L' Avenir Du Français
L' Avenir Du Français
L' Avenir Du Français
L’ AVENIR DU FRANÇAIS
Sous la direction de :
Jacques Maurais
Pierre Dumont
Jean-Marie Klinkenberg
Bruno Maurer
Patrick Chardenet
Copyright © 2008 Éditions des archives contemporaines et en partenariat avec l’Agence universitaire
de la Francophonie (AUF).
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute reproduction
ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit (électronique, mécanique,
photocopie, enregistrement, quelque système de stockage et de récupération d’information) des pages
publiées dans le présent ouvrage faite sans autorisation écrite de l’éditeur, est interdite.
ISBN : 2-914610-47-5
▀ SOMMAIRE
Préface
Abdou DIOUF ...................................................................................................... 1
Introduction............................................................................................................. 3
L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS
La perception des variétés nationales de français
Marie-Louise MOREAU ................................................................................... 101
L’enseignement du français et des langues partenaires en Afrique
Moussa DAFF .................................................................................................... 105
L’enseignement du français « langue commune » dans les pays du Nord
Jean-François DE PIETRO................................................................................ 111
L'enseignement du français langue seconde et langue étrangère
Jean-Pierre CUQ................................................................................................ 119
LA MODERNISATION DU FRANÇAIS
L’intervention sur le corpus : (a) la langue courante
Jean-Marie KLINKENBERG,............................................................................ 129
L’intervention sur le corpus : (b) les langues de spécialités
Daniel BLAMPAIN ........................................................................................... 135
Pour de nouvelles représentations du français dans la modernité
Bruno MAURER............................................................................................... 139
PERSPECTIVES D'AVENIR
Unité de la langue, diversité des normes : vers un éclatement du français ?
Pierre DUMONT .............................................................................................. 145
Le poids démographique des francophones : passé, présent et perspectives
Richard MARCOUX ........................................................................................ 151
Pour un partenariat entre le français et les langues romanes
Jean-Marie KLINKENBERG............................................................................. 159
L’avenir du français en Europe
Claude TRUCHOT .......................................................................................... 163
L'avenir du français en Amérique du Nord
Lise DUBOIS, Jacques MAURAIS, Michel PAILLÉ .............................................. 171
L’avenir du français en Afrique subsaharienne
Auguste MOUSSIROU-MOUYAMA .............................................................. 179
L’avenir du français en Asie
Daniel WEISSBERG......................................................................................... 183
L’avenir du français en Océanie
Michel WAUTHION........................................................................................ 187
Caraïbe et Amérique centrale : le français en évolution régionale
Patrick DAHLET............................................................................................... 195
L’avenir du français au Machrek
Sélim ABOU...................................................................................................... 201
L’avenir du français au Maghreb
Ahmed BOUKOUS .......................................................................................... 205
L’avenir du français dans l’Océan Indien
Rada TIRVASSEN ............................................................................................ 211
L’avenir du français en Amérique du Sud
Patrick CHARDENET, José Carlos CHAVES DA CUNHA ......................... 219
Point de vue anglophone sur l'avenir du français
Robert PHILLIPSON ........................................................................................ 229
Point du vue hispanophone sur l’avenir du français
Rainer Enrique HAMEL ................................................................................... 235
Point de vue arabophone sur l’avenir du français
Fouzia BENZAKOUR ....................................................................................... 241
Point de vue lusophone sur l’avenir du français
Luís Carlos PIMENTA GONÇALVES ............................................................ 247
Point de vue russophone sur l’avenir du français
Vassili KLOKOV ............................................................................................... 253
Conclusion : Propositions pour une politique du français
Le comité de rédaction ...................................................................................... 257
▀ PRÉFACE
Ce nouvel ouvrage scientifique, mais accessible à un très large public, proposé par
l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), est un véritable défi. En effet, au
moment où certaines voix remettent en cause la Francophonie et la langue française
elle-même, d’autres s’élèvent aujourd’hui et osent parler de son avenir. Mais que les
lecteurs se rassurent : il ne s’agit pas d’un nouvel hymne incantatoire célébrant les
valeurs éternelles d’une langue universelle !
Née chez les sociolinguistes du réseau AUF Sociolinguistique et dynamique des langues,
l’idée de L’Avenir du français n’aurait pu voir le jour sans la contribution des géogra-
phes, des démographes, des économistes et même des politiques qui ont participé à
la rédaction de cet ouvrage.
Les uns et les autres ont réussi, d’abord, à dresser un état des lieux de la francopho-
nie dans le monde et ont répondu, en cela, à un besoin qui se faisait cruellement
sentir depuis des décennies. Que devient le français face à la mondialisation, au dé-
veloppement des nouvelles technologies, à l’émergence du multimédia et à
l’effacement des frontières géographiques et peut-être même culturelles ?
C’est sans concession qu’est ensuite évoqué le nouveau destin d’une langue face à
son présent, prête à relever les défis de demain. Ce n’est pas seulement en conti-
nuant de prôner l’idée de la « promotion » de la langue française que se forgera et se
consolidera son avenir, mais en défendant et en diffusant celle de la « diversité »
linguistique et culturelle au sein de « l’espace francophone ». Le français n’appartient
plus aux seuls Français mais à tous ceux qui, à un titre ou à un autre, en sont les
usagers et, par conséquent, les copropriétaires.
Par-delà l’analyse scientifique et objective, parfois inquiétante, des causes de ce que
d’aucuns pourraient appeler le « déclin » de la langue française dans le monde,
L’Avenir du français a l’immense mérite de mettre l’accent sur l’émergence inélucta-
ble, dans le monde de demain, du sujet plurilingue et pluriculturel. C’est seulement
dans cet esprit que peut et doit se concevoir le futur du français, en France comme
partout dans le monde.
Seule une véritable « appropriation » du français par tous ceux qui le parlent et
l’écrivent pour être eux-mêmes permettra de mettre fin à l’insécurité linguistique,
complexe dont souffrent encore aujourd’hui trop de sujets parlants francophones en
mal de reconnaissance. Le temps de la norme unique, généralement exogène, est
bien révolu et chacun, à sa place, doit prendre en compte toutes les conséquences de
cet état de fait. Telle est la seule condition de l’avenir du français.
Abdou DIOUF
Secrétaire général de la Francophonie
▀ INTRODUCTION
Note :
Plusieurs chapitres du présent livre font usage des rectifications de l'orthographe publiées au
Journal Officiel de la République française le 6 décembre 1990, et approuvées par toutes les
instances francophones compétentes (dont l'Académie française). Conformément à l'esprit de
tolérance qui a présidé à ces rectifications, les responsables de l'ouvrage ont laissé aux au-
teurs la liberté d'en user ou non.
-5-
L’état des lieux
: L’HÉRITAGE DU PASSÉ
AUX ORIGINES DE L’EXPANSION DU
FRANÇAIS
Jean-Marie KLINKENBERG
de l'Académie royale de Belgique, Université de Liège
Évaluer les chances d’avenir du français ne peut se faire sans se référer aux situations
qu’il vit actuellement, et qui sont la résultante de mouvements historiques à long
terme. On ne peut donc faire l’impasse sur cette histoire dans la mesure où son exa-
men pourra fournir des clés de lectures pour les chapitres qui suivront, essentielle-
ment prospectifs eux.
L’essentiel sera ici de se doter des outils conceptuels permettant de décrire le rôle
joué par le français sur la scène internationale. Au premier rang d’entre eux : le
concept d’expansion linguistique.
L’expansion linguistique est le processus par lequel une variété de langue est amenée
à élargir le champ de ses fonctions sociales. C’est évidemment lorsque ce phénomène
a une dimension spatiale — lorsque la variété se déplace géographiquement — qu’il
est le plus spectaculaire. Mais il peut y avoir expansion d’une langue à l’intérieur
d’une même société, sans que ses frontières géographiques soient modifiées. Par
exemple, lorsque les dialectes perdent pied au profit de la langue standard, quand les
rituels religieux recourent à la langue vernaculaire et non plus à un langage sacré
spécialisé, quand des minorités maintiennent leur parler ou que le discours scientifi-
que ou économique tend à s’énoncer en anglais dans les sociétés non anglophones.
Dans tous les cas, en dehors de l’exemple rarissime d’une colonisation de terres vier-
ges, l’expansion d’une langue se fait toujours au détriment d'une autre, et passe donc
toujours par des situations de diglossie et de conflit.
Les causes de l’expansion sont diverses, mais aucune ne semble à elle seule détermi-
nante. Les premières sont proprement linguistiques (par exemple, les structures
d’une langue, qui peuvent rendre son acquisition difficile pour certains usagers) ;
toutefois celles-ci jouent un rôle. Un second type de causes est plus déterminant :
l’expansion économique. La fortune du français au XVIIIe siècle, et celle de l'anglais
dans les communications contemporaines tiennent partiellement à ce type de cause.
Ce facteur a certes joué de tous temps, mais son poids grandissant au sein des para-
mètres de la domination linguistique est lié à deux phénomènes plus récents : le rôle
croissant joué par les technologies et surtout la tertiairisation de l'économie (la pro-
Aux origines de l’expansion du français
- 10 -
Jean-Marie Klinkenberg
et sur l'empire d'Orient ; deuxième cas : la conquête de l’Angleterre par les Nor-
mands, qui fait de l'anglo-normand la langue de la classe dominante jusqu'au XIIIe
siècle (la plupart des nombreux emprunts faits par l'anglais au « français » l'ont été
par l'intermédiaire de ce standard) ; enfin, l’expansion des variétés d’oïl vers le Sud
de l’ensemble gallo-roman est sensible dès le Moyen Âge. À cette époque, le français
en voie de standardisation connait une expansion remarquable face à deux types de
concurrents : les dialectes et le latin. La majeure partie de la population ne pratique
oralement que les parlers véhiculaires (situation qui prévaudra jusqu’au début du XXe
siècle), les lettrés ayant à leur disposition deux standards écrits : le latin, le plus pres-
tigieux, et le français, plus populaire. Ce français instable se retrouve d'abord dans
des textes religieux puis, plus tard, dans des textes littéraires : à partir du XIIe siècle, il
commence à concurrencer le latin dans les textes officiels. C'est la première grande
période d'universalité de la langue : on l'écrit en Italie et elle commence à s'imposer
dans les importantes zones non francophones de France. Le XVIe siècle marque un
tournant décisif : déjà largement utilisé dans les administrations royales, le français
s'impose dans la justice (Édit de Villers-Cotterêts, 1539) et cesse définitivement d'être
une langue populaire.
Au XVIIe siècle, la centralisation politique du royaume de France va de pair avec la
centralisation linguistique, que l'invention de l'imprimerie avait stimulée : des dic-
tionnaires et des grammaires se publient, et des instances de consécration (comme
l'Académie) se mettent en place. Cela prépare la seconde période d'universalité du
français du XVIIIe siècle. Parallèlement, la langue progresse en France. La révolution
industrielle et l'enseignement obligatoire, au XIXe siècle, renforcent l'uniformisation
de la langue, en renvoyant les parlers locaux au rang de « patois ». Le XIXe siècle voit
un troisième mouvement d'expansion du français. Cette fois, c'est la colonisation qui
en est la cause. À partir du XVIe siècle, le français avait déjà pris pied en Amérique et
en Afrique ; mais à présent, il se répand massivement, essentiellement sur ce conti-
nent, mais dans d’autres régions du monde encore.
Les mouvements que l’on vient d’évoquer ainsi que les situations sociolinguistiques
qu’ils ont créées demandent évidemment à être replacés chacun dans leur logique
sociale, politique et géolinguistique propre. Ce qui sera fait tout au long du présent
ouvrage.
- 13 -
: L’HÉRITAGE DU PASSÉ
AU XXe SIÈCLE, UN NOUVEAU MARCHÉ
DES LANGUES
Bernard CERQUIGLINI
Université d’État de Louisiane (Baton Rouge)
l’expression depuis longtemps, — un État qui, accessoirement, gagne les batailles (et
dicte les traités). Schwab ne lui voit guère de concurrent avant longtemps, et sans
doute alors du côté de la jeune nation américaine en expansion. Cette thèse est juste
sur le fond : le français est par excellence une langue cultivée, au double sens des
soins constants dont elle est l’objet, du corpus d’œuvres et d’idées auquel elle est
associée et dont elle est inséparable. C’est également par excellence une langue poli-
tique.
Cela relativise par là même son universalité, et l’idée de son déclin. Cette universali-
té fut, si l’on ose dire, toute relative. Dans l’espace, d’abord : durant son « expan-
sion », le français international fut la langue des élites cultivées européennes et
d’obédience européenne. Son universalité était sociale : en France même, quand en
1789 le peuple devint souverain, comprenait-il les lois votées en son nom ? Dans ses
fonctions, ensuite. Il remplissait celles dont, il est vrai, on avait alors besoin : donner
une culture commune à l’élite internationale, véhiculer des idées et des valeurs, faire
entendre des États. Au cours du XXe siècle, des besoins linguistiques nouveaux sont
apparus ; ils étaient immenses.
L’OUVERTURE DU MARCHÉ
Dans ce monde immobile, on reste entre soi. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les profes-
sionnels des voyages (commerçants, diplomates, etc.), les savants se débrouillent avec
les diverses lingua franca régionales, la connaissance bricolée de la langue d’autrui.
Point n’est besoin d’une langue d’échange universelle car, à l’aune de la situation
actuelle, il n’est pas alors de vraie communication internationale. Au tournant du XXe
siècle, l’ère de la conversation (pour laquelle le français fait merveille) s’achève ; en
quelques générations les échanges, les déplacements, la science et les techniques
explosent : on se parle d’un bout à l’autre de la planète, les deux tiers des chercheurs
scientifiques depuis l’origine de l’humanité sont vivants et ils communiquent. Les
nouveaux besoins linguistiques sont promptement remplis, grâce à l’Angleterre, ber-
ceau de la « révolution industrielle », puis par l’expansion nord-américaine qu’avait
pressentie Schwab : les capacités d’innovation, le capitalisme conquérant, le PNB par
habitant furent décisifs, la tolérance de ce peuple neuf en matière de norme linguis-
tique fit le reste. L’anglais exprime aujourd’hui notre monde globalisé, médiatique,
technique et commerçant ; les fonctions qu’il remplit étant, en outre, des plus visi-
bles, il est perçu comme hégémonique, voire menaçant.
On tiendra pour autant que le français n’a pas perdu ses parts d’un marché qui s’est
largement diversifié ; elles sont moindres, elles ne sont pas mineures. Langue de
culture, tout d’abord, toujours apprise et appréciée comme telle (le tropisme Sartre-
Foucault-Céline Dion importe à un monde qu’oriente le Dow Jones), langue politi-
que (voir, ici même, la contribution de J. Laponce). On notera tout d’abord que les
diverses organisations internationales créées au cours du XXe siècle (Nations unies,
Commission européenne, etc.) ont rangé le français parmi leurs langues officielles ou
- 16 -
Bernard Cerquiglini
- 17 -
LE FRANÇAIS DANS LES PAYS DE LA
FRANCOPHONIE EN 2006
Robert CHAUDENSON
Université de Provence Aix-Marseille
- 20 -
Robert Chaudenson
- 22 -
Robert Chaudenson
37
23
90 48 5 18 16
17
14
6 24
3
80 15 42
27
3 8 .3 3
19
70
11
47
60 9
45
50 31
32
7
44
4 9 .3 4
40
36 1 10
50 43 35 12
30
30
39
20
41
26 4
40
2 8 .2 1 .2 0
10 8
25 13
51
0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100
co rp us
- 23 -
LE FRANÇAIS DANS LES ORGANISATIONS
INTERNATIONALES
Alexandre WOLFF
Organisation internationale de la Francophonie
Non seulement la langue française fait partie du petit groupe des idiomes choisis
(une dizaine) par les organisations internationales pour dire leur droit (langues offi-
cielles), mais elle partage aussi, avec l'anglais et plus rarement une troisième langue
(espagnol, russe, arabe, allemand, etc.), le rare privilège d'être utilisée dans les rela-
tions et l'organisation quotidiennes du travail de ces structures (langues de travail).
La France d'une part, et l'organisation internationale de la Francophonie (OIF) d'au-
tre part, font du maintien de ce statut un de leurs objectifs stratégiques. Partant du
principe, énoncé dans la plupart de leurs textes fondateurs ou de leurs règlements,
que le plurilinguisme est un facteur de démocratie, les organisations internationales
recherchent toutes, plus ou moins activement, un équilibre acceptable réduisant la
part croissante occupée par l'anglo-américain.
Mais qu'en est-il concrètement de la situation du français ? Quels sont les moyens
mis en œuvre par les uns et les autres ? Quelles perspectives, enfin, peut-on dégager
des tendances actuelles et comment les (ré)orienter ?
Globalement, le volume de français, qui se répartit entre expression écrite et expres-
sion orale, connaît une baisse tendancielle1, observée depuis que l'on cherche, inquiet
du phénomène, à le mesurer (25 à 30 ans).
1
Pour plus de détails, voir le Rapport du secrétaire général de la Francophonie. De Beyrouth à Ouagadougou 2002-2004,
présenté au Xe Sommet de la Francophonie, le 26 novembre 2004 (www.francophonie.org) et le chapitre consacré au
français dans les organisations internationales du Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, de la Déléga-
tion générale à la langue française et aux langues de France, septembre 2004.
Le français dans les organisations internationales
2
Voir ici même la contribution de Claude Truchot, « L’avenir du français en Europe ».
- 26 -
Alexandre Wolff
INVESTIR L'AFRIQUE
Certaines organisations en Afrique, pourtant naturellement associées à nombre de
pays francophones, étaient jusqu'à présent délaissées : cas de l’Union africaine (UA)
ou de la Commission économique pour l'Afrique (CEA) de l'ONU. Les données
existantes sont suffisamment alarmantes pour que le Secrétaire général de l'OIF,
M. Abdou Diouf, ait décidé d'en faire un nouveau champ d'action. Actuellement,
plus de 60 % des documents officiels de l’UA sont rédigés en anglais et, si les docu-
ments sont généralement disponibles dans toutes les langues de travail chaque fois
qu’il s’agit de réunions de haut niveau (chefs d’État ou ministres), pour les réunions
à caractère technique, ils sont en anglais. Pire, environ 95 % des documents officiels
de la CEA sont rédigés en anglais.
3
Cf. « La langue russe : une nouvelle question politique », p. 39-48 dans La Francophonie dans le monde 2004-2005,
Larousse, 2005, Paris.
- 28 -
Alexandre Wolff
Le projet « Le français dans les organisations africaines » est dans sa phase exploratoire. Son
objectif est de renforcer l’usage du français dans les différentes organisations africaines et
d’améliorer l’environnement francophone par la mise à disposition de la documentation, par
la formation et le renforcement des capacités et de l’expertise des francophones par des ac-
tions de sensibilisation et de formation. Il est prévu deux niveaux d’intervention : dans les
sièges ou agences spécialisées des organisations et dans les administrations nationales des pays
membres de la Francophonie en visant les fonctionnaires et personnes ayant vocation à tra-
vailler dans ou en relation avec les organisations multilatérales sur le continent africain. Il
s’agit du mode d’intervention sur les capacités linguistiques et sur l’aptitude à la prise de
parole et à la négociation des francophones. En 2005, les opérations suivantes ont été lan-
cées :
Avec le Comesa
- Signature d’une convention portant sur l’utilisation de la langue française au sein de
l’organisation, comprenant le renforcement du Centre de langues du secrétariat général par
le recrutement d’un enseignant de français animateur pour une durée d’une année ;
- L’envoi de fonctionnaires et personnels d’assistance du Comesa, en stages de six semaines
d’apprentissage du français, au Centre international d’études pédagogiques de La Réunion,
dans la perspective de la tenue du Sommet du Comesa à Kigali du 2 au 3 juin 2005 ;
- Aide aux services de traduction et d’interprétation pendant la durée du Sommet de Kigali.
Avec l’Union africaine
- Intégration, dans l’accord de coopération de portée plus générale qui devrait être passé avec
l’OIF, d’un plan pluriannuel ayant pour objectif le renforcement de l’utilisation du français
dans l’organisation comprenant :
- Une aide à l’élaboration d’un instrument juridique visant au respect de l’emploi des langues
statutaires de l’organisation ;
- Le renforcement des capacités à enseigner le français du Centre de langues de l’Union afri-
caine ;
- Le renforcement des services de traduction et d’interprétation ;
- Une contribution à la production de documents, en langue française, des services de com-
munication et d’information.
Avec le tribunal pénal international pour le Rwanda
- Contribution au renforcement des activités linguistiques, en langue française ;
- Contribution à l’organisation par l’équipement de 50 postes de traducteurs, d’un logiciel de
traduction en langue française.
- 29 -
LES INSTITUTIONS DE DIFFUSION DU
FRANÇAIS : LES RÉSULTATS SONT-ILS À LA
MESURE DE LEUR NOMBRE ?
Jean-François DE RAYMOND
L'Année francophone internationale, Université Laval, Québec
Québec — couvre la plupart des régions des cinq continents, atteignant 60 millions
de foyers, où 11 millions de personnes la regardent chaque jour. Elle exprime une
pluralité de points de vue en langue française et atteint des communautés franco-
phones méconnues et isolées, au-delà des pays dits de la Francophonie.
Enfin, le mouvement associatif constitué de 350 organisations de toutes catégories
œuvrant pour la promotion de la langue française atteste la mobilisation de la socié-
té civile pour les actions communes. Cette multiplicité d’initiatives témoigne d’un
intérêt partagé à travers le monde pour la francophonie, mais leur diversité même
pose la question de leur efficience.
- 32 -
Jean-François De Raymond
forme des ensembles qui se complètent, leur donnant une force et une visibilité qui
profitent à leur efficacité. Par exemple, l’AUF fédère des universités où l’appel à
d’anciens boursiers et stagiaires tisse une trame féconde, source de réseaux et moteur
de l’action. Non seulement des principes d’économie d’échelle et de subsidiarité
favorisent l’efficacité des actions, mais une conception unifiée et démultipliée tire
parti de la promotion de la diversité où elle risque de se disperser. Tout ne relève pas
du volume des moyens mis en œuvre mais de leur convergence et du dynamisme
imaginatif, ainsi que du courage nécessaire pour témoigner de la légitimité et de la
fécondité de l’usage de la langue française. C’est l’autre partie de la réponse.
- 34 -
LES DISPOSITIFS DE COOPÉRATION
LINGUISTIQUE À L’INTÉRIEUR
DE L’ESPACE FRANCOPHONE
DU NORD
Martine GARSOU
Directrice générale adjointe du Service général des Lettres et du Livre
Ministère de la Communauté française de Belgique
- 36 -
Martine Garsou
3. CONCLUSIONS
Depuis plus de dix ans, les organes de gestion linguistique du Nord se réunissent
une fois par an pour se concerter sur les actions à mener en matière de langue fran-
çaise. Une part importante de cette concertation est consacrée à l’échange
d’informations sur les priorités de politique linguistique et les actions menées dans
chacun des pays ou régions. Cet échange d’informations permet de situer le déve-
loppement des politiques linguistiques dans leur contexte spécifique et de dégager
éventuellement des pistes d’action communes.
La nécessité de mettre en place des recherches communes pour disposer de données
objectives a souvent été évoquée mais s’est heurtée jusqu’à présent à la difficulté de
mettre en œuvre des ressources adéquates. Force est d’ailleurs de reconnaître que les
moyens réservés à la politique linguistique varient fortement selon les États.
Mais les recommandations communes issues des différents séminaires de réflexion
montrent bien que, en matière de langue, les États de la francophonie septentrionale
sont confrontés aux mêmes défis, et que les organismes compétents ont une action
de sensibilisation à mener auprès de leur gouvernement. C’est aussi de manière
concertée qu’ils peuvent porter leurs réflexions et leurs recommandations auprès de
l’OIF. Les résultats engrangés par cette coopération indiquent à suffisance que des
organismes de gestion linguistique devraient également se mettre en place dans la
francophonie du Sud, afin qu’existe une véritable chambre d’écho internationale
pour toute question liée à l’évolution de la langue.
La langue et l’État
Xavier NORTH
Délégué général à la langue française et aux langues de France
Que la langue française soit historiquement l’affaire de l’État, non seulement en France, son
creuset historique, mais aussi dans de nombreux pays où elle a le statut de langue officielle
(pensons notamment aux politiques linguistiques menées au Canada et au Québec), c’est
sans doute un de ses traits distinctifs les plus souvent relevés par rapport aux autres grandes
langues de diffusion internationale. Aussi est-il tentant de se demander si l’intervention des
pouvoirs publics est susceptible de déterminer peu ou prou l’avenir du français là où il est
aujourd’hui parlé. Sans tirer des conclusions abusives des exemples, souvent cités, de l’hébreu
(exhumé du texte biblique par le projet sioniste) ou du français au Québec (imposé contre
l’anglais par la revendication nationaliste), les leçons de l’Histoire incitent en effet à penser
que l’action volontariste d’une communauté peut influer de manière décisive sur le destin
d’une langue.
En France, on le sait, l'État, qu'il fût royal, impérial ou républicain, a constamment placé le
français au cœur même de la construction politique de la Nation, imposant son usage dans
les actes et opérations de justice (ordonnance de Villers-Cotterêts), renforçant ainsi un mou-
vement de centralisation linguistique déjà bien amorcé, puis luttant contre les langues quali-
fiées aujourd’hui de « régionales » (comme en témoigne la vigoureuse politique d’instruction
- 38 -
Martine Garsou
publique menée sous la IIIe République). L’imposition de la langue française sur le territoire
national ne sera achevée qu’au XXe siècle, avec son inscription symbolique dans la Constitu-
tion de la Ve République (« la langue de la République est le français », art. 2) : dans le pro-
cessus plusieurs fois séculaire qui finit par faire du français un des éléments constitutifs de
l’identité culturelle, de l’unité nationale et de l’égalité des citoyens devant la loi, nul doute
que l’État a joué un rôle central.
La longue histoire du français est marquée par le culte d’une langue unique, dans une France
qui s’est pensée — et posée dès l’origine — comme monolingue, contre l’évidence d’un pluri-
linguisme de fait. Depuis une cinquantaine d’années, ce modèle est ébranlé par le profond
changement de statut que connaît la langue française. Le temps n’est plus en France où, tout
en affichant des ambitions universalistes, le français avait à se situer exclusivement par rap-
port aux langues régionales, dans une relation de rivalité ou d’antagonisme ; il se trouve
désormais tout à la fois confronté à une langue de communication dominante et engagé dans
un dialogue permanent avec l’ensemble des langues du monde, dont certaines ont été impor-
tées sur son territoire par les flux migratoires. Face à cette nouvelle donne, la politique en
faveur de la langue française a dû évoluer afin de répondre à de nouveaux défis.
Si la responsabilité première que se donne l’État, aujourd’hui comme hier, est d’en favoriser
l’apprentissage et, le cas échéant, d’en assurer la transmission par l’école, les pouvoirs publics
français se sont assignés plus récemment pour mission de garantir un « droit au français »,
dans tous les secteurs de la vie sociale où le rapport des forces économiques et culturelles avec
d’autres langues risquait de faire perdre à la langue française sa « fonctionnalité ». C’est dans
cet esprit du moins qu’a été adoptée la loi du 4 août 1994 (dite « loi Toubon »), considérée
comme la pierre angulaire de la politique linguistique menée en France : dans un contexte de
développement accéléré des échanges internationaux, elle a en effet pour ambition de garan-
tir aux citoyens, en toutes circonstances, la possibilité de s’exprimer et de recevoir une infor-
mation en langue française.
Loin d’avoir été inspirées par le souci de préserver une supposée pureté langagière en faisant
la chasse aux mots étrangers, les dispositions de la loi Toubon portent exclusivement sur
l’emploi du français sur le territoire national et non sur son (bon) usage : le législateur
n’entendait ni régir la langue, ni entraver son évolution naturelle, encore moins inciter l’État
à exercer la fonction de gardien d’un temple du bien parler. Un sondage réalisé en 2000 pour
le syndicat Force ouvrière a d’ailleurs montré que 93 % des personnes interrogées trouvaient
ces dispositions « utiles » ou « très utiles » (il est vrai que seuls 34 % en connaissaient
l’existence…). Pour le reste, l’usage lui-même continue à faire loi.
De la puissance publique, l’usager peut attendre en revanche qu’elle veille à ce que le français
reste en phase avec l'évolution des réalités contemporaines, notamment dans les domaines
sociaux, économiques, technologiques et scientifiques. Répondre à des besoins d’expression
que ne satisfait pas l’état actuel de la langue : c’est le rôle dévolu aux commissions de termi-
nologie et de néologie, étant entendu que l'État n'a ni vocation à décider du choix des termes
ni pouvoir de les imposer à d'autres qu'à lui-même. Veiller à la bonne marche du dispositif
d'enrichissement de la langue française, en concertation avec ses partenaires francophones
(voir ici même le texte de M. Garsou), encourager à la recherche en matière de traitement
informatique de la langue et œuvrer à la diffusion des ressources terminologiques constituent
ses seules prérogatives. À l’actif de cette démarche, on portera le succès de termes d’usage
aussi courant aujourd’hui que baladeur, covoiturage, ou logiciel (après le mot ordinateur, forgé
sur un mot latin relevant de la théologie).
- 39 -
Les dispositifs de coopération linguistique
Souvent mal comprise, l’action des pouvoirs publics en matière de politique linguistique,
strictement encadrée par le droit, ne constitue donc en rien un combat d’arrière-garde. Face
aux enjeux identitaires que comporte toute intervention dans ce domaine, c’est à l’État —
considère-t-on en France — que revient la charge de transmettre, de faire partager et de favori-
ser la vitalité de ce patrimoine que constitue la langue française. D’autant qu’en veillant à la
place du français sur son territoire, il favorise indirectement son usage en Europe et dans le
monde : en raison d’un fait statistique maintes fois souligné — l’importante proportion de
Français dans la population de langue maternelle française, trait qui oppose la francophonie
à l’hispanophonie, à l’anglophonie et à la lusophonie, où l’ancienne métropole n’a plus
qu’un poids négligeable —, l’avenir du français reste pour une grande part déterminé par
l’emploi qui continuera ou non d’en être fait en France même.
- 40 -
LES POLITIQUES DU FRANÇAIS À L'HEURE
DE LA MONDIALISATION
Lia VARELA
Instituto de Investigação e Desenvolvimento
em Política Lingüística -Florianopolis
1
L’information utilisée dans cet article est disponible sur les sites Internet des organismes suivants : Académie
africaine des langues (www.acalan.org) ; Organisation internationale de la Francophonie (www.francophonie.org),
Agence universitaire de la Francophonie (www.auf.org) et TV5 Monde (www.tv5.org) ; Service et Conseil supérieur
de la langue française de la Communauté française de Belgique (www.cfwb.be/franca/index.htm) ; Ministère des
Affaires étrangères (www.diplomatie.gouv.fr), Délégation à a langue française et aux langues de France
(www.culture.gouv.fr/culture/dglf/) et Centre international d’études pédagogiques (www.ciep.fr) ; Office et Conseil
supérieur de la langue française du Québec (www.oqlf.gouv.qc.ca, www.cslf.gouv.qc.ca) ; Délégation à la langue
française de Suisse romande (www.ciip.ch/ciip/DLF/).
2
Voir tableau I et graphique.
Les politiques du français à l’heure de la mondialisation
3
La possibilité pour un pays de développer une politique linguistique extérieure dépend bien entendu d’un ensem-
ble plus complexe de facteurs (Varela, 2006).
- 42 -
Lia Varela
TCF) et autres produits d’ingénierie éducative, etc. Depuis quelques années, la ten-
dance est à confier des opérations de promotion et de diffusion de la langue à
grande échelle à des opérateurs multilatéraux : OIF (Journée de la Francophonie),
TV5 (programme « Apprendre et enseigner le français avec TV5 ») et partenaires du
monde associatif comme la Fédération internationale des professeurs de français.
En Afrique, où se trouve plus de la moitié des apprenants de français dans le
4
monde – et cela sans compter le public potentiel que constituent les millions
d’enfants qui restent hors du système scolaire –, les besoins prioritaires relèvent de
l’enseignement du français langue seconde, ce qui implique en amont que des déci-
sions effectives soient prises quant au rôle des « langues partenaires » (les langues des
élèves et le français) dans l’éducation. Or rares sont les pays qui ont entrepris à ce
sujet des politiques conséquentes, et les actions conduites par les opérateurs multila-
téraux, en raison des discontinuités et des recommencements fréquents, de
l’éparpillement ou de la faiblesse des moyens, ont rarement la cohérence et la capaci-
té d’impact d’une politique linguistique.
On voit apparaître dans cette brève énumération la diversité des champs d’action de
la politique du français, mais aussi quelques particularités nationales ou régionales.
Certains objectifs pourtant semblent largement partagés : préserver la qualité et
l’unité de la langue, ainsi que sa capacité à dire la modernité et à évoluer dans
l’environnement numérique ; généraliser la maîtrise du français dans les pays qui
l’ont comme langue officielle, attirer de nouveaux publics vers la connaissance de la
langue ; renforcer la position du français dans des fonctions considérées comme
prestigieuses au plan mondial. Les tendances qui se dégagent de quelques projets
aujourd’hui à l’œuvre invitent à imaginer, dans chaque secteur visé, des scénarios
possibles pour l’avenir du français.
2. RÉALISATIONS ET PERSPECTIVES
Parmi les actions en cours, retenons pour cet exercice prospectif celles qui, en raison
du poids de leurs promoteurs et de l’importance des moyens attribués, ont les plus
fortes chances de produire les effets escomptés.
– Les travaux d’aménagement du corpus menés par les organismes publics et privés
des pays du Nord (production et gestion de terminologie technico-scientifique, re-
cherche et développement en industries de la langue, participation coordonnée dans
les instances internationales de normalisation, etc.), du fait de la compétence techni-
que que ceux-ci mobilisent et de la coordination croissante entre les acteurs, ont
toutes les chances d’atteindre les objectifs réalistes qui seront fixés. La généralisation
de l’accès aux technologies de l'information et de la communication (TIC) contri-
4
C’est-à-dire, un effectif de 52 617 368 en 2002. Cf. Document préparatoire de la 3e session du Haut Conseil de la
Francophonie, 2006, p. 70.
- 43 -
Les politiques du français à l’heure de la mondialisation
- 45 -
Les politiques du français à l’heure de la mondialisation
Tableau I
Organisme nombre pays % par catégorie de revenu
(classification Banque Mondiale)
Source : Banque mondiale, Data & Statistics, Country classification (2005). En ligne : http://go.worldbank.org/D7SN0B8YU0
* Note : la colonne « moyen » regroupe les catégories « moyen supérieur » et « moyen inférieur », présentées séparément dans les
figures qui suivent.
- 46 -
Lia Varela
5
Voir dans cet ouvrage l’article de R. Phillipson.
6
Plusieurs configurations seraient possibles : régime symétrique d’appui réciproque à l’apprentissage de la langue de
l’autre ; régime asymétrique qui permet à chacun de s’exprimer dans sa langue, mais de n’obtenir de traduction que
dans un nombre restreint de langues dites « actives ».
- 47 -
Les politiques du français à l’heure de la mondialisation
diplômes obtenus dans l’un des pays francophones par des étudiants venus de pays non-
francophones, permettaient un accès professionnel au même titre et sans autre délai que
pour les étudiants nationaux à preuve de compétences professionnelles et linguistiques relati-
ves à la nature de l’emploi, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Si le ministère lituanien
des Affaires étrangères a signé le 20 février 2006, avec l’OIF, la France, la Communauté fran-
çaise de Belgique et le Grand-Duché du Luxembourg, un mémorandum pour la mise en
œuvre d’un programme pluriannuel de formation au français pour ses fonctionnaires, un
étudiant lituanien titulaire d’une licence de français, d’un diplôme d’une prestigieuse école
de commerce française et parlant quatre langues, se trouve confronté après ses études au
dilemme de rentrer dans son pays ou de chercher du travail en Grande Bretagne car, pour
trouver un emploi en France, le candidat devra affronter de longues et fastidieuses procédu-
res et l’entreprise de recrutement devra s’acquitter d’une redevance forfaitaire pouvant at-
teindre 1500 euros7. De la même façon, l’annonce fin 2005 de la fermeture de cours à
l’Institut français de Vienne (entre 1 500 et 2 000 étudiants par an)8, moins d’un an après
l’accession de l’Autriche au statut d’observateur à l’OIF et un an avant l’ouverture à Vienne
du 1er Congrès européen des professeurs de français, pose le problème d’une cohérence stra-
tégique, d’abord de la politique linguistique bilatérale et, ensuite, de celle-ci avec les organisa-
tions multilatérales de la Francophonie.
Les Commissions de terminologie en France ou de toponymie au Québec, montrent, par leur
caractère inter-administratif, comment une politique de la langue implique des modèles de
coordination. Mais le différentiel terminologique entre les institutions françaises et québécoi-
ses, qui ont parfois peiné à trouver des accords, montre aussi que la cohérence doit se cons-
truire au niveau multilatéral. Sans nécessairement s’appuyer sur des instruments de
contrainte, les démarches explicites de cohérence permettent au moins d’éviter autant les
doublons inutiles que les contradictions coûteuses ou les non-choix qui remettent à demain
des engagements nécessaires pour adapter autant la langue que les dispositifs de diffusion et
d’enseignement aux configurations du monde.
7
SIMON, C., 2006, « L’élite polonaise fait du baby-sitting à Paris », dans Le Monde, 17 février, p.3.
8
SCHWAB, P., 2006, AFP Infos Mondiales, 14 février.
- 48 -
LE FRANÇAIS DANS LES NOUVELLES
TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION
Le comité de rédaction
Les rapports entre langues ne peuvent plus s'analyser seulement dans le cadre géo-
graphique. L'arrivée des nouveaux médias, d'Internet, des satellites de radio et de
télévision oblige à tenir compte de l'espace virtuel.
C'est au cours de l'an 2000 que le nombre d'utilisateurs non anglophones d'Internet
a dépassé celui des utilisateurs anglophones (voir tableau 1); mais la diminution de la
place de l'anglais n'est pourtant que relative, beaucoup de non-anglophones pouvant
au moins lire l'anglais. De plus, les dernières données disponibles, qui datent de
2004, laissent croire à un arrêt de la progression de la proportion des usagers non
anglophones.
Tableau 1 : Usagers anglophones et non anglophones d'Internet (en %)
1999 2000 2001 2003 2004
Pour permettre, sur la Toile, l'apparition d'une large gamme d'outils en d'autres lan-
gues que l'anglais, on estimait dans les années 1990 qu'il fallait une « masse critique »
de deux millions d'usagers potentiels (Séguin, 1996). En 1996, le Japon avait franchi
ce seuil, mais pas encore la France, ni les autres pays francophones. Depuis, la situa-
tion a beaucoup évolué, comme le montrent les données du site Euro-Marketing.
Dans le premier trimestre de 2001, une douzaine et demie de langues avaient plus de
deux millions d'usagers « connectés » et en 2004 ce serait le cas de plus de deux dou-
zaines de langues (voir tableau 2). Les francophones connectés étaient 7,2 millions
en 1999 mais le cap des 20 millions a été franchi en 2001 (Maurais, 2003 : 21) et
leur nombre dépassait les 40 millions en 2004.
Même si la diversité linguistique s'accroît, la plupart des langues sont déjà exclues de
facto du World-Wide Web (puisqu'on parlerait sur terre autour de 6 000 langues) mais,
techniquement, rien n'empêche qu'elles puissent y avoir accès dans un avenir plus ou
moins rapproché. Pour l'heure, l'intervention de l'État (on peut citer l'exemple de
l'Islande ou du Gouvernement autonome basque, ce dernier ayant a payé de larges
sommes à Microsoft afin d'obtenir la localisation de Windows et Office en basque)
Le français dans les nouvelles technologies de l’information
s'avère nécessaire car les « petites » langues n'offrent pas de marchés suffisamment
rentables pour les géants du logiciel. Le danger pour les langues minoritaires est
d'être exclues d'un noyau de langues pour lesquelles il est commercialement viable de
développer des systèmes de reconnaissance vocale ou de traduction automatique. Ce
qui n'est évidemment pas le cas du français mais celui de plusieurs de ses langues
« partenaires ».
On oublie souvent que les nouvelles technologies de l'information font beaucoup de
laissés pour compte. Dans plusieurs pays, notamment la majorité des pays franco-
phones, le coût prohibitif de l'achat d'un ordinateur freine l'accès aux nouvelles
technologies. De plus, au micro-ordinateur il faut souvent ajouter dans ces contrées
l'achat d'un ondulateur, appareil qui permet de réguler les variations électriques
inopinées, et celui d'un parafoudre.
Le lien consubstantiel qui semblait exister entre informatique et langue anglaise est
désormais en voie de se rompre ; c'est d'ailleurs ce que constate le rapport Graddol
de 2006. Mais sur un milliard de documents recensés sur le Web par la firme Ink-
tomi en 1999, 86,5 % étaient encore rédigés en anglais, contre 2,4 % en français1;
toutefois, selon Vilaweb.com2 la proportion de pages en anglais n'aurait plus été que
de 68,4 % en 2001, mais il est difficile de savoir si ces deux dernières études sont
comparables et quelle est l'évolution depuis cette dernière date. Quoi qu’il en soit,
l'hégémonie de l'anglais, même si elle s’atténue, continuera de se faire sentir encore
longtemps.
Figure 1 : Évolution du nombre d'usagers d'Internet par langue (en millions)
1
Inktomi, communiqué du 18 janvier 2000.
2
Citant la source http://www.emarketer.com/analysis/edemographics/20010227_edemo.html
- 50 -
Le français dans les nouvelles technologies de l’information
Depuis le développement d’Internet dans les années 1990, l’attention a été portée à la distri-
bution des langues sur les pages de la Toile et dans les échanges de courrier électronique. Il
apparaît aujourd’hui que les supports de communication électroniques ont subi et vont
continuer de subir des transformations rapides, offrant des espaces nouveaux répondant à de
nouveaux besoin ou les stimulant. Leur appropriation sociale tendant elle aussi à varier, la
place qu’occupent les langues dans la communication électronique apparaît davantage
comme le résultat de facteurs multiples, qu’une simple reproduction des rapports démolin-
guistiques, accélérant ainsi la déterritorialisation des langues et offrant de nouveaux territoi-
res virtuels aux locuteurs.
On peut citer deux exemples paradoxaux puisqu’en général on pense que ces technologies
qui rendent possible la communication mondiale, tendent à renforcer les langues dominan-
tes et la langue hyperdominante. Ainsi, parmi ce que l’on appelle les réseaux électroniques
sociaux :
–le réseau ORKUT (http://www.orkut.com) qui permet de créer des communautés virtuelles,
fondé par les dirigeants de Google, est devenu en 2005 l'un des réseaux les plus peuplés et
actifs grâce aux Brésiliens de l’intérieur et de l’extérieur qui assurent ainsi une position do-
minante à la langue portugaise (72 % fin 2005)3; on a même vu s’y former des communautés
américaines, protestant en anglais contre cette domination ;
–autres exemples où la langue française est présente, celui des échanges synchrones du babil-
lard sur MSN (Microsoft), plus appréciés par les jeunes français que par les autres jeunes
européens, et surtout celui des blogues où la présence de la langue est moins évanescente que
dans les supports d’échanges synchrones; avec environ sept millions de blogues fin 2005,
l’espace blogue francophone est aujourd’hui le premier d’Europe devant la Grande-Bretagne
(900 000) et la Russie (800 000), et le deuxième du monde après celui des États-Unis. Rien
que chez l’éditeur Skyblog qui abritait en France à peu près 35 % des blogues en décembre
2005, cela représente plus de 170 millions d’articles et 260 millions de documentaires.4
La question reste de savoir si ce processus représente une fragmentation de la Toile en com-
munautés linguistiques fermées (notée dés 20045 et semblant ainsi se renforcer avec les nou-
veaux supports), ou une diversification linguistique par l’appropriation des nouveaux espaces.
Un moyen d’y répondre est de mesurer l’étendue des lectorats et des interlocuteurs et leur
provenance, ce qui reste relativement difficile.
3
Source : Fabrice Epelboin, Yades, Rubrique « Web 2.0 » vendredi 15 juillet 2005 (http://www.yades.com
/index.php/l-invasion-bresilienne-d-orkut-pourquoi-la-mutualisation-est-la-voie-a-suivre), consulté le 4 janvier 2006.
4
Sources : Médiamétrie/HEAVEN, Le Monde, 4 janvier 2006, p. 15.
5
Cf. recherche Aston University/UNESCO, citée par Bulletin de l’UNISIST, vol.32, nº2, 2004, pp.14-15.
- 51 -
Le français dans les nouvelles technologies de l’information
Brésil 71,71 %
États-Unis 6,85 %
Iran 5,2 %
Pakistan 3,33 %
Inde 2,05 %
Japon 0,87 %
Grande-Bretagne 0,84 %
Canada 0,78 %
Estonie 0,68 %
Portugal 0,5 %
- 52 -
LA PUISSANCE ÉCONOMIQUE
DU FRANÇAIS
François GRIN
Université de Genève
Michele GAZZOLA
Université de Genève
INTRODUCTION
La notion de « poids », d'« importance » ou de « puissance économique » est com-
plexe au départ ; elle l’est plus encore si elle est censée s’attacher à telle ou telle lan-
gue. On ne peut donc parler de puissance économique du français, de l’anglais ou de
toute autre langue que moyennant un certain nombre d’éclaircissements.
Divers indicateurs reconnus, comme le revenu national brut (RNB) donnent une idée
du poids économique de différents pays. On peut ensuite associer une langue à cha-
que pays (ou partie de pays) qui l’emploie pour évaluer l’importance, dans l’activité
économique mondiale, de telle ou telle langue. Même abstraction faite des limites
inhérentes aux agrégats macroéconomiques (cf. ci-dessous), un tel chiffre ne peut être
qu’indicatif, car l’importance d’une langue dans la vie économique se reflète aussi
dans l’usage effectif qui en est fait dans la production, la distribution et l’échange.
Pour mieux cerner l’importance économique du français, on peut envisager de re-
courir à d’autres indicateurs macroéconomiques, tels que la part des pays franco-
phones dans le commerce international, ou leur investissement net dans l’ensemble
des pays non francophones ; on peut ensuite ajuster ces chiffres à l’aide
d’observations sociolinguistiques statistiquement fiables ; malheureusement, les
données disponibles ne permettent pas de tels ajustements, et la façon dont ces der-
niers devraient être effectués pour aboutir à une estimation plus fiable n’est, à
l’heure actuelle, pas analytiquement établie.
Le calcul du RNB de la francophonie reste donc sans doute, en l’état, la meilleure
façon d’évaluer l’importance économique du français. Il offre aussi l’avantage
d’éviter les confusions engendrées par le parallèle parfois proposé entre langue et
monnaie : en effet, même la stabilité internationale d’une monnaie sur le marché des
changes (indicateur de la santé économique du pays dont c’est la monnaie nationale,
pourtant plus pertinent que la « convertibilité » parfois invoquée) ne présente pas de
corrélation avec l’importance démolinguistique et géopolitique de la langue associée
à ce pays, et ne peut dès lors pas servir d’indicateur de sa « puissance » économique.
La puissance économique du français
DÉFINITIONS
L’agrégat souvent pris comme point de départ de comparaisons internationales de
l’activité économique est le produit intérieur brut (PIB) d’un pays. Le PIB représente la
valeur totale des biens et des services finis produits sur le territoire d’un État au
cours d’une année. Toutefois, dans les comparaisons entre pays, on préfère généra-
lement utiliser un autre indicateur, le revenu national brut (autrefois produit national
brut). Le RNB est calculé à partir du PIB en ajoutant les revenus du capital et du
travail reçus du reste du monde et en soustrayant les revenus du capital et du travail
versés au reste du monde. Le RNB met donc en évidence l’ensemble des revenus
reçus par les unités résidentes dans un pays et permet ainsi de mieux tenir compte de
la structure de propriété de l’économie mondiale.
Le RNB dépend de la taille de l’économie considérée et, tout comme le PIB, on peut
le diviser par la population du pays pour obtenir une grandeur par tête. Cependant,
les comparaisons entre pays restent difficiles, surtout lorsque le même montant
d’une monnaie de référence ne permet pas d’y acquérir la même quantité de biens,
indiquant l’existence entre ces pays des différences de pouvoir d’achat. Pour
contourner ce problème, on choisit une monnaie comme référence commune (sou-
vent le dollar) et on calcule le RNB en « parité des pouvoirs d’achat » (PPA), c’est-à-
dire en utilisant un taux de conversion monétaire tenant compte des différences de
niveau général des prix entre pays. Le RNB par tête en PPA permet donc la compa-
raison internationale des niveaux de vie, même s’il ne dit rien d’autres aspects de la
qualité de vie (qualité environnementale, vitalité culturelle, littératie, espérance de
vie, sécurité de l’emploi, degré de justice sociale, etc.).
ESTIMATIONS
Le rapport La Francophonie dans le monde 2004-2005 introduit une distinction entre
« francophone» — « personne capable de faire face, en français, aux situations de
communication courante » — et « francophone partiel » — « personne ayant une compé-
tence réduite en français, lui permettant de faire face à un nombre limité de situa-
tions » (OIF 2005 : 21). Étant donné que la définition du francophone est d’emblée
assez peu exigeante, on ne prendra pas en compte ici les « francophones partiels ».
Aujourd’hui, 29 pays dans le monde ont le français comme langue officielle (seul ou
avec d’autres langues) ; ils représentant une population totale d’environ 317 millions
de personnes (dont 62,8 % vivent en Afrique). Nous appellerons ici « espace franco-
phone » (EF) l’ensemble des personnes francophones habitant dans ces 29 pays.
Les francophones ne sont pas distribués de façon uniforme au sein de l’EF. Par
exemple, si en France 99,2 % de la population sont constitués de francophones1, ce
1
Métropole plus Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion. Les données pour l’île de Mayotte, la Nouvelle-
Calédonie et la Polynésie française sont calculées séparément. Faute de données précises, Saint-Martin, Saint-
Barthélemy et Wallis-et-Futuna ne sont pas pris en compte ici.
- 54 -
François Grin et Michele Gazzola
2
Albanie, Macédoine, Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Liban, Égypte, Maroc, Algérie, Tunisie, Mauritanie, Cap-Vert,
Guinée-Bissau, São Tomé et Principe, Île Maurice, Cambodge, Laos, Vietnam, Dominique, Sainte-Lucie. Cette liste
ne comporte pas les États ayant statut d’observateur.
- 55 -
La puissance économique du français
Indicateurs du poids économique de la Avec 29 pays Espace Avec 49 pays Espace franco-
francophonie, 2002 francophones francophone francophones phone élargi
Population 316 878 000 95 600 000 600 722 000 114 488 000
Sources : pour les données économiques et démographiques, Banque mondiale (2004) ; pour les pourcentages de
francophones dans les pays concernés, Organisation Internationale de la Francophonie (2005) et Haut Conseil de
la francophonie (1999).
En PPA, le RNB de l’espace francophone élargi est donc légèrement plus élevé que
celui de l’Allemagne, et le RNB par tête moyen d’un francophone habitant dans
l’EFE est plus ou moins équivalent à celui d’un résident en Israël ou en Grèce. En
retenant une définition de la francophonie basée sur le nombre des locuteurs effec-
tifs du français, on constate donc qu’elle pèse environ 5 % de l’économie mondiale,
alors que les francophones représentent entre 1,5 % et 2 % de la population mon-
diale.
- 56 -
LA PUISSANCE POLITIQUE DU FRANÇAIS
Jean LAPONCE
University of British Columbia
- 58 -
Jean Laponce
60 48
50
40
30
20 8 6 6 5 5 3
10
0
e
be
ais
is
is
ol
ss
gla
ino
gn
a ra
on
ru
pa
an
ch
jap
es
Cf Laponce (2006)
anglais
italien.
néerl
Chevauchement de langue selon la français
puissance militaire des États
concernés. La surface des groupes
linguistiques est, comme celle des
chevauchements, à peu près propor- allemand
tionnelle aux dépenses militaires.
arabe
- 59 -
La puissance politique du français
20
15
15 13 13
9
10
5 4
5
0
is
is
n
be
ais
ss
rée
gl a
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ara
nç
ru
co
an
ch
f ra
- 60 -
LE FRANÇAIS
ET LA DÉFENSE DE LA DIVERSITÉ
LINGUISTIQUE ET CULTURELLE
Louise BEAUDOIN
Membre associée, chargée des questions de francophonie internationale,
Université de Montréal
La question de la défense de la diversité culturelle s’est posée en deux temps dans les
traités économiques internationaux.
D'abord sous la forme de l’exception culturelle qui a vu le jour à l’occasion de la
négociation de l’Accord de libre-échange (ALE) entre les États-Unis et le Canada. En
1988, le Canada a tenté d’exclure le secteur audiovisuel du champ d’application de
l’accord avec les États-Unis. Il a réussi en partie, mais cette clause d’exception cultu-
relle n’est pas étanche : par l’article 2005 de l’ALE1, les États-Unis se réservent le
droit de prendre des mesures de représailles si de nouvelles politiques culturelles
canadiennes heurtent les intérêts américains. De leur côté, les Européens, dans le
cadre des négociations du GATT, qui ont abouti en 1994 à la création de
l’Organisation mondiale du commerce, ont obtenu que la culture n'y soit pas in-
cluse. En fait, le secteur culturel ne sera libéralisé que dans les pays qui auront pris
des engagements en ce sens ; une vingtaine de pays ont fait des offres par lesquelles
ils acceptent les règles de l’OMC en matière d’accès au marché, de traitement natio-
nal et de clause de la nation la plus favorisée. Tous les pays membres, à l’époque, de
l’Union européenne ont ainsi réussi à sauvegarder leur marge de manœuvre pour
promouvoir, par toutes sortes de moyens (quotas, subventions, etc.), leurs industries
culturelles.
Dans un deuxième temps, le concept d’exception culturelle s'est transformé en celui de
diversité culturelle, moins défensif, plus positif, plus consensuel, mais aussi plus flou
et sujet à plusieurs interprétations. L’objectif étant, pour plusieurs pays, d’exclure la
culture des négociations commerciales multilatérales, il est vite apparu que la meilleure
1
L’article 2005 se lit comme suit :
1) Les industries culturelles sont exemptées des dispositions du présent accord, sauf stipulation expresse à l’article
401 (élimination des droits de douane), au paragraphe 4 de l’ article 1607 (cession forcée d’une acquisition directe)
et aux articles 2106 et 2107 du présent chapitre.
2) Malgré les autres dispositions du présent accord, chaque Partie pourra prendre des mesures ayant un effet com-
mercial équivalent en réaction à des interventions qui seraient incompatibles avec le présent accord, si ce n’était du
paragraphe 1.
Le français et la défense de la diversité linguistique et culturelle
LE RÔLE DE LA FRANCOPHONIE
La Francophonie a été à l’avant-garde de ce combat en faveur de la diversité cultu-
relle. Elle fut la première organisation internationale à voter, à l'issue du sommet de
Moncton de 1999, une résolution exigeant que les États et gouvernements puissent
maintenir leur droit souverain de soutenir, par des politiques publiques, leur secteur
culturel3. Décision réitérée et bonifiée lors du Sommet de Beyrouth de 20024 :
l’UNESCO était alors appelée à se saisir du dossier. La Francophonie a aussi com-
pris qu’elle devait élargir le débat au-delà de la sphère exclusivement francophone, en
s’associant à d’autres aires linguistiques, plus particulièrement hispanophone, luso-
phone et arabophone. Selon le principe suivant : défendre les diverses cultures fran-
cophones, c’est défendre toutes les cultures et défendre le français, c’est défendre
toutes les autres langues. La Francophonie a aussi compris qu’elle devait se préoccu-
per des pays africains. Car pourquoi ceux-ci ratifieraient-ils, par exemple, la Conven-
tion adoptée à l’UNESCO s’il ne s’agissait que d’une nouvelle manière de se parta-
ger, entre pays du Nord, un marché, principalement audiovisuel, en croissance ex-
ponentielle ?
Les participants au Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Ouagadougou, au
Burkina Faso, en novembre 2004, ont réaffirmé que la première mission de la Fran-
cophonie était de promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguis-
tique5. Car tous constatent que la tendance à l’hégémonie mondiale de l’anglais
2
http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php
RL_ID=11281&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
3
http://www.francophonie.org/francophonie/sommets/moncton_1999.html
4
http://www.francophonie.org/francophonie/sommets/beyrouth_2002.html
5
http://www.francophonie.org/francophonie/sommets/Ouagadougou_2004.html
- 62 -
Louise Beaudoin
s’intensifie, avec l’accord implicite ou délibéré des pays non anglophones, la princi-
pale justification étant économique : diminuer les coûts de fonctionnement des or-
ganisations multilatérales, par exemple aux Nations unies et dans ses institutions
spécialisées. En Europe, les dix nouveaux États de l’Union ont tous choisi l’anglais
comme langue de communication avec la Commission européenne. Les résultats
sont là : colonisation linguistique par la diffusion des produits anglo-américains,
emprunts terminologiques, réduction des autres langues, au mieux, au statut de lan-
gues régionales, au pire à celui de langue nationale d’un seul pays. Il ne faut pas non
plus sous-estimer, chez les locuteurs, la chute de prestige de leur propre langue. L’un
des enjeux consiste, en réaction, à faire que les langues conservent leur vitalité : vita-
lité de création, particulièrement en matière de cinéma et de télévision, vitalité
d’expression dans le domaine des sciences et de la technologie par le biais du déve-
loppement terminologique, vitalité informatique en disposant des logiciels courants
en de multiples langues.
Au-delà de la nécessité de développer des politiques proactives de promotion de la
diversité linguistique dans chacune des zones économiques et géographiques concer-
nées, par exemple en établissant des alliances entre pays de l’éventuelle ZLÉA (Zone
de libre-échange des Amériques) ou de l’Europe élargie, la question se pose : faut-il
inclure la diversité linguistique dans un nouvel accord international ? Cela octroie-
rait aux États la capacité de déclarer une ou des langues officielles, tout en respectant
la présence sur leur territoire de langues tierces et en acceptant de faire que
l’administration s’adresse aux membres de la ou des principales minorités dans leur
langue. Il s’agirait également d’établir la capacité des États d’adopter des politiques
publiques de nature à assurer la prédominance de la ou des langues officielles. Les
États seraient ainsi légitimés d’intervenir, en prenant en compte, en particulier, les
intérêts des consommateurs, selon la dose d’intervention qui leur conviendrait et
dans la limite de l’interdiction d’interdire. Faute de quoi, bon nombre des mesures
de protection linguistique, telles celles que se sont données plusieurs pays et nations,
pourraient, en effet, être considérées comme des entraves au commerce par l’OMC.
Par exemple, les dispositions obligeant l'étiquetage ou les modes d'emploi des pro-
duits importés dans les langues nationales.
Si les francophones des cinq continents veulent que la langue française demeure
dans les années à venir une grande langue internationale alors qu’elle est en plein
repli, il leur revient, comme ils l’ont si bien fait pour la diversité culturelle, de pren-
dre la tête et de proposer l’adoption d’un traité sur la diversité linguistique.
- 63 -
LE FRANÇAIS AU TRAVAIL
DANS UN MONDE EN VOIE
DE MONDIALISATION
Pierre BOUCHARD
Ancien directeur de la recherche et de l'évaluation
Office québécois de la langue française
La langue utilisée au sein des milieux de travail préoccupe depuis quelque temps déjà
certains États. Le mode d’intervention retenu par eux peut être très variable : il se
situe quelque part entre le recours à une loi et la simple observation du phénomène.
Ainsi, dans certains cas, on a été jusqu’à enchâsser cette préoccupation dans une loi
(cas du Québec – voir l’encadré ci-dessous), dans d’autres cas, le gouvernement a
simplement choisi d’encourager l’utilisation de la langue à promouvoir (cas de la
Catalogne) ou, ailleurs, on en est à l’étape de la prise de conscience de la situation
par le moyen d’études de plus ou moins grande envergure (cas de la France).
En 2003, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, la
Generalitat de Catalogne et le Secrétariat à la politique linguistique du Québec sont
même allés jusqu’à organiser conjointement un Colloque international sur les prati-
ques linguistiques dans les entreprises à vocation internationale1. Il y fut, entre au-
tres sujets, question des enjeux auxquels ces entreprises, qu’elles soient établies en
France, en Catalogne, au Pays basque ou au Québec, doivent désormais faire face et
des pratiques linguistiques de ces différents États. Il en est ressorti l’importance de
chercher à définir avec le plus de réalisme possible les attentes linguistiques de cha-
cun des États à l’endroit des entreprises et de se donner les moyens d’intervenir dans
les limites de leurs compétences.
La question de la langue de travail est donc bien d’actualité. La langue de travail, il
importe d’en prendre conscience, est tributaire du contexte économique et social et
des caractéristiques de l’entreprise, mais aussi d’autres facteurs liés aux caractéristi-
ques de la direction et du personnel de cette dernière. Et la définition de ce qu’on
entend par le travail dans une langue donnée, le français par exemple, se pose tou-
jours. Ce sont là autant de thèmes qui seront abordés dans les lignes qui suivent.
1
Les actes de ce colloque ont été publiés en français et en catalan. Il est possible de se les procurer auprès du Secré-
tariat à la politique linguistique du Québec ou à la Generalitat de Catalogne.
Le français au travail
Le cas du Québec
La législation relative à la langue de travail comprend plusieurs dispositions qui ont été
consignées dans la Charte de la langue française, sous différents titres : la langue du travail
(art. 41 à 50) ; la langue du commerce et des affaires (art. 51 à 71) et la francisation des en-
treprises (art. 129 à 154). Les dispositions relatives à la langue de travail auxquelles sont assu-
jettis tous les employeurs traitent, entre autres, de la langue des communications de
l’employeur avec son personnel, de la langue de publication des offres d’emploi, de la langue
des conventions collectives et de la langue d’accès à un emploi.
Les dispositions relatives à la langue du commerce et des affaires fixent le cadre linguistique
dans lequel doivent s’effectuer les activités commerciales (tout doit au moins être en français).
Elles couvrent les informations écrites destinées aux consommateurs de biens et services (les
inscriptions sur les produits, les catalogues, les logiciels, les jouets ou jeux, les bons de com-
mande, l’affichage public, etc.).
Les dispositions relatives à la francisation des entreprises, quant à elles, ne s’appliquent
qu’aux entreprises employant 50 personnes et plus. Elles décrivent le processus de francisa-
tion auquel ces entreprises doivent se soumettre et établissent les éléments susceptibles de
faire partie du programme de francisation devant mener à la délivrance d’un certificat de
francisation, le programme de francisation ayant pour but la généralisation de l’utilisation du
français à tous les niveaux de l’entreprise. On trouve aussi des dispositions permettant des
mesures temporaires d’exemption et des mesures visant à permettre l’utilisation d’une autre
langue que le français comme langue de fonctionnement (ententes particulières pour les
sièges sociaux, les centres de recherche, les entreprises entretenant des relations avec
l’étranger).
Le phénomène de mondialisation
Sans vouloir accorder plus d’importance à la mondialisation qu’elle ne devrait en
avoir, il semble qu’elle explique au moins en partie certaines transformations obser-
vées au sein des entreprises, qui ont des incidences sur leur situation linguistique
(sur l’utilisation du français dans le cas du Québec). Les entreprises sont de plus en
plus ouvertes sur le monde et les pressions de l’anglais se font de plus en plus sentir.
Il se fait de plus en plus d’affaires à l’extérieur de l’État, exportations interrégionales
et internationales obligent. Le nombre d’entreprises au sein d’un État évolue sans
cesse : on trouve beaucoup de nouvelles entreprises, mais aussi beaucoup
- 66 -
Pierre Bouchard
La concentration de l’immigration
Les travailleurs qui ne connaissent pas la langue officielle de l’État ont généralement
tendance à se concentrer sur un territoire. Cette concentration n’est pas sans poser
un autre défi aux États concernés et aux entreprises qui embauchent. C’est, entre
autres, le cas de certaines entreprises de la région métropolitaine de Montréal au
Québec, notamment celles de l’Ouest de l’île.
Cette concentration a alors forcément un impact sur le choix de la langue de travail3.
En effet, il arrive trop souvent que, du fait de la méconnaissance de la langue offi-
2
Ce phénomène a souvent des incidences importantes sur le processus de francisation d’une entreprise. En effet, un
changement à la haute direction, par exemple, pourra avoir pour effet de favoriser la francisation de l’entreprise, si le
haut dirigeant est favorable au français.
3
Selon le dernier recensement canadien (2001), la quasi-totalité de la main-d’œuvre de langue maternelle française
(84,9 %) travaille principalement en français dans l’île de Montréal, les trois quarts (74,3 %) de la main d’œuvre de
- 67 -
Le français au travail
cielle de la part d’un supérieur ou d’un collègue, un travailleur soit dans l’obligation
d’utiliser une langue autre que celle qu’il aurait souhaitée.
L’impact de la propriété
D'une étude portant sur le processus de francisation des grandes entreprises québécoises
prévu par la Charte de la langue française (Bouchard, 1990) il ressort que la prédominance
linguistique du conseil d’administration de l’entreprise a une influence significative sur l’état
de francisation de l’entreprise au moment de son inscription dans ledit processus. En effet,
toutes les entreprises ayant une direction majoritairement anglophone ont eu à élaborer un
programme de francisation, l’utilisation du français y ayant été jugée non généralisée. Par
ailleurs, dans le cas des entreprises francophones, ce sont plutôt 40 % de ces entreprises qui
ont eu à élaborer un tel programme de francisation. Cette dernière donnée, il importe de le
mentionner, montre aussi que la prédominance linguistique du conseil d’administration
n’est pas le seul facteur déterminant de la situation linguistique. D’autres critères devraient
dès lors être pris en compte pour saisir toute la complexité de la situation
Cette conclusion ressort aussi d’autres analyses menées sur les mêmes données. Par exemple,
à l’aide de l’« analyse du déroulement des événements » (event history), on observe que la vi-
tesse de certification des entreprises relève bien du type de propriété (le fait d’être une entre-
prise étrangère ou non et la proportion d’administrateurs francophones), mais aussi de cer-
taines caractéristiques non linguistiques (le fait d’appartenir à certains secteurs d’activité, la
proportion de cadres – ce qui nous renvoie à l’organisation de l’entreprise).
langue maternelle anglaise travaillent en anglais, alors qu’il y a pratiquement autant de travailleurs de langue mater-
nelle tierce qui travaillent principalement en anglais (38,9 %) qu’il y en a qui travaillent en français (40,1 %).
4
Il faut comprendre l’origine de la propriété, la localisation de la maison-mère et du siège social, ainsi que la langue
du propriétaire et des administrateurs.
- 68 -
Pierre Bouchard
La langue de l’autre
Une étude menée en France (Gratiant, 2004) fait ressortir les territoires (internes et externes)
des langues et les situations dans lesquelles les choix sont opérés.
« Le français apparaît la langue de travail, à l’écrit et à l’oral, entre francophones, lorsque le
sujet (métier, activité…) le permet et lorsque les éléments initiaux ont été produits en fran-
çais. Mais il suffit que les échanges initiaux (courriels, notes de travail, correspondance, rap-
port…) soient produits en anglais pour qu’en cascade, toute la chaîne des échanges passe à
l’anglais, y compris entre francophones.
- 69 -
Le français au travail
Lorsque l’activité requiert que l’on utilise l’anglais de manière dominante, y compris en
France, entre francophones, les échanges oraux se font aussi en anglais (cas de services finan-
ciers travaillant à l’international et de sociétés de services informatiques). »
Et dès qu’un document doit être communiqué à au moins un destinataire non francophone,
la totalité de la communication se fait en anglais.
Quant aux facteurs organisationnels, ils ont trait à l’intensité de la présence d’un
groupe linguistique particulier dans le milieu de travail immédiat et au rôle non
négligeable des superviseurs de ce groupe. En plus, il faut mentionner que le travail-
leur ne travaille plus seul, mais dans des groupes mis en relations complexes et cela a
forcément des incidences sur la langue de travail utilisée.
- 70 -
Pierre Bouchard
CONCLUSION
De tout cela, il ressort que la langue de travail est une question bien actuelle. Elle est
tributaire d’un ensemble de facteurs liés à l’entreprise, mais aussi à la direction et
aux travailleurs. Et, nous l’avons vu, il n’est pas simple de déterminer précisément
dans quelle langue un individu travaille.
La question de la langue de travail doit continuer à préoccuper les États qui, dans le
contexte actuel, doivent rechercher les meilleurs moyens d’intervenir auprès des
entreprises, car « l’émergence de nouveaux contextes modifie le rôle de la langue
dans les activités des entreprises. En effet, la langue devient de plus en plus un ins-
trument de travail crucial puisque l’information et son traitement sont maintenant
une ressource stratégique pour l’ensemble de la société et le nouveau centre de gravi-
té du système socio-économique. Tous les marchés sont désormais liés à son utilisa-
tion » (Conseil supérieur de la langue française, 2005 : 8).
- 71 -
LE FRANÇAIS ET LES JEUNES :
LA MODERNITÉ DU FRANÇAIS
Carole DE FÉRAL
Université de Nice-Sophia Antipolis
Gueorgui JETCHEV
Université de Sofia Saint Clément d'Ohrid
Si le français a un avenir, celui-ci passe par les représentations que s’en font les jeu-
nes d’aujourd’hui, par les usages qu’ils en ont, les choix qu’ils opèrent sur un marché
linguistique de plus en plus ouvert qui s’offre à eux. Mais qui sont les « jeunes » ? Des
scolaires ? Des étudiants ? De jeunes travailleurs ? On sait depuis Bourdieu que « les
jeunes » ne constituent pas une classe sociale, ni même une catégorie homogène dans
une société. La gageure est donc grande quand il s’agit d’étudier la posture de ce
« groupe » dans l’ensemble du monde francophone. Raison pour laquelle
l’exhaustivité étant hors d’atteinte, le choix a été fait de quelques coups de sonde
dans deux régions souvent dites cruciales pour l’avenir du français, l’Afrique et
l’Europe centrale et orientale1.
1
Sur ces deux régions, de manière plus générale, voir ici même les contributions d’Auguste Moussirou-Mouyama et
de Claude Truchot.
Le français et les jeunes
laire est un facteur primordial d'intégration urbaine tandis que le français n'a pas a
priori – dans ces cas-là – de fonction de communication interethnique. On peut
cependant employer la langue officielle comme « langue neutre » pour tenter
d'échapper à la domination du véhiculaire africain ou pour d’autres raisons symboli-
ques. Dans de nombreuses villes, des discours mixtes sont utilisés, principalement
par les jeunes, qui perçoivent le recours au français comme un signe de modernité et
mêlent dans une même phrase français et langue africaine (wolof à Dakar, sango à
Bangui, lingala à Kinshasa, moore à Ouagadougou),
À Abidjan (Côte-d’Ivoire), Brazzaville ou Pointe-Noire (Congo), Douala ou Yaoundé
(Cameroun), ou encore Libreville (Gabon), la fonction véhiculaire est en grande
partie assurée par le français même si co-existent d'autres variétés véhiculaires (kituba
et lingala au Congo, pidgin-english à Douala, dioula sur les marchés ivoiriens…). Un
nombre croissant d’enfants parlent le français dans la rue et les cours de récréation
mais aussi à la maison avec leurs frères et sœurs et même, pour certains, avec leurs
parents : ces derniers pensent, en donnant la préférence au français, favoriser la réus-
site scolaire et professionnelle de leurs enfants. On observe donc une véritable ap-
propriation du français. Et l’aisance avec laquelle certains enfants parlent français
leur permet de lui faire jouer une fonction cryptique et ludique en le codant (sortes
de javanais où une ou plusieurs syllabes parasites sont ajoutées à chaque syllabe,
comme dans cet exemple du Cameroun : Estguéré ceguere queguere tuguru asgara
vuguru pagarapagara ? « Est-ce que tu as vu papa ? »).
Autre illustration, plus phénoménale, de l’appropriation du français par les jeunes :
le développement, depuis plus d’une vingtaine d’années, de pratiques langagières qui
rappellent ce qui se passe dans l’Hexagone avec « les parlers jeunes ». Ces pratiques
se démarquent du français courant par la présence de termes qui ont subi des modi-
fications (troncation, inversion des syllabes) mais surtout d’emprunts à d’autres lan-
gues en contact. Si la structure est toujours celle du français et le recours aux mots
empruntés non systématique, on peut toutefois se demander si, dans un avenir plus
ou moins proche, ces pratiques ne risquent pas de donner le jour à de nouvelles
langues.
Parler le camfranglais au Cameroun et le nouchi en Côte-d’Ivoire, par exemple, permet
de revendiquer une identité non seulement « francophone » mais aussi « jeune »,
« urbaine » et même « nationale ». Certains journaux, certains chanteurs qui
s’adressent aux jeunes utilisent ces « parlers jeunes » et le fait que ces parlers soient
fortement médiatisés contribue à leur maintien et à leur expansion.
- 74 -
Carole de Féral et Georgui Jetchev
Si tu vois ma go / Dis lui que je go / je go chez les wat / nous fala les do / La galère du Camer / Toi-
même tu no / tu bolo tu bolo / mais où sont les do (Si tu vois ma copine / dis-lui que je vais / je vais
chez les Blancs / pour chercher du fric / La galère du Cameroun / Toi-même tu sais / tu travailles tu
travailles / mais où est le fric ?)
Extrait d'un rap de Koppo
Le premier go serait emprunté à l’ewondo (mais on retrouve ce mot, avec le même sens, au
Burkina Faso, en nouchi, et même chez les « jeunes des banlieues » en France !), bolo est d'ori-
gine duala. Tous les autres termes viennent de l’anglais/du pidgin : go (« go » : aller); wat
(« white », blanc); do (« dollar »; cf. aussi « dough », fric); no (« know », savoir); fala (« follow »,
suivre) avec, ici, le sens pidgin de « chercher ».
- 75 -
Le français et les jeunes
- 76 -
Carole de Féral et Georgui Jetchev
- 77 -
Le français et les jeunes
D’autres encore ont une offre plurilingue d’où le français est absent : anglais, allemand, ita-
lien, grec (Leter), anglais, italien, grec, espagnol (Atlas-S), anglais et espagnol (Intelekt-Info).
- 78 -
LA COOPÉRATION INTERNATIONALE
ENTRE AIRES LINGUISTIQUES
Louis-Jean CALVET
Institut de la Francophonie, Université de Provence
Dans le grand désordre babélien que constituent les quelques six mille cinq cents
langues parlées dans le monde, on a tenté de mettre de l’ordre en utilisant le modèle
gravitationnel (Calvet 1999) fondé sur le fait que les langues sont reliées entre elles
par les locuteurs bilingues. On arrive ainsi à une configuration dans laquelle, autour
d’une langue pivot, hypercentrale, l’anglais, gravitent une dizaine de langues super-
centrales (français, espagnol, arabe, hindi, chinois et quelques autres) qui sont à leur
tour le pivot de la gravitation de langues centrales autour desquelles gravitent des
langues périphériques.
Dans ce modèle, les langues de deuxième niveau, les langues supercentrales, sont
face à l’anglais dans des situations comparables : les locuteurs de l’anglais ont une
forte tendance au monolinguisme tandis que les locuteurs de ces langues supercen-
trales, lorsqu’ils s’approprient une autre langue, apprennent soit l’anglais soit une
langue de même niveau. Mais les pays dans lesquels on les parle ne sont pas tous
dans la même situation. Certains se sont donné une organisation reposant sur le
partage d’une langue. C’est bien sûr le cas de la Francophonie (organisation géopoli-
tique de pays regroupés autour de la langue française), et l’on pourrait généraliser
cette notion sous la forme abstraite de Xphonie, terme dans lequel le X représente
une langue de grande expansion (anglophonie, hispanophonie, arabophonie, luso-
phonie, sinophonie, etc.). Dans ces ensembles, l’un est dominant à l’échelle mon-
diale (l’anglophonie) et n’a guère besoin de s’organiser, certains n’ont aucune orga-
nisation structurelle (l’arabophonie), d’autres enfin ont une organisation sur certains
points comparable à celle de la francophonie (hispanophonie, lusophonie).
Il faut en outre noter l’existence d’interférences sociolinguistiques et géopolitiques
entre la Francophonie et certains des autres ensembles linguistiques : sur les 53 États
membres de plein droit de l’OIF, sept sont en effet également membres du Com-
monwealth (Cameroun, Canada, Dominique, Maurice, Sainte-Lucie, Seychelles,
Vanuatu), trois de la CPLP (Cap-Vert, Guinée Bissau, São Tomé et Principe), cinq
des pays de la Ligue arabe (Djibouti, Liban, Maroc, Mauritanie, Tunisie), et un de
l’Organisation des États ibéro-américains (Guinée Équatoriale).
Or la situation de certaines de ces Xphonies face à la langue hypercentrale est en de
nombreux points semblable. Pour ne prendre qu'un exemple, voici le pourcentage
La coopération internationale entre aires linguistiques
des interventions devant l'Assemblée générale des Nations unies en anglais, français,
espagnol et arabe en 1992 et 1999 (Calvet 2002 page 195) :
1992 1999
anglais 45 % 50 %
français 19 % 13,8 %
espagnol 12 % 10 %
arabe 10 % 9,5 %
On voit qu'en sept ans toutes les langues ont reculé au profit de l’anglais, et la situa-
tion serait plus frappante encore si nous considérions les langues dans lesquelles sont
rédigés les documents, les langues dans lesquelles se tiennent les réunions informel-
les, le pourcentage d'ouvrages acquis dans les différentes langues par la bibliothèque
de l'ONU.
Sous l’impulsion de son ancien secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, la Franco-
phonie a donc tenté de se rapprocher d’autres Xphonies pour envisager des actions
communes en faveur du respect de la diversité linguistique et des règlements linguis-
tiques dans les organisations internationales, face au danger d'uniformisation par
l'anglais. Dans un premier temps, une tentative de rapprochement, sans lendemain,
avec l’arabophonie a été tentée : en novembre 2000 s'est ainsi réuni à Paris un collo-
que sur « francophonie et arabophonie », mais la situation sociolinguistique très
particulière des pays arabophones (diglossie entre la langue officielle qu’est l’arabe
standard et les arabes nationaux parlés par les populations, fonction religieuse de
l’arabe classique) rendait difficile ce rapprochement stratégique. En revanche les
choses ont rapidement semblé plus faciles avec les pays de langue espagnole et portu-
gaise. Les 20 et 21 mars 2001 s'est ainsi tenu, toujours à Paris, un colloque sur le
thème de la diversité, réunissant les organisations de la francophonie, des espaces
hispanophone et lusophone, trois ensembles linguistiques représentés par cinq orga-
nisations : l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie, l’Organisation
des États ibéro-américains (OEI), la Communauté des pays de langue portugaise
(CPLP), le Secretaría de Cooperación Iberoamericana (SECIB) et l’Union latine
(UL).
L’OEI, dont le siège est à Madrid, avec des représentations à Bogotá, Buenos Aires,
Lima, Mexico et San Salvador, est une structure un peu particulière dans la mesure
où elle n’est pas définie par une seule langue mais par deux, l’espagnol et le portu-
gais. Vingt-trois pays en sont membres : Argentine, Bolivie, Brésil, Colombie, Costa
Rica, Cuba, Chili, République Dominicaine, Équateur, Espagne, Guatemala, Gui-
- 80 -
Louis-Jean Calvet
une nouvelle donne. Nous avons vu que la Francophonie se concerte depuis 2001
avec les pays hispanophones et lusophones pour des actions communes dans les
organisations internationales, où les règlements linguistiques sont rarement respectés
et où il faut se battre quotidiennement pour leur application. Si les pays arabes rejoi-
gnaient ce groupe autant sur des fondements d’alliance stratégique qu’historiques
d’emprunts lexicaux relativement importants des langues romanes (espagnol, portu-
gais, français) à l’arabe, c’est plus de la moitié des membres de l’ONU, représentant
trois des six langues officielles (arabe, espagnol, français) et un poids démolinguisti-
que puissant qui pourraient agir contre l’hégémonie de l’anglais. Et cela pourrait
également avoir, par effet de cascade, des retombées sur la politique linguistique au
sein des nombreuses instances internationales (on se souvient par exemple des pro-
blèmes rencontrés lors des Jeux olympiques d’Athènes de 2004), en particulier au
sein des instances européennes. De ce point de vue, cette coopération internationale
entre aires linguistiques pourrait n’être qu’un premier pas vers une réflexion plus
large sur les rapports entre les langues du monde et la protection de la diversité.
- 82 -
DE LA FRANCOPHONIE
À LA FRANCOPHONIE :
LES DISCOURS DES SOMMETS
Bruno MAURER
Université de Montpellier III
Directeur du Bureau régional Océan Indien de l'AUF
Repérer les lignes de force des discours de la « francophonie politique » n’est pas
simple. Notre point de vue sera celui des « Conférences des chefs d’État et de gou-
vernement ayant en commun l’usage du français/ayant le français en partage » et
l’ensemble des contributions – séances inaugurales et de clôture, ateliers – représente
quelques milliers de pages.
Une ligne de force guidera notre lecture : la manière dont se construit peu à peu
dans les discours le passage de la francophonie à la Francophonie, de la réalité lin-
guistique à la construction politique.
1
Les dates renvoient aux Sommets, dont les actes sont publiés par le Secrétariat des Instances de la Francophonie.
AIF, 13 quai André-Citroën, 75015 Paris.
De la francophonie à la Francophonie
- 84 -
Bruno Maurer
cophone », employée par A. Diouf (Paris, 1986 : 273), ou la « famille » (B. Mulroney,
Chaillot, 1991 : 167).
Pourtant, par-delà ces métaphores, les discours consacrent bel et bien une structura-
tion progressive de la francophonie comme espace politique.
Ainsi, le terme « Sommet de la francophonie » apparaît pour la première fois, dans la
bouche d’A. Diouf, à Dakar (1989). C’est également à Dakar que la majuscule est
mise à « Francophonie », sous la plume de F. Mitterrand. Autre indicateur : jusqu’en
1991, étaient concernés « les pays ayant en commun l’usage du français ». Depuis
Maurice (1993), on parle de « pays ayant le français en partage ». Le changement
d’appellation entérine l’évolution vers une cohérence linguistique moindre pour
favoriser l’entrée de nouveaux États dans la francophonie. Dès lors, l’écart tend à se
creuser entre francophonie linguistique et Francophonie géopolitique. Le concept de
« francophonie d’appel », cher à Boutros-Ghali (Hanoï, 1997), en est un révélateur
supplémentaire. Toujours au plan de la construction politique, une mention spéciale
est à apporter au Sommet de Cotonou (1995), celui du renforcement des institutions
et de la création d’un poste de Secrétaire général de la Francophonie.
Au plan des contenus, la résistance de la France à la mondialisation a constitué un
moment de cristallisation de la Francophonie politique, qui s’est exprimé pleine-
ment à Maurice (1993). B. Boutros Ghali parlait du français comme « langue non
alignée et langue de solidarité » (Maurice, 1993 : 182) et F. Mitterrand (1993 : 167)
réussit à ériger la Francophonie en modèle de diversité linguistique et de résistance à
l’uniformisation linguistique et culturelle. C’était là un véritable tour de force dis-
cursif car le plurilinguisme en Francophonie, s’il est bien réel, n’est pas le résultat
des politiques linguistiques de la France et de ses alliés du Sud, lesquels n’ont jamais
fait de place, avant les années 90, aux langues nationales. Il est plutôt l’enfant non
désiré de politiques éducatives du tout-français qui ont échoué à scolariser les mas-
ses, en Afrique notamment.
Depuis 1993, la Francophonie politique trouve donc sa légitimité dans ce discours
sur la diversité culturelle – le thème du Sommet de Beyrouth (2002) n’était-il pas « le
dialogue des cultures » ? – qu’elle contribuerait activement à préserver dans un
monde en voie d’uniformisation. On comprend mieux ainsi comment francophonie
et Francophonie s’articulent.
Les Sommets de la Francophonie : Paris, 1986 – Québec, 1987 – Dakar, 1989 –
Chaillot, 1991 – Maurice, 1993 – Cotonou, 1995 – Hanoï, 1997 – Moncton, 1999 –
Beyrouth, 2002 – Ouagadougou, 2004 – Bucarest, 2006.
- 85 -
LES LANGUES DE LA SCIENCE :
(A) VERS UN MODÈLE
DE DIGLOSSIE GÉRABLE
- 88 -
Rainer Enrique Hamel
- 90 -
Rainer Enrique Hamel
- 91 -
Les langues de la science
Cadre 1
LES CHAMPS DE LA RECHERCHE, DE LA CIRCULATION ET DE LA FORMATION
DANS LES SCIENCES
Conférences, ateliers.
Vulgarisation de la science Rédaction de publications ;
Utilisation de moyens audiovisuels.
Enseignement/apprentissage, travail en
équipes, participation aux cours, ateliers,
Préparation (enseignement ?
auto apprentissage.
habilitation) et actualisation
Formation scientifique
Formation universitaire de Enseignement (cours), lectures, évalua-
base (1er cycle) tion, initiation a la recherche.
- 92 -
Rainer Enrique Hamel
Cadre 2
POUR UNE POLITIQUE LINGUISTIQUE DES SCIENCES ET DE L’ENSEIGNEMENT
SUPÉRIEUR
- 93 -
Les langues de la science
- 94 -
LES LANGUES DE LA SCIENCE :
(B) LE FRANÇAIS ET LA DIFFUSION
DES CONNAISSANCES
Yves GINGRAS
Université du Québec à Montréal
continue à se dérouler en français dans les pays francophones et les manuels utilisés
dans la plupart des disciplines existent en français et sont même souvent des traduc-
tions de textes anglophones (pour le cas du Québec, voir Gingras et Limoges, 1991).
Il faut donc distinguer d’un côté l’enseignement (même aux cycles supérieurs) et de
l’autre la diffusion des résultats de recherche sous forme de publication. Notre ana-
lyse ne porte ici que sur les publications scientifiques évaluées par les pairs.
- 96 -
Yves Gingras
Interprétant à leur façon la phrase célèbre de Pasteur : « Si la science n'a pas de pa-
trie, l'homme de science doit en avoir une », ils conclurent que si le rayonnement de
la science française devait passer par l’usage de l’anglais, c’était le prix à payer pour
éviter que la France ne soit totalement marginalisée dans le champ scientifique in-
ternational. Un rapport publié au Québec en 1991 concluait de façon similaire en
notant même que la généralisation de l’usage de l’anglais par les chercheurs québé-
cois francophones des sciences de la nature constituait en fait un indice du degré de
leur accès au champ international et donc de la qualité de leurs travaux (Gingras et
Médaille, 1991 : 15).
Figure 1 : Proportion des articles publiés en français dans le monde, 1981-2003
10%
9%
8%
7%
6%
5%
4%
3%
2%
1%
0%
81
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
92
93
94
95
96
97
98
99
00
01
02
03
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
20
Année
Sciences humaines et sociales Sciences naturelles et génie
70%
60%
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Année
Sciences humaines et sociales Sciences naturelles et génie
- 97 -
L'enseignement du
français
LA PERCEPTION DES VARIÉTÉS
NATIONALES DE FRANÇAIS
Marie-Louise MOREAU
Université de Mons-Hainaut
- 104 -
L’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS ET DES
LANGUES PARTENAIRES EN AFRIQUE
Moussa DAFF
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
S’il fallait donner une définition de la francophonie après les États Généraux du fran-
çais en Afrique francophone subsaharienne qui se sont tenus à Libreville (Gabon) en
mars 2003 (désormais EG), nous pourrions dire qu’elle se caractérise par la ren-
contre du français et des langues nationales dans un espace qui fonctionne entiè-
rement ou partiellement en français. La langue française se trouve donc ainsi au
cœur d’un partenariat où elle est partout en situation de cohabitation. Les recom-
mandations formulées lors des EG ont donné lieu à l’organisation d’un atelier de
suivi, organisé au Togo par l’Agence intergouvernementale de la Francophonie
(AIF), dans le but de proposer une grille de lecture permettant d’analyser plus faci-
lement les 186 recommandations de Libreville.
Cette analyse a permis de constater que les EG ont montré avec force que dans le
domaine pédagogique et éducatif, la « refondation » des systèmes éducatifs africains
invite à abandonner les stratégies didactiques héritées de la colonisation, fondées
essentiellement sur des idéologies de la langue, de la transmission ou de l’intégration
pour passer à celle que commande l’idéologie de la diversité culturelle et de la plura-
lité linguistique. Idéologie au sein de laquelle l’identité plurielle se vit en termes de
complémentarité et de partenariat et non comme un facteur de conflit et de néga-
tion de soi. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme doivent désormais apparaître
comme un processus de neutralisation des différentes identités par l’altérité. Cette
sauvegarde de l’identité culturelle doit être compatible avec la « convivialité cultu-
relle » qui invite à passer du multiculturel à l’interculturel.
Si, dans cet esprit, l’éducation doit avoir pour finalité cette symbiose, terreau fé-
condant du développement durable, tous les agents des systèmes éducatifs doivent
conduire une réflexion sur un certain nombre de problèmes à résoudre.
Ces problèmes sont, pour l’essentiel :
– Le choix de la ou des langues nationales ou régionales, pour une scolarisation ini-
tiale.
– Les incidences de ce choix du point de vue de la normalisation de ces langues, de
la formation des maîtres, de l’élaboration du matériel didactique, etc.
L'enseignement du français en Afrique
- 106 -
Moussa Daff
La réflexion s’est poursuivie par le bilan de ce qui a été réalisé dans chacun des pays
concernés, un an après les EG de Libreville.
Les deux dernières séances ont permis de procéder au dépouillement et à l’analyse
du questionnaire de l’AIF sur le suivi et la réception des EG ainsi qu’à
l’établissement d’une hiérarchisation d’une opérationnalisation des quinze proposi-
tions de recommandations prioritaires pour n’en retenir finalement que cinq à
transformer en terme de référence.
Cette démarche a eu l’avantage de monter une pyramide des priorités et de rendre
visibles les domaines d’intervention d’urgence des décideurs politiques et éducatifs
engagés, à la suite des EG, à réaliser l’objectif de refondation des systèmes éducatifs.
L’atelier a ainsi retenu trois domaines de recommandations prioritaires qui portent
sur les curricula, l’aménagement linguistique et la didactique du français et des lan-
- 108 -
Moussa Daff
gues nationales, sur la formation initiale et continue des enseignants dans le but de
rendre l’enseignement plus professionnel et sur la politique éditoriale.
Les cinq recommandations prioritaires sont :
1. Mettre en place l’élaboration des programmes à partir de la notion de com-
pétence, et travailler à leur harmonisation sur le plan africain.
2. Le terme de langues partenaires ne doit pas s’arrêter aux mots. Il faut aller
jusqu’aux actes, c’est-à-dire outiller les langues africaines pour en faire des instru-
ments de développement.
3. Faire de la formation des formateurs une priorité.
4. Veiller à offrir aux enfants une scolarisation initiale qui fasse de la langue du
milieu l’instrument de la scolarisation primaire, le ressort cognitif des premiers com-
portements, et qui évite la rupture intellectuelle et psychosociale entre le milieu et
l’école.
5. Pouvoir disposer dans les pays du Sud, des structures éditoriales indispensa-
bles au développement de leur système éducatif et de leur production culturelle.
La réalisation des urgences signalées permettra de relever le défi de la qualité dans les
systèmes éducatifs africains. Enfin, le suivi pour la réalisation de ces recommanda-
tions installera progressivement le socle sur lequel reposera une éducation tournée
vers un développement durable, seule alternative pour faire face à la mondialisation
tout en valorisant la diversité culturelle et linguistique, fondement des identités plu-
rielles permettant de penser le pluriel dans l’unité.
1
Voir le document de travail : Optimiser l’apprentissage et l’éducation en Afrique – le facteur langue
( http://www.adeanet.org/meetings/fr_laout-windhoek-2005.htm )
2
Conférence des ministres de l’Éducation nationale des pays ayant le français en partage, qui se réunit tous les deux
ans.
- 109 -
L'enseignement du français en Afrique
élaborer des stratégies éducatives incluant le bilinguisme fonctionnel ». C'était bien entendu
poser les bases d'une École spécifiquement africaine. Mais qui peut s’en charger dans
l’application ? Quels experts locaux ? Sur quelles recherches impliquées localement ? Avec
quels moyens de mise en valeur ? Paradoxalement, on trouve plus de docteurs dans les dépar-
tements de français des universités africaines que dans ceux des universités d’Amérique la-
tine, d’Asie ou du Proche-Orient. Cependant, ceux-ci se concentrent dans la discipline litté-
raire avec une certaine ouverture vers la sociolinguistique mais on ne trouve pas l’amplitude
académique et heuristique aujourd’hui nécessaire au développement des sciences du langage
et des sciences de l’éducation comme laboratoires de pensée et de formation des responsables
des dispositifs (planification, projets, gestion), des spécialistes disciplinaires (recherche), des
enseignants (formation de formateurs, formateurs). Peu de départements d’université propo-
sent des enseignements et des équipes de recherche dans des domaines stratégiques comme :
– La traductologie, la terminologie, la didactique des langues, la politologie des langues
(sciences du langage).
– L’anthropologie culturelle, la sociologie et l’économie de l’éducation (sciences de
l’éducation).
Les conséquences sont lourdes, directement pour les systèmes éducatifs mais aussi en matière
d’intégration inter-africaine et de place de l’Afrique dans le développement global mondial :
ressources en industrie des langues (traduction, équipement technologique des langues afri-
caines) ; ressources en supports d’enseignement ; ressources conceptuelles propres au
contexte africain.
Parallèlement de nombreux dispositifs de formation des maîtres restent infra-universitaires et
les ressources cognitives tardent à être générées localement pour affronter les enjeux qui
peuvent être représentés par deux interrogations :
– Qu’est-ce qu’un système éducatif qui ne prend pas en compte les comportements sociaux
des parents et qui ne représente pas la somme du savoir et des savoir-faire d’un espace natio-
nal en matière de transmission ?
– Qu’est-ce qu’un système universitaire qui contribue peu ou mal à la collecte et l’analyse des
données sur son propre terrain et à la formation des cadres, laissant ainsi ce terrain offert et
cet enjeu à une épistémologie importée et à une coopération d’assistance ?
- 110 -
L’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS
« LANGUE COMMUNE »
DANS LES PAYS DU NORD
Jean-François DE PIETRO
Institut de recherche et de documentation pédagogique, Neuchâtel
1
Ces données doivent être lues avec prudence car elles proviennent de sources diverses (publications des ministères,
etc.) qui ne sont pas parfaitement comparables ; de plus, la notion même d’« élève migrant » ne recouvre pas exacte-
ment la même réalité à chaque fois, entre autres en raison des règles d’établissement et de naturalisation propres à
chaque pays.
L'enseignement du français « langue commune » dans les pays du Nord
France
Enseignement primaire 6 572 000 (1999-2000) 372 300 : 5,9 % (1999-2000)
Secondaire : collège (11 à 15 3 323 000 (2003-2004) 230 900 : 4,3 % (2003-2004)
ans)
Québec
Enseignement primaire 564 559 (2002-2003) 212 763 : 19,06 % (2002-2003)
Suisse romande
Enseignement primaire 111 708 (2003-2004) 32 530 : 29,1 % (2003-2004)
Une telle évolution demande que l’enseignement de ce que nous appellerons dé-
sormais la langue commune soit repensé, entre autres pour répondre à deux diffi-
cultés : (1) l’impossibilité pour un grand nombre d’élèves de disposer d’un soutien à
la maison, ce qui crée une situation d’inégalité; et (2) la nécessité de proposer des
démarches d’enseignement ne présupposant plus que les apprenants « savent déjà »
(sans savoir qu’ils le savent) ce qu’on leur enseigne.
Ces difficultés ont été bien identifiées2. En revanche, les réponses qui leur sont ap-
portées varient et soulèvent à leur tour d’importantes interrogations. Sans insister
sur le repli identitaire, qui résoud le problème en le supprimant, deux voies au
moins peuvent être suivies :
2
Comme le montrent clairement, par exemple, les recommandations récemment émises à l’intention de leurs
autorités respectives par les organismes linguistiques de ces pays et régions francophones (Conti & de Pietro, dirs,
2005).
3
Le programme PISA, initié par l’OCDE et répété à intervalles réguliers, porte sur l’enseignement de la lecture, des
mathématiques et des sciences. Il a pour but de mesurer, à l’aide d’instruments standardisés et à fins de comparai-
sons internationales, les connaissances des jeunes de 15 ans et leurs aptitudes à les utiliser efficacement. Pour la
lecture, les résultats de la première enquête (2000) ont par exemple fait apparaitre que les élèves suisses atteignaient
des performances très moyennes ; plus « grave », il est apparu que 20 % environ des élèves en fin de scolarité –
provenant en particulier des milieux immigrés et des couches sociales culturellement défavorisées – ne remplissaient
- 112 -
Jean-François de Pietro
à prôner ce recentrage sur des objectifs minimaux, atteignables par tous les élèves.
On peut toutefois craindre l’apparition d’une école à deux vitesses, dans laquelle des
contenus plus ambitieux seraient transmis ailleurs, ou plus tard, à celles et ceux qui
sont sélectionnés pour les recevoir...
En fait, cette option est surtout mise en avant dans certains cercles économiques et
politiques. Les acteurs du terrain savent, eux, qu’il n’est plus possible de se contenter
d’exigences minimales à l’heure du digital et du multimédia. Les nouveaux métiers
comportent en effet toujours davantage de tâches liées à la langue (cf. AAVV, 2000).
Et les compétences complexes exigées par ces tâches (faire des inférences, interpréter,
synthétiser, etc.) sont précisément celles qui s’avèrent insuffisamment maitrisées
selon l’enquête PISA.
Ainsi, si PISA a parfois fait l’objet de récupérations politiques discutables, il faut lui
reconnaitre le mérite de rappeler à l’école certains devoirs que, dans l’euphorie théo-
risante et l’explosion technologique, elle avait peut-être tendance à négliger : assurer
solidement les fondements des apprentissages plus complexes, quitte à prolonger
certains enseignements plus loin qu’auparavant4, ne laisser aucun élève à l’écart.
pas les exigences requises pour suivre une formation ultérieure. Pour les pays francophones – à l’exception notoire
du Canada, dont le Québec – , les résultats se sont ainsi avérés bien au-dessous des attentes et ont suscité, via les
médias, diverses polémiques. Il est regrettable toutefois que les interprétations, souvent « catastrophistes », des résul-
tats se soient le plus souvent appuyées sur le classement obtenu par chaque pays ou région. Voir, parmi les nombreu-
ses publications sur le thème, OCDE 2001 ; Soussi et al. 2004.
4
À cet égard, diverses propositions didactiques concernent aujourd’hui un « enseignement continué » de la lecture,
bien au-delà des apprentissages dits fondamentaux.
- 113 -
L'enseignement du français « langue commune » dans les pays du Nord
D’un point de vue didactique, diverses tentatives ont été développées afin de concré-
tiser ces principes. Les démarches envisagées visent d’une part à mieux intégrer les
différents enseignements de langues, à la fois du point de vue des démarches, des
objectifs et de la terminologie (Roulet 1980), et d’autre part à renforcer les capacités
de transfert d’une langue à l’autre. On les regroupe aujourd’hui sous les termes
d’« intercompréhension entre langues voisines » (Blanche-Benveniste & Valli, dirs,
1997, Dabène & Degache, dirs, 1996) et d’« éveil aux langues »5.
Au début du troisième millénaire, tels sont quelques-uns des principaux enjeux so-
cio-pédagogiques de l’enseignement du français langue commune. Mais cet ensei-
gnement s’inscrit en même temps dans un cadre didactique spécifique.
De la langue à la communication
Dans les années 1960-1970, sous l’influence conjuguée de phénomènes sociologi-
ques (démocratisation des études, arrivée d’une nouvelle population scolaire dans le
secondaire, développement des études longues), de la psychologie (théories construc-
tivistes piagétiennes fondées sur l’activité de l’élève) et surtout de la linguistique
(théories de la communication, structuralisme, grammaire générative transforma-
tionnelle), l’enseignement du français a été entièrement repensé, à l’enseigne de la
communication. Il s’agissait désormais pour les élèves d’apprendre à communiquer
et, pour ce faire, de maitriser les quatre compétences de base : lire, écrire, parler,
écouter. L’enseignement se réorganisait par conséquent selon deux axes, la commu-
nication (ou expression) et la structuration de la langue, désormais (censée être) pla-
cée au service de la communication. Le changement était considérable : en gram-
maire, bon nombre de catégories et de fonctions ont été revues ; l’oral acquérait une
importance comparable à celle de l’écrit, lui-même conçu désormais dans une pers-
pective plutôt fonctionnelle, la dictée perdait de son importance...
Diverses études ont toutefois montré dès les années 1980 que les pratiques en classe
peinaient parfois à intégrer ces transformations, qui touchaient non seulement aux
contenus mais à l’esprit même de l’enseignement (rapport différent à l’erreur, relati-
5
Lancées dans les années 1980 en Grande-Bretagne, par le linguiste Hawkins (1987), les démarches d’éveil aux
langues (language awareness) mettent l’accent sur des capacités telles que l’observation, l’analyse, la comparaison. Elles
ont été développées, sous des dénominations diverses, dans de nombreux pays : voir par exemple, pour la Belgique,
Blondin & Mattar 2004, Top & De Smedt, dirs, 2005 ; pour la France, Chignier et al. 1990, Dabène 1995, Moore,
dir., 1995, Candelier dir., 2003, projet JA-LING (http://jaling.ecml.at/) ; pour le Québec, Armand et al. 2004,
projet ELODIL (http://www.elodil.com/biblio.htm); pour la Suisse, projet EOLE : Perregaux et al. 2003. Elles
reposent sur le pari que la diversité langagière et culturelle n’est pas un obstacle aux apprentissages mais, au
contraire, et pour tous les élèves, un matériau à même de fonder une compréhension plus opératoire des objets
étudiés, compréhension qui peut être réinvestie dans les apprentissages mais aussi dans la construction d’une identi-
té linguistique plus consciente. Les démarches mises en œuvre portent à la fois sur les aptitudes langagières (discrimi-
nation auditive et visuelle, capacités de repérage, d’analyse, etc.), les représentations et attitudes envers les langues
(curiosité, ouverture) et les savoirs à leur propos. Elles ne prétendent pas se substituer aux enseignements des langues
(L1 et L2), mais représentent un complément et un cadre qui permet leur mise en relation intégrative.
- 114 -
Jean-François de Pietro
visation de la place des modèles littéraires par rapport aux textes dits fonctionnels,
etc.). On a dû constater par exemple que l’ancienne grammaire, désormais incluse
dans la « structuration », restait bien souvent le cœur de l’enseignement, et, plus
encore, de l’évaluation. En outre, certains de ces changements devaient susciter – et
suscitent encore – des remous dans les milieux conservateurs de la société civile.
Comme par hasard, ces critiques se sont surtout concentrées sur l’orthographe et la
grammaire (en Suisse par exemple, la disparition du « COD » (remplacé par la no-
tion de « complément de verbe ») a été vue comme menaçant l’avenir même de la
langue, et les élèves risquaient de ne plus savoir écrire s’ils faisaient moins de dic-
tées…6.
On peut conclure que 1) dans le contexte de cette réforme généralisée,
l’enseignement du français s’est considérablement modifié, en raison certes des in-
novations proposées, mais aussi parce que la société elle-même avait profondément
changé (remodelage de la morphologie sociale, apparition de la photocopie puis de
l’informatique...) ; 2) très ou trop ambitieuse, cette réforme a suscité une certaine
déception, tant dans les milieux traditionnalistes qui y voyaient une menace pour la
langue, que dans les milieux progressistes qui en apercevaient les difficultés, consta-
tant en particulier que les écarts entre élèves n’avaient en aucune façon été comblés.
L’avènement de la didactique
Dès la fin des années 1980 et surtout dans les années 1990, une nouvelle évolution
allait se dessiner, sous l’influence de nouvelles avancées dans les champs de la lin-
guistique et de la psychologie du développement.
En linguistique, ce sont les travaux sur le texte, l’énonciation et le discours qui vont
désormais alimenter l’enseignement et donner – enfin – corps à l’idée de communi-
cation, certes déjà prônée auparavant mais souvent sans qu’on puisse lui faire cor-
respondre des fonctionnements langagiers concrets. Diverses techniques vont per-
mettre aux élèves de travailler, en référence aux théories des types (descriptif, explica-
tif, argumentatif, narratif...) et/ou des genres (conte, débat, fait divers, etc.) de textes,
les procédés linguistiques nécessaires à leur structuration (reprises anaphoriques,
thématisation, articulation du discours, point de vue énonciatif, etc.). En psycholo-
gie, le tropisme vers le constructivisme piagétien laisse progressivement la place au
cognitivisme, parfois au socioconstructivisme vygotskien (théorie pourtant dévelop-
pée à la même époque que celle de Piaget, dans les années 1930, mais qui était restée
dans l’ombre). Comme le constructivisme et le cognitivisme, le socioconstructivisme
met l’accent sur le rôle actif du sujet apprenant dans la construction des connaissan-
ces. Mais, pour Vygostky, et au rebours de Piaget, le principal moteur du développe-
ment n’est pas un simple rapport entre le sujet et l’objet, via des mécanismes
d’accomodation et d’équilibration, mais un rapport socialement médiatisé : les inte-
ractions qui ont lieu autour de l’objet aident le sujet à en explorer diverses facettes,
6
Ces critiques ne sont pas sans lien avec les difficultés rencontrées par les propositions de réforme orthographique
de 1991 (voir ici même l’article « L’intervention sur le corpus » de J.-M. Klinkenberg).
- 115 -
L'enseignement du français « langue commune » dans les pays du Nord
7
Parmi les thèmes de recherche : les pratiques et démarches de la classe (procédures d'enseignement et d'apprentis-
sage, interactions entre acteurs) ; les savoirs et les savoir-faire enseignés et appris (la manière dont ils sont élaborés,
notamment par rapport aux savoirs savants et aux pratiques sociales), et la manière dont les élèves se les appro-
prient ; les discours et les représentations des acteurs de l'enseignement (élèves, enseignants, directions, inspecteurs,
parents) ; l’analyse des textes qui pensent et/ou organisent le champ (instructions officielles, manuels et outils
d'enseignement, revues et ouvrages didactiques) ; la diversité sociale de cet enseignement; l'histoire et le fonction-
nement institutionnel de l'enseignement. Signalons qu’il existe également une association de didactique du français
langue étrangère : http://fle.asso.free.fr/asdifle/2D4.htm
- 116 -
Jean-François de Pietro
ET L’AVENIR ?
Malgré des différences persistantes (par exemple en matière de terminologie gram-
maticale), on observe ainsi d’importantes convergences entre les pays francophones
du Nord. Ces convergences procèdent pour une part des travaux en didactique de la
langue, domaine où les échanges internationaux sont continus. C’est ainsi que
8
En Belgique on parle ainsi de « socles de compétences », en Suisse on s’occupe actuellement de définir des « modè-
les de compétences » pour les disciplines fondamentales.
9
En Suisse, c’est ainsi la collection « S’exprimer en français » (Dolz, Noverraz & Schneuwly [Dirs], 2001), constituée
de séquences didactiques pour l’enseignement des « genres textuels » : le conte, le fait divers, le débat, la note de
lecture, etc.), qui constitue aujourd’hui la colonne vertébrale de l’enseignement.
10
« ... L’enseignement de la lecture et celui de l’écriture sont d’abord, au cycle 3, rattachés aux grands domaines
disciplinaires définis par le programme. On lit, on écrit de la littérature, de l’histoire, de la géographie, des sciences,
etc. Pour éviter que l’entrainement, encore nécessaire à cet âge, ne soit négligé, chacun de ces domaines disciplinai-
res comporte, dans l’horaire qui est le sien, des « ateliers » de lecture destinés à renforcer les compétences de tous les
élèves (stratégies de compréhension, automatisation de la reconnaissance des mots). » (Ministère de l’Éducation
nationale, 2002 : 166).
- 117 -
L'enseignement du français « langue commune » dans les pays du Nord
- 118 -
L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS LANGUE
SECONDE ET LANGUE ÉTRANGÈRE.
Jean-Pierre CUQ
Université de Nice-Sophia Antipolis
L’enseignement d’une langue à des non-natifs, dans ses aspects quantitatifs et quali-
tatifs, est à l’évidence un marqueur important de sa vitalité. La distinction didactique
entre langue étrangère et langue seconde est aujourd’hui passée dans le langage si-
non du commun, du moins dans celui des décideurs politiques. Rappelons briève-
ment que, du point de vue didactique, l’enseignement du français comme langue
étrangère concerne les pays (ou les apprenants issus de pays) dans lesquels le français
n’a pas de réelle existence sociale ou de reconnaissance officielle (ex. : Chine, Rus-
sie). À l’inverse est réputé de langue seconde un enseignement à des locuteurs non
natifs qui se déroule dans un pays (ex. : pays d’Afrique dite francophone, Belgique,
Canada, Suisse dans leurs parties non francophones) où le français possède à des
titres divers une reconnaissance officielle ou sociale (par exemple dans la vie com-
merciale et professionnelle, ou comme langue vecteur d’autres enseignements). On
qualifie aussi de langue seconde le français enseigné dans des pays francophones
(ex. : France) à des adultes migrants ou à des élèves nouvellement arrivés. Toutefois,
pour des raisons idéologiques ou politiques, la dénomination de langue seconde,
justifiée didactiquement, n’est pas toujours reconnue par les décideurs politiques ou
même par les populations de certains pays (ex. : Algérie) qui préfèrent la dénomina-
tion générale de français langue étrangère, quitte à lui octroyer parfois un qualificatif
(première, privilégiée, etc.). De ce fait, une cartographie délimitant les pays où le
français est langue étrangère et les pays où le français est langue seconde et qui serait
reconnue par tous est impossible à établir.
Du point de vue quantitatif, il est également très difficile de donner le chiffre exact
des personnes qui sont chargées de l’enseignement du français dans les pays de lan-
gue seconde ou de langue étrangère car beaucoup de pays ne fournissent pas de sta-
tistiques. On est donc généralement réduit à des études par pays ou régions ou à des
approximations parfois très discordantes1.
Il est de toutes façons difficile d’interpréter finement les statistiques dont on dispose
car elles ne rendent guère compte de la diversité des situations. Elles ne distinguent pas
1
Voir État de la Francophonie dans le monde, données 1999-2000, La documentation française, 2001, pp. 385-435 ;
Haut Conseil de la Francophonie, La Francophonie dans le monde 2004-2005, Larousse, 2005, pp. 51-75.
L'enseignement du français, langue seconde et langue étrangère
les enseignants de français, ceux qui enseignent une autre discipline en français, et ceux
qui enseignent plusieurs disciplines dont le français, une même personne pouvant ap-
partenir en même temps à plusieurs de ces catégories. Il faudrait en outre distinguer
ceux qui enseignent à temps complet de ceux qui enseignent à temps partiel, ceux qui,
outre leur temps complet d’enseignement exercent aussi pour vivre un autre métier,
ceux qui sont assurés de la pérennité de leur emploi de ceux qui sont soumis à une
plus ou moins grande précarité. Toutes ces réalités socio-économiques exercent à
l’évidence une pression non négligeable sur les aspects qualitatifs de l’enseignement :
on ne peut exiger que le minimum de qui vit trop mal de son métier. Sur beaucoup de
ces points toutefois, ceux qu’on appellera par commodité les enseignants de français
ne diffèrent pas des autres enseignants, partageant avec eux non pas un statut moyen
sans signification, mais un métier soumis à une très grande disparité de situations. Si
l’ensemble des 63 États et gouvernements représente entre 9 et 10 % de la population
et de la richesse produite, sur ce nombre « 80 % provient du Canada, de la Belgique,
de la France et de la Suisse ». La situation des enseignants de ces pays n’aura donc rien
de commun avec celle de leurs collègues dont les pays se situent à l’autre bout de
l’échelle économique. Il parait donc plus sage de s’en tenir, comme pour le nombre
réel des francophones, à des ordres de grandeur, qui, eux, restent significatifs.
Selon l’UNESCO, il y aurait environ 60 millions d’enseignants dans le monde. Les
statistiques du dernier rapport de l’Organisation intergouvernementale de la Fran-
cophonie (OIF) qui comptabilisent ensemble les enseignants de français et en fran-
çais donnent un résultat de l’ordre de 1,7 million (voir tableau ci-après). Dans le
monde, l’ordre de grandeur envisageable serait alors d’un peu plus d’un enseignant
de français sur 60.
Du côté des apprenants, on avance souvent un nombre entre 100 et 110 millions
d’apprenants de français hors de l’espace francophone2. Toutefois les statistiques du
dernier rapport de l’OIF donnent plutôt un ordre de grandeur de 88 millions (voir
tableau ci-après). L’évolution des données entre les deux derniers rapports (2001 et
2003) du Haut Conseil de la Francophonie laisse apparaître quelques tendances. En
tant que première langue étrangère enseignée, le français connait un léger recul global,
qu’atténuent toutefois l’implantation de classes bilingues, l’augmentation
d’enseignements donnés en français dans des établissements privés, et l’importance des
inscriptions aux cours des Alliances françaises et des Centres culturels français (généra-
lement enseignement aux adultes). Géographiquement parlant, le nombre d’élèves de
français reste faible en Asie-Océanie (même dans les pays appartenant à l’OIF) ; il
connait un recul en Amérique latine, un recul plus léger aux USA, mais une certaine
stabilité au Québec et au Canada anglophone. En Europe, on enregistre quelques
progrès dans certains pays de l’ouest, au nord comme au sud, mais un recul en Europe
centrale et orientale. Le nombre d’apprenants de français connaît en revanche une
croissance parfois assez forte en Afrique, du Nord comme sub-saharienne, croissance
2
Rapport sur l’état de la francophonie dans le monde, données 1997-1998, La Documentation française, 1999.
- 120 -
Jean-Pierre Cuq
3
Op. cit., note 3, p. 91.
- 121 -
L'enseignement du français, langue seconde et langue étrangère
4
Pedagogical General Certificate of Education.
- 122 -
Jean-Pierre Cuq
Note :
Pour le FLS, sont décomptés les apprenants de français et les apprenants en français.
Certains pays ne fournissent pas de statistiques (ex. : Comores, Madagascar).
Pour le FLS sup., sont comptés les enseignements partiellement ou entièrement en français.
Pour le FLE, les statistiques de certains pays regroupent le primaire et le secondaire. Dans ce cas, c’est la proportion
1/5 vs 4/5 qui a été appliquée.
Les apprenants fréquentant les Centres, Instituts, Alliances ou écoles peuvent être partiellement les mêmes que ceux
qui ont été décomptés précédemment.
- 124 -
Jean-Pierre Cuq
Note :
Pour le FLE, les statistiques de certains pays regroupent le primaire et le secondaire. Dans ce cas, c’est un calcul
sommairement proportionnel au nombre d’apprenants qui a été appliqué, ou, à défaut, une proportion 1/5 vs 4/5.
D’autres regroupent les trois niveaux. Dans ce cas, c’est un calcul sommairement proportionnel au nombre
d’apprenants qui a été appliqué ou, à défaut, une proportion 1/5, 3/5, 1/5.
Certains pays ne fournissent pas de statistiques (ex. : Australie, Cambodge, Indonésie, Italie, Suisse).
Certains pays ne fournissent pas de statistiques pour le supérieur (ex. : Grande-Bretagne).
Source des tableaux : Haut Conseil de la Francophonie, La Francophonie dans le monde, 2004-2005, OIF-Larousse, 2005.
- 125 -
La
modernisation du
français
L’INTERVENTION SUR LE CORPUS :
(A) LA LANGUE COURANTE
Jean-Marie KLINKENBERG,
de l'Académie royale de Belgique
Université de Liège
Une idée reçue à propos de la langue est qu’elle constitue un « organisme », vivant
d'une vie autonome. En fait, chaque locuteur intervient sur la langue, par le fait
même qu'il la pratique et parce que ses attitudes peuvent modifier les pratiques des
autres usagers. On désigne cependant par la locution « intervention linguistique »
non cette intervention habituelle, mais un ensemble d'actions plus ou moins concer-
tées dont le but est de modifier le code linguistique ou ses conditions d'usage. Lors-
que cette action volontaire est le fait des pouvoirs publics, on parle de politique ou
d’aménagement linguistique. Une telle politique peut porter sur deux types d'objets :
soit sur les structures de la langue, soit sur ses conditions d'utilisation ; en termes
techniques, on parlera de corpus et de statut. On distingue parfois, en les détachant
des questions de statut, un troisième et un quatrième champ d’action politique : la
diffusion ou l’enseignement de la langue et le travail sur les images ou représenta-
tions de la langue.
Ainsi que le note L. Varela1, le français est peut-être la langue du monde qui a le plus
souvent été l’objet de telles mesures. Aussi une réflexion sur son avenir ne peut-elle
faire l’impasse sur l’examen de ces politiques. C’est cette tâche que se sont assignée
maints contributeurs du présent ouvrage. Cet article et les suivants posent dans ce
cadre une question très précise : comment et à quelles conditions peut-on équiper la
langue française pour qu’elle puisse répondre aux défis du XXIe siècle ? Il y a là un
travail qui est à mener tant sur les représentations2 que sur le corpus. De ce côté,
plusieurs chantiers sont ouverts : celui de la terminologie scientifique, administrative
et technique, mais aussi celui des usages quotidiens auxquels l’usager doit avoir
accès : lecture, écriture, langue des médias. Le premier aspect sera traité au chapitre
suivant, tandis que celui-ci se centrera, pour en tirer quelques enseignements, sur
deux types d’actions récemment menées sur le corpus quotidien : la féminisation des
noms de métiers, titres, grades et fonctions et la réforme de l’orthographe.
1
Voir, ici même, Lia Varela, « Les politiques du français à l’heure de la mondialisation. »
2
Voir, ici même, Bruno Maurer, « Pour de nouvelles représentations du français dans la modernité ».
L’intervention sur le corpus : La langue courante
- 131 -
L’intervention sur le corpus : La langue courante
La question du genre des mots désignant les êtres humains dans leur statut ou leurs
activités professionnelles n’est donc pas simplement formelle, mais est intimement
liée aux représentations sociales en matière de relations entre sexes (expression que
l’on préférera à l’anglicisme « genre », vecteur d’ambigüité). On constate ainsi que de
telles représentations se manifestent dans les discours prétendument les plus neutres,
comme celui de la science : les grammaires témoignent ainsi de la pérennité d'un
schéma idéologique posant le féminin comme dérivé et le masculin comme non-
marqué : il est, de manière immanente.
A fortiori, ces représentations se manifestent dans le choix des noms de métiers, ti-
tres, grades et fonctions.
Au long de l’essentiel de l’histoire du français, la langue a systématiquement utilisé le
féminin pour désigner les femmes, sans les réserver aux fonctions subalternes : reine,
abbesse, etc. C’est à l’époque moderne seulement que l’usage prévaut d’utiliser le
masculin pour désigner aussi bien des femmes que des hommes (d’où des groupes
comme madame le président, madame le juge), principalement dans le cas des fonctions
de prestige (car on continue à féminiser l’ouvrière et l’institutrice), et de réserver le
féminin pour les épouses des titulaires de ces fonctions (la colonelle, comme femme
du colonel). C’est cette situation qui est dénoncée à partir des années 1960 par les
mouvements féministes, en Amérique d’abord, puis en Europe, à un moment où la
morphologie sociale s’est largement remodelée, les femmes étant désormais plus
nombreuses à occuper des postes à responsabilités. Or les étiquettes masculines oc-
cultent ces réalités nouvelles. Elles font par conséquent peser une hypothèque sur la
promotion des femmes, en confortant l’idée que la qualification et le prestige sont
liés à la masculinité.
Il est compréhensible que, dans le cadre de leurs politiques sociales, les États démo-
cratiques aient entendu imposer à leurs administrations l’usage d’une terminologie
féminisée et aient prôné les techniques non sexistes de rédaction des textes ; inter-
vention assurément aussi légitime que celles qui portent sur les conditions de travail.
Ce mouvement, qui affecte toutes les langues, s’observe aussi dans les grands orga-
nismes internationaux, comme l’ONU, l’UNESCO et le Conseil de l'Europe.
En francophonie — où une plus grande attention a été réservée au travail terminolo-
gique, au détriment de la féminisation des textes —, c’est le Québec qui, stimulé par
la proximité des États-Unis, a été le premier à intervenir : dès 1979, la Gazette offi-
cielle adresse aux administrations des recommandations visant à féminiser les déno-
minations professionnelles. En France, il faut attendre 1986 pour observer une pre-
mière intervention allant dans le même sens : le Journal officiel publie une circulaire
du premier ministre Laurent Fabius. Mais un changement de majorité jettera cette
initiative aux oubliettes : le mouvement ne reprendra que sous le gouvernement
Jospin, qui voit un certain nombre de femmes occuper des postes ministériels, et sera
consacré par une nouvelle circulaire de 1998. En Suisse, la Confédération n’a pas
formellement légiféré — à la différence du canton de Genève, où une loi de 1988
- 132 -
Jean-Marie Klinkenberg
féminise les titres de profession —, mais elle a donné des instructions pour l’adoption
de dénominations non discriminantes. En Communauté française de Belgique en-
fin, un décret de 1993 impose la féminisation aux administrations de la Commu-
nauté et aux institutions qu'elle subventionne.
Correspondant largement aux vœux du corps social, la féminisation s’est implantée
rapidement et profondément dans le grand public québécois et canadien, touchant à
la fois la terminologie (notamment au prix de l’invention du féminin en -eure), mais
aussi la rédaction des textes. En Suisse, et dans une moindre mesure en Belgique, la
féminisation s’est largement répandue, quoique moins spectaculairement. C’est sans
doute en France qu’elle s’impose avec le moins de vigueur : les controverses y ont été
plus vives et les résistances plus fortes. Mais elles se sont manifestées ailleurs encore,
notamment en Belgique et en Suisse, où a parfois été exprimée l’idée que le droit
d’initiative en matière de langue était un monopole français. Ces différences dans les
pratiques féminisantes ne sont pas que nationales : on peut aussi les corréler avec la
sensibilité politique des usagers autant qu’avec des phénomènes proprement linguis-
tiques ; et certaines réticences ont pu être le fait de féministes militantes, désireuses
d’affirmer l’identité de leur travail avec celui des hommes. En dépit de ces différen-
ces de rythme, on peut affirmer que le mouvement de féminisation est, dans toute la
francophonie, profond et rapide, eu égard à la lenteur habituelle des innovations
linguistiques.
PERSPECTIVES
Les efforts de modernisation de la langue que l’on vient d’examiner suggèrent
d’importants enseignements sur les conditions de succès des actions de politique
linguistique à venir.
On peut en premier lieu avancer que toute action concertée sur la langue doit, pour
avoir quelque chance d’aboutir, correspondre à une demande du corps social. Ou,
pour être plus nuancé, correspondre comme moyen à des objectifs auxquels le corps
social peut s’identifier. Ceci explique peut-être la différence entre l’accueil favorable
qui a été réservé aux mesures de féminisation d’une part et celui dont n’a jamais
bénéficié la réforme orthographique. Notons que, comme en toute matière, la de-
mande du corps social peut évidemment être infléchie. Car le rôle des représenta-
tions est capital : les deux domaines ici étudiés ont permis de voir à quel point les
fantasmes et les légendes linguistiques ont la vie dure. L'orthographe n’a jamais été la
simple technique qu’on prétend parfois y voir, et le genre est plus qu’une question
grammaticale : ces thèmes renvoient à un imaginaire collectif, où viennent se cristal-
liser les contradictions des différents systèmes de valeurs sur lesquels nos sociétés se
sont érigées. Agir sur ces faits de corpus pose donc la question du rapport entre la
langue et les communautés d’usagers et des relations de pouvoir entre ceux qui dé-
tiennent la légitimité culturelle et les autres.
- 133 -
L’intervention sur le corpus : La langue courante
Ce premier point en suggère un second : c’est que toute action sur le corpus doit
aller de pair avec un travail sur les représentations. Et celui-ci commence avec une
information correcte. Si l’action doit reposer sur une préparation technique, elle
doit aussi déboucher, en aval, sur des opérations de diffusion et d’implantation. Le
relatif échec de la réforme orthographique est en partie dû au fait que la campagne
de désinformation n’a pas pu être efficacement contrée. A contrario, les mesures
d’information qui ont accompagné la féminisation en Belgique francophone consti-
tuent un bon exemple de ce qui peut être fait.
La prise en compte de l’opinion du corps social suggère aussi que des réformes mo-
destes, en principe plus aisées à appliquer, peuvent être récusées, précisément en
raison de leur modestie (l’usager estimant qu’elles ne méritent pas qu’on y investisse
de l’énergie). Mais à l’inverse, des réformes modérées peuvent avoir une utilité péda-
gogique dans la mesure où elle peuvent convaincre cet usager qu’on peut intervenir
sur sa langue sans que le monde s’écroule (et on sait combien le français est volon-
tiers présenté comme une langue immuable).
De manière plus globale, les usagers de base se posent implicitement la question de
la légitimité des interventions concertées. Aucune intervention ne pourra avoir de
sens si l'on répète au francophone qu’il n’est pas le propriétaire de sa langue, mais
qu’il en est tout au plus un locataire, constamment gourmandé et censuré : autre
travail de longue haleine à mener sur les représentations.
Enfin, la question du cadre géographique de l’intervention est aussi importante,
comme le souligne le fait que, si la France reste en gros l’épicentre des innovations
linguistiques, la périphérie peut désormais mener le mouvement (ce qui est le cas
avec la féminisation et, dans une moindre mesure, avec la diffusion des rectifications
orthographiques). La légitimité de l’intervention peut parfois être garantie dans un
espace restreint (ce qu’indique le succès de la féminisation au Québec), mais il est
évident qu’elle ne sera dorénavant pleinement assurée quand dans le cadre d’une
coopération multilatérale. C’est dans ce cadre que devra être exécuté le travail de
préparation technique ; et c’est bien ce qui se fait pour la production de terminolo-
gie scientifique et technique. Un tel cadre tend à se constituer dans la francophonie
septentrionale3, mais il devra également intégrer au plus tôt la francophonie sud,
restée ou maintenue à l’écart des mouvements que l’on vient d’étudier. Ce qui pré-
suppose que, dans le respect de ses spécificités, cette francophonie se dote enfin des
instruments de gestion linguistique adéquats.
3
Voir, ici même, la contribution de Martine Garsou.
- 134 -
L’INTERVENTION SUR LE CORPUS :
(B) LES LANGUES DE SPÉCIALITÉS
Daniel BLAMPAIN
Institut supérieur des traducteurs et interprètes de Bruxelles (ISTI)
Directeur du centre de recherche en terminologie (TERMISTI)1
HISTORIQUE
Depuis plus de vingt ans, le corpus textuel et surtout lexical de la langue française a
bénéficié de recherches menées dans la Francophonie. Deux dynamiques importan-
tes sont à rappeler. Le Réseau international de néologie et de terminologie (RINT),
créé en 1986 à l’occasion du premier sommet des pays ayant en commun l’usage du
français, réunissait des modules issus de l’ensemble de la Francophonie. Les objectifs
étaient notamment d’adapter la langue française à l’expression de la modernité
scientifique et technique et de favoriser, parallèlement au développement du fran-
çais, le développement des langues nationales dans l’espace francophone du Sud.
Aujourd’hui, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) continue à
appuyer une politique linguistique menée en réseau avec le Réseau international
francophone d’aménagement linguistique (RIFAL), né de la réunion en 1999 du
RINT et du RIOFIL (Réseau international des observatoires francophones et du
traitement informatique des langues). Le RIFAL déploie des efforts de recherche
pour l’aménagement linguistique du français et des langues partenaires du Sud à
partir des technologies de l’information et de la communication (Desmet et alii,
2001).
L’autre dynamique importante de la recherche a été imprimée par deux réseaux de
l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Les réseaux Lexicologie-Terminologie
et Traduction (LTT) et Étude du français en francophonie (EFF) ont étudié la probléma-
tique des corpus. En 1996, les journées scientifiques de l’EFF ont porté sur le corpus
lexicographique (méthodes de constitution et de gestion) et ont cristallisé l’attention
sur la constitution, le traitement et la validation de corpus avec prise en compte des
variétés lexicales du français ainsi que sur le traitement de la variante topolectale à
partir de corpus textuels (Frey et Latin, 1997). Depuis 2001, au centre des travaux du
réseau EFF, se trouve la Base de données lexicographique panfrancophone (BDLP),
qui a été élaborée au Québec et qui a pour objectifs de constituer et de regrouper des
bases représentatives du français dans chacun des pays de la Francophonie. Mise en
1
Jusqu’en 2005.
L’intervention sur le corpus : Les langues de spécialité
ligne en mars 2004, elle a été conçue au départ comme complément au Trésor de la
langue française et permet d’apporter une aide technique aux équipes du Nord et du
Sud pour réaliser des bases nationales et régionales.
BILAN
Aujourd’hui, l’évolution technologique rend nécessaire un nouvel élan pour assurer
l’avenir des corpus en langue française à l’échelle internationale.
Certes, la terminologie a été rapidement comprise dans sa dimension multilingue et
l’étude systématique des termes et des concepts constituant les langues de spécialité,
du lexique bilingue aux banques informatisées, a été largement perçue comme re-
mède aux dérives lexicales et pragmatiques, qu’il y ait normalisation ou non. En
outre, elle a permis de prendre conscience partiellement que la vie de la langue fran-
çaise à l’échelle internationale dépendrait de son degré d’adaptation à la modernité
et de son ouverture aux variations du français, que la néologie était indissociable-
ment liée à la terminologie et que les recherches de termes adéquats étaient indis-
pensables à l’activité de « traduction » dans les domaines spécialisés, voire dans les
échanges entre spécialistes et grand public (Blampain, 1997).
Toutefois, les travaux ont trop souvent porté sur des problèmes de méthodologie.
Les banques mises au point ne rencontrent pas toujours l’intérêt des chercheurs du
Sud, confrontés aux multiples réalités de terrain et au multilinguisme de leur pays. Il
s’agit aujourd’hui d’aller au-delà des banques de textes littéraires africains non balisés
ou des dictionnaires plurilingues, souvent restés à l’état de projets ou abandonnés
dès la deuxième phase de réalisation.
PERSPECTIVES
Au moment où nous sommes capables de traiter de vastes corpus textuels (Habert et
alii, 1997) et que les frontières entre les différentes disciplines telles que la lexicolo-
gie, la terminologie et la traduction se trouvent par là-même remises en cause, nous
sommes confrontés à des exigences cruciales de deux types.
Le nombre de corpus étiquetés, de corpus de référence fiables, en langue française
est largement insuffisant sur la Toile : moins de 5 % par rapport aux corpus de lan-
gue anglaise accessibles. Notre déficit est énorme et ne va pas contribuer à accroître
la confiance dans la langue française à l’échelle mondiale (Renard, 2000).
D’autre part, les chercheurs des pays du Sud devraient pouvoir gérer leurs propres
ressources et s’affirmer par la diffusion de leurs travaux de description linguistique
sur le réseau Internet. Il convient de dépasser le stade de travaux enregistrés sur des
supports variés et consultables sur place. Il faut s’engager dans cette tâche
d’aménagement linguistique en garantissant la maîtrise d’un langage de balisage qui
assure la représentation d’un grand nombre d’informations descriptives au sein d’un
corpus et qui permette l’utilisation d’une grande variété de systèmes d’écriture. Le
- 136 -
Daniel Blampain
langage XML (Extensible Markup Language) s’impose comme clé multilingue et univer-
selle. Il utilise par défaut le nouveau codage de caractères Unicode et est en train de
se généraliser dans l’univers informatique. Tout contenu textuel, pour être utilisé
dans les années à venir, doit être accompagné d’une identification des données. Les
réseaux LTT et RIFAL viennent de mener à bien leurs premières réalisations en
matière de balisage des langues partenaires.
Garantir la modernité du français suppose donc que nous soyons capables
d’enregistrer la diversité à l’échelle de la Francophonie, de promouvoir la langue
dans sa puissance néologique et de relever le défi technologique de la gestion des
corpus, au sein de ce grand marché linguistique où la langue française doit exister
pour elle-même mais aussi comme instrument de traduction. Freiner
l’uniformisation aliénante ne peut se faire qu’en maintenant le statut de langue
d’accès aux savoirs et aux techniques d’aujourd’hui et de demain.
- 137 -
POUR DE NOUVELLES REPRÉSENTATIONS
DU FRANÇAIS DANS LA MODERNITÉ
Bruno MAURER
Université de Montpellier III
Directeur du Bureau régional Océan Indien de l'AUF
des autres pays vivent souvent le rapport au français dans une attitude ambiguë, mé-
lange de fascination et de rejet : fascination pour une norme établie à laquelle il
convient de se conformer pour suivre le « bon usage », rejet parce que l’on souhaite-
rait voir ses propres usages constituer le point de référence.
L’image de la France entre également en ligne de compte, tant le français est associé
au pays auquel il emprunte son nom. Dans les pays du Golfe, de tradition anglo-
phone, les ouvertures de cours de français sont nombreuses : peut-être la position de
la France face au conflit irakien n’y est-elle pas étrangère. Mais les attitudes négatives
sont bien entendu elles aussi repérables, fondées sur une condamnation de la politi-
que française de « non-alignement », souvent considérée comme une arrogance de la
part d’un pays qui a pour symbole le coq…
Tendances lourdes
Pour achever de peindre en couleurs sombres le tableau de l’avenir du français, il
faut considérer le contexte international : celui de l’intégration européenne d’une
part (la conséquence en est que les francophones africains ont parfois le sentiment
que la France se soucie plus de ses nouveaux liens dans l’Union que de ses solidarités
francophones), celui des idéologies politiques dominantes de l’autre : l’image du
français est très liée à la construction de l’État-nation, quand les maîtres mots du
jour sont plutôt ceux de communautarisme, régionalisme et identités transnationa-
les. Et comment nier aussi le sentiment de perte d’influence de la France après la
chute du Mur de Berlin, quand la position de non-alignement ne semble plus, à
première vue du moins, avoir de signification ?
- 141 -
Perspectives
d'avenir
UNITÉ DE LA LANGUE, DIVERSITÉ DES
NORMES :VERS UN ÉCLATEMENT
DU FRANÇAIS ?
Pierre DUMONT
Université des Antilles et de la Guyane
Directeur de l’Institut supérieur d'études francophones (ISEF)
1
Le français en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994.
2
« Le français en Afrique noire à l’aube de l’an 2000 : éléments de problématique », Le français en Afrique, n° 13,
Paris, Didier Édition, CNRS-UPRESA 6039, pp.163-179.
Unité de la langue, diversité des normes : vers un éclatement du français ?
Dans ce domaine, l’AUF a joué un rôle capital. C’est ainsi, par exemple, que le ré-
seau Étude du français en francophonie (EFF) a permis de publier des dizaines de tra-
vaux universitaires sur les français d’Afrique noire, du Maghreb, de l’océan Indien,
des Caraïbes et de l’océan Pacifique avant d’accueillir les équipes du Trésor des vocabu-
laires francophones représentant la Belgique, la Suisse, la France et le Québec. La pu-
3
blication du Dictionnaire universel francophone qui, dans sa préface « présente sur un
pied d’égalité avec le français dit ‘standard’ les mots et les expressions du français tel
qu’on le parle sur les cinq continents » a fourni une première description globale du
français de la francophonie, apportant la preuve que la question de la norme est
d’abord associée au travail lexicographique, qu’il s’agisse d’inventaires ou de diction-
naires, souvent confondus dans les représentations des locuteurs. Le plus bel exem-
ple de ce type de confusion étant fourni par Ahmadou Kourouma qui, dans son
4
roman Allah n’est pas obligé , fait de l’Inventaire des particularités lexicales du français en
5
Afrique noire un outil de légitimation des usages africains du français. C’est donc
bien le lexique qui, dans une langue, fait qu’une norme standard peut être remise en
cause. L’importance numérique considérable des emprunts et des néologismes qui
« envahissent » le français, notamment en Afrique noire, est naturellement de nature à
interroger l’observateur. Pourquoi ? Parce que c’est à travers les mots qu’il emploie
qu’un locuteur exprime sa vision du monde et qu’il adhère ou non aux valeurs symbo-
liques qu’ils expriment. La description des africanismes et d’une façon plus générale
des régionalismes à laquelle se sont livrés un peu partout dans le monde linguistes,
sociolinguistes, lexicologues, lexicographes et didacticiens francophones au cours des
trente dernières années ne permet plus de douter aujourd’hui d’un phénomène cen-
trifuge qui, il faut bien le reconnaître, peut a priori ressembler à un éclatement ;
d’autant plus que, quel que soit leur statut (inventaires ou dictionnaires, sans parler
des « lexiques » comme Le Lexique du français du Sénégal publié à Paris chez EDICEF
dès 19796) ces travaux ont toujours tendance, on l’a vu, à légitimer les usages de leurs
lecteurs et utilisateurs.
Pourtant, même s’il est réel, le risque de l’éclatement doit être pris. En effet, la do-
mination du modèle français de la Langue État-Nation à norme unique induit une
représentation élitiste qui place le français dans une position difficile. La mise en
place d’une norme plurielle est en elle-même une stratégie de développement qui
tient compte des besoins de tous les locuteurs du français, quel que soit leur statut.
Le premier avantage de cette légitimation des usages régionaux ou nationaux ayant
acquis de facto — c’est-à-dire du point de vue des fonctionnements sociaux — le statut
de standards dans les différentes communautés francophones, serait de faire dispa-
raître l’insécurité linguistique. C’est en effet ce sentiment, profondément ancré chez
3
Paris, Hachette EDICEF et AUPELF-UREF, 1997.
4
Paris, Édition du Seuil, 2000.
5
Publié pour la première fois par l’AUPELF dès 1983 et qui a fait l’objet d’une deuxième édition, EDI-
CEF/AUPELF en 1988, puis d’une troisième en 2004.
6
Lexique du français du Sénégal par J. Blondé, P.Dumont et D. Gontier, Paris, Dakar, NEA/EDICEF, 1979.
- 146 -
Pierre Dumont
tous les locuteurs francophones (et la France n’échappe pas à la règle générale
contrairement à ce que semblent croire de nombreux observateurs étrangers), qui est
la principale cause de l’éclatement. Actuellement, l’image d’une norme unique de
référence implantée dans la plupart des systèmes éducatifs (en particulier dans les
zones où le français peut être qualifié de langue seconde) est bien à la source du dé-
veloppement de l’insécurité et, par conséquent, de l’éclatement anarchique auquel
elle aboutit naturellement, selon des processus bien connus des sociolinguistes et des
didacticiens (hypercorrection, absence ou confusion des registres de langue, etc.).
La reconnaissance, la prise en compte et même la valorisation des normes endogènes
s’inscrivent désormais dans la définition d’une réelle interculturalité, thème de re-
cherche récemment inscrit parmi les priorités du réseau AUF Dynamique des langues
et francophonie. Mais il faut encore aller plus loin. En effet, l’émergence et la recon-
naissance officielle de nouvelles normes sont de nature à remettre en question cer-
taines données traditionnelles de l’enseignement, que ce soit en France même (où
l’on connaît de plus en plus souvent des situations plurilingues et pluriculturelles),
ou hors de France, en Afrique francophone particulièrement et, d’une façon géné-
rale partout où le français est une langue seconde, voire de scolarisation.
Les recherches déjà conduites par les universitaires dans le domaine de la description
des français régionaux demandent à être approfondies, en particulier pour tout ce
qui touche aux déplacements de sens témoignant d’une réelle appropriation de la
langue française par tous ses locuteurs (production de sens en néologie : innovation
référentielle et implication en discours ; mise en place et fonctionnement de nou-
veaux champs sémantiques, mise à jour des fonctionnements rhétoriques propres à
tel ou tel environnement culturel, distinction entre oralité et oraliture, etc.). Mais
cette liberté sans laquelle le français ne peut que s’étioler est-elle porteuse d’anarchie
comme le craignent encore certains ? Les chercheurs se sont trop souvent contentés
de décrire et d’analyser les variétés de français en usage dans les diverses régions de la
francophonie, sans s’intéresser à la dynamique du rapport entre ces variétés de lan-
gue imbriquées dans des situations de plurilinguisme, généralement d’une très
grande complexité. Il faut désormais analyser les forces qui militent en faveur de
l’équilibre des normes en concurrence, au sein d’une même communauté sociale ou
langagière, comme entre communautés distinctes. On sait déjà, par exemple, qu’au
sein de chaque communauté francophone l’usage promu au rang de standard, et par
conséquent de modèle académique (quelles que soient les structures éducatives), sera
toujours celui qui se situe au sommet de la hiérarchie socioculturelle : ce n’est ni le
français moussa de Côte-d’Ivoire, ni le joual qui vont être érigés en norme standard.
Dans ces conditions, se pose de manière nouvelle non la question de l’éclatement du
français, mais celle de la véritable intercompréhension entre francophones. Même si
l’on ne sait pas grand-chose, aujourd’hui encore, de l’état de fonctionnement de la
communication entre locuteurs pratiquant différentes variétés d’une même langue,
on sait en revanche que la diversité a toujours existé et on peut constater que, dans
l’immédiat, l’intercompréhension entre francophones existe bel et bien.
- 147 -
Unité de la langue, diversité des normes : vers un éclatement du français ?
Reste une question primordiale à aborder. C’est celle de la responsabilité liée aux
choix en matière de norme qui ne se limitent pas au système linguistique propre-
ment dit. Du point de vue de l’enseignement et de l’apprentissage des langues, cette
responsabilité échoit aux politiques. Quels sont, ou quels seront, les choix des
grammairiens et des auteurs de méthodes, eux-mêmes « inspirés » par les décideurs
en matière éducative puisque l’on sait que dans de très nombreux États les manuels
autorisés font l’objet de listes officielles imposées aux enseignants ? Quelle(s) varié-
té(s) linguistique(s) sera (ont) « proposée(s) » dans l’enseignement primaire et se-
condaire ? Quels modèles de prononciation seront soumis à l’écoute et à la répéti-
tion des apprenants ? Quelle sera la place respective de la littérature française et des
littératures francophones dans les programmes ? Toutes les cultures de la francopho-
nie seront-elles un objet d’enseignement ? Les évaluations pédagogiques prendront-
elles en compte les variétés régionales du français ? Le premier travail consistait à
repérer les écarts entre systèmes et variétés. Ce fut celui des universitaires et des
chercheurs. Ils l’ont fait, et très bien fait. Le second est désormais celui des politiques
dont les décisions relatives à la mise en place de programmes bilingues et à la prise
en compte des facteurs sociaux dans l’enseignement et l’apprentissage du français
seront lourdes de conséquences. Or, une langue, pour être bien vivante, ne doit pas
être le simple reflet de son passé, surtout lorsque celui-ci est marqué au fer de
l’assimilation culturelle et politique. Elle doit aussi être celui de son présent, de son
quotidien, du vécu de ses usagers, d’où la nécessité du métissage qui permettra à
chacun de se retrouver dans sa langue, tout en se faisant comprendre de l’Autre,
seule façon de se comprendre soi-même.
Entre le IXe Sommet de la Francophonie, celui de la Diversité linguistique et culturelle, et le
Xe, celui de Ouagadougou (2004), dont le thème fut Francophonie et développement
durable, se sont tenus à Libreville (Gabon) en mars 2003 les premiers États généraux
de l’enseignement du français en Afrique francophone. Le mémorandum signé par les
treize ministres de l’Éducation et chefs de délégations présents à Libreville (Burkina
Faso, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Congo, RDC, Gabon, Guinée, Mali, Ni-
ger, Rwanda, São Tomé et Tchad) a rappelé que le principe du partenariat des lan-
gues en francophonie impliquait « l’enrichissement lexical des langues en présence,
le respect de la prise en compte des normes endogènes pour ce qui est des français
régionaux, le refus de l’inféodation systématique à un modèle normatif ».
Il est bien clair que la question du choix de la norme du français à enseigner est bien
du ressort exclusif des décideurs, éclairés par les chercheurs et les didacticiens en
contact direct avec les usagers. Ce sont donc les mesures prises par les responsables
des systèmes éducatifs, en Afrique comme ailleurs, qui devront assurer la cohérence
de l’enseignement et préserver ce potentiel d’intercompréhension sans lequel le
français ne sera plus, bientôt, qu’une langue éclatée. À Libreville, ce sont des objec-
tifs bien précis qui ont été assignés aux systèmes éducatifs devant répondre à la ques-
tion posée : quel français enseigner ?
- 148 -
Pierre Dumont
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LE POIDS DÉMOGRAPHIQUE DES
FRANCOPHONES : PASSÉ, PRÉSENT
ET PERSPECTIVES1
Richard MARCOUX
Université Laval, Québec
1
Ce texte reprend de nombreux éléments d’un article paru en 2004 dans les Cahiers québécois de démographie (Mar-
coux, 2003).
Le poids démographique des francophones
Tableau 1. Population (en milliers) appartenant à la francophonie selon trois définitions différentes de l’espace
francophone.
1960 2000
- 152 -
Richard Marcoux
milliard de personnes en l’an 2000, et elle aussi aurait connu un doublement depuis
le début des années 1960.
Nous référant à cette première approche, on pourrait nous reprocher de définir la
francophonie sans tenir compte des francophones… Comme le souligne Michel Tétu,
cette approche peut être trompeuse, « car contrairement aux pays d’Amérique du
Sud, par exemple, où la grande majorité de la population parle la même langue, les
pays dits francophones comptent des proportions extrêmement variables de locu-
teurs francophones » (1992 : 208).
La seconde approche nous permet de répondre à cette critique puisqu’elle repose sur
une estimation de la population francophone dans chacun des pays. Dans ce qu’il
appelle l’espace francophone, Jean-Louis Roy estime ainsi que l’on retrouverait 40 %
de « pratiquants » du français, soit environ 180 millions de personnes (cité par Le
Scouarnec, 1997: 22). Jean-Marc Léger, pour sa part, évaluait au début des années
1980 que les « parlant français » se chiffreraient à environ 70 millions dans les pays
francophones du Nord et à 30 à 35 millions dans les pays francophones du Sud (Léger,
1987). La deuxième approche consiste ainsi à évaluer les locuteurs francophones, ou
l’ensemble des individus qui font usage du français, qui le maîtrisent bien ou le maî-
trisent partiellement. Notre indicateur s’appuie sur des estimations du nombre de
francophones en 1997 et en 2000 dans plus d’une cinquantaine de pays du monde.
Cet indicateur national est obtenu à partir de deux études qui ont permis d’estimer
la proportion de francophones que compte chacun des pays (HCF, 1998; OIF,
2003). Il ne s’agit donc plus ici de définir la population francophone uniquement à
partir du lien politique et juridique qu’entretient le pays d’appartenance d’un indi-
vidu à l’égard des institutions francophones, mais plutôt de prendre en considéra-
tion la prévalence du français dans chacun de ces pays du monde où l’on trouve un
certain nombre de francophones, parfois une faible minorité. Sur cette base, la po-
pulation francophone du monde en 2000 était estimée à 175 millions de personnes,
soit un nombre proche de l’évaluation suggérée par Jean-Louis Roy. Il ne nous est
toutefois pas possible, sur la base des sources utilisées, d’estimer cette population
dans les années 1960.
rations dans un contexte de faible mortalité. D’autre part, ces experts entrevoyaient
une augmentation continue de l’espérance de vie à la naissance, et ce pour
l’ensemble des pays en développement. Enfin, en matière de migration, on supposait
que l’on assisterait à une certaine convergence de tous les pays vers des soldes migra-
toires nuls.
La « révision 2002 » des projections représente un virage majeur, Jean-Pierre Guenguant
(2002) parlant même de révolution. Outre l’intégration attendue des effets de la
pandémie du VIH-sida sur les niveaux de mortalité dans de nombreux pays et la
prise en compte de la complexité des modèles de migrations internationales en fonc-
tion des mouvements passés, les nouvelles projections se démarquent principalement
des anciennes sur le point de la natalité : la convergence vers un seuil de remplace-
ment des générations n’est plus le postulat retenu. En effet, d’une part, les récentes
études montrent que dans de nombreux pays en développement la fécondité a dimi-
nué beaucoup moins rapidement que le laissaient supposer les prévisions antérieu-
res. D’autre part, la reprise envisagée de la natalité dans la plupart des pays dévelop-
pés ne s’est pas produite; ces pays présentant des niveaux de fécondité souvent infé-
rieurs au seuil de remplacement des générations (Bongaarts, 2002). De ce fait, la
croissance démographique de certains pays en développement devrait être beaucoup
plus importante que ne l’annonçaient les exercices de projection précédents. À
l’inverse, la nouvelle approche prospective conduit à prévoir un ralentissement
considérable de la croissance démographique dans les pays développés, et même une
décroissance plus rapide pour certaines régions et certains pays, avec le vieillissement
démographique qui accompagne ce phénomène. Il ne fait aucun doute que ces nou-
velles tendances conduisent à une reconfiguration majeure des poids démographi-
ques des pays de la planète.
La « Révision 2002 des projections démographiques mondiales » fournit des estima-
tions relatives à six prévisions distinctes2. La principale différence entre les scénarios
présentés tient aux hypothèses sur l’évolution des taux de fécondité. Sous la variante
moyenne par exemple — soit le scénario retenu ici pour la suite de l’exercice —, un
seuil relatif aux taux de fécondité a été fixé. Ainsi, pour les pays à fécondité moyenne
et élevée, aucune diminution en-dessous de 1,85 enfant par femme n’est prévue.
Conséquemment, 1,85 enfant par femme est la valeur-plancher sous laquelle la fé-
condité des pays concernés ne devrait pas chuter avant 2050. En ce qui a trait aux
pays à basse fécondité, les taux de fécondité devraient y demeurer inférieurs à 1,85
enfant par femme pendant une bonne partie de la première moitié du XXIe siècle,
tout en augmentant lentement pour atteindre 1,85 vers 2045-2050.
2
www.un.org/esa/population/unpop.htm.
- 154 -
Richard Marcoux
3
L’étude du HCF (1998) et celle de l’OIF (2003) relèvent l’amélioration des taux de scolarisation pour expliquer
l’augmentation observée de locuteurs francophones en Afrique subsaharienne depuis la fin des années 1980. À
l’inverse, dans les pays qui ont connu un processus de déscolarisation, il y a eu diminution de la proportion de
francophones.
- 155 -
Le poids démographique des francophones
Tableau 2. Répartition (%) par continent des populations de la francophonie et des francophones, et effectifs
totaux (en milliers), selon quatre scénarios, 1960-2050
Francophonie officielle
Afrique 43,8 % 62,0 % 80,3 %
Amériques 14,9 % 12,7 % 7,7 %
Europe 41,2 % 25,2 % 12,0 %
Océanie 0,1 % 0,1 % 0,1 %
Population de la
Francophonie officielle 146 838 306 692 677 203
Population mondiale 3 021 475 6 070 581 8 918 724
Francophonie active
Afrique 42,3 % 54,9 % 69,7 %
Amériques 8,4 % 7,1 % 4,9 %
Asie 16,3 % 18,5 % 15,7 %
Europe 33,1 % 19,5 % 9,7 %
Population de la
Francophonie active 262 243 551 864 1 072 013
Population mondiale 3 021 475 6 070 581 8 918 724
4
Il importe de préciser ici que, selon ce scénario, les proportions de francophones sont maintenues au niveau de
2000 pour les pays du Maghreb membres de l’OIF et dont le français n’est pas l’une des langues officielles. L’arabe
occupe dans ces pays un place très importante et les tendances récentes semblent indiquer une stagnation du nom-
bre de locuteurs francophones (Amrani, 2004).
- 156 -
Richard Marcoux
- 157 -
Le poids démographique des francophones
Enfin, il ne faut pas oublier que les mécanismes assurant la croissance démographi-
que se répercutent directement sur les structures par âge des populations. Ainsi, le
processus de vieillissement accéléré des populations des pays occidentaux, associé au
maintien d’une fécondité plus élevée dans les pays d’Afrique, fait en sorte que les
jeunes se retrouvent en proportions plus importantes dans le Sud. Les trois « pères »
de la francophonie internationale, Hamani Diori, Léopold Sédar Senghor et Habib
Bourguiba, anciens présidents du Niger, du Sénégal et de la Tunisie respectivement,
seraient sûrement bien étonnés d’apprendre que 9 francophones de 15 à 29 ans sur
10 pourraient provenir de l’Afrique en 2050.
S’il semble destiné à passer par l’Afrique, l’avenir démographique de la francophonie
est conditionné par au moins deux éléments majeurs :
– des mesures fortes et efficaces dans le domaine de l’enseignement devront permet-
tre de relever substantiellement les niveaux d’éducation dans les pays de l’Afrique
francophone ;
– les pays de l’Afrique francophone et leurs populations devront considérer que ce
relèvement très sensible des niveaux d’éducation peut et doit se faire notamment
dans le cadre de programmes d’enseignement et de formation où la langue française
occupe une place importante.
Étant donné le multilinguisme pratiqué dans la plupart des pays d’Afrique, y com-
pris ceux de la francophonie, il faudra nécessairement identifier la place et le rôle de
la langue française par rapport aux autres langues en usage dans ces pays, mais éga-
lement aux autres langues qui semblent s’imposer dans le monde, notamment
l’anglais, l’arabe et l’espagnol. Compte tenu des écarts disproportionnés dans les
moyens dont disposent les pays, il est évident que l’avenir démographique de la fran-
cophonie dépendra grandement des gestes de solidarité et des efforts que seront
prêts à consentir les pays du Nord de la francophonie à l’endroit des pays franco-
phones d’Afrique. Les acteurs de la francophonie auront aussi un rôle majeur à jouer
pour susciter ou maintenir un intérêt pour le développement du français dans de
nombreux secteurs en Afrique, notamment dans les médias (écrits, radiophoniques,
audiovisuels et électroniques), dans les milieux des arts (cinéma, littérature, etc.) et
dans le secteur de l’enseignement et de la recherche scientifique.
- 158 -
POUR UN PARTENARIAT ENTRE LE
FRANÇAIS ET LES LANGUES ROMANES
Jean-Marie KLINKENBERG
de l'Académie royale de Belgique,
Université de Liège
Le français fait partie des langues néo-latines ou romanes. Le mot « roman » provient
du latin romanus, « citoyen de Rome » : il renvoie donc originellement à une réalité
politique et non langagière. C'est que le latin doit sa fortune à l’État qui portait le
nom de sa capitale : Rome. Dans l’empire que Rome avait progressivement constitué
sur le pourtour méditerranéen, cette langue s'était répandue avec des fortunes diver-
ses, mais de façon suffisamment spectaculaire pour apparaitre comme un puissant
symbole de la citoyenneté romaine. On comprend donc que romanus ait pu prendre
une signification linguistique. Un sens qui va subsister chez les descendants de ceux
qui avaient adopté « la langue des Romains » après la disparition de l'Empire. Les
parlers romans d’aujourd’hui sont la forme qu’a progressivement revêtue ce latin,
« venu à pied du fond des âges ».
Insister sur la romanité du français peut signifier plusieurs choses.
D’une part, la perspective romane a une évidente pertinence dans le champ de la
linguistique historique. La romanistique, ou linguistique romane, y a permis de subs-
tantielles avancées au XIXe siècle, et constitue aujourd’hui encore un champ
d’investigation dynamique. Replacer le français dans le cadre des parlers latins per-
met d’éclairer les phases anciennes de son évolution en même temps que de prendre
la mesure de ses originalités structurelles.
Il peut aussi s’agir de tirer parti des correspondances typologiques entre langues ro-
manes, corollaire de leur origine commune, par exemple pour mettre au point des
méthodes de compréhension interlinguistique, ou pour y harmoniser la production
terminologique.
Mais insister sur la latinité du français peut aussi renvoyer au désir de l’arrimer à un
système de références idéologiques, au nom du grandiose passé romain. En une dé-
marche essentialiste, les usagers des langues romanes se voient ainsi intégrés à une
collectivité mythique (quand on ne fantasme pas sur une bien suspecte « race latine ») ;
mythique dans la mesure où les groupes que constituent ces locuteurs ont des origi-
nes, des cultures et des statuts tels qu’il est bien malaisé de percevoir leur unité.
Pour un partenariat entre le français et les langues romanes
C’est de ces hésitations que témoigne le destin de l’Union latine (qu’on ne confon-
dra pas avec son homonyme, qui, en 1865, fut la première forme d'union monétaire
entre des pays européens). Le préambule de la Convention de Madrid de 1954, qui
instituait cette organisation internationale, se réfère ainsi aux « valeurs spirituelles »
d’une « civilisation humaniste et chrétienne » et entend promouvoir une « culture
latine » qui est à la fois mystérieuse (puisqu’il ne s’agit pas de celle de la Rome anti-
que, excepté peut-être en ce qui concerne une certaine tradition juridique) et pro-
metteuse d’interculturations (car en se fondant sur l’association linguistique, l’Union
met en contact des entités variées quant à leurs situations linguistiques et culturelles,
leurs niveaux économiques et leurs organisations politiques). Regroupant initiale-
ment une douzaine d’États, l’Union ne s’est réellement dotée de moyens qu'en 1983
(sous forme d’organisation intergouvernementale impulsée par la France, qui en est
le plus gros contributeur avec l’Italie). Elle compte aujourd'hui 35 membres (15 en
Amérique latine, son centre de gravité, huit en Europe, sept en Afrique, deux en
Asie, trois en Caraïbes) et deux observateurs permanents (Argentine et Saint-Siège).
La Belgique, le Canada et la Suisse n’en font pas partie, pas plus que les pays franco-
phones d’Afrique et de l’Océan Indien, ce qui en réduit le poids politique et écono-
mique et relativise son impact dans la Francophonie.
Si elle s’est d’abord surtout vouée à la promotion des cultures des pays membres,
notamment dans les domaines des beaux-arts et de la littérature, l’Union latine a par
la suite redéployé ses activités en direction de la promotion et de l’enseignement des
langues romanes d’une part, de la terminologie et des industries de la langue d’autre
part. Sur le premier versant, elle est active dans l’élaboration de programmes d’éveil
aux langues et d’entrainement à l’intercompréhension (programmes prenant appui
sur les parentés typologiques entre idiomes romans et souvent élaborés en partena-
riat avec la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, avec le
Mercosur educativo et avec l’Agence universitaire de la Francophonie), elle encou-
rage la mise au point de pédagogies interlinguistiques de formation de formateurs,
dont on peut regretter que des freins limitent leur généralisation. Sur le second,
l’Union latine pilote les réseaux ibéro-américain (RITerm) et pan-latin de terminolo-
gie (Realiter), ainsi que le serveur européen de terminologie (ETIS), et participe aux
travaux des associations européennes (AET) et internationales (Infoterm) de termi-
nologie, au Réseau international de néologie et de terminologie (RINT), franco-
phone, et à certaines commissions de terminologie du Mercosur.
L’Union, dont les moyens sont limités, reste timide sur le plan de la définition de politi-
ques linguistiques générales, bien qu’elle ait conclu des accords organiques avec l’OEI
(Oficina de Educación Iberoamericana ; 1978), l’Istituto Italo-Latinoamericano (1995),
la CPLP (Comunidade dos Países de Língua Portuguesa ; 2000), l’OIF (accord signé
en 1996 avec l'Agence de coopération culturelle et technique), ainsi qu’avec
l’UNESCO (1985), qui héberge plusieurs de ses activités. Mais l’évolution de son
action pointe l’intérêt des coopérations interlinguistiques, qui se déploient efficace-
ment dans des zones plus restreintes, par exemple celle du Mercosur.
- 160 -
Jean-Marie Klinkenberg
- 161 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS
EN EUROPE
Claude TRUCHOT
Université Marc Bloch, Strasbourg
sion nationale) : c’est tout le statut des Suisses romands qui se trouve affaibli. Mais
les Cantons alémaniques n’ont pas tous suivi Zürich.
Depuis les années 1980, le statut du français a en partie changé au Grand-Duché de
Luxembourg. Historiquement langue des élites et de l’administration, le français est
également devenu la principale langue d’intégration de la population d’origine
étrangère (environ 30 % des habitants). L’explication qui est donnée à ce choix lin-
guistique est que ces populations nouvelles sont majoritairement de langues roma-
nes. Mais le luxembourgeois, désormais langue nationale, s’est parallèlement affirmé
en dehors de son cadre social traditionnel, à l’école et dans les pratiques écrites.
Cette dynamique semble destinée à se confirmer.
La politique scolaire de bilinguisme dans la Vallée d’Aoste en Italie y a incontesta-
blement développé la connaissance du français, en fort déclin jusque dans les années
1980. Mais ceci ne semble pas de nature à déterminer les pratiques linguistiques
dans les sphères publique et privée. Même si la région bénéficie d’une forte autono-
mie, ces pratiques sont celles d’un pays où la langue nationale est fermement im-
plantée.
Les craintes sur l’avenir du français s’expriment de plus en plus nettement dans la
francophonie européenne. Elle prennent le plus souvent la forme d’un jugement sur
la détérioration de la langue — qui serait due à l’expansion des parlers urbains non
standard et aux emprunts à l’anglais — et sur les conséquences de l’usage véhiculaire
de l’anglais.
Le développement des parlers urbains non standard est un phénomène qui n’est pas
propre au français mais touche de nombreuses langues : ces parlers se développent
au fur et à mesure que la langue écrite et orale standard s’impose dans la sphère pu-
blique (notamment en raison des exigences professionnelles et des normes de plus
en plus élaborées qui encadrent la vie sociale) ; or un nombre croissant d’individus
restent à l’écart cette variété standard, du fait de l’exclusion sociale, de la baisse de
l’investissement public dans l’éducation, et de la privatisation de ce secteur, qui
creuse les inégalités. Par exemple, en France, obtenir le permis de conduire exige à
présent de bien maîtriser le français écrit, et ce qui amène de plus en plus de per-
sonnes, pour la plupart jeunes et issues de milieux défavorisés, à conduire sans per-
mis. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas la détérioration du français mais la fonc-
tion de la langue dans la cohésion sociale.
L’emprunt à l’anglais s’est considérablement renforcé si on le compare avec ce qu’il
était il y a une quinzaine d’années (Truchot, 1990). Il s’agissait alors d’une pratique
relativement périphérique (discours branchés, usage connotatif dans la publicité) et
dont l’impact sur la langue standard restait faible. Désormais, des termes anglais sont
utilisés de manière courante dans la communication. Cette pratique est particuliè-
rement évidente dans la dénomination des entreprises, marques, produits, services,
loisirs. On peut considérer cette pratique comme de nature idéologique, dans la
mesure où son objectif est d’exprimer la modernité et l’internationalité en évitant
- 164 -
Claude Truchot
l’usage de la langue nationale. Elle est préoccupante pour l’avenir du français car elle
tend à convaincre ses locuteurs que, contre toute évidence, leur langue est archaïque
et dépassée (cf. Garsou, 1991).
Sans que ceci doive amener à sous-estimer la progression de l’usage véhiculaire de
l’anglais, l’observation du terrain montre toutefois qu’il est nettement moins établi,
notamment dans le monde du travail, que ce que font croire les représentations
répandues (DGLF, 2004). Bien souvent ce n’est pas la nécessité de l’usage qui en-
traîne le besoin de connaissance en anglais, mais sa connaissance — au demeurant
assurée par les systèmes éducatifs payés par le citoyen — est exploitée à des fins com-
merciales. Dans de nombreux cas, le français pourrait être utilisé, moyennant des
aménagements ou simplement la volonté de le faire. En fait derrière les fonctions
véhiculaires que l’on proclame comme indispensables, ce qui s’exprime ici est une
idéologie reposant sur le postulat de la supériorité de l’international et du global, et
présentant de manière négative tout ce qui est local ou national. Ce qui s’exprime
aussi probablement, c’est le rôle que l’anglais joue dans les rapports de pouvoir, et le
rôle de marqueur social qu’il assume auprès de ceux qui aspirent à se différencier de
la masse de la population, pour laquelle le français est, ou est devenu, une langue
vernaculaire (cf. Klinkenberg, 2001).
Il est vraisemblable que ce discours est amené à se confirmer dans l’avenir, sinon à se
renforcer, à moins d’un travail volontariste sur les représentations de la langue, mené
principalement auprès des faiseurs d’opinion (cf. Wynants, 2001).
1
Voir ici même la contribution d’Alexandre Wolff, « Le français dans les organisations internationales ».
- 165 -
L'avenir du français en Europe
langue de référence est l’anglais. Cette fusion a été accélérée par une réorganisation
imposant des normes plus proches de celles des entreprises multinationales que de
celles des administrations nationales (et en particulier de l’administration française,
longtemps influente). Le français a donc perdu une partie de ses positions, même si
celles qui lui restent sont enviables par rapport à celles des autres langues.
Les mesures prises, notamment par la France et la Communauté française Wallonie-
Bruxelles, pour renforcer le statut du français sont utiles et nécessaires (comme la for-
mation au français des fonctionnaires et diplomates en poste à Bruxelles), mais reste-
ront d’une efficacité limitée. Ce qui permettrait d’assurer l’avenir du français serait
une refonte du régime linguistique officiel, laquelle établirait explicitement une dis-
tinction entre les langues officielles et les langues de travail. Le régime des langues
officielles offrirait aux citoyens les garanties du régime actuel, et devrait certainement
les améliorer. Le régime des langues de travail, quant à lui, garantirait le fonctionne-
ment plurilingue de l’organisation, les instances communautaires étant alors contrain-
tes de maintenir un équilibre entre ces langues. Ce qui est possible si leur nombre fait
l’objet d’une limitation raisonnable (par exemple à trois : anglais, allemand, français).
On peut citer à titre de comparaison le Conseil de l’Europe, où un équilibre est main-
tenu entre l’anglais et le français dans le fonctionnement interne.
En l’état actuel de l’Union européenne, il est peu probable qu’une telle refonte soit
acceptée, et même proposée. L’anglais a donc toutes les chances de continuer à pro-
gresser. Mais il nous semble nécessaire malgré tout de lancer le débat.
Tableau 1 : Langues des textes primaires de la Commission européenne (en %).
Pages reçues et produites en 2001 (en %)
- 166 -
Claude Truchot
1986 58 26 11 5
1989 49 30 9 12
1991 48 35 6 11
1998 37 48 5 10
1999 35 52 5 8
2000 33 55 4 8
2001 30 57 4 9
2002 29 57 5 9
2003 28 59 4 9
2
On saluera néanmoins l’initiative de la Communauté française de Belgique de développer les méthodes d’éveil aux
langues dans l’enseignement primaire plutôt que l’apprentissage de l’anglais comme en France (voir ici même la
contribution de Jean-François de Pietro).
- 167 -
L'avenir du français en Europe
3
Voir ici la contribution de Patrick Chardenet et José Carlos Chaves da Cunha.
- 168 -
Claude Truchot
Le cas de l’Estonie
Denis Soriot
Ministère des Affaires étrangères et européennes
Selon une enquête réalisée entre octobre 2003 et avril 2004 par le Centre culturel et de
coopération linguistique (CCCL) de Tallinn, parmi 1000 jeunes fonctionnaires appre-
nant le français, la langue française est la langue par excellence pour être apprise
comme troisième langue après l’anglais et le russe. 95,3 % pensent que l’anglais est
indispensable comme première langue étrangère. La majorité (60,5 %) trouvent que le
russe doit être leur deuxième langue étrangère et 45,5 % pensent que la maîtrise du
français comme troisième langue étrangère est d’une grande utilité. Sans doute l’entrée
de l’Estonie dans l’Union européenne a-t-elle motivé davantage non seulement les adminis-
trations à financer les formations au français mais aussi nombre de fonctionnaires à prendre
des cours de français. Ces derniers soulignent que le français est nécessaire mais qu’ils ne le
maîtrisent pas suffisamment, ce qui explique leur souhait de se perfectionner en français à
des fins plutôt professionnelles (66,5 %). Le jeune fonctionnaire estonien, bien qu’il n’utilise
pas le français au travail, participe aux formations proposées de sa propre initiative dans
85 % des cas. Les objectifs visés dans apprentissage du français sont les suivants : la compré-
hension de documents écrits en français, l’expression orale, la recherche d’information dans
des sources en français, la participation aux séances de travail en français, etc. Malgré la
faible présence d’investisseurs français en Estonie (la France occupe le 11e rang des investis-
sements étrangers), les jeunes fonctionnaires estoniens choisissent d’apprendre le français.
- 169 -
L'AVENIR DU FRANÇAIS
EN AMÉRIQUE DU NORD
Lise DUBOIS
Université de Moncton
Jacques MAURAIS
Directeur de la recherche et de l'évaluation à l'Office québécois de la langue française
Michel PAILLÉ
Chaire Hector-Fabre, Université du Québec à Montréal
HISTORIQUE
Le français a été implanté en Amérique du Nord dès le tout début du XVIIe siècle. À
son apogée, l'empire français d'Amérique s'étendait de l'Atlantique aux Rocheuses,
de la baie d’Hudson au golfe du Mexique, empêchant l'expansion vers l'intérieur du
continent des colonies britanniques beaucoup plus peuplées (1 610 000 personnes
en 1760) établies le long du littoral atlantique. Au moment du traité de Paris (1763),
par lequel la France cédait à l'Angleterre le Canada, l'Acadie et la rive gauche du
Mississipi, la population de la Nouvelle-France était évaluée à quelque 70 000 per-
sonnes (en excluant les autochtones). En 1791, le parlement anglais adopte une loi
qui divise le territoire canadien en deux colonies, le Haut-Canada et le Bas-Canada,
ce dernier à majorité française, et qui introduit le parlementarisme. Le premier débat
de la Chambre d'assemblée, en janvier 1793, porte sur la question des langues. Lors
de l'union des deux Canadas en 1840, le français perd son caractère de langue offi-
cielle pour le retrouver en 1848. À la naissance de la Confédération canadienne en
1867, le français et l'anglais sont déclarés langues officielles du parlement fédéral
ainsi que de la législature et des tribunaux dans la province de Québec. Lorsque de
nouvelles provinces sont créées, elles sont officiellement bilingues, comme le Manitoba
en 1870. Mais plusieurs lois ou règlements, dans les provinces à majorité anglo-
phone, restreignent ou interdisent l'enseignement du français ou lui enlèvent son
caractère de langue officielle (Manitoba, 1890). La plus célèbre de ces mesures contre
le français est sans doute le règlement 17, adopté par l'Ontario en 1912, qui restreint
l'enseignement du français aux francophones aux deux premières années de l’école
primaire dans le but manifeste de les assimiler. Pendant un siècle, le régime fédéral
canadien, notamment par sa politique d'immigration, aura contribué à la minorisa-
tion de la population francophone. La figure 1 montre que la progression numéri-
que des francophones au Canada (qui atteignent près de 6,8 millions en 2001) n’a
pas empêché leur recul relatif (de 31,1 % à 22,9 % en 130 ans).
L'avenir du français en Amérique du Nord
10 35%
Millions
30%
8
25%
6 20%
4 15%
10%
2
5%
0 0%
1871 1901 1911 1921 1931 1941 1951 1961 1971 1981 1991 2001
DYNAMIQUE
La constitution de 1982, avec sa « Charte des droits et libertés », tout en contrecar-
rant la législation linguistique du Québec sur certains points, a constitué, pour les
francophones vivant dans les provinces et territoires anglophones, l'assise juridique
qui leur a permis de faire reconnaître des droits qu'on leur avait précédemment niés
ou enlevés. À la suite de contestations judiciaires, les francophones ont ainsi pu ob-
tenir le droit de gérer leurs écoles partout au Canada (ce qui ne signifie pas que cela
est une réalité partout). En revanche, l'enseignement du français langue seconde
n'est pas obligatoire dans les provinces anglophones (sauf au Nouveau-Brunswick) ;
ces provinces ont toutefois connu, depuis les années 1970, un engouement pour les
classes d'immersion française, ce qui a contribué à la croissance de la proportion des
Canadiens qui ont le français comme seconde langue. Le tableau 1 montre les pour-
centages de bilinguisme français-anglais dans les provinces (hormis le Québec) et les
territoires en 2001.
Tableau 1 : Bilinguisme français-anglais au Canada à l'extérieur du Québec, 2001
Province % Province %
- 172 -
Lise Dubois, Jacques Maurais, Michel Paillé
La tardive reconnaissance juridique des droits des francophones dans les provinces
anglophones ne saurait redresser une situation démographique préoccupante. Le
taux d'anglicisation est particulièrement élevé, allant de 17,9 % en 1931 à 37,5 % en
2001 (tableau 2), sauf au Nouveau-Brunswick où il était tout de même de 8,8 % en
2001 (tableau 3). Fait encore plus inquiétant pour l’avenir de la langue française
dans les provinces à majorité anglophone, une forte proportion de francophones se
marie à des personnes d’une autre langue, ce qui augmente la propension à
l’anglicisation.
Tableau 2 : Anglicisation des Canadiens francophones à l'extérieur du Québec, 1931-2001
Ancienne Nouvelle
Année définition Année définition
1931 17,9 1971 27,0
1941 19,1 1981 27,8
1951 26,7 1991 34,8
1961 27,2 2001 37,5
Ancienne définition : rapport de l’effectif selon la langue maternelle sur celui selon l'origine ethnique française ;
nouvelle définition : rapport de l’effectif qui parle français le plus souvent sur celui dont le français est
la langue maternelle. Sources : 1931-1961 : Lachapelle et Henripin, 1980 ; 1971-2001 : Marmen et Corbeil, 2004.
2003-2004). Une enquête (Bouchard et Maurais, 1999) a montré que les parents
immigrants favorisent un modèle linguistique plus proche du français européen. La
dynamique sociolinguistique de Montréal pourrait donc connaître des infléchisse-
ments à mesure que ces enfants d’« allophones », en vieillissant, occuperont une
place de plus en plus grande sur le marché linguistique québécois.
LE QUÉBEC
Bien qu'il ait toujours été majoritaire au Québec, le français y a connu une situation
de minoration progressive jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle : l'anglais s'imposait
comme langue du commerce et des affaires, les immigrants choisissaient en majorité
(80 %) d'inscrire leurs enfants dans des écoles anglaises, les personnes de langues
tierces étaient beaucoup plus nombreuses à adopter l’anglais plutôt que le français
comme langue parlée à la maison.
Les lois linguistiques des années 1970 ont permis de redresser la situation : doréna-
vant, les enfants d'immigrants doivent être scolarisés en français, les mesures législa-
tives cherchent à faire du français de plus en plus la langue du travail. L’inscription
des immigrants à l’école française s’est faite graduellement, car tous ceux qui
s’étaient prévalus du libre choix de la langue d'enseignement avant l’adoption de la
loi 101 ont conservé ce droit pour eux-mêmes, leurs frères et sœurs et tous leurs
descendants. Néanmoins, l’analyse du choix de la langue parlée au foyer par les per-
sonnes de langues tierces montre une préférence de plus en plus marquée pour le
français, surtout chez les jeunes immigrants touchés par la scolarisation en français.
Toutefois, les limites de l'intervention législative commencent à apparaître à la fin
des années 1990 : la francisation des milieux de travail semble avoir atteint ses limi-
tes, l'école française a fait le plein des immigrants qu'elle pouvait accueillir, mais
ceux-ci sont trop peu nombreux pour contrer pleinement une fécondité trop faible
(indice de fécondité de seulement 1,49 enfant en 2004). En dépit d’un solde migra-
toire négatif des anglophones avec le reste du Canada, les inscriptions à l'école an-
glaise enregistrent une remontée soutenue depuis 1992 pour un gain de 12 000 éco-
liers (11%), résultat de divers facteurs. Par ailleurs, la mondialisation de l'économie
crée des pressions en faveur de l'anglais dans des entreprises qui commençaient à se
franciser.
Les dernières projections démographiques (Termote, 1999, scénario 17) laissent
croire que la proportion des francophones devrait se maintenir, au Québec, au-
dessus de 80 % mais, à Montréal, il y aurait perte de six points en 25 ans (56 % en
1996, 50 % en 2021). Mais le recensement de 2006 a montré que ces projections
surévaluent fort probablement le poids du français.
La vitalité culturelle du Québec, sa politique linguistique volontariste et ses revendi-
cations autonomistes devraient contribuer à assurer le maintien du statut du français
au Canada et son rayonnement international.
- 174 -
Lise Dubois, Jacques Maurais, Michel Paillé
L'ACADIE
L’Acadie de l’Atlantique ne correspond à aucun territoire délimité par des frontières :
elle est constituée plutôt par les communautés de langue françaises éparpillées sur le
territoire des quatre provinces atlantiques (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-
du-Prince-Édouard, Terre-Neuve). Nous concentrerons notre analyse sur le Nouveau-
Brunswick qui, depuis 1969, est un territoire officiellement bilingue.
La Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick de 1969 confère un statut égal au français
et à l’anglais « pour toutes les fins relevant de la compétence de la Législature du Nouveau-
Brunswick ». En d’autres termes, le régime linguistique institué par cette loi est un bilin-
guisme institutionnel selon le principe de la personnalité. En 2002, avec l’adoption d’une
nouvelle Loi sur les langues officielles, les obligations d’offrir des services en français sont éten-
dues à d’autres domaines dont, entre autres, les soins de santé. Le régime scolaire du Nou-
veau-Brunswick est organisé depuis 1978 selon le principe de la dualité linguistique, c’est-à-
dire que le ministère de l’Éducation a deux composantes autonomes, l’une francophone qui
s’occupe de gérer les écoles de langue française et l’autre, anglophone, qui a la responsabilité
des écoles de langue anglaise. En 1981, le Nouveau-Brunswick adopte la Loi reconnaissant
l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick, loi qui garantit aux
deux communautés linguistiques le droit à des institutions distinctes dans les domaines
culturel, économique et éducationnel. Cette loi a été enchâssée dans la constitution cana-
dienne en 1993 et confère au Nouveau-Brunswick une place unique dans la fédération cana-
dienne.
Au cours des quarante dernières années, grâce en partie aux mesures législatives décri-
tes ci-dessus, le français au Nouveau-Brunswick s’est étendu à des espaces et à des do-
maines d’où il avait été exclu. De plus, l’action sociale et politique des Acadiennes et
Acadiens a mené à la diversification des marchés linguistiques faisant une plus grande
place aux français locaux, par la voie notamment des radios communautaires et d’une
industrie culturelle et artistique en plein foisonnement. Malgré l’érosion de l’effectif
francophone du Nouveau-Brunswick depuis le début des années 1990 (voir tableau 3)
et les défis démographiques qui y sont associés, le degré de complétude des institu-
tions acadiennes et francophones, les mesures législatives en vigueur, l’insertion offi-
cielle du Nouveau-Brunswick dans divers organismes liés à la Francophonie interna-
tionale et le dynamisme de la société acadienne constituent des facteurs qui assure-
ront le maintien et la consolidation du statut du français dans cette province.
Tableau 3 : Population francophone du Nouveau-Brunswick, 1991, 1996, 2001
- 175 -
L'avenir du français en Amérique du Nord
LA LOUISIANE
Contrairement à une croyance qui semble assez répandue, le français n'a pas le statut de
langue officielle en Louisiane (pas plus que l'anglais, d'ailleurs). Toutefois, le français
jouit d'une certaine reconnaissance, par exemple du fait que le texte officiel du Code civil
de la Louisiane demeure la version originale française (rédigée au XIXe siècle).
Étant donné l'insuffisance des statistiques linguistiques américaines, il est difficile de
déterminer le nombre de Louisianais francophones. On admet généralement que ces
derniers constituent moins de 5 % de la population (moins de 200 000 si l'on en
croit les données du recensement de 2000). Ces francophones sont des descendants
d'Acadiens expulsés du Canada par les Britanniques (les Cajuns), de Créoles (pre-
miers colons français et espagnols) et d'esclaves (« Créoles de couleur »), ces derniers
tout comme certains Cajuns parlant parfois une forme de créole.
Une quarantaine de conseils scolaires (sur 66) ont rendu obligatoire l'enseignement
du français. L'enseignement contribuera certainement à faire disparaître les variétés
traditionnelles de français et le créole. Dans la mesure où le français peut jouer un
rôle identitaire pour les Louisianais, il devrait continuer à être enseigné et le nombre
des francophones pourrait atteindre une certaine stabilité mais au détriment des
variétés traditionnelles.
Le point le plus positif pour l'avenir du français dans cette partie de l'Amérique est le
fait que les Louisianais ont rompu leur isolement par rapport aux autres francopho-
nes, grâce notamment à des programmes de coopération avec la France, la Belgique,
le Québec et l'« Acadie du Nord ».
Tableau 4 : Inscriptions à des cours de français, d'espagnol et autres langues étrangères modernes, dans les institu-
tions d'enseignement supérieur, États-Unis, 1960 à 2002
Langues 1960 1970 1980 1990 1995 1998 2002
Français 228 813 359 313 248 361 272 472 205 351 199 064 201 979
Espagnol 178 689 389 150 379 379 533 944 606 286 656 590 746 267
Autres langues 196 994 308 926 236 723 319 449 267 695 277 858 373 074
- 176 -
Lise Dubois, Jacques Maurais, Michel Paillé
En 1970 déjà, les inscriptions à des cours d’espagnol dépassaient de près de 30 000
celles du français. Comme l’illustre clairement la figure 2, l’espagnol a depuis pris un
tel ascendant qu’aucune autre langue étrangère moderne n’est désormais plus dans
la course. Toutefois, le français garde une importance relative plus qu’intéressante,
surtout lorsqu’on le compare à l’ensemble des autres langues modernes. En 2002,
l’espagnol arrivait au premier rang avec près de trois quarts de million d’inscriptions,
le français au deuxième rang avec un peu plus de 200 000 inscriptions, l’allemand et
l’italien respectivement au troisième et au quatrième rang avec 91 100 et 63 899
inscriptions.
700
600
500
400
300
200
100
0
1960 1970 1980 1990 1995 1998 2002
- 177 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS
EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE
Auguste MOUSSIROU-MOUYAMA
Université de Libreville
1
Voir par exemple la carte de la page II du Cahier central de La francophonie dans le monde 2004-2005 (2005, C.,
Valantin, dir., F., Morgienszten, coord., Larousse Paris, Larousse) qui représente, en couleur, les États et gouverne-
ments membres de l’Organisation internationale de la Francophonie.
2
Voir ici même les données produites par Robert Chaudenson et Richard Marcoux.
3
Le Haut Conseil de la Francophonie qui a fournit ces « estimations » souligne « à quel point l’exercice consistant à
dénombrer les francophones dans le monde est périlleux » (La francophonie dans le monde 2004-2005, p. 21).
L'avenir du français en Afrique subsaharienne
sera attentif à l’exemple du Gabon, qui présente à la fois le taux le plus élevé de fran-
cophones et le plus fort taux d’urbanisation (73 % avec 40 % de la population pour
la seule capitale).
Si la Francophonie s’accommodait à l’avenir de tels déséquilibres, sa mission huma-
niste s’arrêterait aux portes des villes. Sans doute, le français pourra-t-il se satisfaire
d’avoir donné naissance à de nouveaux langages, comme le nouchi de Côte-d’Ivoire,
ou participé à l’émergence du camfranglais au Cameroun et peut-être, demain, à des
créoles dans les pays qui auront persisté à « avoir honte » de leurs langues natales ou
de leur diversité linguistique. Mais à quoi serviront ces « voix de la ville » si elles res-
tent exclues de la citoyenneté et du développement durable ? Si ces expressions de
l’urbanité africaine n’assurent que le confort des élites et le dépaysement des usagers
de la langue française, alors le partenariat aura été inégal et aura contribué aux cliva-
ges sociaux.
L’avenir du français en Afrique dépend donc, en première instance, des stratégies
nationales mises en œuvre pour :
— réduire la pauvreté et les inégalités sociales et géographiques et promouvoir l’État de
droit et l’éducation à la citoyenneté démocratique, tous gages d’une culture de la paix ;
— développer la recherche et la créativité en langue française, qui sont les moyens
d’une production de sens et de l’affermissement d’un imaginaire autonome, gages
d’un développement durable. Autrement, le poids du passé colonial et des pratiques
politiques post-coloniales viendra toujours — à rebours — consolider l’une ou l’autre
des deux tendances fortes ou, plus grave, les deux à la fois : l’attrait de la jeunesse
africaine pour d’autres langues hypercentrales (au premier rang desquelles l’anglais
qui bénéficie de l’appui symbolique et financier et souvent militaire des États-Unis
qui n’ont aucun passé colonial) et les tentations identitaires, au bout desquelles se
lovent les replis communautaires dont on connaît le venin contre le vouloir vivre
ensemble en paix.
La notion de partage, qui est au cœur du projet francophone, permet d’éviter ces
écueils, mais les instances francophones ne peuvent vaincre les réticences des per-
sonnes qui ne perçoivent pas ce nouveau paradigme, sans volonté politique natio-
nale réelle et sans une affirmation de plus en plus forte des dimensions économiques
et politiques4 des actions de la Francophonie, lesquelles doivent appuyer ces politi-
ques nationales.
Les projets francophones en faveur de la recherche au Sud, à travers notamment les
réseaux de l’AUF, les actions pour accompagner l’introduction des langues locales
dans le système éducatif des pays soucieux d’un aménagement linguistique cohérent,
l’intégration des pays de langue officielle espagnole ou portugaise dans des projets
4
Au sens noble du terme, parce que la Francophonie intervient dans la gestion de la polis et agit donc sur la cité et le
devenir des citoyens.
- 181 -
L'avenir du français en Afrique subsaharienne
- 182 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS EN ASIE
Daniel WEISSBERG
Université de Toulouse II- Le Mirail
1
Les dix pays de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (dite ASEAN en anglais) dont les trois membres de la
Francophonie politique : Laos, Cambodge, Vietnam.
2
Chine, Japon, Corée du Sud.
L'avenir du français en Asie
3
Coopération vietnamo-africaine en riziculture, par exemple.
- 184 -
Daniel Weissberg
4
Dans le programme Classes bilingues, l’Agence universitaire de la Francophonie a été opérateur. Dans le cadre de
ses programmes, elle a contribué à la mise en place des filières universitaires francophones au sein des universités ;
près d’une soixantaine existent en 2005. Les Pôles universitaires français, mis en place à partir de 2005 à l’initiative
de la coopération française, constituent une autre modalité d’enseignement plurilingue dans l’enseignement supé-
rieur vietnamien.
- 185 -
L'avenir du français en Asie
- 186 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS EN OCÉANIE
Michel WAUTHION
Université de la Nouvelle-Calédonie
Dominée par deux pays anglophones dont l’un, l’Australie, fait figure de puissance
régionale, et l’autre, la Nouvelle-Zélande, affiche une identité polynésienne très mar-
quée, l’Océanie est néanmoins d’abord le fait des 24 États et territoires qui constituent
les trois grandes régions du Pacifique, pour quelque 6,5 millions d’habitants : la Méla-
nésie, la Micronésie et la Polynésie1. Le français est langue officielle et d’éducation
dans les territoires de souveraineté française (Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie
et la Polynésie française) ainsi que sur l’archipel de Vanuatu, où il partage ce statut
avec l’anglais et, en partie, avec le bislama, pidgin à base lexicale anglaise. Partout
ailleurs et à l’exception de l’île de Pâques, l’anglais est la langue officielle.
Le statut du français s’analyse donc dans ce vaste espace selon trois aspects diffé-
rents : langue première ou d’éducation dans les espaces de souveraineté française ;
langue d’éducation ou langue seconde à Vanuatu ; langue étrangère partout ailleurs.
Nouvelle-Calédonie
La population de Nouvelle-Calédonie s’élève à 230 268 habitants (dont les deux tiers
dans le Grand Nouméa), répartis selon les origines suivantes : 45 % de Mélanésiens,
34 % d’Européens, 12 % de Polynésiens, 9 % d’origine asiatique et diverse2. Hormis
le groupe européen, où l’unilingue francophone constitue la règle, les différentes
communautés ont une pratique différenciée du français, allant de la langue mater-
nelle à une langue seconde pratiquée plus ou moins régulièrement en fonction du
lieu et de la durée d’implantation du locuteur, ainsi que de l’identité du groupe
1
Ces territoires sont, en Mélanésie : Fidji, Nouvelle-Calédonie (France), Papouasie-Nouvelle-Guinée, Salomon,
Vanuatu ; en Micronésie : États Fédérés de Micronésie, Guam, Mariannes du Nord, Marshall (USA) ; Kiribati,
Nauru, Palau ; en Polynésie : Cook, Niue, Tokelau (Nouvelle-Zélande) ; île de Pâques (Chili), Pitcairn (Royaume-
Uni), Polynésie française ; Hawaï, Samoa, Samoa américaines (USA), Tonga, Tuvalu, Wallis-et-Futuna (France). La
Nouvelle-Zélande forme avec Hawaï et l’île de Pâques le triangle polynésien mais seule cette dernière fait partie du
Pacifique Sud proprement dit.
2
Toutes les données statistiques proviennent des instituts nationaux ou territoriaux auxquels renvoie la bibliogra-
phie (AAVV, 1991, 2000, 2002, 2005a, 2005b). La dernière mention de l’appartenance ethnique en Nouvelle-
Calédonie remonte au recensement de 1996.
L'avenir du français en Océanie
culturel d’appartenance. La vitalité des langues d’origine dans les communautés im-
migrées est variable et semble liée au milieu social et aux activités professionnelles,
sans que des chiffres précis soient disponibles. On sait en revanche qu’environ un
Kanak sur deux est locuteur d’une des 28 langues mélanésiennes recensées. Depuis
la signature de l’Accord de Nouméa (1998), une politique linguistique est mise en
place pour valoriser les langues vernaculaires qui sont reconnues comme langues
d’enseignement et de culture de la Nouvelle-Calédonie.
La place du français, qui a remplacé depuis plus d’un siècle le pidgin comme langue de
communication sur la Grande Terre et aux îles Loyauté, n’est pas menacée. Le taux de
scolarisation et les moyens de communication sont ceux des pays développés ; les gou-
vernements s’emploient à contrôler l’évolution du marché de l’emploi et
l’augmentation de la population urbaine. C’est la préservation de la diversité linguisti-
que qui est davantage en jeu ; les spécialistes notent une érosion des compétences lin-
guistiques en langue maternelle kanak et une politique active d’aménagement linguis-
tique à cet égard se fait attendre.
Polynésie française
Pour une population sensiblement équivalente à celle de la Nouvelle-Calédonie
(219 521 habitants), la situation démolinguistique de la Polynésie française n’en est
pas moins très différente, même si l’on retrouve autour de Papeete une égale densifi-
cation urbaine (un habitant sur deux du territoire). Si l’émergence d’« une commu-
nauté humaine affirmant son destin commun »3 est en cours en Nouvelle-Calédonie,
une telle identité existe depuis longtemps en Polynésie et frappe d’emblée le visiteur,
ne serait-ce que par le français aux accents caractéristiques qu’il entend. D’une part,
il n’y a jamais eu de peuplement européen à proprement parler sur ce territoire,
malgré un accroissement significatif des métropolitains à l’époque du Centre
d’expérimentations du Pacifique. D’autre part, la langue première et véhiculaire est
le reo maohi pour plus de 80 % de la population polynésienne (représentant elle-
même 80 % du Territoire), même si cette réalité a eu tendance à s’affaiblir dans la
deuxième moitié du XXe siècle, surtout dans l’île principale, Tahiti, sous la pression
du français, langue administrative et économique du Territoire. Une politique de
renaissance de la langue polynésienne a donc été mise en place par les autorités loca-
les, en vue d’assurer durablement un bilinguisme additif plutôt qu’un usage ap-
proximatif des deux langues. L’implantation du tahitien en milieu scolaire existe et
continue de se développer ; les émissions télévisées bilingues sont suivies (souvent
dans les deux langues) par la population.
Wallis-et-Futuna
Les îles de Wallis (Uvea) et Futuna, distantes entre elles de 230 kilomètres, comptent
14 692 habitants. Mais on sait qu’il y a désormais davantage de personnes d’ethnies
3
Article 4 du préambule de l’Accord de Nouméa.
- 188 -
Michel Wauthion
Australie
Le recensement australien de 2001 indique que 80 % des 18 972 350 habitants
n’utilisent que l’anglais comme langue du foyer. Les principales langues allogènes
domestiques sont les langues chinoises, l’italien et le grec. Le français n’arrive qu’en
19e position, avec 39 529 locuteurs (dix fois moins que les communautés italophones
ou sinophones). Ces chiffres ne traduisent certes pas les enjeux du français en Aus-
tralie, qui sont d’abord liés au nombre d’apprenants dans un pays où la concurrence
de l’anglais comme langue étrangère n’existe pas, ce qui a longuement assuré au
français une position dominante. Au cours des années 80, ce rôle dominant dans
l’enseignement supérieur a commencé à décliner. À cette époque en effet, une poli-
tique nationale d’aménagement linguistique est mise en place afin de favoriser la
promotion dans le système scolaire des langues maternelles des centaines de milliers
d’immigrants venus s’installer en Australie après la Deuxième Guerre mondiale en
en faisant une société multiculturelle dynamique. À cet égard, on peut aujourd’hui
mesurer les effets somme toute limités du programme national d’introduction des
langues asiatiques4 dans les écoles australiennes (NALSAS, 1995-2002). En dépit de
l’augmentation notable de l’apprentissage du japonais, le français demeure la
deuxième langue enseignée, dans des cursus de nature très variable allant de classes
d’immersion bilingue à des formations courtes. Un indicateur souvent cité concerne
le choix des langues pour l’épreuve optionnelle du baccalauréat : en 2000, 4 082
candidats sur 24 562 avaient choisi le français, pour 5 292 candidats au japonais. Le
nombre d’étudiants de français dans les établissements d’enseignement supérieur et
le réseau des 30 Alliances françaises d’Australie est d’environ 15 000 apprenants et
semble se stabiliser, après une période d’érosion.
Nouvelle-Zélande
Selon les statistiques de 2001, 1,3 % (49 722) de la population totale néo-zélandaise
(4 096 742 habitants) serait capable de s’exprimer en français. Dans ce pays officiel-
lement bilingue (le maori est langue officielle depuis 1987), 93 % de la population
aurait l’anglais pour langue première et 4,3 % le maori. Ce bilinguisme d’État fait en
sorte que, contrairement à l’Australie, la Nouvelle-Zélande a élaboré un dispositif
favorable aux politiques d’éducation bilingue, qui concernent également les langues
des îles associées ou l’ayant été. On compte 23 816 apprenants de français dans les
établissements scolaires, soit 3,2 % de la totalité, auxquels il convient d’ajouter,
d’une part environ 1 500 étudiants dans les départements de français de
l’enseignement supérieur et, d’autre part, les apprenants en nombre variable qui
fréquentent les neuf Alliances françaises de Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Zélande a
exprimé au cours des trente dernières années tantôt une francophobie affichée au
4
Il s’agit du japonais, du chinois (mandarin), de l'indonésien et du coréen.
- 190 -
Michel Wauthion
plus fort des essais nucléaires français dans le Pacifique, en particulier avec l’affaire
du Rainbow Warrior (1985) coulé en rade d’Auckland, tantôt une francophilie bien
britannique. Cette dernière tendance domine bel et bien aujourd’hui, et son dernier
avatar pourrait être représenté par les différentes recherches engagées en Nouvelle-
Calédonie relatives à l’émergence d’une culture hybride francophone.
5. ORGANISATIONS INTERNATIONALES
Enfin, il faut considérer les organisations internationales implantées en Océanie.
Fondé en 1947 à l’initiative des puissances coloniales, le Secrétariat de la Commis-
sion du Pacifique est un organe de coopération régionale et d’assistance technique
au service de tous les territoires du Pacifique Sud, à l’exception de l’île de Pâques et
de Hawaï. L’implantation de son siège principal à Nouméa, la présence en son sein
des territoires de souveraineté française et la contribution de la France à son finan-
cement concourent à maintenir l’usage relatif du français comme langue officielle de
travail aux côtés de l’anglais. Le Secrétariat du Forum des îles du Pacifique est
l’organe politique correspondant pour la région, chargé d’exprimer le Pacific way sur
la scène internationale. Restreint aux États indépendants ou librement associés
d’Océanie, ce qui inclut l’Australie et la Nouvelle-Zélande mais exclut la France et les
territoires de souveraineté française, le Forum ne compte que des pays membres du
Commonwealth et reflète parfaitement l’idée traditionnelle de l’Océanie « vaste
océan anglophone », au milieu duquel évolue la plus grande densité de diversité
linguistique de l’humanité.
- 191 -
L'avenir du français en Océanie
6. CONCLUSIONS
Langue
d’éducation/de 230 268 219 521 14692 30000 1023 43 495 547
communication
Enseignants de
600 150 15 765
français (zone FLE)
Etud. universitaires/
463 5018 1620 7 101
AEFE (Vanuatu)
Francophones
56034 100 000 25000 181 034
partiels
Francophones 230 268 219 521 14 692 30 463 53 684 2 113 1 015 551756
Total 230 268 219 521 14 692 86 497 153 684 27 113 1015 718 790
Langue d'éducation NZ : Classes bilingues primaires de Richmond Road School, Auckland (AEFE).
Langue d'éducation AUS : un établissement binational, Telopea Park School à Canberra (563) et à Manuka (130);
l'école primaire Camberwell à Melbourne (nd) ; Benowa School à Brisbane (nd) ; le lycée Condorcet à Sydney
(AEFE, 330).
Langue d’éducation Vanuatu : population scolaire du régime linguistique français (37,5 % de 45228 élèves) + 7,5 % de
la population totale.
Francophones partiels Vanuatu : 30 % de la population totale.
Enseignants de français : estimation NZ sur base enseignants secondaires.
Langue enseignée : estimation pour Autralie; les chiffres pour NZ concernent seulement le secondaire : Barnett (2004)
donne 24 253 apprenants au niveau secondaire et 21 656 apprenants au niveau primaire.
5
La terminologie du Haut Conseil de la Francophonie retient l’appellation de « francophones » (toute personne
capable de faire face en français aux situations de communication courante) et « francophones partiels » (toute
personne ayant une compétence réduite en français, lui permettant de faire face à un nombre limité de situations de
communication ), «langue première» (la première langue acquise et encore comprise par le locuteur), «langue se-
conde» (langue faisant l'objet d'un usage ou d'un apprentissage particuliers du fait de sa présence dans l'environne-
ment, dans la culture ou dans l'histoire). Nous employons ici le terme de francophone au sens englobant et préférons
réserver aux données chiffrées la notion de langue d’éducation. Il nous paraît difficile en effet d’établir une présenta-
tion quantitative de la langue seconde dans le cadre de la présente analyse.
- 192 -
Michel Wauthion
français est ou a été la langue de scolarisation pour près de 500 000 personnes, et il
est enseigné à des degrés divers à 166 000 personnes au moins. L’atout majeur du
français dans cette région du monde réside dans le fait qu’il n’est finalement menacé
ni dans son usage de langue première, ni dans celui de langue vivante étrangère,
emplois pour lesquels on peut raisonnablement prédire le rétablissement d’une stabi-
lité à venir en Australie et en Nouvelle-Zélande, après deux décennies d’érosion. La
part d’instabilité concerne l’usage du français langue seconde, essentiellement à Va-
nuatu. Dans les territoires de souveraineté française, la politique linguistique est celle
qui a conduit au cours des années 1990 à la reconnaissance institutionnelle des
« langues de France ». La diversité des communautés et des ethnies, l’absence d’une
langue mélanésienne dominante ne sauraient remettre en cause l’usage du français
en Nouvelle-Calédonie. Le pays est largement sous-peuplé (10 hab./km2) et une im-
migration importante est prévisible dans les années à venir, avec un resserrement de
l’emploi du français. En revanche, une plus large autonomie en Polynésie française
pourrait conduire le pays à valoriser davantage le tahitien (reconnu comme langue
officielle de 1984 à 1992), sur le modèle du luxembourgeois, par exemple.
La mondialisation touche faiblement les milieux insulaires : la part limitée des
échanges économiques internationaux contribue à un certain statu quo, que ne par-
vient pas à modifier l’industrie du tourisme, au développement somme toute assez
lent. La pression géolinguistique qu’exercerait normalement l’environnement anglo-
saxon est neutralisée par les effets de la continuité territoriale dans l’outre-mer fran-
çais. Tel n’est pas le cas de Vanuatu, pays dont la faiblesse économique ne pourra
qu’être accentuée par le taux très élevé de natalité persistant. Sans un véritable essor
des relations économiques avec le voisin calédonien et en l’absence de toute politi-
que linguistique volontariste en matière de langues officielles, l’usage du français est
appelé à se marginaliser à Vanuatu. Enfin, le poids des médias peut sembler plus
important en Océanie qu’ailleurs et l’action renforcée des opérateurs francophones,
de TV5 par exemple, constitue un atout indéniable pour l’avenir
6
Selon l’Accord de Nouméa pour la Nouvelle-Calédonie.
- 193 -
L'avenir du français en Océanie
rement aux politiques d’immigration des pays voisins développés7, les accords poli-
tiques conclus à l’heure actuelle (Matignon, 1988 ; Nouméa, 1999) ne sont pas favo-
rables à un accroissement démographique migratoire, malgré des projets avancés
d’expansion de l’industrie du nickel qui entraîneront une demande importante en
main-d’œuvre. Dans le domaine des services, les liens culturels avec l’Asie franco-
phone (Vietnam, principalement) pourraient constituer une solution de rechange
attrayante pour le Pacifique francophone ; le faible coût des ressources humaines
asiatiques, le degré de qualification élevé permettraient de développer des prestations
originales si la technologie est au rendez-vous (centres d’appel, coopération scientifi-
que, ingénierie pédagogique). L’évolution du français en Australie et en Nouvelle-
Zélande est très marginalement influencée par la francophonie océanienne ; elle
relève avant tout d’une appréciation de la situation du français à l’échelle mondiale
et demeure de ce fait tributaire de la puissance économique et industrielle française,
accessoirement de la place du français dans les organisations internationales
(l’impact francophone de la tenue des Jeux olympiques à Sydney en 2000 l’illustre
parfaitement). Si le français continue d’être attrayant pour les candidats au multilin-
guisme d’Australasie (en y incluant aussi l’important marché potentiel indonésien),
la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française devront alors en saisir tous les enjeux
à l’échelle de leurs économies respectives, par exemple dans le domaine de
l’ingénierie pédagogique et de l’apprentissage du français langue étrangère, où ils se
situent sans concurrent sur le marché régional.
7
30 000 immigrants en 2004 et 2005 en Nouvelle-Zélande.
- 194 -
CARAÏBE ET AMÉRIQUE CENTRALE :
LE FRANÇAIS EN ÉVOLUTION RÉGIONALE
Patrick DAHLET
Université des Antilles et de la Guyane
Attaché de coopération éducative à l'ambassade de France à Mexico
Mais surtout, on relève que le français, objet d’une relative désaffection dans la pé-
riode 1980-1995, est (re)devenu progressivement depuis une dizaine d’années une
langue convoitée. Les indicateurs positifs ne manquent pas : ouverture de sections
bilingues espagnol-français au Costa Rica, introduction et extension d’enseignements
précoces du français (8 000 élèves dans les pays de l’OECS, 20 000 au Costa Rica) ;
demandes gouvernementales caribéennes de formation supérieure de professeurs de
français avec l’implication systématique de l’Université des Antilles et de la Guyane
par le biais de l’Institut supérieur d’études francophones (ISEF) (notamment, créa-
tion à Haïti du certificat d’aptitude à l’enseignement du français, en concertation
avec l’ENS, délocalisations de formations de maîtrise en français langue seconde à
Haïti et en FLE en république Dominicaine, et demain d’un DEA FLE à l’Université
de La Havane) ; ouverture de cinq nouvelles licences en français dans les universités
centro-américaines ; mise en place au Costa Rica et au Panama de licences de fran-
çais à distance par l’Université d’État à distance (UNED), l’Université du Costa Rica
(UCR) et l’Université autonome de Chiriqui (UNACHI – Panama), avec l’expertise
du CNED ; mise en réseau des associations de professeurs de français par la création
de l’Association centro-américaine et l’organisation régulière de rencontres régiona-
les pour de meilleures synergies (en 2004 par exemple, Saint-Lucie accueille les Assi-
ses sur l’enseignement du français et les politiques linguistiques en francophonie et le Costa
Rica, le IIe congrès centro-américain des professeurs de français). On soulignera en-
fin, à côté de la hausse partout constante des inscriptions en Alliances françaises
(4 000 à Cuba seulement), la montée en puissance de demandes de français à usage
professionnel, attestée notamment par l’audience régionale des formations franco-
phones de l’École des hautes études de l’hôtellerie et du tourisme (EAEHT) de La
Havane, en liaison avec l’Université de Nancy 2, et la mise en place, impensable il y a
quelques années, de filières spécialisées de licences de français en tourisme et traduc-
tion dans les universités nationales du Honduras et du Nicaragua.
les deux dernières années du secondaire, ils ne sont plus soumis qu’à l’obligation
d’une LE ; dans les pays où il est optionnel, le français n’inscrit jamais plus de 3 %
des élèves de l’enseignement obligatoire d’anglais (5 000 élèves en français contre
333 000 en anglais au Nicaragua par exemple) ; sur les 15 langues offertes à la com-
munauté par le Centre de langues (CALUSAC) de l’Université San Carlos de Gua-
temala, le français arrive bien en second par ordre de préférence après l’anglais, mais
avec 6 % des apprenants contre 92 % pour l’anglais. Si on porte son attention sur les
apprenants des établissements conventionnés avec l’AEFE (écoles et lycées français),
on est confronté à un paradoxe : alors que dans toute la zone, la qualité de leur offre
éducative est plébiscitée, la quantité d’élèves qui poursuivent des études dans des
universités francophones est infime : de l’ordre de 4 % au mieux chaque année.
Vigilance ensuite sur la détermination institutionnelle en faveur du français. Si le
statut optionnel permet de localiser l’enseignement du français à peu près partout
dans la zone, il l’enferme aussi fréquemment dans un ensemble de conditionne-
ments négatifs (horaires réduits, programmes chaotiques, manque de matériel et de
locaux, concrétisation dans la dépendance du chef d’établissement) qui l’exposent,
malgré la créativité reconnue des professeurs de français dans la région, à une image
et à des résultats peu valorisants, et donc susceptibles d’en éloigner les volontaires.
En dépit de ses 700 professeurs (pour 3 millions d’habitants), le statut privilégié du
français au Costa Rica n’échappe pas aux incertitudes. Car à bien y regarder, il ré-
sulte moins d’un choix prospectif que d’un intérêt rétrospectif : idéaliser le pays
comme référence démocratique et culturelle pour la scène régionale et internationale
en fonctionnant comme métaphore de son attachement à l’égalité républicaine. Il
suffit alors que le modèle jacobin de service public incarné au Costa Rica par l’offre
de français paraisse s’opposer à des logiques de croissance néolibérales et d’appel au
désengagement social de l’État, pour que la place du français soit remise en cause,
comme des résolutions ministérielles visant à rendre le français optionnel s’y essaient
assez régulièrement avant d’être toujours annulées, jusqu’à présent.
Si, comparée à un passé récent et aux langues de statut non maternel autres que
l’anglais, la situation du français dans la région est enviable, nul ne prétend donc
que son avenir y soit assuré. Il pourrait l’être néanmoins dans le cadre plurilingue
que la grande région vient de se donner. L’habilitation récente par le conseil des
ministres de l’AEC de trois centres d’excellence pour l’enseignement des langues de
l’union (dont l’ISEF pour le français) et les formations régionales qui s’y déroulent
depuis, vont manifestement en ce sens. Mais au-delà de ses effets de synergies
concrets, le plus positif de la résolution plurilingue de l’AEC est à ce stade encore
son existence même : la preuve de la nécessité politique de la diversité linguistique
qu’elle apporte et la réflexion qu’elle mobilise et alimente sur son sens et ses moyens.
Liée à son avenir régional, la francophonie doit enfin porter un surcroît d’attention
à la régionalisation en cours. Car, de ce côté là aussi, rien n’est acquis. Malgré les
volontés politiques exprimées de desserrer le face à face avec les États-Unis,
l’incorporation des deux régions, caraïbe et centro-américaine, à un espace
- 198 -
Patrick Dahlet
- 199 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS AU MACHREK
Sélim ABOU
Responsable de la chaire d'anthropologie interculturelle Louis D.
Institut de France (2002-2003)
Recteur de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (1995 –2003)
1
Principalement financée par la Francophonie.
- 202 -
Sélim Abou
L’enseignement universitaire est aussi libre que l’enseignement scolaire : 13,2 % des
étudiants font leurs études entièrement en français, 26,3 % reçoivent un enseigne-
ment partiel dans cette langue. Mais aussi importante que soit la proportion des
étudiants concernés par un enseignement universitaire entièrement ou partiellement
en français, elle est nettement inférieure à celle des élèves effectuant une scolarité en
français. « La raison en est que, d’une part, beaucoup de parents estiment que
l’essentiel de l’intérêt d’une formation francophone pour leurs enfants se trouve
dans la formation scolaire, et qu’ensuite des études en anglais constituent un meil-
leur atout dans la vie professionnelle ; ils considèrent aussi que la langue française
étant plus difficile à acquérir et à maîtriser que l’anglais, elle nécessite une plus lon-
gue familiarisation, et que des études universitaires en anglais permettent
l’acquisition, tardive mais suffisante, de la langue anglaise »2.
Pour synthétiser ces observations, il nous paraît utile de résumer en un tableau les
caractéristiques de la francophonie dans chacun des quatre pays du Machrek.
Taux
d’alphabétisation
(Unesco 1993) 87 % 64 % 48 % 80 %
Choix 2e langue
français 73 % du Optionnel : Optionnel : Optionnel :
choix autour de autour de autour de
20 % 45 % 12 %
27 % du
anglais (1)
choix
2
Katia Haddad, La francophonie dans le monde arabe : état des lieux, Agence intergouvernementale de la Francophonie,
2002. Beaucoup de données sont extraites de ce rapport.
- 203 -
L'avenir du français au Machrek
français (1)
Volume horaire
FLS 40 %
FLE 4,5 % 10 % Privé : Privé :
11,5 % 13 %
(1)
Public : Public : 4
3,5 % %
% des étudiants
touchés par
études univ. 39,5 % 1,9 % 1,7 % 1,6 %
entièrement ou (13,2
partiellemment entière-
en français. ment
26,3
partielle-
ment)
(1) D’après les données des ministères de l’Éducation, sauf pour le Liban : cf. S. Abou, C. Kasparian,
K. Haddad, Anatomie de la francophonie libanaise, AUF/FMA, 1996.
- 204 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS AU MAGHREB
Ahmed BOUKOUS
Recteur de l’Institut royal de la culture amazighe
- 206 -
Ahmed Boukous
Pour ce qui concerne le français, le tableau (i) ne donne pas de chiffre propre à
l’usage du français, mais on peut déduire des lignes 2 et 3 que le taux de la popula-
tion qui lit et écrit cette langue est de 13 %.
Le statut assigné de facto au français dans la politique linguistique des institutions
publiques, notamment l’enseignement et l’éducation, est celui de première langue
étrangère. En effet, le français est enseigné à partir des premières années de
l’enseignement primaire alors que l'espagnol et l’anglais ne font leur apparition que
dans le secondaire. Socialement, les francophones appartiennent aux élites urbaines,
membres des classes supérieures et moyennes, bureaucratie civile et militaire, mem-
bres des professions libérales, employés du secteur des services, enseignants et cher-
cheurs en sciences exactes et accessoirement en sciences humaines et sociales. Le
français marque en profondeur le comportement langagier des Maghrébins qui, dans
une proportion appréciable, ont une attitude positive à son égard et l’assimilent
généralement à la modernité et au progrès. Les francophones sont essentiellement
exposés au français standard, langue dont la norme est apprise de façon formelle
dans le cadre scolaire et par le biais du livre et des médias. Outre sa position dans
l’enseignement, le français est présent dans les médias écrits et audio-visuels et dans
la vie culturelle, notamment grâce à l’existence d’une littérature maghrébine
d’expression française, qui a donné des écrivains célèbres comme Kateb Yacine,
Mouloud Mammeri, Tahar Benjelloun, Assia Djebar et Abdelouahab Meddeb. Une
étude portant sur la langue française au Maroc montre que même les étudiants enre-
gistrent un degré d'usage limité de la langue française (en %) :
Les chiffres que livre ce tableau montrent que les locuteurs emploient passablement
le français si l’on tient compte des différents types d’usage. Le domaine où le français
est le plus employé est l’audition, celui où il est le moins utilisé est la lecture. Ceci
signifie que l’usage que les sujets font du français est essentiellement passif. Il
convient évidemment de nuancer ces résultats en précisant qu'il existe au Maghreb
une élite culturelle maîtrisant parfaitement le français dans tous ses usages comme il
existe un autre segment de la population qui n'en a aucune connaissance, notam-
ment en milieu rural (48 % de la population globale). Il faut également souligner
que le français est employé quasiment en tant que langue première par les élèves des
écoles de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger dans lesquelles 85 % des
- 207 -
L'avenir du français au Maghreb
ENJEUX DE LA FRANCOPHONIE
Il est indéniable que la langue française a introduit au Maghreb, à la faveur de la colo-
nisation, une donne exogène dans la dynamique de la situation sociolinguistique en se
constituant en un troisième pôle aux côtés du pôle berbère et du pôle arabe. C’est
pourquoi on peut dire que l’état de la situation symbolique y est fonction de
l’interaction de ces trois pôles. L’état de la situation de ce trinôme est évidemment lié à
la conjoncture, il se maintient dans un équilibre dont le degré de stabilité est fonction
de la dynamique des trois pôles. Que l’emporte le pôle du repliement avec la tentation
de la dérive identitaire (quelle que soit sa substance d’ailleurs) ou le pôle de
l’extraversion imposé par la dépendance économique et l’équilibre se trouve rompu.
Les locuteurs maghrébins sont soucieux de réaliser en eux-mêmes cet équilibre en pla-
çant l’arabe standard au sommet de la hiérarchie sociolinguistique, en appréciant le
français pour son utilité et en considérant le berbère comme l'idiome de l'identité his-
torique. La gestion de cet équilibre idéal dépend de l’autorégulation des différents
pôles : réussir à être politiquement maghrébin, culturellement arabo-berbéro-
musulman par la voix/voie de l’arabe et du berbère, et économiquement méditerra-
néen par le biais du français. Telle semble être l’équation de l’indépendance maghré-
bine et les fondements de son identité culturelle et linguistique.
Les pays du Maghreb entretiennent des relations privilégiées avec les pays franco-
phones du Centre, notamment avec la France qui représente pour eux un partenaire
important en termes d’échanges commerciaux, de coopération culturelle et d’alliance
stratégique. Les pays maghrébins sont en effet membres de l’Organisation interna-
tionale de la Francophonie. L’avenir de la langue française au Maghreb est lié à la
nature et à la qualité des réponses que peut fournir la « francophonie du Nord » aux
attentes et aux besoins des pays du Sud qui choisissent de s’inscrire dans l’espace
francophone. La francophonie, pour les citoyens de ces pays, se doit d’être un espace
de coopération œuvrant dans le sens de la prise en compte des intérêts des différen-
tes parties, un espace qui allie la dimension linguistique et politique à la dimension
socio-économique, un espace ouvert à la libre circulation, dans les deux sens, des
hommes et des femmes, des idées et des marchandises. La chance de maintien du
français au Maghreb est également liée à la capacité de l’espace francophone d’être
un lieu de partage et de reconnaissance de la diversité linguistique et culturelle. C’est
ce nouveau concept de la francophonie qui pourrait neutraliser les effets pervers de
la lame de fond qui voudrait faire de l’espace maghrébin le monopole de la logos-
phère du patrimonialisme dans sa version arabo-islamiste.
Dans le cadre de la déferlante anglo-saxonne soutenue par les puissants moyens de la
globalisation des échanges, les termes de l’alternative sont soit le repli identitaire
- 208 -
Ahmed Boukous
- 209 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS
DANS L’OCÉAN INDIEN
Rada TIRVASSEN
Mauritius Institute of Education
1
Chaudenson et Rakotomalala prennent aussi en compte, dans l’identification des éléments constitutifs du status,
les possibilités économiques qu’offrent les langues : la définition, un peu rapide de cette entrée « possibilités écono-
miques », soulève des questions théoriques. En effet, elle renvoie aux limites conceptuelles des notions linguistiques
qui, pour le linguiste, recouvrent uniquement des réalités linguistiques alors que cette dimension linguistique est
indissociable des autres aspects sociaux auxquels elle est inextricablement liée. Le découpage scientifique est, en
quelque sorte, arbitraire. Dans ce cas, justement, est-ce qu’on n’aurait pas dû prendre en compte la dynamique et la
croissance économiques des États, la mobilité sociale espérée, etc., et leur impact sur l’évolution sociolinguistique
pour donner une représentation plus juste des possibilités économiques ? Un exemple : dans cette rubrique, le
français obtient 16 points aux Comores et 13 à Maurice alors que Maurice est, au moins dans cette région du
monde, un exemple de réussite économique et de dynamique francophone.
- 213 -
L'avenir du français dans l'Océan indien
permettre une lecture facile de ces données, nous les présentons sous forme de ta-
bleau.
Un premier constat porte sur l’équilibre relatif entre les valeurs numériques du status
et celles du corpus du français à Maurice et aux Seychelles. Cet équilibre est moins
évident à Madagascar puisque les valeurs numériques du status y sont deux fois supé-
rieures à celles du corpus, alors que le déséquilibre est particulièrement marquant aux
Comores. La Réunion ne figure pas dans ce tableau puisque le département fait
partie de l’État français, mais il n’est pas difficile de deviner que les valeurs de cette
langue auraient été très élevées au plan du status et élevées dans les pratiques et les
compétences/productions. Selon une enquête réalisée par l’INSEE (Chevallier et
Lallemant, in Bavoux, 2003: 67), sur cinq mères créolophones, quatre seulement
choisissent de transmettre le créole à leurs enfants. Dans les classes moyennes, la
tendance est à la transmission du français. Mais le plus important à la Réunion
comme à Maurice est cet investissement intergénérationnel des parents soucieux de
la réussite scolaire de leurs enfants : et c’est le français qui garantit cette réussite.
Revenons aux écarts entre le status du français et son corpus : les tendances notées
dans l’océan Indien cadrent avec celles qu’on observe dans l’ensemble de la Franco-
phonie (D. Rakotomalala : 2005). Le déficit du corpus dans cette région du monde,
la Réunion et d’une certaine façon Maurice mises à part, peut être attribué aux per-
formances scolaires, dont l’effet est bien plus prolongé qu’on l’imagine puisque le
rayonnement des médias ne dépend pas seulement de la place offerte au français
mais du nombre de lecteurs que l’école aura formés ! C’est sans doute pour cela qu’il
est nécessaire de dépasser les seuls dispositifs officiels pour évaluer l’efficacité des
enseignements.
Le deuxième élément à prendre en compte pour comprendre la dynamique des lan-
gues concerne les évolutions qualitatives fines et les mouvements souterrains tramés
par la classe politique dans des États où le pouvoir de la société civile demeure relatif.
S’agissant des tendances évolutives, on peut avancer que dans la zone du sud-ouest de
l’océan Indien, les langues nationales sont au centre des dynamiques constatées. Nul
besoin de revenir sur ce point, sauf pour signaler la décréolisation constatée à la Ré-
- 214 -
Rada Tirvasen
union, phénomène que les linguistes tentent de conceptualiser à partir d’outils tels que
continuum franco-créole, interlecte, plurilinguismes nouveaux, etc. Si l’on prend les
cas des Seychelles et de Madagascar, on peut noter des tentatives pour promouvoir la
variété officielle du malgache et du créole seychellois. Madagascar tente, dans les
textes, d’équilibrer les statuts du français et de ce malgache, même si tel n’est pas
vraiment le cas dans les faits. En 1992, le malgache a été désigné comme langue offi-
cielle, ce qui constitue une suite logique des décisions, traduites dans les faits, et qui
visait, dès les années 1980, à promouvoir le malgache dans les institutions officielles
de l’île, notamment à l’école. Même remarque au sujet du créole seychellois. Toute-
fois, dans les deux États, les anciennes langues coloniales maintiennent une certaine
suprématie sur les langues nationales dans les communications formelles. On assiste,
à des degrés moindres, au même phénomène aux Comores et à Djibouti, mais les
initiatives prises dans ces deux États demeurent timides. Quant à Maurice et à la
Réunion, elles connaissent des types différents de plurilinguisme. On peut évoquer
le plurilinguisme à langue dominante minoritaire à la Réunion même si l’école ainsi
que les médias assurent une forte diffusion du français, si bien que l’on peut se de-
mander jusqu’à quand on pourrait avoir recours à cette notion de plurilinguisme
pour caractériser la Réunion. Quant à Maurice, on est là dans une situation à lan-
gues dominantes (anglais et français) minoritaires.
À ces dynamiques sociolinguistiques se superpose un phénomène de regroupement
régional. Une première organisation régionale, la Commission de l’océan Indien
(COI), a été créée en janvier 1984 et regroupe quatre États ACP (les Comores,
Madagascar, Maurice, Seychelles) et une région ultrapériphérique européenne (La
Réunion). Elle compte parmi ses membres la France qui agit pour le compte de la
Réunion. Bien que cette organisation ne soit pas officiellement associée à la franco-
phonie, elle est perçue comme proche d’elle. En 1992, un deuxième bloc régional, la
Southern African Development Community, a été créé. Elle regroupe les pays de
l’Afrique australe (Angola, Botswana, la République démocratique du Congo, Lesotho,
Malawi, Maurice, le Mozambique, la Namibie, les Seychelles, l’Afrique du Sud, le
Swaziland, la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe). Lors du dernier sommet des
chefs d’État tenu à l’île Maurice en 2004, Madagascar a soumis une requête deman-
dant son adhésion au bloc. Contrairement à la COI où les débats ont lieu en fran-
çais, l’article XV du traité de la SADC précise que les langues de travail de
l’organisation sont l’anglais et le portugais. Ce phénomène de regroupement régio-
nal relativement nouveau comparé au poids nettement moins important de la COI
semble donner des indications sur les choix économiques et politiques de certains
États de la région, options qui auront évidemment des conséquences linguistiques
puisque Madagascar exhibe, dans le même temps, une demande appuyée pour
l’anglais, notamment auprès des institutions mauriciennes.
Si les dynamiques évoquées ci-dessous ont eu un impact sur certaines des fonctions
assurées par le français, pour l’essentiel, cette langue conserve la position stratégique
et symbolique privilégiée qu’elle a toujours occupée dans la zone : sur le plan em-
blématique, c’est une langue de prestige, même si elle comporte un faisceau de signi-
- 215 -
L'avenir du français dans l'Océan indien
rer une diffusion plus efficace du français. À cet égard, il n’est pas nécessaire de se
lancer dans une argumentation étoffée : il suffit de s’inspirer des principes qui dic-
tent l’action de la francophonie dans le monde. Les nombreuses associations franco-
phones non seulement prônent la diversité linguistique mais tentent d’associer le
rayonnement de la langue et de la culture françaises avec les notions de bonne gou-
vernance et de respect de la dignité et des droits de la personne. Cet ensemble ne
doit pas faire oublier le potentiel fonctionnel (savoir, langue d’ouverture vers le
monde extérieur, pouvoir, etc.) et symbolique (indice de mobilité sociale, prestige,
etc.) du français, qui peut faire de cette langue un outil susceptible de participer au
bien-être de la population dans un rapport complémentaire avec les langues locales.
On peut alors envisager deux types d’opérations d’aménagement linguistique. Le
premier concerne la poursuite des travaux de description (socio)linguistique de la
variation qui caractérise l’usage du français dans les communautés où la vernaculari-
sation de cette langue (ou tout simplement son usage comme langue véhiculaire) a
fait émerger des normes endogènes. L’ensemble des travaux de description des fran-
çais hors de France réalisé avec le soutien de l’Agence universitaire de la Francopho-
nie ainsi que les études complémentaires consacrées aux autres aspects des pratiques
langagières constituent un point de départ appréciable. Mais il reste des recherches
complémentaires à réaliser. Toutefois, sans le soutien des institutions locales la re-
cherche universitaire risque de demeurer théorique : la Francophonie ne peut plus
considérer l’aménagement de la variation du français hors de France comme la seule
préoccupation des linguistes. Les États désireux de tirer un profit judicieux de
l’implantation de la langue française dans leur communauté linguistique doivent
prendre les décisions qui s’imposent. Le deuxième type d’opérations vise à équiper
les langues endogènes afin qu’elles participent plus efficacement à la vie socio-
culturelle et économique des populations. Certaines associations francophones ont,
à cet égard, pris des initiatives qu’il est nécessaire de systématiser. Aucune de ces
initiatives n’aura un impact réel sur la diffusion du français si l’école n’enseigne pas
plus efficacement cette langue.
- 217 -
L’AVENIR DU FRANÇAIS
EN AMÉRIQUE DU SUD
Patrick CHARDENET
Université de Franche-Comté
José Carlos CHAVES DA CUNHA
Universidade Fédéral do Pará
1
Summer Institute of Linguistics du Texas. On considère généralement que seulement cinq d'entre elles, parlées par
plus de 300 000 locuteurs, ont grâce à cette masse critique quelque chance de se maintenir : ce sont les langues
andino-équatoriales comme le quechua (8 millions), le guarani (3 millions), l'aymara (1,5 million) ainsi qu’au Mexi-
que le nahuatl (0,9 million) et le maya (0,5 million).
2
À quoi on peut ajouter le russe, l’ukrainien, l’arabe et le japonais (entre 5 et 8 millions de Brésiliens sont d'origine
libanaise et près d’un million d’origine japonaise).
L'avenir du français en Amérique du Sud
– La mise en place, dans la seconde moitié du XXe siècle, de lois cadres sur
l’éducation exprimant les pressions réelles du marché des langues : 1952, 1993,
1997 en Argentine ; 1971, 1996 au Brésil ; 1990 au Chili ; 1998 au Paraguay pour
les plus récentes ; en 1963, le programme d'études de l'enseignement secondaire
uruguayen s'était inspiré du programme pilote français des classes d’éducation nou-
velles, rendant à la langue française une place de choix, mais à partir de 1970 la révi-
sion du programme conduisit à la réduction du temps accordé aux cours de français ;
– La reconnaissance du rôle des langues amérindiennes dans les systèmes éducatifs
(1985 en Argentine ; 1996 au Chili ; 1992 au Paraguay, où la coexistence de deux
langues officielles, l’espagnol et le guarani, a pour effet de repousser la première lan-
gue étrangère en troisième position)3 ;
– L’intégration régionale : le 1er juin1992 est signé à Buenos Aires le Plan trienal del
sector educación del mercosur, complété en 1997 par les recommandations de la Comi-
sión técnica lingüística del mercosur educativo.
– Dans un contexte mondial de redistribution de la place des langues de large diffu-
sion, il semble impossible de faire un état des lieux figé du français en Amérique du
Sud sans masquer une grande diversité de situations selon les pays et les régions et
selon les institutions chargées de son enseignement. Les propos qui suivent doivent
être replacés dans le cadre d’une dynamique impliquant des changements à long
terme et des variations conjoncturelles dont l’impact est délicat à mesurer.
3
Le cas du Brésil est plus complexe avec une population indigène de 0,17 % pratiquant environ 200 langues : les
langues amérindiennes y jouent surtout un rôle d’alphabétisation avant le passage au portugais (loi n°6.001 du 19
décembre 1973).
4
À la fin des années 1990, une enquête produite à la demande de la Maison de la France (organisme du tourisme
français) pour l’Association brésilienne des agences de voyage auprès des jeunes voyageurs à l’aéroport de São Paulo,
montrait que si les destinations effectives et idéales des jeunes voyageurs s’orientaient vers les États-Unis, la Grande-
Bretagne, l’Italie, l’Espagne, une majorité estimait qu’ils feraient certainement un jour un voyage en France mais une
fois mariés et installés dans une profession stable, liant ces conditions à un type de voyage « culturel » ou « romanti-
que ».
5
UNICEF, 1999, La situation des enfants dans le monde 1999 : éducation ( www.unicef.org/french).
- 220 -
Patrick Chardenet et José Carlos da Cunha
6
Veja, n°1643, 5 avril 2000, São Paulo.
7
Chardenet, P., 2005, « La dynamique d'extension de l'objet et du sujet de la didactique des langues vers l'interlin-
guisme », Entrelinhas, année II, n° 1, revue électronique (http://www.unisinos.br /_diversos/revistas/entrelinhas/ ),
Universidade do Vale do Rio dos Sinos (Brésil), Chardenet, P., 2005, « L’entre et le lien (apprendre à manier des
langues) / El entre y el lazo (aprender a manejar las lenguas) », Synergies-Chili, n° 1 (programme mondial de diffusion
scientifique francophone en réseau), président Carlos Villalón (Directeur du département des Sciences de
l’éducation, Université de Playa Ancha à Valparaiso), GERFLINT (Groupe d’études et de recherches en français
langue internationale) http://www.gerflint.org/ ,Université Métropolitaine de Santiago, Université de Playa Ancha à
Valparaiso, Institut culturel franco-chilien), pp. 90-105.
8
Calvet, L.-J., 1999, Pour une écologie des langues du monde, Plon, pp. 190-191.
9
On considère généralement que les bases de l’espagnol latino-américain étaient fixées depuis longtemps : dès le
XVIe siècle selon Angel Rosenblat (1973, « Bases del español en América : nivel social y cultural de los conquistado-
res y pobladores », Actas de la primera reunión latinoamericana de lingüística y filología, Bogotá).
10
SEFARAires, revue en ligne
(http://www.webdelacole.com/cgi-bin/medios/medio.cgi?medio=sefaraires).
11
Cécile van den Avenne (éd.), 2005, Mobilités et contacts de langue, L'Harmattan (coll. Espaces Discursifs), Paris,
Bulot T. (Dir.), 2004, Les parlers jeunes (Pratiques urbaines et sociales), Cahiers de Sociolinguistique 9, Presses Universitaires
de Rennes.
12
Daonino, J, M., Canavese, P. et P., 1996, Metropolización en Argentina, Económica, La Plata, t. XLII, n° 1-2, Alia.
- 221 -
L'avenir du français en Amérique du Sud
13
Estimation 2002, source : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (IBGE).
14
En 2001.
15
Données pour l’enseignement primaire et secondaire.
16
Selon le classement des économies d'Amérique latine établi par Global Invest.
17
http://www.sice.oas.org
18
http://www.mercosur.org.uy
19
Une loi du 5 août 2005 rend l’espagnol obligatoire dans l’enseignement secondaire brésilien. Elle donne 5 ans
aux États de la fédération pour réaliser cet objectif qui implique le recrutement de 19 800 enseignants (« Para Argen-
tina, lei abre mercado no Brasil », Pablo López Guellli, A Folha de São Paulo, 18 août 2005).
- 222 -
Patrick Chardenet et José Carlos da Cunha
système éducatif20. Dans cette région nord, il ne faut pas sous-estimer le potentiel
d’impact du statut de langue première ou seconde en Guyane française avec des
effets dus aux flux de population, au Surinam, en Guyana et dans le nord-est du
Brésil, où commence le cône-sud.
Les références à la langue française et aux cultures francophones dans les quotidiens
de Buenos Aires (La Nación, El Clarín, Pagina 12), São Paulo (O Estado21, a Folha de
São Paulo) et Rio de Janeiro (O Globo, Jornal do Brasil) voire de Porto Alegre (Zero
Hora), sont fréquentes à travers les auteurs, acteurs, artistes francophones et l’activité
politique, scientifique et économique de la France. Ce qui, mis en relation avec le
nombre de responsables politiques, universitaires, médiatiques et économiques pou-
vant s’exprimer en français, constitue un signe de vitalité de la langue dans les
contextes d’information et de savoir où une part significative de la vie sociale passe
par les médias.
Nombre de quoti-
Pays Tirage Journalistes
diens
20
Voir le cas de l’Argentine et du Brésil.
21
L’Estado de São Paulo héberge un site culturel en français : http://busca.estadao.com.br/ext/frances
/canada3p.htm
22
Jornal Brasileiro de Ciências da Comunicação, ano 7, n° 262 - São Bernardo do Campo, São Paulo, Brasil, septembre
2004. http://www2.metodista.br/unesco/JBCC/jbcc_mensal/jbcc262 /corporacoes_estrategia.htm
- 223 -
L'avenir du français en Amérique du Sud
23
INDEC. Instituto Nacional de Estadísticas y Censos (http://www.indec.mecon.ar/default.htm)
24
INEP. Instituto Nacional de Estudos e Pesquisas Educacionais (http://www.inep.gov.br/ default.asp)
25
Ministerio de Educación (http://www.mineduc.cl/ ). Voir aussi les textes cadres des lois sur l’éducation dans
Bertolotti, V., García, G., Pugliese, L, 2002, Relevamiento de la enseñanza de lenguas romances en el cono sur, Unión
Latina / Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación-Universidad de la República, Montevideo.
26
Service de presse-communication du conseil général de la Guyane : revue de presse, 1999.
27
Cheyvialle, A., 2005, « La bourgeoisie de Rio préfère la langue de Molière », Le Figaro, 5 septembre 2005, Nadine
Vasseur (propos recueillis), 2005, La leçon de français, Actes Sud / Agence de l’enseignement français à l’étranger.
28
Colegios de Rio de Janeiro et de São Paulo surtout.
29
Colegio Nacional de Buenos Aires (http://www.cnba.uba.ar); Escuela Superior de Comercio « Carlos Pellegrini »
(http://www.cpel.uba.ar); école d’application de l’Instituto Nacional Superior del Profesorado en Lenguas Vivas
« Juan Ramón Fernández ».
- 224 -
Patrick Chardenet et José Carlos da Cunha
Dans les pays andins, la situation est différente, et est en partie due à l’absence de
mécanismes sociaux compensant les situations de crise budgétaire et les réforme des
30
Source : Comisión de política lingüística para Entre Rios (RESOL, n° 1689/00 C.G.E.), 2000, Informe de Gusta-
vo Artucio, Susana Barbosa, Adrián Canteros, Ma. Teresa Chiosso, Marcela Reynoso, Mónica Sforza.
- 225 -
L'avenir du français en Amérique du Sud
31
Ploquin, F., « Amérique latine. Nouvelle donne, nouveaux publics », Le français dans le Monde, septembre-octobre
2003, n° 329 (http://www.fdlm.org/fle/article/329/donnepublics.php) .
32
Annuaire 2003, Fédération internationale des professeurs de français, p. 111.
33
Projet Maestría multilingüe, Universidad Nacional de Córdoba, Facultad de Lenguas.
34
Le CELEM de l’Universidade de Campinas UNICAMP propose des cours de français fonctionnel à environ 600
étudiants de toutes disciplines par an mais la demande excède un millier.
35
Les accords CAPES/COFECUB ont une trentaine d’années (http://www.capes-cofecub25.usp.br/fr/i_fr_acc.htm)
- 226 -
Patrick Chardenet et José Carlos da Cunha
cadre d’une recomposition de l’offre de cours de langues depuis le début des années
1990 : de petits établissements à la gestion plus souple se créent pour répondre à des
besoins de cours en entreprise36, et surtout nombre de cours de langues particuliers
sont donnés (dont une bonne partie par des enseignants jouissant du prestige d’un
engagement à l’Alliance française). Un sondage auprès d’enseignants particuliers
permet d’estimer que le nombre d’étudiants de cette économie informelle des cours
de français est à peu près égal aux nombres d’inscrits d’une Alliance française lo-
cale37.
36
Ce sont plusieurs centaines d’entreprises françaises qui se sont installées en Argentine et au Brésil dans ces années de
privatisation de services et d’ouverture de capital dont certaines de poids (Renault, Peugeot, Total, EDF, France Télécom).
37
Enquête réalisée par le Bureau d’action linguistique du Consulat général de France à São Paulo (1997).
38
Sur ceci, voir la contribution de R.E. Hamel au présent ouvrage.
- 227 -
POINT DE VUE ANGLOPHONE
SUR L'AVENIR DU FRANÇAIS
Robert PHILLIPSON
Copenhagen Business School
- 230 -
Robert Phillipson
tout le processus de négociation qui a traîné en longueur, les États candidats ont dû
présenter toute leur documentation dans une seule des langues de l'Union, l'anglais.
Les pays francophones ont essayé de faire en sorte que les nouveaux venus à Bruxelles,
Strasbourg et Luxembourg aient une connaissance d'usage du français. Ces efforts
n'ont probablement connu qu'un succès mitigé.
On parle beaucoup du « déficit démocratique » de l'Union européenne et de l'inca-
pacité de ses organes à communiquer avec les citoyens de la même façon que le font
les États. Un aspect de ce problème est le nombre limité des langues concernées, ce
qui ennuie beaucoup les Catalans et les autres locuteurs de langues minoritaires.
Mais il est important de se rappeler que les plus grands services de traduction et
d'interprétation du monde assurent efficacement une communication, une docu-
mentation et une législation multilingues.
Il existe un deuxième déficit démocratique à l'intérieur des États membres, quand de
grandes communautés d'immigrants n'ont pas de droits politiques, ce qui conduit à
ce qu'Étienne Balibar appelle l'« apartheid européen ». Dans la plupart des États, il
existe aussi un apartheid linguistique.
der de front la question d’une politique linguistique ne peuvent mener qu’à un ren-
forcement de l’anglais et des forces économiques, politiques et militaires sur lesquel-
les cette langue prend appui. La position de l’anglais ne peut effectivement être re-
mise en cause que par des politiques qui assurent le respect de toutes les langues.
C’est ce vers quoi les efforts devraient se diriger plutôt que vers le maintien d’une
position privilégiée pour le français.
(Traduit de l’anglais par Jacques Maurais)
- 233 -
POINT DU VUE HISPANOPHONE
SUR L’AVENIR DU FRANÇAIS
« L’HISPANOPHONIE »
Commençons par caractériser brièvement le monde hispanique, afin de comprendre
depuis quels lieux s’élaborent les conceptions du présent et de l’avenir du français
qui s’y construisent.
Il convient de souligner d’entrée de jeu qu’on n’y trouve rien que l’on puisse compa-
rer à la Francophonie. Bien que l’espagnol soit une langue de large diffusion, le
monde hispanique n’a mis sur pied aucune institution supranationale pour la gérer,
elle et la culture qu’elle exprime. Il y a bien la Real Academia de la Lengua Española,
fondée en 1713, et les Académies qui ont été créées à sa suite entre 1870 et 1930
dans les pays hispanophones ayant accédé à l’indépendance (et qui ont leur équiva-
lent aux Philippines et aux États-Unis). Mais le travail de ces instances se limite à
l’élaboration de dictionnaires et de grammaires, et a peu d’impact et de visibilité. Le
terme même d’Hispanophonie n’a guère d’existence en espagnol : il a été inventé par
le géographe français Reclus, et essentiellement diffusé par des linguistes français.
Surtout, il a dans le monde hispanique une connotation négative, que lui vaut sa
Point de vue hispanophone sur l'avenir du français
- 237 -
Point de vue hispanophone sur l'avenir du français
En Europe
En Europe, l’Espagne a développé une politique linguistique offensive. Au cours des
dernières années, elle a tenté d’élargir l’espace qui lui est officiellement dévolu dans
l’UE, notamment face à l’allemand, le principe étant « là où il y a de l’allemand, il
faut de l’espagnol » ; et cela en dépit du fait que l’allemand est clairement la pre-
mière langue européenne en nombre de locuteurs et que l’Allemagne est, tout aussi
clairement, la première puissance économique d’Europe. Il faudra être attentif, dans
la nouvelle Europe à 25, à la politique linguistique de l’Espagne : celle-ci ne traduit
pas nécessairement le sentiment de ses populations, qui ont quatre langues officiel-
lement reconnues. En tout cas, pour les autorités espagnoles le français est un rival,
bien qu’il y ait des espaces de coopération face à l’hégémonie de l’anglais.
- 238 -
Rainer Enrique Hamel
que la politique culturelle et linguistique du Québec, en qui ils voient un allié poten-
tiel dans la lutte pour la préservation de la diversité culturelle.
On retrouve d’ailleurs en général en Amérique du Sud une vision qui articule la
sympathie vis-à-vis du français, que l’on oppose à l’anglais, et la reconnaissance de
son recul (ce qui se traduit par une réduction de son enseignement comme langue
étrangère). Les politiques d’intégration régionale ont longtemps balancé entre deux
perspectives : d’une part l’option panaméricaine, dominée par les États-Unis et qui
favorise l’anglais comme principale langue étrangère — c’est la ZLEA, dont la pers-
pective s’éloigne —, et de l’autre une option latino-américaine, qui privilégie
l’intégration indépendante du Mercosur (Marché Commun du Sud, avec
l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay comme membres, et auquel d’autres
États encore sont susceptibles de s’agréger). Cette dernière perspective induit un
bilinguisme espagnol-portugais massif, qui doit ensuite seulement être complété par
l’enseignement d’autres langues étrangères (Hamel, 2001). Dans les deux options,
qui ne sont pas exemptes de contradictions, le français devrait occuper une place
secondaire, bien que les récentes expériences réalisées dans le cadre du Mercosur
témoignent de la volonté de maintenir un plurilinguisme ménageant une place à
d’autres langues européennes, comme aussi aux langues indigènes.
- 240 -
POINT DE VUE ARABOPHONE
SUR L’AVENIR DU FRANÇAIS
Fouzia BENZAKOUR
Université de Sherbrooke
grisme sont devenus le lot quotidien de cette terre qui abrita tant de savants, de
conteurs, de poètes. Mais si ce temps de crise se montre propice au renfermement sur
soi et sur le passé et exacerbe l’identité arabe, il ne mène pas nécessairement à la rup-
ture définitive avec l’autre. Il s’agit tout au plus d’un orage, d’un gros orage qui se-
coue de nouveau les deux rives de la Méditerranée mais qui finira par mourir au pied
de ses vagues écumantes
1
Voir les articles de Sélim Abou et d’Ahmed Boukous dans cet ouvrage.
- 242 -
Fouzia Benzakour
langue nationale, ce qui a, peu à peu, apaisé les forces sociales arabistes, qui éprou-
vaient de l’humiliation à voir la langue française se maintenir dans la société après la
conquête de l’indépendance. La mise en place effective et progressive de la politique
d’arabisation a modéré quelque peu l’ardeur de ses défenseurs les plus fervents, qui
ont mené une lutte sans merci, dans la première décennie de la décolonisation,
contre le joug de la langue française, même si l’arabisation n’a pas eu le succès es-
compté. Confortés dans leur langue et donc dans leur identité, ils manifestent ac-
tuellement une attitude plus nuancée voire plus positive vis-à-vis du français, can-
tonné désormais dans des domaines spécifiques (économie moderne ouverte sur le
monde, accès à la culture occidentale, etc.).
L’arabe moderne, traversé par l’arabe parlé mais aussi par le français (particulière-
ment au niveau de son lexique), a accédé à de nouvelles fonctions sociales, aussi bien
dans la littérature moderne que dans la presse et l’enseignement. Un tel confort
statutaire a eu pour effet de libérer des espaces symboliques non conflictuels et de les
ouvrir aux autres idiomes en présence et plus particulièrement à la langue immédia-
tement concurrentielle, le français.
La marge de manœuvre du français constitue un chantier important de construction
identitaire pour un idiome d’importation, qui doit non seulement survivre mais
encore se développer en ancienne terre de colonisation. Mais la trêve « durement
arrachée » ne le met pas pour autant complètement à l’abri d’autres tempêtes identi-
taires. Les variétés d’arabe dialectal et le berbère tentent à leur tour de retrouver la
place qui leur revient de droit dans le paysage linguistique et culturel maghrébin non
sans bousculer quelque peu la langue française encore en quête de légitimité. Actuel-
lement, les variétés d’arabe dialectal connaissent un regain d’intérêt (revalorisation
du patrimoine culturel et linguistique populaire). Les locuteurs exclusifs des variétés
d’arabe maghrébin, stigmatisés par le passé, retrouvent, de plus en plus, assurance et
fierté à parler leur langue « natale » et à vivre dans leur culture, renonçant progressi-
vement à l’attitude de méfiance ou de rejet agressif notamment à l’égard des langues
qui les ont dominés, l’arabe classique et le français. Le berbère, en quête de recon-
naissance officielle, est en train d’investir, de plus en plus, une bonne partie du
champ culturel et linguistique maghrébin.
Quel devenir alors pour le français dans ce chantier identitaire en phase
d’apaisement ?
Ressenti comme une blessure identitaire, aux premières années des indépendances, le
français a connu des fluctuations dues à la mise en place de l’arabisation et aux recons-
tructions identitaires des autres langues locales. En dépit de ces secousses, le français
est non seulement toujours présent dans la vie et la société maghrébines, mais est éga-
lement langue d’écriture de plusieurs générations d’écrivains, y compris la toute jeune.
Comment expliquer cette résistance voire cette « re-naissance » du français en terre
anciennement colonisée, alors que d’aucuns avaient sonné son glas au lendemain
même des indépendances ? Cette interrogation trouve réponse dans le nouveau statut
identitaire de la langue française. Dans un Maghreb constamment en contact linguis-
- 243 -
Point de vue arabophone sur l'avenir du français
tique et culturel, le français est vécu sous forme de variétés inégalement appropriées et
est donc de moins en moins perçu comme un pur vestige colonial. Certes, la variété
élitaire, qui demande un investissement financier et intellectuel important, ne consti-
tue pas un bien collectif ; elle tend à être remplacée par une langue française « appro-
priée ». En effet, et aussi paradoxalement que cela puisse paraître en ces temps troublés
où les amalgames favorisent la méfiance mutuelle, le français en terre maghrébine est
en train de se forger une place de plus en plus confortable, en rapport avec les langues
locales en présence. C’est ainsi que d’idiome étranger « dominant » et décrié, il est en
passe de devenir une langue que les Maghrébins francophones s’approprient volontiers
pour en faire une « langue transculturelle », apte à dire leur maghrébanité. Il est la
variété de tous ceux qui ont fait du métissage leur terrain de prédilection, journalistes,
universitaires, gens des médias. Ce français en contact linguistique, à look plus
maghrébin, est devenu une langue d’écriture plus identitaire, à forte communauté
de mots migrants, venus essentiellement de l’arabe. Largement donc traversé par les
cultures locales, il s’enracine, de jour en jour, plus profondément dans le terroir
maghrébin, ce qui lui redonne vigueur et élan et lui assure une coexistence plus équi-
librée, plus harmonieuse et donc plus épanouie et plus féconde avec les variétés ara-
bes et berbères, enfin réconfortées dans leur identité longtemps malmenée. La re-
connaissance (encore timide actuellement), le développement et la légitimité à venir
de cette variété « adoptée » ne peuvent qu’augurer d’un avenir prometteur pour le
français, qui deviendra, un jour peut-être, une « langue maghrébine » !
pays francophone de cet ensemble, n’a pas encore officiellement rejoint la famille
francophone. Face à une mondialisation « anglophone » agressive et uniformisante,
la francophonie où ne cessent de se nouer des systèmes d’interférences complexes,
des interculturalités éclatées en une variété infinie de métissages, constitue bien cet
espace autre, où se redéfinira la civilisation de demain et où peut encore se mirer
toute une arabophonie en quête de dialogues constructifs avec un Occident, lui-
même à la recherche de renouement avec un monde où il s’est toujours ressourcé.
Certes, le repliement actuel du monde arabe sur lui-même, secoué par un fondamen-
talisme de plus en plus revendicatif, semble plutôt aller vers une méfiance envers
toute brèche dans le monde culturel et linguistique occidental. Mais ce n’est là
qu’introversion provisoire.
- 245 -
POINT DE VUE LUSOPHONE
SUR L’AVENIR DU FRANÇAIS
La langue portugaise a dans le passé connu plusieurs vagues d’influence provenant des
terres françaises. On repère quelques emprunts linguistiques dès la fin du Xe siècle.
Puis, au XIIIe, c’est l’installation sur le territoire galicien et portugais d’ordres monasti-
ques français ; c’est aussi l’influence des troubadours, qui acclimatent leurs techniques
littéraires à une lyrique gallego-portugaise vouée à rayonner sur toute la péninsule, y
important des vocables occitans. À partir du XVIIIe siècle, l’espagnol perd sa place de
deuxième langue de culture et est relayé par le français, d’où l’introduction de nom-
breux gallicismes.
Si des traits syntaxiques et lexicaux communs (voire des traits phonétiques comme la
nasalisation de certaines voyelles) donnent encore aujourd’hui un certain avantage au
locuteur lusophone par rapport à un hispanophone dans la segmentation et dans la
prononciation du français, les bizarreries orthographiques de cette langue ne contri-
buent certainement pas à sa diffusion dans le monde en général et dans l’espace luso-
phone en particulier. C’est que le portugais a allégrement sabré dans les afféteries de
son écriture. Si la langue portugaise a pu bénéficier de tels changements, c’est parce
que le Portugal n’en est plus le seul dépositaire et en a pris conscience depuis bien
longtemps. Le véritable creuset de cultures qu’est le Brésil, avec ses populations origi-
naires d’Europe, d’Afrique et d’Asie, ne pouvait s’embarrasser de subtilités linguisti-
ques. La vitalité économique et démographique de ce géant a donc eu pour consé-
quence linguistique une simplification de la norme et une production néologique —
populaire autant que savante — considérable. Grâce à cet apport, le portugais a pu plus
facilement devenir la langue de l’Autre, et il suffit pour s’en convaincre d’observer le
nombre de non-lusophones parlant le portugais avec un accent brésilien. En comparai-
son, le français est hypothéqué par le poids historique, culturel, économique, politique
et démographique du pays qui l’a le premier façonné.
1
Dicionário da Língua Portuguesa Contemporânea da Academia das Ciências de Lisboa, Lisbonne, Editorial Verbo, 2001, 2
vol., 3809 p.
2
Le Timor Oriental, devenu indépendant en mai 2002, a rejoint depuis les pays fondateurs de la CPLP : Angola,
Brésil, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal et São Tomé et Príncipe.
3
Créé initialement à São Luís do Maranhão, en novembre 1989, à l’initiative de l’ancien président brésilien, José
Sarney, ses statuts ne seront rédigés qu’une dizaine d’années après. Ses principaux objectifs sont ainsi definis : « La
promotion, la défense, l’enrichissement et la diffusion de la langue portugaise comme véhicule de culture,
d’éducation, d’information et d’accès à la connaissance scientifique, technologique et son utilisation officielle lors de
forums internationaux » (http://www.iilp-cplp.cv/).
4
Autre dispositif de promotion du portugais, l’Institut Camões, qui succède à l’ICALP (Instituto de Cultura e de
Língua Portuguesa), est créé par décret réglementaire 15/92 du 15 juillet 1992. Dépendant tout d’abord du minis-
tère de l’Éducation, il est ensuite passé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Il a pour mission de
promouvoir la diffusion de la langue et de la culture portugaises à l’étranger, à l’instar des Instituts français, mais
sans en avoir les moyens puisqu’il ne dispose que d’un réseau limité de centres culturels. Il couvre toutefois
l’ensemble des pays lusophones plus la Chine, la France, l’Inde, le Japon, le Luxembourg, le Maroc et la Thaïlande.
5
Cette certification est le résultat d’un protocole signé entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de
l’Éducation portugais et l’Université de Lisbonne le 2 mars 1999, il prévoit l’existence de cinq niveaux de compéten-
ces de communication qui correspondent à autant de certificats : CIPLE (Certificado Inicial de Português Língua
Estrangeira), DEPLE (Diploma Elementar de Português Língua Estrangeira), DIPLE (Diploma Intermédio), DAPLE
(Diploma Avançado), DUPLE (Diploma Universitário). Ces niveaux correspondent à ceux définis par l’ALTE (Asso-
ciation of Language Testers in Europe).
- 248 -
Luis Carlos Pimenta Gonçalves
6
Sous ce mot d’ordre emprunté à un proverbe slovaque, la Commission européenne réaffirme son engagement en
faveur du multilinguisme en adoptant la première communication de son histoire sur ce sujet. Le document explore
les diverses facettes des politiques de la Commission en la matière et présente une nouvelle stratégie-cadre pour le
multilinguisme, assortie de propositions d’actions spécifiques. Celles-ci portent sur trois domaines distincts dans
lesquels les langues occupent une place importante dans la vie quotidienne des Européens : la société, l’économie et
les relations de la Commission elle-même avec les citoyens de l’Union. La Commission incite les États membres à
jouer leur rôle dans la promotion de l’enseignement, de l’apprentissage et de l’utilisation des langues. Pour marquer
l’occasion, un nouveau portail web consacré aux langues et consultable dans les 20 langues officielles a été lancé sur
EUROPA, le site web de l’ensemble des institutions de l’Union (http://europa.eu.int/languages/fr/document/74).
7
Décision de la ministre de l’Éducation du 24 juin 2005 prévoyant la généralisation de l’apprentissage de l’anglais
dès l’école primaire.
8
http://contundente.blogspot.com/2005_04_01_contundente_archive.html. Ce blog n’est cependant plus actif
depuis l’élection d’Aníbal Cavaco Silva, candidat appuyé par les deux formations parlementaires de droite, au pre-
mier tour de l’élection présidentielle le 2 janvier 2006.
9
Selon une enquête réalisée en 2004-2005 par la DGIDC (Direction générale du développement curriculaire) du
ministère portugais de l’Education (http://www.dgidc.min-edu.pt/plnmaterna/RelatorioFinal.pdf ).
- 249 -
Point de vue lusophone sur l'avenir du français
gique non négligeable, il est donc à craindre que le français ne disparaisse totalement
du premier cycle de l’enseignement supérieur puisque l’apprentissage d’une
deuxième langue est devenu optionnel pour les élèves inscrits dans le secondaire
dans d’autres filières que celle des Lettres. À terme pourraient ne subsister que des
étudiants de français de dernière année de licence, entrés par équivalence, et ceux
des mastères de l’enseignement supérieur.
António Mega Ferreira, dans sa chronique hebdomadaire pour la revue Visão, dresse
en 2003 un constat pessimiste sur le recul de la langue français. Bien qu’excessif, le
diagnostic est significatif : « Il est pratiquement impossible aujourd’hui de trouver
quelqu’un de moins de trente ans qui écrive, parle ou, au moins, lise habituellement
en français ». Il convient toutefois de nuancer le propos. Pour la génération de cet
homme de lettres, il était impensable qu’un intellectuel n’ait pas une connaissance
du français proche du bilinguisme, alors que la majorité des jeunes Portugais dési-
reux aujourd’hui d’apprendre cette langue se contenteront d’un niveau intermé-
diaire, voire d’un niveau de survie10. Le Portugal demeurerait de cette façon le pays
non francophone où la connaissance du français serait la plus grande : 10 % de la
population pourrait encore communiquer dans cette langue. Un tel chiffre est cer-
tainement surévalué, mais divers facteurs l’expliquent : l’apprentissage obligatoire du
français à l’école pendant des décennies, situation qui laisse des traces aujourd’hui
encore11, ou le phénomène de l’immigration portugaise en France (de 1960 à 1970,
près de 1,5 million de Portugais sur une population de 6 millions, se sont exilés —
dont environ 800 000 en France — et une partie d’entre eux est rentrée au Portugal
après la révolution des Œillets de 1974).
Le français semble assuré d’un certain avenir dans quelques pays d’Afrique luso-
phone comme la Guinée-Bissau, dont le voisinage avec le Sénégal explique en partie
son adhésion à l’Organisation internationale de la Francophonie et l’adoption du
franc CFA. À l’inverse, le Mozambique proche de l’Afrique du Sud et membre du
Commonwealth sera peut-être à terme moins sensible à l’influence du français12. Au
Brésil, la vitalité dont le français bénéficie dans l’enseignement supérieur depuis les
années 1980 ne saurait dissimuler le rôle croissant que joue l’anglais, mais aussi
l’espagnol. Selon la Chambre de commerce argentino-brésilienne13 , il y aurait envi-
ron 1 200 000 étrangers hispaniques au Brésil ; chiffre assurément faible au regard
des 170 millions d’habitants, mais auquel il faut ajouter les Brésiliens d’origine espa-
10
Nous n’avons aucune donnée statistique qui permette de l’affirmer mais il semblerait que la majorité des élèves de
français n’iront pas au-delà du niveau B1, pour reprendre les désignations du Cadre européen commun de référence,
c’est-à-dire le troisième niveau d’une échelle qui en compte six.
11
Malgré une diminution significative, le nombre d’élèves apprenant le français dans le secondaire demeure élevé : 410 000
en 2002-2003, 394 500 en 2004-2005, 391 678 en 2005-2006 (chiffres élaborés par le Service de coopération et d’action
culturelle de l’ambassade de France au Portugal à partir des statistiques du ministère de l’Éducation).
12
Malgré l’adhésion de l’Université pédagogique de Maputo à l’Agence universitaire de la Francophonie en 2006 et un
appui important de la coopération française à la formation des enseignants de français depuis le milieu des années 1990.
13
http://www.camarbra.com.br/boletins/200510.asp#elmayor
- 250 -
Luis Carlos Pimenta Gonçalves
gnole, dont le nombre est estimé à 15 millions14. Ce matelas sociologique est un des
facteurs — un autre étant la consolidation du Mercosul — qui expliquent l’intérêt
porté par des entreprises de communication en langue espagnole au marché brési-
lien15. La loi nº 11 161 du 5 août 2005, qui rend obligatoire l’enseignement de
l’espagnol dans les établissements secondaires, crée de surcroît les conditions de
renforcement du rôle de l’espagnol. Celui-ci est en outre assuré par un large accord
cadre avec l’Espagne16, qui offre un rôle prépondérant aux actions de formation de
formateurs et aux certifications de l’Institut Cervantes17. L’aspect régional semble
également pris en compte : un protocole d’accord signé avec l’Argentine le 30 no-
vembre 2005 prévoit des modalités d’échanges d’enseignants de portugais et
d’espagnol18. Ainsi, comme le soulignent José Carlos Chaves da Cunha et Patrick
Chardenet dans le présent ouvrage, le français devra se contenter d’une place de
troisième langue étrangère, après l’anglais et l’espagnol, dans un pays qui oriente
également ses activités diplomatiques, scientifiques, techniques et commerciales vers
l’Afrique19 et se pose plus largement comme un leader du monde lusophone et un
acteur des pays émergents.
Il en est des langues comme du flux et reflux des marées. Après avoir très longtemps
nourri de ses alluvions, voire submergé, les terres de la lusophonie, le français, très
(trop ?) longtemps pratiqué comme une « monoculture », se doit désormais de pro-
mouvoir le plurilinguisme. Reste à espérer que le français et le portugais, débarrassés
de leurs vieux oripeaux coloniaux, au lieu de vouloir partager le monde avec les
14
ABEP - Associação Brasileira de Estudos Populacionais (http://www.abep.org.br, consulté le 7 mars 2006. Les
deux facteurs qu’ont été la demande de main-d’œuvre à la suite de l’abolition de l’esclavage et la crise affectant
l’Espagne à la fin du XIXe siècle font que le Brésil a largement dépassé les anciennes colonies espagnoles d’Amérique
latine dans l’accueil d’immigrants de ce pays. Ces immigrants se sont d’abord répartis entre les États de São Paulo,
Rio de Janeiro, Minas Gerais et Bahia entre 1880 et 1900, puis avec l’appui des autorités locales dans l’État de São
Paulo pendant les trente premières années du XIXe siècle. Cf. Manoel Lelo Bellotto (1992), « A Imigração Espanhola
no Brasil. Estado do fluxo migratório para o Estado de São Paulo (1931-1936) », dans Estudios Interdisciplinarios de
América Latina y el Caribe, vol. 3 n° 2, Université de Tel Aviv (http://www.tau.ac.il/eial/III_2/index.html#articulos,
consulté le 8 mars 2006).
15
En 2006, le groupement La Interactiv, qui représente les principaux groupes de communication du monde hispa-
nique, ouvrait au Brésil un portail de services en espagnol sur Internet.
16
Qui permet au Brésil d’investir une partie de sa dette avec l’Espagne dans la formation d’enseignants par des
opérateurs espagnols.
17
http://www.ateiamerica.com/pages/lusoatei/noticias/17novencontroministroRio.htm. Une première estimation
du MEC — ministère de l’Éducation et de la Culture du Brésil — estime à 12 000 les besoins immédiats en forma-
teurs.
18 Mais le XIe congrès brésilien des professeurs d’espagnol (14-16 septembre 2005, http://www.mec.gov.br
/news/Boletim_AI/boletim_ai.asp?Edicao=6) a attiré l’attention sur la nécessité d’une contextualisation de cet
enseignement, mettant en garde contre les risques de monopole en matière de coopération.
19
La visite du président Lula en Afrique australe dès 2003 et en Afrique de l’Ouest en 2005 a ouvert les portes de relationns
institutionelles entre le Mercosul et la SADC (Coordination pour le développement de l’Afrique australe) ; Paulo Fagundes
Vizentini, 2003, Educaterra (http://educaterra.terra.com.br/vizentini/artigos /artigo_138.htm). En 2004, la valeur globale
des échanges entre le Brésil et l’Afrique était de 6,6 milliards de dollars, dont 70 millions avec le Sénégal et 30
millions avec le Cameroun.
- 251 -
Point de vue lusophone sur l'avenir du français
- 252 -
POINT DE VUE RUSSOPHONE
SUR L’AVENIR DU FRANÇAIS
Vassili KLOKOV
Université Tchernichevsky de Saratov
etc.) rejettent le russe en tant que la langue des anciens colonisateurs et, comme il se
doit, le remplacent par la langue internationale qu'est l'anglais1.
On observe dans les Pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) un processus actif d'as-
similation de la population russophone. En Lituanie particulièrement, le russe n'est
plus autorisé dans la sphère officielle, même si la proportion des russophones se
situe autour de 20 %. Le russe ne se parle qu'au foyer mais on l'enseigne dans des
écoles primaires et secondaires2.
On ne peut guère espérer un rétablissement rapide de la position du russe dans les
territoires aujourd'hui séparés de la russophonie. D'autant moins qu'il n'y a pas
grand désir chez ces peuples de revenir à la culture et à la langue russes et que la
Russie elle-même ne consent que le minimum d'efforts au rétablissement de son
prestige. Cependant, tout récemment, au cours du mois de mars 2006, les pouvoirs
locaux ont voté pour attribuer à la langue russe le statut de deuxième langue offi-
cielle dans la ville de Kharkov en Ukraine. En outre, les pouvoirs locaux de Crimée
se sont prononcés en faveur d’un référendum sur la même question dans ce terri-
toire ukrainien. Mais le pouvoir central à Kiev s’y est opposé avec vigueur, craignant
que le même désir n’apparaisse chez les russophones ailleurs en Ukraine.
Du même coup, dans ces mêmes pays, le français et l'allemand sont devenus
deuxième et troisième langues étrangères. Le tableau 1 présente la situation de l'en-
seignement des langues étrangères en Bulgarie.
Tableau 1 : L'enseignement des langues étrangères en Bulgarie, année scolaire 2003 – 2004
Source : Jetchev G., « Diversité et articulation des enseignements linguistiques en Bulgarie : place du
français », Dialogues et cultures, 2005. № 50. Le français, le défi de la diversité. Actes du XIe congrès mondial
des professeurs de français, Atlanta (USA), 19 – 23 juillet 2004 (CD), p. 431.
1
Cf. А В.М. я Ф — я я.
М XIII А я . М , 20 – 21
2001 . . 13.
2
Cf. Mikhal’chenko V. « La langue russe dans le monde contemporain », dans J. Maurais et Michael Morris, Géostra-
tégies des langues, Terminogramme 99-100 (2001), p. 345.
- 254 -
Vassili Klokov
En Biélorussie le nombre des élèves qui choisissent l'anglais croît aux dépens des
autres langues étrangères : la part du français y est passée de 12,8 % des écoliers en
1992 à 8,5 % en 2000 puis à 6,8 % en 20043. En Ukraine la proportion des élèves
du secondaire qui optent pour le français comme première langue étrangère n'est
plus que de 7 % alors que précédemment elle tournait autour de 12 à 14 %.
En Russie même, la situation de l'enseignement des langues étrangères est à peu près
la même que celle qui prévaut dans les pays de l'ancien Bloc soviétique : l'anglais
occupe la première place et sa part s'accroît aux dépens de celles de l'allemand et du
français. La place du français a diminué significativement en Russie centrale et en
Sibérie. Il n'y a guère que dans les écoles de Moscou et de Saint-Pétersbourg que le
recul du français est négligeable. Le pouvoir fédéral et les pouvoirs locaux réglemen-
tent peu l'enseignement des langues étrangères et l'offre de langues excède la de-
mande (les professeurs d’allemand et de français trouvent difficilement de l’emploi).
En matière de politique linguistique, le libéralisme a pour résultat que, sur le plan
local, ce sont les parents qui au bout du compte font le choix de la langue étrangère
et ils choisissent celle qui ouvre le plus de perspectives à leurs enfants, l'anglais. Par
exemple, à Yaroslavl, pendant l'année scolaire 2003-2004, 4 222 élèves – 6 % des
élèves de la ville – étudiaient le français4. Les pouvoirs publics entretiennent aussi
cette orientation vers l'anglais. Le décret de 2000 du président de la république de
Sakha (Yakoutie) est à cet égard caractéristique : l'enseignement de l'anglais est deve-
nu obligatoire dans toutes les écoles publiques yakoutes et cette langue a même été
déclarée officielle. Jusqu'en 2000, l'enseignement des langues étrangères dans cette
république se répartissait de la façon suivante : 70 % pour l'anglais, 15 % pour l'al-
lemand et 15 % pour le français5.
La tendance générale à n’étudier que l'anglais a conduit à ce qu'en Russie le français,
l'allemand et l'espagnol ont maintenant le statut de deuxième langue étrangère. L'en-
seignement d'une deuxième langue est loin de s'étendre à toutes les écoles et l'horaire
est insignifiant (une à trois heures par semaine de la 5e à la 9e année ou de la 7e à la
11e année). Toutefois il existe toujours des écoles spécialisées dans l'enseignement
des langues étrangères : dans tout le pays, 372 écoles se spécialisent dans l'enseigne-
ment du français et offrent une préparation linguistique de haut niveau6.
Comme le souligne l'ambassadeur de Russie en France, A. A. Avdeev, « plus de qua-
tre millions de personnes étudient aujourd'hui le français en Russie7 ». D'autres sour-
ces parlent plutôt de un à trois millions d'apprenants. L'intérêt des Russes pour le
3
Voir Bourlo V. « Innovations dans l’enseignement du français en Biélorussie (état actuel, problèmes, perspecti-
ves) », Dialogues et cultures, 2005. No 50. Le francais, le défi de la diversité. Actes du XIe congrès mondial des professeurs
de français. Atlanta (USA), 19 – 23 juillet 2004 (CD), p. 440.
4
М . .Ф я ш я. http://www.yspu.yar.ru/msk-conf.
5
Zamorschikova L. « La politique linguistique et l’enseignement du français en République Sakha (Yakoutie-
Russie) », Dialogues et cultures, 2001, № 45 ; Modernité, diversité, solidarité. Actes du Xe congrès mondial des professeurs de
français. Paris, 17 – 21 juillet 2000, p. 174.
6
http://www.amba.1co.ru/rus/culture/coop_ling_sector2.
7
http://www.france.mid.ru/rus/news.
- 255 -
Point de vue russophone sur l'avenir du français
français a en effet toujours été soutenu. De nos jours, on assiste à une croissance du
nombre de personnes qui l'étudient seules pour des motifs de développement per-
sonnel. Le choix de la langue française est aussi souvent dicté par des considérations
professionnelles (en particulier dans des domaines comme le tourisme, la banque, les
assurances, les services et l'industrie). Un nombre croissant d'étudiants choisit le
français pour poursuivre des études complémentaires dans des universités françaises,
y compris des études postdoctorales.
C'est avec beaucoup d'espoir qu'on a accueilli l'annonce faite à Moscou en 2005, à
l'occasion d'une conférence internationale célébrant la Journée de la Francophonie,
d’une amélioration de l'enseignement du français en Russie : un accord franco-russe
porte en effet sur le renforcement de l'enseignement du russe et du français. Cet
accord intergouvernemental signé le 10 décembre 2004 s'intitule « Sur l'enseigne-
ment de la langue française en Russie et celle de la langue russe en France ».
En ce qui concerne l'enseignement de la langue russe en France, A.A Avdeev a décla-
ré dans une interview à la revue Russkaïa mysl' [La Pensée russe] que « la situation de
l'enseignement du russe en France inquiète sérieusement. Le nombre d'apprenants a
tendance à diminuer, en particulier dans le secondaire. Au début des années 1990,
28 500 élèves étudiaient le russe. Ils sont maintenant deux fois moins nombreux
même si les besoins sont beaucoup plus grands : en effet, un millier d'entreprises
françaises sont établies en Russie et l'intensité des relations franco-russes est telle
qu'on a un besoin constant de traducteurs connaissant bien la Russie.8 »
L'intérêt pour le russe en France, tout comme l'intérêt pour le français en Russie, revêt
souvent un caractère personnel : l'apprentissage du russe ne résulte généralement pas
d'une nécessité sociale mais s’explique par l'influence française sur la culture, l'histoire,
la littérature et l'art de la Russie. Les chercheurs constatent que le russe est plus ensei-
gné dans le secondaire en France que dans les autres pays d'Europe occidentale. Cet
intérêt, particulièrement grand dans les années 1950, a atteint son apogée dans les
années 1960-1980 ; il a régressé significativement dans les années 1990, mais tend
maintenant à renaître9.
8
Voir: Groppo A. «L’enseignement des langues étrangères à l’Université Paris X-Nanterre», я
я. М XIII А я .
М , 20 – 21 2001 . p. 71.
9
я . 2004, 28 . – 3 я . № 39.
- 256 -
CONCLUSION :
PROPOSITIONS POUR
UNE POLITIQUE DU FRANÇAIS
Le comité de rédaction
Quelle sera la place de la langue française dans le monde dans les années qui vien-
nent ? Nous ne nous risquerons pas à répondre à cette question de façon tranchée,
ne serait-ce que pour nous éviter l’épreuve de devoir relire dans vingt ans nos propres
estimations. Toutefois, de l’ensemble des analyses présentées ici ressortent des ten-
dances suffisamment nettes pour pouvoir servir de socle à des initiatives visant à
mieux diffuser la langue française. Une question se pose alors pour caractériser ces
initiatives : promotion ou valorisation ? De la réponse dépendent peut-être des types
d’action qui ne recouvrent pas les même domaines et n’empruntent pas aux mêmes
schémas. Si l’on promeut un bien produit par l’industrie des langues (dictionnaire,
logiciel de traduction, méthode d’apprentissage, séjour linguistique…), on peut
considérer que cela contribue à la diffusion de la langue. Mais si l’on cherche à in-
fluer sur les représentations linguistiques, ou si l’on veut prouver qu’une langue joue
un rôle social, politique, scientifique, une action promotionnelle suffit-elle ? La mise
en valeur de la langue relève peut-être d’actions plus complexes, comme en témoigne
la diversité des positions du français dans les contextes décrits par cet ouvrage.
Le premier constat qui se dégage est d’ordre géographique : l’avenir du français sem-
ble se jouer sur deux dimensions politiques, démographiques, économiques différen-
tes : d’abord en Europe, espace géopolitique de première importance économique
où la concurrence avec d’autres langues internationales est directe, puis en Afrique,
continent qui assure encore aujourd’hui à cette langue l’essentiel de son rayonne-
ment international par le nombre de pays qui participent à l’espace politique franco-
phone autant que par son dynamisme démographique.
- 258 -
Conclusion
POINTS D’APPUI
Pourtant, les atouts de la langue française sont non négligeables. Contrairement aux
apparences, le monde ne tend pas vers un monolinguisme anglophone de substitution
mais vers la constitution de grands ensembles constitués autour de langues véhiculaires
à l’échelle de continents ou de sous-continents : l’anglais, l’espagnol, le portugais, le
chinois, l’hindi, l’arabe et le français assurent la communication sur de vastes aires
géographiques, situationnelles et virtuelles. L’espagnol gagne du terrain jusqu’en Amé-
rique du Nord et le mandarin sert de plus en plus souvent à la communication entre
ressortissants de différents pays d’Asie du Sud-Est, voire dans un espace Pacifique où se
dispersent les communautés émigrantes, vecteurs d’installation de services linguisti-
ques (enseignement, traduction).
Partant de ce constat, finalement rassurant pour l’avenir du plurilinguisme à l’échelle
mondiale, il faut, si l’on veut renforcer la position de la langue française, distinguer
des possibilités d’action adaptées à chaque zone géographique et à ses problémati-
ques spécifiques.
En Europe, la permanence – voire le renforcement – de l’emploi du français au ni-
veau des institutions européennes sera assurément un des points cruciaux de son
rayonnement futur. Une part importante de son caractère de langue internationale
en dépend.
La langue française peut s’appuyer sur les trois capitales de l’Union (Strasbourg,
Bruxelles, Luxembourg), toutes situées dans un environnement francophone, avec
un personnel d’exécution largement francophone.
Sur le plan politique, les enjeux des questions linguistiques sont considérables. Le
tout-anglais projetterait de l’Union européenne l’image d’une sorte de vassal des États-
Unis et de leur système économique. À travers la mise en valeur d’un plurilinguisme
- 260 -
Conclusion
dont le français serait une des composantes, il s’agit au contraire de parvenir à un mo-
dèle de culture indépendant, réellement pluriculturel. Cette option suppose que l’on
parvienne à faire accéder un ensemble de langues au rang de langues de travail, en
marge du trop large multilinguisme officiel qui est le meilleur tremplin pour le tout-
anglais. Ces langues pourraient représenter par exemple les principales familles lin-
guistiques de l’Union : germanique, latine, et depuis peu slave au sein desquelles
seraient développées des formations à l’intercompréhension. S’il était relayé dans les
systèmes éducatifs, pareil trilinguisme assurerait l’identité d’une Europe continen-
tale, de préférence à celle d’un ensemble politique atlantiste porté par l’anglais. En-
core faut-il se donner les moyens de cette politique, cesser d’être dans une attitude de
complexe vis-à-vis de la nécessité de maintenir le français à un niveau international,
et agir dans cette voie auprès des autorités européennes par des canaux variés, parmi
lesquels la médiation d’intérêts sous forme de pressions et de contraintes.
Le français est depuis les origines de la construction européenne une des principales
langues de travail, il importe de renforcer cette position. Contrairement aux idées
reçues, l’anglais n’assure pas seul la totalité de la communication entre fonctionnai-
res européens. Une répartition fonctionnelle existe de facto, qui voit l’anglais domi-
ner dans les domaines économique et financier, les questions liées au marché inté-
rieur et à la concurrence, aux relations extérieures, aux douanes et à l’industrie ; en
revanche, le français prévaut encore pour les affaires générales et administratives, le
budget et le contrôle financier, l’agriculture et la pêche, les affaires régionales,
l’éducation et la consommation. Il faut s’appuyer sur ces positions et les renforcer
par une politique d’offre de formation en français des fonctionnaires – ou futurs
fonctionnaires – européens dans les différents pays de l’Union. Pareils programmes
existent d’ailleurs, et six nouveaux entrants (Roumanie, Hongrie, Slovénie, Bulgarie,
Lituanie, Slovaquie) ont ces tout derniers temps signé avec l’OIF un memorandum
prévoyant dans chacun de ces pays la formation au français de plusieurs centaines de
leurs fonctionnaires et diplomates en charge des dossiers européens. Il s’agit égale-
ment de multiplier les chaires francophones de droit européen, notamment dans les
pays qui viennent de rejoindre l’Europe à 25, de créer des écoles francophones
d’administration, de constituer un vivier de fonctionnaires aptes à travailler en fran-
çais, et plus efficients dans cette langue que dans toute autre pour ce qui est de ces
questions spécifiques.
Ensuite, les actions de niveau institutionnel doivent être complétées, au plan des
populations, par une nouvelle politique d’enseignement des langues, plus engagée
dans la voie du multilinguisme et en cohérence avec une stratégie préalablement
définie de variabilité des langues de travail.
La première action doit concerner l’enseignement des langues en France même. Ce
pays doit donner aux autres l’exemple du multilinguisme, en accordant déjà une plus
grande place aux langues d’immigration en les mettant en valeur au-delà de simples
choix recommandés aux groupes communautaires, puis aux autres langues de
l’Europe, au-delà du binôme anglais-espagnol régnant aujourd’hui sur
- 261 -
Proposition d'une politique de promotion du français
- 262 -
Conclusion
Sans doute ne faut-il plus se figer sur le maintien du français comme langue unique
d’enseignement. Plusieurs expériences montrent que les apprentissages du français
ont tout à gagner de débuts de scolarisation dans les langues maternelles des enfants.
Sur le plan des représentations, la politique de bilinguisme français-langue nationale
donnerait du sens au concept de « langue partenaire », souvent mis en avant pour
justifier la présence du français en Afrique. Partout où cela est politiquement possi-
ble et linguistiquement raisonnable, des politiques éducatives de partenariat français-
langue africaine devraient être mises en place.
Mais il serait dangereux de résumer tous les efforts de diffusion du français aux ap-
puis apportés aux systèmes éducatifs. Quantitativement et qualitativement, les objec-
tifs de scolarisation universelle risquent de ne pouvoir être atteints sur ce continent
du fait des efforts budgétaires que cet achèvement supposerait. Dès lors, il convient
sans doute de développer deux secteurs riches de potentialités et répondant à des
demandes fortes de la part des populations : l’éducation non formelle et le multimé-
dia (variable selon les situations d’accès). Les politiques d’alphabétisation pourraient
être repensées comme débouchant sur une alphabétisation en français : la plupart
des expériences menées en Afrique subsaharienne montrent qu’après quelques mois
passés à l’apprentissage du lire-écrire dans leur langue maternelle, les publics, no-
tamment professionnels, demandent un passage à la langue française, celle dans
laquelle les écrits sont disponibles. Au-delà de l’intérêt économique du français, lan-
gue d’accès au marché international, il y va du fonctionnement démocratique de
pays dans lesquels il n’est pas souhaitable que la majeure partie de la population
continue à ne pas maîtriser la langue officielle. Le développement des médias audio-
visuels francophones devrait également être une priorité : la télévision notamment
jouit d’un intérêt considérable, dont les groupes assemblés autour d’un poste uni-
que, sur un trottoir, témoignent bien. Le développement des chaînes internationales
francophones mais aussi l’appui aux télévisions nationales doivent être considérés :
quand l’école ne va pas dans tous les villages ou n’atteint que de trop rares enfants et
laisse de côté les adultes, la télévision est parfois la seule présence francophone. Plu-
sieurs directions pourraient être explorées parmi lesquelles l’extension des heures de
diffusion (en français) et la fourniture de programmes « populaires », intéressant des
pans très larges de la population : feuilletons et dessins animés sont probablement de
meilleurs vecteurs de la langue que les émissions à caractère éducatif…
Dans le même ordre d’idée, il faut développer le secteur de la traduction avec la pu-
blication, dans tous les pays où le français est langue officielle, de dictionnaires bilin-
gues dans les principales langues en usage, afin de donner du corps à l’idée que
l’espace francophone est bien celui de la « diversité linguistique et culturelle » et de
permettre que le français joue réellement un rôle d’interface dans l’accès à la mon-
dialisation dans ses aspects scientifiques, techniques et culturels.
La diffusion du français en Asie représente assurément un autre défi : en dehors de
la péninsule indochinoise, marquée par une brève histoire coloniale, la langue fran-
çaise est pour l’essentiel – près de trois milliards d’habitants – en terre totalement
- 263 -
Proposition d'une politique de promotion du français
Cette action internationale du Canada ne sera toutefois rendue possible, voire dic-
tée, que par la persistance, à l’intérieur de ses frontières, d’un fort mouvement auto-
nomiste au Québec et, peut-être à un degré moindre, d’une volonté d’affirmation
culturelle du Canada anglais face aux États-Unis d’Amérique. Mais cet aspect ne
concerne que le statut officiel du français, non sa diffusion comme langue mater-
nelle ou comme langue étrangère. De ce côté, il ne faut pas se cacher que le français
a de nombreux concurrents sur un marché encombré. Et ces concurrents ne sont pas
toujours ceux auxquels on pense en premier. Pensons à la situation des langues au-
tochtones d'Amérique. Celles-ci bénéficient de politiques volontaristes (voir par
exemple la proposition pour faire du guarani une langue officielle du Mercosur). Dès
lors, sur un continent où les francophones ne représentent guère qu’un pour cent de
la population (il pourrait y avoir aujourd'hui autant de locuteurs de quechua que de
français), on ne voit pas quels arguments pourraient convaincre Américains et Latino-
Américains de rendre obligatoire l’enseignement systématique de deux langues
étrangères. Le français, sauf au Canada anglais, n'a guère de chances de s'imposer
comme première langue étrangère. Ailleurs, on voit mal comment il pourrait être
choisi comme deuxième langue étrangère, hormis pour une élite minoritaire, comme
c’est le cas aujourd’hui. En définitive, le statut du français ailleurs dans le monde, en
Europe principalement et dans les organisations internationales, sera un détermi-
nant majeur de son statut dans les Amériques.
Au Canada francophone, la maîtrise du français demeure et demeurera sans doute
encore longtemps une question d’actualité. L’amélioration ne pourra venir que d’un
changement d’attitudes, en particulier du corps enseignant : que l’on cesse de consi-
dérer le français standard comme une langue étrangère, propriété des Français, voire
des seuls Parisiens ; que le discours pédagogique valorise de plus en plus une variété
de français d’audience internationale dans le respect des usages locaux.
L’accroissement des contacts avec la langue écrite des autres pays francophones et,
surtout, celui des contacts avec la langue orale depuis l’apparition du cinéma parlant
et le développement de la télévision (par l’achat de programmes ou plus directement,
l’arrivée de chaînes pan-francophones comme TV5 ou RFO), ont amené une plus
grande connaissance du vocabulaire standard (mais aussi même une pénétration de
l’argot parisien et des incursions d’autres variétés lexicales et phonétiques). La mon-
dialisation ne pourra qu’accroître cette tendance.
En guise de conclusion, quelques faits marquants peuvent être rappelés. Dans un
monde où de grands ensembles linguistiques se construisent, le français peut conser-
ver sa place de langue de communication internationale et peut-être renforcer ses
positions mais au prix de quelques évolutions.
Au premier rang, il faut sans doute placer les nécessaires changements de représenta-
tions : chez les locuteurs du français d’abord, qui doivent parfois se débarrasser de
véritables complexes pour oser affirmer la nécessité d’un plurilinguisme mondial au
sein duquel le français est une des composantes parmi d’autres ; chez les apprenants
- 265 -
Proposition d'une politique de promotion du français
potentiels, encore trop souvent persuadés que le français est la langue des élites, du
luxe et des belles-lettres…
Il faut ensuite que les différents pays francophones participent chacun à leur ma-
nière à la valorisation de cette langue, de manière que s’opère une déconnexion en-
tre la langue française et le pouvoir exercé sur elle par la France : celle-ci sera effective
quand, dans les pays ayant le français pour langue officielle, une part notable des
citoyens pratiqueront effectivement cette langue et se la seront appropriée, à l’image
de ce qui s’est passé en Amérique du Sud pour l’espagnol, au Brésil pour le portu-
gais.
Ce dernier cas illustre une autre des dimensions que devrait revêtir la politique de
mise en valeur du français : l’acceptation de l’évolution de la norme en francopho-
nie, moins centrée sur un hypothétique français de France et intégrant les contribu-
tions des différentes parties de la francophonie, qui, loin de compliquer la commu-
nication entre francophones, pourrait élargir les capacités du français à constituer un
pont entre de nombreuses langues. La diffusion du français, son appropriation par
l’ensemble des locuteurs dans les différents pays, est encore aujourd’hui freinée par
une référence presque inévitable au français de France. Là encore, des actions
concrètes doivent être menées pour induire un changement de mentalités, au niveau
des responsables politiques de chaque pays de la Francophonie, dans le sens de
l’acceptation de l’évolution de la langue dans les différentes aires où elle se trouve
implantée. C’est peut-être encore au niveau de l’école que se trouve une partie de la
solution, dans l’accueil favorable fait en son sein à ce que l’on appelle des « régiona-
lismes » ou des « particularités » mais qui doivent demain être intégrés à une norme
internationale du français, plus ouverte, moins figée.
- 266 -
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▀ SIGLES ET ACRONYMES UTILISÉS
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RIFAL : Réseau international francophone d’aménagement linguistique
RINT : Réseau international de néologie et de terminologie
RIOFIL : Réseau international des observatoires francophones et du traitement in-
formatique des langues
RFO : Réseau France Outre-mer
SADC : Southern African Development Community
SDL : Sociolinguistique et dynamique des langues (réseau AUF)
SIECA, SICA : Secretaría de Integración Económica Centroamericana, Sistema de
Integración de Centroamérica
TCF : Test de connaissance du français
TIC : Technologies de l’information et de la communication
TOM : Territoires d’outre-mer
UE : Union européenne
UL : Union latine
UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
UNICEF : United Nations Children’s Fund (originellement United Nations Inter-
national Children’s Emergency Fund), Fonds des Nations-Unies pour l’Enfance
ZLEA : Zone de Libre-échange des Amériques
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