Mal de Mères - Stéphanie Thomas
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AVANT-PROPOS
YVONNE,
LA FEMME ET LA MATERNITÉ
EN FRANCE
À trente ans, Mémé Vonne avait un visage très fin, de
grandes dents, des yeux très bleus et très clairs, des
cheveux fins, courts et légèrement bouclés qu’elle faisait
mettre en plis. Malgré son petit salaire et ses toilettes
reprisées, elle était toujours très élégante.
Si elle attachait autant d’importance aux résultats
scolaires de son fils qu’à sa bonne présentation – elle était
capable de le renvoyer chez le coiffeur dans la même
journée au motif que ses cheveux n’étaient pas assez
« ratiboisés » – elle témoignait très peu d’intérêt pour ses
états d’âme. Mon père a appris l’orthographe avec elle, à
« grands coups de taloches ». Les soins, les jeux, les
confidences, la fierté exprimée à l’occasion des remises de
prix au collège et lycée, c’était l’apanage de son mari,
Raymond, de neuf ans son aîné. Il était prévenant,
affectueux, protecteur et dévoué à son fils.
Je me souviens qu’un jour Mémé Vonne – qui, au contraire
de son rôle de mère, était une grand-mère formidable et
débordante d’amour pour ses petites-filles, même si elle
avait le coup de torchon mouillé facile, quand nos
gambettes passaient un peu trop près d’elle et de son
fourneau – m’avait dit : « C’est très dur d’avoir un enfant.
C’est trop de sacrifices. J’ai tout donné à ton père. »
Pourquoi me confiait-elle cela ? Que lui avait-elle donné ?
Des vacances à la mer et la possibilité de faire des études
d’ingénieur ? Mais à quel prix ? Mon père a toujours cherché
à être le meilleur pour qu’elle soit fière de lui et qu’elle le lui
dise… en vain.
Aurait-elle été plus heureuse sans lui ? Qu’aurait-elle fait
de sa vie ? Le tour du monde peut-être. La Grande Muraille
de Chine, la place Rouge, autant de rêves liés à son
attachement au communisme. Aurait-elle mené une
meilleure carrière que diriger un service au sein de la
compagnie d’assurances qui l’employait ? Aurait-elle eu
« de belles toilettes » et « des bijoux », comme elle aimait à
le répéter ? Avec l’âge, ces expressions étaient devenues ses
antiennes.
Ma grand-mère est née en 1913 à Paris d’une mère
bretonne, femme de ménage, et d’un père berrichon,
ébéniste établi dans un atelier du faubourg Saint-Antoine
après une formation à l’école Boulle. Ils s’étaient connus au
bal en 1910. Mais le couple n’était pas marié et Léon n’a pas
voulu reconnaître son enfant. Les jeunes parents vivaient
dans une chambre de bonne du quartier d’Aligre dans le
XIIe arrondissement, jusqu’à ce que Léon soit mobilisé et
parte à la guerre en août 1914. Je n’ai jamais su pourquoi ils
ne s’étaient pas mariés. Ma grand-mère disait toujours avec
beaucoup de fierté que ses parents étaient des « avant-
gardistes ». Une façon de dédouaner son père malgré les
années d’opprobre qu’elle avait subies.
Car être fille-mère à cette époque était mal vu. Le concile
de Trente à la fin du XVIe siècle avait renforcé le sacrement
du mariage et il devenait impie et honteux de concevoir des
enfants en dehors. Un édit royal datant de 1556 avait
imposé à toutes les femmes de déclarer leur grossesse aux
autorités, faute de quoi elles seraient punies de mort si
l’enfant mourait sans baptême. L’intention reconnue était
de prévenir tout avortement ou infanticide et de s’assurer
que le nourrisson ne serait pas condamné aux limbes pour
l’éternité. Mais il s’agissait surtout de contrôler la matrice.
Une fois accouchées, ces femmes pouvaient rester dans
des « refuges » si elles avaient donné naissance en ville. Ces
établissements, tenus par des religieuses, offraient un toit à
ces filles de peine, chassées par leurs familles ou délaissées
par leur maître. Si la mère ne pouvait subvenir aux besoins
de son enfant, il était confié à l’hospice et, bien souvent, les
mères étaient autorisées un temps à rester au « refuge »
pour allaiter les enfants des autres.
Au cours du XVIIIe, la société s’est complexifiée, l’autorité de
l’Église a décliné et la surveillance des filles et le contrôle
des mœurs devenaient de plus en plus difficiles. Les enfants
conçus hors mariage étaient de plus en plus souvent confiés
à l’hospice. Les enfants étaient déposés dans de petits
tourniquets, scellés dans les murs des établissements
religieux qui accueillaient très régulièrement les nouveau-
nés ainsi abandonnés en toute discrétion. Les mères
savaient que leur bébé, aussitôt récupéré et soigné, était à
l’abri. Cette responsabilité a de tout temps reposé sur les
épaules des mères. C’est toujours la mère qui fait le
« bâtard ».
Les expressions « fille-mère » et « enfant naturel » datent
du XVIIIe siècle. Accorder dans la société une désignation et
une place à ces femmes sans mari, c’était admettre
implicitement qu’elles puissent répondre seules de leurs
enfants, que le groupe mère-enfant puisse ignorer le père et
se passer de lui1. Un siècle plus tard, appuyée par le poids
moral de l’Église et le Code civil de 1804, une loi est votée
pour protéger les hommes, empêcher toute recherche de
paternité et préserver l’héritage des enfants légitimes.
La société a mis beaucoup plus de temps à intégrer la
possibilité qu’une femme puisse se passer d’un homme
dans sa vie. Antoinette, mon arrière-grand-mère, avait jeté
le déshonneur sur sa famille. Pourtant, en 1912, une loi
venait enfin de permettre aux mères célibataires de
contraindre le père à reconnaître sa paternité. Les mères
célibataires passaient de « femmes fautives » à « mères
courage ». Toujours est-il qu’en 1913, être fille-mère était
scandaleux.
Ma grand-mère fut affublée du sobriquet infamant de
« bâtarde » par l’entourage et sa famille maternelle, à
commencer par ses grands-parents, qui l’appelaient ainsi
quand elle retournait en Bretagne. Une plaie que Mémé
Vonne n’a jamais refermée.
Ce n’est qu’en 1920 que Léon a reconnu la petite Yvonne,
en même temps que sa seconde fille, Paulette, née neuf
mois après son retour de la guerre. Ma grand-mère a
toujours été un peu jalouse de sa cadette, qui n’a jamais eu
à connaître le déshonneur. Elle me racontait souvent son
histoire et me parlait de sa douleur, des humiliations qu’elle
avait essuyées alors qu’elle était enfant. J’écoutais d’une
oreille distraite ou agacée selon mon humeur. Je trouvais
qu’elle ressassait, car quoi… elle avait été reconnue à la fin.
Yvonne n’a eu de cesse de prendre sa revanche en faisant
mieux que ceux qui étaient restés au village en Bretagne et
dans le Berry. Alors qu’elle n’avait que le certificat d’études –
elle a toujours regretté de ne pas avoir pu poursuivre
jusqu’au bac –, elle allait gravir les échelons de son
entreprise. À quatorze ans, elle travaillait et à dix-huit ans,
elle gagnait son premier vrai salaire d’employée dans une
compagnie d’assurances, où elle est restée jusqu’à sa
retraite. À force de travail, de sérieux, et grâce à ses
capacités pour le calcul, elle acquit des responsabilités
honorables. Il lui arriva de transporter des valises de billets
attachées à ses poignets par des menottes, escortée par des
gardes du corps. Elle déambulait le menton fier et le regard
droit, boutonnée dans son long manteau noir d’astrakan, sur
les Grands Boulevards à Paris.
La Grande Guerre a marqué le début de la
« nationalisation » des ventres des femmes pour la Patrie.
Au début des années 1920 en France, la Chambre « bleu
horizon » promulgua des lois, qualifiées de « scélérates »
par les féministes, interdisant toute information relative à la
contraception. L’objectif des députés était d’interdire toute
forme d’information sexuelle. Ces hommes voulaient réduire
au silence les mouvements féministes et les néomalthusiens
qui préconisaient la limitation des naissances sans
restreindre la sexualité. La loi ne fit nullement fléchir le
nombre des avortements.
Sous le régime de Vichy, l’utérus prit une place de choix
dans le discours politique. Pétain, ce vieil homme sans
enfants, au milieu d’un monde en guerre, imposait aux
femmes de procréer. Les femmes travaillaient à la place des
hommes, conduisaient les tracteurs, fabriquaient les armes
en usine, soignaient les blessés au front... Mais leur seul rôle
reconnu, qui ne leur serait pas repris par les hommes de
retour du front, était celui d’enfanter.
Dans son discours du 20 juin 1940, Pétain accuse
directement les femmes de trop de frivolité et de ne pas
avoir su remplacer les morts de la Première Guerre. « Trop
peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés. Voilà les
causes de notre défaite. L’esprit de jouissance l’a emporté
sur l’esprit de sacrifice. » Il accuse le désir d’autonomie
sexuelle des femmes de l’entre-deux-guerres, écartant le
rôle des hommes dans la baisse du taux de natalité.
L’injonction de procréer s’impose alors, balayant toute
possibilité d’aspiration autre. La radio diffuse des slogans
moralisateurs et, dans les rues, on lit des affiches
culpabilisantes : « Une femme coquette et sans enfants n’a
pas de place dans la cité. » La contraception est considérée
comme un crime lésant l’État.
Partout en Europe, les femmes sont renvoyées à leur
fonction reproductrice. En mai 1941, le maréchal Pétain
s’adresse de nouveau à elles. « Mères de tous les pays de
France, votre tâche est la plus rude, elle est aussi la plus
belle. » Et dans la foulée, la fête des mères qui avait eu du
mal à s’imposer dans les années 1920 devient obligatoire et
on la célèbre chaque premier dimanche de mai.
Yvonne a rencontré son mari au bal des Creusois et ils se
sont mariés le 2 septembre 1939, la veille de la déclaration
de guerre. Ma grand-mère était en robe fuchsia, coiffée d’un
petit chapeau noir à voilette.
Elle n’a jamais voulu faire comme les autres. Elle préférait
se démarquer, prenait souvent le contre-pied. Elle en
devenait pénible. Alors, au début de la guerre, Yvonne se
moquait bien des injonctions à la maternité de Pétain. Elle
avait battu le pavé en 1936 et levé le poing pour les congés
payés. Elle avait vingt-six ans et préférait se concentrer sur
sa carrière, tandis que son mari et Maxime, son beau-frère,
étaient cachés chez leurs parents dans la Creuse pour
échapper au STO.
Ce n’est pas ainsi que ma grand-mère pouvait faire un
enfant. L’absence de Raymond ne facilitait pas la
procréation exigée par Pétain… ! Alors en attendant le
retour de son mari, Yvonne travaillait et se moquait bien de
la nouvelle devise du pays : « Travail, famille, patrie. »
Comme le reste des Françaises, elle se préoccupait avant
tout de se nourrir et de s’habiller.
Après quelques mois planqué au village, Raymond décida
de rentrer à Paris et de reprendre son travail à la chaîne
chez Renault.
Mon père est né en janvier 1943. Ma grand-mère avait fait
de cette naissance un acte de résistance : son fils naîtrait
libre. Il est né dans l’Indre, quelques semaines avant la
suppression de la zone de démarcation. Moins de trois
semaines après son accouchement, Yvonne laissa son fils à
ses parents, repartit travailler et ne le récupéra qu’en 1948
pour son entrée en CP, trois ans après la fin de la guerre.
Elle mit un point d’honneur à ne pas l’allaiter. Elle ne
s’abaisserait pas à ça… « Tellement vulgaire et si
contraignant. Et puis ça déforme la poitrine. » Non, Maurice
aura sa vache, celle du fermier du coin, ou du lait en poudre.
Ce lait en poudre qui a révolutionné la vie des mères.
Désormais, les pères peuvent aussi donner le biberon. Les
femmes qui travaillent ont une solution. Créé en 1908, le
lait Guigoz a envahi les officines à partir de 1927. Ma grand-
mère revenait de temps en temps embrasser son fils avant
de repartir vers Paris avec un panier plein de légumes du
jardin, d’œufs et d’une bonne poule grasse plumée.
Quand Yvonne évoquait cet abandon temporaire de son
fils, ce qu’il lui a reproché adulte, elle bottait en touche :
« C’était la guerre. Au moins, il était nourri et pouvait
respirer l’air de la campagne. »
Elle avait accompli son devoir de citoyenne et d’épouse.
Un enfant pour la patrie et pour Raymond. Et pas de temps
pour les regrets. Il fallait avancer, reprendre les rênes de sa
vie. Elle cousait ses chemisiers dans les parachutes des
alliés achetés au marché noir, elle reprisait tout et
économisait pour laisser un héritage à Maurice. Là est le
sacrifice. Ça-crie-fils. Le sacré-fils ! En avant pour l’ascension
sociale.
Elle était très fière de pouvoir aider son mari. Elle le « col
blanc » et lui l’ouvrier. Elle lui a fait entrevoir la perspective
de sortir du cycle épuisant des trois-huit. Tous les soirs, elle
l’aidait, le faisait réviser, le poussant à gravir les échelons de
la marque au losange. Avec les années et les concours
internes, il obtint des postes plus confortables et mieux
rémunérés. De nos jours, on pourrait dire que ma grand-
mère était une femme libre qui a fait ce qu’elle a voulu et
suivi ses rêves sans s’embarrasser de la pression sociale.
Il est indéniable que le statut de l’enfant a beaucoup
changé au sein de la famille et de la société. Il est
aujourd’hui au centre de la structure familiale. Avant même
qu’il naisse, on propose aux parents de créer un lien avec le
bébé, notamment grâce à l’haptonomie. On peut lui parler,
en langues étrangères encore mieux, lui faire écouter de la
musique…
Quand j’étais enceinte de Lila, ma grand-mère trouvait ça
très étonnant de communiquer avec son arrière-petite-fille
en mettant ses mains sur mon ventre. Ça lui plaisait. La
pédopsychiatrie s’est démocratisée, les écoles aux
pédagogies adaptées à chaque enfant se sont multipliées…
L’enfant est désormais « protégé » par des lois qui
condamnent tout abus d’un adulte envers lui.
La place centrale accordée à l’enfant induit une grande
attention portée à tout ce qui entoure la maternité. La
plupart des femmes qui témoignent dans ce livre, et bien
d’autres, m’ont raconté que leurs famille, conjoint, amis leur
avaient mis une pression insidieuse au sujet de l’enfant à
venir. Ma grand-mère Mémé Vonne attendait avec
impatience d’être arrière-grand-mère. Parmi mes copains et
ma famille, j’ai été la première et la plus jeune à me lancer
dans la maternité. Contrairement à mes amies qui ont fait
des « enfants sur le tard », vers trente-quatre ans ou plus,
j’ai été épargnée par toutes les questions accablantes et
intrusives quant à mon désir d’enfant et au temps qui passe.
En revanche, il n’est pas rare que l’on m’interroge sur le fait
que je n’aie qu’un enfant. « Les gens » trouvent ça suspect.
Je me vois alors contrainte de raconter ma vie comme pour
me justifier ou je fais des pirouettes pour couper court à ces
interrogatoires.
Notes
1. Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident,
Que sais-je ?, PUF, 2017.
2.
Lieve Stéphanie,
Goetjes an de familie.
Elsie
20/02
04 : 55-05 : 45 ; 06 : 30-08 : 20 ; 10 : 20 (je me suis
endormie avec Gemma) ; 12 : 05-13 : 20 ; 14 : 30-15 : 30 ;
16 : 30-17 : 00 ; 17 : 50-19 : 30 ; 22 : 00-22 : 35 ; 23 : 55.
21/02
00 : 35 01 :25 04 :25 06 : 00 07 : 05 08 : 50 10 : 50
12 : 30 13 : 15 14 : 30 15 : 00 17 : 10 18 : 55 non-stop
21 : 20 non-stop 23 : 20.
Ça ne s’arrête plus, ça me donne le tournis.
Il s’agit de toutes les tétées, du 9 février 2020 au 8 mai
2020, au moment de la transition vers le biberon. Giulia a
vécu l’allaitement comme un calvaire. Une aliénation à son
enfant à laquelle elle se soumettait. Aujourd’hui, elle trouve
qu’elle a bien fait de noter puisqu’elle peut ainsi m’en faire
part. La petite Gemma était comme un « bébé panda », me
dit-elle, vissée à son sein du matin au soir. Elle en a parlé au
personnel de la PMI de sa ville, et on lui disait : « Tu verras,
tu vas oublier. »
« Ça m’a gonflée cette désinvolture. Ce manque d’écoute.
Non, je n’oublierai pas. Je ne veux pas oublier. J’ai détesté
allaiter. Je l’ai fait pour ma fille car je me disais “c’est dans la
nature”. Je devenais dingue. On ne m’y reprendra pas ! »
Je lui demande pourquoi elle s’est entêtée à vouloir
allaiter à tout prix sa fille ? Giulia s’étonne, elle aussi, d’avoir
tenu aussi longtemps : quatre mois. D’une part, m’explique-
t-elle, elle a mis beaucoup de temps avant de mettre en
place l’allaitement. Un mois environ. Il était hors de
question pour elle d’avoir autant souffert, avant d’atteindre
finalement un allaitement « à maturité », pour arrêter
aussitôt.
« Je me suis mis une énorme pression. Et j’attendais
encore et encore, désespérée, que mon instinct maternel se
révèle. Je lisais beaucoup de choses sur Internet. Je
naviguais sur des sites comme celui de La Leche League2. Je
ne savais pas s’il fallait que j’allaite à la demande ou au
contraire espacer de trois heures. Je ne me suis pas fait
confiance. Je ne savais plus quoi penser. Tout le monde y
allait de son conseil. Et puis j’attendais ce soi-disant grand
bain d’ocytocine où quand tu allaites ton bébé tu es au bord
d’une jouissance physique, tu oublies tout. Je n’ai rien vu de
tout ça. Je n’oublierai rien. Que ça me serve de leçon. »
70 % des mères en France choisissent d’allaiter
immédiatement après la naissance de leur nourrisson. Elles
ne sont plus que 5 % au bout d’un an. Les mères en France
cessent d’allaiter généralement au bout de huit semaines à
peine. Alors que l’Organisation mondiale de la santé
recommande un allaitement exclusif jusqu’à six mois. Les
Norvégiennes, elles, tiennent au moins trois mois. Les mères
rechigneraient-elles à jouer le rôle qu’on attend d’elles ?
Un tournant s’est opéré à la fin des années 1990 quand
Bernard Kouchner, à l’époque ministre de la Santé, a signé
un décret interdisant la distribution gratuite de lait en
poudre dans les maternités. Les femmes allaient passer du
choix à une obligation. On ne pouvait pas mieux s’y prendre
pour faire la promotion de l’allaitement maternel. Un
pouvoir exercé sur les femmes pour « le bien de l’enfant »
peut-être… au détriment de la mère, c’est certain.
La façon dont on vante les mérites de l’allaitement semble
promouvoir l’image de la mère traditionnelle, à la maison,
en fusion avec son enfant, relation de laquelle est exclu le
père. La femme, au moins pendant six mois, n’est plus que
mère, et si elle ne se plie pas à cela, elle entend tout un
courant de pensée morale lui dire qu’elle n’est pas vraiment
une « bonne mère » puisqu’elle ne donne pas le meilleur à
son enfant. Le modèle maternel promu est pétri de
culpabilité.
Je me souviens de Virginie qui partageait sa chambre avec
moi à la maternité. Elle ne voulait pas allaiter. Les sages-
femmes et infirmières, très bienveillantes et
encourageantes, l’ont convaincue de nourrir son fils au
colostrum au moins les trois premiers jours. Elle a
finalement tenu, tant bien que mal, un mois. J’ai pour ma
part pris beaucoup de plaisir à allaiter ma fille, pendant
presque cinq mois, puis jusqu’à neuf mois le soir, mais je
pense être la seule dans mon entourage familial et amical.
J’ai trouvé cette expérience très pratique, le côté
pragmatique hollandais qui sommeillait en moi a dû se
réveiller à cette occasion.
Comme Rousseau en son temps, on veut encourager les
femmes à renouer avec la nature. Aujourd’hui, on s’en remet
à notre bonne vieille mère Nature et la pression est grande
quand il s’agit de vouloir contrôler le corps des femmes et
leurs choix. Tout ceci au nom de « l’instinct maternel ». Elles
sont nombreuses les femmes qui ont cédé à l’image
d’Épinal sur la maternité, enduré les crevasses des
mamelons, l’épuisement, l’insuffisance de lait, les heures
passées à attendre que l’enfant soit repu. Mais pour les
militants de l’allaitement, aucun de ces motifs n’est
recevable, toutes les femmes peuvent réussir un allaitement
épanoui.
Il est inconcevable d’imposer encore une fois un modèle
unique, une façon de faire aux mamans qui viennent
d’accoucher. Chacune doit pouvoir exercer des choix
différents sans être jugée et sans devoir se justifier. Le
discours d’après-guerre, qui incitait l’ensemble des femmes
à ne pas allaiter, n’est pas plus souhaitable. S’il est bien un
domaine où la pression sociale est puissante, c’est
l’allaitement. Et ça marche.
À quel moment un « conseil » tel que l’allaitement exclusif
devient-il une pression sociale, met-il à la marge, et crée-t-il
un climat délétère pour les femmes qui refusent ? Si
l’allaitement est soi-disant l’élément déclencheur de
l’amour maternel, qu’en est-il des mères qui n’allaitent pas
ou peu ? Leur enfant souffrira-t-il de carences affectives ? Et,
d’un autre côté, comment expliquer le manque
d’attachement ressenti par certaines jeunes mères, pourtant
allaitantes, vis-à-vis de leur nouveau-né ? Des mères
négligentes ou maltraitantes ?
Notes
1. Monique Bydlowski, La Dette de vie, Itinéraire psychanalytique de la
maternité, PUF, 2008.
2. Mouvement traditionaliste américain créé en 1956 aux États-Unis.
Aujourd’hui, cette ONG conseille l’OMS et l’UNICEF. La Leche League française
organise chaque année la « grande tétée collective ». Les femmes viennent
allaiter en public pour convaincre les autres de faire comme elles. L’ONG est
présente dans soixante-dix pays.
7.
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ISBN : 978-2-7096-6901-6
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