Ecriture Romanesque

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Ambiguïtés de l'écriture réaliste des romanciers du XIXème siècle (Groupement de textes)

Cette séquence a été réalisée par M. Carlos GUERREIRO, Certifié de Lettres Modernes,
pour ses élèves de 1ère du Lycée de L’Arc à Orange

Cette brève séquence, la troisième de l'année, a été réalisée avec une classe de 1ère S avant l'étude en oeuvre
intégrale de Nana d'Émile Zola.

Objectifs : Il s'agira, dans un premier temps, de caractériser les principaux procédés d'écriture à l'oeuvre dans certains
romans à visée réaliste du XIXème siècle pour créer l'illusion du réel. On montrera ensuite que, malgré les professions
de foi théoriques, les œuvres de ces auteurs ne sont pas exemptes d'ambiguïtés et que le réalisme ne se réduit pas à une
simple copie du réel. D'une manière générale, on mettra en évidence les difficultés qu'implique la volonté de
reproduire fidèlement le réel, soit que celui-ci soit par essence insaisissable et qu'il se dérobe, soit que les nécessités de
la composition romanesque (p.ex. dramatisation ou construction d'un « type ») ou la visée symbolique du passage
entrent en tension avec la représentation de la stricte réalité.

Objet d'étude : « Le roman et ses personnages : vision de l'homme et du monde »

Problématique : En quoi l'écriture réaliste des romanciers du XIXème dépasse-t-elle la simple reproduction du réel ?

Textes analysés en lecture analytique

 L.A n°1 : « Le portrait du père Grandet », Eugénie Grandet (1833), Honoré de Balzac

 L.A n°2 : «La mort de Gavroche », Les Misérables (1862), V, 1, Victor Hugo

 L.A n°3 : « La découverte du Voreux », Germinal (1885), Émile Zola, I, 3

Documents complémentaires :

 Extrait de Le Rouge et le noir, Stendhal, 1833, II, 19


 Extrait de l'avant propos de 1842 à La Comédie humaine, Honoré de Balzac
 Extrait de William Shakespeare, Victor Hugo, 1864
 Extrait de Le Romancier et ses personnages, François Mauriac, 1933

Lecture cursive obligatoire :

 La préface de Pierre et Jean, Maupassant (extrait)


 « Les personnages de La Comédie humaine », p247 (Français Littérature 1ère – Nathan)

Séance 1 : Introduction à la séquence

Objectifs : Approche des principaux procédés d'écriture réalistes à travers un ensemble d'exercices

Activités : On commence par définir sommairement le réalisme comme une tendance de fond du genre romanesque qui
concerne essentiellement la seconde moitié du XIXe siècle, et s'oppose à l'idéalisation romantique de la première moitié
du siècle. Sans entrer dans des considérations exagérément subtiles, on indiquera le nom de quelques auteurs
incontournables et on soulignera que les catégories des « courants littéraires » sont parfois quelque peu artificielles et
peinent à rendre compte de la complexité des auteurs et des œuvres. On se dotera pour la séquence d'une définition
schématique, mais opératoire : on définira, dans un premier temps, l'écriture à visée réaliste comme une écriture dont le
but est de décrire le plus fidèlement possible la réalité. On réalise ensuite le premier exercice qui permet de formaliser
quelques procédés fondamentaux (abondance et précision des descriptions, ancrage référentiel avec la mention de lieux,
dates, noms et événements réels, utilisation de lexiques spécialisées, niveaux de langue en conformité avec le statut des
personnages, intrigues banales voire insignifiantes puisées dans la vie quotidienne, personnages ordinaires, …). On
effectue ensuite l'exercice n° 2 qui permet de réinvestir les notions abordées.
1
Exercice n°1 : lecture cursive

14 septembre.
Aujourd'hui, 14 septembre, à trois heures de l'après-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrée dans
ma nouvelle place. C'est la douzième en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que j'ai faites durant les
années précédentes. Il me serait impossible de les compter. Ah ! je puis me vanter que j'en ai vu des intérieurs et
des visages, et de sales âmes... Et ça n'est pas fini... A la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j'ai
roulé, ici et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille,
de l'Observatoire à Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais me fixer nulle part, faut-il
que les maîtres soient difficiles à servir maintenant !... C'est à ne pas croire.
L'affaire s'est traitée par l'intermédiaire des Petites Annonces du Figaro et sans que je voie Madame. Nous nous
sommes écrit des lettres, ç'a été tout : moyen chanceux où l'on a souvent, de part et d'autre, des surprises. Les lettres
de Madame sont bien écrites, ça c'est vrai. Mais elles révèlent un caractère tatillon et méticuleux... Ah ! il lui en
faut des explications et des commentaires, et des pourquoi, et des parce que... Je ne sais si Madame est avare ; en
tout cas, elle ne se fend guère pour son papier à lettres... Il est acheté au Louvre... Moi qui ne suis pas riche, j'ai
plus de coquetterie... J'écris sur du papier parfumé à la peau d'Espagne, du beau papier, tantôt rose, tantôt bleu pâle,
que j'ai collectionné chez mes anciennes maîtresses... Il y en a même sur lequel sont gravées des couronnes de
comtesse... Ça a dû lui en boucher un coin.
Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre, 1900

1) Relevez les indications spatio-temporelles. Quelle est leur fonction ? Quels sont les autres détails qui donnent
l'impression de la réalité ?
2) En quoi le titre du roman inscrit-il ce passage dans le registre réaliste ?

Exercice n°2 : lecture cursive

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons
devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d'haleine; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les
matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage
s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d'une nuée
blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges
rubans que l'on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail,
immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il
embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il
poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant
deux mois, avant d'aller faire son droit . Sa mère, avec la somme indispensable, l'avait envoyé au Havre voir un
oncle, dont elle espérait, pour lui, l'héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne
pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Le tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la
cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient
sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement,
battaient l'eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le
remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se
fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en surgit une
autre, plus proche, sur la rive opposée.
L’Éducation sentimentale, Gustave Flaubert (1869)

1) En quoi ce début de roman relève-t-il du registre réaliste ?

2
Séance 2 : Le portrait du père Grandet

Objectif : Il s'agit d'étudier en quoi la composition du portrait et le jeu des regards permet de donner une épaisseur
humaine à un personnage fictif créant ainsi l'illusion d'un être réel, avant de montrer que le portrait de Grandet porte en
lui une tension entre le « souci de faire vrai » et la construction d'un « type » humain ou la nécessaire dramatisation du
récit.

Activités : Après une analyse à l'oral qui expose les grandes lignes du commentaire, on distribue aux élèves le plan de la
lecture analytique (voir ci-après) que l'on complète ensemble.

L.A. n°1 : le portrait du père Grandet

[Ancien tonnelier d'une extrême avarice, le père Grandet a amassé une fortune colossale à partir de spéculations
réalisées sous la Restauration. Voici son portrait.]

Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait
économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété.
Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier
perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était
un homme de cinq pieds1, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces2 de circonférence, des rotules noueuses
et de larges épaules, son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres
n'offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dévoratrice que le
peuple accorde au basilic3 ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ;
ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blancs et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la
gravité d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe4 veinée que le
vulgaire5 disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans
chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul être
qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en
lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi,
quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu
de la même manière, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient
avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à
boucles d'argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce6, boutonné carrément7, un large habit
marron, à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker8. Ses gants, aussi solides que ceux des
gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même
place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.
Eugénie Grandet (1833), Balzac

Problématique : quel portrait Balzac dresse-t-il de Grandet ?

I) L'art du portrait réaliste

a) Les procédés réalistes

− Ambition du romancier = donner à un être fictif « aux entrailles de papier » une épaisseur humaine.
− Souci d'exhaustivité et de vraisemblance :
[Composition / progression du portrait à analyser]

− Écriture du détail:
[Procédés à analyser]

1 Un pied vaut 0,342 m. Grandet mesure donc 1,62 m.


2 Le pouce valait 0,027 m. Les mollets de Grandet mesurent donc 0,324 m.
3 Serpent fabuleux au regard mortel.
4 Protubérance de chair.
5 Les gens ordinaires.
6 D'un rouge assez foncé.
7 En carré.
8 Avec de larges bords.
3
b) Le point de vue

− Qui parle ? Qui voit ? Qui sait ?


− Le texte entrelace de manière complexe plusieurs points de vue.
- Narrateur omniscient + écriture de commentaire (jugements, ironie)
[Exemples]

− Regard extérieur et objectif : observateur qui scrute le réel dans ses plus infimes détails
[Exemples ]

− Regard et parole populaires (Balzac endosse la parole anonyme des gens de Saumur)
[Exemples ]

c) La théorie du milieu et la physiognomonie9

− Balzac s'inspire des théories des naturalistes10 et pense qu'il y a une corrélation entre le milieu où vit un être
humain et ce qu'il est. De la même façon, selon les théories des physiologistes, il y aurait aussi une corrélation
entre le physique du personnage (son extériorité) et son caractère (son intériorité).
− Le physique est révélateur de l'intériorité du personnage :
[Exemples et explications]

− L'habillement est révélateur de l'intériorité du personnage :


[Exemples et explications]

II) Les ambiguïtés du portrait

a) Le réalisme n'est pas la simple reproduction du réel

[Citations extraites des documents complémentaires. A votre avis, est-il possible de retranscrire fidèlement le réel ?]

b) De l'avare Grandet au « type »

− « Un type est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent
plus ou moins, il est le modèle du genre. » (Préface d'Une ténébreuse affaire, Balzac, 1843) : Ici, Félix Grandet =
le « type » de l'avare
− Construction du « type » s'oppose donc au strict réalisme
[Expliquez pourquoi]

− Deux procédés majeurs de schématisation :


− Grossissement de certains traits :
[Relevez des exemples et expliquez-les]

− Réduction aux seuls éléments les plus marquants :


[Relevez des exemples et expliquez-les]

c) Un personnage énigmatique

− Le narrateur cherche à préserver le mystère en présentant un personnage énigmatique et ambigu avec notamment
des procédés de dramatisation (cf. dernière phrase « Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. »).
Ceci semble entrer en contradiction avec la perspective réaliste [pourquoi ?]

− Des apparences trompeuses :


[Exemples ?]

9 Étude du caractère d'une personne à partir de la forme, des traits et des expressions du visage. Par exemple, au XIXème
siècle, on pensait que la forme du crâne avait une incidence sur l'intelligence (d'où l'expression : « la bosse des maths »).
10 Naturalisme : ici, l'ancêtre des sciences naturelles (zoologie, botanique, …) dont le but est de réaliser une sorte de
« catalogue » des espèces animales et végétales.
4
− Un homme de contrastes :
[Analysez les oppositions, oxymores, …]

Conclusion : tension entre le réalisme (souci de faire vrai) et la construction d'un type / la dramatisation du récit.

Séance 3 : Entraînement à l'écriture d'invention (écriture d'un portrait)

Consigne : « A votre tour, vous réalisez le portrait d'un personnage sous l'empire d'une passion dévorante.»

Objectifs : La formulation de la consigne est volontairement laconique. Il s'agit de faire comprendre aux élèves que
l'écriture d'invention n'est pas une production libre, mais qu'elle s'appuie, en règle générale, sur un texte-source qu'il faut
analyser au moins sommairement pour mettre au jour les contraintes implicites du sujet.

Activités : Analyse des exigences (explicites et implicites) / réalisation de la production en classe.

Séance 4 : La mort de Gavroche

Objectifs : Il s'agit de montrer comment le réalisme historique est dépassé par une écriture épique et une visée
symbolique.

Activités : On propose un ensemble de questions préparatoires avant de réaliser la lecture analytique sous la forme d'un
cours dialogué. Questions préparatoires :
1. Quels éléments du texte contribuent à donner l'illusion de la réalité ?
2. Par quels moyens le narrateur crée-t-il une certaine intensité dramatique (suspense notamment) ?
3. Par quels procédés le narrateur transforme-t-il Gavroche en héros ?

L.A. n°2 : La mort de Gavroche

[Le petit Gavroche, fils des Thénardier devenu gamin des rues, trouve la mort sur les barricades, le 5 juin 1832, lors
d'une manifestation républicaine.]

A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent.


Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue
massés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée.
Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le
cadavre.
- Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.
Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit
que cela venait de la banlieue.
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux
qui tiraient, et il chanta :
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui étaient tombées, et, avançant vers
la fusillade, alla dépouiller une autre giberne11. Là, une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet :

11 Boîte où les soldats rangeaient leurs cartouches.


5
Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.
Cela continua ainsi quelque temps.
Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser
beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait
sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se
redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à
la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les
insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant,
ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles
couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ;
chaque fois que la face camarde12 du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit
Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée13 dans ce pygmée;
pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se
redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda
du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter :
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...
Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne
remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler.
Les Misérables (1862), V, 1, Victor Hugo

Problématique : Comment Hugo dépasse-t-il le simple réalisme historique ?

I) La réalisme historique d'une scène fortement dramatisée

a) Le réalisme historique

− Passage = référence à un épisode réel : soulèvement républicain du 5 juin 1832 pour tenter de renverser la
monarchie de juillet (Louis-Philippe 1er, roi des Français) et réprimé dans le sang.
− Effet de réel produit par l'utilisation d'un lexique militaire précis : « fusillade », « tirailleurs », « ligne »,
« cartouches », « sergent », « balle », « gardes nationaux », « giberne ».
− Effet de réel produit aussi par la reprise d'une chanson populaire de l'époque avec les références à Rousseau et
Voltaire (il s'agit d'une parodie ironique des habitudes des royalistes de prendre Voltaire et Rousseau comme
boucs émissaires de tous leurs maux).

b) La dramatisation

− Intensité dramatique avec une mise en scène théâtrale (cf. « le spectacle était épouvantable et charmant » l.27
+ organisation spatiale) => suspense (Gavroche parviendra-t-il à échapper aux balles ennemies?)
− Dramatisation provient aussi de l'opposition entre le danger mortel et l'insouciance de Gavroche (opposition
sensible dans le lexique « épouvantable » / « charmant », « taquinait » / « fusillade », « riaient en l'ajustant », « la
barricade tremblait ; lui, il chantait »,…)
− Alternance entre des moments d'action rapide (voir la succession de phrases courtes) et des pauses (= couplets
de chansons qui diffèrent l'action)
− Temps verbaux : passé simple de la 1ère partie (l1 à 26) donne de la vivacité au passage ; imparfait de la l.27 à 36
= action saisie dans son déroulement, comme « au ralenti » ; à partir de la l.37 retour au passé simple qui précipite
l'action vers la mort du héros.

12 La camarde : la mort.
13 Géant mythologique qui retrouvait sa force en touchant la terre, sa mère.
6
II) La construction d'un héros symbolique

a) Un héros admirable

− Gavroche force l'admiration du lecteur par son courage, son insouciance face au danger et l'insolence légère de
ses provocations : réplique de la ligne 6 (« Voilà qu'on me tue mes morts. »), insolence de l'attitude face aux
soldats (l.9 « Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, ... »), verbe chanter qui
revient plusieurs fois, lexique du jeu (« taquinait », « amuser », « pieds de nez », « jouait », « jeu », « cache-
cache », « pichenette », ...)
− L'innocence de Gavroche, sa jeunesse et son inconscience même suscitent la compassion du lecteur lors de sa fin
tragique faisant de sa mort un véritable crime.

b) Un héros épique

− Des métaphores transforment le gamin des rues en être merveilleux et surnaturel : « un étrange gamin fée », « le
nain invulnérable de la mêlée », « l'enfant feu follet », « il y avait de l'Antée dans ce pygmée ».
− Marques du registre épique qui métamorphosent Gavroche en un héros presque mythologique : expressions
hyperboliques « on le visait sans cesse, on le manquait toujours », « effrayant jeu de cache-cache », … /
succession de verbes d'action juxtaposés (l.29 « Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait (...), puis bondissait,
disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait (...) ».) / noms collectifs + pluriels : « on », « les
insurgés », « la barricade (métonymie) »,... / gradation sur un rythme ternaire : « ce n'était pas un enfant, ce
n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée » / antithèses (opposition entre gavroche et la multitude, entre
le jeu et la menace)

c) Un héros symbolique

− « Cette petite grande âme venait de s'envoler » : l'oxymore qui conclut le passage autorise une lecture symbolique
=> Gavroche incarne la lutte révolutionnaire pour la liberté, c'est l'image du peuple réprimé par la
monarchie.
− Gavroche est l'innocente victime des forces de répression de Louis-Philippe et annonce les révoltes à venir d'un
peuple opprimé => c'est le symbole de la liberté bafouée.
− Au moment de son écriture, ce passage traduit sans doute le combat de Hugo en exil contre le régime de
Napoléon III.
− Par la suite, le terme « gavroche » entrera dans le dictionnaire (antonomase) pour désigner le modèle du gamin
parisien malin et moqueur..

Conclusion : dépassement du réalisme historique par une écriture épique et une visée symbolique.

Séance 5 : La découverte du Voreux

Objectifs : Il s'agit de montrer que la description réaliste, en se transformant en vision monstrueuse et épique, se charge
d'une dimension symbolique.

Activités : Après une analyse à l'oral, on distribue le plan de la lecture analytique (voir ci-après). Les élèves rédigent
ensuite complètement l'introduction, la seconde partie du commentaire et la conclusion à partir du plan. On met ici
l'accent sur la correction de l'expression syntaxique, notamment dans l'insertion des citations.

L.A. n°3 : La découverte du « Voreux »

[Ouvrier sans ressources, Étienne Lantier découvre au début du roman, le « Voreux », le plus grand puits de la mine qui
deviendra son lieu de travail.]

Il ne comprenait bien qu'une chose: le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de
gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils
arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans
un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses

7
quatre étages contenant chacun deux berlines14 pleines de charbon. Des moulineurs15, aux différents paliers,
sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les
berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les
cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du
signal d'en bas, "sonnant à la viande", pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger
sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du
câble.
- C'est profond ? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
- Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois
cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait.
Étienne reprit:
- Et quand ça casse ?
- Ah! quand ça casse...
Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il
s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour
engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou
moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de
boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes,
la cage montait du vide dans le même silence vorace.
Germinal (1885), Émile Zola, I, 3

Problématique : En quoi cette description dépasse-t-elle le simple réalisme ?

I) Une description réaliste

a) La visée réaliste

− Visée réaliste évidente dans le choix de la description de la réalité sociale ouvrière du XIXème
− Description précise, presque didactique, du fonctionnement d'une mine
− Plusieurs effets de réels sont à noter :
− Présence d'un vocabulaire spécialisé et technique (celui de la mine) : « cages de fer », « verrous »,
« berlines », « moulineurs », « bois de taille », ...
− Précisions des chiffres : « cinq cent cinquante-quatre mètres » l.13, « trois cent vingt » l.14, ...
− Discours direct (les mineurs s'expriment comme ils le feraient dans le vie réelle) : « Et quand ça casse ? »
− Expression empruntée au langage des mineurs : « sonnant à la viande » l.9

b) La focalisation interne

− Le « Voreux » est décrit à travers le regard et la subjectivité d'Étienne : verbe « il ne comprenait ... » qui
indique que l'on accède aux pensées du personnage, modalisateur « il semblait ne pas les sentir passer » l.2,
verbe indiquant le foyer de perception l.15 « les yeux sur le câble qui remontait », …
− La description se limite à ce que le personnage peut voir et entendre, et à ce qu'il connaît de la mine (voir les
questions traduisant l'ignorance du personnage l.12 et 17).
− C'est cette focalisation interne qui permettra de dépasser le simple réalisme en ouvrant vers un imaginaire
monstrueux.

II) Qui se métamorphose en vision infernale

La réalité du puits se change en une vision monstrueuse.

a) Un mine monstrueuse

− Le nom du « Voreux » évoque d'emblée un monstre dévorateur. Cette métaphore est longuement filée par la
suite : « avalait », « bouchées », « gosier », « viande », « chargement de chair humaine », « engloutir »,
« dévora », « gueule (…) gloutonne », « affamé », « digérer », « silence vorace ».

14 Wagonnet permettant de transporter le charbon.


15 Ouvriers qui chargent le charbon ramené du fond.
8
− Un monstre insensible et froid : aspect machinal d'une dévoration qui semble se répéter éternellement
(imparfait itératif, préfixe re- l.19/20, …)
− Le silence, connotant la mort, domine : « sans bruit » l.4, « silencieuse » l.10, « silence vorace » l.30
− L'image de la descente (lexique associé à la profondeur et au vide) ainsi que l'obscurité évoquent une véritable
plongée dans le néant, une descente aux enfers.

b) Le registre épique

− Exagérations / hyperboles : verbes de la dévoration (« avalait », « engloutir », « dévora », …), insistance sur le
nombre (« par bouchées de vingt et de trente », « cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup », …), « boyaux
géants capables de digérer un peuple », ...
− Termes collectifs ou pluriels présentant les ouvriers comme une masse indifférenciée et passive : « des hommes »
l.1, « des ouvriers » l.2, « groupes », « les ouvriers », « chargement de chair humaine », …
− Accumulation : « cela s'emplissait, s'emplissait encore ... »

c) Une vision infernale révélatrice de la condition ouvrière du XIXème

− Les mineurs sont présentés comme une masse anonyme, passive et résignée, simple nourriture pour la mine :
symboliquement, on peut y voir le destin des ouvriers du XIX condamné à une vie très dure et miséreuse,
exploités par le Capital (le terme « peuple », à la fin, invite à une lecture symbolique globale).
− Enfin, on peut voir ici à l'oeuvre le déterminisme du milieu récurrent chez Zola, sensible dans la résignation des
ouvriers et une forme de fatalisme qui prédomine dans le passage (actions machinales des ouvriers :
« s'empilaient » / « cela s'emplissait », phrase inachevée « Ah! Quand ça casse. »)

Conclusion : réalisme dépassé par l'imaginaire zolien (vision monstrueuse et épique) et la visée symbolique.

Séance 6 : Synthèse en forme de dissertation

Sujet : « L'ambition des écrivains réalistes n'est-elle que de copier le réel ? »

Supports : Documents complémentaires et textes étudiées en lecture analytique

Activités : Après une analyse du sujet, on élabore un plan dialectique en commun (I. Les écrivains réalistes cherchent à
reproduire fidèlement la réalité - II. Mais leurs œuvres dépassent souvent le simple réalisme). On demande ensuite aux
élèves de rechercher des arguments et des exemples dans l'ensemble des lectures analytiques. On analyse enfin les
documents complémentaires en prélevant des arguments et des exemples pour chaque grande partie de la dissertation. On
termine en demandant aux élèves de proposer un plan détaillé qui organise l'ensemble.

L'ensemble du travail est présenté sous la forme d'un tableau :

I. Reproduction du réel II. Dépassement du réalisme


Germinal (LA n°3) : représentation de la condition ouvrière duLa mine : vision monstrueuse / épique et symbolique (illustre
mineur au XIXe / description précise de la mine avec procédésdestin social de l'ouvrier au XIXe)
réalistes.
Les Misérables (LA n°2) : cadre historique de la révolte du 5Gavroche : héros mythique (épique / merveilleux) + symbole
juin 1832 / mise en scène d'un personnage populairede la liberté bafouée
(Gavroche)
Grandet (LA n°1) : description exhaustive à la manière d'uneGrandet : dramatisation nécessaire pour entretenir le mystère /
photographie construction d'une « type » humain (qui par définition n'existe
pas puisqu'il est le modèle du genre)

Citation de Stendhal : « Un roman est un miroir ... » Balzac : va au-delà de la simple copie par une volonté de
Citation de Balzac « La Société française allait être l'historien,comprendre les mécanismes à l'oeuvre dans la société (« les
je ne devais être que le secrétaire » (la société dicte, Balzacraisons ou la raison de ces effets sociaux »)
copie)

Balzac veut écrire l'histoire des « moeurs » de la société Mauriac : le roman réaliste est mensonger car les hommes dans
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Maupassant résume la théorie réaliste : « la vérité, rien que lala vie réelle n'expriment jamais leur intériorité (« un roman tout
vérité, toute la vérité » à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points
de suspension »)
Maupassant : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait
alors au moins un volume par journée » (nécessairement des
choix) / « Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète
du vrai ») / subjectivité du réel (« autant de vérités qu'il y a
d'hommes sur terre »)

Plan succinct :

I.a) Le roman réaliste comme miroir de la société : citation de Stendhal / analyse de quelques procédés d'écriture réalistes
: abondance description (LA n°1), lexique spécialisé (celui de la mine dans la LA n°3), banalité des thèmes, de l'intrigue,

I.b) Le roman réaliste reproduit la réalité sociale et historique : citation de Balzac («La Société française allait être ...») /
Hugo (cadre historique) / Zola (univers ouvrier)
I.c) Le roman réaliste donne au personnage l'épaisseur d'un être vivant : exemple du portrait de Grandet

II.a) Dépassement du réalisme par la dramatisation ou la construction d'un « type » : exemple du portrait de Grandet /
exemple de Hugo dans la mise en scène théâtrale de la mort de Gavroche
II.b) Réalisme dépassé par symbolisme : Hugo (exemple de Gavroche) + Zola (lecture symbolique de la mine)
II.c) Par essence, le réel se dérobe à toute copie fidèle : idées de Mauriac ou de Maupassant

Séance 7 : Devoir surveillé (dissertation – 2 heures)

Sujet : « Les personnages des romans réalistes sont-ils des reproductions fidèles de personnes réelles ? Vous rédigerez
deux grandes parties de la dissertation (on ne demande pas d'introduction ni de conclusion). »

Les élèves disposent des textes analysés en lecture analytique et des documents complémentaires. Le sujet ne présente pas
de difficultés particulières : il est très similaire au sujet traité en cours, à ceci près qu'il se centre plus spécifiquement sur
la notion de personnage.

Annexe : Documents complémentaires et lectures cursives

Le Rouge et le noir, Stendhal, 1833, II, 19


Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange
des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir
montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore
l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et les bourbiers se former.

Extrait de l'avant propos de 1842 à La Comédie humaine, Honoré de Balzac


La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des
vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements
principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être
pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs (…). Ce travail n'était rien encore. S'en
tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins
heureux, patient ou courageux des types humains, le conteur des drames de la vie intime, l'archéologue du mobilier social,
le nomenclateur des professions, l'enregistreur du bien et du mal; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout
artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense
assemblage de figures, de passions et d'événements. Enfin, après avoir cherché, je ne dis pas trouvé, cette raison, ce
moteur social, ne fallait-il pas méditer sur les principes naturels et voir en quoi les Sociétés s'écartent ou se rapprochent de
la règle éternelle, du vrai, du beau ? Malgré l'étendue des prémisses, qui pouvaient être à elles seules un ouvrage, l'œuvre,
pour être entière, voulait une conclusion. Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement.

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Préface d'Une ténébreuse affaire, Balzac, 1843
« Un type est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou
moins, il est le modèle du genre. »

William Shakespeare, Victor Hugo, 1864


Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre
sous une forme humaine toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas ; il condense. Il n’est pas un, il
est tous.[...] Les hommes de plaisir ont raison de dire que pas un d’eux n’est don Juan. Aucune feuille d’oranger mâchée
ne donne la saveur de l’orange. Pourtant il y a affinité profonde, intimité de racines, prise de sève à la même source,
partage de la même ombre souterraine avant la vie. Le fruit contient le mystère de l’arbre, et le type contient le mystère de
l’homme. De là cette vie étrange du type.
Car, et ceci est le prodige, le type vit. S’il n’était qu’une abstraction, les hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient
cette ombre passer son chemin. La tragédie dite classique fait des larves ; le drame fait des types. Une leçon qui est un
homme, un mythe à face humaine tellement plastique qu’il vous regarde et que son regard est dans un miroir, une
parabole qui vous donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idée qui est nerf, muscle et chair, et qui a
un cœur pour aimer, des entrailles pour souffrir, et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou rire, une
conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du vrai sang, voilà le type. O puissance de la toute
poésie ! les types sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leur pas sur le plancher, ils existent. Ils existent
d’une existence plus intense que n’importe qui, se croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus de densité que
l’homme.

Le Romancier et ses personnages, François Mauriac, 1933


On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela
seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le
drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L'essentiel, dans la vie, n'est jamais
exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et Yseult
s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé
que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît
être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'ose dire, dans une autre étoile, l'étoile où les êtres
humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs
sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope.
Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous
aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent
servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons
que dégagent les analyses des grands romanciers.

Préface de Pierre et Jean, Guy de Maupassant (1887)


( …) Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision déformée, surhumaine, poétique,
attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer la
vérité, rien que la vérité et toute la vérité. (…)
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle
et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les
arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons
ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et
l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une
barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le
lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte delà vie, doit éviter avec soin tout
enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser
ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force d'avoir
vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de
l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la
reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire
devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière si adroite, si
dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses
intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il
prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles,
jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des

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circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comment
on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts
d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans
une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se dégagera le sens définitif de
l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui
l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements
innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui
seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur
d'ensemble. On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de l'ancien procédé visible à tous les yeux,
déroute souvent les critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés
par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique qui avait nom : l'Intrigue.
En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le
Romancier d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. Pour produire l'effet qu'il
poursuit, c'est-à-dire l'émotion de la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en veut tirer, c'est-à-dire
la révélation de ce qu'est véritablement l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits d'une
vérité irrécusable et constante.
Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui
semble pouvoir être résumée par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.» Leur intention étant de dégager la
philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la
vraisemblance et au détriment de la vérité, car : Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Le réaliste, s'il est un
artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète,
plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au
moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix
s'impose donc,—ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. La vie, en outre, est composée des choses
les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, sans suite, sans chaîne,
pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.
Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que
les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à-côté. (…)
Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les
transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler
plutôt des Illusionnistes. Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans
notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu'il y
a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés,
comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race. Chacun de nous se fait donc
simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa
nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a
appris et dont il peut disposer. Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui est une opinion
changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui
imposent à l'humanité leur illusion particulière.

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