Michel Henry, professeur de philosophie à Montpellier et roman-
cier, vient de publier chez Grasset un essai philosophique intitule La Barbarie1. Il s'agit là d'un livre qui s'adresse au grand public; il n'a donc pas le caractère savant et proprement technique des précédents ouvrages de l'auteur. Néanmoins, appliquant les principes de sa philo- sophie générale au cas concret de l'actuelle crise de la culture, il pro- jette sur cette philosophie un éclairage précieux. De plus il traite des questions capitales pour la compréhension de nos sociétés contempo- raines. A ce titre, c'est à la fois au philosophe et à l'honnête homme qu'il s'adresse. Tandis que le savoir scientifique s'accroît de plus en plus et merveil- leusement, la culture, elle, s'amenuise toujours davantage et disparaît : c'est en cela que consiste, selon M. Henry, la barbarie qui envahit nos sociétés contemporaines. A l'origine de ce processus, deux génies : Gali- lée et Descartes : Galilée, qui conçoit la science comme devant faire abstraction de la vie, de la sensibilité, de la subjectivité, en un mot de l'humain, pour ne prendre en compte que l'objectif et le mesurable, et Descartes, qui décide de soumettre au traitement mathématique la nature ainsi réduite à l'étendue abstraite. La science moderne est née de cette orientation. Entreprise noble, certes. Le savoir scientifique est parfaitement légitime. La technique, qui en tire des applications dans le domaine de la pratique, apparaît elle aussi tout à fait légitime. Mais ce qui ne l'est plus, c'est l'idéologie techno-scientifique, qui voit dans le savoir scientifique le seul légitime, le seul réel, la seule vérité. De là suit en effet la condamnation de toutes les autres formes de savoir : la conscience, la vie, le sentiment, la subjectivité, la spiritualité, et donc aussi les diverses modalités par lesquelles la vie s'exprime : l'art, l'éthi- que, la religion, en un mot la culture. La culture est, selon M. Henry, le développement de la vie; elle en provient et contribue à l'épanouir. (Par le mot « vie », il faut entendre ici non pas la vie biologique, celle des cellules, qu'étudie
1. M. HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, 247 p. Voir également notre
compte rendu de son dernier ouvrage philosophique, Généalogie de la psychanalyse, LA BARBARIE 417
le biologiste, mais la vie vécue, sentie, subjective, la vie éprouvée
d'emblée dans le simple fait de voir, d'entendre et de sentir en général, la vie qui se manifeste également dans ce que nous appe- lons l'esprit ou encore l'âme.) La technique au contraire met la vie hors jeu, et cela par principe — alors que pourtant elle est bien, elle aussi, un produit de la vie. Pour M. Henry, l'essence de la vie est un pâtir fondamental, un «se-souffrir» primordial. Û nous revient donc de choisir entre deux seules issues possibles: ou bien assumer ce pathos fondamental qui nous constitue et, grâce à la réalisation de «l'oeuvre» créatrice — artistique, morale, spiri- tuelle — ,changer en joie cette souffrance première; ou bien cher- cher à l'oublier en s'oubliant soi-même, en fuyant la vie, en s'étour- dissant, d'où résulte à terme la disparition de tout ce qu'il y a d'humain dans l'homme, et c'est la barbarie. La barbarie moderne s'exprime en un certain nombre d'idéologies, notamment le marxisme, le freudisme, le structuralisme. Ce dernier, qui n'est autre que la théorisation des «sciences humaines», dépouille l'homme de tout ce qui est humain et en fait un objet de statistiques. La barbarie s'exprime aussi dans des pratiques; avilissement par le travail mécanisé, destruction de l'Université par l'hégémonie des disciplines scientifiques au détriment des littéraires et perversion de celles-ci par l'invasion de la technique, asservissement de l'homme par les médias, etc.
Le lecteur trouvera sans doute outrancières certaines affirmations
de l'auteur. Par exemple lorsqu'il écrit: «L'ère de l'informatique sera celle des crétins» (p. 93). Ou encore lorsqu'il voit dans la télévision «la pratique par excellence de la barbarie» (p. 190). Son jugement sur les médias et surtout sur la télévision est particulière- ment sévère. Pour lui l'homme de la télévision, ne supportant plus de se supporter soi-même, veut s'oublier dans le flot des ima- ges qui bougent. «Plus la télévision est absurde, écrit-il, mieux elle remplit son office» (p. 196). Fille de l'ennui, elle vise à pro- duire l'hypnose et l'oubli. Qu'on ne juge pas trop vite cependant. Le réquisitoire est sans complaisance, certes, mais non sans fonde- ment. Il repose en fait sur une profonde méditation, d'une part de l'essence de l'homme et, d'autre part, de la condition qui lui est faite en notre temps. L'homme de l'ère technique ne sait plus prendre le temps de vivre. Ni goûter la beauté d'un paysage. Ni apprécier la valeur d'un acte. Ni saisir le sacré de la vie. Il ne sait plus se sentir vivre, s'éprouver vivant dans l'immanence radi- 418 P. MASSET
cale de la vie. Cela, pense-t-on, n'est pas rentable. La culture non
plus n'est pas rentable. Ni l'art. Ni le sacré. Ni la valeur. Notre monde condamne la culture à vivre dans la clandestinité; l'Univer- sité elle-même l'a bannie et a soumis toute chose, y compris l'humain, au traitement techno-scientifique. A l'ère des médias, la publicité nous impose ses pseudo-valeurs — littéraires, artistiques, morales — tandis que les vraies valeurs ne parviennent pas à s'exprimer. La technique, elle, va son chemin de manière autonome, sans nul- lement s'occuper des normes morales, comme s'il était admis que tout ce qui, sur le plan technique, peut se faire se fera immanqua- blement. On le voit, ce livre n'est pas un pamphlet gratuit, mais le cri de douleur du philosophe, qu'angoissent les lueurs de crépuscule de ce vingtième siècle finissant. Il convient de le prendre très au sérieux. M. Henry est certainement un philosophe de grande valeur, un des rares philosophes français d'aujourd'hui. Pour ma part, réserve faite de quelques outrances verbales, j'apprécie grandement la pro- fondeur et la richesse de l'analyse. C'est pourquoi je me permettrai de poser au métaphysicien qu'est M. Henry deux questions d'ordre philosophique et qui découlent, me semble-t-il, de l'analyse elle- même. Comment peut-on comprendre que la Vie, dans la mesure où elle est l'Absolu, se soit laissé piéger ainsi dans l'homme, à tel point que son autodéveloppement devienne chaque jour un peu plus son autodestruction ? Et la deuxième question s'enchaîne à la première: faut-il considérer la cancérisation progressive de la vie et de la culture par la technique comme un processus inélucta- ble? M. Henry clôt son livre sur une interrogation lourde d'angoisse: «Le monde peut-il encore être sauvé par quelques-uns?» J'infléchi- rais volontiers cette interrogation dans le sens de l'espoir, à savoir: ne peut-on pas espérer que la Vie, qui a surmonté au cours des millénaires tant d'épreuves, surmontera aussi celle de la technique et que l'humain, dans l'homme, pourra être sauvé? Mais ce n'est là, il est vrai, qu'un espoir.
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Bourdieu, Pierre, and Jean-Claude Passeron. "Sociologues Des Mythologies Et Mythologies de Sociologues." Les Temps Modernes 211 December (1963) - Pp. 998-1021.
(Commentaires Philosophiques) Kremer-Marietti, Angèle - Nietzsche, Friedrich - Par-Delà Le Bien Et Le Mal - Prélude À Une Philosophie de l'avenir-L'Harmattan (2006)