P. Borgeau La Mort Du Grand Pan

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Revue de l'histoire des religions

La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation


Philippe Borgeaud

Résumé
La rumeur relative à la mort du grand Pan est examinée, successivement, sous deux angles : celui d'une histoire qui la situe
dans le contexte politico-religieux propre aux débuts de l'Empire ; et celui que propose une historiographie chrétienne prolongée
en tradition savante, qui la situe au cœur d'une problématique étrangère à ce contexte, celle du « paganisme ». Une radicale
solution de continuité apparaît ainsi entre l'usage ponctuel, à des fins politiques, d'un Pan que le polythéisme antique finit par
assimiler au Capricorne astrologique (signe d'Auguste et de l'Empire), et un usage devenu traditionnel, où le grand Pan se voit
tantôt identifié au Démon, tantôt représenté comme préfiguration du Sauveur. Les interprétations savantes modernes, ici
recensées, s'avèrent inconsciemment marquées par cet usage traditionnel.

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Borgeaud Philippe. La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation. In: Revue de l'histoire des religions, tome 200, n°1,
1983. pp. 3-39;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1983.4563

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1983_num_200_1_4563

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LA MORT DU GRAND PAN
Problèmes d'interprétation

La rumeur relative à la mort du grand Pan est examinée,


successivement, sous deux angles : celui d'une histoire qui la
situe dans le contexte politico-religieux propre aux débuts de
l'Empire ; et celui que propose une historiographie chrétienne
prolongée en tradition savante, qui la situe au cœur d'une
problématique étrangère à ce contexte, celle du « paganisme ».
Une radicale solution de continuité apparaît ainsi entre l'usage
ponctuel, à des fins politiques, d'un Pan que le polythéisme
antique finit par assimiler au Capricorne astrologique (signe
d'Auguste et de l'Empire), et un usage devenu traditionnel, où
le grand Pan se voit tantôt identifié au Démon, tantôt représenté
comme préfiguration du Sauveur. Les interprétations savantes
modernes, ici recensées, s'avèrent inconsciemment marquées par
cet usage traditionnel.

Introduit par Plutarque, au 11e siècle de notre ère, dans


son traité Sur la disparition des oracles, le récit de la mort du
grand Pan pose d'insurmontables problèmes à l'histoire des
religions antiques. Nous connaissons peu d'exemples de pièces
narratives issues de l'Antiquité polythéiste qui aient suscité
autant d'interprétations dans le champ de la culture européo-
chrétienne. Les allusions, les commentaires, les réinventions
— aussi bien théologiques que littéraires ou philologiques —
sont innombrables dès le xvie siècle. Il en résulte que ce récit
appartient pleinement à la culture européenne moderne, dès
Revue de l'Histoire des Religions, cc-1/1983
4 Philippe Borgeaud

le moment où il est pris en charge par le savoir des spécialistes,


qui prétendent le faire remonter à une Antiquité lointaine.
Nous découvrons alors qu'il exerce à nouveau une séduction
remarquable : nombreuses et parfois importantes sont les
théories, les fictions savantes et les personnalités qu'il attire
(voir notre bibliographie, in fine).
Je procéderai donc en deux étapes : après avoir lu et
commenté le texte de Plutarque, je le confronterai aux
interprétations qui en ont été proposées1.

* **

Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j'ai entendu
dire à un homme qui n'était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur
Emilien, dont certains d'entre vous ont suivi les leçons, avait
pour père Epitherses, mon compatriote et mon professeur de
lettres. Il me raconta qu'un jour, se rendant en Italie par mer, il
s'était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et
de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près
des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté
par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens
à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le
repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l'île de Paxos,
appelait en criant Thamous. On s'étonna. Ce Thamous était
un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son
nom. Il s'entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis,
la troisième fois, il répondit à celui qui l'appelait, et celui-ci,
alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de
Palodes, annonce que le grand Pan est mort. »
« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacés
d'effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s'il
valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le
négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le

1. Cette étude, réalisée sur le campus de l'University of Chicago, a bénéficié


des commentaires des Pri A. Momigliano et J. Redfleld, que je tiens à remercier
ainsi que le Dr Linda Easton.
La mort du grand Pan 5

long du rivage sans rien dire, mais que, s'il n'y avait pas de vent
et si le calme régnait à l'endroit indiqué, il répéterait ce qu'il
avait entendu. Or, lorsqu'on arriva à la hauteur de Palodes, il
n'y avait pas un souffle d'air, pas une vague. Alors Thamous,
placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles
entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini
qu'un grand sanglot s'éleva, poussé non par une, mais par
beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise. »
« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le
bruit s'en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par
Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de
s'informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les
philologues de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs
conjectures sur le fils d'Hermès et de Pénélope. »
El Philippe vil son récit confirmé par plusieurs des assistants,
qui l'avaient entendu raconter à Emilien dans sa vieillesse.

Plutarque, La disparition des oracles, 17


(traduction Flacelière).

La difficulté provient d'abord du fait que cette légende est


un hapax : aucun parallèle, aucune variante, aucun
commentaire issu du polythéisme gréco-romain ne vient au secours
de l'interprète2. Rien, surtout, dans l'entière tradition grecque,
ne suggère que Pan ait été sujet à la mort : c'est un dieu,
iheôs ou daimôn peu importe3, un athânatos qui naît immortel,
comme les autres theoi ou daimones qui reçoivent des sacri-

2. Pour la représentation grecque classique de Pan je renvoie à mon livre,


Recherches sur le dieu Pan, Institut suisse de Rome, 1979 (« Bibliotheca
Helvetica Romana », 17).
3. Sur le sens de ces notions dans la religion grecque, on trouvera un très
utile état de la question chez W. Burkert, Griechische Religion der archaischen
und klassischen Epoque, Stuttgart, Berlin, Kôln, Mainz, 1977, p. 278-282 ; la
constitution du discours occidental sur le « démon » a fait l'objet d'une mise au
point importante de M. Détienne, article Demoni, Enciclopedia Einaudi, IV,
Torino, 1978, p. 559-571.
6 Philippe Borgeaud

fices de type olympien (ihusiai)*. Le récit de Plutarque est


le seul texte qui fasse allusion à sa mort. Il en va de même de
l'expression « le grand Pan » : Pan n'est jamais appelé mégas,
dans la tradition proprement grecque ; seules quelques
inscriptions relatives au Pan-Min de la région de Coptos en haute
Egypte, à partir de l'époque alexandrine, lui attribuent cette
épithète au superlatif (Pàn ho mégisios) ; mais nous sommes
alors dans un contexte qui est clairement d'acculturation5.
Si bien qu'on est réduit à constater que le récit de Plutarque
reste extérieur au corpus panique traditionnel, qu'il résiste
à toute tentative de l'interpréter à la lumière de ce que
l'on connaît par ailleurs des mythes et des rites relatifs au
dieu arcadien, à sa religion telle qu'elle se répand dans le
monde grec dès le début du ve siècle av. J.-G. et telle qu'on la
rencontre encore, bien vivante au temps de Plutarque, dans
certaines provinces de l'Empire romain. Cette difficulté,
d'ailleurs, est soulignée par le texte plutarquéen lui-même
puisqu'on y lit que l'empereur Tibère, intrigué par la relation
qu'on lui fait de cet événement, demande à ses savants
d'entreprendre une enquête dont le résultat équivaut à une impasse,

4. Pour la distinction entre rituel olympien et rituel héroïque (ou funéraire),


cf. J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs
du culte dans la Grèce ancienne. Etude préliminaire pour aider à la compréhension
de la piété athénienne au IVe siècle, Genève, 1958. Sur la position et le sens de la
thusia dans la culture grecque, voir maintenant M. Détienne et J.-P. Vernant,
La cuisine du sacrifice en pays grec, avec les contributions de J.-L. Durand,
S. Georgoudi, F. Hartog et J. Svenbro, Paris, 1979.
5. A. Bernand, Pan du désert, Leiden, 1977. Cf. aussi le prologue de la
collection des Hymnes orphiques (vers 15, p. 1, Ed. Quandt) : Pana mégision. Ces
hymnes, dont la rédaction ne remonte pas plus haut que le ier siècle av. J.-C,
furent produits dans une communauté cultuelle d'Asie Mineure. L'épithète
mégas est traditionnellement appliquée au groupe des divinités de Samothrace,
les Megâloi Theoi, ainsi qu'à la mère des dieux d'Asie Mineure, Cybèle, Megâlë
Mëtër. Comme le remarque B. Mueller (MEGAS THEOS, Diss. Phil. Halens.,
XXI, 3, 1913, p. 308) cette appellation qualifie des divinités ressenties par les
Grecs comme étant d'origine étrangère ; si les poètes l'accordent volontiers à
Zeus (au superlatif, mégistos), ce titre n'est jamais d'usage rituel sur le territoire
grec proprement dit, à quelques rares exceptions près, réservées à des divinités
mystériques, dans des cultes considérés par les Anciens comme remontant à
un autre âge : Grandes Déesses d'Arcadie, Grands Dieux des mystères d'Andania
en Messénie. Le titre par contre est très fréquent dans le Proche-Orient
hellénistique et romain, et connaît enfin un grand succès dans des textes relatifs à
des pratiques ésotériques : tablettes de malédiction, ou papyri magiques (B.
Mueller, op. cit., p. 382-388).
La mort du grand Pan 7

et clôt un récit devenu impossible : il s'agirait en effet,


concluent les philologues, du fils d'Hermès et de Pénélope,
c'est-à-dire du Pan le plus traditionnel, celui-là même que
connaissait Hérodote, un immortel que les Athéniens
vénéraient depuis l'époque de Marathon6. Gela revient à dire que
le texte plutarquéen, dans son isolement, se présente
délibérément comme une énigme dont la clé serait perdue.
Plutarque introduit le récit de la mort du grand Pan
dans son dialogue Sur la disparition des oracles à des fins
précises. Son intention est de démontrer que les démons,
êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, sont parfois
mortels7. Ces démons, dont Pan apparaît comme le
représentant, sont des êtres mantiques, des inspirateurs oraculaires.
Leur mort, ou leur retrait loin du monde, pourrait expliquer
ce qui fait l'objet du dialogue de Plutarque, à savoir la
désaffection, sur l'ensemble du territoire de l'Empire, des
sanctuaires oraculaires. La voix mystérieuse qui annonce à Tha-
mous la mort du grand Pan a indéniablement le caractère d'un
oracle. Elle retentit comme ces « voix » produites par certaines
divinités de la nature sauvage, le latin Fatuus par exemple,
ou Faunus, divinités précisément assimilées à Pan par les
Anciens, et qui font retentir, dans la solitude, leurs messages
oraculaires8. Plutarque semble ainsi suggérer que la nouvelle

6. Hdt., VI, 105 sqq. ; cf. Pli. Borgeaud, op. cit., n. 2, p. 195 sqq.
7. Sur les sources de Plutarque et la genèse de sa propre théorie, voir
G. Soury, La démonologie de Plutarque, Paris, 1942. Dans le dialogue Sur la
disparition des oracles, quelques pages avant l'épisode du grand Pan (De Def. Or.,
11 = Moralia, 415), Plutarque introduit l'exemple « hésiodique » de la
mortalité des Nymphes, qui vivent 10 vies de phénix, le phénix lui-même vivant
9 vies de corbeau, le corbeau 3 vies de cerf, le cerf 4 vies de corneille, et la
corneille 9 vies d'homme : Hés., Fr. 304 de l'édition Merkelbach-West où l'on
trouvera l'ensemble des témoignages. Ces vers obscurs font peut-être allusion à la
solidarité qui lie les Nymphes à un arbre. Ils constituent le seul exemple grec
(à part la légende de la mort du grand Pan) qui soit explicitement relatif à la
mortalité d'une catégorie d'êtres divins. Les tombes de Zeus (en Crète) et de
Dionysos (à Delphes) ne concernent qu'un épisode du mythe (histoire d'enfance,
à coloration initiatique) de ces dieux qui n'en demeurent pas moins immortels.
Nous ne souscrivons pas à la thèse de H. L. Levy, Homer's gods : a comment on
their immortality, Greek- Roman-and Byzantine Studies, 20 (1979), p. 215-218
qui postule, après Jane Harrisson, l'existence d'un panthéon préhomérique où
les dieux auraient été mortels.
8. Ov., Fast., III, 285 sqq. ; IV, 649 sqq. ; Plut., Numa, 15.
8 Philippe Borgeaud

de la mort du grand Pan pourrait être issue de Pan lui-même,


comme son dernier oracle. Quant aux plaintes et aux cris
qui répondent à Thamous, ils pourraient provenir, comme l'a
entrevu Mannhardt9, du peuple des Pans, de ces Pans
(vassaux du grand Pan ?) qui pleurent, dans un autre dialogue
de Plutarque10, la mort d' Osiris. Gela bien sûr reste
hypothétique mais vient néanmoins renforcer l'impression de
circularité que nous donne la lecture du passage considéré en
lui-même. Ce que rapporte Plutarque est une énigme pour
Plutarque lui-même. Qu'il fasse usage de cette énigme afin
d'introduire dans son dialogue un argument dont il a
singulièrement besoin, cela ne signifie pas qu'il en explique le sens
premier, ni qu'il en ait la prétention. Bien au contraire, le
caractère énigmatique de la tradition qu'il rapporte vient
astucieusement à la rescousse d'une argumentation
défaillante : tout mystère comporte une part d'autorité, inhérente
à la séduction qu'il exerce.
Il est très peu probable que Plutarque ait imaginé cette
histoire. L'auteur des dialogues delphiques, le prêtre d'Apollon
et l'exégète d'Isis et Osiris n'est pas un fabricant de mythes.
Il commente ce que la tradition lui transmet. Dans le cas
présent il se donne la peine d'indiquer tous les chaînons de
cette tradition. Mais cela ne signifie évidemment pas que
l'histoire qu'il rapporte soit véridique au sens d'une « réalité
historique ». Ce qui est véridique et présenté comme tel,
c'est un bruit qui s'est répandu dans Rome sous le règne de
Tibère, concernant la mort du grand Pan. Que l'origine de
cette rumeur (une voix mystérieuse s'élevant d'un îlot au
large de l'Acarnanie)11 ait eu un témoin historique (et un

9. Voir infra.
10. Is. et Os., 356 D. : il s'agit de l'épisode où Osiris, enfermé par Typhon
dans un coffre-sarcophage, est abandonné à la mer. Les premiers à apprendre
ce malheur et à en diffuser la nouvelle sont les Pans et les Satyres habitant la
région de Chemmis (Panopolis) ; c'est à la suite de cette aventure qu'on aurait
donné leur nom aux peurs dites paniques.
11. La petite île de Paxos, située au nord des Echinades, était
vraisemblablement désertique (« ohne bekannte ant. Siedlungsreste », selon E. Meyer,
Der Kleine Pauly, IV, Mûnchen, 1972, col. 576) ; tout comme l'énigmatique
La mort du grand Pan 9

savant qui plus est, que la tradition peut nommer)12, cela


relève d'une tactique narrative bien connue, qui consiste à
ajouter au mystère en le situant dans un écrin vraisemblable13.
Le récit que nous transmet Plutarque s'organise selon
une construction en miroir : un invisible locuteur (la voix qui
retentit sur le rivage nocturne de Paxos) enjoint à un premier
allocutaire (Thamous) de répéter plus loin (à Palodes) un
message. Issu de l'invisible, répercuté par l'homme, le message
revient à l'invisible ; mais il suscite alors des plaintes, des
clameurs de surprise ; et alors qu'il était émis par la voix
d'un seul, c'est une pluralité d'êtres qui lui fait écho14. Cette
double transformation lui garantit une authenticité déjà
promise par l'occurrence répétée (à Paxos, puis à Palodes)
d'un calme plat qui aurait pu sans elle paraître accidentel.
Dans la logique du récit, le second épisode (la répétition du
message par Thamous, à Palodes) a ainsi pour fonction de
démontrer la vérité du premier (la communication qui lui
est faite du message, à Paxos). Si Thamous avait répété le
message au lieu même où il l'a reçu, les clameurs de surprise
et de deuil qui y répondent apparaîtraient bien suspectes à
l'auditeur du récit. Le récit serait alors maladroit. La sépa-

Palodes (où il faut peut-être reconnaître l'actuel Livari Corydon ?). Il convient
de relever qu'Icarios père de Pénélope (elle-même mère de Pan) régnait autrefois
sur cette région inhospitalière (Strab., X, 2, 9). Sur les problèmes de navigation
dans cette zone cf. P. M. Martin, La tradition sur les passeurs de la côte acar-
nanienne, légende ou réalité ?, in Littérature gréco-romaine et géographie
historique, Mélanges offerts à Roger Dion, Paris, 1974, p. 45-53.
12. Epitherses le grammairien, originaire de Nicée, est un personnage connu
par ailleurs : Steph. Byz. s. v. Nikaia ; son fils, le rhéteur Emilien, aussi :
Sénèque, Controv., X, 5, 25 ; Anth. Pal., IX, 756. Cf. R-E, supp. III, col. 23.
13. Telle est l'opinion, entre autres, de Kathleen O'Brien Wicker, in Hans
Dieter Betz (éd.), Plutarch's Theological Writings and early Christian Literature,
Leiden, 1975, p. 158 : « Legends characteristically begin with the naming of the
witnesses, cf. Lk. I, 2. »
14. On remarquera ici l'astucieux renversement de ce que serait l'expérience
« normale » de l'écho : au lieu de partir de l'homme pour lui revenir, renvoyé (et
transformé) par la nature, le message de la mort de Pan part de la nature et y
retourne, renvoyé par l'homme. Ce renversement (dans la mesure où il conserve
à 1' « événement » une structure familière) crée un effet de vraisemblance.
Relevons que, pour les Anciens, l'écho est volontiers plaintif et qu'il est relié à
Pan par un ensemble de traits symboliques (cf. Ph. Borgeaud, op. cit., n. 2,
p. 144-146).
10 Philippe Borgeaud

ration dans l'espace des deux épisodes répond donc elle aussi
à un besoin logique : elle permet de scinder l'invisible en un
émetteur et un récepteur (pluriel), et de faire apparaître
l'homme Thamous comme le simple véhicule d'un message
qui ne le concerne pas. Le récit témoigne, par cette habile
mise en scène, de la vérité de son propre message. Nous sommes
conviés à l'écoute du surnaturel.
La nouvelle de la mort du grand Pan ne signifie rien
(d'abord) pour les hommes qui l'entendent proférer ; ils n'en
retiennent que la peur ressentie à l'audition soudaine d'une
« voix ». Mais elle semble signifier quelque chose pour l'univers
d'où elle émane, cet « invisible » peuplé d'êtres qui
reconnaissent de qui l'on parle, et qui réagissent. Etablie de manière
apodictique, mais demeurant encore entièrement inexplicable,
la vérité de la mort du grand Pan a le statut d'un « monstre »,
d'un prodige dont il n'est pas possible de mettre en doute la
réalité, mais dont il convient, en un second temps,
d'interpréter le sens. L'énigme, ainsi posée, devient un signe ora-
culaire, un signe au sujet duquel il faut s'interroger. Et c'est
précisément ce qui se passe à Rome, dans le dernier épisode
du récit, à la cour de Tibère.
S'il est un point que personne, semble-t-il, n'a essayé
sérieusement d'éclaircir, c'est bien l'intérêt que Tibère, nous
dit le narrateur, accorda à l'aventure de Thamous. Intérêt
assez grand pour qu'il mobilise une équipe de « philologues »
(terme qui désigne probablement, ici, des spécialistes du
mythe : des connaisseurs de lôgoi). Les commentateurs nous
renvoient à la curiosité de cet empereur pour tout ce qui
concerne le surnaturel, et au plaisir qu'il prenait à de
minutieuses recherches en mythologie. On sait que Tacite, qui
n'aime pas Tibère, met l'accent sur sa crédulité. Il convient
cependant de reconnaître que les traits qu'il condamne
relèvent d'un sentiment et d'un comportement religieux
généralement partagés à l'époque. Tibère n'est guère exceptionnel.
Et surtout, dans le cas étudié ici, il ne s'agit de rien moins
que de la mort d'un dieu. Cela méritait une enquête. Cette
La mort du grand Pan 11

mort est présentée comme historique, il convient de le


souligner : la tradition rapportée par Plutarque ne prétend pas
décrire un événement mythique que le rituel commémorerait
(comme le rituel d'Adonis ou d'Attis, auquel on s'est efforcé
en vain de vouloir ramener ce récit : voir infra), mais bien une
donnée définitive, un événement étranger à toute périodicité :
le grand Pan est bel et bien mort sous Tibère, telle est la
donnée du texte. Un tel événement s'inscrit dans le climat
d'une époque marquée par la fréquence des signes et des
prodiges ainsi que par l'importance, dans l'Empire, de
certains mouvements de type messianique révolutionnaire15. Il
paraît certain que, dans un contexte de ce type, Tibère
entendit parler aussi de la mort du Christ, c'est-à-dire d'un
homme accusé de se prétendre roi, et que Certains
considéraient comme un dieu, exécuté en Judée sous le mandat du
procurateur Pilate ; ce dernier, magistrat désigné par
l'empereur, devait nécessairement se trouver en rapport avec lui.
Une tradition rapportée par Tertullien16 veut que Pilate ait
envoyé à Tibère un dossier sur la religion des chrétiens de
Palestine, peu après la mort du Christ (Eusèbe17 date cette
relation de 35 apr. J.-C). L'empereur aurait alors proposé au
Sénat de reconnaître la divinité du Christ, c'est-à-dire
d'accorder au christianisme, le statut de religio licila, ce qui fut
refusé. Il se peut que Tacite (Ann., XV, 44) tire la
connaissance qu'il a du procès du Christ de ce rapport officiel18. Que
la rumeur annonçant la mort du grand Pan soit parvenue aux
oreilles d'un empereur qu'a dû préoccuper (pour des raisons

15. Sur la notion de messianisme révolutionnaire comme « riposte à


l'agression de la culture hellénistique et romaine » dans les provinces orientales et nord-
africaines de l'empire, voir les suggestions de P. Vidal-Naquet, Du bon usage
de la trahison, in Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, traduit du grec par
Pierre Savinel, Paris, 1977, p. 79-80 ; l'auteur renvoie à M. Benabou, La
Résistance africaine à la Humanisation, Paris, 1976.
16. Apol., V, 1 sqq.
17. Chron. Hieron., p. 176-177 Helm ; HE, II, 2, 1 sq.
18. Sur cette affaire et la valeur historique du passage de Tertullien, voir
Marta Sordi, II Cristianesimo e Roma, Bologna, 1965, p. 26-28 ; 415-416.
Cf., du même auteur, I primi rapporti fra lo Stato romano e il Cristianesimo,
Rendiconli Ace. Naz. Lincei, serv. VIII, vol. XII, 1957, p. 73 sqq. Je remercie
le Pr A. Momigliano qui a bien voulu me communiquer ces références.
12 Philippe Borgeaud

politiques évidentes, vu la situation tendue de la Palestine


à l'époque) l'avènement d'un dieu nouveau, mort (et
ressuscité) sous son règne, cela constitue une coïncidence troublante.
Nous ignorons malheureusement la date à laquelle le bruit
de la mort du grand Pan se répandit dans Rome. Quand le
message de Pilate atteignit la capitale, Tibère régnait déjà
depuis vingt et un ans (depuis le 17 septembre 14). Nous ne
saurons donc jamais si les deux événements (mort de Pan,
mort du Christ) ont pu être reliés dès l'origine (et de quelle
manière). Nous ne devons pas exclure, en bonne méthode,
la possibilité qu'ils aient pu entretenir, dans certains esprits
de l'époque, quelque vague relation. Que les chrétiens, en la
personne d'Eusèbe de Césarée, reprenant le dossier deux
siècles plus tard (voir infra), aient désiré voir entre eux une
relation directe, n'est donc pas aberrant. Il reste superflu,
toutefois, de souligner que l'équation mort du grand Pan
— défaite des dieux païens (équation qui n'est pas posée
avant Eusèbe) est bien évidemment étrangère à l'esprit de
Tibère et de ses familiers, qui ne sont pas des chrétiens19.
Je pense qu'il est à la fois plus économique et plus
raisonnable de considérer la mort du grand Pan comme un prodige
qui trouve sa place, politique et culturelle, dans une série de
signes non moins extraordinaires qui marquent, dès la fin
de la République, une période caractérisée par de profonds
bouleversements. Le lecteur de Plutarque, par exemple, se
souviendra que peu avant la mort d'Antoine (le « nouveau
Dionysos ») le thiase bachique, invisible, traversait dans la
nuit les rues d'Alexandrie, faisant retentir sa musique aux
airs de l'Evohé, et abandonnait la cité20. Cette foule invisible
n'est pas sans évoquer celle qui s'émeut à la nouvelle de la
mort du grand Pan. Quant à la voix qui proclame le deuil,

19. G. Papini, II Cesare délia Crociflssione, Nuova Antologia, 69 (1934),


40 sqq. croyait en une conversion de Tibère ; cela repose sur une mauvaise
interprétation du texte de Tertullien : cf. E. Ciaceri, Tiberio successore di
Auguste, Roma, 1944 (2e éd.), p. 342.
20. Plut., Ant., 75, 4-5.
La mort du grand Pan 13

elle est proche sans doute de cette voix terrible dont parle
Virgile, qui s'élève dans le silence des bois, à la mort de César :
vox quoque per lucos volgo exaudita silentis ingens21.
De quel dieu s'agit-il dans l'histoire rapportée par Plu-
tarque ? D'un Pan particulier, étrange, dont l'épithète megas
(« le grand ») semble à première vue désigner l'appartenance
asiatique, et suggère le caractère ésotérique22. L'expression
Pan ho megas , ainsi que le nom porté par le pilote du navire
(« Thamous » ne se rencontre, dans toute la littérature
d'expression grecque précédant Plutarque, que dans le Phèdre
de Platon où il désigne un roi égyptien imaginé par Socrate,
à qui le dieu Tot présente l'invention de l'écriture)23, évoquent
un Orient plus ou moins fantastique, que parent les séductions
d'une sagesse exotique. Cela paraît bien propre à exciter la
curiosité de Tibère. Pan, sous d'autres appellations, n'est
certes pas un inconnu pour l'empereur, dont nous avons dit
qu'il connaissait bien la mythologie et dont nous savons, par
exemple, qu'il fit construire pour ce dieu un sanctuaire
derrière le théâtre d'Antioche24. Rappelons aussi qu'une cité de
Palestine (Trachinitide), qui portait le nom de Pan (Paneas,
Panias ou Paneion : aujourd'hui Banyas en Syrie, sur le
versant nord-ouest du mont Hermon) fut rebaptisée Césarée
en l'honneur de Tibère, par Philippe le Tétrarque, fils d'Hérode
le Grand25. Dans cette Paneas destinée à devenir la Césarée
de Philippe, Hérode le Grand avait fait élever un sanctuaire
à la divinité d'Auguste, près d'un fameux sanctuaire de Pan

21. Verg., Georg., I, 476-477.


22. Voir supra, n. 5.
23. Platon, Phèdre, 274 d-e : Phèdre ne prend pas au sérieux l'invention
égyptienne de Socrate. W. Spiegelberg, Die Namen Samaus und Thamoâs,
Thamôs, Zeitschrift fur àgyptische Sprache, 64 (1929), p. 84-85, reconnaît en
Thamous la transcription grecque d'un nom égyptien fréquent à l'époque de
Platon, mais qui n'est en aucun cas royal. Il s'agirait de T3j-n-'mw, « Gott
(Onuris) hat sie (die Feinde) gepackt ». L'onomastique des papyri grecs d'Egypte
connaît une série de noms proches de Thamous : Tamoûs, Thamis, Thanoûs, etc.
(cf. les indices du Sammelbuch der griechischen Urkunden aus Âgypten de Prei-
sigke) ; il s'agit toujours de noms féminins.
24. Domninus, cité par Joh. Malalas, X, p. 235.
25. Jos., Bell. Iud., I, 21, 3.
14 Philippe Borgeaud

(la vaste grotte d'où sort le Jourdain)26. Le Pan de Césarée,


voisin du dieu Auguste, n'est certes pas ignoré de Tibère.
Une inscription relevée dans la grotte l'appelle Diopân27 ;
ce nom, on l'a souligné28, rappelle le Pan fils de Zeus qu'Eschyle
distinguait du Pan fils de la Chèvre Cretoise (Aigipân).
Ce pourrait être un grand Pan, distingué d'un Pan inférieur
(moins noble).
Tibère avait une autre raison encore, plus personnelle,
plus importante, de s'intéresser à Pan. On sait que cet
empereur était particulièrement enclin à la pratique de
l'astrologie29. Or il se trouve qu'à son époque non seulement Pan
était entré depuis longtemps en astrologie, sous la forme du
Capricorne (bouc à queue de poisson, signe mésopotamien
réinterprété par les Grecs en fonction de la mythologie de
Pan), mais encore que cette constellation était le signe de
naissance d'Auguste, qui en avait fait graver l'effigie sur des
monnaies d'argent au revers de son propre portrait, et qui en
avait donné l'emblème à des légions30. Le Capricorne restera

Steph.
26. Jos.,
Byz. s.Ant.
v. Pania
Iud., XV,
; Cedr.,
360-364
I, p.; 323,
cf. Bell.
13 ; Le
Iud.,
Bas-Waddington,
III, 514 ; Solin,
III,35,
1891-
1 ;
1894 ; à partir de Marc-Aurèle des monnaies représentent le témenos de Pan à
Césarée Paneas : Brit. Mus. Cat. Coins Galaîia, p. lxxx-lxxxii, pi. XXXVII,
7 et p. 299 ; voir aussi The Princeton Encyclopedia of Classical Sites (R. Still-
well éd.), Princeton, 1976, article « Paneas ». Une fête annuelle regroupait dans
ce sanctuaire de nombreux pèlerins venus pour assister à un rituel « miraculeux » :
le dieu faisait disparaître la victime sacrifiée sur la source {iêi toû dalmonos
dunàmei aphanès ginesthai paradoxes, Eus., HE, VII, 17). Eusèbe rapporte
comment le sénateur chrétien Astyrios, au me siècle, mit fin à ce rituel en
invoquant le Seigneur qui fit réapparaître la victime rejetée par les eaux. Sur cet
épisode voir Marta Sordi, II Cristianesimo e Borna (op. cit., n. 18), p. 290-291.
27. CI G 4538 (Kaibel 827 b).
28. O. Kern, article Diopan, B-E (1903), col. 1046.
29. F. H. Cramer, Astrology in Boman Law and Politics, Philadelphia, 1954,
p. 99-104.
30. Sur le Capricorne, voir H. G. Gundel, article Zodiakos, B-E (1972) ;
Id., Imagines zodiaci, in Hommages à M. J. Vermaseren, Leiden, 1978, p. 438-
454 ; cf. W. Hubner, Corpore semifero, ekphrasis Oder metamorphose des Stein-
bocks ? », Hermes, 108 (1980), p. 73-83. Bapport Pan- Capricorne : attesté dès
l'époque alexandrine ; les témoignages sont réunis par W. H. Roscher, Die
Elemente des astronomischen Mythus vom Aigokeros, Neue Jahrbùcher fur
Philologie und Paedagogik, 151 (1895) = Jahrbùcher fur classische Philologie,
41 (1895), p. 333-342 ; voir aussi le dossier cité infra, n. 35, autour de Ps.-Erat.,
Catast., I, 27. Bapport Capricorne-Auguste : Boll et Gundel, Sternbilder,
Sternglauben und Sternsymbolik bei Griechen und Rômern, in Lexikon der
griechischen und rômischen Mythologie (W. H. Roscher éd.), vol. VI, Nach-
La mort du grand Pan 15

symbole d'Auguste en tant que fondateur de l'Empire, comme


l'atteste à l'évidence la numismatique d'époque impériale31.
Annoncer à Tibère qu'une rumeur circule dans la capitale,
relative à la mort du grand Pan, cela ne revient-il pas à
signifier, à ce passionné d'astrologie qu'une menace pèse sur
son pouvoir hérité d'Auguste (son père adoptif ) ? F. H. Cramer
et à sa suite P. Boyancé, ont souligné l'importance politique
des astrologues, dans ces débuts de l'Empire32 ; Tibère lui-
même promulgua un édit contre les « chaldéens » dont les
prophéties étaient souvent liées à des conspirations (cf. Tac,
Ann., II, 32 ; Suét., Tib., 36) ; en 11 déjà un fameux édit
d'Auguste interdit de questionner un devin sur la mort d'une
personne, et la loi veillait à ce qu'une séance de divination soit
toujours limitée à deux participants, le devin et son client,
et reste ainsi protégée par le secret33. Ce que l'on craint, c'est
précisément la diffusion de rumeurs analogues à celle qui
annonce la mort du grand Pan. Toutefois, s'il semble que
Tibère n'ait guère aidé l'existence des « chaldéens », c'est

trâge, 1937, col. 972 ; Cramer (op. cit., n. 29), p. 99. Les « lieux classiques » sont
Suétone, Auguste, 94, 11 et Manilius, II, 507-508. Cf. H. Mattingly and
E. A. Sydenham, The Roman Imperial Coinage, vol. I, p. 48, 61-64 ; pi. II, 29.
Sur la fameuse Gemma Augustea de Vienne, le signe du Capricorne et l'aigle de
Jupiter encadrent la figuration d'Auguste : cf. F. Eichler et E. Kris, Die
Kameen im Kunsthistorischen Museum, Vienne, 1927, p. 52 sq.
31. Sous Tibère, « The divine Augustus is commemorated on sestercii by
the interesting device of the capricorns, his natal sign, supporting a shield
encircled by an oak-wreath and by his statue on a processional car drawn by
four elephants » (H. Mattingly and E. A. Sydenham, op. cit., n. 30, p. 101 ;
cf. pi. vu, 112). Le Capricorne se retrouve sur une émission africaine frappée pour
Galba [op. cit., p. 180, 188) ; en 75 et en 79, sous Vespasien, le signe du
Capricorne tenant le globe, accompagné de la cornucopia, se voit au revers du portrait
de l'Empereur [op. cit., vol. II, 1926, p. 24 et 27) ; sous Titus [ibid., p. 324) ;
et sous Antonin Pieux (entre 140 et 144) : loc. cit., vol. III, p. 118 ; sous Pescen-
nius Niger, à Antioche, on frappe toujours monnaie à l'effigie du Capricorne
(entre 193 et 194) : < The capricorns holding shield, on which are seen stars
(« Iusti Aug. ») apparently represent the fortunate horoscope of the 'Just'
Emperor. As natal sign of Augustus the Capricorn had attained such fame that
it was probably willingly adopted as such by many of his successors » (H.
Mattingly and E. A. Sydenham, op. cit., IV, part I, 1936, p. 21 ; cf. pi. 2, 5).
32. F. H. Cramer (op. cit., n. 29) ; P. Boyancé, L'astrologie dans le monde
romain, Bulletin de V Académie royale de Belgique, 61 (1975), p. 266-285. Cf. aussi
les œuvres classiques de A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans
VAntiquiié, t. IV, Paris, 1882 et F. Cumont, Astrology and Religion among
Greeks and Romans, London-New York, 1912.
33. Cassius Dio, 55, 31 ; Cramer, loc. cit., p. 99; Boyancé, loc. cit., p. 277.
16 Philippe Borgeaud

très certainement pour mieux s'assurer le monopole de


l'astrologie, en la personne de son inséparable Thrasylle (cf. Tac,
Ann., VI, 21 ; Suèt., Tib., 69).
Due peut-être à la plume de Tibère, plus
vraisemblablement à celle de son neveu (et fils adoptif) Germanicus, qui la
lui dédie, l'adaptation latine des Phénomènes d'Aratos34
présente le Capricorne dans le cadre d'une mythologie
empruntée aux Alexandrins, mais réinterprétée en fonction
de l'idéologie augustéenne. Ce poème issu de la famille
impériale explique (aux vers 554-560) que le Capricorne tire son
origine du Pan crétois, allié des dieux dans leur lutte contre
les Titans ; collaborant par la panique (désordre créé par le
son terrifiant de sa conque marine) à l'avènement du règne
olympien de Zeus, le Pan-Capricorne (frère de lait du jeune
Zeus caché dans les montagnes Cretoises) paraît ainsi
intimement lié à l'instauration de l'ordre cosmique
(redistribution et équilibre des pouvoirs divins)35. Ce règne de Jupiter
(Zeus), « âge meilleur des dieux » (diuorum laeiior aetas)
comme dit le texte, n'est-il pas compris ici comme l'archétype
du règne d'Auguste ? Les vers suivants, q;ui montrent le
Capricorne présidant à l'apothéose astrale de l'empereur,
semblent venir à l'appui d'une telle hypothèse : « Tandis que
les nations sont effrayées et que la patrie prend peur, Auguste,
le Capricorne soulève ton numen vers le ciel, sur son corps
céleste qui est celui de ta naissance, et le restitue aux astres
maternels » (vers 558-560). La mort d'Auguste, qui s'élève

34. Sur ce texte écrit sous Tibère et généralement attribué à Germanicus,


voir en dernier lieu C. Santini, II segno e la tradizione in Germanico scrittore,
Roma, 1977; cf. L. Cicu, La date dei Phaenomena di Germanico, Maia, 31 (1979),
139-144 ; A. Le Bœuffe, Germanicus, Les Phénomènes d'Aratos, Paris, 1975.
D. B. Gain (The Aratus ascribed to Germanicus Caesar, London, 1976, p. 20)
refuse de se décider : « My opinion is that the evidence does not allow one to say
wether the author was Titerius or Germanicus. »
35. Ce thème poétique, remontant à une œuvre attribuée à Epiménide le
Crétois (457 F 18 Jacoby = Fr. 24 Diels-Kranz), fut mis en valeur dans un
poème astronomique de l'alexandrin Eratosthène, que cite la littérature dite
« catastéristique » (cf. Pseudo-Eratosthène, I, 27). Sur la transmission de cette
littérature (qui relève du genre des métamorphoses) jusqu'à Rome, voir K.
Robert, Eratosthenes Catasterismorum Reliquiae, Berlin, 1878 ; J. Martin, Histoire
du texte des Phénomènes d'Aratos, Paris, 1956, p. 58-125.
La mort du grand Pan 17

vers les astres soulevé par Pan-Capricorne, crée sur terre une
sorte de peur panique, menaçant l'ordonnance et l'équilibre
de l'Empire.
C'est dans ce contexte d'idéologie impériale riche en
métaphores astrologiques et mythologiques qu'il convient, d'abord,
de situer l'intérêt accordé par Tibère au bruit qui se répand
dans Rome, venu des provinces orientales36, annonçant la
mort du grand Pan. Ce prodige, qui ne pouvait pas laisser
Tibère indifférent, signalait peut-être à ses yeux et à ceux de
ses contemporains la possibilité d'un danger menaçant le
pouvoir hérité d'Auguste, ou encore l'existence d'un doute
relatif à l'immortalité (astrale) de l'empereur. On comprend
dès lors la nature satisfaisante, et somme toute prudente, de
la réponse des philologues : si ce grand Pan n'est autre que
l'Arcadien vénéré à Athènes, fils d'Hermès et de Pénélope
(et non pas le Cretois, fils de la Chèvre, frère de lait et allié
de Zeus, métamorphosé en Capricorne céleste), il n'y a pas lieu
de trop s'inquiéter. Pour l'Empire, la menace est exorcisée,
le silence se fait sur une énigme rendue volontairement
indéchiffrable.

**

Ce silence, celui de l'Antiquité polythéiste, le christianisme


est venu le rompre. Fasciné par l'énigme, il a voulu la résoudre.
Et cette entreprise, pour nous, double la difficulté du problème.
Car c'est dès lors en fonction d'un univers symbolique tout
différent, auquel le dieu grec est bien évidemment étranger,
que la tradition occidentale, au 111e siècle d'abord et du
xvie siècle jusqu'à aujourd'hui, inlassablement, s'est plue à
réinterpréter le texte de Plutarque. Le récit de la mort du
grand Pan, paradoxalement, introduit au destin de Pan dans
l'imaginaire chrétien. En d'autres termes, et c'est là où je

36. La légende situe l'annonce de la mort de Pan dans la région d'Epire-


Acarnanie ; Epitherses, qui est supposé la rapporter et en avoir été témoin,
est originaire de Bithynie (Nicée). Thamous, le pilote, est Egyptien.
18 Philippe Borgeaud

veux en venir, ce récit se trouve d'emblée situé, dans le champ


du savoir occidental, à la frontière qui sépare deux univers
symboliques distincts : indéniablement produit par
l'Antiquité polythéiste, il se voit néanmoins pris en charge, au
niveau de l'interprétation, par l'imaginaire chrétien. La
culture occidentale, en introduisant ce récit dans sa propre
réflexion, le situe dans une perspective que nous ne pouvons
pas simplement ignorer. Il serait naïf, je pense, de prétendre
pouvoir faire fi de la charge émotionnelle que prête à ce récit
une tradition qui est la nôtre. Naïf de croire possible de
l'aborder sans préjugés, tout en faisant l'économie d'une
histoire des interprétations. La fascination exercée par
l'énigme, en effet, a pour résultat que toutes les solutions
avancées sont marquées, consciemment ou non, du sceau de
l'imaginaire collectif.
La première interprétation est celle proposée par Eusèbe
au 5e livre de sa Praeparalio Evangelica (chap. 18, 13).
L'évêque de Gésarée, après avoir cité intégralement le passage
de Plutarque, le commente de la manière suivante : « II vaut
la peine de rechercher l'époque de la mort de ce démon. C'est
l'époque de Tibère, époque à laquelle il est écrit que Notre
Sauveur, vivant parmi les hommes, chassa loin de la vie des
hommes toute la race des démons (pân génos daimônôn).
A tel point que certains démons se jetèrent à ses genoux et
le supplièrent de ne pas les livrer au Tartare (allusion évidente
à Luc 8, 31 : kal parekâloun autan hina më epitâxëi auioîs eis
tën âbusson apelîheîn). Ainsi donc on connaît l'époque de la
purification des démons, qui n'est pas éloignée du temps
mentionné ; tout comme la suppression des sacrifices humains
suivit de peu la proclamation de la bonne nouvelle. » Cette
interprétation se fonde sur l'étymologie « populaire » du nom
de Pan, compris dès Platon37 comme signifiant le tout (jeu
de mots Pan - Pân), et interprété par Eusèbe (à la suite

37. Pl., Crat., 408 c-d ; cf. h. Horn. Pan (XIX), 47 ; H. Orph., XI, 1 ; Cor-
nutus, 27.
La mort du grand Pan 19

peut-être de Plutarque mais dans un sens différent) comme


symbolisant la totalité des démons, c'est-à-dire des dieux ou
demi-dieux du polythéisme gréco-romain, chassés par le
Christ.
La seconde lecture du récit de la mort du grand Pan repose
sur la même étymologie, mais débouche sur une interprétation
absolument opposée : le « tout » dont la mort fut proclamée
sous Tibère, c'est le Christ lui-même. Cette exégèse de type
panthéiste apparaît dès le xvie siècle, chez Rabelais surtout
qui la rendit célèbre en la plaçant dans la bouche de
Pantagruel au chapitre 27 du Quart Livre (paru en 1552). Le plus
ancien témoignage de cette équation remonte à l'Espagnol
Pedro Mexia, dans sa Silva de varia leccion, qui date de 1542.
On la retrouve sous la plume d'un ami du cardinal du Bellay,
Guillaume Bigot, dans son Christianae Philosophiae Prae-
ludium, publié à Toulouse en 1549. Il faut toutefois relever
que le xvie siècle conserve, tout aussi présente,
l'interprétation d'Eusèbe38.
Dès lors, dans le sillage de Plutarque, d'Eusèbe et du
xvie siècle, s'instaure chez les penseurs et artistes européens
une réflexion continue dont l'histoire a été savamment
esquissée dans plusieurs travaux du philologue Gustav Adolf
Gerhard parus en 1915 et 191639, ainsi que dans une étude
moins connue due à Levis Karl40. L'histoire littéraire de la
destinée de Pan dans la conscience occidentale a même fait
l'objet d'un livre important de Patricia Merivale, Pan the
Goat- God, his Myth in modern Times91. Je renvoie à ces études
pour une analyse plus fouillée, mon propos n'étant ici que
d'indiquer quelques jalons, relatifs au seul thème de la mort
de Pan.
A travers Heine, Mrs. Browning, Michelet, Tourgueniev,

38. Voir le très riche article de M. A. Screech (bibliogr. [28]).


39. Bibliogr. [15], [16] et [17].
40. Bibliogr. [14].
41. Bibliogr. [31]. Plus particulièrement centré sur la littérature anglaise et
américaine, cet ouvrage ignore presque totalement le domaine germanique,
abondamment couvert par Gerhard (loc. cit.).
20 Philippe Borgeaud

D. H. Lawrence, pour ne citer que quelques noms, l'évocation


de la mort du grand Pan sert à exprimer une contradiction
majeure de notre culture : elle surgit comme un mystérieux et
dramatique opérateur dans le partage des eaux chrétiennes
d'avec les eaux païennes. « Quelle source de salut pour tout
être souffrant, écrit Heinrich Heine, que le sang qui coula sur
le Golgotha... Les dieux grecs de marbre blanc en furent
inondés ; rendus malades d'une horreur intime ils ne purent
jamais s'en remettre ! La plupart il est vrai portaient en eux
depuis longtemps le mal qui les rongeait, et la peur suffît à
précipiter leur mort. Le premier mourut Pan. Connais-tu
la légende, telle que Plutarque la raconte ? Cette légende des
marins antiques est tout à fait remarquable. En voici le
récit... w42.
Le scénario auquel nous convie la lecture d'un tel récit
devient peu à peu celui du surgissement et du devenir
nocturne ou marginal du « paganisme », une fois assurée la victoire
diurne et administrative du « christianisme ». Si le grand Pan,
comme le veut Rabelais, n'est autre que le Christ, c'est alors
en tant que « figure » (au sens théologique) que le visage de
l'Arcadien annonce celui du Christ, et lui survit par un détour,
expression rétroactive et impertinente, mais réceptacle
sauvage et toujours potentiel de la « bonne nouvelle ». Si au
contraire, comme le voulait Eusèbe, ce bouc est le diable, il
entraîne avec lui, dans sa fuite, aux extrémités du visible et
du dicible, hors la conscience ou dans ses interstices
nocturnes, la foule des démons qui jusqu'alors peuplaient un
monde transparent et inondé de lumière, selon une autre
représentation que le christianisme se donne de l'Antiquité
polythéiste (cf. Michelet, La Sorcière).
Que le dieu Pan ait pu devenir ainsi symbole aussi bien
du Christ que du Démon, ou encore espace convergent de leur
confrontation, scène onirique de leur discrimination ; que

42. Heinrich Heine, Ueber Ludwig Boerne, Buch II, 1840 (Ed. Hamburg 1862
Sâmtliche Werke, 12, p. 73).
La mort du grand Pan 21

l'épisode énigmatique de sa mort ait pu servir de prétexte à


ce que d'aucuns, excédés par le succès de l'énigme, voulurent
enfin qualifier de « sujet insignifiant » (Louis Karl, 1913)43,
voilà qui relève d'une conjoncture exceptionnelle dont nous
n'avons pas la prétention d'expliquer, dans ses détails, la
genèse. Qu'il nous suffise de rappeler que Pan, à l'époque du
Christ déjà, et à la faveur de l'étymologie « populaire » (P§n -
Pân) exploitée dès les poètes et philosophes de l'âge classique
avant d'être reprise par Eusèbe et Rabelais, était devenu
pour certains penseurs religieux (stoïciens et orphiques en
particulier) une figure universelle, un dieu-totalité, sans perdre
pour autant ses traits traditionnels. Cette réinterprétation
philosophique et mystique que les chrétiens, dès la
Renaissance, adoptent, travaille à partir d'un trésor d'images
classiques. Chasseur, chevrier, proche de l'homme mais habitant
les solitudes, parfois effrayant, parfois protecteur des égarés,
Pan apparaît marqué par une radicale coincidentia opposi-
torum, présente dès l'origine et qui ne cesse, jusqu'après la
victoire du christianisme, d'alimenter la réflexion religieuse
aussi bien philosophique que mythologique : fusion en un
corps de la bête et de l'immortel, coïncidence de la musique
et du bruit, du désir et de la peur, de la séduction et de la
répulsion. Que ce soit le « bon pasteur » ou le bouc puant et
lascif, le musicien séduisant ou l'animal amoureux fui par
les Nymphes, le dieu de la possession et de l'enthousiasme,
ou encore l'agent sarcastique de la peur panique qui présente
à la culture chrétienne son nom et son identité païenne, peu
importe. Le résultat est là : Pan, que l'on a cru signifier « le
tout », finit par se laisser traduire, pour nous, tantôt en Démon,
tantôt en Sauveur. Et cette nouvelle oscillation, traduction
chrétienne de la coincidenîia oppositorum déjà à l'œuvre dans
la figure antique, vient signifier qu'une nostalgie se fait jour
qui vise l'Antiquité. A la victoire de l'Eglise sur le sabbat des

43. D'après cet auteur, la légende de la mort de Pan « est devenue plus
populaire dans la littérature occidentale que beaucoup de légendes d'un sens
plus clair ou d'une moralité plus élevée ». Il ne se demande pas pourquoi.
22 Philippe Borgeaud

sorcières fait contrepoids le rêve (ni plus ni moins imaginaire)


d'une eschatologie païenne, d'un possible retour des dieux
naturels. A partir de l'époque romantique les poètes, inspirés
peut-être par l'analyse d'un Creuzer, se plairont à penser au
possible avènement d'un « gracieux fils de Pan » (Rimbaud)44,
tout en préparant le terrain à la représentation victorienne
(et postvictorienne) d'un Christ réconcilié avec Pan. C'est
ainsi que Louis Karl peut citer une poétesse hongroise, Minka
Czobel, qui, dans son recueil Opalok (1903), présente Pan
et le Christ crucifiés côte à côte, ou bien Pan rencontrant
le Christ crucifié et déposant des fleurs au pied de la croix.
L'iconographie présentera bientôt D. H. Lawrence (auteur
de Pan in America) dédoublé, prêtant son visage, sur la
même image, à la fois au dieu bouc et au Christ crucifié45.
Tel est le climat où s'élaborent les interprétations
philologiques et historico-religieuses du récit de Plutarque,
interprétations relevant des sciences humaines, dont il convient
maintenant que nous fassions une brève et schématique revue.
Il était nécessaire, avant de les aborder, d'évoquer l'évidence
et les racines culturelles d'un conflit des interprétations
chrétiennes relatives à la mort du grand Pan ; un tel conflit
n'est pas resté sans répercussions sur les interprétations
prétendues laïques, celles des philologues et des historiens de
l'Antiquité : expression d'une pensée désireuse d'exorciser
l'origine païenne conçue comme différence refoulée et qui
inquiète, ce conflit ne cesse au contraire d 'œuvrer à l'arrière-
plan de toutes les interprétations proposées dans le champ
du savoir scientifique.
Du côté des philologues, l'ambiguë lecture chrétienne du
texte de Plutarque semble abandonnée dès le milieu du
xixe siècle. Un des derniers à s'y référer explicitement, le
grand Welcker dans sa Griechische Gôtterlehre (vol. II,

44. Illuminations, « Antique » ; cf. F. Piper, Mythologie der christlichen Kunsl,


Weimar, 1851, p. 254-257, qui définit Crotos, fils de Pan et de la nourrice des
Muses, comme « la personnification du rythme jubilatoire de la danse bachique >.
45. Bibliogr. [31], pi. 15.
La mort du grand Pan 23

Gôttingen, 1860, p. 670-671), se voit contraint d'imaginer un


scénario émouvant et compliqué, d'inspiration nettement
romantique, dont l'artifice ne le cède qu'à une désarmante
candeur : l'histoire de la mort du grand Pan, selon lui, aurait
été imaginée de toutes pièces par un païen contemporain de
Tibère, particulièrement lucide, qui pressentait la fin prochaine
d'un polythéisme à cour d'inspiration, destiné à périr sous les
coups de la jeune et vigoureuse religion chrétienne. Scénario
habile toutefois, puisqu'il prête au paganisme lui-même une
fiction que le christianisme inspire à l'interprète sous une
forme qui trahit chez celui-ci la nostalgie des origines
panthéistes.
Un demi-siècle plus tard, chez 0. Gruppe (1895), si
l'interprétation est tout aussi romanesque, le contenu n'en est plus
du tout romantique ; et toute référence au christianisme a
disparu : Plutarque s'inspirerait d'une œuvre satirique perdue,
une sorte de pamphlet ayant eu pour fonction de ridiculiser
la crédulité erudite des familiers de Tibère. La fiction (au
sens où M. de Gerteau parle d'une « fiction théorique m)46
se prétend ici au service d'une rationalité froide, à la recherche
d'une causalité purement historique.
L'horizon indiqué (de manière trop sophistiquée il est vrai)
par O. Gruppe ne sera pas pris en considération par les
recherches subséquentes. Si l'interprétation chrétienne semble avoir
définitivement perdu son prestige académique, c'est au profit
d'une lecture qui reste néanmoins déterminée par la
problématique religieuse. La théologie cède la place non pas à
l'histoire, mais à l'histoire des religions dans le sens qu'a en
ses débuts cette discipline à vocation comparatiste certes,
mais encore conflictuelle dans le double souci qui la préoccupe
de mesurer l'éloignement de son objet par rapport à la
rationalité occidentale moderne, et son propre écart par rapport à
la révélation judéo-chrétienne.
Deux contributions importantes sont parues entre-temps,

46. M. de Certeau, L'Ecriture de Vhistoire, Paris, 1975, p. 313.


24 Philippe Borgeaud

dont vont s'inspirer toutes les interprétations avancées au


xxe siècle. La première, due au médiéviste et orientaliste
F. Liebrecht47, a l'intention de lever un malentendu : de
nombreux parallèles orientaux (et plus particulièrement
musulmans) montreraient en effet, selon ce savant, que Pan
s'est glissé par erreur dans une histoire qui ne le concerne pas :
Thamous, présenté par Plutarque comme un acteur humain
et situé dans un rôle qui n'est manifestement pas le sien
(pilote du navire), serait en réalité le dieu lui-même dont on
proclamait rituellement la mort, à savoir le fameux Tammuz
(Adonis syrien) dont le culte survécut dans le bassin oriental
de la Méditerranée jusqu'au-delà de l'avènement de l'Islam48.
La légende de la mort du grand Pan apparaît ainsi comme le
fruit d'une élaboration secondaire, due à des voyageurs qui
furent témoins d'un rituel dont ils ne comprirent pas le sens.
W. H. Roscher, éditeur du Lexikon der griechischen und
rômischen Mythologie et grand spécialiste de Pan, adopte
en 1892 un schéma explicatif analogue, tout en essayant de
conserver Pan : le rituel où l'on pleure la mort du dieu, selon
lui, est un rituel consacré au bouc de Mendès (identifié à
Pan dès Hérodote)49, rituel égyptien accompli par le pilote du
navire, ce Thamous dont Plutarque spécifie précisément qu'il
est d'origine égyptienne.
Cette interprétation ritualiste (selon les deux variantes
proposées par Liebrecht et Roscher) serait peut-être passée
inaperçue si Salomon Reinach, dans un article fameux paru
en 1907, ne l'avait revendiquée pour sienne, et n'en avait
affiné le scénario. Il voulut donner à ce fruit de l'imaginaire
scientifique la caution d'une démonstration philologique
dans les règles, présentée sous les dehors d'une correction de
texte. Le « texte » nécessitant une emendatio, en l'occurrence,
serait la tradition orale où puise Plutarque ; ce qui est cor-

47. Bibliogr. [1] et [2].


48. Sur Tammuz, cf. W. ROllig, Der Kleine Pauly V, Mûnchen, 1975,
cols. 507-508 (avec bibliographie).
49. Hdt., II, 46.
La mort du grand Pan 25

rompu étant le premier témoignage lui-même, victime d'une


mauvaise écoute de l'événement. Ce qu'il fallait entendre,
cette voix issue du rivage acarnanien, ne proclamait pas :
« Thamous, le grand Pan est mort », mais : « Thamous le très
grand est mort s60. Thamous représentait bien sûr
l'appellation syrienne du malheureux Adonis. La confusion serait
née d'une pure coïncidence : le pilote du navire, qui s'appelait
lui aussi Thamous, ayant cru (et les autres passagers avec lui)
que l'appel s'adressait à lui. La question de savoir pourquoi
un rituel somme toute familier (celui qui pleure la mort
d'Adonis) en vient à être transformé en une légende aberrante
ne se pose guère plus, pour Reinach, que celle de savoir qui
pouvait bien célébrer un tel rituel sur ces rochers désertiques51.
Il nous apprend tout de même que la proclamation rituelle
de la mort du dieu et la plainte qui y répond chez les fidèles
n'ont pu prendre place qu'en un seul et même lieu. Et
puisqu'il faut choisir, Reinach préfère Palodes. Frazer52, qui
reprend son interprétation, avoue préférer Paxos. Quant à la
légende, définitivement déstructurée, ni l'un ni l'autre ne se
soucie d'en expliquer le succès. La découverte de la genèse a
rendu caduque l'analyse du récit tel qu'il est transmis par
Plutarque.
Sans s'en rendre compte, Liebrecht avait mis en place,
dès 1856, le cadre général d'une série d'interprétations qui
devaient connaître, jusqu'en 1968 au moins, un grand succès.
Les tentatives répétées dans ce sens, de Roscher à Herman-
sen63, puis à Hani54, si elles font honneur à l'ingéniosité de
leurs auteurs, nous apparaissent aujourd'hui comme autant

50. Non pas Thamous... Pàn ho mégas téthnêke, mais : Thamous panmégas
télhnike. Reinach fait bon marché du texte de Plutarque où l'appel adressé à
Thamous est séparé de l'annonce de la mort de Pan par la désignation des lieux
où cette annonce doit être répétée : hopôtan génëi katà td Palêdes, apàggeilon
hôti Pàn ho mégas téthnêke.
51 . Reinach se contente de relever avec désinvolture qu'on devait
certainement rencontrer des Syriens (ces marchands !) sur toutes les côtes.
52. Bibliogr. [10].
53. Bibliogr. [24].
54. Bibliogr. [30].
26 Philippe Borgeaud

de variantes d'une seule et même structure narrative relevant


de ce qu'il est légitime d'appeler, de nouveau, science-fiction.
C'est ainsi que Gerhard, en 1915, propose la mise en scène
d'une véritable « société de Pan » (eine Pan Gesellschaft) se
consacrant, sur les rivages de la mer Ionienne, à un rituel de
deuil où la mort du grand Pan (Pàn ho mégas), pleurée par
les Pans mineurs (les Paniskoi révélés par Mannhardt55 à
l'attention du public savant), apparaît comme une survivance
providentielle des lointaines cérémonies qui furent à l'origine
de la tragédie : ces fameux chœurs dont parle Hérodote56,
institués à Sicyone pour commémorer la mort d'Adraste,
et dont on pense parfois qu'ils préfigurent le « chant du bouc ».
Pour Albin Cook57, en 1925, le « grand Pan », c'est le « grand
Zân », un Zeus plus ancien, connu pour être mort (on montrait
sa tombe en Crète). Il s'agirait d'un dieu proche de l'Adonis-
Tammuz, issu d'un vieux fond illyro-dorien dont les traces
rituelles auraient subsisté, à Palodes en Epire, dans la ville
de Bouthrote plus exactement, jusqu'à l'époque romaine.
Ne sachant plus tout à fait qui était ce Zân dont ils célébraient
pourtant la mort, les habitants de cette région auraient attiré,
par leur perplexité, l'interprétation offerte par les passagers
de notre navire : ce Zân, c'est Pan. Les nombreux postulats
sur lesquels repose cette interprétation se révèlent absolument
fantasques : on sait que Zân, loin d'être une forme ancienne
de Zeus, est une forme poétique, créée à partir d'un accusatif
homérique ; l'identité du Zeus crétois et de Tammuz n'est
pas postulée avant un commentaire nestorien de l'Ecriture
Sainte ; quant à l'existence d'un vieux fond illyro-dorien, et
ses invraisemblables rapports avec le sémitique Tammuz, cela
demeure obscur ; la localisation de Palodes près de Bouthrote,
enfin, est loin d'être assurée ; et même si elle l'était, nous
ignorons tout des cultes de Bouthrote, etc. Hermansen58,

55. Bibliogr. [3].


56. Hdt., V, 67.
57. Bibliogr. [20].
58. Bibliogr. [24].
La mort du grand Pan 27

en 1939, préférera penser au souvenir des fêtes d'Attis-Adonis


(voir infra) ; Haack59, en 1958, revient à l'interprétation de
Reinach, et précise les modalités du rituel syrien ; Hani60,
en 1968, propose le rituel d'Osiris que lui suggèrent le nom
égyptien du pilote, et la plainte des Pans dans le traité de
Plutarque sur Isis et Osiris. On voit que l'objet de ce rituel,
d'une « version » à l'autre, se métamorphose. Mais quelle
importance, du moment que ce Pan, ce bouc de Mendès, cet
Adonis, ce Zân, cet Attis ou enfin cet Osiris représentent
immuablement le « dieu qui meurt » et répondent ainsi,
chacun à sa manière, à l'attente d'une époque couronnée par
l'œuvre de Frazer.
On entrevoit que ce type d'interprétation, périodiquement
remis en chantier, a pour résultat inévitable de présenter la
mort de Pan comme une préfiguration de la mort du Christ,
dans la mesure où la religion des dieux qui meurent annonce,
ne serait-ce qu'imparfaitement ou d'une manière trompeuse,
la religion du Crucifié. Dans ce sens on peut dire qu'elle
reformule, en termes philologiques ou historiques, la vieille
interprétation rabelaisienne de Pan-Christ (« le nostre tout »).
Parallèlement au modèle explicatif hérité de Liebrecht et
de Reinach on rencontre, dès Mannhardt, un second type
d'interprétation qui ne recherche plus ses arguments dans les
religions antiques de salut, mais dans les traditions et légendes
populaires. Mannhardt, nous y avons fait allusion, distinguait
Pan, le grand Pan, de la pluralité des Pans. Cette pluralité,
affirmée de plus en plus fortement par la tradition antique,
montrerait qu'il faut situer ce dieu dans la classe des esprits
de la nature, qui incarnent le procès de croissance et de mort
propre à la végétation et au monde animal. Esprit des bois
conçu sous la forme d'un bouc, analogue aux Satyres grecs,
aux Faunes d'Italie, aux Urisks d'Ecosse et aux Ljeschie du
domaine slave, Pan devient, sous la plume de Mannhardt, un

59. Bibliogr. [29].


60. Bibliogr. [30].
28 Philippe Borgeaud

démon populaire, appartenant en propre à une religion


populaire qui, de l'Antiquité classique à l'Allemagne moderne,
ne connaît pas de solution de continuité. Le récit de sa mort
n'est pas surprenant : il s'inscrit dans une longue série de récits
populaires (germaniques) concernant les êtres de cette classe
(esprits des bois), où il est question d'un message annonçant
leur mort, et de lamentations qui s'élèvent à cette nouvelle.
Le rapprochement, encore implicite dans les Baumkulte
de 1875, est formellement établi, avec les légendes
germaniques, dans les Antike Wald- und Feldkulte de 1877, p. 148 sq.
L'Américain Archer Taylor, en 1922, puis la D anoise Ingar
M. Boberg, en 1934, reprendront et élargiront le dossier de ces
« parallèles nordiques à la mort du grand Pan » ; d'autres
enquêtes amènent régulièrement de nouvelles versions. Voici
un exemple frappant par la ressemblance qu'il offre avec le
récit de Plutarque, et que citent Mannhardt, Gerhard et
Taylor ; il s'agit d'une histoire tyrolienne : « Un boucher
descendait, vers minuit, de Saalfelden à Pinzgau par le chemin
forestier. De la falaise une voix l'appela : « Boucher, quand
« tu passeras vers le grand rocher d'Unken, crie en direction
« de la paroi : Salomé est morte ! » Je peux faire ça, répondit
en riant le boucher. Parvenu encore avant l'aube au pied du
grand rocher il cria ce qu'on lui avait demandé, trois fois.
Alors, des profondeurs de la montagne, résonnèrent des
plaintes et des lamentations aiguës et nombreuses, et le
boucher, rempli d'effroi, se hâta de reprendre son chemin. »
Cet exemple toutefois, pour être privilégié de notre point de
vue, reste unique. En règle générale, la réaction suscitée par
le message de mort ne demeure pas anonyme, et ne se limite
pas aux plaintes. La forme la plus fréquente sous laquelle se
présente ce type de légende est illustrée par la variante
suivante (Taylor n° 10, p. 24) : « Un nain s'approcha une fois
d'un fermier du Dettersberg tandis qu'il labourait et lui
demanda de dire à Hûbel (nom féminin énigmatique) que
Habel (nom masculin énigmatique) était mort. Quand
l'homme raconta son étrange aventure au repas de midi, une
La mort du grand Pan 29

petite femme qu'il n'avait jamais vue auparavant apparut


dans un coin de la pièce et se précipita hors de la maison,
en direction de la montagne, en poussant des cris lamentables.
On ne la revit jamais. » Le destinataire parfois est une servante
recueillie dans la famille mais dont l'origine est inconnue,
sinon explicitement surnaturelle. Le message qu'elle reçoit,
dans tous les cas, rend manifeste son appartenance à un monde
non humain (univers sauvage, ou démoniaque) ; dans sa
fuite, souvent, elle abandonne un objet que l'on montre
depuis comme une curiosité. Un groupe important de ces
récits (groupe attesté dès le xvie siècle) met en scène des
chats : « Un membre de la famille déclare que le chat des voisins
vient d'être tué. Le chat noir couché près de lui, dans le foyer,
s'écrie aussitôt « Robert est mort ! », au grand étonnement de
la famille terrifiée; et, sur ces mots, il disparaît par la cheminée. »
Les versions de ce groupe font très fréquemment allusion
à l'univers du diable (sabbat des sorcières, en particulier).
Cet ensemble de récits traditionnels, dont la structure
narrative de base est constante, se laisse repérer sur un très vaste
territoire de l'Europe du Nord : Bretagne, Angleterre, Irlande,
Suisse, Allemagne, Autriche, Tyrol et pays Scandinaves. Il
ne concerne donc pas seulement le domaine germanique,
comme le laissait entendre Mannhardt, mais aussi les domaines
celtiques et fînno-ougrien (de nombreuses variantes sont
attestées en Finlande et en Estonie : I. M. Boberg, Classica
ei Mediaevalia, III, 1940, p. 129). Ces récits mettent en scène
un médiateur (acteur humain, et banal) et trois personnages
ou groupes de personnages, dans la séquence suivante : le
médiateur entend une voix ou rencontre un personnage qui
lui enjoint d'annoncer de retour chez lui, ou en un certain
lieu, qu'un mystérieux personnage (Salomé, le roi des chats,
Robert le diable, le père de celui à qui il doit porter ce
message) est mort. Aussitôt que le médiateur a transmi ce
message (dont le sens lui échappe), un troisième personnage (ou
groupe de personnages), le destinataire inconnu, se
manifeste : il s'agit très souvent d'un nain ou d'un lutin présent à
30 Philippe Borgeaud

l'insu de tout le monde dans la maison du narrateur, ou encore


d'un chat, qui se lamente bruyamment, ou au contraire se
réjouit, avant parfois de quitter les lieux précipitamment pour
accomplir une importante mission (remplacer le mort, prendre
sa succession). En d'autres termes un personnage humain,
par un message étrange qu'il est chargé de transmettre il ne
sait à qui, se trouve soudain témoin (et acteur) d'un drame
concernant 1' « autre monde », le monde des esprits de la nature
qui entretient, dans ce contexte chrétien, d'étroits rapports avec
le monde démoniaque. La lecture du récit de Plutarque à la
lumière des parallèles folkloriques introduit donc à une
interprétation qui fait écho à celle d'Eusèbe, chez qui le peuple des
démons pleurait la mort de son roi, vaincu par le Christ.
Nous sommes ainsi amenés à faire une importante
constatation : les deux clés « laïques » proposées par les spécialistes
de l'histoire religieuse pour expliquer le récit de Plutarque
(a) la clé « ritualiste » réduisant le récit à la relation maladroite
d'un rite mal interprété — rite de lamentation sur la mort
d'un dieu ; b) la clé « folkloriste » ramenant ce récit à une série
de récits populaires européens de structure analogue,
concernant la mort d'un esprit sauvage ou démoniaque) nous
apparaissent comme une transposition inconsciente des deux
axes majeurs de l'interprétation chrétienne traditionnelle :
Pan-Christ, ou Pan-Diable. La première introduit Pan (ou
sa traduction en Tammuz) dans le contexte des religions
rivales, et du même coup proches du christianisme ; la
seconde le rejette dans l'espace sauvage ou nocturne qui
constitue, sur les marges du territoire chrétien, le royaume
satanique des survivances païennes. La mise à jour d'une
telle relation d'homologie entre le mode d'explication
scientifique et le discours véhiculé par des poètes et des penseurs
tributaires de la tradition chrétienne ne doit pas nous étonner.
Un simple survol de notre bibliographie (établie
chronologiquement) montre en effet clairement qu'il faut attendre vingt
ans depuis la mise en place du problème académique (chez
Liebrecht et Mannhardt) pour que la question de la mort du
La mort du grand Pan 31

grand Pan, soudain, suscite un réel émoi dans le monde savant,


du bref article de Salomon Reinach (1907) aux vastes études
de Gerhard (1915 et 1916). Le silence relatif qui suit ces
dernières provient peut-être du fait qu'elles ont découragé
les amateurs étouffés sous une masse d'érudition. Mais
auparavant, dans un très court laps de temps, nombreux (et
souvent importants) sont ceux qui ont voulu dire leur mot :
Frazer, Maas, Nestle, Weinreich, sans oublier les essayistes,
Garello, Schofî et Karl. L'Italie, la France, l'Allemagne,
l'Angleterre et les Etats-Unis sont impliqués dans ce petit
débat d'avant-guerre. Cette subite effervescence érudite
(1907-1916) se manifeste à la fin de la période la plus riche
en réflexions littéraires et artistiques sur la figure de Pan :
la grande période du « Pan-revival », encore marquée en
Angleterre par l'idéologie victorienne, s'étend de 1890 à 1914
(Patricia Merivale, op. cit., p. 194). Il semble qu'ensuite la
mode ait quelque peu passé, en dépit des efforts de D. H.
Lawrence61. C'est donc au moment où la figure du dieu bouc
s'impose de la manière la plus visible aux artistes et aux
écrivains (cf. l'imposante masse de documents présentée par
Patricia Merivale) que le monde savant, à son tour,
redécouvre Pan et interroge l'énigme de sa mort en des termes
que, à son insu, lui inspire une déjà longue tradition.
Mais désormais, si l'on veut bien excepter quelques
récidives, l'ère des interprétations enthousiastes est révolue.
En 1922 le germaniste Archer Taylor conclut sa vaste étude
sur les « parallèles nordiques à la mort de Pan » par un constat
de scepticisme : ces parallèles, pour frappants qu'ils soient,
ne démontrent rien quant à la tradition antique. Ils
s'expliqueraient en dernière analyse par un phénomène banal
d'hallucination acoustique à partir duquel la légende du
message de mort se serait élaborée, sous des formes analogues
en des lieux divers, sans qu'il y ait nécessairement influence
des récits les uns sur les autres. Satisfait d'avoir découvert

61. Bibliogr. [31], p. 194 sqq.


32 Philippe Borgeaud

pour son corpus une origine universelle et positive, Taylor


abandonne à d'autres le soin de rechercher pourquoi une telle
légende, issue de cette source intemporelle, en vint à être
attachée au nom de Pan plutôt qu'à un autre, et de résoudre
les problèmes que ce rattachement soulève dans le champ
de la mythologie grecque. En 1934, dans sa thèse sur le motif
folklorique de la mort de Pan, Inger M. Boberg souscrit pour
l'essentiel à l'interprétation de Taylor, tout en s'efîorçant
de mieux comprendre, d'un point de vue strictement folklo-
riste, comment ces légendes s'organisent les unes par rapport
aux autres en groupes de variantes.
Méprisant le prudent scepticisme de Taylor, et se référant
de nouveau à Mannhardt et à Reinach, Hermansen propose
en 1939 la dernière tentative de faire des légendes nordiques
et de la mort antique du grand Pan deux manifestations d'un
seul et même mythe, souvenir, trace d'un rituel oublié ou mal
interprété. Ces deux « survivances folkloriques », l'une antique,
l'autre moderne, témoigneraient de l'influence exercée par
les cultes (assimilés, confondus) d'Attis et d'Adonis. Au
souvenir d'Adonis (médiatisé par Thamous) dans la légende
antique, ferait écho le souvenir d'Attis (dont le culte fut
amené par les légions romaines jusqu'aux frontières
septentrionales de l'Empire) dans les légendes nordiques. Irrité par
l'évidence du « missing link » (aucune variante du message de
mort, à part celle de la mort de Pan chez Plutarque, n'est
attestée dans l'Europe balkanique et méridionale), Hermansen
se livre à une admirable acrobatie erudite, réduisant Pan à
Adonis pour le mieux identifier à Attis, ou encore à Mithra,
avant de rétablir doctement et doctrinalement l'équilibre
de sa conclusion. Nous ne suivrons pas les méandres de cette
interprétation déjà dépassée à son époque, qui repose sur
l'addition d'hypothèses mal fondées, et qui fut critiquée,
comme il convenait, dans un article d'I. M. Boberg62.

62. I. M. Boberg (bibliogr. [25]), à qui Hermansen (bibliogr. [26]) répondra


avec un mépris hautain, sans avancer d'argument réel.
La mort du grand Pan 33

Force nous est de reconnaître que l'interprétation de


Taylor et de Boberg, pour fragile qu'elle paraisse et décevante
(elle n'explique en rien la structure narrative précise que prend
la légende, ni les détails des différentes versions), n'a pas été
remplacée par meilleure qu'elle. Elle a indéniablement
l'avantage de mettre fin à toute spéculation difîusioniste sur la
transformation en légendes des rituels d'Adonis ou d'Attis
dans le folklore européen moderne. En reconnaissant le fait
d'une parenté formelle, en l'absence de toute dérivation
historique observable, entre un ensemble de légendes
nord-européennes et une légende antique, elle met fin à un casse-tête
mais nous contraint du même coup à interpréter différemment
cette parenté. L'analogie formelle relevée entre le récit de la
mort du grand Pan et les légendes nord-européennes ne signifie
pas nécessairement une parenté de sens, mais indique tout au
moins la double occurrence d'une même structure narrative.
Du moment que le récit antique est le plus ancien exemple
connu de ce type de légendes, on sera peut-être tenté de le
considérer, tout simplement, comme un archétype littéraire
auquel toutes les autres, sous l'effet d'une influence tardive
de la culture savante, auraient emprunté leur structure. Cela
(qui serait très difficile à démontrer, pour ne pas dire
impossible) n'expliquerait rien. Il vaut donc mieux nous en tenir à
la constatation de cette parenté de structure, quitte à la
considérer comme une simple coïncidence.
Quand il propose d'expliquer cette coïncidence par la
référence à une expérience physico-psychologique universelle
(l'écoute angoissée des bruits inexplicables de la nature, qui se
transforme spontanément en hallucination auditive), Taylor
ne résout, et encore, qu'une partie du problème. Il se peut
qu'un tel phénomène soit une cause occasionnelle, confirmant
au niveau des croyances populaires le contenu des légendes
telles qu'elles se présentent ; cet horizon expérimental, s'il
contribue à la « crédibilité » des récits, ne rend certes pas
compte de la structure narrative elle-même ni du contenu
des énoncés. Au niveau d'une explication scientifique on ne
RHR 2
34 Philippe Borgeaud

peut pas passer du bruit à la légende. De l'un à l'autre il y a


une coupure qu'aucune alchimie ne peut effacer.
C'est pourquoi je propose de considérer que le récit
transmis par Plutarque, dans la mesure où on le compare aux
légendes européennes, s'inscrit dans un ensemble structural,
un système de transformations dont la cohérence et le jeu
des variantes ne relèvent ni du hasard ni de la généalogie,
mais d'une pure logique. La « parenté » formelle s'explique
par la récurrence d'une structure simple et efficace,
susceptible d'être réinventée dans des contextes différents pour les
besoins d'un récit désireux de mettre en scène l'interférence
du visible et de l'invisible63. Cette hypothèse présente
l'avantage d'expliquer l'extraordinaire réception réservée par
l'Occident savant (à partir du xvie siècle) au texte antique :
frappé, de par sa structure, d'un sceau reconnu par
l'imaginaire chrétien, ce récit de l'étrangeté aurait suscité des échos
familiers, il aurait fasciné. Mais cela n'implique pas qu'il ait
signifié, pour les Anciens, quelque chose d'analogue à ce que
l'Europe moderne a cru entendre. La récurrence d'une
structure narrative n'implique pas récurrence du sens. Celui-ci
relève en chaque cas du contexte culturel particulier où
s'énonce (en des termes particuliers) le récit ; de ce contexte
est solidaire la configuration symbolique qui détermine le sens
que prend, ici ou là, l'opposition du visible et de l'invisible.
Nous pouvons en effet relever une différence fondamentale
entre le récit grec et les légendes nord-européennes de
structure comparable. A l'exception du récit tyrolien que nous
avons qualifié de privilégié (mais dans lequel on pourrait voir
tout aussi bien une variante affaiblie sinon tronquée, si on le
réfère à l'ensemble narratif moderne), toutes les légendes du
message de mort débouchent sur un épisode concernant la
fuite hors de l'univers humain d'un ressortissant de l'invisible,

63. Pour d'autres exemples (hindous, grecs et shakespeariens) de procédures


narratives comparables destinées à mettre en évidence les interférences du
visible et de l'invisible, on peut se référer à Wendy O'Flaherty, The boundary
between myth and reality, Daedalus, 109 (Spring, 1980), p. 93-125.
La mort du grand Pan 35

et la réintégration de cet « autre » à son propre univers. Ce qui


est en jeu, et ce qui fut mis en question par l'aventure même
que raconte le récit du message de mort, c'est la nette
séparation de l'univers humain d'avec l'univers sauvage ou
démoniaque. Le récit moderne se clôt avec le rétablissement
d'une bonne distance qu'avait compromise la présence
secrète d'un intrus dans la maison. L'aventure de Thamous,
telle que nous l'avons lue au début de cette étude, est toute
différente. Loin d'exprimer la dangereuse possibilité d'un
passage entre le monde visible et l'invisible, elle ne fait que
mettre ceux-ci en présence, face à face. Elle a pour effet de
déchirer un voile. Mais la scène qui apparaît alors reste
décidément extérieure à l'humain. Il n'y a pas d'intrus, dans cette
histoire. Loin de manifester un échange, l'aventure de
Thamous révèle un défaut de communication. Et c'est
précisément en quoi elle fait figure d'énigme à interpréter, ou de
signe oraculaire. L'absence de l'intrus, compensée dans le
contexte antique par le dédoublement de l'invisible (la « voix »
de Paxos, à laquelle répondent les « voix » de Palodes), n'est
pas le signe d'un affaiblissement du récit ; bien au contraire,
c'est elle qui lui donne son sens. Le troisième épisode du récit
antique (ce qui se passait à Rome à la cour de Tibère)
renvoyait ainsi, nous l'avons vu, au contexte culturel qui le sous-
tend, et peut-être même à l'histoire impériale. Car, en
définitive, rien ne nous interdisait de croire Plutarque ni
d'essayer, à titre d'hypothèse, d'évaluer la réception réservée par
l'empereur et son entourage à un tel prodige, relaté sous une
forme aussi achevée. Le récit antique prenait ainsi sens dans
un contexte antique, et polythéiste. Tout porte à croire que
les légendes nord-européennes du message de mort trouvent
de même leur sens, différent, dans un contexte moderne et
monothéiste. Nous laissons cette question ouverte.
Il apparaît vain, en tout cas, de rechercher une directe
continuité entre la tradition chrétienne relative à la mort de
Pan et la tradition rapportée par Plutarque. De l'une à l'autre
une rupture s'est produite, qui a complètement transformé
36 Philippe Borgeaud

la configuration symbolique dans le cadre de laquelle une


lecture peut se faire du récit de la mort du grand Pan. Les
légendes nordiques ne sauraient en aucun cas servir de
médiation entre l'une et l'autre. Tout au plus nous ont-elles permis
de mieux faire ressortir, par la comparaison, la distance qui
sépare les deux univers où se lit, différemment, le même
récit.
Du côté de Tibère, la question se posait de savoir quel Pan
visait la rumeur énigmatique rapportée par Thamous : le
Pan arcadien ou un autre ? La décision était à prendre,
surtout, entre le dieu de la tradition classique et sa
réinterprétation augustéenne. En choisissant la première réponse, les
philologues de Tibère ont délibérément opté pour le paradoxe,
soucieux qu'ils étaient d'écarter l'insulte (ou la menace)
qu'aurait pu signifier pour l'Empereur la seconde. Ramenée
de force à la mythologie grecque classique du dieu bouc, la
mort de Pan (qui n'a rien à voir avec cette mythologie)
perdait à la fois son impact politique et toute chance d'être
interprétée.
Du côté chrétien, à partir d'Eusèbe, la question posée est
bien différente : elle concerne l'identité emblématique d'un
dieu arraché d'emblée à son contexte. Pan-Christ, ou (et)
Pan-Démon. Les philologues de l'âge victorien et leurs
successeurs sont tributaires de cette tradition chrétienne dans les
motivations qui les poussent à rechercher, sous le masque du
dieu bouc, la figure d'un dieu qui meurt ou celle d'un
ressortissant de l'invisible. Une surprenante énergie se dépense à
ignorer l'identité de l'autre, à la soupçonner, à la contourner,
à la réinventer, énergie qui semble déterminée en dernière
analyse par la résistance d'un objet constitué par le non-sens.
Ce n'est pas d'un coup que se met en place le dispositif
symbolique ou, soit par l'effet d'une imitatio diabolica, soit par celui
d'une innocente figure allégorique, la grotte-bergerie de
Bethléem peut évoquer celle de Pan, le Bon Pasteur répondre
au chevrier arcadien ; et où un Adonis appelé Thamous, bien
connu des Pères de l'Eglise chrétienne, abandonne aux chré-
La mort du grand Pan 37

tiens (d'après Jérôme)64 le bosquet sacré qui entoure la grotte


de Bethléem. Ce dernier trait, curieusement, est passé sous
silence par tous ceux qui ont voulu reconnaître Adonis dans
le Thamous de Plutarque. Il aurait dû pourtant permettre à
Salomon Reinach de faire explicitement le pont entre sa
micro-interprétation du texte antique et le vaste horizon de
réflexion où elle se situe de fait pour lui, horizon dessiné
autour d'Adonis dès 1901 par Charles Vellay65 : le
christianisme ne serait-il que le dernier avatar de la religion du dieu
qui meurt ? Il nous apparaît aujourd'hui que les termes de
ce problème, tel qu'il se pose à la conscience religieuse (ou
athée) du début de notre siècle, sont empruntés aux Pères de
l'époque constantinienne.
La mort du grand Pan, que le texte de Plutarque propose
à la réflexion chrétienne comme une énigme à résoudre,
n'appartenait pas au mythe antique. Elaboration secondaire,
vraisemblablement produite à l'aide d'un thème astrologique
(lui-même réinterprétation du mythe) et d'une habile
structure narrative, elle ne relève en propre, et au mieux, que d'une
propagande politique anti-impériale.
Loin de travailler dans le prolongement du mythe gréco-

64. Dans une lettre au prêtre Paulin (Epist., LVIII, 3) : Bethléem nunc
nosiram, el augustissimum orbis locum de quo psalmista canit : * Veritas de terra
orta est », lucus inumbrabat Thamuz, id est Adonidis, et in specu ubi quondam
Christus paruulus uagiit Veneris amasius plangebatur. Ce passage s'inscrit dans
un développement sur l'ambiguïté de la géographie sacrée (soit : les lieux saints
sont trop saints pour qu'un pécheur ose les visiter ; soit : ce sont des lieux sans
importance, puisque l'Esprit Saint habite en chacun, selon la parole de Paul) ;
il est précédé immédiatement d'une évocation de la profanation de Jérusalem
par Hadrien ; on a voulu en déduire que le culte d'Adonis, à Bethléem, fut aussi
introduit par Hadrien ; cela est très peu probable : on sait qu'Hadrien ne visait
pas les Chrétiens, mais bien les Juifs, quand il romanisait Jérusalem et ses cultes
(cf. M. Sordi, // Cri8tianesimo e Roma, p. 427) ; d'autre part, cet empereur
passionné par le panthéon grec ne s'intéressait que fort peu aux divinités locales des
provinces « barbares » (J. Beaujeu, La Religion romaine à Vapogèe de VEmpire,
I, La politique religieuse des Antonins, Paris, 1955, p. 258). On voit donc mal
pourquoi il aurait institué le culte d'Adonis-Thamous à Bethléem. Nous n'avons
aucun autre témoignage de ce culte en cet endroit (cf. A. M. Schneider, article
Bethléem, Reallexikon fur Antike und Christentum) ; mais Jérôme, qui y a
séjourné, demeure un bon témoin.
65. Charles Vellay, Le Culte et les fêtes d1 Adonis-Thammouz, Paris, 1901,
p. 179 sq. ; cf. M. Bruckner, Der sterbende und auferstehende Gottheiland,
Tubingen, 1908 ; W. Graf Baudissin, Adonis und Esmun, Leipzig, 1911, p. 522.
38 Philippe Borgeaud

romain, le christianisme utilise donc, et investit du sens de sa


propre mythologie, un déchet vide de sens, une énigme
refusée par le polythéisme antique. De la pensée polythéiste
à la pensée chrétienne, et cela malgré la fascination qu'a
exercée la première sur la seconde, il y a, dans le cas présent,
discontinuité radicale. D'un événement qui se refuse à
l'analyse traditionnelle, nous sommes ramenés à l'analyse de notre
tradition.
Philippe Borgeaud,
Université de Genève.

BIBLIOGRAPHIE

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