Les Regles de La Methode Sociologique Demile Durk

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Les règles de la méthode sociologique d'Emile Durkheim : des leçons


méthodologiques pour la recherche juridique

Article · January 2011

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Frédéric Rouvière
Aix-Marseille Université
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Les règles de la méthode sociologique d’Emile
Durkheim : des leçons méthodologiques pour la
recherche juridique
Frédéric Rouvière

To cite this version:


Frédéric Rouvière. Les règles de la méthode sociologique d’Emile Durkheim : des leçons
méthodologiques pour la recherche juridique. Jurisprudence. revue critique, Université de Savoie,
2011, 2, pp.325 s. �halshs-00709878�

HAL Id: halshs-00709878


https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00709878
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Les règles de la méthode sociologique
d’Emile DURKHEIM :
des leçons méthodologiques pour la recherche juridique

Frédéric ROUVIÈRE
Professeur à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)
Laboratoire de théorie du droit (EA 892)

Paru in Jurisprudence. Revue critique, 2011, p.329 et s.

Contre toute attente, la lecture d’Emile Durkheim peut contribuer à définir l’objet et la méthode de la recherche
en droit. Cet apport est manifeste si l’attention se concentre moins sur le contenu sociologique du texte de
Durkheim que sur la façon dont il pose le problème de l’autonomie de la sociologie en tant que discipline
scientifique. Le but de cette contribution est de montrer que le droit peut tirer parti de cette réflexion sur
l’autonomie du savoir sociologique.

Emile Durkheim and The Rules of the sociological method: methodological lessons for Legal research.
Against all odds, the reading of Emile Durkheim may help define the object and method of legal research.
Durkheim’s contribution is obvious if the focus is less on the sociological content of the text rather than on how
he raises the issue of autonomy of sociology as a scientific discipline. The aim of this contribution is to show that
Law can take advantage of this reflection on the autonomy of sociological knowledge.

1 Un curieux renversement – N’est-il pas étrange que le chercheur en droit


puisse s’instruire sur la méthode de sa propre recherche en lisant un ouvrage
consacré à la sociologie ? Pour saisir ce curieux renversement, il faut resituer la
question dans son contexte. Les règles de la méthode sociologique1 sont publiées par
Emile DURKHEIM en 1894 dans la Revue philosophique alors qu’il est titulaire à Bordeaux
de la première chaire de sciences sociales en France et qu’un an auparavant il a
soutenu en Sorbonne sa thèse sur la division du travail social. La sociologie, qui est en
train de naître théoriquement comme discipline autonome, a de quoi inquiéter les
juristes : ne va-t-elle pas concurrencer leurs propres études ? En réaction à cet
envahissement possible des sciences sociales naissantes (économie, sociologie,

1
Abréviée par la suite en notes en RMS. L’édition utilisée est la suivante : E. Durkheim, Les règles de la méthode
sociologique, Flammarion, Champs, 1988. L’ouvrage contient en outre une étude sur « l’instauration du
raisonnement expérimental en sociologie » par J.-M. Berthelot et une courte biographie ainsi qu’une bibliographie
auxquelles nous renvoyons.
2

psychologie…), la théorie des sources du droit va recentrer le juriste sur une


recherche proprement juridique ou du moins voulue comme telle 2. Pourtant, le début
du 21ème siècle conduit à dresser un bilan pour le moins nuancé du succès d’une telle
entreprise, pour rester dans l’euphémisme. Alors que la sociologie a plutôt bien
réussi à s’imposer dans le paysage des sciences, le magistère du droit est ressorti
affaibli dans ses tentatives de se doter d’une théorie propre et l’on connaît les
tentations de se rallier à une analyse économique du droit ou une sociologie du droit.
Pire, en lisant les règles de la méthode sociologique, on s’aperçoit que les juristes auraient
pu, au tournant du 20ème siècle, tirer profit des règles méthodologiques qui y sont
contenues. Aujourd’hui encore ces règles peuvent servir de leçons méthodologiques
propres à inspirer un renouveau de la recherche juridique (représentée par les
fameuses « théories générales ») qui suscite un certain scepticisme sur leur efficacité3,
leur portée4, ou même leur réalité5. C’est dire tout l’intérêt qu’il existe à montrer
comment la recherche juridique pourrait s’inspirer de la méthode prônée par
DURKHEIM pour que la sociologie se hisse au rang de discipline scientifique car
jusqu’alors « les sociologues se sont peu préoccupés de caractériser et de définir la méthode
qu’ils appliquent à l’étude des faits sociaux »6. Le renversement est donc total car, après
avoir refusé de s’alimenter à la source de la sociologie, les juristes sont invités à
s’inspirer de certains traits de méthode.

2 Imitation, adaptation, inspiration – Il s’agit de montrer que les juristes


peuvent s’inspirer des règles de la méthode sociologique, non qu’ils doivent l’imiter
ou l’adapter.

Imiter la sociologie c’est faire de la sociologie sans employer le mot. Il y aurait


sans doute une étude à mener sur l’actualisation jurisprudentielle frénétique à
laquelle se livrent les revues7. Cette façon de procéder pourrait laisser penser que si
le dernier arrêt est toujours meilleur à connaître que l’arrêt qui l’a précédé c’est parce
qu’il est censé mieux refléter l’opinion que se fait le juge d’une question de droit.
Bref, ce procédé pourrait être interprété comme un avatar de la sociologie parce que

2
Ph. Jestaz ; Chr. Jamin, La doctrine, Dalloz, Méthodes du droit, 2004, pp.139-141. C’est d’ailleurs à cette époque
que paraissent les ouvrages emblématiques de la forme actuelle de la recherche juridique : Planiol est l’auteur du
Traité élémentaire de droit civil (1899), premier ouvrage de forme dogmatique et Gény de la Méthode d’interprétation
et sources en droit privé positif (1899), première tentative de réflexion théorique sur la nouvelle forme de la
connaissance juridique.
3
S. Pimont, « Peut-on réduire le droit en théories générales ? », RTD civ. 2009, pp.417-431
4
J.-P. Chazal, « De la théorie générale à la théorie critique du contrat », RDC 2003, pp.27-34.
5
E. Savaux, La théorie générale du contrat : mythe ou réalité ?, LGDJ, Bibl. de droit privé, tome 264, 1997.
6
RMS, p.93.
7
Pour une critique générale du phénomène de l’inflation de l’information juridique: D. Bureau, N. Molfessis,
« L’asphyxie doctrinale », Etudes à la mémoire du Professeur Oppetit, Litec, 2009, p.45 et s.
3

ce sont les opinions et tendances d’une juridiction que l’on chercherait à saisir à
travers l’actualité jurisprudentielle. Signes patents de cette tendance : la collecte des
arrêts des juges du fond et l’étude des masses jurisprudentielles. Pourtant, si la
jurisprudence était uniquement conçue comme un phénomène sociologique, les
juristes seraient en train de plaider pour la disparation de leur propre métier. Il ne
s’agit donc pas d’imiter.

Adapter les règles de la méthode sociologique, c’est encore renoncer à faire une
recherche propre. Cet angle d’attaque rappelle celui utilisé naguère par KELSEN :
adapter en droit les exigences d’empiricité et d’objectivité propres à la conception
alors dominante des sciences de la nature. Le succès propre de cette entreprise a
oblitéré la réflexion sur la dogmatique, cette activité des juristes qui consiste à
déterminer la ou les normes applicables voire à les systématiser 8. Or ce qu’il importe
de formuler n’est pas une (énième) nouvelle méthode mais bien la méthode qui est à
la base même de cette activité dogmatique. L’adaptation n’est pas cette dernière voie.

S’inspirer de l’écrit de DURKHEIM c’est essayer de comprendre en quoi sa façon


de constituer l’autonomie du savoir sociologique 9 pourrait aider à faire de même
pour le savoir juridique (entendu comme savoir produit par les théories générales et
considéré ici comme un synonyme de « dogmatique »). Sur bien des aspects la
pensée de DURKHEIM pourrait être critiquée comme usant de façon trop rigide de la
notion de causalité ou comme posant implicitement une nature ou une essence des
choses. Mais l’appréciation critique de sa pensée n’est pas la matière de notre propos.
Au contraire, il s’agit de savoir comment exploiter certaines de ses idées. A cet égard,
les six chapitres de son ouvrage présentent une inégale importance pour notre
interrogation. Les règles relatives à la distinction du normal et du pathologique 10, à
l’explication des faits sociaux11 ou à l’administration de la preuve 12, étant fondées sur
l’idée de causalité, ne peuvent instruire le juriste qui, au contraire, interprète des
textes (lois et arrêts) où cette notion est sans application. Ceci dit, trois chapitres (I, II
et IV) demeurent à exploiter. Ils traitent respectivement de savoir ce qu’est un fait
social13, des règles applicables à l’observation des faits sociaux14 et relatives à la

8
M. Troper, La théorie du Droit, le Droit, l’Etat, PUF, Léviathan, 2001, spéc. p.12.
9
RMS, p.237, en conclusion de l’ouvrage: « La sociologie n’est donc l’annexe d’aucune autre science ; elle est en
elle-même une science distincte et autonome ».
10
RMS, chap. III, pp.140-168.
11
RMS, chap. V, pp. 182-216.
12
RMS, chap. VI, pp.217-232.
13
RMS, chap. I, pp.95-107.
14
RMS, chap. II, pp.108-139.
4

constitution des types sociaux15. En posant la question de savoir comment décider si


un fait est social ou non, DURKHEIM se demande quel est l’objet de la sociologie avant
de savoir quelle méthode lui appliquer. En fixant les règles d’observation, il
détermine quel doit être le traitement de cet objet, c’est-à-dire la méthode de
définition des notions dont les sociologues usent. En exposant la technique de
constitution des types sociaux, il précise à propos d’un problème particulier ces
règles de définition. Bref, il s’agit bien d’une méthodologie, c’est-à-dire de l’étude
d’une méthode de la méthode. Autrement dit, le droit et la sociologie doivent
affronter des questions similaires ce qui explique que les règles de la méthode
sociologique puissent constituer un apport dans le double problème de l’objet et de la
méthode.

I. Le problème de l’objet

3 Tout est-il juridique ? – A première vue, la sociologie n’a pas de limites


propres16 et le droit non plus car toute relation est susceptible d’être régie par lui. A
un tel point d’ailleurs que l’un des problèmes récurrents de la théorie du droit est de
le distinguer de la morale de la même façon que la sociologie a dû affirmer qu’elle
n’étudie pas la même chose que la biologie ou la psychologie. Pour poser un critère
de démarcation, DURKHEIM propose de distinguer le fait sociologique de « ceux
qu’étudient les autres sciences de la nature »17. Pour cela, il faut identifier des faits qui
existent avant l’individu et en dehors de lui et qui présentent un caractère
contraignant18 comme la religion, la monnaie, les pratiques professionnelles etc. Parce
que ces faits ne sont ni organiques ni psychologiques, ils sont sociaux 19.

A ce stade, on reconnaît sans peine le problème analogue de savoir ce


qu’étudie le juriste. Si je réponds qu’il s’agit des normes, il faudra les distinguer
d’autres normes (morales, sociales, linguistiques…) et dans cette voie, c’est le critère
de la sanction étatique qui est le plus souvent proposé. Autrement dit, il faut
identifier une classe d’éléments qui ne rentrent dans aucune autre catégorie 20. Ce que
propose DURKHEIM est que la sociologie dispose d’un monopole pour l’étude d’un
15
RMS, chap. IV, pp.169-181.
16
RMS, p.95 : « chaque individu boit, dort mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions
s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre et
son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie ».
17
RMS, ibidem.
18
RMS, p.96.
19
RMS, p.97 : « ils constituent donc une espèce nouvelle et c’est à eux que doit être donnée et réservée la
qualification de sociaux ».
5

certain ensemble de faits ce qui justifie alors qu’aucune autre discipline n’ait de
prétention à les étudier. La première leçon à tirer du point de vue de la recherche
juridique est alors que l’objet de celle-ci ne devrait pas être un ensemble de faits qui
constitue le champ d’une discipline préexistante.

Cette préconisation permettrait d’exclure plusieurs séries de phénomènes. Si


la recherche juridique prétend dire ce que pense réellement le juge, c’est une
psychologie. Si elle prétend décrire les facteurs qui pèsent ou influencent sur la prise
de décision du juge ou du législateur, elle a alors le même objet que la politique ou
qu’une sociologie du pouvoir. Toujours dans la même voie, affirmer que ces facteurs
résident dans un calcul des coûts et des avantages d’édicter ou de respecter la règle,
c’est faire de l’économie. Si la recherche juridique s’intéresse aux discours produits
sur le droit, bref au langage, elle risque de se voir objecter qu’elle a le même objet que
la linguistique. Si elle prétend s’en tenir au raisonnement en tant que tel, elle a de fait
le même objet que la logique formelle. Dans cette voie, le champ qui reste au juriste
apparaît bien mince sinon inexistant. Ce ne peuvent être ni des comportements
humains ni des représentations mentales ni les règles qui régissent la logique ou le
langage même si tous ces éléments mis côte à côte appartiennent bien évidemment
au contexte juridique, mais non à l’objet proprement juridique. D’ailleurs, les sources
du droit ne contiennent normalement que la référence à la loi et la jurisprudence.

4 Les sources du droit – Les sources du droit sont censées répondre à la


question de savoir ce qui est l’objet de la recherche juridique. La difficulté est qu’elles
entretiennent un rapport ambigu avec tous les éléments déjà cités. Les cantonner aux
textes édictés par le législateur ou par certains juges n’est-ce pas s’interdire de
comprendre la raison qui les a poussés à agir de la sorte et finalement le sens du texte
lui-même ?

C’est un problème analogue que DURKHEIM a dû affronter. La simple répétition


d’un fait ou la présence d’une idée dans toutes les consciences individuelles sont-
elles des faits sociaux ? A première vue cela semble être le cas puisque il y a une
généralité du phénomène, qui s’applique à toute une série d’individus dans l’espace
ou le temps. Pourtant, le critère de la généralité, bien qu’il contribue à façonner le fait
social, n’est pas en lui-même le signe du fait social 21. D’ailleurs, DURKHEIM précise bien
que se contenter de la généralité pour définir un fait social c’est le confondre avec ses
incarnations individuelles : ce qui importe est la forme que prennent les états
collectifs22, bref la façon dont ils se cristallisent en règles, coutumes, rituels, écrits,
20
RMS, pp.97-98 : « le mot social n’a de sens défini qu’à condition de désigner uniquement des phénomènes qui
ne rentrent dans aucune autre des catégories déjà constituées et dénommées ».
21
RMS, p.100.
22
RMS, ibidem.
6

formules, institutions etc. Cette distinction permet de faire la part entre la répétition
(à la source du fait) et la « consistance »23 que les faits acquièrent par la suite, leur
forme propre24 qui les constitue en tant que faits sociaux. Ensuite, il faudra penser
l’effet de ces formes sociales dans le réel, par exemple en se demandant pourquoi
certains courants d’opinion conduisent de façon inégale au mariage, à la natalité, au
suicide etc25.

Transposons ce raisonnement dans le domaine juridique : ce n’est pas parce


que la morale ou la politique contribuent à façonner les textes législatifs ou
judiciaires qu’ils sont des critères de ce que la recherche juridique doit analyser.
Aussi, elle doit se contenter de prendre le texte pour objet car lui seul cristallise les
influences dont il a pu faire l’objet mais possède une existence désormais distincte de
ces mêmes influences. Il reste alors à analyser l’effet du texte dans le réel et, par cette
voie, l’on semble conduit à au moins deux possibilités. Soit c’est la réception par la
société qui importe, c’est-à-dire le comportement des personnes destinataires de la
norme, soit c’est la réception par les juristes eux-mêmes qui importe et en particulier,
par le juge. Choisir la première branche de l’alternative, c’est clairement opter pour
une analyse et une compréhension sociologique du texte en se concentrant sur les
effets qu’il est censé produire dans la société (est-il ou non respecté ?). Choisir la
seconde branche de l’alternative c’est considérer implicitement que le juge, tiers
impartial et désintéressé, est au centre de l’analyse juridique du texte car c’est lui qui
est censé l’appliquer et donc lui donner son effectivité. Très nettement, la recherche
juridique a opté pour cette voie depuis le début du 20 ème siècle mais n’est pas
parvenue à se départir de l’idée que le juge lui-même est soumis à des influences
politiques, sociales ou économiques qui semblent rendre compte de façon plus
réaliste de sa décision. C’est pourtant une façon paradoxale de renverser la cause et
l’effet.

5 Les sources de l’application du droit – Le paradoxe est là : le juge, censé


appliquer la loi, se comporterait en réalité autrement car c’est par des raisonnements
d’opportunité sur les conséquences de sa décision qu’il règlerait ses choix. La loi,
source du droit, n’est pas à la source de l’application du droit.

Un problème analogue a été une fois encore rencontré par DURKHEIM. Il s’agit
toujours pour la sociologie naissante de distinguer l’individuel et le collectif. Les
statistiques du suicide ou de la natalité ont bien une nature collective qui les rend ces

23
Le mot est de Durkheim : RMS, p.101.
24
RMS, p.101 : « [ces manières d’agir ou de penser] prennent ainsi un corps, une forme sensible qui leur est
propre et constituent une réalité sui generis, très distincte des faits individuels qui la manifestent ».
25
RMS, pp.101-102.
7

faits sociaux26. Ce à quoi il est possible de rétorquer que néanmoins, même les
manifestations privées sont sociales « puisqu’elles reproduisent en partie un modèle
collectif »27. Pourtant, comme ces manifestations privées dépendent aussi des
circonstances propres de l’individu au plan matériel, biologique et psychique, elles
ne sont pas en elles-mêmes sociologiques 28. Ainsi, c’est bien parce que le phénomène
est collectif qu’il est général et non l’inverse 29 : un sentiment collectif d’une assemblée
n’est pas simplement le point commun entre tous les sentiments individuels 30. Voilà
où se trouve l’objet de la sociologie : dans le collectif.

Selon ces directives, il reviendrait à la recherche juridique de départir ce qui


est de l’ordre du juriste en tant qu’individu plongé dans un milieu social, politique et
économique et ce qui est de l’ordre juridique propre. Autrement dit, il s’agirait de
distinguer les opinions individuelles des agents qui créent ou appliquent le droit de
la signification juridique que peut avoir cette création ou application : il y a ce que la
personne pense et il y a ce qu’elle fait juridiquement ; l’un et l’autre ne coïncident pas
forcément. La possibilité de poser cette distinction pourrait justement faire
comprendre que l’application du droit est un acte qui implique de nombreux facteurs
(politiques, économiques, sociologiques) mais que le juriste retient parmi eux ceux
qui relèvent strictement de son objet. C’est exactement ce que fait DURKHEIM lorsqu’il
distingue les conditions du phénomène sociologique (conditions matérielles,
psychologiques et psychiques) et le phénomène sociologique lui-même. Et ce dernier
ne reproduit, selon l’auteur, « qu’en partie » le collectif. Dans un même élément, il faut
être apte à sélectionner ce qui va réellement faire l’objet de l’application de la
méthode.

6 Des idées ou des faits ? – Il faut se garder toutefois de conférer à ces


quelques remarques une portée absolue. En effet, la notion de « fait social » est plutôt
équivoque car le fait dont traite DURKHEIM résulte d’une sélection opérée dans la
réalité, si bien qu’on ne sait pas vraiment si l’objet de la sociologie sont des faits bruts
31
ou une certaine idée de ces faits (le caractère collectif). Bref, même l’objet de la

26
RMS, p.102 : « Comme chacun de ces faits comprend tous les cas particuliers indistinctement, les circonstances
individuelles qui peuvent avoir quelque part dans la production du phénomène s’y neutralisent mutuellement et,
par suite, ne contribuent pas à le déterminer ».
27
RMS, ibidem.
28
RMS, ibidem.
29
RMS, p.103 : « [le phénomène] est dans chaque partie parce qu’il est dans le tout, loin qu’il soit dans le tout
parce qu’il est dans les parties ».
30
RMS, ibidem.
31
Epistémologiquement, on peut remarquer que la notion de « fait brut » est très problématique : existe-t-il
vraiment des éléments de la réalité qui sont perçus indépendamment de toute idée ou représentation ? Mais c’est
un autre débat, de plus grande portée.
8

sociologie dépend d’une élaboration théorique. Ce qui importe ici n’est pas de
critiquer cet aspect mais de le rendre conscient dans l’analyse. D’ailleurs, le fait social
doit lui-même être défini et ne sera appréhendé que par ce prisme : « est fait social
toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte
extérieure »32.

Ce qui est troublant c’est que le critère de la contrainte est également celui de
la règle de droit. La différence se situe dans le fait que DURKHEIM vise une contrainte
réelle (effective) tandis que celle de la règle de droit n’est que potentielle. Toutes les
règles ne sont pas effectivement appliquées et cela n’est pas forcément pathologique.
Le législateur a pu, par exemple, réglementer un contrat qui n’est presque jamais ou
rarement utilisé dans la pratique. Dans le même ordre d’idée, les juristes préfèrent
volontiers dire qu’ils étudient des règles ou des normes plutôt que des textes. Mais
parler de règles ou normes, c’est déjà s’engager dans une théorisation poussée de
l’objet. Pourtant, se limiter au concept de « texte » émanant de sources (critère
organique du parlement et de la juridiction) suffit à isoler un objet pour la recherche
juridique. Certains rétorqueront peut-être que c’est justement insuffisant. Mais à y
regarder de plus près, se donner comme objet les normes (entendues ici comme les
significations d’un acte de volonté) c’est déjà appliquer une méthode à un objet car
comment connaître les normes sans support matériel, autrement dit sans texte ? Si la
volonté ne s’extériorise pas dans un support durable elle ne pourra être objet d’une
analyse durable et sa circulation même (nécessaire pour constituer un savoir) serait
problématique. Ce n’est pas un hasard, si, depuis Rome, l’écrit n’a fait que
progresser : qu’on songe au seul exemple du corpus iuris civilis et de son influence.
Ainsi, la recherche juridique a sans doute réussi à délimiter son objet mais à la
différence de la sociologie sa méthode demeure largement indéterminée et c’est sur
ce point que la lecture de DURKHEIM est certainement la plus profitable.

II. Le problème de la méthode

7 « Considérer les faits comme des choses » – Cet apophtegme est le plus
connu de DURKHEIM et nous n’en ferons pas un nouveau commentaire général. Ce
qu’il importe de souligner est que cette maxime doit permettre à la sociologie de
passer des images et des concepts grossiers au savoir scientifiquement constitué 33. La
clé de ce passage réside bien dans la méthode. Or si la recherche juridique peut isoler

32
RMS, p.107.
33
RMS, p.108 , adde, même page :« C’est que, en effet, la réflexion est antérieure à la science qui ne fait que s’en
servir avec plus de méthode ».
9

un objet propre, sa méthode propre n’a pu être identifiée de la même façon ce qui
rend les préceptes développés à ce sujet d’autant plus intéressants. Ici, l’alternative
entre les faits et les idées est tranchée : l’objet exclusif de la sociologie doit être
empirique et factuel, voilà ce que veut dire « considérer les faits sociaux comme des
choses ». Il s’agit d’appliquer une méthode à un matériau empirique et non à une
idée34. Cette façon de procéder devrait conduire à considérer que la recherche a pour
objet des textes (élément empirique composé d’une suite de signes linguistiques) et
non des normes qui sont des significations et donc des éléments non factuels, non
perceptibles directement par les sens mais relevant au contraire de l’intelligible (en
tant que propriété d’un objet de pensée)35. Dans cette optique, le véritable sens de la
méthode va consister à se demander comment attribuer une signification aux textes
ce qui suppose de caractériser le rapport entre le fait (social ou textuel) et la
signification de celui-ci.

Le fait (objet de la recherche) est-il là pour confirmer l’idée ? Selon DURKHEIM,


procéder de la sorte, ce n’est pas faire de la science 36, cette méthode ne peut donner
des résultats objectifs37 car elle se fonde sur des représentations communes, « produits
de l’expérience vulgaire » 38 et qui n’ont d’autre avantage que d’être utiles pour nous
repérer dans le monde. Pire, ces notions sont approximatives car justes seulement
dans la généralité de cas : elles sont dès lors plus un obstacle qu’une aide à la
connaissance de la réalité (les faits sociaux)39.

Ces quelques remarques semblent suffire pour condamner sévèrement le


procédé de la dogmatique juridique dont les théories générales sont censées être
confirmées par les arrêts qui en seraient des applications ou des contre-épreuves. La
formule doctrinale de la « thèse consacrée par la jurisprudence » est récurrente et
témoigne bien d’une règle de méthode aux antipodes de celle préconisée par
DURKHEIM. Il est même cruel de constater à quel point les mises en garde critiques de
DURKHEIM sont présentes jusqu’au moindre détail : les théories générales présentent
bien « une justesse pratique que d’une manière approximative et seulement dans la généralité

34
RMS, pp.108-109.
35
Bien sûr, rien n’interdit de considérer que la signification est dans les choses ou que la signification est elle-
même une chose. Mais cette question philosophique demanderait à être traitée à part entière. Encore, rappelons
que nous ne proposons ici rien de définitif mais seulement quelques pistes dont la recherche juridique pourrait
s’inspirer ; bref des problèmes plutôt que des réponses.
36
RMS, p.109 : « On peut faire appel aux faits pour confirmer ces notions ou les conclusions qu'on en tire. Mais
les faits n'interviennent alors que secondairement, à titre d'exemples ou de preuves confirmatoires ; ils ne sont pas
l'objet de la science. Celle-ci va des idées aux choses, non des choses aux idées ».
37
RMS, ibidem.
38
RMS, ibidem.
39
RMS, ibidem.
10

des cas »40. En effet, les arrêts jugés « dissidents » sont souvent passés sous silence
dans la présentation du droit positif41 ou présentés comme des exceptions, ce qui est
bien l’aveu que la théorie n’est valable que dans la généralité des cas.

Or tel était bien le reproche fait aux débuts de la sociologie : elle a traité les
concepts et non les choses42. Prendre l’idée pour matière première c’est se condamner
à traiter de simples vues de l’esprit43. En raisonnant de cette façon, on ne fait pas une
recherche proprement sociologique parce qu’on substitue d’emblée nos idées à la
réalité et du coup, on s’interdit de la connaître 44. Aller des idées aux choses c’est
feindre d’être empirique et confondre les faits avec des arguments 45. La conclusion
est sans appel : « la méthode voudrait donc que l'on s'interdît tout usage de ces concepts,
tant qu'ils ne sont pas scientifiquement constitués »46. Autrement dit, les concepts ne
doivent pas être confirmés par les faits : au contraire, les concepts doivent être
élaborés à partir des faits. L’idée n’est pas le point de départ mais le point d’arrivée.

8 Constitution scientifique des concepts – La constitution scientifique des


concepts est pour DURKHEIM une façon de neutraliser l’usage abusif de certaines idées
générales comme l’Etat, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie etc 47. C’est
aussi une façon de se départir de la morale qui est le développement d’une idée
initiale et dont le discours n’est que l’exposition plus détaillée de son contenu 48. Les
économistes procèdent selon lui de la même façon en étudiant ce qui doit être : leurs
lois ne sont que des maximes d’actions déguisées 49. Aussi, de la même façon que la
physique prend pour objet les corps dans le réel et non l’idée que s’en fait le vulgaire,
le sociologue doit considérer prioritairement le fait et secondement en donner le

40
RMS, ibidem.
41
Pour une série d’exemples de l’utilisation doctrinale du silence, v. M. Boudot, Le dogme de la solution unique.
Contribution à une théorie de la doctrine en droit privé, thèse, Aix-en-Provence, 1999, n°180-191, pp.288-303.
42
RMS, p.112.
43
RMS, pp.113-114 : « Puisque, d'ailleurs, on ne conçoit pas que l'évolution sociale puisse être autre chose que le
développement de quelque idée humaine, il paraît tout naturel de la définir par l'idée que s'en font les hommes.
Or, en procédant ainsi, non seulement on reste dans l'idéologie, mais on donne comme objet à la sociologie un
concept qui n'a rien de proprement sociologique ».
44
RMS, p.115 : « C'est donc encore une certaine manière de concevoir la réalité sociale qui se substitue à cette
réalité ».
45
RMS, ibidem : « Aussi, quoiqu'il [Spencer] affecte de procéder empiriquement, comme les faits accumulés dans
sa sociologie sont employés à illustrer des analyses de notions plutôt qu'à décrire et à expliquer des choses, ils
semblent bien n'être là que pour faire figure d'arguments ».
46
RMS, ibidem.
47
RMS, ibidem.
48
RMS, p.116.
49
RMS, p.119.
11

concept adéquat50. L’objet est bien un point de départ et le concept un point


d’arrivée51. Il faut alors reconnaître que les concepts ne sont pas donnés
immédiatement mais bien constitués a posteriori52.

Ces considérations invitent à la réflexion sur la façon dont les théories censées
rendre compte du droit positif sont élaborées. Si leur pertinence est jugée à leur
capacité à retrouver au sein des lois et arrêts des formules doctrinales, il est clair ce
procédé est étranger à la constitution scientifique des concepts dont parle DURKHEIM.
En opérant de la sorte, le juriste se comporte comme si les faits pouvaient présenter
en eux-mêmes leur propre principe d’organisation, bref comme si la lecture du
contenu des arrêts suffisait à ordonner le phénomène légal ou jurisprudentiel. C’est
là le développement d’une idée initiale dans toutes ses dimensions, bref ce que
DURKHEIM a qualifié de morale. Pire, la méthode juridique dogmatique en vigueur
semble une fois encore concentrer tous les défauts dénoncés : elle prend comme objet
d’analyse la motivation de l’arrêt (donc des idées) plus qu’elle ne considère le cas qui
y est relaté (les faits). De même, ces idées correspondent à celles des juges et ne
résultent pas d’une constitution scientifique. Bref, il manque une théorie de la
recherche juridique qui explique comment les juristes doivent élaborer leurs
concepts, voilà au fond ce que souligne le rapprochement avec l’ouvrage de
DURKHEIM.

9 Directives pour la constitution des concepts – Après avoir montré la


nécessité de la constitution scientifiques des concepts, les règles de la méthode
sociologique proposent d’exposer trois corollaires, en réalité des directives pour cette
constitution. La première directive (a) consiste à écarter toutes les prénotions 53. Par
exemple, le sentiment religieux n’est certainement pas un préalable à l’étude de la
religion, contrairement à ce que certains ont pu professer 54. La deuxième directive (b)
consiste à définir les choses étudiées, bref à exprimer le concept qui y correspond 55.
Par exemple, pour étudier la famille, il faut d’abord isoler un agrégat de fait puis les

50
RMS, p.117.
51
RMS, p.120 : « Traiter des phénomènes comme des choses, c'est les traiter en qualité de data qui constituent le
point de départ de la science »
52
RMS, p.121 : « Il est possible que la vie sociale ne soit que le développement de certaines notions ; mais, à
supposer que cela soit, ces notions ne sont pas données immédiatement. On ne peut donc les atteindre
directement, mais seulement à travers la réalité phénoménale qui les exprime ».

53
RMS, p.125 : « Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans
le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la
science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique ».
54
RMS, p.126.
55
RMS, p.127.
12

conceptualiser56. Sans cette précaution, on ne pourra contrôler si la théorie rend bien


compte des faits qu’elle prend pour objet57. Au fond, les concepts doivent être
strictement appropriés à ce qu’il s’agit d’étudier 58 et exprimer l’objet de façon
adéquate59. La troisième directive (c) consiste à définir en usant de critères objectifs
qui serviront de points de repères constants et identiques et permettront d’éliminer le
variable et le subjectif60. C’est d’ailleurs à ce prix qu’ils seront proprement
sociologiques.

Si la recherche juridique suivait ces directives, que pourrait-il en résulter ?

a) Ecarter toutes les prénotions c’est donner un sens fort à la thèse de


l’autonomie du langage juridique. Même si le législateur emploie des mots tirés du
sens commun (erreur, obligation, meuble, intérêt etc.), leur signification courante
(celle fournie par un dictionnaire classique) ne doit pas s’imposer sans autre forme
d’examen. Au contraire, il faut dès le début s’efforcer de constituer des concepts qui
rendent compte juridiquement du sens des textes à étudier. Un exemple permet de le
comprendre : l’erreur admise en droit pour annuler les contrats ne correspond pas à
la simple ignorance ou représentation contraire à la réalité qui consiste à tenir pour
vrai ce qui est faux comme le mentionnent les dictionnaires. Sur la base d’une telle
définition, tous les contrats seraient annulables. Le législateur a ajouté l’exigence
d’une erreur sur la substance, terme qui une fois encore ne peut se définir comme ce
qu’il y a d’essentiel ou ce qui constitue le contenu ou la matière d’une chose. En effet,
ces termes en eux-mêmes n’éclairent pas sur le champ d’application de l’erreur dans
la mesure où les preuves à apporter devant le juge ne sont pas clairement identifiées.
Bref, le seul approfondissement étymologique ou linguistique, s’il permet de saisir la
signification du texte ne fournit pas le concept qui correspond à la catégorie
mentionnée, ici celle d’erreur. Il apparaît alors légitime d’écarter les prénotions pour
préciser le sens des termes juridiques.

b) Définir les choses étudiées est alors l’exigence véritable mais elle suppose
de posséder une théorie de la définition qui, il faut l’avouer, fait défaut dans la
théorie du droit actuelle. Définir la définition est une entreprise redoutable et le
célèbre Vocabulaire juridique n’échappe pas à cette difficulté que Gérard CORNU expose
56
RMS, p.129.
57
RMS, p.128.
58
RMS, p.130 : « Ce qu'il faut, c'est constituer de toutes pièces des concepts nouveaux, appropriés aux besoins de
la science et exprimés à l'aide d'une terminologie spéciale. Ce n'est pas, sans doute, que le concept vulgaire soit
inutile au savant ; il sert d'indicateur »
59
RMS, p.136 : « Elle a besoin de concepts qui expriment adéquatement les choses, telles qu'elles sont, non telles
qu'il est utile à la pratique de les concevoir. Or ceux qui se sont constitués en dehors de son action ne répondent
pas à cette condition ».
60
RMS, p.137.
13

dans sa préface, justement à propos de l’exemple des vices du consentement. Ainsi,


selon l’auteur, il ne serait pas possible de définir la violence sans préciser qu’elle est
un vice du consentement cause de nullité relative du contrat 61. Mais rigoureusement,
une telle définition de la définition n’est pas recevable. La nullité étant une
conséquence (ou effet) de la qualification de violence elle n’apporte rien à la précision
du concept de violence en lui-même. De même, dire que la violence est un vice du
consentement n’est utile que si l’on dispose d’une définition exacte de la notion de
« consentement » et de « vice », ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. De surcroît,
la catégorie de violence est définie par le Vocabulaire juridique lui-même au moyen de
synonymes et donc comme une « contrainte exercée sur une personne pour la réduire à
passer un acte ». Les précisions relatives aux vices du consentement et à la nullité
relative sont certes pédagogiquement excellentes pour situer le concept dans son
contexte mais elles ne répondent pas à une exigence rigoureuse dans l’identification
de la signification de « violence ». Pour disposer d’une définition rigoureuse, il
faudrait être capable de définir ce qu’on entend par « contrainte » et se demander au
fond si celle-ci est différente de la notion de faute ou délit civil au sens de l’article
1382 du Code civil. A supposer que la violence ne soit d’une forme de faute, le
véritable critère de distinction tient moins au fait qu’elle soit une contrainte mais au
fait que cette faute aboutisse à la conclusion d’un acte juridique, autrement dit
qu’une faute délictuelle cause comme dommage spécifique la conclusion d’un
contrat. D’ailleurs, on peut même remarquer que ce rapprochement (romain) entre la
faute et la violence justifie la nullité du contrat à titre de réparation et sans que le
concept de nullité ne soit intervenu pour définir la catégorie de « violence ». Dans
cette perspective, la référence faite par le Vocabulaire juridique aux vices du
consentement ou à la nullité ont pour réelle fonction de faire comprendre au lecteur
la façon dont le terme est employé dans une communauté linguistique donnée (ici la
communauté juridique) mais non de fournir une définition scientifique des concepts,
qui apparaît alors bel et bien comme le véritable objet de la recherche juridique
dogmatique.

c) User de critères objectifs qui fournissent à la définition sa stabilité est déjà


intrinsèquement lié à une réflexion sur une définition de la définition. En effet, il ne
s’agit pas de fournir des simples définitions conventionnelles du type « par violence
on entend tout acte qui exerce une contrainte ». Ces définitions conventionnelles, si
elles sont excellentes à titre d’hypothèse, ne peuvent remplir la fonction que DURKHEIM
assigne aux définitions, à savoir rendre compte de leur objet. Or l’objet ici visé par la
catégorie de violence ce sont justement tous les faits que le législateur ou les juges ont
rangé sous cette catégorie ou du moins ont prétendu ranger sous cette catégorie.

61
G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, quadrige dicopoches, 8ème éd., 2007, préface, p.XI.
14

Ainsi la définition sera rigoureuse et stable si elle rend compte d’un ensemble de faits
qui peuvent être unifiés sous elle et par conséquent justifier l’annulation relative du
contrat. Dans cette voie, une nouvelle difficulté fait jour : la seule présence du
terme « violence » dans un jugement ne signifie pas nécessairement que le concept de
violence est mobilisé dans le raisonnement et, inversement, l’absence du terme ne
veut pas nécessairement dire que le concept est absent ! On retrouve ce point dans la
substitution de motifs qu’opère parfois la Cour de cassation comme le permet le
Code de procédure civile62 : peu importe que les juges aient usé du mot de
« violence » s’ils ont parfaitement appliqué le concept d’erreur pour justifier
l’annulation du contrat. Peu importe également que les juges aient reconnu à tort
l’existence d’une violence si les faits peuvent être qualifiés d’erreur par la Cour de
cassation. Autrement dit, peu importent les termes, le tout est que le concept qui
justifie le résultat demandé (ici la nullité relative) trouve bien à s’appliquer. Pour
résumer, c’est la possibilité de se référer à des critères objectifs et stables qui permet
de conférer à une qualification son unité et sa cohérence dans ses mises en œuvre
successives car c’est toujours un même concept qui sera visé.

L’ensemble de ces directives rappellent finalement des exigences dont la


communauté juridique a déjà conscience : les définitions et les théories doivent se
distinguer de leur objet, correspondre à des critères objectifs (au sens propre : issus
seulement de l’objet à analyser) qui rendent compte de façon cohérente de l’ensemble
de l’application des qualifications juridiques (le droit positif). C’est là le rôle que la
doctrine s’est elle-même assigné mais dont le statut théorique demeure encore
largement impensé.

10 Directives pour la constitution des types – En guise d’illustration de ses


directives sur l’observation des faits sociaux qui appelle des définitions rigoureuses,
DURKHEIM traite dans un chapitre des « règles relatives à la constitution des types
sociaux »63 où il détaille la façon concrète comment définir les catégories sociales (par
exemple, la différence entre horde, clan, cité…). Pour cela, l’étude commence avec
une recherche empirique de tous les faits à comparer entre eux, en les examinant
chacun dans ce qu’il a de particulier 64. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut
ensuite s’élever au général65. Pour éviter d’être submergé par la quantité des faits à

CPC, art. 620 al. 1 : « La Cour de cassation peut rejeter le pourvoi en substituant un motif de pur droit à un
62

motif erroné ; elle le peut également en faisant abstraction d'un motif de droit erroné mais surabondant ».
63
RMS, pp.169-181.
64
RMS, p.171
65
RMS, ibidem : « N'est-ce pas une règle de ne s'élever au général qu'après avoir observé le particulier et tout le
particulier ? ».
15

examiner, il ne faut sélectionner que les faits décisifs ou cruciaux 66 qui aideront à la
constitution des types qui sont des points de repères qui permettent de classer les
faits à venir67. Le but est de parvenir à des types simples (indécomposables) qui
seront aisés à manier et guideront les futures analyses 68, bref de parvenir à des types
analogues à ceux qui existent en biologie69.

Ces développements ne font pas autre chose que spécifier les règles
applicables pour la constitution de concepts particuliers, plus précisément pour
répondre au besoin de classification. Ce problème a déjà fait l’objet d’une
remarquable étude dans le domaine juridique 70 mais ses préconisations ne semblent
pas avoir influencé durablement la façon de concevoir l’élaboration des théories
générales. En effet, la notion de classification peut se ramener en définitive à une
définition des définitions, autrement dit à la question de leur insertion dans un
complexe de concepts plus vaste. A cet égard, la seule lecture de PLANIOL est très
significative sur ce point. L’auteur discute notamment de la personnalité morale, de
la distinction des droits réels et personnels, de l’unité de la faute ou de la
responsabilité71. Ces théories synthétisent un ensemble plus vaste de concepts qui
rend ainsi la matière juridique plus aisée à manier pour sa connaissance et finalement
pour son application. On retrouve ici par analogie la question de la constitution des
types sociaux voire biologiques.

La difficulté juridique propre est que ces théories ne peuvent être utiles que si
elles reposent elles-mêmes sur des concepts qui unifient l’ensemble des faits visés par
une catégorie. Ainsi, pour rester sur l’exemple de la violence, il faudrait, à compter
de 1804 (promulgation du Code civil) recenser l’intégralité des applications qui ont
été effectuées pour tenter d’en donner une définition unitaire. La tâche est si grande
au regard du bénéfice escompté qu’il est bien évident qu’elle ne sera sans doute
jamais menée à bien. C’est pourquoi DURKHEIM préconise de s’en tenir, comme en
sciences, aux faits cruciaux et décisifs. Cela voudrait dire que la recherche juridique
n’aurait à la rigueur besoin que de quelques exemples soigneusement choisis pour
créer ses concepts. Mais comment les choisir ? Il y aurait bien sûr les hypothèses
66
RMS, p.172.
67
RMS, p.173 : à propos de la classification : « Son rôle est de nous mettre en mains des points de repère auxquels
nous puissions rattacher d'autres observations que celles qui nous ont fourni ces points de repère eux-mêmes.
Mais, pour cela, il faut qu'elle soit faite, non d'après un inventaire complet de tous les caractères individuels, mais
d'après un petit nombre d'entre eux, soigneusement choisis ».
68
RMS, pp.174-175.
69
RMS, p.180.
70
Ch. Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science
juridique », Archives de philosophie du droit, 1966, pp.25-43.
71
Ph. Rémy, « Planiol, un civiliste à la belle-époque », RTD civ. 2002, n°26-30, pp.43-45.
16

typiques, centrales et indiscutables, ces exemples que l’on donne au profane pour lui
faire intuitivement comprendre de quoi traite le concept en question. Ainsi, pour le
cas de violence, l’exemple d’un futur marié qui se présenterait devant le maire
couverts d’ecchymoses. Mais ce qui rend l’analyse difficile, ce sont les cas-limites,
c’est-à-dire ceux qui se situent à la frontière des critères d’une catégorie. En les
excluant ou les admettant dans la catégorie, les juges prennent implicitement parti
sur une définition que la recherche juridique se doit de formuler de façon explicite.
C’est ainsi que le fait d’admettre en jurisprudence comme cas de violence le
harcèlement sexuel, la contrainte économique ou la menace d’une voie de droit
conduit à se demander ce que ces hypothèses de fait (à examiner dans le détail) ont
en commun d’un point de vue conceptuel. A cet égard le critère de la contrainte est
suffisamment vague pour tous les englober mais trop peu précis pour argumenter
sur ce qui décide de l’entrée de tel fait sous la catégorie de violence. Or c’est bien le
critère conceptuel qui permet d’orienter la recherche vers le fait censé l’exemplifier,
bref vers le fait apportant la preuve de l’existence d’une violence au sens juridique (la
signification conceptuelle juridique du terme « violence »). Si cet objectif est bien
celui que la recherche juridique semble s’être assigné au moins depuis le tournant du
20ème siècle, il reste que la confrontation avec l’écrit de DURKHEIM fait saillir l’absence
d’un dispositif théorique méthodologique comparable dans le domaine juridique.

11 Vers des règles de la méthode juridique ? – Ce rapide parallèle entre les


règles de la méthode sociologique et la recherche juridique n’avait pour autre but que de
suggérer l’intérêt que les juristes pourraient tirer d’un manifeste qui en serait le
pendant, « des règles de la méthode juridique ». Ne serait-il pas heureux de conclure
un jour comme DURKHEIM, et sans pétition de principe, qu’ « indépendante de toute
philosophie »72, « notre méthode est objective »73 et « exclusivement [juridique] »74 ?

Bien entendu, il ne saurait être question de transposer toutes les règles


énoncées par DURKHEIM sans autre forme de réflexion. Bien entendu, le texte même de
DURKHEIM peut être soumis à la critique et être amendé sur de nombreux points. Bien
entendu, ces quelques remarques n’ont jamais visé à jeter les bases d’une future
méthode juridique. Mais l’essentiel est ailleurs : il s’agissait avant tout de soutenir et
promouvoir l’idée d’une recherche sur la recherche juridique. Certains l’appelleront
épistémologie, d’autres méthodologie mais à nos yeux le plus important est que la
recherche juridique (telle qu’elle se pratique à travers les descriptions du droit
positif) ne renonce pas à se doter dans les décennies à venir d’un statut théorique
clairement identifiable. Sans cela, comment pourrait-elle revendiquer une
72
RMS, p.233.
73
RMS, p.235.
74
RMS, p.236 ; le texte original mentionne bien sûr « exclusivement sociologique ».
17

quelconque légitimité à exister aux côtés de ses sœurs cadettes que sont la sociologie,
l’économie ou la politique et qui se disputent le droit d’aînesse dans l’appréhension
de la matière juridique ?

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