Costa - 2017 - L'Étendue de La Sociolinguistique, Les Sciences So
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James Costa
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Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »
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James Costa
UMR LACITO, université Sorbonne Nouvelle
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aujourd’hui restructurer les champs, non pour « reconstruire des dogma-
tismes mais aider à ce que se reconstruisent des images de plus en plus
claires, des grands axes qui vont structurer les débats au sein de notre
espace scientifique ».
Poser la question en termes de champ, c’est bien entendu poser la
question des limites du champ – des limites non pas posées a priori
(la sociolinguistique comprend tout ce qui a trait au langage en société)
mais vues comme un enjeu, une lutte pour définir les objets légitimes
de recherche et la manière de les appréhender (Bourdieu 2013). À
mon sens, c’est dans cette démarche que s’inscrivent les deux livres
que je vais tenter de discuter et de mettre en rapport dans ce débat :
celui de Nikolas Coupland (dir.), Sociolinguistics: Theoretical Debates,
(Cambridge, Cambridge University Press, 2016) et celui de Cécile
Canut et Patricia von Münchow (dirs), Le langage en sciences humaines
et sociales (Limoges, Lambert Lucas, 2015). À leur manière, tous les
deux tentent de proposer, sinon d’imposer, une manière de penser le
lien entre sociolinguistique et sciences sociales (et non plus, comme ça
a pu être le cas par le passé, entre sociolinguistique et linguistique) et
de définir les débats centraux, c’est-à-dire légitimes, de la discipline.
Face à l’émiettement partout constaté, ce travail est nécessaire, mais
il n’est pas inintéressant de réfléchir à la manière dont la constitution
d’axes de réflexion légitime est envisagée en France d’une part (dans
l’ouvrage de Canut et von Münchow) et de manière internationale de
l’autre (dans celui de Coupland).
On aurait pu bien sûr prendre d’autres livres comme base à cette
discussion, il n’en manque pas. Pourtant, chacun de ces deux ouvrages
annonce dans son titre une ambition programmatique qui rend la com-
paraison à mon sens pertinente : Le langage en sciences sociales d’une
part, et Sociolinguistics: Theoretical Debates de l’autre. Il faut aussi faire
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de l’activité scientifique).
Dans cet article de débat, je souhaite interroger les objets et les théo-
ries qui sont présentés et promus, c’est-à-dire légitimés, dans ces deux
ouvrages qui sont de fait programmatiques. Je voudrais aussi pointer un
manque, à savoir la survalorisation de l’aspect « langue » au détriment de
l’aspect « social » de la discipline, dont la problématisation et la théorisa-
tion semble avoir peu évolué en sociolinguistique au cours des quarante
dernières années – au contraire de ce qui a pu se passer en anthropologie
sociale ou en sociologie des sciences par exemple.
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sens, peu importe l’objet sur lequel porte la parole : ce qui est important
dans la proposition que formule ce livre, c’est bien l’attention au langage
comme non transparent et aux processus de construction du sens en
action et dans l’action. Il s’agit de proposer une cohérence au moins
méthodologique à la fois pour la sociolinguistique et pour les praticiens
des sciences sociales, qui seraient, selon Lahire, découragés justement
par l’éparpillement dont font preuve les approches sociales du langage.
Finalement, une simplification du domaine pourrait impliquer une
division de ces approches entre une sociolinguistique ou une anthro-
pologie de la parole en action d’une part, et le livre de Canut et von
Münchow s’inscrit dans ce cadre, et une sociolinguistique des langues
comme institutions, telle qu’elle peut être pratiquée à Montpellier par
exemple. Une telle division est sans doute simpliste, les discours sur les
langues pouvant parfaitement être analysés selon les méthodologies du
premier courant. Certains, comme Robert Lafont, se sont d’ailleurs jadis
confrontés aux deux approches, mais on sait quels chemins elles ont
suivi de manière séparée. Cette dichotomie a peut-être le mérite d’enté-
riner deux types d’objets très distincts finalement, le langage d’une part,
et les langues de l’autre.
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l’ouvrage de Coupland se pose en un état de la discipline en 2016, année
de sa publication.
Dans son introduction, Coupland (2016 : 2) fait également le
constat de l’éparpillement de la discipline, tiraillée non seulement entre
différentes directions et théories, mais entre différents types de théories.
C’est d’ailleurs cet éparpillement qui lui fait définir la sociolinguistique
de manière minimaliste comme « the fertile and shifting multi- and
interdisciplinary fields of enquiry where language and society come into
contact with each other in so many ways » (ibid. : xi), définition à la fois
large, vague, et problématique – le langage « entre-t-il en contact » avec
la société, ou en est-il partie prenante ?
Ce qui ressort de ce découpage c’est une attention particulière portée
d’une part à la variation et d’autre part à la critique. La question qui
semble sous-tendre l’ensemble du livre reste bien celle du changement
sociolinguistique (et linguistique), question qui hante finalement toute
la sociolinguistique et une grande partie de l’anthropologie linguistique
anglophone depuis leurs origines. Changement linguistique autant que
changement social, puisque le changement sociolinguistique est défini
par Coupland comme « consequential change over time in language-so-
ciety relations » (2016 : 433, italiques dans l’original). Ce changement,
ajoute Coupland, peut être appréhendé à partir de cinq mots-clefs
en M : marchés, mobilités, modalités (et théorie du langage), media
et métacommunication. Ces mots-clefs, et le programme annoncé de
la discipline (le changement sociolinguistique, qui permet de distin-
guer l’universel et l’historiquement contingent) permettent à Coupland
d’amorcer une réflexion sur le lien entre théorie sociolinguistique et
théorie sociale. Selon lui, la première ne doit pas devenir une simple
annexe de la seconde.
La critique, quant à elle, est particulièrement saillante dans l’attention
portée aux processus de différentiation, fruit de plus de vingt années de
travail à la croisée de l’anthropologie et de la sémiotique autour de Susan
Gal et Judith Irvine (à partir de 1995 notamment). Elle est également
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présente, influencée par Marx comme par Bourdieu (1977) dans les
chapitres sur le marché qui traduisent ce qu’on pourrait voir comme
un tournant économiciste dans la sociolinguistique critique depuis les
travaux de Heller, Duchêne ou Kelly-Holmes. Ces travaux portent clai-
rement l’ambition de réfléchir à une économie politique de la langue et
du langage (voir en particulier Del Percio, Flubacher & Duchêne 2016),
même si finalement ils insistent davantage sur l’économique que sur
le politique.
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Les deux volumes ont bien une volonté programmatique, même si
elle n’est pas affirmée de la même manière : une jonction méthodolo-
gique entre sociolinguistique et analyse de discours pour l’ouvrage de
Canut et von Münchow affirmant la nécessaire prise en compte de la
matérialité langagière et discursive au-delà des objets étudiés ; une série
de débats actuels questionnant le langage et la société dans le cas de
Coupland, débats choisis en fonction de leur importance selon lui-
même, de son propre aveu. Les deux livres sont certes très différents et
reflètent des généalogies scientifiques bien distinctes, même si certains
grands ancêtres comme Bourdieu peuvent sur certains points servir de
points de convergence.
Repenser le social ?
Ce qui réunit les deux ouvrages, mais c’est sans doute peu surprenant,
c’est l’entrée par le langage ou la langue, et la primauté de la question du
langage sur celle du « social » – une forme de logocentrisme en d’autres
termes. Ce qui est légitime pour la sociolinguistique, mais qui pour
cette raison aboutit à faire, dans une certaine mesure, l’économie d’une
réflexion renouvelée sur ce qu’est ce « social », ce « socio- » de la sociolin-
guistique, même après la perte de son tiret. Ce faisant, la sociolinguis-
tique risque de tomber dans le piège pointé par Bruno Latour :
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s’interroger sur la manière dont « le langage » interagit avec « le social »
(2016 : 5, les guillemets sont de Coupland), et à Labov son côté par-
sonien et orienté vers une sociologie du consensus. D’autres reproches
ont pu être formulés à l’égard d’une sociolinguistique de la politesse
comme étant sous-tendue par une conception de la société comme
résultant de choix rationnels (ibid.). La question du social, de la société,
sous-tend donc, implicitement ou explicitement, toute réflexion socio-
linguistique. Mais plus largement, la question du langage ne peut pas
se dérouler en dehors d’une réflexion sur le social – ou sur le politique
d’ailleurs, la réflexion sur ce qui est politique étant finalement absente
des deux volumes.
Si la proposition de Canut et von Münchow est davantage méthodo-
logique, celle de Coupland est plus théorique. Les deux visent à rassem-
bler la discipline, à la rendre plus lisible. Mais, puisqu’il s’agit ici de la
rubrique « débat », je me risquerai à une observation : le plus important,
me semble-t-il, pour toute discipline académique, et ce à toute époque,
ne me semble pas seulement résider dans les débats théoriques ou dans
les options méthodologiques, mais dans les questions que nous formu-
lons pour identifier et répondre aux enjeux d’une époque. Or ces ques-
tions sont absentes des deux ouvrages, surtout dans celui de Coupland ;
ou bien elles recyclent des questions qui nous viennent des xviiie et
xixe siècles. Se priver de reposer la question de ce qu’est le social, et pas
seulement de ce qu’est le langage, c’est se priver de s’interroger sur qui,
et surtout quoi, entre dans la constitution du social.
Ce faisant, la sociolinguistique repose sur une vision humano-centrée
du social, et s’interdit de repenser, face aux conditions actuelles de chan-
gement climatique notamment (Latour 2015), la question posée à la
naissance des sciences sociales dans les questionnements philosophiques
de Rousseau, Hume ou Smith : comment la société tient-elle ensemble,
et comment faire en sorte qu’elle tienne le mieux possible ? Car c’est
bien de cette question, par exemple, que découle la problématisation
du marché chez Adam Smith comme mécanisme neutre pour assurer
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(Toulmin 1990).
Il semble difficile aujourd’hui de faire l’impasse sur les changements
climatiques. Intégrer le réchauffement de la planète dans l’équation du
social, et avec cette donnée une myriade d’entités non-humaines, c’est
aussi penser les mobilités dues au réchauffement, mais c’est surtout
repenser le politique et ce qui peut constituer un objet et un sujet poli-
tique. Comme l’écrivent Braun et Whatmore (2010 : xiv-xv), les théo-
ries politiques modernes, fondées sur la notion de débat public neutre
et du langage comme potentiellement purifiable (de ses indexicalités
de lieu ou de classe sociale au moins, sinon de genre) pour accéder à
cette neutralité sont fondées sur l’idée que les sociétés ne sont compo-
sées que d’humains. Cette approche a eu pour conséquence de rejeter
tout le non-humain en dehors du domaine du politique pour le relé-
guer au rang de ressource, « entering political theory only to the extent
that it has instrumental value but not in terms of its constitutive power »
(ibid.). Il existe actuellement une réflexion fertile sur ce qu’est le poli-
tique en anthropologie socioculturelle, qui considère que toute entité
peut devenir un sujet politique en tant qu’elle met en lien, ou en réseau,
des groupes et des entités qui auparavant étaient indépendantes. Ainsi,
en Amérique latine, Tatiana Li (2013) analyse-t-elle une montagne en
termes politiques alors qu’elle est la proie des appétits d’une compagnie
minière, transformant la montagne en sujet politique reliant divinités
indigènes, groupes indigénistes, militants environnementaux, etc. Ces
réflexions peuvent-elles avoir un impact sur la manière de penser le lan-
gage en société, et le langage tout autant que le social ? Curieusement
(ou pas), la réflexion la plus avancée sur cette question ne vient pas de
l’anthropologie linguistique ou de la sociolinguistique mais de l’anthro-
pologie socioculturelle et de la tentative d’Eduardo Kohn de « provin-
cialiser le langage » pour comprendre comment les êtres, humains et
non-humains, communiquent en Amazonie (Kohn 2013). Son livre
a été récemment traduit en français sous le titre Comment pensent les
forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain.
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êtres, humains ou non-humains, impliqués dans ces collectifs commu-
niquent-ils ? Par quels moyens sont-ils organisés en collectifs ? Si les xviie
et xviiie siècles n’ont pu faire l’économie d’une réflexion sur le langage
pour résoudre les questions que leurs contextes respectifs posaient, com-
ment le xxie siècle pourrait-il se passer d’un véritable questionnement
qui ne sépare plus nature, société et langage (Bauman & Briggs 2003)
mais les réunisse à nouveau, en interrogeant particulièrement la question
du langage ? Quel type de conception du langage une cosmopolitique
nécessite-t-elle ? Il y a là un espace de discussion dans lequel une socio-
linguistique ou une anthropologie du langage qui chercherait à dépasser
l’opposition entre pratique et analyse de la construction du sens aurait
toute la place de s’engouffrer, permettant de participer à une réflexion
sur ce qui constitue une société au xxie siècle et sur ce qu’est ou devrait
être un sujet et une action politiques.
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