Je Connais Toi Toi Même Comment Fait On Cela Serge Marquis

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Serge Marquis

Je
Connais-toi toi-même : comment fait-on cela ?

Flammarion
Tous droits réservés
© Flammarion, Paris, 2021

ISBN Epub : 9782080235008


ISBN PDF Web : 9782080235022
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782080234995

Ouvrage converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Sous les conseils ludiques et précis du médecin québécois, Serge


Marquis, initiez-vous au fonctionnement de votre JE intérieur.
Inspiré par le célèbre précepte antique de Socrate « Connais-toi toi-
même », cet ouvrage contemporain fera office de guide
personnalisé parsemé d’humour et de sensibilité pour entamer votre
introspection.

Pas à pas, apprenez à tourner vos angoisses en dérision et


devenez maître de vous-même !

Entre switch on et switch off, vous vous imaginerez presque dans


une bataille effrénée de jeux vidéo mais cette fois-ci vous serez le
vainqueur à coup sûr. Décidez à présent quand votre commutateur
off viendra chasser votre commutateur on et cela sans aucune
limite !

Serge Marquis est médecin spécialiste en santé communautaire,


détient un doctorat en médecine (Université Laval) et une maîtrise
en médecine du travail (Université de Londres). Il a développé un
intérêt tout particulier pour le stress, l’épuisement professionnel et la
détresse psychologique dans l’espace de travail. Consultant dans le
domaine de la santé mentale au travail (T.O.R.T.U.E.), il est l’auteur
du best-seller On est foutu on pense trop aux Éditions de La
Martinière.
Du même auteur

Pensouillard le hamster : petit traité de décroissance personnelle,


Montréal, Les Éditions Transcontinental, 2011.

On est foutu, on pense trop ! Comment se libérer de Pensouillard le


hamster, Paris, Éditions de La Martinière, 2015 ; Paris, Points, 2016.

Egoman, Laval, Guy Saint-Jean Éditeur, 2016.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, Paris, Éditions de La


Martinière, 2017 ; Paris, Points 2018.

Les aventures illustrées de Pensouillard le hamster : comment


apprivoiser l’ego, Paris, Éditions de la Martinière, 2017 ; Paris,
Points, 2019.

Pensouillard le hamster, version illustrée, Montréal, Caractère, 2018.

Papa, illustrations de Gilles Rapaport, Paris, Éditions de La


Martinière Jeunesse, 2020.

Bienvenue parmi les Humains, Paris, Éditions de la Martinière,


2018 ; Petit traité de bienveillance envers soi-même, Paris, Points,
2020.
Je
Connais-toi toi-même : comment fait-on cela ?
À tous les pirates
qui jardinent sur les trottoirs.
« Le plus grand et le plus grave problème
de la modernité est la montée du narcissisme. »
Charles TAYLOR, Grandeur et Misère de la modernité.

« Pourquoi voulons-nous être sages et


compatissants ? Si c’est seulement parce que
nous avons envie de l’être, alors nous faisons
fausse route, parce que le JE ne peut atteindre
la sagesse et la compassion. La sagesse et la
compassion ne peuvent se révéler que lorsque
le JE a disparu. Quand nous atteignons cet état,
nous pouvons être au service des autres.
Jusque-là, c’est un aveugle qui conduit des
paralytiques. »
Tenzin PALMO, La Vie quotidienne comme pratique méditative.

« Si on veut transmettre quelque chose dans


cette vie,
c’est par la présence bien plus que par la
langue
et par la parole. La parole doit venir à certains
moments,
mais ce qui instruit et ce qui donne, c’est la
présence.
C’est elle qui est silencieusement agissante… »
Christian BOBIN, La grâce de solitude.
SOMMAIRE

Avant-propos ou La connaissance de soi


Salière et vin rouge ou Le JE
L'inventeur d'histoires ou L’inconfort
Le campement urbain ou Observer les mouvements de son attention
L'avenir est dans les « fortune cookies » ou L’ignorance de soi
Courriels et biscuits ou La capacité à être présent
Biscuits et dépendance ou Sortir de l’emprise du JE
M. Tanguay et les biscuits ou Qui observe JE s’apaise
Sites de rencontres avec JE ou Les multiples peurs du JE
Fruits de mer et canard ou Qui est JE ?
Le jardinier des trottoirs ou Le JE n’est pas la fonction
Le répondeur ou Le besoin d’être unique
Bœuf rouge et bœuf noir ou Qu’est-ce que réussir sa vie ?
Mona Lisa et l'homme en fer blanc ou Le JE sans cœur
Tigre, Dragon et Tremblement de terre ou L’autolavage de cerveau
Fèves sauteuses du Mexique ou Travailler sur soi
Minestrone chinois ou La peur de l’autre
La carotte et l'aubergine ou L’exigence de perfection du JE
Le « roi nu » ou JE et le regard des autres
Le « souffrançomètre » ou Quand le JE est souffrance
Le sabre en plastique ou L’intelligence
Cœur et confiture ou Sensiblerie et sensibilité
Humilitas ou Pudeur et humilité
YouTube et les gourous ou La méditation
Tante Jeannine, les papillons et l'économie ou Le JE mâle
La Chouette ou Le JE promoteur
Le sparadrap du capitaine Haddock ou La liberté d’expression
La peste ou La mécanique du bouc émissaire
Marchettes et poussettes ou L’ignorance collective de soi
Grand-mère ou Retrouver la sensibilité
Les assassins qui s'ignorent ou La présence
L'influenceuse ou Les mensonges de l’apparence
Le campement ou Apaiser les peurs
Les lignes de la main ou La connaissance de soi à deux

Remerciements
AVANT-PROPOS
La connaissance de soi

Le 22 juin, chaque année, mon père s’installait devant la fenêtre


de la cuisine et disait : « Les journées ont commencé à
raccourcir ! », et il déprimait. Cette phrase déclenchait chez lui une
réaction biologique dramatique, une tragédie hormonale. Ce n’est
pas l’angle de la Terre par rapport au Soleil qui provoquait cette
réaction, c’est la phrase qui traversait son esprit. Chaque 22 juin − le
lendemain du solstice d’été −, on avait l’impression d’entendre :
« L’hiver s’en vient ! », l’équivalent de « Winter is coming ! » dans la
série télévisée Game of Thrones.

À l’époque, je n’avais pas encore compris qu’il suffisait d’une


phrase, une seule, pour provoquer une petite fin du monde, de son
monde. Si mon père avait pu observer cela, sa vie en aurait été
transformée. Et la nôtre aussi.

J’ai fini par comprendre qu’il y avait dans le cerveau de mon père,
comme dans celui de chacun d’entre nous, deux commutateurs : l’un
qui active l’inconfort et l’autre, le bien-être. En anglais, on utilise le
mot « switch ». On met la « switch » sur on ou sur « off » ; on
allume, on éteint. J’aime bien l’effet percutant de la version anglaise :
« Switch on ! », « Switch off ! ». Elle m’est très utile pour apaiser
mes tragédies hormonales.
Dès les premiers instants de notre vie, nous ne tolérons aucun
inconfort. Et nous le manifestons bruyamment ! À peine au monde,
nous découvrons le pouvoir des hurlements : on a faim : on hurle ! ;
on a soif : on hurle ! ; on a des coliques : on hurle ! ; on a la couche
pleine : on hurle ! On apprend qu’il nous suffit de hurler pour que
quelqu’un se précipite et mette notre commutateur inconfort sur off.

Mieux encore, la plupart du temps − lorsque nous avons la chance


de naître dans une famille aimante et saine d’esprit −, nous n’avons
même pas besoin de hurler. Des personnes s’occupent de l’entretien
de nos organes, prennent soin de notre digestion de l’entrée à la
sortie − du mamelon jusqu’à l’onguent de zinc − sans qu’on ait à
lever le petit doigt. Elles nous lavent, nous parfument et nous
habillent sans qu’on ait à bouger ; elles nous mouchent et sèchent
nos larmes avec la délicatesse des dentelières ; elles nous racontent
des histoires, nous chantent des comptines, veillent sur notre
sommeil − souvent dans le même lit qu’elles − et n’exigent rien en
retour. Elles apaisent toutes nos peurs − surtout celle d’être
abandonné − d’un simple mouvement des bras, des lèvres ou de la
voix : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime... »

On comprend donc, très tôt, que ces personnes sont à notre


service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept et
qu’on n’a qu’à brailler pour qu’elles accourent. Si on n’apprécie pas
la compote de pommes, elles la remplacent par de la purée de
bananes; si on déteste le doudou-mammouth en laine bouillie, elles
apportent le dinosaure en alpaca; si on se heurte le gros orteil sur la
poussette, elles l’embrassent sans aucune obligation de notre part.
Pas étonnant que, le reste de notre vie, on tolère mal un inconfort et
qu’on veuille sans cesse que nos quatre volontés soient faites.
Dorlotés, chouchoutés, bichonnés pendant des années sans avoir à
faire d’efforts, on s’attend, à chaque instant, à ce que le monde
entier soit à nos pieds, et on enrage si ce n’est pas le cas. Quand
l’ordinateur gèle : on hurle ! ; quand le feu de circulation passe à
l’orange : on hurle ! ; quand la file d’attente est trop longue : on
hurle ! Au bout du compte, on se comporte comme si on avait la
couche pleine en permanence et on passe sa vie à hurler. À haute
voix ou dans notre tête.

Bien sûr, on développe peu à peu son autonomie. On apprend à


se laver et à se gratter tout seul. On tient férocement à mettre ses
chaussettes à son rythme : – « Non, non, laissez-moi, je suis
capable ! » – même si plusieurs personnes nous attendent en tapant
du pied. On se mouche au rythme des encouragements : –
« Souffle ! Souffle fort ! » – mais arrive immanquablement le jour où
on n’a plus besoin d’être coaché sur l’art de libérer ses voies
nasales : – « Je sais comment faire, donnez-moi le mouchoir ! »...
On finit par préparer sa purée de bananes à sa façon et on
transporte soi-même son dinosaure en alpaca (parfois des années
durant !).

Mais nous continuons malgré tout à souhaiter que nos besoins


soient perçus et comblés avant qu’on ait eu à les exprimer. Et,
d’année en année, les formes que prend l’inconfort deviennent de
plus en plus nombreuses et subtiles. Les coliques passent du ventre
à la tête et les démangeaisons de la peau au cerveau. On finit même
par en vouloir aux planètes de ne pas être alignées, à la pluie de
tomber − ou de ne pas tomber − et à l’hiver de se présenter chaque
année.

Ainsi, même si on a vu le jour dans une famille aimante et saine


d’esprit, une seule phrase suffit, lorsque nos besoins ne sont pas
perçus ou considérés, pour mettre notre commutateur inconfort sur
on et déclencher une tempête hormonale qui met notre corps en
mode « mépris ».

Grâce à mon père et à sa déprime, j’ai compris que ce même


phénomène se produisait dans ma tête. En particulier dans mon
rapport aux autres.

Lorsque ma conjointe, à l’heure du coucher, me demande : « Est-


ce que la porte est verrouillée ? », et que j’ai déjà la couette sous le
menton, des phrases se mettent à jouer avec le commutateur
inconfort : « Elle n’aurait pas pu me le demander avant ! Elle le fait
exprès ! Elle m’en veut parce que j’ai regardé le match de foot. » Et
quand elle me demande, à mon retour au lit, après que j’ai constaté
que la porte était bel et bien verrouillée : « Est-ce que ça va ? », je
réponds : « Oui, oui, très bien », même si ça ne va pas du tout ! Les
phrases qui ont mis le commutateur sur on le maintiennent dans
cette position une partie de la nuit : « Incroyable ! Juste au moment
où j’allais m’endormir ! N’aurait-elle pas pu vérifier elle-même ? C’est
un toc, j’en suis sûr, c’est un toc 1 ! ».

Je gagne une partie de ma vie en donnant des conférences et je


m’efforce de mettre en application ce dont je parle : bienveillance,
compassion, paix de l’esprit et autres vertus issues de l’évolution de
l’espèce humaine. Alors quand je sors de mes gonds parce que ma
conjointe me demande si la porte est verrouillée, c’est très embêtant.
À peine ai-je la couette de nouveau sous le menton, qu’une seconde
vague de hurlements hante mes circuits neuronaux : « Bon, après
des années de méditation, de thérapie et de lectures savantes, je
me suis encore emporté ! Je pète les plombs pour une serrure ! À
quoi ça sert, tout ça ? » Je vous assure, c’est vraiment très
embêtant !

Mais tout n’est pas perdu : il demeure toujours possible


d’apprendre et de faire des progrès. Au lieu de maintenir le
commutateur inconfort en position on toute la nuit, on peut arriver à
le mettre en position off en quelques secondes seulement. Bon,
soyons honnêtes : en quelques minutes… Mais c’est quand même
mieux que de le garder sur on toute la nuit !

Comment fait-on ?

On observe !

On observe l’activation et la désactivation des commutateurs : le


processus, le mécanisme, la séquence. Car il y a une séquence. Et
elle se déroule à la vitesse de l’éclair :

1. La perception d’une menace de son confort : quitter le lit alors


qu’on a la couette sous le menton.
2. L’apparition d’une litanie de jugements : « Elle fait exprès, elle
m’en veut, elle souffre d’un toc ! C’est sa faute à elle si je dois quitter
mon cocon. Et pourquoi est-ce moi qui doit y aller ? Hein ? Pourquoi
pas elle ? J’étais pourtant le premier sous la couette ! Mais Madame
s’en fout ! Madame devrait se faire soigner... »

3. Le déclenchement de la tempête hormonale : la contraction des


muscles, le serrement de la mâchoire, le nœud dans l’estomac et
autres sensations semblables à celles qu’on éprouvait lors de nos
premières coliques. Pourtant, il a suffi d’une phrase, une seule :
« Est-ce que la porte est verrouillée ? » pour que le corps soit balayé
par l’ouragan neuroendocrinien. Mais cette fois, pas de câlin, pas de
bercement, pas de bisou, juste le commutateur inconfort maintenu
en position on par un flot de jugements.

Cette séquence est déclenchée à de multiples reprises au cours


d’une journée. En effet, la perception des menaces à notre confort
prend d’innombrables formes dans notre quotidien, tant sur le plan
physique que mental : « Il a baissé le chauffage sans m’en parler,
Monsieur ne pense qu’à lui, et voilà que je gèle » ; « Il ne m’a pas dit
le moindre merci alors que j’ai bossé comme un fou sur ce projet !
Est-ce que j’existe, moi, ici ? » ; « Elle ne m’a pas demandé ce que
je voulais pour dîner, et elle a fait des poireaux. Pourtant elle sait
que je déteste les poireaux ! Ça me gonfle, en plus ! »

Mais, heureusement − permettez-moi de le répéter −, on peut


apaiser ce « bordel » neurologique. Il existe, en effet, une quatrième
étape. Peu de cerveaux s’y rendent, hélas ! Or c’est celle qui
entraîne l’interruption de la séquence, l’arrêt du processus, le
déraillement du mécanisme. Et les cerveaux, pour la plupart,
préfèrent s’en tenir aux hurlements intérieurs − un retour à l’époque
où l’on accourait pour mettre leur commutateur inconfort sur off −,
dans l’espoir inconscient, peut-être, de retrouver le paradis perdu.

Cette quatrième étape ne demande pourtant qu’une seconde. Il


me plaît d’ailleurs de nommer cette seconde « la seconde
révolutionnaire », car elle pourrait bien être à l’origine d’une vaste
révolution dont le monde a un urgent besoin : la révolution de
l’intelligence. Et seule cette seconde, ce temps d’arrêt, peut conduire
à la véritable connaissance de soi, c’est-à-dire à l’observation du
mécanisme qui met en branle les tempêtes hormonales.

Ce temps d’arrêt permet également de découvrir le rôle que joue


un certain « Je » dans l’apparition de ces tempêtes. Un JE qui
associe son confort au degré d’attention qu’il reçoit. Un JE qui met le
commutateur inconfort sur on dès qu’il perçoit la moindre diminution
d’intérêt à son égard. Un JE qui ne tolère jamais d’être ignoré,
attaqué ou remis en question. Un JE qui craint de disparaître si on
ne s’occupe plus de lui : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime... »

Mais que contient ce JE si peureux ? De quoi est-il constitué ?


Que représente-t-il ? C’est ce que Socrate suggérait de découvrir, il
y a deux mille cinq cents ans, avec son « Connais-toi toi-même ». Le
philosophe savait probablement déjà que le sort de la planète en
dépendrait un jour. Et il avait sans doute constaté que l’observation
du JE permettait d’ajouter la quatrième étape à la séquence
infernale :

4. « Tiens, tiens, il y a le JE qui s’agite... Il vient de mettre le


commutateur inconfort sur on. Allez, switch off, le JE ! Si le confort
de ta conjointe importe à tes yeux, lève-toi et marche ! Il n’y a pas
que ton seul confort qui compte. Sors de ta couche. »

Une seconde pour considérer l’existence de l’autre ainsi que


l’importance de notre interconnexion.

C’est simple.

Simple mais pas facile... C’est même le travail de toute une vie.

Ce livre se veut un effort pour répondre à la question : « “Connais-


toi toi-même” : on fait ça comment ? » Question à laquelle il est
nécessaire de répondre quand on ne veut plus que sa vie soit prise
en otage par le cerveau primitif dont le câblage, malgré des
millénaires d’évolution, est encore aujourd’hui beaucoup plus utilisé
que celui du cerveau de la raison.
Socrate avait certainement observé que c’est notre « toi-même »
qui jouait avec les commutateurs, et plus avec le commutateur
inconfort qu’avec celui du bien-être. On sait d’ailleurs maintenant
pourquoi ; c’est, chez notre « toi-même », une très vieille habitude. Il
s’est un jour branché, probablement par mégarde, sur le système
nerveux, qui a pour fonction d’assurer la survie. Voilà pourquoi deux
« toi-même » en viennent aujourd’hui à s’arracher des rouleaux de
papier toilette dans les allées d’un supermarché, comme on a pu le
voir pendant la pandémie de Covid-19 ; ils confondent survie et
confort. D’où l’importance de suivre le conseil du grand philosophe :
cela permet d’éviter l’apparition des massues et des peaux de bête
quand il y a pénurie de papier toilette.

Certains faits relatés dans ce livre ont été vécus − vous ne saurez
pas lesquels −, tout le reste est inventé. La distinction entre ce qui
est vécu et ce qui est inventé n’a, de toutes façons, aucune
importance. Une seule chose en revêt une : le conseil de Socrate.

Pour alléger le texte et faciliter la lecture, nous remplacerons « toi-


même » par JE ; une marque de respect pour la modernité et son
impérieuse nécessité de faire court. Il est en effet plus facile d’utiliser
JE que « toi-même » dans un texto ! Si Socrate avait connu les
SMS, il aurait probablement écrit : « Connais JE » plutôt que
« Connais-toi toi-même ! ».
SALIÈRE
ET VIN ROUGE
Le JE

Des milliers de pensées par jour tournent autour du JE, et la


plupart sont des perceptions de menaces à son confort. Or une
seule pensée suffit pour positionner le switch inconfort sur on : « Elle
n’arrête pas de parler, une vraie pie ! Comment ne peut-elle pas voir
mon besoin de silence ? » ; « Il ne m’écoute jamais, il préfère sa
télé... Il coucherait avec elle s’il le pouvait ! » ; « Les journées ont
commencé à raccourcir ! » ; « Elle ne m’a pas téléphoné ! » Et c’est
parti pour la fabrique à « nœuds-rones » : une pensée fait des
nœuds dans les neurones, et le cerveau devient un tissu de
« nœuds-rones », où la vie est coincée dans une seule phrase.

Mais quel est ce JE si susceptible ? De quoi est-il fait ?

Quand j’étais enfant et que je renversais accidentellement la


salière, ma mère disait que j’allais bientôt vivre une dispute. Elle
disait également qu’en agitant la même salière au-dessus de mon
épaule gauche, vers l’arrière, je ferais disparaitre cette malédiction.
Ma mère n’aimait pas les disputes. Elle n’a jamais dit ouvertement
« Je n’aime pas les disputes », mais elle s’est servie de la salière
pour nous le faire savoir.
Ma mère n’a pas eu la chance de connaître Socrate au cours de
sa vie. Pour elle, la connaissance de soi se résumait à : « Tu te
poses trop de questions ! » C’était aussi une manière de dire qu’elle
nous aimait. Ne se posant pas de questions, elle ne s’est jamais
demandé pourquoi elle détestait les disputes. Elle n’a donc pas
exploré le JE et la peur permanente qu’il a d’être rejeté, c’est-à-dire
de ne plus avoir personne pour s’occuper de lui et d’en mourir : « Je
t’aime, je t’aime, je t’aime... » Et, bien sûr, ma mère n’a pas su pour
les commutateurs. Elle n’a pas pu observer que la petite phrase « JE
ne me sens pas aimé » (ce qui ne veut pas dire que je ne le suis
pas) provoque immédiatement un grave inconfort, et que la petite
phrase « JE me sens aimé » (ce qui ne veut pas dire que je le suis)
provoque instantanément l’inverse, c’est-à-dire un confort, genre
cocon.

J’ai souvent surpris ma mère en train d’agiter la salière au-dessus


de son épaule gauche sans l’avoir d’abord renversée ; je crois
qu’elle faisait de la prévention.

D’ailleurs, c’est peut-être en la regardant faire de la prévention


que j’ai moi-même développé la peur des disputes. Cette peur
m’habite depuis ma tendre enfance et j’ai fini par découvrir qu’elle ne
disparaîtrait jamais si je n’apprenais pas à observer JE. Un jour, au
restaurant, en voulant saisir la poivrière, j’ai heurté la salière.
J’éprouvai une gêne de plomb. Je me suis prestement emparé de
l’objet et, sans regarder derrière moi, l’ai agité au-dessus de mon
épaule gauche. Malheureusement, le couvercle était mal vissé. Le
sel fut violemment projeté sur le plateau de la serveuse qui, à cet
instant précis, passait par là. La dame portait plusieurs verres
remplis de vin rouge ; en voulant éviter la giclée de sel, elle s’est
retournée vivement. Une partie des verres s’est renversée sur sa
blouse blanche, les autres se sont fracassés sur le sol, à ses pieds.
Secouant une bouteille de Badoit de toutes ses forces, une de ses
collègues a surgi à la vitesse des pompiers − elle hurlait d’ailleurs
comme une sirène − et l’a aspergée d’eau pétillante. La soudaine
transparence des vêtements de la jeune femme m’a fait rougir : elle
affichait une somptueuse indécence. La dispute qui a suivi entre les
deux femmes est venue confirmer la première histoire de ma mère
mais elle a contredit celle qui devait l’annuler... J’en ai conclu qu’il
me faudrait trouver un autre moyen que l’agitation de la salière pour
éviter les disputes. Et que, contrairement à ce que ma mère m’avait
suggéré, il faudrait peut-être que je commence à me poser certaines
questions concernant ma crainte des disputes. Que j’entame ma
connaissance de soi !

Cet évènement, somme toute banal, m’a valu une insulte grand
public, aussi inattendue qu’une gifle. La serveuse arrosée, que sa
copine épongeait avec des serviettes de table, a lancé une contre-
attaque, qu’elle voulut assurément plus salissante que le vin rouge.
Devant le personnel et toute la clientèle, j’ai eu droit à : « En plus,
vous osez me reluquer, salaud ! » Or mes yeux ne souhaitaient
qu’une chose : transmettre mon désir de voir disparaître les taches
pourpres. J’avais beau me confondre en excuses, « C’est à cause
de ma mère, c’est à cause de ma mère ! », la dame ne dérougissait
pas. Pendant que je regardais la Badoit tenter d’effacer Rorschach,
je jurai, intérieurement, d’entreprendre une diète sans sel. Enfin,
sans salière.

Dans l’état où j’étais, je me persuadai même du bien-fondé


d’abaisser ma tension artérielle. L’évidence de plus en plus pointue
de la jeune poitrine − l’eau froide probablement − accroissait
fortement la poussée du sang dans toute ma tuyauterie. Afin de
ralentir les battements de mon cœur, j’ai offert de rembourser le
pressing. La jeune femme a refusé : « Comment osez-vous, espèce
de chameau ! Allez-vous faire foutre avec votre salière ! » Le mot
dromadaire, puisqu’elle venait d’être arrosée, m’aurait semblé plus
approprié que le mot chameau : « Comment osez-vous, espèce de
dromadaire ! Allez-vous faire foutre avec votre salière ! » En plus, on
aurait eu droit à une rime. Mais je n’ai rien dit, pour ne pas la faire
rougir davantage.

Peut-être voyait-elle dans mon offre un subterfuge, un stratagème


pour la draguer. Il ne m’a pas semblé avisé de lui faire part de cette
hypothèse : « Madame, je vous assure, je ne suis pas en train de
vous draguer, je crains les disputes et j’essaie de les éviter. Comme
ma mère. » Elle aurait pu, avec raison, croire que je lui balançais ma
mère après lui avoir balancé le contenu d’une salière.

Son refus du remboursement m’a sèchement ramené à la cause


de notre imbroglio : la phrase de ma mère. « Si tu renverses la
salière, tu vas vivre une dispute ! » Au moment où la salière s’est
renversée, cette phrase a traversé ma tête et provoqué l’apparition
d’un inconfort immédiat. J’ai donc appliqué l’antidote : l’agitation de
la salière au-dessus de l’épaule gauche. Avec les conséquences que
vous venez de lire. C’est à cet instant précis que j’ai eu mon premier
contact avec les commutateurs. La dame arrosée, sans le savoir, me
donnait une grande leçon de vie : il avait suffi d’un peu de sel sur
une nappe − et surtout, d’une phrase dans ma tête : « Si tu
renverses la salière, tu vas vivre une dispute ! » − pour que je sois
frappé d’interdit dans tout un monde : celui d’une autre personne.
Juste un petit accident salé pour qu’éclate un conflit et qu’apparaisse
une distance infranchissable entre deux vies : un fleuve rouge,
écumant, voluptueux, aux arômes de sous-bois, de framboise et de
cassis.

J’ai alors songé à la distance entre les peuples, aux murs qui
s’élèvent, aux frontières ; y avait-il un lien ? Est-ce que l’origine des
guerres avait un rapport avec la phrase de ma mère ? Ou, plus
justement, avec des phrases qui traversent des têtes et mettent le
commutateur inconfort sur on ? Les conflits n’émanent-ils pas tous
d’une méconnaissance de soi ? De l’ignorance ?

À l’époque, je n’avais pas encore observé le processus, le


mécanisme, la séquence : j’étais nul en connaissance de soi.
J’ignorais tout du JE.

Dans le but de me faire pardonner − et mettre nos commutateurs


inconfort sur off −, j’ai laissé un énorme pourboire. D’un geste précis,
j’ai déposé la salière par-dessus. Et, afin d’éviter que la dame ne la
renverse en prenant l’argent, j’ai inséré l’objet maléfique − la vilaine
saupoudreuse − entre deux gardes du corps : la bouteille de
Ketchup et le pot de moutarde.
Mon regard s’est alors tourné vers la poivrière. Elle m’apparaissait
bien seule tout à coup ! Sans appui, exclue, séparée de son
éternelle compagne. J’ai ressenti une forme de compassion : et les
poivrières alors ? Qu’en était-il des poivrières ? Pourquoi ma mère
ne m’avait-elle jamais raconté d’histoires à leur sujet ? Quelque
chose comme : « Si tu renverses accidentellement la poivrière, tu
vas bientôt rencontrer l’amour. »

Je me suis dit que c’était sans doute pour éviter que la terre
entière ne se mette à éternuer…
L'INVENTEUR D'HISTOIRES
L’inconfort

La perception d’une menace au confort rend la situation plus


inconfortable encore ; c’est comme une piqûre de moustique : plus
on gratte, plus ça pique !

Alors que je présentais ma carte de crédit à la collègue de la


dame arrosée, je me suis rappelé qu’enfant j’avais entendu ma mère
dire à un vendeur d’aspirateurs : « Ne prenez pas nos têtes pour des
valises ! » Je compris tout à coup, à la caisse du restaurant, que ma
mère s’était trompée. Que ma tête était bel et bien une valise et
qu’elle trimballait son contenu partout où elle allait. Un contenu dont
on l’avait bourrée malgré elle et dont on continuait à la bourrer au
quotidien avec des histoires de salières, d’aspirateurs et des tas
d’autres inventées par des marchands de peurs : il y avait, sur le
comptoir, un journal ouvert à la page « À compter de mercredi,
minuit, vous aurez vingt-quatre heures pour profiter de notre offre.
Après... ».

J’ai alors imaginé un échange avec les auteurs de cette pub :

– Après, quoi ?

– Après, vous aurez manqué quelque chose.


– Ah bon ? J’aurai manqué quoi ?

– Quelque chose. Une opportunité à côté de laquelle vous ne pouvez pas


passer car sans elle votre vie ne sera pas complète ! Autrement dit, vous
allez mourir incomplet !

– Mais quelle horreur : mourir incomplet ! Après toute un vie ! De quoi


aurai-je l’air si je meurs incomplet ?

J’ai regardé ma montre, il était 19 heures. Comme l’offre se


terminait à minuit, il ne me restait plus que cinq heures ! Dans ma
tête, le décompte était amorcé : « Il vous reste maintenant 5 heures
3 minutes 45 secondes ; tic, tac, tic, tac après, c’est terminé ! Vous
aurez manqué quelque chose... »

Il s’agissait d’une offre pour s’inscrire à un programme permettant


de réussir sa vie. Un programme spécial pour devenir soi-même. Si
on s’inscrivait avant minuit, on pouvait bénéficier d’un rabais de
25 %. Je me suis dit que si je ne m’inscrivais pas, en plus de rater
l’offre, je risquais de rater ma vie !

À l’époque, comme je ne savais rien de la connaissance de soi, je


ne pus constater que la petite phrase « Il ne vous reste que 5 heures
3 minutes 15 secondes » (il m’avait fallu 30 secondes pour lire la
pub) avait mis le commutateur inconfort sur on. Je ne pouvais pas
non plus prendre conscience que cette pub constituait une menace
subtile qui avait activé les circuits neuronaux de la peur : « Je ne
sais pas ce que je manque, mais je manque quelque chose, c’est
écrit dans le journal ! »

Il avait suffi d’un instant pour que mon intelligence soit


débranchée ! Une simple publicité me faisait éprouver la crainte de
passer à côté de ma vie et, comme je n’avais pas suivi la formation
permettant de devenir soi-même, il m’était impossible de
comprendre que c’était en répétant la pub dans ma tête que je
passais à côté de ma vie, c’est-à-dire : admirer la courtoisie de la
dame en face de moi. J’ignorais que, pour apprécier cette courtoisie,
il m’aurait fallu interrompre la répétition de la pub qui circulait entre
mes neurones.

Comment ? En observant la séquence :


1. Constater la perception d’une menace au confort : « Il ne vous
reste que 5 heures 3 minutes et 15 secondes… ».

2. L’apparition du jugement : « Je vais manquer quelque


chose… »

3. Le déclenchement de la tempête hormonale : « Ça y est, la


tempête hormonale est déclenchée ! »

4. Et éteindre le tout en disant : « Pas question de laisser cette


pub maintenir le switch sur on ! C’est en ramenant l’attention sur
la courtoisie de la dame en face de soi qu’on devient soi-même...
Switch off ! »

Pendant quelques instants, ma tête fut submergée : allais-je


manquer l’offre spéciale ? Mourir incomplet ? Mais l’idée de devenir
soi-même au rabais ne m’ayant pas plu, je n’ai noté ni l’adresse du
site Internet ni le numéro de téléphone pour m’inscrire avant l’heure
limite. J’ai donc accepté de passer à côté de l’offre que je ne pouvais
pas manquer.

Non sans quelques regrets, cependant. De nouvelles phrases ont


remis le commutateur inconfort sur on : « J’aurais dû, au moins, jeter
un coup d’œil. M’inscrire et abandonner si ça ne me plaisait pas.
Après tout, il y avait un rabais... Et peut-être même un
remboursement si on ne parvenait pas à se connaître dans les
délais proposés... » Une cascade de phrases occupait toute la place
dans ma tête. Séquence après séquence, l’inconfort était entretenu
dans tout mon corps, mais rien n’était observé. Pas de passage à la
quatrième étape. C’était l’ignorance de soi dans toute sa splendeur !

Il eut pourtant suffit d’une seconde − la seconde révolutionnaire −


pour apaiser ce brouhaha neurologique : observer une seule
séquence.

1. Perception d’une menace au confort : l’impression de rater une


bonne affaire permettant de se connaître au rabais.

2. L’envol des jugements sur soi : « J’aurais dû, au moins, jeter


un coup d’œil. Je suis un loser, un perpétuel loser... »

3. Tempête hormonale : « Revoilà la tempête hormonale ! »

4. Interrompre le tout : « Ramène ton attention ici, dans le


présent, sur la courtoisie de la dame qui, sans accusation et sans
jugement, s’occupe de toi : switch off ! »

En reprenant ma carte de crédit, j’ai demandé à la dame de


transmettre mes remerciements à sa collègue − cette dernière était
en train de se changer − et de lui dire qu’elle m’avait donné une
grande leçon de vie : grâce à elle, j’allais désormais regarder
derrière moi avant d’agiter la salière par-dessus mon épaule gauche.
Leçon de l'Inventeur d'histoires :

« La perception
d’une menace au confort
rend la situation
plus inconfortable encore ;
c’est comme
une piqûre de moustique :
plus on gratte,
plus ça pique ! »
LE CAMPEMENT URBAIN
Observer les mouvements
de son attention

La connaissance de soi consiste, avant tout, à observer les


mouvements de son attention. Pourquoi ? Pour découvrir si elle est
emprisonnée dans les frayeurs d’un JE frileux ou si elle est libre, et
pour apprendre à la libérer lorsque les caprices du JE la
séquestrent.

Devenir soi-même, c’est libérer l’attention. Et ça ne prend qu’une


seconde.

La connaissance de soi consiste aussi à démonter le JE, pièce par


pièce, sans plan, sans livret d’instructions, sans être en mesure de
prévoir s’il sera possible de le remonter, comme un enfant
démonterait un jouet pour savoir de quoi il est fait, comment il
fonctionne, et qui, au bout du compte, comprendrait que l’important,
c’est sa capacité de jouer, pas le jouet.

Est-il nécessaire de le répéter : Devenir soi-même, ça ne prend


qu’une seconde ! C’est possible à chaque instant. Et ça ne demande
aucun effort : seulement l’observation des mouvements de
l’attention.
À la sortie du restaurant, sur le trottoir, je dus traverser un
campement de sans-abri : contourner des tentes, enjamber des
cordes, une bâche, des tapis. Me faufiler à travers la marmaille
entassée dans l’ombre, entre quelques pans de toile cirée et un
muret ; des enfants à peine plus grands que leurs yeux.

L’un d’eux s’est dressé à la hauteur de mes genoux. Un paquet de


chiffons articulés. Des guenilles empilées pêle-mêle sur des baskets
roses. L’allure d’un doudou que les mômes serrent contre leur
poitrine pour affronter les nuits, les séjours loin de leur lit et, bien sûr,
tous les gros chagrins. Il me défiait : « Tu ne passeras pas sans
avoir ressenti quelque chose, sans t’être interrogé ; ici l’indifférence
n’est pas un passeport ! »

Emballement neurologique ! Des phrases ont immédiatement mis


mon commutateur inconfort sur on : « Il m’énerve, avec sa pauvreté !
Où sont les parents, bordel ? Où sont les parents ? Et d’où leur est
venue cette idée ridicule d’amener camper des mômes ici ? Non, je
ne lui donnerai pas de sous ! Avec toutes les taxes que je paie, j’ai
déjà déboursé une fortune pour cette famille. » Mon cerveau reptilien
avait décrété l’état d’urgence : j’étais apeuré sur un grand boulevard,
au milieu d’un campement urbain ! Boussole affolée en plein centre-
ville : où est le nord, dites-moi, ? Où est le nord ? Je ne sais pas,
monsieur, je ne sais pas, tout le monde le cherche, il n’y a plus de
nord à l’horizon.

À l’époque, et encore aujourd’hui, pour apaiser mes peurs, je me


retirais dans la chambre de ma tête et m’y racontais des histoires.
Des tas d’histoires. Un retour dans ma chambre d’enfant où, pour
m’aider à trouver le sommeil, mes parents se servaient de La Belle
au bois dormant. Au cœur du campement, devant l’enfant-chiffons,
je me suis raconté un conte moderne, qui disait : « Quelqu’un s’en
occupe ! À la mairie, au Parlement, dans le ciel ; quelqu’un, quelque
part, s’occupe de ces campeurs. » Une histoire pour éviter d’entrer
dans la connaissance de soi, une histoire ayant le pouvoir de
m’endormir pour la vie − cent ans, avec de la chance.
On appelle aussi cela du déni. Un refus de regarder JE et ses
peurs, une tentative fallacieuse de couper les circuits neuronaux de
l’inconfort. Le déni sert de fusible ! Mais, tant qu’on demeure dans
l’ignorance de soi, on ne prend pas la mesure de tout l’inconfort que
ce faux système de sécurité engendre.

Après avoir refait usage du déni à l’aide de quelques mots −


« Avec toutes les taxes que je paie, j’ai déjà déboursé une fortune
pour cette famille » −, j’ai contourné le gamin-chiffons, les tapis, et la
femme assise entre un petit chien et une bouteille de lait : la mère,
sûrement ! Du coin de l’œil, j’ai vu qu’un autre gamin dormait entre
ses seins, un géant plein de bave et de morve.

L’inconfort s’est accentué ; une nouvelle histoire m’a permis


d’accélérer le pas : « Désolé madame, je n’ai pas de monnaie ! −
Merci monsieur, bonne soirée. » Un autre mensonge-fusible pour
effacer le sentiment d’impuissance, la culpabilité et, surtout, surtout,
pour désactiver l’impression d’être nul. Erreur ! Il n’y a que la
connaissance de soi pour désactiver l’impression d’être nul, car elle
seule peut ramener l’attention sur la capacité d’être présent. En
l’absence totale de connaissance de soi, on demeure perdu au
milieu de la forêt de ses neurones, et on se raconte n’importe quoi
dans l’espoir de retrouver le nord. Comme si les histoires qu’on se
raconte avaient le pouvoir de nous faire sortir de la forêt...

Un bref passage par la connaissance de soi m’aurait permis


d’observer qu’il y avait un processus, un mécanisme, une
séquence :

1. Perception d’une menace par rapport à mon confort à la vue


d’un gamin-chiffons.

2. Phrases-mensonges destinées à mettre le commutateur


inconfort sur off : « Non, je ne lui donnerai pas de sous ! Avec
toutes les taxes que je paie, j’ai déjà déboursé une fortune pour
cette famille. »

3. Tempête hormonale : « Ça y est : cyclone catégorie 4 dans la


poitrine... »

4. Apaisement du cyclone : « Voilà un JE qui s’énerve devant un


gamin-chiffons d’un mètre à peine, un JE qui a peur de ne pas
être à la hauteur ! Tout doux le JE, tout doux... On ramène
l’attention sur le visage du gamin, sur sa casquette de Gavroche,
sur ses yeux plus grands que lui : “Bonjour jeune homme ! C’est
quoi ton nom ?” »

Simple mais pas facile.

Comme j’avais encore faim et soif, je me suis dirigé vers un


second restaurant, chinois cette fois. À cause des biscuits qui
accompagnent l’addition, ceux dont le ventre renferme un futur
personnalisé. J’adore les casser et dérouler le mini parchemin qui
décrit en quelques mots ce que nous sommes : des micro traités de
la connaissance de soi. J’avais besoin, après la traversée du
campement, de ce réconfort de papier. Comment aurais-je pu
prévoir, ce soir-là, que j’y prendrais goût ? Comment savoir que je
serais aux prises avec une dépendance à ces biscuits, que je
développerais une addiction aux histoires qu’ils racontent, à leur
pouvoir ?

J’ignorais que la connaissance de soi consistait aussi à prendre


conscience que nous sommes toutes et tous des conteurs et des
conteuses. Et que notre tête est à la fois la scène et la salle où les
histoires sont racontées. Que nous possédons un talent fou pour
justifier, à travers ces histoires, les choix que nous faisons pour
protéger les multiples représentations qu’on a de soi-même, autant à
nos yeux qu’à ceux des autres. J’ignorais, sur le trottoir, que nous
étions des génies de la justification. En marchant vers le restaurant
chinois, je continuais de fuir la connaissance de soi ; je préférais les
mensonges car il est tellement plus facile de se raconter des
histoires que de se connaître...

J’ignorais enfin que les biscuits chinois me permettraient de faire


une rencontre cruciale, une rencontre avec celle qui m’aiderait à
sortir de l’addiction à leurs messages. J’ai cassé un premier biscuit :
« Une rencontre vous permettra de sortir d’une dépendance. » Le
papier ne disait malheureusement pas à quoi j’étais dépendant.
Leçon de biscuit chinois :

« Une rencontre
vous permettra
de sortir d’une dépendance. »
L'AVENIR EST
DANS LES « FORTUNE COOKIES »
L’ignorance de soi

Le JE cherche sans cesse l’attention et, quand il la trouve, il ne


veut plus la lâcher. Il veut les oreilles, les yeux, le cœur ; il veut tout !
Lorsqu’il se sent rejeté ou ignoré, il accuse, condamne, méprise :
« Tu ne me regardes pas, tu ne m’écoutes pas, tu ne t’occupes pas
de moi ! » On n’a qu’à lire quelques tweets de l’ex-président des
États-Unis − il en a écrit des milliers − pour comprendre le besoin
qu’a le JE d’entendre sans relâche : « Je t’aime, je t’aime, je
t’aime... » Afin d’être rassuré, afin de calmer sa peur de disparaître,
afin de mettre son commutateur inconfort sur off : « Fais dodo mon
grand, papa et maman sont juste à côté... Et ne t’inquiète pas, ils
vont changer ta couche si nécessaire... »

La connaissance de soi permet de développer la seule capacité


en mesure de surveiller le JE prédateur et de sortir l’attention de ses
pattes : la vigilance. Cette pratique de la connaissance de soi
maintient la vigilance en alerte, de sorte que, dans la forêt des
neurones, elle peut sans cesse redonner à l’attention sa liberté. Or la
vie ne peut être savourée que si l’attention est libre.
Je suis allé dans le restaurant chinois une fois par semaine le
premier mois. J’ai augmenté la cadence par la suite. J’ai fait le tour
du menu maintes fois. J’ai développé une préférence marquée pour
la soupe won-ton et les crevettes sel et poivre sur épinards frits.
Comme ce plat est déjà salé, je ne risquais pas de renverser la
salière. Il est d’ailleurs difficile d’en trouver une dans ce restaurant. Il
faut la demander. Peut-être y a-t-on vu de nombreuses serveuses ou
serveurs essuyer des averses de sel, qui sait ? J’ignore d’ailleurs si
cette histoire existe en Chine et comment réagirait une personne de
ce pays devant quelqu’un qui agiterait une salière au-dessus de son
épaule gauche. Je n’ai jamais cherché à le savoir à cause d’un
historien entendu à la radio. Il racontait que le sel avait jadis été
utilisé pour lutter contre les mauvais esprits. Il disait aussi que cette
pratique existait encore à notre époque. J’ai alors imaginé l’impact
qu’aurait une aspersion de sel sur un tenant de cette croyance qui
passerait derrière moi au moment où j’agiterais la salière au-
dessus de mon épaule gauche. Il pourrait penser que je voyais en lui
un mauvais esprit et que j’essayais de l’en débarrasser à son insu :
l’enfer !

L’ignorance de soi séquestre l’attention dans les histoires que JE


se raconte. De nos jours, les histoires sont brèves. Quelques
phrases à peine. Plus elles sont courtes, plus il est difficile d’en
démontrer la fausseté. Et le JE les tweete dans l’espoir que
d’innombrables autres JE en mal d’attention les racontent à leur tour.
On détermine maintenant la véracité d’une histoire au nombre de
fois où elle a été lue : « Cinq mille “Lu” ; l’histoire doit être vraie ! » À
l’heure présente, si on pouvait calculer le nombre de fois où son
histoire a été lue, on pourrait conclure que Cendrillon est bien
vivante dans la tête des hommes et qu’elle y dort en permanence. Et
le diable aussi. Et des tas de mauvais esprits. Comme je ne voulais
pas être expulsé de mon restaurant favori pour cause d’exorcisme,
j’ai préféré ne pas aborder les rapports qu’entretenait la Chine avec
l’agitation de la salière, au cas où...

Parfois, au lieu des crevettes sel et poivre, j’optais pour le poulet


avec sauce aux arachides mais, chaque fois, les épinards frits. Ils
m’ont toujours fait du bien. Une forme de thérapie gastronomique
inspirée par les épinards.

Je n’ai jamais cassé deux biscuits au même repas ; un seul par


séance. J’avais inventé une histoire à ce sujet : elle racontait que le
pouvoir du premier message s’annulerait si je cassais un second
biscuit. Elle s’était forgée au moment où la tentation était forte
d’avoir recours à un second biscuit parce que le premier message −
« Votre personnalité peut être décrite comme sans contraintes » −
n’avait rien de thérapeutique à mon avis ; au contraire, il affaiblissait
tous les messages qui l’avaient précédé. Si je venais encore au
restaurant chinois, après plusieurs mois, c’était à cause des tas de
contraintes qui opprimaient toujours ma personnalité. Ce soir-là,
l’histoire que je venais d’inventer m’a permis de ne pas succomber à
la tentation. Et je me suis dit que, comme tout le monde, les biscuits
avaient eux aussi droit à l’erreur.

Lors de ma première visite dans ce restaurant, les mots sur le


morceau de papier s’étaient fait rassurants. Comme si celui ou celle
qui les avait écrits connaissait mes besoins : « Les gens sont
naturellement attirés vers vous. » À la lecture de cette phrase, une
sensation agréable avait secoué mon corps : commutateur bien-être
sur on. Grâce hormonale ! Jamais, de toute ma vie, je ne m’étais
senti attirant, jamais ! En particulier à l’adolescence, époque où je
n’avais pas les moyens de manger dans les restaurants chinois. Les
filles regardaient ceux qui avaient des muscles plus gros que les
miens, un nez plus court, une voix plus grave, des poils de barbe et
une guitare. Les filles m’invitaient à l’école, le samedi après-midi,
pour les aider en calcul différentiel et intégral. Puis, quand elles
avaient compris les équations, elles repartaient au bras du joueur de
foot − eh oui, il jouait au foot en plus de jouer de la guitare ! Mes
explications de calcul différentiel et intégral ne provoquaient en elles
aucun désir à mon endroit.

Bien sûr, si à l’époque j’avais connu la connaissance de soi,


j’aurais pu voir le processus, le mécanisme, la séquence. J’aurais pu
observer :
1. La perception d’une menace à mon confort : la crainte de ne
pas pouvoir éveiller de désir à mon endroit et de ne jamais être
en mesure de résoudre, à deux, des équations sensuelles.

2. Les histoires que JE se racontait : « Si j’avais des gros


muscles, un nez court et une guitare, je connaîtrais l’amour !...
Mais bon, je sais déjà que je suis nul en guitare, et le calcul
différentiel et intégral, ça n’intéresse personne. On devient
amoureux d’une chanson mais pas d’une équation ! »

3. La chute dramatique des hormones du bien-être :


« Catastrophe : l’indice Dow Jones du bien-être est dans le
rouge ! » (Avec ma connaissance approfondie du calcul
différentiel et intégral, je connaissais déjà la bourse à l’âge de
16 ans. Mais ça n’intéressait pas les filles non plus.)

4. Puis, mettre l’interrupteur inconfort sur off : « Oh ! Il y a un JE


qui se sent rejeté ici... Tout doux, le JE, tout doux, tu n’en
mourras pas ! La valeur d’un être humain n’a rien à voir avec la
grosseur de ses muscles ou la longueur de son nez. Ce qui
importe se trouve dans la qualité de sa présence. »

À l’adolescence, malheureusement, je ne connaissais pas la


connaissance de soi. Mais là, tout à coup, au restaurant,
commençait une toute nouvelle histoire dans ma tête : « Les gens
sont naturellement attirés vers vous. »

J’ai retourné le papier, il y avait des nombres au dos : 9 12 23 27


33 40. Et une version anglaise du message : « People are naturally
attracted to you. » Je l’ai relu plusieurs fois, recto verso, dans les
deux langues, afin d’en multiplier l’effet (encore une histoire que je
venais d’inventer − qu’est-ce que le JE ne ferait pas pour se donner
du pouvoir !).

Je me suis attardé sur les numéros afin d’y trouver un sens. Je


n’en trouvais pas. J’ai donc décidé d’acheter un billet de loterie. J’ai
gagné un billet gratuit. « Un signe ! », s’est exclamée une bonne
amie dont j’avais consulté la clairvoyance. Cette amie possède un
don pour la lecture des signes. Enfin, c’est une histoire qu’elle m’a
racontée et je l’ai crue. (Qu’est-ce que le JE ne ferait pas pour être
accepté dans l’univers d’une autre personne !)

La semaine suivante, à la deuxième séance, le biscuit m’a dit :


« Votre sourire séduisant vous protégera. » J’ai immédiatement
souri, le genre de sourire qu’on peut imaginer dans le bec du
corbeau de Jean de La Fontaine à l’instant où tombe le fromage. Les
mots du morceau de papier se révélaient aussi puissants que ceux
du renard. Tous les souvenirs de joueurs de foot se sont effacés d’un
seul coup dans ma tête. Je détenais un nouveau pouvoir !

J’étais tellement ravi que je ne me suis pas demandé de quoi un


sourire pouvait me protéger, de quel danger. Dans tous les cas, je
n’avais jamais imaginé qu’un sourire puisse servir d’armure, aussi
séduisant soit-il. Et, jusque-là, mes sourires n’avaient séduit
personne.

J’avais tout à coup envie d’essayer... Merci au biscuit !


COURRIELS
ET BISCUITS
La capacité à être présent

Le besoin qu’a le JE d’avoir raison n’a d’égal que sa peur de


disparaître, c’est-à-dire de ne pas être quelqu’un de suffisamment
intéressant pour qu’on s’occupe de lui. Il tient à avoir raison parce
qu’il croit être ce qu’il cherche à imposer : une opinion, une idée, une
croyance. Si cette opinion, cette idée ou cette croyance sont rejetées
par un individu ou par un groupe, il a le sentiment que c’est lui qui
est rejeté : commutateur inconfort sur on !

Le JE prétend souvent défendre le bien commun alors qu’il défend


une image qu’il a de lui-même : celle du sauveur ou du héros. On ne
peut véritablement défendre le bien commun que lorsque l’attention
n’est plus coincée dans le besoin de protéger ou de faire valoir cette
image.

Mais alors, de quoi le JE est-il fait ?

De toutes les histoires qu’il se raconte, voici celle qu’on lui a fait
croire et celle qu’il invente lui-même :
– « Je suis un loser, le plus grand de tous les losers », ce qui signifie :
« Occupez-vous de moi ! »

– « Vous êtes des losers, tous des losers », ce qui signifie : « Vous ne vous
occupez pas de moi ! » L’ex-président des États-Unis a consacré les quatre
années de sa présidence à lancer cet appel au monde entier : « Bercez-moi,
s’il vous plaît, bercez-moi : je n’arrive pas à faire mon rot ! »

La connaissance de soi consiste à sortir l’attention des histoires


que JE se raconte pour la ramener vers ce dont nous sommes
vraiment : la capacité d’être présent.

Pendant la semaine qui a suivi la découverte du message « Votre


sourire séduisant vous protégera », j’ai essayé une panoplie de
sourires devant le miroir afin de trouver lequel serait le plus
séduisant. Et même si j’ignorais toujours de quoi mes sourires
pouvaient me protéger, je les semais à tout vent, au cas où. Et il est
vrai qu’il ne m’arriva rien; ce qui est déjà un début de protection.

Le dimanche, après mon plat d’épinards, j’ai délicatement cassé le


biscuit du jour. Le papier disait : « Vous êtes très expressif et positif
en paroles, gestes et actions. »

Un renforcement du message précédent ! Une confirmation que je


faisais la bonne chose. Commutateur du bien-être sur on, grâce
hormonale ! Pour couronner le tout, je trouvai trois fois le même
papier dans un seul biscuit. Une insistance du hasard qui, à cet
instant précis, avait cessé dans ma tête d’être dû au hasard. J’étais
troublé. « Un autre signe ! Le hasard n’existe pas ! » m’a confirmé
mon amie clairvoyante. Je ne savais pas, à l’époque, que mon amie
clairvoyante adorait me raconter des histoires parce que son JE
s’emparait alors de toute mon attention... Et je crois qu’elle ne le
savait pas, elle non plus. Elle connaissait les signes, mais pas la
connaissance de soi.

C’est ce jour-là que je suis devenu accro. Je mangeais de plus en


plus rapidement : destination biscuits ! Je ne savourais plus rien, je
voulais tout savoir à mon sujet, et tout de suite ! Un soir d’hiver, j’ai
même sauté les épinards frits. Une première ! Serveurs et serveuses
se confondaient en excuses, regardaient les épinards sous toutes
leurs coutures, convaincus qu’il y avait eu un problème avec ceux de
la semaine précédente. Affligés, ils m’ont même offert des plats qui
n’étaient pas sur le menu. Je sentais de l’affection dans leurs gestes
éplorés. Et un profond malaise. On aurait dit qu’ils m’avaient
empoisonné et qu’ils s’en repentaient. Ou peut-être était-ce de la
pitié − comment savoir quand c’est du chinois ? Ils me traitaient
comme un membre de leur famille. Ils m’ont fortement suggéré les
crevettes sel et poivre façon Grand-mère. J’y ai vu une porte d’accès
à leur intimité, un immense privilège. Et ils avaient bien raison : les
crevettes étaient jubilatoires ! J’ai offert d’adopter la grand-mère − on
adopte bien les petites filles, pourquoi pas les grand-mères ? Ils
m’ont répondu, sans rire, que c’était légalement impossible. Ils
paraissaient gênés de ne pas pouvoir accepter. Un bref instant, j’ai
eu l’impression qu’ils auraient aimé y consentir pour se faire
pardonner. Au final, ce sont eux qui m’avaient adopté.

À la séance suivante, j’ai eu droit à une huître géante. Servie


chaude. Avec une sauce à l’oignon vert et aux haricots noirs. J’en ai
oublié le biscuit. Exquise amnésie ! Mais ce dernier ne m’avait pas
oublié ; il me réservait une surprise monumentale : « On perd tout à
vouloir tout gagner. Soyez donc pratique. » Et puis en anglais : « Not
every soil can bear all things. Be practical. » Ce qui ne veut pas dire
la même chose qu’en français. Mais bon, mieux vaut deux angles
pour avancer. Et, parfois, un second avis permet de saisir ce que le
premier n’a pas pu révéler.

Sur le papier, des nombres supplémentaires : 1 3 21 27 42 44.

J’ai acheté un autre billet de loto. Pour finir par me rendre compte
que si l’histoire persistait dans ma tête, j’achèterais des billets à
chaque séance. Et que je pourrais tout perdre à vouloir tout gagner.
Exactement ce qui était écrit ! Je comprenais soudainement ce que
voulait dire : « Soyez pratique ! »

Ma bonne amie qui traduit les signes m’a appris que la série de
nombres révélait une forme d’intelligence contenue dans les biscuits.
Je l’ai crue (qu’est-ce que le JE ne ferait pas pour paraître intelligent
aux yeux d’un autre JE !). J’ai alors décidé de garder tous les
papiers. J’y suis devenu très attaché. Je les empilais dans mon
portefeuille. Je les consultais régulièrement. J’ai même songé à faire
encadrer les plus percutants. Une admiration pour leur sagesse.

Puis la thérapie s’est compliquée : « De bonnes nouvelles


viendront par courriel. » J’ai vérifié la version anglaise pour être
certain que le biscuit ne s’était pas trompé : « Good news will come
to you by e-mail. » Pas d’erreur, même les biscuits chinois mutaient !
Ils avaient adopté Internet ! Tout en étant déçu de voir cette sagesse
ancestrale emprunter le virage électronique, je me suis mis à
attendre les bonnes nouvelles. Dès le réveil, la première chose que
je faisais était de consulter mes courriels. Le soir, avant de dormir, la
dernière chose que je faisais était de consulter mes courriels. Au
cours de la journée, j’y jetais un coup d’œil d’innombrables fois par
heure. La nuit, si je me réveillais, je regardais mon téléphone. Je le
plaçais sous mon oreiller; on ne sait jamais de quel hémisphère
peuvent venir les bonnes nouvelles… Je ne dormais presque plus.
Les histoires racontées par les biscuits s’étaient emparées de ma
vie.

La bonne nouvelle est arrivée d’Afrique : un courriel me disant


qu’une personne fortunée m’avait laissé un héritage de plusieurs
millions de dollars à cause de mes bonnes actions. Il suffisait que je
fournisse mes coordonnées bancaires à l’exécuteur testamentaire.

J’étais stupéfait !

Mon conseiller financier m’a suggéré de faire verser cet héritage


aux organismes qui s’occupent des campements urbains : « Tu
n’auras plus besoin de te raconter des histoires pour t’aider à
traverser la frontière que représente un gamin-chiffons ! »

En plus d’être mon conseiller financier, cet homme est un ami. Et il


possède un grand sens de l’humour.
Leçon de biscuit chinois :

« On perd tout
à vouloir tout gagner.
Soyez donc pratique. »
BISCUITS ET DÉPENDANCE
Sortir de l’emprise du JE

Le bonheur est dans l’observation, point à la ligne. Celle exercée


par la vigilance. C’est cette observation qui définit la pratique de la
connaissance de soi. Déterminer où est l’attention afin de la ramener
dans le présent lorsqu’elle est sous le contrôle du JE. Et c’est
simple. Deux mots suffisent : « Reviens ici. » La vigilance s’adresse
à l’attention avec bienveillance : « Reviens ici, sors de l’emprise du
JE ! »

Un autre soir, au restaurant, je me suis retourné pour demander


l’addition. Mon regard s’est alors posé sur mes voisins de table. Ils
en étaient eux aussi à l’heure des biscuits. J’ai constaté que, tout
comme moi, ils fouillaient dans les bouts de papier. Je me suis
penché vers eux et leur ai confié mon étonnement de n’avoir jamais
trouvé un message disant : « Si vous continuez à manger autant de
biscuits, vous allez prendre du poids ! » Une jeune femme, ronde et
belle comme la pleine lune, s’est montrée offensée. Elle s’est levée
d’un trait et m’a asséné : « Je ne me laisserai pas faire la morale par
un étranger ! » Un véritable sermon. Une dispute.

Pourtant, malgré mes efforts, je ne trouvais aucun souvenir de


salière renversée au cours des jours précédents. J’ai quand même
songé à en demander une au serveur (« Du sel, s’il vous plaît ! »)
puis à tourner ma chaise afin de pouvoir l’agiter au-dessus de mon
épaule gauche en direction de cette dame. Une soif de vengeance,
peut-être, envers la femme arrosée. Je comprenais même pourquoi
certaines personnes croyaient que le sel pouvait éloigner les
mauvais esprits ! La preuve que les histoires qu’on se raconte
peuvent faire des choses horribles : punir des personnes non
concernées. Tirer du sel à bout portant sur des innocents qui ne
nous ont fait aucun mal. Certaines histoires demeurent là, enfouies,
alors qu’on était convaincu d’y avoir renoncé. Et elles refont surface
à la première occasion, dès qu’elles peuvent servir leur propre
intérêt.

Si nous avions connu la connaissance de soi, nous aurions pu, la


dame et moi, observer en même temps, dans nos cerveaux
respectifs, la séquence neurologique mobilisant notre attention. Une
seconde aurait suffi pour que l’on devienne nous-mêmes. La
seconde révolutionnaire. Nous aurions même pu partager nos
découvertes.

La séquence d’observation de la dame aurait été :


1. La perception d’une menace à son confort : une phrase, une
seule phrase, vient perturber le merveilleux repas pris en
agréable compagnie.

2. Les jugements qui défilent à toute vitesse dans les câbles


neuronaux : « Mais il se prend pour qui, cet imbécile ? De quel
droit me fait-il la morale devant mes amis ? Je vais t’en faire
bouffer, moi, des biscuits ! Et tous les papiers avec ! Tu vas
savoir ce que ça fait de digérer un message dont tu n’as pas
voulu ! »
3. Oups ! C’est le tsunami biochimique dans mon corps. Tout
s’est emballé : cœur, respiration, cerveau !

4. Allez, on met l’interrupteur inconfort sur off ! : « Il y a un vieux


JE qui refait surface ici. Le JE de l’apparence. Celui qui croit être
un poids, une taille, des rondeurs ou n’importe quoi qui définit
une apparence. Tout doux, le JE, tout doux, nous ne sommes pas
une apparence. Nous ne sommes pas notre passé. Nous ne
sommes pas toutes les insultes qu’on a subies pendant notre
enfance et notre adolescence. Nous ne sommes pas l’exclusion
qu’on a connue. Nous ne sommes pas toutes ces tristes
histoires ! La pire chose à faire serait de continuer à se les
raconter dans l’espoir qu’elles s’effacent. Les histoires ne
peuvent que s’imprimer davantage si on se les raconte encore
après toutes ces années. Et plus on se les raconte, plus les
tempêtes hormonales s’intensifient. Nous ne sommes pas notre
apparence. Il n’y a que la présence qui compte. »

Puis, sourire aux lèvres, on ramène l’attention dans la


conversation (« Reviens ici ») : « Alors monsieur, était-ce une
blague ? Sinon, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

Ma séquence d’observation aurait donné à peu près ceci :


1. La perception d’une menace à mon confort : le plaisir d’établir
un contact à travers une blague.

2. L’avalanche de jugements qui balaient la tête : « Oh la la !


Mais qu’est-ce qu’on est susceptible ici ! Madame n’a pas assez
de jugeote pour voir qu’il s’agissait d’une blague destinée au
groupe ? Elle se croit importante au point d’imaginer que mes
mots ne s’adressaient qu’à elle ? Mais pour qui se prend-elle ? »

3. Le corps tendu, prêt à se battre comme si sa survie en


dépendait.

4. L’apaisement du JE : « Tiens, tiens, tiens... On a le JE froissé


dans cette tête-là. Le voilà qui jappe ! Ça va, le JE, ça va, tu n’as
rien à craindre. La dame ne te fera pas avaler de biscuits avec
les messages dedans. Son JE à elle disait ça sans réfléchir. Il
arrive souvent au JE de ne pas réfléchir. Toi-même, tu ne
réfléchis pas quand tu te sens rejeté; tu hurles ! D’ailleurs, ce
n’est pas le JE qui réfléchit, c’est la conscience. Le JE se froisse,
le JE se fâche. La conscience voit ! »

On ramène l’attention dans le présent (« Reviens ici ! »), puis on


passe à l’action : « Je suis désolé, madame, vraiment désolé ! On
m’appelle Gaston Lagaffe. Je renverse des salières et je lance du sel
vers des personnes innocentes. Je faisais une blague pour me
connecter à votre groupe. Ça m’arrive quand je me sens seul. »

Mais comme nous n’étions ni l’un ni l’autre très avancés dans la


connaissance de soi, j’ai dû quitter le restaurant sans avoir cassé
mon biscuit.

En sortant, je suis entré dans un marché d’alimentation situé à la


porte voisine. Une boutique ouverte jusqu’à 23 heures, sept jours sur
sept. Ma grand-mère chinoise y fait ses courses après avoir travaillé
« de l’aube jusqu’au crépuscule » m’ont confié les membres de sa
famille − une autre raison pour justifier l’impossibilité de la faire
adopter. Cette boutique, c’est la Chine étalée sur quelques mètres
carrés. On a envie d’y passer la nuit, toutes les nuits ! J’y ai trouvé
un gros sac rempli de biscuits de fortune. Je me suis demandé si on
disait « biscuits de fortune » comme on dit « abri de fortune » − un
rappel du campement sur le trottoir : les cordes, les tapis, la bâche,
le carton, les journaux et les vieux magazines. Devant la grosseur du
sac, j’ai hésité. Le caractère précieux de mon biscuit dominical était
tout à coup dilué : un euro pour une centaine de biscuits… Après
mûre réflexion, je me suis finalement emparé du sac : la thérapie la
moins chère qu’on puisse trouver.

Je les ai tous déballés en une seule séance. Je lisais


frénétiquement. Disparue l’histoire racontant que le message du
second pouvait effacer celui du premier ! Je découvrais ainsi que si
certaines histoires ont la peau dure, d’autres peuvent l’avoir fragile…

Pendant ma lecture, j’ai allumé le téléviseur et j’ai vu la bêtise. Elle


se prenait pour un grand dictateur contemporain : un fortune cookie
vivant ; énorme ! Des tas de messages sortaient de sa bouche,
comme des bulles de bande dessinée, des confettis de carnaval.
Chaque phrase, pourtant simple, pour ne pas dire simplette, était
répétée deux, trois et même quatre fois : des chaînes de petits billets
collés les uns aux autres emprisonnant notre avenir. J’ai plus tard
appris qu’on les retrouvait aussi sur Twitter :

« Un grand mur vous protégera. »

« Soyez en paix, le réchauffement climatique est une farce. »

Et le plus surprenant :

« Vous lisez présentement de fausses nouvelles. »

« You are actually reading fake news. »

J’aurais aimé lui en envoyer un camion plein de MES biscuits, une


flotte entière. Mais en écoutant ce monsieur, j’ai dû me rendre à
l’évidence que, parce que mes cookies étaient chinois, ils seraient
bloqués à la frontière. Et que je courrais le risque de voir débarquer
les services secrets à ma porte. J’appréhendais déjà un brutal
interrogatoire à propos de cet envoi de messages codés. À juste titre
d’ailleurs, car plusieurs de ces messages, sans même avoir été
codés, concernaient directement le grand dictateur :

« N’écoutez pas les mots vides d’une langue creuse. »

« Listen not to vain words of an empty tongue. »

Ou encore :

« Un ventre creux n’est pas un bon conseiller politique. »

Des mots qui m’ont amené à penser que les conseillers du


président n’avaient plus le temps de manger, et à m’inquiéter
sérieusement pour tous les affamés de ce monde.

J’ai donc laissé tomber la bêtise en éteignant le téléviseur.


M. TANGUAY
ET LES BISCUITS
Qui observe JE s’apaise

La pertinence des messages m’a incité à retourner au restaurant.


Il faut dire que les épinards frits me manquaient. Et que j’avais fort
envie de découvrir d’autres recettes de ma nouvelle grand-mère.

Pour me rendre à La Perle de Rosée − c’est le nom du


restaurant −, je devais chaque fois traverser le campement. Je
reconnaissais maintenant les visages, même si je ne les regardais
jamais, et même s’il y en avait de nouveaux. La petite brune avec sa
robe bleu nuit couverte de grands soleils. Son frère, avec un sabre
en plastique qu’il appelait son épée : « Je suis un pirate, je suis un
pirate ! » Ouais, moi aussi, je suis un pirate quand je marche à bord
de ton vaisseau. Et l’autre, le plus vieux, précédé de son regard
cosmique, un trou noir qui aspirait toutes mes tentatives de fuite.
Impossible d’échapper au trou noir, au cosmos : « Qui es-tu, toi,
l’étranger que mes 7 ans effraient ? Pourquoi te sauves-tu chaque
fois que tu traverses le campement ? » 7 ans, c’est l’âge que ma
peur lui donnait.

Après quelques semaines à peine, la première histoire que je


m’étais racontée − l’énorme − ne fonctionnait plus. Personne ne
semblait s’occuper d’eux ; ni la mairie, ni le Parlement, ni le ciel. La
marmaille se multipliait. Les jours et les nuits ajoutaient d’autres
sœurs, d’autres frères; des cousins, des cousines ; de plus en plus
de gobelets et de bouteilles de lait. Et d’autres chiens, en peluche
ceux-là, mouillés de poussière.

J’ai alors inventé une nouvelle histoire, encore plus énorme que la
première : « Ils sont heureux, ils sont certainement heureux ; ils
jouent ! Les enfants jouent. Au pirate. Au trou noir. Les filles ont des
soleils sur leur jupe. Les garçons, des sabres en plastique pour se
défendre. Ils sont vraisemblablement sur des navires, dans des
champs, au bord des étoiles… Ils rient. Malgré leur lit de béton et
leur matelas de carton, ils rient ! Ils sont heureux, c’est évident ! »

Mais cette histoire, malgré son énormité, ne suffisait pas. Le


commutateur inconfort demeurait sur on. Je pressais le pas. Une
seule envie : sortir du campement ! Je craignais le sabre en
plastique, je crois.

J’aurais pu prendre un autre chemin, mais non, j’empruntais


toujours celui-là, comme s’il n’y avait qu’un seul accès. Il m’attirait à
la manière d’une femme effrayée par le calcul différentiel et intégral,
même si le gros musclé − le joueur de guitare − l’attendait de l’autre
côté de la porte en faisant rouler un ballon de foot sur son index.

Un soir d’automne, plusieurs mois après avoir entrepris ma quête


et mangé des centaines et des centaines de biscuits, j’ai finalement
déballé la révélation que je n’attendais plus : « Qui observe JE
s’apaise. » Ça ne s’invente pas ! J’ai très honnêtement trouvé ce
message dans un biscuit ! Une énigme...

Les nombres revêtaient eux aussi un surprenant caractère : 06 09


11 17 21. On aurait dit un numéro de téléphone. Je ne l’ai pas
composé. Je me voyais mal en train de dire : « J’ai trouvé votre
numéro de téléphone dans un biscuit chinois. Une amie m’a dit que
c’était un signe et que le hasard n’existait pas. J’ai donc décidé de
vous contacter. Aimez-vous les épinards frits ? » Je craignais de
générer une nouvelle dispute.
Mais voilà : « Qui observe JE s’apaise », le message le plus
intrigant de tous ! Emporté par ma nouvelle dépendance aux
biscuits, j’ai décidé de le croire.

Bouche bée, j’ai relu le bout de papier au moins dix fois avant de
le ranger soigneusement dans mon portefeuille : « Qui observe JE
s’apaise ». Plus que jamais en quête d’apaisement, je ruminais :
comment s’y prend-on pour observer JE ? Par où commence-t-on ?

Cette phrase me rappelait vaguement celle de Socrate :


« Connais-toi toi-même », apprise dans un cours de latin. Un de mes
professeurs, M. Tanguay, était monté sur une chaise − j’ai vu, plus
tard, Robin Williams faire la même chose dans Le Cercle des poètes
disparus − et, debout sur cette chaise, avait déclamé : « Connais-toi
toi-même !... Socrate. » Puisqu’il n’y avait personne qui se
prénommait Socrate dans la classe, j’ai cru qu’il était arrivé quelque
chose à M. Tanguay. Peut-être était-il tombé sur la tête avant de
grimper sur sa chaise ? À qui s’adressait-t-il ? Devant notre silence,
il a cru bon d’ajouter : « Socrate est un philosophe grec, bande
d’ignares ! » Aucun d’entre nous ne voyait ce que venait faire un
philosophe grec dans un cours de latin. M. Tanguay est descendu de
sa chaise, dépité, en disant qu’il regrettait de ne pas être professeur
de géographie. J’ai alors songé qu’il ne valait pas la peine de se
connaître soi-même si c’était pour regretter toute sa vie de ne pas
être professeur de géographie.

Comme je ne fréquentais pas les restaurants chinois à l’époque


de M. Tanguay, je n’ai pas pu lui demander si Socrate avait trouvé sa
phrase dans un biscuit. J’ignorais d’ailleurs si les restos chinois
existaient au temps de Socrate et si les biscuits avaient été inventés.
Mon amie spécialiste des signes m’a dit que les experts en fortune
cookies ne s’entendaient pas sur l’origine de ces gâteaux.

J’ai lu sur Wikipédia que les biscuits chinois auraient été inventés
par un pâtissier cantonais de Los Angeles, David Wung, en 1920,
pour réconforter les sans-abri. J’ai donc conclu que toutes les
histoires qu’on se raconte depuis n’avaient toujours pas résolu ce
problème. J’ai aussi lu que les biscuits « auraient été inspirés par
l’exemple de soldats chinois qui auraient communiqué entre eux au
moyen de messages inscrits sur du papier de riz et dissimulés dans
des yuèbïng, sorte de gâteaux faits de pâte de graines de lotus, lors
d’une insurrection contre les Mongols au XIIIe siècle. » Qui sait si les
yuèbïng n’invitaient pas les soldats à sourire pour se protéger ?

Et je me disais que si on avait su, au cours de l’histoire – la


grande, celle avec des évènements et des dates – comment
observer JE, il n’y aurait peut-être jamais eu de soldats…
SITES DE RENCONTRES
AVEC JE
Les multiples peurs du JE

Au cas où vous ne l’avez pas remarqué : le monde actuel n’en a


que pour JE ! JE est partout ! Comme Dieu dans mon enfance.

Il a envahi la télé, les magazines et tous les réseaux qui servent


de prolongements au câblage neuronal. On appelle ces derniers
« les réseaux sociaux » alors que, bien souvent, ils n’ont pour
fonction que la mise en évidence de JE et sa vieille quête
d’attention : « Regarde, maman, je marche sur des braises et je ne
m’envole pas en fumée ; c’est la force de mon esprit ! » ; « Regarde,
papa, regarde le cerf que j’ai abattu, on n’a jamais vu un panache
avec autant de pointes ! » ; « Pour vous, mes cinq mille amis, voici la
noix de coco que j’ai moi-même cueillie au sommet du palmier ; l’une
des plus grosses noix de coco cueillie à ce jour, on me l’a certifié !
J’y boirai un verre à votre santé ! »

Et, au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, JE se


radicalise ! Il met des bombes dans des foules. C’est une manière
de faire disparaître tous les JE qui se racontent des histoires
différentes de la sienne. C’est aussi une manière fracassante de
hurler sa peur, afin d’être rassuré : « Ne t’inquiète pas mon beau, ton
histoire ne disparaîtra pas ! Et on va te bercer au ciel. On s’y
occupera de tes rots, de tes démangeaisons et de tout le reste. Tu
n’auras pas à grandir et tu seras confortable pour l’éternité. À jamais
finies les coliques ! »

Voilà pourquoi la connaissance de soi est si importante. Et si


urgente. Elle voit les peurs qu’a JE de mourir et peut le rassurer pour
l’empêcher de se faire exploser. La connaissance de soi peut
désamorcer des bombes.

Le jour qui a suivi la découverte du mystérieux message « Qui


observe JE s’apaise », j’ai entrepris un vaste projet de recherches :
un inventaire des répertoires d’images de soi, des catalogues de JE.
Comment peut-on observer quelque chose quand on ne sait même
pas ce qu’on doit observer ? Ce raisonnement m’apparaissait d’une
logique implacable.

Je me suis mis à étudier l’astrologie, la numérologie, les prénoms,


les couleurs, les pierres précieuses, les feuilles de thé et autres
encyclopédies des représentations de ce qu’on croit être. J’ai
finalement opté pour les sites de rencontres. J’ai en effet supposé
qu’on devait avoir fait l’exercice de se connaître soi-même −
observer JE − pour sélectionner les autodescriptions qu’on allait
offrir en appât sur le marché de l’âme sœur.

Après m’être abonné à un « site favorisant des rencontres par


affinités » − que peut-on favoriser d’autre : les antipathies ? −, j’ai
écrit :

« Je suis un fan de Socrate et je souhaite comprendre ce que veut


dire : “Connais-toi toi-même” car mon professeur de latin ne me l’a
jamais expliqué. Je suis également un fan de biscuits chinois. C’est
d’ailleurs l’un d’eux qui m’a amené sur ce site. Sur le morceau de
papier qu’il contenait, on pouvait lire : “Qui observe JE s’apaise.”
Cette courte phrase m’a remué. Je souhaite rencontrer quelqu’un qui
m’aiderait à saisir le sens de ce message. Oh ! J’allais oublier des
détails sans importance : yeux bruns, taille moyenne, anciens
cheveux roux devenus blancs. Je n’ai pas d’âge ou celui de l’infini,
ça dépend des jours. J’espère donc rencontrer une personne de
sexe féminin ayant un intérêt pour l’apaisement de JE. Pas besoin
de photo. Je préfère les surprises.

P.-S. celles qui sont attirées par les joueurs


de foot sont priées de s’abstenir.

Pseudonyme : “Aucune Idée”. »

J’ai obtenu plusieurs réponses. L’une d’elles a immédiatement


retenu mon attention :

« Je suis moi aussi fan de biscuits chinois. J’aimerais d’ailleurs


devenir rédactrice des messages qu’on y trouve. Une sorte
d’inventeure (d’inventeuse ou d’inventrice, comment dire ?)
d’histoires à se raconter soi-même pour combattre l’insomnie. J’ai
cessé d’avoir un âge le jour où s’est amorcée l’observation de JE
dans la tête qui écrit ces mots. Et pour les détails sans importance,
voici : yeux gris jours de pluie, yeux verts jours ensoleillés ; ils
s’adaptent. Anciens cheveux noirs devenus poivre et sel, avec
quelques épices placées ici et là par mon coiffeur : safran et poivre
rose. Et la tête qui vous écrit ne prend jamais de photo d’elle-même
sauf pour le passeport ou le permis de conduire. Des photos qui, en
aucun temps, ont pour but de réserver une surprise, alors vaut
mieux les oublier.

P.-S. je n’ai jamais été attirée par les joueurs


de foot.

Pseudonyme : “Page Blanche”. »

Séduit par ce « portrait », j’ai suggéré le restaurant chinois comme


lieu de rendez-vous. Et j’ai proposé midi : « Au cas où l’apaisement
de JE demanderait des heures supplémentaires » ai-je expliqué.
J’envisageais déjà l’ouverture synchrone des biscuits, la complicité :
« Qu’est-ce qu’il dit, ton cookie ? Est-ce qu’il parle de nous ? » Les
secrets qu’on commence à dévoiler à tour de rôle. Le jeu. Nous
avons d’ailleurs convenus, pour nous identifier, d’épingler un bout de
papier à nos vêtements. Avec un message approprié aux
circonstances. Il n’y a, après tout, qu’une seule première rencontre.

Pour ma part, j’ai choisi : « Vous avez un esprit actif et une


imagination débordante. » Je souhaitais exprimer mon
émerveillement devant l’originalité de son profil. J’ai laissé tomber
les nombres ; elle aurait pu croire que j’étais un fan de loterie. Ou
que je lui refilais mon numéro de téléphone avant même d’avoir fait
connaissance. Nous avions, jusque-là, échangé de courts textes par
courriel : pas de son, pas d’image ; un moyen étrangement moins
personnel que le téléphone.

Je suis arrivé tôt afin de choisir une table avec vue sur la porte
d’entrée, évidemment. À l’heure prévue, est apparue une femme
d’une beauté intemporelle. Rien à voir avec une photo de passeport.
C’est elle qui n’avait pas d’âge, ou celui de l’infini : l’énergie de la
jeunesse, la sensualité du mitan de la vie, la sagesse de la maturité.
Une chevelure lourde qui donnait envie de la soupeser. Le poivre et
le sel ont instantanément rempli le restaurant ; le safran et le poivre
rose émettaient une lumière épicée qui assaisonnait l’air.

Plus elle bougeait, plus je m’immobilisais. Ses mouvements


avaient la grâce de certains vols d’oiseaux. Heureusement, je n’étais
pas encore tétanisé : il me restait l’émerveillement ! Quand elle a
retiré son manteau, j’ai tout de suite vu le papier, bien épinglé sur
son sein gauche, à la hauteur du cœur. Son regard balayait la salle,
visait les poitrines. Elle cherchait, de toute évidence, mon papier.

J’hésitais à me lever car, déjà, devant une telle élégance, je


croyais ne pas être à la hauteur. J’aurais voulu subito observer JE.
J’ai attrapé un serveur par la manche.

− À ma dernière visite, le papier dans le biscuit disait : « Qui


observe JE s’apaise » ; est-ce que d’autres biscuits donnent des
explications ? Combien faut-il en manger ? Y a-t-il une recette ?
J’aurais besoin de savoir, là, tout de suite…
Il a haussé les épaules pour me signifier qu’il ne comprenait pas et
il a souri. Un sourire séduisant. Il avait sans doute lu, lui aussi, le
papier traitant du sourire qui protège.
Leçon de biscuit chinois :

« Qui observe JE s'apaise. »


FRUITS DE MER
ET CANARD
Qui est JE ?

Il y a dans la tête des humains une véritable usine à JE. Des


neurones-ouvriers y fabriquent des identités à répétition. Tous les
jours. Toute la vie. Infatigables neurones-ouvriers.

Le cerveau n’est donc pas habité par un seul JE mais par des
milliers : le JE père, le JE mère, le JE mari, le JE épouse, le JE
amant, le JE maîtresse, le JE enfant, le JE adolescent, le JE adulte,
le JE aîné, le JE métier, le JE talent, le JE succès, le JE échecs, le
JE maison, le JE quartier, le JE parfum, le JE bijou, le JE nation, le
JE religion, le JE compte en banque, le JE statut social, le JE parti
politique, le JE équipe de sport, le JE marque de vêtements, le JE
habitudes alimentaires et tous les JE que le cerveau tricote en
regardant la télé ou en lisant le journal − une grande partie des
publicités sont des invitations à fabriquer des JE : le JE voiture la
plus puissante ou le JE voiture la plus économique.

Chaque JE procure le sentiment d’être quelqu’un, d’exister. D’où


la tendance qu’a le cerveau à en fabriquer de grandes quantités ; il
s’assure ainsi de toujours en avoir en stock pour ne pas sombrer
dans l’impression d’être un « nobody ».
Après l’étape fabrication s’amorce un second processus : le
processus d’attachement. Le cerveau défend ses produits
identitaires comme une mère défendrait ses rejetons. Or, puisqu’il y
a des milliers de produits identitaires, c’est la tension quasi
permanente. Et cette tension est amplifiée par le fait que nous
vivons dans un monde de compétition entre les produits identitaires :
les partis politiques − « Je te dis, c’est à droite qu’il faut aller ! » ; les
religions − « C’est mon dieu qui est le vrai ! » ; les habitudes
alimentaires − « C’est notre poisson qui est bio ! » Chaque produit
essaie de faire valoir son caractère exceptionnel pour obtenir
l’attention du consommateur. Il en résulte une propension à diminuer
la valeur des autres pour accroître la sienne. Les JE expliquent
promptement le succès d’autrui par la chance, les contacts ou la
corruption ; autant d’histoires qu’ils se racontent. Chaque JE est
donc une source permanente de conflit, d’isolement et de
séparation. Et chaque JE s’énerve lorsqu’il se sent en conflit, isolé
ou séparé.

L’agitation des JE ne peut s’apaiser qu’au moment où nous


constatons que nous ne sommes pas des produits identitaires. Nous
ne sommes ni nos succès, ni nos échecs, ni nos comptes en
banque, ni nos marques de vêtements. Cette découverte entraîne un
déplacement de l’attention vers l’essence même de l’existence : être
là ! Le cerveau cesse alors de ruminer les comparaisons avec ceux
qui sont plus reconnus ou moins reconnus, plus riches ou moins
riches, plus populaires ou moins populaires. Finis les « plus ou
moins », place à la présence et à la connexion ! Ce ne sont pas les
histoires du genre « Je suis pas beau » ou « Je ne suis pas belle »
qui permettent d’entrer en relation, c’est une tête disponible, vide de
tout jugement sur soi ou sur l’autre. Il est d’ailleurs bon de se
rappeler que les beaux et les belles finissent aussi par se quitter,
non sans déchirements. Ils sont pourtant enviés par des millions de
cerveaux qui aimeraient être à leur place; cherchez l’erreur ! Les JE
peuvent passer leur vie entière à envier l’apparence, la richesse ou
le pouvoir alors que la présence n’envie rien du tout. La présence ne
sait pas ce qu’est l’envie !
Mon « rendez-vous » avançait vers moi entre les tables : cendres
vivantes coiffant un corps découpé dans le miel ; souple, onctueux,
velouté ; un corps qu’on a le goût d’étendre sur un lit de pain chaud.

Je ne connaissais même pas son prénom, seulement un


pseudonyme : « Page Blanche ». J’ai finalement quitté ma chaise.
J’hésitais entre bomber le torse pour exhiber le message piqué sur
ma poitrine ou marcher à quatre pattes pour le dissimuler. Je n’ai
pas eu le temps de choisir, elle a vu le morceau de papier. Et moi
derrière.

D’un pas assuré, elle s’est approchée. Je fondais : commutateur


inconfort coincé sur on ! Les histoires se multipliaient dans ma tête :
« Je ne lui plairai pas. Je ne suis pas son genre. Jamais je ne serai à
sa hauteur. » Et puis, en désespoir de cause : « Qui observe JE
s’apaise... Comment fait-on bon Dieu? Comment fait-on ? »

Le visage à quelques centimètres de ma poitrine, elle a regardé le


papier sans rien dire. Elle a sorti des lunettes de son sac et les a
posées sur son nez délicat. Des lunettes rouges qui rendaient le
poivre et le sel encore plus attrayants. Elle a lu à voix haute : « Vous
avez un esprit actif et une imagination débordante. »

En remontant vers les miens ses « yeux-Canal de Panama » − ils


auraient pu relier l’Atlantique et le Pacifique avec une seule larme −,
elle a malicieusement murmuré :

– Vous ne pouvez savoir à quel point !

J’aimais ses lunettes. Elle s’est redressée et, comme si elle venait
de déposer une carte à jouer entre nous, m’a balancé :

– À votre tour maintenant, « M. Aucune Idée ».

Une fine allusion au pseudonyme que je n’étais pas parvenu à


trouver. Entourant le papier d’un gracieux mouvement des doigts,
elle m’a invité à me pencher vers son sein. Histoires de peurs et de
désir se disputaient mon attention : « Pas trop proche, c’est un
piège ! Tu vas passer pour un macho. Non, c’est un test, elle veut
savoir si tu as des couilles ! »

J’ai fini par me pencher : « Celui qui se presse ne peut marcher


avec dignité. »

Lenteur et dignité marchant main dans la main, elle n’y allait pas
par quatre chemins. Le message était clair. Décidément, il y avait de
la profondeur dans les biscuits chinois.

Je respirais le smog produit par la combustion de mon regard


dans le soleil du sien. Smog magique.

J’ai tiré sa chaise.

− Vous permettez ?

Elle s’est emparée du menu.

– Moi, je suis fruits de mer. Et vous ?

Un premier JE ! Elle n’avait pourtant rien du mollusque ou du


crabe. J’ai maladroitement bafouillé :

– Canard. Je suis canard. Saucisse, bière noire et canard. Gibier aussi. Je


suis gibier : cerf, perdrix... Saucisse, poire, perdrix, champignons
sauvages... Gin, kangourou...

Rien de tel sur le menu. Mon JE s’empêtrait dans une purée


d’images de soi. Elle est venue à son secours.

– Je crois que c’est le moment parfait pour apaiser JE, ne le voyez-vous


pas s’agiter ? Serait-ce la crainte de ne pas être à la hauteur ? On voit
souvent cela chez le JE mâle.

Elle attendait une réponse. Quand enfin l’idée m’est venue de lui
demander si elle était psychologue, elle avait déjà repris :
– Mais comment peut-on être viande à notre époque ? Vous avez vu nos
façons de traiter les animaux dans les fermes d’élevage ?

– « Nos », dites-vous ?

– Oui : « Nos » ! Vous autant que moi sommes les premiers concernés.
Tous ces reportages à la télé, dans les journaux, sur Internet, ils parlent de
nos JE ! L’insensibilité dont l’être humain est capable juste pour avoir plus,
encore plus, toujours plus ! Savez-vous que des millions de bêtes n’ont pas
un centimètre d’espace pour bouger ? Pas d’air ? Pas de vie ? Vous savez
ça, n’est-ce pas ?

J’ai un instant songé au campement, au pirate, au grand frère et à


la sœur ensoleillée, au journal sur le comptoir du premier restaurant,
ouvert à la page : « Il ne vous reste que vingt-quatre heures pour
profiter de notre offre. Après... » − elle l’avait lu, peut-être.

– Oui, oui, je sais. Je fais de gros efforts pour devenir légume. Mais ce
n’est pas facile, le porc en moi se fait entendre, il réclame sa place. Et
l’agneau aussi. Ça couine et ça bêle en dedans. Oui, oui, vous allez être
étonnée, je suis à la fois porc et agneau, les deux. Et poulet parfois, comme
dans « mon petit poulet », mais poulet de grains seulement. Je n’ai jamais
compris d’ailleurs pourquoi on disait poulet de grains. Est-ce qu’il y a des
poulets de lait ? Comme avec les veaux ?

La connaissance de soi aurait permis une observation immédiate


de cette séquence neurologique :

1. Perception d’une menace à mon confort : perdre l’intérêt de


l’autre.

2. Les jugements sur soi qui surchargent les circuits : « J’ai l’air
d’un imbécile. Je dis n’importe quoi. Elle doit me prendre pour un
crétin. C’est foutu, j’en suis sûr, c’est foutu ! »
3. Tempête hormonale : « Ça y est, j’ai les tripes en bouillie. »

4. L’apaisement du JE : « Tout doux, le JE, tout doux ; elle ne te


dévorera pas ! Elle préfère les légumes et tu n’es pas encore
parvenu à ce stade même si tu en es proche. »

Puis, passage à l’action : « Reviens ici, reviens ici. Replace ton


attention sur elle plutôt que sur toi ! »

Mais, l’intelligence emportée par la peur de perdre son intérêt, j’ai


vraiment dit n’importe quoi :

– Beuglez-vous ? Je veux dire, par solidarité, beuglez-vous ?

Sans doute a-t-elle cru que je blaguais. Regardant par-dessus ses


lunettes, elle m’a lancé, en mâchant chaque syllabe :

– Bien sûr qu’il m’arrive de beugler, surtout de plaisir…

Elle épiait ma réaction. Je n’en avais pas. Seulement une forme


de paralysie. J’ai finalement laissé échapper, à voix basse :

− Ah ! la vache !

Elle a entendu mais n’a pas semblé choquée. Elle a même


ajouté :

– Mais je beugle aussi quand je rumine trop ! Il s’agit, bien sûr,


d’une autre forme de beuglement. Vous savez les ronchonnements
du genre : « Tous les hommes sont des obsédés, ils ne pensent
qu’au cul ! » Et non, je ne suis pas veau. Produits laitiers, oui !
Fromage… je dirais que je suis fromage. Pâte ferme de préférence.

Et, en me fixant droit dans les yeux, elle a ajouté :


– Je n’aime pas les pâtes molles. Et pour le poulet de grains, je peux vous
renseigner. Je ne suis pas viande mais je connais. Et au cas où la question
vous serait passée par la tête, je ne suis pas psychologue non plus. Disons
plutôt que je suis humaniste. Spécialisée dans le JE des hommes. Une
passion. J’ai la même pour toutes les espèces vulnérables. La crevette par
exemple ; je suis crevette mais pas n’importe laquelle : crevette verte
uniquement ! Il faudra d’ailleurs demander si les crevettes sont vertes, ici.

J’éprouvais un malaise. Je songeais à ma nouvelle grand-mère;


comment demander, sans offenser un membre de sa famille, si elle
était crevette verte ? Savait-elle seulement ce qu’étaient les
crevettes vertes ?

J’ai dit : « Très bien je m’occuperai des crevettes vertes au


moment opportun », en espérant trouver une formule magique avant
l’arrivée du moment opportun. Nous avons finalement opté pour
le « mapo tofu : tofu de Grand-mère Po, cuisine de Sichuan –
version végétarienne ».

– Et j’aimerais que vous ajoutiez un supplément d’épinards frits.

– Moi aussi !

Le repas s’est par la suite déroulé selon une présentation


ininterrompue de JE : « Je suis musique classique. − Moi, je suis
jazz » ; « Je suis vin bordeaux. − Moi, je suis vin bourgogne » ; « Je
suis architecture contemporaine. − Moi, je suis Nouvelle-
Angleterre. » Les JE cherchaient, sans trop de succès, des points
communs.

À la fin, elle a levé le bras; un geste adressé au serveur. J’aurais


aimé qu’il me soit destiné : une invitation à me rapprocher d’elle, une
porte ouverte à l’envie de lui dire : « Que puis-je faire pour vous
madame ? »

– L’addition, merci !
J’ai regardé à travers la vitrine pour m’assurer qu’une voiture de
sport n’était pas garée dans la rue. Se retournant vers moi, elle a eu
ces mots rassurants :

− Je vous invite.

Lorsque mon biscuit est arrivé, il a déclaré : « Vous recevrez


bientôt une invitation qui changera votre vie. » Ce biscuit,
contrairement à tous ses prédécesseurs, était manifestement en
retard.
LE JARDINIER DES TROTTOIRS
Le JE n’est pas la fonction

Il n’y a pas mille façons d’être bien dans sa peau, il n’y en a


qu’une : être soi-même. Et nous insistons : ça ne prend qu’une
seconde. Contrairement aux croyances populaires, être soi-même
signifie qu’il n’y a plus de JE dans le portrait. Plus aucun JE qui
occupe l’espace de la conscience. Ils sont encore là, quelque part,
dans les circuits neuronaux, mais pas dans ceux de la conscience.
Ou s’ils le sont, ce n’est que pendant la période où ils sont observés,
avant qu’ils ne retournent dans la mémoire, leur refuge.

Il est absolument impossible de se débarrasser des milliers de JE


qui circulent en permanence dans notre tête. Certains sont
remplacés : on change d’allégeance politique, de croyance
religieuse ou de marque de chaussures mais on n’arrête pas l’usine
de fonctionner. On s’attache à un joueur de tennis, à une actrice de
cinéma ou à un politicien et on se met à les défendre comme s’il en
allait de notre survie. Des millions de personnes se sont attachées
au cours de l’histoire à des dictateurs et, à cause de cet
attachement, ont rompu les liens avec les membres de leur famille –
frères, sœurs, parents, conjoint, conjointe, enfants. L’ignorance de
soi les empêchait de voir que ce monsieur leur racontait des
histoires, des histoires leur promettant de les faire devenir quelqu’un,
de leur donner une existence pendant leur vie ou une vie pendant
leur existence. Des histoires qui endormaient leur intelligence. Des
histoires leur promettant de les sortir du vide, de l’ennui, de
l’isolement. Des histoires leur certifiant qu’ils redeviendraient les plus
grands, les plus forts, les mieux protégés. Ils n’avaient pas vu que le
JEdictateur avait un énorme défaut de fabrication : il ne pensait qu’à
lui-même.

Le JE dictateur est un produit identitaire alors que la « fonction


président » ne l’est pas. Les dictateurs ignorent visiblement ce qu’est
la connaissance de soi.

Nous avons toutes et tous en nous des JE dictateurs. Eh oui ! Ils


veulent toute l’attention pour eux. Il y a actuellement des JE juges à
la Cour suprême des États-Unis; leurs décisions sont identitaires et
n’ont plus rien à voir avec la justice. L’exercice qui consiste à
observer les mouvements de l’attention permet d’assumer n’importe
quelle fonction sans que les JE ne viennent s’en mêler. Il consiste à
poser une question : « Où est l’attention ? » Cet exercice peut être
exécuté à n’importe quel moment de la journée. Pendant le repas,
par exemple : est-ce que l’attention est sur la savoureuse bouchée
de mapo tofu de Grand-mère Po ou est-elle sur le JE qui cherche à
tout prix à être intéressant ?

Avant de quitter le resto, Page Blanche a eu ces mots :

− Nos entretiens ne sont pas terminés, cher Socrate, loin de là !

Cette fois, l’ironie était flagrante : elle m’appelait Socrate ! On


aurait dit M. Tanguay descendant de sa chaise : « Bande
d’ignares ! » J’avais tout à coup 12 ans et j’étais en cours de latin.
Elle semblait savourer mon état d’hébétude.

– Malgré nos brillants efforts, nous avons à peine commencé à observer


JE, en êtes-vous conscient ?

Une pointe d’ironie supplémentaire, bien acérée. Je me suis alors


rappelé cette autre fois où M. Tanguay était monté sur sa chaise :
« L’ironie était la marque de commerce du philosophe grec, pauvres
crétins ! »

Elle riait. Son rire était parfumé – violette, ancolie, campanule :


fleurs bleues. Surtout ancolie. Mon amie adepte de Wikipédia, une
passionnée des parfums, m’a lu, un jour que nous discutions de
l’importance des odeurs dans l’attrait sexuel : « Au Moyen Âge,
l’ancolie commune était considérée comme une plante magique
aphrodisiaque. Elle fournissait des graines pour des parfums qui
rendaient leurs porteuses irrésistibles. Quand elle était mâchée, les
femmes étaient particulièrement bien disposées à l’amour. »

– À la prochaine, cher Socrate !

Et elle partit, emportant le Moyen Âge avec elle.

Même si j’avais depuis longtemps terminé mon repas, j’ai


demandé une poivrière. Je voulais la renverser. Le serveur, un peu
confus, m’a rapporté des épinards frits.

En rentrant chez moi, je suis tombé sur le pirate. Il avait troqué


son sabre pour un râteau au manche cassé. Le manche cassé.
L’enfant grattait le trottoir : « Je fais un jardin, je fais un jardin. »
Cette fois − au diable les histoires qu’on se raconte −, je me suis
agenouillé :

– Que vas-tu faire pousser ?

– Du pain.

– Du pain ?

– Oui, oui, ma mère en cueille parfois.

J’ai jeté un coup d’œil du côté de la mère ; quelle histoire leur


avait-elle racontée ? Elle a baissé les yeux pour se cacher derrière
le géant qu’elle allaitait. La bouteille de lait appuyée contre sa cuisse
− on aurait dit un pilier, un contrefort − venait sans doute au secours
de ses seins aux heures de sécheresse. Peut-être cette bouteille
représentait-elle ce que cette famille était venue chercher sur ce
boulevard : de quoi boire.

J’ai regardé le pirate-jardinier et, comme chaque fois que je ne


sais pas quoi dire, j’ai dit n’importe quoi :

− Il faudra bien arroser ! »

En traversant le campement, j’ai inventé une histoire encore plus


énorme que toutes les précédentes : « Ce sont ces enfants qui vont
changer le monde, il n’y a qu’à leur faire confiance. L’avenir est entre
leurs mains. » Je me suis retourné et j’ai vu les petites mains
étreindre le râteau qui, plus fort encore, râclait le béton. Sur le coup,
j’ai serré les dents, les poings. Et, quand j’ai entendu, derrière moi,
au loin, les mêmes mots adressés à de nouveaux passants : « Je
fais un jardin, je fais un jardin ! », je me suis promis de regarder les
documentaires sur « nos » façons de traiter les animaux dans les
fermes d’élevage.
Leçon de l'auteur :

« Il n’y a pas mille façons


d’être bien dans sa peau,
il n’y en a qu’une :
être soi-même. »
LE RÉPONDEUR
Le besoin d’être unique

Les JE se comparent sans arrêt ; l’attention ne se compare


jamais. Les JE se comparent à d’autres JE ; l’attention regarde,
écoute, sent, déguste, frissonne.

Dès que la comparaison apparaît dans une tête, on peut affirmer,


sans l’ombre d’un doute, qu’un JE s’y est approprié l’attention. Cette
dernière ne peut plus contempler les étoiles, écouter Bach, sentir
l’odeur du café, déguster un morceau de chocolat ou frissonner sous
les caresses de mains aimantes.

Si les JE se comparent, c’est pour s’assurer qu’ils sont uniques et


que nul ne l’est autant qu’eux. C’est ce que fait la reine dans le conte
de Blanche-Neige. Elle demande à son miroir « Miroir, miroir, dis-moi
qui est la plus belle ? » afin d’entendre, bien sûr, que c’est elle la
plus belle – c’est le JE apparence. Dès qu’elle entend que ce n’est
pas elle, son cerveau se consacre à la préparation d’une pomme
empoisonnée. Son but devient la destruction de celle qui pourrait
l’empêcher de recevoir toute l’attention et de nuire ainsi à son
confort, à son sentiment d’être en sécurité, à l’homéostasie du JE.

La vie n’est pas une affaire de JE, la vie s’écoule en l’absence de


JE. C’est l’attention qui est au service de la vie. C’est elle qui élabore
et mène les projets ; c’est elle qui peint, écrit, sculpte, compose, joue
du piano, fabrique un meuble, dessine une maison, lance un ballon
dans un panier ou prépare un plat... Mais c’est JE qui déprime si on
n’aime pas sa pizza, son tableau ou son poème. Et c’est JE qui
prépare les pommes empoisonnées. Chaque jour, il en distribue à
travers des mots, des regards ou des gestes.

La connaissance de soi observe l’envie qu’a un JE de préparer


une pomme empoisonnée et l’apaise. Elle ramène l’attention dans le
présent, là où les pommes empoisonnées n’ont aucune raison
d’être, où le besoin d’être unique n’a aucune importance.

Page Blanche m’avait remis un morceau de papier semblable aux


billets trouvés dans les biscuits. Elle l’avait visiblement préparé au
cas où… Au recto : « Si vous souhaitez découvrir votre avenir,
tournez-moi. » Au verso : son numéro de téléphone. Lorsque j’ai
composé le numéro, j’ai obtenu un répondeur. Elle avait rédigé une
sorte de suite à son profil.

« Ce message fait la promotion de la connaissance de soi. Oui,


oui, vous avez bien entendu, de la pub pour Socrate et son
“Connais-toi toi-même”, le plus grand slogan publicitaire de l’histoire.
Comme ce slogan a maintenant deux mille cinq cents ans, il est un
peu usé. Le temps est donc venu de rajeunir l’image de marque de
Socrate. Alors, s’il vous plaît, ne raccrochez pas, prenez le temps
d’écouter; il y a déjà trop de raccrocheurs en ce monde :

– Si vous croyez que je suis là et que je ne veux pas vous parler, appuyez
sur le 2.

– Si vous croyez que je ne réponds jamais, et que ce message est une


arnaque, appuyez sur le 3.

– Si ce système vous exaspère parce qu’il vous rappelle tous les systèmes
qui lui ressemblent, appuyez sur le 4.

– Si vous croyez que je vous en veux, appuyez sur le 5.


– Si vous croyez que j’ai du temps à perdre, appuyez sur le 6.

– Si vous voulez me chanter des bêtises, appuyez sur le dièse.

– Si c’est Socrate qui appelle, prière d’appuyer sur le 7. Pour tous les
autres, les non-Socrate, prière de vous abstenir.

– Si vous n’avez trouvé aucune option vous concernant, appuyez sur le 8.

– Si vous voulez réécouter ce message, appuyez sur le 9. »

Craignant d’entendre mes quatre vérités en pressant le 7, j’ai


timidement poussé le 9. Puis, comme un enfant à qui on crie « Ne
touche pas ! », j’ai enfoncé tous les boutons dans l’ordre.

D’abord le 2. Biiiiip : « Effectivement, je n’ai aucune envie de vous


parler. Ne croyez pas que je ne vous aime pas, je veux seulement la
paix. Et je vous offre, en ce moment même, l’opportunité d’observer
votre besoin d’être aimé; il vous énerve pour rien ! »

Puis le 3. Biiiiip : « Il m’arrive souvent de répondre. Vous n’êtes


simplement pas chanceux. Au cas où vous commenceriez à croire
que vous n’êtes jamais chanceux, je vous suggère un bon restaurant
chinois et ses fortune cookies. Appuyez sur le 0 pour obtenir
l’adresse. Demandez le tofu de Grand-mère Po, je vous assure, ce
n’est pas une arnaque. En le dégustant, vous découvrirez la chance
que vous avez. »

Le 4. Biiiiip : « Sachez que ce système m’exaspère tout autant. Il


constitue une invitation à observer JE. Si vous ne comprenez pas ce
qu’observer JE veut dire, il s’agit d’un message qu’envoient les
fortune cookies aux personnes qui croient ne jamais être
chanceuses. Ces biscuits arrivent après le tofu de Grand-mère Po.
Attention, quand on croit ne jamais être chanceux, il est difficile de
trouver un être humain à qui parler de vive voix, on tombe
habituellement sur des répondeurs. »
Et le 5. Biiiiip : « Il est possible que j’aie lu votre nom sur l’afficheur
et que j’aie décidé de ne pas répondre, est-ce que je vous en veux
pour autant ? Certainement pas ! Si vous croyez le contraire,
laissez-moi un message pour m’indiquer à quel sujet je pourrais
vous en vouloir, histoire de me rappeler les torts que vous m’auriez
causés, espèce de goujat ! Il me sera alors possible de vous
pardonner pour apaiser votre JE. En ce qui me concerne, la décision
de ne pas répondre est dictée par le respect. Je ne pouvais
simplement pas vous donner l’attention que vous méritez à mes
yeux, tenez-vous le pour dit. »

Puis le 6. Biiiiip : « “Chaque seconde consacrée à la connaissance


de soi est une seconde bien vécue”, pourrait dire un biscuit chinois.
Et, au repas suivant, un autre pourrait ajouter : “La véritable perte de
temps consiste à chercher l’oreille de quelqu’un d’autre pour
s’assurer qu’on existe.” Au cas où vous croiriez ne pas exister à mes
oreilles, le moment est venu de faire une pause pour vous demander
si vous êtes vivant. Autrement, vous pourriez consacrer votre vie
entière à chercher des oreilles pour avoir enfin l’impression d’être
quelqu’un ! Ce sont vos JE − vous en avez plusieurs − qui se
servent de la vie, de votre vie, pour attraper les oreilles des autres.
C’est ce que s’efforcent d’expliquer la plupart des fortune cookies. »

Comme indiqué, j’ai ensuite appuyé sur le dièse. Biiiiip : « Le


dièse, en musique, a pour but de faire monter le ton. Dans mon cas,
j’aimerais vous le faire baisser. Malheureusement, il n’y a pas de
touche bémol sur le téléphone. Il faudrait peut-être songer à
l’ajouter. »

Pour le 7, l’index en attente au-dessus de la touche, j’ai tellement


hésité que… Biiiip, j’ai dû reprendre depuis le début. Un exercice
idéal pour améliorer la connaissance de soi. Page Blanche était tout
à fait prête à rédiger le contenu des biscuits chinois. Quand le 7 est
arrivé, je l’ai écrasé. Biiiip : « Cher Socrate, il me ferait plaisir de
poursuivre nos entretiens. Mon sens de l’ironie s’ennuie de vous,
plus particulièrement de vos peurs. Je vous prierais de retourner à 1
pour m’y laisser une invitation. Pour ceux qui auraient écouté ce
message sans être Socrate, je vous suggère de vous questionner à
propos du respect que vous avez pour mes demandes, surtout si
vous croyez que je vous en veux et que vous n’avez pas laissé de
message en appuyant sur le 5. »

Enfin le 8. Biiiiip : « Si vous éprouvez de la frustration parce que


vous avez l’impression d’avoir été ignoré, je vous suggère d’écouter
les paroles que vous prononcerez en raccrochant. Elles en diront
long à propos de vos JE. L’un d’entre eux cherche des oreilles. »

Comme je ne voulais pas réentendre ce message, je n’ai pas


appuyé sur le 9. Je suis retourné à 1.

« Chère Page Blanche, je vous prie de pardonner le mauvais jeu


de mots : c’est fou tout ce que j’écris sur vous depuis notre dernier
entretien. Les histoires partent en boucles dans ma tête : un festival
interneuronal des histoires qu’on se raconte ! Une observation
radicale de JE s’impose; du JE ou des JE, peu importe.
J’apprécierais au plus haut point un nouvel entretien. Il me ferait
d’ailleurs plaisir de savoir ce que signifie votre pseudonyme, Page
Blanche. Cache-t-il quelque chose ? En ce qui concerne votre ironie,
j’ai fait appel à une amie experte des signes et de Wikipédia. Elle
m’a immédiatement renseigné : “Sur Wikipédia, on dit que Socrate
employait l’ironie (ironie socratique) pour faire comprendre aux
interlocuteurs que ce qu’ils croyaient savoir n’était en fait que
croyance.” Je me permets de vous demander si vous avez
recherché Socrate sur Wikipédia. Seriez-vous disponible dimanche
prochain pour en discuter ? À 18 heures, au même resto, je vous
offre une pause biscuits. Il serait intéressant de… » Biiiiip !

Communication interrompue. Silence électronique.

Mon téléphone portable en main, j’avais un JE frustré parce qu’il


ne pouvait pas terminer son message. Il en voulait à Page Blanche
de ne pas avoir laissé plus d’espace dans sa boîte vocale. En
quelques secondes à peine, JE avait déréglé mon rythme cardiaque,
détraqué mon transit intestinal et saboté ma libido. Mon éducation
avait foutu le camp et, avec elle, toute forme de civilisation connue.
Foutu répondeur !

Si la connaissance de soi avait été au rendez-vous, il y aurait eu


observation de la séquence neurologique. À ce stade, vous devriez
être en mesure de la décrire.

1. La perception d’une menace à mon inconfort : « Il n’y a plus de


place pour moi dans cette machine. »

2. Les jugements et histoires qu’on se raconte : « Il me semble


que ce n’est pas compliqué de laisser de la place sur un
répondeur ! Pas besoin d’être un génie ! Suis-je un jeu pour elle ?
Un cobaye ? Une expérience dans son laboratoire de la
connaissance de soi ? Se sert-elle de moi comme les filles à
l’époque du calcul différentiel et intégral ? N’aurais-je aucune
importance dans sa vie ? »

3. L’orage hormonal : la foudre dans le thorax et la pluie dans le


ventre : « Il a suffi d’un biiiip pour que mon corps se transforme.
UN BIIIIP ! Et cette transformation s’amplifie à travers les
histoires que mon cerveau se raconte. L’orage est maintenant
dans ma tête. Confort à zéro ! »

4. Apaisement des JE : « Tout doux les JE, tout doux, si vous


n’étiez pas si occupés à vous préoccuper de vous-mêmes, la
paix pourrait envahir ce corps. Vous pourriez alors constater que
ce n’est pas parce qu’on hurle devant une machine que
quelqu’un va accourir pour mettre notre commutateur inconfort
sur off ! Et que les répondeurs n’attendent pas qu’une seule
personne ! »
Puis, passage à l’action : « Reviens ici. Ramène ton attention
dans la patience. Existe-t-elle encore en ce monde ? »

Observer JE, c’est donc redevenir vivant.

Simple mais pas facile : c’est une question de milliseconde.


Leçon de biscuit chinois :

« La peur commence là
où le présent s’arrête. »
BŒUF ROUGE
ET BŒUF NOIR
Qu’est-ce que
réussir sa vie ?

Réussir sa vie, ce n’est pas obtenir des promotions, gagner des


prix ou faire parler de soi sur les réseaux sociaux ; réussir sa vie,
c’est ramener l’attention sur la personne qui nous parle, un enfant,
un conjoint, un professeur... L’écouter, l’écouter vraiment.

Réussir sa vie n’a rien à voir avec impressionner qui que ce soit,
être admiré, envié, reconnu. Réussir sa vie, c’est s’asseoir sur un
gros caillou, au bord d’une rivière, pour entendre l’écoulement des
saisons, le son que font les bourgeons quand ils explosent au
printemps, ou celui que font les feuilles quand elles touchent le sol, à
l’automne. Et s’il n’y a pas de gros caillou ou de rivière, pas de
souci... Réussir sa vie, c’est marcher dans un sentier pour voir les
arbres s’éclater en mai ou lâcher prise en octobre.

Réussir sa vie, ce n’est pas accomplir toujours plus pour être


applaudi, comme à l’époque où l’on faisait ses premiers pas. Réussir
sa vie, c’est contempler le gris ou le bleu du ciel, peu importe la
couleur, car la décision appartient aux nuages, pas aux JE. Et ça
peut être le jaune, le rouge, l’ocre, le mauve ou le violet, tout
convient, le confort n’en dépend pas.

Réussir sa vie, c’est être là, dans la main qu’on serre ou dans le
bonjour qu’on prononce. Et il n’est pas nécessaire d’obtenir des
« Like » ou des « J’aime » sur Facebook pour être là. On peut
n’avoir jamais été remarqué, avoir été parfaitement ordinaire, et
avoir totalement réussi sa vie... Réussir sa vie, ce n’est jamais
dépendre des applaudissements pour marcher sur un sentier.

Elle était devant moi. Aérienne. Enracinée. Ses yeux projetaient


de l’acidité. Celle qui mord les métaux, et cette autre qui procure leur
vivacité à certains vins ; cette saveur qui, dès qu’on l’a eue en
bouche, donne envie de la boire de nouveau.

Elle a pris la parole :

− À un saut de puce de l’endroit où j’habite, on trouve une épicerie fine


très fréquentée. La patronne cuisine sur place. De grandes marmites
répandent des parfums ensoleillés : thym, romarin, sauge. On se croirait
dans la Gaule d’Astérix, à la dernière image du livre, celle du banquet.

Elle a fermé les yeux, ses narines se sont dilatées :

− Je sens l’estragon jusqu’ici…

D’une seule inspiration, elle importait la Gaule au restaurant


chinois.

– Vous connaissez Astérix, cher Socrate ?

– Oui, oui, bien sûr, je suis très bande dessinée : Astérix, Tintin, Achille
Talon, Le Chat, Lucky Luke…

Elle avait la légèreté d’une âme qu’on trouve peut-être dans


certains monastères, après des siècles de méditation. Page Blanche
était rose.
– Je vous ramène à l’épicerie. Contrairement au village d’Astérix, on n’y
voit pas de barde attaché à un arbre, seulement des gens qui chantent. Ils ont
l’accent du Sud-Ouest de la France. Chaque syllabe est une note de
musique. Les conversations sont des portées sur lesquelles s’écrit le sens de
la vie.

Elle déployait un arsenal illimité pour m’obliger à entrer en moi-


même. Charme, intelligence, humour ; des moyens percutants pour
découvrir à qui elle avait affaire. Elle cherchait la vérité. Pas les
images de soi qu’on met en vitrine pour attirer quelqu’un dans la
boutique de sa solitude; pas de : « Entrez acheter des souvenirs de
votre passage chez moi. » Non, la vérité !

Nos plats d’épinards sont arrivés. Page Blanche avait dit au


serveur : « Je vais prendre la même chose que monsieur car
monsieur est épinards. Et comme nous venons à peine de nous
rencontrer, il est important que nous connaissions les JE de l’autre. »
Le serveur qui, nous avait-il confié, apprenait le français dans des
livres de cuisine, a pouffé de rire. Il répétait, pour lui-même, et pour
toutes les tables entre lesquelles il passait : « Monsieur est épinards,
Monsieur est épinards. »

Page Blanche s’est penchée vers moi.

– N’est-ce pas le grand Arthur Rimbaud qui, parvenu au sommet de son


art, écrivait : « JE est un autre » ?

J’étais sur le point de lui demander ce que Rimbaud venait faire


dans les épinards quand, avec un désarmant clin d’œil, elle a lancé :

– Je vais enfin pouvoir goûter un de vos JE.

Avec des baguettes, elle a saisi une bouchée plus fine qu’une
feuille de papier et, lentement, très lentement, l’a déposée sur sa
langue. Pendant que je regardais fondre la feuille, elle a fermé les
paupières. Puis, avec un gémissement sans équivoque, m’a
balancé :
– Hum... Êtes-vous vraiment épinards, Socrate ?

Je commençais à percevoir le ridicule de tous mes JE : café,


chocolat, saucisse ; ces images de soi qu’on défend, protège,
impose aux autres… Tout ce qu’on croit être. Mes mots titubaient
comme s’ils avaient bu. Une maladresse n’attendait pas l’autre. Je
l’ai suppliée :

– Pourriez-vous me ramener dans votre bouche… euh… dans votre


boucherie gauloise ?

– Bien sûr, je ne demande pas mieux. Vous n’avez qu’à me suivre.

Sourire coquin, un coup de chevelure, l’œil invitant.

– À la sortie ou à l’entrée − à vous de décider, cher Socrate, si vous êtes


davantage « entrée » ou « sortie » −, les propriétaires ont placé deux
immenses sculptures en papier mâché. Une de chaque côté de la porte. Un
bœuf rouge et un bœuf noir, grandeur nature. Peut-être sont-ils même plus
grands que nature, on se sent vraiment petit en leur compagnie. Pas plus
tard qu’hier, en sortant, j’ai posé la main sur la tête du bœuf rouge et j’ai dit,
comme ça, à voix haute, pour faire une blague : « Ça porte chance ! » La
dame qui me suivait, dont j’ignorais jusque-là l’existence, a immédiatement
réagi : « Ah oui ? », et elle a placé la main là où je venais de poser la
mienne. Une autre personne a répété le geste : « Ça porte chance ! » Et une
autre. Et une autre encore : « Ça porte chance ! Ça porte chance ! » J’ai
constaté que je venais d’inventer une histoire qu’on se raconte pour apaiser
les JE. Et de la propager.

– Les avez-vous détrompés ? Avez-vous avoué qu’il s’agissait d’une


blague ?

– Il était trop tard. On se précipitait sur les sculptures. J’avais des


disciples. J’étais une sorte de messie instantané. Un concentré de messie à
la saveur de bœuf en papier mâché.

– Vous exagérez, chère Page Blanche. Un messie, quand même !


– Je vous assure que non, Socrate. J’aurais pu ajouter qu’il fallait mettre
la main droite sur la tête du bœuf noir en entrant, et la main gauche sur la
tête du bœuf rouge en sortant, et plusieurs auraient obtempéré. Des files
d’attente à l’intérieur et à l’extérieur de la boucherie. Devant ou derrière la
porte, pour ne pas entrer ou sortir sans avoir touché la tête des bœufs.

Son attitude bienveillante m’aidait à perdre, peu à peu, la crainte


de dire des âneries. Je me suis permis :

– Avez-vous beuglé ?

– Socrate ! Un peu de tenue !

– Désolé, c’était trop facile…

– Justement. Une blague avait suffi pour qu’apparaisse un nouveau


sauveur, c’était trop facile ! Et cette apparition empruntait la forme de mon
corps.

J’ai de nouveau osé :

– Pas un mauvais choix !

– Socrate ! Du sérieux, s’il vous plaît ! Je prenais subitement conscience


de l’énorme pouvoir qui réside dans les histoires qu’on invente pour apaiser
nos peurs. Pouvoir dont j’étais tout à coup dotée. Une ivresse sans nom
s’est emparée de mon JE ; il exultait devant cette petite foule rassemblée
entre les bœufs. Certaines personnes exprimaient leur gratitude : « J’ai
tellement besoin de chance actuellement, merci ! » Si elles avaient pu, elles
auraient passé tout l’après-midi à entrer et à sortir de la boucherie, comme
des enfants tournant dans un carrousel. Plusieurs gardaient leurs mains sur
la tête des bêtes le plus longtemps possible. Elles empêchaient les autres −
les plus timides, les plus courtoises, les plus polies, les moins grandes, les
moins costauds, les moins chanceuses, surtout les moins chanceuses − de le
faire : « Poussez-vous, poussez-vous, j’étais là avant vous ! » Une mini-
émeute pour avoir accès à la chance.

– Qu’avez-vous fait ?
– Rien du tout ! Un peu plus et on m’embrassait les mains et les pieds. Ce
n’est que plus tard qu’il m’a été possible de constater le besoin qu’avait
mon JE d’être admiré. Et de comprendre qu’il suffisait d’une toute petite
histoire pour obtenir cette admiration, pourvu qu’elle soit rassurante. Sur le
coup, tout mon corps triomphait ! On m’acclamait, me priait, m’implorait :
« À mon tour, à mon tour ! » J’aurais pu faire payer un droit d’accès à des
objets qui ne m’appartenaient pas : des statues bovines !

– Vous n’avez éprouvé aucun malaise ?

– Aucun ! J’étais adulée à la porte d’une boucherie, cher Socrate, voyez-


vous l’affaire ? Il avait suffi d’une blague pour qu’on me vénère et me
suive. Vous est-il arrivé de ressentir un tel pouvoir ?

Je songeai au campement. Aux histoires que je m’étais racontées


pour m’en sortir : « Quelqu’un s’en occupe : la municipalité, le
gouvernement, le ciel… Ils sont heureux ces enfants, c’est évident…
Ce sont eux qui vont changer le monde… » Des histoires qui, l’une
après l’autre, avaient perdu le pouvoir de m’apaiser.

J’ai alors compris pourquoi Page Blanche me racontait cette


anecdote : elle me provoquait de nouveau, cherchait à m’emmener
plus loin dans l’observation de JE et son utilisation des
commutateurs. Elle utilisait l’ironie dans sa plus pure expression.
Cette femme ne reculait devant rien pour s’assurer de mon
engagement dans la connaissance de soi. J’ai avoué :

– Plutôt le contraire, chère Page Blanche, plutôt le contraire. Les histoires


que j’ai inventées récemment n’ont rassemblé personne autour de moi. Je
dirais même qu’elles m’ont isolé.

Pour ne pas avoir à m’expliquer, j’ai interpelé le serveur :

− L’addition, s’il vous plaît ! Cette fois, c’est moi qui invite.

Et, le plus sérieusement du monde, j’ai ajouté :

− Même le temps adore manger chez vous, ça lui permet de s’arrêter !


Il a sans doute cru que je lui lisais le bout de papier que je venais
d’extirper du biscuit. Tout en desservant la table, il a chantonné :
« Merci, merci ! », comme s’il avait compris.

Le papier ne parlait pas du temps qui s’arrête. En fait, si, un peu


quand même. Il disait :

« Peu importe l’âge que vous avez, votre vie commence à chaque
instant. »
Leçon de biscuit chinois :

« Peu importe l'âge


que vous avez,
votre vie commence
à chaque instant. »
MONA LISA
ET L'HOMME EN FER BLANC
Le JE sans cœur

Quelques semaines avant qu’il meure, mon père m’a posé une
question surprenante, il m’a demandé ce que voulait dire « S’aimer
soi-même. »

Sur le ton de la confession, il avouait chercher à s’aimer lui-même


avant le grand départ. Il disait avoir de la difficulté à faire la
différence entre « s’aimer soi-même » et « être égoïste ». Il craignait
d’avoir manqué d’amour pour ma mère et pour nous, ses enfants.
On pouvait entendre, dans son angoisse, les histoires qu’il se
racontait : « Je n’ai pas eu assez de cœur... Je ne me suis jamais
aimé moi-même car je n’ai jamais su ce que cela voulait dire. » Il
essayait de se convaincre, pour s’aimer lui-même, que son passage
sur terre n’avait pas été vain et qu’il laisserait des traces. Il désirait
ardemment s’éteindre avec la preuve en tête qu’il avait été
quelqu’un. Il me disait : « Elle doit être extraordinaire, ta vie... On voit
tes livres dans les vitrines et sur les étagères des librairies; on lit des
articles sur toi dans les magazines; on te reconnaît sur la rue; tu vas
laisser des traces ! » Oui, papa, des traces... Pour les JE, cela a de
l’importance, car ils veulent continuer après la fin mais, pour la
présence, laisser des traces n’a aucune importance.
Nous avons abordé le sujet des JE. La distinction entre le monde
des JE et le monde de la présence. Nous en avons conclu qu’aucun
JE ne pouvait s’aimer lui-même, qu’il ne pouvait que s’admirer,
comme Narcisse admirait son reflet, ou se mépriser lorsque ce reflet
ne paraissait pas attrayant ou désirable.

S’aimer soi-même réside dans la découverte de ses capacités


d’aimer et de s’émerveiller, de transmettre et d’apprendre.
« Apprendre, dis-tu ? − Oui, papa, apprendre. » Lorsque l’attention
est dans le monde de la présence, elle sait immédiatement ce que
signifie s’aimer soi-même. Il n’y a plus d’effort pour être autre chose :
être plus grand, plus fort ou plus beau dans l’espoir de s’aimer
davantage ou de s’aimer tout court.

Papa s’est détendu et a affirmé qu’il comprenait. Il a aussi promis


qu’il s’appliquerait à placer son attention sur les personnes qu’il
aimait. Jusqu’au dernier instant. Ce qu’il a fait.

Je suis arrivé au restaurant à bout de souffle.

– Vous êtes en retard, cher Socrate !

– Oui, je sais ! C’est à cause du pirate.

– Le pirate ?

– Il y a un pirate sur la route que j’emprunte pour venir ici. Il joue dans
ma tête avec son épée. Parfois, c’est avec un râteau. Il essaie également de
faire pousser du pain sur les trottoirs. Dites-moi, où en étions-nous ?

– Mais qu’est-ce que vous racontez ? Une épée ? Un râteau ? Faire


pousser du pain sur les trottoirs ?

– Ne vous inquiétez pas, je vais vous le présenter. Et je vous amènerai


voir le campement qu’il protège.

– Le campement ?
– Je vous ferai visiter. Ce pirate a une sœur. Plus jeune que lui. Elle porte
une jupe débordante de soleils. Toujours la même. Des soleils couverts de
taches : cambouis, beurre, moutarde, je ne sais trop. Mais quand elle tourne
sur elle-même, pour montrer sa grâce et son élégance, les taches s’envolent.
Ne reste plus qu’une vibration solaire. Le pirate et sa sœur ont un grand
frère. On peut voir l’univers en expansion dans ses yeux. Le cosmos. Toutes
les galaxies. Ce môme peut vous faire disparaître d’un simple regard. Trois
gamins qui ne me réconfortent pas du tout !

– Décidément, vous me donnez très envie de les rencontrer. Et vous m’y


amenez quand voir ce campement ?

Les coudes appuyés sur la table, je me suis massé le front à deux


mains. J’hésitais, une fois de plus, à dire la vérité.

– Quand j’aurai moins peur d’eux.

– Peur ?

– Oui, peur. Lorsque le pirate accourt dans ma direction, en brandissant


son sabre, j’ai envie de fuir. Je regarde sa mère – il a aussi une mère – qui
serre un autre gamin contre sa poitrine, et je crains d’afficher une totale
indifférence. Alors je mens : « Désolé, madame, je n’ai pas de monnaie ! »
et... j’affiche une totale indifférence ! Après, je m’enfuis.

– Ah ! ce genre de campement ! Mais c’est l’endroit idéal pour se


connaître soi-même, cher Socrate ; le pendant d’un observatoire
astronomique pour les JE. Il serait d’ailleurs souhaitable que chaque être
humain devienne un petit observatoire de son propre firmament, le regard
tourné vers les nuées de JE qui s’efforcent sans cesse d’y briller.

Elle a soupiré, comme si elle avait effectué un bref passage par la


déception. Elle s’est rapidement ressaisie.

– Et cette envie de fuir devant des enfants, à quoi l’attribuez-vous ?

– Je répète : j’ai peur d’eux ! Après tout, c’est leur cœur qu’ils
brandissent. Le pirate en premier, sur la pointe de son sabre. Et même s’ils
ne disent rien, je les entends : « On joue à se montrer nos cœurs, tu nous
montres le tien ?

– Non, non, merci ! Je ne connais pas ce jeu-là ! » Ils insistent, le cœur à


nu, s’ouvrant le thorax comme on déchirerait une chemise : « Tu n’auras
qu’à faire comme nous, ce n’est pas difficile, regarde ! » Et même s’ils ne
font rien, je les vois : « Attrape mon cœur ! Attrape-le ! » Je ne supporte
pas. La saleté. Les haillons. Les sourires. Pendant que je me mets à courir
afin de les semer, je me raconte des histoires : « Quelqu’un s’en occupe, la
mairie, le gouvernement, le ciel… », n’importe quoi pour effacer ces gosses
« trop maigres pour être malhonnêtes » comme le chantait Brel. Mais c’est
peine perdue, ils me rattrapent sans faire un pas : « Allez, montre-nous,
montre-nous ton cœur, où le caches-tu ? »

Elle se pinçait les lèvres.

– Bonne question, cher Socrate ! Où le cachez-vous ?

Elle entrait dans le jeu, mêlait sa voix à celles des enfants. J’ai
continué à raconter ma fuite :

– Ce soir, malgré Brel, j’ai inventé une nouvelle histoire : « Ce sont des
futurs voleurs – peut-être le sont-ils déjà ! Et leurs parents sont des
parasites, des paresseux. Ils n’avaient qu’à rester chez eux. On devrait
fermer les frontières. Ils profitent de nos avantages sociaux sans rien
apporter en retour ! Ils se servent même de leurs enfants pour nous
manipuler. Des parasites ! »

La main qui soutenait son menton me toisait. J’aurais juré qu’elle


se demandait : « Comment peut-on être aussi bête ? » Ses traits
étaient figés; un dessin, un tableau : Mona Lisa poivre et sel. En
contemplant ses lèvres, je donnais un sens au sourire du chef-
d’œuvre de Léonard de Vinci : l’ironie !

– Vous semblez avoir oublié le plus important de tous les biscuits, cher
Socrate : « Qui observe JE s’apaise… » Ce ne sont pas les gamins que vous
tentez de fuir, mais ce que vous croyez être : un homme sans cœur !
Un personnage s’est alors dressé dans ma tête : l’homme de fer
blanc, le pantin fabriqué avec des tuyaux de poêle qui évolue dans
le film Le Magicien d’Oz, un classique de l’histoire du cinéma. 1939.
Ce personnage a une montre à la place du cœur. Il rencontre un
faux magicien qui fait de la véritable magie : permettre à des êtres
qui l’entourent de découvrir, au fond d’eux-mêmes, ce que les
histoires qu’ils se racontent les empêchent de voir : l’intelligence
pour un épouvantail, le courage pour un lion peureux et un cœur
pour l’homme de fer blanc. J’ai vu ce film pour la première fois à
l’âge de 6 ans. Ce jour-là, une fièvre d’origine indéterminée avait
incité ma mère à me garder à la maison. Bouillon de poulet,
couverture de laine, télévision : des remèdes infaillibles pour
combattre à peu près tous les virus qu’on attrape à cet âge. J’ai revu
le film plusieurs fois depuis ; le besoin, sans doute, de croire en
l’existence du faux magicien. Au grand étonnement de Page
Blanche, je me suis mis à chanter Over the Rainbow, la chanson
thème du film :

– « Where trouble melts like lemon drops »... Connaissez-vous Le


Magicien d’Oz, chère Mona Lisa ?

Elle a tressailli.

– Comment m’avez-vous appelée ?

– Mona Lisa. Vous avez le même sourire qu’elle. Vous éclaircissez le


mystère entourant La Joconde : de Vinci a peint l’ironie ! Et puisque vous
m’appelez Socrate, je peux bien vous appeler Mona Lisa, non ? Après tout,
nous ne connaissons pas encore nos véritables prénoms.

– Pour le moment, j’aime ce jeu.

– Moi aussi. Alors, je vous appelle Page Blanche ou Mona Lisa ?

– Les deux… Les deux ! Il ne faut surtout pas fixer les JE.

Pour témoigner de son approbation, elle a repris la pause de la


Joconde, affichant à la perfection le fameux sourire.
– Oui, je connais Le Magicien d’Oz. Et j’aime bien le gentil personnage
qui a une montre à la place du cœur. Mais bon, Socrate, auriez-vous oublié :
« Qui observe JE s’apaise » ?

– Ce n’est pas un oubli. J’ignore comment on peut « observer JE » quand


un pirate vous poursuit avec son sabre, sur un grand boulevard, en pleine
heure de pointe.

– Ne jouez pas au comique, Socrate, vous tentez de fuir un de vos JE et


en aucun cas vous ne l’observez !

Sa ténacité était touchante. Les serveurs ont déposé les soupes


won-ton devant nous. Un arôme exquis s’en dégageait. J’ai songé
aux Cent phrases pour éventails de Paul Claudel : « Une odeur que
pour sentir il faut fermer les yeux. » Des raviolis faits maison
nageaient dans un bouillon doré. Une pâte transparente enveloppait
la coriandre et les crevettes; un revêtement d’opale. Je n’ai pas
demandé si les crevettes étaient vertes, je ne jugeai pas le moment
opportun. Ma compagne n’a pas questionné, elle non plus, la
provenance des crustacés. J’ai fermé les yeux pour m’enivrer :
« Mieux vaut, à chaque instant, le sommet de l’ivresse, qu’une fois
dans sa vie le sommet de l’Everest » − leçon apprise dans un
biscuit.

– Et si vous disiez au pirate que vous avez peur de lui : « J’ai peur de toi,
bonhomme... »

– Ridicule ! Je ne m’arrêterai certainement pas pour dire à un enfant que


j’ai peur de lui.

– Bien sûr que non.

Elle s’est mise à fouiller dans son sac à main. Elle en a sorti un
morceau de papier qu’elle avait rangé dans un portefeuille en cuir. Il
était froissé, s’effilochait.

– Lisez.
J’ai minutieusement déroulé le petit parchemin : « La peur
commence là où le présent s’arrête. »

– Je ne comprends pas, Page Blanche, vous ne faites qu’ajouter au


mystère...

– Il n’y a pas de mystère, Socrate. Nous cherchons tous les deux à savoir
comment on s’y prend pour se connaître soi-même ; autrement, nous ne
casserions pas des fortune cookies ensemble. Une des clés réside, à mon
humble avis, dans l’observation des peurs dès l’instant où elles surgissent.
Les peurs qu’ont nos JE d’être rejetés. Voilà pourquoi une rencontre avec le
pirate, face à face, pourrait vous être bénéfique. Il suffirait de lui dire :
« J’ai peur de toi, bonhomme » pour voir vos JE s’affoler dans votre tête,
comme ces insectes qui courent dans tous les sens lorsqu’on soulève la
pierre sous laquelle ils s’abritent. La plupart du temps, les JE se manifestent
sous forme de blâmes à l’égard d’eux-mêmes : « Je suis un sans-cœur », ou
de critiques à l’égard des autre : « Des voleurs, des paresseux, des
parasites. » Dans les deux cas, ce sont des histoires qu’ils inventent.
Pourquoi ? Pour obtenir de l’attention – « Mais qu’est-ce que tu racontes, tu
as le plus grand cœur du monde ! » – ou se rassurer à propos de leur
supériorité − « Tous des minables ! »

Elle a déposé une goutte de sauce piquante sur un ravioli. La


goutte s’est immédiatement répandue sur la pâte et l’a enveloppée
d’une pellicule orangée. Le beignet luisait entre les baguettes.
J’attendais que Mona Lisa écarte les lèvres et ferme les yeux ;
l’espoir de voir s’étaler de nouveau sur son visage l’expression
provoquée par les épinards.

– Des histoires, Socrate, des histoires ! Dites-moi, franchement, est-ce


que le pirate vous ostracise ?

Elle ignorait totalement la question des crevettes.

– Il va peut-être un jour me voler quelque chose qui m’est vital.

– Quoi ?
– Mon espace.

– Vraiment ?

Elle a pris le temps de savourer le ravioli, puis :

– Votre espace ? Ah bon ? Et votre air aussi peut-être ? Et votre eau ?


Voilà une opportunité en or pour prendre conscience que nos cerveaux sont
de grands raconteurs d’histoires et que « la peur commence vraiment là où
le présent s’arrête ».

Tournant subtilement les épaules, elle a repris la pose de Mona


Lisa.

– Avant que je ne puisse le faire moi-même, je vous prie de saluer le


pirate de ma part.

Elle a gardé la pause pendant quelques secondes. J’aurais aimé


avoir le talent d’un peintre pour ramener son visage chez moi, sur un
napperon. Elle s’est levée et, laissant traîner derrière elle des
effluves d’ancolie, elle est partie.

En réglant l’addition, j’ai demandé au serveur :

– Dites-moi, mon brave, est-ce que vos crevettes sont vertes ?

– Crevettes toujours fraîches, monsieur. Sinon, on ne sert pas. Vertes


avant d’être cuites, roses après.

J’ai déposé un pourboire sur la table en m’assurant qu’aucune


salière ne s’y trouvait. Dehors, sur le trottoir, j’ai cassé, seul, mon
fortune cookie : « Dans le présent, le mensonge n’existe pas. »
Leçon de biscuit chinois :

« Mieux vaut, à chaque instant,


le sommet de l’ivresse,
qu’une fois dans dans sa vie
TIGRE, DRAGON
ET TREMBLEMENT DE TERRE
L’autolavage de cerveau

On me dit souvent que je porte des lunettes roses ; on me le


reproche d’ailleurs : « Toi et tes lunettes roses ! » On s’insurge
devant ma tendance à ramener mon attention vers la beauté, la
bonté et tout ce qui fonctionne en ce monde. On m’accuse même de
voir du beau là où il n’y en a pas : « Tu es tellement naïf ! Tu refuses
de reconnaître l’existence de la méchanceté et de la cupidité
humaines. Tu te fais manipuler et exploiter parce que tu te racontes
des histoires. Tu ne permettras jamais à ce monde de changer si tu
ne le vois pas tel qu’il est. »

Malheureusement, trop de peu de gens comprennent que c’est


parce qu’on se raconte des histoires qu’on ne voit pas le monde tel
qu’il est et qu’on ne lui permettra pas de changer. Ce n’est pas la
présence qui est aveugle, c’est le JE. Il ne voit que sa réalité et ne
vit que dans le monde qu’il a créé : son monde, sa nation, sa
religion, son parti. Les lunettes qui déforment ne sont pas celles de
la présence, les lunettes qui déforment sont celles que porte le JE.
La présence ne porte pas de lunettes. Si seulement on pouvait voir
cela !
Les histoires telles que « On n’y arrivera jamais, ça ne sert à rien,
le monde est pourri » empêchent l’attention de se consacrer au
développement du potentiel, des ressources et des capacités des
êtres humains. C’est lorsque le « Je suis nul » s’efface de la
conscience que celle-ci peut se mettre en action et créer.

La présence voit le beau, mais elle voit aussi la misère et,


contrairement au JE, ne la craint pas. Les écarts entre riches et
pauvres sont entretenus par les JE et par leur besoin d’avoir plus,
encore plus et toujours plus. Les histoires telles que « C’est leur
faute, ils n’ont qu’à se botter les fesses ! » occupent, dans le
cerveau, la place que les intelligences pourraient consacrer à la
réduction des écarts.

Les JE s’attachent toute leur vie à ce qui les différencie sous


prétexte de protéger l’histoire et la culture. La présence ne s’attache
ni à l’histoire ni à la culture, elle s’en émerveille, en tire des leçons et
crée. La présence ne construit pas d’identités avec le passé, elle
s’intéresse à l’essence de l’autre dans le présent. Et dans cette
essence il n’y a pas de différences; il y a le bon, le beau et le vrai.

Nous étions à nouveau face à face. Une envie très forte de


poursuivre le dialogue, de voir JE avec les yeux de l’autre afin de
mieux le voir avec ses propres yeux. Le serveur nous a présenté les
menus. J’ai tout à coup pris conscience que je fréquentais ce
restaurant depuis plusieurs mois et que j’ignorais toujours le nom de
cet homme. Une constatation qui en disait long sur la nature des
rapports que j’entretenais avec lui et ses collègues. Ces hommes
existaient pour moi en tant que tâche : me servir.

– Quel est votre nom mon ami ?

Il a paru surpris mais s’est rapidement détendu.

– « Hu »... Je m’appelle « Hu ». Cela veut dire tigre.

J’ai tourné la tête en direction de ses collègues :


– Et eux ?

– « Long » pour dragon ; « Zhen » pour tremblement de terre.

Croyant être interpelés, ils se sont tous les deux approchés. J’ai
alors ressenti une curieuse satisfaction, je voyais dans cet échange
une opportunité de narguer Mona Lisa.

– Alors, madame, ne croyez-vous pas qu’il y a des JE attachés à ces


prénoms ?

Hu s’est interposé, comme s’il voulait la protéger :

– Menu spécial ce soir ! Grand-mère a préparé « Petits calmars au


gingembre et à la citronnelle » avec des épices rares venues de Chine.
Reçues ce matin. C’est comme manger la mer avec des baguettes. Et ce sont
des calmars écologiques, des calmars verts... Les calmars deviennent plus
nombreux avec les changements climatiques. À cause de la diminution des
poissons prédateurs. C’est triste mais bon pour la santé. Beaucoup de
protéines et pas beaucoup de gras. Et comme les calmars ne vivent pas
longtemps, leur chair n’accumule pas la pollution : pas de mercure, pas de
métaux lourds, pas de saletés toxiques. Un délice !

Hu avait vu, à ma dernière visite, mon inconfort. J’en ai conclu


qu’il avait fait quelques recherches; merci Hu !

Mona Lisa a pris la parole à mon intention :

– Vous lui avez parlé des crevettes vertes, bravo !

J’ai laissé pendre un bras derrière le dossier de la chaise dans la


position « Quel est votre problème ? » et, pour signaler à Page
Blanche que cela allait de soi, je l’ai confortée.

– Évidemment ! Vous en doutiez ? Voilà un sujet que nous n’aurons plus


à mettre sur la table !

Une façon de fixer dans sa tête l’image d’un JE écolo que j’avais
peinte, en deux temps trois mouvements, devant ses yeux : Léonard
qui peint des images de lui-même à l’intérieur du cerveau de son
modèle; que demander de plus à l’art ?

– Ce plat devrait vous plaire, madame, vous qui êtes « fruits de mer ».

Cette fois, Mona Lisa n’en pouvait plus.

– Vous faites de l’autolavage de cerveau, cher Socrate.

– Pardon ?

– De l’autolavage de cerveau !

Elle a sorti son téléphone portable. Nous étions l’un devant l’autre,
armés de nos cellulaires. Elle a alors eu recours à notre amie
commune : l’encyclopédie Wikipédia. Elle a commencé sa lecture à
voix haute :

– « L’expression lavage de cerveau regroupe des procédés qui auraient la


faculté de reconditionner le libre arbitre d’un individu par la modification
cognitive, peut-être aussi physiologique et neurologique, du cortex cérébral.
Le lavage de cerveau est parfois assorti de violences verbales ou physiques
afin de créer un rapport de domination du “laveur” sur le “lavé”. »

Elle m’a regardé :

– Laveur et lavé dans la même tête, Socrate, peut-on arrêter cette


torture ? Et ça continue : « Action psychologique exercée de force sur une
personne, visant à annihiler toutes ses opinions, idées et réactions
personnelles. » On se fait ça à soi-même, Socrate, de l’autolavage de
cerveau ! Toute la vie. Vous, par exemple : vous utilisez des histoires
pleines de mépris à l’égard des autres : « Ce sont des parasites, des
voleurs ! » afin d’effacer des histoires pleines de mépris vous concernant :
« Je suis un sans-cœur ! » Des histoires pour effacer des histoires. Et rien ne
change, absolument rien ! Ni votre état, ni vos relations, rien !

– Avez-vous fini, Page Blanche ?


– Non, écoutez la suite : « L’expression “lavage de cerveau” est la
traduction littérale d’une expression familière chinoise faite de deux
caractères x no par laquelle les Chinois désignaient la rééducation mise en
œuvre après la victoire du Parti communiste chinois en 1949, lors de la
guerre civile chinoise. Ces caractères peuvent représenter des objets ou des
actes concrets, mais aussi abstraits : “laver, purifier, rectifier” – “tête,
cerveau, pensée”. Le terme officiel était szu-hsiang kai-tsao : “remodelage
idéologique”, “réforme idéologique” ».

Pendant qu’elle lisait, Hu a fermé les yeux. Il serrait les paupières


et les poings. Je me suis rappelé l’une de mes premières traversées
du campement, le soir où je m’étais fait la promesse de regarder les
documentaires sur les fermes d’élevage. Hu avait l’immobilité d’une
bête traquée. Tous les muscles de son visage étaient contractés.
Étaient-ce des efforts pour broyer l’histoire, anéantir la mémoire,
écraser des disparitions comme on écrase de vieilles voitures pour
en faire des cubes abstraits ? Peut-être... Des êtres chers dans un
cube abstrait. Les contractions des paupières poussaient un
suintement entre les cils, ce qui reste d’un fruit quand on l’a déjà trop
pressé.

– Ça va, Hu ?

– On ne cuisine pas les cerveaux, ici, monsieur, alors, pas besoin de les
laver. Dites-moi, madame, monsieur, est-ce que les cerveaux verts existent ?

Il n’a pas attendu nos réponses – nous n’en avions pas de toutes
façons −, il s’est soudainement mis à rire et à répéter : « Cerveau
vert, cerveau vert ; peut-être serait-ce la première étape pour régler
tous les problèmes de la planète ! » Hu était, de loin, le plus âgé des
serveurs; de nombreuses rides l’attestaient : la peau repliée mille
fois par un passé qui, autrement, se taisait. J’ai ri avec lui.

− D’où venez-vous, Hu ?

– Je viens de la neige, monsieur, avec des poches de thé.


Il s’est envolé comme une autruche, nous laissant dans le vide
creusé par ses poings. Long et Zhen l’ont suivi. Page Blanche, livide,
les paupières contractées par l’empathie, a tenté une sortie :

– J’ai lu quelque part – je ne me souviens malheureusement plus où – que


8 % seulement de nos peurs étaient fondées. Je suis persuadée que celles de
cet homme en font partie.

– Et les autres, les 92 % qui restent, en quoi sont-elles fondées ?

– D’après ce que j’ai lu – j’aimerais bien me rappeler où ! –, les peurs


seraient, à de rares exceptions près, causées par les histoires qu’on se
raconte. Autant les peurs qu’on inflige aux autres que celles qu’on s’inflige
à soi-même. On n’a qu’à songer aux feux de camp de notre enfance, et aux
frayeurs qu’on se faisait les uns aux autres en se racontant n’importe quoi.
Le cerveau est habité par un feu de camp permanent entouré d’une bande de
JE.

– Si vous le dites.

– Socrate, vous êtes prêt à vous agenouiller devant moi comme ces
disciples à la porte de la boucherie. Allez, debout ! Ce n’est pas parce que
certains de vos JE désirent me plaire qu’il faut croire tout ce qui sort de ma
bouche. Je vous en prie, ne faites pas de moi un messie !

– D’accord, d’accord !

Elle a secoué la tête, comme si elle n’en croyait pas ses oreilles.

– Me permettez-vous un conseil ?

– Tous les conseils que vous voudrez…

– Si vous souhaitez que je m’intéresse à vous, mieux vaut chercher la


vérité que de chercher à me faire plaisir.

Je n’avais de nouveau qu’une envie : boire ses paroles. Au


compte-gouttes si nécessaire.
– Allez, chère Page Blanche, je suis tout ouïe, racontez-moi des histoires
qui font peur.

Ses sourcils se sont rapprochés l’un de l’autre ; flagrante


expression du doute. Son regard avait la pureté d’une lame de
couteau japonais.

– Pas avant d’avoir goûté les calmars, cher Socrate.

– Bien sûr, nous avons tout notre temps.

– Parlant de temps, je me souviens d’un message qui m’a été offert par un
biscuit, il y a quelques années : « Le temps n’est jamais dans le présent. » Il
m’avait laissée perplexe. Je crois avoir maintenant compris : les histoires de
peur nuisent à la dégustation des calmars.
FÈVES SAUTEUSES
DU MEXIQUE
Travailler sur soi

Peu après le décès de mon père, ma mère m’a demandé ce que


signifiait « travailler sur soi ». Elle racontait avoir eu des échanges
avec lui à ce sujet : « Ton père me disait, au cours de ses dernières
semaines : “Je travaille sur moi pour devenir un meilleur mari, une
meilleure personne, la meilleure version de moi-même, peux-tu
m’aider ?” Je lui répondais qu’il était un excellent mari et qu’il se
posait trop de questions ! »

Après cet aveu, elle m’a totalement surpris : « Mais dis-moi, toi qui
te poses tellement de questions, quand on dit : “Je travaille sur moi”,
qui travaille sur quoi ? » Je ne m’étais jamais posé cette question !
Ma mère venait de mettre le doigt sur une dimension fondamentale
de la connaissance de soi : qui connaît qui ? Quel est le JE qui a le
pouvoir d’étudier les autres JE et de les améliorer ? Qu’a-t-il de
différent ? Est-ce qu’un JE peut en réparer un autre ? Le mettre à
jour ? Y aurait-il un JE réparateur de JE usés ou de JE défectueux ?

Il m’est alors apparu clair, grâce à ma mère, qu’on ne pouvait pas


réparer les JE. Qu’ils ne pouvaient que s’effacer pour laisser
l’attention s’installer dans la présence. Et que la présence n’avait
jamais à être réparée parce qu’elle était toujours neuve. Et que
c’était là que résidait la meilleure version de soi-même puisque
c’était là que pouvaient se vivre compassion, empathie, bonté et tout
ce qui relie.

– « Les doigts de Grand-mère ne cuisinent pas, ils font de la lumière »,


avait dit Hu, en déposant le plat sur la table. Les calmars baignaient dans
une lumière liquide. Je me suis rappelé les raviolis : des pépites de lune !
Définitivement, Grand-mère avait un contact privilégié avec la lumière, une
relation intime vécue derrière la porte de la cuisine – ou ailleurs, qui sait.
Peu importe, il était clair que la lumière éprouvait une affection particulière
pour Grand-mère.

Page Blanche contemplait les mollusques. Un regard qui aurait pu


servir de définition au mot émerveillement. Des éclats de gingembre
et de citronnelle entouraient ces petits bijoux luisants. J’essayais de
les saisir avec mes baguettes mais, à chaque tentative, j’échouais.
Ils retombaient dans le plat en produisant des éclaboussures
parfumées. Mona Lisa riait.

– Vous n’êtes définitivement pas baguettes, cher Socrate ! Cuillère peut-


être ? La nuit, dites-moi, êtes-vous cuillère ?

Je n’avais pas du tout envie de rire. Je subissais une humiliation


en plein restaurant chinois – qui sait si ma grand-mère ne regardait
pas depuis l’intérieur de la cuisine. Mon incapacité à manipuler les
baguettes me valait un affront ! J’ai riposté :

– Vous faites un travail de sape, Page Blanche.

– Attendez, attendez, « sape » ? Vous avez dit : « sape » ?

Elle s’est une fois de plus emparée de son téléphone. Un


pianotage éclair lui a permis de trouver ce qu’elle cherchait :

– « Sape : destruction des fondations d’une construction. Destruction des


fondements de quelque chose... » Non, non, Socrate, je ne détruis rien ; il ne
faut surtout pas m’attribuer ce pouvoir. Il faut plutôt découvrir, à l’intérieur
de soi, ce qui ne peut jamais être détruit. Alors dites-moi, qu’est-ce qui en
vous ne peut jamais être détruit ?

Elle s’est mise à jouer avec ses baguettes, les faisaient tourner
entre ses doigts, comme des hélices d’avion. Elle avait l’adresse
d’une jongleuse. Après quelques secondes de cet impressionnant
numéro, elle a saisi une patte de calmar, minuscule, l’a soulevée
sans hésiter. Son regard arborait tout à coup quelque chose de
concupiscent; il émettait un appel, une invitation : elle m’appâtait
avec un calmar ! Les hormones du désir déferlaient dans mon sang.
La bouche entrouverte, elle se léchait les lèvres, les humectait. La
pointe de sa langue s’attardait sur la pulpe rose qui devenait de plus
en plus luisante; elle peignait avec de la salive ! Mona Lisa
m’aguichait…

La colère m’avait quitté. J’avais envie de peindre avec elle. À


même ses lèvres. Elle laissait le corps du calmar pendre dans le
vide, s’amusait à le faire se balancer sous les bouts de bois ; on
aurait dit le pendule d’un hypnotiseur. Quelques gouttes de sauce
ont lentement glissé sur la chair du mollusque avant de retomber
dans le plat. Elle a fermé les yeux, ouvert la bouche, tendu la
langue ; elle me refaisait le coup de la feuille d’épinard ! C’est la fois
où j’aurais voulu être un calmar ! Elle a finalement déposé ses
baguettes sur une petite pierre noire et, d’un geste délicat, a pris
soin de les juxtaposer. Tout en les faisant jouer l’une contre l’autre,
sans jamais les presser, elle m’a tendrement demandé :

– Sentez-vous la relation qui s’installe entre nous, Socrate ? Êtes-vous


avec nous ?

On aurait dit qu’elle lançait des cailloux à un dormeur, pour le


réveiller. Les baguettes avaient l’air de se caresser, les peaux de
bois ne se quittaient plus, la pierre noire leur servait de lit.

– Euh… Vous demeurez tellement mystérieuse…

– Connaissez-vous les fèves sauteuses du Mexique, cher Socrate ?


– Non, ne me dites pas qu’il existe au Mexique des fèves avec un JE ?

– Ne vous moquez pas des fèves, Socrate, surtout pas de ces fèves-là !
Vous les déposez sur une table et elles mélangent ballet classique et danse
moderne; le Lac des Cygnes et la break dance. Dotées de pieds, elles
feraient des pointes ; munies d’une tête, elles pivoteraient dessus. Elles ont
l’air d’une rock star devant une foule d’ados en liesse ; voilà à quoi
ressemble un JE adulé, cher Socrate.

– Si je vous suis bien, mes JE ressembleraient à des fèves sauteuses ?

– Au-delà de ce que vous pouvez imaginer ! Si les fèves se dandinent,


c’est à cause d’un ver. Vous rendez-vous compte ? Un ver !

– Et alors ? Avez-vous quelque chose contre les vers ?

– Pas du tout ! Je n’ai absolument rien contre les vers. Même que celui du
pois sauteur m’intéresse au plus haut point. Il s’appelle Laspeyresia
saltitans.

– Madame a de la culture…

– Wikipédia, Socrate. Je cite de mémoire : un papillon pond un œuf dans


la fleur d’une plante appelée euphorbe – joli nom, n’est-ce pas ? À
l’éclosion de l’œuf, un ver émerge et s’enfonce profondément dans la fleur.
Il s’installe là, tout au fond, et attend que la fleur se referme sur lui pour
former une graine. Le ver en fait sa maison. Puis, peu à peu, afin de croître,
il dévore une grande partie de l’intérieur de la graine. Comme s’il bouffait
sa maison dans le but de grandir. Incroyable, non ?

– Je suis un peu dégoûté, j’avoue…

– Attendez, attendez, je connais par cœur le passage suivant : « Pour faire


bouger la fève, il s’agrippe avec ses pattes aux parois soyeuses de celle-ci et
d’un mouvement brusque s’en va frapper de la tête l’autre extrémité de sa
demeure qu’il envoie çà et là. Une chose est certaine, le ver n’essaie pas de
sortir. Si un trou se produit dans la fève, il le bouche aussitôt en sécrétant de
la soie. Une fois sa maison réparée, il recommence à sauter avec plus de
vigueur que jamais. »

– Mais où voulez-vous en venir, chère Page Blanche ?

– Et si JE était le ver de notre attention ? S’il en avait fait sa maison et ne


voulait plus en sortir ?

Elle s’est mise à balancer le haut de son corps entre les quatre
points cardinaux.

− S’il se frappait la tête contre les parois de notre attention et l’envoyait


se balader dans toutes les directions ? Boum, boum, boum... JE... JE... JE...

Elle insistait :

− Oui, oui, si, pour croître, nos multiples JE bouffaient toute notre
attention, cher Soc, voyez-vous l’affaire ?

– Soc ?... Vous m’avez appelé Soc ?

– Pardonnez-moi, y a-t-il en vous un JE froissé quand je vous appelle


« Soc » ?

– Euh… Non, non… « Soc », c’est très bien. Original. Poétique. Court.

– Vous n’êtes quand même pas devenu Socrate parce que je vous ai
appelé par son nom, n’est-ce pas ? On ne devient pas une star de sport parce
qu’on porte un maillot avec le nom de la star imprimé dans le dos, c’est
évident, non ? Êtes-vous un surnom, cher Soc ?

– Un surnom ? Euh... non, bien sûr que non ! Et soyez rassurée, vous ne
m’avez pas froissé...

Je retenais mon souffle, comme lorsqu’on plonge sa tête sous


l’eau. C’est fou tout ce qu’on peut raconter pour plaire ou ne pas
déplaire. Elle continua :
– Avant de connaître l’existence du ver, on croyait que les fèves
sauteuses étaient habitées par un esprit. Oui, oui, un esprit ! Imaginez un
instant, cher Soc, toutes les histoires qu’ont pu inventer les humains par
ignorance ; n’est-ce pas fascinant ?

J’ai immédiatement songé à l’historien entendu à la radio, à son


histoire de sel utilisé pour lutter contre les mauvais esprits, et je me
suis demandé si on avait un jour aspergé les fèves sauteuses de sel.
Peut-être en avait-on fait un plat ?

– N’allez pas imaginer que nos JE soient une solution aux problèmes de
la faim dans le monde, cher Soc, c’est plutôt le contraire.

– Ce n’est pas tout à fait ce que je pensais, Page Blanche, mais comment
faites-vous ? Je veux dire, comment faites-vous pour entrer dans ma tête ?

– Je lis sur vos lèvres; elles bougent comme celles des personnes qui
parlent la nuit, pendant leurs rêves. On ne vous l’a jamais dit ? Étrange...

J’ai placé mes mains devant mon visage, je voulais voiler l’écran
de la liseuse.

– Est-ce que ça va, Soc ? Vous m’avez l’air agité. Votre tête, on dirait
franchement un pois sauteur…

Elle avait une fois de plus raison : j’avais bel et bien un JE irrité.
Celui du nom. J’avais commencé à m’habituer à « Socrate »,
j’aimais bien. Mais « Soc » nom de Dieu, « Soc » ! Je n’entendais
plus que l’expression anglaise : You suck !, « T’es nul ! » Comment
pouvait-elle ne pas s’en rendre compte ? Peut-être ne parlait-elle
pas anglais ? Je ne me souvenais pas de l’avoir lu dans son profil.

– En ce moment même, Soc, quelle histoire de peur avez-vous en tête ?

– Je me raconte que « Soc » n’est pas la trouvaille du siècle. Et que j’ai


effectivement les JE comme une casserole de fèves sauteuses. Mais dites-
moi, chère Page Blanche, qui observe : JE ?
– Personne. Le cerveau s’observe lui-même et se rend compte d’une
activité inutile engendrée par des histoires de peur. Les JE finissent
inévitablement par perdre la tête, Socrate. À la porte de la boucherie, par
exemple, entre les bœufs, il a suffi de quelques minutes à peine pour qu’on
commence à me bousculer. Si j’étais restée là plus longtemps, on m’aurait
peut-être même piétinée. Les JE se débarrassent un jour ou l’autre des
messies. En fait, ils ne s’en débarrassent pas, ils les remplacent. Par des
stars de toutes sortes. Et ils remplacent les églises par les grandes surfaces.

– Je vois.

– Voilà pourquoi, même s’il est adulé – et excité de l’être −, il faut


observer JE ! À cause du ver. Ce ver souffre d’une addiction à l’attention et
s’il n’est pas sous observation, il dévorera sa maison.

Hu, qui venait d’apparaître, a glissé :

– Dévorer sa maison n’est pas bon pour la santé !

Il nous a présenté les biscuits. Nous avons immédiatement cassé


les coquilles. Une énorme surprise nous attendait : nos messages
étaient identiques ! Nous étions médusés :

Page Blanche n’a pas hésité.

– Quelle est votre question ?

Je ne savais plus quelle était ma question. J’en avais tellement !


J’ai choisi.

– Qu’est-ce qui en moi ne peut être détruit ?

Puis j’ai risqué :

– Et vous, quelle est la vôtre ?

– La même, formulée autrement : m’aimez-vous ?

– Quoi ?
– Je veux dire : êtes-vous avec nous ?

Je n’ai plus rien dit. Nous avons quitté le restaurant en silence.


Nous avions tous les deux envie d’entendre le temps dans nos têtes.
Le passé, l’avenir... Afin d’en sortir.
MINESTRONE CHINOIS
La peur de l’autre

Nous sommes aussi primitifs que nous l’étions à l’âge de pierre.


Aux temps où nous vivions dans des cavernes, notre cerveau
estimait qu’une des plus grandes menaces à notre confort était le
voisin. Surtout s’il lorgnait notre abri ou notre gigot de mammouth.
Alors, avant qu’il ait fait quoi que ce soit, on lui tapait sur la tête à
coups de cailloux ou de gourdin. On s’assurait, en lui écrabouillant le
crâne, qu’il ne lui viendrait jamais à l’idée de nous chiper nos
épouses, nos maîtresses ou nos filles. Ainsi, on éliminait déjà, sans
préavis, tout ce qui était susceptible d’altérer notre confort et toutes
les représentations qu’on avait de celui-ci.

Comme le vocabulaire n’était pas très développé dans les


cavernes, les histoires qu’on se racontait prenaient sans doute la
forme d’images. On devait se faire du cinéma et des séries
télévisées muettes dans la tête. Et si le soir, par malheur, alors qu’on
avait déjà la peau de bête sous le menton, notre fiancée de l’époque
nous indiquait, de l’index, que la pierre n’avait pas été roulée devant
l’entrée de la caverne, on se faisait probablement un film où elle était
enlevée par le voisin. Et on regrettait amèrement d’avoir écrabouillé
le crâne de ce dernier avec un gourdin : commutateur inconfort sur
on, tempête hormonale ! À l’époque, le cerveau n’était pas assez
évolué pour qu’on se fasse une séance de connaissance de soi afin
de ramener l’attention dans le présent.

Le territoire a probablement été la première source d’identité.


Faisait-on pipi pour tracer les frontières ? Difficile, évidemment, de
retrouver des vestiges d’une telle pratique. Mais si nous avions eu
du vocabulaire, nous aurions dit, en montrant du doigt : « Jusque-là,
entre les deux arbres, c’est à moi ! » Ce qui est devenu, à cause de
quelques neurones qui se sont transmis des fake news : « Jusque-
là, entre les deux arbres, c’est moi ! » Et depuis, cette mécanique
neurologique ne s’est jamais arrêtée. Aujourd’hui, c’est avec des
mots qu’on tape sur la tête des personnes susceptibles d’altérer
notre confort : « Vous n’avez pas fini de me déranger ? Vous ne
voyez pas que je cuisine ? Vous n’avez rien d’autre à faire que de
vous raconter des imbécilités ? » Commutateur inconfort sur on,
tempête hormonale, on tape sur sa propre tête ! La connaissance de
soi peut donc sauver des vies, car elle permet d’éviter qu’on se tape
sur la tête pendant qu’on cuisine.

Ce soir-là, tandis que je me rendais au restaurant où j’avais de


nouveau rendez-vous avec ma future compagne, il pleuvait. Une
pluie brutale. On aurait dit une pluie chargée de pépins de pomme.
Ça pinçait : le visage, le cou, les mains ; tous les bouts de peau non
couverts se faisaient cravacher.

Le campement était désert. Je n’ai croisé ni le pirate, ni sa sœur,


ni son frère. Ils étaient probablement sous la bâche à tenter de la
retenir : des ancres de plumes. Pendant que j’essayais de voir mes
pieds à travers les rafales de pépins, j’imaginais Page Blanche me
demander : « Êtes-vous une ancre de plumes, Socrate ? » Ma tête
était désormais une salle de classe où elle enseignait la
connaissance de soi. Elle aurait dû l’écrire dans son profil :
« J’enseigne la connaissance de soi. » Mais, si j’avais lu ces mots,
l’aurais-je rencontrée ? Probablement pas − « Quelle prétentieuse !
Allez, suivante ! » –, un jugement ayant pour conséquence d’effacer
Page Blanche de ma vie avant même d’avoir établi un contact avec
elle. Mais là, en pleine tempête, elle enseignait dans ma tête :
« Êtes-vous une ancre de plumes, Socrate ? »

J’avançais péniblement vers le restaurant. Mon parapluie


ressemblait à une vieille chanterelle géante. Et le trottoir à une
planche de lavandière. Je songeais au jardinier-pirate, à son râteau,
à ses rêves : « Je fais un jardin, je fais un jardin ! » Il n’était pas au
bout de sa peine, la sécheresse faisait place à des inondations. Son
jardin – le trottoir – était un concentré climatique de la situation
planétaire.

Pendant les deux semaines qui s’étaient écoulées depuis notre


dernière rencontre, Page Blanche et moi n’avions échangé qu’à trois
reprises. Brièvement. Nous entretenions tous les deux l’espoir que le
silence allait livrer les réponses annoncées par les derniers biscuits.

J’étais incapable d’ouvrir la porte du restaurant. Le vent s’y


appuyait, comme s’il avait des épaules. Il m’empêchait d’entrer,
m’obligeait à rester dehors en sa compagnie; une autre histoire que
je me racontais : « Le vent m’oblige à rester dehors en sa
compagnie ! » Mon impuissance et mon inconfort cherchaient un
coupable : « Le vent m’en veut, le salaud ! » Mais, était-ce l’effet de
l’orage ou de la pression exercée par le vent, un éclair a balayé ma
conscience : je constatai, coincé devant la porte, qu’en face du
moindre irritant, je lançais des accusations : « Sale vent ! »

J’ai alors souri. Je me suis dit que j’avais définitivement téléchargé


l’application Page Banche dans ma tête, une application permettant
d’observer JE.

– Vous venez d’insulter le vent, Socrate – pauvre vent ! −, soyez


vigilant !

Comme la voix de Siri sur les téléphones intelligents, la voix de


Page Blanche résonnait dans ma cervelle. Une voix pour répondre à
un grand besoin d’assistance personnelle.
– Les JE ne tolèrent pas d’être pris en défaut, cher Socrate, ils associent
l’imperfection au rejet. Et pour se défendre, ils lancent des insultes.

Je continuais de tirer sur la poignée de la porte, le vent semblait


pousser de plus en plus fort.

– Le rejet, Socrate, cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Les équations,


le calcul différentiel et intégral...

Oh que oui, je me rappelais, et je ne souriais déjà plus. Finie


l’observation de JE, deux secondes seulement ! Je tirais, je tirais :
« Sale porte ! » Commutateur inconfort sur on !

Mais l’application Page Blanche revenait à la charge.

– Vous venez d’insulter la porte, Socrate – pauvre porte ! –, soyez


vigilant ! Les portes n’en ont rien à foutre des joueurs de guitare et des
voitures de sport. Les portes n’ont jamais rejeté personne. À part vous,
évidemment !

J’étais de plus en plus mouillé. Mon vieil imperméable, qui n’avait


d’imperméable que le nom et l’apparence, m’enveloppait de froid :
« Sale pluie ! Sale imperméable ! » Commutateur inconfort sur on !

– Vous venez d’insulter la pluie, Socrate – pauvre pluie – et


l’imperméable – pauvre imperméable. Rappelez-vous que c’est lui qui vous
a valu de nombreux coups de chapeau, enfin, de nombreux compliments
adressés à l’un de vos JE − « Comme il est beau, cet imperméable ! » –,
raison pour laquelle vous l’avez conservé, malgré l’usure. Soyez vigilant,
Socrate, êtes-vous un imperméable ? Usé ?

Je ne voyais personne dans le restaurant. J’ai cru un instant qu’il


était fermé : « Sale restaurant ! »

– Vous venez d’insulter le restaurant, Socrate – pauvre restaurant ! –,


soyez vigilant !

– Sale Page Blanche, vous m’exaspérez !


Page Blanche n’était toujours pas arrivée – où était-elle
d’ailleurs ? – et je l’insultais. Elle n’avait pourtant rien à voir les
cordes qui cravachaient ma peau. Mais la résistance d’une porte
avait suffi pour que j’accuse cette femme.

J’ai alors vu Hu se précipiter avec l’énergie de quelqu’un qui, aux


abords d’une rivière, s’apprête à sauver une personne en pleine
noyade. Il y avait, dans sa course, ce qu’on peut parfois apprendre
de sa propre souffrance. Peut-être avait-il souhaité à une certaine
époque qu’on lui vienne en aide, la tête sous l’eau, avec une main
appuyant dessus, qui sait. Une main beaucoup plus violente que le
vent. Certains hommes posent des gestes de cette nature à cause
des histoires qu’ils se racontent : « Sale ennemi du peuple ! ».
J’avais senti de la bonté chez Hu. Dans sa manière de servir – son
amabilité, sa prévenance, son affabilité −, mais je voyais maintenant
cette bonté à l’œuvre devant une personne aux prises avec la pluie
et le vent. Ses bras, ses jambes et ses épaules poussaient la porte.
Il y mettait toute sa volonté, toute sa force. L’ardeur déployée
provenait, de toute évidence, d’un autre endroit que celui d’où était
originaire le souci d’entretenir une image de soi. Si Hu était habité
par des souvenirs de lavages de cerveau ou autres blessures, il ne
les avait pas laissé le rendre insensible, indifférent, voire amer. La
bonté, chez lui, était intacte. Et ses efforts émergeaient du lieu où
logeait cette bonté. Peut-être était-ce là que résidait la réponse à la
question évoquée par le dernier biscuit : qu’est-ce qui en moi ne
peut être détruit ?

Mais la porte résistait toujours. Et ma frustration s’amplifiait. J’en


voulais à Hu de ne pas être plus costaud. Ma voix lançait des
insultes dans mon cerveau rendu plus blanc que blanc par des
autolavages à répétition : « Hue ? Hue ? Hue... » – souvenir des cris
d’un vieil oncle qui, à la campagne, donnait des coups de botte sur
les flancs d’un cheval fatigué : « Hue ? Hue ? Hue... »

L’application Page Blanche a subitement repris du poil de la bête.

– Vous insultez Hu, Socrate, soyez vigilant ! Vos JE ont-ils à ce point


besoin de mépriser l’autre pour entretenir à leurs propres yeux une image
parfaite d’eux-mêmes ? Doivent-ils toujours désigner un coupable pour
détourner vers lui un regard qui pourrait les juger, eux ? Êtes-vous les
jugements des autres, Socrate ?

Long et Zhen sont venus rejoindre Hu. Un dragon, un tigre, un


tremblement de terre d’un côté de la porte et moi de l’autre. Dès que
nous sommes parvenus à synchroniser nos efforts, j’ai pu entrer.
Mes JE se sont tus. Un relâchement complet. Plus aucune tension
dans les muscles. Plus d’insulte dans la tête. Commutateur inconfort
sur off. Récupération de l’intelligence. Nous venions de vivre l’art
exquis de conjuguer et de synchroniser des efforts entre frères pour
apaiser des JE. Hu applaudissait.

– Je ne croyais pas que vous viendriez, monsieur, même avec une


réservation. Ce soir, la nature est furieuse et la tempête très belle. Grand-
mère va être contente.

– Grand-mère va être contente ? Elle aime les tempêtes ?

– Non, non, Grand-mère va être contente parce que vous êtes venu !
Malgré la tempête.

J’étais soufflé : Grand-mère connaissait mon existence.

– Grand-mère connaît mon existence ?

Hu a eu, à son tour, le sourire de Mona Lisa.

– C’est important pour monsieur ?

Il m’a tendu des serviettes de papier et quelque chose comme la


joie de celui qui tend une clef à un prisonnier. Il m’a fait signe
d’éponger ma peau, pour absorber, peut-être, mes attentes ! Il
m’offrait vraiment, dans sa bonté, une réponse à la question : qu’est-
ce qui en moi ne peut être détruit ?

– Grand-mère dit que l’important est de cuisiner sans attente, monsieur.


Cuisiner pour Grand-mère est un cadeau des sens. Est-ce que monsieur
comprend ? Un cadeau des sens à d’autres sens : un cadeau des yeux, du
nez, de la bouche et du cœur à d’autres yeux, nez, bouches et cœurs.

Cet homme m’étonnait de plus en plus. Grâce à lui, je concevais


que le cœur pouvait être un sens. Le sixième, peut-être… Ou le
septième ! Mais j’ai dit :

– Je ne sais pas, Hu.

– Le sens du cœur est précieux pour Grand-mère. Et même si elle est


capable de cuisiner sans attente, elle aime voir des yeux se fermer au-dessus
d’une soupe pour la respirer. Ce soir, elle a fait une soupe italienne avec son
ami, voisin d’en face. Un minestrone chinois. Un mélange de cultures Italie-
Chine dans le même bol. Grand-mère dit : « Les hommes sont pareils
comme la soupe, ils doivent mélanger leurs saveurs pour que ça goûte
bon. »

Je me suis alors demandé si les JE pouvaient mélanger leurs


saveurs.

– Servez-vous de la soupe aux JE, Hu ?

– De la soupe à quoi, monsieur ?

– Aux JE.

– Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne comprends pas.

– Normal que vous ne compreniez pas, cher Hu, c’est une histoire entre
madame et moi. Carottes et céleris côte à côte, retenant leurs saveurs
respectives pour protéger leur caractère unique. De fines herbes
revendiquant la domination de leur parfum sur celui des autres : « C’est
grâce à mon parfum que ce potage est exquis, n’est-ce pas l’évidence
même ? » Craignez-vous la domination des carottes, Hu ?

– Je ne comprends toujours pas, monsieur.

– Les carottes qui prendraient toute la place dans le bol ? Et feraient


passer les autres légumes par-dessus bord ? Voyez-vous ça ? L’expulsion
des pommes de terre, du chou et des navets ? Et des tomates, bien sûr. Et
des fèves. Et de l’ail...

Visiblement, il avait saisi.

– Cela n’est pas possible, monsieur. Même pour le potage aux carottes,
car les carottes seules ne suffisent pas ; elles ont besoin des oignons.

C’est alors que Page Blanche est arrivée.


LA CAROTTE
ET L'AUBERGINE
L’exigence de perfection
du JE

Lorsque mon père disait : « Les journées ont commencé à


raccourcir », il demandait au monde d’être parfait. Le 21 juin de
chaque année, devant la fenêtre de la cuisine, il exprimait sa
déception à propos du fonctionnement de l’univers. Son ton de voix
l’exprimait : il formulait une plainte à la terre ! Il exigeait d’elle qu’elle
se débrouille pour lui procurer la lumière et la chaleur dont il avait
besoin. Il assumait que c’était son problème à elle, pas le sien ! En
fait, le cerveau de mon père réclamait de notre planète qu’elle ajuste
son inclinaison pour lui éviter l’hiver.

J’ai offert à papa une lampe utilisée en luminothérapie mais il


restait sur sa position ; il aurait visiblement préféré un effort de la
planète car, malgré ses petits déjeuners quotidiens sous la lampe, il
déprimait. Il ne savait malheureusement pas qu’il en est toujours
ainsi quand nos exigences ne sont pas satisfaites : on déprime !
Commutateur inconfort sur on, tempêtes hormonales.

Ainsi, notre cerveau exige des autres cerveaux qu’ils soient


parfaits. Parfaits au sens où ils devraient deviner à chaque instant ce
qui nous est confortable. Jamais besoin de ne rien demander, de ne
rien faire, ils devraient toujours nous écouter, nous regarder et,
surtout, approuver toutes les histoires qu’on se raconte.

Voilà la plus invraisemblable histoire qu’on se raconte ! Et elle


mériterait bien d’être contredite de temps à autre, au cours de
petites séances de connaissance de soi, par des personnes qui
nous aiment.

Mona Lisa avait l’air de descendre d’un bateau de pêche. Un


imperméable jaune beaucoup trop grand pour elle. Un chapeau à
rebords très larges d’où la pluie continuait de tomber. Des bottes de
caoutchouc qui montaient jusqu’à mi-mollet. Rouges. J’ai eu envie
de la prendre dans mes bras. Avec l’imperméable et tout le reste :
chapeau, bottes et gouttes de pluie. Mêler mon humidité à la sienne
jusqu’à ma rate, jusqu’à mes os, jusqu’à ma moelle. Greloter dans
ses frissons pour la réchauffer.

Hu l’a aidée à retirer son accoutrement. La tempête n’avait pas


traversé. Pas de faux pli, tenue impeccable : un soir d’été quand on
croit tout à coup que le monde est parfait. Une chevelure qui avait
amené avec elle les mains du coiffeur. Un maquillage intact, sans
doute protégé par le chapeau de pêcheur : le fard à joues, le rouge à
lèvres, l’ombre à paupières; rien n’avait été abîmé. Un maquillage
joyeux, des impressions d’aube sur la mer par temps calme. Je crois
que Leonardo aurait apprécié.

Hu s’est tourné vers moi et m’a regardé de la tête aux pieds, l’air
découragé :

− Nous allons vous prêter des vêtements secs. Si monsieur veut me


suivre...

Je continuais de contempler Mona Lisa.

– Je vous ai téléchargée.

– Pardon ?
– L’application Page Blanche, je l’ai téléchargée, là, dans ma tête.

J’ai montré ma tempe du doigt; trois petits coups d’index.

– Maintenant votre voix m’accompagne. Elle m’apprend à observer JE.


Les jugements, par exemple. Tout à l’heure, ma tête en était pleine,
plusieurs vous concernant.

– Ah bon ?

– Oui, oui. Vous étiez le vent, la pluie et des pépins de pomme.

– Des pépins de pomme ?

– C’est ça. Et c’était votre faute s’il pleuvait. Pire encore, c’était surtout
votre faute si ça pinçait ! La peau... Vous étiez une cravache.

J’ai montré mes joues du doigt, mon front, mon cou. Le sourire de
Mona Lisa s’est agrandi, il est devenu, encore une fois, coquin. L’œil
pétillant, elle m’a nargué.

– Ah ! je vois…

Je me suis mis à rire. Le rire de celui qui observe sa propre


stupidité et la voit telle qu’elle est : stupide ! J’ai bifurqué.

– Ce soir, nous allons manger un minestrone chinois, une soupe


concoctée entre voisins.

– L’Italie, la Chine… voisines ?

J’ai tendu le bras, montrant l’autre côté de la rue à travers la vitrine.

– Le resto italien, juste en face. Le proprio est un ami de grand-mère. Ils


ont cuisiné ensemble cet après-midi. Le contraire d’une soupe aux JE.

– Une soupe aux JE ?


– Oui, quand chaque légume exhibe la supériorité de ses arômes afin de
s’emparer du pouvoir dans le bol. La carotte qui se targue d’être plus
indispensable que le céleri et le navet plus essentiel que le chou. Une guerre
de parfums...

J’ai suivi Hu dans une salle d’essayage improvisée. Il m’a offert


des vêtements secs, tous trop petits. J’ai choisi les plus grands. À
mon retour à la table, Mona Lisa s’est exclamée :

– Vous avez l’air d’une carotte mal dans sa peau !

Et là, avant qu’un de mes JE s’emporte, elle a mis un index sur sa


bouche.

– Observez... Observez, cher Socrate, ce qui se dit dans votre tête à


l’instant même, les histoires qui s’y racontent... Observez !

Elle avait raison, tellement raison, les JE s’y agitaient, un tumulte :


« Une carotte mal dans sa peau, une carotte mal dans sa peau...
Comment peut-elle ? Aubergine toi-même ! »

Je l’ai regardée : le sel, le poivre, ses yeux jour de pluie. Elle a


caressé ma main, la caresse d’un parfum lorsqu’il touche la peau sur
laquelle on le nébulise, la rosée qui lèche le corps de l’herbe quand
monte la lumière du jour, ce glissement, cette chute...

– Êtes-vous avec nous, Socrate ?

– Pas encore. Pas tout à fait... Espèce d’aubergine !

Elle a repris sa caresse. J’ai frissonné. Plus qu’un frisson, une


onde. Depuis la surface de la main jusqu’à la plante des pieds. Elle a
frissonné elle aussi, la même onde. Elle savait que j’y étais : avec
nous.

Hu a déposé les soupes sur la table, un biscuit reposait dans


chaque soucoupe. Il chantait presque : « Une carotte mal dans sa
peau ! Une carotte mal dans sa peau ! Espèce d’aubergine ! »
Nous n’avons pas attendu, Page Blanche a été la première à lire :

– « Qui ne connaît pas le présent ne sait pas vivre. » Ah !... le savoir-


vivre, cher Socrate, fruit subtil de millénaires d’évolution, que lui arrive-t-
il ? Est-ce que savoir-vivre et connaissance de soi seraient intimement liés ?
La politesse, la courtoisie, la délicatesse, connaîtraient-elles une baisse de
valeur à cause de la montée du JE ? Aidez-moi, je vous prie.

J’ai immédiatement placé une serviette de table devant mon


visage.

– Que faites-vous ?

– Je voile l’écran de la liseuse.

– C’est peine perdue, Socrate, je lis même à travers les serviettes de table.
Notamment lorsqu’elles essaient de cacher des histoires qu’on se raconte. Je
lis aussi à travers les chirurgies esthétiques. Aucune chirurgie esthétique ne
peut cacher les histoires qu’on se raconte, Socrate, surtout pas aux
personnes qui pratiquent la connaissance de soi, mais ça, vous le saviez
déjà, non ?

J’ai rangé la serviette. Dans ma tête, Mona Lisa portait ses bottes
rouges et tapait délicatement sur mes flancs : « Hue, Socrate,
Hue ! »

Afin d’effacer cette image, j’ai déplié mon bout de papier :

– « Celui qui n’a pas de vie en cherche une chez ceux qui en vendent. »
Hum... Je ne suis pas sûr de saisir, Mona Lisa. Des vendeurs de vies ? En
connaissez-vous ?

– Plein... Le marché est florissant. Du prêt-à-porter : « Achetez notre


voiture, elle vous conduira tout droit dans le moment présent ! Conduite
autonome, pas besoin de chauffeur ! »

J’ai songé au journal, sur le comptoir : « Il ne vous reste que vingt-


quatre heures pour profiter de notre offre. Après... »
Elle a ajouté :

− Les marchands de vie abondent sur les réseaux sociaux, on les appelle
« complotistes » ou « conspirationnistes ». Ils manipulent le besoin d’être
aimé : « Rejoignez nos rangs et on vous écoutera. Enfin, quelqu’un vous
écoutera. Et quand vous raconterez les mêmes histoires que nous, on
s’occupera de vous jusqu’à la fin de vos jours. Vous ne craindrez plus
jamais d’être abandonné. »

Elle a glissé sa cuillère dans le bouillon :

– Goûtons d’abord au mélange des cultures, Socrate, c’est le début d’une


délicieuse histoire où les JE cessent de s’en raconter à eux-mêmes...
Leçon de biscuit chinois :

« Celui qui n’a pas de vie


en cherche une
chez ceux qui en vendent. »
LE « ROI NU »
JE et le regard des autres

Le véritable confort dépend de bien peu de choses : un abri, de la


nourriture, des vêtements, du travail, une contribution au bien
commun et quelques personnes à aimer. Et, surtout, être présent.
Bref, ce n’est pas compliqué. Mais les JE ne le savent pas car ils
cherchent le confort dans le sentiment d’être quelqu’un.

Or que veut dire « être quelqu’un » ?

À notre époque, il semblerait que cela veuille dire : être vu. Il est
peu probable qu’à l’époque des cavernes nous ayons cherché à être
vus. Plutôt le contraire, nous cherchions sans doute à être vus le
moins possible. Afin de ne pas avoir à constamment surveiller le
voisin et pouvoir manger notre carré de mammouth en paix.
Aujourd’hui, on photographie son carré d’agneau − il est devenu très
difficile de trouver des carrés de mammouth −, et on l’expose sur les
réseaux sociaux afin d’attirer le plus grand nombre de regards
possible. Qu’est-il arrivé entre l’époque des cavernes et
aujourd’hui ? La réponse est simple : l’apparition des JE et leur
multiplication ! Alors que, dans nos grottes, nous préférions fuir les
regards du voisin, maintenant les JE les cherchent. Et ils se servent
de côtelettes d’agneau pour les obtenir. Et s’ils étaient capables de
trouver des côtes de mammouth, ils seraient aux oiseaux. Car elles
deviendraient virales. Ce qui veut dire qu’elles obtiendraient une
quantité phénoménale de regards et que les JE auraient vraiment
l’impression d’être quelqu’un.

J’ai lu quelque part – je ne me souviens plus où – que l’on existait


à travers le regard de l’autre ; c’est totalement faux. On existe quand
on est totalement présent, point à la ligne ! Et quand on est
totalement présent, on n’a plus besoin d’être vu parce qu’on se sent
vivant. Le but d’une vie. Confort absolu !

Au restaurant, la tempête faisait toujours entendre ses voix :


soprano, mezzo, basse. Certaines rafales nous faisaient sursauter
comme le font parfois des cris de chat, la nuit. Il était tard :
23 heures. Les serveurs apportaient des tisanes dont les noms à
eux seuls avaient des vertus thérapeutiques : « Fleur de
Chrysanthème », « Racine de ginseng », « Bulbe de lys », « Peau
de mandarine ».

Mona Lisa s’émerveillait, remerciait.

– Toute ma gratitude à vous, Hu, quelle dégustation !

– Je vais remercier Grand-mère en votre nom, madame. Grand-mère n’est


pas encore prête à sortir de sa cuisine pour venir à votre rencontre.

Je me suis alors demandé, pour la première fois, si Grand-mère


existait vraiment. Ou si c’était encore une histoire qu’on me
racontait. Une autre... Page Blanche s’est tournée dans ma
direction.

– Nous dégustons de la poésie qu’aucun JE ne peut saisir ou traduire.


Aucun ! Une poésie qui n’est accessible qu’au moment où les JE se
taisent. Infuse-t-elle en vous ?

J’avais mon téléphone sous les yeux. J’étais en train de vérifier les
prévisions météorologiques sur mon application météo. On prévoyait
une accalmie vers minuit. J’ai relevé la tête pour annoncer la bonne
nouvelle :
– Nous pourrons bientôt partir, il n’y aura plus de pépins sur la route.

Elle avait retrouvé sa position de Joconde ; était-ce pour


m’intimider ? Peut-être...

– La Joconde m’a toujours intimidé, Mona Lisa, vous l’ai-je déjà dit ? Je
la verrais, assise sur une terrasse, son sourire dans ma direction, des
montagnes derrière elle, une rivière, un pont pour traverser, et je n’oserais
pas l’approcher. Des histoires m’arrêteraient : « Qu’en a-t-elle à foutre du
calcul différentiel et intégral ? » Et Leonardo, je n’en parle même pas !
Avec tous ses talents... C’est son portrait qu’il vous aurait fallu trouver sur
un site de rencontres : « Je m’appelle Leonardo Da Vinci, homme à tout
faire : scientifique, ingénieur, anatomiste, peintre, sculpteur, architecte,
urbaniste, botaniste, musicien, philosophe, écrivain, poète. » Regardez, j’ai
vérifié.

J’ai tourné vers elle l’écran de mon téléphone, ses doigts ont dit
non merci. J’ai déposé le cellulaire face contre nappe et j’ai bégayé :

– Leonardo... Peut-être vous aurait-il comprise, lui ? Peut-être aurait-il su


apprécier la poésie en votre compagnie ?

– Vous n’avez pas besoin d’être Leonardo pour apprécier la poésie,


Socrate. En cette matière, il n’est pas plus génial que vous. Avez-vous
vérifié sur Wikipédia si Leonardo avait une grand-mère chinoise ?

J’ai immédiatement repris mon téléphone. Un réflexe. Je n’avais


pas vu la trappe et je suis tombé dedans. Elle a redéposé sa main
sur mon poignet. Ses doigts, persévérants, continuaient de parler
tendrement à la plus sourde des peaux : la mienne. Du cuir qui, peu
à peu, entendait. J’étais assis, inerte, devant elle, à me demander si
j’allais lui dire que je revenais à la surface de ma main. Là où, pour
quelques instants, sous la caresse de ses ongles, la vie et la mort
étaient une seule et même chose; aucune différence, pour de vrai !
Là où, la durée d’un effleurement, ses doigts écrivaient des
messages pour non-voyants ou malentendants parce qu’ils savaient
pour mon cœur. Là où s’exprimait toute l’intelligence de sa peau.
Hu tenait un plateau couvert de plats étranges :

− Pardonnez-moi de vous interrompre, voici le plateau desserts : « Sorbet


au litchi et au gingembre », « Riz sucré au lait et à l’orange », « Flan à la
fleur de rose ». Gracieuseté maison.

– Merci Hu, mais je ne suis pas très dessert...

Il est demeuré calme comme la lune. La même lumière. Celle qui


ne demande rien à personne :

− Monsieur, pas besoin d’être dessert pour découvrir l’amour de Grand-


mère.

J’ai alors vu la fourchette de ma compagne s’enfoncer dans le flan


à la fleur de rose. Page Blanche avait déposé l’ustensile sur la
surface et le regardait descendre dans la crème. J’ai le voulu
récupérer.

– De quoi allez-vous me parler maintenant? De fleurs ?

– Je n’y avais pas songé, voilà une excellente idée.

– Je savais que vous finiriez par m’en parler. Vous devez être le genre à
mettre des fleurs partout : salon, cuisine, salle de bains... Êtes-vous une
fleur, Mona Lisa ?

J’ouvrais une trappe à mon tour. Elle n’est pas tombée dedans.

– Je souris désormais quand je m’entends dire : « Moi, je suis plutôt


pivoine. » Et vous Socrate, quelle fleur êtes-vous ? Narcisse ? Que diriez-
vous de narcisse ? Cette fleur qui s’incline en direction des points d’eau.
Une fleur très toxique. Ou nymphéa ! Pourquoi pas nymphéa ? Comme
dans Les Nymphéas de Monet. Vous les avez vus ?

– Je ne suis pas très Monet, vous savez.

– Alors, qu’êtes-vous ? Renoir ? Van Gogh ?


J’ai décidé de jouer le jeu.

– Vous voulez jouer au jeu des JE, Mona Lisa ?

– Ah, super idée ! Le jeu des JE, ce jeu de société où personne ne gagne
jamais, même si, chaque jour, la majorité des joueurs croit avoir remporté la
mise.

Je me suis rappelé un autre message qu’elle m’avait adressé au


téléphone et que je n’avais pas saisi sur le coup : « Les JE serrent
parfois la gorge plus fort que ne le feraient des doigts ! »

– Je ne suis ni Renoir, ni Van Gogh, ni Monet. Moi, c’est plutôt Picasso...


Oui, à bien y penser, je suis Picasso. En fait, je ne suis pas du tout
impressionniste. L’impressionnisme, ce n’est pas de la peinture, c’est du
coloriage. Picasso, là, on parle d’art !

– Connaissez-vous Le Garçon au gilet rouge de Cézanne ?

– Je ne savais pas que Cézanne avait eu un garçon…

– Le bras droit ! Tellement long, on dirait une jambe. Et les proportions,


le coude, l’avant-bras : un déséquilibre total ! Le bras gauche, cette flexion,
comme s’il était fait de caoutchouc. L’expression du visage, il me fait
penser à vous, en plus jeune. Une question nous vient à l’esprit en le
regardant : « Où est-il ? »

Sans n’avoir jamais vu cette œuvre, j’ai hasardé :

– Peut-être est-il simplement en train d’observer JE ?

Elle s’est tue comme un chasseur d’oiseaux qui vient d’entendre


un bruit d’ailes. Elle ne bougeait plus. Semblait attendre un
mouvement, une envolée. Elle a fait feu :

– Plusieurs historiens et historiennes de l’art s’accordent à dire que


Cézanne est l’un des précurseurs du cubisme, Socrate, mais vous devriez
savoir cela, puisque vous êtes Picasso !
J’avais la gorge serrée : « Les JE serrent parfois la gorge plus fort
que ne le feraient des doigts ! » Mes JE ont voulu passer de ma
gorge à la sienne.

– Si je comprends bien, vous n’êtes pas une fleur, Mona Lisa. Pourtant,
j’aurais cru...

– Au risque de vous décevoir, non, je ne suis pas une fleur ! Mais vous
pourriez quand même me respirer, qu’en dites-vous ? Mettre votre nez ici.

Elle a montré la base de son cou, exposé le creux. Ses yeux se


sont fermés. Son doigt s’est mis à descendre, lentement. Son visage
s’est rapproché du mien.

– Me respirer, Socrate, ici...

Son doigt descendait, descendait...

– Comme si tout mon corps était un champ : lavande, iris, roses


sauvages ; ce que vous voulez...

Le doigt poursuivait sa glissade. Il s’est arrêté entre les seins,


indiquait la direction : « par ici ». Sa voix semblait sortir de ce doigt,
comme transmise par lui.

– Respirer les parfums qu’offre la peau quand elle est amoureuse. Vous
êtes-vous déjà roulé dans un champ de fleurs amoureuses, Socrate ?

– Les fleurs ? Amoureuses ?

– Les fleurs sont amoureuses presque toute leur vie, depuis l’éclosion du
bourgeon jusqu’à la fermeture du fruit. Et au cas où vous ne l’auriez pas
encore compris, elle est là, la poésie.

J’ai voulu reprendre mon téléphone mais, en précipitant mon


geste, l’appareil a fini dans le flan à la fleur de rose.

– Que faites-vous ?
– Je voulais vérifier la météo, m’assurer que l’accalmie annoncée l’était
toujours. On ne peut quand même pas passer la nuit à cette table !

Tout en essuyant le portable avec ma serviette de table, j’ai


désigné Hu, Zhen, Long.

– Ces personnes veulent dormir, Page Blanche. Nous abusons de leur


temps et de leur gentillesse. Un peu de sérieux, s’il vous plaît, la poésie, la
poésie...

Et je me suis remis à rire.

– Voilà un rire qui a une haute opinion de lui-même, cher Socrate. Ne


voyez-vous pas que certains rires isolent ? Ne voyez-vous pas qu’il arrive à
des JE de se trouver drôles et d’être les seuls à rigoler ? On le voit de plus
en plus sur Internet. On appelle « trolls » des JE qui se croient drôles.
« Trolls » et « drôles » ; plusieurs JE ne font pas la distinction. Ces trolls
n’ont aucune idée de ce qu’est la connaissance de soi, peu importe ce qu’ils
pourraient en dire. Leur tête, pour reprendre votre expression, est une soupe
aux JE. Du jus de JE. Une infusion permanente de JE.

Elle était fâchée. Leonardo peignait en direct depuis l’invisible La


Joconde fâchée. Ce tableau parlait aussi fort que celui du Louvre.

– Nous pataugeons, à notre époque, dans une purée de JE. On éclabousse


la vie des autres et on en rigole. Voyez-vous la vitesse à laquelle les JE
sautent à la gorge ?

Je ne voyais que ça. Ils étaient revenus sur la mienne et ne


desserraient plus leur étreinte.

– Savez-vous pourquoi les JE rient des autres, Socrate ? Pourquoi ils


sautent à la gorge des autres ?

L’étranglement s’accentuait.

– Pour être aimés ! C’est fou, non ? Ils jettent leur purée sur la vie des
autres parce qu’ils cherchent des regards.
Elle s’est apaisée.

– Les Habits neufs de l’empereur, connaissez-vous ce conte ? Hans


Christian Anderson, 1837.

– Oui, oui, bien sûr. Le Garçon au gilet rouge, je ne connaissais pas mais
Les Habits neufs de l’Empereur, je connais ! Un roi se promène nu mais ne
sait pas qu’il est nu. Il me semble que seul un enfant ose le dire : « Le roi
est nu ! » Tout le monde connaît ce conte.

Elle est devenue songeuse.

– Alors pourquoi n’avons-nous rien appris ? Vous savez pourquoi le roi


se promène nu ?

– Je ne me souviens plus.

Mes JE ont posé la main sur mon téléphone : « SOS Wikipédia !


Un étranglement a présentement lieu dans un restaurant chinois... »

– Laissez-moi vous raconter.

Elle s’est emparée de son propre téléphone :

– « Il y a de longues années vivait un empereur qui aimait par-dessus tout


être bien habillé. Il avait un habit pour chaque heure du jour. Un beau jour,
deux escrocs arrivèrent dans la grande ville de l’empereur. Ils prétendirent
savoir tisser une étoffe que seules les personnes sottes ne pouvaient pas voir
et proposèrent au souverain de lui en confectionner un habit. L’empereur
pensa qu’il serait exceptionnel et qu’il pourrait ainsi repérer les personnes
intelligentes de son royaume. Les deux charlatans se mirent alors au
travail. »

J’ai tenté de voiler ma honte avec la serviette de table. J’avais


oublié que Mona Lisa lisait à travers ce voile. Le papier était tout
collant, plein de flan à la fleur de rose. La peau de mon visage devait
ressembler à celle d’un enfant qui apprend à manger. Page Blanche
m’a tendu sa serviette immaculée.
– « Quelques jours plus tard, l’empereur, curieux, vint voir où en était le
tissage de ce fameux tissu. Il ne vit rien car il n’y avait rien. Troublé, il
décida de n’en parler à personne car personne ne voulait d’un empereur sot.
Il envoya plusieurs ministres inspecter l’avancement des travaux. Ils ne
virent pas plus que le souverain, mais n’osèrent pas non plus l’avouer, de
peur de paraître imbéciles. Tout le royaume parlait de cette étoffe
extraordinaire. »

J’ai levé le bras pour demander d’autres serviettes de table.

– « Le jour où les deux escrocs décidèrent que l’habit était achevé, ils
aidèrent l’empereur à l’enfiler. Ainsi “vêtu” et accompagné de ses ministres,
le souverain se présenta à son peuple qui, lui aussi, prétendit voir et admirer
ses vêtements. Seul un petit garçon osa dire la vérité : “Le roi est nu !” Et
tout le monde lui donna raison. L’empereur comprit que son peuple avait
raison, mais continua sa marche sans dire un mot. » Les JE serraient les
gorges, Socrate, celles du roi, celle des ministres et celle du peuple. La seule
qu’ils aient été incapables de serrer était celle du petit garçon.

Elle a baissé la tête.

– Je ne sais pas si nous y arriverons, Socrate.

– Arriver où ?

– À notre rencontre...

Hu avait apporté d’autres biscuits ; sans doute avait-il senti la


tension qui régnait à notre table.

– Pourquoi êtes-vous venus malgré la tempête ?

J’ai longuement regardé Mona Lisa, sa chevelure, son cou.

– À cause de la poésie, Hu...

À ma grande surprise, il a immédiatement acquiescé :


– Je comprends monsieur, ses mots sont comme ceux des biscuits. Et
vous madame, pourquoi êtes-vous venue ce soir ?

– À cause de la « Fleur de chrysanthème », de la « Racine de Ginseng »,


du « Bulbe de lys » et de la « Peau de mandarine », cher Hu ; parce que
Grand-mère connaît l’art de cultiver les fleurs amoureuses.

– Je comprends madame aussi.

Il a regardé le plafond.

– Alors, pourquoi est-ce si difficile pour vous deux de comprendre


l’autre ? À cause des JE peut-être ?

Il avait saisi. En déposant les biscuits, il a chuchoté :

− Dernier service. Ce soir, pas besoin de payer l’addition. Grand-mère a


dit que le repas était un cadeau de la tempête.
LE « SOUFFRANÇOMÈTRE »
Quand le JE est souffrance

Lorsque ma mère affirmait qu’on se posait trop de questions, elle


avait raison ! La présence ne se pose pas de questions. La présence
est la réponse à toutes les questions.

Quand la présence écoute le chant de l’oiseau, elle ne se


demande pas comment est fabriqué le chant de l’oiseau. Bien sûr,
elle peut s’intéresser au chant de l’oiseau et découvrir ses mystères,
mais elle n’en fera pas une connaissance qui viendra grossir un JE :
« Moi, je sais, et vous, vous ne savez pas ! Espèce d’incultes ! » La
présence est remplie du chant de l’oiseau et ça lui suffit.

À ma grande surprise, ma mère m’a récemment demandé si mère


Teresa était égoïste. « Peu importe le geste que l’on pose, disait-
elle, ne pense-t-on pas d’abord à soi ? Mère Teresa, par exemple,
ne se faisait-elle pas plaisir en prenant des lépreux dans ses
bras ? » Je lui ai évidemment répondu que je n’avais pas rencontré
mère Teresa, mais qu’on pouvait très bien imaginer que toute son
attention était au service de la personne qu’elle tenait dans ses bras,
pas au service d’un JE. Je me suis cependant permis d’ajouter que,
pour être admirés, certains JE pouvaient aller jusqu’à s’approprier la
défense des plus démunis, ce que jamais ne ferait la présence car
elle n’en avait pas besoin. J’ai alors osé mettre côte à côte Martin
Luther King, Gandhi et un dictateur « dont je tairai le nom ». J’ai
expliqué que Martin Luther King et Gandhi ne s’étaient jamais
appropriés les transformations provoquées par leurs paroles et leurs
gestes. Que ni l’un ni l’autre n’avaient clamé : « Regardez, regardez,
c’est moi qui ai changé le monde ! » Alors que le dictateur « dont je
tairai le nom » s’était approprié, haut et fort, la création du vaccin
anti-Covid-19, et qu’elle était là, la différence entre égoïsme et
présence.

– T’as vu mon bateau ?

– Ton bateau ? Me demanda le pirate alors que je traversais le campement


au pas de charge.

– Oui, mon bateau de pirate, tu ne le vois pas ?

J’ai regardé par-dessus son épaule et j’ai vu la bâche, déchirée :


la « grand-voile » fendue par la tempête du dimanche précédent.

Il avait plu toute la semaine. Le tissu, à certains endroits, avait


résisté. La toile retenait de petites mares d’eau prêtes à se déverser
au premier fendillement ; des ventres de femmes enceintes
suspendues dans l’air humide.

– Ah ! oui, je le vois... Il est grand, ton bateau !

– Il y a un trésor dedans. Des bonbons. Je les ai cachés. Et toi, t’as des


bonbons ?

J’ai fait semblant de fouiller dans mes poches, sachant très bien
qu’elles étaient vides. La pointe de son sabre touchait presque mon
estomac ; j’ai reculé. La peur qu’avaient mes JE du pirate ne s’était
toujours pas estompée :

– Il ne m’en reste plus. J’ai cédé tous ceux que j’avais à des voleurs de
bonbons, sur la route, juste avant d’arriver ici. La prochaine fois peut-être...
Désolé, on m’attend, je suis en retard.
J’ai pressé le pas comme chaque fois. Je n’ai pas osé me
retourner. Je ne voulais pas voir le naufrage. J’aurais pu dire : « Ton
bateau coule ! » et me mettre à rire... De ce rire qui est le seul à se
trouver drôle.

Son frère et sa sœur n’étaient pas avec lui. Ils devaient être dans
la cale pour tenir compagnie à la mère et au morveux pendant le
naufrage.

J’ai alors cru l’entendre crier : « Le roi est nu ! » J’ai senti des JE
serrer ma gorge pendant que je courais, presque l’asphyxie : « Le roi
est nu ! Le roi est nu ! » Ils serraient bien plus fort que n’auraient pu
le faire des petits doigts de pirate.

Page Blanche ne m’a pas vu entrer dans le restaurant. Elle


tournait les pages d’un grand cahier cartonné. Elle semblait captivée
par ce qu’elle lisait. Hu m’a souri en tournant la tête vers la table où
elle était assise. J’ai compris que je n’avais pas besoin d’attendre
qu’il vienne m’accueillir. Page Blanche n’a pas dit bonjour, elle a
simplement levé les yeux :

– Depuis notre dernière rencontre, j’ai revu ma collection de messages.

– Vous en faites collection ?

– Je les colle dans un album photo afin de pouvoir les regarder de temps
à autre, comme on regarde les visages qu’on a eus et qu’on n’a plus. J’ai
commencé il y a une vingtaine d’années, un soir où le morceau de papier
avait dit : « Vous devriez commencer une collection. » J’en ai depuis
accumulé des centaines. J’ai cru que celui-ci vous intéresserait : « L’être
humain a du génie pour se faire souffrir lui-même. »

– « Se faire souffrir soi-même », dites-vous ? Mais que faites-vous du


pirate, chère Page Blanche ?

– Ah oui ! J’avais oublié le pirate. J’attends toujours que vous me le


présentiez.
– Il a un sabre et il est toujours le premier à défendre son bateau même si,
dans l’état actuel des choses, on devrait plutôt parler d’une épave. Vous
devriez voir la grand-voile en ce moment, elle a été déchirée par la tempête
de dimanche dernier. De toute sa vie, ce pirate n’a jamais su ce qu’était un
toit, Page Blanche. Son frère et sa sœur non plus. Alors, dites-moi,
comment ces enfants peuvent-ils se faire souffrir eux-mêmes ? Et qu’en est-
il de leurs JE ? Ces marmots vivent sur le trottoir, sous quelques vieilles
couvertures et quelques morceaux de carton. Ils se réchauffent avec des
magazines et des journaux. Après avoir vu la grand-voile, je n’ose même
pas imaginer de quoi les morceaux de carton ont l’air ce soir : une pâte
épaisse qui se défait dès qu’on tente de la soulever. Et les journaux et les
magazines qui flottent dans la pluie depuis plusieurs jours, quel réconfort
peuvent-ils apporter ? Encore une fois, je n’ai pas besoin de vous faire un
dessin, Mona Lisa, la pauvreté, on ne se l’impose pas à soi, elle nous tombe
dessus.

Elle regardait de nouveau son album photo. J’ai ajouté, en


haussant le ton :

– Et que faites-vous des enfants nés dans des familles où la violence sert
de réponse à toutes les questions ?

Elle tournait les pages de l’album comme on tourne celles d’un


atlas. Elle s’arrêtait de temps à autre pour lire un message à haute
voix : « L’ignorance ne résout jamais une question. »

– J’aimerais vous faire part d’une information qui n’était pas dans mon
profil ; je ne jugeais pas pertinent de l’y inscrire. À une certaine époque, j’ai
travaillé aux urgences d’un hôpital régional. J’y pratiquais la médecine. J’ai
vu, trop souvent, des enfants victimes de violence. Et vous savez où l’on
découvrait l’ignorance dont parle votre message ? Dans les fractures ! Il
fallait faire sortir les parents des salles d’examen parce qu’ils s’opposaient à
ce que nous examinions l’ensemble du corps. Quand enfin nous pouvions
écarter les cuisses et les fesses des bambins, nous trouvions ce que les
parents voulaient cacher. Nous trouvions la bêtise. Nous trouvions la folie
du mental humain. Nous trouvions l’horreur. Comment ces enfants peuvent-
ils se faire souffrir eux-mêmes, dites-moi ? Comment ? Et où sont les JE
dans tout ce bordel ?
Ses yeux ont rejoint les miens, s’y sont installés.

– Dans les histoires que les parents se racontent, cher Socrate.

Elle a retiré ses lunettes. Elle voulait probablement me permettre


de mieux la voir.

– Les JE sont dans les histoires que les parents racontent au poste
d’accueil, Socrate. À l’infirmière, au médecin, à tout le monde : « Elle est
tombée dans l’escalier ! Elle jouait avec son frère et elle a glissé. » La
plupart du temps, les JE ne se compliquent pas la vie pour inventer des
histoires, ils trouvent un coupable et en font leur personnage principal :
« Son frère est parfois brusque, il ne mesure pas sa force. À 4 ans, c’est
difficile. »

Je n’ai pas osé lui parler des voleurs de bonbons.

– Les JE peuvent ainsi entretenir une image inattaquable d’eux-mêmes.


Les histoires qu’ils se racontent font office d’armure qu’aucun sabre ne peut
transpercer.

Il m’est passé par l’esprit de demander à Hu si je pouvais me


cacher dans un sac de riz.

– Ils sont là, les JE, Socrate : des JE de couple ! Les histoires de l’un se
mêlant aux silences de l’autre. Des JE complices.

Hu s’est mis à décrire le menu. On aurait dit qu’il nous présentait


des êtres chers :

− « Soupe chinoise aux champignons noirs et tofu », « Épinards à la


sauce sésame », « Brocoli croquant au gingembre », « Raviolis vapeur aux
légumes de printemps ». Grand-mère soigne chaque ingrédient avec
délicatesse d’une brise d’été.

Mona Lisa, fidèle à son habitude, a plongé le nez dans la vapeur


qui montait de chaque plat. Après s’être empiffrée d’odeurs, elle a
penché la tête vers Hu, le genre de révérence qui est faite à un
souverain.

– Embrassez Grand-mère pour moi.

Puis, elle a replacé son regard dans le mien.

– À mon tour de vous faire un aveu, Socrate. Quelque chose qui n’était
pas dans mon profil. « Je n’avais pas jugé pertinent de l’y inscrire », comme
vous dites. J’ai jadis fait du travail social auprès d’enfants victimes de
violences. Nous aurions pu nous rencontrer, vous et moi, à l’époque. Je me
rendais régulièrement dans des salles d’urgence. « Beaucoup trop
régulièrement », comme vous dites. J’interrogeais les parents séparément.
Dans certains cas, des JE empêchaient la mère d’appeler à l’aide. Des
histoires qu’elle se racontait à elle-même : « Il va changer... Il est généreux.
Après tout il s’occupe de nous, il nous protège. »

– Mais comment peut-on arriver à se raconter des histoires pareilles ?

– Les JE cherchent, en toutes circonstances, à sauver la face : « Mon


garçon de 4 ans est un vrai petit diable, madame. Et ma fille de 3 ans ne fait
pas attention, pourtant je lui dis : “Fais attention ! Ton frère est un vrai petit
diable !” » Les JE veulent tous être inattaquables et pour se rendre
inattaquables, ils attaquent !

– Cela ne m’explique toujours pas comment des enfants peuvent se faire


souffrir eux-mêmes...

– Malheureusement, d’innombrables êtres humains infligent d’horribles


blessures aux plus vulnérables. À l’époque où je voyageais d’une salle
d’urgence à l’autre, une part difficile de mon travail consistait à tout faire
pour éviter que ces horribles blessures ne se transforment en JE, car
lorsqu’elles se transforment en JE, elles peuvent serrer les victimes à la
gorge toute leur vie. Lorsqu’une blessure devient une identité, elle ne veut
plus mourir. Elle défend sa peau avec acharnement. Êtes-vous une blessure,
Socrate ?
Je l’ai alors imitée : j’ai planté mon nez dans les vapeurs. Mon
front, mon visage, mes cheveux. J’y aurais planté tout mon corps si
j’avais pu. Je m’y serais même dévêtu, comme dans un hammam,
pour offrir à toute ma peau la chance de respirer et d’aller au
paradis. J’inspirai ce qu’expirait le gingembre. Des légumes de
printemps se sont mis à pousser dans ma cervelle, en accéléré. Ma
tête n’était plus qu’un immense jardin.

– Je suis toutes mes blessures, Page Blanche, comment pourrait-il en être


autrement ?

– Permettez-moi de vous dire, sans vouloir vous offenser, que la


connaissance de soi n’est pas votre force, Socrate ! En dépit de nos
nombreux échanges, vous n’arrivez toujours pas à faire la distinction entre
vos blessures et ce qui en vous ne peut jamais être blessé. Peut-être avez-
vous des JE dans les oreilles ? Les JE sont les bouchons les plus efficaces
qui n’aient jamais existé !

– Mais les enfants, Page Blanche, les enfants...

– Si on s’enlevait les JE des oreilles, on pourrait entendre les histoires


que les enfants se racontent dans le seul espoir de ne pas être abandonnés :
« M’aimes-tu maman ? Et toi papa ?... Regarde, je suis une pivoine, un
diable, un pirate. »

Elle s’est emparé de ses baguettes et a fait comme si elle avait un


sabre dans la main.

– Si on s’enlevait les JE des oreilles, on pourrait très tôt initier les pirates
à la connaissance de soi !

Elle a mimé une attaque.

– Les sabres des pirates sont d’abord et avant tout dirigés contre leur
propre peur, saisissez-vous ?

J’ai saisi mes baguettes à mon tour, j'ai croisé les siennes. Un
duel.
– Mais les assaillants, qu’en est-il des assaillants ? Peuvent-ils un jour
entrer dans la connaissance de soi ?

– Je ne sais pas. Peut-être. J’espère... Malheureusement, j’en ai connu


plusieurs qui sont morts avant d’avoir su ce qu’était la connaissance de soi.
Ils se sont racontés des histoires toute leur vie : « Elle est tombée dans
l’escalier ! »

Ses baguettes ont traversé la table et touché mon épaule.

– Et malheureusement, à divers degrés, nous sommes toutes et tous les


assaillants de quelqu’un.

– Pardon ?

– Combien de fois m’avez-vous assaillie dans votre tête depuis notre


première rencontre ? Je veux dire, combien de fois avez-vous lancé des
attaques dans ma direction; des jugements, des accusations ?

J’ai à mon tour atteint son épaule avec mes baguettes.

– Et vous, combien de fois m’avez-vous assailli dans votre tête ?

Elle a frappé de nouveau, l’autre épaule. Elle ne perdait pas son


sourire. Ce dernier avait quelque chose d’intemporel. Après un bref
silence, elle a lâché :

– Je n’ai jamais vu d’appareil qui permette de mesurer la souffrance


humaine, Socrate. On peut mesurer la température corporelle, la pression
sanguine, l’activité électrique du cœur ainsi que celle du cerveau, mais la
souffrance ? Non. Un « souffrançomètre », ça n’existe pas ! Si un appareil
permettait de mesurer objectivement la souffrance humaine, on pourrait voir
qu’elle est parfois aussi élevée chez un enfant de famille fortunée que chez
un enfant de la rue.

– Vous n’allez quand même pas me dire qu’un enfant d’une famille
fortunée se fait souffrir lui-même ?

Elle a, une fois de plus, sorti son téléphone portable.


– Que faites-vous ?

– Je consulte un dictionnaire des synonymes : « ANXIEUX : angoissé,


irritable, tendu, nerveux, frustré, tourmenté, agité, qui se fait de la bile, qui
se fait du mauvais sang, qui s’en fait, fou d’inquiétude, qui se ronge les
sangs, alarmé, tracassé, appréhensif... »

– Mais Page Blanche, ma question demeure toujours sans réponse :


comment des mômes peuvent-ils se faire souffrir eux-mêmes ?

– Malgré toute l’affection que des parents peuvent porter à leur enfant,
celui-ci peut quand même développer la peur de ne pas être assez : pas
assez beau, pas assez grand, pas assez fort. Il devient alors un expert du
calcul différentiel et intégral...

Touché ! Un coup de baguettes vif et précis, une botte imparable.

– Si nous disposions de « souffrançomètres », nous pourrions mesurer


l’activité des JE chez d’innombrables enfants et voir grimper le curseur au
sommet de la zone rouge : zone de l’anxiété, de la déprime, de la
démoralisation.

Elle a saisi un petit bouquet de brocoli et l’a porté à sa bouche.


Elle a savouré lentement, très lentement. J’étais un peu jaloux du
brocoli. Elle a repris :

– Et si on s’enlevait les JE des oreilles, on entendrait nos propres


histoires : « Je ne sais pas ce qu’il va être plus tard. Un musicien ? Un chef
cuisinier ? Regarde son dessin, on dirait une casserole. »

Je regardais les brocolis glisser dans sa bouche et j’étais de plus


en plus jaloux.

– Êtes-vous jaloux des brocolis, Socrate ?

J’ai redressé mes baguettes, mon sabre ; à mon tour de la


provoquer en duel. Mon JE mâle se sentait sans défense devant ses
attaques au bas du corps. Et il n’avait surtout pas envie de se
soumettre. Plutôt l’envie de la soumettre.

Hu a déposé un plat devant nous.

− Grand-mère envoie ceci : « Crevettes décortiquées au thé Longjing »,


très bon pour terminer un repas. Plat qui rafraîchit la bouche. Elle dire aussi
que crevettes sont vertes.

Il est reparti aussi discrètement qu’il était arrivé ; un flottement.


Mona Lisa m’a fait un clin d’œil.

– Vous croyez aux anges, cher Socrate ?

– Euh, non.

– Moi non plus, je n’y crois pas, car je sais qu’ils existent.

– Vous pourriez m’en dire un peu plus ?

– La générosité ne suffit pas à les définir. La bonté non plus. C’est plus
large. Ce sont des êtres qui vivent sans attente.

– Vous parlez de l’amour inconditionnel ?

– Je déteste cette expression. L’amour véritable ne pose jamais de


condition.

– Alors, je ne suis pas un ange ?

– Je regrette d’avoir à vous le dire, mais non : vous n’êtes pas un ange !
Enfin, pas encore… Moi non plus d’ailleurs. À notre prochaine rencontre, je
vous présenterai tante Jeannine.

– Tante Jeannine ?

– Elle n’est plus de ce monde. Mais elle était un ange bien avant de
l’avoir quitté. Elle ne se racontait plus aucune histoire.
Elle a cassé le biscuit, lu le message et commenté :

– « La lumière n’a ni porte, ni murs, ni toit. » Hum... Je crois que tante


Jeannine aurait aimé.

J’ai cassé le mien : « Une ère palpitante s’ouvrira bientôt à vous. »


J’ai déposé les baguettes – les armes – et, sans avoir l’impression
de me soumettre, j’ai déclaré :

– Cette ère a commencé lors de notre première rencontre, je crois.


Leçon de biscuit chinois :

« La lumière n'a ni porte,


ni murs, ni toit. »
LE SABRE
EN PLASTIQUE
L’intelligence

La société valorise tôt, au cours d’une vie, ce qu’on appelle


l’intelligence : « Regarde, il y est parvenu ! Il a mis le carré dans le
carré et le triangle dans le triangle ! Bon, il a mis le cercle dans le
losange mais c’est difficile les cercles. Et après tout, il n’a que 6
mois ! »

Mais qu’est-ce qu’on appelle l’intelligence ?

Au cours de mes études de médecine, j’ai souvent fait des tests


chronométrés. Nous avions une minute pour trouver comment
mettre un carré dans un carré et un triangle dans un triangle. Plus
nous y arrivions rapidement, plus nous étions considérés comme
intelligents. On mesurait ainsi notre quotient intellectuel.
Malheureusement, jamais on ne nous demandait d’imaginer ce que
nous pourrions faire si, un jour, il y avait pénurie de papier toilette
dans les supermarchés et que nous étions deux à nous arracher le
dernier paquet de six rouleaux. J’ai appris d’innombrables choses
pendant mes cours de médecine, mais je n’ai pas appris à observer
JE.
On mesure maintenant d’autres formes d’intelligence :
l’intelligence émotionnelle et l’intelligence relationnelle en sont des
exemples. Ce sont ces intelligences qui conduisent deux êtres
humains à partager les rouleaux plutôt que de se les arracher.

Le degré le plus élevé d’intelligence est de sortir l’attention des JE


et la mettre, en une fraction de seconde, dans la présence. Une
opération beaucoup plus difficile à effectuer que de mettre un carré
dans un carré (ou un triangle dans un triangle) en moins d’une
minute. La bonne nouvelle est que l’on peut développer cette
intelligence n’importe quand, peu importe l’âge que l’on a. Une
l’opération indispensable pour vivre sa vie et, surtout, rencontrer
l’autre.

Lorsque je suis arrivé devant le pirate, je me suis agenouillé à ses


pieds. Sur le trottoir. Comme un croyant dans une église. Certains
croyants s’agenouillent pour dire à leur Dieu : « J’ai peur de toi ! » Je
me suis agenouillé pour dire au pirate : « J’ai peur de toi ! » Il n’était
pas plus haut qu’un banc d’église.

Il a cru que je me moquais, il est resté figé ! J’ai croisé mes mains,
mes doigts, comme un croyant dans une église, et j’ai confessé :

– J’ai vraiment peur de toi, mon grand, j’ai peur comme tu ne peux même
pas imaginer...

Il a abaissé son sabre et, d’un même mouvement, l’a redressé :


comment pouvait-il avoir confiance alors qu’on l’avait si souvent
trompé ? Était-ce encore un truc pour le piéger ? Page Blanche
m’avait instruit à ce sujet : « Les sabres des pirates sont d’abord et
avant tout dirigés contre leur propre peur, saisissez-vous ? Contre
leur propre peur ! » Il l’a abaissé de nouveau.

– Ce n’est pas un vrai sabre, monsieur.

Il me l’a présenté comme on présentait jadis son épée à un futur


chevalier − il ne disait plus « épée », on lui avait appris à faire la
différence. Il craignait réellement de m’avoir effrayé et tentait de me
signifier que je n’avais rien à craindre.

– Il est en plastique, monsieur.

Je n’avais eu qu’à dire la vérité pour lui enlever son arme. Et


maintenant qu’il était désarmé, j’avais envie de le serrer dans mes
bras. Mais, toujours sous l’emprise de la peur, j’ai tenté une autre
esquive.

– Dis-moi, toi, le pirate, comment pourrais-je arrêter ces jugements qui


montent en moi ? Ils montent si vite. Bien plus vite que le temps qu’on met
à dégainer une épée. Et ils sont dirigés vers toi : « Petite peste, va répandre
tes microbes ailleurs !... Petit microbe ! Toujours sur ma route ! On n’aurait
jamais dû te permettre de venir ici ! Petit parasite ! »

Page Blanche avait une fois de plus raison : « Nous sommes


toutes et tous, à divers degrés, les assaillants de quelqu’un. » J’étais
toujours agenouillé devant lui.

– Où il est, ton râteau ?

– Dans mon bateau.

Il grandissait à vue d’œil. Il ne savait pas qu’il grandissait. Il ne


pouvait pas savoir. Il grandissait parce que mes JE disparaissaient.
L’enfant n’avait plus de taille, plus de sabre, plus rien. Il n’était ni
jardinier, ni pirate, ni microbe, plus rien. Aucune étiquette. Et, peut-
être en est-il ainsi pour un croyant qui rencontre son dieu dans une
église – je ne sais pas −, il m’enveloppait. Avec tout ce rien, il
m’enveloppait. Je me suis redressé.

– Au revoir, le pirate ! Je vais bientôt revenir. Accompagné d’une dame.


Elle te connaît déjà. Elle enseigne la connaissance de soi. Elle t’a vu une
fois, de loin. Elle t’a trouvé beau et a très envie de te rencontrer. Et elle veut
savoir pourquoi tu me fais si peur, je crois.
Je me suis éloigné, en reculant. Son sabre traînait par terre. Son
frère et sa sœur sont arrivés. Ils avaient l’air de se demander ce que
j’avais fait à leur frère. J’ai entendu le pirate dire : « Le monsieur va
revenir avec une dame qui me connaît. » L’ainé m’a jeté un regard
méprisant ; peut-être avait-il déjà vu une travailleuse sociale,
comment savoir ? La petite brune, avec sa jupe couverte de
moutarde et de soleils, s’est approchée du pirate. Et elle a fait ce
que je n’avais pas osé faire : elle l’a serré dans ses bras. J’ai baissé
la tête. J’avais l’impression que le sabre, malgré la distance, m’avait
traversé. Je me suis alors rappelé les paroles de Page Blanche :
« Une des clés de la connaissance de soi réside, à mon humble
avis, dans l’observation des peurs à l’instant où elles surgissent. Les
peurs qu’ont nos JE d’être rejetés, exclus, ostracisés. » Ces paroles
étaient inscrites dans ma mémoire aussi lisiblement que si elles
avaient été gravées sur un canevas d’acier avec un acide.
Leçon de biscuit chinois :

« Une ère palpitante s'ouvrira bientôt à vous. »


CŒUR ET CONFITURE
Sensiblerie et sensibilité

Un conférencier dont j’ai malheureusement oublié le nom –


puisse-t-il me pardonner – a un jour eu cette phrase impitoyable :
« À partir de notre naissance, nous répétons toutes les étapes qui
ont conduit à la civilisation. » J’ai aussitôt revu le bac à sable où,
avant de faire mes premiers pas, je passais mes journées, et je me
suis dit que le conférencier avait bien raison : les habitants du bac à
sable sont on ne peut plus primitifs. Entre les quatre planches de
bois, il ne leur manque que des mini-peaux de bête. Le petit voisin
s’empare de leur seau et ils lui mordent le mollet avec les trois ou
quatre dents qu’ils ont à leur disposition. Il faut l’intervention de leurs
parents : « Ne mords pas ! » pour qu’ils abandonnent l’usage de
cette arme primaire.

Certaines personnes demeurent leur vie entière dans le bac à


sable – « C’est mon sable à moi ! Tu n’en mangeras point ! » – et
ont, en permanence, les dents prêtes à mordre. Elles considèrent
être les seules propriétaires de l’air qu’on respire sur le territoire où
elles sont nées. Elles estiment également être les uniques
bénéficiaires des ressources qu’on y trouve et de la joie qu’on y vit. Il
ne faudrait pas être surpris de voir bientôt s’ériger des affiches
portant les inscriptions : « Air privé, respiration interdite ! » Ou
encore : « Air à vendre, veuillez contacter notre agent ! ». C’est
l’empire du JE territorial, celui qui s’attaque à tous les petits pirates
étrangers, même si leur taille ne dépasse pas la hauteur d’un banc
d’église. On l’appelle aussi le JE tribal.

– Docteur !

C’est ainsi que Mona Lisa m’a accueilli. Je me suis demandé si


elle n’avait pas un peu bu. « Soc » ne lui suffisait plus, elle y ajoutait
« Docteur » ! J’ai regardé sa blouse pour savoir si un verre de vin
rouge n’y avait pas été renversé, mais non.

– Docteur Soc !

Elle en rajoutait ! L’ironie à son meilleur. J’ai répliqué :

– Pourquoi pas « Doc Soc » ?

– « Doc Soc » ?

– Oui, oui, « Doc Soc » ! Ça ne vous est pas passé par l’esprit ?

– Non, non, ça ne m’est pas passé par l’esprit, mais c’est une super idée !
« Doc Soc »... J’adore ! On dirait une marque de chaussures : « Prenez votre
pied avec Doc Soc, la chaussure qui vous conduira au nirvana » – ça ferait
une superbe pub, vous ne trouvez pas ?

Hu apportait des potages aigres et piquants.

− Attention, il peut y avoir un incendie dans la bouche.

Il a agité sa main comme s’il s’agissait d’un éventail. Après une


brève ventilation, il a demandé :

− Jamais entendu Doc Soc... Que veut dire Doc Soc ?

– Des mots aigres et piquants, Hu.

Puis j’ai répété son geste – les mouvements de l’éventail – devant


ma poitrine.
– Pas un incendie dans la bouche, Hu, un incendie dans le cœur.

Page Blanche a saisi la balle au bond.

– Vous n’êtes pas juste, Socrate. Cela m’étonne de vous. On confond trop
souvent « cœur » et JE dans cette société. On vous envoie du cœur partout.
Des éclaboussures de cœur. De la confiture de cœur. De la marmelade de
cœur. Du mélo, de la sensiblerie, du sentimentalisme. Une façade, Socrate,
une façade. La sensiblerie donne un spectacle au profit des JE ! Des larmes
comme autant de paillettes pour faire scintiller des illusions. La sensiblerie,
ce sont des JE qui s’exhibent en donnant l’impression qu’ils s’occupent
d’une cause importante. On les montre à la télé, on en fait des modèles, on
invite même les jeunes à s’en inspirer. Malheureusement, la majorité des
jeunes n’est pas en mesure de constater que ce sont trop souvent des JE
qu’on offre comme source d’inspiration, pas la capacité d’être présent.

M’est revenue à l’esprit la première fois où je lui avais parlé du


pirate et de sa famille : « On joue à se montrer nos cœurs, tu nous
montres le tien ? »

– Alors, qu’est-ce que le vrai cœur, Page Blanche ?

– La « capacité d’être présent », Soc ! Commencez-vous à comprendre


que c’est là que conduit la connaissance de soi ? Dans cet espace ? Et que
tout est là ?

– Peut-être...

– La vie, l’être, l’essence, le cœur, peu importe les mots, tout est là, tout !
Il n’y a que là qu’on puisse rencontrer l’autre, êtes-vous avec nous, Soc ?
Êtes-vous dans la capacité d’être présent ?

– Peut-être...

– Cette capacité n’est pas fabriquée par l’humain, les JE le sont. Ce qu’on
appelle « cœur » loge dans le présent alors que les JE errent dans le passé à
produire envie, jalousie et autres Laspeyresia saltitans de l’esprit.
Elle a goûté la soupe. Son nez s’est mis à couler. J’ai imaginé
Leonardo peignant une Mona Lisa au nez qui coule et je me suis
demandé si ce tableau aurait été exposé au Louvre avec pour titre :
Mona Lisa au potage aigre et piquant. Elle a trouvé un mouchoir
dans son sac. J’en ai profité.

– Et qui fabrique la capacité d’être présent ?

Un léger froncement de sourcils montrait que cette question sortait


Mona Lisa de son cadre habituel, mais elle n’a mis qu’un instant
pour se replacer.

– Lorsque l’attention est dans le présent, cette question ne revêt aucune


importance.

– Et la sensibilité, en quoi est-elle distincte de la sensiblerie ?

– La sensibilité est un canal utilisé par la vie pour relier les hommes,
comme le canal de Suez ou de Panama des cœurs humains.

– Comme vos yeux ?

Cette fois, elle ne s’est pas « désencadrée ».

– La sensibilité est un instrument de musique sur lequel la vie peut jouer ;


la sensiblerie, un écran de fumée qui cache la salle de concert.

Ses yeux m’interrogeaient.

– Où en êtes-vous, Soc ?

– J’ai dit au pirate que j’avais peur de lui. Je me suis agenouillé à ses
pieds, comme un croyant dans une église.

– Ah ! bon... Très bien. Et comment a-t-il réagi ?

– Il a abaissé son sabre et m’a demandé : « En quoi suis-je si menaçant,


Socrate ? »
– Non... ce n’est pas vrai.

– J’exagère un peu.

– Pourquoi ne m’emmenez-vous pas visiter le campement ?

– Tant que j’aurai peur du pirate, ce sera non. Des attaques de JE sont
déclenchées dès que je l’aperçois : « Petit parasite, petite peste, petit
microbe ! » C’est instantané !

– Et pendant que vous étiez à genoux, il n’y a eu aucun apaisement ?

– Si, au moment où il a rendu les armes. On aurait dit qu’il


m’enveloppait. J’avais même envie de le serrer dans mes bras tellement il
ne représentait plus aucune menace.

– Diriez-vous que vos JE étaient observés ?

– Tout à fait. Surtout le JE tribal, celui qui craint qu’un enfant lui vole
son oxygène à chaque respiration : « Petit voleur d’air ! »

– On dirait que vous êtes en pleine connaissance de soi, Socrate ! Êtes-


vous de l’air ?

Ce genre de remarque ne m’atteignait plus, enfin, presque plus.

– J’ai l’impression de ne pas avancer, de faire du surplace.

– Ce n’est pas une impression, c’est un constat ! Quand on entre dans la


connaissance de soi, on n’avance pas, on s'arrête !

Elle paraissait sûre d’elle.

– Je ne suis sûre de rien, Socrate.

Toujours cette liseuse que j’omettais de cacher. J’ai cherché une


serviette de table. J’ai même tiré sur la nappe. J’ai finalement laissé
tomber. J’ai constaté que si je voulais arriver à mettre mes yeux
dans ceux du pirate, il fallait d’abord que je les mette dans ceux de
Mona Lisa. Pour la laisser y lire la vérité, rien que la vérité, toute la
vérité :

– Si Mona Lisa avait vécu à notre époque, elle aurait probablement été
avocate.

– Que dites-vous ?

– Rien. Désolé.

– Il n’y a pas d’avancement dans la connaissance de soi, il n’y a que des


moments de lucidité. Mais si vous voulez à tout prix mesurer une
progression, vous pouvez compter la quantité et la durée des moments au
cours desquels vous observez vos JE. Hélas, il y a un problème : dès que
vous commencez à compter, vous quittez la connaissance de soi.

– Bon...

– Les JE ne deviennent pas meilleurs, ils ne grandissent pas ; ils sont


démasqués ! La connaissance de soi n’a rien à voir avec un livre des records
– que ce soit le Guinness ou n’importe quel autre –, c’est un processus
permanent, jamais achevé, qui mène à la présence. L’attention n’y est plus
comme une mouche qui ne se pose jamais, bzz... bzz..., elle est disponible
pour tout ce qui compte. Aimer, par exemple, comment pouvez-vous aimer
si votre attention est une mouche ? Remarquez que je n’ai rien contre les
mouches, il y a des mouches fort sympathiques – connaissez-vous les
mouches tachinaires, Socrate ? Elles participent à la pollinisation des fleurs
en compagnie des abeilles et des papillons. Charmant, n’est-ce pas ? Êtes-
vous une mouche tachinaire ?

Je ne l’ai pas prise. Je veux dire : la mouche. Devant mon


mutisme un tantinet agressif, Page Blanche ne s’est pas effacée.

– Les JE ne peuvent pas aimer, ils sont bien trop occupés ! Ils vouent
l’essentiel de leur temps à briller ou à se protéger. Manifestement, la vie
d’un JE est uniquement consacrée à devenir plus JE. On n’en sort pas.

Elle a repris du potage, un mouchoir à la main.


– Si vous voulez aimer, si vous le voulez vraiment, vous n’avez pas le
choix, il faut passer par la connaissance de soi. Sinon, ce ne sera jamais que
de la confiture.

J’ai osé :

– Et si vous m’en mettiez partout, je veux dire, de la confiture...


Leçon de Page Blanche :

« Si vous voulez aimer,


si vous le voulez vraiment,
vous n’avez pas le choix,
il faut passer par
la connaissance de soi. »
HUMILITAS
Pudeur et humilité

Deux semaines après le décès de mon père, ma mère m’a


téléphoné pour me dire qu’elle venait de trouver, dans la cave, une
jarre dont elle ignorait l’existence. Un grand récipient rempli de petits
papiers semblables à ceux qu’on découvre dans les biscuits chinois
− je n’avais, pourtant, jamais parlé à papa des biscuits chinois. Un
message était écrit sur chacun d’eux : « Je suis un vendeur », « Je
suis un mari », « Je suis un vieillard », « Je suis un père »... Papa
avait collé, à l’extérieur du récipient, une grosse étiquette pareille à
celles qu’on colle sur les bouteilles de vin. On pouvait y lire, en
grosses lettres : « Je ne suis rien de tout cela ! » Maman m’a confié
que, d’après elle, papa avait préparé sa propre urne funéraire : la
jarre à JE.

Je lui ai dit qu’elle avait raison. Qu’effectivement il n’y avait pas


beaucoup de différence entre les cendres dans une urne et les
papiers trouvés dans la jarre. Elle m’a demandé : « Mais s’il n’était
pas ces petits papiers, qui était-il ? – Il était la capacité d’aimer,
maman, et il suffisait qu’il y amène son attention le plus souvent
possible pour être lui-même. Et je crois qu’il a eu la chance de le
découvrir avant de mourir. »
Malheureusement, en ce monde, peu de gens le découvrent avant
de mourir.

Hu était là, entre nous, droit comme un manche à balai. Nous ne


l’avions pas vu arriver :

− Grand-mère vous présente ses excuses. Elle dit que le potage ressemble
à l’intérieur d’un volcan avant qu’il ne crache. Elle dit aussi que le piment
est exubérant. Ce sont ses mots : piment exubérant. Grand-mère aime le mot
exubérant. Elle dit parfois : piment joyeux. Et elle m’a appris un nouveau
mot : exalté. Piment exalté. Elle présente ses excuses pour le piment exalté.

– Dites à Grand-mère que nous apprécions le piment exalté, cher Hu. Et


dites-lui que nous aimons quand c’est doux et parfumé mais que nous
aimons aussi quand ça brûle.

Il est reparti aussi exubérant et joyeux que le piment.

J’ai interrogé Page Blanche :

− Grand-mère n’ose pas venir à notre rencontre. Pourquoi ? Et si c’était


de la pudeur ? Aucun rapport avec les JE, seulement de la pudeur ?

J’ai sorti mon téléphone, une habitude, j’ai lu :

− « Pudeur : discrétion, retenue qu’une personne délicate éprouve devant


ce que sa dignité semble lui interdire. Avoir la pudeur de se taire. »

Puis j’ai ajouté :

− « Humilité : du mot latin humilitas, dérivé de humus, signifiant terre.


Grande déférence envers autrui. » Humus, terre... on est loin des JE, non ?

– C’est en observant les histoires qu’on se raconte qu’il devient possible


de distinguer la « quête d’attention » de la « déférence à l’égard d’autrui ».
Les JE sont de perpétuels mendiants d’attention alors que la présence est
attention. Mais pourquoi me parlez-vous de pudeur et d’humilité ?

Tout mon corps hésitait.


– J’ai l’impression que nous ne sommes pas de notre temps, Mona Lisa.
On se fréquente depuis plusieurs semaines, et ma peau ne connaît que celle
de vos mains. Je ne sais plus si c’est de la peur ou de la pudeur.

Elle s’est mise à rire. Ses doigts se sont posés sur les miens.
J’avais l’impression d’être caressé par des réponses. Elle a lancé :

– J’aimerais créer un site de rencontres appelé « Humilitas. » On pourrait


y lire ceci : « Site réservé aux personnes intéressées par la connaissance de
soi. Avertissement : si vous allez sur ce site il est possible que vous ne
baisiez pas le premier soir. » Il serait intéressant d’en voir le taux de
fréquentation.

– Serait-ce que nous ne sommes pas de notre temps, Mona Lisa ?

– La connaissance de soi n’appartient à aucune époque en particulier,


Socrate.

– J’ai lu un reportage dans un magazine. Un homme racontait son


expérience sur les sites de rencontres. Je le cite : « On se rencontre pour
prendre un verre, on baise et on passe à un autre appel ! » Je me suis
demandé s’il s’agissait d’une nouvelle manière d’aborder la connaissance
de soi.

– Peut-être cela évite-t-il qu’on se raconte des histoires et qu’on en


raconte aux autres. Il y a tellement de JE qui racontent des histoires
uniquement dans le but de baiser.

Elle s’est arrêtée et a regardé le plafond. Elle semblait y voir


quelque chose.

– Bon, une nuit, juste pour le plaisir, pourquoi pas ? Pas besoin de se
servir du calcul différentiel et intégral pour vivre un moment d’extase; on y
va, et hop !, « le corps exulte » comme le chantait Jacques Brel.

– Mais, Page Blanche, le calcul différentiel et intégral, ce n’était pas juste


pour...
– Je sais, je sais... Nous ne parlons ni de vous ni de moi. Nous parlons de
pudeur et d’humilité. Et nous parlons aussi de toutes ces femmes à qui les
JE mâles racontent des histoires dans le seul but de les baiser.

Elle a fait une courte pause, le temps d’afficher de la colère :

– Vous imaginez, Soc, depuis l’apparition du premier JE, la quantité de


JE mâles qui se sont servis des femmes pour susciter l’admiration des autres
JE mâles ? Vous imaginez les milliards de JE qui se sont vantés d’avoir
possédé une femme comme on possède un bout de terre : « C’est moi qui
l’ai eue ! Moi ! »

Elle s’indignait. La beauté s’indignait.

– C’est le JE tribal, comme vous dites. On est loin de la pudeur et de


l’humilité.

J’ai baissé la tête. Je me suis rappelé cette phrase lue sur un mur
de béton, à la faculté de médecine : « J’ai mal d’être homme,
comprenez-vous ? » Je ne me souvenais plus du nom de l’auteur.

– Je ne veux pas qu’on me raconte des histoires dans le seul but de me


baiser, Socrate. En fait, je ne veux pas qu’on me raconte d’histoires, point !
Je n’ai aucune envie d’être un trophée, un butin, la conquête qu’un JE mâle
inscrirait dans son livre des records pour éprouver le sentiment d’avoir de la
valeur et d’être quelqu’un : « C’est ma quinzième ce mois-ci et ma
troisième en vingt-quatre heures ! »

Elle était pourpre. Circulaient dans ses veines des refus, des cris,
comme autant de globules rouges par millimètre cube de son sang.
Elle avait le visage rougi par tous les « non » de femmes abusées
depuis l’apparition du premier JE mâle. Et même avant. Sa peau
hurlait !

– Et si on ne veut que me baiser, rien d’autre que me baiser, qu’on me le


dise ! Je verrai si cela m’intéresse.

J’ai relevé la tête.


– Corrigez-moi, Page Blanche, n’est-ce pas un de vos JE qui, à l’instant
même, s’affirme ? Et ne seraient-ce pas des JE qui, au cours de l’histoire,
auraient pu permettre à des femmes d’envoyer paître des JE mâles ?

– Les JE demeurent toujours vulnérables, Socrate, à cause de leur besoin


d’être aimés. Ils sont coincés dans l’équation qui leur fait associer être aimé
et réussir : « Si je suis aimé, je vais réussir et, si je réussis, je vais être
aimé. » Voyez-vous les nombreux pièges à JE cachés dans cette équation ?
Vous ne voyez pas ? « Venez dans mon bureau et vous aurez un premier rôle
dans mon film. Un succès assuré au box-office. Je vois déjà briller la star en
vous. Le monde entier vous adorera. » Illusion ! Il faut arriver à prononcer
des « non » libres ! Des « non » libérés de tout besoin d’être aimé et de
toute peur de ne pas l’être. Des « non » qui n’obtiendront peut-être pas de
rôle, mais des « non » conscients qu’ils ne perdront jamais leur capacité de
jouer.

– Leur capacité de jouer ?

– Tout à fait. Et il n’y a que la présence qui puisse prononcer de tels


« non » ! Et c’est cette même présence qui permettra à la capacité de jouer
d’éclore, de briller et de clouer le bec des JE mâles en leur faisant avaler les
histoires qu’ils racontent. La compétence ! Devenir compétent : rien à voir
avec les JE, tout à voir avec le talent.

– Croyez-vous que je vous raconte des histoires ?

– Non, c’est à vous-même que vous en racontez !


YOUTUBE
ET LES GOUROUS
La méditation

À l’âge de 20 ans, comme je ne connaissais aucun succès avec le


calcul différentiel et intégral, j’ai décidé d’apprendre à méditer. Il
existait, à l’époque, des cours de méditation transcendantale. Ils
étaient très populaires à cause des Beatles et de leur gourou : le
Maharishi Mahesh Yogi. Je me disais que si les Beatles étaient si
populaires, c’était peut-être à cause des cours de méditation.

Moyennant une certaine somme, je me suis retrouvé dans le sous-


sol d’une maison de banlieue. Lumière tamisée, encens, musique −
pas celle des Beatles. Un homme, doté d’une barbe qui descendait
jusqu’au milieu de la poitrine, m’a enseigné un mantra – un son
qu’on répète. Il a insisté sur le fait qu’il ne fallait surtout pas que je
transmette ce son à d’autres. On aurait dit qu’il parlait d’une maladie.
Il disait que ce mantra était personnalisé comme un costume fait sur
mesure, qu’il lui avait été inspiré par ma tête à mon entrée dans la
pièce et qu’il ne conviendrait à personne d’autre. Très impressionné
par la barbe et la musique, je n’ai pas osé demander ce qui
m’arriverait si je transmettais ce son, ni ce qui arriverait à la
personne à qui je le transmettrais. J’ignorais, à l’époque que c’était
une histoire qu’on me racontait. Comme celle du journal ouvert à la
page : « Il ne vous reste que vingt-quatre heures pour profiter de
notre offre. Après... » Et je l’ai cru. Depuis, je n’ai jamais osé révéler
ce mantra à personne. J’aimerais quand même rendre hommage au
Maharishi et aux Beatles, car la répétition de ce son est un excellent
moyen de sortir l’attention des pattes du JE. Il y a cependant un
piège : l’apparition du JE gourou. Prudence !

Et je ne vous révèlerai pas mon mantra, au cas où...

– Je médite, Mona Lisa.

– Ah bon ?

– Oui, j’avais commencé à l’époque du calcul différentiel et intégral


mais, comme je n’obtenais pas le succès escompté, j’ai abandonné. Je viens
de m’y remettre. J’ai regardé des vidéos sur YouTube. Des cours pour
débutants. Des techniques d’une simplicité déconcertante. J’ai, cette fois-ci,
l’intention de devenir un pro de la méditation.

Elle a paru intriguée.

– Pendant que vous méditez, est-ce que ça saigne, Socrate ?

– Pardon ?

– Parfois, pendant la méditation, il est possible que ça saigne.


Métaphoriquement, bien sûr. Mais je ne suis pas certaine qu’on enseigne
cela sur YouTube. Et prenez garde de faire de moi une experte de la
méditation, les pros de la méditation, ça n’existe pas ! Méfiez-vous des
personnes qui prétendent le contraire. Assurez-vous qu’il n’y a pas un JE
spirituel derrière leur discours. Un JE qui se servirait d’un exposé savant
pour attirer les projecteurs sur lui.

Elle a fermé les yeux.

– La méditation permet d’observer les JE pour les connaître, Soc, pas


pour les exhiber !

– Mais Mona Lisa...


Elle parlait les yeux fermés.

– Et si vous étalez votre connaissance de soi dans le but de me séduire,


vous errez une fois de plus ! Les JE spécialistes de la connaissance de soi,
c’est comme les gourous : ça n’existe pas ! En fait, on devrait plutôt dire
qu’ils n’ont d’utilité que si leurs enseignements nous libèrent d’eux,
autrement, ils ne rendent de service à personne. Ils gardent leurs disciples
emprisonnés dans des JE disciples et font obstacle à la connaissance de soi :
« J’ai mon gourou, c’est un grand, il vient de l’Inde, et toi ? » Et si vous
tentez de me séduire avec des galipettes spirituelles, c’est peine perdue ; il
n’y a que votre présence qui m’intéresse.

– Vous avez appris à méditer sur YouTube ?

– Non, c’est tante Jeannine qui m’a formée. Elle s’intéressait à la


méditation bien avant que YouTube n’existe. Comment avait-elle appris ? Je
l’ignore. C’est un secret qui repose dans l’urne funéraire.

– Et c’est elle qui vous a rendue aussi savante ?

Elle attendait visiblement cette remarque.

– Tante Jeannine n’avait rien d’un gourou. Elle me répétait


régulièrement : « Ne crois pas un poil de ce que je te raconte, ma chérie,
teste-le ! » Grâce à elle, j’ai appris que de vieilles blessures peuvent s’ouvrir
pendant une méditation. Et que ce n’est pas grave. Que c’est même
merveilleux. On découvre le mécanisme à la base d’une grande partie de la
détresse humaine.

– Le mécanisme ?

– Oui, Socrate, en méditant, on ouvre la souffrance comme on ouvrirait


une horloge. On en expose l’intérieur. On voit tourner les minuscules
rouages qui en assurent le fonctionnement. On observe qu’il suffit d’un mot
traversant la tête – le nom d’une personne – pour déclencher des spasmes
dans tout le corps; le mépris et tous les autres noms qu’on donne à la
souffrance.
– La méditation permet cette observation ?

– Elle est cette observation, Socrate. Si on ne vous a pas dit ça sur


YouTube, il faudra créer votre propre chaîne et le dire vous-même : « Ici
Socrate. J’ai maintenant ma propre chaîne YouTube : le canal de la
connaissance de soi. En vous abonnant, vous apprendrez à vous éloigner
des gourous. Voici mon premier message : “Méditer, c’est entrer dans un
observatoire.” »

– Mais si j’invite des gens à s’abonner à ma chaîne, ne fais-je pas de moi-


même un gourou ?

Elle attendait aussi cette remarque.

– Tout dépendra du message que vous délivrerez, Socrate, l’objectif étant


que vos abonnés se désabonnent le plus vite possible, non pas parce que
vous les aurez fait fuir, mais parce qu’ils auront compris votre message.
Remarquez que je n’ai rien contre les apprentissages faits sur YouTube, on
y trouve des informations très utiles. J’y ai entendu un médecin américain,
Richard Moss, soutenir que, pendant la méditation, on peut observer les
quatre quadrants où se trouve habituellement l’attention.

– Quatre ?

– Oui, Soc, quatre ! Le premier, les jugements sur soi : « Je suis un


idiot ! » ; le deuxième, les jugements sur l’autre : « Mais quel idiot ! » ; le
troisième, les jugements dans le passé : « Mais qu’est-ce que j’ai été
idiot ! » ; et le quatrième, les jugements dans l’avenir : « Il ne sera jamais
rien d’autre qu’un idiot ! » Évidemment, chacune de ces phrases provoque
son lot de crampes. Voilà ce qu’on peut observer pendant la méditation.

– Richard comment ?

– Richard Moss. Mais les idiots ne viennent pas de lui, ils viennent de
moi. Moss disait aussi : « Quand j’écoute une autre personne, quand je
l’écoute vraiment : je médite. »

– Ne vous inquiétez pas, Page Blanche, je vous écoute...


– L’écoute constitue une opportunité en or pour observer les mouvements
de l’attention : est-ce que l’attention est consacrée aux paroles de l’autre ou
est-elle coincée dans des histoires de JE, du genre : « Mais c’est fou toutes
les idioties qu’elle peut raconter en une minute ! »

J’ai encore eu besoin de me défendre.

– Je n’ai jamais dit ça ! Je ne l’ai même pas pensé.

Hu est arrivé les bras chargés de plats fumants :

− Grand-mère envoie « Nouilles chinoises de la longévité ». Elle dit que


la longévité ne vient pas des nouilles mais des mains qui les préparent.

– J’aimerais bien serrer les mains de Grand-mère, Hu, et même les


embrasser.

Mona Lisa a renchéri :

− Vous embrasserez ses mains pour nous.

Et elle a ajouté, comme ça, sans avertissement :

– Pardonnez-moi, Socrate, je vais maintenant méditer.

Elle a fermé les yeux et a dégusté les plats, en silence, pendant


plusieurs minutes. Puis, en ouvrant les yeux :

– C’est comme si tante Jeannine avait connu Richard Moss. Tatie disait :
« Une seule phrase suffit pour te retourner les tripes, ma chérie : “Il ne veut
rien savoir de toi même si, tous les samedis, il suit tes cours de calcul
différentiel et intégral.” »

– Tante Jeannine vous parlait du calcul différentiel et intégral ?

– C’est une blague, Soc !

– Désolé...
– Tante Jeannine me sermonnait presque : « Écoute bien, ma grande,
écoute la chose la plus précieuse que la vie ait apprise à Tatie : l’observation
du mécanisme de la souffrance permet l’arrêt du fonctionnement de ce
mécanisme. Autrement dit : pour arrêter les pensées qui te pourrissent la
vie, observe-les. Vois la connexion entre une image mentale et les nœuds
dans ton estomac. Juste ça ! C’est de là que viennent les guerres, ma
chérie. »

Une ombre a traversé le visage de Mona Lisa.

– Je t’assure, ma grande, c’est de là que viennent toutes les guerres !

Elle a repris des nouilles et refermé les yeux.

– Une chose m’échappe, Soc, pourquoi n’êtes-vous pas en mesure de


méditer en présence du pirate ? À la pointe de son sabre ? Méditer dans
l’action, comme le disent certains moines bouddhistes ?

– Méditer dans l’action ?

– Il ne sert à rien de méditer sept heures par jour si on n’arrive pas à


méditer dans l’action. J’ai vu des JE spirituels voler des idées, gueuler au
premier irritant et dénigrer le travail des autres dans leur dos. Pourtant, ils
citaient Bouddha à la moindre occasion, fréquentaient des monastères et
méditaient depuis de nombreuses années. À quoi sert la méditation si c’est
pour donner à ses JE encore plus d’importance ? Pourquoi méditer deux
heures par jour si c’est pour écarter du revers de la main ceux et celles qui
se trouvent sur la route de ses JE ?

Elle a rouvert les yeux.

– Pourquoi méditer tous les matins si vous ne méditez pas à l’instant où


vos JE jettent leur mépris sur un pirate : « Petit parasite ! Petite peste ! Petit
microbe ! »...

Je n’avais pas du tout envie de lui donner raison.

– Parlez-moi davantage de tante Jeannine.


Elle a refermé les yeux.

– Méditons un peu, Socrate, prenons le temps de savourer les nouilles de


la longévité...
Leçon de Page Blanche :

« Méditer, c’est entrer


dans un observatoire. »
TANTE JEANNINE,
LES PAPILLONS ET L'ÉCONOMIE
Le JE mâle

Un matin au réveil, en buvant de l’eau, j’ai ressenti une douleur à


une dent. Une phrase a immédiatement traversé mon esprit : « Je
n’ai pas le temps et ça va coûter cher ! » L’équivalent de « Les
journées ont commencé à raccourcir ». pour mon père. Et j’en ai
voulu à cette dent ! Je lui en ai voulu de me faire mal : « Sale
dent ! » Et j’ai déprimé.

Sans m’en rendre compte, j’entretenais, avec le corps humain, le


rapport qu’entretenait mon père avec l’univers : j’exigeais qu’il soit
parfait et qu’il protège mes JE en permanence : jamais de malaise,
jamais de maladie, jamais d’inconfort ! Pas besoin de ne rien faire, il
s’en occupe !

Mais, à la différence de mon père, j’ai vu la phrase traverser


l’esprit − il aurait été préférable d’écrire : « la vigilance attentive a vu
la phrase traverser l’esprit ». Et, résultat de plusieurs séances de
connaissance de soi, l’observation a tout de suite commencé :
Observer la séquence
(un petit rappel ne fait jamais de mal !)
1. La perception d’une menace à mon confort : « Je n’ai pas le
temps et ça va coûter cher ! »

2. L’agitation des JE : « Pourquoi est-ce toujours à moi que cela


arrive ? Et pourquoi est-ce toujours dans ces moments-là ? »

3. Tempête hormonale : le serrement dans le thorax, la lourdeur


dans l’estomac.

4. Apaisement des JE : « Tout doux, les JE, on se calme. Ce


n’est pas votre agitation qui va anesthésier la douleur ! »

Et on passe à l’action, on ramène l’attention dans le présent :


« Reviens ici. On va prendre rendez-vous avec notre dentiste
préférée ! »

Nous venions de terminer nos plats. Mona Lisa a ouvert les yeux.

– Où en étions-nous, docteur ?

– À tante Jeannine.

– Que voulez-vous savoir ?

– Si votre passion pour le JE mâle vous vient d’elle.

– Oui, en grande partie. À cause des papillons.

– Les papillons ?

– J’entendais récemment l’ex-président des États-Unis glapir : « Entre


l’économie et les papillons, je choisis l’économie. » Il consentait à ce que
des forêts où les papillons se reproduisent soient détruites pour les
remplacer par des centres commerciaux : des boutiques, des appartements et
des cinémas où l’on présenterait probablement des films sur l’extinction des
papillons. Il ignorait que, sans les papillons, l’économie ne survivrait pas.

– Vous m’étonnez : en quoi les papillons contribuent-ils à l’économie ?

– Ils pollinisent les fleurs en compagnie des abeilles et des mouches


tachinaires. Or, peut-être ne le savez-vous pas, mais seuls quelques
papillons possèdent une trompe assez longue pour pénétrer certaines fleurs
– les fleurs profondes ; des fleurs que ni les mouches, ni les abeilles ne
peuvent pénétrer.

Elle a penché tête sur le côté.

– Vous rougissez Socrate ? Peut-être devriez-vous méditer dans l’action à


l’instant même ? Observer où est votre attention... Mais revenons à
l’économie. J’ai appris sur YouTube que certaines fleurs ne s’ouvraient que
la nuit. Elles ont pour nom « Fleur de lune », « Belle de nuit », « Reine de la
nuit », et autres noms tout aussi évocateurs. Le jour, ces fleurs se ferment ou
se fanent, par conséquent, le papillon nocturne est un des rares insectes
capable de les polliniser.

– Fleur de lune, Belle de nuit, Reine de la nuit ; des noms à faire rêver...
Permettez-moi de rêver quelques instants.

– Je ne demande pas mieux, Socrate, mais que faites-vous de


l’économie ?

– Bien sûr, bien sûr... l’économie !

– Fleurs profondes et fleurs de nuit pourraient disparaître si des papillons


n’y plongeaient pas leur trompe ; un geste très rentable. Ces plantes, à
travers leurs feuilles, graines et fruits, nourrissent oiseaux, rongeurs,
insectes et autres bêtes qui, autrement, crèveraient. Les papillons sont des
cultivateurs, docteur, ils cultivent la nourriture de plusieurs espèces
vivantes, incluant la nôtre.
– Je vois...

– Et il ne faut pas oublier la chenille ; le ver qui précède le papillon.


Certaines chenilles mangent des plantes qui, si elles n’étaient pas bouffées,
pourraient dominer les autres jusqu’à les faire disparaître. Des plantes
dominatrices, Soc, vous avez bien entendu ! Si les chenilles n’en
contrôlaient pas la multiplication, des prairies entières ne seraient plus
recouvertes que d’une seule espèce. Une catastrophe pour les éleveurs car
plusieurs animaux ne peuvent pas consommer ce type d’herbe, plus
particulièrement les bêtes que mange, dans ses burgers, l’ex-président des
États-Unis.

Hu s’est arrêté, le temps de dire :

− Ce ne sont certainement pas des bêtes venant de Chine, car l’ex-


président des États-Unis ne digère pas les mets chinois.

Mona Lisa a semblé savourer la remarque.

– Au bout du compte, privé de son bétail, M. le Président se verrait dans


l’obligation d’importer sa viande d’autres pays, voyez-vous ça ? Du
Mexique, d’Amérique latine et d’ailleurs... Tout ça parce que son JE tribal
aura fait disparaître les papillons ! Un désastre économique, rien de moins !
Terminé son MAGA ! Foutu le « Make America Great Again ! »

– Et que vient faire tante Jeannine dans la vie de l’ex-président des États-
Unis ?

– Elle m’a fait comprendre, bien avant l’élection de ce président, qu’à


choisir entre les papillons et l’économie, il fallait toujours choisir les
papillons ! Et que, sans eux, aucune économie ne pourrait tenir; ce serait le
crash, la grande dépression.

– Vous m’avez aussi dit que tante Jeannine était un ange...

– Enfant, je croyais être accompagnée en permanence par un ange


gardien. C’est lui qui, dans ma tête, avait stoppé une voiture alors que je
traversais la rue à un feu rouge; un mètre de plus et boum, c’en était fini !
Tante Jeannine, à qui j’avais raconté cette histoire, m’avait dit que les anges
venaient d’un monde où il n’y avait pas de feux de circulation et qu’il
vaudrait mieux que je demeure attentive : « Il faut cultiver la présence, ma
grande ! » Déçue, je lui ai demandé contre quoi un ange gardien pouvait me
protéger : « Contre les histoires d’ange gardien » m’avait-elle répondu. J’ai
préféré ne plus aborder le sujet devant elle. Pour ne pas effrayer mon ange
gardien. À l’époque, j’avais encore besoin de cette histoire.

– Et depuis ?

– J’ai découvert que les anges véritables étaient ceux qui avaient appris à
observer JE afin de pouvoir utiliser pleinement leurs capacités d’ange. Tante
Jeannine aurait pu coudre un vêtement avec des brins d’herbe ; ses doigts
avaient cette virtuosité. Elle dessinait des visages de femmes en réparant
des déchirures dans les vêtements que lui apportaient des personnes
démunies : sa version personnelle du kintsugi.

– Le kintsugi ?

– Vous ne connaissez pas ?

– Non.

– C’est une pratique japonaise qui consiste à utiliser une laque mêlée à de
la poudre d’or pour coller des objets brisés. Les lignes de cassures, une fois
remplies, font de ces objets des œuvres d’art. Des œuvres plus solides que
l’objet d’origine. Une histoire bien connue.

– Pardonnez-moi, mais je ne la connais pas. Vous en savez visiblement


plus que moi à propos des objets brisés et de leur réparation.

– Il n’y a rien d’irréparable quand on entre dans la connaissance de soi,


Soc, vous devriez maintenant le savoir. Tante Jeannine disait : « Si je fais
apparaître des visages de femmes dans les chemisiers que je répare, c’est
pour rendre hommage à toutes celles qui ont été emprisonnées par des JE
d’hommes. En faisant émerger la beauté de ces femmes, j’ai l’impression de
raccommoder des connexions que les JE ont brisées. Je reprise la beauté
avec du fil de soi. »
– Est-ce un jeu de mots ?

– Vous avez bien saisi : le fil de soi... sans « e » ! Ou, plutôt, le fil de soi
sans JE. Le fil qu’on découvre en étant présent, comme si quelqu’un
frappait à la porte de notre tête : « Toc toc, est-ce qu’il y a quelqu’un là-
dedans ? » Et que pour toute réponse, on entendait : « Non, personne en ce
moment. Personne à accuser ou à juger; personne à craindre ou à désirer;
personne dont on peut se plaindre ou avec qui se comparer; seulement la
présence. » Quand j’ai demandé à tante Jeannine de me coudre un filet pour
chasser les papillons, elle a haussé les sourcils. Un soir, par la porte
entrouverte de ma chambre, j’ai entendu une de ses copines dire que la
chasse était une activité réservée aux garçons, même s’il ne s’agissait que
des papillons : « Coudre un filet, oui, mais chasser le papillon, non, pas
pour une fille ! »

– Ah bon ? Une femme a dit ça ?

– Il n’y a pas que des JE d’hommes qui, au cours de l’histoire, ont fait
mal aux femmes, Socrate, il y a aussi des JE de femmes. Dès qu’un JE se
sent menacé par une différence, il essaie de détruire cette différence; qu’elle
soit chez un homme, une femme ou même un enfant.

Hu s’est arrêté.

− Une personne menacée par la différence peut faire n’importe quoi pour
rendre tout le monde pareil. Et, en même temps, faire n’importe quoi pour
être spécial et unique – la tête humaine est souvent folle alors qu’elle se
croit sage. J’ai lu cette phrase dans un biscuit.

Mona Lisa a acquiescé.

– Le lendemain matin, tante Jeannine m’amenait dans le cabanon situé


près du chalet où je passais mes étés en sa compagnie. Ce cabanon avait un
nom : « La Shed ». Tatie y entassait des cartons remplis de vieux tissus. Elle
a déplacé quelques caisses − « Aide-moi ! » − et a attrapé une poignée
enfouie sous des vêtements de travail − « Tire ! » −, un coffre en bois : « Du
cèdre. Ça protège contre la vermine et les parasites. » Je me suis demandé si
ça protégeait contre les copines qui tuaient les rêves d’enfants ou tout autre
rêve. « Ouvre-le !» J’ai soulevé le couvercle et une mer est apparue ! Des
vagues multicolores sous forme de rideaux de tulle. Les mains de tante
Jeannine nageaient, euphoriques. Elle s’est mise à tirer. On aurait dit un
magicien sortant des écharpes nouées les unes aux autres à l’infini. J’ai
alors songé que, dans ma courte vie, j’avais vu de nombreux magiciens
mais jamais de magicienne. Aucune ! Et que, comme pour la chasse aux
papillons, la magie était peut-être réservée aux garçons. J’ai tout de suite eu
envie de faire de la magie.

Elle est devenue songeuse. J’avais envie de dire : « Mais vous


faites de la magie depuis longtemps, Mona Lisa ? » J’ai alors pris
conscience que, dans ma propre enfance, les femmes qu’on voyait
dans les spectacles de magie étaient celles qu’un homme enfermait
dans une boîte pour les couper en deux, en les sciant par le milieu.
Quelques coups d’égoïne, et hop : des jambes nues fouettaient l’air
d’un côté de la scène pendant qu’une tête souriait de l’autre. Les
spectateurs applaudissaient. J’ai tenté de me rappeler si j’avais vu
des hommes coupés par le milieu, jambes poilues d’un côté et tête
barbue de l’autre ? Jamais !

– Je ne vous embête pas, Socrate ?

– Non, non, Page Blanche, je songeais à des numéros de magie qu’on


pourrait faire ensemble. Poursuivez, je vous prie...

– Tati a jeté les rideaux autour de moi : « Choisis ! » J’ai pris ceux cou-
leur d’avoine, d’orge, de blé et de toutes les céréales qui poussaient aux
alentours. Je cultivais déjà l’art du camouflage. Je le cultive encore
aujourd’hui, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

– Êtes-vous un caméléon, Mona Lisa ?

Sa chevelure lançait de l’argent partout. J’ai tendu les mains sans


le faire exprès. Un réflexe. Je n’ai pas osé lui dire qu’à cet instant
précis, en matière de camouflage, c’était un échec total. Et que le
caméléon était transparent.
– Tatie s’est mise au travail le soir même. Depuis mon lit, j’entendais la
machine, les ciseaux, l’apparition des coutures. Je n’arrivais pas à dormir.
Je rêvais à mes captures. Des papillons immenses. Je les brandissais sous
les yeux de la copine : « Alors madame, la chasse aux papillons, ce n’est
pas pour les filles ? » C’est d’ailleurs l’histoire de cette femme que je me
plaisais à chasser, bien plus que les papillons. Qui sait si tante Jeannine ne
m’avait pas cousu un filet à histoires ?

– J’aimerais en avoir un, Mona Lisa, un filet à histoires. Je mettrais ma


tête dedans.

– La connaissance de soi est un filet à histoires, Soc. Et, quand on médite,


on peut attraper une grande variété de JE en plein vol !

– Si je comprends bien, Tante Jeannine enseignait, elle aussi, la


connaissance de soi ?

– Absolument, avec un irréprochable doigté.

– Je sais maintenant ce que sont les anges.

– Le lendemain matin, le filet m’attendait sur la chaise où je m’asseyais


pour prendre le petit déjeuner. Il était brodé. Des visages de femmes. Elle
me les a introduites : « Je te présente Olympe de Gouges, Niki de Saint
Phalle, Suzanne Buisson, Émilie du Châtelet, Louise Michel ; des femmes
qui ont en commun d’avoir permis aux femmes de se libérer du JE mâle, ma
chérie. Les papillons viendront directement dans ton filet, tu n’auras même
pas à courir. » Armée de cet étrange outil – une arme en tissus −, je
capturais des papillons toute la journée. Rares étaient ceux qui
m’échappaient. J’en capturais même à la tombée du soir. Ils volaient autour
d’une ampoule vissée dans le plafond, juste au-dessus de la porte d’entrée,
seule ampoule à des kilomètres à la ronde. Je regardais mourir les
splendides créatures dans un pot de verre à l’intérieur duquel Tatie avait
déposé des tampons de ouate imbibés de tétrachlorure de carbone. Elle se
servait de ce produit pour enlever des taches de graisse sur les vêtements et
les tapis. À l’époque, le CCL4 – je me souviens du symbole chimique – était
en vente libre dans les pharmacies. J’en imbibais moi-même la ouate.
Quelques années plus tard, son usage était interdit à l’échelle mondiale; trop
toxique.

– Quel âge aviez-vous ?

– 9 ans.

Je l’écoutais en me disant que, depuis cette interdiction, on avait


multiplié les substances qui empoisonnent les papillons et les
enfants à l’air libre. Plus besoin de filets, de pots et de ouate; juste à
respirer dans les endroits où des promoteurs immobiliers
remplaçaient des forêts par l’économie.

– Curieusement, pendant que je les regardais mourir, j’éprouvais une


certaine excitation. J’étais fascinée par le pouvoir que m’apportait le CCL4.
Je savourais le ralentissement progressif, l’ultime déploiement des ailes,
l’immobilité finale. Je n’avais aucune conscience de ce qu’il avait fallu pour
faire bouger une si petite chose, des connexions requises pour animer les
battements qui, peu à peu, diminuaient.

Son regard est devenu couleur d’avoine et d’orge.

– Je ne sais pas si vous saisissez ce que je veux dire, Socrate. Les


mécanismes fins qui permettaient le mouvement des pattes, des yeux ou de
la tête étaient sans intérêt pour moi. Je leur étais parfaitement insensible. Je
ne pouvais même pas m’en foutre car je ne les percevais pas. Pire encore,
j’appréciais leur disparition. J’étais enivrée par ce nouveau pouvoir. Je
vivais, à l’époque, l’insensibilité des grands dictateurs, leur ignorance.

Elle secouait doucement la tête. Comme si elle n’en revenait


toujours pas.

– Saisissez-vous, Socrate ? Je voulais fixer la beauté, l’avoir juste à moi !

Je la contemplais, plus belle que jamais.

– Oh oui, Mona Lisa ! je saisis, vous ne pouvez savoir à quel point.


– Pour la capture, j’étais imparable, mais je ne connaissais rien à la
conservation. Je me contentais de piquer mes proies au fond d’une boîte à
chaussures. Une fin d’après-midi, en rentrant de la chasse, j’ai surpris tante
Jeannine en train de recoudre des ailes. Une pince à épiler dans une main,
une aiguille à coudre dans l’autre. Elle se servait aussi de cure-dents et d’un
tube de colle. Elle ne me voyait pas. Me croyait sans doute aux champs.
Elle rendait leurs ailes aux papillons démembrés par l’assèchement. Un
chirurgien plastique n’aurait pas fait mieux. Ce jour-là, mon bocal dans une
main – mes prises du jour en train de mourir – et mon filet dans l’autre, j’ai
compris ce qu’était la beauté. J’ai vu qu’elle résidait autant dans les
mouvements des doigts de tante Jeannine que dans les ailes qu’elle
recousait. Je me suis approchée et lui ai demandé si elle faisait cela depuis
longtemps. « Depuis le début, ma grande, depuis le début. J’espère ne pas te
décevoir. Mais je le fais aussi par solidarité avec toi. C’est-à-dire pour faire
ravaler son histoire à ma copine… »

Mona Lisa m’a regardé comme si elle me voyait pour la première


fois.

– De nombreux hommes ont avec les femmes le rapport que j’avais, à


neuf ans, avec les papillons. Ils veulent posséder notre beauté, nous mettre
dans un bocal avec de la ouate et un soupçon de CCL4 pour qu’on se taise et
qu’on batte des ailes de temps à autre, au milieu de leur collection. Ils nous
veulent silencieuses, sauf au lit. Je crois qu’il en est ainsi de l’ex-président
des États-Unis. Il est parfaitement insensible à ce qui fait battre les ailes des
femmes et, à choisir entre les femmes et l’économie, il choisit l’économie.

J’ai dû avaler ma pomme d’Adam. Je ne pouvais pas être plus nu.

– C’est un exemple parfait de l’ignorance de soi et c’est là que la plupart


des êtres humains passent leur vie. Ils croient que c’est le fonctionnement
normal de leur tête. Et qu’il n’y a rien d’autre. Ils ignorent qu’ils sont
ignorants. L’ignorance de soi est la plus grande tragédie qu’ait connue
l’espèce humaine.

Elle s’est emparée d’un biscuit puis, sans l’ouvrir, l’a replacé dans
l’assiette. Et, comme si elle avait un bout de papier sous les yeux, a
dit :
– Un message pour nous deux, personnalisé : « Vous deviendrez bientôt
les deux ailes d’un papillon. »

En entendant cette phrase, j’ai, à mon tour, replacé le biscuit dans


l’assiette sans l’ouvrir.

– Que faites-vous, Socrate ?

– Peut-être renferme-t-il une chenille ? Je protège l’économie.

Elle a tendrement placé ma main entre les siennes :

– Et si nous la protégions ensemble, Soc? Il n’y a pas d’autre façon.


Leçon de biscuit chinois :

« Une personne menacée par la différence


peut faire n’importe quoi
pour rendre tout le monde pareil.
Et, en même temps,
faire n’importe quoi
pour être spécial et unique –
la tête humaine est souvent folle
alors qu’elle se croit sage. »
LA CHOUETTE
Le JE promoteur

Enfant, à l’école, j’ai reçu une éducation religieuse. J’ai appris,


entre autres choses, qu’il était interdit de manger de la viande le
vendredi. Je n’ai jamais su pourquoi car il ne fallait pas demander
d’explications. Et si, malgré tout, on en demandait une, on obtenait,
pour toute réponse : « C’est interdit ! » Je savais cependant que, si
j’en mangeais – et que je mourais tout de suite après −, j’allais me
retrouver en enfer. Un endroit où il valait mieux ne pas aller à cause
de la chaleur qu’aucun thermomètre ne pouvait mesurer.

Or, un vendredi, ma mère a acheté des saucisses fumées.


J’adorais les saucisses fumées. J’ai donc percé l’emballage à son
insu et j’en ai mangé une, crue ! Ma mère m’a pris sur le fait.
Comme je n’avais pas compris pourquoi il était interdit de manger
une saucisse le vendredi, j’ai brandi une phrase entendue au cours
de catéchèse : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils
font ! » Ne sachant pas quoi répondre, ma mère a brandi l’index :
« Que je ne t’y reprenne plus ! » Je n’étais pas mort, mais je savais
ce qu’était l’enfer car ma température corporelle avait beaucoup
monté. Et je n’ai pas digéré la saucisse.

Je n’ai jamais su pourquoi on ne devait pas manger de la viande


le vendredi mais je trouve, après coup, que ce n’était pas une
mauvaise idée.

Nous étions, Page Blanche et moi, appuyés sur la façade du


resto. Nous regardions sans parler défiler les voitures sur le
boulevard. Un besoin de ne pas chercher de mots, d’idées ou de
sujets de conversation ; de ne pas avoir à se rendre intéressants. Le
goût d’être simplement l’un à côté de l’autre, sans but.

Il tombait une pluie fine, une vapeur froide. Mona Lisa portait son
imperméable jaune et ses bottes rouges, les mêmes que lors d’une
de nos précédentes rencontres. J’aurais aimé que Leonardo soit
avec nous et qu’il pose son chevalet sur le trottoir, dans le sfumato.
Finalement, la question est tombée :

– Avez-vous une fois de plus évité le campement, Soc ?

J’avais retourné cette question mille fois dans ma tête. Je savais


qu’elle viendrait comme toutes les questions que craignent nos JE.

– Oui, je l’ai évité, j’ai décidé de ne pas y retourner sans vous, d’attendre
que nous soyons prêts tous les deux.

– Nous ne serons jamais prêts, Socrate. La connaissance de soi n’attend


pas que nous soyons prêts ; elle est de toutes les appréhensions, de toutes
les hésitations, de tous les tracs. Elle est du sentiment de ne pas être prêt.
Elle est de l’impression d’être lâche. Elle observe toutes les envies de fuir.
Elle ne les juge pas, elle pose des questions : « Quelle est la menace ?
Qu’est-ce qui se sent menacé ? » Vous êtes-vous sérieusement posé ces
questions, Socrate ? Qu’est-ce qui, en vous, se sent menacé devant le
pirate ? Devant ma face ? Devant ce que vous voyez dans un miroir ?

J’étais pris en flagrant délit d’ignorance de soi.

– Mais pourquoi l’ignorance de soi est-elle aussi répandue ? Pourquoi des


milliards d’êtres humains y passent-ils leur vie, de génération en génération,
depuis des siècles ? Au fond, pourquoi demeurons-nous si bêtes ?

– Parce que la connaissance de soi est menaçante !


Pour une rare fois, il y avait dans le ton de sa voix un soupçon de
découragement. La bruine se transformait en brouillard. Nous
devenions sfumato. Hu a ouvert la porte.

− Bienvenue à vous deux.

Il a regardé autour de lui, émerveillé.

− Aujourd’hui, si les fleurs pouvaient parler, elles diraient qu’il fait beau.
Venez, entrez.

− Pas tout de suite, Hu. Nous chassons l’ignorance avec des filets à
papillons.

– Vous êtes très drôles tous les deux. J’apporte des crêpes jian bing
oignons et coriandre avec un parapluie pour vous réchauffer.

Nous avons répondu en duo, sur la même note :

− Merci Hu !

– Mais où êtes-vous Soc ?

– Dans la bêtise. Elle détruit les papillons et d’innombrables formes de


vie uniquement pour assurer la survie des promoteurs de tout acabit qui ne
jurent que par le progrès, la croissance et le profit. Le JE promoteur envahit
la planète. Il est devenu un modèle. Il est même devenu président de
plusieurs pays.

– Le JE promoteur ? Mais ne le sont-ils pas tous ? L’autopromotion n’est-


elle pas le passe-temps favori des JE ? Et les réseaux sociaux ne forment-ils
pas la plateforme idéale pour s’adonner à ce passe-temps ? Pourquoi ne pas
simplement regarder le temps passer sans promouvoir quoi que soit ? Est-ce
si difficile ?

Le brouillard s’épaississait depuis mes yeux : une tristesse venue


du sentiment d’être étroitement connecté avec les papillons, là-bas,
très loin, en plein soleil ; et d’être en même temps isolé, sur le
trottoir, comme le pirate, par le JE promoteur.
– « Grandir, grandir, toujours grandir ! » : son slogan !

La main de Mona Lisa s’est glissée dans la mienne. Ma tristesse


peignait un portrait, dans le brouillard, celui du JE promoteur.

– « Devenir le numéro un ! » : son mot d’ordre !

Après une pause, j’ai ajouté :

– « On ne peut pas arrêter le progrès ! » : la réponse qu’il donne à toutes


les questions qui lui sont posées !

J’ai songé au pirate.

– Et quand vient le temps de choisir entre les enfants et l’économie, il


choisit l’économie.

Hu, Long et Zhen ont ouvert la porte, ils apportaient les crêpes et
le parapluie. Mona Lisa a presque clamé :

– Le JE promoteur ne fait pas le poids devant les ailes d’un papillon.

Nous étions rapprochés par le parapluie. Nos épaules se


touchaient. Nos hanches. Nos jambes. Nos vies. J’ai appuyé ma tête
sur la sienne. Nos haleines s’unissaient. Nous dégustions les crêpes
sous le parapluie. Un pique-nique dans le brouillard.

– Connaissez-vous la chouette à Dijon, Soc ?

– Non, mais vous piquez ma curiosité. Désactive-t-elle les JE ?

Afin d’éliminer la distance qu’elles créaient entre nous, nous avons


déposé nos assiettes sur le sol. Vides, évidemment.

– Je crois que la chouette est effectivement une tentative en pierre


d’apaiser les JE. Mais, malheureusement, elle est aussi une façon d’éviter la
connaissance de soi.

Nos haleines se mariaient. Une noce de souffles.


– À Dijon, il y a une rue qui s’appelle rue de la Chouette. Elle est juste à
gauche lorsqu’on fait face à la cathédrale. Sur un mur bordant cette rue, on
trouve une sculpture qui représente une chouette. À peine quelques
centimètres de haut. Célèbre. On ne peut pas aller à Dijon sans voir « la
chouette », nous disent tous les guides. Elle est très usée. Il est même
difficile de savoir qu’il s’agit d’une chouette. Ça pourrait être à peu près
n’importe quoi. Un canard, une chauve-souris géante, un poulet auquel on
aurait mis des oreilles pointues – après tout, on ne sait jamais, avec les
artistes. Êtes-vous un artiste, Soc ?

Mes lèvres s’avançaient.

– Une histoire raconte que si on place la main gauche sur cette sculpture
le bonheur entrera dans notre vie. De là l’immense usure. Des millions de
mains gauches en quête de bonheur ont touché cette pierre au cours des
siècles – la cathédrale aurait été construite entre 1230 et 1250. Et peut-être
même avant les siècles ; comment savoir si la cathédrale n’a pas été bâtie
autour de la chouette ?

Son parfum dispersait celui des crêpes. Il imprégnait la pluie. Une


odeur de floraison. J’en voulais à tous ceux qui choisissent
l’économie plutôt que les papillons. J’ai dit :

– Oui, comment savoir ?

Elle n’avait pas fini de démêler main gauche et main droite.

– Et probablement que des millions de mains droites ont elles aussi


touché la chouette et, s’étant trompées, se sont mises à craindre que le
malheur ne s’abatte sur elles. Les mains se racontent tellement d’histoires...

Ma main droite tenait le parapluie. Elle s’est rapprochée de sa


tête.

– Il y a aussi une salamandre, juste au-dessus de la chouette. En pierre,


comme l’oiseau. Heureusement, la majorité des gens ne savent pas qu’elle
est là. Car si on lève les yeux pour la voir et qu’on croise son regard
pendant qu’on a la main gauche sur le rapace, ça annule le bonheur...
J’ai ramené mon regard dans le brouillard. J’étais certain de ne
pas y trouver de salamandre. Page Blanche a poursuivi son voyage.

– À la célèbre université de Harvard aux États-Unis, on retrouve


également une statue. Énorme. Celle de John Harvard. On pourrait y faire
entrer plusieurs chouettes de Dijon tellement elle est grande. Mais ce n’est
pas le véritable John Harvard. Il ne reste aucune image de John Harvard.
Pas de photo, pas de dessin, rien qui dise : « Né en mille six cent machin et
mort en mille six cent machin » ; il faut aller sur Wikipédia pour
l’apprendre. Sous forme de statue, John Harvard est assis en costume
d’époque.

Je me suis demandé s’il existait des imperméables jaunes et des


bottes rouges à l’époque.

– La particularité réside dans le fait que le bout de ses chaussures est usé.
Il est dit que si on frotte une chaussure, la chance fera sa place dans nos
vies. On ne dit rien à propos de la partie du corps qui doit frotter la
chaussure. Je me suis demandé si on pouvait s’asseoir dessus.

Tout mon corps s’est immobilisé, il se faisait statue.

– Comme je n’ai pas eu la chance d’aller à Boston pour voir la statue, je


n’ai pas encore frotté une chaussure. Ni avec mes mains, ni avec aucune
autre partie de mon corps. Je tire donc ces informations de diverses lectures.
Les chaussures sont totalement usées. Si l’artiste avait sculpté des orteils
sous les chaussures, on verrait probablement les orteils. Vous pourrez
vérifier sur des photos, Soc, en tapant John Harvard dans un moteur de
recherche.

Ses lèvres étaient couvertes de pluie. Une vapeur chaude. Une


rosée du soir.

– Au Pérou, plus précisément au célèbre Machu Picchu, on retrouve un


rocher taillé exactement comme le paysage qui se trouve devant lui, on
l’appelle la roche sacrée. Il est dit que si on touche cette pierre, l’énergie
qu’elle contient vous envahira.
Une vibrante énergie traversait mes nerfs ; mes jambes, mes bras,
mes épaules, tout mon corps tremblait. Il y avait pourtant des
imperméables entre nos peaux.

– La pierre est si usée qu’il a fallu interdire l’accès au site. On l’a


entourée de cordages pour délimiter une zone où il n’est plus permis de
mettre les pieds. Malgré tout, de nombreux individus arrivent à se pencher
pour poser la main sur le caillou. Comme j’ai eu la chance d’aller au Pérou
et de visiter le Machu Picchu, j’ai pu voir une personne qui s’est sentie mal
après être parvenue à toucher le rocher. Des étourdissements pendant des
heures. Elle nous assurait qu’il ne s’agissait pas de culpabilité mais de cette
énergie qui avait déséquilibré la biochimie de son corps.

Au contact de l’épaule de Mona Lisa, la biochimie de mon corps


s’était totalement déséquilibrée. Et j’espérais que ce déséquilibre
s’installe pour de bon. Elle a poursuivi :

– Qui sait si la tête du bœuf rouge, à la porte de l’épicerie fine, ne finira


pas par être usée elle aussi. Et celle du bœuf noir si l’on s’y met.

Son visage me faisait songer à la délicatesse qu’aurait la tête d’un


papillon si celui-ci pouvait pleurer.

– Toute cette usure parce que, malgré des siècles de recherche, le bonheur
semble toujours aussi difficile à trouver. Et la chance aussi. Et l’énergie tant
qu’à y être. Et qu’on les attend d’une chouette en pierre, d’un bœuf rouge
ou des orteils d’un monsieur qui ne ressemble pas à l’original, bref, de
toutes les histoires qu’on se raconte. Et qu’on évite ainsi d’entrer dans la
connaissance de soi. Là où l’on peut désactiver ses JE en constatant de quoi
ils sont faits. Là où l’on découvre ce qui met fin à toutes les recherches : la
présence.

Je regardais la pluie sur ses lèvres. J’avais tellement soif…

– Si jamais vous allez à Dijon, Socrate, et que vous mettez la main


gauche sur la chouette, n’oubliez pas de traverser la rue car, un peu plus
loin, sur votre droite, il y a une boutique où l’on vend d’innombrables
variétés de moutarde : cognac, crème de cassis, pistache et citron, ail et
orange, noisette et muscade, pain d’épice et miel, chanterelles et pointe
d’oseille, framboise et basilic, et d’autres encore.

– J’ai soif, Mona Lisa.

– À Harvard, il y a un resto-pub. Près du campus de l’université. Le pub


John Harvard. On y sert de délicieuses bières, paraît-il. Je vous le dis parce
que le bonheur tant recherché est dans la moutarde et dans la bière. Et que
ça n’a rien à voir avec une chouette encastrée dans un mur de pierres ou
avec la statue d’un homme dont on verra bientôt les orteils.

– J’aimerais boire la pluie sur vos lèvres, Mona Lisa.

Nous avons entendu la porte s’ouvrir. Hu a penché la tête :

− Une soupe chaude vous attend !

J’ai fermé le parapluie et nous sommes entrés.


LE SPARADRAP
DU CAPITAINE HADDOCK
La liberté d’expression

Pendant les guerres, personne ne semble prendre conscience que


ce sont les JE qui se battent. Le JE patrie, le JE soldat, le JE
caporal, le JE colonel, le JE général et tous les autres. Et le JE père
de famille qui défend l’avenir de ses enfants contre un autre JE père
de famille qui défend l’avenir de ses enfants. Il est arrivé, paraît-il,
que certains JE ennemis se montrent, dans les tranchées, des
photos de leurs enfants : « Celui-là, c’est mon deuxième, il a un
sabre et se prend pour un pirate. »

En sortant du restaurant, nous avons retrouvé le sfumato et l’envie


de ne pas en sortir. Rapidement, nous avons eu les visages
mouillés. La pluie avait sur notre peau l’effet du vernis sur une toile.
La peau de Mona Lisa reflétait la lumière des lampadaires et des
néons. Rouge, jaune, vert, bleu, mauve : on aurait dit Matisse
revisitant Da Vinci.

– J’aimerais tremper mes doigts dans votre visage, Mona Lisa, et m’en
barbouiller.

– Faites, Socrate, faites !


J’ai avancé mes mains qui tremblaient.

– Faites, Socrate, faites !

Alors que j’allais toucher ses joues, j’ai aperçu, collé sur mes
doigts, le morceau de papier extrait du biscuit. Il pendouillait comme
un drapeau humide. Il était trempé, pâteux. Je l’avais conservé pour
lire le message à Mona Lisa. Une façon de lui dire l’effet qu’avait, sur
ma vie, son visage : « Quelque chose de scintillant est dans votre
avenir. » Je secouais mes doigts, incapable de me débarrasser de
ce ruban adhésif. Il collait à mon index comme le sparadrap du
capitaine Haddock dans L’Affaire Tournesol. Et, tout comme le
capitaine, je jurais :

− Saloperie !

Mona Lisa, pliée en deux par le rire, m’a invité à m’appuyer sur la
façade :

− Regardons défiler les voitures, Socrate.

Je grattais le papier avec mes ongles, agressivement; une sorte


de décapage express. Je continuais à jurer : « Foutu papier de
merde! »

– Que faites-vous Socrate ?

– J’essaie de me défaire du bout de papier.

– Je ne connaissais pas cette stratégie.

– Quelle stratégie ?

– Celle qui consiste à insulter le papier.

Son commentaire ne faisait qu’accentuer mon irritation.

– Page Blanche, s’il vous plaît, n’en rajoutez pas !


Elle a penché la tête vers l’arrière et a tendu les lèvres. Elle
accueillait la bruine : « C’est bon, docteur ! » Peut-être était-ce une
invitation à faire la même chose qu’elle ? Son visage était de plus en
plus mouillé. Des gouttes glissaient sur les ailes du nez, sur l’arcade
des joues, sur les lèvres offertes :

– Pourquoi vous en prendre à un bout de papier, Soc ?

– Il me résiste, Mona Lisa, il me résiste.

Les yeux fermés, elle semblait appeler la pluie – « Viens ! » Sans


ouvrir les yeux, elle a lancé :

– J’ai entendu, sur Internet, un moine bouddhiste dire : « On ne veut


jamais se sentir mal à l’aise. On veut refaire le monde afin de ne pas se
sentir mal à l’aise. » Il parlait de vous, Socrate, et de votre bout de papier.
Et d’une histoire que vos JE se racontent : celle qui dit que la vie devrait
être invariablement rose.

Elle a ramené ses yeux vers le boulevard. Nous regardions de


nouveau défiler les voitures. Elles étaient grises. Mona Lisa n'en
démordait pas.

– Afin d’éviter le moindre inconfort, vos JE veulent tout contrôler. Et dès


que la vie ne va pas dans le sens où ils le voudraient, ils perdent le contrôle
d’eux-mêmes, n’est-ce pas fascinant ?

Je continuais de gratter le papier avec acharnement. Des


morceaux résistaient encore, par petites plaques : « Oui, oui, Mona
Lisa, c’est fascinant ! » Elle a penché la tête vers l’arrière de
nouveau. Décidément sa peau appelait la pluie – « Viens ! » Elle
renchérit :

– Alors qu’ils veulent tout contrôler, ils ne se contrôlent plus !

Elle éprouvait du plaisir, son sourire en témoignait.


– Et voilà qu’un minuscule bout de papier vient les emmerder ! Je
pourrais vous aider à le gratter, si vous voulez...

Sans regarder, elle a approché son index de mon visage. Le doigt


était replié comme un crochet. Je n’avais pas encore remarqué son
ongle, très beau. Elle mimait mon décapage.

– Et le message, Soc, le message qu’on trouvait sur le papier, vous


vouliez m’en faire cadeau peut-être ? Est-ce pour cela que vous l’aviez
conservé dans votre main ?

– Vous avez deviné.

– Que disait-il ?

– « Quelque chose de scintillant est dans votre avenir. »

– Elle est là, la connaissance de soi, Soc, quand on observe un bout de


papier passer de messager à emmerdeur en une fraction de seconde. Quand
on s’arrête, sur-le-champ, pour observer ce passage dans notre tête. Quand
on voit qu’il suffit d’un tout petit obstacle de papier pour que tout notre
corps s’emballe ; quand on le voit vraiment !

Elle a inspiré profondément.

– Quand on voit que les JE résistent à toute forme de résistance.

Je continuai quand même à gratter ; mes JE étaient plus forts que


moi.

– Comprenez-vous ce que cela signifie, Soc ?

– Non, mais je crois que vous allez me le dire...

– Quand les JE n’ont plus le contrôle, ils cherchent des coupables.


Spontanément. Quand ce n’est pas un bout de papier, c’est une salière, une
chenille, un voisin, une amante. Dans tous les cas, c’est l’autre. Les autres.
Et cela peut devenir très embêtant.
– Embêtant ?

– Surtout lorsque des JE cherchent le pouvoir à tout prix. Quand, pour


combler leur besoin de sécurité, ils s’évertuent à dominer les autres.

– Que voulez-vous dire ?

– Les JE des avocats de l’ex-président des États-Unis, par exemple : ils


sont payés très cher pour fabriquer des coupables. Ils se racontent des
histoires, nous racontent des histoires, et se croient dans leur droit !

– Elle est bonne, Page Blanche. Dans leur droit !

– Ce n’est pas une blague, Socrate, ils se croient vraiment dans leur
droit ! Ils vont même jusqu’à dire à la télé, aux heures de grande écoute,
que seul leur client compte et qu’ils se moquent des victimes. Ils avouent,
sans gêne, n’avoir rien à cirer du fait que des dizaines de femmes révèlent
qu’elles ont été exploitées, abusées, violées par ce président.

Page Blanche se sentait visiblement reliée à ces femmes, c’est


elle qui les défendait.

– Pour les JE de ces avocats, ce n’est plus la justice qui importe, c’est de
trouver le vide juridique qui leur permettra de faire gagner leur cause, le
mot qui innocentera leur client. Leurs JE ne s’intéressent pas à la souffrance
des femmes, ils s’intéressent aux virgules qui leur permettront de devenir
des stars. Ils se servent des victimes pour une seule raison : faire parler
d’eux-mêmes et s’enrichir en le faisant.

Elle s’était enflammée. Page Blanche rougeoyait. Sous la pluie,


c’était magnifique. Elle s’est retournée vers moi ; une toile presque
abstraite a pris la parole :

– Et si nous gardions le silence pendant quelques minutes en hommage à


toutes les femmes que des JE présidentiels obligent à se taire ? Si on
observait nos propres JE pour honorer celles qui ont osé se lever et prendre
la parole ?
Je crois avoir fait entendre un grognement. Elle ne s’est pas tue :

– Apaiser un JE aux prises avec un bout de papier, c’est peut-être le début


de quelque chose, un changement plus vaste que celui de notre petite
personne.

Mes JE avaient tout à coup envie de la gratter, elle : « Mais


comment ose-t-elle me faire la leçon ? C’est Mme Bouddha, ma
foi ! » Tout mon corps était habité par la frustration alors que ses
traits lançaient un appel à la compassion.

– Si on rejoignait le silence de toutes celles que des JE ont obligé à se


taire au cours de l’histoire : « Ta gueule, je suis ton roi » ; « Ta gueule, je
suis ton empereur » ; « Ta gueule, je suis ton chef » ; « Ta gueule, je suis ton
patron » ; « Ta gueule, je suis ton mari » ; « Ta gueule, je suis ton coach. »

Dans ma tête, mes JE répétaient « Ta gueule » pour une tout autre


raison : ils étaient en pleine crise de manque d’attention. « Vous
voulez exprimer de la compassion à des millions de femmes que
vous n’avez jamais rencontrées, mais moi, moi, que faites-vous de
moi ? » Si elle devinait mes pensées, elle ne le laissait pas voir,
enfin, pas directement. Elle a serré les lèvres.

− Ta gueule, je suis ton grand-père ! Et tu ne diras rien à personne,


sinon !

Elle avait prononcé toutes ces phrases sans aucun accent de


haine, sans le moindre soupçon de mépris.

– Si on rejoignait le silence de toutes celles qui ont été bâillonnées par


des JE irrités devant une résistance ?

C’en était trop.

– Mais j’ai quand même le droit d’exprimer ma frustration, Page


Blanche, que faites-vous de la liberté d’expression ?
Je croyais lui avoir rivé son clou. J’étais plutôt fier du choix de mes
mots : « liberté d’expression ». Elle a fait une pause, assez longue,
comme pour m’indiquer la direction du silence, puis :

– La véritable liberté d’expression commence ici, Socrate, dans la


connaissance de soi. La véritable liberté d’expression ne consiste pas à
laisser s’éclater les JE mais à laisser s’exprimer ce qui apparaît quand les JE
se sont tus.

Elle est entrée dans le silence.


Leçon de biscuit chinois :

« Rien ne résiste au présent. »


LA PESTE
La mécanique du bouc émissaire

Afin d’expliquer son inaction, l’ex-président des États-Unis a


consacré les quatre années de sa présidence à trouver des
coupables. Son JE sauveur devait entretenir l’image du Tout-
Puissant fabriquée par son équipe de communication. Il a même
donné un autre nom au coronavirus pour diaboliser l’ennemi : il l’a
appelé le virus chinois.

On se raconte des histoires pour justifier son impuissance. C’est


aussi la raison pour laquelle on en raconte aux autres.

Le morceau de papier continuait à me pomper l’air. Impossible


d’en libérer la surface de mon doigt. Si j’éprouvais de la compassion,
c’était pour le capitaine Haddock.

Après quelques minutes de silence, Page Blanche est revenue à


la charge :

– Une histoire qu’on se raconte, ça commence comment, Soc, vous êtes-


vous déjà posé la question ?

– Non, pas vraiment.


– Saviez-vous que la durée d’incubation de la peste peut n’être que de
vingt-quatre heures ?

– Pardonnez mon manque de culture microbienne, mais vous me


l’apprenez.

– C’est très court, pour une maladie aussi grave. Or, les histoires qu’on se
raconte n’ont besoin d’aucune incubation ! Il leur suffit d’un instant pour
s’emparer de toute une vie, de millions de vies.

– Pourquoi me parlez-vous de la peste ?

– Entre les années 1346 et 1353, la bactérie appelée Yersinia Pestis, aurait
tué, à elle seule, entre 75 et 200 millions de personnes. En 1347, on
comptait déjà 50 millions de morts en Europe, en Asie et en Afrique du
Nord. On estime qu’à cette période la population mondiale tournait autour
de 450 millions d’individus. Entre 30 % et 50 % de la population
européenne avait été éliminée ! Une terrible tragédie quand on sait qu’au
XIVe siècle, on comptait sur tout le monde pour survivre. Et ça incluait les
enfants. Avec autant de disparus, la main-d’œuvre se faisait rare
lorsqu’arrivait le temps de ramasser les pommes de terre.

Elle élevait la voix. Son discours devenait un plaidoyer, une


plaidoirie.

– Pour expliquer d’où venaient les morts, on pointait le rat du doigt. Et


ses puces. On estimait qu’ils étaient, à eux deux, les grands responsables de
l’épidémie. Quand une puce ne trouvait plus assez de sang chez le rat qui
l’hébergeait – pauvre rat ! –, elle sautait sur un humain. En le piquant, elle
l’infectait.

– Pour passer du rat à l’humain, le saut n’est parfois pas difficile à


effectuer, même pour une puce.

Elle souriait.

– Cette histoire populaire a duré sept cents ans, Socrate, sept cents ans !
Ce n’est que tout récemment qu’on a mis le doigt – un geste beaucoup plus
précis que de pointer − sur les vraies responsables : la gerbille et ses puces.
Imaginez : les rats ont été innocentés après sept cents ans d’accusations ! Et
bien que leur innocence soit maintenant reconnue, ils sont encore détestés
partout sur la planète. Les pauvres ! Tout ça à cause d’une histoire qu’on se
racontait.

– C’est fou ce qu’une histoire peut faire…

– Sept cents ans de haine, songez-y ! Et ce n’est pas fini. Il y a de quoi se


réfugier dans les égouts pour que plus personne ne vienne se mêler de vos
affaires !

– Effectivement, quoi de mieux que les égouts pour avoir la paix !

– Comme il n’y avait pas de gerbilles en France, et que la peste a sévi là


aussi, un rat a dû croiser une gerbille qui l’a contaminé. Était-ce une
gerbille dont on n’a jamais retrouvé les ossements ? Force est d’admettre
que des ossements de gerbille sont un tantinet plus difficiles à retrouver que
ceux d’un dinosaure, vous en conviendrez.

– Je n’ai jamais entendu parler d’un fossile de gerbille, j’en conviens.

– Au fond, le rat est une victime. Alors pourquoi a-t-il été accusé ? À
cause de son apparence, probablement. Les JE font rarement des choix
éclairés, ils accusent immédiatement ceux qui ne répondent pas aux critères
de sécurité ou d’esthétique – les deux vont souvent de pair – qu’ils ont
établis.

– Et ils en ont établi plusieurs, n’est-ce pas ? La couleur de peau, le sexe,


l’orientation sexuelle, le poids, l’âge…

– Voilà ! Quant à la gerbille, ce n’est pas tout à fait sa faute, elle non plus.
Ni de celle de ses puces. Ensemble, elles auraient initié l’épidémie parce
que le climat leur était plus favorable qu’aux rats mais, par la suite, les
humains se seraient infectés les uns les autres en toussant ! Vous avouerez
que c’est un moyen beaucoup plus rapide et efficace que les morsures de
puce pour répandre une infection.
– La voie aérienne plutôt que la route…

– Il faudrait donc éviter de se mettre à haïr les gerbilles pour les sept
cents prochaines années. Ce ne sont quand même pas elles qui toussaient !
Pas plus que leurs puces.

– Dites-moi, Mona Lisa, comment pouvez-vous savoir que les puces ne


toussent pas ? Avez-vous vérifié ? Bon, j’avoue qu’il est difficile
d’imaginer une puce toussant dans son coude mais…

– Socrate ! C’est très grave ! Songer aux innombrables personnes qui


accusent les Chinois d’être responsables de l’épidémie de coronavirus. Il y a
de quoi se demander si, depuis que les humains existent, les histoires que
les JE se racontent n’ont pas tué plus d’êtres humains que les maladies…

Mona Lisa affichait une fermeté qu’on ne contredit pas.

– Si nous empilions d’un côté tous les cadavres issus des contacts avec
les microbes – peste, grippe, choléra, variole – et de l’autre ceux qui
résultent des histoires que les JE se racontent – croisades, inquisitions,
guerres, génocides – nous serions abasourdis ! Oseriez-vous parier sur la
pile qui, dans un concours de hauteur, l’emporterait ? Il me semble évident
que la pile reliée aux microbes serait rapidement dépassée. Et qu’on se
rendrait au moins jusqu’à la lune dans le cas de la pile provenant des JE.

– Un pont de cadavres jusqu’à la lune, vous avez de l’imagination, Page


Blanche…

– Depuis 1353, on a trouvé des moyens de combattre les microbes :


hygiène, stérilisation, antibiotiques, vaccins et j’en passe. Mais il nous a
fallu constater que, devant nos progrès, les petites bêtes se sont adaptées,
ont muté, développé des résistances.

– Comme si elles voulaient survivre à tout prix...

– Tout à fait ! Et il en est de même pour les histoires qu’on se raconte,


elles mutent aussi. Au lieu d’exiger – à l’aide du pouce en bas – une mise à
mort au Colisée à Rome, elles réclament aujourd’hui qu’on enferme une
candidate à la présidence des États-Unis – « Lock her up ! Lock her
up ! Lock her up ! »

Son visage s’est légèrement contracté, on aurait dit qu’elle


souffrait.

– Des histoires qui mobilisent des foules entières, les excitent, les
amènent au délire. Des foules qui pointent du doigt toutes celles et tous
ceux qu’elles craignent à cause de leur apparence. On entend presque :
« Face de rat ! Face de rat ! Face de rat ! »

– Ce n’est pas très poli.

– C’est même très violent. Et des puces s’en mêlent. Électroniques,


celles-là. Certaines sont même utilisées pour répandre des virus et infecter
le quotidien de populations entières. En altérant leurs moyens de
communication. Et, bien sûr, ce ne sont ni des gerbilles, ni des rats qui
transmettent ces virus, mais des JE. Pour une seule raison : ils veulent se
faire remarquer. Obtenir de l’attention en devenant celui qui aura réussi à
contaminer un nombre record de personnes – « Victoire, c’est moi qui ai
paralysé la ville de New York ! Je suis le meilleur ! » La malfaisance pour
se sentir quelqu’un : champion des contaminateurs !

– Et ces petits emmerdeurs nous pompent l’air autant que ce bout de


papier !

Je continuais de gratter la pâte, comme si ma vie en dépendait.

– Voilà un moment idéal pour observer JE, Socrate.

– D’accord, d’accord.

Je grattais, grattais, j’y arrivais presque…

− C’est très sérieux, Soc ! Un obstacle banal et tout votre corps est
chamboulé ! Allez, observez les pensées qui défilent dans votre tête : « Elle
ne me dit pas qu’elle me comprend ! Elle rigole ! Alors que j’allais
enfin… »
Elle avait replanté son visage dans la bruine mais n’avait pas
terminé sa plaidoirie.

– En ce moment, c’est le sparadrap du capitaine Haddock qui prend toute


la place. C’est lui, le coupable !

À ma grande surprise, elle a tout à coup pointé la file de voitures.


Un bouchon s’était constitué.

– Et en plus des histoires qui mutent, de nouvelles font leur apparition,


tout aussi troublantes que celles qui ont bouleversé le destin des rats. Peut-
être faudrait-il en examiner quelques-unes avant qu’elles nous obligent à
nous retirer dans les égouts.

– Un exemple ?

– L’histoire qui raconte qu’on doit toujours être efficace, productif et


ultrarapide pour ne pas être mis de côté, abandonné, exclu. L’histoire qui
dit : « Hors de la performance, point de salut ! »

On entendait maintenant les klaxons. Le feu de circulation


semblait en panne.

La tête de nouveau penchée vers l’arrière, elle ne se lassait pas


d’accueillir la pluie – « Viens ! »

– Nous consacrons des efforts monumentaux à comprendre les microbes


afin de maîtriser ceux qui menacent nos existences, docteur, mais quels
efforts consacrons-nous à maîtriser les histoires que nos JE se racontent ?

– Cela demeure difficile pour moi.

– Appuyez votre dos contre le mur. Penchez votre tête vers l’arrière.
Fermez les yeux. Accueillez cette bruine presque chaude.

Alors que mon corps commençait à se détendre, elle a eu cette


phrase :

– Comme il serait bon d’être entièrement nue…


J’ai gardé les yeux fermés, au cas où, et j’ai risqué un conseil :

– Ce ne serait pas très avisé ! Avec toutes ces voitures…

J’ai finalement ouvert les yeux, au cas où… Elle n’avait rien retiré.
Pas même son expression de plaisir. Les voitures n’étaient plus
grises. Il y en avait des jaunes, des rouges, des bleues. Je me suis
rappelé ce film : Pleasantville. J’ai imaginé que Socrate – le vrai –
avait contribué à la rédaction du scénario depuis Athènes, il y a deux
mille cinq cents ans. Tout est gris au début du film, mais plus les
personnages entrent dans la connaissance de soi, plus les couleurs
apparaissent. Mona Lisa avait peut-être vu ce film. Elle a glissé :

– De toute façon, il n’est pas nécessaire d’être entièrement nue, Socrate,


la peau du visage suffit pour saisir le sens de la vie... Mais les JE veulent
toujours plus. Pourtant, tout est là. Observez l’agitation de vos JE à l’instant
même : « De quoi j’aurais l’air, moi, tout nu, sur le boulevard, avec mon
bout de papier au bout du doigt… » Ramenez votre attention à la surface de
votre peau, sentez la finesse des gouttelettes, on dirait qu’elles sont
pulvérisées depuis le toit des immeubles, ou depuis le ciel si on veut aller
plus haut ! Ce ne sont plus des gouttelettes, c’est autre chose… Ramenez
votre attention sur votre front, vos paupières, vos joues, vos lèvres ; sentez
ce qui s’y dépose, ce n’est plus seulement de la pluie, ce sont les pinceaux
de Leonardo, les sentez-vous ? Sentez-vous votre visage apparaître ?

Elle avait raison. Mon visage apparaissait.

– Observez votre crainte d’avoir l’air ridicule : « Que va-t-on dire de moi
si on me surprend à jouir de la pluie ? »

J’ai ouvert les yeux. Il restait un morceau de papier sur mon doigt.
J’ai renoncé au décapage. Le visage de Mona Lisa ruisselait. J’ai
avancé mes mains, mes lèvres, lentement ; une lenteur défiant les
histoires que raconte la modernité. Mona Lisa a senti mes lèvres,
tout près, elle a légèrement écarté les siennes – « Viens ! »… J’ai
alors embrassé l’éternité.
MARCHETTES ET POUSSETTES
L’ignorance collective de soi

Quelqu’un – un comité probablement – a un jour cru qu’en


changeant le mot « vieux » par le mot « ainé », on respecterait tout à
coup les personnes que la vitesse entasse sur les voies de garage –
définition de « voie de garage » : « En terminologie ferroviaire, la
fonction d’une voie de garage est d’assurer l’effacement d’une
circulation lente devant un ou plusieurs trains plus rapides. »
(Wikipédia) Tous les membres du comité ont trouvé que c’était une
bonne idée. À compter de ce jour, nous avons intégré cette nouvelle
histoire à nos vies. Nous ne parlons désormais plus des « vieux »,
nous parlons des « aînés ».

Depuis notre enfance, nous attribuons aux histoires des pouvoirs


magiques. Il ne faut jamais oublier qu’elles servaient à nous
endormir et à apaiser nos peurs. En changeant le mot vieux par le
mot aîné, le comité illustrait le rapport contemporain au
vieillissement. Il cherchait à inventer une histoire qui allait faire
disparaître les rides. Il injectait du botox dans notre vocabulaire. Au
lieu de donner de l’autorité au mot vieux, il lui en retirait ; il effaçait le
pouvoir des rides. Et les rides ont un immense pouvoir, celui de la
vérité. Les histoires que racontent les rides sont vraies et peuvent
être inspirantes pour toutes celles et tous ceux qui vieilliront un jour...
Et ce n’est pas en changeant un mot par un autre qu’on a modifié la
relation contemporaine à la lenteur. Ainsi qu’à toutes les personnes
qui sont mises au rancart parce qu’elles ne vont pas assez vite. J’ai
beaucoup de difficulté à imaginer l’impact qu’aurait eu la chanson de
Brel, « Les Vieux », si elle s’était intitulée : « Les Aînés »...

Nous marchions lentement, côte à côte, Mona Lisa et moi, quand


notre attention a été attirée par deux personnes âgées qui, devant
nous, traversaient le boulevard. Deux « aînés » comme on dit
maintenant. Une question est montée dans ma tête et je l’ai
adressée à ma compagne :

– Dites-moi, Mona Lisa, pourquoi dit-on aujourd’hui « aîné » plutôt que


« vieux » ou « vieillard » ? Est-ce que ce changement de mot change
quelque chose au respect qu’on accorde aux personnes vieillissantes ?

– Vous faites des progrès quant à la pertinence de vos questions, Socrate !

Elle ne ratait plus une seule occasion d’activer le commutateur


inconfort. Un peu comme le moine bouddhiste qui, à l’aide du bâton
d’éveil – le kyōsaku –, frappe le disciple entre l’épaule et le cou pour
qu’il demeure éveillé, vigilant.

Nous regardions donc deux « aînés-vieux-vieillards » traverser le


boulevard. Un homme, une femme, quelque chose les unissait. Rien
d’apparent, ni la main, ni les yeux ; la lenteur plutôt. Les pieds qui
raclaient le sol, le frottement du pavé, un rythme. Page Blanche ne
quittait pas le couple des yeux.

– Et si on inventait un nouveau mot pour décrire le phénomène des


personnes ostracisées à cause de leur lenteur, Socrate. Que pensez-vous du
« lentisme » ?

– Le « lentisme » ? Hum… Le « lenteurisme » peut-être ? Car, dans


l’esprit de plusieurs, le « lentisme » pourrait être associé à une allergie aux
lentes – les œufs de poux – plutôt qu’au rejet des lents.

– Va pour le « lenteurisme ». Mais ne trouvez-vous pas étrange qu’on


méprise maintenant les lents ? C’est comme si nous n’avions pas encore
compris qu’il est impossible de déguster quoi que ce soit à grande vitesse ;
ni un fruit, ni une note de musique, ni un parfum, ni une caresse, ni la
beauté d’un visage ; rien ! Et que la lenteur est le seul endroit où la vie peut
être totalement savourée.

Elle regardait les vieux avec une tendresse infinie. Elle a eu cette
remarque incisive :

– Le vieillissement n’altère en rien la capacité d’aimer, Soc, c’est dans la


lenteur que loge l’amour.

Le feu venait à peine de passer au vert. Ils se suivaient. Elle


devant, lui derrière. Elle soutenue par une canne, lui par une
marchette. 85 ans ? 90 ? 100 ? Autour de... Peut-être plus, peut-être
moins, impossible de savoir. J’ai regardé ma compagne et je nous ai
imaginés, ma canne dans les pas de sa marchette.

Quand le feu est devenu rouge, ils n’avaient franchi que le tiers de
la distance les séparant de leur objectif : l’autre côté du boulevard.
La canne et la marchette ont alors accéléré le pas. Les pieds se sont
mis à trainer plus vite. L’asphalte semblait coller aux semelles. On
aurait dit que des serres de bitume sortaient du sol et s’emparaient
des chevilles, les attirant sous terre, comme dans certains dessins
animés de mon enfance : « Le Coyote et le Road Runner » des
Looney Tunes : « Bip ! Bip !» J’aurais aimé que le coyote gagne, de
temps à autre, dans ce prélude à l’apologie de la vitesse : « Bip !
Bip ! »

Le vieux semblait pousser la vieille. Ou la vieille tirer le vieux.


La canne s’est coincée dans la marchette. La dame a trébuché et,
comme un arbre coupé par une tronçonneuse, a basculé dans le
vide, au ralenti. L’homme a tendu une main pour la rattraper. En
vain. Son dos l’empêchait de se pencher. Son autre main s’est
précipitée dans la région de ses lombes pour tenter d’y calmer une
douleur, un spasme peut-être, celui de son impuissance – difficile à
dire depuis le trottoir d’où nous les observions. La dame a percuté le
sol. Quand nous sommes arrivés à leur hauteur, ses doigts tordus
tentaient de chasser le sang qui l’aveuglait. J’ai sorti un mouchoir
pour lui rendre la vue. Ses yeux étaient gris, comme la mer sous un
ciel sans soleil. Les larmes y faisaient des vagues. Tendrement, elle
réprimandait l’homme : « Tu marches trop vite ! » Elle avait peur
pour lui, je crois. Autour d’eux, un chœur de klaxons venait de se
lever et, d’un seul souffle, avait entonné l’hymne multinational de la
modernité : Bip ! Bip !

Nous avons alors entendu des voix :

– Hé pépé ! t’as pas autre chose à faire que traverser la rue ?

Suivi de :

– Hé mémé ! t’as pas envie d’arroser les fleurs qui vont couvrir ta
tombe ?

Des voix plus insistantes qu’un ver d’oreille.

– Hé le vieux ! va jouer ailleurs que dans le trafic !

Une persistance d’acouphènes.

– Allez, mémé, lève-toi et marche ! On n’a pas que ça à faire, attendre un


miracle !

Et les klaxons d’appuyer : Bip ! Bip !

Les voix revenaient en boucle, tel un refrain :

– Les rues devraient être interdites aux personnes de votre


âge ! Vivement des pistes pour les recyclables !

Bip ! Bip !

Nous voulions faire taire ce tintamarre. Surtout les voix… Et si le


mot « aîné » avait été utilisé à la place du mot « vieux », cela
n’aurait rien changé : « Hé l’ainé ! va jouer ailleurs que dans le
trafic ! » – vraiment, cela n’aurait rien changé ! Je me suis tourné
vers les voitures, les bras en l’air.
– Taisez-vous ! Taisez-vous !

Les voix ont répondu, sans hésiter, d’un commun accord : « Bip !
Bip ! »

J’ai alors crié :

– Vos gueules, un peu de respect pour la lenteur !

Une volonté ferme de leur clouer le bec. Et puis, j’en ai rajouté :

– Et du respect pour tous les attardés !

Je m’en suis voulu. Ce mot était mal choisi dans les


circonstances.

Les voix s’en foutaient, comme si elles n’avaient rien entendu.


Elles persistaient, avec de nouvelles injures :

− Pousse-toi, tonton ! Bip ! Bip !

Puis l’évidence m’a frappé. Aussi durement qu’un train. Inutile de


crier. Nous étions devant une armée de JE, en plein lenteurisme !
« Poussez-vous que je passe. Après tout, on ne vit qu’une fois ! »
Vite, vite, plus vite ! Il faut tout faire, tout savoir, tout être, tout de
suite ! Vite ! Vite ! Vite ! Des tas de JE qui klaxonnaient a capella !
Bip ! Bip ! Une attaque de schizophrénie collective aiguë.

J’ai dit à Mona Lisa :

– Je viens d’imaginer comment l’homme des cavernes et son épouse ont


découvert la roue.

– Dites-moi.

– Un gros caillou dévalait une pente en écrasant sur son passage ceux et
celles qui ne couraient pas assez vite. Les cannes et les marchettes étaient
évidemment les premières à se faire écrabouiller. Surtout qu’on ne
connaissait pas encore, à l’époque, le métal ultra léger ou les marchettes à
roulettes en titane, garanties à vie. On n’avait sans doute que des bouts de
bois, de vieilles branches.

– De vieilles branches, Socrate, quand même…

– C’est probablement ce jour-là qu’est apparue la croyance que la vitesse


sauverait l’homme. Et peut-être son épouse. Et cette croyance n’a cessé de
se répandre depuis, plus rapidement que la peste.

– Socrate, quand même…

Il aura fallu cette collision de vieilles personnes pour que nous


comprenions, ensemble, qu’on avait changé le mot vieux pour le mot
aîné, mais qu’on n’avait pas adapté les feux de circulation, et que
ces derniers n’avaient aucun respect pour les cannes et les
marchettes. Nous avons également constaté qu’ils n’en ont pas
davantage pour les poussettes qui, si on les regarde avec un
chronomètre, en main vont souvent à la même vitesse que les
jambes bleues et mauves des vieillards.

À peine une minute plus tard, nous avons vu une dame courir
derrière une voiture d’enfant, au même carrefour. Elle avait amorcé
sa traversée au feu vert, tranquillement... Puis, la main de néon
jaune s’est mise à clignoter devant sa face, en décomptant les
secondes dans le prolongement de la paume : une sorte de ligne de
vie chiffrée : 10, 9, 8, 7... un décompte comme une mise à feu. Plus
la ligne de vie se rapprochait de zéro, plus la dame accentuait sa
poussée sur le landau... Une accélération maternelle ! Elle n’a pu
éviter un nid de poule, bang ! Sous le choc, une tétine de
caoutchouc et un sac à couches ont jailli hors du berceau roulant.
Heureusement, le bébé y est resté, accroché à ses cris et ses pleurs
– peut-être portait-il aussi une ceinture de sécurité.

Atterrissage forcé de la tétine et des couches au beau milieu du


boulevard... Et rebelote :

– Bip ! Bip ! Pour la tétine !


– Bip ! Bip ! Pour les couches !

Et les voix de surgir, une fois de plus, harcelantes :

– Couches de merde ! Vous bloquez la circulation... On devrait interdire


votre usage sur la voie publique !

Ça ne s’invente pas, je l’ai entendu ! Une autre attaque de JE.


Nous voguions entre le lenteurisme, l’âgisme et le « bébéisme ».

Page Blanche a pris la parole :

– C’est l’ignorance collective de soi, Soc, elle prend le pouvoir ! Elle


s’en prend à ceux que j’appellerais les « ralentisseurs ». Je vous en offre une
-définition – je ne l’ai pas trouvée sur Wikipédia, je l’invente à l’instant :
« Les ralentisseurs : groupe de révolutionnaires non armés mais dangereux
parce qu’ils vont à leur rythme. »

– Je vois : les aîné(e)s, les enfants, les personnes handicapées, les


poètes…

– Voilà ! Les JE institueront bientôt une « police de la lenteur ». On


arrêtera tous les attardés. Il faudra payer des contraventions sur-le-champ,
avec son téléphone.

Son imagination s’est emballée.

– On exigera des permis de conduire pour poussettes, avec cours


obligatoires, examens et tout ! Et on inscrira des points d’inaptitude au
dossier mère-enfant : « Votre bébé de 6 mois a dépassé le nombre de points
autorisés, madame ! Excès de lenteur ! Et il buvait en roulant, de surcroît. »

Les bras au ciel, elle dénonçait les dérapages de la modernité.

– Des JE exigeront bientôt des enseignes dans les centres-villes, comme


celles qu’on voit, au bord des routes, à la campagne. Au lieu d’y voir la
silhouette d’un chevreuil avec, en-dessous : « Risque élevé sur 10
kilomètres », on verra la silhouette d’une dame avec une marchette et, en-
dessous : « Risque élevé pour de nombreuses années ». Sur d’autres
panneaux, le dessin d’un homme âgé avec une canne et, sous la silhouette :
« Fin de la zone clôturée. Veuillez signaler toute intrusion en composant le
511 ». Si la vitesse tue, la lenteur exclue.

Elle s’est calmée.

– Nous venons d’assister, coup sur coup, à deux illustrations de


l’importance de se connaître soi-même, cher Socrate. Il n’y a qu’une chose
d’urgente en ce monde : entrer dans la connaissance de soi !

Elle a placé sa main au milieu de mon dos et a dit :

− Entrons !
GRAND-MÈRE
Retrouver la sensibilité

On ne met pas le commutateur inconfort sur off pour devenir


insensible ou indifférent ; au contraire, on le met sur off pour que les
histoires qu’on se raconte cessent d’occuper toute l’attention, et que
la sensibilité devienne totalement disponible. Un des plus graves
problèmes de notre époque est l’accroissement de l’insensibilité.
Cela va de pair avec l’accroissement du narcissisme. Quand on ne
vit que dans le petit moi, on coupe les liens ; avec l’autre, avec les
bêtes, avec les plantes, avec les étoiles et même avec les cailloux.
L’attention étant de plus en plus accaparée par les JE, elle l’est de
moins en moins par les connexions. On ne voit que l’ampoule
électrique, on ignore tous les réseaux nécessaires pour l’allumer,
jusqu’à la rivière. En cachant les fils, on les a oubliés ; on n’accorde
désormais de l’importance qu’à ce qui est apparent. Aucun JE ne
peut faire s’allumer les consciences ! Voilà pourquoi, malgré les
apparences, elles demeurent si souvent éteintes.

Dans un univers où nous sommes bombardés d’images atroces,


on finit, malheureusement, par s’habituer. Peut-être est-ce une forme
d’anesthésie préventive ? Qui sait? On nous présente désormais
l’horreur sous forme de chiffres : 2,5 millions de morts à cause du
coronavirus en ce mois de février 2021. Un par minute! Et on entend
des réactions comme : « Bof, ce sont des vieux ! » Il est clair − pas
pour toutes les ampoules − que, dans ce cas, le mot « aîné »
n’aurait rien changé à l’insensibilité : « Bof, ce sont des aînés ! » –
peut-être aurait-il même ajouté un peu plus d’insensibilité à
l’insensibilité, un peu plus de froideur à la froideur. Nous avons déjà
distingué sensiblerie et sensibilité. Il est fort possible que nous
sombrions actuellement dans la sensiblerie pour compenser notre
éloignement de la sensibilité. La sensibilité s’applique à soulager la
souffrance, la sensiblerie s’en sert pour se faire admirer. La
sensibilité agit, la sensiblerie s’exhibe.

Hu, Long et Zhen n’affichaient pas leur air habituel. Hu s’est


approché. Sa respiration était rapide, presque fermée ; elle retenait
quelque chose :

− Grand-mère est partie cette nuit. Le cœur. Elle était finalement sortie
faire ses courses. Elle nous avait confié qu’elle ne voulait plus se cacher,
qu’elle avait encore envie de marcher sur le trottoir, en plein soleil. Elle est
revenue en disant : « Je suis fatiguée, il est difficile d’être regardée avec des
yeux qui pointent du doigt. »

J’ai failli dire : « Mais qu’allons-nous manger ? »

Page Blanche, comme si elle m’avait entendu, m’a regardé avec


des yeux qui pointaient du doigt. Mais, contrairement à ceux qui
avaient pointé Grand-mère, les siens m’invitaient à me rebrancher
sur mon intelligence.

J’ai alors dit :

− Mes condoléances, Hu, votre français est impeccable !

Il a paru très surpris et a simplement dit merci. Je ne savais pas si


c’était pour les condoléances ou pour le compliment à propos de sa
maîtrise du français. Peut-être était-ce pour les deux. Quand elles ne
savent pas quoi dire, certaines personnes ont tendance à ne pas
s’étendre. Pour d’autres, c’est le contraire ! Hu faisait visiblement
partie du premier groupe.
Page Blanche a fait un pas vers lui, hésitante. Elle a ouvert les
bras. Hu a eu un léger mouvement de recul. Quand on est habitué à
se faire pointer du doigt, il doit être difficile de faire confiance à des
bras.

Il a finalement consenti à ce qu’elle le serre contre elle. J’ai alors


vu l’apaisement des peurs. Une étreinte de ciel et de mer. Dans
cette étreinte, il n’y avait plus de frontière, plus de nationalité, plus
de couleur de peau. Il n’y avait aucun territoire à protéger, pas de
biens à défendre. Toute la vie de Hu s’est abandonnée l’espace de
quelques secondes. Mona Lisa le berçait, chantonnait. Il chantonnait
aussi. Seulement des sons. Ils connaissaient le même chant.
Chaque note, chaque silence. Un chant que je ne connaissais pas.
Un chant d’amour sans doute.

Mes JE criaient dans ma tête : « Au secours, ne m’oubliez pas ! »


J’ai dû me retenir pour ne pas dire : « C’est ma grand-mère aussi ! »
Page Blanche s’est dirigée vers Long et Zhen, elle les a serrés l’un
après l’autre. Ils ont chantonné à leur tour. Le chant que je ne
connaissais pas.

Elle s’est enfin tournée vers moi :

– Êtes-vous en train d’observer vos JE, Socrate ?

– Ils essaient de chanter mais n’y arrivent pas.

Aucune surprise sur le visage de Mona Lisa.

– C’est un chant que les JE ne peuvent pas connaître, un chant qui ne


monte que lorsque les JE se sont tus.

– Le chant qui émerge de la connaissance de soi ?

– Oui, le chant qui émerge de la connaissance de soi, le chant qui monte


lorsque les JE ne cherchent plus les mots qui vont plaire, les mots parfaits.
Elle me regardait comme si c’était moi qui avais perdu Grand-
mère.

– Voyez-vous défiler les jugements dans votre tête ? Les voyez-vous


monopoliser vos circuits ?

Effectivement, les jugements défilaient. Tous les circuits étaient


surchargés : « Comment puis-je encore être aussi bête ? Engourdi ?
Coincé ? »

– Allez, Socrate, placez toute votre attention dans votre main ; la paume,
les doigts.

– Je n’y arrive pas, il y a des moments où je ne sais plus. Il y a cette


petite phrase : « Je ne sais pas, je n’y arriverai jamais ! » Elle revient en
boucle.

Hu, Long et Zhen semblaient en parfaite harmonie avec Page


Blanche. Au diapason. Leur silence à tous les quatre avait une voix.
Je ne connaissais pas cette voix mais je l’entendais, comme le
chant. Page Blanche s’est emparée de ma main, l’a caressée.

– Placez votre attention ici, Soc, entre ma peau et la vôtre.

L’onde – celle dont ses doigts avaient plusieurs fois provoqué


l’apparition dans mon corps – m’a traversé d’un bout à l’autre.

– C’est ça… Vous y êtes. Voyez comment les phrases s’arrêtent dans
votre cerveau. Tendez maintenant votre main, offrez-la !

Elle s’est retournée vers les trois hommes, a dirigé ma main vers
eux.

– Observez en vous le passage de la peur à la compassion. Regardez ces


trois hommes, regardez-les vraiment, voyez-vous dans leur visage que
Grand-mère a véritablement existé ?

– Mais pourquoi dites-vous ça ?


– Parce que vos JE en doutaient encore ! Ils craignaient de s’être fait
avoir avec des histoires de Grand-mère, dites-moi que je me trompe !

Hu ne m’a pas laissé répondre, il s’est avancé. C’est lui qui a


tendu les bras. J’hésitais encore. D’autres phrases maintenaient le
commutateur de l’inconfort sur on : « Ce n’est pas à lui à faire ça,
c’est à moi, quel con je suis, mais quel con ! » Il m’a enlacé. Toute
sa vie m’enlaçait ; ses souffrances, ses joies, ses doutes, tout ! Ses
peurs aussi, tout mon être était enlacé par cette vie qui l’avait amené
à comprendre ce qu’était la présence. Il s’est mis à chantonner : le
chant que je ne connaissais pas. Soudain, une peine immense m’a
envahi. Je sanglotais. Je me suis mis à chantonner avec lui. Les
mots de la peur disparaissaient, sont alors apparus ceux de la
consolation :

− Mes condoléances, cher Hu, mes plus sincères condoléances.

Cette fois, c’était vrai ! Il a répondu :

− À vous aussi, monsieur Socrate, à vous aussi.

J’ai ensuite serré Long et Zhen. J’ai serré Grand-mère à travers


eux. La présence serrait Grand-mère.

Hu a saisi la main de Page Blanche, la mienne.

− Avant de partir, Grand-mère m’a demandé de vous saluer. Elle m’a prié
de vous dire qu’il n’était pas important de la rencontrer en personne, que sa
cuisine disait ce qu’elle n’aurait pas su dire. Elle disait qu’elle travaillait
pour quelque chose de plus large que le plaisir. Elle n’avait pas de mot. Elle
disait : « Ce n’est pas le bonheur, c’est plus vaste ! »

Zhen a apporté du thé, Long s’est dirigé vers la cuisine. Hu a


repris la parole :

− Nous allons préparer un repas pour vous deux. Grand-mère l’aurait


voulu.
Il s’est dirigé vers la porte d’entrée et y a placé l’affichette :
« FERMÉ ».

Nous avons pris place à notre table habituelle.

– Qu’est-ce qui est plus vaste que le bonheur, Page Blanche ?

– Ce qui l’inclut.

– Mais encore ?

– Ce qui inclut le plaisir, le confort, la sécurité, la jouissance, la joie…

– Et qu’est-ce qui inclut tout ça ?

– Nous en parlerons quand vous m’emmènerez visiter le campement.

– Vous n’êtes pas sérieuse ?

– Très sérieuse. La réponse à votre question se trouve là-bas, j’en suis


convaincue.
Leçon de biscuit chinois :

« L’être humain a du génie


pour se faire souffrir lui-même. »
LES ASSASSINS
QUI S'IGNORENT
La présence

« Que faites-vous dans la vie ? » C’est une question qu’on pose


souvent lors d’une nouvelle rencontre, comme s’il s’agissait d’une
clé – un passe-partout – pour ouvrir la porte de l’autre. Il y a
plusieurs années, j’ai tenté autre chose. À chaque première
rencontre, je demandais : « Avez-vous une passion ? » On me
regardait comme si j’étais un polichinelle sorti d’une boîte à surprise.
Même qu’une fois, alors que j’avais fait monter une jeune femme en
stop, elle m’a enjoint, paniquée, de la laisser sortir de la voiture. J’ai
évité, bien sûr, de lui demander si elle avait une salière dans son sac
à dos et je l’ai immédiatement déposée au bord de la route en me
confondant en excuses.

Il aurait été de loin préférable que je lui demande ce qu’elle faisait


dans la vie. Aujourd’hui, à cette question, je souhaiterais qu’on me
réponde : « Ce que je fais importe peu, monsieur, c’est la façon de le
faire qui importe ! »

D’ailleurs, on devrait toujours amorcer une première rencontre en


demandant : « Êtes-vous présent lorsque vous pelez des pommes
de terre ? Lorsque vous passez l’aspirateur ? Lorsque vous récurez
la cuvette ? » Et si ces questions provoquaient une crise de panique,
on pourrait expliquer : « Si je pose ces questions, c’est parce que la
clé pour connaître l’autre réside dans la connaissance de soi et que
la connaissance de soi s’effectue en pelant des pommes de terre, en
passant l’aspirateur ou en récurant la cuvette, comprenez-vous ? »
Bon, peut-être verrait-on beaucoup de personnes partir en courant,
mais pour les quelques-unes qui resteraient, le risque en aurait valu
la peine.

Mona Lisa buvait du thé. Le liquide avait la couleur qu’ont les


arbres au printemps : vert tendre. J’ai alors demandé,
maladroitement, si Grand-mère était morte de peur. Et s’il était vrai,
comme l’avait laissé sous-entendre Hu, que des regards qui pointent
du doigt peuvent tuer quelqu’un.

– Il y a des regards qui représentent une réelle menace à la survie, Soc,


vaut mieux avoir la sagesse de les considérer.

– Mais croyez-vous vraiment que ces regards ont pu tuer Grand-mère ?

– Oui, je le crois. Ces regards et les insultes qui les accompagnaient −


« Vous n’avez rien à faire ici, retournez chez vous ! » – ressemblaient à des
poignards. Comment vous sentiriez-vous si on pointait des poignards dans
votre direction ? Votre cerveau primitif mettrait tout votre corps en état
d’alerte et les mécanismes assurant votre survie seraient activés, c’est sûr.

Elle était profondément convaincue. Tout, dans ses gestes et dans


sa voix, le confirmait.

– Devant un barrage d’insultes, le corps de Grand-mère s’est sans doute


préparé à fuir. Peut-être s’est-elle même mise à courir. Son cœur, afin de
pousser du sang dans ses jambes, a pu s’emballer. Peut-être était-ce trop
pour lui. Peut-être n’a-t-il pas pu tenir le coup devant une demande aussi
violente. Une armée de doigts pointés – il suffit de quelques mains
seulement pour constituer une armée entière de doigts pointés –, c’est
probablement trop pour un cœur vulnérable…
– Vous me dites qu’elle a pu mourir uniquement parce qu’elle a été
pointée du doigt ?

– Uniquement parce qu’elle a été pointée du doigt !

– Il y a donc des assassins qui s’ignorent ?

– Oui, Soc, il y a des assassins qui s’ignorent. Vous n’êtes certainement


pas sans savoir que même Socrate, le grand Socrate, a été assassiné par des
JE qui le pointaient du doigt. Ses propos étaient devenus menaçants pour
eux. Son intelligence démasquait leurs manigances, leurs magouilles, leurs
complots. Évidemment, ces JE ne le supportaient pas. Ils craignaient d’être,
à leur tour, pointés du doigt.

– J’aurais quand même aimé voir Grand-mère : sa taille, ses traits, ses
cheveux.

– Quelle importance, Soc ?

Hu venait d’apparaître avec deux plats fumants.

− Voici le mapo tofu : tofu de Grand-mère Po, cuisine de Sichuan,


version végétarienne.

Il se souvenait de notre premier repas.

− Long sait cuisiner ce plat. Et pour vous, M. Socrate, Grand-mère a dit


la même chose que Mme Page Blanche : aucune importance de connaître
son apparence ! Elle disait que ce n’est pas l’apparence qui cuisine.

Page Blanche a demandé à Hu s’il accepterait de s’asseoir avec


nous. Il n’a pas hésité. On aurait dit qu’il attendait cette invitation.
Alors, comme elle savait si bien le faire, elle s’est emparée d’un
morceau de tofu et l’a longuement savouré. Hu en a profité :

− Grand-mère disait que sa cuisine parlait toutes les langues du monde,


mais que pour la comprendre, il fallait faire le silence dans sa tête.

La réaction ne s’est pas fait attendre.


– Grand-mère parlait le langage de la présence, Soc.

Probablement inspiré par le chagrin, Hu s’est confié :

− Grand-Mère est demeurée dans sa cuisine toute son existence. Elle


aurait pu être une grande cuisinière. Être connue. Reconnue. Devenir une
vedette. Faire de la télé. De la radio. Gagner des prix. Lorsque je lui faisais
remarquer qu’elle passait peut-être à côté de sa vie, elle répondait : « Quand
on respire le parfum de la citronnelle et celui du gingembre, on n’a pas
besoin d’être grand ! Quand on prépare la soupe aux champignons noirs, on
ne passe pas à côté de sa vie. » En plus de faire la cuisine, elle enseignait
l’art de ne pas passer à côté de sa vie. Il m’arrivait de lui répéter des phrases
du genre : « Je ne suis pas un grand homme. Je vais mourir sans avoir été
important, sans avoir laissé de traces, sans avoir connu le succès. Je suis un
raté ! Terrible, terrible, je suis juste un serveur ! » Elle arrêtait alors toutes
ses activités, passait doucement la main dans mes cheveux et, comme si elle
voulait se rapprocher de mon cerveau, murmurait à mon oreille : « Quand le
cerveau dit : “Je ne suis pas un grand ceci, je ne suis pas un grand cela”, le
cerveau doit voir qui, dans le cerveau, répète ces phrases. »

Page Blanche est intervenue :

– JE !

Devant notre surprise, elle a expliqué :

– C’est la réponse à la question de Grand-mère : JE !... Dirait-on d’un


oiseau qu’il est grand parce que son chant est mélodieux ? Dirait-on d’une
fleur qu’elle est grande parce que son parfum est exquis ? Dirait-on d’un
fruit qu’il est grand parce que son jus est enivrant ? Avez-vous déjà dit,
Soc : « Mais il est génial, cet oiseau, elle est géniale, cette fleur, il est
génial, ce fruit ! » Vous êtes-vous, une seule fois, exclamé : « Je vous
assure, ce fruit est un génie ! » ?

Hu riait :

− « Tous les fruits sont des génies. » C’est ce qu’aurait dit Grand-mère.
Mona Lisa a alors repris la pose : le regard, le sourire, les mains.

– Un grand peintre ne sait pas qu’il est grand pendant qu’il peint, il
peint ! Une grande écrivaine ne sait pas qu’elle est grande pendant qu’elle
écrit, elle écrit ! Une grande cuisinière ne sait pas qu’elle est grande pendant
qu’elle cuisine, elle cuisine !

Ce n’était pas clair, il me fallait des précisions.

– J’ai entendu une jeune violoniste, Mona Lisa, son jeu m’a bouleversé.
Dès les premières notes, je savais que j’assistais à quelque chose
d’exceptionnel. L’archet était le prolongement de ses doigts ; grâce, agilité,
précision, je l’enviais !

– Alors, pendant qu’elle jouait, avez-vous écouté la musique ne serait-ce


qu’une seconde ? D’après votre description et votre émerveillement, cette
jeune musicienne a certainement suer sang et eau pour développer son
potentiel, de sorte qu’aujourd’hui, quand elle joue, son corps est
entièrement au service de la musique. Son intelligence, sa sensibilité, son
talent accueillent la créativité des compositeurs, compositrices et, en y
ajoutant la sienne, nous disent la chance qu’on a d’être vivants. Quand elle
joue, son génie n’est pas au service des JE, il est au service de la beauté.
Mais, quand elle ne joue pas, ça reste à voir ! Peut-être est-elle aux prises
avec des JE dont vous ne pouvez même pas imaginer l’agitation. Et peut-
être lui imposent-ils des tortures que vous ne voudriez jamais subir.

– Comme ?

– Des histoires vicieuses du genre : « La Russe est meilleure que moi, et


la Chinoise, et l’Américaine ! Je ne serai jamais la première, celle dont on
se souviendra pour l’éternité. » L’envie, Soc ! L’envie chez elle aussi. La
comparaison qui met le commutateur de l’inconfort sur on et celui de la
musique sur off !

– Mais je ne sais pas ce que je donnerais pour posséder le dixième de son


talent. Comment pourrait-elle en douter ?
– L’envie est du domaine des JE, Soc, pas la musique. C’est la présence
qui joue, pas les JE. C’est aussi la présence qui écoute. Et c’est encore la
présence qui, en désactivant les JE, permet pendant quelques minutes d’être
musique. Quand vous êtes musique, il n’y a plus d’envie ! La présence
n’envie jamais, elle apprécie, c’est tout ! Et elle dit merci. Applaudir la
jeune violoniste, c’est lui dire merci : « Merci à vous d’avoir autant travaillé
car vous contribuez à la désactivation des JE dans les têtes et, par le fait
même, à l’instauration de la paix en ce monde. »

Mona Lisa a repris la main de Hu.

– Ce soir, je veux dire merci à Grand-mère.

Je me suis interposé entre leurs mains.

– En ce qui me concerne, je peux dire, sans honte, que je me fous de ne


pas être important !

– C’est encore un JE qui parle, Soc, il se donne de l’importance en


clamant qu’il est au-dessus de l’importance. La présence n’a pas besoin de
dire : « Je me fous de ne pas être important ! » ; elle est, à elle seule, ce qui
est important. Nous vivons dans un monde où « être important » prend
chaque jour plus d’importance, pourquoi ? Nous en avons déjà parlé, c’est
parce que les JE associent être vu, adulé, reconnu à réussir sa vie. Et ils
passent à côté du parfum de la citronnelle et du gingembre.

Montait encore en moi une envie irrépressible de la confronter :

– Mais s’il n’y a plus en nous aucun JE, ne devenons-nous pas des
mollusques ?

– Beaucoup d’êtres humains croient qu’apaiser JE, c’est de l’abnégation,


un ramollissement de la colonne vertébrale et, pourquoi pas – soyons un
peu vulgaire – une absence de couilles ! D’abord, soyez rassuré, les JE ne
disparaissent pas, ils s’apaisent. Ce qui est déjà beaucoup ! Et c’est au cœur
de la présence qu’on trouve une colonne vertébrale et des couilles.
La fermeté de ses traits et du ton de sa voix ne laissait place à
aucun doute.

– Écoutez-moi bien, Soc : c’est la présence qui dit « Ça suffit ! » à


l’ignorance. Et c’est aussi la présence qui dit « Ça suffit ! » à tous les JE
s’affairant à utiliser la planète aux seules fins d’accroître leur pouvoir,
d’embellir leur image ou d’engraisser leur portefeuille.

Son attention a quitté mon visage pour embrasser celui de Hu.

– Qu’allez-vous faire du restaurant, Hu ?

La réponse est arrivée comme une flèche, la décision était prise.

− Un salon de thé pour enseigner le français et la connaissance de soi.


Avec des livres de cuisine et des messages que je vais écrire pour mettre
dans des biscuits : des messages inspirés par des paroles de Grand-mère…
Leçon de Page Blanche :

« Les JE ne disparaissent pas,


ils s'apaisent. »
L'INFLUENCEUSE
Les mensonges
de l’apparence

Lorsqu’un JE devient collectif, il brise les collectivités. Toutes les


guerres civiles et tous les génocides ont été fomentés par des JE. Le
JE Nord contre le JE Sud. Le JE Est contre le JE Ouest. Le JE
gauche contre le JE droite. Le JE Blanc contre le JE Noir.

Ce n’est que lorsque les JE sont mis de côté que les rencontres
Nord-Sud, Est-Ouest, gauche-droite, Blanc-Noir peuvent avoir lieu.
Tant que les JE demeurent, il n’y a pas de rencontre possible. Et si
la connaissance de soi n’envahit pas bientôt le monde, il y aura
d’autres guerres, d’autres génocides, beaucoup d’autres.

Un grand ami à moi est né à Bali et y vit toujours. Lors de notre


première rencontre, il ne parlait ni français, ni anglais, je n’ai donc
pas pu lui demander ce qu’il faisait dans la vie. Mais il y avait, pour
nous comprendre, des tableaux, des sculptures, des plats, des
spectacles de danse, des paniers de fruits et de fleurs. Et des
cascades où nous allions nous baigner.

Jamais, entre nous, les JE ne sont venus s’interposer. Rien à


prouver, rien à défendre. Seulement l’émerveillement et ce que nous
pouvions mutuellement nous apprendre. Il a appris le français. Le
jour où nous avons pu échanger dans cette langue, j’ai constaté qu’il
avait depuis longtemps amorcé la connaissance de soi.

Hu Long et Zhen nous saluèrent, non pas comme si nous partions,


mais comme si nous arrivions. Ils tendaient les bras. Page Blanche a
dit :

− Au revoir !

J’ai dit :

− Bonne chance !

Nous avons quitté le restaurant sans avoir cassé les biscuits.

– Je n’ose pas lire le message, Page Blanche. Pas ici, pas ce soir. Je crains
d’être incapable de supporter ce qu’il va dire.

J’entretenais la peur avec des histoires psychodramatiques : « Et


si, à compter de maintenant, depuis l’au-delà, Grand-mère me voyait
tel que je suis vraiment ? Si elle entendait mes mensonges et les
histoires que je me raconte pour ne pas m’avouer que je mens ? Et
si elle me le faisait savoir à travers un biscuit ? »

Page Blanche n’a rien dit, se contentant de mettre le petit


emballage dans son sac. Cependant, dès que nous avons mis le
pied sur le trottoir, elle a placé son bras devant ma poitrine.

– Stop, Soc ! Nous allons casser les biscuits ici, immédiatement !

Elle a désigné le mien. Rien à voir avec un regard qui pointe du


doigt, plutôt un regard qui indique la direction à suivre :

– À vous l’honneur !

J’avais l’impression d’obéir à un ordre bienfaisant. J’ai ouvert le


gâteau : « Vous prendrez bientôt le thé avec quelqu’un d’important. »
– On dirait que le biscuit me nargue, Mona Lisa, il me parle de quelqu’un
d’important !

– Qui cela pourrait-il être ?

– Pourquoi pas vous ? Un thé vert en votre compagnie, je vous invite…

– Et si c’était plutôt vous, Soc ? Un rendez-vous avec vos mensonges ?

– Quels mensonges ?

– « Je me fous de ne pas être important ! »

J’ai regardé le sol. Sans plus de préambule elle a ouvert son


biscuit.

– « À notre époque, l’apparence occupe beaucoup plus de place que le


contenu. »

Elle aimait visiblement cette phrase.

– L’apparence occupe aujourd’hui tellement de place qu’on en oublie


l’existence du contenu. On en finit même par croire que l’apparence est le
contenu. De là, le succès de certaines influenceuses qui ne font qu’exposer
des photos d’elles-mêmes en petite tenue. Plus elles ont du succès, plus
elles réduisent la taille de leur tenue, et plus elles réduisent la taille de leur
tenue, plus elles ont du succès. Le contenu est dans la taille de leur tenue. Et
elles ont des millions de fans qui les suivent et veulent savoir ce qu’elles
mangent, boivent et les fait éternuer. Des millions de jeunes femmes qui
veulent leur ressembler.

Quand elle a prononcé le mot – « influenceuse » −, je me suis dit


que c’était exactement ce qu’elle était devenue dans ma vie : une
influenceuse. Et qu’elle n’avait pas eu besoin d’une petite tenue pour
changer le cours de mon existence. Et que des millions de jeunes
femmes auraient avantage à vouloir lui ressembler.

Et j’ai songé que Grand-mère était, elle aussi, une influenceuse.


Et qu’au lieu de se montrer, elle créait. Que tout en étant invisible,
elle changeait des vies. À travers son art, son talent, son affection
pour les produits de la terre, et sa générosité à l’égard des clients
qu’elle ne connaissait même pas.

– Mais pourquoi ne me parler que d’influenceuses, il doit aussi y avoir


des influenceurs ?

– Voulez-vous devenir un influenceur, Socrate ?

– Enseigner la connaissance de soi, pourquoi pas ? Mais pour tout vous


dire, j’aimerais savoir si le vrai Socrate aurait, sur les réseaux sociaux,
autant de « J’aime » que les influenceuses en petite tenue.

– Contenu et apparence en compétition sur Facebook ?

– C’est ça, mais, d’après le biscuit, l’apparence gagnerait haut la main !


Vous n’avez pas répondu à ma question : existe-t-il des influenceurs ?

– Tout à fait, plusieurs se mettent en scène en promettant aux JE la recette


de la célébrité.

– Le développement des talents ?

– Non, le développement des talents n’est pas une affaire de JE, nous en
avons déjà parlé, songez à la jeune musicienne qui vous a transformé, un
soir, en cordes de violon. Ce ne sont pas ses JE qui lui servaient d’archet,
mais sa présence. Or, comme de nombreux influenceurs ne sont jamais
passés par la connaissance de soi et ignorent ce qu’est la présence, les outils
qu’ils proposent sont des outils pour faire grossir JE. Et comme JE ne rêve
que de grossir, ces influenceurs deviennent rapidement très riches.

– Mais que cherchent les jeunes femmes qui veulent ressembler aux
influenceuses en petite tenue ?

– Avoir le même succès qu’elles. Le succès, à leurs yeux, se mesure à la


popularité, et la popularité au nombre de personnes qui vous suivent sur
Internet. Or il faut savoir que si l’on suit des influenceuses en petite tenue
sur Internet, ce n’est pas parce qu’elles approfondissent la connaissance de
soi, mais parce qu’elles réduisent de plus en plus la taille de leur tenue.

– Mais pourquoi tant chercher la popularité ?

– Les JE croient que, plus il y aura de têtes où ils iront faire leur nid,
moins le risque est grand qu’on les oublie. Avez-vous constaté que, pour ces
personnes, l’immortalité, ce sont des photos de leur apparence en petite
tenue ? Et, surtout, la quantité de « J’aime » qu’il y a sous les photos ? Et
savez-vous que lorsque le nombre de « J’aime » chute, les JE dépriment ?
C’est ce qui est arrivé à des vedettes; leur indice d’immortalité était à la
baisse et elles ont mis fin à leurs jours. Elles n’ont probablement jamais su
ce que signifiait observer JE alors que toute leur vie était contrôlée par lui !

Je me suis demandé où se situait actuellement mon indice


d’immortalité.

– Il m’arrive de songer à mon père, je ne vous en ai jamais parlé. Le


22 juin, au lendemain du solstice d’été, il se plaçait devant la fenêtre de la
cuisine, disait : « Les journées ont commencé à raccourcir », et il déprimait.
Il n’avait pourtant rien d’une vedette. Et, à cette époque, personne ne
surveillait l’arrivée des « J’aime » sur l’écran d’une tablette ou d’un
téléphone.

– Bien avant l’apparition des iPad et des smartphones, l’intérieur de notre


tête était déjà un écran de tablette ou de téléphone. Les JE ne tolèrent aucun
inconfort. Rappelez-vous les paroles de ce moine, Thupten Jinpa : « On ne
veut jamais se sentir inconfortable. On veut refaire le monde afin de ne pas
se sentir inconfortable. » Tout ce qui perturbe ou risque de perturber le
confort des JE, les irrite. Un bruit, une odeur, un changement de
température ! Le chant d’un oiseau, le parfum des pivoines, le passage
d’une brise ; un rien peut les faire sortir de leurs gonds.

– Mais ce n’est pas la phrase qui traverse notre tête qui provoque la
déprime, c’est son contenu, ce qu’elle signifie !

– Avez-vous besoin de savoir de quoi est fait un fil électrique pour le


débrancher ? Vous n’avez qu’à le débrancher, point ! Quand il y a
observation des histoires qu’on se raconte, elles se dissolvent. Le courant ne
passe plus. On devient totalement présent. Avec l’oiseau, la brise ou la
pivoine. Plus besoin d’immortalité !

– Croyez-vous à la vie après la mort ?

– Certainement pas pour les JE ! Vous imaginez si tous les JE dictateurs


étaient immortels ? Pauvres papillons…

– Alors, à quoi croyez-vous ?

– À l’amour, là, pendant que nous sommes vivants.

– Évidemment, l’amour, l’amour, la réponse facile ! Tout le monde croit à


l’amour. C’est la croyance la plus répandue sur terre, il n’y a rien de plus
banal et de plus commun que de croire à l’amour. On aime sa femme, son
mari, ses enfants, son peuple, ses ancêtres, son pays, son vélo, son chien, sa
perruche. On aime le calcul différentiel et intégral, le foot, la guitare, les
papillons. C’en est devenu collant, de la barbe à papa mélangée à de la
guimauve.

Elle est demeurée parfaitement calme.

– Si tante Jeannine était encore de ce monde, je lui demanderais de vous


fabriquer un filet à JE pour que vous puissiez attraper ceux qui sortent de
votre bouche en ce moment. Vous pourriez ensuite les enfermer dans un
bocal avec de la ouate, ils adorent la ouate. Et vous pourriez finalement les
piquer au fond d’une boîte à chaussures pour les contempler le reste de
votre existence, car ils adorent aussi être contemplés.

Elle m’a refait le coup de l’onde qui traverse le corps, avec un seul
doigt, sur ma joue.

– Et vous, y croyez-vous ?

– À quoi ?

– À l’amour !
L’onde n’avait pas fini de me traverser :

– Le campement, Mona Lisa, vous n’avez pas encore vu le campement !


Suivez-moi, ce n’est pas loin d’ici, je vais vous présenter le pirate.
Leçon de biscuit chinois :

«À notre époque,
l’apparence occupe beaucoup
plus de place que le contenu. »
LE CAMPEMENT
Apaiser les peurs

J’ai vu, à la télévision, un reportage où l’on décrivait les impacts


que peuvent avoir sur nos derniers jours les histoires qu’on se
raconte. On y voyait des personnes sur le point de mourir à cause
du coronavirus. Elles disaient que ce ne pouvait pas être le
coronavirus, que le personnel soignant leur avait menti, que le
coronavirus n’existait pas, que c’était une histoire qu’on leur avait
racontée pour les endormir, et que cette histoire avait été inventée
par des individus malveillants qui voulaient s’emparer de leur esprit.
Elles exigeaient qu’on réponde, une fois pour toutes, à la question
posée mille fois : pourquoi toussaient-elles ? Et qu’on leur dise enfin
la vérité !

Ces personnes sont mortes dans la peur et la haine. Et elles


avaient raison : des individus malveillants s’étaient emparés de leur
esprit en leur racontant des histoires.

Il est tellement facile d’inventer des histoires... Page Blanche l’a


fait, à la sortie de l’épicerie fine, en mettant la main sur la tête du
bœuf rouge : « Ça porte chance ! » Et je vais en inventer une autre,
à l’instant : l’ex-président des États-Unis croyait que la terre était
plate et c’est pour cette raison qu’il avait commencé à construire un
mur autour de son pays. Dans les faits, s’il a construit un mur, ce
n’était pas pour empêcher des étrangers de rentrer dans son pays,
mais pour empêcher ses partisans d’en sortir. Il craignait que ces
derniers tombent dans le néant s’ils arrivaient à l’une ou l’autre des
deux extrémités de la terre. Surtout celle qui est à droite. Et des
partisans dans le néant, ce sont des votes perdus. Mieux vaut
garder ses supporteurs enfermés en leur racontant qu’on les
protège, que de perdre leur vote en les laissant libres. Tous les
dictateurs sont de grands raconteurs d’histoires, et les histoires qu’ils
racontent donnent aux personnes qui les croient le sentiment
qu’elles n’auront jamais à s’inquiéter quand viendra le temps de faire
leur rot.

Sur le chemin du campement, j’ai dit à Page Blanche que je


n’avais pas encore regardé les documentaires sur les fermes
d’élevage. Que mes visites du campement me suffisaient. Qu’elles
me permettaient d’imaginer ce qui était montré dans les films. Elle
n’a pas paru surprise.

– Nous regarderons les films ensemble. Je vous tiendrai la main. Ce n’est


qu’un pas de plus – un pas d’astronaute – dans l’espace de la connaissance
de soi. Il s’ajoutera à ceux que vous avez faits lors de vos traversées du
campement.

Un nouveau rêve est apparu : tenir la main de Mona Lisa dans


l’espace et, revêtus de nos costumes d’astronaute, contempler la
planète ensemble. Pareils à des amoureux qui, sur le banc d'un
parc, contempleraient le lever d’une lune pleine comme un
pamplemousse. Et se demander, à deux, ce que pourrait être la terre
si elle était balayée par la connaissance de soi.

– Je vais enfin savoir ce qui est plus vaste que le bonheur.

Malgré les attaques que j’avais lancées sur sa croyance en


l’amour, j’ai pris sa main. Elle y a consenti.

– Connaissez-vous Jean-Jacques Goldman, Mona Lisa ?

– Le poète chanteur ?
– Oui, il décrit à merveille le langage des mains. Une chanson intitulée
Nos mains.

– Je connais…

Elle s’est mise à la chanter et, d’un petit mouvement circulaire de


l’index, rien d’autre, elle a relancé la course de l’onde qui traverse le
corps. Une électrocution douce.

Parfois, afin de se consacrer à l’enseignement, une main doit


laisser tomber la main qu’elle tient. Beaucoup de mères savent cela.
Des pères aussi. Et des professeurs. Et des amis. Et peut-être
même des amants.

La main de Mona Lisa a laissé tomber la mienne dès que le pirate


s’est précipité vers nous, sabre en avant. Il avait rangé son râteau,
peut-être à cause de la grave sècheresse qui sévissait sur les
trottoirs : « C’est mon épée ! » Un abordage en bonne et due forme.
Page Blanche lui a demandé son âge :

− Trois ans, madame. Je suis un pirate ! Je suis un pirate ! Avez-vous vu


mon bateau ? Je le protège.

Il s’improvisait visiblement gardien du campement. Il défendait sa


sœur venue le chercher pour le ramener à l’abri, derrière la bâche.
Je me suis dit qu’on commençait tôt à se raconter des histoires dans
la vie. Que le besoin de se protéger n’avait pas d’âge. Et que les
histoires de pirate étaient au fond une belle invention :

− Je suis un pirate, Page Blanche, je suis un pirate !

Le regard cosmique est arrivé à son tour. Page Blanche a été


immédiatement aspirée par le trou noir.

– Et toi, quel âge as-tu ?

Il ne répondait pas. Il avait l’air étonné qu’on s’adresse à lui. Il


s’imaginait sans doute terrifiant dans son armure de chiffons.
Après une longue hésitation, comme s’il avait envoyé un coup de
poing :

− 7 ans !

Ma peur avait vu juste dès notre première rencontre, c’est l’âge


qu’elle lui avait donné : 7 ans !

Mona Lisa a écarté tous les doigts de sa main gauche. Elle les
étalait comme un magicien présente des cartes pour qu’on choisisse
celle qui va disparaître et qu’on retrouvera, plus tard, derrière une
oreille ou dans la poche d’un pantalon. Elle avait décidément du
talent en tant que magicienne, car elle a fait apparaître de la lumière
dans le regard cosmique ; le trou noir n’absorbait plus, il émettait ! Je
découvrais qu’elle avait quelque chose en commun avec Grand-
mère quand elle a planté sa main magique dans la chevelure du
cosmos…

Mais j’ai immédiatement éprouvé un malaise. Des phrases ont


activé les circuits de la peur dans ma tête : « Des poux, peut-être a-
t-il des poux ? Page Blanche, si vous me caressez à mon tour, tout à
l’heure – on ne sait jamais −, les poux, avez-vous songé aux
poux ? »

Visiblement, elle n’y songeait pas. Elle a même approché sa tête


de celle de l’enfant. Toute sa chevelure contre la sienne. Les
cendres vivantes se sont mêlées aux boucles cosmiques. Les
crinières se donnaient des câlins. L’enfant s’est laissé faire, comme
un chat.

– Que vous arrive-t-il, Soc, vous n’avez pas l’air bien…

– Je pensais aux poux. Je ne suis pas poux du tout !

– Pardon ?

– Papou, je veux dire, je ne suis pas papou ! Pas papou du tout !


Elle a levé les yeux au ciel, comme si y elle implorait une aide
quelconque.

– Vous souffrez de lentisme, Socrate, c’est vous-même qui m’en avez


donné la définition : une allergie aux œufs de poux. Je vais vous gratter la
tête, promis !

Elle s’est approchée de la mère, de la bouteille de lait. Elle a


chatouillé les poils du chien. Il léchait sa main. Une autre phrase a
traversé mes neurones : « J’espère qu’elle se lavera les mains ! » La
peur de l’inconfort, la peur de dire : « J’ai peur, pourriez-vous vous
laver les mains, s’il vous plaît ? » La peur du rejet : « Mais de quoi
vais-je avoir l’air si je dis ça ? » Toutes ces phrases se percutaient
dans ma tête comme des autos-tamponneuses dans un parc
d’attraction. Mais je ne m’amusais pas du tout !

La petite brune nous a rejoints. Avec les soleils de sa jupe. Elle


était maquillée : yeux, joues, lèvres ; du rouge partout. Page Blanche
s’est agenouillée. Elle a soupesé la chevelure de la petite comme
j’avais mille fois rêvé de soupeser la sienne. Elle a tourné vers moi
son regard des jours pluvieux. Je lui ai demandé :

– Comment faites-vous ?

Elle ne semblait pas comprendre.

– Pour les approcher, les toucher, comment faites-vous ?

Elle a palpé la jupe ; on aurait dit qu’elle palpait les soleils. Elle a
regardé les enfants.

– Eux. Je crois en eux !

Elle a pris la fillette dans ses bras, les soleils. J’avais, devant moi,
un nouveau tableau : La Mona Lisa à la fillette ensoleillée. Était-ce
une larme sur sa joue ? Une larme qui s’agrippait à sa peau comme
si elle l’escaladait ? La fillette se laissait faire. Je revoyais Hu,
quelques minutes plus tôt, et je revoyais que toute une vie peut
s’abandonner, peu importe l’âge qu’elle a. Je ne savais plus quoi
dire et, une fois de plus, j’ai dit n’importe quoi :

– Si je comprends bien, vous êtes une sorte de mère Teresa, et vous avez
omis de l’écrire dans votre profil ? Faut-il croire en Dieu pour être en
mesure de prendre le cosmos dans ses bras ? Les soleils ? Un pirate ?

– Je n’ai pas besoin de croire en Dieu, Soc, je crois en eux !

Son index, droit comme une croix, a désigné, tour à tour,


l’ensoleillée, le pirate, le cosmique.

– Et ce n’est pas un jugement que je porte sur les personnes qui croient
en Dieu. Je ne juge pas les croyants. Peut-être Dieu existe-t-il, je n’en sais
rien. Mais je n’ai pas besoin de croire en Dieu pour croire en elle, en lui et
en lui.

Elle a pivoté sur elle-même. Elle désignait maintenant la mère et


le géant qui bavait sur ses cuisses :

– Et en eux ! Peu importe si Dieu existe ou pas, il est toujours possible


d’observer les histoires qui nous séparent. Et, pour tout vous dire : ce qui est
plus vaste que le bonheur, ce qui l’inclut, c’est le sentiment d’être relié.

Ses doigts s’enfonçaient dans la chevelure de la fillette, ils la


coiffaient.

– Mais après ? Qu’allez-vous faire après les avoir embrassés ? Le


chauffage, les toilettes, l’eau potable, qu’allez-vous faire ?

Elle tressait, peignait, brossait. La fillette fermait les yeux comme


on les ferme quand on dit oui au plaisir :

– Comment voulez-vous faire quoi que ce soit « après » si vous avez peur
« avant », Soc ? La première étape, la toute première, c’est d’apaiser la
peur. Vous avez oublié le morceau de papier qui vous a servi de passeport
sur le site de rencontres ? Ce message qui m’a attirée vers vous : « Qui
observe JE s’apaise ? » Vous avez oublié ?
Une coiffure prenait forme. La fillette m’a demandé :

− Est-ce que je suis jolie ?

Les larmes de Mona Lisa s’étaient mêlées au maquillage ; le


visage de la petite était barbouillé. Peut-être ressemblait-elle,
comment savoir, à la palette de Leonardo.

– Tellement, ma belle, tellement !

L’enfant a souri. La palette devenait aussi belle que la toile.

Mona Lisa ne m’a pas laissé de répit.

– La peur, c’est le CCL4 de mon enfance, Soc, elle étouffe tout ce qui
pourrait s’envoler. Ces personnes ne demandent qu’à prendre leur envol et
tout ce que nous faisons c’est d’essayer de recoudre leurs ailes. Mais nous
ne sommes pas des tantes Jeannine…
LES LIGNES
DE LA MAIN
La connaissance de soi
à deux

Parfois, au lieu de me demander « Que faites-vous dans la


vie ? », on m’a demandé : « Si, au cours de votre vie, vous pouviez
rencontrer n’importe quelle personne morte ou vivante et dîner avec
elle, quelle serait-elle ? » Aujourd’hui, je répondrais sans hésiter :
Antoine de Saint-Exupéry. J’aimerais parler avec lui des roses et du
Petit Prince. Je lui relirais ce passage où le Petit Prince s’adresse à
cinq mille roses : « Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose,
vous n’êtes rien encore. Personne ne vous a apprivoisées et vous
n’avez apprivoisé personne. » Et je demanderais à Saint-Exupéry ce
que veut dire : « vous n’êtes rien encore » et s’il faut vraiment avoir
apprivoisé quelqu’un ou avoir été apprivoisé par quelqu’un pour ne
pas être rien.

Je lui demanderais également ce que signifie cet autre passage,


quand le Petit Prince s’adresse aux cinq mille roses : « Vous êtes
belles, mais vous êtes vides. »

Je crois qu’il me répondrait par d’autres passages où il est


question de présence : « Puisque c’est elle que j’ai abritée par le
paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux
ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se
plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. » Et je crois
qu’ensemble on s’entendrait pour dire qu’aucune rose n’est vide
lorsqu’on s’arrête pour en respirer le parfum. Je crois aussi qu’il me
répondrait par tous les autres chapitres de son livre puisqu’il y est
essentiellement question de présence.

Sur le trottoir, j’ai regardé le gamin géant qui bavait sur sa mère et
je me suis précipité vers elle :

− Lisez-vous dans les lignes de la main, madame ?

Le regard de Mona Lisa m’a non seulement pointé du doigt, il m’a


foudroyé.

– Socrate ! D’où sort cette question ?

– Je ne sais pas, le foulard sur la tête…

– Mais vous êtes sans gêne, vous !

– Les bijoux…

– Soc !

J’ai repris la main droite de Page Blanche, sans sa permission


cette fois. Je savais que c’était dans cette main qu’on lisait l’avenir.
Je l’ai brusquement placée sous les yeux de la dame. Je voulais
connaître les histoires que raconterait la ligne de vie, je voulais
savoir si elle parlerait de nous, de notre futur.

– Lisez-vous dans les lignes de la main, madame ?

Elle a délicatement déposé la main de Page Blanche sur le ventre


du géant et s’est emparée de la mienne :

− Votre nom, monsieur ?


– Socrate. Le vôtre ?

– Pour vous, ce sera : Mme Luciole, pour un peu d’éclairage, quand


même. Mais vous ne m’avez pas demandé ce que nous faisions ici.

– Non, désolé.

– Je vais vous le dire, monsieur : nous tuons le temps ! Et je cherche un


moyen de l’empailler. J’aimerais créer une nouvelle forme d’artisanat : la
taxidermie du temps.

Elle a eu ce rire…

– Mes propos vous surprennent ? Sachez que j’ai fait des études de
psychologie dans mon pays. J’ai mon diplôme. Il est dans une boîte, sous la
bâche. Je peux vous le montrer si vous voulez.

– Je vous crois.

– Là-bas, j’ai vu, en consultation, des personnes terrorisées. Beaucoup. Je


leur disais : « Vous avez raison d’être terrorisées » – ça les rassurait ! Ici,
sur le trottoir, vous ne voyez qu’une apparence. Et cette apparence n’est pas
très populaire sur le Net. Il n’y a pas beaucoup de « J’aime » sous ma photo.
Ni sous celle de mes enfants. Je le sais, car des personnes nous ont
photographiés et nous ont montré les images sur leur téléphone. Mais vous
venez de me donner une idée : si j’annonçais que je lis dans les lignes de la
main : « Faites-moi parvenir une photo de votre paume en gros plan ! »,
peut-être pourrais-je devenir une influenceuse ? Et recevoir des tas de
« J’aime » ? Et des : « Merci de prendre soin de nous » ? Peut-être serait-ce
aussi une façon de tuer le temps et de l’empailler ?

Elle m’a regardé comme si elle me connaissait depuis toujours.

– Je vous ai vu passer plusieurs fois devant la bâche. J’ai vu votre pas qui
s’accélérait. J’ai entendu vos mensonges : « Désolé, madame, je n’ai pas de
monnaie ! » J’ai aussi entendu l’histoire des voleurs de bonbons que vous
avez racontée à mon fils, elle m’a bien fait rire.
Elle a rapproché ma main de ses yeux.

– Vous vivez dans la peur, monsieur. Pourtant, votre vie n’est pas en
danger, et le pirate n’est pas menaçant. Alors, qu’est-ce qui est en danger
dans votre tête ? Qu’est-ce qui craint de perdre son confort ?

Page Blanche a toussé. Une toux complice.

Elle a placé ma main – la droite – dans celle de Mona Lisa et les a


frottées l’une contre l’autre, paume contre paume. Elle les frottait
comme on frottait probablement des cailloux, jadis, pour faire du feu.
J’ai fait une mauvaise blague.

– Vous n’y allez pas de main morte !

Elles les a frottées plus fort encore, elle attendait peut-être


l’arrivée des étincelles.

– Fermez les yeux tous les deux. Sentez la rencontre de vos lignes de vie.
Elles peuvent se lire mutuellement, à cet instant même. Croyez-moi, cette
lecture est la seule qui dise la vérité.

Elle a délicatement laissé tomber nos mains. Afin de pouvoir


mieux enseigner sans doute.

– Allez en paix, monsieur ! Merci à vous, madame ! Oh ! une dernière


chose… On ne pourra jamais empailler le temps, je l’ai lu dans un biscuit
chinois. Ça disait ceci : « Dans le présent, le temps n’existe pas ! »

Nous les avons quittés. L’ensoleillée était coiffée, le trou noir


émettait de la lumière et la maman psychologue allaitait le géant. Le
pirate a couru derrière moi, je crois l’avoir entendu crier : « Le roi est
nu, le roi est nu ! »

Page Blanche regardait sa main droite.

– Jamais je n’aurais cru qu’on pouvait lire aussi clairement dans les
lignes de la main.
Elle a alors eu cette phrase étrange :

– Vous n’avez pas à me craindre, Soc, parce que je sais qu’il me sera
toujours possible de contempler les pivoines.

– Est-ce une autre de vos énigmes ?

– Pas du tout ! Cette phrase – « Il sera toujours possible de contempler


les pivoines » – est une clé pour désactiver les JE. Elle me vient en aide dès
que mes JE s’agitent et commencent à se raconter des histoires. Elle permet
un retour immédiat à la présence. Cette phrase est une clé, Socrate, une clé !

– Êtes-vous pivoine, Mona Lisa ?

Elle m’a pris par la taille pendant que nous marchions, m’a
rapproché d’elle.

− La connaissance de soi conduit à l’apaisement du besoin d’être unique


aux yeux d’une autre personne, Soc, quel soulagement ! Ma tête n’est plus
aux prises avec des attentes, des exigences, des déceptions. Finie la
surveillance des réactions de l’autre, de ses silences, de son indifférence.
Finie la peur d’être abandonnée.

J’ai repensé aux influenceuses en petite tenue.

– Mais les influenceurs et les influenceuses ne cherchent pas


l’exclusivité, Page Blanche, ils cherchent la quantité, la multiplication des
« J’aime » sous leur photo, non ?

– Qu’on soit le seul à être vénéré par une autre personne ou qu’on soit le
seul à être adulé par des milliers de fans, c’est le même principe. Ce sont les
mêmes attentes, les mêmes exigences.

– Alors, on s’en sort comment ?

– Il faut apprendre à vivre en permanence dans la connaissance de soi.


Dès qu’on observe l’apparition d’un inconfort parce que l’attention est
détournée de notre petite personne – au cours d’un souper entre amis, d’une
réunion de travail, d’une rencontre avec des pirates – on se répète ceci :
jamais on ne pourra m’enlever la capacité de contempler les pivoines, de
m’enivrer du parfum des oranges, de jouir de la saveur des cerises.

– Ou de déguster la texture des raviolis de Grand-mère.

– Voilà. Et jamais on ne pourra m’enlever la capacité d’aimer. Si nous


étions pointilleux, nous dirions : jamais il ne sera possible d’enlever à la
présence la capacité de contempler les pivoines et d’aimer. Mais bon, si
nous ne voulons pas devenir chauves – surtout vous –, ne fendons pas les
cheveux en quatre.

– J’aime bien l’idée de répéter : « Il sera toujours possible à la présence


de contempler le visage de Mona Lisa », mais n’est-ce pas encore là un
autre mensonge ? Une histoire que les JE se racontent pour se rassurer ?

– Oui, une telle phrase peut être un mensonge si elle signifie : « Moi,
je suis au-dessus de la masse car moi je contemple Mona Lisa pendant que
les autres – les pauvres minables – s’acharnent à devenir uniques. » Mais si
elle est utilisée en pleine connaissance de soi, cette toute petite phrase – « Il
sera toujours possible de contempler Mona Lisa. » – constitue un puissant
moyen d’échapper au contrôle qu’exercent les JE sur nos vies. Et n’oubliez
pas d’ajouter : « Il sera toujours possible d’aimer. »

La jupe avait laissé quelques soleils dans ses yeux.

– Ne laissez pas les JE contrôler votre vie, Soc. Ne laissons pas les JE
contrôler notre vie, la vie. Emmenez-moi chez vous. Allons vivre la
connaissance de soi à deux.

Dans la chambre, elle a commencé à déboutonner son chemisier.


La lumière ne provenait plus que du mouvement de ses doigts ; ils
se sont arrêtés. J’ai cru que c’était un truc pour provoquer la
multiplication des ondes qui, par milliers, me traversaient déjà le
corps. Mais non, elle voulait vraiment vivre la connaissance de soi à
deux, elle m’a demandé :

– Avant d’aller plus loin, Soc, dites-moi, est-ce que la porte est
verrouillée ?…
Leçon de biscuit chinois :

« Dans le présent,
le temps n'existe pas. »
REMERCIEMENTS

J’ai toujours rêvé qu’il me soit facile d’écrire. À chaque nouveau


projet, j’espère que le texte va monter d’un seul coup, qu’il va jaillir,
comme d’une fontaine… Mais ce n’est jamais le cas, il vient toujours
goutte à goutte, comme un suintement. Et, souvent, il ne vient pas
du tout ! Il me faut recommencer la même phrase dix, vingt, trente
fois. Puis arrive enfin cette sensation agréable ; ce frisson qui
indique que la phrase est là et que je peux lui faire confiance. Or,
jamais cette phrase n’aurait pu apparaître sans l’aide d’innombrables
personnes. J’aimerais les remercier toutes. Il est cependant possible
que j’en oublie ; je les prierai d’entendre immédiatement ma
gratitude.

Merci d’abord à ma mère – elle sait tellement comment donner la


vie. Merci à mon père qui n’a jamais reculé devant les obstacles.
Merci à mes frères et à mes sœurs qui me demandent souvent
comment je vais. Merci à Jules, mon petit-fils, pour m’avoir présenté
le pirate et sa lumière. Merci à Marius, son frère au regard
cosmique. Merci à Émilie et Mathieu pour les jardins qu’ils cultivent
en dehors de tous les destins. Merci à Monsieur Ha qui, par son
amour, sa cuisine et sa poésie, a été ce que devraient être tous les
influenceurs : un modèle de connaissance de soi. Merci à Tante
Jeannine d’avoir recousu les ailes des papillons. Merci à mon ami
François pour ses histoires de cannes et de marchettes. Merci à
Stephen, Marie et Richard pour leurs enseignements. Merci à toute
la famille Sévelin pour la joie qu’elle répand dans sa boutique ainsi
que pour le bœuf rouge et le bœuf noir. Merci à Patrick, mon agent,
qui sait trouver les mots pour me ramener devant la phrase
lorsqu’elle a déjà été écrite au moins trente fois, et merci pour mille
autres raisons. Merci à Valérie et à Florence pour m’avoir ouvert la
porte sans que j’aie eu à frapper. Merci à Élise pour avoir vu ce que
je ne voyais pas et m’en avoir informé avec tant de délicatesse.
Merci à Anne-Saskia qui sait si bien faire disparaître les frontières.
Merci à Erwan qui indique le chemin de la présence. Merci à Ronite
qui fait la même chose de l’autre côté de l’océan. Merci aux équipes
France-Québec : Sophie, Victoire, Clémence, Mélissa, Laurène,
Gilda, Jean-François, Ingrid et Marie-Claude pour la qualité de leur
engagement et de leur attention. Merci, une fois de plus, à Jean
Paré qui, en 2008, a cru à l’incroyable. Merci à Danielle dont la
patience a de quoi rendre les archanges jaloux ; sans elle, sans son
indéfectible soutien, sans son écoute digne du silence des
cathédrales, sans les solutions qu’elle apporte là où plus personne
n’en trouve, jamais Page Blanche n’aurait pu enseigner à Socrate
l’art du dialogue. Merci à toi, Mona Lisa.
Notes

1. Trouble obsessionnel compulsif.


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