Poème de Supervielle

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Dieu parle

S1
Je suis dans la noirceur et j'entends ma puissance
Faire un bruit : sourd, battant l'espace rapproché,
Alentour un épais va-et-vient de distances
Me flaire, me redoute et demeure caché.
Je sens tout se creuser, ignorant de ses bornes,
Et puis tout se hérisse en ses aspérités.
Serais-je menacé par les flèches sans formes
De fantômes durcis dans de longs cauchemars.
Mais non, tout se précise en moi-même, je gagne !
Je suis déjà la plaine au-delà du hasard
Et, haussant tout ce noir, je deviens la montagne
Et la neige nouvelle attendant sa couleur.
Ah que ne sombre point la plus grande pâleur
La cime qui m'ignore et déjà m'accompagne
*Et que je cesse enfin d'être mon inconnu.
Que la lumière soit...

S2
Maintenant que j'ai mis partout de la lumière
Il me faudra pousser le ciel loin de la terre,
Et pour être bien sûr d'avoir tout mon espace
Je ferai que le vent et les nuages passent
Ainsi que les oiseaux qui viennent et qui vont
Vérifiant les airs, la surface, le fond.
Tout me supplie et veut une forme précise,
Tout a hâte de respirer dans sa franchise
Et voudrait se former dès que je le prévois,
Et ma tête foisonne, et mon être bourdonne
De milliers de silences, tous différents,
Ce sont les voix de ceux qui n'en ont pas encore
Et quémandent un nom pour aller de l'avant.
Chacun son tour, le temps viendra pour tous d'éclore.

S3
Je vois clair, je vois noir et non pas que j'hésite,
L'un fera suite à l'autre et les deux si profonds
Que dans mon univers ils seront sans réplique
Et ce sera le jour et la nuit, l'horizon.
Je vois bleu et frangé de blanchissants détours,
Cela fuit sous mes yeux et si j'y trempe un doigt
C’est salé : cela va très loin et fait le tour
De la Terre et c'est plein d'écailleux très adroits,
C’est ce qu'on nommera la mer et les poissons,
A l’homme de trouver comment l'on va dessus,
Sans se laisser périr attiré par le fond
Ni le vent, grand pousseur de vagues et de nues.

S4
Sombres troupeaux des monts sauvages, étagés,
Faites attention, vous allez vous figer.
Ne pouvant vous laisser errer à votre guise
Je m'en vais vous donner d'éternelles assises.
Les chamois bondiront pour vous. Quant aux nuages,
Libre à vous de les retenir à leur passage.
Vous ne bougerez plus, mais je vous le promets
Autour d'un pivot sûr toujours vous tournerez
Et les jours bougeront pour vous, mes immobiles,
Et les sources coulant de vos sommets tranquilles
*Porteront l'altitude au long de leur chemin
En reflétant le ciel, spacieux riverain.

S5
Je ne sais maintenant ce que je porte en moi,
Mes yeux font de l'obscur et je cherche à mieux voir,
J'ajuste mon regard, la chose se précise,
Elle n'a qu'un seul corps, une espèce de tronc,
Mais le ciel dans le haut en branches le divise
Porteuses d'équilibre et de confusion,
Et je songe au plaisir de s'étendre dessous.
Arbres, venez à moi puisque je pense à vous !
Vous vous accrocherez à la terre fertile
Et ne ressemblerez à l'homme que par l'ombre,
Vous qui m'ignorerez de toutes vos racines
Et ne saurez de moi que le vol des colombes.
[...]

S6
Assez pour aujourd'hui, je suis las de créer,
Et je veux seulement dormir pour qu'il y ait
Beaucoup d'herbe, beaucoup d'herbages sur la terre,
De la broussaille qui ressemble à du sommeil,
A l'image de moi quand je reposerai.
Je pense même avoir quelque idée en dormant
Qui franchira le rêve en sa hâte de vivre
Et ce sera la chèvre avec son bêlement,
Ou le poisson volant, ou quelque autre surprise,
Comme hier, quand je fus réveillé par la brise
Qui me halait à soi d'un fertile sommeil
Inquiète de voir ce que je pensais d'elle.
............
S7
Emmêlé à tant d'étoiles,
Me dégageant peu à peu,
Je sens que poussent mes lois
Dans le désordre des cieux.
La solitude du monde
Et la mienne se confondent
Ah ! Nul n'est plus seul que Dieu
Dans sa poitrine profonde.
Il faut que quelque part
Quelqu’un vive et respire
Et sans bien le savoir
Soit dans ma compagnie,
Qu’il sache dans son sein
Évasif que j'existe,
Qu’il me situe au loin
Et que je lui résiste
Moi qui serai en lui.

Jules Supervielle, « Le Chaos et la Création »


La Fable du monde (1938)

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