Il Est Temps de Vivre La Vie Qu - Christine Michaud

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Christine Michaud

Il est temps
de vivre la vie
que tu t’es
imaginée

Roman

édito
Rév isio n: Pierre Samso n
Co rrec tio n: Julie Bro uillard
Info graphie: Mic hel Fleury
Co nc eptio n graphique: A nn-So phie Cao uette
Pho to de l'autric e: Mathieu Dupuis

ISBN: 97 8-2-92495 9-27 -5


ISBN Epub: 97 8-2-92495 9-5 1 -0
Dépô t légal – Biblio thèque et A rc hiv es natio nales du Québec , 20 1 9
Dépô t légal – Biblio thèque et A rc hiv es Canada, 20 1 9

© Gallimard ltée – Édito , 20 1 9

To us dro its réserv és


Table des matières

1
Je donne des vacances à mon cœur
2
C’est ma maison
3
When you wish upon a star
4
Nothing breaks like a heart
5
Le trésor que l’on découvre à chaque matin
4
Nothing breaks like a heart
7
Still believe in magic?
8
Somewhere over the rainbow
9
Let me take you on an escapade
10
Je ferais de ce monde un rêve, une éternité
11
Le miracle est partout
12
To be free again
13
Je ne suis pas encore devenu ce que je voudrais être
14
My love could be a dream
15
Who knows what miracles you can achieve
16
What a wonderful world
17
Let’s get physical
18
Je te donne tout ce que je vaux, ce que je suis
19
Marche sur la tête pour changer les traditions
20
La ballade des gens heureux
21
Gracias a la vida
Les deux injonctions de Frannie, reçues en rêve par Corinne
Les pouvoirs magiques de l’être humain tels qu’enseignés par les
Dream Catchers
Remerciements
P. S.:
«Il est temps de vivre la vie
que tu t’es imaginée.»

Henry James
À toi
1
Je donne des vacances à mon cœur

Pour une rare fois, l’endroit est bondé. Fidèle à ma mauvaise


habitude — ou est-ce pour masquer un malaise que je ne viens pas à
bout de définir? —, j’arrive à la dernière minute. Je trottine vers les
premiers bancs, tentant autant que possible de passer inaperçue,
mais à mesure que je remonte l’allée, je dénombre une telle
quantité d’inconnus que j’en viens à me demander si je ne me suis
pas trompée d’église. Mais d’où débarquent toutes ces personnes?
Surtout, pourquoi y a-t-il autant de gens qui me paraissent bizarres?
À mon grand soulagement, je reconnais une cousine éloignée qui
me sourit, et un oncle qui semble heureux de m’avoir repérée parmi
la faune. Finalement, je localise Élaine, ma mère, à ses cheveux
impeccablement stylés, assise au premier rang avec, à ses côtés et la
dépassant d’une bonne tête, mon frère Louis. Il se tourne vers moi
et, aussitôt, je ressens le même choc que d’habitude: il est le portrait
craché de notre père, mort trop jeune.
— Corinne, viens par ici! me lance-t-il le plus discrètement
possible, mais en m’adressant de grands signes.
Au moment où je m’installe entre eux, ma mère me jette ce regard
furieux qu’elle doit destiner à un témoin récalcitrant. Puis elle me
glisse à l’oreille:
— Tu pourrais au moins arriver à l’heure aux funérailles de ta
grand-mère!
— Désolée, Votre Seigneurie, mais je devais terminer un reportage
pour les nouvelles. Je plaide non coupable.
Louis émet un petit rire, mais mon trait d’humour n’est pas du
goût d’Élaine, qui laisse échapper un soupir.
— Justine t’embrasse, dit mon frère dans l’espoir, sans doute, de
chasser le climat de tension qui menace de s’installer. Elle s’excuse,
mais le plus jeune a la grippe, alors…
Je parviens à sourire, mais je regrette ma mauvaise blague, et
glisse un regard pénitent vers ma mère. Je sais qu’Élaine n’est pas
portée sur l’expression de ses sentiments, et ma boutade, qui devait
lui éviter une poussée d’émotions, n’a réussi qu’à la mettre sur les
nerfs. La culpabilité, une vieille amie qui me fréquente depuis
longtemps, m’étreint. Et, cette fois, la peine l’accompagne.
Frannie est morte.
Son grand cœur a flanché, en pleine piste de danse, le soir où elle
célébrait son centième anniversaire. Il faut dire qu’il avait eu plus
que sa dose d’adrénaline en élisant domicile dans le corps de cette
femme aussi extravagante que flamboyante. D’ailleurs, «Frannie»
était, d’une certaine façon, beaucoup plus que son vrai prénom.
«Annie» figurait sur son baptistaire, mais, peu de temps après la
mort de grand-papa, un homme d’une droiture irréprochable et, par-
dessus tout, d’un sérieux imperturbable, elle avait ajouté les lettres
F et R pour «fabuleuse» et «récalcitrante». Ça donne une idée du
personnage!
Je pose la main sur celle de ma mère et, immédiatement, je
perçois qu’Élaine se détend. Je détaille les lieux. C’est une belle
petite église, à peine plus grande qu’une chapelle, construite dans
les années 1960, et les rares éléments décoratifs qui agrémentent
l’ensemble plutôt sobre ont acquis une qualité délicieusement
kitsch. Évidemment, mon excentrique grand-mère avait choisi
l’endroit, comme elle avait tout prévu pour ses funérailles.
La cérémonie, plus spirituelle que religieuse, est brève, ponctuée
de quelques remarques amusantes, dont certaines en anglais
destinées, de toute évidence, à une bonne partie de l’auditoire.
Quelques rares reniflements, dont les miens, accompagnent le
discours du jeune prêtre, puis Élaine se lève, marche vers le lutrin,
repousse le micro et, d’une voix toujours aussi belle, mais plus
grave et enrouée que d’habitude, elle salue le passage de cette
tornade magnifique dans notre vie à tous, évoque des souvenirs
éloquents, s’alloue quelques pauses pour lutter contre l’assaut des
larmes, caresse le cercueil du bout des doigts avant de lancer le mot
d’ordre dicté par la défunte:
— Et maintenant, place à la vie!
Elle vient se rasseoir et un ensemble gospel investit le chœur, en
compagnie d’un guitariste qui ressemble à Jimi Hendrix. Ils s’en
donnent à cœur joie et la foule, aussi émue qu’hétéroclite, semble
en redemander. D’immenses portraits de la vieille dame souriante
ont été installés un peu partout entre les tableaux et les sculptures,
et ses fleurs favorites ornent chacun des bancs de l’église.
«Les glaïeuls, affirmait Frannie en sirotant un sherry, sont
symboles de victoire!»
Il fallait savoir que, tel un gladiateur, elle avait combattu toute sa
vie contre le morne, l’ordinaire et l’insipide, et qu’elle ne ratait
jamais une occasion de célébrer ce triomphe. Et ceux de ses proches.
Une fois veuve, et consolée, elle avait pris la décision de s’installer
en Floride où, avait-elle dit, les papillons explosent de leur cocon.
J’ai appris qu’elle s’y est fait de nombreux amis, dont elle nous
parlait à chacune de ses visites annuelles. Elle ne manquait jamais
de m’inviter à Fort Lauderdale, en me précisant que j’y serais chez
moi. Mais à cause de mon travail hyper stressant de «journaliste qui
doit inlassablement faire ses preuves», je n’ai jamais trouvé le
temps d’aller la voir au cours de ces vingt longues années.
«Alors laisse le temps te trouver, avant que tu ne te perdes»,
m’avait lancé celle qui, avec les années, avait développé un franc-
parler redoutable, mais sans se départir de sa douceur si
particulière.
Heureusement, elle revenait au Québec pour célébrer ses
anniversaires et, chaque mois de mars, je pouvais constater les
métamorphoses qui s’opéraient en elle. De vieille femme un peu
renfermée et d’une bonté tranquille, elle est devenue une créature
sans âge, d’une vitalité palpable et d’une franchise, donc, qui en
désarçonnaient plusieurs. Et les rendaient, en quelque sorte,
amoureux fous d’elle.
C’est à ce moment que je verse une première larme, rapidement
suivie d’un véritable déferlement que je ne peux pas contrôler.
Pendant que ma mère me regarde l’air de n’y rien comprendre, mon
frère, plus compatissant et empathique de nature, saisit
délicatement ma main.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma sœurette? me chuchote-t-il à l’oreille.
Je me contente d’agiter les épaules, incapable d’articuler un mot,
mais si j’y étais parvenue, ç’aurait été «culpabilité». Les remords
d’avoir négligé ma Frannie au long de toutes ces années.
Pendant que je m’éponge les yeux, je laisse mon esprit
vagabonder. Je me rappelle ses paroles, quand une autre année
s’additionnait au compteur.
«J’aime vieillir, affirmait-elle. Pour vrai.»
Elle disait aussi qu’il fallait festoyer en l’honneur de nos
apprentissages, célébrer les leçons que les années nous avaient
transmises, chanter nos victoires sur les écueils que la vie nous a
servis, et souligner les échecs qui nous ont inculqué un savoir
inespéré. Selon elle, les années qui s’écoulent inexorablement nous
affinent, nous peaufinent en nous permettant de devenir la
meilleure version de nous-mêmes. Il s’agissait seulement d’accepter
cette transformation et d’y participer résolument plutôt que de la
subir.
Le coup de coude de mon frère me tire subitement de mes
pensées. Le faux Hendrix achève son riff, et le chœur murmure un
air qui ne m’est pas inconnu. Puis, oh spectacle ahurissant, six
grands hommes, maquillés, vêtus de costumes hallucinants et ornés
de plumes multicolores de la plus haute qualité, s’approchent du
cercueil de Frannie et l’entourent. La transformation de ces
hommes en créatures hyper féminines est plus qu’impressionnante.
L’excessif, la démesure et l’ostentation sont à l’honneur de leur
côté. Je soupçonne ma grand-mère de s’être inspirée de ses
excentriques amis pour affiner son propre look. En effet, depuis les
dernières années, Frannie prenait plaisir à s’affubler d’accessoires
toujours plus extravagants, ce qui ne l’empêchait pas de conserver
son élégance légendaire, bien au contraire!
— Ce sont ses copines drag-queens, en direct de Fort Lauderdale,
me glisse mon frère avec un clin d’œil.
Sans que j’aie le temps d’ajouter quoi que ce soit, ils soulèvent le
coffre de bois dur à la stupéfaction générale: comment peuvent-ils
poser un lourd cercueil sur leurs épaules tout en étant juchés sur de
tels escarpins? Je me tourne, bouche bée, vers Élaine qui se
contente de me dire sans bouger la tête:
— Tu connais ta grand-mère. En plus, ses… amis lui avaient
promis de l’amener de flamboyante façon vers son dernier repos.
— Flamboyante, en effet. Et magnifique!
— Imagine l’avion! dit Élaine.
Et voilà que ma mère sourit.
Finalement, la cohorte de porteurs emplumés descend les
quelques marches, atteint sans anicroche l’allée centrale, observe
une courte pause. L’un d’eux, le plus fabuleux des six, lâche ce qui
ressemble à un cri de guerre:
— For you DragMa!
C’est ainsi que le cortège s’ébranle et rejoint la sortie pendant que
les voix entonnent la chanson murmurée plus tôt par le chœur,
parfaite pour la circonstance, Let’s go crazy, de Prince:

Dearly beloved / We are gathered here today /


To get through this thing called “life” /
Electric word, life / It means forever and that’s a mighty long
time /
But I’m here to tell you there’s something else / The afterworld
(Go crazy)

Après l’inhumation, tout en dignité malgré certains costumes


étourdissants, tout ce beau monde se retrouve dans la grande
maison de ma mère, sise dans un quartier cossu de Québec.
J’observe Élaine faisant la navette entre le curé et les drag-queens,
serrant la main de convives qui nous sont parfaitement inconnus,
certains venus de New York, de Chicago, ou même d’Europe. Il était
aussi difficile de croire que cette femme au port si classique, juge à
la Cour supérieure, était la fille de Frannie. Sa fille unique en plus!
Autant ma grand-mère était une douce excentrique, autant Élaine
est restée sobre et, en apparence du moins, conventionnelle. J’ai
toujours pensé que c’était par esprit de rébellion qu’elle était
devenue tout le contraire de cette vieille dame un peu originale que
tout le monde adorait.
Veuve trop jeune, Élaine nous avait élevés avec sévérité, en
insistant pour que nous fassions des études supérieures, mais sans
sacrifier sa propre carrière. Une fois terminée sa formation en
médecine, mon frère s’était spécialisé en neurochirurgie et il
s’intéressait aujourd’hui au pouvoir de la compassion sur le cœur et
le cerveau. De plus, on voyait bien que ce musicien et artiste peintre
accompli se sentait à l’étroit dans un monde strictement rationnel,
mais il avait trouvé moyen de laisser son âme créatrice enrichir sa
pratique professionnelle: ses patients lui vouaient parfois un
véritable culte.
De mon côté, tirée à quatre épingles avec mon tailleur noir ultra-
classique, je détonne avec la faune qui nous entoure. Difficile
également de s’imaginer que je suis la petite-fille de cette femme
phénoménale!
Quant à ma carrière, je m’étais faite journaliste dans l’espoir de
contribuer au mieux-être de ce monde. Mais pour gagner ma vie, je
dois me contenter de réaliser des reportages frisant le ridicule sur
les faits divers qu’on me charge de couvrir. Par conséquent, je
semble sur le point de devenir la spécialiste de ce que les méchantes
langues du milieu appellent les chroniques de chiens écrasés.
«Il faut bien commencer quelque part», me répète mon frère pour
m’encourager, mais à trente-huit ans, je commence à penser que je
suis la brebis galeuse de la famille et, surtout, que ce
commencement traîne sérieusement en longueur.
Tous ces reportages un brin inutiles, toute cette énergie dilapidée
dans le seul dessein de faire mes preuves, enfin tous ces efforts
alourdis par les choix malheureux que j’ai effectués dans ma vie
sentimentale ont fait en sorte que je n’ai pas de petit ami, et encore
moins d’enfants.
«Ma pauvre darling! m’avait lancé une Frannie qui ne mâchait
pas ses mots après avoir rencontré un de mes cavaliers, beau
comme un dieu. Tu sélectionnes tes compagnons selon les
enveloppes. Mais disons qu’ils manquent de timbres…»
Et maintenant, quelles sont mes maigres possessions? Un
minuscule appartement au centre-ville de Québec et une tonne de
rêves relégués aux oubliettes.
Parfois, je mets sur le compte d’un père absent ce que je désigne
comme mon abonnement aux résultats décevants. Le nôtre était
décédé alors que nous étions en pleine adolescence, Louis et moi.
Ma mère, dans son grand dévouement et sa droiture, était devenue
notre pilier. C’est elle qui faisait office de mère et de père à la
maison.
Élaine me tire de mes rêveries en me tendant une coupe remplie à
ras bord de rosé. Elle-même s’est servi un verre de gin-tonic, dans
lequel flotte une tranche de limette. Sans quitter des yeux les
convives qui gravitent autour du bar improvisé, elle passe un bras
sur mes épaules et me demande:
— Tu te rappelles, Corinne, lorsque tu disais vouloir aller vivre
avec Frannie?
— Vaguement, oui.
— Eh bien, ton vœu risque finalement de se réaliser. Il n’en tient
qu’à toi.
Elle ajoute, devant mon air interloqué:
— Quelqu’un doit s’occuper de trier ses affaires et de mettre sa
maison en vente en Floride. Une personne fiable.
— Et tu ne veux pas y aller, toi? C’est ta mère après tout.
— Je ne peux pas, Corinne. J’ai des causes importantes et je ne
peux laisser tomber la cour. Et puis, j’ai organisé les funérailles, la
venue de nos amis de Floride…
J’imagine qu’elle insinue que de nous trois, mon frère, elle et moi,
je suis celle qui a le moins de responsabilités et surtout, une
carrière insignifiante. D’un autre côté, je soupçonne que je suis
injuste avec elle, car elle ne manque jamais de vanter ce qu’elle
appelle sans ironie mes exploits journalistiques aux gens qu’elle
rencontre.
— Tu sais quoi? me lance Louis avec des étincelles dans les yeux.
Je crois que tu es la personne tout indiquée pour t’en occuper. Je
suis bon avec mes doigts, mais côté organisation, je suis nul. Je
risque d’y passer l’année. Et puis, les enfants…
— Ça fait du bien de changer d’air parfois, ajoute Élaine. Et il faut
bien avouer que celui de la Floride est beaucoup plus chaud qu’ici!
J’essaie de protester, j’argumente que, moi aussi, je dois gagner
ma vie.
— Ce ne sera pas nécessaire, lâche-t-elle.
Je fronce les sourcils, m’apprête à lui répliquer que je ne porte
peut-être pas une toge, mais que je dois quand même payer
l’hypothèque. Mais elle pose une main parfaitement manucurée sur
mon avant-bras et ajoute:
— Ce que je voulais dire, c’est qu’en ta qualité d’exécutrice, tu as
droit à un généreux dédommagement. Sans parler de l’héritage.
Votre grand-mère était drôlement plus débrouillarde que vous ne
l’auriez imaginé. Et elle a songé à vous sans arrêt au fil des ans.
Eh bien, pour une surprise, c’en est toute une! Élaine et Louis me
laissent à mes pensées, qui déferlent à une vitesse folle dans ma
tête. Je pourrais peut-être prendre une année sabbatique ou
carrément démissionner. Ça dépend de l’ampleur de l’héritage. Une
chose à la fois, me dis-je pour me calmer et interrompre mon calcul.
Et je réentends les paroles de ma mère, je songe à Frannie qui ne
nous a jamais oubliés, à mes hésitations à aller la visiter en Floride.
J’ai soudainement la gorge serrée: peine, culpabilité, frustrations
semblent se liguer pour m’émouvoir plus que nécessaire. Et c’est
alors que j’aperçois cette formidable drag-queen postée devant la
table des desserts qui pleure à chaudes larmes en mâchant.
Je m’approche d’elle discrètement et je note sur son bustier un
simple prénom brodé en fil de strass. La créature de rêve parvient à
me sourire, entre deux renâclements, et me lance trois mots
d’anglais.
— Vous aussi, Carla, vous avez de la peine pour Frannie?
— Peine? Peine? Non, sweet baby, si je pleure, c’est parce que
c’est les meilleurs macarons que j’ai mangés de toute ma fabuleuse
existence. Yum! La vie est belle!
Et la Carla en question enfourne deux petits gâteaux — un rose,
bien sûr, et un autre à la pistache — avant de s’éloigner en se
dandinant sur ses échasses et en m’adressant une salutation de ses
longs doigts.
Pendant que je l’admire se déhanchant, emportée par le simple
plaisir des papilles, l’idée d’aller me réfugier en Floride, là où ma
douce aïeule m’avait attendue pendant vingt ans, me paraît de
moins en moins déraisonnable. Un léger coup de tête de Louis, qui
n’avait pas cessé de m’observer, finit de me convaincre.
À moi la Floride et le monde fabuleux de grand-maman Frannie!
2
C’est ma maison

Le trajet entre Montréal et Fort Lauderdale est peut-être court, mais


trois heures et demie passées à côté d’un ronfleur dans une boîte à
sardines peuvent donner une impression d’éternité. Heureusement,
j’ai pu m’asseoir côté fenêtre et admirer, comme j’aime le faire
chaque fois que c’est possible, le lent défilement des paysages, et
chaque fois, je trouve à m’émouvoir de la splendeur de notre
planète.
Après avoir survolé un océan presque trop bleu, l’appareil amorce
son approche et la ville balnéaire déploie sous mes yeux ses rubans
de plage semés de palmiers, ses hôtels qui semblent monter la garde
devant le grand large, et ses chapelets de petites maisons
multicolores.
Une fois libérée de mon voisin, je m’empare de mon bagage à
main, et pendant que je m’aventure dans le couloir, une vague de
chaleur moite m’enveloppe, évoquant l’image d’une de mes tantes
bien enrobées qui me prenait dans ses bras pour témoigner de sa
joie de me revoir.
En effet, la touffeur caractéristique de l’air marin me surprend et
les efforts de climatisation de la passerelle ne suffisent pas à les
enrayer. Et c’est tant mieux.
Chaque aéroport a une personnalité qui lui est propre et celui de
Broward County ne fait pas exception à la règle. Décontraction et
bonne humeur semblent être de mise ici, et c’est d’un pas
nonchalant, sourire aux lèvres, que j’aborde l’escalier. Je fouille
dans mon petit sac à la recherche de l’adresse de la maison de ma
chère Frannie, mais mon attention est rapidement captée par… mon
nom!
En effet, il m’apparaît, joliment calligraphié, sur une affichette
tendue par un bel homme en uniforme. D’ailleurs, je me demande
s’il n’en fait pas un peu trop avec sa casquette à la visière luisante et
ses gants immaculés.
Un brin amusée, je me poste devant lui, lui indique que je suis
celle qu’une âme généreuse l’a chargé de cueillir.
— Enchanté, Miss. Bienvenue à Fort Lauderdale, me répond-il
dans un anglais délicieusement roucoulant. Je suis Diego, à votre
service.
Je suis sous le charme et l’envie de m’élancer dans un tango
endiablé avec mon chauffeur me traverse l’esprit pendant que nous
nous approchons du carrousel où déboulent les valises.
— Frannie avait un chauffeur?
— Bien sûr, mademoiselle. Sa vue déclinait et je ne sais plus
combien de fois il a fallu replacer sa boîte aux lettres. Elle n’arrêtait
pas de l’accrocher avec sa petite décapotable. Alors, elle m’a pris à
son service.
Une décapotable? Je sens que je ne suis pas au bout de mes
surprises, moi!
Je me penche pour me saisir de ma vieille valise, mais Diego se
précipite devant moi, s’en empare et la soulève comme si elle ne
pesait qu’une plume. L’homme est plus athlétique qu’il n’y paraît à
première vue.
— C’est tout? me demande-t-il, l’air étonné.
J’acquiesce en silence et il me fait signe de le suivre. Les portes
automatiques s’écartent et, cette fois, un vent résolument tropical
m’accueille, à mon grand ravissement.
Nous faisons à peine quelques pas jusqu’à une petite berline toute
noire, dans laquelle je m’installe pendant que mon chevalier servant
remise mon bagage dans le coffre. Diego m’annonce qu’il va d’abord
me déposer chez un ami de Frannie. C’est lui qui prend soin de sa
maison en son absence.
— Et il s’occupe du petit roi Salomon, me lance-t-il en tentant de
mesurer l’effet que produit cette information sur moi sans me
quitter des yeux dans le rétroviseur.
Je laisse passer l’information en me contentant d’afficher une
moue amusée: plus rien ne m’étonne de ma Frannie, pilote presque
centenaire d’une décapotable sport.
Diego garde l’air à peine frais dans l’habitacle, et je peux ainsi me
détendre tout en admirant les alentours. Palmiers, petits
commerces et, surtout, un nombre impressionnant de médiums
déterminés à vous apporter leur soutien.
— Ils ne sont pas tous fiables, me lance Diego comme s’il avait lu
dans mes pensées.
Il opère quelques savants virages, applique doucement les freins:
nous voilà arrivés devant une grande maison jaune. D’imposantes
sculptures de lions nous accueillent, bordant le portail.
— Est-ce que je vous dois quelque chose, Diego? que je lui
demande.
— Surtout pas! me répond-il comme si je lui avais offert un pot-
de-vin. Frannie s’est déjà bien occupée de moi, soyez sans crainte.
Et n’hésitez pas si vous avez à nouveau besoin de mes services,
ajoute-t-il en me tendant sa carte professionnelle.
Au moment où je pense que je risque de prendre goût à ce style de
vie — avec limousine —, un homme élégant à l’allure princière vient
ouvrir ma portière pendant que le chauffeur de mes rêves extirpe
mon humble valise du coffre.
Certaines de mes amies auraient qualifié le nouveau venu de
«vieux beau», avec ses vêtements trop ajustés et ses cheveux
uniformément blancs et placés, mais une sensation de profondeur
intellectuelle transpire de sa personne, sans parler d’une assurance
faite de calme et de chaleur humaine.
— Bonjour, Corinne, je suis ravi de faire votre connaissance, dit-il
en m’aidant à sortir de la voiture. Je suis William, mais tous mes
proches m’appellent Bill. Votre grand-mère m’a beaucoup parlé de
vous.
— Ah? dis-je, étonnée.
Autant les mots de Bill me touchent, autant ils me culpabilisent.
Quand j’étais petite et que la pensée me traversait l’esprit qu’un
jour Frannie nous quitterait pour toujours, je devais me faire
violence pour ne pas fondre en larmes, car j’étais convaincue que je
n’y survivrais pas. Cette grand-mère m’avait tant donné, surtout
après la mort prématurée de mon père qu’elle jurait avoir
profondément aimé. Cette femme avait été présente pour moi, sans
relâche. Et surtout, elle croyait en moi et en mon potentiel de
réussite bien plus que je ne le faisais moi-même.
«Tu auras un avenir formidable, me disait-elle de sa belle voix
grave dans laquelle aucun doute ne perçait. Tu feras de grandes, de
magnifiques choses, parce que ta mission de vie est grandiose.»
J’y avais cru… jusqu’à l’adolescence. À ce moment-là, j’étais
devenue une enfant terrible, ce que les adultes s’ingéniaient à
appeler une ingrate, en guerre contre tout et tout le monde, surtout
contre ma mère. Et je ne peux m’empêcher de songer que toutes ces
années vaines à remâcher des reproches ont été un déplorable
gâchis.
La voix roucoulante de Diego me tire de mes pensées. Il doit me
laisser aux bons soins de Bill: une cliente l’attend. Il me salue d’un
petit coup du chef, répète le même numéro à l’adresse de son ami,
se glisse derrière le volant de la Mercedes et disparaît au bout de la
rue.
Bill sort de sa poche un trousseau de clés lesté d’un joli médaillon
à fermoir et me le tend.
— Vous êtes prête pour la grande visite?
J’hésite une seconde, m’empare du bijou et m’approche de la
voiture qui semble patienter dans l’allée de garage. Bill éclate de rire
en me voyant attendre à côté de la portière de sa vieille Cadillac.
— Nous n’avons pas besoin de prendre l’auto, c’est à côté.
Je pivote, suis du regard celui de Bill et j’aperçois le bungalow
voisin. Je ne peux m’empêcher de m’exclamer, admirative:
— Impossible! C’est chez Frannie?
— Mais bien sûr! C’est tout à son image non? Elle adorait le rose.
En effet, on dirait que la maison, recouverte de stuc, a été trempée
dans de la barbe à papa. Une végétation luxuriante contraste
vivement avec la teinte bonbon et, étrangement, semble la protéger
tant des éléments nocifs que des regards indiscrets. Un arbre
majestueux, garni de fleurs également roses, trône sur le terrain et
jette son ombre sur le toit: je n’ai jamais rien vu de pareil.
— C’est sa propriété? Je veux dire, à elle toute seule?
— Oui, répond-il. Et elle l’adorait. Attendez de découvrir
l’intérieur!
Pendant que nous nous approchons de la porte, moi tirant mon
bagage à main, Bill s’occupant de ma valise, je remarque une
impressionnante sculpture d’aigle juste à côté du porche.
— J’ignorais que ma grand-mère était en phase avec les
Américains et leur fameux emblème.
— Oui et non. Cette sculpture était déjà ici lorsqu’elle a acheté la
maison et elle lui rappelait la légende amérindienne de l’aigle. Vous
la connaissez?
Bill me raconte alors que, selon ce mythe, l’aigle, arrivé à l’âge de
quarante ans, a la possibilité de se donner un second souffle. Pour
ce faire, il doit se retirer au sommet de la montagne et traverser un
douloureux processus de transformation d’une durée d’environ cinq
mois. Une fois le bec, les griffes et le plumage régénérés, il pourra
prendre son essor de renaissance pour annoncer à ses congénères
qu’il s’est accordé ce second souffle de vie qui lui permettra de vivre
une trentaine d’années de plus.
Est-ce un hasard que Bill me relate cette histoire? Sait-il que je
suis à l’aube de mes quarante ans? Que je me questionne sur mes
choix passés? Que je me sens désarticulée face à l’avenir? Que je
songe parfois à donner un sérieux coup de barre à ma propre
existence, mais que le courage me fait subitement défaut? Bill
m’évite d’y penser plus longuement en m’invitant à ouvrir la porte
et à entrer.
En mettant le pied dans le vestibule, je laisse échapper un «Oh
wow!» sorti du creux même de mon estomac tant je suis
émerveillée. Le hall jouxte une grande pièce qui nous permet de voir
jusqu’à l’autre extrémité de la maison, aussi loin que la terrasse qui
domine le canal, et, oh prodige, qui donne sur une piscine où
miroite une eau frissonnant sous la brise. C’est à couper le souffle!
Et à échapper son bagage à main.
Je dois me pincer. Si j’avais su, je serais venue visiter Frannie plus
tôt. Et cette pensée aggrave mon sentiment de culpabilité. En plus
de me trouver superficielle, je me juge idiote, ce qui confirme le fait
que je suis mon pire critique! À mesure que je pénètre dans la
maison, je me laisse étourdir par les effluves reconnaissables entre
mille, celles qui caractérisent toute création Chanel que mon aïeule
portait sans se lasser. D’ailleurs, le soir de son quatre-vingt-dix-
neuvième anniversaire, elle m’avait confié en avoir adopté un
nouveau. «Je porte Chance, de la même Coco!» m’avait-elle lancé
tout sourire. Il faudra que je me rappelle de m’asperger de cette
fragrance: elle semble produire de véritables effets magiques sur
mon humeur.
Toute description des lieux risque d’être incomplète. On dirait que
la palette entière des teintes concevables s’est donné rendez-vous
entre ces murs, et les éléments de décoration me tirent un large
sourire. J’entends Élaine murmurer entre ses dents: «C’est très
chargé.» Et, en effet, ça frôle même le kitsch.
Les tissus, les tapisseries ainsi que les meubles sont tous plus
colorés et hétéroclites les uns que les autres, mais une harmonie
indéniable lie l’ensemble. Deux détails captent particulièrement
mon attention. Il y a des coussins partout, de toutes les formes et de
tous les styles. Les fauteuils débordent de ces coussins et les
mariages décoratifs créent une atmosphère enveloppante. De plus,
une multitude d’objets, de bibelots, de vases et même de peluches
garnissent les consoles, les armoires et les bibliothèques. On se
croirait au musée local du vintage. Frannie devait se faire une joie
de fouiner chez les brocanteurs et de vider leurs tablettes.
Maintenant qu’il est trop tard, je me mets à penser à quel point
j’aurais aimé venir passer du temps ici avec elle, me vautrer sur les
divans et en apprendre davantage sur sa vie. Je ne peux m’empêcher
de toucher ses objets, comme si ce geste pouvait me rapprocher
d’elle. En me penchant pour observer de plus près un bibelot
représentant un perroquet multicolore, je remarque une peluche
juste à côté, un ourson affublé d’un collier et de bracelets. Je
constate qu’une oreille lui fait défaut, et je laisse fuser un petit rire.
Puis, en balayant la pièce du regard, je m’aperçois qu’une
formidable collection de figurines de toutes tailles et de matières
variées agrémentent les lieux, chacune munie d’un bijou ou d’une
écharpe, mais affligée d’une défectuosité notable: une ballerine qui
louche, un pierrot auquel manquent trois doigts, un cheval à trois
jambes, une maison de céramique avec une fenêtre percée dans… la
cheminée. Une autre des excentricités de Frannie, j’imagine, et Bill
semble avoir remarqué ma fascination:
— Votre grand-mère, dit-il, affectionnait les objets qui
présentaient des imperfections évidentes. Elle prétendait, et à
raison, que ce sont ces déficits qui ajoutent du poids au caractère de
chacun.
Il dépose ma valise près d’une porte qui mène à une aile
différente de la maison.
— Ça, c’est le royaume des invités, dit-il en se tournant vers moi.
Vous verrez si vous désirez vous installer dans l’une de ces jolies
suites ou dans celle de votre grand-mère.
Je dois avouer que, à l’heure qu’il est, je ne suis pas à l’aise de
dormir dans les appartements d’une femme qui vient de rendre
l’âme, mais rien ne m’interdit d’avoir hâte d’y jeter un coup d’œil.
— Chaque pièce possède sa propre couleur, précise Bill. Frannie
avait l’habitude de demander à ses amis d’opter pour celle qui les
attirait. Ensuite, elle les renseignait sur la signification de la teinte
élue.
J’écarte timidement une première porte. La chambre baigne dans
un dégradé harmonieux de jaune. C’est lumineux, léger et joyeux
sans être criard.
— J’aime déjà celle-ci.
— C’est bien, réplique Bill, mais, si vous voulez mon avis, attendez
d’avoir vu les deux autres avant d’arrêter votre choix.
La suivante est bleue comme un ciel doux, un bord de mer, ce que
certains nommeraient un bleu poudre. Cette couleur m’a toujours
apaisée et je pense qu’elle doit être propice au sommeil réparateur.
— J’ai l’impression que je vais avoir du mal à choisir.
— Passons à l’autre! se contente-t-il de dire. Voyons quel effet elle
aura sur vous.
La troisième chambre d’invités est d’un rose tendre, tout en
délicatesse et en féminité. Je m’étonne: j’aurais plutôt cru que
Frannie avait réservé cette teinte pour elle-même.
— Eh non, répond Bill. Attendez de constater quelle couleur notre
amie a élue pour ses appartements! Alors? Vous avez fixé votre
choix?
Je ne mets pas longtemps à me décider. Bien que j’aie toujours eu
un faible pour le rose, et que le bleu me rassérène, je me sens
irrésistiblement attirée vers la première pièce visitée.
— C’est sans doute l’effet que la Floride produit sur moi, parce
que je n’ai jamais vraiment aimé cette couleur, mais j’ai très envie
de m’installer dans la chambre jaune.
— C’est parfait! C’est sûrement ce dont vous avez le plus besoin
en ce moment.
— Et la signification, vous la connaissez?
— Bien sûr. Votre grand-mère a été une merveilleuse professeure
pour moi. C’est la couleur du soleil et du rayonnement, mais c’est
aussi celle de la vie et du mouvement. Il y a une puissante énergie
dans le jaune, un vecteur de transformation, un élan vers l’avant,
joyeux et festif.
— Alors je crois que cette chambre est faite sur mesure pour moi!
dis-je avec un clin d’œil.
Avant même que j’aie le temps de poursuivre le tour de la
propriété, Bill m’annonce qu’il doit bientôt s’absenter.
— Mais je dois absolument vous présenter le roi Salomon avant de
vous fausser compagnie. Ne vous laissez pas impressionner par son
nom: au bout du compte, c’est une petite bête bien inoffensive, mais
très sage à sa manière et remplie d’amour.
Il m’invite à le suivre jusqu’au grand salon où trône un vivarium
dans lequel le fameux Salomon semble se prélasser.
— Le voici, le voilà, dit Bill, ravi et un brin amusé.
— Mais c’est un… c’est un lézard!
— Ou plus précisément un dragon barbu, mais oui, un lézard.
Je jurerais que la petite bête me jette un regard désapprobateur,
mais je mets cette impression sur le compte de mon complexe de
culpabilité tenace, convaincue que même cette créature inoffensive
a quelque chose à me reprocher.
— Et il appartenait à Frannie?
Il me relate alors l’épisode pendant lequel Frannie a recueilli son
futur pensionnaire, mal en point avec la queue coupée, qui gisait sur
son quai donnant sur le canal.
— Elle l’a soigné jour et nuit et le vétérinaire du coin s’est
probablement offert son yacht grâce à Salomon. Elle planifiait de le
rendre à la vie sauvage, mais le sacripant revenait la retrouver sans
cesse. Par la suite, elle a commencé à discuter avec lui, semble-t-il.
— Elle était… troublée ou quoi, ma grand-mère?
— Pas du tout! J’ajouterais qu’elle était plus intelligente et
spirituellement connectée que la plupart d’entre nous. Elle se
reconnaissait peut-être en lui: il était fragilisé par son accident et
elle l’était par son grand âge. Ils se sont trouvés et mutuellement
aidés, je suppose.
Après avoir consulté sa montre, Bill me refile le document qu’il
avait préparé pour moi, un véritable vade-mecum qui détaillait tout
ce que je devais savoir sur la maison et sur le roi Salomon. Sur la
première page, il avait agrafé une carte professionnelle: William
Richard Robbins, comptable agréé, fiscaliste.
— C’est une vieille carte, mais les coordonnées sont toujours les
bonnes. N’hésitez pas à m’appeler s’il y a quoi que ce soit, OK? Et
surtout, prenez le temps de bien vous installer.
Je le remercie, serre sa main à la paume douce, peinant à cacher
mon impatience à explorer librement les lieux. Je le reconduis
jusqu’au vestibule, il saisit la poignée, mais, avant de sortir, il me
lance:
— Vous, vous aviez sans doute un important rendez-vous de vie
ici.
Et il referme la porte, en laissant derrière lui une Corinne
intriguée par ses paroles.
3
When you wish upon a star

Enfin seule, et tenaillée par la curiosité, je me dirige allègrement


vers cette chambre tout au fond de la maison. En fait, elle ressemble
à une annexe, un vaste ensemble de pièces greffé quelques années
plus tard à la construction initiale. Un splendide bureau tout en bois
précieux occupe le centre de l’espace. Deux des murs sont percés
d’immenses fenêtres avec vue imprenable sur le canal, la jolie cour
et la piscine de forme parfaitement ovale. Les deux autres cloisons
sont tapissées de bibliothèques, du sol au plafond, et bourrées de
livres. J’imagine sans difficulté Frannie assise ici des heures durant
pour inventer ses histoires et les peaufiner, entourée de ses auteurs
favoris.
En effet, ma grand-mère était écrivaine, une carrière tardive qui
avait sans doute découlé de ses longues années d’expérience comme
enseignante à l’école primaire. Tout avait commencé par des contes
pour enfants, et au cours des vingt dernières années, soit depuis son
installation en Floride, elle avait publié presque autant de livres.
Mais depuis un lustre ou deux, certaines de ses œuvres étaient
destinées aux adultes. Je n’avais lu que le premier roman de la série,
une intrigue que j’avais jugée beaucoup trop spirituelle et un brin
farfelue. Aujourd’hui, j’espère retrouver tous ses ouvrages et m’y
replonger, question de mieux connaître mon aïeule.
Sur le bureau, on dirait qu’une boîte antique tout en métal, ornée
de jolis motifs fleuris, m’attend. Posée là, au beau milieu du plan de
travail, elle semble m’appeler, ou, dit plus justement, elle me
magnétise et m’attire jusqu’à elle. Je remarque une inscription
gravée sur le couvercle: Live the Life you Love («Vis la vie que tu
aimes»). Je glisse quelques doigts sur la surface lisse, hésite
quelques secondes, puis décide de l’ouvrir. Je pousse un petit cri de
surprise: y repose une belle enveloppe crème avec mon nom,
calligraphié comme sur l’affichette tendue plus tôt par Diego.
Je la pince du bout des doigts, comme si, étrangement, je
manipulais une feuille extrêmement délicate. Je découvre au fond
de la boîte ce qui ressemble à un mobile, un truc artisanal fabriqué
d’un bout de bois duquel pendent des cordes avec des perles, des
plumes et des fleurs. Plutôt joli comme bricolage. Intriguée, j’ouvre
précautionneusement l’enveloppe, en quête d’une explication.

Ma chère Corinne,

Si tu lis cette lettre, c’est que je ne suis plus de ce monde. J’ai


toujours cru qu’il valait mieux être prévoyante dans la vie (et
clairvoyante, mais ça, c’est un autre sujet dont j’aurai l’occasion de
te reparler!). Plus je m’approchais de mon centième anniversaire,
plus mes chances de demeurer dans cette incarnation physique
s’amenuisaient. Il fallait bien se rendre à l’évidence!

J’étais convaincue que c’était à toi que je devais écrire. Et je dois


avouer que, secrètement, je l’espérais, car j’avais un cadeau à te
remettre. Parce que oui, c’en est un, celui que je souhaitais t’offrir
depuis plusieurs années déjà, celui que j’ai essayé de te donner à
plusieurs reprises, mais je jugeais que tu n’étais pas encore prête
pour l’accepter. Ce présent est le courage. J’ose croire que mon
départ t’inspirera la hardiesse nécessaire pour sortir de ta zone,
t’ouvrir et t’intéresser au meilleur de toi et de la vie.

Te voilà dans ma maison pour faire le tri de mes affaires et je te


demande de prendre tes aises: tu es désormais chez toi. En séparant
le bon grain de l’ivraie dans mes possessions, peut-être en
profiteras-tu pour faire le ménage dans tes pensées et dans ton
cœur?

Victor Hugo disait: «Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le
temps est venu.» En effet, je crois que le temps est arrivé pour toi
de vivre la vie que tu t’es imaginée. Tu dois bien avouer que tu
ressens au fond de ton âme qu’il y a mieux pour toi que ce qui t’est
imparti, non?

Tu te rappelles à quel point ta Frannie aime les mystères? Eh bien,


en voici un tout simple: l’ouverture d’un nouveau chemin nous
pousse à être au service de l’humanité. Un beau plan pour toi, n’est-
ce pas?

Bientôt, tu feras la connaissance des personnes qui me sont très


chères: toutes ont quelque chose de précieux à t’offrir. Ainsi en est-
il de Marcus, mon ami médium. Je sais que tu souris en ce moment,
mais je t’implore de le rencontrer. Il t’attend. Il a toute ma
confiance. Je t’ai laissé sa carte de visite dans la boîte. Communique
avec lui pour prendre rendez-vous dès que possible.
Finalement, je te fais cadeau d’un petit quelque chose de bien
symbolique pour moi. C’est un capteur de rêves. Je l’ai fabriqué
juste pour toi, non pas pour neutraliser les cauchemars, mais pour
t’aider à définir les rêves qui illumineront tes nuits. Et ta vie. Garde-
le précieusement.

Merci aussi de prendre soin de mon minuscule roi Salomon. Tu le


trouveras peut-être un peu indolent, mais il te sera d’excellente
compagnie.

Je t’aime, Corinne. Merci d’être ici.

Frannie

Je quitte le bureau avec la boîte en métal sous le bras, convaincue


de devoir accrocher le mobile de Frannie. Toujours en quête de
l’endroit idéal, je m’aventure dans les appartements privés de ma
chère grand-mère. En écartant les deux portes, et sans trop savoir
pourquoi, je suis profondément émue de découvrir la couleur
qu’elle a choisie pour elle-même, le violet. C’est à la fois doux et
puissant et j’ai la certitude que cette couleur lui ressemble.
Cette section de la maison s’ouvre d’abord sur un salon de
dimension modeste. Plusieurs livres ornent les meubles et les
tablettes sur les murs, mais on dirait qu’ils traitent surtout de sujets
spirituels. Frannie conservait peut-être ses trésors de lecture plus
près d’elle. Juxtaposée à la pièce se trouve une vaste salle de bain.
Je souris en voyant toutes ces lumières autour du grand miroir,
comme dans les loges d’artistes. Mamie devait se prendre pour une
star!
Dans la pièce suivante trône un lit immense agrémenté d’une
quantité ahurissante de coussins de différents tissus et de dégradés
de violet. Une vraie chambre de reine. La décoration est élégante, les
matières choisies sont nobles. Et encore une fois, se trouve ici une
multitude de meubles, bibelots et figurines plus ou moins éclopés.
Et chaque objet arbore une touche de la couleur fétiche.
Tout au fond, j’aperçois deux autres portes entrouvertes. Je m’y
aventure. Et là, mon ébahissement est total. Je n’ai encore jamais
vu un dressing aussi impressionnant. Wow! La dame était une
incorrigible carte de mode. Il y a ici un nombre incalculable de
robes, de jupes longues, de chemisiers froufroutants, de chaussures,
ainsi que tous les bijoux et accessoires pour finaliser les looks d’une
véritable icône. En constatant dans la glace mon allure un peu terne,
je songe que j’aurais sérieusement intérêt à m’inspirer de la garde-
robe environnante. Sur une tablette, une dizaine de têtes en plâtre
servent de supports à des perruques aux styles et aux couleurs
parfois hallucinants. Peu importe où elle apparaissait, Frannie ne
devait sûrement pas passer inaperçue.
Je ne peux m’empêcher d’ouvrir les tiroirs afin de découvrir les
trésors de ma grand-mère. J’en profite pour enfiler quelques
bracelets, les repose dans les grands écrins. Une paire de boucles
d’oreilles en forme d’immenses fleurs attire mon attention. Je les
trouve magnifiques, mais je doute d’avoir le culot de les porter un
jour. Je me reproche mon manque d’audace en refermant les
compartiments.
En quittant les appartements de Frannie, je reviens au salon où
vit le roi Salomon. En l’observant du coin de l’œil, je prends le
temps de lire les consignes laissées par Bill. Je dois nourrir ce
spécimen d’insectes, de laitue et d’autres légumes et fruits frais sur
une base quotidienne. Je m’inquiète un peu: je ne me suis jamais
vue en Maman Lézard, mais je dois avouer que notre petit souverain
a l’air sympathique, avec sa barbichette couleur de lune.
Pour le moment, j’ai plutôt envie de piquer une tête dans la
piscine et de me prélasser au soleil. Plus tard, j’irai explorer les
environs avant d’écrire à Élaine et à mon frère. En ce qui concerne
le tri et le ménage, demain fera l’affaire. L’heure est au
rechargement des batteries, à l’eau vivifiante, aux rayons
énergisants et à ce que le beau Diego appellerait sans doute la
siesta.
Au moment où je m’apprête à sortir sur la terrasse, mes yeux se
posent sur une porte dérobée. Je fais trois pas, l’ouvre et constate
qu’elle donne accès au garage où semble dormir une superbe petite
voiture décapotable, d’un bleu presque irréel tant il est pur.
Quel rêve! En lui jetant un dernier regard admiratif avant de
rebrousser chemin, je remarque la plaque sous le pare-chocs. On
dirait que cette voiture porte un nom. En effet.
«Ravie de faire ta connaissance, Joy!» que je lui murmure
presque amoureusement. Et alors, je pense qu’une conversation
avec une automobile est signe qu’un repos s’impose. Du paradis,
j’imagine Frannie souriant de contentement! Et pendant que je me
dirige vers un transat planté devant la piscine, je pose une question
au ciel et à sa nouvelle habitante: «Oh, chère Frannie, dans quelle
aventure es-tu en train de m’embarquer?»
4
Nothing breaks like a heart

«Il te faut d’abord recoudre ton cœur.» Cette phrase me trotte dans
la tête depuis mon réveil dans cette chambre qu’on dirait plongée
dans une aurore permanente. D’ailleurs, les rayons du soleil filtrent
entre les lattes des persiennes et réchauffent mes orteils découverts.
Quel délice!
De plus, j’ai revu Frannie en rêve, source de joie supplémentaire.
Elle m’a semblé tellement réelle dans son pantalon fleuri, avec sa
veste à plumes et ses énormes bijoux qui tintinnabulaient! Elle m’a
prise dans ses bras et j’ai même pu humer, je le jure, son parfum
fétiche, Chance. Puis elle s’est détachée de moi pour me regarder
droit dans les yeux avant de me servir ce conseil comme s’il
s’agissait d’une injonction venue des plus hautes sphères: «Il te faut
d’abord recoudre ton cœur.» Du plus profond de mon sommeil, j’ai
su que j’allais me le rappeler. Mais comment fait-on pour recoudre
son cœur? Et puis, avant toute chose, le mien est-il si effiloché que
ça?
Prisonnière volontaire de ma douce rêverie, je crois entendre le
chant d’un oiseau étrange, peut-être fabuleux, une créature dotée
d’une voix de crécelle. Est-ce le célèbre phœnix qui signale mon
renouveau? Non. C’est le timbre de la porte d’entrée qui me tire de
mes divagations et, surtout, de ce lit trop confortable. J’enfile donc
un peignoir, jaune comme le reste, et des pantoufles — dois-je en
spécifier la couleur? — et, le pas lourd, je me propose d’enguirlander
l’importun qui ose déranger les gens si tôt le matin.
Dans le judas optique, un Bill un brin déformé, mais nimbé d’un
halo de verre usé, attend patiemment, tout sourire, avec une grande
tasse dans chaque main. Je tire le verrou, ouvre lentement la porte
sans me départir de mon air endormi, et salue mon visiteur, la
bouche encore pâteuse.
— Je me suis dit qu’à cette heure, vous auriez déjà pris votre
premier café, sûrement imbuvable.
— Et quelle heure est-il?
— Il est passé dix heures.
L’information achève de m’arracher à ma somnolence. Moi, lève-
tôt comme pas une, qui d’ordinaire épluche les fils de presse avant
les premières lueurs à l’affût d’une histoire consistante, voilà que je
fais la grasse matinée?
J’invite Bill à entrer et il s’exécute immédiatement. Je l’escorte
jusqu’à la cuisine.
— Ça doit être l’énergie du lieu, dit-il sur un ton presque paternel.
Vous aviez sans doute besoin de recharger vos batteries.
— Ah ça, oui!
Il dépose la tasse sur le comptoir et le parfum exquis du café
fumant me ragaillardit.
— C’est Giuseppe qui vous l’offre. C’est un ami qui tient un
fabuleux bistrot italien sur la rue principale.
Il se déleste de son petit sac à dos, en extirpe quelques
viennoiseries, achetées le matin même, et les place devant moi
pendant qu’il me questionne sur mon emménagement. J’ai installé
mes pénates dans la pièce jaune, mais j’ai quand même fait le tour
du proprio. Je lui confie que je trouve l’aile qui englobe la chambre
de Frannie tout simplement hallucinante.
— Vous n’êtes pas au bout de vos découvertes, ma chère.
Je mords dans un croissant et je ronronne littéralement de
ravissement: il est presque aussi bon que ceux de ma boulangerie
favorite à Québec.
— Il vient du même endroit que le latte que vous dégustez, le
Caffé Amoroso.
Un silence bienheureux s’installe entre nous, meublé du bruit de
notre mastication et de pépiements lointains. Je pousse ensuite un
profond soupir, soudainement gagnée par le découragement, et je
laisse courir mon regard autour de la pièce avant de confier mon
désarroi à mon compagnon:
— Je suis triste de devoir tout trier et vider. Et je dois avouer que
je ne pouvais pas me douter de l’ampleur de la tâche. On dirait que
Frannie avait l’âme d’une collectionneuse!
Bill avale une longue gorgée avant de répondre:
— Pourquoi ne pas vous offrir un petit répit? Où est l’urgence? Il
serait peut-être plus sage de prendre le temps d’honorer la mémoire
de votre grand-mère, de renouer avec elle en quelque sorte. Les
objets parlent de leurs propriétaires, vous savez.
— J’imagine, est tout ce que je parviens à répliquer.
Le silence bienheureux reprend possession des lieux. J’hésite à
raconter mon rêve au gentleman enfournant son dernier bout de
croissant: j’estime qu’il risquerait de me trouver parfaitement
cinglée avec mes histoires de cœur à recoudre. Toutefois, je lui parle
de la boîte de métal, mentionne la lettre et le capteur.
— Ah! Vous voilà donc au courant des «Dream Catchers».
— Bien sûr.
— Et que savez-vous d’autre?
— Qu’y a-t-il d’autre à savoir? Vous êtes soudainement bien
étrange, mon cher.
— Chaque chose en son temps. J’imagine que quelqu’un a été
mandaté pour vous faire découvrir ce qui va avec ce cadeau, mais je
suis désolé, je ne suis pas cette personne.
Il a dû remarquer mon air intrigué. Comme s’il tentait d’esquiver
mes questions, le voisin de Frannie vide son café, saute sur ses
pieds et, prétextant un autre rendez-vous, file pratiquement à
l’anglaise. Je ne peux m’empêcher de penser que cet homme semble
très occupé pour un retraité. Reste qu’il a piqué ma curiosité avec
ses paroles énigmatiques. Je décide donc de pousser ma recherche
sur les capteurs de rêves.
Installée dans le bureau devant mon ordinateur portable, j’essaie
de me brancher au WiFi. Si le nom du compte est simple à identifier
(FrannieBaby), le code d’accès me donne du fil à retordre. Je
m’apprête à abandonner quand me revient en mémoire une
discussion que j’ai eue avec un ami de cœur, l’une des rares qui ne
s’étaient pas conclues par une engueulade.
— Pour que le courant passe, y faut faire avec un routeur comme
avec une belle fille: tu regardes en dessous de la jupe et le tour est
joué.
Non. Henri n’était pas un grand cerveau, mais au moins, je peux
désormais dire qu’il a servi à quelque chose. Admettre qu’il figurait
parmi mes amants les plus présentables ne contribue pas à
ensoleiller davantage ma journée.
Je localise l’appareil, le retourne, regarde en dessous de sa jupe,
comme aurait dit l’autre, tape le code sur mon ordi et, merci Henri,
le monde virtuel m’appartient.
Tous les sites confirment, à quelques détails près, ce que je
soupçonnais déjà: le «capteur de rêves» empêche les cauchemars
d’envahir le sommeil de son propriétaire. Ainsi, il agit comme un
filtre en attrapant les songes envoyés par les esprits malfaisants. Il
brûle les mauvaises visions aux premières lueurs du jour pour que
le dormeur ne conserve que les belles images offertes par la nuit.
En poursuivant mes recherches, je découvre par ailleurs cette
histoire racontée par les Ojibwés, celle d’une araignée appelée
Asibikaashi. Elle protégeait les enfants de la tribu en tissant sa toile
au-dessus des petits roupilleurs. Les songes désagréables et les
pensées négatives restaient accrochés dans son réseau et elle s’en
débarrassait le matin venu. Lorsque les Ojibwés se sont dispersés,
l’araignée aurait demandé aux femmes du village de l’aider à
accomplir son travail en fabriquant ce que l’on nomme aujourd’hui
des capteurs de rêves.
Quelque chose me chicote. Je vais repêcher la lettre de Frannie.
Ses propos étaient tels que je me les rappelais: elle y précise que
mon amulette traditionnelle n’était pas pour filtrer les cauchemars
que la nuit apporte parfois, mais pour révéler les rêves qui
agrémenteraient mon quotidien. Puis une question me tombe
dessus: quels sont mes rêves de vie, déjà? Je constate que je n’y ai
pas consacré une maigre seconde de réflexion depuis belle lurette.
Ai-je simplement cessé d’y croire?
Me reviennent en mémoire mes débuts comme journaliste, jeune
femme bourrée d’optimiste, déterminée à jeter la lumière sur tout
ce qui pouvait aider notre planète à mieux se porter. La vie, me
semble-t-il, s’est rapidement chargée de me ramener à ce que tout le
monde désigne comme la réalité. Je peux dire sans mentir que j’ai
concrétisé mon rêve de devenir reporter, oui, mais j’ai l’intime
conviction qu’il ne s’est matérialisé qu’en partie: après toutes ces
années, je suis toujours reléguée aux faits divers.
Et, ainsi plongée dans mes pensées, je tente de localiser ce
moment où ce projet a basculé, où la ténacité a cédé la place à la
résignation. Et voilà qu’une scène douloureuse se déroule devant
moi comme un vieux film: la fois où, comme on dit dans le milieu,
j’ai «choké» en ondes pendant la livraison du bulletin de nouvelles
qu’on m’avait confiée en remplacement de la présentatrice
habituelle. J’étais si déterminée à bien faire, on m’avait si mal
préparée à lire un téléscripteur et à composer avec les indications de
caméra. Pire encore, le réalisateur m’inondait de reproches par
l’oreillette pendant le défilement des mots. L’esprit soudainement
noyé sous une mer de récriminations et de phrases qui couraient
sur l’écran translucide, j’avais totalement figé pendant trois longues
secondes. Reprenant un certain contrôle de mon être, j’avais
bafouillé une excuse et terminé tant bien que mal ma mission.
Et depuis, ce même réalisateur, avec l’accord du grand patron qui,
lui non plus, ne m’a jamais pardonné ces trois secondes de faiblesse,
m’envoie couvrir l’effondrement du toit d’une porcherie, ou un nid
de poule trop profond et, chaque fois, je me dis que je fais un travail
méprisable. Avons-nous vraiment besoin de ce genre de nouvelle?
Ne gaspille-t-on pas un précieux temps d’antenne qui pourrait servir
une cause plus noble? Dois-je payer toute ma vie pour un instant de
simple humanité en ondes?
Un bout de papier s’échappe de l’enveloppe: c’est la carte de
Marcus, le médium recommandé par Frannie. Je pianote son nom
sur l’ordinateur et ma recherche fait chou blanc. Cette singularité,
en cet univers virtuel où tout le monde est partout, me donne
étrangement confiance en ses talents, sans parler des bons mots de
ma grand-mère.
Je saisis le téléphone de la maison, compose le numéro. Une voix
douce et grave me répond aussitôt:
— Bonjour, Corinne. Je vous attends.
Je ne peux cacher mon étonnement.
— Comment savez-vous que c’est moi?
Il laisse fuser un petit ricanement et ajoute:
— La magie des afficheurs, ma chère dame.
Je m’esclaffe sans retenue, comme libérée d’un poids. Il m’invite
à rappliquer dans une heure et, sans hésiter, j’accepte ce qui
ressemble pratiquement à une convocation.
L’esprit en ébullition, je passe sous la douche et me fais
prestement une beauté pendant que quantité de questions
résonnent dans mon cerveau. Que va-t-il m’annoncer? Réussira-t-il
à percevoir ma triste réalité? Frannie lui a sans doute parlé de moi?
Et, dans l’affirmative, est-ce que ces confidences brouilleront les
cartes ou aideront le bonhomme à se faire un peu trop «voyant» à
mon goût?
Je me raisonne. Je ne vais quand même pas bousiller mon
premier rendez-vous avant même de m’y présenter. C’est un
médium, pas un agent de Revenu Canada. Pour une fois, je pourrais
bien profiter de mon dépaysement pour laisser tomber la garde. Ce
que Frannie veut, Dieu le veut, j’imagine! Et s’il pouvait m’aider à
recoudre mon cœur? Ce serait déjà un bon début.
Avant de sortir, je décide de donner de mes nouvelles à Élaine et à
Louis. Je leur résume rapido mon arrivée, mentionne les
surprenantes découvertes qui m’attendaient, la maison, Joy la
décapotable, le roi lézard, le capteur de rêves, mais omet de leur
parler de mon rendez-vous avec Marcus.
Je les embrasse, leur fiche une binette clin d’œil, les prie de
m’écrire, et, vroom, j’expédie le courriel avant de me précipiter vers
la porte. Si je suis franche avec moi-même, je dois admettre que je
suis bien curieuse de vivre cette expérience, même si je suis loin
d’être convaincue d’y croire. Comme par réflexe, je glisse l’une des
plus petites peluches de ma grand-mère dans mon sac à main. Cela
pourrait me servir de protection contre un méchant psychic trop
clairvoyant qui mettrait le doigt sur ce cœur que je ne sais pas
comment recoudre.
5
Le trésor que l’on découvre
à chaque matin

Je suis passée à deux doigts d’appeler un taxi pour me rendre chez


Marcus, mais en consultant la carte sur mon portable, j’ai constaté
que l’itinéraire était relativement simple. Rien ne m’empêchait de
me servir de Joy qui poireautait dans le garage comme une tigresse
dans une cage.
C’est une MG vintage munie d’un volant en bois presque orange,
qui contraste avec l’intérieur aussi bleu que la carrosserie. Ma
Frannie ne faisait pas les choses à moitié.
Après avoir donné au roi Salomon sa ration de criquets, j’ai noué
un joli carré de soie jaune orné de petits perroquets multicolores
sur mes cheveux, chaussé des lunettes fumées très funky trouvées
dans la boîte à gants, à côté des certificats d’immatriculation du
bolide, et, hop, voici que je dévale la rue en véritable sosie de Grace
Kelly.
Le temps est radieux, le soleil tape sec, le vent est doux, et les
palmiers semblent me saluer de leurs longs bras pendant que je
négocie des virages comme une pro. La randonnée est si agréable
que je suis presque déçue d’être arrivée si tôt à destination.
C’est un petit commerce d’allure pimpante qui détonne un peu
avec les boutiques environnantes qui datent des années 1950. Au-
dessus de la porte, une enseigne indique que je m’apprête à me faire
dire la bonne aventure. Dès ma première traversée de Fort
Lauderdale, j’avais remarqué le grand nombre d’entreprises de ce
genre ici. Si l’on peut appeler ça une entreprise. En effet, «psychic»
est un mot que l’on peut lire à presque tous les coins des rues
marchandes dans le secteur. Il faut croire que les Américains sont
friands de ce type de service. Qu’est-ce que cela dénote? Ennui?
Vieillissement? Quête d’absolu?
À peine ai-je appuyé sur le bouton qu’un homme vient m’ouvrir.
Avec sa barbe et ses longs cheveux parfaitement blancs, il évoque à
mes yeux une version vaguement psychédélique du père Noël.
— Corinne?
— On ne peut rien vous cacher, j’imagine, que je lui réplique,
regrettant déjà cet élan de sarcasme.
— On ne voit pas toujours tout, vous savez, me répond celui que je
prends pour un doux illuminé.
Il m’invite à m’asseoir sur un grand sofa planté en plein centre
des lieux. La pièce est relativement petite. Je m’attendais à une
sorte de caverne d’ermite, mais le soleil darde ses rayons par de
nombreuses fenêtres et un agencement habile de miroirs empêche
de donner l’impression de vivre constamment à contre-jour. Je note
quelques détails, à commencer par une quantité surprenante de
bougies de couleurs différentes qui embellissent des meubles de
facture sévère, et un imposant fauteuil qui se dresse devant moi et
dans lequel il prend place. Seul autre objet notable, mais combien
remarquable: une magnifique sculpture représentant un harfang
des neiges qui trône sur la grande table entre nous deux. Il devine la
fascination que l’œuvre exerce sur moi:
— C’est votre grand-mère qui me l’a offert. Ironique, non? Un tel
oiseau en Floride, quelle idée! Selon Frannie, il est reconnu tant
pour son acuité visuelle que pour ses facultés intuitives. Il est
désormais le témoin de mes séances.
Je me trémousse sur mon canapé, comme une petite fille sur le
point d’admettre un larcin. D’un simple clin d’œil, il m’encourage à
me lancer et je déballe mon sac d’une traite, au point où mon
anglais retrouve par bouts l’accent québécois dont il croyait s’être
débarrassé depuis longtemps.
— Je vous avoue que je me pose des questions sur votre métier, si
l’on peut appeler ça ainsi. Une carrière? Un sacerdoce? Je veux dire,
je suis une journaliste, je ne me fie qu’aux faits. Comment vous
faire confiance? Bon, d’accord, c’est Frannie qui m’a recommandé
de vous contacter, mais nous nous étions perdues de vue depuis des
années et, qui sait…
Je laisse mourir ma phrase, un peu honteuse.
— Je vous rassure, dit-il calmement, votre grand-mère avait toute
sa tête. Je dirais même qu’elle était un sujet plutôt coriace qui ne
gobait pas sans questionner tout ce qu’on lui servait. Je lui dois qui
je suis aujourd’hui.
— Coriace? Frannie?
Marcus se penche légèrement, pose une main ridée sur la
sculpture et la caresse avec, me semble-t-il, de l’amour.
— Oui. Délicieusement. Et elle n’avait pas la langue dans sa poche,
je vous le garantis. Mais comme vous l’avez dit, vous avez eu des
contacts… irréguliers et votre grand-mère en était profondément
attristée. Toutefois, elle savait que vous renoueriez un jour, pas
seulement avec elle, mais surtout avec vous-même. C’est ce qu’elle
souhaitait de tout son grand cœur.
Et je mets à songer que je m’y prends trop tard pour tenter de
rétablir cette connexion, maintenant que ma protectrice est morte.
Ce n’est rien pour me déculpabiliser, moi qui promettais à Frannie,
chaque fois qu’elle venait célébrer un anniversaire à Québec, de lui
rendre visite, et qui m’abstenais de le faire, à cause du travail, à
cause d’un amoureux possessif, à cause de la fatigue et de toutes les
autres raisons que je pouvais imaginer. Et d’année en année, je
voyais ma grand-mère qui prenait de l’âge tout en se faisant plus
excentrique, j’admirais son élégance naturelle, mais trouvais à
sourire devant ses choix vestimentaires toujours plus colorés, ses
lunettes aux montures disproportionnées, ses bijoux qui
s’entrechoquaient à chaque geste qu’elle faisait.
Mon hôte toussote et me tire de mes sombres réflexions.
— Si vous êtes d’accord, je vous suggère de procéder
immédiatement à une lecture pour vous. Le tarot, vous connaissez?
— Oui, j’en ai déjà entendu parler, mais je n’ai jamais eu droit à
une… séance.
Il saisit une pile de cartes au dos orné d’un même motif
géométrique, les prend dans ses mains comme s’il s’agissait d’un
gros oiseau, et me les tend.
— Je préfère commencer tout de suite, pendant que vous êtes
«neuve» pour moi, que je ne connais pas trop d’éléments qui
pourraient influencer mon ressenti ou mes visions.
— D’accord, allons-y!
Je m’empare du paquet. Marcus me demande de le mélanger et
d’étaler les cartes sans ménagement sur le grand morceau de
velours noir qu’il a préalablement déployé devant moi. Puis, à l’aide
de la main gauche, je dois en tirer cinq du lot et les déposer en
quinconce là où il m’invite à le faire, face contre table.
— À partir de maintenant, vous allez retourner chacune de nos
petites amies les unes après les autres au moment où je vous
l’indiquerai. Je vais ensuite vous dire ce qu’elles représentent et ce
qu’elles annoncent.
À son signal, je dévoile donc la carte à l’extrême gauche de la
série, celle qui, selon lui, concerne le domaine du travail. Le six de
bâtons. Je grimace de déception: j’espérais une Victoire quelconque,
la Roue de fortune ou une figure spectaculaire, et me voilà assise
devant une demi-douzaine de bouts de bois. Mais mon vis-à-vis
lâche un ah! approbateur.
— Cette carte nous assure que vos efforts seront reconnus. Vous
avez travaillé fort et vous êtes dans une période de découragement.
J’ose ajouter que vous avez perdu la foi en la réussite. Je me
trompe?
J’acquiesce malgré moi. Le père Noël a tapé dans le mille. Ma
gorge se noue: je ne m’attendais pas à entendre un inconnu me dire
une telle vérité à partir d’un vulgaire rectangle de papier cartonné. Il
capte sans doute le trouble qui m’habite, car il reprend sur un ton
beaucoup plus doux:
— Cette carte n’est porteuse que de bonnes nouvelles, alors
réjouissez-vous! Les difficultés sont maintenant derrière vous, j’en
mettrais ma main au feu.
— J’aimerais sincèrement vous croire.
— Eh bien, croyez-moi, lâche-t-il. C’est déjà un début.
— Plus facile à dire qu’à faire…
Il hoche la tête et flatte sa belle barbe sans cesser de m’observer
comme celui qui se demande s’il doit faire une confidence, avant de
répliquer:
— Vous êtes moins seule que vous le croyez, Corinne. J’ajoute
qu’une escouade du tonnerre est là pour vous accompagner vers
votre épanouissement.
— Vous voyez ça dans la carte aussi?
— Non, je le sais. Vous avez entendu parler des «Dream
Catchers», n’est-ce pas?
Encore ce truc! Je lui demande de s’expliquer, mais il lève une
main, m’invitant à faire preuve de patience.
— Chaque chose en son temps, se contente-t-il de laisser tomber.
Pour le moment, si vous le voulez bien, retournez la carte à l’opposé
de celle-ci, complètement à droite. Elle se rapporte au foyer: c’est
votre maison, votre famille. Votre nid!
Je lui obéis et, cette fois, je ne peux réprimer un grognement: le
Pendu. Vraiment, je suis vernie!
— Tout est relatif dans la vie, dit-il. Et c’est justement le propos de
cette carte. En fait, elle suggère même l’abnégation. Une ouverture
vers les autres, un changement de perspective, mais surtout un
«stop au nombrilisme».
Je tente d’encaisser sans broncher ce que j’entends, mais force est
d’avouer que ses paroles frisent — et défrisent — l’insulte. Pour qui
te prends-tu, Assurancetourix? Est-ce que tu me traites d’égocen-
trique, par hasard?
— Pourquoi cet air offusqué? demande celui que mon regard
fusille. Tout cela est parfaitement humain et normal. En revanche,
si cela vous contrarie autant, c’est probablement parce qu’il y a du
vrai dans ce que je viens d’énoncer. L’ego incontrôlé ne tolère aucun
reproche.
Je repense à Élaine qui ne souffrait pas mes crisettes d’enfant et
qui m’intimait l’ordre de respirer par le nez. Je prends donc une
profonde inspiration et fais l’effort de reporter mon attention sur les
trois cartes restantes.
Celle que je retourne se trouve au sommet et là, j’ai droit à une
expression de complet ravissement de la part de Marcus le devin.
— Ah, mais c’est fabuleux! fait-il en tapant dans ses mains. Vous
avez le Monde pour imprévu. Vous vous rendez compte de ce que ça
signifie?
— C’est bon?
— Bon? C’est extraordinaire! C’est la préférée de tous dans le
tarot. Elle symbolise la réussite, la victoire et le triomphe.
Je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil à la première carte
retournée avec un sentiment de vengeance accomplie.
— Lorsque le Monde entre en liaison avec le six de bâtons, ajoute-
t-il comme s’il avait lu mes pensées, c’est l’aboutissement garanti et
la récompense de tous vos efforts, mais c’est également un nouveau
commencement.
Marcus poursuit sur sa lancée, y va de quelques conseils et de
mises en garde. Je n’en capte que des bribes, car mon cerveau
s’emploie déjà à rêvasser, bondissant de réussites en triomphes, en
passant par des joies multiples, avec mes luttes couronnées de
succès, et ce, même à l’international.
L’esprit toujours en apesanteur, je dévoile la quatrième carte,
celle qui se trouve au bas du quinconce et qui traduit mon rôle dans
la vie, ce que je dois être ou faire. L’atterrissage est douloureux:
c’est la Mort. Marcus se contente de me conseiller de ne plus
nourrir mes peurs et de chasser mes pensées négatives ou
angoissantes.
— C’est tout? Je veux dire… c’est la grande Faucheuse!
— Vous en faites tout un plat pour rien. Si nous étions tombés sur
le Fou, je vous dirais de boucler votre ceinture. Surtout s’il a la tête
en bas. Et le Chariot? Je n’ose même pas l’imaginer, surtout avec le
Monde à midi et le Pendu à trois heures. Et là, les bâtons ne
peuvent rien contre cet agencement.
Je me fais violence pour ne pas m’impatienter: cette valse des
symboles m’étourdit et, un peu trop vite sans doute, je lui lance sur
un ton sec:
— Cette dernière carte, je la tourne?
Marcus pose ses poignets croisés sur ses cuisses, me destine une
moue de commissaire-priseur évaluant une lampe Tiffany.
— J’ai une suggestion à vous faire, dit-il sans se départir de sa
grimace. Connaissez-vous le centre bouddhiste Kadampa tout près
d’ici?
— Non. Et je dois avouer que je n’aime pas trop les religions.
— Je m’en doutais, mais prenez-le plutôt comme un lieu de
spiritualité, ou d’introspection. Vous avez bien raison de ne suivre
rien ni personne les yeux fermés, mais rien ne vous interdit d’ouvrir
votre cœur à ce qui pourrait vous aider à mieux vous sentir et à vivre
plus pleinement.
Il glisse une main sous la table, en tire un prospectus et me le
tend, tout sourire. Je le saisis, constate que c’est celui du centre en
question, le plie et le fourre dans mon sac.
— Maintenant, allons-y. La carte au milieu: celle qui représente
l’aboutissement.
Je la retourne doucement. J’aperçois sept coupes aux contenus
étranges, dont une colombe prenant son envol, un arc-en-ciel et des
bulles de ce qui ressemble à du mercure en lévitation. Verdict de
Marcus:
— Vous aurez des choix à faire prochainement entre mille
possibilités. Il vous faudra écouter la petite voix de votre intuition,
déterminer quelle option fait vibrer votre cœur. Ainsi, vous choisirez
les meilleurs chemins à emprunter.
— Avec le tri des choses de Frannie, j’ai assez de pain sur la
planche côté sélection.
— Qui a dit que l’un interdit l’autre? Les deux tâches vont peut-
être de concert, qu’en savez-vous? De toute façon, ne vous en faites
pas, avec les cinq cartes que vous avez tirées du lot, le succès est
assuré et il sera grandiose.
Il se lève avec une agilité surprenante pour un homme âgé, et je
remarque qu’il se garde dans une forme enviable. Je l’imite en me
saisissant de mon sac comme d’un bouclier.
— Comme je voudrais vous croire, cher Marcus. J’ai l’impression
d’avoir été presque chanceuse avec votre tarot.
— Eh bien, voilà sans doute le premier choix que vous avez à faire:
y croire ou non. Au risque de me répéter: ayez confiance, jeune
femme. Les choses sont en train de se placer pour le mieux.
Pendant qu’il m’accompagne jusqu’à la porte, il multiplie les
formules d’encouragement, puis ajoute en indiquant mon sac:
— Vous avez l’horaire des activités du centre bouddhiste.
Pourquoi ne pas assister à l’une de leurs soirées de méditation? Le
seul risque à courir est celui de vous ouvrir à tout le merveilleux qui
attend de se manifester dans votre vie, et de vous libérer de
l’intérieur.
Je lui pose alors la question qui me brûle les lèvres:
— Est-ce que ça peut m’aider à recoudre mon cœur?
— Ah, répond-il, vous connaissez cette sublime expression de
Frannie?
— Pour tout vous dire, elle est venue m’en parler en rêve.
— Seriez-vous un peu psychic sur les bords, chère Corinne? lance-
t-il, l’air coquin, avant d’ajouter, sérieux comme un pape: Oui, c’est
effectivement l’une des façons de recoudre son cœur. Faire le vide,
chercher la vastitude intérieure, redevenir plus présente et
attentive. Ce ne sont que quelques-uns de vos pouvoirs magiques.
Des pouvoirs magiques, vraiment? Il ouvre la porte. Le soleil
s’engouffre sans ménagement et m’éblouit. Marcus me serre la
main, m’invite à le contacter au besoin, m’assure qu’il se tient à
mon entière disposition, et gratuitement. Je le remercie, lui confie
que j’ai besoin d’un bon bout de temps pour réfléchir à ce que j’ai
entendu.
— Je n’ai rien contre la réflexion, mais je vous conseille plutôt de
ressentir.
C’est ainsi que se termine ma première rencontre avec un psychic.
Bien que j’aie trouvé le spécimen un peu trop positif, j’avoue que
cette séance m’a requinquée. Je me sens plus légère. Et si les choses
pouvaient véritablement changer pour moi? Pour le mieux? J’ai très
envie d’y croire. Je donne deux petits coups de pied aux pneus de
Joy comme je l’ai vu faire cent fois au cinéma, je me glisse derrière
le volant jaune, démarre, embraye sans problème.
À bord de la décapotable de Frannie, avec cette fois les cheveux au
vent, j’en profite pour visiter le quartier et m’émerveiller de toutes
les richesses environnantes, que ce soit les maisons et les voitures
ou la nature luxuriante. Pas surprenant que l’on parle sans relâche
de l’American Dream. Je songe que c’est quand même particulier
d’avoir développé cette croyance selon laquelle toute personne
vivant aux États-Unis, par son travail, son courage et sa
détermination, peut réaliser tout son potentiel.
J’entends dans ma tête la belle voix de Sinatra: «If I can make it
there, I’ll make it anywhere». Ce n’est peut-être pas New York, New
York, ici, mais je me sens toute guillerette malgré tout. Ce qui me
rappelle une autre phrase de la chanson: «It’s up to you!» Ma
grand-mère y avait sans doute cru, elle. Et elle avait osé plonger.
J’ai traversé le reste de l’après-midi dans un état second,
suspendue entre l’enthousiasme déclenché par les paroles de
Marcus et la vague appréhension que ces mêmes paroles, au bout
du compte plutôt imprécises, avaient générée. J’ai profité de Joy
pour faire quelques emplettes: en fait, j’ai pratiquement dévalisé
une jolie boutique de vêtements et d’accessoires délicieusement
estivaux, une robe par-ci, un bustier par-là, une jupe, un maillot une
pièce parfaitement coupé pour moi, un chapeau de paille, résistant à
tout prendre en jaune, craignant qu’on ne finisse par me
surnommer Miss Tournesol.
La propriétaire de la boutique s’extasiait au bon moment,
grimaçait de désapprobation avant même que je ne me plante
devant la glace et ne constate, en effet, les dégâts: elle faisait preuve
d’un goût infaillible, et c’est le bras lourd, le portefeuille léger que je
me suis installée dans ma petite MG bleu ciel pour reprendre la
route de la maison.
«La maison». Déjà, je m’y sens chez moi. Il me semble retrouver
une odeur familière en franchissant le pas de la porte. Je dépose
mes paquets et décide d’aller m’allonger sous le parasol, épuisée par
ma journée en partie déstabilisante. Je me prépare un petit gin-
tonic pas si petit que ça, passe au jardin, relaxe sur le transat et
siphonne une bonne lampée de mon drink, ferme les yeux.
Un calme inouï règne sur les environs. Le faible clapotis de l’eau
dans la piscine, le bruissement des feuilles, le chant lointain d’un
oiseau triste… tout contribue à me détendre et à me faire atteindre
un état frôlant le ravissement. Je revois Marcus, avec sa barbe et ses
cheveux blancs, puis Bill apparaît également, doté de ses manières
de gentleman d’une autre époque, escorté du beau Diego qui
soulève une valise aussi légère qu’une fleur. Je redessine le visage
de ma mère et de mon frère, me surprends à les trouver plus jeunes
qu’en réalité, comme si c’était l’adolescente en moi qui rêvassait. Et,
finalement, émerge d’un brouillard, comme par magie, ma Frannie,
vêtue d’une jolie robe en tissu délicat flottant sur sa frêle silhouette
et portant ses inévitables verres fumés gros comme des soucoupes.
Elle me sourit, s’apprête, je le pressens, à me confier un secret… et
c’est exactement à ce moment que je lâche un cri de mort.
J’ai l’impression qu’un petit diable s’accroche à ma jambe et,
paralysée par la peur, j’ouvre les yeux pour constater que la créature
en question n’est nulle autre que le roi Salomon, parfaitement
immobile, avec une patte en suspension, qui me jette, me semble-t-
il, un regard de désapprobation: fidèle à ma mauvaise habitude —
une autre! –, j’ai négligé de refermer les portes, c’est-à-dire celle de
son vivarium et celle menant au jardin.
Je prends une profonde inspiration, retrouve mon calme et décide
d’y aller d’une brève conversation avec mon grimpeur barbichu.
— Alors, Votre Altesse, vous rendez visite à votre humble sujet?
Pour toute réponse, il darde sa langue et poursuit son ascension le
long de mon mollet, puis de ma cuisse. Je m’étonne de la délicatesse
avec laquelle il procède, et de la sensation agréable que son corps
frais me procure. Finalement, il fait halte dans ma main, me jette un
de ces regards qui lui est propre et, oui, il me semble comprendre ce
qu’il veut: «Tu me ramènes à l’intérieur, et vivement les grillons.»
Il est tout léger, et sa peau est douce. Je le dépose dans sa maison
transparente, pêche quelques insectes dans le petit pot de terre cuite
et, cette fois, m’assure de bien refermer les cloisons de verre.
Un bip retentit en provenance du bureau. Un courriel vient
d’atterrir dans ma boîte.

Ma sœurette,

Nous sommes heureux, maman et moi, de te savoir arrivée à bon


port et bien à ton aise. Nous étions convaincus que cette mission
était faite sur mesure pour toi et que tu t’en acquitterais avec brio.
Tu as toute notre confiance, comme tu avais celle de notre chère
Frannie qui, à n’en pas douter, devait espérer que tu sois celle qui
s’occupe des lieux et de tout ce qu’ils contiennent. Elle disait que tu
avais des talents magiques formidables, sans nous expliquer
davantage ce qu’elle voulait dire. Ici, le printemps se laisse désirer,
alors ne te presse pas de revenir pour rien: tu as amplement mérité
ce séjour au soleil. Prends soin de toi, tiens-nous au courant de tout
et n’hésite pas à nous demander de l’aide si tu en as besoin.

D’ici là… Enjoy Joy!

Louis (et Élaine)

Ça y est, me voilà émue. Je me rends compte que, de toutes les


personnes de mon entourage, celle qui a le moins confiance en mon
potentiel n’est nulle autre que moi-même.
Après avoir défait mes paquets et dévoré la moitié d’un poulet cuit
acheté sur la route, je saute sous la douche, puis dans mon grand lit
tout jaune et je sombre, je sombre dans un sommeil si profond que
même Morphée, le dieu des rêves, ne saurait m’y trouver.
4
Nothing breaks like a heart

Je me suis réveillée beaucoup trop tôt à mon goût, alors je paresse


un peu au lit et je repense à ma journée de la veille. Force m’est
d’avouer que ma rencontre avec Marcus m’a fait un bien peu
commun et que cette sensation a survécu à la nuit. En apercevant
mon sac sur la table de chevet, je conclus que je n’avais pas besoin
d’y glisser une petite peluche en guise de protection. Marcus m’a
semblé bienveillant et, à vrai dire, généreux. Peut-être devrais-je
faire preuve d’un peu plus de détermination à l’avenir et me fier à
mes propres ressources plutôt qu’à un objet rassurant?
Voilà où j’en suis dans mes réflexions quand je débouche dans la
cuisine munie des appareils les plus modernes, sauf pour la
machine à café, un engin qu’on dirait rescapé du siècle dernier. Je
repense au breuvage tout à fait délicieux que Bill m’a apporté hier
matin. Comment s’appelait son ami le restaurateur déjà? Je me
souviens qu’il avait un prénom à consonance italienne. Mario?
Fabio? Il me tarde de localiser son petit bistrot et, surtout, de
retrouver son latte perfecto.
Après avoir dégusté un bol de fruits et des céréales, je troque mon
pyjama pour une tenue d’entraînement, déterminée à explorer le
secteur d’un pas vif. Selon Google Maps, une trentaine de minutes,
vingt si je fais honneur à ma mise sportive, me séparent de la plage.
Au retour, je pourrais en profiter pour jeter un coup d’œil du côté du
centre bouddhiste et juger si l’endroit m’attire. Et aujourd’hui, pas
de peluche de protection!
Au moment où je passe la porte, l’athlète que je crois être
trébuche sur une petite boîte déposée à même le sol. Je recouvre
mon équilibre, résiste à la tentation de me servir de l’objet comme
d’un ballon de soccer, et m’en empare. L’emballage est magnifique,
tout en soie de couleur pastel. Une note danse au bout d’un joli
ruban: «Pour Corinne».
L’attention me paraît bien étrange, puisque je ne connais
personne ici ou presque, sauf Bill et Marcus, mais l’écriture est trop
féminine pour être celle de l’un des deux. Je m’assieds sur le gazon,
impatiente de découvrir le contenu, mais je prends tout mon temps
pour développer mon cadeau, comme je le faisais, adolescente, avec
les présents d’anniversaire que ma grand-mère me faisait parvenir
directement de Floride. De plus, j’ai la sensation que le paquet
renferme quelque chose de précieux.
J’en extirpe un rectangle de tissu replié. En son centre se trouve
un bracelet de billes, dont sept de couleurs variées avec, à leur suite,
une enfilade d’autres billes, mais jaunes, pendouillant comme une
queue de cerf-volant. Tiens, ma nouvelle teinte préférée!
Je reporte mon attention sur la pièce aux tons bigarrés, la déploie
entièrement pour me rendre compte que j’ai entre les mains une
espèce de courtepointe composée de douze petits carrés de
différents motifs et de couleurs dépareillées. Elle ressemble aux
couvre-lits traditionnels que Frannie confectionnait quand j’étais
encore enfant.
Je fouille une dernière fois la boîte, pour vérifier qu’elle ne
contient rien d’autre, et en repêche une carte de papier crème de
première qualité parfaitement uni.

Chère Corinne,

Voici une invitation officielle à participer à la prochaine rencontre


des Dream Catchers. Nous faisons partie du premier groupe fondé
ici même par votre grand-mère.

Nous croyons à la manifestation du rêvé. Et vous? Nous vous en


dirons davantage si vous acceptez de vous joindre à nous ce jeudi à
19 h 30 à notre local situé au 4411, Tradewinds Ave.

Le patchwork a été confectionné pour vous et chaque bout de tissu,


choisi et cousu par un membre, représente un souhait positif à votre
égard. Quant au bracelet, vous comprendrez pourquoi nous vous
l’offrons lors de la rencontre.

En espérant vous compter parmi nous, nous vous présentons nos


plus joyeuses salutations!

Susan Lee
Dream Catcher

Ma grand-mère avait bien préparé son départ et, surtout, ma


présence à Fort Lauderdale. Le concept m’intrigue et ma curiosité
me pousse à accepter l’invitation.
Je me relève, j’enfile mon bracelet, je glisse le bout de tissu et la
carte dans la boîte aux lettres et j’entreprends ma randonnée vers la
plage.
Il fait un temps magnifique. Avec toutes ces fleurs qui parfument
l’atmosphère, ces papillons qui virevoltent et ces oiseaux qui
chantent, on se croirait au paradis terrestre. Comme c’est bon de
marcher au grand air en m’émerveillant du spectacle qui se déroule
devant mes yeux! J’en arrive presque à oublier le stress qui me
tenaille depuis des années et les déceptions qui n’ont pas manqué
de l’accompagner. On dirait que la Floride produit un bel effet sur
moi. Ou serait-ce plutôt l’énergie de Frannie qui persiste et me
réconforte, comme ces poêles anciens qui, même si le feu est éteint,
dégagent une chaleur bienfaisante?
En route pour la plage, je remarque une série de boutiques
hétéroclites. On peut y acheter autant des babioles pour touristes
que de précieuses antiquités ou de jolies bricoles. Sans oublier des
bijoux. Beaucoup de bijoux. Mon regard est immédiatement attiré
par une vitrine bourrée de vieilles breloques parfaitement
excentriques et je ne peux m’empêcher d’entrer pour y jeter un coup
d’œil. C’est la caverne d’Ali Baba. C’en est presque étourdissant, et,
réflexe inévitable, je pense à Frannie.
Tout au fond du magasin, j’aperçois des perroquets en cage qui,
dirait-on, imitent des travailleurs de la construction: ils sifflent deux
notes brèves et me demandent comment je vais. Cela me fait
beaucoup rire et je complimente la vendeuse sur les talents de ses
pensionnaires. Elle me précise qu’ils sont la propriété de la
patronne qui, malheureusement, est absente.
— Je me ferai un devoir de lui refiler le message. Elle sera
contente, hein, les amis? lance-t-elle à l’attention des oiseaux.
Nouveau concert de sifflements et de how are you.
Je me demande si ma grand-mère connaissait cet endroit.
Quelque chose me dit qu’elle devait renouveler sa collection de
bracelets et de pendeloques ici même, accueillie par les salutations
stridentes des volatiles aussi multicolores que ses robes. Mais
aujourd’hui, je me fais discrète. Je remercie simplement l’employée
avant de reprendre la route. Je pense que je devrais y revenir avec
quelques bijoux de Frannie et lui proposer de les acheter à bon prix.
Une fois arrivée devant la plage, et sans trop savoir pourquoi, je
suis saisie d’une émotion. J’ai l’impression que Frannie est juste là,
à mes côtés, et qu’elle regarde au loin comme je le fais, à la
recherche d’un paquebot ou d’un de ces graciles voiliers qui filent
sans bruit vers l’horizon. Oui, je ressens sa douce présence. Je
prends soin de me déchausser avant de marcher sur le sable gorgé
d’eau tiède. J’en profite pour respirer à fond cet air salin et pour
admirer ce paysage si calme, si apaisant, mais également contrasté:
à gauche se déploie l’infini, à droite, une enfilade de baraques, de
restaurants et de parasols aux teintes les plus folles.
Je m’attendris à la vue d’enfants piaillant dans la mer sous l’œil
vigilant des gardiens de plage, de vieillards jouant aux échecs à l’abri
d’un palmier et, surtout, de couples d’amoureux s’embrassant
longuement ou enduisant le dos de leur partenaire d’une bonne
couche de crème solaire. D’un geste impulsif, je chasse mes
mauvais souvenirs comme s’ils étaient autant de moustiques, et
relègue aux sombres oubliettes ces hommes maladroits liés à une
femme prisonnière d’un doute incessant.
Je détermine mon chemin de retour pour, comme prévu, faire une
courte halte au centre bouddhiste. Un adorable petit bout de femme
m’accueille avec douceur et gentillesse. Tricia se présente comme la
directrice du site et m’invite à me joindre à eux le soir même pour
une conférence sur la joie conclue par une méditation guidée. Parce
que Marcus m’en a tellement dit de bien, que la mer m’a inspiré le
désir de plonger dans un monde différent, et que cette femme m’est
très agréable, je décide de m’inscrire.
Elle me conseille de choisir des vêtements amples qui favorisent
un certain détachement et me donne rendez-vous à 18 h 45. De
retour à la maison, je m’apprête à entreprendre le tri des affaires de
Frannie dans son dressing, mais un bruit étrange en provenance du
salon me fait sursauter. Je marche jusqu’à la pièce du centre,
regarde partout, mais rien ne capte mon attention sur le moment. Je
me prépare à faire demi-tour quand j’aperçois ce cher roi Salomon,
sur le dos et immobile au beau milieu de son vivarium. Alarmée,
j’ouvre la petite porte vitrée, insère ma main pour porter secours au
pensionnaire des lieux et je constate qu’heureusement, il est
toujours conscient. Mon ami le reptile a dû chuter de son
promontoire de granit et s’est retrouvé ainsi, les quatre fers en l’air,
incapable de se retourner. Je me demande combien de temps lui
aurait été nécessaire pour se remettre sur ses pattes et je tremble à
l’idée de l’avoir trouvé le lendemain matin, entre la vie et la mort.
Je dois avouer que ça me fait toujours étrange de le tenir dans
mes mains. Et je crois qu’il en est de même pour lui vu le regard
qu’il m’adresse.
— Bonjour petit roi Salomon! Tu m’as encore fait peur, tu sais?
Mais je suis ravie de ces rapprochements impromptus avec toi.
Bon, voilà que je reparle à un lézard! Je suis réellement en train
d’entrer de plain-pied dans le monde de mon excentrique grand-
mère. Pendant que je repose le roi dans son vivarium, il ne me
quitte pas des yeux et je réalise subitement que Frannie doit lui
manquer.
— Ne t’en fais pas, mon bonhomme, je vais prendre soin de toi.
Nous allons nous apprivoiser tous les deux, si tu le veux bien. Et je
trouverai quelqu’un pour t’adopter.
Après lui avoir fait un clin d’œil et soufflé un bisou, je reprends le
chemin du dressing. Cette petite pièce me fascine. J’y fais des
découvertes étonnantes et j’admire l’univers de ma grand-mère au
style éclectique et à la personnalité flamboyante.
Alors que je devrais tout remiser dans des boîtes, je ne peux
m’empêcher d’essayer tous ses formidables accessoires. J’en mets
quelques-uns de côté que j’aimerais bien conserver, d’autres
destinés à la boutique visitée ce matin.
Pour varier mes activités, je choisis de m’attaquer au bureau. En
m’asseyant sur le fauteuil monumental au recouvrement de style
léopard, je m’imagine facilement travailler là où Frannie créait ses
histoires. Puis je me relève pour aller ouvrir toutes grandes les
portes vitrées qui donnent sur le jardin, la piscine et le canal.
Immédiatement, une douce brise s’engouffre dans la pièce. La
température n’a pas fléchi le moins du monde et le soleil brille sans
relâche. En prime, il pleut la nuit, ce qui permet à la végétation de se
faire opulente et, surtout, d’accueillir un nombre étourdissant
d’oiseaux aux chants mélodieux. C’est la première fois de ma vie
que j’observe la nature d’aussi près. Elle me fascine et me fait le
plus grand bien.
Très rapidement, j’organise des piles de documents: à conserver ;
impôts ; à déterminer ; poubelle. Dans une série d’armoires au bas
des bibliothèques, je découvre les manuscrits ainsi que les contrats
d’édition.
Je constate que Frannie a été redoutablement prolifique, et
encore plus dans ses dernières années. J’y déniche des essais, des
romans, de la littérature jeunesse et même un peu de poésie. Chère
grand-mère, qui a toujours eu une imagination débordante! Et je me
permets de penser que, comme on dit, la pomme n’est pas tombée
loin de l’arbre, et que je lui ressemble un peu. Par contre, chez moi,
ce talent est demeuré latent… ou l’ai-je mis de côté par excès de
rationalité?
Le carillon de l’horloge publique tinte au loin et je m’aperçois
qu’il est déjà dix-huit heures. Oh my God! Je dois me rendre au
complexe bouddhiste sans perdre une minute et j’ai l’estomac vide.
Je me prépare un sandwich que j’avale à toute vitesse, j’enfile des
vêtements presque trop grands pour moi, je m’empare d’une
bouteille d’eau, et me voilà en route pour mon initiation à la
méditation.
Dès mon arrivée au centre Kadampa, à 18 h 44, Tricia m’accueille
avec le même empressement.
— Je suis contente de vous revoir, Corinne!
— Et moi, je suis heureuse d’être ici. Je dois avouer que je suis
curieuse aussi de découvrir ce que vous faites.
— Ce n’est pas tant ce que l’on fait, mais ce que l’on est et ce que
l’on devient. Mais quelque chose me dit que vous allez aimer
l’expérience.
Elle me guide vers une vaste salle où se déroulera la conférence et
se tiendra la séance de méditation. Tout au fond de cet espace se
trouve ce qui, j’imagine, s’appelle un autel. Sur des étagères vissées
au mur, derrière une large baie vitrée, s’alignent des statues ainsi
que des bols dans lesquels ont été déposés de petits objets que je ne
parviens pas à distinguer. Je n’ose pas trop m’approcher, ignorant
tout des usages. De toute façon, je pourrai bombarder Tricia de
questions plus tard. Pour l’instant, je choisis une chaise plus en
retrait. Je préfère demeurer prudente et rester à l’écart en ma
qualité d’observatrice.
À dix-neuf heures précises, un homme au regard bienveillant fait
son entrée dans la salle et s’assied à la turque sur un grand coussin
qui trône sur un promontoire en avant-scène. À ce moment, tout le
monde se lève en inclinant la tête et en faisant cette salutation que
je reconnais pour l’avoir remarquée dans quelques films, une
jonction des mains accompagnée d’un «Namasté» posément
murmuré. Je dois dire qu’il est touchant de vivre cet instant
empreint de révérence. Je crois me souvenir de la signification de ce
mot: «Je vois et j’honore le divin en toi.» Cette formule
respectueuse change des applaudissements usuels. Ça me paraît
plus doux, comme un joli préambule au recueillement et à l’accueil
de ce qui va suivre.
Pendant près d’une heure, le conférencier nous parle de la félicité,
de cette joie profonde qui se veut notre état naturel. Au lieu de la
rechercher à l’extérieur, vaut mieux se délester de ce qui l’empêche
de vivre de l’intérieur. Ses propos me font penser à l’eau brouillée
qu’on laisse reposer et qui redevient limpide.
— L’être humain, dit-il, est souvent trop agité, dispersé,
fragmenté. Nous devons apprendre à nous apaiser. Parfois, nous
sommes mûrs pour un bon ménage, un désencombrement. Il est
préférable d'abandonner tout ce qui nous alourdit et entrave notre
chemin d’évolution.
L’inspirant personnage me permet de prendre conscience de la
simplicité et de la légèreté de toute chose. Si notre être profond
n’est que joie, alors comment se fait-il que nous soyons aussi
nombreux à nous compliquer l’existence, à voir le côté sombre en
premier et même à entretenir malgré nous cette tendance à nous
bousiller la vie? Je songe que je ne suis certainement pas la seule, et
cette idée me procure une première poussée de fortitude, de fermeté
morale.
— Des psychologues ont découvert que l’humain nourrissait un
biais de négativité, nous explique le sage en position du lotus,
comme s’il avait lu dans mes pensées. Nous réagissons aux données
néfastes, comme la critique et le blâme par exemple, avec beaucoup
plus d’intensité qu’aux impulsions positives comme un sourire, une
louange ou une récompense. Et vous aurez sans doute remarqué
que nous entendons haut et fort ceux qui se plaignent ou médisent,
alors que nous devons être plus attentifs si nous voulons percevoir
le murmure de ceux qui glorifient.
Ses paroles, débitées sur un ton calme, me bercent et, sans même
que je m’en rende compte, une expression de béatitude s’épanouit
sur mon visage. Mon esprit vagabonde vers la chambre de Frannie,
passe à son bureau bourré de papiers, survole ma propre vie qui,
parfois, ne fait aucun sens, et mon sentiment d’avancer sur un long
chemin semé d’embûches, mais plongé dans une nuit perpétuelle.
Les phrases du sage semblent me parvenir d’un pays lointain, mais,
étrangement, elles me semblent à mon immédiate portée:
— Un être humain libéré de ses lourdeurs ne peut qu’être joyeux.
Je vous rappelle qu’il s’agit de son état naturel.
Me revient en mémoire cette légende du bouddha d’or que des
moines avaient caché sous l’argile pour éviter qu’il ne leur soit
dérobé. C’est seulement quelques années plus tard qu’un voyageur
allait constater la valeur marchande de la statue en grattant un peu
de glaise avec ses doigts, ce qui lui permit de voir étinceler une
parcelle du précieux métal. Comme quoi notre valeur véritable peut
parfois être bien enfouie sous des couches de protection, mais
surtout, que l’on peut toujours la redécouvrir.
— Mademoiselle, pardon, mademoiselle…
Je sens une main sur mon épaule qui me remue presque
tendrement, comme on le fait avec un berceau.
— Il semble que vous vous soyez endormie pendant la méditation,
me lance un inconnu au visage engageant. Il va maintenant falloir
rentrer chez vous.
— Oui, bien sûr, dis-je en ramassant mes affaires à la hâte.
Tricia est introuvable. Je sors du centre encore un peu hébétée et
honteuse de m’être ainsi assoupie, entourée de gens si recueillis. Je
retourne chez Frannie, toujours sonnée, adoptant la démarche du
somnambule. Je retrouve le lit douillet de la chambre jaune, et m’y
effondre, complètement K.O. Cette méditation guidée a été pour
moi le meilleur des somnifères. Et je m’endors sur cette pensée:
comment font les bouddhistes pour se recueillir pendant des
heures?
7
Still believe in magic?

Décidément, ça devient une nouvelle habitude. J’ai encore rêvé de


Frannie. C’était un songe si vif, à la limite si palpable qu’il semblait
ne pas en être un. Mon aïeule était ravissante dans un ensemble
orange brûlé. Parée de ses fameuses lunettes en corne noire,
immenses et rondes comme des phares de voiture, elle affichait cet
implacable sourire qui la rendait si lumineuse. Encore une fois, elle
paraissait plus jeune que dans mon souvenir. Je me suis alors ruée
dans ses bras et, incapable de cacher mes émotions, je me suis mise
à pleurer. Remarquant que je ne voulais plus la lâcher, elle a relevé
mon visage jusqu’à ce que je le tende vers le sien, et elle m’a
simplement dit, d’une voix égale: «Ma Corinne chérie, tu as des
pouvoirs magiques. Utilise-les!»
Du coup, tout mon univers onirique est devenu diffus et je me
suis réveillée en sursaut, déçue de constater que ce n’était qu’une
invention de la nuit.
Non seulement il me faut recoudre mon cœur, mais il semble que,
maintenant, je dois activer mes pouvoirs magiques. Je nage en plein
mystère. Et la journée ne fait que commencer, car ce soir j’ai
rendez-vous avec ces énigmatiques Dream Catchers.
Je traîne au lit, incapable de m’arracher à mes draps couleur de
soleil: tout ce triage m’apparaît soudain comme une corvée, sinon
insurmontable, du moins éprouvante. Il me semble évident que plus
je vide les armoires et les tiroirs de Frannie, plus je me rapproche
du moment où je devrai quitter cette maison qui me tient désormais
à cœur et revenir à ma routine dite normale. Or, je me surprends à
rêver en 3D, comme le veut l’expression, et à croire que je pourrais
fonder une nouvelle vie ici.
Je prends mon courage à deux mains et saute sur mes pieds.
J’enfile pyjama et pantoufles, et voilà que j’erre sans but de
chambre en chambre, à la recherche de Dieu sait quoi. Sans même
m’en rendre compte, je me retrouve devant le vivarium et son cher
occupant, le roi Salomon. D’ailleurs, je me demande pourquoi
Frannie a affublé un reptile d’un nom pareil.
J’ouvre la porte transparente avec une infinie délicatesse,
craignant d’effaroucher la petite créature qui semble dormir. Je
glisse la main à l’intérieur et le dragon miniature tourne subitement
la tête vers mes doigts. Je les agite lentement en guise d’invitation à
grimper sur ma paume. La rapidité avec laquelle le roi Salomon
obéit me surprend. Il observe une courte pause, jette un coup d’œil
à droite, à gauche et, vif comme l’éclair, il se hisse tout près de mon
cou et se love contre moi.
— Tu sais quoi, mon bonhomme? On va faire une recherche sur
celui qui est à l’origine d’un tel nom, question de faire plus ample
connaissance avec le spécimen.
C’est ainsi que, sous le regard perplexe de mon nouvel ami barbu,
je surfe sur Internet pour découvrir que Salomon, en plus de sa
charge royale, était un prophète d’Israël, réputé pour sa sapience et
sa richesse. Tout le monde ou presque a entendu parler de l’épisode
du nourrisson qu’il ordonne de couper en deux dans le but
d’identifier sa véritable mère, mais je suis convaincue qu’il me reste
mille choses à apprendre au sujet du personnage.
La page que Wikipédia lui consacre réserve un article complet au
mot «sagesse» tel que défini dans la Bible. J’en profite pour en faire
la lecture à mon adorable passager: «La sagesse de Salomon
surpassait la sagesse de tous les fils de l’Orient et toute la sagesse
des Égyptiens. Il était plus sage qu’aucun homme et sa renommée
était répandue parmi toutes les nations d’alentour: il a prononcé 3
000 sentences, et composé 5 000 cantiques. Salomon a parlé sur les
arbres depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui sort de la
muraille. Il a aussi parlé sur les animaux, sur les oiseaux, sur les
reptiles et sur les poissons. Des gens de tous les peuples venaient
pour entendre Salomon de la part de tous les rois de la terre qui
avaient entendu parler de sa sagesse» (1 Rois 4: 30).
— Eh bien, tu représentes tout un personnage, mon garçon! lui
dis-je, impressionnée.
Je ne peux m’empêcher d’être intriguée par les raisons qui ont
poussé ma grand-mère à choisir ce prénom pour ce reptile,
sympathique, mais si friand d’insectes et, surtout, si silencieux. De
plus, je me demande si Élaine est au courant de l’existence de ce
lézard, et si elle se doute de quelles fantaisies était capable la femme
qui lui a donné la vie. J’imagine avec difficulté Madame la Juge, si
cartésienne, discutant de la sagesse de Salomon, du tarot ou de
sciences occultes avec cette parente qui me déroute toujours un peu
plus au fur et à mesure de mes découvertes.
Bizarrement de mon côté, plus mon aïeule se dévoile à mon
esprit, plus il me semble m’ouvrir à une réalité que j’avais bien du
mal à prendre au sérieux il y a à peine une semaine. Et si,
contrairement à ce que nous sommes portés à croire, nous étions
effectivement plus puissants que nous l’avons décrété? Pouvons-
nous vraiment vivre une vie plus lumineuse, joyeuse et pétillante, à
l’image de celle que s’était créée Frannie?
Après avoir reposé mon ami dans sa maison vitrée, je retourne
dans le bureau pour éteindre mon ordinateur avant d’aller profiter
des magnifiques rayons de soleil qui baignent la terrasse, et de m’y
allonger pour lire, une activité que j’ai délaissée depuis des lustres.
Alors que l’écran s’assombrit et que s’y reflètent les couvertures
multicolores enluminant les bibliothèques, un événement me
revient en mémoire.
J’ai quatre ou cinq ans. Je suis dans le boudoir de Frannie à
Québec. Elle est chargée une fois de plus de nous garder, mon frère
et moi, parce que ma mère travaille un nombre record d’heures et
qu’elle manque de temps pour s’occuper pleinement de ses enfants.
Ainsi, celle que l’on appelait encore Annie lui procure des périodes
de répit de temps à autre pour qu’elle avance le plus possible dans
ses dossiers les plus importants. À cette époque, Élaine était une
brillante avocate promise au plus grand avenir, mais elle avait opté
pour une carrière qui n’allait pas de pair avec deux bambins en bas
âge. Heureusement, Frannie habitait dans le même quartier que
nous. C’était, en effet, plus pratique. Élaine essayait de ne pas trop
en demander à sa propre mère, mais la seule fois où elle nous avait
confiés à une étrangère, Louis avait fourré nos vêtements dans une
petite valise et m’avait entraînée jusque chez grand-mère en signe
de protestation. La pauvre nounou n’avait jamais remis les pieds
dans notre salon.
Debout au beau milieu du bureau de Fort Lauderdale, je me
rappelle ces heures passées à écouter Frannie nous raconter des
histoires. Elle interprétait des contes, adaptant sa voix aux
personnages. Elle aurait été fabuleuse en animatrice d’émission
pour enfants. Pas surprenant qu’elle ait cédé à l’envie d’écrire des
récits!
Lorsque j’ai commencé à lire toute seule, je l’ai aussitôt imitée, en
me glissant dans la peau des héros et des héroïnes. À cette époque,
je détenais encore cette capacité d’imaginer de multiples possibilités
et d’y croire. Je me créais des scénarios dignes des superproductions
de Hollywood. Qu’est-ce qui m’est arrivé depuis? À quel moment ai-
je arrêté de rêver? Est-ce quand j’ai décidé de devenir une
journaliste sérieuse, déterminée à prouver que j’étais la meilleure,
la plus lucide d’entre tous? Après avoir été déçue par les hommes
que j’ai aimés? Parmi l’éventail des possibilités qui s’étaient
présentées, se pourrait-il que j’aie multiplié les choix malheureux,
guidée par les mauvaises priorités?
Bon. Il est temps de me changer les idées, je crois, sinon je vais
recommencer à broyer du noir, l’une de mes activités favorites
depuis les dernières années. En sortant du bureau, la porte de ses
appartements laissée entrouverte m’attire. J’y entre, et je pourrais
jurer que son énergie y flotte toujours. Pour une première fois, je
prends le soin de faire le tour des rayonnages et de tous ces livres
qu’elle a conservés ici. Je me surprends à constater que tout y est
classé par sujet. C’est fou, mais je comprends qu’il s’agit sans doute
d’une facette de Frannie qui a survécu encore plus fortement du
côté de ma mère. L’ordre, la structure, le juste, le droit. Ce n’est pas
en voyant Frannie dans ses dernières années qu’on aurait pu
imaginer ce trait de caractère chez elle! Ainsi, la célèbre excentricité
de cette vieille dame ne signifiait pas que le fouillis régnait en
maître incontesté sur son quotidien.
Ce qui m’étonne, par contre, c’est à quel point toutes les matières
sont traitées par ces livres, tant les arts divinatoires et la
médiumnité que le christianisme et le bouddhisme. Manifestement,
Frannie avait peut-être de grosses lunettes, mais elle ne portait pas
d’œillères. Encore une fois, je me dis que j’aurais aimé prendre le
temps de mieux la connaître plutôt que de l’abandonner comme je
l’ai fait.
Et c’est à ce moment que j’aperçois sur l’une des tablettes, coincé
entre les livres et les figurines, un cadre antique orné de chérubins
flottant sur le pourtour. À l’intérieur, une photo de Frannie qui me
tient dans ses bras. Je suis encore toute petite. Je ne peux
m’empêcher d’entendre, comme un lointain écho, ses paroles quand
elle refermait un livre et me prenait sur ses genoux.
«Ma douce Corinne, comme les héroïnes que j’ai inventées pour
toi, tu as le droit de réaliser tes rêves. Je te prédis un avenir
emballant dans lequel non seulement tu déploierais ton potentiel,
mais tu deviendrais une lumière pour nombre d’autres.»
Une lumière. Au plus profond de mon être, je ressens quels
souhaits animaient ma chère Frannie: que je vive la vie que je me
suis imaginée, que je sache que nos espoirs ne sont probablement
que des appels de notre âme.
Je caresse le cadre du bout de l’index et je me demande si le rêvé
représente le chemin proposé par cette même âme… Et si le seul
moyen d’atteindre mon but est de recoudre mon cœur et d’activer
ces étranges pouvoirs magiques. Pour le moment, j’éprouve la
certitude que je dois cultiver une paix intérieure et m’abandonner
au sentiment qu’un plan, dont je n’ai qu’une vague idée, se déroule
à la perfection, conjugué à la sensation d’être entraînée dans un
joyeux tourbillon menant à la manifestation de ma vie de rêve.
Il est plus que temps, non?
Ces nouvelles pensées et l’impression de pouvoir entendre ma
douce grand-mère me susurrer des paroles encourageantes me
rassérènent.
Je remarque que la photo est posée sur une petite pile de livres
signés d’un certain Arnaud Desjardins. Est-ce un autre message de
Frannie? Je m’empare de celui qui porte un titre éloquent: L’audace
de vivre. Voilà ce dont j’ai besoin. Non seulement j’ai cessé de croire
en mes rêves, mais je suis paralysée par mes déceptions et par mes
trop nombreuses peurs, à commencer par celle de ne pas être
acceptée, de ne pas avoir ma place, de ne pas être aimée.
Je me rends compte que je ne suis pas dans le meilleur des états
d’esprit pour aller à ma première rencontre avec les Dream
Catchers. Mais je décide de ne pas me donner l’occasion de flancher:
fini la réconfortante procrastination! De surcroît, il me semble
entendre Frannie me murmurer à l’oreille: «On l’a toujours, le
choix.»
«It’s up to you!», clame la chanson. Encore une fois, je ne suis
peut-être pas à New York, mais je peux faire comme si. Du culot,
voilà ce que je décide de cultiver en ce moment même, parce que je
pressens que cette soirée pourrait changer le cours de ma vie.
Comment pourrait-il en être autrement si j’ose avancer?
Ça y est, on dirait que je commence à y croire…
8
Somewhere over the rainbow

Comme le local des Dream Catchers n’est situé qu’à quelques rues
de la maison, je décide de m’y rendre à pied, cédant ainsi à mes
dadas favoris: me promener en début de soirée et observer les gens.
Il m’arrive même de me laisser étourdir par mon imagination et de
deviner leur histoire de vie, ou de leur en créer une. Je considère
que l’ambiance feutrée et calme de ce moment de la journée est
propice à l’inspiration.
Je m’arrête à une intersection pour écouter chanter un oiseau
moqueur. Il porte bien son nom, celui-là. Son répertoire est des plus
variés et lorsque j’ose lui répondre, il essaie à son tour de m’imiter,
et, comme toujours, ce talent a l’art de me faire sourire: on jurerait
qu’une conversation à bâtons rompus se tient entre deux êtres qui
ne parlent pas tout à fait une langue commune.
En traversant le pont qui surplombe le grand canal, que l’on
appelle ici l’Intracoastal, je jette un coup d’œil aux nombreux
lézards, iguanes et autres bêtes à écailles qui semblent dire adieu au
soleil couchant, là accrochés à une façade, plus loin paressant sur le
garde-fou, ou allongés sur une branche. Depuis ma rencontre avec
le roi Salomon, je perçois différemment ces animaux qui, encore
récemment, me donnaient la chair de poule. Une phrase de Léonard
de Vinci me revient en mémoire: «Plus on connaît, plus on aime.»
Je prends une courte pause et fouille mon sac à dos: oui, j’ai bien
apporté le carré de tissu, sans négliger le joli bracelet que le groupe
m’a offert en guise de cadeaux. Ces objets, ainsi que le capteur de
rêves confectionné par Frannie, sont en passe de représenter de
véritables talismans, aussi étrange que cela puisse paraître pour
celle que des collègues avaient baptisée Miss Rationnelle. Un fait
demeure, et je ne me pose pas mille questions à ce propos: j’ai
l’impression qu’ils me protègent et qu’ils me guident.
Aussitôt sur la terre ferme, je tourne à gauche, croise un hôtel aux
lignes harmonieuses planté devant une clinique aux couleurs
inusitées, un restaurant de poissons jumelé à un cabinet d’avocat.
J’avise un petit bungalow tout rose orné de volets blancs et
purement décoratifs. C’est le 4411, Tradewinds Ave.
Je prends une grande respiration avant de sonner. Je m’étonne de
souhaiter secrètement que ce soit Frannie qui vienne m’inviter à
entrer. J’ai plutôt le plaisir d’avoir devant moi le fameux voyant à la
barbe neigeuse rencontré la veille. Il me lance un large sourire, fait
deux pas en retrait pour me laisser passer.
— Bonjour, Corinne, bienvenue dans le monde merveilleux des
Dream Catchers!
— Marcus! Quel bonheur de vous retrouver! Je connais déjà
quelqu’un ici!
Je ne suis pas au bout de mes surprises, car Bill fait également
son apparition, se taillant une place pour venir m’embrasser.
— OK, laissez-la bouger un peu, messieurs, dit une voix douce et
chantante derrière.
Je fais quelques pas à l’intérieur pour être officiellement
accueillie par un bout de femme dans la soixantaine aux cheveux
obstinément blonds et frisottés. Elle porte une jolie robe
printanière, toute de fleurs et de couleurs pastel, agrémentée d’une
boucle orange brûlé qui met en évidence, comme s’ils en avaient
besoin, de magnifiques yeux d’un vert océanique. Elle se présente:
Susan, celle qui m’a envoyé l’invitation.
— Chère Corinne, soyez ici chez vous! fait-elle en me prenant par
la main. Nous sommes ravis de vous accueillir. Venez, que je vous
fasse faire le tour et rencontrer tout ce beau monde.
C’est ainsi que l’on m’introduit auprès des autres membres de ce
groupe sélect. La plupart d’entre eux, plutôt âgés, me sont
totalement inconnus, mais je suis enchantée de voir que Tricia, du
centre de méditation, fait aussi partie du lot. Elle me salue d’un
simple mouvement des doigts sans interrompre sa discussion avec
un individu aux cheveux d’un brun profond qui parle en gesticulant
vivement.
À mesure que je me rapproche de la grande pièce, les convives
viennent se présenter, à commencer par Mireille, une Québécoise
au minois couvert de taches de rousseur.
— Ah, fait-elle. Enfin une complice qui sait reconnaître un vrai
sirop d’érable, parce que…
D’un air moqueur, elle m’indique la jeune femme élégante qui rit
à ses côtés. C’est Florence, une ressortissante française aux cheveux
foncés et à la coupe impeccable. Elle prend ma main dans les
siennes, la secoue gentiment, fait une grimace de gamine à Mireille
et m’entraîne vers la cuisine où, surprise additionnelle, se trouve
Diego, le chauffeur à l’accent irrésistible. Si j’avais nourri des
fantasmes à son sujet, ils auraient été immédiatement pulvérisés,
car il est en conversation de nature intime avec un autre homme au
corps svelte, mais presque aussi musclé que le sien.
Plus je me rapproche du couple, plus j’ai l’impression d’avoir déjà
rencontré l’interlocuteur de Diego.
— Tu connais notre ami à la limousine, fait Florence avec un
accent à décaper une antiquité. Et voici Carl.
J’aime sa poignée de main, pleine de tonus mais sans excès. Je lui
dresse quelques paroles de salutation usuelles, puis ne peux résister
à la tentation:
— Je ne suis jamais venue en Floride, mais j’ai l’impression de
vous avoir déjà rencontré.
Les trois autres éclatent de rire et, devant mon air contrarié, Carl
prend une pose évoquant une Marilyn Monroe au-dessus d’une
grille d’aération et me dit, d’une voix sensuelle:
— Sweet baby, toi et les macarons êtes les deux miracles du
Québec!
Et voilà que c’est à mon tour de m’esclaffer: je me trouve en
compagnie de la drag-queen qui, après les obsèques de Frannie,
pleurait d’extase devant la table des desserts.
— Nous avons délégué Carl/Carla comme notre ambassadrice
pour les adieux à notre merveilleuse amie.
Pendant notre échange de propos, une magnifique jeune femme
fait irruption dans la pièce depuis le jardin. De toute évidence, la
créature est une adepte de la mise en forme: son short et son
bustier ajustés sont les preuves tangibles qu’elle doit passer des
heures à sculpter ce corps d’athlète. Tina est une Américaine
installée en Floride pour ses études universitaires, grâce à une
bourse doctorale.
— Je vais être médecin l’an prochain! Alors, fini l’aviron! Et au
revoir la ligne.
— C’est sûr, réplique Carl sans perdre une seconde. Ton taux de
graisse risque de doubler et de taper le quatre pour cent.
Et il me prend par le bras, m’assurant que je dois absolument
rencontrer un être divin.
— Il est irrésistible.
Nous abordons donc celui qui, quelques minutes plus tôt,
débattait énergiquement avec Tricia. À mesure que nous
approchons, je suis de moins en moins convaincue d’être sur le
point de rencontrer un dieu irrésistible. L’homme est à peine plus
grand que moi et il compte quelques solides kilos en trop. Il garde
ses cheveux laqués et quelques brins argentés contrastent avec la
masse acajou qui recouvre son crâne. Il porte des vêtements cintrés,
peut-être un peu trop autour de la taille, mais il faudrait être myope
pour ne pas remarquer que ses pantalons moulent des formes qui
frisent la perfection. Ses chaussures luisantes ont le don de me
charmer: on les dirait tirées d’un film en noir et blanc du siècle
dernier. Mais lorsqu’il se retourne, lorsqu’il pose sur moi ces
magnifiques yeux d’un noir insondable plantés de part et d’autre
d’un nez viril, lorsque son sourire accueillant dévoile des dents
puissantes, d’une blancheur irréprochable, je dois avouer que mon
cœur se met à cogner dans ma poitrine.
Légèrement étourdie, je capte des bribes de la présentation.
Giuseppe. Patron. Café. Espresso. Je parviens à me ressaisir, lui
tends ma main, qu’il s’empresse d’embrasser en effleurant à peine
ma peau du bout de ses lèvres. Qu’un homme un brin rondelet
réussisse à me faire perdre même brièvement mes moyens, moi qui
ai toujours succombé aux attraits de spécimens athlétiques, tient du
miracle.
Heureusement, Diego fait son entrée dans la grande pièce en
poussant un fauteuil roulant et rompt le charme. Une vieille femme,
au corps bien enrobé, mais tordu, dirait-on, par l’arthrite, salue le
groupe en agitant une main parcheminée.
— Bonsoir, Iris, claironnent les autres à l’unisson.
— Désolée pour mon retard, mes chéris! Vous savez, à quatre-
vingt-dix-huit ans, tout demande un peu plus de temps. Mais quel
bonheur d’être encore en mesure de profiter de chaque précieuse
minute de la vie! Et de se retrouver à nouveau douze en ce lieu!
Je n’en reviens pas! Cette femme élégante, qui dégage autant
d’énergie qu’une centrale thermique, ne peut frôler le centenaire!
Iris murmure quelques mots à Diego qui, aussitôt, pousse le
fauteuil vers moi. La dame allonge une main déformée qui, à ma
grande surprise, émet une chaleur bienfaisante.
— Bonsoir Corinne, me dit-elle d’une voix chantante. J’avais
excessivement hâte de faire votre connaissance.
— Je suis ravie de vous rencontrer, Iris.
— J’aime penser que j’étais la meilleure amie de notre Frannie. En
tout cas, j’étais la plus vieille. Nous en avons vécu des choses,
ensemble!
— Dans ce cas, je dois absolument tout entendre, dis-je en
tapotant le revers de sa main.
Susan nous demande alors de prendre place dans les fauteuils de
la grande pièce principale.
— La réunion, lance-t-elle en écartant les bras, va bientôt
commencer.
Carl et Florence déposent de jolis cupcakes sur les tables basses
disséminées au centre de l’espace. Mireille rapplique, tenant deux
verres décorés d’une grue miniature en origami.
— Chin-chin! fait-elle en me tendant un cocktail. C’est notre
nectar fétiche: le Mockingbird Tequila.
J’hésite à m’en saisir, redoutant d’offenser ma compatriote en le
refusant et de perdre la tête en le buvant. Mais Mireille n’est pas du
genre à abandonner la partie: elle agite le drink au point que le petit
oiseau plonge dans le liquide.
— Nous le faisons très léger. Goûtes-y au moins et si tu n’aimes
pas ça, on te servira autre chose. Mais pour ton information, c’était
le cocktail préféré de Frannie.
J’y trempe les lèvres avec précaution et je suis agréablement
surprise par la saveur délicate de cette mixture d’un vert tendre. Il
me faudra être prudente pour ne pas le boire trop rapidement
tellement il est exquis. Je comprends Frannie d’avoir fait du
Mockingbird son élixir de prédilection. Et je la soupçonne d’avoir
beaucoup aimé cette variété d’oiseaux moqueurs!
— C’est délicieux, dis-je en guise de remerciement.
Susan fait tinter un coupe-papier contre son verre et prend la
parole devant les convives qui finissent de se conglomérer autour
d’elle.
— Chers amis, comme vous le savez, ce soir c’est une rencontre
particulière. Nous accueillons parmi nous une nouvelle membre, si
elle accepte à son tour d’intégrer notre groupe, bien sûr.
Susan me désigne de sa main libre, au moment même où j’avale
une grosse gorgée de Mockingbird Tequila. Elle poursuit sur sa
lancée en expliquant ce que font concrètement les Dream Catchers.
Ainsi, cette entité a été créée par ma grand-mère il y a de cela près
de vingt ans, peu de temps après son arrivée à Fort Lauderdale, à la
faveur d’une discussion avec son amie Iris.
J’apprends également que les deux femmes déploraient le fait que
trop de gens semblaient perpétuellement endormis, comme s’ils
étaient morts avant d’avoir osé naître à qui ils étaient réellement.
Ces personnes se contentaient de survivre en se laissant balloter au
gré du quotidien et de ses aléas, sans se rebeller.
— Ce monde manque cruellement d’audace et de joie de vivre,
disait notre chère Frannie. Hein, Iris?
La quasi-centenaire hoche vigoureusement la tête en émettant un
petit rire plein de nostalgie avant de prendre le relais.
— Ma tendre amie avait pour principe que la vie ne tolérait pas le
vide et elle s’était donné pour mission de remplir celui, trop grand,
qui affligeait les désespérés ou ceux qui avaient perdu foi en
l’avenir. Il fallait les secouer gentiment et leur réapprendre à croire
en la magie de la vie. Pour cela, évidemment…
Elle laisse flotter sa phrase et, sans même prendre le temps de
réfléchir, je me permets de la compléter.
— … il y aurait des cœurs à recoudre et des pouvoirs à activer!
Je suis moi-même étonnée par mes paroles et je m’apprête à
m’excuser pour mon impétuosité quand je remarque les regards
approbateurs de mes onze nouveaux amis.
— Tu as raison, dit Tricia, tout est relié. Recoudre son cœur
dynamise ses pouvoirs magiques et actionner ses pouvoirs
magiques permet de recoudre son cœur.
Cette fois, c’est Florence qui prend la relève et gazouille dans un
anglais franchement exotique que chaque petit geste fait dans le but
de guérir ou d’évoluer possède une puissance infiniment plus
grande que ce que nous pouvons soupçonner. Sous les
encouragements d’Iris, elle ajoute qu’il existe un monde invisible
qui nous vient en aide. Il suffit de porter la demande profondément
en soi et d’oser amorcer un premier mouvement, ce qu’elle désigne
comme le «pas de danse», celui qui lance la chorégraphie!
— Mes enfants, dit Iris en se tenant le plus droit possible sur son
fauteuil roulant, il faut se rappeler que tout danse en nous, l’esprit,
le cœur, le corps et même l’ego, je vous le garantis. Et rien ne sert de
chercher à le détruire, celui-là. Mieux vaut lui tendre la main pour
l’accompagner, lui donner confiance et l’apaiser. L’aimer, quoi!
Pour une première fois depuis fort longtemps, je me sens
protégée et, oui, réconfortée. J’ai l’impression que l’on m’a
soudainement adoptée, que la vie me veut enfin du bien. Je vide
mon verre, inspire profondément et pose la question qui me brûle
les lèvres:
— Par où commencer? J’ai hâte de danser.
Iris me décoche l’un de ses sourires si lumineux et, d’un simple
clin d’œil, invite Tricia à glisser son bras sous le mien.
— C’est notre amie qui va t’accompagner dans un premier temps,
répond la vieille dame. Parce que le mouvement initial en est
toujours un de retrait, de soustraction.
Pendant un long moment, j’ai l’impression d’avoir compris de
travers. On doit d’abord m’enlever quelque chose? Ça ne commence
pas très bien, il me semble. Et le petit diable cynique qui squatte
une part infime de mon cerveau m’indique qu’il flaire une arnaque.
Mais Tricia me rassure aussitôt à ce sujet:
— Ma chère Corinne, dit-elle, est-ce que tu pourrais subir trois
jours de rêve en ma compagnie?
— Euh… sans doute, mais pour quoi faire?
— T’inquiète, et fais-moi confiance. Je passe te prendre demain
matin à huit heures et je t’amène vivre une belle aventure!
— Rien d’extrême, n’est-ce pas?
— Ça dépend de ta définition d’extrême, répond-elle en riant.
Tout le reste du groupe se met à taper des mains en signe
d’approbation. Je me dis que je n’ai sans doute rien à craindre.
Après tout, c’est Frannie qui m’a guidée vers ces gens. J’imagine
qu’elle savait ce qu’elle faisait et je sens qu’il est temps pour moi de
laisser tomber la garde et de permettre aux éléments positifs de
combler ce vide dont ma grand-mère avait jadis parlé.
La petite conférence est terminée et les membres se remettent à
papillonner d’un invité à l’autre. Tricia m’annonce qu’elle va remplir
nos verres et elle décolle illico sans me donner la chance de
l’arrêter. Je me surprends alors à chercher du regard cet intrigant
Giuseppe. Il papote avec Bill et je remarque, sans déplaisir, qu’il ne
peut s’empêcher de me lancer de discrètes œillades.
Susan s’approche de moi.
— Je sais que nous te bombardons d’informations… étonnantes,
mais je te dois également une explication sur ce que nous avons
baptisé un «spiwish», ce bracelet de billes que tu as reçu dans la
pièce de patchwork, ajoute-t-elle.
J’en profite pour ressortir ces cadeaux de mon sac. Susan
m’apprend que le «spiwish» est inspiré du chapelet catholique ou
du mala des bouddhistes et que pour les membres des Dream
Catchers, il fait référence aux désirs ou aux vœux de l’âme.
L’appellation le dit: «spi» pour spirituel et «wish» pour souhait.
Elle me spécifie que chaque bille nous permet d’offrir une intention,
d’abord pour des gens que nous aimons, ensuite pour témoigner
notre gratitude et, enfin, pour manifester les aspirations de notre
âme. Selon elle, cet objet d’aspect inoffensif sert d’outil
redoutablement efficace dans la préparation de la pleine réalisation
de notre vie de rêve.
— Si nous te l’avons donné avant cette rencontre, c’est pour que tu
puisses te syntoniser le plus rapidement possible avec lui.
— Comme une vieille radio?
Tricia est revenue avec les renforts: un autre verre bien frais.
— Elle n’a pas tort, dit-elle en me remettant mon élixir. Après
tout, c’est une question d’ondes, pas vrai?
Cette information passe plus aisément avec une bonne lampée de
mon cocktail. Susan reprend la parole:
— Ne t’en fais pas, Corinne. Je t’expliquerai la situation lors de
notre moment ensemble. Je t’apprendrai à composer tes
affirmations selon tes besoins et les désirs de ton âme. Chaque
chose en son temps.
Je comprends qu’ils ont établi un véritable plan de match et je
soupçonne chacun de mes nouveaux complices de s’être chargé de
me transmettre un savoir, ou, mieux encore, un pouvoir magique, et
ce, en suivant un ordre particulier.
— Enfin, continue Susan, tu as peut-être remarqué que la pièce de
patchwork que tu as reçue est composée de douze carrés de tissu
aux motifs différents. Chacun de ces morceaux a été sélectionné par
l’un des membres du groupe pour toi. Ils y ont également ajouté
une intention positive à ton égard.
Pendant qu’elle terminait sa phrase, Bill est venu se joindre à
nous. Il passe un bras autour de mes épaules, et, d’un petit coup du
nez, il indique la courtepointe que je tiens dans ma main.
— Frannie avait aussi choisi son morceau de tissu. Le carré violet
et satiné, c’est à son image, quoi!
Je glisse délicatement mon pouce contre le bout de soie au centre
du patchwork, et je revois ma douce Frannie, je peux même, me
semble-t-il, humer son parfum si caractéristique. La gorge nouée,
l’œil humide, je parviens à m’exprimer, la voix tremblotante:
— Je me sens privilégiée de cette invitation à me joindre à vous.
Et Bill, dis-moi, tu connais la signification du violet?
— C’est la plus mystérieuse des couleurs… celle qui est liée à
l’ultime et à la transcendance, au monde de l’invisible, m’apprend-il.
Mystérieuse comme ma grand-mère. Jamais Frannie ne nous a
parlé de ce regroupement et de cette formidable idée qu’elle avait
concrétisée. On dirait que mamie avait bien des secrets. Comme
tout un chacun.
Après onze chaleureuses accolades, je quitte le local des Dream
Catchers épuisée, mais ravie et pleine d’espoir, sans parler de la
légère euphorie qui m’envahit, gracieuseté des Mockingbird
Tequilas. À mesure que je prends le chemin du retour en silence au
bras de Bill, je me mets à penser que peu importe ce qui m’attend
dans les prochains jours, c’est exactement ce qu’il me faut. De toute
façon, j’avais besoin de mouvement dans ma vie, de changements
positifs surtout. Je ne croyais pas que cela pouvait commencer par
un retrait. On verra bientôt de quoi il en retourne.
9
Let me take you
on an escapade

À huit heures moins une, Tricia sonne deux coups brefs et j’ouvre la
porte sur cette petite boule d’énergie habillée comme si elle
s’apprêtait à jouer au tennis dans un club privé: jupette à plis, polo
bleu, socquettes blanches, espadrilles impeccables, bandeau en
ratine courant autour de sa tête. Wimbledon, nous voilà!
Au préalable, elle avait pris soin de m’envoyer par courriel ses
indications: vêtements confortables, chaussures de marche, cahier
de notes et stylo. En post-scriptum, et en lettres majuscules, elle
avait spécifié qu’il m’était formellement interdit d’apporter mon
ordinateur et mon portable. C’est ce qui m’angoisse le plus:
m’arracher au monde qui vibre autour de moi.
Mais je me suis juré d’être une bonne soldate, alors j’ai prévenu
Élaine et Louis de mon absence et je me suis organisée avec Bill
pour qu’il s’occupe du roi Salomon. Il en a profité pour me préciser
que je devrais respecter les consignes de Tricia si je voulais que
cette escapade produise ses merveilleux effets.
— Vous êtes en excellente compagnie, ne vous inquiétez pas.
Notre amie fait une guide redoutablement efficace.
Je lui ai donc fait la promesse de m’abandonner entièrement à
cette expérience. Mais je ne peux m’empêcher de sourire en
constatant que ce même guide a plutôt des airs de girl-scout tentant
d’écouler sa cargaison de biscuits. Elle me balaie du regard de la tête
aux pieds, tend les pouces en signe d’approbation, me fiche un
baiser sur la joue.
— À ce que je vois, tu lis tes courriels. Prête à partir?
J’émets un borborygme pathétique, incapable de trouver les
bonnes paroles pour exprimer mon excitation mêlée d’inquiétude,
mais Tricia me flanque une vigoureuse tape sur l’épaule, attrape
mon sac à dos et, sans dire un mot, m’encourage à la suivre.
C’est fou, mais en entendant le loquet s’enclencher, la pensée
opposée me vient en tête: j’ai l’impression que je suis en train de me
déverrouiller. Ou du moins, c’est le souhait que je fais, car dans le
monde magique de Frannie, tout est possible.
Tricia conduit un VUS format géant et elle me semble encore plus
petite derrière le volant.
— Avec trois enfants qui ne manquent pas d’amis, j’aurais plutôt
besoin d’un minibus, je te le jure. Mais là où nous allons, ce bébé de
tôle à quatre roues motrices a fait ses preuves.
Elle zigzague de rues en boulevards, et je me rends compte que je
reprends le chemin de l’aéroport.
— T’en fais pas, ma jolie, nous n’allons pas nous débarrasser de
toi.
En effet, avant l’apparition de la bretelle menant à l’aéroport, ma
conductrice prend à droite, monte sur l’autoroute 595, appuie sur la
pédale, actionne le régulateur de vitesse, allume la radio,
sélectionne une chaîne qui diffuse de la musique classique et,
accompagnées par les envolées apaisantes de Philip Glass, nous
laissons Fort Lauderdale rapetisser derrière nous.
Je remarque les panneaux qui indiquent que nous roulons sur la
Port Everglades Expressway et mes appréhensions se confirment
quand nous nous retrouvons sur l’autoroute 75, également baptisée
Alligator Alley.
Toutefois, je décide de jouer le jeu jusqu’au bout, et je ravale les
questions qui me viennent à l’esprit. De toute façon, je ne vois pas
Tricia me livrant en pâture aux versions géantes du roi Salomon.
Après deux heures de route ponctuées de banalités, je l’admets,
mais qui ajoutent à mon confort, nous nous engageons dans une
allée boueuse et je comprends pourquoi je suis assise dans un tel
véhicule: je me croirais dans un malaxeur. Le bandeau de ratine qui
garde en place les bouclettes de la conductrice prend soudainement
tout son sens. Nous débouchons finalement sur un coteau qui
descend jusqu’à un vieux bâtiment de pierres planté devant un large
plan d’eau.
— C’est le golfe du Mexique, précise Tricia en actionnant le frein
manuel.
Elle ouvre la portière et semble sauter dans le vide tant elle est
petite. Je m’empare de mon sac et l’imite.
Ma première sensation en est une de bien-être. L’énergie est
différente ici, tout me paraît plus tranquille, plus serein. En me
massant les reins, je lui demande qui nous attend et, tandis que
nous nous dirigeons à grandes enjambées — du moins pour elle —
vers la construction, elle me lance à voix haute:
— «Je suis arrivé, je suis à la maison», disait un grand maître zen.
Et ce n’est que chez toi que tu vas retourner, Corinne.
Tricia a l’habitude de parler en paraboles, il me semble. Je sais
bien qu’ici, ce n’est pas chez moi, mais je devine ce qu’elle insinue.
C’est en ce lieu qu’elle souhaite que je me retrouve, non seulement
physiquement, mais psychiquement, grâce, peut-être, à un certain
arrachement temporaire. L’image d’un greffon trempé dans un verre
d’eau pour lui donner de nouvelles racines me vient en tête.
En se démenant avec la vieille poignée, ma guide m’explique que
cette maison appartient à des amis. Elle spécifie qu’ils l’ont achetée
en prévision de leur retraite. La porte grince comme dans un film
d’horreur et un parfum de bois mouillé me monte aux narines. Je
ne peux pas dire que l’odeur me soit désagréable, mais elle complète
l’aspect rustique des lieux.
Un immense foyer trône au fond de la grande pièce principale, et
je m’étonne de trouver une telle chose sous cette latitude.
— L’hiver sévit partout, mon chou.
Je remarque que la cuisine, installée en annexe, ne détonne pas
avec le reste: elle ne recèle que le strict nécessaire. Par contre, une
table monumentale en bois dur et huit chaises dépareillées sont
propices aux repas en compagnie de nombreux convives, sans
oublier quatre gros fauteuils autour d’une table basse. Je ne repère
qu’une seule chambre à coucher, munie d’un lit à deux places.
— Où est le lit d’appoint?
— Oh, non, répond doucement Tricia. Il y a une maisonnette
derrière.
Elle se contente de hausser les sourcils avant de m’indiquer un
point au-delà de la fenêtre. Effectivement, quelques mètres plus
loin, j’aperçois une cabane en bois à peine plus grande qu’une
remise. Si l’intérieur de la demeure dans laquelle je me trouve me
semble rustique, je n’ose imaginer ce que je vais découvrir là-bas. À
la vue de la maisonnette en question, je me demande si je dois
paniquer, comme je l’aurais fait la semaine dernière.
— Les propriétaires sont des Russes. Ils ont bâti la cabane pour s’y
retirer, méditer et jeûner, dans la lignée de la vraie tradition
chrétienne. Ils l’appellent une poustinia. Ça veut dire «désert» en
russe et c’est en le traversant que tu renaîtras.
Elle poursuit son explication, insiste sur la notion de «faire le
vide», répète que c’est l’endroit idéal pour se recueillir et se délester
de ce qui nous alourdit.
— Ici sont vécus de formidables métamorphoses ou ce que l’on
appelle aussi un retournement intérieur, selon les croyants.
— Tu m’étonnes! Je pensais que tu étais bouddhiste.
— Tout est interrelié, n’oublie pas.
La dévouée Tricia détaille le programme qu’elle a mis au point à
ma seule intention. Pour les trois prochains jours, j’occuperai la
cabane du désert sans aucun lien avec l’extérieur. Elle viendra me
visiter sur une base quotidienne pour m’apporter un repas frugal et
renouveler ma réserve d’eau. Ma nourriture principale sera d’ordre
intellectuel et psychique, c’est-à-dire constituée de lectures et de
méditation.
Elle me propose de partager son déjeuner avant que je gagne ce
qu’un esprit optimiste désignerait comme mes quartiers. Autour
d’une baguette de blé entier, de trois fromages, de quelques fruits et
de noix, Tricia me pose des questions sur mes aspirations, sur ce
qu’elle appelle ma vie spirituelle. Sans effort remarquable, elle me
pousse à réfléchir à ce que, à mon avis, je suis venue offrir à la
société, me spécifiant au passage que nos rêves les plus fous sont
souvent des portes ouvertes sur notre apport au monde ou sur ce
que l’âme souhaite accomplir. Je mords dans un quignon de pain en
espérant masquer ma petite moue d’éternelle sceptique, mais, de
toute évidence, il en faut plus pour échapper à l’œil aiguisé de ma
vis-à-vis.
— Madrid ne s’est pas faite en un jour, lance celle qui aime
massacrer les proverbes. Pour le moment, je t’invite à faire un choix
conscient qui peut tout changer en mieux. Opte pour la vie, et
abandonne-toi à elle comme si tu lui faisais un cadeau.
Si j’affirmais que je saisis pleinement ce que mon guide m’a dit, ce
serait un mensonge.
Personne ne m’a jamais parlé ainsi auparavant. Je ne me souviens
pas de m’être questionnée sur ce que je pouvais offrir, mais plutôt
sur ce que la vie pouvait m’apporter. Pire encore, j’ai cultivé
l’habitude de répondre comme prévu à ce qui m’est demandé par
mes patrons et par mon entourage, et je me rends compte que cette
attitude m’a rarement fait vibrer positivement.
Aussitôt le repas terminé, Tricia m’invite à me retirer dans la
poustinia. Elle me tend une feuille des deux mains, comme si elle
me confiait un objet précieux: un texte à lire et sur lequel réfléchir
dès maintenant. Puis, elle me rappelle la technique de méditation
apprise au centre bouddhiste Kadampa à Fort Lauderdale.
— Tu dois inspirer et expirer calmement en te concentrant sur un
point spécifique, à commencer par celui situé juste sous ton nez. Ce
sera ta principale activité dans les prochains jours.
Nous quittons la table et elle me prend dans ses bras. Je perçois
une étrange, une bienfaisante onde émanant de sa personne qui
m’infuse un début de sérénité. Ensuite, elle me tend un grand
pichet d’eau et quelques articles de toilette avant de me pousser
gentiment vers la sortie. Portée par un courage de kamikaze, je
m’aventure sur l’étroit sentier de terre battue qui serpente jusqu’à
la cabane, sous le regard presque maternel de Tricia.
Je passe la porte. La première chose que je remarque en mettant
le pied à l’intérieur est le dénuement ambiant. Un lit rudimentaire,
une petite table et sa chaise, le couvert pour un simple repas, une
pomme, une bassine pour les ablutions et ce que je me plais à
appeler les commodités. Au milieu de la pièce, un large coussin,
semblable à celui occupé par le sage conférencier du centre
bouddhiste, semble m’attendre. Je dépose mon pichet, m’installe de
mon mieux sur le coussin, déplie la feuille et entreprends ma
lecture:

J’ai trouvé la clé, se réjouit Alice. Non pour fuir la réalité, mais pour
y entrer.
Je suis venue au monde une première fois. C’était le jour de ma
naissance.
Mais j’ai compris qu’on n’en finit pas de renaître, qu’il y a plusieurs
corps dans le corps, plusieurs mondes dans le monde.
Ils ont des portes différentes, ouvrant des chemins de souffrance,
de chaos, de haine,
mais aussi de joie, de paix et d’amour.
J’ai voulu trouver l’échappatoire et sortir au plus vite de mon corps
de souffrance.
Au fond de moi une voix m’a dit
Tu sortiras de la souffrance en la traversant. Dans la souffrance, tu
trouveras la clé de compassion qui apaise, qui guérit, qui réconcilie.
Les tourments ne s’en iront pas comme par magie. C’est juste qu’ils
ne te tourmenteront plus.
Tu es sur le chemin juste, Alice, le chemin de la réalité, qui est en toi.
Ce chemin part du cœur et revient au cœur.

Puis, après ce texte de Sofia Stril-Rever, Tricia avait calligraphié


au bas de la page:

Tu es sur le chemin juste, Corinne,


le chemin de la réalité, qui est en toi.
Ce chemin part du cœur et revient au cœur.

Je m’emploie à suivre les directives de mon amie, j’inspire et


expire en tentant de me concentrer sur un point au-dessus de mes
lèvres. Je ne sais trop combien de temps a passé, j’aimerais pouvoir
affirmer que j’ai médité pendant quelques heures, mais je crois
qu’une période de quinze minutes max s’est écoulée avant que je ne
décide, en désespoir de cause, d’aller explorer les environs
immédiats.
Je repère rapidement un petit quai, à l’ombre d’un palétuvier. Je
m’y risque avec précaution, appréhendant l’apparition brusque d’un
alligator fou furieux. Pourtant, un calme édénique y règne. Devant
moi, l’horizon bleu à perte de vue, troublé à peine par le vol d’un
pélican et le friselis de l’eau. Je m’assois en tailleur, croque dans la
pomme que j’ai pris soin d’apporter, et il me semble que mes
papilles ont acquis une sensibilité nouvelle. Le parfum délicat du
fruit, la texture ferme mais si fraîche de sa chair juteuse me
comblent, et je prends tout mon temps pour la manger jusqu’au
cœur, consciente que je déguste le dernier repas de ma journée.
Je ferme les yeux, déterminée à de me plonger dans le concert de
chants et de bruissements qui m’enveloppe. Je laisse mon esprit
voleter, se poser comme un papillon naissant à la commissure de
mes lèvres, et, quand je les rouvre, le soleil a sérieusement décliné
et un frisson me parcourt la peau.
De retour à la cabane, je reprends la méditation, tente de
retrouver cette impression de bien-être ressentie au bout de mon
quai, mais je dois avouer que, cette fois, l’exercice me semble
insupportable. Mon corps s’ankylose, mes articulations m’envoient
des signaux de détresse sous forme d’élancements pénibles. De
plus, mille images montent à l’assaut de mon esprit et rendent
impossible le moindre espoir de relaxation.
Je me déplie comme un robot mal huilé, opte pour le lit où,
rapidement, me gagne un engourdissement irrépressible et, parmi le
flot de stupides pensées, je me demande si je ne suis pas en train de
perdre la tête avec toute cette histoire de cœur à recoudre et de
pouvoirs magiques à développer.
10
Je ferais de ce monde un rêve,
une éternité

Contrairement à ce que j’avais espéré, je ne me réveille pas tout à


fait fraîche comme une rose: mon corps entier semble protester
contre je ne sais quel excès. Je n’ai jamais disputé un marathon,
mais j’ai l’impression que mes jambes, mon dos, mes épaules sont
sur le point de me lâcher après avoir franchi un fil d’arrivée. À
moins que cette vie passée à courir après l’impossible vienne me
demander finalement des comptes?
Le soleil pointe à peine, la nature environnante célèbre
bruyamment l’apparition du jour. Je ne me sens même pas le
courage d’absorber la beauté d’une aurore. Mon regard tombe sur le
coussin de méditation, et je me dis: pourquoi pas? Je m’installe de
mon mieux, faisant ce que je peux pour ignorer les protestations de
mes articulations. J’essaie de relaxer. J’inspire profondément,
j’expire, je fixe toute mon attention sur l’ici, sur le maintenant, sur
l’espace entre ma bouche et mon nez, sur la mélopée d’un oiseau,
sur l’eau étale du golfe, et le seul exploit que je viens à bout de
réaliser, c’est de fondre en larmes. Je ne sais même pas pourquoi je
pleure, de rage, de désespoir, de rancune contre le passé: tout ce que
je parviens à évoquer, me semble-t-il, est la nappe goudronneuse de
mes émotions les plus noires. Rancœur, découragement, déceptions,
envie, regrets se relaient et m’empêchent d’atteindre ne serait-ce
qu’un début de sérénité.
Lorsque j’entends grattouiller à la porte, je laisse fuser un
grognement d’impatience, et quand Tricia apparaît dans
l’embrasure, arborant son habituel sourire radieux, l’idée de
l’étrangler me traverse vivement l’esprit, puis s’évapore aussitôt.
Elle dépose son plateau sur la table: un verre de jus d’orange, un
grand bol de gruau couronné de noix nappées de miel, une pêche,
une petite montagne d’épinards, une théière et deux tasses. Je me
rends compte que j’ai l’estomac vide et je me fais violence pour ne
pas me jeter sur le festin et l’engouffrer d’un seul coup.
Tricia m’observe en silence pendant que j’enfourne une cuillerée
de bouillie d’avoine, et attend que je l’avale avant de me poser sa
question:
— Comment ça se déroule jusqu’à maintenant?
Mon gruau passe de travers. Je prends une généreuse lampée de
jus d’orange pour corriger la situation, toussote et réponds:
— Tu es sûre que poustinia ne veut pas dire «montagnes russes»?
Parce que c’est ce que j’ai l’impression de traverser, en ce moment.
Hier, ça baignait dans l’huile. Depuis ce matin… je ne crois pas que
ce qu’Iris a appelé un mouvement de retrait soit une bonne idée
pour moi.
— Et pourquoi? demande-t-elle en nous versant une tisane au
parfum délicat.
— Parce que je jurerais que ça produit les effets contraires à ceux
que j’avais escomptés.
Elle laisse filtrer quelques murmures en aspirant une petite
gorgée de liquide fumant: je ne sais pas si elle réfléchit ou si
l’infusion l’enchante. Elle déglutit lentement, darde ses beaux yeux
dans un coin de la cabane puis les ramène sur moi:
— Et, dis-moi, à quoi t’attendais-tu?
Je lui dresse aussitôt ma liste: que je m’apaiserais intérieurement,
que je me sentirais mieux, qu’une joie permanente m’habiterait,
que la vie se présenterait à moi dans toute sa simplicité.
— Et le numéro gagnant de la loterie, tant qu’à y être? me lance-t-
elle sans sourire.
Je me renfrogne et une réplique assassine me brûle les lèvres. En
guise de bouchon, je mords dans la pêche, et son suc exquis me
ramène à de meilleurs sentiments. Tricia complète cette accalmie en
posant une main potelée sur mon avant-bras.
— Et qu’est-ce qui te dit que cela ne viendra pas aussi? Tu as lu le
texte que je t’ai remis hier soir?
Ah oui, celui qui fait allusion à Alice au pays des merveilles. Et
moi qui me sens plutôt comme Corinne au fond d’un trou.
Toutefois, des bribes me reviennent en mémoire. Elles parlaient de
la souffrance que l’on doit traverser, de tous ces états émotionnels
qui font partie de l’expérience. En effet, je vois le rapport, et le fait
que Tricia m’ait remis ce document la veille me démontre qu’elle
fait preuve d’une clairvoyance différente, certes, de celle de Marcus,
mais qui n’a rien à lui envier.
— Tu es sur le chemin juste, reprend-elle avec une douceur
infinie. En direction de la réalité qui est en toi. Il part du cœur et il
revient au cœur.
— Pour l’instant, j’ai l’impression que c’est seulement ma tête qui
mène. Elle cherche à tout régenter, mais n’y parvient plus du tout,
et je me sens quasiment en mode panique.
Mon interlocutrice m’explique qu’il est tout à fait normal de
traverser ce passage étant donné les circonstances. Comme un
parent aimant qui veut éviter à tout prix que son enfant souffre,
l’ego se dresse devant la menace. Il prend tous les moyens pour
empêcher que s’opère ce changement d’état qu’il perçoit comme un
dangereux déséquilibre, il s’ingénie à réprimer ce nouveau regard
que l’on tente de poser sur soi et sur la vie.
— L’ego, c’est parfois l’illustration la plus simple de la loi du
moindre effort. Il préfère à tout prix demeurer dans sa zone de
confort, même si cette zone n’apporte qu’un malheur auquel chacun
peut s’habituer. Un malheur devenu douillet vaut mieux qu’un
bonheur inédit qui risquerait d’être d’emblée déstabilisant avant de
déployer ses bienfaits.
Je proteste. Je lui relate ma journée précédente, mon moment de
béatitude sur le quai, les bonnes intentions qui me transportaient,
qui m’emplissaient d’espoir.
— Trop peut-être? me réplique-t-elle du tac au tac.
— Qu’est-ce que tu veux dire? On n’a jamais trop d’espoir, il me
semble.
Elle dépose sa tasse vide et, l’air songeur, elle passe un doigt sur le
pourtour de porcelaine.
— Le danger, dit-elle, consiste à se lancer à la poursuite de la
facilité, du «tout beau, tout fait», du truc complètement magique
qui guérit tous les maux. Tu connais?
J’ai l’honnêteté de lui avouer qu’elle ne se trompe pas
entièrement. Oui, j’ai tendance à rechercher un peu trop la solution
aisée. Et où est le problème? Sauf que, quand les choses ne vont pas
comme je le souhaite, j’accuse le monde autour, la vie même d’être
inéquitable, de me mettre des bâtons dans les roues. Si un obstacle
se présente à moi et me semble insurmontable, je m’apitoie alors
sur mon sort: pauvre moi, j’ai eu une enfance difficile, j’ai manqué
de père, on ne me reconnaît pas à ma juste valeur, je dois naviguer
seule entre les écueils, parce que je n’ai pas de petit ami, je ne gagne
qu’un maigre salaire pour un travail qui, au bout du compte,
m’horripile car il ne correspond plus aux aspirations que je m’étais
fixées au départ. Je prends quelques secondes pour réfléchir à ce
que je viens d’admettre, et je conclus, la mine basse:
— Oh là là… c’est loin d’être joli, tout cela.
Tricia me verse une bonne dose de tisane et m’encourage à m’y
tremper les lèvres. Gingembre. Agrumes. Et une épice sur laquelle
je ne parviens pas à mettre un nom.
— Curcuma, dit Tricia comme si elle lisait dans mes pensées.
Contre l’inflammation de l’ego.
Elle éclate de rire devant mon air étonné.
— C’est strictement pour le goût, silly, fait-elle avant de redevenir
sérieuse. Tu te rappelles quand je t’ai invitée à choisir la vie? En fait,
il manquait un élément à ma phrase: il va falloir TE choisir.
Je hoche la tête, un peu déboussolée: comment peut-on ne pas se
choisir? Qu’est-ce ce que j’ai fait pendant ces nombreuses années
alourdies par les renonciations et les déceptions?
— Écoute, Corinne. Pour le reste de la journée, plutôt que
d’essayer de faire le vide et de laisser courir tes pensées, je t’invite à
faire le contraire. Prends le temps d’observer ces pensées qui
mènent la vie que tu as actuellement.
Tricia ajoute en riant que je dois sortir l’aspirateur interne,
secouer la serpillière de l’âme et faire du grand ménage à l’intérieur
de moi. Je dois me délester de toutes ces idées qui me bloquent et
qui entravent mon chemin d’évolution. Mais pour ce faire, je dois
les identifier. Ça me rappelle la soirée au centre Kadampa et les
paroles du conférencier à propos de la joie profonde.
— Et puisque le vide tend à se remplir, nous nous occuperons
ensuite de ta nouvelle décoration intérieure.
— Drôle de concept!
— Efficace surtout, tu le constateras par toi-même, dit-elle en se
levant. En attendant, je te laisse à ta réflexion, mais avant…
Elle se frotte les mains comme une enfant excitée sur le point de
développer un cadeau. Vive comme l’éclair, elle se rend à la porte,
l’ouvre, se penche pour repêcher un colis qu’elle avait sans doute
déposé sur le perron avant d’entrer. Elle revient vers la table, place
le paquet devant moi et m’explique, en ramassant la vaisselle.
— Je sais que tu es fin prête pour ce petit quelque chose.
À mon tour de brûler d’impatience. Je défais le plus délicatement
possible l’emballage en papier kraft. Et quel trésor apparaît sous
mes yeux? Un magnétophone à cassettes datant d’une époque
précédant ma naissance.
— J’ai tendance à être un peu low-tech, confesse mon amie, mais
si ça fonctionne, pourquoi le bazarder?
— Je dois m’enregistrer, maintenant?
— Oh non, fait-elle en contenant sa fébrilité avec peine, faisant
tinter les ustensiles et les plats dans le plateau. C’est pour
t’accompagner sur ton chemin. Installe-toi sur le zafu. Retrouve ta
paix intérieure, tente de te reconnecter avec ce nid de sérénité qui
persiste en toi et, quand tu te sens prête à décoller, tu appuies sur
«Play». Mais pas avant! La précipitation est la mère de tous les
vices!
Et elle sort en coup de vent avec son plateau avant que j’aie le
temps de corriger son erreur et de lui lancer que c’est l’oisiveté qui
est cette redoutable mère. Elle referme la porte et me laisse seule
avec cet appareil du siècle dernier.
Toutefois, je suis déterminée à mettre ses directives en
application. Je prends soin de faire ma toilette, comme si j’étais
convaincue que j’allais occuper ma journée à abattre une besogne
nécessaire, garante d’une récompense bienfaisante, et qui requiert
toute mon attention. Une fois rafraîchie, mes cheveux châtains
brossés et noués, je m’installe sur le zafu, c’est-à-dire le coussin de
méditation.
Je ne sais combien de temps je suis restée ainsi en position. Je
n’irais pas jusqu’à dire que j’ai atteint le niveau ultime de
détachement, mais je suis persuadée que j’ai abordé cet îlot de
calme propice pour l’étape suivante.
C’est un vieil appareil Sony, avec des touches noires, sauf pour le
poussoir «Play» qui avait dû être rouge avant de pâlir avec les
années. Il fonctionne à l’aide de grosses piles et, connaissant Tricia,
je sais qu’elles sont probablement neuves.
J’adopte une respiration plus lente, je pose le doigt sur le bouton
rose, ferme les yeux, me concentre sur le point sous mon nez et
j’appuie, m’attendant à entendre une musique relaxante, sinon des
pleurs de baleines ou une succession de vagues déferlant sur une
plage de galets.
Au début, je décèle le bruit de friture monocorde caractéristique
de ces enregistrements sur ruban, puis je perçois un faible
toussotement et, déjà, ma gorge se serre. Une voix mélodieuse, si
familière, émane du haut-parleur.
— Ma chère Corinne…
C’est Frannie.
Ma main, pour un court instant, reste suspendue dans les airs,
comme si je cherchais à toucher les paroles qui m’enveloppent. En
l’espace d’un éclair, un déferlement d’émotions parfois
contradictoires menace de m’emporter, de noyer ma conscience et,
surtout, de me tirer de l’état contemplatif que je parviens tant bien
que mal à maintenir. Une joie inouïe m’habite, mais s’y greffe
aussitôt une tristesse insondable due au fait que ma grand-mère me
manque cruellement, et que je ne sentirai plus jamais ses doigts qui
caressent mes cheveux pendant sa lecture de mon conte favori.
Une colère sourde veut également se manifester, contre moi-
même, bien sûr, qui me suis privée de sa présence au nom d’une
carrière qui me frustre de A à Z, mais encore plus contre la poignée
de collègues qui m’ont encouragée à persévérer dans la voie du
travail facile, du moins pour elles.
Un sentiment que je ne peux associer qu’à la désolation me
rappelle les relations amoureuses parfois catastrophiques que j’ai
nouées avec des hommes si faibles, si attachés à leurs propres
personnes, si obnubilés par leurs physiques harmonieux et leur
pouvoir de séduction qu’ils me laissaient insatisfaite sur tous les
plans et me convainquaient qu’ainsi en allait-il de l’amour.
Par contre, quelques visages réconfortants me rassérènent: celui
de ma mère, de mon frère, d’une collègue un peu bourrue, mais qui
ne se gênait jamais pour me parler franchement, et celui de ce jeune
homme, tiré de mes années d’adolescence, qui m’avait manifesté
une affection réelle et que j’avais repoussé le plus gentiment
possible parce qu’il ne correspondait pas à mon fantasme du prince
charmant.
Frannie fait tinter une tasse, et je me plais à songer qu’elle buvait
la même tisane que celle qui vient de me réchauffer le cœur.
— Tu es sans doute dans la poustinia, là où j’ai moi aussi séjourné
à plusieurs reprises. Je m’assurais d’y aller au moins une fois par
année, question de renouveler un ménage dans ma vie et de me
donner régulièrement un nouvel élan. C’est entre ces murs de
planche que j’ai reçu le plus beau cadeau, celui de l’amour profond,
inconditionnel et durable. Tu t’imagines peut-être que j’y ai
rencontré un amoureux? Pour tout te dire, c’est moi que j’ai
retrouvée, après des années d’effort. J’ai pris conscience de
l’immense privilège que j’avais de vivre cette vie, d’être en ce monde.
Elle observe une courte pause, prend sans doute une gorgée. Je
me surprends à sourire à l’évocation de Frannie soufflant sur le
liquide pour le rafraîchir. Une larme coule lentement sur ma joue
pendant qu’elle poursuit:
— Seul un amour infini pouvait avoir mis en branle ce
mouvement de la vie. Je suis repartie d’ici la première fois avec une
nouvelle dignité et une force intérieure qui m’ont alloué enfin la joie
d’être pleinement dans le moment présent, mon esprit libéré du
tracas des lendemains qui, invariablement, sont incertains.
Ses paroles m’apportent une telle félicité que j’ai le sentiment de
m’être pratiquement détachée du monde matériel: je ressens et c’est
tout. Même les mots de ma tendre aïeule semblent me parvenir de
loin, mais sans perdre pour autant leur pouvoir de conviction. En
revanche, mon cœur se serre un peu plus, car sa voix adopte le ton
caractéristique d’un au revoir imminent.
— Je suis très émue à la pensée que tu passes également par cet
endroit. Je souhaite de tout mon cœur et de toute mon âme que tu y
récoltes ce même cadeau. Fais-lui de la place en toi. Prépare-toi à
recevoir. C’est la plus grande grâce qui soit. N’oublie jamais à quel
point je t’aime. Ta grand-maman Frannie.
Le silence reprend ses droits. Un déclic me tire de ma
contemplation et m’indique que le ruban s’est déroulé jusqu’au
bout: suis-je restée ainsi, pensive et détachée du temps, pendant
une bonne heure?
J’ouvre les yeux: se sentir aimée… Est-ce que je me sens aimée?
Si oui, par qui? Est-ce que l’on peut, ou l’on doit, se donner cet
amour? Est-ce seulement possible?
Pour le moment, je suis convaincue que je dois poursuivre le
ménage comme l’a fait Frannie avant moi et comme me l’a conseillé
Tricia. Plus j’y réfléchis, plus je perçois à quel point j’ai pris
l’habitude de m’inventer des excuses pour ne pas accomplir les
gestes qui s’imposent. Et je commence sérieusement à croire que
ces justifications ne sont rien de moins que les fameux bâtons que
je me suis mis toute seule dans les roues. Je prends également
conscience de mon talent inné pour jouer ce rôle de victime avec un
indéniable brio. Puis il y a cette fâcheuse habitude de me comparer
à autrui et de m’imaginer qu’il est plus facile pour les autres de viser
un rêve et le réaliser que ce ne l’est pour moi, et qu’au bout du
compte, je suis simplement malchanceuse.
Bizarrement, plus je me questionne et plus j’observe ces pensées
qui me limitent, plus je sens une nouvelle force qui mijote au plus
creux de mon être. Je me rends compte à quel point les prises de
conscience peuvent s’avérer salutaires et qu’elles peuvent ouvrir la
porte aux changements.
Finalement, la colère et l’ensemble des émotions négatives qui
m’étreignaient semblent s’estomper. Est-ce le fait d’enclencher ce
désencombrement intime qui produit ses premiers effets? Je ne
saurais dire, mais je dois avouer que je goûte davantage à la paix,
autant celle du lieu dans lequel je me trouve que celle qui m’habite.
Et j’ai résolument hâte au lendemain pour discuter avec Tricia de
ma nouvelle déco intérieure!
Toutefois, je me corrige aussitôt: je me contente de jouir du temps
qui me berce, de le savourer pleinement et de laisser le soin à Tricia
de prendre ses propres initiatives. Si le meilleur est à venir, je me
tiens prête à l’accueillir. Si mon hôtesse préfère garder le silence, je
suis disposée à en profiter. Je fais confiance au présent.
Pourquoi pas?
11
Le miracle est partout

Le soir venu, Tricia se présente à ma porte avec un goûter,


comparable à celui servi la veille. Je me suis replongée à quelques
reprises dans la méditation, et il m’est apparu évident que mes
efforts pour le faire allaient en s’allégeant. Mon retrait intérieur m’a
semblé plus profond, mais peut-être dois-je en remercier la voix de
mon aïeule qui résonnait dans tout mon être dès que je fermais les
yeux. J’ai également pris soin de m’entourer des trois présents que
le groupe m’a offerts. Le capteur de rêves, le «spiwish» et le
patchwork sont disposés autour du zafu et je suis convaincue qu’ils
me protégent contre les distractions.
J’éprouve une sincère gratitude pour ce que je suis en train de
vivre, ce que je n’aurais jamais pu croire lors de ma première
journée ici et encore moins le matin de mon atterrissage à Fort
Lauderdale!
Malgré toutes les douleurs ressenties depuis mon installation
dans la poustinia, je me sens bien. J’ai cette impression qu’un
ralentissement se met en place, comme si tout était empreint de
calme, de couleurs bienfaisantes et de vibrations positives. Je me
dis même que mon état ressemble à celui recherché par ceux qui
consomment des substances psychotropes. Dans mon cas, l’effet
obtenu est tout à fait naturel, bon pour la santé et doux pour l’âme.
— Coucou Corinne! me lance Tricia en passant la porte. Wow, tu
as meilleure mine, toi!
— Merci, je me porte effectivement beaucoup mieux.
— Et ce n’est qu’un début, crois-moi!
Elle dépose le plateau sur la table, bifurque dans ma direction.
Une fois assise sur le sol, elle m’invite à m’installer sur le coussin
devant elle. Elle revient sur l’importance de se sentir aimé,
profondément et inconditionnellement, à commencer par soi-
même. Elle me suggère de nourrir ce sentiment en moi.
— Il me semble que c’est plus facile à dire qu’à faire, non?
— Pour pouvoir ressentir cette affection en ton for intérieur,
répond-elle, tu devras le percevoir partout autour de toi.
Celle qui me sert en quelque sorte de chamane poursuit son
explication. Elle affirme que c’est en m’émouvant et en
m’émerveillant devant l’amour dans lequel je baigne que je réussirai
à le trouver en moi. Elle me précise que tous les êtres humains sont
issus de l’amour.
— Malheureusement, ajoute-t-elle avec une moue triste imprimée
sur le visage, ils ne parviennent plus à le ressentir, parce qu’ils ont
eux-mêmes coupé le flux de cet amour.
Bien sûr, tous les coussins du monde ne pourront éteindre la
journaliste en moi, mais je choisis de taire les questions qui me
viennent à l’esprit et laisse Tricia aller jusqu’au bout de son idée.
— «Recoudre son cœur», dit-elle, implique de refaire des liens
pour permettre à l’amour de circuler à nouveau. Et, crois-moi, c’est
le plus puissant de nos pouvoirs magiques.
— Je commence par quoi pour y arriver?
Elle m’encourage aussitôt à mettre en lumière et à identifier avec
amour mes zones d’ombre, mes endroits de souffrance.
— Le seul fait de les nommer et d’oser les regarder sans artifices
te mènera sur la bonne voie. Et il se peut qu’un travail
thérapeutique soit nécessaire.
— Tu es en train de me dire que je devrais consulter un psy?
— Pourquoi pas? Ça ne veut pas dire que tu es cinglée ou en
dépression. Pourquoi attendre jusque-là pour faire appel à un
thérapeute? Et tu en connais un excellent.
Elle s’esclaffe devant mon air ébahi.
— L’habit ne fait pas le docteur! lâche-t-elle. Marcus!
— Le voyant?
— Exactement! Avant de devenir psychic, Marcus a eu une longue
et brillante carrière de psychanalyste.
Je m’étonne. Comment un être aussi intelligent peut-il se recycler
en diseur de bonne aventure? Quel bizarre changement de parcours
professionnel!
— Marcus n’est pas un psychic comme les autres. Les gens qui le
consultent lui servent de cobayes pour une étude qu’il est en train
de réaliser.
— Je suis donc un animal de laboratoire?
— Tu es beaucoup plus que ça, je te l’assure, il va bientôt tout
t’expliquer. Je te parie que tu seras impressionnée par ce qu’il va
t’apprendre, et plus encore par ce que tu vas expérimenter grâce à
lui.
Décidément, le monde de Frannie sort de l’ordinaire! Je suis à un
cheveu de douter qu’il gravite autour du même soleil que le mien! Il
n’y a pas si longtemps, je me serais demandé si je n’avais pas été
recrutée par une troupe de cinglés.
— Maintenant, revenons à nos brebis, si tu le veux bien, me
suggère Tricia. Tu pourras certes consulter un thérapeute, mais il
reste qu’un entourage aimant et compatissant peut faire des
miracles.
— Parce que j’ai besoin d’un miracle?
Ça y est, me voilà inquiète. J’avais imaginé que des efforts
sincères accompagnés de grands espoirs pouvaient venir à bout de
tous les obstacles.
— Nous éprouvons tous une soif de miraculeux dans notre
existence. Cela nourrit l’espérance et nous pousse à manifester
notre vie de rêve, mais en nous épargnant de fonder toute notre foi
en l’avenir en un seul but immuable. L’espoir, c’est comme une
tisane: il faut le laisser reposer un bon bout avant d’y goûter.
En guise d’exemple, Tricia choisit de me raconter sa propre
histoire marquée par la tragédie et la violence. Pendant toute son
enfance et son adolescence, elle a été battue et abusée par son père,
comme l’ont été ses deux sœurs. Le jour de son «sweet sixteen»,
elle avait décidé d’en finir pour de bon avec cette vie semée
d’épreuves. Une idée saugrenue lui était venue à l’esprit: elle allait
au moins se régaler une dernière fois avant de quitter cette terre. Et
qui a-t-elle rencontré en route pour le supermarché?
— Frannie, murmure-t-elle presque amoureusement. Je pousse
mon caddie dans l’allée des desserts, j’avise cette gigantesque tarte à
la noix de coco quand cette vieille dame me décoche le plus beau
sourire jamais vu.
Tricia ignorait pourquoi, mais ce sourire lui avait fait un bien
immense. Puis, comme par hasard, elle s’était retrouvée derrière
cette même dame patientant à la caisse. Du coup, et elle ne sait par
quel miracle étant donné sa timidité maladive, Tricia avait osé lui
adresser la parole. Elle l’avait simplement remerciée pour sa
gentillesse. Ce à quoi Frannie s’était contentée de répondre: «Je
prierai pour vous mon enfant, pour que vous vous tourniez du côté
de l’amour et de la lumière.»
Cette réplique de l’inconnue l’avait bien fait rire intérieurement.
Ne disait-on pas aux personnes mourantes d’aller vers la lumière,
alors que la jeune femme avait l’intention d’en finir dans l’heure?
Bizarrement, c’est à ce moment précis que Tricia avait décidé de ne
pas perdre espoir et de retrouver le goût de vivre. De recommencer.
Recommencer à rechercher l’amour et la lumière. Quelques
semaines plus tard, elle avait revu Frannie à la plage. La vieille
dame l’avait complimentée pour cet air plus lumineux qu’elle
affichait avant de l’inviter à une rencontre des Dream Catchers.
«Grâce à vous, lui avait-elle dit en lui décochant un clin d’œil,
nous serons douze à table.»
«And the rest is history», comme le disent les Américains! Tricia
avait progressivement pansé ses blessures et entrepris de recoudre
son cœur. Cette lente cicatrisation lui avait permis de cultiver l’art
de mieux entendre les secrets de son âme.
— J’ai tenté par tous les moyens de venir en aide à mes sœurs, à
commencer par dénoncer notre père qui croupit désormais en
prison, Dieu ait pitié de lui. Et par la suite, une chose terriblement
forte m’a emportée.
J’attends, brûlant d’impatience de connaître la suite.
— L’amour. En fait, les amours: celui pour moi-même, moi qui me
percevais comme indigne de respect. Et celui d’un homme qui m’a
démontré que cette tendresse que je ressentais à mon endroit
pouvait également émaner d’autrui.
Jeff allait devenir son mari et le père de ses enfants. Décidé à
rester auprès de Tricia, il avait décroché un emploi à Fort
Lauderdale pour s’y établir. Quelques années plus tard, et après de
nombreuses lectures, Tricia avait embrassé le bouddhisme comme
voie sacrée avant d’ouvrir le centre de méditation où je l’avais
rencontrée.
— Aujourd’hui, je rêve d’organiser et d’animer des retraites pour
inspirer les gens à recoudre leur cœur et activer leurs pouvoirs
magiques, me confie-t-elle.
— Et moi, je suis également ton cobaye, si j’ai bien compris les
usages.
Elle éclate de rire, se déplie sans effort et m’indique la table.
— On peut dire ça, oui. Et le petit cochon d’Inde doit aussi manger
s’il veut progresser.
Je me relève à mon tour. Elle me fiche deux baisers sur les joues
et m’encourage à aller vider mon assiette. Pendant que je m’installe,
j’entends la porte se refermer derrière moi. Il me semble que les
mets, pourtant identiques à ceux de la veille, ont un goût encore
plus prononcé. Repue sans être gavée, je retourne à mon coussin de
méditation et pousse un petit cri de surprise. Tricia a laissé devant
lui, là où elle était assise il y a peu, un grand rectangle de papier plié
en deux.
Je m’installe confortablement sur le zafu et déploie la feuille. La
partie supérieure est occupée par un texte photocopié, tiré d’un
livre, L’Idiot de Dostoïevski si je me fie au titre courant. Je
m’emploie aussitôt à le lire.

Qu’importent mes peines et mes malheurs si j’ai en moi la force


d’être heureux! Vous savez, je ne comprends pas comment on peut
passer à côté d’un arbre sans être heureux de le voir. Parler avec un
homme et ne pas se sentir heureux de l’aimer! Oh, je ne sais
seulement pas m’exprimer… combien de belles choses ne rencontre-
t-on pas à chaque pas, si belles que même l’homme le plus
désemparé ne peut pas ne pas les trouver belles? Regardez un
enfant, regardez l’aurore du bon Dieu, regardez l’herbe qui croît,
regardez les yeux qui vous regardent et qui vous aiment.

Cet extrait me fait inévitablement penser à Frannie. Ma grand-


mère adorée savait voir l’amour en tout. C’est probablement ce qui
l’a profondément alimentée toute sa vie et ce qui lui a permis de
concrétiser les souhaits de son âme.
En guise d’épilogue, Tricia a ajouté à la main ces quelques
phrases:

Chère Corinne,

Nourris ta «force d’être heureuse». Et tente d’y associer la pulsion


de vie ou l’élan vital, dotés d’une puissance extrêmement créatrice.
Fais-en un autre pouvoir magique. Ultimement, c’est l’ensemble de
ces dons qui te permettra de ressentir un état de bonheur plus
profond et durable.

Sache que c’est un honneur et une grande joie pour moi de


t’encourager à enclencher ce mouvement en toi!
Tricia

En méditant sur cet enseignement me vient le souvenir de ces


petites voitures avec lesquelles mon frère aimait jouer quand il était
haut comme trois pommes. Il leur fallait d’abord quelques
mouvements de recul pour les propulser plus loin vers l’avant par la
suite. Est-ce en alimentant sa pulsion de vie et en prenant un pas de
recul pour mieux bondir que l’humain parvient à faire de grands
sauts vers demain?
12
To be free again

S’il est vrai que ma nuit précédente à l’intérieur de la poustinia a


baigné dans le calme et la sérénité, il en est allé autrement de celle
dont je viens d’émerger. Une violente tempête est montée à l’assaut
du golfe du Mexique et une pluie diluvienne a déferlé sur le toit de
mon refuge, portée par des bourrasques déchaînées. Des trombes
d’eau s’abattaient par saccades, charriées par des vents aussi subits
que furieux. Par moments, j’ai eu l’impression que mon abri allait
être emporté vers un lieu inconnu, faisant de moi une grande
Dorothy partie à la rencontre du magicien d’Oz.
Les premiers tremblements des murs m’avaient affolée, et j’étais
passée à un cheveu de me blottir sous la table. De plus, il était hors
de question pour moi de quitter la cabane pour aller retrouver ma
protectrice, elle-même incapable de venir me rejoindre.
Soudain, un apaisement inattendu s’est répandu en moi, et sans
doute est-ce dû au contrôle que j’ai réussi à exercer sur mon élan de
panique. Les voix de ma Frannie adorée et de Tricia résonnèrent
gravement dans mon esprit comme dans mon cœur, leur instillant
un calme bienfaisant. Je concentrai toute mon attention sur ce
point névralgique entre le nez et la lèvre supérieure, laissai même le
brouhaha des vents rugissants m’accompagner dans ce plongeon
intérieur. Et si cette turbulence climatique traduisait celle,
émotionnelle, qui m’a harassée toute ma vie d’adulte? Ces quelques
cadres qui vibrent contre les cloisons, ce vieux plafonnier qui, en
tanguant, dessine des vagues lumineuses sur mes paupières closes,
ces grosses gouttes qui tambourinent contre les vitres, qu’ont-ils de
plus terrible que les peurs et les dénis qui ont ballotté en grande
partie ma vie?
Un calme subit a pris possession des lieux. L’eau ruisselait autour
de la poustinia, les feuillages environnants bruissaient, puis se sont
tus. Et tout ce bel univers qui palpitait tout près de moi a semblé
s’éloigner, mais sans me délaisser pour autant, comme s’il attendait
mon retour sans oser me déranger.
Les heures se sont écoulées, et ma méditation, quoique
entrecoupée de moments de veille intense, a gagné en profondeur,
j’en suis persuadée.
Le soleil pointe à peine quand Tricia passe la tête par
l’entrebâillement de la porte. Je ne l’ai même pas entendue cogner.
— Ouf, ma gazelle, mère Nature n’était pas d’humeur amicale
cette nuit!
À mon air serein, elle devine que j’ai traversé l’épreuve encore
plus aisément qu’elle l’avait souhaité. Elle m’annonce que nous
devons partir au plus tôt, car les propriétaires seront de retour dès
cet après-midi. Après avoir fait un bon ménage autant dans la
maison que dans la cabane, nous déposons nos bagages dans la
voiture et reprenons la route.
— J’ai aussi oublié de te dire que Tina et Mireille viendront souper
chez toi ce soir. T’inquiète, elles s’occupent de tout. Pour me faire
pardonner, ajoute celle qui ne ressent aucune culpabilité, je t’invite
pour le déjeuner. Ta grand-mère adorait l’endroit. Ça te va?
— Oui, bien sûr. J’aime découvrir les commerces et restaurants
que fréquentait Frannie.
Le mauvais temps avait laissé des traces le long de la route,
semant derrière lui quelques débris et nombre de branches rompues
qui jonchent désormais Alligator Alley. Le soleil cru pointe
rapidement, un air plus sec s’engouffre par les vitres baissées, et
une conversation légère s’installe entre ma conductrice et moi. Mais
une fois aux portes de Fort Lauderdale, Tricia s’enquiert de mon
état et, après quelques secondes, je lui réponds:
— Je vais plutôt bien, je l’avoue. En fait, seul un nuage subsiste,
pour tout te dire. Je n’ai pas du tout envie de rentrer au Québec.
Encore moins de reprendre mon boulot.
— Alors, fais-toi cadeau d’un temps de réflexion. Les congés sans
solde, ça existe pour quelque chose.
Ses paroles me laissent songeuse. J’ai ma permanence depuis peu,
en effet, et rien ne m’empêche de profiter des avantages que ce
statut m’apporte. Immédiatement, je me rends compte du ridicule
de ma situation. Je souffrais de ne pouvoir m’épanouir pleinement
en abattant la besogne, mais d’un autre côté, l’univers de la
recherche et de la réalisation de documentaires m’attire comme
jamais auparavant. Allez comprendre le casse-tête!
Tricia me fait part de sa théorie de la rapidité qu’il est bon
d’appliquer en certaines circonstances pour agir efficacement face à
une décision difficile.
— Ça peut paraître radical, mais c’est bienfaisant et parfois même
nécessaire. Pour répondre à une injonction de l’âme et tendre la
main à la vie pour concrétiser un rêve. Il faut alors tailler dans le vif,
surtout pas de procrastination!
Une idée saugrenue me vient en tête. Je tourne le regard vers le
sac ouvert de Tricia, où j’aperçois son cellulaire… qui semble me
narguer.
— Vas-y, lance-t-elle. Je n’en suis pas à un interurbain prêt.
Je m’empare de l’appareil. Je compose fébrilement un des
nombreux numéros de téléphone que j’ai mémorisés: celui de mon
patron. Fidèle à son habitude, il répond à la quatrième sonnerie,
juste avant le déclenchement de la messagerie, déterminé à prouver
qu’il n’attend aucun appel et, surtout, qu’il est très occupé. Mais le
nom qui brille sur son afficheur lui est inconnu, et la chose
l’intrigue assurément. Je reconnais aussitôt sa voix affectée, comme
si un ténor avait une frite brûlante dans la bouche, ainsi que ce ton
particulier, celui du gestionnaire qui s’apprête toujours à dire non
peu importe la requête.
— Jean-Simon Bélanger. Qui est à l’appareil?
— C’est moi, est la seule réponse qui passe mes lèvres.
— Oh.
Je sais qu’il attend que je me lance sans se donner la peine de me
demander comment je me porte. Je m’exécute, lui détaille la
situation. Tricia me flatte délicatement le bras pendant que je lui
explique les raisons derrière ma décision de prendre six mois,
incluant le décès de ma chère grand-mère, mes découvertes à son
sujet, ma réflexion sur ma propre vie. Je sens qu’il a perdu intérêt
envers mes paroles au bout de la première phrase, mais peu
m’importe. Je suis surprise d’avoir l’honnêteté et, oui, le courage de
me livrer ainsi avec tant de franchise, de manière authentique, sans
craindre de prêter flanc à ses possibles moqueries. Je crois que ma
candeur l’a déstabilisé, et il résiste à la tentation, se contentant de
parler travail:
— Comme tu veux, Corinne. Selon ton syndicat, tu y as droit. Par
contre, je ne te cacherai pas que tu as des rivaux qui ne
demanderaient rien de mieux que de prendre la relève et je dois te
remplacer pour les deux saisons à venir.
— Je sais. Je suis prête à courir le risque.
— Tiens-moi au courant. Je ferai de même. Ciao.
Il me raccroche pratiquement au nez, ne me laissant aucune
chance de le remercier sinon pour sa gentillesse, sa décence. Je
remets le portable dans le sac de mon amie avec un étrange
sentiment de soulagement mêlé à celui, encore plus troublant, de
non-retour.
— Tricia, tu crois que je suis folle si je te dis que je sens que je ne
retrouverai jamais cet emploi?
Elle négocie une savante approche de la bretelle d’accès au centre-
ville, klaxonne un petit coup à l’adresse d’un cycliste téméraire,
prend à gauche sur une belle avenue plantée de palmiers.
— Pas du tout. Je pense plutôt que tu es consciente, lucide et très
intuitive. Surtout, je réalise peu à peu que ton cœur est en voie de se
recoudre et que les chemins de communication avec ton âme se
reconnectent.
Ses paroles me font un bien immense. Elles confirment à nouveau
le sentiment que je progresse dans cette quête de moi-même et de
cet amour que je me dois. Je me rends également compte qu’un lien
solide m’unit désormais à Tricia. Est-ce que notre cœur s’attache
plus vite à ces gens qui ont le don de nous réaligner, à celles et ceux
qui voient le beau, le bon et le meilleur en nous? J’ai l’impression
que ma nouvelle amie est en voie de m’offrir ce cadeau et ses
encouragements me donnent envie de me reprendre en main et de
concrétiser enfin ma vie de rêve.
— Voilà, nous y sommes! m’annonce-t-elle en garant la voiture
d’un coup sec.
Un immense bâtiment de style colonial se dresse devant nous. Un
valet en livrée vient ouvrir nos portières pour nous permettre de
descendre et se glisse aussitôt derrière le volant.
C’est un établissement plutôt luxueux, peut-être un peu
clinquant, mais doté d’une atmosphère tirée d’une autre époque et
qui lui confère un fini vintage irrésistible. Je peux facilement
imaginer mon excentrique grand-mère qui s’émerveillait chaque
fois que le majordome lui souhaitait la bienvenue en pinçant la
visière de sa casquette.
Une table en terrasse nous attend, protégée du soleil par un large
parasol fuchsia. Le grand canal se déploie devant nos yeux. La
clientèle exsude un chic discret. Des femmes sirotent des cocktails
en compagnie d’hommes élégants en tenues de ville. Comparées à la
faune environnante, mon amie et moi faisons figure
d’extraterrestres.
— Tu sais, dit Tricia en s’assoyant, ta grand-mère ne jugeait
personne, pas plus les démunis, les victimes et les êtres désemparés
que les matérialistes et les richissimes. En fait, elle offrait à tous
son écoute attentive et son amour inconditionnel.
— Je regrette tellement de ne pas avoir entretenu ma relation avec
elle depuis son déménagement ici.
Un garçon à la mise impeccable aborde la table, remplit deux
verres d’eau pétillante. Tricia commande un pichet de limonade
maison et deux plats du jour. Il s’éloigne sans dire un mot.
— Ce que tu fais pour toi et pour elle en ce moment rééquilibre
tout, me répond-elle. Non seulement je le crois, mais j’en ai eu la
preuve à de nombreuses reprises depuis ton arrivée.
Les paroles de Tricia m’apaisent. Cette femme est d’une douceur
incommensurable. Je me trouve bien choyée de passer du temps en
sa compagnie. En revanche, malgré la confiance qu’elle m’inspire, je
ne peux m’empêcher de cacher l’inconfort qui me tourmente à la
vue du train de vie plus que douillet que menait mon aïeule. Le
garçon dépose le pichet et deux verres givrés sur la table, ainsi que
deux salades niçoises, puis disparaît à nouveau.
— Ma chère, dit-elle en piquant dans une feuille de laitue, si tu ne
craches pas ta question, tu ne pourras jamais avaler ton repas.
— Eh bien… je ne peux que me demander comment Frannie a pu
se permettre tous ces plaisirs. Je sais qu’elle a vendu beaucoup de
livres, mais cette maison, la voiture, et ceci!
D’un geste large, je désigne tant le restaurant haut de gamme que
le panorama magnifique qui se déploie devant nos yeux.
Tricia me répond, la bouche encore pleine:
— Beverley! Tu vois, ma jolie, cet argent dont elle a connu les
bienfaits provenait uniquement de sa faculté d’écouter, d’aider,
mais surtout d’aimer.
Pendant que j’enfourne de généreuses portions de mesclun, de
thon et d’anchois parfaitement agencés, Tricia me relate l’histoire
d’une première rencontre qui avait eu lieu sous ce même parasol.
Frannie avait accepté l’invitation d’un homme qui lui faisait du
charme. Ils s’étaient installés au bar, mais très rapidement,
l’attention de ma grand-mère s’était portée sur un couple tiré à
quatre épingles, assis devant une bouteille de champagne hors de
prix.
Or, en dépit de tout ce luxe dans lequel baignait le duo, Frannie
avait immédiatement ressenti le désarroi de la femme. Sous cette
apparence de faste et de joie de vivre, un sentiment de profonde
solitude transpirait de la dame à la mise impeccable. Elle semblait
évoluer en surface, complètement dépendante de cet homme qui ne
se rendait même pas compte du mal-être qu’il causait, sans doute
malgré lui, à sa dulcinée. Car l’amour était palpable entre les deux.
Frannie, elle, n’avait pas pu s’empêcher de s’en mêler.
— Comme tu le sais, ta grand-mère avait de l’audace à revendre et
elle ne pouvait tolérer la vue d’individus éteints, peu importe la
raison. Sans oublier son franc-parler qui en a froissé plusieurs, mais
qui en a séduit encore plus.
Frannie avait abandonné son malheureux prétendant et avait
aussitôt abordé le couple, le complimentant sur son goût
impeccable. Beverley l’invita à se joindre à eux et le trio papota
pendant un bon bout de temps. Au bout du compte, les deux
femmes échangèrent leurs coordonnées et, au fil des brunches et
des randonnées sur la plage, elles étaient devenues amies.
Finalement, ce n’était pas tout à fait ce que Frannie avait perçu:
Beverley n’était pas du tout dépendante de la fortune de son mari.
Au contraire, tout l’argent était le sien. Ce qui ne l’empêchait
nullement d’être fermée sur elle-même. Elle semblait s’isoler
derrière son manque de confiance et la croyance qu’elle entretenait
de ne pouvoir être aimée que pour son compte en banque.
Frannie l’avait alors prise sous son aile, elle lui avait même
présenté les Dream Catchers. Comme le groupe était complet, la
riche dame avait décidé de fonder le sien propre sur la côte ouest. Et
ce fut un immense succès, pour elle et tous les membres, à un point
tel que son mari avait divorcé, comme s’il était incapable d’accepter
que la femme qu’il adorait pût enfin s’épanouir. Quelques années
plus tard, un cancer foudroyant ne lui avait donné que quelques
mois pour préparer sa mort. N’ayant pas d’héritiers, et son groupe
s’étant dissout, elle avait cédé tout ce qu’elle possédait à Frannie
avec cette note: «Utilisez cet argent pour continuer d’éveiller les
gens à leur grandeur, mais aussi pour vous récompenser de tout ce
merveilleux travail d’amour que vous faites.»
— Et chaque cent de ce legs, notre bonne amie l’a dépensé en
conformité avec les derniers vœux de Beverley.
J’avoue à Tricia que cette histoire me renverse. Grand-maman
aurait pu écrire un roman inspiré de sa vie et en vendre une
quantité phénoménale! Et quelle belle leçon!
— En effet, Frannie avait compris que l’argent n’est qu’une
énergie comme tout le reste et que plutôt que de le juger
négativement, il est préférable de s’en servir pour faire le bien, me
précise Tricia.
— Oui, je veux bien, mais pour pouvoir l’utiliser à bon escient, il
faut d’abord en posséder!
— Ma chère Corinne, laisse-moi te refiler un secret que les années
m’ont confié. L’argent est une conséquence et, en tant que tel, il ne
doit jamais être le but premier de quoi que ce soit.
Tricia ajoute que l’abondance advient, et ce sous différentes
formes, lorsque nous accomplissons notre mandat de vie sur cette
terre et, surtout, lorsque nous n’en bloquons pas la libre circulation
par des pensées liées à la peur, au doute ou au jugement.
Pour m’en convaincre, elle m’invite à observer, voire à analyser,
celles et ceux qui ont des vies prospères. Mon adorable chamane
insiste: la prospérité peut servir de très nobles causes, qui peuvent
représenter son but optimal, en fait.
Je me dis que j’aurais intérêt à y réfléchir, vu mes maigres
finances et mon statut d’emploi plus que précaire. Je songe aussitôt
à l’héritage de Frannie, une pensée que j’avais jusqu’alors repoussée
pour une question de pudeur insensée. Un élément apparaît
toutefois clair pour moi: il me faudra utiliser cet argent en me
rappelant ces enseignements.
Comme pour marquer le moment de ce nouvel apprentissage,
j’insiste pour payer l’addition. C’est bien la moindre des choses
après tout ce que mon amie m’a offert.
— Alors j’accepte avec gratitude, me répond-elle. Donner et
recevoir sont deux autres mouvements fort importants pour la
manifestation des élans de ton âme.
Le garçon m’apporte la note dans un plateau d’argent, et je fais de
mon mieux pour réprimer la grimace que le montant m’inspire.
Mais ces moments précieux en ont valu plus que le double.
13
Je ne suis pas encore devenu
ce que je voudrais être

En arrivant, je me précipite sous la douche et en ressors


transformée, pareille à une prêtresse émergeant d’un bassin d’eau
purificatrice. À peine séchée et drapée dans ma grande serviette, je
vais saluer le roi Salomon qui, à ma vue, pose ses petites pattes du
devant sur la paroi de verre, comme s’il cherchait à grimper sans
délai sur mon bras. Je lui présente ma main et, en effet, il trottine
jusqu’à mon cou et s’y niche, résolu, me semble-t-il, à y passer des
heures.
Je le trimballe donc de pièce en pièce, lui offre un quartier de fruit
dans la cuisine, lui fais la lecture dans le bureau, partage avec lui le
courriel que ma mère m’a fait parvenir pour me donner de ses
nouvelles et pour m’encourager à faire ce que je juge juste et sensé.
L’arrivée de Mireille et de Tina est imminente. Je retourne au
vivarium et mon petit compagnon semble avoir compris que nos
retrouvailles tirent à leur fin. Il saute gaiement dans sa maison et se
réfugie sous son rocher miniature.
À peine ai-je le temps de m’habiller que mes deux invitées se
présentent à la porte, les bras chargés de paquets. Elles affichent un
air particulièrement joyeux en pénétrant dans le vestibule.
— Oh! s’exclame Mireille. Tu ne peux t’imaginer à quel point nous
sommes heureuses d’être de retour ici.
— Et attends de découvrir ce que l’on vient te transmettre! ajoute
une Tina surexcitée.
Je les accompagne jusqu’à la cuisine où elles déballent leurs colis.
Elles ont pensé à tout, de l’apéro au digestif, des hors-d’œuvre aux
desserts, en l’occurrence de jolis petits gâteaux italiens préparés par
nul autre que Giuseppe. Elles n’ont même pas oublié le champagne.
— Nous voulions absolument te recevoir chez toi, dit Tina. C’est
notre façon de te souhaiter la bienvenue.
— Surtout que Tricia nous a annoncé que tu comptais rester plus
longtemps, fait Mireille. Célébrons!
En les observant s’affairer à mettre chaque chose à sa place, je
constate qu’elles connaissent parfaitement les lieux et s’y sentent
très à l’aise.
— Tout le monde adorait venir dans cette maison, confie Tina.
Aujourd’hui encore, on dirait que Frannie y est présente. Je peux
toujours ressentir son énergie bienveillante.
— Ou c’est parce que Corinne dégage des ondes similaires,
suggère Mireille avec un clin d’œil.
Plus je découvre qui était véritablement ma grand-mère, plus j’ai
effectivement très envie de lui ressembler et de faire la même
impression qu’elle. Par contre, je me sens encore à des lunes de
toute cette audace qui la caractérisait, de cet instinct irréprochable
qui l’habitait et de cette pulsion de vie si forte qui l’animait.
Nous nous assoyons à la table du salon, tapissée d’amuse-gueules
et de feuilletés au parfum divin. Mes invitées se chargent de remplir
mon assiette, agencent les morceaux de façon experte, distribuant
les formes et les couleurs pour donner à mon plat une allure de
mosaïque. J’hésite à défaire leur œuvre et elles gloussent
d’excitation à observer ma main qui survole les petits fours,
s’avance vers l’un d’eux, s’arrête, recule, en sélectionne un autre,
comme une de ces machines à pince de foire.
— Pour l’amour du ciel, gave-toi! ordonne Mireille en riant.
J’obéis et aussitôt, j’émets un grognement de satisfaction:
délicieux. Tina en profite pour prendre la parole:
— Nous sommes également ici ce soir pour t’enseigner l’un de nos
pouvoirs magiques favoris.
— C’est le prodige de la visualisation créatrice, me lance Mireille
avec un élan de passion dans la voix. Et nous allons d’abord t’inviter
à apprendre à «faire comme si».
La bouche pleine, je ne parviens pas à formuler ma question, mais
Tina y répond tout de même.
— C’est comme lorsque nous étions des fillettes et que nous nous
amusions à jouer les grandes dames, explique-t-elle. Tu comprends?
Mon crostini dûment avalé — crevette rose, fenouil, tomate
séchée et épices variées —, je leur raconte un souvenir d’enfance qui
ne m’a jamais quittée. Je suis dans la petite maison que Frannie
possède à Québec. Aujourd’hui encore, je peux distinguer les
effluves floraux qui baignent sa chambre: de la rose, peut-être, du
jasmin, sûrement, et un soupçon d’ylang-ylang. J’ai à peine dix ans
et je me pavane maladroitement devant la psyché, les pieds dans des
escarpins deux fois trop grands pour moi. Je me suis confectionné
une robe d’un chic fou à l’aide d’une de ses nombreuses écharpes
satinées et colorées, et j’ai fiché sur ma tête un joli bibi que j’avais
pris soin de bourrer de papier de soie pour qu’il ne me tombe pas
sur le nez. Je me prends pour Jacqueline Kennedy, et je fiche une
longue aiguille à tricoter entre mes lèvres peintes en guise de fume-
cigarette. Je m’imagine élégante, riche et irrésistible. Le monde
m’appartient.
— Eh bien voilà, tu as tout compris! dit Tina dans un éclat de rire.
— De plus, tu as gagné en maturité et en confiance. Rassure-moi
et dis-moi que tu ne rêves plus de fumer la cigarette ou uniquement
d’accumuler des millions, ajoute Mireille.
Je hoche la tête avant de lui répondre, me remémorant les paroles
de Tricia.
— Le tabac, non, c’est sûr. Par contre, pour ce qui est de devenir
riche, j’avoue que ce ne serait pas de refus. Un moyen n’est pas une
fin.
Au tour de mes deux copines d’agiter la tête en guise
d’assentiment. Le souper se poursuit dans une atmosphère de fête.
Je ne touche pratiquement pas aux tapas qu’elles me présentent
tant je suis excitée par ce jeu du «faire comme si». Je trouve
l’activité amusante, surtout qu’elle se nichait parmi les plus beaux
moments de mon passé. Et j’ai très envie de m’y abandonner à
nouveau. Tina saisit mes mains dans les siennes avant de prendre la
parole.
— Corinne, fais-nous plaisir et parle-nous de tes rêves les plus
fous. Et de grâce, ne te censure pas. Cela nous permettra de mieux
te guider pour la suite de l’exercice.
Je lui avoue que mes projets les plus déraisonnables n’occupent
plus mes pensées depuis belle lurette. Ce que l’on appelle la vie,
c’est-à-dire celle faite d’obligations et de responsabilités, s’est
chargée de les reléguer dans une zone sombre de mon cerveau. J’ai
l’impression de fouiller dans un baril rempli de mélasse pour tenter
d’en retirer une pépite d’or.
— Fais comme si tout était possible, surenchérit Mireille. Dis-toi
qu’il n’y a absolument aucun obstacle, réel ou imaginaire. Allez,
avoue: qu’est-ce que tu aimerais manifester au cours de ta présence
sur cette planète?
Cette simple question agit en formidable déclencheur et je lance,
sans prendre le temps de réfléchir:
— Je voudrais produire un documentaire pour inspirer les gens,
pour contribuer à faire le bien sur cette terre.
En effet, c’est sorti tout seul, comme si ce rêve attendait depuis
trop longtemps blotti dans un coin de mon âme. Je n’en avais
jamais parlé à personne et voilà que je me confiais à ces deux filles
que je connaissais depuis peu.
— C’est super, bravo! s’exclame Mireille. Maintenant, comment te
sentirais-tu si je te disais que la concrétisation de ce rêve est en
cours? Que ferais-tu pour réaliser ce souhait?
— Eh bien, il me faudrait d’abord trouver un sujet porteur, puis
conduire une recherche approfondie, ce qui implique des tonnes de
notes. Et je commencerais à développer le projet.
Sans même que je m’en rende compte, une fébrilité d’enfant
s’empare de moi et m’enflamme les joues. Je peux pratiquement
voir la caméra, le micro, le spot et le réflecteur plantés devant mes
invités qui se confient à moi, impatients de partager leurs
expériences.
— Qu’est-ce qui t’empêche de faire un premier pas en ce sens dès
maintenant? demande Mireille.
Effectivement, je prends conscience que rien ne peut
véritablement nuire à mon projet, que je pourrais au moins me
permettre d’y penser sérieusement, au lieu de le reléguer dans cet
au-delà des désirs évanouis.
— Il faut nourrir ses rêves, ajoute Mireille. Tu dois déjà vibrer au
même niveau que si ton fantasme était réalisé. Il suffit d’y croire
avant de le voir!
— Pas toujours facile, non?
— Comme pour tout le reste, rétorque Tina. Mais cette faculté de
vibrer au diapason de tes aspirations secrètes s’apprend et ça
commence par un premier petit pas: se convaincre que c’est
possible, surtout si la volonté se met de la partie.
Se doutant que j’étais complètement novice dans le domaine de la
manifestation du rêvé, mes deux comparses avaient prévu le
matériel nécessaire pour me permettre de me lancer. Elles se lèvent
d’un bond, me font signe de patienter et foncent vers l’entrée. Je
reste assise, l’esprit toujours occupé par mon plan de documentaire.
Quelques secondes plus tard, elles reviennent avec un carré de liège,
des punaises et une tonne de magazines pour que je me fabrique ce
qu’elles appellent un tableau de visualisation.
— Tu verras, fait Tina en se tapant dans les mains, c’est très
amusant à réaliser. Tu fais la liste de ce que tu aimerais manifester
dans ta vie et tu trouves des images qui y correspondent. Ensuite, tu
les découpes et tu les fiches sur le tableau. Bien sûr, si tu es plus
techno que nous…
— … ce qui n’est pas difficile, l’interrompt Mireille, tu peux alors
créer ton montage sur ordinateur, avec Pinterest, par exemple.
Tina reprend la parole tout à fait naturellement, comme si les
deux amies se relançaient la balle sans avoir besoin de se demander
la permission.
— La méthode utilisée peut varier. Mais le truc le plus important,
c’est que l’image doit te faire pétiller de l’intérieur lorsque tu la
regardes. Il faut qu’elle produise des émotions positives.
C’est donc en se relayant que les filles m’apprennent que tel sera
mon devoir à terminer avant la prochaine réunion des Dream
Catchers. Elles me précisent qu’il s’agit d’un «work in progress» et
que j’aurai toujours le loisir d’y revenir et d’y apposer de nouveaux
éléments visuels ou des choses qui m’inspirent.
— Tu peux en profiter pour y ficher la photo d’un amoureux, d’une
maison, et de tout ce qui te fait envie, ajoute Tina. Surtout, ne te
limite pas et sois à l’écoute de toi-même, parce que ton âme s’en
servira sans doute pour te guider dans le processus.
— Promis, les filles, j’y mettrai tout mon cœur!
J’avoue que j’ai déjà hâte de faire l’exercice et, si je m’écoutais, je
serais tentée de flanquer gentiment mes deux invitées à la porte!
Mais je me résonne, surtout que leur compagnie m’enthousiasme.
Pour l’instant, il est l’heure de passer aux desserts et ces petits
gâteaux, gracieuseté de Giuseppe, semblent divins. Je croque dans
une des pâtisseries, tout en délicatesse et expertement parfumée. La
texture m’enchante et chaque papille est transportée par le plaisir.
Je me surprends à revoir le bel Italien avec ses quelques kilos
supplémentaires, sa crinière touffue et ses yeux d’une profondeur
troublante.
Mes amies me tirent de ma rêverie en m’inondant de leurs
histoires inspirantes. Elles parviennent à me convaincre de
l’efficacité de leurs techniques de visualisation créatrice. Elles ne se
gênent pas pour me rappeler à quel point Frannie aimait utiliser ce
pouvoir magique.
— Je parie que les tableaux de Frannie sont encore quelque part
dans ses appartements, lance Tina dans un élan d’enthousiasme.
— On va voir? demande Mireille, ravie d’une possible découverte.
Nous nous rendons sans coup férir au bureau de ma grand-mère.
Aussitôt la porte de la penderie ouverte, Mireille ne peut s’empêcher
de manifester sa joie en sautillant comme une enfant. Les tableaux
s’y trouvent toujours et nous nous émerveillons de contempler les
rêves de Frannie affichés sur le liège. Je me dis qu’il est bien
étrange que je n’aie pas fouillé cette penderie plus tôt. J’imagine
qu’il me fallait sans doute découvrir son contenu en compagnie de
Tina et Mireille. Comme quoi la vie fait parfois bien les choses.
Sur de grands cartons colorés, ma grand-mère a collé des
illustrations représentant la santé, la vitalité et la longévité. Y
figurent des modèles de femmes sûres d’elles-mêmes et de toute
évidence heureuses. J’y lis également son désir d’affiner son œil de
photographe tout comme celui de retransmettre des enseignements,
de réunir les gens, d’inspirer.
Les mots joie, présence, lenteur courent entre les nombreuses
images, et mon aïeule a de plus inséré des phrases qui devaient
traduire ses intentions. Parmi elles, je remarque celle-ci d’Oscar
Wilde: «J’ai les goûts les plus simples, je me contente du meilleur.»
Et cette autre de Socrate: «La sagesse commence dans
l’émerveillement.»
Wow! Ça me donne encore plus envie de me prêter à l’exercice. Je
remercie mes deux complices pour cette fabuleuse découverte. En
les aidant à remettre les tableaux à leur place, j’en aperçois un plus
petit, dissimulé au fond de la penderie. Gagnée par la curiosité, je le
saisis et constate que, sur celui-là, il n’y a que des photos d’elle et de
moi. J’éclate en sanglots. Je réalise à quel point Frannie souhaitait
nos retrouvailles et cela me fait soudainement souffrir. Sans
attendre, Tina me prend dans ses bras et murmure à mon oreille:
— Ne pleure pas parce que c’est fini, me dit-elle. Au contraire,
souris parce que c’est arrivé. Ton retour a lieu en ce moment et je
suis sûre que Frannie s’en réjouit, peu importe où elle se trouve.
— Et elle te dirait que le grand plan se déroule comme prévu et à
la perfection, renchérit Mireille. Plus tu réussiras à faire la lumière
sur ton passé et tes souffrances, plus aisément tu parviendras à
recoudre ton cœur.
Pendant que je me ressaisis, Mireille pousse encore plus loin sa
pensée. Selon elle, Frannie et moi avions toutes les deux à vivre nos
expériences respectives, de manque pour elle, de vaine culpabilité
pour moi. Toute épreuve nous permet d’accomplir la mission de
notre âme.
— Au bout du compte, je ne suis pas loin de croire que Frannie a
fondé les Dream Catchers avec toi en tête, me confie Tina. En
donnant un coup de main à tous ces gens pour manifester le rêvé,
elle avait sans doute l’impression de t’aider, toi. Inconsciemment,
elle se doutait peut-être que cela te reviendrait un jour.
En reniflant, j’ose y aller de ma propre théorie:
— Et possiblement que tous les enseignements de ma grand-mère
n’auraient pas eu autant d’impact dans ma vie il y a quelques
années.
— Dis-toi que ta culpabilité a ouvert une brèche en toi, dit Mireille
en quittant la pièce. Nous pourrions même penser qu’elle te permet
d’accueillir pleinement le cadeau de Frannie.
Qui aurait cru qu’un simple exercice de visualisation nous
mènerait à de si profondes et belles discussions?
Tina sort à son tour et je l’imite. Nous nous retrouvons toutes
trois dans le salon et nous nous employons à ramasser les restes et
les plats sales. Nous les déposons dans la cuisine et mes amies
m’annoncent que l’heure est venue pour elles de rentrer au bercail.
Une fois mes invitées reparties et le ménage de la cuisine terminé,
je m’installe quelques instants sur la terrasse qui donne sur le
canal. L’air est presque frais et embaume le jasmin, comme dans la
vieille maison de ma Frannie adorée. Je souris en repensant à
toutes ces rencontres et aux enseignements absorbés depuis mon
arrivée à Fort Lauderdale. Puis, il me vient une idée folle… un rêve
que je n’avais jamais osé prendre au sérieux.
Et si je conservais cette maison? Sans nécessairement refaire ma
vie ici à temps plein, je pourrais y séjourner régulièrement. Et rien
ne m’empêcherait de la louer à des connaissances quand je n’y
serais pas, ce qui me permettrait de boucler les fins de mois. Bill
pourrait offrir le gîte au roi Salomon à l’occasion. Je sens que cet
endroit pourrait faire du bien à plusieurs personnes de mon
entourage. Bien entendu, une discussion avec mon frère et Élaine
s’impose, mais mon petit doigt me dit qu’ils ne seraient pas étonnés
outre mesure par ma demande.
Pourquoi ne pas «faire comme si», pour faire référence à la
suggestion des filles ce soir, et inaugurer mon tableau de
visualisation avec une photo de la maison? Si elle m’appartenait, je
porterais assurément mes pénates dans la grande chambre. Cette
pensée m’enthousiasme totalement. J’en suis même surprise.
Maintenant, je sais ce que je dois faire. Dès demain, je m’installerai
officiellement dans les appartements de Frannie. Je nettoierai les
draps et verrai à faire quelques petits changements, question de me
sentir chez moi. Et pendant que je me dirige vers la chambre jaune
pour une dernière nuit, je songe qu’il s’agit en effet d’un formidable
projet.
14
My love could be a dream

Corinne,

Je sais que je n’ai pas été une mère idéale, avec mon travail. Peut-
être ai-je été un peu dure avec toi et Louis? Tous les regrets du
monde n’effaceront pas les erreurs que j’ai commises. En revanche,
ce que je peux te dire, c’est que je suis là pour toi, comme l’est ton
frère. Et la conviction que tu es promise au plus bel avenir possible
ne m’a jamais quittée.

En ma qualité d’avocate, puis de juge, j’ai pu constater à maintes


reprises combien une décision peut changer drastiquement le cours
d’une vie, en bien comme en mal. Celle que tu as prise de te donner
une longue période de réflexion pour réaliser un rêve précieux me
comble de joie. Le seul mot qui m’est venu en tête en lisant ton
courriel a été: «Enfin!»

En ce qui concerne la maison de Fort Lauderdale, j’en ai discuté


avec Louis et nous avons spontanément convenu de te la confier
entièrement: ainsi l’aurait voulu Frannie, nous n’en avons aucun
doute. Profites-en donc à fond: elle est à toi.

Je te laisse avec la bénédiction d’une femme qui t’a vue grandir et


qui se réjouit de constater que tu t’épanouis. Sache, un peu tard
dans ta vie peut-être, que ta mère t’aime et que rien ne pourra y
changer quoi que ce soit.

Je t’embrasse fort,

Élaine

Après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps devant mon
ordinateur, je me suis immédiatement mise à la besogne. Ça y est!
Me voilà officiellement installée dans les appartements de Frannie.
Pour l’instant, j’ai du mal à parler de ma chambre… mais j’imagine
que l’habitude me viendra tôt ou tard.
Autour de dix heures, je me dis que je mérite une pause et,
surtout, un bon café. Bill avait brillé par son absence, ce matin, et je
lui en sais secrètement gré. Je n’aurais pas voulu qu’il me voie
pleurant comme une Madeleine en lisant le courriel qu’Élaine
m’avait fait parvenir, ou mettant mes nouveaux quartiers sens
dessus dessous pour y planter mes pénates.
L’idée me vient d’aller rendre visite à Giuseppe pour le remercier
des desserts de la veille et d’en profiter pour m’offrir l’un de ses
délicieux cafés. Et sa compagnie agréable.
Depuis que je suis ici à Fort Lauderdale, parachutée au cœur
même du monde de Frannie, je prends conscience de l’importance
des liens que l’on tisse avec autrui. Peut-être n’y a-t-il rien de plus
réparateur et magique que les relations humaines? Il me semble
entendre Tricia me rappeler à quel point ces contacts peuvent être
miraculeux.
Le Caffé Amoroso se trouve à quelques rues de chez moi, niché
entre un marchand de fleurs et une boutique d’appareils
électroniques.
Au moment où je pénètre dans le café de Giuseppe, je suis
surprise de constater que la salle est déserte. Pourtant, l’endroit est
charmant, décoré avec goût et agrémenté de ce petit extra un
tantinet kitsch qui met le sourire aux lèvres.
Une clochette annonce mon arrivée et Giuseppe émerge de la
cuisine par les portes battantes. Je dois avouer que cet homme, avec
ce sourire d’ange et ce regard d’enfer, me trouble sérieusement et
que ces bourrelets ajoutent au magnétisme du spécimen en
évoquant une tendresse débordante. Il écarte les mains et s’avance
vers moi comme Pavarotti acceptant un énorme bouquet de roses
après une performance.
— Tu es bien téméraire de vouloir un café par une chaleur
pareille! me lance-t-il en me prenant dans ses bras.
Émue par l’accueil, je ne parviens pas à trouver les mots justes,
car je réalise que, au bout du compte, c’est sans doute lui que je
venais voir, et non sa machine à espresso.
— Je te le fais glacé, bella.
Il s’éloigne vers le comptoir et, pendant que je le suis, je prends
mon courage à deux mains, et ose dire la vérité:
— C’est ta compagnie que je cherchais avant tout.
Il fige sur place, se retourne subitement: ses prunelles semblent
lancer des éclairs. Mais qu’est-ce qui m’a pris de dire ça? Il va
penser que je lui fais du charme. Ce que je peux être maladroite
parfois!
— Toi, tu es mignonne. En d’autres circonstances, je risquerais de
m’imaginer que tu es en train de me draguer!
Nous éclatons de rire tous les deux, de mon côté pour cacher mon
embarras. Je me demande, en effet, si je ne suis pas en train de
mettre mes pouvoirs de séduction en branle. C’est vrai qu’il est
plutôt bel homme, mon Giuseppe, et cette qualité va croissant à
mesure que je le fréquente. Pour le moment, je fais tous les efforts
pour garder la tête sur les épaules et, surtout, pour éviter de mêler
les cartes. Je doute que mes nouvelles quêtes de vie incluent une
romance à l’italienne.
— Alors comment ça se passe pour toi? s’enquiert-il en préparant
ma boisson. Tu avances bien dans le tri des affaires de Frannie?
Je grimpe sur un tabouret, croise élégamment les jambes, me
corrige aussitôt et tente d’adopter une posture moins… inspirante.
Giuseppe affiche un petit sourire et je me demande s’il n’a pas
deviné mon train de pensées. Je fais de mon mieux pour bavarder
sur un ton amical:
— Oui, ça va bien. Mais Tina et Mireille m’ont mis des idées folles
dans la tête on dirait… ou dans le cœur, plutôt!
— Elles t’ont parlé des rêves et de leurs techniques de
visualisation créatrice?
Il dépose devant moi un grand verre rempli d’un latte couronné
d’une mousse délicate sur laquelle mon hôte a saupoudré une
pincée de cacao. Avant de me servir de la paille, je lui apprends que
j’ai décidé de garder la maison de Frannie, en parfait accord avec ma
famille.
— Tu crois que c’est fou?
— Non, pas du tout, répond-il. Je suis ravi d’avoir une nouvelle
voisine comme toi.
Au tour de Giuseppe de rosir. Il cache aussitôt ses belles joues
pleines derrière une grande tasse de café fumant. Un ange passe.
Une fois sa gorgée prise, Giuseppe m’assure que les rêves que l’on
chérit s’avèrent souvent des appels de notre âme. Il évoque Frannie
qui parlait de l’imagination créatrice, celle qui ne vient pas de l’ego.
— Dans sa surpuissance, il est convaincu qu’il peut tout décider et
réaliser par lui-même. Erreur.
L’imagination, selon Giuseppe, voilà le dévoilement de ce qui
existe déjà. Et cet adorable confident me cite Blaise Pascal: «Tu ne
me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.»
— Et quand tu le découvres, ajoute-t-il, tu t’y mets à y croire
rapidement. Et ça change tout! Comme ta décision de rester parmi
nous.
— Il faudra que ce soit à temps partiel bien sûr, je ne vais pas
déménager ici pour toujours.
— Et pourquoi pas? Tu n’as rien à couler dans le béton pour
l’instant. Commence simplement par t’ouvrir à l’élan qui t’intime de
conserver cette maison. Tu verras bien où cela te mène.
Comme il n’y a pas d’autres clients, le bel Italien en profite pour
contourner le comptoir et prendre place à mes côtés. Je me
surprends à constater avec quelle agilité il a sauté sur le tabouret
voisin. Il saisit délicatement ma main et mon cœur se met à cogner
dans ma poitrine.
— Chère Corinne, comme tu t’en doutes peut-être, j’ai aussi un
pouvoir magique à te faire découvrir. Et ce n’est pas l’art de préparer
un cappucino.
— Et quel est-il?
Il rive ses beaux yeux sur les miens avant de répondre.
— L’ouverture et même la capacité d’avoir foi en l’impossible, rien
de moins! réplique-t-il, l’air triomphant.
— Oh… tu n’auras certainement pas la tâche la plus facile, dans ce
cas!
Giuseppe commence par me raconter l’histoire d’un garçon plutôt
spécial. Dès son plus jeune âge, ce petit bout d’homme était
convaincu d’avoir des pouvoirs magiques. Non seulement il le
croyait, mais il ne se gênait pas pour les utiliser dès qu’il en avait
l’occasion: il parvenait à ressentir l’énergie des gens. Il apercevait
des auras faites de couleurs émanant d’eux et qui traduisaient leur
état d’être. Il aimait voir apparaître le vert, le violet ou, mieux
encore, le blanc, qui signifiait pour lui la perfection ou du moins, du
positif chez la personne qui l’irradiait. Cet enfant pouvait discuter
avec tout, les animaux, les fleurs, les arbres ou même les objets. Il
croyait que, comme lui, tout ce qui était constitué d’énergie avait
besoin d’affection, d’en donner autant que d’en recevoir. Ainsi, cet
enfant ne se sentait jamais seul et il était rempli de gratitude pour
autant de richesses et de bienfaits autour de lui. Il n’avait aucun
doute sur le fait qu’il était profondément aimé.
— Oh wow, je voudrais bien être comme ce jeune prodige! dis-je,
admirative. Tu l’as connu?
— Très bien! Ce petit garçon, c’est moi! Et maintenant, c’est toi. Il
y a en chacun de nous cette parcelle d’être qui croit au merveilleux,
qui voit encore la beauté et sait s’en extasier.
Giuseppe précise que cette portion d’humanité qui n’a pas effacé
sa divinité est sensible au fait qu’elle possède des pouvoirs
magiques et n’hésite pas à s’en servir. Cet être n’est que conscience,
confiance et amour.
— Malheureusement, poursuit-il, nous devenons des adultes qui
se prennent trop vite au sérieux et qui oublient cette part en eux.
J’aspire une gorgée de mon délicieux breuvage, et je lui demande:
— Alors, comment faire pour réveiller cette parcelle d’être ou pour
lui redonner vie?
— Elle vit toujours à l’intérieur, il faut juste rebâtir des ponts.
Parce que le problème, c’est que nous coupons constamment la
connexion.
Et, en effet, je peux localiser vaguement cette succession de
moments qui ont contribué à ces ruptures entre mes rêves d’enfants
et mon accession au monde des adultes.
— Tricia a dû te parler de la force de vie ou ce que l’on appelle
aussi la pulsion de vie qui nous habite? demande-t-il sans détourner
son regard.
— Oui, en effet.
— Ce petit homme dont je t’ai parlé, ou cette petite femme dans
ton cas, c’est l’élan vital ou la force de vie. C’est lui, ou elle, qui fait
la magie, tu comprends?
Giuseppe m’avoue ensuite qu’il m’a raconté l’histoire du garçon
pour me tester. Il souhaitait mesurer ma réponse. Selon lui, un trop
grand nombre d’adultes n’arrivent même plus à croire en son
existence. Il a perçu ce véritable désenchantement face au possible
chez les gens qui réagissent négativement aux exploits de
personnages de romans ou de films, par exemple, qui sont de jeunes
enfants très éveillés et conscients.
— La plupart du temps, conclut-il, tu les entendras dire: «C’est
arrangé avec le gars des vues», «C’est trop beau pour être vrai!».
— Et tu craignais que ce soit mon cas?
— Je pressentais le contraire, mais…
Il écarte les mains, comme pour exprimer que certaines choses
méritent d’être faites. En y réfléchissant, je constate
qu’effectivement, nous jugeons souvent très rapidement ce qui est
différent de nous ou ce qui nous dépasse. J’imagine que c’est une
protection manigancée par l’ego. Puis je repense à ma rencontre
avec Marcus et à ma réticence face à ces belles prédictions qu’il m’a
faites.
— Par contre, il ne faut surtout pas croire que les gens vont
s’éveiller d’un seul coup à la nouveauté, précise Giuseppe. Nous
n’avons besoin que d’une toute petite ouverture, d’un minuscule
pourcentage de plus pour voir le monde changer autour de nous et,
surtout, en nous. L’un ne va pas sans l’autre!
— C’est une excellente idée! Dorénavant, j’y repenserai quand
j’aurai tendance à réagir de manière plutôt fermée. Et si je créais
seulement une mince fissure?
— Voilà, ma Corinne, tu as saisi la leçon du jour, lance-t-il en
sautant sur ses pieds. Bravo! Maintenant, il te reste à l’intégrer, à
l’expérimenter concrètement. Avec la pratique, tu t’ouvriras
toujours de plus en plus. Parce que cette brèche, ce n’est qu’un
modeste début, une mise en route, disons.
La clochette retentit. Deux couples dans la cinquantaine ont passé
la porte et se dirigent vers une table. Giuseppe hausse les épaules et
baragouine une excuse: il doit reprendre le collier! Après l’avoir
chaleureusement remercié pour le café, la discussion et surtout
l’enseignement, je glisse de mon tabouret et m’apprête à m’éclipser
quand mon bel Italien me retient en posant le bout de ses doigts sur
mon avant-bras.
— J’ai quelque chose à te remettre de la part de Frannie! me dit-il
en tirant sur un tiroir du comptoir.
Il en extirpe une enveloppe violette, sur laquelle mon nom
apparaît calligraphié de la main de ma grand-mère. Je fouille dans
mon sac à la recherche de mon porte-monnaie, mais Giuseppe
m’arrête.
— Cara! La maison t’offre le café. Et cette lettre de notre amie.
Je le remercie profusément et m’empare aussitôt du document. Je
me permets de ficher un petit baiser sur la joue de mon hôte, et
m’éloigne d’un pas leste.
— N’oublie pas, fait-il dans mon dos, une simple ouverture et tu
commenceras à percevoir la vie autrement.
Je lui jette un dernier coup d’œil et je quitte le café. Ma démarche
semble plus rapide, plus légère. Une fois arrivée, je salue le roi
Salomon, agite la lettre devant lui comme pour lui manifester mon
excitation avant de m’installer dans un confortable fauteuil au salon
pour lire le nouveau message de ma grand-mère adorée.

Ma belle Corinne,

Si tu tiens cette lettre, c’est que tu viens de passer un fabuleux


moment avec mon cher ami Giuseppe. Si l’on peut garder le contact
dans l’après-vie, je suis convaincue qu’il sera le plus sensible et apte
à la communication entre nos deux mondes. J’ai rarement croisé
quelqu’un d’aussi bienveillant, magnanime et compatissant. Il a
malheureusement perdu sa femme il y a quelques années. Un dur
moment pour lui, un deuil qui a affiné davantage sa pensée et son
intuition.
Cet homme m’a beaucoup appris sur l’ouverture du cœur et de
l’esprit. Je me suis dit qu’il était le meilleur pour te faire connaître
ce pouvoir magique qui est si difficile à accepter pour la plupart des
humains. Arnaud Desjardins y faisait souvent référence dans ses
livres. J’ai toujours conservé de lui cette image du poing fermé qui
s’épanouit comme une fleur lorsque les doigts se déplient. Dans
cette seule analogie se trouve l’essence même de la vie. C’est ce qui
nous est demandé d’ouvrir, d’élargir, de permettre. Comme le Christ
qui guérit le sourd-muet et qui lui murmure: «Effata.» Ouvre-toi.

Pour activer ce pouvoir, il te faudra aussi apprendre à recevoir


dignement ce que l’on t’offre, avec humilité et gratitude. Trop
souvent, nous coupons le flux, nous interrompons ce courant
d’abondance qui ne cherche qu’à jaillir de toutes les sources
possibles.

Dorénavant, lorsque l’on te gratifiera de quelque chose, que cela


provienne de la vie, d’une situation ou d’un être humain, rappelle-
toi de suivre le courant, sans bloquer. Accepte ce qui t’est offert,
même les difficultés. Si tu gardes à l’esprit cet élan d’ouverture, tu
récolteras les plus beaux cadeaux de notre existence.

Pour moi, il s’est agi d’un abandon à la providence divine et c’est ce


qui me fut le plus bénéfique au cours de ma longue présence sur
terre.

De là où je suis, j’essaierai de t’accompagner, de t’aider à t’ouvrir. Je


te soufflerai tout doucement à l’oreille: «Effata.»

Je te serre fort dans mes bras. Parviens-tu à le ressentir?


Frannie

En remettant la lettre dans son enveloppe, je me rappelle la


suggestion de Giuseppe. Seulement un petit pourcentage
d’ouverture…
Oui mamie, je parviens à le ressentir.
15
Who knows what miracles
you can achieve

J’ai passé les deux jours suivants à finaliser le tri des affaires de
Frannie, résistant avec peine à la tentation de tout garder, y compris
de superbes robes de taille trop petite pour moi. Je me rends compte
que ma mémoire a préservé une grand-mère plus corpulente, et
sans doute est-ce dû à l’importance insoupçonnée que cette femme
a prise dans ma vie. Le cas des bijoux et des breloques était encore
plus compliqué. Je les trouvais tous magnifiques, d’une facture
impeccable, mais il m’a fallu me rendre à l’évidence qu’une bonne
partie d’entre eux seyaient à une personne d’un âge plus avancé que
le mien. Après une sélection minutieuse, je les ai rangés dans une
boîte nacrée en prévision d’une visite à la petite boutique
découverte quelques jours plus tôt.
Une chaleur étouffante coiffait littéralement la ville. Grâce au ciel,
la propriétaire des lieux avait fait installer un système de
climatisation de premier niveau. Les portes étant closes, j’ai permis
à mon pensionnaire, le roi Salomon, de se promener librement dans
la maison, et c’est avec bonheur que j’ai remarqué qu’il me suivait
de pièce en pièce, m’effleurant ici un pied, là une épaule, comme
pour me signifier sa présence, voire son affection.
Seul Bill est venu me visiter chaque matin, portant un café
«préparé spécialement pour toi par Giuseppe», ajoutait-il avec un
sourire plus ou moins énigmatique. Nous en profitions pour
papoter. Ainsi m’a-t-il confié quelques secrets sur sa personne, à
commencer par la grande peine de sa vie: la désertion de sa femme.
— Je me suis rendu compte trop tard que tout mon être conscient
était dévoué aux colonnes de chiffres et aux rapports financiers de
ma clientèle. Elle m’a planté là pour un jardinier. Depuis, je me suis
mis à l’art du bonsaï. Chaque fois que je coupe un petit bout de
branche, je pense à lui.
Bill ne correspond pas du tout au cliché du comptable
professionnel. Il est doté d’une sensibilité à fleur de peau et d’un
humour pince-sans-rire irrésistible, sans oublier une coquetterie
attendrissante. Il m’a conseillé sur les commerces susceptibles
d’acheter certains articles ou sur les organismes de charité qui
bénéficieraient de mes dons.
— À moins que tu veuilles passer tes journées sur Internet à
marchander, mais à mon avis, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Sinon, les autres membres des Dream Catchers ne se sont pas
montré le bout du nez, et je crois qu’ils se sont concertés pour me
permettre d’absorber à mon rythme les enseignements qu’ils m’ont
prodigués, déléguant mon aimable voisin pour s’assurer que je ne
manquais de rien. Tout ce que je sais, c’est que Susan, celle qui
dirige le groupe, m’attend aujourd’hui en fin d’après-midi.
J’en ai profité pour reprendre ma pratique de la méditation telle
que me l’avait inculquée Tricia dans la poustinia. J’ai également lu
nombre de livres laissés derrière par Frannie, et je me suis même
découvert un intérêt pour le tarot et la numérologie. Ma grand-mère
semblait friande de ces sujets puisque ses bibliothèques regorgent
d’ouvrages qui en traitent. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais toujours jugé
sévèrement ce type de disciplines. Pour moi, cela relevait de
l’ésotérisme et, surtout, j’abhorrais le fait que l’on en parle comme
de «sciences», qu’elles soient occultes ou non.
Pendant mes longues périodes de relaxation, j’ai eu l’impression
d’entendre Frannie me souffler à l’oreille «Effata: ouvre-toi». J’ai
souri en repensant à la formule «Sésame, ouvre-toi». Cela m’a
menée à faire une recherche sur le sujet. Je me souvenais de cette
expression utilisée dans Ali Baba et les quarante voleurs, mais outre
le fait de donner accès à la grotte aux trésors, avait-elle une
signification particulière? Pourquoi l’auteur avait-il choisi ce terme
et cette plante comme passe-partout?
Internet offrait plusieurs explications. Ainsi, le sésame serait un
symbole d’immortalité pour les uns, ou un élément purificateur
pour d’autres. Puis, en approfondissant mes recherches, j’ai appris
que les graines de sésame poussent dans une gousse qui s’ouvre
une fois parvenue à maturité. Combien d’autres principes comme
celui-là avaient été cachés dans des contes pour nous révéler
subtilement des pépites de sagesse? La journaliste d’investigation
en moi reprenait férocement plaisir à retrouver ce parcours de
découvertes, et ce, grâce à ma chère Frannie.
J’ai également téléphoné sans délai à mon frère pour le remercier
de sa générosité. Je l’ai fait dès mon retour du Caffé Amoroso,
déterminée à mettre fin au cercle vicieux de la procrastination, celle
qui retarde les actions jusqu’au point où il semble désormais trop
tard pour les entreprendre. Comme prévu, il m’a assuré que ma
gratitude était superflue, que cette maison me revenait de plein
droit, que Frannie le lui avait confié lors de leurs retrouvailles deux
ans auparavant.
— Tu l’as visitée ici?
— Oui, bien sûr. J’avais même dormi sur place une nuit après un
souper bien arrosé en compagnie de Bill. C’était charmant.
— Tu crois qu’ils étaient amoureux?
— Ça m’étonnerait, vu leur différence d’âge appréciable. Sinon,
mamie aurait été une véritable cougar! me dit-il en s’esclaffant.
Mais j’aurais plus de doutes quant à Marcus.
Je tombe des nues: il l’a également rencontré?
— Il m’a même tiré les tarots.
— Mais tu ne m’as jamais raconté ça!
J’ai dû adopter un ton offusqué, car je peux l’entendre prendre
une profonde inspiration pour me donner le temps nécessaire de me
ressaisir avant de me répondre:
— Corinne, avoue que tu n’étais pas trop encline à écouter ce
genre d’histoires. Si je t’en parle maintenant, c’est que j’ai
l’impression que les choses changent depuis ton arrivée chez
Frannie. Je me trompe?
— En effet, lui dis-je plus calmement. Je m’ouvre de plus en plus.
Avant de raccrocher, je lui confie mon rêve de documentaire. En
lui faisant un résumé de mes plus récentes découvertes, je réalise à
quel point je souhaite que le maximum de gens soit mis au courant
de ces principes magiques, de la possibilité, voire de la nécessité de
recoudre son cœur.
— Si j’étais toi, je ne perdrais pas une minute! Je t’enverrai par
courriel un texte de Goethe pour t’inspirer.
— Merci, frérot. Tu es un ange.
— C’est parce que je t’aime, Corinne.
Je raccroche, profondément émue. Je prends conscience encore
davantage de cet état de fermeture dans lequel je m’étais emmurée.
Heureusement, je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort
puisque j’entends le bip de mon ordinateur portable m’annonçant la
réception d’un message. Comme promis, mon frère vient de
m’envoyer le texte de Goethe sur l’engagement. En effet, Louis n’a
jamais été un adepte du «reporter à demain ce que tu peux faire
maintenant»:

«Dès le moment où l’on s’engage pleinement, la providence se met


également en marche.

Pour nous aider, se mettent en œuvre toutes sortes de choses qui


sinon n’auraient jamais eu lieu. Tout un enchaînement
d’événements, de situations et de décisions crée en notre faveur
toutes sortes d’incidents imprévus, des rencontres et des aides
matérielles que nous n’aurions jamais rêvé de rencontrer sur notre
chemin.

Tout ce que tu peux faire ou rêver de faire, tu as la capacité de


l’entreprendre. L’audace renferme en soi génie, pouvoir et magie.

Débute maintenant.»

J’imprime le texte avec la ferme intention de l’afficher dans le


bureau. Je m’aperçois que je fais mien ce magnifique espace avec
vue sur le canal. Puis, je me prépare pour ma rencontre avec Susan,
celle qui dirige les Dream Catchers. Selon Bill, elle se propose de me
dévoiler un autre pouvoir magique. Elle a demandé d’apporter le
«spiwish» offert par le groupe.
Au volant de la décapotable de Frannie, je me sens vivante et libre
comme jamais. J’ai l’impression que des couches de protection se
déchirent comme autant d’enveloppes superflues, et que des nœuds
se défont tout doucement. Il aurait été bien difficile d’y arriver
seule. Je me rappelle ce proverbe africain: «Il faut tout un village
pour élever un enfant.» J’imagine qu’être bien entouré est tout
aussi nécessaire pour parfaire son cheminement, pour grandir non
seulement physiquement, mais en conscience, pour s’épanouir et
réapprendre à vivre.
À mesure que je traverse la ville, puis le petit pont, l’air salin se
fait plus vif et titille mes narines. Susan occupe un appartement
dans un immeuble planté au bord de la mer.
À dix-sept heures, j’appuie sur le bouton du 305 et Susan
déverrouille la porte à distance. «Sésame, ouvre-toi!»
L’ascenseur est d’une sobriété exemplaire, doté d’un miroir qui
vous permet de vérifier l’état dans lequel la chaleur et le vent marin
vous ont laissé. Je me trouve plus qu’acceptable, surtout que ma
peau a acquis une jolie teinte halée qui met en valeur mes yeux
noisette. Susan m’attend sur le pas de sa porte, me prend dans ses
bras, et me fait entrer.
Dans son grand appartement donnant sur la mer, Susan a l’air
encore plus petite qu’au lieu de rencontre des Dream Catchers, mais
la pièce semble trop étroite pour contenir toute l’énergie qui émane
d’elle.
Elle m’explique qu’elle est veuve depuis quelques années à peine,
et qu’elle n’a pas envie de se remettre en couple pour l’instant et
encore moins de cohabiter avec quiconque. Alors, elle s’est créé un
joli nid à son image, avec des matières nobles et des couleurs
vibrantes, représentatives de sa personnalité.
Aussitôt entrée, Susan me décharge de mes paquets: je me suis
arrêtée en route pour lui acheter un bouquet de fleurs ainsi qu’une
bouteille de vin.
— Tu n’as pas oublié ton «spiwish», n’est-ce pas? s’enquit-elle.
J’extirpe précautionneusement l’article de mon sac et mon
hôtesse m’indique un fauteuil placé face à un autre, parfaitement
semblable. À peine installée, elle me tend un de ses délicieux
mocktails. Le mien fleure la pomme et le concombre.
— C’est frais, santé et un brin pétillant. Du sur mesure pour nous
deux! lance Susan en levant son verre.
Nous sommes assises confortablement dans les jolis fauteuils du
salon, et Susan sort son propre «spiwish» d’un grand étui de cuir. Je
constate qu’il est différent de celui que j’ai apporté. Comme le mien,
il est orné de sept billes colorées, mais toutes les siennes sont
vertes, alors que les miennes sont jaunes.
— Le pouvoir magique que je m’apprête à te faire découvrir réside
dans chacune de ces billes, commence Susan. Je vais t’apprendre à
te servir de ce cadeau que nous t’avons offert.
Susan m’explique que chacune des billes fait référence à une
intention positive.
— En premier, tu débutes avec les sept billes de couleurs
différentes. Elles représentent celles des chakras. Tu connais?
J’avoue, un peu gênée, que le sujet ne m’est pas familier.
— J’en ai déjà entendu parler, mais sans plus.
— Selon la conception de la kundalini propre au yoga, dit-elle, les
chakras sont nos centres spirituels ou les points de jonction de nos
nœuds d’énergie disséminés dans le corps. Il y en a sept et chacun
possède sa couleur.
Pour me permettre de mieux comprendre, Susan me présente un
carton sur lequel figure un schéma. S’y trouvent listés les sept
chakras ainsi que le lieu où ils se situent. Dans l’ordre, je lis:

* le chakra racine, associé à la survie et à la couleur rouge


* le chakra sacré, associé au plaisir et à la couleur orange
* le chakra du plexus solaire, associé à la volonté et à la couleur
jaune
* le chakra du cœur, associé à l’amour et à la couleur verte
* le chakra de la gorge, associé à l’expression et à la couleur bleue
* le chakra du troisième œil, associé à l’intuition et à la couleur
indigo
Et finalement:
* le chakra couronne, associé à la spiritualité et à la couleur violette

Susan saisit son «spiwish» à nouveau, le tient à deux mains.


— Maintenant, dit-elle, laisse-moi te montrer la marche à suivre.
La première bille de couleur est toujours associée à la même
intention pour tous et c’est celle-ci: que le meilleur soit!
— OK, très bien, dis-je, impatiente de connaître les intentions
liées aux autres billes.
— Les trois intentions subséquentes, également représentées par
des billes colorées, doivent être offertes. Autrement dit, tu peux
destiner un souhait à quelqu’un pour chacune d’elles.
Elle m’explique que je peux par exemple demander le calme ou
l’apaisement pour une amie qui vit trop de stress ou réclamer de la
détermination pour quelqu’un qui a peur.
— Tu y vas selon ton intuition ou les besoins d’autrui. Ça vaut
également pour la nature, les animaux et la terre entière.
Ma professeure du jour poursuit en précisant que les trois billes
suivantes correspondent à la gratitude.
— Tu fais grâce pour ces petites et grandes choses qui
t’encouragent à aimer la vie. Tu peux dire merci à des humains, à
des événements, et à tout ce qui fait vibrer ton cœur positivement.
— J’adore ça! dis-je, enchantée de découvrir à quoi sert
véritablement le «spiwish».
— Attends, le meilleur reste à venir! lance-t-elle avant de prendre
une lampée de son mocktail.
Elle m’apprend que toutes les autres billes sont liées à des
intentions positives, mais cette fois en ma faveur. Il peut s’agir de
souhaits de mon âme ou des vœux spirituels pour faire référence à
l’appellation «spiwish»: spiritual wish.
— Et, ma chérie, ce n’est pas un hasard si elles sont toutes de
couleur jaune sur le tien.
Je lui confie ma surprise: c’est cette même teinte qui m’a poussée
à élire la chambre dès mon arrivée chez Frannie.
— Connaissant Bill, il t’a sans doute parlé de la signification du
jaune. Maintenant, tu sais en plus qu’il représente le chakra du
plexus solaire, associé à la volonté. Il s’agit de ton élan vital et de ta
capacité de rayonnement.
— Je saisis de mieux en mieux, en effet!
— Pour chacune de ces billes jaunes, ajoute-t-elle, tu dois trouver
quelles intentions tu as envie de nourrir. Tu peux choisir des mots
ou inventer de courtes phrases reliées à chacune que tu pourras
réciter comme des mantras. Qu’est-ce que tu aimerais développer
dans ta vie? Ce peut être une force, une qualité, un talent, un rêve
même. The sky is the limit!
Je repense à l’exercice que m’ont fait faire Tina et Mireille avant
de m’apprendre la technique de «faire comme si» et la puissance du
tableau de visualisation. Je comprends bien que tous ces éléments
sont reliés pour, au bout du compte, former sans doute un grand
tout. Puis, je revois les phrases et les mots ajoutés sur les tableaux
de Frannie.
Dans mon esprit, quelques bribes d’intentions prennent
lentement forme. Je confie à Susan que je souhaite m’ouvrir
davantage pour mettre en pratique l’enseignement de Giuseppe.
Puis, j’aimerais vivre une bonne partie de l’année dans la maison de
Frannie en Floride, en faire profiter mes amis. Enfin, j’ose avouer ce
rêve fou de produire un documentaire pour amener du positif dans
le monde.
Elle pose son verre sur la table basse, où traîne un bloc-notes et
un stylo. Elle s’en saisit, me les remet, se cale dans son fauteuil et
joint les mains sur son ventre.
— Reprenons-les un par un si tu le veux bien, dit-elle à voix basse.
Pour chacun, tu vas composer une courte phrase, la plus concise et
la plus concrète possible. Et il faut que ces paroles te fassent vibrer
positivement, que ça déclenche un «Wow, j’ai envie de vivre ça!» à
l’intérieur de toi.
Je gribouille quelques idées sur le papier, en raye une bonne
moitié, recommence l’exercice, puis, satisfaite, je lui livre le
résultat:

* Corinne, ouvre-toi!
* Je passe le plus de temps possible dans la maison de Frannie à
Fort Lauderdale!
* Je réalise un documentaire sur les pouvoirs magiques de chacun.

Susan amorce une réplique, mais je tends le crayon pour lui


signifier que, contrairement à ce que je croyais, je n’ai pas fini:
d’autres phrases me viennent à l’esprit.

* Je me sens libre, joyeuse et pleine de vie!


* Je me sens aimée profondément et de manière inconditionnelle.
* Je cultive des amitiés vivifiantes.
* Je suis en santé et débordante de vitalité!
* Je suis audacieuse et créative!
* Je profite totalement de la vie, je suis présente et attentive.
* Je crois aux miracles!

Susan arbore une moue franchement approbatrice. Elle croise les


jambes presque comiquement étant donné son format réduit, pose
un avant-bras sur l’accoudoir avant de parler.
— Wow! Corinne, tu te rends compte de tout ce que tu viens
d’énumérer? Je trouve ça fabuleux! Il m’apparaît évident que ce
processus t’attendait, que tu étais prête à l’activer dans ta vie.
— C’est effectivement très motivant comme exercice. Je me sens
libérée d’un autre poids qui m’oppressait, il me semble.
— Alors, si tu le veux bien, tu pourras joindre chacune de ces
intentions à l’une des billes sur ton «spiwish». Quand tu les
énonces, tu termines toujours comme tu as commencé, avec ce vœu
universel qui demande: «Que le meilleur soit!»
Susan me suggère de conserver le «spiwish» sur moi autant que
possible pour me rappeler de répéter ces courtes formules qui
deviendront en quelque sorte mes mantras.
Pour me donner l’exemple, elle me raconte qu’elle a pris
l’habitude d’aller marcher avec son «spiwish» dans une main pour
réciter les phrases qui traduisent ce qu’elle souhaite manifester
dans sa vie.
— Je te le garantis, non seulement cet exercice est très puissant,
mais il t’apaisera, il te rendra plus présente et il t’aiguillera
positivement.
Cette phrase évoque pour moi l’effet placebo, sujet de l’un de mes
premiers reportages. Des patients avaient vu leurs symptômes
diminuer ou même disparaître alors qu’ils avalaient des produits
qui ne contenaient rien de médicinal. En fait, des études avaient
révélé que les bienfaits étaient encore plus considérables si les
participants n’étaient pas au courant qu’ils recevaient un placebo,
c’est-à-dire quand ils croyaient consommer un vrai médicament. Je
donne cet exemple à Susan qui me rétorque aussitôt:
— L’humain est si aisément influençable! Tant mieux s’il l’est
positivement, n’est-ce pas? Alors, ne te gêne pas pour te servir de
ton «spiwish»!
C’est ce que je me promets de faire dans les délais les plus brefs.
Dorénavant, je le trimballerai partout et je m’appliquerai à réciter
les phrases que je viens de mettre par écrit.
Le reste de la soirée me semble se dérouler à toute vitesse
tellement Susan est une femme intéressante et inspirante. Par-
dessus le marché, elle a suivi une multitude d’ateliers en
développement personnel. Elle a lu une tonne de bouquins sur le
sujet et, aujourd’hui, elle a à cœur de retransmettre toute cette
matière si enrichissante aux plus jeunes comme moi.
— Frannie a été un excellent maître de lecture pour moi. Tu sais
ce que c’est?
Je lui avoue mon ignorance, même si j’arrive à dégager un certain
sens de l’expression.
— Eh bien, poursuit Susan, c’est un individu qui te guide dans ton
cheminement personnel et spirituel en te suggérant des livres faits
sur mesure pour tes besoins ou tes aspirations. D’un texte à l’autre,
le maître de lecture peut affiner son art et te permettre de gagner
bien du temps en accédant rapidement aux enseignements qui te
seront les plus bénéfiques.
— Cela me rappelle ces trois jours passés dans la poustinia. Tricia
m’offrait des extraits à lire et à méditer. J’ai adoré l’exercice.
— Tricia a donc été pour toi un maître de lecture. Effectivement,
cette personne te guide parfois vers des livres, mais il suffit souvent
de fragments ou même simplement de citations pour t’éclairer en
chemin.
— Et toi, Susan, tu joues ce rôle auprès de quelqu’un, en ce
moment?
— Non, pas spécifiquement, bien que je ne puisse m’empêcher de
parler des livres avec les gens que je côtoie. Tu aimerais que je le
tienne pour toi?
À mon air radieux, elle devine que tel est mon souhait. C’est ainsi
que ce soir-là, après un délicieux repas en son excellente compagnie,
je repars avec un petit bouquin intitulé L’attention: l’autre nom de
l’amour, d’une certaine Rosette Poletti.
— Ce livre te préparera à ton prochain rendez-vous magique, me
chuchote Susan avant de m’ouvrir la porte.
Je me promets d’en commencer la lecture le soir même. Je
remercie affectueusement Susan pour ses enseignements, et
l’assure de revenir la visiter très bientôt.
— Je crois, lui dis-je avant de m’engouffrer dans l’ascenseur, que
je vais manquer de billes liées à la gratitude sur mon «spiwish»!
Et j’ai le temps de la voir sourire avant la fermeture des portes.
16
What a wonderful world

J’ai dormi comme un loir. Sitôt rentrée, je me suis traînée jusqu’au


vivarium du roi Salomon. Je lui ai flatté la barbichette en lui
racontant ma soirée, l’ai récompensé de trois criquets et me suis
littéralement effondrée dans le grand lit qui fut celui de Frannie.
D’ailleurs, j’ai eu l’impression de ronronner au creux de ses bras
pendant qu’elle me murmurait des paroles d’encouragement et me
pressait de m’ouvrir au monde et à moi-même.
Je me suis réveillée bourrée d’énergie, et même le pire café de la
planète, soit celui que je me suis préparé, n’a pas réussi à tempérer
mon enthousiasme. De toute manière, pendant que j’absorbais cette
eau de vaisselle, je me suis surprise à sourire, car mes pensées
avaient naturellement bifurqué vers le Caffé Amoroso, son délicieux
latte et son non moins savoureux propriétaire.
J’ai revu le joli établissement, le fleuriste à sa gauche, le magasin
d’appareils électroniques à sa droite et, pan, une idée folle m’est
venue en tête. Folle et excitante. En tartinant mes toasts, en lavant
mon assiette, en prenant ma douche, en terminant ma toilette, je
cherchais mille et une raisons pour remiser cette pensée dans un
coin noir de mon cerveau, mais cause perdue, elle revenait avec
encore plus de force, et maintenant, pendant que je sélectionne les
vêtements que je vais porter, elle adopte même les atours du trait de
génie.
J’ai rendez-vous avec Florence, une autre membre des Dream
Catchers. Au programme, nous allons nous balader dans les rues de
Lauderdale-by-the-Sea, le quartier voisin. Ainsi, nous irons jusqu’à
la plage où nous passerons une partie de la journée. Selon le
message qu’elle m’a laissé dans ma boîte vocale, ce plan est propice
à l’enseignement qu’elle doit me transmettre.
Je décide de faire les choses en grand, en quelque sorte. Je crois
que le temps est venu pour moi d’étrenner la jolie robe achetée dans
la petite boutique de Fort Lauderdale. Je l’avais sélectionnée,
transportée par ma rencontre avec Marcus, mais j’avais hésité
depuis à la porter. Je la trouvais trop ceci, pas assez cela, et
maintenant que je me tiens devant la psyché, je me rends à
l’évidence: elle me va comme un gant et révèle les courbes
harmonieuses de mon corps. J’opte pour des sandales à semelles de
liège, facile à enlever pour s’aventurer sur le sable, un petit sac en
bandoulière en cuir souple, un grand chapeau de plage rescapé du
fond de la garde-robe de Frannie, des lunettes de soleil funky
comme ce n’est pas possible découvertes dans une commode, un
rang de perles, et hop, hop, dans ma décapotable.
Je pourrais aisément me rendre à pied à ma rencontre avec
Florence, mais j’ai une mission follement brillante à mener à terme.
Je me stationne devant le Caffé Amoroso, mais résiste à la tentation
d’en passer la porte dans le but parfaitement avoué de troubler
Giuseppe. Non. Ma destination est le magasin d’appareils
électroniques le jouxtant.
J’entre en coup de vent. Un gringalet fait semblant d’être occupé
derrière un comptoir bourré de caméras et d’appareils photo. Je
reconnais très bien le genre de regard qu’il me lance: celui du
vendeur de voitures d’occasion convaincu de pouvoir enfin se
délester d’un tas de ferraille qui expirera trois secondes après la
garantie.
Le garçon déchante rapidement: la madame connaît le tabac. Je
lui passe ma commande: telle caméra, tel trépied, tel objectif, tels
filtres, tel micro, tel spot, tel réflecteur, et tout le bazar. Le commis
semble être balloté entre le bonheur de faire une vente digne du
Black Friday et la désolation de se départir de son meilleur
équipement à un prix plus que raisonnable, car mes années en
journalisme m’ont sérieusement formée à l’art de la négociation et
de la persuasion. Il se consolerait à l’idée de ma propre carte de
crédit à l’agonie.
Arrivée au lieu désigné pour ma rencontre, je prends soin de me
garer à l’ombre d’un formidable lilas d’été et gambade pratiquement
jusqu’à la moitié du pont enjambant le grand canal.
J’aperçois Florence accoudée à la rambarde et, encore une fois,
j’admire avec quel chic elle s’habille: petite robe cintrée à motifs
géométriques, en coton de première qualité, large ceinture de vinyle
jaune pétant, bracelet et collier en Bakélite verte et ambre, casquette
comme en portent les tenniswomen à Wimbledon, spartiates de
daim aux lanières courant sur ses mollets gracieux. Elle semble
sourire, en contemplation devant le canal. Dès qu’elle me voit
arriver, elle me salue chaleureusement juste avant de me serrer très
fort dans ses bras.
— Corinne! Comme je suis ravie de te retrouver! me lance-t-elle
avec le plus joli des accents parisiens. Et tu es radieuse.
Je lui retourne le compliment et pendant que j’admire le
panorama, je lui relate ma matinée et, surtout, mes achats.
— J’ai tout ce qu’il faut pour réaliser mon documentaire sur les
phénomènes comme les Dream Catchers.
D’un air moqueur, elle fait mine de chercher quelque chose
autour de ma personne et je l’interroge du regard.
— Mais il est où, tout ce fourbi? demande-t-elle.
— Eh bien… dans le coffre.
— Quoi, ma chérie? Tu ne me trouves pas photogénique?
Puis elle éclate d’un de ces grands rires gutturaux que je n’ai
connus que chez ces Parisiennes des arrondissements chics. Je
rebrousse donc chemin jusqu’à la voiture en sa compagnie, je
sélectionne l’équipement selon, entre autres choses, le poids des
articles et la lumière ambiante et nous voilà en route avec le fourbi
en question. Direction la plage. Je remercie les avancées
technologiques pour l’allègement des appareils électroniques, car
Florence entreprend de me faire visiter les beaux quartiers à pas de
tortue. Elle doit deviner l’empressement qui me tenaille, moi la fille
impatiente de faire les choses une fois que le processus a été
enclenché.
Nous prenons une petite pause au coin d’une rue, et Florence
pointe du doigt une pancarte bleue sur laquelle figurent un fauteuil
Adirondack en bois et un slogan.
— T’avais remarqué le mot d’ordre de cette communauté? me
demande-t-elle en souriant.
Je lis à voix haute ce qui est inscrit: «Relax, you’re here!»
— Eh bien, voilà qui introduit parfaitement le pouvoir magique
que je dois te faire découvrir!
— Et de quoi parle-t-on? «Relaxe, Corinne»?
— Dit plus exactement, il s’agit du contraire de ta fâcheuse
habitude, me répond-elle en me faisant un clin d’œil.
Ma future amie française m’apprend qu’elle a la charge de
m’inspirer à devenir plus présente et attentive, à m’émerveiller des
beautés de la nature et de la vie tout entière.
— Pour cela, tu devras ralentir…
— Je m’en doute bien.
— Aujourd’hui, tu vas pratiquer! En tout cas, tu es très bien
équipée. Quel sens du timing tu as, diraient les Ricains! «Tu es ici.»
On devrait se répéter cela comme un mantra.
— Alors je l’ajouterai aux intentions de mon «spiwish».
— Excellente idée! Tu apprends vite, toi!
À la faveur des différents sites enchanteurs, j’installe rapidement
mon matériel, braque l’objectif sur Florence et elle me raconte
pourquoi elle a décidé de s’expatrier en Floride.
— À Paris, dit-elle, je travaillais pour un grand cabinet d’avocats et
je courais à m’en péter les artères. Les clients, les juges, les
cocktails, les procès, les négos, un vrai cirque! Plus je bossais, plus
les patrons en demandaient, plus ils agitaient devant mes yeux la
carotte: devenir associée.
Un jour, elle a flanché. Elle s’est évanouie en pleine cour. À
l’hôpital, on lui a dit qu’elle souffrait d’épuisement grave, qu’elle
brûlait la chandelle par les deux bouts. Malgré le déplaisir de la
firme, elle s’est offert deux mois de repos complet, peu importe les
conséquences. Elle a jeté son dévolu sur la Floride, parce qu’elle
savait que le risque d’y croiser des compatriotes était pratiquement
nul.
— Les Parisiens qui veulent la plage, le soleil et la mer foncent
vers le Maroc, sinon la Martinique et la Guadeloupe. Moi, si j’avais
pu, j’aurais choisi la lune. Je n’ai jamais remis les pieds à Paris. J’ai
chargé une compagnie de tout bazarder ce que je possédais et de me
poster le chèque. J’ai recommencé à zéro ici, à Fort Lauderdale.
Pendant qu’elle parle, je fignole les aspects techniques, capte ce
bel oiseau qui vient se percher juste derrière l’épaule de
l’interviewée, calibre la mise au point, ajuste discrètement
l’éclairage, mais sans me laisser distraire des propos que
j’enregistre. Je l’encourage à poursuivre, la relance en m’étonnant
de ce passé oppressant qui détonne avec le présent.
— Je sais, ça peut sembler insensé pour plusieurs, mais dis-toi
que je suis la preuve que les métamorphoses sont possibles. Aussi
bizarre que cela puisse paraître, cette phrase, «Relax, you’re here», a
tout changé pour moi. Quand je me suis aventurée pour la première
fois dans les environs, complètement dépaysée, les nerfs encore à
vif, j’ai aperçu ce slogan et, je te jure, j’ai eu une véritable épiphanie.
Ce fut mon point de bascule.
Une fois installée devant un des posters en question, Florence
relate qu’elle s’est alors rendu compte à quel point elle n’était pas
présente à sa vie. Autrement dit, elle vivait carrément dans le futur,
obsédée à tout préparer, à planifier l’imprévisible et à additionner
l’innombrable. Elle dilapidait son présent au bénéfice d’un avenir
idéalisé. Son corps, poussé aux limites du raisonnable, avait déclaré
forfait: il en avait eu marre de se dépenser pour rien et il avait réagi.
Fortement.
Nous atteignons la plage. J’ai confié une partie de l’équipement à
un couple installé sous un parasol, des amis de Florence, et je me
contente de la suivre avec la caméra après avoir accroché un petit
micro à une bretelle de sa robe.
— Pendant mes premières semaines ici, fait-elle en marchant sur
le sable, je n’ai fait que me reposer et explorer la ville. J’avais loué
un appartement pas plus grand qu’un mouchoir et il a rapidement
représenté mon cocon de transformation. Tranquillement, j’ai eu
l’impression de respirer plus librement, de voir plus clair, de mieux
sentir et de goûter pleinement la vie qui palpite autour de soi.
La jolie Française m’avoue qu’elle a même eu peur d’être devenue
folle, car son émerveillement nouveau la rendait ultra-sensible.
— Je te jure, j’en étais venue à croire que j’étais enceinte. De
triplés, si ça se trouve. Mais ç’aurait été un miracle de l’Immaculée
Conception, avec l’existence de robot que je m’étais infligée!
Elle ne compte plus les fois où elle avait pleuré devant un coucher
de soleil ou en entendant chanter des oiseaux, moqueurs de
surcroît! Ce qui auparavant l’émouvait, une voiture de luxe, un
bijou rutilant, un roman à l’eau de rose, la laissait désormais de
marbre. Par contre, une fleur fanée qui exhale encore son parfum,
une abeille qui s’en étourdit, un caillou poncé par les siècles lui
mettaient les larmes aux yeux.
— Et tu sais quoi? J’en suis venue à la conclusion que c’étaient ces
choses-là qui étaient normales et non le contraire. Si tu veux mon
avis, notre quotidien est pollué par un excès d’informations
parfaitement superflues et de connexions technologiques
harassantes. L’humain se fragmente, je peux le sentir, et cet
ensemble de petites fractures lui est très néfaste.
— Plus je t’écoute, Florence, et plus je pense que c’est presque un
acte de rébellion aujourd’hui de ralentir et de devenir plus ancré et
attentif au présent. Du moins, c’est un grand défi pour la plupart
d’entre nous.
— Rassure-toi, répond-elle, j’ai développé quelques techniques qui
vont te venir en aide.
En disant cela, Florence sort son téléphone cellulaire de son sac
et, à la vue de l’appareil, je m’esclaffe.
— Qu’est-ce qui te fait rire ainsi?
Je remets gentiment sous son nez en trompette son argumentaire
sur l’excès de liens technos et lui oppose la contradiction que
représente le portable qu’elle tient dans sa main à l’instant.
— Ah, mais tu as tout faux, ma chérie! se récrie-t-elle. À mon avis,
ce type d’appareil ou tout autre bidule du genre ne sont que des
instruments, que des outils. En tant que tels, ils peuvent servir le
mal comme le bien, l’inutile ou l’essentiel. Il suffit de savoir en faire
bon usage, c’est tout.
— Ou de ne pas y toucher du tout.
Après un silence, elle admet sur un ton peu convaincu:
— Ouais, tu n’as pas complètement tort, mais c’est une solution
radicale. Autant retourner dans sa caverne avec un silex. Ce que je te
propose de faire aujourd’hui avec ce machin dit intelligent est
différent. Je te parle d’une de mes activités préférées. Je l’ai
baptisée la photo-présence.
Florence arbore une mine réjouie: elle a compris, à mon air
intrigué, qu’elle a capté mon entière attention. Elle ajoute que
Frannie elle-même adorait cette activité, qu’elle s’était même
amusée à encadrer ses clichés les plus saisissants, ceux de sujets qui
lui avaient fait cadeau d’une hyper présence, ce qu’elle appelait un
«God Moment». À l’instant, je revois ces jolies photos accrochées
aux murs de la maison, et me reproche de ne pas y avoir porté plus
d’intérêt. Elles lèvent davantage le voile sur le mystère que
représente toujours à mes yeux ma grand-mère. Je me promets de
m’y attarder plus longuement dès mon retour au bercail.
Nous faisons demi-tour. Je reprends possession de mes appareils,
remercie le couple qui sirote ce qui ne ressemble pas du tout à un
mocktail. Florence m’entraîne sur une route différente vers notre
point de rencontre.
— Donc, reprend Florence, la photo-présence. Le concept est
simple, tu photographies ce que tu trouves beau, ce qui te donne
l’impression de toucher ton âme, la partie la plus secrète de ton être.
Tu immortalises ce qui t’émerveille, même si c’est infiniment petit
et sans intérêt pour la plupart d’entre nous.
Pendant que Florence me fournit ces détails, nous abordons un
arbre magnifique, arborant fièrement une multitude de fleurs
jaunes. Décidément, cette couleur m’attire de plus en plus. Les
rayons de soleil percent entre les branches de telle sorte que l’arbre
semble presque irréel, comme s’il s’agissait d’une créature de conte
de fées, nimbé d’or. Je m’exclame ainsi en l’apercevant:
— Regarde comme cet arbre est spécial!
— Les gens du coin l’appellent tabebuia. D’autres parlent de
l’arbre à trompettes, au bois très précieux. Il est au sommet de sa
forme, en ce moment. C’est un excellent sujet pour une photo-
présence, tu ne trouves pas? Que dirais-tu de ranger ton fourbi et de
passer à l’acte?
Je lui confie aussitôt l’équipement et m’empare de mon cellulaire.
Je prends quelques clichés de l’arbre en m’assurant de profiter des
rayons de soleil pour rendre au mieux toute la beauté, toute la grâce
du tabebuia.
— Je sens que je vais adorer cet exercice, Florence. Merci pour
l’idée.
— Il va surtout t’apprendre à porter un regard neuf sur le monde,
à voir avec finesse. Plus on observe et plus on s’extasie. Cela conduit
inévitablement à la gratitude, ce sentiment si puissant qui mène à
l’amour.
L’après-midi passé en divine compagnie file à vitesse grand V. Je
prends photo sur photo, réalisant à quel point l’univers qui nous
entoure recèle des détails merveilleux. Après seulement quelques
heures partagées avec Florence, je constate déjà un changement
subtil en moi. Une fois la voiture retrouvée et les appareils rangés
dans le coffre, j’enlace ma nouvelle amie, la remercie profusément
pour l’expérience et les précieux enseignements. Je reviens à la
maison de Frannie en roulant doucement, indifférente aux rares
coups de klaxon que m’adressent les conducteurs impatients. Je
m’arrête en chemin, admire les environs, me sers de mon portable
pour croquer un paysage, mais sans oublier cette mise en garde de
Florence: il ne faut pas non plus chercher à tout immortaliser.
Parfois, il est avisé de ne pas prendre la photo avec un appareil, mais
simplement avec son cœur, et de la conserver dans sa mémoire.
Ces petits trésors du temps qui passe, comme elle les a appelés,
nous aident à nous sentir plus riches de tout ce que la vie a à nous
offrir. À partir de cet état de plénitude, il s’avère beaucoup plus aisé
de ressentir les rêves de notre âme. Non seulement la présence
d’esprit et une attention réelle aux détails permettent de recoudre
les cœurs, mais il s’agit également de l’un de nos pouvoirs les plus
puissants: c’est un amplificateur de force de vie.
En rentrant chez Frannie, je prends le temps d’admirer tous ces
tableaux photographiques qu’elle a créés en captant ses propres
sujets d’émerveillement. Je suis émue de découvrir ce qui a attiré
son regard, ce qu’elle a souhaité conserver sur pellicule. Je me plais
à imaginer qu’elle en avait encore davantage dans la mémoire et
dans le cœur.
17
Let’s get physical

L’une de mes expressions favorites est «Il faut joindre l’utile à


l’agréable» et, ce matin, j’ai finalement l’occasion de la mettre en
pratique. Je contemple ma cafetière et, du coup, je prends le parti
d’aller m’offrir un délicieux latte du côté de Giuseppe. Me reste à
déterminer quelle part de cette décision constitue l’élément le plus
agréable.
Je fouille parmi les vêtements rescapés de la garde-robe de
Frannie. Certains articles devaient sûrement être trop grands pour
elle, mais ils me vont à la quasi-perfection. Je sélectionne un
ensemble sport en tentant de me convaincre que j’ai la ferme
intention d’aller courir après ma visite au Caffé Amoroso. J’ai choisi
un cuissard moulant aux couleurs psychédéliques ainsi qu’un t-shirt
orange assez flashy, plutôt ajusté, je l’admets, pour une joggeuse.
Grâce à Frannie, les tons plus vifs ne me rebutent plus.
Je ramasse mes cheveux, que le soleil a légèrement blondis, en
une solide queue de cheval, visse sur mon crâne une visière de
tennis maintenue par une bande élastique blanche, chausse des
baskets et me rends d’un bon pas à destination. Toutefois, juste
avant de franchir le seuil du café, je dois admettre que je suis en
proie à un sentiment que je n’avais pas ressenti depuis fort
longtemps… Seraient-ce les célèbres papillons dans l’estomac dont
on parle? J’en profite pour ajuster ma coiffe, assouplir ma queue de
cheval, redresser mon t-shirt et prendre une profonde inspiration
avant d’entrer. Je me sens fébrile.
J’ouvre la porte plus énergiquement que je ne l’aurais souhaité. Et
je l’aperçois aussitôt s’activant derrière son comptoir. Bien entendu,
la clochette l’a prévenu de mon apparition et il me contemple de ses
yeux magnifiques de gamin trop curieux. Il quitte son poste et
s’avance vers moi. Son sourire, son nez masculin, même ses petits
bourrelets me font pétiller de l’intérieur. Et dire que je n’ai pas eu le
temps de le mettre sur mon tableau de visualisation! Au bout du
compte, je me sens comme l’arroseuse arrosée: je suis charmée. Eh
bien, ça t’apprendra, ma fille!
— Ah, Corinne! Quel bonheur de te voir ici ce matin! me lance un
Giuseppe résolument plus qu’enthousiaste.
Il s’empare de ma main, la garde une seconde ou deux dans les
siennes, si chaudes, et m’entraîne vers la machine à espresso.
— Tu dois avoir envie d’un bon café. La cafetière de Frannie est un
véritable crime contre l’humanité, mais c’était très bien pour mon
business.
Il rit aux éclats. Je suis soulagée d’en tirer la conclusion qu’il est
sans doute dans un état semblable au mien, papillons et tout le
bataclan. Il se ressaisit, m’indique un tabouret.
— Assieds-toi, bellissima, que je te serve le meilleur café au
monde!
Je m’installe au bar et je l’observe plus attentivement. Je n’irais
pas jusqu’à affirmer qu’il est l’exact contraire des prototypes sur
lesquels j’ai jeté mon dévolu par le passé, mais disons qu’il ne
correspond pas au spécimen habituel: ce n’est pas qu’il soit petit,
mais il est de taille un poil inférieure à la moyenne. Je songe qu’un
long baiser en sa compagnie doit être relaxant pour le cou et je
chasse aussitôt cette pensée de mon esprit. Il est un peu enveloppé,
mais ce léger embonpoint est loin de franchir la limite qui sépare les
quelques kilos en plus des quelques kilos en trop.
Il exsude une sensibilité d’artiste, une grâce dans ses
mouvements, une timidité d’homme soucieux de ne blesser
personne qui me trouble au plus haut point, moi la fille abonnée
aux mâles bouffis d’assurance et de suffisance. Force m’est
d’admettre qu’il ne correspond pas au modèle qui attire
généralement mon attention, mais je me sens véritablement
magnétisée par ce bel Italien. Pour la première fois de ma vie, je
crois que c’est le ressenti, l’énergie dégagée et captée qui prennent
le dessus sur les plates habitudes. Sans oublier ce sourire, ce regard
et ces mains que je ne me lasse pas d’admirer. Des mains à la fois
délicates et solides, habiles, il me semble, aux paumes si douces
qui… Oh, là, là, ma Corinne, ressaisis-toi!
— Alors comment ça se passe jusqu’à maintenant? Tu as amorcé
l’activation de tes pouvoirs magiques? me demande Giuseppe, me
tirant illico de ma contemplation.
— Ça avance tout tranquillement. Je commence à peine à saisir
leur puissance, et je redoute de m’y prendre maladroitement si je
force la note. Et pour te dire franchement, depuis que j’ai entrepris
la création de mon tableau de visualisation, il m’arrive plein de trucs
bizarres.
— Ah oui, tell me more, roucoule-t-il avec ce suave accent italien.
Je lui confie mon rêve de produire un documentaire, et lui parle
de mon concept, de ce projet de le faire sur Frannie, les Dream
Catchers et les pouvoirs magiques pour que le plus grand nombre
puisse en bénéficier.
— C’est une excellente idée! lance-t-il. Brillante, même!
— Vraiment? Tu me soulages. Parce que j’ai dépensé une fortune
en équipement vidéo.
Giuseppe actionne la machine à café, vient se poster directement
devant moi, pose les coudes sur le comptoir et, ses yeux rivés dans
les miens, il me jure qu’il est sincèrement fier de moi.
— Tu peux compter sur moi si tu as besoin d’aide.
— Je pourrais te prendre comme sujet?
Un éclair passe dans son regard et je sens qu’il résiste à la
tentation de me lancer une réplique résolument plus suggestive que
celle-ci:
— Tu t’installes ici quand ça te plaît. Tu peux m’interviewer autant
que nécessaire, d’accord?
— Tes délicieux cafés et ton écoute attentive font déjà tellement
pour moi!
— Idem de mon côté, Corinne. Je veux dire… tu me fais beaucoup
de bien.
Un silence bienfaisant se tisse entre nous deux, fait de
compréhension muette et d’une complicité tout en discrétion.
Giuseppe en profite ensuite pour préparer mon latte à partir d’un
arabica odorant. Il verse une petite quantité de lait chaud dans la
tasse, agite doucement la mixture, ajoute de la mousse et, satisfait
du résultat, pose devant moi un breuvage brun foncé sur lequel
flotte un joli cœur immaculé.
— Il y a longtemps que je ne me suis pas senti dans cet état avec
une femme, murmure-t-il, visiblement gêné. Si tu vois ce que je
veux dire.
J’ai envie de me pincer. Je le regarde droit dans les yeux, émue
jusque dans mon âme, heureuse d’être devant un homme qui,
contre toute attente, me plaît et qui ne semble pas du tout enclin à
débiter un baratin inutile.
— Merci, Giuseppe, lui dis-je. Merci pour ton authenticité, ta
vulnérabilité. Je n’essaierai pas de te cacher que cela me touche
énormément, et que tu es à deux doigts de me charmer. Mais je dois
t’avouer que, dernièrement, ma vie est sens dessus dessous:
j’apprends des choses à une vitesse folle, et il y en a d’autres que
j’absorbe beaucoup plus lentement, contrairement à mon habitude.
Tu me comprends?
— Cinq sur cinq. Chat échaudé craint l’eau froide, c’est ça? Alors
j’imagine qu’un souper romantique ce soir n’est pas possible?
J’amorce une réponse, aussitôt interrompue par l’irruption d’un
Diego débordant d’énergie.
— Hello my friends! lance-t-il en nous voyant.
— Buongiorno, Diego, réplique Giuseppe en me faisant un clin
d’œil.
— Je vous dérange? s’inquiète le chauffeur.
À mon tour de faire un clin d’œil à l’adresse de Giuseppe en
répondant à la question:
— Non, non, pas du tout. J’acceptais une invitation de Giuseppe,
justement
Je perçois un long soupir de soulagement de la part de mon futur
cavalier.
— Super duper! s’exclame Diego. Vous m’en voyez comblé et je
suis convaincu que Frannie le serait tout autant. Mais vous savez
que c’est le bal latino? C’est à l’heure de l’apéro, sur la plage.
Pourquoi ne pas commencer votre soirée ainsi?
Diego me confie que la danse, ou plutôt le mouvement, est un
autre de nos pouvoirs magiques. Pour demeurer sains d’esprit,
activer notre pulsion de vie, être heureux et manifester notre vie de
rêve, nous devons nous assurer de nous mouvoir avec grâce.
— Qu’est-ce que tu en penses, Corinne? me demande Giuseppe,
l’air suppliant. J’adore bouger.
En effet, il semble impatient de s’élancer sur une piste. Va bene.
Un homme qui aime danser, j’avais renoncé à même l’imaginer!
Après acceptation de cette proposition, Diego commande un café
pour emporter.
— Eh bien, moi, je vais faire un bout de chemin, les garçons! dis-je
ravie de la soirée en perspective.
— Tu as un rendez-vous? me demande Diego.
— Non, pas du tout, mais j’ai du pain sur la planche.
— Corinne va faire un reportage sur notre petit groupe. Et plus
encore!
Au tour de Diego de s’extasier et de m’offrir son aide.
— Allez, je te raccompagne jusque chez Frannie! m’annonce-t-il.
— Super!
Au gré des rues, Diego développe sa pensée à propos du
mouvement.
— C’est comme les pulsations hormonales. Si le tracé est plat,
c’est que tu n’es plus de ce monde. Parce que tant que le cœur bat, il
y a du mouvement. Je ne t’apprends rien en te disant qu’entre la
naissance et la mort s’opère une multitude de transformations, de
remue-ménage. Par conséquent, pour rester pleinement en vie, il
faut bouger!
— Et donc, se garder en mode actif, c’est un pouvoir magique
selon toi?
— L’un des plus importants sans doute. Malheureusement, les
gens ont tendance à cristalliser les choses pour se rassurer. Ils
n’aiment pas trop les variations dans leur quotidien. Pourtant, le
changement, je le répète, that’s life!
Porté par son enthousiasme, Diego me précise que nous osons
davantage la mise en mouvement à mesure que l’on dynamise les
autres pouvoirs magiques. Et que cette stimulation fonctionne dans
les deux sens, car c’est en bougeant, en s’agitant, en frétillant que
l’on génère assez d’énergie pour se donner envie de manifester sa
vie de rêve. Me revient en mémoire mon passage dans la poustinia.
— Tout est relié, dirait Tricia!
— Voilà! approuve-t-il.
À bien y penser, je dois regarder les choses en face. Les périodes
pendant lesquelles je me suis assurée de faire plus d’exercices, par
exemple, ont été celles pendant lesquelles je me suis sentie la plus
forte, de corps comme d’esprit. Et parfois, c’est simplement en
marchant que je produis mes meilleures idées.
— Ce qu’il y a de merveilleux avec le mouvement, poursuit Diego,
c’est qu’il crée un cercle vertueux. Ainsi, si l’activité et le
dynamisme deviennent des habitudes, tu t’apercevras que tu seras
encline à mieux t’alimenter et à entretenir ton enveloppe physique.
— Un esprit sain dans un corps sain!
— Exactement! fait-il. J’aime également ce proverbe: «Prends soin
de ton corps pour que ton âme ait envie d’y rester.» C’est pour cette
raison que je marche tous les jours, que je danse le dimanche soir à
la plage et que je pratique le yoga.
J’avoue à mon interlocuteur que, depuis mon arrivée en Floride,
je me déplace à pied comme jamais auparavant. Peut-être est-ce
parce que le décor et le climat y sont propices?
— Dis-moi que tu n’en ressens pas déjà les bénéfices!
— Et comment! Je me sens débordante d’énergie, et pour parler
franchement, j’ai développé un culot que j’ignorais posséder.
— J’ai remarqué, dit Diego en agitant un pouce en direction du
Caffé Amoroso.
Je ne peux m’empêcher de rougir et, aussitôt, de m’esclaffer.
Après tout, mon compagnon a vu juste. Je me ressaisis et ajoute,
dans un effort pour faire dévier la conversation:
— D’ailleurs, je me suis promis de poursuivre sur cette belle
lancée lorsque je serai de retour au Québec.
— Bravo! Ça, c’est choisir la vie, tu comprends?
Arrivée devant la maison de Frannie, je remercie Diego pour sa
compagnie et ses paroles inspirantes. Je lui donne rendez-vous sur
la plage en fin de journée:
— Tu as quelqu’un pour danser avec toi? lui dis-je.
— Bien sûr, c’est Carl qui m’accompagne!
Ah! J’aurais dû m’en douter. Ces deux-là forment effectivement
un très beau tandem. Ce qui me fait penser que je n’ai pas encore eu
de moment seule à seul avec Carl. J’ai bien hâte de découvrir ce
qu’il a à me transmettre.
— J’allais oublier, j’ai également ceci pour toi, me dit Diego en
extirpant de sa poche de pantalon une petite enveloppe sur laquelle
je reconnais l’écriture.
Je m’empare de la lettre en la pinçant délicatement, comme si
l’âme de Frannie elle-même se trouvait à l’intérieur. Je fiche un
baiser sur chaque joue de Diego et me précipite jusqu’à la maison.
Une fois le roi Salomon salué, je m’installe sur la terrasse et
décachète l’enveloppe. J’en extirpe un feuillet jaune et, en le
dépliant, je pense que Frannie avait sans doute prévu quelle couleur
allait naturellement me convenir. Une calligraphie irréprochable
court sur le papier. Je toussote, comme pour évacuer l’excès
d’émotions qui me prend à la gorge, et lis:

Ma belle Corinne,

Je t’offre ce petit message simplement pour te dire que je suis


convaincue que je saurai garder le contact avec toi, peu importe où
je serai après ma mort physique.

J’ai toujours eu foi en la pérennité de l’âme et je suis persuadée que


si tu parviens à y croire comme je le fais, nous serons en mesure de
rester en communication.

Qu’en penses-tu?

Et si le mouvement de l’âme était une spirale ascendante? Un


tourbillon vers la transcendance, l’au-delà du perceptible? Toute ma
vie, j’ai cultivé une ouverture en ce sens. J’espère que tu y
réfléchiras aussi, pas tant avec ta tête, par contre, mais avec ton
âme.

Je suis toujours vivante, Corinne!

Et je t’aime.
Ta Frannie

En remettant la lettre dans son enveloppe, une image me vient à


l’esprit. Je revois la célèbre pyramide de Maslow, avec ses besoins
essentiels s’étageant ainsi depuis la base: le besoin physiologique, le
besoin de sécurité, puis celui d’appartenance, suivi du besoin
d’estime et, au sommet, le besoin de s’accomplir.
Cette fois, au faîte de cette pyramide se joint un autre triangle,
mais dans le sens opposé, donnant à l’ensemble l’apparence d’un
sablier. Son nouveau sommet s’apparente à sa base et plus la forme
s’élargit, plus j’imagine la capacité d’englober une réalité différente,
de s’élancer vers un monde plus spirituel.
Au lieu de couches déterminées, j’ai l’impression de percevoir
dans ce triangle inversé une spirale ascendante. Après
l’assouvissement de nos besoins s’offrent alors d’autres étapes non
hiérarchisées. Et s’il s’agissait des fameux pouvoirs magiques
auxquels Frannie a fait référence? Et si c’est le cas, qu’est-ce qui
nous attend une fois escaladée cette seconde pyramide?
On dirait que Frannie vient de m’en suggérer la clé ultime: la
transcendance. Pendant que je me dirige vers le dressing, je pense
que je devrai mettre cette proposition de théorie dans mon
documentaire.
Mais pour l’instant, mes quelques possessions et les robes
héritées de ma grand-mère se balancent sur les cintres. Je sens
qu’une soirée étourdissante m’attend et qu’une tenue appropriée
s’impose.
18
Je te donne tout ce que je vaux,
ce que je suis

Après une courte sieste, j’ai pris mon courage d’une main, mon
portefeuille de l’autre, et je me suis rendue à ma petite boutique
favorite. La propriétaire m’a immédiatement reconnue, et le fait que
c’est elle qui montait la garde m’a réconfortée: elle avait du goût et
ne se gênait pas pour manifester sa désapprobation, peu importe le
prix affiché.
En m’observant maintenant dans la glace, j’avoue être plutôt fière
du résultat. Ma jolie robe blanche envoie le message le plus ambigu
possible: elle traduit à la fois une retenue dans le dévoilement de la
peau et le désir de faire exactement le contraire. Ces petites bandes
en tissu léger, presque transparent, volètent au gré de mes
mouvements et de la brise, découvrent là une épaule, là le galbe
d’une cuisse pour aussitôt les cacher. En guise d’accessoires, j’ai
opté pour d’éclatantes boucles avec quelques petits brillants au
centre qui rehaussent la finesse de mes oreilles. À chacun de mes
poignets, j’ai ajouté des bracelets de couleurs contrastées pour
donner encore plus de punch à mon look. Quant aux chaussures, j’ai
choisi, sûrement inspirée par le style de ma grand-mère, cette paire
d’escarpins verts qui a arraché à la propriétaire de la boutique un cri
d’emballement.
Le soleil floridien a légèrement cuivré ma peau, mes joues
semblent plus lumineuses, et sur mon petit nez, ses rayons ont
saupoudré des taches de son que je croyais évanouies à jamais. Un
rouge discret pour mes lèvres, deux coups brefs de mascara,
quelques jets de fixatif sur mes cheveux laissés savamment en
désordre, quelques gouttes de Chanel, et le tour est joué. Je suis
presque entièrement contente du résultat, mais j’ai l’impression
qu’il me manque un mystérieux quelque chose pour parfaire ma
mise. Mais peut-être suis-je victime de mon incurable
insatisfaction?
Avant de sortir, je prends le temps de confier mes espérances au
roi Salomon et, surtout, de lui donner une portion supplémentaire
de morceaux de pomme. À son air presque guilleret, je jurerais qu’il
a remarqué un changement en moi. Ou peut-être qu’habillée ainsi,
je lui rappelle en quelque sorte Frannie? Plus mon séjour s’allonge,
plus j’apprécie à sa pleine valeur le regard tendre et attentionné
qu’il me porte. Les regards que l’on jette sur soi, sur les autres, sur
la vie, ne feraient-ils pas partie de nos pouvoirs magiques?
Je me glisse à bord de Joy, après avoir remonté la capote dans le
but de garder ma coiffure intacte. Je me stationne à proximité de la
plage, marche sur la promenade de planches et aborde l’arène de
bois dur à laquelle est jouxté un bar gaiement décoré. Une foule
impressionnante se démène déjà, emportée par un air de paso
doble. Cet endroit que l’on appelle «Lauderdale-by-the-Sea» ne
cesse de m’émerveiller. Les gens semblent y avoir développé un bel
esprit de communauté et, par-dessus le marché, un amour de la
fête.
Je longe la piste de danse, remarquant à l’occasion les regards
approbateurs de certains cavaliers peu discrets. Un sifflement très
léger, mais nettement émis à mon attention, me fait tourner la tête.
Aussitôt, j’aperçois mon compagnon de la soirée.
— Bella, lance Giuseppe. Tu es ravissante!
Il m’embrasse délicatement sur la joue et un frisson me parcourt
sur tout le corps.
— Et toi, tu es sublime, dis-je, un peu gênée mais décidée à jouer
franc jeu avec lui.
En effet, il est d’une élégance tout italienne, c’est-à-dire
irréprochable, mais sans ostentation: chemise immaculée, sans
l’ombre d’un pli, aux manches savamment ourlées, pantalon de
coupe classique, mais qui moule l’essentiel, à commencer par ces
cuisses musclées, chaussures de cuir souple et lustré, cheveux
laqués sans être statufiés sur le crâne. Cette fois, les haut-parleurs
diffusent une musique de salsa. Giuseppe me prend délicatement la
main et me demande d’une voix profonde:
— Alors, vous m’accordez cette danse, mademoiselle?
Je pousse de petits rires amusés en guise d’acquiescement. Je le
préviens que ma maîtrise en la matière est loin d’être reconnue,
mais il me rassure.
— Fais-moi confiance, se contente-t-il de dire.
Et il m’emporte, légère comme une plume, sur la surface lisse, me
guide jusqu’en son centre, me fait tournoyer, m’étourdit, me
rattrape, m’émerveille avec ses passes gracieuses, ce déhanchement
à la fois adroit et naturel, ces yeux qui ne quittent jamais les miens,
sauf lorsque son nez vient effleurer ma joue à la faveur d’un
mouvement langoureux, mais presque trop bref à mon goût. De
toute évidence, Giuseppe maîtrise parfaitement la chorégraphie
particulière aux danses latines, et non seulement il semble y
prendre beaucoup de plaisir, mais il sait inoculer cette joie à sa
partenaire.
Au fil des arabesques que nous traçons sur la piste, nous croisons
Diego et Carl qui s’en donnent à cœur joie. Eux aussi sont
formidablement doués! En plus, ils sont d’un chic fou. On les dirait
même tirés d’un film d’une époque oubliée, alors que le souci
d’élégance l’emportait sur le reste.
Ce qui me fascine, c’est de voir à quel point autant Giuseppe que
nos deux amis paraissent complètement dans leur bulle tout en
demeurant parfaitement en communication avec leur vis-à-vis. On
jurerait qu’ils sont hors du temps, aucunement préoccupés par le
regard que les spectateurs ou les autres couples jettent sur eux,
l’esprit focalisé sur les pas et sur le bonheur d’être en mouvement,
ensemble, magnifiquement ensemble. Je me sens privilégiée de les
connaître, de bénéficier de leur présence si bienfaisante et porteuse
d’enseignements. Et de goûter à cette sensation de concentration
sur une gestuelle gracieuse, mais dans un climat d’abandon.
Profitant d’une pause, Giuseppe nous excuse auprès de Diego et
Carl et il m’entraîne à l’écart, vers la mer qui déferle mollement sur
le sable. Toujours aussi galant, il m’aide à retirer mes escarpins et
va même jusqu’à s’en saisir, les balançant au bout de son bras,
indifférent aux possibles moqueries de la part des autres hommes.
Quelques mètres plus loin, je m’arrête subitement, ébahie devant la
scène que Giuseppe m’a réservée à mon insu.
Une table, montée d’experte façon, m’attend sur la plage.
Quelques flambeaux plantés dans le sable alimentent une douce
atmosphère propice aux conversations d’amoureux. Un grand
homme aux cheveux argentés nous accueille avec deux flûtes posées
sur un plateau. J’ai l’impression de vivre un rêve. Frannie nous
apparaîtrait, émergeant des vagues, que je ne serais pas surprise!
Giuseppe me tend un verre de champagne. Je le saisis, émue.
— À nous deux, bella!
— À nous deux, Giuseppe.
Je voudrais que le temps s’arrête. Je repense au concept de photo-
présence, et je me dis que cette image, je la conserverai dans mon
cœur pour toujours.
Mon bel Italien me présente son meilleur ami, Andrea, qui a
accepté de jouer le rôle de maître d’hôtel pour la soirée. Giuseppe
me confie qu’il a lui-même élaboré le repas, plus tôt dans la journée.
D’un geste discret, il m’indique un splendide bâtiment derrière son
épaule et me précise que c’est là qu’il habite. C’est un appartement
avec vue imprenable sur la mer, de toute évidence.
— Le cocon parfait d’un homme qui a accompli un bon travail de
couture, m’avoue-t-il.
Je me contente de saisir la main qu’il avait posée sur la table et,
avec un sourire, de l’encourager à continuer.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais ma femme, ma douce
Veronica, est morte, il y a plus de cinq ans maintenant.
Il observe une pause, tentant sans doute de refouler les vagues de
chagrin qui menacent de l’emporter. Je décide de prendre le relais:
— Et tu as eu besoin de beaucoup de temps pour panser tes
blessures, pour faire ton deuil, n’est-ce pas?
Il agite la tête en signe d’assentiment, puis après avoir contemplé
nos mains, il rive ses splendides yeux luisants de larmes retenues
sur les miens:
— Aujourd’hui, dit-il d’un souffle, j’ai l’intuition que tu es le
cadeau ou la récompense de tout ce travail intérieur.
Je résiste à la poussée insensée de panique qui me saisit. Cet
homme me plaît indéniablement, je me suis préparée de mon mieux
pour le séduire, et voilà que cette vulnérabilité toute virile me fait
perdre mes moyens. Je me trouve à mille lieues des relations
amoureuses qui ont ponctué mon existence. Mais une autre énergie
chasse cette frayeur, une force puisant sa source dans ma certitude
nouvellement acquise de mériter entièrement qu’un être sensible
m’ait choisie comme possible compagne.
— Eh bien, Giuseppe, je crois qu’il en va de même pour moi! Je
n’ai pas eu de deuil à faire, si ce n’est de cette fâcheuse habitude que
j’avais développée de ne pas vraiment vivre ma vie.
À mon tour de m’être exprimée d’une voix étranglée par les
émotions. Giuseppe saisit alors sa flûte de champagne, m’invite à
l’imiter et me laisse proposer le toast:
— À nos cœurs recousus et à la magie de la vie qui a opéré!
Au son du cristal s’entrechoquant, Andrea amorce son service.
Cette soirée serait tirée d’un conte de fées que je n’en serais pas
étonnée. Les plats sont savoureux, peut-être plus riches que ce à
quoi je suis accoutumée, mais irrésistibles: je reprendrai la course
demain, c’est garanti.
La conversation emprunte un ton plus léger, mais glisse
rapidement vers les confidences. Giuseppe me permet de mieux le
connaître, et vice versa, je parle de quelques-unes de mes
déceptions sentimentales, sans devoir entrer dans les détails, car
mon compagnon semble me comprendre à demi-mot.
Après le dessert, nous révisons ce qui m’a été enseigné depuis
mon arrivée à Fort Lauderdale. Ainsi, j’ai appris l’importance de
recoudre mon cœur. Je suis maintenant apte à activer mes pouvoirs
magiques, qu’il s’agisse de la capacité à prendre une pause et de
ralentir la cadence, de percevoir l’amour à l’intérieur de moi et tout
autour, de croire que la vie est bonne et belle, de visualiser
créativement, de m’ouvrir ne serait-ce qu’à un minuscule
pourcentage, de choisir mes intentions ou les vœux de mon âme,
d’être plus présente et attentive ou encore de me garder en
mouvement. Ainsi, je termine mon déca en prenant conscience de
l’ampleur de ce qui m’a été transmis.
— Et ce n’est pas fini! me lance joyeusement l’homme qui fait
désormais vibrer mon cœur à nouveau.
— Carla! dis-je avec un clin d’œil.
— Exact. Et en conclusion de tout cela, je te prédis un moment
d’exception avec Iris.
En effet, Iris m’était complètement sortie de la tête, ce qui est un
miracle si je pense à son allure inoubliable. Puis revoyant cette
soirée au club des Dream Catchers, une interrogation m’assaille:
— Mais au fait, quel était le pouvoir transmis par Bill? Je ne me
souviens pas d’un enseignement de sa part.
— Bill devait te communiquer le pouvoir magique le plus subtil,
celui qui requiert discrétion et humilité. À ma grande joie, il semble
que ce privilège m’est désormais accordé.
Je le questionne sur la nature de ce pouvoir, mais il me demande
de patienter pendant qu’il félicite Andrea pour son service
impeccable. Giuseppe s’approche ensuite de moi, m’invite à quitter
la table, tire galamment sur la chaise et, après avoir moi-même
remercié le maître d’hôtel, je prends le chemin du retour avec mon
cavalier. Il m’aide à chausser mes escarpins, puis nous repassons
devant la piste de danse, désormais déserte. Je consulte ma montre
et je constate que, en effet, le temps a filé à une vitesse folle.
— Pour répondre à ta question: c’est le don de soi et le
dévouement. C’est le pouvoir caché dans tous les autres! Et c’est ce
qui fait qu’il n’est pas inclus dans le lot. C’est le pouvoir réparateur
et activateur.
— Ah… c’est magnifique! dis-je. Ce concept me semble précieux,
en effet.
— Pas autant que toi, fait-il alors que nous abordons ma voiture.
Une longue hésitation me laisse ainsi, silencieuse et vaguement
inconfortable, devant mon bel Italien. Je toussote pour débarrasser
ma gorge de la gêne qui menace de l’obstruer, fais malgré moi une
grimace de petite fille prise en défaut, puis ose lui livrer le fond de
ma pensée.
— Tu sais Giuseppe, mon corps aurait très envie de t’inviter chez
moi pour un dernier verre, mais mon âme me suggère de prendre
mon temps.
— Et la mienne me dicte la même chose, me répond-il avec le
sourire. Ne t’en fais pas, bella, nous avons la vie devant nous. Et
peut-être plus encore!
Après m’avoir serrée très fort dans ses bras, il m’ouvre la portière,
la referme dès que je suis installée et m’envoie la main pendant que
je m’éloigne en le regardant rapetisser dans mon rétroviseur. Je
laisse Joy dans l’allée de garage et, avant d’entrer, je m’adosse
contre le chambranle et contemple les étoiles scintillant au-dessus
de moi. Je reprends lentement mon souffle et j’éponge mes yeux
humides. Cet homme me touche profondément et il me tarde de le
revoir et d’apprendre à mieux le connaître.
Je me déchausse dans le vestibule, rends visite au petit roi qui
semble dormir, me dirige dans le bureau, m’installe devant
l’ordinateur, l’allume. Aussitôt, le timbre caractéristique m’annonce
que j’ai reçu deux courriels. Le premier, d’un fabricant de logiciels,
le second de la part de mon frère, que j’ouvre en premier.
Dans la section «Objet» figure un simple mot: Enjoy! Je lis le
court message,

Ma sœurette,

Je suis fier de toi, comme l’est notre mère. Elle m’a parlé de ton
projet et de tes actions récentes, et je ne peux me contenter que
d’applaudir. J’ai consulté des spécialistes du domaine des médias. Je
t’offre donc le logiciel pour faire le montage de tes documentaires,
car je sais qu’il y en aura plusieurs.

Nous sommes avec toi de tout cœur.

Louis

Ah, mon cher frère, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer!


Toujours aussi généreux, il m’a fait cadeau de ce qui me manquait
pour assurer la création de mon film sur Frannie et ses Dream
Catchers. Et ce qu’il a choisi est de top niveau!
Pendant que je fais ma toilette, je sens que je vais avoir du mal à
dormir ce soir. Trop d’émotions pour une seule journée. Mais tout
cela n’arrive sans doute pas par hasard. J’ai l’impression que je vibre
différemment depuis quelque temps. Je crois qu’une petite brèche
s’est ouverte, un supplément de confiance et d’optimisme semble
vouloir se frayer un chemin dans ma vie et jaillir en moi. Et j’en suis
ravie!
Allongée confortablement dans les draps de soie mauve de
Frannie, je m’endors avec cette question en tête: est-ce que le fait
d’amorcer un processus de transformation positive, d’enfin se
donner une chance de manifester le rêvé, n’apporterait pas des
bénéfices secondaires, inespérés, même?
Comme dirait ma mère, les preuves s’accumulent et tout porte à y
croire!
19
Marche sur la tête
pour changer les traditions

Surfant sur les souvenirs de ma fabuleuse soirée de la veille, j’ai


passé une bonne partie de la journée à maîtriser le programme de
montage vidéo offert par mon frère. C’est un logiciel tout
bonnement génial et beaucoup moins compliqué qu’appréhendé.
D’accord, ce n’est pas demain que je vais réaliser un long métrage de
science-fiction, mais tous ces termes techniques de base qui,
auparavant, relevaient du chinois pour moi me sont désormais
familiers. J’ai même fait quelques tests en reliant des scènes
filmées, sans céder à la tentation de multiplier inutilement les
coups d’éclat. Ce que je recherche pour mon documentaire, je le
désire également pour ma nouvelle vie: netteté, précision,
authenticité.
Malgré la chaleur assommante de l’après-midi, je suis allée faire
du repérage, prenant des clichés d’endroits inspirants avec mon
téléphone, déterminée à faire d’une pierre deux coups: élire des
lieux de tournage et garnir en images mon tableau de visualisation.
Tant qu’à faire des analogies, j’irais jusqu’à dire que je parviens à
mettre au point mon esprit comme je le fais avec l’objectif de ma
caméra. C’est fou, même! Pour la première fois depuis des années,
je sens et je sais ce que j’ai à faire. Et personne ne pourra me
persuader du contraire. C’est une conviction intérieure, un appel de
mon âme sans doute. Je n’avais pas réalisé à quel point un tel état
pouvait être puissant.
De retour à la maison, et après avoir confié mes plans à mon
adorable pensionnaire silencieux, je définis un calendrier pour les
prochains jours, déterminant quels membres des Dream Catchers
j’allais interviewer et quand, me réservant une certaine flexibilité en
cas d’imprévu ou de conflit d’horaire. J’ai également opté pour un
tournage rapide qui limiterait les possibles contaminations entre les
sujets, qui ne manqueront sûrement pas d’échanger leurs
impressions sur mon projet.
Avec le soleil déclinant, j’ai honoré ma promesse d’aller courir, de
bouger, dans le but de me dégourdir et, oui, de brûler les quelques
calories en trop ingurgitées la veille. Je suis revenue à la maison en
nage, un peu exaltée par mon effort, et je suis ressortie de la douche
habitée par une sensation de légèreté et de liberté étourdissante.
Mon cher voisin Bill m’avait appelée pour s’assurer que je
n’oublierais pas la rencontre des Dream Catchers à dix-neuf heures,
à l’endroit habituel, et que je garderais le reste de ma soirée en
réserve pour Carla, qui nourrissait un plan de nuit blanche dans sa
belle tête. Je lui ai répondu que je ne raterais cette réunion pour
rien au monde, car j’avais quelques tours dans mon sac à leur
intention.
Pour cette deuxième rencontre, je vais leur présenter
officiellement mon projet de documentaire les concernant. De plus,
j’apporterai mon tableau de visualisation comme ils me l’ont
demandé et mon petit doigt me dit qu’ils vont en être ravis: non
seulement est-il bourré de photos et de phrases inspirantes, mais
j’ai également pris soin de les agencer de façon harmonieuse.
Finalement, je vais terminer la soirée en beauté avec cette chère
Carla, comme prévu.
Une fois prête, je saute dans la voiture, roule jusqu’au sanctuaire
de mes amis, m’empare de mon équipement de tournage et de mon
tableau de visualisation, sonne, passe la porte les bras chargés. À
peine ai-je posé un pied dans le vestibule que je suis accueillie par
une salve d’applaudissements. Tout le groupe y est déjà et la salle a
été décorée avec des banderoles et des ballons multicolores. Je me
déleste de mon fourbi, m’avance vers les membres, décontenancée
par leur gentillesse.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici?
— Ma belle Corinne, ce soir, nous célébrons ton entrée officielle
parmi nous, me répond une Susan si excitée que ses cheveux
bouclés tressautent sur sa tête.
Mireille prend aussitôt le relais, elle-même en proie à une vive
émotion:
— Parce que tu as su nous démontrer ta confiance et ton bon
vouloir. Ton «good will», comme on dit ici.
Je suis profondément touchée de les voir ainsi, m’accueillant
parmi eux avec une joie presque palpable. On dirait qu’une nouvelle
famille s’ajoute à celle que j’affectionne déjà. Est-ce que Frannie
était consciente de l’ampleur du cadeau qu’elle allait m’offrir?
Comme par hasard, c’est Bill, son voisin depuis vingt ans, qui prend
la parole.
— Ma chère Corinne, peut-être auras-tu compris que je
représentais la force tranquille de ce groupe, celui qui veille dans
l’ombre, sans artifice.
Je rougis légèrement en glissant un regard rapide vers mon bel
Italien, qui me paraît encore plus charmant que la veille.
— Je t’avoue, dis-je, que c’est Giuseppe qui me l’a appris.
— Tutto e bene, fait ce dernier. Alors pour inaugurer cette soirée,
permets-nous de te lire ce message de notre Frannie adorée.
Obéissant à une chorégraphie parfaitement orchestrée, Bill,
Giuseppe, Susan, Marcus, Tricia, Mireille, Florence, Diego, Carl,
Tina, et Iris, assise dans son fauteuil, tirent un petit feuillet d’une
poche ou d’un sac. Je leur demande de patienter une minute, le
temps d’installer trépied, caméra, spot et microphone. Je remarque
qu’ils échangent des regards approbateurs, et leur appui m’instille
encore plus de confiance en mon projet.
Moteur! Caméra! Action!
Je me poste en retrait de l’objectif et, un à un, mes amis
s’avancent pour lire un bout du message de mon exceptionnelle
grand-mère:

Ma douce Corinne,

Tu es presque arrivée au terme de cette aventure que je t’ai


concoctée avec mes adorables complices. J’espère que tu as appris
mille leçons, certes, mais surtout que tu y as pris beaucoup de
plaisir. Car sinon, à quoi bon vivre?

L’audace dont j’ai fait preuve, l’excentricité selon certains, ce n’était


qu’un élan de mon âme me permettant de profiter au maximum des
années à ma disposition. A-t-on vraiment envie de mener une
existence fade et terne? Pourquoi en serait-il ainsi lorsqu’on perçoit
toutes ses infinies possibilités, toute la liberté dont on peut jouir et
la créativité avec laquelle on peut y contribuer?

Pour moi, la vie doit se vivre en couleur, avec détermination, plaisir


et culot!

J’ose espérer que mon adorée Carla saura t’en convaincre.

Oublie les règles pour un moment Corinne, laisse-toi aller.


Complètement! Joyeusement!

S’il y a une chose dont tu peux être certaine, c’est que je serai là avec
toi.

Frannie

C’est Bill qui murmure le nom de mon aïeule et, une fois sa
mission accomplie, il ne peut s’empêcher de fondre en larmes. Tout
le clan serre immédiatement les rangs, moi y comprise.
Quelques minutes plus tard, nous sirotons un délicieux mocktail.
J’en profite pour présenter à mes amis mon tableau de visualisation
sur lequel figurent, en plus des messages et des images
rassérénantes, des photos reliées à mon projet de documentaire.
Tous insistent pour collaborer à sa réalisation. Je suis émue à la
pensée de ces gens qui, en visionnant le produit final, pourront faire
ce même chemin vers la meilleure version d’eux-mêmes et vers leur
vie de rêve en recousant leur cœur et en activant leurs pouvoirs
magiques.
Une fois terminée la présentation de mon tableau de visualisation
et de notre projet, Marcus se lève et vient s’agenouiller à côté de
moi.
— Ma chère Corinne, tu te rappelles notre première rencontre,
quand je t’avais tiré les tarots?
— Bien sûr! Je n’y croyais pas trop et Tricia m’a avoué par la suite
que je te servais de cobaye, dis-je, légèrement mal à l’aise.
— Oui, mais quel spécimen! ajoute-t-il. J’étais convaincu que
l’humain pouvait être programmé autant positivement que
négativement, mais, mais…
— Quelle preuve éloquente tu fais! conclut Iris tout sourire.
Marcus poursuit sur sa lancée et m’assure que, au bout du
compte, ma progression a moins à voir avec son tirage de cartes en
tant que tel qu’avec la transmission des désirs de mon âme que cet
exercice a rendue possible.
— Je t’accorde que mon expérience de plusieurs années en tant
que psychologue n’a pas nui. Et puis, mea culpa, j’ai enjolivé un
petit peu, j’ai essayé de te redonner confiance en tes capacités,
surtout.
— Avec l’aide du tarot?
— Eh alors, pourquoi pas? demande Florence. Tu y as cru au
moins un peu, ou je me trompe?
Force m’est d’admettre que, oui, en effet, ces paroles m’avaient
instillé un soupçon supplémentaire d’assurance, de foi dans le
moment présent et dans les aspirations qui m’animaient. Grâce à
cette conversation devant cinq cartes déployées sous mes yeux, la
graine d’une conviction d’être dans le vrai avait été semée.
— Voilà, ma chérie, roucoule Diego. Tu es la preuve qu’il ne fait
pas fausse route. L’humain peut être programmé, et, dans ce cas,
qu’il le soit positivement est la meilleure des choses possibles. Tant
en affaires ou en carrière qu’en amour!
Je tourne un peu trop rapidement la tête vers Giuseppe qui me
couve d’un de ces regards ardents auxquels il est difficile de résister.
J’hésite une seconde, sous l’emprise de ces yeux brillants, puis
décide de me lancer:
— Oui certes, mais tu ne m’as pas prédit cette magnifique relation
particulière avec Giuseppe.
— L’humain peut être parfois influencé de la meilleure façon
concevable. La vie, elle, c’est une autre paire de manches. Elle nous
réserve toujours d’agréables surprises, me répond le fameux
psychic.
L’heure suivante, chacun exprime ses rêves, comment la mise en
action de ses pouvoirs magiques et le soutien des membres avaient
rendu leur réalisation possible. Au fil des témoignages, j’ai
remarqué l’absence de Carl et, n’eût été l’air parfaitement serein de
Diego, je m’en serais souciée. Mais cette inquiétude aurait été
immédiatement balayée par le magnifique ouragan qui fait son
entrée dans la pièce: Carl complètement transformé en Carla.
— Wow! s’exclament les membres du groupe des Dream Catchers.
Carla est tout bonnement à couper le souffle: escarpins aux talons
vertigineux, robe moulante en tissu lustré et multicolore, longs
gants de satin, bijoux rutilants, maquillage extravagant exécuté
d’une main experte, le tout couronné d’une splendide perruque
rousse en cheveux naturels.
— Alors ma poule, on y va? me lance celle qui, comme annoncé, a
pour mission de me transmettre le dernier des pouvoirs magiques.
— Tout à fait! que je lui réponds sans prendre le temps d’y penser,
emportée par l’enthousiasme.
Ma drag-guide favorite agite impatiemment les doigts en direction
de Diego qui, après avoir déposé un baiser très léger sur les lèvres
peintes de sa douce moitié, me tend une petite boîte.
— Ma darling, pour aller où je t’emmène, tu as besoin d’un je-ne-
sais-quoi qui t’apportera ce oumpf qui fait des miracles.
Pendant que les autres membres ricanent, visiblement amusés
par les paroles de Carla, j’ouvre le présent avec mille précautions.
— Chou, c’est un cadeau, fait Carla. Pas une bombe atomique!
Ce que ma compagne pour la soirée m’a offert n’en est pas moins
explosif: un boa pur plumes au rose intense et des lunettes de soleil
scintillantes de taille démesurée. Les accessoires qui, je m’en rends
maintenant compte, manquaient à ma toilette de la veille pour le bal
latino. Je suis ravie, mais également sceptique:
— Des verres fumés pour sortir en boîte?
— Où nous allons, bébé, ça brille de tous les feux possibles. Alors,
shine on et let’s go!
Après avoir embrassé mes amis — et un peu plus longuement
Giuseppe —, je m’engouffre avec Carla dans la Mercedes de Diego
qui nous laisse aux portes du DragNet, un club de drag-queens
niché dans un quartier plus ou moins louche de Fort Lauderdale.
Carla s’empresse de me rassurer:
— J’ai fait onze ans de karaté, mon poussin. Sous cette toilette en
lamé se cache une ceinture noire.
Nous passons les portes et je reconnais aussitôt, assis sur une
banquette circulaire, les mêmes drag-queens qui avaient porté
Frannie jusqu’à son ultime repos. Je suis émue de les retrouver ici
et je ne me gêne pas pour le manifester. Elles me versent une coupe
de ce qu’elles appellent du champagne, en fait un prosecco, mais je
ne m’en formalise aucunement: j’ai l’âme italienne depuis peu. À
peine ai-je le temps de prendre une gorgée que la plus enrobée
d’entre elles me saisit par le poignet, me force gentiment à me lever
et annonce que l’heure est venue de me soumettre à un make-over
radical. Carla semble vouloir se porter à ma défense, mais je l’arrête:
l’heure a sonné pour Corinne de muer. Et aussitôt, je suis mes
copines jusqu’à la salle de maquillage caché en arrière-scène.
Jamais de ma vie je n’ai ressenti autant de délicatesse et de
générosité. Elles (ou ils…) ont toutes à cœur de me faire découvrir
leur monde, mais surtout, je perçois bien le message à en retirer. À
mesure que je me métamorphose par leurs bons soins, je sens les
craintes et les peurs irraisonnées d’une Corinne d’une autre époque
qui s’évanouissent. Une fois la mue accomplie, je m’ébahis devant
l’image renvoyée par le grand miroir: je suis un hybride entre une
danseuse des Folies Bergères et une superhéroïne américaine, et
quelque part, j’ai la quasi-certitude que cette créature est beaucoup
plus près de ma vérité d’être que le personnage presque terne dans
lequel je m’étais emprisonnée. Lorsqu’on est complètement qui on
est, sans blocages et sans peur, on rayonne de tous ses feux. C’est
bien ce que représentent pour moi ce soir ces hommes transformés
en leurs alter ego, prêts à tout pour nous en mettre plein la vue et le
cœur, sans parler de moi-même, méconnaissable et pourtant si
vraie: car c’est bien moi qui me souris glorieusement dans cette
glace.
Je comprends maintenant pourquoi Frannie avait développé une
relation d’amitié aussi riche et profonde avec ces as du
travestissement. Je ne capte que de l’affection, de la joie et du don
de soi dans leurs divines présences et les prestations qu’elles offrent
au public. J’ai l’impression que les portes d’un monde insoupçonné
s’écartent devant moi, et c’est bien au-delà du pourcentage
d’ouverture suggéré par Giuseppe. Il s’agit du non-jugement, de
l’amour inconditionnel, de la beauté de la vie, de l’émerveillement
et de tout ce qu’un brin d’audace peut rapporter. Cette leçon-là, je
ne l’oublierai jamais, comme toutes les autres.
La fin de la soirée approche quand Carla monte sur scène pour
faire le numéro de clôture. Avant de lancer la musique, elle confie
au micro que, cette nuit, sa petite sœur du Canada est venue l’aider
pour son show. Et sans me donner le temps de m’évader, elle lâche,
pendant que le spot est dirigé sur ma personne:
— Ladies and Gentlemen, from Québec, Mizz Mabel Syrup!
Et c’est ainsi que, portée par les cris et les sifflets, sans oublier la
contribution de la cohorte de mes nouvelles conseillères en fashion,
je monte sur scène et, par miracle, je parviens à me déhancher sur
de véritables échasses pendant que Carla fait des merveilles en
électrifiant littéralement l’auditoire.
Et pendant que je me glisse précautionneusement hors de la
Mercedes avec l’aide de Diego, et que je m’avance vers ma maison
rose, pieds nus en tenant mes escarpins d’une main, je songe aux
cadeaux inestimables que la ravissante Carla et tout le groupe des
Dream Catchers m’ont offerts, y compris le développement de ce
dernier pouvoir magique que m’a inculqué Carla par ses gestes et
ses actions: l’audace.
20
La ballade des gens heureux

Les jours, les semaines, les quelques mois suivants se sont


pratiquement écoulés sans faire de bruit, et la relative constance du
climat n’est sans doute pas étrangère au phénomène. Toutefois, je
suis convaincue que l’aboutissement de mon film sur le groupe des
Dream Catchers m’a tellement passionnée que je n’ai pas réalisé
que le temps passait.
Bien entendu, d’autres éléments ont forcément participé à ce que
j’appelle mon délicieux étourdissement. La mise en ordre de la
maison, mes heures de méditation, l’attachement sincère que je
nourris pour le roi Salomon, qui a donné son nom à ma compagnie
de production, et, par-dessus tout, l’évolution idéale de ma relation
avec mon beau Giuseppe, un lien tissé dans la sérénité et, fait
nouveau pour moi, la maturité, ont contribué à cette accélération
des heures.
En effet, mon amoureux est à l’écoute de mes besoins et de mes
moindres désirs, comme je le suis des siens, et il ne me reproche
jamais, comme l’avaient fait les hommes précédents, les périodes de
solitude qui me font également du bien. J’apprends à vivre avec
moi-même et ce que des esprits moins conciliants appelleraient mes
caprices. Ce sont désormais des nécessités: je prends ces moments
pour moi comme une façon de satisfaire un appétit. De vie. D’être
comblée en ma seule compagnie. Et en celle de mon dragon
barbichu.
J’ai discuté à part avec chacun des membres du groupe, à
commencer par Iris, dont la santé me semblait chancelante. Ils
m’ont relaté à tour de rôle leur histoire avant leur atterrissage à Fort
Lauderdale, les circonstances entourant leur rencontre avec
Frannie, leur arrivée aux Dream Catchers, leurs différentes
manières d’appliquer les enseignements partagés, les pouvoirs
magiques dont ils se sentent les plus près, leur quotidien depuis
leur pleine adhésion aux principes constitutifs du clan.
Ensuite, j’ai réuni toute la compagnie pour un tournage libre,
mais, je n’ai pas honte de m’en vanter, expertement mis en lumière
grâce à l’expérience acquise au fil de la réalisation. Ce que l’on
appelle la postproduction m’a également coûté quelques maux de
tête et beaucoup de corrections d’erreur. Et puis, il m’a fallu choisir
la musique appropriée, négocier les droits, peaufiner l’image, le son,
compléter avec quelques nouvelles séquences, définir le générique,
coller les scènes bout à bout sans anicroche, et recommencer,
recommencer, recommencer jusqu’à l’atteinte du résultat optimal.
J’ai présenté le produit fini à mes amis qui m’ont aussitôt signifié
leur approbation, voire, pour certains, leur admiration pour la
besogne que j’avais abattue. Me restait à trouver un diffuseur
intéressé par mon œuvre.
Par un sens peut-être disproportionné de la fidélité, j’ai lancé un
coup de fil à mon patron, Jean-Simon Bélanger, à qui je n’avais pas
parlé depuis ma requête de congé sans solde. Contrairement à son
habitude, il n’a pas cru bon de répondre, et, par deux fois, je lui ai
laissé un message lui proposant de jeter un coup d’œil à mon travail.
La Corinne d’avant se serait sans doute découragée, ou sinon aurait
additionné les appels et les messages au même énergumène. La
nouvelle Corinne, elle, a trouvé cette manifestation de mépris
stimulante, d’une certaine façon: j’allais prouver à ce blanc-bec qu’il
s’était enfoncé un sérieux doigt dans l’œil jusqu’à l’occiput en me
tournant le dos.
J’ai donc confectionné deux bandes-annonces, une en français,
l’autre en anglais, que j’ai testées sur mes complices. Confortée
dans ma certitude de proposer un produit irrésistible, j’ai
littéralement envahi Internet, avec l’aide de mon amoureux qui,
surprise, en connaît un rayon sur le pouvoir du Web. J’ai ainsi pu
identifier les chefs de la programmation des différents réseaux, les
organisateurs de festivals de films et de documentaires, et les
distributeurs.
Je me suis surtout rappelé les paroles d’un vieux routier du milieu
qui m’avait dit que, pour les nouveaux venus, les chances de voir
leurs œuvres sélectionnées ne dépassaient pas le cinq pour cent.
Donc, logiquement, si j’entrais en contact avec vingt décideurs, l’un
d’entre eux devrait me répondre par l’affirmative, pas vrai? J’en ai
joint plus d’une cinquantaine, leur destinant par Internet ma bande-
annonce, un document de présentation, une courte bio, les détails
techniques.
Eh bien, ce vieux routier s’était trompé: onze dirigeants ou
dirigeantes de divers organismes m’ont contactée, se déclarant
vivement intéressés par mon travail. Pour une des rares fois dans
ma vie, j’ai dû faire le tri entre eux, élire les personnes, les réseaux,
les festivals qui assuraient une exposition maximale à Effata:
ouvre-toi.
Bien entendu, ce qui devait arriver arriva: mon portable sonne et
sur l’afficheur scintille le nom de mon ancien patron. Je résiste à la
tentation de lui faire le coup qu’il m’a fait, et je réponds d’une voix
gaie, sans être triomphante. Après les salutations d’usage et
quelques mots de politesse plutôt inhabituels de sa part, il me fait
doucement des reproches:
— Pourquoi ne pas me l’avoir envoyé, ce docu? Je croyais qu’un
lien de confiance nous unissait, pourtant. Après tout, c’est moi, c’est
nous qui t’avons donné ta première chance…
Et patati, et patata. Je le laisse débiter tout son baratin en
chatouillant la barbichette du roi Salomon qui semble me sourire.
Une fois son monologue terminé, je ne me gêne pas pour dire ses
quatre vérités, mais avec calme, à mon interlocuteur. Je lui relate
les affronts que lui et la maison m’ont parfois infligés, mais, en
prime, je trouve la force de les remercier:
— Quelque part, grâce à vous, j’ai pu évoluer et me retrouver. Je te
souhaite le même privilège, Jean-Simon.
Et je coupe la communication. Je ressens un immense
soulagement, qui n’a pas planté ses racines dans le sentiment de
revanche accomplie, mais dans la certitude de m’être finalement
ouverte à moi, à ma vérité, et d’avoir peut-être réussi à aider un
homme faible, doté de pouvoirs démesurés, à grandir.
Les réseaux que j’avais sélectionnés s’étaient pratiquement
chamaillés pour diffuser en primeur mon documentaire, mais je
suis parvenue à les convaincre de s’entendre sur une date
commune.
Nous voilà maintenant tous assis devant deux téléviseurs, un
offrant le film en français, l’autre en anglais, et une joyeuse
cacophonie égaie le sanctuaire des Dream Catchers. Plaisir suprême,
ma mère est descendue à Fort Lauderdale pour assister à
l’événement, en profitant pour nous présenter Luce, la femme qui
partage discrètement sa vie depuis près de deux ans.
Je suis plus qu’heureuse de constater le regard pétillant qu’Élaine,
tirée à quatre épingles, lance à la ronde, de nouveau transportée par
l’amour. Après la diffusion, Giuseppe et moi les accueillons dans
l’appartement de mon compagnon qui nous prépare des petits plats
délicieux dont lui seul a le secret. Je songe alors qu’il y a trop
longtemps que j’ai passé une soirée avec des amoureux aussi
affectueux que Giuseppe et moi.
De retour à la maison, Luce prétexte une fatigue soudaine pour se
retirer dans la chambre bleue qu’elles avaient choisie d’un même
souffle. Élaine me prend alors par la taille et me conduit jusqu’à la
terrasse où, visiblement émue, elle me remet une lettre de Frannie.
— Sauf que celle-ci, c’est à moi qu’elle l’avait destinée.
D’un simple sourire, elle m’encourage à la lire avant de s’effacer
pour retrouver sa conjointe.

Ma chère fille, la chair de ma chair,

Ne crois-tu pas que tout ce qu’un parent souhaite soit le bonheur


ultime de son enfant? «Le bonheur et les causes du bonheur»,
comme le diraient les bouddhistes. Et si les raisons derrière ce
bonheur sont différentes de ce que l’on aurait imaginé, qu’à cela ne
tienne, ce sera à nous de nous adapter. Parce que nous mettons des
enfants au monde pour nous enseigner la vie, non?
J’ai toujours senti que tu nous cachais ta nature profonde et les
réels désirs de ton cœur. Si j’ai décidé d’écrire cette lettre, c’est pour
faire rayonner le plus de lumière sur notre famille.

Puissiez-vous avoir l’audace d’être qui vous êtes, et de ne jamais


vivre enfermés dans l’opinion d’autrui.

Parce qu’il s’agit de VOTRE vie, mes chéris, et que personne ne


pourra en profiter à votre place.

Soyez donc qui vous êtes, sans peur et sans retenue. Ainsi, vous
inspirerez les autres à en faire autant et vous changerez notre
monde en mieux.

C’est la grâce que je vous souhaite.

Frannie

Comme par la magie de la synchronicité, mon ordinateur


m’avertit que mon frère me lance un appel vidéo. En effet, Giuseppe
a configuré mon système et chaque contact a désormais son propre
timbre. Louis a hérité d’un vieil air disco: Love is in the Air. Je me
précipite donc vers le bureau sans négliger de faire quelques pas de
danse en chemin.
Il se tient devant la caméra avec Justine, son épouse. Les deux
respirent le bonheur tranquille et la joie de vivre. Mon frère m’a
tellement aidée dans mon évolution des derniers mois que cela
m’émeut encore plus de le voir là, tout sourire.
Ils me félicitent à tour de rôle, et me communiquent les bravos de
leurs enfants, déjà couchés malgré la surexcitation de savoir leur
tante adorée surfant sur le succès. Je leur envoie mille baisers à
tous et j’éteins aussitôt l’ordinateur.
L’écran redevenu noir me renvoie l’image d’une femme comblée.
Par le travail, par les amis, par son sens de l’accomplissement et,
plus spécialement encore, par son amoureux. Ça également, j’ai du
mal à le réaliser, moi qui n’y croyais plus vraiment avant même
d’atterrir à Fort Lauderdale. Sa photo trône sur le bureau et il y
apparaît tout simplement majestueux dans son costume bleu foncé
et ses chaussures lustrées, à l’européenne. Lui aussi m’a beaucoup
appuyée dans la conduite de ce projet que j’ai réussi à concrétiser,
sans parler de tous les membres des Dream Catchers.
Le cœur en fête, je regagne la chambre violette où se trouve
désormais le vivarium du roi Salomon. Après une douche rapide, et
une petite jasette avec mon reptile favori, je me glisse sous les draps
de satin et m’abandonne au sommeil.
Je me réveille tôt, et le souvenir d’un rêve excitant m’habite
encore pendant que je prépare un petit-déjeuner pour trois: nous
étions, Frannie et moi, dans une grande salle bourrée de spectateurs
et elle me tenait fermement la main alors que, sur scène, un
présentateur listait les finalistes du prix Iris du meilleur
documentaire. Je me suis tournée de l’autre côté, et la chère amie
de ma grand-mère, la judicieusement nommée Iris, me souriait avec
complicité, ses yeux vifs et bordés de rides scintillant derrière
d’énormes lunettes violettes.
Je raconte mon rêve à mes deux invitées qui m’assurent que, au
vu du résultat, cette échappée vers la fantaisie nocturne risque bien
de se réaliser.
— Je te jure, ajoute Luce, je travaille en pub, et ce que tu nous as
offert est top notch.
Pendant que les deux amoureuses s’occupent de desservir la table,
je prends les nombreux messages accumulés pendant la nuit. La
plupart en sont de félicitations, mais le dernier, laissé par un
inconnu de Québec, m’intrigue. Je le rappelle aussitôt.
— Merci de m’avoir contacté, fait-il. Je sais que vous devez être
très sollicitée, alors je me fais bref. Je m’appelle Emmanuel. Je suis
chercheur à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.
J’ai vu votre film et je me suis documenté à votre sujet. Je suis très
intéressé par votre théorie en lien avec l’activation de la force de vie
et son ascension vers la transcendance.
Tout ce que je trouve à répliquer sous le coup de l’émotion est:
— Ah?
— Oui, poursuit-il sur le ton d’un savant passionné par sa
discipline. Votre schéma qui complète la pyramide des besoins de
Maslow est brillant, selon moi.
— Eh bien, je suis ravie de l’entendre!
Il me dévoile la raison précise de son appel. Il m’offre de
présenter mon documentaire et d’exposer ma théorie à ses
étudiants.
— J’ai l’intuition que votre proposition pourrait faire du chemin.
Imaginez si des chercheurs s’y intéressaient et qu’ils prouvaient vos
propos.
Ma réponse n’en est pas une d’humilité, mais de lucidité:
— Je n’ai pas l’impression d’avoir fait une découverte scientifique,
j’ai simplement suggéré des idées en espérant que les gens les
appliquent à leur expérience de vie.
Il me confie un secret: un ami travaillant pour l’un des diffuseurs
lui avait refilé une copie de mon film dans le but d’en valider le
propos. Par conséquent, il a testé sur sa personne ce que j’ai appelé
les pouvoirs magiques de l’humain et il m’assure que les résultats
ont été impressionnants.
— Je suis de plus en plus intuitif. J’ai la sensation qu’une nouvelle
connexion s’est établie avec une force supérieure. Je n’ai jamais
vécu cela auparavant. Je vous avoue que j’ai même eu peur au
début, moi, un universitaire. Mais ce processus facilite tellement
mon travail et mes recherches que je suis bien obligé d’admettre
que c’est positif.
— Et vous croyez que c’est lié à l’activation de vos pouvoirs
magiques? lui dis-je en prenant conscience que la situation me
paraît presque irréelle.
Il prend un temps pour répondre, puis conclut:
— Oui, et parce que je recouds mon cœur.
Jamais je n’aurais pensé qu’un homme, un scientifique de
surcroît, me ferait une révélation pareille. «Effata, ouvre-toi,
Corinne», voilà ce qui résonne au même moment dans mon esprit.
J’accepte immédiatement son offre et nous nous entendons pour
définir un calendrier qui nous convient dans les prochains jours.
Après avoir embrassé Élaine et Luce, je vais rejoindre Giuseppe à
son appartement. Midi sonne lorsque je passe la porte et il
m’accueille en me prenant dans ses bras. Je remarque, sur la table
derrière lui, une bouteille de champagne fraîchissant dans un seau
et je le questionne du regard: ma mère chérie l’avait appelé pour le
mettre au courant des développements. Il m’entraîne vers la salle à
manger, agrippe la bouteille en faisant tinter joyeusement les
glaçons.
— Un champagne Diamant pour ma reine! s’exclame-t-il au son
du pop.
— Comment as-tu fait pour trouver pareil trésor?
— C’est Florence qui a rapporté la bouteille de son récent séjour
en France. Je la lui avais commandée. Je la réservais pour un
moment unique et je crois qu’il vient de se produire, non?
— Mais je n’ai quand même pas gagné le gros lot, dis-je.
— Ah, mais ce champagne n’est pas pour ton bonheur, mon
amour. Il est pour le mien. Celui que tu m’as apporté par ce jour de
canicule, quand tu es venue commander un café. Et que j’ai senti
que mon arabica n’était pas la seule raison de ta visite. D’ailleurs, je
crois que tu l’as même dit.
— Vraiment?
— Quelque chose du genre, je t’assure. Ou je l’ai perçu. C’est moi
le grand gagnant dans toute cette histoire, car c’est à ce moment-là
que mon cœur a effectué plusieurs tours de vrille une nouvelle fois.
— Une nouvelle fois?
— Si, signorina, comme celle où je t’ai vue à ta première rencontre
des Dream Catchers.
Ah les Italiens! Il faut bien avouer qu’ils sont de formidables
maîtres dans l’art de la séduction. Son charme et le champagne
aidant, nous avons passé une journée exaltante, puisque son ami
Andrea s’est occupé du Caffé Amoroso, sans parler d’une soirée des
plus romantiques.
Avant même de dormir, je rêve de projets emballants et de
voyages aux quatre coins de la planète avec l’homme de ma vie. Est-
ce que ce succès n’est qu’un aperçu de mes possibilités? Chose
certaine, si je demeure ouverte et consciente de mes pouvoirs
magiques, je peux seulement croire en eux et leur permettre de se
manifester.
21
Gracias a la vida

Le pavillon Charles-De-Koninck de l’Université Laval est un


bâtiment élégant, tout en sobriété, avec ce qu’il faut de fantaisie
pour suggérer les idées originales mais solides qui y voient le jour et
y prospèrent. Pendant que je m’en approche, le noroît balaie la
pelouse déjà brunie par l’automne et j’encaisse le coup comme une
grande fille, malgré le soleil radieux qui, moins d’une semaine plus
tôt, me réchauffait les épaules en Floride.
À peine ai-je passé les portes, fébrile malgré le froid, que ce qui
ressemble à un adolescent se présente devant moi: c’est Emmanuel.
Sa poignée de main énergique, son regard franc, et les rides qui
raient ses joues quand il sourit me rassurent tant sur son caractère
que sur son âge.
— Bonjour, Corinne, je suis ravi de vous accueillir ici aujourd’hui,
me dit-il avec empressement.
— Le plaisir est pour moi, même si j’avoue être un brin nerveuse.
Depuis mes apprentissages avec les Dream Catchers, je ne savais
plus être autrement que franche et j’avais acquis l’audace de dire
oui à ce que la vie avait à m’offrir, même si cela me demandait une
bonne dose de détermination et le courage d’admettre ma simple
humanité.
Emmanuel me guide vers l’amphithéâtre où je dois prononcer
mon allocution et où sera diffusé mon documentaire. J’ai été
chargée de présenter ma théorie de la transcendance aux étudiants
et professeurs de la Faculté de psychologie. J’avoue que je me sens
très privilégiée de relever ce défi, mais je crois fermement en son
importance, et c’est sans doute ce qui amplifie ma force vitale et me
donne la capacité d’accomplir cette tâche sans faillir.
Arrivés tous les deux devant la porte de la salle, Emmanuel me
demande de patienter un instant et me précise qu’il viendra me
chercher quelques minutes avant ma conférence. Je fais les cent pas
dans le couloir désert puis, tout à coup, j’entends le crissement des
roues d’un fauteuil roulant qui s’approche.
Je tourne la tête vers la source du bruit et, frappée de surprise,
j’aperçois Diego qui pousse une Iris à l’air glorieusement réjoui. Je
ne parviens qu’à bredouiller ma question:
— Mais que faites-vous ici?
— Tu ne crois pas sérieusement que j’allais manquer cet autre
moment de ta vie d’une importance capitale, me dit la vieille dame.
— Iris ne nous a pas donné le choix, poursuit Diego. Selon elle,
Frannie avait été on ne peut plus directive, nous devions être avec
toi pour ce discours, car elle avait pressenti qu’il aurait lieu,
renchérit le dévoué Diego.
— Mais vous m’en voyez bouleversée! dis-je en contenant mes
larmes avec peine.
Iris me tend les mains et je me penche vers elle pour lui
permettre de me faire l’accolade. Malgré son teint pâle et ses bras
filiformes, cette petite boule de chair a aussi du nerf à revendre!
— Allez ma chérie, lance-t-elle en me relâchant de sa prise de
l’ourse. Mets-nous-en plein la vue et le cœur, surtout. Sois la digne
petite-fille de cette grande dame que fut ta grand-mère.
Aussitôt, Diego tend les pouces en guise d’encouragement et
pousse ensuite le fauteuil dans l’auditorium. Quelques minutes plus
tard, c’est-à-dire le temps nécessaire pour me ressaisir, Emmanuel
vient me signifier qu’il est maintenant l’heure d’aller prononcer
mon discours et de présenter mon documentaire.
Je m’avance sur le plateau, repère rapidement le lutrin, y dépose
mes feuillets, me racle la gorge, cherche à localiser mes amis. Le
miroitement des lunettes d’Iris me réconforte aussitôt.
Je me lance:
— Chers professeurs et étudiants de la Faculté de psychologie. On
m’a demandé de vous exposer la théorie de la transcendance que j’ai
développée récemment, grâce au concours de gens généreux,
créatifs, brillants. Je les remercie tous, ainsi que notre ami
Emmanuel, qui a eu l’excellente idée de m’inviter.
Des rires fusent dans la salle, et je ressens immédiatement une
sérieuse dose de culot qui parcourt mes veines et me procure la
détente propre aux personnes convaincues d’avoir droit à la parole.
Je poursuis:
— D’emblée, vous devez savoir que cette quête a commencé pour
moi au moment du décès de ma chère grand-mère Frannie.
Cette femme excentrique et hors normes pour plusieurs m’a
entraînée à mon insu dans la plus belle aventure de ma vie. Grâce à
ses amis, membres d’un groupe sélect appelé les «Dream Catchers»,
j’ai appris à recoudre mon cœur et à activer, oui, mes pouvoirs
magiques. Ne vous en faites pas, je ne me prends pas pour la version
féminine d’Harry Potter.
Toutefois, ces pouvoirs magiques m’ont permis d’imaginer une
théorie originale de l’évolution de la psyché humaine, dotée selon
moi d’un objectif magnanime indéniable, une forme de générosité
essentielle qui pourrait bien être l’embryon de futures découvertes
sur de nouvelles possibilités, sur un monde que nous ne pouvons
percevoir actuellement.
Vous avez sûrement entendu dire que nous n’utilisions que dix
pour cent de notre cerveau? Je dois avouer que je ne suis pas une
adepte de ce courant de pensée. Nous nous servons de ce qui est à
notre portée. Par contre, qu’en est-il de notre cœur, de notre
intuition et de toutes ces autres facultés que nous n’avons pas
encore expérimentées ou que nous avons réprimées pour toute une
gamme de raisons que je considère comme farfelues?
N’avez-vous pas envie d’être plus curieux? De deviner ce qui se
cache derrière le miroir comme l’Alice de Lewis Carroll?
C’est cette soif de débusquer ce qui est dérobé à notre vue qui m’a
motivée tout au long de ma quête et qui m’inspire toujours
aujourd’hui au moment même où je m’adresse à vous.
Je vous invite à devenir ces orpailleurs, ces chercheurs de métal
précieux, ces dénicheurs de vérité. Car le moindre pas que chacun
d’entre nous fera nous ouvrira une porte sur un monde nouveau.
Vous savez quoi? Je vais vous faire une gageure. Je vous parie que
nous n’en sommes qu’aux balbutiements de ce qui nous reste à
découvrir. Émerveillons-nous de ces infinies potentialités, car
comme l’a dit Socrate: «La sagesse commence dans
l’émerveillement.»
Je vous laisse maintenant visionner le documentaire que j’ai
produit et réalisé avec tout l’amour qui me fait vibrer, et qui
s’intitule Effata: ouvre-toi.
Le film est projeté dans un silence presque monacal et j’aperçois
les étudiants et Emmanuel qui jettent frénétiquement des notes
dans un calepin ou les tapent sur un clavier. Après la période de
questions et les applaudissements nourris de l’auditoire, il me reste
à recueillir les félicitations des spectateurs et, finalement, à
retrouver mes deux Floridiens de passage.
— Bravo ma chérie! me lance Iris en prenant ma main dans les
siennes. Tu as tout compris. Frannie serait tellement fière de toi.
— C’est moi qui te dois toute ma gratitude, Iris. Mais tu me fais
penser que, contrairement à d’autres, tu ne m’as pas transmis de
pouvoir magique, n’est-ce pas?
Elle agite un long doigt noueux comme une fée tentant de
reprocher à une enfant sa trop grande perspicacité. Diego en profite
pour s’éloigner, toujours respectueux de ces moments d’intimité
entre proches.
— D’accord, lance Iris. Celui que je devais te communiquer résulte
de la combinaison de tous les autres. Il représente la magie de tout
mettre ensemble pour en arriver à percevoir une image dans sa
globalité. C’est pour cela qu’il était si important pour moi d’être ici
aujourd’hui. Parce que, à la lumière de ce que je viens d’écouter, tu
as saisi ce pouvoir avant même que je t’en parle, ce qui me prouve à
quel point tu as des points communs avec ta grand-mère.
— Et quel est ce pouvoir exactement?
— La transcendance, ma belle enfant. Ce qui dépasse, surpasse
l’entendement ou ce qui nous permet de percevoir les infinies
possibilités de la vie. Pour moi, il s’agit de la manifestation du divin
sur cette planète, peu importe les religions ou les croyances. C’est ce
qui nous offre l’occasion d’accéder à ce monde invisible qui nous
englobe et qui peut nous guider en cette vie terrestre. Voilà ce qui
nourrit la foi, en soi et en l’avenir, la gratitude et l’amour.
Pendant qu’Iris développe cette idée de transcendance, je ne peux
m’empêcher de songer à ce mystère non encore élucidé qui me
trotte dans la tête depuis trop longtemps, mais je crains que ma
question paraisse ridicule après ce qu’elle vient de me confier. Puis,
je repense à Giuseppe et à son pourcentage d’ouverture ainsi qu’à
Carla et à son audace. Alors, je me lance.
— Mais, dis-moi, Iris, pourquoi Frannie collectionnait-elle les
figurines et les peluches?
— Parce qu’elles lui rappelaient la petite Frannie qu’elle avait déjà
été et qui était toujours bien présente à l’intérieur d’elle. Les
enfants connaissent la théorie de la transcendance. Ils ne le savent
pas, mais ils la vivent chaque jour de leur vie. Voilà ce à quoi nous
devons tendre, à redevenir comme eux. N’est-ce pas ce que tu as
énoncé avec ta spirale ascendante et les pouvoirs magiques qui la
composent, sans hiérarchie, mais tourbillonnant sans répit sur eux-
mêmes pour ne jamais oublier d’où l’on origine et ce que l’on est
venu apporter au monde? Là se cachent les vœux de notre âme. «Tu
ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé», écrivait Pascal.
Je m’accroupis devant ma chère amie et, à mon tour, je prends sa
petite main dans les miennes et y dépose un baiser. La gorge serrée,
je lui manifeste, encore une fois, ma gratitude pour tout. Elle passe
ensuite sa paume sur mes cheveux et me murmure d’une voix
chevrotante:
— Il est temps de vivre la vie que tu t’es imaginée!
Les deux injonctions de Frannie,
reçues en rêve par Corinne

1. Tu dois recoudre ton cœur.


Nous avons tous vécu notre lot de traumatismes et de difficultés.
Parvenus à l’âge adulte, nous sommes responsables d’en guérir.
Pour cela, nous pouvons demander l’aide de personnes qualifiées,
comme des psychologues ou des thérapeutes. Mais surtout, nous
devons sortir de ce rôle de victime si facile à adopter et faire face à
l’avenir dans toute notre puissance. L’activation de nos pouvoirs
magiques nous donnera sans aucun doute un bon élan pour y
parvenir!

2. Tu as des pouvoirs magiques. Utilise-les!


Chacun d’entre nous est doté de forces et de qualités, mais il ne
tient qu’à soi d’en devenir conscient et de s’en servir à bon escient.
Par surcroit, nous pouvons avoir recours à toutes sortes de trucs,
astuces et rituels qui nous aideront à vivre pleinement, confiants et
agissant pour le beau, le bon et le bien. Ils représentent les pouvoirs
magiques de l’être humain.
Les pouvoirs magiques de l’être
humain
tels qu’enseignés
par les Dream Catchers

1. Se retirer, faire une pause ou ralentir.


Devant tout obstacle ou pour se donner un nouvel élan, il nous est
suggéré de ralentir la cadence, voire de s’arrêter pour faire le bilan
et pour nourrir ses forces intérieures. Des activités comme la
méditation, la prière ou la lecture de textes inspirants y
contribueront considérablement.

2. Percevoir l’amour à l’intérieur de soi et tout autour.


L’amour est partout et en tout. Plus nous nous efforçons de le
déceler, plus nous avons l’impression de vivre de petits et grands
miracles au quotidien.

3. Croire que la vie est belle, qu’elle nous veut du bien.


Demeurer positifs et confiants, nourrir l’espoir que les choses
peuvent s’améliorer nous dispose à recevoir le meilleur de la vie. Il
suffit de choisir d’y croire! Comme le clame la chanson: «It’s up to
you!».

4. Pratiquer la visualisation créatrice.


Déterminer les élans de son âme et visualiser leur concrétisation
procurent des émotions extrêmement puissantes qui activent le
pouvoir créateur. Ce cinéma mental permet de dynamiser des
émotions positives qui ne peuvent que nous garder en bonne santé
physique et psychologique.

5. S’ouvrir.
Comme Corinne, imaginons que quelqu’un nous souffle à l’oreille:
«Effata, ouvre-toi». Avant de porter un jugement, ou lorsque nous
sommes confrontés au doute ou à un manque de confiance en nous,
rappelons-nous qu’il suffit parfois d’une toute petite brèche pour
changer positivement le cours des choses.

6. Nommer ses intentions ou vœux de l’âme («spiwish»).


Faire la liste des vœux de notre âme et les réciter comme des
affirmations positives nous aident à les garder en mémoire pour
ainsi recevoir l’inspiration nécessaire à leur réalisation.

7. Être présent et attentif.


Porter intérêt à ce qui nous entoure et s’émerveiller de la beauté du
monde nous ramène dans le moment actuel et nous donne envie
d’en profiter davantage. Présence et attention sont intimement liées
et elles se nourrissent l’une et l’autre.

8. Entrer dans la danse.


Tout naît et meurt un jour. Entre ces deux moments, tout n’est que
mouvement et transformation. L’accepter et apprendre à entrer
dans la danse nous dispose à recevoir les plus beaux cadeaux de la
vie.

9. Être audacieux.
Un brin de folie ou d’audace ajoute de la couleur à notre existence et
nous incite à nous sentir pleinement vivants. En plus, en osant être
authentiques et flamboyants, nous donnons la permission aux
autres d’en faire autant. Prenons exemple sur Frannie!

La théorie de la transcendance de Corinne


Remerciements

«Vous n’atteindrez pas l’amour sans un immense


merci dans le cœur.»

Arnaud Desjardins

L’amour et la gratitude ne peuvent qu’inonder mon cœur grâce à ces


personnes si dévouées, talentueuses, créatives, généreuses et
aimantes qui m’accompagnent sur le chemin de l’écriture.

Erwan Leseul, mon éditeur chéri et ami précieux. Tu es un maître


d’œuvre exceptionnel, un guide, un confident et un allumeur
d’étincelles.

Pierre Samson, le meilleur et le plus adorable des réviseurs, mon


compagnon d’écriture, celui qui ressent, voit et agit pour le beau, le
bon et le bien. Mamie Yvette t’aurait adoré!

Éric Dupont, mon amoureux, celui qui écoute attentivement toutes


mes histoires, qui répond à mes questionnements et apaise mes
inquiétudes. Merci d’être ce roc à l’intelligence pure et à l’intuition
aiguisée qui croit en moi et souffle sur mes ailes.

Marianne Bohen, ma bénédiction. Tu es celle qui simplifie et


enjolive ma vie grâce à ton efficacité et ton dévouement.

Merci à Ann-Sophie Caouette, toujours aussi compréhensive et


inspirée pour le graphisme.
Merci aux auteurs, compositeurs et interprètes qui, par leurs
chansons, m’ont inspiré les titres de chapitres.

Enfin, merci à vous toutes, chères lectrices, et à vous tous, chers


lecteurs. Vous êtes les magiciennes et les magiciens de ma vie
d’écrivaine, les propagateurs d’amour et de lumière par qui tout
commence et tout se poursuit. Pour cela et plus encore, je ressens
une gratitude infinie.
P. S.:

Chère lectrice, cher lecteur


Il existe une dernière lettre de Frannie et elle est pour vous.
Pour la recevoir, rendez-vous à cette adresse:
christinemichaud.com/lettre-de-frannie

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