Il Est Temps de Vivre La Vie Qu - Christine Michaud
Il Est Temps de Vivre La Vie Qu - Christine Michaud
Il Est Temps de Vivre La Vie Qu - Christine Michaud
Il est temps
de vivre la vie
que tu t’es
imaginée
Roman
édito
Rév isio n: Pierre Samso n
Co rrec tio n: Julie Bro uillard
Info graphie: Mic hel Fleury
Co nc eptio n graphique: A nn-So phie Cao uette
Pho to de l'autric e: Mathieu Dupuis
1
Je donne des vacances à mon cœur
2
C’est ma maison
3
When you wish upon a star
4
Nothing breaks like a heart
5
Le trésor que l’on découvre à chaque matin
4
Nothing breaks like a heart
7
Still believe in magic?
8
Somewhere over the rainbow
9
Let me take you on an escapade
10
Je ferais de ce monde un rêve, une éternité
11
Le miracle est partout
12
To be free again
13
Je ne suis pas encore devenu ce que je voudrais être
14
My love could be a dream
15
Who knows what miracles you can achieve
16
What a wonderful world
17
Let’s get physical
18
Je te donne tout ce que je vaux, ce que je suis
19
Marche sur la tête pour changer les traditions
20
La ballade des gens heureux
21
Gracias a la vida
Les deux injonctions de Frannie, reçues en rêve par Corinne
Les pouvoirs magiques de l’être humain tels qu’enseignés par les
Dream Catchers
Remerciements
P. S.:
«Il est temps de vivre la vie
que tu t’es imaginée.»
Henry James
À toi
1
Je donne des vacances à mon cœur
Ma chère Corinne,
Victor Hugo disait: «Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le
temps est venu.» En effet, je crois que le temps est arrivé pour toi
de vivre la vie que tu t’es imaginée. Tu dois bien avouer que tu
ressens au fond de ton âme qu’il y a mieux pour toi que ce qui t’est
imparti, non?
Frannie
«Il te faut d’abord recoudre ton cœur.» Cette phrase me trotte dans
la tête depuis mon réveil dans cette chambre qu’on dirait plongée
dans une aurore permanente. D’ailleurs, les rayons du soleil filtrent
entre les lattes des persiennes et réchauffent mes orteils découverts.
Quel délice!
De plus, j’ai revu Frannie en rêve, source de joie supplémentaire.
Elle m’a semblé tellement réelle dans son pantalon fleuri, avec sa
veste à plumes et ses énormes bijoux qui tintinnabulaient! Elle m’a
prise dans ses bras et j’ai même pu humer, je le jure, son parfum
fétiche, Chance. Puis elle s’est détachée de moi pour me regarder
droit dans les yeux avant de me servir ce conseil comme s’il
s’agissait d’une injonction venue des plus hautes sphères: «Il te faut
d’abord recoudre ton cœur.» Du plus profond de mon sommeil, j’ai
su que j’allais me le rappeler. Mais comment fait-on pour recoudre
son cœur? Et puis, avant toute chose, le mien est-il si effiloché que
ça?
Prisonnière volontaire de ma douce rêverie, je crois entendre le
chant d’un oiseau étrange, peut-être fabuleux, une créature dotée
d’une voix de crécelle. Est-ce le célèbre phœnix qui signale mon
renouveau? Non. C’est le timbre de la porte d’entrée qui me tire de
mes divagations et, surtout, de ce lit trop confortable. J’enfile donc
un peignoir, jaune comme le reste, et des pantoufles — dois-je en
spécifier la couleur? — et, le pas lourd, je me propose d’enguirlander
l’importun qui ose déranger les gens si tôt le matin.
Dans le judas optique, un Bill un brin déformé, mais nimbé d’un
halo de verre usé, attend patiemment, tout sourire, avec une grande
tasse dans chaque main. Je tire le verrou, ouvre lentement la porte
sans me départir de mon air endormi, et salue mon visiteur, la
bouche encore pâteuse.
— Je me suis dit qu’à cette heure, vous auriez déjà pris votre
premier café, sûrement imbuvable.
— Et quelle heure est-il?
— Il est passé dix heures.
L’information achève de m’arracher à ma somnolence. Moi, lève-
tôt comme pas une, qui d’ordinaire épluche les fils de presse avant
les premières lueurs à l’affût d’une histoire consistante, voilà que je
fais la grasse matinée?
J’invite Bill à entrer et il s’exécute immédiatement. Je l’escorte
jusqu’à la cuisine.
— Ça doit être l’énergie du lieu, dit-il sur un ton presque paternel.
Vous aviez sans doute besoin de recharger vos batteries.
— Ah ça, oui!
Il dépose la tasse sur le comptoir et le parfum exquis du café
fumant me ragaillardit.
— C’est Giuseppe qui vous l’offre. C’est un ami qui tient un
fabuleux bistrot italien sur la rue principale.
Il se déleste de son petit sac à dos, en extirpe quelques
viennoiseries, achetées le matin même, et les place devant moi
pendant qu’il me questionne sur mon emménagement. J’ai installé
mes pénates dans la pièce jaune, mais j’ai quand même fait le tour
du proprio. Je lui confie que je trouve l’aile qui englobe la chambre
de Frannie tout simplement hallucinante.
— Vous n’êtes pas au bout de vos découvertes, ma chère.
Je mords dans un croissant et je ronronne littéralement de
ravissement: il est presque aussi bon que ceux de ma boulangerie
favorite à Québec.
— Il vient du même endroit que le latte que vous dégustez, le
Caffé Amoroso.
Un silence bienheureux s’installe entre nous, meublé du bruit de
notre mastication et de pépiements lointains. Je pousse ensuite un
profond soupir, soudainement gagnée par le découragement, et je
laisse courir mon regard autour de la pièce avant de confier mon
désarroi à mon compagnon:
— Je suis triste de devoir tout trier et vider. Et je dois avouer que
je ne pouvais pas me douter de l’ampleur de la tâche. On dirait que
Frannie avait l’âme d’une collectionneuse!
Bill avale une longue gorgée avant de répondre:
— Pourquoi ne pas vous offrir un petit répit? Où est l’urgence? Il
serait peut-être plus sage de prendre le temps d’honorer la mémoire
de votre grand-mère, de renouer avec elle en quelque sorte. Les
objets parlent de leurs propriétaires, vous savez.
— J’imagine, est tout ce que je parviens à répliquer.
Le silence bienheureux reprend possession des lieux. J’hésite à
raconter mon rêve au gentleman enfournant son dernier bout de
croissant: j’estime qu’il risquerait de me trouver parfaitement
cinglée avec mes histoires de cœur à recoudre. Toutefois, je lui parle
de la boîte de métal, mentionne la lettre et le capteur.
— Ah! Vous voilà donc au courant des «Dream Catchers».
— Bien sûr.
— Et que savez-vous d’autre?
— Qu’y a-t-il d’autre à savoir? Vous êtes soudainement bien
étrange, mon cher.
— Chaque chose en son temps. J’imagine que quelqu’un a été
mandaté pour vous faire découvrir ce qui va avec ce cadeau, mais je
suis désolé, je ne suis pas cette personne.
Il a dû remarquer mon air intrigué. Comme s’il tentait d’esquiver
mes questions, le voisin de Frannie vide son café, saute sur ses
pieds et, prétextant un autre rendez-vous, file pratiquement à
l’anglaise. Je ne peux m’empêcher de penser que cet homme semble
très occupé pour un retraité. Reste qu’il a piqué ma curiosité avec
ses paroles énigmatiques. Je décide donc de pousser ma recherche
sur les capteurs de rêves.
Installée dans le bureau devant mon ordinateur portable, j’essaie
de me brancher au WiFi. Si le nom du compte est simple à identifier
(FrannieBaby), le code d’accès me donne du fil à retordre. Je
m’apprête à abandonner quand me revient en mémoire une
discussion que j’ai eue avec un ami de cœur, l’une des rares qui ne
s’étaient pas conclues par une engueulade.
— Pour que le courant passe, y faut faire avec un routeur comme
avec une belle fille: tu regardes en dessous de la jupe et le tour est
joué.
Non. Henri n’était pas un grand cerveau, mais au moins, je peux
désormais dire qu’il a servi à quelque chose. Admettre qu’il figurait
parmi mes amants les plus présentables ne contribue pas à
ensoleiller davantage ma journée.
Je localise l’appareil, le retourne, regarde en dessous de sa jupe,
comme aurait dit l’autre, tape le code sur mon ordi et, merci Henri,
le monde virtuel m’appartient.
Tous les sites confirment, à quelques détails près, ce que je
soupçonnais déjà: le «capteur de rêves» empêche les cauchemars
d’envahir le sommeil de son propriétaire. Ainsi, il agit comme un
filtre en attrapant les songes envoyés par les esprits malfaisants. Il
brûle les mauvaises visions aux premières lueurs du jour pour que
le dormeur ne conserve que les belles images offertes par la nuit.
En poursuivant mes recherches, je découvre par ailleurs cette
histoire racontée par les Ojibwés, celle d’une araignée appelée
Asibikaashi. Elle protégeait les enfants de la tribu en tissant sa toile
au-dessus des petits roupilleurs. Les songes désagréables et les
pensées négatives restaient accrochés dans son réseau et elle s’en
débarrassait le matin venu. Lorsque les Ojibwés se sont dispersés,
l’araignée aurait demandé aux femmes du village de l’aider à
accomplir son travail en fabriquant ce que l’on nomme aujourd’hui
des capteurs de rêves.
Quelque chose me chicote. Je vais repêcher la lettre de Frannie.
Ses propos étaient tels que je me les rappelais: elle y précise que
mon amulette traditionnelle n’était pas pour filtrer les cauchemars
que la nuit apporte parfois, mais pour révéler les rêves qui
agrémenteraient mon quotidien. Puis une question me tombe
dessus: quels sont mes rêves de vie, déjà? Je constate que je n’y ai
pas consacré une maigre seconde de réflexion depuis belle lurette.
Ai-je simplement cessé d’y croire?
Me reviennent en mémoire mes débuts comme journaliste, jeune
femme bourrée d’optimiste, déterminée à jeter la lumière sur tout
ce qui pouvait aider notre planète à mieux se porter. La vie, me
semble-t-il, s’est rapidement chargée de me ramener à ce que tout le
monde désigne comme la réalité. Je peux dire sans mentir que j’ai
concrétisé mon rêve de devenir reporter, oui, mais j’ai l’intime
conviction qu’il ne s’est matérialisé qu’en partie: après toutes ces
années, je suis toujours reléguée aux faits divers.
Et, ainsi plongée dans mes pensées, je tente de localiser ce
moment où ce projet a basculé, où la ténacité a cédé la place à la
résignation. Et voilà qu’une scène douloureuse se déroule devant
moi comme un vieux film: la fois où, comme on dit dans le milieu,
j’ai «choké» en ondes pendant la livraison du bulletin de nouvelles
qu’on m’avait confiée en remplacement de la présentatrice
habituelle. J’étais si déterminée à bien faire, on m’avait si mal
préparée à lire un téléscripteur et à composer avec les indications de
caméra. Pire encore, le réalisateur m’inondait de reproches par
l’oreillette pendant le défilement des mots. L’esprit soudainement
noyé sous une mer de récriminations et de phrases qui couraient
sur l’écran translucide, j’avais totalement figé pendant trois longues
secondes. Reprenant un certain contrôle de mon être, j’avais
bafouillé une excuse et terminé tant bien que mal ma mission.
Et depuis, ce même réalisateur, avec l’accord du grand patron qui,
lui non plus, ne m’a jamais pardonné ces trois secondes de faiblesse,
m’envoie couvrir l’effondrement du toit d’une porcherie, ou un nid
de poule trop profond et, chaque fois, je me dis que je fais un travail
méprisable. Avons-nous vraiment besoin de ce genre de nouvelle?
Ne gaspille-t-on pas un précieux temps d’antenne qui pourrait servir
une cause plus noble? Dois-je payer toute ma vie pour un instant de
simple humanité en ondes?
Un bout de papier s’échappe de l’enveloppe: c’est la carte de
Marcus, le médium recommandé par Frannie. Je pianote son nom
sur l’ordinateur et ma recherche fait chou blanc. Cette singularité,
en cet univers virtuel où tout le monde est partout, me donne
étrangement confiance en ses talents, sans parler des bons mots de
ma grand-mère.
Je saisis le téléphone de la maison, compose le numéro. Une voix
douce et grave me répond aussitôt:
— Bonjour, Corinne. Je vous attends.
Je ne peux cacher mon étonnement.
— Comment savez-vous que c’est moi?
Il laisse fuser un petit ricanement et ajoute:
— La magie des afficheurs, ma chère dame.
Je m’esclaffe sans retenue, comme libérée d’un poids. Il m’invite
à rappliquer dans une heure et, sans hésiter, j’accepte ce qui
ressemble pratiquement à une convocation.
L’esprit en ébullition, je passe sous la douche et me fais
prestement une beauté pendant que quantité de questions
résonnent dans mon cerveau. Que va-t-il m’annoncer? Réussira-t-il
à percevoir ma triste réalité? Frannie lui a sans doute parlé de moi?
Et, dans l’affirmative, est-ce que ces confidences brouilleront les
cartes ou aideront le bonhomme à se faire un peu trop «voyant» à
mon goût?
Je me raisonne. Je ne vais quand même pas bousiller mon
premier rendez-vous avant même de m’y présenter. C’est un
médium, pas un agent de Revenu Canada. Pour une fois, je pourrais
bien profiter de mon dépaysement pour laisser tomber la garde. Ce
que Frannie veut, Dieu le veut, j’imagine! Et s’il pouvait m’aider à
recoudre mon cœur? Ce serait déjà un bon début.
Avant de sortir, je décide de donner de mes nouvelles à Élaine et à
Louis. Je leur résume rapido mon arrivée, mentionne les
surprenantes découvertes qui m’attendaient, la maison, Joy la
décapotable, le roi lézard, le capteur de rêves, mais omet de leur
parler de mon rendez-vous avec Marcus.
Je les embrasse, leur fiche une binette clin d’œil, les prie de
m’écrire, et, vroom, j’expédie le courriel avant de me précipiter vers
la porte. Si je suis franche avec moi-même, je dois admettre que je
suis bien curieuse de vivre cette expérience, même si je suis loin
d’être convaincue d’y croire. Comme par réflexe, je glisse l’une des
plus petites peluches de ma grand-mère dans mon sac à main. Cela
pourrait me servir de protection contre un méchant psychic trop
clairvoyant qui mettrait le doigt sur ce cœur que je ne sais pas
comment recoudre.
5
Le trésor que l’on découvre
à chaque matin
Ma sœurette,
Chère Corinne,
Susan Lee
Dream Catcher
Comme le local des Dream Catchers n’est situé qu’à quelques rues
de la maison, je décide de m’y rendre à pied, cédant ainsi à mes
dadas favoris: me promener en début de soirée et observer les gens.
Il m’arrive même de me laisser étourdir par mon imagination et de
deviner leur histoire de vie, ou de leur en créer une. Je considère
que l’ambiance feutrée et calme de ce moment de la journée est
propice à l’inspiration.
Je m’arrête à une intersection pour écouter chanter un oiseau
moqueur. Il porte bien son nom, celui-là. Son répertoire est des plus
variés et lorsque j’ose lui répondre, il essaie à son tour de m’imiter,
et, comme toujours, ce talent a l’art de me faire sourire: on jurerait
qu’une conversation à bâtons rompus se tient entre deux êtres qui
ne parlent pas tout à fait une langue commune.
En traversant le pont qui surplombe le grand canal, que l’on
appelle ici l’Intracoastal, je jette un coup d’œil aux nombreux
lézards, iguanes et autres bêtes à écailles qui semblent dire adieu au
soleil couchant, là accrochés à une façade, plus loin paressant sur le
garde-fou, ou allongés sur une branche. Depuis ma rencontre avec
le roi Salomon, je perçois différemment ces animaux qui, encore
récemment, me donnaient la chair de poule. Une phrase de Léonard
de Vinci me revient en mémoire: «Plus on connaît, plus on aime.»
Je prends une courte pause et fouille mon sac à dos: oui, j’ai bien
apporté le carré de tissu, sans négliger le joli bracelet que le groupe
m’a offert en guise de cadeaux. Ces objets, ainsi que le capteur de
rêves confectionné par Frannie, sont en passe de représenter de
véritables talismans, aussi étrange que cela puisse paraître pour
celle que des collègues avaient baptisée Miss Rationnelle. Un fait
demeure, et je ne me pose pas mille questions à ce propos: j’ai
l’impression qu’ils me protègent et qu’ils me guident.
Aussitôt sur la terre ferme, je tourne à gauche, croise un hôtel aux
lignes harmonieuses planté devant une clinique aux couleurs
inusitées, un restaurant de poissons jumelé à un cabinet d’avocat.
J’avise un petit bungalow tout rose orné de volets blancs et
purement décoratifs. C’est le 4411, Tradewinds Ave.
Je prends une grande respiration avant de sonner. Je m’étonne de
souhaiter secrètement que ce soit Frannie qui vienne m’inviter à
entrer. J’ai plutôt le plaisir d’avoir devant moi le fameux voyant à la
barbe neigeuse rencontré la veille. Il me lance un large sourire, fait
deux pas en retrait pour me laisser passer.
— Bonjour, Corinne, bienvenue dans le monde merveilleux des
Dream Catchers!
— Marcus! Quel bonheur de vous retrouver! Je connais déjà
quelqu’un ici!
Je ne suis pas au bout de mes surprises, car Bill fait également
son apparition, se taillant une place pour venir m’embrasser.
— OK, laissez-la bouger un peu, messieurs, dit une voix douce et
chantante derrière.
Je fais quelques pas à l’intérieur pour être officiellement
accueillie par un bout de femme dans la soixantaine aux cheveux
obstinément blonds et frisottés. Elle porte une jolie robe
printanière, toute de fleurs et de couleurs pastel, agrémentée d’une
boucle orange brûlé qui met en évidence, comme s’ils en avaient
besoin, de magnifiques yeux d’un vert océanique. Elle se présente:
Susan, celle qui m’a envoyé l’invitation.
— Chère Corinne, soyez ici chez vous! fait-elle en me prenant par
la main. Nous sommes ravis de vous accueillir. Venez, que je vous
fasse faire le tour et rencontrer tout ce beau monde.
C’est ainsi que l’on m’introduit auprès des autres membres de ce
groupe sélect. La plupart d’entre eux, plutôt âgés, me sont
totalement inconnus, mais je suis enchantée de voir que Tricia, du
centre de méditation, fait aussi partie du lot. Elle me salue d’un
simple mouvement des doigts sans interrompre sa discussion avec
un individu aux cheveux d’un brun profond qui parle en gesticulant
vivement.
À mesure que je me rapproche de la grande pièce, les convives
viennent se présenter, à commencer par Mireille, une Québécoise
au minois couvert de taches de rousseur.
— Ah, fait-elle. Enfin une complice qui sait reconnaître un vrai
sirop d’érable, parce que…
D’un air moqueur, elle m’indique la jeune femme élégante qui rit
à ses côtés. C’est Florence, une ressortissante française aux cheveux
foncés et à la coupe impeccable. Elle prend ma main dans les
siennes, la secoue gentiment, fait une grimace de gamine à Mireille
et m’entraîne vers la cuisine où, surprise additionnelle, se trouve
Diego, le chauffeur à l’accent irrésistible. Si j’avais nourri des
fantasmes à son sujet, ils auraient été immédiatement pulvérisés,
car il est en conversation de nature intime avec un autre homme au
corps svelte, mais presque aussi musclé que le sien.
Plus je me rapproche du couple, plus j’ai l’impression d’avoir déjà
rencontré l’interlocuteur de Diego.
— Tu connais notre ami à la limousine, fait Florence avec un
accent à décaper une antiquité. Et voici Carl.
J’aime sa poignée de main, pleine de tonus mais sans excès. Je lui
dresse quelques paroles de salutation usuelles, puis ne peux résister
à la tentation:
— Je ne suis jamais venue en Floride, mais j’ai l’impression de
vous avoir déjà rencontré.
Les trois autres éclatent de rire et, devant mon air contrarié, Carl
prend une pose évoquant une Marilyn Monroe au-dessus d’une
grille d’aération et me dit, d’une voix sensuelle:
— Sweet baby, toi et les macarons êtes les deux miracles du
Québec!
Et voilà que c’est à mon tour de m’esclaffer: je me trouve en
compagnie de la drag-queen qui, après les obsèques de Frannie,
pleurait d’extase devant la table des desserts.
— Nous avons délégué Carl/Carla comme notre ambassadrice
pour les adieux à notre merveilleuse amie.
Pendant notre échange de propos, une magnifique jeune femme
fait irruption dans la pièce depuis le jardin. De toute évidence, la
créature est une adepte de la mise en forme: son short et son
bustier ajustés sont les preuves tangibles qu’elle doit passer des
heures à sculpter ce corps d’athlète. Tina est une Américaine
installée en Floride pour ses études universitaires, grâce à une
bourse doctorale.
— Je vais être médecin l’an prochain! Alors, fini l’aviron! Et au
revoir la ligne.
— C’est sûr, réplique Carl sans perdre une seconde. Ton taux de
graisse risque de doubler et de taper le quatre pour cent.
Et il me prend par le bras, m’assurant que je dois absolument
rencontrer un être divin.
— Il est irrésistible.
Nous abordons donc celui qui, quelques minutes plus tôt,
débattait énergiquement avec Tricia. À mesure que nous
approchons, je suis de moins en moins convaincue d’être sur le
point de rencontrer un dieu irrésistible. L’homme est à peine plus
grand que moi et il compte quelques solides kilos en trop. Il garde
ses cheveux laqués et quelques brins argentés contrastent avec la
masse acajou qui recouvre son crâne. Il porte des vêtements cintrés,
peut-être un peu trop autour de la taille, mais il faudrait être myope
pour ne pas remarquer que ses pantalons moulent des formes qui
frisent la perfection. Ses chaussures luisantes ont le don de me
charmer: on les dirait tirées d’un film en noir et blanc du siècle
dernier. Mais lorsqu’il se retourne, lorsqu’il pose sur moi ces
magnifiques yeux d’un noir insondable plantés de part et d’autre
d’un nez viril, lorsque son sourire accueillant dévoile des dents
puissantes, d’une blancheur irréprochable, je dois avouer que mon
cœur se met à cogner dans ma poitrine.
Légèrement étourdie, je capte des bribes de la présentation.
Giuseppe. Patron. Café. Espresso. Je parviens à me ressaisir, lui
tends ma main, qu’il s’empresse d’embrasser en effleurant à peine
ma peau du bout de ses lèvres. Qu’un homme un brin rondelet
réussisse à me faire perdre même brièvement mes moyens, moi qui
ai toujours succombé aux attraits de spécimens athlétiques, tient du
miracle.
Heureusement, Diego fait son entrée dans la grande pièce en
poussant un fauteuil roulant et rompt le charme. Une vieille femme,
au corps bien enrobé, mais tordu, dirait-on, par l’arthrite, salue le
groupe en agitant une main parcheminée.
— Bonsoir, Iris, claironnent les autres à l’unisson.
— Désolée pour mon retard, mes chéris! Vous savez, à quatre-
vingt-dix-huit ans, tout demande un peu plus de temps. Mais quel
bonheur d’être encore en mesure de profiter de chaque précieuse
minute de la vie! Et de se retrouver à nouveau douze en ce lieu!
Je n’en reviens pas! Cette femme élégante, qui dégage autant
d’énergie qu’une centrale thermique, ne peut frôler le centenaire!
Iris murmure quelques mots à Diego qui, aussitôt, pousse le
fauteuil vers moi. La dame allonge une main déformée qui, à ma
grande surprise, émet une chaleur bienfaisante.
— Bonsoir Corinne, me dit-elle d’une voix chantante. J’avais
excessivement hâte de faire votre connaissance.
— Je suis ravie de vous rencontrer, Iris.
— J’aime penser que j’étais la meilleure amie de notre Frannie. En
tout cas, j’étais la plus vieille. Nous en avons vécu des choses,
ensemble!
— Dans ce cas, je dois absolument tout entendre, dis-je en
tapotant le revers de sa main.
Susan nous demande alors de prendre place dans les fauteuils de
la grande pièce principale.
— La réunion, lance-t-elle en écartant les bras, va bientôt
commencer.
Carl et Florence déposent de jolis cupcakes sur les tables basses
disséminées au centre de l’espace. Mireille rapplique, tenant deux
verres décorés d’une grue miniature en origami.
— Chin-chin! fait-elle en me tendant un cocktail. C’est notre
nectar fétiche: le Mockingbird Tequila.
J’hésite à m’en saisir, redoutant d’offenser ma compatriote en le
refusant et de perdre la tête en le buvant. Mais Mireille n’est pas du
genre à abandonner la partie: elle agite le drink au point que le petit
oiseau plonge dans le liquide.
— Nous le faisons très léger. Goûtes-y au moins et si tu n’aimes
pas ça, on te servira autre chose. Mais pour ton information, c’était
le cocktail préféré de Frannie.
J’y trempe les lèvres avec précaution et je suis agréablement
surprise par la saveur délicate de cette mixture d’un vert tendre. Il
me faudra être prudente pour ne pas le boire trop rapidement
tellement il est exquis. Je comprends Frannie d’avoir fait du
Mockingbird son élixir de prédilection. Et je la soupçonne d’avoir
beaucoup aimé cette variété d’oiseaux moqueurs!
— C’est délicieux, dis-je en guise de remerciement.
Susan fait tinter un coupe-papier contre son verre et prend la
parole devant les convives qui finissent de se conglomérer autour
d’elle.
— Chers amis, comme vous le savez, ce soir c’est une rencontre
particulière. Nous accueillons parmi nous une nouvelle membre, si
elle accepte à son tour d’intégrer notre groupe, bien sûr.
Susan me désigne de sa main libre, au moment même où j’avale
une grosse gorgée de Mockingbird Tequila. Elle poursuit sur sa
lancée en expliquant ce que font concrètement les Dream Catchers.
Ainsi, cette entité a été créée par ma grand-mère il y a de cela près
de vingt ans, peu de temps après son arrivée à Fort Lauderdale, à la
faveur d’une discussion avec son amie Iris.
J’apprends également que les deux femmes déploraient le fait que
trop de gens semblaient perpétuellement endormis, comme s’ils
étaient morts avant d’avoir osé naître à qui ils étaient réellement.
Ces personnes se contentaient de survivre en se laissant balloter au
gré du quotidien et de ses aléas, sans se rebeller.
— Ce monde manque cruellement d’audace et de joie de vivre,
disait notre chère Frannie. Hein, Iris?
La quasi-centenaire hoche vigoureusement la tête en émettant un
petit rire plein de nostalgie avant de prendre le relais.
— Ma tendre amie avait pour principe que la vie ne tolérait pas le
vide et elle s’était donné pour mission de remplir celui, trop grand,
qui affligeait les désespérés ou ceux qui avaient perdu foi en
l’avenir. Il fallait les secouer gentiment et leur réapprendre à croire
en la magie de la vie. Pour cela, évidemment…
Elle laisse flotter sa phrase et, sans même prendre le temps de
réfléchir, je me permets de la compléter.
— … il y aurait des cœurs à recoudre et des pouvoirs à activer!
Je suis moi-même étonnée par mes paroles et je m’apprête à
m’excuser pour mon impétuosité quand je remarque les regards
approbateurs de mes onze nouveaux amis.
— Tu as raison, dit Tricia, tout est relié. Recoudre son cœur
dynamise ses pouvoirs magiques et actionner ses pouvoirs
magiques permet de recoudre son cœur.
Cette fois, c’est Florence qui prend la relève et gazouille dans un
anglais franchement exotique que chaque petit geste fait dans le but
de guérir ou d’évoluer possède une puissance infiniment plus
grande que ce que nous pouvons soupçonner. Sous les
encouragements d’Iris, elle ajoute qu’il existe un monde invisible
qui nous vient en aide. Il suffit de porter la demande profondément
en soi et d’oser amorcer un premier mouvement, ce qu’elle désigne
comme le «pas de danse», celui qui lance la chorégraphie!
— Mes enfants, dit Iris en se tenant le plus droit possible sur son
fauteuil roulant, il faut se rappeler que tout danse en nous, l’esprit,
le cœur, le corps et même l’ego, je vous le garantis. Et rien ne sert de
chercher à le détruire, celui-là. Mieux vaut lui tendre la main pour
l’accompagner, lui donner confiance et l’apaiser. L’aimer, quoi!
Pour une première fois depuis fort longtemps, je me sens
protégée et, oui, réconfortée. J’ai l’impression que l’on m’a
soudainement adoptée, que la vie me veut enfin du bien. Je vide
mon verre, inspire profondément et pose la question qui me brûle
les lèvres:
— Par où commencer? J’ai hâte de danser.
Iris me décoche l’un de ses sourires si lumineux et, d’un simple
clin d’œil, invite Tricia à glisser son bras sous le mien.
— C’est notre amie qui va t’accompagner dans un premier temps,
répond la vieille dame. Parce que le mouvement initial en est
toujours un de retrait, de soustraction.
Pendant un long moment, j’ai l’impression d’avoir compris de
travers. On doit d’abord m’enlever quelque chose? Ça ne commence
pas très bien, il me semble. Et le petit diable cynique qui squatte
une part infime de mon cerveau m’indique qu’il flaire une arnaque.
Mais Tricia me rassure aussitôt à ce sujet:
— Ma chère Corinne, dit-elle, est-ce que tu pourrais subir trois
jours de rêve en ma compagnie?
— Euh… sans doute, mais pour quoi faire?
— T’inquiète, et fais-moi confiance. Je passe te prendre demain
matin à huit heures et je t’amène vivre une belle aventure!
— Rien d’extrême, n’est-ce pas?
— Ça dépend de ta définition d’extrême, répond-elle en riant.
Tout le reste du groupe se met à taper des mains en signe
d’approbation. Je me dis que je n’ai sans doute rien à craindre.
Après tout, c’est Frannie qui m’a guidée vers ces gens. J’imagine
qu’elle savait ce qu’elle faisait et je sens qu’il est temps pour moi de
laisser tomber la garde et de permettre aux éléments positifs de
combler ce vide dont ma grand-mère avait jadis parlé.
La petite conférence est terminée et les membres se remettent à
papillonner d’un invité à l’autre. Tricia m’annonce qu’elle va remplir
nos verres et elle décolle illico sans me donner la chance de
l’arrêter. Je me surprends alors à chercher du regard cet intrigant
Giuseppe. Il papote avec Bill et je remarque, sans déplaisir, qu’il ne
peut s’empêcher de me lancer de discrètes œillades.
Susan s’approche de moi.
— Je sais que nous te bombardons d’informations… étonnantes,
mais je te dois également une explication sur ce que nous avons
baptisé un «spiwish», ce bracelet de billes que tu as reçu dans la
pièce de patchwork, ajoute-t-elle.
J’en profite pour ressortir ces cadeaux de mon sac. Susan
m’apprend que le «spiwish» est inspiré du chapelet catholique ou
du mala des bouddhistes et que pour les membres des Dream
Catchers, il fait référence aux désirs ou aux vœux de l’âme.
L’appellation le dit: «spi» pour spirituel et «wish» pour souhait.
Elle me spécifie que chaque bille nous permet d’offrir une intention,
d’abord pour des gens que nous aimons, ensuite pour témoigner
notre gratitude et, enfin, pour manifester les aspirations de notre
âme. Selon elle, cet objet d’aspect inoffensif sert d’outil
redoutablement efficace dans la préparation de la pleine réalisation
de notre vie de rêve.
— Si nous te l’avons donné avant cette rencontre, c’est pour que tu
puisses te syntoniser le plus rapidement possible avec lui.
— Comme une vieille radio?
Tricia est revenue avec les renforts: un autre verre bien frais.
— Elle n’a pas tort, dit-elle en me remettant mon élixir. Après
tout, c’est une question d’ondes, pas vrai?
Cette information passe plus aisément avec une bonne lampée de
mon cocktail. Susan reprend la parole:
— Ne t’en fais pas, Corinne. Je t’expliquerai la situation lors de
notre moment ensemble. Je t’apprendrai à composer tes
affirmations selon tes besoins et les désirs de ton âme. Chaque
chose en son temps.
Je comprends qu’ils ont établi un véritable plan de match et je
soupçonne chacun de mes nouveaux complices de s’être chargé de
me transmettre un savoir, ou, mieux encore, un pouvoir magique, et
ce, en suivant un ordre particulier.
— Enfin, continue Susan, tu as peut-être remarqué que la pièce de
patchwork que tu as reçue est composée de douze carrés de tissu
aux motifs différents. Chacun de ces morceaux a été sélectionné par
l’un des membres du groupe pour toi. Ils y ont également ajouté
une intention positive à ton égard.
Pendant qu’elle terminait sa phrase, Bill est venu se joindre à
nous. Il passe un bras autour de mes épaules, et, d’un petit coup du
nez, il indique la courtepointe que je tiens dans ma main.
— Frannie avait aussi choisi son morceau de tissu. Le carré violet
et satiné, c’est à son image, quoi!
Je glisse délicatement mon pouce contre le bout de soie au centre
du patchwork, et je revois ma douce Frannie, je peux même, me
semble-t-il, humer son parfum si caractéristique. La gorge nouée,
l’œil humide, je parviens à m’exprimer, la voix tremblotante:
— Je me sens privilégiée de cette invitation à me joindre à vous.
Et Bill, dis-moi, tu connais la signification du violet?
— C’est la plus mystérieuse des couleurs… celle qui est liée à
l’ultime et à la transcendance, au monde de l’invisible, m’apprend-il.
Mystérieuse comme ma grand-mère. Jamais Frannie ne nous a
parlé de ce regroupement et de cette formidable idée qu’elle avait
concrétisée. On dirait que mamie avait bien des secrets. Comme
tout un chacun.
Après onze chaleureuses accolades, je quitte le local des Dream
Catchers épuisée, mais ravie et pleine d’espoir, sans parler de la
légère euphorie qui m’envahit, gracieuseté des Mockingbird
Tequilas. À mesure que je prends le chemin du retour en silence au
bras de Bill, je me mets à penser que peu importe ce qui m’attend
dans les prochains jours, c’est exactement ce qu’il me faut. De toute
façon, j’avais besoin de mouvement dans ma vie, de changements
positifs surtout. Je ne croyais pas que cela pouvait commencer par
un retrait. On verra bientôt de quoi il en retourne.
9
Let me take you
on an escapade
À huit heures moins une, Tricia sonne deux coups brefs et j’ouvre la
porte sur cette petite boule d’énergie habillée comme si elle
s’apprêtait à jouer au tennis dans un club privé: jupette à plis, polo
bleu, socquettes blanches, espadrilles impeccables, bandeau en
ratine courant autour de sa tête. Wimbledon, nous voilà!
Au préalable, elle avait pris soin de m’envoyer par courriel ses
indications: vêtements confortables, chaussures de marche, cahier
de notes et stylo. En post-scriptum, et en lettres majuscules, elle
avait spécifié qu’il m’était formellement interdit d’apporter mon
ordinateur et mon portable. C’est ce qui m’angoisse le plus:
m’arracher au monde qui vibre autour de moi.
Mais je me suis juré d’être une bonne soldate, alors j’ai prévenu
Élaine et Louis de mon absence et je me suis organisée avec Bill
pour qu’il s’occupe du roi Salomon. Il en a profité pour me préciser
que je devrais respecter les consignes de Tricia si je voulais que
cette escapade produise ses merveilleux effets.
— Vous êtes en excellente compagnie, ne vous inquiétez pas.
Notre amie fait une guide redoutablement efficace.
Je lui ai donc fait la promesse de m’abandonner entièrement à
cette expérience. Mais je ne peux m’empêcher de sourire en
constatant que ce même guide a plutôt des airs de girl-scout tentant
d’écouler sa cargaison de biscuits. Elle me balaie du regard de la tête
aux pieds, tend les pouces en signe d’approbation, me fiche un
baiser sur la joue.
— À ce que je vois, tu lis tes courriels. Prête à partir?
J’émets un borborygme pathétique, incapable de trouver les
bonnes paroles pour exprimer mon excitation mêlée d’inquiétude,
mais Tricia me flanque une vigoureuse tape sur l’épaule, attrape
mon sac à dos et, sans dire un mot, m’encourage à la suivre.
C’est fou, mais en entendant le loquet s’enclencher, la pensée
opposée me vient en tête: j’ai l’impression que je suis en train de me
déverrouiller. Ou du moins, c’est le souhait que je fais, car dans le
monde magique de Frannie, tout est possible.
Tricia conduit un VUS format géant et elle me semble encore plus
petite derrière le volant.
— Avec trois enfants qui ne manquent pas d’amis, j’aurais plutôt
besoin d’un minibus, je te le jure. Mais là où nous allons, ce bébé de
tôle à quatre roues motrices a fait ses preuves.
Elle zigzague de rues en boulevards, et je me rends compte que je
reprends le chemin de l’aéroport.
— T’en fais pas, ma jolie, nous n’allons pas nous débarrasser de
toi.
En effet, avant l’apparition de la bretelle menant à l’aéroport, ma
conductrice prend à droite, monte sur l’autoroute 595, appuie sur la
pédale, actionne le régulateur de vitesse, allume la radio,
sélectionne une chaîne qui diffuse de la musique classique et,
accompagnées par les envolées apaisantes de Philip Glass, nous
laissons Fort Lauderdale rapetisser derrière nous.
Je remarque les panneaux qui indiquent que nous roulons sur la
Port Everglades Expressway et mes appréhensions se confirment
quand nous nous retrouvons sur l’autoroute 75, également baptisée
Alligator Alley.
Toutefois, je décide de jouer le jeu jusqu’au bout, et je ravale les
questions qui me viennent à l’esprit. De toute façon, je ne vois pas
Tricia me livrant en pâture aux versions géantes du roi Salomon.
Après deux heures de route ponctuées de banalités, je l’admets,
mais qui ajoutent à mon confort, nous nous engageons dans une
allée boueuse et je comprends pourquoi je suis assise dans un tel
véhicule: je me croirais dans un malaxeur. Le bandeau de ratine qui
garde en place les bouclettes de la conductrice prend soudainement
tout son sens. Nous débouchons finalement sur un coteau qui
descend jusqu’à un vieux bâtiment de pierres planté devant un large
plan d’eau.
— C’est le golfe du Mexique, précise Tricia en actionnant le frein
manuel.
Elle ouvre la portière et semble sauter dans le vide tant elle est
petite. Je m’empare de mon sac et l’imite.
Ma première sensation en est une de bien-être. L’énergie est
différente ici, tout me paraît plus tranquille, plus serein. En me
massant les reins, je lui demande qui nous attend et, tandis que
nous nous dirigeons à grandes enjambées — du moins pour elle —
vers la construction, elle me lance à voix haute:
— «Je suis arrivé, je suis à la maison», disait un grand maître zen.
Et ce n’est que chez toi que tu vas retourner, Corinne.
Tricia a l’habitude de parler en paraboles, il me semble. Je sais
bien qu’ici, ce n’est pas chez moi, mais je devine ce qu’elle insinue.
C’est en ce lieu qu’elle souhaite que je me retrouve, non seulement
physiquement, mais psychiquement, grâce, peut-être, à un certain
arrachement temporaire. L’image d’un greffon trempé dans un verre
d’eau pour lui donner de nouvelles racines me vient en tête.
En se démenant avec la vieille poignée, ma guide m’explique que
cette maison appartient à des amis. Elle spécifie qu’ils l’ont achetée
en prévision de leur retraite. La porte grince comme dans un film
d’horreur et un parfum de bois mouillé me monte aux narines. Je
ne peux pas dire que l’odeur me soit désagréable, mais elle complète
l’aspect rustique des lieux.
Un immense foyer trône au fond de la grande pièce principale, et
je m’étonne de trouver une telle chose sous cette latitude.
— L’hiver sévit partout, mon chou.
Je remarque que la cuisine, installée en annexe, ne détonne pas
avec le reste: elle ne recèle que le strict nécessaire. Par contre, une
table monumentale en bois dur et huit chaises dépareillées sont
propices aux repas en compagnie de nombreux convives, sans
oublier quatre gros fauteuils autour d’une table basse. Je ne repère
qu’une seule chambre à coucher, munie d’un lit à deux places.
— Où est le lit d’appoint?
— Oh, non, répond doucement Tricia. Il y a une maisonnette
derrière.
Elle se contente de hausser les sourcils avant de m’indiquer un
point au-delà de la fenêtre. Effectivement, quelques mètres plus
loin, j’aperçois une cabane en bois à peine plus grande qu’une
remise. Si l’intérieur de la demeure dans laquelle je me trouve me
semble rustique, je n’ose imaginer ce que je vais découvrir là-bas. À
la vue de la maisonnette en question, je me demande si je dois
paniquer, comme je l’aurais fait la semaine dernière.
— Les propriétaires sont des Russes. Ils ont bâti la cabane pour s’y
retirer, méditer et jeûner, dans la lignée de la vraie tradition
chrétienne. Ils l’appellent une poustinia. Ça veut dire «désert» en
russe et c’est en le traversant que tu renaîtras.
Elle poursuit son explication, insiste sur la notion de «faire le
vide», répète que c’est l’endroit idéal pour se recueillir et se délester
de ce qui nous alourdit.
— Ici sont vécus de formidables métamorphoses ou ce que l’on
appelle aussi un retournement intérieur, selon les croyants.
— Tu m’étonnes! Je pensais que tu étais bouddhiste.
— Tout est interrelié, n’oublie pas.
La dévouée Tricia détaille le programme qu’elle a mis au point à
ma seule intention. Pour les trois prochains jours, j’occuperai la
cabane du désert sans aucun lien avec l’extérieur. Elle viendra me
visiter sur une base quotidienne pour m’apporter un repas frugal et
renouveler ma réserve d’eau. Ma nourriture principale sera d’ordre
intellectuel et psychique, c’est-à-dire constituée de lectures et de
méditation.
Elle me propose de partager son déjeuner avant que je gagne ce
qu’un esprit optimiste désignerait comme mes quartiers. Autour
d’une baguette de blé entier, de trois fromages, de quelques fruits et
de noix, Tricia me pose des questions sur mes aspirations, sur ce
qu’elle appelle ma vie spirituelle. Sans effort remarquable, elle me
pousse à réfléchir à ce que, à mon avis, je suis venue offrir à la
société, me spécifiant au passage que nos rêves les plus fous sont
souvent des portes ouvertes sur notre apport au monde ou sur ce
que l’âme souhaite accomplir. Je mords dans un quignon de pain en
espérant masquer ma petite moue d’éternelle sceptique, mais, de
toute évidence, il en faut plus pour échapper à l’œil aiguisé de ma
vis-à-vis.
— Madrid ne s’est pas faite en un jour, lance celle qui aime
massacrer les proverbes. Pour le moment, je t’invite à faire un choix
conscient qui peut tout changer en mieux. Opte pour la vie, et
abandonne-toi à elle comme si tu lui faisais un cadeau.
Si j’affirmais que je saisis pleinement ce que mon guide m’a dit, ce
serait un mensonge.
Personne ne m’a jamais parlé ainsi auparavant. Je ne me souviens
pas de m’être questionnée sur ce que je pouvais offrir, mais plutôt
sur ce que la vie pouvait m’apporter. Pire encore, j’ai cultivé
l’habitude de répondre comme prévu à ce qui m’est demandé par
mes patrons et par mon entourage, et je me rends compte que cette
attitude m’a rarement fait vibrer positivement.
Aussitôt le repas terminé, Tricia m’invite à me retirer dans la
poustinia. Elle me tend une feuille des deux mains, comme si elle
me confiait un objet précieux: un texte à lire et sur lequel réfléchir
dès maintenant. Puis, elle me rappelle la technique de méditation
apprise au centre bouddhiste Kadampa à Fort Lauderdale.
— Tu dois inspirer et expirer calmement en te concentrant sur un
point spécifique, à commencer par celui situé juste sous ton nez. Ce
sera ta principale activité dans les prochains jours.
Nous quittons la table et elle me prend dans ses bras. Je perçois
une étrange, une bienfaisante onde émanant de sa personne qui
m’infuse un début de sérénité. Ensuite, elle me tend un grand
pichet d’eau et quelques articles de toilette avant de me pousser
gentiment vers la sortie. Portée par un courage de kamikaze, je
m’aventure sur l’étroit sentier de terre battue qui serpente jusqu’à
la cabane, sous le regard presque maternel de Tricia.
Je passe la porte. La première chose que je remarque en mettant
le pied à l’intérieur est le dénuement ambiant. Un lit rudimentaire,
une petite table et sa chaise, le couvert pour un simple repas, une
pomme, une bassine pour les ablutions et ce que je me plais à
appeler les commodités. Au milieu de la pièce, un large coussin,
semblable à celui occupé par le sage conférencier du centre
bouddhiste, semble m’attendre. Je dépose mon pichet, m’installe de
mon mieux sur le coussin, déplie la feuille et entreprends ma
lecture:
J’ai trouvé la clé, se réjouit Alice. Non pour fuir la réalité, mais pour
y entrer.
Je suis venue au monde une première fois. C’était le jour de ma
naissance.
Mais j’ai compris qu’on n’en finit pas de renaître, qu’il y a plusieurs
corps dans le corps, plusieurs mondes dans le monde.
Ils ont des portes différentes, ouvrant des chemins de souffrance,
de chaos, de haine,
mais aussi de joie, de paix et d’amour.
J’ai voulu trouver l’échappatoire et sortir au plus vite de mon corps
de souffrance.
Au fond de moi une voix m’a dit
Tu sortiras de la souffrance en la traversant. Dans la souffrance, tu
trouveras la clé de compassion qui apaise, qui guérit, qui réconcilie.
Les tourments ne s’en iront pas comme par magie. C’est juste qu’ils
ne te tourmenteront plus.
Tu es sur le chemin juste, Alice, le chemin de la réalité, qui est en toi.
Ce chemin part du cœur et revient au cœur.
Chère Corinne,
Corinne,
Je sais que je n’ai pas été une mère idéale, avec mon travail. Peut-
être ai-je été un peu dure avec toi et Louis? Tous les regrets du
monde n’effaceront pas les erreurs que j’ai commises. En revanche,
ce que je peux te dire, c’est que je suis là pour toi, comme l’est ton
frère. Et la conviction que tu es promise au plus bel avenir possible
ne m’a jamais quittée.
Je t’embrasse fort,
Élaine
Après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps devant mon
ordinateur, je me suis immédiatement mise à la besogne. Ça y est!
Me voilà officiellement installée dans les appartements de Frannie.
Pour l’instant, j’ai du mal à parler de ma chambre… mais j’imagine
que l’habitude me viendra tôt ou tard.
Autour de dix heures, je me dis que je mérite une pause et,
surtout, un bon café. Bill avait brillé par son absence, ce matin, et je
lui en sais secrètement gré. Je n’aurais pas voulu qu’il me voie
pleurant comme une Madeleine en lisant le courriel qu’Élaine
m’avait fait parvenir, ou mettant mes nouveaux quartiers sens
dessus dessous pour y planter mes pénates.
L’idée me vient d’aller rendre visite à Giuseppe pour le remercier
des desserts de la veille et d’en profiter pour m’offrir l’un de ses
délicieux cafés. Et sa compagnie agréable.
Depuis que je suis ici à Fort Lauderdale, parachutée au cœur
même du monde de Frannie, je prends conscience de l’importance
des liens que l’on tisse avec autrui. Peut-être n’y a-t-il rien de plus
réparateur et magique que les relations humaines? Il me semble
entendre Tricia me rappeler à quel point ces contacts peuvent être
miraculeux.
Le Caffé Amoroso se trouve à quelques rues de chez moi, niché
entre un marchand de fleurs et une boutique d’appareils
électroniques.
Au moment où je pénètre dans le café de Giuseppe, je suis
surprise de constater que la salle est déserte. Pourtant, l’endroit est
charmant, décoré avec goût et agrémenté de ce petit extra un
tantinet kitsch qui met le sourire aux lèvres.
Une clochette annonce mon arrivée et Giuseppe émerge de la
cuisine par les portes battantes. Je dois avouer que cet homme, avec
ce sourire d’ange et ce regard d’enfer, me trouble sérieusement et
que ces bourrelets ajoutent au magnétisme du spécimen en
évoquant une tendresse débordante. Il écarte les mains et s’avance
vers moi comme Pavarotti acceptant un énorme bouquet de roses
après une performance.
— Tu es bien téméraire de vouloir un café par une chaleur
pareille! me lance-t-il en me prenant dans ses bras.
Émue par l’accueil, je ne parviens pas à trouver les mots justes,
car je réalise que, au bout du compte, c’est sans doute lui que je
venais voir, et non sa machine à espresso.
— Je te le fais glacé, bella.
Il s’éloigne vers le comptoir et, pendant que je le suis, je prends
mon courage à deux mains, et ose dire la vérité:
— C’est ta compagnie que je cherchais avant tout.
Il fige sur place, se retourne subitement: ses prunelles semblent
lancer des éclairs. Mais qu’est-ce qui m’a pris de dire ça? Il va
penser que je lui fais du charme. Ce que je peux être maladroite
parfois!
— Toi, tu es mignonne. En d’autres circonstances, je risquerais de
m’imaginer que tu es en train de me draguer!
Nous éclatons de rire tous les deux, de mon côté pour cacher mon
embarras. Je me demande, en effet, si je ne suis pas en train de
mettre mes pouvoirs de séduction en branle. C’est vrai qu’il est
plutôt bel homme, mon Giuseppe, et cette qualité va croissant à
mesure que je le fréquente. Pour le moment, je fais tous les efforts
pour garder la tête sur les épaules et, surtout, pour éviter de mêler
les cartes. Je doute que mes nouvelles quêtes de vie incluent une
romance à l’italienne.
— Alors comment ça se passe pour toi? s’enquiert-il en préparant
ma boisson. Tu avances bien dans le tri des affaires de Frannie?
Je grimpe sur un tabouret, croise élégamment les jambes, me
corrige aussitôt et tente d’adopter une posture moins… inspirante.
Giuseppe affiche un petit sourire et je me demande s’il n’a pas
deviné mon train de pensées. Je fais de mon mieux pour bavarder
sur un ton amical:
— Oui, ça va bien. Mais Tina et Mireille m’ont mis des idées folles
dans la tête on dirait… ou dans le cœur, plutôt!
— Elles t’ont parlé des rêves et de leurs techniques de
visualisation créatrice?
Il dépose devant moi un grand verre rempli d’un latte couronné
d’une mousse délicate sur laquelle mon hôte a saupoudré une
pincée de cacao. Avant de me servir de la paille, je lui apprends que
j’ai décidé de garder la maison de Frannie, en parfait accord avec ma
famille.
— Tu crois que c’est fou?
— Non, pas du tout, répond-il. Je suis ravi d’avoir une nouvelle
voisine comme toi.
Au tour de Giuseppe de rosir. Il cache aussitôt ses belles joues
pleines derrière une grande tasse de café fumant. Un ange passe.
Une fois sa gorgée prise, Giuseppe m’assure que les rêves que l’on
chérit s’avèrent souvent des appels de notre âme. Il évoque Frannie
qui parlait de l’imagination créatrice, celle qui ne vient pas de l’ego.
— Dans sa surpuissance, il est convaincu qu’il peut tout décider et
réaliser par lui-même. Erreur.
L’imagination, selon Giuseppe, voilà le dévoilement de ce qui
existe déjà. Et cet adorable confident me cite Blaise Pascal: «Tu ne
me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.»
— Et quand tu le découvres, ajoute-t-il, tu t’y mets à y croire
rapidement. Et ça change tout! Comme ta décision de rester parmi
nous.
— Il faudra que ce soit à temps partiel bien sûr, je ne vais pas
déménager ici pour toujours.
— Et pourquoi pas? Tu n’as rien à couler dans le béton pour
l’instant. Commence simplement par t’ouvrir à l’élan qui t’intime de
conserver cette maison. Tu verras bien où cela te mène.
Comme il n’y a pas d’autres clients, le bel Italien en profite pour
contourner le comptoir et prendre place à mes côtés. Je me
surprends à constater avec quelle agilité il a sauté sur le tabouret
voisin. Il saisit délicatement ma main et mon cœur se met à cogner
dans ma poitrine.
— Chère Corinne, comme tu t’en doutes peut-être, j’ai aussi un
pouvoir magique à te faire découvrir. Et ce n’est pas l’art de préparer
un cappucino.
— Et quel est-il?
Il rive ses beaux yeux sur les miens avant de répondre.
— L’ouverture et même la capacité d’avoir foi en l’impossible, rien
de moins! réplique-t-il, l’air triomphant.
— Oh… tu n’auras certainement pas la tâche la plus facile, dans ce
cas!
Giuseppe commence par me raconter l’histoire d’un garçon plutôt
spécial. Dès son plus jeune âge, ce petit bout d’homme était
convaincu d’avoir des pouvoirs magiques. Non seulement il le
croyait, mais il ne se gênait pas pour les utiliser dès qu’il en avait
l’occasion: il parvenait à ressentir l’énergie des gens. Il apercevait
des auras faites de couleurs émanant d’eux et qui traduisaient leur
état d’être. Il aimait voir apparaître le vert, le violet ou, mieux
encore, le blanc, qui signifiait pour lui la perfection ou du moins, du
positif chez la personne qui l’irradiait. Cet enfant pouvait discuter
avec tout, les animaux, les fleurs, les arbres ou même les objets. Il
croyait que, comme lui, tout ce qui était constitué d’énergie avait
besoin d’affection, d’en donner autant que d’en recevoir. Ainsi, cet
enfant ne se sentait jamais seul et il était rempli de gratitude pour
autant de richesses et de bienfaits autour de lui. Il n’avait aucun
doute sur le fait qu’il était profondément aimé.
— Oh wow, je voudrais bien être comme ce jeune prodige! dis-je,
admirative. Tu l’as connu?
— Très bien! Ce petit garçon, c’est moi! Et maintenant, c’est toi. Il
y a en chacun de nous cette parcelle d’être qui croit au merveilleux,
qui voit encore la beauté et sait s’en extasier.
Giuseppe précise que cette portion d’humanité qui n’a pas effacé
sa divinité est sensible au fait qu’elle possède des pouvoirs
magiques et n’hésite pas à s’en servir. Cet être n’est que conscience,
confiance et amour.
— Malheureusement, poursuit-il, nous devenons des adultes qui
se prennent trop vite au sérieux et qui oublient cette part en eux.
J’aspire une gorgée de mon délicieux breuvage, et je lui demande:
— Alors, comment faire pour réveiller cette parcelle d’être ou pour
lui redonner vie?
— Elle vit toujours à l’intérieur, il faut juste rebâtir des ponts.
Parce que le problème, c’est que nous coupons constamment la
connexion.
Et, en effet, je peux localiser vaguement cette succession de
moments qui ont contribué à ces ruptures entre mes rêves d’enfants
et mon accession au monde des adultes.
— Tricia a dû te parler de la force de vie ou ce que l’on appelle
aussi la pulsion de vie qui nous habite? demande-t-il sans détourner
son regard.
— Oui, en effet.
— Ce petit homme dont je t’ai parlé, ou cette petite femme dans
ton cas, c’est l’élan vital ou la force de vie. C’est lui, ou elle, qui fait
la magie, tu comprends?
Giuseppe m’avoue ensuite qu’il m’a raconté l’histoire du garçon
pour me tester. Il souhaitait mesurer ma réponse. Selon lui, un trop
grand nombre d’adultes n’arrivent même plus à croire en son
existence. Il a perçu ce véritable désenchantement face au possible
chez les gens qui réagissent négativement aux exploits de
personnages de romans ou de films, par exemple, qui sont de jeunes
enfants très éveillés et conscients.
— La plupart du temps, conclut-il, tu les entendras dire: «C’est
arrangé avec le gars des vues», «C’est trop beau pour être vrai!».
— Et tu craignais que ce soit mon cas?
— Je pressentais le contraire, mais…
Il écarte les mains, comme pour exprimer que certaines choses
méritent d’être faites. En y réfléchissant, je constate
qu’effectivement, nous jugeons souvent très rapidement ce qui est
différent de nous ou ce qui nous dépasse. J’imagine que c’est une
protection manigancée par l’ego. Puis je repense à ma rencontre
avec Marcus et à ma réticence face à ces belles prédictions qu’il m’a
faites.
— Par contre, il ne faut surtout pas croire que les gens vont
s’éveiller d’un seul coup à la nouveauté, précise Giuseppe. Nous
n’avons besoin que d’une toute petite ouverture, d’un minuscule
pourcentage de plus pour voir le monde changer autour de nous et,
surtout, en nous. L’un ne va pas sans l’autre!
— C’est une excellente idée! Dorénavant, j’y repenserai quand
j’aurai tendance à réagir de manière plutôt fermée. Et si je créais
seulement une mince fissure?
— Voilà, ma Corinne, tu as saisi la leçon du jour, lance-t-il en
sautant sur ses pieds. Bravo! Maintenant, il te reste à l’intégrer, à
l’expérimenter concrètement. Avec la pratique, tu t’ouvriras
toujours de plus en plus. Parce que cette brèche, ce n’est qu’un
modeste début, une mise en route, disons.
La clochette retentit. Deux couples dans la cinquantaine ont passé
la porte et se dirigent vers une table. Giuseppe hausse les épaules et
baragouine une excuse: il doit reprendre le collier! Après l’avoir
chaleureusement remercié pour le café, la discussion et surtout
l’enseignement, je glisse de mon tabouret et m’apprête à m’éclipser
quand mon bel Italien me retient en posant le bout de ses doigts sur
mon avant-bras.
— J’ai quelque chose à te remettre de la part de Frannie! me dit-il
en tirant sur un tiroir du comptoir.
Il en extirpe une enveloppe violette, sur laquelle mon nom
apparaît calligraphié de la main de ma grand-mère. Je fouille dans
mon sac à la recherche de mon porte-monnaie, mais Giuseppe
m’arrête.
— Cara! La maison t’offre le café. Et cette lettre de notre amie.
Je le remercie profusément et m’empare aussitôt du document. Je
me permets de ficher un petit baiser sur la joue de mon hôte, et
m’éloigne d’un pas leste.
— N’oublie pas, fait-il dans mon dos, une simple ouverture et tu
commenceras à percevoir la vie autrement.
Je lui jette un dernier coup d’œil et je quitte le café. Ma démarche
semble plus rapide, plus légère. Une fois arrivée, je salue le roi
Salomon, agite la lettre devant lui comme pour lui manifester mon
excitation avant de m’installer dans un confortable fauteuil au salon
pour lire le nouveau message de ma grand-mère adorée.
Ma belle Corinne,
J’ai passé les deux jours suivants à finaliser le tri des affaires de
Frannie, résistant avec peine à la tentation de tout garder, y compris
de superbes robes de taille trop petite pour moi. Je me rends compte
que ma mémoire a préservé une grand-mère plus corpulente, et
sans doute est-ce dû à l’importance insoupçonnée que cette femme
a prise dans ma vie. Le cas des bijoux et des breloques était encore
plus compliqué. Je les trouvais tous magnifiques, d’une facture
impeccable, mais il m’a fallu me rendre à l’évidence qu’une bonne
partie d’entre eux seyaient à une personne d’un âge plus avancé que
le mien. Après une sélection minutieuse, je les ai rangés dans une
boîte nacrée en prévision d’une visite à la petite boutique
découverte quelques jours plus tôt.
Une chaleur étouffante coiffait littéralement la ville. Grâce au ciel,
la propriétaire des lieux avait fait installer un système de
climatisation de premier niveau. Les portes étant closes, j’ai permis
à mon pensionnaire, le roi Salomon, de se promener librement dans
la maison, et c’est avec bonheur que j’ai remarqué qu’il me suivait
de pièce en pièce, m’effleurant ici un pied, là une épaule, comme
pour me signifier sa présence, voire son affection.
Seul Bill est venu me visiter chaque matin, portant un café
«préparé spécialement pour toi par Giuseppe», ajoutait-il avec un
sourire plus ou moins énigmatique. Nous en profitions pour
papoter. Ainsi m’a-t-il confié quelques secrets sur sa personne, à
commencer par la grande peine de sa vie: la désertion de sa femme.
— Je me suis rendu compte trop tard que tout mon être conscient
était dévoué aux colonnes de chiffres et aux rapports financiers de
ma clientèle. Elle m’a planté là pour un jardinier. Depuis, je me suis
mis à l’art du bonsaï. Chaque fois que je coupe un petit bout de
branche, je pense à lui.
Bill ne correspond pas du tout au cliché du comptable
professionnel. Il est doté d’une sensibilité à fleur de peau et d’un
humour pince-sans-rire irrésistible, sans oublier une coquetterie
attendrissante. Il m’a conseillé sur les commerces susceptibles
d’acheter certains articles ou sur les organismes de charité qui
bénéficieraient de mes dons.
— À moins que tu veuilles passer tes journées sur Internet à
marchander, mais à mon avis, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Sinon, les autres membres des Dream Catchers ne se sont pas
montré le bout du nez, et je crois qu’ils se sont concertés pour me
permettre d’absorber à mon rythme les enseignements qu’ils m’ont
prodigués, déléguant mon aimable voisin pour s’assurer que je ne
manquais de rien. Tout ce que je sais, c’est que Susan, celle qui
dirige le groupe, m’attend aujourd’hui en fin d’après-midi.
J’en ai profité pour reprendre ma pratique de la méditation telle
que me l’avait inculquée Tricia dans la poustinia. J’ai également lu
nombre de livres laissés derrière par Frannie, et je me suis même
découvert un intérêt pour le tarot et la numérologie. Ma grand-mère
semblait friande de ces sujets puisque ses bibliothèques regorgent
d’ouvrages qui en traitent. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais toujours jugé
sévèrement ce type de disciplines. Pour moi, cela relevait de
l’ésotérisme et, surtout, j’abhorrais le fait que l’on en parle comme
de «sciences», qu’elles soient occultes ou non.
Pendant mes longues périodes de relaxation, j’ai eu l’impression
d’entendre Frannie me souffler à l’oreille «Effata: ouvre-toi». J’ai
souri en repensant à la formule «Sésame, ouvre-toi». Cela m’a
menée à faire une recherche sur le sujet. Je me souvenais de cette
expression utilisée dans Ali Baba et les quarante voleurs, mais outre
le fait de donner accès à la grotte aux trésors, avait-elle une
signification particulière? Pourquoi l’auteur avait-il choisi ce terme
et cette plante comme passe-partout?
Internet offrait plusieurs explications. Ainsi, le sésame serait un
symbole d’immortalité pour les uns, ou un élément purificateur
pour d’autres. Puis, en approfondissant mes recherches, j’ai appris
que les graines de sésame poussent dans une gousse qui s’ouvre
une fois parvenue à maturité. Combien d’autres principes comme
celui-là avaient été cachés dans des contes pour nous révéler
subtilement des pépites de sagesse? La journaliste d’investigation
en moi reprenait férocement plaisir à retrouver ce parcours de
découvertes, et ce, grâce à ma chère Frannie.
J’ai également téléphoné sans délai à mon frère pour le remercier
de sa générosité. Je l’ai fait dès mon retour du Caffé Amoroso,
déterminée à mettre fin au cercle vicieux de la procrastination, celle
qui retarde les actions jusqu’au point où il semble désormais trop
tard pour les entreprendre. Comme prévu, il m’a assuré que ma
gratitude était superflue, que cette maison me revenait de plein
droit, que Frannie le lui avait confié lors de leurs retrouvailles deux
ans auparavant.
— Tu l’as visitée ici?
— Oui, bien sûr. J’avais même dormi sur place une nuit après un
souper bien arrosé en compagnie de Bill. C’était charmant.
— Tu crois qu’ils étaient amoureux?
— Ça m’étonnerait, vu leur différence d’âge appréciable. Sinon,
mamie aurait été une véritable cougar! me dit-il en s’esclaffant.
Mais j’aurais plus de doutes quant à Marcus.
Je tombe des nues: il l’a également rencontré?
— Il m’a même tiré les tarots.
— Mais tu ne m’as jamais raconté ça!
J’ai dû adopter un ton offusqué, car je peux l’entendre prendre
une profonde inspiration pour me donner le temps nécessaire de me
ressaisir avant de me répondre:
— Corinne, avoue que tu n’étais pas trop encline à écouter ce
genre d’histoires. Si je t’en parle maintenant, c’est que j’ai
l’impression que les choses changent depuis ton arrivée chez
Frannie. Je me trompe?
— En effet, lui dis-je plus calmement. Je m’ouvre de plus en plus.
Avant de raccrocher, je lui confie mon rêve de documentaire. En
lui faisant un résumé de mes plus récentes découvertes, je réalise à
quel point je souhaite que le maximum de gens soit mis au courant
de ces principes magiques, de la possibilité, voire de la nécessité de
recoudre son cœur.
— Si j’étais toi, je ne perdrais pas une minute! Je t’enverrai par
courriel un texte de Goethe pour t’inspirer.
— Merci, frérot. Tu es un ange.
— C’est parce que je t’aime, Corinne.
Je raccroche, profondément émue. Je prends conscience encore
davantage de cet état de fermeture dans lequel je m’étais emmurée.
Heureusement, je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort
puisque j’entends le bip de mon ordinateur portable m’annonçant la
réception d’un message. Comme promis, mon frère vient de
m’envoyer le texte de Goethe sur l’engagement. En effet, Louis n’a
jamais été un adepte du «reporter à demain ce que tu peux faire
maintenant»:
Débute maintenant.»
* Corinne, ouvre-toi!
* Je passe le plus de temps possible dans la maison de Frannie à
Fort Lauderdale!
* Je réalise un documentaire sur les pouvoirs magiques de chacun.
Ma belle Corinne,
Qu’en penses-tu?
Et je t’aime.
Ta Frannie
Après une courte sieste, j’ai pris mon courage d’une main, mon
portefeuille de l’autre, et je me suis rendue à ma petite boutique
favorite. La propriétaire m’a immédiatement reconnue, et le fait que
c’est elle qui montait la garde m’a réconfortée: elle avait du goût et
ne se gênait pas pour manifester sa désapprobation, peu importe le
prix affiché.
En m’observant maintenant dans la glace, j’avoue être plutôt fière
du résultat. Ma jolie robe blanche envoie le message le plus ambigu
possible: elle traduit à la fois une retenue dans le dévoilement de la
peau et le désir de faire exactement le contraire. Ces petites bandes
en tissu léger, presque transparent, volètent au gré de mes
mouvements et de la brise, découvrent là une épaule, là le galbe
d’une cuisse pour aussitôt les cacher. En guise d’accessoires, j’ai
opté pour d’éclatantes boucles avec quelques petits brillants au
centre qui rehaussent la finesse de mes oreilles. À chacun de mes
poignets, j’ai ajouté des bracelets de couleurs contrastées pour
donner encore plus de punch à mon look. Quant aux chaussures, j’ai
choisi, sûrement inspirée par le style de ma grand-mère, cette paire
d’escarpins verts qui a arraché à la propriétaire de la boutique un cri
d’emballement.
Le soleil floridien a légèrement cuivré ma peau, mes joues
semblent plus lumineuses, et sur mon petit nez, ses rayons ont
saupoudré des taches de son que je croyais évanouies à jamais. Un
rouge discret pour mes lèvres, deux coups brefs de mascara,
quelques jets de fixatif sur mes cheveux laissés savamment en
désordre, quelques gouttes de Chanel, et le tour est joué. Je suis
presque entièrement contente du résultat, mais j’ai l’impression
qu’il me manque un mystérieux quelque chose pour parfaire ma
mise. Mais peut-être suis-je victime de mon incurable
insatisfaction?
Avant de sortir, je prends le temps de confier mes espérances au
roi Salomon et, surtout, de lui donner une portion supplémentaire
de morceaux de pomme. À son air presque guilleret, je jurerais qu’il
a remarqué un changement en moi. Ou peut-être qu’habillée ainsi,
je lui rappelle en quelque sorte Frannie? Plus mon séjour s’allonge,
plus j’apprécie à sa pleine valeur le regard tendre et attentionné
qu’il me porte. Les regards que l’on jette sur soi, sur les autres, sur
la vie, ne feraient-ils pas partie de nos pouvoirs magiques?
Je me glisse à bord de Joy, après avoir remonté la capote dans le
but de garder ma coiffure intacte. Je me stationne à proximité de la
plage, marche sur la promenade de planches et aborde l’arène de
bois dur à laquelle est jouxté un bar gaiement décoré. Une foule
impressionnante se démène déjà, emportée par un air de paso
doble. Cet endroit que l’on appelle «Lauderdale-by-the-Sea» ne
cesse de m’émerveiller. Les gens semblent y avoir développé un bel
esprit de communauté et, par-dessus le marché, un amour de la
fête.
Je longe la piste de danse, remarquant à l’occasion les regards
approbateurs de certains cavaliers peu discrets. Un sifflement très
léger, mais nettement émis à mon attention, me fait tourner la tête.
Aussitôt, j’aperçois mon compagnon de la soirée.
— Bella, lance Giuseppe. Tu es ravissante!
Il m’embrasse délicatement sur la joue et un frisson me parcourt
sur tout le corps.
— Et toi, tu es sublime, dis-je, un peu gênée mais décidée à jouer
franc jeu avec lui.
En effet, il est d’une élégance tout italienne, c’est-à-dire
irréprochable, mais sans ostentation: chemise immaculée, sans
l’ombre d’un pli, aux manches savamment ourlées, pantalon de
coupe classique, mais qui moule l’essentiel, à commencer par ces
cuisses musclées, chaussures de cuir souple et lustré, cheveux
laqués sans être statufiés sur le crâne. Cette fois, les haut-parleurs
diffusent une musique de salsa. Giuseppe me prend délicatement la
main et me demande d’une voix profonde:
— Alors, vous m’accordez cette danse, mademoiselle?
Je pousse de petits rires amusés en guise d’acquiescement. Je le
préviens que ma maîtrise en la matière est loin d’être reconnue,
mais il me rassure.
— Fais-moi confiance, se contente-t-il de dire.
Et il m’emporte, légère comme une plume, sur la surface lisse, me
guide jusqu’en son centre, me fait tournoyer, m’étourdit, me
rattrape, m’émerveille avec ses passes gracieuses, ce déhanchement
à la fois adroit et naturel, ces yeux qui ne quittent jamais les miens,
sauf lorsque son nez vient effleurer ma joue à la faveur d’un
mouvement langoureux, mais presque trop bref à mon goût. De
toute évidence, Giuseppe maîtrise parfaitement la chorégraphie
particulière aux danses latines, et non seulement il semble y
prendre beaucoup de plaisir, mais il sait inoculer cette joie à sa
partenaire.
Au fil des arabesques que nous traçons sur la piste, nous croisons
Diego et Carl qui s’en donnent à cœur joie. Eux aussi sont
formidablement doués! En plus, ils sont d’un chic fou. On les dirait
même tirés d’un film d’une époque oubliée, alors que le souci
d’élégance l’emportait sur le reste.
Ce qui me fascine, c’est de voir à quel point autant Giuseppe que
nos deux amis paraissent complètement dans leur bulle tout en
demeurant parfaitement en communication avec leur vis-à-vis. On
jurerait qu’ils sont hors du temps, aucunement préoccupés par le
regard que les spectateurs ou les autres couples jettent sur eux,
l’esprit focalisé sur les pas et sur le bonheur d’être en mouvement,
ensemble, magnifiquement ensemble. Je me sens privilégiée de les
connaître, de bénéficier de leur présence si bienfaisante et porteuse
d’enseignements. Et de goûter à cette sensation de concentration
sur une gestuelle gracieuse, mais dans un climat d’abandon.
Profitant d’une pause, Giuseppe nous excuse auprès de Diego et
Carl et il m’entraîne à l’écart, vers la mer qui déferle mollement sur
le sable. Toujours aussi galant, il m’aide à retirer mes escarpins et
va même jusqu’à s’en saisir, les balançant au bout de son bras,
indifférent aux possibles moqueries de la part des autres hommes.
Quelques mètres plus loin, je m’arrête subitement, ébahie devant la
scène que Giuseppe m’a réservée à mon insu.
Une table, montée d’experte façon, m’attend sur la plage.
Quelques flambeaux plantés dans le sable alimentent une douce
atmosphère propice aux conversations d’amoureux. Un grand
homme aux cheveux argentés nous accueille avec deux flûtes posées
sur un plateau. J’ai l’impression de vivre un rêve. Frannie nous
apparaîtrait, émergeant des vagues, que je ne serais pas surprise!
Giuseppe me tend un verre de champagne. Je le saisis, émue.
— À nous deux, bella!
— À nous deux, Giuseppe.
Je voudrais que le temps s’arrête. Je repense au concept de photo-
présence, et je me dis que cette image, je la conserverai dans mon
cœur pour toujours.
Mon bel Italien me présente son meilleur ami, Andrea, qui a
accepté de jouer le rôle de maître d’hôtel pour la soirée. Giuseppe
me confie qu’il a lui-même élaboré le repas, plus tôt dans la journée.
D’un geste discret, il m’indique un splendide bâtiment derrière son
épaule et me précise que c’est là qu’il habite. C’est un appartement
avec vue imprenable sur la mer, de toute évidence.
— Le cocon parfait d’un homme qui a accompli un bon travail de
couture, m’avoue-t-il.
Je me contente de saisir la main qu’il avait posée sur la table et,
avec un sourire, de l’encourager à continuer.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais ma femme, ma douce
Veronica, est morte, il y a plus de cinq ans maintenant.
Il observe une pause, tentant sans doute de refouler les vagues de
chagrin qui menacent de l’emporter. Je décide de prendre le relais:
— Et tu as eu besoin de beaucoup de temps pour panser tes
blessures, pour faire ton deuil, n’est-ce pas?
Il agite la tête en signe d’assentiment, puis après avoir contemplé
nos mains, il rive ses splendides yeux luisants de larmes retenues
sur les miens:
— Aujourd’hui, dit-il d’un souffle, j’ai l’intuition que tu es le
cadeau ou la récompense de tout ce travail intérieur.
Je résiste à la poussée insensée de panique qui me saisit. Cet
homme me plaît indéniablement, je me suis préparée de mon mieux
pour le séduire, et voilà que cette vulnérabilité toute virile me fait
perdre mes moyens. Je me trouve à mille lieues des relations
amoureuses qui ont ponctué mon existence. Mais une autre énergie
chasse cette frayeur, une force puisant sa source dans ma certitude
nouvellement acquise de mériter entièrement qu’un être sensible
m’ait choisie comme possible compagne.
— Eh bien, Giuseppe, je crois qu’il en va de même pour moi! Je
n’ai pas eu de deuil à faire, si ce n’est de cette fâcheuse habitude que
j’avais développée de ne pas vraiment vivre ma vie.
À mon tour de m’être exprimée d’une voix étranglée par les
émotions. Giuseppe saisit alors sa flûte de champagne, m’invite à
l’imiter et me laisse proposer le toast:
— À nos cœurs recousus et à la magie de la vie qui a opéré!
Au son du cristal s’entrechoquant, Andrea amorce son service.
Cette soirée serait tirée d’un conte de fées que je n’en serais pas
étonnée. Les plats sont savoureux, peut-être plus riches que ce à
quoi je suis accoutumée, mais irrésistibles: je reprendrai la course
demain, c’est garanti.
La conversation emprunte un ton plus léger, mais glisse
rapidement vers les confidences. Giuseppe me permet de mieux le
connaître, et vice versa, je parle de quelques-unes de mes
déceptions sentimentales, sans devoir entrer dans les détails, car
mon compagnon semble me comprendre à demi-mot.
Après le dessert, nous révisons ce qui m’a été enseigné depuis
mon arrivée à Fort Lauderdale. Ainsi, j’ai appris l’importance de
recoudre mon cœur. Je suis maintenant apte à activer mes pouvoirs
magiques, qu’il s’agisse de la capacité à prendre une pause et de
ralentir la cadence, de percevoir l’amour à l’intérieur de moi et tout
autour, de croire que la vie est bonne et belle, de visualiser
créativement, de m’ouvrir ne serait-ce qu’à un minuscule
pourcentage, de choisir mes intentions ou les vœux de mon âme,
d’être plus présente et attentive ou encore de me garder en
mouvement. Ainsi, je termine mon déca en prenant conscience de
l’ampleur de ce qui m’a été transmis.
— Et ce n’est pas fini! me lance joyeusement l’homme qui fait
désormais vibrer mon cœur à nouveau.
— Carla! dis-je avec un clin d’œil.
— Exact. Et en conclusion de tout cela, je te prédis un moment
d’exception avec Iris.
En effet, Iris m’était complètement sortie de la tête, ce qui est un
miracle si je pense à son allure inoubliable. Puis revoyant cette
soirée au club des Dream Catchers, une interrogation m’assaille:
— Mais au fait, quel était le pouvoir transmis par Bill? Je ne me
souviens pas d’un enseignement de sa part.
— Bill devait te communiquer le pouvoir magique le plus subtil,
celui qui requiert discrétion et humilité. À ma grande joie, il semble
que ce privilège m’est désormais accordé.
Je le questionne sur la nature de ce pouvoir, mais il me demande
de patienter pendant qu’il félicite Andrea pour son service
impeccable. Giuseppe s’approche ensuite de moi, m’invite à quitter
la table, tire galamment sur la chaise et, après avoir moi-même
remercié le maître d’hôtel, je prends le chemin du retour avec mon
cavalier. Il m’aide à chausser mes escarpins, puis nous repassons
devant la piste de danse, désormais déserte. Je consulte ma montre
et je constate que, en effet, le temps a filé à une vitesse folle.
— Pour répondre à ta question: c’est le don de soi et le
dévouement. C’est le pouvoir caché dans tous les autres! Et c’est ce
qui fait qu’il n’est pas inclus dans le lot. C’est le pouvoir réparateur
et activateur.
— Ah… c’est magnifique! dis-je. Ce concept me semble précieux,
en effet.
— Pas autant que toi, fait-il alors que nous abordons ma voiture.
Une longue hésitation me laisse ainsi, silencieuse et vaguement
inconfortable, devant mon bel Italien. Je toussote pour débarrasser
ma gorge de la gêne qui menace de l’obstruer, fais malgré moi une
grimace de petite fille prise en défaut, puis ose lui livrer le fond de
ma pensée.
— Tu sais Giuseppe, mon corps aurait très envie de t’inviter chez
moi pour un dernier verre, mais mon âme me suggère de prendre
mon temps.
— Et la mienne me dicte la même chose, me répond-il avec le
sourire. Ne t’en fais pas, bella, nous avons la vie devant nous. Et
peut-être plus encore!
Après m’avoir serrée très fort dans ses bras, il m’ouvre la portière,
la referme dès que je suis installée et m’envoie la main pendant que
je m’éloigne en le regardant rapetisser dans mon rétroviseur. Je
laisse Joy dans l’allée de garage et, avant d’entrer, je m’adosse
contre le chambranle et contemple les étoiles scintillant au-dessus
de moi. Je reprends lentement mon souffle et j’éponge mes yeux
humides. Cet homme me touche profondément et il me tarde de le
revoir et d’apprendre à mieux le connaître.
Je me déchausse dans le vestibule, rends visite au petit roi qui
semble dormir, me dirige dans le bureau, m’installe devant
l’ordinateur, l’allume. Aussitôt, le timbre caractéristique m’annonce
que j’ai reçu deux courriels. Le premier, d’un fabricant de logiciels,
le second de la part de mon frère, que j’ouvre en premier.
Dans la section «Objet» figure un simple mot: Enjoy! Je lis le
court message,
Ma sœurette,
Je suis fier de toi, comme l’est notre mère. Elle m’a parlé de ton
projet et de tes actions récentes, et je ne peux me contenter que
d’applaudir. J’ai consulté des spécialistes du domaine des médias. Je
t’offre donc le logiciel pour faire le montage de tes documentaires,
car je sais qu’il y en aura plusieurs.
Louis
Ma douce Corinne,
S’il y a une chose dont tu peux être certaine, c’est que je serai là avec
toi.
Frannie
C’est Bill qui murmure le nom de mon aïeule et, une fois sa
mission accomplie, il ne peut s’empêcher de fondre en larmes. Tout
le clan serre immédiatement les rangs, moi y comprise.
Quelques minutes plus tard, nous sirotons un délicieux mocktail.
J’en profite pour présenter à mes amis mon tableau de visualisation
sur lequel figurent, en plus des messages et des images
rassérénantes, des photos reliées à mon projet de documentaire.
Tous insistent pour collaborer à sa réalisation. Je suis émue à la
pensée de ces gens qui, en visionnant le produit final, pourront faire
ce même chemin vers la meilleure version d’eux-mêmes et vers leur
vie de rêve en recousant leur cœur et en activant leurs pouvoirs
magiques.
Une fois terminée la présentation de mon tableau de visualisation
et de notre projet, Marcus se lève et vient s’agenouiller à côté de
moi.
— Ma chère Corinne, tu te rappelles notre première rencontre,
quand je t’avais tiré les tarots?
— Bien sûr! Je n’y croyais pas trop et Tricia m’a avoué par la suite
que je te servais de cobaye, dis-je, légèrement mal à l’aise.
— Oui, mais quel spécimen! ajoute-t-il. J’étais convaincu que
l’humain pouvait être programmé autant positivement que
négativement, mais, mais…
— Quelle preuve éloquente tu fais! conclut Iris tout sourire.
Marcus poursuit sur sa lancée et m’assure que, au bout du
compte, ma progression a moins à voir avec son tirage de cartes en
tant que tel qu’avec la transmission des désirs de mon âme que cet
exercice a rendue possible.
— Je t’accorde que mon expérience de plusieurs années en tant
que psychologue n’a pas nui. Et puis, mea culpa, j’ai enjolivé un
petit peu, j’ai essayé de te redonner confiance en tes capacités,
surtout.
— Avec l’aide du tarot?
— Eh alors, pourquoi pas? demande Florence. Tu y as cru au
moins un peu, ou je me trompe?
Force m’est d’admettre que, oui, en effet, ces paroles m’avaient
instillé un soupçon supplémentaire d’assurance, de foi dans le
moment présent et dans les aspirations qui m’animaient. Grâce à
cette conversation devant cinq cartes déployées sous mes yeux, la
graine d’une conviction d’être dans le vrai avait été semée.
— Voilà, ma chérie, roucoule Diego. Tu es la preuve qu’il ne fait
pas fausse route. L’humain peut être programmé, et, dans ce cas,
qu’il le soit positivement est la meilleure des choses possibles. Tant
en affaires ou en carrière qu’en amour!
Je tourne un peu trop rapidement la tête vers Giuseppe qui me
couve d’un de ces regards ardents auxquels il est difficile de résister.
J’hésite une seconde, sous l’emprise de ces yeux brillants, puis
décide de me lancer:
— Oui certes, mais tu ne m’as pas prédit cette magnifique relation
particulière avec Giuseppe.
— L’humain peut être parfois influencé de la meilleure façon
concevable. La vie, elle, c’est une autre paire de manches. Elle nous
réserve toujours d’agréables surprises, me répond le fameux
psychic.
L’heure suivante, chacun exprime ses rêves, comment la mise en
action de ses pouvoirs magiques et le soutien des membres avaient
rendu leur réalisation possible. Au fil des témoignages, j’ai
remarqué l’absence de Carl et, n’eût été l’air parfaitement serein de
Diego, je m’en serais souciée. Mais cette inquiétude aurait été
immédiatement balayée par le magnifique ouragan qui fait son
entrée dans la pièce: Carl complètement transformé en Carla.
— Wow! s’exclament les membres du groupe des Dream Catchers.
Carla est tout bonnement à couper le souffle: escarpins aux talons
vertigineux, robe moulante en tissu lustré et multicolore, longs
gants de satin, bijoux rutilants, maquillage extravagant exécuté
d’une main experte, le tout couronné d’une splendide perruque
rousse en cheveux naturels.
— Alors ma poule, on y va? me lance celle qui, comme annoncé, a
pour mission de me transmettre le dernier des pouvoirs magiques.
— Tout à fait! que je lui réponds sans prendre le temps d’y penser,
emportée par l’enthousiasme.
Ma drag-guide favorite agite impatiemment les doigts en direction
de Diego qui, après avoir déposé un baiser très léger sur les lèvres
peintes de sa douce moitié, me tend une petite boîte.
— Ma darling, pour aller où je t’emmène, tu as besoin d’un je-ne-
sais-quoi qui t’apportera ce oumpf qui fait des miracles.
Pendant que les autres membres ricanent, visiblement amusés
par les paroles de Carla, j’ouvre le présent avec mille précautions.
— Chou, c’est un cadeau, fait Carla. Pas une bombe atomique!
Ce que ma compagne pour la soirée m’a offert n’en est pas moins
explosif: un boa pur plumes au rose intense et des lunettes de soleil
scintillantes de taille démesurée. Les accessoires qui, je m’en rends
maintenant compte, manquaient à ma toilette de la veille pour le bal
latino. Je suis ravie, mais également sceptique:
— Des verres fumés pour sortir en boîte?
— Où nous allons, bébé, ça brille de tous les feux possibles. Alors,
shine on et let’s go!
Après avoir embrassé mes amis — et un peu plus longuement
Giuseppe —, je m’engouffre avec Carla dans la Mercedes de Diego
qui nous laisse aux portes du DragNet, un club de drag-queens
niché dans un quartier plus ou moins louche de Fort Lauderdale.
Carla s’empresse de me rassurer:
— J’ai fait onze ans de karaté, mon poussin. Sous cette toilette en
lamé se cache une ceinture noire.
Nous passons les portes et je reconnais aussitôt, assis sur une
banquette circulaire, les mêmes drag-queens qui avaient porté
Frannie jusqu’à son ultime repos. Je suis émue de les retrouver ici
et je ne me gêne pas pour le manifester. Elles me versent une coupe
de ce qu’elles appellent du champagne, en fait un prosecco, mais je
ne m’en formalise aucunement: j’ai l’âme italienne depuis peu. À
peine ai-je le temps de prendre une gorgée que la plus enrobée
d’entre elles me saisit par le poignet, me force gentiment à me lever
et annonce que l’heure est venue de me soumettre à un make-over
radical. Carla semble vouloir se porter à ma défense, mais je l’arrête:
l’heure a sonné pour Corinne de muer. Et aussitôt, je suis mes
copines jusqu’à la salle de maquillage caché en arrière-scène.
Jamais de ma vie je n’ai ressenti autant de délicatesse et de
générosité. Elles (ou ils…) ont toutes à cœur de me faire découvrir
leur monde, mais surtout, je perçois bien le message à en retirer. À
mesure que je me métamorphose par leurs bons soins, je sens les
craintes et les peurs irraisonnées d’une Corinne d’une autre époque
qui s’évanouissent. Une fois la mue accomplie, je m’ébahis devant
l’image renvoyée par le grand miroir: je suis un hybride entre une
danseuse des Folies Bergères et une superhéroïne américaine, et
quelque part, j’ai la quasi-certitude que cette créature est beaucoup
plus près de ma vérité d’être que le personnage presque terne dans
lequel je m’étais emprisonnée. Lorsqu’on est complètement qui on
est, sans blocages et sans peur, on rayonne de tous ses feux. C’est
bien ce que représentent pour moi ce soir ces hommes transformés
en leurs alter ego, prêts à tout pour nous en mettre plein la vue et le
cœur, sans parler de moi-même, méconnaissable et pourtant si
vraie: car c’est bien moi qui me souris glorieusement dans cette
glace.
Je comprends maintenant pourquoi Frannie avait développé une
relation d’amitié aussi riche et profonde avec ces as du
travestissement. Je ne capte que de l’affection, de la joie et du don
de soi dans leurs divines présences et les prestations qu’elles offrent
au public. J’ai l’impression que les portes d’un monde insoupçonné
s’écartent devant moi, et c’est bien au-delà du pourcentage
d’ouverture suggéré par Giuseppe. Il s’agit du non-jugement, de
l’amour inconditionnel, de la beauté de la vie, de l’émerveillement
et de tout ce qu’un brin d’audace peut rapporter. Cette leçon-là, je
ne l’oublierai jamais, comme toutes les autres.
La fin de la soirée approche quand Carla monte sur scène pour
faire le numéro de clôture. Avant de lancer la musique, elle confie
au micro que, cette nuit, sa petite sœur du Canada est venue l’aider
pour son show. Et sans me donner le temps de m’évader, elle lâche,
pendant que le spot est dirigé sur ma personne:
— Ladies and Gentlemen, from Québec, Mizz Mabel Syrup!
Et c’est ainsi que, portée par les cris et les sifflets, sans oublier la
contribution de la cohorte de mes nouvelles conseillères en fashion,
je monte sur scène et, par miracle, je parviens à me déhancher sur
de véritables échasses pendant que Carla fait des merveilles en
électrifiant littéralement l’auditoire.
Et pendant que je me glisse précautionneusement hors de la
Mercedes avec l’aide de Diego, et que je m’avance vers ma maison
rose, pieds nus en tenant mes escarpins d’une main, je songe aux
cadeaux inestimables que la ravissante Carla et tout le groupe des
Dream Catchers m’ont offerts, y compris le développement de ce
dernier pouvoir magique que m’a inculqué Carla par ses gestes et
ses actions: l’audace.
20
La ballade des gens heureux
Soyez donc qui vous êtes, sans peur et sans retenue. Ainsi, vous
inspirerez les autres à en faire autant et vous changerez notre
monde en mieux.
Frannie
5. S’ouvrir.
Comme Corinne, imaginons que quelqu’un nous souffle à l’oreille:
«Effata, ouvre-toi». Avant de porter un jugement, ou lorsque nous
sommes confrontés au doute ou à un manque de confiance en nous,
rappelons-nous qu’il suffit parfois d’une toute petite brèche pour
changer positivement le cours des choses.
9. Être audacieux.
Un brin de folie ou d’audace ajoute de la couleur à notre existence et
nous incite à nous sentir pleinement vivants. En plus, en osant être
authentiques et flamboyants, nous donnons la permission aux
autres d’en faire autant. Prenons exemple sur Frannie!
Arnaud Desjardins