Lecture Géocritique de Nos Richesses de Kaouther ADIMI

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République Algérienne Démocratique et Populaire

Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique


Université A.MIRA-BEJAIA
Faculté des lettres et des langues

Département de français

Mémoire de Master II

Filière : Français
Option : Littérature et approches interdisciplinaires

Sujet de recherche

Lecture géocritique de Nos richesses de Kaouther ADIMI

Présenté par :
Mme. MOUSLI Djedjiga

Le jury :

Mme. KACI Faiza, présidente


Docteur BELHOCINE Mounya, encadreur
Docteur SIDANE Zahir, examinateur

Année universitaire : 2018-2019


REMERCIEMENTS
Je tiens à exprimer ma gratitude à toutes celles et ceux qui m’ont
soutenue et inspiré e au cours de ce travail de recherche.

Je tiens particuliè rement à souligner l’importance de toutes celles et ceux


qui m’ont offert leurs encouragements et leurs soutiens
dans les moments de doute

Je remercie mon encadreur, le Docteur Mounya Belhocine, pour sa


gentillesse, pour ses lectures attentives, ses notes extensives, ses conseils
pré cieux et son amitié qui m’a fait tant de bien !

Je remercie Mme. Faiza Kaci, une collè gue devenue une amie, pour
avoir accepté de lire et d’évaluer mon travail.

Je remercie le responsable du Master LAI, le Docteur Tahar Zouranè ne, pour


sa gé né rosité et son assistance morale.

Je remercie particuliè rement le Docteur Sidane Zahir, un collè gue mais


surtout un ami, il a contribué à mon é veil intellectuel, il m’a initié e à la
gé ocritique, une thé orie aussi postmoderne que lui !

Enfin, je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes amis (es) et à ma


famille : En particulier à mon mari, à mes enfants, à ma sœur, à mon frè re
et à mes parents.
Ils ont é té si patients ! Ils ont su me distraire lorsque j’en avais tant besoin !

A toutes celles et ceux qui ont contribué de prè s comme de loin à la


ré alisation de ce mé moire : Merci !
DEDICACE

A la mémoire de Halima qui est partie trop tôt !


SOMMAIRE

Remerciements
Dédicace
Introduction générale...............................................................................................................7
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la géocritique...........15
Introduction...........................................................................................................................15
1. Etymologie et définition de la notion d’ « espace »...................................................15
2. Pour une approche littéraire traditionnelle de l’espace................................................17
3. Pour une approche géocritique de l’espace..................................................................26
Synthèse...................................................................................................................................34
Chapitre 2 : Des chronotopes et des personnages...............................................................36
Introduction.............................................................................................................................36
1. Pour une perspective multifocale : Définition des trois points de vue westphaliens…38
2. Alger en trois temps......................................................................................................40
3. La rue Hamani, ex-rue Charras : Une identité double..................................................51
4. Une librairie au destin tragique : Un chronotope principal..........................................58
Synthèse : Tableau récapitulatif : D’une multifocalisation vers une dynamique des espaces-
lieux..........................................................................................................................................72
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et fiction........................................76
Introduction.............................................................................................................................76
1. La représentation littéraire du monde : De Platon et Aristote à Bertrand Westphal.....77
2. Les stratégies de la représentation selon Bertrand Westphal........................................80
3. Des modalités de l’inscription du réel dans Nos richesses...........................................81
4. Des procédés littéraires pour les besoins de la fiction................................................95
Synthèse....................................................................................................................................99
Conclusion générale..............................................................................................................101
Bibliographie.........................................................................................................................104
Table des matières.................................................................................................................107
Annexes
Résumé
INTRODUCTION GENERALE
Introduction

Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés


et diversifiés. Il y en a aujourd'hui de toutes tailles et de toutes sortes,
pour tous les usages et pour toutes les fonctions.
Vivre, c'est passer d'un espace à un autre,
en essayant le plus possible de ne pas se cogner.

Georges Perec, Espèce d’espaces

Un livre est un monde, un monde fait,


Un monde avec un commencement et une fin.
Chaque page d’un livre est une ville.
Chaque ligne est une rue.
Chaque mot une demeure.

Ré jean Ducharme, L’Avalée des avalés.

7
Introduction

L’Algérie a depuis longtemps été le territoire de luttes au nom de la culture et de


l’identité collective et individuelle. Cet espace maghrébin chargé d’Histoire, de symboles et
de représentations a fait l’objet d’interrogations multiples de la part de géographes et
d’écrivains qui se sont intéressés aux appartenances culturelles qui constituent l’espace
algérien, qu’elles soient linguistique, esthétique, religieuse ou politique.
En effet, le contact de ces différents espaces est une expérience qui se lit chez le géographe
comme chez l’écrivain. Entre les récits de voyages des écrivains et les récits d’itinéraires des
géographes, il y a des convergences car les uns comme les autres passent par l’expérience du
monde qui s’effectue dans le parcours des lieux, bien que les géographes ne fassent pas de
leurs expériences de la spatialité l’objet d’une réflexion comme on l’observe chez les
écrivains. Ceux-ci se demandent toujours comment les identités peuvent évoluer dans un
espace où plusieurs cultures cohabitent.
Ainsi, les écrivaines et écrivains algériens ont différemment traité la question de
l’identité culturelle qui reste une question d’actualité car l’espace algérien est un terreau
fertile pour cultiver un multiculturalisme, voire « un métissage propre à la dynamique
constitutive de l’Histoire du Maghreb1 ». A ce propos, l’Histoire de la littérature algérienne
d’expression française nous a montré que ses écrivains citent et décrivent des espaces
algériens qui ont connu des mutations, des transformations à travers le temps.
En effet, l’espace est à la fois indication d’un lieu dynamique et création littéraire, un décor
qui peut donner naissance à de nouveaux espaces pertinents et signifiants.
Dans ce sens, Jean-Yves Tadié propose cette définition de l’espace : « Dans un texte, l’espace
se définit comme l’ensemble des signes qui produisent un effet de représentation2. »
De ce point de vue, l’espace est le reflet du vécu, c’est l’appréhension des lieux où se
déploient des expériences, il a un caractère référentiel et marque la jonction entre l’espace du
monde et l’espace de l’imaginaire de l’artiste.

De ce fait, nous voulons nous intéresser à l’espace en mettant en évidence l’importance


de la géographie dans la littérature car les théoriciens de la critique littéraire ont longtemps
accordé la priorité à l’Histoire et au temps qui ont monopolisé la parole et toutes les
attentions, éclipsant ainsi l’espace et la géographie :

1
YELLES Mourad, « Présentation », Insaniyat / [En ligne], 32-33 | 2006, mis en ligne le 08 août 2012, consulté
le 26 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/3281
2
TADIER, Jean-Yves, Le récit poétique, PUF, Ecriture, 1979.

8
Introduction

Les travaux sur la littérature ont longtemps privilégié, il est vrai, la question du temps au
détriment d’une interrogation sur l’espace (…). Même si l’on s’intéresse désormais à
l’espace dans le roman, d’aucuns demeurent fidèles aux enseignements de la philosophie
kantienne, pour accorder présence au temps sur l’espace comme catégorie a priori de la
sensibilité3.

Néanmoins, « la spatialisation du temps a été l’un des agents d’une « contre-attaque »


de l’espace sur le temps, de la géographie sur l’Histoire 4 » et la géographie en tant que
science « carrefour5 » a comme objectif d’affirmer son ancrage parmi les autres sciences :
exactes, sociales et humaines. La littérature, quant à elle, l’a toujours investie dans son
contenu sans pour autant dire que le roman est un manuel de géographie. Il est indéniable que
la littérature enrichit la géographie par des données qui lui sont inaccessibles et développées
par des moyens et des techniques notamment sur les caractères symboliques et humains des
espaces étudiés. Les théoriciens de la géographie littéraire pensent que cette science est une
forme d’écriture qui s’ouvre à des possibilités d’articulation avec la littérature :
Nous sommes au point de rencontre de la géographie et de la littérature. La géographie
est aussi une écriture de l’espace, comme l’atteste son suffixe –graphie-. Il s’agit
foncièrement, sur des modes différents, d’un même discours sur l’espace, la grande
différence étant que le référent du géographe est supposé être réel alors que celui de
l’écriture est fictif ou fonctionne comme tel. La géographie est aussi un discours sur
l’espace ; par la pensée et la parole, elle crée, elle invente des espaces en les différenciant
et en les décrivant. Elle est ainsi un mode d’appréhension du cosmos par l’homme,
d’appropriation du monde par le langage6.
Or, l’interrogation des écrivains porte sur un espace textuel, sur son élaboration
poétique et les modalités de sa représentation à travers l’imagination de l’écrivain et non sur
le savoir géographique que porterait la littérature.

Par ailleurs, le présent travail que nous proposons se veut pluridisciplinaire car il pose la
question de la géographie, de l’Histoire, de l’architecture, de la sociologie, de la philosophie
dans la littérature et la problématique de l’inscription du réel dans la fiction. A cet effet, nous
avons choisi d’appliquer à un roman algérien d’expression française une approche théorique
nouvelle issue de l’ère postmoderne7.

3
BROSSEAU Marc, Des romans géographes, Paris, L’Harmattan, 1996, P79. Cité par Westphal dans
La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 42.
4
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 43.
5
Le dictionnaire des sciences humaines, éditions Delta, Beyrouth, 2007
6
GRASSIN Jean-Marie, « Pour une science des espaces littéraires, in La géocritique mode d’emploi, ouvrage
collectif dirigé par Bertrand Westphal, éditions PULIUM, 2000, page X.
7
Extrait de la thèse de SALAMANI Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière
de l’apport de la géocritique et des approches postcoloniales, Université de Béjaia, Mai 2018. Pages 27-28

« La naissance de cette nouvelle ère en tant que situation historique, en tant qu’atmosphère imposante et
déclencheuse d’une nouvelle pensée universelle, remonte essentiellement à la fin de la seconde guerre mondiale

9
Introduction

Parmi les auteurs qui ont marqué cette ère, nous avons choisi de travailler sur
Nos richesses de Kaouther Adimi, une jeune auteure, née en 1986 à Alger et vit à Paris.
Il y a dix ans déjà, elle avait remporté le Prix du jeune écrivain, un concours de nouvelles lues sans
que le jury connaisse le nom des auteurs. Ce prix a une réputation de pépinière de talents.
En 2010, elle publie son premier roman Des ballerines de papicha. En 2015, aux éditions
Barzakh, puis au Seuil en 2016, elle publie Des pierres dans ma poche. En 2017, aux éditions
du Seuil, puis Barzakh, elle publie Nos richesses, un roman qui lui a valu le prix Renaudot des
lycéens, prix du style.
Ce choix se justifie principalement par l’intérêt que nous lui avons porté, à la suite de
la lecture de ses textes, et par une envie d’explorer son univers romanesque.
En effet, Kaouther Adimi s’inscrit dans un double espace, algérien et français, par sa culture
et par la langue choisie. Cette écrivaine connait une popularité, en Algérie et en France,
entraînant ainsi notre choix. Nous voulions nous intéresser à des personnalités du monde
littéraire actuel, sur lesquelles peu de travaux de recherches ont été effectués afin d’apporter à
la question de l’identité algérienne, déjà longuement étudiée, un nouveau point de vue.
Nous avons, donc, choisi de travailler sur son dernier roman, Nos richesses - que les jurys ont
remarqué – structuré selon deux récits : celui d’un narrateur omniscient qui décrit Alger, en
parcourant son Histoire et puis, celui d’Edmond Charlot, le premier éditeur d’Albert Camus, de
Jules Roy, d’Albert Cossery, entre autres, qui raconte l’histoire d’une librairie « Les Vraies
Richesses » qu’il a fondée en 1936 et qui se situe dans la rue Charras à Alger, aujourd’hui, la rue
Hamani. Cette aventure est décrite à travers un journal intime qu’il a tenu de 1935 à 1961.
De ce lieu chargé d’Histoire, ne reste, dans les chapitres au présent, qu’un simple local où
le vieil Abdallah, un personnage qui reprendra la librairie après l’Indépendance de l’Algérie,
garde quelques livres, où les femmes lancent des seaux d’eau sale, où des enfants crient,
jusqu’au jour où Ryad, un étudiant arrivé de Paris est chargé de tout débarrasser avant que son
nouveau propriétaire n’y vende des beignets.

et la constatation de l’aboutissement fatal de ce qu’on a appelé modernité. La grande guerre a échoué sur la
destruction quasi-totale d’un monde qui obéissait à l’étiquette de progrès menée à partir de l’idée positiviste de
ce dernier. L’idée de progrès s’est en effet pervertie suite à un déferlement technique et une excessive
focalisation de l’invention sur la fabrication de la guerre et de ses moyens, ce qui annonçait sa défaillance finale.
C’est à cette époque que la confiance a cessé en tout système de pensée qui a trait à imposer une hégémonie par
la prétention de l’unicité et de l’harmonie stabilisatrice de l’univers. La guerre s’est présentée ainsi comme
l’extrême moment de grandeur entropique des systèmes traditionnels de la modernité. Bertrand Westphal, retient
cette époque comme la date la plus fiable de naissance de la postmodernité : « Était-il » s’interroge-t-il, « encore
envisageable, d’associer au point de les confondre progression chronologique et progrès de l’humanité vers le
milieu de l’année 1945, à l’heure des premiers bilans ? » »

1
Introduction

Notre sujet de recherche s’intitule, donc, Lecture géocritique de Nos richesses de


Kaouther Adimi. À travers cette démarche scientifique, nous nous proposons d’appliquer un
outil théorique peu présent dans les recherches en littérature algérienne bien qu’une thèse de
Doctorat ait été soutenue par Mourad SALAMANI, à l’université de Béjaia, en 2018 et dont
le sujet s’intitule, Etude de L’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de
l’apport de la géocritique et des approches postcoloniales. Cette thèse dirigée par Saada
ELDJAMHOURIA nous sert de repère quant à la méthodologie d’une lecture géocritique.
En effet, si nous n’inventons rien à propos du caractère culturel de ces textes, nous
espérons, par contre, apporter un plus aux recherches sur la littérature maghrébine en plaçant
notre investigation sous le signe de la géocritique.
A travers ce mémoire, nous nous intéressons aux différents espaces du texte littéraire
en tant qu’élément clé de l’œuvre romanesque de Kaouther Adimi. Nous entendons par
« espace », tout espace figurant dans le texte littéraire y compris le temps. En effet, nous ne
résumons pas l’analyse de l’espace aux différentes représentations que celui-ci peut bien
véhiculer mais nous mettons l’accent sur les interactions qu’il peut entretenir avec le temps et
les différents personnages.
Dans ce sens, Bertrand westphal8 considère que l’analyse de la temporalité est
indissociable de celle de la spatialité. Contrairement aux autres théories littéraires de l’espace,
la géocritique ne s’intéresse pas uniquement à l’espace, elle affirme que le temps fait partie de
l’espace, c’est pour cette raison que nous parlons de spatio-temporalité.
A ce propos, la démarche géocritique à laquelle nous faisons appel pour mener à bien
notre réflexion, s’est appuyée sur les sciences mathématiques et la physique cantique qui
conçoivent « un espace à quatre dimensions, dont la quatrième dimension était le temps. Cet
espace temporalisé était devenu l’ « espace-temps ». Les apports décisifs de Henri Poincaré,
de Hermann Minkovski et de Albert Einstein à la théorie de l’espace-temps furent tous publiés
en 19059. »
La géocritique est une discipline créée au début des années 2000 par Bertrand
Westphal. C’est une théorie littéraire mais applicable à tous les arts mimétiques, elle se
propose d'étudier la relation et l’interaction entre l’espace, le lieu et l’individu.

8
Auteur et fondateur de la géocritique
9
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 22

1
Introduction

Cette démarche qui serait « non pas l’examen des représentations de l’espace dans la
littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature 10 », trouve
ses fondements dans les ouvrages de Westphal, La géocritique mode d’emploi11 et La
géocritique : Réel, Fiction, Espace12, qui constituent pour nous la référence de base.
Cependant, le recours à la notion de spatio-temporalité se justifie principalement par
l’usage que Bertrand Westphal en fait dans son ouvrage théorique. Il considère que la lecture
de l’espace ne peut se faire sans celle du temps, ces deux notions sont inséparables et donnent
désormais naissance à une notion unique : Le chronotope13.
L’espace est inclus dans la même dynamique désagrégeante que le temps. Tous deux
trouvent leur impulsion dans une crise de la dimension (…) Les dimensions temporelle et
spatiale se sont rééquilibrées au cours des dernières décennies ; en littérature comme dans
tous les arts mimétiques du réel, elles ont fini par s’unir (…) Il apparait difficile de faire
divorcer le temps de l’espace, l’espace du temps14.

Par conséquent, en respectant le principe fondamental de la géocritique qui se dit une


théorie géocentrée, nous sommes arrivées à dessiner les contours de notre problématique, qui
se présente ainsi : Il s’agit de nous interroger sur la question de l’interaction qui pourrait
exister entre la spatio-temporalité et les différents personnages de Nos richesses.
Autrement dit, comment les différents points de vue des différents personnages
construisent- ils l’identité des espaces géographiques et culturelles de Nos richesses ?
Ainsi, nous aimerions démontrer à travers notre recherche que la librairie « Aux Vraies
Richesses » ne sert pas exclusivement de cadre référentiel à la diégèse, mais elle participe
tantôt à la structure sémiotique de l’œuvre en suscitant les émotions des personnages, devient
tantôt personnage, et symbolise, par ailleurs, l’Histoire de l’Algérie coloniale, post-coloniale
et contemporaine.
En effet, dans le sillage de la géoctitique, cet espace littéraire est un « espace
humain » car il est sujet à l’expérience et à la condition spatiale de l’existence.
La réalité de ce lieu qui oscille entre Histoire et fiction, forme des symboles et des valeurs et
doit son existence au texte littéraire, ici, Nos richesses.

10
DOUDET Caroline, « Géocritique, théorie, méthodologie, pratique », Acta Fabula, 2008.
11
Limoges, Pulim, 2000
12
Paris, Minuit, 2007
13
Cette notion sera développée dans notre chapitre 1.
14
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 47

1
Introduction

Dans ce sens, nos hypothèses de lecture sont formulées ainsi :


a) Les différents parcours narratifs et actantiels des trois différents personnages
conféreraient des identités culturelles plurielles aux différents lieux qui figurent dans
notre corpus.
b) Les points de vue des personnages participeraient à la dynamique des espaces-temps.
c) Le caractère réaliste de Nos richesses nous permettrait d’inscrire ce texte entre le réel
et le fictionnel.
Afin de répondre à notre problématique et arriver à atteindre notre objectif de
recherche, nous proposons une méthodologie articulée en trois chapitres :

Dans le premier chapitre qui s’intitule : « De la critique littéraire traditionnelle de


l’espace à la géocritique », un chapitre principalement théorique, nous proposons de définir
la notion d’espace à travers les différentes théories de la littérature pour ainsi arriver à la
démarche géocritique afin de mettre en valeur son apport dans l’analyse du texte littéraire.

Dans le deuxième chapitre qui s’intitule : « Des chronotopes et des personnages »,


il s’agit de l’analyse des différents chronotopes qui sont très présents dans notre corpus :
Alger, la rue Hamani, ex-rue Charras et la librairie « Les Vraies Richesses ».
A travers ce chapitre nous voudrions montrer comment les différents points de vue de
l’instance narrative et des sujets-observateurs confèrent des identités plurielles, un caractère
dynamique à ces chronotopes.

Dans le troisième chapitre qui s’intitule : « Des oscillations référentielles entre réel
et fiction », il est question d’analyser la référentialité, c’est-à-dire, la communication qui
existe entre la réalité et la fiction qui interagissent l’une avec l’autre.
Notre objectif, ici, est de démontrer que Nos richesses est un texte qui oscille entre Histoire
et Fiction, en portant une attention particulière à la stratégie narrative, sans pour autant
inscrire notre corpus dans le roman historique.

Bien que la géocritique soit notre théorie de référence, nous avons recours à d’autres
théories littéraires de l’espace comme la narratologie, la sémiologie et la sémiotique narrative
pour valider nos hypothèses de lecture.
Par conséquent, la lecture géocritique que nous voulons faire du roman de Kaouther
Adimi permet d’enrichir le parcours de lecture habituellement dégagé par la critique littéraire,
qui fait du roman algérien d’expression française une critique narratologique, sémiologique,
mythologique, psychanalytique, historique, ou autres.

1
CHAPITRE I
De la critique littéraire traditionnelle
de l’espace à la géocritique
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Introduction

Quelle est l’importance de l’analyse de l’espace dans une œuvre littéraire ?

Nous allons tenter de répondre à cette question en élargissant notre propos au sujet de
la place que l’espace occupe dans un roman, mais également, sa fonction et sa représentation.
Par ailleurs, notre regard sera particulièrement porté sur les interactions possibles que l’espace
pourrait avoir avec les autres éléments constitutifs de la narration. Nous avons pour objectif
dans ce chapitre de définir la notion de « l’espace » en suivant une démarche théorique. A cet
effet, nous nous référons à des théoriciens de la littérature, à des dictionnaires de la langue
française et de spécialités. Cependant, nous avons remarqué que la notion de l’espace prend
différentes définitions selon les différentes théories littéraires qui en font un objet d’étude.
Pour cette raison, nous avons choisi de citer des définitions –non exhaustives- des différentes
théories axées sur la notion de l’espace dans la littérature pour ainsi montrer leurs méthodes,
objectifs, divergences et convergences ; ce qui nous permettra d’arriver à mettre en évidence
l’apport de la géocritique quant à toutes les théories traditionnelles que nous avons
convoquées car la lecture de l’espace est le fil conducteur que nous tenterons de dérouler
tout au long de notre travail de recherche.
1. Etymologie et définition de la notion d’« espace »
Selon le dictionnaire étymologique de la langue française, le mot « Espace » est un nom
masculin qui vient du latin spatium, qui signifie : « champ de course, arène, étendue,
durée ». Cette définition étymologique nous permet de souligner les différentes acceptions du
mot « espace » qui peut, en effet, désigner, à la fois, l'arène, les champs de courses et la
durée.
En ancien et moyen français, le mot « espace » signifiait plutôt un laps de temps, une
durée : Le soleil occupait tout l'espace du jour. L’espace d’un temps, selon les expressions
populaires.
Qu’est-ce que donc l’espace ? Dans un premier temps, nous dirons que l'espace est tout
ce qui nous entoure y compris notre enveloppe corporelle. Dans un second temps, l’espace se
présente dans l'expérience quotidienne comme une notion de géométrie et de physique qui
désigne une étendue, abstraite ou non, ou encore la perception de cette étendue.
Conceptuellement, il est le plus souvent synonyme de contenant aux bords indéterminés.

1
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Le phénomène reste en lui-même indéterminé car nous ne savons pas s'il manifeste une
structure englobante rassemblant toutes les choses et les lieux ou bien s'il ne s'agit que d'un
phénomène dérivé de la multiplicité des lieux1.
Autrement dit, l’espace est l’univers, « le cosmos en tant que macrocosme, mais ce
dernier n’est pas délimité, il n’est pas cerné par notre perception ni même par nos efforts et
connaissances combinés2 ». Les sciences les plus avancées en matière de découverte spatiale
comme la physique quantique, la géométrie, les mathématiques et l’astronomie attribuent à
l’espace une dimension matérielle que l’on peut partiellement percevoir, mais jamais
délimiter et englober.
La question des caractéristiques de l’espace avait été abordée par : Isaac Newton (l’espace est
absolu), Gottfried Leibniz (l’espace est relatif), Henri Poincaré (la géométrie de l’espace est
une convention) et Albert Einstein (la géométrie relative de l'espace est la gravitation).
Toutefois, la question de l’espace ne relève pas uniquement du domaine des sciences
exactes mais elle a également fait l’objet de plusieurs définitions dans le domaine des sciences
humaines et artistiques ; c’est pourquoi cette notion de l’espace est au centre de notre travail
de recherche. Dans ce sens, nous retenons les acceptions du dictionnaire du littéraire qui nous
apprend qu’une distinction entre les arts liés au temps comme la littérature et la musique et
ceux liés à l’espace comme la peinture et la sculpture a été établie en 1766 par Lessing. En
effet, « l’opposition tient au fait que le langage est voué à se dérouler dans le temps, tandis
que les arts visuels se donnent dans la simultanéité 3 ». Nous limiterons notre propos à la
perspective littéraire et romanesque particulièrement, en considérant à l’instar de Maurice
Blanchot que l’espace reste l’imagination et le fruit de la subjectivité de l’écrivain. L’auteur
de L’espace littéraire « élargit à l’œuvre tout entière cette perspective lorsqu’il montre que
l’écrivain entre dans « l’espace littéraire », dans l’absolu de la fascination, où la figure
majeure est celle de l’image4. »
Par conséquent, l’espace concerne la littérature dans sa dimension d’ouverture sur autrui,
autant dans sa réception que dans ce qu’elle en reçoit en échange :

1
BENSUSSAN, Gérard, « Le lieu et la contrée. Questions de proximité : Heidegger. Qu'appelle-t-on le Lieu ? »,
in Les Temps modernes, no 650, 2008. (disponible sur google.fr)
2
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de l’apport de la
géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de Doctorat, Département de français, Université de Béjaia,
2018. Sous la direction du Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria. P33.
3
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis, VIALA Alain, PUF,
2002. P.202
4
idem.

1
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

La littérature comprend et engendre ainsi un espace social, public, lié à ses conditions
d’existence et de production (…) L’espace littéraire peut-être regardé comme un espace
qui convertit l’énoncé en plan de « figurabilité 5»
De ce point de vue, la question de l’espace est évidemment posée dans le roman. Dans ce
genre narratif, la liberté de représentation de l’espace est entière. L’espace devient une donnée
fondamentale de l’action, il est plus ou moins lié aux portraits psychologiques des
personnages, comme il peut aussi traduire des causalités en fantasmes. Donc « l’espace
fictif » un espace propre au roman qui devient pour les critiques littéraires un moyen
d’expliquer l’existence et la quête de soi d’un écrivain qui s’inscrit avant tout dans un espace
poétique. Ainsi, non seulement l’écrivain s’accommode-t-il de la métamorphose du temps en
espace, mais il s’y installe, la pousse à l’extrême et en fait le fondement même de son œuvre6.
Par ailleurs, nous avons jugé nécessaire et utile de dresser une liste des différents espaces
que nous pouvons lire dans un espace poétique comme le roman : En effet, nous y trouvons
des espaces géographiques, sociaux, historiques, mythiques, culturels, linguistiques,
identitaires, psychologiques et des espaces d’énonciation…tous liés au temps car nous
considérons que leur analyse ne peut être envisagée que dans une perspective spatio-
temporelle, ce que nous tenterons de démontrer plus tard.
2. Pour une approche littéraire traditionnelle de l’espace

La critique littéraire a longtemps analysé le roman en mettant l’accent sur la


temporalité, un élément interne du récit qui le caractérise. Bien que l’analyse du temps soit
associée à celle de l’espace, de l’intrigue et du cadre diégétique dans lequel évoluent les
personnages, elle reste l’élément favori de la critique littéraire traditionnelle au détriment de
la notion de l’espace qui a été délaissée. A ce sujet, nous citons Roland Bourneuf :
On n’a pas ou peu étudié l’espace en tant qu’élément constitutif du roman au même titre
que les personnages, l’intrigue ou le temps, et pris dans son sens concret d’étendue, de
lieu physique où évoluent ces personnages et où se déroule l’intrigue comme un élément
constitutif du roman (…) Quels liens rattachent l’élément espace aux autres ? Quelles
interrelations s’établissent avec lui ?7
Par ailleurs, l’Histoire de la critique littéraire souligne plusieurs approches
traditionnelles qui ont pris pour objet d’étude l’espace dans la littérature ; à ce titre, nous
citons les plus célèbres dans le domaine de la recherche universitaire, à savoir, l’imagologie,

5
JENNY Laurent, La parole singulière, Paris, Belin, 1990, p69. Cité dans le dictionnaire du littéraire, 2004
6
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis, VIALA Alain, PUF,
2002. P.202
7
BOURNEUF Roland. « L’organisation de l’espace dans le roman », in Etudes littéraires, Université Laval,
1970, P 78.

1
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

la thématologie, la mythocritique et la narratologie, sans pour autant sous-estimer l’apport et


l’efficacité de celles que nous ne citons pas ici.

2.1. L’imagologie : Une image stéréotypée de l’espace de l’Autre

L’imagologie est une discipline de la littérature comparée qui a pour objet d’étude la
représentation de l’image de l’Autre, à travers le récit de voyage notamment. C’est une
approche fréquemment adoptée dans la recherche universitaire ; sa portée est
interdisciplinaire ; elle rencontre la faveur de tous ceux qui mettent en relation une culture
regardante « le Même » et une culture regardée « l’Autre », toutes deux séparées par un écart
différentiel, qui sera saisi dans une représentation plus ou moins stéréotypée, et donc plus ou
moins proche d’une image type. Toutefois, cet « Autre » se situant dans un Ailleurs
« exotique » par rapport au Même (JE) qui se situerait dans un ICI.

Il aura fallu attendre que le colonialisme se vide de l’essentiel de sa substance pour que
l’Autre, en tant qu’étranger, et son image, deviennent un sujet d’étude spécifique. C’est en
effet au cours des années soixante que le terme imagologie a pris le sens que l’on connait
aujourd’hui :

L’imagologie (terme emprunté à la terminologie de Jung). Dans ce cadre,


« l’image »- ou « l’imago »- est le prototype inconscient qui oriente électivement
la façon dont le sujet appréhende autrui (…) Il porte sur la représentation des
personnes en personnages : là où le complexe désigne l’effet de l’ensemble de la
situation de relations, l’image désigne une survivance imaginaire de tel ou tel des
participants de cette situation. L’image, en ce sens, est un schème imaginaire
acquis, un cliché qui détermine les façons de percevoir autrui8.
De cette définition, nous comprenons qu’une lecture imagologique de l’espace de
l’autre consisterait à réduire la dimension spatio-temporelle d’un individu à une image
stéréotypée et de représentations non-objectives. Autrement dit, l’imagologie aborde l’espace
d’autrui comme l’image de l’étranger dont le « Même » peut parfois entrer en conflit à cause
de la différence qui les sépare : une différence géographique et culturelle.
La littérature exotique et orientaliste-orientalisante, objet de l’imagologie, sous
quelque forme qu’elle se présente traite de l’imaginaire débridé des auteurs
qu’elle appuie en analysant les écrits sous l’unique opposition d’un regardant et
d’un regardé dans laquelle souvent, c’est la manière de regarder du même qui

8
Le dictionnaire du littéraire, Sous la direction de VIALA, 2002, page 299.

1
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

prime. Elle se focalise ainsi davantage sur les sujets regardant et regardé et non
pas sur l’appréhension des espaces9.
Ainsi, dans Le Roman d’un spahi10 de Pierre Loti, le soldat Jean Peyral, exilé en Afrique, a
devant les yeux les grands horizons du Sénégal, « une immensité plate, sur les lointains de
laquelle pesaient de sombres vapeurs de crépuscule : l’entrée profonde du désert11 ».
A cet espace africain s’ajoute, écrit Loti, « une sorte de panorama imaginaire qui lui permet
de traverser en pensée le désert, la Méditerranée, pour parvenir enfin dans son pays, ses
Cévennes natales où il retrouve son cher village, ses montagnes, ses forêts12. »

Notre intérêt à travers cette réflexion est de savoir si l’imagologie est apte à rendre en
compte l’ensemble de l’étude des espaces humains en littérature, ou mieux : l’étude des
espaces humains appréhendés dans leur globalité. A ce propos, Bertrand Westphal 13 pense
qu’on n’a jamais assigné à l’imagologie cette mission :

Ici l’Autre est invariablement autre dans un monde caractérisé, comme dirait
Deleuze, par opposition entre identique et négatif, identité et
contradiction. L’imagologie consacre un espace de coexistence entre deux ou
plusieurs entités, mais en aucun cas un espace de con-fusion. L’espace regardé, en
l’occurrence, correspond à une impression du regardant, ou d’une classe
homogène (identifiable) de regardants, qui, sans coup férir, se prêtera au clichage.
Il aura pour fonction essentielle de révéler le je regardant à lui-même, et
davantage encore au destinataire de son récit. L’imagologie ne pose pas dans son
principe l’interaction active des regards. Elle les isole pour mieux les analyser.

Il ajoute :

Malgré la relativisation grandissante du concept d’exotisme, le récit de voyage


s’est perpétué, peut-être même a-t-il continué à s’affirmer. Le voyageur ne se
cantonne plus dans le seul spectacle sensible du monde, il rend compte de la
qualité abstraite des espaces qu’il parcourt, il instaure une véritable réflexion sur
la nature des espaces humains. 14

9
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de l’apport de la
géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de Doctorat, Département de français, Université de Béjaia,
2018. Sous la direction du Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria. P 37.
10
Paris, Editions Calmann-Lévy, 1881.
11
Cité dans Lire le roman de J-P Goldenstein, p 107.
12
Idem.
13
La géoctrique mode d’emploi, page 12
14
WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, réel, fiction, espace, Les Editions de Minuit, 2007, P.46.

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Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Cependant, compris dans un sens autre, ces éléments qui servent une ethnotypisation
préalable à l’expérience des lieux, peuvent autrement fonctionner comme des informations
qui permettent un meilleur contact avec l’étranger et une préparation anticipée des aspects à
rendre pour éviter son appréhension idéologique, ethnocentriste et déviée15.

2.2. La critique thématique de l’espace : l’espace est dans la psyché16

La critique thématique s’est développée en faisant de l’œuvre littéraire l’espace


intérieur et le lieu du psychisme de l’écrivain. Autrement dit, une lecture thématique de
l’espace consiste à établir « un rapport entre toute l’œuvre et tout l’auteur, une
correspondance homologique et non une somme d’analogies parcellaires17. »

Dans ce sens, nous proposons cette définition du dictionnaire du Littéraire qui considère la
critique thématique comme étant une critique de la conscience.

Au départ, dans les années 1950, ces auteurs, Poulet et Richard entre autres,
fondent leur démarche sur une conception phénoménologique de la littérature et
de l’existence, en accord avec les tendances philosophiques dominantes de
l’époque, mais en retrait sur la problématique contemporaine de l’engagement
politique18.
A ce propos, nous retenons que la critique thématique a pour objet d’étude l’espace
psychologique et philosophique figurant dans l’œuvre littéraire et qui revoie ainsi à son
auteur. Par conséquent, l’espace est un imaginaire qui nie toute référentialité extérieure, il
correspond à toute forme qui compose le langage poétique : les thèmes, les images, les
symboles, le lexique,…Tout autant de signes linguistiques à considérer, à interpréter dans un
espace littéraire qui traduiraient la sensibilité, l’imagination et la psyché personnelle de
l’écrivain.
D’ailleurs, Gaston Bachelard, un philosophe qui fut l’un des fondateurs de cette
approche, écrivait : « croire aux images est le secret du dynamisme psychologique 19».
En effet, Selon sa poétique de l’espace, l’espace littéraire est perçu comme un paradigme, un
thème. La notion de « thème renvoie à des réalités très différentes : catégories identitaires de
la perception, objets, mouvements, gestes, substances et contacts, schèmes mentaux et

15
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de l’apport de la
géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de Doctorat, Département de français, Université de Béjaia,
2018. Sous la direction du Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria. PP. 37- 38.
16
Terme emprunté à Gaston Bachelard
17
BARTHES Roland cité dans Le dictionnaire du littéraire, sous la direction de VIALA, 2004, P. 614.
18
Idem.
19
BACHELARD, Gaston, Poétique de l’espace, Paris, 1957, P 15

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

linguistiques20… » C’est toute une cartographie de la conscience, considérée comme l’espace


de l’imaginaire de l’écrivain.
En s’intéressant à la description des quatre éléments : l’air, la terre, l’eau et le feu, Gaston
Bachelard, explore des « espaces de l’intimité que guide un sentiment de topophilie
ressortissant à la plus pure des subjectivités 21 » de l’écrivain.
Ainsi, ces quatre éléments naturels servent à guider l’exploration de toute œuvre
littéraire. Nous remarquons, par exemple, ce que Germinal d’Emile Zola doit aux fantasmes
du souterrain, de l’enfouissement sous terre : l’engloutissement final, dont l’inondation de la
mine valorise les puissances cataclysmiques de l’eau.
La conception de la critique thématique phénoménologique, elle, se fonde sur une
spécification de la notion même de thème. Selon l’idée que la conscience met en
rapport un sujet et le monde dans lequel il s’inscrit, le critique peut décrire la
façon d’être au monde propre à un écrivain, sa saisie de la réalité sensible telle
que la mise en texte l’opère22.
En nous référant à la place que la critique thématique accorde au traitement de
l’espace dans la littérature, nous sommes arrivée à la conclusion que malgré l’intérêt que cette
critique traditionnelle porte à l’ espace, elle le fait dans une perspective paradigmatique car
elle ne se charge pas de la cartographie des lieux ni de leur désignation en tant que lieux
référentiels à la réalité. Cette démarche conçoit, en effet, l’espace représenté comme un
produit issu de l’imaginaire. Ce qui importe à l’étude thématique c’est l’espace en tant que
paradigme tel que la chambre, la maison, la ville, la montagne, la forêt,… peu lui importe que
cette forêt soit tropicale ou d’Amazonie comme elle se passe du référent que le thème
suggère. Elle parcourt la métaphore des lieux de fiction, leur symbolique et leur impact sur le
sujet humain. A cet effet, Bertrand Westphal confirme notre réflexion :

La critique thématique a accordé une place privilégiée au thème de la ville, de l’île


ou encore du fleuve ou de la montagne mais sans que ces catégories renvoient
forcément à des espaces désignés. S’il est question du Rhin, ce ne sera pas en tant
que tel, mais parce qu’il sera perçu comme un paradigme fluvial, (…) qui
implique notamment blocage et franchissement. En l’occurrence, le fleuve est
parfois le Rhin, entre autres le Rhin : le prédicat prime sur le sujet23.

20
Ibid. pp 17- 20.
21
Idem.
22
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction de VIALA, 2004, PP 615.
23
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001, P. 13

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

2.3. La mythocritique : L’espace est un mythème

En marchant dans les pas de Gilbert Durand, l’initiateur de la mythocritique, Pierre


Brunel considère cette théorie comme « l’étude des mythes dans la littérature24 ».
Mircea Eliade propose cette définition : « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un
événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements 25. »
En faisant un parallèle entre ces deux définitions, tout en considérant que l’espace participe à
la naissance d’un mythe, nous dirons que la mythocritique est une théorie littéraire qui prend
en charge l’analyse d’un espace textuel littéraire de la même façon que nous analysons un
mythe. Autrement dit, cette démarche de lecture critique peut porter une attention
particulière sur l’espace dans la littérature que si celui-ci contient des occurrences mythiques,
donc envisagé comme un mythème. Contrairement à la critique thématique qui fait
abstraction de la dimension référentielle de l’espace, la mythocrique lui accorde « une réalité
mais cette réalité est absente, ses traces aussi, ce qui lui confère une autoréférentialité
mythique ou mythologique26. »

Par conséquent, la mythocritique appréhende l’espace dans sa dimension mythique car


il peut loger des mythèmes qui conduisent à un mythe car seul « l’extrême prestige de la
spatialité devient une condition indispensable27 » aux yeux de cette théorie.
En d’autres termes, la mythocritique aborde l’espace dans la littérature selon la perspective
d’un mythe, elle le considère en effet, comme « un département du mythe28. »

La mythocritique a été définie par Gilbert Durand (1979) comme une recherche
visant à « dévoiler un système pertinent de dynamismes imaginaires ». Son
domaine privilégié est la littérature. Elle consiste à analyser les mythes, ou
grandes structures figuratives, d’une culture à un moment donné. Elle est donc
une hypothèse d’étude anthropologique du littéraire, ou d’inclusion de la
littérature dans l’anthropologie29.
Gilbert Durant, en assignant à la mythocritique un objectif précis, il montre ainsi l’usage que
cette théorie fait de l’espace en littérature :

La mythocritique s’interroge en dernière analyse sur le mythe primordial tout


imprégné d’héritages culturels. Elle vient intégrer les obsessions et le mythe

24
BRUNEL, Pierre, Mythocritique théorie et parcours, Paris, PUF, 1992. P11.
25
ELIADE Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1968. P10
26
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de l’apport de la
géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de Doctorat, Département de français, Université de Béjaia,
2018. Sous la direction du Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria. P 40.
27
WESTPHAL, Bertrand, La géocritique mode d’emploi, P 13
28
Gilbert Durant, in Le dictionnaire du littéraire, 2004.
29
Définition du dictionnaire du littéraire, sous la direction de VIALA, 2004.

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

personnel lui-même. Elle ouvre la voie à une réconciliation entre « le moi, et ses
affaires personnelles, le çà et ses distorsions de la bête, et le surmoi
socioculturel ». Nouvelle critique, elle devient mise en évidence, actualisation, du
« langage sacré, restaurateur et instaurateur de la réalité primordiale constitutive
du mythe spécifique »30.
De ce fait, une lecture mythocritique de l’espace renvoie à une analyse de l’espace
représentant un commencement, le début de quelque chose, un espace qui symboliserait un
temps primordial. Si un espace ne répond pas à une dimension mythique, qu’il ne recouvre
pas des fonctions du mythe, il ne ferait sans doute pas l’objet d’une étude mythocritique.
A ce propos Bertrand Westphal déclare que « la mythocritique intègre des espaces à
référents réels qui re-simulent ce réel mais à condition qu’ils soient hissés au rang de
mythe. » Il considère que la mythocritique appréhende certains espaces, lieux et autres villes
évoqués dans la littérature comme des « métaphores idéales du mythe. »

Bien que le mot agrégat mythtoïde ait été forgé à Limoges, Limoges est sans
doute privée d’une telle aura ; Limoges pourrait incidemment servir à illustrer le
thème de la ville ; elle pourrait aussi paraître au détour d’une étude imagologique
consacrée à Balzac, Giraudoux ou Simenon. La dimension littéraire de Limoges,
sa dimension littéraire propre, n’émergerait à aucun moment, ou très peu. Mais en
est-elle vraiment privée ? C’est toute la question31.
2.4. La narratologie : L’espace est diégétique
La narratologie est une théorie littéraire développée dans Figures III par Gérard
Genette, en 1972. Elle pour objet d’étude les éléments internes (la structure) du récit. Parmi
ces éléments, notre attention est portée sur le traitement que cette critique littéraire accorde à
l’espace dans le roman. En effet, dans la narratologie la question de l’espace est également
posée puisque « l’espace dans un roman est plus que la somme des lieux décrits32 ».
L’espace romanesque est appréhendé dans la représentation qu’il donne à percevoir.
« Le choix, le dosage et la répartition des éléments qui permettront de faire « voir » le milieu
évoqué varient selon l’esthétique propre à chaque roman33 ».
En d’autres termes, une lecture narratologique de l’espace consisterait à porter un intérêt
particulier sur la description de l’espace qui suscite des interrogations autour de son
inscription, de son organisation et de son utilité dans le roman, selon la place que la
représentation spatiale occupe dans le texte.

30
Cité par Fatima Gutierrez et Georges Bertin, in la revue Esprit Critique, 2014, volume 20, en hommage à
Gilbert Durand.
31
Michel Cadot, in Mythes, images, représentations, 1981, cité par Westphal dans La géocritique mode
d’emploi, P13
32
BOURNEUF, Roland, «L’organisation de l’espace dans le roman », in Études Littéraires, Québec, Les Presses
de l’Université Laval, avril 1970. P
33
GOLDENSTEIN J-P, Lire le roman, p109.

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

De ce fait, « L’importance fonctionnelle de la spatialité » nous permet donc de rendre compte


de la démarche de cette théorie quant à l’espace romanesque.

S’interroger sur le traitement romanesque de l’espace, c’est examiner les


techniques et les enjeux de la description. (…) L’analyse d’une description se
ramène à l’examen de trois questions : son insertion (comment s’inscrit-elle dans
ce vaste ensemble que constitue le récit ?) ; son fonctionnement (comment
s’organise-t-elle en tant qu’unité autonome ?) ; sa (ou ses) fonction (s) (à quoi
sert-elle dans le roman ?)34.
Cette citation nous fait donc remarquer que la représentation de l’espace dans le roman est la
préoccupation première de la narratologie et pourtant l’utilisation de l’espace romanesque
dépasse la simple indication d’un lieu35. En effet, en s’intéressant à la description de l’espace
et à ses fonctions, celle-ci annonce des indications sur ce qui détermine les personnages, elle
sert de cadre diégétique à l’intrigue, ce qui nous permet de situer où et quand se déroule
l’histoire. Ainsi, l’espace est à la fois indication d’un lieu et création littéraire, un décor qui
peut donner naissance à de nouveaux espaces pertinents et signifiants. Jean-Yves Tadié
confirme ce propos en proposant cette définition de l’espace : « dans un texte, l’espace se
définit comme l’ensemble des signes qui produisent un effet de représentation36. »

Les romans, figuratifs dans leur grande majorité, ne manquent pas,


quant à eux, d’indiquer au lecteur où et quand se déroule l’action
rapportée. Mais, alors que la nouvelle et le conte, en raison de leur
brièveté et de l’unité de leur intrigue, se limitent à de rapides
indications, le roman, aux dimensions plus importantes, se permet
d’accorder un rôle véritable à ces catégories du temps et de l’espace et
d’en répartir les manifestations tout au long de l’œuvre. Pour chaque
moment fort, pour chaque scène, le scripteur s’attache à fournir le
cadre spatio-temporel. Le romancier est en effet attentif aux rapports
qui existent entre les personnages qu’il crée et l’univers romanesque
qui les entoure. Pour mieux nous « faire voir » ses héros, il plante le
décor à l’intérieur duquel ils se meuvent37.
Contrairement à la géocritique qui va au-delà de cette représentation, qui cherche en
effet à mettre en valeur les interactions culturelles que ce même espace « référentiel » peut
produire pour donner naissance à un « lieu de cultures », la narratologie, quant à elle, analyse
l’espace dans les charges narrative, diégétique et référentielle qu’il contient.

34
JOUVE Vincent, La poétique du roman, Sedes, 1999, P40
35
Ibid, p104
36
Le récit poétique, PUF, Ecriture, 1979
37
GOLDENSTEIN, J-P, Lire le roman, 2005, p 103

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Aussi, la question de la temporalité dans la narration (moment, vitesse, fréquence,


ordre) prime sur la spatialité et à ce propos, la table des matières de Figures III le confirme
car tout le livre est consacré à l’analyse du temps dans A la recherche du temps perdu de
Marcel Proust. Toutefois quand les narratologues comme Gérard Genette se chargent de
l’analyse de l’espace, ils se contentent d’examiner les procédés et les fonctions de sa
description.
Par ailleurs, nous soulignons que dans la littérature romanesque à caractères
référentiels, à effets représentatifs qui aujourd’hui encore domine, le lieu n’est pas gratuit car
une lecture critique s’efforcera de dégager les possibles capacités symboliques de la spatialité.

Les différentes utilisations de l’espace symbolisent l’« âme » et le destin des


personnages ou qu’il aide à fournir, de façon plus ou moins subtile, une
explication des caractères, l’espace sert surtout de décor. Or une des fonctions les
plus importantes de l’espace consiste bien souvent, avant tout, à permettre à
l’action de se dérouler. (…) L’espace par conséquent permet à l’intrigue
d’évoluer, (…) permet une rencontre, favorise un quiproquo38.

Autrement dit, dans le roman, l’espace remplit une « fonction emblématique », il reste
une source de fascination, il véhicule souvent une quête du sens. La liberté de représentation
de l’espace est entière car il peut devenir une donnée fondamentale de l’action.
L’espace est parfois proposé en explication de traits psychologiques des personnages, comme
il peut traduire des causalités en fantasme : Par exemple, dans La faute de l’abbé Mouret,
Emile Zola s’attache avec complaisance à la description du grand parc abandonné dans lequel
Albine vit librement39. Un autre exemple, celui de « La ville » comme un espace de dangers
chez Honoré de Blazac. Quant à « la nature », elle est considérée comme l’espace qui suscite
les confidences chez les auteurs romantiques. Chez Gustave Flaubert, cependant, l’espace est
associé à la rêverie dans Madame Bovary, il est investi par la psychologie du personnage
d’Emma Bovary.

38
GOLDENSTEIN, J-P, Lire le roman, 2005, P. 115
39
Ibid. P 114.

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

3. Pour une approche géocritique de l’espace

Sur la quatrième page de couverture du livre de Bertrand Westphal 40 qui constitue pour
nous l’ouvrage théorique de référence, qui nous permettra de suivre et de respecter une
méthodologie d’analyse géocritique de note corpus, nous lisons ceci :

Les sciences humaines ont durablement accordé la priorité à l’analyse du temps.


L’espace était perçu comme un contenant, la scène anodine sur laquelle se
déployait le destin des êtres. Mais depuis quelques décennies la relation entre les
deux coordonnées fondamentales de l’existence s’est équilibrée.
Cet essai (La théorie westphalienne) expose une réflexion sur la représentation de
l’espace dans les univers fictionnels, dont il sonde les liens intimes avec la réalité.
Dans un environnement postmoderne où la perception du réel est affaiblie et le
simulacre triomphant, les arts mimétiques, auxquels la littérature ressortit, sont
désormais à même de proposer une nouvelle lecture du monde, géocritique, ou
interviennent la théorie littéraire, la géographie culturelle et l’architecture.
En nous référant à ce texte théorique, nous proposons dans ce qui suit de mettre en
évidence la définition, l’objet d’étude et la démarche de « la géocritique » qui « envisage les
implications de la géographie dans l’espace littéraire, invite tout naturellement à observer les
questions spécifiques que pose la construction de l’espace dans un récit poétique41. »

3.1. Définition de la théorie géocritique : L’apport de Bertrand Westphal

La géocritique est une théorie créée au début des années 2000 par Bertrand Westphal,
c’est une théorie interdisciplinaire qui s’ouvre à tous les arts mimétiques. Par ses affinités
avec certaines disciplines, elle convoque en effet la philosophie, la psychanalyse, la
géographie, l’Histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’architecture pour mieux expliquer le
texte littéraire. Néanmoins, la vocation première de la géocritique reste littéraire ; « c’est en
tout cas sur le texte qu’elle prend appui. Elle placera l’œuvre en regard des espaces humains
qu’elle investira, et où elle s’investira. Car les relations entre l’œuvre et les espaces humains,
répétons-le, sont interactives42 ». Ainsi, la géocritique se donne pour objet d’étude l’analyse
des espaces humains pluriels dont le contact favorise des identités culturelles individuelles au
sein de ces mêmes espaces car selon Westphal, « une nouvelle lecture de l’espace devra avoir
pour condition l’abandon du singulier ; elle orientera le lecteur vers une perception plurielle
de l’espace, ou vers la perception d’espaces pluriels43. »

40
La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007
41
Sylviane COYAULT, « Parcours géocritique d’un genre : le récit poétique et ses espaces », in WESTPHAL,
Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001.p 41
42
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001.p 19
43
Idem.

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Par conséquent, cette jeune discipline se propose d'étudier la relation et l’interaction


entre l’espace-temps, le lieu et l’individu en considérant que « tout espace, par-dessous la
surface de l’évidence, est archipel44 », en considérant que les différents espaces
communiquent les uns avec les autres.
En d’autres termes, le projet de cette démarche a été introduit en vue de promouvoir une
critique littéraire dont l’objet serait « non pas l’examen des représentations de l’espace dans
la littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature et en
même temps à la détermination/ indétermination des identités culturelles des auteurs 45 ».
Contrairement à l’imagologie qui se limite à une représentation singulière de l’espace de
l’Autre (le référent), la géocritique refuse de tomber dans ce piège et elle insiste sur le
caractère pluriel et cosmopolite de l’espace car celui-ci crée des interactions avec l’Autre.
En adoptant cette démarche, la géocritique évite de tenir compte du seul point de vue d’un
regardant, elle met en relation plusieurs cultures regardant le même espace. Par ailleurs, nous
veillerons à montrer la multiplicité des regards que les différents personnages-narrateurs
portent sur un ou plusieurs espaces figurant dans notre corpus.

Pour finir, nous citons Bertrand Westphal qui confirme nos propos au sujet du projet
scientifique et culturel de la géocritique :

Sur le mode de l’optatif, on dira que la géocritique, coordonnant et renouvelant les


différentes approches de l’espace humain, devrait être cet instrument de visée
micrographique qui permettrait de percevoir en tout espace l’archipel qui le fonde.
Par la géocritique, on prétendra scruter, sans l’entraver, la foncière mobilité des
espaces humains et des identités culturelles qu’ils véhiculent46.
Bien que le projet de la géocritique soit jeune et en perpétuelle évolution, Bertrand
Westphal à travers sa théorie insiste sur le fait que l’espace humain est le seul moyen qui
renforce le sentiment culturel de soi à soi et de soi à l’autre, il nous offre ainsi la possibilité de
sortir de la variation imaginaire et stéréotypée que les espaces humains donnent à voir. En
nous référant à la géocritique, nous avons choisi de nous regarder et de ragarder le monde
autrement : par son caractère « géocentré », cette théorie encourage la perception des espaces
humains à travers la richesse culturelle qu’ils véhiculent car l’identité culturelle d’un individu
s’affirme à travers toutes les interactions possibles entre les différents espaces : espace
commun, espace de l’autre, et espace de soi-même.

44
idem
45
DOUDET Caroline, « Géocritique, théorie, méthodologie, pratique », Acta Fabula, 2008.
46
WESTPHAL, Bertrand, « pour une approche géocritique des textes », in La Géocritique mode d’emploi,
Limoges, Pulim, 2001. P 18.

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

3.2. Orientations méthodologiques : La démarche géocritique

Après avoir défini et examiné avec précision les fondements de la géocritique,


Bertrand Westphal continue dans son ouvrage La Géocritique : Réel, Fiction, Espace à
exposer la méthodologie à suivre quant à l’analyse des espaces humains dans la littérature.
En effet, ce livre théorique nous renseigne sur la démarche géocritique qui consiste à :
 Identifier les différents espaces-temps ( chronotopes) qui déterminent le texte.
 Analyser les modalités de présence de la représentation de ces espaces-temps
(chronotopes) dans les univers de fiction selon les différents points de vue des
personnages/narrateurs.
 Déterminer la nature du lien que ces espaces-temps (chronotopes) fictifs
entretiennent avec les espaces-temps « réels », tout en se référant aux sciences
ou disciplines qui ont l’espace pour objet d’étude.
Ces trois premières étapes servent notamment à :
 Mettre en évidence l’importance de la poétique du texte dans la construction
des espaces-temps (chronotopes).
Par conséquent et afin de conférer un caractère scientifique à la démarche géocritique,
Bertrand Westphal l’a articulée autour de Cinq chapitres qui s’intitulent ainsi dans cet ordre :

3.2.1. Spatio-temporalité : dans ce chapitre, Westphal déclare que la « révolution


spatio-temporelle qui a lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
imposant une nouvelle lecture du temps et donc une nouvelle perception de
l’espace » est au cœur de la démarche géocritique. Nous développerons cette idée
plus tard en définissant le concept de chronotope emprunté à Mikhael Bakhtine.

3.2.2. Transgressivité : dans ce chapitre, Westphal met l’accent sur la nécessité de


percevoir « l’espace dans sa dimension hétérogène, marquée par l’insécurité
radicale qui est la caractéristique de l’ère postmoderne » ; pour le montrer,
l’auteur s’appuie sur l’idée que l’espace est un objet pour le moins instable,
changeant et mouvant en fonction des différents regards qui sont portés sur lui et
ainsi l’espace est appréhendé dans sa pluralité.

3.2.3. Référentialité : dans ce chapitre, il est question du rapport que le monde


fictionnel entretient avec le réel. Pour Bertrand Westphal, « la littérature devient

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

une lecture raisonnable du monde47 » car le discours littéraire par son caractère
subjectif est le mieux placé pour étudier les modalités de l’espace-temps puisqu’il
est intrinsèquement lié à la mimésis48 ce que le discours scientifique n’est pas
autorisé à faire car il est contraint de soutenir une vision objective des espaces
humains.
3.2.4. Eléments de géocritique : dans ce chapitre, il s’agit de mettre en évidence ce qui
distingue la géocritique des théories qui l’ont précédée. La démarche géocritique
se veut donc :

La géocritique place le lieu au centre de l’attention des études


littéraires. Les espaces humains deviennent donc importants.
Toutefois Westphal précise que les espaces intimes ne relèvent
GEOCENTREE pas du domaine de la géocritique :
Il me semble en revanche que le renvoi à des lieux non
géographiques-les espaces domestiques, intimes, que décrit si
bien Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace (1957) – ne
relève pas du domaine de la géocritique. La géocritique trouve
son application naturelle dans l’examen des représentations
artistiques des référents géographiques49.
Elle entretient des liens avec d’autres sciences humaines,
sociales, esthétiques, et exactes dans le but de mieux rendre
compte des formes mimétiques possibles dans une même étude
INTERDISCIPLINAIRE de représentation spatiale. (confirmer le caractère référentiel de
l’espace représenté.)
Il s’agit de considérer les différents points de vue (endogène,
MULTIFOCALE exogène et allogène) posés sur un espace de référence car un
espace perçu sous un angle multifocal est un espace dont
l’identité est plurielle.
Une lecture géocritique de l’espace considère que les perceptions
visuelle, olfactive, tactile, auditive et gustative participent à
l’orientation et à la compréhension du monde et on évite ainsi
POLYSENSORIELLE « aux yeux de prendre le monopole ». Ces perceptions sont
déterminées par les points de vue variables d’un individu à un
autre.
Une lecture stratigraphique de l’espace consiste à montrer les
diverses couches et fonctions temporelles qui le composent. Les
différentes « strates spatiales » communiquent entre elles et
STRATIGRAPHIQUE créent ainsi un « état intermédiaire ». Grâce à la stratigraphie,
l’espace change, évolue au fil du temps et la spatio-temporalité
cesse d’être figée car chaque espace culturel vit selon son propre
rythme. De ce fait, la géocritique prend en compte le passé, le
présent mais surtout l’avenir qui assure la pérennité culturelle de
l’espace. (elle se penche sur l’Histoire de cet espace)

47
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001.P 194
48
L’imitation du réel selon Aristote.
49
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001.P194

2
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

La géocritique vise à détruire la vision stéréotypée de l’espace,


elle s’intéresse à la représentation évolutive et transgressive du
monde. Elle saisit l’espace dans sa représentation changeante
NON-STREOTYPEE pour mieux le comprendre, elle lui confère une dynamique pour
se débarrasser de la vision monofocale et stéréotypée d’autrefois.
Elle l’inscrit ainsi dans une perspective identitaire plurielle.
Westphal déclare que « la géocritique lit l’espace comme on
parcourt un livre et elle lit un texte comme on parcourt un
espace. »

3.2.5. Lisibilité : Dans ce chapitre, Bertrand Westphal s’intéresse à l’importance du


texte dans la construction du lieu et des relations entre les deux :
L’idée est ici de renverser la doxa qui voudrait que l’espace donne naissance
au texte : et si, en effet, c’était le texte qui donnait naissance à l’espace et
que l’écrivain était l’auteur de sa ville ? Plus loin encore, le lieu lui même
pourrait être considéré comme un texte, et la démarche en sept étapes de
Jauss pourrait être applicable à la lecture de l’espace ; la corrélation entre le
monde et la bibliothèque cesserait du même coup d’être une simple
métaphore pour devenir une hypothèse de travail, celle de la géocritique50.

3. 3. De « l’espace » au « lieu » : Définitions et distinctions

La dichotomie du spatial et du local renvoie à ce qui distingue la notion d’espace de


celle de lieu. En effet, nous tenons à préciser que l’analyse de l’espace au sens géocritique du
terme s’inscrit, d’abord, dans l’ère postmoderne qui est née des ruines du XXème siècle
laissées par les conflits de la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, Bertrand Westphal, retient
cette époque comme la date la plus fiable de naissance de la postmodernité : « Était-il »
s’interroge-t-il, « encore envisageable, d’associer au point de les confondre progression
chronologique et progrès de l’humanité vers le milieu de l’année 1945, à l’heure des premiers
bilans ? ».
En nous référant à la définition de l’espace en tant que cosmos difficile à délimiter et à
englober, la géocritique « prend en compte les limites de nos sens et de notre capacité
raisonnée à percevoir, concevoir et manipuler. Il est donc question de l’espace défini dans
son rapport au sujet humain. C’est ce type d’espace que Westphal propose comme objet de

50
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2001.P 241.

3
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

son approche géocritique, celui qui est perceptible, perçu, délimité et présent à nos sens, à
notre réflexion et à notre action51 » :
Mon effort portera donc sur les espaces perceptibles, qui eux-mêmes restent assez
rétifs à la définition, car comme l’écrit avec propos, Regnauld : ‘il n’existe pas
d’espace global qui contienne toutes les problématiques géographiques, même
réduites à des lois théoriques. 52

Bertrand Westphal définit l’espace comme étant à la fois une situation spatiale (ici-là-
bas) et une relation ou interaction humaine (vis-à-vis) qui donnent ensemble sens à l’action
humaine et donc à l’homme lui-même. De ce fait, l’espace qui intéresse la géocritique est
celui dans lequel des savoirs, des pratiques, des acquis culturels sont transmis et partagés au
sein d’une société donnée. Toutefois, la géocritique fait une distinction entre l’espace et le
lieu. En effet, dans cette démarche, l’espace prend une dimension conceptuelle et abstraite,
tandis que le lieu est factuel et concret, il relève de la réalité culturelle de l’individu. En
d’autres termes, l’espace devient lieu sous l’action d’un sujet et « le lieu où nous vivons,
l’espace proprement humain, c’est la culture53 ».
Par conséquent, la géocritique est la science des espaces humains, une science postmoderne
dont l’objet (l’espace) se met en interaction avec le sujet (l’individu) qui en fait l’expérience.
Cette interaction humaine est productrice de nouvelles cultures, fruit de la quête d’un cadre
spatio-temporel identitaire en perpétuelle évolution. En ce sens la dichotomie du spatial et du
local tend vers l’individu qui s’adapte à son espace tout en le transformant et cet espace le
charge de valeurs individuelles et collectives quant à son identité culturelle.

Face à ces appréhensions diverses et variées de l’espace et de la culture, la géocritique


se propose de porter un nouveau regard sur l’étude de l’espace de sorte à montrer un lien
existant entre l’espace et la culture. Elle considère les espaces humains comme des foyers où
des cultures peuvent voir le jour, et c’est dans cette mesure que les lieux peuvent exister.

51
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la lumière de l’apport de la
géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de Doctorat, Département de français, Université de Béjaia,
2018. Sous la direction du Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria. P 34.
52
WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, réel, fiction, espace, Les Editions de Minuit, 2007, PP.14, 15.
53
Juliette Vion-Dury, « L’espace dans lequel on devient humain », in La géocritique mode d’emploi, PULIM,
2000, P.110.

3
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

3-4. La spatialisation du temps en régime postmoderne : Le chronotope

Bertrand Westphal aborde la méthodologie géocritique en menant une réflexion sur la


spatio-temporalité qui selon lui constitue le socle de cette démarche. En effet, l’un des enjeux
majeurs de la géocritique est de conduire le point de vue d’un personnage-observateur à
considérer un espace dans toute sa complexité car l’espace n’est jamais fixe, il est variable.
Face au temps et dans le temps, l’espace humain est sans cesse mouvant ; et c’est pour cette
raison que « le chronotope, en tant que catégorie de la forme et du contenu, établit aussi pour
une grande part l’image de l’homme en littérature, image toujours essentiellement spatio-
temporelle54 et ce chronotope peut se condenser dans une image comme le seuil, la route, la
rue, la maison, le salon ou même devenir l’ossature du roman en structurant la fiction, en
permettant aux personnages de se rencontrer et ainsi de faire avancer le fil de la narration.

Autrement dit, le principe chronotopique de la géocritique a pour objectif de révéler le


caractère dynamique de la représentation spatiale qui figure dans la littérature romanesque.

Comment les métaphores du temps tendent à se spatialiser depuis les lendemains


de la Deuxième Guerre mondiale et de quelle façon l’espace a été revalorisé au
détriment d’un temps qui, dans la critique et la théorie, avait exercé jusque-là une
suprématie sans partage ?55
L’espace est inclus dans la même dynamique désagrégeante que le temps. Tous
deux trouvent leur impulsion dans une crise de la dimension (…) Les dimensions
temporelle et spatiale se sont rééquilibrées au cours des dernières décennies ; en
littérature comme dans tous les arts mimétiques du réel, elles ont fini par s’unir
(…) Il apparait difficile de faire divorcer le temps de l’espace, l’espace du
temps56.
En effet, la démarche géocritique considère que la lecture de l’espace ne peut se faire
sans celle du temps, ces deux notions sont inséparables et donnent désormais naissance à une
notion unique : le chronotope, une notion introduite dans la littérature romanesque notamment
par le sémioticien russe Mikhail Bakhtine :

Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par « temps-


espace » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu'elle a
été assimilée par la littérature. Ce terme est propre aux mathématiciens ; il a été
introduit et adapté sur la base de la théorie de la relativité d’Einstein. (…) Ce qui
compte pour nous, c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps
(celui-ci comme quatrième dimension de l’espace). Nous entendrons chronotope
comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu, sans toucher à son rôle
dans d’autres sphères de la culture. Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la

54
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978. p238
55
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 17
56
ibid. P 47

3
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le


temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace
s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les
indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après
le temps57.
En nous référant à cette définition du chronotope selon Mikhail Bakhtine, nous
constatons que la littérature montre à travers ses spécificités génériques, les déictiques spatio-
temporels propres à une époque historique. Le genre littéraire repose sur des chronotopes
qu’il définit comme les principaux générateurs du sujet et les centres organisateurs des
principaux événements58. De ce fait, le temps se matérialise dans l’espace et le chronotope
permet à son auteur de donner du sens à son époque en conférant au monde dont il est issu un
caractère fictif. Le chronotope est pour ainsi dire la composition artistique-littéraire d’un
espace-temps « réel ». En d’autres termes, la signification du chronotope peut donc renvoyer à
un thème, un genre, un événement historique ou à un lieu (espace humain) car la sémantique
du terme chronotope s’accompagne d’un double sens entre ses deux composantes : chronos
et topos.

Par conséquent, le temps constitue une dimension dynamique pour l’espace qui se voit
transformer dans les yeux de ceux qui le regardent, ainsi la mobilité de l’espace se nourrit
constamment du temps qui passe. En ce sens, la perception d’une ville ne réside pas
forcément dans son architecture ni dans sa superficie, mais plutôt dans sa chronotopie,
entendue comme fusion indissoluble du temps et de l’espace. De ce fait, le lien qui unit la
spatio-temporalité est fort car il annonce une perception de l’espace orientée selon une
logique temporelle.

57
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978. p237
58
ibid. P 391.

3
Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la

Synthèse

D’un point de vue théorique (définitions et méthodologies) que pratique (lecture du


texte littéraire), notre objectif dans ce chapitre a été de situer la méthode d’analyse littéraire
créée par Bertrand Westphal en 2007 dans le roman notamment. En ayant porté un regard
comparatif sur certaines théories littéraires qui ont précédé la géocritique, nous avons montré
l’apport de cette dernière au domaine de la critique littéraire, entre autres.

De ce fait, la géocritique, contrairement à ses ainées (théories) qui ont pris l’espace
comme objet d’étude, favorise l’interaction entre l’espace, le lieu et l’individu en fonction du
temps qui les traverse, conformément au principe chronotopique initié par Mikhael Bakhtine.
Ainsi, le lieu investi par la culture, confronté à différents observateurs, se voit transformé en
permanence dans le regard de celui qui l’habite. Par conséquent, il en résulte une conception
mobile du lieu car ce qui est intéressant c’est cet espace commun, né au et du contact de
différents points de vue, alors que les critiques traditionnelles parlent uniquement de
représentation de l’espace, elles prennent en charge l’analyse de l’espace quand celui-ci est
envisagé comme un élément autonome des autres éléments internes du récit. En effet, la
géocritique en adoptant la notion de chronotope bakhtinien n’entend pas l’analyse de l’espace
sans celle du temps qui est considéré comme la quatrième dimension de l’espace, selon la
physique quantique.

De notre point de vue, l’apport de la démarche géocritique réside dans sa considération


des espaces humains visibles dans la littérature et dans tous les arts mimétiques, non pas
comme des représentations à valeur purement imitative. Cette théorie confère une certaine
autonomie aux arts en tant que moyen de lecture du monde. La liste, non-exhaustive, des
différentes critiques littéraires qui ont pour objet d’étude la notion d’espace introduit la
méthodologie sur laquelle se construit la géocritique en tant que nouveau regard scientifique
qui fait de ces théories traditionnelles des approches qui appartiennent, désormais, au passé,
contrairement à la géocritique qui avance sur la voie d’un traitement postmoderne et
multidisciplinaire des espaces humains. En ce sens, la théorie westphalienne se distingue des
théories qui lui sont antérieures car elle se veut une approche : géocentrée, interdisciplinaire,
multifocale, polysensorielle, stratigraphique et non-stéréotypée, dans le but de mettre en
valeur la poétique du texte qui participe à la construction de l’espace-lieu.

3
CHAPITRE II
Des chronotopes et des personnages
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Introduction
La géocritique pose comme principe théorique l’interaction active des regards portés
sur un espace humain. La démarche multifocale telle que nous l’avons expliquée dans le
premier chapitre nous permettra de rendre compte de la qualité des espaces que les
personnages parcourent. Ces différents points de vue installent, par ailleurs, une véritable
réflexion sur la nature des espaces humains. Une nature interactivement culturelle.
Dans le cadre de ce deuxième chapitre, qui ira en se développant, nous essayerons
d’apporter des réponses à la question de l’interaction existante entre les personnages et
l’espace-temps figurant dans notre corpus. En effet, nous avons pour objectif d’analyser les
modalités de présence des différents foyers de perception qui renvoient aux personnages et au
narrateur, pour ainsi montrer les effets sur le plan de la représentation des chronotopes et du
croisement des différents points de vue.
Ainsi, dans cette optique, il s’agira d’abord d’identifier la géographie de Nos
Richesses.En faisant un relevé minutieux de tous les noms de lieux et de tous les aspects
cités, décrits et évoqués, nous avons retenu trois différents chronotopes sur lesquels se fonde
la structure narrative de notre corpus ; ces lieux chronotopiques figurent tous sur la même
cartographie. D’un point de vue géographique, ils se situent à Alger, capitale de l’Algérie qui
appartient au Maghreb, se situant à son tour en Afrique du nord.
Ensuite, nous rapprocherons ces espaces aux temporalités qui les caractérisent dans le
but d’y inscrire le parcours narratif et la vision du monde des espaces des personnages.
Autrement dit, notre objectif dans ce chapitre consiste à examiner les différents points
de vue que le narrateur et les personnages ont de la ville d’Alger, de la rue Hamani, ex-rue
Charras et de la librairie « Les Vraies Richesses », conçues comme des chronotopes, des
figures qui associent la catégorie du temps et celle de l’espace.
La multifocalisation des regards portés sur ces chronotopes prendront alors en charge la
dynamique, la pluralité et l’évolution de ces espaces au fil du temps qui passe.
Bien que notre corpus présente une structure narrative dont la temporalité est non-
linéaire, nous avons fait le choix d’analyser ces espaces déterminants du roman qui s’articule
sur deux récits qui s’alternent : Le journal ou Carnet d’Edmond Charlot et le récit d’un
narrateur qui raconte l’histoire d’une librairie « Les Vraies Richesses » qui se situe dans la rue
Hamani, ex-rue Charras, à Alger. Pour mieux rendre compte de la dynamique et du caractère
pluriel de ces espaces, nous procéderons à l’analyse des points de vue de ces personnages :
Edmond Charlot, le narrateur/narratrice, Abdallah et Ryad. Nous avons choisi de les classer
selon un ordre chronologique de leur apparition dans le roman.

3
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Aussi, nous avons choisi de nous interroger sur le sens qu’une multifocalisation
pourrait conférer à ces espaces référentiels. Quels discours y sont-ils émis et Quels regards
sont-ils portés sur ces chronotopes ?
De ce fait et, en nous intéressant à la perception multiple des espaces, nous nous inscrivons
dans une démarche pleinement géocritique.
En effet, à travers cette démarche, notre travail consiste à porter une attention
particulière sur l’espace référentiel qui évolue au fil du temps et en fonction des regards posés
sur lui. Nous partirons donc des regards, des perceptions des personnages pour aller vers le
lieu qui est sans cesse changeant car « la méthodologie géocritique tend à inscrire l’espace
dans une perspective mobile1». En d’autres termes, la géocritique se propose d’étudier
l’évolution culturelle des espaces humains en se penchant sur le référent (lieu
géographiquement cartographié) et sa représentation, tel qu’il est perçu par les différents
personnages.
En analysant les variations des points de vue émanant des personnages et du narrateur,
nous nous concentrerons sur des espaces-lieux au fil d’une chronologie complexe :
En ce sens, « la géocritique affronte un référent dont la représentation littéraire n’est plus
considérée comme déformante, mais comme fondatrice. Le référent et sa représentation sont
interdépendants, voire interactifs2 ». Cette relation est dynamique, soumise à une incessante
évolution. De ce fait, la géocritique continue à assigner à l’espace une suprématie, elle le
place au centre de l’univers littéraire, il « (l’espace) est arraché au regard isolé, il se
transforme en plan focal, en foyer (ce qui le rend d’autant plus humain)3 » car « le principe
de l’analyse géocritique réside dans la confrontation de plusieurs optiques qui se corrigent,
s’alimentent et s’enrichissent mutuellement4 » pour s’éloigner de toute représentation
stéréotypée des espaces humains.
Par conséquent, nous souhaiterions dans une approche géocritique du temps et de l’espace
arriver à mettre en évidence une poétique du texte dont la librairie « Les Vraies
Richesses » constitue, pour nous, le chronotope principal du roman de Kaouther Adimi.

1
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. p 186.
2
idem.
3
ibid. P 187
4
idem.

3
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

1. Pour une perspective multifocale : Définition des trois points de vue westphaliens
La caractéristique première de la géocritique « réside dans l’attention qu’elle prête au
lieu 5 ». En s’inscrivant dans une perspective de la multifocalisation, elle permet de mettre en
relation des points de vue différents qui s’attachent à un même lieu. A cet effet, Bertrand
Westphal insiste sur le rapport que les individus entretiennent avec les lieux qu’ils habitent.
Elle se veut une théorie multifocale car l’étude du point de vue de l’auteur ou des différents
personnages annonce une dynamique des espaces humains. En effet, en plaçant le lieu au
centre de tout intérêt, la démarche géocritique montre une représentation « objective » de ce
lieu tel qu’il apparait dans les différentes littératures par exemple, roman, théâtre et poésie.
Bertrand Westphal examine la multiplicité des points de vue que nous pouvons avoir des
espaces-lieux selon trois angles différents : Endogène, exogène et allogène :
1-1. Le point de vue endogène
Nous pourrions rapprocher cette catégorie de point de vue de la focalisation interne6.
De ce fait, le foyer perceptif se situe chez un personnage ou chez un narrateur intradiégétique.
Celle ou Celui qui perçoit est un individu qui est fortement lié à l’espace qu’il perçoit car il y
vit, il y habite, il y évolue et son identité est reflétée par cet espace qui lui appartient
géographiquement, historiquement et culturellement.
1-2. Le point de vue exogène
Nous pourrions rapprocher cette catégorie de point de vue de la focalisation externe7.
De ce fait, le foyer perceptif se situe chez un personnage qui ignore tout de l’espace qu’il
perçoit, son point de vue est purement extérieur, voire distancié et aucun lien affectif n’est
tissé entre lui et ce qu’il perçoit. Donc, ce personnage ou ce narrateur extradiégétique portera
un regard étranger et hétérogène sur l’espace qu’il observe.
1-3. Le point de vue allogène
Nous pourrions rapprocher cette catégorie de point de vue de la focalisation zéro8. En
effet, ce point de vue omniscient est la somme ou la fusion des deux précédents points de vue.
Cette perception endogène et exogène à la fois se situe chez un personnage ou un narrateur
qui connait bien l’espace qu’il perçoit, il y est attaché sans pour autant appartenir à sa culture
ou avoir une quelconque appartenance identitaire. Son regard est objectivement mitigé.
Afin de confirmer nos propos au sujet de ces trois formes de points de vue
géocritiques, nous citons Bertrand Westphal qui en donne une définition plus précise :

5
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 199.
6
Cf. selon la terminologie de la narratologie dans Figures III de Gérard Genette.
7
idem.
8
idem.

3
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Dans une logique géocritique, la multifocalisation s’exprime dans une taxinomie à trois
variantes de base. Le point de vue est relatif à la situation de l’observateur ou de
l’observatrice à l’égard de l’espace de référence. Il/elle entretient avec cet espace une
gamme de rapports allant de l’intimité ou de la familiarité à une extranéité plus ou moins
absolue. Cela s’explique par le fait que le point de vue est tour à tour endogène, exogène
ou allogène. Le point de vue endogène caractérise une vision autochtone de l’espace.
Normalement réfractaire à toute visée exotique, il témoigne d’un espace familier. (…) Le
point de vue exogène marque en revanche la vision du voyageur ; il est emprunt
d’exotisme. (…) Reste le point de vue allogène, qui se situe quelque part entre les deux
autres. Il est le propre de tous ceux et toutes celles qui se sont fixés dans un endroit sans
que celui-ci leur soit familier, sans non plus qu’il demeure pour eux exotique9.
En nous référant à cette citation, nous retenons donc trois formes variables de la
multifocalisation westphalienne. Que le point de vue soit endogène, exogène ou allogène, il
reste relatif à la situation de celui qui perçoit. Dans cette même logique, « les trois points de
vue seront pris en compte à un même niveau, dans le jeu de leurs interactions 10 ». Aussi, « les
points de vue ne s’excluent pas les uns les autres, mais peuvent co-exister, co-agir, être
complices11 ». En effet, le principe étant de croiser les différents regards pour accorder à
l’espace une représentation véritable, coupée de toute représentation stéréotypée12.
En considérant ces trois catégories focales qui correspondraient aux trois points de
focalisation (interne, externe et zéro) selon la terminologie narratologique, la géocritique se
propose de porter un regard neuf sur un espace-lieu tout en écartant le point de vue du
regardant-dominant car tous les divers regards internes ou externes sont confrontés à ce même
espace-lieu. En d’autres termes, un espace-lieu confronté à différents regards se voit
transformé en permanence aux yeux de ses observateurs.
D’ailleurs, Bertrand Westphal en définissant ce qu’il entend par multifocalisation, a
cité Gérard Genette et son Figures III pour y faire un parallèle mais tout en se démarquant de
l’approche classique du travail de Genette :

Dans Figues III (1972), Gérard Genette avait effectué une étude classique de la notion de
point de vue à l’intérieur du texte, dans un esprit proche que Ducrot et Todorov
décrivaient (…) Le terme de point de vue se réfère au rapport entre le narrateur et
l’univers représenté. (…) Ici, la focalisation est considérée selon une logique
narratologique, intrinsèque au texte autoréférentielle…Pour le Genette de Figures III, le
problème de la référence ne se pose pas ; on se limite par conséquent à un texte pur, à

9
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. PP 208- 209
10
idem.
11
ibid. P 206
12
Un stéréotype désigne : Les images dans notre tête qui médiatisent notre rapport au réel. (…). Ces images
relèvent de la fiction non parce qu’elles sont mensongères, mais parce qu’elles expriment un imaginaire social.
Cf. AMOSSY Ruth et HERSCHBERG PIERROT Anne, Stéréotypes et clichés, éd. Armand Colin, 2005. P 26.

3
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

visée autotélique, qui n’entretient aucune relation avec un monde qu’il ne représente
pas13.
Toutefois, dans la création littéraire, le point de vue ne se limite pas uniquement au
visuel, d’autres sens peuvent intervenir à travers l’olfactif, le tactile, l’auditif et le gustatif
car Cette polysensorialité est propre à l’ensemble des espaces humains14.

Par conséquent, nous dirons que la multifocalisation-polysensorielle entraîne un


impact sur l’analyse spatiale de la représentation romanesque car la variété des points de vue
portés sur un espace peuvent renvoyer à une richesse culturelle et identitaire. Car un espace
perçu sous un angle multifocal se met à osciller entre des identités plurielles.
Dans ce sens, la multifocalisation de la librairie « Les Vraies Richesses » est
appréhendée dans notre corpus comme un curseur qui véhicule une transformation
diachronique des regards des personnages. Nous nous intéresserons à cette optique des trois
points de vue pour mettre en évidence une représentation non-stéréotypée de l’espace qui
nous permettrait de souligner le caractère objectif des regards posés sur ce même espace- lieu
qui se présenterait à l’issue de notre analyse comme le chronotope principal de Nos richesses.

2. Alger en trois temps


Nos richesses de Kaouther Adimi commence et se termine par le même énoncé qui
s’inscrit dans la ville d’Alger. D’un point de vue de la rhétorique, un incipit et excipit
identique constituent une inclusion. Cette forme circulaire du roman renvoie à un espace
géographique qui est la ville d’Alger, capitale de l’Algérie, un pays dont l’identité culturelle
est plurielle de par ses origines, son territoire, son Histoire, son patrimoine, ses langues…le
début et la fin de ce roman nous ont interpellée et nous avons donc jugé nécessaire de nous
pencher sur l’analyse de cet espace référentiel :

L’incipit : « Alger 2017 : Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en
pente, les monter puis les descendre. Vous tomberez sur Didouche-Mourad, traversée par
de nombreuses ruelles comme par une centaine d’histoires, à quelques pas d’un pont que
se partagent suicidés et amoureux. » (page 9)
L’excipit : « Alger 2017 : Vous prendrez les ruelles en pente, les descendrez ou les
montrerez. Vous vous abriterez du soleil qui tape fort. Vous éviterez la rue Didouche-
Mourad si pleine de monde, traversée par de nombreuses ruelles comme par une centaine
d’histoires, à quelques pas d’un pont que se partagent suicidés et amoureux. » (Page 209)
De ce fait, nous avons pour objectif de montrer qu’un même lieu référentiel comme la
ville d’Alger qui a connu plusieurs périodes historiques, arrive à inspirer des représentations
différentes selon la vision et la culture des différents regardants qui se trouvent être un

13
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 207
14
Idem.

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

narrateur algérois, Edmond Charlot le français d’Algérie, le vieux Abdallah et Ryad venu de
Paris.

2.1. Alger coloniale : Le point de vue endogène d’Edmond Charlot


Edmond Charlot est un personnage important qui s’inscrit dans notre corpus comme
celui qui tient un journal intime, un Carnet dans lequel nous lisons son passé, ses souvenirs,
son présent, ses projets, ses amitiés, ses amours, ses inquiétudes, ses soucis, et cette analepse
narrative s’étend du « 12 juin 1935 au 19 octobre 1961 ». Ce personnage s’est vu existé et
évolué dans la ville d’Alger pendant la colonisation française en Algérie.
Selon la définition de Bertrand Westphal, nous considérons que le point de vue de ce
personnage est endogène car il a une vision interne de cet espace géographique. Autrement
dit, c’est un personnage qui a pris naissance à l’intérieur d’Alger, un lieu qui lui est familier et
qui renvoie ainsi à la communauté culturelle et linguistique à laquelle il appartient : C’est un
français d’Algérie d’origine européenne :

Les photos sont légèrement abîmées à cause de l’humidité : ici, mon arrière-grand-père
paternel, marin-boulanger de la flotte française arrivé à Alger en 1830. Également une
photo de mes parents le jour de leur mariage. Au verso, la date du 6 avril 1912 est inscrite
au crayon. Suivie de la simple mention Alger. Lui, Victor Charlot, (…) Elle, Marthe
Lucia Grima, (…) Ils ont respectivement vingt-trois et dix-huit ans. Et puis une vieille
coupure de presse datée du 5 août 1919 qui annonce la mort de ma mère. (…) décédée à
Kouba… décédée dans sa vingt-sixième année… obsèques, qui auront lieu aujourd’hui…
quatre heures et demie du soir… villa Hélène à Kouba, arrêt de l’Oasis… Église Saint-
Augustin… cimetière de Saint-Eugène. 15
Ici Alger s’inscrit dans le temps de la colonisation française et lorsque Edmond Charlot
décrit ce qui l’entoure ; sa perception endogène du lieu lui permet de représenter la ville.
En effet, Alger représente l’espace dans lequel il s’épanouit auprès de sa famille, de ses amis
et de son professeur qui l’encouragera à aller de l’avant. Le personnage se trouve à Alger,
dans une ville où les quartiers et les rues sont coloniaux et chargés d’Histoire. La nature
géographique de l’espace revête une importance car sa fonction première réside dans
l’interaction culturelle qu’il véhicule :
Alger, 12 juin 1935…18 septembre 1935
Avant mon cours de philosophie avec Jean Grenier au lycée d’Alger… Grand-père
Joseph... Au dîner,…Nous avons parlé de littérature et de peinture en buvant jusqu’au
milieu de la nuit… Je suis impressionné par la culture de grand-père qui n’a pas fait
d’études. Grand-mère, elle, s’est couchée tôt, non sans me faire promettre de
l’accompagner dimanche au cimetière de Saint-Eugène, sur la tombe de ma mère.16

15
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P.
34

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

En effet, la situation stratégique d’Alger qui donne sur la mer méditerranée, un bassin
naturel qui accueille un multiculturalisme euro-maghrébin permet à Edmond Charlot de porter
un regard positif sur ce lieu qui l’encouragera à réaliser son projet : Celui de créer un lieu
unique, ouvert aux cultures littéraires de la méditerranée : « Un lieu d’amitié en quelque sorte
avec, en plus, une notion méditerranéenne : faire venir des écrivains et des lecteurs de tous
les pays de la Méditerranée sans distinction de langue ou de religion, des gens d’ici, de cette
terre, de cette mer, s’opposer surtout aux algérianistes. Aller au-delà !17 » .
Ce point de vue endogène est exposé entre « 1936 et 1961 » ; ce qui nous permettra d’évaluer
l’évolution de ses différentes perceptions et ainsi conférer une identité culturelle plurielle à
Alger à travers la vision du monde du personnage d’Edmond Charlot.

Alger, 6 novembre 1935…24 décembre 1935


Jean Grenier a demandé à chacun d’entre nous ce que nous souhaitons accomplir après la
fin des cours. J’ai répondu que j’étais fasciné par ce qui était imprimé. Il m’a fait
remarquer qu’il y avait une place à prendre à Alger comme libraire-éditeur, et que je
devais saisir ma chance. J’ai objecté que je n’avais pas les moyens de me lancer en
affaires. Il m’a dit : « En se mettant à deux ou trois et avec un peu de courage, on peut
facilement faire des choses qui semblent insurmontables. » Il a ajouté : « Si vous faites de
l’édition, je vous donnerai un texte pour vous aider. » Je lui ai offert des cachous. Ce qui
l’a beaucoup amusé. (…) La littérature, elle, ne me quittera jamais. Mon père m’a
rapporté plusieurs livres. Je ne sais pas comment je satisferais ma soif de lecture s’il ne
dirigeait pas un service de librairie chez Hachette18.
Or, en examinant cet extrait dans lequel Edmond Charlot fait part de son projet à son
professeur, nous remarquons qu’Alger risque de se dresser en opposant dans la quête du
personnage. Dans ce sens, Edmond Charlot est confronté à des obstacles que la ville annonce
dans la réalisation de son projet mais il ne se décourage pas car grâce à la passion et à la
bonne volonté qui l’animent, il verra dans cette ville une opportunité :

J’en rêve jour et nuit… Je fais des calculs dans tous les sens. J’ai peu d’économies : juste
l’argent obtenu grâce aux quelques cours donnés dans une école commerciale… J’ai
réussi à réunir 12 000 francs. Il faudra bien que ça tienne pour ce que nous souhaitons
mettre en place : une maison d’édition, une librairie et que sais-je ! L’aventure sans
désert, ni panthère, mais l’aventure tout de même… Tournée de la famille qui
m’encourage sans approuver mon choix.19
A travers sa quête algéroise, il voulait rassembler des écrivains qui partagent une culture
méditerranéenne sans distinction de langue, ni de religion. Il voulait créer un lieu universel où
les fibres artistiques les plus diverses connues et inconnues trouvent un espace de rencontres,
son but était de « réussir à conserver l’esprit d’une librairie qui vendrait du neuf et de
l’ancien, ferait du prêt d’ouvrages et qui ne serait pas juste un commerce mais un lieu de
17
ADIMI, kaouther, Nos richesses, P 31
18
ibid. PP 34-
34

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

rencontres et de lecture20 » avec la collaboration de certains écrivains et amis comme Albert


Camus et Gabriel Audisio qui ont encouragé et nourri une ère littéraire féconde.
Ce projet témoigne d’un temps colonial où Alger s’ouvrait à une production littéraire qui
s’inscrit dans le renouveau, une littérature algérienne tout en s’éloignant du récit exotique
encore très présent dans les esprits coloniaux.
Néanmoins, Alger, le centre du pouvoir politico-administratif et militaire, devient un
espace d’hostilité où le caractère conformiste de la capitale ferme toutes les portes qui
s’ouvrent à la culture littéraire et artistique. A cet effet, la pièce Révolte dans les Asturies fut
interdite et « ses quatre auteurs (Sicard, Camus, Poignant, Bourgeois) sont furieux et
désespérés par la décision du maire d’Alger, Augustin Rozis, d’interdire la représentation de
leur pièce. Le sujet est brûlant et pourrait donner des idées de révolte 21 ». Malgré la censure
et le manque de liberté d’expression, Edmond Charlot ne baisse pas les bras devant cet
obstacle. Il fondra quand même « Les Vraies Richesses » et il en fera un lieu où les
différentes cultures de la méditerranée française, arabe, anglaise, peuvent se croiser, coexister
et cohabiter sans distinction de langues, de races ou de religions. Il portera un regard
humaniste, d’ouverture et de tolérance sur son entreprise. En effet, en publiant la pièce
d’Albert Camus alors interdite, Edmond Charlot s’inscrit dans la résistance intellectuelle et
artistique « de jeunes, et cela sonne comme une espèce de déclaration de guerre contre Alger,
ville si conformiste !22 ».
En portant toute son attention sur les interdits qu’Alger véhicule, le regard de ce
personnage parait parfois allogène car la ville d’Alger lui semble assez souvent comme un
espace étranger alors que c’est son lieu de naissance et sa famille y est installée depuis le
début de la colonisation française en Algérie. En effet, Il y est né, il y a grandi, il y a fait ses
études, il y a fondé une famille…« A Alger, ma femme, mon frère et les amis 23 ». Malgré tout,
sa perception profonde reste endogène à cette ville, il y est culturellement ancré et
enthousiaste à l’idée d’y construire son avenir : « Le dimanche, balade avec Jean Grenier au
parc d’Hydra, quartier résidentiel sur les collines d’Alger. Je suis heureux.24 »
D’une part, en continuant à parcourir minutieusement le Carnet d’Edmond Charlot,
nous remarquons que de « 1940 à 1944 », son point de vue sur Alger est celui d’un
observateur sceptique et inquiet à cause de la Seconde Guerre mondiale qui touche de près la

20
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 30
21
Ibid. P 38
22
Ibid. P 41
23
Ibid. P 133
24
Ibid. P 81

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

capitale coloniale française. En effet, Edmond Charlot a des perceptions visuelles et auditives
négatives de cette guerre qui pourrait entraver son entreprise. Alger, en cette période, devient
un espace qui véhicule des obstacles pour mener à bien la pérennité de son projet humaniste :
« Mon engagement doit être absolu. C’est ainsi que je conçois mon travail…La littérature est
trop importante pour ne pas y consacrer tout mon temps 25. » A travers ce regard combatif,
Edmond Charlot se montre courageux et déterminé car la ville d’Alger reste un lieu qui le
prive de sa passion pour les livres, il est confronté à la censure édictée par l’administration de
Vichy, il se dit résistant : « Nous sommes soustraits à l’autorité de Vichy 26 », il ruse pour ne
pas faire faillite, mais « plus de papier, plus de fil broché, plus d’encre. Plus rien. Il (Je)
traîne dans la ville à la recherche de n’importe quoi pour publier, imprimer, éditer. Des
feuilles d’arbre ? De la terre ? De la boue ? Il (Je) ne (sais) sait plus quoi faire27. »
Cependant, l’identité d’Alger évolue, la ville devient la « capitale de la France
libre !28 » et « le papier circule de nouveau29 » :
Démobilisé ! Je peux reprendre ma vie en main. Organisation compliquée avec cette
satanée guerre. (…) Les manuscrits circulent difficilement. Je n’ai pas été ravitaillé en
papier depuis près de quatre mois. Minuit. J’entends des bruits d’avion. Satisfait de la
publication de Prologue de García Lorca qui a été une longue suite de tracas. L’édition
sera peu soignée. Choix des papiers, des caractères, de la mise en page… tout passe à la
trappe en cette période troublée. La question de l’approvisionnement prime. On fait
comme on peut et sur le papier que l’on veut bien nous vendre. La censure, (…) de la
revue Rivages consacré à Federico García Lorca. Ils sont venus chez moi et ont détruit
toutes les copies. Il ne restera aucune trace de cet hommage. Nous n’abandonnons pas.
Quasiment plus un livre dans la librairie. Il me faut ruser, supplier, hurler pour obtenir du
papier. Cette Occupation, c’est comme une main qui nous enfonce la tête sous l’eau, un
hiver sans fin. Comment cela finira-t-il ? Comment réussir à publier en temps de guerre,
voilà le livre qu’il faudrait écrire ! La guerre bouleverse tout sur son passage. Je ne trouve
plus ni papier ni encre. 30
D’autre part, le Carnet d’Edmond Charlot, nous renseigne également sur le point de
vue toujours endogène du personnage quant à Alger entre « 1959 à 1961 ». Cette période est
notamment marquée par La Guerre de Libération algérienne, une période troublée où la ville
est déchirée par la violence de l’insurrection au nom de L’indépendance de l’Algérie.
A ce sujet, le regard d’Edmond Charlot est pro-algérien car « il y a quelque chose d’assez
bouleversant à voir ces jeunes Algériens se battre depuis trois ans pour imposer la question
algérienne à l’ONU31 ». Tout en soutenant la cause algérienne et les indigènes intellectuels

25
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 76
26
ibid. P 99
27
idem.
28
ibid. P 101
29
ibid. p 102
30
ibid. PP 92-93 et p 95,98
31
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 170

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

comme Jean Amrouche et Mouloud Féraoun32, Edmond Charlot regrette Alger en temps de
guerre car cette ville si talentueuse l’obligera à la quitter en laissant derrière lui son projet de
libraire-éditeur, une entreprise humaine et commerciale, des amitiés, son histoire, une partie
de son identité :

Mes clients me demandent depuis des mois ce que je fais ici, où je compte aller, où j’irai
demain. Je reste ici, c’est chez moi, et puis, que ferais-je ailleurs ? (…) Nous étions des
amis et c’était cela les éditions Charlot. 5 septembre 1961, Attentat attribué à l’OAS
dans ma librairie. Nous pensons qu’ils ont fait une erreur et qu’ils visaient quelqu’un
d’autre. Tout va bien, même si j’ai perdu environ 20 % de mon fonds. J’entame dès à
présent les réparations et le rangement. Je suis encore secoué. Nouvelle porte et étagères
réparées. Famille envoyée en métropole, le 10 septembre 196133.
Pour finir, nous constatons que le dernier point de vue que le personnage portera sur la
ville d’Alger est une perception auditive provoquée par un attentat à la bombe. Cette
représentation assourdissante de la ville annonce l’horreur de la guerre de Libération dont
Edmond Charlot se place en victime qui doit dire adieu à son passé, à sa ville tant aimée !

2. 2. Alger post-coloniale : Le point de vue endogène du narrateur/narratrice


Le narrateur ou narratrice de Nos richesses est un narrateur omniscient, selon la
terminologie de Gérard Genette dans Figures III. Bien que ce narrateur ne soit pas personnage
du récit, il s’adresse à un « Vous » en préférant employer un « Nous » qui représente les
algéroises et les algérois et tous ceux qui sont attachés à la ville d’Alger.
En effet, Ce « Nous » est inclusif car ce narrateur extradiégétique est ancré dans la ville
d’Alger comme son auteure Kaouther Adimi qui se veut « médiatrice » entre un
multiculturalisme (arabe, kabyle, français, musulman…) qui a construit son identité propre et
probablement celle de ce narrateur ou narratrice qui connait parfaitement Alger :
« Nous sommes les habitants de cette ville et notre mémoire est la somme de nos histoires…
Depuis nos fenêtres34. »
Quant au pronom « Vous », il renvoie à la fonction conative du schéma de la
communication qui représente le destinataire ou le narrataire que nous considérons comme
l’énonciataire de notre corpus. Nous expliquons sa présence par le désir du narrateur à vouloir
s’adresser à tous ceux qui peuvent se sentir concerner par tout ce qui touche de près ou de loin
à la ville d’Alger et cela, géographiquement, historiquement, socialement, économiquement,
artistiquement, culturellement,…. Par ce « Vous » comme par le « Nous » qui relève de la
32
Ibid. P 171 : « Dîner avec Mouloud Feraoun à qui j’ai reproché de ne pas m’avoir envoyé son roman Le Fils
du pauvre (…) Jean Amrouche ne m’en avait jamais parlé.»
33
Ibid. PP 195-196
34
ibid. P 13

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

fonction émotive, toujours selon le schéma de la communication, le narrateur veut se


substituer à tous les habitants d’Alger, un narrateur ou une narratrice qui acquière donc une
valeur universelle : « Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les
monter puis les descendre. Vous tomberez sur Didouche-Mourad…Vous serez seul…Prenez le
temps de vous asseoir sur les marches de la Casbah35. »
Par ailleurs, en examinant cet extrait du corpus, nous arriverons à identifier un point de
vue endogène qui nous permettra de souligner le regard que le narrateur/narratrice porte sur
Alger considérée comme étant sa ville :

Descendre encore, s’éloigner des cafés et bistrots, boutiques de vêtements, marchés


aux légumes, vite, continuer, sans s’arrêter, tourner à gauche, sourire au vieux fleuriste,
s’adosser quelques instants contre un palmier centenaire, ne pas croire le policier qui
prétendra que c’est interdit, courir derrière un chardonneret avec des gosses, et déboucher
sur la place de l’Émir-Abdelkader. Vous raterez peut-être le Milk Bar tant les lettres de
la façade rénovée récemment sont peu visibles en plein jour : le bleu presque blanc
du ciel et le soleil aveuglant brouillent les lettres. Vous observerez des enfants qui
escaladent le socle de la statue de l’émir Abdelkader, souriant à pleines dents , posant
pour leurs parents qui les photographient avant de s’empresser de poster les photos
sur les réseaux sociaux. Un homme fumera sur le pas d’une porte en lisant le journal. Il
faudra le saluer et échanger quelques politesses avant de rebrousser chemin, sans oublier
de jeter un coup d’œil sur le côté : la mer argentée qui pétille, le cri des mouettes, le
bleu toujours, presque blanc. Il vous faudra suivre le ciel, oublier les immeubles
haussmanniens et passer à côté de l’Aéro-habitat, barre de béton au-dessus de la
ville (…) Prenez le temps de vous asseoir sur une des marches de la Casbah. Écoutez les
jeunes musiciens jouer du banjo, devinez les vieilles femmes derrière les fenêtres
fermées, regardez les enfants s’amuser avec un chat à la queue coupée36.

Tous les mots que nous avons mis en gras renvoient aux cinq perceptions sensorielles.
En effet, le champ lexical de la vue : « cafés, bistrots, boutiques de vêtements, marchés aux
légumes, sourire au vieux fleuriste, un palmier centenaire, Vous raterez les lettres de la
façade, le Milk Bar, peu visibles, observerez, poster les photos, en lisant le journal, jeter un
coup d’œil sur le côté, devinez, regardez… » ; le champ lexical de l’ouïe est décelable à
travers tous les bruits et le vacarme que les « cafés, bistrots, boutiques de vêtements, marchés
aux légumes, l’Aéro-habitat, barre de béton au-dessus de la ville, le cri des mouettes, écoutez
les jeunes musiciens jouer du banjo, … » peuvent susciter ; le champ lexical de l’odorat est
également représenté par l’odeur du café, des fleurs, des fruits et légumes du marché, de la
fumée de la cigarette, les différentes odeurs alléchantes des bistrots, et le palmier centenaire
qui dégage une odeur particulière, celle de la nature verte. Quant à la perception gustative, on
la retrouve dans le goût du café, des fruits, des légumes, de la cigarette,…La perception du

35
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP 9-10
36
Idem.

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

tactile est présente à travers toutes les différentes matières naturelles, organiques ou
synthétiques que ces quatre sens convoquent, notamment, la sensation de toucher le palmier,
le journal, le textile des vêtements, un fruit, un légume, une photographie, une fleur, une ou
plusieurs mains pour saluer tous habitants que l’on connait...
De ces exemples parmi tant d’autres qui caractérisent l’espace urbain, nous constatons
que ce point de vue endogène revoie particulièrement à une polysensorialité dont les paysages
architecturaux et les bruits de la ville d’Alger ont façonné son identité plurielle.
Ce faisant, le narrateur qui s’annonce tel un guide-algérois qui connait très bien la
capitale s’adresse à tous les non-algérois qui ne connaissent pas encore cette ville mais qui
veulent la découvrir et la visiter, il leur adresse une invitation afin de se rendre compte de la
véritable nature identitaire du lieu et s’éloigner ainsi de toute image stéréotypée de la ville
autrefois coloniale :
Vous irez aux Vraies Richesses, n’est-ce pas ? Vous prendrez les ruelles en pente, les
descendrez ou les monterez. Vous vous abriterez du soleil qui tape fort. Vous éviterez la
rue-Didouche Mourad si pleine de monde, traversée par de nombreuses ruelles comme
par une centaine d’histoires, à quelques pas d’un pont que se partagent suicidés et
amoureux. (…) vous irez rue Charras qui ne s’appelle plus comme ça et vous chercherez
le 2 bis. (…) Un jour, vous viendrez au 2 bis de la rue Hamani, n’est-ce pas ?37
Ce regard subjectif et profondément endogène montre une ville chaleureuse, peuplée et
animée de différents commerces, une ville aux couleurs de la mer, du soleil et de son Histoire.
Cependant, le point de vue de ce narrateur s’avère à d’autres endroits du récit négatif
car il raconte, il décrit, il représente une ville post-coloniale désenchantée, touchée par des
années noires où la violence du terrorisme-islamisme a abimé l’âme, l’esprit et la valeur
identitaire « d’Alger-la-blanche » désormais jonchée (teintée) de rouge des victimes :

Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s’y balade
comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré. Vous grimperez les rues,
pousserez les lourdes portes en bois qui ne sont jamais fermées à clé, caresserez l’impact
laissé sur les murs par des balles qui ont fauché syndicalistes, artistes, militaires,
enseignants, anonymes, enfants. Des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses
d’Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses. (…) Oubliez que
les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n’a pas été lavé et que chaque jour, nos
pas s’y enfoncent un peu plus. À l’aube, lorsque les voitures n’ont pas encore envahi
chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l’éclat lointain des bombes38.

ADIMI Kaouther, Nos richesses, PP 209- 210


37

Ibid. PP 10-11
38

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

2. 3. Alger en 2017 : Le point de vue exogène de Ryad


Le point de vue du personnage de Ryad est exogène, un point de vue venu d’ailleurs,
tel un étranger à Alger. Son regard est extérieur car il pense que « Personne n’est d’Alger
(…), c’est une ville d’étrangers39 ». Etant lui-même originaire de Constantine 40, il part à Paris
pour y faire des études d’ingénieur. De Paris, une sphère géographique et culturelle, étrangère
à la capitale algérienne, Ryad posera un regard occidental sur cette ville rendue exotique 41 à
ses yeux, qui se situe dans le sud par rapport au nord d’où il vient. D’ailleurs, cet extrait du
corpus qui confirme nos propos au sujet du personnage, montre sa situation :

Il fait nuit quand Ryad arrive à Alger par le dernier vol. (…). Personne ne l’attend,
personne ne le connaît. ( …) Ryad sort de l’aéroport, l’air hagard, perdu. (…) Il cherche
dans sa poche la clé qu’il a apportée de Paris et la glisse dans la serrure. (…) Ryad tire sur
ses manches pour couvrir ses mains gelées. Il ne se souvenait pas d’une ville si froide.
(…) Ryad n’était venu qu’une fois à Alger, à six ans. (…) Depuis, Ryad éprouvait une
vraie méfiance à l’égard de cette ville, (…) Il n’était jamais revenu à Alger et, une fois
son baccalauréat obtenu, il s’était installé à Paris pour poursuivre ses études grâce aux
économies de son père, pharmacien à Constantine (…)42.
Le récit de ce personnage nous renvoie à un cadre diégétique qui se situe à Alger en
2017. A cet effet, la représentation d’Alger contemporaine est faite à travers les différentes
perceptions sensorielles de Ryad dont le point de vue reste exogène.
Nous remarquons que ce personnage porte un regard dépréciatif sur ce qui l’entoure,
étant persuadé que « tout est toujours tragique en Algérie 43 » sa vision stéréotypée de la ville
suscite chez lui des sentiments négatifs qui traduisent l’étonnement, la surprise, l’agacement
l’indifférence et le mépris. Alger déstabilise et désoriente le personnage venu d’ailleurs, son
point de vue nous permet ainsi d’évaluer à quel point la ville a changé car un espace qui
suscite des émotions dont l’étonnement est forcément un espace en mouvement.
En effet, cet espace urbain n’a pas besoin d’être décrit avec précision pour nous
renseigner sur le regard que lui porte le personnage car dans une ville où les quartiers et les
rues sont populaires et chargés d’Histoire, où sa diversité culturelle est visible à travers sa
mer, son architecture coloniale-haussmannienne44imposante, sa casbah arabo-berbère,

39
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 62
40
Une ville qui se situe dans l’est algérien.
41
Exotique, du grec ancien exotikos qui signifie l’étranger, l’ailleurs.
42
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, pp 46-47 et 53
43
Ibid. P 84
44
Cf. RENAULT, Christophe, Les styles de l’architecture. De la préhistoire à nos jours, Paris, Editions Jean-
Paul Gisserot, 2011. P 163 : « L’urbanisation d’Alger a pris forme pendant la colonisation française et le
baron Haussmann alors préfet en 1853 avait pour mission « d’aérer, unifier et embellir la ville ». À travers ce
projet juridique et artistique, les immeubles mitoyens doivent avoir « les mêmes hauteurs d’étage et les mêmes
lignes principales de façades », les toits doivent avoir une pente à 45 degrés et l’utilisation de la pierre de taille

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

musulmane et sa baie qui borde cet espace géographiquement stratégique. Alger est, en effet,
plurielle et sa multiplicité identitaire véhicule la richesse du lieu que Ryad rejette
spontanément, ce que nous constatons à travers cet extrait pour le moins significatif :
Le chauffeur de taxi clandestin allume la radio et l’on entend l’animateur qui se lance
dans un long monologue à propos de football et de politique. Ryad en profite pour
regarder par la fenêtre. La route est vide, la ville mal éclairée, les restaurants sont fermés.
Le chauffeur tend le bras et désigne un point au loin. « Regarde, là-bas, tu ne verras
jamais de lumière. C’est la Casbah, un trou noir. » Ryad sourit, sans répondre. (…) Ryad
hoche la tête. Les nuages gris défilent45.
Dans cet extrait du corpus, les verbes de perception visuelle et auditive (entendre,
regarder, voir, ...) annoncent la représentation que Ryad se fait de la capitale. Elle lui est
hostile et aucun lien affectif ne se nouera entre lui et Alger qu’il observe et qu’il entend.
Ainsi, l’espace est délimité par une vision fermée de l’identité culturelle, et cautionne les
politiques d’exclusion de l’Autre. Cette perception spatiale conditionne les attitudes, les
valeurs et le langage de ce nouveau venu insensible au caractère identitaire de cette ville.
Alger, si étrangère à ses yeux, l’oblige, dès lors, au dialogue entre les différentes cultures qui
l’entourent.
En examinant cet extrait du corpus, nous soulignons des perceptions à la fois visuelles,
olfactives et tactiles qui indisposent et qui traduisent le malaise du personnage qui se voit dans
l’obligation de se mêler aux habitants d’Alger.

En entrant dans le hall, Ryad se pince le nez. Il n’ose même pas allumer la lumière, ne
veut rien toucher. D’un coup d’épaule, il ouvre la porte, soulève sa valise et entre dans la
cave-vigie. Il y a des assiettes, des bouteilles, des verres, des cahiers, des livres. Les murs
sont recouverts de photos et de dessins, éclairés par des ampoules nues. L’endroit
empeste la bière. (…) – Accueillez donc monsieur qui vient nous rendre visite. Intimidé,
Ryad ouvre sa valise sans dire un mot. (…)Ils se précipitent et s’emparent des bouquins,
les ouvrent, touchent les couvertures, hument le papier. Ils ne font plus attention à Ryad
qui en profite pour s’éclipser. À peine dehors, une pluie monstrueuse s’abat sur lui. (…)
Le lendemain matin, il ouvre la porte et sent des flocons fondre dans sa main tendue, (…)
Ryad est las d’attendre. L’hiver ne se terminera pas. Il va engloutir Alger tout entière46.
C’est ainsi que Ryad perçoit Alger dans sa diversité, une ville tantôt ensoleillée, tantôt
nuageuse, pluvieuse et froide. De cette façon, ses perceptions auditives et olfactives dépassent
le visuel et toute forme de regard apparait comme le moyen de créer un espace de
communication, un lieu qui véhicule des identités culturelles à la fois collectives et
individuelles.

est obligatoire. Ce paysage architectural colonial est retrouvé dans la plupart des grandes villes françaises
comme Paris. »
45
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, pp 46-47 et 57
46
ibid. pp 205-207.

4
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

A travers la vision hostile de ce personnage, Alger devient triste et fermée sur elle-même où la
suspicion et la peur, installées par les autorités de l’état, gagnent chaque habitant se sentant
guetté, surveillé dont on note les moindres faits et gestes « depuis la Renault grise, dont le
pare-brise est givré, les deux hommes observent Abdallah et Ryad en prenant des notes sur un
calepin47. »
De ce constat, nous confrontons le regard exogène de Ryad aux précédents regards
endogènes d’Edmond Charlot et du narrateur sur Alger, nous remarquons ainsi que cette
profusion des regards conduit à la naissance d’un multiculturalisme individuel et collectif
caractéristique de l’espace urbain. En d’autres termes, la perspective multifocale et
polysensorielle de la capitale algéroise s’avère nécessaire pour pouvoir la percevoir dans sa
totalité, dans sa pluralité et débusquer ainsi toute représentation stéréotypée.

Conclusion partielle : Alger, une ville multi/inter-culturelle


En conclusion nous retiendrons de cette multifocalisation « chronotopique » que la
ville d’Alger change au fur et à mesure du temps qu’elle traverse. Le regard habituellement
stéréotypé attribué à cet espace urbain vise à produire une image nouvelle d’Alger. En effet,
Cette ville est désormais perçue d’un point de vue non-stéréotypé car sa position
géographique, sa mer, sa baie, son architecture, sa Casbah, sa richesse, son abondance, la
douceur de vivre qu’elle inspire, ses atouts et ses qualités que Kaouther Adimi exploite
notamment dans Nos richesses ont participé à l’identité culturelle de cette ville qui ne cesse de
se transformer. Les représentations que donnent à voir les différents personnages renvoient à
l’identité des algérois : combattifs, résistants et chaleureux. Ils avancent vers un avenir
ponctué d’ouverture d’esprit, de culture et de valeurs humanistes, ce qui confère à ce
« chronotope » une identité culturelle collective qui se reflète dans chaque individu qui habite
et qui est attaché à cette ville. De ce fait, les différents points de vue d’Edmond Charlot, du
narrateur et de Ryad confèrent à Alger une représentation mouvante où la ville est perçue dans
son rapport à l’Histoire, faisant apparaitre ainsi un espace urbain où se lisent passé et présent.
Dans cette perspective, nous soulignons des perceptions inhérentes à la ville d’Alger,
en effet, la vue, l’ouïe et l’odorat caractérisent la capitale, cette polysensorialité participe à la
spatialité urbaine qui annonce l’identité du lieu, une ville qui se meuve sans cesse.
En d’autres termes, la perception des bruits, des odeurs et des regards créent un espace
identitaire commun aux différents personnages-observateurs. Les bruissements, les sons, les

47
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 208.

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

bruits et le vacarme de la ville représentent la dimension d’une identité culturelle et collective


propre à tous les personnages qui ont séjourné dans cette ville, qu’il s’agisse de l’époque
coloniale ou des périodes post-coloniale et contemporaine.
Par conséquent, ces variations de points de vue, qu’ils soient exogènes, endogènes ou
allogènes montrent l’identité propre à la ville d’Alger, ils montrent une autre perception qui
s’éloigne de toute vision stéréotypée et introduisent ainsi un autre temps dans l’espace de
cette ville.

3. La rue Hamani, ex-rue Charras : Une identité double


Nous envisageons de nous pencher également sur la représentation d’un espace urbain
en raison de la place qu’il occupe dans notre corpus. Ce lieu est la rue Hamani, ex-rue
Charras qui a permis aux personnages de réaliser leurs projets actantiels. Cette rue est un
lieu populaire où ses habitants citadins pratiquent au quotidien des échanges sociaux,
culturels et langagiers. Cette rue raconte une Histoire, celle qui a façonné son identité.

Après l’indépendance de l’Algérie, un remaniement toponymique48 dont des noms de


rues, de boulevards, de villes et de régions a été opéré par le pouvoir algérien pour marquer le
rejet de toute idéologie coloniale française, pour affirmer l’identité arabo-berbéro musulmane
dont le peuple algérien a été privé pendant la colonisation et c’est ainsi que la rue Charras qui

48
Discipline des Sciences du langage qui a pour objet d’étude les noms de

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

doit son nom au colonel Jean-Baptiste-Adolphe Charras est devenue la rue Hamani qui nous
renseigne sur une personnalité historique algérienne qui est Arezki Hamani49 :

Vous parviendrez enfin rue Hamani, l’ex-rue Charras. Vous cherchez le 2 bis que vous
aurez du mal à trouver car certains numéros n’existent plus. Vous irez rue Charras qui ne
s’appelle plus comme ça et vous chercherez le 2 bis. (…) Un jour, vous viendrez au 2 bis
de la rue Hamani50.
Cette rue qui se situe dans le centre d’Alger se caractérise par sa dimension
biculturelle, française et algérienne à l’image des personnages et de l’auteure de notre corpus.
D’ailleurs, d’un point de vue métaphorique et symbolique, nous interprétons le « 2 bis » qui
l’identifie comme étant un signe qui annonce le caractère double de son identité :
L'ancienne rue Charras faisait partie d'un espace convivial qui avait conservé, pendant
quelques années après l'indépendance, ses allures de quartier français, il y avait un
cinéma qui a été transformé, par la suite, en amphithéâtre où les étudiants en sciences
économiques suivaient des cours. Il ne subsiste aujourd'hui ni le cinéma, ni l'amphithéâtre
dans cette rue Hamani51.
Cette rue, comme presque toutes les rues algériennes dont l’identité est double,
représente à la fois le passé historique et le présent d’une ville plurielle. D’ailleurs, ses
habitants continuent « à dire la rue Charras au lieu de la rue Hamani. Ils sont les habitants
de cette ville et leur mémoire est la somme de leurs histoires52. »
Le narrateur, de Nos richesses dont le point de vue est endogène, nous apprend que
cette rue algéroise est un lieu qui a subi un changement d’identité, ce qui conférera à cet
espace urbain une appartenance multiculturelle car l’esprit de la culture française continue à
cohabiter avec la culture algérienne, un mélange de cultures arabo-berbéro-musulmane qui
définit la plupart des habitants du quartier d’Alger.

3.1. Le point de vue endogène du narrateur


Le système de représentation de la rue Hamani que nous examinons à travers le point de
vue endogène du narrateur indique une image stéréotypée de l’espace qu’il peut avoir. Cette
représentation dont la description est tributaire de ses perceptions rend compte notamment de
trois sens traduisant l’identité de l’espace urbain : la vue, l’ouïe et l’odorat. Ce narrateur, qui
s’identifie aux algérois à travers le « nous » qu’il emploie, commente ce qu’il perçoit et ce
qu’il a toujours connu de cette rue :

49
A ce stade de la recherche, nous n’avons trouvé aucune information au sujet de cette personnalité qui a donné
son nom à la rue, ni sur le net ni au près du service de l’urbanisme de la mairie d’Alger centre.
50
ADIMI Kaouther, Nos richesses, pp 11 et 211.
51
Source internet : google.fr
52
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP 12-

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Les commerçants ouvrent leurs magasins en prenant leur temps, rien ne presse. Boutique
de lingerie, épicerie, restaurant, boucherie, salon de coiffure, pizzeria, café… Nous
saluons Abdallah d’un signe de tête ou d’une légère pression sur le bras. Nous savons ce
qu’il ressent. (…).Des conducteurs de grosses voitures …qui klaxonnent…Les petits
garçons…et les petites filles crient, s’interpellent, rient, chuchotent… « Vous êtes de
sales morveux », vocifère une femme à la grosse tête et aux cheveux attachés à la va-vite
sur la nuque. Équipée d’un balai et d’un seau d’eau grise à l’odeur chimique, elle frotte le
trottoir… « L’hiver sera dur, il emportera beaucoup de miséreux avec lui », affirme
Moussa, le gérant de la pizzeria, voisin des Vraies Richesses. Il est connu dans tout le
quartier pour sa générosité et sa tache de naissance en forme de continent africain sur le
visage53.

En analysant cet extrait du corpus, nous décelons des champs lexicaux qui confirment la
perception polysensorielle et un regard positif mais non-objectif que le narrateur porte sur
« les ruelles qui font face au soleil », la rue Hamani est reconnaissable à tous les bruits et au
vacarme que ses commerces et ses habitants produisent comme « les commerçants, magasins,
voitures, klaxonnent, ils crient, s’interpellent, rient, l’eau grise à l’odeur chimique ».
Le point de vue qu’offre ce narrateur de la rue algéroise établit un regard particulier qui décrit
un lieu perpétuellement ensoleillé, un lieu de vie heureuse, de travail et de solidarité.
Or, ce décor de cartes postales truffé de clichés est remis en question par l’étonnement et
la surprise que la rue a suscités chez le narrateur quand il s’aperçoit que :
La lumière grise du soleil d’hiver peine à éclairer la rue. (…) La rue est de nouveau
calme, étrangement sombre. Les commerçants scrutent le ciel, anxieux. Nous ne
sommes pas habitués à l’absence de soleil54. Il y a d’abord eu un grand silence rue
Hamani, l’ex-rue Charras. C’est rare, un tel calme dans une ville comme Alger,
toujours agitée et bruyante, perpétuellement en train de vibrer, de se plaindre, de gémir.
Et puis, le silence a fini par se briser55…

Le calme et les nuages gris accompagnés de l’adverbe « étrangement » traduisent une


nouvelle représentation de cet espace urbain. En s’étonnant du calme, du silence et de l’hiver
qui remplace le soleil habituel, le narrateur accorde une nouvelle image à la rue Hamani et
évince de ce fait tous les stéréotypes identitaires qui se résument aux bruits de tous genres,
aux odeurs chimiques, aux paysages naturellement toujours ensoleillés.
En d’autres termes, A travers la perception auditive et la vue du soleil essentiellement, le
point de vue endogène de ce narrateur témoigne d’une rue commerçante, populaire, bruyante,
assourdissante et animée par les rayons d’un soleil qui diffuse sans cesse de la chaleur dans
tout l’espace de la rue Hamani, et cette représentation faite de clichés est entretenue par
l’imaginaire collectif dont celui du narrateur.

53
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP. 16-17
54
Ibid. P 16
55
Ibid. P 12

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Par ailleurs, d’autres clichés de la rue Hamani sont véhiculés à travers le point de vue
endogène du narrateur. En effet, en nous penchant sur un extrait du corpus, nous avons
remarqué que cet espace urbain est notamment caractérisé par ses habitants qualifiés de
chaleureux et de généreux, ce qui nous laisse perplexe car cette image donnée du lieu
s’apparente à un cliché qui véhicule malgré tout des valeurs humaines et universelles :
Nous saluons Abdallah d’un signe de tête ou d’une légère pression sur le bras. Nous
savons ce qu’il ressent. (…) « L’hiver sera dur, il emportera beaucoup de miséreux avec
lui », affirme Moussa, le gérant de la pizzeria, voisin des Vraies Richesses. Il est connu
dans tout le quartier pour sa générosité et sa tache de naissance en forme de continent
africain sur le visage. (…) A leurs passages, les commerçants saluent Abdallah, qui d’un
signe d’un Saha, d’un bonjour56.
Par conséquent, cette rue dont la description est réaliste nous permet de dire que cet
espace urbain familier au narrateur-algérois représente le chronotope de l’Histoire sociale et
culturelle qui continue à subsister dans la rue Hamani.

3.2. Le point de vue exogène de Ryad


Ryad est un jeune homme de 21 ans qui arrive un soir à Alger, chargé d’une mission
qu’il doit accomplir dans la rue Hamani. « Il interpelle le vendeur et lui demande de la
peinture bleue57 ». En annonçant son projet de vouloir transformer et modifier l’aspect du
lieu, il s’aperçoit que cette rue ne lui réserve pas l’accueil et l’hospitalité qui
habituellement caractérisent les habitants du quartier. Ce faisant, Ryad considère cette rue
qui lui est hostile tel un obstacle qui tentera d’entraver sa quête actantielle.
Ainsi, son point de vue exogène annonce un regard dépréciatif du lieu et de ses habitants :

Ryad s’approche du 2 bis. Il n’y a pas d’enseigne particulière pour indiquer que c’est une
librairie. La devanture est sale. À travers le grillage, il voit une grande vitre sur laquelle
est écrit Un homme qui lit en vaut deux. À sa droite, il y a une pizzeria et à sa gauche une
épicerie, toutes deux fermées. Des aboiements font sursauter Ryad. Il vient juste d’arriver
mais, déjà, il sait qu’il n’aimera pas cette rue. (…) La rue va bientôt s’éveiller. Le ciel
éclaircit, comme gommé. De noir, il passe à gris acier. On peut entendre quelques chats
se battre. (…) Vers minuit, Ryad (…) entend quelques klaxons et le crissement de pneus
sur le bitume. La lumière des phares traverse de temps à autre la façade vitrée des Vraies
Richesses. C’est comme des soleils qui naissent et meurent en quelques secondes. Dans la
rue, s’élève une voix de femme mélancolique. Ryad tente de saisir le chant malgré le vent
qui souffle et la pluie qui fouette la vitrine. (…) La voix prend de l’ampleur. On l’entend.
58

Le spectacle sensoriel qui s’offre au personnage accentue la distance qu’il a installée


entre la rue et lui-même. En effet, la vue du décor sale, la présence des adjectifs de couleur
comme noir et gris, les aboiements et les cris des chats, les klaxons et le crissement de pneus
56
ADIMI, Kaouther, Nos richesses ; PP. 16-17 et 117
57
ibid. P 180
58
Ibid. PP 47, 49 et 121

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

sur le bitume, la voix d’une femme mélancolique sont des perceptions auditives qui vont le
déranger, l’agacer, le perturber, puis, l’effrayer.
Toutes ces perceptions négatives susciteront chez lui un sentiment d’éloignement à l’égard de
cette rue et de ce qu’elle représente à ses yeux : un lieu dont l’identité culturelle est le reflet de
ses habitants ; chose qui lui est totalement étrangère.
Le soir de son arrivée dans cette rue, Ryad trouve que « le quartier est silencieux,
éteint, froid59 ». Ce regard exogène traduit un sentiment négatif, un mal-être qui le conduira à
attribuer à cette rue une image dépréciative, contrairement au narrateur dont le regard
endogène lui confère deux visages antinomiques : une rue ensoleillée et sombre, une rue
bruyante qui peut faire preuve de calme et de silence, chaleureuse et généreuse mais qui
assume parfois la fonction d’opposant pour entraver la quête de celui qui viendra la perturber.
C’est une rue qui se transforme sans cesse et la confrontation de ces deux différents points de
vue nous renseigne sur la dimension mouvante de la rue Hamani.
En effet, malgré ses qualités, cette rue constitue pour Ryad un opposant qui
l’empêchera d’accomplir sa mission : Les commerçants du quartier se sont légués contre lui
dans le but d’entraver son parcours actantiel et en refusant de lui vendre de la peinture, ils
montrent de l’hostilité à l’égard de cet étranger qui veut bousculer leurs habitudes en voulant
modifier le caractère identitaire de leur espace de vie. Ce dialogue, extrait du corpus, montre
l’attitude ironique et sarcastique des commerçants qui rejettent l’action60 de Ryad :

Bonjour Hbibi, je peux t’aider ?


– Oui, j’ai besoin d’acheter de la peinture. Est-ce que tu en vendrais ?
– Ah non, l’ami ! Tu n’en trouveras pas facilement, tu sais.
– Ah bon ?
– Oui ! Il y a une pénurie de peinture dans toute la ville.
– Depuis quand ?
– Depuis hier.
– Et ça va se régler ?
– Non, c’est la crise. Une sombre histoire, une magouille entre les producteurs et les
distributeurs. Je ne connais pas les détails mais de la peinture dans cette ville, ça, tu peux
être certain de ne pas en trouver.
– Mince !
– Eh oui. En plus avec la nouvelle loi, il est interdit d’en importer de l’étranger.
– Tu ne peux pas du tout m’en procurer ?

59
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, p 47
60
Cette action consiste à vider et à repeindre une librairie qui se trouve dans la rue Hamani. Cette action devant
aboutir à transformer ce lieu en commerce de beignets, ce qui provoquera l’hostilité des habitants du quartier.

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

– Non, mais qui sait ? Les choses s’arrangeront peut-être. Il faut espérer, prier, croire aux
miracles. Tiens, je t’offre une pomme pour te consoler. Cadeau de la maison.
– Merci.
– Vous avez de la peinture ? N’importe quelle couleur ?
– Non.Tu sais petit, il y a un problème d’acheminement et d’approvisionnement de
peinture depuis pas mal de temps…
– Et le gros seau derrière vous sur lequel est écrit PEINTURE ?
– Ah ça ? Non, c’est rien, c’est un élément de décoration.
– D’accord, d’accord, laissez tomber61.

Par ailleurs, tous les bruits et les décors qui animent la rue et perçus par Ryad nous
renseignent sur des caractéristiques culturelles propres à l’espace urbain :
Dans la rue, des hommes à barbe, des groupes de jeunes, des enfants, des animaux, un
tout petit monsieur qui trimballe un immense écran plat, une foule d’anonymes qui
rentrent chez eux. Un groupe d’adolescents court en agitant de grands drapeaux algériens,
le visage maquillé en vert, blanc et rouge. Ryad les regarde passer en souriant. Ils hurlent,
dansent, chantent. Des voitures klaxonnent. Les réverbères s’allument et diffusent une
lumière verdâtre. Certains n’éclairent plus, les ampoules sont cassées62.

Néanmoins, cette culture identitaire urbaine est associée à un autre regard qui
provoquera chez le personnage un sentiment d’anxiété car depuis son arrivée, on le surveille
et « dans la rue, toujours cette satanée Renault grise. En passant devant, il croit remarquer
une tache bleue sur le siège arrière de la voiture 63 ». Ce faisant, nous considérons que la rue,
dont le narrateur a fait une représentation positive, est devenue un lieu anxiogène en 2017 car
la chaleur humaine, autrefois propre à ses habitants, a fait place à la méfiance et à la
suspicion. Ce bouleversement identitaire s’est opéré à la suite du traumatisme socio-culturel
qu’Alger et ses rues ont vécu durant la décennie noire. Par conséquent, cette période tragique
de l’Histoire des algérois a participé à la mutation de l’identité culturelle de la rue Hamani
jadis accueillante. Ainsi, l’esprit fraternel véhiculé par l’imaginaire collectif de cet espace
urbain a désormais été remplacé par un esprit individualiste gagné par la peur et le rejet de
l’autre :

Écoutez, écrivez un courrier à l’inspecteur au ministère de l’Éducation. Attendez sa


réponse, ça peut prendre un certain temps, car il faut que ça passe en commission. Il
faudra être patient. Ensuite, vous pourrez nous les apporter.
– Mais…
– Voilà, faites ça. Allez, bonne journée mon fils, et encore merci, les enfants seront
contents d’apprendre ce que vous avez voulu faire pour eux.

61
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, pp 55 et 180
62
ibid. P 183
63
ibid. P 202

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Le gardien claque la porte au nez de Ryad et le voici de retour rue Hamani. Nous le
regardons passer devant cette satanée Renault grise. Il ne fait pas attention aux hommes
qui le scrutent nuit et jour. Il ne s’en méfie pas et il a raison : ils ne lui feront rien. Ils ne
sont là que pour nous rappeler qu’ils existent et que nous sommes tous surveillés64.

Conclusion partielle : La rue, un lieu qui véhicule une culture urbaine plurielle

Les points de vue endogène et exogène portés sur la rue Hamani nous renvoient à dire
que ce lieu urbain s’inscrit dans une double logique temporelle et spatiale qui véhicule une
culture proprement populaire et urbaine qui a été transcendée entre Charras et Hamani.
Le narrateur algérois et le personnage de Ryad perçoivent différemment cette rue :
leurs regards donnent deux représentations antithétiques mais complémentaires qui servent
ainsi à montrer une image objective qui dresse un portrait dépourvu de tout cliché quant à cet
espace urbain algérois.
Par ailleurs, la confrontation de ces deux points de vue à la fois positif et négatif,
confirme le caractère double de l’identité de la rue, ce qui nous a conduit à constater que ce
lieu abrite des clivages dichotomiques qui se présentent ainsi : Le même et l’autre ;
algériens et français ; colonisateurs et colonisés ; riches et pauvres ; arabes et kabyles ;
cultivés et illettrés ; jeunes et vieux ; intégration et exclusion ; idéalistes et opportunistes.
Cette dialectique identitaire caractérise la culture populaire et urbaine de ce lieu historique.
En effet, la rue Hamani est un lieu riche culturellement qui met en relation différentes cultures
individuelles, de ce fait, elle s’inscrit dans l’espace public qui favorise des rencontres et des
échanges notamment par les commerces où s’exerce et se construit la sociabilité des individus
et des groupes sociaux qui l’habitent. Enfin, la rue peut devenir un lieu de contestation où les
habitants manifestent leur mécontentement65. La rue est donc un lieu populaire dont l’identité
culturelle évolue au fil de l’Histoire qui l’a marquée. Et c’est probablement pour toutes ces
raisons que Kaouther Adimi a dédicacé son roman « À ceux de la rue Hamani. »

ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 204


64

Nous faisons allusion à l’attitude sarcastique des commerçants à l’égard de Ryad voulant acheter de la peinture.
65

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

4. Une librairie au destin tragique : Un chronotope principal


Les trois parcours narratifs du roman qui n’empruntent pas les mêmes chemins pour se
réaliser ou pour échouer nous conduisent à mettre en évidence un lieu commun aux trois
personnages dont les points de vue sont antagonistes : Edmond Charlot et Abdallah, à des
années séparées, d’un côté et Ryad, en 2017, de l’autres côté. Le lieu dont il s’agit, objet de
leurs quêtes respectives, est une librairie dont l’espace clos est exigu, elle mesure « sept
mètres de largeur sur quatre de longueur66 », elle possède une mezzanine qui fait office de
chambre à coucher pour le gardien des lieux. Cette librairie qui se situe dans la rue
Charras/Hamani a ouvert ses portes en 1936 et porte le nom « Les Vraies Richesses67», en
référence au titre d’un récit de Jean Giono. Ce lieu qui a traversé le temps est chargé
d’histoires, non seulement que les livres qu’elle abrite racontent mais également de la charge
symbolique et culturelle qu’elle comporte. Par ailleurs, « Les Vraies Richesses » est un lieu au
confluent de la nature et de la littérature car en lui donnant ce nom, on fait référence aux cinq
sens à travers les éléments de la nature : la terre, le feu, l’eau et l’air que la littérature traduit
selon la vue, le toucher, l’odorat, le goût et l’ouïe. De ce point de vue, ce lieu dont
l’étymologie latine « librarius signifie commerce de livres, magasin qui a pris le sens de
bibliothèque68» s’inscrit dans la richesse humaine et naturelle car le propre de la nature
humaine serait sa culture. A ce sujet, cet extrait du corpus confirme l’essence identitaire des
« Vraies Richesses » :

9 mai 1936
Reçu hier une lettre de Jean Giono ! Giono, le grand. Je lui avais écrit sans trop d’espoir
pour lui demander l’autorisation d’appeler la librairie Les Vraies Richesses en référence à
son récit qui m’avait ébloui et où il nous enjoint à revenir aux vraies richesses que sont la
terre, le soleil, les ruisseaux, et finalement aussi la littérature (qu’est-ce qui peut être plus
important que la terre et la littérature ?).69
Bien que cette librairie soit un lieu mythique et historique pour tous ceux qu’il l’ont vue
évoluer, elle connaitra cependant une fin tragique et c’est ce que nous allons montrer à travers
les trois différents points de vue des personnages de notre corpus :

66
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P19
67
Ibid. P124 : « il s’agit des Vraies Richesses de monsieur Giono. J’avais envie de comprendre pourquoi cette
librairie s’appelait ainsi. »
68
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert
(professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004. P 429.
69
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 40

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Ryad regarde la grande pancarte « Des jeunes, par des jeunes, pour des jeunes » toute
mouillée. Il ne se sent plus jeune. Il a la tête remplie des histoires racontées par Abdallah,
ces histoires trop lourdes qui font la grande Histoire et dont il ne sait que penser. Il a
l’impression d’avoir failli à sa mission. Le portrait de Charlot se noie dans l’eau
d’Alger70.

4.1. Les Vraies Richesses au temps d’Edmond Charlot


Edmond Charlot, le créateur des « Vraies Richesses » s’engage dans un projet
heureux qui le motive pour donner naissance à un lieu de rencontres dans un petit local qui se
situe dans une rue à Alger. Avec de la passion, du courage et de la détermination, il devient un
libraire passionné, et un éditeur de plus en plus connu. Le métier rentre facilement et le livre
devient son outil de travail, ce qui fera de l’espace de sa librairie un lieu qui évolue jour après
jour :

17 avril 1936
Coup de chance incroyable : un local est à louer au 2 bis de la rue Charras, juste à côté de
l’université. C’est minuscule : sept mètres sur quatre environ, mais nous y serons bien.
Jean Pane, madame Couston et moi, nous sommes amusés à essayer de toucher les murs
latéraux en étendant les bras. Un escalier très raide qui grince – mais je vais le cirer –
permet de rejoindre ce que nous appelons pompeusement « le premier étage ». Ce n’est
en fait qu’un tout petit espace où nous prévoyons d’installer une planche en bois sur des
tréteaux en fer pour transformer cette soupente en bureau. Je suis heureux ! Je n’ai plus
d’argent, je suis endetté jusqu’au cou mais je suis heureux71
1er octobre 1936
70
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 208.
71
Ibid. P 37

5
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Dos en compote, visage en sueur, ongles cassés. Depuis deux jours, je transporte les
livres que je possède de chez moi au 2 bis. Je fabrique des étiquettes que je colle sur les
cotes et prépare des listes alphabétiques avec les noms des auteurs. C’est encore bien vide
mais il faut de l’espoir, du moins au début (…) Mon père m’a apporté des dizaines de
livres supplémentaires qu’il a pu obtenir au travail et qui complètent bien ma propre
collection72.
19 novembre 1936
Depuis l’ouverture, de nombreux clients se pressent aux Vraies Richesses pour emprunter
ou acheter. Ils ne sont jamais pressés, veulent discuter de tout : des écrivains, de la
couleur de la jaquette, de la taille des caractères… Ce sont surtout des enseignants, des
étudiants, des artistes, mais aussi quelques ouvriers qui économisent pour acquérir un
roman. La grande aventure est lancée.73

Edmond Charlot, en créant cette librairie voulait aller vers l’Autre. Il a rencontré
beaucoup de jeunes écrivains qui finiront par devenir des figures de la littérature française,
algérienne, francophone. L’espace de cette librairie a permis à des gens connus et moins
connus de se rencontrer, de partager leurs cultures et ainsi de donner vie à une rue d’Alger.
Chaque livre, chaque auteur, chaque lecteur constituaient pour ce personnage un nouveau
monde, une nouvelle culture à découvrir. Il aimait prendre le temps d’écouter vivre les gens.
Tous ceux qui ont fréquenté sa librairie ont beaucoup appris, ils se sentaient plus riches
qu’avant ! L’expérience de « Les Vraies richesses » a été enrichissante pour son fondateur,
pour les écrivains et les lecteurs français d’origine européenne et algérienne.

23 juillet 1935
Retour à Alger après un court séjour à Paris. Discussion avec mon père tard dans la
cuisine. Je lui ai fait part de ma profonde admiration pour Adrienne Monnier dont j’ai pu
visiter l’extraordinaire bibliothèque de prêt La Maison des amis des livres au 7, rue de
l’Odéon. Des centaines et des centaines de volumes. On peut tout y trouver ! Et quelle
femme extraordinaire que madame Monnier… Elle m’a confié avoir démarré avec
quelques milliers de francs. Il faudrait faire la même chose en Algérie. Mon père est
d’accord mais en plus petit, m’a-t-il dit. Oui, en plus petit, cependant il faudrait réussir à
conserver l’esprit. C’est-à-dire une librairie qui vendrait du neuf et de l’ancien, ferait du
prêt d’ouvrages et qui ne serait pas juste un commerce mais un lieu de rencontres et de
lecture74.
En tenant un journal intime, Edmond Charlot permet ainsi à sa librairie avec tous les
souvenirs qu’elle comporte de ne pas tomber dans l’oubli. En écrivant son Histoire, il écrit
l’histoire d’un lieu, devenu mythique, dont l’identité reflète une interculturalité urbaine et
collective.

72
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 43
73
Ibid. P 44
74
Ibid. P30

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

4.1.1. Un point de vue endogène


La librairie constitue un foyer sensoriel car au-delà de lire et de voir des livres, on y
perçoit une odeur particulière, celle du papier dont la qualité à travers le toucher et le bruit
qu’il fait en tournant les pages représente l’identité propre d’un tel lieu. En investissant son
odorat, son toucher, son ouïe et bien évidemment sa vue, Edmond Charlot s’engage
pleinement dans cette entreprise humaniste qui donne naissance à un espace dynamique dont
l’identité est plurielle car elle est construite à la fois par les artistes, les écrivains mais aussi
les lecteurs, les amoureux de la littérature et les clients sans qui ce lieu ne serait vivant :
20 mars 1937
Soirée avec mon père. Nous avons longuement parlé de papier : odeur, toucher,
différence entre le neuf et le vieux. Pour ma part, j’ai une affection particulière pour le
papier Japon dont la couleur légèrement ivoire donne du caractère à l’édition. Je le
préfère de loin au papier vélin qui est sans grain, trop lisse, trop parfait.75
Afin de montrer une perception endogène qui suscite un sentiment positif, nous
proposons d’examiner cet autre extrait du corpus :

Le matin, quand j’arrive à la librairie, je m’arrête devant la petite marche pour


contempler ce lieu qui m’appartient. Je reste parfois immobile si longtemps que le
garçon de café d’à côté s’en inquiète et me demande si tout va bien. Eh oui, tout va
bien : les livres sont rangés par ordre alphabétique, les œuvres d’art accrochées juste au-
dessus, et seuls ont droit de cité la littérature, l’art et l’amitié76.
Cet extrait nous permet de déceler une perception visuelle à travers le verbe « contempler »
qui traduit un sentiment d’admiration et de plaisir de la part de l’observateur. Ainsi, cette
vision agréable de l’objet observé revoie au changement positif dont témoigne la librairie qui
se présente comme un espace mouvant aux yeux d’Edmond Charlot qui admire son évolution.
Par ailleurs, « Les Vraies Richesses » est un lieu qui a également permis à son
fondateur de faire des rencontres exceptionnelles : « Je suis plus que jamais convaincu qu’il
ne saurait y avoir d’éditions Charlot sans amitié. C’est pour l’essentiel une affaire de
circonstances, d’amitiés et de rencontres.77 ». En faisant venir des écrivains, des artistes, des
musiciens, des éditeurs, des imprimeurs et des journalistes, Edmond Charlot a noué des
amitiés précieuses qui participent désormais à la construction identitaire de la librairie de la
rue Charras : Un lieu de rencontres humaines et culturelles où « la littérature est le cœur de
cette affaire78 » :

75
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 71
76
ibid. P 72
77
ibid. P 98
78
ibid. P 73

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Rendez-vous avec Emmanuel Andreo qui a repris l’ancienne imprimerie de Victor


Heintz… Camus me sollicite pour imprimer en urgence la pièce Révolte dans les
Asturies. (P38) .Reçu hier une lettre de Jean Giono, le grand. (P40).Lucienne, la veuve du
journaliste Victor Barrucand, est passée visiter la future librairie. (P42). Jean Grenier n’a
pas oublié sa promesse : il m’a remis un manuscrit au beau titre de Santa Cruz et autres
paysages africains. (P69). Rencontré Emmanuel Roblès, jeune Oranais d’origine
espagnole (…) Il m’a annoncé la publication prochaine d’un livre. Je suis très curieux de
le lire. (P73). J’ai rencontré Jean Ballard…(P74). Des étudiants timides m’apportent eux-
mêmes leur texte écrit à l’encre dont ils gardent précieusement une copie. (P75). Déjeuner
avec Gabriel Audisio, de passage à Alger. Longue discussion sur l’édition et la littérature.
(P75). Discussion avec Camus et Audisio au sujet d’une revue à lancer qui s’appellerait
Rivages et qui paraîtrait tous les deux mois. Ce serait l’occasion de parler de nouveaux
écrivains. (P76). J’ai écrit à Adrienne Monnier pour lui dire tout le bien que je pense de sa
librairie et l’influence qu’elle a eue sur moi et sur les copains à Alger… (P78). La tâche
n’est pas facile mais les réseaux se créent, les amitiés sont là. Camus vient souvent à la
librairie pour donner un coup de main (...) Il est ici chez lui. Lui ai annoncé hier que
j’avais vendu le tout dernier exemplaire de son premier livre L’Envers et l’Endroit. (P79).
Max-Pol Fouchet est de plus en plus présent aux Vraies Richesses. (P96). Dîner avec
Gide et Saint-Exupéry. (P103)…
4.1.2. Une polytopie en mouvement

Selon la géocritique, une polytopie79est l’espace appréhendé dans sa pluralité ; celui-ci


détermine le style de vie de chaque individu. Ainsi, la polytopie détermine l’identité culturelle
individuelle. Par ailleurs, le contexte géocritique est réglé sur l’oscillation existentielle qui
confère un caractère dynamique à l’espace humain. « L’espace flotte et s’ouvre à
l’étonnement. Il n’est que parce qu’il se renouvelle ; il se renouvelle parce qu’il prête lieu au
déploiement de la question étonnante80 ». En d’autres termes, chaque individu possède une
culture qui le caractérise, qui lui est propre, de ce fait, un cadre spatio-temporel pluriel dans
lequel il évolue, participe à la construction de son identité. En nous référant à cette définition,
nous considérons « Les Vraies Richesses » comme étant une polytopie car Edmond Charlot a
fait de cet espace un lieu qui se meuve, qui évolue sans cesse, un lieu qui s’ouvre à plusieurs
défis et inversement car ce lieu a également contribué à la culture identitaire plurielle du
personnage qui lui porte un regard étonnant ponctué de sentiments de joie et de fierté.
En effet, cet espace culturel a marqué son temps grâce aux auteurs des grandes œuvres
qui l’ont vu se transformer : « Les Vraies Richesses » fut d’abord une librairie, ensuite devient
maison d’édition, puis bibliothèque car même quand on n’a pas les moyens d’acheter des
livres, on peut les emprunter et enfin galerie d’art car Edmond Charlot a fait l’expérience
d’exposer des artistes pour les mettre dans la lumière. Nous citons ces extraits qui l’attestent :

76 WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 230
80
ibid. P 212

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

5 mai 1936
Ce sera une bibliothèque, une librairie, une maison d’édition, mais ce sera avant tout un
lieu pour les amis qui aiment la littérature et la Méditerranée. À peine installé au 2 bis que
je suis transporté de joie. (…)La pièce Révolte dans les Asturies est en vente. Il se dit que
les initiales e. c. signifient éditions Camus. La supercherie ne tiendra pas longtemps mais
nous laissons faire et surtout nous arrivons à vendre les exemplaires81.
9 septembre 1936
Lucienne, la veuve du journaliste Victor Barrucand, est passée visiter la future librairie.
Elle m’a confié avoir quelques dessins réalisés par Bonnard pour un livre que préparait
Victor. Elle a accepté de me les prêter afin que je puisse les exposer le jour de
l’inauguration. Ce sera donc une librairie, une maison d’édition, mais aussi une galerie
d’art ! Elle m’a également introduit auprès du neveu de Bonnard, qui est œnologue, rue
Charras, tout près d’ici. Il a accepté à son tour de me prêter trois toiles. Fierté !82
1er avril 1937
L’ami Sauveur Galliéro est passé me voir à la librairie (…) Peintre talentueux. (…)
L’Académie d’Alger lui demande une exposition mais, bien sûr, ne lui accorde ni aide ni
espace. (…). Je lui ai proposé mon local. Nous mettrons les sculptures sur les étagères à
côté des livres et nous accrocherons les toiles en haut. Cette exposition sera réussie, j’en
suis.83

Les écrivains, les intellectuels, les artistes et les lecteurs d’Alger se construisent au contact de
ce lieu qui se découvre être le refuge des plumes anticoloniales car les livres amassés ont
formé une forteresse contre l’idéologie du régime colonial français. De plus, son ancrage
géographique, au centre d’Alger, ville à la fois arabe et française, favorise des
rapprochements entre les différentes cultures, ce qui lui a ainsi octroyé une légitimité
interculturelle. Edmond charlot, un amoureux de la littérature et de l’art, voulait fonder une
librairie dont la fonction serait plurielle : un lieu dédié aux livres et à l’art. A travers ce projet,
la quête de ce personnage s’inscrit dans une perspective humaniste dont la résistance et le
courage étaient son moteur pour que « Les Vraies Richesses » ne sombre pas dans l’oubli.
Au sens géocritique du terme, ce lieu suggère des interactions, des échanges, des
partages, des complémentarités et des réciprocités. Il sert à entretenir, dans le meilleur des
cas, des souhaits, des espoirs, un idéal à atteindre : Celui d’Edmond Charlot, celui d’une
existence pacifique et solidaire autour d’une culture universelle.
Par conséquent et en nous référant à tous les exemples extraits du corpus, nous
considérons la librairie « Les Vraies Richesses » comme une polytopie car elle est non
seulement plurielle à travers toutes les fonctions qu’on lui a attribuées, mais elle se hisse
chaque jour un peu plus au rang de célébrité tel un héros ayant commis des exploits :

81
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 39
82
Ibid. P 42
83
Ibid. PP 71-72

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

« Publicité dans L’Écho d’Alger. Les Vraies Richesses, 2 bis, rue Charras. Tous ceux qui
voient l’annonce m’en parlent84. »

4.2. Le combat d’Abdallah : Lutter pour ne pas oublier


Abdallah est un personnage important du roman car à travers son parcours actantiel, il
annonce un devoir de mémoire à l’égard d’un patrimoine culturel collectif. En d’autres
termes, « Les Vraies Richesses » est à la fois l’objet et le sujet de sa quête. Il a mené un
combat contre les responsables de la fermeture des « Vraies Richesses », il a lutté avec l’aide
des habitants de la rue pour éviter une fin funeste à la librairie d’Edmond Charlot, pour que
l’on continue à lire des livres. Ainsi, en gardant cette librairie ouverte, ce personnage
maintient sa mémoire et son Histoire vivantes. Ce lieu incarne l’identité de la rue Charras
d’abord, Hamani ensuite. Nous le considérons comme le poumon culturel du quartier, de ce
fait, en fermant cette librairie, on étouffe la vie culturelle des habitants de cette rue.
Bien que son combat humaniste soit juste, il finira par échouer devant les forces qui
entraveront sa mission. Nous proposons cet extrait qui montre le combat échoué d’Abdallah :

Et un jour, les premiers courriers officiels sont arrivés, l’informant de la vente du local du
2 bis rue Hamani au profit d’un industriel et de la fermeture prochaine des Vraies
Richesses. Il a pensé naïvement pouvoir convaincre les représentants de l’État de
l’importance de maintenir ce lieu ouvert. Il a téléphoné au ministère de la Culture mais
personne ne lui a répondu. (…).Il s’est déplacé pour entendre le gardien lui rire au nez. À
la bibliothèque nationale, on l’écouta longuement avant de le raccompagner à la porte
sans un mot, sans une promesse. Lorsque le nouveau propriétaire est venu visiter Les
Vraies Richesses, Abdallah lui a demandé ce qu’il comptait faire de la librairie. (…).Nous
avons accouru, alertés par les cris, pour trouver le propriétaire en train de se relever et
d’épousseter son costume. Abdallah tonnait, en brandissant le poing, qu’il ne laisserait
pas détruire la librairie de Charlot. Le propriétaire a ricané : « C’est toi le Charlot. » Il ne
revint pas mais les courriers continuèrent d’affluer, rappelant à Abdallah qu’il devrait
bientôt s’en aller. Il les montrait aux jeunes avocats du quartier. (…). Ces derniers
secouaient la tête et tapotaient l’épaule du libraire. « On ne peut rien contre l’État, tu le
sais bien, el hadj, et puis ce n’est pas une librairie, juste une petite annexe de la
Bibliothèque nationale. Tu reconnais toi-même que personne n’y vient. Combien as-tu
d’adhérents ? Deux ou trois, n’est-ce pas ? Pourquoi veux-tu te battre pour si peu ? Tu es
vieux, abandonne. Laisse-les prendre ce minuscule local, tu ne peux pas t’y opposer »,
affirmaient-ils. « Alors, ils peuvent tout vendre ? Une librairie aujourd’hui, un hôpital
demain ? Et moi, je dois juste me taire ? » Les jeunes avocats, mal à l’aise, ne
répondaient...85

84
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP 71-72.
85
Ibid. PP. 20-21.

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Chapitre 2 : Des chronotopes et des

4.2.1. Portrait d’un libraire : Un personnage tragique


Le personnage d’Abdallah « que nous appelons le libraire86 » est le digne successeur
d’Edmond Charlot. Abdallah est un vieil homme sans âge précis qui a voué sa vie aux livres
qu’il propose aux prêts, à des lecteurs de plus en plus rares, bien qu’il ne sache à peine lire.
Ce personnage charismatique est physiquement grand, élégant et toujours aimable. Il est veuf,
discret et silencieux mais sa voix grave est apaisante, ses yeux sont noirs et fiers, il est
d’origine kabyle et père « d’une fille qui s’est mariée en Kabylie87 ».Cet extrait dresse le
portrait de ce personnage dont le parcours narratif s’achève par une tragédie :

Il mesure presque deux mètres, et même s’il doit prendre appui sur une canne en bois, il
reste imposant. Il porte une chemise bleue et un pantalon gris. Un drap blanc, en coton
égyptien épais, propre quoiqu’un peu jauni, est posé sur ses épaules. Le visage de
l’homme est ridé, son teint pâle, sa bouche bien dessinée. Il ne dit rien. Il se contente de
fixer la grande vitrine de ses immenses yeux noirs, pénétrants. C’est un taiseux Abdallah,
un être plein de fierté qui a grandi en Kabylie, à une époque et dans un pays où on ne
parle pas de ses sentiments. Pourtant, si le journaliste avait pris le temps de l’interroger, le
vieil homme lui aurait peut-être raconté de sa voix à l’intonation grave, apaisante, ce que
représente ce lieu pour lui et pourquoi il a aujourd’hui le cœur brisé. (…). Dans le
quartier, nous aimons bien ce vieil homme solitaire (…) Nous ignorons son âge. Son âge,
on le devine à sa canne, à ses mains qui tremblent plus qu’avant, à sa manière de tendre
l’oreille, à sa voix qui est devenue plus forte. Sa femme est morte, pendant la décennie
noire, juste avant l’arrivée d’Abdallah rue Hamani. 88

Le portrait physique et moral de ce personnage annonce le destin d’un héros tragique


dont la quête existentielle a essuyé de nombreux échecs. Sans famille et désormais sans abri,
ce personnage vit une tragédie le jour où on a fermé les portes des « Vraies Richesses » dont
le local sera vendu à un acheteur qui le transformera en commerce de beignets. Cette nouvelle
tombe comme un couperet sur ce personnage tragique car cette librairie, ce commerce n’est
pas uniquement un travail pour lui, ce lieu est devenu sa maison, il incarne son identité qu’il a
vue évoluer aux côtés des livres et des différentes œuvres qu’il a si bien protégés, et puis,
« Abdallah pense qu’on n’habite pas vraiment les lieux, que ce sont eux qui nous habitent89. »

4.2.2. Son point de vue endogène


Abdallah dont le point de vue est endogène, est un personnage qui a nourri un amour
inconditionnel pour la librairie d’Edmond Charlot. Il porte un regard tragique et nostalgique
sur « Les Vraies Richesses ». D’ailleurs, certaines de ses perceptions sensorielles comme la
vue et l’ouïe traduisent des sentiments négatifs. En effet, « du trottoir, en face, Abdallah fixe

86
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P15
87
Ibid. P 18
88
Idem.
89
ibid. 208

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

son univers en train de prendre l’eau, l’air désolé, son drap blanc sur les épaules. (…) Les
gouttes frappent les livres avec un bruit sec, militaire 90 ». Nous remarquons que la disparition
de ce lieu chargé d’Histoire a suscité chez ce personnage du chagrin, de la tristesse, de la
déception mais « il privilégiait des émotions teintées de colère 91 » le jour où on lui a appris la
fermeture et la transformation des « Vraies Richesses » en commerce de beignets.
Nous proposons d’examiner cet extrait du corpus pour montrer le regard positif et
l’attachement affectif que Abdallah a toujours porté sur la librairie :

Il se contente de fixer la grande vitrine de ses immenses yeux noirs, pénétrants. (…)
Abdallah a toujours interdit l’accès aux Vraies Richesses avec une boisson, effrayé à
l’idée qu’on puisse tacher les livres. Il sait qu’en fin de journée une petite fille
accompagnée de sa mère viendra choisir des livres pour la semaine92.
Cet extrait nous permet d’identifier une perception visuelle à travers les mots « fixer, yeux, ».
En effet, à travers ce champ lexical, nous constatons que Abdallah porte un regard protecteur
sur la librairie, il est soucieux du bien être du lieu, il veille sur elle comme on veille sur un
enfant, il prend soins des livres et de la vitrine de peur qu’une tache ou la moindre salissure
vienne abimer la beauté du lieu. « Avant, nous pouvions apercevoir Abdallah, à travers la
vitrine éclatante de propreté, s’affairant, se battant contre des fourmis rouges93 ». Son
attachement à cette librairie est tellement fort qu’il lui en a voué sa vie. D’ailleurs,
« Abdallah a toujours interdit (aux habitants du quartier) l’accès aux Vraies Richesses avec
une boisson, effrayé à l’idée qu’il puisse tacher les livres94. »
Aux yeux de ce personnage, cette librairie représente et symbolise la famille qui l’a
recueilli quand la sienne l’a abandonné.
Il a donc tissé un lien intime et affectif avec cet espace. Il en est tellement attaché que « la
veille de la fermeture, il a fait un malaise. Son cœur battait fort et semblait prêt à sortir de
son torse, c’était certain95 » :

Quand Abdallah a commencé à travailler aux Vraies Richesses, (…) À l’étage, auquel on
accédait grâce à un escalier raide, il a installé un matelas de fortune et deux couvertures
bien chaudes car les lieux n’ont jamais été chauffés. Il a aussi fait l’acquisition d’un
réchaud électrique, d’un minuscule réfrigérateur et d’une lampe d’appoint. Il faisait ses
ablutions et lavait ses vêtements dans le cabinet de toilette de la librairie (…) En 1997,
après le décès de sa femme, il a été muté à sa demande dans cette librairie et on lui a
remis un courrier lui indiquant qu’il n’en bougerait pas jusqu’à sa retraite. Qui finit par
arriver. Mais on l’avait oublié là. Personne ne vint le remplacer. Incapable d’abandonner

90
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 208.
91
ibid. P 15
92
Ibid. P 17
93
idem.
94
idem.
95
ibid. P 21

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

les lieux et n’ayant ni projet ni endroit où aller, il est resté sans se plaindre ni rien dire à
personne96.
En examinant cet extrait du corpus, nous constatons que le regard endogène que
Abdallah porte sur cette librairie et tout le passé qu’elle implique représente toute une vie
pour lui ; il y a mis son cœur et son âme, sa perception est si profonde, il préfère mourir que
quitter ce lieu sacré ; « il a levé les yeux vers la grande photo du créateur des lieux accrochée
au plafond, Edmond Charlot. Abdallah s’est imaginé être en train de mourir97. »
Par conséquent, tout le temps qu’il a passé dans cette librairie et tout le cœur qu’il y a
mis pour la préserver ont renforcé son attachement. Abdallah a voué sa vie à ce lieu tel le
gardien d’un temple, au point de vouloir y mourir : « Le médecin a soigné le vieil homme
comme on le ferait d’un animal qu’on ne va pas tarder à piquer et lui a conseillé de quitter
Alger. Cette ville a ses propres règles, vous ne pouvez pas vous y opposer, cela finira par
vous tuer. Partez, vous n’avez plus rien à faire ici. 98 » mais rien n’y fait « Abdallah est
retourné à la librairie99 (…) Il est ici chez lui, son regard embrasse la pièce, cherche à
retrouver les souvenirs. Il pâlit à la vue des livres par terre100.

4.2. La quête de Ryad : Un stage dans une librairie


« Ryad, vingt ans, est arrivé avec en poche la clé des Vraies Richesses101 ». Ce
personnage, un étudiant à Paris est venu à Alger avec une mission à accomplir. Il doit « faire
un stage manuel pour valider son année d’ingénierie. (Je vide le lieu, je repeins, je pars. Sans
réfléchir102) ». En effectuant donc ce stage ouvrier, il validera son diplôme d’ingénieur car en
France où il fait ses études, il n’arrivait pas à trouver de stage. Il a, de ce fait, fini par accepter
la proposition d’un ami de son père pharmacien à Constantine. Ce que nous constatons dans
cet extrait du corpus :

Ryad sentit son téléphone vibrer dans la poche de sa veste. C’était un mail de son père :
Mon fils, Ta mère m’a dit que tu n’avais toujours pas de stage. Tu pourrais aller à Alger.
Un ami m’a parlé de quelque chose : l’ami de cet ami a acheté une vieille librairie dans
le centre-ville. ( …) Le nouveau propriétaire compte transformer le local en restaurant. Il
va y vendre des beignets. (…) Il a demandé à plusieurs reprises à la Bibliothèque
nationale de récupérer les livres mais personne ne lui répond. Il ne veut plus attendre et a
besoin de quelqu’un pour vider les lieux au plus vite et repeindre le local. (…) Mon ami
te signera ta convention de stage. Il va d’ailleurs t’envoyer un mail et te fera parvenir les
clés.

96
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 19
97
Ibid. P 22
98
idem.
99
ibid. 23
100
ibid. 122
101
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 24
102
ibid. P 63

6
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

À bientôt.
Papa103

Par ailleurs, la mission de ce personnage est un succès car en acceptant de vider tout le
contenu historique et culturel de la librairie de la rue Hamani qui est désormais devenue
l’objet de sa quête, il participe, de ce fait, à l’effacement de la mémoire du lieu et symbolise
ainsi l’anti-libraire contre qui Abdallah et Edmond Charlot ont lutté.

Il ne veut plus attendre et a besoin de quelqu’un pour vider les lieux au plus vite et
repeindre le local. (…) Mon ami te signera ta convention de stage. (…) Ne garde rien.
Jette tout ou fais détruire. Ne discute pas avec les voisins, surtout les commerçants.
L’important c’est que tu puisses vider cette librairie de tout ce qui s’y trouve et la
repeindre en blanc, le plus vite possible. Je te ferai parvenir de l’argent avec les clés
pour couvrir les frais. Tu trouveras ci-dessous la liste de ce que contient la librairie104.

4.3.1. Un point de vue exogène


En examinant par ailleurs le parcours actantiel de Ryad, nous remarquons que sa quête
principale est directement liée à la librairie « Les Vraies Richesses ». Or, le regard qu’il porte
sur sa quête spatiale est exogène car en détruisant un lieu pour en construire un autre, il
entreprend un projet qui lui confère la fonction d’anti-sujet. En d’autres termes, en ne nouant
aucun lien affectif avec la librairie, en ignorant le passé et l’histoire du lieu, il se place ainsi
en observateur extérieur dont les perceptions traduisent des sentiments d’indifférence et de
mépris. En analysant des extraits du corpus, nous constatons que le personnage « est pris
d’un sentiment de panique. Le silence de la librairie lui semble lourd 105 ». De prime abord, la
perception auditive indiquée par le mot « silence », nous conduit à dire que le personnage
éprouve un mal-être moral et physique au contact de ce lieu qui lui est si inconnu.
En effet, d’autres perceptions sensorielles émanant de ce personnage confirment son point de
vue exogène et dépréciatif du lieu : Ce que l’analyse de cet extrait du corpus nous permet de
confirmer :

L’obscurité l’oblige à avancer à petits pas, dans une odeur de renfermé, l’oreille tendue
pour essayer de percevoir d’éventuels bruits. Il a peur, même s’il se sait seul. Il actionne
l’interrupteur. La lumière l’éblouit. Des centaines de livres couvrent les murs. Par
endroits, les vieilles étagères se sont affaissées sous leur poids. Différentes sections sont
identifiées grâce à des étiquettes orange : Histoire, Littérature, Poésie… Les livres sont
classés par ordre alphabétique. Le plancher en bois sombre est couvert de poussière.
Quelques revues traînent. Au fond, face à l’entrée, trône un bureau en bois massif. Des
photos en noir et blanc sont accrochées un peu partout. Ryad déchiffre les noms inscrits
sous des portraits d’hommes dont la plupart lui sont inconnus : Albert Camus, Jules Roy,
André Gide, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Emmanuel Roblès, Jean Amrouche,
103
ibid. P 50 : le caractère italique est reproduit conformément tel qu’il figure dans notre corpus.
104
Ibid. P 50
105
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 115

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Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Himoud Brahimi, Mohammed Dib. Et au centre de la pièce, au plafond, l’immense


portrait d’un homme au mince sourire, aux lunettes noires, au crâne chauve, l’air à la fois
fou et sage, surveille les lieux. Edmond Charlot.
Fatigué, Ryad emprunte le petit escalier en bois pour rejoindre la soupente où il sait qu’il
trouvera un matelas. Il s’affale sous le plafond à carreaux colorés, verts, rouges, jaunes,
bleus. Dormir. Demain, il faudra commencer à vider l’endroit106.
En premier lieu, nous identifiant différents champs lexicaux, des indices lexicaux qui
indiquent une perception polysensorielle renvoyant à :
La vue : « obscurité, lumière, éblouit, sombre, orange, noir, blanc, photos, portait, déchiffre,
classés en ordre alphabétique, face à l’entrée, un bureau. »
L’ouïe : « l’oreille tendue, percevoir d’éventuels bruits. »
L’odorat : « une odeur de renfermé »
Le toucher : « l’interrupteur, plancher, bois, poussière, bois massif »
En second lieu, nous remarquons que les perceptions sensorielles du personnage
suscitent chez lui des sentiments négatifs comme la peur, l’angoisse, la fatigue et
l’indifférence à l’égard des personnalités littéraires et historiques qui ont marqué ce lieu.

La librairie a l’air accueillant avec ses murs tapissés de livres soigneusement étiquetés,
mais Ryad s’y sent vulnérable. Lui qui n’a jamais aimé lire ne trouve aucun charme à tout
ce papier imprimé, relié, collé. Il s’assoit derrière le bureau, tente en vain d’ouvrir le
tiroir, abandonne. Il s’approche des livres. Il y en a des très grands et d’autres
minuscules107.
D’ailleurs, Ryad est tellement insensible au caractère du lieu, à sa mémoire et à son
Histoire qu’il se met à convoquer des souvenirs heureux qu’il a vécus avec la femme qu’il
aime pour échapper à l’ennui que lui inspirent les livres et la librairie :

Ryad imagine Claire auprès de lui, (…) Il entend le grondement d’un avion qui passe au-
dessus des toits. Il imagine la grande carcasse blanche et ses passagers, l’obscurité dans la
carlingue, la traînée invisible dans la nuit. Il repense à la Provence avec Claire et à la
bande de copains. Il se rappelle le ciel rempli d’étoiles et Claire, les cheveux en bataille,
le bout du nez toujours rouge, sa main douce, les éclats de rire, la pluie d’un coup qui
tombe sur la plage, inattendue, le poisson grillé, le poisson bouilli, le poisson frit. En
pensée, il longe la plage de sable, évite les grosses pierres noires, emprunte un petit
chemin. Il y avait des fleurs qui grimpaient sur le mur de la maison. Il n’entend plus
l’avion. C’est presque fini. Ryad a démonté les étagères108.

Par conséquent, en portant un regard dépréciatif, voire indifférent sur le lieu, Ryad
finit par effacer la mémoire de la librairie d’Edmond Charlot. En se débarrassant de tous les
livres, en repeignant les murs, en le rénovant, il confère à ce lieu un caractère dynamique car
nous constatons que cet espace de cultures se transforme, change, évolue quand le personnage

106
Ibid. PP 47-48.
107
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 53
108
ibid. PP 121 et 178-

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Chapitre 2 : Des chronotopes et des

« commence à vider l’endroit ». En procédant ainsi, il participe à l’effacement de l’identité


des « Vraies Richesses » dont l’âme continue à habiter la rue Hamani.

4.3.2. Du livre au beignet !


En confirmant le caractère mouvant de l’identité de la librairie, nous voulons
également attirer l’attention sur une idéologie absurde qui consiste à « transformer le local en
restaurant. Le nouveau propriétaire va y vendre des beignets109». En effet, en remplaçant des
livres par « toutes sortes de beignets110 », le porteur de cette idéologie a choisi de nourrir le
ventre que l’esprit, « Il gagnera sûrement beaucoup d’argent. Ici, un beignet vaudra toujours
plus qu’un livre111 ». Par conséquent, la mutation des « Vraies Richesses » répond à une
logique absurde qui préfère satisfaire des intérêts économiques individuels au détriment de la
culture et des valeurs humanistes et universelles véhiculées par une société multiculturelle qui
prône l’interculturalité au sein des individus :
En ces temps de crise économique, l’État croit bon de vendre de tels lieux aux plus
offrants. Depuis des années, il dilapide l’argent du pétrole et maintenant, les ministres
crient : « c’est la crise », « nous n’avons pas le choix », « ce n’est pas grave, le peuple a
besoin de pain, pas de livres, vendons les bibliothèques, les librairies ». L’État brade la
culture pour construire des mosquées à tous les coins de rue ! Il y a un temps où les livres
étaient si précieux que nous les regardions avec respect, que nous les promettions aux
enfants, que nous les offrions aux êtres aimés !112
Aussi, en nous référant à cet extrait du corpus, tous les indices lexicaux qui
représentent : la poubelle, les ordures, les déchets, tout ce que nous pouvons jeter car il
n’indique aucune valeur, est assimilé aux livres que le personnage jette à la poubelle sans
éprouver le moindre état d’âme :

Il jette à la poubelle un paquet de cartes postales dont beaucoup sont en noir et blanc et
semblent très anciennes. Il repère la date de 1950 sur l’une d’elles, hésite mais l’envoie
rejoindre les autres. (…) Ryad est angoissé par tous ces livres. Il n’aime pas les mots qui
s’agglutinent sur une même ligne, une même page, qui l’embrouillent. Il regarde ces
caractères noirs imprimés sur du papier blanc et pense aux acariens. (…) Il a passé
l’après-midi à fixer les livres. Il imagine qu’ils lui tombent dessus. (…) mort, enseveli
sous les livres. (…) Le jeune homme se remet au travail. Il prend un grand sac-poubelle et
y déverse tout ce qu’il trouve sur le bureau.(…) Ensuite, il enlève les livres des étagères
en commençant par le bas.(…) Ryad fait une boule de l’affiche en prenant soin de garder
visible la tête d’Edmond Charlot. Il vise le sac-poubelle ouvert en grand.
« Buuuuuuuuuut », s’écrie-t-il113.

109
Ibid. P 50
110
Idem.
111
Idem.
112
ibid. P 14
113
ibid. P 83-87

7
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Par ailleurs, ce dialogue entretenu entre Abdallah et Ryad atteste et confirme le rejet que
le personnage fait de l’objet livre. Les hésitations à travers les caractères typographiques
indiquent que le livre est un objet banal aux yeux de Ryad qui lui porte un regard négatif :

C’est vrai, c’est bien vrai… Tu aimes lire ?


– Non… Tu sais, les livres et moi…
– Les livres et toi, quoi ?
– On ne s’aime pas beaucoup.
– Les livres aiment tout le monde, petit crétin.
– Alors c’est moi qui ne les aime pas. El Hadj114,
Quelqu’un a pris les caisses bleues mais a jeté les livres par terre. Ils baignent dans les
flaques d’eau, abîmés à jamais. Le petit malin qui a fait ça a même rajouté un MERCI sur
la feuille laissée par Ryad. Elle est maintenant scotchée sur la façade des Vraies
Richesses115.

De ce point de vue, nous constatons que l’espace s’insère dans le temps lorsque le
personnage décrit ce qui l’entoure. La description du lieu, de la réalité du monde
extérieur s’entremêlent aux paroles échangées, accorde les sentiments des personnages au
cadre spatio-temporel qui les entoure.

Conclusion partielle : Pour une symbolique de la librairie/ du libraire/ du livre

Au terme de cette analyse, nous dirons que « Les Vraies Richesses » un espace
figuratif qui participe à tous les paliers du romanesque : c’est un lieu de cultures, c’est le
héros du roman, un personnage doué de valeurs culturelles et universelles, dont le narrateur
porte toute son attention, c’est un chronotope qui s’inscrit dans une poétique historique qui
déclenche les émotions des autres personnages du récit. Cette librairie qui abrite les péripéties
de l’intrigue devient le chronotope principal car il est considéré comme « le centre de la
concrétisation figurative, comme l’incarnation du roman tout entier 116 ». C’est un lieu où
différentes cultures transitent au fil du temps. En véhiculant la littérature par le livre, la
librairie procure le pouvoir de partager les émotions et les cultures des uns et des autres. Ce
lieu est tenu par un libraire qui se veut le transmetteur de l’interculturalité. Edmond Charlot
comme Abdallah incarnent ce libraire qui a un devoir de mémoire envers sa ville, il résiste au
temps et fait l’Histoire car c’est le lieu qu’il préserve qui se transforme, s’enrichit et fait des
individus ce qu’ils sont.

114
ADIMI, Kaouther, Nos richesse,P 62
115
Ibid. P 190
116
Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, P 391.

7
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

Par ailleurs, le dictionnaire d’étymologie nous apprend que les mots libraire et
librairie ont la même racine latine « librarius117 » dont le sens a évolué entre 1268 et 1596 118.
Quant au mot livre du latin « libra, liber, libri » dont le sens a également évolué signifie
« Unité de mesure, monnaie et puis écorce d’arbre119 ».
Cette étymologie latine nous permet ainsi de donner du sens à ces lieux.
D’un point de vue métaphorique, le libraire est celui qui veille sur le livre, sur le trésor
que contient sa librairie, tel le gardien d’un temple.
D’un point de vue symbolique, le dictionnaire des symboles 120 nous apprend que le livre
est un objet dont le caractère est sacré qu’il faut absolument protéger :

Le livre est le symbole de la science et de la sagesse (…) Le livre est le symbole de


l’univers : L’Univers est un immense livre, écrit Mohyddin ibn-Arabi. L’expression
Liber Mundi appartient aussi aux rose-croix. Mais le livre de Vie DE l’Apocalypse est
au centre du Paradis, où il s’identifie à l’Arbre de Vie : les feuilles de l’arbre, comme les
caractères du livre, représente la totalité des êtres, mais aussi la totalité des décrets divins.
(…) Dans tous les cas, le livre apparait comme le symbole du secret divin, qui n’est livré
qu’à l’initié.
Si l’univers est un livre, c’est que le livre est la Révélation et donc, par extension, la
manifestation. (…) L’ésotérisme islamique distingue parfois entre un aspect
macrocosmique et un aspect microcosmique du livre et établit entre les deux une liste de
correspondance : le premier est effectivement le Liber Mundi, la manifestation découlant
de son principe, l’Intelligence cosmique ; le second est dans le cœur, l’Intelligence
individuelle. (…) Un livre fermé signifie la matière vierge. Est-il ouvert, la matière est
fécondée. Fermé, le livre conserve un secret. Ouvert, le contenu est saisi par celui qui le
scrute. Le cœur est ainsi comparé au livre : ouvert, il offre ses pensées et ses sentiments ;
fermé, il les cache.
Synthèse
Le mélange, l’alternance et la fusion des points de vue endogènes, exogènes et parfois
allogènes confèrent leurs dynamiques aux différents espaces qui participent, par ailleurs, à la
dynamique narrative du récit. Ces différents points de vue traduisent une dimension
culturelle et identitaire qui tend à transformer les espaces pour devenir pluriels et ce
mouvement annonce, à cet effet, le point de vue endogène de l’auteure qui se situe à son tour
dans un espace identitaire pluriel : algérois et français.
A ce propos, Bertrand Westphal déclare ceci :

La confrontation des points de vue subjectifs-endogènes, exogènes, allogènes- permet de


matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend

117
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert
(professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004. P 429.
118
Le sens de ce mot a été donné plus haut.
119
Ibid. P 434.
120
CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, éd. Robert Laffont, Paris, 2012. P
669.

7
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

vers le singulier : la doxa idéologique, collective, qui ramène le tout (tous) au même et la
parole « exemplaire » émanant d’une subjectivité privilégiée. Par l’analyse multifocale du
système de représentation d’un espace, on devrait parvenir à comprendre que deux gares
sont toujours plus proches que le ciel étoilé ne l’est de notre planète- aussi bien dans l’art
que dans la « vraie vie »121.

Par conséquent, et après avoir analysé les modalités de présence des différents
chronotopes dans Nos richesses, à la lumière des différents points de vue qui nous renvoient à
l’instance narrative des sujets-observateurs, nous proposons ce tableau récapitulatif qui
montre des résultats concrets auxquels nous avons abouti :
Tableau récapitulatif : D’une multifocalisation vers une dynamique des espaces

Chronotopes/ La rue Hamani La librairie


personnages Alger Ex-rue Charras Aux Vraies Richesses
Le narrateur Point de vue Point de vue Point de vue
omniscient endogène sur Alger endogène sur la rue endogène sur la
(un Nous qui post-coloniale et les habitants du librairie qui s’inscrit
s’adresse à un Vous) Un point de vue à la quartier : un point de dans une ère post-
Ce narrateur fois positif et négatif. vue à la fois positif et coloniale. Un lieu
représente l’algéroise Beauté et tragédie du négatif. tenu par Abdallah.
et l’algérois post- lieu historique. Un lieu dont Le point de vue du
colonial animé par le l’identité est double. narrateur est positif.
désenchantement et Il montre les valeurs
la désillusion à la et les vices de cette
suite de rue.
l’Indépendance du 5
juillet 1962.
Edmond Charlot Point de vue Point de vue Point de vue
Ce personnage endogène sur sa endogène : endogène de 1935 à
référentiel social et ville natale : La rue Charras est 1962 :
historique représente Sa perception est l’adjuvant qui lui a Un regard de
l’Algérie coloniale positive malgré les permis de donner résistant pour garder
où le pays est animé déceptions. naissance Aux Vraies le lieu vivant.
par une double Richesses. (Ne pas céder pour
culture identitaire : ne pas fermer)
française et
algérienne.
Abdallah Point de vue Point de vue Point de vue
Ce personnage endogène : endogène : endogène :
référentiel social Mais aucun indice Son regard est positif Son regard est
témoigne d’une textuel nous a permis malgré sa colère. tragique car sa lutte
tragédie algérienne d’identifier le regard C’est un habitant et son attachement au

121
WESTPHAL Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, P 212

7
Chapitre 2 : Des chronotopes et des

perpétrée par des qu’il porte sur Alger connu de toute la rue lieu n’ont pas suffi à
années de terrorisme sa ville d’adoption. depuis qu’il est préserver la mémoire
sanglant. devenu libraire des de la librairie
Vraies Richesses en d’Edmond Charlot.
1997.
Ryad Point de vue Point de vue Point de vue
Ce personnage exogène : exogène : exogène :
référentiel social Son regard est Son regard est Sa perception du lieu
représente tous ceux négatif négatif, voire est dépréciative. Son
qui ne sont pas Aucun intérêt porté à péjoratif ; il ne porte mépris et son
algérois et qui se la ville en 2017 aucun intérêt à la rue indifférence pour le
considèrent comme Tout est sombre à ses et à ses habitants en lieu lui ont servi
étranger à Alger ; il yeux ! 2017 d’adjuvants pour
ignore tout de la La représentation de mener à bien son
ville ; il n’éprouve la rue lui est hostile. projet de stage : Se
aucun sentiment débarrasser des livres
positif pour la pour laisser place aux
capitale. beignets !

7
CHAPITRE III

Des oscillations référentielles


entre réel et fiction
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Introduction

Notre objectif dans ce chapitre consiste, dans un premier temps, à appréhender


l’inscription du réel, dans Nos richesses, en identifiant les correspondances existantes entre la
réalité du monde dont participe l’auteure Kaouther Adimi et son lecteur et celle décrite dans
notre corpus, car le rapport du texte à l’Histoire notamment est soit explicite, soit implicite,
parfois suggéré. Nous nous posons ainsi la question de savoir comment le texte fait-il écho à
la réalité ? Et de quel « réel » s’agit-il ?
Or, l’analyse géocritique de notre corpus nous a conduites, jusqu’à présent, à un
univers narratif fictif qui renvoie à une chronotopie imaginaire, à des personnages dont les
parcours actantiels ont été inventés. Ce qui nous amène à nous pencher dans un second temps,
sur les procédés littéraires qui confèrent tout son caractère fictif à ce roman.
En effet, Nos richesses est un corpus qui demeure avant tout une œuvre de fiction
malgré l’écriture « réaliste » qui la caractérise. Pour Aristote, « il ne peut y avoir de création
par le langage que si celui-ci se fait véhicule de « mimésis 1 », c’est-à-dire, de représentation,
ou de simulation d’actions et d’événement imaginaires ; que s’il sert à inventer des histoires,
ou pour le moins à transmettre des histoires déjà inventées. Ainsi, le langage est créateur
lorsqu’il se met au service de la fiction qui se rapproche à son tour de la mimésis.
Par conséquent, il est question, dans ce chapitre d’envisager la chronotopie littéraire
adimienne dans une conception référentielle et figurative. Les chronotopes figuratifs sont des
éléments de la spatio-temporalité qui s’inscrivent dans une écriture réaliste. « Ils ont pour
fonction d’emporter le lecteur dans le mouvement des images (représentations) qu’ils
suscitent, de faire adhérer aux illusions qu’ils produisent comme pour provoquer l’unique
commentaire d’une confirmation de la vérité2 ». Autrement, dit, c’est bien de cela dont il
s’agit et c’est ainsi que cela s’est déroulé.
Pour parvenir à affirmer que notre corpus oscille entre réel et fiction, nous
continuerons à nous référer à la géocritique westphalienne qui nous propose une
méthodologie pratique qui consiste à retenir « trois types de couplages, qui s’adaptent aux
évolutions postmodernes de la spatialité fictionnelle : le consensus homotopique, le
brouillage hétérotopique et l’excursus utopique3 ». Ces derniers seront expliqués et
développés tout au long de ce chapitre.

1
Cf. Poétique, cité dans le dictionnaire du littéraire, 2004, P 388.
2
BERTRAND, Denis, L’espace et le sens Germinal d’Emile Zola, éd. Hadès-Benjamins, Paris-Amsterdam,
1985, p 16
3
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P169.

7
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

1. La représentation littéraire du monde : De Platon et Aristote à B. Westphal


La notion de représentation artistique et littéraire a pris des définitions aussi diverses les
unes que les autres selon l’évolution de la critique littéraire qui a porté toute son attention sur
le statut du roman depuis son avènement à ce jour. Ainsi, le dictionnaire d’étymologie nous
apprend que le mot « représentation » vient du latin « repraesentare » qui signifie « montrer
et action de rendre présent4 ». De cette étymologie, nous constatons que la notion de
représentation dans la littérature consiste à montrer « la relation mimétique que la fiction
entretient avec le monde5 ». Or, « Désigner la réalité6 » trouve son concept majeur, depuis
Platon et Aristote, dans l’expression de la mimésis qui est définie comme la capacité à
« imiter la réalité ». En effet, dans La République de Planton, ce philosophe de la Grèce
antique considère que « le fondement des arts tient à leur capacité de représenter le réel 7».
Aristote, quant à lui, trouve que « l’imitation ou la faculté de représentation est inhérente à
la nature humaine et qu’elle est un moyen de communiquer les connaissances 8 ». Il fait à ce
titre de la mimésis le fondement de sa Poétique qui aborde principalement des genres qui
recourent à l’imitation par le langage verbal et instaurent ainsi des fictions comme l’épopée et
la tragédie.
Par conséquent, nous soulignons que le principe de la mimésis est celui d’une illusion qui
permet au spectateur ou au lecteur de s’identifier à ce qui lui est (re) présenté, conformément
à la règle de la vraisemblance dans l’art dramatique que supposent à son tour toutes fictions
« réalistes ». La volonté mimétique est une exigence que connait la littérature occidentale
depuis Homère. Ainsi, des auteurs de l’ère moderne comme Eric Auerbach 9 la retrouve à
différentes époques de l’Histoire ; pour lui, Viollon, Rabelais, Boileau et Diderot méritent
d’être tenus pour « réalistes » aussi bien que Balzac ou Flaubert car « ils participent de la
même conquête progressive de territoires nouveaux par la littérature10 ».
Dans cette logique, en effet, le réalisme du XIXème siècle apparait comme une
transformation du réel tout en entretenant son illusion. De ce fait, la littérature réaliste à
l’époque moderne est considérée comme un idéal d’écriture qui cherche à représenter la vie

4
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert
(professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004. P 661
5
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 126.
6
Idem.
7
Cité dans Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis, VIALA Alain,
PUF, 2002. P 388
8
idem
9
Cf. AUERBACH, Eric, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, éd.
Gallimard, 1946.
10
idem.

7
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

de l’homme dans son contexte socio-historico-économique. Le réalisme est alors considéré


comme une catégorie esthétique, un courant artistique que l’on retrouve à toutes les époques
et dans toutes les formes y compris chez les auteurs et artistes postmodernes. A partir de là, le
roman s’est imposé comme le genre littéraire privilégié qui rend compte de la connaissance
ou de l’expérience du monde réel.
Cependant, les auteurs postmodernes11précisent que le réel ne se réduit pas au social mais
« il comprend également les données de la conscience des personnages et des motifs cachés
qui les font agir12 ». De ce fait, une nouvelle esthétique littéraire de la représentation du
monde a vu le jour au XXème siècle à travers le Nouveau Roman. Cette réflexion de l’œuvre
et du monde nous a conduits, par ailleurs, à reconsidérer parallèlement l’inscription du réel
dans le texte et l’inscription du texte dans le réel qui a été développée par la théorie de l’effet
du réel.
A cet effet, Rolland Barthes dans Littérature et Réalité13 a donné une nouvelle
impulsion à l’analyse du réalisme, en mettant l’accent sur l’effet de réel. Dans cette
conception, « le texte littéraire ne saurait être pur reflet mais il contient des ressemblances
avec le réel, sous forme de petits « détails concrets ». Ils produisent l’illusion qui fonde
l’esthétique de la vraisemblance14 ». De cette citation, nous retenons donc que « la théorie du
reflet15 » a posé la problématique de la mimésis et des relations que la littérature entretient
avec le monde réel.
A ce sujet, Phillipe Hamon rappelle que :

Ce n’est jamais le réel que l’on atteint dans un roman réaliste mais sa textualisation qui
tente d’établir le catalogue des procédés et conventions qui assurent au texte réaliste sa
cohérence et sa vraisemblance, depuis les formes diverses de la redondance jusqu’à
différentes mises en scènes du pacte de lecture conclu entre auteur et lecteur16.
Par ailleurs, la question de « la représentation du réel » a également été étudiée
par Pierre Bourdieu dans son analyse de L’Education sentimentale17. Pour ce
sociologue, « la littérature génère un simulacre de réalité qui suscite une forme très
particulière de croyance que la fiction littéraire produit à travers une référence déniée

11
La géocritique considère l’ère postmoderne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
12
Cité dans le dictionnaire du littéraire, P 522.
13
BARTHES, Roland et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982. Cité dans le dictionnaire du littéraire P 510
14
idem.
15
Dans les approches sociales de la littérature, le concept de « reflet » renvoie aux théories marxistes de la
littérature qui considèrent que l’œuvre littéraire se fonde sur une conception spécifique de l’Histoire. Nous vous
renvoyons aux notions de « matérialisme historique » et de « matérialisme dialectique ».
16
BARTHES, Roland et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982. Cité dans le dictionnaire du littéraire P 510
17
Roman de Gustave Flaubert, édité en 1969.

7
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

au réel désigné qui permet de savoir tout en refusant de savoir ce qu’il en est
vraiment18. »

Du point de vue de la géocritique, Bertrand Westphal définit la représentation du


monde comme étant :
La duplication ou le traçage sous forme d’images mentales des choses qui composent le
monde (…). La représentation opère au niveau des produits effectifs dont elle traduit les
propriétés extensives en mots tout en les agençant selon les principes d’identité,
d’analogie, d’opposition et de ressemblance.. Du fait qu’elle met en relation deux
instances au moins, cette extension suscite une comparaison du type « même, autre,
analogue » selon Paul Ricœur. Enfin, la représentation est véhiculée par le mot, l’image,
le son, etc. Conformément à ce schéma simplifié, la représentation repose sur un passage
(une transmission), une relation (de comparaison) et un système de signes19.
Selon le principe de la référentialité en géocritique, il ne s’agit pas de prétendre à la
substitution du monde réel par la fiction littéraire mais il s’agit plutôt de la relativisation de
tout système de représentation de quelque registre qu’il relève car « dès qu’ils sont constitués
par la langue, la parole et l’écriture, ou qu’ils sont appréhendés par la lecture, tous les
espaces ou les mondes sont imaginaires, même quand ils renvoient à une géographie
repérable sur le terrain.20 ».
En effet, la représentation littéraire de l’espace ou du monde renvoie à une image
mentale qui traduit l’expérience des lieux vécus et les effets positifs ou négatifs que cette
expérience a produits. Afin d’extérioriser cette image intérieure, l’écrivain emploie le langage
qui obéit à des règles d’écriture, à une syntaxe de la langue et à une stylistique.
De ce fait, « quel que soit le niveau de la représentation, le réel constitue immanquablement
le référent du discours21 ». L’écriture du monde n’est donc pas une reproduction fidèle par
imitation du réel mais une nouvelle forme de l’image mentale que l’on se fait du monde car
« Lorsqu’on écrit le lieu, on n’aspire donc pas à le représenter, mais à le revisiter, c’est-à-
dire à l’inventer encore et encore, dans la mesure où les mots y consentent.22 »
Par conséquent, la représentation littéraire du monde selon les tenants de la géocritique,
consiste à conférer une dimension fictive au réel. En d’autres termes, cette fictionnalisation du
monde est soutenue par l’idée que l’écrivain se fait du monde réel. Au-delà de sa dimension
esthétique, la littérature est pourvue de fonctions réalistes, sociales et didactiques, parfois
18
BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du Seuil,
1992. Cité dans le dictionnaire du littéraire, P 511.
19
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P126
20
GRASSIN, Jean-Marie, Pour une science des espaces littéraires, in Westphal Bertrand (dir.), La géocritique
mode d’emploi, PULIM, 2000, P.XI.
21
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, P 145.
22
LAHAIE, Christine, « Entre géographie et littérature : la question du lieu et de la mimésis », in Cahier de
géographie du Québec, volume 52, n°147, décembre 2008. P 447.

7
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

cathartiques car elle intervient dans l’appréhension du rapport de l’homme au monde par des
récits vraisemblables, des situations vécues et des lieux référentiels.

2. Les stratégies de la représentation littéraire selon Bertrand Westphal


Selon la vision westphalienne des espaces humains, le réel ne peut ni être séparé ni
confondu avec le fictionnel car des correspondances sont à établir entre les deux univers.
En effet, « la représentation du réel dans une fiction littéraire peut présenter un certain
degré de conformité avec un référent23 » géographique, historique, économique, idéologique,
social ou culturel. « Elle peut aussi jouer de lui et du lecteur 24
». Afin de mieux rendre
compte de la fictionnalisation du monde réel, Bertrand Westphal propose « trois types de
couplages, qui s’adaptent aux évolutions postmodernes de la spatialité fictionnelle25 » :
a. Le consensus homotopique : Il s’agit d’un rapprochement possible, d’une corrélation
envisageable entre le réel et la fiction, autrement dit, une correspondance possible entre le
référent et sa représentation fictionnelle. En effet, « Le consensus homotopique suppose que
dans la représentation du référent s’agence une série de réalèmes et que le lien soit
manifeste26.» De cette citation, nous soulignons que le lien entre le réel et sa représentation est
bien présent à travers, au moins, le nom qu’ils partagent. En effet, le choix que font les
auteurs de désigner une toponymie, permet au lecteur de s’orienter dans un monde qui lui est
familier, en se référant aux noms des lieux où se déroule l’intrigue d’un roman.
b. Le brouillage hétérotopique : Contrairement au lien qui se manifeste dans le consensus
homotopique, le lien entre le référent et sa représentation est perturbé quand on parle de
brouillage hétérotopique. En effet, ce procédé ne renvoie à aucun référent dans la réalité.
Autrement dit, aucun lien n’est donc distingué entre le réel et le fictionnel.
Dans ce sens, l’écrivain choisit d’inventer un monde, des lieux ou des personnages qui n’ont
jamais existé dans la réalité.
Le brouillage hétérotopique décrit ainsi des éléments qui déforment l’aspect référentiel des
espaces dans leur passage du monde réel au roman. C’est ce que Bertrand Westphal nomme
« les oscillations référentielles 27
» qui peuvent aussi être soumises aux principes du
consensus homotopique et de l’excursus utopique.

23
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, P169
24
idem.
25
idem.
26
ibid. P 170.
27
ibid. P 165.

8
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

c. L’excursus utopique : Il s’agit d’exclure le cadre spatio-temporel de toute possibilité de


cartographie ou d’actualisation d’un possible référent réel. Les éléments internes du récit sont
purement fictifs et inventés, autrement dit, le monde et l’espace représenté sont sans référent
ou se situe en marge du référent. Dans ce sens, nous citons la littérature fantastique, de
science-fiction, les fables ou les contes de fée.
En effet, ces formes de littérature sont loin de représenter le réel, elles renvoient le
lecteur à un cadre spatio-temporel qui met en scène le merveilleux ou le fabuleux où des
animaux parlent et les humains se transforment en monstres. Aux yeux du lecteur, ce monde
lui est inaccessible car il est complètement différent de son univers réel. Pour mieux expliciter
nos propos, nous citons Bertrand Westphal qui propose cette définition :

L’utopie est un non-lieu, un ou-topos, qu’aucun désignateur rigide ne reconduit à un


espace référencé du proto-monde. D’un point de vue générique, une définition aussi large
conduit à une typologie variée, qui incorpore tous les lieux imaginaires. On inclura aussi
bien l’utopie eutopique de la cité idéale (la cité du soleil) que la pure dystopie (1984), la
science-fiction que l’heroic fantasy, déclinaison du fantastique où l’effort de création de
mondes et d’espaces mériterait une attention particulière (Le Seigneur des Anneaux,
L’Histoire infinie)28.

Toutefois, en nous référant à cette définition, nous remarquons que le principe de


l’excursus utopique ne s’applique pas à notre corpus. Par conséquent, nous n’aborderons pas
ce type de couplage de la représentation littéraire du monde car il ne s’adapte pas au caractère
réaliste de Nos richesses.

3. Des modalités de l’inscription du réel dans Nos richesses


Selon l’étymologie du mot réel, celui-ci tire son origine du latin realis qui signifie
« chose », mais ce sens a évolué pour signifier aujourd’hui : « comprendre, se présenter,
action de rendre effectif, disposition à voir la réalité29 ».
Le dictionnaire du littéraire définit le réel comme « ce qui existe ou a existé. Dans le
cadre des études littéraires, il est pensé comme l’univers d’expérience (objets, être, manière
d'être, valeurs…) auquel un texte renvoie30 ».
En nous appuyant sur ces deux définitions et sur la représentation du réel dans la
littérature qui a suscité différentes théories depuis la question de la mimesis jusqu’au principe
de la référentialité tel que la géocritique l’a pensé, nous tenterons de montrer les

28
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 180
29
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert
(professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004. P 654.
30
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis, VIALA Alain, PUF,
2002. P 522.

8
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

correspondances que le réel entretient avec la fiction et inversement dans Nos richesses en
prenant comme axe d’analyse le consensus homotopique que nous avons défini plus haut.

3.1. Le consensus homotopique : Le principe de l’intégration

Nos richesses est un roman dont l’intrigue se déroule dans la ville d’Alger depuis 1930.
Cette chronotopie qui véhicule l’Histoire de la société algérienne liée à celle de la France
montre le consensus homotopique dans lequel notre corpus s’inscrit. Pour Thomas Pavel que
Bertrand Westphal cite31, un texte littéraire qui communique avec la réalité véhicule un
procédé qui relève de l’intégration, ce qui suppose que « nulle véritable différence
ontologique ne sépare la fiction des descriptions non fictives de l’univers.32»
Par conséquent, la toponymie, les personnages et les événements historiques qui sont
intégrés à un référent réel comme l’Algérie, Alger, la France, Paris et le reste du monde sont
des éléments référentiels qui nous permettent de confirmer la présence du consensus
homotopique dans Nos richesses.

3.1.1. Des espaces et des référents : Alger, Les Vraies Richesses, La rue Hamani
Nos richesses est une œuvre qui se met en relation avec un référent du monde réel
quand son auteure l’a dédiée A ceux de la rue Hamani33, et puis dès l’incipit, on souligne un
référent chronotopique socio-géographique qui renvoie à « Alger 2017…Dès votre arrivée à
Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. Vous tomberez
sur Didouche-Mourad, traversée par de nombreuses ruelles comme par une centaine
d’histoire.34 ».
En effet, lorsque Kaouther Adimi situe l’intrigue de son roman à Alger entourée de ses
espaces urbains, une relation s’établit entre cette ville et sa représentation littéraire, et cette
relation est marquée par un consensus homotopique conformément à la définition
westphalienne. En d’autres termes, tous les éléments toponymiques cités dans notre corpus
viennent confirmer l’existence d’un référent géographique réel qui est Alger, un espace
cartographié. Ainsi, dans Nos richesses, les lieux sont précisés, ce sont les lieux de l’histoire
et de l’Histoire. Il est question d’Alger, la capitale algérienne, de son centre, de ses quartiers,
de ses rues, de ses commerces. Il s’agit plus précisément de la rue Hamani qui abrite « Les
Vraies Richesses », cette librairie devenue aujourd’hui une annexe de la bibliothèque

31
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 157.
32
PAVEL THOMAS, Univers de la fiction, Paris : Seuil, 1988. P 15
33
ADIMI, Kaouther, Nos richesse. Cf. à la dédicace de l’auteure.
34
ibid. P 9

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

nationale. Ces espaces sont loin d’être un simple décor diégétique, ils représentent les
personnages principaux du roman de Kaouther Adimi, elle-même native d’Alger.
Par ailleurs, d’autres espaces géographiques algériens, français ou d’ailleurs sont cités
et nommés comme La Kabylie, Constantine, Sétif, Paris, L’Allemagne pour probablement
cultiver l’illusion du réel. Nous remarquons, toutefois, que ces lieux tels que représentés par
l’auteure figurent sur la cartographie véritable de la géographie dans leur réalité.
Dans notre corpus, le réalisme des lieux représentés est centré sur l’espace et ses
interactions avec les personnages, un rapport socio-culturel s’est établi entre l’objet et son
sujet, bien que des conflits et des obstacles se soient dressés au fur et à mesure que les
personnages parcourent les espaces. Dans ce sens, Jean-Marie Grassin affirme que « L’objet
est relatif au sujet qui en fait l’expérience35.»
L’incipit du roman nous renseigne sur une ville et ses rues étroites où une toponymie
précise et détaillée dont le référent est Alger guide le lecteur à l’intérieur de cette capitale
pour mieux la découvrir. En effet, toutes ces caractéristiques topographiques offrent une
information géographique, saisie objectivement tel un rapport cadastral du service de
l’urbanisme.
Des lieux référentiels nommés et situés tels qu’ils figurent sur la carte géographique d’Alger.
La description des lieux est faite à partir d’un point fixe, celui du narrateur ou narratrice, mais
une chose est sûre c’est que celui ou celle qui décrit connait bien cette ville ainsi que son
Histoire.
De ce fait, le lecteur est orienté grâce à des déictiques comme :
Dès votre arrivée à Alger, prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. Vous
tomberez sur Didouche-Mourad, traversée…Descendre encore, …sans s’arrêter, tourner à
gauche, et déboucher sur la place de l’Emire-Abdelkader, …Vous parviendrez enfin rue
Hamani, l’ex-rue Charras. Vous cherchez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car
certains numéros n’existent plus36.
Nous considérons ces déictiques précis comme des éléments de l’énonciation qui ont permis à
l’auteure de dresser les principaux lieux à visiter dans la ville d’Alger. Pour ce faire, elle a eu
recours à une technique cinématographique de rapprochement que Balzac utilisait dans
Le Père Goriot comme pour attirer l’attention sur un lieu précis, pour créer un effet de zoom,
de dynamisme panoramique avant de s’arrêter sur le point le plus proche à partir duquel est
effectuée la description :

35
GRASSIN, Jean-Marie, « Pour une science des espaces littéraires », in Bertrand Westphal (dir), La géocritique
mode d’emploi, PULIM, 2000, P.V
36
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP 9-11.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Vous serez face à une inscription sur une vitrine : Un homme qui lit en vaut deux. Face à
l’Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde mais aussi la petite, celle d’un
homme, Edmond Charlot, qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt
Les Vraies Richesses37.
Nous lisons dans ce roman des passages qui décrivent Alger, la rue Hamani, la librairie
Les Vraies Richesses, dans une esthétique réaliste qui fait intervenir une rhétorique de
l’exagération comme pour affirmer la valeur des lieux. La représentation suppose parfois un
discours péjoratifs et dévalorisant dans le regard de certains personnages mais ce qui confère
une dimension vraisemblable à cette description est son aspect plurielle car les différents
espaces urbains, tels qu’ils ont été décrits ne tiennent pas compte des discours imagologiques,
stéréotypés et truffés de clichés qui prennent pour référent une vision exotique de l’Algérie
comme nous pouvons l’observer dans la littérature coloniale et orientaliste.
En effet, dans le sillage du postmodernisme, Kaouther Adimi représente un espace
urbain existant mais elle le dote d’un caractère fictif, non-stéréotypé de sorte à l’éloigner de
l’imaginaire collectif réel à travers un discours littéraire car « le lieu littéraire est un monde
virtuel qui interagit de manière modulable avec le monde de référence. Le degré
d’adéquation de l’un à l’autre peut varier de zéro à l’infini38. »
Et c’est ainsi que Alger est privée de sa baie, de la mer, de tout ce décor exotique et
folklorique qui fait « Alger-la-blanche », au profit d’un espace urbain qui évoque celui d’une
ville traversée par la colonisation, la seconde guerre mondiale, la guerre de libération
nationale , la guerre civile engendrant des années de terrorisme et la désillusion pour être en
2017, une ville sombre et pluvieuse que même le soleil n’arrive pas à cacher.
De ce fait, nous constatons que certaines réalités représentées obéissent au principe de
la mimésis par la description des paysages urbains, des événements de l’histoire, des données
géographique et climatique, de la vie des citadins, de l’organisation de la rue et de ses
habitants, de leurs habitudes et attitudes et de leurs activités. Tous ces critères sont fournis
selon un schéma de réalisme historique fidèle à la règle de la vraisemblance tout en conférant
au discours une objectivité qui se présente sous forme de constats comme par exemple :
La chronologie, la géographie précise, la vie urbaine, les amitiés et les conflits entre les
individus…etc. De même que le langage utilisé enrichit cette représentation de mots, de
figures de style qui modifient parfois la fonction réaliste. En effet, Une pratique sur-
valorisante de l’espace représenté se manifeste, à travers, l’emploi de l’hyperbole, de la

37
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 11.
38
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 168

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

métaphore, de l’ironie, de l’antithèse et de toute forme stylistique qu’un discours littéraire


exige et impose. De cette façon, Alger, la rue Hamani et Les Vraies Richesses telle que la
fiction narrative les représente, elles ne disent pas tout de la réalité géographique, historique,
sociologique et culturelle de ces lieux. Certes, ces lieux romancés par Kaouther Adimi
ressemblent à l’idée que nous nous faisons d’Alger en 2017, mais cet espace urbain reste
différent d’Alger des historiens et des mémorialistes car la romancière l’a réduite à une rue, à
un quartier dont une librairie a fait son histoire.
Par conséquent, le référent réel se trouve, par ailleurs, transformé et reconstruit au
service de la fiction et surtout, au service du projet idéologique de l’auteure qui consiste à
contester un pouvoir politique dont le ministère de la culture délaisse sa mission première :
Cultiver, diffuser et encourager toutes les formes d’expressions culturelles et artistiques.

3.1.2. Des personnages et des anecdotes : Edmond Charlot, des écrivains, des
hommes politiques algériens et français
L’inscription du réel dans notre corpus se manifeste également par « les personnages-
référentiels historiques qui reflètent la réalité ou des représentations fixes, immobilisées par
une culture39 ». Cette définition nous permet de déceler la représentation d’Edmond Charlot,
un des personnages principaux de Nos richesses, mais également celle d’autres personnalités
qui ont marqué les espaces littéraires et historiques de la scène algérienne et française que
Kaouther Adimi cite à travers des anecdotes. Afin de rendre compte précisément de tous ces
personnages, nous proposons de dresser une liste qui se présente ainsi :
a) Edmond Charlot : 1915-2004
Dans une interview accordée à la radio France Culture40, Kaouther Adimi déclare que
son troisième roman, intitulé Nos richesses est un hommage à Edmond Charlot, le premier
éditeur d'Albert Camus. Elle dit également avoir « passé deux ans à vivre avec une idée fixe :
en savoir le plus possible sur Edmond Charlot. » A cet effet, sa biographie nous apprend qu’

il est né le 15 février 1915 à Alger et mort le 10 avril 2004 à Béziers. Libraire et éditeur à
Alger, Paris et Pézenas, il publia les premiers livres d'Albert Camus mais aussi de Jules
Roy, Max-Pol Fouchet, Albert Cossery, Emmanuel Roblès. « Éditeur de la France libre »
durant l'Occupation, il fut, depuis la fin des années 1930 jusqu'au milieu des années 1950,
l'un des personnages clés de la littérature française. En 1936, soutenu par son père, qui
dirige un service de librairie chez Hachette, Edmond Charlot, sous ses initiales « E. C. »,
publie Révolte dans les Asturies, pièce de théâtre collective écrite d'après un scénario de
Camus, interdite par la municipalité d'Alger, puis sous le signe des « Éditions de
Maurétanie » deux autres ouvrages. En hommage à Jean Giono et avec son autorisation,

39
JOUVE, Vincent, La poétique du roman, Paris, SEDES, coll. « campus »,1999. P 57.
40
Dans l’émission Le réveil culturel, le 6 novembre 2017.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Edmond Charlot ouvre le 3 novembre 1936 à Alger, 2 bis rue Charras, à deux pas des
facultés, une minuscule librairie « Les Vraies richesses », offrant Rondeur des jours de
Giono, qu'il publie à 350 exemplaires sous la même enseigne, à ses premiers clients. Tout
à la fois bibliothèque de prêt, maison d'édition et galerie d'art (des dessins et trois toiles
de Bonnard y sont exposés dès l'ouverture pendant trois mois, elle devient l'un des
principaux lieux de rencontres des intellectuels d'Alger, écrivains, journalistes et
peintres41.
Par ailleurs, ces éléments biographiques sont cités dans notre corpus pour montrer la place
importante qu’Edmond Charlot occupe dans l’espace de Nos richesses :

Biographie d’Edmond Charlot, passeur de livres : libraire, éditeur, publia les premiers
livres de Camus, Roy, Fouchet, Kessel, Roblès, Gide, García Lorca… Éditeur de la
France libre durant l’occupation… Sous ses initiales E. C. Edmond Charlot publie en
mai 1936 Révolte dans les Asturies, pièce de théâtre collective écrite d’après un scénario
de Camus interdite par la municipalité d’Alger. Edmond Charlot ouvre le 3 novembre,
autorisation de Giono d’utiliser le titre d’un de ses livres, mobilisé en septembre de la
même année à Blida, il abandonne pour 10 mois la gestion de sa librairie puis en 40 il
reprend. Mis au secret à la prison Barberousse, placé en résidence surveillée près de
Chlef, plasticage de son autre librairie en 61 et perte de ses archives, il quitte l’Algérie
fin 62, va à Paris, revient à Alger, Turquie, Maroc… Pézenas, près de Montpellier, crée
une librairie, devient aveugle, meurt en 200442.
b) Des écrivains français et algériens
Dans le deuxième chapitre, nous avons cité tous les écrivains et artistes qu’Edmond
Charlot a rencontrés grâce aux Vraies Richesses. A ce titre, il y avait entre autres : Albert
Camus, Jean Giono, Emmanuel Roblès, Mohamed Dib, Mouloud Féraoun, Kateb Yacine,…
c) Des hommes politiques français et algériens
Afin de conférer une fonction réaliste et historique à Nos richesses, Kaouther Adimi a
également cité : Des révolutionnaires, des présidents de la république algérienne et des
personnalités politiques françaises :

Ben Bella, le futur premier président de l’Algérie, est décoré par de Gaulle en Italie où
combattent également Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi, les futurs
héros de la révolution algérienne. Partout on salue notre courage .(…) le photographe
donne son avis, finalement Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi s’assoient devant Rabah
Bitat, Mostefa Ben Boulaid, Didouche Mourad et Mohamed Boudiaf. (…) Le général de
Gaulle envoie Paul Tubert en Algérie. (…) Ils seront rejoints par des Français acquis à la
cause algérienne : le mathématicien Maurice Audin, l’ouvrier Fernand Iveton, le poète
Jean Sénac, l’aspirant Henri Maillot, le médecin Pierre Chaulet… Ils seront recherchés,
torturés, condamnés à mort. Beaucoup d’entre eux mourront avant la proclamation de
l’Indépendance.43
Par ailleurs, nous avons souligné des anecdotes que le narrateur raconte dont le
référent renvoie à l’Algérie et à la France :

41
Souvenirs d'Edmond Charlot, entretiens avec Frédéric Jacques Temple, Préface de Michel Puche, Collection
Méditerranée vivante / essais, éditions Domens, Pézenas, 2007, PP.18- 20.
42
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, PP. 86-87. Le caractère italique a été reproduit conformément au corpus.
43
Ibid. PP 127-168.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Le jeune Kateb Yacine est alors scolarisé au lycée de Sétif. Le futur auteur de Nedjma n’a
que quinze ans. Lorsqu’il entend parler des massacres, il rejoint les manifestants malgré
les protestations de sa mère. Très vite, il est arrêté et jeté en prison où il passera trois
mois, redoutant chaque jour d’être fusillé. On annonce à sa mère qu’il est mort. La voici
errant dans la rue, à la recherche du corps de son fils. Elle pleure, supplie, prie à en perdre
la raison. Sa famille est obligée de la faire interner dans un asile. Elle ne sera plus jamais
elle-même. (…)La Seconde Guerre mondiale vient de s’achever. Nous savons que nous
devrons bientôt prendre les armes et que la France ne peut plus rester en Algérie. Le futur
président Boumediene, âgé de treize ans, a assisté aux massacres et racontera plus tard :
« Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme.
Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont
compris qu’il fallait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres.
Personne ne peut oublier ce jour-là ». Le général Duval, aux commandes de la répression,
déclare : « Je vous ai donné la paix pour dix ans. Si la France ne fait rien, tout
recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. » L’homme est lucide.44

3.1.3. Des événements et des faits historiques


Comme nous l’avons expliqué dans le deuxième chapitre, Nos richesses est un roman
chronotopique, structuré selon deux récits. Ces derniers entrainent le lecteur dans des périodes
historiques qui ont marqué l’Algérie mais également la France puisque ces deux pays
partagent une Histoire commune. Ces périodes historiques s’étalent de 1830 à 2017 à travers
des événements et des faits qui s’inscrivent dans la trame narrative du roman.
Nous proposons, de retracer des années d’Histoire selon un ordre chronologique que nous
avons établi car Nos richesses est construit selon une logique analeptique45.
a) 1830-1930 : Le centenaire de la colonisation française en Algérie
Le centenaire de la colonisation française en Algérie, un événement de l’Histoire est
rappelé dès les premières pages du roman :

La une du Petit Journal illustré, daté du 4 mai 1930, vendu 50 centimes. C’est une affiche
sur le Centenaire de l’Algérie. Le titre s’étale en gras et en lettre majuscule : DEPUIS
CENT ANS L’ALGERIE EST FRANCAISE. (…) « De la prise d’Alger à nos jours, un
siècle a suffit pour transformer les côtes barbaresques en départements riches et
prospères.46
A ce sujet, Charles-Robert Ageron47 déclare :
Viollette, un gouverneur jacobin, rendit espérance aux Jeunes Algériens parce qu’il
prévoyait une contribution à l’effort militaire de la France, il parla d’accorder à l’élite
indigène le droit de voter avec les Français et en appela à l’opinion française et déposa, à
l’occasion du centenaire de l’Algérie française, une proposition de loi accordant la
citoyenneté à l’élite, qui allait passionner l’Algérie pendant sept ans.48

44
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP. 129- 131.
45
C’est un roman qui ne suit pas une chronologie linéaire où les anachronies par rétrospection sont fréquents.
46
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, P 25.
47
Historien et professeur émérite à l’Université de Paris XII
48
AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1999), Paris, éd. P.U.F., 1964, 11ème
édition corrigée, 1999. PP 71-72.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

b) 1939-1945 : La Seconde Guerre mondiale


Historiquement, cet événement montre le lien qui unit la France à l’Algérie car :

La Mère Patrie n’oubliera pas au jour de la victoire tout ce qu’elle doit à ses enfants de
l’Afrique du Nord. Dans les tranchées, face aux tirs ennemis et sous les bombes, nous
avons défendu la France contre l’ennemi. Nous avons participé à la bataille de Monte
Cassino, à la libération des villes du Sud, nous avons combattu en Italie où nous avons dû
abandonner les corps de centaines des nôtres, nous avons fait libérer l’Alsace et avons
marché jusqu’en Allemagne nazie ! Les bombes et les tirs ne distinguaient pas le Français
de l’indigène.49
Par ailleurs, en se battant contre les allemands au nom de l’armée française, les
algériens « indigènes » pensaient observer une représentation égale entre les colons et
les Musulmans dans l’espoir d’« une conception fédérale des rapports franco-
algériens…chargée de définir un nouveau statut politique, économique et sociale, et à
l’engagement précis de la France de l’accepter…Ferhat Abbâs rédigea alors un texte
moins abrupt et moins précis en dépit des apparences : Le manifeste du peuple
algérien.50 »

c) Le 8 mai 1945 à Sétif : Célébration de la libération de la France des nazis


Cet événement sanglant de l’Histoire a fait l’objet d’un récit dans notre corpus, un
événement qui n’a pas été perçu pareil entre l’Algérie et la France :
En Algérie, on se prépare à célébrer la Libération. Nous voulons participer aux
manifestations de joie populaire et en profiter pour rappeler les promesses faites pendant
la guerre. À Sétif, les autorités françaises nous permettent de célébrer la victoire, à
condition qu’on ne se mélange pas avec les Européens. Et que notre manifestation n’ait
pas de caractère politique. (…) Au milieu de la foule apparaît pour la première fois le
drapeau vert et blanc aux symboles rouges. Nous soulevons des banderoles où nous
réclamons l’égalité avec les Français, la libération de nos prisonniers politiques et
l’indépendance de l’Algérie. Nous croisons un policier qui est entraîné par la foule. Il sort
son arme et tire. Un jeune scout indigène qui tient un drapeau algérien tombe à terre.
Nous hurlons, paniqués. C’est le début des massacres. Le maire socialiste de Sétif,
homme bon, tente de s’interposer, de faire cesser les coups de feu. Il est abattu. Par qui ?
Nous ne le saurons jamais. Toute la journée et toute la nuit, on nous tire dessus. Et au
matin, le massacre reprend. Pendant deux semaines, la violence se déchaîne. Des Français
isolés se font abattre. L’armée arrête et fusille des milliers d’indigènes. On arme des
colons qui ratissent et détruisent des villages entiers. Les trottoirs sont rouges de sang.
Des cadavres sont jetés dans des puits. À Héliopolis, on allume les fours à chaux pour
brûler les morts encombrants.51

Cet extrait explicite montre les controverses que cet événement a suscitées entre les
deux rives de la méditerranée. Ce fait nous a conduits à confronter deux points de vue
endogène et exogène, celui d’un professeur français et celui d’un professeur algérien :

49
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, P 127.
50
AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1999), Paris, éd. P.U.F., 1964, 11ème
édition corrigée, 1999. P 88.
51
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP. 128-129.

8
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Après diverses manifestations tumultueuses le 1 er mai 1945, de nouvelles manifestations


prévues pour le 8 mai, jour de l’armistice, tournèrent à l’émeute armée à Sétif et Guelma.
Après les heurts sanglants de ces deux villes, les petits centres de colonisation voisins
furent attaqués dans les jours suivants. Quelque 50000 émeutiers massacrèrent
indifféremment les Européens rencontrés : 103 morts, une centaine de blessés et mutilés,
plusieurs viols, tel fut le bilan tragique de ces émeutes du Constantinois52.
D’une part, en nous référant aux chiffres que les deux points de vues annoncent, nous
remarquons que le 8 mai 1945 est un événement historique assumé ni par la France, ni par
l’Algérie ; en effet, chaque pays rejette la responsabilité des massacres sur l’autre bien qu’ils
continuent l’un et l’autre à le commémorer différemment.

Le 8 mai 1945 c’est la fête de la victoire alliée en Europe, c’est celle du massacre de
plusieurs milliers d’Algériens par l’armée. Le ministre communiste de la défense du
gouvernement de De Gaule, donne l’ordre pour une répression sans nom. Cette
manifestation mal préparée dérape, le leader de l’UDMA impute cela au PPA. Elle
provoque une réponse disproportionnée du gouvernement : outre plusieurs milliers de
morts (les Algériens parlent de 45000 morts, le rapport Tubert avance le chiffre de
quelque milliers de morts Indigènes et 123 Européens), des centaines de prisonniers, les
partis sont dissous et les leaders emprisonnés. Cette date a constitué vraisemblablement le
début de l’apparition du fossé qui n’a cessé de grandir depuis et devait aboutir à l’option
armée. Ce malheureux épisode ne fut pas mis à profit par le grand colonat qui pensait
maintenant que les indigènes étaient durablement matés que les dangers sont écartés53.
D’autre part, en examinant cet extrait du corpus, nous décelons le point de vue
endogène du narrateur à travers le « nous » qu’il emploie et cette position nous renseigne sur
son appartenance à l’Algérie. Par ailleurs, le lexique péjoratif utilisé qui renvoie à l’armée
française montre un rejet de toute responsabilité quant à l’horreur de cet événement :

Dans tout le Constantinois, l’armée organise des cérémonies humiliantes : nous devons
nous mettre à genoux devant le drapeau français et crier que nous sommes des chiens.
(…) Impossible d’aller dans le Constantinois. (…) tant colon qu’indigène. Les langues se
délient. On commence à raconter l’horreur. L’heure est grave. Il faut réagir très vite, (…)
Le temps presse. (…) L’organisation de la révolte par des hommes et des femmes venus
de tout le pays prendra neuf ans. Neuf ans pendant lesquels ils se rencontrent secrètement,
montent des réseaux, mettent sur pied une minuscule armée. (…) Nous ne le savons pas
encore, mais ce sera bientôt le début de l’insurrection en Algérie. Pour l’heure, les portes
des maisons se ferment. Chacun pleure ses morts et ses disparus54.

d) Le 1er novembre 1954 : L’insurrection algérienne contre la France


Le 1er novembre 1954 est une date que l’Algérie célèbre chaque année depuis 1962,
le jour où elle a connu l’indépendance et la décolonisation. Cependant, avant de
l’inscrire sur le calendrier des fêtes nationales, elle fut un événement qui a provoqué une

52
AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1999), Paris, éd. P.U.F., 1964, 11ème
édition corrigée, 1999. P 90.
53
CHITOUR, Chems Eddine, ALGERIE Le passé revisité, Alger, éd. Casbah, 1998. PP. 155-156.
54
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP. 130-132.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

guerre qui a duré plus de sept ans. L’Histoire du déclenchement de cette guerre a fait
l’objet de plusieurs témoignages dont les versions sont différentes mais le récit que nous
retenons et celui qui figure dans notre corpus et que les historiens algériens comme
français ont raconté :
Algérie, 1954. Le 10 octobre, dans une maison du très populaire quartier de Bab-El-Oued,
se réunissent six hommes. Quelques mois auparavant, la révolution armée a été votée
dans le plus grand secret. La nuit du 31 octobre au 1er novembre a été choisie pour
marquer le déclenchement de l’insurrection. Dimanche 24 octobre, les six corrigent le
tract qui sera envoyé aux journaux étrangers depuis Le Caire. Leurs moyens sont faibles :
seulement un millier d’hommes dispersés sur tout le territoire et peu entraînés au combat.
Pas d’argent. Quelques centaines d’armes. Et surtout un peuple à convaincre par tous les
moyens. (…) À 1 h 15 du matin, à travers toute l’Algérie, des attentats visent des
bâtiments officiels. On compte une dizaine de morts dont quatre militaires. Une
proclamation politique est envoyée aux journaux de plusieurs capitales, réclamant le
départ de la France. Au matin du 1er novembre, il fait un froid glacial. À peine réveillés,
nous découvrons à la radio les événements de la nuit précédente. Le blanc du ciel, le
blanc de la lumière, le blanc des visages : en une nuit, l’Algérie se vide de ses couleurs. Il
n’est pas possible de décrire autrement notre pays. Même le soleil est blanc.
Et soudain, tout bascule. (…) Plus jamais, nous ne dormirons en paix55.
Bien que cette guerre qui a réellement eu lieu soit narrée par un narrateur fictif, nous
remarquons que la représentation littéraire de cet événement reflète celle des historiens
qui se doivent de raconter le passé réel et authentique sans aucun additif artificiel :

Le déclenchement de l’insurrection fut marqué par quelques attentats simultanés et la


manifestation de groupes armés, essentiellement dans les Aurès. En même temps, les
dirigeants du mouvement proclamèrent du Caire la fondation d’un Front de libération
nationale (FLN). Considérant qu’après des décennies de lutte « le mouvement national
avait atteint la phase de réalisation », ils déclaraient engager la lutte révolutionnaire
« pour la liquidation du système colonial », « l’anéantissement de tous les vestiges de
réformisme » et « l’indépendance nationale par la restauration de l’Etat algérien ». Tout
en offrant au gouvernement français de négocier s’il reconnaissait le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes et la nationalité algérienne, ils songeaient surtout à
« l’internationalisation du problème algérien » et proclamaient : « La lutte sera longue,
mais l’issue est certaine.56 »
En effet, nous notons des convergences qui figurent dans les deux récits à savoir :
Les six hommes qui sont à l’initiative de cette guerre, le Caire qui fut l’espace de leur
énonciation, la présence du FLN et de l’ALN, et l’objectif revendiqué qui consistait à
libérer les algériens du colonialisme français pour ainsi construire un état algérien
souverain démocratique et social qui saura prendre son destin en mains.

55
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP. 167-169.
56
AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1999), Paris, éd. P.U.F., 1964, 11ème
édition corrigée, 1999. P 95.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

e) Le 17 octobre 1961 à Paris : Une tragédie algérienne


Le 17 octobre 1961, des algériens manifestent à Paris, à la suite de l’appel du FLN mais la
répression sera atroce. Cet événement historique a inspiré à Kaouther Adimi un récit poignant
qui confère à notre corpus un caractère tragique. En effet, en examinant cet extrait qui
annonce une fin funeste à plusieurs algériens, nous remarquons l’emploi du champ lexical de
l’horreur, de la torture, de l’injustice et de la mort pour montrer l’intensité d’un tel événement
qui a marqué une génération installée en France pendant la colonisation.
Par conséquent, le 17 octobre est, désormais, ancré dans les mémoires de ceux qui l’ont vécu
comme étant une tragédie dont les personnages, à l’instar du narrateur endogène, ont reçu un
traitement cruel et inhumain de la part de la police parisienne :

Paris 1961. (…) En famille ou entre amis. En riant ou la mine grave. Ensemble, nous
marchons pour protester contre le couvre-feu arbitraire imposé aux Algériens de France.
(…) Utiliser nos armes de policier. Utiliser les briques. En tuer le plus possible. En tuer
des dizaines. Massacrer ces gens qui n’ont rien à faire à Paris, (…) Les massacrer. Les
tabasser. Les jeter dans l’eau. Voir les corps des Algériens s’enfoncer dans les eaux
boueuses. Corps bruns, lointains. Qu’ils disparaissent. Vite. Charges violentes.
Ratonnades à Paris. Paris ! Paris tue avec l’aide de la police de Papon. Sauvage. Poursuite
dans les rues de Paris. (…) Corps pendus dans le bois de Vincennes. Seine remplie de
cadavres. (…) Désinfecter la France de ses Arabes. Purifier les avenues. Massacrer des
assassins. Répression. Tragique. Paris tue depuis le matin. Aux policiers, CRS et
gendarmes mobiles, on ajoute les FPA, les Forces de police auxiliaires, brigades
composées de harkis. Aucune tolérance. (…) Insultes, coups, brimades. Cigarettes avalées
entièrement de force. Eau mélangée à de la Javel. Rafles brutales. Sang sur le visage
arabe. Jambes brisées. On cogne, on lâche les chiens. On aligne les basanés contre les
murs. On les embarque dans des cars de police. On agrippe les cheveux frisés en pleine
rue. Chasse au faciès. On jette des pierres. On noie. Tout au long du mois, on repêchera
des corps. Ça ne s’arrêtera pas pendant des jours. Des cadavres dans la Seine. Mains liées
derrière le dos. Corps étranglés par leur propre ceinture. Des corps ficelés et précipités
dans l’eau. On informera des familles en Algérie qui ne comprendront pas ce qui s’est
passé. On enterrera comme on peut. Paris ! (…)
Le 17 octobre au milieu de la nuit, Claude Bourdet et Gilles Martinet, fondateurs de
L’Observateur, reçoivent la visite de policiers qui souhaitent publier un tract anonyme. Il
paraîtra le 31 octobre sur quatre pages, signé seulement par « un groupe de policiers
républicains » qui affirment : Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants
contre les manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n’a été trouvée, nous fait un
devoir d’apporter notre témoignage et d’alerter l’opinion publique. […] Tous les
Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités systématiquement
dans la Seine.57
Nous supposons que si Kaouther Adimi a inscrit dans Nos richesses cet événement
tragique de l’Histoire de l’Algérie c’est pour rappeler les horreurs d’un passé que la France
préfère taire car « La convocation de l’exemple du passé sert de stimulant pour la projection

57
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP. 191-193.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

de l’avenir »58. En effet, aucune information, ni indication ne figure dans les livres d’Histoire
de l’Algérie rédigée par des français que nous avons consultés. Nous considérons donc ce
silence comme un aveu de la France coloniale.

f) 1991-2002 : Une décennie noire en Algérie59


La crise économique et sociale que l’Algérie a connue depuis 1980 conduira les jeunes
algériens à écouter « les prêcheurs islamistes qui lui adressent un message de justice et
d’égalité et dénoncent la corruption du pouvoir 60».Ainsi des émeutes au nom de la liberté et
de la démocratie ont secoué « Alger et plusieurs autres villes du 5 au 12 octobre 198861 ».
La violence se répand dans les villes. En juin 1990, ce furent les premières élections libres
que l’Algérie ait connues depuis 1962, en effet, 11 partis se porteront candidats dont « le
Front islamiste du salut (FIS) qui obtient 65% des suffrages exprimés dans les élections
locales et emporta la victoire dans 45 wilaya sur 4862 .» Ce résultat surprit le FLN et refuse
de confier le pouvoir au FIS et c’est ainsi que le processus électoral sera interrompu par
l’armée qui contraint le président Chadli Bendjedid à démissionner le 11 janvier 1992 pour
désigner Mahammed Boudiaf qui sera assassiné en juin de la même année dans des conditions
mystérieuses. De ce fait, une guerre civile commence pour s’achever au début des années
2000. Cette guerre, qui a opposé les islamistes politiques du FIS, puis du GIA63 aux
gouvernements successifs algériens, aux forces armées de l’Etat, a provoqué des centaines de
morts perpétués par des attentats urbains, par l’exécution arbitraire de la société civile mais
également des policiers, des gendarmes, des militaires, des journalistes, des enseignants, des
écrivains, des artistes, des étrangers occidentaux et tous ceux qui incarnent la liberté au nom
de la démocratie. Ces années sombres de l’Algérie indépendante ont été évoquées dans
Nos richesses.
Ainsi, les empreintes de cette décennie noire sont mises en évidence dès la deuxième page du
roman comme pour montrer au lecteur qu’Alger reste la première victime de cette page de
l’Histoire :

58
Khadda ,Naget, L’œuvre romanesque de Mohammed Dib, proposition pour l’analyse de deux romans, Office
des publications universitaires, Alger, 1983, P. 277.
59
La guerre civile qui dura 10 ans, 1 mois et 13 jours, commença le 26 décembre 1991, prit fin le 8février 2002.
60
AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1999), Paris, éd. P.U.F., 1964, 11ème
édition corrigée, 1999.P 122.
61
idem.
62
ibid. P 123.
63
Groupes islamistes armés.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

(…) caresserez l’impact laissé sur les murs par des balles qui ont fauché syndicalistes,
artistes, militaires, enseignants, anonymes, enfants. Des siècles que le soleil se lève au-
dessus des terrasses d’Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses.
(…) Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n’a pas été lavé et que
chaque jour, nos pas s’y enfoncent un peu plus. À l’aube, (…) nous pouvons entendre
l’éclat lointain des bombes. (…) en 1992 quand les choses ont commencé à devenir
compliquées ici. (...) C’était une époque bizarre, tu sais. On ne comprenait pas vraiment
ce qui se passait. Au journal télévisé algérien, on nous montrait des présidents qui se
succédaient, des militaires qui gagnaient des victoires, des gens qui se serraient la main.
Tu te rappelles ? La vie était de plus en plus difficile. C’était la pénurie. (…) Nous
pensions que la situation se résoudrait bientôt mais ça n’arrivait pas. Ces monstres
débarquaient dans les villages et tuaient hommes, femmes et enfants. Le lendemain ou le
jour d’après, nous découvrions l’horreur dans la presse, notre meilleur relais
d’information. Imagine le courage des journalistes à cette époque. Ils ont tout subi : les
assassinats, les bombes, les menaces, les enlèvements, l’exil, les reproches… mais chaque
jour, ils étaient à leur poste de travail.64

3.2. De Kaouther ADIMI à Nos richesses : Une identité culturelle au confluent de


l’Algérie et de la France (d’Alger à Paris)
Nos richesses est un roman qui véhicule une duplicité culturelle et identitaire entre la
France et l’Algérie qui se manifeste à plusieurs niveaux dans le texte. D’abord, sur le plan de
l’énonciation qui nous renvoie à Paris où Kaouther ADIMI y vit depuis 2009 mais qui décide
d’enquêter sur Edmond Charlot, à la suite d’un retour dans sa ville natale, Alger.
A travers ce projet romanesque, Kaouther Adimi s’inscrit dans une double quête, à la fois,
humaniste et identitaire. En effet, la culture, au sens anthropologique du terme et la culture
savante sont des thèmes très répandus dans la littérature algérienne d’expression française et
le passé colonial de l’Algérie a fortement marqué les thématiques et les styles de ses
écrivains. Ensuite, sur le plan narratif et esthétique, l’intrigue et les personnages qui se situent
à la croisée de Paris et d’Alger nous permettent de déceler une thématique autour de la quête
identitaire qui a souvent nourri la trame romanesque des écrivains maghrébins.
Cette quête est due à la rencontre entre deux cultures ou plus. Ce contact représente l’une des
conséquences du colonialisme, engendrant ainsi un profil particulier de personnages oscillants
entre deux identités culturelles. Par ailleurs, l’inscription de la culture algérienne et française
dans Nos richesses annonce la présence d’un espace littéraire intermédiaire généré par le
dialogue entre les deux cultures. Comme ses ainés écrivains algériens qui se sont adonnés
aux récits coloniaux, Kaouther Adimi ne peut pas faire abstraction de cette réalité des pays
francophones décolonisés, où l’ancien colonisateur n’est pas seulement face à nous, mais il est

64
ADIMI, Kaouther , Nos richesses, PP 10-11 et 159-160.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

également présent en nous. Nous partageons la même Histoire, alors forcément nous devons
créer un espace de rencontre commun, un entre-deux favorable pour un meilleur avenir.
Cet entre-deux culturel entre en écho avec la notion de transculture, expliquée par Josias
Semujanga : « La transculture se manifeste (…) comme une catégorie identitaire,
caractérisant un moment historique d’une culture, car le Monde se compose de nombreuses
cultures et se dote de nouvelles, grâce au processus de transformation transculturelle
lorsqu’elles sont mises en contact.65 ».
De ce fait universel, Nos richesses s’articule autour d’une écriture ambivalente à
l’image de son auteure dont l’appartenance culturelle est double, voire, multiple. Ce roman
témoigne d’une Algérie qui puise son multiculturalisme dans la culture berbère, arabo-
musulmane et française. Les thèmes et l’histoire du texte reflètent les pays auxquels l’auteure
appartient. En effet, entre l’Algérie et la France, des identités culturelles se mélangent à un
rythme soutenu, fruit de l’interculturalité, un moteur d’ouverture à l’altérité. L’Histoire qui
lie l’Algérie à la France et inversement a semé, pendant plus d’un siècle, chez les algériens
une identité culturelle occidentale, républicaine et humaniste malgré le rejet de celle-ci après
la décolonisation et l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Cet « entre-deux » culturel et identitaire est visible chez beaucoup d’algériens installés en
France, à l’image de Kaouther Adimi qui « se sentirait étrangère à Paris et pas tout a fait
chez elle à Alger66. »
Or, cette situation ne l’a pas empêchée de se servir de la langue française pour dire et
décrire la culture algérienne. Aussi, par le truchement de la fiction littéraire, elle rejette une
certaine réalité de la société algérienne et dénonce tous ceux qui sont à l’origine du malaise
identitaire et culturel algérien : La colonisation française, les indépendantistes, et ceux qui ont
pris le pouvoir politico-économique après 1962 en imposant un système incohérent avec les
valeurs de la Révolution.
En effet, cette auteure écrit et expose ses propres représentations esthétiques, socio-
culturelles et idéologiques en tant qu’algérienne qui vit en France. Elle donne aussi
l’impression de parler au nom de tous les algériens et des français qui ont partagé une Histoire
commune.

65
SEMUJANGA, Josias, « La mémoire transculturelle comme fondement du sujet africain chez Midimbe et
Ngal », in Tangence , n°75, Université de Montréal, 2015, P 69.
66
Cf. interview de K.ADIMI accordée à l’émission de radio Le Réveil culturel sur France CULTURE, le 6
novembre 2017 au lendemain de l’apparution de Nos richesses.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Par conséquent, Kaouther Adimi marche dans les pas de tous ses ainés écrivains africains,
maghrébins et algériens qui ont choisi d’exprimer leurs identités multiples dans la langue
française.
En définitive, Nos richesses est un roman qui représente et renforce la double identité
culturelle de son auteure qui se situe au confluent de l’Algérie et de la France.
A cet effet, nous citons Ahmadou Kourouma : « Puisque nous africains, nous étions
francophones, il nous faut faire notre demeure dans le français (…) Nous faisons des efforts
pour africaniser le français ; nous faire une chambre où nous serons chez nous dans la
grande maison qu’est la langue de Molière67. »

4. Des procédés littéraires pour les besoins de la fiction


Selon l’étymologie du mot fiction, celui-ci tire son origine du latin fictus, finger qui
signifie « mensonge, imaginer, feindre », mais cette racine latine fictio renvoie à « création de
l’imagination68. » Ainsi, la fiction a longtemps été assimilée au mensonge dont la littérature
se sert pour dire des vérités morales que les historiens préfèrent taire.
Dans ce sens, Le dictionnaire du littéraire, quant à lui, propose cette définition de la fiction :
La fiction est une histoire possible, un « comme si… ». Elle est une feinte et une
fabrication. Elle définit, dans sa plus grande généralité, la capacité de l’esprit humain à
inventer un univers qui n’est pas celui de la perception immédiate. (…) Tous les arts de la
mimèsis en mobilisent les ressources, au point qu’on a pu traduire « mimèsis » par
« fiction ». Une partie de la littérature relève donc de la fiction, mais, inversement, toute
fiction ne relève pas d’un statut littéraire69.
Par ailleurs, en nous référant à ces définitions et à la fonction que la fiction assume dans
la littérature, nous nous emploierons à analyser les modalités de celle-ci dans Nos richesses
car ce texte n’échappe pas à la fiction puisque c’est un roman, un genre littéraire auquel il
appartient et qui lui confère de ce fait un caractère fictif.
Pour ce faire, nous nous appuierons sur la notion de brouillage hétérotopique que nous
avons défini plus haut.

4.1. Le brouillage hétérotopique : Le principe de la ségrégation


La mention paratextuelle inscrite sur la première page de Nos richesses indique, en effet,
que c’est un roman, et par conséquent, un récit fictif bien qu’une grande part d’énoncés
factuels vérifiables car historiques, renvoient à un référent réel.

67
CHEMLA, Yves , « Entretien avec Amadou Kourouma », Le serpent à plumes, n°8, 1993, p157
68
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert
(professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004. P 298.
69
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis, VIALA Alain, PUF,
2002. P 234.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

Cependant, certains éléments de la narration sont le résultat de l’imagination de l’auteure


puisque ils ne trouvent pas de référent réel, ce qui nous conduits à déceler un brouillage
hétérotopique. Pour Thomas Pavel que Bertrand Westphal cite70, un texte littéraire qui doit
toute sa trame narrative à l’imagination de son auteur convoque le principe de la ségrégation,
ce qui consiste à « isoler le texte en tant que pur produit de l’imagination.71»
Par conséquent, des prétextes littéraires comme certains personnages, le journal que tient
Edmond Charlot ou encore l’intrigue qui conférera une fin tragique aux Vraies Richesses sont
autant d’éléments fictionnels qui nous permettent de souligner la présence du brouillage
hétérotopique dans Nos richesses.

4.1.1. Transformation « impropre » des Vraies Richesses : Un espace de substitution


En retraçant le parcours narratif des « Vraies Richesses », nous constatons que cette
librairie, rappelons-le, qui est un espace référentiel historique, qui trouve son référent réel
dans le 2 bis de la rue Hamani à Alger, subira une transformation.
En effet, le commerce de livres sera remplacé par le commerce de beignets et cette
substitution72réaliste est explicitement imaginaire de la fiction puisque le lieu qui abrite
Les Vraies Richesses n’a jamais été fermé, ni détruit pour en faire un commerce de beignets.
Cette librairie devenue une annexe de la BNA (bibliothèque nationale d’Alger), continue à
exister à Alger. Ce lieu de partage, emblématique du multiculturalisme, dédié aux livres a
toujours la même vocation aujourd’hui, celle de prêter des livres73.
Cependant, ce processus de transformation imaginé par Kaouther Adimi a été théorisé
par la géocritique. En effet, le fait de rebaptiser un espace qui a longtemps abrité une identité
culturelle est considéré comme un lieu « impropre », un lieu « qui n’est pas tenu pour existant
et dont la valence est souvent métaphorique74. »
Dans ce sens, ce commerce de beignets qui s’est substitué aux Vraies Richesses est un
espace qui ne renvoie à aucun référent mais qui tend à s’approprier une réalité qui existe
uniquement dans la fiction.
Par conséquent, ce « lieu impropre », séparé de tout référent réel est censé véhiculé
une idéologie absurde que nous avons développée dans le deuxième chapitre.

70
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 157.
71
PAVEL Thomas, Univers de la fiction, Paris : Seuil, 1988. P 15
72
« Les substituts sont des objets, des personnages ou des espaces qui s’emparent de réfrents réels pour les
transformer. » Cf. WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 167.
73
Cette information a été confirmée par Kaouther Adimi dans l’émission 64 minutes le monde en français,
le 6 septembre 2017, émission intitulée : Le roman d’une librairie de légende à Alger ; sur TV5 MONDE.
74
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P 168.

9
Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

3.1.2. Abdallah et Ryad : Des personnages types

Selon la grille sémiologique du personnage de Philipe Hamon, un personnage type est


« un personnage qui reflète une réalité sociale ou des représentations fixes, immobilisées par
une culture75.» Ce personnage qui appartient à l’univers de la fiction est créé pour représenter
une réalité socio-culturelle.
Dans ce sens, Abdallah et Ryad dont les portraits ont été dressés dans le deuxième
chapitre sont des personnages fictifs qui représentent des catégories sociales, incarnant, d’un
côté, le vieux sage, le libraire passionné et dévoué à son travail, faisant part de son expérience
aux autres personnages qui ont tout à apprendre de lui. De l’autre côté, il y a l’étudiant
algérien de 2017 qui considère le livre comme un objet qui ne véhicule aucun intérêt.
Ainsi, Abdallah est un personnage « typique » dont l’épaisseur est dense autant par le
langage que par l’état civil fictif. Bien qu’il soit imaginé et inventé par Kaouther Adimi, il
participe par ailleurs d’une dynamique réaliste de l’exploration sociale ou culturelle chez cette
auteure.
Quant au personnage de Ryad, il se présente comme un jeune insouciant et indifférent
dont la vision du monde est sombre. En effet, quand celui-ci traverse la ville d’Alger en
taxi, il arrive à la rue Hamani et tente une communication avec les habitants du quartier, il se
confronte à un refus voire un rejet de la part des autres qui ne comprennent pas l’attitude de ce
nouveau venu qui veut à tout prix transformer l’identité culturelle de leur rue.
Cette séquence narrative est le reflet d’une image mentale de l’auteure qui a tout imaginé dans
le but d’inscrire son récit dans un consensus fictionnel.
Aussi, dans l’imaginaire de l’écrivaine, la rue Hamani est commerçante, animée et peuplée de
chaleur humaine. En réalité, cette rue, comme tous les espaces urbains cachent bien des
défauts qui risquent d’altérer le portrait humaniste de ses habitants. Loin de l’image
stéréotypée d’Alger, cette ville composée de toutes ses rues est représentée par les différents
regards des personnages dont les points de vue sont à la fois positifs et négatifs.
Si Kaouther Adimi a situé les actions des personnages fictifs dans une rue du centre
d’Alger, ce n’est pas pour reproduire le réel mais pour communiquer avec le réel selon la
logique géocritique, car la fiction est un « détecteur des possibles enfouis dans le passé
effectif76 ». Autrement dit, la dimension fictive de ces personnages renvient à un temps

75
Cité dans l’ouvrage de JOUVE, Vincent, La poétique du roman, Paris, SEDES, coll. « campus »,1999. P 57.
76
WESTPHAL, Bertrand, La Géocritique : Réel, Fiction, Espace, Paris, Minuit, 2007. P171.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

indéterminé, « le virtuel semble échapper au temps : il est le passé non exprimé, mais il est
aussi le futur inexprimé.77»
Par conséquent, Nos richesses permet de détecter l’inconscient des habitants réels de
la rue Hamani, de traduire, par ailleurs, l’inconscient des algérois qui veulent se débarrasser
du poids d’un passé encombrant en la figure de Ryad venu de France pour les priver d’un lieu
culturel caractéristique de leur identité, sachant que cet inconscient n’est pas temporalisé.
Métaphoriquement, nous rapprochons Ryad du colonialisme français qui arrive en terre
d’Alger pour transformer l’identité culturelle de ses habitants.

4.1.3. Les carnets d’Edmond Charlot


Nos richesses est d’abord le récit fictionnel d’une aventure personnelle, tenu à un rythme
soutenu par un personnage historique. En effet, les Carnets d’Edmond Charlot, commencés,
le 15 juin 193578 sont fictifs car imaginés par Kaouther Adimi qui a déclaré dans une émission
télévisée79 que ce personnage n’avait jamais tenu de journal intime.
D’ailleurs, à la fin du roman, nous lisons des annexes que l’auteure à jointes afin de montrer à
son lecteur que l’aventure de Nos richesses est une fiction basée sur une réelle enquête menée
autour de ce personnage :

Un an à écumer les fonds d’archives. À rencontrer les copains de Charlot. À dévorer


bouquins, interviews et documentaires. Surtout, il fallait rouvrir les petits livres jaunes de
Domens qui sont comme des talismans, piocher dans les souvenirs d’Edmond Charlot,
prendre quelques mots ici, des phrases là, broder, imaginer. Enfin, rappeler la recette qu’il
donna à ceux qui voulaient écrire. La recette est généreuse. Son auteur aussi80.
Par ailleurs, ce procédé littéraire qui recouvre une écriture diariste est défini comme suit :
Le journal intime est un texte rédigé de façon régulière ou intermittente, présentant les
actions, les réflexions ou les sentiments de l’auteur. Il peut être tenu de façon plus ou
moins régulière au long d’une existence ou seulement sur une période particulière :
maladie, guerre, deuil, problèmes familiaux. Le journal intime est un espace généralement
secret, où le pronom JE est privilégié81.

En nous référant à cette définition, nous notons que le journal intime est un genre
littéraire que les écrivains emploient afin de révéler une intériorité, un espace privé pour
mieux se connaitre. Or, Kaouther Adimi a préféré confier cet exercice littéraire à un
personnage pour écrire l’aventure des Vraies Richesses à Alger, considérant ainsi que

77
Idem.
78
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, Edition Barzakh, P 30
79
Cf, l’émission 64 minutes le monde en français, le 6 septembre 2017, émission intitulée :
Le roman d’une librairie de légende à Alger ; sur TV5 MONDE.
80
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, P 213.
81
LELEU, Michèle, Les Journaux intimes, PUF, 1952, PP. 28-29.

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Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et

l’histoire de cette librairie racontée par son fondateur produirait un effet de vraisemblance, à
travers les éléments biographiques qu’elle y a insérés, qui suscitent ainsi « une illusion
biographique qui consiste à croire qu’une vie vécue peut ressembler à une vie racontée.82 »
Par conséquent, cette « illusion du réel » qui occupe un espace important dans Nos
richesses, permet d’effacer toute frontière entre fiction et Histoire, bien que le lecteur reste
dubitatif quant à la véracité de tous les événements vécus par le sujet du récit, ici, Edmond
Charlot.

Synthèse
Dans ce chapitre dont l’analyse se situe à la croisée du réel et du fictionnel dans
Nos richesses de Kaouther Adimi, nous avons essayé de mener une réflexion géocritique sous
la perspective de « la référentialité », un axe méthodologique suggéré par Bertrand Westphal.
Pour parvenir à atteindre notre objectif, nous avons montré les liens existants entre
l’histoire coloniale, postcoloniale et contemporaine de l’Algérie et la fiction dans notre
corpus, un roman dont son auteure se situe à son tour à la croisée de l’Algérie et de la France.
Pour ce faire, nous avons décelé l’Histoire commune à deux pays dont les peuples
partagent un passé socio-culturel. En effet, l’Histoire de la ville d’Alger et des autres espaces
urbains algériens sont marqués par des années de présence coloniale française, de violence
islamiste terrorisant les algériens durant une décennie et puis la crise socio-économique et
politique qui a provoqué le malaise et le mal-être de tout un peuple confronté à l’effroi.
Ces années d’Histoire ont eu un impact considérable sur l’identité culturelle et
individuelle des écrivaines et écrivains algériens qui se sont vus inscrire dans le champ de
« la littérature algérienne d’expression française », à l’instar de Kaouther Adimi dont l’œuvre
porte les empreintes d’une double identité culturelle que l’Histoire a façonnée.
Par conséquent, nous avons essayé de déceler, de comprendre et d’analyser les
modalités de l’inscription de la réalité historique algérienne figurant dans un univers
romanesque, tout en respectant une méthodologie qui se réfère à la géocritique.
Ainsi, nous avons pu donner du sens à notre corpus en portant toute notre attention sur les
principaux éléments, faits et personnages référentiels représentés dans des cardes spatio-
temporels différents.

82
SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, 1995 ; cité dans Le dictionnaire du littéraire, 2004, P 453.

9
CONCLUSION GENERALE
Conclusion

A la suite de la lecture géocritique de Nos richesses de Kaouther Adimi, nous estimons


avoir atteint notre objectif initial car nous avons abouti à deux résultats concrets :
En premier lieu, le corpus que nous avons choisi est chronotopique par son
exploitation de l’espace étendu dans le temps où l’urbain et le citadin offrent un monde doué
d’une identité plurielle caractéristique d’un multiculturalisme qui favorise une interculturalité
propre à la ville d’Alger et à ses habitants d’hier et d’aujourd’hui. Son sujet, qui est l’histoire
d’une librairie abritant des rencontres et des cultures diverses dans un espace social qui est la
rue dont l’identité reste profondément populaire. Ainsi, la librairie « Les Vraies Richesse »
s’impose comme un chronotope principal et cette chronotopie romanesque est liée au devenir
actantiel, au parcours narratif qui rejoint la question du point de vue des personnages.
Ce faisant, la perspective de l’espace ne peut être envisagée en dehors d’une perception
polysensorielle des personnages qui l’occupent. En effet, en tant que théorie de la perception
spatiale, la géocritique nous a permis de repérer les vecteurs sensoriels et affectifs investis
dans la spatio-temporalité comme la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, les impressions du
bonheur ou de déception. Par ailleurs, en déterminant le chronotope principal qui nous renvoie
à la librairie, nous sommes parvenues à conférer aux « Vraies Richesses » un rôle important
que ce lieu joue tout au long du récit : Cet espace est un lieu historique, de rencontres, de
contacts, de l’apprentissage (lecture/écriture), de littérature et de toutes formes de
représentations artistiques. « Les Vraies Richesses » qui se situe dans la rue Hamani, ex-rue
Charras à Alger traverse le temps et sert de passerelle culturelle aux différentes générations de
personnages qui l’ont occupée. C’est un lieu hétérogène (hétéroclite) dont la caractéristique
fondamentale est de posséder une identité culturelle plurielle reflétant celle des personnages
de notre corpus.
Toutefois, l’analyse de l’espace à travers le temps nous a conduites à souligner une
dichotomie identitaire qui oscille entre deux processus : Le processus de la résistance mené
par Edmond Charlot et Abdallah pour préserver la mémoire du lieu historique, et le processus
de la destruction soutenu par le personnage de Ryad qui a œuvré pour effacer et inscrire ainsi
une partie de l’Histoire d’Alger dans l’oubli.
En second lieu, en nous penchant sur la représentation des lieux et des aspects de
leurs occupations à travers les personnages et l’Histoire, nous avons remarqué que Nos
richesses est un récit qui s’inscrit dans un univers sensible, référentiel et réaliste. Ainsi, la
représentation romanesque de notre corpus oscille entre réel et fictionnel. En effet, en nous
référant au principe de la référentialité, nous sommes parvenues à montrer les relations
étroites ou distancées que l’univers fictif du roman entretient avec le réel ou de l’expérience

10
Conclusion

du réel. Ainsi, l’analyse des oscillations entre le réel et la fiction nous a conduites à deux
univers : L’univers représenté et l’univers de référence (le référent).
Bien que Nos richesses soit un roman qui continue à entrainer le lecteur dans un monde
strictement fictif, nous avons établi un lien entre la représentation imaginaire et la
représentation réelle sous les principes théoriques de homotopie et hétérotopie. Le caractère
réaliste de notre corpus nous a donc permis de réunir espace réel et espace fictif à travers la
représentation de la ville d’Alger, de son Histoire coloniale puis contemporaine et de ses
habitants.
La géocritique initiée par Bertrand Westphal, une théorie encore en voie d’évolution,
nous a conféré le privilège de contribuer à une lecture critique originale de Nos richesses, un
roman algérien d’expression française contemporain dont son auteure Kaouther Adimi nous a
fourni une réflexion autour de la valeur universelle de tout espace culturel romanesque qui
nous rend davantage humain. De ce fait, ce roman constitue, à nos yeux, un objet poly-
identitaire, socio-historico-culturel ; c’est un texte captivant, un instrument littéraire d’une
signification efficace et symbolique pour que son titre devienne une devise universelle portée
par plusieurs générations algériennes.
En écrivant Nos richessses, Kaouther Adimi a voulu raconter l’Histoire de l’Algérie,
raconter « Alger-la-blanche », Alger qui traverse le temps, Alger qui change. En mettant en
œuvre deux récits qui oscillent entre la réalité et la fiction, cette auteure dont le cœur balance
entre deux cultures, deux pays : Celle de sa ville natale, Alger, et Paris, a voulu montrer
l’identité plurielle de la culture algérienne, une identité qui a été façonnée par des années
d’Histoire, de 1935, l’ère de la colonisation française, à 2017. Avec ce roman, elle célèbre
Alger comme l’une des capitales mondiales de la littérature et rend ainsi hommage à l’objet
livre, à toutes celles et tous ceux qui œuvrent pour sa création, à toutes celles et à tous ceux
qui croient encore à la magie et au pouvoir des mots.
A travers Nos richesses, Kaouther Adimi nous rappelle que la littérature, la mémoire,
la connaissance de l’Histoire sont les piliers sur lesquels se repose une démocratie libre et
indépendante car « un homme qui lit en vaut deux1.»
Pour finir, nous souhaiterions également ouvrir des perspectives de lectures
géocritiques sur d’autres récits maghrébins d’expression française ou de la littérature
francophone. A cet effet, nous aimerions mener une réflexion plus étendue sur la géocritique
de la ville d’Alger dans l’œuvre romanesque de Kaouther Adimi.

1
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, éditions Barzakh, Alger, 2017. P 11

10
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Corpus
ADIMI, Kaouther, Nos richesses, éditions Barzakh, Alger, 2017.

Ouvrages théoriques
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Articles
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Doctorat, Université de Szeged, 2011, sous la direction de Timea Gyimesi.
SALAMANI, Mourad, Etude de l’espace dans l’œuvre romanesque dibienne à la
lumière de l’apport de la géocritique et des approches postcoloniales. Thèse de
Doctorat, Département de français, Université de Béjaia, 2018. Sous la direction du
Professeure Slimani Ait Saada Eldjamhouria.
TABTI, Bouba Mohammedi, Espace algérien et réalisme romanesque des années 80.
Thèse de Doctorat d’État en Langue Étrangère, Université d’Alger, 2001. Sous la
direction de Christiane Achour et Charles Bonn.
Dictionnaires et encyclopédies
Le dictionnaire du littéraire, sous la direction d’ARON Paul, SAINT-JAQUES Denis,
VIALA Alain, PUF, 2002.
Dictionnaire d’Etymologie, sous la direction de DUBOIS Jean, MITTERAND Henri,
DAUZAT Albert (professeurs d’Université), édition Larousse, Paris, 2004.
Le dictionnaire des sciences humaines, sous la direction de DORTIER Jean-François,
éditions DELTA, Beyrouth, 2007.
Dictionnaire des symboles, sous la direction de CHEVALIER, Jean et
GHEERBRANT, Alain éditions Robert Laffont, Paris, 2012.

Sitographie : Google. fr et YouTube (Pour les interviews que Kaouther ADIMI a accordées
à la radio et à la télévision françaises)

10
TABLE DES MATIERES
Remerciements
Dédicace
Sommaire
Introduction générale...............................................................................................................7

Chapitre 1 : De la critique littéraire traditionnelle de l’espace à la géocritique..............15


Introduction............................................................................................................................15
1. Etymologie et définition de la notion d’ « espace »...................................................15
2. Pour une approche littéraire traditionnelle de l’espace................................................17
2.1. L’imagologie : Une image stéréotypée de l’espace de l’Autre.............................18
2.2. La critique thématique : L’espace est dans la psyché...........................................20
2.3. La mythocritique : L’espace est un mythème......................................................22
2.4. La narratologie : L’espace est diégétique..............................................................23
3. Pour une approche géocritique de l’espace..................................................................26
3.1. Définition de la théorie géocritique : L’apport de Bertrand Westphal..................26
3.2. Orientations Méthodologiques : La démarche géocritique...................................28
3.2.1. Spatio-temporalité..................................................................................28
3.2.2. Transgressivité.........................................................................................28
3.2.3. Référentialité.........................................................................................28
3.2.4. Eléments de géocritique.........................................................................29
3.2.5. Lisibilité................................................................................................30
3.3. De « l’espace » au « lieu » : Définitions et distinctions......................................30
3.4. La spatialisation du temps en régime postmoderne : Le chronotope....................32
Synthèse...................................................................................................................................34

Chapitre 2 : Des chronotopes et des personnages...............................................................36


Introduction.............................................................................................................................36
1. Pour une perspective multifocale : Définition des trois points de vue westphaliens…38
1.1. Le point de vue endogène......................................................................................38
1.2. Le point de vue exogène.......................................................................................38
1.3. Le point de vue allogène.......................................................................................38
2. Alger en trois temps.....................................................................................................40
2.1. Alger coloniale : Le point de vue endogène d’Edmond Charlot...........................41
2.2. Alger post-coloniale : Le point de vue endogène du narrateur.............................45
2.3. Alger en 2017 : Le point de vue exogène de Ryad...............................................48
Conclusion partielle : Alger, une ville multi/inter-culturelle.......................................50
3. La rue Hamani, ex-rue Charras : Une identité double..................................................51
3.1. Le point de vue endogène du narrateur.................................................................52
3.2. Le point de vue exogène de Ryad.........................................................................54
Conclusion partielle : La rue, un lieu qui véhicule une culture urbaine plurielle........57
4. Une librairie au destin tragique : Un chronotope principal..........................................58
4.1. « Les Vraies Richesses » au temps d’Edmond Charlot.........................................59
4.1.1. Un point de vue endogène......................................................................61
4.1.2. Une polytopie en mouvement.................................................................62

10
4.2. Le combat d’Abdallah : Lutter pour ne pas oublier..............................................64
4.2.1. Portrait d’un libraire : Un personnage tragique......................................65
4.2.2. Son point de vue endogène.....................................................................65
4.3. La quête de Ryad : Un stage dans une librairie.....................................................67
4.3.1. Un point de vue exogène........................................................................68
4.3.2. Du livre au beignet !.............................................................................70
Conclusion partielle : Pour une symbolique de la librairie/ du libraire/ du livre..........71
Synthèse : Tableau récapitulatif : D’une multifocalisation vers une dynamique des espaces-
lieux...........................................................................................................................................72

Chapitre 3 : Des oscillations référentielles entre réel et fiction........................................76


Introduction.............................................................................................................................76
1. La représentation littéraire du monde : De Platon et Aristote à Bertrand Westphal.....77
2. Les stratégies de la représentation selon Bertrand Westphal........................................80
3. Des modalités de l’inscription du réel dans Nos richesses...........................................81
3.1. Le consensus homotopique : Le principe de l’intégration....................................82
3.1 1. Des espaces et des référents : Alger, « Les Vraies Richesses », La rue Hamani82
3.1.2. Des personnages et des anecdotes : Edmond Charlot, des écrivains, des hommes
politiques algériens et français....................................................................................85
3.1.3. Des événements et des faits historiques.............................................................87
3.2. De Kaouther ADIMI à Nos richesses : Une identité culturelle au confluent de
l’Algérie et de la France..........................................................................................93
4. Des procédés littéraires pour les besoins de la fiction................................................95
4.1.Le brouillage hétérotopique : Le principe de la ségrégation.................................95
4.1.1. Transformation « impropre » des « Vraies Richesses » : Un espace de
substitution.............................................................................................................96
4.1.2. Abdallah et Ryad : Des personnages types..................................................97
4.1.3. Les carnets d’Edmond Charlot..................................................................98
Synthèse....................................................................................................................................99

Conclusion générale............................................................................................................101
Bibliographie.........................................................................................................................104
Table des matières................................................................................................................107
Annexes
Résumé

10
ANNEXES
Image1 : Alger, ville coloniale (Algermiliana.com)

Image 2 : Alger pendant la décennie noire (elwatan.com)

1
Image 3 : Alger en 2017 (google.fr)

Image 4 : La rue Hamani, ex-rue Charras (google.fr)

2
Image 5 : La librairie Les vraies richesses à Alger (google.com)

3
4
Kaouther ADIMI a mené un an d’enquête pour écrire Nos richesses et à la fin de ce roman,
elle révèle les sources qui lui ont permis de réaliser son projet littéraire.
Sources
Un an à écumer les fonds d’archives. À rencontrer les copains de Charlot. À dévorer
bouquins, interviews et documentaires. Surtout, il fallait rouvrir les petits livres jaunes de
Domens qui sont comme des talismans, piocher dans les souvenirs d’Edmond Charlot,
prendre quelques mots ici, des phrases là, broder, imaginer. Enfin, rappeler la recette qu’il
donna à ceux qui voulaient écrire. La recette est généreuse. Son auteur aussi.
Livres
Fanny Colonna, Instituteurs algériens (1883-1939), Les Presses de Sciences Po, 1975.
Jean Amrouche et Jules Roy, D’une amitié. Correspondance Jean Amrouche-Jules Roy
(1937-1962), Édisud, 1985.
Jules Roy, Mémoires barbares, Albin Michel, 1989.
Michel Puche, Edmond Charlot éditeur, Domens, 1995.
Collectif, Audisio, Camus, Roblès, frères de soleil, leurs combats. Autour d’Edmond Charlot,
Édisud, 2003.
Angie David, Dominique Aury. La vie secrète de l’auteur d’Histoire d’O, Éditions Léo
Scheer, 2006.
Edmond Charlot et Frédéric Jacques Temple, Souvenirs d’Edmond Charlot, entretiens avec
Frédéric Jacques Temple, Domens, 2007.
Hamid Nacer-Khodja, Sénac chez Charlot, coll. « Méditerranée vivante/essais », Domens,
2007.
Jean El Mouhoub Amrouche, Journal (1928-1962), édité et présenté par Tassadit Yacine
Titouh, Non Lieu, 2009.
Gaston Gallimard et Jean Paulhan, Correspondance (1919-1968), édité par Laurence Brisset,
Gallimard, 2011.
« Sortir du colonialisme », Le 17 octobre 1961 par les textes de l’époque, préface de Gilles
Manceron, postface d’Henri Pouillot, Les Petits Matins, 2011.
José Lenzini, Mouloud Feraoun. Un écrivain engagé, préface de Louis Gardel, Actes
Sud/Solin, 2013.
Bernard Mazo, Jean Sénac, poète et martyr, Seuil, 2013.
Guy Dugas, Roblès chez Charlot, coll. « Méditerranée vivante/essais », Domens, 2014.
François Bogliolo, Jean-Charles Domens, Marie-Cécile Vène, Edmond Charlot. Catalogue
raisonné d’un éditeur méditerranéen, Domens, 2015.

5
Collectif (sous la direction de Michel Puche), Rencontres avec Edmond Charlot, Domens,
2015.
Collectif (sous la direction de Guy Dugas), Des écrivains chez Charlot, Domens/El Kalima,
2016.
Collectif (sous la direction de Guy Dugas), Edmond Charlot, passeur de culture. Actes du
colloque Montpellier-Pézenas. Centenaire Edmond Charlot 2015, Domens, 2017.
Article
Sorj Chalandon, Il y a du sang dans Paris, Libération, 12 et 13 octobre 1991.
Films
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Richesses », ADL Production, FR3, 1991, 52 minutes.
Michel Vuillermet, Edmond Charlot, éditeur algérois, Tara Films / ENTV, 2005, 52 minutes.
Fonds d’archives
Lettres de Jean Amrouche, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Dossier L’Arche, fonds Robert Aron, Bibliothèque de documentation internationale
contemporaine de Nanterre.
Dossier Éditions Charlot, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Lettres d’Edmond Charlot à Adrienne Monnier, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Gallica/BNF pour les articles de presse de l’époque, notamment les archives du journal
L’Écho d’Alger.
Fonds Armand Guibert, « Patrimoine méditerranéen », Bibliothèque interuniversitaire de
Montpellier.

6
Résumé en français
Il s’agit dans ce mémoire de faire une lecture géocritique de Nos richesses de Kaouther Adimi.
L’introduction trace l’itinéraire que cette étude suivra, en mettant en évidence la problématique et les
hypothèses de ce travail, à savoir : la question de l’interaction qui pourrait exister entre la spatio-
temporalité et les différents personnages de Nos richesses. Autrement dit, comment les différents
points de vue des différents personnages construisent-ils l’identité des espaces géographiques et
culturelles de Nos richesses ?
Dans le premier chapitre, il s’agit d’expliquer et de définir avec précision la notion d’espace
à travers les différentes théories de la littérature pour ainsi arriver à la démarche géocritique et mettre
en valeur son apport dans l’analyse du texte littéraire.
Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse des chronotopes en fonctions des différents
points de vue des personnages dans le but de montrer que les espaces sont dynamiques et pluriels.
Dans le troisième chapitre, il est question d’analyser la référentialité, c’est-à-dire, la
communication qui existe entre la réalité et la fiction qui interagissent l’une avec l’autre dans le but de
montrer que Nos richesses est un texte qui oscille entre Histoire et Fiction.
La conclusion est un regard sur ce qui a été analysé, sur l’interaction entre espace, temps et
personnage. Elle est consacrée à la confirmation des hypothèses de lecture quant à l’identité plurielle
et au caractère dynamique des espaces géographiques du corpus. Il est également évoqué la dimension
réaliste du corpus à travers la représentation de l’Histoire de L’Algérie dans Nos richesses.
Enfin, des perspectives de lectures géocritiques sur d’autres récits maghrébins d’expression
française ou de la littérature francophone sont ouvertes afin de mener une réflexion plus étendue sur la
géocritique de l’espace urbain dans l’œuvre romanesque de Kaouther Adimi.

Mots clés : géocritique, espace-temps, lieu, personnage, chronotope, point de vue, identité, récit,
réel, fictionnel.

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¹¹ :¹‫ا‬.
Summary in English:
It is in this memoir to make a geo-critical reading of Our Wealth of Kaouther Adimi. The
introduction traces the itinerary that this study will follow, highlighting the problematic and the
hypotheses of this work, namely: the question of the interaction that could exist between spatio-
temporality and the different characters of Our riches. In other words, how do the different points of
view of the different characters construct the identity of the geographical and cultural spaces of Our
riches?
In the first chapter, it is a matter of explaining and precisely defining the notion of space through the
different theories of literature, thus arriving at the geocritical approach and highlighting its
contribution in the analysis of the literary text .
The second chapter is devoted to the analysis of chronotopes in function of the different points of
view of the characters in order to show that spaces are dynamic and plural.
In the third chapter, it is a question of analyzing the referentiality, that is to say, the communication
that exists between the reality and the fiction that interact with each other in order to show that Our
wealth is a text that oscillates between History and Fiction.
The conclusion is a look at what has been analyzed, on the interaction between space, time and
character. It is devoted to the confirmation of reading hypotheses regarding the plural identity and the
dynamic nature of the geographical areas of the corpus. it is also evoked the realistic dimensions of the
corpus through the representation of the History of Algeria in Our riches.
Lastly, geocritical readings on other Maghrebian narratives of French expression or French literature
are opened in order to lead a wider reflection on the geocritics of urban space in the novel work of
Kaouther Adimi.

Keywords: geocritic, space-time, place, character, chronotope, point of view, identity,


narrative,real, fictional.

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