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DE L'AMOUR
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS

ŒUVRES COMPLÈTES
DE

DE STENDHAL (henry beyle)


Nouvelle édition. — Formai grand in-18

LA CHARTREUSE DE PARME . 4 Vol.

CHRONIQUES ITALIENNES 1 —
correspondance inédite — précédée d'une Introduction de
Prosper Mérimée, ornée d'un beau portrait 2 —
HISTOIRE DE LA PEINTURE EN ITALIE i —
MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE i —
MÉMOIRE D'UN TOURISTE 2 —
NOUVELLES INÉDITES i —
PROMENADES DANS ROME 2 —
RACINE! ET SHAKSPEARE i —
romans et nouvelles précédés d'une Notice sur Stendhal. 1 —
ROME, NAPLE3 ET FLORENCE i —
LE ROUGE ET LE NOIR 1 —
VIE DE ROSSINI * i —
VIE DE HATDN, DE MOZART ET DE MÉTASTASE 1 —
DE L'AMOUR i —
CHRONIQUES ET NOUVELLES i —

EMILE COLIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY.


DE

L'AMOUR
DE STENDHAL
(HENRY BEYLE)

SEULE ÉDITION COMPLÈTE


AUGMENTÉE DE PRÉFACES ET DE FRAGMENTS ENTIÈREMENT INÉDITS

V V
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRERES
3, RUE AUBER, 3

1891
Droits de reproduction et de traduction réservés
m
wi
PRÉFACE

Cet ouvrage n'a eu aucun succès; on l'a trouvé inintelli-

gible, non sans raison. Aussi, dans cotte nouvelle édition,

l'auteur a-t-il cherché-surtout a rendre ses id i.irté.

Il a raconté comment elles lui étaient venues; il a fait une

préface, une introduction, tout cela pour être clair; et, mal-

gré tant de soins, sur cent lecteurs qui ont lu Corinnr. il

n'y en a pas quatre qui comprendront ce livre-ci.

Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume u'esl poinl

un roman, et surtout n'est pas amusant comme un roman


C'est tout uniment une description exacte et scientifiqra«

d'une sorte de folie très-rare en France. L'empire des con-

venances, qui s'accroît tous les jours, plus encore par IVf-
fet de la crai-nte du ridicule qu'à cause de la pur
mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet outrage BM
parole qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut

même sembler choquante. J'ai été forcé d'en faire uwp*-

• liai 1826.
n ŒUVRES DE STENDHAL.
mais l'austérité scientifique
du langage me met, je pense, a
1 abri de tout reproche
à cet égard.

Je connais un ou
deux secrétaires de légation
qui, à'irur
retour pourront me rendre ce service.
Jusque-là que pour-
rais-je dire aux
gens qui nient les faits que
je raconte^
prier de ne pas m'écouter.

On peut reprocher de
légalisme à la forme que j'ai adop-
tée On permet à un voyageur de
dire « J'étais à
:
New-York
de h je
m'embarquai pour l'Amérique
du sud, je remontai
jusqu a Santa-Fé-de-Bogota.
Les cousins et les
moustiques
^ désolèrent pendant la route,
et je fus privé,
pendant
trois jours, de l'usage
de l'œil droit. »
On n'accuse pointce voyageur d'aimer
à parler de soi-
on pardonne tous ces je et tous ces
lui
moi, parce que c'esi
la manière la plus
claire et la plus intéressante
de raconter
ce qu il a vu.

C'est pour être clair et


pittoresque, s'il le peut, que l'au-
teur du présent voyage dans
les régions peu connues du
cœurnumain dit:
« J'allai avec madame Gherardi
aux mines
de de Hallein... La princesse
sel
Crescenzi me disait à
Rome... Uu jour à Berlin,
je vis le beau capitaine
L.... »
Toutes ces petites choses sont
réellement arrivées
à l'auteur
qui a passé quinze ans en
Allemagne et en Italie. Mais
plus
curieux que sensible, jamais
il n'a rencontré la moindre
aventure, jamais n'a éprouvé aucun
il
sentiment personnel qui
méritât d'être raconté; et,
si on veut lui
supposer l'orgueil
de croire le contraire, un
orgueil plus grand l'eût empêché
a imprimer son cœur
et de le vendre au public pour six
francs, comme ces gens qui. de leur vivant,
impriment leurs
SIemoires.
DE L'AMOUR n
Ed 1822, lorsqu'il corri

de voyage moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, qui

avait décrit les objets le jour où il les avail

manuscrit, qui contenait la description circonstancié

toutes les phases de la maladie di vmr,


avec ce respect aveugle que montrait un savant du qua-
torzième siècle pour un manuscrit de Lactance on

Quinte-Curce qu'on venait de déterrer. Quand l'auteur

contrait quelque passage obscur, et, à vrai dire, souvent

lui arrivait, il croyait toujours que c'était le moi d'aujour-


d'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour P ancien
manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs qu'il

ne comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût


songé aux suffrages du public; mais l'auteur, revoyant i

après de longs voyages, croyait impossible d'obtenir un

succès sans faire des "bassesses auprès des journaux


quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut II

server pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un succès

étant hors de la question, l'auteur s'amusa à publier ses

pensées exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est

ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes de la Gi

dont la sagesse pratique le ravit en admiration. •

Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la

ciété italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageai


ce pays. Depuis le carbonarisme et l'invasion des autri-


les salons
chiens, jamais étranger ne sera reçu en ami dans
monuments, les rues
où régnait une joie si folle. On verra les
publiques d'une ville, jamais la société, l'etian
les places

ger fera toujours peur; .les habitants soupçonneront qu'il

est un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille

d'Antrodoco et des bassesses indispensables en i


no OUVRES DE STENDHAL,
pour n'être pas persécuté par les huit ou dix ministres ou
favoris qui entourent le prince. J'aimais réellement les
habitants, et j'ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix

mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot de français,


et sans les troubles et le carbonarisme, je ne serais jamais
rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant
tout.

Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne


puis faire des miracles; je ne puis pas donner des oreilles

aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les gens à ar-
gent et à grosse joie, qui ont gagné sent mille francs dans
Tannée qui a précédé le moment où ils ouvrent ce livre,

doivent bien vite le fermer, surtout s'ils sont banquiers,


manufacturiers, respectables industriels, c'est-à-dire gens à
idées éminemment positives. Ce livre serait moins inintelli-

gible pour qui aurait gagné beaucoup d'argent à la Bourse


ou à la loterie. Un tel gain peut se rencontrer à côté de
l'habitude de passer des heures entières dans la rêverie, et

à jouir de l'émotion que vient de donner un tableau de


Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard
singulier d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce

n'est point ainsi que perdent leur temps les gens qui payent
deux mille ouvriers à la fin de chaque semaine ; leur esprit

est toujours tendu à l'utile et au positif. Le rêveur dont je


parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils en avaient le loisir;

c'est celui qu'ils prendraient volontiers pour plastron de


leurs bonnes plaisanteries. L'industriel millionnaire sent
confusément qu'un tel homme place dans son estime une
pensée avant un sac de mille francs.
Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même
année où l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné
DE !

n
la connaissance du grec moderne, ce dont est
il si fier, qu<
déjà il aspire à l'arabe. Je prie d

tout homme qui n'a pas été malheureux pour


imaginaires étrangères à la vanité, et qu'il

honte de voir divulguer dans les salons.

Je suis bien assuré de dépl s femmes qui, d

ces mêmes salons, emportent d'assaut la coi : ,


par
une affectation de tous les instants. J'en ai surpris de bonne
foi pour un moment, et tellement étonnes, qu'en B'inl

géant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus savoir si un tel

sentiment qu'elles venaient d'exprimer avait été naturel ou


affecté. Comment ces femmes pourraient-elles juger de la

peinture de sentiments vrais .'


Aussi cet ouvrage a-t-il été leur
bête noire; el'ies ont dit que l'auteur devait être un homme
infâme.
Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines

actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse


d'âme et s'en affliger, non pas parce qu'on fut ridicule aux

yeux du salon, mais bien aux yeux d'une certaine personne


dans ce salon; à vingt-six ans, être amoureux de bonne foi

d'une femme qui en aime un autre, ou bien encore mais la

chose est si rare, que j'ose à peine l'écrire de peur di

tomber dans les inintelligibles, comme lors de la première


édition), ou bien encore, en entrant dans le salon où est II

femme que l'on croit aimer, ne songer qu'à lire dan


yeux ce qu'elle pense de nous en cet instant et D'avoir nulle

idée de mettre de l'amour dans nos propres regarda :


voilà

les antécédents que je demanderai à mon lecteur. ('.'

description de beaucoup de ces sentiments 6ncet r.ires qui

a semblé obscure aux hommes à idées positives. Comment


faire pour être clair à leurs yeux? leur annoncer une b:
r ŒUVRES DE STENDHAL
de unqttante centimes, ou un changement dans le tarif des
douanes de la Colombie 1 .

Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement,

mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments

aui se succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'ap-

pelle la passion de l'amour.

Imagine* une figure de géométrie assez compliquée, tra-


cée avec du crayon blanc sur une grande ardoise : eh bien!
je vais expliquer cette figure de géométrie; mais une condi-
tion nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle existe déjà sur l'ar-

doise ;
je ne puis la tracer moi-même. Cette impossibilité est

ce qui rend si difficile de faire sur l'amour un livre qui ne


soit pas un roman. 11 faut, pour suivre avec intérêt un exa-
men philosophique de ce sentiment, autre chose que de
l'esprit chez le lecteur; il est de toute nécessité qu'il ait vu

l'amour. Or où peut-on voir une passion?


Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais éloi-

gner.
L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la voie lactée,

un amas brillant formé par des milliers de petites étoiles,

dont chacune est souvent une nébuleuse. Les livres ont noté
quatre ou cinq cents des petits sentiments successifs et si

difficiles à reconnaître qui composent cette passion, et les

plus grossiers, et encore en se trompant souvent et prenant

l'accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces livres,

tels que la Nouvelle Héloïse, les romans de madame Cottin,

1
On me dit : a Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais gare les in-
dustriels ; ils vont crier à l'aristocrate. » — En 1817, je n'ai pas craint les

procureurs généraux ;
pourquoi aurais-je peur des millionnaires en 1826?
Les vaisseaux fournis au pacha d'Egypte m'onC ouvert les yeux sur leur
compte, et je ne crains qua ce que j'estime.
DE L'A M* „
les Lettres de mademoiselle d
'ont été écrits en France, pays où la pi -notir

a toujours peur du ridicule-, est étouffée par I

la passion nationale, la vanité, et n'arrive


|

toute sa hauteur.

Qu'est-ce donc que connaître Vamour par les romans? que


serait-ce après l'avoir vu décrit dans des centaines de volu-

mes à réputation, mais ne l'avoir jamais 6enti, que chercher


dans celui-ci l'explication de cette folie? je répondrai comme
un écho : <r C'est folie i

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore


de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, dont
vous n'osâtes parler à personne, et qui faillit vous perdre
d'honneur? C'est pour vous que j'ai refait ce livre et cher-

ché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu, n'en parlez ja-

mais qu'avec une petite phrase de mépris et jetez-le dans


votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres;

j'y laisserais même quelques pages non coupées.


Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées qu'y
laissera l'être imparfait, qui se croit philosophe parce qu'il

resta toujours étranger à ces émotions folles qui font <1 -

pendre d'un regard tout notre bonheur d'une semaine. D'au-


tres, arrivant à l'Age mûr, mettent toute leur vanité à oublier

qu'un jour ils purent s'abaisser au point de faire la cour à

une femme et de s'exposer à l'humiliation d'un refn-

livre aura leur h'iine. Parmi tant de gens d'esprit que j'ai

vus condamner cet ouvrage par diverses raisons, mais tou-


jours avec colère, les seuls qui m'aient semblé ridii

sont ces hommes qui. ont la double vanité de prétendre avoir

toujours été au-dessus dos faiblesses du cœur, et toutefois

posséder ass<w de pénétration pour juger apriori du .


xu ŒUVRES DE STENDHAL,
d'exactitude d'un traité philosophique, qui n'est qu'une des-

cription suivie de toutes ces faiblesses.

Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du


renom d'hommes sages et nullement romanesques, sont bien

plus près de comprendre un roman, quelque passionné qu'il

soit, qu'un livre philosophique, où l'auteur décrit froide-

ment les diverses phases de la maladie de l'âme nommée


amour. Le roman les émeut un peu; mais à l'égard du traité

philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles

qui se feraient lire une description des tableaux du Musée,


et qui diraient à l'auteur : « Avouez, monsieur, que votre

ouvrage est horriblement obscur. » Et qu'arrivera-t-il si ces

aveugles se trouvent des gens d'esprit, depuis longtemps en


possession de cette dignité, et ayant souverainement la pré-

tention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera joliment

traité. C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première

édition. Plusieurs exemplaires ont été actuellement brûlés

par la vanité furibonde de gens de beaucoup d'esprit. Je ne


parle pas des injures, non moins flatteuses par ieur fureur :

l'auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour le

peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la

monarchie, ces titres sont la récompense la plus assurée de

qui s'avise d'écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à

la madame Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle

n'était pas à la mode, et si les seules personnes pour qui elle

est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps du Gid,

Corneille n'était qu'un bon homme pour M. le marquis de


Danjeau 1
. Aujourd'hui, tout le monde se croit fait pour lire

M. de Lamartine; tant mieux pour son libraire; mais tant

1 Voir page 120 des Mémoires de Danjeau, édition Genlia.


DE L'AMODR. ira

pis et cent fois tant pis pour ce grand poète. De nus jours,
le génie a des ménagements pour des êtres auxquels il ne

devrait jamais songer sous peine de déroger.

La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive,

d'un conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus de colon


ou d'un banquier fort alerte pour les emprunts, est récom-
pensée par des millions, et non par des sensations tendres.
Peu à peu le cœur de ces messieurs s'ossitie; le positif et

l'utile sont tout pour eu-x, et leur âme se ferme à celui de

tous les sentiments qui a le plus grand besoin de loisir, et

qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable


et suivie.

Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-

ci a le malheur de ne pouvoir être compris que par des

gens qui se sont trouvé ie loisir de taire des folies. Beaucoup

de personnes se tiendront pour offensées, et j'espère qu'elles

o'iront pas plus loin.


DEUXIEME PRÉFACE'

Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ce i ilheu-

reax, aimables, charmants, point hypocrites, point moraux,


auxquels je voudrais plaire; j'en connais à peine un ou deux.
De tout ce qui ment pour avoir de la considération comme
écrivain, je n'en fais aucun cas. Ces belles dames-là doi-

vent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnais


mode, qu'il s'appelle Massillon ou madame Necker, pour
pouvoir en parier avec les femmes graves qui dispensent h
considération. Et qu'on le remarque bien, ce beau ;.

s'obtient toujours, en France, en se faisant le grand prêtre

de quelque sottise.
Avez-vous été dans votre vie six mois malneureun
amour? dirais-je à quelqu'un qui voudrait lire ce \\\

Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheui

que celui de penser à un procès, ou de n'être pas non


député à la dernière élection, ou de passer pouf avoir i

» Mai 1834.
X71 ŒUVRES DE STENDHAL.
d'esprit qu'à l'ordinaire à la dernière saison des eaux d'Aix,

— je continuerai mes questions indiscrètes, et vous demande-


rai si vous avez lu dans l'année quelqu'un de ces ouvrages
insolents qui forcent le lecteur à penser? Par exemple, YÊmile

de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne? Que


si vous n'avez jamais été malheureux par cette faiblesse des
âmes fortes, que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature,
de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l'humeur
contre l'auteur; car il vous fera soupçonner qu'il existe un
certain bonheur que vous ne connaissez pas, et que connais-
sait mademoiselle de Lespinasse.
TROISIÈME PRÉFACE

Je viens solliciter j'indulgence du lecteur pour la forme

singulière de cette Physiologie de l'Amour.

11 y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements

qui suivirent la chute de Napoléon me privèrent de mon


état. Deux ans auparavant, le hasard me jeta, immédiate-

ment après les horreurs de la retraite de Russie, au milieu

d'une ville aimable où je comptais bien passer le reste de

mes jours, ce qui m'enchantait. Dans l'heureuse Lombardie,

à Milan, à Venise, la grande, où, pour mieux dire, l'unique

affaire de la vie, c'est le plaisir. Là, aucune attention pour

les faits et gestes du voisin; on ne s'y préoccupe de ce qui

nous arrive qu'à peine. Si l'on aperçoit l'existence du voi-

sin, on ne songe pas à le haïr. Otcz l'envie des occupations

d'une ville de province, en France, que reste-t-il? L'absence,

l'impossibilité de la cruelle envie, forme la partTd la plus

» Terminée le 15 mars 1842; Bcyle est mort le 23 du inOme mou;


e'e*t donc très-probublement sod dernier écrit.
xnn ŒUVRES DE STENDHAL.
certaine de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à
Paris.
v
A la suite des bals masqués du carnaval de 18 20, qui fu-
rent plus brillants que de coutume, la société de Milan vit

i dater cinq ou six démarches complètement folles; bien que


Ton soit accoutumé dans ce pays-là à des choses qui passe-
raient pour incroyables en France, l'on s'en occupa un mois
entier. Le ridicule ferait peur dans ce pays-ci â des actions
tellement baroques; j'ai besoin de beaucoup d'audace seu-
lement pour oser en parler.
Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets et

les causes do ces extravagances, chez l'aimable madame Pie-

tra Grua, qui, par extraordinaire, ne se trouvait mêlée à au-


cune de ces folies, je vins à penser qu'avant un an, peut-
être, il ne me resterait qu'un souvenir bien incertain de ces

faits étranges et des causes qu'on leur attribuait. Je me saisis

d'un programme de concert, sur lequel j'écrivis quelques


mots au crayon. On voulut faire un pharaon; nous étions
tréfile assis autour d'une table verte; mais la conversation
était tellement animée, qu'on oubliait de jouer. Vers la fin de
la soirée survint le colonel Scotti, un des hommes les plus

aimables de l'armée italienne; on lui demanda son contin-

gent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous

occupaient; il nous raconta, en effet, des choses dont le

hasard l'avait rendu le confident, et qui leur donnaient un as-

pect tout nouveau. Je repris mon programme de concert, et

j'ajoutai ces nouvelles circonstances.

Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué de


la même manière, au crayon et sur des chiffons de papier,

pris dans les salons où j'entendais raconter les anecdotes.


Bientôt ie cherchai une loi commune pour reconnaître les
DE L'AMOUR, m
divers degrés. Deux mois après, la peur d'être pris pour un
carbonaro me fit revenir à Paris, seulement pour quelques

mois, à et que je croyais; mais jamais je n'ai revu Milan, où

j'avais passe sept années.

A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occupi i

encore de l'aimable pays d'où la peur m'avait chassé; j

réunis en liasse mes morceaux de papier, et je fis cadeau du


cahier à uq libraire; mais bientôt une difficulté survint;

l'imprimeur déclara qu'il lui était impossible de travailler


sur des notes écrites au crayon. Je vis bien qu'il trouvait
cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune ap-
prenti d'imprimerie qui me rapportait mes notes paraissait

tout honteux du mauvais compliment dont on l'avait chargé;


il savait écrire : je lui dictai les notes au crayon.

Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de


changer les noms propres et surtout d'écourter les anecdo-
tes. Quoiqu'on ne lise guère à Milan, ce livre, si on l'y por-

tait, eût pu sembler une.atroce méchanceté.


Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse

d'avouer qu'à cette époque j'avais l'audace de mépriser le

style élégant. Je voyais le jeune apprenti tout occupé d'évi-

ter les terminaisons de phrases peu sonores et les suites de

mots formant des sons baroques. En revanche, il ne se faisait

faute de changer à tout bout de champ les circonstances des

faits difficiles a exprimer : Voltaire, lui-même, a peur des

choses difficiles à dire.

L'Essai sur l'Amour ne pouvait valoir que par le nom-


bre de petites nuances.de sentiment que je. priais Le lecteur

de vérifier dans ses souvenirs, s'il était assez heureux pour

en avoir. Mais il y avait bien pis: j'étais alors, comme tou-

jours, fort peu expérimenté en choses littéraires; le libraire


nt ŒUVRES DE STENDHAL.
auquel j'avais fait cadeau du manuscrit l'imprima sur mau-
vais papier et dans un format ridicule. Aussi, me dit-il au
bout d'un mois, comme je lui demandais des nouvelles du
livre : « On peut dire qu'il est sacré, ca*- personne n'y touche.»
Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles
dans les journaux; une telle chose m'eût semblé une igno-
minie. Aucun ouvrage, cependant, n'avait un plus pressant

besoin d'être recommandé à la patience du lecteur. Sous


peine de paraître inintelligible dès les premières pages, il

fallait porter le public à accepter le mot nouveau de cristal-


lisation, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de
folies étranges que l'on se figure comme vraies et même
comme indubitables à propos de la personne aimée.
En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres
circonstances que je venais d'observer dans cette Italie que

j'adorais, j'évitais soigneusement toutes les concessions,


toutes les aménités de style qui eussent pu rendre Y Essai

sur l'amour moins singulièrement baroque aux yeux des


gens de lettres.

D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque


où, toute froissée de nos malheurs, si grands et si récents,

la littérature semblait n'avoir d'autre occupation que de


consoler notre vanité malheureuse; elle faisait rimer gloire

avec victoire, guerriers avec lauriers, etc. L'ennuyeuse litté-

rature de cette époque semble ne chercher jamais les cir-

constances vraies des sujets qu'elle a l'air de traiter; elle

ne veut qu'une occasion de compliments pour ce peuple es-


clave de la mode, qu'un grand homme avait appelé la grande
nation, oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition

de l'avoir pour chef.


Le résultat de mon ignorance des conditions du plus
DE L'A M OU n. xi

humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs de


1822 à 1853; c'est à peine si, après vingt a

l'Essai sur l'amour a été compris d'une centaine de curieux.

Quelques-uns ont eu la patience d'observer les div.

phases de cette makdie chez les personnes atteintes autour


d'eux; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente

ans la peur du ridicule cache avec tant de soin parmi ik»us,

il faut en parler comme d'une maladie; c'est par ce chemin-


là que l'on peut arriver quelquefois à la guérir.

Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions


qui tour à tour se sont emparées de toute notre attention; ce

n'est, en effet, qu'après cinq changements complets dans


la forme et dans les tendances de no? gouvernements, que
la révolution commence seulement à entrer dans nos mœurs.
L'amour, ou ce qui le remplace le plus communément en
lui volant son nom, i'amour pouvait tout en France sous
Louis XV : les femmes de la cour faisaient des colonels;

cette place n'était rien moins que la plus belle du pays.

Après cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les femmes


les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans

l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à fajre donner


un débit de tabac dans le moindre bourg.
11 faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la mode;

dans nos salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans

affectent de ne point leur adresser la parole; ils aiment bien

mieux entourer le parleur grossier qui, avec son accent de

province, traite de la question des capacités et tâcher d'y

glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui se piquent de

paraître frivoles, afin d'avoir l'air de continuer la bonne

compagnie d'autrefois, aiment bien mieux parler chevaux et

jouer gros jeu dans des cercles où les femmes ne sont point
xxu ŒUVRES DE STENDHAL,
admises. Le sang-froid mortel qui semble présider aux rela-
tions des jeunes gens avec les femmes de vingt-cinq ans, que

l'ennui du mariage rend à la société, fera peut-être accueil-

lir, par quelques esprits sages, cette description scrupuleu-


sement exacte des phases successives de la maladie que Ton
appelle amour.
L'effroyable changement qui nous a précipités dans l'en-

nui actuel et qui rend inintelligible la société de 1778, telle

que nous la trouvons dans les lettres de Diderot à made-


moiselle Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires de
madame d'Épinay, peut faire rechercher lequel de nos
gouvernements successifs a tué parmi nous la faculté de

s'amuser, et nous a rapprochés du peuple le plus triste de

la terre. Nous ne savons pas même copier leur parlement et

l'honnêteté de leurs partis, la seule chose passable qu'ils


aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes

conceptions, l'esprit de dignité, est venu remplacer parmi

nous la gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que

dans les cinq cents bals de la banlieue de Paris, ou dans le


midi de la France, passé Bordeaux.
Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu
l'affreux malheur de nous angliser? Faut-il accuser ce gou-
vernement énergique de 1793, qui empêcha les étrangers

de venir camper sur Montmartre? ce gouvernement qui, dans

peu d'annéeSj nous semblera héroïque, et forme le digne


prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom
dans toutes les capitales de l'Europe.
Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire,

illustré par les talents de Carnot et par l'immortelle campa-


gne de 1796-1797, en Italie.

La corruption de la cour de Barras rappelait encore h


DE L'AMOUR um
gaieté de l'ancien régime; les grûees de madame Bonaparte
montraient que nous n'avions dès lors aucune prédilection
pour la maussaderie et la morgue des Anglais.
La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du fau-

bourg Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour


la façon de gouverner du premier consul, et les hommes du
premier mérite qui illustrèrent la société de Paris, tels que

les Cretet, les Daru, etc., ne permettent pas de faire peser

sur l'Empire la responsabilité du changement notable qui

s'est opéré dans le caractère français pendant cette première

moitié du dix-neuvième siècle.

Inutile de pousser plus loin mon examen : le lecteur ré-

fléchira et saura bien conclure...


DE

L'AMOUR
LIVRE PREMIER

CILÏPITRE PREMIER.

DE L AMOUR.

Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous


les développements sincères ont un caractère de beauté.
Il y a quatre amours différents :

1° L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui

d'Héloïse pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gen-


l
darme de Cento .

2° L'amour-goût, celui qui régnait a rans vers 1700, et que

l'on trouve dans les mémoires et romans de cette époque, dans


Crébillon, Lauzun Duclos, Marmontel, Cbamfort, madame
;
<1 L-

pinay, etc., etc.


C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être couleur

de rose, où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun

lui ont demanda souvent qui étaient et


<j>i-
* Les amis de M. Beyle i

taiae et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur histoire. P. M.

1
2 ŒUVRES DE STENDHAL.
pré'-exfe, et sous peine de manquer d'usage, de bon ton, de dé-
licatesse, etc. Un homme bien né sait d'avance tous les procé-
dés qu'il doit avoir et rencontrer dans les diverses phases de
cet amour; ri;n n'y étant passion et imprévu, il a souvent plus
de délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours beaucoup
d'esprit; c'est une froide et jolie miniature comparée à un ta-

bleau des Carraches; et, tandis que l'amour-passion nous em-


porte au travers de tous nos intérêts, l'amour-goût sait toujours
s'y conformer. Il est vrai que, si l'on ôle la vanité à ce pauvre
amour, il en reste bien peu de chose; une fois privé de vauilé,
e'est un convalescent affaibli qui peut à peine se traîner.
5° L'amour physique.
A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans
le bois. Tout le monde connaît l'amour fondé sur ce genre de
plaisir; quelque sec et malheureux que soit le caractère, on
commence par là à seize ans.
4° L'amour de vanité.
L'immense majorité des hommes, surtout en France, désire
et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval, comme
chose nécessaire au luxe d'un jeune homme. La vanité plus ou
moins flattée, plus ou moins piquée, fait naître des transports.

Quelquefois il y a l'amour physique, et encore pas toujours;


souvent il n'y a pas même le plaisir physique. Une duchesse
n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse
de Chaulnes; et les habitués de la cour de cet homme juste, le

roi Louis de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jo-


lie femme de la Ilaye qui ne pouvait se résoudre à ne pas
trouver charmant un homme qui était duc ou prince. Mais, fi-

dèle au principe monarchique, dès qu'un prince arrivait à la


on renvoyait le duc : elle était comme la décoration du
corp :
diplomatique.
Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le

plaisir physique est augmenté par l'habitude. Les souvenirs la

font alors ressembler un peu à l'amour; il y a la pique d'amour-


DE L'AMOUR.
propre oi la tristesse quand on est q

man vais prenant à la go [

colique, car la vanité


qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre d'

les plaisirs, dé qu'il ; i i.in

souvenir entraînant; et dans cett< passwn, au


plupart des autres, le souvenir de ce que l'on a |

toujours au-dessus uV ce qu'on peut atiendr de l'avi ir.

Quelquefois, dans l'amour d


poir de trouver mieux produit tu d'amitié, 1

niable de toutes les e de sa «dn


Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu
monde, mais n'a qu'un rang subordonné aux yeui
tendres et passionnées. Si elles ont d. s ridi

salon, si souvent les gens du .

rendent malheureuse -• plai-

sirs à jamais inaccessibles aux cœurs qui


la vanité ou pour l'argent.
Quelques femmes vertueuses et tendres n'o
d'idée d; s plaisirs phy iques; elles s'y sonl rai

si l'on peut p : t même alors les transports d

mour-passion ont presque f.iii oublier !

Il est des hommes victimes et in trum il in-


-•'
1, d'un orgueil àl'Allieii. Ces gens, qui pi u:

parce que, comme Néron, ils tremblent loujou

les hommes d'après leur propre cœur peu

vent atteindre au plaisir physique qu'


gué de la plus grandi jouissance

qu'autant qu'ils exercent d


plaisir,. Dt; là les horreurs de Justine. Ces hum;

pas à moins le sentiment -de l

« Dialogue connu de Pont de Veyle avec madame d

ia l'tii.
« ŒUVRES DE STENDHAL.
Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents, on
peut fort bien admettre huit ou dix nuances. Il y a peut-être
autant de façons de sentir parmi les hommes que de façons de
voir ; mais ces différences dans la nomenclature ne changent
rien aux raisonnements qui suivent. Tous les amours qu'on
peut voir ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent à
l'immortalité, suivant les mêmes lois 1
.

CHAPITRE II.

DE LA NAISSANCE DE L'AMOUR.

Voici ce qui se passe dans l'âme :

1° L'admiration.

2° On se dit : « Quel plaisir de lui donner des baisers, d'eu


recevoir! etc. »
3° L'espérance.

On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une femme


devrait se rendre, pour le plus grand plaisir physique possible.
iMême chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent
au moment de l'espérance ; la passion est si forte, le plaisir si

vif, qu'il se trahit par des lignes frappants.


4° L'amour est né.

Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher sertir par tous


les sens, et d'aussi près que possible, un objet aimable et qui

nous aime.

1
Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de M. Lisio Vis-
tonti, jeune homme de la plus haute distinction, qui vient de mourir ù

Vclterre, sa patrie. Le jour de sa mort imprévue, il permit au traducteur


de publier son essai sur l'Amour, s'il trouvait moyen de le réduire à une
forme honnête.
Castel Fiorentino, 10 juin 1819.
DE L'AMOUR. I

5° La première cristallisation '


commence.
On se plail à orner de mille perfections une femme d l'a-

mour de laquelle on est sûr; on se détaille tout son bouheur


avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une
propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'un

ie connaî! pas, et de la possession de laquelle on es! assuré.

Laissez travailler la tèle d'un amant pendant vingt-quatre


heures, et voici ce que vous trouverez
Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profon-

deurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par

l'hiver; deux ou trois moi- après, on le retire couvert d


lallisalions brillantes : les plus petites branches, celles qui ne
sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies
d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on n
plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit,

qui lire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet


aimé a de nouvelles pcrfeciien-.

Un voyageur parle de îa fraiebeur des bois d'orangers ;

ues, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants d. I

quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle !

Un de vos amis se casse le bras à la chasse : qu il douceur


de recevoir les soins d'une femme qu'on aime ! È rc toujours

avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferai! prei que bénir
la douleur; cl vous parlez du bras ea^sé de voir ami p >ur ne

plus douter de l'angéliquc bonté de voire maîtres e. En nu mut. il

suffit de pensera une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.


île phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisa-

tion, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir

et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les

plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé,

* Voir, pnnr plus ample explication ac ce mot, le Iiameau de Salz'jourg

(fragment inédit) à la lin du voiume.


6 ŒUVRES DE STENDHAL.
l'idée : elle est à moi. Le sauvage n'a pas le temps d'aHer au

pas II a du plaisir, mais l'activité de son cer-

veau est employée à suivre le daim qui fuit dons la forêt, et avec

la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, sous peine

de tomber sous la hache de son ennemi.


A l'autre exlréniMé de la civilisation, je ne doute pas qu'une

femme tendre n'arrive à ce point, de ne trouver le plaisir phy-


sique qu'auprès do l'homme quelle aime '
. C'est le contraire du
--
;iv:ge. Mais, parmi les nations civilisées, la femme a du loi-

ir, el le sauvage est si près de ses affaires, qu'il est obligé de

traiter sa femelle comme une bête de somme. Si les femelles de

beaucoup d'animaux sont plus heureuses, c'est que la subsis-

tance des mâles est nias assurée.


Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme pas-

sionné voit toutes les perfection:; dansée qu'il aime; cependant

l'attention peut encore être distraite, car l'âme se rassasie de

tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait *.

Voici ce qui survient peur fixer l'attention :

6° Le doute naît

Après que dix ou douze regants, ou toute autre série d'ac-


ùonsqui peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont
l'abord d nné et ensuite confirmé les espérances, l'amant, re-
venu de son premier étonnement, et s'etant accoutumé à son
bonheur, ou guidé par la théorie qui, toujours basée sur les cas

les plus fréquents, ne doit s'occuper que des femmes faciles,

l'amant, dis-je, demande des assurances plus positives et veut

pcmser sen bonheur.


On lui oppose de Tio différence
8
, de la froideur ou môme de

i Si ceits particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est qu'il n'a

pas la pudeur à sacrifier pour un instant.


2 Ce qui veut dire que ia même nuance d'existence ne donne qu'un
instant de bonheur parfait; unis la manière d'èLre d'un homme passionné

change dix l'ois par jour.


s Ce que les romans du dix-septième siècle appelaient le coyp de foudre,
DE L'AMOUR. 7

la colère, s'il montre trop d

d'ironie qui semble dii : :


•<
\ u que
vous ne l'êles. »Une femme se conduit ainsi,
réveille d'un moment d'ivresse et obcfo&eà la pudeur, qu'elle

tremble d'avoir enfreiule, soit simplement par prud m:e ou par


coquetterie.

L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se pr n

devient sévère sur le< r.>is;>n^ d'espérer qu'il a cru voir. ,

Il veut se r bai'i. ur I autres |


isira de la vie, U les t

anéantis. La craint d'un affreux malheur le saisit, i

l'attention profonde.
7° Second" cristallisation.

Alors comment e la >nde cristallisation i


pour

diamants des confirmations à celle idée :

Elle m'aime.
A chaque quart d'heure ae ta mm qui suit la naissance dea

doutes, après un moment de malheur affreux, l'am nt se dit :

Oui, elle m' la cristallisation se lourni rir de

nouveaux cl trmes; puis le doute à l'œil hagard s'empare de

lui. et l'arrête eu Mii.aut. Sa poitrine oublie de respirer;

dit : Mais est-ce qu'elle m'aime . Au milieu de ces alternatives

déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : Elle

quelle seule au don-


me d innerait d :s plaisirs i
ie

ncr.
C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin but l'extrême

d'un précipice affreux, et louchant de l'autre main


le 1 -
I


;,!f An destin du fcénos •'.
<U sa «««tresse, est un raowremeil de
p» un nombre infini de 1

l'âme qui, pour avoir Été gâté


pas moins dans la nature; il provient de l'ini
n'en existe
cette manœuvre défensive. La femme qui aime trouve

heur dans le sentiment qu'elle épn


ennuyée de la prudence, ' néglige toute précaution el se

le au bonheur d'aimer. la défiance read V


sible.
8 ŒUVRES DE STENDHAL.
heur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristal-

lisation sur la première.

L'amant erre sans cesse entre ces trois idées ;

1° Elle a toutes les perfections ;

2° Elle m'aime ;

3° Comment faire pour obtenir d'elle ta plus grande preuve


d'amour possible ?

Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore est ce-


lui où il s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement et qu'il faut

détruire tout un pan de cristallisation.


On entre en doute de la cristallisation elle-même.

CHAPITRE III.

DE L ESFEr.ASCE

Il suffit d'un très-petit degré d'espérance pour causer la nais-

sance de l'amour.
L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois
jour-,, l'amour n'en est pas moins né.
Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et une ima-
gination développée par les malheurs de la vie,

Le degré d'espérance peut être plus petit.

Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.

Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre et

pensif, s'il désespère des autres femmes, s'il a une admiration


vive pour celle dont il s'agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra

le distraire de la seconde cristallisation. Il aimera mieux rêver

à la chance la plus incertaine de lui plaire un jour que recevoir


d'une femme vulgaire tout ce qu'elle peut accorder.

Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, note*


DE L'AMO
bien, la femme qu'il aime tuât l'espérance d'une i

et le comblât de ces mépris publics qui ne pen


revoir les gens.
Lu naissance de l'amour admet de beaucoup plus 1"

entre toutes ces époque


Elle exige beaucoup plus d'espérance, el un •

b m-
coup plus soutenue, ebez les gens froids, fl gmaliques, pru
11 en est de même des gens
Ce qui assure la durée de l'amour lalli-

sation, pendant laquelle o,i voit à chaque instant qu'il

d'être aimé ou de mourir. Comment, après i cl e 1 1 nvi< :

toutes le^ minutes, tournée en habitude par plu icurs mois d'a-
mour, pouvoir seulement soutenir la pensée de cesser d';
Plus un caractère est fort, moins il est sujet à l'inconstant

Cette seconde cristallisation manque presque tout àl il

les amours inspirées parles femmes qui se rendent trop vite

Dès que les cristallisations ont O] ré, surtout

de beaucoup est la. plus forie, les ycu\ indifférents ne r

plus la branebe d'arbre;

Car, 1 elle est ornée de perfections ou de diamants qu


voient pas ;

2 U LUe est ornée de perfections qui n'en sont pas poui m\.
La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien

ami de se, belle, et une certaine nuance de vivacité apt

dans ses y«ux, sont un diamant de


1
la cristallisation de Del

» J'ai appela cet essai un livre d'idéologie. Mon but • été

que, quoiqu'il s'appelât l'Amour, ce n'était pas un roman, i

\\ n'éi il p is amusant comme un roman. Je demande pardon lus p

phes d'avoir pris l>. mot idéologie : mon intention n'est certaincm

d'usurper un titre qui sceau le droit d'un autre. Si t ' ttM


plion détaillée des idées et de toutes les partiel qui peuvent lea
el n
iser, le présent livre est une description détaillée
tous les sentiments qui composent la pasaion nommée Vam
ia tire quelques conséquences de celle deecripli
1
10 ŒUVRES DE STE.NDIIAL.

ftosso. Ces idées aperçues dans une soirée le font rêver toute
une nuit.

Une repartie imprévue qui nie fait voir plus clairement une

âme fendre, généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire,

romanesque \ et met tant au-dessus du bonheur des rois le sim-

nière de guérir l'amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en grec,


discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours sur les
idées. J'aurais pu me frire inventer un mot par quelqu'un de mes amis
suis déjà assez contrarié d'avoir dû adopter ie mot nou-
veau de cristallisation, et il est fort possible que si cet essai trouve des

lecteurs, ils ne me passent pus ce mot nouveau. J'avoue qu'il y aurait


eu du talent littéraire à l'éviter; je m'y suis essayé, mais suis succès.
Sans ce mot, qui suivant moi exprime le principal phénomène de cette
folie nommée amour, folie cependant qui procure à l'homme les plus
grands plaisirs qu'il donné aux êtres de son espèce de goûter sur
soit

1j terre, sans l'emploi de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par
une périphrase l'on longue, la description que je donne de ce qui se
passe dans la cœur de l'homme amoureux devenait obs-
tète et dans le

cure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur qu'aurait-ce :

été pour le lecteur?


J'tengage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de cris-
tallisation à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes vœux, et sms doute
fort heureusement pour moi, d'avoir beaucoup de lecteurs. Jl me serait

duux de plaire beaucoup à trente ou quarante personnes de Paris que je


ne verrai jamais, mais que j'aime à la folie, sans les connaître. Par exem-
ple, quelque jeune madame '
olan I, lisant en cachette quelque volume
qu'elle cache bien vite, au moindre bruit, -ans les tiroirs de l'établi de
son père lequel est graveur de boites de montre. Une âme comme celle

de madame Roland me pardonnera, je 1 espère, non-seulement le mot


de cri'tallisation employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait

apercevoir toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme
que nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop har-
dies. Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes les cinq ou
six mois qui manquent.
1
Toutes *es actions eurent d'abord à mes yeax cet air céleste qui sur-
iç-clnmp fait d'un homme un être à part, le différencie de mus les au-
tres. Je croyais lire dans ses yeax celle sotf d'un bonheur plus sublime,
cette m bucolie non avouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce
Ï.'E L'AMOUR. H
pie plaisir de sepromener seule avec ton tenant à minuit.
un bois écarté, me donne aussi à rêver loule une nuit '.
11 dira que ma maîtresse esl une prude; je dirai q
est uuc fille.

CHAPITRE IV.

N une à;ue parfaitement indiFTérente —m •


h

bifant un ;li.i . ;; ; ikiau rond d'une campagne- le plus p-'iii

étonnemcnl peut àmem r une petite admiration, et, 'il si

la plus leg 'Je l'ail naître l'ara mr cl la crislalli*

m plaît d'abord comme i.

L'él pérance sont :

le bes ut et la mélancolie que l'on :> ù seii an On


sait as ez que l'inquiétude '1 i

!e propre de la soif est de n'être ]>;i*. exee sivcmcnl diflici!

la nature du breuvage que le hasard lui pré nie.

Béca] époques de i'amuur ; ce sont :

1° |.' admiration :

2° Qu
5° L'e !

e ;

4° L

que nous trouvons ici hi?, et qtii.dani koul nrtune

?t lea révolutions peuvci.t placer îtne

Slill nrompl
For whicli we wish lo live or

(Ullima letlcra di Biani wrlï, 1SJ7-


s C'ert pour ohré.jcr cl poiivoii peindre l'intérieur d •

teur rapporte, en emp


lui sont étrmgi'rej; il n'avait rien de personnel |
12 ŒUVRES DE STENDHAL.
5° Première cristallisation;
6° Le doute paraît;
7° Seconde cristallisation.

Il peut s'écouler un an entre le n° 1 et le n° 2.

Un mois entre le n° 2 et le n n 5 ; si l'espérance ne se hâte


pas de venir, l'on renonce insensiblement au n° 2 comme don-
nant du malheur
Un clin d'oeil entre le n° 3 et le n° 4.

Il n'y a pas d'intervalle entre le n° 4 et le n° 5. Ils ne sau-


raient être séparés que par l'intimité.

Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré d'impétuo-


sité et les habitudes de hardiesse du caractère, entre les n 05 5
et 6, et il n'y a pas d'intervalle entre le 6 et le 7.

CHAPITRE V.

L'homme n'est pas libre de ne pas l'aire ce qui lui fait plus de
l
plaisir que toutes les autres actions possibles .

L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans que la

volonté y ait la moindre part. Voilà une des principales diffé-

rences de l'amour-goût et de l'amour-passion, et l'on ne peut

s'applaudir des belles qualités de ce qu'on aime que comme


d'un hasard heureux.
Enfin, l'amour est de tous les âges : voyez la passion de ma-

dame Du Deffaut pour le peu gracieux Horace Waipole. L'on se

souvient peut-être encore à Paris d'un exemple plus récent et


surtout plus aimable.

» La bonne éducation, è l'égard des crimes, est de donner des /e-

œords qui, prévus, mettent un poids dans la balance.


DE L'AMOUR. 13

Je n'admets en preuve des grandes passions que celles de


leurs con-équ. nées qui sont ridicules : par exemple, la timidité.
preuve de l'amour; je ne parle pas de la mauvaise hoi
sortir du collège.

CHAPITRE VI.

i:au de saltzeol'iu.

La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici


son histoire : tanl qu'on n'est pas bien avec ce qu'on aime, il y a
la cristallisation à solution imaginaire; ce n'est que par l'ima-

gination que vous êtes sûr que telle perfection e\i>te chez la

femme que vous aimez. Après l'intimité, les craintes sans cesse
renaissantes sont apaisées par des solutions plus réélis. Ai si,

le bonheur n'est jamais uniforme que dans sa source. Chaque


jour a une fleur différente.
Si la femme aimée ct'de à la passion qu'elle ressent et tombe
dans la faute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses

transports ', la cristallisation cesse un instant; mais, quand l'a-

mour perd de sa vivacité, c'est-à-dire de ses craintes, il acquiert

le charme d'un entier abandon, d'une confiance sans bornes,


une douce habitude vient émousser (unies les peines de lu vie

et donner aux jouissances un autre genre d'intérêt.

Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; cl chaque


acte d'admiration, la vue de chaque bonheur qu'elle peut vous

donner et auquel vous ne songiez plus, se termine -par cette


réflexion déchirante : « Ce bonheur si chaimant, je m- le re-

• Liane de Poitiers, dans la Princesse de Clivu.


ii ŒUVRES DE STENDHAL.
verrai jamais! et c'est par ma faute que je le perds! » Que
si vous cherchez le bonheur dans des sensations d'un autate

genre, votre cœur se refuse à les sentir. Voire imagination vous


peint bien la position physique, elle vous mot bien sur un che-

val rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire


J
;
mais vous

voyez, vous sentez évidemment que vous n'y auriez aucun plai-
sir. Voilà l'en- ur d'optique qui produi! la coup de pistolet.

Le j u a i ussi sa cristallisation provoquée par l'emploi à faire

de la somme que mu- allez gagner.

Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom


é, n'étaient si attachants que par la cristallisation

qu'il pr ivoqu ient. 11 n'y avait pas de courtisan qui ne rêvât

la f rlune rapide d'un Luynes ou d'un Lauzun, et de femme


aimable qui ne vît en perspective le duché de madame de Poli-

gnac. uvernemenl raisonnable ne peutred maer cette


cristalli al'n n. Rien n'est anti imagination comme le gouverne-

ment des États-Unis d'Amérique. Nous avons vu que leurs voisins


ne connaissent presque pas la cristallisation. Les
.--.

Romains u'en avaient guère d'idée et ne la trouvaient que

pour l'am iur physique.


La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer de se

m recommence de haïr.
Si toute crovap.ee où il y a de Yahsurde ou du non -'lé montré
tend i ujours à mettre à la tète du parii les gens les plus ab-

ic r un des effets de la cristallisation. Il y a


lion même en mathématiques (voyez les newiouiens
é:es qui ne peuvent pas à tout mom
rendre présentes toutes les parties de la déinonslratioa de ce

qu' •!! s cr dent.

pre ave la destinée des grands philo; ophes allemands,

r, ?i vouspouviez von-; imaginer là un bonheur, la cristallisation

aurait déféra à votre maîtresse le privilège exclusif de vous donner ce


boitheu .
DE L'AMOUR. r,

[oni l'immortalité, tant de Cois proclamée, ne peul j

su delà de trente ou quarante ans.


Ces! parce qu'on ne nui se rendre compte du p> ttquri de
entiments que ;

lus sage est fanatique en mu-



ique.

On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a r ison outre


radiclcur.


CILU ITRE VII

DPS DIFFÉRENCES E.NTI'.E LA NAISSANCE DE I.'' • I.E*

I XES.

Les femmes s'attache ;


p r les faveurs. Comme les dix-neuf

urs rêveries habituelles sont relatives à l'amour,

après Fin limité, ce- '


groupent autour d'un seul objet:
ellis se mettent à ju tilier une démarche si extraordi
si décisive, si contraire à toutes les habitudes de pudeur. Ce
travail n'cxîste pas clicz les hommes; ensuite rimaginalion
mmes dét: [lie à loisir de iutanls si délicieux,

mme l'am ur fait douter des choses les plus démoni


femme qui, avant I intimité, était si sûre qu< son amant

est un homme au-di >su du vulgaire, aussitôt qu'elle eroil n'a-


plus rien à lui refuser, tremble qu'il n'ait cherché qu'à

mettre une femme de plus sur sa liste. •

Alors seulement parait la seconde cristallisation, qui, parce


que la crainte l'accompagne, est de beaucoup la plus -fuite l

:
Cette seconde cristallisation manque chez les Unîmes lucile», qui son'
bien loin de toutes ces idées romariesqnts.
16 ŒUVRES DE STENDHAL.
Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet état de
lame et de l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse que font naî-
tre des plaisirs d'autant plus sensibles qu'ils sont pins rares.
Enfin une femme, devant son métier à broder, ouvrage insipide et
qui n'occupe *;uc les mains, songe à son amant, tandis que ce-
lui-ci, galopant dans la plaine avec son escadron, est mis aux
arrêts s'il fait faire un faux mouvement.
Je croirais donc que la seconde cristallisation est beaucoup
plus forte chez les femmes parce que la crainte est plus vive .

la vanité, l'honneur sont compromis, du moins les distractions


sont-elics plus difficiles.

Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être raison-

nable, que moi, homme, je contracte forcément à mon bureau,


en travaillant, six heures tous les jours, à des choses froide: et

raisonnables. Même hors de l'amour, elles ont du penchant à se


livrer à leur imagination et de l'exaltation habituelle; la dispa-

riiion des défauts de l'objet aimé doit donc êlre plus rapide.
Les femmes préfèrent les émotions à la raison , c'est tout sim-

ple : comme en vertu de nos plats usages, elles ne sont char-


gées d'aucune affaire dans la famille, la raison ne leur est

jamais uWe. elles ne 1'éprouveLt jamais bonne à quelque


chose.
Elle leur est. au contraire, toujours nuisible, car elle ne leur
apparaît que pour les gronder d'avoir eu du plaisir hier, ou pour

leurcommanderde n'en plus avoir demain.

Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les fermiers


de deux de vos terres, je parie que les registres seront mieux
tenus que par vous, et alors, triste despote, vous aurez au
moins le droit de vous plaindre, puisque vous n'avez pas le ta-

lent de vous faire aimer Dès que les femmes entreprennent des
raisonnements généraux, elles font de l'amour sans s'en aperce-
voir. Dans les choses de détail, elles se piquent d'être plus sé-
vères et plus exactes que les hommes. La moitié du petit com-
merce est confiée aux femmes, qui s'en acquittent mieux que
DE L'AMOUH. |-

leurs maris. C'est une maxime connue que, si l'on parle d'adai
res avec elles, on ne saurait avoir irop de gravité.

C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion •

les plaisirs de l'enterrement eu Ecosse.

CHAPITRE VIII.

Tins was lier favoured fairyrealm, and


herc slic crecled ber aerial palaces
BniDE OF. LaHMFRJIOuR, I, 70

Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation


en son pouvoir, forme des désirs trop borné •
par le peu d' ipé-
rience qu'elle a des choses de la vie, pour être en élatd'aimei
avec autant de passion qu'une femme de vingt-huit.
Ce soir j'exposais celle doctrine à une femme d'esprit qui

prétend le contraire. « L'imagination d'une jeune fille n'étant


glacée par aucune expérience désagréable, et le fi u de la pre-

mière jeunesse se trouvant dans toute sa force, il est possible

qu'à propos d'un homme quelconque elle se crée' une image


ravissante. Toutes les fois qu'elle rencontrera son amant, elle

jouira, non de ce qu'il est en effet, mais de cette image déli-

cieuse qu'elle se sera créée.


« Plus tard, détrempée de cet amant et de tous les hommes,
l'expérience de la triste réalité a diminué chez elle le pouvoir
de la cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à l'imagina

lion. A propos de quelque homme que ce soit, fût-il un pro-


dige, elle ne pourra plus se former une image aussi entraînante ;

elle ne pourra, donc plus aimer avec le même feu que dans la

première jeunesse. Et, comme en amour on ne jouit que de l'il-


15 ŒUVRES DE STENDHAL.
luswa qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer à

vingt-huit an? n'aura le Imitant et le sublime de celle sur la-


auelle ctisi' fondé le premier amour à seize, elle second amour
semblera toujours d'uue espèce dégénérée. — Non madame,
la présence de la méfiance, qui n'existait pas à seize ans, est
évidemment, ce qui doit donner une couleur différente à ce se-
cond amour. Dans la première jeunesse, l'amour est comme un
fleuve immense qui entraîne tout dans son cours, et auquel oa

sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre se connaît à


vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il est encore du bon-
heur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander ;
il s'é-

tablit dans ce pauvre cœur agité une lutte terrible entre l'a-

mour et la méfiance. La cristallisation avance lentement; mais


celle qui soft victorieuse de celte épreuve terrible, où l'âme
exécute tous ses mouvements à la vue continue du p!'.ïs affreux

danger, est mille fois plus brillante et plus solide que la cristal-

lisation de eeize ans, où, par le privilège de l'âge, tout était

gaieté et bonheur.
« Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné '. »

Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit un

point qui me semblait si clair, me fait penser de plus en plus


qu'un homme ne peut presque rien dire de sensé sur ce qui se

passe au fond du comr d'une femme tendre; quant à une co-


quette, c'est différent : nous avons aussi des sens et de la vanité.

La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux

sexes doit provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la

môme. L'un attaque et l'autre défend; l'un demande et l'autre

refuse; l'un est hardi, l'autre très-timide.


L'homme se dit : a Fourrai-je lui plaire? voudra-t-elle m'ai-

mn'? »

La femme : « N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime ?

1 Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession ùu


plaisir.
DE L'AMOUR. l'i

C:t-c: t» caractère solidr V peut-il se répondre


Sa durée <le ses sentiments? » C'est ainsi que beaucoup d> finî-
mes regardent et traitent comme un enfant un jeune homi
viugMrois ans ; s'il a fait six campagnes, tout changi
c'e.v». un jeune héros.
Cku z !'!i tnme, l'espoir dépend simplement do> actions de ce
qu'il aime ; rien de plus aisé à interpréter. Chez les fi m
l'espérance d i ur d s con i lérali ins m i

irès-difficiles à bien apprécier. La plupart d s liommes olliei-

tent une preuve d'amour qu'ils regard r.t comme di sipai I


!
ras

les dou'"s; le femmes ne sont pas as: z heureuses pour pou-


rouver on uve; et il y a ce malheur dans la vie,

que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des aman


le danger et presque l'humiliation de l'autre.

En amour, les homm rd du toum


de l'âme, les femmes s'exposent aux plaisanteries du public;
elles sont plus timides, et d'ailleurs l'opinion est beaucoup plus
ur elles, car c
l
;
.
'' ;
* considérée, if le faut .

Elles n'ont pas un moyen ûr de .subjuguer l'opinion en i


<>-

ml un instant leur vie.

Les femmes doiveiu donc être beaucoup plus méfiante En


vertu de leurs habitudes, tous les mouvements intellectuel qui

forment les époques de la naissance de l'amour sont (liez lies

plus doux, plus timide-, plu lents, moins décid Is ; il


y a donc
i

di -positioi s à la constance; elles doivent : dé Mer
moins facilement d'une cristallisation commencée.
Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec rapidité ou

se livre au bonheur d'aimer, bonheur dont elle est tirée désa-

gréablement s'il fait la moindre al.'aque, car il faut quitter tous

les plaisirs pour courir aux armes.

i On se rappelle la maxime de Beaumarchais : « La nature «lit à la

veux, mais le
ie : Sois belle m tu peux, sage si tu s -, il

faut. » Sans considération, en France, point d'admiration, put ml point


d'amour.
*0 ŒUVRES DE STENDHAL.
Le rôle de l'amant est plus simple , il regarde les yeux de ce
qu'il aime ; un seul sourire peut le mettre au comble du bon-
heur, et il cherche sans cesse à l'obtenir 1
. Un homme est hu-

milié de la longueur du siège ; elle fait au contraire la gloire d'une


femme.
Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier, de ne
dire que dis ou douze mots à l'homme qu'elle préfère. Elle tient

note au fond de son cœur du nombre de fois qu'elle l'a vu ;


elle

est allée deux fois avec lui au spectacle, deux fois elle s'est

trouvée à dîner avec lui, il Ta saluée (rois fois à la promenade.


Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on remarque
que depuis cil" ne permet plus, sous aucun prétexte et même
au risque de paraître singulière, qu'on lui baise la main.
Dans un homme, on appellerait cette conduite de l'amour

féminin nous disait Léonore.

CHAPITRE IX.

Je fais tous les efforts possibles pour être sec. Je veux impo-
ser silence à mon cœur, qui croit avoir beaucoup à dire. Je

tremble toujours de n'avoir écrit qu'un soupir., quand je crois

avoir noté une vçrUé.

* Quando leggemino il ilisiato riso

Esscr baciato da colanlo amante,


Costui che mai da me non lia diviso,

La bocca mibacciô lutto treniante.

Daste, Inf., cant ,


DE I.'AMOUIi. si

CHAPITRE X.

Pour prouve de la cristallisation, je me contenterai de i

l
ivr l'anecdote suivante .

Une jeune personne entend dire qu'Edouard, son parent, qui


va revenir de l'armée, est un jeune homme de la plus grande
distinction ; on lui assure qu'elle en e>t aimée sur sa réputation ,

mais il voudra probablement la voir avant de se déclarer et de

!a demander à ses parents. Elle aperçoit un jeune étranger à

l'église, elle l'entend appeler Edouard, elle ne pense plus qu'à


lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable Edouard .

ce n'est pas celui de l'église, clic pâlit, et sera pour toujours


malheureuse ^i on la force à l'épouser.

Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des déraisons


de l'amour.
Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des
bienfaits les plus délicats ; on ne peut pas avoir plus de vertus,
et l'amour allait naître, mais il porte un chapeau mal relapé, cl
elle le voit monter à cheval d'une manière gauche ; la jeune lillc

s'avoue en soupirant qu'elle ne peut répondre aux empresse-


ments qu'il lui témoigne.
Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête,
elle apprend que ce monsieur a eu des malheurs physiques et

ridicules : il lui devient insupportable. Cependant elle n'avait

nul dessein de se jamais donner à lui, et ces malheurs secrets

ne nuisent en rien à son esprit et à son amabilité. C'est tout


simplement que la cristallisation est rendue impossible.
Pour qu'un cire humain puisse s'occuper avec délice à divi-

niser un objet aimable, qu'il soit pris dans la foi$l dc.^ Ardennes
ou au bal de Coulon, il faut d'abord qu'il lui semble parfait,

1 £mpoli, juin 1819.


22 (EDVRES DE STENDHAL
non pas sous lous les rapports possibles, uiaissous lous les rap-

ports qu'il voit actuellement; il ne lui semblera parfait à tous


égard - qu'après plusieui jours de la seconde cristallisation.

C'est tout simple, il suffit al »rs d'avoir l'idée dune perfection


pou;- la voir dans ce qu'on aime.
Gii voit en quoi la beauté est nécessaire à la naissance de l'a-

mour. 11 faut que la laideur ne far-se p i . L'amant arrive


bh utôi à trouver belle sa maîtresse telle qu'elle est, sans songer

à la r> cl: beauté


Les traits qui forment la vrai ;i promettraient, .s'il

les voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une quantité de bonheur


que j'exprimerai pai le nombre un, et les traits de sa maîtresse,

tels qu'il-, sont, lui promettent mille unités de bonheur.


Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire comme
enseigne; elle prédispose à cette [j i ion par les louanges qu'on

entend donner à ce qu'on ; e admiration très- i e i ud


petite e. péram
Dans l'amour-goût, cl pi premières cinq mi-
nutes de l'amour-passion, i
, eu prenant un amant,
lie, il plu.- de compte de la manière dont les autres femmes voicut
cet homme, que de la manière dont elle le voit elle-même.
De là les succès des princes et des offu iers 1 .

Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amou-


reuses de ce prince.

1
Those w.io remarked in the cou t this young lioro a dis-

Iiers, could nol yi ; ice thaï sort

to an open si

nature, îno i I to the usual rul :


so far frank

and honcsl, that tli 1 as if tl

workhig of the^oul. Such an expression i> oflen mislakcn for maul;:


fraukness, wlien in truth it arises l'rom the ri icc of a

libertine disposition, consuious of superiority of birlh of wealth, or oi

sonie other adven'itious advantage totalty uni

tnerit. Ivanhoe, tome I, page l4ô.


D1C !. 23

Il faut bien se garder d s présenter d

avant d'êtresnr qu'il y a de l'admiration. On ferait nai re la fa-

deur, qui rend à jamais l'amour impossible, ou du moins que


l'on ne peut guérir que par la pique d'amour-propre.
)n ne sympathise pas avec
4
le niais, ni avec le sourire à loin

venant ; de là, dans le momie, la nécessité d un verni- de roue-

rie; c'est la noblesse des manières. On ue cueille pas même le

rire sur une plante trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne
une victoire trop facile; et, dans tous les geim :
, 1 homme n'est

pas sujet à s'exagérer le prix de ce qu'on lui offre.

CHAPITRE XI.

Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec délices

de chaque nouvelle beauté que l'on découvre dans ce qu'on


aime.
Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle apàiiide à
vous donner du plaisir.

Les plaisirs de chaque individu sont différents et.souvent op-


cela explique fort bien comment ce qui est beauté pour
3 :

ilividu est laideur pour un autre. (Exemple concluant i

er janvier 1820.)
Ujs o et de Lisio, le 1

Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de recher-

cherquelle estla nature des plaisirs lue individ

exemple, il faut à Del Ilosso Une femme qui


mouvements hasardés, cl qui, par ses sourires, ai

choses fort gaies; unefemme qui, àchaq i !


instant, tic;.

plaisirs physiques devant son imagination, et


qui excite a la

fois le d'amabilité de
genre Del Rosso et lui permette de la dé-

ployer.
24 ŒUVRES DE STENDHAL.
Del Rosso entend par amour apparemment iamour physique,
etLisio l'amour-passion. Rien de plus évident qu'ils ne doivent
pas être d'accord sur le moi beauté 1 .

La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle apti-


tude à vous donner du plaisir, et les plaisirs variant comme les

i ndividus,
La cristallisation formée dans la tête de chaque homme doit

porter la couleur des plaisirs de cet homme.


La cristallisation de la maîtresse d'un hoioûté, ou sa beauté,
n'est autre chose que la collection de toutes les satisfactions,
de tous les désirs qu'il a pu former successivement à son égard.

CHAPITRE XII.

SUITE DE Là CRISTALLISATION.

Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté


que l'on découvre dans ce qu'on aime?
C'est que chaque nouvelle beauté vous donne la satisfaction

pleine et entière d'un désir. Vous la voulez tendre, elle est ten-

dre, ensuite vous la voulez fière comme l'Emilie de Corneille,

et, quoique ces qualités soient probablement incompatibles, elle

paraît à l'instant avec une âme romaine. Voilà la raison morale

pour laquelle l'amour est la plus forte des passions. Dans les au-

tres, les désirs doivent s'accommoder aux froides réalités; ici

ce sont les réalités qui s'empressent de se modeler sur les dé-

1
Ma beauté, promesse d'un caractère utile à mon âme, est au-dessu»

de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une e^èce particulière.


1315.
DH L'AMOUR. 23

sirs; c'est donc celle des passions où les (Itïsirs violents ont les
plus grandes jouissances.
11 y a des conditions générales de bonheur qui étendent lmr
empire sur tontes les satisfactions de désirs particuliers*
1° Elle semble votre propriété, car c'est vous ^eul qui pouvei
Fa rendre heureuse.
2° Elle est juge de voire mérite. Cette condition était fort im
:

tante dans les cours galantes et chevaleresques de Franco! I

et de Henri II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouvi r-

nement constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute

celte branche d'influence.


3° Pour les cœurs romanesques, plus elle aura l'âme sublime,
plus seront célestes et dégagés de la fange de toutes les consi-
dérations vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses
bras.

La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont élèves de


J.-J. Rousseau; celte condition de bonheur est importante pour
eux.
Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir du bon-
heur, la tête se perd.
Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne voit aucun
objet tel qu'il est. Il s'exagère en moins ses propres avantages,
et en plus les moindres faveurs de l'objet aimé. Les .craintes ci

les espoirs prennent à l'instant quelque chose de romanesque (d.i

Wayward). Il n'attribue plus rien au hasard; il perd le senti-

ment de la probabilité ; une chose imaginée est une chose exis-

tante pour l'effet sur son bonheur 1 .

Une marque effrayante que la tête se perd, c'est qu'en pen-

1
II y a une cause physique, un commencement de folie, uue affluence
du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs et dans le centre céré-
bral. Voir le courage éphémère des cerfs et la couleur des pensées d'un
toprano. En 1922, la physiologie nous donnera la description de la

partie physique de ce phénomène. Je le recommande à l'attention de


M. Edwards.
20 ŒUVRES DE STENDHAL.
sanl à quelque petit fait, difiicile à observer, vous le voyez
blanc, et vous l'interprétez en faveur de votre amour; uu in-

stant après vous vous apercevez qu"< n effet il était noir, et vous
ie trouvez encore concluant en faveur de votre amour.
C'est al rs qu'um âme en proie aux incertitudes mortelles
sent vivent :.i le b; soin d'un ami ; m lis p iuf uu amant il n'est
plus ù';!ii)i. Oii savait cela à la cour. Voilà la source du
genre d'indiscrétion qu'une femme délicate puisse pardonner.

IU1A1 i . UE

DO PREMIER PAS, MAi.iir.L us.

Ce qu'il y a de plus étonnant dan.-, la passion de l'amour,


. e'esi l'extravagance du changement qui
s'opère da
Le grand monde, a"\ mnie
favori; mier pas.
li commence par changer l'admiration simple (n° 1) en a

n
ration tendre (n 2) : Quel plaisir de lui donner des baisers, etc.

Une valse rapide, dans un salon éclairé de miUe bougies, jette


dans 1rs jeunes cœurs une ivresse qui éclipse la timidité,

mente la î des foret ifin Vaudace


d'aimer. Car voir un objel ffit pas; au con-
trai e, le ibilité décourage lésâmes tendre-, il faut

le voir, sinon vous aimant 1 , du moins dépouillé de sa majesté.

>
De là la possibilité >
;

, à origine factice, celles-ci, et celle <k

t, et de D'ahix IShakspeare),
DE L'AMOUR. 27

Qui s'avise do devenir amoureur d'une reine, à moins qi


l
ne fasse des avances ?

Rien n'est donc plu favorable à la naissance de l'amour que


lange d'une solitude ennuyeuse et de
et longtemps désirés; c>st la conduite des bonnes nier
famille qui un: d •-"
Sflc

Le vrai grand n onde tel qu'on le trouvait à la cour de France',


3
et qui, je crois, n'existe plus depuis 17S0 ,<'tait peu favorable à
l'amour, comme rendant presque impossibles la solitude et le

\>\v indispensables pour !e travail des cristallisations.


La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter un
grand n m r de nuances, et la plus petite nuance peut êire

le commencement d'une admiration et d'une passion 4 .

Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés d'autres


malheurs (de malheurs dç vanité, i v< Ire maître offense

juste fierté, vos sentiments d'honneur et de digniié person-


d 11 ;
de malheurs de santé, d'argent, de persécution politi-

que, etc.), ce n'est qu'eu apparence que l'amour est augmenté


par ces contre-temps; comme ils occupent à autre chose l'ima-

1 Voir les Amours de Struenzée datif les cours du Nord, de Urow;.


3 vol., 1819.
8 Voir les Lettres île madame du Del'fant. de mademoiselle de Lespi-
nassc, Mémoires deBezenva!, de Lauznii, de madame d'Epinay, le
les

Dictionnaire des Étiquettes de mil une de Genlis, les Mémoires de L)an-


; j!!, d'iiora e Walpole.
3 Si ce n'est peut-être à h cour de Pélorsbourg.
* Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat que soit un
solitaire, son âme est distraits, une partie de son imagination est em-
ployée à prévoir la société. La force de caractère est un des charmi
nt le plus les cœurs vraiment Féminins.' De là le succès des jeunes
officiers Tort graves. Les femmes savent fort bien faire la différence de la

violence des mouvements de "passion, qu'elles sentent si po ni


leur- cœurs, à la force de caractère; les femmes les plus distinguées sont

quelquefois dupes d'un peu de charlatanisme en On peut s'en

seivir sans nulle crainte, aussitôt que l'on s'aperçoit que la cristallisation

a commencé.
28 ŒUVRES DE STENDHAL.
gination, ils empêchent, dans l'amour espérant, les cristallisa-

tions, et dans l'amour heureux, la naissance des petits doutes.


La douceur de l'amour et sa folie reviennent quand ces malheurs
ont disparu.
Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l'a-

mour chez les caractères, légers ou insensibles, et qu'après sa


naissance, si les malheurs sont antérieurs, ils favorisent l'amour
en ce que l'imagination, rebutée des autres circonstances de la

vie, qui ne fournissent que des images tristes, se jette tout en-

tière à opérer la cristallisation.

CHAPITRE XIV.

Voici un effet qui me sera conteste, etque je ne présente qu'aux


hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec pas-
sion pendant de longues années et d'un amour contrarié par
des obstacles invincibles:
La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la naîure
et dans les arts, rappelle le souvenir de ce qu'on aime, avec la

rapidité de l'éclair. C'est que, par le mécanisme de la branche


d'arbre garnie de diamants dans la mine de Saltzbourg, tout ce
qui est beau et sublime au monde fait partie de la beauté de ce

qu'on aime, et cette vue imprévue du bonheur à l'instant rem-


plit les yeux de larmes. C'est ainsi que l'amour du beau et l'a-

mour se donnent mutuellement la vie.

Un des malheurs de la vie. c'est que ce bonheur de voir ce


qu'on aime et de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts.
L'âme est apparemment trop troublée par ses émotions pour
être attentive à ce qui les cause ou à ce qui les accompagne.
Elle est la sensation elle-même. C'est peut-être parce que ces
DE L'AMOUU. 29

plaisirs ne peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu'ils

se renouvellent avec tant de foi ce, dès que quelque objet vient

nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que non. aimons,


et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau rap-
1
port .

Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le

monde. Entraîné par le naturel, et sans faire attention à c

je lui disais*, un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeu ,

et elle se moqua de moi. Je n'eus pas la force de lui dire : 1!

vous voit eh; que soir.

Celle sensation e.-l si puissante qu'elle s'étend jusqu'à la per-

sonne de mon ennemie qui l'approche sans cesse. Quand je la


vois, elle me rappelle tant Léonore, que je ne puis la haïr dans
ce moment, quelque effort que j'y fasse.

On dirait que par une- étrange bizarrerie du cœur, la femme


aimée communique plus de charme qu'elle n'en a elle-même.
3
L'image de la ville lointaine où on la vit un instant jette dans
une plus profonde et plus douce rêverie, que sa présence elle-

même. C'est l'effet des rigueurs.

La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je


puis relire un bon roman tous les trois ans avec le même plai-

sir. me donne des sentiments conlormcs au


Il genre de goût

tendre qui me domine dans le moment, ou me procure de la

variété dans mes idées, si je ne sens rien. Je puis aussi écou-

ler avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas que


!a mémoire cherche à se mettre de la partie. C'est L'imagi-

nation uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus

de plaisir à la vingtième représentation, c'esl que l'on corn-

• Les parfums
> Voir la note 1 Je la page-li.
' Nessun maggior dolore
Clic ricordarsi de) ; ni o felicc

Relia miseria.
1

LUnits, /M/ , c int. t


;

L
30 ŒUVRES DE STENDHAL.
prend mieux la musique, ou qu'il rappelle la sensation du pre-

mier jour.
Uuant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour la con-
naissance du cœur humain, je me rappelle fort bien les an-

ciennes; j'aime même à les trouver notées en marge. Mais ce

genre de plaisir s'applique aux romans, comme m' avançant dans


la connaissance de l'homme, et nullement à la rêverie, qui est

le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable. La noter,


c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse phi-

losophique du plaisir ; c'est la tuer encore plus sûrement pour


l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination comme l'appel à la

mémoire. Si je trouve eu marge une note peignant ma sensa-


tion en lisant OUI Mortality à Florence, il y a trois ans, à l'in-

stant je suis plongé dan-, l'histoire de ma vie, daas l'estime du


degré de bonheur aux èeux époques, dans la plus haute philo-
sophie, en un mot, et adieu pour longtemps le laisser-aller des
sensations tendres.
Tout grand poète ayant une vive imagination est timide,
c'est-à-dire qu'il craint les hommes pour les interruptions et les

troubles qu'ils peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est


pour son attention qu'il tremble. Les hommes, avec leurs inté-

rêts grossiers, viennent le tirer des jardins d'Armide pour le

pousser dans un bourbier fétide, et ils. ne peuvent guère le ren-

dre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est par l'habitude de nour-


rir soi! àme de rêveries touchantes, et par son horreur pour le

vulgaire, qu'un grand artiste est si près de l'amour.

Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les ti

très el décorations comme rempart


DE L'A M (•

CHAPITRE XV.

On rencontre, au milieu «le la passion la plus violente et la

plus contrariée, des mora :nt où l'on croit !ou! à coup ne plus
aimer; c'est comme une source d'eau donc.' au milieu de la

mer. On n'a presque plu- de plaisir à songer à sa mai rc


i]M iqu< accablé de ses rigueurs, l'on se trouve encore plus
malheureux de ne plu: prendre intérêt à rien dans la vie. Le
néant le pkis triste elle plus découragé succède à une ma
dètre, agitée ans doute, mais qui présentait toute la nature sous
un aspect neuf int.

C'est que la dernier' 1


visite que vous avez faite à ce que vous
aimez vous a mis dans une p isilion sur laquelle une autre fois

votre imagination a moissonné tout ce qu'elle peutd >nner de


t n -: par exemple, après une période de froideur, elle

vous traite moins mal, et vous laisse concevoir exact nient le

degré d'espérance, et parles mêmes signes extérieurs

qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans qu'elle


duute. L'imagination trouvant en son chemin la mémoire et ses

avis, la cristallisation ' cesse à l'instant

i On ille 'l'abord rl'ôtcr eo mot, ou. si je ne puis y parvenir,


I ne jVnii ii ls p ir cristaïli-

cation une cert'inr: fièvre d'imagination, laquelle rend méconnaissable


an objet 'o plus souvent assez ordinaire, et en fat on être à part. Dan?
les âmes qui n que la vanité pour nrr.ver au

Donheur, il esl nécessaire que l'homme qui cherche à exciter oeite fièvre

mette f"rt bi.'n sa cravate et soit constammi ni attentif à mille détail*

qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent l'effet

tout en niant ou ne voyant pa£


ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE XVI.

Dans un petit port, donl

: Ti'i.iiuii, 25 févri

Je v: : ce soir que la musique, est

parfaite, met le cœur exactement d,m> la même situation où il

se trouve quand il jouit de la présence de ce qu'il aime, c'est-

à-dire qu'elle donne le bonheur apparemment le plus vif qui

existe sur c< tte terre.

S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au monde ne


Tait plu- à l'amour.

Mai -
à N iples, l'année dernière, que la ni:::. 'que

parfaite, comme !a pantomime parfaite -. me fait songer à ce


qui forme actuellement l'objet de mes rêveries et me fait ve-

nir des idées excellentes; à Naples, c'était sur le moyen d'ar-

mer les Grecs.

Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le malheur of


being too great an admirer of milady L.
El peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le bonheur
de rencontrer, après deux ou trois mois de privation, quoique
tous le.- soirs à l'Opéra, n'a produit tout simplement que
son effet anciennement reconnu, je veux dire celui de faire
songer vivement à ce qui occupe
— 4 mars, huit jour» aprè>.

Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente. Il

esi sAr que, quand je l'écrivais, je la lisais dans mon cœur. Si je

1
Copie . j mrn il d I

1
Othello et h Vestale, ballets de Vigano. exécutes par le Pailerini et

Mollinari,
DE L'AMOUR. 33

la mets en djute aujourd'hui, c'est peut-être que j'ai perdu le

souvenir de ce que je voyais al us.


L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l'a-

mour. Du air tendre et triste, pourvu qu'il ne soit pas trop dra-

matique, que l'imagination ne soit pas forcée de songer à l'ac-

tion, excitant purement à la rêverie de l'amour, est dclû


pour les unies tendres et malheur uses : par exemple, le trait

prolongé ^ clarinette, au commencement du quartetio de

Bianca e Faliero, et le récit de la Camporcsi vers le milieu du


quartelto.

L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec transport
du fameux duelto à'Armida e Rinaldo de Rossini, qui peinl si

juste les petits doutes de l'amour heureux et le.- moments de


délices qui suivent les raccommodements. Le morceau instru-

mental qui est au milieu du duetto au moment où Rinaldo veut

fuir, et qui représente d'une manière si étonnante le combat


(te- passions, lui semble avoir une influence physique sur son
cœur et le toucher réellement. Je n'ose. dire ce que je sens à

cet égard ;
je passerais pour fou auprès des gens du Nord.

CHAPITRE XVII.

LA r.EAUTÈ DETRONEE PAR L'AMOUR.

Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa

maîtresse (je supplie qu'on me permette une évaluation i

matique), c'csi-à-dire dont" les traits promettent trois unités de

bo heur, au lieu de deux (je suppose que la beauté parfaite

donne une quantité de bonheur exprimée par le nombre


quatre).
34 ŒUVRES DE STENDHAL.
E>t.-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse,
qui lui promettent cent unités de bonheur? Même les petits dé-

fauts de sa figure, une marque de petite vérole, par exemple,


donnent, de l'attendrissement à l'homme qui aime, et le jeitent
dans une rêverie profonde lorsqu'il les aperçoit chez une autre
femme; que sera-ce chez sa maîtresse? C'est qu'il a éprouvé
aille sentiments en présence de cette marque de petite vérole,
que ces sentiments sont pour la plupart ddicieux, sont ton i du
plus haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renom
avec une incroyable vivacité à la vue de, ce signe, même aperçu
sur la figure d'une autre femme.
Si l'on parvient ain i à préférer et à aimer la laideur, c'est
que dans ce cas la laideur est beauté l
. Un homme aimait à la
passion une femme très-maigre et marquée de petite vérole :

la mort la lui ravit. Trois ans après, à Rome, admis dans la fa-

miliarité de deux femme?, l'une plus belle que le jour, l'autre

maigre, marquée de petite vérole, et par là, si vous voulez, as-


sez laide : je le vois aimer la laide au bout de huit jours qu'il
emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs; et. par une cc-
quetteric bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas dé
l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose utile à cette opé-
ration *. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa

laideur; bientôt, si elle n'a pas de prétentions, sa physionomie


lui fait oublier les défauts de ses traits: il la trouve aimable et
conçois qa'on puisse l'aimer; huit jours après, il a des espé-
rances; huit jours après, on les lui retire; huit jours après, il

est fou.

1
La beauté n'est que ia promesse du bonheur Le bonheur d'un Grec
était différent du bonheur d'un Français de 1822. Voyez les yeux de la

Vénus de Médicis et comparez-les aux yeux de la Madeleine de Pordenone


(chez M. de Somma riva).
a
Si l'on est sûr dé l'amour d'une femme, on examine si elle est plus

ou moins helie; si l'on doute de son cœur, ou n'a pas le temps de songer
à sa figure.
DE L'AMOUR. .15

CHAPITRE XVIII.

9n remarque au théâtre une chose ...

chéris du public : les spectateurs ne sont plu

[u^fe peuvent avoir de beauté ou de laid ur réelle. Li

maigre sa laideur remarquable, faisail des passion à

Garrick aussi, par plusieurs raisons, mais d'abord parce qu\ i

ne voyait pius la beauté rot fie de leurs traits ou de leur


nières, mais bien celle que depuis longtemps l'imagination é ail

habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de


tous les plaisir- qu'ils lui avaieni donnés; et, par exemple, la

iîgure seule d'un acteur comimie fait rire dès qu'il entre en
scène.
Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la première
t'ois pouvait bien sentir quelque éloignement pour Lckain do-
rant la première scène; mais bientôt il la faisail pleurer ou fré-

mir; et cununent résister aux rôles de tancrède 1


ou d'Oros-
mane? Si pour elle la laideur était encore un peu visible, les

transports de tout un public, et l'effet nerveux qu'ils produisent

sur un jeune cœur * parvenaient bu n vite, à l'éclipser. 11 ne res-

1 Voir madame de .Staël, dans Delphine, je crois : voilà l'

femmes peu jolies.


* C'est à celte sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer l'effet

prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à Dresde, pour


Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus de mode, elle n'en devient p
mauvaise pour cela, et cependant elle ne f.it plus d'effet sui

de bonne loi des jeunes tilles. Llle leur plaisait peut-être aussi connue
excitant les transports des jeunes gens.
Madame de Sévigné (Lettre à sa Dlle : i

i\ lit fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce bcau'J/i

y et. .il encore augmenté; il y eut un Libéra oh tous les yeux étaient
de larmes, d

On ne peut pas plus douter de la vérité de cet ef. et que dispuU .


38 ŒUVRES BE STENDHAL,
tait plus de la laideur que le nom, et pas même le nom, car l'on

entendait des femmes enthousiastes de Lckain s'écrier « : Qu'il

est beau ! »

Rappelons-nous que la beauZ? est l'expression du caractère,

ou, autrement dit, des habitudes morales, et qu'elle esLpar con-

séquent exempte de toute passion. Or c'est de la passion quî!

nous faut; la beauté ne peut nons fournir que des probabilités


Sur le compte d'une femme, et encore des probabilités sur ce.

qu'elle est de sang-froid ; et les regards de votre maîtresse mar-


quée de petite vérole sont une réalité charmar.le qui anéantit

toutes les probabilités possibles.

CHAPITRE XIX.

SUITE DES EXCEPTIONS A LA BEAUTE.

Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité timide


et menante, qui, le lendemain du jour où elles ont paru dans le

monde, repassent mille fois en revue et avec une timidité souf-

frante ce qu'elles ont pu dire ou laisser deviner ; ces femmes-là,

dis-je, s'accoutument facilement au manque de beauté chez les


hommes, et ce n'est presque pas un obstacle à leur donner de
l'amour.
C'est par le même principe qu'on est presque indifférent pour

le degré de beauté d'une maîtresse adorée et qui vous comble


de rigueurs. Il n'y a presque plus de cristallisation de beauté ;

prit eu la délicatesse â madame de Sévigné. La musiijiic de Lully, qui la

charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette musique encourageait ia

cTutallisation, elle la rend impossible aujourd'hui.


DE L'AMOUR. S7

et, qunnd l'ami guérisseur vous dit qu'elle n'est pa ;o!ie, on en


convient presque, et il croit avoir t'.tiL an grand pas.

Mon ami, le brave capitaine Trab me peignait ce soir ce qtf


avait senti autrefois en voyant Mirabeau.
Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait ;

yeux un sentiment désagréable, c'est-à-dire ne le trouvait laid.

Entraîné par ses paroles foudroyantes, on n'était attentif,


trouvait du plaisir à être attentif qu'à ce qui était beau d
figure. Comme il n'y avait en lui presque pas de traits beaux
(de la beauté de la sculpture, ou de la b .ure),

Ton n'était attentif qu'à ce qui était beau d'une autre beauté 1
,

de la beauté d'expression.

1
C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction des défaut-
de la ligure déjà connus, el qui ne l'ont plus rien à l'imagination; on

s'attache à l'une des trois beautés suivantes :

1° Dans le peuple, à l'idée de rit!:

2° Dans le monde, à 1 idée d'élégance, ou matérielle ou momie;


5° A la cour, à l'idée : je veux plaire aux femmes; presque partout,
un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l'idée de richesse
se joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l'idée d'élégance, et I

tout s'appiique à l'amour. D'une manière ou d'autre, l'imagination csl

entraînée par la nouveauté. L'on arrive ainsi à s'occuper d'un homm<:


très-laid sans songer à sa laideur*, et à la longue sa laideur '

beauté. A Vienne, eu l'SS, madame Viganô, danseuse, la Femme à la

mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits ventres à la

Viganà. Tar les mêmes raisons retournées, rien d'affreux comme une
mode surannée. Le mauvais goût, c'est de confondre la mode, qui

que de changements, avec le beau durable, fruit de tel gouverna


dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une

surannée II sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand on aura

oublié mode. Les amants sont bien fous de songer à se bien roi
la

on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime que de soi


sa toilette; on regarde son amant et on ne l'examine pas, dit Rbus
Si cet exairun a lieu, on a affaire à L'amour-goût et non plus à l'an

passion L'air brillant de la beauté déplaît presque dans ce qu'on

* Le petit Germain, Mémoires de GrammonL


!. 3
38 ŒUVRES DE STENDHAL.
En même temps que l'attention fermait les yeux à tout ce qui
était laid, pittpresquement parlant, elle s'attachait avec trans-

port aux plus petits détails passables, par exemple, à la beauté


de sa vaste chevelure; s'il eût porté des cornes, on les eût trou-
'.
vées belles
La présence de tous les soirs (Tune jolie danseuse donne de
l'attention forcée aux âmes blasées ou privées d'imagination qui
garnissent le balcon de l'Opéra. Par ses mouvements gracieux,
hardis et singuliers, elle réveille l'amour physique et leur pro-
cure peut-être la seule cristallisation qui soit encore possible.
C'est ainsi qu'un laideron qui n'eût pas été honoré d'un regard
dans la rue, surtout de la part des gens usés, s'il paraît souvent

sur la scène, trouve à se faire entretenir fort cher. Geoffroy disait


que le théâtre estle piédestal des femmes. Plus une danseuse est

célèbre et usée, plus elle vaut; de là le proverbe des coulisses :

<r Telle trouve à se vendre qui n'eût pa*s trouvé à se donner. »

Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs amants, et


sont très-susceptibles d'amour par pique.
Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou
aimables à la physionomie d'une actrice dont les traits n'ont

on n'a que faire de la voir belle, on la voudrait tendre et languissante.


La parure n'a d'effet, en amour, que pour les jeunes filles qui, sévère-

ment gardées dans la maison paternelle, prennent souvent une passion


par les yeux.
Dit par L., 15 septembre ^820.
1 Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur forme;
c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut les marques de
petite vérole), qu'une femme qui aime s'accoutume aux défauts de son
amant. La princes&j russe G. s'est bien accoutumée à un homme qui en
définitif n'a pas de nez. L'image du courage et du pistolet armé pour se
tuer de désespoir de. ce malheur, et la pitié pour la profonde infortune,
aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il commence à guérir, ont opéré ce
miracle. Il faut que le pauvre blessé n'ait pas l'air de penser à son
malheur.
Berlin, 1807.
VE L'AMOUR U9

rien de choquant, que tous les soirs l'on regarde pendant deux
heures exprimant les sentiments les plus nobles, cl que l'on n<-

it pas autrement? Quand enfin l'on parvie admis


elle, ses traits vous rappellent des sentiments si

que toute la réalité qui l'entoure, quelque peu noble qu'elle soit
quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte romanesque et

touchante.
<c Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette
nuycu.se tragédie française 1
,
quand j'avais le bonheur de souper
avec mademoiselle Olivier, à tous les instants, je me surprenais

le cœur rempli de respect, croyant parler à une reine: et

lemenl je n'ai jamais bien su si, auprès d'elle, j'avais été amou-
reux d'une reine ou d'une jolie fille. »

CHAPITRE XX.

Peut-être que les hommes qui ne sont ;


plibles d'é-

prouver l'amour-passion sont ceux qui sentent le plus \is

l'effet de la beauté ; c'e^t du moins l'impression la plus forte


qu'ils puis: eut recevoir des femmes.
L'homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de
loin le chapeau de satin blanc de ce qu'il aime est tout étonné

de la froideur où le laisse l'approche de la plus grande beauté

du monde. Observant les transports des autres, il peut même


avoir un mouvement de chagrin.
Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second

4 Phrase inconvenante, copiée des "émoires de mon jmi, feu M. le

baron de Dotlmer. C'est par le mêujc artifice >]ue Feramcrz plait à Lalla-

Rook. Voir ce charmant poëme.


40 ŒUVïTES DE STENDHAL.
jour. C'e^t un grand malheur, cela décourage la cristallisation.

Leur mérite étant visible à tous et formant décoration, elles

doivent compter plus de sots dans la liste de leurs amants, de»


princes, des millionnaires, etc. *.

CHAPITRE XXL

DE IA PREMIÈRE VUE

Une âme à imagination est tendre et défiante, je dis même


2
l'âme la plus naïve . Elle peut être méfiante sans s'en douter;

elle a trouvé tant de désappointements dans la vie ! Donc tout


ce qui est prévu et officiel dans la présentation d'un homme
effarouche l'imagination et éloigne la possibilité de la cristalli-

sation. L'amour triomphe, au contraire, dans le romanesque à


la première vue.
Rien de plus simple ; l'étonnement qui fait longuement songer
à une chose extraordinaire est déjà la moitié du mouvement cé-
rébral nécessaire pour la cristallisation.

1
On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. J'ai voulu
voler cet esprit-là au lecteur.
2 La liancée de Lammermoor, miss Ashton. Un ho^me qui a vécu
trouve dans sa mémoire une foule d'exemples d'amours, et n'a que
l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait plus sur quoi s'ap-
puyer. Les anecdotes des sociétés particulières dans lesquelles il a véca
sont ignorées du public, et un nombre de pages immense pour
il faudrait
les rapporter avec les nuances nécessaires. C'est pour cela que je cite
des romans comme généralement connus, mais je n'appuie point les
kièes que je soamets au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées
ta plupart plutôt pour l'effet pittoresque que pour la vérité
DE L'AMOUR. 41

(itérai le commencement des amours de Séraphine. (Gil


Blas, tome II. p. 142.) C'est don Fernando qui raconte sa fuite
lorsqu'il élan poursuivi parles sbires dé l'inquisition a Apre
avoir traversé quelques allées dans une < bscurilé •
n fonde, et

la pluie continuant à tomber par torrents, j'arrivai pies d'un

salon dont je trouvai la perte ouverte; j'y entrai, et, quand j'i n

eus remarqué toute la magnificence je vis qu'il y avait ii l'un

ôlés une perte qui n'était que poussée; je l'eutr'ouvi

j'ap rçus une enfilade de chambres dont la dernière seul men


était éclairée Que dois-je faire? dis-je alors en moi-môme
Je ne pus résister à ma curiosité. Je m'avance, je travci -

chambres, et j'arrive à celle où il y avait de la lumière, c'i

dire uw bougie qui brûlait sur une table de marbre, dans un


flambeau de vermeil Mais bientôt, jetant les yeux sur
dont les rideaux, étaient à demi ouverts à cause de la chai ur,
je vis un objet qui s'empara de toute mon attention : c'étai

jeune femme qui, malgré le bruit du tonnerre qui venait


faire entendre, dormait d'un profond sommeil Je m'a
chai d'elle.... je me sentis saisi Pendant que je m'enivrais

du plaisir de la contempler, elle se réveilla.

« Imaginez-vous quelle fut ;,a surprise de voir dans sa cham-


bre et au milieu de la nuit un homme qu'elle ne con:..;

point. Elle frémit en m'apercevant et jeta un cri Je m\ :'-

forçai de la rassurer, et, mettant un genou en terre : « M; dame,


« lui dis-je, ne craignez rien» Elle ; ppela ses filles

Devenue un pu plus hardie par la présence de cett<

vante, elle me demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc. »

Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier.


de plus sot, au contraire, dans nos mœurs aclui lies, que la pré

sentalion officielle et presque sentimentale du futur à la jeum


fille! Cette prostitution légale va jusqu'à choquer la pudeur.
« Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 dit

Chamfort, 4.. 155), une cérémonie de famille, comme on dit,

c'esL-à-dire des hommes réputés honnêtes, une soeic.c re


42 ŒUVRES DE STENDHAL.
lable, applaudir au bonheur de mademoiselle de Marille, jeune
personne belle, spirituelle, vertueuse, qui obtient l'avantage de
devenir "épouse de M. R., vieillard malsain, repoussant, mal-
honnête, imbécile, mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième

fois aujourd'hui en signant le contrat.

« Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est un pa-


reil sujet de triomphe, cest le ridicule d'une telle joie, et, dans
la perspective, la cruauté prude avec laquelle la même société

versera le mépris à pleines mains sur la moindre imprudence


d'une pauvre jeune femme amoureuse. »

Tout ce qui e.-t cérémonie, par son essence d'être une chose
affectée et prévue d'avance, dans laquelle il s'agit de se com-
porter dune manière convenable, paralyse l'imagination et ne la
laisse éveillée que pour ce qui est contraire au but de la céré-

monie et ridicule; de là l'effet magique de la moindre plaisan-


terie. Une pauvre jeune fille, comblée de timidité et de pudeur
souffrante durant la présentation officielle du futur, ne peut
songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une manière sûre
d'étouffer l'imagination.

Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec


un homme qu'on n'a vu que deux fois, après trois mots latins

dits à l'église, que de céder malgré soi à un homme qu'on adore


depuis deux ans. Mais je parle un langage absurde.
C'est le p qui est la source féconde des vices et du mal-
heur qui suivent nos mariages actuels. Il rend impossible la li-

berté pour les jeunes filles avant le mariage, et le divorce après

quand elles se sont trompées, ou plutôt quand on les a trom-


pées dans le choix qu'on leur fait faire. Voyez 1* Allemagne, ce
pays des bons ménages ; une aimable princesse (madame la du-

chesse de Sa...) vient de s'y marier en tout bien tout honneui


pour la quatrième fuis, et elle n'a pas manqué d'inviter à la fête

ses trois premiers maris, avec lesquels elle est très-bien. Voilà

i'excès mais un seul divorce, qui punit un mari de ses tyran-


:

nies, empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de


DE L'AMOUR. 43

plaisant, c'est que Rome est F un ù\s pay où l'on voit le plus de

divon
L'amour aime, à la première vue, une physionomie qui

que à la fais dans un homme quelque chose à ks


plaindre

CHAPITRE XXII.

DE L EKGOUEMEYI.

Des esprits fort délicats sont trés-^ii-r. j libîes dte curiosi

de prévention; cela se remarque surtout dans lis âmes


Lesquelles s'est éteint le feu sacré, source des passions, «

un des symptômes le> plus funestes. 11 y a àuï


ment chez les écoliers qui entrent ila-n-- le monde. Aux deux
extrémités de la vie, avec trop ou trop peu d
ne s'expose pas avec simplicité à sentir le juste efl t d s cl)

à éprouvez la véritab a qu'elles doivent d

âmes trop ardentes ou ardentes par excès, an •

dit, si l'on peut ainsi dire, se jettent aux obji ts au li< a i

attendre.
Avant que la sensation, qui est la eonséqw ;

-
des ob, ive jusqu'à elles, cil - I

avant de i s voir, de ce charme ima uvenl

en elle nue source inépuisable. Puis, en s'en appn chaut,


«lies voient ce 3 choses, non tell

les les ont faites, et, jouissant d'ell

detelobji . ient jouir de cet objet. Mais, un beau jour,

onse lasse de Lire tous les frais, on découvre qui: 1


* Tout ceLi a été écrit à Home vers lfc>20.


ŒUVRES DE STENDHAL.
ne renvoie pas la lalle; 'l'engouement tombe, et l'échec qu'é-
amour-propre rend injuste envers l'objet trop ap-

CIIAPITIl

DES COLTS DK FO

li faudrait changer c [a chose exi.-te.

J'ai vu l'aimable i 1 noble Wiilielmine, le l ux de


se moquer de ses inlics. Brillante

de jeunesse, d'esprit, de beauté, de bonheur.-, de tous les gen-


une f irtunc sans bornes, en lui donnant l'occa-ion de dé-
velopp di conspirer avec la nature
pour présenter au monde l'exemple si rare d'un bonheur parfait

accordé à i. . rfaitem nt digne. Elle avait

vingt-trois ans ; déjà à la c< longtcmp . elle avait écon-


duil ! ges du plus haut parage ; sa vertu modeste, mais

,:it citée en exemple, et désormais les hommes


les plu ie lui plaire, n'aspiraient qu'à

.on a., oir die va an bal ciuz le prince Ferdinand, elle

danse dix minutes avec un jeune capitaine.


« De ce moment, écrivait-elle p.;r la suite à une amie ', il fut

'.e maître de mon coeur e! de moi, et cela à un point qui m'eût


"remplie de terreur, si . r de voir Herman m'eût laissé le

temps de songer au rev;e de l'existence. Ma seule pensée était


d'observer i>"û m'accordait quelque attention.
a Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse trouver à

mes fautes est de me bercer de l'illusion qu'une force supérieure

* Traduit .
DE L'AMOUR. ..;,

m'a ravie à moi-même et à la raison. Je v.c puis par aucun


rôle peindre, d'une manière qui approche de L re.

quei point, seulement à l'apercevoir, allèrent le désordre


bouleversement de tout mon être. Je rougis de pco er ;iv.r

quelle rapidité et quelle violence j'étais entraînée vers lui

première parole, quand enfin il me parla, eût été : a M'a


a vous? »cn vérité je n'aurais pas eu la force de ne pas lui répon-

dre : « Oui. » J'étais loin de penser que les effets d'u;i

pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fui. au point


qu'un instant je crus être empoisonnée.
« Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, ;

que j'ai bien aimé llerman : eh bien, il nie fut si cher au bout
d'un quart d'heure, que dcpui> il n'a pas pu me le devenir da-
vantage. Je voyais tous ses défauts, el je les lui pardonnais tous,
pourvu qu'il m'aimât. .

« Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla; lier-

raan, qui était du détachement de service, fut obligé «le le ui-

vre. Avec lui, tout di>parut pour moi dans la naturi

vain que j'essayerais de vous peindre l'excès de l'ennui d.uil je


me sentis accablée dè> que je ne le vis plus. 11 n'était égalé que
par la vivacité du désir que j'avais de me trouver seule avec

moi-même.
« Je pus partir enfin. A peine enfermée àdoub'.; tour dans

m>u appartement, je voulus résister à ma passi in. Je ci


j

réussir. Ah ma chère amie, que je payai cher


! el le?

journées suivantes, le plaisir de pouvoir me croûn il la \. r.ui i

Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d un i

ment qui lit la nouvelle du jour, car au bout d'un m lis ou <it ux

la pauvre Wilhelmine fut assez malheureuse pour qu'on


eût de son sentiment. Toile fut l'origine de cette longue

de malheurs qui l'ont fait périr si jeune et d'une manière si tra-

gique, empoisonnée par elle ou par son amant. TouJ ce que


nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est qu'il da I

fort bien ; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d

3.
46 ŒUVRES DE ST&NDHÀL.
un grand air de bonté, et vivait avec des filles; du reste, à peine

noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour.

Non-seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassi-

tude de la méfiance, et pour ainsi dire l'impatience du courage


contre les hasards de la vie. L'âme, à son insu, ennuyée de vi-
vre sans aimer, convaincue malgré elle par l'exemple des au-
tres femmes, ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mé
contente du triste bonheur de l'orgueil, s'est fait, sans s'en
apercevoir, un modèle idéal. Elle rencontre un jour un être qu:

ressemble à ce modèle, la cristallisation reconnaît son objet au


trouble qu'il inspire, et consacre pour toujours au maîire de son
l
destin ce qu'elle rêvait depuis longtemps .

Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans


l'âme pour aimer autrement que par passion. Elles seraient sau-
vées si elles pouvaient s'abaisser à la galanterie.

Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude de ce


que le catéchisme appelle la vertu, et de l'ennui que donne
l'uniformité de la perfection, je croirais assez qu'il doit tomber
le plus souvent sur ce qu'on appelle le monde de mauvais su-

jets. Je doute fort que l'air Caton ait jamais occasionné de coup
de foudre.
Ce qui les rend si rares, c'est que, si le cœur qui aime ainsi

d'avance a ie plus petit sentiment de sa situation, il n'y a plus

de coup de foudre.
Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est pas sus-
ceptible de celte révolution de l'âme.

llien ne faciiile les coups de foudre comme les louanges don-


nées d'avance et par des femmes à la personne qui doit en être
l'objet.

Une des sources les plus comiques des aventures d'amom\ ce


sont les faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non
sensible^ se croit amoureuse pour la vie pendant toute une soi-

* Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III


DE L'AMOUR. 47

rée. Elle est Gère devoir enfin trouvé un de ces grands mouve-
ments d. l'àrae après lesquels courait son imagination. Le len-
demain, elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment évi-

ter le malheureux objet qu'elle adorait la veille.

Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à pr<, .

coups d.- foudre.


L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu
hier la plus jolie femme et la plus facile de Berlin rougir tout à

coup dans sa calèche où nous étions avec elle. Le beau lieute-


nant Fin dorff venait de passer. Elle est tombée dans la rêverie

profonde, dans l'inquiétude. Le soir, à ce qu'elle m'avoua an


spectacle, elle avait des foli s, des transports, elle ne pensait
qu'à Fiadorff, auquel elle n'a jamais parlé. Si elle eût osé, me
disait-elle, elle 1 eût envoyé chercher : celle jolie figure présen-

tait lous les ,-ignes de? la passion la plus violente. Cela durait en-
core le lendemain; au bout de trois jours; Findorff ayant fait

le nigaud, elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était

odieux..

CHAPITRE XXIV.

VOYAGE DANS U.\* I'AYS INCONNU.

Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de p


le présent chapitre. C'est une dissertation obscure sur quelques
phénomènes relatifs à l'oranger, arbre qui ne croît ou qui ne
parvient à toute sa hauteur qu'en Italie et en Espagne. Pour
être intelligible ailleurs, j'aurais dû diminuer les faits.

C'est à quoi je n'aurais pas manqué si l'avais eu le dessein un


seul instant d'écrire un livre généralement agréable. Mais, le
48 ŒUVRES DE STENDHAL,
ciel m 'ayant refusé le talent littéraire, j'ai uniquement pensé à
décrire avec toute la niaussadcrie de la science, mais aussi avec
toute son exactitude, certains faits de*it un séjour prolongé
dans la patrie de l'oranger m'a rendu l'involontaire témoin.
Frédéric le Grand, ou tel autre homme distingué du Nord,
qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en pleine terre,
m'aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne foi.

Je respecte infiniment la bonne fui, et je vois son pourquoi.


Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil, j'a-

joute la réflexion suisr ante :

Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble vrai, et

chacun dément son voisin. Je vois dans nos livres autant de


billets de loterie; ils n'ont réellement pas plus de valeur. La
postérité, en oubliant les uns et réimprimant les autres, décla-

rera les billets gagnants. Jusque-là. chacun de nous, ayant écrit


de son mieux ce qui lui semble vrai, n'a guère de raison de se
moquer de son voisin, à moins que la satire ne soit plaisante,

auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit comme M. Cour-

rier à Del Furia.

Apres ce préambule, je vais entrer courageusement dans


l'examen de faits qui, j'en suis convaincu, ont rarement été

observés à Paris. Mais enfin, à Taris, ville supérieure à toutes

les autres sans doute, l'on ne voit pas des orangers en pleine

terre comme à Sorrenlo, et c'est à Sorrento, la patrie du Tasse,


sur le golfe de Naples, dans une position à mi-côte de la mer,
plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais
où on ne lit pas le Miroir, que Lisio Visconti a observé et noté
les faits suivants :

Lorsqu'on doit voir le soir la feffifuo qu'on aime, l'attente


d'un si grand bonheur rend insupportables tous les moments qui
en séparent.
Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupa-
tions. L'on regarde sa montre à chaque instant, et l'on est ravi
quand on voit qu'on a pu faire passer dix minutes sans la regar-
DE L'AMOUK. ta

dcr; l'heure tant désirée sonne enfin, et quand on esta sa porte


prêt à frapper, l'on sciait aise de ne pas la tro'.wcr; ce n'es!
que par réflexion qu'on s'en affligerait ; en un mot, l'attente de
la voir piodait un effet désagréable.
Voilà de ces choses qyi font dire aux bonnes gens que l'amour

déraisonne.
C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries déli

deuses où chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sé-

vère réalité.
L'âme tendre sait bien que. tr:Ka le combat qui va commen-
cer aussitôt que vous la verrez, la moindre négligence, le moin-

dre manque d'attention ou de courage, sera puni par une dé-


faite empoisonnant pour longtemps les rêveries de l'imagina-
tion, et hors de l'intérêt de la passion si Ton cherchait à s'y

réfugier, humiliante pour L'amour-propre. On se dit : « J'ai man-


qué d'esprit, j'ai manqué de courage ; » mais l'on n'a du courage
envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.
Ce reste d'attention que Ton arrache avec tant de peine aux
rêveries de la cristallisation fait que, dans les premiers discours
à la femme qu'on aime, il échappe une foule de choses qui n'ont
pas de sens, ou qui ont un sens contraire à ce qu'on sent, ou,
ce qui est plus poignant encore, on exagère ses propressenti-
ments, et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent
vague.nept qu'on ne fait pas assez d'attention à ce qu'on dit, un
mouvement machinal fait soigner cl charger la déclamation. Ce-
pendant Ion ne peut pas se taire à cause de l'embarras du si-

lence, durant lequel on pourrait encore moins songer à elle.

On dit donc d'un air senti une foule de choses qu'on ne sent
pas, et qu'on serait bien embarrassé de répéter; l'on s'obstine
à se refuser à sa présence pour être encore plus à cHe. Dans les

premiers moments que je connus l'amour, celte bizarrerie que


je sentais en moi me faisait croire que je n'aimais pas.

Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent

de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le


ŒUVRES DE STENDHAL.
n;jnil): ae j'ai dites lepuis deux ans pour ne pas
me taii mir quand j*y songe.

Voilà qui devrait bien marquer aux yeus des femmes la dif-

férence d -
iss'ou et de la galan! iidre

et d
Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que 1'.

perd ; l'àin i reçoit justement le d gré d •


ch deur qui

lui manque habituellement, tandis que la pauvre âme tendre


d; lient folle par excès d •
sentiment, et, q -
. a la pré-

n de cacher sa folie. Ton; occupé.' à gouverner ses pro-


pres transports, elle est bien loin du sang-froid qu'il faut pour
prendre ses avantages, et elle sort te où

l'àme prosaïque <:ût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit des inté-

rêts trop vils de sa pas i tendre el fière ne peut pas


- d ce qu'ell •
aime; ne pas réussir lui fait

trop de mal. L'àme vulgaire. . -aïeule juste les

s'arrête ;
r la douleur delà
. fière de ce qui la rend vul ire, elle se moque de
l'àm •
tendre, qui, avec tout 1'
. n'a jamais l'ai-

ssaire pour d'n s plus simples et du

succès le plus assuré. L'ai i


loin de pouvoir rien

arracher par force, doit se ré.-igner à ne rien obtenir que de


rite de ce qu'ell' aime. Si la femme qu'on aime estvrai-

ble, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir voulu

se fa'n e pour lui parler d'amour. On a l'air honteux, oh


a l'air glacé, oc ir menteur trahis-

sait pas à d'autres signes ceriai ,


l'on sent si

vivement et si en détail, à tous la vie, est une


corvée qu'on s'impose, parce qu'on a lu d ,
car, si l'on

était naturel, on n'entreprendrait jari si pénible.

Au lieu de vouloir parler de ce qu'on sentait il


y a an quart
d'heure, et de chercher à faire un tableau général et intéres-

1
Cet more.
DE L'AMOUR.
sant, en exprimerait avec simplicité le détail de ce qu'on
dans le moment; mai ; .

pour réussir moins bien, et comme l'évidence de la sensation


actuelle manque à ce -qu'on dit, et que la mémoire n'est pas li-

bre, on trouve eoDvenabl .-


d .... le moment et l'on dit des
du ridicule le plus humiliant.
Quand enfin, après une heure de trouble, ce:

ment pénible est fait de se retirer des jardins enchantés de l'i-

magination, pour jouir tout simplement de la présence de ce


qu'on aime, il se trouve souvent qu'il faut s'en séparer.

Tout ceci paraît une extravagance. .>'; i vu miens encon


tait ui! de mes amis qu'une femme, qu'il aimait à l'idolàti

prétendant offensée de je n-e sais quel manque de délicatesse


qu'on n'a jamais voulu me confier, avait condamné tout à coup
à ne la voir que deux fois par mois. C .si rares et si dé-
sirées, étaient un accès de folie, et il fallait toute la force de ca-

rc <! Salviali pour qu'elle ne parût, pas au dehors.

Dès l'abord, l'idée de la (i:i de la visile est trop présente pour


qu". h puisse trouver i\\\ plaisir. L'on parle beaucoup sans s'é-
couter; souvent l'on dit le contraire de ce qu'on pense. On s'em-
barque dans des raisonnements qu'on est obligé de eouper i

à cause de leur ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écou-

ter. L'effort qu'on se fait est si violent, qu'on a l'air froid. L'a-

mour se cache par son c\cès.


Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus charmant.,
dialogues; l'on trouvait les transports les plu et les.

plus touchants. On se croit ainsi pendant dix ou douz


dace de lui parler; mais, l'avanl-veille de celui qui devrait être
heureux, la fièvre commence et redouble à mesure qu'on ap-

proche de l'instant terrible.

Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, pour ne


pas dire ou laire des sottises incroyables, à se cramponner à la

résolution d;' carder le silence, et de la regarder pour pouvoir


au moins se souvenir de sa figure. A peine en sa pre.^ence, il
52 ŒUVRES DE STENDHAL,
survient comme une sorte d'ivresse dans les yeux. On se sesi

porté comme un maniaque à faire des aclions étranges, on a le

sentiment d'avoir deux âmes: l'une pour faire, et l'autre pour


blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que l'attention forcée

donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment, en faisant

perdre de vue la fin de la visite et le malheur de h quitter pour


quinze jours.
S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire

plate, dans son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s'il

était curieux de perdre des moments si rares, y devient tout

attention. Celte heure, qu'il se promettait si délicieuse, passe

comme un trait brûlant, et cependant il sent, avec une indicible


amertume, toutes les petites circonstances qui lui montrent
combien il est devenu étranger à ce qu'il aime. Il se trouve au

milieu d'indifférents qui font visite, et il se voit le seul qui ignore

tous les petits détails de sa vie de ces jouis passés. Enfin il sort;

et, en lui disant froidement adieu, il a l'affreux sentiment d'être

à quinze jours de la revoir ; nul doute qu'il souLrirait moins a

ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le genre, mais bien plus

noir, du duc de I olicastro, qui tous les six mois faisait cent

pour voir un quart d'heure, à L. cce, une maîtresse ado-


v
lieues

rée et gardée par un jaloux.


On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour : outre

contre sa maîtresse et contre soi-même, comme l'on se précipi-

terait dans l'indifférence avec fureur ! Le seul Lien de cette vi-

site est de renouveler le trésor de la cristallisation.

La vie pour Saîviali était divisée en périodes de quinze jours,


qui prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis

de voir madame "*; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21

mai, et e 2 juin il ne rentrait pas chez lui, de peur de céder à

la tentation de se brûler la cervelle.

J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont tri'i-mal peint le

moment du suicide. « Je suis altéré, me disait Salviati d'un

air simple, j'ai besoin de prendre ce verre d'eau. » Je ne


DE L'AMOUR. 53

combattis point sa résolution, je lui lis mes adieux; et il se mit

à pleurer.
D'après le trouble qui accompagne les discours des amanl . il

ne serait pas sage de tirer des conséquences trop pressées d'un


détail i-oléd e la conversation. Ils [l'accusent juste leurs senti-

ments que dans les mots imprévus; alors c'est le cri du cœur.
Du reste, c'est de la physionomie de l'ensemble des choses dites
que l'on peut tirer des induction-. Il faut se rappeler qu'assez

souvent un être très-ému n'a pas le temps d'apercevoir l'émo-


tion de la personne qui cause la sienne.

CHAPITRE XXV.

LA PRESENTATION.

A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois


les femmes saisir certains dé:ails, je suis plein d'admiration ; uu
instant après, je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser
émouvoir jusqu'aux larmes par une fadeur, peser gravement
comme trait de caractère une plate affectation. Je ne puis con-
cevoir tant de niaiserie. 11 faut qu'il y ait là quelque loi géné-
rale que j'ignore.
Attentives à un mérite d'un homme, et entraînées par un dé-
tail, elles le sentent vivement et n'ont plus d'yeux pour le reste.

Tout le fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il

n'en reste plus pour voir les autres.


J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des
femmes de oeaucoup d'esprit; c'était toujours un grain de pré-
vention qui décidait de l'effet de la première vue.
Si l'on veut me permettre uu détail familier, je conterai que
54 ŒUVRES DE STENDHAL.
l'aimable colonel L. B: allait être présenté à madame Struve de
Kœnigsberg;" c'est une femme du premier ordre. Nous nous di-
sions : Faràcolpo? (fera-t-il effet?) Il s'engage un pari. Je
m'approche de madame de Struve, et lui conte que le colonel

porte deux jours de suite ses cravates; le second jour, il fait la

lessive du Gascon- elle pourra remarquer sur sa cravate des


plis verticaux. P,ien de plus évidemment faux.

Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant Le plus


petit fat de Paris eût produit plus d'effet. Remarquez que ma-
dame de Siruve aimait ; c'est une femme honnête, et il ne pou-
vait être question de galanterie entre eux.
Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour l'autre.

On blâmait madame de Struve d'être romanesque, et il n'y avait

que la vertu, poussée jusqu'au romanesque, qui pût to

L. B. Elle Ta fait fusiller très-jeune,


Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière admira-
ble, les nuances d'affection, du
les variations les plus insensibles

cœur humain, les mouvemenlslesplus légers des amours-propres.


Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; voyez-àes
soigner un blessé.

Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, com-


binaison morale, j'ai vu les femmes les plus di lingue
charmer d'un homme desprit qui nélait pas moi, et tout d'un

toinps, et presque du même mot, admirer les plus grands sots.

Je me trouvais attrapé comme un connaisseur qui voit prendre


les plus beaux diamants pour des strass, et préférer les strass

s'ils sont plus gros.


J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. Là o:i

le général Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et à ju-


rements réussit 1
. Il y a sûrement dans îe mérite des hommes
tout un côié qui Lur échappe.
Tour moi, j'en reviens toujours aux ioio physiques. Le fluide

« Vosra, 1807.
DE L'AMOUR. 55

nerveux, chez les hommes, s'use par la cervelle, et chez les

femmes par le cœur; c'est pour cela qu'elles sont plus sensibles.
On grand travail oliligé et dans le métier que nous avons fait

toute la vie, console, et pour elles rien ne peut les consoler que

la distraction.

Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière extrémité, et


avec lequel j'allais ce soir à la chasse des idées, en lui exposant
celle-: de ce chapitre, me répond :

« La force d'âme qu'Éponine employait avec un dévouement


héio que à faire vivre son mari dans la caverne soi.

l'empêch r du tomber dans le désespoir, s'ils eussent vécu Iran


quillemcnt à Home, elle l'eût cmpl ;yée à lui cacher un ai

un aliment aux âmes furies. »

CHAPITRE :

DE LA PUDEL'îl

Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'un,

cache le plus ici. mais mourrait de honte plutôt qui de m


est clair que les trois quarts de la pudeur son» une
son hras. 11

loi, ûlle de la
chose apprise. C'est peut-être la seule
i

qui ne produise que du bonheur.


proie" se eac boire,
On a observé que les oiseaux de
tête dans eau, ils son:
c'est qu'obligés de plonger la
1

rense en ce moment. Après avoir considéré ce qui se' passe à

ne vois pas d'autre base naturelle à la pudeur.


Otaili », je

» am-
voyages de Boiifraiimlle, d Cook, etc.
I

Voir le,-

donne.
oraux, semble se muser au moment où elle se
bB ŒUVRES DE STEiNDÏIAL.

L'amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qu'un


amour physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages
ou trop barhares.
E; la pudeur prête à l'amour le secours de {"imagination, c'est

lui donner la vie.

La pudeur est enseignée de très-bonne heure aux petites filles

par leurs mère?, cl avec une extrême jalousie, on dirait comme


par esprit de corps; c'est que les femmes prennent soin d'a-
vance du bonheur de l'amant qu'elles auront.
Pour une femme timide et tendre rien ne doit être au-dessus
du supplice de s'être permis, en présence d'un homme, quelque
chose dont elle croie devoir rougir; je suis convaincu qu'une
femme un peu fière préférerait mille morts. Une légère liberté,

prise du côLé tendre par l'homme qu'on aime, donne un moment


1
de plaisir vif ; s'il a l'air de la blâmer ou seulement de ne pas
en jouir avec transport, eiie aoit laisser dans l'âme un doute
affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a donc tout
à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n'est pas

égal; on hasarde contre un petit plaisir, ou contre l'avantage


de paraître un peu plus aimable , le danger d'un remords
cuisant et d'un sentiment de honte qui doit rendre même l'a-

mant moins cher. Une soirée passée gaiement, à l'étourdie et


sans songer à rien, est chèrement payée à ce prix. La vue d'un
amant avec lequel on craint d'avoir eu ce genre de torts doil

devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s'étonner de la

force d'une habitude à laquelle les plus légères infractions sont


punies par la honte la plus atroce?
Quant à ruiiliié de la pudeur, elle est la mère de l'amour;
on ne saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme du
sentiment, rien n'est plus simple; l'ànie s'occupe à avoir honte,

l'anatomie comparée que nous devons demander les plus importantes ré-
Tclalions sur'nous-inèmes.
1 Fait voir son amour d'une façon nouvehe.
DE L'AMOUR. 57

au heu de s'occuper n désirer; on s'interdit les désirs, et les

désirs conduisent aux actions.

11 est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux


choses étant cause et effet vont difficilement l'une sans l'autre,
u ,ii contracter dos habitudes de froideur que les gens qu'elles
déconcertent appellent de la pruderie.
L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est très-difficile

de garder un juste milieu ;


pour peu qu'une femme ail peu d'es-
prit et beaucoup d'orgueil, elle doit bientôt en venir à croire

qu'en fait de pudeur on n'en saurait trop faire. C'est ainsi

qu'une Anglaise se croit insultée si l'on prononce devant elle

ie nom de certains vêtements. Une Anglaise se garderait bien,


le soir à la campagne, de se laisser voir quittant le salon avec

son mari; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la pudeur
si elle montre quelque* enjouement devant tout autre que ce
mari l
. C'est peut-être à cause d'une attention si délicate que
les Anglais, gens d'esprit, laissent voir tant d'ennui de leur
bonheur domestique. A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil 2
7

En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix e!

Séville, je trouvai qu'en Espagne la chaleur du climat et des

passions faisait un peu trop oublier une retenue nécessaire. Je


remarquai des caresses fort tendres q'i'on se permettait en pu-
blic, et qui, loin de me sembler touchantes, m'inspiraient un
sentiment tout opposé. Rien n'est plus pénible.
Il faut s'attendre à trouver incalculable la force des habitudes

inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vul-

gaire, en outrant la pudeur, croit se faire l'égale d'une femme


distinguée.

L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre arrive à

• yoir l'admirable peinture de ces mœurs ennuyeuses à la fin de Co-


nnue; et madame de Staël a flatté le portrait.
» La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les gens qui
croient leur devoir tout.
58 ŒUVRES DE STENDHAL,
se trahir envers son amant plutôt par des faits que pur des pa-
roles.

La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bo-

logne, vient de me conter qu'hier soir, un fat français, qui est

ici et qui donne une drôle d'idée de sa nation, s'est avisé de se


cacher sous son iit. 11 voulait apparemment ne pas perdre un
nombre infini de déclarations ridicules dont il la poursuit de-

puis un mois. 3Iais ce grand homme a manqué de présence


d'esprit; il a bien attendu que madame M. eût congédiera femme
de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu la patience

de donner aux gens le temps de s'endormir. Eile s'est jetée à la

sonnette, et l'a fait chasser honteusement au milieu des huées


et des coups de cinq ou six laquais. « Et s'il eût attendu deux

heures? » lui dlsais-je. —« J'aurais été bien malheureuse :

Qui pourra douter, m'eût-il dit, que je ne sois ici par vos or-
l
dres . »

Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez la femme


la plus digne d'être aimée que je connaisse. Son extrême déli-

catesse est, s'il se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je la

trouve seule et lui conte l'histoire de madame M. Nous raison-

nons là-dessus : « Écoutez, me dit-elle, si l'homme qui se permet


cette action était aimable auparavant aux yeux de cette femme,
on lui pardonnera, et, par la tuile on l'aimera. » — J'avoue que
je suis resté confondu de cette lumière imprévue jetée sur les

profondeurs du cœur humain. Je lui ai répondu au bout d'un


silence : — « Mais, quand on aime, a-t-on le courage de se por-

ter aux dernières violences ? »

11 y aurai', bien moins de vague dans ce chapitre si une femme


.'eût écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à l'orgueil féminin,

à l'habitude de la pudeur et de ses excès, à certaines délica-

tesses, la plupart dépendant uniquement d'associations de sensa-

* On me conseille de supprimer ce détail : a Vous me prenez pour uns

fedce bien leste, d'oser conter de telles choses devant moi. •


DE L'AMOUil. 59

(tons 1
,
qui ne peuvent pas exister chez les hommes, et souvent
délicatesses ucn fondées dans la nature; toutes i

dis-je, ne pourraient se trouver ici qu'autant qu'on se serait

permis d'écrire sur ouï-dire.


Une femme me disait, dans un moment de franchise philoso-
phique, quelque chose qui revient à ceci :

ce Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais

à préférer apprécierait davantage mes sentiments en voyant


combien j'ai toujours été avare même des préférences les plus
légères. » C'esc en faveur de cet amant, qu'elle ne renc ntrer

peut-être j
telle femme aimable montre dé la f oid. i r

à l'homme qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagé-

ration de la célle-cî est respectable ; la seconde vient


de l'orgueil de? femmes ; la troisième source d'exagération, c'est
l'orgueil des maris.

Il me semble que celte possibilité d'amour se présente sou-


vent aux rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles

ont raison. Ne pas aimer quand ou a reçu du ciel une âme faite

pour l'amour, c'est ^e priver soi et autrui d'un grand bonheur.


C'est comme un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire
un péché; et remarquez qu'une àme faite pour l'amour ne peut
r avec transpbrl aucun autre bonheur. Elle trouve, éés la

seconde fois, dans ies prétendus plaisirs du monde, un vi

supportable; elle croit souvent aimer les beaux-


aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui i
;

ire et lui exagérer l'amour, s'il est possible, et cl!

bientôt qu'ils lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se


priver.

1 La pudeur est une des sources du goût pour la parure; pur tel ajus-
tement une femme se promet plus ou moins. C'est ce qui fait que la pa-
rure est déplacée dans 1a vieillesse.

Une femme de province, si elle prétend à P;iris suivre la mode, se pro-


met d'une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale arro
Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait trente ans.
60 ŒUVRES DE STENDHAL.
La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, c'est de
conduire à l'habitude de mentir ; c'est le seul avantage que les
femmes faciles aient sur les femmes tendres. Une femme facile

vous dit : <x Mon cher ami, dès que vous me plairez, je vous le

dirai, et je serai plus aise que vous, car j'ai beaucoup d'estime
pour vous. »
Vive satisfaction de Constance , s'écriant après la victoire de

son amant : « Que je suis heureuse de ne m'êlre donnée à per-


sonne depuis huit ans que je suis brouillée avec mon mari ! »

Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, celte joie


me semble pleine de fraîcheur.

11 faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient


les regrets d'une dame deSéville abandonnée par son amant. J'ai
besoin qu'on se rappelle qu'en amour tout est signe, et surtout
qu'on veuille bien accorder un peu d'indulgence à mon style '.

Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités dans


la pudeur.
1° L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement ré-

servée, donc souvent affectation; l'on ne rit pas, par exemple,

des choses qui amusent le plus ; donc il faut beaucoup d'esprit


2
pour avoir juste ce qu'il faut de pudeur . C'est pour cela que
beaucoup de femmes n'en ont pas assez en petit comité, ou,

pour parler plus juste, n'exigent pas que les contes qu'on leur
fait soient assez gazés, et ne perdent leurs voiles qu'à mesure
3
du degré d'ivresse et de folie

1
Note de la page 58.
* Voir re ton de la société à Genève, surtout rians les familles du haut;
utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la tendance à la pruderie;
Duclos faisant des contes à madame de Rochefort : « En vérité, vous nous
croyez trop honnêtes femmes. » Rien n'est ennuyeux au monde comme
la pudeur non sincère.
3 Eli! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de Champagne enhv
Je conte que tu nous commences et ce que nous disons à celte heure
DE L'A II OUI*,. 01

Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu'elle


doit imposer à plusieurs femmes, que la plupart d'entre elles
n'estiment rien tant dans un homme que l'effronterie? ou
prennent-elles l'effronterie pour du caractère ?

2° Deuxième loi : mon amant m'en estimera davantage.


3° La force de l'habitude l'emporte même dans les instants

les plus passionnes.


4° La pudeur donne des plaisirs bien flaUeurs à l'amant : elle

lui fait sentir quelles lois l'on transgresse puur lui ;

5" Et aux femmes des plaisirs plus enivrants ; comme ils font
vaincre une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans

l'âme. Le comte de Valmont se trouve à minuit dans la chambre


à coucher d'une jolie femme, cela lui arrive toutes les se-
maines, et à elle peut-être une fois tous les deux ans ; la rareté
et la pudeur doivent donc préparer aux femmes des plaisirs
1
infiniment plus vifs .

6° L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette sans cesse


dans le mensonge.
7° L'excès delà pudeur et sa sévérité découragent d'aimer
2
les âmes tendres et timides ,
justement celles qui sont faites

pour donner et sentir les délices de l'amour.


8° Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs amants,
la pudeur est un obstacle à l'aisance des manières, c'est ce qui

les expose à se laisser un peu mener par leurs amies qui n'on

1 C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au tempéra-


ment sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la verlu mercantile
de certains dévots (vertueuse moyennant récompense centuple dans un
paradis), et un roué de quarante ans blasé. Quoique le Valmont des Liai'
sons dangereuses n'en soit pas encore là, la présidente de Tourvel est
plus heureuse que lui tout le long du livre ; et, si l'auteur, qui avait tant
d'esprit, en eût eu davantage, telle eût élé la moralité de son ingéuieu*
coman.
3
Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le tempéra-
ment de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées et les p. us fai«

L i
\

62 ŒUVRES DE STENDHAL.
paslemême manque 1 à se reprocher. Elles donnent de l'attention

à chaque cas particulier, au lieu de s'en remettre aveuglément


à lhabiùude. Leur pudeur délicate communique à leurs actions

quelque chose de contraint; à force de naturel, elles se donnent


l'apparence de manquer de naturel mais ; cette gaucherie tient

à la grâce céleste.
Si quelquefois leur familiarité ressemble à de !a tendresse*

c'est que ces âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Par
paresse d'interrompre leur rêverie, pour s'éviter la peine de
parler, et de trouver quelque chose d'agréable et de poli, et qui

ne soit que poli, à dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer


tendrement sur son bras 2 .

9° Ce qui fait que les femmes, quand elles se font auteurs,

atteignent bien rarement au sublime, ce qui donne de la grâce à


leurs moindres billets, c'est que jamais elles n'osentêtre franches

qu'à demi : être franche serait pour elles comme sortir sans

fichu. Rien déplus fréquent pour un homme que d'écrire absolu-


ment sous la dictée de son imagination, et sans savoir où il va.

tes pour aimer donner la préférence, faute d'esprit, au prosaïque tem-


.,1 sanguin. Histoire d'Alfred, Grande Chartreuse, 1810.
Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on appelle
,;lse compagnie.
(Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues.
Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements du
cœur et des passions; les formes des passions sont différentes. Il y a la

différence que donne une plus grande fortune, une plus grande culture
de l'esprit, l'habitude de plus hautes pensées, et par dessus fout, e»
malheureusement, un orgueil plus irritable.

Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins du monde
une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère, la princesse et la bm-
gère ont les mêmes mouvements de passion.)

{IS'ott unique de Y éditeur.


* Mot de M...
4 Vol. Guarna
DE L'Ail Un.

RESUME.

L'erreur commune est d'en agir avec les tommes comme avec
des espèces d'hommes plus géuéreux, plus mobiles, el surtout
avec lesquels il n'y a pas de rivalité possible. L'on oubl

facilement qu'il y a deux lois nouvelles el singulières qui :

niscut ces êtres si mobiles, en concurrence avec tous les pen-


chants ordinaires delà nature humaine je veux dire ;
:

l/orgucil féminin et la pudeur, et les habitudes souve::


déchiffrables, lilies de la pudeur-

CHAPITRE XXVII.

DES REGARDS.

C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout


dire avec un regard, et cependant on peut toujours nier un re-

gard, car il ne peut pas être répété textuellement.


Ceci me rappelle ie comte G., le Mirabeau de Rome : l'aimable

petit gouvernement de ce pays-là lui a donné une manière ori-

ginale de faire des récits, par des mots entrecoupés qui disent
tout et rien. Il fait tout entendre; mais libre à qui que i

de répéter textuellement toutes ses paroles, impossible de le

compromettre. Le cardinal Lante lui disait qu'il avait volé ce ta-

lent aux femmes, je dis même les plus honnêtes. Celte fripon-
nerie est une repré^aille cruelle, mais juste, de la tyrannu

hommes.
64 ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE XXVIII.

DE L'or.CUEIL FÉMININ.

Les femmes entendent parler toute leur vie, par les hommes,
d'objels prétendus importants, de gros gains d'argent, de succès

à la guerre, de gens t»és eu duel, de vengeances atroces ou ad-


mirables, etc. Celles d'entre elles qui ont lame fière sentent
que, ne pouvant atteindre à ces objets, elles sont hors d'état de
déployer un orgueil remarquable par l'importance des choses
sur lesquelles il s'appuie. Elles sentent palpiter dans leur sein
uu cœur qui, par la force et la fierté de ses mouvements, est su-
périeur à tout ce qui les entoure, et cependant elles voient les
derniers des hommes s'estimer plus qu'elles. Elles s'aperçoivent
qu'elles ne sauraieu'^ montrer d'orgueil que pour de petites

choses, ou du moins que pour des choses qui n'ont d'impurlance


que par le sentiment, et dont ur. tiers ne peut être juge. Tour-
mentées par ce contraste désolant entre la bassesse de leur for-

lune et la fierté de leur àme,pllesentreprcnncnt de rendre leur


orgueil respectable par la vivacité de ses transports, ou par
l'implacable ténacité avec laquelle elles maintiennent ses arrêts.
Avant lin limité, ces femmes-là se figurent, en voyant leur
amant, qu'il a entrepris un siège contre elles. Leur imagination

^st employée à s'irriter de ses démarches, qui, après tout, ne


peuvent pas faire autrement que de marquer de l'amour, puis-
qu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l'homme qu'elles
préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard; et enfin, avec

l'âme la plus tendre, lorsque sa sensibilité n'est pas fixée sur un


seul objet, dès qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire,
elles n'ont plus que de la vanité.

Une femme à caractère généraux sacrifiera mille fois sa vie


DE L'AMOUR. 65

pour son amant, et se brouillera à jamais avec lui pour une que-
relle d'orgueil, à propos d'une porte ouverte ou fermée. C'est là

leur point d'honneur. Napoléon s'est bien perdu pour ne pas cé-
der un village.
J'ai vu uue querelle de cette espèce durer plus d'un an. Une
femme très-distinguée sacrifiait tout son bonheur plutôt que de
mettre son amant dans le cas de pouvoir former le moindre
doute sur la magnanimité de son orgueil. Le raccommodement
fut l'effet du hasard, et chez mon amie, d'un moment de fai-

blesse qu'elle ne put vaincre, eu rencontrant son amant, qu'elle

croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où


certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle ne put cacher
son premier transport de bonheur; l'amant s'attendrit plus
qu'elle, ils tombèrent -presque aux genoux l'un de l'autre, et ja-

mais je n'ai vu couler tant de larmes; c'était la vue imprévue du


bonheur. Les larmes sont l'extrême sourire.
Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence d'esprit
en n'engageant pas un combat d'orgueil féminin dans l'entrevue
qu'il eut à Richemont avec la reine Caroline 1 . Plus il y a d'élé-
vation dans le caractère d'une femme, plus terribles sont ces
orages.

As the blackest sky


Forctells the lic-ivicsl lempest.
D. Juan.

Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le cou-

rant de la vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans


ces instants cruels où la sympathie semble renversée elle

cherche à se venger de-ce qu'elle lui voit habituellement de su-


périorité sur les autres hommes ? Elle craint d'être confondue
avec eux.
II y a bien du temps que je n'ai lu rennuyeusc Clarisse; il me

» The heart of Midlothian (tome III).


66 ŒUVRES DE STENDHAL.
semble pourtant que c'est par orgueil féminin quelle se laisse
mourir et n'accepte pas la main de Lovelace.
La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle l'aimait

un peu, elle aurait pu trouver dans son cœur le pardon d'un

crime dont Famour était cause.

Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de dé-


licatesse féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir en enten-

dant dire par une actrice digne de ce rôle :

Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,

Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue


Je vous l'ai confe-sé, je le dois soutenir;

En vain vous en pourriez perdre le souvenir;


Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
Demeurera toujours présenl à ma pensée.
Toujours je vous croirais incertain de ma foi;
El le tombeau, seigneur, est moins triste pour md
Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,

Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,


Et, qui, me préparant un éternel ennui,
M'a tait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.
Racine.

Je m'imagine que les sièles futurs diront Voilà à quoi la :

monarchie était bonne \ à produire de ces sortes de caractères,


et leur peinture par les grands artistes.

Cependant, môme dans les républiques du moyen âge, je

cette délicatesse, qui semble


trouve un admirable exemple de
détruire mon système de l'influence des gouvernements sur les

passions, et que je rapporterai avec candeur.


Il s'agit de ces vers si louchants de Dante :

Deh quando
! tu sarai tornato al mondo,

Ricodriti di me, che son la Pia :

* La monarchie sans charte et sans chambres.


DE L'A M OU H. 67

S rna mi
:
fè : disfec-emi ma rem ma;
Saisi colui, clic inannellata pria,

iJispoiando, m'avea cou la sua gemma.


Purgalorio, cant. -'.

La femme qui parle avec tant de retenue avait eu en secret


le soit de Desd< mona, et pouvait par un mot faire connaître le

crime de son mari aux amis qu'elle avait lai-sé.-> sur la terre.
Nello délia Pietra obtint la main de madonna Pia, Tunique
héritière des Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble

de Sienne. Sa beauté, qui faisait l'admiration de la Toscane, lit

naître dans le cœur de son époux une jalousie qui, envenimée


par de faux rapports et des soupçons sans cesse renai
le conduisit à un affreux .projet. Il e^t difficile de décider aujour-

d'hui si sa femme fut tout à fait innocente, mais Dante nous la

représente comme telle.

Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre


alors comme aujourd'hui par les effets de l'aria cattiva. Jamais
il ne voulut dire à sa malheureuse femme la raison de son exil en

un lieu si dangereux. Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte

ni accusation. 11 vivait seul avec elle, dans une tour abandonnée,


dont je suis allé visiter les ruines sur le bord de la mer ; là i! ne
rompit jamais son dédaigneux silence, jamais il ne répondit u ax
questions de sa jeune épouse, jamais il n'écouta ses prières. Il

attendit froidement auprès d'elle que l'air pestilentiel tût pro-

duit son effet. Les vapeurs de ces marais ne tardèrent pas à


flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui dans ce siècle eus-
sent paru sur elle terre. En peu de mois elle mourut. Qu
chroniqueurs d^ ces temps éloignés rapportent que Ndlo em-
ploya le poignard pour hâter sa fin : elle mourut dan? les mareni-

1
Iléias! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne aussi
m'accorder un souvenir. Je suis la Tin; Sienne me donna la vie : je trou-
vai la mort dins nos marenimes Celui qui en m'épousant m'avait donné
ion anneau sait mon histoire.
68 ŒUVRES DE STEiNDÎIAL.

mes, de quelque manière horrible; mais le genre de sa mort fol


un mystère, même pour les contemporains. Nello délia Pietra
survécut pour passer le reste de ses jours dans un silence qu'il
ne rompit jamais.
Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la

jeune Pia adresse la parole au Danle. Elle désire être rappelée


à la mémoire des amis que si jeune elle a laissés sur la terre;

toutefois, en se nommant et désignant son mari, elle ne veut


pas se permettre la plus petite plainte d'une cruauté inouïe,
mais désormais irréparable, et seulement indique qu'il sait

l'histoire de sa mort.
Celle constance dans la vengeance de l'orgueil ne se voit
guère, je crois, que dans les pays du Midi.
Eu Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin d'un fait

à peu près semblable ; mais alors j'ignorais les détails. Je fus

envoyé avec vingt-cinq dragons dans les bois le long de la Scsia,

pour empêcher la contrebande. En arrivant le soir dans ce lieu

sauvage et désert, j'aperçus entre les arbres les ruines d'un


vieux château; j'y allai : à mon grand élonnement, il était ha-

bile. J'y trouvai un noble du pays, à figure sinistre; homme un


qui avait six pieds de haut et quarante ans : me donna deux
il

chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec mon


maréchal des logis : après plusieurs jours, nous découvrîmes
que notre homme gardait une femme que nous appelions Ca-
mille en riant; nous étions loin de soupçonner l'affreuse vérité.

Elle mourut au bout de six semaines. J'eus la triste curiosité

de la voir dans son cercueil; je payai un moine qui la gardait,

et vers minuit, sous prétexte de jeter de l'eau bénite, il m'in-

troduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces figures super-

bes, qui sont belles même dans !e sein de la raorf , elle avait an
grand nez aquilin dont je n'onblierai jamais le contour noble et
tendre. Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détache-
ment de mon régiment accompagnant l'empereur à son couron-
nement comme roi d'Italie, je me fis conter toute l'histoire.
DE L'AMOUR. 69
'"*,
J'appris que le mari jaloux, le coralc avait trouvé un matin,
accrochée au lit de sa femme, une montre anglaise appartenant
à un jeune homme de la peine ville qu'ils habitaient. Ce jour
même il la conduit dans le château ruiné, au milieu des bois
de la Sesia. Comme Nello délia Pietra, il ne prononça jamais
ane seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présen-
tait froidement et eu silence la montre anglaise qu'il avait tou-

jours sur lui. 11 passa ainsi près de trois ans bcul avec elle. Elle

mourut enfin de désespoir dans la fleur de 1 âge. Son mari cher-

cha à donner un coup de couteau au maître de la montre, le

manqua, passa à Gènes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses


nouvelles. Ses biens ont été divisés.

Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend les inju-
res avec grâce, ce qui e^st facile à cause de l'habitude de la vie

militaire, on ennuie ces âmes fières; elles vous prennent pour


un lâche, et arrivent bien vile à l'outrage. Ces caractères ailiers
cèdent avec plaisir aux hommes qu'elles voient intolérants avec

les autres hommes. G'esf,je crois, le seul parti à prendre, et il

faut souvent avoir une querelle avec son voisin pour l'éviter

avec sa maîtresse.
Miss Corncl, célèbre actrice «r z.w.œcs, voit un jour entrer
chez elle à l'improvisie le riche colonel qui lui était ulile. Elle
se trouvait avec un petit amant qui ne lui était qu'agréable.

« M. un tel, dit-elle tout émue au colonel, est venu pour voii


le poney que je veux vendre. — Je suis ici pour tout autre
chose, » reprii fièrement ce petit amant, qui commençait à l'en-
nuyer, et que depuis celte réponse elle se mit à réaimer avec
fureur *. Ces femmes-là sympathisent avec l'orgueil de leur

' Ja rentre toujours de enez miss Corncl plein d'admiration et de


vues profondes sur les passions observées à nu. Sa maniùre de com-
mander si impérieuse à ses domestiques n'est pas du despotisme; c'est
qu'elle voit avec netteté et rapidité ce qu'il faut faire.

En colère conlre moi au commencement de la visite, elle n'y songe


plus à la Gn. Elle me conte toute 1 économie de ta passion pour ilorti-
70 ŒUVRES DE STENDHAL.
amant, au lieu d'exercer à ses dépens leur disposition à la

Oerlé.

Le caractère du duc de Luuzun (celui de 1GG0 '), si le pre-


mier jour elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est
séduisant pour ces femmcs-là, et peut-être pour toutes les fem-
mes distinguées; la grandeur plus élevée leur échappe, elles

prennent pour de la froideur le calme de l'œil qui voit tout et

qui ne s'émeut point d'un détail, N'ai-je pas vu des femmes de


la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon avait un caractère
2
sec et prosaïque ? Le grand homme est comme l'aigle, plus ii

s'élève, moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la

solitude de l'âme.

De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent les man-


ques de délicatesse. Je crois que cela ressemble assez à ce que
les rois appellent lèse-majesté, crime d'autant plus dangereux
qu'on y tombe sans s'en douter. L'amant le plus tendre peut
être accusé de manquer de délicatesse s'il n'a pas beaucoup
d'esprit, et, ce qui est plus triste, s'il ose se livrer au plus grand

mer. « J'aime mieux le voir en société que seul avec moi. s Une femme

du plus grand génie ne ferait pas mieux, c'est qu'elle ose être parfaite-
ment naturelle et qu'elle n'est gênée pur aucune théorie. « Je suis plus
heureuse actrice que femme d'un pair. » Grande âme que je dois me con-
server amie pour mon instruction. ,

1 La hauteur et le courage dans les petites choses, mais l'attention


passionnée aux petites choses; la véhémence du tempérament bilieux. Sa
conduite avec madame de Monaco (Saint-Simon, V. 5831; son aventure
sous le lit de madame de Montespan, le roi y étant avec elle. Sans l'at-
tention aux petites choses, ce caractère reste invisible aux femmes.
* Whcn Minna Toil heard a taie of woe or of romance, il was then
her hlood rushed to lier checks, and shewed plainly how warm it beat
nolwithstanding ihe gcnerally serious composed and retiring disposi-
tion which her countenanec and demeanour seemed to exhihit. (The Pi-
rate, 1, 53.)
Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna Toil, qui

ne jugent pas les circonstances ordinaires dignes de leur émotion.


DE L'AMOUR. 71

charme de l'amour, au bonheur d'être parfaitement naturel

avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter ce qu'on lui dit.

Voilà de ces choses dont un cœur bien né ne saurait avoir le

soupçon, et qu'il faut avoir éprouvées pour y croire, car l'on est

entraîné par l'habitude d'en agir avec justice et franchise avec


ses amis hommes.
Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des êtres qui,

quoique à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de carac-


tère, ou, pour mieux dire, peuvent penser qu'on les croit infé-

rieurs.

Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas se placer

dans l'énergie du sentiment qu'elle inspire? On plaisantait une


er
iille d'honneur de la reine épouse de François I , sur la légèreté

de son amant, qui, disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps


après, cet amant eut une maladie et reparut muet à la cour. Un
jour, au bout de deux ans, comme on s'étonnait qu'elle l'aimât

toi".' -urs, elle lui dit: « Tailez. ;> Et il par.

CHAPITRE XXIX.

DC COURAGE DES FEMMES.

I tell tliee proud Templar, that not in tîrç

fierceït battles hadst tliou displayed more


of tliv v.;unted courage, than lias beeo
sbewn bv w oman wlien called upo'iî to sulïer

by affection or duty.
Ivanhoe, tome III, pige 220.

Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante dans un


Tous les hommes perdaient la tête c'est le
livre d histoire : « ;
72 ŒUVRES DE STENDHAL.
moment où les femmes prennent sur eux une incontestable su-
périorité. »

Leur courage a uns réserve qui manque a celui de leur amant;


elles se piquent d'amour-propre à son égard, et trouvent tani
de plaisir à pouvoir, dans le feu du danger, le disputer de fer-

meté à l'homme qui les blesse souvent par la fierté de sa pro-


tection et de sa force, que l'énergie de cette jouissance les élève

gu-dessus de la crainte quelconque qui, dans ce moment, fait

ia faiblesse des hommes. Un homme aussi, s'il recevait un tel

secours dans un tel moment, se montrerait supérieur à tout;

car la peur n'est jamais dans le danger, elle est dans nous.
Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage des fem-
mes : j'en ai vu, dans l'occasion, de supérieures aux hommes
les plus braves. Il faut seulement qu'elles aient un homme à
aimer; comme elles ne sentent plus que par lui, le danger di-

rect et personnel le plus atroce devient pour elles comme une


l
rose à cueillir en sa présence .

J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas l'intrépi-

dité la plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerfs.

Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves que parce


qu'elles ignorent l'ennui des blessures.

Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, ia fermeté


d'une femme qui résiste à son amour est seulement la chose la

plus admirable qui puisse exister sur la terre. Toutes les autres

marques possibles de courage sont des bagatelles auprès d'une


jhose si lorl contre nature et si pénible. Peut-être trouvent-elles

des forces dans cette habitude des sacrifices que la pudeur fait

contracter.
Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce courage
restent toujours secrètes et soient presque indivulgables.

1 Marie Stuart parlant de Leicestcr après l'entrevue avec Elisabeth où ,

elle vient do se perdre.


DE L'AMOUR. 73

Un m lhcur plus grand, c'est qu'il soit toujours employé con-


tre leur bonheur : la princesse de Clèves devait ne rieu dire à
son mari, et se donner à M. de Nemours.
Peut-être que les femmes sont principalement soutenu*
l'orgueil de taire une belle défense, et qu'elles s'imagineni que
leur amant met de la vanité à les avoir; idée petite et miséra-
ble : un homme passionné qui se jette de gaieté de cœur dans
tant de situations ridicules a bien le temps de songer à la va-

nité! C'est comme les moines qui croient attraper le diable, t

qui se payent parl'orgueil de leurs ciliées et de leurs macérai


Je crois que si madame de Clèves fû' arrivée à «a vieillesse, à
celte époque où l'on juge la vie et où les jouissances d'orgueil
paraissent dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle
aurait voulu avoir vécu comme madame de la Fayette l
.

Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai donné une


idée bien pauvre du véritable amour, de l'amour qui occupe
toute l'âme, la remplk d'images tantôt les plus heureuses, tan-
tôt désespérantes, mais toujours sublimes, et la rend complète-
ment insensible à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais com-
ment exprimer ce que je vois si bien; je n'ai jajnais senti
plus péniblement le manque de talent. Comment rendre sen-
sible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sé-
rieux, le regard peignant si juste et avec tant de candeur la

nuance du sentiment, et surtout, j'y reviens, celle inexprimable


non curance pour tout ce qui n'est pas la femme qu'on aime?
Un non ou un oui dit par un homme qui aime a une onction
que Tonne trouve point ailleurs, que l'on ne trouvait point chez
cet homme en d'autres temps. Ce malin (3 aoûl), j'ai.passé r

* On sait assez que celte femme célèbre fit, probablement en société


aveo M. de la Rochefoucauld, le roman de la Princesse de Clèves, et que
les deui auteurs passèrent ensemble dans une amitié parfaite <es Tin^t

dernières années de leur vie C'est exactement l'amour à l'italienne.


*4 ŒUVRES DE STENDHAL
cheval, sur les neuf heures, devant le joli jardin anglais du mar-
quis Zampieri, placé sur le? dernières ondulations de ces col-
lines couronnées de grands arbres coitre desquelles Bologne e^l

adossée, et desquelles on jouit d'une si belle vue de celte riche

et verdoyante Lombardie, le plus beau pays du monde. Dans un


bosquet de lauriers du jardin Zampieri qui domine le chemin
que je suivais et qui conduit à la cascade du Reno à Casa-Lec-
chio, j'ai vu le comte Delfante; il rêvait profondément, et, quoi-

que nous ayons passé la soirée ensemble jusqu'à deux heures


après minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé à la

cascade, j'ai traversé le Reno; enfin, trois heures après au


moins, en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, je l'ai

vu encore; il était précisément dans la même position, appuyé


contre un grand pin qui s'élève au-dessus du bosquet de lau-
riers; je crains qu'on ne trouve ce détail trop simple et ne
prouvant rien : il est venu à moi la larme à l'œil, me priant de
ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été touché; je lui

ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller avec lui passer le

reste de la journée à la campagne. Au bout de deux heures, il

m'a tout dit : c'est une belle àme; mais que les pages que l'on
vient délire sont froides auprès de ce qu'il me disait!

En second lieu, il se croit non aimé; ce n'est pas mon avis,

On ne peut rien lire sur la belle figure de marbre de la com-


tesse Ghigi, chez laquelle nous avons passé la soirée. Seulement
quelquefois une rougeur subite et légère, qu'elle ne peut répri-
mer, vient trahir les émotions de cette âme que l'orgueil fémi-
nin le plus exalté dispute aux émotions fortes. On voit son cou
d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles épaules dignes de Ca

nova rougir aussi. Elle trouve bien l'art de soustraire ses yeux
noirs et sombres à l'observation des gens dont sa délicatesse de
femme redoute la pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à cer-

taine chose que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une su-


bite rougeur la couvrir tout entière. Cette àme hautaine le trou*

vait moins digne d'elle.


DE L AMOUR. 7J

Mais euliu, quand je me tromperais dans mes conjectures ur


le bonheur de Delfantc, à la vanité près, je le crois plus heureux
que mai indifférent, qui cependant suis dans une position de
bonheur fort bien, en apparence et en réalité.

- août 1818

CHAPITRE XXX

SPECTACLE SINGULIER ET TRISTE.

Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots


sur les gens d'esprit, et des âmes prosaïques à argent et à coups

de bâton, sur les coeurs généreux. Il faut convenir que voilà un


beau résultat.

Les petites considérations de l'orgueil et des convenances du

menée ont fait le malheur de quelque» femmes, et. par orgueil


leurs parents les ont placées dans une position abominable. Le
destin leur avait réservé pour consolation bien supérieure à tous

leurs malheurs le bonheur d'aimer et d'être aimées avec pas-


sion; mais voilà qu'un beau jour elles empruntent à leurs enne-
mis ce même orgueil insensé dont elles fui eut les premières vic-

times, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c'est

pour faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime.

Une amie qui a eu dix intrigues connues, et non pas, toujours

les unes après les autres, leur persuade gravement que si «lies

aiment, ehes seront dé honorées aux yeux du public; et ceoen-


dant ce bon public, qui ne s'élève jamais qu'à des idées basses,
leur donne généreu < ment un amant tous les ans, parce que,
dit-il, c'est la règlo Ainsi l'âme est attristée parce spectacle
76 ŒUVRES DE STEÏSD11AL.

bizarre: une femme tendre et souverainement délicate, un ange


de pureté, sur l'avis d'une c... sans délicatesse, fuit le seul et

immense bonheur qui lui reste, pour paraître, avec une robe
dune éclatante blancheur, devant un gros bu!or déjuge qu'on
sait aveugle depuis cent ans, et qui crie à lue-tête : « Elle est vê-
tue de noir. »

CHAPITRE XXXI.

EXTRAIT DU JOURNAL DE SA1.VIATI.

Ingenium nobis ipsa puella facit.


Puopert., h, 1.

Bologne, 29 avril 1S18.

Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je maudis mon


existence. Je n'ai le cœur à rien. Le temps est sombre, il pleut,

on froid tardif est venu rattrisler la nature qui, après un long


hiver, s'élançait au printemps.

Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et

froid, est venu passer deux heures avec moi. « Vous devriez re-

noncer à l'aimer. — Comment faire? Rendez-moi ma passion


pour la guerre. — C'est un grand malheur pour vous de l'avoii

connue. » J'en conviens presque, tant je me sens abattu et san;


courage, tant lu mélancolie a aujourd'hui d'empire sur moi.
Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son amie à
me calomnier auprès d'elle; nous ne trouvons rien que ce vieux
proverbe napolitain : « Femme qu'amour et jeunesse quittent se

pique d'un rien. » Ce qu'il y a de sûr, c'est que celte femme


cruelle est enragée contre moi: c'est le mot d'un de ses amis
DE L'AMOUR. 77

Je puis me venger d'une manière atroce; mais contre sa haine


je n'ai pas le plus polit moyen de défense. Schiassetti me quitte.
Je sors par la pluie, ne sachant que devenir. Mon appartement,
ce salon que j'ai habité dans les premiers temps de ncîre con-
naissance et quand je la voyais tous les soirs, m'est devenu in-

supportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent


le bonheur que j'avais rêvé en leur présence, et que j'ai perdu
pour toujours.
Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si je puis

l'appeler hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit

tombante, et je marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la

fenêtre de sa chambre. Tout à coup le rideau a élé un peu en-


tr'ouvert comme pour voir sur la place et s'est refermé à l'in-
stant. Je me suis senti un mouvement physique près du cœur.
Je ne pouvais me soutenir je me réfugie sous le portique de
:

la maison voisine. Mille sentiments inondent mou âme le ha- :

sard a pu produire ce mouvement du rideau; mais, si c'était

sa main qui l'eût entr 'ouvert !

Il y a deux malheurs au monde : celui de la passion contra-

riée et celui du dead blank.


Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi un
bonheur immense et au delà de tous mes vœux, qui ne dé
pend que d'un mot, que d'un sourire.
Sans passion comme Scliiassetti , les jours tristes, je ne
vois nulle part le bonheur, j'arrive à douter qu'il existe pour

moi, je tombe dans le spleen. Il faudrait être sans passions

fortes et avoir seulement un peu de curiosité ou de vanité.


Il est deux heures du malin, j'ai vu le petit mouvement du
rideau; à six heures j'ai fait dix visites, je suis allé au >q>cc-

tacle; mais partout silencieux cl rêveur, j'ai passé la soirée

à examiner cette question : « Après tant de colère et si peu


fondée, car enfin, voulais-je l'offenser [et quelle esl la chose

au monde que l'intention n'excuse pas?] a-t-èlle senti un mo-


ment d'amour? »
78 ŒUVRES DE STENDHAL.
Le pauvre Salviati, qui a écril ce qui précède sur son Pé-
trarque, mourut quelque temps après; il était noire ami in-

time à Schiassetti et à moi ; nous connaissions toutes ses pen


sées, et c'est de lui que je liens toute la parue lugubre de
cet essai. C'était l'imprudence incarnée; du reste, la femme
pour laquelle il a fait tant de folies est l'être le plus inté-
ressant que j'aie rencontré. Schiasselli me disait : « Mais croyez-
vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages

pour Salviati? D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus


piquant qui se puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait

à une fortune ires-médiocre , après une jeunesse brillante,


et qui l'eût outré de colère dans toute autre circonstance,
il ne s'en souvenait pas une fois tous les quinze jours.
« Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête

de cette portée, celte passion est le premier véritable cours


de logique qu'il ait jamais faiu Cela paraîtra singulier chez
un homme qui a été à la cour; mais cela s'explique par son
extrême courage. Par exemple , il passa sans sourciller la
journée du ***, qui le jetait dans le néant; il s'étonnait là,

comme en Russie, de ne rien sentir d'extraordinaire; il est

de fait qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux
jours. Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cher-
chait à chaque minute à avoir du courage ;
jusque-là il n'a-

vait pas vu de danger.


« Quand, par suile de ses imprudences et de sa confiance dans
les bonnes interprétations ', il se fut fait condamner à ne voir

la femme qu'il aimait que deux fois par mois, nous l'avons
vu ivre de joie passer les nuits à lui parler, parce qu'il en
avait été reçu avec celle candeur noble qu'il adorait en elle.

***
Il tenais qu madame et lui avaient d f ux aines hors de

pair et nui devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait

Sotio l'usbergo del seulirsi |<ura


Dakte, h,f., xxvni. HT,
DE L'AMOUR 79

comprendre qu'elle accordât la moindre attention ajx petites


interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel.
Le résultat de cette belle confiance dans une femme entourée
de ses ennemis fut de se faire fermer sa porte.
— Avec madame ***, lui disais-je, vous oubliez yos maximes, et
qu'il ne faut croire à la grandeur d'àme qu'à la dernière extré-
mité. —Croyez-vous, répondait-il, qu'il y ait au monde un autre
cœur qui convienne mieux au sien? — Il est vrai, je paye cette
manière d'être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère
dans la ligne d'horizon des rochers de Poligny par le malheur
de toutes mes entreprises dans la vie réelle, malheur qui pro-
vient du manque de patiente industrie et d'imprudences pro-
duites par la force de l'impression du moment. » On voit la
nuance de folie.

Pour Salviali, la vie était divisée en périodes de quinze jours,


qui prenaient la couleur de la dernière entrevue qu'on lui avait

accordée. Mais je remarquai plusieurs fi- qui- le bonheur qu'il

devait à un accueil qui lui semblait moins froid était bien infé-
rieur en intensité au malheur que lui donnait une réception sé-
**'
vère '. Madame manquait quelquefois de franchise avec lui :

voilà les deux seules objections que je n'aie jamais osé lui faire.

Outre ce que sa douleur avail»de plus intime et dont il eut la

délicatesse de ne jamais parler, même à ses amis les plus chers

et les plus exempts d'envie, il voyait dans une réception sévère


de Léouore le triomphe des âmes prosaïques et intrigant!

les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de la vertu

et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à se>


que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa

sion, mais qui d'ailleurs pouvaient avoir quelque-intérêt aux

yeux delà philosophie. J'étais curieux d'observer celte âme bi

'
C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amolli que celte
disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses '{uc de bon-

heur dus choses heureuses.


80 ŒUVRES DE STENDHAL,
zarre; ordinairement l' amour-passion se rencontre chez des
l
gens un peu niais à l'allemande . Salviati, au contraire, était

au nombre des hommes les plus fermes et les plus spirituels que
j'aie connus.
J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il r 'était tranquille

que quand il s'était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu'il

trouvait qu'elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il était

malheureux. Je n'aurais jamais cru l'amour si exempt de vanité.


11 nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. « Si un pouvoir
surnaturel me disait : Brisez le verre de cette montre, et Léonore
sera pour vous ce qu'elle était il y a trois ans, une amie indif-

férente, en vérité, je crois que dans aucun moment de ma vie

je n'aurais le courage de le briser. » Je le voyais si fou en fai-

sant ce raisonnement, que je n'eus jamais le courage de lui pré-

senter les objections précédentes.


Il ajoutait : « Comme la réformation de Luther, à la fin du
moyen âge, ébranlant la société jusque dans ses fondements,
renouvela et reconstitua le monde sur des bases raisonnables,
ainsi un caractère généreux est renouvelé et retrempé par l'a-

mour.
« Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages de la

vie ; sans cette révolution, il e$t toujours eu je ne sais quoi

d'empesé et de théâtral. Ce n'est que depuis que j'aime que


j'ai appris à avoir de la grandeur dans le caractère, tant notre
éducation d'école militaire est ridicule.
« Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la cour de

Napoléon et à Moscou. Je faisais mon devoir; mais j'ignorais

celte simplicité héroïque, fruit d'un sacrifice entier et de bonne


foi. Il n'y a qu'un an, par exemple, que mon cœur comprend la

simplicité des Romains de Tile-Live. Aulrefois je les prouvais

froids, comparés à nos brillants colonels. Ce qu'ils faisaient pour


leur Rome, je le trouve dans mon cœur pour Léonore. Si j'avais

* Don Carlos, Saint-Preux, l'IIippoljte et le Bnjrjzet de Racine.


DE L'AMOUR. Ri

e bonheur de pouvoir faire quelque chose pour elle, mon pre-


mier dé-ir serait de le cacher. La conduite des Régulus, des Dé-
cius était une chose convenue d'avance et qui n'avait pas le

droit de les surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément

pavee qr?3 j'étais tcnlé quelquefois de me trouver grand; il


y
avait un certain effort que je sentais et dont je m'applaudis-
sais*

« Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à l'amour ?

Après les hasards de la première jeunesse, le cœur se ferme à

la sympathie. La mort ou l'absence éloignc-t-elle des compa-


gnons de l'enfance, l'on est réduit à passer la vie avec de froids
associés, la demi-aune à la main, toujours calculant des idées
d'intérêt ou de vanhé. Peu à peu, toute la partie tendre et gé-

néreuse de l'âme devient stérile faute de culture, et à moins


de trente ans l'homme se trouve péirifïé à toutes les sen-
sations douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l'a-

mour fait jaillir une source de sentiments plus abondante et

plus fraîche même que celle de la première jeunesse. Il


y
avait alors une espérance vague, folle et sans ce?se di. traite *,

jamais de dévouement pour rien, jamais de désirs constants


et profonds; l'âme, toujours légère, avait soif de nouveauté
et négligeait aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien n'est

plus recueilli ,
plus mystérieux ,
plus éternellement un dans
son objet, que la cristallisation de l'amour. Alors les seules

choses agréables avaient droit de plaire et de plaire un in-

stant; maintenant tout ce qui a rapport à ce qu'on aime et

même les objets les plus indifférents touchent profondément. Ar-


rivant dans une grande ville, à cent milles d<> ce"" qu'habite
Léonore, je me suis trouvé tout timide et tremblant : à chaque
détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza. l'amie intime
de madame ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris pour
moi une teinte my>téricuse et sacrée, mon cœur palpitait en [>ar-

er
1 Mordaunt Merton, I vol. du Pirate.
82 ŒUVRES DE STENDHAL.
lant à un vieux savant. Je ne pouvais sans rougir entendre
nommer la porte près de laquelle habile l'amie de Léonore.
« Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont des grâ
ces infinies., et que l'on ne trouve pas dans lef moments les
plus flatteurs auprès des autres femmes. C'est ainsi que les
grandes ombres des tableaux du Corrége, loin d'être, comme
chez les autres peintres des passages peu agréables ,
mais ,

nécessaires à faire valoir les clairs, et à donner du relief aux


figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui jet-
tent dans une douce rêverie l
.

« Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée à


l'homme qui n'a pas aimé avec passion. »
Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour
tenir tête au sage Schiassetti, qui lui disait toujours:
«Voulez-
vous être heureux, contentez-vous d'une vie exempte de peines,
et chaque jour d'une petite quantité de bonheur. Défendez-vous

de la loterie des grandes passions. — Donnez-moi donc votre


curiosité, » répondait Salviati.

Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir


suivre les avis de notre sage colonel ; il luttait un peu, il croyait
réussir; mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces;

etcependant quelle force n'avait pas celte âme !

Un chapeau de salia blanc,*ressemblant un peu à celui de


madame*", qu'il voyait de loin dans la rue, arrêtait le batte-

ment de son cœur, elle forçait à s'appuyer contre le mur. Même


dans ses plus tristes moments, le bonheur de la rencontrer lui
donnait toujours quelques heures d'ivresse au-dessus de l'in-

fluence fis tous les malheurs el de tous les raisonnements 2


. Du

1
Puisque j'ai nommé le Corrége, je dirai qu'on trouve dans une tête
d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, le regard de
l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone couronnée par Jésus, les
yeux baissés de l'amour.
Corne what sorrow can,
It cannot countervail the exchange of joy
DE L'AMOUR. 83

reste, il est de fait qu'à sa mort 1


, après deux ans de cette pas-
sion généreuse el sans bornes, son caractère avait contracté plu-

Tli:'.t onc short moment gives nie in rier sicht.

Romeo and Juliet.

1 Peu de jours avant le dernier, il lit une petite ode qui a le .

d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait

L'ULTIMO DI.

àxacheontica-

A ELVIRA.

Vc li tu dove il rio

Lambendo un mirlova
Là del riposo mio
La pietra surgerà.
Il passero amoroso,
E il nobile usignuol
Enlio quel mirto ombro&e
Rac'coglieranno il vol.

Tieni, diletla Elvira,


A quella lonibi vien,

E sulla muta lira,

Appoggia il bian o
Gu quella bruna pi

Le torlorc verrai ,

E intorno alla mia cetra,

Il nido intrecieran.
S ogr.i anno, il di cbe
M'osasli tu infedel,
Faro la su discendere
La foLore del ciel.

Odid'mi uom cbe muore


Odi l'cstremo suon-
Qucslo -appar-siio tioiu

Ti lascio, Elvira, in «lo*


QtMtito prezîoso ei sïa

Saper tu il devi appitt


Il di cbe fosti mia,

Te linv.bn I
i.
84 ŒUVRES CE STENDHAL.
sieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard du moins il se jugeail
correctement : s'il eût vécu, et que les circonstances 1 eussent
un peu servi, il eût fait parler de lui. Peut-être aussi qu'à force
de simplicité, son mérite eût passé invisible sur celte terre.

lasso
Quanti dolci pensier, quanto desio,
Mené coslui al doloroso passot

Biondo era, e bello, e di genlile aspetto;

Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso *.

Dame.

CIIÀPITUE XXXII.

OE I. INTIMITE.

Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, c'est le

premier serrement de main dune femme qu'on aime.


Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup plus
réel, et beaucoup plus sujet à la plaisanterie.

Simbolo allor d'affetto,

Or pegno di dolor,
Torno a posarti in petto,
Qitest' nppasbito fior.

E avrai nel cuor scolpito,

Se r.rudo il cor non è,

Corne li fu rapito,
C'îme fu reso a te.

S. P.vr.AEL.
* Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel désir, constant
le conduisirent à sa d°-nière neure. Sa ligure était belle et douce, sa che-
velure blonde, seulement une noble cicatrice venait couper un de se»
sourcils.
DE L'AMOUR. 83

Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le bdnheur par-


fait que le dernier pas pour y arriver.
Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas de sou-
venirs?
Mortimer revenait tremblant d'un long voyage , il adorait
Jenny ; elle n'avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Lon-
dres, il monte à cheval et va la chercher à sa maison de cam-
pagne. Il arrive, elle se promenait dans le parc; il y couri, le

cœur palpitant; il la rencontre, elle lui tend la main, le reçoit

avec trouble : il voit qu'il est aimé. En parcourant avec elle les

allées du parc, la robe de Jenny s'embarrassa dans un buisson


d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer fut heureux, mais
Jenny fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne l'a jamais aimé;
il me cite comme preuve de son amour la manière dont elle le

reçut à son retour du continent, mais jamais il n'a pu me don-


ner le moindre détail. Seulement il tressaille visiblement des

qu'il voit un buisson d'acacia; c'est réellement le seul souvenir


distinct qu'il avait conservé du moment le plus heureux de sa
l<
vie
Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me faisait

confidence ce soir (au fond de notre barque battue par un gros


2
temps sur le lac de Garde ) de Histoire de ses amours, dont à
mon tour je ne ferai pas confidence au public, mais de laquelle
je me crois en droit de conclure que le moment de l'intimité
est comme ces belles journées du mois de mai, une époque dé-

licate poux les plus belles fleurs, un moment qui peut eue fatal

et flétrir en un instant les plus belles espérances.

1
Vie dt Haydn.
«20 septembre 1811
8 A la première querelle, madame Ivcrnetta donna son conpé au p îuvre
Bariac. Djri c était véritablement amoureux, ce congé le désespéra; mais
son ami tiuiilaume Balaon, <lunt nous écrivons la vie, lui lut d'un yrand
secours, cl lit si bien qu'il apaisa la sévère Ivcrnctta. La pan se lit, et la
8G ŒUVRES DE STENDHAL.
On ne saurait trop louer le nature?. C'est la seule coquetterie
permise dans une chose aussi sérieuse que l'amour à la Wer-
ther, où l'on ne sait pas où l'on va et, en même temps, par un ;

hasard heureux pour la vertu, c'est la meilleure tactique. Sani


s'en douter, un homme vraiment touché dit des choses char-
mantes, il parle une langue qu'il ne sait pas.
Malheur à l'homme le moins du monde affecté ! Même quand
il aimerait, même avec tout l'esprit possible, il perd les trois
quarts de ses avantages. Selaisse-t-on aller à l'instant à l'affec-
tation, une minute après, l'on a un moment de sécheresse.
Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement
ce que le degré d'ivresse du moment comporte, c'est-à-dire, en
d'aulres termes, à écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela
soit si facile , un homme qui aime vraiment, quand son amie lui

dit des choses qui le rendent heureux, n'a plus la force de


parler.
1
Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naîire ses paroles , et

il vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop
tendres ; ce qui était placé , il y a dix secondes, ne l'est plus
du tout, et fait tache en ce moment. Toutes les fois que je man-
quais à celte règle 2 et que je disais une chose qui m'était venue
,

trois minutes auparavant, et que je trouvais jolie, Léonore ne

réconciliation fut accompagnée de circonstances si délicieuses que Bariac


jura à Balaon que le moment des premières faveurs qu'il avait obtenues
de sa maîtresse n'avait pas été si doux que celui de ce voluptueux rac-
commodement. Ce discours tourna la tète à Balaon, il voulut éprouver ce
plaisir que son ami venait delui décrire, etc., etc. Vie de quelques trou-
badours, par JSivernois, t. I, p. 52.
1
C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un amour-
passion dans un homme d'esprit.
* On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure du je, c'est

pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de cet essai. Il n'a

nullement la prétention d'entretenir ses lecteurs de ses propres senti-


ments. 11 cherche à faire part avec le moins de monotonie qu'il lui soit
possîMe de ce qu'il a observé chezeulrui
DE L'AMODR. 87

manquait pas de me battre. Je me disais ensuite, en sortant •

Elle a raison; voilà de ces choses qui doivent choquer cxtrém


ment une femme délicate ; c'est une indécence de sentiment.
Elles admettraient plutôt, comme les rhéteurs de mauvais goût,
un degré de faiblesse et de froideur. N'ayant a redouter -au
monde que la fausseté de leur amant, la moindre petite insin-
cérité de détail, fût-elle la plus innocente du monde, les prive
à l'instant de tout bonheur et les jette dans la méfiance.
Les femmes honnêtes ont de 1 eloignement pour la véhémence
et l'imprévu, qui sont cependant les caractères de la passion ;

outre que la véhémence alarme la pudeur, elles se défendent.

Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis


de sang-froid, on peut en général entreprendre des discours
propres à faire naître celte ivresse favorable à l'amour; et si,

après les deux ou trois premières phrases d'exposition, l'on ne


manque pas l'occasion de due exactement ce que l'âme suggère,
on donnera des plaisirs vifs à ce qu'on aime. L'erreur de la plu
part des hommes, c'est qu'ils veuleut arriver à dire telle chose
qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante ; au lieu de détendre
leur âme de l'empesé du monde, jusqu'à ce degré d'intimité et

de naturel d'exprimer naïvement ce qu'elle sent dans le mo-


ment Si l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récom-

pe se par une espèce de raccommodement.


C'esl cette récompense aussi rapide qu'involontaire des plai-

sirs que l'on donne à ce qu'on aime, qui met cette passion si

fort au-dessus des autres.


Si. y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus arrive
à être confondu 1
. A cause de la sympathie et de plusieurs autrcj
lois de notre nature, c'est tout simplement le plus grand bon-
heur qui puisse exister.
1! n'est rien moins que facile de déterminer le sens de cette
parole, naturel, condition nécessaire du bonheur par l'amour.

1 A re placer exactement dans le. m«;mes actioa».


88 ŒUVRES DE STENDHAL.
On appelle naturel ce qui ne s'écarte pas de la manière habi-

tuelle d'agir. 11 va sans dire qu'il ne faut jamais non-seulement


mentira ce qu'on aime, mais même embellir le moins du monde
et altérer la pureté de trait de la vérité. Car, si l'on embellit,

l'attention est occupée à embellir, et ne répond plus naïvement,


c omme la touche d'un piano, au sentiment qui se montre dans
ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je ne sais quel froid qu'elle

éprouve, et à son tour a recours à la coquetterie. Ne serait-ce


point ici la raison cachée qui fait qu'on ne saurait aimer une
femme d'un esprit trop inférieur ? C'est qu'auprès d'elle on peut
feindre impunément, et comme feindre est plus commode, à
cause de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès lors
l'amour n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une affaire ordi-

naire: la seule différence, c'est qu'au lieu d'argent on gagne du


plaisir ou de la vanité, ou un mélange des deux. Mais il e-t dif-

ficile de ne pas éprouver une nuance de mépris pour une femme


avec qui l'on peut impunément jouer la comédie, et par con-
séquent il ne manque pour la planter là que de rencontrer
mieux à cet égard. L'habiîude ou les serments peuvent retenir;
mais je parle du penchant du cœur, dont 'e naturel est de voler

au plus grand plaisir.

Revenant à ce mot naturel, naturel et habituel sont deux


choses. Si l'on prend ces mots dans le même sens, il est évident

que plus on a de sensibilité, plus il est difficile d'être naturel,

car l'habitude a un empire moins puissant sur la manière d'être


et d'agir, et l'homme est davantage à chaque circonstance. Tou-
tes les pages de la vie d'un être froid sont les moines; prenez-le
aujourd'hui, prenez-le hier, c'est toujours la même main de boi

La homme sensible, dès que son cœur est ému, ne trouve


plus en soi de traces d'habitude pour guider ses actions; fit

comment pourrait-il suivre un chemin dont il n'a plus le senti-

ment ?

Il sent le poids immense qui s'attache à chaque parole qu'il

dit à ce qu'il aime, il lui semble au'un mot va décider de son


DK L'AMOUR. 89

6ort. Comment pourra-t-il ne pas chercher à bien dire? on du


moins comment n'aura-i-il pas le sentiment qu'il dit bim .

^ès lors il n'y a plus de candeur. Donc, il ne faut pas pré-


tendre à la candeur, celte qualité d'une àn;e qui ne fait au-
cun retour sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on, sent
«î qu'on est.

Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel


que le cœur le plus délicat puisse prétendre en amour.
Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, comme
sa seule ressource dans la tempête, le serment de ne jamais
changer en rien la vérité et de lire correctement dans son cœur;
si la conversation est vive et entrecoupée, il peut espérer de
beaux moments de naturel, autrement il ne sera parfaitement
naturel que dans les fleures où il aimera un peu moins à la

folie.

Auprès de ce qu'on aime, à peîne le naturel rcste-t-il dons


les mouvements, dont cependant les habitudes sont si profondé-
ment enracinées dans les muscles. Quand je donnais le bras à
Léonore, il me semblait toujours être sur le point de tomber, el

je pensais à bien marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être ja-

mais affecté volontairement; il suffit d'être persuadéque le man-


que de naturel est le plus grand désavantage possible, et p< ul

aisément être la source des plus grands malheurs. Le cœur de la

femme que vous aimez n'entend plus le vôtre, vous perdez ce

mouvement nerveux et involontaire de la franchise qui répond à

la franchise. C'est perdre tous les moyens de la toucher, j'ai

presque dit de la séduire; ce n'est pas que je prétende nier


qu'une femme digne d'amour peut voir son destin dans cette jo-

lie devise du lierre, qui meurt s'il ne s'attache; c'est'ûne loi de


la nature, mais c'est toujours un pas décisif pour le bonheur,
que de faire celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une
femme rai onnable ne doit tout accorder à son amant que I

elle ne peut pius se défendre, cl le plus léger soupçon ^ur la

sincérité de votre cœur lui rend sur-le-champ un peu de force,


90 ŒUVRES DE STENDHAL,
assez du moins pour retarder encore d'un jour sa défaite
!

Est-il besoin d'ajouter que pour rendre tout ceci le comble


du ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût?

CHAPITRE XXXIII.

Toujours un petit deut< à calmer, voilà ce qui fait la soif de

tous les instants, voilà ce qui fait la vie de l'amour beureux.

Comme la crainte ne l'abandonne jamais, ses plaisii • i»e peuvent

jamais ennuyer. Le caractère de ce bonbeur, c'est l'eklrême sé-


rieux.

CHANTRE XXXIV.

DES CONFIDENCES.

11 n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie que celle

us fait confier à un ami intime un amour-passion. Il sait,

si ce que vous dites est vrai, que vous avez d<^. plaisirs mille fois

au-dessus de.- ^iens, et qui vous foin mépri>er les siens.

Lien pis encore entre femmes, la fortune de leur vie

* liœc autera ad acerbam rei niemoriam, anaara quadam dukedine,


visuni cit... ut co.item nihil esse debere quod ampiius mihi pla-
eat in bac vita.
Petbarca, Ed. Marsand.
Ij.janvio, :
Dli L'AMOUK. 91

élaul d'iuspin ] une passion, et d'ordinaire, la confidente aussi


ayant expose son amabilité aux regards de l'amant.
D'un autre côté, pour l'eue défOTé de cette Éèvre, il n'est

pas au monde de besoin moral plu? impérieux que celui d'un


ami devant qui l'on puisse raisonner sur les doutes affreux qui
s'emparent de l'âme à chaque instant, car dans celte passi m
terrible, toujours une chose imaginée est uue chose existante.
<i Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il en 1817,
en cela bien opposé à celui de Napoléon, c'est que lorsque dans
la discussion des intérêt-, d'une passion quelque chose vient à
être moralement démontré, il r.e peut prendre sur lui de partir
de cette base connue d'un fait à jamais établi; et malgré lui. et

à son grand malheur, il le remet sans cesse eu discussion. » C'est

qu'il est aisé d'avoir du courage dans l'ambition. La cristallisa-

tion qui D'est pas .ubju^uée par le désir de la chose à obtenir


s'emploie à fortifier le courage; en amour, elle est toute an ter-
vice de l'objet contre lequel on doit avoir du courage.

Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver

aussi une amie ennuyée.

Une princesse de [rente-cinq ans 1


, ennuyée et poursuivie par
le besoin d'agir, d'intriguer, ele., etc., mécontente de la tiédeur
de son amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître

un autre amour, ne sachant que faire de l'activité qui la dé-

vore, et n'ayant d'autre distraction que des accès d'humeui


noire, peut fort bien trouver une occupation, c'est-à-dire un
plaisir, et un but dans la vie, à rendre malheureuse une vraie

passion ,
passion qu'on a l'insolence de sentir pour une autre
qu'elle, tandis que son amant s'endort à tes côtés.
C'est le seul cas où la haine produise bonheur; c'est qu'elle

procure occupation et travail.

Dans les premier.-, instants, le plaisir de faire quelque chose.


dès que l'entreprise est soupçonnée de la sociéie, la pique ae

* Veni* , W19.
92 ŒUVRES DE STENDHAL.
réussir donne du charme à cette occupation. La jalousie pour
l'amie prend masque de .<i la haine pour l'amant; autrement
comment pourrait-on haïr à la fureur un homme qu'on n'a ja
mais vu? On n'a garde de s'avouer l'envie, car il faudrait da> •

bord s'avouer le mérite, et l'on a des flatleuf^qui ne se soutien-


nent à la cour qu'en donnant des ridicules à la bonne amie.
La confidente perfide, tout en se permettant des actions de la
denière noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée
par le désir de ne pas perdre une amitié précieuse. La femme
ennuyée se dit que l'amitié même languit dans un cœur dévoré
par l'amour et ses anxiétés mortelles ; à côté de l'amour l' amitié

ne peut se soutenir que par les confidences ; or, quoi de plus

odieux pour l'envie que de telles confidences?


Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont celles
qu'accompagne la franchise de ce raisonnement : Ma chère amie,

dans la guerre aussi absurde qu'implacable que nous font les


préjugés mis en vogue par nos tyrans, servez-moi aujourd'hui,
demain ce sera mon tour-.
Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née
dans l'enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie. . . .

Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues qu'entre


écoliers amoureux de l'amour, et entre jeunes filles dévorées
par la curiosité, par la tendresse à employer, et peul-ê'.re en-

1 Mémoires de madame d'Épinay, Geliotta.

Prague, Klagenlurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont


fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. L'amitié y e*t fort
commune entre femmes. Le beau temps du pays est l'hiver : on fait suc-
cessivement des parties de chasse de quinze à vingt jours chez les grands
seigneurs de la province. Un des plus spirituels me disait un jour que
Charles-Quint avait régné légitimement sur toute l'Italie, et que, par
conséquent, e'était bien en vain que les Italiens voudraient se révolter.

La femme de ce brave homme lisait les lettres de mademoiselle de Les-


pinasse.
Znaym, 1816.
DL L'AMOUR. 93

traînées déjà par l'instinct 1 qui leur dit que c'est <i la grande
affaire de leur vie, et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occu-
per.

Tout le monde a vu des petites filles de trois ans s'acquitter


fort bien des devoirs de la galanterie
L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit par
les confidences.

Ou'ro les dangers, il y a la difficulté des confidences. En


amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer (parce que la
(angue est trop grossière pour atteindre à ces nuances) n'en
existe pas moins pour cela; seulement, comme ce sont des cho-
ses très- fines, on est plus sujet à se tromper en les observant.
El uu observateur tres-ému observe mal ; il est injuste envers

le hasard.
Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire soi-même
son propre confident. Ecrivez ce soir, sous des noms emprun-
tés, mais avec tous les détails caractéristiques, le dialogue que
vous venez d'avoir avec votre amie et la difficulté qui vous

trouble. Dans huit jours, si vous avez l'amour-passion, vous se-


rez uu autre homme; et alors, lisant votre consultation, vous
pourri z vous donner un bon avis.
Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que l'envie peut
paraître, la politesse oblige à ne parler que d'amour physique :

3
voyez la fin des dîners d'hommes. Ce sont les sonnets de Baffo
que l'on récite et qui font un plaisir infini, parce que chacun
prend au pied de la lettre les louanges et les transports de son

* Grande question. D me. semble qu'outre l'éducation qui^commence


a huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct.
* Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique d une

vivacité qui laisse à mille lieues Horace, I'roperce, la Fontaine et tous les

poêles. M. Burati, de Venise, est en ce moment le premier poète sitiri-

que de notre triste Europe. 11 excelle surtout Jms la description du phy-

sique grotesque de «es héros, aussi le met-on souvent en prison. Voir

VEUfanUidc, 1 l'omo, la Strefeide.


-

94 ŒUVRES DE STENDHAL.
voisin, qui bien souvent ne veut que paraître gai ou poli. Les

charmantes tendresses de Pétrarque ou ïes madrigaux français


seraient déplacés.

CHAPITRE XXXV.

DE LA JALOUSIE.

Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux ou

la mémoire, serré dans une tribune et attentif à écouler une dis»

cussion des chambres ou allant au galop relever une grand'


garde sous le feu de l'ennemi, toujours l'on ajoute une nou-
velle perfection à ridée qu'on a de sa maîtresse, ou Ton dé-
couvre un nouveau moyen, qui d'abord semble excellent, de s'en
faire aimer davantage.
Chaque pas de l'imagination est payé par un moment de dé-
lices. Il n'est pas étonnant qu'une telle manière d'être soit

attachante.
A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de l'âme

reste, mais pour produire un effet contraire. Chaque perfection


que vous ajoutez à la couronne de l'objet que vous aimez, et

qui peut-être en aime un autre, loin de vous procurer une jouis-


sance céleste, vous retourne un poignard dans le cœur. Une
voix vous crie : Ce plaisir si charmant, c'est ton rival qui en
l
jouira .

Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier

effet, au lieu de vous montrer comme autrefois un nouveau

* Yoilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez n'en est
pas une pour lui.
DE L'AMOUR. 95

moyen de vous faire aimer, vous font voir un nouvel avantage


du rival.

Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le pare 1


, et

le rival e^i fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix

milles en cinquante minutes.

Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se rappelle


plus qu'en amour posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout;
l'on s'exagère le bonheur du rival, l'on s'exagère l'insolence
que lui donne ce bonheur, et l'on arrive au comble des tour-
ments, c'est-à-dire à l'extrême malheur, empoisonné encore d'un
reste d'espérance.

Le seul remède est peut-être d'observer de très-près le bon-


heur du rival. Souvent vous le verrez s'endormir paisiblement
dans le salon où se trouve celte femme, qui, à chaque chapeau
qui ressemble au sien et que vous voyez de loin dans la rue, ar-
rête le battement de voire cœur.

Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie.


Vous aurez peut-être l'avantage de lui apprendre Le prix de la

femme qui le préfère à vous, et il vous devra l'amour qu'il pren-


dra pour elle.

A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu : il faul où plaisanter

avec lui de la manière la plus dégagée qu'il se pourra, ou lui

faire peur.

La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera


qu'exposer sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rê-
veries ne sont pas toutes empoisonnées et tournant au noir
(par le mécanisme exposé ci-dessus) ; l'on peut se figurer quel-

quefois qu'on lue ce rival.


D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer des t

à l'ennemi, il faut cacher votre amour au rival, et, sous un pré-


texte de vanité et le plus éloigné possible de l'amour, lui dire en

grand secret, avec toute la politesse possible, et de l'air le plus

» Montagnola, 13 avril 1819.


96 ŒUVUES DE STENDHAL,
calme et le plus simple : « Monsieur, je ne sais pourquoi ie pu-
blic s'avise de me donner la pelile une telle; on a même la

bonté de croire que j'en suis amoureux; si vous la voulez,

vous, je vous la céderais de grand cœur, si malheureusement


je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans six mois, pre-
nez-la tonl qu'il vous plaira ; mais aujourd'hui l'honneur qu'on
attache, je ne sais pourquoi, à ces choses-là, m'oblige de vous

dire, à mon grand regret, que, si par hasard vous n'avez pas la

justice d'aliendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de
nous meure. »
Votre rival est très-probablement un homme non passionné,
et peut-être un homme très-prudent, qui, une fois qu'il sera
convaincu de votre résolution, s'empressera de vous céder la

femme en question, pour peu qu'il puisse trouver quelque pré-


texte honnête. C'est pour cela qu'il faut mettre de la gaieté dans

votre déclaration, et couvrir toute la démarche du plus profond


secret.

Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est que la va-


nité ne peut aider à la supporter, et par la méthode dont je parle,

votre vanité a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme


brave, si vous êtes réduit à vous mépriser comme aimable.
Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique,
il faut partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une
danseuse dont les charmes auront l'air de vous arrêter comme
vous passiez.
Pour peu que le rival ail l'âme commune, il vous croira con*
sole.

Très-souvent le meilleur parti est d'attendre sans sourciller


que le rival s'use auprès de l'objet aimé, par ses propres sot-

tises. Car, à moins d'une grande passion, prise peu à peu ei


dans la première jeunesse, une femme d'esprit n'aime pas long-
temps un homme commun •. Dans le cas de la jalousie après

* La princesse de. Tar ente, nouvelle de Scar .,.


DE L'AMOUR. 97

l'intim'ilé, il faut encore de l'indifférence apparente ei de l'in-

constance réelle, car beaucoup de femmes, offensées par un


amani qu'elles aiment encore, s'attachent à l'homme pour lequel
il montre de la jalousie, et le jeu devient une réalité '.

Je suis entré dans quelques détails, p;trcv que, daus ces- mo-
ments de jalousie, on perd la tète le plus souvent ; des conseils
écrits depuis longtemps font bien, et, ! ssentiel étant de feindre
du calme, il est à propos de prendre le ton dans un écrit philo-
sophique.
Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous ôtant ou vous
faisant espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix,

si vous parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos


adversaires n'ont plus d'armes.
Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse s'amuser
à chercher du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire

Othello; il fera douter des apparences les plus concluantes. On


arrêtera les yeux avec délices sur ces paroles

Trilles liglit as air

Scuni to the jealous conlirmulions strong


As proofs from holy writ.

Ot'.ello, acte ni*

J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolant.-.

« The morning which had arisen calm and hright, gave a

« plcasant effect to the waste mountain view which was seen


i from the castle on looking to the landward and the glorious
« Océan crisped with a thousand rippling waves of silver, ex-

« tended on the olher side in awful yet complacent majçsty to the


« verge of the horizon. With such scènes of calm sublimity, tbc

« human heart sympathizes even in bis most disturhed moods,

1
Comme dans le Curieux impertinent, nouvelle de Cervantes.
* Des dagatelles légère* comme l'air semblent à un jaloux des preuves
•ussifortes que celles que l'on puise dans les promesses du suint Évangile.

G
98 ŒUVRES DE STENDHAL.
« and deeds of honour and virtue are inspired by iheir majestiC
« influence. » {The Bride of Lammermoor, i, 193.)

Je trouve écrit par Salviali : « 20 juillet 1818. — J'applique


souvent et déraisonnablement, je crois, à h vie tout entière le

sentiment qu'un ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant


une bataille, s'il se trouve employé à garder le parc de réserve,
ou dans tout autre poste sans péril et sans action. J'aurais eu du
regret à quarante ans d'avoir passé l'âge d'aimer sans passion
profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui rabaisse, de m'a-
percevoir trop tard que j'avais eu la duperie de laisser passer la

vie sans vivre.

« J'ai passé hier trois heures avec la femme que j'aime, et avec
un rival qu'elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a
eu des moments d'amertume en observant ses beaux yeux fixés
sur lui, et, en sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême
malheur à l'espérance. Mais que de choses neuves! que de pen-
sées vives !que de raisonnements rapides ! et malgré le bonheur
apparent du rival, avec quel orgueil et quelles délices mon amour
se sentait au-dessus du sien! Je me disais : Ces joues-là pâli-
raient de la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon
amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur; par exemple,
mettre la main au chapeau pour tirer l'un de ces deux billets :

être aimé d'elle, l'autre mourir à l'instant; et ce sentiment est

de si plain-pied chez moi, qu'il ne m'empêchait point d'être


aimable et à la conversation.
« Si l'on m'eût conté cela U y a deux ans, je me serais

moqué. »

Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, fait aux


sources du Missouri en 1806, page 215.
« Les Ricaras sont pauvres, mais bons et généreux; nous vé-
cûmes assez longtemps dans trois de leurs villages. Leurs
femmes sont plus belles que celles de toutes les autres peuplades
que nous avons rencontrées ; elles sont aussi très- disposées à ne
pas taire languir leurs amants. Nous trouvâmes un nouvel exemple
DE L'AMOUR. 99

de cette writc, qu'il suffit de courir le monde pour voir que tout
est variable. Parmi les Ricaras, c'est un grand sujet d'offense,
si, sans le consentement de son mari ou de son frère, une femme
accorde ses faveurs. Mais, du reste, les frères cl les mari
très-contents d'avoir l'occasion de faire cette petite pohie
leurs amis.

« Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup de


sensation chez un peuple qui, pour la première fois, voyait un
homme de cette couleur. Il fut bientôt le favori du beau sexe,
et, au lieu d'en être jaloux, nous voyions les maris enchantés de
le voir arriver chez eux. Ce qu'ii y a de plaisant, c'est que dans
l
l'intérieur de huiles aussi exiguës, tout se voit .»

CHAPITRE XXXVI.

SUITE DE LA JALOUSIE.

Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.


Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la crist.illi-

* On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait uni-


quement de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme dans l'état

sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient anéanties.


Je s,3 is bien que de telles académies existent; mais apparemment avec
des règlements dignes de nos académies d'Europe. (Mémoire-et discus-
sion sur le Zodiaque de Dcndérah à l'Académie des sciences de Pai
18'21.) Je vois que facadémie de Massachusset, je crois, charge prudem-
ment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire an rapport sur la reli--
gion des sauvages. Le prélre ne manque pas de réfuter de toutes ses
forces un Français impie nommé Volney. Suivant le prêtre, les sauvages
ont les idées les plus exactes et les plus nobles delà Divinité, etc. S il

habit it i Angleterre, un tel rapport vaudrait nu digue académicien uu


100 ŒUVRES DE STENDHAL.
sation, et vous avez peut-être dans son cœur l'appui de l'habi*

tude.
Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. Vous
avez tue la crainte, et les petits doutes de l'amour heureux ne
peuvent plus naître; inquiétez-la, et surtout gardez-vous da
l'absurdité des protestations.

Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle, vous
aurez sans doute découvert quelle est la femme de la ville ou
de la société qu'elle jalouse et qu'elle craint le plus. Faites la

cour à cette femme; mais, bien loin d'afficher voire cour, cher-

chez à la cacher, et cherchez-le de bonne foi; fiez-vous-cn aux

yeux de la haine pour tout voir et tout sentir. Le profond cloi-


gnement que vous éprouverez pendant plusieurs mois pour tou-

tes les femmes 1


doit vous rendre cela facile. Rappelez-vous que,
dans la position où vous êtes, on gâte tout par l'apparence de

la passion : voyez peu la femme aimée, et buvez du Champagne


en bonne compagnie.
Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous :

1° Que plus il entre de plaisir physique dans la base d'un


amour, dans ce qui autrefois détermina l'intimité, plus il est

sujet à l'inconstance et surtout à l'infidélité. Cela s'applique

surtout aux amours dont la cristallisation a été favorisée par le

feu de la jeunesse, à seize ans.


2° L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est presque ja-

mais le même 2
. L'amour -passion a ses phases durant lesquelles,

preferment de trois ou quatre cents louis, et la protection de tous les

nobles lords du canton. Mais en Amérique! Au reste, le ridicule de celte

académie nie r.ippelle que les libres Américains attachent le plus grand
prix à voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures:
ce qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de leurs peintres de
carrosse, il y a souvent des fautes de blason.
1 On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la branche
d'srbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus vifs.

* Exemple, l'anum d'AUieri pour cette grande dame anglaise (milady


uE L'AMOUR. 101

et tour à tour, l'un des doux aime davantage. Souvent la sim-


ple galanterie ou l'amour de vanité répond à l'amour-passioo,

et c'est plutôt la femme qui aime avec transport. Quel que soii
l'amour senti par l'un de? deux amants, dès qu'il est jaloux, il

exige que l'autre remplisse les conditions de l'amour-passion;


la vanité simule en lui tous les besoins d'un cœur tendre.
Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passioi
dans son partner.
Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une femme,
n'a fait que la 'aire penser à l'amour el attendrir son ime. Ole
reçoit bien cet homme d'esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend
des espérances.
Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui lui fait -en-
tir ce que l'autre a décrit.
Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un homme sur
le cœur de la femme qu'il aime. De la part d'un amoureux qui
ennuie, la jalousie doit inspirer un souverain dégoût qui va
même jusqu'à la haine, si le jalousé est plus aimable que le ja-

loux, car l'on ne veut de la jalousie que de ceux dont on pour-


rait être jalouse, disait madame de Coulanges.
Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pa^ de droits, la jalousie

peut choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager el à re-

connaître. La jalousie peut plaire aux femmes qui onl delà G< rté,

comme une manière nouvelle de leur montrer leur pouvoir.


La jalousie peut plaire comme une manière nom* lie de prou-
ver l'amour. La jalousie peut choquer la pudeur d'une femme
ultra-délicate.

La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure de l'a-

mant, ferrumest quod amant. Notez bien que c'esj Va bravoure


qu'on aime, et non pas le courage à la Turenne, qui peut fort

bien s'allier avec un cœur froid.

Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais. ! \và signait si

plaisamment Pénélope. Yita, 2.

A.
102 ŒUVRES DE STENDHAL.
Une des conséquences du principe de la cristallisation, c'est

qu'une femme ne doit jamais dire oui à l'amant qu'elle a


trompé si elle veut jamais faire quelque chose de cet homme.
Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image parfaite
que nous nous sommes formée de l'objet qui nous engage, que
jusqu'à ce oui fatal

L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,


Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.

André Chénier.

On connaît en France l'anecdote de mademoiselle de Som-


mery, qui, surprise en flagrant délit par son amant, lui nie le

fait hardiment, et comme l'autre se récrie : « Ah ! je vois bien,

lui dit-elle, que vous ne m'aimez plus; vous croyez plus ce que
vous voyez que ce que je vous dis. »

Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une


infidélité, c'est se donner à défaire à coups de poignard une

cristallisation sans cesse renaissante. 11 faut que l'amour meure,


et votre cœur sentira avec d'affreux déchirements tous les pas

de son agonie. C'est une des combinaisons les plus malheureu-


ses de cette passion et de la vie : il faudrait avoir 1a force de ne

se réconcilier que comme ami.

CHAPITRE XXXVII.

ROXASE.

Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes,

elfes risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié

à l'amour, elles ont beaucoup moins de moyens de distraction,


DE L'AMOUR. 103

elles en onl beaucoup moins surtout de vérifier les actions de


leur amant. Une femme se sent avilie par la jalousie ; elle a

l'air de courir après un homme; elle se croit la risée de son


amant, et qu'il se moque surtout de ses plus tendres trans-

ports; elle doit pencher à la cruauté, et cependant elle ne peut


(uer légalement sa rival..-

Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal encore


plus abominable, s'il se peut, que chez les hommes. C'est tout

ce que le cœur humain peut supporter de rage impuissante et de


mépris de. soi-même ' sans se briser.
Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que la mort
de qui l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut voir la jalousie

française dans l'histoire de madame de la Pommeraie de Jac-


ques le Fataliste.

La Rochefoucauld dit : « On a honte d'avouer qu'on a de la

jalousie, et l'on se fait honneur d'en avoir eu et d'être capable

d'eu avoir*. » Les pauvres femmes n'osent pas même avouer


qu'elles ont éprouvé ce supplice cruel, tant il leur donne de ri-

dicule. Une plaie si douloureuse ne doit jamais se cicatriser


entièrement.
Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination
avec l'ombre de l'apparence du succès, je dirais aux pauvres
femmes malheureuses par jalousie : « Il y a une grande dislance
entre l'infidélité chez les hommes cl chez vous. Chez vous cette
action e.-t en partie action directe, en partie signe. Par l'effet

de noire éducation d'école militaire, elle n'est signe de rien


chez l'homme. Par l'effet de la pudeur, elle est au contraire le

plus décisif de lous les tignes de dévouement chez b* femme.


Une mauvaise habitude en fait comme une nécessité aux hom-

1 Ce m6pris est une des grandes causes du suicide; on se lue pour se


"uire réparation d'honneur.
1
Te.. _ce 495. 0.: aura reconnu, sans que je l'aie marqué à chaque fois,

plusieurs autres pensées d'écrivains céldbrcs. C'est de l'iiistoire que je


cherche à écrire et de telles pensées sont des fait-.
104 ŒUVRES DE STENDIIâ!..

mes. Durant toute la première jeunesse, l'exemple de ce qu'on


appelle les grands au collège fait que nous mettons toute notre
vanité, toute la preuve de notre mérite dans le nombre des
succès de ce genre. Votre éducation, à vous, agit dans le sens
inverse. »
Quant à la valeur d'une action comme signe :— dans un mou-
veni( nt de colère je renverse une table sur le pied de mon voi-

sin ;. cela lui fait un mal du diable, mais peut fort bien s'arran-
ger, — ou bien je fais le geste de lui donner un soufflet.

La différence de l'infidélité dans les deux sexes est si réelle,

qu'une femme passionnée peut pardonner une infidélité, ce qui

est impossible à un homme.


Voici une expérience décisive pour faire la différence de

Famour-passion et de l'amour par pique; chez les femmes,


l'infidélité tue presque l'un et redouble l'autre.

Les femmes Gères dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles

passent de longues soirées silencieuses et f.oides avec cet

homme qu'elles adorent, qu'elles tremblent de perdre, et aux yeux


duquel elles se voient peu aimables. Ce doit être un des plus
grands supplices possibles, c'est aussi une des sources les plus

fécondes de malheur en amour. Tour guérir ces femmes, si di-

gnes de tout notre respect, il faut dans l'homme quelque dé-


marche bizarre et forte, et surtout qu'il n'ait pas l'air de voir

ce qui se passe : par exemple, un grand voyage avec elles en-

trepris en vingt-quatre heures.


DE L'AMI Nj5

CHAPITRE XXXVIII.

SB Là PIQUE * D'iJIOLR- PROPRE.

La p'iquc est un mouvement de la vanité : je ne veux pas qu


mon antagoniste remporte sur moi, cl je prends cet antagoni&te
lui-même pour juge de mon mérite. Je veux faire effet sur sou
cœur. C'est pour cela qu'on va beaucoup au delà de ce qui est

raisonnable.

Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, l'on en


vient au point de se dire que ce compétiteur a la prétention de
nous faire sa dupe.

La pique, étant une maladie de l'honneur, est beaucoup plus


fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer qu bien
plus rarement dans les pays où règne l'habitude d'apprécier les
actions par leur drgré d'utilité, aux Étal-Unis d'Amérique, par
exemple.
Tout homme, et un Français plus qu'un autre, abhorre d'êfre
pris pour dupe; cependant la légèreté de l'ancien caractère mo-
2
narchique français empêchait la pique de faire de grands ra-
vages autre part que dans la galanterie ou l'amour-goût. La pi-

que ne produisait des noirceurs remarquables que dans les

mouarchics où, par le climat,, le caractère est plus sombre (le

Portugal, le Piémont).
Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce

• Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mai» je ne


trouve pas à le remplacer.
En italien punliglio, en anglais pique.
1
Les Urs quarts des grands seigneurs français, vers 1778, auraient
été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois auraient été exécu-
tées sans acception de personnes.
106 ŒUVRES DE STENDHAL,
que doit être dans le monde la considération d'un galant homme,
et puis ils se mettent à l'affût, et sont là toute leur vie à obser-

v/er si personne ne saute le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont

toujours piqués," et celte manie donne du ridicule même à leur

amour. C'est, après l'envie, ce qui rend le plus insoutenable le

séjour des petites villes, et c'est ce qu'il faut se dire lorsqu'on


admire la situation pittoresque de quelqu'une d'elles. Les émo-
tions les plus généreuses et les plus nobles sont paralysées par

le contact de ce qu'il y a de plus bas dans les produits de la ci-

vilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces bourgeois ne


l
parlent que de la corruption des grandes villes .

La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, elle est de


l'orgueil féminin : « Si je me laisse malmener par mon amant,
il me méprisera et ne pourra plus m'aimer ; » ou elle est la ja-

lousie avec toutes ses fureurs.

La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint. L'homme pi-

qué est bien loin de là, il veut que son ennemi vive et surtout
soit témoin de son triomphe.
L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer à la

concurrence, car cet homme peut avoir l'insolence de se dire


au fond du cœur: si j'eusse continué à m'occuper de cet objet,

je l'eusse emporté sur lui.

Dans la pique, on n'est nullement occupé du but apparent, il

ne s'agit que de la victoire. C'est ce que l'on voit bien dans les

amours des fdles de l'Opéra; si vous éloignez la rivale, la pré-

tendue passioB, qui allait jusqu'à se jetez par la fenêtre, tombe


à l'instant.

L'amour par pique passe en un moment, au contraire de l'a-

mour-passion. Il suffit que, par une démarche irréfragable, l'an-


tagoniste avoue renoncer à la lutte. J'hésite cependant à avan-

» Gomme ils se font la police les uos sur les autres, par envie, pour ce
qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en province et plus de liber-
tinage. L'Italie est plus heureuse.
DE L'AMOUR. 107

cer cette maxime, je n'en ai qu'un exemple et qui me laisse des


doutes. Voici le fait, le lecteur jugera. Doua Diana est une jeune
personne de vingt-trois ans, lille d'un des plus riches et des
plus (icrs bourgeois de Séville. Elle est belle, sans doute, mai,
d'une beauté marquée, et on lui accorde infiniment d'esprit et

encore plus d'orgueil. Elle aimait passionnément, du moin i

apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait


L'officier part pour l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient san>

Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beau-


coup de monde, uii loi annonce la mort de cet aimable jeune
homme. Tous les yeux se tournent sur elle, elle ne dit qu-î

ces mots : C'est dommage, si jeune! Nous avions justement lu. c*


jour-là, une pièce du vieux Massinger, qui se termine d'une ma-
nière tragique, mais dans laquelle l'héroïne prend avec cette

tranquillité apparente la mort de son amant. Je voyais la mère


frémir, malgré son orgueil et sa haine ;
le père sortit pour cacher
sa joie. Au milieu de tout ctda et des spectateurs interdits et fai-

sant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille,

continua la conversation comme si de rien n'était. Sa mère ef-

frayée la fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien


de changé dans sa manière d'être.
Deux ans après, un jeune homme très-beau lui fait la cour.
Encore celte fois, et toujours par la même raison, parce que le

prétendant n'était pas noble, les parents de Doua Diana s'oppo-


sent violemment à ce mariage; elle déclare qu'il se fera. Il s'é-

tablit une pique d'amour-propre entre la. jeune fille et son père.
On interdit au jeune homme l'entrée de la maison. On ne con-
duit plus Dona Diana à la- campagne et presque plus à l'église;

on lui ôle avec un soin recherché tous les moyens possibles de

rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de


longs intervalles. Elle s'obstine de plus en plus et refuse les
partis les plus brillants, même un litre et un grand établisse-
ment à la cour de Ferdinand VII. Toute la ville parle des mal-
heurs de ces deux amants et de leur constance héroïque. Enfin,
108 ŒUVRES DE STENbllAL.

la majorité de Dona Diana approche; «lie fait entendre a soi>

père qu'elle va jouir du droit de disposer d'elle-même. La ta-


inilL', forcée dans ses derniers retranchements, commence ies

négociations du mariage, quand il est à moitié conclu, dans

une réunion officielle des deux familles, après six années de

constance, le jeune homme refuse Dona Diana l


.

Un quart d heure après il n'y paraissait plus. Elle était con>

solée; aimait-elle par pique? ou est-ce une grande âme qui dé-

daigne de se donner, avec sa douleur, en spectacle au monde?


Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-jc au bonheur,
qu'en faisant naître une pique d'amour-propre; alors il obtient

en apparence tout ce qu'il saurait désirer, ses plaintes seraient

ridicules et paraîtraient insensées, il ne peut pas faire confi-

dence de son malheur, et cependant ce malheur, il le touche et


le vérifie sans cesse; ses preuves sont entrelacées, si je puis

ainsi dire, avec les circonstances les plus flatteuses et les plus

faites pour donner des illusions ravissantes. Ce malheur vient


présenter sa tête hideuse dans les moments les plus tendres,

connue pour braver l'amant et lui faire sentir à la fois, et tout

le bonheur d'être aimé de l'être charmant et insensible qu'il

serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien.

C'est peut-être, après la jalousie, le malheur le plus cruel.

On se souvient encore, dans une grande ville


2
, d'un homme
doux et tendre, entraîné par une rage de celte espèce à don-

ner la mort à sa maîtresse qui ne l'aimait que par pique contre


sa sœur. Il l'engagea un soir à aller se promener sur mer en
tète-à-tête, dans un joli canot qu'il avait préparé lui-même; ar-
rivé en haute mer, il touche un ressort, le canot s'ouvre et dis-

paraît pour toujours.

1 11 y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées aussi


vilainement et je pardonne la défiance aux femmes honnêtes. Mira- —
beau, Lettres à Sophie. L'opinion est sans force dans les pa/s despoti-
ques . il n'y a de réel que l'amitié du pacha.
a Livournc, 1819.
DE L'AMOUR. 109

J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l'ac-

trice la plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus

étonnante du théâtre de Londres, miss Gornel. « Et vous pré-

« tendez qu'elle vous soit fidèle? lui disait-on. — Pas le moins


« du monde ; seulement elle m'aimera, etpeut-êlre à la folie. »

Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre la rai-

son; et elle a été jusqu'à trois mois de suite sans lui donner
de sujets de plainte. Il avait établi une pique d'amour-propre
choquante, sousbeaucoup de rapports, entre sa maîtresse <•;
sa

fille.

La pique triomphe dans l'amour-goût, donl elle faille destin.

Cest l'expérience par laquelle on différencie le mieux l'amour-


goût de l'amour-passioh. C'est une vieille maxime de guerre que
l'on dit aux jeunes gens, lorsqu'ils arrivent au régiment, que
si l'on a un billet de logement pour une maison où il
y a deux
sœurs, et que l'on veuille être aimé de l'une d'elles, il faul faire

la cour à l'autre. Auprès de la plupart des femmes espagnoles


jeunes, et qui font l'amour, si vous voulez être aimé, il suffit

d'afficher de bonne foi et avec do-tic que vous n'avez rien

dans le cœur pour la maîtresse de la maison. C'csLde l'aimable


général Lassale que je tiens celte maxime utile. C'est la manière
la plus dangereuse d'attaquer l' amour-passion.

La pique d amour-propre fait le lien des mariages les plus

heureux, après ceux que l'amour a formé-. Beaucoup de mari


s'assurent pour de longues années l'amour de leur femme en
prenant une petite maîtresse' deux mois après le mariage l
. On _

fait naiire l'habitude de ne penser qu'à un seul homme, et les

liens de famille viennent la rendre invincible.

Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu une

grande dame (madame de Choiseul) adorer son mari », c'est


qu'il paraissait avoir un intérêt vif pour sa sœur la duchesse de

Urammont.
1 Voir les confessions d'un homme singulier (conte, de mistress Cpi«V
2
Lettres de madame du Deffant, Mémoires de Lauzun.
7
HO ŒUVRES DE STENDHAL.
La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait voir qu'elle

préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre


cœur toutes les apparences de la passion.

le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage de

l'Allemand un moment d'ivresse, le courage de l'Espagnol un


trait d'orgueil S'il y avait une nation où le courage lût souvent
une pique d'amour-propre entre les soldats de chaque compa-
gnie, entre les régiments de chaque division, dans les déroutes,

comme il n'y aurait plus de point d'appui, l'on ne saurait com-


ment arrêter les armées de cette nation. Prévoir le danger et

chercher à y porter remède serait le premier des ridicules parmi


ces fuyards vaniteux.
« 11 ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque d'un
voyage chez les sauvages de l' Amérique-Nord , dit un des
l
plus aimables philosophes français ,
pour savoir que le sort

ordinaire des prisonniers de guerre est, non pas seulement d'ê-

tre brûlés vifs et mangés, mais d'être auparavant liés à un po-


teau près d'un bûcher enflammé, pour y être, pendant plusieurs
heures, tourmentés par tout ce que la rage peut imaginer de
plus féroce et de plus rafiné. Il faut lire ce que racontent de ces
affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie cannibale des

assistants, et surtout de la fureur des femmes et des enfants, et

de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. 11 faut voir ce qu'ils

ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du


prisonnier, qui non-seulement ne donne aucun signe de douleur,
mais qui brave et défie ses bourreaux par tout ce que l'orgueil

a de plus hautain, l'ironie de plus amer, le sarcasme de plus


insultant ;
chantant ses propres exploits, énumérani les pa-
rents, les amis des spectateurs qu'il a tués, détaillant les sup-
plices qu'il leur a fait souffrir, et accusant tous ceux qui l'en-

tourent de lâcheté, de pusillanimité, d'ignorance à savoir tour-


menter; jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et dévoré vivant

6
Volney, tableau des États-Uais d'Amérique, page 49i — 496,
DK L'AMOUR- 111

sous sis propres yeux par ses ennemis enivrés do fureur, le

dernier souffle de sa voix et sa dernière injure s'exhalent av. c

sa vie '. Ton! cela sérail incroyable chez les nations civil.

p; r.iîlra une fable à nos capitaines de grenadiers les phi ifltré-

et sera un jour révoqué en doute par la postérité. »

Ce phénomène physiologique tient à un état particulier de

l'âme du prisonnier qui établit entre lui, d'un côté, et lia;

1' un-eaux de l'autre, une lulle d'amour-pvopre, une gageure do


vanité à qui ne cédera pas.
Nos braves ehirurgiens militaires ont souvent Observé que
des blessés qui, dans un état calme d'es-prit et de sens, auraient
poussé les hauts cris durant certaines opérations, ne montrent,
au contraire, que calme et grandeur d ame s'ils sont préparés
d'une certaine manière. 11 s'agit de les piquer d'honneur, il

faut prétendre, d'abord avec ménagement, puis avec contra-


diction irritante, qu'ils ne sont pas en état de supporter l'opé-

ration sans jeter des cris:

CHAPITRE XXXIX.

de l'amour a querelle».

11 y eu a de deux espèces :

1" Celui où le querellant aime;


2° Celui où il n'aime pas.
deux amants est trop supérieur dans les avan
Si l'un des
deux, il faut que l'amour de l'autre
qu'ils estiment tous les

un tel spectacle, et qui se sent exposé à en être


.
Un être accoutumé à
grandeur d'âme, et alors ce spec-
Je héros, peut n'être attentif qu'à la

intime et le premier des plaisirs non actifs.


uclc est le pius
112 ŒUVRES DE STENDHAL
meure, caria crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout
court b cristallisation.

Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de

l'esprit . c'est là, dans le monde de nos jours, la source de la

haine ; et si nous ne devons pas à ce principe des haines atroces,


c'est uniquement que les gens qu'il sépare ne sont pas obligés

de vivre ensemble. Que sera-ce de l'amour, où, tout étant naturel,


surtout de la part de l'être supérieur, la supériorité n'est masquée
par aucune précaution sociale?
Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur mal-
traite son partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une
fenêtre sans que l'autre ne se croie offensé.
Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour qu'il

sent, non-seulement ne court aucun risque, mais presque toutes


les faiblesses, dans ce que nous aimons, nous le rendent plus

cher.
Immédiatement après l'amour-passion et payé de retour, en-
tre gens de la même portée, il faut placer, pour la durée, l'a-

mour à querelles, où le querellant n'aime pas. On en trouvera


des exemples dans les anecdotes relatives à la duchesse de

Berri (Mémoires de Duclos).


Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le

côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables

de l'homme jusqu^au tombeau, cet amour peut durer


plus long

temps que l'amour-passion lui-même. Mais ce n'est plus l'a-


une habitude occasionnée par l'amour, et qui n'a
mour, c'est

de cette passion que les souvenirs et le plaisir physique. Cette


habitude suppose nécessairement des âmes moins nobles Cha-
que jour il se forme un petit drame, « Me grondera-t-il ? » qui

occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion chaque jour

on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse. Voir


l
les anecdotes sur madame d'floudetot et Saint-Lambert .

« Mémoires de madame d'Épinay, je crois, ou de Marmontel


DE L'AMOUR. 113

H est possible que l'orgueil refuse Je s'habi!ucr à ce genre


l'intérêt; alors, après quelques mois de tempêtes, l'orgueil tue
Çainour. Mais on voit cette noble passion résister longtemps

avant d'expirer Les petites querelles de l'amour heureux font


longtemps illusion à un cœur qui aime encoie et qui se voit

maltraité. Quelques raccommodements tendres peu vent rendre


la transition plus supportable. Sous le prétexte de quelque cha-
grin secret, de quelque malheur de fortune, l'on excuse l'homme
qu'on a beaucoup aimé ; on s'habitue enfin à être querellée. Où
trouver, en effet, hors de l'amourpassion, hors du jeu, horsdela

possession du pouvoir ' quelque autre source d'intérêt de tous


les jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le querel-
lant vient à mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler
jamais. Ce principe fait le lien de beaucoup de ni.«ri.ige> bour-
geois ; le grondé s'entend parler toute la journée de ce qu'il

aime le mieux.
Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai |
ris dans
une lettre d'une femme d'infiniment d'esprit le chapitre 53 :

« Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de


tous les instants de l' amour-passion... Comme la crainte la plus
vive ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais en-
nuyer. »
Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel extrè
mement violent, ce petit doute à calmer, celte crainte légère s<

manifestent par une querelle.


Si la personne aimée n'a pas l'extrême suscep' ibili:é . fruit

d'une éducation soignée, elle peut trouver plus de^ vivacité, el

par conséquent plus d'agrément, d.ms un amour de cette espèce;

el même, avec toute la délicatesse possible, si l'on voit le fu-

• Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouveir est le

premier des |
laisirs. Il me semble que l'amour seul peut I emporter, el
l'amour est une maladie heureuse qu'on ne peut se procuicr tomme un
ministère.
:

114 ŒUVRES Î*E STENDHAL.


ricuc première victime de ses transports, il est bien difficile de
ne nus l'en aimer davantage. Ce que lord Mortimer regrette
peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les chandeliers
qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil pardonne et ad-
i
telles sensations, il faut convenir qu'elles font une
île guerre à l'ennui, ce grand ennemi des gens heureux.
Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France, dit

urne 5, page iô)

« Apres maintes passades, la duchesse de Berri s'était éprise,

tout de ban, de Riom, cadet de la mai«0! de d'Aydie, fds d'une

de madame de Biron. Il n'avait ni figure ni esprit; c'était

un gros garçon, court, joufflu et pâle, qui. avec beaucoup de


bourgeons, ne ressemblait pas mal a un abcès; il avait de belles

dents et n'avait pas imaginé causer une passion qui, en moins


ftç rien, devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins
empêcher I les goûts de traverse; il
r

aillant, mais force frères et sœurs qui n'en avaient pas davan-
II. et madame de Pons, dame d'aiour de madame la du-
de Berri, étaient de leurs parents et de la même pro-

ils firent venir le jeune homme, qui était lieutenant de

lragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. A peine fut-il

irrivé, que le goût se déclara, et il fut le maître au Luxem-


bourg.
« M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape;
« ravi et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, du
mus de Mademoiselle ; il lui donnait des instructions, et Riom.
u\ et naturellement poli et respectueux, bon ethon-
c-te garçon, les écoutait : mais bientôt il sentit le pouvoir de
es charmes, qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible
mtaisie de cette princesse. Sans en abuser avec autre personne,
il se fil aimer de tout le monde, mais il traita sa duchesse
comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt

paré des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni d'ar-
gent, de boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à
DE L'AMOUR. Il",

donner do la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui-

même; souvent il la faisait pleurer : peu à peu il la mil sur le

pied de ne rien faire sans sa permission, pas mèmi


indifférentes : tantôt prête à soriir pour aller à l'Opéra, il la

faisait demeurer ; d'autres fois il l'y faisait aller malgré elle; il

l'obligeait à faire du bien à de- dames qu'elle n'aimait point, ou

dont elle était jalouse ; et du mal à des gens qui lui plaisaient,

et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la

inoindre liberté; il se divertissait à la faire décoiffer, ou à lui

faire ebanger d'habits, quand elle était toute prête ; et cela si

vent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait accoutum


soir, à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation du lende-

main, etlelendemain il changeait (oui, et la princesse pli lirait tant

et plus ; enfin elle en était venue à lui envoyer de


des valets affidés, car il logea presque en arrivant au Luxem-
bourg; et les messages se réitéraient plusieurs fois pendant --a

toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'ha-

bit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait por-

ter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licen-

cier à la moindre chose sans son congé, il la traitait comme une


servante, et les pleurs duraient souvent pliweurs jours.
a Cette princesse si superbe, et qui -e plaîsail tant à montrer

et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repat

ob.-curs avec lui et avec des gens sans aveu, elle avec qui mil a

pouvait manger s'il n'était prince du sang. Le jé>uile i

qu'elle avait connu enfant, et qui l'avait cultft

dans ces repas particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que I

duchesse en fui embarrassée : madame de Moucby était la con-

fidente de toutes ces étranges particularités ; eBe et Oiom mat


daient les convives et choisissaient les jour-. Cette darai
commodail les amants, et cette vie était toute publiqu
Luxembourg, où tout s'adressait à Riom, qui, de son côté, avait

soin de bien vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il

refusait, en public, à sa seule princesse. Devant ions, il lui fai-


H6 ŒUVRES DE STENDHAL,
sait des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux
présents, et rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses
manières passionnées pour lui. »

Piorn était pour la duchesse un remède souverain à l'ennui.


Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors
jeune héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté-

« Général, une femme ne peut être que votre épouse ou votre


sœur. » Le héros ne comprit pas le compliment; Ton s'en est
vengé par de belles injures. Ces femmes-là aiment à être mé-
prisées par leur amant, elles ne l'aiment que cruel.

CHAPITRE XXXIX bis.

REMEDES A L AMOUR.

Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. En


effet, le remède à l'amour est presque impossible. 11 iaut non-

seulement le danger qui rappelle fortement l'attention de


l
l'homme au soin de sa propre conservation , mais il faut, ce qui

est bien plus difficile, la continuité d'un danger piquant, et que


l'on puisse éviter par adresse, afin que l'habitude de penser à
sa propre conservation ait le temps de naîire. Je ne vois guère
2
qu'une tempête de seize jours, comme celle de don Juan ou le

naufrage de M. Cochelet parmi les Maures; autrement l'on

prend bien vile l'habitude du péril, et même Ton se remet à

songer à ce qu'on aime, avec plus de charme encore, quand ou


est en vedette, à vingt pas de l'ennemi.

1
Le danger de Henri Mort on, clans la Clyde.

OU Mortality, tome IV, page 224.


* Du trop vanté lord Byron.
DE L'AMOUR. 117

Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme qui aime

bien jouit ou frémit de tout ce qu'il s'imagine, et il n'y a lien

dans la nature qui ne lui parle de ce qu'il aime. Or, jou

frémir fait une occupation fort intéressante, et auprès'de la-

quelle toutes les autres palissent.

Un ami qui veut procurer la guéri on du malade doit d'abord

èîre toujours du parti de la femme aimée, cl tous los ami- qui

ont plus de zèle que d'esprit ne manquent pas de faire le con-


traire.

C'est attaquer, avec des forces trop ridiculement inégales,

cet ensemble d'illusions charmante- que nous avons appelé au-


l
trefois cristallisation .

L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux qu<\ s'il se pré-

sente une absurdité à croire, comme il faut pour l'amant ou la

dévorer ou renoncer à tout ce qui l'attache à la vie, il la dévo-

rera, et, avec tout l'esprit possible, niera dans sa maîtresse I s

vices les plus évidents et les infidélités les plus atroces. C'est

ainsi que, dansl'amour-passion, avec un peu de temps, tout se


pardonne.
Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que

l'amant dévore les vices, qu'il ne les aperçoive qu'après plu-


sieurs mois de passion *.

Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à dis-


traire l'amant, l'ami guérisseur doit lui parler à satiété, et de

son amour et de sa maîtresse, et en même temps faire naître

sous ses pas une foule de petits événements. Quand le voyage


3
isole, il n'est pas remède . et même rien ne rappelle, plus ten-

drement ce qu'on aime que les contrastes. C'est au milieu d

brillants salons de Paris, et auprès des femmes vantées comme

1
Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du mot non
"* de Duclos. Voir
* Madame Dornal et Serigny, Confessions du comte
note de la page 50; mort du général Abdhallah, à Bologne.
la
» J'ai pleuré presque tous les jours. (Précieuses paroles du 10 juin.)

1
1Î8 ŒUVRES DE STENDHAL.
les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre maîtresse,

solitaire et triste, dans son petit appartement, au fond de la

Romagne K
J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où j'étais

exile, l'heure où elle sort à pied, et parla pluie, pour aller voir
on amie. C'est en cherchant à l'oublier que j'ai vu que les

contrastes sont la source de souvenirs moins vifs, mais bien


plus célestes que ceux que l'on va chercher aux lieux où jadis
on l'a rencontrée.
Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur soit

toujours là pour faire faire à l'amant toutes les réflexions pos-


sur les événements de son amour, et qu'il tâche de ren-
dra ses réflexions ennuyeuses par leur longueur ou leur peu
d à-propos, ce qui leur donne l'effet de lieux communs : par
( xemple, être tendre et sentimental après un diuer égayé de
bons vius.

S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de laquelle on


a trouvé le bonheur, c'est qu'il est certains moments que l'ima-

gination ne peut se lasser de représenter et d'embellir.


Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, mais
qui n'est pas à l'usage des âmes tendres.
Les premières scènes du Roméo de Shakspeare forment un
tableau admirable ; il y a loin de l'homme qui se dit tristement :

« She hath forswom to love, » à celui qui s'écrie au comble du


ni- : « Corne what sorrow canl »

* SoivbU.
DE L'AMOUR. U9

CHAPITRE XXXIX ter.

lier passion will die like a îamp foi


want ol'wint theilameshouldfeed upon.
Bride op Laji.mi-.uvoor, II, HT».

L'ami guérisseur doit bien se garder des mauvaises rai

par exemple de parler d'ingrat it ude. (l'est ressusciter la cristal-


lisation que de lui ménager une. victoire çl un nouveau plaisir.

Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le plai ;

fuel paye toujours et au delà les sacrifices les plu, grand en


apparence. Je ne vois pas d'autres toi man-
que de franchise ; il faut accuser juste l'état de son cœur.
Tour peu que l'ami guérisseur attaque l'amoui de front, L'a-

mant répond : « Etre amoureux, même avec la colère de ce


qu'on aime, ce n'en e»l pas moin-, pour m'abaisser à
style de marchand, avoir un billet à une loterie donl te b i-

heur est à. mille lieues au-dessus de toal ce que vous p


m'offrir, dans votre monde d'indifférence etd'inlérôl per u
ncl. Il faut avoir beaucoup de vanité, « td la bien petite, pour
être heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne blâme pi inl

les hommes d'en agir ainsi dans leur monde. Mai-, aupi
Lé-more, je trouvais un monde où tout était céleste, temli

néreux. La plus sublime et presque incroyable vertu d<

monde,,- dans. nos enteetiens, ne comptait que pour une vertu


ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi au moins rêver au
bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique je voie

bien que la calomnie m'a perdu et que je n'ai plus d'espoir, du


moins je lui ferai le sacrilice de ma vengeance. »

On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commence-


ments. Outre le prompt départ et les distractions obligées du

grand monde, comme dans le cas de la comtesse Kalembcr il


120 ŒUVRES DE STENDHAL.
y a plusieurs petites ruses que l'ami guérisseur peut mettre en
usage. Par exemple il fera tomber sous vos yeux, comme par
hasard, que la femme que vous aimez n'a pas pour vous, hors de

ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse et d'estime

qu'elle accordait à un ïival. Les plus petites choses suffisent,

car tout est signe en amour; par exemple, elle ne vous donne
pas le bras pour monter à sa loge ; cette niaiserie, prise au tra-

gique par un cœur passionné, liant une humiliation à chaque


jugement qui forme la cristallisation, empoisonne la source de

i'amour et peut le déduire


On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre

ami d'un dtfaut physique et ridicule impossible à vérifier; si

l'amant pouvait vérifier la calomnie, même quand il la trouve-

rait fondée, elle serait rendue défavorable par l'imagination, et

bientôt il n'y paraîtrait pas. Il n'y a que l'imagination qui puisse


se résister à elle-même ; Ilenri III le savait bien quand il médi-

sait de la célèbre duchesse de Montpensier.


C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez une
jeune fille que l'on veut préserver de i'amour. Et moins elle aura

de vulgarité dans l'esprit, plus son âme sera noble et généreuse,

plus en un mot elle sera digne de nos respects, plus grand sera
le danger qu'elle court.
Il est toujours périlleux pour une jeune personne de souffrir

que ses souvenirs s'attachent d'une manière répétée, et avec


irop de complaisance, au même individu. Si la reconnaissance,

l'admiration ou la curiosité viennent redoubler les liens du sou-


venir; elle est presque sûrement sur le bord du précipice. Plus
grand est l'ennui de la vie habituelle, plus sont actifs les poisons
nommés gratitude, admiration, curiosité. Il faut alors une rapide/
prompte et énergique distraction.
C'est ain^i qu'un peu de rudesse et de non-curance dansïa
premier abord, si la drogue est administrée avec naturel, est

presque un sûr moyen de se faire respecter d'une femme d'es-


prit.
LIVRE SECOND

CHAPITRE XL.

Tous les amours, loùles les imaginations, prennent dans le>

individus la couleur des six tempéraments :

Le sanguin, eu le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de


madame d'Épinay);
Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires
de Saint-Simon ;

Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don (Jarlos de Schiller


Le ûegmatique, ou le Hollandais;

Le nerveux, ou Voltaire;
1
L'athlétique, ou Milon de Crotone .

Si l'influence des t. mpéraments se fait sentir dans l'ambition,


l'avarice, l'amitié, elc., etc., que sera-ce dans l'amour, qni a uc

mélange forcé de physique?


Supposons que tous les amours puissent se rapporter aux

quatre variétés que nous avons notées :

Amour-passion, ou Jurie d'Étanges;


Aniour-goûl, ou galanterie;
Amour physique;
Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente ans
pour un bourgeois).
11 faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dé-

* Voir Cabanis, influence du physique, etc.


122 ŒUVRES DE STENDHAL.
pendantes des habitudes que les six tempéraments donnent
à l'imagination. Tibère n'avait pas l'imagination folle de
Henri VIII.
Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous au-
rons obtenues par les différences d'habitudes dépendantes des
gouvernements ou des caractères nationaux :

1° Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople ;

2° La monarchie absolue à la Louis XIV;


5° L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouverne-
ment d'une nation au profit des riches, comme l'Angleterre, le
tout suivant les règles de la morale soi-disant biblique ;

4° La république fédératïve, ou le gouvernement au profit de


tous, comme aux États-Unis d'Amérique;
5° La monarchie constitutionnelle, ou...
6° Un Etat en révolution, comme l'Espagne, le Portugal, la
France. Cette situation d'un pays, donnant une passion vive à
tout le monde, met du naturel dans les mœurs, détruit les niai-
series, les vertus de convention, les convenances bêtes 1
, donne
du sérieux à la jeunesse, et lui fait mépriser l'amour de vanité
et négliger la galanterie.

Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d'une

génération. En France, il commença en 1788, fut interrompu en


1802, et recommença en 1815, pour finir Dieu sait quand.
Après toutes ces manières générales de considérer l'amour,
on a les différences d'âge, et l'on arrive enfin aux particularités
individuelles.

Par exemple, on pourrait dire :

J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l'amour de


vanité, le tempérament mélancolique, les habitudes monarchi-
ques, l'âge de trente ans, et... les particularités individuelles.

1
Les souliers sans rubans du ministre Roland ; « Ah! monsieur, tout
est perdu, » répond Dumourier. A la séance royale, le président de l'as-
semblée croise les jambes.
DE L'AMOUR. 123

Celte manière de voir les choses abrège et communique de la

froideur à la tôle de celui qui iufic de l'amour, chose essentielle


et fort difficile.

Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque rien sur


lui-môme que par l'anatomie comparée, de même, dans les pas-

sions, la vanité et plusieurs autres causes d'illusion font que


nous ne pouvons être éclairés sur ce qui se passe dans nous
que par les faiblesses que nous avons observées chez les autres.

Si par hasard cet essai a un effet utile, ce sera de conduire l'e -

prit à faire de ces sortes de rapprochements. Pour eng


! s feire, je vais essayer d'esquisser qu topres trait! p>
;
néraox du
caractère de l'amour cbez les diverses nations.
Je prie qu'on me pardonne si je reviei. !\ l'Italie :

dans l'état actuel des mœurs de l'Europe, c'esl le seul paj

croisse en liberté la plante que je décris. En France, la vanité ;

en Allemagne, une prétendue philosophie folle à mourir de 1 in :

en Angleterre, un orgueil timide, souffrant, rancunier, 1 a

turent, l'étouffent, ou lui font prendre une direction bâfoq

* On ne se ?cra que trop aperçu que ce traite" i si fait de morceaux


écrits à mesure que Lisio Yiscouti voyait les anecdotes se pisser sous
ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve tontes ces anecdotes con!
long dans le journal de sa vie; peut-être aurais-je dû les insérer, mais
on les eût trouvées peu convenables. Les notes les plus anciennes por-
tent la date de. Berlin, 1807, cl les de: i Iques jours
avant sa mort juin 1819. Quelques dates ont '
.xprès pour
n'être ; as indiscret; mais à cela se bornent ton- Dis je

suis pas cru autorisé à refondre le style. Ce Livre a été écrit en

cent lieux divers, puisse-t-il être lu de mêi


124 ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE XLI.

DES NATIONS PAR RAPPORT A I/AMOUR.

DE LA FRANCE.

Je cherche à me dépouiller de mes affections et à n'èlre qu'u»

froid philosophe.

Formées par les aimables Français, qui n'ont que de la vanité

et des désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres

moins agissants, moins énergiques, moins redoutés, et surtout

moins aimés et moins puissants que les femmes espagnoles et

italiennes.

Une femme n'est puissante que par le degré de malheur dont


elle peut punir son amant; or, quand on n'a que de la vanité,

toute femme est utile, aucune n'est nécessaire; le succès flat-

teur est de con'quérir et non de conserver. Quand on n'a que


des désirs physiques, on trouve les filles, et c'est pourquoi les
filles de France sont charmantes, et celles de l'Espagne fort

mal. En France, les filles peuvent donner à beaucoup d'hommes


autant de bonheur que les femmes honnêtes, c'est-à-dire du
bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu'un Fran
çais respecte plus que sa maîtresse : c'est sa vanité.

Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte


d'esclave, destinée surtout à lui donner des jouissances de va-
nité. Si elle résiste aux ordres de celte passion dominante, il la

quitte, et n'en est que plus content de lui en disant à ses amis
avec quelle supériorité de manières, avec quel piquant de pro-
cédés il l'a plantée là.

Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) dit : « En


France, les grandes passions sont aussi rares que les grands
hommes. »
DE L'AMOUR. 125

La langue manque de termes pour dire combien est impos-


sible pour un Français le rôle d'amant quille, et au désespoir,
au vu et au su de toute une ville. Rien de plus commun à Ve-
nise ou à Bologne.
Pour trouve:' l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux
classes dans lesquelles l'absence de l'éducation et de la vanité

et la lutte avec les vrais besoins ont laissé plus d'énergie.


Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c'est laisser

voir soi inféiieur, ebose impossible en France, si ce n'est pour


les gens au-dessous de tout; c'est prêter le flanc à toutes les
mauvaises plaisanteries possibles : de là les louanges exagérées
des filles dans la bouebe des jeunes gen> qui redoutent leur
coeur. L'apprébension extrême et grossière de lais-er voir soi

inférieur fait le principe de la conversation des gens de pro-


vince. N'en a-t-on pas vu un dernièrement qui, en apprenant

l'assassinat de monseigneur le duc de Berri, a répondu : « Je le

l
savais .

Au moyen âge, la présence du danger trempait les cœur- < t

c'est là, si je neme trompe, la seconde cause de l'étonnante


supériorité des bommes du seizième siècle. L'originalité, qui
est cbez nous rare, ridicule, dangereuse et souvent affectée,
était alors commune et sans fard. Les pays où le danger montre
encore souvent sa main de fer, comme la Corse*, l'Espa'.ne,

1
Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont chnquiVd'apprcn-
dre des nouvelles : ils redoutent de paraître inférieurs à celui qui les

leur conte.
1
Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population,

cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la plupart

des départements français, a donné, dans ces derniers temps, Salliceli,

Fozzo-di-Borgo, le général Séhastiani, Ccrvioni, AU atucci. Lucien et

Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du Nord, qui a neuf cent


mille habitants, est loin d'une pareille liste, C'est qu'en Corse chacun,
en sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil; et le Corse, au

lieu de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à

6e venger. Voilà comment se fabriquent les âmes à la Napoléon, 11 y a


-

126 ŒUVRES DE STENDHAL.


l'Italie, peuvent encore donner de grands hommes. Dans ces
climats, où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois

mois de l'année, ce n'est que la direction du ressort qui man-


que ; à Paris, j'ai peur que ce soit le ressort lui-même *.

Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à Montrai


rail ou au buis de Boulogne, ont peur d'aimer, et c'est réelle-

ment par pusillanimité qu'on les voit à vingt ans fuir la vue
d'une jeune fille qu'ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent

ce qu'ils ont lu dans les romans qu'il est convenable qu'un


amant fasse, ils se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoi-
vent pas que l'orage des passions, en formant les ondes de la
mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force de les sur-
monter.
L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage

d aller la cueillir sur les bords d'un précipice affreux. Outre le


ridicule, l'amour voit, toujours à ses côtés le désespoir d'être
quitté par ce qu'on aime, et il ne reste plus qu'un dead olanlc
pour tout le reste de la vie.

La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plai-

sirs délicats du dix-neuvième siècle avec la présence plus fré-


2
quente du danger . Il faudrait que les jouissances de la vie pri-

loin de là à nn palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon


obligé de raisonner son respect pour monseigneur, parlant à monseigneur
lu
:

-mème âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.


1A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de petites

choses. Cependant voici une objection très-forte. L'on compte beaucoup


plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que dans toutes les

villes d'Italie ensemble. Ce fait m"embarrasse beaucoup; je ne sais qu'y

répondre pour le moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut-

êîre que la mort peu de chose dans ce moment aux Français, tant
parait

la vie ultra-civilisée est ennuyeuse, ou plutôt, on se brûle la cervelle, ou-

tré d'un malheur de vanité.


* J'admire les mœurs du temps de Louis XIV : on passait sans cesse
ei en trois jour* des salons de Marly aux champs de bataille de Senet
et de Ramiilies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient dans des
DE L'AMOUR. 121

vée pussent cire augmentées à l'infini en s'exposanl souvent au


danger. Ce n'est pas purement du danger militaire que je parle.

Je voudrais ce danger de tous les moments, sous toute


firmes, et pour tous les intérêts de l'existence qui formaient
l'essence de la vie au moyen âge. Le danger, tel que notre civi-

lisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec la plus en-

nuyeuse faiblesse de caractère.


Je vols dans A voice from Saint-Helena, de M. O'Meara, ces
paroles d'un grand homme :

« Dire à Murât : Allez et détruirez ces sept à hnil régiments

ennemis qui sont là-bas dans la plaine, près de ce clocher; à


l'instant il partait comme un éclair, et, de quelque peu de cava-
lerie qu'il fiil suivi, bientôt les régiments ennemis étaient en-
foncés, tués, anéantis. Laissez cet homme à lui-même, von- n'a-

viez plus qu'un imbécile sans jugement, .le ne puis concevoir

comment un homme si brave était si lâche. H n'était brave que

devant l'ennemi ; mais là, c'était probablement le -i 1 lit le plus

brillant et le plus hardi de toute l'Europe.

a C'était un héros, un Saladin, un Richard Cœur-de-Lion sur


le champ de bataille : faites-le roi el pîacez-le dans une >alle

de conseil, vous n'aviez plus qu'un poltron sans décision ni ju-

gement. Murât et Ney sont les hommes le- plu- brave- que j'ai

connus. » (O'SIeara, tome II, page 94.)

-
transes continuelles Voir les Lettres de madame d- l.
a pré-

sence du danger avait conservé dans la langue une éner:i<: et an

que nous n'oserions plu- hasarde* aujourd'hui; mais alisai M de


ch'rce

Lamcth tuait l'amant de sa femme. Si un Walter Scott nous fjisat» un


roman du temps de Louis XIV, nous scriorn bien étonnés.
128 ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE XLIÎ

SUITE DE LA FRANCE.

Je demande la permission de médire encore un peu de la

France. Le lecieur ne doit pas craindre de voir ma satire res-

ter impunie ; si cet essai trouve des lecteurs, mes injures me


seront rendues au centuple ; l'honneur national veille.

La France est importante dans le plan de ce livre, parce que


Paris, grâce à la supériorité de sa conversation et de sa littéra-

ture, est et sera toujours le salon de l'Europe.


Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme à
Londres, sont écrits en français, ou pleins d'allusions et de ci-

tations aussi en français 1 , et Dieu sait quel français.


^ous le rapport des grandes passions, la France est, ce me
semble, privée d'originalité par deux causes :

1° Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard,


pour être honoré dans le monde et y voir chaque jour notre va-
nité satisfaite ;

2° L'honneur bêle ou le désir de ressembler aux gens de bon


ton, du grand monde de Paris. L'art d'entrer dans un salon, de
marquer de réloignement à un rival, de se brouiller avec sa
maîtresse, etc.
L'honneur bêle, d'abord par lui-même, comme capable d'être
compris par les sots, et ensuite comme s'appliquant à des ac-
tions de tous les jours, et même de toutes les heures, est beau-

1
Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner un
air cavalier en citant des mots français qui. la plupart, n'ont jamais été

français que dans les grammaires anghieee. Voir les rédacteurs de l'E-
ditiburyh-Review ; voir les Mémoires de la comtesse de Lichtnau, mal-
tresse de l'avant-dernier roi de Prusse.
DE L'AMOUR. 129

coup plus utile que i'honneur vrai aux plaisirs de notre vanité.
On voit des gens très-bien reçus dans le monde avec de l'hon-

neur bête sans honneur vrai, et le contraire est impossible.

Le ion du grand monde est :

1° De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien dt


puis naturel; autrefois les gens véritablement du grand m >nd<

ne pouvaient être profondément affectés par rien; il- un


avaient pas le temps. Le séjour à la campagne change cela. D'ail-

leurs, c'est une position contre nature pour un Français q 1e de

se laisservoir admirant 1
, c'est-à-dire inférieur, non-s< ulemenl

à ce qu'il admire, passe encore pour cela, mais même


voisin, si ce voisin s'avise de ce moquer de ce qu il admire.

En Allemagne, en Italie, en E ; pagne. l'admiration est, au con-


traire, pleine de bonne foi et de bonheur; là l'admirant a or-

gueil de ses transports et plaint le siffleur : je ne dis pas le mo-

queur, c'est un rôle impossible dans des pays où le seul ridicule

est de manquer la roule du bonheur . et non l'imitation d'uni

certaine manière d'être. Dans le midi, la méOauce et l'borreui

d'être troublé dans des plaisirs vivi ment sentis met-une admi-

ration innée pour le luxe et la pompe. Voyez les cours de Ma-

drid et de Naples ; voyez une fun-Aone à Cadix, cela va jusqu'au


1
délire .

2° Un Français se croit l'homme le plus malheureux et pres-

est obligé de passer s--, temps seul Or,


que le plus ridicule s'il

qu'est-ce que l'amour sans solitude?


5° Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme qui

y a plu*-: avanl
veut de la considération ne pense qu'à autrui; il

qu'en
1789, la sûrelé individuelle ne se trouvait en France
lui

i L'admiration de mode, comme Hume vers I 775, ou Franklin ci.

ne fait pas objection.


» Vovage en Espagne de M. Semplc; il peint vrai, et l'on trouvera ur
dans le lointain, qui laisse
description delà bataille de Trafalgar, entendue
un souvenir.
130 ŒUVRES DE STENDHAL.
sant partie d'un corps, la robe, par exemple 1
, et étant protégé

par les membres de ce corps. La pensée de votre voisin était


donc partie intégrante et nécessaire de votre bonheur. Cela était
encore plus vrai à la cour qu'à Taris. Il est facile do sentir com-

* Coi t de (Jrimm, Janvier 1783.


a M. le comte >le N"*, capitaine en survivance des gardes de Mon-
sieur, pi |ué de ne plus trouver de place au balcon, le jour île l'ouverture
de lu nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de disputer la sienne à un

honnête procureur; telui-ci, maître Pernot, ne voulut jamais désem-


parer.— Vous prenez ma place. — Je garde la mienne. — Et qui êtes»
vous? — Je monsieur suis six francs... (c'est le prix de ces places). Et
puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de

ÎS
" poussa l'indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de voleur,

et prit en lin sur lui d'ordonner au sergent de service de s'assurer de sa

personne et de le conduire au corps de garde. Maître Pernot s'y rendit

avec beaucoup de dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte
cbez un commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être
membre n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'ali'aire vient

d'être jugée au parlement. M. de"* a été condamné à tous les dépens,


à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus de domma-
ges et intérêts, applicables, de son consentement, aux pauvres prison-
niers lie la Conciergerie; de plus, il est enjoint très-expressément audit
comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour troubler le specta-
cle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, il s'y est mêlé de grands
intérêts : toute la robe a cru être insultée par l'outrage fait à un homme
de sa livrée, etc. M. de ***, pour faire oublier son aVenture, est allé

chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire,

a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent pour emporter les places
de haute lutte. » Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Per-
not. Utilité du duel.
Grimm, troisième partie, tome II, page 102.
Voir plus loin, page 496, une lettre assez raisonnable de Beaumarchais,
qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui demandait pour Figaro.
Tant qu'on a cru que cette réponse s'adressait àNm duc, la fermentation

a été grande, et l'on parlait de punitions graves On n'a plus fait qu'en

rire quand Beaumarchais a déclaré que sa lettre était adressée à mon-


sieur le président du Paty. Il y a loin de 1785 à 1822 ! Nous ne compre-
nons plus ces sentiments. Et l'on veut que la même tragédie qui tou-

chait ces gens-là «oit bonne pour nous!


DE L'AMOUR. loi

bien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous les jouis «le

leur force, mais dont les Français ont encore pour un siècle, fa-

vorisent les grandes passions.


Je crois voir un homme qui se jette par la fenê'rc, mai- qui

cherche pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur


le pavé.
L'homme passionné est comme lui et non comme un autre,
source de ton- les ridicules en France; et de plus il offense les

autres, ce qui donne des ailes au ridicule.

CHAPITRE XLIII.

DE L ITALIE.

Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration du mo-


ment, bonheur partagé jusqu'à un certain point par L'Allemagne
et l'Angleterre.

De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la vertu des ré-

publiques du moyen âge 1


, n'a pas été détrôné par l'honneur ou
et l'honneur vrai euvn
vertu arrangée à l'usage des rois
»,
la

lettere ad una bella giovane I>


G. Pechio nelle sue vivacissime
'

sopra la Spagna libéra, laqualcc un medio-evo, non redidivo, K


pre vivo dice, pagina CO :

non era la gloria, nia la mdn»cndenzn. ^c


« Lo scopo degli Spagnuoli
si fosscro battuti che per
l'onore, la guerra era Dnita
«\[ ^pa^nuoli non
una
colla ba°taglia di Tudela. L'onore è di una natura bizarra, macclnato
di linea spagnuolo im-
Mita, perde tutta forza per agire... L'csercito
la
d'ell onore (vale a dire falto Europeo
bevuto anch' egli, dei pregiudizj
sbandava coli pensiero che tulto coU onorc
moderno) vinto che fosse si

era penluto, etc.


et le plus ser-
* Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse,
132 ŒUVRES DE STENDHAL,
les voies à l'honneur bête; il accoutume à se demander Quelle :

idée le voisin se fail-il de mon bonheur? et le bonheur de sen-


timent ùe peut être objet de vanité, car il est invisible
l
Pour .

preuve de tout cela, la France est le pays du monde où il


y a

le moins de mariages d'inclination*.


D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond sous un

ciel admirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes


raisonnable
les formes. C'est une défiance extrême et pourtant

qui augmente l'isolement et double le charme de l'intimité; c'est

le manque de la lecture des romans et presque de toute lecture

qui laisse encore plus à l'inspiration du moment; c'est la pas-

sion de la musique qui excite dans l'àme un mouvement si sem-

blable à celui de l'amour.


En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance; au con-

traire, il était du bel usage de vivre et de mourir en public,

et comme la duchesse de Luxembourg était intime avec cent

amis, il n'y avait pas non plus d'intimité ou d'amitié propre-


ment dites.

En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage très-


3
rare, ce n'est pas un ridicule , et l'on entend citer tout haut

vilement qu'il peut: Le roi mon maitre (voir les mémoires de Noaillcs, de
Torcy et de tous les ambassadeurs de Louis XIV); c'est tout simple :

par ce tour de phrase, il proclame le rang qu'il occupe parmi les sujets.

Ce rang qu'il tient du roi remplace, dans l'attention et dans l'estime de


ces hommes, le rang qu'il tenait dans la Rome antique de l'opinion de
ses concitoyens qui l'avaient vu combattre à Trasimène et parler au Fo-
rum. On bat en brèche la monarchie absolue en ruinant la vanité et
ses ouvrages avancés qu'elle appelle les convenances. La dispute entre
Shakspeare ^l Racine n'est qu'une des formes de la dispute entre
Louis XIV et la Charte.
1
On ne peut L'évaluer que sur les actions non réfléchies.
* Miss O'Neil, Mrs Coûts, et la plupart des grandes actrices anglaises
quittent le théâtre pour se marier richement.
1 On passe la galanterie aux femmes, mais l'arnowr leu? donne du ri-

dicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Pari?.- m 1740.


DE L'AMOUR. I3Z

d.ms les salons des maximes générales sur l'amour. Le p


connaît les symptômes et les périodes de celle maladie el s'en

occupe beaucoup. Oadità un homme quitte : « Vous alW. être


au désespoir pendant six mois; mais ensuite vous guérirez
comme un tel, un tel, etc. »

En Italie, les jugements du public sont les très-humbles


viteurs des passions. Le plai ir réel y exerce le pouvoir qui ail-

leurs est aux mains delà société; c'est tout simple, la société ne
donnant presque point de plaisirs à un peuple qui n'a pas le

temps d'avoir de la vanité, et qui veut se faire oublier du | a-

cha, elle n'a que peu d'autorité. Les ennuyés blàmeni bien les

passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des Alpes, la so-

ciété est un despote qui manque de cachots.


A Paris, comme l'honneur commande de défendre Cépée à la

main, ou par de bons mots si l'on peut, toutes les aven


tout grand inlérêi avoué, il est bien plus commode de se réfu-

gier dans l'ironie. Plusieurs jeunes gens ont pris un autre parti,

c'est de se faire de l'école de J.-J. Rousseau et de madame de


Staël. Puisque l'ironie est devenue une manière vulgaire, il a

bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de nos jours, é< ri-

vait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis 17S0, le^ événe-

ments combattent en faveur de Vutile ou de la sensation indivi-


duelle contre l'honneur ou l'empire de l'opinion; le i
ectacle

des chambres apprend à tout. discuter, même la plaisan

La nation devient séricu-e, la galanterie' perd du terrain.


Je dois dire, comme Français, que ce n'esi pas un petit nom-
bre de fortunes colossales qui fait la richesse d'un pays, mai

la multiplicité des fortunes médiocres. Par tous pay- le

sions sont rares, et la galanterie a plus de grâces el de fi

el par conséquent plus de bonheur en France. Celle grande na-

tion, la première de l'univers l


, se trouve pour "amour ce

1 Je n'en veux pour preuve que Yenvie . Voir VEdinburrjh-Ileview d»

1821; voir les journaux liltcraires allemands et italiens, et le Scimia-


tigre d'Alfieri.
134 ŒUVRES DE STENDHAL.
S
qu'elle est pour les talents de l'esprit. En 1 "2 2 , nous n'a

ment ni Moore, ni Walter Scott, ni Crabbe, ni Byrou, ni

Jlonti, ni Pellico; mais il y a chez nous plus de gens il'.

éclaires, agréables ei au niveau des lumières du siècle

Angleterre ou en Italie. C'est pour cela que les discussio

notre chambre des députés, en 1822, sont si supérieure- à cel


les du parlement d'Angleterre, et que quand un libéral d'An-

gleterre vient en France, nous sommes tout surpris de lui

trouver plusieurs opinions gothiques.


Un artiste romain écrivait de Paris :

« Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est parte que je


n'ai pas le loisir d'aimer à mon gré. Ici, la sensibilité se dé-

pense goutte à goutte à mesure qu'elle reforme, et de manière,


; i: moins pour moi. à fatiguer la source. A Rome, par le peu
il intérêt des événements de chaque jour, par le sommeil de !a

vie extérieure, la semibilité s'amoncèle au profit des passions. »

CHAPITRE XLIY.

Ce n'est qu'à Rome l


,
qu'une femme honnête et à carros-e
Vient dire avec effusion à une autre femme, sa simple connais-

sance, comme je l'ai vu ce malin : «Ah! ma chère amie,


ne fais pas l'amour avec Fabio Vittelcschi; il vaudrait mieux
pour loi prendre de l'amour pour un assassin de grands ehe-
mins. Avec son air dor-x et mesuré, il est capable de te per-
cer le cœur d'un poignard, et de te dire avec un sourire aimable

* 50 septembre 1S19*
DE L'AMOUR,
en te le plongeant dans la poitrine : Ma il ie

fait mal? » El cola se passait en présence d'uni une


de quinze ans, iille de la dame qui recevait l'ai

al rte.

Si l'homme du Nord a le malheur d ! n'être |


d'a-

bord par le naturel de celte amabilité du Midi qui nfesl q


développement simple d'une nature grandi «e, fa\< t

doubl abse «e du bon ton et de toute aouveaulé ioti

en un an d;; séjour les femmes de tous les aoti - pays lui de-
viennent insupportables.
11 voit les Françaises avec leurs petites - >im.i-

bles, séduisantes les trois premier- jours, nais ennuyé*


quatrième, jour fatal, où l'on découvre que toute i

étudiées d'avance cl apprises par cœur sonl éternellemi

mêmes tous les jours ei.pour tous.


11 voil les AT -i naïur U
vrant avec tant d'empressement à leur imaginai
vent à înonir.T, avec tout leur naturel, qu'un Pond de stérilité,

d'insipidité el «le tendresse de la bibliothèque bleue. La !

du comte Almaviva semble faite en Alterna


tout étonné; un beau soir, de trouver i à l'on allait

cherches le bonheur. »

A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que >i rien

nuyeux dan-, les pays où tout est naturel, le mi


mauvais qu'ailleurs. Pour ne parler nue d
paraître ici, dans la société, une espe
client ailleurs. Ce sont des gei

v .ivantset lâche.-. Un mauvais sort les a jetés aw i

à titre quelconque; amoureux fous par exemple, ils b

t Outre que l'auteur avait

très-peu vécu.
• Heu ! ma'.e num
Jam Icncr issuevit mu
I IT.
136 ŒUVRES DE STENDHAL.
jusqu'à la lie le malheur de la voir préfe'rer un rival. Ils sont là
pour contrecarrer cet amant fortuné. Rien ne leur échappe, et
tout le monde voit que rien ne leur échappe ; mais ils n'en con-
tinuent pas moins, en dépit de tout sentiment d'honneur, à
vexer la femme, son amant et eux-mêmes, et personne ne les

hlàme, far ils font ce qui leur fait plaisir. Un soir, l'amant,

poussé à bout, leur donne des coups de pied au cul; le lende-


main ils lui en font bien des excuses et recommencent à scier
constamment et imperturbablement la femme, l'amant et eux-

mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que


ces âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque
sans doute qu'un grain de lâcheté de moins pour être empoi-
sonneurs.
e n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants mil-

lionnaires entretenir magnifiquement des danseuses du grand


théâtre, au vu et au su de toute une ville, moyennant trente
sous par jour l
. Les frères , beaux jeunes gens toujours à la

chasse, toujours à cheval, iont jaloux d'un étranger. Au lieu

d'aller à lui et. de leur conter leurs griefs, ils répandent sourde-
ment dans le public des bruits défavorables à ce pauvre étran-
ger. En France, l'opinion forcerait ces gens à prouver leur dire

ou à rendre raison à l'étranger. Ici l'opinion publique et le mé-


pris ne signifient rien. La richesse est toujours sûre d'être bien
reçue partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à
Paris peut aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré juste
au prorata de ses écus.

1 Voir dans les mœurs du siècle de Louis XV l'honneur et l'aristocra-


tie combler de profusions les demoiselles Dutlié, la Guerre et autres.

Quatre-vin^t ou cent mille francs par an n'avaient rien d'extraordi-


naire : un homme du grand monde se fût avili à moins.
DE l'A

CHAPITRE XLV

DE i/ANClETl ;

RE.

J*ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du


théàîre Del Sol. à Valence. L'on m'assure que plusieurs sonl
fort cbasles; c'csi que leur métier est trop fatigant. Viganô
leur fait répéter son ballet de la Juive de Tolède tous les jours,

tie dix heures du malin à quatre, et de minuit à trois heures


du matin ; outre cela, il faut qu'elles dansent chaque soir dans
les deux ballets.

Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup


marcher Emile. Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant
au frais sur le bord de la mer, avec les petites dan i uses, d'a-

bord que cette volupté surhumaine de la fraîcheur de la brise

de mer sous le ciel de Valence, en présence de ces étoiles res-

plendissantes qui semblent tout près de vous, est inconnue à


nos tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents lieues
à f. ire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. .le

pensais que la chasteté de mes petites danseuses explique fort

bien la marche que l'orgueil des hommes suit en Angleterre

pour recréer doucement les mœurs du sérail au milieu d'une


nation civilisée. On voit.commenl quelques-unes de .ces y
fdles d'Angleterre, d'ailleurs si belles et d'une physionomie

touchante, (aissent un peu à désirer pour les idées. Malgré la

liberté, qui vient seulement d'être chassée de leur Be,el l'origina-

lité admirable du caractère national, elles manquent d'idée in-

téressantes et d'originalité. Elles n'ont souvent de remarquable


que la bizarrerie de leurs délicatesses. C'est tout sim] le, la pu-

deur des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs maris.


Mais, quelque soumise que soit une esclave, sa société e^t bi<n-

8.
138 ŒUVRES DE STENDHAL.
tôt à charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s'enivre
l
tristement chaque soir , au lieu de passer, comme en Italie

leurs soirées avec leur maîtresse. En Angleterre, les gens riches


ennuyés de leur maison et sous prétexte d'un exercice néces-

saire font quatre ou cinq lieues tous les jours, comme silhomme
était créé et mis au monde pour trotter. Ils usent ainsi le

fluide nerveux par les jambes et non par le cœur. Après quoi
ils osent bien parler de délicatesse féminine, et mépriser i'L's

pagne et l'Italie.

Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes Italiens ;

le mouvement qui leur ôterail leur sensibilité leur est importun.


Ils font de temps à autre une promenade de demi-Ueue comme
remède pénible pour la santé ;
quant aux femmes, une R miaine
ne fait pas en toute l'année les courses d'une jeune miss en
une semaine.
Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte très-

adroitement la vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade sur-


tout qu'il ne faut pas être vulgaire, et les mères qui préparent
leur, filles pour trouver des maris ont fort bien saisi cette idée.

De là la mode bien plus absurde et bien plus despotique dans la


raisonnable Angleterre qu'au sein de la France légère; c*est

dans Bond-streel qu'a été inventé le carefully careless. En An-


gleterre la mode est un devoir, à Paris c'est un plaisir. La mode
élève un bien autre mur d'airain à Londres enîre New-Bond-
street et Fenchurch-street, qu'à Paris entre la Chaussée-d".\n-

tin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers


cette folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de
la masse énorme de tristesse qu'ils leur imposent. Je trouve
bien l'image de la société des femmes en Angleterre, telle que
l'a faite le taciturne orgueil des hommes dans les romans au-
trefois célèbres de hhss Burney. Comme demander un verre

1 Cet usage commence. à tomber un peu dans la très-bonne compa-


gnie, qui se francise comme partout; mais je parle de l'immense généralité.
DE L'AMOUR.
d'eau quand on a soif est vulg are, li
,, my
no manquent pœ de se bisse* mourir de seif. 1' m- faù la vul-
garité, Ion arrive à l'affectation la plu< abooa
Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt- •

à la profonde méfiance du jeune Italien du 1.

L'Italien y e.-t forcé pour sa sûreté, et la d<

ou du moins l'oublie dès qu'il est dan-, l'inliimlc, tand -

c'est précisément dans le sein de la ^ocict<j la pli

apparence que Ton voit redoubler la prudence et la haut


jeune Anglais. J'ai entendu dire : « Depuis sepl moisj ne M
lais pas du voyage à Brightan. a 11 s'agissait d'une économii
gée de quatrc-vingi> louis, et c'était un amant d
parlant d'une maîtresse, femme mariée, qu'il adorait; mais, dans
les transports de sa pa.-Mon. la prudence ne l'avait pas q
bien m»ke encore, avait-il eu l'abaud m de dire à

tresse : « Je n'irai pas à Brightoo, parce qs lit. »

remarquez que le son d •


Cianone de Pellico, et de ceni au-
tres, force L'Italien à la méfiance, tandis que le jeun i An-
glais n'est forcé à la prudence que i
liililé


maladive de sa vanité. Le Français, étant aimable a\<

de tous les moments, dit tout à ce qu'il aime. C'est une habi-
tude; sans cela il manquerait d'aisance, et il sait que sans ai:
il n'y a point de grâce.
C'est avec peine et la larme à l'œil que j'ai osé é< i ire tout < e

qui précède; mais, puisqu'il me semble que je ne il itérais pas

un roi, pourquoi dirais-je d'un pays autre cliose que cequi m'en
semble, et qui of course peut i b unie ,
uniquement
parce que ce pays a donné naissance à la femme la plm i

ble que j'aie connue ?

Ce serait, sons une autre firme, de 1 1 basses e monarchique.


Je me contenterai d'ajouter qu'au milieu de tout cel ensi
de mœurs, parmi tant d'Anglai es victimes dan- îeui

l'orgueil des bommes, comme il

il sut'lii d'une famille élevée loin des tri Lettons desi


1-40 ŒUVRES DE STENDHAL.
à reproduire les mœurs du sérail pour donner des caralères
charmants. Et que ce mot charmant est insignifiant, malgré son
éiymologie, et commun pour rendre ce que je voudrais expri-
mer La douce Imogène,
! la tendre Ophëlie trouveraient bien des
modèles vivants en Angleterre; mais ces modèles sont loin de
j-.uir de la haute vénération unanimement accordée à la vérita-

ble Anglaise accomplie, destinée à satisfaire pleinement à toutes

les convenances et à donner à un mari toutes les jouissances de


l'orgueil aristocratique le plus maladif et un bonheur à mourir
l
d'ennui .

Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrême-


ment fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent

leur vie mollement couchées sur des divans fort bas, elles en-
tendent parler d'amour ou de musique six heures de la journée.
Le soir, au théâtre, cachées dans leur loge pendant quatre heu-
res, elles entendent parler de musique ou d'amour.
Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favo-

rable à la musique et à l'amour en Espagne et en Italie, qu'elle


leur est contraire en Angleterre.
Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.

CHAPITRE XLVI.

SUITE DE L ANGLETERRE.

J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour en parler


T
e me sers des observations d'un ami.

i Voir Uichardson. Les mœurs de la famille des Ilarlowe, traduites en

manières modernes, sont fréquentes en Analcterre : leurs domestiques

valent mieux qu'eux.


DE L'AMOUR. 141

L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la vîuf

lois depuis deux siècles 1


, cet état singulier de la so< iété

c nd en ré olutions courageuses, et si contraire à l'enui I

des gens qui déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencon*


trer dans deux heures sur un champ de bataille Rien ne fait un
appel plus énergique et plus direct à la disposition d. l'âme la

plus favorable aux passions tendres : le naturel. Bien n\ !

davantage des deux grand? vices anglais; le cantii la bashful-


ness, [hypocrisie de moralité et timidité orgueilleu
frante. [Voir le voyage de M. Eustace, en Italie.) Si ce voj
peint assez mal le pays, en revanche il donne une idée fart exacte
de son propre caractère; et ce caractère, ail lui de
M. Beallie, le poêle (vuir sa vie écrite par un ami intime), est
malheureusement assez commun en Angleterre. Puur le |

honnête homme, malgré-sa place, voir les lettres de l'évêq


Landaff».]
On croirait l'Irlande assez malheur «une
elle l'est depuis deux siècles par la tyrannie peureuse 1 1 « ruelle

de l'Angleterre ; mais ici fait -^on entrée d.v.i> l'état moral de


l'Irlande un personnage terrible : le prêtre...

Depuis deux >ièeles, l'Irlande est à p< u près au- i mal g<

née que la Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux Iles, en un

volume de oOO pages, fâcherait bien de raittombei

le ridicule bien des théories respectée?.. Ce qui -

que le plus heureux de ces deux pays, égalemi !

des fous, au seul profit du petit nombre, c'esl 1 1

vernants lui ont au moins laissé Yamour e( la volapté; il I

auraientbien ravi au.-?icemme tout le reste; mai-. grâ< e au cii 1

1 Le jeune enfant de Spencer brûlé vit' en. Irlande.

Réf lier autrement que par des injures le


1
u0*«
liasse d'Anglais présenté dans ces trois ouviages, me
'-

impossible.
142 ŒUVRES DE STENDHAL.
il y a peu en Sicile de ce mal moral appelé loi et gouverne-
ment 1 .

Ce sont les gens âges et les prêtres qui font et font exécuter
les lois, cela paraît bien à l'espèce de jalousie comique avec la-
quelle la volupté est poursuivie dans les îles britanniques. Le

peuple y pourrait dire à ses gouvernants comme Diogène à


Alexandre : « Contentez-vous de vos sinécure» et laissez-moi,
du moins, mon soleil s
. »

A force de lois, de règlements, de contre-règlements et de


supplices, le gouvernement a créé en Irlande la pomme de
terre, et la population de l'Irlande surpasse de beaucoup celle

de la Sicile; c'est-à-dire l'on a fait venir quelques millions de


paysans avilis et hébétés, écrasés de travail et de misère, traî-

nant pendant quarante ou cinquante ans une vie malheureuse


sur les marais de la vieille Erin, mais payant bien la dîme. Voilà
un beau miracle ! Avec la religion païenne, ces pauvres diables
auraient au moins joui d'un bonheur; mais pas du tout, il faut

adorer saint Patrick.


En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux
que des sauvages. Seulement, au lieu d être cent mille comme
3
ils seraient dans l'état de nature, ils sont huit millions ,
et font

vivre richement cinq cents absentées à Londres et à Paris.

1
J'appelle mal moral, en 1822, tout gouvernement qui n'a pas les

deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef du gouverne-


ment est grand par la probité, miracle qui se voit en Saxe et à Naples.

2 Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste curieuse

des ^airs avec les sommes qu'eux et leurs familles reçoivent de l'Etat. Par

exemple, lord Lauderdaleet sa famille, 36,000 louis. Le demi-pot de bière


nécessaire à la chétive subsistance du plus pauvre Anglais paye un sou
d'impôt au profit dunoble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils

le savent tous les deux. Dès lors, ni le lord ni le paysan n'ont plus assez de
loisirpour songer à l'amour: ils aiguisent leurs armes, l'un en public et
avec orgueil, l'autre en secret et avec rage.(L'Yeomanry et les Whiteboys.)
3 Plunkell Craig, Vie de Curran.
DE L'AMOUR.
La sociélé est infiuimenl plus avancée en I
<

plusieurs rapports, le gouvernement 1 51 boa (h ;

mes, la lecture, pas d'évêques, etc.). Les passion


doue beaucoup plus de développement, et nous pouvi
li s idées Boira et arriver aux ridieuics.
il est impossible de ne pas apercevoir un fend de mi 1

eh. / les femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout

santé au bal, où elle donne un singulier piquant à l'ardeui


l'extrême empressement avec lesquels elles sautent leurs dan*
ses nationales. Edimbourg a un autre avan
soustrait à la vile omnipotence de l'or. Cette ville forme en cela,
aussi bien que pour la singulière et sauvage beauté do site an
contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle Edim-
bourg semble plutôt le .-éjour de la vie contemplative. U
billon -ans repos et les intérêts inquiets de la vie a< tlve anri

avantage^ et ses inconvénients sont à Londres. Edimboui


semble payer le tiibut au malin par un [»eu de dis] o itiou à la

pédanterie. Les temps où .Marie Stuart habitait le.vieu* 1 • • I >-

rood, et où l'on assassinait Riccio dans ses bras, valaient n

pour l'amour, et toutes les femme- en eonvienironl


où l'on discute si longuement. <i même en leur pré» ai e, mit b
préférence à accorder au système neptunien sur le vulcanien

de J'aime mieux la discus^on sur le nouvel uniforme donné

par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée désir B. Btoom<


ûeld, qui occupait Londres lorsque je m'y trouvais, que la di

cussion pour savoir qui a le mieux exploré la oalore dgj

de Weruer ou de
Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès duq il

celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour 6


à honorer le ciel est la meilleure image de l'enfer que j'aie ja-

» Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de M famille; duh


question! -lu'un y Jucu-
de paysans où l'on payait deux sous par séance;
tait. (Voir les Lettres de Burns.)
144 ŒUVRES DE STENDHAL,
mais vue sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un Ecos-
sais en revenant de l'église à un Français, son ami, nous aurions
l
l'air de nous promener .

Celui des trois pays où il ya le moins d'hypocrisie [Cant, voyez


le NewHîonthly-Magazine de janvier 1822, tonnant contre Mo-
zart et les Nozze di Figaro, écrit dans un pays où l'on joue le

Citizen. Mais ce sont les aristocrates qui, par tout pays, achè-
tent et jugent un journal littéraire et la littérature; et depuis

quatre ans, ceux d'Angleterre ont fait alliance avec les évo-

ques); celui des trois pays où il y a, ce me semble, le moins d'hy-


pocrisie, c'est l'Irlande on y trouve, au contraire, une vivacité
;

étourdie et fort aimable. En Ecosse, il y a la stricte observance

du dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et un aban-


don inconnus à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe
des paysans en Ecosse. La toute-puissance de l'imagination a
francisé ce pays au seizième siècle.
Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en un jour
donné, crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et
ses conséquences, et même que la guerre à mort des riches
contre les pauvres, c'est celte phrase que l'on me disait cet au-

tomne à Croydon, en présence de la belle statue de l'évêque :

Dans le monde, aucun homme ne veut se mettre en avant, de


peur d'être déçu dans son attente. »
Qu'on juge quelles lois, sous le nom de pudeur, de tels hom-
mes doivent imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses!

1
Le même fait en Amérique. En Ecosse, étalage des titres.
De. LAMOi.n

CHAPITRE KLV11

DE l'eSUo.NE.

'

L'Andalousie est l'un des plus aimables >cjour- qui


se soù choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre
qui monlraient de quelle manière mes idées sur les tr i

quatre actes de folie différents dont h réunion forme l

sont vraies en E-pa^in- ; l'on nie conseillé de 1 r à Li

délicatesse française. J'ai eu beau prolester que j'écrivais ni


langii>: française, mais non pa> certes en littérature fr,u>

Dieu in t préserve d'avoir rien de ci i imun avec l< - Lillér

jourd'hui !

onant 1 Andalousie, y ont '.

architecture et presqui leurs mœurs Pui qu'il m'est imp


d •
plei '.1 s «1 rnière: dans la langue de mad
je dirai du moins de l'architecture mauresque que so ;
i

traii consiste à faire que chaque maison ait un petit jard

touré d'un portique élégant et svelte. Là, pendant les cfa

insupportables de l'été, quand, durant des semaines entières, I

thermomètre de Réaumur ne <1 ieni à

degrés, il réunie m>u> les portiques un déli-

cieuse. Au mili( u do p lit jardiu, il y a toujours un jet d'eau

dont le bruit uniforme et voluptueux es! le Beul qui :

cette retraite charmante. Le bassin de marbre est

d'une douzaine d'oranger^ et de lauriers-roses. Lue tuile -,

en ferme, de tente recouvre tout le petit jardin, el

géant contre les rayons du soleil et de la lumière, ai

néirer que les petites brises qui. sur le midi vii u d

lagues.

Là vivent et reçoivent les cliarmaulc*


14€ ŒUVRES DE STENDHAL.
marche si vive et si légère ; une simple robe de soie noire gar-

nie de franges de la même couleur, et laissant apercevoir ua


cou-de-pied charmant, un teint pâle, des yeux où se peignent
toutes lei nuances les plus fugitives des passions les plus ten-
dres et les plus ardentes : tels sont les êtres célestes qu'il m'est
défendu de, faire entrer en scène.
Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant
du moyen âge.
Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses
voisins) ; mais il sait profondément les grandes, et a assez de
caractère et d'esprit pour suivre leurs conséquences jusque
dans leurs effets les plus éloignés. Le caractère espagnol fait

une belle opposition avec l'esprit français ;


dur, brusque, peu

élégant, plein d'un orgueil sauvage, jamais occupé des autres :

c'est exactement le contraste du quinzième siècle avec le dix-

huitième.
L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison : le seul

peuple qui ait su résister à Napoléon me semble absolument


pur d'honneur bête, et de ce qu'il y a de bête dans l'honneur.
Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de changer
d'uniforme tous les six mois et de porter de grands éperons, il

l
a le général no importa .

CHAPITRE XLVIII.

I>E LAMODR ALLEMAND.

SI l'Italien, toujours agité entre la haine el l'amour, vit de


passions, et le Français de vanité, c'est d'imagination que n-

'
Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est pleine Lt,
DE L'AMOUR. |fj

vent les bons et simples descendants des anciens Germai


poinr Miiiis (Ji s intérêts sociaux les plus directs el h - pli

cessakes à tevr subsistance, on les voit avec étenneme


lancer dans ce qu'ils appellent leur philosophie; c'est m
pèce de folie douce, aimable, et surtout sans Gel. Je vais citer,
non pas tout à fait de mémoire, mais sur des cotes rapides, uu
ouvrage qui, quoique fait dans un sens d'opposition, m
bien, même par les admirations de l'auteur, l'esprit militaire
tout son excès : c'est le voyage en Au riche, par M. Ca«
det-Gassicourt, en 1809. Qu'eût dit le noh
>'il eût vu le pur héroïsme d lio conduire à cei exécrable
me?
Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à 1 1 bataille

de Talavera : l'un comme capitaine commandant, L'autre

comme lieutenant. Un boulet arrive qui cnlbnte le capi

« Bon, dit le lieutenant tout joyeux, voilà François niorl : c'est

moi qui vais être capitaine. — i' tout à fait

ois en se relevant. 11 n'avait été qu'étourdi par le boulet.

menant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs

garçons du monde, point méchants, seulement an peu 1

enthousiastes de Pemperew l'ardeur de la i h :


âsme
furieux que cet homme avait su éveiller en !< décorant du nom
de gloire leur faisaient oublier l'humanité.
Au milieu du spectacle sévère donné pi i * lete borna
disputant aux parades de Schœnbruuu un regard do maître et

un titre de baron, voicr comment l'apothicaire de l'empereur


décrit l'amour allemand, page 188 :

« Rien n'est plus complaisant, pfos doux, qu'une Autri-

chienne. Chez elle, l'amour est un culte, et, quand elle a'alta-

Ik à un Fronçais, elle l'adore dans toute la force du terme.

c II y a des femmes légères et capricieuses partout, ma

gens de cette force; mais, au lieu de se produire, us I tri»-

<ju:iles : Paese ddla vxrtu sconosciuta-


.48 ŒUVRES DE STENDHAL.
général les Viennoises sont fidèles et ne son! nullement co-
quettes; quand je dis qu'elles sont fidèles, c'est à l'amant de
leur choix, car les maris sont à Vienne comme partout. »

7 juin 1809.

La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage d'un


ami à moi, M. M..., capitaine attaché au quartier général de
l'empereur. C'est un jeune homme doux et spirituel ; maïs cer-
tainement sa taille ni sa figure n'ont rien de remarquable.

Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive sensa-

tion parmi nos brillants oLiciers d'état-major, qui passent leur

vie à fureter tous les coins de Vienne. C'est à qui sera le plus

hardi; toutes les ruses de guerre possibles ont été employées;


la maison de la belle a été mise en état de siège par les plus jo-
lis et les plus riches. Les pages, les brillants colonels, les géné-

Taux de la garde, les princes mêmes, sont allés perdre leur temps

sous les fenêlres de la belle, et leur argent auprès de ses gens.


Tous ont été éconduits. Ces princes n'étaient guère accoutumés
à trouver des cruelles à Paris ou à Milan. Comme je riais de
leur déconvenue avec celte charmante personne : « Mais, mon
Dieu, me disait-elle, est ce qu'ils ne savent pas que juimi
M. M...1 »

Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.

Page 290 : « Pendant que nous étions à Schœnbrunn, je re-

marquai que deux jeunes gens attachés à l'empereur ne rece-


vaient jamais personne dans leur logement à Vienne. Nous les

plaisantions beaucoup sur cette discrétion. L'un d'eux me dit

un jqur : « Je n'aurai pas de secret pour vous : une jeune


« femme de la ville s'est donnée à moi, sous la condition qu'elle

« ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais


« qui que ce soit sans sa permission. » Je fus curieux, dit le

voyageur, de connaître celte recluse volontaire, et ma qualité

de médecin me donnant comme dans l'Orient ud prétexte hon-


DE L'AMOUR 1 40

nêle, j'acceptai un déjeuner que mon ami m'offrit. Je trouvai

une femme très-éprise, ayant le plu* grand soin du ménage, ne

désirant nullement sortir, quoique la saison invitai Ma prome-


nade, et d'ailleurs convaincue que son amant la ramènerai! en
France.
« L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus jamais à

son logement en ville, me fit bientôt après une confidence p;

reille. Je vis aussi sa belle; comme la première, elle était

blonde, fort jolie, très-bien faite.

« L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un tapissier fort


à son aise; l'autre, qni avait environ vingt-quatre ans, était la

femme d'un officier autrichien qui faisait la Campagne à l'i

de l'archiduc Jean. Cette dernière poussa l'amour iu qi

qui nous semblerait de l'héroïsme en pays de vanité. Non-seu-


lement son ami lui fut infidèle, mais il se trouva dans I i

lui faire les av< u\ le> plus scabreux. Elle le soigna avec uu dé-

vouement parfait, et, s'atlachanl par la gravité de la malad de

son amant, qui bientôt fui en péril, elle ne l'en chérit pi u

que davantage.
« On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute société

de Vienne s'étant retirée à notre approche dans ses terres de


Hongrie, je n'ai pu observer l'amour dans les hautes clas
mais j'en ai vu assez pour me convaincre que ce n'est pas de

l'amour comme à Paris.

« Ce sentiment est regaidé par les Allemands comme une


vertu, comme une émanation de la Divinité, comritè quelque

chose de mystique. Il n'est pas vif, impétueux, jaloux, tyranni-

que, comme dans le cœur d'une Italienne: il i si profond


1'
ressemble à l'illuminisme ; il y a mille lieues de là à

terre.

« Il y a quelques années., uu tailleur deLeipsick, dans i

ces de jalousie, attendit son-rival dans le jardin public, et 1

poignarda. On le condamna à perdre la tête. Les moralistes de

et à la d'émotion des Aile-


la ville, fidèles à la bonté facilité
150 ŒUVRES DE STENDHAL,
mands (faisant faiblesse de caractère), discutèrent le jugeniem,
le trouvèrent sévère, et, établissant une comparaison entre le

tailleur et Orosmane, apitoyèrent &«ir son sort. On ne put ce-

pendant faire réformer l'arrêt. Mais le jour de l'exécution toutes

les jeunes filles de Leipsick, vêtues de blanc, se réunirent et ac-

compagnèrent le tailleur à l'échafaud en jetant des fleurs sur sa


route.

« Personne ne trouva cette cérémonie singulière ;


cependant,

dans un pays qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu'elle


honorait une espèce de meurtre. Mais c'était une cérémonie, et

tout ce qui est cérémonie est sûr de nêtre jamais ridicule en


Allemagne. Voyez les cérémonies des cours des petits princes
qui nous feraient mourir de rire, et semblent fort imposantes à

Meinungen ou à Kcetben. Ils voient dans les six gardes-chasses


qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les
soldats d'ïïermann marchant à la rencontre des légions de Varus
« Différence des Allemands à tous les autres peuples : ils

s'exaltent par la méditation, au lieu de se calmer. Seconde


nuance : ils meurent d'envie d'avoir du caractère.
« Le séjour des cours, ordinairement si favorable au dévelop-

pement de l'amour, l'hébète en Allemagne. Vous n'avez pas


d'idée de l'océan de minuties incompréhensibles et de petitesses
qui forment ce qu'on appelle une cour d'Allemagne
1
,
même
celle des meilleurs princes. (Munich, 1820.)

« Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville


d'Allemagne, au bout de la première quinzaine, les dames du

pays avaient fait leur choix. Mais ce choix était constant; et j'ai

ouï dire que les Français étaient recueil de beaucoup de vertus


irréprochables jusqu'à eux. »

Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Gceltinsue Dresde,

1
Voir les Mémoires de la margrave de BareiUh, et Vingt ans de séjo*s

à Berlin, par M. Thiébaut.


DE L'AMOUR. l.-.i

Kœnisberg, etc., sont élevés au milieu ùz systèmes prétendus


philosophiques crai ne sent qu'une poésie obscure el mal écrite,
mais, sous le rapport moral, de la plus liante et sainte subli-

mité. 11 me semble voir qu'ils oni héritéde leur moyeu âge, o< d

le républicanisme, la défiance et le coup de poignard, comme


les Italiens, mais une forte disposition à l'enthousiasme eti la

bonne foi. C'est pour cela que, tous les dix ans, il- ont un nou-

veau grand homme qui doit effacer tous les autres. l


Kani . Sle-

ding, Fichle, etc., etc.')

Luther fil jadis un appel puissant au sens moral, i

mands se battirent titente ans de suite pour obéir à kei i

science. Belle parole et bien respectable, quelque absurde que


soit la croyance; je di- respectable, même pour l'artiste. Von*

les combats dans l'âme de S... entre le troisième commande-


ment de Dieu . Tu ne tueras point, et ce qu'il intérêt

de la patrie.

L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour


'

les

l'amour jusque dans Tacite, -i toutefois cet écrivain n'a p

uniquement une satire de Rome 2 .

L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne qu<
dislingue dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d'enthou-
siasme doux cl tendre plutôt qu'ardent et impoli

ne voyait pas bien clairement celle disposition,


Si l'on

pourrait relire trois ou quatre des romans d'Auguste la Fo


que la jolie Louise, reine de Prusse, lit chanoine de Magdch
eu récompense d'avoir si bien peint la vie paisible ...

» Voir en 1821 leur enthousiasme pour h tragédie dn Trio mptt i» la

oroix, qui l'ait oublier Svillauvu TeU.


le bonheur de rencontrer un liomme de l'esprit
2 le plus rif el
J'ai eu
en même temps savant comme dix Bavants allemand
qu'il a découvert en termes clairs et mais M. F.. .. in

nous verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à dos veux, et noua

fuimerons.
» Titre d'un des romans d'Au-u te la Funtaine. La Vie piuibie, juin.
\Û2 ŒUVRES DE STENDHAL.
Je vois une nouvelle preuve de cette disposition commune aux
Allemands dans le code autrichien, qui exige l'aveu du cou-
pable pour la punition de presque tous les crimes. Ce code, cal-
culé pour un peuple où les crimes sont rares, elpluibi un accès
de folie chez un être faible que la suite d'un intérêt courageux,
raisonné, et en guerre constante avec la société, est précisé-
ment le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où l'on cherche à
l'implanter ; mais c'est une erreur d'honnêtes gens.
J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sen-
tences de mort, ou l'équivalent, les fers durs, qu'ils étaient obli»

gés de prononcer sans l'aveu des coupables.

CHAPITRE XLIX.

UNE JOURKÉb A FLORENCE.

Florence, 12 lévrier 1819.

Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quel-
que chose à solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans.
Sa première demande a été : « Quelle est sa maîtresse? CM au-
vicina adesso? » Ici toutes ces affaires sont de la dernière publi-
cité, elles ont leurs lois, il y a la manière approuvée de se
conduire, qui est basée sur la justice, sans presque rien de con-
ventionnel , autrement on est un porco.
« Qu'y a-t-il de nouveau? » demandait hier un de mes amis,
arrivant de Volterre. Après un mot de gémissement énergique
sur Napoléon et les Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif inîé-

grand trait des mœurs Allemandes, c'est le far nienle de l'Italie», c'est

la critique physiologique du droski russe ou du horseback anglais.


DE L'AMOUR. 1".3

rêt : « La Vitteleschi a changé d'amant : ce pauvre Ghera d


se désespère. — Qui a-t-elle pris? — Monlegalli, ce bel ol

ï moustaches, qui avait la priucipessa Colona; voyer-li là b

m parterre, cloué sous sa loge; il est là louic la soirée, cai le

nari ne veut pas le voira la maison, et vous api ri evea i


rè >l

a porte le pauvre Gberardesca se promenant Iristemeol et

comptant de loin les regards que son infidèle lame a son BUC-
cesseur. Il est très-ehanigé, et dans II' dernier désespoir; c'e t

en vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et a Londres il

se sent mourir, dit-il,- seulement à l'idée de quitter II r. i

Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la baul

ciété.j'en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres d


sont sans nulle vergogne, et prennent pour confidents tou e la

terre. Au reste, il y a peu de société ici, et encore quan


aime, on n'y va presque plus. Il ne faut pas croire que lei

grandes passions et les belles communes nuDi


âmes soient

même en Italie seulement des cœur- plu-, enflât mé moins < i

étiolés par les mille pet-Us soins de la vanité y trouvent des plai-

sirs délicieux, même dan- les esj c es subalternes d'am< m •


y

ai vu l'amour-capricc, par exemple, causer îles transports et

des moments d'ivrc>-e, que la passion la pins ép( rdue n'a jamais
1
amenés sous le méridien de Pari.-, .

Je remarquais ce soir qu'il y a des noms pri pre en

pour mille circonstances particulières de l'amour, qui, en fran-

çais, exigeraient des périphrases à n'en plu- finit : par-exemple,

l'action de se retourner bit; qnement, quand du |


i

lorgne dans sa loge la femme qu'on veut av< ir, et que 1

ou le servant viennent à s'approi hei du para) el de la li

Voici les traits principaux du cara [


- uple.

1° L'attention accoutumé à être an service le ,

> Decs Taris qui a donné au mon. le Voltaire, Molière et la t

mais au '
mes distingués p r l'< -prit: 1
ï

rait peu d esprit à en pieiidre de i humeur.


tt.
154 ŒUVRES DE STENDHAL,
fondes ne peut pas se mouvoir rapidement, c'est la différence

la plus marquante du Français à l'Italien. Il faut voir un Italien

s'embarquer dans une diligence, ou faire un payement, c'est là

la furia francese ; c'est pour cela qu'un Français des plus vul-
gaires, pour peu qu'il ne soit pas un fat spirituel à la Déma-
sure, paraît toujours un être supérieur à une Italienne. (L'amant

delà princesse D. à Rome.)


2° Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette comme
en France; le mari est le meilleur ami de l'amant ;

5° Personne ne lit ;

4° Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour

remplir et occuper sa vie ses le bonheur qu'il erre chaque jour


de deu\ heures de conversation et de jeu de vanité dans telle
maison. Le mot causerie ne se traduit pas en italien. L'on parle
quand on a quelque chose à dire pour le service d'une passion,
mais rarement l'on parle pour bien parler et sur tous les sujets
venus ;

5° Le ridicule n'existe pas en Italie.

En France nous cherchons à imiter tous les deux le même


modèle et je suis juge compétent de la manière dont vous le

copiez ». En Italie je ne sais pas si cette action singulière que


,e vois faire ne fait pas plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne
m'en ferait pas à moi-même.
Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à
Rome est de bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à cin-
quante lieues. On parle français à Lyon comme à Nantes. Le
vénitien, le napolitain, le génois, le piémontais, sont des lan-

gues presque entièrement différentes A seulement parlées par

des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais que dans une
langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est absurde
comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les per-

» Celte habitude dos Français, diminuant tous les jours, éloignera de


nous les héros de Molière.
DE L'A MO «n.
sonnages parlent romain. La langue italienne, beaucoup plus
faite pour être ehantée que parlée, ne sera soutenue conl
clarté française qui l'envahit que par la musiq
En Italie la crainte du pacte» et de ses r

Vutite; il n'y a pas du tout d'honneur bête '. 11 »: ; i remplacé


par une sorte de petite haine d appelée petegoli i

Enfin dernier lin ridicule, c'< un ennemi mortel,


chose fort dangereuse dans un pays où ta force el

gouvernements se bornent à asrrai ttetàpunù ut ce

qui se distingue.
G° Le patriotisme d'ontich
Cet orgueil qui non hercher Feslhne de
toyens, et à faire c ews, expulsé de toute n
prise, vers l'an 1550, pari

d'iiaiie, a donné naissance à on j


roduil bi rb ire, i o e

de Caliban. à un monstre plein d fureur el d

triotisme iï antichambre, comme disait M.


de Calai, (le Soldat laboureur de ce temps-là). J'ai vu ce

Ire bébéu r

éirai:

d. trouver des défauts dans I

ville, on lui dit fort bien et d'ui

venir chez les g


un a ot de Louis XIV sur \

d dit : D-iiostro

, Anici; il- mettent sur U


phase contenue et pourtant bien comique, à peu prè i

Miroir parlant avec oaeti d de : ^ d,;

M.. filonsigny, le musicien de I

Tourne pas rire au nez de cesbraï


peler que, par suite des -,

i Toutes les Infraction»* cel


Petit» Ville, do M. Picard.)
bourgeoises en France. (Voir lu
156 ŒUVRES DE STENDHAL.
l
par la politique atroce des papes chaque ville hait mortelle-
ment la cité voisine, et le nom des habitants de celle-ci pa?se
toujours dans la première pour synonyme de quelque grossier dé-
faut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie de la haine.

Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale


de l'Il )lie, typhus délétère qui aura encore des effets funestes
longtciips après qu'elle aura secoué le joug de ses petits p
2
ridicules . Une des formes de ce patriotisme est la haine inexo-
rable pour tout ce qui est é'ranger. Ainsi ils trouvent les Alle-
mands bêtes, et se mettent en colère quand on leur dit : « Qu'a
produit l'Italie dans le dix-huitième siècle d'égal à Catherine II

ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin anglais compa-


rable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat
avez un véritable besoin d'ombre? »

7° Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n'ont


aucun préjugé politique on y sait par cœur ;
le vers de la Fontaine :

Notre ennemi c'est notre M.

L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les sociétés bi-

bliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait

rire. En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour


en France pour concevoir comment un marchand de draps
peut être ultra.
8° Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance
dans la discussion et la colère, d^s qu'ils ne trouvent pas sous
la main un argument à lancer contre celui de leur adversaire.

Alors on les voit pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensi-
bilité, mais ce n'est pas une de ses formes aimables ;
par con-
séquent, c'est une de celles que j'admets le plus volontiers en
preuve de son existence.
J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des difficultés

* Voir l'excellente et curieuse Histoire de l'Église, ptr M de Polter.


• 1822.
DE l/AMOUR. in
j'ai obtenu d'être présente ce soir au chevalier C. ci I

resse, auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je


suis sorti attendri de la loge de ces aimable- vieillar !-

l'arl d'être heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.


11 y a deux moi .
que j'ai vu monsignor R"*, duqn 1 j'ai été
bien reçu parce ,pie je lui portais des Minerves. Il élail à sa

maison de campagne avec madame D., qu'il awicina, corni

dit, depuis (ivnle-quatre ans. Elle est encore belle, mai- il \ .>

un fond de mélancolie dans ce ménage, on l'attribue à la perte

d'un fils empoisonné autrefois parle mari.


Ici, faire l'amour, n'est pas, comme à Paris, voir sa malti

un quart d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps

crocher un regard ou un serrement de main : l'amant, l'heu-

reux amant, passe quatre ou cinq heures de chacune de ses j in-

nées avec la femme qu'il aime. Il lui parle de ses ;

son jardin anglais, de ses parties de cha Be, de son ai


ment, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète çt la plu

dre; il la tutoie eu présence du mari, et partout.

Un jeune homme de ce pays, et forl ambitieux, à ce qu'il

croyait, anp< lé à mie grande place à Vienne (rien moins qi

leur), n'a pas pu se faire à l'ah ence. Il a remen ie de 1 1

place au bout de six mois, et est revenu être heureux «Lins la

loge de son amie.

Ce commerce de tous les instants sérail gênanl en Franci où il

est nécessaire de porter dans le monde un


ci où votre mai r dil l ri bien : Monsii ur un U l

êtes maussade ce soir, vous ne OU o Italie il oc s'agit que

de dire à la femme qu'on aime tout ce qui passe parla U


exactement penser tout haut. M y a on certain
l'intimité et de la franchise prov iquanl la franchise, que l

peut aitrapper que par là. Mais il y a un grand inconvd i ut;

on trouve que faire l'amour de celte manière paralyse tous tefl

goûts, et rend insipides toute- I,

Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la passion.


,

158 ŒUVRES DE STENDHAL.


Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir quon
puisse être Persan, ne sachant que dire, s'écrieront que ces
mœurs sont indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis

je me réserve de leur démontrer un jour, par lourds raisonne-


nements, qu'en fait de mœurs, et pour le fond des choses, Pa-

ris ne doit rien à Bologne. Sans s'en do h ter, ces pauvres gens
répètent encore leur catéchisme de trois sous.
12 juillet 1821. — A Bologne il n'y a point d'odieux dans la

société. A Paris, le rôle de mari trompé est exécrable ;


ici (à

Bologne) ce n'est rien, il n'y a pas de maris trompés. Les mœurs


sont donc les mêmes, il n'y a que la haine de moins; le cava-

lier servant de la femme est toujours ami du mari, et cette ami-

tié, cimentée par des services réciproques, survit bien souvent


à d'autres intérêts. La plupart de ces amours durent cinq ou six

ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin quand on ne trouve


plus de douceur à se tou-t dire, et, passé le premier mois de la

rupture, il n'y a pas d'aigreur.

Janvier 1822. — L'ancienne mode des cavaliers servants,

:éc en Italie par Philippe II avec l'orgueil et les mœurs


espagnoles, est entièrement tombée dans les grandes villes. Je

ne connais d'cxcept'.o ) que les Calabres, où toujours le frère

aîiié se fait prêtre, marie le cadet et s'établit le servant de sa

belle-sœur et en même temps ramant-


Napoléon a été le libertinage à la haute Italie et même à ce

pays-ci (Xaples).

Les mœurs de la génération actuelle des jolies femmes foc»


honte à leurs mères; elles sont plus favorables à l'amour pas*

Bioîi. L'amour physique a beaucoup perdu '.

* Vers 1780, la maxime était :

Molti averne,
Un goderne
E cambiar spesso.
fojage de Shylock.
DE L'AMOUR. m

CHAPITliE L.

L AMOUR àl

In gouvernement libre esi mçtrnnrm m rai qui e foii pomt


de mal aux ritoy* os, majsqor, an contraire, leui

et la tranquillité. Mais iLy a eseore loin de '

que l'homme le lasse lui-même, car ce serait une àm


•iére que celle qui se tiendrait parfaitement h. 'un
jouirait de la sûre té et de la tranquillité. Noi

ses en Europe, surtout en- Italie;


à de gouvernements qui i qu'en
être délivré sciait 1 mblables en cela à
des malades travaillé par des i

l'Amérique montre bien Le coud


quille fort bien de se

comme si le destin voulait déco

opine, ou plutôt L'ai

éléments de rhomme, oe nous le sonu


tant u nx état de I

ritable expérience, nous soyons


des gouvernements manqu
manquer à eux-mêmes. 1 dirait qu
se tarit chez tes gcu-là. Ils sont ji

et ils ne .-ont point heureux.

L. B..., c'est-à-dire les ri. lit

conduite que des esprit-


poèmes et de chansons, suffit-elle poui

heur ? L'effet me semble bien considérabli


de Volney racontait que, se trouvant à table a
:

31.

gne, chez un brave Américain, homme à son aise


et ewfwmaé
160 ŒUVRES DE STENDHAL.
d'enfants déjà grands, il entre un jeune homme dans la salle :

« Bonjour, William, dit le père de famille ;


asseyez-vous. » Le

voyageur demanda qui était ce jeune homme : « C'est le second


de mes fils. — Et d'où vient-il? — De Canton. »

L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait pas plus


de sensation.
Toute l'attention semble employée aux arrangements raison-
nables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients : arrivés

enfin au moment de recueillir le fruit de tant de soins et d'un

si long esprit d'ordre, il ne se trouve plus de vie de reste pour


jouir.

Ot dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu ce vers qui


semble leur histoire :

Et propter vilam, vivendi perdere causas.

Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est venu,, qui
comme en Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble
en traîneaux sur la neige le jour et la nuit, ils font des courses

de quinze ou vingt milles furt gaiement et sans personne pour


les surveiller; et. il n'en résulte jamais d'inconvénient.
Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec
la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans : je ne vois

pas les passions qui font jouir. 11 y a tant d'habitude déraison


aux États-Unis, que la cristallisation y a été rendue impos-
sible.

J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme le bon-


heur d'êtres d'une espèce différente et inférieure. J'augure
beaucoup mieux des Florides et de l'Amérique méridionale *.

1 Voir les merars des î!es Àçores '.


l'amour de Dieu et l'autre amour j

occupent tou." res instants La religion chrétienne, interprétée par les jé-

suites, est beaucoup moins ennemie de l'homme, en ce senf, que le pro-


testantisme anglais; elle permet au moins de danser le dimanche; et un
jour de pla ;
sir sur sept, c'est beaucoup pour le cultivateur, qui travaille
assidûment les six autres.
DE L'AMOUR. 1( ;i

Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'esl !< man-


que absolu d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis ne aousoni
pas encore envoyé une scène de tragédie, un tableau eu une
vie de Washington.

CHAPITRE LI.

dl; l'amour en Provence iusqu'a la conquête de toli.

en 1528, par les barbares du nord.

L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis l'an

1 î 00 jusqu'en 1528. il y avait une législation < blie p


rapports des deux sexes en amour, aussi sévère ej aussi exac-

tement suivie que peuvent l'èire aujourd'hui les loi- du potnl


d'honneur. Celles de l'amour faisaient d'abord ab irai i a com-
plète des droits sacrés des maris. Elles ne su] po ienl aucune
hypocrisie. Ces lois, prenant la nature humaine telle qu'elle

devaient produire beaucoup de bonheur.


Il y avait la manière officielle de se dé< 1 rer amoureux •!

femme, et celle d'être agréé pai elle en qualité d'amant.


tant de m:>is de cour d'une cerl line façon, <>n obtenait de lui

baiser la main. La société, jenm e plaisait 'i

maliiés et les cérémonies qui alors montraient la civilisation, et

qui aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le m éme carai ère e

retrouve dans la langue des Provençaux, dans la difficulté el l'en-

trelacement de leurs rimes, dans leur- mot- ma culins el

nins pour exprimer le même objei . enfin dans le nombre infini

de leurs poêles. Tout ce qui e-t forme dans la so< iélé, el q


fraicheurel la sa-
jourd'hui est si insipide, avait alors tonte la

veur de la nouveauté.
162 ŒUVRES DE STENDHAL.
Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait de grade

en grade à force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien re-

marquer que si les maris étaient toujours bois de la que-lion,

d'un autre côlé l'avancement officiel des amanis s'arrêtait à ce

que nous appellerions les douceurs de l'amitié la plus tendre en-

tre personnes de sexes différents 1


. Mais après plusieurs mois

ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant parfaitement


sûre du caractère et de la discrétion d'un homme, cet homme,
ayant avec elle touies les apparences et toutes les facilités que
donne l'amité la plus tendre, cette amitié devait donner à la venu
de bien fortes alarmes.
J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir

plusieurs amanis, mais un seul dans les grades supérieurs. Il

semble que ne pouvaient pas être avancés beaucoup


les autres

au delà du degré ù" amitié qui consistait à lui baiser la main et


à la voir tous les jours. Tout ce qui nous reste de cette singu-

lière civilisation est en vers et en vers rimes de la manière la

plus baroque et la plus difficile; il ne faut pas s'élonner si les

notions que nous tirons des ballades des troubadours sont va-
gues et peu précises. On a trouvé jusqu'à uu contrai de mariage
en vers. Après la conquête eu 1528, pour cause d'hérésie, les

papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler tout ce qui


était écrit dans la langue vulgaire. L'astuce ilalienne proclamait
le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce serait

une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en

1822.
Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent au pre-
mier aspect ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame
disait à son servant « Allez pour l'amour de moi visiter la
:
tombe

de notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez


l'amant parlait aussilôt hési-
trois ans et reviendrez ensuite ;
:

via de CManon, écrits par !ui-mérie. î.es coups


• Mémoires de la

de canne au plafond
DE L'AMOUR. 163

ter un instanl l'aurait couvert delà même ignominie qu'aujour-


d'hui une faiblesse sur le point d'honneur. La

gens-là a une finesse extrême pour cendre 1» m


fugitives du sentiment. Une autre marque que ec> mo n

iWt avancées sur la route de la véritable civilisation

peine sortis des horreurs du moyen .


i féodalité.

force était tout, amis voyons le se: e le §hk faible moins tyran-
nisé qu'il ne légalement auj> uni les pau-
'

l'est IS

vres et faibles créatures qui ont le ;

dont les agréments disparaisse»! 1<


p

tin des hommes qni i


"
ni. Un e\il d< i l'a-

lestim . le posf ige d'une civilisation pleine de gaieté au


et à l'ennui d'un camp de ut être pour tout!
qu'un chrétien exalté
â on amant nue femme tachent
Il n'y a qu'une répo d'ici : aucun.' femm
Tari?, qui se respecte, n'a d'amant. On vt.it qu,

de concilier bieu plus aux fenn.


se y sa a '.' i

ment je suis loin d'approuver, ne leur coaseiiUx el

venger avec l'amour-physique? Nous avons e hypo< r*

sieetà notre aseétisme l


, uod pas un home
l'on ne contredit jamais mipanémeal la sature, ma -

de bonheur sur la tenc et infiniment moins d ia

renses.
Un amant qui. après <Xn ans d'intimité, abandonnai! M pau-

vre maîtresse, parce qu'il s'apercevait qu'elle avait ire • -d \

ans. était perdu d'honaeur dans l'aimable Provence;


d'autre ressource que de la seëtude d ai

ire. Un l.emnie non mak sinwlemenl pi

avait doue intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu


avait.

1 Principe ascétique de Jérémie Bcutham-


Î64 ŒUVRES DE STENDHAL.
Nous devinons tout cela, car il nous re.4e bien peu de monu-
ments d innant des notions exactes...
Il faut juger l'ensemble des mœurs d'après quelques faits par-

ticuliers. Vous connaissez l'anecdote de ce poëie qui avait of-

fensé sa «laine : après deux ans de désespoir, elle daigna enfin


dre à ses nombreux messages, et lui fit dire que, s'il se

faisait arracher un ongle, et qu'il lui fil présenter cet ongle par

cinquante chevaliers amoureux et fidèles, rlle pourrait peut-

êlr< lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l'opéra-

tion douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de leurs


d, mes allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute

la pomrte possible. Cela fil une cérémonie aussi imposante que


rentrée d'un des princes du sang dans une des villes du
royaume. L'amant couvert des livrées du repentir suivait de
loin son ongle. La dame, après avoir vu s'accomplir toute la

cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui pardonner; il fut ré-

intégré dans toutes les douceurs de son premier bonheur. L'his-

toire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et heureuses an-


nées. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une pas-
sion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé

avec cette force auparavant.


Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une
galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes
sur les principes de la justice; je dis galanterie, car en tout
temps l'amour-passion est une exception plus curieuse que fré-

quente, et Ion ne saurait lui imposer de lois. En Provence, ce


qu'ilpeut y avoir de calculé et de soumis à l'empire de la rai-
son était fondé sur la justice cl sur l'égalité de droit:, entre les
deux sexes, voilà ce que j'admire surtout comme éloignant le

malheur autant qu'il est possible, ta contraire, la monarchie


absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la scé-

lératesse el la noirceur dans ces mêmes rapports 1


.

» H 'aut avoir entendu parler l'aimable général Lacios. Naples, 1802. Si


DE L'AMOUR.
Quoique ccue jotic langue provençale, si remplie de d<

les e ci si tourmentée parla rime 1, ne fût pas probable


ivlle du peuple, les mœurs de la haute classe avaient passé aux
classes inférieures, "c -peu grossière) alors en Pr< venci .

qu'elles avaient beaucoup d'aisance. Elles étaient dans l> - pre-


mières joies d'un commer.ee fort prospère el fort riche. Les ha-

bitants des rivcs.de la Méditerranée venaient dé s'apercevoir

(au neuvième siède) que faire le commerce en hasardant


barques sur cette mer était moins pénible et presque au— i

ant que de détrousser les passants sur le grand chi min


, à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu aprè . lei

nçaux du dixième siècle virent h z I


Qu'il y

avait des plaisirs plus doux que piller, violer el se b

11 faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civi-

m européenne. Les L» irds h< ur< ux de cette b lie mer -i

irvorisée par le climat relaient encore par l'étal pi

habitants et par l'absence de toute religion ou légi 1 ionti

Le génie éminemment gai des Provençaux d aloi - ^ ail ti

la religion chrétienne sans en être ail

Nous voyons une vive image d'un effet -


mblabl delà même
cause dans les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue
d'une manière plus distincte, et qui d'ailleurs ont

heureuses pour nous laisser le Dante, Pétrarque el la peinture.

Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand po<

comme la Divine Comédie, dan- lequel viennent se réQéchii

toutes les particularités des mœurs de l'époque. Il- avaient, ce

semble, moins de passion et beaucoup plus de


i is Italiens. Ils tenaient de leur- voisins, les Maures d'Es|
celle agréable manière de prendre la vie. L'amour r

l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de l'heu-

reuse Provence.

l'on n'a pas eu es bonheur, l'on peut ouvrir la Vie pruee du on


dt Richelieu, n«uf volumes bien plaisamment rédigés.
1
Née à ISarbonne; mélange de latin el d'ui ibe.
166 ŒUVRES DE STENDHAL.
Avez-vous à l'Opéra le finale d'un bel opéra-comique de ïtos»
sini? Tout est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène.

Nous sommes à mille lieues des vilains côtés de la nature hu-

maine. L'opéra finit, la toile tombe, les spectateurs s'eD vont,

le lus.re s'élève, on éteint les quinquets. L'odeur de lampe mal


éteinte remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l'on aper-

çoit des polissons sales et mal vêtus se démener sur la scène ;

ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y tiennent la place des
jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces il n'y a qu'un
instant.

Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de


Toulouse par l'armée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et

de gaieté, on eut les Barbares du Nord et saint Dominique. Je


ne noircirai point ces pages du récit à faire dresser les che-

veux des horreurs de l'inquisition dans toute la ferveur de la

jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos pères ; ils tuaient el


saccageaient tout; ils détruisaient pour le plaisir de détruire ce

qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage les animait


contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation, surtout
ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et
leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par
l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant
des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci : plus d'amour, plue
de gaieté, plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête
(1535), ils étaient presque aussi barbares el aussi grossiers que
l
les Français, que nos pères .

D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante


forme de civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur
des hautes classes de la société? des Maures d'Espagne appa-
remment.

1 Voir rÉtat de la puissance 7iiilitaire de la Russie, véridiijue ouvrage


du général sir Robert "Wilson.
DR L'AMOUR. 1«-

CIIAPlTRi; LU.

U PROVENCE AV DOUZIEME SliCIB.

Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le

faii que Ton va lire eu! lieu vers l'an 1 I80j el 1 lii-ioin- fui
1
vers 1250 ; l'anecdote est assurément fort connu
nuance des mœurs est <lan^ le style. Je supplie qu'
nielle de traduire mot à mot et sans chercher aucunement l'élé-

gance du langage actuel.


« Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron
ainsi que le savez, et eut- pour femme madon
plus belle femme que l'on connût en ce temps, h la i l^-

de toutes belles qualités, de toute valeur et de toute courtoisie.


Il arriva ainsi que Guillaume deCabstaing, qui fut Gis d'un pau-
vre chevalier du château Cabstaiug, vint à la cour de m
gneur Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda
-

s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Monseigneur Ray-


mond, qui le vil beau et avenant, lui <lit qu'il fût le bienvenu
et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaui lemeura avec lui

et sut sigeniement se conduire, que p : inds l'aimaient ;

et il sut tant se distinguer, que monseigneur Raymond voulut


qu'il fût donzel de madona Marguerite, ^.i femme; et ainsi lut

fait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore plus <-t i

et en faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en amour,


il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite et en-

flammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaun


son dire, et son semblant, qu'elle ne put se tenir un jour de lui

1 Le manuscrit est à h bibliothèque Laurentiana. M. Rayn>-»i


rapporte au tome V
de ses Troubadours, pige 189. Il y a plan un fau-

tes dans son texte; il • trop loué et trop peu connu les troubjJour».
168 ŒUVRES DE STENDHAL.
lire : « Or ç.i, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait sem*
* blant d'amour, oserais-tu bien l'aimer? » Guillaume, qui s'en
était aperçu, lui répondit tout franchement : « Oui, bien ferais-
« je, madame, pourvu seulement que le semblant fût vérité.

« — Par saint Jeau ! fit la dame, bien avez répondu comme un


« homme de valeur; mais à présent je le veux éprouver si tu
« pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont
« de vérité et quels non. »

« Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit : « Ma


« dame, qu'il soit ainsi comme il vous plaira. »

« 11 commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha


guerre; et les pensers qu'Amour envoie aux siens lui entrèrent
dans le tout profond du cœur, et de là en avant il fut des ser-
vants d'amour et commença à trouver !
de petits couplets ave-
nants et gais, et des chansons à danser, et de^ chansons de
"
2
thani plaisant, par quoi il était fort agréé, et plus de celle
pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde à ses servants
leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner
le prix du sien ; et le voilà qui commence à prendre la dame
si fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit
elle ne pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse
qui en Guillaume s'était si copieusement logée et mi: e.

« Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit :

« Guillaume, or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu de


« mes semblants, s'ils sont véritables ou mensonger^? » Guil-
laume répond : « Madona, ainsi Dieu me soit en aide, du mo-
« ment en çà que j'ai élé voire servant, il ne m'a pu entrer ac
« cœur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc
« naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela
« je crois et croirai toute ma vie. » Et la dame répondit :

« Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne seres

' Faire.
U inventait les airs al les paroles.
DE L'AMOUR. lG:i

* \
ar moi trompé, ei qe<' vo pensers no seroni pas vain ai

« perdus. » El elle étendit les bras cl l'embr mont


dans la chambre où il. étaient i>\\> deux a>>is, et ils

cèrent leur druerie '; et il ne t..rda guère que les médisants,


que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à diviser do teu amour,
à propos de* chansons que Guillaume faisait, disant q 'il avait

mis son amour en madame Marguerite, et tant dirent-ils à tort

et à travers, que la chose vint au\ oreilles de m


biond. Alors il fut grandement peiné et Fort grièvement <

d'ab rd parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-éi


qu'il aimait tant, et plu- encore pour la honte de sa femme.
« Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à

à l'épervier avec un écuyei Ray-


mond lit demander où il était; cl un valet lui répondit qu'il

é! ii allé à l'ép mer, et tel qui le savait ajouta ii".'i! et ,i; en tel

endroit. Sur-le-champ. Raymond prenddes arm el *e

fait amener son cheval, et prend tout seul

endroit où Guillaume était allé : tant il chevaucha qu'il le

trouv Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna beaucoup,


et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il s'avança

à sa rencontre et lui dil : « Seigneur, soyez le bien arrivé. Com-


« ment êies-voùs ainsi seul? » Mons< igneur Raymond répondit :

a Guillaume, c'e.-t que je vais VOU cherchant pour me. divertir


« ave." vous. N'avez-voùs rien pris .'^
— Je n'ai guère pris,

;r, car je n'ai guère trouvé; et qui peu trouve-ne peut

prendre, comme dit le proverbe. — Laisson la

i mai celte conversation, dit monseigneur Raymond, et, par

« la foi que vous me devez, dites-moi vérité sut lou


« que je vous vaudrai demander. — Par Pin! seigneur, dil

« Guillaume, si cela est chose à 'lire, bien vous la dirai-je. — Je


c ne veux ici aucune subtilité .ainsi dil monseigneur Raymond,
€ nu i vous me direz tout entièrement sur tout ce que je vous

* A far ail' amore.

l.
1"
170 ŒUVRES DE STENDHAL.
« demanderai. — Soigneur, axitant qu'il vous plaira me de*
« mander, dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité. » Et
monseigneur Raymond demande : « Guillaume, si Dieu et la

« sainie fu" vous vaut, avez-vous une maîtresse pour qui


« chantiez ou pour laquelle Amour vous élreigne? » Guil'

répond : « Seigneur, cl comment ferais-je pour chanter, si

« Amour ne me pressait pas? Sachez !a vérité, monseigneur,


« qu'Amour m'a tout en son pouvoir. » Raymond répond : « Je

« veux bien le croire, qu'autrement vous ne pourriez pas si

« bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui est votre
a clame. — seigneur, au nom de Dieu, dit, Guillaume, \
Ah 1 z

« ce que vous me demandez. Vous savez trop bien qu'il ne


a faut pas nommer sa dame, et que Bernard de Venladour dit :

« En ane chose ma raison me sert 1 ,

« Que na joie,
« Que je ne lui en aie menli volontiers.
a Car I »cti me,
a Mai -c d'enfant,

e Que quii u traité en a

« El i
ivrir son cœur à un outre homme,
a A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.

« Monseigneur Raymond répond : « Et je vous donne ma foi

« que je vous servirai selon mon pouvoir. » Raymond en dit

tant, que Guillaume lui répondit :

« Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la sœur de


« madame Marguerite, votre femme, et que je pense ea avoir
« échange d'amour. Maintenant que vous le savez, je vous prie
« de venir à mon aide ou du moins de ne pas me faire dom-
« mage. — Prenez main et foi, fit Raymond, car je vous jure et

« vous engage que j'emploierai pour vous tout mon pouvoir. »


Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée, Ray-

* On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.


DE L'AMOUR. 171

mo;)d lui dil : « Je veux que nous allions à son châ au, i .r |

« esl près d'ici. — Et je von- en prie, lit Guillaume, par Dieu. »


Et ainsi ils prirent leur chemin vêts le château deLiet. Et, qu md
ils furent au château, ils furent bien accueillis par En '
B

de Tarascon, qui était madame Agnès,


mari de ma-
dame Marguerite, et parmadame Agnès elle-même. El m
gneur Raymond prit madame Agnès par la main, il la mena
dans la chambre, et ils s'assirent sux le lit. Et m
moud dit : « Maintenant, dites-moi, l> li -i que
« vous me devez, aimez-vous d'amour? » Et cil'' dit : i' Oui,
t seigneur. — Et qui. fit-il. — Oh! cela, je ne vous le die

« répondit-elle; et quels discours me t<

« A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait GuiUaui


Cab taing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume ni
pensif, et elle savail bien comme quoi il aimait >a sœur; 1

elle craignait que Raymond n'eût de mauva Guil-

laume. Une telle réponse causa une grande joie à Raymond.


- conta tout à >on mari, et le mari lui répondit qu elle avait
bien fait, et lui donna parole qu'elle- avait la liberté de fa i

dire tout ce qui pourrait sauver Guillaume. Agnès n'y manqua


pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre toul seul, et resta

tant avec lui, que Raymond pensa qu il devaii avoir eu d'elle

plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commei à pen-


ser que ce que on lui avait dil de lui M'était pas vr i - i qu'on

parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortir» ai de la i hambre, le

souper fut préparé, et ton souna en gi après

souper Agnès lit préparer le lit desdeux proches de la poi

sa cliainbre, et si bien (nient da semblant en i mblanl la dami


cl Guillaume, que Baymond crul qu'il coud elle.

« Ei. le lendemain .1- dmèienl an château avec gi ind<

gressc, et après dîner ils parurent avec tous l< • boum urs d'un

1
En, manière'de parler parmi les Proveii'/iux, que nous tra-luiso»*
par le airt
172 ŒUVRES DE STENDHAL.
noble congé et vinrent à Roussiilon. Et aussitôt que Raymond le

put, il se sépara de Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui

conta ce quil avait vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut


sa femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain elle

fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et l'appela faux ami et


traître. Et Guillaume lui demanda merci, comme homme qui

n'avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui conta tout


ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa sœur, et

par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela
elle lui dit et commanda qu'il fit une chanson par laquelle i!

montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fi:

la chanson qui dit :

« La douce pensée
« Qu'amour souvent me donne. »

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume

avait faite pour sa femme, il le Gt venir pour lui parler assez

loin du château, et il lui coupa la tête, qu'il mit dans un carnier :

il lui tira le cœur du corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla

au château; il fil rôtir le cœur et apporter à table à sa femme,


et il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé,
Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu'elle venait de

manger éiait le cœur du seigneur Guillaume ds Cabstaing, et


lui montra la (ète et lui demanda si le cœur avait été bon à man-
ger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et connut la tête du

seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le cœur avait été

si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre boire


ne lui ôterait de la bouche le goûf que le cœur du seigneur Guil-

laume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avjc une épée.
Elle se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la lête.

« Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres

du roi d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces con-


trées eurent grande douleur et grande tristesse de la mort du sei-
DE L'AMOUR. 173

gncur Guillaume et de la femme que Raymond avait aussi laide*

ment mise à mort. Ils lui firenl la guerre à feu el à sang. Le i"i

Alphonse d'Aragon ayant pris le château de Raymond, il lii

placer Guillaume et >a dame dans un monument devant la ,

de l'église d'un bourg nomme" Perpignac. Tous les parfaits

amants, toutes les parfaites amantes prièrent Dieu jiour I urs

âmes. Le roi d'Aragon prit Raym ind, le Gl mourir en prison et

donna tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents


delà femme qui mourut pour lui. »

CHAPITRE LUI.

C'est sous la tente noirâtre del'Arabe-Bé «min qu il faut cher-

cher le modèle ei la patrie du véritable amour. Là, c imme ail-

leur , la soli ude et un beau climat oui f.ii' naine la plus noble

des passions du cœur humain; celle qui, pour trouver le bon-

besoin de l'in pirer au même degré qu\ lie le sent.

11 fallait pour que l'amour parût loul ce qu'il peut dire dans

le cœur de l'homme, que l'égalité entre la n

amant lût établie autant que po sible. Eli

égaUté, dans notre uïsie Occident : nue femme quittée »t mal-


heureuse ou déshonorée. Sous la tente de l Arabe, la foi don-

née ne peut pas se violer. Le mépris <-t la mort suivent immé-

diatement ce crime.
La générosité est si sacrée ch< z ce peupl< qu'il e-t permis «le

tHïterpour donner. D'ailleurs les dangers y ont de tous l<

et la vie s'écouh toute, pour ainsi dire, dan une ohtude pas-

sionnée. Même réunis, les Arabe, partent p u.


174 ŒUVRES DE STENDHAL.
i'ien ne change chez l'habitant du désert; tout y est éternel
e; immobile. Les mœurs singulières, dont je ne puis, par igno-
rance, que donner une faible esquisse, existaient probablement
dès le temps d'Homère l
. Elles ont été décrites pour la première
fois vers l'an 600 de notre ère, deux siècles avant Charlemague.
On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à l'égard de
troubler par nos croisades *.
l'Orient, quand nous allâmes le

Aussi devons-nous ce qu'il y a de noble dans nos mœurs à ces

croisades et aux Maures d'Espagne.


Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de l'homme
prosaïque sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supé-

rieurs aux leurs, nos législations sont en apparence encore

plus supérieures ; mais je doute que nous l'emportions dans


l'art du bonheur domestique : il nous a toujours manqué bonne
foi et simplicité; dans les relations de famille, le trompeur est

le premier malheureux. 11 n'y a plus de sécurité pour lui : tou-

jours injuste, il a toujours peur.

A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous

voyons Arabes divisés de toute antiquité en un grand nom-


les

bre de tribus indépendantes, errant dans le désert, Suivant que


ces tribus pouvaient, avec plus ou moins de facilité, pourvoir

aux premiers besoins de l'homme, elles avaient des mœurs plus


ou moins élégantes. La générosité était la même partout; mais,

suivant ie degré d'opulence de La tribu, elle se montrait par le


i i du quartier de chevreau nécessaire à la vie physique, ou

par celui'de cent chameaux, don provoqué par quelque rela-


tion de famille ou d'hospitalité.

Le héroïque des Arabes, celui où cfr âmes généreuses


siècle

brillèrent pures de toute affectation de bel esprit ou de


sentiment

raffiné, fut celui qui précéda Mohammed et qui correspond au

cinquième siècle de notre ère, à la fondation de Venise et au

i 900 ans avant Jésus-Christ.


« 1093.
DE L'AMOUR. |7Q

règiic de CK.vis. Je supplie noire orgueil uV comparer 1. - chaaM


d'amour qui nous restent îles Arabes et les mœurs nobles re-
tracées dans les Mille et une Nuits au\ horreurs dégoû antes
qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien
de Clovi-, ou d'Eginaud, l'historien de Ghorlemdgne.
Mohammed l'ut un puritain, il voulut proscrire les plaisirs

qui ne font de mal à personne; il a nié l'amour d»


qui ont admis l'islamisme 1
; c'est pour cela que sa religion a

toujours été moins pratiquée dans l'Arabie, sonbi.rci-au, que dans


tous les autres pays mahométans.

Les Français ont rapporié d'Egypte quatre volume in-folio,

intitules : le Livre des Chansons. Ges volumes contien


1° Les biographies «les pi êtes qui nui faii

2*> Les chansons elles-mêmes. Le poète j

l'intéresse, il y loue son <

parlé de sa maîli

mour de leurs auteurs; ils y »! a ieul a


'

ble u

fidèle de toutes les affections d i leur âme* I

de 11 ; r i i

froides pendant lesquelles il brûl i

leur. Bêches. LesArabessontune

I
hies des m crui ont fait la musiq
ns.

4° Enfin l'indication ffesrormul

des hiéroglyphes pour nous : i

d'ailleurs ne nous plairait

Il y a un autre recueil intitulé : Hisl

d'amour.
Ces livres si curieux soi

nombre de savants qui pourrais

cîié par l'élude et par les habil

Pour nous reconnaître au milieu de monuments si in

i
Mœurs deConslantinople. La seule minière .1.; tuer l'amour-i

est d'empecber toute cristallisation par lit


176 ŒUVRES DE STENDHAL.
sants par leur antiquité et yar la beauté singulière des mœurs
qu'ils font deviner, il faut demander quelques faits à 1 histoire.

De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se


rendaient à la Mecque pour faire le tour de laCadba ou maison
d'Abraham. J'ai vu à Londres un modèle fort exact de la viile
sainte. Ce sont sept à huit cents maisons à toit en terrasse, je-

tées au milieu d'un désert de sable dévoré par le soleil. A l'une

des exlrémiiés de la ville, Ton découvre un édifice immense à


peu près de forme carrée ; cet édifice entoure la Caaba ; il se

compose d'une longue suite de portiaues nécessaires sous le so-

leil d'Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique

est bien important dans l'histoire des mœurs et de la poésie ara-


bes : ce fut apparemment pendant des siècles le seul lieu où les

hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait pêle-

mêle, à pas lents, et eu récitant en chœur des poésies sacrées,


le tour de la Caaba; c'est une promenade de trois quarts

d'heure : ces tours se répétaient plusieurs fois dans la même


journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes
accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous ie porti-

que de la Cadba que se sont polies les mœurs arabes. Il s'éta-

blit bientôt une lutte entre les pères et les amants; bientôt ue
fut par des cdes d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune
iille sévèrement surveillée par ses frères ou son père, à côté de
laquelle il faisait la promenade sacrée. Les habitudes généreu-
ses et sentimentales de ce peuple existaient déjà dans le camp;
mais il me semble que la galanterie arabe est née autour de la

Caaba : c'est aussi la patrie de leur littérature. D'abord elle ex-


prima la passion avec simplicité et véhémence, telle que la sen-
tait le poêle; plus lard le poète, au lieu de songer à loucher son
amie, pensa à écrire de belles choses ; alors naquit l'affectation,

que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujour-


d'hui les livres de ce peuple 1 .

1
II y a un fort s^rand nombre de manuscrits arabes à Taris Ceux de»
DE L'AMOUR. 171

je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le

sexe le plus faible dans la formule de leur divorce La I m-,

eu l'absence du mari duquel elle voulait se sépari r, dél

la tente et la relevait en ayant soin d'en placer l'ouv* unir du


côté opposé à celui qù'< Ile occupait auparavant Celte sim| :

rémonie séparait à jamais les deux époux.

FRAGMENTS
-

IXTRAITS ET TRADUIS D l N RJSCQEIL AKA1E DR] Oit

LE DIVAN DE L'Ail

Compilé par Ebn-Ali-Iladglat i


manuscrits de la biblli

n" «461 ci U62).

Mohammed, (il- de Djaâfar Elahouâzadi, raconte «pie, D

étant malade de la maladie dont il mourut, Elàba . 01 de îohail,


" S bail! lui
visita et le trouva prêt à rendre l'âme. «
!

le lil- >

dit Djamil, que |;euse s -iu d'un homme qui n'a jamais bu de

vin, qui :" fait de gain illicite, qui n'a jamais donné

injustei mort à nulle créature vivante que Dieu ait dé-

fendu de tu r, et qui rend* témoignage qu'il n'y a d'au*r<

que Dieu, et que Mohammed est >ou pn phète? — Je p


répondit Ben Sohail, que cet homme ra sauvé el obtiendra le

paradis; mais quel est-il, cet homme que m di- — est moi, : '

répliqua Djamil. — J.' ne croyais pas que tu professasses Pi la

misme, dit alors Ben Sohail, et d*aill< ors il y a vingt ans que tu

fais l'amour à Boihaina et que tu la célèbres dans tes vi i

temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais aucune


Grecs ou des Romains; c'e>t ce <}ui les fait mépriser des satant
il» ŒUVRES DE STENDHAL.
iMe voici, répondit Djamil, au premier des jours de l'autre monde
et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la clémence
de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du
jugement, si j'ai jamais porté la main sur Bothainapour quelque
chose de répréhensible. »
Ce Djamîi et Bolhaina, sa maîtresse, appartenaient tous les

deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour


parmi toutes les tribus des Arabes. Aussi leur manière d'aimer
a-t-elle passé en proverbe, et Dieu n'a point fait de créatures
aussi tendres qu'eux en amour.

Sahid, fds d'Agba, demanda un jour à un Arabe : « De quel


peuple es-tu — Je suis du peuple chez lequel on meurt quand
?

on aime, répondit l'Arabe. — Tu es donc de tribu de Azra? la

ajouta Sahidfe— Oui, par le maître de la Caaba! répliqua l'A-


rabe. — D'où vient donc que vous aimez de la sorte? demanda
ensuite Sahid. — Nos femmes sont belles et nos jeunes gens
sont chastes, » répondit l'Arabe.
Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-ÏIezam ' : « Est-il

donc bien vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous
les hommes ceux qui avez le cœur le plus tendre en amour? —
Oui, par Dieu î cela est vrai, répondit Àrouà, et j'ai connu dans
ma tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n'a-

vaient d'autre maladie que l'amour. »


Un Arabe des Benou-Fazàrat dit un jour à un autre Arabe des
Benou-Azra : « Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mou-
rir d'amour est une douce et noble mort ; mais c'est là une fai-

blesse manifeste et une stupidité; et ceux que vous prenez pour


des hommes de grand cœur ne sont que des insensés et de
molles créatures. — Tu ne parlerais pas ainsi, lui répondit FA-

'
Cet Arouà-Ben-llezam était de la tribu de Azn dont il vient d'être
fait mention. Il est célèbre comme poêle, et plus célèbre encore comme
un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes comptent pane,
eux.
DE L'A M OU H. 170

rabe de la tribu de Azra, si lu avais vu les gi nids ycui -

de no? femtnes voilés par-dessus de leurs long!


cochant des flèches pai'-dessous-, si lu les avais vues sourire, et

leurs dénis briller cuire leurs lèvres brunes ! »

Abou-eMIassaii, Ali, fils d'Abdalla, Elzagooni, raconte ce qui


suit : « Un musulman aimait une fltle chrétienne jusqu'au point
d'en perdre la raison. 11 fut obligé de faire uu voyagi dans un
étranger avec un ami qui était dans la confidence de son
amour. Ses affaires s'étant prolong il y du at-

taqué d'une maladie mortelle, et dit alors à son ami : a Voilà


a que mon terme approche, je ne rencontrerai plus dans ce
« monde celle que j'aime, et je crains, si je meurs musulman
« de ne pas la rencontrer non plus dans l'autre vie. » Il

chrétien et mourut. Son aini se rendit auprès de la jeune chré-


tienne, qu'il trouva malade. Elle lui dit :« Je ne verrai

«mon ami dans ce monde; mais je veux me retrouver avec


a lui dans l'autre : ainsi donc je rem:- témoignage qu'A n'y a

a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le proph


c Dieu. » Là-de>sus, elle mourut, et que I rde de Dieu

soit sur elle *. »

Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de Ta-

gleb une fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musul-
man. Elle lui offrit sa fortune el 'oui ce qu'elle avait de pré-

cieux sans pouvoir parvenir à se faire aimer de lui. Quand eDe


eut perdu toute espérance, elle donna cent dinars à utt artiste

pour lui faire une figure du jeune homme qu\ lie aimait. L'aiiisk:

lit cette figure, el, quand la jeune fille l'eut, elle la plaça

un endroit où elle venait tous les jours, Là elle < mmenç •

embrasser cette figure et puis s'asseyait à côte* d'elle- et p

le reste de la journée à pleurer. Quand le soir était venu, elle

saluait la figure et se relirait. Elle fit cela pendant longtemps

Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et l'embras-

ser mort, après quoi elle retourna auprès de sa ligure, la salua,

Pem'Arassa comme à l'ordinaire, et se coucha à côté d'elle. Le


180 ŒUVRES DE STENDHAL.
malin venu, on l'y trouva morte, la main étendue vers dos li-

gnes d'écriture quelle avait tracées avant de mourir*.


Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté

entre les Arabes. — Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz,


fils de Merouan, n'étant encore que des enfants, s'aimaient déjà
tellement, que l'un ne pouvait souffrir d'être un moment sé-

paré de l'autre. — Lorsque Qm-el-Bonain devint la femme de


Oualid-Ben-Abd-el-Malek, Oueddab en perdit la raison. — Après
être resté longtemps dans un étal d'égarement et de souffrance,

il se rendit en Syrie, et commença à rôder chaque jour autour


de l'habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de
moyen de parvenir à ce qu'il désirait. —A la fin, il fiL la ren-

contre d'une jeune GUe qu'il réussit à s'attacher à force de per-


sévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui

demanda si elle connaissait Om-cl-Bonain. — Sans doute, puis-


que c'est ma maîtresse, répondit la jeune fille. — Eh bien ! re-

prit Oueddah, ta maîtresse est ma cousine, et, si tu veux lui

porter de mes nouvelles, tu lui feras certainement plaisir. — Je


lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille. » Et là-dessus

elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui donner des nou-
velles de Oueddah. « Prends garde à ce que tu dis : s'écria celle-

ci. Quoi! Oueddah est vivant ? — Assurément, dit la jeune fille.

— Va lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'é-

carter jusqu'à ce qu'il lui arrive un messager de ma part. » Elle

pril ensuite ses mesures pour introduire Oueddah chez eUe, où

elle le garda caché dans un coffre. Elle l'en faisait sortir poui

être avec lui quand elle se croyait en sûreté ; et, quand il ar-

rivait quelqu'un qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans

le coffre.

Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, et il dit

à l'un de ses serviteurs : « Prends cette perle et porte-la à Om-


cl-Bonain. » Le serviteur prit la perle, et la porta à Om-el-Bonain.

Ne s'élant pas fait annoncer, il entra chez elle dans un moment


oùelle était avec Oueddah.de sorte qu'il put lancer un coup
DE L'AMOUR. .-1

d'oeil dans l'appartement de Om-el-Bonain sani que celle-ci y


prît garde Le serviteur de Oualid s'acquitta de sa commission,
el demanda quelque chose à Om-el-Bonain pour le bijou qu'il lui

avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui lit une répri.


mande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et, allant dire

à Oualid ce qu'il avait va, il lui décrivit le coffre où il avait v


entrer Oueddah. « Tu mens, esclave sans mère '.

tu mens! lui

dit Oualid. » Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il


y
avait dans l'appartement plusieurs «offres; il s'as ;ied mit celui

où était renfermé Oueddah, el que lui avait décrit Pes< la\

disant à Om-cl-Bonain : « Donne-moi un de ces coffres. — ll>

sont tous à loi, ainsi que moi-même, répondit 0m-< 1 Bonain. —


Eh bien! poursuivit Oualid. je désire avoir celui sur lequel je

suis assis. — Il y a dans celui-là des choses nécessaires à une


femme, dit Om-el-Bonain. — Ce ne sont point ces chô
c'est le coffre que je désire, continua Oualid. - 11 est à loi, »

répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, el Ql appe-


ler deux esclaves auxquels il donna Tordre de < n user une fo «

en terre jusqu'à la profondeur où il se trouverait de l'eau. Ap-


prochant ensuite sa bouche du coffre : a On m'a dit quelque

chose de toi, cria-t-il. Si Ton m'a dit vrai, que toute I

toi soit séparée, que toute nouvelle de toi soit ensev< lie. Si I on

m'a dit faux, je ne fais rien de mal en enfouissant u

n'est que du bois enterré. » 11 fit pousser alors le colfre dans la

fosse, et la fit combler dès pierres et des terres que'I'on en

avait retirées. Depuis lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréqu

cet endroit, et d'y pleurer jusqu'à ce qu'on 1


y trouvât un jour
l
sans vie, la face contre terre .

1 Ces fragments sont extraits de divers chapitre! du


trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est un s

phie très sommaire d'un assez grand nombre d'Arabes mai:,


famour.

Il
1S2 ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE LIW

de l'éducation des femmes.

Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le fruit do


hasard et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les

facultés les plus brillantes et les plus riches en bonheur pour


elles-mêmes et pour nous. Mais quel est l'homme qui ne se soit

écrié au moins une fois en sa vie :

Une femme en sait toujours assez,


Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Les Femmes savantes, acte II, scène vu.

A Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est


cette phrase : « Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et

par habitude moutonne. » Rien ne fait plus d'effet sur les sots

épouseurs. Voyez-les deux ans après, déjeunant tète à tête avec


leur femme par un temps sombre, la casquette sur la tête et en-

tourés de trois grands laquais.


On a vu porter aux Etats-Unis, en 1818, une loi qui condamne
à trente-quatre coups de fouet l'homme qui montrera à lire à

un nègre de la Virginie '


. Rien de plus conséquent et de plus
raisonnable que cette loi.

Les Étals-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été plus utiles

à la mère patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves ou depuis quils


sont ses égaux? Si le travail d'un homme libre vaut deux ou trois

fois celui du même homme réduit en esclavage, pourquoi n'en

serait-il pas de même de la pensée de cet homme?

i
Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la citation
de la source officielle de ce lait; je désire que l'on puisse le démentir.
DIS L'A MO UU. 133

Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes lilli - nne édu-


cation d'esclave, la preuve en e>t qu'elles ne savent d'util

ce que nous ne voulons pas leur apj i

Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochentpar malin m .

!e tournent contre nous, diraient certains maris. Sans doute, et

Napoléon aussi avait raison tic ne pas donner d i

garde nationale, elles ultta aus-i ont raison de proscrire ren-


seignement mutuel; armez on liomme, ei puis continuel à l'op-
primer, et vous verrez qu'il sera assez pi r tourner)
s'il le peut, ses armes contre vous.
Même quand il nous serait loisible d'élever, les jeunes fil
idiotes avec des Ave Maria et des chansons lubriques, comiM
dans les couvents de 1770, il y aurai) encore plusieurs i

objections :

1° En cas de mort du mari, elles sont appelées I

la jeune famille.
2° Comme mères, elles donnent aux enfantsmâles, aux jeunes
tyrans futurs, la première éducation, celle qui forme le

1ère, celle qui plie l'âme à chercher le bonheur par :

plutôt que par telle autre, ce qui est toujours une affaire faite à

quatre ou cinq ans.


5" Malgré tout notre orgueil, dans n iffaires intérieu-

res, celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu'en l'ab-

sence des passions le bonheur est fondé suri ab encedes pi

vexations de tous les jours, les conseil


de notre vie ont h plus grande influence; non pas que non

lions lui accorder la moindre influence, m


les mêmes choses vingt ans de suite; et où est l'àme qui
vigueur romaine de résister à la mêmi èependam
toute une vie .'
Le monde est plein de mari i qui se bissent me-

ner; mais c'est par faiblesse et non par sentiment de


justice 1

00 toujours tenté
d'égalité. Comme ils accordent par force, est

est quelquefois nécessaire d'abuseï pour con-


d'abuser, et il

server.
184 ŒUVRES DE STENDHAL.
i° Enfin, eu amour, à celte époque qui, dans les pays du
midi, comprend souvent douze ou quinze années, et les plus

belles de la vie, notre bonheur est en entier entre les mains de


lafemme que nous aimons. Un moment d'orgueil déplacé peut
nous rendre à jamais malheureux, et comment un eschve trans-
porté sur le trône ne serait-il pas tenté d'abuser du pouvoir ?

De là les fausses délicatesses et l'orgueil féminin. Rien de plus


inutile que ces représentations ; les hommes sont despotes, et
voyez quel cas font d'autres despotes des conseils les plus sen-

sés: l'homme qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis,

ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres


jeunes fdles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour don-
ner aux despotes qui les oppriment, et les dégradent pour les
mieux opprimer, de ces avis salutaires que l'on récompense par
des grâces et des cordons au lieu de la potence de Porlier?
Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c'est que
par un hasard bien funeste toutes les premières expériences
doivent nécessairement contredire la vérité. Eclairez l'esprit

d'une jeune fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une


bonne éducation dans le vrai sens du mot : s'apercevant tôt ou
tard de sa supériorité sur les autres femmes, elle devient pé-
dante, c'est-à-dire l'être le plus- désagréable et le plus dégradé
qui existe au monde. Il n'est aucun de nous qui ne préférât,

pour passer la vie avec elle, une servante à une femme sa-

vante.
Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé
d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il

prendra une forme élancée et ridicule qui ri est pas celle de la


natun. Il faut planter à la fois toute la forêt. Quelle est la

femme qui s'enorgueillit de savoir lire?


Des pédants nous fépètent depuis deux mille ans que les

femmes ont l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que
les femmes ont plus de délicatesse dans les idées, et les hommes
plus de force d'attention. Un badaud de Paris qui se promenait
DE L'AMOUR. 185

autrefois dans les jardins de Versailles concluait aussi de tout

ce qu'il voyait que les arbres naissent taillés.


J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique
que les petits garçons : cela est concluant pour l'esprit, car l'on

sait que Voltaire et d'Alembert étaient les premiers hommes de


leur siècle pour donner un coup de poing. On convient qu'une
petite fille de dix ans a vingt fois plus de finesse qu'un petit po-
lisson du même âge. Pourquoi à n ingt ans est-elle unegran le

idiote, gauche, timide et ayant peur d'une araignée, et le polis-

son un homme d'esoril?

Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur


apprendre, que ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De
là l'extrême désavantage pour elles de naître dans une famille
très-riche; au lieu d'être en contact avec des cires naturels à
leur égard, elles se trouvent environnées de femmes de chambre
ou de dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par la

richesse ', Rien de bête comme un prince.


Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure le.i

yeux ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour
voir bien. Une femme de trente ans, en France, n'a pas les con-

naissances acquises d'un petit garçon de quinze ans; une femme


de cinquante, la raison d'un homme de vingt-cinq. Voyez ma-
dame de Sévigné admirant les actions les plus absurdes de
Louis XIV. Voyez la puérilité les raisonnements de madame
d'Épinay*.
Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants — Je nie
le premier article, j'accorde le seco;id. — Elles doivent de plus

régler les comptes de leur cuisinière. — Donc elles n'ont pas le

temps d'égaler un petit garçon de quinze ans en connaissances


acquises. Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats.

* Mémoires de machine de Staal, de Collé, de Ducios, delà margrave


de Bareuth.
' Premier volume.
186 ŒUVRES DE STENDHAL.
négociants, médecins, prêtres, etc. Et cependant ils trouvent
du temps pour lire les discours de Fox et la Lusiadc du Ca-
moëns.
A Péking, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour
chercher les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout
bien tout honneur, un pauvre journaliste qui a déplu au sous-
secrétaire d'État chez lequel il a eu l'honneur de dîner la veille,
est sûrement aussi occupé que sa femme, qui règle les comptes
de sa cuisinière, fait faire son bas à sa petite fille, lui voit pren-
dre ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite du vicaire
de la paroisse qui lui apporte la Quotidienne, et va ensuite
choisir un chapeau rue de Richelieu et faire un tour aux Tui-
leries.

Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve en-


core le temps de songer à cette promende que sa femme fait

aux Tuileries, et s'il était aussi bien avec le pouvoir qui règle
l'univers qu'avec celui qui règne dans l'État, il demanderait
au ciel d'accorder aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heu-
res de sommeil de plus. Dans la situation actuelle de la société,
le loisir, qui pour l'homme est la source de tout bonheur et de
toute richesse, non-seulement n'est pas un avantage pour les

lemmes, mais c'est une de ces funestes libertés dont le digne

magistrat voudrait aider à nous délivrer.

CHAPITRE LV.

OBJECTIONS CONIRE L'ÉDUCATION DES 5EJ1KES.

Mais les femmes snnt chargées des petits travaux du ménage.


-Mon colonel, H. S***, a quatre fdles, élevées dans les meilleurs
DE L'AMOUR. 1*7

principes, c'est-à-dire qu'elles travaillent toute la journée ;

quand j'arrive, elles chantent la musique de Rossini que je leur

ai apportée de Naplcs ; du reste, elles lisent la Cible de Royau-


mont, elles apprennent le bête de l'histoire, c'est-à-dire les ta-

bles chronologiques et les vers de le Ragois; elles savent beau-

coup de géographie, font des broderie» admirables, et j'estime


que chacune de ces jolies petites filles peut gagner, par son tra-

vail, huit sous par jour. Tour trois cents journées, cela l'ait

quatre cent quatre vingts francs par an , c'est moins que ce


qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent
quatre-vingts francs par an qu'elles perdent à jamais le temps
peudant lequel i! est donné à la machine humaine d'acquérir
des taies.
« Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze bons vo-
lumes qui paraissent chaque année eu Europe, elles abandon-
neront bientôt le soin de leurs enfants. » C'est comme si nous
avions peur, en plantant d'arbres le rivage de l'Océan, d'arrêter
le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas dans ce sens que l'é-

ducation est toute-puissante. Au reste, depuis quatre cents ans

l'on présente la même objection contre toute espèce d'éduca-


tion. Non-seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820
qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais
encore la tille du fermier général le plus riche d'alors avait une
moins bonne éducation que la tille du plus mince avocat d'aujour-
d'hui. Les devoirs du ménage en sont-ils moins bien remplis?
non certes. Et pourquoi? c'est que la misère, la "maladie, la

honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. C'est comme si l'on di-

sait d'un officier qui devient trop aimable, qu'il perdra l'art de
monter à cheval ; on oublie qu'il se cassera le bras la première
fois qu'il prendra celte liberté.

L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais


chez les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même
dans l'absence la plus complète de toutes les raisons d'en avoir:

voyez les bourgeois d'une petite ville; forçons-la du moins à


188 ŒUVRES DE STENDHAL.
s'appuyer sur un vrai mérite, sur un mérite utile ou agréable à
la société.

Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en

France , commencent à avouer, depuis vingt ans ,


que les

femmes peuvent faire quelque chose; mais elles doivent se li-

vrer aux occupations convenables à leur sexe : élever des fleurs,

former des herbiers, faire nicher des serins; on appelle cela


des plaisirs innocents.
1° Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. Lais-

sons cela aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de

faire des couplets pour la fête du maître de la maison. Mais est-


ce de bonne fui que l'on voudrait proposer à madame Roland
ou à mistress Ilutchinson
1
de passer leur temps à élever un pe-
tit rosier du Bengale?
Tout ce raisonnement se réduit à ceci : l'on veut pouvoir

dire de son esclave : « 11 est trop bêle pour être méchant. »

Mais, au moyen d'une certaine loi nommée sympathie, loi de

la nature, qu'à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais,


les défauts de la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre

bonheur en raison du mal direct qu'ils peuvent vousoccasionner.


J'aimerais presque mieux que ma femme, dans un moment de
colère, essayât de me donner un coup de poignard une fois par

an que de me recevoir avec humeur tous les soirs.

Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est conta-

gieux.
Que votre amie ail pass*', la matinée, pendant que vous étiez

au Champ de Mars ou à la Chambre des communes, à coloriei

une rose d'après le bel ouvrage de Redouté, ou à lire un vo-


lume de Shakspeare, ses plaisirs auront été également innocents;
seulement avec les idées qu'elle a prises dans sa rose, elle vous

* Voir les Mémoires de cos femmes admirables. J'aurais d'autres nomt


à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs on ne
peut pu

même indiquer le mérite vivant.


DE L'AMOUR. 180

ennuiera bieniôt à votre retour, et de plus elle aura soif d'aller


le soir dans le monde chercher des sensations un peu plus vives.

Si elle a bien lu Shakspearc, au contraire, elle e^t aussi fatiguée

que vous, a eu autant de plaisir, et sera plus heureuse d'un?,


promenade solitaire dans le bois de Vincennes, en vous don-
nant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la mode.
Les plaisirs du grand inonde n'en sont pas pour les femmes
heureuses.
Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des femmes.
Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur fôni l'a-

mour, et en sont bien traités; que deviendraient ils si les fem-

mes venaient à se dégoûter du boston? Quand nous autres nous

revenons d'Amérique ou des Grandes Indes, avec un teint ba-

sané et un ton qui reste un peu grossier pendant six mois,

comment pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils n'avaient

cette phrase : « Quant à nous, les femmes sont de notre i ù:é.

Pendant que vous étiez à New-York la couleur, des tilburys

a changé ; c'est le tête-de-nègre qui est de mode aujourd'hui. »

Et nous écoulons avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle


jolie femme ne nous regardera pas si notre calèche est de mau-

vais goût.

Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu delà prééminence


de leur sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de
fond en comble si les femmes s'avisaient d'apprendre quelque

chose. Un sot de trente.ans se dit, en voyant au château d'un

de ses amis des jeunes filles de douze : « C'est auprès d'elles que

je passerai ma vie dans dix ans d'ici. » Qu'on juge de ses excla-

mations et de son effroi s'il les voyait étudier quelque chose

d'utile.

Au lieu de la société et de la conversation des hommes fem-

mes, une femme instruite, si elle a acquis des idées sans per-
hoin»
dre les grâces de son sexe, est sûre de trouver parmi les
considération allant
mes les plus distingués de son siècle une
presque jusqu'à l'enthousiasme.
11
190 ŒUVRES DE STENDHAL.
Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de
l'homme. — Oui, aussitôt que par un édit vous aurez sup*
primé l'amour. En attendant cette belle loi, l'amour redoublera

de charmes et de transports; voilà tout. La base sur laquelle


s'établit la cristallisation deviendra plus large; l'homme pourra

jouir de toutes ses idées auprès de la femme qu'il aime, la na-

ture tout entière prendra de nouveaux charmes à leurs yeux,


et comme les idées réfléchissent toujours quelques nuances des

caractères, ils se connaîtront mieux et feront moins d'impruden-


ces; l'amour sera moins aveugle et produira moins de malheurs.
Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et

toutes les grâces féminines hors de l'atteinte de toute éducation


quelconque. C'est comme si l'on craignait d'apprendre aux ros-

signols à ne pas chanter au printemps.

Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; voyez


les dignes épouses des bourgeois de notre village, voyez en
Angleterre les femmes. des gros marchands. L'affectation qui est
une pédanterie (car j'appelle pédanterie l'affectation, de me
parler hors de propos d'une robe de Leroy ou d'une romance
de Romagoesi, tout comme l'affectation de citer Fra Paolo et le

concile de Trente à propos d'une discussion sur nos doux mis-

sionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, la nécessité de

dire sur Rossiui précisément la phrase convenable, tue les grâces


des femmes de Paris; cependant, malgré les terribles effets de cette
maladie contagieuse, n'est-ce pas à Taris que sont les femmes les

plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont celles

dans la scie desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et


intéressantes? Or ce sont ces idées-là que je demande aux li-

vres. Je nft leur proposerai certainement pas de lire Grotius ou


Puffendorf depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur
Montesquieu.
La délicatesse des femmes tient â cette hasardeuse po ilion

où elles se trouvent placées de si bonne heure, à celte nécessité

de passer leur vie au milieu d'ennemis cruels et charmants.


DE L'AMOUR. 4'Jl

Il y a peut-être cinquante mille femmes en France qui, par


leur for! une, sont dispensée; de toul travail. M:ù> sans travail
il n'y a pas de bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des

travaux, et à des travaux fort rudes, qui emploient toute L'acti-

vité de rame.)
Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de' rente

travaille en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il

est impossible d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle


travaille en faisant une broderie ou un meuble de tapisserie. A
part quelques petites lueurs de vanité, il est impossible qu'elle

y mette aucun intérêt ; elle ne travaille pas.


Donc son bonheur est gravement compromis.
Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont
le coeur n'est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre
que celui de la tapisserie, aura peut-être l'insolence de sen-

tir que famour-goût, ou l'amour de vanité, ou enfin même l'a-

mour physique est un très-grand bonheur comparé à son état

habitu( 1.

Une femme ne doit pas faire parler de soi. —


A quoi je réponds
de nouveau : Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire?
Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans
leur soit, de cacher l'étude qui fait habituellement leur occu-
pation et leur fournit chaque jour une honnête ration de bon-
heur? Je leur révélerai un secret eh passant. Lorsqu'on s'est

donné un but, par exemple de se faire une idée nette de la conju-


ration de Ficsque, à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend

de l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un être in-


différent qui vient de voir ce qu'on aime ; et cet intérêt double
tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de
Fiesque.
Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la chamore d'un
malade. — Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté di-

vine qu'elle redouble la fréquence des maladies pour donner de


l'occupation à nos femmes ? C'est raisonner sur l'exception.
192 ŒUVRES DE STENDHAL.
D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque jour trois

ou quatre heures de loisir comme les hommes de sens occupent


leurs heures de loisir.

Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas,


quand ellfc ie voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de
Volney en Syrie, pas plus que son mari, riche banquier, ne
pourrait, au moment d'une faillite , avoir du plaisir à méditer
Malthus.
C'est là l'unique manière pour les femmes riches de se distin-
guer du vulgaire dis femmes : la supériorité morale. On a ainsi
naturellement d'autres sentiments l
.

Vous voulez faire d'une femme un auteur? — Exactemen»


comme vous annoncez le projet de faire chanter votre liile à
l'Opéra en lui donnant un maître de chant. Je dirai qu'une
femme ne doit jamais écrire que comme madame de Staal (de
Launay), des œuvres posthumes à publier après sa mort. Impri-
mer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre
son bonheur à la plus terrible des loteries ; si elle a le bouheui
d'avoir un amant, elle commencera par le perdre.
Je ne vois qu'une exception : c'est une femme qui fait des li-

vres pour nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours


se retrancher dans l'intérêt d'argent en parlant de ses ouvrages,

et dire, par exemple, à un chef d'escadron : « Votre état vous


donne quatre mille francs par an, et moi, avec mes deux traduc-
tions de l'anglais, j'ai pu, l'année dernière, consacrer trois mille

cinq cents francs de plus à 1 éducation de mes deux fils. »

Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'ilol-

bach ou madame de la Fayette; leurs meilleurs amit l'iguo-


raienl. Publier un livre ne peut être sans inconvénient que pou;
une fille; le vulgaire, pouvant la mépriser à son aise à cause de

1 Voir mistress Hutcliinson refusant d'être utile à sa famille et à sou


mari, qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides auprès des minis
très du parjure Charles II. (Tome II, page '284.1
DE L'AMOUR. Î93

son état, la portera aux nues à cause de son talent, et même


s'engouera de ce talent.
Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qt;i ont six mille

livres de rente, font leur bonheur habituel par la littérature

sans songer à rien imprimer; lire un bon livre est pour eux
un des plus grands plaisirs. Au bout de dix ans, ils se trouvent

avoir doublé leur- esprit, et personne ne niera qu'eu général


plus on a d'esprit moins on a de passions incompatibles avec le
l
uonheur des autres . Je ne crois pas que Ton nie davantage
que les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront plus
di> génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit ma-
dame de Genlis.

Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur,


peuvent être lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la

donnent tous les jours en pratiquant leur état. Mais quelles res-
sources ont leurs femmes pour acquérir des qualités estima-
bles et nécessaires? Cachées dans la solitude de leur ménage, le

grand livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles.

Elles dépensent toujours de la même manière, en discutant un


compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari leur

donne tous les lundis.

Je dirai, dans l'intérêt des despotes : Le dernier des hommes,


s'il a vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une
femme qui ne sait rien, car elle est toute à l'instinct; aux yeux
d'une femme d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau
laquais.

Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien

aux jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dè>

qu'elles seront mariées. Il faut quatre heures par jour pen-

dant six ans, pour bien jouer de la harpe; pour bien peindre

* C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante des

privilégiés. J'espère aussi que les maris qui liront ce chapitre aèrent
moin- despotes pendant trois jours.
i<J4 ŒUVRES DE STENDHAL.
la miniature ou l'aquarelle, il faut la moitié de ce temps. La
plupart des jeunes filles n'arrivent pas même à une médiocrité
supportable; de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur dit igno-

rant
Et supposons une jeune fille avec quelque talent ; trois ans

arres qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa harpe ou ses pin-
ceaux une fois par mois : ces objets de tant de travail lui sont
devenus ennuyeux, à moins que le hasard ne lui ait donné
l'âme d'un artiste, chose toujours fort rare et qui rend peu
propre aux soins domestiques.
C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence, l'on n'ap-

prend rien aux jeunes filles qui puisse les guider dans les cir-
constances qu'elles rencontreront dans la vie; on fait plus, on
leur cache, on leur nie ces circonstances afin d'ajouter à leur
force: 1° l'effet de la surprise, 2° l'effet de la défiance rejetée
sur toute l'éducation comme ayant été menteuse -. Je soutiens

qu'on doit parler de l'amour à des jeunes filles bien élevées.


Qui osera avancer de bonne foi que dans nos mœurs actuelles

les jeunes filles de seize ans ignorent l'existence de l'amour?


par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si difficile à

bien donner? Voyez Julie d'Etanges se plaindre des connaissan-


ces qu'elle doit à la Chaillot, une femme de chambre de la mai-
son. 11 faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre fidèle

en un siècle de fausse décence.


L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plai-
sante absurdité de l'Europe moderne, moins elles ont d'éduca-
3
tion proprement dite, et plus elles valent . C'est pour cela peut-
être qu'en Italie, en Espagne, elles sont si supérieures aux

1 Le contraire Je ce proverbe est vrai en Italie, où les plus belles vois

se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.

* Éducation donnée à madame d'Épinay. (Mémoires, tome I )

* J'excejite l'éducation des manières; on entre mieux dans un galon


rue Verte que rue Saint-Martin.
DE L'AMOUR. 105

hommes, cl je dirais même si supérieures aux femmes des au»


très pays.

CHAPITRE LVI.

Toutes nos idées pur les femmes nous viennent en France du


catéchisme de trois sous; et ce qu'il y a de plaisant, c'est que
heaucoup de gen> qui n'admettraient pas l'autorité de ce livre

pour régler une affaire de cinquante francs, la suivent à la lettre


et stupidement pour l'objet qui, dans l'état de vanité des
habitudes du dix-neuvième siècle, importe peut-être le plus à
leur bonheur.

Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est un mysttre,


et quel mystère? l'emblème de l'union de Jésus-Christ avec
son église. Et que devenait ce mystère si YÉglise se fût trouvée
un nom du genre masculin '? Mais quittons des préjugés qui
tombent *, ob. ervons seulement ce spectacle singulier, la ra-

cine de l'arbre a été sapée par la hache du ridicule; mais les

* Tu es Potrus et super hanc petram


jEdificabo Ecclesiam meani.
;Yoif M. tle Poltcr, Uistoire de l'Église.}

' La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité. De


quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et moi? je ne pr< nds

de procureur fondé par le contrat social que pour les choses que je ne
puis pas faire moi-même.
Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p"*" comme son bou-
langer? Si ncus avons de bon pain à Paris, c'est que l'Etat ne s'est pas

encore avise de déclarer gratuite la fourniture du pain et de mettre loua


les boulangers à la charge du trésor.
Aux Étals-Unis, chacun paye son prêtre; ces messieurs sont obligés
106 ŒUVRES DE STENDHAL.
branches continuent à fleurir. Pour revenir à l'observation des
faits et de leurs conséquences :

Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a employé


la jeunesse que dépend le sort de l'extrême vieillesse; cela est
vrai de meilleure heure pour les femmes. Comment une femme
de quarante-cinq ans est-elle reçue dans le monde ? d'une ma-
nière sévère et plutôt inférieure à son mérite; on les flatte à
vingt ans, on les abandonne à quarante.
Une femme de qua'rantecinq ans n'a d'importance que par
ses enfants ou par son amant.
Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communi-
quer son talent à son (ils que dans le cas extrêmement rare où
ce fils a reçu de la nature précisément l'âme de ce talent. Une
mère qui a l'esprit cultivé donnera à son jeune fils une idée,

non-seulement de tous les talents purement agréables, mais en-


core de tous les talents utiles à l'homme en société, et il pourra
choisir La barbarie des Turcs tient en grande partie à l'étal

d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes gens


nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable supériorité
qu'ils ont à seize ans sur les jeunes gens provinciaux de leur
âge. C'est de seize à vingl-cinq ans que la chance tourne.
Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, l'im-

primerie, l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et

il en est de môme des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine.


Or, le nombre des génies que produit une nation est propor-
tionnel au nombre d'hommes qui reçoivent une culture suffi-

sante l
, et rien ne me prouve que mon bottier n'ait pas l'âme

d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de mettre son bonheur


à m'imposer son prêtre. (Lettres de Birkbeck.)
Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p. ..s, que mon prêtre

est l'allié intime de mon é ? Donc, à moins d'un Luther, il n'y aura

plus de catholicisme en F en 1850. Cette religion ne pouvait cire

sauvée, en 1820, que par M. Grégoire : voyez comme on le traite

1 Voir les généraux et 1795


DE L'AMOUR. 197

qu'il faut pour écrire comme Corneille ; il lui manque l'éduca-

tion nécessaire pour développer ses sentiments et lui apprendre


à les communiquer au public.

D'après le système actuel de l'éducation des jeunes filles, tous

les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur


du public; dès que le hasard leur donne les moyens de se mon-
trer, voyez-les atteindre aux talents les plus difficiles; voyez de
nos jours une Catherine II, qui n'eut d'autre éducation que le
danger et le c ; une madame Roland, une Alessandra
Mari, qui, dans Arezzo, lève un régiment et le lance contre les
Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la con-
tagion du libéralisme mieux que nos Casllereagh et nos P....
Quant à ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les

ouvrages de l'esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, ar-


ticle 9. Où ne fût pas arrivée miss Edgeworth si la considéra-

tion nécessaire à une jeune miss anglaise ne lui eût fait une né-
cessité, lorsqu'elle débuta, de transporter la chaire dans le

roman * ?

Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, qui a le

bonheur de pouvoir communiquer ses pensées, telles qu'elles se

présentent à lui, à la femme avec laquelle il passe sa vie? Il

trouve un bon cœur qui partage ses peines, mais toujours il est

obligé de mettre ses pensées en petite monnaie s'il veut être

entendu, et il serait ridicule d'attendre des conseils raisonnables

d'un esprit qui a besoin d'un tel régime pour saisir les objets.

La femme la plus parfaite, suivant les idées de l'éducation ac-

1
Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un gouvernement
raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de la monarebic à la Louis
XIV. Voir la stérilité littéraire de l'Amérique. Tas une seule romance
comme celles de Robert Burns ou des Espagnols du treizième siècle*.

* Voir les admirables romances des Grecs modernes, filles des Lspn-nols et
des Danois du treizième siècle, et encore mieux ies poésies arabes du septième
siècle.
198 ŒUVRES DE STENDHAL.
tuelle, laisse son partenaire isolé dans les dangers de la vie, et

bientôt court risque de l'ennuyer


Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans

sa femme si elle savait pense? ! un conseiller dont, après tout,

hors un seul objet, et qui ne dure que le malin de la vie, les


intérêts sont exactement identiques avec les siens !

Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est qu'il donne


de la considération à la vieillesse. Voyez l'arrivée de Voltaire
à Paris faire pâlir la majesté royale. Mais, quant aux pauvres
femmes, dès qu'elles n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur

unique et triste bonheur est de pouvoir se faire illusion sur le

rôle qu'elles jouent dans le monde.


Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu'un ridicule,
et ce serait un bonheur pour nos femmes actuelles de mourir à

cinquante ans Quant à la vraie morale, plus on a d'esprit et


plus on voit clairement que la justice est le seul chemin du bon-
heur. Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un flam-

beau pour découvrir le grand art d'être heureux.


La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils

peuvent faire de grandes choses, c'est celui où rien ne leur


semble impossible. L'ignorance des femmes fait perdre au genre
humain cette chance magnifique. L'amour fait tout au plus au-

jourd'hui bien monter à cheval, ou bien choisir son tailleur.


Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la critique ,

si j'étais maître d'établir des usages, je donnerais aux jeunes


filles, autant que possible, exactement la même éducation qu'aux

jeunes garçons. Comme je n'ai pas l'intention de faire un livre


à propos de botte, on n'exigera pas que je dise en quoi l'éduca-
tion actuelle des hommes est absurde. (On ne leur enseigne pas les
deux premières sciences, la logique et la morale.) La prenant telle

qu'elle est, celte éducation, je dis qu'il vaut mieux la donner aux
jeunes filles que de. leur montrer uniquement à faire de la mu-
sique, des aquarelles, et de la broderie.

Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire etl'àriihm^


DE L'AMOUR. 199

tique par l'enseignement mutuel dans les écoles-ccntraies-cou-

vents, où la présente de (oui homme, les professeurs exceptés,

serait sévèrement punie. Lo grand avantage de réunir les en-

fants, c'est que, quelque bornés que soient les professeurs, les

enfants apprennent malgré eux de leurs petits camarades l'art

v 2 vivre d.uis le monde et de ménager les intérêts. Un profes-

seur sensé devrait expliquer aux enfants leurs petites querelles


et leurs ami liés, et commencer ainsi son cours de morale plutôt
que par l'histoire du Veau d'or '.

Sans doute, d'ici à quelques années renseignement mutuel


sera appliqué à tout ce qui s'apprend; mais, prenant les choses
dans leur état actuel, je voudrais que les jeunes filles étudiassent
le latin comme les petits garçons; le latin est bon parce qu'il

apprend à s'ennuyer; avec le latin, l'histoire, les mathématiques,

la connaissance des plante- utiles comme nourriture ou comme


remède, ensuite la logique et les sciences morales, etc. La danse,
la musique et le d: ssin, doivent se commencer à cinq ans.
A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un m;iri

et recevoir de sa mère des idées justes sur l'amour, le mariage


2
et le peu de probité des hommes .

1 Mon cher clive, monsieur votre père a de la tendresse pour vous;


c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par mois pour que je vous
apprenne le? mathématiques, le dessin, en un mot à gagner de quoi vivre.
Si vous aviez froid faute d'un petit manteau, monsieur votre pure souf-
frirait. Il souffrirait parce qu'il a de la sympathie, etc., etc. Mais, quand
vous aurez dix-huit ans, il faudra que vous gagniez vous-même l'argent

lécessaire pour acheter ce manteau. Monsieur votre père a, dit-on,

vingt-cinq mille livres de rente, mais vous êtes quatre enfants; donc il fau-

Ira vous déshabituer de la voilure dont vous jouissez chez monsieui


rolre père, etc., etc.
4 Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans chin-
ter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette que je faisait

aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons, et leur

mère leur dit qu'amour et amant sont des mots vides de sens.
i0 ŒUVnES DE STENDHAL.

CHAPITRE LVI »
TU MARIAGE.

La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y a pas d'a-


mour, est probablement une ebose contre nature 1
.

On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par la peur

de l'enfer et les sentiments religieux ; l'exemple de l'Espagne et


de l'Italie montre jusqu'à quel point on a réussi.
On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était la seule

digue capable de résister; mais on l'a mal construite. Il est ab-


surde de dire à une jeune fille : « Vous serez fidèle à l'époux de
votre choix; » et ensuite de la marier par force à un vieillard
ennuyeux *.

1 Anzi certainente. ColP amoïe uno non Irova gusto a bevere acqi:a
sltra clic quelta di questo fonte predilctto. Resta naturale allora la feJsltà.
Coll matrimonio scnza amore, in men di due anni l'acqua di questo
fonte diventa aman. Esîste sempre rcro in natura il bisogno d'acqua.
I costumi fanno superare la natura, ma solamente quando si puo vin-
ccrla in un instante : la moglie indiana cbe si abruccia (21 octobre 4821)
dopo la morte del vecthio marito cbe odiiva, la ragazza europea cbe
trucida barbaramente il tenero bambino al quale testé diede vita. Senza
l'altis-imo muro dell monistero le monacbe anderebbero via.
2
Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui concerne
l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous le règne de ces
mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le ministère envoie à la ville
de Lnon un buste et une statue de Gibrielle d'Estrées. La statue sera
placée sur la place publique, apparemment pour répandre parmi les

jeunes filles l'umour des Bourbons, et les engager, en cas de besoin, à


n'être pas cruelles aux rois aimables, et à donner des rejetons à cette
illustre famille.

Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de Laon le

buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était pas galint, et qui
déplus avait grossièrement commencé sa carrière par le métier de sim-
DE L'A.MO UT,. 201

Mais les jeunes filles se marient avec plaisir. — C'est que, dans
le système contraint de 1 éducation actuelle, l'esclavage qu'elles
subissent dans la maison de leur mère est d'un intolérable en-

nui ; d'ailkurs elles manquent de lumières; enfin c'est le vœu de


la nature. Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité des
femmes dans le mariage : c'est de donner la liberté aux jeunes
filles et le divorce aux gens mariés.
Une femme perd toujours dans un premier mariage les plus
beaux jours de la jeunesse, et par le divorce elle donne aux
sots quelque chose à dire contre elle.

Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants n'ont que faire

du divorce. Les femmes d'un certain âge qui ont eu beaucoup


d'amants croient réparer leur réputation, et eu France y réus-
sissent toujours, eu se montrant extrêmement sévères envers
des erreurs qui les ont quittées. Ce sera quelque pauvre jeune
femme vertueuse et éperdument amoureuse qui demandera le

divorce et qui >e fera honnir par des femmes qui ont eu cia
quinte hommes.

CHAPITRE LUI

DE CE QU OS APPELLE VLT.TU.

Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire des a»


fions pénibles et utiles aux autres.
Saiut Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans sur le haut

d'une colonne et qui se donne les élrivières, n'est guère ver-

^.e soidat. (Discours du général Foy, Courrier du 17juia 1820. Dulauic,


dins sa curieuse Uisloire de Paru, article ; Amours de Henri IV.)
202 ŒUVRES DE STENDHAL.
tueux à mes yeux, j'en conviens, et c'est ce qui donne un ton
trop leste à cet essai.
Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne mange que
du poisson et qui ne se permet de parler que le jeudi. J'avoue

que j'aime mieux le général Carnot, qui, dans un âge avancé,


supporte les rigueurs de l'exil dans une petite ville du Nord
plutôt que de faire une bassesse.
J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement vuî-
gaire portera à sauter le reste du chapitre.
Ce matin, jour de fête, à Pessro (7 mai 1819), étant obligé
d'aller à la messe, je me suis fait donner un missel et je suis

tombé sur ces paroles :

Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniae régis filia, tanta divini amoris flamma
prœventa fuit, ut ab ipsa pueritia rcrum caduearum pertœsa, solo cce-

lestis patriœ desiderio flagraret.

La vertu si touchante prêchée par les phrases si belles du


Génie du christianisme se réduit donc à ne pas manger de truffes
de peur des crampes d'estomac. C'est un calcul fort raisonnable
si l'on croit à l'enfer, mais calcul de l'intérêt le plus person-

nel et le plus prosaïque. La vertu philosophique qui explique si

bien le retour de Régulus à Carthage , cl qui a amené des traits

semblables dans notre révolution \ prouve au contraire gé-


nérosité dans l 'âme.
C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre monde,
dans une grande chaudière d'huile bouillante, que madame de
Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois pas comment l'idée
d'être le rival d'une chaudière d'huile bouillante n'éloigne pat

Valmont par le mépris.


Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments et le bon-
aeur de M. de Wohnar, n'est-elle pas plus touchante?

1 Mémoires de madame Roland. M. Grangeneuve qui va se promener


à huit heures dans une certaine rue pour se faire tuer par le capucin
Chabot. On croyait une mort utile à la cause de la liberté.
DE L'AMOUR. 203

Ce que je dis de madame de Tourvel, je le trouve applicable


à la haute vertu de mistress llulchiuson. Quelle âme lejmrita-
ni.-me enleva à l'amour!

Un des Iravers les plus plaisants dans le monde, c'est que


les hommes croient toujours savoir ce qu'il leur est évidem-
ment nécessaire de savoir. Voyez-les parler de politique, cette
science si compliquée ; voyez-les parler de mariage et de
mœurs.

CHAPITRE LVIII.

SITUATION DE L'EUROPE A L'ÉGARD DU MARIAGE.

Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage que par


l
le raisonnement ; la voici traitée par les faits.

Quel est le pays du inonde où il y a le plus de mariages heu-

reux? incontestablement c'est l'Allemagne protestante.


J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati,

sans y changer un seul mot :

« Ilalbcrjtadl, 23 juin 1807 M. de Bulow cependant est bou %


nemcnl et ouvertement amoureux de mademoiselle de Fellheim ;

il la suit partout et toujours, lui parle sans cesse, et très-souvent


la retient à dix pas de nous. Celte préférence ouverte cho-
que la société, la rompt, et aux rives de la Seine passerait
pour le comble de l'indécence. Les Allemands songent bien
moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence n'est

* L'auteur avait lu un chapitre, intitulé delï Amon, chns la traduction


italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur trouvera dans ce cha-
pitre des idées d'une bien autre portée philosophique que tout ce qu'il

peut rencontrer ici.


Cûi ŒUVRES DE STENDHAL.
presque qu un mal de convention. Il y cinq ans que M. de Bulaw
fait ainsi la cour à Mina, qu'il n'a pas pu épouser à cause de la

guerre. To"' 3s les demoiselles de la socl-été ont leur amant connu


de tout le moi/de; mais aus^i, parmi les Allemands de la connais-
sance de mon ami M. de Mermanii, il n'en est pas un seul qui
ne se soit marié par amour, savoir :

« Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. deLazing, etc.

Il vient de m'en nommer une douzaine.


« La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font
la cour à leurs maîtresses serait le comble de l'indécence, du
ridicule et de la malhonnêteté en France.

« Mermann me disait ce soir, en revenant du Chasseur vert,

que, de toutes les femmes de sa famille très-nombreuse, il ne


croyait pas qu'il y en eût une seule qui eût trompé son mari.
Mettons qu'il se trompe de moitié, c'est encore un pays singulier.
« Sa proposition scabreuse à sa belle-sœur, madame de Mu-
nichow, dont la famille va s'éteindre faute d'héritiers mâle&

et les biens très-considérables retourner au prince, reçue avec


froideur, mais « ne m'en reparlez jamais. »

« Il en dit quelque chose eu termes très-couverts à la céleste

Philippine (qui vient d'obtenir le divorce contre son mari,

qui voulait simplement la vendre au souverain) ; indignation

non jouée, diminuée dans les termes au lieu d'être exagé-

rée : « Vous n'avez denc plus d'estime du tout pour notre sexe?
« Je crois pour votre honneur que vous plaisantez. »
«Dans un voyage auBrocken avec celte vraimenl belle femme,

elle s'appuyait sur son épaule en dormant, ou feignant de dor-


mir ; un cahot la jette un peu sur lui, il lui serre la taille,

elle se jette de l'autre côté de la voiture ; il ne pense pas


qu'elle soit intéductible, mais il croit qu'elle se tuerait le len-

demain de sa foute. Ci qu'il y a de certain, c'est qu'il l'a ai-


mée passionnément, qu'il en a été aimé de même, qu'ils se
voyaient sans cesse et qu'elle est sans reproche ;
mais le so-

leil est bien pâle à Ilalberstadt, le gouvernement bien ininu-


DE L'AJJOUR. 203

lieux, et ces deux personnages bien froids. Dans leurs tê'e-

à-lête les plus passionnés, Kant et Rlopstock étaient toujours de

la partie.

« Mermaun me contait qu'un homme marié convaincu d'adul-


tère peut être condamné par les tribunaux de Brunswick à dix
ans de prison; la loi est tombée en désuétude, mais fait du
moins que Ton ne plaisante point sur ces sortes d'affaires ; la

qualité d'homme à aventures galantes est bien loin d'être, comme


en France, un avantage que l'on ne peut presque dénier en face
à un mari sans l'insulter.
« Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch qu'ils

n'ont plus de femmes depuis leur mariage en serait fort mal

reçu.
« Il y a quelques années qu'une femme de ce pays, dans un
retour de religion, dit à son mari, homme de la cour de Bruns-
wick, qu'elle l'avait trompé six ans de suite. Ce mari, aussi sot
que sa femme, alla conter le propos au duc ; le galant fut obligé
de donner sa démission de lous ses emplois et de quitter le pays
dans les vingt quatre heures, sur la menace du duc de faire agir

les lois »

« Halberstadt, 7 juillet 1807.

<x Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai , mais quelles
femmes, grands dieux! des statues, des niasses à pr ;,ie organi-
:

sées Avant le mariage elles sont fort agréables, lest.es comme


des gazelles, et un œil vif et tendre qui comprend toujours les
allusions de l'amour. C'est qu'elles sont à la chasse d'un mari.

A peine ce mari trouvé, elles ne sont plus exactement que des


faiseuses d enfant, en perpétuelle adoration devant le faiseur.

Il faut que dans une famille de quatre ou cinq enfants il y en


ait toujours un de malade, puisque la moitié des enfants meurt
avant sept ans, et dans ce pays, dès qu'un des bambins est
malade, la mère ne sort plus. Je les vois trouverun plaisir indi-

cible à être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent
12
206 ŒUVRES DE STENDHAL.
toutes leurs idées. C'est comme à Philadelphie. Des jeunes filles

de la gaieté la plus folle et la plus innocente y deviennent, en

moins d'un an, les plus ennuyeuses des femmes. Pour en finii

sur les mariages de l'Allemagne protestante, la dot de la femme


est à peu près nulle à cause des fiefs. Mademoiselle de Diesdorff,
fille d'un homme qui a quarante mille livres de rente, aura peut-
être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents francs).

x M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa femme.


« Le supplément de dot est payable en vanité à la cour, a On
« trouverait dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis

« de cent ou cent cinquante mille écus (six cent mille francs au


« lieu de quinze). Mais on ne peut plus être présenté à la cour;
« on est séquestré de toute société où se trouve un prince ou
« une princesse : c'est affreux. » Ce sont ses termes, et c'était
le cri du cœur.
« Une femme allemande qui aurait lame de Phi*", avec son

esprit, sa figure noble et sensible, le feu qu'elle devait avoir à


dix huit ans (elle en a vingt-sept), étant honnête et pleine de
naturel par les mœurs du pays, n'ayant, par la même cause,

que la petite dose utile de religion, rendrait sans doute son

mari fort heureux. Mais comment se flauer d'être constant au-


près de mères de famille si insipides?
« — Mais il était marié, » m'a-t-elle répondu ce matin comme
je blâmais les quatre ans de silence de l'amant de Corinne, lord
Oswald. Elle a veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne; ce
roman lui a donné une profonde émotion, et elle me répond
avec sa touchante candeur : « Mais il était marié. »
« Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve, que,

même en ce pays du naturel, elle semble prude aux petits es-

prits montés sur de petites âmes. Leurs plaisanteries lui fout

mal au cœur, et elle ne le cache guère.


« Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme une
folle des plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui m'a conté
l'histoire de celte jeune princesse de seize ans, depuis si célè-
DE L'AMOUR. 207

bre, qui entreprenait souvent de faire monter dans son appar-


tement l'officier de garde à sa porte. »

ia suisses

Je connais peu de familles plus heureuses que celles de l'O-


berland. partie de la Suisse située près de Berne, et il est de
notoriété publique M816) que les jeunes filles y passent avec
leurs amants les nuits du samedi au dimanche.
Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage
de Paris à Sainl-Cloud vont se récrier; heureusement je trouve
dans un écrivain suisse la confirmation de ce que j'ai vu moi-
même 1
pendant quatre mois.
« Un bon paysan -se plaignait de quelques dégâts faits dans

son verger; je lui demandai pourquoi il n'avait pas de chien :

« Mes filles ne se marieraient jamais. » Je ne comprenais pas


sa réponse; il me conte qu'il avait eu un chien si méchant,
qu'il n'y avait plus de garçons qui osassent escalader ses fe-

nêtres.

« Un autre paysan, maire de son village, pour me faire l'éloge

de sa femme, me disait que, du temps qu'elle était fille, il n'y

en avait point qui eût plus de kilter ou veilleurs (qui eût plus
déjeunes gens qui allassent' passer la nuit avec elle).

« Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course"

de montagnes, de passer la nuit au fond d'une des vallées les

plus solitaires et les plus pittoresques du pays. 11 logea chez le

premier magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L'é-

tranger remarqua en entrant une jeune fille de seize ans, mo-


dèle de grâce, de fraîcheur et de simplicité : c'était '«a fille du

maître de la maison. Il y avait ce soir-là bal champêtre : l'é-

tranger fil la cour à la jeune fille, qui était réellement d'une

1 Principes philosophiques du colonel Weiss , septième édition, tome II,

page 245.
208 ŒUVRES DE STENDHAL.
beauté frappante. Enfin, se faisant courage, il osa lui demander
s'il ne pourrait pas veiller avec elle. « Non, répondit la jeune
« fille, je couche avec ma cousine; mais je viendrai moi-même
« chez vous. » Qu'on juge du trouble que causa cette réponse.
On soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le (lambeau et
le suit dans sa chambre ; il croi* toucher au bonheur. « Non,
« lui dit-elle avec candeur; il faut d'abord que je demande
« permission à maman. » La foudre l'eût moins atterré. Elle

sort ; il reprend courage et se glisse auprès du salon de bois de


ces bonnes gens; il entend la fille, qui, d'un ton caressant,

priait sa mère de lui accorder la permission qu'elle désirait;


elle l'obtient enfin. « N'est-ce pas, vieux, dit la mère à son mari,

« qui était déjà au lit, tu consens que Trineli passe la nuit avec
« M. le colonel? — De bon cœur, répond le père; je crois qu'à

« un tel homme je prêterais encore ma femme. — Eh bien! va,

« dit la mère à Trineli ; mais sois brave fille, et n'ôte pas ta

« jupe... » Au poini du jour, Trineli, respectée par l'étranger,


se leva vierge; elle arrangea les coussins du lit, prépara du café
et de la crème pour son veilleur, et, après que, assise sur le

lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit morceau de
son broustplelz (pièce de velours qui couvre le sein). « Tiens,

« lui dit-elle, conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je ne


« l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel? » Et, lui ayant
1
donné un dernier baiser, elle s'enfuit; il ne put plus la revoir . »

Voilà l'excès opposé à nos mœurs françaises et que je suis \oi\i

d'approuver.
Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en France, comme
en Allemagne, l'usage des soirées dansantes. Trois fois par se-

maine, les jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal com-
mencé à sept heures, finissant à minuit, et exigeant pour tous

Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un autre des fait?

extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer. Certainement sans

M. de YVeiss je n'eusse pas rapporté ce trait de mœurs. J'en ai omis

d'aussi caractéristiques à Valence et à Vienne.


DE L'AMOUR. 209

frais un violon cl des verres d'eau. Dans une pièce voisine, les
mères, peut-être un peu jalouses de l'heureuse éducation de
leursfilles, joueraient au boston dans une troisième, les pères •

trouveraient les journaux et paneraient politique. Entre miunil


et une heure, mutes les familles se Réuniraient et regagneraient

le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à connaître les


jeunes hommes; la fatuité et l'indiscrétion qui la suit leur de-

viendraient bien vite odieuses; enfin, elles se choisiraient nn


mari. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses,
mais le nombre des maris trompés et des mauvais ménages di-

minuerait dans une .immense proportion. Alors il serait moins


absurde de chercher à punir l'infidélité par la honte, la loi «li-

rait aux jeunes femmes : « Vous avez choisi votre mari; soyez-lui

fidèle. » Alors j'admettrais la poursuite et la punition par les


tribunaux de ce que les Anglais appellent criminal conversa-
tion. Les tribunaux pourraient imposer, au profit des prisons
et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune
du séducteur et une prison de quelques années. .

Une femme pourrait être poursuivie pour adultère devant un


jury Le jury devrait d'abord déclarer que la conduite du mari
a été irréprochable.

La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison


pour la vie. Si le mari avait été absent plus de deux ans, la

femme ne pourrait être condamnée qu'à une prison de quelques


années. Les mœurs publiques se modèleraient bientôt sur ces
!
lois et les perfectionneraient .

I L'Examiner, journal anglais, en rendant compte, du procès de la

reine (n° 602, du 3 septembre 1820), ajoute :

c ïïe hâve a System of scxual moral ly, underwhich lltoi.s mrls of wo-
men beconie rr.ercenary proslitutes wliom virtuous women are tnught

toscorn, while virluous men retain tlie privdcgeof frequenting thos*' »ery
r
women, withoul ît's being regarded as nj thing more than a venial

olïence. »

II y a une noble hardiesse dans le pays du Cant à oser exprimer, sur

12.
.

210 ŒUVRES DE STENDHAL.


Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement
les siècles décents de madame de Monte-pan ou de madame du
Darry, seraient forcés de permettre le divorce*'
Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour
les femmes malheureuses, une maison de refuge où, sous peine

des gaières, il n'entrerait d'autre homme que le médecin el

l'aumônier. Une femme qui voudrait obtenir le divorce serait

tenue, avant tout, d'aller se constituer prisonnière dans cet


élysée; elle y passerait deux années sans sortir une seule fois.

Elle pourrait écrire, mais jamais recevoir de réponse.


Un conseil composé de pairs de France et de quelques magis-

trats estimés dirigerait, au nom de la femme, les poursuites

pour le divorce, et réglerait la pension à payer par le mari à


rétablissement. La femme qui succomberait dans sa demande
devant les tribunaux serait admise à passer le reste de sa vie à

l'élvsée. Le gouvernement compléterait à l'administration de


l'élvsée deux mille francs par femme réfugiée. Pour être reçue
à l'élvsée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt mille
francs. La sévérité du régime moral serait extrême.

cet objet une vérité, quelque triviale et palpable qu'elle soit; cela est

encore plus méritoire un pauvre journal qui ne peut espérer de succès


à

qu'en étant acheté par les gens riches, lesquels regardent les évêques
3t la Bible comme l'unique sauvegarde de leurs belles livrées.
1 Madame de'Séviçné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671 •

« Je ne sais si vous avea appris que Villarceaux, en parlant au roi d'une


charge pour son t'es, prit habilement l'occasion de lui dire qu'il y avait
des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (mademoiselle deRouxel),
que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle; que si cela était, il le
suppliait de se servir de lui, que l'affaire serait mieux entre ses mains

que dans celles des autres, et qu'il s'y emploierait avec succès. Le roi se
mit à rire, et dit: YtUarceaux, nous sommes trop virjx, vous et moi,
pour attaquer des demoiselles de quinze ans. Et comme un galant homme
se moqua de lui et conta ce discours chez les dames. (Tome II, page 540.
Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de madame d'fcq.inay, etc., etc

Je supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces mé-
moires.
DE L'AMOUR. 211

Après doux ans d'une totale séparation do monde, nia- femme


divorcée pourrait se remarier.
Une fois arrivés à ce point, les chambres pourraient exami-
ner si. pour établir l'émulation du mérite entre les jeunes filles,

il ne conviendrait pas d'attribuer aux garçons une part double


de celles des sœurs dans le partage de l'héritage pati rue!
filles qui ne trouveraient pas à se marier auraient Une paît
à celles des mâle». On peut remarqui r en passant q

tème détruirait peu à peu •l'habitude des mariages de i

nance trop inconvenants. La possibilité du divorce rendrait inu-


tiles les excè- d
!1 faudrait établir sur divers points de la France, et dan

villages pauvres, trente abbayes pour les vieilles fille-. Le gou-


vernement chercherai! à entourer ces établissements >l i onsî-

dération, pour consoler un peu la tristesse des pauvres Gll

y achèveraient leur vie. 11 faudrait leur donner tous les hocheis


de la dignité.

Mais laissons ces chimèrea

CHAPITRE LIX.

WERTHER ET DOS JIAS.

Parmi les jeunes gens, lorsque, l'on s'est bien moqué d'un
pauvre amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement la

conversation finit par agiter la question de savoir s'il vaut mieux

prendre les femmes comme le don Juan de Mozart, ou i

Werther. Le contraste serait plus exact si j\ osse cité Saint-

Preux, mais c'e.-t un si plat personnage, que je ferais loti aux

âmes tendres en le leur dfcnnaW pour Kpt


212 ŒUVRES DE STENDHAL.
Le caractère de don Juan requiert un plus grand nombre d?
ces vertus utiles et estimées dans le inonde . l'admirable intré-
pidité, l'esprit de ressource, la vivacité, le sang-froid, l'esprit

amusant, etc.

Les don Juan ont de grands moments de sécheresse et une


vieillesse fort triste; mais la plupart des hommes n'arrivent pas

à la vieillesse.

Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le salon,

car Ton n'a de talent et de force auprès des femmes qu'autan!

qu'on met à les avoir exactement le même intérêt qu'à une par-
tie de billard. Comme la sociéié connaît aux amoureux un grand
intérêt dans la vie, quelque esprit qu'ils aient, ils prêtent le

liane à la plaisanterie ; mais le malin en s'éveillant, au lieu


d'avoir de 1 humeur jusqu'à ce que quelque cho=e de piquant
et de malin les soit venu ranimer, ils songent à ce qu'ils ai-

ment et font des châteaux en Espagne habités par le bonheur.


L'amour à la Werther ouvre l'àme à tous les arts, à toutes
les impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la

beauté des bois, à celle de la peinture, en un mot au sentiment


et à la jouissance du beau, sous quelque forme qu'il se présente,
fut-ce sous un habit de bure. Il fait trouver le bonheur même
l
sans les richesses . Ces âmes-là, au lieu d'être sujettes à se
blaser comme Mielhan, Bczenval, etc., deviennent folles par

* Premier volume de la Nouvelle ïïéloïse, et tous les volumes, si Saint


Treux se fùl trouvé avoir l'ombre du caractère; mais c'était un vrai poète,
en bavard sans résolution, qui n'avait du cœur qu'après avoir péroré,
d'ailleurs homme fort plat. Ces gens-là ont l'immense avantage de ne
pas choquer l'orgueil féminin, et de ne jamais donner d'eïonnement à
leur amie Qu'on pèse ce mot; c'est peut-être là tout le secret du suc-

cès des hommes plats auprès des femmes distinguées. Cependant l'amour

n'est une passion qu'autant qu'il fait oublier l'amour-propre. Elles ne


sentent donc pas complètement l'amom.ics femmes qui, comme L., lui

demandent les plaisirs de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la

même hauteur que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cher-
che dans l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et
DE I/AMOUR. 213

excès de sensibilité comme Rousseau. Les femmes douées d'une


certaine élévation dame qui, après la première jeunesse, sa-
vent voir l'amour où il est, et quel est cet amour, échapp ni
en général aux don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre
que la qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de la

considération des âmes tendres, que la publicité e>t nécessaire


au triomphe des don Juan, comme le secret à ceux des Werther.
La plupart des gens qui s'occupent de femmes par état sont
nés au sein d'une grande aisance, c'est-à-dire sont, par le fait

de leur éducation et par l'imitation de ce qui les entourait dans


l
leur jeunesse, égoïsies-et secs .

Les vrais don Juan finissent même par regarderies femmes


comme le parti ennemi, cl par se réjouir de leurs malheurs de
tous genres.
Au contraire, l'aimable duc délie Pignalelle nous montrait à

Munich la vraie manière d'être heureux par la volupté, même


sans l'amour-passion. « Je vois qu'une femme me plaît, me di-
sait-il un soir, quand je me trouve tout interdit auprès d'elle et
que je ne sais que lui dire. «Bien loin de mettre son amour-pro-
pre à rougir et à se venger de ce moment d'embarras, il le cul-

tivait précieusement comme la source du bonheur. Chez cet ai-

mable jeune homme, l'amour-goût était tout à fait exempt de la

vanité qui corrode; c'était une nuance affaiblie, mais pure et


sans mélange, de l'amour véritable; et il respectait toutes les

femmes comme des êtres charmants envers qui nous sommes


bien injustes (20 février 1-S20).

Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire

l'orgueil; mais l'amour se retire la rongeur sur le front; c'est le plu


orgueilleux dus despotes : ou il est tout, ou il n'est rien.

» Voir une pige d'André Chénier, Œuvres, page 570; ou bi^n ouvrir
les yeux dans le monde, ce qui est plus dillieile. a En généi il, ceui

que nous appelons patriciens sont plus éloignés que 1<^ aulws h .mines
de rien aimer, s dit l'empereur Marc-Aurèle. (Pensées, page 50.)
214 ŒUVRES DE STENDHAL.
une âme, l'on ne se donne pas un rôle supérieur. J.-.l. Rous-
seau el le duc de Richelieu auraient eu beau faire, malgré tout
leur esprit, ils n'auraient pu changer de carrière auprès des
femmes. Je croirais volontiers que le duc n'a jamais eu de mo-
ments comme ceux que Rousseau trouva dans le parc de la
Chevrette, auprès de madame d'Iloudetot à Venise, en écou- ;

tant la musique des Scuole; et à Turin, aux pieds de madame


Bazile. Mais aussi il n'eut jamais à rougir du ridicule dont Rous-

seau se couvre auprès de madame de Larnage et donl le re-

mords le poursuit le reste de sa vie.


Le rôle des Saint-Preux est plus doux et remplit tous les mo-
ments de l'existence ; mais il faut convenir que celui de don
Juan est bien plus brillant. Si Saint-Preux change de goût au
milieu de sa vie, solitaire et retiré, avec des habitudes pensives,
il se trouve sur la scène du monde à la dernière place , tandis

que don Juan se voit une réputation superbe parmi les hommes,
et pourra peut-être encore plaire aune femme tendre en lui

faisant le sacrifice sincère de ses goûts libertins.

Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me semble que


la question se balance. Ce qui me fait croire les Werther plus
heureux, c'est que don Juan réduit l'amour à n'être qu'une af-

faire ordinaire. Au lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui


se modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement satis-
faits par la froide réalité, comme dans l'ambition, l'avarice et

les autres passions. Au lieu de se perdre dans les rêveries en-

chanteresse^ de la cristallisation, il pense comme un général au


l
succès de ses manœuvres , et, en un mot, lue l'amour, au lieu

d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.

Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre raison, qui


l'est pour le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la mé-
chanceté de la Providence, il faut pardonner aux hommes de
ne pas reconnaître, c'est que l'habitude de la justice me paraît,

1 Comparez Lovelace à Tom Jonet.


PF. L'AMOUR. '215

sauf les accidents, la rouie la plus assurée pour arriver au bon-


1
heur, ei les Werther ne sont pas scélérats .
l'our être heureux dans le crime, il faudrait exact nient n'a-

voir pas de remords. Je ne sais si un tel être peut exist< i -


;
je ne

l'ai jamais rencontre, et je parierais que l'aventure de madame


Michelin troublait les nuits du duc de Richelieu
Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement pas de
3
sympathie, ou pouvoir mettre à mort le genre humain .

Les gens qui ne connaissent l'amour que par les romane


éprouveront une répugnance naturelle eu lisant ces phras

faveur de la vertu en amour. C'est que, par les lois du ri

la peinture de l'amour vertueux est essentiellement ennu;


et peu intéressante. Le sentiment de la vertu paraît ainsi de loin

neutraliser celui de l'amour, et les paroles amour vert

semblent synonymes d'amour faible. Mais tout cela est une in-

firmité de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion telle


4
qu'elle existe dans la nature .

l Voir la Vie privée du duc de Richelieu, 9 volumes in-F'\ P. h

au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il pas mort jus

de sa victime? Pourquoi les maladies? et, s'il y a des maladies,


pourquoi un TroistaOlons ne meurt-il pas de la colique? Pourquoi
Henri IV règnc-t-il vingt et un ans, et Louis XV cinquante-neur? Pourquoi
la durée de la vie n'cst-elle pas en proportion exacte avec le
à>

vertu de chaque homme? Et aut.és questions infâmes, diront les philo-


sophes anglais, qu'il n'y a assurément aucun raîrilc à po:>er, mais aux-
quelles il y aurait quelque mérite à répondre autrement que par des
injures et du cant.
3
Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; et cependant

de quelles belles marses de flatterie n'élait-il pas environné!


8 La cruauté n'est qu'une sympathie soulTraule. Le pouvoir n'est le

premier des bonheurs, après l'amour, que parce que l'on croit être en
état de commander la sympathie.
4 aux yeux du spectateur le sentiment de la vertu à culé
Si l'on peint

lu sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté un cœur |

entre deux sentiments. La vertu dans les romans n'est bonne qu'à
sacri-

fier : Julie d'Étanges.


216 ŒUVRES DE STENDHAL.
Je demande la permission de faire le portrait du plus intime
de mes amis.
Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste des

hommes. Dans le grand marché de la vie, c'est un marchand


de mauvaise foi qui prend toujours et ne paye jamais. L'idée de
l'égalité lui inspire la rage que l'eau donne à i"h\drophobe;
c'est pour cela que l'orgueil de la naissance va si bien au carac-
tère de don Juan. Avec l'idée de l'égalité des droits disparai
celle de la justice, ou plutôt si don Juan est sorti d'un sang

illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché ; et je

croirais assez qu'un homme qui porte un nom hhtoriqne est


plus disposé qu'un autre à mettre le feu à une ville pour se faire
cuire un œuf 1
. Il faut l'excuser; il est tellement possédé de l'a-

mour de soi-même, qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal


qu'il cause, et de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse
jouir ou souffrir. Dans le feu delà jeunesse, quand toutes les pas-

sions font sentir la vie dans notre propre cœur et éloignent la mé-
fiance de celui des autres, don Juan, plein de sensations et de
bonheur apparent, s'applaudit de ne songer qu'à soi, tandis
qu'il voit les autres hommes sacrifier au devoir ; il croit avoir

trouvé le grand art de vivre. Mais, au milieu de son triomphe,


à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que la vie

lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour ce qui faisait

tous ses plaisirs. Don Juan me disait à Thorn, dans un accès

1 Voir S-iint-Simon, fausse couche de madame la duchesse de Bour-


gogne; et madame de Molteville, passim. Cette princesse, qui s'étonnait

que les autres femmes eussent cinq doigts à la main comme ellc^ ce duc
d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, trouvant si simple que ses favori»
allassent à l'échafaud pour lui faire plaisir. Voyez, en 1820, ces messieurs
mettre en avant une loi d'élection qui peut ramener les Robespierre en
Fiance, etc., etc.; voyez Naples en 1799. (Je laisse cette note écrite en
1820. Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur leur mora-
lité, données par le général Laclos, vue à Naples, chez le marquis Berio;
manuscrit de plus de trois cents pages bien scandaleux.)
DE L'AMOUR. «*17

d'Humeur noire : « II n'y a pas vingt variétés de femmes, et une


« fois qu'on en ?. eu dcu\ ou trois de chaque vai iété. la satiété

commence. » Je répondais: * l! n'y a que l'imagination qui


« échappe pour toujours à la saiiété. Chaque femme inspire un
« intérêt différent, et bien olus, la même femme, ?i le hasard
« vous la présente deux ou trois ans plus tôt ou plus tard dans le

« cours de la vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est ai-


« niée d'une manière différente. Mais une femme tendre, même
« en vous aimant, ne produirait sur vous, par ses prétentions
« à l'égalité, que l'irritation de l'orgueil. Votre manière d'avoir
« les femmes tue toutes les autres jouissances delà vie; celle
« de Werther les centuple. »

Ce triste drame arrive au dénoûment. On voit le don Juan


vieillissant s'en prendre aux choses de sa propre satiété, et ja-

mais à soi. Ou le voit, tourmenté du poison qui le dévore, s'agiter


en tous sens et changer continuellement d'objet. Mais, quel que
soit le brillant des apparences, tout se termine pour lui à chan-
ger de peine; il se donne de l'ennui paisible ou de l'ennui agité :

voilà le seul choix qui lui reste.

Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale vérité,

dès lors il est réduit pour toute jouissance à faire seutir son
pouvoir, et à faire ouvertement le mal pour le mal. C'est aussi
le dernier degré du malheur habituel ; aucun poète n'a osé en
présenter l'image fidèle, ce tableau ressemblant ferait horreur.
Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera ses
pas de celte route fatale, -car il y a une contradiction au fond
du caractère de don Juan. Je lui ai supposé beaucoup d'esj ri',

et beaucoup d'esprit conduit à la découverte de la vertu par le

chemin du temple de la gloire l


.

La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en amour-propre,


et qui dans la vie réelle n'était rien moins qu'un nigaud d'homme

* Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est as3ez correi:


représenté par le brave BelhweU, à'Old Mortality.

13
218 ŒUVRES DE STENDHAL.
de lettres ', dit (267) : « Le plaisir de l'amour est animer, a
l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle

que Ton inspire. »

Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée, il est

vrai, sur des circonstances amenées par beaucoup d'esprit et


d'activité; mais il doit sentir que le moindre général qui gagne
une bataille, que le moindre préfet qui contient un département,
a une jouissance plus remarquable que la sienne ; tandis que le

bonheur du duc de Nemours quand madame de Glèves lui dit

qu'elle l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur de .Napoléon


à Marengo.
L'amour à la don Juan est un sentiment dans le genre du
goût pour la chasse. C'est un besoin d'activité qui doit être ré-

veillé par des objets divers et mettant sans cesse en doute votre
talent.

L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un écolier


qui fait une tragédie et mille fois mieux ; c'est un but nouveau
dans la vie, auquel tout se rapporte, et qui change la face de
tout. L'amour-passion jette aux yeux d'un homme toute la nature
avec ses aspects sublimes, comme une nouveauté inventée

d'hier, il s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle siugulier


qui se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant, tout
respire l'intérêt le plus passionné*. Un amant voit la femme
qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il
rencontre, et faisant cent lieues pour aller l'entrevoir un instant,
chaque arbre, chaque rocher lui parle d'elle d'une manière dif-

férente et lui en apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du


fracas de ce spectacle magique, don Juan a besoin que les objets

extérieurs, qui n'ont de prix pour lui que parleur degré d'uti-

lité, lui soient rendus piquants par quelque intrigue nouvelle.

1 Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit passer au


coaGjuteur, entre deux portes, au parlement.
* Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à ia descente
DE L AMOUR. 219

L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs, après un an ou


deux, quand l'ainaut n'a plus, pour ainsi dire, qu'une âme avec
ce qu'il aime, et cela, chose étrange, même indépendamment
des succès en amour, même avec les rigueurs de sa m;
quoi qu'il fasse ou qu'il voie, il se demande : or Que- dirait -elle si

elle était avec moi? que lui dir..is-je de cette vue de Casa-Lcc-
chio ?» 11 lui parle, il écoute ses réponses, il rit des plaisanteries
quelle lui fait. À cent lieues d'elle et sous le poids de sa colère,

il se surprend à se faire celte réflexion : « Léonore éiait fort gaie

ce soir. » 11 se réveille : « Mais, mon Dieu ! te dit-il eu soupirant,

il y a des fous à Bedlam qui le sont moins que moi!


« — Mais vuusminipalientez, me dit un de mes amis auquel
je lis cette remarque : vous opposez sans cesse LHiomne pas-
sionné au don Juan, ce n'est pas là la que. lion. Vous auriez
rairoii si L'on pouvait là volonté se donner une passion. Mais
dans l'indifférence, que faire ? »— L'amour-goût, sans horreurs.
Les horreurs viennent toujours d'une petite aine qui a besoin
de se rassurer sur son propre mérite.
Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la peine à
convenir de la vérité de cet état de l'âme dont je parlais tout à
l'heure. Outre qu'ils ne peuvent le voir ni le sentir, il choque
trop leur vanité. L'erreur de leur vie est de croire conquérir
en quinze jours ce qu'un amant transi obtient à peine en six

mois. Ils se fondent sur des expériences faites aux dépens de


ces pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour plaire, en
revêtant ses mouvements naïfs à une femme tendre,. ni I

nécessaire pour le rôle de don Juan. Ils ;.e veulent pas voir que

ce qu'ils obtiennent, fût-il même accordé par la même femme,


n'est pas la même chose.

L'homme prudent sans cesse se méfie.


C'est pour celi que des amants trompeurs
Le nombre est grand.' Les dames que l'on prie
p ont soupirer longtemps des serviteurs
Qui n'ont jamais été faux de leur viï.
220 ŒUVRES DE STENDHAL.
Mais du trésor qu'elles donnent enfin
Le prix n'est su que du cœur qui le goûte;
Phis on l'achète et plus il est divin :

Le los d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.

Nivernais, le Troubadour Guillaume de la Tour, ai, 34'J.

L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se comparer à


une roule singulière, escarpée, incommode, qui commence à la

vérité parmi des bosquets charmants, mais bientôt se perd entre


des rochers taillés à pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour
les yeux vulgaires. Peu à peu la route s'enfonce dans les hautes
montagnes au milieu d'une forêt sombre dont les arbres immen-
ses, en interceptant le jour par leurs têtes touffues et élevées
jusqu'au ciel, jettent une sorte d'horreur dans les âmes non
trempées par le danger.
Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe infini
dont les détours multipliés impatientent l'amour-propre, tout à
oup l'on fait un détour, et l'on se trouve dans un monde nou-
veau, dans la délicieuse vallée de Cachemire de Lalla-Cook.
Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans cette
route ou qui n'y font tout au plus que quelques pas, pourraient-
ils juger des aspects qu'elle présente au bout du voyage 9 . ,

« Vous voyez que l'inconstance est bonne :

a II me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»

— Bien, vous vous moquez des serments et de la justice. Que


cherche-t-on par l'inconstance? le plaisir apparemment.
Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie femme
désirée quinze jours et gardée trois mois, est différent du plai-
sir que l'on trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gar-

dée dix.
Si je ne mets pas toujours, c'est qu'on dit que la vieillesse,

changeant nos organes, nous rend incapables d'aimer; pour


DE L'AMOUR. 329

moi, je n'en crois rien. Voire maîtresse, devenue votre amie in-

time, vous donne d'autre plaisirs, les plaisirs de la vieillesse.

C'est une fleur qui. après avoir été rose le malin, dans la saison

des fleurs, se change en un fruit délicieux le soir, quand les ro-


1
ses ne sont plus de saison. .

Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans


toute la force du terme; on ne F aborde qu'en tremblant, et,

dirais-je aux don Juan, l'homme qui tremble ne s'ennuie pas


Les plaisirs de l'amour sont toujours en proportion de la

crainte.

Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui ; le malheur de l'a-

mour-passion, c'est le désespoir et la mort. On remarque les

désespoirs d'amour, ils font anecdote; personne ne fait atten-

tion aux vieux libertins blasés qui crèvent d'ennui et dont l'a-

ris est pavé.


« L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui. » —
Je le crois bien, l'ennui oie tout, jusqu'au courage de se tuer.
Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que dans la

variété. Mais un homme qui porte aux nues le vin de Champa-


gne aux dépens du bordeaux ne fait que dire avec plus ou
moins d'éloquence : « J'aime mieux le Champagne. »

Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, s'ils

se connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent après le genre


-

do bonheur qui est le mieux adapté à leurs organes* et à leui

habitudes. Ce qui gâte le parti de l'inconstance, c'est que tou


les sols se rangent de ce côté par manque de courage.
Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la peine de s'é-

tudier soi-même, a son beau idéal, et il me semble qu'il y a


toujours un peu de ridicule à vouloir convenir son voisin.

1 Voir les Mémoires de Collé ;


sa femme.

5
Les physiologistes qui con • organes vous disent : « L'in-

justice, d;ins Jes relations de 1j vie s^ciile, produit sécheresse, défunce e!

malheur.»
222 ŒUVRES DE STENDHAL.

CHAPITRE LX.

DES FIASCO. (iN'ÉDIT.I

« Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques, »

dit madame de Sévigné, racontant le malheur de son fils au-


près de la célèhre Champmeslé.
Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux.
« Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d'ai-

guillettes, de quoy nostre monde se void si entraué, qu'il ne se


parle d'autre chose, ce sont volontiers des impressions de l'ap-
préhension et de la crainte; car ie sçay par expérience que tel

de qui ie puis respondre comme àc moy-mesme, en qui il ne pou-


uoit cheoir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchan-
tement, ayant oûy faire le conte à vn sien compagnon d'vne dé-
faillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le poinct
qu'il en avoit le moins de besoin, se trouuant en pareille
occasion, l'horreur de ce conte luy vint à coup si rudement
frapper l'imagination, qu'il encourut vne fortune pareille. Et de
là en hors fut subicct à y recheoir, ce vilain souuenir de son
inconuénient le gounnandant et le tyrannisant. Il trouua quel-
que remède à cette resuerie par vne autre resuerie. C'est que,

aduouant luy-mesme, et preschant, auant la main, cette sienne


subieclion, la contention de son asme se soulageoit sur ce que,
apportant ce mal comme attendu, son obligation s'en amoin-
drissoit ei. lui en poisoit moins...
« Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable»;
sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux
entreprises où notre asme se trouue outre mesure tendiie de
désir et de respect... J'en sçay à qui il a seruy d'y apporter le
corps mesme, denty rassasié d'ailleurs... L'asme de l'assaillant,
DE L'AMOUR. 2-r

troublé d' plusieurs diu^rses allarmes se perd .. La

bru de Pyîhagoras disuit que h femme qui se coucb auec «a


ae duil aucc sa cotte laisser quaut et qu ml la boule, et la

reprendre auec sa cotte. »


Cette fenime avait raison pour la galanterie et tort pour la

m tur.

Le premier triomphe, mettant a pari toute vanité, n'est •',

(émeut agréable pour aucun bomme :

1" A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer cette lemme


et de la livrer à son imagination, c'est-à-dire à moins qu'il 1

l'ait dans les premiers moments qu'il la délire. C'est le cas du


plus grand plaisir physique possible; car toute 1 aine s'ap-

plique encore à voir les beautés sans songer aux obslacl


2° Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme absolument
sans conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple,
une de ces femmes que l'on ne se souvient de désirer que quand
on les voit. S'il entre un grain de passion dans le cœur, il entre

un grain de fiasco possible.


5° Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une manière

si imprévue, qu'elle ne lui laisse pas le temps de la moindre ré-

flexion.
4° Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la part de 1

femme, et non senti au même degié par son amant.

Plus un homme est éperdument amoureux, plu- gra ideesl la.

vi. ! nce de se faire pour oser toucher aussi fa-


qu'il est ob'.igé

milièrement, et risquer de fâcher un être qui, pour lui, sem-


blable à la Divinité, lui inspire à la fois l'extrême amour

vespect extrême.
tendre, el
Cette crainte-là, suite d'une passion fort

Yamour-goût la mauvaise honte qui provient d'un immense dé-


sir de plaire et du manque de courage, forment un sentiment
l'on sent eu soi insurmontable, et
dont
extrêmement pénible que
lame occupée à avoir de la heure et à la
on rougit. Or, si est
du plaisir;
surmonter, elle ne peut pas être employée à avoir
224 ŒUVRES DE STENDHAL.
car, avant de songer au plaisir, qui est un luxe, il faut auc la

sûreté, qui est lf» nécessaire, ne courre aucun risque.


Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mau-
vaise honte, même chez les filles; ils n'y vont pas, car on ne
les a qu'une fois, et celte première fois est désagréable.
Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe esttrès-sou-
venlun effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de l'aven-

ture et le bonheur du moment qui la suit ; on est tout content :

1° De se trouver enfin dans celte situation qu'on a tant dési-

rée : d'être en possession d'un bonheur parfait pour l'avenir, et

d'avoir passé le temps de ces rigueurs si cruelles qui vous fai-

saient douter de l'amour de ce que vous aimiez ;

2° De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un danger;


cette circonstance fait que ce n'est pas de la joie pure dans
Vamour-passion; on ne sait ce qu'on fait, et l'on est sûr de ce
qu'on aime ; mais dans X amour -goût, qui ne perd jamais la tête,

ce moment est comme le retour d'un voyage ; on s'examine,


et, si l'amour tient beaucoup de la vanité, on veut masquer
l'examen ;

3° La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté une vic-

toire.

Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que
votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de

vous dire un soir, d'un air tendre et interdit : « Venez demain


à midi, je ne recevrai personne. » Par agitation nerveuse, vous
ne dormirez pas de la nuit; Ton se figure de mille manières
le bonheur qui nous attend ; la matinée est un supplice ; enfin,

l'heure sonne, et il semble que chaque coup de l'horloge vous


retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la rue
avec une palpitation ; vous n'avez pas la force de faire un pas.
/ous apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimez ;

vous montez en vous faisant courage... et vous faites le fiasco

d'imagination.
'..'..
Rupture, homme excessivement nerveux, artiste et tête
DE LAMOUR.
étroite, me contait à Messine que, oon-seulemehl toutes les

premières fois, mais même à tous les rendez-vous, il a toujours

eu du malheur. Cependant je croirais qu'il a été bomme (<>ut

autant qu'un autre; du moins je iui ai connu deux mail


charmantes.
Quant au sanguin parfait de vrai français, qui prend toul du
beau côté, le colonel Malhis), un rendez-vous pour demain à

midi, au lieu de le tourmenter par excès de sentiment, peint

îout en couleur de rose jusqu'au moment fortuné. S'il o'eûl pas

eu de rendez-vous, le sanguin *e serait un peu ennuyé.


Voyez l'analyse de l'amour pal flelvéïius; je parierai- qu'il

sentait ainsi, et il écrivait pour la majorité des bomm


gens-là ne sont guère susceptibles dé Y amour-passion; il iroti-

blerait leur belle tranquillité; je crois qu'ils prendraiec

transports pour du malheur; du moins ils seraient humili

sa timidité.
Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une
fiasco moral : c'est lor.-qu il reçoit un rendez-vous de M< ssaline,

et que, au moment d'entrer dans son lit, il vient à penser d

quel terrible juge il va se montrer.

Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à

se rapprocher du sanguin, comme dit Montaigne, par I i

du vin de Champagne, pourvu toutefois qu'il ne se la don:


exprès. Sa consolation doit être que ces gens si brillants qu'il

envie, et dont jamais i.l ne saurait approcher, n'ont ci ses plai-


sirs divins ni ses accidents, et que les beaux-arts, qui se nour-

rissent des timidités de l'amour, sonl pour eus lettres i

L'homme qui ne désire qu'un bonheur commun,


le trouve souvent, n'est jamais malheureux, et, par conséquent,
n'est pas sensibleaux arts.
Le tempérament athlétique ne trouve ce genre d<- malheur

que par épuisement ou faiblesse corporelle, au contraii

tempéraments nerveux et mêlant oliques, qui semblent

tout exprès.
t3. .
226 ŒUVRES DE STENDHAL.
Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, ces pau-
vres mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagi-
nation et par là à jouer un moins triste rôle auprès de la femme
objet de leur passion.

Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sr>ge ne se donne


jamais la première fois par rendez- vous. — Ce doit être un bon-
heur imprévu.
Nous parlions ce soir de fiasco à l'état-major du généra! Mi-
cliaud, cinq très-beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans

et moi. 11 s'est trouvé que, à l'exception d'un fat, qui proba-

blement n'a pas dit vrai, nous avions tous fait fiasco la pre-

mière fois avec nos maîtresses les plus célèbres. 11 est vrai que
peut-être aucun de nous n'a connu ce que Delfante appelle

Y amour-passion.
L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit dimi-

nuer le danger.
J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois ans,

qui, à ce qu'il me semble, par excès d'amour, les trois premiè-


res nuits qu'il put passer avec une maîtresse qu'il adorait de-

puis six mois, et qui, pleurant un autre amant tué à la guerre,

l'avait traité fort durement, ne put que l'embrasser et pleurer

de joie. Ni lui ni elle n'étaient attrapés.

L'ordonnateur II. Mondor, connu de toute l'armée, a fait

fiasco trois jours de suite avec la jeune et séduisante com-


tesse Koller.

Mais le roi du fiasco, c'est le raisonnable et beau colonel


Eoise, qui a fait fiasco seulement trois mois de suite avec Tes
piègle et piquante N... V..., et, enfin, a été réduit à la quitter

sans l'avoir jamais eue.


FRAGMENTS DIVERS

J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre encore plus

modeste, un choix, fait sans trop de sévérité parmi trois ou


quatre cents caries à jouer sur Lesquelles j'ai trouvé d< li

tracées au crayon; souvent ce qu'il faut Lieu appeler I

nuscrit original, faute d'un nom plus simple, est bâti de m ;-

ceaux de papier de toute grandeur écrits au crayon, et que Li-

sio attachait avec de la cire pour ne pas avoir rembarra! de


recopier. 11 m'a dit une fois que rien de ce qu'il notai! i

semblait une heure après valoir la peine d'être recopié. •

entré dans ce détail avec l'espérance qu'il me servira d'excuse

pour les répétitions.

On peut tout acquérir dau> la solitude, hormis du i

1ère.

II

En 1821, la haine, l'amour et l'avaride, les trois passions les

plus fréquentes, et avec le jeu, presque les seule- à H

Les Romains paraissent 'méchant» au premier abord; ils ne


soin qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination qui
s'enflamme à la plus légère apparence.
228 ŒUVRES DE STENDHAL.
un homme rongé
:

S'ils font des méchancetés gratuites, c est

par la peur, et qui cherche à se rassurer en essayant sor


fusil.

Iïï

Si je disais, comme je le crois, que la bonté est le trait dis-

tiuclif du caractère des habitants de Paris, je craindrais beau-


coup de les offenser.

a Je ne veux pas être non. »

ÏV

Une marque de l'amour vient de naître, c'est que tous les

plaisirs et toutes les peines que peuvent donner toutes les au-

tres passions et tous les autres besoins de l'homme cessent à


l'instant de l'affecter.

La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de toutes.

VI

Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et ferme ex-'


périence des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l'oo
désire constamment ou Ton ne désire pas du tout.

VII

L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des
combats, c'est l'amour du jeu.

vin

Rien ne tue l' amour-goût comme les bouffées d'amour-pas-


mou dans le partner.
Contessina L. Forli, 1819.
DE L'AMOUR.

Grand défaut ùes femmes, le plus choquant de ton- pour un


homme un peu d gùe de ce
;
nom : le public, en fait il

ments, ce s'élève guère qu'à des idées basses, et elles fonl le

publie juge suprême de leur vie; je dis même les plus distin-

guées, et souvent sans s'en douter, et même en croyant i : di-

sant le contraire.
Brescin, 1819.

Prosaïque est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais ridi-

cule, car rien de plus froid que no- poésies; s'il y a quelque
chaleur en France depuis cinquante ans, c'est assurémenl
la prose.
Mais enfin la contessina L. se servait du mot prosaïque, et

j'aime à récrire.
La défini! ion est dans Don Quichotte et dans le Contraste
parfait du maître
'«'•-
et de l'ecuyer. Le maître, grand et paie : I

cuyer, gras et frais. Le premier, t« ut héroïsme et courtoisie; le

second, tout égoïsme et servilité; le premier, toujours rempli


d'imaginations romanesques- et louchantes; le second, m
dèle d^prit de conduite, un recueil de proverbes bien
le premier, toujours nourrissant son àme de quelque contem-
plation héroïque et hasardée; l'antre, ruminant quelque plan

Lien sage et dans lequel il ne manque pas d'admell

sèment en ligne de compte l'influence de tous les petits mou-


vements honteux et égoïstes <îu cœur humain.
Au moment où le premier devrait être détrompé par le mm-
succès de ses imaginations d'hier, il est déjà occupé de se> < li-

teaux en Espagne d'aujourd'hui.


Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant roma-
nesque.
230 ŒUVRES DE STENDHAL.
Marlborougb avait l'âme prosaïque ; Henri IV amoureux à
cinquante-cinq ans d'une jeune princesse qui n'oubliait pas sou
âge, un cœur romanesque *.

Il y a moins d'àmes prosaïques dans la noblesse que aans le


tiers-état.

C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque.

XI

Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout y est im-


prévu et que l'agent y est victime. Rien de plat comme l'amour-
goûl, où tout est calcul comme dans toutes les prosaïques affai-

res de la vie

XII

On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant


mieux qu'on ne voudrait,
L. 2 novembre 1818.

XIII

L'influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie

cbez un parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes


les dawes qu'il rencontrait, et pleurant de ravissement, parce
que le duc de L**"***", un des plus plats courtisans de l'époque,
daigne se promener à droite plutôt qu'à gaucbe, pour accompa-
gner un M. Coindet, ami de Rousseau.
L. 5 mai 1820.

1 Dulaure, Histoire de Paris.


Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la fuite de la
princesse de Condé; les ministres collés contre les murs et silencieux; Je

roi se promenant à grands pas.


DE L'AMOUR.

i; -.
une 23

Les femmes ici n'ont que l'éducation des cln


ne se gène guère pour être au désespoir on au coi

joie, par amour, devant ses filles de douze à quinze ans. Rap-
pelez-vous que dans ces climats heureux, beaucoup de femmes
sont très-bien jusqu'à quarante- cinq au?, et la ,
ma
i à dix-huit.

La Valchiusa, disant hier de Lampegnafll : a Ah ! celui-là

fait pour moi, il savait aimer, etc., etc., » et suivant 1 mgl


ce discours avec une amie, devant sa fille, jeune perso in

al rte, de quatorze à quinze ans, qu'elle menait aussi au\ pro-


entimentales avec ca ama
Quelquefois les jeunes fille.-, s maxim
accrochi al d
d -

du'.:i' excellentes : madame Guarnacci, adress


par exemple,
ses deux filles et à deux hommes qui en toute leur vie ne lui

ont fait que cette visite, d es maxim ;s approfondies pendan


demi-heure, et appuyées d exemples à leur connais .

delà Gercara en Hongrie), sur l'époque précise à laquelle il

vient de punir, par l'infidélité


mal.

XV

Le sanguin, le Français véritable le colonel M.âs), au li

se tourmenter par excès d Ql oomme Rousseau, g il a

un rendez-vous pour demain soir à sept heun t toui

en couleur de rose jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là


guère susceptibles de l'amour-passion, il troublerait leur belle

tranquillité. Je vais jusqu'à dire que peut-être Us |

ses transports pour du malheur, du moins ût seraient hou


de sa timidité.
232 ŒUVRES DE STENDHAL.

XVI

La plupart des hommes du nicLde, par vanité, par méfiance,


par crainte du malheur, ne se livrent à aimer une femme qu'a-

près Pintimité.

XVII

Les âmes très-tendres ont besoin de la facilité chez une


femme pour encourager la cristallisation.

XVIII

Une femme croit entendre la vois du public dans le premier


sot ou la première amie perfide qui se déclare auprès d'elle

l'interprète fidèle du public.

XIX

Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une femme


qui vous a fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle enne-
mie pendant longtemps et qui est prête à l'être encore. Bonheur
des officiers français en Espagne, 1812.

XX

il faut ia solitude pour jouir de son cœur et pour aimer, mais


il faut être répandu dans le monde pour réussir.

XXI

Toutes les observations des Français sur l'amour sont bien


écrites, avec exactitude, point outrées, mais ne portent que
sur des affectations, légères, disait l'aimable cardinal Lante.
DE L'AMOUR. 233

XXII

"ions fes mouvements de passion de la comédie d\ s Iimamo-


rati de Goldoni sont excellents, c'est le style et le> pen é qui
révoltent par la plus dégoûtante bassesse : c'est le contraire

d'une comédie française.

XXIII

Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition ac-

tive, dit sacrifice du présent, à l'avenir; rien n'élève l'âme comme


le pouvoir et l'habitude de faire de tels sacrifices. Je vois plus

de probabilité pour les grandes passions en 1852 qu'en 1772-

XXIV

Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes trop

repoussantes, est peut-être celui de tous qui c>t le plus propre

à frapper et à nourrir l'imagination des femmes. Si le tempéra-


ment b'ïicux n'est pas placé dans de belles circonstanc i

le Lauzun de Saint-Simon (Mémoires, tome V, 580), le difficile,

cest de s'y accoutumer. Mais, une fois ce caractère saisi par une

femme, il doit l'entraîner. Gui, même le sauvage et fanatique

Balfour [Old Mortality). C'est pour elles le contraire d;,

saïque.

XXV

Ln amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus la

R. 555). Dans toute autre passion, l'on ne doute plus de ce qu'on


s'est une fois prouvé.

XXM
Les vers fuient inventés pour aider la mémoire. Tins tard on
234 ŒUVRES DE STENDHAL.
les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté

vaincue. Les garder aujourd'hui dans l'art dramatique, reste de


barbarie. Exemple : l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers
par M. de Bonnay.

xxvn

Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui, d'avarice, de


haine et de passions vénéneuses et froides, je passe une nuit
heureuse à rêver à elle, à elle qui me traite mal par méfiance.

XXVIII

li n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style simple,

c'est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la

Nouvelle Eéloïse, ce qui la rend illisible à trente ans.

XXIX

Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est


«

assurément de laisser s'évanouir, comme ces fantômes légers


que produit le sommeil, les idées d'honneur et de justice qui
de temps en temps s'élèvent diras notre cœur. »

Lettre de Jena, mars 1819.

XXX

Une femme honnête est à la campagne, elle passe une heure

dans la serre-chaude avec son jardinier; des gens dont elle a


contrarié les vues l'accusent d'avoir trouvé un amant dans ce
jardinier.

Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible.

Elle pourrait dire : « Mon caractère jure pour moi, voyez les

mœurs de toute ma vie ; » mais ces choses sont également io-


DE L'AMOUR.
visibles, et aux méchants qui ne veulent rien voir, et un sots

qui ne peuvent riw1 voir.

Salviati. Rome, 23 juillet |819

XXXI

J'ai vu an homme découvrir que son rival était aimé, et ec-

iui-ci ne pas le voir à cause de sa passion.

XXX1Ï

Pics un homme e t éperdumenl amoureux, plus grande est la

violence qu'il e;-t (obligé de se faire pour oser risquer de fâcher


la femme qu'il aime et lui prendre la main.

XXXIII

Rhétorique ridicule, mais à la différence de cehVde Roi; D

inspirée par la vraie passion : Mémoires de M. de Mau'**., lettre

de S*'*.

XXXIV
NATCHEL.

J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du naturel

une jeune personne qui; il est vrai, me semble avoir- ni grand

caractère. Elle adore un de ses cousins, cela me semblé évi-

dent, et elle doit s'être avoué à elle-même l'état de son cœur.

Ce cousin l'aime; mais, comme elle est Irès-sérieuse avec lui, il

croit ne pas plaire, et se laisse entraîner aux marq

férence que lui donne Clara, une jeune veuve amie de Mélanie.
Je crois qu'il va l'épouser ;. Mélanie le voit et souffre i

qu'un cœur fier et rempli malgré lui d'une passion violente p< m
changer un peu set manières mais
souffrir. Elle n'aurait qu'à ;
230 ŒUVRES DE STENDHAL.
clic regarde comme une bassesse qui aurait des conséquences
durant toute sa vie de s'écarter un instant du naturel

XXXV

Sapho ne vit ù iis l'amour que le délire des sens ou le plaisir

physique sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha un


amusement pour les sens et pour l'esprit. Il y avait trop peu de
sûrelé dans l'antiquité pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-

p i
sion.

XXXVI

il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des gens


qui trouvent Homère supérieur au Tasse. L'amour-passion exis-

lait du temps d'Homère et pas très-loin de la Grèce.

XXX vu

Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que vous ado-


rez vous aime d'ame.ur-passion, éludiez la première jeunesse
de votre amant. Tout homme distingué fut d'abord, à ses pre-
miers pas dans la vie, un enthousiaste ridicule ou un infortuné.
L'homme à l'humeur gaie et douce, et au bonheur facile, ne
peu; aimer avec la passion qu'il faut à voire cœur.
Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de longs mal-
heurs, et de ces malheurs que les romans se gardent bien da
peindre, et d'ailleurs qu'ils ne peuvent pas peindre.

XXXVIÎÎ

Une résolution forte change sur-le-champ le plus extrême

malheur en un état supportable. Le soir d'une bataille perdue,


un homme fuit à louiez jambes sur un cheval harassé ; il entend
DF. L'AMOUR. 287

distinctement le galop du groupe de cavaliers qui le poursui-


vent; tout à coup il s'arrête, descend de cheval, renouvelle l'a-

morce de sa carabine et de ses pistolets, et prend la rcs «lotion

de se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il voit la

croix de la Légion d'honneur.

XXXIX

Fond des moeurs anglaises. Vers 1730. quand nous avions


déjà Voltaire et Fonlenelle, on inventa en Angleterre une ma-
chine pour séparer le grain qu'on vient de battre des petits frag-
ments de paille; cela s'opérait au moyen d'une roue qui donnait

à l'air le mouvement nécessaire pour enlever lc> fragments de


paille; mais en ce pays biblique les paysans prétendirent qu'il

était impie d'aller contre la volonté de la divine Providence, et

de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au ciel,

par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et

d'attendre le moment marqué par le dieu d'Israël. Cpmparei cela


l
aux paysans français .

XL

Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme di ! s e

ser à l'amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère


avec trop d'énergie. Lesjeunes Américaines des États-Unis sont

1 Pour l'état actuel des mœurs anglaises, voir la Vie de 31. BeallU,
écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité profond
M. Beallie recevant dix guinées d'une vieille marquise pour calomnier
Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie sur des évêques à '200,000

livres de rente, et paye en argent ou en considération di •

prétendus libéraux, pour dire des injures à Chénier. (Bdtnburg-Revieir


1821.)
Le canl le plus dégoûtant pénètre partout. Tout te qui n'est pas pein-
ture de sentiments sauvages et énergiques en est étuutié, impossible
d'écrire une page gaie en anglais.
238 ŒUVRES DE STENDHAL.
tellement pénétrées et fortifiées d'idées raisonnables, que l'a-

mour, cette fleur de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut lais-

ser en toute sûreté, à Boston, une jeune fille seule avec un bel

étranger, et croire qu elle ne songe qu'à la dot du futur.

XLI

En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes;

les veuves, au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe


parmi les femmes sur la félicité de cet état. Il n'y a donc pas
d'égaliié dans le contrat d'uniun.

XLII

Les gens heureux en amour ont l'air profondément attentif,

ce qui, pour un Français, veut dire profondément triste.


Dresde, 1818.

XLI1I

Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.

XLIY

L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous con-

tractons les passions de nos parents, même quand ces passions

empoisonnent notre vie. v


0rgueil de L.)

XLV ,

La source la plus respectable de l'orgueil féminin, c'est la

crainte de se dégrader aux yeux de son amant par quelque dé-

marche précipitée ou par quelque action qui peut lui sembler

peu féminine.
DE L'A 51 OU H.

XLVI

Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquen


sans terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu'on
donnerait pour bien des choses.

XLVU

Que de fois neme suis-je pas écrié au milieu de mon courage :

« Si quelqu'un me tirait un coup de pistolet dans la tèi


merci» rais avant que d'expirer si j en avais le temps!
peut avoir de courage envers ce qu'on aime qu'en l'aimant
moins.
S. Février. I

XLVIII

«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme"; Mirabeau


et les lettres à Sophie m'ont dégoûté des grandes âmes.
lettres fatales m'ont fait l'impression d'une expérience pi i

nelle. » Cherchez ce qu'on ne voit jamais dans les romans ;

que deux ans de constance avant L'intimité vous assurent du


coeur de votre amant.

XLIX

Le ridicule effraye l'amour. Le ridicule impossible eu Italie


ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à N.iples, don<
n'est bizarre. Ensuite rien de ce qui fait plaisir n'est blâ

Voiià qui tue l'honneur bête, et une moitié de la comédie.

Les enfants commandent par les larmes, et quand on ne le»


UO ŒUVRES DE STENDHAL.
écoute pas, ils se font mal exprès. Les jeunes femmes se piquent
à" amour-propre.

Ll

C'est une réllexion commune, mais que sous ce prétexte Toc


oublie de croire, que tous les jours les âmes qui sentent devien-
nent plus rares, et les esprits cultivés plus communs.

LU
ORGUEIL FÉMININ.

Bologne, 18 avril, deux heures du matin.

Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout calcul l'ait, il

faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j'aimerais

mieux, si j'en avais le courage, noter les conséquences de ce

que j'ai vu à n'en pas douter. Voilà donc une conviction qu'il

faut renoncer à communiquer. 11 y a trop de petites circonstan-

ces. Cet orgueil est l'opposé de la vanité française. Autant que

je puis m'en souvenir, le seul ouvrage où je l'aie vu esquissé,


c'est la partie des Mémoires de madame Roland où elle conte

les petits raisonnements qu'elle faisait étant fille.

LUI

En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d'un


jeune homme jusqu'à ce qu'elles en aient fait un fat. Ce n'est
qu'alors qu'il peut flatter la vanité.
Duclos.

Liv

Modène, 1820.

Ziïietîi me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R... : « Je


DE L'AMOUR.
n'irai pas dîner à San-Michello (c'est une auberge) ; hier j'ai dit

des bouc mots, j'ai été plaisant en parlant à Cl***, cela pourrai!
nie faire remarquer. »

N'allez pas croire que Zilielti soit sot ou timide. C'est on


homme prudent et fort riche de cet heureux pays-ci

LV

Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement l

non la société. Ailleurs, c'est le gouvernement qui fait le mal.


Ils ont changé de rôle à Boston, et le gouvernement fait l'hyp -

crite pour ne pas choquer la société.

LVI

Lesjeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées entière-


ment aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées

tout au plus que par un petit nombre de maximes fort justes

qu'elles ont apprises en écoulant aux portes.


Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait à
préserver le naturel, elles ne lisent pas de romans par la raison
qu'il n'y en a pas. A Genève et en France, au contraire, on fait

l'amour à seize ans pour faire un roman, et l'on se demande à

chaque démarche et presque à chaque larme : « Ne suis-je pa-

bien comme Julie d'Étange ? »

LVII

Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son amanl
quelle traite mal. et auquel elle permet à peine de lui baiser la

main, n'a tout au plus que le plaisir physique le plus gro ier,

là où le premier trouverait les délices et les transports du bon-


heur le plus vif qui existe sur cette terre.

t<
242 ŒUVRES DE STENDHAL.

LVIII

Les lois de Y imagination sont encore si peu connues, que j'ad


mets l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une erreur.
Je crois distinguer deux espèces d'imaginations.
1° L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, con-

duisant sur-le-champ à l'action, se rongeant elle-même et lan-


guissant si l'on diffère seulement de vingt-quatre heures,
comme celle de Fabio. L'impatience est son premier caractère,
tlle se met en colère contre ce qu'elle ne peut obtenir. Elle

voit tous les objets extérieurs, mais ils ne font que l'enflammer,
elle les assimile à sa propre substance, et les tourne sur-le-
champ au profit de la passion.

2° L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, lente-


ment, mais qui avec le temps ne voit plus les objets extérieurs

et parvient à ne plus s'occuper ni se nourrir que de sa passion.


Cette dernière espèce d'imagination s'accommode fort bien de
la lenteur et même de la rareté des idées. Elle est favorable à
la constance. C'est celle de la plupart des pauvres jeunes fllîes

allemandes mourant d'amour et de phthisie. Ce triste spectacle,

si fréquent au delà du Rhin, ne se reucoutre jamais en Italie.

LIX

Habitudes de l'imagination. Un Français est réellement choqué


de huit changements de décorations par acte de tragédie. Le
plaisir de voir Macbeth est impossible pour cet homme; il se

console en damnant Shakspeare.

LX

En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes,


est à quarante ans en arrière de Paris. A. C..., une femme ma-
DE L'A M-

riée me dit qu'elle ne s'est permis de lire qui' certains mor-

ceaux des Mémoires de Lauzun. Cette sottise me glace,

trouve plus une parole à lui dire; c'est bien là, en effet, un livre
que l'on quitte.

Manque de naturel, grand défaut des femmes de


Leurs gestes multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premie
rôle dans leur ville, pires que les autres.

LX1

Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, estime l'ar-

gent ce qu'il vaut. Il ne faut penser qu'à sa fortune, t;tnt qu'un

n'a pas six mille francs de rente, et pui> n'y plus penser: !.<

sot, de son côté, ne comprend pas l'avantage qu'il y a à >entir

et penser comme Goethe, toute sa vie, il ne sent que par l'ar-

gent et ne pense qu'à l'argent. G'èsl parle mécanisme de ce


double vote que dans le monde les prosaïques semblent l'em-
porter sur les cœurs nobles.

LX1I

En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; en Amé-


rique, il s'émousse par la liberté.

. LXIII

Une certaine manie discutante s'est emparée de la jeu

et l'enlève à l'amour. En examinant si Napoléon a été utile à la

France, on laisse s'enfuir l'âge d'aimer. Mène parmi cent qui

veulent êîre jeune*, l'affectation de la cravate, de l'éperon, de

l'air martial, l'occupation de soi, fait oublier de regard

jeune fdle qui passe d'un air si simple et à laquelle son peu de

fortune ne permet de sortir qu'une fois tous les huit j


244 ŒUVRES DE STENDHAL.

LXIV

J'ai supprimé le chapitre Prude, et quelques autres.


Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mé-
moires d'Horace Walpole :

THE TWO ELISABETDB. Let us compare the daughlers of


two ferociou; men, and see winch was sovereign of a civilised

nation, which of a barbarous one. Both were Elisabeths. The


daughter of Peter (of Russia) was absolute yet spared a conipe-
titor and a rival; and thouglit the person of an empress had
sufficient allurements for as many of her subjects as she chose
to lionour wilh the comunication. Elisabeth of England could
neilher forgive the claim a Mary Stuart nor her charms, but
ungenerously emprisoned her (as George did IV Napoléon), when
imploring protection, and without the sanction of eiiher despo-
lism or law, sacrificed many to her great and Utile jealousy. Yet
this Elisabeth, piqued herself on chastity; and while she practi-
sed every ridiculous art of coquetery to be admired at an un-
seemly âge, kept off lovtrs wliom she encouraged, and neilher
gralified her own desires nor their ambition. Vtho can helppre-
fering the honest, open-hearled barbarian empress? (Lord Ox-
ford's ftlcmoirs.}

LXV

L'extrême familiarité peut dcîruire la cristallisation. Une


charmante jeune fdle de seize ans devenait amoureuse d'un beau
jeune homme du même âge, qui ne manquait pas chaque soir, à
la tombée de la nuit l , de passer sous ses fenêtres. La mère
l'invite à passer huit jours à la campagne. Le remède était hardi
j'en conviens, mais la jeune fille avait une âme romanesque, el

1
A l'Avi Maria.
DE L'AMOUR, \!43

ic beau jeune homme était un peu plat : elle le méprisa au hou)


de trois jours.

LXVI

Bologne, 17 aTril 1817

Ave Maria (twïlight), en Italie, heure de la tendri sse, dei

plaisirs de L'âme, et de la mélancolie : sensation augmentée par

le son de ces belles cloches.


Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que par les sou
venirs.

LXVII

Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans le

monde, est ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare

rarement pour une jeune tille douce, aimable, innocente. Com-


ment trembler, adorer, se sentir en présence d'une divinité?

Un adolescent a besoin d'aimer un être dont le- qualités relè-

vent à ses propres yeux. C'est au déclin de la vie qu'on eu re-

vient tristement à aimer le simple el l'innocent, désespérant du

sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui ne

pense à rien qu'à soi-même.

LXVÏII

Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se-cachent;


Ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. Il y a plus de
mandes âmes qu'on ne le croiiait.

LXIX

Quel moment que le premier >errcment de main de la femme


qu'on aime ! Le seul bonheur à comparer à celui-ci est le ravis-

14.
246 ŒUVRES DE STENDHAL,
sant bonheur du Pouvoir, celui que les minisires et rois foni
semblant de mépriser. Ce bonheur a aussi sa cristallisation, qui
demande une imagination plus froide et plus raisonnable. Voyez
un homme qui vient d'être nommé ministre, depuis un quart
d'heure, par Napoléon.

LXX

La nature a donné la force au Nord et l'esprit au Midi, me di-


sait le célèbre Jean de Muller à Cassel, en 1808.

LXXI

Rien de plus faux que la maxime : « Nul n'est héros pour son
valet de chambre, » ou plutôt rien de plus vrai dans le sens

monarchique: héros affecté comme l'Hippolyte de Phèdre.


Desaix, par exemple, aurait été un héros même pour son valet
de chambre (je ne sais, il est vrai, s'il en avait un), et plus hé-
ros pour son valet de chambre que pour tout autre. Sans le bon
ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et Fénelon
eussent été des Desaix.

LXXII

Voici un blasphème : Moi, Hollandais, j'ose dire : les Français

n'ont ni le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai plaisir


du théâtre : au lieu de délassement et de laisser aller parfait,

c'est un travail. Au nombre des fatigues qui ont hâté la mort de


madame de Staël, j'ai ouï compter le travail de la conversation
pendant son dernier hiver '.

W.

1 Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu,


DE L'AMOUR.

LXXIII

Le degré de tension dos nerf- de I' reille, pour écouter en ique


note, explique assez bien la partie physique du plaisir d< la mu-
sique.

LXXIV

Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée qu'elles ont et

qu'on a qu'elles commettent une grande faute.

LXXV

A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un p.'ril inutile à

braver un soldat italien, il vous remercie presque el l'évite soi*

gneusement. Indiquez le môme péril par humanité à un soldat


français, il croit que vous le défi z, se pique d'amour-propre,

et court aussitôt s'y exposer. S'il l'osait, il chercherait à se


moquer de vous.
Oyatj 1812.

LXXVI

Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut cire exposée


qu'en des termes fort simples, sera aéoessaireraenl mépri
France. Jamais Y enseignement mutuel n'eût pris, trouvé par un-

Français. C'est exactement le Contraire en Italie.

LXXYIP

* On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans Ij etnpitre LL


248 ŒUVRES DE STENDHAL

LXXVI1I

En amour, quand on divise de l'argent, on augmente l'amour:


quand on en donne, on tue l'amour.

On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir l'odieux de la


crainie de manquer, ou bien l'on fait naître la politique et le

sentiment d'être deux, on déiruit la sympathie.

LXXIX

(Messe des Tuileries, 1S11.)

Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des

femmes, qu'elles étalent là comme les officiers leurs uniformes,

et sans que tant de charmes fassent plus de sensation, rappel-


lent involontairement à l'esprit les scènes de l'Arétin.

On voit ce que tout le monde fait par intérêt d'argent pour


plaire à un homme ; on voit tout un pubKc agir à la fois sans

morale et surtout sans passion. Cela joint à la présence de fem-

mes très-décolleiées avec la physionomie de la méchanceté et

le rire sardo.iique pour tout ce qui n'est pas intérêt persounel


payé comptant par de bonnes jouissances, donne l'idée des
scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté fondée sur la
vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une àme contente
d'elle-même.
-J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement
disposer les cœurs tendres à l'amour.

LXXX

Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte et à la

surmonter, elle ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un


DE L'AMOUR. Ml
luxe: pour en jouir, il faut que la sûreté, qui est le nécési
ne coure aucun risque.

LXXXI

Marque d'amour que ne savent pa* feindre 1rs femmes ici -

ressées. Y a-t-il une véritable joie dans la réconciliation? on


songe-t-on aux avantages à en retirer?

LXXX11

Les pauvres gens, qui peuplent la Trappe son! de malheu-


reux qui n'ont pas eu tout à fait assez de cour.iL' |

tuer. J'excepte toujours les chefs qui ont le plaisir d

LXXXllI

C'est un malheur d"avoir connu la beauté italienne : on de-


vient insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux Ia% conversation

des hommes.

LXXXIV

La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui ad-

met le jeu de l'imagination. (Voir une version de la mort du fa-

meux acieur comique Pcrlica, le 24 décembre 1821.) La pru-


dence anglaise, toute relative à amasser ou conserver asset
d'argent pour couvrir-la dépense, réclame au contraire nue
exactitude minutieuse et de um- les jours, habitude qui |

lyse l'imagination. Remarquez qu'elle donne en même temps la

plus grande force à l'idée du devoir.

LXXXV

L'immense respect pour l'argent, grand et premier défaut de


250 ŒUVRES DE STENDHAL.
l'Anglais et de l'Italien, est moins sensible en France, et tout à

fait réduit à de justes bornes en Allemagne,

LXXXVI

Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur des pas-


sions vraies, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur
ménage et le tous les jours de la vie.

Compiègne.

LXXXVII

« Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, disait Ka-


mensky; tout le temps que je faisais chaque soir deux lieues an
galop pour aller voir la princesse à Kolich, j'étais en société in-
time avec un despote que je respectais, qui avait tout mon bon-
heur en son pouvoir et la satisfaction de tous mes désirs pos-
sibles. »

Wilna, 1812.

LXXXVI11

La perfection dans les petits soins de savoir vivre et de toi-

lette, une grande bonté, nui génie, de l'attention pour une cen-
taine de petites choses chaque jour, l'incapacité de s'occuper
plus de trois jours d'un même événement ;
joli contraste avec la
sévérité puritaine, la cruauté biblique, la probité stricte, l'a-
mour-propre timide et souffrant, le cant universel; et cepen^

\lant voilà les deux premiers peuples du monde!

LXXXIX

Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine II im-


pératrice, pourquoi, parmi les bourgeoises, n'y aurait-il pas une
femme Samuel Bernard ou Lagrange?
DE L'AMOUR.

XC

Alviza appelle un manque de délicatesse impart d'o-

ser écrire des lettres uù sous parlez d'amour à ~e femme


vous adorez, et qui, eu vous regardant tendrement, vous jure
qu'elle ne vous aimera jamais.

XCI

Il a manqué au plus grand philosqphe qu'aient eu les

çais de vivre dans quelque solitude des Alpes, u.ui^ quelq

jour éloigné, et de lancer de là -ou livre dans Paris sans j


ve-

nir jamais lui-même. Voyant Helvétius si simple et m honnête


homme, jamais des gens musqués ei affectés i imme Suard,
Uarmontel, Diderot, ne. purent penser que c/était là un
philosophe. Us furent de bonne foi en méprisant >.» raisoi

fonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible en Fi

en second lieu, l'homme, non pas le livre, était .rabaissé i>.ir

une faiblesse : il attachait une importance extrême à ay<

qu'on appelle en France de la gloire, à être à la mode parmi les

contemporains comme Balzac, Voiture, Fouienelle.

Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de rai on, Buf-

fon trop d'hypocrisie à son jardin des plante-, Voltaire

d'enfantillage dans la tête, pour pouvoir juger le principe

vétius.

Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler ce prin-

cipe l'intérêt, au lieu de lui donner le joli nom de plaisir 1


1

mais que penser du bon sens de toute une littérature qui se

laisse fourvoyer par uue aussi petite faute ?

Torva leœna lupum sequitur, lupus ipse capclkm;


Florentem c.tisum sequitur labciva capella.
Trahit sua quemqoe voluptas.
Vinci;
252 ŒUVRES DE STENDHAL
Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par
exemple, à la place de Régulus, serait resté tranquillement à
Rome, où il se serait même moqué de la bêtise du sénat Je Car-
tilage; Régulus y retourne. Le prince Eugène aurait suivi son
intérêt exactement comme Régulus suivit le sien.

Dans presque loas les événements de la vie, une âme géné-


reuse voit la possibilité d'une action dont l'âme commune n'a

pas même Vidée. A l'instant même où la possibilité de cette ac-


tion devient visible à l'âme généreuse, il est de son intérêt de
la faire.

Si elle n'exécutait pas celle action qui viemdelui apparaître,


elle se mépriserait soi-même; elle serait malheureuse. On a des
devoirs suivant la portée de son esprit. Le principe d'IIelvétius
est vrai, même dans les exaltations les pkis folles de l'amour,

même dans le suicide. Il est contre sa nature, il est impossible

que l'homme ne*fasse pas toujours, et dans quelque instant que


vous vouliez le prendre, ce qui dans le moment est possible el

lui fait le plus de plaisir.

XCII

Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir éprouvé


reflet des autres sur soi-même; donc il faut les autres.

XC1II

l'amour antique.

L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes des


dames romaines. Pétrone a fait un livre charmant, mais n'a
peint que la débauche.
Pour Yamour à Rome, après la Didon * et la seconde églogue

1 Voir le rayure de Didon, dans la superbe esquisse de M. Guérin a«


Luxembourg.
DE L'AMOUR
de Virgile., nous n'avons rien de plu prêcïsqi ,des
trois grands poêles, Ovide, Tibulle et Prop
Or.
les ies de Parny ou la lettre d'Héloïs
<! ;

rd, de
Colardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues
si on les compare à quelques lettres de la Nouvelle-IIél
,

celles d'uni' Religieuse portugaise, de mademoiselle do Lespi<


nasse, c".e la Sophie de Mirabeau, de Werther, etc., etc.

La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mylh ilogie que


ne croit pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout
l'attirail de ses ornements appelés poétiques, est bien au-des-
sous de la prose dès qu'il s'agit de donner une idée claire et
précise des mouvements du cœur; or, dans ce genre, on n'é-
meut que par la clarté.

Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût que nos


poètes: ils ont peint l'amour tel qu'il put exister che2 1rs Gers
citoyens de Rome; encore vécurent-ils sous Auguste, qui, après
avoir fermé le temple de Janus, cherchai! à ravaler I s cil

à l'état de sujets loyaux d'une monarchie.


Les maîtresses de ces trois grande poètes furent des femmes
coquettes, infidèles cl vénales; ils ne cherchèrent auprès d'elles

que des plaisirs physiques, et je croirais qu'ils n'eurent jamais

l'idée des sentiments sublimes qui, treize siècles plus lard,


1
firent

palpiter le sein de la tendre lléloïse.


J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et

qui connaît beaucoup mieux qui' moi les poètes latin :

i
« Le brillant génie d'Ovide , l'imagination riche de PrO]
l'âme sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers
de nuances différentes, mais ils aimèrent de la même manière
des femmes à peu près de la même espèce. Us désirent, ils

1 Tout ce qu'il y a de beau au monde étant devenu partie de la b

de la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à Ciirc toul ce
qu'il y a de beau au monde.
* Guinguené, Histoire littéraire de l'Italie, vol. II, page 490.

IS
£54 ŒUVRES DE STENDHAL.
triomphent, ils ont des rivaux heureux, ils sont jaloux, ils se
brouillent et se raccommodent ; il sont infidèles à leur tour, on
leur pardonne, ot ils retrouvent un bonheur qui bientôt est trou
blé par le retour des mêmes chances.
« Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide
est pour lui apprendre par quelle adresse elle doit tromper son
mari ;
quels signes ils doivent se faire devant lui et devant le

monde, pour s'entendre et n'être entendus que deux seuls. La


jouissance suit de près ; bientôt des querelles, et, ce qu'on n'at-
tendrait pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et

des coups : puis des excuses, des larmes et le pardon. Il s'a-

dresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, au


portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite
vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or
à un vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle
lui remette des tablettes où il demande un rendez-vous. Le
rendez-vous est refusé : il maudit ses tablettes, qui ont eu un
si mauvais succès. Il en obtient un plus heureux : il s'adresse à
l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas interrompre son bonheur.
« Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son
goût pour toutes les femmes. Un instant après, Corinne est
aussi infidèle : il ne peut supporter l'idée qu'il lui a donné des
leçons dont elle profite avec un autre. Corinne à son tour est

jalouse; elle s'emporte en femme plus colère que tendre; elle

'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui jure qu'il n'en est
rien, et il écrit à celte esclave; et tout ce qui avait fâché Co-
rinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels indices les
ont trahis? Il demande à la jeune esclave un nouveau rendez-

vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne.


Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des
plaisirs qu'ils lui donnent Peu après c'est Corinne seule qui
l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme si

c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour


|>hiâ d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et u nutres qu'il se-
DE L'A M 01 U.

rail trop long de rappeler, il se trouve que 1-e mari d

est devenu trop facile. Il n'est plus jaloux ; cela déplaît u i

qui le menace de quitter su l'uimies'il ne reprend •

Le mari lui obéit trop ; il fait si bien surveiller Corinne, qu -

ne peut plus en approcher. Il se plaint de cette surveillance qu'il

a provoquée, mais il saura bien la tromper; parmalheui il

pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne i

cent et se multiplient ; ses intrigues deviennent si put i

que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle pi

quelque peine pour le tromper, et qu'i lie se montre un


moins évidemment ce qu'elle est. Telles furent les a

d'Ovide cl de sa maîtresse , tel est le caractère de leurs


amours
a Cinlhie est le premier amour de Propercc, cl ce sera le der-

nier. Des qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la

parure; il lui demande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité.

Il est livré lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinlhie


l'attend; il ne se rend qu'au malin auprès d'elle, sortant de ta-

ble et pris de vin. Il la trouve endormie; elle est longtemps


sans (pie tout le bruit qu'il fait, sans que ses < arc SCS mêmes
la réveillent; elle ouvre enfin les yeux et lui fait les repr

qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinlhie; il fait à cet

ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. 11 est menacé de la per-

dre : elle part avec un militaire; elle va suivre les camps, ell

o'expose à tout pour suivre son soldat: Properce ne s'emporte


point, il pleure, il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse.
Il

ne sortira point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant

des étrangers qui l'auront vue; il ne cessera de II

sur Cinlhie. Elle est touchée de tant d'amour. Elle quitte


i

les muses;
dat et reste, avec le poète. 11 remercie Apollon et
il

est bientôt troublé par de


est ivre de son bonheur. Ce bonheur
nouveaux accès de jalousie, interrompu par l'éloignemenl el

que
par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe
d'elli

nouvelles. La mort ne
infidélités passées lui en font craindre de
256 ŒUVRES DE STENDHAL.
l'effraye pas, il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit

sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sacs regret au tom-


beau.
« Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son
amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus

ravissant de sa maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa pa-


rure, de ses talents pour le chant, la poésie et la danse ; tout
redouble et justifie son amour. Mais Cinthie , aussi perverse
qu'elle est aimable, se déshonore dans toute la ville par des
aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus l'aimer
sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher d'elle. Il

sera son amant, son époux; jamais il n'aimera que Cinthie. Ils

se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse, il la

rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en


effet une seule femme qu'il aime : ce sont toutes les femmes.
11 n'en possède jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il faut

pour le rappeler à lui-même que Cinthie l'abandonne encore.


Ses plaintes alors sont aussi vives que si jamais il n'eût été in-

fidèle lui-même. Il veut fuir. Il se distrait par la débauche. Il

s'était enivré comme à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'a-


mours le rencontre et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur rac-
commodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans un
de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la ta-

ble, lui jette les coupes à la tête ; il trouve cela charmant. De


nouvelles perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut
partir; il va voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son

voyage, mais il renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore


l'objet de nouveaux outrages. Cinthie ne se borne plus à le tra-

hir, elle le rend la risée de ses rivaux ; mais une maladie vient
la saisir, elle meurt. Elle lui reproche ses infidélités, ses capri-

ces, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers moments, et jure

qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours fidèle.


Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa
maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. Voilà
DE L'AMOUR. !£7

la femme qu'une âme comme celle de Propcrce fut rédu


aimer.
« Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais Jamai
constants. Ce sont deux libertins fixes qui portent souvent çà et
là leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre 1

même chaîne. Corinne et Cinlhie oui toutes les femmes pour ri-

vales : elles n'en ont particulièrement aucune. La mu


deux poètes est fidèle si leur amour ne l'est pas, et aucun autre
nom que ceux de Corinne et de Cinlhie ne figure dans leurs \ ers t

Tibulle, amant et pecte plus tendre, moins vif ei moins emporte


qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. Trois beau»

lés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses
vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plu- ai-

mée. Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne


et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs, qui! |

en expirant presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle

suive en pleurant sa pompe funèbre, il ne forme point d'autn s

vœux. Délie est enfermée par un mari jaloux : il pénétrei a

sa prison malgré les Argus et les triples verrous. 11 oubliera

dans ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie

l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, à mépriser l'or, ;'i

n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais Délie ne suit

point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son infidélité : il


y

succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. Il cher< be


il ne peut ni adoucit ses -
le vin un remède qu'il n'y trouve pas;-

regrets, ni se guérir de son amour. 11 s'adresse au mari de Dé-

lie, trompé comme lui'; il lui révèle toutes le, rus<*< dont elle
Si ce nu-ri ne - il
se sert pour attirer et pour voir ses amants.
la lui confie x.urabicn les écarter et ga-
pas la garder, qu'il : il

tous deux. s'apaise,


rantir de leurs pièges celle qui les outrage
Il

se souvient de la mère de Délie, qui proté-


il revient à elle, il

geait leurs amours; souvenir de cette bonne femme rouvre


le

son cœur à des sentiments tendre?, et tous les torts de Délie


plus grave,. Elle ,'c 5 i
sont oubliés. Mais elle en a bientôt de
258 ŒUVRES DE STENDHAL.
laissé corrompre par For et les présents, elle est à un autre, à

d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse, et lui dt ;

adieu pour toujours.


« Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas plus heureux ;

elle n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons da
génie. Némésis est une femme avare qui se donne au plus of-

frant ; il maudit son avance, mais il l'aime et ne peut vivre s'il

n'en est aimé. Il tâche de la fléchir par des images touchantes.


Elle a perdu sa jeune sœur; il ira pleurer sur son tombeau, et
confier ses chagrins à celte cendre muette. Les mânes de la

sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis fait ré-

pandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image


de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces
tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut
point à ce prix acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième
maîtresse. Il a joui longtemps de son amour; il ne demande
aux dieux que de vivre et mourir avec elle; mais elle pari, elle

est absen'e; il ne peut s'occuper que d'elle, il ne demande


qu'elle aux dieux; il a vu en songe Apollon, qui lui a annoncé
que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il ne
pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe.
Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné. Tel fut le

caractère et le sort de Tibulle, tel est le triple et assez triste ro-

man de ses amours.


« C'est en lui suri ou t qu'une douce mélancolie domine, qu'elle
donne même au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui

en faille charme. S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral


dans l'amour, ce fut Tibulle; mais ces nuances de sentiment
qu'il exprime si bien sont en lui, il ne songe pas plus que les

deux autres à les chercher ou à les faire naître chez ses maîtres-
ses : leurs grâces, leur beauté, sont tout ce qui 1 enflamme ;

leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; leur perfidie,

leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De toutes ces


femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes,
DE L'AMOUR.
Cinthic paraît ta plus aimable. Lotirait des talents se joli

elle à lous les autres; elle cultive le chant, la poésie ; irais, pour
tous ces talents, qui étaient souvent ceux îles courtisa™ s 'd'un

certain ordre, elle n'en vaut pas mien : le plaisir, l'or el le

vin n'en sont pas moins ce qui la gouverne ; et Propefee, qui

vante une ou deux fois seulement en elle ce goût pour les

n'vin est pas moins, dans sa pas-ion pour elle, maîtrise par une

tout autre puissance.

Ces grands poètes furent apparemment au nombre de- âmes les

plus tendres et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant


qui ils aimèrent et comment il- aimèrent. Ici il faut faire abs-

traction de toute considération littéraire. Je ne leur demande


qu'un témoignage sur leur siècle; et dans deuv mille ans un
roman de Ducray-Duminil sera un témoignage de na

XCIII BIS.

Un de mes grands regrets c'est de n'avoir pu .voir Venise

de 17G0 1
; une suite de hasard- heureux avait réuni ap]
ment, dans ce petit espace, et les institutions politiques et les

opinions les plus favorables au bonheur de l'homme. Une douce


avait point de
volupté donnait à tous nn bonheur facile. Il n'y
combat intérieur et point de crimes. La M réuité était sur tous
;

personne ne songeait à paraître plus « ne, i 1 hypo-


les visages,
con-
crisie ne menait à rien. Je me Dgure que ce devait cire le

traire de Londres en 1S22.

XCIV

Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle par la

jus'e crainte de manquer d'argent, vous verrez qui

t Voyage du président de Brosses en Italie, wysge d'Ewtaos, d«


Sharp, de Smolett.
260 ŒUVRES DE STENDHAL.
Unis d'Amérique, par rapport à la passion dont nous essayons
une monographie, ressemblent beaucoup à l'antiquité.

En parlant des esquisses plus ou mcins imparfaites de l'amour-


passion que nous ont laissées les anciens, je vois que j'ai oublié
les Amours de Médée dans VArgonautique. Virgile les a copiées
dans sa Didon. Comparez cela à l'amour tel qu'il est dans un
roman moderne : le doyen de Killerine, par exemple.

XGV

Le Romain sent les beautés de la nature et des arts avec une


force, une profondeur, une justesse étonnantes; mais, s'il se
met à vouloir raisonner sur ce qu'il sent avec tant d'énergie,
c'est à faire pitié.

C'est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa

logique, du gouvernement.

On voit sur-le-champ pourquoi les beaux-arts, hors de l'Italie,

ne sont qu'une mauvaise plaisanterie ; on en raisonne mieux,


mais le public ne sent pas.

XCVI

Londres, 20 novembre 1821.

Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras,


me dit en deux heures de conversation ce que je réduis aux
vingt lignes suivantes :

« Ce somlre, qu'une cause inconnue fait peser sur le carac-


tère anglais, pénètre si avant dans les cœurs, qu'au bout du
monde, à Madras, quand un Anglais peut obtenir quelques jours
de vacance, il quitte bien vite la riche et florissante Madras pour
venir se dérider dans la petite ville française de Pondichéry,
qui, sans richesses et presque sans commerce, fleurit sous l'ad-
ministration paternelle de M. Dupuy. A Madras on boit du vin
DE LAMOl'R. ! l

de Bourgogne à irente-six francs la bouteille; la pauvret


France de Pqndichéry fait que, «lui- les sociétés les plus dis-

tinguées, les rafraîchissements consistent i n grands verres d'eau.

Mais on v lit. »

Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'eu Prusse.

Le climat est le même que celui de Kœnig berg. de Berlin, île

Varsovie, villes qui sont loin de marquer par leur tristesse; Les
classes ouvrières y ont moins de sécurité et y boivent tout aussi

peu de vin qu'en Angleterre ; elles sont beaucoup plus mal vê-

tues.

Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tri

Je ne vois qu'une différence : dan- les pays gais, on lit peu la

Bible et il y a de la galanterie. Je demande pardon île revenir

souvent sur une démonstration dont je doute. Je supprime vingt


faits dans le sens du précédent.

xcvn

Je viens de voir, dans un beau cbàteau près de Paris, un jeune


homme très-joli, fuit spirituel, très-riche, de moins «le vingt .m-,

le hasard l'y a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec

une fort belle fille de dix-huit ans, pleine de talents, de l'esprit

le plus distingué, fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une

pas-ion'.' P.ien moins que cçla, l'affectation était <i grand

ces deux jolies créatures, que chacune n'était occupée que de

soi et de l'effet qu'elle devait produire

XCVIII

J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action, un or-


tomber ce peuple dans toutes les fautes et
gueil sauvage a fait
les niaiseries qui se sont présenté,-.
Voici pourtant ce qni m'em-

les louanges que je donnais autrefois à ce repré-


pêche d'effacer

sentant du moyen âge.


15.
2G2 OUVRES DE STENDHAL.
La plus jolie femme de Warfeonne est une jeune Espagnole à

peine âgée de vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari.
Espagnol aussi et officier en demi- solde. Cet officier fut obligé,

il y a quelque temps, de donner ^n soufflet à un fat : le lende-


main, sur le champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espa-
gnole; nouveau déluge de propos affectés: «Mais, en vérité,
c'est une horreur! comment avez-vous pu dire cela à votre
femme? madame vient pour empêcher notre combat! » — Je
viens vous enterrer, répond la jeune Espagnole.

Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat ne


démentit pas la fierté du propos. Celte action eût passé pour
peu convenable en Angleterre. Donc la fausse décence diminue
le peu de bonheur qui se trouve ici-bas.

XCIX

L'aimable Donézan disait hier : « Dans ma jeunesse, et jus-


que bien avant dans ma carrière, puisque j'avais cinquante
ans en 89, les femmes portaient de la poudre dans leurs che-
veux.
« Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me fait repu
gnance; la première impression est toujours d'une femme de
chambre qui n'a pas eu le loisir de faire sa toilette. »

Voilà la seule raison contre Shakspeare et en faveur des


imilé^.

Les jeunes gens ne lisant que la ïïarpe, le goût des grands


toupets poudrés, comme ceux que portait la feue reine Marie
Antoinette, peut encore durer quelques aimées. Je connais aussi
des gens qui méprisent le Corrége et Michel-Ange, et certes
M. Donézan était homme d'infiniment d'esprit.

Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant tou-


Dli i/AMOUR. agi

jours peur d'être électrisée par quelqu'un qui pourrait se mo-

quer d'elle en secret, Lbsolumenl libre d'enthousiasme, uu peu


jalouse des gens qui ont vu de grandes choses à la suite de Na«
poléon, telle était la jeunesse de ce temps-là, plus estimable
qu'aimable. Elle amenait forcement le gouvernement au rabais
du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se retrouvait jus-
que parmi les conscrits, dont chacun n'aspire qu à unir son
temps.
Toutes les éducations, donnc'es exprès ou par hasard, braient :

les hommes pourline certaine époque delà vie. Leduc; lion du


siècle de Louis XV plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment
de ses élèves l
.

C'est à quarante que les jeunes gens de ce lemps-là seront le

mieux, ils auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné


l'aisance et la gaieté.

Ci

DISCUSSION ENTRE L'iIOMME DE BONNE fOI ET L'HOMME D'ACADÉMIE.

« Dans cette discussion avec l'académicien, toujours l'acadé-

micien se sauvait en reprenant de petites dates et autres sem-


blables erreurs de peu d'importance; -mais la conséquence et.
qualification naturelle des choses, il niait toujours, ou semblait
ne pas entendre : par exemple, que Néron eût été cruel empe-
reur ou Charles II parjure. Or, comment prouver de telles <

ou, les prouvant, ne pas arrêter la di.-cu>Mon générale et en per-

dre le (il .'


»

« Telle manière de discussion ai-je toujours Tue entre telles

gens, dont l'un ne cherche que vérité et avancement eu icclle,

l'autre faveur de son maître ou parii, et gloire du Lie > dire. El

• M. de Frnncueil, quand il portait trop rie poudre. Mômoirc dti

madame d'Épinay.
264 ŒUVRES DE STENDHAL.
j'ai estimé grande duperie et perdement de temps en l'homme
de bonne foi de s'arrêter à parler avec lesdils académiciens. »
(OEuvres badines de Guy Allard de Voiron.)

Cil

H n'y a qu'une très-petite partie de l'art d'être heureux qui

soitune science exacte, une sorte d'échelle sur laquelle on soit


assuré de monter sur un échelon chaque siècle c'est celle qui :

dépend du gouvernement; (encore ceci n'est-il qu'une théorie,


je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Phi-
ladelphie d'aujourd'hui.)
Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie ; malgré le

perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille

sept cents ans, avait plus de talent que lord Byron.


En lisant attentivement Plularque ,
je crois m'apercevoir qu'on

était plus heureux en du temps de Dion, quoiqu'on n'eût


Sicile

ni imprimerie ni punch à la glace, que nous ne savons l'être


aujourd'hui.
J'aimerais mieux être un Arabe du cinquième siècle qu'un

Français du dix-neuvième.

CI1I i

Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à chaque


seconde que l'on va chercher au théâtre, mais l'occasion de

prouver à sou voisin, ou du moins à soi-même, si l'on a la con-

trariétéde n'avoir point de voisin, que l'on a bien lu son la


Harpe et que l'on est homme de goût. C'est un plaisir de vieux
pédant que se donne la jeunesse.

CIV

l'homme qui l'aime et qu'eîlo


Une femme appartient de droit à

aime plus que la vie.


DE L-AMÛUR.

cv

La cristallisation ne peut pas êlrc excitée p;ir des hoi


copies, et les rivaux les plus dangereux sont les plus .1 (Térents.

CVI

Dans une société très-avancée, Vamour-passion est au>si na-


turel que l'amour physique chez le? sauvages.
M.

CVII

Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne sérail pas
un bonheur et même serait impo.-sible.

L. 7 octobre.

CVI II

D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même source que


celles des dévots outrés. Ils ont de l'humeur parce qu'ils luttent
contre la nature, qu'il- se privent et qu'ils Bouffirent. Sils vou-

laient s'interroger de bonne foi sur .la haine qu'ils pnricnt à

ceux qui professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient


qu'elle naît de la jalousie secrète d'un bonheur qu'ils, envi

qu'ils se sont interdit, sans croire aux récompense.-' qui les dé-

dommageraient de leurs sacriiiees.

DlBBBOT.

(MX

Les femmes qui ont habituellement de l'humeur pourrait


demander si elles suivent le système de conduite' qu'elles croient
266 ŒUVRES DE STENDHAL.
sincèrement le chemin du bonheur. N'y a-t-il pas un peu de

manque de courage accompagné d'un peu de vengeance basse


au fona du cœur d'une prude? Voir la mauvaise humeor de ma-
dame Deshoulières dans ses derniers jours. (Notice de M. Le-
monley.)

CX

Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus heureux, auf.
la vertu de honne foi; mais mistress llutchinson elle-même man-
que d'indulgence.

GXJ

Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une femme


jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches. A Messine
on disait du mal de la contessina Vicenzella : « Que voulez-vous?
disait-elle, je suis jeune, libre, riche, et peut-être pas laide.

J'en souhaite autant à toutes les femmes de Messine. » Cette


femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour moi que
de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les douces poésies

de l'abbé Melli, en dialecte sicilien; poésies délicieuses, quoique

gâtées encore par la mythologie.


Delfante.

CXIÏ

Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est trois jours ;

après quoi, présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamna-


lion de M. Déranger à deux mois de prison, absolument ïa
même sensation ou le même manque de tact à qui en /eparle
le quatrième jour. Toute grande capitale doit-elle être ainsi, ou
cela tient-il à la bonté et à la légèreté parisienre? Grâce à l'or»

gued aristocratique et à la timidité souffrante, Londres n est


DE L'AMOUR. «267

qu'une nombreuse collection d'ermite* Ci l'esl pas di

pitale.Vienne n'est qu'une oligarchie de déni cents f.i


environnées de cent cinquante mille artisans ou domestiques
qui les serrent. Ce n'est pas là mm plus sme •
ipi

pies ci Paris, les «I ux seules capitales, (Entrait des Voyages <U


Birkbcck, page 571.)

CXII1

S'il était une époque où, d'après les théories rolgalres, appe
fées raisonnables par les hommes communs, la |»ri-« »n pûl être
supportable, ce serait celle où, après une détention de plusieurs
années, un pauvre prisonnier n'es! plusséparéque par un mois
ou deux du moment «jui doit le meure en liberté. Mais la cris-

tallisation en ordonne autrement. Le dernier mois esl |

nible que les trois dernières années. Kl. d'Rotelans a »n à la

maison d'arrêt de Blelun plusieurs prisonnii rs di t. nu dej un


longtemps, parvenus à Quelques mois ilu jour qui devait l<

dre à la liberté, mourir d'impatience.

CXIV

Je ne puis résister au plaisir de franserirr mie leiire érri'r


en mauvais anglais par une jeune Allemande. Il est donc prouvé
qu'il y a des amours constantes, et tnns les bommi s de génie
ne sont pas des Mirabeau. Klopstock, te grand pué
llambourg pour avoir été un homme aimable : ?oi< i
ce que >o

jeune femme écrivait à une amie intime :

« After baving seen him two hours, 1 was obligi d i<> pa

evening in a company, which never had bcen se weari i :

me. I could not speak, I could nol playj I thoughl I sav» no

thing but Klopstock; 1 saw him ihe ne\l diy, and lie followiup

and we yvctc very seriously friends. Bul ibe fourlfa da? be de*

parled. It was a strong Uour the hour of hi 5 dcpaiiurel lie


2G8 ŒUVRES DE STENDHAL.
wrote soon alter; from lhat lime our correspondence began to
be a very diligent one. I sincerely believed my love to be
friendship. I spoke wilh my friends of nolhing but Klopstock,

and showed his letters. They raillied at me and said I was in


love. I raillied then again, and said lhat they must bave a very
friendsbipless beart, if ihey had no idea of friendship to a man
as well as lo a wonian. Thus it conlinued eight monlhs, in winch
time my friends found as mueh love in Klopstock' s letters as in
me. I perceived it likcwise, but I would not believe it. At the
last Klopstock said plainly that he loved ; and I startled as for a

wrong thing; I answered lhatiiwas no love, but friendship, as

it was what I feltfor him ; we had not seen one anolher enough
to love (as if love must bave more time than friendship). Tins

was sincerely my meaning, and had I Ibis meaning lill Klopstock


came again to ïlamburg. This he did a year we had seen
after

one anolher the first lime. Wf saw, we were friends, we lo-


ved; and a short time after, I could even tell Klopstock that I

loved. But we were obliged to part again, and wait two years
for our wedding. My mother would not let marry me a stranger.
I could marry then without lier consent, as by the dealh of
my fatber my fortune depended not on lier ; but Ihis was a
horrible idea for me and
; thank heaven that I hâve prevailed
by prayers ! At this time knowing Klopstock, she loves him as
her lifely son, and lhanks god that she lias not persisted. Wc
married and I am the happiest wife im ihe world. In some fevv

monlhs it will be four years lhat I am so happy » (Corres-

pondence of Richardson, vol. III, page 147.)

CXV

11 n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui sont com-

mandées par une vraie passion.


DE L'AMOUR

CXVI

Pour être heureuse avec la faeililé des mœurs, il font une


simplicité de caractère qu'on trouve en Allemagne, d
i
Italie,
mais jamais en France.
La d'il hi sse de C...

CXVII

Par orgueil, les. Turcs privent leurs femmes de tout ce qui


peut donner un aliment à la cristallisation. Je vi- depuis trofa

mois chez un peuple où, par orgueil, les gens litfut


bientôt là.

Les hommes appellent pudeur les exigence^ d'un orgueil


rendu fou par l'aristocratie. Comment oser manquera '

deur? Aussi, comme à Athènes, le> gens d'esprit ont on<


dance marquée à se réfugier aupi urtisanes, < i

auprès de ces femmes qu'uni faute éclatante a mises à l'abri des


affectations de la pudeur. (Vie de Fox.)

CX VI II

Dans le cas d'amour empêché par victoire trop prompte,


vu la cristallisation chez les caractères tendre- cherchera se
former après. Elle dit en riant : a Non, je ne t'ai

CXIX

L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de


tiques pieuses et de chansons for: vives [di piaeer mi br-ha iJeor

de la Gazza ladra), est la cho e du monde la mit

pour éloigner le bonheur. Celte éducation faii les tètes les ptui
270 ŒUVRES DE STENDHAL,
inconséquentes. Madame deR..., qui craignait la mort, vient de

mourir parce qu'elle trouvait drôle de jeter les médecines par


Ces pauvres petites femmes prennent l'inconséquence
la fenêtre.

pour de la gaieté, parce que la gaieté est souvent inconséquente


en apparence. C'est comme l'Allemand qui se fait vif en se je-
tant par la fenêtre.

CXX

La vulgarité, éteignant 1 imagination, produit sur-le-champ

pour moi l'ennui mortel: la charmante comtesse K.... me mon-


trant ce soir les lettres de ses amants, que je trouve gros-
sières. -Sfc

Forli, 17 mars. Henri

L'imagination n'était pas éteinte ; elle était seulement four-

voyée, et, par répugnance, cessait bien vite de se figurer la gros-

sièreté de ces plats amants.

CXX1

RÊVERIE MÉTArnYSIQ0B.

Belgirate, 28 octobre 1816.

Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés,


elle produit vraisemblablement plus de malheur que de bon-
heur; cette idée peut n'être pas vraie pour une âme tendre,
mais elle est d'une évidence parfaite pour la majeure partie des
hommes, et en particulier pour les froids philosophes qui, en

fait de passions, ne vivent presque que de curiosité ei d'amour-


propre.
Ce qui précède, je le disais hier soir à îa eontessina Fulvia,

en nous promenant sur la terrasse de l'Isola-Bulla, à l'orient,

Drès du grand pin. Elle me répondit : « Le malheur produit une


DE L'AMOUR. 171

beaucoup plus forte impression sur l'existence humaine q


plaisir.

«t La première vertu de tout ce qui prétend .1 m d tmei do


plaisir, cVs< de frapper f>rt.

« Ne pourrait-on pas dire que, ta vh eDe-même n'étant f.iite

que de sensations, le goût universel de tous l<^ êtres qui ont vie

est d'être avertis qu'ils vivent par 1rs sensations tes pkrs f

possibles 9 Les gens du Nord ont pou de vie; voyez la l<

de leurs mouvements. Le dolre far niente des Italiens, c'esl la

plaisir de jouir des émotions de on Ame, mollemenl étendu


sur un divan, plaisir impossible si l'on couri toute la joun
cheval ou dans un droski, comme l'Anglais ou !<• Rusa
gens mourraient d'ennui sur un divan. Il n'y a rien à r< ;
rder
dans leurs âmes.
« L'amour donne les sensation les plu forti -
: ta

preuve en est que. dans ces moments û'inflammati


diraient les physiologistes, le cœur forme ces alliancet

sations qui semblent si absurdes aux philos*

Bulfou et autres. Luizina, l'autre jour, v t lu ée tomber dans


le lac, comme vous savez; c'est qu'elle suivait des yet

feuille de laurier détachée do quelque arbre de l'Isola-Madrc


(îles Borromécs). La pauvre femme m'a avoué- qu'un Joui

amant, en lui parlant, effeuillait une branche de laurier dans le

lac, et lui disait:* Vos cruaniés et les calomnù


a amie m'empêchent de profiter do la vie el «l'acquérir qu Iqufl

« gloire. »

« Une âme qui, par reflet de quelque grande passion, ambi-


tion, jeu, amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments
d'angoisse el d'extrême malheur, par une bizarrerie bien in-

compréhensible, méprise le bonheur d'une vie tranquille

tout semble fait à souhait : un joli château dans une p

pittoresque, beaucoup d'aisance, une bonne femme, trois jolis

n'est qu'u ic
enfants, des amis aimables et en quantité, ce

faible esquisse de tout ce que possède notre !


.
le g
111 ŒUVRES DE STENDHAL.
C..., et cependant vous savez qu'il a dit être tenté d'aller à Na-
pîes prendre le commandement d'une guérilla. Une âme faite

pour les passions sent d'abord que cette vie heureuse Yennuie,
et peut-être aussi qu'elle ne lui donne que des idées communes.
« Je voudrais, vous disait C..., n'avoir jamais connu la fièvre

« des grandes passions, et pouvoir me payer de l'apparent bon-


« heur sur lequel on me fait tous les jours de si sots compli-
ce menls, auxquels, pour comble d'horreur, je suis forcé de ré-
« pondre avec grâce. » Moi, philosophe, j'ajoute : « Voulez*
« vous une millième preuve que nous ne sommes pas faits par
« un être bon? c'est que le plaisir ne produit pas peut-être la
l
« moitié autant d'impression sur notre être que la douleur ... »

La conlessina m'a interrompu : « Il y a peu de peines morales


« dans la vie qui ne soient rendues chères par Y émotion qu'elles

ï excitent; s'il y a un grain de générosité da*is l'âme, ce plaisir


« se centuple. L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé
« par hasard (M. de Lavalelle, par exemple), s'il marchait au
« supplice avec courage, doit se rappeler ce moment dix fois

« par mois; le lâche qui mourait en pleurant et jetant les hauts


ft cris (le douanier Morris, jeté dans le lac, Rob Roy, III, 120).

« s'il est aussi sauvé par le hasard, ne peut tout au plus se sou-
« venir avec plaisir de cet instant qu'à cause de la circonstance
« qu'il a été sauvé, et non pour les trésors de générosité qu'il

« a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir toutes ses


« craintes. »

Moi. — « L'amour, même malheureux, donne à une âme ten-


dre, pour qui la chose imaginée est la chose existante, des tré-
sors de jouissances de celte espèce; il y a des visions sublimes
de bonheur et de beauté chez soi et chez ce qu'on aime. Que de
fois Salviati n'a-t-il pas entendu Léonore lui dire, comme ma-

1 Voir l'analyse du piincipe ascétique, Bcntliam, Traités de légulattin,


tome I.

On fait plaisir à un être bon en se faisant souffrir.


DE L'A il 01 !.

demoiselle Mars dans les Fausses L onfidenca, : min-


enchanteur : « Eh bien! oui, je vous aimi

illusions qu'un esprit sage h a jamais.


Fulvu, levant les yeux au ciel. — a Oui, pour voi

moi, l'amour, même malheureux, pourvu que notre admit


pour l'objet aimé soit infinie, e.-t !<• premier >!• - b mheurs. »

(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre d


ses yeux étaient divins en parlant ainsi ei se levant n i

beau ciel des îles Borromées, à minuit; les astres scmblaieni


lui répondre. J'ai baissé les yeux, et n'ai plu- trouvé de raisons
philosophique- pour la combattre. Elle a continué. El tout ce
que le monde appelle le bonheur ne vaut pas se- peint

crois que le mépris seul peut guérir de cette passion; non pas
un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par ei
pour vous autres hommes, voir l'objet que vous ad irei aimer
un homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifl r aux
sances du luxe aimable ei délicat qu'elle trouve uni .

GXXII

Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un Inconvé-

nient; s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, c'esi jouer. Il


y a

des militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu : c'est ce q

Tend insupportables dans la vie de famille.

CXXIII

Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découverl qi

ce qui le rendait d'une sécheresse et d'une Mérilité si abomi-

nable quand il y avait dans le salon des femmes afl

qu'il avait ensuite une honte amere d'avoir exposé


ments avec feu devant de tels êtres. (Et quand il ne paihil

avec son âme, fût-ce de Polichinelle, il n'avait rien a il

voyais de reste qu'il ne savait sur rien la phrase convenue et de


274 ŒUVRES DE STESDIIAL.
bon ton. Il était parla réellement ridicule et barroque aux yeux
des femmes affectées. Le ciel ue l'avait pas fait pour éire élé-

gant.)

GXXIV

A la cour, n**"**'" est de mauvais ton, parce qu'il est censé


qu'elle est coutre l'intérêt des princes: n**"*"** est aussi de mau-
vais ton en présence des jeunes filles, cela les empêcherait de
trouver un mari. 11 faut convenir que s* D"* e*"*\ il doit lui être

agréable d'être honoré pour de tels motifs.

cxxv

Dans rame d'un grand peintre ou d'un grand poète, l'amour


est divin comme centuplant le domaine et les plaisirs de l'art,

dont les beautés donnent à son aine le pain quotidien. Que de


grands artistes qui ne se doutent ni de leur âme ni de leur gé-
nie ! Souvent ils se croient un médiocre talent pour la chose

qu'ils adorent, parce qu'ils ne sont pas d'accord avec les eu-

nuques du sérail, les la Harpe, etc, : pour ces gens-là, même


l'amour malheureux est bonheur.

GXXVI

L'image du premier amour est la plus généralement tou-


chante ;
pourquoi? c'est qu'il est presque le même dans tous les

pays, dans tous les caractères. Donc ce premier amour n'est

pas Le plus passionné.

GXXVII

La raison ! la raison ! Voilà ce qu'on crie toujours à un pauvre

amant. En 1760, dans le moment le plus animé de la guerre d?


DE L'AMOUR.
sept ans, Grimm écrivait :< .... li n'est point douteux que I

de Prusse n'eût prévenu celte guerre avant qu'elle


cédant la Silésie. ii'n cola il oui fait une action ire-

bien de maux il aurait prévenu,


Que peut avoir de commua la
'

possession d'une province avec le bonheur d'un roi et le grand .'

électeur n'était-il pas un prince Irès-beureux cl tr< r

sans posséder la Silésie ? Voilà comment un roi aurait pu se con-

duire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne

sais comment il serait arrivé que ce roi eûtélél'i mépris


de toute la terre, taudis que Frédéric, sacrifiant tout au I

de conserver la Silé^ ouvert d'une gloire uumoi


« Lefilsde Cromwel! a sans doute fuit l'action la plu sage qu'uu

homme puisse faire; il a préfère l'obscurité <;t le repos a l'em-

barras et au danger de gouverne" un peuple somb ux et

fier. Ce sage a été méprisé de sou vivant et par la postéri

son père est resté un grand homme au jugement des nations.


1
c La Belle Pénitente est un sujet sublime du th 9 [mol ,

gâté en anglais et en français par Utway et Colardeau. Cal

élé violée par un homme qu'elle adore, «pie les fougues d'oi

de son caractère rendent odieux, mais que ses talent

prit, les grâces de sa figure, tout enfin concourt à rendre sédui-

sant. Lothario eût été trop aimable s'il eût su modér r di

pables transports ; du reste, une haine héréditaire et atroce di-

vise sa famille et celle delà femme qu'il aime. Ces famille- sont

à la tête de- deux factions qui partagenl une ville ,j'H ;

duraut les horreurs du moyen ige. Sciollo, le père de Caliste,



est le chef de l'autre faction, qui, dans ce moment, a

il sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire sa Qlle.

La faible Caliste succombe sous les tourments de sa honte

sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son eu

te commandement d'uue année navale, qui part pour une

Voir les romances espagnoles et danoise* du treizième


»
siècle; elle.»

paraîtraient plates ou grossière* au goût français.


2:6 ŒUVRES DE STENDHAL.
dition lointaine et dangereuse, où probablement Lothario trou-
vera la mort. Dans la tragédie de Colardeau, il vient donner cette
nouvelle à sa fille. A ces mots, la passion de Caliste s'échappe :

« dieux !

« Il part!... vous l'ordonnez!... il a pu s'y résoudre?

« Jugez du danger de cette situation; un mot de plu^, et Sciolto

va être éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père


confondu s'écrie :

« Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes vœux?

« A cela Caliste, revenue à elle-même, répond :

« Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,


« Qu'il périsse!

« Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants de son

père, et c'est cependant sans artifice, car le sentiment qu'elle


exprime est vrai. L'existence d'un homme qu'elle aime et qui a

pu l'outrager doit empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde ;

sa mort seule pourrait lui rendre le repos, s'il en était pour les

amants infortunés...» < Bientôt après Loihario est tué, et Caliste


a le bonheur de mourir.
« Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose !

ont dit les gens froids qui se décorent du nom de philosophes.


Un homme hardi et violent abuse de la faiblesse qu'une femme
a pour lui : il n'y a pas là de quoi se désoler, ou du moins il n'y
a pas de quoi nous intéresser aux chagrins de Caliste. Elle n'a
qu'à se consoler d'avoir couché avec son amant, et ce ne sers
pas la première femme de mérite qui aura pris son parti sur ce
l
malheur-là . »

Kichard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec les âmes gae

* (Jrimni, tome III, page 107.


DE L'AMOUR.
le ciel leur avait données, ne pouvaient trouver la Iranquill
Ieb inheur qu'en agissant ainsi. La conduite d
niers est éminemment déraisonnable, et cependant i

seul.- qu'on estime.


fegan, L81S.

CXXM11

La constance après le bonheur ne peut se prédire que d'après


celle que, malgré les doutes cruels, la jalouse et Les ridicules,

on a eue avant l'intimité.

CXX1X

Chezune femme au désespoir de la mort de Bon amant, qui


vient d'être tué à l'armée, et qui songe évidemment à le suivre,

il faut d'abord examiner si ce parti n'est pas convenable; et, dans

le cas de la négative, attaquer, parcette habitude si ancienne

cbez L'être humain, l'amour de sa cjnser vallon. Si celte femme


a un ennemi, on peut lui persuader que cet ennemi a obtenu une

lettre de cachet pour la mettre en prison. Si cette menac< n'aug-

mente pas son amour pour la mort, elle peut songer à se ca< her

pour éviter la prison. Elle se cachera trois semaines, fuyant de

en retraite elle sera arrêtée et au bout d.' trois jours


retraite ;

se sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera un

asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente po

de celle où au désespoir. Mais qui veut se dév


elle était
'
pour l'amiltf
consoler un être aussi malheureux et aussi nul
Varsovie, 1808.

cxxx

Les savants d'académie voient les mœurs d'un peuple d

l'Italie est le pays du monde où l'on pronon


langue :

(amieizia pour
le mot d'amour, toujours amieizia et awicinar
awicinar pour faire la cour avec sucecs).
amour et
16
Î78 ŒUVRES DE STENDHAL.

CXXXI

Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas même


commencé ce n'est que par hasard que Ton trouve les phrases
;

qui . ^eiit je suis en colère,


: ou je vous aime, et leurs nuances.
Le maestro te trouve ces phrases que lorsqu'elles lui "sont dic-

tées par la présence de la passion dans son cœur ou par son


souvenir. Les gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier, au
lieu de sentir, ne peuvent donc pas être artistes : rien de plus

simple que ce mécanisme.

CXXX11

L'empire des femmes est beaucoup trop grand en France,


l'empire de la femme beaucoup trop restreint
«

CXXXIII

La plus grande flatterie que l'imagination la plus exaltée sau-

rait inventer pour l'adresser à la génération qui s'élève parmi


nous, pour prendre possession de la vie, de l'opinion et du pou-
voir, se trouve une vérité plus claire que le jour. Elle n'a rien

à continuer, celte génération, elle a tout à créer. Le grand mé-


rite de Napoléon est d'avoir fait maison nette.

CXXXIV

Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur ia consolation. On


n'essaye pas assez de consoler.
Le principe général, c'est qu'il faut lâcher de former une
cristallisation la plus étrangère possible au molif qui a jeté
dans la douleur.
Di: L'AMOUR. 279

H Tant avoir le courage de se livrera un pou d'anal


découvrir un principe inconnu.
Si l'on veut consulter le chapitre II de fourrage île M'
lermé sur les prisons (Paris, 1820), on Terra que
niers si maritano fra di Ion» (c'csl lé mol du lnip ».

Les femmes si maritano anche fra di loro. ef il \

général beaucoup de fidélité dans ces unions, ce qui ne s'ob-


serve pa<- chez les hommes, et qui est un effet du prin< ipe de
la pudeur.
o A Saint-Lazare, dit M. Villermc. page 96, à Saint-Lazare, en
octobre 1818, une-femme s'e^t donné plusieurs coups di

tenu parce qu'elle s'est vu préférer une arrivante.


« C'est ordinairement la plus jeune qui «>t la plus atta< I

l'autre. »
%

CXW'V

Vivacità, leggerezza, soggetlissima a prendere put


cupazione di ogni momento délie apparenze délia pi

tenza agli occhi allrui : Ecco i ire gran caratieri di q


pianta che risveglia Europa ncll 1808.
Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui onl encore on peu
de sauvagerie et de propension au sang : les Domagnols, I

labrois, cl, parmi les plus civilisés, le^ Bressans, les Piémonlais,

les Corses.

Le bourgeois de Florence c^t plus mouton que-celui de


Paris.

L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais Voit la

de M. Courier sur le bibliothécaire Furia et le chambellan

Puccini.

CXXXV1

Je ris de voir des gens d< bonne foi ne pouvoir jamais eue
280 ŒUVRES DE STENDHAL.
d'accord, se dire naturellement de grosses injures et en penser
davantage. Vivre, c'est sentir la vie; c'est avoir des sensations
fortes. Comme pour chaque individu le taux de cette force
change, ce qui est pénible pour un homme comme trop fort est
précisément ce qu'il faut à un autre pour que l'intérêt com-
mence. Par exemple, la sensation d'être épargné par le canon
quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer en Russie à la

suite de ces Parlhes, de même la tragédie de Shakspeare et la

tragédie de Racine, etc., etc.

Orcl a, 13 août 1812.

CXXXVII

D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d'impression


que la douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité
d'émotion, la sympathie est au moins la moitié moins excitée
par la peinture du bonheur que par celle de l'infortune. Donc
les poètes ne sauraient peindre le malheur avec trop de force,
ils n'ont qu'un écueil à redouter, ce sont les objets qui inspi-
rent le dégoût. Encore ici, le taux de cette sensation dé-
pend-il de la monarchie ou de la république. Un Louis XIV
centuple le nombre des objets répugnants. (Poésies de Crabbe.)

Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la Louis XIV


environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts

devient grossier. Le noble personnage devant qui on l'expose


se trouve insulté; ce sentiment est sincère, et partant respec-
table.

Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié héroï-


que, et si consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et de Pylade.
Oreste tutoie Pylade, et Pylade lui répond Seigneur. Et l'on veut
que Racine soit pour nous l'auteur le plus louchant! Si l'on ne
se rend pas à un tel exemple, il faut parler d'autre chose.
DE L'AMOUR. 28»

CXXXYIII

Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommenee de haïr.


Je n'eus l'idée de me sauver et de manquer à la Foi que j

jurée à mon ami que les dernières semaines de ma prison.


(Deux confidences faites ce soir devant moi par un assassin de
bonne compagnie'qui nous fait toute son histoire.)

CXXXIX

Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de


nos bons volumes français : les Lettres persanes, par exemple.

CXL

J'appelle plaisir toute perception que l'âme "aime mieux


l
éprouver que ne pas éprouver .

J'appelle peine toute perception que rame aime mieux ne

pas éprouver qu'éprouver.


Désiré je m'endormir plutôt que de -émir ce quej'épr
nul doute, c'est une peine. Donc les désirs d'amour ne son) pas

des peines, car l'amant quitte, pour rêver à son aise,- les

tés les plus agréables.

Par la durée, les plaisirs du corps sont diminui


augmentées.
Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminué
la durée, suivant les passions: par exemple, après six mois pas-
sés à étudier l'asironomi<\ <>n aime davantage l'astronomie;
après un an d'avarice, on aime mieux l'argent.

Maupertuif.
16.
282 ŒUVRES VV STENDHAL.
Les peines de l'âme sont diminuées parla durée; « que de
veuves véritablement fâchées se consolent, par ie temps! » ili-

lady "Waldegrave d'IIoraee Walpole.


Soit un homme dans un étal d'indifférence, il lui arrive an
plaisir ;

Soit un autre homme dans un état de vive douleur, cette dou-


leur cesse subitement; le plaisir qu'il ressent est il de même
nature que celui du premier homme? M. Verri dit que oui, et

il me semble que non.


Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la dou-

leur.

Un homme avait depuis longtemps six mille livres de rente,

il gagne cinq cent mille francs à la loterie. Cet homme s'était

déshabitué de désirer les choses que l'on ne peut obtenir que


par une grande fortune. (Je dirai, en passant, qu'un des incon-
vénients de Paris, c'est la facilité de perdre cette habitude.)
On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai achetée ce

malin, et c'est un grand pour moi, qui m'impatiente à


plaisir

railler les plumes; mais certainement je n'étais pas malheureux

hier de ne pas connaître cette machine. Pétrarque était-il mal-


heureux de ne pas prendre de café?
Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît :

par exemple, la première perdrix que l'on tue au vol à douze


ans; la première bataille d'où l'on sort sain et sauf à dix-sept.
Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine passe bien

vite, et au bout de quelques années le souvenir n'en est pas

même agréable. Un de mes amis fut blessé au côté par un éclat


d'obus, à la bataille de la Mo.kowa, quelques jours après il fut

menacé de gangrène, au bout de quelques heures on put réunir


M. Béclar, M. Larrey et quelques chirurgiens estimés: on fit
une consultation dont le ré ? ultat fut d'annoncer à mon ami qu'il
n'avait pas la gangrène. A ce moment je vis son bonheur, il fui

grand, cependant il n'était pas pur. Son âme, en secret, ne


croyait pas eu être toui à fait quitte, il refaisait le travail des
DE L'A M OU H.

chirurgiens, il examinait s'il pouvait entier ment s'en rap]


à eux. 11 entrevoyait encore an peu la possibilité de 1

Aujourd'hui, au bout de huit ans. quand on lui parie di

consultation, il éprouve un sentiment de peine : il a la vue im-


prévue d'un de? malheurs de la vie.

Le plaisir causé parla cessation de la douleur consiste : 1° à

remporter la victoire contre toutes les objections qu'on se fait

successivement;
*" A revoir tous les avantages dont on allait être privé.

Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs con-


siste à prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordin

qu'on va se donner.
Il y a une exception singulière il faut voir m cet : 1 il

trop ou trop pou d'habitude de désirer une grande fo


a trop peu de cette habitude, s'il a la tête étroite, le sen

d'embarras durera deux ou trois jours.

S'il a l'habitude de dé ? ir<T souvent one grande torlone, il

aura usé d'avance la jouissanee par se la trop figui .

Ce malheur n'arrive pas dan- l'amour-passion.


Une âme enflammée ne se figure pas la demi eurs,

mais prochaine
la plus : par exemple, d'une mattress qi

traiteavec sévérité, l'on se figure un serrement de main. L'ima-


gination ne va pas naturellement au delà; m on la
vi

profaner ce
après un moment, elle s'éloigne parla crainte de
qu'elle adore.
entièrement parcouru sa carrière, il est
Lorsque le plaisir a

clair que nous retombons dans l'indifférence;


mais celte indif-

férence n'est pas la même que celle d'auparavant I

état diffère du premier, en ce que nous ne


serions plut

dégoûter, avec autant de délices, le plaisir que noua r<

d'avoir.
à le cueillir sqnt fatigués, et l'i
Les organes qui servent
présente» les images qui
nation n'a plus autant de propension à

seraient agréables aux désir- qoi m trouvent satisfaits,


28i ŒUVRES DE STENDHAL.
Mais, si au milie ? du plaisir on vient nous en arracher, il y &
producÉioH de douleur.

CXLI

La disposition à l'amour physique, et même au plaisir physi-

que, n'est point la même chez îes deux sexes. Au contraire des
hommes, presq e toutes les femmes sont au moins susceptibles

d'un geire d'amour. Depuis le premier roman qu'une femme a

ouvert en cachette à quinze ans, elle attend en secret la venue


de l'amour-passion. Elle voit dans une grande passion la preuve
de son mérite. Celle attente redouble vers vingt ans, lorsqu'elle
est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qu'à

peine arrivés à trente, les hommes croient l'amour impossible

ou ridicule.

CXLI1

Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à cnercher le

bonheur par la même route que nos parents. L'orgueil de la


mère de la contessina Nella a commencé le malheur de celte ai-

mable femme, et elle le rend sans ressource par le même or-

gueil fou.
Venise 1810.

CXLIII

DU GENRE ROMANTIQUE.

On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de 1822) ua


millier de tableaux représentant des sujets de l'Ecriture sainte,

peints par des peintres qui n'y croient pas beaucoup, admirés

et jugés par des gens qui n'y croient pas, et enfin payés par des
gens qui n'y croient pas.
On cherche après cela te pourquoi de la décadence de l'arf
DE L'AMOUR.
We croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste rraint toujours d

raïtre exagéré et ridicule. Comment arriverait-il au grandi


rien ne l'y porte. (Lcttcra di lîoma, giugno 1822.)

CXLIV

L'un des plu? grands poètes, selon moi, qui aic.it paru dans
ces derniers temps, c'est Robert Burûs, paysan écossais m irl de
misère. Il avait soixante-dix louis d'appointements comme d ma-
nier, pour lui, sa femme et quatre enfants. Il faut convenir que
le tyran Napoléon é.lait plus généreux envers son ennemi Ché-

nier, par exemple. Burns n'avait rien de la pruderie anglaise.


C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur. Je n'ai pa

assez de place pour conter ses amours avec Mary Cam] bel! el

leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu'Edimb urg


est à la même latitude (pie Moskou, ce qui pourrait déranger un

peu mon système des climats.


« One of Burn's remarks, when he Qrst came to Edimbi
was that between the men of ruslic life and the polite woi Id be

observed Utile différence; that in ihe former, thougb unpolished


by fashion and unenlighlened hy science, he had found mut h

observation and much intelligence ; but a refined a

plished woman was a being almost new to him, and ofwhich

he had formed but a very inadi quate idea. » (Londres, I" nu-

membre 1821, tome V, page 09.)

CXLV

L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle

fabrique elle-même.

CXLV1

Les compliments qu'on adresse aux petites filles '1 '


285 ŒUVRES DE STENDHAL.
forment précisément la meilleure éducation possible pour leur
enseigner la vanilé la plus pernicieuse. Êire jolie est la pre-

mière vertu, le plus grand avantage au monde. Avoir une jolie

robe, c'est être jolie


Ces sots compliments ne sont usités que dans la bourgeoisie ;

ils sont heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à faire,

chez les gens à carrosse.

CXLVII

Lorctte, H septembre 1811.

Je viens de voir un très-beau bataillon de gens de ce pays ;

c'est le reste de quatre mille hommes qui étaient allés à Vienne

en 1809. J'ai passé dans les rangs avec le colonel, et fait faire

leur histoire à plusieurs soldats. C'est la vertu des républiques

du moyen âge, plus ou moins abâtardie par les Espagnols ', le

P *, et deux siècles des gouvernements lâches et cruels qui

ont tour à lour gâté ce pays-ci


Le brillant honneur chevaleresque, sublime et sans raison,

est une plante exotique importée seulement depuis un petit

nombre d'années.
On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Drosses. Les offi-

ciers de Montenotle et de Rivoli avaient trop d'occasions de mon-


trer la vraie vertu à leurs voisins pour chercher à imiter un

1 V<irs 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que des agents
énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les fenêtres

des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alors en Italie comme au»
jourd'hui l'on vient à Paris; du reste, ils ne mettaient leur orgueil qu'à
faire triompher le roi, leur maître. Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue
en l'avilissant. En 1G2G, le grand poète Calderon était ofticier à Milan.
s
Voir la Vie de saint Charles Borrome'e, qui changea Milan et l'avilit.

11 fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet. Merveilles tue Cas-
tigiione, 1553.
J)C L'AMOUR.
honneur peu connu sous les chaumières que le soldai de 'T'.Hi

venait de quitter, et qui leur eût semblé bien baroque.


Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enlhou
un homme, mais beaucoup de simplicité i

L'honneur a donc clé importé en liai.

nables et tri>
;
> vertueux pour être bien brillants. O.i seul qu'il y
a loin des suidais de 9G gagnant vingt batailles eu un an, -ri
n'ayant souvent ni souliers ni lu.biis, aux brillants régiments
de Fontcnoy, disant poliment aux Anglais et le chapeau ba> :

Messieurs, tirez les premiers.

CXLV111

Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un système oV

vie par son représentant: par exemple, Richard Cœur-de-Lion


montra sur le trône la perfection de l'héroïsme et de la valeui

chevaleresque, et ce fui un roi ridicule

CXLIX

Opinion pubique en 1822. Un homme de trente ans séduit une

jeune personne de quinze ans, c'est la jeune personne q

déshonorée.

CL

Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia; elle pleara

beaucoup en me revoyant; je lui rappelais Oginski. « Je ne puis

plus aimer, » me disait-elle ;


je lui répondis avec le p i

ebanged, huw saddencd, yct how elevated was het

CLl

tïomme les mœurs anglaises sout nées de 1688 à 1750,


288 ŒUVRES DE STENDHAL,
de France vont naître de 1815 à 1880. Rien ne sera beau, juste,

heureux, comme la France morale vers 1900. Actuellement elle

n'est rien. Ce qui est une infamie dans la rue de Belle-Chasse esi

une action héroïque rue du Mont-Blanc, et, au travers de toutes

les exagérations, les gens réellement faits pour le mépris se sau-

vent de rue en rue. Nous avions une ressource, la liberté des

journaux, qui finissent par dire à chacun son fait, et quand ce


fait se trouve être l'opinion publique, il reste. On nous ar-
rache ce remède, cela retardera un peu la naissance de la mo-
rale.

CLII

L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme (1784), ré-

duit à courir du malin au soir tous les quartiers de la ville

pour y donner des leçons d'histoire et de géographie. Amou-


reux dune de ses élèves, comme Abeilard d'Iléloïse, comme
Saini-Preux de Julie ; moins heureux sans doute, mais proba-
blement assez près de l'être ; avec autant de passion que ce
dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et surtout plus

Dourageuse, il paraît s'être immolé à l'objet de sa passion. Voici

# qu'il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avoir dîné

i'.iez un restaurateur au Palais-Royal sans laisser échapper au-


cune marque de trouble ni d'aliénation : c'est du procès-verbal
dressé sur les lieux par le commissaire et les officiers de la po-
lice qu'on a tiré la copie de ce billet, assez remarquable pour
mériter d'être conservé.
« Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noblesse

de mes sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour


1
aussi violent qu'insurmontable pour une fdle adorable , la

trainte de causer son déshonneur, la nécessité de choisir entre

1 II paraît qu'il s'agit de mademoiselle Gtomaire, fille de M. Gromiire,


upéditionnaire en cour de Rome.
DK L'AMOUR. JW
ie crime et la mon. toui m'a déterminé à abandonner la vi€

J'étais né pour la vertu, j'allais être criminel; j'ai préféré mou-


rir. » (Grimm, troisième partie, tome II, page -495.)

Voilà un suicide admirable, et qui ne sciait qu'absurde


les moeurs de 1S80

CL11I

On a beau faire, jamais les Frauçais, en fait de biauï-an


passeront le joli.

Le comique qui -uppose de la rerredans le public < t du brie


dans l'acteur, les délicieuses plaisanteries de Pal >mba, à N

jouées par Casaccia, impossibles à Taris; du joli et jamai

du joli, quelquefois il est vrai, annoncé comme sublime.


On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur na-
tional.

CL1V

Nous aimons beaucoup un beau tableau, ont dit les Fr;>:

et ils disent vrai, mais nous exigeons, comme condition i

lielle de la beauté, qu'il soit l'ait par un peintre e tenant con-

stamment à cloche-pied pendant tout le temps qu'il travaille.

Les vers dans l'art dramat

CLV

Beaucoup moins d'envie en Amérique qu'en Fram i

eoup moins d'esprit.

CLVI

La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les e-j.riN d

1530, qu'elle pèse sur le jardiu du monde, que les pauvres au-
17
990 ŒUVRES DE STENDHAL,
teurs italiens n'ont pas encore eu le courage d'inventer le roman
3e leur pays. A cause de la règle du naturel, rien de plus sim-
ple pourtant : il faut oser copier franchement ce qui crève les

yeux dans ie monde. Voir le cardinal Gonzalvi, épluchant gra-


vement pendant trois heures, en 1 822, le livret d'un opéra bouf-

fon, et disant au maestro avec inquiélude : « Mais vous répéte-

rez souvent ce mot cozzar, cozzar. »

CLVII

Iléloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de son


amour sentez-vous que ces choses n'ont presque que
;
le nom
de commun? C'est comme l'amour des concerts et l'amour de la
musique. L'amour des jouissances de vanité que votre harpe
vous promet au milieu d'une société brillante, ou l'amour d'une
rêverie tendre, solitaire, timide.

CLVII]

Quand on vient de voir la femme qu'on- aime, la vue de toute

autre femme gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux ;


j'en

vois le pourquoi.

CLIX

Réponse à une objection.


Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu que dans
l'amour-passion, car dans tous les autres l'on sent la possibilité
d'un rival favorisé.

CLX

Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris du poi-


son, l'être moral est mort; étonné de ce qu'il a fait et de ce
DE L'A MOI 'il.
qu'il va éprouver, il n'a plus d'attention pool l

rares exception».

CLX1

Un vieux capitaine de vaisseau, ourle de l'auteur, auqo

fois hommage du présent manuscrit, ne trouvi rien de


cule que l'importance donnée peadaal six ci ,t une
chose aussi frivole que l'amour. Celle chose si Tri'

pendant la seule arme avec laquelle on puisse frapp

fortes.

Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de H... d'imi

Napoléon dans la forêt de Fontainebleau? Le reg ird m


d'une jolie femme qui entrait aux Bains-Chinoi

rence dans les destinées du monde si Napoléon el m>u OU


sent été tués eu 181 -i?

CLXI1

Je transcris les lignes suivantes d'une i

reçois de Znaim, en ob?ervant qu'il n'y a pas dans I ule I

vince un homme en état de compn mire la femme d'esprit qni

m'écrit :

« ... L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je n'ai pas

lu de l'anglais depuis un an, le premier roman qui me i

sous la main me semble délicieux. L'habitude d

prosaïque, c'est-à-dire* lente et timid


cat, et ne sentant avec passion que les i de 1

vie : l'amour des écus, l'orgueil d'avoir de nx, h

dér-irs physiques, etc., etc., peut facilement faire paraître


santés les actions d'un génie impétueux, ardent, à
impatiente, ne sentant que lamour, oubliant t un

* Mémoires, page 88, édition <ie Londre».


292 ŒUVRES DE STENDHAL,
qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là où l'autre se laissait,

guider, et n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il

donne peut offenser ce que nous appelions, l'année dernière, à


Zithau, l'orgueil féminin : est-ce français, ça ? Avec le second,

on a de Yétonnement sentiment que l'on ignorait auprès du pre-


,

mier (et, comme ce premier est mort à l'armée, à l'improvisie,


il est resté synonyme de perfection), et sentiment qu'une âme
pleine de hauteur et privée de cette aisance qui est le fruit d'un

certain nombre d'intrigues peut confondre facilement avec ce

qui est offensant. »

CLXIIJ

« Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très-grand gentilhomme,'


prince de Blaye, et il devint amoureux de la princesse de Tri-

poli, sans la voir, pour le grand bien et pour la grande cour-


toisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui venaient d'An-
tioche, et fit pour elle beaucoup de belles chansons, avec de
bons airs et de chélives paroles ; et. par volonté de la voir, il

se croisa et se mit en mer pour aller vers elle. Et advint qu'en


le navire le prit une très-grande maladie, de telle sorte que

ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort, mais tant firent
qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un
homme mort. On le Gt savoir à la comtesse, et elle vint à son

lit et le prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse ; il

recouvra le voir, l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce


qu'il lui eût soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il

mourut dans les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement


ensevelir dans la maison du Temple, à Tripoli. Et puis en ce

môme jour elle se fit religieuse pour la douleur qu'elle eut de


l
lui et de sa mort . »

1 Traduit d'un manuscrit prorengal du treizième siècle.


DE L'AMOUR. 203

CL\'IY

Voici une singulière preuve de la folie Dominée cristallisa*

tion, que l'on trouve dans les Mémoires de mislriss llutdun-


son :

« Ile told to M. Ilulrhinson a very truc stOT] of i g€


inan \^ho not long before bad come for some lime i" lod

Richmond, and found ail ih<* people he came in companj wilh,


bewailing ihe dealh ofagenllevoman ibat bad lived Lhcre. ll«;tr

ring her so much deplori d be made inquiry aflcr ber, and

so in love witb Ibe description, tbat no olhi r discourse conld


at first plcase him, nor conld he at lasl endure any olher; h(

grew desperately melancholy, and wonldgo to a mountwhere


the print of lier fooi was cutt, and lie lhcre pining and k

of il ail (lie d.iy long, lill al li oght death in some monihs space
concluded liis langhuishement. lhis story \n.i- rerj true. i

(Tome I, page 85.)

CLXY

Lisio Visconti n'élait rien moins qu'un grand lecteur de li

vres. Outre ce qu'il avait po voir en courant l<- monde, cel es-

sai est fondé sur 1rs mémoires de quinze ou vingl person

se rencontrait, par hasard, un lecteur qui


:

célèbres. S'il

ces bagatelles dignes d'un instant d'attention, voici les lira

quels Lisio a tiré ses réflexions et conclusio


Vie de Bcnvenuto Cellini, écrite par lui-même.
Les Nouvelles de Cervantes el de Scarron
Doyen de h'ilhrinc. de l'abbé Prérl
Manon Lescaut et le

Lettres latines d'IIéloïscà Abailard.


Tom Joncs.

Lettres d'une Religieuse portugaise.

Deux ou trois romaus d'Auguste La Fontalno


294 ŒUVRES DE STENDHAL.
VHistoire de Toscane, de Pignolti.
Werther.
Brantôme.
Mémoires de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement les 80 pa
ges sur l'histoire de ses amours.
Mémoires de Lauzun, Saint-Simon, d'Epinay, de Staal, Mar-
montcl, Bezenval, Roland, Duclos, Horace Walpole, Évelyn,
Hutchinson
Lettres de mademoiselle Lespinasse

CLXVI

Un des plus grands personnages de ce temps-là, un des nom


mes les plus marquants dans l'Eglise et dans l'État, nous a conté,
ce soir (janvier 1822), chez madame de M., les dangers fort

réels qu'il avait courus du temps de la terreur.

« J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres les

plus marquants de l'Assemblée constituante : je me tins à Paris,

cherchant à me cacher tant bien que mal, tant qu'il y eut quel-
que espoir de succès pour la bonne cause. Enfin, les dangers

augmentant et les étrangers ne faisant rien d'énergique pour


nous, je me déterminai à partir, mais il fallait partir sans passe-
port. Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus l'idée

de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort répandu,
dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière
poste : cependant on me laissa passer. J'arrivai à une auberge
à Calais, où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère,
et fort heureusement pour moi, car vers les quatre heures du
matin j'entendis très-distinctement prononcer mon ncm. Pen-
dant que je me lève et m'habille à la hâte, je distinguo fort bien,

malgré l'obscurité, des gardes nationaux avec leurs fusils, pour


lesquels on ouvre la grande porte et qui entrent dans la cour de
l'auberge. Heureusement il pleuvait averse; c'était une matinée
d'biver fort obscure avec un grand vent. L'obscurité et le bruit
DK L'AMI

du vent me permirent de me sauver par la cour <!<• d

l'ccuri û des chevaux. Me voilà dans la rue à sept heun


tin, sans ressource aucune.
« Je pensai qu'on allait me courir après de n
sachant trop ce que je faisais, j'allai i
rès du port, sur la j

J'avoue que j'avais un peu pi rdu la tête : je ne i

toute perspective que la guillotine.

s II y avait un p qui bol qui sortait du poil par une mer fort

grosse et qui était déjà à vingt toises de la jeb

j'entends de <
ris du côté de la mer, comme m 1 ou m'appelait.
Je vois s'approcher un petit bateau. « Ail monsieur,
« venez, on vous attend.» Je passe machinalement dans le bateau.

Il y avait un homme qui me dit à l'or, ille : « Vous voyant


« cher sur la jetée d'un air cilV.ré, j'ai peo
« bien être un malheureux pro i rit. J'ai d

t ami que j'attendais; faites semblant d'avoir le mal de mer et

« allez vousca< her en bas dans un coin obscur de la chambre.»


— Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de I -

rant à peine, et qui avait été émue ju qu'aux lai m B par i

récit fort bien fait des dangers de l'abbé. Que i menls

vous dûtes faire à ce généreux inconnu! Comment s'

lait-il?

— Je ne sais pas son nom, a répo idu l'abb •


u

Et eu un moment de profond silence dans le salon.


il y a

'
CLXVII

LE PÈRE ET LE I

gne de its;.

iE PÈr.E (ministre de la )

i Je vous félicite, mon fils; c'est une i ho e foi

invité chez U. le duc d- c'est une dUli..


vous d'être ;
296 ŒUVRES DE STENDHAL.
pour un homme de votre âge. Ne manquez pas d'être au Palais...

à six heures précises.


LE FILS.

« Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi?


LE PÈRE.

« M. le duc d'- , toujoups parfait pour notre famille,

vous engageant pour la première fois, a bien voulu m'inviter

aussi. »

Le (ils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le plus distin-

gué, ne manque pas d'être au Palais... à six heures. On servit

à sept. Le fils se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive


avait à côié de soi une femme nue L'on était servi par une ving-
1
taine de laquais en grande livrée .

CLXVII1

Londres, août 1817.

Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de

la beauté comme ce soir, à un concert que donnait madame


Pasta.
Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunes

femmes tellement belles, d'une beauté tellement pure et cé-


leste, que je me suis senti baisser les yeux par
respect, au lieu
dans
de les lever pour admirer et jouir. Cela ne m'est arrivé
aucun pays, pas même dans ma chère Italie.

GLXIX

Dne chose absolument impossible dans les arts, en France,


est

verve. Il y aurait trop de ridicule pour l'homme


en-
c'est la

trop heureux. Voir un Vénitien réciter les sa-


traîné, il a l'air

tires de Buratti.

» From december 27, 1819 till the 3 june 1820, Mil.


DE L'AMOUR.

CLXX

îl y avait à Valence, en E-pagne. deux amies, femmes tre-


honnêtes. et de- ramilles les plus distinguées. Lu ed'el
euurtiséc par un officier français, qui l'aima avec passion, ei an
point de manquer la croiv après une bataille, en restant dans
un cantonnement auprès d'elle, au lieu d'aller au quart ;

néral faire la cour au général en ch< f.

A la fin, il en fut aimé. Après sepl moi> de froideur ans


espérante le dernier jour que le premii r, elle lui «lit on -

« Bon Jo.-eph, je suis à vous. » Il restai! l'obstacle d'an mari,


homme d'infiniment d'e prit, mais le plus jaloux di - hommes.
En ma qualité d'ami, j'ai dû lire avec, lui toute l'histoire de Po-
logne, de Rulhière, qu'il n'amendai I pas bien. Il s'écoula trois
mois sans qu'on pût le tromper. 11 y avait un lélégrapl
jours de fêtes, pour indiquer l'église ou l'on irait à la mes
Un jour, je .via mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire ;

ce qui allait se passer. L'amie intime de doua Inezilla était dan*


gereusement malade. Celle-ci demandaà son mari la permission
de passer la nuit auprès de la malade, ce qui fui aussitôt accorde,

à condition que le mari choisirait le jour Un soir, il conduit


dona Inezilla (liez son amie, et dit, en badinant el comme ino-

pinément, qu'il dormira fort bien -ur un can ipé, dans m


salon attenant à la chambri a coucht r, el <iuiii la porte rai lai -.

sée ouverte. Depuis onze jour-, tous les soirs, l ofûi ier francaù
passait deux beurcs, caché bous le lit de la malade. Je
ajouter le reste.

Je ne crois pas que la vanité j" miette ce degré d'ami)

une Française.
APPENDIX

OES COURS D'AMOUR.

Il y a eu des cours a amour en France, de Tan 1150 à Ya&


1200. Voilà ce qui est prouvé. Probablement l'existence des
cours d'amour remonte à une époque beaucoup plus reculée.
Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient des ar-
rêts soit sur des questions de droit, par exemple L'amour peut-
:

il exister entre gens mariés?

Soit sur des cas particuliers que les amants leur soumet-
l
taient .

Autant que je puis me figurer la partie morale de cette juris-

prudence, cela devait ressembler à ce qu'aurait été la cour des


maréebaux de France, établie pour le point d'honneur par

Louis XIV, si toutefois l'opinion eût soutenu cette institution.


André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers l'an 1170,
cite les cours d'amour
des dames de Gascogne,
d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonin;(lU4. 1194),
de la reine Éléonore,
de la comtesse de Flandre,
de la comtesse de Champagne (1 174).

» fcndré le chapelain, Nostndamus, Raynouard, Crescimbeni, li'Aratm.


DE L'AMI

André rapporte oeufjugements


Champagne.
Il cile deux jugements prononcés par la c

Jean de Nostradamus, Vie despoïtes provençaux, di

« Les tensons étaient disputes d'amours qui se

les chevaliers et daines poètes entre-parlant ensemble di

que belle et subiile question d'amours; el où ils ae


vaient accorder, ils les envoyaient, pour en avoir la déûul
aux dames illustres présidentes, qui tenaient cour «1

verte etplanièreà Signe et Pierrefeu, ou à Romanin,


autres, et là-dessus, en faisaient arrêts qu'on nommait
ARRESTS D'AMOURS. »
Voici les noms de quelques-un
aux cours d'amour de Pierrefeu et de" Sig

a Stephanette, dame de Brul

« Adalarie, vicomte! .on ;

« Alalète, dame d'Ongle ;

« Dermissende, dame de P
a Bërlrane, dame d'Urgon;
« Mabille, dame d'Y*

« La comtesse de Dye;
« Roslangue, dame de Pierrefeu,
« Berlrane, dune de Signe ;

« Jausserande de Claustral, s

Il est vraisemblable que la même cour d'am


tamôt dans le château de Pierrefeu, tantôt dan

Ces deux villages ^out tri l'un de l'autrt ,


et si

peu près a égale distance de Toulon et de


Dans la Vie de Bertrand d'Alatnanon, Nostradamus dit :

« Ce troubadour fui amoi I hanetle o

de Romanin, dame dudil UeUj de la maison di

tenaii de son temps cour d'amour ouverte et iiIj",


7

500 ŒUVRES DE STENDHAL.


château de Romanin, près la ville de Saint-Remy, en Provence,
tante de Laurelte d'Avignon, de la uiaison de Sado, tant célé-
brée par le poète Pétrarque. »
A l'artice de Laurelte, on lit que Laurette de Sade, célébrée
par Pétrarque, vivait à Avignon vers Pan 1341, quelle fut in-
struite par Phanette de Gantelmes, sa tante, dame de Romanin ;

que « toutes deux romansoyent promptement en toute sorte


de rithme provensalle, suyvant ce qu'en a escrit le monge des
Isles d'Or, les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage de
leur doctrine l'i est vray (dict le monge) que Phanette ou
Estephanelte, comme très-excellente en la poésie, avoit une fu-

reur ou inspiration divine, laquelle fureur cstoit estimée un


vray don de Dieu ; elles es;toyent accompagnées de plusieurs
dames illustres et généreuses 1 de Provence, qui fleurissoyentde
ce temps en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui
s'adonnoyent à l'estude des lettres, tenans cour d'amour ou-
verte et y defûnissoyent les questions d'amour qui y estoyent
proposées et envoyées....
« Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vin-
iimille, de Tende et de la Brigue, personnages de grand renom,
e
estant venus de ce temps en Avignon visiter Innocent VI du

nom, pape, furent ouyr les deffinitions et sentences d'amour

« Jekanne, dame de Baulx,


« Huguette de Forcarquier, darne de Trects,
« Briande d'Agou'.t, comtesse de la Lune,
« Mabille de Villcneufve, dame Je Vence,
« Béatrix d'Agoult, dame de Sault,
a Ysoarde de Roquei'ucilh, dame d'Ansoys,
<t Anne, vicomtesse de Tallard,
« Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,
a Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,
« Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,
« Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,

a Rixende de Puyvard, dame de Trans. »

Kostradamus, page 2!
DE L'Ail*

prononcées par ces dames; i

leurs beaultés et -avoir, furent surpris de leur amour. »

Les troubadours nommaient souvent, à la fui de


les dames qui devaient prononcer si

agitaient enlre eux.

Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte :

«La cour de> dame.-, assemblée en Gascogne, a établi, da


consentement de toute la cour, celte constitution perpé*
tuelle, etc., etc. »

La comtesse de Champagne dans L'arrêt de 1 17 i. dit :

a Ce jugement. -que nous avons porté avec une extrême ;<ru-

dence, est appuyé de l'avis d'un très-grand nombre de dames , . »

On trouve dans un autre jugement :

« Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite

toute cette affaire à la comtc-sc de Champagne, et dem


humblement que ce délit fût soumis au jugement de la comi
de Champagne et de> autres dames.
o La comtesse, ayant appelé auprès d'elle - • unes,
rendit ce jugement, » etc.

André le chapelain, duquel nous lirons ce> r

rapporte que le code d'amour avait été publié par une unir
composée d'un grand nombre de dam b< ralii re.

André nous a conservé la supplique qni ... a la

comtesse de Cbampag i Ile décida par I u<- .

qu stion : Le véritable amour peut-il exisi >ux?


.Mais quelle était la peint- encourue lorsqu'on a'ob
aux arrêts des cours d'an
Nous voyous la cour .1 G donner que tel de ses ju-

gements serait observé comme constitution perpétuelle, et que

ces dames qui n'y obéiraient paa eucoureraient l'inimitié d

toute dame honnête.


Jusqu'à quel point l'opinion sanctiounaii-elle le-

cours d'amour .'


302 ŒUVRES DE STENDHAL.
Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui à

une affaire commandée par l'honneur?


Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradanius qui me
mette à même de résoudre cette question.
Deux troubadours, Simon Doria et Lanfrauc Cigalla, agitèrent
la question :« Qui est plus digne d'être aimé, ou celui qui donne
libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour
libéral? »

Celte question fut soumise aux dames de la cour d'amour de


Pierrefeu et de Signe ; mais les deux troubadours ayant été mé-
contents du jugement, recoururent à la cour d'amour souveraine
l
des dames de Romanin .

La rédaction des jugements est conforme à celle des tribu-

naux judiciaires de celte époque.


Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré d'impor-
tance qu'obtenaient les cours d'amour dans l'atlenlion des con-
temporains, je le prie de considérer quels sont aujourd'hui,
en 1822, les sujets de conversation des dames les plus considé-

rées el les plus riches de Toulon et de Marseille.


N'étaient-clles pas plus gaies, plus spirituelles, plus heureuses,

en 1174 qu'en 1822?


Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des considé-
rants fondés sur les règles du code d'amour.
Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage d'André
le chapelain.
Il y a trente et un articles, les voici :

CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE


i

L'allégation de mariage n'eit pas excuse légitime contre

l'amour.

i Nostradamus, page 151.


DE l.AMOiJB

II

Qui ne sait celer ue sait ai un p.

(Il

Pensoune ue peu; se donner à deux am i

IV

L'amour peui toujours croître ou diminn

N'a pas.de saveur ce que l'aman i


foro ft l

amant.

VI

le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine paix

Vil

On prescrit à l'un d

viduité de deux années.

VIII

Personne sans raison plus que suffisante ne doil ou

son droit un amour.

IX

Personne ne peut aimer s'il n'est engaj

d'amour (par l'espoir d'être aimé).

L'amour d'ordinaire est chas é de la maison par Pava

XI

11 ne convient pas d'aimer 'celle qu'on aurait honte di

en mariage.
vW4 (Et VUES DE STENDHAL.

XII

L'amour véritable n'a désir de caresses que venant de oelle

qu'il aime.

Xhi
Amour divulgué est rarement de durée.

XIV

Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour : les

obstacles lui donnent du prix.

XV
Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce qu'elle aime.

XVI

A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble,

XVII

Nouvel amour chasse l'ancien,

XVIII

Le mérite seul rend digne d'amour.

XIX
L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement se ra-
nime.

XX
L'amoureux es! toujours craintif.

XXI
l'aria jalousie véritable l'affection d'amour croît toujours.
DE L'AMOUR. BOB

XXII
Du soupçon et de la jalousie nui en dérive i

-l'amour.

XXIII
Moins dort et moins mauge celui qu'assiège pen 6e d'à-

inour.

XXIV
Toute action du. l'amant se termine par penser à ce qu'il

aime.

XXV
L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qn i!

plaire à ce qu'il aime.

XXVI
L'amour ne peut rien refuser à l'amour.

XXVII
L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu'il

aime.

XXVIII

Une faible présomption f.ii: que l'amant >oiipçoii!>

ses sinistres de ce qu'ilaim


-

XXIX
L'habitude trop excessive des plaisirs i n i
è. ne la a i

de l'amour.

XXX
Une personne qui aime est occupée par I image de ce qu'elle

aime assidûment et sans interruption.


«» ŒUVRES DE STENDHAL.

XXXI
Rten n'empêche qu'une femme ne soit aimée par deux hom-
mes, et un homme par deux femmes *.

1
I. Causa eonjugii ab amore non est excusatio recta.
II. Qui non celai amare non potest.
III. Nemo duplici potest amore ligari.

IV.Sempcr amorem tninui vel crescere constat.


V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.
VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.

VII. Biennalis \iduitas pro amante defuncto superstiti prasscribitur


amanti.
VIII.Nemo, sine rationis exeessu, suo débet amore privari.
IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.
X. Amor sempar ab avariiia consuevit domiciliis exulare.
XI. Non decet amare quarum pudor est nuplias affectare.
XII. Verus amans alterius nisi suae coamantis ex affecta non cupit
implexus.
XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus.
XIV. Facilis perceplio contemptibilem reddil amorem, difïïcilis eum
parum facit baberi.
XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.
XVI. In repenlina coamantis visione, cor tremescit amantis.
XVII. Novus amor veterem compellit abire.
XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.
XIX. Si amor minuatur, cito déficit et raro convalescit.

XX. Amorosus semper est timorosus.

XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi.


XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus crescit
amandi.
XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitalio vexât.
XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.

XXV. Verus amans nibil bealum crédit, nisi quod cogitât amanti
placere.
XXVI. Amor nibil posset ainori denegare.

XXVII. Amans coamantis solatiis satiari non potest.


XXVIII. Modica praesumptio cogit amantem de coamante suspican
iinistra.

XXIX. Non solet amare quem nimia volusptatis abundantia vexât.


DP, L'AMOUR.
Voici le dispositif d'an jugement rendi d'a-
mour :

Question : « Le véritable amour peut-il exister eno


nés mariées? »
Jugement de la comtesse de Champagne : « Roua di

surons, par la teneur des |


que l'amour ne peu)
dre ses droits sur deux personnes m. niées, En effel I

s'accordent tout, mutueliemenl i

traints par aucun motif de nécessité, tandis que les •

tenus, par devoir, de subir réciproquement leurs voloni


de ne se refuser rien les uns aux auti

« Que ce jugement, que nous aveu- rendu avec une exti


prudence, et d'après l'avis d'un irrand nombre d'autres da-

mes, soit pour vous d'une vérité constante et il ri

jugé, l'an 1174. le troisième jour d mai, iodie-


l
bon VII» . »

XXX. Verus amans assidua, sir»

delinetur.
XXXI. Unam feminam nibil prohibet a iiu< i

muiieribus unum.
F-.i. J03.
1
« Utrum inter conjusatos amor possit hnbere Ion,
c Dicimus enini et stabilito lenore finn '"'t
duosjugales suas extemlerc vires, nam am mtea tibi il

larjjiuntur, nullius necesaiti lis ratione cogente; jus ih

nentur ex debito voluntatibus obedire et in nulli

deneimre.....
a Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moil" i

et aliarum quamplurium dominnrum consilio robontom, \

bili vobis sit ac verilato. conatanti.


« Ab anno M- C. LXXTV, U .
'
U. »

Ce jugement
« Causa conjugii non est ab an
est conforme à la prem •
Pol

NOTICE

ANDRÉ LE CHAPELAIN

André paraît avoir écrit vers l'an 1176.

On trouve à la Bibliothèque du roi (n° 8758) un manuscrit de


l'ouvrage d'André qui a jadis appartenu à Baluze. Voici le pre-
mier titre : « Hic incioiuut capitula libri de Arte amatoria et

réprobations amoris.
Ce titre est suivi de la table des chapitres.
Ensuite on lit ce second titre :

« Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione amoris,


editus et compillatus a magistro Andréa, Francorum aulae regiae

capellano, ad Galterium amicum suum, cupientcm in amoris


exercitu mililarc : in quo quidem libro, cujusque gradus et or-

dinis mulier ab homine cujusque conditionis et status ad amo-


rem sapienlissime invilatur; et ultimo in fine ipsius libri de
amoris reprobatione subjungitur. »
Crescimbeni, Vite de poeti provenzali, article Percivalle Do-
ria, cite un manuscrit de la bibliothèque de Nicolo Bargiacchi
à Florence, et en rapporte divers passages; ce manuscrit est
une traduction du traité d'André le chapelain. L'académie de
la Crusca l'a admise parmi les ouvrages qui ont fourni des
exemples pour son dictionnaire.
DE L'AMOUR.
Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid
kenius, dans ses Misccllanea Lipsicnsia nova, Lip iae, 1751,
t. VIII, part. I, p. 545 et suiv., indique une très-anciei
lion sans date et sans lieu d'impression, qu'il juge être du <"in

mcnccmcnt de l'imprimerie : « Tractatus amoris ei de .

remedio Andréa; capellani Innocentii pipa' quarti. »


Une seconde édition de I6l0 pinte ce iiti<- .

« Erotica seu amatoria Andréa? capellani regii, vetustis

scriptoris ad venerandiim suum amicum Guualtcrium sci

nunquam antebac édita, sed ssepiusa mullis desiderata; aune


tandem fide diversorum m^s. codicum in publicum émis
Dethmaro Mulhero, Dorpmundae, lypis Weslhovianis, anno \ oa
Caste et Verè amanda. »
Une troisième édition porte : « Tremoniae, lypis Weslhovi
anno 161-4. »

André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il M pro


de trailer :

*
1° Quid sit amor et undè dicatur
2° Quis sit effectus amoris.

3° Iuter quos possit esse amor.


4° Qualiler amor acquiralur, retineatur, augmenterai*, mi

juatur, ûniatur.
5° De notilia mutui amoris, et quid uuus amanlium agere de-
beat, altero fidem fallenie.

Chacune de ces questions est traitée eu plusieurs pan


graphes.
André fait parler alternativement L'amant et la dame^La dame

1 Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom.


Quel est l'effet d'amour.
Entre quelles personnes peut exister amour.
quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve,
augmenta, diminue,
De
Suit.
et ce que doit faire l'un det
A quels signe» connaît-on d'être aimé,

amants quand l'autre manque à sa foi.


310 ŒUVRES DE STENDHAL.
fait des objections, ramant cherche à la convaincre par des
raisons plus ou moins subtiles. Voici un passage que ï' auteur

met dans la bouche de l'amant :

Sed si forte horum sermonum te per turbot obscuntas,


l
eorum lîbi sententiam indicabo .

Ab anliquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti :

Primus, in spei datione consislit.

Secundus, in osculi exhibitione.


Tertius, in amplexus fruitioae.
Quartus, in totius concessione personae finitur.

1 Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse, je


vais vous en donner le sommaire.
De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents :

Le premier consiste à donner des espérances, le second dans l'offre

du baiser.
Le nrusiènte ams k jouissance des embrassements les plus intime*

Le quatrième dans l'octroi de toute la personne.


LE RAMEAU DE SALZBi

Aux mine? de sel de Hallein, près de S -


mineurs
jettent dans les profondeurs abai
d'arbre effeuillé par l'hiver: deux ou
fel des eaux chargées de p ines, qui humei
meau et ensuite le laissent à sec tirant, il-- le trouvent
tout couvert de cristallisations brillant

ehes, celles qui ne sont pas plu mé-


sange, sont incrustées d'une infinité de petits cristaux m
et éblouissants. On ne peu! plus reconnaître le rameau prii

c'est un petit jouci d'enfani très-joli mineurs d

lein ne manquent pas quand il fait un beau soleil i : que l'air

est parfaitement sec, d'offrir de <e- rameaux de d amanl


voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine.

descente est une opération singulière. On se met à cheval sur


d'immenses troncs de sapin, placés en pente à la suite I

des autres. de sapin sont f i che-

val, qu'ils font depuis un siècle ou deux, 1rs a rendu


ment lisses. Devant la selle, sur laquelle \

gli-sc sur les troncs de sapin pi. Mit un mi-

neur qui, assis sur son tablier de cuir, gliss< devant

charge de vous empêcher de descendre trop vite.

1 Ce fragment, trouvé dans


d'hui pour la premiùre fois. 11 explique le ;

et tait connaître l'origine de ce mot.


312 ŒUVRES DE STENDHAL.
Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent
les dames à se revêtir d'un immense pantalon de serge grise,

dans lequel entre leur robe, ce qui leur donne la tournure la

flus comique. Je visitai ces mines si pittoresques d'ïïallein, dans


été de 18..., avec madame Gherardi. D'abord, il ix'avait été

question que de fuir la chaleur insupportable que nous éprou-


vons à Bologne, et d'aller prendre le frais au mont Saint-Go-
thard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais pestilentiels
de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes à
Riva, à Bolzano, à Inspruck.
Madame Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, partis
pour une promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les

rives de Tlnn et ensuite celles de la Salza, nous descendîmes


juqu'à Salzbourg. La fraîcheur charmante de ce revers des Al-
pes, du côté du Nord, comparée à l'air étouffé et à la poussière

que nous venions de laisser dans la plaine de Lombardie, nous

donnait chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à


pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de paysans à
Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger et

même à vivre ; car notre caravane était nombreuse ; mais ces


embarras, ces malheurs, étaient des plaisirs.

Nous arrivâmes de Golling à Ilallein, ignorant jusqu'à l'exis-


tence de ces jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâ-
mes une nombreuse société de curieux, au milieu desquels nous

débutâmes en vestes de paysans et nos dames avec d'énormes


capotes de paysannes, dont elles s'étaient pourvues. Nous allâ-

mes à la mine sans la moindre idée de descendre dans les gale-

ries souterraines ; la pensée de se mettre à cheval pour une


route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois, semblait
singulière, et nous craignions d'étouffer au fond de ce vilain

trou noir. Madame Gherardi le considéra un instant et déclara

que, pour elle, elle allait descendre et nous laissait toute li-

berté.

Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous


-

DE L'AMOUR. .il.;

engouffrer dans celte cavité fort profonde, il fallut

dîner, ie m'amusai à observer ce qui se passait d

joli ofTicier bien blond dos chevau-lég rs bavarois '-

nions de faire connaissance avec cel aimable jeune bomme, qnl


parlait français, et nous était fort utile pour oousfain
des paysans allemands de Qallcin. Ce jeune officier, quoique
joli, n'était point fat, et, au contraire, paraissait bomme d'esprit;
ce fut madame Gberardi qui lit cette découverte

cier devenir amoureux à vue d'ail de la charmante Italienne, qui

était folle de plaisir de desci ndre dans une mine et de l'idée que
bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre. Ma-
dame Gberardi, uniquement occupée de la beauté de> pu i
i

grandes galeries, et de la difficulté vaim ue, était u mille lieui

songera plaire, et encore plus de songera être • barmé par qui

que ce soit. Bientôt je fus étonné des étranges confidences que


me fit, sans s'en douter, l'officier bavarois. I! était t' Ucme
cupé de la figure céleste, animée par un esprit d'ange, q

trouvait à la même table que lui, dans une petite, aubei

montagne, à peine éclairée par des fenêtres garnies de vitres

vertes, que je remarquai que souvent il parlait

qui, ni ce qu'il disait. J'avertis madame Gherardi, qui, sans moi,

perdait ce spectacle, auquel une jeune femme


jamais insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance di

qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l'ol

cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles a

mes yeux. A chaque moment, ce qu'il di-uit peignait d'une ma-


nière moins ressemblante la femme qu'il comment til aimer. .i

Je me disais :« La Gbila n'est assurément que l'occasion de

tous les ravissements de ce pauvre Allemand Par exemple, il sa

mit à vanter la main de madame Gherardi, qu'elle avait eu frap-

pée, d'une manière fort étrange, parla pi tite vérole, étan t e n fa n t,

et qui en était restée très-marqu e el asseï brune

«Comment expliquer ce que je vois? me disais je. Où trouver


»
une comparaison pour rendre q pensée plus claire .'
i

18
314 ŒUVRES DE STENDHAL.
A ce moment, madame Gherardi jouait avec le joli rameau
couvert de diamants mobiles, que les mineurs venaient de lui

donner. Il faisait un beau soleil : c'était le 3 août, et les petits


prismes salins jetaient autant d'éclat que les plus beaux diamants
dans une salle de bal fort éclairée. L'officier bavarois, à qui
était échu un rameau plus singulier et plus brillant, demanda
à madame Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit; en
recevant ce rameau il le pressa sur son cœur avec un mouve-
ment si comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans
son trouble, l'officier adressa à madame Gherardi les compli-
ments les plus exagérés et les plus sincères. Comme je l'avais pris

sous ma protection, je cherchais à justifier la folie de ses louan-


ges. Je disais à Ghita : « L'effet que produit sur ce jeune homme la
noblesse de vos traits italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais
vus, est précisément semblable à celui que la cristallisation

a opéré sur la petite branche de charmille que vous tenez et qui


vous semble si jolie. Dépouillée de ses feuilles par l'hiver, assu-
rément elle n'était rien moins qu'éblouissante. La cristallisation
du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec
des diamants si brillants et en si grand nombre, que Ton ne peut
plus voir qu'à un petit nombre de places ses branches telles

qu'elles sont.
— Eh bien ! que voulez-vous conclure de là ? dit madame
Gherardi.
— Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l'i-

magination de ce jeune officier la voit.

— C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de diffé-

rence entre ce que je suis en réalité et la manière dont me voit


cet aimable jeune homme qu'entre une petite branche de char-
mille desséchée et la jolie aigrette de diamants que ces mineurs
m'ont offerte.

— Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités


que nous, vos anciens amis, nous n'avons jamais vues. Nous
ne saurions apercevoir, par exemple, un air de bonté tendre et
DE L'AMOUB
compatissante. Comme ce jeune homme es! Allemand, l

mière qualité d'une femmi u\, est la


champ, il aperçoit dans vus traits l'expression il I

était Anglais, il verrait en vous l'air arislocraliqi


1
like d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous venait t. .

vous êtes, parce que depuis longtemps, el pour mon i

je ne puis rien me figurer de \


ut.

— Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vnu- comani


à vous occuper d'une femme, vous ne la \

qu'elle est réellement, niais telle qu'il rient qu'elle

Vous comparez les-illusions favorables que produit < i

cernent d'intérêt à ces jolis diauiauts qui cachent la brani lie de


charmille effeuillée par l'hiver, et qui ne sont ap rçus, n
quez-le bien, que par l'ail de ce jeune boinm
à aimer.
— C'est, repris-je, ce qui fait que 1

Ident si ridicules aux gens sages, qui ignorent le phénomène de


y cristallisation.
— Ah! vous appelez cela cristallisation, dit Ghita; eh bi< n,

monsieur, cristallisez pour moi. »


Celte image, singulière peut-être, frappa l'imagination di

madame Gheraidi, et quand BOUS fûmes «uivés dans la Claude,

salle de lamine, illuminée par cent petit lampes qui ;

saient être dix mille, à cause de- cristaux de sel qui Ses i

taient de tous cotés : <r Ah! ceci est fort joli, dit-elle an

Bavarois, je cristalli-e •
salle, j

gère sa beauté ; cl vous, ci :

— Oui, madame, » ré|> tndit naïvement le jeune • i

d'avoir un sentiment commun avec i llatienm :

pour cela n'eu comprenant pas davanUge ce qu'< Ile lui ,

Cette réponse simple nous Gi rire aux I. unies, parce q

cida la jalousie du sol que Uhita aimait el qui commença à d-

1 L'air grande dame


31P ŒUVRES DE STENDHAL.
venir sérieusement jaloux de l'officier bavarois. Il prit le mot
cristallisation en horreur.

Au sortir de la mine d'Iïallcin, mon nouvel ami, le jeune of-

ficier, dont les confidences involontaires m'amusaient beaucoup


plus que tous les détails de l'exploitation du sel, apprit de moi
que madame Gherardi s'appelait Ghita, et que l'usage, en Italie,

était de l'appeler devant elle la Ghita. Le pauvre garçon, tout


tremblant, hasarda de l'appeler, en lui parlant, la Ghita, cl

madame Gherardi, amusée de l'air timidement passionné du


jeune homme et de la mine profondément irritée d'une autre
personne, invita l'officier à déjeuner pour le lendemain, avant
notre départ pour l'Italie. Des qu'il se fut éloigné :— « Ah çà ! ex-

pliquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi


vous nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeux
hébétés ?

— Farce que, monsieur, après dix jours de voyage, passant


toute la journée avec moi, vous me voyez tous telle que je suis ;
et ces yeux fort tendres et que vous appelez hébétés me voient
parfaite. N'est-ce pas, Filippo, ajouta-t-elle en me regardant,
ces yeux-là me couvrent d'une cristallisation brillante; je suis
pour eux la perfection ; et, ce qu'il y a d'admirable, c'est que
quoi que je fasse, quelque sottise qu'il m'arrive de dire, aux yeux
de ce bel Allemand, je ne sortirai jamais de la perfection : cela

est commode. Par exemple, vous, Annibalino (l'amant que nous


trouvions un peu sot s'appelait le colonel Annibal), je parie

que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement par-

faite ? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce jeune homme


dans ma société. Savcz-vous ce qui vous arrive, mon cher ? Vous
ne cristallisez plus pour moi. »
Le mot cristalïïsation*dex\nl à la mode parmi nous, et il avait

tellement frappé l'imagination de la belle Ghita, qu'elle l'adopta


pour tout.

De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes d'a-

mour dans sa loge qu'elle ne m'adressât la parole. « Ce trait-ci


,

DE L'AMOUR. "i:

confirme ou détroit telle de dos théories, » me disaii-chY. Lee


actes de folie répétés par lesquels un amanl ap rçoil tout i

perfections dans la femme qu'il commence à aimi 1 s'a]

rent toujours cristallisatiou entre nous. Ce mol dous rap]


le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis Bi bien 1 1 b

touchante et solitaire des rives du lac «le Garde; DOU


dans des barques des soirées délicieuses, malgré la cfc

étouffante. ÎS'ous trouvâmes de ces instants qu'on n'oublie plus

ce fut un des moment* brillants de noire jeunesse.


Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle que la prin-

cesse Lanfiraucbi et la belle Florenza se disputaient le i eur du


jeune peintre Oldofredi. La pauvre princesse semblait ei

réellement éprise, cl le jeune artiste milanais ne paraissait oc-


cupé que des (banne* de Florenza. On se demandait
est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur de i rolre qu j ne
prétends pas justifier ce genre de conversation, dans lequel on
a l'impertinence de ne pas se conformer ans règles im|
par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce oir-la

notre amour-propre s'obstina à deviner bi le peintre milanais

était amoureux de la belle Florenza.

On se perdit dans la discussion d'un grand nombre de petits

faits. Quand nous fûmes las de fixer noire attention mit des
nuances presque imperceptibles, et qui, au fond, n'étaient

guère concluante*, madame Gherardi se mit à nous raconter le

petit roman qui, suivant elle, se passait dans le en nr d

fredi. Dès le commencement de son réV it, ell i eut le fflalbi ui <l<

se servir du mot cristallisation; le colonel Annibal

toujours sur le cœur la jolie figure de l'officier bavai

blant de ne pas comprendre, et non. red manda pour la ce

tième fois ce que nous entendions par I

« C'est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vii

madame Gherarùi. » Apre* quoi, l'abandonnanl


avec son bumeur noire, et non, adressant la pi ;

dit-elle, qu'en homme commence à aimer quand je !

18.
318 ŒUVRES DE STENDHAL.
triste. » Nous nous récriâmes aussitôt :« Comment, l'amour, ce

sentiment délicieux qui commence si bien... — Et qui quelquefois


finit si mal, par de l'humeur, par des querelles, dit madame
Gherardi en riant et regardant Annibal. Je comprends votre ob-
jection. Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez qu'une
chose dans la naissance de l'amour : on aime ju l'on n'aime
pas. C'est ainsi que le vulgaire s'imagine que le chant de tous
les rossignols se ressemble; mais nous, qui prenons plaisir à
l'entendre, savons qu'il y a pourtant dix nuances différentes de

rossignol à rossignol. — Il me semble pourtant, madame, dit

quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas. — Pas du tout,

monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un homme qui


part de Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de
Rome quand, du haut de l'Apennin, il voit encore notre tour

Garisenda. Il y a loin de l'une de ces deux villes à l'autre, et

l'on peut être au quart du chemin, à la moitié, aux trois quarts,

sans pour cela être arrivé à Rome, et cependant l'on n'est plus
à Bologue. — Dans cette belle comparaison, dis-je, Bologne re-
présente apparemment l'indifférence et Rome Yamour parfait.
— Quand nous sommes à Bologne, reprit madame Gherardi,

nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à


admirer d'une manière particulière la femme dont un jour peut-
être nous serons amoureux à la fulie; notre imagination songe
bien moins encore à nous exagérer son mérite. En un mot,
comme nous disions à Ilallein, la cristallisation n'a pas encore

commencé. »

A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la loge en

nous disant : « Je reviendrai quand vous parlerez italien. »

Aussitôt la conversation se fit en français, et tout le monde se

prit à rire, même madame Gherardi. « Eh bien ! voilà l'amour

parti, dit-elle, et l'on rit encore. On sort de Bologne, on monte


l'Apennin, l'on prend la route de Rome...— Mais, madame, dit

quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre Oldofredi,» ce qui lui

donna m petit mouvement d'impatience qui, probablement, fit


OE L'AMI

tout à fait oublier Annibal et sa brusque -ortie.— « Y


savoir, nous dit-elle, ce qui >e passe quand on quitte
D'abord je crois ce départ complètement involontaire
mouvement instinctif. Je ne dis pas qn il ne soi!

beaucoup de plaisir. L'on admire, pois on se « i


ï
* : a »j

« d'êlrc aimé de celle femme chai mante ! Enfin paraîi !

rance; après l'espérance (souvent conçue bien légèrement


Von ne doute de rien, puur peu que l'on ail de ch ileur d
sang), après l'espérance,' dis-je, ou

beauté et les mérites de la femme d ml ou

Pendant que madame G herardi parlait, je pi

;ouer, sur le revers de laquelli

logne de l'autre, et, entre Bologne et Borne, les i,

madame Gherardi venait d'indiquer.

< 2 5

1. L'admiratio

2. L'on arrive à ce second point de la rouie quand D

« Qui 1 plaisir d'être aimé de cette femme charmante


5. La naissance de i inarq le le

i. L'on arrive au quatrième quand


la beauté et les mérites de la femme qu'on aim
nous autres adeptes, nous
qui met Carthage en fuite. Dans le fait,

prendre.
Madame Gherardi continua : « rendant
ments de Pâme, on manières d'i tre, que I

ner, je ne vois pas la plus

geur soit triste. Le fait esl que le plai il


320 ŒUVRES DE STENDHAL.
toute l'attention dont l'àme est susceptible. On est sérieux, maig
Von n'est point triste : la différence est grande.— Nous enten-
dons, madame, dit un des assistants, vous ne parlez pas de ces
malheureux auxquels il semble que tous les rossignols rendent
les mêmes sons. — La différence entre être sérieux et être triste
(Fesser serio e Fesser mesto), reprit madame Gherarûi, est dé-
cisive lorsqu'il s'agit de résoudre un problème tel que celui-ci :

« Oklofredi aime-t-il la belle Florenza? » Je crois qu'Oldofredi

aime, parce que, après avoir été fort occupé de la Florenza, je


l'ai vu triste et non pas seulement sérieux. Il est triste, parce

que voici ce qui lui est arrivé. Après s'être exagéré le bonheur
que pourrait lui donner le caractère annoncé par la ligure ra-
phaélesque, les belles épaules, les beaux bras, en un mot les
formes dignes de Canova de la belle marchesina Florenza, il a

probablement cherché à obtenir la confirmation des espérances


qu'il avait osé concevoir. Très-probablement aussi, la Florenza,

effrayée d'aimer un étranger qui peut quitter Bologne au pre-


mier moment, et surtout très-fàchée qu'il ait pu concevoir sitôt

des espérances, les lui aura ôtées avec barbarie. »


Nous avions ie bonheur de voir tous les jours de la vie ma-
dame Gherardi une ;
intimité parfaite régnait dans cette société;

on s'y comprenait à demi-mot; souvent j'y ai vu rire de plaisan-

teries qui n'avaient pas eu besoin de la parole pour se faire en-

tendre : un coup d'œil avait tout dit. Ici, un lecteur français


s'apercevra qu'une jolie femme d'Italie se livre avec folie à tou-

tes les idées bizarres qui lui passent par la tête. A Rome :
à Bo-

logne, à Venise, une jolie femme est reine absolue ; rien ne

peut être plus complet que le despotisme qu'elle exerce dans sa


société. A Paris, une jolie femme a toujours peur de l'opinion

et du bourreau de l'opinion : le ridicule. Elle a constammen


au fond du cœur la crainte des plaisanteries, comme un roi ab-
solu la crainte d'une charte. Voilà la secrète pensée qui vient la
troubler au milieu d'une joie de ses plaisirs, et lui donner tout à

coup une mine sérieuse. Une Italienne trouverait bien ridicule


,

DE L'A MO UI\.
cette autorité limitée qu'uni' femme de P.iri- exer<
salon. A la lettre, elle e>t toute-puissante mit les bornai
l'approchent, et dont toujours le bonheur, du moins pendant l.

soirée, dépend d'un de ses capricr> : j'entends le bonheur fa


simples amis. Si vous déplaisez à la femme qui règne dan
loge, vous voyez l'ennui dan- ses yeux, ef n'avei ri< a de mieui
à faire que de disparaître pour ce jour- là.
Un jour, je ne promenais avec madame Gberardi sur la :

de la Cascata ciel llcno; nous rencontrâmes Oldofredi seul, for»

animé, l'air très-préoççupé, mais point sombre. Madame


rardi l'appela et lui parla, aQn de mieux l'observer i Si j'
1
no
nie trompe, dis-je à madame Gberardi, ce pauvre Oldofri d

tout à fait livré à la passion qu'il prend pour la Flounza; dilc^-

moi, de grâce, à moi qui sui- votre ide, à qui ':


poini >\<-
Il m i-

ladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant? — Je le

dit madame Gherardi, se promenant seul, el qui se «lit à i h

instant: « Oui, elle m'aime. » Ensuite il s'occupe à lui trouva


de nouveaux charmes, à se détailler de nouvelles raisons do
l'aimer à la folie. — Je ne le crois pas -i heureux que vous le

supposez. Oldofredi doit avoir souvent des doute cruel ; d ne

peut pas être si sûr d'être aimé delà Florenza; il ne sait pas

comme nous à quel point elle consiaére peu. dans

d'affaires, la richesse, le rang, la manière d'être dans !

Oldofredi est aimable, d'accord, mais ce n'i si q 'un pauvre

-rer. — N'importe, dit madame Gherardi, je pair rais que

nous venons de le trouver dans un moment où les rais a pour

espérer l'emportaient. — Mais, dis-je, il avait l'air trop profon-

dément troublé; il doit avoir des moments de malheur affreux

il se dit : « Mais, est-ce qu'elle m'aime '


» — J'avoue, r» pril

madame Gherardi, oubliant presque qu'elle me p. niait, que,

« Tou> est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple, la riebea-

ses, !.- naute naissance, l'édui • ,

des AÎpes, et en éloignent en France.


322 ŒUVRES DE STENDHAL.
quand la réponse qu'on se fait à soi-même est satisfaisante, il
y
a des moments de bonheur divin et tels que peui-êlre rien au

monde ne peut leur être comparé. C'est là sans doute ce quïl y


a de mieux dans la vie.

« Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée de senti-


ments si violents, revient à la raison par lassitude, ce qui sur-

nage après tant de mouvements si opposés, c'est celte certi-


tude : « Je trouverai auprès de lui un bonheur que lui seul au
« monde peut me donner.» Je laissai peu à peu mon cheval s'é-
loigner de celui de madame Gherardi. Nous fîmes les trois milles
qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole, pra-
tiquant la vertu nommée discrétion.
,

ERNESTINE

LA NAISSANCE DE L'AMOCR

A\ NT

Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque < •

prétendait un jour que l'amour ne naît ;

qu'on le dit.ii 11 me semble, disait-elle, que je de


ques tout à fait distinctes dau>la nai pouj
prouver son dire, elle coûta l'anecdote suivant

campagne, il pleuvait à vei uicr.

Dans une àme parfaitement indifférente, une


bitanl un château isolé, au Tond d'uu

étonnement excite profondeur


jeune chasseur qu'elle aperçoit à l'improvi

du château.
Ce fut par un événement aussi simple que commet
malheurs d'irnestine de S... L qu'elle habitait

avec son vieux oncle, le comte d^ S... . bâti dans le m i

près des bords du Drac, sur une des roches im


serrent le cours de ce torrent, dominait un
,

d<. ï plu» beaux


324 ŒUVRES DE STENDHAL.
du Dauphiné. Ernesline trouva que le jeune chasseur offert; pai

le hasard à sa vue avait l'air noble. Son image se présenta


plusieurs fois à sa pensée; car à quoi songer dans cet antique
manoir?— Elle y vivait au sein d'une sorte de magnificence;
elley commandait à un nombreux domestique mais depuis vingt ;

ans que le maître et les gens étaient vieux, tout s'y faisait tou-
jours à la même heure; jamais la conversation ne commençait
que pour blâmer tout ce qui se fait et s'attrister des choses les
plus simples. Un soir de printemps, le jour allait finir, Ernesline

était à sa fenêtre; elle regardait le petit lac et le bois qui est au


delà; l'extrême beauté de ce paysage contribuait peut-être à la
plonger daivs une sombre rêverie. Tout à coup elle revit ce

jeune chasseur qu'elle avait aperçu quelques jours auparavant;


il était encore dans le petit
bois au delà du lac; il tenait un bou-

quet de fleurs à la main ; il s'arrêta comme pour la regarder ;

elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le


placer

avec une sorte de respect tendre dans le creux d'un grand

chêne sur le bord du lac.

Que de pensées cette seule action fit naître ! et que de pen-

sées d'un intérêt très-vif, si on les compare aux sensations iuc


notones qui, jusqu'à ce moment, avaient rempli la vie d'Emes-

tine! Une nouvelle existence commence pour elle; osera- t-elle

aller voir ce bouquet? « Dieu ! quelle imprudence, se dit-elle en

tressaillant; et si, au moment où j'approcherai du grand chêne,


des bosquets voisins Quelle
ie jeune chasseur vient à sortir !

honte! Quelle idée prendrait-il de moi? » Ce bel arbre était

but habituel de ses promenades solitaires, souvent


pourtant le

elle allait s'asseoir sur ses racines gigantesques, qui s'élèvent


lentour du tronc,
au-dessus de la pelouse et forment, tout à
comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage.
La put à peine fermer l'œil; le lendemain,
nuit, Ernesline
a-t-elle paru, qu'elle
dès cinq heures du matin, à peine l'aurore
monte dans les combles du château. Ses yeux cherchent le
qu'elle
grand chêne au delà du lac; à peine lVt-elle aperçu,
DE L'AMOUR.
reste immobile et cnmrae sans respiration. Le bonhi
dos passions succède au contentement sans objel e( pre
machinal de la première jeunesse.
Dix jours s'écoulent. Ernesline compte les jours! l'i

seulement, elle a vu h- jeune chasseur; il s'est approché «1

l'arbre chéri, et il avait un bouquet qu'il y a placé comme le


premier. — Le vieux comte de S... remarque qu'elle pa
vie à soigner une' volière qu'ellea établie dans les combles .1

château; c'est qu'assise auprès d'une petite fenêtre dont la


sienne est fermée, elle domine toute l'étendue du bois au
du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut l'an

voir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans contrainte. Dm


lui vient et la tourmente. S'il croit qu'on ne fait aucune atten-
tion à ses bouquets, il en conclura qu'on méprise son homn
qui, après tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour pet) qu ù

ait l'âme bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jour* s'écou-


lent encore, mais avec quelle lenteur! Le cinquième la jeune
fille, passant par hasard auprès du grand chêne, n'a 'pu rê>i^t< r

à la tentation de jeter un coup d'oeil sur le [nuit créas <>ù i


Qe .«

vu déposer les bouquets. Elle était avec sa gouvei ante et n'a-


vait rien à craindre. Ernesline pensait bien ne trouver <|i;

fleurs fanée*; à sou inexprimable joie, elle voit un b<>uqu< i

composé des fleurs les plus rares et les plus jolies ;


il est d'un,

fraîcheur éblouissante; pas un pétale des fleurs les plus déli-


cates n'est flétri. A peine a-t-elle aperçu tout cela du < •

l'œil, que, sans perdre de-vue sa gouvernante, ell.' a parcoure


avec la légèreté d'une gazelle toute cette partie du bois .* » m
pas à la rende. Elle n'a vu personne; bien ^ûre de
observée, elle revient au grand chêne, elle ose regarde!
délices le bouquet charmant. ciel : il y a un petit papiei

que imperceptible, il est attaché au nœud du bouquet, i


Q
vez-vous, mon Ernestine? dit la gouvernante alarmée da
cri qui accompagne cette découverte. — Rien, bonne <

c'est une perdrix qui s'est levée à me* pieds. » — Il ya q<

1'.»
5*26 ŒUVRES DE STENDIIaL.
jours, Emestine n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle se rap-

proche de plus en plus du bouquet charmant; elle penche la

tête, et, les joues rouges comme le feu, sans oser y toucher, elle
ht sur le petit morceau de papier :

« Voici un mois que tous les matins j'apporte un bouquet,


Celui-ci sera-t-il assez heureux pour être aperçu? »

Tout est ravissant dans ce joli billet; 1 écriture anglaise qui

traça ces mots est de la forme la plus élégante. Depuis quatre


ans qu'elle a quitté Paris et le couvent le plus à la mode du
faubourg Saint-Germain, Emestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout
à coup elle rougit beaucoup, elle se rapproche de sa gouver-
nante et l'engage à retourner au château. Pour y arriver plus
vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire le tour du
laccomme de coutume, Ernesline prend le sentier du petit pont
qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, elle se
promet de ne plus revenir de ce côté; car enfin elle vient de
découvrir que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adres-
ser. Cependant, il n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce
moment sa vie est agitée par une affreuse anxiété. Quoi donc! ne
peut-elle pas, même de loin, aller revoir l'arbre chéri? Le sen-
timent du devoir s'y oppose. « Si je vais sur l'autre rive du lac, se
dit-elle, je ne pourrai plus compter sur les promesses que je me
fais à moi-même. » Lorsqu'à huit heures elle entendit le portier

fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui ôtait tout espoir

sembla la délivrer d'un poids énorme qui accablait sa poitrine;


elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand
même elle aurait la faiblesse d'y consentir.

Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre rêverie; elle

est abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; il fou mettre les

chevaux à l'antique berline, en parcourt les environs, on va


jusqu'à l'avenue du château de madame Dayssin, à trois lieues

de là. Au retour, le comte de S... donne Tordre d'arrêter dans


le petit bois, au delà du lac ; la berline s'avance sur la pelouse,

il veut revoir le chêne immense q.u il n'appelle jamais que le


,

DE L'AMI
contemporain deCharlemagne. « Ce grand emper< ur \

vu, r»>t-il, en traversant nus montagnes pour aJlci

vaincre le roi Didier ; » et celle pensée d'une \ i

ble rajeunir un vieillard presque octogénaire, l-i

loin de suivre les raisonnements de sod brû-

lantes; elle va dune se trouver encore une f"i 3 auprè


chêne; elle s'est promis de ne pas regarder dan-, la ,

chette. Par un mouvement instinctif

elle y jette les yeux, elle voit le bouquet, elle |


.

posé de roses panachées de noir. — « Je suis bien m


il faut que je m'éloigne pour toujours, Olle quej'ain

gue pas apercevoir mou hommage. » — tels sont les d

sur le petit papier fixé au bouquet. Ernesline les a lus

d'avoir le temps de se défendre de les voir. Elle est -i i

qu'elle est obligée de s'ap] uyer contre l'arbre ; et bi

fond en larmes. Le soir, elle se dit : « 11 s'éloignera pour tou-

jours, et je ne le verrai plus ! s

Le lendemain, eu plein midi, par le soleil du mois d


comme elle se promenait avec son oncle sous l'allée de ;

nés le long du lac, elle voit sur l'autre rive le j u

s'approcher du grand chêne; il saisit son bouquet, lejelli

le lac et disparaît. Ernestisâ a l'idée qu'il y avait du dépil

sou geste, bientôt elle n'en doute plus. Elle s'étonne d'avoir pu

eu douter un seul instant ; il est évident que, se voyant m.

il va partir; jamais elle ne le reverra.

Ce jour-là on est fort inquiet au i bateau, - pand

quelque gaieté. Son onde prononce qu'< d ment in-

disposée; une pâleur mortelle, une certaine i

les traits; ont bouleversé cette ligure naïve


guère les sensations si tranquilles de h \

soir, quand l'heure de la promenad


la diii.
s'oppose point à ce que son oncle
'"" "''' >"
delà du lac. Elle regar*
!

larmes sont à peine retenues, la pe


328 ŒUVRES DE STENDHAL
au-dessus du sol, bien sûre de n'y rien trouver; elle a trop Dieu

vu jettvle bouquet dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aper-

çoit un autre. — « Par pitié pour mon affreux malheur, daigner


prendre la rose blanche. » Pendant qu'elle relit ces mots éton-

nants, sa main, suns qu'elle le sache, a détaché la rose blan-

che qui est au milieu du bouquet. — « Il est donc bien mal-


heureux, se dit-elle! » — En ce moment son oncle l'appelle,

elle le suit, mais elle est heureuse. Elle tient sa rose blanche
dans son petit mouchoir de batiste, et la batiste est si fine, que
tout le temps que dare encore la promenade, elle peut aperce-
voir la couleur de la rose à travers le tissu léger. Elle tient

son mouchoir de manière à ne pas faner cette rose chérie.


A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier rapide qui
conduit à sa petite tour, dans l'angle du château. Elle ose enfin
contempler sans contrainte cette rose adorée et en rassasier ses
regards à travers le > douces larmes qui s'échappent de ses yeux.
Que veulent dire ces pleurs ? Ernestine l'ignore. Si elle pou-
vait deviner le sentiment qui les fait couler, elle aurait le cou-

rage de sacrifier la rose qu'elle vient de placer avec tant de


soin dans son verre de cristal, sur sa petite table d'acajou. Mais,
pour peu que le lecteur ait le chagrin de n'avoir plus vingt ans,
il devinera que ces larmes, loin d'être de la douleur, sont les
compagnes inséparables de la vue inopinée d'un bonheur ex-
trême ; elles veulent dire : « Qu'il est doux d'être aimé! » —
C'est dans un moment où le saisissement du premier bonheur

de sa vie égarait son jugement qu'Ernestine a eu le tort de


prendre cette fleur. Mais elle n'en est pas encore à voir et à se
reprocher cette inconséquence.
Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la
troisième période de la naissance de l'amour : l'apparition de

l'espoir. Ernestine ne sait pas que son coeur se dit, eu regardant


cette rose : « Maintenant, il est certain qu'il m'aime. »
Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point d'aimer?

Ce sentiment ne choque-t-iî pas toutes les règles du plus simple


DE L'AMOUR
bon sens? Quoi! elle n'a vu que trois fois l'homme qv
moment, lui fait verser des 1. unies brûlant*
l'a vu qu'à travers le lac, à une grande d

pas peut-être. Bien plus, si elle le rencontrai! Bans fus i

veste de chasse, peut-être qu'elle ne le reconnaîtrai!


ignore son nom, ce qu'il est, et pourtant ses jonrné
sent à se nourrir de sentiments pa-^i il je -ni i

d'abréger l'expression, car je n'ai pas l'espace qu'il (au! :

faire un roman. Ces sentiments ne sont que de variation

cette idée : « Quel bonheur d'en être : imée!


examine cette aiitri qu> al importa
<r Puis-je espérer d'en être aimée véritablement? N'est-ce ;

par jeu qu'il me dit qu'il m'aime? » Quoique habitant un


teau bâti par Lesdiguières, et appartenant à la Camille d'un d

plus braves compagnons du fameux connétable, Ern line ot

s'est point fait cette autre objection : « Il est penH


d'un paysan du voisinage. » Pourquoi '
Elle vivait dans un

litude profonde.

Certainement Ernestine était bien loin de reconnt Itre I

2ure des sentiments qui régnaient dans son cœur. Si elle eût pn

prévoir où ils la conduisaient, elle aurait eu une

per à leur empire. Une jeune Allemande, une Anglai


lienne, eussent reconnu l'amour; notre
•" r
pris le parti de nier aux jeunes filles l'< I

Jrnestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui


dans son cœur; quand elle réfléchissait pi

n'y voyait que de la simple amitié. ' pris un

rose, c'est qu'elle eût craint, en agissant autr<

son nouvel ami et de le perdi

après y avoir beaucoup songé, il ne faut pas manqui :

tesse. »

Le cœur d'Ernestine est agité par les sentii

lents. Pendant quatre journée., qui paraissent qo ati


jeune solitaire, elle est retenu par une crainte
d • il
la
330 ŒUVRES DE STENDHAL.
elle ne sort pas du château. Le cinquième jour son oncle, tou-
jours plus inquiet de sa santé, la force à raccompagner dans le

petit bois ; elle se trouve prés de l'arbre fatal ; elle lit sur le pe-
tit fragment de papier caché dans le bouquet :

« Si vous daignez prendre ce camellia Danaché, dimanche je


serai à l'église de votre village. »

Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité ex-


trême, et qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu'il

n'avait pas même de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heu-
res d'une certaine manière, il ne cessa presque pas un instant
d'avoir les yeux sur elle. C'est dire que, pendant tout le ser-

vice, Ernestine fut hors d'état de penser à rien. Elle laissa


choir sou livre d'heures, en sortant de l'antique banc seigneu-
rial, et faillit tomber elle-même en le ramassant. Elle r )ugit

beaucoup de sa maladresse. « Il m'aura trouvée si gauche, se dit-

elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper de moi. » En effet, à

partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit

plus l'étranger. Ce fut en vain qu'après être montée en voiture


elle s'arrêta pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous
les petits garçons du village; elle n'aperçut point, parmi les grou-
pes de paysans qui jasaient auprès de l'église, la personne que,
pendant la messe, elle n'avait jamais osé regarder. Ernestine, qui
jusqu'alors avait été la sincérité même, prétendit avoir oublié
son mouchoir. Un domestique rentra dans l'église et chercha
longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il n'avait

garde de trouver. Mais le relard amené par cette pelile ruse fut

inutile, elle ne revit plus le chasseur, « C'est clair, se dit-elle: ma-


demoiselle de C... me dit une fois que je n'étais pars jolie et que
j'avais dans le regard quelque chose d'impérieux et de repous-
sant; il ne me manquait plus que de la gaucherie; il me mé-
prise sans dou'.e. »

Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois visites


que son oncle fit avant de rentrer an château.
A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous
< —

DE L'àllOUR.
l'allée de platanes, le long du lac. La grill

fermée à cause du dimanche ; beui


jardinier elle l'appela et le pria de mettre la b
la conduire de l'autre côté du lac. Elle prit len
grand chêne. La oarque côtoyai I et se trouvait touj
près d'elle pour la rassurer. Les branches bas
horizontales du chêne immense s'étendaient presque ju
lac. D'un pas décidé et avec une sorte de sang-froid
résolu, elle s'approcha de l'arbre, de l'air dont die < Al marché
à la mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans h ca-
chette; en effet, elle n'y vit qu'une ;'
,

tenu au bouquet de la veille : — « S'il eût été coulent de


se dit-elle; il n'eût pas manqué de me remercier par un bou-
quet. »

Elle se fit ramener ao> château, monta cfaex elle et

et, une fois dans sa petite tour, bien sûre de n'être p


fondit en larmes. « Mademoiselle de C... srvail 1 < i

dit-elle : pour me trouver jolie, i'.mi me voir à eijM


i!

de dislance. Comme dans ce pays de libéraux, mou om


voit personne que des paysans et des curé-, mes ma
vent avoir contracté quelque chose de rude, p
sier. J'aurai dans le regard une expression in

poussante. » — Elie s'approche de son mùnrir ;

regard, elle voit des yeux d'un bleu sombre BOyél de pleur>.
« Dans ce moment, dit-elle, je ne pui> avoir cet air

qui m'empêchera toujours de plaire. »

beaucoup de peine lar-


Le dîner sonna; elle eut I

mes. Elle parut enfin dans le salon; elle H. Villan,

vieux botaniste, qui, tous les ans, venait passer bail j

M. de S..., au grand chagrin de sa bonne, éi

nante, qui, pendant ce temps, perdait sa place à b taWe de M. le

comte. Toutse passa fort bien ju qu'au Bornent du cl

on apporta le seau près d'E


dit
puis longtemps. Elle appela un
I
' :
532 ŒUVRES DE STENDHAL,
gez cette eau et mettez-y de la glace, vite. — Voilà un petit

ton impérieux qui te va fort bien, dit en riant son bon grand
oncle. » Au mot d'impérieux, les larmes inondèrent les yeux
d'Ernestine, au point qu'il lui fut impossible de les cacher ; elle

fui obligée de quitter le salon, et comme elle fermait la porte,

on entendit que ses sanglots la suffoquaient. Les vieillards res-


tèrent tout interdits.
Deux jours après, elle passa près du grand chêne ; elle s'ap-

procha et regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux

où elle avait été heureuse. Quel fut son ravissement en y trou-


vant deux bouquets! Elle les saisit avec les petits papiers, les
mit dans son mouchoir, et partit en courant pour le château,
sans s'inquiéter si l'inconnu, caché dans le bois, n'avait point

observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour, ne l'avait


jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant plus courir, elle fut

obligée de s'arrêter vers le milieu de la chaussée. A peine eut-

elle repris un peu sa respiration, qu'elle se remit à courir avec

toute la rapidité dont elle était capable. Enfin, elle se trouva

dans sa petite chambre; elle prit ses bouquets dans son mou-
choir et, sans lire ses petits billets, se mit à baiser ces bou-

quets avec transport, mouvement qui la fil rougir, quand elle

s'en aperçut. « Ah ! jamais je n'aurai l'air impérieux, se disait-


elle ;
je me corrigerai. »

Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse à ces


jolis bouquets, composés des fleurs les plus rares, elle lut les
billets: (Un homme eût commencé par là.) Le premier, celui qui
était daté du dimanche, à cinq heures, disait : « Je me suis re-

fusé le plaisir de vous voir après le service ; je ne pouvais être

seul ;
je craignais qu'on ne lût dans mes yeux l'amour dont je
brûle pour vous. » — Elle i-elul trois fois ces mots : l'amour

dont je orûle pour vous, puis elle se leva pour aller voir à ?a

psyché si elle avait l'air impérieux; elle continua : « l 'amour


dont je truie pour vous. Si votre ejeur est libre, daignez em-
porter ce billet, qui pourrait nous compromettre. »
DE •
MOTJfl

Le second billet, celui du Iud :

sez mal écrit; mais Ernesline o'en é .i ;

i
lu au
lie écriture anglaise de son inconnu était un i h

elle avait des affaires trop sérieuses puur faire

détails.

« Je suis venu. J'ai été assczheureux pour que qucli]n


de vous en ma présence. On m'a dit qu'hier vous avci
le lac. Je vois que vous n'avez pas d

j'avais laissé. Il décide mon sort. Vous aime?


moi. Il y avait de la folie, à mon âge, à m'allacher .1 '": fuie du
vôtre. Adieu pour toujours. Je ne j<i ;

tre importun à celui de vous avoù


d'une passion peut-être ridicule à vos yeux. > - D'ut*

dit Ernesline en levant les yeux au ciel,

doux. Celte jeune fille, remarquable par sa beauté, el a I

de la jeunesse, s'écria avec ravissement: « Il d .

ahl mon Dieu! que je suis heureuse! » Elle tomba a genooi


devant une charmante madone de Carlo Dolci rapporte* '.

par un de ses aïeux. - « Ah ! oui, je serai bonne et vertn

s'écria-t-elle les larmes aux yeux. Mon Dieu, daignez seul

m'indiquer mes défauts, pour que je puisse m'eu corriger main- .

tenant, tout m'est possible. »

Elle se releva pour relire les billets vingt fois. !

tout la jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remar-

qua une vérité établie dans son cœur depuis fort

c'est que jamais elle n'auTait pu s'attacher à un bonu -

de quarante ans. (L'inconnu parlait de son âge.) LU'- <• KWviW


un peu chauve, lui avait paru .noir
qu'à l'église, comme il était il

trente-quatre ou trente-cinq ans. Hais elle ne pmr

cette idée; elle avait si peu osé le regarder! et elle était -

Ernesline ne ferma pas ail. D<


blée! Durant la nuit, 1

n'avait eu l'idée d'un semblabli

écrire en anglais sur son livre d'heures


: IMnjamai» impé-
rieuse. Je fais ce vœu le 50 septembre 18...

19
534 ŒUVRES DE STENDHAL.
Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette
vérité : il est impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante

ans. A force de rêver aux bonnes qualités de son inconnu, il lui

vint dans l'idée qu'outre l'avantage d'avoir quarante ans, il avait

probablement encore celui d'être pauvre. Il était mis d'une ma-


nière si simple à l'église, que sans doute il était pauvre. Rien

ne peut égaler sa joie à cette découverte, « II n'aura jamais l'air

bête et fat de nos amis, MM. tels et tels, quand ils viennent

à la Saint-Hubert, faire l'honneur à mon oncle de tuer ses

chevreuils, et qu'à table ils nous comptent leurs exploits de


jeunesse, sans qu'on les en prie.
« Se pourrait-il bien, grand Dieu ! qu'il fût pauvre ! En ce
cas, rien ne manque à mon bonheur ! » Elle se leva une seconde
fois pour allumer sa bougie à la veilleuse, et rechercher une
évaluation de sa fortune qu'un jour un de ses cousins avait
écrite sur un de ses livres. Elle trouva dix-sept mille livres de

rente en se manant, et, par la suite, quarante ou cinquante.


Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures sonnèrent;
elle tressaillit. « Peut-être fait-il assez de jour pour que je puisse

apercevoir mon arbre chéri. » Elle ouvrit ses persiennes ; en


effet elle vil le grand chêne et sa verdure sombre ; mais, grâce

au clair de lune, et non point par le secours des premières

lueurs de l'aube, qui était encore fort éloignée.

En s'habillant le matin, elle se dit: « Il ne faut pas que l'amie

d'un homme de quarante ans soit mise comme une enfant. » Et

pendant une heure elle chercha dans ses armoires une robe, un
chapeau, une ceinture, qui composèrent un ensemble si origi-

nal, que, lorsqu'elle parut dans la salle à manger, son oncle, sa

gouvernante et le vieux botaniste ne purent s'empêcher dépar-


tir d'un éclat de rire. « Approche-toi donc, dit le vieux comte

de S..., ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à Quiberon-, ap-


proche-toi, mon Ernestine ; tu es mi.-e comme si lu avais vouai

te déguiser ce malin en femme de quarante ans. » A ces mots

elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la


DE LA M
jeune fille. « Dieu me pardonne : dit le bu.:

pas ens'adressantau vieux betanisl


pas vrai, monsieur, que ;

toutes les manières d'une femme de Urenl


unpeiii air paternel cnparlam aux dômestiqw
par son ridicule ;
je l'ai mise deuv uu Iroi

être sûr de mou observation. » Celte emai i

heur d'Eineslinë, si l'on peut se servir de ce mol


d'une félicité qui déjà était au coin!.
Ce fut avec peine qu'ell
déjeuner. Son oncle et L'ami botaniste i.

de l'attaquée sur son petit air vieux. Elle i

regarda le chêne. Pour la première roi.-, d

nuage vingl obscurcir sa félicité, mais sans qu\


compte de ce changement soudain. Ce qui diminua le r..

ment auquel elle était livrée depuis le m


plongea daus le désespoir, elle avait tro..

L'arbre, ce fut cette question qu't lie se lit : < .

]oi>-je tenir avec mon ami pour qu'il l'.iu-

tant d'esprit, et qui a l'avantage d'avoir qaara

bien sévère. Son estime pour moi tomber. : lonl

permets une fausse démarche. »

Comme Ernesline se livrait à ce monologue, d


la plus propre à seconder les médit. tli
fille devant sa psyché, « li observa, a\ee un étonnemenl
d'horreur, qu'elle avait à sa ceinture nu i

-
petites chaînes portant le dé, l

charmant quelle ne pouvait se Lasser d*ad

et que son oncle lui avait donné pour Le jour d il u'y

l"-r-
avait pas quinze jours. Ce qui lui (il i

reur et le lui lit oicr avec tant d'emj

rappela que sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit

quanie francs, et qu'il avait été acheté chez le plus ;

joutier de Paris, qui s'appelait Laurençot



:
5Ô6 ŒUVRES DE STENDHAL.
mon ami, lui qui a l'honneur d'êlre pauvre, s'il me voyait un bi-

jou d'un prix si ridicule? Quoi de plus absurde que d'afficher

ainsi les goûts d'une bonne ménagère car ; c'est ce que veulent
dire ces ciseaux, cet étui, ce dé, que l'on porte sans cesse avec
soi ; et la bonne ménagère ne pense pas que ce bijou coûte
chaque année 1 intérêt de son prix. » Elle se mit à calculer sé-
rieusement et trouva que ce bijou coûtait près de cinquante
francs par an.
Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernesline de-
vait à l'éducation très-forte qu'elle avait reçue d'un conspira-

teur caché pendant plusieurs années au château de son oncle,


cette réflexion, dis-je, ne fit qu'éloigner la difficulté. Quand elle

eut renfermé dans sa commode la bijou d'un prix ridicule, il

fallut bien revenir à cette question embarrassante : Que faut-il

Caire pour ne pas perdre l'estime d'un homme d'autant d'esprit?


Les méditations d'Ernestine(que le lecteur aura peut-être re-
connues pour être tout simplement la cinquième période de la

naissance de l'amour) nous conduiraient fort loin. Celte jeune


fille avait un esprit juste, pénétrant, vif comme l'air de ses
montagnes. Son oncle, qui avait eu de l'esprit jadis, et à qui

il eu restait encore sur les deux ou trois sujets qui l'in-

téressaient depuis longtemps, son oncle avait remarqué qu'elle

apercevait spontanément toutes les conséquences d'une idée.


Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était dans ses jours de
gaieté, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie
en était le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plai-
santer son Ernesùne sur ce qu'il appelait son coup d'œil mili-
taire. C'est peut-être cette qualité qui, plus lard, lorsqu'elle a

paru dans le monde et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer un


rôle si brillant, liais, à l'époque dont nous nous entretenons,
Ernestine, malgré son esprit, s'embrouilla tout à fait dans ses
raisonnements. Vingt fois elle fut sur le point de ne pas aller se

promener du côté de l'arbre : « Une seule élourderie, se disait»

elle, annonçant l'enfantillage d'une petite fille, peut me perdre


-

DL L'AMOUR. 33/

dans l'esprit de mon ami


meiuent subtils, et où elle employait tonte la I

elle ne possédait pas encore l'art si «lit'

passions par son esprit. L'amour donl la pauvn


transportée à son insu faussait ion ses raisonnements
ia que trop tôt, pour son bonheui oinerver i

fatal. Après bien des hésitations, elle >'y U


de chambre vers une heure. Elle s'éloigna de cetti feu

s'approcha de l'arbre, brillante de joie, la pauvi


Elle semblait voler sur le gazon et non pas m ieux
botaniste, qui était de la promenade, en lit faire l'oh

la femme de chambre, comme elle s'éloignait d'eux en i Durant.


Tout le bonheur d'Ernesline disparut en un clin d

n'est pas qu'elle ne trouva', uu bouquet dan- le creux del'i

il était charmant et très-frais, ce qui lui Gl d'abord un vil

sir. Il n'y avait donc pas longtemps que


précisément à la même place qu'< lie. Elle chercha
quelques traces de ses pas; ce qui la charma en
lieu d'un simple petit morceau de papier écrit, il y avait un bil

let, et un long billet. Elle vola à la signature; elle avait b

de savoir son nom de baptême. Elle lut ; la lettre lui

mains, ainsi que le bouquet. On frisson mortel s'< mparj d

Elle avait lu au bas du bille! le nom de Philip Or

M. Astézau était connu dans le château «lu comte «1 S... pour

être l'amant de madame Dayssin, femme de Pai

fùrt élégante, qui venait tou- les ans

osant passer quatre mois scul>\ dans châl

homme qui n'était pas son mari Pou «H'

était veuve, jeune, jolie, et pouvait épouser M.

ces tristes choses, qui, telles que non- \r tnsdel ienl

vraies, paraissaient bien autrement envenimées

cours des personnages tristes i

bel âge, qui venaient quelquef

du ?rand-oncle d'Eraesline. Jamais,


33S ŒUVRES DE ST7.NDHAL.
bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie, n« fut
remplacé par un malheur poignant et sans espoir. « Le
cruel '.
il a voulu se jouer de moi, se disait Ernestine, il a
voulu se donner un but dans ses parties de chasse, tourner
la tête d'une petite fille, peut-être dans l'intention d'en amu-
ser madame Dayssin. Et moi qui songeais à l'épou?er ! Quel
enfantillage ! quel comble d'humiliation ! » Comme elle avait

celte triste pensée, Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre

fatal que depuis trois mois elle avait si souvent regardé, Du


moins, une demi-heure après, c'est là que la femme de chambre
et le vieux botaniste la trouvèrent sans mouvement. Pour sur-

croît de malheur, quand on l'eut rappelée à la vie, Ernestine

aperçut à ses pieds la lettre d'Astézan, ouverte du côté de la

signature et de manière qu'on pouvait la lire. Elle se leva

prompte comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.

Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, ramasser


la lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire,

car sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste


appela un ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la

voiture au château. Ernestine, pour se dispenser de répondre


aux réflexions sur son accident, feignit de ne pouvoir parler un ;

mal à la tête affreux lui servit de prétexte pour tenir son mou-
choir sur ses yeux. La voiture arriva. Plus livrée à elle-même,
une fois qu'elle y fut placée, on ne saurait décrire la dou-
leur déchirante qui pénétra son âme pendant le temps qu'il

fallut à la voiture pour revenir au château. Ce quil y avait de


plus affreux dans son état, c'est qu'elle était obligée de se mé-
priser elle-même. La lettre fatale qu'elle sentait dans son mou-
choir (ui brûlait fa main. La nuit vinl pendant qu'on la rame
nait au château ; elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât.
La vue de? étoiles s J brillantes, pendant une belle nuit du midi
de la France, la co&sola un peu. Tout en éprouvant les eftctsde
ces mouvements de passion, la simplicité de sen âge était bien
loin de pouvoir s'en rendre compte. Emestirfl dut Vf premier
DE L'AMOUR. X»
moment de répit, âpre- feux beeres éc la douleur
plus atroc ;, à unerésomtion ce*
lettre don! je n'ai vu que h signature; je la brûl irai,

en arrivant an château « Alors elle

comme ayant du courage, cari.- parti de 1 x


en apparence, n'avait pas manqué d'insinuer m : que
cette lettre expliquait peut-être d'une manière ^.ili faisant!

relations de M. Astézan avec madame Dayssin.

En entrant au salon, Ernestine jeta l.i 1 Urean feu. Le I

main, dès huit heure du matin, elle se r mil à tr.;\

piano, qu'elle avait fort négligé depuis deux m >i- Bile repril la

collection des Mémoires sur l'histoire de Frai

Petitot. et recommença à f.ure de longs extr

du sanguinaire M mtluc. Elle eut l'ad

nouveau par le vieux botaniste un cour- d'iii toire oal i

Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple i

plantes, ne put se taire sur l'application

marquait chez sou élève; il en était émerveillé

tout lui était indifférent; tontes

ment au désespoir. Son oncle était fort alarmé : Ern

grfssait à vue d'oeil. Comme elle eut, par hasard, un petit rlmme,

le bon vieillard, qui, contre l'ordinaire

n'avait pas rassemblé sur lui-même loal l'intérêt qu'il |

prendre aux choses de la vie, s'imagina qn'< I

au-si, el .-11.
delà poitrine. Ernestine. le crut
les seuls mo:u:-:itsp- s- -blés qu'elle i

de mourir bientôt lui faisait supputer


la fie

d'autre
Pendant tout un long mois, elle u- ut sefl

d'une douleur d'autant pin profonde, qu'.l.


celui

source dans le mépris d'elle-même: ranime elle n'i i

usage de la vie. elle ne pe


ce qui i
senne au monde ne pouvait soupçonner
cœur, et que probablemeni ïh >mme cniel qui l's?aH la*
son
parue de ce qu'elle
occupée ne saurait deviner la centième
540 ŒUVRES DE STENDHAL,
avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait
pas de courage; elle n'eut aucune peine à jeter au feu sans les
lire deux lettres sur l'adresse desquelles elle reconnut la funeste

écriture anglaise.
Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse au delà
du lac; dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les

croisées qui donnaient de ce côté. Un jour, près de six semaines


après celui où elle avait lu le nom de Philippe Astézan, sod
maîire d'histoire naturelle, le bon M. Villars, eut l'idée de lui

faire une leçon sur les plantes aquatiques ; il s'embarqua avec


elle et se fit conduire vers la partie du lac qui remontait dans

le vallon. Comme Ernestine entrait dans la barque, un regard


de côté et presque involontaire lui donna la certitude qu'il n'y
avait personne auprès du grand chêne ; elle remarqua à peine
u"ie partie de l'écorce de l'arbre, dun gris plus clair que le

reste. Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon,

vis-à-vis le grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce


qu'elle avait pris pour un accident de l'écorce dans l'arbre était

la couleur de la veste de chasse de Philippe Astézan, qui, depuis


leux heures, assis sur une des racines du chêne, était im
mobile comme s'il eût été mort. En se faisant cette comparai-

son à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit aussi de ce mot :

comme s'il était mort; il la frappa. « S'il était mort, il n'y aurait

plus d'inconvenance à me tant occuper de lui. » Pendant quel-


ques minutes cette supposition fut un prétexte pour se livrer à
un amour rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé.

Celte découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la

soirée, un curé du voisinage, qui était en visite au château, de-


manda au comte de S... de lui prêter le Moniteur. Pendant que
te vieux valet de chambre allait prendre dans la bibliothèque la

collection des Moniteurs du mois : « Mais, curé, dit le comte,

vous n'êtes plus curieux cette année , voilà la première fois

que vous me demandez le Moniteur! — Monsieur le comte,


répondit le curé, madame Dayssin, ma voisine, me l'a prêté
DR r.'AMOI R m\
tant qu'elle a été ici : mais elle est partie depui
Ce mot si indifférent causa une telle rév< lolioa j Ern
qu'elle crut se trouver mai ; elle sentit son cœur a
mot du curé, ce qui l'humilia beaucoup. « Voilà .lit-

elle, comment je suis parvenue à l'oublier ! »

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il


'

riva de sourire. « Pourtant, se disait-elle, il f-t reste* i la camp;


gne, à cent cinquante lieues de Pari-, il a laisse madame I

sin partir seule. » Son immobilité sur les racines du cbêç


revint à l'esprit, et elle souffrit que sa peu

idée. Tout son bonheur, depuis un moi-, çonsisl

der qu'elle avait mal à la poitrine ; le lendemain elle se surprit

à penser que, comme la neige commençait à couvrir les sommi t*

des montagnes, il faisait souvent très-frais le soir; elle

qu'il était prudent d'avoir des vêtements plus chaud


vulgaire n'eût pas manqué de prendre la même précaution; l.r-

nesline n'y songea qu'après le mot du curé.

La Saint-Hubert approchai!, et avec elle l'époque du


dîner qui eût lieu au château pendant toute la durée de l'année.
On descendit au salon le piano d'Ernesline. Kn l'ouvrant I

d'après, elle trouva sur les touches un morceau de papi< i

tenant cette ligne :

« Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevres. »

Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître la main


de la personne qui l'avait écrit. : l'écriture était ConU
Comme Ernestine devait- au hasard, ou peu:
nontagnes du Dauphiné, une âme ferme, bien cerl

avant les paroles du curé sur le départ de madame Daj

elle serait allée se renfermer dans sa chambre et n'eût plus

reparu qu'après la fête.

Le surlendemain eut litu ce grand dîner annuel de la

Hubert. A table, Eruestine fit tes honneurs, |

'•'
de son oncle; elle était mise avec beaucoup
tahle présentait la collection à peu près
342 ŒUVRES DE STENDHAL.
et des maires des environs, pins cinq ou six fats de province,
parlant d'eux et de leurs exploits à la guerre, à la chasse et
même en amour, et surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais
Us n'eurent le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du
château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la beauté de ses
traits, allait jusqu'à lui donner l'air du dédain. Les fats qui cher-

chaient à lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la

parole. Pour elle, elle était bien loin de rabaisser sa pensée jus-

qu'à eux.
Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle vît rien
d'extrordinaire; elle commençait à respirer lorsque, vers la fin

du repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d'elle ceux

d'un paysan déjà d'un âge mûr, qui paraissait être le valet d'un
maire venu des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement sin-
gulier dans la poitrine que lui avait déjà causé le mot du curé;
cependant elle n'était sûre de rien. Ce paysan ne ressemblait
point à Philippe. Elle osa le regarderune seconde fois ; elle n'eut

plus de doute, c'était lui. Il s'était déguisé de manière à se ren-


dre fort laid.

Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, car il fait

là une action d'homme amoureux, et peut-être trouverons-nous

aussi dans son histoire l'occasion de vérifier la théorie des sept


époques de l'amour. Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey
avec madame Dayssin, cinq mois auparavant, un des curés
qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour au clergé, répéta
un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l'esprit dans la

Douche d'un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot sin

gulier. « C'est la nièce du comte de S*'*, répondit le curé, une


fille qui sera fort riche, mais à qui l'on a donné une bien mau-
vaise éducation. Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive
de Paris une caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse
une mauvaise fin et que même elle ne trouve pas à se mener
Qui voudra se charger d'une telle femme? » etc., etc.

Philippe fit quelques questions, et le curé ne put s'empêcher


DE L'AMI

de déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui


traînerait à sa perle; il décrivit avec tanl

genre de vie qu'on menait an château da


Dayssin s'écria : « Ah
allez ine faire- prendre en borreur voi

ne peut cesser d'aimer on pays oè l'on f.iii tanl de bien, i

qua le curé, i î l'argent que madame a donné pour >

à acheter la troisième cloebe de noire église lui assure »

Philippe me l'écoutait plus, 'ù songeait à E •


• qui

devait, se passer dans le cœur d'une jeune fille

un château qui semblait ennuyeux même à un i

gne. « Il faut queje l'amuse, se dit-il à lui-même, je lui I"

cour d'une manière romanesque ; cela donnera quel


sées nouvelles à cette pauvre fille. » Le lendemain il

'

du côté du château du comte, il remarqua la situation da

séparé du château par le petit lac. 11 entridée de Cure bon


d'uu bouquet à Kniestine ; nous savon- déjà C

des bouquets et de petits billets. Quand il cbassait'du e<

lui-même r B
grand chêne, il allait let -

envoyait son domestique. Philippe faisait I

nepensaitpas même à voir Ernestine il edt il


tbropie, il ;

difficile et troj> ennuyeux de se foire présenter i b i

Lorsque Philippe aperçut Ernestine à l'égl


sée fut qu'il était bien âge pour plaire à
une jeune i.

huit ou vingt ans. II fut touehéd< la beau

tout d'une sorte de simplicité noble qui foi

physionomie, «rfly a de lanaïreté dans et


parut charmant.
lui-même-, d un instant après elle lui
la vit laisser tomber son ivre dnem
gnenria) et chercher à le ramas» r

espéra. resta d
ble, il songea à aimer, car il

méditait sur un sujet peu


qu'elle en sortit; il;

ameureoi avait trei


homme qui commence à être :
il

de rareté dans les beteox, qi


ans et un commencement «
m4 EUVRES DE STENDHAL,
vait bien lui faire un beau front à la manière du docteur Gatt

mais qui certainement ajoutait encore trois ou quatre ans à son


âge. « Si ma vieillesse n'a pas tout perdu à la première vue.

se dit-il, il faut qu'elle doute de mon cœur pour oublier mon


âge. »

11 se rapprocha d'une petite fenêtre goihique qui donnait sur

la place, il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une

mille et un pied charmants , elle distribua des aumônes; il lui

sembla que ses yeux cherchaient qu< lqu'un. « Pourquoi, se dit-

il. ses yeux regardent-ils au loin, pendant qu'elle distribue de


la petite monnaie tout près de la voiture? Lui aurais-je inspiré

ut: l'intérêt ? »

11 vit Ernestine donner une commission à un laquais; pen-


dant ce temps il s'enivrait de sa beauté. 11 la vit rougir, ses

yeux étaient fort près délie : la voiture ne se trouvait pas à

dix pas de la petite fenêtre gothique; il vit le domestique ren-


trer dans l'église et chercher quelque chose dans le banc du
seigneur. Pendant l'absence du domestique, il eut la certitude

que les yeux d'Ernesline regardaient bien plus haut que la foule

qui l'entourait, et, par conséquent cherchaient quelqu'un ; mais


ce quelqu'un pouvait fort bien n'être pas Philippe Astézan, qui,
aux yeux de cette jeune tille, avait peut-être cinquante ans,

soixante ans, qui sait? A son âge et avec de la fortune, n'a-

t-elle pas un prétendu parmi les hobereaux du voisinage?— «Ce-


pendant je n'ai vu personne pendant la messe. »

Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan remonta à


cheval, fit un déiour dans le bois pour éviter de la rencontrer,

et se rendit rapidement à la pelouse. A son inexprimable plaisir,

il put arriver au grand chêne avant qu'Ernestine eûi vu le bou-

quet et le petit billet qu'il y avait fait porter le matin; il enleva

ce bouquet, s'enfonça dans le bois, attacha son cheval à un ar-

bre et se promena. 11 était fort agité; l'idée lui vint de se blot-

tir dans la partie la plus touffue d'un petit mamelon boisé, à

wm pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à tous les yeux.


DE L'AMOUR
grâce à une clairière dans le bols, il

chêne et le lac.

Quel ne fut pas sou ravissement lorsqu'il vii peu de lemp


après la petite barque d'Ei rancer -or ces eaui l m
pides que la bri3e du midi agitait mollement ! Ce moment lui

décisif; l'image de ce lac et celle d'Ernestine qu'il venait à


voir si belle à l'église se gravèrent profondément dam
cœur. De ce moment, Ernesline eut quelque chose qui II

Unguait à ses yeux de toutes le> autres femmes, et il i

manqua plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il

s'approcher de l'arbre avec empressement î


il vil sa douk ur de
n'y pas trouver de bouquet. Ce moment fui si délicieux et si

vif, que, quand Ernesline se fut éloignée en courant, Philipp

crut s'être trompé en pensant voir de la douleur dan-


expression lorsqu'elle n'avait pas trouvé de bouquet dans le

creux de l'arbre. Tout le sort de son amour reposait mit i eue


circonstance. Il se disait : « Elle avait l'air tri tf en descendant

de la barque et même avant de s'approcher de l'arbre — Hais,

répondait le parti de l'espérance, elle n'avait pas l'air in le i

l'église; elle y était, au contraire, brillante de traîcheui


beauté, de jeunesse et un peu troublée ; L'esprit le plus vil

ruait ses yeux. »


qui
Lorsque Philippe Astézau ne put plus voir Ernesline
débarquée sous l'allée des platanes de l'autre côté dp I

tout autre homme qu'il n'y était enU


soriitdeson réduit un
regagnant au galop le château de madame Dayssin, i! bA n

montré de la a oe trouvant pa
deux idées : « A-t-elle i

l'arbre? Cette tristesse ce


vient-elle pas tout
de bouquet dans
plus pn
simplement de la vanité déçue?» Cette supposition
de son esprit et lui rendil
finit par s'emparer tout à fait
'

les idées raisonnables d'un homme de trenle-ctnq ans

ort sérieux. Il trouva beaucoup de monde < liez madame


courant de la soirée, elle le plaisanta
in; dans le

vite et sur sa fatuité. 11 ne poufait plo*. disait-elle, pan* de-


346 ŒUVRES DE STENDHAL.
vant une glace sans s'y regarder. « J*ai en horreur, disait ma-
dame Dayssin, celle habitude des jeunes gens à la mode. C'est

une grâce que vous n'aviez point; tâchez de vous en défaire,

ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever toutes les gla-

ces. » Philippe était embarrassé ; il ne savait comment déguiser


une absence qu'il projetait. D'ailleurs il était très-vrai qu'il exa-
minait dans les glaces s'il avait l'air vieux.

Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mamelon


cront nous avons parlé, et d'où l'on voyait fort bien le lac ; il s'y

plaça muni d'une bonne lunette, et ne quitta ce gîte qu'à la

nuit close, comme on dit dans le pays.

Le jour suivant, il apporta un livre ; seulement il eût é^é bien

en peine de dire ce qu'il y avait dans les pages qu'il lisait;

mais, s'il n'eût pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à


son inexprimable plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine

s'avancer lentement vers l'allée de platanes sur le bord du lac;


il la vit prendre la direction de la chaussée, coiffée d'un grand
chapeau de paille d'Italie. Elle s'approcha de l'arbre fatal; son
air était abattu. Avec le secours de sa lunette, il s'assura parfai-

tement de l'air abattu. 11 la vit prendre les deux bouquets qu'il

y avait placés le malin, les mettre dans son mouchoir el dispa-


raître en courant avec la rapidité de l'éclair. Ce trait fort simple

acheva la conquête de son cœur. Cette action fut si vive, si

prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait con-

servé l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que devait-il

penser de celte démarche singulière? Allait-elle montrer les

deux bouquets à sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestine n'était


qu'une enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper à ce point
d'une petite fille. « Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon
nom moi ; seul je sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien

d'autres. »
tout pen-
Thilippe quitta d'un air très-froid son réduit, et alla,
chercher son cheval, qu'il avait laissé chez un paysan à une
sif,

demi-lieue de h. « 'H faut convenir que je suis encore


un grand
fou! »se dit-il en met an; i

de madame Dayssio. En en
mobile, étonnée, glacée, il n'aimait plus.
Le lendemain, Philippe se trouva bien
cravate. Il n'avait d

pour aller se blottir dans un fourré, afin d

mais il ne se sentit le dé-ir d'aller nulle autre part


bien ridicule, » se disait-il. Oui, nui-, ridicule aux \> i\ d
D'ailleurs, il ne faut jamai> manquer à la fortune, il se

écrire une lettre fort bien faite, par laquelle, conun


Lindor, il déclarait son nom et :-es qualités. • !> t

faite eut, comme on se le rappelle peut-être, le mal!

brûlée sans être lue de personne. Les motsd


notre héros écrivit en y pensant le moins, !

Astézan, eurent seuls l'honneur de la lecture.

beaux raisonnements, notre homme raisonnable


moins caché dans son gîte ordinaire au mono
produisit tant d'effet; il vit l'évanouissement d'I ; :

vrant sa lettre; son étonnement fut extrême.


uQ jour d'après, il fut oblig

rcux; ses actions le prouvaient. Il revint ion

petit bois, où il avait éprouvé des sensations si vive

Dayssin devant bientôt retourner à Pari-, !

une lettre et annonça qu'il quittait le Daoj biné pour ail. r

ser quinze jours en Bourgogne auprès d'un 01

prit la poste, et fit si bien en revenant pu


ne se passa qu'un jour sans aller dans l

blit à deux lieues du château d


litudes de Crossey, du r

Dayssin, t..'' de là. chaque jour, il tenait an bord du

y vint trente-trois jours de


11 mi

paraissait plus à l'église ; on disait la

approcha sous un déguisement, et deux fois il

de voir Ernesline. Rien ne lui parut pwr


348 ŒUVRES DE STENDHAL.
sion noble et naïve à la fois de ses traits. 11 se disait : « Jamais
auprès d'une telle femme je ne connaîtrais la satiété. » Ce qui
touchait le plus Astézan, c'était l'extrême pâleur d'Ernestine et

son air souffrant. J'écrirais dix volumes comme Richardson si

j'entreprenais de noter toutes les manières dont un homme, qui


d'ailleurs ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait l'éva-

nouissement et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut d'avoir

un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le

château. La timidité, être timide à trente-cinq ans! la timidi'é


l":n avait longtemps empêché. Ses mesures furent prises avec
tout l'esprit possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dan;.

la bouche d'un indifférent l'annonce du départ de madame


Dayssin, toute l'adresse de Philippe était perdue, ou du moins
il n'aurait pu voir l'amour d'Ernestine que dans sa colère. Pro-
bablement il aurait expliqué cette colère par l'étonnement de se
voir aimée par un homme de son âge. Philippe se serait crumé-
prisé, et, pour oublier ce sentiment pénible, il eût eu recours au

jeu ou aux coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus égoïste et plus


dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie pour lui.

Un demi monsieur, comme on dit dans le pays, maire d'une


commune de la montagne et camarade de Philippe pour la
chasse au chamois, consentit à l'amener, sous le déguisement
de son domestique, au grand dîner du château de S"*, où il fut

reconnu par Ernestine.


Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, eut une
idée affreuse : « Il va croire que je l'aime à l'étourdie, sans le
connaître; il me méprisera comme un enfant, il partira pour
Paris, il ira rejoindre sa madame Dayssin ;
je ne le verrai plus. »

Cette idée cruelle lui donna le courage de se lever et de monter


chez elle. Elle y était depuis deux minutes quand elle entendit

ouvrir la porte de l'antichambre de son appartement. Elle pensa


que c'était sa gouvernante, et se leva, cherchant un prétexto
pour la renvoyer. Comme elle s'avançait vers la porte de sa

chambre, cette porte s'ouvre : Philippe est à ses pieds.


DE L'AMOUR. jVj
t Au nom de Dieu, pardonnez-moima démarche, loi dit-il;
je suis au désespoir depuis deux mois; roulea-voua à
époux? »

Ce mouient fut délicieux pour Ernestine. « Il dm demu :

mariage, se dit-elle; je ne dois plus craindre madame Daj


Elle cherchait une réponse sévère, et, malgré des effort
croyables, peut-être elle n'eût rien trouvé. Déni il de déseS>
poir étaient oubliés; elle se trouvait au comble do bonheur.
Heureusement, à ce moment, ou entendit ouvrir la port
l'antichambre. Ernestine lui dit : « Vous déshonora —
N'avouez rien! » s'écria Philippe d'une vois contenue, i.

beaucoup d'adresse, il se glhsa entre la muraiDe et le Joli lu

d'Ernestine, blanc et rose. C'était la gouvernante, fort Inquièti

de la santé de sa pupille, et l'état dans lequel elle la refi

était fait pour augmenter ses inquiétudes. Celle fi nime fut lon-

gue à renvoyer. Pendant son séjour dan> la chambre, Broes<


tineeutle temps de s'accoutumer i son bonheur; elle pu! re-

prendre son sang-froid. Elle fit une réponse superbe a Philippe

quand, la gouvernante étant sortie, il risqua de repai


Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'express

de ses traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna


fidée à Philippe que tout ce qu'il avait pensé jusque-U o'étail

qu'une illusion, et qu'il n'était pas aimé. Sa physionomie < ban*

gea tout à coup et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au


désespoir. Ernestine, émue jusqu'au fond de rime de t

désespéré, eut cependant "la force de le renvoyer, roui le ion*

venir qu'elle conserva de cette singulière- entrevue, G e i que,

lorsqu'il l'avait suppliée de lui permettre d<- demander sa main,

elle avait répondu que ses affaires, comme lions

devaient le rappeler à Paris. 11 s'était écrié alors que la

affaire au monde était de mériter le cœur d Bmestine, qu'il ju-

rait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qo'cuV -

rait, et de ne rentrer de sa vie dans le château qu'il avait lub.ié

avant de la connaître
350 ŒUVRES DU STENDHAL.
Ernestme fut presque au Comble du bonheur. Le jour suivant,
elle revint au pied du grand chêne, mais bien escortée par la

gouvernante et le vieux botaniste. Elle ne manqua pas d'y trouver


un bouquet, et surtout un billet. Au bout de huit jours, Astézan

lavait presque décidée à répondre à ses lettres lorsque, une se-


maine après, elle apprit que madame Dayssin était revenue de
Earis en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça tous les sen-
timents dans le cœur d'Ernestine. Les commères du village voi-

sin, qui, dans cette conjoncture, sans le savoir, décidaient du

sort de sa vie, et quelle ne perdait pas une occasion de faire

jaser, lui dirent enûn que madame Dayssin, remplie de colère


et de jalousie, était venue chercher son amant, Philippe Astézan,
qui, disait-on, était resté dans le pays avec l'intention de se faire
chartreux. Pour s'accoutumer aux austérités de Tordre, il s'é-

tait retiré dans les solitudes de Crossey. On ajoutait que madame


Dayssin était au désespoir.
Ernestiue sut quelques jours après que jamais madame Days-
sin n'avait pu parvenir à voir Philippe, et qu'elle était repartie
furieuse pour Paris. Tandis qu'Ernestine cherchait à se faire
confirmer celte douce certitude, Philippe était au désespoir ;
il

l'aimait passionnément et croyait n'en être point aimé. 11 se

présenta plusieurs fois sur ses pas, et fui reçu de manière à lui
faire penser que, par ses entreprises, il avait irrité l'orgueil de

sa jeune maiiresse. Deux fois il partit pour Paris, deux fois,

après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à sa cabane,

dans les rochers de Crossey. Après s'êire flatté d'espérances que

maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à rc.:>n-

cer à l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie

anéantis pour lui.

Ernest ine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L'amour


régnait dans cette âme que nous avons vue passer successive-

ment par les sept périodes diverses qui séparent l'indifférence


de la passion, et au lieu desquelles le vulgaire n'aperçoit qu'un

seul changement, duquel encore il ne peut expliquer la nature


DE L'A M OCR.
Quant à Philippe Aslézan, pour le punir d'avni aband
une ancienne amie aux approches de ce qu'on peut a;
'

l'époque de la vieillesse pour les femmes, ooi


proie à l'un des états les plu- cruels datis lesquels |

ber l'âme humaine. Il fut aimé d'Ernesiine, mais ne put


nir sa main. On la maria l'année suivante à nu vieui lieuift

nant général fort riche el chevalier de plusieurs .rdres.


EXEMPLE

L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE

J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de Y Amour. Voici


une des pins intéressantes. .

Saint-Dizier, le juin 1825.

Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appe-

I Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay le

7 décembre 183'2) adressa à Beyle la lettre qu'on vi lire; Beyle, après


l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont avec ce
billet

Mon cher colonel,

II est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas une quan-
tité de petits faits, autrement dits nuances. Ajoutez-les à gauche sur la

page blanche. y a une bonne foi qui touche dans ce récit que j'avais
Il

oublié. 11 y a aussi quelques phrases inélégantes, que nous rendrons plus


rapides. Si j'avais cinquante chapitres comme celui-ci, le mérite de
ÏAmow serait réel. Ce serait une vraie monographie. Ne vous occupez
pas de la décence, c'est mon affaire.

J'ai iTûuvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la pré-


face du elle est détestable.

Tempête.
•24 décembre 1825.
DE L'A M OIT,
1er vmowT'Vanité le pciit calcul de vanité dr la jeune Irai

que vous avez rencontrée l'été dernier aui eaux d'Aix « . .

voie, et dont je vous ai promis l'histoire; car dans toute i

comédie, très-plate d'ailleurs, il n'y a jamais en l'ombi


mour; c'est-à-dire de rêverie passionnée, ml le bon-
heur de l'intimité.

iN'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas cou


votre livre; je m'en prends seulement à un mot m. il bit.
Dans toutes les espèces du genre amour, il devrait y

quelque caractère commun : le cara< me est pr

ment le désir de l'intimité parfaite. Or, dans Y amour-van


caractère n'existe pas.
Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable du lani

des sciences physiques, on est facilement choqué par lin


feelion du langage des sciences métaphysiq
Madame Félicie Féline est une jeune Française de \

ans, qui a des terres superbes et un château délicieux en


gogne. Quant à elle, elle est, comme vous -avez, laide, maiG

assez bien faite (tempérament nerveux-lymphatique). Elle


mille lieues d'être bêle, mais, certes, elle n'a pas d'esprit; de sa

vie elle ne trouva une idée forte ou piquante. Coma


élevée par une mère spirituelle et dans une société fort distin-

guée, elle a beaucoup de métier dan- l'esprit; elle répète par-

faitement les phrases des autres, et avec un air de |


ro

étonnant. En les répétant, elle j ne même le petil élonn

qui accompagne rinveniioH. Elle passe ain-i. auprès -

qui l'ont vue rarement, ou des gens bonié> qui la i

vent, poor une personne charmante et très-spiritu


Elle a en musique précisément le même genre de talent

dans la conversation. *. dix-sept ans, elle jou


buil » r
du piano, assez pour donner des leçons à

qu'elle en donne, sa position de fortune


lendemain,
elle a vu un opéra nouveau de Rossini, le

piano, elle s'en rappelle au moins I

•20.
354 ŒUVRES DE STENDHAL.
d'instinct, elle joue avec infiniment d'expression, et à la pre-
mière vue, les partitions les plus difficiles. Avec celte espèce

de facilité, elle ne comprend pas les choses difficiles, et cela

dans ses lectures comme dans sa musique. Madame Gherardi,


en deux mois, eût compris, j'en suis sûr, la théorie des propor
tions chimiques de Berzelius. Madame Féline est, au contraire,
incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say ou
la théorie des fractions continues.
Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en Allemagne,
et n'en a jamais compris un mot.
Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, à
quelques égards, le talent de son maître. Ses roses sont plus
légères encore que celles de cet artiste. Je l'ai vue plusieurs an-
nées s'amuser de ses couleurs, et jamais elle n'a regardé d'autres
tableaux que ceux de l'exposition; jamais, lorsqu'elle appre-
nait à peindre des fleurs, et quand alors nous possédions encore

les chefs-d'œuvre de la peinture italienne, elle n'eut la curiosité


de les aller voir. Elle ne comprend pas la perspective dans un
paysage ni le clair-obscur [chiaroscuro).
Cette inhabileté de Tcsprit à saisir les choses difficiles est un
trait de la femme française; dès qu'une chose est malaisée, elle
ennuie et on la plante là.

C'est ce qui fait que votre livre de Y Amour n'aura jamais de


succès parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les
conclusions, et elles se moqueront de tout ce qu'elles auront

passé. Je suis bien poli de mettre tout cela au futur.


Madame Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance.
Elle se trouva unie à un bon jeune homme de trente ans, un
peu lymphatique et sanguin, tout à fait antibilieux et nerveux,

bon, doux, égal et très-bête. Je ne sais pas d'homme plus com-


plètement dépourvu d'esprit. Le mari pourtant avait eu beau-
coup de succès dans ses éludes à l'Ecole polytechnique, où je
Pavais connu, et Fou avait bien fait mousser son mérite dans
la société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise, qui
r>E i

s'élend à tout, hors le laleut de conduire supérî

mines et ses fonderies.

Le mari la fêta de son mieux, ee qui vent dir

mais il avait affaire à un être glacé auquel rien ne I

espèce de reconnaissance tendre que les mari^ ï


1
j

nairement aux filles les plu> indifférentes ne dura pas lut:'

chez elle.

Seulement, à vivre ainsi avec lui. De s'aperça! trie

lui avait donné une bête pour le tête-à-

plus affreux, une bête quelquefois ridicule d; ns le m


trouva plus que compensé par là le phi
homme fort riche et de recevoir souvent des compl
le mérite de son mari.
Alors •lie le prit en déplai-ance.
Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle., crut qu

la duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son côté. Cependa


c'était un homme excessivement occupé et très-peu

comme il n'y avait rien de plus commode pour lui que sa femme
entre un compte de contre-maître à relire et

éprouver, il essayait quelquefois de lui faire un p

cour. Celte idée ne manquait pas de ebanj


plaisance de sa femme, lorsqu'il faisait e

tiers, devant moi, par exemple, tant il y était gain 1:

et de mauvais goût.
Je croi- que j'aurais eu l'i Ié<

hvis, s'il eût dit et fait ces ta devant n lutw


femme. Mais je connaissais à Félicie une âme si se
]

sence si complète de toute vraie sensibi! nreni


'

impatienté de sa vanité, que je me contentais de la ;

peu quand je la voyais souffrir dan


mari, et je m'c'.oiguais.
Le ménage alla ainsi quelques années Félin

d'enfants). Pendant ce temps là i

pagnie lorsqu'il était à Tari- (et il


556 ŒUVRES DE STENDHAL,
de Télé à ses forges de Bourgogne), en prit le ton et devint beau-

coup mieux; en restaEt toujours bête, ii cessa presque entiè-

rement d'être ridicule, et continua toujours d'avoir de grands


succès dans son état, comme vous avez pu en juger par les
grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le dernier

rapport du jury sur l'expositioa des produits de l'industrie na-


tionale.

A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, à cinq


ou six reprises, d'en être un peu amoureux et de bonne foi.

Elle lui tenait la dragée haute. La coquetterie de Félicie, dans


ce temps-là, consistait à lui dire des choses aimables en public,
fcï à trouver des prétextes pour lui tenir rigueur dans le tête-à-

ête. Elle augmentait ainsi les désirs de son mari; et quand elle
(kignait lui permettre il payait tous les mémoires de ta-

pissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait encore très-modé-

*ée àVui3 ses dépenses, qui étaient absurdes.

PendaLi les deux ou trois premières années, jusqu'à vingt ou


vingt et un ans, Félicie n'avait cherché le plaisir que dans la sa-

tisfaction des vanités suivantes :

« Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de

sa société.
« Donner de meilleurs dîners.

« Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle joue du

piano.
« Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles. »

A vingt et un ans commença la vanité du sentiment.

Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une société

de philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l'église,

pour se marier; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son ma-

riage, elle lisait toutes sortes de livres. Rousseau et madame ùt

Staël lui tombèrent entre les mains : ceci fait époque, et prouve

combien ces livres sont dangereux.


Y Emile; après quoi elle se crut le droit de
Elle lut d'abord

biîn mépriser intellectuellement toutes les j-eunes femmes de sa


DE L'a;,! ii ru
connaissance. Notez bien qu'elle n'avait pas compris un
moi de-
là métaphysique du vicaire savoyard.
Mais les phrases de Rousseau sont très-travaillées, subtiles et
très-raalaisées à retenir. Elle se contentai! de risquer
quelque-
fois une pointe de religiosité, pour faire
effet dan> one *
sans religiosité, et où il n'était pas plus question de i

que du roi de Siam,


Elle lut Corinne, c'est le livre qu'elle a le plus lu. Les phra-
ses sont â l'effet et se retiennent bien. Elle s'en mit ai

nombre dans la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les

hommesjeunes et un peu bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur
répétait très-proprement sa leçon du matin.

Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personn-


ceptible de passion, et lui rendirent de.? soins.

Cependant, elle n'avait amené là que b -


plus com<
muns et les plus niais de son salon; elle n'était pas bien sûre
que les autres ne se moquaient pas un peu d'elle. Le mari tenu
sans cesse hors de chez li.i par ses affaires, et d'ailleurs un bon
homme What then fque m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ae
s'occupait en rien de ces coquettei ies d'esprit.

Félicie lut la Nouvelle Héloïse. Elle trouva alors qu il \ aval!

dans son âme des trésors de sensibilité; elle confia •

sa mère et à un vieil oncle qui lui avait m ni de père : ils se

moquèrent d'elle comme d'un enfant. Elle D'en p


moins à trouver qu'on ne pouvait vivre sans un amant, 1 1

un amant dans le genre de Saint-l'reux.


Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un bomme
assez bizarre. En sortant de l'Université, quand il n'

dix-huit ans, il fit plusieurs actions .1 éclat dans I

gne de 1812, et il obtint un grade élevé dan- le> mili<

pays, ensuite il partit pour l'Amérique et vécul i\ mois


les Indiens. Il n'est ni bête ni- spirituel ; mai il

ractère; il a quelques cù:és sublimes de vertu et d<

D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie i < nnu


358 ŒUVRES DE STENDHAL.
une assez belle figure, des manières simples, mais prodigieuse-
ment graves. De là, de grandes démonstrations d'estime et de
considération autour de lui.

Félicie se dit : « Voilà l'homme qu'il me faut faire semblant

d'avoir pou r amant. Comme c'est le plus froid de tous, c'est ce-
lui dont la passion me fera le plus d'honneur. »

Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. Il


y
a cinq ans, dans Tété, on arrangea un voyage avec Lui et le

mari.
Comme c'était un homme de mœurs excessivement sévères,
comme il n'était nullement amoureux de Félicie, il la
surtout
voyait telle qu'elle était, fort laide. D'ailleurs, on ne lui kvaitpas
dit en partant à quoi on le destinait. Le mari, que ces airs en«

nuyaient, et qui désirait aussi retirer de l'utilité pour lui d'un


voyage entrepris pour plaire à sa femme, la plantait là dès qu'ils
arrivaient quelque part; il allait courir les fabriques, il visitait

les usines, les mines, en disant à Weilberg : « Gustave, je vous


laisse ma femme. »

Weilberg parlait très-mal français ; il n'avait jamais lu Rous-

seau ni madame de Staël, circonstance admirable pour Félicie.

La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter son


mari par l'ennui, et pour exciter la pitié du bon jeune homme,
avec qui elle restait sans cesse en tête-à-tête. Pour l'attendrir
en sa faveur, elle lui parlait de l'amour qu'elle avait pour son
mari, et de son chagrin de l'y voir répondre si peu.
Celte musique n'amusait pas Weilberg ; il l'écoutait par simple

politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui parla de la sympa-


thie qui existait entre eux. Gusiave prit son chapeau et alla se

promener.
Quand il rentra, elle se fâcha contre lui : elle lui dit qu'il

l'avait inj Criée en regardant comme un commencement de dé-


claration une simple parole de bienveillance.
La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa tête

sur l'épaule de Gustave, qui le souffrait par politesse.


PF !

Ils voyagèrent ainsi


sVnnuyant plus encore.

Quand ils furent de retour, FéKcte cbai

tudes. Si elle avait pu envoyer des lettres de fa :

fait savoir à tous ses amis et coma


passion violente pour M. Weilberg le Suédois, et que 11.

bcrg était son amant.


Plus de bals, plus de toilette : elle

fait des impertinences à ses anciennes conn


se condamne au sacrifice de U ftts, pour faire a
qu'elle aime profondément ceM. Weilberg
vage indien, colonel dans les milices suédoises a dix-bui

et que cet homme est fou d'elle.

Elle commence par le signifier à sa mère, le ji

vée. Sa mère, suivant elle, est coupable de l'avoii n

un homme qu'elle n'aimait pas; elle doit actuellement fa v<

de tous ses moyens son amour pour l'homme qu'elle


qu'elle adore; il faut donc qu'elle |

eu quelque sorte Weilb. rg dans sa maison. Si elle ne l'a

sans cesse chez elle, elle menace de 1 aller trouva i

son hôtel.
La mère, comme une bête, crut cela, et oie Ql -

près de son gendre, que Weilberg ne pouvait avoir d autre


son que la sienne. Charles le puait sans a
faisait tant de politesses et lui montrait tant d

que le pauvre jeune homme, ne sa. haut ce qu'a

et craignant à l'excès de manojD


faitement accueilli, n'osait se en.

Les femmes pleurent à volonté, comme


Un jour que j'étais seul clnzlVlin.-, .11,

me serrant la main, elle me dit : i Ah! DM»

votreamitié clairvoyante a bien deviné mon cœur Auu !

étiez bien avec Weilb..- g;depuit

vous semblez avoir de la haine pour lui. (Cela


SCO ŒUVRES DE STENDHAL.
du tout. Je savais à quoi m'en tenir.) Ah mon ! ami, je n'étais
pas heureuse auparavant Ce n'est que depuis Si vous
saviez toutes les barbaries de Cbarles pendant le voyage!
Si vous connaissiez mieux Gustave! Si vons saviez que de
soins touchants, que de tendresse! Pouvais-je résister?

Si vous saviez quelle âme de feu, quelles passions effrayantes a


cet homme, en apparence si froid! Non, mon ami, vous
ne me mépriseriez pas ! Je sens bien, hélas ! qu'il me man-
que quelque chose Ce bonheur n'est pas pur Je sais

bien ce que je devais à Charles. Mais, mon ami ! ce spectacle


continuel de l'indifférence, des mépris de l'un, des soins et

de l'amour de l'autre et cette familiarité obligée de la

vie en voyage Tant de dangers !.... Pouvais-je résistera


tant d'amour ! et d'ailleurs, pouvais-je résister à ses violen-

ces?» etc., etc., etc.

Voilà donc le pauvre Wcilberg, honnête comme Joseph, ac-


cusé d'avoir violé la femme de son ami, et il faut le croire, c'est

elle qui le dit : elle s'en est vantée à deux personnes de ma con-
naissance, et sans doute aussi à d'autres que je ne connais pas.
La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu'elle me
dit : j'ai conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours
après, je vis une des personnes qui avaient reçu la même con-
fidence. Je la priai de chercher à s'en rappeler les termes ; elle

me répéta exactement la version que j'avais entendue, ce qui


me fit rire.

Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main,


qu'elle comptait sur ma discrétion ; que je devais être avec
Weilberg comme par le passé, et faire semblant de ne m'aper
cevoir de rien. « La vertu sauvage de cet homme sublime lui

faisait peur. » Quand il la quittait, elle craignait toujours de ne


plus le revoir; elle craignait que, par une résolution inopinée,
il ne s'embarquât tout à coup pour retourner en Suède. Moi, je
lui promis sur notre conversation le plus inviolable secret.
Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne que
PF: L'AMOUR. v,i

ce pauvre Weilb lit une jeune femme dans la m i

do laquelle il avait presque reçu I loni le mari loi

avait rendu mille services, et qui avait jusque-là mari lu-

droit. Je le prévins du sot rôle qu'on loi faisait j- uer. Il m em-


brassa en me remerciant de l'avis, 1 1 me «lit qu'il ne nuu-'ir.iit
plus les pieds dans cette maison. C'esl lui qui me conta don
comment le voyage s'était passé.

Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui dînait vin*


cesse chez elle auparavant, joua le désespoir. I - 1 1 •

dit que
tait une indignité de son mari, qui avaii chassé cet homme fer-
tueux. (Elle avait dit à moi et à deux antres que cet homme
vertueux l'avait violée sur la mousse, au pied d'un sapin dans le

Schwartzwald, comme il convientque cette chose se lasse.] BDe


dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir servi de

complaisante, lui avait soufflé son vertueux amant. Ifotei que

la mère est une pauvre femme de soixante ans, qui ne


vieille

pense plus à rien depuis vingt ans.) Elle commanda chea on très-
habile coutelier un poignard à lame de damas, qu'elle lit appor-

ter un jour au milieu du dîner, et que je lui ai \u payer qua-

rante francs et serrer très-proprement devant nous t«.n> dans

son secrétaire, à côté de sa cire d'Espagne. Une domaine de


garçons apothicaires apportèrent chacun aussi une petite bou-

teille de sirop d'opium, et toutes ces bouteilles


réunies en fri-

saient une quantité considérable. Elle les serra dans SI t<

Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne bisail pas


tue-
revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec l'opium, et te
rait avec le poignard qu'elle avait fait frire exprès.
>'

La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour I

et qui craignait l'esclandre, alla chea celui-ci. Bile lui •

semblant être très-amoi


sa fille était folle; qu'elle faisait ,1

amoureux d'elle, et qu'elle prétend


de lui, qu'elle le disait

lui dit a Revend ches Il huml-


tuer, s'il ne revenait pas. Elle : <

vous prendra en horreur, et alors roua ne re-


liez-la bien; elle

viendrez plus. »
2 ,
562 ŒUVRES DE STENDHAL.
Weilberg était un brave homme; il eut piiié de la vieille
mère qui venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à celle
ennuyeuse comédie, pour éviter l'esclandre que la mère crai-

gnait.

Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien-, elle lui

fit seulement quelques reproches aimables sur son absence pen-


dant cinq jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se se-
rait pas avisée de lui parler d'amour, depuis qu'il avait pris son
chapeau, un jour, en voyage, et qu'il était parti quand elle allait

commencer une déclaration. Weilberg aime la musique; elle pas-

sait le temps à jouer du piano, et comme elle enjoué admirable-


ment, Weilberg restait assez volontiers à l'entendre. Eu public,

c'était bien différent; elle ne lui parlait que d'amour; mais il

faut avouer qu'elle y mettait beaucoup d'art. Comme, heureu-


sement, il savait mal le français, elle trouvait moyen de faire

savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans qu'il pût

le comprendre.
Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comé-
die; mais les connaissances n'y étaient pas encore. Il fut de

nouveau question, parmi elles, de l'indignité du procédé de


M. Weilberg, et celui-ci de nouveau se retira et ne voulut plus
revenir.
Féïicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se laisserait

mourir de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé ; elle se le-

vait pour l'heure du dîner; mais elle ne prenait exactement rien.


Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indis-

posée ; en envoya chercher des médecins. Elle déclara qu'elle

s'était empoisonnée, qu'elle ne voulait recevoir de soins de per-


sonne, que tout était inutile. La mère et deux amis étaient là,
avec les médecins ; elle dit qu'elle mourait pour M. Weilberg,
dont on lui avait aliéné le cœur. Du reste, elle priait qu'on épar-

gnât celte triste confidence à son pauvre mari, qui. heureuse-


ment, ignorait toutes ces choses, etc., etc.
Cependant elle consentit à prendre une drogue; ou lui donna
DE L'AMOUR
un vomitif, et elle, qui n'avait vécu que de thé
jours, rendit trois à quatre livres de chocol it. sa m
empoisonnement, n'étaient qu'une épouv; q .1,

l'avais prédit.

Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et pour la

pousser à de nouvelles démareli i


: \V< il-

berg dans sa maison, elle la menaça de tout avouei ) Ch


Le mari, qui eût cru sa Femme sur parole, l'aurait plantée là in-

dubitablement. Cet esclandre étant [.re-


tourna à la charge auprès du bon Gustave, qui consentit i

à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup alors

faisions un travail en commun; il s'était i>ri> d m >i.

et j'étais à peu près le Français qu'il aimait le m


Nous passions ensemble une partie des journées; il m'apprenait

le suédois. Je lui montrais la géomètre descriptive el le calcul

différentiel; car il s'était pris de passion pour les mathémati-


ques, et souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos 1

souvenirs déjà anciens de l'école polytechnique. Je prenais en-


suite mon violon, et, beaucoup plus tolérant que tous, il restait

volontiers des heures à m'entend re.


Félicieme fit la cour pour que je Eusse i !> i II .

elle savait que c'était un moyen d'attirer Weilberg. Un matin


que nous déjeunions tous trois ensemble chi i

gina de faire preuve d'amour à Gustave devant moi, et" die af-

fecta avec lui les privautés de gens qui vivent dans la plus par-

faite intimité. L'autre, d'abord, ne comprit pas; enfin elle mil

tellement les points sur les i, qu'il fallut bien comprendri il me


regarda, rit, et sans bouger avala son morceau. On lui pn
de lui dit
défaire quelque rajustement à la toilette ! licie. Il

brutalement: « Pardieu, vous avez one femme d chambre pou


vous habiller! » Et. elle me dit tout bas à l'oreiD
comme il est délicat; j'étais sur. que. devant root il m
tirait pas remettre une épingle à mou fichu. >

Cependant, elle n'était pas si t ellemel disait de


364 ŒUVRES DE STENDHAL.
ia délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. C'était, je

mêle rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini

le déjeuner et que nous ne prenions plus que du thé, elle dit à


son domestique : « Paul, dites à ma femme de chambre que je
n'ai pas besoin d'elle et qu'elle profite de ce moment pour aller

h, la messe. »
1
Nous restâmes à prendre le thé Le domestique- n'entrant
plus, elle s'approcha très-près du feu. « J'ai bien froid, » dit-elle;

et tendant la main à Weilberg : « Est-ce que je n'ai pas la fièvre?

— Ma foi, je ne m'y connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait,

à sa campagne, le médecin de ses paysans ; il doit se connaître

à la fièvre : il vous le dira. » Je lui tâtai le pouls : « Pas le moins


du monde, lui dis-je. — C'est singulier, reprit-elle; je suis toute

je ne sais comment; il me semble que je vais me trouver mal.


Tenez, voilà que je vais me trouver mal ;
j'étouffe, desserrez-

moi, monsieur Gustave, desserrez-moi. Goncelin, je vous en


prie, allez chercher dans l'appartement de mon mari... — Quoi?
— Du benjoin, pour le brûler; il y en a dans son médailler. —
Je sais où il est, dit Weilberg; j'y vais. Goncelin va vous
aider; je retourne dans l'instant. » Et H revint cinq minutes
après.
Je m'étais amusé à la délasser. La figure à part, elle était

bien, jeune, bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais

découvert la poitrine; elle se serait laissé mettre toute nue.


J'usais passablement de la partie découverte, et je lui disais :

« Votre cœur bat très-doucement; n'ayez pas peur, ce n'est ab-


solument rien. » Elle jouait un évanouissement modéré. Weil-
berg, qui faisait exprès d'être longtemps dehors, rentra à la
fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit tranquillement
à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé. Félicie. qui

voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n'y tint

plus. Aussi bien, comme j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait au-
cune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait

ajouté : « C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une syo-
OR L'AMOUR. 335
cope! » Félicie, poussée h bout, revint peu à peu à elle; elle -o.

rajusta et nous pria de la laisser seule.

Comme elle croyait avoir grand intérêt à pantin réélit maâ


évanouie devant Gustave, je crois que bî j'avais <

faire une fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fui lai- é faire,

sauf à dire ensuite que c'était, de ma part, l'excès m I indi-

gnité, et, de la sienne, l'excès du malheur. Et botes bien que,


matériellement honnête jusque-là, et fort insensible, d'ailleurs,
à ce plaisir, elle eût souffert très-certainement d'être ainsi ridée

Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation d'in-

différence de Weilberg pour elle devant moi, à qui elle en p.ir

lait toujours comme de Pâmant le plus passionné, qu'elle en fut

réellement malade. Weilberg, après celte farce ridicule, ne vou<


lait plus revenir chez elle. Cependant, comme elle garda le lit

quelque temps, et qu'auparavant on le voyait sans cesse dam


cette maison, pour éviter qu'on ne remarquât son absence, il

parut; ses visites, peu à peu, furent plus rares, et m ne fut

qu'après huit mois qu'il cessa d'y aller lotit à fait Pendant
huit mois, elle u'a cessé de le représentera tons comme son
amant, alors même qu'on ne le voyait presque pins Jamais i lu z

elle.

Félicie aime beaucoup la musique Tt'ayani p.i> de loge m


Bouffes, elle avait très-rarement l'occasion d'y aller. On jour,

des amis nous prêtèrent leur loge tout entière, et efle arrangea

que Weilberg et moi nous l'y conduirions; son marVviendrail


nous y retrouver. Vous remarquerez qu'alors, au fond de DOCOBUr,
elle exécrait Weilberg; elle l'avait forcé de venir la pour qu'il
se mît avec elle sur le devant de la loge. Gustave dit qu'il fai-

sait trop chaud et sortit du théâtre, me laissant seul avee elle.

Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de pareils démentis, à

partir de ce jour elle changea de ton, et, après avoir parié peu-

dant un an de la passion, de l'amour de Weilberg, elle com-


mots de son inconstance et des pei-
mença à toucher quelques

nes qu'il lui causait,

< il.
S66 ŒUVRES DE STENDHAL.
En même temps, il me revint aux oreilles que je passais pour

être son amant. J'allai la trouver, je le lui dis, et j'ajoutai que

je ne voulais pas passer pour l'être, sans en avoir au moins le

profit. Je la pris sur mes genoux, je la brusquai. Comme je sa-

vais très-positivement qu'il lui était désagréable d'être violée et

qu'elle sentait la chose imminente, je lui disais que je voulais


mériter la réputation qu'elle me faisait, etc C'était dans le

jour, on pouvait entrer d'un moment à l'autre ^ans sa cham-


bre ; elle eut une peur du diable ; elle me conjura de la laisser;

elle me dit qu'elle n'avait jamais aimé que Weilberg et qu'elle


n'en aimerait jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi ; elle

sonna. Un domestique vint, auquel elle commanda de refaire le

feu, d'arranger les rideaux, de lui apporter du thé. Je sortis.

Depuis ce temps, nous sommes à peu près brouillés. Elle dit

partout que je suis une espèce de scélérat à la lago; que de-


puis longtemps j'avais pour elle une abominable passion, et que

c'est moi qui ai éloigné d'elle son amant Weilberg. Elle a


été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma part quel-

ques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a


six ans, quand j'étais avec vous à Rome.

A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres objets.


Elle dit, en parlant de Weilberg, des phrases tristes du troisième
volume de Corinne; elle joue ie deuil d'une grande passion ;

eile ne va plus dans le monde; chez elle, plus de toilette;

mais elle donne d'excellents dîners, où viennent de vieux


imbéciles qui passent pour avoir été des gens d'esprit autrefois,
et de pauvres diables qui n'ont pas de dîner chez eux. Elle

parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de Bolivar, de


M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, comme une
jeune femme bien malheureuse, et ou la loue connue une per-
sonne infiniment sensible et spirituelle ; elle est passablement
contente de la sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises
que vous délestez tant.
Avaia-je raison de vous dire que cette ennuyeuse hisMre n«
.

DE L'A M

vous servirait à rieu; elle est j»!

en discours dans Y amour-vanité. Le^ discours racontés ennofa ni

la plus petite action vaut mieux.


Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici Vamour-rtir'
l'entendez. Félicie a un trait rai lui esl potnl parties'

lier; c'est que c'est une chose dé agréable pour die qoede
faire son métier de femme, et qu il lui importail f<»n |

l'aire croire à l'homme qu'elle proclamait son amant, d

faire croire, dis-je, qu elle l'aimait réellement.

Go.%

FIN.
TABLE

Préface
Deuxième préface.

Troisième préface.

LIVRE PREMIER.

Cbapitbe 1. De l'amour 1

— IL De la naissance de l'amour 4

— 111. Del'espérjnce K

_ IV H
_ V • . H
— VI. Le rameau de Salzbourg Il

— VIL Des différences entre l* naissance de l'ainoOf

les deux sexes H


_ vm « 7

— ix
i«-«Jiiiû; don -1
X. Exemples de la

— XI
— XII. Suite de la cristallisa/icr M
HO. Do premier pas, da grand mo •

— XIV
_ XV.
-I

_ XVI.
— XVII La beauté détrônée p# l'amour H
3
_ ŒUVRES DE STENDHAL.
— XVIII 3
XIX. Suite des exceptions à la beauté 36
~ XX 39
— XXI. De la première vus. o ............ . 40
— XXII. De l'engouement. 43
— XXÏII. Des coups de foudre 44
— XXIV. Voyage dans un pays inconnu 47
XXV. La présentation 53
— XXVI. De la pudeur. . . - 33
— XXVII. Des regards C3
— XXVIII. De l'orgueil féminin 04
— XXIX. Du courage des femmes 71
— XXX. Spectacle singulier et triste 75
— XXXI. Extrait du journal de Salviati 76
— XXXII. De l'intimité. . , 84
— XXXIII 90
— XXXIV. Des confidences. 90
— XXXV. De la jalousie 94
— XXXVI. Suite de la jalousie 99
~ XXXVII. Roxane 102
— XXXVIII. De la pique d'amour-propre 105
— XXXIX. De l'amour à querelles 111
— XXXIX bis. Remèdes à l'amour 116
— XXXIX ter 119

LIVRE SECOND.

Chapitre XL. Des tempéraments et des gouvernements 121


— XLI. Des nations par rapport à l'amour. — De la France. 124
— HH. Suite de la France 128
— XLIII. De l'Italie 131
— XLIV. Rome , 134
— XLV. De l'Angleterre 137
— XLVI. Suite de l'Angleterre 14&
— XLVII. De l'Espagne 145
— XLVIII. De l'amour allemand i46
— XLIX. Une journée à Florence ... 152
— L. L'amour aux Étals-Unis 159
» LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de Tou-
louse, en 3528, par les barbares du Nord ICI
DE L'AMOUR.
— LU. La IV. ^me siècle . . 107
— LUI. L'Arabie "

Fragments extraits et traduits d'un rccui

le Divan de l'Amour 177


— L1V. De l'éducation des femme-
— LV. Objections contre l'éducation de* I aunes. ...
— LVI. Suite 195
— LVI bis. Du mariage '20U
— LVII. De ce qu'on appelle vertu iiUl

— LVJii. Situation de l'Europe à l'égard du mariage. . . .

La Suisse et l'Oberland -iïï

— LIX. Werther et don Juin 211


— LX. Des fiasco

FRAGMENTS DIVERS
Amours de Tibulle et de Properce. ...
Lettre anglaise de h femme de Klopstock -' 1

Promenade aux îles Borromées


Qu'est-ce que le plaisir? 281

APPENDIX.

Des Cours d amour


Code d'amour du douzième siècle 502
Notice sur André le Chapelain 503

Le rameau de Salzbourg
Ernestine ou la naissance de l'amour «23

Exempte, de l'amour en France 'dans la classe riche.

. -
''
v m
\
/<
Beyle, Marie Henri
21 De l'amour
BA9
1891

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