Pure Nature (L. Renault)

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LA PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET L'HYPOTHÈSE DE LA PURE NATURE

Author(s): Laurence Renault


Source: Les Études philosophiques, No. 1/2, DESCARTES (JANVIER-JUIN 1996), pp. 29-47
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20849004
Accessed: 08-06-2015 09:53 UTC

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LA PHILOSOPHIE CARTESIENNE
ET L'HYPOTHESE
DE LA PURE NATURE

Resume

Le propos de cet article est de mettre en evidence la presence implicite,dans


les textes de Descartes, de la theorie de la pure nature (elaboree notamment par
Cajetan et par Suarez dans leurs commentaires de la Summa theologiaede Thomas
d'Aquin), afin de montrer Paffinite de cette theorie de la fin de la nature
humaine avec la theorie cartesienne de la connaissance.

Abstract

My aim is to point out the presence, inDescartes's writings, of the ?theorie


de la pure nature? (which appears in Cajetan's and Suarez's commentaries on
the Summa theologiaeof Thomas Aquinas), in order to show the links between
this ethical theory and Descartes's conception of the human knowledge.

Dans sa reponse a Silhon (?) de mars ou avril 16481,Descartes ecrit que


la connaissance naturelle de Dieu, que nous obtenons ? par le chemin que
dent notre raison?2, n'est qu'une ? perception trouble et douteuse?3, et
? obscure ?4; que les ?idees et notions naturelles
qui sont en nous ?5ne sont
et sur un si haut sujet?6. Descartes
que ?grossieres confuses parait ainsi
renier toutes ses affirmations anterieures concernant la valeur de verite de
la connaissance de Dieu qu'il a lui-meme atteinte, et qu'il expose notam
ment dans lesMeditations III et V. On assiste ici a une inversion systema
caracteres alors attribues a cette connaissance: la clarte et la dis
tique des
tinction de notre idee innee de Dieu7 ne sont plus que connaissance

1. at, V, 133-139.
2. at, V, 137,1. 7.
3. at, V, 137,1. 11-12
4. at, V, 138,1. 30.
5. at, V, 137,1. 3.
6. at,V, 137,1. 4-5.
7. Mcditatio at, VII, 46,1. 16-18: ?Est etiam maxime clara et distincta; nam quid
et distincte percipio, quod est reale et verum, et quodperfectionem aliquant importat, totum
quid dare
in ea continetur.?

Les Etudes philosophtques,


n? 1-2/1996

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a la certitude
obscure, approche grossiere et confuse de Dieu, quant qui
s'appuyait sur ces criteres1, elle disparait pour laisser place au doute.
Cette inversion ne remet pourtant pas en cause les affirmations pre
cedentes de Descartes. En effet, elle n'est rendue possible que par le
vue un
point de adopte ici par Descartes, qui est point de vue extrin
seque a la telle que Descartes la congoit. Aussi Descartes
philosophic,
ecrit-il a Silhon (?): ?Vous voyez ce que vous pouvez sur moi, puisque
vous me fakes passer les bornes de
philosopher que je me suis pres
crites... ?2 Silhon (?) interrogeait Descartes sur la qualite de la connais
sance de Dieu en la beatitude, c'est-a-dire une
qu'il lui posait question
relative a la felicite promise par l'Ecriture. II lui soumettait done une
une reference au donne revele. Or,
question theologique, impliquant
a sa reflexion
Descartes, d'une part, toujours pretendu limiter philoso
a ce que la lumiere naturelle peut connaitre3 et, d'autre part,
phique
a pu
congoit la theologie d'une maniere qu'on rapprocher de la theologie
ne la
positive4, parce qu'il pense pas que simple raison naturelle puisse
etre tout a fait competente pour expliciter le donne revele 5.La reponse
de Descartes est done la mise en ceuvre d'un discours qui n'appartient

1. Meditatio 111a, AT, VII, 46,1. 5-10: ?Nec diet potest hanc forte ideam Dei materialiter
falsam esse..., nam contra, cum maxlme clara et distincta sit, etplus realitatis objectivae quam ulla
alia contineat, nulla estper se magts vera...?
2. AT, V, 139,1. 8-10.
3. Bp. ad Voetium, AT, VIII-2, 26: ? Pbllosophia...nibil aliud est quam cognitio earum veri
tatum quae naturall lumine I, 75: ?ad seriophilosophandum, verita
percipi possunt.?; Principia,
temque omnium rerum cognoscibiJium indagandam...? ;Lettre-preface d lfeditionfrancaise des Prin
est l'etude de la sagesse, au sens humain du
clpes, AT, IX-2, 2,1. 10-11: la philosophic
terme, e'est-a-dire l'effort pour acquerir la ?parfaite connaissance de toutes les choses
que l'homme peut savoir?.
4. Jean Laporte, Le rationallsme de Descartes, 1950 (2? ed.), p. 334-338; H. Gouhier,
dans Lapensee religieuse deDescartes, Paris, 1972 (2e ed.), p. 279-309, n'identifie pas la posi
tion de Descartes vis-a-vis de la thiologie avec celle des tenants de la
theologie positive.
5. Discours de la metbode, AT, VI, 8,1. 8-17: ?Je reverais notre theologie, et preten
dais, autant qu'aucun autre, a le ciel; mais, ayant appris comme chose tres assuree
^agner
que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les
verites revelees, qui y conduisent, sont au-dessus de la faiblesse de notre
intelligence, je
n'eusse ose les soumettre a la faiblesse de mes raisonnements, et je
pensais que, pour
de les examiner, et y reussir, il etait besoin d'avoir extraordinaire
entreprendre quelque
assistance du ciel, et d'etre plus qu'homme.? Cette derniere proposition est
equivoque,
elle peut donner lieu a deux interpretations de la conception cartesienne de la
possibles
celle que soutient Laporte, selon laquelle Descartes a la
theologie, appartient theologie
etre peut signifier ici avoir recu un don special, le don
positive, puisque plus qu'homme
ce
d'intelligence, qui serait le propre des Peres de PEglise, des papes et des eveques, des
conciles. Cela s'accorde avec le texte des Slxlemes 7-8. On peut
reponses, AT, VII, 429,1.
aussi interpreter cette expression comme Phomme de la revelation,
designant disposant
en ce sens elle ne dit rien d'autre que le choix de Descartes de pratiquer la philosophic,
e'est-a-dire une fondee sur la seule lumiere naturelle. Le rapport de la raison a
discipline
la theologie n'est evidemment pas le meme dans l'un et l'autre cas. Le second sens s'ac
corde mieux avec les tentatives de Descartes pour expliquer certains points du doeme
par ses principes meme si Descartes s'est toujours merle des complica
philosophiques,
tions et des disaccords qui surgissent d'un trop grand usage de la raison en theologie, cf.
A Mersenne, 27 mai 1630, AT, I, 153,1. 9-13; a ***, aout 1638, AT, II, 347-348; a Mer
senne, 27 aout 1639, AT, II, 570,1. 20-22.

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 31

pas a la philosophie, parce que ce dont il traite ne releve pas de la philo


sophie, et qui, s'il utilise la raison, n'est pas tout a fait assure de sa com
petence en ce domaine, alors qu'il Test de sa competence dans le domaine
philosophique. A ce double titre, ce jugement sur la connaissance natu
relle de Dieu ne peut pas mettre en echec les thises de la philosophie car
tesienne sur leur propre terrain. D'un point de vue strictement philoso
a a revenir sur ce a ete etabli, la connaissance
phique, il n'y done pas qui
naturelle de Dieu peut done bien reclamer, dans le champ philosophique,
le statut de certitude, voire de certitude la plus haute1, si elle satisfait aux
requisits de la connaissance vraie, tels que les definit la philosophie car
tesienne. Le point de vue ou Descartes se situe pour affirmer la confu
sion, l'obscurite et le caractere douteux de la connaissance naturelle de
Dieu ouvre done une perspective qui n'est pas celle dans laquelle Des
cartes pretend inscrire sa reflexion philosophique.
Ce point de vue non philosophique, s'il ne fonde qu'un jugement
extrinseque a la philosophie cartesienne, qui ne la remet pas en cause, et
dont celle-ci n'a pas a tenir compte, permet cependant d'en devoiler un
peu les ressorts. Principalement, ce vue
point de extrinseque permet de
comprendre
un peu
plus precisement
ce que Descartes entend par ? phi
? et, peut-etre, de l'idee de la
losophie degager philosophie qui anime la
demarche cartesienne, s'il est possible d'observer une convergence entre
cette lettre et les autres ecrits de Descartes.
En effet, la restriction de la reflexion philosophique a ce que la raison
naturelle peut connaitre, que Descartes affirme notamment dans la
de I'edition des ou dans a Voetius,
Lettre-preface franfaise Principes, YEpitre
n'est pas en elle-meme une affirmation originale, mais il y a diverses
manieres de la comprendre. Que la philosophie s'en remette a la puis
sance naturelle de connaitre, e'est-a-dire qu'elle ne pretende pas delivrer
d'autres verites que celles que la raison naturelle peut atteindre, cela peut
se comprendre au moins de deux manieres, en fonction de la reponse a
une autre question, qui met en jeu l'horizon theologique tel qu'il est
aborde ici. Cette autre question consiste a demander si Ton accorde ou
non que le desir naturel de connaissance se limite lui aussi a ce que la rai
son naturelle peut connaitre. a) Soit le desir naturel de connaissance ne
s'etend pas plus loin que la faculte naturelle de connaissance, alors la phi
losophie peut satisfaire totalement le desir d'ou elle procede; b) soit le
desir naturel de connaissance s'etend au-dela des limites du pouvoir
naturel de connaissance. Alors la philosophie comme la
n'apparait que
satisfaction imparfaite d'un desir qui a la fois la fonde et la transcende.
Que le desir naturel de connaissance ne s'etende pas plus loin que lepou
voir naturel de connaitre, e'est une these qui caracterise notamment les
tenants de la theorie de la pure nature, dont les representants les plus

1. MeditaHo Ilia, AT, VII, 46,1. 23-28.

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connus sont Cajetan et Suarez1. Cette stricte proportion entre le desk et


le pouvoir naturels leur sert en particulier a refuser tout desir naturel de
au
voir Dieu, puisqu'ils n'admettent pas que la vision beatifique soit
pouvoir naturel de l'intellect fini2. C'est done bien la question de la
connaissance intuitive de Dieu, en consiste ?la connaissance de
quoi
Dieu en la beatitude ?3, qui peut fournir un point de vue privilegie pour
poser la question de savoir si Descartes ou non a la tradition
appartient
de la pure nature4, et qui permet d'eclairer la notion cartesienne de ? phi
?.
losophic
C'est sur ce plan que la lettre a Silhon (?) constitue un texte privile
est le seul texte connu de Descartes ou celui-ci analyse
gie, puisqu'elle
la notion de beatitude surnaturelle5). C'est aussi le seul
explicitement
texte, a notre connaissance, ou Descartes jugf sa philosophie d'un point
de vue theologique. C'est done en se plagant du point de vue theolo
gique que Ton peut preciser l'id6e de la philosophie qui preside a la
reflexion cartesienne. Apparent paradoxe pour une philosophie qui pre
tend s'edifier sans reference aucune a la theologie et aux questions qui en
relevent, qui invite a reviser et sans doute a complexifier un peu l'analyse
du rapport entre theologie et philosophie chez Descartes.

1. Cajetan, Commentaria in Summam theologiae Sancti Thomae Aquinatis, la q 12 a 1,


n? LX: ?Natura non inclinationem ad tota vis naturae non
largitur quod perducere possit?;
et F. Suarez, De ultimo
fine hominis, IV, II, 5: ?Appetitus naturalis fundatur in naturali capa
citate, et non tendit nisi in rem modo naturae naturalis naturae
aliquo possibilem, quia appetitus
consentaneus.? Sur le systeme de la pure nature, sa formation et ceux qui s'y rattachent, cf.
H. de Lubac, notamment Surnaturel, etudes historiques, Paris, 1991 (2e eel.), etAugustinisme
et the'ologiemoderne, Paris, 1965.
2. Cajetan, op. Ia a 12 a 1 n?I: ?Intellectus creatus nonpotest Deumper essentiam
videre, nisi per gratiam?; F. Suarez, De ultimo fine hominis, XVI, II, 7: ?In homine non est
nec totails, nec
potentia ulla naturalis, neque activa, neque passiva, partialis ad videndum Deum...?
3. AT, V, 136,1. 16
4. Sur cette question, cf. J.-L. Marion, De quoi Pego est-il capable ?Divinisation et
domination: capable/capax, inQuestions cartesiennes /, Paris, 1991.
5. Quand Descartes parle de beatitude, e'est le plus souvent de beatitude naturelle
autrement dit de felicite ce n'est et pour delimi
qu'il s'agit, philosophique, qu'en passant
ter son propos surnaturelle. Les lettres a Elisabeth
qu'il parle de la beatitude traitent de la
qui depend de la philosophie: ?Je n'ai point d'autre sujet,pour vous entretenir,
f61icit?
que de parler des moyens que la philosophie nous pour cette souve
enseigne acquSrir
raine felkite\..?(21 juillet1645,AT, IV, 252,1. 14-16); e'est ainsi que la definitionde la
beatitude de la lettredu 4 aout 1645 le point de vue d'un philosophe
?
n'expose que ?
(Seneque) qui n'6tant point eclair^ de la foi, n'avait que la raison naturelle pour guide
et se limite done a la ?beatitude naturelle? 13-14 et 267,1. 24). U s'agit
(AT, IV, 263,1.
? en la
toujours du souverain bien qui consiste possession de tous les biens dont
l'acqui
sition depend de notre libre-arbitre?, et est
qui explicitement cUstingu6 de la beatitude
surnaturelle: ?II n'y a que la foi seule, qui nous enseigne ce que e'est
que la gr&ce, par
nous a une beatitude
laquelle Dieu eleve surnaturelle...? (6 octobre 1645, AT IV,
305, 1. 13-14 et 314, 1. 9-12). II en va de meme pour la lettre a Christine du
20 novembre 1647, ou Descartes expose seulement Popinion qu'il
a touchant ?le souve
rain bien considere au sens que les philosophies anciens en ont ?ne
parle?, lesquels
savaient rien de la beatitude surnaturelle? V, 81-82 et 82,1. 16-17.
(AT,
6. II s'agit done d'une optique differente de celle des textes ou Descartes sa
confronte
aux donnees de la foi, pour en montrer le plein accord.
philosophie

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 33

Certes, ce texte ne doit pas etre surestime, il ne s'agit que d'une


lettre.Mais il ne peut aussi s'agir que d'une lettre, puisque Descartes, de
lui-meme, ne saurait a traiter un tel
s'engager sujet qui n'appartient pas
aux limites de
philosopher qu'il s'est fixees, pour qu'il y vienne il faut
done une sollicitation exterieure. Ce n'est done pas son statut epistolaire
nous gener. En revanche, le point de vue
qui doit privilegie qu'offre
cette lettre ne doit pas laisser meconnaitre qu'il ne s'agit que d'une lettre.
L'evaluation de son importance dependra done de l'ampleur de l'echo
trouvera dans d'autres textes cartesiens, mais aussi de la en
qu'elle prise
compte des textes philosophiques qui pourraient dormer des aper$us
contraires sur cette meme question du desir naturel de connaissance.
tout de suite son extension, ne pourra
Disons qu'une telle entreprise, par
etre menee a terme dans cet article.

Ce qui nous parait essentiel dans cette lettre, pour resoudre la question
proposee, e'est que la devaluation de la connaissance naturelle qu'elle met
en ceuvre ne porte pas sur toute la connaissance naturelle. Ce n'est pas
toute connaissance naturelle qui se trouve ici devaluee: la connaissance
naturelle de Dieu est bien trouble et douteuse si on la compare a la connais
sance des Bienheureux, mais les connaissances naturelles qui presentent un
caractere intuitifne sont pas privees de leur certitude (et done elles ne sont
pas privees non plus de la clarte et de la distinction qui fondent cette certi
tude, bien que Descartes ne le precise pas). Elles conservent toutes leurs
Elles constituent une connaissance ?certaine?1, que Ton se
prerogatives.
vue ou d'un vue
place d'un point de philosophique point de theologique.
Leur valeur de verite n'est pas modifiee par le choix du point de vue. Le
nouveau vue a une devaluation de la
point de adopte n'introduit done pas
connaissance naturelle dans son ensemble, devaluation qui s'appuierait sur
rimperfection de notre puissance naturelle de connaitre: il ne s'agit pas ici
de dire que la connaissance humaine est imparfaite si on la compare a la
connaissance que Dieu possede et a laquelle il peut nous associer, dans la
vision beatifique ? par une impression directe de la clarte divine sur notre
entendement ?2. Ce n'est pas ce type de comparaison qui est en cause ici. Ce
un certain mode naturel de connaissance, par rapport
qui est devalue, e'est
a un autre mode de connaissance, qui peut etre soit naturel, soit surnaturel,
lemode de connaissance intuitif.En d'autres termes, ce n'est pas la natura
lite de la connaissance qui est problematique et source de defaut du point
de vue theologique. Ce n'est pas le couple naturel/surnaturel qui opere la
discrimination, bien que ce soit le point de vue de la vision surnaturelle qui
rende cette discrimination possible. La discrimination s'opere en fonction
de la distinction entre ce qui est intuitif et ce qui ne Test pas, et nous avons

1. AT, V, 137,1. 28.


2. AT, V, 136,1. 26-27.

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des maintenant, c'est-a-dire naturellement, de telles connaissances intui


tives, ou ? connaissances directes ?1.
La consequence la plus evidente du nouveau point de vue adopte, c'est
done une redistribution des modes naturels de connaitre les uns par rapport
aux autres. Ce nouveau point de vue introduit une discrimination et une
vue
inegalite entre des modes naturels de connaitre qui, d'un point de phi
sont consideres comme dormant lieu a une connaissance
losophique, egale
ment certaine et claire et distincte. Ainsi, dans cette lettre, l'enonce du cogito
est donne pour certain, alors que la connaissance naturelle de Dieu ne Test
ce vue
pas2. Bien plus, qui etait disqualifie noetiquement d'un point de phi
de la valeur: le sens se trouve reevalue, on le
losophique reprend quand
considere du point de vue qui prend en compte la perspective de la vision
etmeme s'il reste inferieur a ce que l'intuition intellectuelle peut
beatifique,
donner, il semble avoir l'avantage sur la connaissance naturelle et non
intuitive de Dieu3. De ce point de vue, les differentes connaissances natu
relles se redistribuent done les unes par rapport aux autres. Et cette redis
tribution s'opere d'apres le critere de la connaissance intuitive.
Or, ce
qui est devalue, theologiquement parlant, par la reference a la
connaissance intuitive comme seule connaissance claire, distincte et cer
taine, ce n'est pas seulement la discursivite de la connaissance. En effet, un
tel reproche ne pourrait pas suffire a disqualifier toute connaissance natu
relle de Dieu. Dans sa lettre a Silhon (?), Descartes reconnait que nous
avons deux sources pour connaitre Dieu en cette vie4: a) soit les donnees
de la foi, a partir desquelles on peut raisonner pour connaitre Dieu; b) soit
les idees et notions naturelles qui sont en nous, c'est-a-dire l'idee innee de
Dieu. Or, si le premier mode est effectivement discursif, iln'est pas stricte
ment naturel, puisqu'il s'appuie sur la revelation et, de fait, il n'est pas uti
lise par Descartes dans sa metaphysique. Ce n'est done pas ce mode de
est au
connaissance-ci qui disqualifie premier chef quand il s'agit de l'im
perfection de la connaissance naturelle de Dieu. Le second mode, en

1. AT, V, 137,1. 20-21.


2. Descartes distingue ici deux types de connaissances intuitives que nous possedons
des cette vie: celles qui relevent des sens, et celles que Tame ? de la beneficence
possede
de son createur?, et lui donnent une ? connaissance
qui premiere, gratuite, certaine?,
dont Texemple est la ? n'est un
proposition ?je pense done je suis?, qui point ouvrage de
votre raisonnement? (AT, V, 137-138).
3. ?Que notre esprit,
lorsqu'il
sera d6tache du corps, ou que ce corps ne lui
glorifie
fera plus d'empechement, ne recevoir de telles illustrations et connaissances
puisse
directes, en pouvez-vous douter, puisque, dans ce corps meme, les sens lui en donnent
des choses corporelles et sensibles...?
(AT, V, 137,1. 18-23).
4. ?Toutes les connaissances que nous pouvons avoir de Dieu sans miracle en cette
vie, descendent du raisonnement et du progres de notre discours,
qui les deduit des prin
ou viennent des idees et des notions naturelles
cipes de la foi qui est obscure, qui
sont en
nous, qui pour claires qu'elles soient, ne sont que grossieres et confuses sur un si haut
sorte que ce que nous avons ou acquerons
sujet. De de connaissance par le chemin que
tient notre raison a, premierement, les tenebres des principes dont il est tire, et de plus
Pincertitude que nous eprouvons en tous nos raisonnements? (AT, V, 136, 1. 28 a
137,1. 10).

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 35

revanche, est naturel et fait le fond de toute la connaissance de Dieu que


propose la philosophie cartesienne1, de sorte qu'il semble tout particuliere
ment vise ici.Or, iln'est pas necessairement discursif. Descartes a a
precise
l'etablissement de l'existence de Dieu a de la
plusieurs reprises que partir
consideration de l'essence divine, tel qu'il l'expose par exemple dans la cin
etre connu sans raisonnement. Dans la cinquieme
quieme Meditation, peut
demande de l'expose geometrique des Seeondes reponses,Descartes ecrit que
c'est par la seule consideration de la nature de l'etre souverainement parfait
que Ton peut connaitre la necessite de son existence2. Cela signifie que cette
verite peut etre atteinte sans aucun raisonnement. La disqualification, pour
porter sur toute connaissance naturelle de Dieu ne saurait done s'appuyer
sur une au discursif : la connaissance intuitive ne
opposition de l'intuitif
seulement a la connaissance discursive, elle doit aussi
s'oppose pas s'oppo
ser a la connaissance non-discursive que peut dormer l'idee innee de Dieu.
Et c'est ce qu'affirme iciDescartes quand il ecrit qu'une telle connaissance
de Dieu par son idee innee en nous, repose sur un principe aussi obscur que
le sont les donnees de la foi.
II semble done que la connaissance intuitive, que Descartes definit
dans sa lettre comme ? connaissance directe ?3, soit une connaissance
qui
se passer non seulement de lamediation du raisonnement, mais
pretende
encore de la mediation de l'idee. Ce qui est devalue ici, c'est la connais
sance
impliquant
une mediation entre ce qui est a connaitre et l'entende
ment, que cette mediation reside dans un raisonnement ou bien qu'elle
reside dans une idee. Ce n'est done pas uniquement la non-discursivite
qui est requise, pour que la connaissance soit vraie, c'est aussi le rapport
immediat a ce qu'elle pretend connaitre4, autrement dit, la non-represen
tativite de la connaissance. Le point de vue theologique met done en
ceuvre le principe suivant lequel une connaissance n'est vraie que si elle
se fonde sur un acces direct a la chose connue. Cela s'accorde d'ailleurs
avec le theme theologique de la beatitude comme vision
parfaitement
directe de Dieu, excluant lamediation d'une representation5. La perspec

1. A Mersenne, juillet 1641, AT, III, 394, 1. 4-8: ?I1 faut done demeurer d'accord
au'on a Pidee de Dieu, et ne peut pas est cette idee, ni ce que Ton
qu'on ignorer quelle
cloit entendre par elle; car sans cela nous ne pourrions du tout rien connaitre de Dieu.?
2. Secundae responsiones, Rationes more geometrico disposatae: AT, VII> 163,1. 27: ? absqne
ullo discursu?, et demonstration de la proposition I, AT, VII, 167,1. 4-7 ? hie est syllogismm,
de quo jam supra ad objectionem sextam; ejusque conclusio per se nota essepotest Us qui a praejudi
ciis sunt liberi, ut dictum estpostulato quinto.?
3. AT, V, 137,1. 20-21.
non intuitives, du vue
4. La deficience des connaissances point de theologique,
refere done a un tout autre probleme que celui qui implique de garantir la science des
conclusions par la veracite divine, dans l'ordre philosophique.
5. Theme tous les le xilf siecle, a la suite: 1 /de la cri
repris par theologiens, depuis
de Saint-Victor, d'une certaine interpretation du theme dionysien des
tique, par Hugues
theophanies selon laquelle Tintellect cree ne pourrait pas connaitre Dieu lui-meme, mais
seulement des similitudes creees de la divinite; et 2/de la condamnation de cette inter
Paris en 1241.
pretation par l'eveque de

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five theologique est done une perspective d'ou la connaissance est mesu
ree par sa coincidence avec l'objet. La connaissance est imparfaite lors

qu'elle n'est pas intuitive, e'est-a-dire lorsqu'elle n'est pas relation imme
diate, ou contact avec ou la verite a connaitre: ?connaissance
l'objet
directed. C'est la non-coincidence avec l'objet qui est
disqualifiante,
e'est done la connaissance par simple representation qui est devaluee de
ce point de vue. Le jugement propose ici se refere done a une noetique
fondee sur le primat de l'objet sur le sujet connaissant.
Ce qui est en jeu ici, c'est bien en effet une theoriede la connaissance dis
tincte de la theorie philosophique de la connaissance vraie ou parfaite, et
c'est precisement pourquoi a
il y devaluation de toutes les connaissances
naturelles de ce point de vue. Descartes ne dit pas
simplement que la
connaissance la plus parfaite, la connaissance de l'essence divine par les
bienheureux, est intuitive. II affirme, du point de vue theologique ou il
se place, qu'une connaissance est imparfaite si elle n'est pas
quelconque
intuitive. La connaissance beatifique n'est done pas seulement un sommet,
elle est aussi un modele, sa perfection ne reside pas seulement dans Faeces
a un certain ? objet?, mais aussi dans sa modalite de connaissance de cet
?objet?, et c'est cette modalite de connaissance (l'intuition comme
connaissance est assurer la verite ou la
directe) qui exigee pour perfec
tion de nos autres connaissances, quels que soient leurs objets. Autre
ment dit, pour parfaite que soit la connaissance beatifique, elle n'a pas
pour autant un statut de totale tout au contraire, sa perfection
exception:
est normative pour les autres connaissances. La perspective
theologique
ne met done pas en jeu seulement la connaissance de Dieu, elle implique
une certaine conception de la connaissance. Et cette conception de la
connaissance ne peut pas etre identique a la conception philosophique de
la connaissance: pour qu'il y ait deux evaluations differentes des memes
connaissances, il faut bien que ces deux evaluations se referent a deux
normes differentes, a deux manieres differentes de concevoir la perfec
tion dans Fordre de la connaissance. On peut done parler de deux noeti
ques cartesiennes, Fune philosophique, Fautre theologique.
Or, cette conception ?theologique? de la connaissance presente un
autre caractere concerne directement notre la
particulier qui question:
connaissance directe n'est jamais a attribuer au pouvoir de la pensee
humaine, mais releve toujours d'un don divin ou, comme Fecrit Des
cartes, de la ? beneficence ?2 du createur, de telle sorte que cette coinci
dence peut etre appelee une connaissance ? gratuite ?3. Produire une telle
coincidence de la pensee et de la chose n'est done pas au pouvoir de la
pensee finie (ce qui n'est pas le cas du sens4), la connaissance intuitive

1. AT, V, 137,1.20-21.
2. AT, V, 137,1.24.
3. AT, V, 137,1. 27-28.
4. AT, V, 137,1. 20-23: ?De telles illustrations et connaissances directes... les sens
lui en donnent des choses corporelles et sensibles. ?

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 37

intellectuelle exige toujours une intervention divine, meme si cette inter


vention se confond avec l'acte par cree
lequel Dieu l'esprit humain1
pourvu des connaissances ? sans il ne serait pas capable de rai
lesquelles
sonner ?2, et qui sont precisement? une preuve de la capacite de nos ames
a recevoir de Dieu une connaissance intuitive ?3. L'intuition, au sens
entendu ici4, de connaissance directe de la chose meme, n'est done pas au
ne peut pas etre considere comme
pouvoir de notre entendement, qui
? agent ?5, ou comme operant cette mise en contact. Si done nous
dispo
sons naturellement de connaissances intellectuelles intuitives, celles-ci ne
sont pourtant pas plus en notre pouvoir que ne Test la connaissance sur
naturelle. La distinction entre connaissances intuitives naturelles de l'en
tendement et connaissance intuitive surnaturelle ne doit done pas etre
du de vue de la : ce qui fait la
interpretee point question du pouvoir
naturalite de certaines connaissances intuitives de notre entendement

1. On peut en fait hesiter entre deux D'un cote, il peut sembler


interpretations.
ici a une conception
ait affaire qui rappelle la conception thomiste de la connais
qu'on
sance selon laquelle Dieu dote la nature angelique des especes
angelique, intelligibles qui
lui permettent de connaitre toutes les choses creees ditferentes d'elle, et cela par Pacte par
il cree de sorte que ces especes, sans a sa nature, sont pourtant
lequel Pange, appartenir
a Summa theologiae, la q 55 a 2. II y aurait
dites connaturelles Pange. Cf. Thomas d'Aquin,
ici comme une anthropologisation de ce theme, mais restreinte a la seule connaissance
intuitive. Mais on peut aussi voir dans cette un avatar du theme
conception d'origine
de Fillumination, 1/le terme fran9ais d'illustration semble bien
augustinienne puisque
deriver tout droit du latin illustrare, qui appartient au vocabulaire de Fillumination; et
2/le theme d'une connaissance dans la lumiere divine (?en la lumiere de Dieu? AT, V,
136,1. 26-27) est une des caracteristiques de la theorie de Fillumination, cf. par exemple,
ori
Bonaventure, Quaestiones disputatae de scientia Christi, IV, resp. Cette affirmation d'une
de certaines pensees ne d'ailleurs pas seulement du point de vue
gine divine procede
ce theme
theologique
ici adopte, puisque apparait notamment dans la Regie IV, AT, X,
373,1. 7-9: ?Habet enim humana metis nescio quid divini, in quo prima cogitationum utilium
semina itajacta sunt...?, mais aussi dans laMeditation III, a propos de Pidee de Dieu. Mais
il ne s'agit pas alors de connaissance intuitive.
2. AT, V, 137,1. 25.
3. AT, V, 138,1. 9-11. Nous soulignons. II faut remarquer que Fon ne saurait assimi
ler ces connaissances directes que Dieu nous donne aux idees innees.
4. Sur la distinction entre Yintuitus, achevement de la lumiere naturelle, et Fintui
tion, cf. J.-L. Marion, Annexe I a la traduction des Regulae ad directionem..., La Haye,
1977.
5. AT, V, 136, 23-29: ?La connaissance intuitive est une illustration de Fesprit par

laquelle il voit en la lumiere de Dieu les choses qu'il lui plait decouvrir par une impres
sion directe de la clarte divine sur notre entendement, en cela comme
qui n'estpoint considere
comme recevant les rayons de laDivinite.? Nous Cette
agent, mais seulement soulignons.
de Fentendement dans Fintuition n'est pas du meme ordre que celle que sou
passivite
il distingue entre les actions et les passions de Fame, c'est-a-dire
ligne Descartes quand
entre ses et ses volontes art. 17). Elle refere a la dis
perceptions (cf. Passions de l}dme, I,
tinction d'origine aristotelicienne entre intellect agent et intellect possible, et aux debats
sur la these d'origine avicennienne. En particu
medievaux separation de Pintellect agent,
lier, elle se situe dans la lignee de Faugustinisme avicennisant, identifiant Fintellect agent
cette
separe a Dieu, represente notamment par Guillaume d'Auvergne. Chez Descartes,
these ne vaut pourtant pas de toute intellection, mais de la seule connaissance intellec
tuelle intuitive, et elle ne vaut de Pintellection que pour autant que Fon se place d'un
vue II semble done que ce soit la difference des points de
point de extra-philosophique.
vue la philosophic cartesienne un certain nombre de theses noetiques.
qui exclut de

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38 Laurence Renault

n'est pas le pouvoir que cet entendement aurait de les produire, mais
en
simplement le fait que rentendement dispose naturellement, parce
que Dieu a
les lui donnees en le creant, a la difference de la connaissance
intuitive de Dieu. La modalite de connaissance qui est normative, du
vue une modalite de connaissance
point de theologique, n'est done pas
qui releve du pouvoir de notre entendement. Le point de vue theolo
se refere a une theorie de la connaissance en
gique qui implique la prise
compte de l'intervention de Dieu dans la connaissance intellectuelle.
Si maintenant on considere les criteres de la connaissance vraie que
propose la philosophic cartesienne, on verra qu'ils ne font, en revanche,
que refleter le pouvoir de l'entendement humain et ses limites. En effet,
d'un point de vue philosophique, la clarte et la distinction de la connais
sance (assorties, pour l'evidence passee, de l'etablissement de la veracite
divine) suffisent a proclamer une connaissance vraie1. Et jamais Des
cartes n'affirme que la condition de cette clarte et de cette distinction
serait l'acces immediat, non-representatif a la chose qui est connue. La
meme ou cet acces direct a la chose nous serait donne dans notre
connaissance intellectuelle naturelle, comme e'est le cas du cogito,d'apres
le point de vue theologique, ce n'est pas ce que Descartes remarque dans
son analyse de la certitude de cette connaissance, tout au
philosophique
moins quand il s'agit d'eriger ces caracteristiques du cogito en criteres de
toute connaissance vraie. L'exportation des caracteristiques de la verite,
autrement dit la generalisation de ce qui apparait comme
temoignant de
la verite du cogito a d'autres connaissances, y compris a des connaissances
discursives et representatives, manifeste tout au contraire que clarte et
distinction ne peuvent exercer leur fonction de critere que si elles ne sont
pas solidaires de l'intuition comme connaissance directe et non represen
tative. L'etablissement de la ? regie generale?2 implique done une indif
ference de la theorie philosophique de la connaissance au caractere direct
ou indirect d'une connaissance. Le passage de la
description du cogito a
l'elaboration de criteres normatifs de la connaissance vraie semble devoir
neutraliser, ou rendre sans consequence, toute tentative
philosophique
qui viserait a au un caractere intuitif, au sens d'immediat.
assigner cogito

1. Secundae responsiones AT, VII, 144-145: a nobis recte


?Imprimis, statim atque aliquid
percipi putamus, sponte nobis persuademus illud esse verum.Haec autem
persuasio si tarnfirma sit
ut nultam unquam causam dubitandi de eo
possimus habere quod nobis itapersuademus, nihil est quod
ulterius inquiramus; habemus omne quod cum ratione licet optare?; et 146, 14-26: ?Alia sunt
quae quidem etiam clarissime ab intellectu nostro percipiuntur, cum ad rationes ex quibus pendet
ipsorum cognitio satis attendimus, atque ideo tune temporis non possumus de Us dubitare; sed quia
istarum rationum possumus oblivisci, et interim recordari conclusionum ex
ipsis deduct arum, quaeri
tur an de his conclusionibus habeatur etiam
firma et immutabilis persuasio, quandiu recordamur ipsas
ab evidentibus principiis fuisse deductas; haec enim recordatio
supponi debet, ut did possint conclu
sions. Et respondeo haberi quidem ab Us qui Deum sic norunt ut intelligantfieri non posse
quin
eo
facultas intelligendi ab ipsis data tendat in verum.?
2. Meditatio Ilia, AT, VII, 35, 1. 13-15: ? Videor pro regula generali posse statuere, illud
omne esse verum,
quod valde dare et distincte perdpio.?

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 39

Cette coincidence avec l'objet n'est done ni un critere, ni une condition


de la verite, du point de vue de la philosophie.
Cela signifie que la norme philosophique de la connaissance vraie ne
tient pas compte de cette modalite de connaissance que l'entendement
n'a pas le pouvoir de produire. C'est l'indubitabilite d'une connaissance,
qui procede d'un bon usage de notre faculte naturelle de connaissance,
a
qui suffit ptoduire la clarte et la distinction et done la verite. L'esprit
humain n'a pas besoin d'autre chose, pour etre assure de son pouvoir de
connaitre la verite, que de l'experience de rindubitabilite du clair et du
distinct, et de l'etablissement de la veracite divine. Celle-ci, loin de faire
dependre la verite de la connaissance humaine de l'intervention de Dieu,
nous assure au contraire de l'autonomie de la pensee humaine dans son
activite de connaissance1. La connaissance naturelle ne refere done pas sa
verite a l'intervention de Dieu. C'est d'ailleurs plus largement tout ce qui
ne releve pas du
pouvoir de la pensee humaine qui est exclu du critere de
la connaissance intellectuelle vraie, qu'il s'agisse de ce qui releve de
Dieu, ou qu'il s'agisse de ce qui releve du sens2. Clarte et distinction rele
vent du pouvoir d'un entendement et d'une volonte bien conduits, et
d'eux seuls. La theorie cartesienne de la connaissance. n'exige done pas
autre chose, pour qu'une connaissance soit declaree vraie, que ce que
notre pouvoir naturel de connaitre est en mesure de produire de maniere
autonome. Le modele de la connaissance vraie reflete done le pouvoir de
connaitre que nous possedons par nature et que nous utilisons quand
nous usons bien de cette nature. II ne comporte rien qui une
impliquerait
intervention qui ne releverait pas du pouvoir de notre pensee. Descartes
affirme done l'autosuffisance de notre faculte de connaissance dans son
domaine: pour acceder a la verite dans le champ de ce qui tombe sous la
lumiere naturelle, l'entendement n'a besoin que de son propre pouvoir
? a ? a
qui s'exerce plein quand la volonte n'outrepasse pas son role3
l'exclusion de toute intervention exterieure. On peut meme ajouter que

1. Tout ceci ne vaut que relativement a la connaissance intuitive et a Pintervention


de Dieu a des telles que Pillumi
particuliere qu'elle implique (ou conceptions noetiques
nation par Dieu ou par un intellect agent separe, suivant Phomme n'est pas
lesquelles
autonome dans son activite de connaissance, la certitude, ou Pintellection elle-meme,
n'en reste pas moins auteur de la clarte et
requerant Paide d'un principe superieur). Dieu
de la distinction, comme il est auteur de tout ce qui a Petre. Cf. Meditatio IVa, AT, VII,
62,1. 15-18: ? Omnis clara et distincta perceptio, procul dubio est aliquid, ac proinde a nihilo non
esse
potest sed necessario Deum authorem babet?, ou encore, a Elisabeth, 6 octobre 1645, AT,
IV, 313-314.
2. Puisque la clarte et la distinction d'une perception ne sont criteres que
lorsqu'il
cf. Secundae responsiones, AT, VII, 15-20: ?Non
s'agit de perception intellectuelle, 145,1.
habetur "talis certitudo" etiam de Us quae, quantumvis dare, solo sensu
perdpiuntur, quia saepe
notavimus in sensu erroremposse reperiri, ut cum hydropicus sitit, vel cum ictericus nivem videt ut
non enim minus dare et distincte illam sic videt, quam nos ut albam. si
flavam: Superest itaque ut,
quae habeatur, sit tantum de Us quae dare ab intellectuperdpiuntur.?
3. Meditatio IVa, AT, VII, 62,1. 12-15: ?Nam quoties voluntatem injudidis ferendis ita
contineo, ut ad ea tantum se extendat quae illi dare et distincte ab intellectu exhibentur,fieri plane
non potest ut errem.?

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40 Laurence Renault

Descartes est a ce point optimiste qu'il affirme souvent que tout ce qui
tombe sous la lumiere naturelle peut etre connu avec verite par l'enten
dement. Ce qui adjoint a 1'autosuffisance de notre faculte naturelle de
connaissance, la toute-puissance de 1'entendement pour produire le vrai
en tout ce sa lumiere naturelle, comme si le domaine de ce
qui releve de
au domaine ou
qui releve de la lumiere naturelle pouvait etre identique
1'entendement peut effectivement produire le vrai1.
La norme de la connaissance est ce que l'activite de connaissance bien
a un bon usage de notre nature, et, en ce
regulee, c'est-a-dire conforme
sens, naturelle, vise a atteindre en tout ce qu'elle connait. Clarte et dis
tinction sont done ce qui finalise l'effort de connaissance, ce qui en cons
titue le terme, selon Descartes2. C'est done seulement quand 1'entende
ment y atteint que le desk de connaissance de tel ou tel objet est apaise,
ou satisfait. Or, cette clarte et cette distinction de la representation, 1'en
tendement peut les produire notamment quand il connait Dieu. II semble
done qu'on puisse conclure que la connaissance philosophique de Dieu,
obtenue par recours au seul pouvoir de 1'entendement, satisfasse notre
desk naturel de connaitre Dieu, puisqu'elle atteint a ce qui, qualitative

1. Cest notamment rambition des Regulae, Regie I, AT, X, 359, 1. 5-7: ?Studiorum
esse debet et vera, de Us omnibus quae occurunt,
finis ingenii directio ad solida proferanda judicia?,
cf. aussi Regie IV, sur la mathesis: ?Haec enimprima rationis humanae rudimenta continere et
ad veritates ex quovis subjecto eliciendas se extendere debet?, AT, X, 374,1. 7-9. Cf. Discours de la
19,1. 6-17: ?Ces toutes et faciles,
methode, II, AT, VI, longues chaines de raison, simples
dont les geometres ont coutume de se servir, pour parvenir a leur plus difficiles demons
trations, m'avaient donne occasion de penser que toutes les choses qui peuvent tomber sous la
connaissance des hommes, s'entresuivent en meme facon, et que, pourvu seulement qu'on
s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre
faut pour les deduire les unes des autres, // avoir de si
qu'il n'y enpeut eloignees auxquelles
enfin on ne parvienne, ni de si cachees qu'on ne decouvre.? Nous soulignons.
2. Beaucoup de textes de Descartes affirment d'ailleurs que la fin de la connaissance
ne reside pas dans ^extension de la connaissance, ni dans la connaissance d'un objet pri
seulement dans la capacite de connaitre droitement tout ce que nous pou
vilegie, mais
vons avoir a connaitre dans toutes les occurrences de la vie. Cf. le theme de l'accroisse
ment de la lumiere naturelle comme fin de l'etude dans la Regie I, et le theme de la
recherche d'une methode ? pour a la connaissance de toutes les choses dont mon
parvenir
esprit serait capable? de la seconde partie du Discours (AT, VI, 17, 9-10), qui fait notam
ment echo a la
Regie IV (AT, X, 372,1. 2-3). On peut ajouter a cela le texte de La recherche
de la veritepar la lumiere naturelle, ou Eudoxe compare le desk de savoir ? commun a tous
les hommes ?, en tant qu'il est insatiable, au desk deregle de veut boire:
l'hydropique qui
? Le n'est pas plus eloigne de son juste temperament
corps des hydropiques que l'esprit
de ceux-la qui sont perpetuellement travailles d'une curiosite insatiable.? L'apaisement
du desk de savoir bien regie n'est autre que la capacite de trouver des verites: ?Je croirai
avoir assez satisfait ma promesse si en vous les verites qui se peuvent deduire
expfiquant
des choses ordinakes et connues a chacun, vous rends capables de trouver vous
je
memes toutes les autres, vous
lorsqu'il plaira prendre la peine de les chercher.? Ce theme
semble d'ailleurs etre dkectement lie a notre probleme, puisque le desk de savoir n'a ici
d'autre fin que le pouvoir de savoir que nous pouvons acquerk naturellement,
et
puisque
c'est dans ce texte que se trouve, a notre connaissance, la seule reference explicite de Des
cartes a la these de la pure nature. Poliandre dit, en echo a la remarque d'Eudoxe sur le
dereglement du desk de savoir: ?J'ai bien appris autrefois que notre desk ne se peut
etendre naturellement aux choses nous etre impossibles.?
jusques qui paraissent

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 41

ment parlant, constitue le terme de l'effort naturel d'intellection. Le desk


de connaitre Dieu semble done pouvoir trouver entiere satisfaction dans
la connaissance naturelle de Dieu. En d'autres termes, le desir naturel de
au
connaitre Dieu apparait totalement proportionne pouvoir naturel de
connaitre Dieu.
Si insuffisance de la connaissance naturelle de Dieu il y a pour Des
cartes, d'un point de vue philosophique, elle ne peut done concerner la
modalitedt cette connaissance, mais seulement son extension}Mais cela ne
suffit pas a reintegrer Descartes dans la tradition du desk naturel de voir
Dieu, car l'inquietude, ou la persistance du desk, n'y est jamais fondee
sur le defaut en extension de la connaissance naturelle de Dieu. En effet,
cela reviendrait a affkmer que le desk naturel de connaissance de
rhomme, qui porte jusqu'a Dieu2, ne s'apaise qu'avec la comprehension
de Dieu, comprehension qui est impossible, meme moyennant la grace
divine, a un intellect cree, de l'avis de tous les Si
theologiens3. l'inquie
tude du desir pouvait surgir du defaut d'extension de la connaissance de
Dieu, il faudrait done renoncer a la perspective de la beatitude elle
meme, en tant que beatitude dit satisfaction totale du desk, puisque le
desk de comprehension de l'essence divine ne serait jamais satisfait. C'est
done seulement la modalite imparfaite de la connaissance naturelle de
Dieu qui peut laisser a desirer.
C'est precisement ce dont Suarez est conscient quand il recuse la for
mulation cajetanienne de la limitation du desk naturel de connaitre Dieu.
se recommandait de l'autorite de Thomas
Cajetan d'Aquin, pour nier
tout desk naturel de la vision beatifique, en interpretant les textes de
Thomas mentionnant ou un desk naturel de voir Dieu
impliquant

1. Meditatio Ilia, AT, VII, 46, 1. 18-23.


2. Cela va de soi pour la tradition du desir naturel de voir Dieu, mais il faut aussi
noter que
l'hypothese de la pure nature elle-meme n'implique pas de nier que rhomme
desire naturellement connaitre Dieu, meme si certains de ceux qui ont particip6 a son ela
boration ont pu le fake (nous pensons a Cette negation n'est pas intrinseque
Bellarmin).
ment li?e aux theses fondamentales de la pure nature, historiquement parlant, c'est d ail
leurs la these inverse qui est le plus souvent associie aux fondamentaux de ce
principes
systeme. Ainsi, Suarez, quand il determine l'objet de la beatitude, precise-t-il que cette
determination vaut de toute beatitude, tant naturelle que surnaturelle, c'est-a-cUre aussi
bien du desk naturel de connaissance que du desk surnaturel de connaissance: dans tous
les cas, c'est Dieu est le desk. La limitation imposee au desk
qui l'objet qui peut apaiser
naturel de connaissance ne pas, selon Suarez, sur l'extension de son
porte champ d'objet,
mais seulement sur le mode de connaissance desire pour l'objet le plus haut. Autrement
dit, il n'y a seule beatitude mais il y a beatitudes formelles:
qu'une objective, plusieurs
? Solum est in de objecto communem esse omni beati
hocprincipio advertendum, hanc disputationem
tudini tarn naturati, quam supernaturali vitaepraesentis etfuturae, convenient1 enim omnes in ilia re
in qua beatitudo consistit, quamvis de modo attingendi, vel consequendi illam sit diversitas...? De
ultimo V, in pr.
fine homini,
3. Cf F. Suarez, De divina substantia, II, V, 6: ?Ego vero existimo esse ali
dogma fidei
modum convenireDeo in ordine ad omnem intellectum creatum, quantum
quem incomprehensibilitatis
et in ordine ad omnem actum intelligendi crea
cumque elevatum per gratiam ad cognoscendumDeum,
tum, quantumcumque perfectum.... Primo,quia ita videntur sensisse omnes scholastic'?, et
Descartes, Primae responsiones, AT, VII, 113-114.

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42 Laurence Renault

comme s'ils un desir de vision se limitant a certains aspects


signifiaient
de Dieu, et ne visant pas l'essence de Dieu. L'homme desirerait done
naturellement voir Dieu, mais seulement en tant que premiere cause. La
solution de Cajetan consiste done a accorder un desir naturel de vision,
mais en restreignant 1' ? objet? de cette vision a ce que la puissance natu
relle peut connaitre de Dieu, a l'exclusion de l'essence de Dieu1. La res
triction porte done ici sur l'aspect objectif de la connaissance desiree et
non pas sur son aspect formel: ou
qu'il s'agisse de connaissance naturelle
de connaissance surnaturelle de Dieu, il s'agit toujours de vision. Pour
Suarez, en revanche, la vision ne peut pas etre limitee a certains aspects
de Dieu. Qui desire voir Dieu desire connaitre Dieu tel qu'il est en lui
meme2, e'est-a-dire, desire en connaitre l'essence: il y a contradiction a
soutenir que Ton desire voir Dieu sans admettre qu'on desire par la
meme la vision de son essence3. Si Ton veut restreindre le desir a ce que
nous pouvons connaitre naturellement, la restriction doit done porter
sur la modalite, et non sur l'extension de la connaissance, e'est d'ailleurs
seulement par la restriction du desir relative a la modalite que Ton peut
s'assurer de la restriction du desir relative a l'extension de la connais
sance : qui ne voit pas Dieu ne l'atteint et done seu
qu'abstractivement,
lement comme cause a nous
premiere des effets partir desquels le consi
derons, ce qui ne suffit pas a en faire connaitre l'essence. La restriction
portant sur l'extension est seconde par rapport a celle qui porte sur la
modalite. On peut meme dire qu'elle est secondaire quand la modalite
passe au premier plan, car alors, aussi etendue que soit notre connais
sance naturelle de Dieu, elle ne nous permettra pourtant jamais de
connaitre Dieu tel qu'il est en lui-meme. Ainsi, la connaissance que nous
pouvons avoir de la Trinite du fait de la revelation ne saurait etre equi
valente a la vision de la Trinite.
II est interessant de noter ici que ce reproche, qui vise
implicitement
?
Cajetan, est aussi un reproche que Suarez adresse a Scot lequel admet
un desir naturel de voir Dieu pour les creatures intellectuelles -
quand il
critique la these scotiste selon laquelle les anges connaissent naturelle
ment Dieu par une espece innee
qui represente Dieu absttactivenfent tel

1. Cajetan, Commentaria in Summam theologlae Thomae la q 12 a 1 n? IX:


Aquinatis,
?Dicam enim quod Deus inquantum causa rerum, videri desideratur, et non secundum substantiam
suam in se.?
2. F. Suarez, Disputationes 3: ?Ilia videri dicuntur, quae per
metaphysicae, XXX, XI,
intellectumproprie etprout in se sunt
conspiciuntur.?
3. F. Suarez, De ultimo fine hominis, XV, I, 4: ?Advertendum est valde errare eos
qui
dicunt hanc beatitudinem (sc. naturalem) ex parte intellectus consistere in clara visione Dei, ut est
prima causa naturalis, quod interdum videntur insinuare qui ponunt naturalem appetitum ad viden
dum Deum; est enim hoc omnino
falsum quia ilia visio, utcumque consideretur, est supernaturalis, et
non debita naturae, et
posset homo creari absque ordinatione ad illam consequendam, ut supra,
sect. 3, ostensum est, neque ut prima causa vel sub
disp. 4, quldquam refertdistinctio de visioneDei
alia ratione, quia omnis visioDei est ejusdem rationis, et earn vldeturDeus ut in se est, tarn ut
per
trinus, quam ut unus, et tarn ut auctor gratiae quam naturae.?

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 43

en lui-meme1. Pour Suarez, etant donne que la presence d'une


qu'il est
espece ne contredit pas la notion de vision2, et que c'est seulement la
vision qui permet de connaitre une chose telle qu'elle est en elle-meme,
dire que Ton connait Dieu naturellement tel qu'il est en lui-meme par
une espece innee, c'est dire que Ton voit Dieu. Cette these revient done
a affirmer que les anges ont le
pouvoir naturel de connaitre l'essence de
Dieu, ou tout au moins elle ne donne pas les moyens de nier cela3. La
distinction qu'opere Scot entire connaitre abstractivement Dieu tel qu'il
est en lui-meme et connaitre intuitivement Dieu tel qu'il est en lui-meme
est done inoperante, du point de vue de Suarez, pour maintenir la vision

beatifique hors du pouvoir naturel de la creature angelique. Cette these


revient a accorder a une creature le pouvoir naturel de voir Dieu. C'est
ainsi le meme reproche que Suarez adresse a Cajetan et a Scot, au nom
d'un des deux principes fondamentaux de l'hypothese de la pure nature,
que Cajetan admet par ailleurs4, selon lequel aucun intellect cree n'a les
moyens de voir Dieu, ou de le connaitre tel qu'il est. Suarez semble done
ici non pas proposer une variante de l'hypothese de la pure nature, mais
lui conferer sa coherence en eradiquant tout point d'appui pour la these
a ses seules
laquelle elle pretend s'opposer, selon laquelle, l'homme, par
forces naturelles, pourrait atteindre a la vision de Dieu. Le lieu crucial de
l'admission ou du refus d'un desir naturel de voir Dieu est done bien la
modalite de la connaissance de Dieu naturellement desiree.
On peut done definir deux manieres d'envisager la modalite de la
connaissance naturelle parfaite, l'une qui est conforme a la negation d'un
desir naturel de voir Dieu, ou these de la pure nature, l'autre qui rend
possible l'affirmation d'un desir naturel de voir Dieu inherent aux crea
tures intellectuelles. a) Soit la modalite de la connaissance naturelle par
faite est realisable dans la connaissance naturelle de Dieu, e'est-a-dire par
notre pouvoir naturel de connaitre, comme c'est le cas chez Descartes;
alors le desir de connaissance ne s'etend pas au-dela du pouvoir naturel
de connaissance, il est totalement satis fait par ce pouvoir. b) Soit cette
modalite n'est pas realisable dans la connaissance naturelle de Dieu, celle
ci apparait done imparfaite au regard de cette norme, e'est-a-dire que
Fexigence qui anime la connaissance naturelle l'oriente a une connais
sance de Dieu qu'elle ne peut pas atteindre, ce qui rend possible l'affir
mation d'un exces du desir naturel sur le pouvoir naturel de connaitre.

1. F. Suarez, De divina substantia, II, VIII, 3: ?Sententia Scoti 2 dist. 3 q. 9, ubi docet
se est,
posse angelum per virtutem naturalem quidditative cognoscere essentiam Dei, prout in per spe
ciem sibi inditam repraesentem Deum abstractive sicuti est, quam speciem dicit esse naturalem

angelo.?
2. F. Suarez, De divina substantia, II, XIII, 11: ?Dicendum censeo, posse Deum efftcere
creatus possit ilium dare videre.?
speciem intelligibilem,per quam intellects
3. F. Suarez, De divina substantia, II, VIII, 3: ? Gratis nullaque reddita ratione concedit
sicuti est abstractive cognoscant, et negat posse
posse angelos habere speciem naturalem, qua Deum,
habere speciem quae sit visionis intuitivae principium.?
4. Cf. ci-dessus, p. 32, n. 4.

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44 Laurence Renault

Thomas d'Aquin fournit un bon exemple de cette seconde branche de


l'alternative.

Selon Thomas d'Aquin, la connaissance intellectuelle n'atteint a sa


ou l'essence de
perfection que si la quiddite l'objet est connue1. Mais cet
acces a la quiddite n'est pas possible pour tout objet accessible a notre
lumiere naturelle. Ainsi, Dieu au domaine de notre connais
appartient
sance naturelle, en ce sens n'est pas au-dela de toute connaissance
qu'il
naturelle2. Pourtant la connaissance naturelle de Dieu est imparfaite, car
elle ne peut pas etre saisie de la quiddite divine, l'intellect fini n'ayant pas
les moyens, naturellement parlant, d'abolir la distance ontologique qui
fait obstacle a son intellection de l'essence divine3. II une
produit
connaissance qui vise l'objet mais reflete le sujet connaissant. II en
resulte que la connaissance naturelle de Dieu, si elle n'est pas a propre
ment
parler fausse, reflete pourtant davantage la nature limitee du sujet
connaissant, que l'objet connu. Dieu ne peut done pas etre connu d'une
maniere satisfaisante par cette connaissance naturelle. II y a dans ce cas
un a connaitre et la maniere dont on peut la
decalage entre la chose
connaitre. La connaissance naturelle de Dieu apparait done insuffisante
du point de vue de la philosophic elle-meme, parce qu'elle Test eu egard
a la norme de la connaissance naturelle4. C'est-a-dire que notre ambition
de connaissance de Dieu ne s'arrete pas la ou s'acheve notre
pouvoir
naturel de connaitre. Autrement dit, notre desir naturel de connaitre

1. Sum ma theologiae, Ha Ilae, q 8 a 1 resp: ?Nomen intellectus quandam intimam cognitio


nem
importat: dicitur enim intelligere quasi intus legere, et hoc manifeste patet considerantibus dif
ferentiae intellectus etsensus: nam cognitio sensitiva accupatur circa qualitates sensibiles exteriores;
cognitio autem intellectivapenetrat usque ad essentiam rei, objectum enim intellectus est quod quid
est, ut dicitur in III De anima.?
2. Contra gentiles, IV, prooemium: ?Est igitur triplex cognitio hominis de divinis: quarum
prima est secundum quod homo naturali lumine rationis per creaturas inDei cognitionem ascen
dit.? Nous soulignons.
3. Sum ma theologiae, la q 12 a 4 resp (2): ?Impossibilis est quod aliquis intellectus creatus
per sua naturalia essentiam Dei videat. Cognitio enim contingit secundum quod cognitum est in
cognoscente.Cognitum autem est in cognoscente secundum modum cognoscentis. Unde cuiuslibet cognos
centis cognitio est secundum modum suae naturae. Si igiturmodus essendi alicuius rei
cognitae excedat
modum naturae cognoscentis, oportet quod cognitio illius rei sit supra naturam illius cognoscen
tis...Relinquitur ergo quod cognoscere ipsum esse subsistens sit connaturale soli intellectui divino, et
sit supra
quod facultatem naturalem cuiuslibet intellectus creati: quia nulla creatura est suum esse,
sed habet esseparticipatum. Non igiturpotest intellectus creatus Deum per essentiam videre, nisi
suam se intellectui creato ut
inquantum Deus per gratiam coniungit, intelligibile ab ipso.?
4. Summa theologiae, la Ilae, q 3 a 8 resp: ? Objectum autem intellectus est est
quod quid
idest essentia rei, ut dicitur in III De anima. Unde intantum procedit perfectio intellectus, inquan
tum cognoscit essentiam alicuius rei. Si ergo intellectus
aliquis cognoscat essentiam alicuius effectus,
per quam nonpossit cognosci essentia causae, ut scilicet sciatur de causa quid est; non dicitur intel
lectus attingere ad causam caussa an sit. Et
simpliciter, quamvis per ejfectum cognoscerepossit de
ideo remanet naturaliter homini desiderium cum cognoscit ejfectum et scit eum habere causam, ut
etiam sciat de causa quid est. Et illud desiderium est admirationis, et causat
inquisitionem ut dicitur
inprincipio Metaphys.? La reference constante au De anima d'Aristote, il s'agit de
quand
definir ce que l'intellection atteint dans la chose, manifeste bien que pour Thomas cette
norme de la connaissance intellectuelle releve de la reflexion sur la connaissance natu
relle, et done d'une noetique philosophique.

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 45

n'est pas apaise par la connaissance qui est a la portee de notre lumiere
naturelle. Le desk naturel de connaissance s'etend done plus loin que le
pouvoir naturel de connaissance. II n'est pas necessaire, d'ailleurs, pour
affirmer ce desk naturel de voir Dieu, que nous l'eprouvions consciem
ment, un tel desk peut en effet s'ignorer ou rester dans le vague, quant
a son
objet1. Ainsi Thomas explique-t-il qu'Aristote n'ait pas ete jusqu'a
affirmer clairement un tel desir2, alors meme qu'il avait per^u le caractere
limite de la felicite qu'il propose3.
C'est done quand la norme de la connaissance naturelle n'est acces
sible, pour la connaissance de Dieu, que par une aide divine, que le prin
cipe de proportion entre desk et pouvoir naturels est refuse. La theorie
de la connaissance, et en
particulier la constitution du modele de
connaissance exige/desire pour la perfection de rintellection, qui definit
la fin du desk de connaissance intellectuelle, permettent done de mesurer
la portee qu'accorde une au desk naturel de connaitre. On
philosophie
voit done que la norme de connaissance adoptee par la philosophie est le
signe d'une eventuelle transcendance du desir naturel par rapport au
naturel de connaissance. C'est done en definissant sa norme de
pouvoir
connaissance que la philosophie decide de sa suffisance ou de son insuf
fisance relativement au desir naturel de connaitre parce qu'elle decide par
la de la portee de ce desir naturel par rapport au pouvoir naturel de
connaissance4. La presence ou l'absence d'un desk naturel de voir Dieu

1. Summa theologiae, la q 1 a 1 resp: ?Necessarium fuit ad humanam salutem esse doctri


nam
quandam secundum revelationem divinam praeterphilosophicas disciplinas, quae ratione humana
investigantur. Primo quidem, quia homo ordinatur ad Deum sicut quendam finem qui comprehensio
nem rationis excedit...Finem autem oportet esse suas intentiones et
praecognitum hominibus qui
actiones debent ordinare infinem.? Et la, q 2, a 1 ad lm: ?Homo enim naturaliter desiderat bea
titudinem et quod naturaliter desideratur ab homine, naturaliter cognoscitur ab eodem. Sed hoc non est
simpliciter cognoscereDeum esse, sicut cognoscere venientem non est cognoscerePetrum, quamvis sit
Petrus veniens.?
2. Contra gentiles, III, 63: ? Philosophic. de iliafelicitate ultima plenam notitiam habere non
potuerunt.?
3. In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nichomachum expositio, liv. X, lectio XIII,
? Jendendum etiam non
2136: quod in hac vita ponit perfectam felicitatem, sed talem qualis potest
ut homines, etc.?.
competere humanae etmortali vitae. Unde et supra inprimo dixit beatos autem
Cf. Aristote, Ethique a I, XI, 1101 a 21.
Nicomaque,
4. On pourrait nous objecter que nous n'avons pas demontre cela a partir des textes
de Suarez. Mais: 1 / la theorie de la pure nature est une theorie qui cherche sa coherence,
comme nous l'avons montre a propos du jugement que Suarez porte sur Cajetan; que
Suarez soit le plus connu des tenants de cette these n'implique done pas qu'il ait porte
cette pensee a sa coherence ultime; 2/d'autre cette
part, cette these presente particularite
s'est developpee dans les commentaires de la Somme de theologie de Thomas
qu'elle
le contraire. Elle s'est done sur un terrain
d'Aquin, qui soutenait precisement developpee
lui rendait difficile d'atteindre a la coherence. Suarez, notamment, est
qui particuliere
ment de la noetique thomiste, nous pensons etre en mesure d'affirmer que la
dependant
suarezienne n'est pas totalement ajustee
a
l'hypothese de la pure nature, et
noetique
Test en tout cas beaucoup moins que la noetique cartesienne. Si done on peut
qu'elle
demontrer que Descartes releve de cette tradition, il faudra aussi dire qu'il accomplit un

pas supplementaire vers la coherence de cette these, sans doute facilite par sa volonte de
rupture avec la scolastique thomiste.

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46 Laurence Renault

se manifestent ainsi dans la noetique philosophique. Si en effet cette


vision de Dieu est naturellement desiree, alors elle constitue l'horizon
naturel de la connaissance, lors meme que le pouvoir naturel de connaitre
est insuffisant pour la produire. Dans ce cas, lamodalite de connaissance
de la vision beatifique est normative pour la connaissance naturelle, elle
est la perspective dans laquelle celle-ci s'inscrit. Si en revanche le desir
naturel de voir Dieu est refuse, alors la norme de connaissance philoso
ne peut pas etre a la norme de connaissance theolo
phique identique
il faudrait la connaissance naturelle de Dieu a l'aune
gique, sinon, juger
de la vision beatifique, et souligner en cela qu'elle laisse a desirer.
II en resulte que, puisque la connaissance beatifique tire sa perfection
de ce qu'elle est acces direct aDieu, la noetique que fonde cette perspective
repose sur le primat de l'objet, comme on l'observe dans la lettre a
Silhon (?).Mais, des lors, si on refuse cette perspective au desir naturel de
connaissance, et done a la connaissance naturelle, en niant tout desir natu
rel de voir Dieu, on refuse aussi que cette noetique, fondee sur le primat de
en effet la condition pour que la
l'objet, soit celle de la philosophic. C'est
connaissance naturelle de Dieu, qui reflete plus notre pouvoir de connais
sance et ses limitations que l'objet connu lui-meme, ne laisse pas a desirer
ou naturellement parlant. II est dans la
philosophiquement, logique de la
non seulement de definir deux
pure nature, noetiques distinctes, mais
encore de refuser a la une noetique fondee sur le
philosophic primat de
l'objet dans la connaissance. Or, la noetique cartesienne, des les tous pre
miers textes de Descartes, s'affirme comme une noetique articulee non plus
autour de l'objet a connaitre, mais autour du sujet qui connait1.

La lettre a Silhon (?) de 1648: 1/par le dedoublement des noetiques,


relatif a la dualite des points de vue, qu'elle propose; 2/par la correla
tion qu'elle permet de mettre en evidence entire la norme de connaissance
de la philosophic cartesienne et le pouvoir naturel dont nous disposons
pour connaitre Dieu; et 3/par la correlation qu'elle manifeste entre la
perspective theologique de la vision et une noetique reposant sur le pri
mat de un certain nombre d'elements per
l'objet, semble done fournir
mettant de supposer que Descartes se situerait dans la
lignee de la pure
nature, e'est-a-dire adopterait la these suivant laquelle il n'y a pas d'aspi
ration naturelle a connaitre Dieu de maniere intuitive. La philosophic
pourrait ainsi totalement satisfaire le desir naturel de connaissance, elle
serait done le terme de Inspiration la plus elevee de notre nature.
Pourtant, cette perspective, dont nous esperons avoir montre l'echo
en un certain nombre de themes de la cartesienne, ne peut
philosophic
pas occulter qu'il existe des textes et des themes cartesiens qui semblent
ou moins
impliquer, plus implicitement, un desir naturel de voir Dieu.

1. Cf. J.-L. Marion, Sur I'ontologie grise de Descartes, Paris, 1981 (seconde edition).

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Philosophie cartesienne et hypothesede la pure nature 47

Nous n'en donnerons ici qu'un exemple: le theme d'une nature humaine
a les perfections que lui represente l'idee de Dieu1,
qui aspire posseder
qui n'est qu'une autre figure de la these cartesienne selon laquelle le fini
ne se comme defaut ou manque par rapport a l'infini2,
pergoit jamais que
manifeste un desir de ? divinisation?, inherent a la nature intellectuelle
finie. Or, ce desir de divinisation se porte precisement sur ce qu'est cen
see
accomplir la vision beatifique. Celle-ci est connaissance unitive, qui
nous assimile a Dieu, autant que cela est
possible a une nature creee, en
nous elevant au dessus de notre nature et de ses limitations, ce que la
connaissance naturelle de Dieu est totalement impuissante a realiser, du
fait de sa dependance par rapport a notre faculte de connaitre Umitee.
Comme nous n'avons pas non plus epuise les textes et les themes car
tesiens qui pourraient abonder dans le sens d'une filiation entre Des
cartes et la tradition de la pure nature, le debat reste ouvert. Nous espe
rons seulement avoir montre de ce
quelques enjeux probleme
relativement a la conception de la philosophie et de la
noetique carte
siennes3, et avoir pose des jalons pour une enquete plus vaste.

Laurence Renault.

1. Meditatio Ilia, AT, VII, 51, 1. 23-29: ?Dum in meipsum mentis aciem converto, non
modo intelligo me esse rem incompletam et ab alio dependentem, remque ad majora et majora sive
meliora aspirantem; sed simul etiam intelligo ilium a quo pendeo, majora ista omnia non indefinite
et se habere, esse.? Cest le meme
potentia tan turn, sed reipsa infinite in atque ita Deum argu
ment que Ton retrouve sous une autre forme se demandant s'il est l'au
quand Descartes,
teur de lui-meme, conclut
negativement, parce que, dans ce cas, il se serait donne toutes
les perfections dont il a connaissance. Cf. Meditatio Ilia, AT, VII, 48, 16-24.
2. Cf. par exemple, a Hyperaspistes, aout 1641, AT, III, 426-427.
3. Quoi en soit de la reponse a cette il faut souligner que
qu'il question, Pinscription
de Descartes aans la
lignee des penseurs de la pure nature ne saurait apporter de l'eau au
moulin de ceux qui soutiennent la these d'une hypocrisie de Descartes eu a la reli
egard
tout desir naturel de voir Dieu ne revient pas a nier purement et sim
gion. En effet, nier
plement
tout desir de voir Dieu. La theorie de la pure nature n'intervient que pour deli
nk le rapport entre ce disk et notre nature, elle n'intervient pas pour nier que la finalite
effective de l'homme soit la vision beatifique, puisqu'elle laisse la place a un desk proce
dant d'une elevation de notre nature au-dessus de ce a quoi elle peut pretendre par elle
meme.

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