Veldwachter 2010

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Charles-Robert Ageron entre mythe républicain et mythe

impérial : Une histoire des mentalités manquée

Nadège Veldwachter

MLN, Volume 125, Number 4, September 2010 (French Issue), pp. 941-960
(Article)

Published by Johns Hopkins University Press


DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2010.0015

For additional information about this article


https://muse.jhu.edu/article/426601

Access provided by Western Sydney University (12 Jan 2019 20:51 GMT)
Charles-Robert Ageron
entre mythe républicain et mythe
impérial : Une histoire des
mentalités manquée

Nadège Veldwachter

Lorsque le débat sur le passé colonial sort de ses tranchées «  com-


munautaristes » pour faire son apparition sur la scène politique dans
les années 1990, loin de refléter une généalogie commune avec la
genèse de la République dans  le schème de l’histoire de France, il
fait la matière d’une représentation discursive formulée et articulée
comme superfétatoire, accidentelle presque. A l’heure actuelle,
penser la nation est se saisir d’un objet dont l’examen a du mal à
souscrire à la désacralisation d’un réflexe bien enraciné : l’apposition
de deux entités supputées distinctes, voire opposées, républicanisme
et impérialisme.
Afin de mieux comprendre les raisons pour lesquelles l’historio-
graphie coloniale fut longtemps engagée sur une voie précaire dans
le discours national, il convient de s’attarder quelque peu sur les
instances de son intronisation dans l’Académie française.
L’institutionnalisation de l’histoire coloniale en France a connu des
démantèlements entre 1950 et 1960 qui ont affecté non seulement les
courants intellectuels mais aussi les pratiques politiques et sociales sur
le long terme1. La disparition en 1961 de la chaire d’histoire coloniale
de la Sorbonne, dans les traces de celle du collège de France, sans

1 
L’on s’inspire ici largement des recherches de Cécile Vidal, « La Nouvelle Histoire
atlantique en France : Ignorance, réticence et reconnaissance tardive », Nuevo Mundo

MLN 125 (2010): 941–960 © 2011 by The Johns Hopkins University Press
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oublier le programme des aires culturelles soutenu par Fernand Brau-


del dans le rapport Longchambon – il sera prolongé par la Sixième
section de l’EPHE –, sonnent le glas de ce pan d’histoire dans les
universités françaises. Même à l’issue des guerres d’Indochine et
d’Algérie, l’histoire coloniale n’a su être constituée comme domaine
historique de plain-pied. Résultat, la psyché collective française souf-
fre d’un «  trou de mémoire  » selon l’expression de Nicolas Bancel
et ses acolytes quant à la connexité qui lie intimement passé colonial
et récit national. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à se retourner sur
les publications relatives à l’outre-mer qui restent proportionnel-
lement mineures comparées à d’autres champs d’étude. Selon les
données relevées par Vidal à la Bibliothèque annuelle de l’Histoire
de France, elles étaient de 4,1% en 1955; 3,7% en 1980 pour chuter
à 2,8% au courant des années 1990. Le constat se réplique au niveau
des thèses. Soixante-dix thèses et une quarantaine d’ouvrages ayant
comme sujet la traite et l’esclavage sont soutenues et publiés entre
1995 et 2005, contre 400 aux Etats-Unis pour la seule année 1999. Le
racornissement intellectuel induit par la prééminence de la focalisa-
tion « franco-française » a longuement été décrié et débattu dans les
cercles concernés par des historiens versés dans le sujet tels Gérard
Noiriel, Marc Ferro, ou encore Caroline Douki et Philippe Minard.
De manière exemplaire, les contentieux relatifs à la loi du 23 Février
2005 représentent l’une des formes les plus abouties de la tension entre
partisans et contempteurs de la gémination républicanisme / impé-
rialisme et de sa représentation dans l’histoire française. Comment
se risquer à statuer sur un tel état de fait ? A quels intérêts politiques
ou responsabilités mémorielles doit répondre une historiographie
française qui se donne pour mission de recouvrer les modalités de
construction d’une identité nationale qui s’est galvanisée autour de
concepts tels « républicanisme » et « universalisme » ? Telles sont les
questions à soulever. Elles relèvent d’une véritable gageure lorsque
confrontées à certains conservatismes qui campent dans des positions
exacerbant le clivage présumé entre mémoire et histoire.
L’exemple, qui fait encore date, de cet astigmatisme et idéologique
et politique est celui de l’œuvre collective Les Lieux de Mémoire sous
la direction de Pierre Nora. Cet ouvrage cyclopéen dans sa nature,
acclamé par la critique nationale et étrangère, ne compte qu’un article

Mundos Nuevos, Coloquios, 2008, [En línea], Puesto en línea el 24 septembre 2008.
URL : http://nuevomundo.revues.org/index42513.html.
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relatif à la période coloniale, « L’Exposition coloniale de 1931, Mythe


républicain ou mythe impérial ? » de Charles-Robert Ageron2.
D’aucuns se sont cabrés devant la quasi-absence de la France colo-
niale dans cette œuvre monumentale où le concept d’«  histoire de
France  » est appréhendé indépendamment du contexte impérial à
travers lequel il s’est longtemps fédéré. L’explication relativement
sommaire que donne Nora à ce vide épistémique est indicatrice du
point d’orgue de l’aveuglement de la discipline au regard de cette
période : « Ce qui me frappe par rapport à l’importance et au poids
historique de l’expérience coloniale, c’est l’absence de traces visibles
sous la conscience collective des Français. Cela changera peut-être le
jour où l’interdit qui pèse encore sur l’ensemble de l’épisode colonial,
à cause de la guerre d’Algérie, sera levé »3.
Malgré cette lacune notoire, il est aujourd’hui devenu impossible
de lire une étude relative à l’Exposition coloniale de 1931 sans que le
texte de Charles-Robert Ageron ne soit référencé. Cette omniprésence
critique confère au texte même une aura de «  lieu de mémoire  »,
argumentaire topique auquel aucun spécialiste du sujet ne peut se sous-
traire4. La citation à suivre résume à elle seule la fascination qu’exerce
cet événement et le sentiment que partage la grande majorité des
historiens français et étrangers quant à son poids historique :
Seuls quelques exemples de l’union de la nation peuvent être comparés à
cet événement extraordinaire [l’Exposition coloniale de Paris en 1931] en
ferveur : la fin de la Premier Guerre Mondiale, la Libération en 1944 ou
encore la victoire de la France en coupe du monde de football en 1998. Peu

2 
Charles-Robert Ageron, « L’Exposition coloniale de 1931, mythe républicain ou
mythe impérial ? », Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, tome I «
La République», (Paris : Gallimard, 1984) 561–91.
3 
Pierre Nora cité dans Henri Moniot, « Faire du Nora sous les tropiques ? », Histoire
d’Afrique les enjeux de la mémoire, Jean-Pierre Chrétien, Jean-Louis Triaud, eds. (Paris :
Karthala, 1999) 20.
4 
L’article d’Ageron est cité plus ou moins longuement dans l’éventail d’ouvrages
suivants: Catherine Hodeir, Michel Pierre, L’Exposition coloniale (Bruxelles : Complexe,
1991); Zoos humains, ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Blancel, Pascal
Blanchard, Gilles Boetsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire; Olivier Razac, L’Écran et le
zoo : spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story (Paris : Denoël, 2002);
Girardet Raoul, L’Idée coloniale en France, rééd. (Paris : Hachette coll. « Pluriel », 1986);
Sylviane Leprun, Le Théâtre des colonies: Scénographie, acteurs et discours de l’imaginaire dans
les expositions 1855–1937 (Paris : L’Harmattan, 1986); Collectif, Catalogue de l’exposition
Images et colonies, musée de l’Histoire contemporaine (Paris  : BDIC-ACHAC, 1993);
Denise Bouche, Histoire de la colonisation française (Paris : Fayard, 1991); Nicolas Bancel
et Pascal Blanchard, De l’indigène à l’immigré (Paris : Gallimard, coll. « Découvertes »,
1998); Herman Lebovics, La « Vraie France ». Les enjeux de l’identité culturelle, 1900–1945
(Paris : Belin, 1996).
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de commémorations atteignent cette popularité, sinon les manifestations


pour le bicentenaire de la Révolution en 1989 ou l’Exposition internationale
de 1937, lors du Front populaire5.

Comment expliquer alors la position adverse qu’adopte Ageron en


constituant ce même fait comme manifestation larvée d’une mémoire
qui n’a jamais su investir les terrains de la psyché collective, le con-
struisant en définitive comme un « non-lieu » mémoriel ?
Aujourd’hui l’idée s’est accréditée […], que l’apothéose de l’Empire colo-
nial et l’apogée de l’idée coloniale en France se situeraient, tous deux, dans
les années 1930 et 1931. . . . L’exposition coloniale ainsi devenue l’une des
dates et l’un des lieux de mémoire de la IIIe République, ce fait interpelle
l’historien. Fut-elle décidée et construite pour célébrer le grand œuvre de
la République colonisatrice ? Servit-elle la gloire de la République auprès
des Français  ? . . . Ou bien ce spectacle provisoire devient-il un musée
imaginaire, référence obligatoire pour des générations brusquement
confrontées au ressac anticolonial de l’histoire ? Oui ou non, l’Exposition
de Vincennes fut-elle ce lieu où s’enracina pour l’avenir la mémoire de la
République coloniale ? (Ageron 561–62)

L’incipit de l’exposé est clair. Ageron propose d’interroger la place


et fonction de l’Exposition, d’en souligner les contradictions, plus,
l’illusion, la mythification dans la conscience collective. Dans sa réflex-
ion, le critique s’étonne que «  la mémoire collective ait privilégié,
amplifié, transmuté cet événement relativement mineur  » (Ageron
589). Cette remarque est d’une part indicatrice de la prégnance
des méthodes de fabrication d’une identité coloniale bâtie sur une
représentation de l’Autre par un effet de langage, alors que de l’autre,
elle révèle l’asphyxie interprétative de la rhétorique spéculaire mise
en œuvre lors de cette manifestation. La lecture que propose Ageron
n’ébranle en rien la dialectique ambivalente du discours officiel de ses
organisateurs et commentateurs qui a su imposer sa matérialité comme
thème central de son approche critique. Véritable mise en scène du
projet colonial de la République, l’Exposition concrétise la vision
ethnocentriste de la colonisation, encensant les bienfaits et valeurs
de la civilisation occidentale. A charge alors pour l’historiographie
contemporaine d’en montrer les contradictions, mais aussi les effets
qui ont su passer outre leurs simulacres « affabulés ». Par-delà la méta-
phore théâtrale qui l’enrobe, l’historien se doit d’aller plus loin et se
prêter à la déconstruction de l’Exposition comme incarnation d’une

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Essai sur
5 

une utopie (Paris : Albin Michel, 2003) 117.


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mentalité française historiquement située. Un adjuvant critique qui


scelle le lien entre pratiques idéologiques et assignation sémiotique,
rouage primordial de la construction d’un imaginaire social fortement
stigmatisé par une « angoisse de l’altérité6 ». 
En élisant comme socle descriptif la contexture politique dans
laquelle s’inscrit l’Exposition, Ageron entreprend plus une histoire de
groupes et de partis qui obscurcit l’holisme de la fabrique culturelle de
la France des années 1930. Il parvient sans coup férir à la conclusion
que cet événement, et plus largement l’esprit colonial, n’a été l’affaire
que d’une minorité, une idéologie peu ou prou stérile dans son désir
de propagande qui n’a su galvanisé l’adhésion des masses7.
Dans une volonté d’interpréter l’Exposition à de nouveaux frais, le
présent projet se propose de montrer que pour comprendre la cohé-
rence interne d’une telle manifestation, chercher à faire une histoire
qui isole d’un côté République et Empire de l’autre débouche sur
des achoppements et brouillages épistémiques évacuant la critique de
certaines pratiques longtemps restées insondées. Conséquemment, une
telle opposition ne peut se construire en outil d’analyse car représente
le noeud même par lequel se disséminent les enjeux d’une formulation
officiellement agréée de l’identité nationale.
La fracture factice entre ces deux courants politiques sert à masquer
le fil continu des multiples versants de l’histoire coloniale. Étudier avec
rigueur cet épisode revient à examiner l’ensemble des interactions
entre groupes et réseaux formant les piliers d’une histoire non seule-
ment politique à l’instar du geste d’Ageron, mais aussi d’une histoire
culturelle des mentalités à laquelle il ne peut se dérober8.
L’on consent que Nora cité précédemment fasse reposer l’expli-
cation de la singularité du traitement de la période coloniale sur un

Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, « Ces zoos humains de la
6 

république coloniale », Le Monde Diplomatique (Août 2000) : 16–17.


Cette idée ne se retrouve pas seulement dans l’article présentement étudié, mais
7 

traverse ses ouvrages précédents; consulter en particulier France coloniale ou parti colonial
(Paris : PUF, 1978).
Une histoire culturelle au sens où Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli la
8 

définissent dans leur ouvrage:
« l’histoire culturelle étudie la diffusion, dans l’espace
social, et la transmission, dans le temps, de ce qui est chargé de sens, aussi bien donc
les grands courants intellectuels que les perceptions individuelles ou collectives re-
levant de registres moins élaborés. Mais elle analyse aussi, autant que faire se peut,
l’articulation entre ces idéologies ou ces idées et ces représentations collectives plus
diffuses et donc, à leur croisée, l’infrastructurel. […] Cette histoire permet seule de
penser dans leur intégralité les processus de circulation des faits non matériels dans
une société et de placer cette analyse dans sa perspective nécessairement cinétique
mais aussi anthropologique . . .” Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, La Culture
de masse en France de la Belle Epoque à aujourd’hui (Paris : Fayard, 2002) 11.
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« interdit » concerté qui a eu pour conséquence la paralysie dévelop-


pementale d’un pan de la recherche en histoire. Ceci dit, qu’entend-
t-il exactement par manque de « traces visibles » sous la conscience
collective des Français?
L’Exposition coloniale de 1931 se situe à la fois dans la lignée des
expositions universelles de la seconde moitié du XIXe siècle (1855,
1867, 1878, 1889, 1900) et dans un projet politique qui prit la forme
d’un musée, placé sous la tutelle du ministère des Colonies9. Parmi
les nombreux chercheurs à avoir étudier les circonstances qui ont
amené à l’avènement de l’Exposition, Annie Rey-Goldzeiguer établit
une corrélation entre la propagation de « l’image » (réelle et symbo-
lique) hors des frontières du monde artistique vers le domaine de la
politique, de la culture et de l’économie et la diffusion de l’idée du
colonialisme entre 1830 et 1930, concluant que «  l’utilisation nou-
velle de l’image dans cette propagande démontre l’avancée réelle
de la psychologie appliquée à la politique10 ». La France est changée,
imprégnée par la colonie, qui fait désormais partie de la « geste répu-
blicaine  » pour reprendre les termes de Blanchard. Pas un aspect
de sa géographie quotidienne (noms de rues, musées, monuments,
expositions) ou de son art (publicité, musique, littérature, cinéma,
photographie), de son appareil éducatif ou de propagande (livres
scolaires, jeux, presses, affiches, cartes postales) qui ne porte en lui
les traces d’une présence coloniale. Si l’image sert de catalyseur idéo-
logique favorisant, littéralement, l’entrée de l’Empire dans les foyers
et les mœurs français, la topographie même de la ville est transformée
pour accueillir l’Exposition : la ligne du métropolitain est prolongée
jusqu’à Vincennes, la construction d’un musée permanent à la Porte
Dorée et la création d’un parc zoologique, tous encore opérants ont
certainement laissé leurs «  traces  » dans l’espace géographique et
mental français. En dehors des paramètres stricts de l’Exposition,
colonialisme et exotisme imprègnent l’ossature de la ville11 : Les obé-
lisques, sphinx et pyramides ornant les places de la Concorde ou du
Châtelet sont des rappels vivants des conquêtes napoléoniennes en

Marie-Hélène Thiault, “L’exposition coloniale et son musée” http://www.histoire-image


9 

.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?analyse_id=415.
10 
Annie Rey-Goldzeiguer, « Réflexions sur l’image et la perception du Maghreb et de
Maghrébins dans la France du XIXe et du XXe siècles », Images et colonies, Nature, discours
et influence de l’iconographie coloniale liée à la propagande coloniale et à la représentation des
Africains et de l’Afrique en France, de 1920 aux Indépendances, P. Blanchard et A. Chatelier,
eds. (Paris : Syros-ACHAC, 1993) 39.
11 
Exemples tirés de l’étude de Robert Aldrich, Vestiges of Colonial Empire in France,
Monuments, Museums and Colonial Memories (New York: Palgrave Macmillan, 2005).
M L N 947

Egypte. La cartographie de la ville (rues, stations de métro, places)


est truffée des noms de bâtisseurs, de lieux, commémorant gloires et
défaites coloniales: Babylone, Dugommier, Barbès, Faidherbe, Gallieni,
Annam, Cambodge, Madagascar, Soudan, etc . . .
Comme l’a indiqué Pascal Bancel, remettre en question la Républi-
que revient, pour d’aucuns, à être contre la République, cependant,
«  déconstruire n’est pas détruire12  ». Afin de renoncer aux facilités
de la dénonciation, nous chercherons plutôt à cautionner un rela-
tivisme conceptuel par la mise en exergue de la transformation qui
s’opère aux deux extrémités de l’axe visuel de l’Exposition de 1931 :
premièrement, celle de l’indigène fantasmé dans une dialectique du
montrer-cacher; l’autre, spectatorielle française en butte à l’élabora-
tion d’une auto-représentation où message perceptuel et codification
ontologique rentrent dans une logique du même. Ce qui mérite
d’être réhabilité chez Ageron est la nature performative amputée à
l’Exposition, non pas du côté de l’indigène, mais dans le rôle assigné
aux Français, participants actifs à leur insu.

L’Exposition selon Ageron


Alors que le bilan matériel de l’Exposition se compte à plus de 33 mil-
lions de francs de recette en huit mois d’ouverture, le bilan « moral »
de cette vaste entreprise, beaucoup moins florissant, se rapproche plus
de la faillite que de la satisfaction escomptée par ses organisateurs. Tout
au long de l’article, Ageron construit une rhétorique où la participa-
tion active des « décideurs Républicains » tant dans l’arène politique
qu’intellectuelle, est savamment éclipsée. Si l’amalgame « séduction-
instruction » afin de pénétrer de l’esprit colonial les masses populaires
est parvenu bien gauchement à faire naître une conscience impériale,
il ne traduit qu’un timide début, sinon un échec de l’engagement de
la strate politique française :
A supposer que le ministre des Colonies ait vraiment voulu célébrer l’œuvre
coloniale de la République, les touristes les plus attentifs y furent insensibles.
La grande épigraphe du musée des colonies disait  : «  A ses fils qui ont
étendu l’empire de son génie et fait aimer son nom au-delà des mers, la
France reconnaissante. » Mais dans la longue liste des artisans du domaine
colonial, les noms des grands décideurs républicains disparaissaient  . . .
Curieusement les hommes politiques furent rares dans leurs discours de

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Essai


12 

sur une utopie (Paris : Albin Michel, 2003) 40.


948 NADÈGE VELDWACHTER

1931 à faire hommage à la République de cet immense empire colonial.


(Ageron 576)

De même, si les masses ont pu se laisser quelque peu séduire,


l’intelligentsia pour sa part est restée indifférente, 
Telles étaient aussi – pourquoi l’a-t-on caché ? – les conclusions du maréchal
Lyautey. Dans sa préface au rapport sur l’Exposition, il précisait que le succès
n’était que matériel ; dans l’ordre colonial et social, il en allait autrement :
« A un an de sa clôture, l’on est en mesure de constater que si l’Exposition
a produit son maximum d’effet et atteint ses buts d’éducation vis-à-vis des
masses et surtout de la jeunesse, elle n’a en rien modifié la mentalité des
cerveaux adultes, ou ceux des gens en place qui n’étaient pas par avance
convaincus. » (Ageron 581)

Selon Ageron, c’est un désappointement teinté de désillusion qui


caractérise les discours inventaires de l’Exposition. Pour le général
Olivier, maître d’œuvre de l’Exposition, « en six mois, l’idée coloniale
a gagné plus de terrain qu’elle n’en avait gagné en cinquante ans ».
Toutefois, il se corrigeait aussitôt : « Peut-on en déduire que, pénétré
désormais de l’importance de ses colonies, le Français a enfin acquis
ce sens impérial qu’on lui a tant reproché de ne pas avoir  ? Je me
garderai bien de l’affirmer, ce serait lui demander un bouleversement
trop radical » (Ageron 578). Ou encore l’écrivain colonial Pierre Mille
pour qui « Au lendemain de Vincennes, le Français ne saura pas où
c’est, mais il saura que ça existe » (Ageron 579). Léon Blum, député
socialiste qui présidera le Front populaire, aurait voulu «  moins de
festivités et de discours et plus d’intelligence humaine  » (Ageron
579). L’union coloniale, la plus grande association coloniale privée,
n’a pu cacher son amertume face à la mission ratée de l’Exposition
en affirmant que «  l’Exposition coloniale avec toutes ses merveilles
qui reflétaient l’existence réelle de nos richesses d’outre-Mer a frappé
l’imagination. Elle n’a point fixé dans les esprits l’importance capitale
de notre Empire. La colonisation reste incomprise » (Ageron 581).
Deux années plus tard, dans la revue L’Afrique française le diagnos-
tique est tout aussi pessimiste : « Après avoir été émerveillé du succès
de l’apothéose coloniale de 1931, on est profondément déçu de la
pauvreté de ses résultats sur l’opinion publique : tout reste à entre-
prendre pour faire l’éducation de ce pays qui a reconstitué un Empire
et n’en a encore pris aucune conscience précise ». Avis partagé par
la Quinzaine coloniale en 1934 : « Hélas ! les masses n’ont pas encore
compris ! . . . » (Ageron 584).
En contrepoint à l’échec de la création de ce qui pourrait être
M L N 949

perçu comme une «  conscience militante  » coloniale en France,


Ageron se tourne vers une autre échelle évaluatrice, quantitative cette
fois-ci, celle de l’engagement des jeunes français dans divers corps
d’administration coloniale. Il cite la thèse de l’historien américain
W. B. Cohen, «  Rulers of Empire  », et des sondages effectués par
l’I.N.S.E.E dans les années 50, bien qu’il en réfute les résultats pour
manque de consistance.
En somme, le bilan est sans ambages. Rejetée par les partis de
gauches, communistes et marxistes, l’Exposition ne peut être retenue
comme un mémorial de la République :
Ce n’est qu’après la fin de l’ère coloniale qu’a pris naissance le mythe
erroné de l’Exposition de 1931, lieu de mémoire de la République et
apogée de l’idée coloniale républicaine. L’oubli, l’ignorance, la nostalgie
voire, chez certains, l’habileté politicienne ont pu accréditer peu à peu cette
fable. Ainsi se trouvait magnifiée dans la mémoire collective le souvenir de
l’Exposition de Vincennes. (Ageron 588–89)

Ageron propose de reconnaître l’œuvre coloniale de la France


républicaine dans le vote du 25 avril 1946. Ce vote à l’Assemblée
nationale accorde la citoyenneté à tous les ressortissants des territoires
d’outre-mer sous la directive du député noir sénégalais Me Lamine
Guèye. Et de terminer son analyse par une magnifique tirade en
hommage aux républiques13 :
Ceux qui célèbrent dans l’Exposition coloniale de 1931 un mémorial
républicain ont en réalité cédé à une nostalgie triomphaliste. Ceux qui
voudraient choisir le vote historique du 25 avril 1946 rendraient hom-
mage non seulement à Lamine Guèye mais à ses inspirateurs, à Victor
Schoelcher et à l’abbé Grégoire, et surtout à l’effort de générosité des trois
Républiques. (Ageron 591)

C’est certainement à cette jonction interprétative que le rôle de


l’historien et celui du critique littéraire divergent de la manière la
plus ostentatoire. Ageron voit dans l’Exposition un blanc, la marque
d’une carence, à prendre dans son acception juridique, c’est-à-dire
le constat d’une absence de biens à inventorier dans la mémoire
collective. Absence sans répercussion majeure car édifiée en tant
que «  mythe  » qu’il pose en contraste avec le vote – devoir civique

Bien que cette dernière remarque mérite d’être sévèrement critiquée, on ne peut
13 

nier l’existence de protestataires questionnant vertement les fondements d’un monde


colonial qui se veut « civilisateur » : Bartolomé de Las Casas, Condorcet, Montesquieu,
la société religieuse des quakers, Toussaint Louverture, ou encore Louis Delgrès.
950 NADÈGE VELDWACHTER

par excellence – qu’il privilégie. Le critique littéraire, lui, voit dans


ce même mythe, une transmutation, à savoir, la combinatoire du
politique et de l’idéologique qui résulte en une gestion experte des
représentations symbolique et sémantique de la narration inventée
pour l’Exposition.
Comme l’a explicité Roland Barthes14, la matière du discours mytho-
logique a pour propre d’être décalée par rapport à sa signification
première, introduisant un système de sens où la relation entre signifié
et signifiant acquière une valeur autre. Si mythe il y a dans la genèse
de l’Exposition et que prend naissance un métalangage, comment
le penser et démailler l’opacité de l’histoire de sa production, ou
plus largement, de sa signification ? Bien plus qu’une nostalgie mal
placée, il faut s’atteler à y dénicher un mode oblique de faire parler
les choses.
Là où le bât blesse chez Ageron est d’avoir adopté l’Exposition de
1931 à contre attente, c’est-à-dire, de ne pas avoir établi la distinc-
tion méthodologique classique entre « document » et « monument »
et de n’avoir pu suivre les multiples ricochets des signes indicatifs
de mémoire. Dans le schéma archéologique mis à jour par Michel
Foucault15, le mouvement investigateur cherche à savoir à partir du
« document » comment certains faits historiques prennent naissance
alors que d’autres sont effacés, oubliés par la conscience collective.
Nora lui-même acquiesce en affirmant que «  les lieux de mémoire
ne vivent que de leur aptitude à la métamorphose, dans l’incessant
rebondissement de leurs significations et le bruissement imprévisible
de leur ramifications » (Nora xxxv). Soumettre à un questionnement
radical les «  évidences  » inscrites dans la réalité de l’Exposition
requiert de se déprendre de la phraséologie coloniale négative quant
à sa réception spectatorielle à partir de la (non)complémentarité du
visible et du lisible. Nous postulons donc deux différends :
Le premier est contre une assise historique qui n’ausculte pas
dans son approche méthodologique la transparence putative que
tout discours connexe né d’un fond politisé met en avant, pour en
révéler les mécanismes et reconstituer leurs conditions d’élaboration.
Comme nous l’avons explicité dans un autre contexte16, ce n’est pas
par un effet fortuit de langage que l’on se réfère à l’Exposition en

Roland Barthes, Mythologies (Paris: Seuil, 1957).


14 

Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (Paris: Gallimard, 1969).


15 

Se référer à l’ouvrage à paraître, Nadège Veldwachter, La Littérature francophone


16 

antillaise face à sa mondialisation : Lost in Translation (Paris : Karthala, 2010).


M L N 951

tant que «  théâtre  » des colonies. La présentation de morceaux de


vie inventés rentre dans une rhétorique du vrai et de l’authentique
par la mise en pratique de principes esthétique et ethnologique qui
brouillent la différence entre le réel et l’imaginaire. Le rapport dual
coupé entre signe et signifié fait place à un simulacre colonial où la
représentation est devenue une omnipotence qui détruit toute pos-
sibilité d’extériorité. Une sorte d’ekphrasis à la fois architecturale et
vivante où le divorce entre la fonction sociale de l’objet d’une part
et sa représentation de l’autre devient si prononcé, qu’il est inévita-
blement transformé en lieu de confrontation de deux cultures, et
par conséquent, de deux mémoires. De manière judicieuse, dans la
gratitude qu’il veut adjoindre aux trois Républiques, Ageron passe
sous silence la plus grande contradiction qui les traverse : Comment
faire sens d’une rhétorique qui prône les droits de l’homme, alors que
conjointement elle pratique le rejet et l’exploitation de l’Autre ? Les
concepts émancipateurs de l’unité et l’égalité des hommes auraient
donc leurs limites. Rhétorique fallacieuse qui trouvera praticiens
et orateurs pour la parer du meilleur bon sens possible à l’aide de
contorsions idéologiques et revers d’applications des plus habiles.
Le tour de force est de faire passer pour évidence un discours se
retournant sur lui-même17.
Le deuxième différend est d’un ordre plus théorique. Il est difficile
de cautionner et encore moins de défendre aujourd’hui le raisonne-
ment d’une argumentation mettant sur un piédestal une axiologie
visant à marquer la « générosité » des Républiques envers ses sujets
coloniaux. Une telle position doit être subordonnée à une logique qui
atteste de l’avancée des travaux sur la (post)colonie pour ne pas la voir
péricliter. Discours sur le colonialisme (1959) d’Aimé Césaire ; Portrait du
colonisé précédé du Portrait du colonisateur (1957) d’Albert Memmi; Peau
noire, masques blancs (1957), Les Damnés de la Terre ( 1961) de Frantz
Fanon ou encore L’Orientalisme (1980) d’Edward Saïd, bien avant la
parution de Les lieux de mémoire, avaient déjà fait la démonstration
des dialectiques perverties constitutives des relations entre Empire
et République dont aucune recherche sérieuse ne peut s’abstenir de
tenir compte. Ainsi que Pierre Bourdieu met en garde, «  tenter de
penser l’État, c’est prendre le risque d’adopter (ou d’être dominé

Voir le texte de Gilles Manceron, « Les « Sauvages » et les droits de l’homme : un


17 

paradoxe républicain », Zoos humains au temps des exhibitions humaines, sous la direction
de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Eric Deroo, Sandrine Lemaire
(Paris : La Découverte, 2004) 399–417.
952 NADÈGE VELDWACHTER

par) une pensée d’État, c’est-à-dire d’appliquer à l’État des catégories


de pensée produites et garanties par l’État, et ainsi de méconnaître
sa vérité la plus profonde18 ». L’historiographie de la colonisation et
de la décolonisation n’est plus actuellement un domaine enfermé
dans une marginalité conformiste, l’« histoire d’un éloignement19 »
que l’on peine encore à critiquer ouvertement. Dans son analyse,
Ageron reste prisonnier d’une forme de tautologie méthodologique
où la France est (re)définie selon ses propres préceptes, c’est-à-dire
par la Nation. Même si Renan a fait l’apologie de l’oubli dans la
construction nationale, la question soulevée est dans la sélection de
ce qui est oublié, comment traquer les découpages et reconstructions
judicieux qui ne peuvent être accusés de se dérober au « devoir de
mémoire  »  ? La contradiction réside entre la méthode et le projet
désignés par Ageron, car il s’agit bel et bien d’une rencontre manquée
entre histoire coloniale et histoire nationale. Ce placement à un bout
du continuum critique – national – constitue une dérive historique
qui s’apparente plus à la régression vers l’origine qu’à l’appréhension
de ramifications postcoloniales.
L’implication de la République dans l’aventure coloniale est un
thème familier dans nombre d’ouvrages de chercheurs spécialistes
de cette période20. En brassant un éventail d’études ayant formé
école bien au-delà de l’inflexion critique qui a influencé les premiers
courants de la recherche sur la période coloniale, nous étayerons
un argumentaire qui challenge celui d’Ageron en ce qu’il défend
la position selon laquelle l’Exposition coloniale de 1931 a non seu-
lement su tenir une place primordiale dans l’histoire de France en
tant qu’apogée de l’idéal colonial de la IIIe République, mais aussi su
marquer la conscience collective des Français. Ceci de manière telle,
que ses variations dans la durée se font ressentir dans les politiques

Pierre Bourdieu cité dans, «  Rethinking the State. Genesis and Structure of the
18 

Bureaucratic Field » dans Georges Steinmetz (dir.), State/Culture. State Formation after
the Cultural Turn, (Ithaca: Cornell University Press, 1999) 53.
Daniel Rivet, «  Le Fait colonial et nous  : histoire d’un éloignement  », Vingtième
19 

siècle 33 (mars 1992) : 127–38.


Consulter entre autres, Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre
20 

d’Algérie : 1954–1962 (Paris : Gallimard, 2001) et Sylvie Thénault, Une drôle de justice :
Les Magistrats dans la Guerre d’Algérie (Paris : La Découverte, 2001) ; Daniel Lefeuvre,
Chère Algérie : La France et sa colonie 1930–1962 (Paris: Flammarion, 2005) se concentrent
sur l’histoire Algérienne. Voir aussi, Nicolas Bancel, Olivier Barlet, Sylvie Chalaye, Éric
Deroo, Culture coloniale : La France conquise par son empire 1870–1931 (France: ACHAC,
Autrement, 2002); Gilles Manceron, Marianne et ses colonies (Paris  : La Découverte,
2003) et Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale
(Paris : Albin Michel, 2003).
M L N 953

d’accueil et de traitement, non seulement d’une certaine tranche


«  non choisie  » de la population immigrée, mais aussi envers leurs
enfants dont la francité est constamment mise à l’épreuve.
On regrette qu’il n’y ait eu chez Ageron de reconversion de l’ana-
lyse des structures matérielles vers une analyse des mentalités. Ce
qui permet d’établir l’étude de l’Exposition en terrain propice pour
une histoire des mentalités, est son appréhension dans un paysage
architectural dont le but est de créer une image, une histoire pictu-
rale à propos de contrées lointaines, ce qui lui attribue un emploi
actanciel d’introduction à un «  texte  », dont on se plait à jouer de
l’ « étrangeté », comme on le ferait lors d’une initiation en translation.
L’histoire rejoint ici les analyses littéraires. Les moyens mis en place
à la réévaluation de l’Exposition ne sont pas étrangers à l’étude des
représentations et des discours. C’est à ce carrefour qu’il convient de
se tourner vers les approches théoriques qui déconstruisent les dicho-
tomies artificielles entre le visuel et le discursif à l’instar de Derrida
qui l’a institué entre le l’oral et l’écrit.
La culture visuelle donnée comme narration qui allie représentation
et discours, peut se concevoir comme une expérience dont la criti-
que se prête aux théories linguistiques. Après Derrida, il est possible
d’accorder au signe visuel le même jeu de signification qu’au signe
linguistique et de rentrer dans une théorie de l’intertextuel qui com-
bine deux supports sémantiques qui ne sont pas aussi distincts qu’ils
ne paraissent au prime abord. C’est au cœur de cette observation
que se pose la divergence interprétative entre le travail d’Ageron et
le nôtre, une lecture des images visuelles mettant à jour leur effet de
réalité, au sens barthésien, que ne peut plus défendre une simulation
mimétique.
Au nom de la République, l’historien fait l’économie d’une réflexion
sur la construction du rapport à l’Autre entre Français et non-­Occidental
dans la durée. Car en fait, le véritable héritage de l’Exposition, son
pouvoir de longévité, ne se traduit pas en termes d’actif mais au passif,
c’est-à-dire de l’imprégnation naturelle du processus de circulation de
faits non matériels, ce que Rioux nomme « l’infrastructurel » :
. . . Les Français sont devenus coloniaux, sans même le vouloir, par
l’imprégnation lente mais sûre des principaux schèmes coloniaux à travers
la multiplicité des discours tissant la métaphore coloniale, la prolifération
des images et les populations nouvelles, la diversification des pratiques
sociales ordinaires. . . . Non pas coloniaux, donc, au sens d’acteurs de la
colonisation . . . ou de soutien conscient du colonialisme, mais coloniaux
par l’incorporation – souterraine le plus souvent – de discours, de normes,
954 NADÈGE VELDWACHTER

d’attitudes, d’un habitus enfin qui permet d’esquisser la conformation


lente des mentalités et des psychismes collectifs à l’objet impérial, sans
laquelle la configuration historique coloniale n’eût pu durer, ni, sans
doute, exister21.

La pensée infrastructurelle de Rioux est prolongée et affinée par


Nicolas Bancel lorsque ce dernier avance qu’au cours des années 1930
un univers narratif non discursif, fondé sur la fabulation (choix de
terme partagé par Ageron) imprègne non seulement les corps mais
aussi la psyché, créant un habitus, une sorte de bain colonial affectant
l’ensemble des populations, tant rurales qu’urbaines, et que « chaque
image, jeu, objet du quotidien, marque de produit à consommer,
film, spectacle, exposition muséale contribuant une sémiologie pro-
pre à l’élaboration d’un imaginaire social par lequel la communauté
nationale se construit en s’appropriant un patrimoine commun22 ».
Cette analogie d’origine aqueuse a le mérite d’être opératoire dans la
multiplicité de sa sémantique. Prise au sens propre c’est principalement
l’idée d’une plongée totale dans un univers autre qui vient à l’esprit,
mais c’est certainement son acception chimique qui lui donne toute
sa portée : « liquide dans lequel on plonge un corps, une substance
pour les transformer23 ». Le succès de l’Exposition pourrait se mesurer
à l’aune des transformations (in)visibles chez tous les actants des axes
mis en présence. Le colonisé, pétri qu’il sera de valeurs exogènes (la
culture européenne et les Lumières) ; le colon, apprenti d’une forme
de hiérarchisation du monde et des peuples. En d’autres termes, la
création de deux Nous pris dans une contradiction difficile à détri-
coter  : «  d’un côté le Nous de la «  plus grande France  », unissant
la métropole et ses prolongements outre-mer, de l’autre un Nous
européen, unifié face à la menace perçue comme émanant des autres
continents. Un Nous national et les Autres24 ».  
Dans l’arène sociale, la production croissante d’articles de presse sur
la question coloniale au cours de l’année 1931 est un signe fécond.

Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel, « La Formation d’une culture
21 

coloniale en France, du temps des colonies à celui des « guerres de mémoires », Culture
coloniale en France, De la révolution française à nos jours, sous la direction de Pascal Blan-
chard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (Paris: CNRS Editions, 2008) 16.
« La Formation d’une culture coloniale en France, du temps des colonies à celui
22 

des « guerres de mémoires » 22. Voir également, « Le Bain colonial aux sources de la
culture coloniale populaire (1918–1931) ». Culture coloniale en France : De la Révolution
française à nos jours, 48–57.
Voir définition à l’adresse suivante : http://www.cnrtl.fr/definition/bains
23 

Consulter la très belle étude en muséographie de Benoît de L’Estoile, Le Goût des


24 

Autres, De l’Exposition coloniale aux Arts premiers (Paris : Flammarion, 2007) 419.
M L N 955

L’engouement de la droite pour l’événement à Vincennes est indénia-


ble et une véritable machine éditoriale est mise en marche25. Pascal
Blanchard établit que le pourcentage d’articles relatifs à la question
coloniale de L’Action française, quotidien maurassien, par rapport au
volume total d’articles du journal qui depuis dix ans oscillait autour
de 0.5% et 0.7% croit à près de 2%. Il reprend Ageron lui-même qui
souligne qu’alors que dans les années 1920 on constate qu’il pouvait
se passer des semaines avant que la moindre question coloniale y fut
mentionnée, à la fin de 1929 le nombre de journaux coloniaux passe
à 70 pour atteindre le nombre de 77 en 1931. Constat similaire pour
la grande presse: les quotidiens Le Petit Parisien et Le Temps se lancent
dans les grandes enquêtes et reportages sur les colonies avec leurs
reporters respectifs, notamment Albert Londres et Robert Poulaine.
On pourra nous reprocher dans cette lecture partisane, et ceci à
juste titre, de mettre en avant des arguments quantitatifs disqualifiés
entre les mains d’Ageron. En voici la raison. Bien que Blanchard ait
recours à des études chiffrées, elles ne relèvent pas du même ordre
que celles d’Ageron en ce qu’elles s’attachent à des pratiques vérifiées
et non des intentions ou opinions. Plus avant, elles amènent à des
conclusions qui tendent à démontrer non pas le volume de l’enga-
gement français dans la cause coloniale, mais plutôt les modalités de
l’effet qu’a laissé dans son sillon cette Exposition sur les esprits. Pour
Nicolas Bancel, « son [l’Exposition] succès n’est pas à chercher dans
la pénétration ou non de l’idée coloniale dans la société française,
mais bien dans la normalisation du rapport au colonial au cours de
l’entre-deux-guerres26 ». Benoît De L’Estoile y voit un rituel colonial où
l’Exposition constitue une autre vision du monde: une mise en ordre
cognitive et politique du monde colonial.
Ainsi, le manque de conversion observable des masses à la cause de
l’Empire tant déplorée par le lobby colonial se révèle une mesure peu
fiable quant au degré d’imprégnation de l’ « idée » de l’Empire sur
ces mêmes masses. Fort de tout ce raisonnement Blanchard n’hésite
pas à conclure qu’
A l’analyse du discours des droites de l’époque, des motivations de Lyau-
tey dans la réalisation de l’Exposition et de la perception de la presse de
droite devant l’événement, nous avancerons l’hypothèse que l’Exposition

Pascal Blanchard, Nationalisme et colonialisme, Thèse de Doctorat non publiée, Paris-I,


25 

1994 ainsi que « L’Union nationale : la « rencontre » des droites et des gauches autour
de l’Exposition coloniale (1931) », dans Culture coloniale en France, 269–87.
26 
La République coloniale, Essai sur une utopie, 111.
956 NADÈGE VELDWACHTER

coloniale ne fut ni un mythe républicain, ni un mythe impérial, mais bien


un mythe national, pour ne pas dire nationaliste27.

Cette prise de position n’est pas sans conséquence, car elle introduit
un entendement de la politique française d’hier et d’aujourd’hui sous
de nouveaux auspices. Pour une large part, l’origine de la « guerre
des mémoires » qui oppose les historiens de persuasions divergentes
quant à la place de l’histoire coloniale dans la mémoire nationale, est
en grande partie à attribuer à cette scission factice entre deux Frances,
l’une républicaine et universaliste, l’autre impériale et arbitraire. Ce
que se doit de transmettre l’historien c’est bien la reconnaissance d’un
environnement où Empire et République se nourrissent l’un l’autre en
lieu de la désunion proposée par Ageron. « République et colonies se
parlent, se rejoignent, se soutiennent […], s’empruntent des termes,
des notions, des lois28 ». Loin de dire que ces relations se sont faites
sans affrontements, leurs zones de contact sont restées témoins des
continuités et connivences qui informent le présent post-colonial.
Un ensemble de dispositifs juridiques, politiques et militaires vont
concourir à configurer une véritable « culture coloniale » où la pro-
pagande d’Etat sera l’un des piliers à la mobilisation idéologique
en soubassement des valeurs républicaines29. En effet, la vague de
conquêtes sous la IIIe République vise principalement à asseoir dura-
blement le pouvoir d’un parti républicain en permanence menacé
par un retour de la monarchie. Ainsi, sous l’auspice de l’entreprise
coloniale la IIIe République tente de répondre à un besoin de cohé-
sion, d’unité nationale, en créant des valeurs civilisatrices susceptibles
de transcender toutes fractures intérieures. On ne manquera pas de
souligner au passage la contradiction interne d’une pensée instaurant
d’un côté un propos universaliste et humaniste alors que de l’autre,
différentes formes de « racialisme » rendent ces mêmes concepts inat-
teignables pour certains. L’ouvrage The Black Jacobins de C. L. R. James
fut d’ailleurs acclamé par la critique en ce que l’argument repousse
l’idée qu’il ait pu y avoir corrélation entre républicanisme et l’abolition
de l’esclavage30. Pour sa part, Laurent Dubreuil décrit la réalité de la
possession coloniale et (post)-coloniale, comme étant à la fois maté-
rielle, en ce qu’elle a prise sur les espaces et les corps, et spirituelle

27 
Nationalisme et colonialisme 182.
28 
La République coloniale, Essai sur une utopie, 47.
29 
«  L’Union nationale: la «  rencontre  » des droites et des gauches autour de
l’Exposition coloniale (1931) ».
James, C.L.R., The Black Jacobins, 3rd ed. (London: Allison and Busby Limited, 1980).
30 
M L N 957

car dispose de l’âme du colonisé par l’imposition du catholicisme et


de la langue française31.
En dernier lieu, citons le milieu économique qui, y trouvant son
compte, n’est pas réfractaire à ces positions doubles. Face à des
échanges internationaux bloqués et au démantèlement des structures
traditionnelles qui caractérisent la réalité économique des années
1930, le projet républicain adhère à l’idée d’un marché autarcique
bénéficiant la métropole seule. Pour Albert Sarrault « la France conti-
nentale ne peut suffire à rien, elle manque d’un certain nombre de
matières premières » […] « La France d’outre-mer nous libérera du
tribut écrasant que nous payons à l’étranger32 ».
La droite nationaliste et fasciste aux côtés de la droite parlemen-
taire des radicaux et des socialistes, pleinement investies dans l’œuvre
coloniale, font front uni derrière le concept de « nation-empire ». Ce
dernier traverse les clivages, «  l’Empire français connaît un soutien
politique sans précédent, réunissant la droite et la gauche derrière
une vision de la grandeur de la nation33  ». Empire et nation désor-
mais solidaires, consubstantiels, être colonial c’est être patriote. A
travers l’omniprésence de la colonie dans la nation, on observe une
évolution de labellisation dans le vocabulaire officiel en phase avec
les changements de mentalités : la « Plus Grande France » dans les
années 1920–1930, a progressivement été requalifiée au profit du terme
« d’Empire » dès la fin des années 1930 et durant Vichy. Elle devient
par la suite la France d’ « outre-mer », puis l’« Union française », la
« Communauté française » et enfin celle des Dom-Tom34. Pour Bancel,
être nationaliste est une forme qui se décline. Celle qui nous concerne
est une forme de nationalisme impérial et républicain où, « à droite
comme à gauche l’héritage républicain est nationaliste et colonial à
la fois, qui fait la « plus grande France », à savoir la « mission civili-
satrice », l’axe central d’une posture politique35 ».
Ces manques de mise en miroir entre Nation et Empire coûtent à
l’article d’Ageron la réalisation que parallèlement à la déconstruction
de l’illusion de transparence de l’image, celle de la transparence de
l’espace (relationnel entre sujet regardant et regardé) est tout aussi
cruciale, car c’est dans ce cadre que se forment et circulent des

Laurent Dubreuil, L’Empire du langage. Colonies et Francophonie (Paris  : Hermann,


31 

2008).
« L’Union nationale » 275.
32 

« La Formation d’une culture coloniale en France » 40.


33 

« La Formation d’une culture coloniale en France » 18.


34 

La République coloniale, Essai sur une utopie 108.


35 
958 NADÈGE VELDWACHTER

réseaux de capitaux non seulement financiers (c’est là la réussite la


plus marquante de l’exposition selon lui), mais aussi symboliques,
qui perdureront tout au long de l’histoire post-coloniale qui unie
le Français de souche au Français par acquisition. Il en découle un
monde non pas d’exposition, mais un «  monde-exposition  »36 qui
concourt à déterminer des positions fixes desquelles l’on se retrouve
inclus ou exclus selon les exigences du moment. Un ordre du monde
où l’identité nationale se donne à voir la calibration d’une esthétique
où l’Autre ne se reconnaît pas, mais qu’il est obligé d’endosser.
Il ne s’agit pas de faire un procès à l’histoire à travers le texte d’Age-
ron, mais plutôt de montrer comment une certaine interprétation de
l’histoire nationale et de ses mythes fondateurs est entérinée malgré
les renouvellements historiographiques préconisés par l’Ecole des
Annales et la Nouvelle Histoire. Suzanne Citron attire très justement
l’attention sur le fait qu’il s’agit de tenir compte de la période encore
hésitante pendant laquelle cette historiographie coloniale cherchait
à faire ses marques37. Les questions coloniales, les problèmes de la
multiculturalité et la destruction des mythes nationaux ont longtemps
été mis à mal dans des ouvrages au poids médiatique et éditorial
souvent écrasant.
Il faut dire ici que l’histoire nouvelle a bénéficié du soutien d’un puissant
réseau institutionnel, éditorial, médiatique et amical reliant l’Ecole des
hautes études en sciences sociales, les éditions Gallimard et Le Nouvel
Observateur. . . . En 1974, quand paraît Faire de l’histoire, Pierre Nora est
éditeur chez Gallimard depuis 1965. Il y a fondé la « bibliothèque des sci-
ences humaines » en 1966, celle de l’histoire en 1970, et s’apprête à y fonder
Le Débat en 1980. Il est directeur d’études à l’EHESS depuis 1977. Autant
de structures et de relais qui ont étouffé tout potentiel d’historiographies
alternatives. (Citron 518)

En défense à la position d’Ageron, on pourrait avancer que la déter-


mination d’un champ d’étude se module selon un agenda critique
donné qui connaît à son tour certaines limites épistémologiques qu’il
convient de respecter : « It is the questions that we ask that produce
the field of inquiry and not some body of materials which determines

Expression que nous empruntons à Timothy Mitchell, «  Orientalism and the


36 

Exhibitionary Order  », The Visual Culture Reader, ed. Nicholas Mirzoeff (New York  :
Routledge, 2007) 495–505.
Suzanne Citron, «  L’Impossible révision de l’histoire de France (1968–2006)  »,
37 

Culture coloniale en France, De la révolution française à nos jours, Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, Nicolas Bancel, sous la direction de, (Paris: CNRS Editions, 2008) 513–36.
M L N 959

what questions need to be posed to it38  ». Pour Ageron, il ne s’agit


pas d’étudier l’Exposition en tant que symptomatique coloniale du
rapport à l’Autre. Ce qui guide plutôt le critique est le souci de son
assise comme lieu de mémoire de l’apogée de la République. En termes
médicaux, l’inquiétude ne se situe pas au niveau du syndrome, mais
autour du diagnostique en lui-même. C’est parce qu’en grande partie
elle se veut non politique que la culture coloniale a pu fonctionner.
Ce ne sont donc pas les votes qui affectèrent les pratiques et encore
moins les mentalités, mais les gestes et architectures du quotidien.
Si pour Ageron l’Exposition n’est pas un lieu de mémoire républi-
cain, qu’en est-il de son texte, en tant que marqueur de l’historiogra-
phie coloniale  ? Ce texte a-t-il apporté une vision de la colonie qui
permettrait aux Français d’aujourd’hui de se retourner en toute quié-
tude sur un passé conflictuel qui a malheureusement du mal à passer,
pour reprendre la formule devenue adage? L’éloge de l’auteur envers
les Républiques est indicatif de l’urgence avec laquelle il a fallu habiter
des discours dominants et emprunter des chemins de traverse, même
au prix de faire entendre des voix post-coloniales « inconvenantes ».
Nora est clair sur ce point, « Le passage de la mémoire à l’histoire a
fait à chaque groupe l’obligation de redéfinir son identité par la revi-
talisation de sa propre histoire. Le devoir de mémoire fait de chacun
l’historien de soi » (Nora, xxix). Cependant, comment interroger les
silences (Citron, entre autres critiques, cite comment l’esclavage, la
colonisation, la traite, la Révolte de Saint-Domingue, ou encore Tous-
saint Louverture sont largement ignorés ou traités sommairement dans
des ouvrages aussi colossaux que Le Dictionnaire critique de la Révolution
française ou La Révolution de Turgot à Jules Ferry 1770–1880) et hiatus de
l’histoire nationale lorsque l’on est témoin du postulat sacro-saint qui
lui est dévolu? L’historien Benjamin Stora s’est plaint des structures
de transmission disjointes entre le savoir considérable accumulé au
niveau des universités et centres de recherches et son relais à travers
l’appareil scolaire primaire et secondaire classique39. La question qui
s’ensuit est quelle mémoire, pour qui et par qui? Nous sommes loin
de partager une attitude qui prône le renfermement identitaire car il
ne s’agit pas de faire le cadastre d’une multitude d’histoires disjointes

Gayatri Spivak citée dans Irit Rogoff, « Studying Visual Culture », The Visual Culture
38 

Reader, ed. Nicholas Mirzoeff, (Routledge, 1998) 26.


Benjamin Stora, « Un besoin d’histoire », La Situation postcoloniale. Les Postcolonial
39 

studies dans le débat français. Ed. Marie-Claude Smouts (Paris  : Sciences Po, 2007)
293–98.
960 NADÈGE VELDWACHTER

mais de composer une histoire nationale respectueuse des mémoires


engendrées par la diversité de sa réalité. Une histoire dont il faut
souligner les variantes parallèles, cependant, indémêlables. Ageron
considérait l’Exposition comme un musée imaginaire, à quand alors
un véritable musée de la colonisation, qui parviendrait à redéfinir le
legs identitaire de tous ceux que le substantif « Français » est censé
désigner  ? Le paradoxe du réinvestissement de l’ancien Palais des
Colonies par la Cité nationale de l’immigration tient en ce que cette
dernière il ne pourra jamais effacer les traces de son héritage, fossi-
lisant ainsi l’histoire de l’immigration dans un passé avec lequel elle
n’entretient pas forcément des lignes de coïncidence.
Purdue University

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