affirm que Ian tait construit comme un chne. Elle avait beau se dbattre ce qui
apparemment le rjouissait fort , il la tenait toujours aussi fermement. Soyez maudit ! russit-elle souffler. Vous et tout votre clan dEcossais ! Ian lavait attire sur ses genoux uniquement pour la mettre dans lembarras, pour se venger gentiment du fait quelle lavait forc boire le mdicament nausabond. Mais quand elle avait commenc se dbattre, il stait dit quelle avait bien mrit quil la taquine un peu et quil se fasse plaisir. Avec un seul baiser. Un baiser vol, fugitif. Aprs tout, elle fulminait dj, alors un peu plus, un peu moins ! Il riait encore quand il posa sa bouche sur celle dAlarma. Ce ntait quune innocente plaisanterie, autant pour lui-mme que pour elle. Et il tait curieux dentendre le nouveau chapelet dinjures quelle ferait pleuvoir sur lui quand il aurait fini. Mais son rire steignit rapidement dans sa gorge. Et Alanna cessa de se dbattre. La tte en feu, il sexhorta suivre ses bonnes rsolutions. Rien quun baiser, rapide, inoffensif. Mais il se retrouva pris de vertige, et aussi dnu de forces quau moment o il avait remis les pieds par terre pour la premire fois. Cependant, cela navait rien voir avec une blessure vieille de plusieurs jours. Et pourtant, il avait mal, dun mal trs doux qui se rpandait dans tout son tre. Ebahi, il se demanda si la mort lavait pargn non seulement pour quil se batte encore, mais aussi pour quil puisse recevoir le cadeau de ce merveilleux baiser. Alanna ne cherchait plus se dbattre. Elle aurait d continuer, elle le savait au fond de son cur de femme. Mais ctait impossible. Elle lavait compris ds que Ian avait pos ses lvres sur les siennes. Des lvres la fois douces et fermes ; sa barbe de plusieurs jours lui chatouillait la peau. Elle entendit son propre soupir quand elle entrouvrit les lvres et quelle gota celles de Ian du bout de la langue.
Pendant un instant blouissant, il lui donna un baiser plus profond, qui lemporta bien au-del de ce quelle avait jamais connu, dans un monde quelle navait vu quen rve. Elle gota la richesse de sa bouche sensuelle, sentit son souffle. Puis elle entendit le bref juron quil poussa en relevant la tte. Il la regarda, ptrifi. Il avait bouscul sa coiffe, faisant ruisseler ses cheveux comme une pluie dbne sur ses paules. Elle avait des yeux si grands, si bleus et profonds quil eut peur de se noyer en eux. Cette femme pouvait lui faire tout oublier : son devoir, son honneur, son amour de la justice. Elle tait capable de le faire mettre genoux par un seul mot tendre. Mais lui, il tait un MacGregor. Il ne devait pas loublier. Il ne pourrait jamais se mettre genoux. Je vous demande pardon, madame. Sa voix tendue tait polie, mais si froide ! Alanna sentit la chaleur se retirer de ses veines. Cest inexcusable, ajouta-t-il. Lentement, Alanna se mit debout. La vue brouille, elle chercha sa coiffe sur le carreau de la cuisine, la ramassa et se redressa. Je vous demande encore une fois de vous mettre au lit, monsieur MacGregor, dit-elle dune voix trangle. Elle resta sans bouger jusqu ce quil soit sorti de la cuisine en sappuyant au mur. Puis elle essuya une larme malencontreuse et se remit au travail. Elle nallait plus penser Ian MacGregor, ctait promis. Il nen valait pas la peine. Elle ne penserait plus jamais lui. Forte de cette bonne rsolution, elle se remit ptrir le pain.
4.
Alanna avait toujours aim prparer les ftes de Nol, quil sagisse de cuisiner, de faire des ptisseries, ou de coudre et nettoyer la maison. Depuis longtemps, ctait un jour o elle pardonnait toutes les offenses, dans un esprit de gnrosit. De plus, elle attendait impatiemment de porter sa plus belle robe et de se rendre au village en voiture attele pour assister la messe. Mais cette anne, au fur et mesure que Nol approchait, elle se sentait tour tour dprime et irrite. Plus dune fois, elle se surprit parler ses frres sur un ton cassant, et faire preuve dimpatience envers son pre. Elle se mettait pleurer pour un oui ou pour un non, et elle sortait en trombe de la maison si Johnny essayait de plaisanter sur ce qui avait provoqu ses larmes. Ce jour-l, ctait un gteau quelle avait fait brler. Assise sur un rocher au bord du fleuve o flottaient des glaons, elle posa son menton sur ses mains et prit le temps de rflchir. Ctait injuste quelle passe ses nerfs sur sa famille. Ni ses frres ni son pre navaient mrit cela. Ils lui servaient de ttes de Turc, alors que celui quelle avait vraiment envie de passer sur le gril, ctait ce MacGregor. En soupirant, elle donna un coup de pied dans la neige durcie. Oh, il avait gard ses distances, ces deux derniers jours, le lche ! Il avait russi se lever et se faufiler hors de la maison comme le chenapan quil tait. Il avait mme donn un coup de main en soccupant des animaux, et Cyrus Murphy lui en tait reconnaissant. Mais elle, elle ne sen tait pas laiss accroire. Elle connaissait la vritable motivation qui avait pouss Ian MacGregor nettoyer lcurie et rparer les harnais.
Il avait peur delle. Elle pina les lvres en un sourire ironique. Oui, il avait peur quelle fasse pleuvoir sur sa tte la colre de lenfer. Et elle aurait pu. Quel genre dhomme pouvait embrasser une femme jusqu ce quelle devienne sourde et aveugle tout ce qui lentourait, pour finalement sexcuser poliment comme sil lui avait march sur les pieds par inadvertance ? Il navait pas le droit de lembrasser, et encore moins le droit dignorer ce qui stait pass quand il lavait fait. Alanna secoua la tte. Elle lui avait sauv la vie. Ctait la vrit. Elle lavait sauv, et il lavait remercie en provoquant en elle un dsir quaucune femme vertueuse navait le droit dprouver pour un homme qui ntait pas son mari. Et Dieu lui pardonne, elle le dsirait ! Dune manire si diffrente de celle dont elle avait dsir Michael Flynn quelle aurait t incapable de la dcrire. Bien sr, ctait insens. Ian tait un rebelle, et il le serait toujours. Ctaient des hommes comme lui qui faisaient lhistoire, et qui laissaient des veuves. Tout ce quelle demandait Dieu, ctait de pouvoir mener une vie tranquille, avoir des enfants, une maison. Elle voulait un homme qui rentrerait tous les soirs, toute sa vie, pour dormir prs delle. Un homme qui serait heureux de sasseoir prs du feu, le soir venu, et de parler avec elle de la journe coule. MacGregor ne serait jamais ainsi. Non, elle avait reconnu en lui la mme flamme que celle qui brlait dans les yeux de Rory. Il y avait des hommes ns pour dfendre de grandes causes et mourir sur un champ de bataille, et rien ni personne ne pouvait les en dtourner. Le destin en avait dcid ainsi, bien avant leur naissance. Rory, son frre an, celui quelle prfrait, avait t de ceux-l. Et Ian MacGregor en faisait partie lui aussi ; elle ne pourrait jamais se permettre de laimer. Tandis quelle mditait tristement, une ombre se dessina devant elle. Tendue, elle se retourna et afficha un sourire en voyant son jeune frre Brian. Il paraissait hsitant.
Tu ne risques rien, dit-elle. Je nai plus envie de jeter quelquun dans le torrent. Le gteau ntait pas si mauvais, il suffisait denlever la partie brle. Elle plissa les yeux et dit en plaisantant : Aprs tout, je vais peut-tre tenvoyer nager ! Brian se mit rire. Il connaissait bien sa sur. Une fois quelle avait retrouv sa bonne humeur, ctait rare quelle se laisse de nouveau aller la colre. Regarde, je tai apport un cadeau, dit-il. Il lui tendit une couronne de houx, quil avait jusque-l cache derrire son dos. Tu pourrais lui ajouter des rubans et laccrocher : la porte pour Nol. Alanna la prit et lexamina dun air attendri. La couronne tait confectionne maladroitement, mais elle nen avait que plus de valeur. Brian tait plus dou avec son esprit quavec ses mains. Jai vraiment t si mchante ? Oui. Il se laissa tomber ses pieds dans la neige. Mais je sais que tu ne peux pas rester de mauvaise humeur lapproche de Nol. Il fit une pause. Alanna, crois-tu que Ian sera encore avec nous pour le repas de Nol ? Le sourire de la jeune femme svanouit. Elle rpondit en faisant un effort pour ne pas laisser transparatre ses sentiments. Je nen ai aucune ide. Il semble reprendre des forces assez rapidement.
Papa dit quil est trs efficace, bien quil ne soit pas fermier. Lesprit ailleurs, Brian prit de la neige pour en faire une boule. Et il sait tant de choses ! Tu te rends compte, il est all Harvard, et il a lu des tas de livres ! Pleine de regrets pour elle-mme et pour son frre, Alarma dit en soupirant : Oui, je sais. Elle regarda tendrement Brian dans les yeux. Si les rcoltes sont bonnes, ces deux ou trois prochaines annes, tu iras lcole. Je te le promets. Brian hocha la tte sans rien dire. Ctait quelque chose dont il avait tant rv, mais il avait dj accept de vivre sans avoir cette chance. Avec Ian, cest presque aussi bien. Il sait tellement de choses, dit-il. Alanna pina les lvres. Oui, je nen doute pas. Il ma prt un livre. Henry V, de Shakespeare. Cest la vie du jeune roi Henry, et il y a des batailles magnifiques. Alanna se raidit. Des batailles, encore ! Apparemment, les hommes ne sintressaient pas autre chose ds le moment o ils taient sevrs. Sans se laisser dcourager par son silence, Brian continua avec enthousiasme : Il ma racont comment sa famille stait battue en Ecosse. Sa tante a pous un Anglais, un jacobite, et ils sont partis en Amrique aprs que la rbellion a t crase. Ils ont une plantation de tabac en Virginie. Ian a un autre oncle et une tante qui vivent en Amrique, mais son pre et sa mre sont rests en Ecosse, dans les Highlands. Cet endroit parat tre merveilleux, avec des falaises abruptes et des lacs profonds. Ian ma dit quil tait n dans une maison forestire pendant que son pre se battait contre les Anglais Culloden.
Alanna eut la vision dune femme luttant pour mettre son bb au monde. Dcidment, les femmes comme les hommes avaient leur propre bataille livrer. La femme se battait pour la vie, lhomme pour la mort. Mais Brian navait pas termin. Aprs la bataille, les Anglais ont massacr les survivants. Il regardait au loin, par-dessus le fleuve troit pris par les glaces, et il ne vit pas sa sur poser les yeux sur lui. Les blesss, ceux qui staient rendus, mme les gens qui travaillaient dans les champs d ct. Ils ont poursuivi les rebelles et les ont abattus sur place. Quand ils en trouvaient dans des granges, ils mettaient le feu et les faisaient brler vivants. Doux Jsus ! Alanna avait toujours ferm ses oreilles aux rcits de guerre, mais cette fois, elle en fut incapable, Elle tait horrifie. Brian continua : La famille de Ian se cachait dans une grotte pendant que les Anglais cherchaient les rebelles dans les collines. Sa tante, celle qui a la plantation, en a tu un elle-mme. Elle lui a tir dessus alors quil voulait assassiner son mari, qui tait bless. Alanna avait la gorge sche. Je pense que MacGregor exagre, murmura-t-elle. Brian tourna vers elle son regard bleu, et secoua tristement la tte. Non, je ne pense pas. Crois-tu que ce genre dvnement risque de se produire ici quand la rbellion va commencer ? Alanna serra si fort l couronne de houx dans ses mains que les feuilles lui piqurent les doigts travers ses mitaines. Il ny aura pas de rbellion. Le gouvernement va tre raisonnable. Et si Ian Mac Gregor te dit
Il ny a pas que Ian. Mme Johnny le pense, et tous les hommes du village. Ian dit que la destruction du th Boston nest que le dbut dune rvolution qui tait invitable pour repousser le joug britannique et prendre notre destine en mains. Pour devenir un peuple libre. Ian dit aussi Ian dit Ian dit ! Les sourcils froncs, Alanna se leva brusquement. Je trouve que Ian parle beaucoup trop ! Emporte cette couronne la maison, Brian. Je laccrocherai la porte ds que je reviendrai. Sans attendre la raction de son frre, elle sloigna grandes enjambes. Brian soupira. Quarrivait-il sa sur ? Elle nen finissait pas dtre irritable, cela ne lui ressemblait pas.
Ian aimait travailler dans la grange. Mais, surtout, il tait heureux de constater quil tait de nouveau capable de se rendre utile. Bien quencore raides, son bras et son paule ne le faisaient plus souffrir. Il esquissa un sourire. Ce matin, que tous les saints en soient lous, Alanna navait pas essay de lui faire absorber une de ses infectes dcoctions ! Mais il prfrait ne pas penser elle. Pour se librer lesprit, il mit de ct la selle quil tait en train de nettoyer au savon et prit une brosse. Il allait triller sa jument pour la prparer au voyage quil aurait dj d entreprendre depuis deux jours. Aujourdhui, il avait certainement recouvr suffisamment de forces pour parcourir de courtes distances Bien sr, il tait prfrable quil ne se montre pas Boston, mais il pouvait se rendre en Virginie en faisant plusieurs tapes. Il passerait quelques semaines en compagnie de son oncle, de sa tante et de ses cousins. La lettre quil avait confie Brian pour quil lemporte au village devait maintenant tre sur le bateau voguant vers lEcosse. Sa famille
saurait bientt quil tait toujours vivant et quil allait bien. Et quil ne passerait pas Nol avec elle. Ian soupira. Sa mre allait pleurer, il le savait. Bien quelle ait dautres enfants, et des petits-enfants, elle serait triste que son fils an soit absent pour la fte sainte qui les runissait tous chaque anne. Il pouvait la vivre en pense, cette merveilleuse fte de Nol. Il voyait le feu dans la chemine, la lueur des chandelles. Il sentait les riches odeurs qui schappaient de la cuisine, il entendait les rires et les chants. Et brusquement, il eut un coup au cur ; cet loignement provoquait en lui un manque plus important quil naurait cru. Ian se ressaisit. Il aimait tendrement sa famille, mais sa place tait ici. De lautre ct de locan. Il flatta lencolure de Shelter. Oui, il y avait du travail faire en Amrique. Il devait contacter des hommes ds quil serait sr de ne pas courir de danger. Samuel Adams, John Avery, Paul Revere. Et il fallait quil connaisse les rpercussions de leur action Boston et dans dautres villes. Cependant, il sattardait, alors quil aurait dj d tre loin. Il rvassait, alors quil aurait d mettre au point une conspiration. Sil avait eu le bon sens de garder ses distances par rapport Alanna, elle ntait malheureusement jamais trs loigne de son esprit. Ah, vous tes l ! A nous deux ! La voix dAlarma le tira de ses rflexions. Visiblement essouffle, la jeune femme posa ses poings sur ses hanches, dans une attitude quil connaissait bien maintenant, et le scruta dun air furieux. Sa capuche avait gliss, laissant ses cheveux tomber librement, noir dencre contre le tissu bleu clair de sa robe. Ian fit un effort pour dtendre sa main qui stait crispe sur la brosse. Oui, cest bien moi ! dit-il en riant.
A quoi pensez-vous, MacGregor ? On na pas ide de remplir la tte dun gamin avec toutes ces horreurs ! Vous voulez le voir porter un mousquet sur lpaule et mettre en joue la premire Tunique Rouge quil rencontrera ? Je crois deviner que vous parlez de Brian, dit Ian ds quelle lui laissa placer un mot pour reprendre son souffle. Mais quant au reste, je my perds. Que ne vous tes-vous perdu avant darriver ici ! Hors delle, Alanna se mit marcher de long en large. Ses yeux bleus lanaient des clairs. Ian se demanda en riant intrieurement sils allaient mettre le feu la paille. Je nai que des ennuis depuis que je vous ai trouv moiti mort dans les bottes de foin. Si javais su, jaurais oubli mon devoir de chrtienne et je vous aurais laiss pourrir ! Ian ne put sempcher de sourire devant sa vhmence. Il voulut parler, mais son htesse ne lui en laissa pas le temps. Vous avez commenc mattirer dans la paille en membrassant, alors que vous aviez une balle dans la peau. Ensuite, presque linstant mme o vous avez ouvert les yeux, vous mavez embrass la main en me disant que jtais belle. En effet, quelle audace ! Je devrais tre fouett, dit-il en souriant malicieusement. Le fouet est trop doux pour ceux de votre espce ! lana-t-elle frocement en rejetant la tte en arrire. Pour finir, il y a deux jours, alors que je vous avais prpar votre djeuner ce quun homme comme vous ne mritait pas Cest tout fait vrai, dit-il dun ton ironique. Taisez-vous, je nai pas fini ! Je vous prpare votre repas et vous mattirez sur vos genoux comme si jtais une vulgaire Elle fit une pause.
Que vous arrive-t-il ? Vous tes court de mots ? dit Ian, sarcastique. Une vulgaire prostitue ! cracha-t-elle en lui jetant un regard qui le-mettait au dfi de rire. Et comme le mufle que vous tes, vous mavez embrasse contre ma volont. Dois-je vous rappeler que vous mavez embrass aussi, mon ange ? Il passa la brosse sur la robe de Shelter. Et quel baiser ! ajouta-t-il en la regardant du coin de lil. Suffoquant dindignation, elle scria : Comment osez-vous ? Il est difficile de rpondre, moins que vous me donniez quelques prcisions. Si vous me demandez comment jai os vous embrasser, je vous avouerai que je nai pas pu rsister. Votre bouche est faite pour les baisers, Alanna. Se sentant rougir, Alanna recommena aller et venir, les jambes soudain en coton. Eh bien, vous avez vite retrouv vos esprits ! Ian releva un sourcil amus. Ainsi, elle ntait pas furieuse quil lait embrasse, mais quil se soit arrt. Il lobserva sous la lumire tamise de lcurie. Effectivement, ctait surprenant quil ait pu mettre si rapidement un terme ce baiser. Maintenant, il en serait incapable. Si cest ma retenue qui vous ennuie, mon ange Je vous interdis de mappeler ainsi ! De plus en plus amus, il refrna une envie de rire. Comme vous voulez, madame Flynn. Je disais donc Je vous ai demand de vous taire tant que je navais pas fini. Elle fit encore une pause pour respirer.
O en tais-je ? Nous parlions de ce baiser. Les yeux brillants, il fit un pas vers elle. Voulez-vous que je vous rafrachisse la mmoire ? Ne mapprochez pas ! Elle sempara dune fourche. Je ne parlais de cela que pour donner un exemple des ennuis que vous mavez apports. Et maintenant, pour couronner le tout, vous avez tourn la tte de Brian avec cette ide de rvolution. Je ne vous laisserai pas faire, MacGregor. Brian nest encore quun enfant. Sil me pose des questions, je lui rpondrai par la vrit. En lui faisant croire quelle est romantique, et hroque pardessus le march ! Je ne veux pas voir mon frre entran dans une guerre dclare par des hommes irresponsables. Je ne veux pas le perdre comme jai perdu Rory. Ce ne sera pas une guerre dclare par des hommes irresponsables, Alanna. Il la contourna, en restant distance respectable de la fourche. Quand le jour viendra, nous la ferons tous, et nous la gagnerons, ajouta-t-il. Vous pouvez pargner votre salive. Parfait. Rapide comme lclair, il attrapa la fourche par le manche, la prit des mains dAlarma, la jeta sur une botte de foin et attira la jeune femme contre lui. Assez parl ! dit-il. Il croyait savoir quelle raction il allait prouver en lembrassant, et, pourtant, ce fut encore plus violent, plus excitant que la premire fois. Le visage dAlarma tait froid ; il le rchauffa avec ses lvres,
effleurant voluptueusement ses joues. Il passa une main dans ses cheveux et la posa en coupe sur sa nuque. De son autre bras, il la serra fort contre lui. Pour lamour du ciel, embrassez-moi, Alanna, murmura-t-il contre sa bouche. Il la regardait avec des yeux brlants de dsir. Je vais devenir fou si vous ne membrassez pas, mais je vais devenir fou aussi si vous le faites. Brusquement, Alanna lui enlaa le cou et rpondit passionnment son baiser. Sans hsitation, sans remords. Les lvres dAlarma taient aussi affames que les siennes, sa langue aussi audacieuse. Elle se laissa aller contre lui, et leurs curs se mirent battre follement, lunisson. Alanna avait le vertige. Le corps de lan tait solide, et dur contre le sien. Jamais elle noublierait cette sensation, ni la chaleur de sa bouche sur la sienne, ni les soupirs de plaisir quil laissait chapper. Elle noublierait jamais cette minute dabandon, parce quelle savait quelle ne se renouvellerait pas. Laissez-moi, murmura-t-elle, demi dfaillante. Il enfouit son visage dans la courbe parfume de son cou. Je doute que jen sois capable, dit-il. Vous devez. Je ne suis pas venue ici dans ce but. Il lui effleura loreille du bout des lvres et la sentit frmir entre ses bras. Aviez-vous rellement lintention de me tuer, Alanna ? Oui. Comme il la croyait, il sourit de nouveau. Vous ntes pas une jeune femme ordinaire, dit-il en lui mordillant le lobe de loreille.
Arrtez ! Mais elle laissa retomber sa tte en arrire. Que Dieu lui vienne en aide, elle voulait que cela ne cesse jamais. Ce nest pas bien, chuchota-t-elle. Il la regarda sans sourire et dit dun ton convaincu : Je crois que si. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que cest bien. Elle voulait quil lembrasse encore, quil ne sarrte plus. Mais elle se ressaisit. Ce nest pas possible. Vous avez votre guerre faire, et moi, je dois moccuper de ma famille. Je ne donnerai pas mon cur un homme qui ne pense qu guerroyer. Bon sang, Alanna, je Ecoutez, je vais vous faire une proposition. Elle se retira vivement de ses bras. Encore un moment, et elle aurait tout oubli : sa famille et tous les espoirs quelle nourrissait en secret pour son propre avenir. Prenant son courage deux mains, elle dclara : Considrez que ce sera mon cadeau de Nol. Ian la regarda dun air interrogateur. Se doutait-elle qu cet instant prcis, il lui aurait sacrifi tout ce qui faisait sa vie, y compris sa vie elle-mme ? Que voulez-vous ? Que vous restiez pour les ftes de Nol. Cest important pour Brian. Et je veux que vous me promettiez de ne pas parler de guerre ni de rvolution jusqu ce que Nol soit pass. Vous me demandez peu de chose. Dtrompez-vous. Pour moi, cest trs important. Eh bien, jaccepte sans hsiter.
Elle recula dun pas. Relevant un sourcil, Ian prit fermement sa main dans les siennes, la porta ses lvres et lembrassa. Merci, dit-elle doucement en la librant. Elle la cacha derrire son dos. Je vous laisse. Jai du pain sur la planche. Elle se rua vers la porte. La voix de Ian larrta. Alanna croyez-moi, nous navons rien fait de mal. Elle tira sa capuche sur sa tte et sortit prcipitamment.
5.
La veille de Nol, la neige tomba sans discontinuer. Alanna tait aux anges. Au fond de sein cur, elle esprait que la tempte ferait rage pendant des jours, empchant ainsi Ian de partir le surlendemain, comme il lavait prvu. Elle soupira. Ce souhait tait aussi fou qugoste, mais elle sy accrochait comme une planche de salut. Alanna serra son chle autour delle et se dirigea lentement vers lcurie. Elle soupira, plonge dans ses rflexions. Quelle que soit sa faon denvisager lavenir immdiat, elle le redoutait. Si Ian restait, elle allait tre mal laise. Sil partait, elle allait avoir le cur bris. La seule solution tait de loublier, de se concentrer sur les tches quelle devait accomplir, et sur ses responsabilits. Elle poussa la porte de la grange, qui grina en tournant sur ses gonds. Elle prit les seaux et sapprtait commencer la traite quand une main se posa sur son paule. Elle sursauta en poussant un petit cri et laissa tomber les rcipients. Excusez-moi, madame Flynn. Ian sourit en la voyant porter ses deux mains son cur. Je vous ai fait peur. Elle laurait volontiers insult si elle navait pas eu le souffle coup par la surprise. Et elle naurait jamais os le regarder en face sil stait dout quelle tait en train de soupirer son sujet. Prenant une profonde inspiration, elle secoua la tte. Que faites-vous l ?
Je suis sorti de la maison juste derrire vous. La neige vous aura empche dentendre mes pas. La neige, ou ma rverie ? sinterrogea-t-elle tout en faisant un effort pour retrouver son sang-froid. Elle se baissa pour ramasser les seaux au mme moment que lan. Ils se cognrent lun contre lautre. Alanna sexclama, furieuse : Que diable esprez-vous, monsieur MacGregor ? Vous ne trouvez pas que vous mavez suffisamment empoisonn lexistence ? Ian ne se laissa pas dmonter. En se frottant la tte, il se promit dtre patient. Mme si cela devait lui coter la vie. Il rpondit humblement : Je voulais vous aider pour la traite. Les yeux dAlarma slargirent de stupeur. Pourquoi ? Ian soupira. Il allait avoir du mal rester patient si chaque parole dAlanna prenait la forme dun interrogatoire ou dune accusation. Parce que jai remarqu, depuis quelques jours, que vous aviez beaucoup trop de corves faire. Alanna redressa firement le menton. Je suis capable de moccuper de ma famille toute seule. Je nen doute pas. Japprcie votre offre, mais Je vais seulement traire une vache, Alanna ! Ne pouvez-vous accepter mon aide de bonne grce ? Naturellement. Raide comme un piquet, elle tourna les talons et se dirigea vers la premire stalle.
Sasseyant sur le tabouret, elle ta ses mitaines dun geste nerveux. Elle navait absolument pas besoin de laide de Ian Mac Gregor. Pour qui se prenait-il, la fin ? Elle tait parfaitement la hauteur de ce quelle avait faire. Et au printemps, il y aurait deux fois plus de travail avec les semailles, le jardin, les fenaisons. Elle tait forte, et capable ; la voyait-il comme une de ces femmelettes qui passaient leur temps se lamenter ? Ian MacGregor avait probablement lhabitude de frquenter des dames. Alanna mit un petit ricanement. Des dames au visage poudr, qui papillonnaient derrire leurs ventails. Eh bien, elle ne portait pas de robe de soie ni de souliers de satin, mais elle nen avait pas honte. Aprs avoir jet un regard assassin lan, elle se mit presser le pis de la vache la robe mouchete, envoyant des jets de lait chaud et odorant dans le seau. De son ct, lan stait attel la mme tche, quil effectuait avec moins de dextrit que sa belle htesse. Il secoua lgrement la tte. Il ne comprenait pas la raction dAlarma. Quelle femme ingrate ! Il ne souhaitait que la soulager dune partie de son travail. Nimporte quel imbcile pouvait se rendre compte quelle narrtait pas, de laube au crpuscule. Quand elle avait fini de traire les vaches, elle se mettait faire le pain, puis filer la laine. Si elle ne filait pas, elle tissait, ou frottait et cirait les meubles. Les femmes de sa propre famille navaient jamais t oisives, mais elles taient nombreuses et pouvaient sentraider. Alors quAlanna devait soccuper elle seule de trois hommes, qui ne se rendaient pas compte un seul instant de tout ce qui retombait sur ses paules. Eh bien, il laiderait, quelle le veuille ou non. Ayant fini de remplir son seau, la jeune femme se leva et tapa impatiemment du pied en attendant que lan ait fini de remplir le sien. Quand ce fut fait, elle se pencha pour lattraper. Laissez, je vais le porter, et le vtre aussi, dit Ian. Pour quelles raisons ?
Parce quils sont lourds ! cria-t-il, horripil. Il partit grands pas, un seau chaque main. Continuez les balancer de cette faon, MacGregor, et tout le lait va tomber par terre ! Elle ne comprit pas ce quil marmonnait, mais ce ntait certainement pas un compliment. Puisque vous insistez, je vais ramasser les ufs, lana-t-elle. Ils partirent chacun de leur ct.
Quand Alanna revint dans la cuisine, Ian tait encore l. Il alimentait le feu avec des bches. Si vous attendez le djeuner, il faudra patienter un peu plus longtemps. Je vais vous aider, dit-il, les dents serres. A quoi faire ? A prparer le repas. Cen tait trop. Sans se proccuper du nombre dufs qui allaient se casser, Alanna laissa tomber son panier sur le carreau. Ma cuisine ne vous plat pas, MacGregor ? Ian navait quune envie : la prendre aux paules et la secouer. Au lieu de quoi, il prit une profonde inspiration et se contenta de rpondre : Bien sr que si. Mmm Elle sapprocha du pole pour prparer le caf. En se retournant, elle faillit trbucher dans les pieds de Ian.
Si vous restez dans ma cuisine, MacGregor, mettez-vous dans un coin. Etes-vous toujours aussi aimable, le matin, madame Flynn ? Ignorant sa question, elle sempara dun jambon quelle avait pris dans le fumoir et entreprit de le dcouper. Faisant de son mieux pour ignorer Ian, elle remua ensuite la pte crpes, quelle considrait tre sa spcialit. Elle allait montrer MacGregor ce que ctait que de faire la cuisine. Sans rien dire, Ian mit le couvert en faisant claquer les assiettes en tain sur la table. Quand les autres membres de la famille Murphy arrivrent, la cuisine tait pleine dodeurs apptissantes, et dune tension couper au couteau. Des crpes ! dit joyeusement Johnny. Quelle bonne ide pour la veille de Nol ! Tu es bien rouge, dit Cyrus en examinant le visage de sa fille. Tu ne vas pas tomber malade, au moins ? Non, cest la chaleur du pole, rpondit-elle schement. Voyant son pre lobserver dun il proccup, elle se mordit la lvre. Voici de la compote de pommes pour accompagner les crpes. Je lai faite hier. Elle posa le bol sur la table et retourna prparer le caf. Trouble par le regard de Ian, qui ne la quittait pas des yeux, elle prit la cafetire en oubliant denvelopper la poigne avec un chiffon. Elle se brla les doigts et poussa un cri, suivi dun juron. Inutile de ten prendre au Seigneur parce que tu nas pas pris de prcaution, dit doucement son pre. Il se leva et tala du beurre fondu sur ses doigts, pour apaiser la brlure. Tu es bien nerveuse, depuis quelques jours, Alanna.
Ce nest rien. De lautre main, elle lui fit signe de se mettre table. Asseyez-vous tous, et mangez. Dpchez-vous, je ne veux pas que vous traniez dans ma cuisine, jai encore des gteaux faire. Jespre quil y en aura un aux raisins, dit Johnny. Il sourit en versant de la compote sur sa crpe. Personne ne le fait mieux que toi, Alanna. Mme quand tu le laisses brler, ajouta-t-il avec un sourire malicieux. Alanna eut un rire forc. Elle les rejoignit table, mais elle navait pas beaucoup dapptit. Les hommes en eurent pour elle. Ils jacassrent comme des pies pendant tout le repas tout en engloutissant les tourtes quelle avait prpares le matin, sans rien laisser aux oiseaux. Soulage, elle les vit se prparer repartir pour leur travail de laprs-midi. Elle aurait bientt la cuisine et toute la maison elle seule et pourrait rflchir ce quelle prouvait pour Ian MacGregor. Mais Ian tait peine parti quil revint, portant un seau rempli deau. Quest-ce que vous faites encore ? demanda-t-elle sans cacher son agacement. Elle essaya vainement de dissimuler ses cheveux rebelles sous sa coiffe. Je vous apporte de leau pour la vaisselle, rpondit-il calmement. Sans lui laisser le temps de ragir, il versa leau dans un pot et la mit chauffer. Jaurais pu aller la chercher moi-mme. Puis, se sentant injuste : Mais je vous remercie.
Je vous en prie. Dun coup dpaule, il se dbarrassa de sa plerine quil suspendit une patre, derrire la porte. Vous nallez pas aider les autres ? senquit Alanna, inquite. Ils sont trois, et vous, vous tes toute seule. Et alors ? Aujourdhui, cest vous que je vais aider. Alanna savait que sa patience tait mince. Elle laissa passer un instant avant de parler. Je suis parfaitement capable de Je lai bien vu. Il se mit empiler les assiettes quil fallait laver. Vous travailler dur, comme une mule. Bigre ! Voil une comparaison ridicule, et peu flatteuse. Elle releva le menton. Maintenant, sortez de ma cuisine ! Je le ferai, si cest ce que vous voulez. Jai du travail ! Parfait. Nous allons nous y mettre sans plus attendre. Vous allez me g Avant quelle puisse aller jusquau bout, il prit son visage entre ses mains et lui donna un baiser fougueux. Puis il releva la tte et dit dun ton premptoire en plongeant ses yeux dans ceux dAlarma : Je reste prs de vous, Alanna. Un point, cest tout. Vous croyez ?
Elle avait eu lintention de mettre une menace dans sa voix, mais elle nentendit quun vagissement. Mortifie, elle sclaircit la gorge, scarta de Ian et lissa ses jupes.
* **
Allez me chercher des pommes dans le cellier, dit-elle sans le regarder. Je vais prparer des tartes pour Nol. Elle mit profit le temps pendant lequel Ian sabsenta pour composer son attitude. Que lui arrivait-il ? Elle perdait compltement lesprit cause dun baiser ? Oui, mais pas nimporte quel baiser. Ctaient les lvres de lan. Tout cela tait confondant. Elle avait des ractions inattendues depuis que cet homme tait sous son toit. Elle priait le ciel pour quil reste plus longtemps, et, la seconde suivante, elle avait du ressentiment contre lui et souhaitait quil se trouv des milliers de kilomtres. Puis elle acceptait quil lembrasse, et elle esprait quil allait recommencer la premire occasion, tout en tant furieuse contre lui. Ne dans les colonies, elle tait une femme du Nouveau Monde, mais elle avait du sang irlandais, et les mots destin et fatalit avaient gard un sens profond pour elle. Alanna se mit gratter les plats en soupirant. Si son destin prenait la forme dun MacGregor, alors elle ntait pas au bout de ses peines. Ian revint en portant un panier de pommes et commena les plucher. Voyant ses tentatives maladroites, Alanna dit dun ton rogue : Ce nest pourtant pas compliqu dplucher une pomme, vous navez qu passer le couteau sous la peau. Cest ce que je fais.
Et vous emportez toute la chair avec ! Il lui adressa son sourire le plus charmeur. Je vais mappliquer, madame Flynn, je vous le promets. Et vous ramasserez toutes ces pluchures que vous avez fait tomber par terre. Oui, madame Flynn. Le rouleau ptisserie la main, elle lincendia du regard. Essayez-vous de me mettre en colre, MacGregor ? Il reluqua larme culinaire. Je tiens la vie, mon ange. Je vous ai dj pri de ne pas mappeler ainsi ! Cest vrai. Il la regarda sattaquer la pte tarte. Ctait un plaisir dobserver ses petites mains habiles. Rien quen allant du four la table, Alanna faisait preuve dune souplesse dans ses mouvements qui lui faisait battre le cur plus vite. Qui et cru quil avait d frler la mort et se retrouver gravement bless au fond dune curie pour tomber amoureux ? Malgr les critiques dAlarma son gard, il passait les plus beaux jours de sa vie. Lpluchage des pommes ne le passionnait pas particulirement, mais ctait un moyen simple de rester prs delle, de respirer cette douce odeur de lavande qui semblait maner de sa peau. Tout en elle tait grisant, jusqu son caractre bien tremp qui agissait sur lui comme un aiguillon ; et Dieu savait quelle tait encore plus belle quand elle se mettait en colre ! Mais elle navait pas cru quil voulait vraiment laider. Il tait plus laise dans une runion politique ou avec un fusil la main que dans une cuisine, mais il avait voulu la soulager de ce quil considrait comme un injuste fardeau de responsabilits.
Cependant, Alanna ne semblait pas considrer les choses de cette faon. Au contraire, elle paraissait heureuse de remplir ces tches, heure aprs heure. Il dsirait lui montrer quil y avait autre chose dans la vie. Il simaginait chevauchant ct delle travers champs, lt, quand la verdure luxuriante pourrait lui donner une ide de ce qutait lIrlande, quelle navait jamais vue. Il voulait aussi lemmener en Ecosse, vers les merveilleuses Highlands. Il rvait de stendre avec elle dans les bruyres pourpres, prs dun lac, pour couter chanter le vent dans les pins. Il voulait lui offrir une robe de soie, des bijoux qui sharmoniseraient avec la couleur de ses yeux. Ctaient des ides sentimentales, romantiques, il le savait bien. Sil essayait de les exprimer, les mots ltrangleraient certainement. Mais il voulait lui donner tant de choses, de cela il tait certain Sil pouvait trouver le moyen de les lui faire accepter. Alanna sentit son regard dans son dos, aussi srement que si une main stait pose sur elle. Elle aurait prfr sa main. Elle aurait pu la repousser nergiquement. Faisant un effort pour lignorer, elle recouvrit la premire tarte et fit quelques stries laide dune fourchette sur la couche suprieure Puis, ny tenant plus, elle lana par-dessus son paule : Vous allez finir par vous couper un doigt force de me regarder. Vos cheveux schappent de votre coiffe, madame Flynn. Elle leva machinalement une main pour les remettre en place, mais elle ne russit qu les parpiller un peu plus. Et je napprcie pas le ton que vous prenez quand vous mappelez madame Flynn. Avec un large sourire, Ian mit de ct une pomme abme. Comment voulez-vous que je vous appelle ? Vous protestez quand je vous dis mon ange , alors que cela vous va si bien. Vous prenez un air offens quand je vous appelle Alanna sans votre
permission. Et maintenant, vous allez vous mettre en colre parce que, trs respectueusement, je vous dis madame Flynn , Respectueusement ! Laissez-moi rire. Vos mensonges vous mneront en enfer, Ian MacGregor. Elle se tourna vers lui en brandissant le rouleau ptisserie. Il ny a pas une once de respect dans le ton que vous prenez. Vous avez un sourire ironique, et une drle de lueur dans les yeux. Si vous croyez que je ne sais pas ce quelle signifie, cette lueur, vous vous trompez. Dautres hommes sy sont essays, et ils ont reu un bon coup de gourdin pour leur peine. Je lapprends avec grand plaisir, madame Flynn Elle mit un son quil ne put comparer qu un jet de vapeur sortant dune bouilloire. Je me demande pourquoi jai pris le parti de Brian en vous demandant de rester pour Nol. Cest un vrai mystre, mais Dieu sait que je nai aucune envie de vous voir ici. Vous encombrez ma cuisine, et vous tes une bouche supplmentaire nourrir, et par-dessus le march, vous vous permettez de mimposer vos soi-disant attentions. Il sappuya contre la table et dit en riant : Attention, ce gros mensonge va vous conduire tout droit en enfer, mon ange ! Ce fut un simple rflexe. Alanna ne put retenir le rouleau ptisserie, qui partit voltiger vers la tte de Ian. Elle regretta aussitt son geste. Et elle le regretta encore plus vivement quand Ian rattrapa le rouleau juste avant quil vienne percuter son front. Sil avait t atteint, elle aurait pu se confondre en excuses et soigner son ecchymose. Due, elle se dchana contre lui. Maudit Ecossais. Fils du diable ! Que tous les flaux sabattent sur vous et sur tous les MacGregor, jusquau jour du jugement dernier !
Comme elle lavait manqu avec le rouleau de bois, elle attrapa la premire chose qui lui tomba sous la main. Heureusement, le lourd moule de mtal tait vide. Ian le repoussa dun coup de rouleau. Alanna Ne mappelez pas ainsi. Elle souleva une chope dtain et le visa. Cette fois-ci, Ian ne fut pas aussi rapide et il reut lobjet sur la poitrine. Mon ange Le son quelle mit aurait fait frmir un bataillon entier dEcossais. Le plat quelle lana vint frapper Ian au tibia. Il se mit clopiner en riant tandis quelle cherchait une autre arme. Arrtez ! Se tordant de rire, il lattrapa par la taille et la fit tournoyer, tandis quelle continuait lui assner des coups de plat sur la tte. De satanes ttes dures, ces Ecossais ! fulmina-t-elle. Dieu merci ! Sinon, je serais dix pieds sous terre cette heure-ci. Il la souleva et planta son regard dans le sien. Epousez-moi, madame Flynn. Il y a une erreur dans votre nom. Vous auriez d vous appeler MacGregor.
6.
Ian tait abasourdi. Cette demande en mariage ntait pas prmdite. Il tait tomb amoureux, cest vrai, et ctait bien assez stupfiant. Mais jusqu cet instant, son cur navait pas communiqu son cerveau que la seule solution tait de passer la bague au doigt dAlanna. Epouser Alanna ? Il clata encore de rire. Ctait une fine plaisanterie que Dieu leur faisait tous les deux. Alanna tait ptrifie. Les paroles de Ian rsonnaient encore dans sa tte, rebondissaient comme une balle. Epousez-moi . Elle ne stait certainement pas mprise sur ce quil lui avait dit. Mais ctait impossible, de la folie ltat pur, ils ne se connaissaient que depuis quelques jours. Cependant, cela lui avait suffi pour comprendre que Mac Gregor ntait pas le compagnon de ses rves. Avec lui, elle ne passerait jamais de soires paisibles au coin du feu. Il y aurait toujours une cause dfendre, une bataille mener. Et pourtant Pourtant ; elle laimait dune faon quelle naurait jamais imagine. Dun amour qui ne lui laissait jamais de rpit, un amour ardent, dangereux. La vie avec lui serait ctait impossible imaginer ! Alanna porta une main sa tte dans le vain espoir de chasser le vertige qui stait empar delle. Elle avait besoin dun instant de calme pour retrouver ses esprits et rflchir. Aprs tout, quand un homme demandait une femme de lpouser, la moindre des choses tait de Brusquement, elle prit conscience que Jan la tenait toujours plusieurs centimtres du sol, et quil riait comme un fou. Il riait ! Elle plissa les paupires. Quelle idiote elle tait !
MacGregor venait de lui faire une bonne plaisanterie, tout en la soulevant en lair comme un sac de patates. Il soffrait une bonne partie de rigolade, voil tout. Et dire quelle avait failli le croire ! Suffoquant dindignation, elle serra le poing et lui administra de tout son cur un grand coup sur le nez. Il poussa un petit cri et la posa si brusquement sur ses pieds quelle faillit tomber. Les poings sur les hanches, elle le dvisagea dun air furieux. Ian tta son appendice nasal. Il saignait. Cette femme avait une sacre droite. En l surveillant, de peur quelle ne recommence, il sortit un mouchoir de sa poche. Est-ce que cela signifie que vous acceptez ma proposition ? demanda-t-il dun ton ironique. Sortez ! Elle tait tellement dchane que sa voix tremblait. Sortez de ma maison, allez au diable ! Elle ravala les larmes qui jaillissaient sous ses paupires. Des larmes de colre, parfaitement justifies ! Si jtais un homme, je vous tuerais et je danserais une gigue sur votre dpouille ! Ian hocha la tte. Vous avez besoin dun peu de temps pour rflchir. Cest parfaitement comprhensible. Alanna resta muette de saisissement. Je vais parler votre pre, continua Ian sur un ton respectueux. Cessez ce petit jeu ! Je vous tuerai, je le jure sur la tombe de ma mre !
Ma chre madame Flynn, je comprends quune femme puisse parfois tre stupfaite par une demande en mariage, mais dans votre cas Il se tut en voyant les-larmes qui coulaient sur ses joues. Quavez-vous ? Mal laise, il passa un pouce sur son visage mouill. Alanna, mon amour, ne pleurez pas. Poignardez-moi, mais ne pleurez pas, je vous en supplie ! Laissez-moi. Allez-vous-en. Comment osez-vous minsulter de la sorte ? Maudit soit le jour o jai sauv votre misrable vie ! Cette accumulation de maldictions latteignit en plein cur. Il lembrassa doucement sur le front. Vous insulter ? Mais comment ? Comment ? Derrire le voile de ses larmes, ses yeux brillaient comme des soleils bleus. Vous vous moquez de moi. Vous me parlez de mariage sur le ton de la plaisanterie. Vous pensez que je nai pas de sentiments parce que je ne porte pas de beaux habits ni de chapeaux extravagants. Quest-ce que les chapeaux viennent faire ici ? Je suppose que les belles dames de Boston se contentent de sourire avec indulgence en vous donnant un petit coup dventail sur la main quand vous voulez les sduire, mais moi, je considre le mariage comme une chose sacre, et je ne supporte pas que vous le pitiniez en voulant en faire une farce. Seigneur Dieu. Ian secoua la tte. Lui qui avait toujours eu la rputation dtre doux et prvenant avec les femmes, il venait de gcher la seule relation qui avait jamais compt dans sa vie. Dune main lgre, il prit le poignet dAlarma.
Je me suis conduit stupidement, Alanna. Pardonnez-moi, et coutez-moi. Je nai rien couter. tez vos sales pattes ! Il lattira contre lui. Laissez-moi vous expliquer. Avant quil en ait eu le temps, la porte souvrit. Cyrus Murphy entra. Il embrassa du regard le chaos qui rgnait dans la cuisine, sa fille qui cherchait chapper Ian MacGregor, et sortit calmement le couteau de chasse quil portait sa ceinture. Laissez ma fille tranquille, MacGregor, et prparez-vous mourir. Papa ! Les yeux largis de stupeur la vue de son pre blanc comme un linge et brandissant son arme, Alarma se jeta devant Ian. Papa ! Non ! Ecarte-toi, ma fille. Un Murphy se doit de protger sa famille. Papa, coute-moi. Laissez-nous, Alanna, dit tranquillement Ian. Jai un mot dire votre pre. Vous, taisez-vous !
Elle se planta rsolument sur ses pieds et se tourna vers son pre. Nous nous sommes disputs, papa. Je peux me dbrouiller seule. Il tait en train de Je proposais votre fille de lpouser, linterrompit Ian. Alanna fit volte-face pour le regarder.
Espce de sale menteur ! Vous ne pensiez pas un mot de ce que vous mavez dit. Vous rIIez comme un idiot en parlant. Je ne tolrerai pas dtre insulte, dtre humilie. Vous pouvez vous rassurer, rugit-il. Jtais sincre. Si je riais, ctait de moi-mme, parce que jtais assez stupide pour tomber amoureux dune femme ttue comme une mule, une mgre la langue de vipre, capable de me sourire et de me donner un coup de couteau deux secondes aprs. Une mgre ? La voix dAlanna fit un couac. Une mgre ? Oui, confirma Ian avec un hochement de tte. Cest bien ce que jai dit, et cest bien ce que vous tes. Une Assez ! tonna Cyrus. Il secoua la neige de ses cheveux. Doux Jsus, quel couple vous faites ! Un peu contrecur, il rengaina son couteau. Prenez votre manteau, MacGregor, et suivez-moi. Alanna, finis de prparer les gteaux. Mais, papa, je Fais ce que je te dis, ma fille. Il fit signe Ian de prendre la porte. Avec tout ce remue-mnage, cest difficile de se rappeler que nous sommes la veille de Nol, ajouta Cyrus en fronant les sourcils, Il sarrta sur le seuil et planta ses poings sur ses hanches, dans un geste dont sa fille avait hrit. Jai un travail faire, MacGregor. Vous allez venir avec moi et vous expliquer. Oui.
Ian jeta un dernier coup dil furibond vers Alarma. Oui, je viens avec vous. Ils sloignrent dans la neige, sous les flocons qui conti-nuaient tomber en formant un rideau serr. Ian navait pas pris la peine de fermer sa pelisse. Il fourra ses mains nues dans ses poches. Attendez-moi l, dit Cyrus. Il disparut dans un petit appentis et rapparut presque aussitt en portant une hache. Remarquant le regard tonn de Ian, il la bascula sur son paule. Je ne vais pas men servir contre vous. Pas encore, du moins. Il se dirigea vers la fort, Ian sur ses talons. Alanna est trs cheval sur les traditions. Comme ltait sa mre. Cyrus prouva un coup au cur, comme chaque fois quil pensait sa femme. Elle voudra un sapin et, de toute faon, il vaut mieux lui laisser le temps de se calmer. Pouss par lhabitude, Cyrus chercha des traces de gibier dans la neige. Ils auraient bientt besoin de venaison frache. Cest vous qui avez eu lide de lui mettre un fil la patte. Comment cela se fait-il ? Si je pouvais trouver une seule bonne raison, je vous la dirais. Il souffla entre ses dents serres. Je lui demande de mpouser, et elle me donne un coup de poing en pleine figure. Il porta une main son nez encore douloureux en riant tout bas, encore incrdule. Seigneur, Murphy, je suis fou damour pour votre fille. Je veux lpouser.
Cyrus sarrta devant un pin, lexamina, dcrta quil ne ferait pas laffaire et reprit sa marche. Il faut voir. Je ne suis pas pauvre, dit Ian. Ces sanguinaires dAnglais ne mont pas tout pris, et jai pu me refaire, grce de bons investissements. Alanna ne manquera de rien. Elle a pris Michael Flynn, et il navait rien de plus quun lopin de terre rocailleuse et deux vaches. Elle naura plus travailler de laube au crpuscule. Le travail ne lui fait pas peur. Cest sa fiert. Cyrus sarrta devant un autre arbre, hocha la tte et tendit la hache Ian. Celui-ci fera laffaire. Quand un homme est frustr, il ny a rien de tel que quelques bons coups de hache pour le remettre en forme. Ian carta les jambes, planta fermement ses pieds dans la neige et logea la hache dans le tronc. Des clats de bois voltigrent. Je lui plais, jen suis certain. Ce nest pas impossible, reconnut Cyrus. Il sortit une pipe de sa poche et la bourra soigneusement. Elle traite toujours ceux quelle aime le plus en les frappant et en leur criant aprs, prcisa-t-il. Alors elle doit maimer la folie. La hache entra dans larbre. Ian avait lair triste. Je laurai, Murphy, avec ou sans votre accord. Cela va sans dire. Cyrus continua bourrer patiemment sa pipe.
Elle est adulte, elle peut dcider toute seule. Dites-moi, MacGregor, allez-vous combattre les Anglais avec la mme passion que vous mettez courtiser ma fille ? Ian attaqua encore une fois larbre. Le son du mtal contre le bois siffla travers la fort. Oui, rpondit-il avec conviction. Alors, laissez-moi vous dire que ce sera difficile pour vous de gagner les deux. Sa pipe tant remplie, il frotta une allumette contre un rocher. Alanna refuse de croire quil y aura la guerre, dit Ian. Il fit une pause. Et vous ? interrogea-t-il. Je naime ni les Anglais, ni leur roi. Cyrus tira sur sa pipe et envoya la fume rejoindre le rideau de neige. Et mme si je les aimais, jai une vision assez prcise de la situation. Cela peut prendre un an ou deux, ou plus, mais il y aura la guerre. Elle sera longue et sanglante. Quand elle clatera, je risque de perdre mes deux autres garons. Il poussa un long soupir. Je ne veux pas de votre guerre, Ian MacGregor, mais il arrive un moment o un homme doit se lever et prendre les armes pour dfendre ce qui lui revient de droit. La guerre a dj commenc, Murphy ; quon le veuille ou non, rien ne changera lhistoire. Cyrus lobserva pendant que larbre tombait sur le moelleux tapis de neige. Cest un homme fort, pensa-t-il, un de ces satans gants cossais, avec un physique qui plat aux femmes. Une tte bien faite, et un nom. Mais ce qui linquitait un peu, ctait son esprit rebelle.
Je vais vous poser une question : est-ce que vous allez attendre de voir ce qui va se passer, ou prfrerez-vous aller au-devant ? Les MacGregor nattendent pas pour dfendre ce en quoi ils croient. Avec un hochement de tte, Cyrus laida soulever le sapin coup. Je ninterviendrai pas en ce qui concerne Alanna. Cest vous de jouer. Alanna se prcipita vers la porte ds quelle entendit la voix de Ian. Papa, je veux te oh ! Elle sarrta net en les voyant porter le sapin. Vous mapportez un arbre de Nol ! Croyais-tu que jallais oublier ? dit Cyrus dun ton bourru tout en lui lanant un coup dil complice. Il ta sa casquette et la fourra dans sa poche. Soulage et heureuse, Alanna vint lembrasser sur la joue. Merci, papa ! Il est magnifique. Il la serra dans ses bras. Et je suppose que tu vas vouloir le dcorer avec des rubans et Dieu sait quelles fanfreluches Jai la bote de dcorations de maman dans le placard de ma chambre. Alanna lembrassa encore tendrement. Jirai la chercher aprs le souper, dit-elle. Bon, jai encore des choses faire. Tu pourrais demander MacGregor dinstaller larbre lendroit qui te convient. Il lui donna une petite caresse sur la main avant de sloigner. Alanna sclaircit la gorge.
Prs de la fentre, sil vous plat. Ian trana larbre lendroit indiqu en le balanant sur les planchettes que Cyrus avait cloues au bas du tronc. Le silence qui rgnait dans la pice ntait interrompu que par le bruissement des branches et le feu qui crpitait dans la chemine. Merci, dit-elle vivement. Vous pouvez retourner votre travail, maintenant. Avant quelle puisse schapper vers la cuisine, Ian lattrapa par la main. Votre pre ma donn son accord. Elle voulut se dgager, mais elle abandonna. Je suis assez grande pour me dcider toute seule, MacGregor. Vous serez moi, madame Flynn. Bien quil la dpasst dune tte, elle arriva lui donner limpression quelle le toisait de haut en bas. Autant pouser le diable en personne ! Rsolu faire ce quil fallait cette fois-ci, il porta la main dAlanna ses lvres. Je vous aime. Taisez-vous ! Je le dirai tant que je respirerai. Dmonte, elle plongea ses yeux dans le regard vert qui hantait ses nuits depuis bientt une semaine. Elle pouvait rsister son arrogance. Mais cette simple dclaration, cette dvotion sincre la laissaient sans dfense. Ian, je vous en prie. Ian reprit courage. Alanna lavait enfin appel par son prnom. Et le regard quelle posait sur lui ne pouvait tre mal interprt. Ne me dites pas que je vous laisse indiffrente, murmura-t-il.
Incapable de rsister, elle leva une main vers son visage. Non, je ne vous le dirai pas. Vous voyez bien comment je ragis chaque fois que je vous regarde. Nous sommes faits lun pour lautre. Sans quitter ses yeux bleus du regard, il dposa un baiser brlant dans la paume de sa main. Je le sais depuis linstant o je vous ai vue penche sur moi dans la grange. Tout est all si vite, dit-elle en luttant contre un lan de panique ml dimpatience. Je veux vous rendre heureuse, Alarma. Vous choisirez notre maison Boston. A Boston ? Dans un premier temps. Jai du travail accomplir l-bas. Ensuite, nous irons en Ecosse et vous dcouvrirez la patrie de vos parents. Mais Alanna navait pas entendu la dernire phrase. Elle secoua la tte. Du travail ? Quel genre de travail ? Le regard de Ian sassombrit. Je nen parlerai pas avant que Nol soit pass, je vous ai donn ma parole. Ah oui Alanna sentit son cur frmissant se geler dans sa poitrine. Elle prit une profonde inspiration et baissa les yeux sur ses mains jointes. Jai des tartes sortir du four. Vous navez rien dautre me dire ? Elle posa des yeux tristes sur le sapin, encore dnud, mais plein de promesses.
Laissez-moi le temps de rflchir. Demain, cest Nol. Je vous donnerai ma rponse. Il ny en a quune que je veux entendre. Elle baucha un sourire. Je ne vous en donnerai quune.
7.
Une odeur de pain dor et de bches brles se mlait celle du ragot. Sur la grande table installe devant ltre, Alanna avait dpos le bol punch qui avait appartenu sa mre. Aussi loin que sa mmoire remontt, elle avait toujours vu son pre ajouter une gnreuse rasade de whisky irlandais au punch de Nol. Elle contempla le liquide ambr qui refltait la lueur des flammes et des chandelles dj allumes sur le sapin. Elle stait fait la promesse de navoir que des penses joyeuses au cours de cette veille et pendant la journe de Nol. Apparemment, elle ntait pas la seule. Quelles quaient t les paroles changes entre Cyrus et Ian ce matin, ils semblaient maintenant sentendre comme larrons en foire. Cyrus avait mis une tasse de punch dans la main de Ian avant de sen remplir une, et il en avait fait goter Brian avant quelle ait eu le temps de dire ouf. Tant mieux, ils allaient tous dormir sur leurs deux oreilles cette nuit. Alanna allait se servir son tour quand elle entendit le bruit dune voiture attele. Cest Johnny. Jespre quil aura une excuse valable pour tre aussi en retard. Il aura fait lacour Mary, marmonna Brian, le nez dans sa tasse. Peut-tre bien, mais en tout cas Elle fit une pause en voyant Johnny entrer, Mary Wyeth son bras et, machinalement, jeta un coup dil circulaire dans la pice. Dieu merci, tout tait en ordre. Mary, je suis si heureuse de te voir !
Alanna se leva pour embrasser la jeune fille. Mary tait plus petite quelle. Elle avait des cheveux dors, un teint laiteux et des joues roses. Alanna sourit intrieurement. Les joues de Mary taient plus colores que dhabitude. Et ce ntait sans doute pas d uniquement la temprature extrieure. Joyeux Nol ! dit timidement Mary. Puis, dcouvrant larbre : Quel beau sapin ! Viens tasseoir prs du feu, dit Alanna. Donne-moi ton bonnet et ton chle. Alannajeta un coup dil exaspr Johnny. Plant dans lentre, il souriait dun air stupide. Johnny, bouge-toi un peu ! Sers une tasse de punch Mary avec quelques cookies que jai fait cuire ce matin. Oui. Il parut sortir de transe et se mit en mouvement. Dans sa hte de servir Mary, il fit couler du punch sur ses doigts. Nous allons porter un toast ! annona-t-il. Puis il passa un certain temps sclaircir la voix. A ma future pouse ! Il prit les petites mains de Mary dans les siennes. Ce matin, Mary a accept de mpouser ! Oh ! Alanna sapprocha de la jeune fille et la prit par les paules. Bienvenue, Mary. Mais je te souhaite bon courage pour le supporter ! dit-elle en riant. Cyrus, qui tait toujours gn quand lmotion semparait de lui, dposa un rapide baiser sur la joue de Mary et donna une bourrade sur le dos de son fils.
Buvons ma belle-fille ! Voil un beau cadeau de Nol que tu nous offres, John. Il faut de la musique pour fter cela ! scria Alanrra. Brian, va chercher ta flte ! Joue un air entranant. Les jeunes fiancs doivent danser les premiers ! Brian disparut et revint presque aussitt avec son instrument. Il posa un pied sur une chaise et se mit jouer. Quand la main de Ian vint caresser son paule, Alanna passa ses doigts lgers sur son poignet. La perspective dun mariage vous plat-elle, madame Flynn ? . Je suis trs heureuse pour Johnny. Elle eut un sourire mu en regardant son frre danser avec Mary. Ils creront un beau foyer, une famille. Cest ce que jai toujours souhait pour lui. Ian sourit en voyant Cyrus avaler une autre tasse de punch et commencer taper dans ses mains au rythme de la musique. Et pour vous-mme ? demanda-t-il encore. Elle se tourna vers lui, plongea ses yeux dans les siens. Cest ce dont jai toujours rv. Il se pencha vers elle. Si vous me donniez votre rponse maintenant, nous pourrions avoir une double crmonie en cette veille de Nol. Elle secoua la tte tandis quune ombre passait dans ses yeux. Non, cest la crmonie de Johnny. Elle retrouva son sourire quand son frre lattrapa par une main et lentrana dans la danse. Dehors, la neige stait remise tomber, silencieuse. Mais la maison tait remplie de chaleur, de rires et de musique. Alanna pensa sa mre. Comme elle aurait t heureuse de voir sa famille runie
pour cette nuit sacre entre toutes. Et Rory son frre ador, si beau, si charmant. Alanna eut brusquement le cur serr. Il aurait dans mieux que quiconque, et il aurait chant de sa voix claire de tnor. Sois heureux, dit-elle en se jetant au cou de Johnny. Et prends bien soin de toi ! H, quest-ce qui tarrive ? Touch et un peu mal laise par cette dmonstration sentimentale, il embrassa sa sur. Je taime, idiot ! Je le sais. Je taime aussi, Alanna. Leur pre tait en train dapprendre Mary danser la gigue. Johnny sourit de toutes ses dents. Ian, dbarrasse-moi de cette femme, dit-il en riant. Ian prit Alanna par la main. Personne ne danse mieux cette danse quun Irlandais, dit-il. Sauf un Ecossais. Vous croyez ? Alanna sourit, rejeta la tte en arrire et releva ses jupes pour entrer dans la danse, prte lui prouver quil se trompait.
Bien que les chandelles aient brl entirement avant que la maison et ses occupants ne sendorment, la fte reprit le lendemain ds laube. A la lumire du feu et du sapin, les Murphy changrent des cadeaux, et Alanna offrit Ian une charpe de laine bleu et vert, quelle avait tisse ses moments perdus. Le rsultat en valait la peine. Quand Ian partirait, il emporterait avec lui une partie dellemme. Son cur finit de fondre quelques instants plus tard. Ian avait des cadeaux pour sa famille. Une pipe pour son pre, une belle bride
en cuir pour le cheval favori de Johnny, et un livre de pomes pour Brian. Plus tard, Ian se rendit avec eux lglise du village. Elle coutait lhistoire de la naissance du Sauveur avec le mme merveillement que lorsquelle tait enfant, mais il aurait fallu quelle soit aveugle pour ne pas remarquer les coups dil que les femmes du village jetaient de son ct. Des regards denvie et de curiosit. Elle ne fit pas dobjection quand la main de Ian se referma sur la sienne. Vous tes trs belle, Alanna. Elle avait revtu sa plus belle robe, en laine-bleu nuit borde de dentelle gris perle. Elle savait quelle avait belle allure. Sur le parvis de lglise, o les villageois changeaient les vux de Nol, Ian dposa un baiser sur ses mains. Bien quelle sache que les langues iraient bon train pendant des semaines, elle le laissa faire. Et vous, vous tes-trs lgant, Ian MacGregor. Ctait la premire fois quelle le voyait si bien habill ; une dentelle vaporeuse ornait les poignets de son pourpoint, et il avait pos un tricorne sur sa crinire rousse. Alanna le dvorait des yeux. Ce serait encore un souvenir de lui quelle chrirait, plus tard. Quelle belle journe ! dit-il. Il regarda le ciel. Il va neiger avant la nuit. Et quel meilleur jour que Nol pour que la neige tombe ? Elle retint le bonnet bleu que Johnny lui avait offert. Mais le vent est fort. Elle sourit en voyant son frre et Mary entours de gens qui leur prsentaient leurs vux de bonheur. Nous devrions rentrer, dit-elle. La dinde doit tre cuite. Ian lui offrit son bras.
Permettez-moi de vous escorter votre quipage, madame Flynn. Cest trs gentil vous, monsieur MacGregor.
Ian ne se rappelait pas avoir jamais vcu une journe si parfaite. Pourtant, il avait encore des tches accomplir, mais il se dbrouillait pour passer chaque moment libre avec Alanna. Il y avait bien une part de lui qui aurait souhait que la famille de la jeune femme soit des milliers de kilomtres, pour quil se retrouve enfin seul avec elle quand elle lui donnerait sa rponse. Mais il avait dcid dtre patient, ne doutant pas une seconde de lheureuse issue qui lattendait. Alanna ne pouvait pas le regarder comme elle le regardait, lui sourire, lembrasser de cette faon si elle ntait pas aussi amoureuse de lui quil ltait delle. Il aurait pu lenlever, lemporter sur son cheval, mais il voulait faire les choses convenablement. Si elle le souhaitait, ils pourraient se marier lglise o ils avaient assist la messe de Nol. Puis il louerait, non, il achterait plutt un attelage bleu et argent, qui saccorderait aux couleurs dAlarma. Ils voyageraient jusquen Virginie, o il la prsenterait sa tante, son oncle et ses cousins. Puis il lemmnerait en Ecosse, o elle ferait la connaissance de ses parents et de ses frres et surs. Il y aurait une seconde crmonie de mariage, sur la terre o il tait n. Il voyait dj tout cela. Ils sinstalleraient Boston, o il lui achterait une belle maison. Ils fonderaient une famille pendant quil se battrait, par la voix ou par les armes, pour lindpendance de son pays dadoption. Le jour, ils discuteraient, et le soir, ils se coucheraient cte cte dans un grand lit de plume, et Alanna enroulerait ses longues jambes fines autour des siennes. Depuis quil la connaissait, il ne voyait rien dautre dans son avenir quune vie avec elle.
Toute la famille se retrouva autour de la table. La neige recommena effectivement tomber, mais doucement. Quand la dinde, les pommes de terre, la choucroute et les biscuits furent dvors, Ian ne se tenait plus dimpatience. Plutt que de se joindre aux hommes prs de la chemine, il attrapa la cape dAlanna et la lui posa sur les paules. Je veux tre seul avec vous un instant. Mais je nai pas fini Le reste peut attendre. Je veux vous parler en tte tte. Alanna ne put objecter. Elle avait dj la gorge noue quand il lentrana avec lui dans la neige. Il avait peine pris le temps de se mettre un chapeau sur la tte. Elle lui fit remarquer quil navait pas boutonn sa pelisse pour se protger du vent, mais il ne lcouta pas et la souleva dans ses bras. Il partit vers la grange longues enjambes. Que faites-vous ? Je peux marcher ! Vous allez mouiller votre robe. Il embrassa sa bouche, o quelques flocons staient poss. Et jaime vous porter, ajouta-t-il dune voix chaude. Dans la grange, il la remit sur ses pieds et ferma la porte. Puis il alluma la lampe. Sans un mot, Alanna attendit en serrant ses bras autour elle. Elle tait fermement dcide lui parler. Ctait maintenant que la fte de Nol prenait fin. Ian Non, attendez. Il sapprocha delle, posa doucement les mains sur ses paules. Sa tendresse la rendit muette. Vous ne vous tes pas demand pourquoi je ne vous avais pas fait de cadeau, ce matin ?
Vous me laviez dj fait. Ctait votre promesse de ne pas parler de la guerre. Vous avez cru que je navais rien dautre pour vous ? Il lui prit les mains. Elles taient glaces. Bien sr, il ne lui avait pas laiss le temps de prendre des mitaines. Il les rchauffa dans les siennes. Pour notre premier Nol ensemble, le cadeau doit tre spcial. Non, Ian, cest inutile. Sans la quitter des yeux, il mit une main dans la poche de son pourpoint do il sortit une petite bote. Jai envoy un garon du village chez moi, Boston, pour quil me la rapporte. Il glissa la bote entre ses mains. Ouvrez-la. Alanna secoua la tte. Il ne fallait pas, elle le savait. Mais son cur refusait dentendre raison. Presque malgr elle, elle louvrit et dcouvrit une bague en or en forme de tte de lion couronne. Pendant une seconde, elle resta bouch be, puis elle serra les lvres. Cest le symbole de mon clan, dit Ian. Le grand-pre dont je porte le nom lavait fait confectionner pour sa femme. Avant de mourir, elle lavait donne mon pre afin quil la garde pour moi. Quand jai quitt lEcosse, mon pre ma dit quil souhaitait que je loffre une femme aussi forte, aussi sage et aussi loyale que sa mre. Une boule au fond de la gorge, Alanna resta muette pendant quelques secondes. Puis elle se fora parler : Oh, Ian. Ce nest pas possible. Je ne veux Aucune autre femme que vous ne la portera. Il sortit la bague et la lui passa au doigt. Elle lui allait la perfection, elle semblait avoir t faite pour elle. A cet instant, il eut limpression que le monde lui appartenait.
Je naimerai jamais une autre femme que vous. Il embrassa sa main avec ferveur. Avec cette bague, je vous offre mon cur. Je vous aime, murmura-t-elle. Elle avait limpression que son univers se partageait en deux. Je vous aimerai toujours. Elle ne dtourna pas son visage quand il se pencha vers elle. Le moment viendrait o elle verserait des larmes de chagrin, de regrets. Mais ce soir, pendantles quelques heures qui restaierit, elle allait lui offrir un cadeau supplmentaire. Lentement, elle posa ses mains sur la pelisse de Ian et la fit glisser de ses paules. Elle commena dboutonner son pourpoint. De ses mains tremblantes, il immobilisa les siennes. Alanna Elle secoua la tte et posa un doigt sur ses lvres. Je ne suis pas une jeune fille. Je viens vous en tant que femme, et je vous demande de me prendre en tant que telle. Je veux que vous maimiez, Ian. Ce soir, en cette nuit de Nol, jen ai besoin. Cette fois, ce fut elle qui captura les mains de Ian dans les siennes. Elle les porta ses lvres. Ctait tmraire, elle en avait conscience, mais ctait lgitime. Et jai besoin de vous aimer ce soir. Ian ne stait jamais senti aussi maladroit.Ses mains semblaient trop grandes, trop rudes, son envie trop profonde et intense. Il se jura que sil ne devait accomplir quune seule chose dans sa vie, ce serait daimer tendrement Alanna et de lui montrer ce quil avait au fond du cur. Avec dinfinies prcautions, il la coucha dans le foin. Ce ntait pas le lit de plume quil avait rv pour elle, mais les bras dAlanna
venaient de lenlacer, et elle souriait en lui offrant sa bouche. Avec un soupir merveill, il se noya en elle. Alanna tait perdue damour. Ctait au-del de tout ce quelle avait rv. Ian lembrassait avec une telle ferveur quelle en oubliait les chagrins enfouis au fond delle. Quand il eut dlac son cachecur, il le fit glisser sur ses paules quil embrassa en murmurant des mots fous. Alanna avait envie de pleurer et de rire en mme temps. Elle lui ta son pourpoint, ouvrit sa chemise et caressa lentement sa poitrine du bout des doigts. Lentement, il la dshabilla, en sarrtant, en sattardant pour lui donner du plaisir et en prendre. Chaque fois quil la touchait, quil lembrassait, Alanna rpondait plus gnreusement. Il entendait sa respiration rapide, et bientt elle le mordilla pendant quil se plongeait dans les dlices de son corps. Une senteur de lavande se mlait lodeur du foin. La peau claire et soyeuse dAlanna brillait sous la lumire tamise, qui envoyait des reflets sur son abondante chevelure noire ; les soupirs dAlanna faisaient cho ses propres murmures. Alanna frissonnait. Mais elle avait chaud. Tellement chaud. Elle voulut prononcer le nom de Ian, mais elle narriva qu enfoncer ses ongles dans ses paules. Do venait ce tourbillon, cette rivire sauvage qui coulait en elle ? O finissait-elle ? Elle sarc-bouta contre lui tandis que les mains de Ian voyageaient comme la foudre sur des zones de plaisir dont elle navait jamais souponn lexistence. Elle scella sa bouche sur la sienne, avide, altre. Et bientt il la pntra, profondment. Eblouie, elle ouvrit pourtant les yeux. Le visage de Ian tait au-dessus du sien, ses cheveux flamboyants scintillaient la lueur de la lampe. Maintenant, nous ne formons quun. Il parlait voix basse, rauque de passion. Maintenant, tu es moi. Il prit ses lvres tandis quils soffraient lun lautre.
8.
Ils sassoupirent, la cape dAlarma ngligemment jete sur leurs corps emmls, chauds, repus damour. Ian murmura son nom. Alanna se rveilla. Minuit tait pass. Elle voulait rester encore un moment. Profiter de cet instant magique, qui allait bientt prendre fin. Ian stait rendormi. Elle observa son visage. Elle voulait se rappeler plus tard chaque trait, chaque dtail, bien quil soit dj grav dans son cur. Des lvres, elle effleura sa bouche. Un dernier baiser. Un dernier instant de bonheur. Quand elle bougea, il marmonna et tendit le bras vers elle. Vous ne vous chapperez pas aussi facilement, madame Flynn. Son cur se serra quand elle entendit la faon malicieuse dont il pronona son nom. Laube approche. Nous devons sortir dici, dit-elle. Trs bien. Il sassit pendant quelle commenait shabiller. Je suppose que, mme dans ces circonstances, votre pre pourrait bien tirer de nouveau son couteau sil me trouvait nu dans le foin avec sa fille.
A regret, il enfila ses hauts-de-chausses. Il aurait aim trouver les mots pour lui faire comprendre ce que cette nuit signifiait pour lui. Sa chemise encore ouverte, il se leva pour lui embrasser la nuque. Vous avez de la paille dans les cheveux, mon ange. Elle scarta de lui et enleva les brins. Jai perdu mes pingles. Je les prfre dnous. Il enfona les mains dans sa chevelure luxuriante. Dieu, je les aime comme cela. Elle faillit tomber dans ses bras mais elle se ressaisit. O est mon bonnet ? Obligeant, il se mit sa recherche. Pour vous dire la vrit, je nai jamais pass un aussi beau Nol. Je croyais avoir atteint le sommet huit ans, quand jai reu en cadeau un cheval bai. Il avait un caractre de chien, mais quel temprament ! Il trouva son bonnet et le lui tendit. Mais vous le battez largement ! Alanna esquissa un sourire. Je suis flatte, pour sr, Mac Gregor. Maintenant, je dois aller prparer le djeuner. Parfait. Pendant le repas, nous pourrons annoncer votre famille que nous devons nous marier. Alanna prit une profonde inspiration. Il nen est pas question. Nous navons aucune raison dattendre, Alanna. Non, rpta-t-elle. Je ne vais pas vous pouser. Il la regarda fixement, puis il se mit rire.
Quest-ce que vous me chantez l ? Cest absurde. Ce nest pas absurde. Je ne vais pas vous pouser, un point, cest tout. Il lattrapa furieusement par les paules. On va voir si vous nallez pas mpouser ! Je naime pas ce genre de plaisanteries. Ce nest pas une plaisanterie, Ian. Bien quelle comment claquer des dents, elle russit trouver un ton calme. Je ne vous pouserai jamais ! Ian en eut le souffle coup. Si elle lui avait plong un couteau dans le cur, elle ne laurait pas fait souffrir davantage. Vous mentez. Vous me regardez en face et vous osez mentir. Vous nauriez pas pu maimer comme vous lavez fait si vous ne vouliez pas mappartenir. Alanna avait le cur dchir, mais elle garda les yeux secs, si secs quils taient brlants sous ses paupires. Je vous aime, mais je ne vais pas me marier avec vous. Elle secoua la tte et continua avant quil puisse protester : Mes sentiments pour vous nont pas chang, pas plus que les vtres. Mais comprenez-moi, Ian, je suis une femme simple, avec des espoirs simples. Vous allez faire votre guerre et vous ne serez pas satisfait tant quelle ne sera pas termine. Vous continuerez, quelle dure un an ou dix ans. Je ne veux pas perdre un autre tre que jaime, jen ai dj trop perdus. Je ne vais pas prendre votre nom et vous offrir mon cur pour vous voir mourir la guerre. Ainsi, vous me faites du chantage. Vous ne partagerez pas ma vie tant que je naccepterai pas dignorer tout ce en quoi je crois ! Pour vous avoir, je dois tourner le dos mon pays, mon honneur et ma conscience
Non ! Alanna serra ses mains trs fort lune contre lautre. Je ne vous fais pas de chantage. Je vous laisse votre libert, de tout mon cur et sans regretter ce qui sest pass entre nous. Nous navons pas la mme conception du monde, Ian. Je ne peux pas vivre dans le vtre, et vous ne pouvez pas vivre dans le mien. Tout ce que je demande, cest que vous maccordiez la mme libert que celle que je vous laisse. Ny comptez pas. Il lui prit le bras. Ses mains si douces la nuit prcdente semblaient maintenant forges dans lacier.. Comment pouvez-vous croire que nos divergences politiques puissent mempcher de vous emmener avec moi ? Votre place est prs de moi, Alanna. Il ne sagit pas uniquement de divergences politiques. Alanna sentait les larmes lui monter aux yeux. Elle se fora parler schement. Nous navons ni les mmes espoirs, ni les mmes rves. Je ne vous demande pas de sacrifier les vtres, lan, mais je ne sacrifierai pas les miens. Elle recula, raide comme une pe. Je ne veux pas vivre avec vous. Rien de ce que vous pourriez dire ou faire ne pourrait me faire changer davis. Et si vous maimez vraiment, vous nessaierez pas. Elle lui arracha son bonnet des mains et en fit une boule. Vos blessures sont guries, Ian MacGregor. Il est temps que vous partiez. Je ne vous reverrai pas. Sur ces mots, elle lui tourna le dos et sortit prcipitamment. Une heure plus tard, depuis sa chambre, elle lentendit partir cheval. Elle se laissa tomber sur son lit et clata en sanglots. Les
larmes inondrent ses mains, et ce nest qu ce moment-l quelle sen rendit compte : elle navait pas rendu lan la bague quil lui avait offerte. Et il ne la lui avait pas demande.
Ian mit trois semaines pour se rendre en Virginie, et une semaine supplmentaire avant de pouvoir parler quelquun autrement que par monosyllabes. Dans la bibliothque de son oncle, il participa aux discussions sur les vnements qui se droulaient Boston et dans dautres colonies, ainsi que sur les ractions du Parlement. Bien que Brigham Langston, quatrime comte dAshburn, soit en Amrique depuis prs de trente ans, il avait gard des liens en haut lieu, en Angleterre. Il stait battu pour ses ides dans la rbellion des Stuart, et il tait dtermin rsister son pays natal pour faire rgner la libert et la justice sur sa terre dadoption. Messieurs, assez de secrets et de complots pour ce soir ! Serena MacGregor venait dentrer en coup de vent dans la bibliothque. Ian se leva pour la saluer, mais son oncle resta appuy contre le manteau de la chemine. Serena posa sur lui un regard alangui. A ses yeux, Brigham tait toujours aussi beau que lorsquelle lavait rencontr, quelque trente annes plus tt. Il avait gard sa silhouette mince et muscle, son visage tait burin par le soleil du Sud, et ses cheveux argents ne faisaient quajouter son charme naturel. Serena tourna les yeux vers leur fils an, Daniel, qui lembrassa sur la joue et lui tendit un verre de brandy. Tu sais que nous sommes toujours heureux de te compter parmi nous, maman. Tu parles comme ton pre. Elle tait ravie quil ait galement hrit la belle allure des Brigham. Je sais trs bien que tu souhaites me voir au diable.
Mais je te rappelle encore une fois que jai dj particip une rbellion. Nest-ce pas, Sassenach ? Brigham se mit rire. Ds le premier jour o ils staient connus, elle lavait souvent affubl du nom pjoratif que les Ecossais donnaient aux Anglais. Ai-je jamais essay de te changer ? demanda-t-il. Tu nes pas homme essayer en sachant que tu vas perdre. Elle lembrassa puis se tourna vers son neveu. Ian, tu as maigri ! Elle venait de dcider quil avait suffisamment broy du noir. Tant que sa mre serait de lautre ct de locan, elle soccuperait elle-mme de lui. Ma cuisine ne te plat pas ? Ta table est magnifique, comme toujours, tante Serena. Elle sirota son brandy et posa un regard scrutateur sur son neveu. Ta cousine Fiona regrette que tu naies pas encore fait de randonne cheval avec elle. Elle parlait de sa fille cadette. Jespre quelle na rien fait pour te dplaire ? Non, rassure-toi. Il se balana dun pied sur lautre. Non, jai seulement t un peu distrait. Je vais me promener avec elle un de ces prochains jours. Trs bien. Elle sourit malicieusement. Il valait mieux attendre dtre seule avec Ian pour essayer de le faire parler.
Brig, Amanda aimerait que tu laides choisir un poney pour Colin. Et toi, Daniel, ton frre tattend lcurie. Il veut te parler. Daccord, maman, jy vais de ce pas. Quand elle se retrouva seule avec Ian, confortablement et lissa sa robe dun air satisfait. elle sassit
Ian, est-ce que tu me fuis ? Nous navons pas discut en tte tte depuis que tu es arriv. Reprends un peu de brandy et tiens-moi compagnie un petit moment, veux-tu ? Elle lui adressa un sourire charmant. Ctait encore une faon quelle avait dobtenir ce quelle voulait, sans cri, sans menaces. Raconte-moi tes aventures Boston. Elle se dbarrassa de ses chaussures et cacha ses pieds nus sous sa jupe, dans une attitude la fois digne et trs jeune. Malgr son humeur sombre, Ian ne put sempcher de lui sourire. Tante Serena, tu es trs belle. Et toi, tu essaies de me dtourner de mon ide. Elle secoua la tte, faisant ruisseler ses cheveux sur ses paules. Si lon faisait exception de quelques mches grisonnantes, ils navaient pas subi loutrage du temps, ils taient encore dun roux lumineux. Je sais tout sur tes petites Tea parties, mon garon. Elle leva son verre sa sant. En tant que Mac Gregor, je te flicite. Et je sais que les Anglais commencent rouspter. Quils stranglent avec leur maudit th ! Elle leva une main. Mais ne parlons pas de cela. Jai vraiment envie dcouter ce que tu as dire sur les sentiments de ceux qui sont dans la NouvelleAngleterre et dans dautres parties de lAmrique, mais pour linstant, je veux que tu me parles de toi. De moi ?
Il haussa les paules et fit tourner sa boisson dans sa tasse. Tu es au courant de mes activits, tante Serena. Tu connais mon allgeance Sam Adams et aux Fils de la Libert. Nos projets slaborent lentement, mais srement. Je sais cela. Cest passionnant, mais ce nest pas ce que je veux entendre pour linstant, Ian. Elle se pencha en avant et prit sa main dans les siennes. Th es lan de mon frre, et mon filleul. Je tai aid venir au monde. Aussi vrai que je suis assise l ct de toi, je sais que tu as des ennuis qui nont rien voir avec la politique ni avec les rvolutions, quelles quelles soient. Et qui ont pourtant tout voir avec elles, murmura-t-il avant de boire une gorge dalcool. Parle-moi de cette femme ! dit brusquement Serena. Ian jeta un coup dil acr sa tante. De qui ? Pour qui me prends-tu, Ian ? Tu las mentionne mille fois par ton silence. Inutile dessayer de me le cacher, mon garon. Noublie pas que nous sommes du mme sang. Comment sappelle-t-elle ? Alanna. Il pronona son nom avant de savoir quil en avait lintention. Quelle aille au diable ! ajouta-t-il. Avec un rire de gorge, Serena senfona dans son sige. Tout cela me parat passionnant. Je tcoute. A contrecur, Ian finit par obir. Il raconta tout Serena, depuis le moment o il avait repris vaguement conscience dans lcurie, jusquau moment o il tait parti de chez les Murphy, furieux et frustr. Elle doit beaucoup taimer, murmura sa tante.
En parlant, Ian stait lev pour arpenter la pice. Drle damour ! dit-il avec un rire amer. Un amour profond, mais craintif. Serena se leva et lui tendit les mains. Je comprends cela, Ian, plus que je ne peux lexprimer. Peine pour lui, elle porta les mains de son neveu ses joues. Je ne peux pas me changer. Je suis comme je suis, dit-il. Naturellement. Avec un soupir, elle lattira prs delle en se rasseyant sur le canap. Moi non plus, je ne pouvais pas. Nous sommes des enfants de lEcosse, mon chri. Nous avons en nous lesprit des Highlands. Sa voix trahissait la nostalgie de son pays. Nous sommes ns rebelles, nous nous battons depuis le dbut des temps. Cependant : nous ne luttons que pour ce qui nous appartient de droit. Notre terre, notre foyer, notre peuple. Elle ne comprend pas cela. Oh ! si, je crois quelle le comprend fort bien. Peut-tre ne peut-elle laccepter, tout simplement. Mais dis-moi pourquoi toi, un MacGregor, tu las quitte quand elle ta pri de partir ? Tu ne tes donc pas battu pour la garder ? Cest une folle la tte dure qui ne veut pas entendre raison. Ah, je vois ! Dissimulant un sourire, Serena hocha la tte. Elle aussi avait t accuse plus dune fois davoir la tte dure, et par un homme, notamment. Si Ian avait saut sur son cheval pour venir panser ses blessures en Virginie, ctait par orgueil. Mais lorgueil tait aussi quelque chose quelle comprenait trs bien. Tu laimes.
Je ne souhaite quune chose : loublier. Mais je ne peux pas. Il serra les dents. Je vais peut-tre retourner l-bas pour la tuer. Je doute que tu en arrives l. Elle se leva et lui caressa la main. Reste le temps que tu voudras chez nous, lan. Et fais-moi confiance, tout va sarranger. Serena le laissa le front rembruni, contempler le feu. Elle se dirigea tout droit vers sa chambre et sassit son bureau pour rdiger une lettre.
Non ! Je ne peux pas y aller ! Les joues carlates, les yeux brillants, Alanna se tenait devant son pre, la lettre serre convulsivement dans sa main. Si, tu iras ! insista Cyrus. Lady Langston ta invite chez elle pour te remercier de vive voix davoir sauv la vie de son neveu. Il coina sa pipe entre ses dents et soupira en baissant les yeux. Pourvu quil ne fasse pas une erreur en incitant sa fille partir ! Ta mre voudrait que tu y ailles, ajouta-t-il. Mais Alanna avait encore des arguments : Le voyage est trop long. Dans prs de deux mois, il sera temps de fabriquer le savon, de faire les semailles et de carder la laine. Jai trop de travail pour entreprendre un tel voyage. Et de toute faon je nai rien de convenable me mettre sur le dos. Son pre balaya ses objections dun geste de la main. Tu vas y aller, au nom de ta famille ! Il se redressa de toute sa hauteur.
Il ne sera pas dit quun Murphyaura eu peur de rencontrer le beau monde ! Je nai pas peur ! Tu trembles, ma fille, et cela me fait honte. Lady Langston souhaite faire ta connaissance. Aprs tout, jai des cousins qui se sont battus au ct de son clan dans le Quarante-Cinquime. Un Murphy vaut bien un MacGregor. Je sais que je nai pas pu tenvoyer lcole comme ta mre le souhaitait Oh, papa ! Il secoua fortement la tte. Si je ne te pousse pas accepter cette invitation, ta mre me tournera le dos quand je la rejoindrai dans lau-del. Avant que ma vie sachve, je veux que tu connaisses autre chose du monde que ces rochers et cette fort. Alors tu vas y aller pour ta mre et pour moi, si tu ny vas pas pour toi-mme. Alanna se sentit faiblir. Mais si Ian est chez lady Langston ? Ecrit-elle quil y est ? Eh bien, non, mais Alors, il ny est probablement pas. Il doit tre en train de faire du remue-mnage quelque part. Oui, sans doute. Lugubre, elle baissa les yeux sur la lettre froisse entre ses mains. Oui, sans doute, rpta-t-elle. Elle secoua la tte en soupirant. Son cur se gonflait de sentiments contradictoires. Comment ignorer lexcitation quelle ressentait lide de voyager, de voir la Virginie, o la campagne tait, parat-il, si verte ? Elle regarda son pre.
Qui va faire la cuisine pendant mon absence ? Qui va faire la lessive, traire les vaches ? Nous ne sommes pas manchots, ma fille. Mais Alanna lui manquait dj. Il soupira. Mary pourra nous aider, maintenant quelle est marie notre Johnny. Et la veuve Jenkins propose toujours de donner un coup de main. Je sais, mais pouvons-nous nous permettre Nous ne sommes pas non plus sans le sou, coupa Murphy. Va crire ta rponse lady Langston. Dis-lui que tu acceptes son invitation avec joie. A moins que tu naies peur de la rencontrer. Bien sr que non ! Alanna se frotta le front. Tout tait all si vite ! Son pre la regardait dun air obstin. Elle ne pouvait pas le dcevoir. Prenant une profonde inspiration, elle murmura : Trs bien, je vais y aller. Elle monta lentement lescalier. Son critoire tait dans sa chambre. Parfait, marmonna Cyrus voix basse. Mais reviendras-tu ?
9.
Alanna tait sre que son cur allait exploser dans sa poitrine. Il battait si vite ! Jamais elle ntait monte dans un fiacre attel des chevaux aussi bien assortis que ces deux bais qui lemportaient vive allure. Et guids par un cocher en livre ! Le simple fait dimaginer que les Langston avaient envoy cet quipage avec des postillons et une servante lui donnait le vertige. Elle avait roul jusqu Boston, o elle avait pris le bateau pour Richmond ; et maintenant, elle avait retrouv la route pour rejoindre Glenr, la plantation des Langston, laquelle ils avaient donn le nom dune fort des Highlands, en Ecosse, leur pays natal. Alanna senfona dans son sige capitonn et se laissa aller sa rverie. Dieu, comme cela avait t excitant de voir le vent gonfler les voiles du navire, de dcouvrir sa cabine particulire et de rencontrer la jeune servante charge de veiller -ses besoins ! Jusqu ce que la pauvre petite ait le mal de mer. Les rles staient alors inverss, et elle avait d veiller elle-mme aux besoins de la jeune fille. Mais elle nen avait cure. Pendant que la servante se reposait, Alanna stait promene sur les ponts du grand bateau do elle avait contempl locan, apercevant de-ci de-l une tendue de cte. Elle tait alle dmerveillement en merveillement dcouvrant limmensit et la beaut de cette terre de Virginie. en
Ctait vraiment magnifique. Elle aimait la ferme, la fort et les rochers de son Massachusetts natal, mais ici, la terre tait encore plus splendide dans sa varit. Quand elle tait partie de la maison paternelle, le sol tait encore blanc de neige. La chaleur arrivait timidement, faisant fondre la glace qui formait des stalactites sur lauvent du toit et les branches nues des arbres.
Mais dans le Sud, les arbres taient dj verts, et elle avait pu laisser sa cape ouverte pour profiter de lair qui entrait flots dans la voiture attele. Partout dans les prs, des petits veaux ttaient leur mre. Les champs taient de vritables ruches o des dizaines et des dizaines de mains noires faisaient les semailles de printemps. Et on tait seulement au mois de mars ! Il y avait trois mois que Ian tait parti. Le cur serr, Alanna effleura la bague quelle portait une cordelette sous sa robe de voyage. Elle la rendrait lady Langston, bien sr, car Ian ne serait certainement pas la plantation. Ctait impossible. Elle soupira, partage entre le soulagement et le regret. Elle rendrait cette bague la tante de Ian en lui expliquant pourquoi elle tait en sa possession. Cependant, elle se garderait de lui dire toute la vrit, ce serait trop humiliant, et trop douloureux. Elle redressa les paules. Inutile de nourrir des penses aussi tristes pour linstant. Croisant ses mains sur ses genoux, elle examina les collines ondoyantes dj couvertes de verdure. Elle devait considrer ce voyage comme une aventure, quelle naurait certainement pas loccasion de vivre deux fois. Et elle devait mmoriser le moindre dtail pour pouvoir faire un rcit fidle Brian, le plus curieux de ses deux frres. Elle soupira. Elle naurait certainement aucune difficult se souvenir de tout. Ce voyage ntait pas ordinaire. Elle tait invite par la famille de Ian, des gens qui lavaient connu bb, puis jeune homme. Pendant les quelques semaines quelle allait passer chez eux, elle se sentirait certainement proche de lui. Ctait invitable, mais ce serait la dernire fois. Elle se le promettait. Ensuite, elle retournerait la ferme, vers sa famille et vers son devoir, et elle pourrait sestimer heureuse. Il ny avait pas dautre possibilit. Cependant, alors que le fiacre brinquebalait dans un chemin plein dornires, Alanna garda sa main droite pose sur la bague que Ian lui avait offerte. Quelques minutes plus tard, lattelage tourna entre deux grands piliers relis par une grille en fer forg, au-dessus de laquelle tait
inscrit en lettres immenses : GLENR . La servante, plus prouve quAlanna par la route, sembla reprendre vie. Vous allez bientt voir la maison, madame. Visiblement heureuse que ces semaines de voyage prennent fin, elle tendit le cou par la fentre. Cest la plus belle maison de toute la Virginie, ajouta-t-elle. Le cur battant, Alanna se mit tripoter le galon noir bordant sa robe de voyage, quelle avait cousue pendant les trois nuits qui avaient prcd son dpart. Puis ses doigts agits jourent avec les rubans de son bonnet, lissrent sa robe avant de retourner vers le galon. Elle regarda dehors. La large alle tait borde de chnes couverts de minuscules feuilles vert clair. Alanna se pencha par la fentre. Aussi loin que portait sa vue, les immenses pelouses taient entretenues la perfection. De-ci de-l, des arbres fruitiers resplendissaient de bourgeons roses et blancs. Et brusquement, sur une petite crte, la maison lui apparut dans toute sa splendeur. Alanna en oublia de respirer. Ctait un majestueux difice dun blanc clatant, orn dune dizaine de colonnes fines et lances. Des balcons qui ressemblaient de la dentelle noire bordaient les hautes fentres aux second et troisime tages. Un gigantesque porche courait sur toute la faade et les cts de la maison, et de gros bouquets de fleurs rouge vif taient disposs dans de grands vases poss de chaque ct de lescalier de pierre, qui conduisait des portes-fentres aux vitres tincelantes. Alanna serra frntiquement ses mains lune contre lautre. Elle dut prendre sur elle pour ne pas crier au cocher de faire demi-tour et de la ramener chez son pre. Doux Jsus, que venait-elle faire ici ? Quallait-elle bien pouvoir dire des gens qui vivaient dans un tel luxe ? Le foss entre Ian et elle semblait slargir tandis que les chevaux fougueux avanaient inexorablement.
Avant que lquipage sarrte au tournant de lalle, une femme apparut sur le seuil de la maison. Sa robe vert deau borde de dentelle ivoire se gonflait au vent. Ses cheveux, dune belle nuance dore, taient enrouls sur sa nuque. Alanna tait peine revenue de sa stupeur que la dame savana vers elle, les mains tendues. Madame Flynn, vous tes aussi belle que je my attendais. Elle parlait avec une voix lgrement rauque, rappelant celle de Ian. Alanna eut le cur serr. Permettez-moi de vous appeler Alanna, je sens que nous sommes dj amies, continua lady Langston en la prenant dans ses bras. Je suis Serena, la tante de Ian. Bienvenue Glenr. Lady Langston, commena Alanna, intimide. Elle tait mal laise dans ses vtements froisss et couverts de poussire. Mais Serena ne semblait pas y prter attention. Elle la prit par la main et lentrana vers la maison. Appelez-moi Serena, je vous en prie. Jespre que votre voyage a t agrable. Oui. Et je vous remercie de votre gnrosit en mouvrant votre maison. Cest moi qui vous remercie. Serena fit une pause avant dentrer dans la maison. Vous avez sauv la vie de Ian. Il mest aussi prcieux que mes propres enfants. Venez, je vais vous montrer votre chambre. Je suis sre que vous avez envie de vous rafrachir avant de rencontrer le reste de la famille lheure du th. Naturellement, nous ne servirons pas cette horrible boisson. Elles pntrrent dans un hall spacieux au plafond lev. Un escalier double circonvolution conduisait ltage. Alanna navait pas assez dyeux pour admirer. Je men doute, parvint-elle dire dune voix faible tandis que Serena la prenait par un bras.
Elles montrent la vole de marches qui partait droite. Brusquement, des cris slevrent des profondeurs de la maison. Ne vous inquitez pas. Ce sont mes deux petits monstres. Ils se chamaillent sans arrt, comme des chiots. Alanna sclaircit la voix. Combien denfants avez-vous, lady Langston ? Six. Serena la guida le long dun corridor aux tons pastel, recouvert de tapis moelleux. Ce sont Payne et Ross que vous entendez. Ils sont jumeaux. Ils passent leur temps senvoyer au diable puis jurer quils se dfendront mutuellement jusqu la mort. Alanna entendit distinctement un objet se fracasser. Serena resta indiffrente. Elle ouvrit une porte et seffaa pour la laisser entrer. Jespre que vous serez confortablement installe ici. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, nhsitez pas me le demander. Alanna sourit. Elle allait de surprise en surprise. De quoi pourrait-elle bien avoir besoin ? La chambre tait au moins trois fois plus grande que la sienne, et parfume de bouquets de fleurs fraches. Et dire quon ntait quau mois de mars ! Le lit, assez grand pour trois personnes, tait couvert dun tissu de soie bleu clair. Il y avait une armoire de bois ouvrage et un grand bureau orn dun miroir dans un cadre dargent, une coiffeuse dlicate et une chaise recouverte de brocart. Les grandes fentres ouvertes laissaient entrer la chaude brise parfume qui soulevait doucement les rideaux de voile blanc. Avant quAlanna retrouve sa langue, une servante se prcipita, arme dun pichet deau chaude. Serena passa devant une chemine magnifiquement sculpte.
Voici Hattie. Elle sourit la petite servante noire. Elle soccupera de vous pendant votre sjour. Hattie, vous prendrez soin de Mme Flynn, je compte sur vous ? Oh oui, maame ! rpondit Hattie en souriant. Parfait. Serena tapota le bras dAlarma. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? Certainement pas, vous en avez fait plus quil ne faut. Je nai mme pas commenc , songea Serena, mais elle se contenta de secouer la tte en la regardant avec sympathie. Je vous laisse vous reposer. Hattie vous montrera le chemin quand vous voudrez nous rejoindre. Quand la porte se referma derrire lady Langston, Alanna sassit sur le bord du lit. Elle tait puise. Comment allait-elle tenir le coup ? Hattie laida se dbarrasser de ses vtements de voyage et revtir sa plus belle robe. La jeune servante la coiffa avec beaucoup dhabilet, tout en parlant sans arrt, dune voix chantante. Alanna se regarda dans le miroir de la coiffeuse. Ses boucles noir corbeau taient domptes en accroche-curs retombant sur son paule gauche. Alanna tait en train de suspendre ses oreilles les boucles en grenat de sa mre, faisant appel tout son courage pour descendre lescalier, quand elle entendit des cris et des coups sourds dans le corridor. Intrigue, elle entrouvrit la porte, puis elle louvrit en grand la vue de deux jeunes corps masculins qui roulaient sur le tapis. Etonne, elle toussota. Bonjour, messieurs !
Les garons, qui se ressemblaient comme deux gouttes deau, avec des cheveux noirs en bataille et des yeux topaze, se relevrent immdiatement et sinclinrent en mme temps devant elle. Qui tes-vous ? demanda celui qui avait une lvre fendue. Je suis Alanna Flynn. Alanna sourit, amuse. Et vous, vous devez tre Payne, et Ross. Oui. La rponse venait de celui qui avait un il au beurre noir. Je suis Payne, et je suis lan. Je vous souhaite la bienvenue Glenr. Moi aussi, je lui souhaite la bienvenue, intervint Ross en donnant une bourrade dans les ctes de son frre. Il savana et tendit la main Alanna. Je vous remercie tous les deux, dit-elle, soucieuse de maintenir la paix. Jallais descendre pour rejoindre votre mre. Vous pourriez peut-tre maccompagner ? Elle doit tre dans le salon. Cest lheure du th. Ross lui offrit son bras. Evidemment, nous ne buvons pas cette satane boisson. Payne lui offrit aussi le sien. Alanna prit les deux. Si les Anglais nous foraient en boire, nous le leur cracherions la figure. Naturellement, dit Alanna en fronant les sourcils. Quand le trio entra dans le salon, Serena se leva. Alanna, je vois que vous avez dj fait la connaissance de mes deux petits dmons. Elle nota au passage lil au beurre noir et la lvre fendue.
Si vous voulez du gteau, espces de chenapans, il faudra vous laver avant de passer table. Serena se tourna vers Alanna et la prsenta au reste de la famille : un jeune homme denviron dix-huit ans, nomm Kit, qui ressemblait beaucoup sa mre et qui lui adressa un bref sourire ; et une jeune fille, Fiona, qui devait avoir lge de Brian. Elle avait les cheveux plus blonds que roux, et les joues creuses de fossettes. Ma fille Amanda espre se joindre nous avec sa famille pour le dner. Ils vivent sur une plantation voisine, dit Serena. Elle remplit une tasse de caf quelle lui offrit. Nous nattendrons pas Brigham et les autres. Ils sont partis superviser le travail de la plantation, et Dieu seul sait quelle heure ils vont revenir. Maman ma dit que vous vivez dans une ferme, dans le Massachusetts, dit Fiona. Cest vrai. Alanna sourit et commena se dtendre. Il y avait encore de la neige quand je suis partie. L-bas, la saison chaude est beaucoup plus courte que chez vous. La conversation allait bon train quand les jumeaux revinrent, se tenant mutuellement pas les paules ; apparemment, ils taient rconcilis. En adressant leur mre un sourire identique, ils sapprochrent delle pour lembrasser. Cest trop tard, dit Serena en faisant semblant dtre fche. Je sais dj que vous avez cass le vase. Elle remplit de chocolat deux grandes tasses. Heureusement quil tait laid. Maintenant, asseyez-vous, et dbrouillez-vous pour ne pas renverser vos tasses sur le tapis. Alanna se sentait bien. Elle sirotait sa deuxime tasse de caf quand un clat de rire masculin se fit entendre dans le hall.
Papa ! Les jumeaux se prcipitrent vers la porte. Serena jeta un rapide coup dil sur les claboussures de chocolat maculant le tapis et soupira. Brigham entra, encadr par les deux garons. Il leur bouriffa les cheveux. Alors, quelles btises avez-vous faites aujourdhui ? Alanna tourna la tte vers lui. Il posa dabord les yeux sur sa femme. Il avait lair amus. Mais il y avait autre chose dans ses yeux, une expression profonde, sincre, qui fit natre tout au fond delle une tincelle denvie. Puis il la regarda et traversa le salon. Alanna, je vous prsente mon mari, Brigham. Je suis ravi de vous connatre enfin, dit Brigham en prenant sa main dans les siennes. Nous vous devons tant ! Alanna se sentit rougir. Brigham aurait pu tre son pre, et pourtant il dgageait un magntisme qui lui fit battre le cur plus vite. Je vous remercie pour votre hospitalit, lord Langston. Ne me remerciez pas. Il jeta sa femme un regard trange,qui paraissait presque exaspr. Jespre seulement que vous passerez un excellent sjour. Le contraire me parat impossible. Vous avez une demeure magnifique, et une famille adorable. Il voulut dire encore quelque chose, mais sa femme linterrompit. Veux-tu du caf, Brig ? Elle avait dj rempli une tasse, quelle lui tendit en lui jetant un coup dil plein de sous-entendus. O sont passs les autres garons ?
Ils taient derrire moi. Ils ont fait un dtour par la bibliothque. Alors quil parlait, deux hommes entrrent dans la pice. Alanna eut un vague aperu de celui qui avait les cheveux noirs, et qui ressemblait Brigham, en plus jeune. Puis son regard fut attir irrsistiblement par lhomme qui laccompa-gnait. Elle ne se rendit mme pas compte quelle venait de se mettre debout et que le silencestait abattu sur le salon. Elle ne voyait que lui. Il tait en costume dquitation, et le vent avait bouriff sa crinire rousse. Il se figea sur place, le visage travers par une foule dexpressions, les mmes que celles quelle ressentait. Puis il esquissa un sourire, mais un sourire dur, qui la piqua au vif. Ah, madame Flynn. Quelle extraordinaire surprise ! Je je, bafouilla-t-elle. Elle jeta un regard affol autour delle, la recherche dun coin o se cacher. Mais Serena stait dj leve et lui prenait la main. Elle lui donna une pression lgre mais ferme. Alanna a eu la gentillesse daccepter mon invitation, Ian. Nous voulions la remercier de vive voix de stre occupe de toi, et de tavoir sauv la vie afin que tu puisses continuer empoisonner la ntre. Elle se mit rire. Je vois, dit Ian. Quand il put dtourner les yeux dAlanna, il envoya un coup dil furibond sa tante. Tu es trs maligne ; tante Serena. Ce nest pas moi qui dirai le contraire ! Ian serra les poings.
Eh bien, madame Flynn, puisque vous tes ici, je me dois de vous souhaiter la bienvenue Glenr. Je Alanna avait la gorge sche. Elle savait quelle allait pleurer et se ridiculiser devant tout le monde. Excusez-moi. Arrachant son regard celui de Ian, elle sortit prcipitamment du salon. Comme tu es agrable, Ian ! persifla Serena. En secouant ta tte, elle partit sur les talons de son invite. Elle trouva Alanna en train de sortir ses vtements de larmoire. Que faites-vous donc ? Je men vais. Je ne savais pas que Lady Langston, je vous remercie infiniment pour votre hospitalit, mais je dois rentrer immdiatement. Quelle absurdit ! Serena la prit fermement par les paules et la fit asseoir sur le lit. Maintenant, reprenez votre souffle. Je comprends que vous ayez t surprise de voir Ian, mais Elle fit une pause en voyant Alarma se couvrir le visage de ses mains et clater en sanglots. Dans un geste maternel, elle posa un bras sur ses paules et la serra contre elle. L, l A-t-il t si dsagrable ? Les hommes sont ainsi, vous savez. Cela signifie simplement que nous devons tre les plus fortes. Non, non, tout est ma faute. Alanna tait secoue de sanglots convulsifs. Cette situation tait humiliante, mais elle narrivait pas retenir ses larmes. Elle posa la tte contre lpaule de Serena.
Que ce soit votre faute ou non, une femme ne doit jamais admettre ce genre de chose. Puisque les hommes ont lavantage des muscles, nous devons mieux utiliser notre cerveau queux. En souriant, elle lui caressa les cheveux. Je voulais voir de mes propres yeux si vous laimiez autant quil vous aime. Maintenant, je le sais. Non, maintenant, il me dteste. Et qui pourrait len blmer ? Mais cest mieux ainsi. Elle eut un hoquet. Cest mieux ainsi, rpta-t-elle, dsespre. Vos sentiments pour lui vous font peur ? Oh ! oui. Je ne veux pas laimer. Vous savez, il ne changera jamais. Il ne sera pas heureux tant quil ne se sera pas fait tuer ou pendre pour trahison. On ne tue pas aussi facilement un Mac Gregor. Ma chrie, je voudrais vous offrir un mouchoir, mais je nen trouve jamais au moment o jen ai le plus besoin. En reniflant, Alanna hocha la tte et sortit le sien. Je vous demande pardon de mtre donne en spectacle, lady Langston. Oh, jadore les scnes, et jen provoque chaque fois que cest possible. Elle attendit quAlanna se ressaisisse. Je vais vous raconter lhistoire dune jeune fille qui vouait un homme un amour draisonnable. Ctait une poque o la guerre, la rbellion et la mort rgnaient partout. Elle le refusa plusieurs fois. Elle tait persuade dagir au mieux. Se schant les yeux, Alanna poussa un profond soupir. Que sont-ils devenus ?
Oh, il tait aussi entt quelle, alors ils se sont maris et ils ont eu six enfants. Et deux petits-enfants. Serena eut un sourire radieux. Je nai jamais regrett, pas une seule seconde. Mais cest diffrent. Lamour est toujours le mme. Et il nest jamais le mme. Moi aussi, javais peur. Vous ? Oh ! oui. Plus jaimais Brigham, plus javais peur. Je nous punissais tous les deux en niant mes sentiments pour lui. Voulez-vous me parler des vtres ? Cest souvent dun grand secours de pouvoir parler entre femmes. Alanna hocha la tte. Serena avait peut-tre raison. De toute faon, elle ne souffrirait pas plus quelle ne souffrait dj. Un peu rassrne, elle se confia sa nouvelle amie. Jai perdu un de mes frres pendant la guerre contre les Franais. Je ntais quune enfant, alors, mais je me souviens bien de lui. Il tait si brillant, si beau. Et comme Ian, il ne pensait qu dfendre sa terre, se battre pour elle. Il est mort pour ses convictions. Un an plus tard, ma mre sest teinte. Elle avait eu le cur bris, et cela a fini par lemporter. Danne en anne, jai t tmoin de la douleur de mon pre. Serena hocha la tte. Il ny a pas de plus grande perte que celle dun tre aim, ditelle. Mon pre est mort au champ de bataille il y a vingt-huit ans, et je vois toujours son visage. Peu de temps aprs, jai laiss ma mre en Ecosse. Elle est morte avant la naissance dAmanda, mais elle continue vivre dans mon cur. Elle prit les mains dAlanna dans les siennes et elle plongea dans ses yeux son regard brouill par les larmes.
Quand la rbellion fut crase, mon frre Coll a ramen Brigham qui venait dtre bless. Je portais son premier enfant dans mon sein. Pour nous cacher des Anglais, nous nous tions rfugis dans une grotte. Brigham est rest plusieurs jours entre la vie et la mort. Alanna retenait son souffle. Ainsi, lhistoire que Ian avait raconte Brian ntait pas exagre. Elle observa la frle silhouette de Serena. Comment avez-vous pu supporter cela ? interrogea-t-elle. Comment ne pas le supporter ? Serena eut un sourire espigle. Brigham dit souvent que je lai fait revenir la vie pour pouvoir le perscuter. Il a peut-tre raison. Mais je connais la peur, Alanna. Quand cette rvolution va clater, mes fils vont aller se battre, et mon sang se glace la pense que je risque de les perdre. Cependant, si jtais un homme, je prendrais mon arme et je les rejoindrais. Vous tes plus courageuse que moi. Je ne crois pas. Si votre famille tait menace, iriez-vous vous cacher dans un coin, ou prendriez-vous les armes pour la protger ? Je mourrais pour la protger, mais Le sourire de Serena spanouit de nouveau, mais il tait plus doux, plus srieux quavant. Le jour viendra, bientt, o les hommes des colonies prendront conscience que nous sommes tous unis. Comme un clan. Nous nous battrons pour nous protger mutuellement. Ian sait cela dsormais. Nest-ce pas la raison pour laquelle vous laimez ? Si. Alanna baissa les yeux sur leurs mains jointes.
Si vous niez cet amour, serez-vous plus heureuse que si vous prenez le temps que Dieu veut bien vous accorder de passer avec Ian ? Alanna secoua la tte. Non. Elle ferma les yeux et se remmora les trois derniers mois. Des mois de tristesse. Je ne serai jamais heureuse sans lui. Je le sais maintenant. Cependant, toute ma vie, jai rv dpouser un homme fort, mais tranquille, qui se contenterait de travailler mon ct et dlever ses enfants. Avec Ian, il y aurait tant dexigences et de risques. Je ne connatrais pas un moment de rpit. Cest vrai, Alanna. Mais cherchez au fond de votre cur et posez-vous une seule question : si vous en aviez le pouvoir, changeriez-vous Ian ? Oui, rpondit Alanna sans hsiter. Elle releva brusquement la tte. Son cur, plus honnte, venait de lui donner une autre rponse. Non ! scria-t-elle. Doux Jsus, suis-je donc stupide au point de ne pas avoir compris que je laime pour ce quil est, et non pour ce que jaurais aim quil soit ? Satisfaite, Serena hocha la tte. La vie est pleine de risques, Alarma. On peut les accepter en faisant contre mauvaise fortune bon cur, et aller de lavant. On peut aussi se cacher et rester sans rien faire. De quel ct tes-vous ? Alanna resta longuement silencieuse. Je me le demande, lady Langston. Appelez-moi Serena. Je me le demande, Serena. Alanna esquissa un ple sourire.
Si javais pu discuter plus tt avec vous, aurais-je renvoy Ian ? Serena la serra contre son cur. Cest une bonne question. Maintenant, reposez-vous, et laissez-le mijoter un peu. Il ne voudra plus jamais madresser la parole, murmura-t-elle. Elle redressa le menton. Mais je le forcerai ! Je nen doute pas, dit Serena avec un petit rire. Non, je nen doute pas.
10.
Ian napparut pas au dner, ni au petit djeuner du lendemain. Cette dsertion aurait dcourag la plupart des femmes, mais Alanna y trouva un dfi qui laida vaincre son anxit. De plus, il tait difficile, voire impossible, de vivre entoure de la famille Langston sans se rendre compte du pouvoir de lamour, de la dtermination et de la confiance. Quelles quaient t les vicissitudes rencontres par Brigham et Serena, ils avaient pass leur vie ensemble. Ils avaient tous les deux perdu leur pays et des gens chers, mais ils avaient reconstruit leur existence grce leur volont et leur amour. Avait-elle le droit de se refuser une chance avec Ian ? Il la ferait certainement, cette guerre, si elle clatait, mais la rflexion, il tait trop ttu pour mourir. Et si elle devait le perdre, pourquoi se priver du bonheur de passer un an, un mois ou mme un seul jour prs de lui ? Elle allait le lui dire. Si toutefois elle arrivait le voir. Elle lui prsenterait ses excuses, elle irait mme jusqu lui demander pardon, bien que cette ide soit plutt vexante. Mais au fur et mesure que la matine se droulait, elle se sentait de plus en plus irrite. O diable Ian se cachait-il ? Ce fut grce aux jumeaux quelle obtint la rponse. Ils arrivaient dans le jardin en se disputant, selon leur habitude. Allons, les garons, allez vous battre ailleurs, dit Serena. Elle interrompit la taille de ses fleurs et se tourna vers eux. Cest sa faute lui, dclarrent-ils dune seule voix.
Alanna ne put sempcher de sourire. Je voulais aller la pche, se lamenta Ross. Ian maurait emmen si Payne ne stait pas mis faire limbcile. A la pche ! rpta Alarma. Elle crasa une fleur dans sa main avant de reprendre le contrle delle-mme. Ian est au bord de la rivire ? interroge a-t-elle en essayant de vaincre le tremblement de sa voix. Il va toujours vers la rivire quand il est de mauvaise humeur. Payne envoya un coup de pied dans un caillou. Je voulais quil nous emmne, mais cet idiot de Ross Allez-vous-en, les garons, je ne veux plus vous voir au milieu de mes fleurs, interrompit Serena. Quand ils eurent disparu, elle se tourna vers son invite. Aimez-vous chevaucher, Alarma ? Oui, mais chez moi, je nen ai jamais le temps. Alors, profitez-en ! Elle lui adressa un sourire radieux. Demandez Jem de sceller Prancer pour vous. Vous pouvez prendre le sentier qui part travers bois, juste derrire lcurie. La rivire est trs belle cette poque de lanne. Merci, Serena. Mais je nai pas de de costume damazone. Hattie va y pourvoir. Elle vous prtera celui dAmanda. Il doit vous aller. Merci encore. Elle embrassa Serena. Merci du fond du cur.
Ian avait jet un hameon dans leau, mais ce ntait quun prtexte pour rester l mditer. Il avait dabord eu envie dtrangler sa tante en dcouvrant son petit mange, mais avant quil en ait eu loccasion, elle tait entre en coup de vent dans sa chambre et lui avait reproch son attitude avec tant de vhmence, quil avait bien d se dfendre. En effet, il avait t rude envers Alanna, mais ctait tout ce quelle mritait. Si cela navait pas t si dur, il serait reparti bride abattue jusqu Boston. Et cette fois, Alanna aurait bien pu partir, et aller au diable. Mais pour cela, il naurait pas fallu quil la regarde. Elle tait si belle, dans sa robe bleue, quand il lavait vue dans le salon de sa tante. Il donna un coup de pied dans un caillou. Aprs tout, quelle importance ? Il ne voulait plus entendre parler delle. Il navait pas besoin dune mgre la langue bien pendue. Il avait trop de travail qui lattendait. Dire quil lavait supplie ! Sa fiert en avait pris un coup. Alanna stait couche dans le foin pour se donner lui, en lui faisant croire que ctait important pour elle. Il avait t si doux, si attentif. Jamais il navait ouvert son cur de la sorte une femme. Et cela pourquoi ? Pour quelle se moque de lui. Eh bien, quelle trouve une mauviette sur laquelle exercer son autorit ! Entendant un cheval approcher, il poussa un juron. Si ses deux petites pestes de neveux venaient dranger sa solitude, il allait les renvoyer sans mnagement do ils venaient. Il releva sa ligne et se prpara leur crier de retourner la maison.
Mais la canne pche faillit lui glisser des mains. Alanna venait de sortir du bois au triple galop. A quelques mtres, elle arrta sa monture. Mme en tant un peu loign, Ian voyait scintiller ses yeux bleus. Quand il eut repris son souffle, il lui envoya un regard assassin. Bravo, vous avez fait fuir tous les poissons un kilomtre la ronde. O avez-vous la tte, galoper cette vitesse sur des sentiers que vous ne connaissez pas ? Alanna ne rpondit pas. Ce ntait pas laccueil quelle avait espr. Prancer connat le chemin, dit-elle doucement. Elle attendit quil laide mettre pied terre. Comme il restait l sans bouger, elle se dbrouilla pour descendre seule, en fulminant. Vous navez pas chang, MacGregor. Vos manires sont toujours aussi dtestables. Vous avez fait tout ce chemin pour me dire cela ? Alanna attacha les rnes une branche avant de faire volte-face et de planter son regard furieux dans le sien. Je suis venue sur linvitation de votre tante. Si je mtais doute que vous tiez sur ses terres, je me serais abstenue. Vous voir a t la seule chose qui a gch mon voyage. Javoue ne pas comprendre comment un homme comme vous peut avoir une famille si dlicieuse. Ce serait mon vu le plus cher de Elle se reprit et se fora se rappeler sa rsolution. Mais je ne suis pas venue pour me battre avec vous. Il lui tourna le dos et saisit sa canne pche. Vous avez russi descendre seule de cheval, madame Flynn. Je suppose que vous pourrez vous remettre seule en selle et retourner do vous venez. Je veux vous parler.
Vous en avez dj dit plus que je ne veux entendre, maugra-til entre ses dents serres. Dieu lui vienne en aide ! Sil la regardait encore une fois, il allait se mettre ramper. Maintenant, repartez avant de me pousser bout. Ian, je voulais seulement Allez au diable ! Il lana sa ligne dans le courant. De quel droit tes-vous venue ici ? Est-ce pour me faire souffrir ? Si Je vous avais tue avant de partir, je serais un homme heureux aujourdhui. Vous mavez fait croire que je comptais pour vous, que ce qui stait pass entre nous tait important vos yeux, alors que tout ce que vous dsiriez, ctait vous faire culbuter dans le foin ! Alanna devint livide. Elle se jeta sur lui. Comment osez-vous me parler ainsi ? Elle ressemblait un chat sauvage, toutes griffes dehors. Je vous tuerai, MacGregor, Dieu mest tmoin. Vous mavez insulte, je vous tuerai ! Il leva un bras pour se protger le visage et perdit lquilibre. Ils tombrent tous les deux dans leau, mais ce bain imprvu ne fit rien pour calmer Alanna. Arrtez, pour lamour du ciel. Vous allez nous noyer tous les deux, dit-il, haletant. Il se mit tousser, recracher leau tout en empchant Alanna de couler. Il ne vit pas arriver le coup de poing qui lui frla les oreilles. Parbleu, si vous tiez un homme ! scria-t-il. Ne vous arrtez pas cela !
Elle brandit encore le poing vers lui, le manqua et se retrouva la tte sous leau. En prenant le ciel tmoin, Ian la trana vers le rivage, et saffala prs delle hors dhaleine. Je vous dteste, dit Alanna en essayant de reprendre son souffle. Je maudis le jour de votre naissance. Et je maudis le jour o jai laiss vos sales pattes se poser sur moi. Elle sassit et ta dun geste rageur son bonnet tremp. Ian eut le malheur de la regarder. Elle tait si belle, mme dcoiffe et en colre. Mais il garda un ton glacial. Je vous rappelle que cest vous qui mavez demand de les poser sur vous, mes sales pattes, madame Flynn. Oui, cest ce que jai fait, et jen suis dgote ! Dautant quil ny avait pas de quoi perdre la tte ! Vraiment ? Ce nest pas le souvenir que jen ai. Voulez-vous que je vous rafrachisse la mmoire ? La saisissant rudement dans ses bras, il plaqua sa bouche sur la sienne. Alanna enfona frocement ses dents dans sa lvre infrieure. Il mit un grognement, runit ses cheveux ruisselants dans une main et emprisonna de nouveau sa bouche. Alanna se dbattit, luttant contre les sentiments qui montaient en elle, luttant contre Ian, contre ce corps chaud et nerveux qui couvrait si intimement le sien. Comme des gosses dchans, ils roulrent dans lherbe, cherchant aveuglment se punir pourles blessures quils staient infliges. Et, brusquement, Alanna se rendit en poussant un gmissement de bonheur. Elle lenlaa et laissa ses lvres rpondre ce baiser brlant. Toute la force de sonamour clata, nourrissant le feu qui brlait dj en elle. Ils arrachrent leurs vtements. Bientt, le soleil vint caresser leur peau trempe.
Cette fois, Ian ntait plus doux. Elle ne le souhaitait pas. Toute la frustration quils avaient enferme en eux se libra dans un accs de folle passion. Ses mains dans les cheveux de Ian, Alanna lattira contre elle. Le visage enfoui dans son cou, Ian huma son odeur, qui lavait hant pendant des semaines. Il caressa la peau laiteuse dont il avait rv nuit aprs nuit. Quand elle sarc-bouta contre lui, il plongea en elle en murmurant son nom. Alanna avait le sien sur ses lvres quand elle enroula ses membres effils autour de lui. Ensemble, ils chevauchrent vers le pays dont ils avaient tant rv. Jusqu ce quils se retrouvent puiss et radieux, baigns par les rayons du soleil dclinant. Ian se releva sur un coude et prit le visage dAlarma dans sa main. Elle plongea ses yeux dans les siens. Ceux de Ian taient remplis dune dtermination farouche. Cette fois, je nattends pas votre rponse, Alanna. Que vous le vouliez ou non, nous allons nous marier. Ian, jtais venue vous dire Je me moque perdument de ce que vous tes venue me dire. Elle sentit les doigts de Ian se resserrer sur son menton. Vous pouvez me har et me maudire jusqu la fin du monde, vous tes moi. Et, par Dieu, vous allez me prendre tel que je suis, ajouta-t-il. Alanna serra les dents. Si vous me laissiez placer un mot Mais un homme dsespr ncoute pas. Je ne vous laisserai pas repartir. Je naurais pas d mloigner de vous, mais vous avez une faon de mettre un homme bout de
nerfs. Je ferai limpossible pour vous rendre heureuse. Sauf trahir ma propre conscience. Et cela, je ne le ferai jamais. Mme pour vous Je ne vous le demande pas, je ne vous le demanderai jamais. Je veux seulement vous dire. Bon sang, quest-ce que vous avez l ? Il referma lentement sa main sur la bague suspendue au cou dAlarma. Il regarda tendrement la jeune femme. Pourquoi Il hsita, attendit que sa voix se raffermisse. Pourquoi la portez-vous ? Jessayais de vous le dire, mais vous ne mavez pas laisse parler. Maintenant, je vous coute. Je voulais vous la rendre. Elle remua impatiemment. Mais je nai pas pu. Je trouvais que ctait malhonnte de la porter au doigt, cest pourquoi je lai attache cette cordelette. Je la porte sur mon cur, l o je vous ai gard. Il ouvrit la bouche pour parler. Laissez-moi : finir ! Quand je vous ai entendu partir, ce matinl, jai compris tout de suite que je me trompais, et que vous aviez raison. Lombre dun sourire glissa sur les lvres de Ian. Jai de leau de rivire dans les oreilles, madame Flynn. Pouvez-vous rpter ce que vous venez de dire ? Je lai dit une fois, je ne le rpterai pas. Si elle stait trouve debout, elle aurait relev le menton.
Je refusais de vous aimer. Cela fait peur de trop aimer. Jai perdu Rory la guerre, ma mre est morte de chagrin, et le pauvre Michael Flynn a eu une mauvaise fivre. Aussi vrai que je les ai tous aims, je sais que vous comptez encore plus pour moi. Il lembrassa doucement. Je croyais dsirer une vie paisible, un mari qui serait heureux de travailler prs de moi et de sasseoir prs du feu chaque soir. Elle sourit et caressa ses cheveux. Mais apparemment, lhomme que je veux ne sera jamais content, il voudra toujours combattre les injustices. Cest un homme prs duquel je serai fire de vivre. Maintenant, vous mettez ma modestie en pril, murmura-t-il en posant son front contre le sien. Dites-moi seulement que vous maimez. Je vous aime, Ian MacGregor. Maintenant et jamais. Je jure de vous donner ce foyer, cette famille, et de masseoir prs du feu avec vous chaque fois que ce sera possible. Et je promets de me battre votre ct quand le besoin sen fera sentir. Ian cassa la corde et libra lanneau. Sans quitter Alanna des yeux, il lui glissa la bague au doigt. Ne lenlevez plus jamais. Non, je vous le promets. Elle prit sa main dans les siennes. A partir de cet instant, je suis une Mac Gregor.
Epilogue
Aucun argument naurait pu faire sortir Ian de la chambre o sa femme connaissait les douleurs de son premier accouchement. Bien quil et le cur glac en la voyant souffrir, il tint bon. Sa tante Gwen tenta de le persuader, sa manire trs douce, mais elle choua elle aussi. Cest mon enfant, dit-il. Et je ne sortirai pas dici avant quil soit n. Il prit la main de sa tante et pria pour avoir autant de courage que sa femme. Je fais confiance tes talents, tante Gwen. Aprs tout, je ne serais pas ici sans toi. Ne te fatigue pas, Gwen, dit Serena en riant. Il est aussi entt que nimporte lequel des MacGregor. Gwen sourit. Alors, va lui tenir la main, Ian, cela allgera ses douleurs. Le bb ne va pas tarder, maintenant. Alanna baucha un sourire crisp en le voyant son chevet. Elle navait jamais pens que cela pouvait tre si long de mettre au monde un tre aussi minuscule. Dieu merci, Ian tait prs delle, et la prsence de Gwen tait rassurante.
Elle avait aid des dizaines de bb natre. Son mari, qui tait mdecin, aurait assist laccouchement galement, sil navait pas t appel pour une urgence. Tu ngliges nos invits, murmura Alanna Ian entre deux contractions. Ne vous inquitez pas, dit Serena, ils se dbrouillent trs bien tout seuls. Alanna ferma les yeux. Gwen passa doucement un linge humide sur son front ruisselant de sueur. Alanna sourit faiblement. Elle tait heureuse que les deux familles soient runies sous son toit : les Murphy et les Langston. Cest elle qui aurait d les recevoir pour cette premire fte de Nol dans la maison que Ian et elle avaient achete prs de la rivire, mais le bb, pourtant prvu dans trois semaines, en avait dcid autrement. Les contractions se firent plus rapproches. Alanna serra la main de Ian de toutes ses forces. Dtendez-vous, respirez fond, conseilla Gwen dune voix douce. L, comme cela, cest trs bien. Alanna ouvrit les yeux, et les referma aussitt sous lassaut dune nouvelle contraction, plus douloureuse. Pench sur elle, anxieux, Ian lui caressait le bras en murmurant des paroles apaisantes. Ctait un homme merveilleux, un mari solide. Vivre avec lui ntait pas de tout repos, mais ctait une vie riche en vnements. Alanna poussa un petit soupir attendri. Ian lavait gagne ses convictions. Ou peut-tre avait-elle toujours port en elle la graine de la rvolte, qui nattendait qu tre cultive ? Elle stait surprise couter le rcit des runions auxquelles Ian participait, avec un intrt quelle naurait jamais imagin, et elle tait fire quand les autres demandaient conseil son mari : Elle ne pouvait qutre daccord avec lui sur le fait que la taxe portuaire tait injuste. Comme Ian, elle refusait de payer pour le th qui avait t dtruit dans le but dchapper cette taxe.
Non, ils navaient pas eu tort. Elle avait appris quil y avait souvent du bon dans la tmrit. La sienne lavait amene ici, pour mettre au monde leur enfant. Elle en remerciait le ciel. Elle se remmora leur voyage de noces en Ecosse, o elle avait fait connaissance avec la famille de Ian, et march dans les forts de son enfance. Un jour, ils y retourneraient avec leur propre enfant, pour lui montrer o se trouvaient ses racines. Ils iraient en Irlande aussi. Leur enfant noublierait pas ses anctres. Et tout en se rappelant le pass, il pourrait choisir sa vie, son pays. Par leurs luttes, ils lui auraient donn ce droit. Le bb arrive ! Gwen adressa un sourire rassurant Ian. Vous allez bientt tre papa. La naissance de notre bb, dit Alanna, puise. Et bientt, la naissance de notre nation. Malgr son inquitude pour elle, Ian se mit rire. Tu deviens plus radicale que moi, madame Mac Gregor. Je ne fais rien moiti. Elle poussa un cri. Doux Jsus ! Il se bat pour la vie ! Elle saisit la main de son mari. Ce sera bien le fils de son pre ! Ou la fille de sa mre, murmura-t-il en regardant Gwen dun air dsespr. Est-ce que ce sera encore long ? Elle souffre. Non, le bb commence se montrer. Un coup fut frapp la porte. Gwen poussa un petit soupir dimpatience. Ctait Brigham.
Brig, le bb nest pas encore l. Je nai pas de temps te consacrer en ce moment, dit Serena. Sans lcouter, il entra dans la pice et enlaa sa femme. Je viens juste de recevoir le message que jattendais, une confirmation de Londres Au diable les messages de Londres, marmonna sa femme en entendant gmir Alanna. Mon oncle, les nouvelles peuvent attendre, dit Ian. Ian, il faut que tu entendes cela toi aussi, cette nuit entre toutes. Alors dpche-toi de le dire et va-ten, dit schement Serena. Le mois dernier, une ptition a t soumise au Parlement. Brigham prit Serena par les paules et la regarda droit dans les yeux. Lacte de proscription a t abrog. Il prit son visage dans ses mains en voyant ses yeux sembuer de larmes. Le nom des MacGregor est libre. Eclatant en larmes, Serena se libra dun poids quelle avait port toute sa vie. Gwen, Gwen, as-tu entendu ? Oui, jentends, et je remercie Dieu, mais pour linstant, jai les mains pleines. Entranant son mari avec elle, Serena se prcipita vers le lit. Puisque tu es l, dit-elle, tu vas nous aider. Quelques minutes plus tard, les cloches de minuit annonaient Nol. Et des cris perants annonaient une vie nouvelle. Cest un garon, dit Gwen en prenant le bb hurlant dans ses bras.
Est-ce quil va bien ? senquit Alanna. Elle pleurait de bonheur. Il est parfait, affirma Serena. Je taime, murmura Ian en embrassant la main dAlarma. Et je te remercie de mavoir fait le plus beau cadeau quun homme puisse recevoir. Prenez votre fils, dit Gwen en posant le nouveau-n dans les bras de son pre. Dieu tout-puissant. Il est si petit ! Il tait mu jusquaux larmes. Alanna ne les quittait pas des yeux. Ce serait une image quelle chrirait toute sa vie. Il va grandir, dit Serena en souriant Brigham. Ils le font tous, on ne peut pas les en empcher ! Elle passa un bras sur les paules de sa sur tandis que Ian posait le bb sur le ventre dAlarma. Il est si beau. Caressant son bb dune main, Alanna tendit lautre vers son mari et lattira vers elle. A Nol dernier, nous nous sommes donns lun lautre. Et ce Nol, un fils nous est donn. Elle caressa trs doucement le duvet brun qui ombrait la tte du nouveau-n. Jai hte de voir ce que lavenir va nous offrir. Nous allons vous laisser tranquilles tous les trois, dit Brigham. Il prit sa femme et sa belle-sur par la main. Allons annoncer la nouvelle aux autres. Ian se leva. Alanna lui tendit le bb.
Dites-leur que Murphy MacGregor est n en ce jour de Nol, dit Ian. Il embrassa son fils, qui recommena crier. Un Mac Gregor, qui dira firement son nom tous ceux qui voudront bien lentendre. Et qui marchera sur une terre libre. Annoncez-leur tout cela ! Oui, annoncez-leur tout cela, renchrit Alanna. De notre part tous les trois !