Je Connais Toi Toi Même Comment Fait On Cela Serge Marquis
Je Connais Toi Toi Même Comment Fait On Cela Serge Marquis
Je Connais Toi Toi Même Comment Fait On Cela Serge Marquis
Je
Connais-toi toi-même : comment fait-on cela ?
Flammarion
Tous droits réservés
© Flammarion, Paris, 2021
Remerciements
AVANT-PROPOS
La connaissance de soi
J’ai fini par comprendre qu’il y avait dans le cerveau de mon père,
comme dans celui de chacun d’entre nous, deux commutateurs : l’un
qui active l’inconfort et l’autre, le bien-être. En anglais, on utilise le
mot « switch ». On met la « switch » sur on ou sur « off » ; on
allume, on éteint. J’aime bien l’effet percutant de la version anglaise :
« Switch on ! », « Switch off ! ». Elle m’est très utile pour apaiser
mes tragédies hormonales.
Dès les premiers instants de notre vie, nous ne tolérons aucun
inconfort. Et nous le manifestons bruyamment ! À peine au monde,
nous découvrons le pouvoir des hurlements : on a faim : on hurle ! ;
on a soif : on hurle ! ; on a des coliques : on hurle ! ; on a la couche
pleine : on hurle ! On apprend qu’il nous suffit de hurler pour que
quelqu’un se précipite et mette notre commutateur inconfort sur off.
Comment fait-on ?
On observe !
C’est simple.
Simple mais pas facile... C’est même le travail de toute une vie.
Certains faits relatés dans ce livre ont été vécus − vous ne saurez
pas lesquels −, tout le reste est inventé. La distinction entre ce qui
est vécu et ce qui est inventé n’a, de toutes façons, aucune
importance. Une seule chose en revêt une : le conseil de Socrate.
Cet évènement, somme toute banal, m’a valu une insulte grand
public, aussi inattendue qu’une gifle. La serveuse arrosée, que sa
copine épongeait avec des serviettes de table, a lancé une contre-
attaque, qu’elle voulut assurément plus salissante que le vin rouge.
Devant le personnel et toute la clientèle, j’ai eu droit à : « En plus,
vous osez me reluquer, salaud ! » Or mes yeux ne souhaitaient
qu’une chose : transmettre mon désir de voir disparaître les taches
pourpres. J’avais beau me confondre en excuses, « C’est à cause
de ma mère, c’est à cause de ma mère ! », la dame ne dérougissait
pas. Pendant que je regardais la Badoit tenter d’effacer Rorschach,
je jurai, intérieurement, d’entreprendre une diète sans sel. Enfin,
sans salière.
J’ai alors songé à la distance entre les peuples, aux murs qui
s’élèvent, aux frontières ; y avait-il un lien ? Est-ce que l’origine des
guerres avait un rapport avec la phrase de ma mère ? Ou, plus
justement, avec des phrases qui traversent des têtes et mettent le
commutateur inconfort sur on ? Les conflits n’émanent-ils pas tous
d’une méconnaissance de soi ? De l’ignorance ?
Je me suis dit que c’était sans doute pour éviter que la terre
entière ne se mette à éternuer…
L'INVENTEUR D'HISTOIRES
L’inconfort
– Après, quoi ?
« La perception
d’une menace au confort
rend la situation
plus inconfortable encore ;
c’est comme
une piqûre de moustique :
plus on gratte,
plus ça pique ! »
LE CAMPEMENT URBAIN
Observer les mouvements
de son attention
« Une rencontre
vous permettra
de sortir d’une dépendance. »
L'AVENIR EST
DANS LES « FORTUNE COOKIES »
L’ignorance de soi
De toutes les histoires qu’il se raconte, voici celle qu’on lui a fait
croire et celle qu’il invente lui-même :
– « Je suis un loser, le plus grand de tous les losers », ce qui signifie :
« Occupez-vous de moi ! »
– « Vous êtes des losers, tous des losers », ce qui signifie : « Vous ne vous
occupez pas de moi ! » L’ex-président des États-Unis a consacré les quatre
années de sa présidence à lancer cet appel au monde entier : « Bercez-moi,
s’il vous plaît, bercez-moi : je n’arrive pas à faire mon rot ! »
J’ai acheté un autre billet de loto. Pour finir par me rendre compte
que si l’histoire persistait dans ma tête, j’achèterais des billets à
chaque séance. Et que je pourrais tout perdre à vouloir tout gagner.
Exactement ce qui était écrit ! Je comprenais soudainement ce que
voulait dire : « Soyez pratique ! »
Ma bonne amie qui traduit les signes m’a appris que la série de
nombres révélait une forme d’intelligence contenue dans les biscuits.
Je l’ai crue (qu’est-ce que le JE ne ferait pas pour paraître intelligent
aux yeux d’un autre JE !). J’ai alors décidé de garder tous les
papiers. J’y suis devenu très attaché. Je les empilais dans mon
portefeuille. Je les consultais régulièrement. J’ai même songé à faire
encadrer les plus percutants. Une admiration pour leur sagesse.
J’étais stupéfait !
« On perd tout
à vouloir tout gagner.
Soyez donc pratique. »
BISCUITS ET DÉPENDANCE
Sortir de l’emprise du JE
Et le plus surprenant :
Ou encore :
J’ai alors inventé une nouvelle histoire, encore plus énorme que la
première : « Ils sont heureux, ils sont certainement heureux ; ils
jouent ! Les enfants jouent. Au pirate. Au trou noir. Les filles ont des
soleils sur leur jupe. Les garçons, des sabres en plastique pour se
défendre. Ils sont vraisemblablement sur des navires, dans des
champs, au bord des étoiles… Ils rient. Malgré leur lit de béton et
leur matelas de carton, ils rient ! Ils sont heureux, c’est évident ! »
Bouche bée, j’ai relu le bout de papier au moins dix fois avant de
le ranger soigneusement dans mon portefeuille : « Qui observe JE
s’apaise ». Plus que jamais en quête d’apaisement, je ruminais :
comment s’y prend-on pour observer JE ? Par où commence-t-on ?
J’ai lu sur Wikipédia que les biscuits chinois auraient été inventés
par un pâtissier cantonais de Los Angeles, David Wung, en 1920,
pour réconforter les sans-abri. J’ai donc conclu que toutes les
histoires qu’on se raconte depuis n’avaient toujours pas résolu ce
problème. J’ai aussi lu que les biscuits « auraient été inspirés par
l’exemple de soldats chinois qui auraient communiqué entre eux au
moyen de messages inscrits sur du papier de riz et dissimulés dans
des yuèbïng, sorte de gâteaux faits de pâte de graines de lotus, lors
d’une insurrection contre les Mongols au XIIIe siècle. » Qui sait si les
yuèbïng n’invitaient pas les soldats à sourire pour se protéger ?
Je suis arrivé tôt afin de choisir une table avec vue sur la porte
d’entrée, évidemment. À l’heure prévue, est apparue une femme
d’une beauté intemporelle. Rien à voir avec une photo de passeport.
C’est elle qui n’avait pas d’âge, ou celui de l’infini : l’énergie de la
jeunesse, la sensualité du mitan de la vie, la sagesse de la maturité.
Une chevelure lourde qui donnait envie de la soupeser. Le poivre et
le sel ont instantanément rempli le restaurant ; le safran et le poivre
rose émettaient une lumière épicée qui assaisonnait l’air.
Le cerveau n’est donc pas habité par un seul JE mais par des
milliers : le JE père, le JE mère, le JE mari, le JE épouse, le JE
amant, le JE maîtresse, le JE enfant, le JE adolescent, le JE adulte,
le JE aîné, le JE métier, le JE talent, le JE succès, le JE échecs, le
JE maison, le JE quartier, le JE parfum, le JE bijou, le JE nation, le
JE religion, le JE compte en banque, le JE statut social, le JE parti
politique, le JE équipe de sport, le JE marque de vêtements, le JE
habitudes alimentaires et tous les JE que le cerveau tricote en
regardant la télé ou en lisant le journal − une grande partie des
publicités sont des invitations à fabriquer des JE : le JE voiture la
plus puissante ou le JE voiture la plus économique.
J’aimais ses lunettes. Elle s’est redressée et, comme si elle venait
de déposer une carte à jouer entre nous, m’a balancé :
Lenteur et dignité marchant main dans la main, elle n’y allait pas
par quatre chemins. Le message était clair. Décidément, il y avait de
la profondeur dans les biscuits chinois.
− Vous permettez ?
Elle attendait une réponse. Quand enfin l’idée m’est venue de lui
demander si elle était psychologue, elle avait déjà repris :
– Mais comment peut-on être viande à notre époque ? Vous avez vu nos
façons de traiter les animaux dans les fermes d’élevage ?
– « Nos », dites-vous ?
– Oui : « Nos » ! Vous autant que moi sommes les premiers concernés.
Tous ces reportages à la télé, dans les journaux, sur Internet, ils parlent de
nos JE ! L’insensibilité dont l’être humain est capable juste pour avoir plus,
encore plus, toujours plus ! Savez-vous que des millions de bêtes n’ont pas
un centimètre d’espace pour bouger ? Pas d’air ? Pas de vie ? Vous savez
ça, n’est-ce pas ?
– Oui, oui, je sais. Je fais de gros efforts pour devenir légume. Mais ce
n’est pas facile, le porc en moi se fait entendre, il réclame sa place. Et
l’agneau aussi. Ça couine et ça bêle en dedans. Oui, oui, vous allez être
étonnée, je suis à la fois porc et agneau, les deux. Et poulet parfois, comme
dans « mon petit poulet », mais poulet de grains seulement. Je n’ai jamais
compris d’ailleurs pourquoi on disait poulet de grains. Est-ce qu’il y a des
poulets de lait ? Comme avec les veaux ?
2. Les jugements sur soi qui surchargent les circuits : « J’ai l’air
d’un imbécile. Je dis n’importe quoi. Elle doit me prendre pour un
crétin. C’est foutu, j’en suis sûr, c’est foutu ! »
3. Tempête hormonale : « Ça y est, j’ai les tripes en bouillie. »
− Ah ! la vache !
– Moi aussi !
– L’addition, merci !
J’ai regardé à travers la vitrine pour m’assurer qu’une voiture de
sport n’était pas garée dans la rue. Se retournant vers moi, elle a eu
ces mots rassurants :
− Je vous invite.
– Du pain.
– Du pain ?
– Si vous croyez que je suis là et que je ne veux pas vous parler, appuyez
sur le 2.
– Si ce système vous exaspère parce qu’il vous rappelle tous les systèmes
qui lui ressemblent, appuyez sur le 4.
– Si c’est Socrate qui appelle, prière d’appuyer sur le 7. Pour tous les
autres, les non-Socrate, prière de vous abstenir.
« La peur commence là
où le présent s’arrête. »
BŒUF ROUGE
ET BŒUF NOIR
Qu’est-ce que
réussir sa vie ?
Réussir sa vie n’a rien à voir avec impressionner qui que ce soit,
être admiré, envié, reconnu. Réussir sa vie, c’est s’asseoir sur un
gros caillou, au bord d’une rivière, pour entendre l’écoulement des
saisons, le son que font les bourgeons quand ils explosent au
printemps, ou celui que font les feuilles quand elles touchent le sol, à
l’automne. Et s’il n’y a pas de gros caillou ou de rivière, pas de
souci... Réussir sa vie, c’est marcher dans un sentier pour voir les
arbres s’éclater en mai ou lâcher prise en octobre.
Réussir sa vie, c’est être là, dans la main qu’on serre ou dans le
bonjour qu’on prononce. Et il n’est pas nécessaire d’obtenir des
« Like » ou des « J’aime » sur Facebook pour être là. On peut
n’avoir jamais été remarqué, avoir été parfaitement ordinaire, et
avoir totalement réussi sa vie... Réussir sa vie, ce n’est jamais
dépendre des applaudissements pour marcher sur un sentier.
– Oui, oui, bien sûr, je suis très bande dessinée : Astérix, Tintin, Achille
Talon, Le Chat, Lucky Luke…
Avec des baguettes, elle a saisi une bouchée plus fine qu’une
feuille de papier et, lentement, très lentement, l’a déposée sur sa
langue. Pendant que je regardais fondre la feuille, elle a fermé les
paupières. Puis, avec un gémissement sans équivoque, m’a
balancé :
– Hum... Êtes-vous vraiment épinards, Socrate ?
– Avez-vous beuglé ?
– Qu’avez-vous fait ?
– Rien du tout ! Un peu plus et on m’embrassait les mains et les pieds. Ce
n’est que plus tard qu’il m’a été possible de constater le besoin qu’avait
mon JE d’être admiré. Et de comprendre qu’il suffisait d’une toute petite
histoire pour obtenir cette admiration, pourvu qu’elle soit rassurante. Sur le
coup, tout mon corps triomphait ! On m’acclamait, me priait, m’implorait :
« À mon tour, à mon tour ! » J’aurais pu faire payer un droit d’accès à des
objets qui ne m’appartenaient pas : des statues bovines !
− L’addition, s’il vous plaît ! Cette fois, c’est moi qui invite.
« Peu importe l’âge que vous avez, votre vie commence à chaque
instant. »
Leçon de biscuit chinois :
Quelques semaines avant qu’il meure, mon père m’a posé une
question surprenante, il m’a demandé ce que voulait dire « S’aimer
soi-même. »
– Le pirate ?
– Il y a un pirate sur la route que j’emprunte pour venir ici. Il joue dans
ma tête avec son épée. Parfois, c’est avec un râteau. Il essaie également de
faire pousser du pain sur les trottoirs. Dites-moi, où en étions-nous ?
– Le campement ?
– Je vous ferai visiter. Ce pirate a une sœur. Plus jeune que lui. Elle porte
une jupe débordante de soleils. Toujours la même. Des soleils couverts de
taches : cambouis, beurre, moutarde, je ne sais trop. Mais quand elle tourne
sur elle-même, pour montrer sa grâce et son élégance, les taches s’envolent.
Ne reste plus qu’une vibration solaire. Le pirate et sa sœur ont un grand
frère. On peut voir l’univers en expansion dans ses yeux. Le cosmos. Toutes
les galaxies. Ce môme peut vous faire disparaître d’un simple regard. Trois
gamins qui ne me réconfortent pas du tout !
– Peur ?
– Je répète : j’ai peur d’eux ! Après tout, c’est leur cœur qu’ils
brandissent. Le pirate en premier, sur la pointe de son sabre. Et même s’ils
ne disent rien, je les entends : « On joue à se montrer nos cœurs, tu nous
montres le tien ?
Elle entrait dans le jeu, mêlait sa voix à celles des enfants. J’ai
continué à raconter ma fuite :
– Ce soir, malgré Brel, j’ai inventé une nouvelle histoire : « Ce sont des
futurs voleurs – peut-être le sont-ils déjà ! Et leurs parents sont des
parasites, des paresseux. Ils n’avaient qu’à rester chez eux. On devrait
fermer les frontières. Ils profitent de nos avantages sociaux sans rien
apporter en retour ! Ils se servent même de leurs enfants pour nous
manipuler. Des parasites ! »
– Vous semblez avoir oublié le plus important de tous les biscuits, cher
Socrate : « Qui observe JE s’apaise… » Ce ne sont pas les gamins que vous
tentez de fuir, mais ce que vous croyez être : un homme sans cœur !
Un personnage s’est alors dressé dans ma tête : l’homme de fer
blanc, le pantin fabriqué avec des tuyaux de poêle qui évolue dans
le film Le Magicien d’Oz, un classique de l’histoire du cinéma. 1939.
Ce personnage a une montre à la place du cœur. Il rencontre un
faux magicien qui fait de la véritable magie : permettre à des êtres
qui l’entourent de découvrir, au fond d’eux-mêmes, ce que les
histoires qu’ils se racontent les empêchent de voir : l’intelligence
pour un épouvantail, le courage pour un lion peureux et un cœur
pour l’homme de fer blanc. J’ai vu ce film pour la première fois à
l’âge de 6 ans. Ce jour-là, une fièvre d’origine indéterminée avait
incité ma mère à me garder à la maison. Bouillon de poulet,
couverture de laine, télévision : des remèdes infaillibles pour
combattre à peu près tous les virus qu’on attrape à cet âge. J’ai revu
le film plusieurs fois depuis ; le besoin, sans doute, de croire en
l’existence du faux magicien. Au grand étonnement de Page
Blanche, je me suis mis à chanter Over the Rainbow, la chanson
thème du film :
Elle a tressailli.
– Les deux… Les deux ! Il ne faut surtout pas fixer les JE.
– Et si vous disiez au pirate que vous avez peur de lui : « J’ai peur de toi,
bonhomme... »
Elle s’est mise à fouiller dans son sac à main. Elle en a sorti un
morceau de papier qu’elle avait rangé dans un portefeuille en cuir. Il
était froissé, s’effilochait.
– Lisez.
J’ai minutieusement déroulé le petit parchemin : « La peur
commence là où le présent s’arrête. »
– Il n’y a pas de mystère, Socrate. Nous cherchons tous les deux à savoir
comment on s’y prend pour se connaître soi-même ; autrement, nous ne
casserions pas des fortune cookies ensemble. Une des clés réside, à mon
humble avis, dans l’observation des peurs dès l’instant où elles surgissent.
Les peurs qu’ont nos JE d’être rejetés. Voilà pourquoi une rencontre avec le
pirate, face à face, pourrait vous être bénéfique. Il suffirait de lui dire :
« J’ai peur de toi, bonhomme » pour voir vos JE s’affoler dans votre tête,
comme ces insectes qui courent dans tous les sens lorsqu’on soulève la
pierre sous laquelle ils s’abritent. La plupart du temps, les JE se manifestent
sous forme de blâmes à l’égard d’eux-mêmes : « Je suis un sans-cœur », ou
de critiques à l’égard des autre : « Des voleurs, des paresseux, des
parasites. » Dans les deux cas, ce sont des histoires qu’ils inventent.
Pourquoi ? Pour obtenir de l’attention – « Mais qu’est-ce que tu racontes, tu
as le plus grand cœur du monde ! » – ou se rassurer à propos de leur
supériorité − « Tous des minables ! »
– Quoi ?
– Mon espace.
– Vraiment ?
Croyant être interpelés, ils se sont tous les deux approchés. J’ai
alors ressenti une curieuse satisfaction, je voyais dans cet échange
une opportunité de narguer Mona Lisa.
Une façon de fixer dans sa tête l’image d’un JE écolo que j’avais
peinte, en deux temps trois mouvements, devant ses yeux : Léonard
qui peint des images de lui-même à l’intérieur du cerveau de son
modèle; que demander de plus à l’art ?
– Ce plat devrait vous plaire, madame, vous qui êtes « fruits de mer ».
– Pardon ?
– De l’autolavage de cerveau !
Elle a sorti son téléphone portable. Nous étions l’un devant l’autre,
armés de nos cellulaires. Elle a alors eu recours à notre amie
commune : l’encyclopédie Wikipédia. Elle a commencé sa lecture à
voix haute :
– Ça va, Hu ?
– On ne cuisine pas les cerveaux, ici, monsieur, alors, pas besoin de les
laver. Dites-moi, madame, monsieur, est-ce que les cerveaux verts existent ?
Il n’a pas attendu nos réponses – nous n’en avions pas de toutes
façons −, il s’est soudainement mis à rire et à répéter : « Cerveau
vert, cerveau vert ; peut-être serait-ce la première étape pour régler
tous les problèmes de la planète ! » Hu était, de loin, le plus âgé des
serveurs; de nombreuses rides l’attestaient : la peau repliée mille
fois par un passé qui, autrement, se taisait. J’ai ri avec lui.
− D’où venez-vous, Hu ?
– Si vous le dites.
– Socrate, vous êtes prêt à vous agenouiller devant moi comme ces
disciples à la porte de la boucherie. Allez, debout ! Ce n’est pas parce que
certains de vos JE désirent me plaire qu’il faut croire tout ce qui sort de ma
bouche. Je vous en prie, ne faites pas de moi un messie !
– D’accord, d’accord !
Elle a secoué la tête, comme si elle n’en croyait pas ses oreilles.
– Me permettez-vous un conseil ?
– Parlant de temps, je me souviens d’un message qui m’a été offert par un
biscuit, il y a quelques années : « Le temps n’est jamais dans le présent. » Il
m’avait laissée perplexe. Je crois avoir maintenant compris : les histoires de
peur nuisent à la dégustation des calmars.
FÈVES SAUTEUSES
DU MEXIQUE
Travailler sur soi
Après cet aveu, elle m’a totalement surpris : « Mais dis-moi, toi qui
te poses tellement de questions, quand on dit : “Je travaille sur moi”,
qui travaille sur quoi ? » Je ne m’étais jamais posé cette question !
Ma mère venait de mettre le doigt sur une dimension fondamentale
de la connaissance de soi : qui connaît qui ? Quel est le JE qui a le
pouvoir d’étudier les autres JE et de les améliorer ? Qu’a-t-il de
différent ? Est-ce qu’un JE peut en réparer un autre ? Le mettre à
jour ? Y aurait-il un JE réparateur de JE usés ou de JE défectueux ?
Elle s’est mise à jouer avec ses baguettes, les faisaient tourner
entre ses doigts, comme des hélices d’avion. Elle avait l’adresse
d’une jongleuse. Après quelques secondes de cet impressionnant
numéro, elle a saisi une patte de calmar, minuscule, l’a soulevée
sans hésiter. Son regard arborait tout à coup quelque chose de
concupiscent; il émettait un appel, une invitation : elle m’appâtait
avec un calmar ! Les hormones du désir déferlaient dans mon sang.
La bouche entrouverte, elle se léchait les lèvres, les humectait. La
pointe de sa langue s’attardait sur la pulpe rose qui devenait de plus
en plus luisante; elle peignait avec de la salive ! Mona Lisa
m’aguichait…
– Ne vous moquez pas des fèves, Socrate, surtout pas de ces fèves-là !
Vous les déposez sur une table et elles mélangent ballet classique et danse
moderne; le Lac des Cygnes et la break dance. Dotées de pieds, elles
feraient des pointes ; munies d’une tête, elles pivoteraient dessus. Elles ont
l’air d’une rock star devant une foule d’ados en liesse ; voilà à quoi
ressemble un JE adulé, cher Socrate.
– Pas du tout ! Je n’ai absolument rien contre les vers. Même que celui du
pois sauteur m’intéresse au plus haut point. Il s’appelle Laspeyresia
saltitans.
– Madame a de la culture…
Elle s’est mise à balancer le haut de son corps entre les quatre
points cardinaux.
Elle insistait :
− Oui, oui, si, pour croître, nos multiples JE bouffaient toute notre
attention, cher Soc, voyez-vous l’affaire ?
– Euh… Non, non… « Soc », c’est très bien. Original. Poétique. Court.
– Vous n’êtes quand même pas devenu Socrate parce que je vous ai
appelé par son nom, n’est-ce pas ? On ne devient pas une star de sport parce
qu’on porte un maillot avec le nom de la star imprimé dans le dos, c’est
évident, non ? Êtes-vous un surnom, cher Soc ?
– Un surnom ? Euh... non, bien sûr que non ! Et soyez rassurée, vous ne
m’avez pas froissé...
– N’allez pas imaginer que nos JE soient une solution aux problèmes de
la faim dans le monde, cher Soc, c’est plutôt le contraire.
– Ce n’est pas tout à fait ce que je pensais, Page Blanche, mais comment
faites-vous ? Je veux dire, comment faites-vous pour entrer dans ma tête ?
– Je lis sur vos lèvres; elles bougent comme celles des personnes qui
parlent la nuit, pendant leurs rêves. On ne vous l’a jamais dit ? Étrange...
J’ai placé mes mains devant mon visage, je voulais voiler l’écran
de la liseuse.
– Est-ce que ça va, Soc ? Vous m’avez l’air agité. Votre tête, on dirait
franchement un pois sauteur…
Elle avait une fois de plus raison : j’avais bel et bien un JE irrité.
Celui du nom. J’avais commencé à m’habituer à « Socrate »,
j’aimais bien. Mais « Soc » nom de Dieu, « Soc » ! Je n’entendais
plus que l’expression anglaise : You suck !, « T’es nul ! » Comment
pouvait-elle ne pas s’en rendre compte ? Peut-être ne parlait-elle
pas anglais ? Je ne me souvenais pas de l’avoir lu dans son profil.
– Je vois.
– Quoi ?
– Je veux dire : êtes-vous avec nous ?
– Non, non, Grand-mère va être contente parce que vous êtes venu !
Malgré la tempête.
– Aux JE.
– Normal que vous ne compreniez pas, cher Hu, c’est une histoire entre
madame et moi. Carottes et céleris côte à côte, retenant leurs saveurs
respectives pour protéger leur caractère unique. De fines herbes
revendiquant la domination de leur parfum sur celui des autres : « C’est
grâce à mon parfum que ce potage est exquis, n’est-ce pas l’évidence
même ? » Craignez-vous la domination des carottes, Hu ?
– Cela n’est pas possible, monsieur. Même pour le potage aux carottes,
car les carottes seules ne suffisent pas ; elles ont besoin des oignons.
Hu s’est tourné vers moi et m’a regardé de la tête aux pieds, l’air
découragé :
– Je vous ai téléchargée.
– Pardon ?
– L’application Page Blanche, je l’ai téléchargée, là, dans ma tête.
– Ah bon ?
– C’est ça. Et c’était votre faute s’il pleuvait. Pire encore, c’était surtout
votre faute si ça pinçait ! La peau... Vous étiez une cravache.
J’ai montré mes joues du doigt, mon front, mon cou. Le sourire de
Mona Lisa s’est agrandi, il est devenu, encore une fois, coquin. L’œil
pétillant, elle m’a nargué.
– Ah ! je vois…
– Que faites-vous ?
– C’est peine perdue, Socrate, je lis même à travers les serviettes de table.
Notamment lorsqu’elles essaient de cacher des histoires qu’on se raconte. Je
lis aussi à travers les chirurgies esthétiques. Aucune chirurgie esthétique ne
peut cacher les histoires qu’on se raconte, Socrate, surtout pas aux
personnes qui pratiquent la connaissance de soi, mais ça, vous le saviez
déjà, non ?
J’ai rangé la serviette. Dans ma tête, Mona Lisa portait ses bottes
rouges et tapait délicatement sur mes flancs : « Hue, Socrate,
Hue ! »
– « Celui qui n’a pas de vie en cherche une chez ceux qui en vendent. »
Hum... Je ne suis pas sûr de saisir, Mona Lisa. Des vendeurs de vies ? En
connaissez-vous ?
− Les marchands de vie abondent sur les réseaux sociaux, on les appelle
« complotistes » ou « conspirationnistes ». Ils manipulent le besoin d’être
aimé : « Rejoignez nos rangs et on vous écoutera. Enfin, quelqu’un vous
écoutera. Et quand vous raconterez les mêmes histoires que nous, on
s’occupera de vous jusqu’à la fin de vos jours. Vous ne craindrez plus
jamais d’être abandonné. »
À notre époque, il semblerait que cela veuille dire : être vu. Il est
peu probable qu’à l’époque des cavernes nous ayons cherché à être
vus. Plutôt le contraire, nous cherchions sans doute à être vus le
moins possible. Afin de ne pas avoir à constamment surveiller le
voisin et pouvoir manger notre carré de mammouth en paix.
Aujourd’hui, on photographie son carré d’agneau − il est devenu très
difficile de trouver des carrés de mammouth −, et on l’expose sur les
réseaux sociaux afin d’attirer le plus grand nombre de regards
possible. Qu’est-il arrivé entre l’époque des cavernes et
aujourd’hui ? La réponse est simple : l’apparition des JE et leur
multiplication ! Alors que, dans nos grottes, nous préférions fuir les
regards du voisin, maintenant les JE les cherchent. Et ils se servent
de côtelettes d’agneau pour les obtenir. Et s’ils étaient capables de
trouver des côtes de mammouth, ils seraient aux oiseaux. Car elles
deviendraient virales. Ce qui veut dire qu’elles obtiendraient une
quantité phénoménale de regards et que les JE auraient vraiment
l’impression d’être quelqu’un.
J’avais mon téléphone sous les yeux. J’étais en train de vérifier les
prévisions météorologiques sur mon application météo. On prévoyait
une accalmie vers minuit. J’ai relevé la tête pour annoncer la bonne
nouvelle :
– Nous pourrons bientôt partir, il n’y aura plus de pépins sur la route.
– La Joconde m’a toujours intimidé, Mona Lisa, vous l’ai-je déjà dit ? Je
la verrais, assise sur une terrasse, son sourire dans ma direction, des
montagnes derrière elle, une rivière, un pont pour traverser, et je n’oserais
pas l’approcher. Des histoires m’arrêteraient : « Qu’en a-t-elle à foutre du
calcul différentiel et intégral ? » Et Leonardo, je n’en parle même pas !
Avec tous ses talents... C’est son portrait qu’il vous aurait fallu trouver sur
un site de rencontres : « Je m’appelle Leonardo Da Vinci, homme à tout
faire : scientifique, ingénieur, anatomiste, peintre, sculpteur, architecte,
urbaniste, botaniste, musicien, philosophe, écrivain, poète. » Regardez, j’ai
vérifié.
J’ai tourné vers elle l’écran de mon téléphone, ses doigts ont dit
non merci. J’ai déposé le cellulaire face contre nappe et j’ai bégayé :
– Je savais que vous finiriez par m’en parler. Vous devez être le genre à
mettre des fleurs partout : salon, cuisine, salle de bains... Êtes-vous une
fleur, Mona Lisa ?
J’ouvrais une trappe à mon tour. Elle n’est pas tombée dedans.
– Ah, super idée ! Le jeu des JE, ce jeu de société où personne ne gagne
jamais, même si, chaque jour, la majorité des joueurs croit avoir remporté la
mise.
– Si je comprends bien, vous n’êtes pas une fleur, Mona Lisa. Pourtant,
j’aurais cru...
– Au risque de vous décevoir, non, je ne suis pas une fleur ! Mais vous
pourriez quand même me respirer, qu’en dites-vous ? Mettre votre nez ici.
– Respirer les parfums qu’offre la peau quand elle est amoureuse. Vous
êtes-vous déjà roulé dans un champ de fleurs amoureuses, Socrate ?
– Les fleurs sont amoureuses presque toute leur vie, depuis l’éclosion du
bourgeon jusqu’à la fermeture du fruit. Et au cas où vous ne l’auriez pas
encore compris, elle est là, la poésie.
– Que faites-vous ?
– Je voulais vérifier la météo, m’assurer que l’accalmie annoncée l’était
toujours. On ne peut quand même pas passer la nuit à cette table !
L’étranglement s’accentuait.
– Pour être aimés ! C’est fou, non ? Ils jettent leur purée sur la vie des
autres parce qu’ils cherchent des regards.
Elle s’est apaisée.
– Oui, oui, bien sûr. Le Garçon au gilet rouge, je ne connaissais pas mais
Les Habits neufs de l’Empereur, je connais ! Un roi se promène nu mais ne
sait pas qu’il est nu. Il me semble que seul un enfant ose le dire : « Le roi
est nu ! » Tout le monde connaît ce conte.
– Je ne me souviens plus.
– « Le jour où les deux escrocs décidèrent que l’habit était achevé, ils
aidèrent l’empereur à l’enfiler. Ainsi “vêtu” et accompagné de ses ministres,
le souverain se présenta à son peuple qui, lui aussi, prétendit voir et admirer
ses vêtements. Seul un petit garçon osa dire la vérité : “Le roi est nu !” Et
tout le monde lui donna raison. L’empereur comprit que son peuple avait
raison, mais continua sa marche sans dire un mot. » Les JE serraient les
gorges, Socrate, celles du roi, celle des ministres et celle du peuple. La seule
qu’ils aient été incapables de serrer était celle du petit garçon.
– Arriver où ?
– À notre rencontre...
Il a regardé le plafond.
J’ai fait semblant de fouiller dans mes poches, sachant très bien
qu’elles étaient vides. La pointe de son sabre touchait presque mon
estomac ; j’ai reculé. La peur qu’avaient mes JE du pirate ne s’était
toujours pas estompée :
– Il ne m’en reste plus. J’ai cédé tous ceux que j’avais à des voleurs de
bonbons, sur la route, juste avant d’arriver ici. La prochaine fois peut-être...
Désolé, on m’attend, je suis en retard.
J’ai pressé le pas comme chaque fois. Je n’ai pas osé me
retourner. Je ne voulais pas voir le naufrage. J’aurais pu dire : « Ton
bateau coule ! » et me mettre à rire... De ce rire qui est le seul à se
trouver drôle.
Son frère et sa sœur n’étaient pas avec lui. Ils devaient être dans
la cale pour tenir compagnie à la mère et au morveux pendant le
naufrage.
J’ai alors cru l’entendre crier : « Le roi est nu ! » J’ai senti des JE
serrer ma gorge pendant que je courais, presque l’asphyxie : « Le roi
est nu ! Le roi est nu ! » Ils serraient bien plus fort que n’auraient pu
le faire des petits doigts de pirate.
– Je les colle dans un album photo afin de pouvoir les regarder de temps
à autre, comme on regarde les visages qu’on a eus et qu’on n’a plus. J’ai
commencé il y a une vingtaine d’années, un soir où le morceau de papier
avait dit : « Vous devriez commencer une collection. » J’en ai depuis
accumulé des centaines. J’ai cru que celui-ci vous intéresserait : « L’être
humain a du génie pour se faire souffrir lui-même. »
– Et que faites-vous des enfants nés dans des familles où la violence sert
de réponse à toutes les questions ?
– J’aimerais vous faire part d’une information qui n’était pas dans mon
profil ; je ne jugeais pas pertinent de l’y inscrire. À une certaine époque, j’ai
travaillé aux urgences d’un hôpital régional. J’y pratiquais la médecine. J’ai
vu, trop souvent, des enfants victimes de violence. Et vous savez où l’on
découvrait l’ignorance dont parle votre message ? Dans les fractures ! Il
fallait faire sortir les parents des salles d’examen parce qu’ils s’opposaient à
ce que nous examinions l’ensemble du corps. Quand enfin nous pouvions
écarter les cuisses et les fesses des bambins, nous trouvions ce que les
parents voulaient cacher. Nous trouvions la bêtise. Nous trouvions la folie
du mental humain. Nous trouvions l’horreur. Comment ces enfants peuvent-
ils se faire souffrir eux-mêmes, dites-moi ? Comment ? Et où sont les JE
dans tout ce bordel ?
Ses yeux ont rejoint les miens, s’y sont installés.
– Les JE sont dans les histoires que les parents racontent au poste
d’accueil, Socrate. À l’infirmière, au médecin, à tout le monde : « Elle est
tombée dans l’escalier ! Elle jouait avec son frère et elle a glissé. » La
plupart du temps, les JE ne se compliquent pas la vie pour inventer des
histoires, ils trouvent un coupable et en font leur personnage principal :
« Son frère est parfois brusque, il ne mesure pas sa force. À 4 ans, c’est
difficile. »
– Ils sont là, les JE, Socrate : des JE de couple ! Les histoires de l’un se
mêlant aux silences de l’autre. Des JE complices.
– À mon tour de vous faire un aveu, Socrate. Quelque chose qui n’était
pas dans mon profil. « Je n’avais pas jugé pertinent de l’y inscrire », comme
vous dites. J’ai jadis fait du travail social auprès d’enfants victimes de
violences. Nous aurions pu nous rencontrer, vous et moi, à l’époque. Je me
rendais régulièrement dans des salles d’urgence. « Beaucoup trop
régulièrement », comme vous dites. J’interrogeais les parents séparément.
Dans certains cas, des JE empêchaient la mère d’appeler à l’aide. Des
histoires qu’elle se racontait à elle-même : « Il va changer... Il est généreux.
Après tout il s’occupe de nous, il nous protège. »
– Si on s’enlevait les JE des oreilles, on pourrait très tôt initier les pirates
à la connaissance de soi !
– Les sabres des pirates sont d’abord et avant tout dirigés contre leur
propre peur, saisissez-vous ?
J’ai saisi mes baguettes à mon tour, j'ai croisé les siennes. Un
duel.
– Mais les assaillants, qu’en est-il des assaillants ? Peuvent-ils un jour
entrer dans la connaissance de soi ?
– Pardon ?
– Vous n’allez quand même pas me dire qu’un enfant d’une famille
fortunée se fait souffrir lui-même ?
– Malgré toute l’affection que des parents peuvent porter à leur enfant,
celui-ci peut quand même développer la peur de ne pas être assez : pas
assez beau, pas assez grand, pas assez fort. Il devient alors un expert du
calcul différentiel et intégral...
– Euh, non.
– Moi non plus, je n’y crois pas, car je sais qu’ils existent.
– La générosité ne suffit pas à les définir. La bonté non plus. C’est plus
large. Ce sont des êtres qui vivent sans attente.
– Je regrette d’avoir à vous le dire, mais non : vous n’êtes pas un ange !
Enfin, pas encore… Moi non plus d’ailleurs. À notre prochaine rencontre, je
vous présenterai tante Jeannine.
– Tante Jeannine ?
– Elle n’est plus de ce monde. Mais elle était un ange bien avant de
l’avoir quitté. Elle ne se racontait plus aucune histoire.
Elle a cassé le biscuit, lu le message et commenté :
Il a cru que je me moquais, il est resté figé ! J’ai croisé mes mains,
mes doigts, comme un croyant dans une église, et j’ai confessé :
– J’ai vraiment peur de toi, mon grand, j’ai peur comme tu ne peux même
pas imaginer...
– Docteur !
– Docteur Soc !
– « Doc Soc » ?
– Oui, oui, « Doc Soc » ! Ça ne vous est pas passé par l’esprit ?
– Non, non, ça ne m’est pas passé par l’esprit, mais c’est une super idée !
« Doc Soc »... J’adore ! On dirait une marque de chaussures : « Prenez votre
pied avec Doc Soc, la chaussure qui vous conduira au nirvana » – ça ferait
une superbe pub, vous ne trouvez pas ?
– Vous n’êtes pas juste, Socrate. Cela m’étonne de vous. On confond trop
souvent « cœur » et JE dans cette société. On vous envoie du cœur partout.
Des éclaboussures de cœur. De la confiture de cœur. De la marmelade de
cœur. Du mélo, de la sensiblerie, du sentimentalisme. Une façade, Socrate,
une façade. La sensiblerie donne un spectacle au profit des JE ! Des larmes
comme autant de paillettes pour faire scintiller des illusions. La sensiblerie,
ce sont des JE qui s’exhibent en donnant l’impression qu’ils s’occupent
d’une cause importante. On les montre à la télé, on en fait des modèles, on
invite même les jeunes à s’en inspirer. Malheureusement, la majorité des
jeunes n’est pas en mesure de constater que ce sont trop souvent des JE
qu’on offre comme source d’inspiration, pas la capacité d’être présent.
– Peut-être...
– La vie, l’être, l’essence, le cœur, peu importe les mots, tout est là, tout !
Il n’y a que là qu’on puisse rencontrer l’autre, êtes-vous avec nous, Soc ?
Êtes-vous dans la capacité d’être présent ?
– Peut-être...
– Cette capacité n’est pas fabriquée par l’humain, les JE le sont. Ce qu’on
appelle « cœur » loge dans le présent alors que les JE errent dans le passé à
produire envie, jalousie et autres Laspeyresia saltitans de l’esprit.
Elle a goûté la soupe. Son nez s’est mis à couler. J’ai imaginé
Leonardo peignant une Mona Lisa au nez qui coule et je me suis
demandé si ce tableau aurait été exposé au Louvre avec pour titre :
Mona Lisa au potage aigre et piquant. Elle a trouvé un mouchoir
dans son sac. J’en ai profité.
– La sensibilité est un canal utilisé par la vie pour relier les hommes,
comme le canal de Suez ou de Panama des cœurs humains.
– Où en êtes-vous, Soc ?
– J’ai dit au pirate que j’avais peur de lui. Je me suis agenouillé à ses
pieds, comme un croyant dans une église.
– J’exagère un peu.
– Tant que j’aurai peur du pirate, ce sera non. Des attaques de JE sont
déclenchées dès que je l’aperçois : « Petit parasite, petite peste, petit
microbe ! » C’est instantané !
– Tout à fait. Surtout le JE tribal, celui qui craint qu’un enfant lui vole
son oxygène à chaque respiration : « Petit voleur d’air ! »
– Si Mona Lisa avait vécu à notre époque, elle aurait probablement été
avocate.
– Que dites-vous ?
– Rien. Désolé.
– Bon...
– Les JE ne peuvent pas aimer, ils sont bien trop occupés ! Ils vouent
l’essentiel de leur temps à briller ou à se protéger. Manifestement, la vie
d’un JE est uniquement consacrée à devenir plus JE. On n’en sort pas.
J’ai osé :
− Grand-mère vous présente ses excuses. Elle dit que le potage ressemble
à l’intérieur d’un volcan avant qu’il ne crache. Elle dit aussi que le piment
est exubérant. Ce sont ses mots : piment exubérant. Grand-mère aime le mot
exubérant. Elle dit parfois : piment joyeux. Et elle m’a appris un nouveau
mot : exalté. Piment exalté. Elle présente ses excuses pour le piment exalté.
Elle s’est mise à rire. Ses doigts se sont posés sur les miens.
J’avais l’impression d’être caressé par des réponses. Elle a lancé :
– Bon, une nuit, juste pour le plaisir, pourquoi pas ? Pas besoin de se
servir du calcul différentiel et intégral pour vivre un moment d’extase; on y
va, et hop !, « le corps exulte » comme le chantait Jacques Brel.
J’ai baissé la tête. Je me suis rappelé cette phrase lue sur un mur
de béton, à la faculté de médecine : « J’ai mal d’être homme,
comprenez-vous ? » Je ne me souvenais plus du nom de l’auteur.
Elle était pourpre. Circulaient dans ses veines des refus, des cris,
comme autant de globules rouges par millimètre cube de son sang.
Elle avait le visage rougi par tous les « non » de femmes abusées
depuis l’apparition du premier JE mâle. Et même avant. Sa peau
hurlait !
– Ah bon ?
– Pardon ?
– Le mécanisme ?
– Quatre ?
– Richard comment ?
– Richard Moss. Mais les idiots ne viennent pas de lui, ils viennent de
moi. Moss disait aussi : « Quand j’écoute une autre personne, quand je
l’écoute vraiment : je médite. »
– C’est comme si tante Jeannine avait connu Richard Moss. Tatie disait :
« Une seule phrase suffit pour te retourner les tripes, ma chérie : “Il ne veut
rien savoir de toi même si, tous les samedis, il suit tes cours de calcul
différentiel et intégral.” »
– Désolé...
– Tante Jeannine me sermonnait presque : « Écoute bien, ma grande,
écoute la chose la plus précieuse que la vie ait apprise à Tatie : l’observation
du mécanisme de la souffrance permet l’arrêt du fonctionnement de ce
mécanisme. Autrement dit : pour arrêter les pensées qui te pourrissent la
vie, observe-les. Vois la connexion entre une image mentale et les nœuds
dans ton estomac. Juste ça ! C’est de là que viennent les guerres, ma
chérie. »
Nous venions de terminer nos plats. Mona Lisa a ouvert les yeux.
– Où en étions-nous, docteur ?
– À tante Jeannine.
– Les papillons ?
– Fleur de lune, Belle de nuit, Reine de la nuit ; des noms à faire rêver...
Permettez-moi de rêver quelques instants.
– Et que vient faire tante Jeannine dans la vie de l’ex-président des États-
Unis ?
– Et depuis ?
– J’ai découvert que les anges véritables étaient ceux qui avaient appris à
observer JE afin de pouvoir utiliser pleinement leurs capacités d’ange. Tante
Jeannine aurait pu coudre un vêtement avec des brins d’herbe ; ses doigts
avaient cette virtuosité. Elle dessinait des visages de femmes en réparant
des déchirures dans les vêtements que lui apportaient des personnes
démunies : sa version personnelle du kintsugi.
– Le kintsugi ?
– Non.
– C’est une pratique japonaise qui consiste à utiliser une laque mêlée à de
la poudre d’or pour coller des objets brisés. Les lignes de cassures, une fois
remplies, font de ces objets des œuvres d’art. Des œuvres plus solides que
l’objet d’origine. Une histoire bien connue.
– Vous avez bien saisi : le fil de soi... sans « e » ! Ou, plutôt, le fil de soi
sans JE. Le fil qu’on découvre en étant présent, comme si quelqu’un
frappait à la porte de notre tête : « Toc toc, est-ce qu’il y a quelqu’un là-
dedans ? » Et que pour toute réponse, on entendait : « Non, personne en ce
moment. Personne à accuser ou à juger; personne à craindre ou à désirer;
personne dont on peut se plaindre ou avec qui se comparer; seulement la
présence. » Quand j’ai demandé à tante Jeannine de me coudre un filet pour
chasser les papillons, elle a haussé les sourcils. Un soir, par la porte
entrouverte de ma chambre, j’ai entendu une de ses copines dire que la
chasse était une activité réservée aux garçons, même s’il ne s’agissait que
des papillons : « Coudre un filet, oui, mais chasser le papillon, non, pas
pour une fille ! »
– Il n’y a pas que des JE d’hommes qui, au cours de l’histoire, ont fait
mal aux femmes, Socrate, il y a aussi des JE de femmes. Dès qu’un JE se
sent menacé par une différence, il essaie de détruire cette différence; qu’elle
soit chez un homme, une femme ou même un enfant.
Hu s’est arrêté.
− Une personne menacée par la différence peut faire n’importe quoi pour
rendre tout le monde pareil. Et, en même temps, faire n’importe quoi pour
être spécial et unique – la tête humaine est souvent folle alors qu’elle se
croit sage. J’ai lu cette phrase dans un biscuit.
– Tati a jeté les rideaux autour de moi : « Choisis ! » J’ai pris ceux cou-
leur d’avoine, d’orge, de blé et de toutes les céréales qui poussaient aux
alentours. Je cultivais déjà l’art du camouflage. Je le cultive encore
aujourd’hui, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.
– 9 ans.
Elle s’est emparée d’un biscuit puis, sans l’ouvrir, l’a replacé dans
l’assiette. Et, comme si elle avait un bout de papier sous les yeux, a
dit :
– Un message pour nous deux, personnalisé : « Vous deviendrez bientôt
les deux ailes d’un papillon. »
Il tombait une pluie fine, une vapeur froide. Mona Lisa portait son
imperméable jaune et ses bottes rouges, les mêmes que lors d’une
de nos précédentes rencontres. J’aurais aimé que Leonardo soit
avec nous et qu’il pose son chevalet sur le trottoir, dans le sfumato.
Finalement, la question est tombée :
– Oui, je l’ai évité, j’ai décidé de ne pas y retourner sans vous, d’attendre
que nous soyons prêts tous les deux.
− Aujourd’hui, si les fleurs pouvaient parler, elles diraient qu’il fait beau.
Venez, entrez.
− Pas tout de suite, Hu. Nous chassons l’ignorance avec des filets à
papillons.
– Vous êtes très drôles tous les deux. J’apporte des crêpes jian bing
oignons et coriandre avec un parapluie pour vous réchauffer.
− Merci Hu !
Hu, Long et Zhen ont ouvert la porte, ils apportaient les crêpes et
le parapluie. Mona Lisa a presque clamé :
– Une histoire raconte que si on place la main gauche sur cette sculpture
le bonheur entrera dans notre vie. De là l’immense usure. Des millions de
mains gauches en quête de bonheur ont touché cette pierre au cours des
siècles – la cathédrale aurait été construite entre 1230 et 1250. Et peut-être
même avant les siècles ; comment savoir si la cathédrale n’a pas été bâtie
autour de la chouette ?
– La particularité réside dans le fait que le bout de ses chaussures est usé.
Il est dit que si on frotte une chaussure, la chance fera sa place dans nos
vies. On ne dit rien à propos de la partie du corps qui doit frotter la
chaussure. Je me suis demandé si on pouvait s’asseoir dessus.
– Toute cette usure parce que, malgré des siècles de recherche, le bonheur
semble toujours aussi difficile à trouver. Et la chance aussi. Et l’énergie tant
qu’à y être. Et qu’on les attend d’une chouette en pierre, d’un bœuf rouge
ou des orteils d’un monsieur qui ne ressemble pas à l’original, bref, de
toutes les histoires qu’on se raconte. Et qu’on évite ainsi d’entrer dans la
connaissance de soi. Là où l’on peut désactiver ses JE en constatant de quoi
ils sont faits. Là où l’on découvre ce qui met fin à toutes les recherches : la
présence.
– J’aimerais tremper mes doigts dans votre visage, Mona Lisa, et m’en
barbouiller.
Alors que j’allais toucher ses joues, j’ai aperçu, collé sur mes
doigts, le morceau de papier extrait du biscuit. Il pendouillait comme
un drapeau humide. Il était trempé, pâteux. Je l’avais conservé pour
lire le message à Mona Lisa. Une façon de lui dire l’effet qu’avait, sur
ma vie, son visage : « Quelque chose de scintillant est dans votre
avenir. » Je secouais mes doigts, incapable de me débarrasser de
ce ruban adhésif. Il collait à mon index comme le sparadrap du
capitaine Haddock dans L’Affaire Tournesol. Et, tout comme le
capitaine, je jurais :
− Saloperie !
Mona Lisa, pliée en deux par le rire, m’a invité à m’appuyer sur la
façade :
– Quelle stratégie ?
– Que disait-il ?
– Ce n’est pas une blague, Socrate, ils se croient vraiment dans leur
droit ! Ils vont même jusqu’à dire à la télé, aux heures de grande écoute,
que seul leur client compte et qu’ils se moquent des victimes. Ils avouent,
sans gêne, n’avoir rien à cirer du fait que des dizaines de femmes révèlent
qu’elles ont été exploitées, abusées, violées par ce président.
– Pour les JE de ces avocats, ce n’est plus la justice qui importe, c’est de
trouver le vide juridique qui leur permettra de faire gagner leur cause, le
mot qui innocentera leur client. Leurs JE ne s’intéressent pas à la souffrance
des femmes, ils s’intéressent aux virgules qui leur permettront de devenir
des stars. Ils se servent des victimes pour une seule raison : faire parler
d’eux-mêmes et s’enrichir en le faisant.
– C’est très court, pour une maladie aussi grave. Or, les histoires qu’on se
raconte n’ont besoin d’aucune incubation ! Il leur suffit d’un instant pour
s’emparer de toute une vie, de millions de vies.
– Entre les années 1346 et 1353, la bactérie appelée Yersinia Pestis, aurait
tué, à elle seule, entre 75 et 200 millions de personnes. En 1347, on
comptait déjà 50 millions de morts en Europe, en Asie et en Afrique du
Nord. On estime qu’à cette période la population mondiale tournait autour
de 450 millions d’individus. Entre 30 % et 50 % de la population
européenne avait été éliminée ! Une terrible tragédie quand on sait qu’au
XIVe siècle, on comptait sur tout le monde pour survivre. Et ça incluait les
enfants. Avec autant de disparus, la main-d’œuvre se faisait rare
lorsqu’arrivait le temps de ramasser les pommes de terre.
Elle souriait.
– Cette histoire populaire a duré sept cents ans, Socrate, sept cents ans !
Ce n’est que tout récemment qu’on a mis le doigt – un geste beaucoup plus
précis que de pointer − sur les vraies responsables : la gerbille et ses puces.
Imaginez : les rats ont été innocentés après sept cents ans d’accusations ! Et
bien que leur innocence soit maintenant reconnue, ils sont encore détestés
partout sur la planète. Les pauvres ! Tout ça à cause d’une histoire qu’on se
racontait.
– Au fond, le rat est une victime. Alors pourquoi a-t-il été accusé ? À
cause de son apparence, probablement. Les JE font rarement des choix
éclairés, ils accusent immédiatement ceux qui ne répondent pas aux critères
de sécurité ou d’esthétique – les deux vont souvent de pair – qu’ils ont
établis.
– Voilà ! Quant à la gerbille, ce n’est pas tout à fait sa faute, elle non plus.
Ni de celle de ses puces. Ensemble, elles auraient initié l’épidémie parce
que le climat leur était plus favorable qu’aux rats mais, par la suite, les
humains se seraient infectés les uns les autres en toussant ! Vous avouerez
que c’est un moyen beaucoup plus rapide et efficace que les morsures de
puce pour répandre une infection.
– La voie aérienne plutôt que la route…
– Il faudrait donc éviter de se mettre à haïr les gerbilles pour les sept
cents prochaines années. Ce ne sont quand même pas elles qui toussaient !
Pas plus que leurs puces.
– Si nous empilions d’un côté tous les cadavres issus des contacts avec
les microbes – peste, grippe, choléra, variole – et de l’autre ceux qui
résultent des histoires que les JE se racontent – croisades, inquisitions,
guerres, génocides – nous serions abasourdis ! Oseriez-vous parier sur la
pile qui, dans un concours de hauteur, l’emporterait ? Il me semble évident
que la pile reliée aux microbes serait rapidement dépassée. Et qu’on se
rendrait au moins jusqu’à la lune dans le cas de la pile provenant des JE.
– Des histoires qui mobilisent des foules entières, les excitent, les
amènent au délire. Des foules qui pointent du doigt toutes celles et tous
ceux qu’elles craignent à cause de leur apparence. On entend presque :
« Face de rat ! Face de rat ! Face de rat ! »
– D’accord, d’accord.
− C’est très sérieux, Soc ! Un obstacle banal et tout votre corps est
chamboulé ! Allez, observez les pensées qui défilent dans votre tête : « Elle
ne me dit pas qu’elle me comprend ! Elle rigole ! Alors que j’allais
enfin… »
Elle avait replanté son visage dans la bruine mais n’avait pas
terminé sa plaidoirie.
– Un exemple ?
– Appuyez votre dos contre le mur. Penchez votre tête vers l’arrière.
Fermez les yeux. Accueillez cette bruine presque chaude.
J’ai finalement ouvert les yeux, au cas où… Elle n’avait rien retiré.
Pas même son expression de plaisir. Les voitures n’étaient plus
grises. Il y en avait des jaunes, des rouges, des bleues. Je me suis
rappelé ce film : Pleasantville. J’ai imaginé que Socrate – le vrai –
avait contribué à la rédaction du scénario depuis Athènes, il y a deux
mille cinq cents ans. Tout est gris au début du film, mais plus les
personnages entrent dans la connaissance de soi, plus les couleurs
apparaissent. Mona Lisa avait peut-être vu ce film. Elle a glissé :
– Observez votre crainte d’avoir l’air ridicule : « Que va-t-on dire de moi
si on me surprend à jouir de la pluie ? »
J’ai ouvert les yeux. Il restait un morceau de papier sur mon doigt.
J’ai renoncé au décapage. Le visage de Mona Lisa ruisselait. J’ai
avancé mes mains, mes lèvres, lentement ; une lenteur défiant les
histoires que raconte la modernité. Mona Lisa a senti mes lèvres,
tout près, elle a légèrement écarté les siennes – « Viens ! »… J’ai
alors embrassé l’éternité.
MARCHETTES ET POUSSETTES
L’ignorance collective de soi
Elle regardait les vieux avec une tendresse infinie. Elle a eu cette
remarque incisive :
Quand le feu est devenu rouge, ils n’avaient franchi que le tiers de
la distance les séparant de leur objectif : l’autre côté du boulevard.
La canne et la marchette ont alors accéléré le pas. Les pieds se sont
mis à trainer plus vite. L’asphalte semblait coller aux semelles. On
aurait dit que des serres de bitume sortaient du sol et s’emparaient
des chevilles, les attirant sous terre, comme dans certains dessins
animés de mon enfance : « Le Coyote et le Road Runner » des
Looney Tunes : « Bip ! Bip !» J’aurais aimé que le coyote gagne, de
temps à autre, dans ce prélude à l’apologie de la vitesse : « Bip !
Bip ! »
Suivi de :
– Hé mémé ! t’as pas envie d’arroser les fleurs qui vont couvrir ta
tombe ?
Bip ! Bip !
Les voix ont répondu, sans hésiter, d’un commun accord : « Bip !
Bip ! »
– Dites-moi.
– Un gros caillou dévalait une pente en écrasant sur son passage ceux et
celles qui ne couraient pas assez vite. Les cannes et les marchettes étaient
évidemment les premières à se faire écrabouiller. Surtout qu’on ne
connaissait pas encore, à l’époque, le métal ultra léger ou les marchettes à
roulettes en titane, garanties à vie. On n’avait sans doute que des bouts de
bois, de vieilles branches.
À peine une minute plus tard, nous avons vu une dame courir
derrière une voiture d’enfant, au même carrefour. Elle avait amorcé
sa traversée au feu vert, tranquillement... Puis, la main de néon
jaune s’est mise à clignoter devant sa face, en décomptant les
secondes dans le prolongement de la paume : une sorte de ligne de
vie chiffrée : 10, 9, 8, 7... un décompte comme une mise à feu. Plus
la ligne de vie se rapprochait de zéro, plus la dame accentuait sa
poussée sur le landau... Une accélération maternelle ! Elle n’a pu
éviter un nid de poule, bang ! Sous le choc, une tétine de
caoutchouc et un sac à couches ont jailli hors du berceau roulant.
Heureusement, le bébé y est resté, accroché à ses cris et ses pleurs
– peut-être portait-il aussi une ceinture de sécurité.
− Entrons !
GRAND-MÈRE
Retrouver la sensibilité
− Grand-mère est partie cette nuit. Le cœur. Elle était finalement sortie
faire ses courses. Elle nous avait confié qu’elle ne voulait plus se cacher,
qu’elle avait encore envie de marcher sur le trottoir, en plein soleil. Elle est
revenue en disant : « Je suis fatiguée, il est difficile d’être regardée avec des
yeux qui pointent du doigt. »
– Allez, Socrate, placez toute votre attention dans votre main ; la paume,
les doigts.
– C’est ça… Vous y êtes. Voyez comment les phrases s’arrêtent dans
votre cerveau. Tendez maintenant votre main, offrez-la !
Elle s’est retournée vers les trois hommes, a dirigé ma main vers
eux.
− Avant de partir, Grand-mère m’a demandé de vous saluer. Elle m’a prié
de vous dire qu’il n’était pas important de la rencontrer en personne, que sa
cuisine disait ce qu’elle n’aurait pas su dire. Elle disait qu’elle travaillait
pour quelque chose de plus large que le plaisir. Elle n’avait pas de mot. Elle
disait : « Ce n’est pas le bonheur, c’est plus vaste ! »
– Ce qui l’inclut.
– Mais encore ?
– J’aurais quand même aimé voir Grand-mère : sa taille, ses traits, ses
cheveux.
– JE !
Hu riait :
− « Tous les fruits sont des génies. » C’est ce qu’aurait dit Grand-mère.
Mona Lisa a alors repris la pose : le regard, le sourire, les mains.
– Un grand peintre ne sait pas qu’il est grand pendant qu’il peint, il
peint ! Une grande écrivaine ne sait pas qu’elle est grande pendant qu’elle
écrit, elle écrit ! Une grande cuisinière ne sait pas qu’elle est grande pendant
qu’elle cuisine, elle cuisine !
– J’ai entendu une jeune violoniste, Mona Lisa, son jeu m’a bouleversé.
Dès les premières notes, je savais que j’assistais à quelque chose
d’exceptionnel. L’archet était le prolongement de ses doigts ; grâce, agilité,
précision, je l’enviais !
– Comme ?
– Mais s’il n’y a plus en nous aucun JE, ne devenons-nous pas des
mollusques ?
Ce n’est que lorsque les JE sont mis de côté que les rencontres
Nord-Sud, Est-Ouest, gauche-droite, Blanc-Noir peuvent avoir lieu.
Tant que les JE demeurent, il n’y a pas de rencontre possible. Et si
la connaissance de soi n’envahit pas bientôt le monde, il y aura
d’autres guerres, d’autres génocides, beaucoup d’autres.
− Au revoir !
J’ai dit :
− Bonne chance !
– Je n’ose pas lire le message, Page Blanche. Pas ici, pas ce soir. Je crains
d’être incapable de supporter ce qu’il va dire.
– À vous l’honneur !
– Quels mensonges ?
– Non, le développement des talents n’est pas une affaire de JE, nous en
avons déjà parlé, songez à la jeune musicienne qui vous a transformé, un
soir, en cordes de violon. Ce ne sont pas ses JE qui lui servaient d’archet,
mais sa présence. Or, comme de nombreux influenceurs ne sont jamais
passés par la connaissance de soi et ignorent ce qu’est la présence, les outils
qu’ils proposent sont des outils pour faire grossir JE. Et comme JE ne rêve
que de grossir, ces influenceurs deviennent rapidement très riches.
– Mais que cherchent les jeunes femmes qui veulent ressembler aux
influenceuses en petite tenue ?
– Les JE croient que, plus il y aura de têtes où ils iront faire leur nid,
moins le risque est grand qu’on les oublie. Avez-vous constaté que, pour ces
personnes, l’immortalité, ce sont des photos de leur apparence en petite
tenue ? Et, surtout, la quantité de « J’aime » qu’il y a sous les photos ? Et
savez-vous que lorsque le nombre de « J’aime » chute, les JE dépriment ?
C’est ce qui est arrivé à des vedettes; leur indice d’immortalité était à la
baisse et elles ont mis fin à leurs jours. Elles n’ont probablement jamais su
ce que signifiait observer JE alors que toute leur vie était contrôlée par lui !
– Mais ce n’est pas la phrase qui traverse notre tête qui provoque la
déprime, c’est son contenu, ce qu’elle signifie !
Elle m’a refait le coup de l’onde qui traverse le corps, avec un seul
doigt, sur ma joue.
– Et vous, y croyez-vous ?
– À quoi ?
– À l’amour !
L’onde n’avait pas fini de me traverser :
«À notre époque,
l’apparence occupe beaucoup
plus de place que le contenu. »
LE CAMPEMENT
Apaiser les peurs
– Le poète chanteur ?
– Oui, il décrit à merveille le langage des mains. Une chanson intitulée
Nos mains.
– Je connais…
− 7 ans !
Mona Lisa a écarté tous les doigts de sa main gauche. Elle les
étalait comme un magicien présente des cartes pour qu’on choisisse
celle qui va disparaître et qu’on retrouvera, plus tard, derrière une
oreille ou dans la poche d’un pantalon. Elle avait décidément du
talent en tant que magicienne, car elle a fait apparaître de la lumière
dans le regard cosmique ; le trou noir n’absorbait plus, il émettait ! Je
découvrais qu’elle avait quelque chose en commun avec Grand-
mère quand elle a planté sa main magique dans la chevelure du
cosmos…
– Pardon ?
– Comment faites-vous ?
Elle a palpé la jupe ; on aurait dit qu’elle palpait les soleils. Elle a
regardé les enfants.
Elle a pris la fillette dans ses bras, les soleils. J’avais, devant moi,
un nouveau tableau : La Mona Lisa à la fillette ensoleillée. Était-ce
une larme sur sa joue ? Une larme qui s’agrippait à sa peau comme
si elle l’escaladait ? La fillette se laissait faire. Je revoyais Hu,
quelques minutes plus tôt, et je revoyais que toute une vie peut
s’abandonner, peu importe l’âge qu’elle a. Je ne savais plus quoi
dire et, une fois de plus, j’ai dit n’importe quoi :
– Si je comprends bien, vous êtes une sorte de mère Teresa, et vous avez
omis de l’écrire dans votre profil ? Faut-il croire en Dieu pour être en
mesure de prendre le cosmos dans ses bras ? Les soleils ? Un pirate ?
– Et ce n’est pas un jugement que je porte sur les personnes qui croient
en Dieu. Je ne juge pas les croyants. Peut-être Dieu existe-t-il, je n’en sais
rien. Mais je n’ai pas besoin de croire en Dieu pour croire en elle, en lui et
en lui.
– Comment voulez-vous faire quoi que ce soit « après » si vous avez peur
« avant », Soc ? La première étape, la toute première, c’est d’apaiser la
peur. Vous avez oublié le morceau de papier qui vous a servi de passeport
sur le site de rencontres ? Ce message qui m’a attirée vers vous : « Qui
observe JE s’apaise ? » Vous avez oublié ?
Une coiffure prenait forme. La fillette m’a demandé :
– La peur, c’est le CCL4 de mon enfance, Soc, elle étouffe tout ce qui
pourrait s’envoler. Ces personnes ne demandent qu’à prendre leur envol et
tout ce que nous faisons c’est d’essayer de recoudre leurs ailes. Mais nous
ne sommes pas des tantes Jeannine…
LES LIGNES
DE LA MAIN
La connaissance de soi
à deux
Sur le trottoir, j’ai regardé le gamin géant qui bavait sur sa mère et
je me suis précipité vers elle :
– Les bijoux…
– Soc !
– Non, désolé.
Elle a eu ce rire…
– Mes propos vous surprennent ? Sachez que j’ai fait des études de
psychologie dans mon pays. J’ai mon diplôme. Il est dans une boîte, sous la
bâche. Je peux vous le montrer si vous voulez.
– Je vous crois.
– Je vous ai vu passer plusieurs fois devant la bâche. J’ai vu votre pas qui
s’accélérait. J’ai entendu vos mensonges : « Désolé, madame, je n’ai pas de
monnaie ! » J’ai aussi entendu l’histoire des voleurs de bonbons que vous
avez racontée à mon fils, elle m’a bien fait rire.
Elle a rapproché ma main de ses yeux.
– Vous vivez dans la peur, monsieur. Pourtant, votre vie n’est pas en
danger, et le pirate n’est pas menaçant. Alors, qu’est-ce qui est en danger
dans votre tête ? Qu’est-ce qui craint de perdre son confort ?
– Fermez les yeux tous les deux. Sentez la rencontre de vos lignes de vie.
Elles peuvent se lire mutuellement, à cet instant même. Croyez-moi, cette
lecture est la seule qui dise la vérité.
– Jamais je n’aurais cru qu’on pouvait lire aussi clairement dans les
lignes de la main.
Elle a alors eu cette phrase étrange :
– Vous n’avez pas à me craindre, Soc, parce que je sais qu’il me sera
toujours possible de contempler les pivoines.
Elle m’a pris par la taille pendant que nous marchions, m’a
rapproché d’elle.
– Qu’on soit le seul à être vénéré par une autre personne ou qu’on soit le
seul à être adulé par des milliers de fans, c’est le même principe. Ce sont les
mêmes attentes, les mêmes exigences.
– Oui, une telle phrase peut être un mensonge si elle signifie : « Moi,
je suis au-dessus de la masse car moi je contemple Mona Lisa pendant que
les autres – les pauvres minables – s’acharnent à devenir uniques. » Mais si
elle est utilisée en pleine connaissance de soi, cette toute petite phrase – « Il
sera toujours possible de contempler Mona Lisa. » – constitue un puissant
moyen d’échapper au contrôle qu’exercent les JE sur nos vies. Et n’oubliez
pas d’ajouter : « Il sera toujours possible d’aimer. »
– Ne laissez pas les JE contrôler votre vie, Soc. Ne laissons pas les JE
contrôler notre vie, la vie. Emmenez-moi chez vous. Allons vivre la
connaissance de soi à deux.
– Avant d’aller plus loin, Soc, dites-moi, est-ce que la porte est
verrouillée ?…
Leçon de biscuit chinois :
« Dans le présent,
le temps n'existe pas. »
REMERCIEMENTS