Les Sens Du Public
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Daniel Cefai
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INTRODUCTION
sémantiques pour les acteurs et à ses usages pratiques par les acteurs. Le procès
de « publicisation » est une activité collective qui ne se configure qu’en actuali-
sant un contexte de sens (Sinnszusammenhang), au sens de Weber.
Ce point signifie que l’enquêteur sur les « sens du public » doit procéder à
un travail d’exégèse du sens du mot. Et souvent s’installer dans l’entre-deux
d’un travail de traduction. De traduction entre différentes disciplines, d’abord.
Les participants à cet ouvrage collectif proviennent d’horizons divers : théorie
de la communication et des médias, sociologie politique et philosophie poli-
tique, anthropologie urbaine, histoire de la littérature et sociologie des sciences.
L’enjeu initial était bien de faire jouer ces points de vue les uns dans les autres,
de miser sur les points de tension ou les lignes de friction entre discours pour
ouvrir de nouvelles perspectives. Mais la traduction se fait aussi entre plusieurs
langues : l’enquête sur les sens du « public » circule, depuis le moment inaugu-
rateur de L’Espace public de Habermas (1962 ; 1978 en français), entre alle-
mand, anglais et français, laissant apparaître des traditions nationales et des
cultures civiques, sans doute cousines dans leur héritage du projet républicain,
mais disparates dans leurs dispositifs de formulation et de réalisation du bien
public. De traduction entre plusieurs époques, aussi : l’histoire de la res
publica, pour la seule France, a donné lieu à des recherches remarquables sur la
formation de l’État médiéval et classique, sur l’invention d’une politique
démocratique sous la Révolution française, sur l’imaginaire républicain au
XIXe siècle et sur la « synthèse républicaine » sous la IIIe République, et sur
toutes sortes d’idiomes publics, de formes de civilité et d’urbanité, de mouve-
ments d’action collective et de revendications de la société civile. De traduc-
tion entre plusieurs mondes, enfin : l’enquête s’enrichit sans cesse à se
confronter à l’expérience américaine (par exemple, Calhoun, 1992), où la thé-
matique des publics est devenue centrale en théorie politique et donne lieu à
une littérature toujours plus abondante, mais aussi à des expériences plus loin-
taines, comme dans cet ouvrage-ci, chinoise ou malienne.
« Public » est un concept à la fois proche et lointain. Il est à la fois une caté-
gorie indigène, qui pousse des ramifications dans les univers symboliques de la
vie quotidienne, et une catégorie savante, façonnée par des théories du droit et
du pouvoir autant qu’informée par l’enquête archivistique et l’observation
empirique. Observer un « public » implique pour le chercheur de maîtriser les
systèmes de coordonnées auxquels il a affaire et de s’équiper des compétences
des lecteurs ou auditeurs, téléspectateurs, citadins ou citoyens ordinaires, qui lui
permettent de comprendre et de s’orienter. Le « public » se compose de « parti-
culiers » qui s’engagent dans des régimes d’action publique. Membres de cet
étrange « acteur collectif » (qui se projette dans le monde à la mesure de sa pas-
sivité dans l’expérience ou de sa passibilité aux événements) ou « récepteur col-
INTRODUCTION 17
comme nous l’avons dit, la pluralité des membres du public font l’épreuve col-
lective de leur coexistence autour des mêmes enjeux, la « sentent » sans néces-
sairement s’en donner une représentation explicite. Ils partagent un accès au
monde, coopèrent et communiquent dans des horizons de remémoration et de
projection, font émerger des textures d’expérience collective à travers des
dynamiques de discussion, d’enquête et d’expérimentation. Soumis à des évé-
nements, mondains ou imaginaires, ils retournent leur « subir » collectif dans
un espace-temps de sens problématique en « agir » collectif dans un monde
commun. Public sentant et parlant, pâtissant et agissant…
sur des mobilisations d’action collective, sur des modes d’engagement dans
des sites urbains ou sur des attitudes spectatorielles vis à vis de la télévision.
d’activistes en appui à une cause ou pour les sensibiliser à des situations d’in-
justice, pour rechercher des formes de consensus ou de consentement à un pro-
jet ou pour déployer l’arène d’un conflit et en fixer les enjeux et les camps.
Mais une approche trop centrée sur le débat public, défini à partir des échanges
communicationnels, reste limitée. Passons sur la critique souvent énoncée de la
réduction du politique à la recherche de l’entente dialogique ou du consensus
rationnel, qui sous-estime la dimension pluraliste et agonistique de la vie
publique. Un autre point, moins évoqué, est celui de l’ancrage des processus
délibératifs dans des écologies et des économies matérielles, et pas seulement
celles des mass médias. La constitution des problèmes publics n’est pas pen-
sable à partir des modèles de l’intersubjectivité : elle passe par le déploiement,
la stabilisation et l’institutionnalisation d’environnements d’objets et de règles,
de réseaux et d’organisations d’acteurs qui soutiennent des dispositifs de vigi-
lance et d’alerte, de témoignage et d’expérimentation, de controverse et de pro-
cès (Chateauraynaud & Torny, 1999). Les problèmes publics sont
confectionnés par des multiplicités de procédures pratiques, qui prennent appui
sur des supports juridiques, administratifs, politiques ou médiatiques, qui met-
tent en œuvre des logiques d’interaction et de coordination, d’alliance et de
conflit. Ils impliquent toutes sortes de transactions, de disputes et de compro-
mis, et de recours à des opérations telles que calculs statistiques et démonstra-
tions scientifiques, épreuves perceptives et témoignages vécus, mesures
expertes et procès judiciaires. Le débat public n’a pas et n’aura jamais pour
médium le discours de bonne volonté, en vue d’atteindre une communication
sans distorsion : il se donne dans des activités plus ou moins normées, parfois
même ritualisées, de dénonciation et de justification, de revendication et de
disqualification, de polémique et d’argumentation.
Les problèmes publics peuvent également être formatés par les mass
médias. Les dispositifs de sensibilisation et de mobilisation du Téléthon, étu-
diés par D. Cardon et J.-P. Heurtin, sont exemplaires des dynamiques de pro-
duction et de réception à la télévision, contre les simplismes de la critique de
l’industrie culturelle (sur la radio, voir aussi Cardon, 1995a et 1995b ; Cardon
& Heurtin, 1999). Le Téléthon a permis de matérialiser un problème jusque-là
ignoré par l’opinion publique, en le doublant d’une logique de surenchère dans
la collecte de fonds et dans les actions de solidarité. Il commande à distance
l’émergence de publics, pour qui les maladies génétiques ont acquis une objec-
tivité qu’elles n’avaient pas auparavant et à qui s’imposent les « formats de la
générosité » (Cardon et al., 1999). Il met en œuvre des techniques rationnelles
de sollicitation, sans que soit pourtant jamais aboli le « caractère prospectif,
artisanal et imprévisible » du cours de l’émission. D. Cardon et J.-P. Heurtin
ont pratiqué une ethnographie des sites du programme sur plusieurs années :
INTRODUCTION 27
leur article dans cet ouvrage est l’une des pièces de cette fresque, centrée sur la
gestion du PC-Compteur par l’Association française de lutte contre les myopa-
thies, chargé de compter les appels téléphoniques et de sommer les promesses
de dons. Dans une tout autre perspective, conforme à l’exposé de textes précé-
dents (Bastien & François, 1999), É. Neveu propose une sociologie des proces-
sus de production des nouvelles, du rapport aux sources et du cadrage des
informations, des interactions entre les postes de l’organe de presse, des tran-
sactions qu’entretiennent les représentants de journaux en Bretagne avec les
réseaux associatifs, les agences administratives et les pouvoirs publics.
É. Neveu est attentif à restituer la fabrique des informations par les localiers
dans la presse régionale et à comprendre le type de liens organiques que ceux-
ci entretiennent avec les acteurs locaux. Les colonnes du journal régional met-
tent en scène les mouvements de protestation agricole en relation aux processus
de sélection, de cadrage et de montage de l’information. Ces deux types de tra-
vaux, de facture distincte, sont en prise sur des contextes d’activation de réper-
toires de catégorisation, d’argumentation et de motivation par des acteurs en
vue de façonner des problèmes publics, de les indexer sur l’intérêt général et de
susciter une mobilisation collective (Neveu, 1999). Mais d’un côté, Neveu
s’appuie sur des analyses de champ, à la façon de Bourdieu ou sur les travaux
de sociologie du journalisme inaugurés par H. Molotch et M. Lester (1975),
G. Tuchman (1978), H. Gans (1979) ou T. Gitlin (1980). Il indexe les prises de
position des journalistes sur les contraintes induites par leur ancrage dans une
communauté locale. Ils adoptent des postures de sage ou d’oracle, d’animateur
ou d’entrepreneur, de ventriloque ou de médiateur, en fonction des relations
entretenues avec d’autres acteurs et des effets escomptés sur le contexte local ;
ils s’imposent des effets de censure qui contredisent le travail de reportage, par
souci d’objectivité, mais surtout de peur d’indisposer les informateurs ou par
homologie d’opinion avec les élites. De l’autre côté, Cardon et Heurtin recou-
rent à une approche pragmatique, centrée sur les activités de coopération des
actants, humains et non humains – comme le « Compteur » (Cardon et al.,
1998) – sur les conséquences de leurs performances et sur la distribution de
leurs rôles. Ils sont moins centrés sur les caractéristiques sociologiques des
protagonistes d’un programme que sur la distribution des positions énoncia-
tives des participants au Téléthon, et sur la profusion de liens qui en résulte. Le
Téléthon matérialise le « public » sous diverses figures : l’auditoire présent sur
scène, dans l’ombre de l’arrière-fond ou au premier plan en posture acclama-
tive – le public en chair et en os du plateau ; le public touché par les interviews
des témoins, des malades, des médecins, des organisateurs et des donateurs,
dévoilant leur subjectivité sur l’écran et appelant à participer ; le public actif
des personnes engagées dans les manifestations de la Force T, mobilisées à
28 LES SENS DU PUBLIC
l’échelle locale dans des défis de toutes sortes ; l’index quantitatif du public de
téléspectateurs solidaires, le nombre indiqué par le compteur, qui condense
plusieurs chaînes d’informations et les canalise vers la régie et le plateau ; le
destinataire des soubresauts du compteur, des défilants de sensibilisation et des
discours des animateurs – le public projeté par les tactiques du « marketing
interactif » ; le public de l’envahissement du plateau, de la saturation des stan-
dards et du débordement du compteur – public à la fois suscité et spontané,
attendu et surprenant, bouquet final de l’émission.
Public aux facettes multiples, logé dans les diverses places de cet agence-
ment technique et médiatique. Le problème se pose en d’autres termes avec les
collectifs de discussion ou les assemblées de délibération que l’on pourrait être
tenté d’identifier comme des publics, non sans une forme de circonspection.
Plusieurs textes examinent les difficultés à « faire des publics » (public-making),
où les idées puissent librement croître et multiplier. P. Chanial accomplit un pas
en retrait vers Tocqueville, Cooley et Dewey pour penser l’enracinement des
publics dans la « culture de la démocratie » des groupes primaires. Il met en
relief le lien entre vie associative, faite de processus de transaction, de coopéra-
tion et de communication, qui nourrit déjà un certain nombre d’idéaux moraux
et politiques, et généalogie de la vie politique, consacrée par l’émergence des
institutions étatiques. P. Dahlgren présente l’état du débat sur la démocratie déli-
bérative, sur son lien à la société civile et à la citoyenneté ordinaire, sur les
controverses autour de l’opinion publique et de la culture civique. Il s’attarde en
particulier sur le statut des conversations quotidiennes dans la formation des
publics et sur les thèses explicatives du conformisme, du désintérêt ou du silence
politique. Une de ces perspectives est proposée par N. Eliasoph. Elle s’interroge
sur les « pratiques civiques » qui modalisent la participation de citoyens ordi-
naires à des conversations dans des associations militantes, de bénévolat ou de
loisir aux États-Unis. Elle travaille à partir des concepts goffmaniens de footing
et de cadre, de scène et de coulisse ; elle déplace l’attention des contenus discur-
sifs vers les manières de se rapporter au public. Elle analyse alors les méca-
nismes pervers qui conduisent les particuliers à manifester en public leur
désengagement public, à « éviter la politique » (1998), alors même qu’ils se sen-
tent fortement concernés en privé par le bien public. Elle ouvre des pistes inté-
ressantes à explorer, qui pourraient être enrichies par les recherches de Goffman
sur les formats de production et les cadres de participation à des programmes
radiophoniques dans « Radio Talk » (Goffman, 1981). Goffman montrait com-
ment un théâtre d’actants se met en place dans le déroulement des performances
– « animateur », « auteur » et « mandant », personnages « naturels » ou « joués »,
passés ou fictifs, imités ou caricaturés, personnages enchâssés dans des « cita-
tions ». À ces « rôles de production » correspondent des « rôles de réception »,
INTRODUCTION 29
pas sur les publics : elles recensent des comportements sans rien dire des pra-
tiques elles-mêmes, de leur motivation, de leur intensité ou de leur inscription
dans l’expérience des individus (Chalvon-Demersay, 1998). Pour réfléchir sur
les publics médiatiques, il faut quitter les inventaires comptables et aborder
d’autres questions. Il faut dépasser la mesure des actes de consommation pour
s’intéresser aux processus de réception et comprendre en quoi ils se fondent sur
la mobilisation de ressources individuelles. Il faut analyser la circulation des
interprétations dans les interactions de la vie quotidienne et à travers tous les
lieux et moments où les expériences singulières se transforment en engage-
ments collectifs. Il faut resituer les publics médiatiques en d’autres activités
culturelles et environnements spécifiques qui formatent et contraignent les
expériences d’être « un public ». Bref, l’exercice est difficile.
Hoggart n’avait certes pas nourri un véritable programme de travail sur le pro-
cessus de réception des médias, mais il fut le premier à étayer deux hypothèses
très importantes. La première est que les individus recourent aux ressources pui-
sées dans leur environnement culturel pour détourner à leur profit des œuvres
venues d’ailleurs. Leurs pratiques des médias font sens en référence à des modes
de vie, à des valeurs communes, à des actions partagées. La seconde est qu’il
existe une certaine dissociation entre l’émission du message et sa réception, qui
laisse ouverte la possibilité d’un jeu du côté des récepteurs, trop souvent décrits
jusqu’alors comme crédules, manipulés et mystifiés. J.-C. Passeron a saisi sous
le terme d’« attention oblique » ce mode paradoxal de réception :
« Sous l’apparence d’une disponibilité bon enfant, accueillante au sensationnalisme
de la presse populaire, ouverte sans y regarder de près à la consommation des infra-
littératures et des images diffusées en série, prêtant une attention souriante et scep-
tique aux propagandes politiques, c’est en réalité une attitude qui consiste à “savoir
en prendre et en laisser”, une forme de réception qui trouve dans un acquiescement
peu engagé à l’écoute le moyen de ne pas s’en laisser compter par le message. »
(Passeron, 1994 : 289.)
Ces deux pistes sont au cœur du programme développé par les chercheurs
des Cultural Studies. On peut considérer le modèle « encodage/décodage » pro-
posé par S. Hall (1977) comme un véritable manifeste fondateur. Il y défend
l’idée que la correspondance entre les pratiques de l’encodage et du décodage
n’est jamais donnée d’avance : le producteur du message encode un sens domi-
nant (preferred meaning), mais il n’a aucune garantie que c’est ce sens là qui va
être décodé par le récepteur. On peut, écrit Hall, supposer trois positions pos-
sibles du côté du récepteur. Il peut faire une lecture préférentielle du message,
c’est-à-dire conforme au sens dominant de l’encodeur. Il peut aussi en faire une
lecture négociée, accepter certains éléments du sens dominant et en refuser
d’autres. Il peut enfin en faire une lecture oppositionnelle, c’est-à-dire en rup-
ture avec le sens dominant. Plusieurs chantiers empiriques vont permettre de
valider le programme théorique de Hall, à commencer par le travail pionnier de
D. Morley sur la réception de Nationwide, un magazine télévisuel d’actualité
(Morley, 1980). Initialement, Hall accordait dans son modèle une place privilé-
giée aux statuts de classe. Mais très vite, les premières recherches en réception
se sont intéressées aux dimensions sexuées, ethniques ou générationnelles, avec
l’idée que tout individu est pris dans des horizons d’expérience multiples qu’il
mobilise et module lors de son contact avec les médias. L’école des Cultural
Studies, qui s’était déjà illustrée par des travaux ethnographiques sur la frag-
mentation des styles de vie au sein du monde ouvrier et sur les sous-cultures des
jeunes (Cohen, 1972 ; Hebdidge, 1979 ; Willis, 1978), était particulièrement
bien équipée pour aborder ce problème. La réception par les médias qui n’avait
INTRODUCTION 37
pas une place centrale au cœur de ses premières recherches va se tailler la part du
lion au cours des années quatre-vingt, en Angleterre (outre Morley, 1980 ;
Hobson, 1982 ; Brundson, 1983 ; Buckingham, 1987) et ailleurs (Modleski,
1982 ; Radway, 1984 ; Ang, 1985 ; Hodge & Tripp, 1986 ; Seiter, 1989 ; Feuer,
1989 ; Liebes & Katz, 1990 ; Brown, 1990 et 1994 ; McRobbie, 1991 ; Press,
1991 ; Jenkins, 1992 ; Lewis, 1992 ; D’Acci, 1994 ; Gripsrud, 1995).
Comment expliquer l’énorme retard – près de vingt ans – des travaux fran-
çais par rapport aux recherches dans l’espace anglophone ? On ne peut le com-
prendre sans faire un détour par la genèse particulière des recherches en
sociologie de la culture, au cours des années soixante et soixante-dix, période
durant laquelle se sont progressivement imposées les théories de la légitimité
culturelle de Bourdieu. Ce détour peut paraître surprenant puisque Bourdieu
n’a jamais développé de travail spécifique sur les pratiques médiatiques (sinon
le petit pamphlet Sur la télévision) – même s’il s’est intéressé de près au fonc-
tionnement du marché des biens symboliques. Mais c’est précisément là le pro-
blème : à l’inverse des Cultural Studies, qui considèrent que les cultures
populaires sont dotées de leurs propres systèmes de valeurs et façonnent leurs
propres univers de sens, la sociologie de la culture les a réduites en France à des
pratiques caractérisées par le manque et la privation. Elle a de ce fait littérale-
ment bloqué le développement de travaux sur les publics médiatiques, en les
inscrivant dans une théorie du déficit qui ne laissait aucune marge à l’analyse.
Chez Bourdieu, la culture consacrée est la clé de voûte des stratégies de dis-
tinction et de domination symbolique (Bourdieu, 1979). Les agents des milieux
cultivés ont la faculté de classer et de hiérarchiser des produits culturels qui sont
susceptibles à leur tour de consolider leur classement social (« des classeurs clas-
sés par leurs classements »). Ceux des classes intermédiaires manifestent une
« bonne volonté culturelle » en saluant avec révérence une culture à laquelle ils
n’ont pas accès eux-mêmes (d’où un décalage permanent entre reconnaissance et
connaissance qui fonde le rapport médusé et impuissant de la petite bourgeoisie à
la culture cultivée). Enfin, la contrainte prévaut pour les agents des classes popu-
laires : ils sont condamnés à consommer des biens symboliques déclassés par
ceux qui produisent les standards légitimes. « Le goût de nécessité ne peut engen-
drer qu’un style de vie en soi, qui n’est défini comme tel que négativement, par
défaut, par la relation de privation qu’il entretient avec les autres styles de vie. »
(Bourdieu, 1979 : 200.) Cette vision surplombante a profondément marqué la
sociologie de la culture française jusqu’au milieu des années quatre-vingt, avant
d’être l’objet de deux types de critiques, importantes à rappeler, car elles mon-
trent bien combien il est difficile en France d’évoquer la question des médias sans
entrer dans un débat plus large sur le statut des formes culturelles.
La première porte sur la question de la culture consacrée. Elle émane d’un
38 LES SENS DU PUBLIC
chercheur, O. Donnat (1998) qui mène des enquêtes statistiques sur les pratiques
culturelles des français. Ces enquêtes confirment massivement que l’accès à la
culture consacrée et, dans celle-ci, l’accès aux œuvres les plus légitimes, conti-
nue d’être gouverné par les mécanismes liés aux différences de capital culturel,
comme en attestent par exemple les chiffres sur la lecture ou la fréquentation des
équipements culturels. O. Donnat (1994) ne conteste donc absolument pas les
mécanismes de domination culturelle mis à jour par Bourdieu. En revanche, il
s’interroge sur le caractère historiquement daté des hiérarchies culturelles défen-
dues par ce dernier. La Distinction (1979), L’Amour de l’art (1966) et Un art
moyen (1965) reposent sur des enquêtes menées au cours des années soixante et
se situent tous trois dans la lignée directe des travaux de P. Bourdieu et
J.-C. Passeron en sociologie de l’éducation : ils élargissent au champ de la culture
les constats accablants dressés à propos de la reproduction scolaire. Or, deux
phénomènes sociaux majeurs interdisent de maintenir aujourd’hui les thèses de
Bourdieu sur les liens entre le capital culturel et la culture consacrée. Le premier
est la démocratisation scolaire qui a massivement touché la génération actuelle
des moins de trente-cinq ans. Comment expliquer que ce soit dans cette généra-
tion qui a bénéficié d’un allongement de la scolarité et d’une hausse du niveau de
diplôme que le recul de la culture consacrée soit le plus fort ? Un tel processus
semble indiquer que l’école et la famille d’origine ne jouent plus aussi parfaite-
ment qu’autrefois leur rôle de définition des hiérarchies culturelles. D’autre part,
au cours des années quatre-vingt s’est radicalisé un processus de synergie entre
les industries culturelles de la publicité et des médias, qui a créé « un système
concurrent de distinction » en offrant aux consommateurs « des moyens de se
distinguer à travers des produits culturels sur lesquels ne pèsent pas les obstacles
symboliques qui limitent l’accès à la culture consacrée » (Donnat, 1994 : 146).
On assiste à une hybridation croissante des univers culturels dans les générations
nées après guerre : consécration de la culture juvénile, spectacularisation de cer-
tains aspects de la culture cultivée, développement de formes d’éclectisme cultu-
rel permettant des combinaisons plus nombreuses et plus variées, déclin du
pouvoir distinctif de certaines pratiques culturelles comme la lecture. Ce constat
pointe vers la cassure survenue dans les mécanismes qui assuraient la reproduc-
tion du contenu et des fonctions de la culture consacrée et incite à porter un regard
très différent sur le statut des pratiques médiatiques. Elles ne stigmatisent désor-
mais plus le manque de capital culturel et économique et peuvent entrer dans des
portefeuilles de goûts qui incluent aussi des valeurs de la culture consacrée. Ce
point est essentiel pour analyser les publics médiatiques : ils ne sont jamais uni-
quement des consommateurs de produits des médias, mais toujours les récep-
teurs d’une multiplicité de formes culturelles.
L’autre critique émane de C. Grignon et J.-C. Passeron (1982 ; 1989) et
INTRODUCTION 39
porte sur deux points principaux. Tout d’abord, soulignent-ils, il s’opère dans
l’œuvre de Bourdieu un glissement d’une théorie de la légitimité culturelle
– dont Passeron ne conteste pas les fondements – à une posture légitimiste qui
interdit de saisir le sens des pratiques culturelles dites populaires :
« Le sociologue manquerait autre chose de la culture populaire s’il était incapable de
faire l’hypothèse interprétative qu’une culture populaire est aussi capable de produc-
tivité symbolique lorsqu’elle oublie la domination des autres, et qu’elle parvient à
organiser en cohérence symbolique, dont le principe lui est propre, les expériences
de sa condition. » (Grignon & Passeron, 1982 : 75.)
J.-C. Passeron et C. Grignon réfutent donc la croyance en une omnipotente
efficacité des standards légitimes. Les standards légitimes fonctionnent, mais
pas « pour tous » et « pas toujours » : comment expliquer sinon les écarts à la
norme que l’on constate y compris dans la culture des dominants ? La part d’au-
tonomie des cultures populaires n’est pas à chercher du côté des pratiques de
résistance (comme le font les chercheurs des Cultural Studies), mais dans ces
moments où l’oubli de la domination « ménage aux classes populaires le lieu
privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets sym-
boliques de la domination » (Ibid. : 65). Les publics peuvent se constituer dans
ces zones de consommation nonchalante que décrit R. Hoggart. On a de toute
évidence là une ouverture importante pour comprendre les formes de mobilisa-
tion très particulières qui se jouent autour des médias.
Par ailleurs, J.-C. Passeron a mis en œuvre, avec son équipe du SHADYC à
Marseille, un programme de recherches sur la réception des produits culturels.
Car c’est bien là une autre impasse de l’œuvre de Bourdieu sur la culture : elle
analyse des modes de consommation et des styles de vie sans rien dire des expé-
riences qui y sont associées. Le capital culturel commande-t-il la réception des
produits culturels ? De quelles manières, selon quelles modalités ? Avec quelles
marges de manœuvre ? En laissant quelle part au travail de l’expérience, de
l’imagination ou du jugement ? On ne trouvera aucune réponse à cette question
dans un modèle qui indexe à l’extrême des pratiques de consommation sur la
dialectique des champs et des dispositions, sans jamais vraiment s’inquiéter du
sens que les acteurs attachent à ce qu’ils font.
Des pistes avaient pourtant été ouvertes en France par des travaux sur les
pratiques de lecture. M. de Certeau (1980), auquel les chercheurs des Cultural
Studies ont beaucoup emprunté à la fin des années quatre-vingt – L’Invention
du quotidien est traduit en anglais en 1986 – avait introduit la notion de « bra-
connage ». Les textes sont comme des territoires : les producteurs y imposent
des formes d’usage et les lecteurs, pris dans ce jeu de pouvoir inégalitaire,
gardent toutefois la possibilité d’inventer des tactiques de résistance à ces stra-
40 LES SENS DU PUBLIC
tégies d’occupation de leur espace. Ils peuvent les refuser en bloc et se mettre
en quête d’offres alternatives. Ils peuvent sélectionner dans la profusion de
textes des parcours qui leur conviennent. Ils peuvent aussi user de multiples
tactiques de subversion, détournement, ironie, parodie ou critique et, en soli-
taire ou en collectif, à couvert ou à découvert, réécrire les textes en un tout autre
sens que celui assigné par leurs programmateurs.
« À la production des objets et des images, production rationalisée, bruyante, specta-
culaire, expansionniste, correspond une autre production dissimulée en consomma-
tion, une production rusée, dispersée, silencieuse et cachée, mais s’insinuant partout.
Elle ne se marque pas avec des produits propres, mais elle se caractérise par des
manières propres d’employer les produits diffusés et imposés par un ordre écono-
mique dominant. » (Certeau, 1979 : 25.)
Les travaux de R. Chartier sur l’histoire des pratiques de lecture n’ont pas
connu le même succès auprès des chercheurs sur la réception des médias anglo-
américains. Ils vont pourtant plus loin que ceux de de Certeau en intégrant les
effets de la matérialité des supports sur les opérations de lecture (Chartier,
1996). Un texte est toujours configuré par les dispositifs de sa fabrication et de
sa diffusion : dans le cas de l’imprimé, le format du livre, les dispositions de la
mise en page, les modes de découpage du texte, les conventions typogra-
phiques sont investies d’une « fonction expressive » et entrent en ligne de
compte dans la constitution de la signification. Organisés par une intention,
celle de l’auteur ou de l’éditeur, ces dispositifs qualifient le texte, contraignent
sa réception, en orientent la compréhension et en contrôlent l’interprétation.
R. Chartier développe une histoire des appropriations en analysant comment
les mêmes textes, sous des formes imprimées différentes, sont diversement sai-
sis, maniés, compris. Il prend l’exemple des livrets de colportage de la
Bibliothèque bleue au XVIIe siècle – qui publie des textes classiques dans des
ouvrages bon marché destinés au monde rural – pour montrer qu’en matière de
réception il n’y a pas de découpage social identifiable a priori, mais des réseaux
de pratiques qui organisent les modes de relation aux textes et des groupes de
lecteurs qui ont chacun leurs propres manières de lire.
L’approche de R. Chartier fait sauter plusieurs couples d’oppositions qui
verrouillaient l’espace de l’analyse. Elle contourne l’opposition entre produc-
tion et consommation – qui en recouvre implicitement beaucoup d’autres :
créativité contre passivité, liberté contre dépendance – en obligeant à réfléchir
le texte en relation à sa lecture et en référant le sens de l’œuvre aux stratégies
d’interprétation qui le visent. Être lecteur, auditeur ou spectateur signifie adop-
ter des modes d’engagement dans des situations, réelles ou imaginaires, indivi-
duelles ou collectives. Au lieu d’invoquer dans l’abstrait un pouvoir de
manipulation des textes, Chartier observe et décrit un travail de coproduction
INTRODUCTION 41
des médias, utilisés par les récepteurs comme des opérateurs de ralliement à tel
ou tel collectif (Brown, 1994, sur les soap operas). Nous devons cette connais-
sance fine des processus de réception à des enquêtes ethnographiques, pour
certaines d’une grande minutie (Dayan, 1992). Elles permettent de comprendre
comment se trament entre programmes et téléspectateurs des liens complexes,
parfois inattendus, qui débordent les voies balisées par les producteurs. Est-on
pour autant allé plus loin que les théories de l’appropriation défendues par les
travaux sur la lecture ? Rarement. La plupart des travaux sur la réception sont à
la fois décontextualisés et portent sur des objets trop étroitement circonscrits.
Dans cette multitude foisonnante d’études de cas, il est bien difficile de repérer
une cohérence sociologique. L’écueil du populisme n’a pas toujours été évité.
Des dérives comme celle de J. Fiske (1987, 1989), qui tend à héroïser un télé-
spectateur tout-puissant, en témoignent. La mythification de la résistance
populaire, fondée sur une confusion entre activité et pouvoir dans les interpré-
tations, est caractéristique des travaux sur la réception de la télévision. Comme
si les recherches sur la télévision ne pouvaient se dérouler à l’écart de croisades
morales pour sa réhabilitation. À cet égard, la recherche de D. Cardon et
J.-P. Heurtin sur le Téléthon n’en est que plus louable. En orientant leur enquête
sur l’interaction constante entre les directives d’un programme et les réactions
des téléspectateurs, ils ont montré comment la liberté des publics médiatiques
est canalisée et jugulée par des dispositifs, sans que soit pour autant annulée la
part de leur mobilisation, de leur imagination et de leur solidarité. Ce « public
en mouvement », qui se déploie dans les espaces qui lui ont été attribués en les
aménageant, n’est ni un public autonome, ni un public dominé.
Il aura en fait fallu que les travaux sur la réception s’écartent de la perspec-
tive du décodage du texte par le lecteur pour trouver un nouveau souffle et
aborder la question, plus riche conceptuellement, de la production et de la
constitution des publics médiatiques. L’ouvrage de D. Dayan et E. Katz (1996)
sur les événements télévisés a le premier défendu l’idée d’un « voir avec ». On
comprend, en lisant ici leur interprétation de l’enquête de K. et G. Lang sur
l’événement du retour triomphal de Mac Arthur de Corée en 1951, tout ce
qu’apporte leur approche. Les Lang, qui ont soutenu leurs thèses à Chicago au
milieu des années cinquante, à la même époque que Gusfield, dénoncent le
décalage entre la réalité vue de la rue et la réalité vue devant la télévision, entre
le point de vue de la foule massée sur le passage du général et le point de vue du
public des téléspectateurs subjugués par le cadrage des images. Le problème
n’est pas là, selon Dayan et Katz. Les événements médiatiques sont des perfor-
mances, relevant d’un genre télévisuel déterminé, qui engagent un contrat de
nature politique entre leurs organisateurs et leurs publics. Le public n’est pas
du côté des expériences individuelles, mais du côté des activités collectives de
INTRODUCTION 43
ludiques (les « publics pour rire » des séries pour adolescents, en prise sur un
univers du « comme si ») (Dayan, 2000).
De fait, l’industrie culturelle encourage des pratiques sans durée et sans
mémoire. Pour la radio et la télévision, la rotation des produits est une nécessité
économique : afin de contrer les phénomènes d’usure, il leur faut sans cesse
offrir de nouvelles vedettes et de nouveaux programmes – et plus radicalement,
de nouveaux cadres de participation des téléspectateurs. Le modèle de l’enga-
gement des publics médiatiques paraît souvent à l’opposé de celui des publics
politiques, que l’on tend à classer du côté de la raison délibérative et de la tem-
poralité longue. Mais les publics politiques peuvent aussi se trouver du côté de
la conviction forte et du zèle mobilisateur et donner lieu à des flambées affec-
tives ou à des excès passionnels. Les publics des « affaires » étudiés par
É. Claverie (1999) ont pu durer et marquer le paysage civil et politique en pro-
fondeur. Mais ils peuvent également être engloutis par le flux des informations
et ne durer que le temps d’un feu de paille. Pour certains, les passions poli-
tiques se seraient refroidies. Les enthousiasmes révolutionnaires, les mystiques
républicaines et les sacrifices nationalistes ne sont plus guère de mise. Mais les
mobilisations pour l’école privée ou laïque, la sécurité sociale ou la paix inter-
nationale n’ont pas manqué d’envergure ces dernières années. Les engage-
ments se sont détournés des partis politiques, des centrales syndicales et des
fédérations associatives pour se porter sur des causes plus locales et plus quoti-
diennes, pour se faire plus calculateurs et plus tempérés, plus mobiles et plus
conditionnels. Les publics politiques continuent néanmoins de paraître bien
plus rationnels et bien plus durables que les publics médiatiques, tenus pour
volatiles et affectifs, plus facilement manipulables.
Cette représentation doit toutefois être nuancée. Les publics médiatiques ne
sont pas si fugaces et amnésiques qu’il y paraît. Comme nous l’avons dit plus
haut, le sens des engagements se joue moins dans la production du contenu de
programmes particuliers que dans l’agencement de rôles de réception. Cette
idée a été travaillée par S. Livingstone et P. Lunt (1994) à propos des émissions
de débat (talk shows) : ces programmes, qui réfèrent à une pluralité de formes
argumentatives et rhétoriques et empruntent à plusieurs genres télévisuels
– débat, documentaire, fiction, magazine d’information – ont constitué de fait
un nouveau genre télévisuel du côté de la réception. Le public qui les regarde
est conduit à s’engager dans des cadres de participation qui assignent des places
différentes aux acteurs – animateurs, invités, public présent sur le plateau,
public invoqué des téléspectateurs – et qui suppose de reformuler les catégories
d’évaluation du programme. La chose vaut aussi pour des programmes de
nature beaucoup moins dramatique comme certaines séries. Ainsi, les étudiants
qui avaient développé des modalités de consommation décalées d’Hélène et les
46 LES SENS DU PUBLIC
garçons (Pasquier, 1999) ont poursuivi quelques années plus tard le même jeu
ironique ou parodique avec Loft Story. Déjà « entraînés », ils se sont très rapi-
dement organisés en micro-collectifs et ont ouvert des espaces où ces micro-
collectifs pouvaient officialiser leur existence, comme des sites Web. Hélène et
les garçons a suggéré un mode d’emploi pour la réception de Loft Story, tout
comme Dynasty l’avait fait en Norvège pour les feuilletons américains diffusés
par la suite (Gripsrud, 1995).
Les agencements de rôles de réception ont donc leur propre historicité. Si
l’on suit cette piste pour envisager les engagements dans la perspective des
genres télévisuels, des différents formats de réception qu’ils promeuvent et de
leur possible hybridation, force est d’analyser les publics télévisuels sur une
temporalité beaucoup plus longue que celle de la relation à des programmes
singuliers. Les publics de la télévision ont une histoire. Le rapport à la télévi-
sion se temporalise comme un chaînage d’expériences qui réactive des formats
de réception spécifiques. On peut donner de nombreux exemples d’un tel pro-
cessus, à commencer par l’expérience qu’ont éprouvée récemment un grand
nombre de téléspectateurs devant les images des attentats du 11 septembre : ils
revivaient, près de quarante ans après, les émotions de stupéfaction, de peur et
d’incrédulité qui les avaient étreints lors de l’assassinat de John Kennedy. Or,
le lien entre ces deux événements n’est pas de nature politique. Il relève de ce
que Dayan et Katz décrivent dans La télévision cérémonielle (1996) : ce n’est
pas du déjà vu, mais du déjà vécu. Cette émotion a pu ensuite être instrumenta-
lisée à des fins politiques, quand l’administration Bush a établi une inférence
symbolique du gouffre d’horreur du « 11 septembre » à la nécessité d’engager
la guerre contre l’Irak. Les journaux télévisés ont opéré des montages où se
juxtaposaient des images de la Guerre du Golfe et de l’attentat contre les Twin
Towers, tandis que Colin Powell tentait de produire les preuves de la collusion
présumée entre le régime de Saddam Hussein et les réseaux Ben Laden.
Façonner une mémoire, fabriquer de l’affect, réveiller une expérience : la quête
d’une légitimité de la politique étrangère du gouvernement passe moins par le
contenu des explications rationnelles qu’il propose au public que par ce travail
de connexion entre expériences réceptives.
Il y aurait donc un lien entre différentes expériences de réception de la télévi-
sion, un lien qui peut être réactivé très longtemps après, et qui s’inscrit dans des
contextes socialement identifiés comme proches. Une expérience antérieure
offre un cadre pour les expériences qui la suivent : elle spécifie des formes de
compréhension et prescrit des attitudes pratiques. Comme l’ont justement souli-
gné Dayan et Katz, les promoteurs et médiateurs des événements font œuvre de
pédagogues en fournissant un certain nombre d’éléments politiques, culturels ou
religieux qui configurent leur perspective dramaturgique. Mais la télévision elle-
INTRODUCTION 47
CONCLUSION
L’entrelacs entre publics politiques et publics médiatiques n’est pas une mince
affaire. Le public des médias, comme celui de la « culture », a la plupart du temps
perdu la référence au bien public qui animait encore le public de l’art, de la presse
ou de la littérature à l’âge classique ou au temps de Lumières. Mais le public poli-
tique n’est-il pas très souvent dans une position analogue de récepteur collectif
de délibérations et de décisions politiques qui se jouent ailleurs ? La politique,
comme drame rituel et action symbolique, ne s’adresse-t-elle pas à des publics
qui ont un air de famille avec ceux du théâtre ou de la littérature ? Le public poli-
tique a-t-il grand chose à voir avec le rêve républicain d’une armée civique ten-
due vers la réalisation du bien public ? On pourrait avantageusement le comparer
au public du concert classique : une minorité d’amateurs, dont certains sont eux-
mêmes musiciens, lisent les partitions et apprécient les nuances, d’autres sont
pris d’émotions fortes et apprécient en connaisseurs, commentent et jugent, sans
être dotés de compétences de professionnels ; certains se passionnent sur un
mode maniaque pour un type de musique, pour un compositeur ou pour un chef
d’orchestre, d’autres n’accordent qu’une attention distraite à certaines perfor-
mances sans pour autant les dénigrer ; pour la plupart, la musique symphonique
reste une chose ésotérique, ennuyeuse ou démodée, réservée à une petite élite
culturelle, à laquelle ils ne s’intéressent guère, sauf rares occasions. Toutes pro-
portions gardées, on trouverait les mêmes postures dans les publics politiques : il
y a des citoyens qui sont aussi des élus ou des activistes, des entrepreneurs ou des
militants de la chose publique, qui font la politique autant qu’ils la subissent ; il y
a des citoyens qui n’agissent guère que lorsqu’ils se sentent personnellement
concernés ou lorsque la cause leur paraît de force majeure, mais qui s’informent,
ont un niveau de culture civique appréciable sans franchir la frontière de l’ac-
tion ; il y a des citoyens qui ont une sensibilité aiguë pour un type déterminé de
problème public, la santé ou l’écologie, la ville, la distribution de l’eau ou l’ani-
INTRODUCTION 49
mation culturelle, mais qui ne s’intéressent que de loin aux autres sujets ; d’autres
qui s’investissent en politique parce qu’ils se sentent proches d’une formation ou
d’un leader politique, mais qui perdent leur passion quand la configuration du
pouvoir se modifie ; il y a un grand nombre de citoyens qui ont une attention
oblique pour la chose publique, qui peuvent ressentir un attrait pour l’intrigue
publique lors d’événements forts comme une guerre ou un scandale, lors de céré-
monies électorales ou de rituels de commémoration, mais qui d’ordinaire
vaquent à leurs affaires courantes sans chercher à influer sur le cours des affaires
publiques ; il y a une masse de citoyens que la politique n’intéresse tout simple-
ment pas, par manque de compréhension, par désenchantement ou par désillu-
sion, qui font comme si ça ne les concernait pas parce qu’ils ne se sentent aucune
légitimité à prendre position, ou qui s’en détournent parce que cela leur paraît le
privilège d’un tout petit nombre. L’engagement ne se manifeste pas seulement
sur les barricades : les citoyens peuvent s’enflammer pour des affaires et râler à la
découverte de scandales, pâtir ensemble d’une situation d’injustice faute d’agir
ensemble, prendre fait et cause un jour et se cloîtrer chez eux le lendemain, se
lancer corps et âme dans une revendication et s’en détourner quand elle leur
échappe, adopter des postures ironiques, parodiques ou cyniques ou tout simple-
ment ignorer la chose publique, sinon quand leur intérêt personnel est en jeu. Le
« voir avec » des communions cathodiques de membres de publics dispersés
devant leurs postes de télévision éclaire par analogie une dimension des publics
politiques : loin de donner dans l’enthousiasme héroïque, et parfois de toucher au
sublime dans la révolution, les citoyens entretiennent des liens faibles avec des
publics virtuels, en contrechamp des contextes de leur vie quotidienne. Peut-être
pourrait-on, au lieu de postuler, comme le veut l’invective devenue rituelle, une
dénaturation de la politique par les médias, opérer un transfert des notions de
« diasporique » ou de « fugitif » des publics de téléspectateurs aux publics de
citoyens. Dans de nombreuses situations, les particuliers se sentent obligés par
un sens de la responsabilité partagée avec leurs pairs, ils ont le sentiment d’endu-
rer les mêmes épreuves et d’être exposés aux mêmes événements, ils assistent
impuissants, mais pas indifférents, au spectacle du monde, ils se sentent concer-
nés par des enjeux qui excèdent la sphère de leurs affaires personnelles. Ils ont le
sens de prendre part à un public, sans pour autant aller voter ou prendre les armes.
Le souci du bien public, sans doute fugace et retors, dispersé dans des petites
situations, pas toujours assumé comme tel, menacé par les dérives du particula-
risme, est pourtant bel et bien là.
Le public politique peut donc prendre de nombreux visages, plus ou
moins minimalistes. Public à la Dewey, ombre portée des petites républiques
de Jefferson ou public à la Tarde, mystérieux collectif dont procèdent des
mouvements d’opinion ; public concret, bruissant de conversations en face-
50 LES SENS DU PUBLIC
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QU’EST-CE QUE LE PUBLIC ?
Joseph GUSFIELD
Entretien avec Daniel Cefaï ET Danny Trom*
* Cet entretien a eu lieu au mois de mai 2001, lors d’un passage de Joseph Gusfield à Paris. Il a
été complété à travers un certain nombre d’échanges de courriers électroniques.
une sorte d’exceptionnalisme américain, pour lequel l’alcool est un enjeu poli-
tique si important. Je ne suis pas certain d’avoir trouvé les réponses à cette
question. Mais cela m’a poussé à reprendre la question de l’action collective à
nouveaux frais, thématique qui intéressait très peu de monde à l’époque et
n’occupait pas une place importante dans la sociologie. Il y avait certes le
manuel de Turner et Killian, Collective Behavior (1957) qui, dans l’héritage de
Park et Blumer, inscrivait l’action collective dans un cadre interactionniste et
qui repartait de la distinction entre foule et public. Turner était très sensible à la
destination des actions collectives à des publics. Le grand avantage de leur
approche était de voir les mouvements sociaux comme des processus, des
dynamiques qui émergent, la résultante de myriades d’actions conjointes, sans
arrêt en train de définir des situations sociales et des sujets collectifs. Turner et
Killian évitaient tout déterminisme et étaient attentifs à la question de la tem-
poralité. Cela contrastait avec les politologues qui ne s’intéressaient qu’aux
intérêts objectifs et en déduisaient la nature des actions. J’ai continué à
défendre cette position jusqu’à récemment où j’ai tenté (1994) de montrer à
nouveau la pertinence des analyses sur le comportement collectif et la société
de masse à l’encontre des théories de la mobilisation de ressources ou du pro-
cessus politique. Si l’on prend un mouvement « fluide », comme le Woman’s
Movement et le féminisme, ce sont sans doute des organisations qui poursui-
vent des objectifs précis comme la législation pour l’égalité des droits et l’ac-
tion affirmative. Mais ce sont aussi des mouvements diffus, qui opèrent au
niveau des interactions quotidiennes et même des relations intimes, et qui ont
modifié la perception du masculin et du féminin ou du public et du privé. On ne
peut pas s’en tenir à des approches « macro » qui font des mouvements sociaux
des partis ou des entreprises qui atteignent des objectifs dans les arènes législa-
tive, de la négociation ou de la justice : il faut retrouver les intuitions des auteurs
de Chicago et étudier finement dans des micro-arènes de la vie quotidienne
comment ils instaurent un ordre public et les règles de ce qui y est acceptable.
Par ailleurs, je me suis de plus en plus aligné sur une approche dramatiste,
et plus tard rhétorique. Le dramatisme provenait plutôt de la lecture du critique
littéraire Kenneth Burke et de Erving Goffman, qui était étudiant en même
temps que moi à Chicago, et qui est resté un ami proche. Le livre de Goffman,
The Presentation of Self in Everyday Life (1959), que j’ai connu sous la forme
de manuscrit bien avant sa soutenance en 1954 m’avait fait grande impression.
De Burke, je retenais que les événements renferment leur propre sens et ne peu-
vent être appréhendés comme de simples résultats ou produits de l’action. Le
« drame » chez Burke résonnait avec l’approche dramaturgique de Goffman et
ses notions de « présentation » et de « performance ». Le concept de perfor-
mance est donc étroitement lié à mes conversations et à ma lecture de Goffman
ACTION COLLECTIVE ET ET PROBLÈMES PUBLICS 67
pour qui elle est liée à l’idée de « présentation ». Je l’utilise pour attirer l’atten-
tion sur l’importance de la dimension artistique dans tout comportement
humain et souligner l’utilité de la théorie littéraire et artistique en sociologie.
Je n’ai jamais suivi les cours de Burke. J’ai découvert son œuvre juste avant
de quitter Chicago en 1950. Je l’ai connu des années plus tard à San Diego,
mais sans le fréquenter beaucoup. Ces métaphores continuent à être opérantes
de mon point de vue, et doivent être encore explorées (Kaprow, 1993). D’autant
que, toujours dans l’héritage des conceptions de la société de masse
(Kornhauser, 1959), nombre d’interactions ne se font plus en face-à-face ou
avec des représentants d’organisations et d’institutions, mais avec les mass
médias. Les gens ne sont pas seulement des personnes privées, des activistes ou
des électeurs, ils sont aussi les membres d’auditoires qui sont confrontés à des
drames médiatiques. Le théâtre public se joue aujourd’hui en grande partie à la
télévision (Gitlin, 1980). Une autre source de réflexion a été l’histoire de l’art,
car les historiens de l’art sont directement confrontés à la question du sens.
Pour moi, la question cruciale est : « Quel est le sens des choses et des événe-
ments ? » Étudier les actions moins du point de vue de leurs stratégies, de leurs
moyens, de leurs objectifs et de leurs conséquences que du point de vue du sens
qu’elles possèdent pour les acteurs et qui se laisse lire dans leur configuration
sensible.
Du coup, j’ai commencé à observer le mouvement de tempérance dans sa
dimension relationnelle, celle des rapports entre groupes, en l’occurrence, pro-
testants et catholiques. Je me suis particulièrement intéressé à la manière dont la
prédominance d’un groupe sur les autres est assurée dans la définition d’une
situation sociale. La question du mouvement prohibitionniste n’était peut-être
pas tant d’amener les gens à boire moins d’alcool que d’affirmer sa prééminence
sur les autres dans l’arène publique. Ils se battaient autant pour avoir le pouvoir
culturel (cultural authority) de définir légitimement un problème social et pour
jouir publiquement d’un plus grand prestige que pour résoudre effectivement la
question de l’alcoolisme. Le conflit visait pour eux à affirmer la supériorité des
White Anglo-Saxon Protestants sur des catholiques aux mœurs morales relâ-
chées et à lier le salut de la nation américaine à la victoire du bien, de la sobriété
contre le mal, la boisson. Les enjeux étaient avant tout symboliques. L’enjeu
était d’imposer une représentation du bien public et de l’ordre public. Le dyna-
misme de la théorie du comportement collectif et la sensibilité aux récits et aux
drames moraux m’ont permis de développer cette position.
Mais est-ce qu’il n’y a pas eu un tournant entre votre perspective dans
Symbolic Crusade et celle de The Culture of Public Problems ? La continuité
serait dans la dynamique de conflit social entre différents collectifs pour des
68 LES SENS DU PUBLIC
1. Cette approche est aujourd’hui dominante dans les recherches nord-américaines. Pour un
panorama des débats qui y ont cours, cf. Schneider (1985) ; Holstein & Miller (1993).
ACTION COLLECTIVE ET ET PROBLÈMES PUBLICS 69
à être attentif à la relation entre, d’une part, l’art ou la littérature et, d’autre part,
le comportement humain. La compréhension des actions publiques a une dimen-
sion esthétique. Paul Ricœur a aussi été d’une grande influence, en particulier
son idée selon laquelle le sens des actions peut être lu comme un texte (Ricœur,
1986). J’étais un peu post-moderne sans le savoir ! Le politologue Murray
Edelman, avec qui je partage ce type de préoccupations, a publié son premier
ouvrage sur la politique symbolique (1964) un an après que mon livre fut publié
et nous parlions beaucoup ensemble de nos recherches. Murray Edelman était
un ami très cher lorsque nous étions tous deux à l’université de l’Illinois entre
1955 et 1963. Curieusement, bien que nous nous voyions très souvent, nous ne
nous soumettions pas nos textes, ni ne discutions beaucoup de nos perspectives
réciproques. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il était à Wisconsin et moi en
Californie, que nous nous sommes lus. Mais nous différions sur beaucoup de
points. Il considérait le comportement symbolique comme un moyen pour des
intérêts puissants de gagner des publics – le spectacle était une ressource dans
des stratégies d’action symbolique. Pour ma part, je considérais plutôt le com-
portement symbolique comme une forme de politique en soi – la mise en scène
du conflit autour de significations publiques n’est pas simplement un moyen,
c’est la politique elle-même. M. Edelman, qui est décédé il y a deux ans, était
une personne politiquement bien plus engagée que moi !
L’étude de ces symbolismes et de ces rituels me semble capitale et elle est
trop souvent négligée par les recherches sur le pouvoir aux États-Unis. Il faut
comprendre à partir de quels matériaux de sens des problèmes publics sont
fabriqués pour ne pas croire dans la thèse objectiviste du fonctionnalisme, par
exemple. Les problèmes publics ne sont pas des dysfonctionnements d’un sys-
tème social, mais des circonstances (conditions) qui sont perçues comme
pathologiques à travers le prisme d’une culture publique. Les problèmes
publics ne sont pas donnés en nature : l’alcool n’a pas été un objet de condam-
nation pendant une grande part de l’histoire de l’humanité. Ils apparaissent
comme tels parce que certains de leurs aspects sont présentés contre contraires
à l’intérêt public et par ce qu’ils sont supposés transformables ou éradicables
par une action spécifique qui est celle des pouvoirs publics. Tout cela n’a pas de
sens avant l’émergence d’un Welfare State et depuis s’est développée une véri-
table culture des problèmes publics qui tendent à se multiplier et sont devenus
les outputs de véritables industries. Maltraitance des enfants, tabagisme passif,
prostitution et toxicomanie, discrimination raciale… Ces problèmes publics
ont émergé, se sont renforcés et se sont presque naturalisés tellement ils sem-
blent aller de soi.
Après Symbolic Crusade, je suis parvenu dans The Culture of Public
Problems à approfondir ma perspective qui visait à saisir l’action publique
70 LES SENS DU PUBLIC
2. Dans des travaux classiques, fortement marqués par leur matrice phénoménologique et ethno-
méthodologique, de compte rendu des enchaînements d’activités pratiques qui font l’enquête
par sondage, cf.Cicourel (1964 ; 1974).
ACTION COLLECTIVE ET ET PROBLÈMES PUBLICS 73
méthode, l’histoire est moins encline que la sociologie à produire des générali-
sations ou des quasi-lois. Elle tente plutôt de saisir la singularité d’un proces-
sus. C’est ce qui m’a conduit à jeter un regard historique sur mes études de cas.
Toutefois, l’histoire ne remplace pas la profondeur et la compréhension que
nous confère la méthode ethnographique. Les documents atteignent vite leurs
limites et nous avons besoin d’explorer des significations (meanings) aux-
quelles seule l’enquête ethnographique nous permet d’accéder.
Mais dans votre propre travail, est-ce l’enquête ethnographique qui vous a
conduit à l’histoire ou est-ce l’inverse ?
C’est une question difficile… Je ne sais pas trop… Un critique littéraire
disait que la recherche permanente des influences tuait la créativité de l’écri-
vain. Quelquefois en sociologie c’est la même chose, il vaut mieux ne pas trop
tenter de démêler les choses ! Tout ce que je peux dire, c’est que je me suis tou-
jours intéressé aux dynamiques culturelles. Comment les identités collectives
et les formes culturelles se constituent. J’ai écrit, il y a longtemps, un article qui
montrait que les « Chinois » n’ont acquis le sentiment d’appartenir à un seul et
même groupe que lorsqu’ils ont été confrontés aux « Européens », surtout lors-
qu’ils étaient en exil. Jusque-là le collectif était inexistant. Il n’a émergé que
dans ce processus d’interaction qui a sa propre histoire. La variabilité des col-
lectifs m’a toujours beaucoup fasciné. Cette variété est également frappante
dans le cas de la consommation de l’alcool où les usages et les représentations
de la culture populaire, les dispositifs de contrôle et de répression de la loi et de
l’administration, les revendications de groupes d’intérêt ou de mouvements
sociaux n’ont cessé de se transformer. Dès lors, le recours à l’histoire s’impose.
Ne serait-ce que pour prendre du recul et voir les choses autrement.
Peut-être que cet intérêt remonte à mes années d’étude où la lecture de
Introduction to Legal Reasoning de Edward Levi (1949), ainsi que ses cours sur
la jurisprudence m’ont fait grande impression. Levi était un professeur de droit à
Chicago et un attorney general très réputé et respecté pour son intégrité. Son
ouvrage était remarquable car, bien avant que quiconque ne parle de construc-
tion sociale, il s’est intéressé aux précédents dans le droit. Bien qu’il ne fût pas
sociologue, sa question était de savoir ce qu’est un « précédent », comment on le
détermine. Et il traitait cette question comme l’ont fait des sociologues bien plus
tard, en pointant les procédures de sélection et d’interprétation. Peut-être qu’on
ne peut comprendre ce qu’est un problème public qu’en menant une enquête sur
les décisions, les actions ou les événements qui ont une valeur de « précédent »
de la situation actuelle. Chaque fois, sont retenues des configurations de traits
qui spécifient ce qui pose problème à un public. Le problème public est petit à
petit recadré à travers des ruptures dans les manières pour le pouvoir politique de
74 LES SENS DU PUBLIC
modes d’engagement restent séparés les uns des autres. Prenons le débat sur la
drogue aux États-Unis. La sociologie a été utile en montrant ce que la concep-
tion légale de la drogue renfermait comme formes symboliques en termes de
détention et de répression, de coût humain, de souffrance vécue et de fantasme
d’ordre. Mais le sociologue ne peut pas se substituer au travailleur social, au
politicien ou au légiste et faire le travail à leur place. Il peut tout au plus essayer
de les rendre conscients de certaines évidences et leur faire avoir davantage de
réflexivité.
Est-ce à dire que la sociologie est engagée en tant que telle ? Ce n’est pas
tant la sociologie qui est engagée que le sociologue avec ses valeurs. Mon point
de vue sur ces questions est proche de celui de Max Weber. La sociologie est
une vocation, elle peut éclairer le monde social, mais pas apporter directement
de réponses techniques. Les problèmes ne sont jamais résolus dans la sphère
scientifique, ils sont affaire de valeur. Je crois que le désengagement dans la
recherche est essentiel, car l’extériorité permet de décrire les perspectives des
autres. Le désengagement réserve le moment normatif et diffère le moment de
la décision. Il permet de saisir des perspectives de l’intérieur, de montrer ce qui
anime les gens dans leurs activités, la cohérence de leur point de vue, même si
l’on n’est pas en accord avec eux. Pour ma part, j’ai toujours tenté de bien sépa-
rer mon activité de sociologue et mes engagements politiques. On peut avoir
une conscience publique très aiguë et garder une sorte d’indifférence dans l’en-
quête. Mon engagement politique a été le plus fort dans le mouvement des
droits civiques, que j’ai toujours considéré comme l’enjeu public le plus impor-
tant. Mais je n’ai jamais fait de recherche dans ce domaine.
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78 LES SENS DU PUBLIC
1. Katz E. & Dayan D. (2003). « The audience is a crowd, the crowd is a public : latter day
thoughts on Lang and Lang’s “Mac Arthur’s day in Chicago” », in Katz, Peters, Liebes &
Orloff (eds), Canonic Texts in Media Research. Cambridge : Polity Press.
2. Note de Daniel Dayan : j’ai voulu prolonger cette discussion en introduisant ici quelques
thèmes nouveaux par rapport à notre premier texte. J’ai ainsi voulu 1) souligner la contribution
de Kurt et Gladys Lang à la théorie du cinéma, domaine dont ils ne se sont jamais réclamés
mais vis-à-vis duquel leur texte se révèle prophétique ; 2) leur adresser aussi un reproche :
celui de se laisser piéger par une opposition binaire – « foule/public » – là où toute une gamme
de concepts aurait été nécessaire. 3) Enfin, je me montre à la fois plus admiratif des Lang et
plus sévère à leur égard. Plus admiratif car, s’ils passent à côté d’un genre (la télévision céré-
monielle), ils en identifient remarquablement un autre (la manifestation publique télévisée).
Plus sévère car leur analyse politique de l’événement étudié me semble constamment contre-
dite par leur propre description.
3. « Mac Arthur Day in Chicago ». Après avoir obtenu en 1952 le prix Edward L Bernays de
l’American Sociological Association, la première version de cet article est publiée en février
1953.
EN ATTENDANT LA SUTURE
En 1936, Walter Benjamin, anticipe la naissance d’un espace public qui serait
modelé en référence aux procédés de reproduction mécanique de l’image,
représentés alors par le cinéma (Benjamin, 1936 ; 1983). En 1953, Kurt et
Gladys Lang constatent qu’un tel remodelage a lieu. L’espace public qu’ils
observent à l’occasion d’un événement officiel est en train de s’adapter à « la
perspective unique de la télévision ». La « perspective unique de la télévision »
est celle des téléspectateurs auxquels les événements parviennent sous forme
d’images. Cette perspective s’oppose à celle des acteurs ou des témoins directs
d’un événement donné en ce qu’elle est à la fois plus riche que cette dernière et
en ce que, surtout, elle se confond fictivement avec cette dernière. En effet, les
acteurs ou les témoins directs d’un événement se voient crédités d’un point de
vue sur l’événement qui n’est en fait disponible qu’aux seuls téléspectateurs.
La foule que l’on entend acclamer tel grand personnage est censée le voir, éta-
blir avec lui une relation directe, personnelle. Mais cette réaction n’est possible
que si l’on voit le personnage de près, ou en gros plan. En fait, la foule dont on
entend les acclamations est éloignée du grand personnage et elle n’a pas accès
à ces gros plans. Elle ne voit pas ce que nous voyons. Elle voit autre chose, ou
elle ne voit rien du tout. Par le jeu du « champ – contrechamp », le comporte-
ment des foules filmées se voit attribuer une focalisation et une intentionnalité
qui n’existent ni l’une ni l’autre ou qui, plus exactement, ne sont disponibles
qu’aux téléspectateurs. Une description attentive de la construction de l’événe-
ment permet ici aux Lang de proposer, avec vingt ans d’avance, l’analyse d’un
phénomène de « suture » propre au cinéma classique. Un champ et un contre-
champ se sont rejoints pour former une continuité fictionnelle, pour donner au
public le sentiment qu’en recevant des images, il est en fait invité à partager
LE GÉNÉRAL, SON DÉFILÉ, LA FOULE ET LA TÉLÉVISION 81
effet, si les spectateurs sur place semblent peu intéressés par les raisons de la
révocation de Mac Arthur, les Lang pensent que le rôle des actualités télévisées
devrait être, en revanche, d’informer sur ces raisons. Or la télévision, notent-
ils, semble se contenter d’un rôle acclamatoire. Choqués, ils se demandent
alors s’il n’y a pas là un phénomène de connivence. Certes la télévision tente de
produire le climat célébratoire annoncé. Mais ne va-t-elle pas un peu plus loin ?
Les médias ne sont-ils pas en passe de renforcer le camp des faucons ? de pous-
ser à la guerre froide ? En d’autres termes, les Lang constatent que certains évé-
nements télévisés sont conçus en vue de certains effets politiques et que,
comme on l’écrira un demi-siècle plus tard, « “la mise en images d’une opinion
passagère en direct” est parfois une façon de contraindre les hommes politiques
à l’action » (Liebes, 1998).
4) Les Lang proposent aussi l’hypothèse suivante : les téléspectateurs, étant
chez eux, et donc isolés, seraient particulièrement vulnérables aux messages
sans nuances offerts par la télévision. S’ils étaient dans la rue, ils auraient la
possibilité de tester la réalité en confrontant leur perception de la situation aux
pensées et aux sentiments de leurs voisins. En revanche, les téléspectateurs
n’ont d’autre ressource comparative qu’eux-mêmes. Ils sont donc plus aisé-
ment abusés. Cette idée sera développée dans une version ultérieure du texte
des Lang (1968). Mais, dès 1953, on y trouve en germe plusieurs traditions de
recherche inspirées par la psychologie sociale : « l’ignorance pluraliste », « la
spirale du silence », « l’effet d’entraînement ».
L’analyse des Lang montre que l’événement sur le terrain a été bien mal
organisé. Mais peut-être l’événement n’a-t-il pas été organisé pour le terrain.
Peut-être son organisation s’est-elle faite en fonction des exigences des diffu-
seurs ? Inédite en 1953, cette proposition est, depuis, passée dans le domaine
public. Il n’est plus très original de constater que les événements sont conçus
pour s’adapter aux exigences et aux horaires d’un médium. Les Lang ne se
contentent donc pas d’être les premiers à analyser l’un premiers événements de
l’histoire de la télévision (Russo, 1983). Leur analyse multiplie les intuitions
qui deviendront des courants de recherche. Ils tournent néanmoins le dos à
l’étude des grands événements médiatiques. Faut-il le leur reprocher ?
Non, car les travaux ultérieurs des Lang ont porté sur certains des événe-
ments que nous avons nous-mêmes étudiés : les débats Kennedy-Nixon, le
scandale du Watergate, l’affaire Dreyfus, etc. Quant à leur théorie de la réputa-
tion et du renom (Lang & Lang, 1983 ; 1990), elle suggère aussi l’existence
d’un genre qui serait commun à toutes sortes de manifestations publiques. Par
ailleurs, notre propre découverte que la diffusion en direct de la visite de Sadate
à Jérusalem relève du même genre que les premiers pas de l’homme sur la lune
ou que le pèlerinage en Pologne du pape Jean-Paul II s’est faite un peu par
84 LES SENS DU PUBLIC
hasard. C’est pour des raisons heuristiques que nous avons été amenés à étudier
de tels événements ensemble et dans le contexte d’un genre (« la télévision
cérémonielle »), plutôt que dans celui des nouvelles, ou comme des exemples
de diplomatie télévisée.
HYSTÉRIE DE MASSE ?
Nous avons rendu aux Lang un hommage mérité. Revenons alors sur la princi-
pale faiblesse de leur ethnographie (et de la nôtre) : l’absence de toute recherche
sérieuse sur la façon dont les grands événements télévisés (et, pour commen-
cer, la visite de Mac Arthur à Chicago) sont reçus par les téléspectateurs. Deux
observateurs (qu’ils citent en annexe) sont formellement chargés de suivre le
programme télévisé. Un troisième observateur assiste par hasard à une discus-
sion sur ce programme, dans un bar. Un quatrième observateur (à Soldier Field)
propose une remarque fortuite mais suggestive.
« La caméra suit la voiture du général et filme la partie de la foule qui se répand en
acclamations, donnant ainsi l’impression d’une masse compacte, enthousiaste, effer-
vescente. Elle ne montre ni les nombreuses tribunes à moitié vides, ni l’interruption
des applaudissements dès que le cortège est passé. » (1953 : 10.)
92 LES SENS DU PUBLIC
Voilà. C’est tout ce que les Lang ont à nous dire sur la réception. En d’autres
termes, ils n’ont pas grand-chose à dire. Pour justifier leurs conclusions sur les
effets de la télévision ils feront alors appel à « la couverture faite par la presse »,
à l’évocation insistante faite par les médias d’un « enthousiasme sans limites ».
Ils feront aussi appel à des « entretiens informels », dont ils concluent que,
« même des mois plus tard, l’événement continue à être interprété comme “un
accès d’hystérie de masse” » (1953, note p 11).
Les Lang pensent que cette hystérie de masse n’a jamais existé. Nulle hys-
térie au moment où le président Truman prend le risque de déclencher un
« drame social » (Turner, 1974) en prenant publiquement la décision de révo-
quer le général. Nulle hystérie dans les rues de Chicago. Nulle hystérie chez les
spectateurs. La référence à une « hystérie de masse » n’existe que dans les
médias. C’est dans la presse que l’on trouve mentionnées « une indignation
nationale à la nouvelle du renvoi brutal de Mac Arthur et l’impression d’un
soutien enthousiaste, proche de l’hystérie » (1953 : 4). C’est à la télévision que
l’on présente l’itinéraire suivi par le cortège comme une suite ininterrompue
d’acclamations. Tout se passe alors comme si une conspiration venue de la
droite proposait le simulacre délibéré d’un climat d’opinion.
L’apport des Lang ne vient cependant pas de leur talent à débusquer des
complots. Il consiste à offrir un modèle du processus à l’œuvre. En tant que
sociologues de l’opinion publique et du comportement collectif, ils ne pensent
pas que chaque téléspectateur est directement influencé par la ferveur attribuée
à la foule. Ils écrivent au contraire que :
« Le plus important des effets attribuables aux médias [...] consiste à donner l’image
d’un sentiment public massivement favorable au général. Cet effet ne cesse de s’am-
plifier au fur et à mesure qu’il est repris par d’autres médias, incorporé dans des stra-
tégies politiques, discuté dans les interactions de tous les jours, jusqu’au point où il
devient capable d’éclipser la réalité que chacun peut observer directement sur le ter-
rain. Nous avons donné un nom à un tel effet. Nous l’appelons effet glissement-de-
terrain. Au moment où a lieu la cérémonie de bienvenue publique à Mac Arthur, la
soi-disant unanimité (du soutien au général) est devenue une force immense avec
laquelle il faut compter. L’effet glissement-de-terrain est en grande partie un effet de
la télévision. » (1953 : 11.)
Les Lang invoquent ici un processus familier pour quiconque a étudié les
processus spéculaires, les mécanismes d’« ignorance pluraliste », « l’effet de
troisième personne » (Davison, 1987), ou encore la « spirale du silence ». Pour
garantir le succès de ce type de processus, il suffit que chaque citoyen croie
tous ses concitoyens hystériques – lui-même excepté. Ce n’est pas ma croyance
propre, mais mon évaluation de la croyance des autres qui est porteuse d’effets,
effets qui relèvent alors d’un calcul parfaitement rationnel.
LE GÉNÉRAL, SON DÉFILÉ, LA FOULE ET LA TÉLÉVISION 93
foule qui se presse dans les rues, est selon eux, plus délibérative que le public
télévisuel. Traduite sous forme d’hypothèse – il s’agit après tout d’une enquête
pilote –, la redistribution des rôles attribuée par les Lang à l’arrivée de la télé-
vision ne manque pas d’intriguer. La foule se serait-elle transformée en public,
et l’audience télévisuelle en foule ?
De la foule massée sur le parcours, si paisible soit-elle, les Lang attendent
les débordements que prophétisent les théories classiques. Ces débordements
n’ont pas lieu. Les centaines de milliers de personnes venues accueillir le géné-
ral semblent réfléchies, délibératives. Elles bavardent, échangent des impres-
sions, permettent à une certaine ambivalence de se faire jour. Elles quittent les
lieux plus calmes qu’elles ne sont venues. Peut être les Lang ont-ils hésité à
employer le mot « foule » pour décrire les individus et les familles occupés à
échanger leurs impressions et leurs interprétations de l’événement. Ces
groupes d’interlocuteurs, se comportent en effet comme un public plutôt que
comme une foule. Par contre, selon les Lang, l’audience télévisuelle se révèle à
la fois vulnérable et atomisée. Elle est soumise à un péan dont le monolithisme
ne permet nulle vérification, nulle confrontation avec la réalité. (Gerbner &
Gross, 1976). Nous sommes en pleine théorie de la société de masse.
L’antithèse de la foule réflexive et de l’audience vulnérable débouche alors sur
une conséquence prévisible. En invitant son audience à se focaliser sur un objet
unique, en oblitérant tout contexte et en censurant tout point de vue divergent,
la télévision réussit à fabriquer de la foule au moment même où la foule effec-
tive s’est métamorphosée en public rationnel Voici ce que les Lang écrivent :
« Alors que les spectateurs du défilé, pouvaient progressivement se faire une idée de
la foule qui les entourait à partir d’inférences fondées sur leurs interactions avec les
spectateurs voisins, le téléspectateur était placé au centre d’une foule conçue comme
un tout [...] Contrairement aux participants, ce spectateur se trouvait complètement à
la merci de l’instrument qui lui permettait de percevoir, et ne pouvait pas vérifier ses
impressions, réagir aux moments de bousculade, passer d’un point d’observation à
une autre, avoir la moindre influence sur l’événement. Par contre, pour le participant,
l’activité de la foule se définissait non pas en termes d’une visée globale, finale, una-
nime, mais comme la résultante d’un ensemble de forces, de gestes spécifiques, d’ac-
tions personnalisées. Les sentiments politiques qu’exprimait l’un ou l’autre
pouvaient être évalués, relativisés. L’affirmation de positions irréductibles renvoyait
à un échec personnel, à l’incapacité de persuader plutôt qu’à la dynamique imper-
sonnelle de l’hystérie de masse. Évidemment, le téléspectateur n’avait aucune possi-
bilité de réintroduire cette dimension d’interaction personnelle dans sa vision de la
foule. Ce qui était montré sur l’écran se rapportait exclusivement au sens général de
l’événement, aux valeurs qu’il incarnait. L’événement devenait alors une force
impersonnelle, imperméable à toute influence. L’“irrésistible” impact exercé par les
fluctuations de l’humeur publique, et l’attribution d’une logique impersonnelle à des
LE GÉNÉRAL, SON DÉFILÉ, LA FOULE ET LA TÉLÉVISION 95
événements publics réifiés sont, selon notre hypothèse, caractéristiques d’une pers-
pective nouvelle Cette perspective est propre à la structure générale de l’image de
télévision et au contexte de sa réception. » (1953 :11.)
Une telle perspective donne froid dans le dos. Elle conduit tout naturelle-
ment au dernier élément nécessaire pour qu’une audience se transforme en
foule : le passage à l’acte. Les Lang l’introduisent à l’aide d’une proposition
méthodologique par ailleurs intéressante. Ils proposent en effet d’étudier l’ef-
fet de la télévision cumulativement, plutôt qu’individu par individu. Leur pré-
face exhorte les sociologues à ne pas oublier que des millions de téléspectateurs
unanimes sont capables de balayer tout public rationnel, de déchaîner les
foudres d’une intolérance tyrannique (à l’encontre de tous ceux qui oseraient
médire du général). Agiter, comme le font les Lang, le spectre de ce techno-fas-
cisme prête le flanc à des critiques que nous (et d’autres tenants des « effets
limités ») avons souvent exprimées. Ce spectre ne fait pas toujours peur. Il
mérite néanmoins le respect pour la vaillance avec laquelle il tente depuis cin-
quante ans de nous épouvanter.
L’AIGUILLE ET LE CHAMEAU
Dire que « l’audience est une foule et la foule un public » renvoie à une lourde
série de présuppositions et d’impensés qui ont beaucoup à voir avec l’enthou-
siasme militant des Lang et avec leur désintérêt pour la question de la récep-
tion. Mais présenter comme une « foule » le public de télévision soulève un
second problème théorique. C’est celui d’une pauvreté de vocabulaire qui
mène à décrire l’univers diversifié de la réactivité sociale en se limitant à deux
notions. Foule, public : autant vouloir faire passer un chameau par le trou d’une
aiguille. Les deux notions se révèlent non seulement impuissantes à organiser
la masse de situations dont elles doivent à elles seules rendre compte, mais
elles sont en outre vidées de leur (faible) pouvoir descriptif par l’antithèse qui
en les opposant revient à leur conférer un rôle mythologique. La notion de
public jouit, on le sait d’une excellente réputation. Elle représente le cœur et la
légitimité des théories démocratiques. La notion de foule jouit, par contre,
d’une réputation exécrable. Elle est le lieu des contagions et des entraînements
mécaniques tant redoutés par les sociologies de la fin du XIXe siècle, contagions
dont les Lang n’hésitent pas à postuler l’existence en la parant de quelques
habits neufs (unanimité, absence de réflexivité). En un mot, plutôt qu’à deux
entités descriptives nous avons ici à faire à un Janus Bifrons. Le public et la
foule sont les deux faces, bonne ou mauvaise, d’une même réalité.
Peut-être est-il alors temps de dissocier l’évaluation de la description et de
donner à cette dernière toute l’importance qu’elle mérite ; de reconnaître qu’il
96 LES SENS DU PUBLIC
existe des publics pervers, fanatisés ou tétanisés, des foules paisibles, réflexives
ou délibératives et qu’il existe aussi d’autres formes de regroupements réactifs
qui ne sont ni des foules ni des publics. Cette exigence de description représente
un vaste programme ethnographique. Un tel programme commencerait par récu-
ser la thèse des Lang (Non, l’audience domestique de la télévision n’a rien d’une
foule). Il faut néanmoins reconnaître qu’il est inspiré par eux.
manifestation et les multiples formes qu’elle affecte dans les sociétés contem-
poraines, depuis les manifestations-monstres, bulles spéculatives, vastes, éphé-
mères, souvent théâtralisées jusqu’aux manifestations-provocations qui se
préoccupent moins de signifier l’opinion que de déclencher des processus irré-
versibles. Les Lang se sont trompés dans leur interprétation de la visite de Mac
Arthur. Mais ils ne se sont pas trompés dans leur hiérarchie des priorités. En
privilégiant le genre « manifestation », en reconnaissant l’importance immense
de ce type de performance dans les sociétés démocratiques, les Lang se sont
montrés, une fois de plus, pionniers.
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LE GÉNÉRAL, SON DÉFILÉ, LA FOULE ET LA TÉLÉVISION 99
Lorsqu’on s’intéresse au public en tant que concept un tant soit peu normatif,
deux modèles historiques semblent s’imposer à la réflexion : celui de la démo-
cratie athénienne (éventuellement relayé tout autant que déjà déplacé par celui
de la république romaine) et celui des Lumières. Et deux penseurs sont ici cen-
traux : Hannah Arendt et Jürgen Habermas.
Dans son texte de Condition de l’homme moderne intitulé « Le domaine
public et le domaine privé », Hannah Arendt évalue le devenir entier du
domaine public dans l’histoire occidentale à partir de ce qu’il représentait pour
les Grecs. Espace de la citoyenneté, de l’action politique et du discours, de la
liberté et de l’excellence, où l’individu paraît sous le regard de ses égaux dans
la pleine lumière du monde commun et où la vie, devenant « vie bonne »,
acquiert sa vraie réalité humaine, il s’oppose radicalement au privé, domaine
de la survie, de la nécessité, de la force et de l’inégalité. Or, selon Hannah
Arendt, le domaine public n’a cessé de s’amoindrir depuis les Grecs et deux
étapes sont de ce point de vue significatives.
D’abord, l’étape de la domination du christianisme correspond au moment
de la chute de l’empire romain, quand le monde n’est plus apparu digne d’être
vécu. Le christianisme de Saint Augustin réalise alors un double déplacement :
d’une part, la projection dans l’ordre du sacré, et sous le regard de l’au-delà,
des valeurs jusque-là attribuées au domaine public ; d’autre part, pour ici-bas,
l’extension du domaine privé au domaine politique, le gouvernement de la
respublica christiana n’étant plus envisagée qu’à partir du modèle familial.
Ensuite, vient l’étape qui, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, voit réapparaître la
distinction public/privé, mais sous la forme d’un chiasme par rapport aux
Grecs, dont témoigne exemplairement la naissance de l’économie politique. La
sphère politique, définie en termes de souveraineté et de loi, s’annexe le
2. De même, Christian Jouhaud (1985) récuse que les mazarinades puissent s’interpréter comme
l’expression d’une opinion publique. Il analyse cette production de libelles comme une instru-
mentalisation de l’imprimé au service de l’intérêt privé des frondeurs qui se servent du public
comme d’une force qu’il faut capturer pour la faire fonctionner dans leurs vues.
LE PUBLIC : QUELQUES RÉFLEXIONS HISTORIQUES 105
4. C’est une dimension que, accordant trop d’importance au modèle théorique du « corps mys-
tique », j’ai sous-estimée dans Public et littérature en France au XVIIe siècle.
LE PUBLIC : QUELQUES RÉFLEXIONS HISTORIQUES 111
BIBLIOGRAPHIE
Je doute fort que l’on puisse aboutir à une description correcte du public et
de l’espace public dans un cadre de pensée réaliste. Ni l’un ni l’autre n’existent
à la façon d’une personne individuelle ou d’un objet concret ; et pourtant il ne
s’agit pas pour autant de chimères. Quel type d’être représentent-ils ? On pour-
rait dire, dans une veine peircéenne, que ce n’est pas parce que le public n’existe
pas comme individu collectif concret, ou fait positif, qu’il n’est pas réel : il peut
relever de la catégorie de la « tiercéité », dans laquelle figurent les choses géné-
rales, ou les formes, telles la loi, la règle, l’intention, l’habitude, la signification,
qui sont réelles mais n’existent pas sous forme individuelle – elles sont réelles
dès lors qu’elles s’incorporent dans les pratiques et les usages pour leur donner
forme et les orienter. On pourrait dire aussi, dans une perspective plus hermé-
neutique, que les êtres fictifs ne sont pas nécessairement fantomatiques : le
détour par la fiction est souvent nécessaire pour accéder à la réalité, même en
science, acquérir une identité ou organiser un monde doté de sens ; et l’« irréali-
sation » que produit le détour par la fiction est aussi un facteur de transformation
de la réalité (Ricœur, 1986). Il est donc possible que la fiction du public soit une
composante nécessaire du dispositif institutionnel correspondant à la forme
politique qu’est la démocratie. Mais en même temps, s’il reste une pure fiction,
grand est le risque qu’il serve à habiller idéologiquement des entreprises fort
peu démocratiques. Alors comment raisonner ?
Dans ce qui suit, je voudrais envisager le public comme forme plutôt que
comme fiction, et tenter de spécifier la forme qu’il représente. Dans son livre
Public et littérature en France au XVIIe siècle, Hélène Merlin analyse l’émer-
gence, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de la figure du public, « personne fictive ren-
voyant à l’ensemble virtuel des lecteurs et spectateurs d’une œuvre “littéraire”,
ou plus exactement à l’ensemble des particuliers susceptibles d’être touchés –
affectés, engagés, transformés – par la publication d’une œuvre “littéraire” »
(Merlin, 1994 : 385). Dans sa conclusion, elle précise qu’il ne s’agit pas tant
cependant d’une figure que d’une forme, d’une « configuration de rôles » : « Mais
la personne (fictive) dont on a vu se dessiner les figures simultanées ou succes-
sives […] n’est du reste pas une, c’est une forme plus qu’une figure, une confi-
guration de rôles, une dramaturgie » (Ibid. : 389). Qui dit forme dit soit contours
morphologiques, soit unité d’ordre, règle d’agencement d’un tout, donc struc-
ture, soit encore totalité signifiante irréductible aux éléments qui la constituent ;
et qui dit « configuration » dit organisation, composition articulant et faisant tenir
ensemble une diversité d’éléments reconnaissable comme une unité. Mais
qu’est-ce qui justifie d’envisager le public comme une forme plutôt que comme
une fiction ou comme un être positif, un « individu collectif » par exemple ?
Plusieurs voies s’offrent pour élucider le caractère formel du public. Je vais
en parcourir deux différentes, l’une consistant à mettre en évidence la structure
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 115
1. Je m’appuie ici sur une étude de B. Karsenti (2002) sur le traitement de l’imitation par Tarde et
Durkheim.
2. D’une certaine manière, Tarde construit ses modèles de la foule et du public autour des mêmes
mécanismes psychologiques : ceux de la suggestion, de l’influence et de la contagion des idées.
Ce qui distingue le public de la foule, c’est que, dans le premier cas, cette suggestion, cette
influence et cette contagion se font à distance, via la diffusion de messages par les médias et la
communion d’idées : « Chose étrange, les hommes […] qui se suggestionnent mutuellement ou
plutôt se transmettent les uns aux autres la suggestion d’en haut, ces hommes-là ne se coudoient
pas, ne se voient ni ne s’entendent : ils sont assis, chacun chez soi, lisant le même journal et dis-
persés sur un vaste territoire. Quel est donc le lien qui existe entre eux ? Ce lien, c’est, avec la
simultanéité de leur conviction ou de leur passion, la conscience possédée par chacun d’eux que
cette idée ou cette volonté est partagée au même moment par un grand nombre d’autres hommes.
Il suffit qu’il sache cela, même sans voir ces hommes, pour qu’il soit influencé par ceux-ci pris en
masse, et non pas seulement par le journaliste. » (Tarde, 1989 : 32.)
116 LES SENS DU PUBLIC
manière identique. Mais cette pluralité recouvre une simple convergence for-
tuite d’idées, d’opinions ou d’expériences. Ces individus ne sont pas intégrés
dans un tout du fait qu’ils sont tous dans le même cas ; cela ne crée pas de lien
entre eux. Et ils ne font rien ensemble. Par exemple, chacun lit son journal pour
lui-même ou regarde son émission préférée de son côté ; il est éventuellement
conscient que d’autres en font autant et partagent ses opinions. Il en va de même
pour les lecteurs d’un livre : ils sont un certain nombre à avoir lu tel livre, à avoir
été semblablement touchés par lui, à avoir pris pareillement plaisir à le lire, à
avoir éprouvé les mêmes sentiments ; mais ils n’ont pas lu le livre ensemble,
même s’ils ont pu le lire au même moment, voire dans un même lieu. La figure
du public dessinée en référence à la collection est une figure complètement écla-
tée. Il lui manque un principe interne d’intégration3. Cette intégration peut être
projetée de l’extérieur, et c’est sans doute ce qui se passe quand une telle collec-
tion est introduite comme sujet de prédication dans une description : la direction
du Monde, ou tel institut de sondage, peut attribuer des propriétés, des actions,
des pensées, des états ou des capacités aux lecteurs de ce journal. Ceux-ci for-
ment alors plus qu’une collection : ils sont considérés comme un tout concret,
voire comme un « individu collectif », si une telle notion a un sens. Quand on
passe de la collection au tout, la référence aux individus cesse d’être pertinente :
si on veut diviser le tout, ce sera en parties plutôt qu’en éléments (par exemple,
par classe d’âge, par classe sociale ou par sexe).
Une autre image est tout aussi prégnante : c’est celle du public-club de dis-
cussion. Pour qu’il y ait un public authentique, il faudrait passer d’une commu-
nauté d’expérience vécue, ou de sentiment, à un groupe de partenaires qui,
d’accord sur les règles du jeu de la discussion, réfléchissent et s’expriment libre-
ment, forment leurs jugements de façon autonome en tenant compte des autres,
et confrontent leurs propositions et leurs arguments avec le souci de se
convaincre mutuellement en faisant reconnaître la validité ou le bien-fondé de
ce qu’ils avancent. Le lien qui unit le collectif est alors une adhésion mutuelle,
fondée en raison, à des propositions factuelles ou normatives. Le modèle est ici
celui, peircéen pourrait-on dire, de la communauté de chercheurs qui visent à
s’accorder librement sur ce qui devra être considéré comme vrai entre eux, ou de
la communauté de législateurs qui visent à s’accorder sur ce qui devra être consi-
déré comme juste et contraignant entre eux, à travers une activité illimitée, mais
réglée, d’enquête et de discussion. Le but de cette forme d’association, qui se
3. Tarde pensait que les membres d’un tel public étaient liés entre eux, au-delà de la communion
d’idées, par une « conscience de l’identité simultanée de leurs idées ou de leurs tendances, de
leurs convictions ou de leurs passions, quotidiennement attisées par le même soufflet de
forge » (Tarde, 1989 : 40).
118 LES SENS DU PUBLIC
4. C’est une figure que j’extrapole, car, mis à part The Public and its Problems, qui est un ouvrage
de philosophie politique, il n’y a pas, à ma connaissance, d’un côté ni de l’autre, de texte direc-
tement consacré au sujet.
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 119
5. Cette dimension collective n’est pas traitée ainsi dans l’analyse herméneutique de la réception,
mais plutôt sous l’aspect de l’appartenance à une tradition culturelle.
120 LES SENS DU PUBLIC
social peut être dit intentionnel. L’exemple du contrat est éclairant à ce sujet : il
faut un contexte socio-historique d’usages, de règles et d’institutions pour que le
geste d’apposer sa signature au bas d’un document compte pour un engagement
contractuel. L’intention personnelle du signataire, pas plus que ses pensées ou
ses croyances quand il signe le contrat, n’y sont pour rien : elles n’ont pas le pou-
voir de faire de la signature la souscription à un contrat, parce qu’elles ne peu-
vent rien déterminer quant à l’avenir. Seul un contexte institutionnel peut faire
de ce geste l’acte qu’il est. Et ce contexte, qui fournit des règles de comporte-
ment, relève d’un ordre du sens institué.
Par conséquent dire que le public est de nature intentionnelle ne veut pas dire
qu’il est le corrélat d’actes mentaux de visée ou de représentation, ou qu’il est
produit expressément, avec une conscience des résultats recherchés. Il faut
entendre intentionnel en son sens logique. Une relation intentionnelle au monde
est une relation oblique, une relation médiatisée par ce que les philosophes
appellent des « attitudes propositionnelles » (croyances, pensées, désirs,
paroles) ou tout simplement, par un point de vue, par une organisation de pers-
pectives ou par des « interprétants » – ceux-ci sont des signes, des règles, des us
et coutumes, des « cadres primaires » (Goffman) plutôt que des sujets. La rela-
tion intentionnelle s’oppose ainsi à la relation causale, mécanique.
Une autre manière de définir le caractère intentionnel du public est de dire
qu’il est relatif à un ordre du sens en vertu duquel il est plus et autre chose que
ses substrats physiques ; il incorpore un « voir comme » ou un « compter pour ».
Pour adopter un point de vue intentionnel sur le monde, il faut passer par ce que
les gens disent, pensent, croient, ou par ce qu’ils veulent dire et faire en parlant
et en agissant. Mais attention : ce point de vue et ces perspectives ne sont pas
d’abord des choses individuelles, des vues que les sujets sociaux pourraient
choisir à leur guise, selon leurs préférences, leurs désirs et leurs croyances ; ils
ne sont pas non plus des choses mentales et subjectives, comme tendent à le sou-
tenir ceux qui soulignent l’incorporation d’états de l’esprit (intentions,
croyances, représentations) ou d’actes (individuels ou collectifs) de visée, de
donation de sens ou de fonction, etc., dans la réalité objective des faits sociaux
et institutionnels. Il s’agit d’un point de vue et de perspectives impersonnels,
généraux et objectifs, qui précèdent tout point de vue individuel et subjectif et le
rendent possible.
D’une certaine manière, il n’y a pas de public s’il n’est pas ainsi posé, saisi,
par une compréhension commune. C’est un point que C. Taylor a fait ressortir
dans ses analyses de la forme sociale que représente l’espace public dans les
sociétés modernes. Le public est, en un sens, une communauté imaginée, et,
comme dirait Tarde, « sa cohésion est toute mentale ». Certes, dans un public il
y a une compréhension commune de ce qui est fait ensemble : se focaliser sur un
122 LES SENS DU PUBLIC
même objet et s’exposer à ce qui est représenté. Ce n’est pas simplement par
hasard que chacun s’intéresse à la même chose ; il y a bien un acte commun de
focalisation, et une compréhension commune de cet acte (ce qui est différent de
la représentation d’une similitude de sentiment ou de situation). Cependant ce
n’est pas de cela qu’il s’agit, mais d’une compréhension à la fois du lien qui se
tisse dans un public et de ce pour quoi compte ce qui est fait ou ce qui a lieu, cette
compréhension étant solidaire d’un imaginaire social (au sens de Castoriadis) et
requérant une part d’imagination. Taylor prend comme exemple la diffusion de
textes écrits rendue possible par l’invention de l’imprimerie : cette diffusion
« projette » implicitement un contexte institutionnel dans lequel le geste prend
sens ; ce contexte comporte en particulier un public destinataire (qui ne se réduit
pas à la collection des individus touchés) et un espace commun de discussion
possible. Il en va de même pour les discussions pouvant avoir lieu entre les lec-
teurs de ces textes : elles sont comprises comme faisant partie d’une discussion
générale possible, orientée vers la résolution d’une situation problématique.
« Sans cette compréhension commune par les participants du lien qui les unit, per-
sonne [...] ne pourrait considérer ces échanges comme constituant une discussion
commune avec un résultat potentiellement unique. Une compréhension générale de
ce pour quoi les choses comptent est constitutive de la réalité que nous appelons la
sphère publique. » (Taylor, 1993 : 225 ; souligné par moi.)
En introduisant ainsi la compréhension et l’imagination créatrice comme
dimensions de la constitution d’un public, ne revient-on pas de fait au critère
durkheimien de la représentation ? Non, car il ne s’agit précisément pas de repré-
sentations, pas plus que de croyances explicites. Il s’agit plutôt d’un processus
de contextualisation implicite, qui assure son sens à ce qui est fait ou à ce qui a
lieu (lire un journal, écouter une émission, participer à une discussion, etc.) et
dégage des règles d’usages ou de comportement. Cette contextualisation pro-
jette une réalité visée comme horizon, et inscrit le présent dans un champ de
possibles – elle détermine ainsi le futur. C’est pourquoi elle requiert l’imagina-
tion créatrice, c’est-à-dire la capacité de prendre en compte ce qui n’est pas pré-
sent pour donner sens à ce qui se présente concrètement.
Un mode d’association
Nous avons désormais une esquisse de réponse à la question posée : le public est
une forme parce qu’il est une réalité intentionnelle, aux différents sens du terme ;
en tant que tel il relève du monde du possible plutôt que de celui des faits posi-
tifs6. Ce qu’une perspective pragmatiste permet d’ajouter à la figure herméneu-
6. Le public comporte donc quelque chose de mental, mais il ne s’agit pas de processus psychiques
tels que ceux de la suggestion, de la contagion ou de la communion d’idées, comme chez Tarde.
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 123
7. Je reprends ici un mode d’expression récurrent chez Dewey, autour de l’idée d’avoir une expé-
rience.
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 125
Pour une sémantique adverbiale de l’action, ce qui importe dans une phrase
c’est le verbe, car c’est lui qui en détermine la structure : il définit des places à
remplir et les relations qui les unissent ; il appelle des compléments qui spéci-
fient les modalités de l’action ; et il détermine les supports qui lui conviennent,
ainsi que leur mode d’implication ou d’engagement (i. e. « en tant que » quoi un
tel ou un tel agit et subit). Le sujet n’est lui-même qu’un des compléments du
verbe : comme les adverbes, il complète le verbe en précisant une modalité de
l’action exprimée par celui-ci ; c’est pour cela que l’on parle d’une conception
adverbiale du sujet.
appartient en vertu du système configuré par le verbe ; de même, c’est sous l’as-
pect de son futur mariage, ou en tant que personne dont la main est accordée,
que Cossutia est considérée, et peu importe la couleur de ses yeux ou de ses che-
veux. En d’autres termes, un prédicat et le système qui lui est associé sélection-
nent la perspective à adopter pour parler des choses ou pour agir.
Ajoutons deux notations supplémentaires. On pourra désormais dire de
Cossutia qu’elle est mariée, sans préciser qu’elle est mariée à César. « Est
mariée » apparaît alors comme un « prédicat monadique », mais, en réalité, il
s’agit d’un « prédicat dyadique dérelativisé » . « Être marié » est en effet un
terme relatif : si x est marié, il l’est nécessairement à quelqu’un – c’est en cela
que le prédicat « être marié » est dyadique. Mais on supprime une partie de l’in-
formation en ne considérant qu’un des éléments de la dyade. La seconde nota-
tion est que là où apparaît une relation triadique est nécessairement présent un
contexte institutionnel (ou une règle, une loi). Dans le cas du don, il faut en effet
un tel contexte pour que l’acte physique de transférer un objet de soi à un autre
compte pour une action de donner ; sinon le geste accompli n’a aucune consé-
quence signifiante et ne détermine rien quant à la suite : « Avant qu’il puisse être
question d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre
une loi » (Peirce, cité par Descombes, 1996 : 240). De même, pour qu’il y ait
don en mariage il faut un contexte socio-culturel où ce genre de pratique insti-
tuée existe et ait un sens.
Appliquée à l’analyse de l’action collective, la perspective présentée com-
mande d’abord de ne pas rapporter l’action faite à un sujet collectif préexistant,
mais d’attribuer le caractère collectif à l’action elle-même, et de le considérer,
tout comme le sujet, comme une modalité de celle-ci : c’est l’action qui est signi-
fiée ou réalisée collectivement, ou ensemble, comme « partir à la guerre » dans
un des exemples précédents (plus exactement : cet exemple est une proposition
attribuant une action collective à trois individus). « L’idée qu’une proposition
prédicative de type collectif porte sur une entité distincte – le collectif – procède
d’une mauvaise compréhension de ce qu’est le sujet collectif d’un prédicat »
(Descombes, 1996 : 132). L’erreur vient de ce qu’on considère le sujet de la
phrase – le collectif en l’occurrence – comme une substance du monde réel à
laquelle on attribue une activité ou une propriété. Il faut raisonner autrement : ce
qui est collectif « c’est l’action de plusieurs individus […]. Le caractère collec-
tif fait partie du prédicat, il est adverbial. Il y a bien une totalité dans ce cas, mais
elle n’est pas à chercher dans la catégorie de la substance ou du sujet d’attribu-
tion, puisque c’est la totalité d’une action » (Ibid. : 154). Mais comme il y a dif-
férentes manières de faire quelque chose ensemble, il conviendra de préciser
chaque fois comment l’action est effectuée collectivement : l’est-elle à la façon
du jeu d’une équipe sur un terrain de football, de la coordination d’un public de
128 LES SENS DU PUBLIC
fidèles chantant en chœur dans une église, de la mise en rythme commun des
gestes et mouvements d’un couple de danseurs sur une piste de danse, ou des
déambulations d’un groupe de touristes visitant ensemble une ville à l’étranger
dans le cadre d’un voyage organisé ? Dans chaque cas la pluralité et la totalité de
l’action sont de nature différente, et donc le lien qui s’établit entre ceux qui l’ef-
fectuent.
Cette conception adverbiale du caractère collectif de l’action n’est pas un
argument en faveur de l’individualisme méthodologique, bien au contraire.
Certes ce sont toujours des personnes individuelles qui agissent, mais elles
n’agissent pas à proprement parler en tant qu’individus ou sujets autonomes
; elles font telle ou telle chose dans un statut déterminé, car ce qu’elles font est
relatif à une structure d’activité et au système qui lui est associé : elles accom-
plissent la part qui leur est allouée par le système, ou par l’agencement dans
lequel elles sont engagées, et selon les modalités qu’il spécifie. Bref elles agis-
sent toujours en tant que particuliers, « sous une description » définie.
Cependant, rien n’interdit, du point de vue logique et conceptuel, d’une part
de considérer un groupe d’individus comme une totalité concrète – une équipe
de football est plus qu’une collection d’individus ; elle est un tout intégré, doté
d’une organisation –, d’autre part d’introduire des collectifs comme sujets
authentiques de prédication. Soit des prédicats tels que « participer à une assem-
blée générale », « être victimes de la chute des cours de la bourse », « intervenir
dans la gestion d’une entreprise » : c’est le genre de choses que peut faire ou
subir un collectif tel que celui des « petits actionnaires ». C’est un authentique
sujet collectif de prédication ; nous pouvons attribuer collectivement à un tel
groupe des activités et des états déterminés, ou le décrire sous l’aspect de sa
capacité d’intervenir collectivement sur le cours des choses ou d’être affecté par
lui. Ce sont en effet des choses que ses membres font ou peuvent faire ensemble.
De ce point de vue, « la prédication collective décrit des individus ordinaires,
même si elle les décrit collectivement » (Descombes, 1996 : 132). Elle ne
requiert donc pas quelque chose comme un individu collectif (une pluralité d’in-
dividus qui constituerait aussi un individu)8. Par ailleurs l’expression « les petits
actionnaires » ne désigne pas une collection d’individus ; car cela impliquerait
que, pour que ce collectif agisse, il faudrait que tous ceux qui en composent la
liste agissent. Or « les petits actionnaires » peuvent bien se faire entendre sans
que tous ceux qui composent le collectif interviennent. Il ne s’agit donc pas là
8. Dans un premier temps, Descombes a défendu l’idée d’individu collectif (Descombes, 1992) ;
plus tard, dans un chapitre du livre Les institutions du sens, il a montré à quel point il était pro-
blématique de concevoir une pluralité d’individus comme étant elle-même un individu, ce que
sous-entend l’idée d’individu collectif.
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 129
d’un nom collectif désignant une liste d’individus. Il s’agit d’un tout concret,
irréductible à la liste de ses composants. Et rien ne nous interdit de nous donner
ainsi des totalités concrètes pour objets d’enquête – la France, le Sénat, le
Gouvernement, l’Église catholique, l’EHESS sont d’autres exemples possibles –,
et d’en parler sans supposer qu’il s’agit de collections d’individus, ou que seuls
les individus sont réels.
9. C’est ce qui conduit C. Taylor à attribuer un caractère radicalement séculier à l’espace public :
« La sphère publique est une association qui n’est constituée par rien d’extérieur à l’action com-
mune que nous effectuons en elle : nous accorder, là où c’est possible, à travers une confrontation
d’idées. Elle n’existe comme association que du fait que nous agissons ensemble de cette façon.
Cette action commune ne requiert pas un cadre demandant à être établi dans une dimension qui
transcende l’action : par un acte de Dieu […] ou par une loi qui nous viendrait d’un temps immé-
morial. C’est ce qui la rend radicalement séculière. » (Taylor, 1993 : 236.)
130 LES SENS DU PUBLIC
pluriel, mais un sujet différencié, doté d’une structure, ou encore un sujet « dis-
tribué » ; les deux collectifs – les joueurs et le public –, qui s’affectent mutuelle-
ment, ont des choses tout à fait différentes, mais complémentaires, à accomplir
et à endurer, et la manière dont ils agissent et endurent ensemble n’est pas la
même d’un côté et de l’autre.
Que fait exactement le public ? À vrai dire, il est toujours à la fois patient et
agent, et c’est parce qu’il subit, endure, est affecté par ce qui se joue et ce qui
arrive, qu’il réagit et adopte un certain comportement. En particulier il éprouve
les qualités immédiates des situations produites par le déploiement du jeu, et
exprime ses réactions à ces qualités. Bref, il s’investit dans le jeu, mais à une
autre place que les acteurs/joueurs, et donc de façon tout à fait différente,
puisque sa perspective sur l’action en cours est tout autre. Mais il est aussi pris
par le jeu, tout comme les joueurs d’ailleurs, quoique différemment, car c’est le
jeu qui mène le jeu, qui met en mouvement ceux qui s’exposent à son dévelop-
pement, leur « soutire » leurs émotions et leurs actes, leurs gestes et leurs dits.
Ainsi les joueurs sur un terrain de football ne sont pas des individus « qui regar-
dent le ballon, évaluent sa trajectoire et décident de tenter de se porter à sa ren-
contre pour lui donner un bon coup de pied dans une direction prometteuse. Tout
cela est beaucoup trop lent, délibéré, conscient pour de “vrais” joueurs »
(Stengers, 2002 : 309). Ils sont mis en mouvement par l’évolution du jeu, tout
comme le public d’ailleurs, mais autrement que lui. Bref, « c’est à partir de la
relation d’appartenance au jeu » (Ibid. : 310), que le joueur tout comme le public
doivent être pensés. Cette appartenance est différenciée, et les modalités de
l’agir et du subir ensemble, donc celles de l’association, ne sont pas les mêmes
de part et d’autre. En particulier, l’action du public n’est pas pourvue d’une
organisation équivalente à celle des joueurs (une équipe sportive a une structure,
de même qu’un orchestre) ou à celle des acteurs (dans une pièce de théâtre, les
personnages sont articulés par l’action mise en intrigue), bien qu’elle puisse être
distribuée sur des parties différentes (les supporters des deux équipes qui s’af-
frontent jouent des partitions différentes).
Bref, le problème est de remettre le public dans son contexte d’ensemble,
c’est-à-dire dans la totalité structurée dont il fait partie, que ce soit la totalité
d’un processus ou d’une activité, ou celle d’un système ou d’un agencement, et
d’identifier le mode de distribution/association qui le spécifie.
Cependant, il ne faut pas, pour inventorier les places tenues par le public et
les rôles qui leur sont associés, se focaliser sur la seule réception. Il faut aussi
prendre en compte les principaux prédicats d’action où le public peut interve-
nir comme complément, à la place d’agent ou à celle de patient, de sujet ou
d’objet. Ainsi peut-il être visé tour à tour comme collectif à exposer à l’efficace
de l’œuvre jouée, comme cible à atteindre, comme destinataire à émouvoir,
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 131
Métamorphoses de l’association
La figure phénoménologique présentée ci-dessus révèle une sorte de primat de
l’exposition réciproque. La présentation d’une œuvre en public, ou sa représen-
tation, est une exposition, une mise en contact, voire une mise à disposition –
c’est une condition pour qu’elle se réalise. Mais cette exposition et cette mise à
disposition sont aussi le fait du public, et en elles se joue le destin à la fois de
l’œuvre et de ses récepteurs. L’œuvre s’individualise à travers les effets pro-
duits, tandis que le public met en jeu sa vision de la réalité. Il ne se met pas seu-
lement en condition d’être ému, effrayé, ébloui, bouleversé, en condition
d’éprouver du plaisir, de l’ennui, de la peine, de l’angoisse, de la pitié. Cette
exposition peut cependant être plus ou moins profonde ; elle dépend non seule-
ment de l’engagement personnel des membres du public, de leur capacité de
faire abstraction des sollicitations de l’environnement pour être tout entier à la
réception, mais aussi de la capacité de l’œuvre ou du jeu des acteurs de susciter
l’implication du public. L’engagement personnel est quelque chose de différent
de la prise de rôle que nécessite la participation à un jeu. Il est une mise à dispo-
sition de soi dans un travail de réception, tandis que l’enrôlement est une affaire
d’adoption des attitudes, postures et perspectives liées à un rôle. Il y a enrôle-
ment par exemple lorsqu’une foule bruyante, plus ou moins agitée, se mue brus-
quement en un public attentif, se focalisant sur un même objet, dès lors que le
début du spectacle est annoncé (par l’extinction des lumières par exemple) : une
telle transformation traduit une prise de rôle, celle effectuée par les participants
étant corrélative de celle réalisée par les acteurs ou les interprètes. Cet enrôle-
ment veut dire que c’est désormais au titre du public, en tant que membres du
tout concret qu’est un public, que les individus présents participent à ce qui se
passe. Mais les rôles du public étant multiples, les actions et les passions susci-
tées par l’enrôlement varieront en fonction de la prédominance, à un moment
donné, d’un des rôles joués (le public qui aura applaudi les acteurs pour leurs
132 LES SENS DU PUBLIC
performances, pourra aussi les applaudir pour soutenir leur combat socio-poli-
tique, si à la fin de la représentation l’un d’eux lit une pétition réclamant le main-
tien du régime de chômage des intermittents du spectacle).
Une leçon importante de ce détour par l’analyse sémantique est que s’il est
légitime de se demander quel lien unit des individus qui se trouvent agir
ensemble, ou subir une épreuve ensemble, « en public », ou quelle est la forme
de leur association, il l’est beaucoup moins de se demander quel lien spécifie en
général le type de collectif qu’est un public : parce que c’est reconduire le col-
lectif à la catégorie de la substance au lieu de le traiter adverbialement ou rela-
tionnellement. Mais ce traitement adverbial n’interdit pas d’attribuer des états,
des actions ou des passions au public en tant que collectif. Dans ce cas celui-ci
est appréhendé comme un tout concret, qui peut endurer et réagir sans que tous
ses membres le fassent pareillement : dans une assistance, il y a toujours plu-
sieurs personnes qui sont faiblement engagées, voire carrément désengagées –
elles attendent que cela se termine, vaquent à leurs occupations et suivent dis-
traitement ce qui se passe. Le public n’est donc pas une entité abstraite s’ajou-
tant aux individus concrets qui le constituent. Ce sont ceux-ci qui pâtissent et
agissent ensemble, et leur passion et leur action collectives ne requièrent pas un
hypothétique être collectif comme sujet. Cependant ce n’est pas en tant qu’indi-
vidus qu’ils endurent et font ce qu’ils font, mais en tant que membres du public,
donc au titre du public et des attributs qui sont les leurs en vertu de leur apparte-
nance à ce tout et de celui-ci à un système, à une structure d’activité ou à un
agencement (ce qui n’exclut pas des actions faites en tant qu’individu singulier
– se gratter le nez, essuyer une larme, se dégourdir les jambes, bavarder avec son
voisin).
Maintenant, peut-on étendre ces considérations, produites en référence à
l’univers de l’art, du jeu et du spectacle, à des domaines où n’existent pas des
dispositifs scéniques de représentation ou d’action « en public », où l’exposition
n’est pas volontaire et où il n’y a pas de rassemblement dans un même lieu pour
une durée déterminée ? Il y a bien des cas d’expérience commune, impliquant
un public, sans que de telles conditions soient réunies. Un de ceux qui viennent
à l’esprit est par exemple la confrontation d’une population à une catastrophe
naturelle, une marée noire, ou l’inondation d’une vallée ou d’une ville par
exemple. En quel sens peut-on parler d’un public dans ce cas ? Il y a bien là une
communauté de destin, mais qu’est-ce qui en fait un public ? La réponse qu’ap-
pellent les considérations précédentes est : la transformation du mode d’asso-
ciation provoquée par un changement de régime de l’expérience. Les
populations concernées par de tels événements ne font pas qu’assister, impuis-
santes, à leur évolution ; elles traitent aussi les situations qu’ils ont engendrées.
Certes elles sont exposées à ce qui arrive ; elles le subissent et l’endurent. Leur
LE PUBLIC COMME FORME ET COMME MODALITÉ D’EXPÉRIENCE 133
expérience est une épreuve, au sens fort du terme, dont elles ne sortent pas
intactes. Elle résulte d’une exposition involontaire. En un sens, une telle exposi-
tion crée une communauté de destin, et en font partie tous ceux qui sont directe-
ment et indirectement affectés par ce qui se passe, endurent ensemble la même
épreuve et sont sollicités par la situation problématique créée. Mais au-delà du
fait qu’ils sont exposés ensemble aux événements, qu’ils se focalisent ensemble
sur eux, qu’ils les endurent ensemble et qu’ils en subissent ensemble les effets,
les gens peuvent s’associer pour problématiser la situation, identifier les consé-
quences néfastes de ce qui a été fait, produire des causes et établir des responsa-
bilités, rechercher et (faire) mettre en œuvre des solutions, faire valoir des droits
et des obligations, etc. Dans ces conditions l’expérience de la situation change
de statut : elle devient partagée non plus seulement parce qu’un certain nombre
de personnes se trouvent par hasard être exposées aux mêmes événements,
endurer les mêmes choses, et réagir pareillement, mais aussi parce qu’elles l’ont
constituée ensemble comme commune, par leurs interrogations, leurs enquêtes,
leurs analyses et l’alignement de leurs réactions. Leur situation est devenue
identique sous de nouveaux aspects parce qu’elle a été configurée dans un acte
commun de problématisation et d’articulation réfléchie du subi et du fait.
On n’a pas ici d’institution ni de dispositif de représentation pour définir et
distribuer les parts et les rôles. Par contre on a une forme d’association, dans
l’action et la passion, spécifique : non pas celle qui résulte d’une convergence
fortuite des situations et des expériences, mais celle qu’induit l’inscription dans
un espace commun d’enquête, de communication, de discussion, polarisé par
une visée de régulation des conditions des activités sociales. Pour qu’un tel pro-
cessus ait lieu il faut que l’expérience passe en régime cognitif, et que son flux
soit quelque peu arrêté pour être pris en considération et évalué. La médiation
des signes et des symboles est alors indispensable ; ils permettent de traduire les
conséquences des actions en idées et en objets désirés, de préserver les relations
entre événements sous la forme de significations partagées, de se souvenir et
d’anticiper, de calculer et de prévoir, ainsi que d’intervenir sur le cours des
choses dans le sens de ce qui était recherché et désiré. Mais signes et symboles
ne sont pas les seules médiations requises ; il faut aussi un travail d’organisation
et de représentation. Une communauté virtuelle d’intérêt et d’action se substitue
alors à la communauté de destin et aux formes moins médiatisées d’association
qui la caractérisent. Cependant il s’agit d’un public relativement différent de
celui des domaines de l’art et du jeu : le référent institutionnel mobilisé par la
contextualisation qui le constitue n’est pas le même, pas plus que la partie de
l’imaginaire social qui le sous-tend.
134 LES SENS DU PUBLIC
BIBLIOGRAPHIE
1. On trouve également de tels bureaux auprès des Assemblées populaires ou des Conférences
consultatives du peuple chinois. Le système des Assemblées populaires ne joue qu’un rôle
secondaire dans l’administration chinoise. Ces Assemblées, que l’on trouve au niveau natio-
nal, à ceux de la province, du district et du canton, regroupent un certain nombre de députés
qui sont pour l’essentiel des bureaucrates. La Conférence consultative du peuple chinois et ses
organes locaux symbolise constitutionnellement le front uni devant exister en Chine entre les
différents partis. Elle est néanmoins dirigée par le Parti communiste.
2. Shenzhen laodong nianjian 1979-1997 (Annuaire du travail de Shenzhen, 1979-1997) (1998).
Rédigé par le Bureau du travail de Shenzhen. Pékin : Zhongguo laodong chubanshe, 149 et
543.
3. Shenzhen nianjian 2000 (Annuaire de Shenzhen 2000) (2000). Rédigé par le comité de rédac-
tion de l’Annuaire de Shenzhen, Shenzhen : Shenzhen Nianjian chubanshe, 189.
140 LES SENS DU PUBLIC
4. Guangzhou nianjian 2000 (Annuaire de Canton 2000) (2000). Rédigé par le comité de rédac-
tion de l’Annuaire de Canton, Canton : Guangzhou nianjian chubanshe, 82.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 141
comme garant des normes et principes partagés par la société, parfois inscrits
dans des textes législatifs. Ces deux traits sont importants pour comprendre les
modalités selon lesquelles les « services des lettres et des visites » sont aujour-
d’hui investis par les acteurs sociaux. De fait, les plaintes formulées ne peuvent
être interprétées comme une contestation des autorités instituées puisque c’est
auprès d’elles que l’on fait appel. Il s’agit par contre, on le verra, de débattre
avec ces mêmes autorités en posant d’emblée qu’elles partagent certaines
attentes normatives, certaines conceptions du juste et de l’injuste avec les
membres de la société.
Mais il convient sans doute de décrire brièvement le fonctionnement actuel
des « services des lettres et des visites ». De même que n’importe quel individu
pouvait hier faire appel auprès de l’empereur, n’importe quel membre de la
société chinoise peut aujourd’hui s’adresser à un tel service. De plus, les plaintes,
individuelles ou collectives, exprimées sous forme épistolaire ou lors d’une visite
effectuée auprès du service concerné peuvent avoir pour objet, comme hier, les
abus commis par des membres de l’administration ou des injustices sociales.
Soulignons cependant que si les lettres peuvent demeurer anonymes, ceux qui se
rendent auprès de ces organismes administratifs pour transmettre oralement leurs
griefs ou leurs suggestions doivent décliner leur identité. Par ailleurs, pour éviter
que les « visites » ne donnent lieu à de véritables manifestations, certaines locali-
tés demandent que des porte-parole, au nombre de cinq au maximum et dont la
représentativité doit être attestée par un document signé de l’ensemble des plai-
gnants, se rendent seuls auprès des « services des lettres et des visites ».
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les délais accordés aux « ser-
vices des lettres et des visites » pour apporter une réponse aux faits relatés ou
aux avis formulés n’ont cessé de diminuer : leur durée est encore de deux mois
dans certaines localités mais elle est de trente jours ou de quinze jours ouvrables
dans la plupart des villes chinoises. Les lettres reçues, après avoir été lues et
enregistrées, sont adressées au département qui détient le pouvoir d’intervenir
dans les faits incriminés. Dans la mesure où les « services des lettres et des
visites » sont souvent spécialisés dans un domaine particulier (les questions du
travail, les projets d’urbanisation, la protection de l’environnement), leurs res-
ponsables répondent en général directement aux plaignants en mobilisant les
différents outils administratifs à leur disposition. Ils peuvent également encou-
rager les victimes à porter plainte auprès d’une institution juridique. Lorsque
des abus administratifs son en cause, la lettre est transmise au service concerné
ou à l’échelon supérieur. Enfin, en cas de plainte collective affectant plus d’une
trentaine de personnes, l’affaire doit être traitée en toute urgence par les respon-
sables concernés pour prévenir toute escalade du conflit. Pour illustrer les suites
pouvant être données à ces plaintes, signalons que l’analyse d’un corpus de
142 LES SENS DU PUBLIC
5. Pour l’une des analyses possibles de ce type de plaintes, nous nous permettons de renvoyer le
lecteur à Thireau (2001).
6. Au sein du corpus de 123 plaintes analysé, deux personnes prennent la parole pour dénoncer
des faits observés dans leur usine, mais dont elles n’ont pas été victimes. Dans tous les autres
cas, les plaignants ont été, seuls ou avec d’autres, victimes des faits rapportés.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 143
7. Lettre 51.
144 LES SENS DU PUBLIC
sans une seule journée de repos par semaine… Nous avons tout essayé et ne savons
plus que faire. Il ne nous reste plus qu’à vous demander, à vous qui êtes les pères et
mères du peuple, d’intervenir pour remédier à l’injustice, pour nous aider à obtenir le
salaire qui nous est dû… Dans la Chine socialiste que dirige aujourd’hui le camarade
Jiang Zemin, dans une ville économiquement aussi développée que Shenzhen, il ne
devrait tout simplement pas exister de situations telles que la nôtre, des situations où
les salaires des ouvriers restent impayés pendant plusieurs mois, nous privant de tout
moyen de survie… »
Lieux d’interpellation du pouvoir public, ces espaces de plainte sont égale-
ment aujourd’hui des lieux de demande d’action publique en vertu même de
l’identité de l’auditoire qu’il s’agit de convaincre. Cette demande d’action peut
être liée à une situation ponctuelle, souvent désespérée, mais elle peut égale-
ment concerner la mise en place de nouvelles procédures administratives ou
l’élaboration de nouvelles orientations politiques. La plupart des lettres conju-
guent d’ailleurs ces deux dimensions :
« …Les ouvriers sont épuisés, les femmes aussi. Nous sommes tous indignés. Et il y
a beaucoup d’autres choses dont je ne peux parler. Mais il y a aussi la Loi sur le tra-
vail qui nous donne espoir. Venez dès que possible dans notre usine pour faire une
enquête et vérifier que tout ce que nous avons décrit est vrai. Et veillez à ce que sur la
terre chinoise tous respectent la Loi ou qu’ils soient punis en conséquence. Il faut
absolument que des règles soient établies pour que les services responsables appli-
quent la loi, pour que celle-ci ne reste pas lettre morte. Tous les ouvriers de notre
usine vous remercient… »8
Les plaintes exprimées contribuent donc également à délimiter les contours
du domaine de compétence et de responsabilité des gouvernements, à l’échelle
locale ou nationale. Autrement dit, elles soutiennent le processus de distinction
en cours, en cette période de sortie du totalitarisme, entre sphère privée et
sphère publique.
La description très hâtive ici proposée de ces « services des lettres et des
visites » révèle néanmoins que les multiples glissements effectués entre des
formes et des dispositifs ancrés dans des périodes différentes ont abouti à la
configuration d’un espace de médiation particulier entre « le peuple » – ou « les
masses » ou encore « les citoyens », termes les plus souvent employés – et les
autorités constituées. Cet espace qui repose sur une figure particulière de
la plainte est exclusif par définition de la constitution de certains individus ou
groupes comme porte-parole privilégiés d’une « opinion publique ». De plus, il
ne peut être caractérisé de public au sens où des arguments contradictoires, des
descriptions et évaluations alternatives des faits exposés ne sont pas formulés au
8. Lettre 94.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 145
sein d’une arène publique mais portés à la seule connaissance du pouvoir public.
Borné pour pouvoir être reconnu comme légitime, cet espace de médiation place
cependant, du fait de sa configuration et des modalités selon lesquelles se com-
binent différentes formes du lien politique, la question des institutions justes et
de l’action publique au cœur même des récits qui y circulent.
Des repères communs en partie fondés sur les objectifs et les dispositifs de
l’action publique
Les plaintes exprimées auprès de ces services combinent toutes la description
de certains états de fait et la mobilisation de principes de justice variés mais
jugés partagés, afin de démontrer le caractère injuste des situations rencontrées
et d’encourager une intervention des autorités concernées. Pour reprendre les
termes d’A. Cottereau (1999), il s’agit bien d’opposer réel factuel et réel nor-
matif et donc d’identifier dans le cours même du récit les arguments et prin-
cipes supposés communs.
« Nous venons des cinq lacs et des quatre mers de Chine et nous avons attendu tout
le mois de janvier pour toucher notre salaire afin d’aller passer les fêtes du Nouvel
An en famille. Mais des ouvriers qui ont travaillé péniblement, fait des heures sup-
plémentaires sans rien dire, passé des nuits sur les machines et transpiré au travail,
ont appris soudain le 20 janvier qu’ils ne seraient pas payés, qu’il fallait attendre,
encore attendre… (Le 20 mars) au moment de toucher enfin notre salaire, nous
avons découvert que les frais de toutes sortes que nous devions à l’usine dépassaient
les salaires. Certains se sont retrouvés ainsi endettés auprès du patron, d’autres
n’ont touché que quelques centaines de yuans pour tout le travail accompli. Comme
une chose aussi injuste peut-elle se produire ? Comment survivre dans de telles
conditions ? Nous ne pouvons en supporter davantage ! Nous appelons de toutes nos
forces : venez nous sauver ! Existe-t-il encore quelque chose comme la conscience,
la morale, la loi ? Venez vérifier par vous-même que certains se soucient fort peu de
la mort ou de la vie de ceux qu’ils ont embauchés !… Venez nous secourir, en tenant
compte du sort partagé par la plupart des ouvriers migrants, en respectant les règles
de l’humanisme… »9
L’écart injustifié entre le travail fourni et la rémunération perçue ; la priva-
tion de tout moyen de survie ; les manquements à la conscience, à la morale et
à la loi ; le refus de considérer autrui comme un être humain et de le traiter avec
humanité : tels sont, par exemple, certains des principes évoqués de cette lettre.
Sans entrer néanmoins ici dans une analyse détaillée du contenu des plaintes
adressées aux « services des lettres et des visites », soulignons trois caractéris-
tiques des récits proposés.
9. Lettre 31.
146 LES SENS DU PUBLIC
Dans la plupart des lettres analysées, que la plainte soit de nature indivi-
duelle ou collective10, les auteurs parlent au nom d’un groupe plus large que
celui des victimes directement concernées. Un premier processus de générali-
sation est en effet à l’œuvre lorsque les plaignants évoquent la communauté de
sentiments (la colère, l’impuissance) ou d’état qui les lie à ceux qui partagent
les mêmes conditions et, plus précisément dans le corpus étudié les mêmes
conditions de travail au sein d’un atelier ou d’une entreprise donnée. En ce
sens, le recours ultime qui consiste à réclamer l’intervention des pouvoirs
publics est surtout mobilisé pour dénoncer des situations qui ne sont pas
ancrées dans le particulier mais dont la récurrence est attestée et qui relèvent à
ce titre du « commun ». Mais un deuxième processus de généralisation peut être
observé : les plaintes apparaissent d’autant plus légitimes que le groupe
concerné n’est pas limité, de type corporatiste, mais ouvert et permettant d’en-
glober des pans larges de la société. Ceux qui prennent la parole le font en tant
que membres du « peuple », des « masses », des « travailleurs » ou des
« ouvriers » dont le rôle d’avant-garde idéologique a longtemps été affirmé.
Ces formes de généralisation, héritées des figures posées comme légitimes
sous la période maoïste, sont ici d’autant plus importantes qu’elles conduisent
les plaignants à parler également au nom d’autrui, au-delà de la sphère des rela-
tions interpersonnelles, et à réclamer des transformations institutionnelles. Or,
si l’on suit P. Ricœur (1995), la « notion d’espace public exprime d’abord la
condition de pluralité résultant de l’extension des rapports inter-humains à tous
ceux que le face-à-face entre le je et le tu laisse en dehors à titre de tiers. »
Pluralité : telle est justement la seconde caractéristique devant être ici évo-
quée. Le corpus de lettre analysée révèle en effet la diversité des principes de
justice mobilisés pour décrire des faits souvent très proches et la variété des
figures selon lesquelles ces principes sont combinés. Principes confucéens éta-
blissant un lien étroit entre humanité et moralité ; principes marxistes souli-
gnant la nécessité de préserver la dignité du salarié ; principe d’économie
morale insistant sur la nécessité de laisser à chacun des moyens de survie ; prin-
cipe de compassion envers le plus faible : il est impossible de dresser ici une
liste des la diversité des attentes normatives exprimées. Un fait néanmoins
demeure certain : ces plaintes diffèrent profondément des dénonciations opé-
rées pendant la période maoïste au cours, par exemple, de séances appelées
« exposer les moments amers » ou lors des moments de critique des « ennemis
de classe » qui ont accompagné tous les mouvements politiques. L’identité de
ceux qui prennent la parole, la nature de leurs griefs, les principes mobilisés :
10. Dans le corpus analysé, 91 des 123 lettres concernent des faits récurrents, des conditions de
travail affectant l’ensemble des membres d’un atelier ou d’une usine.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 147
rien n’est alors laissé au hasard et les récits confectionnés reposent sur une série
de stéréotypes dont on ne peut s’écarter. Comme le rappelle aujourd’hui un res-
ponsable paysan : « Ceux qui savaient parlaient prenaient la parole, mais ceux
qui ne savaient pas parler devaient aussi prendre la parole. » (Guo, 2000).
À chaque fois, l’ennemi et les traits sous lesquels il doit être dépeint sont clai-
rement identifiés et, bien sûr, le pouvoir public et ses dispositifs ne peuvent être
pris pour cible des critiques exprimées. À l’inverse, l’une des conséquences les
plus importantes des réformes initiées il y a deux décennies à été de réintro-
duire incertitudes et diversité dans le domaine normatif, d’ouvrir le répertoire
des possibles en légitimant la mobilisation de dispositifs et de formes ancrés
dans des périodes très différentes de l’histoire chinoise.
Enfin, l’analyse des lettres réunies montre l’importance accordée à une
forme particulière de repère commun : les orientations politiques passées et
présentes du pouvoir public, les objectifs officiellement affichés par celui-ci,
les textes législatifs promulgués qui concernent, par définition, l’ensemble des
membres de la société. Autrement dit, les références jugées à la fois partagées
et légitimes sont souvent liées à l’action de ces autorités. Cela, non pas simple-
ment en raison du pouvoir détenu par celles-ci mais en vertu de ce qui légitime
la procédure ici mobilisée : « faire appel » auprès du pouvoir public, c’est en
effet reconnaître la capacité de celui-ci à identifier le juste et l’injuste, à discer-
ner le bien du mal, selon des repères partagés au sein de la société et parfois ins-
crits dans des lois. Il s’agit donc ici d’exprimer, pour convaincre les autorités
constituées du caractère injuste ou inacceptable des faits déplorés, des réfé-
rences susceptibles d’avoir reçu une formulation explicite par ces mêmes auto-
rités. Toutefois, cet effort ne conduit pas à reproduire simplement le discours
politique : celui-ci est décomposé et fait l’objet de sélections mais aussi de ré-
interprétations nombreuses dans la mesure où il est confronté à d’autres prin-
cipes normatifs. Les engagements du pouvoir politique sont ainsi re-découpés
et associés en des figures inédites au sein de ces espaces, un processus soutenu
par le caractère apparemment atemporel du discours officiel : le pouvoir en
place voulant conserver sa légitimité tout en introduisant des réformes se refuse
en effet à parler de rupture ou d’alternance et insiste sur la continuité de l’action
menée. Soulignons que cet usage étendu des objectifs et dispositifs du pouvoir
public pour comparer ce qui est à ce qui devrait être incite à placer au cœur des
récits confectionnés par les plaignants la question des défaillances ou abus des
agents de l’autorité publique, comme celle des écarts entre les objectifs affi-
chés et la réalité sociale.
De façon quelque peu paradoxale, l’espace de médiation entre État et
citoyens qui se déploie à travers ces plaintes constitue donc une épreuve fondée
sur l’expression de jugements pluriels pour rendre compte des faits exposés, et
148 LES SENS DU PUBLIC
11. Entretien avec un représentant du « service des lettres et des visites » du Bureau du travail du
gouvernement municipal de Canton, Shenzhen, 21 novembre 2001.
12. Shenzhen shangbao, 30 novembre 2001.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 149
24. Charte nationale concernant les « services des lettres et des visites » (1998), document
imprimé, 15 pages, 4.
152 LES SENS DU PUBLIC
jours de fonctionnement d’un centre nouvellement créé pour recevoir les dénon-
ciations concernant les exactions de la police, 13 % d’entre elles ayant été offi-
ciellement reconnues comme justifiées25. Ce dispositif se déploie par ailleurs au
sein d’un espace beaucoup plus large qu’autrefois : les numéros des « lignes de
téléphone pour porter plainte » contre l’administration, au niveau local, provin-
cial ou national, sont aujourd’hui clairement indiqués dans de nombreux services
et quiconque circule en Chine ne peut qu’être frappé de leur présence et de leur
visibilité au sein de commissariats, de postes douaniers ou de péages d’autoroute
relativement peu importants. L’accent mis sur cette visée particulière des espaces
de plainte – dénoncer les abus de l’administration et des services publics – initie
ainsi, même si l’on peut douter de son efficacité actuelle, une nouvelle forme de
rapport entre l’administration publique et ses usagers.
Augmenter les possibilités de tels recours est, de plus, officiellement pré-
senté comme l’un des moyens devant permettre « au Parti et au gouvernement
de rester étroitement liés aux masses ». Tel est bien, semble-t-il, le quatrième
objectif recherché par le pouvoir politique en élargissant et en standardisant
l’espace de médiation ainsi institué. Les nouvelles instances mises en place
afin que la population puisse « faire appel » auprès des pouvoirs publics sont en
effet justifiées en indiquant qu’il s’agit là « d’un canal important pour rester en
contact avec les masses », « pour établir un lien étroit entre le gouvernement et
les masses tel celui qui existe entre la chair et le sang », « pour que les masses
puissent exprimer leurs critiques, donner leur avis et exercer leur droit de super-
vision » et « pour que les gouvernements locaux puissent mieux servir le
peuple »26. Autrement dit, ces instances participent des efforts aujourd’hui
déployés pour établir une sphère de médiation entre la population et les autori-
tés chinoises à différents échelons en l’absence d’autres lieux et d’autres
formes de médiation.
Enfin, il s’agit également d’établir une nouvelle forme d’interaction entre
pouvoir politique et membres de la société. Depuis la fin des années quatre-
vingt dix, les autorités constituées indiquent en effet que le contenu des plaintes
oriente l’identification des problèmes publics et l’élaboration d’une réponse
officielle. Elles affirment être informées, grâce à ce dispositif particulier, non
seulement de certains faits sociaux mais aussi des jugements portés sur ces faits
et être donc en mesure d’appréhender « les sentiments sociaux et l’opinion
publique »27, de prendre connaissance « des critiques, des commentaires ou des
suggestions des citoyens »28. Elles affichent, de plus, leur volonté de tenir
compte de ces informations pour élaborer directives locales ou nationales. Sans
pouvoir analyser ici comment les récits constitués par ces plaintes, les situa-
tions qui y sont dénoncées et leur évaluation normative influencent effective-
ment la révision des dispositifs d’action publique, il s’agit simplement de
signaler une transformation qui révèle un basculement important : la parole
entendue dans ces espaces de « plainte » est présentée comme permettant à
ceux qui l’ont produite de participer à la localisation des problèmes publics et à
l’amélioration de l’action publique.
Pour appuyer ces dires, il est soudain expliqué que ces différentes instances
donnent lieu à des publications internes régulières qui orientent les délibéra-
tions menées à l’échelle nationale ou locale. Des « bulletins d’informations
mensuels » sont, par exemple, diffusés par la plupart des « centres des lettres et
des visites ». Ce fait, en lui-même, n’est pas nouveau. Ce qui est par contre
inédit c’est le lien établi de façon officielle entre les plaintes qui y sont rappor-
tées et les mesures prises. Tel responsable du district de Futian, l’un des six dis-
tricts qui composent la municipalité de Shenzhen, indique ainsi qu’environ un
quart des lettres reçues par le « service des lettres et des visites » du gouverne-
ment du district a contribué à l’élaboration de nouvelles directives29. On
apprend également qu’un « bulletin de la ligne téléphonique pour porter plainte
auprès du maire de Shenzhen » en était, en décembre 1999, au numéro 140, et
qu’il a participé à l’élaboration de quelque quatre cents décisions officielles30.
La publicité nouvelle donnée aux chartes des « services de lettres et de visites »
révèle également, parmi les objectifs qui leur sont assignés, « la nécessité de
réunir des informations sur les difficultés que rencontre la population ou sur les
sujets brûlants dont celle-ci se soucie, d’ordonner ces informations et de four-
nir ainsi des données pour fonder la politique locale »31. Les membres de ces
services qui disposent de « données de première main » sont encouragés à faire
preuve d’audace pour exprimer leurs propositions aux autorités locales. On
apprend enfin que dans certaines municipalités l’attention et la réponse donnée
aux plaintes reçues par les « services des lettres et des visites » par les respon-
sables locaux constituent désormais l’un des critères présidant à l’évaluation
de leurs performances. En soulignant ainsi l’interaction entre contenu des
plaintes et réponses administratives, en manifestant de façon implicite que le
28. Charte nationale des « services des lettres et des visites », article 2.
29. Shenzhen nianjian 2000, op. cit., p. 181.
30. Ibid., p. 189.
31. Charte concernant les « services des lettres et des plaintes » de la municipalité de Canton
(document imprimé) (2001). 12 pages.
154 LES SENS DU PUBLIC
pouvoir public doit rendre compte de la politique menée, les autorités modi-
fient en réalité, quoique de façon non formalisée, le lien politique existant.
CONCLUSION
Entre l’isolement et l’impuissance politique caractéristiques des régimes tota-
litaires et l’espace public d’action concertée (Arendt : 1952), des lieux possé-
dant certaines caractéristiques des espaces dits publics peuvent être observés
même s’ils ne sont pas démocratiques. Souvent instables, ils sont parfois le
siège d’un processus dynamique reflétant les transformations du lien politique
sous l’action des citoyens et du pouvoir politique.
En Chine, un dispositif soutenant l’expression de souffrances privées
auprès des autorités constituées a été ainsi utilisé par les acteurs sociaux et
transformé en un espace d’interpellation du pouvoir public. Cet espace, de
façon paradoxale et pour les raisons que nous avons essayé d’évoquer, privilé-
gie les dénonciations et revendications prenant appui sur le discours public et
donc sur la chose publique. Les membres de la société chinoise y manifestent
depuis deux décennies leur capacité à prendre la parole, à agir en proposant des
repères communs, à mettre en récit leurs expériences pour dénoncer le pouvoir
étendu et abusif exercé par certains sur autrui, mais également à réclamer des
institutions plus justes. Au cours de ces dernières années, ces arènes adminis-
tratives et juridiques ont été étendues et institutionnalisées par le pouvoir en
place, celui-ci cherchant les moyens de renforcer sa légitimité tout en évitant la
création de lieux de débat et de délibération plus conflictuels, car véritablement
publics.
Fruit d’une reprise de formes passées très diversifiées, borné mais revendi-
quant un universalisme normatif, cet espace apparaît donc aujourd’hui comme
une forme hybride entre un lieu de doléances vers lequel se tournent ceux qui
ont épuisé toute autre forme de recours, un lieu d’évaluation de l’action
publique, et un espace enregistrant les réclamations des usagers d’un service
public aujourd’hui émergent. Il apparaît difficile d’anticiper du destin qui sera
le sien. Toutefois, ignorer ce type d’espace parce qu’il ne correspond pas entiè-
rement à l’idéal normatif des espaces publics conduirait à se priver des moyens
d’appréhender les attentes normatives des acteurs sociaux et les contraintes de
légitimation qui pèsent sur les pouvoirs constitués. Cela conduirait aussi à
s’empêcher d’observer les régimes d’engagement ou les espaces publics qui
sont en train de se constituer aujourd’hui en Chine et d’appréhender la compo-
sition mais aussi la genèse d’espaces publics démocratiques.
« FAIRE APPEL » AUPRÈS DU POUVOIR PUBLIC 155
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Annales HSS, 6, p. 1283-1312.
Thireau I. & Wang H. (eds) (2001). Disputes au village chinois. Formes du juste et
recompositions locales de l’équité. Paris : Éditions de la Maison des sciences de
l’homme.
Michèle LECLERC-OLIVE*
ARÈNES SAHÉLIENNES :
COMMUNAUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ?
* Je remercie infiniment Sylvie Engrand qui a bien voulu relire ce texte et me faire part de ses
remarques critiques.
1. Pour une réflexion plus approfondie sur les modes d’articulation entre sociologie et éthique
dans ce champ d’action, cf. Leclerc-Olive (2002).
2. Pour autant, l’aide au développement ne peut être analysée selon les même catégories que
l’aide humanitaire d’urgence.
3. D’autres problématiques plus complexes sont disponibles. Cf., par exemple, Habermas (1997)
ou Barber (1997).
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 159
4. J’emploie le terme « discussion » comme terme générique pour désigner toutes les formes
d’échanges verbaux orientées vers des décisions d’action : les notions d’actes de parole ou de
prises de parole me semblent trop attachées à une seule instance d’énonciation. Il n’a donc pas
ici une valeur proprement délibérative.
160 LES SENS DU PUBLIC
5. Mon propos n’est pas de discuter la signification de cette notion que j’emploie ici pour dési-
gner un champ de problèmes.
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 161
grande confiance. La prééminence d’un cadre n’est pas donnée6, ces cadres
fonctionnant plutôt comme un ensemble de ressources inégalement sollicitées.
6. Cet état de fait est particulièrement sensible en zone périurbaine où les justifications utilisées
pour accompagner des revendications foncières peuvent emprunter aux différents registres.
7. À Ti., le chef de village est le plus vieux de l’une des trois familles fondatrices. En général très
âgé, il nomme un chef de village actif qui assure les fonctions à sa place.
8. L’assemblée générale réunit les chefs de famille sans exclusive et traite en général de la répar-
tition des tâches d’intérêt collectif.
162 LES SENS DU PUBLIC
public ne monte pas sur la scène. Qu’est-ce que cette publicité rend visible ? À
coup sûr les rencontres qui accompagnent les actions de développement, mais
également les discussions qui engagent la communauté (les règlements divers
relatifs aux taxes, aux amendes ou aux relations avec les éleveurs par exemple).
Lorsqu’il s’agit de prendre des décisions qui se traduiront par une répartition
du travail entre les « bras valides » de toutes les familles du village (entretien
d’une piste, participation à des travaux d’intérêt collectif de manière générale),
on réunit l’assemblée générale des chefs de famille : l’accord de tous est indis-
pensable. Si les formes de prise de parole sont ritualisées, ces assemblées,
réunies sous le regard d’un public silencieux, ne sont pas elles-mêmes de
simples auditoires dont on n’attend qu’une approbation ou un refus. Les déci-
sions sont l’aboutissement d’une délibération qui en examine le contenu dans
le détail. En revanche, échappe à ces pratiques de discussion publique ce qui a
trait précisément à la formation du groupe de ceux qui ont la parole. Par
exemple, l’exposé de l’histoire du village ne peut se faire « sous le regard des
femmes et des enfants ». Et, même lorsque ces conditions sont remplies, un
accord préalable entre les familles fondatrices (sur ce qui sera dit et ce qui ne le
sera pas) circonscrit les récits qui seront offerts à « l’étranger ». On garde le
secret sur certains événements (relations avec le pouvoir colonial, actions col-
lectives délictueuses, etc.) et on reste évasif sur certaines étapes de la formation
du village et de son conseil.
Cette arène politique présente à première vue les traits de l’espace commu-
nautaire tel que le décrit Tassin, lorsqu’il oppose celui-ci à l’espace public.
L’espace communautaire, prolongement de la « maisonnée » se légitime dans
l’identité partagée ou les relations d’allégeance. « Les membres de la “cité”, à
l’inverse, sont affranchis de toute attache naturelle, de tout lien communautaire
forgé dans la nécessité vitale. » (Tassin, 1992). Alors que l’espace communau-
taire se définit par la référence insistante à une identité partagée9 et au consen-
sus, « l’espace public intervallaire qui connecte les lieux particuliers, non pour
donner naissance à un être-en-commun mais à un “vivre ensemble” (Ibid.) se
nourrit de la différenciation mise en jeu dans le maniement d’une règle com-
mune ». Dans un espace politique public, « l’unanimité a cessé depuis long-
temps et sans ambiguïté d’être une bonne chose » rappelle C. Taylor (1985 :
205). Cette distinction, d’abord philosophique, entre espace communautaire et
espace public est analysable sociologiquement à partir des lieux de délibération,
9. J.-L. Amselle écrit à propos du pays manding : « Cette fermeture à l’extérieur ou, ce qui revient
au même, ce sentiment de former une communauté, un “Nous”, apparaît clairement dans la
formule An be kèlèn (“Nous sommes les mêmes”) qui est la réponse stéréotypée fournie à l’an-
thropologue enquêtant sur le peuplement local » (Amselle, 1996 : 756).
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 163
10. Marc Hunyadi (2000) montre de manière convaincante les impasses auxquelles conduit la
priorité normative accordée aux significations communautairement partagées.
164 LES SENS DU PUBLIC
leur apporter une aide. L’un des ingénieurs de cette équipe a tracé un relevé des
différentes parcelles en indiquant pour chacune d’elle le nom du propriétaire, le
nom de la femme qui l’exploite et les variétés cultivées. Ce document fut à
l’origine d’un conflit ouvert sur la place publique. Certains des propriétaires11
se sont indignés : « À Ti., il y a dix hommes qui font de l’arboriculture, per-
sonne ne fait de maraîchage ». Que les noms des femmes soient notés sur un
document, que l’on en garde une trace écrite, impliquait à l’évidence plusieurs
menaces : donner une existence publique à des personnes affiliées à la commu-
nauté, mais qui n’ont pas « droit de cité », produire un document écrit relatif à
l’usage de la terre, alors même qu’aucune règle consensuelle n’articule les pra-
tiques coutumières et le droit positif (dans lequel l’État reste le maître de la
terre).
Cette arène communautaire n’est donc pas publique, moins parce qu’elle
délibérerait dans le secret ou parce que les assemblées constitueraient de
simples forums que parce que, d’une part, le groupe des personnes qui partici-
pent à la décision n’est pas fondé sur la pluralité des appartenances et l’égalité
des droits et que, d’autre part, les procédures, réglées sur l’unanimité, ne recon-
naissent pas le dissensus.
Mais la reconnaissance du dissensus, de l’égalité des droits et de la pluralité
des appartenances ne suffit pas à caractériser un type alternatif unique d’arènes
politiques. Le caractère opérationnel de la distinction entre espace communau-
taire et espace public est limité pour décrire les situations liées aux actions de
développement. Les programmes de coopération (qu’ils soient portés par des
agences internationales, des ONG ou des associations), tout comme les arènes
publiques que l’on peut décrire dans nos sociétés occidentales, sont adossés à
des présupposés qui semblent aller de soi. J. Rawls, par exemple, souligne que
« le manque d’unanimité fait partie du contexte de la justice puisque le désac-
cord existe nécessairement, même entre des hommes honnêtes désirant suivre
des principes politiques à peu près semblables » (Rawls, 1987 : 259). Mais cet
arrière-fond ne dit rien des manières d’agir, de l’orientation des justifications et
des formes d’engagement au sein des arènes ainsi régulées.
Je voudrais établir une distinction – ancrée dans l’observation des pra-
tiques – entre des arènes que j’appellerai « civiles » et des arènes « publiques ».
Cette distinction semble s’ajuster aux courants qui traversent les théories de la
démocratie. D’un côté, les conceptions de la démocratie qui mettent l’accent
sur le rôle des acteurs de la société civile accordent du coup une place centrale
11. Rappelons que la tenure de la terre est régie par le droit coutumier qui ne connaît pas l’appro-
priation privée au sens français du terme.
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 165
13. Parfois se négocient en même temps des engagements à voter pour tel parti politique lorsqu’un
de ses responsables cumule les fonctions de chef de parti et de responsable de programme de
développement.
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 167
14. Cette préséance accordée à la négociation en fonction d’intérêts particuliers, trouve un écho
dans les thèmes privilégiés par certains chercheurs. Cf., par exemple, Bierschenk, Chauveau
& Olivier de Sardan, 2000.
15. À propos de la Convention de Cotonou, cf. Leclerc-Olive, à paraître.
16. Par exemple pour obtenir d’une agence saoudienne de développement le financement d’une
mosquée.
168 LES SENS DU PUBLIC
17. Ces rapports sur « l’État du monde » sont en fait bien plus un catalogue de recommandations
qu’une analyse distanciée.
18. C’est moi qui souligne.
19. Centres de santé communautaire.
20. Celle-ci est approvisionnée en médicaments génériques.
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 169
c’est à vous”21, alors qu’on aurait dû leur dire, “le CESCOM, c’est pour tout le
monde et vous en avez la responsabilité”. Ils n’ont pas la notion de service
public. » Ils considèrent le CESCOM comme leur bien, un bien commun et non
un bien public.
On observe un phénomène similaire dans certaines Caisses mutuelles
d’épargne et de crédit. Dans l’ensemble, le système de caution solidaire fonc-
tionne bien et les taux de recouvrement sont comparables, sinon supérieurs à
ceux observés dans les pays occidentaux. Mais les problèmes, plus fréquents
en zone urbaine, qui tiennent à la difficulté que rencontrent les techniciens à
obtenir le paiement des impayés, illustrent aussi la préséance de la notion de
bien commun sur celle de bien public. Les élus, auxquels la loi attribue plus de
pouvoir qu’aux techniciens, ne se sentent pas toujours comptables de l’intérêt
général. Un directeur de réseau de caisses de crédit estime qu’« au niveau des
élus, les gens confondent responsabilité et propriété ». À l’instar des CESCOM
qui ne bénéficient pas de structures d’appui, les Caisses de crédit ne peuvent
compter sur les services publics de l’État pour recouvrer les impayés. Parfois,
« les policiers bouffent l’argent, les huissiers aussi ! ». Le constat est donc le
même. Ces expériences pâtissent tout à la fois de l’absence de service public de
niveau supérieur capable d’accompagner le processus de prise en charge de la
gestion d’un service public de proximité et d’un manque d’« esprit public22 »
parmi les élus mandatés pour assurer cette gestion. La notion de bien public est
absente, au profit de la seule notion de bien commun – propriété partagée –
dont on voit clairement qu’elle ne se confond pas avec celle de bien public,
inaliénable et imprescriptible. Ces instances ouvertes par des actions de coopé-
ration présentent des traits qui les distinguent des arènes communautaires (ne
serait-ce que par la pratique du vote par exemple), mais elles s’inscrivent dans
leur continuité, par la préférence normative accordée par les acteurs locaux (et
encouragée par les partenaires) à la notion de « bien commun ».
23. L’organisation de rencontres de médiation en 1998 dans chacun des deux cercles, sous le
patronage du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) et du HCR (Haut
Commissariat aux réfugiés), a contribué à imposer cette écriture en termes ethniques de l’his-
toire locale dans la mesure où ont été officiellement sollicités comme médiateurs les chefs
coutumiers de chaque groupe ethnique, les Peuhls, les Soninkés et les Bambaras, alors que ces
fonctions avaient quasiment disparu.
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 171
Dans la mesure où l’on entre dans une phase de « formation » des collecti-
vités territoriales, l’enjeu est précisément celui des types d’arènes qu’elles
seront amenées à ouvrir autour de l’institution municipale. À ce titre, notons
que les approches anthropologiques classiques24, qui centrent leur regard sur
l’accession au pouvoir et concluent en général que les familles dominantes sont
toujours présentes malgré les innovations institutionnelles, ignorent peut-être
du coup les transformations des pratiques elles-mêmes. À To., dans le cercle de
Nioro, par exemple, les Diawara détiennent le pouvoir local de longue date. On
retrouve aujourd’hui des Diawara à la tête de la nouvelle municipalité, comme
présidents d’associations professionnelles, comme chef du regroupement des
chefs de village de la commune et comme animateur de développement de
l’importante ONG de la zone. Ce faisant, les uns et les autres s’engagent dans
des pratiques possiblement différentes.
Une collectivité territoriale regroupe plusieurs villages, parfois distants de
plusieurs dizaines de kilomètres. Ces villages sont dotés d’un conseil qui fonc-
tionne comme un petit gouvernement sur leur territoire : il décide de mesures de
police, traite de questions judiciaires, de la gestion foncière conformément au
droit coutumier, de la gestion de l’eau, de l’entretien des pistes, éventuellement
de l’école ou du centre de santé. Dans la nouvelle loi des collectivités territo-
riales, ces compétences échoient dorénavant à la municipalité, si bien que ce qui
se nomme décentralisation à la capitale peut s’éprouver comme une centralisa-
tion au niveau villageois25. Un village pourrait par exemple être amené à négo-
cier avec le maire l’inscription prioritaire de ses revendications dans le plan de
développement communal, notamment lorsqu’il n’a pas de représentant dans le
conseil communal ou à participer à l’assemblée délibérative de préparation du
programme de développement communal lorsqu’elle est convoquée. C’est bien
la nature des arènes locales qui constitue l’enjeu politique majeur des nouvelles
collectivités territoriales, alors même que la plupart des agences de développe-
ment les enjoignent d’être au service du développement local et qu’elles sont,
pour ce faire, tributaires de l’aide internationale.
24. Voir par exemple Bouju (2000) ou Bierschenk & Olivier de Sardan (1998). Faute de la théma-
tiser, les auteurs restent dépendants d’une conception de la démocratie qui en réduit la partie
observable aux modes de désignation des représentants au détriment de l’analyse des modes
de gestion des problèmes et des formes d’exercice du pouvoir. Voir la rubrique « Autour d’un
livre » dans Politique africaine. Espaces publics municipaux, 1999. Dans cette même
rubrique, R. Banegas formule une critique parallèle lorsqu’il souligne que « pour saisir la
signification des changements sous l’apparente stabilité des élites, il faut aussi envisager ces
processus sous l’angle des imaginaires politiques ».
25. À ce titre, la dynamique est inverse de celle de la formation des comités de quartiers des villes
françaises. Dans les lois de décentralisation maliennes, les maires sont invités à consulter les
villages pour les affaires qui les concernent et à déléguer au chef de village l’exercice de cer-
taines responsabilités, à l’exclusion toutefois des relations avec des partenaires étrangers.
172 LES SENS DU PUBLIC
26. Près de la moitié des communes actuelles ont reconduit les anciens arrondissements, décou-
page administratif le plus bas, hérité de l’administration coloniale et maintenu après l’indé-
pendance.
27. Il faut entendre par réciprocité le fait que les citoyens se reconnaissent dans le pouvoir et dans
les instances politiques. Il n’y a aucune hypothèse de démocratie ou d’égalité de droits dans
cette notion de réciprocité (Coicaud, 1997 : 17).
ARÈNES SAHÉLIENNES : COMMUNUTAIRES, CIVILES OU PUBLIQUES ? 173
CONCLUSION
Deux remarques s’imposent au terme de cette présentation.
D’abord, les arènes civiles et les arènes publiques apparaissent toutes deux
comme des prolongements alternatifs des arènes communautaires. Si toutes
deux engagent possiblement une modification de l’arrière-fond normatif (qui
conduirait à la reconnaissance du dissensus et de l’égalité des droits), en
revanche, dans le registre des formes d’engagement, les premières renforcent
la préférence accordée à l’expression de l’appartenance partagée et à la défense
d’intérêts particuliers, dans des formes de discussion orientées vers la négocia-
tion, tandis que les secondes s’appuient plutôt sur les pratiques délibératives
– la palabre ! – pour élargir le groupe des décideurs et articuler et faire évoluer
les préoccupations particulières.
Par ailleurs, cette notion d’arène civile désigne des espaces de discussion
incluant peu d’acteurs, où les négociations se déroulent le plus souvent dans des
face-à-face à l’abri des regards, ces discussions « verticales », asymétriques,
174 LES SENS DU PUBLIC
visant à obtenir une décision. Les arènes publiques engagent un grand nombre
d’acteurs très divers, en public, dans des discussions « horizontales » qui visent
à prendre une décision. Il est clair que cette seconde orientation est fragilisée
par les conditions matérielles et financières de la résolution des problèmes, et
notamment par l’extraversion massive des finances locales.
BIBLIOGRAPHIE
COLLECTIFS EN LIGNE
ET NOUVELLES ARÈNES PUBLIQUES
Dans le cadre d’une réflexion sur la constitution des publics politiques inspirée
de l’héritage pragmatiste, nous étudierons la dynamique pratique et située de for-
mation sur une scène sociale d’une cause publique, de sa configuration dans le
cadre d’une arène publique (Cefaï, 2002). À travers cet article, nous voudrions
plus précisément interroger la place des réseaux de communication informatisés
dans le processus de formation de nouvelles arènes publiques en s’attachant à des
formes contemporaines de mobilisation collective qui fait d’Internet non pas seu-
lement un moyen mais un objet d’engagement public. À partir d’observations
issues d’une enquête de terrain1, consacrée au suivi de l’écriture et des usages
d’un logiciel permettant des applications audiovisuelles en lignes gratuites et
ouvertes à la contribution de tout à chacun, nous montrerons les dynamiques de
mobilisation mises en œuvre, telle la formation en ligne d’un « collectif par pro-
jet coopératif », et nous interrogerons la spécificité des arènes publiques consti-
tuées avec et au sujet d’Internet, ce qui nous amènera à conclure sur la
re-problématisation d’une culture technique comme culture publique.
1. Nous tenons vivement à remercier Frank Beau pour sa collaboration si stimulante sur le terrain,
Jean-Michel Cornu et le collectif de développeurs, Mourad, Dawa, Lionel, Olivier, Emmanuelle,
de leur coopération généreuse ainsi que Bernard Conein et Nicolas Auray, qui nous ont associée
au contrat de recherche «Politisation des usages: Internet comme technologie sociale», RNRT-
MRT, et enfin Dominique Pasquier et Daniel Cefaï pour leur amicale patience.
Un projet socio-technique
2. Cf. http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html
3. Cf. http://www.fsf.org/copyleft/gpl.txt. Dans le cours du texte, nous employons « libres de
droits » et « licence copyleft » de façon synonyme, cela signifiant qu’il n’est pas à aucun
moment question de copyright pour ce projet de WebcamTV.
4. Auray, 2002 : 180 : « Civique, cette conception accentue la dimension d’intériorité de l’adhé-
sion à la loi, faisant de la conformité le produit d’un héroïsme moral. C’est ainsi par une tenta-
tive pénétrante pour instituer de nouvelles mœurs, en sondant les reins et les cœurs, que passe
ce projet civique ». Une autre définition du logiciel libre fait écho à un tel programme : « Un
logiciel libre est un logiciel dont la philosophie est avant tout celle de la liberté, de l’égalité et
de la fraternité. Liberté, car tout le monde peut copier, étudier, modifier et redistribuer les logi-
ciels libres. Égalité, car tout le monde a des droits d’utilisation identiques vis-à-vis des logi-
ciels libres. Fraternité, car les logiciels libres vous encouragent à aider votre voisin plutôt que
d’essayer de vous l’interdire. Ces libertés mènent à la coopération et à l’amélioration. Pour
répandre et protéger ces libertés et les bénéfices qui en résultent, nous utilisons une licence
spéciale fondée sur le copyright, la licence GNU GPL (dite aussi Copyleft). Contrairement à
beaucoup de licences, la GPL vous donne plus de droit que le copyright ne le fait. Par essence,
la GPL vous interdit d’interdire. Elle vous permet de faire tout le reste » (Free Software
Foundation. « Qu’est-ce que le logiciel libre ? » Robert J. Chassell, tract remis aux participants
de l’International Meeting of Medias Resistances, mars 2002, Marseille).
180 LES SENS DU PUBLIC
Source et Free Software (logiciel libre) ne sont donc pas des désignations tout
à fait équivalentes et, dans leur conflictualité, elles s’avèrent structurantes pour
le mouvement de l’informatique libre.
5. Pour la rédaction de cet article, parmi les données de terrain recueillies (observations, littéra-
ture grise et entretiens) dans le cadre d’une enquête en cours, nous nous sommes appuyés plus
particulièrement sur :
a) les échanges de messages sur une liste de diffusion réunissant les développeurs et dans une
moindre mesure les listes des usagers potentiels ;
b) des notes de terrain ainsi que des entretiens informels et des conversations échangées lors
des réunions du noyau de développeurs ;
c) des observations et des entretiens menés lors de la présentation du projet dans différentes
réunions publiques (journées des ECM, salon professionnel Narrowcast…) ainsi que le recueil
de la littérature grise secrétée par ces différentes organismes et institutions (dossiers de presse,
plaquettes publicitaires, tracts diffusés aux participants…).
COLLECTIFS EN LIGNE ET NOUVELLES ARÈNES PUBLIQUES 181
6. Suivant les termes employés par M., membre du collectif. Interrogé par JMC, pendant sa pré-
sentation de WebcamTV au forum public de Narrowcast, sur les « raisons » de sa participation
au projet, ce jeune beur, doctorant en robotique, répond : « Le militantisme. Toute ma vie est
militante. »
7. Suivant les termes de JMC.
8. La transcription des mails est littérale, seul les noms propres sont invisibilisés.
182 LES SENS DU PUBLIC
Bonjour à tous,
Bravo à tous. Nos expérimentations ont énormément intéressé aussi bien les visi-
teurs, les autres exposants que les journalistes.
L’espace Tomat’ Lab a également été l’occasion de trouver de nouvelles solutions
(par exemple : le Xplayer est capable d’afficher plusieurs streams…) et à certains
d’entre vous de se voir en IRL (In Real Life) après avoir échangé depuis plusieurs
mois sur cette liste ;-)
Je crois que l’on a pu faire avancer les choses et montrer que notre approche de
développer ensemble (associations, professionnels etc.) dans l’esprit du logiciel
libre s’adaptait très bien à de nouveaux secteurs comme l’Audio Visuel.
On va pouvoir souffler un peu (ouf !) et on essaiera de débriefer ensuite pour prépa-
rer les prochaines étapes.
Amicalement.
9. L’observation de ces réseaux de liens en ligne a été complétée par le suivi des déplacements du
noyau des développeurs lors de leurs présentations (filmage des prestations, entretiens infor-
mels avec les publics autour de la réception du projet, etc.).
10. Lors de la Fête de l’Internet 2003, une expérience de diffusion en streaming d’émissions live
encodées en MPEG-4 a rassemblé de fait, in et hors réseau, la plupart des acteurs de ce réseau
de liens et plus précisément des ECM, le collectif Art Libre, Téléplaisance et la société de
streaming Frontier à l’initiative de Vidéon.
COLLECTIFS EN LIGNE ET NOUVELLES ARÈNES PUBLIQUES 183
Réseau de liens
Logiciel libre
April
Mandrake Soft
Gaule
WebTV Médias libres
Samizdat Zalea TV
Indymédia CPML
Téléweb Tiers secteur AV
11. Pour la connexion entre militants du logiciel libre et artistes du Net Art, cf. notamment les
textes et manifestes compilés dans Burreaud & Magnan (2002) et également Flichy (2001).
12. Dans un entretien réalisé lors du salon Narrowcast de juin 2002, le responsable technico-com-
mercial de cette société spécialisée dans la technologie de pointe du streaming vidéo nous
explique donner « un coup de main » au projet WebcamTV par intérêt pour son aspect innovant
concernant le format de compression numérique des images, le MPEG-4 : « C’est une carte de
plus pour nous. »
13. Wifi (Wireless Fidelity ou 802-11b) renvoie à la technologie sans fil permettant des
184 LES SENS DU PUBLIC
Pour illustrer le trafic de la liste des développeurs et ses activités, voici quelques
données. On comptabilise 170 mails échangés dans la période de référence pour
cet article, c’est-à-dire du 19/02/2001 au 08/05/2002. Les principaux contribu-
teurs, noyau du collectif, sont :
– JMC, initiateur du projet, informaticien de formation et consultant, quadragé-
naire ;
– M., étudiant en thèse de robotique, chargé du développement de la partie acqui-
sition d’images « CAM », responsable d’une action humanitaire au Népal,
Meroshati Project ; il aime citer en modèle les vidéoactivistes et le réseau des
médias alternatifs, tel Indymédia ;
– L., la trentaine, informaticien, membre du mouvement français pour le logiciel
libre April, auteur de courts métrages dans le genre fantastique et créateur du site
www.lunerouge, contributeur également de la liste Copyleft Attitude (Net Art et
logiciel libre) ;
– D., jeune bénévole à Vidéon, dont il est le secrétaire adjoint, chargé du déve-
loppement de la partie serveur « MIX » avec L., membre du projet humanitaire
Meroshati ;
– OA., ex-responsable de la veille techno à Canal Web, journaliste spécialisé
dans l’audiovisuel numérique ;
– OR., emploi-jeune à Vidéon, qui, entre autres, synthétise les informations sur le
développement de WebcamTV pour mettre à jour le site de l’association.
COLLECTIFS EN LIGNE ET NOUVELLES ARÈNES PUBLIQUES 187
Le tableau suivant dénombre les mails envoyés par les différents membres du
collectif.
JMC. M. L. D. OA OR
61 18 12 7 21 12
Pour présenter de façon synthétique les topics des échanges sur la liste, nous
avons rapidement codé les messages, en fonction des thématiques abordées et
intersubjectivement ratifiées dans un ou plusieurs messages. Nous présentons ci-
dessous un rapide chiffrage des occurrences thématiques.
Topic JMC M D L OA OR
Veille techno 7 2 2 4 12
Veille techno libre 1 6 1
Récit du projet 1 : 4
Bienvenu
Récit du projet 2 :
Encouragement 7 1 1
Récit du projet 3 : 14 1 12
Actions programmées
Récit du projet 4 : Bilan 17 12 5 1 5
dont éléments liés au libre 3 2
Ressources relationnelles 7
(appel à contributions…)
Sociabilité 4
Mobilisation d’un collectif par projet coopératif en ligne dans le « style bazar »
Dans son essai, le programmeur et écrivain Eric Raymond (1998) décline une
vingtaine de principes, dix-neuf exactement, qui favorisent les « coutumes de
coopération », dérivés d’une maxime première : « Distribuez vite et souvent,
déléguez tout ce que vous pouvez déléguer, soyez ouvert jusqu’à la promis-
cuité ». Le « style bazar » serait caractéristique des projets dits coopératifs. Au
sein de la liste de diffusion, ces principes coopératifs sont de fait actualisés16 sous
16. Il est à noter que l’animateur du collectif, JMC, dans le cadre de son activité professionnelle de
consultant, a été amené à rédiger des essais sur les projets coopératifs, qui prolongent, entre
autres, l’essai d’Eric Raymond, bien évidemment connu de lui, comme il nous l’a explicitement
188 LES SENS DU PUBLIC
confirmé. Lors d’une réunion du noyau des développeurs, en février 2002, M. demande à JMC
qui lui demande « d’avoir vite une version à télécharger » : « Est-ce que tu comptes mon temps
de sommeil ? ». JMC lui répond, sous forme de boutade : « Regarde Linus Thorvald, il fait bos-
ser les autres » (ce qui n’est pas totalement faux…).
COLLECTIFS EN LIGNE ET NOUVELLES ARÈNES PUBLIQUES 189
Pour tous :
Il semble que l’ensemble marche sur certains PC (pour l’instant il ne s’agit que de la
version Windows) et pas sur d’autres. Cela doit être du à une DLL qui a pas été
oubliée dans les fichiers envoyés avec l’exécutable.
Si elle se trouve sur votre PC (c’est le cas de celui de M ça marche, mais si elle ne
s’y trouve pas alors ça plante comme sur le mien)
Le jeu consiste à trouver le chaînon manquant
Amicalement
JM
Un courrier faisant le point sur tel ou tel état du développement ou d’une
proposition technique fera toujours de la part de l’initiateur du projet l’objet
d’une réponse encourageante (« génial », « j’ai hâte de voir cela»)17. À travers
ces messages remerciant chacun, donnant de nouvelles directions à tous, sur le
modèle de Linus Thorvald, il « stimule et récompense ses utilisateurs-
bidouilleurs en permanence – stimule par la perspective auto-gratifiante de
prendre part à l’action et les récompense par la vue constante (et même quoti-
dienne) des améliorations de leur travail» (Raymond, 1998)18.
Enfin, les informations concernant ce « nous » du collectif sont mises à dis-
position de façon transversale à travers les différentes listes de diffusion en lien
avec ce projet. Par exemple, chaque annonce d’une version de WebcamTV
(sources, exécutable, démos…) est suivie d’un message de OR, emploi-jeune à
l’association, annonçant la mise en ligne sur un site Internet, qui s’adresse aux
télévisions de proximité, aux Espaces Culture Multimédia et à tous les produc-
teurs associatifs de contenus multimédia.
Ainsi ce « nous » est-il toujours inséré dans le réseau plus large, celui des
acteurs individuels et des collectifs de l’audiovisuel numérique libre.
nent-elles les contours d’une « loi civile » ? (Auray, 2002). Bref, en quoi les
principes de l’essai de Raymond délimitent-il un répertoire de conduites accep-
tables constituant ainsi le format normatif de la coordination des acteurs du col-
lectif ?
Une première réponse à ce vaste ensemble de questionnements peut être
empiricisée à travers le rôle de l’un des membres du noyau du collectif, LA.
Son « identité de réseau » est celle d’un co-développeur-médiateur entre l’in-
formatique libre et la création de contenus, du Net Art au cinéma. Il intervient
sur plusieurs listes des collectifs de l’audiovisuel libre en y transmettant des
informations croisées. Sur la liste du collectif de développeurs, ses envois trai-
tent le plus souvent de veille technologique autour du projet WebcamTV et
concernent davantage le mouvement du libre19. Sa « signature électronique »
typique est composée de la citation du mouvement du logiciel libre avec son
adresse Internet.
EX. 6
Suj : [devvideon] Microsoft veut « améliorer » le Wifi
Date : Ven, 19 Avril 2002
De L.
A devvideon
Microsoft s’attaque à la norme de communication sans fil Wifi (802.11) pour se
l’approprier. Il s’agirait d’intégrer une « amélioration » au sein de Windows.
Buisness as usual…
Article en français : http://www.mmedium.com/cgi-bin/nouvelles.cgi?Id=6515.
L.A
Lune Rouge : http://www.lunerouge.com
Terminal Damage : http://terminal-damage.org
« Microsoft is the world that has been pulled over your eyes to blind you from the
truth »
http://www.gnu.org/
En informant de façon régulière la liste sur le combat contre les monopoles
informatiques, à travers les débats qu’il suscite parfois, (comme une série nourrie
d’échanges sur le brevetage du format MPEG-4), il apparaît comme le
« garant » des principes du logiciel libre au sein d’un collectif, dont la position
est indéniablement plus «pragmatique » que d’autres.
Lors des séances de travail entre développeurs, à plusieurs reprises on a pu
observer que si le « style bazar » inspire l’initiateur et le coordinateur du col-
lectif, JMC, son application est justifiée explicitement en termes « d’éthique »
19. Quatre messages de veille technologique et 6 pour la veille technologique du libre durant la
période de référence.
194 LES SENS DU PUBLIC
a été saisie à travers des rôles discursifs dans un espace intersubjectif repré-
senté par une liste de diffusion.
Enfin alors que d’autres mobilisations collectives sont « en quête de résonance
avec les agendas médiatiques » (Cefaï, 2002b), la délimitation d’une arène
publique à travers des actions collectives autour de l’« audiovisuel numérique
libre » s’inscrit dans la conquête d’une autonomie de l’espace public média-
tique tiers sectoriel vis-à-vis du système télévisuel commercial. Elle implique
donc une transformation de la scène médiatique elle-même.
Au terme de cette étude d’une forme de mobilisation collective née des sup-
ports de communication numérisés, configurée au carrefour des collectifs de
l’informatique libre et du tiers secteur audiovisuel et de sa dimension de publi-
cisation appréhendée à partir de la notion d’arène publique digitalisée spéci-
fique, nous avons également éprouvé le caractère heuristique d’une
compréhension d’une culture technique comme culture publique en en poin-
tant la grammaire et la rhétorique.
BIBLIOGRAPHIE
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banité et épreuves de civisme. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, p. 51-81.
196 LES SENS DU PUBLIC
Les sociétés dans lesquelles nous vivons résultent en grande partie du travail
obstiné des chercheurs et des ingénieurs. Des laboratoires de recherche sortent
en effet des êtres nouveaux, nombreux et inattendus (lasers, gènes, protéines,
macromolécules, téléphones mobiles, véhicules hybrides, médicaments, ordi-
nateurs), qui viennent se mêler à nous pour le meilleur et pour le pire. Or ce tra-
vail, lourd d’enjeux politiques, n’a que rarement donné lieu, au moins jusqu’à
une date récente, à des débats publics : ces êtres nouveaux ont pris la détestable
habitude de s’inviter sans faire précéder leur entrée dans le collectif d’une dis-
cussion en bonne et due forme.
Le silence qui entoure les sciences et les techniques est la conséquence de
nos institutions qui reposent sur une séparation fondatrice entre faits et valeurs.
Cette distinction commande une stricte répartition des rôles et une distribution
rigoureuse de la prise de parole : aux scientifiques la discussion et la construc-
tion des faits qui s’imposent à tous ; aux politiques le débat sur les valeurs et la
définition de la volonté générale. Une double censure en résulte : chercheurs et
ingénieurs n’ont pas à se mêler de politique ; citoyens et élus n’ont pas à entrer
dans le contenu des techniques.
Face à la prolifération croissante des entités fabriquées par les technos-
ciences, cette séparation semble avoir atteint ses limites. Le mélange des genres
qu’elle visait à proscrire paraît désormais inévitable. Les technosciences ne
produisent plus des données indiscutables mais des affaires embrouillées : il
DIAGRAMMES ET AGENCEMENTS
La première notion mobilisée par l’auteur est celle de diagramme. Ce concept,
emprunté à l’œuvre de Deleuze, présente plusieurs avantages. Il prolonge tout
d’abord la notion d’agencement socio-technique1. L’agencement socio-tech-
nique est un des concepts centraux de l’anthropologie des sciences et des tech-
niques et plus particulièrement de la théorie de l’acteur-réseau (ANT)2 :
décrivant une combinaison d’êtres humains et de dispositifs techniques qui
sont pris dans une configuration dynamique (l’agencement agit), il souligne le
caractère composite de toute action et l’impossibilité de séparer une bonne fois
pour toutes humains et techniques. Ce sont les agencements qui sont premiers ;
ce sont eux qui donnent leur sens à des catégories comme celles d’États, de
marchés, de familles ou qui, plus fondamentalement, décident de la pertinence
et de la signification de grands partages comme ceux entre humains et non-
humains, ou entre nature et culture. La notion d’agencement est plus riche que
celle de dispositif (tel que défini par Michel Foucault), car elle implique l’idée
d’action distribuée, alors que le dispositif est plus statique.
Le concept de diagramme permet de souligner la variété des différentes
configurations auxquelles peuvent donner lieu les agencements. Dans le cha-
pitre six intitulé : « On Interactivity », Barry fournit un contenu opératoire à ces
différentes notions qui montre leur pertinence et fécondité. Ce chapitre est cen-
tral car il aborde la question de la « citoyenneté technologique ». L’auteur part
d’un lieu commun, celui de la crise de la représentation qui est censée frapper
nos sociétés démocratiques et de la demande sur laquelle elle débouche, celle
de la nécessaire reconstruction d’une citoyenneté active. Cette revendication
en forme de leitmotiv demande pourtant à être expliquée. L’injonction : soyez
des citoyens actifs ! n’a rien d’évident. La démocratie pourrait en effet très bien
s’accommoder (et s’accommode d’ailleurs très bien) de citoyens passifs, ou
moyennement actifs et participatifs. Pour Barry, l’origine de cette revendica-
tion est liée à l’émergence et à la progressive généralisation d’un nouvel agen-
cement socio-technique qui fabrique et façonne cette forme de citoyenneté.
Cette configuration est associée à l’apparition d’un nouveau diagramme : le
diagramme interactif.
Pour cerner les contours de ce diagramme et des nouvelles formes
d’agences auxquelles il donne naissance, l’auteur nous entraîne dans une visite
guidée de trois science museums. L’hypothèse audacieuse qu’il fait est que
c’est en ces lieux rares et inattendus (l’Exploratorium de San Francisco, la Cité
des Sciences et de l’Industrie de la Villette, le National Museum of Science and
Industry à Londres) que ce nouvel agencement a été exploré et explicité. Ces
musées ont en effet, selon l’auteur, accompli une révolution majeure : ils ont
contribué à l’invention d’un diagramme, dans lequel les sujets ne sont pas dis-
ciplinés, mais autorisés (c’est-à-dire transformés en auteurs de leurs propres
actions et initiatives). Les visiteurs, au lieu d’être constitués en consommateurs
et exposés aux résultats de la science qu’ils devraient absorber sans broncher,
sont requis de s’engager dans des processus d’expérimentation : « Les visiteurs
doivent se comporter comme de véritables participants plutôt que comme de
simples spectateurs. » (p. 136.) L’interactivité incite le visiteur à interagir avec
les objets à la manière du chercheur qui dans son laboratoire organise des mani-
pulations. L’expérimentation ne s’applique pas seulement aux objets avec les-
quels il interagit. Elle s’étend au visiteur lui-même qui est confronté à des
QUEL ESPACE PUBLIC POUR LA DÉMOCRATIE TECHNIQUE ? 201
questions qu’il doit reformuler, à des incertitudes qu’il doit réduire, à des
réponses qu’il doit imaginer dans le cours de l’action : en un mot il doit se gou-
verner lui-même au lieu de se conformer à des normes qui lui sont imposées de
l’extérieur par un gouvernement lointain. Le visiteur apprend donc autre chose
que les leçons de la science ; il apprend à se comporter en « citoyen technolo-
gique » actif. Cet apprentissage ne consiste pas à absorber des discours et des
idéologies l’exhortant à être actif ; il découle de l’engagement réussi dans des
agencements interactifs : « Le politique ne circule pas seulement sous la forme
d’idéologies ou de discours visant à justifier les différentes modalités possibles
de gouvernement, mais également sous la forme de diagrammes, d’instruments
et de pratiques. » (p. 151.)
La thèse soutenue par Barry est que le musée propose un modèle général de
ce nouvel agencement : « Le Musée est devenu quelque chose qui l’apparente
à… une organisation post-fordiste » (p. 141). Modèle qui n’a pas manqué d’être
critiqué (certains ont parlé d’interpassivité, le visiteur n’ayant selon eux aucune
possibilité d’initiative) et qui s’est décliné de mille et une manières (l’interacti-
vité à la française n’a rien à voir avec l’interactivité à l’anglaise), mais modèle
qui a fini par s’imposer et qu’on retrouve dans tous les secteurs d’activité de la
société. L’économie avec la montée en puissance des services est prise dans la
même évolution : le bénéficiaire est requis de participer et d’intervenir. Ce
modèle contribue à la fabrication d’un sujet qui, pour reprendre les termes de
Nikolas Rose, a la responsabilité, sans précédent dans l’histoire, de gouverner
ses propres affaires (Rose, 1999 : 135). À l’agencement disciplinaire succède
l’agencement interactif3.
DÉMONSTRATIONS
Le second concept qui est utilisé par Barry pour défaire l’écheveau des liens
entre sciences, techniques et politiques est celui de démonstration.
Les chercheurs en STS4 ont tous été frappés par l’étonnante similitude des
répertoires utilisés en sciences et en politique ainsi que par les échanges
constants de termes entre ces deux mondes. L’ANT par exemple a mis au centre
de sa démarche la symétrie des porte-parole : d’un côté ceux qui parlent au nom
des coquilles Saint-Jacques, des microbes, des rats, des étoiles, des quarks ou
des neutrinos ; de l’autre côté les représentants des travailleurs, des électeurs,
de la base syndicale, qui expriment les intérêts et la volonté de leurs mandants.
3. Barry fournit une synthèse très suggestive de ces deux formes de gouvernementalité dans
le tableau de la page 148.
4. Le domaine STS rassemble tous les travaux consacrés à l’analyse des rapports entre
sciences, techniques et sociétés.
202 LES SENS DU PUBLIC
D’un côté, les chercheurs, de l’autre, les politiciens, les responsables d’ONG,
de syndicats ou d’associations. Ce parallèle a prouvé sa fécondité, mais il serait
dangereux de le pousser trop loin. La représentation saisit une partie du travail
du chercheur ou du politicien, mais laisse de côté de nombreux aspects égale-
ment importants. Barry préfère abandonner cette notion (il n’explicite pas les
raisons de ce choix, mais il est frappant de constater que, sauf erreur de ma part,
il n’y fait pratiquement pas allusion) au profit de celle de démonstration dont il
va s’employer à explorer la riche polysémie.
Le mot démonstration, au moins en anglais, s’applique à la science aussi
bien qu’à la politique5. La démonstration, comme l’origine du mot l’indique,
rend visible pour une audience qui est construite en même temps qu’elle un
objet à propos duquel un discours est articulé. Elle implique donc tout à la fois
une mise en mots, la construction d’une chaîne référentielle (ce qui permet l’ar-
ticulation de l’objet) et l’organisation d’un espace public dans lequel la soli-
dité, la robustesse, la pertinence, et l’intérêt de la démonstration peuvent être
éprouvés (éventuellement par d’autres démonstrations). Toute démonstration,
nous dit Barry, même la plus strictement scientifique, a une dimension poli-
tique puisqu’elle suppose une distribution légitime des rôles (qui est autorisé à
parler ? dans quel ordre et pour dire quoi ?) et la fabrication d’effets sur un
public. De même, toute démonstration, même la plus évidemment politique,
possède une dimension scientifique, puisqu’elle s’efforce d’établir par des
moyens appropriés la consistance d’un objet (par exemple l’existence et la réa-
lité d’une volonté) qui devient un fait à prendre en compte6.
Pour montrer l’intérêt de ce rapprochement, Barry suit sa méthode favorite qui
consiste à partir de l’analyse détaillée d’un cas concret, dans ce cas celui des mou-
vements de protestation auxquels a donné lieu, en 1992 et au cours des années sui-
vantes, le projet d’une construction de déviation à Newbury (chapitre huit). Les
protestataires de Newbury n’expriment pas des intérêts (ou une volonté) déjà là,
ils n’entrent pas dans l’espace public en tant que groupes déjà constitués. S’il avait
suivi la notion de représentation, l’auteur aurait pu tomber dans le piège, tant cette
notion est ambiguë. Un des avantages de la notion de démonstration est d’éviter
cette difficulté. Le démonstrateur est en effet celui qui montre du doigt l’objet, la
5. En français la proximité n’est pas moins grande. Manifestation (qui est la traduction du
mot anglais demonstration) et démonstration sont des notions voisines, comme le prouve
cette déclaration qu’aurait pu faire Marc Blondel : « Force Ouvrière a démontré par le suc-
cès de sa manifestation l’existence d’une véritable demande pour le maintien des 35
heures. » On parle d’ailleurs indifféremment de la manifestation ou de la démonstration de
la vérité.
6. Sauf erreur de ma part, Barry ne signale pas que dans Science in Action Bruno Latour avait
esquissé ce parallèle possible (Latour, 1987 : 71-74).
QUEL ESPACE PUBLIC POUR LA DÉMOCRATIE TECHNIQUE ? 203
7. Barry rappelle que le démonstrateur était celui qui pointait du doigt les organes dont parlait
le conférencier lors des premières leçons d’anatomie données en public.
8. C’est ce que j’ai appelé des débordements dans : « An Essay on Framing and Overflowing »
in Callon (1998 : 244-269).
9. Cette heureuse expression est due à Strathern (1999).
204 LES SENS DU PUBLIC
10. Je m’inspire évidemment du Pandora’s Hope de Bruno Latour (1999), Whitehead servant
de passeur entre les deux auteurs.
QUEL ESPACE PUBLIC POUR LA DÉMOCRATIE TECHNIQUE ? 205
Barry, les événements sont liés à des débordements produits par les sciences et
les techniques. Il s’agit à Newbury d’un projet d’infrastructure routière et, en
d’autres lieux, d’eaux ou d’air pollués par des activités industrielles ou par la cir-
culation routière : ce qui fait événement, ce sont des débordements qui sont ren-
dus visibles et perceptibles, démontrés dans l’espace public par des acteurs qui
s’estiment affectés et atteints et se lancent dans des protestations. Pour que leur
indignation soit crédible et durable, il faut que les faits en cause soient robustes et
objectivés. Protester, c’est revendiquer, et par conséquent assurer l’existence de
quelque chose (on parle d’ailleurs de protestation d’amitié : protester c’est attes-
ter). La protestation requiert la solidité de l’événement qui est démontré.
Résumons : sans originalité et sans singularité des événements démontrés,
aucune attention ne saurait être éveillée. Sans robustesse de ces mêmes événe-
ments, aucune démonstration ne saurait survivre et résister aux contre-démons-
trations : les événements doivent être transformés en faits. Il en résulte que la
protestation (politique) pour se faire entendre et pour être durablement prise en
considération a besoin d’événements qui ont été rendus à la fois spectaculaires
et objectifs.
Une des conséquences de cette analyse est de souligner, qu’étant donné l’im-
portance des investissements qui sont nécessaires à la fabrication d’événements
robustes, ceux-ci ne peuvent être que rares et dispersés. Si l’on accepte de consi-
dérer qu’il ne peut y avoir de mise en politique (notamment de la technologie)
que par l’entrée dans l’espace public d’événements frappants et objectifs, force
est de constater qu’il n’y a pas de position plus fausse que celle qui consiste à
dire que tout est politique, ou bien qu’il existe un réservoir de questions poli-
tiques qui ne sont pas prises en charge par les institutions et qu’il suffirait de
révéler, de rendre explicites pour ranimer le débat politique11. La mise en poli-
tique passe par la fabrication d’événements à la fois capables d’intéresser les
médias et de survivre aux objections, événements qui montrent les effets inat-
tendus de débordements liés aux sciences et aux techniques. Elle s’exprime
dans des protestations (pourquoi ces débordements ? pourquoi nous ?) qui pren-
nent place dans des sites, inattendus et raréfiés, où elle se donne en spectacle12.
ÉVÉNEMENTS ET PROTESTATIONS
La chimie, par laquelle un événement parvient à s’imposer dans l’espace
médiatique, à résister aux objections (les contre-démonstrations) pour s’établir
en fait objectif et à alimenter des protestations qui le transforment en problème
11. La notion de subpolitics est maladroite (Beck 1992). La politique n’est pas en dessous des
institutions, mais à côté.
12. Barry parle de sites and sights.
QUEL ESPACE PUBLIC POUR LA DÉMOCRATIE TECHNIQUE ? 207
politique inédit, est délicate. Dans le chapitre sept, Barry donne un superbe
exemple de débordements qui ne parviennent pas à subvertir les codages poli-
tiques existants, bien que leur réalité ait été objectivée par des mesures tech-
niques et qu’ils aient été largement montrés dans l’espace public.
En plein thatchérisme, le gouvernement britannique, dont on connaît les
réticences vis-à-vis de l’intégration européenne, décide d’instituer dans la ban-
lieue ouest de Londres une zone de contrôle de la qualité de l’air. La qualité de
l’air (analyse des teneurs en SOx, NOx, COx) est mesurée en continu et les
résultats sont rendus publics, présentés et commentés dans les médias. Un sys-
tème de capteurs infra-rouge est mis en place de manière à suivre les niveaux
d’émission de monoxyde de carbone et d’hydrocarbures en temps réel ; une
mesure de la vitesse des véhicules ainsi qu’une estimation de leur âge sont
adjointes à ce dispositif. Toutes ces données, mises en rapport les unes avec les
autres, permettent de corréler les comportements des conducteurs et les carac-
téristiques techniques des véhicules avec des effets sur l’environnement : des
chaînes causales sont ainsi forgées. Il s’agit bien de la constitution d’un agen-
cement socio-technique, au sens défini précédemment, car ce qui est en cause
c’est l’identification, la caractérisation, l’évaluation et le formatage des diffé-
rents acteurs. Dans ce cas, par exemple, c’est l’action de conduire elle-même et
de se bien conduire qui est mise en forme : « On espérait que le conducteur
deviendrait conscient des gaz rejetés par son véhicule et qu’il serait du même
coup incité à modifier son comportement. Qu’il se sente en somme interpellé
comme un citoyen libre et responsable de la qualité de l’environnement. »
(p. 161.) Ce travail de formatage est couronné par l’intervention des gendarmes
qui verbalisent les conducteurs pris en faute. Cet exemple est intéressant à plu-
sieurs titres :
a) Il met en évidence que la production d’un événement et sa publicisation
ne débouchent pas mécaniquement sur une réarticulation du débat politique.
Dans ce cas, en effet, ce que montre l’agencement socio-technique mis en
place, c’est que ce sont les pauvres gens qui sont coupables de conduire des
véhicules polluants. Au lieu de mettre en scène un citoyen technologique res-
ponsable de lui-même et de la qualité de l’air, la démonstration est faite de
l’existence d’inégalités. Le citoyen responsable laisse la place aux exclus du
progrès. L’agencement, au lieu d’attirer l’attention sur les vicissitudes de la
qualité de l’air et de démontrer que des comportements doivent être changés,
fabrique un événement qui confirme un fait établi : ce qui est en cause est déjà
bien connu. Ce n’est pas une différence qui est produite, mais la répétition de
l’identique. Les capteurs ne conduisent pas à une responsabilisation des
citoyens. Ils rendent visibles les inégalités et débouchent sur une classique arti-
culation d’exigence de justice.
208 LES SENS DU PUBLIC
chacun peut se persuader qu’il ne se baigne jamais deux fois dans la même
eau. Mais ce que montre en même temps cet exemple c’est que plus on pro-
gresse dans la mesure et plus les différences entre les méthodes se multiplient
et deviennent difficiles à résorber. Pour prendre la mesure de ces écarts, il
faut se résoudre à organiser des comparaisons entre laboratoires de manière à
cerner les biais métrologiques introduits par chacun d’entre eux. Cette varia-
bilité des pratiques, qui n’est pas évidente à éliminer, se trouve encore com-
pliquée par le fait que d’autres standards émergent ou sont proposés, ruinant
les efforts antérieurs de standardisation. La mesure de la qualité de l’eau, au
lieu de conduire à la discussion ouverte de questions inattendues qu’elle
aurait pu faire surgir (comme, par exemple, les origines et les responsabilités
des pollutions observées, l’accessibilité des plages de qualité, l’organisation
des loisirs etc…) et à l’émergence d’identités se mobilisant sur ces questions,
aboutit tout au contraire à une technicisation croissante des problèmes qui
deviennent une affaire d’experts. Qu’il s’agisse de DPI ou de standards, ce
sont ces derniers qui monopolisent le débat, ce sont eux qui empêchent la
constitution d’un espace public.
Le cas de l’Europe permet de dessiner en creux les conditions de création
d’une zone technologique : la discussion ouverte des droits de propriété et
l’organisation de débats publics sur les standards. Une telle mise en politique
n’est possible que si ces questions sont transformées en problèmes ou en évé-
nements dont les effets sont démontrés et qui font l’objet de protestations.
Dans le cas de l’Europe, rien de tel n’arrive. Le lecteur, après avoir suivi les
tribulations de l’air et de l’eau, après avoir pénétré dans les arcanes de la
commission, là où s’écrivent les directives sur la propriété intellectuelle, ne
peut que partager le pessimisme de l’auteur : l’Europe échoue à se constituer
en zone, car elle ne parvient pas à intégrer les espaces technologiques à la
fabrication desquels elle participe. La raison en est simple : les interrogations
qui sont associées aux DPI et à la standardisation – interrogations dont Barry
a démontré avec toute la minutie nécessaire qu’elles portaient précisément
sur les dimensions techniques, éthiques, économiques et politiques des dos-
siers en cause – n’ont jamais été introduites dans un espace public où elles
auraient pu être discutées en tant qu’événements redistribuant les identités et
les positions acquises. Elles sont restées confinées dans le cercle étroit des
gouvernements et des experts, reproduisant les codages existants au lieu de
permettre leur discussion. N’ayant su rendre discutables ni ses droits de pro-
priété ni ses standards, l’Europe a perdu l’occasion de se transformer en zone
technologique à part entière. Ayant échoué à se doter de l’espace public qui
lui fait défaut, elle demeure sous l’emprise de l’ancienne politique qui règne
en maître : les nouveaux questionnements se débattent dans des espaces qui
214 LES SENS DU PUBLIC
soluble dans les codes et dans les cadres existants ; il est utilisé pour fabriquer
une petite différence, celle qui est produite par la démonstration du déborde-
ment. Le gène, le logiciel, la qualité de l’eau et de l’air se transforment en pro-
blèmes, ce que la langue anglaise nomme très justement des issues. Le mot le
dit : une « issue » est non seulement un problème mais c’est aussi une voie par
laquelle s’écoule ce qui ne peut plus être contenu (issue of blood, outflowing),
et qui devient du même coup une question à débattre. Cet événement arrive à
Newbury ; il ne se produit ni avec l’air anglais ni avec les eaux des plages euro-
péennes, pas plus qu’avec les gènes ou les softwares. Pourquoi une déviation
parvient-elle à perturber l’ordre existant ? Pourquoi l’air, l’eau ou les gènes le
renforcent-ils ? (Marres, 2002).
La réponse à cette question est à rechercher, on vient de le voir, du côté de
l’existence ou de la non-existence d’un espace public intégré, c’est-à-dire d’une
véritable zone technologique. Mais il faut aller plus loin. Il faut se poser la ques-
tion du choix qui est fait, à un moment donné, de discuter publiquement un dos-
sier plutôt que de l’enterrer, car tout dossier peut être l’occasion d’ouvrir (enfin)
le débat. La réponse à cette question passe par une notion qui est centrale dans le
livre de Barry : celle d’innovation. Pour en montrer l’importance, il part de la
distinction entre « political » et « politics », qui peut être rendue en français par
l’opposition entre « le » politique et « la » politique. Il fait ainsi écho aux travaux,
qui ont été développés au cours des dernières années en économie et en sciences
politiques, autour de la notion de dépendance de sentier (path dependency)13.
« La » politique est du côté du cadrage, de la répétition, de la fermeture, du « ver-
rouillage » (lock-in), du pré-codage des « issues » (des débordements) et des
conflits. « Le » politique est à l’inverse du côté du « déverrouillage » (lock-out),
de l’ouverture de nouveaux sites et de nouveaux spectacles, de la fabrication de
différences, de l’émergence de nouveaux objets de protestations liés à des débor-
dements intempestifs et à leur démonstration. La démarche suivie par Barry per-
met d’envisager les différentes formes de mise en politique de la technologie et
nous fournit deux mots différents pour contraster les deux situations extrêmes
auxquelles elles correspondent. Dans l’espace européen, l’air et l’eau, la breve-
tabilité du vivant ou des logiciels relèvent de la politique, celle qui répète les
codages existants au lieu d’offrir de nouveaux arrangements. Les subjectivités
ne sont pas brassées, reconfigurées. La démonstration de Newbury déborde au
contraire les codages existants et fabrique du politique.
La distinction nous protège en outre contre une tentation trop facile : celle
de faire équivaloir science et création, technique et innovation. Les sciences et
les techniques contribuent puissamment à la répétition et à la fermeture : les
marchés, comme cela a été démontré par Arthur (1989), David (1987) ;
Granovetter & McGuire (1988), facilitent ces trajectoires. Mais rien n’est sûr : ils
peuvent également, dans certaines conditions, produire de l’ouverture (Cohendet
& Schenk, 1999). De manière symétrique, les institutions politiques existantes
peuvent contribuer à la mise en évidence des débordements, aux lock-out, à
l’émergence de la différence, en un mot à l’innovation véritable. Le cas sans
doute le plus frappant est celui étudié par Yannick Barthe (2000) qui a montré
que face au lock-in et à la répétition engendrée par l’alliance de l’économie et de
la science, les décideurs politiques les plus traditionnels pouvaient fabriquer du
politique, transformer en problèmes émergents des dossiers fortement codés.
D’où l’importance de la gouvernementalité que l’on peut définir par son
objet : l’intégration des zones technologiques, c’est-à-dire la construction de cet
espace public dans laquelle est favorisée la production d’innovations. Pour que
l’Europe existe, il faut non seulement que le gène, l’eau, l’air ou les logiciels
fassent événement, mais qu’en outre ils obligent les Européens à débattre de la
place qu’ils souhaitent leur donner dans le monde qu’ils auront en commun. On
peut convenir, c’est ma proposition et non celle de Barry qui s’arrête à ce point,
d’appeler procédures l’ensemble des règles, conventions, dispositifs socio-tech-
niques qui facilitent la constitution de cet espace, c’est-à-dire l’émergence et
l’organisation des démonstrations qui sont à l’origine de ces innovations. Leur
contribution irremplaçable est de répartir les forces et les intérêts de manière à
fabriquer du politique et non à venir au secours de la politique existante.
démonstrations. Les procédures à imaginer n’ont pas pour objectif de faire dia-
loguer des représentations mais d’organiser des épreuves au cours desquelles
des démonstrations sont testées. La force d’une démonstration se mesure par sa
capacité à convaincre et à faire changer d’opinion.
Pour avancer dans l’élaboration du cahier des charges, je suggère de partir
de la distinction entre des formes d’organisation qui bloquent les mises à
l’épreuve des démonstrations et celles qui, au contraire, s’attachent à les multi-
plier. Du point de vue qui me préoccupe ici, on peut donc opposer des bonnes et
des mauvaises démonstrations, des démonstrations qui favorisent l’innovation
et fabrique du politique et des démonstrations qui, à l’inverse, renforcent les
cadres existants et se contentent de reproduire « la » politique en vigueur. Pour
suggérer l’intérêt de cette distinction, je m’appuie sur un article récent de
Claude Rosental (2002).
Rosental, tout comme Barry, part de l’importance grandissante des démons-
trations, de ce qu’il appelle avec les ingénieurs des « démos ». Il insiste, lui
aussi, sur leur rôle dans l’exposition des sciences et des techniques, dans leur
« exhibition ». Mais alors que Barry voit dans la démonstration la pierre fonda-
trice du nouvel espace public, Rosental y voit au contraire le ferment d’une
nouvelle forme de domination et de pouvoir qui bloque le débat au lieu de l’ou-
vrir, qui le concentre dans les mains des grandes agences d’État et des grandes
firmes au lieu de le disséminer à travers des sites nouveaux. Selon lui la
« démo » est une manière habile de lier étroitement, et sans se soucier des pro-
fanes, pratiques savantes et expertes d’un côté, et démarches entrepreneuriales
d’un autre côté : les identités des acteurs impliqués sont certes hybrides et fluc-
tuantes, comme dans toute bonne démonstration, mais cette fluidité ne
concerne que les ingénieurs, marketeurs et autres chercheurs qui n’hésitent pas
à échanger leurs rôles. Elle permet de convaincre rapidement (« ça marche ») et
d’éviter de longues confrontations : la démo tue le débat. Elle impose des cri-
tères qui privilégient le réalisme des solutions et facilitent les pratiques de
secret : la « démo » est une formidable machine pour contrôler la publicité des
savoirs et des techniques, pour fabriquer des boîtes noires dont la seule qualité
à interroger est celle de leur fonctionnement. Elle est également bien adaptée
aux sous-traitances multiples – l’assembleur demande des éléments qui fonc-
tionnent et qui sont compatibles les uns avec les autres et non pas de longs rap-
ports proposant de nouvelles pistes et développant d’habiles argumentations.
La « démo » peut viser simultanément différents publics. Elle est tout sauf une
expérimentation, puisqu’elle doit réussir à tout coup : rien de pire qu’une
« démo » qui échoue. C’est donc du savoir gelé qui se situe aux antipodes du
diagramme interactif. Enfin la « démo » peut se décliner dans différentes ver-
sions et être conçue pour épater le grand public : le spatial qui est étudié par
218 LES SENS DU PUBLIC
ET LA DÉMOCRATIE DIALOGIQUE ?
Il n’y a donc de bonnes démonstrations que lorsqu’existent des procédures
contraignantes et exigeantes qui autorisent et facilitent l’engagement d’identi-
tés émergentes dans la démonstration de débordements qui alimentent leurs
protestations. Je voudrais conclure en montrant que ces procédures correspon-
dent à celle de la démocratie dialogique et qu’elles proposent aux sciences
sociales un rôle nouveau.
Les concepts de démonstration, d’événement, de zones technologiques sont
parfaitement compatibles avec l’analyse des procédures dialogiques que nous
avons proposée (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001). Indiquons brièvement
les étapes du raisonnement. Les groupes concernés émergents effectuent leur
entrée dans l’espace public au moment précis où ils s’efforcent de (dé)montrer
QUEL ESPACE PUBLIC POUR LA DÉMOCRATIE TECHNIQUE ? 219
14. Il faudrait également rappeler l’inachèvement du processus : les identités, fabriquées par la
génétique, ont été exprimées et portées dans l’espace public par le Téléthon, mais elles
n’ont pas été composées avec d’autres identités en vue de rendre discutable leur place dans
le collectif.
220 LES SENS DU PUBLIC
Le livre de Barry fournit le chaînon manquant, celui d’un espace public qui
serait mis en forme par l’application des procédures dialogiques à l’organisa-
tion des controverses socio-techniques.
Les bonnes procédures sont également celles qui associent les sciences
sociales à ce travail de construction et d’expression des nouvelles identités.
Barry le suggère dans sa critique de la notion de résistance. La résistance cor-
respond à une conception négative du politique alors que la série qui va de la
démonstration d’événements au mouvement de protestation et à l’ouverture
d’un débat public est chargée de positivité. Elle fait foisonner des mondes pos-
sibles qui débordent les mondes existants et découvre constamment de nou-
velles pistes à explorer. Les sciences sociales, au lieu d’apporter leur puissance
critique à des résistances interstitielles pour rassembler et rendre global ce qui
était disséminé et local, interviennent à chaque étape du processus qui trans-
forme un événement médiatique démontré en événement technique objectivé
puis en événement politique alimentant des protestations fécondes. Barry le
note ironiquement quand il se met en scène. À Newbury, filmant et enregistrant
au milieu des journalistes et des protestataires, il participe à cette coalescence
inattendue du social : « Aux côtés des cinquante protestataires et des trois cents
personnels de sécurité, il y avait peut-être vingt ou trente personnes observant
la manifestation et enregistrant les événements dont ils étaient les témoins ». La
liste de tous ceux qui assistent et participent à la démonstration en la filmant se
conclut sur cette phrase : « J’avais mon carnet de notes et mon appareil photo »
(p. 187). S’étant mobilisé pour prendre part à l’éventuelle objectivation de
l’événement, il ne reste au sociologue qu’à prêter ses forces et ses compétences
à la mise en forme du débat entre protestataires et contre-protestataires.
BIBLIOGRAPHIE
PUBLICS FRAGILES
Depuis Aristote, les théoriciens politiques ont affirmé que sans vitalité de la vie
publique, la démocratie est impossible. Ils ont écrit que la compréhension morale
et politique n’est pas un objet inerte que les gens transportent à l’intérieur de leur
tête : les gens ne naissent pas bons citoyens, mais apprennent à comprendre le
monde à travers des interactions et des conversations à propos d’enjeux sociaux,
dans des groupes de citoyens qui sont leurs pairs, dans des échanges ouverts, éga-
litaires et volontaires. Alexis de Tocqueville a par exemple écrit que les associa-
tions en face-à-face sont les écoles élémentaires de l’apprentissage de la
responsabilité démocratique : « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le
cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque
des hommes les uns sur les autres […] c’est ce que les associations seules peu-
vent faire. » (Tocqueville, 1969, II, 2, chap. V.)
L’évaluation de la dimension intersubjective de la politique implique de
prendre les interactions au sérieux, comme un fait social qui est ordonné, réel
et central et qui n’importe pas seulement parce qu’il produirait une opinion
* La rédaction de cet article a été en partie financée par l’Institute on Global Conflict and
Cooperation de l’Université de Californie et le prix Charlotte W. Newcombe de la Woodrow
Wilson National Fellowship Foundation. Je remercie chaleureusement Paul Lichterman,
Arlie Hochschild, Jeffrey Alexander, Robert Bellah, Aaron Cicourel, Ronald Cohen, Marcy
Darnovsky, Mitch Duneier, Nicola Evans, John Gumperz, Steven Hart, Jerry Himmelstein,
Rich Kaplan, Elihu Katz, Jane Mansbridge, T. Dunbar Moodie, Eric Rambo, Lyn Spillman,
Ann Swidler, Jeff Weintraub et Rhys Williams pour m’avoir aidé de diverses manières à por-
ter ce texte au jour. Je suis également reconnaissante aux personnes dont je parle ici et aux
éditeurs et aux lecteurs de Sociological Theory pour leurs commentaires extrêmement sti-
mulants. [NdT : Les petites modifications introduites par rapport au texte original ont été
toutes minutieusement discutées entre l’auteur et le traducteur].
1. Jane Mansbridge (1980) et Paul Lichterman (1996) examinent l’un et l’autre les différentes
manières qu’ont des groupes civiques de réaliser pratiquement l’appartenance de leurs
membres. Mais leurs interrogations suivent d’autres lignes que la mienne et ils ne se focali-
sent pas sur les transformations des façons de parler dans un groupe d’un contexte à un autre.
Le texte classique de Katz & Lazarsfeld (1956) retracent la circulation des idées politiques
dans une communauté, mais n’enregistrent pas les conversations concrètes entre citoyens en
contexte. David Halle (1984) recourt à des sessions informelles de questions et réponses avec
ses interviewés pour restituer des données fascinantes sur les croyances des travailleurs amé-
ricains à propos des classes sociales. Bien que son étude montre clairement que le contexte
importe, il ne problématise pas comment les locuteurs créent un contexte discursif : presque
toutes les conversations qu’il dépeint dépendent de l’initiative de l’intervieweur.
2. Nous avons choisi de traduire le wider world du texte anglais par la « grande société » de
Tocqueville : « Les hommes n’ont plus d’obligations les uns avec les autres, et ils dévelop-
pent un sentiment d’autosuffisance qui les conduit à l’individualisme, défini comme un sen-
PUBLICS FRAGILES 227
alors à s’évaporer. Plus le contexte est public, moins le discours semble animé
par l’esprit public. Cette évaporation politique défie la représentation, défendue
par les théories de la culture civique (Almond & Verba, 1961), que les croyances
de l’individu sont le noyau de la citoyenneté. Elle constitue un paradoxe pour la
théorie politique selon laquelle la beauté de la sphère publique idéale est préci-
sément qu’elle invite à la circulation publique la plus ample du spectre d’idées le
plus large possible.
Cet étrange schéma d’évaporation politique n’est pas universel. Il n’est pas
même incontournable parmi les groupes sur lesquels j’ai enquêté. Mais il est
suffisamment répandu pour qu’une nouvelle lentille conceptuelle apparaisse
nécessaire en vue de comprendre les phénomènes d’engagement et d’apathie.
Herbert Blumer utilisait le terme de « concept de sensibilisation » pour qualifier
une idée qui « suggère des directions dans lesquelles regarder, qui fournisse des
indices et des suggestions » et qui nous conduise à remarquer quelque chose
d’important à propos d’une situation, jusque-là laissé dans l’ombre par nos pré-
cédents concepts (Blumer, 1986 : 148-149). Ainsi, au lieu de proposer une expli-
cation causale de l’apathie politique des Américains, je développerai ici un
nouveau « concept de sensibilisation » : celui de « pratiques civiques ».
Les pratiques civiques3 nous aident à prendre en compte, d’un point de vue
descriptif et analytique, comment des « régimes d’action et de discours » sous-
tendent les idéaux de libre conversation dans la vie quotidienne. Les pratiques
civiques sont des procédures fondamentales de footing4 par lesquelles les
citoyens créent des contextes pour la conversation politique dans une sphère
politique potentielle, tout en instaurant un certain type de relation au discours
public lui-même. En créant de tels contextes civiques, les citoyens développent
leur pouvoir de faire du sens de concert. Goffman (1979) a montré que dans n’im-
porte quelle interaction, nous partageons des présupposés de ce à quoi est destiné
le discours dans une situation. Il rapporte cette compréhension implicite de la
situation à l’opération d’un footing. Quand nous marchons sur des rochers, sur la
timent réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à se retirer à l’écart avec sa famille et
ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il aban-
donne volontiers la grande société à elle-même » [NE et DC]
3. N. Eliasoph n’est plus totalement satisfaite aujourd’hui par ce concept de « pratiques
civiques ». Les « pratiques civiques » sont pensables comme des régimes de discours et d’ac-
tion, qui incluent des formes spécifiques de sociabilité et des provinces typiques de réalité,
des modes d’engagement dans des genres de situations et les vocabulaires, les langages et les
grammaires de ces modes d’engagement [NdT].
4. Le concept de footing est proprement intraduisible. Développé par Goffman (Semiotica,
1979, repris in Goffman, 1981, où il est rendu par « position »), il recoupe celui de framing,
développé par Goffman (1974), sinon qu’il est beaucoup plus centré sur des performances
discursives [NdT].
228 LES SENS DU PUBLIC
glace, le sable ou le sol, nous ne remarquons pas explicitement ce qui se tient sous
nos pieds, mais nous engageons notre compréhension à chaque pas. De la même
manière, quand nous interagissons, nous comprenons sans qu’il soit besoin de le
thématiser ce que nous sommes en train de faire ensemble. Cette compréhension
implicite met en jeu et fait surgir un non-dit de ce en quoi notre interaction en
face-à-face importe et s’inscrit dans la « grande société ». Les pratiques civiques
posent des footings dans la sphère publique : elles créent et naturalisent les sites
quotidiens de la vie publique.
Considérer le pouvoir en termes de footing implique d’observer des activités
pratiques. Pour dépasser l’alternative entre le langage de la conscience subjec-
tive et le langage du modèle mécanique, et aller au-delà des approches « interne »
et « externe », il faut se déplacer vers une analyse qui recourt au « langage du tact,
de l’habileté, de la dextérité ou du savoir-faire, autant de noms pour le sens pra-
tique » (Mead, 1964 ; Bourdieu, 1980 : 80). Ces pratiques défient la logique de la
pensée intellectualiste. En examinant des pratiques dans les contextes potentiels
de la sphère publique, nous éclairons la façon dont les citoyens, en opérant sans
relâche des distinctions fines mais fermes entre différentes situations, sculptent
la sphère publique. Ces distinctions ne portent seulement sur le discours, mais
elles commandent aussi aux manières de paraître comme membres d’un petit
groupe et comme citoyens d’un corps civique.
Les gens estiment que la conversation libre et ouverte est appropriée à certains
contextes et pas à d’autres. «Quel est le sens de parler dans de tels contextes? »
Les pratiques civiques ont le potentiel de libérer une source de pouvoir créative,
qui « surgit entre les hommes et s’évanouit au moment où ils se dispersent »
(Arendt, 1958 : 200). Il s’agit là du pouvoir de faire un public en tant que tel. Cette
capacité de création collective n’est pas une «variable dépendante» (Alexander,
1995) de structures sociales, pas plus qu’une réponse nécessaire et universelle de
groupes démunis de pouvoir. C’est une espèce de pouvoir sui generis. Arendt
(1958 : 199) souligne avec grandeur qu’« être privé de ce pouvoir signifie être
privé de réalité». Mais ce pouvoir de faire du sens, corrélatif du pouvoir de faire
un public, n’est pas simplement une fin en soi: il peut aussi être un moyen vers des
espèces de pouvoir plus instrumentales, du fait qu’il ouvre certains aspects de la
vie au questionnement public et qu’il en ferme d’autres. Les deux dimensions du
pouvoir sont inextricables. Les pratiques civiques engendrent des trames de signi-
fications qui renforcent ou qui défient les institutions que les groupes voient impli-
citement comme puissantes5.
5. La question de l’intrication de ces deux espèces de pouvoir est l’enjeu d’un débat récent,
extrêmement stimulant (Alexander & Giesen, 1988 ; Blau, 1993 ; Sahlins, 1976 ; Somers,
1995). La position d’Arendt était de séparer les deux, délimitant une sphère publique où le
PUBLICS FRAGILES 229
pouvoir instrumental et la violence physique n’avaient pas cours. Habermas (1977) lui a
répondu en argumentant que son « concept de pouvoir » négligeait les forces structurales qui
altèrent le pouvoir communicationnel, lequel contribue en retour à les engendrer. Bien que je
sois portée à amender sérieusement la distinction habermassienne entre pouvoir « structural »
et pouvoir « communicationnel » (dans des termes ultérieurs, le « système » et le « monde
vécu »), je partage son objectif de traquer les distorsions systématique de ce dernier. Ainsi
que Calhoun le suggère, « cette rupture [entre système et monde vécu] n’est pas une rupture
dans le réel, mais dans notre perspective de compréhension du réel. Un théoricien critique a
continuellement besoin de se rappeler le statut [de cette rupture] : elle doit être dévoilée de
manière récurrente de façon à révéler l’activité humaine qui crée de fait le système »
(Calhoun, 1988 : 223).
6. Parent Teacher Association : l’association étudiée par N. Eliasoph, sans être affiliée à PTA,
organisation nationale de parents d’élèves, œuvre à aider les écoles et à en contrôler la ges-
tion [NdT].
230 LES SENS DU PUBLIC
compétitions sportives scolaires, des foires et des parades, des défilés de mode,
des rodéos, des fêtes et des parcs à thèmes. J’ai observé et écouté leurs partici-
pants interagir les uns avec les autres dans un grand nombre de contextes et
avec les institutions qui les soutiennent. J’ai également enquêté par observa-
tion participante sur des reporters dont j’ai par ailleurs analysé les récits7.
Tous ces collectifs se trouvent dans une banlieue en pleine expansion, une
« région métropolitaine à centralités multiples »8 (Gottdeiner & Kephart, 1991).
Elle abrite une base militaire nucléaire contenant une fosse toxique d’une tren-
taine d’acres que l’Agence de protection de l’environnement a déclarée dange-
reuse ; une entreprise de l’Air Force qui expédie des armes partout dans le
monde et dont la rumeur veut qu’elle conserve des armes nucléaires ; deux sites
militaires de recyclage de déchets toxiques, plus un incinérateur en projet.
Plusieurs autres sites industriels émettant des substances cancérigènes ou des-
tructrices de la couche d’ozone sont installés en amont de la rivière. La zone
regroupe six usines chimiques – pour ne prendre que l’une d’entre elles, elle a
connu quatre incendies et fuites de première gravité pendant mes deux ans et
demi d’enquête. À l’évidence, ce site était porteur d’enjeux politiques, mili-
taires et écologiques dont il valait la peine, au minimum, de discuter.
7. Mon enquête a utilisé, en la modifiant, la méthodologie des études de cas élargies (Burawoy,
1991).
8. Tous les noms de villes, de personnes et de professions ont été maquillés pour préserver
l’anonymat des sujets de l’enquête.
PUBLICS FRAGILES 231
9. La recherche comparative classique d’Almond & Verba (1961 : 33) est exemplaire de cette
façon de se focaliser sur les croyances et les valeurs, alors même que les auteurs prétendent
étudier la « culture » qu’ils définissent comme le lien entre la psychologie individuelle et la
structure sociale. Ils redoublent leur thèse psychologique par une thèse sur la fonctionnalité
pour le système démocratique de l’engagement comme de l’apathie d’une partie des citoyens
(cf. également Schumpeter, 1943). Pour une critique : Pateman (1973, 1980) et Barber (1984)
qui insistent sur la fonction éducative de la participation politique.
10. Une part conséquente des articles de revues comme Public Opinion Quarterly se plaignent
du « bruit » causé par les interviewés qui répondent avec courage à des questionnaires sur des
sujets fictifs ou réagissent à la « race », au genre ou au statut de l’intervieweur, même quand
les questions n’ont rien à voir avec çà.
11. Il y a dans le livre de Croteau (1995) cinq pages de description drôle et vivante d’une conver-
sation entre les travailleurs de l’usine où il a enquêté. Le reste du livre ne porte pas sur des
interactions, sinon celles du cadre des interviews.
232 LES SENS DU PUBLIC
POUVOIR ET HÉGÉMONIE
Sur le second versant de cette dichotomie, celui de l’analyse « objective » et
« externe », les acteurs qui occupent une position structurale de « dominés »
renoncent à la participation politique. Les citoyens ordinaires savent que sur ce
terrain, les classes dominantes ou les élites organisées ont d’ordinaire l’avan-
tage. Les batailles politiques favorisent systématiquement ces dernières. Mais
comme nombre de recherches l’ont montré, les citoyens n’ont pas toujours une
conscience explicite de leurs propres troubles, et le nombre de ceux qui tentent
de les rendre publics et d’agir sur eux est encore plus faible. Il arrive parfois
qu’ils ne parviennent même pas à proximité des arènes de publicisation. Le
pouvoir opère souvent de façon indirecte.
12. Hart (1994) propose d’étudier les pratiques de production de sens dans la vie quotidienne.
13. Même Habermas et Arato & Cohen (1992), qui sont sensibles à la question du langage et le
mettent au centre de leurs analyses, recourent à des théories philosophiques et psycholo-
giques du langage extrêmement abstraites (Alexander, 1993) au lieu d’examiner comment le
langage opère de fait dans des relations sociales.
PUBLICS FRAGILES 233
14. Le concept d’hégémonie a été forgé par Gramsci (1971) qui l’avait lié aux interactions quo-
tidiennes. Ce lien a été oublié par la suite (Eley, 1992 : 332). Gramsci utilisait également le
concept de société civile, qui ne peut être confondu avec celui de sphère publique et qui a été
pris dans des acceptions nombreuses et contradictoires : Taylor, 1989 ; Walzer, 1992 ;
Alexander, 1994 ; Calhoun, 1994.
234 LES SENS DU PUBLIC
15. Gaventa a depuis retravaillé son point de vue en s’appuyant sur les lignes de réflexion pro-
posées par James Scott (1990).
PUBLICS FRAGILES 235
16. Mouffe va dans ce sens dans des travaux plus récents (1992, 1993). Les contextes qu’elle dis-
cute – milieux féministes, gays et lesbiens, écologistes par exemple – sont davantage politi-
sés que ceux que je vais présenter. Mais j’espère parvenir à observer et à décrire des pratiques
démocratiques du type de celles qu’elle mentionne.
17. Écrivant pendant les derniers jours de la Guerre froide, Vaclav Havel (1989) formule quelque
chose d’approchant. Il décrit comment les Européens de l’Est devaient mettre en sourdine
leurs critiques du gouvernement par peur de l’emprisonnement, de la perte de leur emploi ou
pire encore. Des romans ou des films montrent les enclaves culturelles, aussi vivaces que
clandestines, qui ont alors prospéré dans les marges du monde officiel, une culture under-
ground, cachée, aussi concentrée et excitante que secrète et dangereuse. Ce point soulève une
question intéressante pour l’étude des pratiques civiques : quand les conversations en cou-
lisses prennent-elles le pas sur celles de la scène ?
236 LES SENS DU PUBLIC
18. N. Eliasoph propose une démarche que l’on pourrait qualifier de « pragmatique des publics »
[NdT].
19. La présentation de cette dimension public-spirited de la politique est une entreprise théorique
précédée par un long lignage (Arendt, 1958 ; Barber, 1984 ; Blau, 1993 ; Etzioni, 1993 ;
Wolin, 1960). Ma définition de l’esprit public diffère toutefois de ces auteurs de référence du
fait que, comme Pitkin, je n’exclus pas les expressions de l’intérêt personnel et je me soucie
autant de la forme que du contenu de l’expression.
238 LES SENS DU PUBLIC
Pitkin insiste à juste titre sur un processus de publicisation et non pas sur
une topique – la « politique » contre les « intérêts »20. Aucune constellation de
thèmes n’est « politique » en soi. Un thème que nous considèrerions comme
« politique » pourrait être traité de façon non conforme à l’esprit public et réci-
proquement. La race et le sexe sont des « thèmes politiques » potentiels, mais
dans l’association de loisirs que j’ai étudiée, les femmes croyaient que les
hommes abordaient ces questions pour attirer l’attention, et non pas pour enga-
ger le débat ou lancer des passerelles avec la « grande société ». Le référent
implicite des hommes était toujours le locuteur au lieu du corps civique. En fai-
sant ces distinctions continuelles entre le public et le privé, les participants
créaient simultanément un contexte d’interaction entre eux et une relation avec
la « grande société ».
TROIS ILLUSTRATIONS
Les portraits des pratiques civiques que je vais à présent dessiner montrent
comment les membres de trois collectifs changent leurs manières de parler
dans des contextes potentiels de la sphère publique. En suivant Goffman, j’ap-
pelle les interactions principales du groupe « l’avant-scène » (frontstage) et les
interactions périphériques que les acteurs jugent prudent d’avoir en marge « les
coulisses » (backstage). Pendant qu’ils sont cachés en coulisses, les gens peu-
vent se relâcher et cesser de prêter attention à la gestion de leurs apparences.
Les vendeurs hors du salon de vente peuvent se moquer des marchandises et
des clients ; les enseignants dans la salle des professeurs peuvent fumer et jurer
(Goffman, 1959). Comme nombre de théoriciens l’ont souligné (Weintraub,
1990 ; Weintraub & Kumar, 1997 ; Fraser, 1992 ; Gamarnikow et al., 1983), le
terme « public » est utilisé de façon si contradictoire qu’il en est presque privé
de sens. Mon problème est de montrer comment les gens en produisent une
définition en pratique. Le mot « public » correspond selon moi à ce que
Goffman appelle « avant-scène » : l’avant-scène d’une situation peut devenir
les coulisses d’une autre situation – par exemple, une réunion de militants peut
être publique en relation à ses participants, mais aura lieu en coulisses de la
conférence de presse destinée aux journalistes. La cohérence remarquable des
changements de discours que j’ai pu constater indique ce que les acteurs tien-
nent pour être la scène dans de tels contextes. Bien entendu, les trois collectifs
20. Elle attribue la transformation du « Je veux » en « J’ai le droit de » au discours des citoyens
en termes de « justice ». Mais je pense que d’autres concepts de connexion seraient également
opérants : la gentillesse, le respect, la sympathie, la pitié [la charité, la solidarité ou la frater-
nité].
PUBLICS FRAGILES 239
21. Pour une version amusante, même si nostalgique, de ce type de vie publique, cf. Oldenberg
(1989). Voir aussi Goldfarb (1980), Arato (1981), Eagleton (1985), Rosenzweig (1983), Ryan
(1992), Sennett (1977), Tucker (1992) ou Young (1987) pour des traitements plus acadé-
miques de la relation entre ce public informel et la sphère publique plus officielle.
240 LES SENS DU PUBLIC
est celui des remarques sexuelles explicites, des jurons et des blasphèmes, des
cris, de l’agressivité ludique, de la rigolade, de l’agitation, des sifflements et
des mastications, de la gloutonnerie, des flatulences et des rots (Goffman,
1959 : 128). Tout cela fait écho au paysan de Scott, mais comme dans un reflet
inversé : chez les Buffalos, ce n’était que dans de rares moments en coulisses
que les membres pouvaient lever le pied et cesser d’être aussi agressifs, gros-
siers et décontractés. Ces interactions étaient accomplies dans l’urgence, mur-
murées à toute vitesse, réservées au parking dans la nuit ou aux toilettes pour
femmes. Sur scène, les membres ne pouvaient discuter de choses sérieuses
comme leurs relations, le travail, la famille ou la santé. Toute référence à la
« grande société » était proscrite, sinon sur le mode de la dérision. Le sens de
ces interactions n’était pas seulement dans les transcriptions du discours des
participants ou dans leurs expressions corporelles, mais dans leur pratique
civique, la façon dont le groupe créait des scènes et des coulisses pour signifier
sa totale irrévérence pour le public.
Une partie de la discipline pour rejeter toute contrainte incluait de trouver des
sujets perçus comme irrespectueux : le sujet était moins important que l’attitude
encouragée envers le discours. Les discussions sur la race se prêtaient particuliè-
rement à ces barrissements d’irrespect. En compagnie polie, les Américains
blancs se sentent nerveux à propos de ce thème : ils craignent de dire des choses
déplacées et considèrent d’ordinaire que la chose est taboue (Van Dijk, 1987 :
102). Plaisanter ouvertement à propos de la race dans un groupe de blancs était
pour eux une façon de jouer les transgresseurs inoffensifs d’un tabou moralisa-
teur. Et de même pour le genre et le sexe. C’est ainsi que l’atmosphère suscitait
des expressions de racisme et de sexisme sans comparaison avec ce que les
membres auraient osé montrer en d’autres contextes. Souvent, la conversation
était perçue comme écœurante, ennuyeuse ou irritante par tous les protagonistes,
mais aucun ne s’en plaignait, sinon hors champ. Le collectif exerçait de fait une
contrainte publique sur ses membres et sur leurs spectateurs, même si la plupart
n’étaient pas d’accord et le signifiaient en voix off.
Par exemple, lors d’un barbecue, un après-midi, presque tous étaient
contrariés par les interactions côté scène, mais aucun ne se plaignait, sinon à
voix basse, côté cour. D’abord, Chuck et Charlene débitèrent un véritable tapis
de vannes : à propos d’un chef indien et de ses squaws, ainsi que des blagues
contre les homos, des insultes ethniques, de l’humour scatologique et des plai-
santeries sexuelles. Ensuite, Chuck a pris une photo de Charlene avec sa fille
âgée de neuf ans Suzanne, pelotonnée dans ses bras et fait encore des plaisan-
teries sur ses sous-vêtements. Suzanne s’est mise à pleurer, disant que Chuck
se moquait d’elle. Mais les blagues ont continué. George, toujours sympa-
thique, riait, par amitié, mais les neuf autres à tables étiraient leurs lèvres avec
PUBLICS FRAGILES 241
22. Je me demande si Alisdair MacIntyre (1981) serait prêt à considérer ces éléments comme
l’équivalent des standards de haute culture qu’il met au fondement de la communauté morale.
242 LES SENS DU PUBLIC
23. National Association for the Advancement of Coloured People – l’une des principales asso-
ciations de défense des droits des Afro-Américains.
248 LES SENS DU PUBLIC
comme moyen de récolter des fonds, Trudy d’un repas au crabe, Bob d’un repas
de spaghetti. Joan suggéra de simplement demander aux parents des dons de
cinq dollars pour des projets spécifiques… ». Et ainsi de suite, sur une demi-
page à simple espace, montrant clairement l’importance de la discussion pour
les objectifs du groupe. À la fin du meeting, Ron voulut s’assurer que, nouvelle
arrivante, je n’avais pas une impression erronée du collectif : « Tu as été sur-
prise de la masse d’argent que nous avons collectée à la tombola ? Ça t’a éton-
née, non ? Mais ce ne sont que de toutes petites sommes récoltées en six
semaines. C’est ce que je voulais dire à Charles “Ne nous sous-estime pas !
Nous sommes petits, mais nous sommes énergiques ! Nous accomplissons bien
plus que tu peux l’imaginer !” »
Les réunions tournaient autour de projets que les volontaires jugeaient réa-
lisables : acheter un nouveau cuiseur de hot dogs pour leur stand aux événe-
ments sportifs, acheter du soda pour la sortie annuelle des seniors à un parc à
thème, construire le trône pour la reine de la fête scolaire de Homecoming,
récolter des fonds. Quand des outsiders ou des bénévoles occasionnels ten-
taient d’élever le débat, c’était en pure perte. Par exemple, un enseignant qui
s’inquiétait de ce que ses élèves pussent basculer dans la délinquance ou négli-
ger leurs études afin de gagner de l’argent, vint demander aux parents de discu-
ter la limitation des dépenses pour le bal de la promotion (prom). Il fut éconduit
de la même manière que Charles. De manière atypique pour leurs réunions thé-
matiques, les membres évitaient de parler ensemble, changeaient rapidement
de sujet, griffonnaient sur leur feuille de papier ou allaient se chercher un soda
qui tombait bruyamment dans le distributeur du couloir.
Ce collectif de bénévoles existait pour convaincre les membres de la com-
munauté que de bons citoyens doivent être efficaces. La libre discussion sur le
sens du bien public aurait miné, croyaient-ils, leur entreprise. Ils refusaient de
parler de politique pour ne pas décourager les gens. Leur finalité première était
de leur inspirer de bons sentiments et de montrer combien peuvent « faire » les
citoyens ordinaires. Hors des meetings, en coulisse, les bénévoles revenaient
par contre à des discussions plus substantielles et plus spéculatives sur le bien
public. Après une réunion, j’ai accompagné un des membres de l’association
rencontrer une amie dans son petit bureau. Cindy raconta une histoire drôle que
Debbie, une autre fille de la Ligue des parents, lui avait confiée. À une fête, la
nuit d’avant, Debbie avait dit que sa famille avait une fois hébergé une famille
d’une petite ville de province, à l’occasion d’un grand match de football.
« Quand ils sont arrivés, les parents [de cette famille rurale] se sont exclamés :
“Oh, merci mon Dieu !’ ‘Merci mon Dieu pourquoi ?” Ils reprirent : “Merci
mon Dieu parce que vous n’être pas noire. Nous avions peur que l’on nous
héberge chez des Noirs !” » Debbie a alors demandé à son fils d’inviter tous ses
250 LES SENS DU PUBLIC
amis noirs pour une soirée pyjamas ! Certains des enfants d’Auburn n’avaient
jamais vu de gens de couleur auparavant et leur demandaient : « Quels vête-
ments portez-vous ? Quelle musique écoutez-vous ? » Debbie dit que ça avait
été une véritable expérience culturelle ».
Dans un tout petit espace confiné, hors du contexte public des réunions, elle
pouvait se permettre de raconter ce type d’histoires, avec un punch tout mili-
tant. Dans leurs rencontres personnelles, les bénévoles se montraient concer-
nés par les problèmes politiques les plus généraux, avides de discussions sur la
justice sociale et le bien commun, liant avec enthousiasme politiques publiques
et troubles privés à propos des coupes budgétaires pour l’école, des sans abri ou
de la guerre. Dans les entretiens en face-à-face, ils ne pouvaient s’empêcher de
revenir de façon obsessionnelle sur les accidents radioactifs dans l’usine voi-
sine d’armes nucléaires ou sur les pesticides et les hormones dans les aliments –
mais pour aussitôt qualifier ces inquiétudes privées, un peu « éloignées de la
sphère domestique » (not close to home)24, par des phrases du type : « Je ne me
soucie que des problèmes qui m’affectent, moi et mes enfants » et dans lesquels
« j’ai un intérêt explicite ». Les volontaires préfèrent se faire reproche de leurs
humeurs, paraître égoïstes ou apathiques, plutôt de s’interroger sur la capacité
des citoyens ordinaires à faire des publics.
Cette méfiance de l’éloquence rhétorique a une longue histoire dans la poli-
tique américaine. Kenneth Cmiel (1990 ; et Rodgers, 1987) écrit que les
Américains du XIXe siècle tenaient l’éloquence rhétorique pour aristocratique,
surannée, snob et européenne. Les Américains préféraient le discours familier,
sans ambages et sans fioritures, qu’ils estimaient plus démocratique. De façon
différente de ces Américains d’autrefois, les volontaires n’évitaient pas le dis-
cours politique parce qu’ils s’imaginaient, pleins de fierté et d’optimisme, en
train de forger une sphère publique inédite et égalitaire. Ils étaient hantés par
un sens accablant de l’inégalité sociale et de l’impuissance politique et ils crai-
gnaient que de parler de politique ne fît sentir plus réelles encore leurs suspi-
cions. Le discours le plus franc risquerait de décourager les gens ordinaires.
Alors, au lieu de s’exprimer librement, comme le faisaient leurs ancêtres, les
volontaires évitent de se parler les uns aux autres de questions d’intérêt public.
24. Ce processus de formulation d’un type de raisons et de motifs officiels sur la scène publique
et informels en coulisses renvoie à un phénomène linguistique pointé par W. Labov (1972).
Dans une expérience où il demandait aux vendeurs d’un grand magasin la place d’un article,
il leur faisait répéter leurs instructions, sous prétexte de ne les avoir pas comprises. La pre-
mière fois, les vendeurs utilisaient leur langage vernaculaire, avec un fort accent. La secon-
de fois, quand l’attention avait été déplacée implicitement sur leur discours, les vendeurs par-
laient de façon beaucoup plus consciente d’eux-mêmes, en s’efforçant d’adopter une pro-
nonciation « correcte ».
PUBLICS FRAGILES 251
Tandis que d’un côté, ils travaillent dur à établir une relation à la « grande
société », inconnue, vague et effrayante, d’un autre côté, ils semblent la rejeter
et la tenir à distance.
Il y a là un paradoxe. Proscrire le discours sur les principes ou les finalités
politiques est la façon qu’ont les volontaires de viser le bien public. Ils tiennent
pour acquis qu’en vue de montrer à leurs voisins et de se convaincre eux-
mêmes que les citoyens ordinaires peuvent être efficaces, ils doivent éviter les
sujets tenus pour trop ouvertement « politiques ». Dans leur effort d’être
ouverts et fédérateurs, de s’appuyer sur des concitoyens sans les décourager, ils
s’abstiennent de délibération publique – ce que Charles réclamait afin de poser
des vrais problèmes et d’inclure de nouveaux membres. La pratique civique de
« faire le public » est perdue : l’esprit public est interdit de séjour dans les arènes
publiques.
25. USO : l’organisation en charge des divertissements pour les troupes de l’US Army [NdT].
254 LES SENS DU PUBLIC
26. Sur ce point, je me démarque de certains théoriciens (comme Baudrillard, 1983) qui se
réjouissent quand les Buffalos refusent d’entendre les « voix de la domination ». Ne rien faire
d’autre que tout « refuser » tout le temps semble une parfaite illustration d’un point de la cri-
tique de Habermas et des auteurs de Francfort. Le monde semble totalement « colonisé » par
des produits et des relations du marché et l’ironie, prégnante et corrosive, reste le seul méca-
nisme de défense. Les institutions de consommation donnent une image de la communauté
nostalgique, « down home », sans participants capables de parler suffisamment pour rétablir
leur propre communauté. Mais ce que ne comprennent pas les théoriciens de l’Ecole de
Francfort, c’est la somme phénoménale d’interactions qu’il faut pour maintenir ce sentiment
d’être déconnecté de la « grande société ». Les citoyens sont des sujets monadiques du mar-
ché quand ils créent activement des espaces d’interactions qui ne laissent pas d’autre place
pour les membres pour exprimer leur attachement au monde que celui qui leur est imposé par
le marché.
PUBLICS FRAGILES 255
Varenne, 1977)27. Et peut-être que si l’on assume que le discours public est non
fiable, mensonger et inutile, on contribue à affaiblir les institutions publiques.
Une seconde explication qui va dans le même sens soutient que tous les
gens soupèsent leurs options dans un champ d’alternatives et utilisent ration-
nellement des stratégies discursives qui leur permettent d’obtenir ce qu’ils veu-
lent de façon réaliste. Cette version s’applique le plus facilement aux
organisations militantes. La recherche a révélé que les institutions de pouvoir
tendent à rendre l’activisme futile et dérisoire et trient ses propositions intelli-
gentes hors de la circulation publique. Robert Entman et Andrew Rojecki
(1993) ont par exemple indiqué que les comptes rendus de presse sur le mou-
vement antinucléaire américain opposent des militants hauts en couleur, pitto-
resques et passionnels à des experts rationnels, sans égard au fait que les
militants se montrent ou non raisonnables et sensés28. Une étude des consulta-
tions autour d’un site nucléaire en grande Bretagne (Kemp, 1985) montre un
schéma similaire d’exclusion des critiques politiques des citoyens et de réduc-
tion par les officiels de la parole publique à des objections techniques
(Habermas, 1970). Les journalistes tendent à personnaliser les histoires, en
particulier les récits de militantisme. Gitlin (1980), Gans (1979) et Entman
(1989), parmi d’autres, écrivent que la plupart des reporters et des rédacteurs
américains croient que les lecteurs veulent des histoires à propos d’individus
plutôt que d’institutions, de victimes plutôt que de problèmes sociaux et d’évé-
nements plutôt que de causes et de conséquences. Faire appel aux sentiments
maternels est un moyen presque universel de faire que des demandes potentiel-
lement radicales paraissent douces, chaleureuses et légitimes. Comme le dit
Linda Gordon (1993 : 17), les activistes peuvent stratégiquement « porter leurs
enfants au-dessus de leurs têtes, exhiber leurs petites jambes grassouillettes et
leurs yeux immenses et adorables de façon à conduire un portier suspicieux à
ouvrir les portes du trésor public ». Certains chercheurs décrivent les activistes
comme des « entrepreneurs d’un mouvement social » qui essaient consciem-
ment de « vendre » leurs causes aux médias et au public (Snow et al., 1986 ;
McAdam, McCarthy & Zald, 1996). Le problème est que sur mon terrain, les
reporters donnaient une résonance aux discours des mamans et ignoraient
presque tout des revendications des militants.
27. M. Baumgartner (1988) qualifierait la réticence politique des bénévoles et des Buffalos de
« minimalisme moral ». Une communauté aussi mince a du sens quand les citoyens subur-
bains veulent juste ne pas avoir d’interactions les uns avec les autres et préfèrent payer pour
les services dont ils ont besoin. Mais dans les cas ici étudiés, ce désir entre en conflit avec
celui d’établir une appartenance à des collectifs à travers des interactions.
28. La question de la place des mass médias dans la vie publique est trop ample pour être ici traitée.
258 LES SENS DU PUBLIC
ment que l’idée de « pratiques civiques » apporte aux travaux sur la culture
politique et sur la sphère publique ?
La famille des recherches sur les « outils culturels », les « langages » ou les
« vocabulaires » constitue, comme je l’ai souligné plus haut, un pas en avant
décisif au-delà de l’opposition entre « interne » et « externe », « subjectif » et
« objectif », « croyances » et « structures ». Sans de telles boîtes à outils (Swidler,
1985), pas de mise en forme des sentiments vagues et flottants, pas d’organisa-
tion de la perception et de la discussion de façon ordonnée. Par exemple, à pro-
pos de la politique de l’avortement, les militants pro-choice insistent sur le
langage des droits individuels, justifient l’avortement comme un choix person-
nel : ils privilégient la séparation sur la relation. Mais on pourrait aussi bien ima-
giner un autre type de discours, où les militants insisteraient sur le fait que seule
une femme est suffisamment liée à la situation sociale, à son Soi et à sa famille
pour savoir ce qui est bon pour elle (Kilroy, 1992). Dans cette perspective, le
langage n’est pas le véhicule transparent des croyances intimes, mais contribue
à façonner les débats, les lois et les politiques, les perceptions, les passions et les
jugements à propos d’un problème.
De même, l’analyse de cadres a permis de dépasser le duo « croyances-et-
structures ». Dans Talking Politics, par exemple, William Gamson (1992) ne
traite pas les idées politiques comme la propriété d’un esprit individuel, mais
comme un bien partagé par un collectif en interaction ou par une tradition de
pensée29. Gamson demande à des interviewés dans des groupes centrés de dis-
cuter des bandes dessinées politiques et analyse leurs opérations de cadrage.
Dans les échanges d’arguments à propos du conflit israélo-palestinien, il relève
les cadres de la « querelle entre voisins », des « intérêts stratégiques », de
l’« impérialisme israélien » et de l’« expansionnisme arabe ». Gamson montre
habilement comment les interviewés interagissent et coopèrent activement pour
définir les enjeux et les problèmes politiques en s’appuyant sur des traditions
depuis longtemps établies dans la politique américaine et s’écartent souvent de
façon créatrice et spectaculaire des cadres prévalant dans les mass médias.
Les cultures partagées façonnent donc la pensée et le discours politiques et
sont des conditions de possibilité du débat public. Mais l’analyse des langages
et celle des cadres semblent ignorer le processus d’ouverture de contextes par
des pratiques civiques. Ni l’une, ni l’autre ne révèle comment les interviewés
vivent et pratiquent les contextes de la sphère publique, dans la mesure où les
deux créent le contexte de l’enquête, celui de situations d’entretien où chaque
29. Cette analyse de cadres par W. Gamson (1992) diffère quelque peu des travaux de D. Snow
évoqués plus haut, qui porte davantage sur les efforts stratégiques et conscients des leaders
des mouvements sociaux pour attirer des militants ou des sympathisants.
260 LES SENS DU PUBLIC
mot est anormalement pris au sérieux. Les enquêtes par entretien ne peuvent
dévoiler aucune opération répétée et cohérente de commutation de code
(Gumperz, 1989) d’un contexte à un autre. À l’objection que les groupes cen-
trés sont un « site artificiel » pour leurs participants, Gamson (1992 : 19) répond
que tous les sites sont artificiels : « les interactions sur les lieux de travail n’ad-
viennent pas sans qu’un employeur ne trouve le moyen d’amener les gens à tra-
vailler ensemble ». Je suis d’accord qu’il n’y a guère de sens à vouloir trouver
des « situations naturelles ». Mais il y a des sites d’enquête qui ont leur place
dans le cours habituel de la vie d’une personne et d’autres pas.
Prêter attention aux pratiques civiques conduit à considérer trois éléments
imbriqués l’un dans l’autre : les groupes, les langages politiques et les footings
contextuels. L’étude des cadres et des langages travaille sur les deux premiers
éléments : il nous faut inclure le troisième. Certains langages ne sont utilisés
que par certains groupes et dans certains contextes. Le même langage peut
avoir des significations différentes dans des contextes différents pour des
groupes différents. Parfois, le discours des membres de certains groupes sonne
de façon remarquablement semblable à celui des membres d’autres groupes
dans des contextes similaires. En outre, le sens des mots ne peut être en aucun
cas abstrait de celui des pratiques. Prenez la phrase : « pensée globale, action
locale » (think globally, act locally). Les activistes y recouraient dans leurs
meetings, où elle signifiait que le monde irait mieux et serait meilleur si cha-
cun s’investissait dans les affaires locales tout en restant en contact étroit avec
d’autres groupes agissant également localement. La phrase a suscité un grand
nombre de discussions sur les situations partagées au niveau national et inter-
national, sur les coalitions entre divers types d’acteurs, sur les bulletins de
nouvelles et les courriers électroniques. Les bénévoles l’utilisaient avec humi-
lité dans des entretiens où elle signifiait que tout le monde devrait être aussi
actif dans sa communauté qu’eux-mêmes dans la leur et où elle appelait à une
action concertée entre acteurs locaux. La phrase, dans ce cas-là, ne provoquait
pas beaucoup de discussions. Les Buffalos, enfin, s’en emparaient pour dire
que tout un chacun devrait prendre les choses en charge à sa propre échelle30.
La phrase, là encore, ne surgissait que dans la situation d’entretien et ne récla-
mait pas du tout de commentaire.
L’enquête par questionnaires, sans ancrage dans le quotidien des acteurs, ne
pourrait jamais révéler ce type de différences. Si certains contextes semblent
30. Dans le texte : « snip the rings of their six packs, comme Betsy me le dit une fois » : « cou-
per les attaches en plastique qui tiennent ensemble des packs de six bières », afin d’éviter que
ces attaches finissent dans l’océan et étranglent dauphins et phoques… un mot d’ordre des
écologistes [NdT].
PUBLICS FRAGILES 261
neutres et clairs, moins saturés et submergés de sens que d’autres, moins prêts
à engloutir le sens formulé par des discours explicites – si par exemple une
enquête par entretiens au Sénat donne l’impression que le sens du langage est
moins activement tordu que par le Buffalo club – c’est tout simplement parce
que, en tant qu’enquêteurs, nous adhérons davantage à ces contextes sur le
mode de l’évidence. En tant qu’observateurs, nous ne partageons si profondé-
ment les méthodes de déchiffrement de sens des membres que parce que
« leurs » méthodes sont « nos » méthodes. Les méthodes semblent alors trans-
parentes (Garfinkel, 1967 : 100-103).
Une plus grande attention aux contextes permet de comprendre ce que les
citoyens prennent pour allant de soi dans leur participation politique. Comme le
défend Cicourel, « les niveaux micro et macro s’intègrent dans les sites de la vie
quotidienne comme des traits routiniers de n’importe quelle organisation sociale
et culturelle. Les membres d’un groupe ont leurs propres théories et méthodolo-
gies pour réaliser cette intégration » (Cicourel, 1981 : 65). Si l’on applique cette
idée à une étude de la sphère publique, il faut enquêter sur la façon dont les
groupes informels de citoyens « contextualisent » (Gumperz, 1989) leurs interac-
tions avec les institutions, y compris les institutions informelles de la société
civile. Même dans une bureaucratie, gouvernée par des règles, comme le
démontre Garfinkel (1967), la création d’une routine normale implique une
constante négociation, l’improvisation de règles dont les membres ne perçoivent
pas le caractère improvisé, une activité incessante pour rapiécer une réalité désor-
donnée dont les membres ne reconnaissent pas le désordre. Ceux-ci reconnais-
sent qu’ils ne savent pas s’ils partagent les uns avec les autres une « communauté
de compréhension » (Ibid. : 27) : ils s’en assurent en créant des points communs
de référence et en s’appuyant sur eux dans un forum public.
politiques que lorsque les locuteurs parlent pour leur propre compte et récla-
ment quelque chose en leur nom propre : ils ne laissent pratiquement pas
d’autre alternative à la participation politique. Dans une telle culture, les
citoyens qui sont véritablement engagés vers un bien public ne parlent pas,
mais agissent. Ils distribuent des couvertures aux sans-abri et ne se soucient pas
des affaires plus générales. Il leur est du reste difficile de s’engager dans une
sphère publique peu attrayante : ils font tout pour la maintenir à distance. La vie
publique inclut ce « maintenir à distance » comme un caractère organisé, répé-
titif et prédictible de l’interaction engagée. Chacun connaît cet impératif de
paraître désengagé, même ceux qui choisissent de le transgresser. Un moment
crucial du pouvoir de faire ou de ne pas faire des publics se joue dans cette
démarcation précise, soigneuse et implacable des frontières entre contextes
(Friedland, 1995 ; Lamont, 1992 ; Schapiro, 1981).
L’action collective de dégager une arène publique au cœur des échanges
conversationnels pourrait mettre en question les relations instituées entre pou-
voir et absence de pouvoir. Quand les citoyens attribuent le pouvoir de produire
du sens à la vie publique, la vie publique devient une source potentielle de pou-
voir. Mais si les groupes présument que le discours public est frivole, dange-
reux ou inutile, le public se fragilise : les pratiques civiques affaiblissent alors
le pouvoir de faire du sens de concert ou de faire un public. Les associations de
citoyens n’ouvrent plus alors que des espaces étriqués où lancer, développer et
répercuter des idées politiques. Le pouvoir est le pouvoir de définir ce qu’est la
vie publique et de donner du sens à l’acte de s’associer volontairement. Ce
n’est pas seulement un pouvoir de rendre public un programme politique, c’est
le pouvoir de faire le public.
Traduit de l’anglais par Daniel Cefaï
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PUBLICS FRAGILES 265
Communautés locales,
publics démocratiques et associations
En relisant cette formule de Dewey dans The Public and its Problems, je me
suis souvenu du slogan « Bonjour voisin ! » qui, sur des affiches placardées ici
ou là dans ma ville de Saint-Denis, invitait les citoyen(ne)s dyonsien(ne)s à
participer aux conseils consultatifs de quartier mis en place récemment dans
cette municipalité. L’objet de cette contribution n’est pourtant pas d’étudier les
expériences de démocratie participatives dyonisiennes, mais d’interroger théo-
riquement cet idéal deweyien d’une démocratie de voisinage.
On aurait tort de voir là un vestige un peu folklorique et suranné d’une tra-
dition politique proprement américaine, indissociable d’un mode de vie rural et
communautaire où, comme le suggère J. Zask (2001 : 64), « le jugement poli-
tique des individus se cantonnait dans le choix du tracé d’une route communale
ou d’un nouvel instituteur ». Dewey ne défend en aucun cas un communauta-
risme de clocher, nostalgique d’un âge d’or perdu. Ce qu’il nous dit avant tout –
en 1927, au moment où, progressivement la communauté politique prend la
forme d’un « vaste monde invisible » (Lippmann, 2001) – c’est que la démo-
cratie doit commencer quelque part, en un lieu tangible, sensible, où les
hommes et les femmes nouent déjà concrètement des relations d’un certain
type et partagent certaines expériences communes. Un lieu qui, en quelque
sorte, en serait le site originel, et à partir duquel elle pourrait se déployer dans
des espaces plus vastes et plus abstraits. Suggérant que ce lieu pourrait bien
être la communauté de voisinage, Dewey semble affirmer que celle-ci pourrait
bien incarner l’espace naturel de la démocratie.
Dans la tradition pragmatiste américaine, Dewey n’est pas le seul à cher-
cher le fondement de l’expérience démocratique dans les sphères pré-poli-
tiques de la sociabilité communautaire « primaire ». Son collègue et ami
Charles Cooley (1963) ne proposait-il pas de définir les groupes primaires
comme les nurseries ou les pouponnières de la démocratie ? Mead, quant à lui,
ne suggérait-il pas que l’exigence démocratique est posée dans la structure
même des interactions ordinaires et dans les formes requises par la coopération
sociale quotidienne (1977) ? Et au-delà de la tradition pragmatiste américaine,
près d’un siècle plus tôt, Tocqueville (1992a, 1992b) n’avait-il pas démontré
que la vivacité de la démocratie américaine reposait sur le fait que le dogme de
la souveraineté populaire y était inscrit non seulement dans les lois mais plus
encore dans les mœurs elles-mêmes, mises en pratique quotidiennement au
sein de la famille, dans les jeux d’enfants et bien sûr dans ces multiples asso-
ciations formelles et informelles où se manifesterait, sous une forme épurée, la
singularité même de la sociabilité démocratique ?
Pour ces trois auteurs, la démocratie n’est pas avant tout une forme de gou-
vernement. Elle ne s’épuise dans aucune « machinerie politique » (Dewey,
1927 : 143). Elle n’est pas quelque chose d’institutionnel ou d’extérieur à soi.
Elle désigne avant tout une forme de vie, incarnée dans nos pratiques et formes
de coopération les plus ordinaires. En ce sens, la démocratie est d’abord une
réalité et une expérience locale, c’est à dire en fait sensible (Chanial, 2001).
Pour autant, si la démocratie se nourrit bien de ces « attachements essentiels »
qui « ne naissent que dans l’intimité de relations qui sont nécessairement de
portée restreinte » (Dewey, 1927 : 212), si elle s’identifie à l’idée même de
communauté qui, pour Dewey, doit rester une affaire de face-à-face, elle ne s’y
résout pas pour autant. La démocratie politique suppose des institutions, des
règles, des procédures. Comment alors s’articulent « démocratie primaire » et
« démocratie secondaire » ? À travers quelles médiations l’expérience démo-
cratique ordinaire, pré-politique, peut-elle générer des normes et des institu-
tions politiques générales, elles-mêmes démocratiques ? Quel rôle y jouent
l’opinion publique (Cooley), les associations (Tocqueville) ou les publics
démocratiques (Dewey) ?
C’est cette hypothèse d’une continuité entre démocratie primaire (commu-
nautaire) et démocratie secondaire (institutionnelle ou fonctionnelle), ou plutôt
de cette gradation entre groupes primaires, publics et associations, et institu-
tions politiques, que je voudrais ici questionner en compagnie de ces trois
auteurs. Je vais tout d’abord rappeler la démarche de Cooley, la plus radicale
LA CULTURE PRIMAIRE DE LA DÉMOCRATIE 271
manifester loyauté à son égard, elle exige également que chacun reconnaisse
dans la bienveillance, la bonne foi, l’entraide mutuelle, les principes mêmes
qui doivent présider aux relations au sein d’un groupe social. Mettre en œuvre
ces principes, c’est pour Cooley se réaliser soi-même, s’ouvrir à une vie plus
profonde et plus riche. À l’inverse, manquer à ces principes, c’est manquer de
respect pour soi. L’égoïsme, comme le suggérait Mead (1962: 388) à la suite de
Dewey, « consiste à préférer un soi borné à un soi épanoui », c’est-à-dire à un
soi toujours plus large, plus humain, donc plus heureux.
1. Cooley n’hésite pas également à affirmer que la Règle d’or émane directement de la nature
humaine ainsi définie.
274 LES SENS DU PUBLIC
2. L’auteur suggère même que le processus historique qui a conduit à la démocratie moderne fut
initié au sein des communautés villageoises d’Europe du Nord, où dominait la pratique de
l’auto-gouvernement local, pour se poursuivre avec les révolutions anglaise, américaine et
française et s’approfondir et se généraliser aux XIXe et XXe siècle, notamment par la recon-
naissance du suffrage universel.
3. Un autre théoricien important de l’opinion publique, Gabriel Tarde, référence constante de la
sociologie de Cooley, analyse en ces termes l’élargissement graduel du « public moral » : « Je
ne veux pas dire que le sentiment de fraternité, et aussi bien de l’égalité, de la liberté, de la jus-
tice, c’est-à-dire le germe premier et l’âme de la vie morale, soit une découverte moderne. Ce
qui est moderne, c’est l’étendue énorme du groupe humain où l’on prétend faire régner ce sen-
timent supérieur qui, d’ailleurs, a existé de tout temps, mais dans des groupes de plus en plus
étroits à mesure qu’on remonte le cours de l’histoire. » (Tarde, 1911 : 376).
LA CULTURE PRIMAIRE DE LA DÉMOCRATIE 275
tions d’exprimer les impulsions les plus hautes de la nature humaine, vient
humaniser la vie collective. Cooley ne prétend pas pour autant que seules les
sociétés démocratiques modernes connaissent une opinion publique. « Lorsque
nous affirmons que l’opinion publique est moderne, souligne-t-il, nous ne dési-
gnons ainsi que ses formes les plus larges et les plus complexes. À une échelle
plus réduite, elle a toujours existé dès lors que les hommes avaient la possibilité
de discuter et d’agir sur toute question d’intérêt commun » (Ibid. : 108).
Sous cette forme-là, elle se manifestait par exemple chez les peuples amé-
rindiens et se manifeste quotidiennement aujourd’hui sur les terrains de jeux
des enfants. Cooley affirme seulement que ce n’est qu’avec les progrès de la
sympathie humaine qu’elle dépasse son enclavement dans des communautés
restreintes, régies par le face-à-face.
Pour résumer la théorie finale de la démocratie de Cooley, on pourrait trans-
poser cette fameuse formule de Lénine selon laquelle le communisme, ce serait
les soviets plus l’électricité. Pour Cooley, la démocratie, ce sont les groupes
primaires plus les technologies de communication moderne.
« Les changements qui s’opèrent aujourd’hui dans le transport ferroviaire, le télé-
graphe, la presse quotidienne, le téléphone et le reste ont conduit à une révolution
dans les différentes phases de la vie ; dans le commerce, la politique, l’éducation, et
même dans la sociabilité ou la conversation, cette révolution a toujours consisté en
un élargissement et une accélération de la vie de chacun. » (1964 : 83.)
Par cette révolution dont la base est mécanique, les contacts sociaux non
seulement sont facilités, mais ils s’étendent dans l’espace et le temps. Nos
conversations ne sont plus restreintes au cercle de nos proches. Grâce notam-
ment à la presse populaire quotidienne, nous rions des mêmes blagues, nous
nous passionnons pour les mêmes matchs. Ceux qui nous étaient étrangers nous
deviennent familiers. Et ainsi se développent un sens de la communauté tou-
jours plus large, un sentiment de commune humanité désormais universel.
Cette révolution de la communication4 s’identifie, pour Cooley, à la véri-
table révolution démocratique. En effet, celui-ci rappelle, à la suite de J. Bryce
dans The American Commonwealth (1888), que la Constitution américaine
n’a pas été conçue à l’origine comme accordant le pouvoir au Peuple. Il
s’agissait d’une république représentative, monopolisée par des élites, et non
d’une démocratie. Néanmoins, si la démocratie s’est affirmée, si l’orientation
4. Il faut ici rappeler que la thèse d’économie politique soutenue par l’auteur en 1894 avait pour
titre Theory of Transportation et avait pour objet l’étude des conséquences à la fois politique,
économique et culturelle du développement des modes de communication moderne (du trans-
port ferroviaire au téléphone).
276 LES SENS DU PUBLIC
5. « Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt de toutes parts autour
de celui qui en est victime ; quelque grand malheur inopiné frappe-t-il une famille, les bourses
de mille inconnus s’ouvrent sans peine ; des dons modiques, mais fort nombreux, viennent au
secours de sa misère. » (Tocqueville, 1992a : 688.)
LA CULTURE PRIMAIRE DE LA DÉMOCRATIE 281
6. Pour une analyse moins allusive des sociologies de l’association de Tocqueville, cf. Chanial
(2001 : 125-146).
7. Comme les institutions communales que Tocqueville qualifie d’« associations » (1992a : 64),
comme d’ailleurs les partis politiques (p. 199). De même, la liberté de la presse constitue le
premier degré dans l’exercice du droit d’association, le second étant le pouvoir de s’assembler
(p. 213). Toutes ces institutions et pratiques relèvent de la même logique, « l’action libre de la
puissance collective des individus ».
8. Dans le chapitre de Social Organization consacré aux groupes primaires, Cooley citait et fai-
sait sienne cette autre formule de Tocqueville (1992a : 64) : « C’est l’homme qui fait les
royaumes et crée les républiques ; la commune paraît sortir directement des mains de Dieu. »
282 LES SENS DU PUBLIC
CONCLUSION
Dewey, mais aussi Tocqueville et Cooley, dans l’interprétation que nous avons
suggérée, nous invitent ainsi à repenser d’une façon assez singulière la ques-
tion de la démocratie et de la communauté politique (Chanial, 2001). Dans
cette perspective, la question démocratique n’est autre que celle de l’articula-
tion du proche et du lointain, de l’intime et de l’inconnu. Parce que la démocra-
tie relève de cette nécessaire et improbable invention d’un monde commun
entre étrangers, elle exige paradoxalement que les liens qui nous rattachent à
nos voisins soient renforcés afin que l’idéal démocratique puisse se déployer
de la « petite » à la « grande société » – pour reprendre les formules de
Tocqueville – et ainsi s’ouvrir de ces espaces infrapolitiques vers des espaces
288 LES SENS DU PUBLIC
BIBLIOGRAPHIE
de réflexion sur la société civile et sur la citoyenneté (Cohen & Arato, 1992 ;
Chambers, 2002 ; Clarke, 1996 ; Janoski, 1998 ; Putnam, 2000).
D’une certaine façon, la vigueur de ces efforts normatifs témoigne d’un
degré certain d’optimisme ou de foi dans le projet démocratique. On pourrait, à
l’inverse, engager la discussion sur la démocratie délibérative sur un ton pessi-
miste et paraphraser un vieil adage selon lequel rarement autant de personnes
ont dépensé tant d’énergie à théoriser un phénomène aussi minuscule. Les
récents développements du monde contemporain pourraient bien accréditer
l’idée que la démocratie délibérative occupe principalement et prioritairement
l’esprit de théoriciens sans doute bien-pensants, mais quelque peu naïfs. Durant
la dernière décennie, les évolutions sociales et politiques ont contribué à pro-
duire une sorte de lamentation qui déplore à la fois la stagnation des systèmes
politiques formels, le déclin des formes traditionnelles d’engagement poli-
tique, la défiance vis-à-vis des partis politiques et leur désaffection, les symp-
tômes de plus en plus visibles de cynisme public, la substitution dans les médias
de discours économiques et consuméristes au souci du bien public, enfin la
fragmentation croissante des publics et leur soumission toujours plus forte aux
conséquences de la concentration et de la commercialisation des médias.
Nous assistons également au recours de plus en plus fréquent à l’expertise
politique (spin) : le public est de plus en plus visé par les relations publiques de
l’État ou des partis politiques, ciblé par des stratégies fondées sur des sondages
d’opinion, sur le battage publicitaire et sur une pure et simple désinformation. En
bref, il s’agit là de ce que l’on peut appeler un modèle de marketing politique,
avec son arsenal de « variateurs d’humeurs » (mood modifiers) politiques
(Bauman, 1999 ou Boggs, 2000 présentent des analyses récentes de ces dévelop-
pements). Résultat de tout cela, les citoyens sont moins engagés que jamais, le
cours de la politique comme sujet de discussion est en chute libre et la démocra-
tie délibérative paraît d’un piètre secours pour penser le monde contemporain.
À l’opposé de ce récit du malheur public, plusieurs études désormais fami-
lières laissent toutefois penser que la démocratie délibérative pourrait tout de
même représenter davantage qu’un mantra partagé par des nombrilistes poli-
tiques. De telles perspectives nous invitent à réfléchir à de nouvelles formes
d’engagement et de citoyenneté, voire à envisager de nouvelles définitions de
l’objet de la politique et de nouveaux modes de communication politique.
Indépendamment de l’optimisme ou du pessimisme de chacun à propos du choix
à faire entre une « ancienne » ou une « nouvelle » politique, il faut admettre que
la démocratie contemporaine se trouve à un moment de transition lourd de sens.
La place des mass médias traditionnels et des nouvelles techniques de commu-
nication est capitale : ils instaurent des contextes inédits de production, de diffu-
sion et de réception des biens politiques et viennent s’entrelacer dans une
À LA RECHERCHE D’UN PUBLIC PARLANT 293
situation extrêmement complexe (Axford & Huggins, 2001 ; Bennett & Entman,
2001). Les conditions et les circonstances de la communication jouent un rôle
important dans la perpétuation et la problématisation des modèles politiques
institués, de la même façon qu’elles contribuent à faciliter l’émergence et la sta-
bilisation de développements alternatifs.
En choisissant la démocratie délibérative comme perspective dominante et
en orientant notre attention sur les dynamiques de communication publique
dans l’horizon des pratiques citoyennes, nous sommes confrontés immédiate-
ment à une série de difficultés. Il convient de ne pas trop vite se départir d’un
scepticisme tout à fait salutaire. Un des plus grands défis tient au fait que le
concept est avant tout le fruit de discours philosophiques et ne s’est pas révélé
d’une utilité immédiate dans la recherche empirique. De fait, il existe très peu
d’enquêtes empiriques qui s’appuient directement sur le concept de démocratie
délibérative. Mon propos est donc ici d’examiner cette notion et de voir si l’on
peut en réactiver la fécondité pour des études contemporaines qui recroisent
médias et politique.
Ce chapitre s’ouvre sur une brève présentation du cadre théorique, soit la
perspective habermassienne et quelques courants de réflexion sur la société
civile et sur la citoyenneté. Dans un deuxième temps, il revient sur les ensei-
gnements qui peuvent être tirés de la tradition de recherche portant spécifique-
ment sur l’opinion publique. Les tensions actuelles autour de la
conceptualisation de la démocratie délibérative sont ensuite discutées. Une
question cruciale concerne l’extension du terme : ces délibérations doivent-
elles inclure l’ordre des conversations courantes ou doivent-elles être circons-
crites à un mode particulier d’interaction et limité à des contextes déterminés ?
Ces questions de définition préparent le terrain pour l’examen de quelques
contributions récentes, dont celles de Kim, Wyatt & E. Katz (1999), Eliasoph
(1998) et Noelle-Neuman (1993). En conclusion, j’avance quelques pistes1.
1. Cette entreprise établit des connexions avec quelques-uns de mes travaux récents sur les rela-
tions entre les médias, les citoyens et la démocratie : Dahlgren 1998, 2000a, 2000b, 2000c,
2001, 2003.
294 LES SENS DU PUBLIC
L’itinéraire habermassien
Dans les années soixante, les premières recherches de Habermas sur la sphère
publique ont eu un impact considérable sur la réflexion sur les médias, les
publics, la nature du régime démocratique et de la communication politique. Les
perspectives ainsi ouvertes ont été débattues, testées et intégrées, non sans modi-
fications, dans les boîtes à outils de nombreux chercheurs qui ne partagent pour-
tant pas nécessairement toutes les prémisses de la théorie critique. Elles
continuent de constituer le cadre général de la réflexion sur ces objets. Au cours
des années quatre-vingt, Habermas entreprend de développer ses théories sur la
rationalité communicationnelle, partie d’un projet plus vaste dont l’ambition
était de reconstruire le legs du matérialisme historique : l’accent mis depuis Marx
sur le travail était déplacé vers la communication, clef de la compréhension du
mouvement d’auto-institution de la société. Les sources multiples de Habermas
comprenaient, entre autres, la phénoménologie du monde vécu et la sociologie
des interactions sociales de Mead, la pragmatique des actes de langage ou la psy-
chologie du développement de l’ego. Il inaugurait ainsi la littérature sur la démo-
cratie délibérative. Ces idées ont été largement discutées et développées par la
suite, en relation avec les théories de la pratique démocratique ou celles de la sub-
jectivité et de l’identité des citoyens (Benhabib, 1996 ; Dryzek, 1990 ; Elster,
1998 ; Fishkin, 1991 ; Guttman & Thompson, 1996 ; Sanders, 1997).
Une distinction conceptuelle dorénavant familière est celle qui oppose sys-
tème et monde vécu (Lebenswelt), ce dernier signifiant un mode de communi-
cation caractérisé entre autres par le libre déploiement d’échanges
intersubjectifs et par la négociation ouverte des normes et valeurs. Ce schéma
insiste sur les potentialités d’autonomie du sujet individuel. Une partie des ana-
lyses de Habermas consiste à identifier, analytiquement plus qu’empirique-
ment, les types d’obstacles sociétaux qui entravent la réalisation de « situations
idéales de communication ». Son insistance sur l’autonomie souligne, en
retour, les qualités potentielles des acteurs : l’auto-réflexion, le sens critique, la
capacité à s’engager dans des actions collectives et à participer à des débats
rationnels, enfin, la capacité au jugement et à l’action morale.
Nul ne viendrait à considérer ces attributs comme des éléments néfastes. Au
contraire, une industrie intellectuelle a émergé, pour savoir comment, quand et
où, par qui et dans quelles circonstances ces qualités peuvent être réalisées.
M. Warren (1996) offre un panorama utile de ces développements. Il critique le
point de vue excessivement cognitif et rationnel d’Habermas lorsqu’il parle du
type de communication qui pourrait et devrait se déployer dans la sphère
publique : les discussions entre citoyens ne ressemblent en rien à un séminaire
de philosophie, et c’est bien ainsi (Warren, 1995). Warren et d’autres soutien-
À LA RECHERCHE D’UN PUBLIC PARLANT 295
2. Sur ce point, je partage l’opinion de Beiner pour qui toute théorie contemporaine de la démo-
cratie doit reconnaître la fécondité de l’interaction entre les trois courants néo-républicain,
communautariste et libéral.
298 LES SENS DU PUBLIC
3. Je laisse ici de côté toutes les situations dans lesquelles le silence est d’un plus grand intérêt
pour tous.
À LA RECHERCHE D’UN PUBLIC PARLANT 299
ou à trouver des solutions aux conflits. Elle est donc finalisée vers des objectifs
précis. La délibération démocratique n’est pas spontanée : elle est civile,
publique et pas forcément égalitaire. Elle ouvre la porte à une forme d’inconfort
social, précisément à l’opposé de ce que l’on associe communément à l’idée de
conversation. Warren (1996) développe un argumentaire similaire, quoique par-
tant d’un angle différent, lorsqu’il met en question ce qu’il considère comme
l’une des hypothèses de base de la théorie de la « démocratie radicale ». Il
conteste l’idée d’une attractivité fondamentale de l’engagement politique,
conçu comme quelque chose que les gens choisiraient librement s’ils en avaient
l’opportunité. Pour Warren, cette idée n’est rien d’autre qu’un dogme roman-
tique, au mieux un rêve que l’on voudrait voir se réaliser. La plupart des gens
évitent la discussion politique, et plus largement toute forme d’engagement
public, afin d’éviter d’être confronté à l’« absence de fondation de l’espace poli-
tique » et à toutes les angoisses et les incertitudes qui en découlent.
Si la théorie est aveuglée par des désirs qu’elle prend pour des réalités, elle
risque inévitablement, à terme, de se retrouver dans une impasse. Avec
Schudson ou Warren, le réalisme sociologique marque des points. La discussion
politique peut être difficile et il est tout à fait rationnel que la plupart des indivi-
dus souhaitent s’en tenir à l’écart. Le pouvoir d’attraction de la démocratie déli-
bérative est plutôt léger en regard de nombreuses autres possibilités d’activités.
Sans doute de nombreuses exceptions viennent-elles infirmer ce modèle, que
l’on prenne les mouvements sociaux ou les associations civiques. Mais de quoi
parlons-nous ? Sur quelles définitions nous appuyons-nous ? Pour les plus réa-
listes, la discussion politique est conçue en termes relativement étroits. Elle est
associée à un type particulier de contexte et se distingue d’autres modes discur-
sifs avant tout par le type de situation dans lequel elle émerge.
Barber et Walzer adoptent un point de départ différent. Tout en admettant
l’existence des contextes formels de délibération politique définis par Schudson
ou Warren, ils vont au-delà de la rigidité de ce cadre initial et soulignent au
contraire l’extraordinaire perméabilité des contextes, le désordre et l’imprévisi-
bilité des bavardages quotidiens. Les répertoires de rôles des citoyens ne sont
jamais donnés a priori et limités par des contextes institutionnels, mais ils peu-
vent émerger de multiples façons à partir de conversations informelles. C’est
donc par des voies discursives, sinueuses et surprenantes, que la politique est
produite et que le lien entre l’ordre du personnel et l’ordre du public est établi.
Opinion et savoir
L’idée de démocratie délibérative recourt à la thématique de l’interaction com-
municationnelle entre les citoyens dans la sphère publique et met en évidence
la formation d’une volonté politique. On pourrait ainsi légitimement s’attendre
à des liens avec les recherches sur l’opinion publique. Cela n’est malheureuse-
ment pas le cas. Les domaines de recherche restent irréductiblement séparés.
Sans revenir en détail sur les questions méthodologiques et conceptuelles qui
traversent les travaux sur l’opinion publique, on doit constater que l’intérêt
pour l’aspect théorique de la formation des opinions a décliné au fur et à mesure
que les techniques de mesure ont crû en sophistication (Splichal, 1999). Les
sondages quantitatifs recourent aujourd’hui à des techniques qui limitent le
type de modélisation de l’opinion publique.
Les études sur l’opinion publique collent à la vieille dichotomie entre faits
et valeurs, qu’elles recyclent en termes de savoir et d’opinion. L’opinion est
réduite aux points de vue des individus, c’est-à-dire à des énoncés isolés, agré-
gés statistiquement avant d’être analysés. Très tôt, les pratiques des sondages
d’opinion ont fait table rase du legs ethnographique de l’école de Chicago.
Même la contribution tardive, au milieu des années cinquante, des perspectives
qui s’appuient sur le modèle de la communication à double étape (two-step
flow communication) de Lazarsfeld et Katz à Columbia paraît marginale dans
la plupart des travaux actuels sur l’opinion. La notion de « savoir » que l’on
trouve dans ces recherches est d’une incroyable neutralité. Les travaux empi-
riques évaluant la connaissance politique ont rapidement cédé le pas à des
études d’opinion visant ce que les enquêtés « pensent » savoir (Lewis, 2001 :
109). La question de la connaissance politique, même lorsqu’elle est étudiée
empiriquement dans des recherches sur l’opinion, est la plupart du temps trai-
tée comme une simple « conscience » d’états de fait. Le fait que les opinions,
les cadres de la connaissance, les préjugés et les croyances soient liés discursi-
vement, construits socialement, ancrés contextuellement et potentiellement
idéologiques semble ne jamais troubler les enquêtes d’opinion.
4 On pourrait également mentionner les nouvelles initiatives lancées par Lance Bennett à
l’Université de Washington sur l’engagement civique global basé sur Internet. (Voir
http://www.engagedcitizen.org).
304 LES SENS DU PUBLIC
Parler politique
Les travaux de Kim, Wyatt et Katz, fruit d’une coopération sur un projet com-
mun, sont complémentaires les uns des autres. Ils sont basés sur des entretiens
téléphoniques approfondis auprès d’un échantillon de plus de mille citoyens
dans cinquante États américains (Kim, 1997 ; Kim, Wyatt & Katz, 1999 ; Wyatt,
Katz & Kim, 2000). L’ouvrage de N. Eliasoph (1998) propose une analyse eth-
nographique de plusieurs groupes civiques et politiques. Elle examine le dérou-
lement des conversations ordinaires, s’interroge sur leur sens politique et
montre l’évitement ou la répression dont elles sont l’objet. La comparaison des
deux projets est intéressante dans la mesure où tous deux étudient empirique-
ment la démocratie délibérative « en pratique » et parviennent à des conclu-
sions tout à fait différentes. Kim, Wyatt et Katz sont stimulés pas leurs résultats
qui devraient redonner le sourire à ceux qui désespèrent du désengagement
civique de leurs concitoyens ; à l’inverse, Eliasoph est à la fois surprise et trou-
blée par ses résultats, montre comment, sans censure, ni violence, les publics
délibératifs se défont en retrait d’une forme d’apathie collective.
Le point de départ théorique de KKW est en accord avec l’idée que les
conversations fluides, ouvertes et informelles sont l’essence de la démocratie
délibérative. Ils prennent à ce propos explicitement leur distance avec la posi-
tion de Schudson et consorts. Ils définissent la démocratie délibérative
comme un « processus au cours duquel les citoyens participent volontaire-
ment et librement à des discussions sur des questions publiques. C’est un sys-
tème discursif dans lequel les citoyens partagent des informations sur les
affaires publiques, portent des jugements politiques, échangent des opinions
divergentes et participent aux processus politiques… ». Nous sommes dans
un registre de « démocratie discursive » dans la mesure où chaque moment du
processus de délibération – le partage des informations, la formulation des
perspectives, le conflit des interprétations et le raisonnement en commun –
possède les caractéristiques d’une « action communicationnelle » (Kim,
Wyatt & Katz, 1999 : 361).
Ce modèle en quatre phases (exposition aux mass médias, discussion autour
des messages reçus, formation des opinions en public et participation au pro-
À LA RECHERCHE D’UN PUBLIC PARLANT 305
cessus politique) est fondé sur l’utilisation que fait Katz des études d’opinion
de Tarde (1992). Le schéma fait sens, même si l’on peut s’interroger sur le
devenir des conversations ordinaires et des débats politiques sur des sujets non
inscrits sur les agendas des médias. Il met en évidence la place de ces « actions
communicationnelles » dans une chaîne de processus encadrée par la formation
des opinions et l’engagement des citoyens.
Leur sondage se concentre sur neuf sujets au contenu spécifique concernant
des affaires du moment. Les personnes interrogées doivent donner une estima-
tion de leur engagement dans des discussions à propos de ces affaires, préciser
dans quelles circonstances cela s’est produit et évaluer leur confort ou incon-
fort par rapport à ce sujet. Bien que le projet se présente comme une étude de la
démocratie délibérative, il ne s’intéresse pas à l’analyse de débats en cours,
mais demande plutôt aux enquêtés de donner des réponses à propos de leurs
discussions politiques. Sans rentrer dans les détails statistiques, notons tout de
même l’utilisation par KKW d’expressions qualificatives comme « niveaux
raisonnables » pour caractériser la fréquence des conversations politiques. Le
citoyen qu’ils décrivent est finalement relativement bavard.
Ils concluent que l’utilisation de nouveaux médias va étroitement de pair
avec la fréquence de conversations politiques dans la vie quotidienne, que
celles-ci soient d’ordre général ou portent sur des sujets spécifiques. La
volonté de débattre semble en partie influencée par les perceptions de la
majorité, d’une manière analogue à ce que décrit Noëlle-Neuman (1993) à
propos de la « spirale du silence », mais plus encore par l’utilisation de
médias d’information et la fréquence des discussions politiques. Le recours
aux médias d’information et la pratique de conversations politiques ont des
effets positifs sur certains critères de qualité de la vie publique – comme la
construction d’argumentations sophistiquées ou la prise en considération
d’opinions différentes. La participation régulière à des débats contribue à
l’amélioration qualitative des arguments et des opinions et est associée à des
activités de participation à des campagnes intégrées au système politique. Ce
thème de la corrélation entre l’attention pour les médias et un haut niveau de
rétribution en termes d’activité politique est le fruit d’une longue tradition.
Les travaux récents de Milner (2001) s’inscrivent dans cette perspective. Sur
la base d’une étude comparée, il explique comment les nations dont les
citoyens sont particulièrement attentifs au journalisme et où les services publics
fonctionnent tendent à avoir un plus haut degré de participation électorale.
Wyatt, Katz et Kim rapportent que pour leur échantillon, le domicile privé
reste le site où la plupart des conversations politiques interviennent : le plus
privé des espaces devient le site le plus fréquent d’expression et d’échange
d’opinions. Le lieu de travail est cité en seconde position comme favorisant
306 LES SENS DU PUBLIC
l’interaction des citoyens dans la sphère publique. Ces hypothèses ne sont pas
si surprenantes sur les processus de privatisation et de publicisation, mais nous
disposons désormais de preuves empiriques. Cette place focale du domicile a
évidemment des implications profondes pour la théorie de la sphère publique.
Les personnes interrogées dans l’enquête de KKW déclarent parler librement
de politique lors de leurs bavardages informels ; les auteurs en déduisent que
les conversations politiques s’entrelacent dans la fabrique des discussions ordi-
naires. La sphère publique est ancrée dans l’espace domestique, au lieu de s’y
opposer. Le politique n’occupe pas un lieu ou un temps distincts : il se joue
aussi au cœur du monde de la vie la plus quotidienne. Et les publics ne se
déploient pas de façon distincte : l’opinion publique se trame dans les petites
interactions de la vie de tous les jours. KKW mentionnent les résultats diffé-
rents issus de la recherche de Noelle-Neuman (1993) ou Eliasoph (1998), sans
véritablement les critiquer mais plutôt en en dressant des portraits positifs.
Éviter la politique
Eliasoph (1998) s’engage dans un projet tout à fait différent du précédent.
Durant deux années et demie, elle passe son temps sur le terrain à étudier trois
sortes de groupes civiques : des associations de bénévolat, de divertissement et
de militantisme. En recourant à la distinction de Goffman entre scène et cou-
lisses, elle constate que les citoyens ne s’entretiennent de politique dans leurs
conversations ordinaires que dans des contextes spécifiques. Plus les situations
auxquelles ils participent se déploient sous le contrôle des mass médias, plus ils
s’adressent à un large public et plus ils s’inscrivent dans des contextes officiels,
et plus ils semblent réticents à traiter de questions relatives au bien public, à se
présenter comme des citoyens engagés et à recourir à une rhétorique politique.
Une fois qu’ils sont revenus à des situations d’ordre privé, que les micros sont
éteints et les caméras débranchées, leurs conversations peuvent prendre à nou-
veau un tour politique.
Eliasoph explique qu’au sein de certains groupes, la politique est communé-
ment perçue comme un sujet qui divise, douloureux et à éviter dans la mesure où
il met la sociabilité en jeu. On trouve là une validation empirique des analyses
de Schudson sur le caractère embarrassant des discussions politiques. Un autre
thème de Avoiding Politics porte sur la focalisation des citoyens ordinaires sur
les questions locales, comme s’ils étaient absorbés par des enjeux qui les concer-
nent directement, et réprimaient les connexions possibles entre ces problèmes
locaux et des problèmes plus généraux. La question de l’efficacité ne suffit pas
ici à tout expliquer. Certains mécanismes culturels sont à l’œuvre et préviennent
l’expression sur des scènes publiques de tout idéal traduisant un esprit public,
indexé sur le bien commun, visant l’intérêt général. De telles déclarations ne
À LA RECHERCHE D’UN PUBLIC PARLANT 307
BIBLIOGRAPHIE
1. Cette recherche s’étant achevée avec les élections municipales de 2001, elle ne prend pas en
compte les évolutions les plus récentes de ces conseils de quartier, dont le président est aujour-
d’hui élu par les conseillers et qui sont amenés à gérer en propre de petits budgets d’investis-
sement, les « enveloppes de quartier ». Pour des éléments plus détaillés sur cette recherche, cf.
Blondiaux & Lévèque (1999) ; Blondiaux (1999 ; 2000). Je remercie vivement Daniel Cefaï
pour sa lecture attentive et ses remarques critiques, dont je n’ai malheureusement pas pu ou su
toujours tenir compte.
maire de Paris (La Bellevilleuse). Les conseils peuvent être analysés de ce fait
également comme une forme d’encadrement municipal, certaines associations
parleront à l’époque de tentative de contrôle de ce foisonnement associatif. Le
dispositif, de 1995 à 2001, est ainsi doublement limité : par une stratégie (celle
de la mairie du XXe) et par le droit (les pouvoirs de la mairie d’arrondissement
sont infinitésimaux).
À leur création, les conseils de quartier du XXe arrondissement se présen-
tent cependant comme un dispositif expérimental original. Chacun des sept
conseils mis en place se compose de trois collèges de treize membres, dont un
tiers est désigné au sein des partis politiques représentés au conseil d’arrondis-
sement, un tiers coopté au sein des associations présentes sur le quartier et un
tiers de simples citoyens tirés au sort sur les listes électorales. Cette dernière
innovation est à l’origine de l’intérêt suscité très tôt par l’expérience, notam-
ment auprès des sociologues. Il s’agit également d’un dispositif mixte. Les
conseils de quartier ont vocation à travailler comme une instance de représen-
tation et de délibération à l’échelle du quartier et comme un lieu d’interpella-
tion du pouvoir municipal par le public, toujours présent lors des séances. De
ces deux versions possibles de l’institution, celle dans laquelle le public spec-
tateur joue un rôle central finira par l’emporter. Les conseils de quartier se pré-
senteront ainsi très rapidement comme un « forum hybride » (Callon,
Lascoumes & Barthe, 2001) où des acteurs de natures diverses, porteurs d’in-
térêts et de langages différents ont une possibilité régulière de se rencontrer et
de s’interpeller : acteurs politiques, leaders associatifs, représentants des ser-
vices techniques de la municipalité et citoyens ordinaires.
Le propos qui suit repose sur l’observation d’une quarantaine de séances
publiques, parmi celles qui ont été organisées sur un rythme trimestriel dans
chacun des sept quartiers. J’ai voulu comprendre ce qui se jouait au cours de
ces séances, dans cette rencontre en cherchant notamment à identifier les règles
pragmatiques à l’œuvre dans ces interactions. Ce travail s’est inscrit par ailleurs
dans un quadruple questionnement, portant : 1) sur la mise en place de ce dis-
positif de représentation singulier, par tirage au sort, en écho aux réflexions
d’un Bernard Manin (1995) s’interrogeant, peu avant que ne commence cette
recherche, sur le lien originaire entre cette forme organisée du hasard et la
démocratie ; 2) sur les conditions sociales et institutionnelles de la participation
au politique des citoyens ordinaires dans les démocraties contemporaines, en
discussion cette fois avec différentes perspectives critiques dénonçant cette
forme de « cens caché » qui écarte les catégories populaires du processus poli-
tique ; 3) sur les registres d’expression et d’intervention des citoyens ordinaires
dans ces arènes publiques d’un type particulier et les formes prises par la prise
de la parole en public dans ces conseils ; 4) sur les modalités pratiques d’orga-
PUBLICS IMAGINÉS ET PUBLICS RÉELS 315
par les multiples demandes d’intervention dans les contextes les plus divers
– savants et demi-savants – auxquelles s’est trouvé confronté le petit noyau des
observateurs de cette expérience du XXe arrondissement, l’intérêt pour ce qui
est généralement perçu comme une préfiguration, sinon un exemple, de
« démocratie participative » est assez répandu dans le monde universitaire. Or
ce que chacun cherche à y voir relève très largement de la projection. Chaque
tradition ou chapelle normative y recherche sa version du public et se
condamne à ne pas la trouver dans un espace public aussi artificiel et contrôlé.
Ces observateurs intéressés feront ainsi chacun leur tour, directement ou indi-
rectement, l’épreuve de la déception, déception qui semble presque inhérente à
toute mise en contact avec le peuple réel.
Mais si aucune de ces figures de l’idéal démocratique n’est véritablement
présente dans le dispositif, aucune n’en est pourtant totalement absente. Elles y
sont toutes à l’état de possible et s’expriment en particulier au travers des
conventions normatives qui semblent lier les acteurs, faire tenir le dispositif et
lui donner sens.
Parmi ces figures du public idéal, il y a en quatre sur lesquelles je voudrais
revenir :
1) La figure du public représentatif, celle du peuple représenté tout entier
dans sa diversité, dans ses divisions communautaires ou de classe, reflet plus
ou moins fidèle de l’ensemble des groupes qui constituent le quartier (le public
d’une I. M. Young, 2000 par exemple) est celle dont l’absence est la plus visible
au premier regard. Et ce même si l’on constate certains phénomènes intéres-
sants comme la légère sur-représentation des femmes dans le public et une
quasi-parité au niveau des conseillers de quartier. Des groupes entiers restent à
l’écart de ces arènes, à l’instar des jeunes et des étrangers. Les classes
moyennes éduquées y sont sur-représentées. Mais, paradoxalement, c’est la
confrontation toujours possible – et qui malgré tout se produit parfois – d’une
diversité d’expériences et de points de vue qui donne sens au dispositif (classes
moyennes éduquées à l’encontre des classes populaires ; habitants ancienne-
ment installés et habitants d’implantation plus récente ; jeunes contre vieux…).
À l’image de certains débats mettant directement en cause la place des
« jeunes » dans le quartier, c’est dans ces (rares) moments de confrontation de
points de vue socialement situés que la discussion atteint son plus haut degré
d’intensité et que l’idéal est en passe d’être atteint. Au cours des cinq premières
années de fonctionnement des conseils, quelques débats, portant sur l’installa-
tion de grilles d’immeuble afin d’éloigner les étrangers ou sur la sécurité, ont
permis ponctuellement d’amorcer une telle délibération.
Mais les quelques tentatives accomplies par la municipalité pour inciter des
« jeunes » à participer directement aux discussions des conseils ont bel et bien
PUBLICS IMAGINÉS ET PUBLICS RÉELS 319
avorté faute d’avoir su, de part et d’autre, trouver un langage commun. Les
demandes des uns (la mise à disposition d’un terrain de sport ou d’un local ou
d’une subvention pour un groupe) se heurtant à l’impuissance politique des
conseils ; les récriminations des autres (relatives au bruit, à l’insécurité, à l’em-
prise sur certains espaces publics…) n’osant plus se formuler en présence des
fauteurs de trouble supposés.
2) Est également absent le public égalitaire, celui dans lequel chacun pour-
rait faire entendre idéalement sa voix, prendre la parole avec une chance iden-
tique de voir celle-ci prise en compte. Ce public manque, lui aussi, à l’appel.
Tout porte à constater une dissymétrie dans les temps de prise de parole respec-
tifs des différents groupes d’acteurs en fonction de leur statut ou dans les possi-
bilités d’accès à la discussion, des fractions entières du public restant
silencieuses. À remarquer aussi les difficultés pour les étrangers à prendre la
parole en l’absence de dispositifs de traduction appropriés, les signes discrets
d’inattention à certains discours marginaux ou jugés peu sérieux, l’interdiction
pour un citoyen ordinaire de reprendre la parole et d’exercer un droit de suite là
où les politiques ont toute latitude pour le faire, les contraintes tenant aux
formes lexicales utilisées et à la logique de l’argumentation. Tous ces constats
confirment l’existence de registres d’argumentation privilégiés et l’inégalité
des intervenants face à la prise de parole. Et pourtant, dans le même temps, ces
dispositifs donnent à voir un respect ostentatoire de la possibilité pour chacun
de la prendre. Le tour de parole est largement ouvert et le temps de discussion
laisse à chacun la possibilité d’intervenir une fois. Le dispositif abaisse ainsi au
minimum les coûts d’entrée dans la discussion et tout se passe comme si les
autorités étaient testées sur leur capacité à ne pas marquer de signes d’impa-
tience, à ne pas couper intempestivement cette parole, à ne pas définir stricte-
ment les limites de ce qui peut être dit et entendu dans ces enceintes. Le
dispositif, sauf cas exceptionnel, tient cette promesse démocratique et il y
trouve par là même l’une de ses principales vertus (Cefaï & Lafaye, 2002).
3) Le public rationnel ou argumentatif, en un mot habermassien, des mul-
tiples écrits sur la démocratie délibérative (Manin, 2002) est à première vue lui
aussi introuvable, hors des quelques séances où le débat oblige les acteurs à une
montée en généralité (implantation d’un centre d’hébergement pour toxico-
manes, installation de grilles d’immeuble…). Rares sont les participants à la
discussion issus du public qui adoptent la posture du spectateur impartial et de
bonne volonté, engagé avec d’autres dans une recherche en commun de l’inté-
rêt général. Les points de vue exposés sont presque toujours très précisément
situés. Les interventions commencent toujours par le rappel d’une position
dans l’espace du quartier (« j’habite depuis vingt ans au 34 de la rue Saint-
Blaise… ») et c’est le registre du témoignage qui est le plus souvent pratiqué,
320 LES SENS DU PUBLIC
lequel se fonde sur une expérience individuelle que l’on cherche à faire parta-
ger. Pour reprendre les catégories définies par Cardon, Heurtin & Lemieux
(1995), les régimes de la critique (qui exige que le locuteur fasse preuve d’un
minimum de « distance » et de détachement et fasse usage d’arguments visant à
l’objectivité) et de l’opinion (qui repose sur la formulation d’une opinion per-
sonnelle) y sont sensiblement moins présents dans les interventions des
citoyens ordinaires que le régime du partage dans lequel l’auditoire est pris à
témoin d’une situation vécue, intolérable ou difficile à vivre. L’engagement de
la personne y est réel même si l’expérience vécue (trouble de voisinage, incivi-
lité, carence des services publics…) l’est toujours au même moment par
d’autres placés dans la même situation.
Mais simultanément ce qui semble rendre efficaces de telles prises de posi-
tion dans l’espace des conseils, c’est aussi une capacité élémentaire à générali-
ser. Les demandes strictement individuelles, demandes de passe-droit ou de
prise en considération d’un cas particulier, sont en pratique bannies de ces
arènes ou s’y exposent à des sanctions diffuses (murmures négatifs, rires et sar-
casmes…). Si l’on prend la parole, c’est le plus souvent au nom du collectif
(présent ou absent selon les cas) qui vit une situation identique, partageant un
même habitat locatif dégradé ou se rencontrant sur des espaces conflictuels. De
même, ce qui rend acceptable l’interpellation d’autres habitants dans ces situa-
tions publiques et contrôlées par le politique d’interaction, c’est leur capacité à
endosser le point de vue de l’autre, à le respecter, à le prendre en compte et à en
rendre compte. C’est précisément ce qui fait la dimension publique de l’expé-
rience, voire même sa dimension démocratique. La dénonciation frontale de
l’adversaire ou l’utilisation d’arguments que l’on sait inacceptables par une
partie de l’assemblée n’est pas de mise, comme s’il s’agissait de manifester un
sens de la « réciprocité » défendu par certains théoriciens de l’idéal délibératif
comme un principe constitutif de ce dernier (Guttman & Thompson, 1996) Les
propos que l’on entend en séance publique sont presque toujours euphémisés,
nuancés, débarrassés de leur charge de violence la plus manifeste dès lors qu’ils
visent d’autres habitants du quartier (pour plus de détails : Blondiaux &
Lévèque, 1999).
4) Enfin, le public actif ou participatif, à la Dewey (1927), Zask (2002) ou
à la Benjamin Barber (1984), celui qui est visé par les utopies participatives et
dont l’expérience du budget participatif de Porto Alegre pourrait avoir accou-
ché (Gret & Sintomer, 2002), n’est lui aussi que partiellement présent.
L’absence de pouvoir en jeu dans l’expérience et d’articulation claire entre la
délibération collective et la prise de décision a constitué l’obstacle principal à
sa formation. Mais différents indices témoignent aussi d’une réticence des
conseillers, en particulier de ceux tirés au sort, à se voir confier un pouvoir
PUBLICS IMAGINÉS ET PUBLICS RÉELS 321
d’action. Les conseillers de quartier se sont peu servis par exemple de leur
capacité de voter des « vœux » transmissibles au conseil d’arrondissement, pré-
vue dans la charte d’origine, sauf dans les rares hypothèses d’unanimité des
points de vue. D’autres exemples démontrent a contrario que, sous certaines
conditions et lorsque le quartier est confronté à certains types de problèmes
(aménagement d’un square ou d’une place, définition d’un plan de circula-
tion…), la participation d’une fraction des habitants du quartier au processus
d’enquête, à la production de données et de solutions nouvelles est toujours
possible. Au point que la mise à contribution de cette expertise profane ou
d’usage par l’appareil municipal puisse constituer l’une formes de développe-
ment possibles de ce type d’instance.
Dans les commissions de certains conseils de quartier, en marge de séances
plénières, de petits groupes d’habitants ont accompli au cours de ces cinq
années, un véritable travail d’exploration, produisant des rapports, audition-
nant leurs « experts » (étudiants en architecture ou en urbanisme…), transmet-
tent des solutions issus de cette expertise profane ou d’usage aux services
techniques de la mairie. Il est à noter que dans le conseil de quartier où les habi-
tants tirés au sort ont le plus participé à cette activité d’enquête est aussi celui
où les associations sont les moins nombreuses et les moins actives (dans le
quartier Plaine), le conseil de quartier venant ici remplir un vide. Il s’agit là de
l’un des acquis les plus notables de ces conseils, que la transformation de leurs
attributions, depuis 2001 (au travers notamment de l’octroi par la municipalité
d’enveloppes de quartier) ne pourra que renforcer.
CONCLUSION
Qu’est ce que ces conseils de quartier ont véritablement de « public », au sens
en particulier où un auteur comme J. Dewey emploie le terme et tel que des tra-
ditions de recherche inspirées du pragmatisme (Cefaï, 2002) ou focalisées sur
les médias (Dayan, 2000) le travaillent aujourd’hui ? A-t-on en particulier
affaire à des publics politiques ?
D’une part, il me semble avoir montré que l’expérience présente une
dimension de publicité réelle. Des individus y sont confrontés à une expérience
publique, y sont tenus par un certain nombre de cadres et de règles, pour cer-
taines explicites pour la plupart pragmatiques, qui exigent une sortie, même
rhétorique, même éphémère, même maladroite hors du strict point de vue de
l’individu. J’ai montré également qu’il y avait, dans ces arènes la possibilité
toujours ouverte d’une confrontation d’expériences et d’une argumentation
rationnelle.
Mais il me semble également que l’on n’a pas à faire ici, dans un cadre aussi
artificiel, limité et contrôlé, à un public au sens de Dewey. Il ne me semble pas
en particulier que l’on ait à faire avec des publics politiquement constitués.
Pourquoi ?
Pour qu’il y ait public, il faut, comme le rappelle J. Zask (1999), l’identifi-
cation d’un problème qui affecte un collectif d’individus, la prise de conscience
de ses effets par les personnes affectées par ce problème et la définition d’un
intérêt qui s’en suit. Il faut enfin une démarche active et collective d’enquête
ainsi qu’un processus de représentation de ces intérêts. Il en va de même si
cette notion implique qu’une série d’expériences amène des personnes à se
sentir liées les unes aux autres dans un horizon de vie collective, où leurs enga-
gements ont un sens civique ou politique, où elles sont concernées par des
enjeux communs, où elles ont le sentiment de prendre part à un public et si
autour de l’émergence d’un problème se constituent des versions alternatives
d’action, autour desquelles s’agrègent des camps rivaux devant des auditoires,
comme le propose le texte d’introduction de ce colloque (Cefaï, 2002).
Peut-on parler d’une expérience de cet ordre à propos des conseils de quar-
tier du XXe arrondissement ? Au-delà des fragments de réponse apportés par
cette contribution, deux points méritent d’être soulignés.
Pour qu’il y ait un public, il faut d’abord un événement, un problème public,
une « affaire ». Un public ne se forme pas en soi, clos sur lui-même. Il lui faut
PUBLICS IMAGINÉS ET PUBLICS RÉELS 325
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ÉPREUVES URBAINES DU PUBLIC
Isaac JOSEPH
Mon premier travail sur la notion de public date des années 1978-80 et
s’inscrit dans un débat avec la microphysique et la micropolitique d’inspiration
foucaldienne. Deux textes, « Résistances et sociabilités » (1978) et « Éléments
pour l’analyse de la vie publique » (1981) marquent pour moi ce tournant pro-
blématique inauguré par Habermas.
Nous venions de publier, avec Philippe Fritsch et Alain Battegay,
Disciplines à Domicile (1977), un travail sur la généalogie des dispositifs de
normalisation de la famille qui s’inspirait massivement de Foucault. De
manière peut-être un peu moins mécanique et systématique que le livre de
Jacques Donzelot sur La police des familles (1977), paru quelques mois plus
tôt, nous étions en phase avec une interprétation de la microphysique du pou-
voir, dominante dans les cercles qui gravitaient autour du CERFI (Centre
d’étude et de recherches sur les formations institutionnelles). Cette interpréta-
tion ne rompait pas explicitement avec les analyses marxistes des appareils
d’État ; elle prétendait plutôt les prolonger par une histoire sociale des « équi-
pements de pouvoir » et des formes de gestion des populations, instituées tout
au long des XVIIIe et XIXe siècles. Attachée à la lecture des règlements scolaires
et des programmes philanthropiques ou hygiénistes, l’histoire de la normalisa-
tion de la famille pouvait se lire comme une entreprise d’édification – c’était le
* Ce texte reprend en les complétant certains éléments d’un entretien accordé à deux chercheurs
brésiliens, Licia Valladarès et Roberto Kant de Lima, publié par la revue BIB, Rio de Janeiro,
2001. Merci à Daniel Cefaï pour ses questions, ses suggestions et son intérêt pour ce qu’il
appelle l’« écologie des idées »
(1979) et nous lisions aussi Jean Rémy, La ville et l’urbanisation (1974) qui
proposait de classer les grandes sociologies selon le modèle ou la scène primi-
tive qu’elles se donnaient : l’usine comme antre de la production des rapports
sociaux chez Marx, la bureaucratie chez Weber, et enfin la ville qu’il voyait
fonctionner comme un troisième modèle, chez Simmel et Park. C’est par Jean
Rémy que je découvre Simmel, les sociabilités de la distance et de la réserve,
l’expérience de la métropole, les liens faibles et la figure de l’étranger.
Rétrospectivement, je dis bien rétrospectivement, il me semble que c’est
dans ce tournant, et en tout cas dans ces années 1978-80 que s’opère la pre-
mière jonction avec les problématiques de l’espace public. Et, dès le départ,
l’urbain et le politique sont indissociables. Le livre de Richard Sennett, The
Fall of Public Man, paru en 1977 rapportait la crise des publics contemporains
à l’oubli des usages du désordre et à la perte du sens de la réserve, dans une ins-
piration très simmélienne. Surtout, plus près de nous, l’expérience de
Solidarnosc en Pologne témoignait d’une autre renaissance de l’espace public
dans les sociétés totalitaires, là où on l’attendait le moins, dans les églises. Ce
n’était plus seulement le régime des « civilités tièdes », le défaut d’histoire, que
pointait l’intérêt de connaissance pour la vie publique mais bel et bien une
force démocratique et un ferment de libération. Nous étions dans cette décen-
nie qui a précédé la chute du mur et nous découvrions à peine Hannah Arendt.
J’avais le sentiment que Simmel méritait mieux que le voisinage de Tönnies
dans lequel le cantonnaient les manuels de sociologie, de même que Tarde
méritait mieux que l’amalgame avec Le Bon. J’étais séduit par la formule de
Tarde caractérisant un public par la « simultanéité des convictions » (1901), par
les pages de Simmel sur la conversation comme traduction esthétique « des
forces éthiques à l’œuvre dans la société concrète » (1980). Tout ce travail de
redécouverte de l’héritage microsociologique s’est fait à l’ombre d’une recom-
position du champ politique qui s’est poursuivie dans les années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix : l’irruption de Solidarnosc et de l’espace public comme dis-
positif anti-totalitaire ; la dramatisation du problème des banlieues et l’arrivée
dans l’espace public de la deuxième génération issue de l’immigration, avec la
marche des beurs, dans les années 1983-85 ; plus tard, le désastre de l’idée cos-
mopolite, l’« urbanicide » et la guerre aux civils à Sarajevo au début des années
quatre-vingt-dix en même temps que l’enjeu de la modernisation des services
publics en France. Notre horizon politique a été marqué par ces combats et ces
enjeux. Mon souci était d’explorer la ville comme horizon démocratique, de
décrisper les tenants de l’intégration républicaine en leur montrant les res-
sources et les ressorts de la multiplicité des allégeances : la microsociologie me
semblait retrouver des couleurs dans cette confrontation à l’actualité politique
des sociétés démocratiques.
332 LES SENS DU PUBLIC
Toutes ces raisons nous ont conduit, Yves Grafmeyer et moi-même, à propo-
ser de joindre deux textes de Simmel à la traduction d’un choix de textes fonda-
teurs de l’écologie urbaine. La plupart de ces textes étaient extraits d’un volume
paru aux presses de l’Université de Chicago sous le titre The City (1924), coédité
par Park et Burgess. Grafmeyer connaissait bien les travaux d’écologie urbaine
plus récents et ses liens avec les géographes, notamment Marcel Roncayolo,
l’avaient familiarisé avec ce courant de recherches attentif aux territoires et aux
phénomènes de mobilité résidentielle. Sur la ville et les phénomènes urbains, sa
lecture des textes que nous traduisions était sans doute plus proche de celle que
pouvaient en faire les historiens des mobilités résidentielles ou des travaux de
Halbwachs. C’est lui qui a tenu à joindre l’article de ce dernier dans le recueil
pour bien souligner les passerelles entre l’écologie urbaine et la morphologie
sociale. Pour ma part, j’étais plus intéressé à la thématique des sociabilités, aux
apories de la notion de proximité, aux formes de voisinage dans un espace rési-
dentiel ou aux formes de co-présence dans un espace public. Je crois finalement
que nos intérêts de connaissance étaient complémentaires. Nous avons
d’ailleurs donné plusieurs formules de cette complémentarité dans les intitulés
des séminaires que nous animions ou dans les programmes de recherche : « La
ville enjeu et la ville milieu », au tout début des années quatre-vingt, puis, plus
tard, « Analyse de populations et analyse de situations ». C’était une manière de
nous démarquer de l’opposition, traditionnelle dans les cursus académiques,
entre analyse quantitative et analyse qualitative. Cette opposition ne nous sem-
blait pas parlante : le quantitatif peut ne rien donner à voir s’il n’est pas traité
intelligemment et le qualitatif peut produire n’importe quoi. Pour finir sur cette
période, en 1982, sur une proposition de Jérôme Lindon et de Jacques Gutwirth,
j’ai traduit et présenté le livre de Ulf Hannerz, Explorer la ville (1983). Outre
que cet ouvrage présentait tout le parcours des recherches dans le champ de l’ur-
bain, de l’ethnographie coopérative des années vingt à Chicago jusqu’à l’œuvre
de Goffman, il ajoutait au recueil de textes que nous avions traduit une dimen-
sion anthropologique. À partir de là, les étudiants pouvaient trouver une assise
solide pour leurs travaux empiriques.
Plusieurs livres sont parus depuis qui ont permis aux étudiants et aux cher-
cheurs français de se familiariser avec les travaux de ce courant au-delà de la
seule sociologie urbaine. On y a trouvé un héritage précieux pour refonder une
sociologie des migrations et une sociologie empirique des professions et des
métiers. Plus récemment, on y a recherché une introduction au pragmatisme et
à une sociologie de l’action. Faut-il le préciser, l’irruption de l’École de
Chicago en France à la fin des années soixante-dix n’est pas réductible à un
phénomène de mode. Je reprendrai volontiers à mon compte l’argument de
Bernard Lepetit (1995 :14) à ce sujet : « Le terme de mode, dit-il, n’est pas péjo-
LA NOTION DE PUBLIC : SIMMEL, L’ÉCOLOGIE URBAINE ET GOFFMAN 335
ratif : il ne dénonce pas par avance le caractère éphémère d’une attention parti-
culière, mais désigne le processus auto-entretenu et auto-organisé d’élabora-
tion d’une référence commune ».
La redécouverte de Chicago relève sans doute d’un changement de para-
digme pour les sciences sociales, après deux décennies de domination des théo-
ries structuralistes et du matérialisme historique, mais il correspond aussi et
surtout à un besoin et à un travail : le besoin de disposer d’outils d’analyse perti-
nents pour comprendre les problèmes sociaux de l’immigration, de l’urbanisa-
tion et des formes contemporaines du pluralisme culturel ; et un travail long et
ingrat de traduction et de mise à disposition de l’histoire de la sociologie du
début du siècle. En dehors de quelques textes depuis longtemps introuvables,
l’œuvre de Simmel n’était pas disponible en français jusqu’en 1979. Quant à
Tarde, personne ne le lisait plus depuis longtemps, à l’exception de Gilles
Deleuze. On peut en dire autant de Georg Herbert Mead : Georges Gurvitch
avait accueilli la traduction de L’esprit, le soi et la société en 1963 dans une col-
lection qu’il dirigeait aux Presses universitaires de France, mais cet ouvrage n’a
toujours pas été réédité. Autrement dit, il y a encore beaucoup de travail à faire
pour sortir l’héritage de la sociologie des exclusives de l’école durkheimienne.
Cette redécouverte de Chicago a sans doute été liée à une transformation de
la société française à la fin des années soixante-dix. Dans l’expérience de
Chicago, urbanisation et immigration sont immédiatement mêlées. La ville-
monde est en même temps la porte d’une immigration massive. C’est peut-être
l’explication la plus convaincante de la découverte tardive de l’École de
Chicago en France. Bien plus que les blocages académiques et que le barrage
de la sociologie urbaine d’inspiration marxiste, d’Henri Lefebvre (1968) et de
Manuel Castells (1972). On notera à cet égard l’absence assourdissante de la
moindre mention de la figure de l’étranger dans l’œuvre de Lefebvre, ou de son
successeur Henri Raymond. On pourrait expliquer cette absence avec des argu-
ments historicistes et dire que le « problème » de l’immigration n’avait pas
alors l’acuité qu’il a acquise depuis lors. Ce type d’argument est insatisfaisant
pourtant et, finalement, plutôt irrespectueux : un chercheur ne construit pas ses
objets en les prélevant dans l’actualité des « problèmes de société ». Il me
semble que l’explication est ailleurs. Lefebvre, à plusieurs reprises dans son
œuvre, nous dit sa fascination pour ce qu’il appelle « les communautés d’exal-
tation réciproque » : groupes de militants, fidélités de frères unis par leurs
croyances communes, sociétés d’égaux… Ces microsociétés aux liens forts
sont loin des salons, des cafés, et de leurs rituels de conversation. Ce sont des
sociétés structurellement polémiques, en guerre contre l’aliénation générale,
fourbissant leurs armes critiques pour une pensée de la dénonciation (des
inégalités, de l’exploitation, de la domination) ou de la révolution. Reste
336 LES SENS DU PUBLIC
qu’elles sont très peu publiques au sens des Lumières et qu’il leur arrive sou-
vent de se défier des publics et des arènes publiques. Or, de Simmel à Goffman,
la pensée qui a accueilli la question de l’étranger s’est bâtie sur une autre expé-
rience : celle de la rencontre et de la mobilité, du malentendu et de la réserve, de
l’instabilité et des « modalisations » sans fin des échanges constitutifs des
publics et des opinions publiques. Comment penser en effet une « communauté
d’exaltation réciproque » avec celui qu’on ne connaît pas et qu’on n’aura pas à
connaître ? Comment ne pas voir que ce qui est commun, ce qui prévaut au
contraire, c’est le trouble de la réciprocité, le froid de la relation ? Relation qui
peut difficilement faire appel à l’implicite et à la familiarité. Ce qui intéresse la
tradition sociologique qui trouve sa source à Chicago, ce n’est pas la sociabilité
d’un « nous » déjà constitué. C’est plutôt celle qui émerge d’une rencontre
publique – c’est la définition rigoureuse de la sociabilité pour des historiens
comme Maurice Agulhon (1977) ou Daniel Roche (1989) –, le plus de société,
pour parler comme Simmel, que l’on peut attendre d’un rassemblement heu-
reux, pertinent. C’est, à mes yeux, l’intérêt majeur de la figure de l’étranger :
l’intérêt de connaissance pour la capacité d’une société à faire que le lien social
prenne consistance, qu’il soit « transporté » (c’est cela, l’euphorie) non pas
hors de l’aliénation généralisée du genre humain, mais dans l’ordinaire de son
expérience mondaine, au cœur de la sphère publique.
J’ajouterai deux remarques. D’abord pour signaler qu’on n’a pas pris la
mesure du transfert de connaissances qui s’est opéré, dans la sociologie de
Chicago, de l’expérience migratoire à l’expérience ordinaire de tout un chacun.
Souvenons-nous que le fameux concept de « définition de situation » est utilisé
par William Isaac Thomas (1919) pour décrire l’expérience d’ajustement du
migrant dans son nouveau monde, bien avant de fonctionner comme un prin-
cipe d’analyse de la socialisation en général. Autrement dit, la force de l’héri-
tage de Chicago pour nous aujourd’hui, c’est de renverser complètement les
problématiques de l’intégration, c’est-à-dire de se poser non pas la question de
savoir comment le migrant devient « comme tout le monde », mais de le consi-
dérer comme un analyseur du lien social ordinaire, comme le premier person-
nage conceptuel de l’univers de tout un chacun.
D’autre part, le propre des sociétés d’immigration et du type de tolérance
qu’elles construisent c’est, comme l’a montré Michael Walzer (1998) d’accep-
ter et de promouvoir ce qu’il a appelé des identités à trait d’union : Italo-améri-
cains, Afro-américains, Latino-américains C’est la tolérance pour ces
situations de double appartenance que les pensées étroitement républicaines de
l’intégration n’acceptent pas et qui les conduit souvent à se méfier des villes et
de la civilisation urbaine avec les mêmes accents que les eugénistes et les urba-
nophobes du début du siècle. Ce qui est intolérable pour ces apôtres de l’inté-
LA NOTION DE PUBLIC : SIMMEL, L’ÉCOLOGIE URBAINE ET GOFFMAN 337
gration, c’est le fait de comprendre que nous ne pouvons partager que des
« bribes de culture », comme le dit John Gumperz (1991), et que la mosaïque
des cultures traverse chacun de nous dans son alimentation, dans ses goûts
artistiques, mais aussi dans son langage corporel et jusque dans son intimité.
qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’écologie urbaine des années vingt, des travaux
de Aaron Cicourel sur l’écologie des activités dans un contexte de travail, ou de
l’écologie de la perception de J. J. Gibson (1986), définit l’espace de manière
particulière. Pour simplifier, on dira que l’espace n’est ni une enveloppe, ni un
vide dans lequel prend place un drame ou une intrigue. C’est un milieu plein
dans lequel l’activité d’adaptation et de coopération des individus ou des col-
lectifs trouve ses ressources ; c’est un univers de plis et de niches qui gardent
une opacité relative et qui sont instrumentés comme tels. Du concept tradition-
nel de « culture objective », tel qu’il était utilisé au début du siècle, au concept
d’« affordance », tel qu’il fonctionne dans l’écologie de la perception de
Gibson, c’est la même idée sous-jacente : l’idée que toute activité trouve dans
son environnement des prises. D’où l’importance d’un traitement qualitatif et
sensible des espaces urbains, garant d’un sens et d’une pertinence pour les
usages qu’en font les citadins.
Enfin, l’écologie urbaine a été dès l’origine une écologie de la mobilité.
Elle ne décrit pas seulement des territoires auxquels une population est atta-
chée, mais aussi des formes de « déterritorialisation » (et la première d’entre
elles qu’est la mobilité dans un espace public). Elle conjugue constamment
attachement et détachement, patchwork et network comme le dirait David
Lapoujade (1997) commentant William James. Autrement dit, habiter une ville,
ce n’est pas seulement y résider, mais aussi la découvrir sans cesse, ne la
connaître (comme toute chose, dirait James) que sur le mode déambulatoire,
passer d’une résidence à une autre, d’un territoire à un autre. Robert Park rap-
pelait souvent que telle avait été sa formation, qu’il avait passé beaucoup de
temps à arpenter les grandes métropoles avant de prendre son poste à l’univer-
sité de Chicago. Le citadin est donc un homme de locomotion et le mouvement
est au cœur de son activité non seulement de producteur et de consommateur,
mais de son activité cognitive en général. Voyez ce thème de la locomotion
chez Gibson (nous ne sommes pas attachés à un « point » de vue, notre vision
est tout le temps vision en déplacement).
Cela a deux conséquences pour la sociologie urbaine : la première, large-
ment admise, est que la mobilité mesure les relations sociales et le degré de
socialisation de telle ou telle population urbaine ; mais la deuxième consé-
quence, tout aussi importante, est que l’urbanité ne se définit que par la capa-
cité à composer des régions morales différentes. Park proposait de définir la
ségrégation comme la captivité dans un territoire, l’impossibilité d’en fréquen-
ter d’autres. D’où une définition de l’espace public comme espace accessible et
l’importance que nous avons accordée au Plan Urbain et à la RATP, aux « lieux-
mouvements de la ville » (gares de chemin de fer et gares routières, stations de
métro, aéroports). Penser la ville, ce n’est pas s’en tenir à l’appropriation ou au
LA NOTION DE PUBLIC : SIMMEL, L’ÉCOLOGIE URBAINE ET GOFFMAN 339
sentiment d’appartenance d’une population à son quartier, mais étudier les dis-
positifs urbanistiques, les équipements et les services qui permettent au citadin
de surmonter l’étrangéité à un territoire non familier, de s’orienter dans un
« univers d’étrangers » (Lofland, 1973).
On comprend la proximité de cette écologie avec l’interactionnisme, défini
au sens large. À mon sens, la tradition de Chicago est la meilleure défense
contre l’individualisme, qu’il soit méthodologique et savant ou vulgairement
idéologique. Park et Burgess l’indiquaient clairement dès les années vingt :
l’unité élémentaire des sciences sociales, c’est l’interaction. E. C. Hughes le
rappellera avec force vingt ans plus tard : « la société est faite d’interactions ».
Ceci a pour conséquences que le Self (qui n’est ni le moi, ni le sujet des philo-
sophies de la conscience ou des phénoménologies) est une émergence dans le
processus d’interaction. On pourrait tout aussi bien dire : l’individu est une
catégorie du public. C’est dans ces termes que l’interactionnisme est tout entier
dans le pragmatisme : en nous enjoignant à penser l’acteur dans son contexte
d’action et à concevoir l’acteur comme un observateur.
C’est ce couple conceptuel qu’il faut comprendre pour se débarrasser de
l’individualisme : la notion d’interaction comme « action réciproque » (selon
Simmel) et l’unité sociale élémentaire de l’action et de l’observation (chez
Mead, la conversation comme action de coopération observable). Entre Georg
Simmel, dont ils se sont inspirés, et Louis Wirth qui a écrit, en 1938, un des
articles les plus célèbres de la discipline, « Urbanism as a Way of Life », les
sociologues de Chicago nous ont appris à ne pas désespérer du lien social dans
les sociétés complexes, à ne pas interpréter chaque crise comme une montée de
l’individualisme ou à proclamer, à partir d’une lecture économiste du social
que l’individu était la seule réalité pertinente. Ils nous ont appris à considérer la
distance dans les relations comme une des positivités du social. Les sociétés
urbaines se caractérisent pour Simmel par l’accélération des échanges et en
même temps par la mise à distance des personnes qui échangent. Wirth, de son
côté, insistait sur la superficialité des échanges sociaux consécutive à l’hétéro-
généité des populations et à la densité des relations. Autrement dit, les modes
de vie urbains sont marqués par la tension entre distance et proximité, sociali-
sation et désocialisation, attachement et détachement. De ce point de vue les
sociologues de Chicago nous ont invités à observer d’autres formes de sociétés
que les sociétés d’interconnaissance, à étudier l’univers des rencontres comme
un ordre à part entière et à y reconnaître autant de régularités et de rituels que
dans toute société traditionnelle. C’est cette attention aux formes mineures des
civilités et aux « petites vénérations », bien plus que leur allégeance aux dis-
cours de la « modernité » qui explique le souci ethnographique et descriptif des
travaux de l’école et leur « empirisme irréductible » (Schwartz, 1993). Au-delà
340 LES SENS DU PUBLIC
de recherche empirique sur les usages et la production située des usages ; nous
pointions concrètement les blocages de l’action publique sur le terrain, dans le
travail des agents d’exécution et dans l’écologie de ce travail.
Pendant ces années, de 1988 à 1993, j’avais le sentiment, sur lequel il fau-
drait sans doute revenir dix ans après, de déplier des présupposés politiques, de
ne pas me contenter de faire le rabat-joie devant tous ceux qui intronisaient
rapidement le citadin comme citoyen. Ce qui me préoccupait c’était de montrer
à quelles conditions spatiales, organisationnelles, communicationnelles, la
question du civisme ordinaire pouvait être réactivée, dans la sphère modeste
des interactions civiles d’abord, dans les formes de distribution de l’attention et
de coordination des activités ensuite. Rien ne m’agaçait plus que le style décla-
ratif de la sociologie politique sur la notion de public et rien ne me semblait
plus triste que l’ankylose généralisée des pensées de la dénonciation et leur cri-
tique de l’opinion publique. Entre ces deux fuites en avant, il y avait la produc-
tion concrète d’espaces publics de circulation et de communication, la
constitution « d’arènes publiques » (Cefaï & Trom, 2001), notamment autour
de la modernisation des administrations et des services publics. Le programme
sur la Gare du Nord a été un point d’orgue de ce double travail : il s’agissait de
répondre modestement à la question des gestionnaires de la gare concernant les
normes communes d’accès et de régulation d’un espace en voie de rénovation,
destiné à être accessible à des voyageurs internationaux et des banlieusards.
Nous nous sommes saisis de cette question et André Bruston, responsable du
Plan Urbain, nous a fait confiance. Il faut rappeler que c’était lui qui avait éga-
lement aidé Monjardet à mettre en place le premier travail d’enquête sérieuse
sur la police, avec cinquante ans de retard sur les sociologues américains. C’est
aussi ça, la fameuse « exception française » !
Pendant ces années de collaboration avec le Plan Urbain, sur les pro-
grammes « Espaces publics » et « Services Publics », si je crois ne pas m’être
transformé en « sociologue d’État », c’est grâce à Goffman. En même temps
qu’il me permettait de ne pas sombrer dans les rengaines épistémologiques de
l’ethnométhodologie, il invitait à faire des publics – de leur force, de leur agen-
cement, du travail de signification et de conversion des self qu’ils opèrent – des
phénomènes observables. C’est la leçon de Mead dès les premières pages de
L’esprit, le soi et la société (1963) : toute conversation – entre des chiens, des
boxeurs ou des gens civilisés – est un phénomène de coopération observable
par les acteurs eux-mêmes. Cette qualité d’observabilité est précieuse non seu-
lement pour le chercheur parce qu’elle lui permet de comprendre que les faits
sociaux sont des accomplissements, que les liens sont des phénomènes émer-
gents, mais aussi parce qu’elle permet d’instaurer un dialogue entre cette
conception empirique des publics (celle qui fonctionne, par exemple, dans
344 LES SENS DU PUBLIC
BIBLIOGRAPHIE
Il s’agira dans cet article de croiser la figure d’agent présupposée par la « socio-
logie de l’espace public et des compétences citadines » et le genre de bien poli-
tique et moral depuis lequel, et en vue duquel, s’enlève son entreprise
descriptive. Cela afin de voir apparaître les limites de la conception de l’envi-
ronnement urbain qu’elle dispose, conception appariée à une modalité d’enga-
gement dans la ville exemplairement réalisée par le « personnage conceptuel »
du passant (Joseph, 1983).
Ces limites mises en évidence, on questionnera (a) la capacité de cette
sociologie à rendre compte des diverses manières par lesquelles un environ-
nement peut être amené à perdre sa qualité d’espace public1, (b) sa difficulté
à prendre en compte la montée de voix qui se heurtent aux politiques ayant la
ville pour matière (Breviglieri, Stavo-Debauge & Trom, 2000) et (c) le carac-
tère inachevé du pluralisme qu’elle professe. On se demandera ainsi si les
seuls risques qui hantent les espaces publics urbains sont la forclusion com-
munautaire ou le privatisme des gated communities, et si l’on ne gagnerait
pas à adosser nos critiques à un « double pluralisme » (Breviglieri & Stavo-
Debauge, 1999) appliqué à la ville.
1. Le seul envers qu’elle se donne semble être la communauté de voisinage, on peut même dire
qu’elle se constitua sur la hantise d’un « devenir communautaire » de la ville, du moins chez
des auteurs comme R. Sennett, L. Lofland, I. Joseph ou E. Tassin.
2. Cette enquête a été réalisée dans un premier temps avec J.-B. Pommier. Elle est poursuivie
aujourd’hui avec D. Trom dans le cadre d’un programme collectif coordonné par
M. Breviglieri et D. Trom : sur celui-ci et sur la mise en œuvre d’une pragmatique des troubles,
cf. leur contribution « Troubles et tensions en milieu urbain » dans ce volume.
3. L’ensemble urbain du Vieux Lyon a été le premier à être saisi par un plan de sauvegarde (loi
Malraux). Pour une histoire politique des plans de sauvegarde, cf. Lamy (1993).
4. M. Relieu (1999), en prenant appui sur l’écologie de la perception de Gibson (1979), a montré
la place des « surfaces » dans le guidage des activités de locomotion.
5. Qu’il s’agisse de « classes », de « groupes sociaux » ou de « groupes ethniques », etc.
6. Leurs manières d’être et d’agir étant alors immédiatement caractérisées comme des « pra-
tiques » expriment une appartenance catégorielle ou une position dans un « champ » (Dodier &
Baszanger, 1997).
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 349
Les sociologies qui se sont concentrées sur celui-ci ne permettent pas d’ex-
plorer l’ample diversité des ancrages temporels et des « façons d’être » à la ville
qui équipent l’attention des citadins. Pour recouvrer une partie de cette variété,
l’on a choisi de dramatiser la tension entre les figures du passant et du résidant.
Par résidant, nous entendrons celui qui dispose d’un poste pérenne lui offrant
une vue sur l’environnement urbain et l’exposant continûment aux modifica-
tions infimes de celui-ci. Condition d’une temporalisation de ce qui advient, ce
poste fournit notamment un mode d’appréhension du « changement »7.
Cet ancrage, qui se creuse d’une profondeur temporelle et embarque un
attachement sensible, modalise une « passibilité » (Quéré, 2002) personnelle à
ce qui arrive et déplace des émotions qui peuvent sembler opaques et inintelli-
gibles à des tiers. Sur ce point, on se distanciera des approches ethnométhodo-
logique ou goffmanienne qui s’en tiennent au caractère de visibilité des
émotions8, car cette manifesteté ne renseigne pas à tout coup sur la source de ce
qui meut la personne affectée9. Source parfois inscrutable, trop intriquée dans
un attachement familier et constituée dans une épaisseur de durée pour se
signaler à l’attention d’un tiers ou paraître comme raison dans une plainte,
remplissant des contraintes génériques de publicité, adressable à un public
désancré (Boltanski & Thévenot, 1991 ; Cardon, Heurtin & Lemieux, 1995).
Venons-en à l’intrigue proprement dite.
7. La saisie d’un « changement suppose un certain poste où je me place et d’où je vois défiler des
choses […]. Le temps suppose une vue sur le temps » (Merleau-Ponty, 1945 : 470).
8. En s’inspirant en cela de Simmel (1981).
9. Être contemporain de la visibilité d’une émotion qui s’inscrit sur un visage ou fait tressaillir un
corps ne livre pas accès au quoi affectant la personne émue : ce ne sont en effet pas uniquement
des « événements », disposant d’une modalité spécifique d’objectivité publique, qui affectent
et mobilisent les personnes.
350 LES SENS DU PUBLIC
10. L’équipe de chercheurs joignait deux sociologues et deux travailleurs sociaux. Les seconds
avaient pour mission de déterminer de courtes biographies des prises en charge institution-
nelles et d’apprécier l’état « social », « physique » et « mental » des personnes présumées sans
abri. Les catégories dressées par le cahier des charges de l’enquête (« sans-domicile fixe »,
« délinquant », « toxicomane », « personnes en errance ») étaient au départ des catégories
conventionnelles, ratifiées par des séries de critères, manipulables par des agents aux compé-
tences spécifiques. Dans l’espace public, les validations de ces catégories sont visuelles, ce qui
n’était pas un handicap du fait que nous étions sur un pied d’égalité avec le passant. À une dif-
férence près : notre intérêt pratique pour les êtres humains apparaissant comme tel ou tel
n’était pas conformé par le souci d’un déplacement sans embarras, mais par une curiosité
sociologique pour les uns, par une « mission thérapeutique » pour les autres.
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 351
11. Dans le cadre de réflexions sur l’usage de la vidéo dans les espaces publics, M. Relieu (1999)
souligne combien la figure du touriste permet de stationner sans déclencher d’enquêtes de la part
des passants. « J’ai découvert peu à peu qu’en adoptant une tenue vestimentaire appropriée, ainsi
que certaines positions et mimiques, je pouvais passer pour un touriste ordinaire, c’est-à-dire
quelqu’un dont la présence dans des lieux publics est banale, et qui, de plus, peut exhiber des
comportements de recherche visuelle, d’attente prolongée sur le trottoir. » (1999 : 74-75.)
352 LES SENS DU PUBLIC
12. C’est comme milieu physique de déplacement que l’espace urbain a d’abord été étudié par
E. Goffman (1973), milieu engageant un niveau de coordination minimal où les êtres humains
se saisissent mutuellement comme « unités véhiculaires ».
13. « La plupart des gens qui se croisent dans les lieux publics ne se connaissent pas et leurs inter-
actions se déroulent complètement dans l’élément de l’anonymat et de l’indétermination »
(Quéré & Brezger, 1992 : 94.)
14. Dans « Les compétences de rassemblement. Une ethnographie des lieux publics », I. Joseph
(1997) définit les lieux publics comme un « monde de passages » et constitue, dans la veine de
W. Benjamin, la « culture urbaine » comme « culture du passage » (Ibid. : 115). « Le milieu
d’activités qu’il s’agit d’étudier se définit précisément comme un lieu de passage et non de
résidence, encore moins d’immersion. » (Ibid. : 121.)
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 353
La grammaire politique qui gouverne les conduites des agents dans ces
situations de co-présence furtive régit une publicité négative15 se posant contre
le risque d’une clôture communautaire ou privative qui réinstallerait la perti-
nence des statuts de membres ou de propriétaires. L’espace public se signale
par un défaut : défaut d’appropriation ou de contrôle communautaire, soit
comme a-territorialité, signant l’ouverture d’une « accessibilité » généralisée
promettant les bienfaits décrits auparavant. Ainsi configuré en espace public,
l’environnement urbain se montre fort hospitalier aux troubles et à la présence
de l’étranger. Plus, il fait là l’épreuve et le gage de sa grandeur la plus propre.
S’il se donne comme constitutivement fragile et « altérable » (Joseph, 1998a),
cette « altérabilité » n’est pas le simple revers d’une accessibilité, elle condi-
tionne la déprise d’un soi forclos sur un domaine privé ou sur d’exclusives
appartenances (Sennett, 1979 ; 1992), deux choses positivement valuées.
L’irruption de l’offense, celle d’altérités mettant à mal des prétentions à l’iden-
tité ou à la communauté ne sont alors pas seulement incompressibles mais
paraissent souhaitables. Car cette exposition aux troubles se lit diversement
comme source d’apprentissage d’une civilité démocratique et de vertus de tolé-
rance (Abel, 1995), d’enrichissement de l’expérience (Sennett, 1992) ou
d’ébranlement des routines et des convictions (Joseph, 2002).
15. Cette publicité est négative, dans une veine toute libérale : il y va de la valorisation d’une tolé-
rance, comme liberté sans interférence, et non d’une exigence de participation à des desseins
communs.
16. Les espaces publics, puisqu’ils engagent une co-présence occasionnelle, dessinent « une socia-
lité qui se préoccupe souvent plus de “dégager la circulation”, de ne pas faire d’histoires, que
de sanctionner les contrevenants. On peut penser ici […] aux différentes manières de “fermer
les yeux” sur des comportements que l’on réprouve, mais qui sont réputés sans gravité et dont
on préfère souligner l’ambivalence » (Joseph, 1998b : 37).
354 LES SENS DU PUBLIC
17. Nécessairement sourds et aveugles, car installés dans la condition du passant et faisant
assomption à la normativité de l’espace public décrite auparavant.
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 355
18. Dans un texte sur la catégorie de « contemporain », V. Descombes (2000) esquisse une typolo-
gie des affects et émotions selon leur constitution temporelle. « Du point de vue affectif, le
contemporain se signale par son caractère irritant, douloureux ou délicieux. »
19. Se décrit comme « événement » une entité spatio-temporelle discrète, suffisamment individua-
lisable pour être détachée et acquérir une forme d’objectivité (Petit, 1991). Dans le cas de
l’exaspération du résidant, la distinction entre l’événement qui émeut et l’expérience person-
nelle ne va pas de soi. Il faut donc ici entendre « événement » comme une discontinuité sen-
sible ou une impression négative, très faiblement intersubjective, qui, à la limite pourrait ne
valoir que pour la seule personne affectée.
20. Elle nous a ainsi montré des lettres adressées au maire de la Ville de Lyon, au préfet, au minis-
tère de l’Intérieur ainsi qu’au Président de la République pour les exhorter à « nettoyer le quar-
tier ».
356 LES SENS DU PUBLIC
pour celui qui demeure ne valent en effet que difficilement pour des tiers privés
d’accès à l’épaisseur de ce vécu. L’exaspération peut donc s’avérer incompré-
hensible car les déconvenues qui la font surgir, puis perdurer, ne supportent que
difficilement la confection d’un compte rendu à destination de tiers à qui l’on
voudrait motiver le trouble éprouvé.
La dynamique de cette émotion appréciative – une « rumination » contenue
qui, parfois, explose en invectives, n’aboutissant que rarement à l’articulation
d’une plainte ou d’une critique argumentée – se nourrit précisément de cette
publication problématique. Deux ordres de difficultés empêchent de soulager
la tension du désagrément ressenti dans une expression pointant des tiers fau-
tifs ou s’adressant, comme plainte, à un public.
Dans le cas de la commerçante, l’empêchement de l’adresse tient au fait
que le trouble qui la meut (relatif à la nature de ceux qui passent ou stationnent
à proximité du seuil de son commerce) gît dans l’espace public. Espace régi
par une grammaire civile qui commande « réserve » et « retenue » (Pharo,
2001) et enjoint à taire des remontrances : lesquelles peuvent d’autant moins
être formulées qu’elles ne sont pas couvertes par des raisons justifiables et
n’indexent aucun « événement », communément observable, fondant une
condamnation. Cette difficulté à transformer les sources d’un trouble person-
nel en un format exigeant l’individuation d’éléments discrets, constitutifs
d’un « événement public » requérant une « action » d’un certain genre, est
patente pour les policiers. Fréquemment appelés par les commerçants, les
policiers doivent pouvoir saisir dans le flux de ce qui arrive des « événements »
qui supportent la qualification de délits caractérisés. Leur intervention s’auto-
rise d’une « factualité » descriptible selon des repères publics, codifiés dans le
droit, plus exigeants que les repères personnels du résidant excédé. Les
troubles rapportés par les résidants sont rarement caractérisables comme des
« faits ».
« Les gens, quand on les fait parler, il n’y a plus rien. Quand ils parlent, c’est la
révolution, mais quand vous leur demandez des faits précis, il n’y a plus rien. »
(Lieutenant de police nationale).
Mais, deuxième cas de figure, ce qui exaspère échoue à articuler une voix
audible car cette émotion procède d’une expérience trop personnelle pour accé-
der au format minimal de « l’anecdote » ou de la « petite histoire », produits
comme gages de l’émoi. Le témoin de cette émotion la range bien souvent sous
la catégorie du mouvement d’humeur excessif : car s’il est contemporain de sa
manifestation, il ne discerne rien qui, dans la situation qu’il partage incidem-
ment, puisse rendre raison de celle-ci. Si l’exaspération dessine bien un mou-
vement vers la publication d’une plainte ou d’une remontrance, celle-ci se
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 357
21. Nous apparions ici la question des grandeurs d’échelles (Lepetit, 1993, 1996 ; Revel, 1996) et la
problématique des cadrages (Cefaï & Trom, 2001), ces deux opérations nous semblant soli-
daires. Disposer une échelle d’appréhension d’un phénomène, c’est déjà accomplir une pre-
mière forme de cadrage, celui de la spatialité et de la temporalité pertinentes. Ainsi, avoir réserve
d’une mémoire résidante rendant disponible le quartier comme entité narrative, c’est pouvoir
étendre, spatialement, le « bien » affecté par les troubles, et grâce à ce recadrage leur conférer
une intelligibilité nouvelle. P. Ricœur (2000), à l’occasion d’une discussion de l’équipement
conceptuel de l’histoire contemporaine, montre que la mise en intrigue s’offre comme un opéra-
teur souple d’entremêlement d’échelles spatiales et temporelles : elle joue comme un échangeur
dynamique accordant « micro » et « macro-cadrage », « structures » et « événements ».
358 LES SENS DU PUBLIC
22. Pour une enquête sur la quasi-visibilité des processus temporels, visibilité variant selon la vue
sur le temps qu’autorise l’engagement de l’acteur dans le monde, cf. Heurtin & Trom (1997) ;
Trom (1997).
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 359
23. La posture d’une personne peut être alarmante, alors même qu’elle ne laisse transparaître
aucune intention. En certaines situations, l’absence se lit comme fureur latente. H. Grivois
(1994 : 249) décrit ainsi le trouble causé par certaines personnes psychotiques ou toxicomanes
dans des lieux publics, « un insaisissable déchaînement potentiel est le propre de certains états
toxiques ou psychotiques. Il ne s’agit pas seulement de violence paroxystique mais d’états
d’imprévisibilité menaçante, lisible derrière le silence et l’immobilité ».
362 LES SENS DU PUBLIC
24. La patrimonialisation peut se décrire comme une double opération de restitution. Dans un pre-
mier temps, il s’agit de rendre un bâtiment ou un ensemble urbain à l’intégrité d’un style qui a
fait sa grandeur (style défiguré par le passage du temps ou par l’inconscience des urbanistes).
Puis, dans un deuxième temps, de rendre celui-ci à une communauté de réception élargie, jus-
qu’aux « générations futures », qui spécifie le « public » du patrimoine. La venue du visiteur est
donc le terme de la patrimonialisation.
25. Sur l’habiter comme forme d’engagement dans le monde, qui se spécifie comme « manie-
ment » engageant des repères et des convenances personnelles : cf. Breviglieri (1999 ; 2002).
26. Ainsi, cette habitante : « On a un quartier d’une énorme beauté et il ne faut pas le laisser mas-
sacrer. C’est vrai qu’on tient à l’image de marque du quartier, on tient à des choses qui sont
belles. On dit que les goûts c’est subjectif, mais nous quand on fait visiter le Vieux Lyon, tant
qu’à faire on préfère être fier de ce qu’on fait visiter ».
364 LES SENS DU PUBLIC
27. Pour un autre exemple d’extension de l’échelle du concernement pour un quartier, celui de
Belleville, cf. D. Cefaï & C. Lafaye (2001).
28. À l’époque de l’enquête commençait à se faire jour la volonté de monter un dossier d’inscrip-
tion du quartier du Vieux Lyon à la liste de l’UNESCO. Si, au départ, les animateurs du projet
visaient une reconnaissance du seul quartier du Vieux Lyon, dans le cours du montage et de la
ratification du dossier par l’UNESCO l’espace visé fut considérablement élargi. C’est un site de
500 hectares qui fut finalement inscrit.
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 365
29. Sur la diversité des atteintes à un environnement apprêté pour une visualisation touristique, cf.
Urry (1992).
366 LES SENS DU PUBLIC
30. Pour une re-spécification pragmatique des catégories de Sphères de justice de M. Walzer
(1997), cf. Stavo-Debauge (2001) et Pattaroni (2001).
31. Qu’il faut entendre ici comme des manières non soumises à (ou par) des déterminations
conventionnelles ou à des exigences publiques.
32. L’on entrevoit ici combien « les dispositifs jouent […] un rôle majeur dans l’aide ou, à l’in-
verse, dans l’empêchement de ces passages au public » (Thévenot, 2001 : 273). C’est à défaut
d’une mise en œuvre régulière et soutenue du registre « domestique », registre écrasé par la
valorisation d’un patrimoine qui concerne maintenant l’humanité dans toute son extension,
que les trois vieilles dames restent captives d’émotions qui ne trouvent pas de chemins d’ex-
pressions publiques légitimes.
33. Celle-ci rend difficile l’épanouissement de gestes familiers et empêche la personne de se repo-
ser sur des frayages routiniers qui, en libérant l’attention, disposent une « impression d’habi-
ter » (sur « l’impression d’habiter », voir le début de l’article de M. Breviglieri et D. Trom dans
ce volume). Se décrit comme maniaque celui dont les gestes paraissent empruntés et timides
car ils sont hantés par la crainte d’une dégradation ou gouvernés par un respect scrupuleux.
Soit deux choses qu’induisent la patrimonialisation et qui participent d’une expropriation.
Celui que l’on invite à être constamment préoccupé par l’altération d’un environnement
apprêté pour un « public » ne saurait alors pleinement l’habiter. Il lui est en effet difficile de
trouver la forme très particulière d’aise qui s’ouvre à celui qui, affranchi des contraintes
publiques, a pu, par l’usage, rendre sien un environnement.
L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 367
Quel pluralisme ?
Un tel cas nous invite à reprendre la question du pluralisme logé dans la célé-
bration de l’espace public urbain. Cette assomption de pluralisme semble pour
le moins inadaptée à la description, et à la critique, de ce qui se joue dans le
genre de lieu dont il a été question. Tout entier occupé à n’annoncer que les
risques d’une clôture communautaire ou d’une privatisation de l’environne-
ment urbain, ce pluralisme est aveugle aux menaces que porte la prédominance
d’une mise en valeur qui ordonne la spécification de la bonne ville au point de
vue du passant ou du visiteur. Ainsi, l’a-territorialité des espaces publics
urbains ne garantit nullement leur hospitalité – hospitalité, qui, par ailleurs,
n’est pas seulement « paradoxale », mais partielle et partiale, puisqu’elle can-
tonne les personnes dans une modalité de l’agir35. Cette a-territorialité se lit en
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L’INDIFFÉRENCE DU PASSANT QUI SE MEUT, LES ANCRAGES DU RÉSIDANT QUI S’ÉMEUT 371
1. Cette respécification du statut des catégories est l’une des marques de fabrique de l’ethnomé-
thodologie : cf. Fradin, Quéré & Widmer (1994).
2. Tout au long de ce texte, nous réserverons la notion d’enquête au travail de détermination des
situations effectué par les acteurs sociaux qui y sont impliqués. Nous reprendrons donc la défini-
tion de John Dewey (1993 [1938] : 169) : « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée
d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations
constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. »
LES POLITIQUES ORDINAIRES DE LA VIE URBAINE 375
6. « Voir le caractère ordinaire d’une scène, écrivait Harvey Sacks (1992), offre d’énormes avan-
tages. Cela permet de disposer de toutes sortes de manières routinières pour s’y conduire.
Ainsi, si vous avez affaire à quelqu’un qui vous est complètement étranger, par exemple un
quidam dans une voiture qui s’approche tandis que vous êtes sur le point de traverser une rue,
il semble terriblement utile de savoir que ce qu’il voit en vous regardant correspond non pas à
quelque chose que Dieu seul connaît, mais aux traits ordinaires que n’importe qui peut voir
avec les mêmes éléments pertinents. »
380 LES SENS DU PUBLIC
7. Dans le sillage naturaliste de Erving Goffman, les recherches ethnographiques tendent à cir-
conscrire la situation sociale en une « zone matérielle en n’importe quel point de laquelle deux
personnes ou plus se trouvent mutuellement à portée de regard et d’oreille » (Goffman, 1987
[1981] : 91). Inversement, les études consacrées à l’espace public politique se concentrent
habituellement sur des production discursives – politiques, médiatiques, scientifiques, litté-
raires, etc. Elles reprennent ainsi à leur compte la définition de la « sphère publique bour-
geoise » en tant qu’espace de discussion, fondée par Jürgen Habermas (1993 [1962]).
LES POLITIQUES ORDINAIRES DE LA VIE URBAINE 381
8. Nous interrogeons donc l’analyse des « capacités pratiques » et des « contraintes pragma-
tiques » constitutives des jugements et des revendications en termes de « grandeurs », c’est-à-
dire de formes du bien commun légitimes préalablement établies et référées à des « ordres » ou
des « cités » relativement indépendants des situations pratiques (Boltanski & Thévenot, 1991).
Cette manière de procéder établit une distinction analytique d’une part entre le « cours ordi-
naire des choses » et les « controverses » et d’autre part entre les « pratiques » de justification et
les « ressources » qu’elles mettent en œuvre. Autrement dit, elle résout théoriquement ce que
nous voulons placer au cœur de l’analyse empirique.
9. Nous rejoignons ici Daniel Cefaï (2001) lorsqu’il place les contextes d’expérience et d’acti-
vité des acteurs sociaux au cœur de l’analyse des « cultures politiques ». Dans cette perspec-
tive, cette notion ne renvoie pas aux systèmes fonctionnels ou symboliques habituellement
objectivés par les études sociologiques et politologiques. Elle désigne plutôt des structures
formelles articulant des logiques d’action et de situation, dont le déploiement constitue des
organisations, des réseaux, des traditions et des territoires.
384 LES SENS DU PUBLIC
10. Par exemple, les surfaces dévolues aux travaux publics. Pour l’analyse d’un cas intermédiaire,
où les passants sont confrontés à un espace difficile à déterminer, cf. Relieu, 1999.
11. Ceux qui ne parviennent pas à trouver ce ton juste, à s’ajuster rajouterait Goffman, encourent
le risque d’être taxés de « fous » (Joseph & Proust, 1996).
386 LES SENS DU PUBLIC
pas être isolé a priori de la mise en forme d’un « espace public politique ». En
effet, ces opérations méthodiques et ces attentes normatives instituent des
manières communes et ordinaires de voir, d’agir, de juger. Leur mise en œuvre
quotidienne les constitue comme autant de ressources en référence auxquelles
les degrés de familiarité, d’étrangeté, d’accessibilité et d’intelligibilité sont
localement définis, manifestés, identifiés. Elles déterminent, dans le même
mouvement, le point de vue à partir duquel une collectivité peut se voir comme
unifiée et les dispositifs de catégories pertinents pour s’y orienter. En ce sens,
les pratiques urbaines ordinaires définissent des modes ordinaires d’organisa-
tion de la vie commune, des modalités du vivre ensemble.
Cette approche éclaire la pertinence de l’observation d’activités banales pour
analyser non seulement la publicité urbaine, mais également la publicité poli-
tique. Leur conduite peut en effet être considérée comme une expérience et une
élaboration continues d’une forme de société. Elles rendent tangibles un monde
social et un monde commun, de même que les modalités de leur distinction.
Ainsi, chaque fois que nous nous engageons dans un espace urbain, nous
sommes conduits à en manifester notre connaissance pratique, notamment en
agissant de manière à distinguer adéquatement ce qui est public et ce qui ne l’est
pas, ou ce qui relève de la vie sociale et ce qui participe de l’espace politique. En
la matière, les distinctions sont particulièrement fines et ne peuvent être traitées
judicieusement par des considérations générales. D’un côté, tout ce qui se passe
dans les espaces urbains ne peut pas être considéré comme public au même titre.
Ainsi, seule l’expérience routinière d’un espace particulier permet d’y discerner
pratiquement les événements publics, dans lesquels chacun peut s’engager d’une
manière ou d’une autre. Ainsi, l’intervention des passants confrontés à une alter-
cation peut être requise dans certaines circonstances, alors qu’elle serait incon-
venante dans d’autres (Relieu, 1994). De même, tout ce qui se passe dans la rue
n’est pas public au point de pouvoir être photographié, et la distinction entre ce
qui est susceptible de l’être et ce qui ne l’est pas varie considérablement d’une
circonstance à une autre. Dans la même perspective, il faut une certaine expé-
rience pour distinguer sans hésitation la portée politique de certains événements.
Ainsi, les manifestations de rue ne revêtent pas la même signification dans tous
les contextes. De même, une certaine expérience contextuelle permet parfois de
repérer, dans un comportement ou une tenue vestimentaire d’apparence anodine,
des signes de résistance ou d’opposition politique.
Cependant, il serait réducteur de considérer les activités urbaines ordinaires
uniquement comme la trame expériencielle des publicités urbaine et politique.
Cette hétérogénéité de dispositions spatiales, de procédures, d’attentes norma-
tives est synthétisée sous les auspices de cours d’action, dont il est possible de se
demander qui en sont les agents. Autrement dit, les pratiques les plus ordinaires
LES POLITIQUES ORDINAIRES DE LA VIE URBAINE 387
12. Dans leur introduction à ce volume de Politix (1997), Jean-Philippe Heurtin et Danny Trom se
réfèrent judicieusement à Hannah Arendt, pour indiquer que les activités ordinaires sont inces-
samment confrontées à « l’épreuve des choses » qui fonde une expérience pratique de la « dura-
bilité du monde ». En revanche, nous allons tâcher de montrer dans la suite de ce paragraphe
qu’ils ont tort de considérer que cette composante échappe aux sociologies d’inspiration eth-
nométhodologique. Comme nous le verrons, ces dernières ne thématisent pas le temps comme
une « succession de maintenant ». Au contraire, elles peuvent parfaitement s’attacher à l’ana-
lyse détaillée de l’implication et de la constitution des archives, des documents ou toute autre
trace du passé au fil des procédures déployées pour établir le passé historique. (Pour une ana-
lyse des procédures pratiques de constitution d’un discours historique, voir par exemple Lynch
& Bogen, 1996).
LES POLITIQUES ORDINAIRES DE LA VIE URBAINE 389
Ces dernières polariseront des positions, donneront lieu à débats, des argumen-
tations, des justifications, des manifestations, qui prendront place dans des
arènes politiques, médiatiques, associatives (Cefaï, 1996). Nous aurons alors
affaire à un ensemble de pratiques susceptibles d’être observées, décrites et
analysées dans le registre d’une sociologie pragmatique de l’action collective
et des mobilisations.
Il fait peu de doute que ces activités transformeront l’intelligibilité de la
publicité urbaine, notamment en la configurant sous une forme empruntant lar-
gement au registre discursif et narratif. Elles auront notamment pour effet de
leur constituer un public « politique » confronté à des problèmes pratiques
« politiques ». Quelle est la pertinence des arguments en présence ? Quel doit
être l’avenir des aménagements urbains ? Le principe visant à privilégier les
transports en commun au détriment des moyens de déplacement individuels
est-il légitime ? Est-il justifié que les événements marquants de l’histoire d’une
ville soient délibérément inscrits dans son aménagement et, si oui, sous quelle
forme ? En ce sens, il est possible d’y voir un processus de « montée en généra-
lité ». Mais ce ne serait voir ici qu’une moitié du phénomène, tant ces contro-
verses impliquent simultanément un indéniable travail de « descente en
singularité » (Cottereau, 1999). En effet, elles se déploient sous la forme
d’« enquêtes » (Dewey, 1993 [1938]) – auxquelles contribuent des administra-
tions, des journalistes, des mouvements associatifs, des citoyens, etc. – pour
détailler le dossier. Ces activités vont confronter les principes, les arguments,
les registres discursifs à nombre de problèmes pratiques, cas particuliers, etc.
Ainsi, des reportages médiatiques mettront en évidence les conséquences pra-
tiques de la sécurisation de couloirs de bus pour les activités de livraison. Des
organisations de commerçants se mobiliseront pour relever les inconvénients
de ces mesures pour l’approvisionnement de tel magasin particulier. Des asso-
ciations d’automobilistes mesureront l’augmentation du temps de trajet sur tel
parcours spécifique, etc. De même, les divers projets de mémorial seront mis à
l’épreuve du point de vue particulier des parents de victimes, des habitants et
des usagers du quartier, des organisations qui avaient installés leurs bureaux
dans les tours détruites, etc.
De plus, ces discussions et autres débats consacrés à ces projets n’auront pas
pour autant perdu leur ancrage pratique dans l’ensemble des aménagements, des
activités méthodiques, des attentes normatives et des principes constitutifs des
« politiques ordinaires de la vie urbaine »13. En effet, pour suivre une controverse
13. Cette réflexion sur l’ancrage pratique des débats politiques dans les trames d’une compréhen-
sion ordinaire des activités urbaines est inspirée du mouvement de la triple mimèsis dégagé par
Paul Ricœur (1983).
392 LES SENS DU PUBLIC
CONCLUSION
Nous sommes maintenant en mesure de synthétiser notre suggestion. Nous
sommes partis d’une double idée relativement simple. Nous avons proposé de
considérer à la fois que l’ensemble des activités (pratiques et discursive) rela-
tives à l’urbain mettent en œuvre une forme particulière de publicité, laquelle
comporte une dimension politique. Nous avons alors suivi un parcours nous
permettant de spécifier à la fois cette « publicité » et son caractère « politique ».
Nous avons commencé par observer que les espaces urbains s’articulent
autour d’un double principe d’accessibilité et de visibilité, continûment mis en
œuvre par leurs usagers. En effet, la publicité urbaine implique que ces derniers
s’engagent en ville de différentes manières, en fonction des situations qu’ils
rencontrent. Chacun de ces régimes d’engagement – allant de l’identification
d’« anonymes localisés » au premier coup d’œil jusqu’à la participation à de
longues procédures institutionnelles – comporte une dimension « politique ».
Ils définissent et manifestent publiquement les modalités du « vivre-
ensemble », constituent des identités collectives et distinguent des catégories.
Dans la vie urbaine quotidienne, tout un chacun est confronté au problème pra-
tique consistant à hiérarchiser et articuler ces régimes de manière pertinente,
sous peine de passer pour un casse-pieds ou un insensible.
Nous avons poursuivi cette spécification de la publicité en prenant appui
sur les travaux qui ont élucidé comment la espaces urbains sont constitutive-
ment liés à des pratiques routinières impliquant des aménagements, des pra-
tiques et des attentes normatives routinièrement tenues pour acquises. Ils nous
ont permis de considérer que les pratiques ordinaires de la vie urbaine sont
méthodiquement organisées, de manière à rendre possibles la définition et l’af-
firmation d’identités collectives et individuelles, ainsi que l’assignation de res-
ponsabilités, ce qui leur confère une indéniable composante politique.
Enfin, nous avons remarqué que le caractère politique de la publicité urbaine
ordinaire ne concerne pas seulement des principes, des attentes normatives et le
caractère méthodique de leur mise en œuvre par les usagers de la voie publique.
Il s’incarne dans un espace urbain aménagé, organisé et orienté de manière à
fonder le déploiement temporel intelligible d’une pluralité de cours d’action et
leur coordination. Cette dimension pratique de la spatialité se double d’une
composante historique, dans la mesure où les activités qui s’y déploient mani-
festent un « style urbain » particulier, en articulant le passé et l’avenir de ses
aménagements. Dès lors, nous avons suggéré que la publicité urbaine rassemble
un ensemble hétérogène d’activités pratiques et discursives, de principes, d’at-
tentes normatives, de procédures méthodiques et d’aménagements sous les aus-
pices d’une « triple mimèsis praxeos ». Dans cette perspective, la configuration
394 LES SENS DU PUBLIC
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Marc BREVIGLIERI
Danny TROM
* Ce texte repose sur un projet de recherche collectif engagé au sein du GSPM, financé par le
« Programme ville » du Ministère de la recherche. L’équipe est composée de M. Breviglieri et
D. Trom (coordinateurs du projet), C. Lafaye, E. Doidy, P. Garcia Sanchez, D. Cefaï, J. Stavo-
Debauge. Ce projet s’inscrit pour partie dans le sillage du programme collectif « Politiques du
proche», animé par L. Thévenot au sein du GSPM. Ce texte est une réflexion d’étape reposant sur
un ensemble de résultats partiels issus d’enquêtes de terrain réalisées dans le quartier du Vieux-
Lyon (par J. Stavo-Debauge et D. Trom) et sur un ensemble de tensions de voisinage observées en
habitat collectif dans les villes de Cergy-Pontoise et de Paris (par M. Breviglieri et J. Gelez).
1. La saisie de la personne comme « unité de locomotion », proposée par Goffman (1973), a été
amplement reprise dans la « microsociologie urbaine » (Joseph, 1998b). Sur l’insuffisance de
cette figure, cf. la contribution de J. Stavo-Debauge dans ce volume.
TROUBLES ET TENSIONS EN MILIEU URBAIN 401
2. Sur la manière dont les espaces, et notamment les places publiques, se laissent ou résistent à
être habités, cf. Garcia Sanchez (2002). Concernant l’enjeu socio-anthropologique de la pri-
vation d’un « pouvoir habiter » et les épreuves qui se rendent sensibles au sans-abri dans la
ville, cf. Breviglieri (2002). Enfin pour un point sur la « morale de la singularité » que ce type
de rapport habitant au monde suppose, et sa position dans un pluralisme politique et morale,
cf. Pattaroni (2001).
TROUBLES ET TENSIONS EN MILIEU URBAIN 403
3. Pour une réflexion sur les aspects perceptifs de l’observation, cf. Cornu (2000).
404 LES SENS DU PUBLIC
pas. J’ai pas supporté, je lui ai dit qu’il était lourd et que ça me pesait ; ça a jeté un
froid, et du coup, j’y passe presque plus chez Fred, je le sens plus comme avant. »
(habitant du XIVe arrondissement.)
Les troubles de la familiarité s’instituent sur le fond d’un accommodement
déjà trouvé avec un environnement habituel et une série d’événements routi-
niers. La base familière sur laquelle repose une cohabitation (de voisinage au
sens large) suppose un « laisser-vivre ». Elle concerne, par là, une certaine tolé-
rance, et donc toujours déjà, un régime d’action conjointe. Ce dernier repose
donc davantage sur la base de cet accommodement familier qui assigne à
demeure et laisse cette impression d’habiter, plutôt que sur la base d’un accord
fondé en principe. On « laisse vivre » cet autre qui compose le voisinage, on
« fait avec » son comportement habituel, qu’il empiète, ou non, sur les principes
qui fondent la visée juste et bonne de la vie commune4. En cela, la quotidienneté
de voisinage s’établit sur des concessions faites aux proches (« Je lui présentais
mes amis, il offrait même des coups, il imposait parfois la conversation, mais
bon, ça allait », « pendant un bout de temps, j’ai rien trouvé à lui dire… »)5.
La mise en cause de cet entourage habité et des concessions qui le soutien-
nent peut provenir d’un rejet de ce qui est familier, sans qu’intervienne néces-
sairement la figure d’un tiers qui dévoilerait l’injustice de la situation. Ce rejet,
qui se manifeste de manière diffuse et incertaine comme simple mouvement de
réticence, se détache sur un fond d’excès de proximité (« Mais il a commencé,
comment dire… à se montrer trop présent. Toujours à… ») qui conduit non pas
directement à l’énonciation d’une critique argumentée mais à une impression
plus ou moins nette de ne plus pouvoir supporter les choses en l’état. Il relève
davantage d’un sentiment d’exagération que de la constatation objective d’une
injustice. Le trouble du familier s’inscrit en cet endroit, lorsque la personne
sent poindre la fatigue d’être-avec, rendant la pérennité des concessions faites
aux proches incertaine.
Dans ces troubles du familier, la dimension du temps vécu et partagé contri-
bue à initier et déterminer un processus de catégorisation (« Je le trouvais de
plus en plus con, carrément raciste envers certaines personnes, beaucoup trop
curieux avec moi »). L’insupportable s’enlève sur fond d’une expérience sen-
sible temporellement partagée et s’assimile toujours à un trouble enduré. Ce
4. L’énonciation de ces principes transparaît, par exemple, dans les chartes de locataires, le code
d’urbanisme, celui de la construction et de l’habitation ou le droit de propriété.
5. La concession se distingue du compromis qui, lui, s’établit dans l’espace critique du moment
politique et se place directement dans l’horizon de la justice et de la morale (Breviglieri, 1999).
Contrairement à la concession, le compromis réclame la présence d’un tiers et l’établissement
d’une mesure commune qui soutient un lien objectif entre les parties.
406 LES SENS DU PUBLIC
dernier n’est déjà plus, dans sa parution même, une réalité contingente, dès lors
qu’il laisse parler une rancœur, qu’il évoque la persistance d’une irritation ou la
trace d’une expérience devenue lassante6. Ainsi le cadre temporel est-il indis-
sociable de la phénoménalité du trouble du familier, il lui donne sa physiono-
mie et son expressivité particulières. Car le moment perceptible du trouble
vient à refléter un ensemble de déconvenues : événements plus ou moins aga-
çants, fâcheux ou pénibles qui ont posé des empreintes sensibles sur le rapport
familier. La dynamique de publication de la tension entre les proches, qui prend
sa source dans la portée phénoménale du trouble, s’appuiera sur le dévoilement
de ces empreintes sensibles. Ce dévoilement reste contemporain d’un geste
teinté de ressentiment qui opère un retour, évaluant et affecté, sur le passé. Le
geste de ressentiment contribue en effet, en associant aux empreintes sensibles
la saisie d’un certain nombre d’éléments objectifs (attribués en propre et
entrant en ligne de compte dans le rapport interpersonnel), au déclenchement
d’une action « en retour », intentionnellement programmée, et à l’avènement
d’un jugement qui s’actualisera comme un reproche ou une critique.
Envisageons désormais les contextes urbains où le trouble ne s’établit pas
sur la base d’un accommodement familier au monde, mais se présente dans une
situation nourrie d’emblée par une distance empêchant la familiarité. L’exposé
de « l’homme (dans la ville) moderne » et de « l’étranger » chez Simmel en don-
nent un aperçu quand il en vient à décrire cette « foule de choses » qui « cho-
quent » et se donnent comme « impressions sensibles intolérables » (Simmel,
1991) ou quand l’étranger, objectivé et typifié, est tenu à distance (Simmel,
1990). Alors que le trouble de la familiarité se dégage de l’expérience d’un
passé commun et transporte avec lui la trace de certaines empreintes sensibles
(plus ou moins traumatiques), faisant jouer, dans sa publication, la dimension
d’un ressentiment, le trouble de l’étrangeté s’inscrit davantage dans une tem-
poralité inaugurale et intempestive (il surgit), donne consistance à un certain
nombre de « hantises » (Stavo-Debauge, 2002) et varie, dans sa publication,
selon l’équipement du cadre où paraît l’occurrence. L’espace urbain est en effet
particulièrement équipé et documenté pour qu’une lecture publique directe du
trouble s’établisse (Garcia Sanchez, 2002).
La parution, ainsi que le déploiement du trouble de l’étrangeté, dépend du
type de félicité qu’il fait vaciller :
« Par ma fenêtre, je profitais tranquillement d’un dimanche ensoleillé, une horrible
odeur de mouton grillé est rentrée dans mon salon. Mais quoi ? Nous, on se permet
d’aller chez eux, sous leurs fenêtres ? À faire brailler nos gamins et rôtir notre
bouffe ? » (Habitant d’un logement collectif à Cergy-Pontoise.)
Un premier cas de figure concerne des situations où la félicité du « bien-être
chez-soi » se trouble, l’« ébranlement critique » (Auray, 2000) qui alors sur-
vient appelle un sentiment d’intrusion, voire d’agression. La présence étran-
gère dégrade l’environnement habité et arrache un espace approprié par l’usage
à la mienneté. Une menace de désappropriation affleure et la lecture de l’es-
pace s’effectue alors, de manière assez spécifique, dans les termes du territoire
(dépossédé). La manifestation du trouble oscille entre l’aversion, qui traduit
une violente répulsion pour un objet visuel (par exemple un tag), un objet olfac-
tif (l’odeur de mouton) ou une personne (ces « étrangers », les fauteurs de
trouble que l’on refuse à faire figurer dans un nous concerné par le trouble) et la
phobie qui, inversement, dessine un territoire impénétrable et forcément inha-
bitable.
Un autre cas de figure concerne des situations où le trouble de l’étrangeté
convoque différemment une conception à la fois de la communauté et de son
bien :
« Attablés au café, on voit un type louche qui regarde bizarrement autour de lui, sans
doute de ceux qui refilent de la dope et participent à la délinquance dans le quartier.
Sa présence nous intrigue et on s’est tous mis, sans se l’avouer, à s’imaginer l’his-
toire qu’il portait avec lui. » (Témoignage d’une scène vécue dans un café lyonnais.)
Dans ce cas précis, une inquiétude venant peser sur la félicité d’un vivre-
ensemble communautaire se documente. Le trouble aiguise, cette fois-là, moins
un sentiment d’aversion ou de contrariété qu’une indignation politiquement
orientée vers les grammaires du bien commun (la « sécurité urbaine » et la « civi-
lité » dans les lieux publics). Son surgissement engage à considérer le « mal
commun » qui se trame (à l’échelle du quartier) et à discriminer, dans l’environ-
nement urbain, les indices qui scellent le sens de cet ébranlement critique.
écoute, ce qui se donne alors comme plainte, ou encore le tiers issu d’une insti-
tution dont il tire une autorité formelle est objet d’une adresse.
La plainte, en tant qu’adresse à un tiers, occupe ici une place centrale car
elle publicise le trouble et, ce faisant, en détermine la nature et la rend intersub-
jective. Elle vient en quelque sorte qualifier publiquement le trouble en faisant
retour sur le cheminement, depuis l’incommodité et le dérangement jusqu’au
tracas et au malaise, pour lui donner une caractérisation sur un mode essentiel-
lement rétrospectif. Le passage de la gêne partagée à la qualification du trouble
comme « problème » d’une ampleur plus générale, est toutefois susceptible
d’emprunter des chemins bigarrés. Il peut être aboutissement d’une enquête
diffuse qui, par tâtonnement, repérage d’indices, dégage in fine le trouble
comme l’instance d’un problème plus général. Il peut également se manifester
comme passage brusque, parfois immédiat, de la manifestation phénoménale
du trouble à sa qualification publique. Si le trouble s’ancre donc dans une phé-
noménalité minimale, il se déploie certaines fois comme un processus tempo-
rel, d’autres fois d’une manière coextensive à la saisie phénoménale de ce qui
dérange ou incommode.
Il convient donc de ne pas céder à l’illusion d’une « scène primitive » à partir
de laquelle l’ordre de l’environnement surgirait de manière séquentielle selon
une logique de détermination univoque. La figure de l’habitant suppose un enga-
gement d’une épaisseur sans commune mesure avec celui du passant, du visi-
teur ou du touriste, de sorte que les troubles y acquièrent une consistance toute
particulière. La qualification du trouble en problème suppose toutefois que les
personnes disposent de schèmes plus généraux afin d’opérer ce passage. Que ce
passage soit aisé ou entravé dépend étroitement des contraintes situationnelles.
La dynamique des troubles ne se déploie pas selon une logique de bascule-
ment d’une détermination progressive au travers d’indices qui surgissent de
l’environnement vers la confection d’une plainte justifiée, faisant fond sur un
sens de l’injustice – positivement, sur des principes de justice valides en toute
généralité (Boltanski & Thévenot, 1991).
Il convient alors de saisir une instance intermédiaire, située entre le moins
nettement déterminé (par exemple une gêne diffuse) et le plus conventionnel
(lorsqu’un principe de justice est engagé), une instance qui tienne de l’un et de
l’autre, mais ne soit réductible à aucun des deux. L’observation suggère la dispo-
nibilité d’une certaine sorte d’« appuis » (Dodier, 1993), qui ne soit ni purement
circonstanciels, disponibles dans la situation telle qu’elle se déploie dans sa phé-
noménalité, ni aussi généraux qu’un répertoire de modèles de justice. Ces appuis
sont cependant hautement conventionnels et largement partagés : leur disponibi-
lité différentielle doit être immédiatement corrélée à la structuration normative
de l’environnement urbain à l’intérieur duquel les tensions se déploient.
TROUBLES ET TENSIONS EN MILIEU URBAIN 409
7. Sur la manière dont un « quartier » prend consistance, cf. Stavo-Debauge (dans le présent
volume) ; Cefaï & Lafaye (2001).
410 LES SENS DU PUBLIC
dont la ville est habituellement le théâtre. Ces « problèmes » ne font pas néces-
sairement l’objet d’une connaissance stricto sensu : ils se manifestent dans un
savoir qui nourrit une inquiétude relative à une tendance, à l’aune de laquelle le
trouble est immédiatement mesuré. Avec le tag surgit non seulement le souci de
respecter un quartier soumis à une patrimonialisation intense, ramené donc à un
ordre inscrit dans l’environnement à saturation, mais également la présence
potentielle d’un personnage typique qui s’adonne à cette activité réprouvée et
avec elle, l’ensemble des agissements typiques appariés à ce personnage.
Ainsi, la publication d’un trouble comme problème suppose-t-elle que les
personnes disposent d’un savoir, relatif à la vie urbaine, en tant que milieu où
se déroulent une série de processus répertoriables. L’environnement urbain est
certes dressé en décors, ajusté à l’engagement esthétique du visiteur, mis en
valeur de sorte à asseoir la félicité d’un agrément touristique, et à ce titre équipé
d’une panoplie de marqueurs et soutenu par une vigilance partagée (Stavo-
Debauge & Trom, 2002). Il est alors aussi saisissable comme ce qui est suscep-
tible d’être affecté par les problèmes de la ville, par des « pathologies » du
vivre-ensemble urbain.
8. Pour une tentative de situer ces entités au centre d’une théorie de la mobilisation à partir d’une
lecture de C.W. Mills, cf. Trom (2001).
TROUBLES ET TENSIONS EN MILIEU URBAIN 411
des occurrences comme indices d’un danger. Il constitue à cet égard un appui
pour une évaluation. Il permet d’anticiper, de diagnostiquer, de dresser l’état
d’une rue, d’un quartier, à l’aune d’un savoir d’arrière-plan. Ces entités per-
mettent donc de lire une occurrence sur le mode d’une anticipation de quelque
chose de craint ou de les interpréter comme l’indice d’un problème général
dont les contours ont déjà été dessinés.
Ainsi, la disponibilité de ces problèmes publics est-elle au cœur même de
l’expérience urbaine. Ibarra et Kitsuse (1993) ont proposé d’appeler ce genre
d’entités des « conditions-categories » qui autorisent des typifications d’activi-
tés ou de processus sociaux circonscrits. Ces catégories, flexibles et sémanti-
quement ambiguës, désignent ce dont il est question lorsque les personnes, en
contexte, parlent d’un problème public. Toutefois, ces auteurs les conçoivent
comme des ressources vernaculaires, unités sémantiques autour desquelles se
structure le « jeu de langage » des problèmes publics, entendu comme les
manières de produire et de reconduire ce qui fait problème. L’opérativité de ce
savoir d’arrière-plan, trop rapidement rabattu sur une activité de catégorisation,
ne rend dès lors que très partiellement compte de la complexité de cette activité
qui consiste à traiter une occurrence comme une instanciation d’un problème
plus large. Car ces entités sont ambiguës : elles s’actualisent plutôt comme un
halo d’histoires typiques qui convergent vers un centre encore mal déterminé.
Plus qu’un acte d’étiquetage, cet appariement entre un trouble et un élé-
ment du corpus de problèmes urbains requiert de la part des personnes un tra-
vail complexe qui assure le décrochage du caractère circonstanciel de la
survenue du trouble, tout en maintenant son ancrage sensible9. L’entité apparaît
plutôt ici sous la forme arborescente d’histoires typiques de sorte qu’une théo-
rie narrative des catégories10 semble mieux ajustée pour rendre compte de cette
lecture. Le problème surgit plutôt comme un « intitulé d’histoires ». Le trouble,
en se thématisant, va se colorier de scenarii connus d’avance. En même temps
que le tag, surgissent des personnages qui ont des propensions à agir de telle ou
de telle manière, ainsi que des déroulements d’action typiques et des schémas
explicatifs de comportement et, enfin, des recettes typiques en vue de la maî-
trise du problème. En ce sens, ces entités ne s’actualisent pas comme des prin-
9. En ce sens, les définitions de ces entités comme des « catégories-conditions » (Ibarra &
Kitsuse, 1993), des « typifications » (Loseke, 1992) ou encore des « images » (Holstein &
Miller, 1997) pour identifier et classifier des aspects problématiques de la vie quotidienne
apparaissent insatisfaisantes. La première débouche sur une analyse par trop rhétorique de la
plainte. La seconde prend mieux en compte les dimensions perceptuelles, cognitives et affec-
tives du trouble sans les explorer plus avant. La troisième décrit un processus cognitif de
réduction de la complexité.
10. Voir la perspective développée par W. Schapp (1992) et le commentaire éclairant qu’en pro-
pose R. Dulong (1994).
412 LES SENS DU PUBLIC
CONCLUSION
La « microsociologie » urbaine s’est attachée à identifier et à documenter des
formes élémentaires de régulation de l’accessibilité, constitutives de l’ordre
public (Joseph, 1998b : 76). Dans la continuité de ce programme, I. Joseph pro-
pose de se centrer sur les usages multiples des espaces publics urbains en explo-
rant plus avant les compétences et les vulnérabilités du citadin (Joseph, 1998a)
qui soutiennent l’ordre de la ville. C’est dans un esprit voisin que s’oriente une
approche de l’ordre urbain par la manifestation du trouble.
En effet, toute une série de tensions typiques de l’espace urbain ne sont intel-
ligibles que si le citadin est appréhendé dans ses engagements divers (Thévenot,
11. Sur le processus historique de mise à disposition des problèmes publics comme appuis de l’ac-
tion, cf. Trom & Zimmermann (2001).
414 LES SENS DU PUBLIC
1990 ; 1994 ; 1998), dont certains impliquent des formes de coprésence sinon
continues, du moins durables et réitérables, avec un environnement.
En renvoyant à une temporalité éclatée, le trouble s’offre à une saisie plurielle. Le
«il se passe quelque chose» tiraille l’être urbain, mettant à l’épreuve son savoir de
la ville. Le trouble le conduit à rechercher des ajustements aux diverses situations
et à glisser avec aisance d’un registre «familier» d’habitant à un registre «public»
de citadin. Ces modalités extrêmement variables d’accommodement et d’ajuste-
ment, exigées par le milieu urbain, lui imposent des orientations perceptives chan-
geantes, des nombreuses formes de thématisation relatives à la félicité du
vivre-ensemble ainsi que des modes variables d’engagement dans des dyna-
miques d’apprentissage. L’environnement offre en retour un ensemble d’appuis à
partir desquels des entités, qualifiées de problèmes publics surgissent, se consoli-
dent et sont rendus disponibles pour le traitement de situations problématiques.
Cependant, c’est d’abord au travers de tensions pragmatiques qu’émerge un
espace du sentir où se potentialise un comportement de catégorisation et une acti-
vité de lecture de la texture sociale, morale et politique de la ville.
BIBLIOGRAPHIE
Plus sans doute que d’autres programmes, le Téléthon se prête à une analyse
« constructiviste » se donnant comme projet de mettre en évidence la produc-
tion d’un public de donateurs concernés et altruistes par les professionnels (de
la télévision, du monde du handicap, du marketing caritatif, etc.) qui intervien-
nent dans sa confection. Devant un programme populaire à caractère humani-
taire, l’analyste est en effet souvent conduit à porter le principal de son attention
vers les techniques (recettes, savoir-faire, formats, etc.) mises en œuvre par les
industries culturelles pour capturer leur public. Aussi, un apport important de
l’ethnographie de la réception inspirée des cultural studies aura-t-il été de
s’émanciper des explications qui font du public une variable étroitement
dépendante des stratégies des producteurs pour faire apparaître, tant dans les
formes que dans les contenus, la diversité des manières dont les téléspectateurs
interprètent les programmes. C’est dans cet esprit que nous avons conduit une
recherche collective sur la réception du Téléthon de décembre 1996 (Cardon,
Heurtin, Martin, Pharabod & Rozier, 1999). On y montrait notamment que le
cercle des engagements dans le dispositif de l’émission était bien plus ouvert
que le public circonscrit de donateurs généreux et naïfs auquel le réduisait la
critique de la sollicitation humanitaire et que la frontière entre une réception
« croyante » et une réception « critique », souple et perméable, partageait moins
des groupes de personnes qu’un ensemble d’attitudes spectatoriales. Il nous
semble que l’impératif ethnographique qui a servi de mot d’ordre fédérateur au
renouveau des études de réception pourrait aussi valoir pour les travaux sur la
production télévisée. Que sait-on en effet de concret sur les usages des études
quantitatives et qualitatives de l’audience par les différents services des chaînes
de télévision ? Comment est conduite la transformation immédiate ou quasi
immédiate des programmes en fonction des « retours du public » dont on dit
qu’elle est devenue une pratique dominante dans le monde télévisuel ? Dans
quel état d’esprit les organisateurs de grandes émissions de direct vivent-ils le
lien avec le public ? Bref, comment le processus de constitution des publics se
déploie-t-il dans les coulisses de la production des programmes, puisque cet
espace est désigné comme le principal atelier de fabrication des grandes
audiences de la télévision ?
tère a posteriori de ces analyses conduit à mettre dans les mains des profes-
sionnels (producteurs, sondeurs, réalisateurs, animateurs) un public qui a déjà
pris une forme close, unifiée et relativement inerte, bref une audience2. La
rationalisation des publics est toujours déjà faite. Elle vient entériner la sépara-
tion entre la production et la réception. Or les témoignages des professionnels
présentent une image beaucoup plus contrastée de la relation qu’ils entretien-
nent avec le public en train de se faire. En dépit de l’accroissement sensible du
niveau de technicité des outils de connaissance des publics, les professionnels
des services d’études des chaînes insistent toujours sur le caractère prospectif,
artisanal et imprévisible de leur activité (Souchon, 1990 ; 1998). Avant d’être
une forme objectivée, connaissable et commercialisable, la constitution du
public leur apparaît même comme une opération assez mystérieuse.
Composante déterminante de l’économie de la filière (Menger, 1989 ; Pasquier,
1995), l’incertitude est aussi au cœur de la relation des professionnels au
public, lorsqu’on observe le déroulement concret des émissions de direct.
Dans ce texte, on se propose d’observer la production du public du Téléthon
depuis le centre opérationnel de l’émission, le « PC-Compteur », qui se tient
pendant les trente deux heures de l’émission (vendredi 19 h – dimanche 03 h)
dans le Généthon à Évry3. Entre la chaîne de télévision, France 2, et
l’Association française de lutte contre les myopathies (AFM) un partage s’est
établi qui réserve à l’association le contrôle de la collecte de dons et la produc-
tion des informations permettant de faire évoluer le chiffre du compteur omni-
présent à l’antenne (Cardon et al., 1998). On n’évoquera donc ici que
secondairement le plateau télévisé, autre lieu décisif de la confection du pro-
gramme lui aussi situé à Évry, mais placé sous le contrôle de France
Télévision. La vocation du PC-Compteur est d’abord d’organiser et de repré-
senter la mobilisation. L’AFM se charge ainsi de fournir aux gens de télévi-
sion des informations fiables sur les différents publics du Téléthon, obtenues
au moyen d’un système très élaboré de mesures des appels téléphoniques, des
dons réalisés lors des actions locales, de discours de téléspectateurs, de verse-
ments des entreprises partenaires, etc. L’association a donc d’abord pour tâche
d’organiser, de calculer et de représenter le public dans le programme. La
familiarité avec le micro-univers du PC-Compteur acquise au terme de quatre
années d’observation successives nous a conduit à prêter attention aux nom-
breux moments de désorganisation et d’incertitude que rencontrent les
acteurs : inquiétude constante sur la bonne conduite du programme par les
gens de télévision, doute sur la pertinence des recettes marketing utilisées,
craintes devant les événements contingents qui peuvent affecter le déroule-
ment de la mobilisation (météo, incident du réseau téléphonique, accidents sur
les lieux de mobilisation, grèves comme en décembre 1995), étonnement
devant les effets de coordination des comportements des téléspectateurs et des
donateurs, indécision sur le moment et la nature des interventions du président
de l’association dans le programme, peur de voir échouer une collecte éphé-
mère fournissant l’essentiel du budget annuel de l’association. Étrangement,
les producteurs du Téléthon sont sans doute les premiers à montrer de la sur-
prise et de l’incompréhension devant le phénomène dont ils sont les instiga-
teurs. Un regard ethnographique sur les coulisses du programme peut nous
aider à comprendre comment, au sein d’un environnement de production très
fortement « rationalisé », les acteurs ressentent si manifestement la formation
du public comme une énigme. Il nous semble en effet que la tension entre
mesure et démesure, prévision et improvisation, cadrage et débordement, que
nous allons observer dans ce récit, n’est pas la simple conséquence d’une
meilleure prise en compte de la subjectivité des acteurs, du statut fondamenta-
lement indécis de l’action collective ou du caractère artisanal, voire fétichiste,
de certaines techniques de suivi du public par les professionnels. Mais qu’elle
tient, plus fondamentalement, à la tension qui, dans la séquence finale de
l’émission notamment, s’instaure entre deux manières sensiblement diffé-
rentes pour les professionnels de traiter l’audience : en la mesurant de façon
réaliste et en la projetant selon leur désir ; tension qui laisse apparaître un
« autre public », en mouvement, dont l’émergence doit sans doute autant aux
techniques de rationalisation qu’à la dynamique même de la mobilisation.
DANS LES COULISSES DU PUBLIC 423
LE PUBLIC REMONTÉ
Pour comprendre l’articulation entre ces multiples centres de calcul, nous pou-
vons schématiquement tracer sur le plan du deuxième étage du Généthon deux
circuits d’informations, correspondant chacun à deux processus sensiblement
différents de construction du public. Un premier ensemble de trajectoires (en
gras) transporte, depuis l’extérieur, des données qui vont être transformées au
sein des différents dispositifs de calcul du PC-Compteur pour devenir des infor-
mations nécessaires à la confection du programme. Dans le vocabulaire que
nous utiliserons dans ce récit, on dira alors que le public est remonté vers le PC-
Compteur. À l’inverse, un second ensemble de trajectoires (en pointillé) trans-
porte, de l’intérieur du PC-Compteur, et plus spécifiquement du
PC-Marketing, des instructions vers la régie télévisée pour faire évoluer le
compteur, passer à l’antenne des défilants de sensibilisation et nourrir le dis-
cours des animateurs. Cette fois, on dira que le public est projeté vers les télé-
spectateurs. Le public apparaît alors à la fois comme une réalité extérieure,
dont il faut capturer et enregistrer les agissements pour les intégrer dans le pro-
gramme et comme une représentation produite de l’intérieur par les profes-
sionnels de la communication pour convaincre et faire agir l’audience.
dire avant la soirée du samedi soir, ce chiffre est établi avec une heure de retard
sur la « réalité » de la collecte. Même si les acteurs du PC-Marketing forment
des anticipations sur le public et les donateurs qui ne tiennent pas nécessaire-
ment compte de la collecte en cours, ils sont cependant toujours en attente du
« Point Compteur » apporté par Michel.
La mesure de la Force T
Les standards téléphoniques sont de bons instruments d’enregistrement et de
sommation. Cependant près du tiers de la collecte, issue des animations locales
de la Force T, leur échappe. Plus de cent millions de francs sont récoltés dans
les rues, les stades, sur les places publiques et chez les commerçants un peu
partout en France. L’argent est déposé dans des urnes placées à proximité des
manifestations : 10 francs pour tirer à l’arc, 5 pour faire une longueur de piscine
ou grimper une échelle, 25 pour manger une part du pithiviers géant… Ces
petits gestes du Téléthon sont « financés » localement par les spectateurs qui
font ainsi avancer la collecte. Mais comment intégrer cette somme au compteur
télévisé en donnant une représentation temporelle de l’évolution de la mobili-
sation ? Comment quelque 4 à 5 millions de gestes répartis en une multitude de
lieux peuvent-ils être représentés par un compteur central s’animant toutes les
deux ou trois minutes ? Il est impossible de mettre en place une métrologie
identique à celle des dons téléphoniques. Au PC-Force T, où sont réunies une
vingtaine de personnes, membres de l’AFM et militants de la première heure,
on dispose d’une vue très complète sur les 7 700 manifestations mises en place
par l’association (même si de nombreuses collectes « sauvages » viendront
grossir le résultat final). Chaque année plus nombreuses, les manifestations
font l’objet d’une fiche descriptive qui comporte notamment un budget prévi-
sionnel et une estimation des recettes escomptées. Toute la journée de samedi,
les membres du PC-Force T appellent les délégués locaux supervisant un por-
tefeuille de manifestations. À partir du samedi après-midi, l’activité principale
au PC-Force T consiste à évaluer la qualité de la collecte. Pierrick, le respon-
sable, qui a travaillé dans de nombreuses associations comme spécialiste de
marketing humanitaire, a mis en place un système d’estimation qui s’appuie
sur un panel de 1 500 manifestations jugées représentatives. En suivant l’évo-
lution des remontées du panel, Pierrick obtient une moyenne des recettes par
manifestation. Il peut alors produire une estimation pour l’ensemble de la Force
T, en comparant la moyenne obtenue avec les données des années précédentes,
la carte des actions et les impressions de terrains recueillies pendant toute la
journée. Sans doute est-il plus facile de rationaliser la connaissance des com-
portements des téléspectateurs que celle des gestes des spectateurs. Le chiffre
de la Force T manque de fiabilité au regard des tableaux rigoureux du PC-
428 LES SENS DU PUBLIC
5. Dans notre analyse de la réception du programme, nous avons isolé quatre familles d’atti-
tudes à l’égard du programme : engagées, pragmatiques, ironiques et critiques (Cardon et al.,
1999).
DANS LES COULISSES DU PUBLIC 429
LE PUBLIC PROJETÉ
Le « Point Compteur », l’estimation de la collecte de la Force T, les rapports
d’appréciations des téléspectateurs, tous ces bordereaux sont destinés au PC-
Marketing. Lieu pivot, cet espace est le seul qui soit en lien direct et continu
avec la régie du plateau télévisé. Il constitue le centre de transmission de toute
une série d’informations, d’instructions et de recommandations servant à nour-
rir le déroulement du programme télévisé. C’est aussi une des seules pièces
dans laquelle il n’est pas possible d’entrer sans être accrédité. Devant un mur
d’écran de télévision transmettant les différentes chaînes sont réunis une statis-
ticienne, deux professionnels de marketing humanitaire, un consultant en étude
d’audience télévisée et trois membres de l’AFM en charge de la production ou
du marketing. Ils pilotent le compteur. Leur tâche consiste à projeter sur le pro-
gramme le public remonté par les dispositifs dont nous venons de rendre
compte. Pour autant, projettent-ils exactement ce qui a été remonté par le cir-
cuit de mesure « positive » des dons et des appréciations des téléspectateurs ?
Ou bien font-ils intervenir dans leur travail d’autres éléments qui débordent ce
cadre discipliné ?
Mais c’est pas vrai. C’est là que nous on active le compteur en donnant des sommes
intermédiaires pour animer le compteur. Comme il est évident que de temps en
temps on a des grosses sommes qui tombent ou on a des petits trucs qui sont venus
avant – l’argent des partenaires, je le connais une semaine avant. Donc j’ai en plus
quelques millions pour dynamiser le compteur, sur lesquels je peux jouer en les
introduisant petit à petit. Et nous, on dynamise, on en fait un acteur. […] Pour moi,
qu’est-ce que j’ai à faire ? Je dois donner le dimanche à 2 h du matin un chiffre qui
soit le bon. C’est ça mon obligation et donc sur 30 heures, j’active la dramaturgie
tout en faisant de l’estimation qui se rapproche de plus en plus de la vérité. Je pars
d’une estimation et au fur à mesure il faut se rapprocher du chiffre réel en utilisant
les variations de cette estimation pour faire la dramaturgie. En gros c’est ça mon
travail sur les trente heures. Il y a un vrai travail d’interactivité qui se fait, ce que
nous nous appelons du marketing interactif. »
Dans le PC-Marketing se réalise ainsi un croisement continu de deux
manières de se référer au public. Ce qui est projeté n’a pas exactement la même
forme ni le même contenu que ce qui est remonté. Toutes les demi-heures,
lorsque le chiffre que Michel a établi avec précision au PC-Résultats arrive
dans le bureau du PC-Marketing, les personnes le regardent en l’appelant « le
réel ». Il cadre les possibles, fixe des bornes précises aux animateurs du chiffre.
Il donne l’angle de la pente, un point de départ et un point d’arrivée entre les-
quels des variations seront permises. Mais le décalage de la remontée du chiffre
invite aussi les acteurs à anticiper sur la trajectoire « réelle » de la collecte pour
combler le retard d’une heure et demie qui s’est creusé. La production des
chiffres d’évolution du compteur se libère alors des tableurs du PC-Résultat.
Elle devient l’objet d’une activité stratégique dans les mains des spécialistes du
PC-Marketing. Pour justifier ce « décrochage », ils invoquent la « cagnotte » de
quelques millions de francs constituée par les dons effectués en dehors du
Téléthon et par certains partenariats de l’AFM qu’ils peuvent injecter à tout
moment dans le compteur. Mais son montant, quelques millions de francs, reste
assez faible. Il est plus juste de dire que les professionnels de l’audience, tout
en restant très attentifs aux valeurs limites établies par les calculs de remontée,
insufflent une autre vie aux variations du compteur en en faisant un acteur
incarnant la mobilisation télévisuelle des donateurs. Ce faisant, ils introduisent
alors une tout autre manière de concevoir et de produire le public.
« Moi je crois que le compteur, c’est un acteur du Téléthon, explique encore Marc.
Je crois que c’est une machine mais que c’est aussi un acteur. Et justement nos agi-
tations au niveau du PC-Marketing, finalement elles n’ont qu’un but, c’est de rendre
le compteur vivant. À partir du moment où c’est un acteur, c’est une marionnette ce
compteur. Il faut qu’on l’agite. Il faut qu’il vive intensément. […] Et je crois que ce
Téléthon [celui de 1994], il n’était pas fondamentalement différent des autres
Téléthons. Mais le compteur était moins bon ! Moi, il y a des années où je dis “le
DANS LES COULISSES DU PUBLIC 431
parrain était moins bon” ou “Claude Sérillon était fatigué” ou “l’AFM avait
pas…” Eh bien, sur ce Téléthon, si j’ai quelque chose à dire, c’est que tout ce que
j’ai vu était plutôt intéressant. Mais j’ai trouvé que le compteur n’était pas bon.
C’est-à-dire que si on le considère comme un acteur, j’ai trouvé que cet acteur-là,
cette année, n’était pas bon. »
Le compteur apparaît ainsi à la fois comme un instrument de mesure et de
sollicitation. Le récit de Marc montre concrètement comment, plutôt que de
s’opposer, comme on se plaît souvent à le croire, deux versions différentes du
public, l’une réaliste, l’autre constructiviste sont étroitement articulées l’une à
l’autre. Les producteurs du Téléthon désignent la première comme « le réel » et
la seconde comme une « fiction » nécessaire, une « animation » produite pour
combler l’écart temporel de la mesure de la collecte. Il faut regarder ce cou-
plage entre le public mesuré (« sociologique ») et le public projeté (« discur-
sif ») comme le principal objet du travail au sein du PC-Marketing (Dayan,
1998). Ce couplage s’appuie sur plusieurs obligations : une contrainte de réa-
lisme d’abord qui invite les acteurs à rester à proximité de la pente du réel pour
de ne pas afficher la collecte avant qu’elle ne soit effectivement réalisée, une
contrainte d’animation, ensuite, qui conduit les acteurs à projeter une déforma-
tion dans le mouvement de la pente de la collecte pour donner aux acteurs un
objectif supérieur, une contrainte morale enfin qui interdit de cacher (long-
temps) au public des informations qui auraient été remontées.
invitations à « faire le 36-37 » qui ne sont jugées « efficaces » que si elles sont
accompagnées d’un discours de justification approprié), adoucir certains
« pieds » de reportages lorsque l’animateur essaye de transformer l’émotion du
téléspectateur en promesse de don ou découpler le message de l’AFM et celui
de la collecte afin de ne pas brouiller l’image de l’association dans un contexte
marqué, en 1996, par l’affaire de l’ARC-Crozemarie. Tout se passe alors
comme si, les consultants cherchaient à retenir les jugements à l’emporte-pièce
et à prévenir le risque de voir l’association, saisie par la peur de « rater sa col-
lecte », « forcer » sur les techniques de sollicitation sans construire une « straté-
gie de message » raisonnée.
Car si la référence au public dans l’activité des professionnels du marketing
n’a pas les mêmes points d’appui que dans le rigoureux travail de mesure de
Michel au PC-Résultats et de Pierrick au PC-Force T, elle repose cependant sur
un savoir-faire professionnel développé au croisement des mondes de la com-
munication et de l’humanitaire. Elle peut se revendiquer d’une spécialité recon-
nue et enseignée dans le monde du marketing qui dispose de techniques
répertoriées et d’un répertoire d’expériences accumulées (Vaccaro, 1996). Le
public projeté par les professionnels de l’audience est le produit des procédures
de représentation de la cause de l’AFM et des techniques de sensibilisation du
téléspectateur. Dans cette construction, le public n’est pas extérieur au pro-
gramme, comme dans le circuit de remontées des comportements des téléspec-
tateurs, mais il est directement inscrit à l’intérieur des stratégies sémiotiques
destinées à intéresser les téléspectateurs. Le très volumineux conducteur de
l’émission qui contient pour chaque séquence une partie des informations
nécessaires au travail de réalisation (lieu, minutage, rôles, invités, ressources
techniques disponibles) est le support sur lequel sont inscrites les techniques
d’habillage, de soulignement et d’accompagnement destinées à donner un
rythme et une animation au programme. Orienté vers le futur, et non vers le
passé de la collecte, le conducteur est l’instrument qui permet de planifier avec
le Bord Plateau les interventions qui seront projetées sur le déroulement du
programme.
dans les animations de terrain, il y a des trucs sans intérêt parfois, […] des gens en
train de tirer sur une corde (le plus grand tirage de corde), c’est pas un truc qui est
intéressant en lui-même, mais si le présentateur est accompagné d’une personne
malade ou en fauteuil ou atteint d’une mucoviscidose et que le présentateur a le
réflexe de dire : “Vous voyez ces gens en train de battre un record, ils le font pour
Marie-Annick qui est atteinte d’une rétinite pigmentaire, parce qu’elle sait que le
docteur Machin a besoin d’argent”. Tout d’un coup la mécanique Téléthon fonc-
tionne parce qu’on donne au téléspectateur les moyens de ressentir l’émotion de ce
qui se passe sur l’écran et – du coup – on lui donne envie de donner. Je dirais, inver-
sement, si on est en train de voir un malade qui témoigne, généralement là, on a la
pudeur de ne rien faire tout de suite – c’est contre-productif. Mais juste après on va
ramener immédiatement les chercheurs et immédiatement la mobilisation pour que
les gens sentent que ce malade, il n’est pas tout seul et que, eux aussi, il faut qu’ils…
Alors, avec les défilants, on ajoute une de ces dimensions manquantes à l’image
pour compléter le triangle du Téléthon ».
Téléthon exaspère Marc : « C’était tarte ! Les compteurs débandent. Quand ils
allument les lampes, c’était tarte. Il y a que les cornichons qui voient un sym-
bole là-dedans ! Ça n’a servi à rien du tout ! ». Cependant, dans la majorité des
cas, l’évaluation des effets des séquences sur la collecte est beaucoup plus
mesurée. En toute rigueur, elle est d’ailleurs assez difficile à établir compte
tenu du décalage horaire et de l’épaisseur de l’unité de mesure (la demi-heure
de collecte) qui ne correspond pas à la durée des séquences du programme que
les professionnels de télévision souhaiteraient pouvoir mesurer. Il n’en
demeure pas moins que la plupart des propositions émises par le PC-Marketing
pour apporter des modifications au programme prennent les chiffres de remon-
tées à témoin : tel reportage ou enchaînement reportage suivi par un débat avec
des scientifiques et des malades a « relancé le compteur », lit-t-on sur un fax au
PC- Bord Plateau, il faut « poursuivre sur le quotidien des malades, c’est très
porteur » ; en revanche, une longue séquence enchaînant chansons, animations
locales et discussion sur le plateau sera jugée « dramatique pour le 36-37, per-
sonne ne pense plus à faire des appels et à regarder le compteur ». Lorsqu’un
événement a été planifié par le PC-Marketing, comme le passage de la barre
des 200 millions au compteur, Marc et Pierre vont se précipiter au PC-
Téléphone pour chercher à « voir » sur les listings de la supervision de trafic si
les effets attendus de la séquence laissent quelques traces sur la courbe des
dons.
crise en pleine nuit avec France Télévision. Il demande aux consultants de lui
rédiger une note de synthèse. Celle-ci détaille les séquences appréciées (les
reportages sur les enfants, le dynamisme de Gérard Holtz, les scientifiques et…
les interventions de l’AFM) et les plus critiquées (« les animateurs qui coupent
la parole au parrain », « la participation trop retenue de Patrick Chêne », etc.).
La note fait surtout toute une série de propositions (« ce qui est réclamé par les
téléspectateurs des groupes focus ») visant à « faire applaudir le compteur, le
“totemiser” à nouveau », « créer un peu de désordre sur le plateau (contrer l’ef-
fet d’alignements des pupitres) ! », « mettre en avant les parents de malade ! »,
« donner des exemples plus concrets sur l’utilisation des dons », etc.
Forte de cette synthèse, l’équipe du PC-Marketing va se déplacer dans la
nuit pour rencontrer les responsables de la production télévisée. Animateurs,
producteurs et chargés de production de l’AFM s’attachent à trouver des solu-
tions pour redresser la barre lors de la journée de samedi. Alors que depuis des
mois le Téléthon fait l’objet d’une préparation méticuleuse, alors que son
conducteur a été rigoureusement réglé dans les moindres détails, voilà qu’en
pleine nuit, les acteurs discutent encore des procédures efficaces pour faire mar-
cher le dispositif. Sans agressivité mais de façon passionnée et vive, les profes-
sionnels débattent une nouvelle fois de techniques de scénarisation, d’habillage
ou de composition des plateaux. Marc, le responsable du PC-Compteur, rap-
pelle que « les analystes [Martine et le PC-Télespectateurs] nous disent que les
gens qui interviewent les malades baissent le regard, donc s’ils pouvaient se
baisser pour faire les interviews à l’image ça serait quand même mieux. Tu com-
prends, sans aller jusqu’à la citoyenneté, c’est quand même un truc important.
Il faut faire un petit effort pour les interviewer dignement ». Dans la nuit, la
directrice générale de l’AFM va écrire des petits textes pour aider les animateurs
à illustrer l’utilisation de l’argent du Téléthon. Les animateurs déclarent qu’ils
vont faire leur possible pour mieux mettre en valeur le compteur mais ils ont
« l’impression d’en faire déjà des tonnes ». G. Holtz a remarqué que « Perret
était bien. Il a été vers les enfants, c’est la première fois que quelqu’un va dans
le public et il faut le refaire ». Le producteur suggère : « Il faudrait refaire venir
Boujenah et qu’il emmène Lhermitte voir les enfants dans le public… » Dès les
émissions matinales du samedi, les choses semblent aller beaucoup mieux. Le
Point compteur du PC-Résultats est très bon. Les rapports du PC-
Téléspectateurs sont très encourageants. Dans sa synthèse de 11 h, Martine
apporte la bonne nouvelle : « Sérillon est vraiment l’acteur le plus important ce
matin. Il est crevé mais il est très bon, c’est le seul qui puisse apporter le parler
vrai. Il est crédible quand il va vers les gens ». Dans l’après-midi, ce sont les
propos et les gestes de T. Lhermitte, notamment lorsqu’il parle informatique et
Internet avec un malade, qui ont un impact positif sur la courbe des remontées.
438 LES SENS DU PUBLIC
LE PUBLIC EN MOUVEMENT
Dans toutes les situations dont nous venons de rendre compte, les acteurs ne
cessent de rapprocher le public remonté et le public projeté. L’articulation entre
mesure et stratégie est en effet au fondement d’une même conception instru-
mentale de la relation du programme à son audience. Celle-ci suppose 1) de
séparer fermement le monde du programme et celui des téléspectateurs, 2) de
projeter les actions des programmateurs sur un arrière-fond d’efficacité et de
calcul et 3) d’établir un système d’action/rétroaction déterminant les relations
entre les stratégies sémiotiques des programmateurs et les réponses des télé-
spectateurs. Toutefois, l’apparition d’un écart entre le public remonté et le
public projeté peut susciter deux formes d’inquiétude chez les acteurs. Elle
peut d’abord nourrir une inquiétude morale en révélant « l’artificialité » du dis-
positif. La relation instrumentale au public est souvent soupçonnée pour son
insincérité et, de ce fait, elle n’est pas pleinement assumée par ceux qui la met-
tent en œuvre dans le Centre de calcul du Téléthon. Mais l’écart entre la mesure
du public remonté et du public projeté suscite également une autre forme d’in-
quiétude quand, dans certaines circonstances, les acteurs ne parviennent plus à
en évaluer les proportions.
Ce phénomène est très sensible lors des débordements qui adviennent dans
la soirée du samedi soir du Téléthon quand les techniques de rationalisation
s’épuisent et semblent perdre de leur efficace. En effet, dans ce moment particu-
lier de l’émission, la production du public de l’émission relève de la mobilisa-
tion collective. En quatre heures va être collectée près de 50 % de la somme
finale. Pendant une brève période, les dispositifs du PC-Compteur semblent
alors perdre prise sur la mobilisation du public. Cela d’abord parce que le trafic
téléphonique connaît une très brusque et violente saturation – les téléspectateurs
attendant pour faire leur don les dernières heures du Téléthon. Soumis à des
pointes téléphoniques de 120 à 200 000 appels/heure, les centraux saturent et
« tombent », le trafic est détourné par le réseau téléphonique d’un centre vers un
autre, ce qui enlève tout caractère de prévisibilité aux mesures locales, instru-
ment important de vérification de la qualité des données remontées. Les Lion’s
rencontrent, quant à eux, les plus grandes difficultés pour traiter les bordereaux
de promesses de don. Le PC-Résultats se bloque et ne parvient plus à produire
DANS LES COULISSES DU PUBLIC 439
des estimations fiables de ce qui se passe dans les centres de promesses télépho-
niques – il faut attendre 23 h pour que le dispositif soit remis dans ses rails et que
des estimations fiables soient à nouveau produites. Michel et les acteurs du PC-
Résultats courent après le « réel » : ils traquent les erreurs de la remontée, font
des estimations là où ils disposaient auparavant de chiffres vérifiés et, par défaut,
essayent de suivre la tendance en regardant s’animer la courbe du trafic mesuré
par les commutateurs de France Télécom. L’incertitude sur la force du mouve-
ment qui a obscurci leurs capteurs fait passer les acteurs du PC-Marketing de
crainte en enthousiasme. C’est ainsi qu’il faut comprendre les récits inspirés de
ces moments où le compteur semble vivre de ses propres ailes, comme détaché
des dispositifs qui ont servi à sa construction : « En plus on le ressent, on le res-
sent physiquement, raconte Marc. Alors là, c’est absolument pas cartésien. Avec
Thierry [un consultant en marketing], on a toujours été persuadé que le moment
où on rentrait le plus d’argent, on le ressentait physiquement au niveau du PC-
Marketing parce qu’il y avait un espèce de frémissement national. Et on sait très
bien que dans la demi-heure qui suivait, on avait fait 70 000 appels et que, quand
on déclenche comme ça un phénomène de dimension importante sur des masses,
en fait ça se ressent. Ça bouge ! Ça bouge ! Et là, rendre compte par le biais du
compteur ne fait qu’augmenter l’impact de ce truc-là. »
Du côté du programme télévisé, on observe le même phénomène de débor-
dement. La soirée du samedi soir scénarise la convergence des défis qui ont été
lancés depuis le vendredi soir. Marcheurs, pompiers, cyclistes, groupes de
malades arrivent en masse sur le plateau central, dont toute la mise en scène est
construite sur le thème de l’envahissement. Les retards et les changements dans
le conducteur se multiplient : les séquences sont intercalées, les duplex souhai-
tent conquérir l’antenne en même temps, des acteurs inattendus viennent
prendre la parole sur le plateau, animateurs et vedettes deviennent insaisissables,
etc. Certes, cette improvisation se fait toujours dans les marges d’un conducteur
qui avait préparé son propre débordement. Mais la multiplicité des acteurs enga-
gés, la complexité technique de la réservation des duplex, la longueur de
l’émission et la fatigue des animateurs constituent autant d’éléments destinés à
produire ce sentiment d’improvisation dans l’accélération du final du Téléthon.
Une des conséquences de cet emballement est que les techniques qui
avaient été soigneusement construites pour conduire le programme, mesurer
ses effets et agir en retour sur lui, cycle qui caractérise le modèle d’interactivité
auquel se réfèrent les acteurs, ne fonctionnent plus. Cette incertitude s’observe
notamment dans l’animation du compteur. Lors de la soirée finale, le chiffre
doit progressivement intégrer les montants de la collecte de terrain des dons de
la Force T, puisque depuis 19 h Pierrick est parvenu à extraire de son panel une
première estimation des dons locaux. Cependant celle-ci prend consistance au
440 LES SENS DU PUBLIC
moment même où les chiffres des dons téléphoniques perdent brutalement leur
objectivité. Aussi, est-ce « dans le noir » que Marc doit animer le mouvement
du compteur de 21 h à 23 h. Le chiffre qu’il indique sur les fax envoyés en Bord
Plateau est fait « à la main » avec pour seul point d’appui le précédent des
anciens Téléthons et une confiance peu assurée dans le fait que le dispositif va
parvenir à se remettre sur les pieds d’ici la fin de la soirée.
Comment interpréter ces dérèglements du samedi soir ? On soutient que si
les dispositifs de mesure et de cadrage du public mis en place au PC-Compteur
entrent (provisoirement) en crise, c’est parce qu’ils rencontrent un public en
mouvement. La mobilisation qui brouille les capteurs du PC-Compteur pré-
sente en effet des caractéristiques originales au sein de l’univers télévisuel. La
plus décisive est le fait que, sans abolir la séparation entre le programme et le
public, l’intensification de la participation des acteurs et des téléspectateurs du
Téléthon vient dérégler les dispositifs de rationalisation qui permettaient jus-
qu’alors aux programmateurs d’agir sur l’audience et inverse le sens de leur
relation. Les possibilités d’engagement offertes aux personnes, en effet, sont
multiples : téléphoner au 36-37, donner à la Force T, regarder la télévision et en
parler autour de soi ou participer à des défis locaux. Dans la soirée du samedi
soir, ces dispositifs sont tous très intensément sollicités. Les défis locaux des
acteurs de la Force T entament leur course finale. Le plateau télévisé est envahi.
Dans une atmosphère festive, d’enthousiasmes démonstratifs, de gestes
improvisés et de manifestations de gratitude, les dispositifs d’engagement mis
en place par l’AFM et la télévision produisent alors autre chose qu’un cadrage
télévisuel de la collecte. Ils rendent possible la manifestation entre les acteurs
d’une autre forme d’existence collective fomentée tout au long du programme.
La mise en scène télévisuelle d’un rassemblement autour des malades de qui-
dams, de vedettes, de chercheurs, de parents et de téléspectateurs offre ainsi
aux participants l’occasion de relier et de coordonner temporellement leurs
engagements. Plus que leur formatage, elle donne la possibilité de partager les
raisons de se mobiliser et de faire apparaître entre les personnes engagées des
liens, des proximités et des solidarités qui débordent le dispositif initial (Callon
& Latour, 1997). Les interviews menées sur le terrain de la Force T, dans les
groupes de réception de l’émission et auprès des donateurs téléphoniques font
apparaître que l’un des traits les plus sensibles de l’expérience des acteurs du
Téléthon est la découverte de leur interdépendance. Les actions collectives du
Téléthon prennent appui sur des liens d’appartenance déjà existants (les « habi-
tants de… », les « écoliers de… »), réactivent des liens de sociabilité noués au
sein de groupements volontaires (en se glissant dans des collectifs sportifs,
associatifs, etc.), viennent se greffer sur des pratiques festives traditionnelles
(kermesses, fêtes de paroisse, joutes intervillages) ; les téléspectateurs décou-
DANS LES COULISSES DU PUBLIC 441
vrent les liens qui les unissent à d’autres malades et d’autres maladies ; les
donateurs téléphoniques apportent au dernier moment, avec les autres, leur
contribution et se félicitent de donner ensemble (Cardon et al., 1998). Ce com-
portement collectif ne doit pas être interprété comme des réponses indivi-
duelles et conformistes aux sollicitations des animateurs (au contraire, les gens
de marketing cherchent à mieux répartir les appels sur la durée de l’émission),
mais comme la composition de volontés de participer à la construction d’un
collectif qui s’exprimera dans les mouvements du compteur.
On ne saurait cependant conclure qu’un public « véritable », par opposition
au public construit par le PC- Compteur, apparaît lors de ces moments de débor-
dement. Ce qui est remarquable dans cette mobilisation collective est que,
empruntant sa forme au registre classique des grandes fêtes nationales, elle ne
peut se déployer sans les possibilités de coordination offertes par le pro-
gramme. Le cadre télévisuel du Téléthon confère à tous ces micro-engage-
ments des propriétés singulières : il les synchronise, il leur assure une publicité,
il favorise la coordination entre des mondes sociaux peu habitués à se fréquen-
ter et il lie entre elles une multitude d’actions locales en affichant un calcula-
teur central. Ni plus ni moins autonome, ni plus ni moins authentique, ni plus ni
moins « construit », le débordement du public du Téléthon doit être appréhendé
comme un effet que le Téléthon a laissé advenir (Jullien, 1996). Simplement,
en investissant ces multiples formats de participation, les acteurs du Téléthon
ne sont plus simplement des cibles extérieures au programme mais émergent
dans un autre format que celui programmé pour les produire et les calculer.
Attendu et prévisible, mais non calculé, le public qui surgit dans et par le dis-
positif, grossit et déborde le cadre limité dans lequel les techniques de sollicita-
tion entendaient le loger.
BIBLIOGRAPHIE
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION
1. Je tiens à remercier les journalistes qui ont travaillé à la couverture de ce conflit et m’ont
accordé des entretiens : Michel Urvoy, responsable du secteur économique et social à Ouest-
France, Renè Le Clech et Thiéry Le Charpentier à la rédaction du Télégramme à Morlaix,
Françoise Le Borgne et Yves-Marie Robin, à la rédaction locale de Morlaix de Ouest-France.
2. Cet échantillon était composé du Monde, de Libération et de La Croix, ainsi que de L’Express,
Le Point, Le Nouvel Observateur et L’Événement du Jeudi.
5. La conquête du Conseil général par une majorité de gauche en mars 1998, après plus d’un
siècle de gestion du Finistère par la droite, peut avoir été perçue par certains segments du
monde paysan comme une menace supplémentaire sur le « système Gourvennec ».
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 447
nuent, sans violences dans la plupart des cas. Le 17 avril, une négociation entre
les porte-parole syndicaux et le ministre de l’agriculture a lieu à Paris. Les sub-
ventions proposées par le ministère se situent en deçà des demandes des agri-
culteurs. C’est dans un climat assez morose que le mouvement prend fin avec
l’évacuation du viaduc le 17 avril en fin d’après-midi.
fait qu’un événement comme le mouvement des légumiers peut être le même
jour traité dans trois pages locales différentes selon les lieux où se déroulent
des manifestations, mais aussi en page départementale et/ou régionale, et en
rubrique agricole. Le mécanisme de remontée fait que lorsqu’un événement est
jugé important, son traitement monte vers les pages d’information générale (à
partir du 11 avril pour le mouvement analysé), voire vers la « une », tout en res-
tant traité dans les rubriques locales. Le simple jeu objectivant des comptages
d’articles est à cet égard fort éclairant et permet de dégager quelques observa-
tions sur les logiques de couverture dont trois valent d’être explicitées briève-
ment d’entrée.
La première tient à la structure même de cette couverture. En additionnant
les pages communes à toutes leurs éditions, et les papiers spécifiques aux pages
locales et départementales du territoire où de déroule le conflit. Le Télégramme
et Ouest-France ont consacré, entre le 3 et le 22 avril, 134 articles à cette mobi-
lisation et ses épisodes. Cent six de ces articles figurent en pages locales (n = 50)
ou en rubriques département, région ou agriculture (n = 56). C’est dire que 80 %
des textes relatifs au conflit se trouvent au sein de rubriques qui ne concernent
qu’une partie du lectorat et/ou se situent hors de l’information générale.
Une seconde observation a trait à l’articulation entre composantes « territo-
riales » de la couverture et celles qui relèvent des « unes » ou de l’information
générale. Les rubriques relevant d’une logique de territoire – mais aussi la page
agricole – manifestent une réactivité très rapide aux mobilisations, même lors-
qu’elles prennent la forme de micro- manifestations. C’est dès le 3 avril que des
articles rendent compte des premières actions, et Ouest-France et Le
Télégramme auront déjà publié onze papiers dans ces rubriques, avant que la
mobilisation n’accède (Respectivement le 7 et le 8 avril) à leur rubrique d’infor-
mation générale. À l’inverse, alors que les derniers articles sur le conflit appa-
raissent le 19 ou le 20 dans les pages d’information générale, les séquelles et
retombées locales du mouvement restent traitées jusqu’au 22 inclus dans les
pages locales ou départementales. Le décalage est encore plus saillant si l’on
cherche des titres nationaux les traces d’une prise en considération de l’événe-
ment. Il n’apparaît dans ces titres qu’à l’occasion du week-end de Pâques (édi-
tions datées du 11-13 Avril) pour cesser de susciter une couverture au-delà du 19.
La dernière observation pourrait emprunter à la métaphore comme celle
des neiges couronnant un massif montagneux. Que l’on prenne pour indice de
consécration médiatique l’évocation d’un mouvement par la presse nationale,
ou son accession à la une et aux informations générales de la presse régionale,
notre analyse manifeste à quel point cette composante des articles de presse
demeure statistiquement minoritaire, concentrée sur des épisodes limités, sou-
vent spectaculaires ou violents de mobilisation. L’observation n’exclut pas que
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 449
les articles publiés là puissent être les plus importants, par leur visibilité en une,
leur reprise dans des revues de presse, ou le simple fait qu’un texte présent en
page deux de toutes les éditions du quotidien régional rencontre un lectorat
bien supérieur à celui d’un article uniquement disponible pour les 15 000 lec-
teurs d’une édition « Côtes des Légendes ». Mais prendre au sérieux le carac-
tère restreint de ces remontées vers la « une », et de ces situations d’accès à la
presse nationale-parisienne invite aussi à questionner quelques impensés. Les
contenus et l’ampleur de cette couverture « sommitale » – pour rester dans les
métaphores montagnardes – sont-ils le simple condensé de l’ensemble de la
couverture ? Peut-on sérieusement, comme le font souvent sans grandes inquié-
tudes méthodologiques les analyses de type protest data analysis, considérer
les activités protestataires couvertes par la presse nationale du lundi (quand ce
n’est pas par un seul de ses titres) comme représentatives et de la conflictualité
sociale et de la couverture journalistique des actions protestataires ?
Un journalisme de proximité
La compréhension du journalisme pratiqué dans les rédactions locales est insépa-
rable des rapports d’interconnaissance6 et donc d’interdépendance entre journa-
listes et sources. Ancien journaliste de locale, Louis Guery évoque dans son livre
sur la presse locale les tensions de cette proximité entre journalistes et sources :
« Elle présente un danger, celui de rendre le journaliste plus ou moins prisonnier de
ses sources d’information […] La pression qui s’exerce sur le journaliste de locale
est plus subtile et, partant, plus difficile à combattre. Elle tient aux liens qui s’établis-
sent normalement dans une petite ville où tout le monde se connaît et partant se fré-
quente. » (Guery, 1992 : 54.)
Dès le début de notre entretien ; le responsable de la locale du Télégramme à
Morlaix soulignait spontanément la tension de ce véritable travail d’équilibriste,
pris entre distanciation et appartenance : « Le travail de locale c’est d’abord un
“fonds de commerce”, un agenda de contacts avec les interlocuteurs de la vie
locale : responsables syndicaux, paysans de base, mairies, gendarmerie et police
aussi. C’est aussi un rapport de confiance qui se tisse au fil des mois et des
années avec les interlocuteurs de la vie locale. Cela veut dire pas de trahison, de
l’honnêteté dans les relations. Quand on est en première ligne, en face ou à coté
de quelqu’un, il y a une prudence obligée. » Cette difficulté revient d’ailleurs
6. Qui prennent des formes très concrètes : un de nos interlocuteurs connaissait personnellement
le leader syndical Thierry Merret à qui il avait donné des cours de voile.
450 LES SENS DU PUBLIC
comme un leitmotiv dans toute enquête sur le travail des journalistes localiers
confrontés à des situations « chaudes » de mobilisation dans leur territoire local
(Le Bohec, 1994). Un journaliste de La Presse de la Manche soulignait, à pro-
pos des mobilisations provoquées par l’usine de retraitement nucléaire de La
Hague, la singularité de ses contraintes comparées aux pratiques de ses col-
lègues de la presse parisienne. « Nous on peut pas se permettre de faire la poli-
tique de la terre brûlée. Nous, on peut pas aller voir des gens et puis en faire
qu’à notre tête, parce que le mec qu’on a été voir, plus jamais il nous filera
d’info. Nous on peut pas dire : “on vient, on fait un coup, on est content de
notre papier et puis on se casse”. On peut pas faire ça donc on est tout de suite
un peu plus mesurés… Pour être clair, on s’autorise jamais de commentaire.
En fait, on relate. »7
Ce dernier propos met en évidence un trait caractéristique du style du jour-
nalisme de locale, son parti pris factuel, sa revendication d’objectivité. Le
manuel de journalisme local de Pierre Guery souligne :
« Dans la presse régionale, l’écriture journalistique est d’abord caractérisée par le fait
que les articles de commentaire sont plutôt rares, et que l’information prédomine très
nettement […] Les genres nobles – reportages, interviews et surtout enquêtes – y
sont assez rares. Presque tout étant traité en compte rendu » (Guery, 1992 : 52).
Une journaliste de la locale de Ouest-France à Morlaix souligne : « Nous on
faisait le factuel. L’analyse passe plus par la rubrique agricole et dans les pages
région ». Un autre localier compare ainsi son travail à celui de ses collègues
parisiens de Libération :
« Nous on a forcément un journal un peu plus consensuel. On a un taux de pénétra-
tion qui est très fort sur notre zone qui est une petite zone. Si on n’a pas ce taux de
pénétration nous on meurt… On dit “ben voilà, ça c’est passé comme ça” et puis au
niveau des commentaires, on dit “Greenpeace commente comme ça, Cogema com-
mente comme cela” » (Ibid. : 52).
Sur un autre registre le responsable de la locale du Télégramme insiste sur le
fait que « la locale, c’est une école d’humilité et de précision » où le journaliste
doit d’autant plus s’attacher aux faits qu’il peut rencontrer le lendemain les per-
sonnes dont il parle. La quasi-totalité des articles publiés en pages locales cor-
respond aux préceptes d’un journalisme dédié à la description « pure » du fait :
Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Les articles sont généralement de tona-
lité très factuelle : lieu des actions, nombre de participants, tonnage de choux-
fleurs répandu sur la route, propos des leaders syndicaux. Les prises de position
7. Laurent Gouhier, entretien réalisé le 15 avril 1998 par Olivier Baisnée dans le cadre d’une
recherche sur la construction de l’usine de La Hague comme problème public.
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 451
des acteurs sont rapportées sans grand commentaire, comme le symbolise la pré-
sence dans Ouest-France d’une rubrique « Ils ont dit » qui aligne les déclarations
des dirigeants du mouvement, des élus, du ministre.
Ce journalisme de compte rendu factuel retranscrit dans la pratique de
l’écriture la situation d’interdépendance entre journalistes et milieu local. Le
fonctionnement d’un quotidien régional correspond typiquement au méca-
nisme dit de la « double contrainte » (double-bind). D’un côté, le journal fonc-
tionne comme le greffier d’une communauté dont il dépend et dont il serait
risqué de critiquer ouvertement des composantes importantes. De l’autre, ni le
rôle revendiqué par la presse ni la compétence des journalistes ne peuvent se
borner à la reproduction de déclarations ou à un pur récit factuel dépourvu
d’explications et d’appréciations. La gestion de cette contradiction passe pour
l’essentiel par un mécanisme de division du travail. Les journalistes de la rédac-
tion centrale et des services spécialisés prennent en charge l’essentiel de la
dimension du commentaire et de la mise en perspective. Les rédactions locales
produisent une couverture plus factuelle, plus « prudente » pour reprendre un
adjectif souvent utilisé lors des entretiens. Du point de vue des rapports entre
médias et mouvements sociaux, nous soutiendrons ici la thèse selon laquelle
cette « prudence » que revendiquent les journalistes localiers aboutit à un mode
de couverture qui n’est pas forcément défavorable aux mouvements sociaux.
8. Cette opposition est relative, Véronique Maurus a ainsi publié dans Le Monde plusieurs
articles qui donnent largement la parole à des paysans « de base » ; voir en particulier le repor-
tage du 18 avril.
9. Les déclarations des élus sur le pont de Morlaix reproduisent pour le monde politique la logique
de double-bind à laquelle se confrontent les journalistes. « On n’est pas là pour donner notre
caution aux excès et dégradations. Nous ne sommes pas là non plus pour les condamner. Il y a
une justice », déclare le maire de Saint Pol (Le Télégramme, 16 avril, page de Morlaix). Un des
journalistes rencontrés note que plusieurs des participants à cette forte délégation d’élus avaient
apporté aux manifestants une généreuse provision de packs de bière. L’absence de cette anec-
dote dans les journaux manifeste aussi les contraintes qui pèsent sur les compte rendus.
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 453
d’expression aux groupes mobilisés. Cela ne signifie pas que des points de vue
critiques soient absents, mais ils prennent surtout la forme de brefs communi-
qués des syndicats agricoles minoritaires dans la zone légumière. Même les
déclarations des élus de gauche demeurent très balancées, dissociant la
condamnation des violences d’une position bienveillante pour les producteurs
en difficulté10.
Il faut enfin prendre en considération la manière dont le souci d’éviter des
commentaires trop normatifs passe par un ton, un vocabulaire dont l’effet est,
dans de nombreux articles, d’euphémiser la violence des manifestants. Lorsque
les déversements de choux-fleurs et les barrages se déroulent sans violences,
les comptes rendus soulignent explicitement leur caractère paisible ou bon
enfant. « Aucun heurt ne s’est produit, aucun véhicule ne s’est trouvé bloqué »
par un barrage à Landivisiau grâce à la bonne volonté partagée des manifes-
tants et des gendarmes (Télégramme, Finistère, 8 avril). Le rassemblement des
producteurs d’endives à Lesneven n’engendre « pas de débordements », les
tracteurs sont « paisiblement acheminés vers le centre » (Ouest-France, 9 avril,
page Finistère). « Le coup de colère s’est passé sans incidents hormis quelques
panneaux de signalisation renversés » (Le Télégramme, 7 avril, rubrique
Cleder). À l’inverse, il n’est pas exceptionnel que le compte rendu des actions
violentes en donne une version euphémisée. Il peut s’agir du recours à un récit
à connotations humoristiques comme celui – intitulé « Les légumiers s’offrent
une bière » – d’une descente des agriculteurs sur Carhaix qui permet de racon-
ter les prélèvements faits par les manifestants sur un wagon rempli de bou-
teilles de bière, ou l’aventure d’une voiture de gendarmerie renversée puis
remise sur ses roues par « des manifestants plus pacifistes (sic), mais le mal
était fait. » (Ouest-France, 11 avril, rubrique Carhaix), ou de la citation d’un
bon mot d’un ouvrier de la SNCF qui évoque la taille des « flocons de neige » en
déblayant les choux-fleurs qui obstruent les voies. Le choix du verbe « confis-
quer » pour rendre compte du fait que des manifestants s’emparent de l’appa-
reil photographique d’un policier qui prenait des clichés des casseurs
fonctionne aussi sur ce registre de l’euphémisme. Des titres peuvent encore
suggérer une dimension épique des actions, lorsqu’il est question d’une
« bataille du rail » où « les légumiers ne baissent pas la garde » (Ouest-France,
11 avril, rubrique Finistère). La simple description des faits peut d’ailleurs
prendre un sens assez différent selon que l’accent est mis sur la confection de
feux sur les voies « pour se chauffer » (Ouest-France, 11 avril, page Finistère)
par une nuit froide et pluvieuse, ou sur le fait que ces feux ont pour effet de
10. Voir par exemple le communiqué du Parti socialiste intitulé « Oui au dialogue, non à la casse »,
dans la rubrique « Finistère » de Ouest-France, 15 avril.
454 LES SENS DU PUBLIC
11. «... Après avoir soulevé les plaques de protection du dispositif, ils ont inencdié les gaines renfer-
mant le câblage électrique et éléctronique au moyen de morceaux de palette de bois arrosés de
liquides inflammables. L’installation, dévorée par le feu, a été complétement détruite » (p. 15).
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 455
12. Deacon et Golding relèvent, dans le cas de la mobilisation contre la poll-tax en Grande-
Bretagne, que la couverture souvent critique de la presse locale est aussi liée à la conscience
chez les journalistes locaux de l’antipathie du public pour cet impôt (1994 : 178).
456 LES SENS DU PUBLIC
ler des appréciations sur celui-ci. Tant dans Le Télégramme que dans Ouest-
France, un ensemble d’articles, de tableaux, d’entretiens avec des spécialistes
permet d’éclairer l’économie de la production légumière, les données de la
concurrence nationale et européenne, la structure des prix de revient et de vente.
La quasi-totalité des articles exprimant une prise de position explicitement
critique des quotidiens régionaux sur le mouvement se trouve dans les pages
d’information générale. Nous définirons cette catégorie d’articles par deux cri-
tères. Ils contiennent des énoncés qui critiquent le déroulement de la mobilisa-
tion ou contestent les explications de ses porte-parole. Ce contenu critique
n’est pas seulement une lecture possible, un mode de réception par le lecteur : il
est explicitement pris à son compte par l’auteur de l’article qui émet des juge-
ments. Dans Ouest-France, cinq articles sur un total de 71 correspondent à ce
critère ; dans Le Télégramme, deux sur un total de soixante13. À une exception
près, tous ces articles sont produits par la rédaction centrale des deux quoti-
diens. Dans Le Télégramme, deux éditoriaux de Marcel Quiviger (15 et
18 avril), rédacteur en chef adjoint, expriment de façon nuancée mais explicite
le « rejet » des violences, la nécessité d’une gestion plus « transparente » des
problèmes légumiers par le réseau corporatif paysan. Dans Ouest-France, un
éditorial du responsable du service économique critique en première page la
violence des manifestants et la réflexion insuffisante du monde paysan sur la
recherche de débouchés aux productions : « La méthode choisie par les mani-
festants n’est malheureusement pas le meilleur moyen de réfléchir, enfin, à leur
avenir [...] Casser les installations de la SNCF ne changera rien aux facéties de
la météo et au comportement du consommateur, ni à la concurrence des espa-
gnols et des italiens et demain des pays de l’est [...] La solution durable est poli-
tique. La subvention automatique un emplâtre ». Trois autres articles produits
par le service « économique et social » donneront aussi un éclairage critique sur
les orientations « productivistes » des légumiers, l’ambiguïté de leur position
qui revendique « le beurre du libéralisme et l’argent du beurre, à travers les
filets de sécurité payés par l’état » (14 avril).
La division du travail journalistique aboutit donc à une couverture double
du mouvement social : factuelle et tendanciellement compréhensive dans les
13. La présence de ces articles critiques constitue une relative innovation qui remonte aux années
quatre-vingt. Analysant Ouest-France entre 1960 et la fin des années quatre-vingt, Nathalie
Duclos y souligne la « mansuétude des qualifications », la rhétorique « d’euphémisation ».
Entre 1960 et 1980 le mot violence ne figure jamais dans un titre du journal sur des manifesta-
tions paysannes. Il faut attendre les années quatre-vingt pour voir le ton changer, ceci en rela-
tion avec la perte simultanée d’importance du monde paysan… et du service agricole, dont les
journalistes sont désormais plus recrutés sur des compétences journalistiques que sur leur
proximité sociale au monde rural.
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 457
pages locales, plus analytique et plus critique dans les rubriques d’information
générale. Un des journalistes rencontrés parlera même de « double jeu » : « On
est dans le registre de l’objectivité, du “untel a dit cela” dans les pages locales
et on est plus distancié dans les pages d’info gêné ». Ce mode de traitement de
l’information peut être analysé comme une stratégie éditoriale qui donne aux
lecteurs des territoires concernés par des mouvements sociaux un compte rendu
détaillé et peu propice à des réactions hostiles, et offre à d’autres composantes
du lectorat (plus étrangères au monde rural, à la région concernée) une analyse
plus synthétique et plus critique14, mais cette description cynique ne corres-
pond pas à la logique des journalistes au travail. Cette couverture « double » est
en réalité une résultante des phénomènes d’interdépendance analysés plus haut.
La distance sociale et spatiale est la condition d’un discours plus distancié.
Comme le note le responsable des pages économiques de Ouest-France :
« Pour faire de la bonne information locale, il faut de bonnes pages d’informa-
tion générale. Il faut trouver des formes de complémentarité qui permettent de
dire aux localiers “on va aller sur ton milieu, on va prendre des distances mais
on ne va pas t’en faire payer les conséquences”. Peut-être est ce un double lan-
gage. Mais si c’est le prix à payer pour pouvoir faire le boulot correctement…
pourquoi pas ? ». C’est, à partir de sa situation, une problématique similaire
qu’exprime un des localiers de Morlaix : « Il y a des choses qu’on peut dire à
partir de Paris, pas ici. Les gens du siège seraient plus prudents s’ils étaient
plus proches des gens… même s’ils ont raison. ». Si cette dernière formule peut
suggérer une forme d’acceptation bougonne de la division sociale des modes
de couvertures au sein de la presse régionale, il faut se garder de la tenir pour
son unique modalité d’existence. La polarisation entre une couverture locale
compréhensive et une couverture critico-analytique au siège peut aussi être
perçue sur le mode du conflit ou de la frustration. La valorisation d’une lecture
du mouvement de décembre 1995 comme « corporatiste » par le service écono-
mique et social de Ouest-France s’est ainsi heurtée, dans un certain nombre de
villes, au mécontentement de rédactions locales plus portées à des comptes
rendus empathiques ou compréhensifs, irritées par une « incohérence » rédac-
tionnelle perçue comme expression de la coupure de leur hiérarchie avec le ter-
rain, le vécu des citoyens ordinaires15.
La lecture de la presse nationale confirme en large partie ce qui pourrait
s’exprimer comme une tendance à l’inverse proportionnalité entre insertion
14. Les analyses des pratiques de lecture montrent que les pages locales et sportives sont beau-
coup plus largement lues que les pages politiques et économiques qui mobilisent davantage les
composantes diplômées et les catégories sociales supérieures du lectorat.
15. Ce point est mis en évidence, à propos de la locale de Nantes de Ouest-France, par Virginie
Jourdan (2001).
458 LES SENS DU PUBLIC
dans la vie locale et intensité du discours critique sur les mouvements sociaux.
La presse nationale a accordé au conflit une attention plus tardive et moins sou-
tenue : onze articles dans Le Monde, dix dans Libération, quatre dans La Croix,
quatre seulement au total dans les quatre principaux newsmagazines parisiens.
La Croix (18 avril) et Le Monde (18 avril, 19 avril) ont publié des articles
construits à partir de témoignages de producteurs d’agriculteurs et qui, de ce
fait, participent de la démarche « compréhensive » des papiers publiés en
locale. Mais la présence de neuf articles de tonalité fortement critique constitue
le trait le plus frappant de la couverture nationale : Prés de 30 % d’articles expli-
citement critiques contre un peu plus de 5 % dans l’échantillon de presse régio-
nale. La critique peut viser les orientations « productivistes » ou « un
ultralibéralisme qui ne tolère aucun frein ni maîtrise de la production », tout en
collectant « un maximum de subventions » (Libération, 16 avril). Elle est sur-
tout vive, comme dans un éditorial de J.-F. Revel (Le Point, n° 1336, 25 avril),
sur la dénonciation des violences paysannes. Un éditorial du Monde du 14 avril,
titré « Ordre républicain et monde rural », se conclut en notant « L’ordre de la
république vaut pour les villes, les îles, les lycées… et la campagne ». Dans La
Croix, le professeur Grosser ne craindra pas de titrer « Le chou-fleur contre la
démocratie » un article où il dénonce la violence des paysans et ce qu’il tient
comme la complaisance de la presse à son égard.
Le mode de couverture d’un mouvement social analysé ici n’a rien d’une
curiosité française. Molotch et Lester (1975) ont déjà montré que les mobilisa-
tions des habitants de Santa Barbara et des groupes écologistes confrontés à
une pollution pétrolière recevaient un écho bien plus large et attentif dans la
presse locale de Californie que dans les autres quotidiens américains. Ce
constat a des implications importantes pour analyser les relations entre médias
et mouvements sociaux, spécialement dans des pays, comme la France, où la
presse écrite est avant tout régionale. Trois repères peuvent les synthétiser.
Le premier consiste à suggérer l’existence d’un « biais structurel dans la
presse locale. Il traduit un ensemble de contraintes : couvrir de façon exhaus-
tive les actions, chercher à comprendre les motivations des participants, éviter
les prises de position normatives aussi longtemps que le mouvement ne se
heurte pas de front à l’opinion locale. Il se manifeste par un mode de traitement
des mobilisations tendanciellement « compréhensif », attentif au vécu des per-
sonnes mobilisées.
De ce point découle une seconde conclusion. La thèse de Gamson (1992),
selon laquelle les médias sont généralement défavorables aux mouvements
sociaux parce qu’ils problématisent rarement les tensions sociales sous la
forme de « cadres d’injustice » – qui expriment l’idée d’une situation anor-
male, portant un préjudice injustifiable à des personnes ou groupes –, doit être
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 459
reconsidérée pour la presse locale qui peut accorder une place non négligeable
à l’expression des problèmes sociaux tels que les perçoivent et formulent les
mouvements sociaux. Elle contribue donc à l’expression des « cadres d’injus-
tice » formulés par les acteurs, dans les limites du discours plus critique que
rend possible la couverture « feuilletée » de l’événement.
Il faut préciser enfin comme des variables essentielles que les deux conclu-
sions précédentes s’appliquent d’autant plus que la mobilisation concernée ne
se heurte pas à des contre-mobilisations dans l’espace local, et qu’elle bénéfi-
cie, comme c’était le cas ici du soutien d’un certain nombre d’autorités locales.
Dés lors qu’un mouvement social suscite dans l’espace local une réaction hos-
tile et organisée, les impératifs de prudence et d’objectivité aboutissent à accor-
der une attention similaire aux opposants et à réduire considérablement les
avantages du « biais compréhensif » pour les protestataires, voire à réduire
drastiquement leur accès à l’espace éditorial. Le cas des mobilisations contre
l’usine de retraitement nucléaire de La Hague donne un contre-exemple inté-
ressant. La presse locale est là beaucoup plus circonspecte à l’égard d’une
mobilisation, souvent perçue comme animée par des groupes extérieurs au
milieu local (Greenpeace) et qui se confronte à une institution qui joue un rôle
clé dans la vie économique locale et bénéficie de forts relais chez les élus de la
région (Baisnée, 2001). Divers travaux et monographies suggèrent que lorsque
les représentants de pouvoirs sociaux ayant une assise locale s’estiment atta-
qués ou desservis par la façon dont la presse locale « couvre » des conflits, ils
disposent de moyens efficaces et discrets (et par là difficiles à « démontrer »
pour le sociologue lorsqu’il s’agit d’un coup de téléphone, d’une menace de
contracter des budgets publicitaires) de peser sur le cadrage de l’événement,
l’importance de sa couverture. On pourra en trouver un indicateur dans l’ex-
trême rareté des modes de couverture des conflits sociaux consécutifs à des
accidents du travail qui empruntent à un « cadre d’injustice »16 mettant en cause
l’employeur. Comme le montre Jacques Le Bohec, l’expression d’une empa-
thie journalistique avec des groupes mobilisés est aussi fortement tributaire de
la taille de l’espace de référence de la mobilisation, de la diversité possible des
sources d’information et du rapport de force entre elles. Le correspondant local
d’un bourg de mille habitants hésitera à donner un écho, même platement des-
criptif, à une mobilisation minoritaire contre un maire qui « tient » à la fois l’in-
formation municipale et les associations du cru.
16. Par cette notion, Gamson désigne des modes de problématisation suggérant explicitement
l’idée d’une faute, d’un grief inacceptable, contraire à des principes éthiques partagés, infligé
à un acteur par un autre.
460 LES SENS DU PUBLIC
sanne restera limitée au pont proche de la ville, sans action dans la cité. Le len-
demain paraît un nouvel article dont la teneur suggère une forme de dialogue
silencieux avec les manifestants. Le Clech souligne le « calme » du barrage et
exprime « la fin de la psychose » des morlaisiens, rassurés par la tournure des
événements. Dans la même logique, l’éditorial de Marcel Quiviger, consacré
après la fin du barrage du pont à « Quatre leçons d’une longue crise »
(Télégramme, 18 avril) pose comme première conclusion « La violence : jamais
elle n’avait été autant rejetée par l’opinion publique. La casse sur le réseau
ferré… a considérablement nui à l’image des légumiers et a été unanimement
condamnée, même par le syndicalisme agricole. »
Le fait que l’attitude des journalistes puisse évoquer celle d’un médiateur
ne prouve ni qu’ils soient considérés comme tels par les groupes en présence,
ni que leur intervention ait des effets. Il faut cependant poser la question des
modes d’expression de l’opinion locale. Les micromobilisations locales sont
de celles qui ne suscitent pas l’intervention des sondages d’opinion. Une opi-
nion locale ne trouve donc à s’exprimer que par des contre-mobilisations, ou
par la voix classique des leaders d’opinion et de la presse. Le travail de contrôle
social de la presse peut ici passer par la publication de prises de positions d’élus
ou de porte-parole. Un cas original en est offert par Ouest-France qui publie à
la fin du conflit (20 avril) dans son édition de Morlaix un texte du maire de
Pleyber-Christ « Lettre à un copain légumier virtuel ». L’élu – fils d’agriculteur
– s’adresse aux manifestants qui ont provoqué des dégâts dans son village pour
montrer que les premières victimes en sont les habitants. Le langage est oral,
direct. Le texte mobilise des résonances culturelles typiques du monde rural
(référence aux paraboles enseignées au catéchisme, aux travaux des champs),
il oppose significativement le recours à la violence aux normes de la sociabilité
rurale normale : « En te voyant sur le journal à la gare de Pleyber, j’ai appris que
tu étais venu tout près de chez nous l’autre jour. Tu aurais pu venir prendre un
café à la maison. À moins que tu n’aies pas été très fier de ce que vous aviez
fait… ». On notera cependant le caractère exceptionnel de ce texte, de par sa
forme, mais aussi parce que les points de vue des leaders d’opinion sont le plus
souvent contractés sous la forme peu attractive d’un communiqué de quinze
lignes, ou remontés vers les pages générales lorsqu’ils prennent la forme d’un
entretien développé, comme ce sera le cas pour Alexis Gourvennec après le
conflit (Ouest-France, 14 mai, p. 3).
exactement aux phases d’occupation violente des gares, puis de blocus du pont de
Morlaix. mais la rentabilité médiatique maximale du recours à la violence sup-
pose aussi que celle-ci soit hautement ritualisée, que les troubles à l’ordre public
ne créent pas des dommages qui suscitent des réactions hostiles significatives.
Dans un contexte où, selon un journaliste interrogé « Il n’y avait rien dans
l’actualité », les actions sur le réseau ferré ont bien propulsé le conflit à la une
des journaux télévisés et des quotidiens pendant le week-end de Pâques. mais le
« coût » de ce succès est considérable. La réapparition du « paysan casseur »
contredit toutes les stratégies de communication de la profession, orientées
depuis quinze ans sur la construction des personnages du paysan entrepreneur et
exportateur, du paysan gardien de la nature (Champagne, 1984). Cette fausse
note entraîne des réactions publiques de la quasi-totalité des structures syndi-
cales. Luc Guyau, président de la FNSEA, parle d’« exactions », la présidente de
la FDSEA des Côtes-d’Armor d’« une minorité d’irresponsables qui ternissent
l’image de la profession » (Télégramme, 11 avril). La séquence de violence est
encore en lien direct avec la parution de la quasi-totalité des articles explicite-
ment critiques. Le coût médiatique de la violence se traduit aussi par un dépla-
cement visible des centres d’intérêt de l’information locale. L’interruption du
trafic des trains et l’information sur les transports de remplacement, la descrip-
tion des dégâts, des travaux de réparation et des difficultés des habitants et des
voyageurs constituent autant de sujets qui viennent concurrencer la couverture
du mouvement lui-même, spécialement entre le 11 et le 14 avril.
La séquence de violences contre les gares produit donc un double effet de
remontée à la « une » de l’information et de développement d’un discours cri-
tique sur le mouvement. Le virage tactique des agriculteurs suggère qu’ils per-
çoivent en ce domaine les coûts comme supérieurs aux gains. Les dirigeants du
mouvement, dont Thierry Merret, se trouvent rapidement sur la défensive,
contraints de prendre en compte les réactions attribuées à l’opinion publique.
Questionné par les journalistes, il doit présenter les violences comme produites
par les provocations des forces de l’ordre, ou comme des comportements
regrettables mais indispensables pour se faire entendre. Les paysans auraient
été victimes d’« une provocation : notre objectif était de prendre un site et de
nous y tenir. L’intention est de nous salir aux yeux de l’opinion en nous mettant
des dégâts que nous ne voulions pas commettre sur le dos » (Télégramme,
10 avril). Plusieurs reportages insistent sur la gêne des agriculteurs devant
l’image de casseurs qui leur est associée. Véronique Maurus décrit dans un
reportage sur l’occupation du pont de Morlaix des paysans « pas très fiers du
saccage commis pendant le week-end pascal » (Le Monde, 17 avril). Dès le
début de la semaine suivante, les manifestants recevront la consigne d’éviter
toute violence. Lors de l’occupation de l’aéroport de Lannion, le 16 avril, le
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 463
18. Efforts qui sont l’une des explications de la quasi-absence de blessés, avec des effets directs
sur la couverture médiatique puisque, comme on l’a déjà suggéré, des violences occasionnant
aux personnes des dommages corporels constituent l’un des seuils capables de susciter, jusque
chez les journalistes locaux, une couverture explicitement critique.
464 LES SENS DU PUBLIC
CONCLUSION
Plus qu’à formuler une théorie clés en mains, cette étude de cas invite à avan-
cer dans quatre directions de recherche.
La première serait de saisir à quelles conditions des journalistes de locale
peuvent accéder à un « sens du public », au sens d’une capacité à la fois réflexive
et pratique de perception des sensibilités, des malaises sociaux, des rapports de
force et de sens entre groupes composant leur « local ». L’ancienneté au double
sens d’une socialisation dans l’espace local et d’une pratique professionnelle
prolongée en est une composante. La capacité à échapper aux tropismes d’un
19. L’expression vise à suggérer une forme de transmission de sens qui s’opère avec une grande
économie de verbalisation, une composante de communication implicite qui suppose en parti-
culier des formes d’expérience et de signification partagées… toutes données qui invitent, on
y renviendra, à solliciter les typologies de Bernstein (1975).
ENGAGEMENT ET DISTANCIATION 465
journalisme institutionnel en est une autre que relève un journaliste social nan-
tais : « Être à l’écoute des gens, ne pas être aveuglé ou enlisé dans l’institution-
nel comme les canards parisiens, qui sont souvent logués sur les têtes syndicales
et qui n’ont pas le contact avec la base »20. Ce journalisme de terrain et de quar-
tier suppose aussi des effectifs rédactionnels suffisants pour conjurer un journa-
lisme « assis », fonctionnant au traitement des communiqués, dépêches, limitant
ses contacts au fax et au téléphone. Pour dépasser une vision purement secto-
rielle, cette sensibilité suppose aussi l’institutionnalisation de procédures effi-
caces d’échange entre membres de la rédaction.
En reprenant des pistes défrichées par Louis Quéré et Renaud Dulong
(1978), une réflexion sur les publics locaux suppose en second lieu d’être atten-
tif à une de leurs singularités. La référence même au local présuppose qu’une
composante territoriale, qu’un esprit des lieux constituent un fédérateur plus
puissant que les divisions entre groupes inscrits dans cet espace. Pour le dire
trop brutalement, le local a partie liée avec la mythologie communautaire, l’ac-
cent mis sur les traits et intérêts partagés, la transmutation des différences et
oppositions en complémentarité. Il existe une homologie cachée entre cette
vision communautaire et la condamnation des méfaits des « factions » dans la
vision de la volonté générale chez Rousseau. Faut-il dire combien cette donnée
engendre socialement et sociologiquement un puissant mécanisme de biais, un
tropisme vers la mise en récit d’une communauté imaginée dont les tensions
sont refoulées, minorées, déplorées ? La relation de proportionnalité entre la
tendance compréhensive de la couverture des mobilisations et leur absence
d’adversaires dans l’espace local en est l’illustration.
Une troisième démarche serait d’identifier tant la nature que les usages (ou
non-usages) des dispositifs par lesquels des journalistes locaux assument un
rôle de porte-parole ou de médiateurs du public. Le conflit des légumiers illustre
une modalité qu’on pourrait associer à la posture du « sage ». Celle-ci repose sur
trois éléments. Le locuteur journaliste y apparaît sinon comme le porte-parole
du moins comme l’oracle de la communauté. Il ne peut le faire que parce que
disposant d’un capital de relations et d’autorité lié à un commerce prolongé et
non conflictuel avec les acteurs locaux. Rappelant en cela certains éléments du
« code restreint » que Bernstein (1975) associe aux échanges linguistiques en
milieu populaire, il recourt aussi à un registre rhétorique qui évite la solennité et
la posture analytique ou abstraite de l’éditorialiste, pour solliciter un sens com-
mun, l’implicite d’un capital de valeur et d’expériences partagées par ce qui doit
rester une communauté et non un monde en conflit. D’autres conflits, d’autres
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468 LES SENS DU PUBLIC
l’issue et qui a, en grande partie, pour fonction de faire travailler les expé-
riences contraintes éprouvées par la majorité des festivaliers.
Reste la question de la démocratisation du Festival sur laquelle nous ne
nous étendrons pas dans ce texte, mais qui appelle un commentaire liminaire.
Avec moins de 7 % d’ouvriers et d’employés, le Festival n’est pas un lieu
« populaire » (Pedler & Ethis, 1999). La tentation immédiate est de comparer
cette fermeture sociale à l’ouverture attendue du festival « off ». Pour autant
aucune enquête rigoureuse n’a permis de montrer que le « off » présente un pro-
fil radicalement différent. Seule la confusion sémantique qui assimile « l’intel-
ligence collective » du « off » à une dynamique populaire permet de semer le
doute. Il ne suffit pas de ressentir les impressions fortes au contact de la foule
pour la caractériser. De fait, le renouvellement social est venu par un autre che-
min que celui qu’avait imaginé Jean Vilar en initiant le Festival d’Avignon. Il
passe par un certain brassage générationnel, par l’implication moins sélective
des spectateurs venus des départements proches et par l’expérience acquise par
les festivaliers les moins formés scolairement. Mais que serait cette expérience
sans l’impulsion stimulante d’une offre « in » ouverte, balayant largement l’es-
pace théâtral français et étranger ?2
En définitive l’alternative « in » – « off » ne peut être posée à l’économie.
L’institutionnalisation représente toujours un risque. Mais qui peut prétendre
que le « off » échappe à ce risque ? Les mouvements d’adhésion, de ferveur,
voire d’allégeance, que suscitent les dispositifs les plus reconnus font appel
indistinctement à la foi et à la raison3. Le « off » n’échappe pas à la règle. La
curiosité bien contrôlée, l’accord raisonné de tous sur des offres librement par-
courues, la distance critique sont des essences pures que le sociologue n’arrive
jamais à isoler, sinon par pure rhétorique.
Nous voulons dans ce texte concentrer notre analyse sur le « retour sur
investissement » que réalise une partie des festivaliers afin d’analyser à nou-
veau frais les effets d’imposition d’un grand festival et cela sans les dissocier
des réaménagements, des appropriations qu’ils suscitent. D’une façon plus
générale, nous voulons ici considérer que les offres, qu’elles soient artistiques,
informatives ou ludiques, peuvent aussi se comprendre comme des stimula-
tions culturelles qui engendrent des processus dont l’intérêt sociologique est
bien palpable.
Dans un premier temps, nous reprenons ici les grandes lignes de ce que
nous avons exposé dans un chapitre de l’ouvrage Avignon, le public réinventé
2. On trouvera, dans l’ouvrage collectif coordonné par E. Ethis (2002), Avignon, le public réin-
venté, de nombreuses réponses aux interrogations et aux constats que nous évoquons ici.
3. Sur ce mixte entre rationalité et irrationalité qui est au fondement des choix et comportements
culturels, cf. M. Weber (1998).
472 LES SENS DU PUBLIC
(Ethis, 2002) afin de définir ce que sont les injonctions cachées de l’offre du
festival « in ». Dans un deuxième temps, nous nous attarderons sur les chemi-
nements de quelques festivaliers afin de concrétiser, à partir d’entretiens réali-
sés en juillet 2002, ce que signifie pour un spectateur faire retour sur une
expérience avignonnaise, vécue comme exceptionnelle. Choisis pour
quelques-unes de leurs caractéristiques emblématiques, les festivaliers de notre
petit échantillon vivent tous dans ce que nous avons défini comme la sphère
« locale » où se recrutent plus de 20 % des publics. Cette sphère locale est par-
ticulièrement intéressante du fait de la forte assiduité aux éditions successives
des festivaliers « locaux », de leur implication4 et donc du fait qu’ils se considè-
rent comme des festivaliers à part entière, de leurs trajectoires sociales et cultu-
relles moins attendues et de leurs sorties théâtrales dans l’année qui viennent
mettre en valeur une pratique estivale vécue comme un ressourcement.
4. Ce texte a été rendu possible grâce à une série d’entretiens réalisés en juillet 2002 auprès de
festivaliers ayant répondu à notre première enquête de 1996. Il s’agissait d’observer d’abord
un public local – en moyenne plus impliqué que les autres festivaliers – afin d’explorer les
formes de remémoration des éditions suivies depuis cette date et de comprendre les chemine-
ments des spectateurs après et avant le festival.
L’OFFRE DU FESTIVAL « IN » D’AVIGNON 473
Que penser des réactions parfois fort violentes suscitées par le Festival
d’Avignon ? Faut-il donner raison au metteur en scène Claude Régy qui s’em-
porte et propose de supprimer ce Festival dans les colonnes d’un supplément de
Libération paru le 9 juillet 2001 et qui assène : « Pensez à ce que l’on voit dans
les rues d’Avignon pendant les tristes semaines où se manifeste cette mons-
truosité qu’est le Festival et qui ressemble plus à une foire d’exposition qu’à
quelque chose qui aurait encore quelque lien avec l’art. D’ailleurs, il faudrait
supprimer le Festival d’Avignon pendant plusieurs années, qu’on oublie cette
infection pour avoir idée de reconstruire autre chose. »
Le Festival d’Avignon est-il donc un agent infectieux ou un sage médecin
qui, tel le personnage de Jules Romains, prescrit des spectacles comme d’autres
prescriraient des médicaments ? On ne peut pas, pour l’heure, répondre à cette
question qui est posée de manière trop globale, mais il ne fait en revanche aucun
doute que les relations qui unissent les spectateurs au Festival d’Avignon se
traduisent dans des langages et des comportements bien divers. Quoi qu’on
puisse penser du sens de l’engagement des festivaliers, il faut d’abord décrire
leurs réponses concrètes aux invitations faites par le Festival. Il faut avoir à
l’esprit que les trois quarts des 109 000 places vendues en 2001 l’ont été avant
l’ouverture de la manifestation. Comment alors comprendre cette adhésion non
négociée à l’offre, à une programmation dont les festivaliers ne connaissent
finalement que très peu de choses avant le début du mois de juillet5. Quelle
signification accorder à cette forte adéquation entre la programmation et la fré-
quentation, adéquation qui – au moins pour le festival « in » – semble ne jamais
vouloir contredire les intentions des organisateurs du Festival ?
Cette interrogation recoupe de fait la façon dont la sociologie de la culture
a posé, depuis les années soixante, la question du rapport entre publics et offres
légitimées. S’inspirant directement de la sociologie weberienne de la domina-
tion, la théorie de la légitimité6 l’a ainsi étendue et généralisée en l’appliquant
frontalement à des sphères d’activités auxquelles ne se réfère pas explicitement
Max Weber. La violence symbolique exercée par et au sein d’institutions –
l’école étant l’exemple emblématique d’une telle action – dotées d’une autorité
est ainsi un outil descriptif qui vise à généraliser ce qu’on peut appeler une sus-
picion de principe à l’égard de toute institution. Dans cette orientation, les
publics de théâtre ou de concert ont été classiquement définis par les socio-
logues à partir d’analyses de flux (et de leur représentativité) pour atteindre un
5. Le Festival d’Avignon entend être un espace privilégiant les créations et, de fait, au moment
où le programme est imprimé, personne n’a la plupart du temps vu les spectacles retenus.
6. Appelons ainsi, et pour faire court, la théorie sociologique conçue par Pierre Bourdieu et Jean-
Claude Passeron et dont la première formulation aboutie est donnée dans La reproduction
(1970).
474 LES SENS DU PUBLIC
tion – rapport du nombre de places occupées aux places offertes – soit un ins-
trument de pilotage privilégié par le Festival7.
Il faut cependant prendre garde au fait que les choix des spectateurs ne s’ef-
fectuent pas de manière immédiate, mais s’inscrivent dans un processus – court
sans doute – qu’il serait abusif de résumer par l’acte d’achat d’un billet. Entre
la réservation de longue durée, qu’elle soit individuelle ou collective, qui fait le
plus souvent confiance aux organisateurs et le choix au jour le jour qui doit
transiger avec l’offre encore disponible, existent des différences qui interdisent
de traiter la demande comme un flux uniforme. La prudence conduirait donc à
traiter séparément les processus décisionnels distincts les uns des autres. Pour
autant, l’achat en deçà ou au-delà des jauges programmées mesure bien une
convergence qui, dans sa globalité, traduit un état général de confiance ou de
défiance. Si la structure des réservations à distance peut utilement être compa-
rée aux réservations sur place, le mouvement d’ensemble peut être tenu pour
significatif dès lors qu’il est en excès ou en retrait. Ce sont donc les mouve-
ments de distorsions – négatifs et positifs – qui peuvent être réputés significa-
tifs pour nos analyses. On peut poser d’abord que le mouvement des
réservations à distance, surtout lorsqu’elles sont collectives, doit selon toute
vraisemblance être plus sensible à l’effet légitimant de l’offre. En outre, la
comparaison entre 1996 et 2001 est de nature à valider – ou, à l’inverse, à inva-
lider – la permanence de certains effets. C’est la raison pour laquelle on s’est
appliqué à relire les analyses proposées pour l’année 1996 en mettant en regard
les constats réalisés en 2001.
Jusqu’à ce point, tout semble être en place. Pour autant, la courbe lisse de
l’offre n’est pas homogène et varie en fonction d’effets de seuil. Ainsi une pièce
dont la jauge initiale était de 500 places et dont le taux de fréquentation est de
114 % – ce qui signifie concrètement qu’on a accueilli des spectateurs en sur-
nombre – n’est pas comparable à une autre dotée d’un même taux, mais dont la
jauge est de 8 000. Comme les quinze premières pièces couvrent environ 65 %
de la demande, on peut dire qu’il existe un effet de souffle des têtes d’affiche –
on peut appeler ainsi, par commodité, les premières pièces – qui signale l’exis-
tence de seuils. Les distorsions entre offre et demande n’ont donc pas la même
signification selon la position des pièces, selon la hiérarchie des jauges.
Plus fondamentale pour notre propos est l’impossibilité d’interpréter le pal-
marès du Festival – fût-il celui des places effectivement occupées – comme la
7. Ce dispositif comptable est accessible grâce au recensement effectué dans les Statistiques du
Festival, document qui nous a été très aimablement communiqué par la direction du Festival
pour les six dernières années et que nous citons dans la suite du texte lorsque nous renvoyons
aux flux de l’offre et de la demande.
476 LES SENS DU PUBLIC
8. Pour le questionnaire diffusé en 1996, l’échantillon était de N = 1 561 (Pedler & Ethis, 1999).
9. Les 55 pièces proposées dans « in » sont hiérarchisées en fonction des « jauges ». Le premier
quart couvre l’essentiel de l’offre des places.
L’OFFRE DU FESTIVAL « IN » D’AVIGNON 477
la prise en considération des pièces les plus en vue. En outre, les choix et pos-
tures des festivaliers ne deviennent sociologiquement intéressants qu’à partir
du moment où l’on intègre la dimension temporelle de leurs comportements.
Se rendre au musée ou au théâtre donne prise à une radiographie socio-démo-
graphique très artificielle. Historiquement, ce type de description sociologique
a d’abord fait son apparition pour être ensuite relativisé par une sociologie de la
réception qui s’intéressait à ce qui se passe dans la salle ou dans le face-à-face
entre une œuvre et un spectateur. Bien qu’enrichissant une description figée,
cette nouvelle approche laisse une prise à une certaine essentialisation des pra-
tiques puisqu’on ne se demande jamais ce que font les spectateurs lorsqu’ils
quittent le musée ou la salle de spectacle, ni dans quels réseaux d’interaction ils
s’inscrivent pour faire ce qu’ils font.
11. Certains iront même, pour se dédouaner de tout travail de mémoire, jusqu’à se qualifier de
« spectateur de l’instant ».
480 LES SENS DU PUBLIC
12. Elle est née en 1948, exerce une profession « intermédiaire » (avec un diplôme professionnel
équivalent à bac + 2) et fréquente les théâtres durant l’année.
L’OFFRE DU FESTIVAL « IN » D’AVIGNON 481
possède des caractéristiques qu’il aimerait passer en fraude : par le lieu d’ori-
gine se révèle l’image culturelle qui s’associe aux villes et aux villages les
moins-disants en ce domaine. Le diplôme (4,7 % de non-réponse), le nombre
de « in » et « off » cette année (4,6 %), la date de naissance (2,8 %) comme les
pratiques de sortie (de 1,7 à 2,2 %), ou le sexe (2 %) n’apparaissent pas ici
comme déterminant fortement l’identité du spectateur. À ce titre, les critères
qui ont orienté les choix des pièces du « in » (1,3 % de non-réponses) peuvent
servir de référents. À l’image d’un médicament confronté à un placebo pour en
évaluer l’effet thérapeutique, la non-réponse à une question valorisante – en
amenant les enquêtés à évaluer les raisons de leurs choix, on leur attribue le sta-
tut très favorable d’informateur privilégié – permet d’évaluer le poids que
devraient avoir les non-réponses pour différentes questions si elles consistaient
exclusivement à susciter des réponses purement factuelles.
Dans ce cadre, il est remarquable que l’âge joue parfois un rôle assez cen-
tral, subsumant diverses caractéristiques, comme l’origine géographique, ou
l’opposition entre pratiques occasionnelles et fréquentations régulières du
Festival. C’est ainsi que le refus de déclaration culmine pour le cas des plus
jeunes lorsqu’il s’agit d’avouer les sommes allouées à la location des places.
L’implication des spectateurs dans l’enquête a reçu en 2001 une autre tra-
duction. Les enquêteurs ont en effet constaté – au travers d’interactions ver-
bales, d’annotations laissées sur les questionnaires – qu’une attente
diversement formulée accueillait une enquête répétée depuis cinq ans.
L’impatience manifeste des spectateurs portait moins sur le petit dérangement
occasionné par le remplissage d’un questionnaire, somme toute assez bref, que
sur une absence de « retour sur investissement » : en répondant aux questions
des sociologues, les festivaliers impliqués attendaient qu’un dialogue s’engage
avec les organisateurs. Loin d’être une demande introspective – attendre que
quelques dimensions de soi-même soient dévoilées – l’attente portait la marque
d’une volonté d’accélérer le processus dialogique engagé entre les publics du
festival et ses organisateurs.
Le travail d’analyse des trajectoires spectatorielles que nous présentons
dans ces lignes s’appuie sur la volonté de traiter de front les matériaux issus des
statistiques de fréquentation du Festival d’Avignon et des enquêtes quantita-
tives et qualitatives menées auprès des spectateurs de cette manifestation. Cette
interfécondation méthodologique éclaire sous un nouveau jour les carrières
spectatorielles mais pourrait tout autant apporter des éléments compréhensifs
sur le déroulement des différentes éditions. Ainsi comme nous le montrions
dans Avignon, le public réinventé, les cinq premiers spectacles – que nous appe-
lions le Top 5 – en termes de jauge constituaient, entre 1996 et 2001, un pôle de
stabilité du point de vue de la fréquentation qui assurait à l’ensemble de la
L’OFFRE DU FESTIVAL « IN » D’AVIGNON 485
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE
Il semble aujourd’hui que les digues aient cédé et que les eaux se soient
mêlées. Aucune question privée ne demeure plus à l’abri de l’indiscrétion
publique. La discussion publique ne refoule guère les passions privées. Les
médias recueillent et suscitent les confidences jusqu’alors murmurées dans le
secret des confessionnaux religieux ou laïcs. L’intimité des citoyens ordinaires,
mais aussi des membres de l’establishment, s’expose au regard et à l’écoute de
tous. Même la classe politique est gagnée par cet engouement pour le dévoile-
ment de soi.
Pourtant, la distinction privé/public ne s’est pas évanouie. Elle s’est transfor-
mée à l’aune de l’épanouissement de l’individualisme contemporain. De nou-
velles formes de présentation de soi ont émergé. Les nombreux entretiens
conduits auprès des acteurs de la télévision de l’intimité dévoilent le caractère
éminemment personnel de l’articulation consentie entre le dicible et l’indicible,
le communicable et le secret, le dedans et le dehors, le pour soi et le pour l’audi-
toire. L’intimité n’est plus circonscrite a priori, elle est ré-élaborée au gré de sa
propre histoire, de ses propres difficultés, de ses propres projets. Pour les uns,
dévoiler sa sexualité personnelle en public paraît impensable tout en étant audible
si cette confidence vient d’autrui. Pour d’autres, révéler ses mésententes conju-
gales sur une scène médiatique relève d’un exhibitionnisme malsain, mais évo-
quer ses blessures d’enfance semble parfaitement légitime. Pour les uns,
décrypter ses sentiments parentaux devant un parterre de spectateurs semble obs-
cène tandis que confesser ses troubles psychologiques relève tout naturellement
d’une catharsis collective. Pour d’autres, raconter sa vie quotidienne dans ses
détails les plus personnels nourrit la réflexion de la société sur elle-même, alors
que divulguer ses opinions politiques représente une atteinte à son libre arbitre.
Ainsi, les barrières entre espace public et espace privé, entre vie publique et
vie privée, entre intimité et extimité, entre for interne et for externe sont dépla-
cées, sans cesse ré-articulées, au gré des sollicitations émanant des scènes
publiques et au fil des élaborations suggérées par les inspirations individuelles.
En ce sens, il devient difficile de se mouvoir dans une problématique « géo-
politique » qui délimiterait des territoires et des frontières. Il semble plus appro-
prié de raisonner en terme de processus :
Processus par lesquels l’espace public de la délibération sociétale est modelé
par l’espace privé de la conversation personnelle. Et inversement.
Processus par lesquels la vie publique, en collectivité, témoigne d’une
réflexion sur les mœurs et la quotidienneté ancrée dans la vie privée, familiale,
amicale, relationnelle. Et inversement.
Processus par lesquels les pourtours de l’intimité et les orientations de celle-
ci s’élaborent en symbiose avec son extimisation, c’est-à-dire son exhibition. Et
inversement.
LE TÉMOIN, FIGURE EMBLÉMATIQUE DE L’ESPACE PUBLIC/PRIVÉ 491
L’ESPACE DU TÉMOIN
L’espace privé/public porte plusieurs marques spécifiques.
En premier lieu, il enregistre un afflux de propos concernant la vie quoti-
dienne et intime. Il accumule le récit d’histoires personnelles, sentimentales et
affectives. Événements relationnels de l’enfance, de la famille, de l’amitié sont
passés au peigne fin. Émotions et sentiments affluent sur la scène publique.
1. Cet article s’appuie sur l’enquête réalisée auprès des acteurs de la télévision de l’intimité.
Enquête portant principalement sur les reality shows et sur l’émission animée par Mireille
Dumas, Bas les masques (étude des magazines diffusés entre septembre 1992 et juin 1994)
(Mehl, 1996). Enquête prolongée par l’analyse des émissions plus récentes, tout particulière-
ment celles produites par Jean-Luc Delarue, Jour après jour et Ça se discute programmées
entre le 9 février 2000 et le 28 novembre 2001 et interview du rédacteur en chef de Ça se dis-
cute, Gilles Bornstein (15 novembre 2000).
492 LES SENS DU PUBLIC
teurs sans voix, sans relais, sans haut-parleur : des absents de l’espace public.
Leur lien consubstantiel avec la société civile s’exprime volontiers à tra-
vers une fiction d’anonymat. Prénommés, ils sont rarement nommés. Si leur
état civil est révélé, il compte peu dans leur identification. Parfois même, ils
portent un masque, symbolisant l’effacement de la personnalité au profit de la
représentativité.
Par contrecoup, dans ces dispositifs centrés autour de la parole profane, la
place et le rôle des experts se trouvent largement minimisés, voire, parfois,
réduits à néant. L’observation de Ça se discute est, de ce point de vue, particu-
lièrement édifiante. Chaque émission, entièrement construite autour de l’accu-
mulation de témoignages privés, accueille aussi des spécialistes, médecins,
juristes, sociologues et surtout psychologues. Mais, symbole de leur statut flot-
tant, le lieu d’où ils parlent n’est pas fixe. La plupart du temps, l’expert est
invité à s’installer sur l’estrade, face au public, aux témoins et à l’animateur.
Mais, quelquefois, il intervient brièvement, sans quitter les gradins où est ins-
tallé le public. Enfin, de temps en temps, l’estrade n’est pas occupée par un
expert mais par un témoin dont les propos se trouvent dès lors mis en relief.
Ainsi, dans cette émission, l’emplacement attribué à l’expert signale la dimen-
sion subalterne de sa parole.
De même, le statut accordé à son discours reflète cette position subordon-
née. Le savant, le spécialiste, le responsable institutionnel est mobilisé en vue
d’éclairer les cas exposés. Il est prié de ne pas trop asséner de principes ni éta-
ler de savoirs. Il est invité à accompagner le témoignage en le prolongeant, en
le délocalisant. Quelques chiffres parlants, quelques exemples frappants,
quelques leçons tirées des expériences entendues confrontées à sa propre expé-
rience, notamment l’expérience clinique du psy. Dans ce contexte, l’expert est
souvent tenté d’emprunter le style du témoin et de livrer au débat sa propre his-
toire et sa propre personne2. En fin de compte, le discours de l’expert est
second, souvent amputé, parfois occulté. L’expert est choisi pour son savoir
mais, en réalité, il est sollicité dans le débat pour sa complicité avec les témoins
et le processus même du témoignage. Ce mode d’irruption de la société civile
sur la scène médiatique produit une inversion des places dans la délibération
publique.
Dans le même temps, le statut du témoignage se modifie : le témoignage-
exemple cède le pas devant le témoignage-argument.
Un espace de la diversité
La composition des plateaux de l’émission Ça se discute obéit à deux lignes de
force significatives d’une conception très particulière de la délibération sur les
questions de mœurs et de vie quotidienne.
En premier lieu, les projecteurs ne sont pas braqués sur les situations com-
munes, sur les expériences banales ou répandues, sur les configurations majo-
ritaires. Au contraire, ils se focalisent sur les scénarios hors norme, sur les
usages minoritaires, sur les destins en marge. Pour saisir des questions cen-
trales pour la société, qu’il s’agisse de la vie psychique, de famille ou de sexua-
lité, la télévision de l’espace privé/public emprunte les chemins de traverse, les
routes buissonnières, les sentiers interdits.
Les nombreuses émissions consacrées à la famille l’abordent toujours à tra-
vers des situations non conventionnelles. Le couple conjugal, marié élevant ses
propres enfants biologiques n’est pas la vedette des plateaux conçus par
l’équipe de Jean-Luc Delarue. Il en est même le grand absent. Tandis que les
familles recomposées, monoparentales, homoparentales, adoptives, nourri-
cières occupent le devant de la scène. L’état actuel des modèles domestiques
est perçu à travers une cartographie qui assemble toutes les pièces non tradi-
tionnelles du puzzle familial. La photographie des foyers contemporains met
LE TÉMOIN, FIGURE EMBLÉMATIQUE DE L’ESPACE PUBLIC/PRIVÉ 497
3. À titre d’illustration, examinons le plateau de l’émission du 7 février 2001 sur la famille. Une
mère et sa fille qu’elle n’a pas élevée et qui vit chez ses grands-parents ; la mère la voit seule-
ment pendant le week-end. Une jeune femme de 26 ans issue d’une famille traditionnelle,
ayant trois sœurs, a vécu avec son père après le divorce de ses parents ; à la mort de son père,
elle devient tutrice de sa plus jeune sœur qu’elle élève. Deux jeunes garçons de 12 et 14 ans
dont les parents sont divorcés racontent leur garde alternée. Une femme divorcée, mère de
deux enfants ayant rencontré un homme veuf père de deux enfants lui aussi ; les enfants des
deux côtés demandent à leurs parents respectifs de s’installer ensemble. Un couple à la tête
d’une famille recomposée comprenant un enfant de la femme, deux enfants de l’homme
conçus avec deux femmes différentes et un bébé conçu en commun. Une femme mère de trois
enfants puis d’un autre né d’un autre père ; pas d’homme à la maison ; elle élève seule ses
quatre enfants ; elle a un ami qui ne vit pas avec elle. Un couple de personnes âgées et une
jeune fille : elle a été élevée par ses grands-parents dès l’âge de deux ans. Sur l’estrade, une
jeune femme issue d’une famille décomposée, ayant eu deux beaux-pères et trois belles-mères,
n’ayant vécu qu’avec une seule de ses demi-sœurs ; aujourd’hui mariée et mère d’un petit de
17 mois.
4. À titre d’exemple, citons l’émission du 6 septembre 2000, intitulée : « L’amour est-il plus fort
que les tabous ? ». Une jeune femme de 23 ans mariée à un ex-prêtre de 41 ans dont elle a fait
la connaissance à 14 ans. Une jeune femme mariée à son beau-frère, le jeune frère de son pre-
mier mari. Une jeune fille de 18 ans en couple depuis trois ans avec un homme de 58 ans. Une
jeune femme institutrice ayant une liaison avec un de ses élèves et inculpée pour cette raison.
Un professeur suspendu pour avoir eu des relations avec une de ses élèves. En duplex, une
jeune femme enceinte de son cousin germain, marié par ailleurs et avec qui elle ne peut donc
pas vivre.
5. Considérons un thème, l’amitié, qui pourrait susciter un plateau où les situations calmes pré-
valent et où les bons sentiments affluent. Pourtant, le plateau de l’émission du 31 mai 2000,
intitulée « Amitié pour le meilleur et pour le pire » nous entraîne à nouveau au cœur de situa-
tions paroxystiques. Un homme dont le meilleur ami est parti avec sa femme. Une femme
enceinte du mari de sa meilleure amie. Une jeune fille qui a entièrement coupé les ponts avec
sa meilleure amie confidente de tous les jours. Une jeune fille dont la meilleure amie s’est sui-
cidée. Un homme qui a monté un bobard grave pour tester l’attachement de ses amis. Une
bande d’amies ayant fait ensemble et par amitié des braquages de banques puis de la prison.
Deux couples amis qui, du lever au coucher, font absolument tout ensemble.
498 LES SENS DU PUBLIC
6. On pourrait aligner une liste très longue des émissions où s’incarne, par la diversité des situa-
tions et le regard compréhensif sollicité sur elles, la mise en scène de ce pluralisme culturel et
de l’appel à la tolérance. Des situations les plus banales (par exemple « Faut-il couper les ponts
avec les ex ? » du 15 mars 2000, « Pourquoi cherche-t-on à pousser ses enfants ? » du 10 octobre
2001…) où s’exposent des exemples contradictoires sans que l’un prenne le pas sur l’autre.
Aux thèmes les plus difficiles (« Femmes battues : comment briser la loi du silence ? » du
26 avril 2000, « Les prostituées sont-elles victimes de nos préjugés ? », du 20 septembre 2000,
« Handicaps, maladies, peut-on donner la vie ? », du 15 novembre 2000, « Hermaphrodites,
travestis, androgynes. Comment vit-on la frontière des deux sexes ? » du 29 novembre 2000,
« Comment vivre après un inceste ? » du 7 mars 2001).
7. Le recensé des thèmes de Ça se discute montre bien ce partage entre des émissions centrées sur
la souffrance et d’autres sur les mœurs : sur 73 émissions analysées, diffusées entre le 9 février
2000 et le 28 novembre 2001, moins de la moitié traitent de questions psychologiques et per-
sonnelles (maladie, handicap, folie, troubles psychiques…) dont deux tiers réunissent surtout
des sujets en souffrance. Plus de la moitié (40) traitent de phénomènes de société, dont l’im-
mense majorité (25) concerne les mœurs (amour, couple, hommes, célibat, éducation
sexuelle…).
LE TÉMOIN, FIGURE EMBLÉMATIQUE DE L’ESPACE PUBLIC/PRIVÉ 499
Un espace de la juxtaposition
Parole individuelle et intime de témoins émanant des zones d’ombre de la
société civile, requis pour transmettre leur expérience et soumettre leur sys-
tème de valeurs à un public invité à opérer de son côté ses choix normatifs sans
interférer, ni directement ni par le canal de médiateurs, sur le processus de
publicisation lui-même : telles sont les caractéristiques morphologiques de
l’espace privé/public promu par la télévision de l’intimité contemporaine. Dès
lors, la question se pose : Quel type de débat et de délibération sociétale se trou-
vent-ils induits par ce genre de modelage de l’espace public ? Comment s’opè-
rent les confrontations et les argumentations ? Comment se heurtent et se
négocient les logiques divergentes ?
L’espace privé/public n’est pas polarisé par l’échange d’idées. Le discours
théorique, abstrait, général, véhicule de savoirs et de connaissances s’y efface
devant un discours personnalisé où l’idée s’exprime à travers le vécu, l’opinion
par le truchement du factuel, la conviction par l’engagement de la personne.
Ainsi, la rhétorique argumentative de l’espace privé/public s’ancre-t-elle du
côté de la monstration plutôt que du côté de la démonstration. L’espace
privé/public n’orchestre pas le choix des idées, mais la comparaison des valeurs
incarnées dans des manières de vivre. Il n’est pas un espace intellectuel au sens
classique du terme ; il serait plutôt un espace expérimental des modes de vie.
Il n’est pas non plus un espace de confrontation, car les expériences énon-
cées dans toute leur authenticité ne peuvent, par essence, être contestées. À un
sujet qui défend âprement une idée, tout le monde peut rétorquer, avec la même
certitude, qu’il se trompe. La séparation entre le vrai et le faux a un sens, en tout
cas en principe. Dans la comparaison des expériences, la véracité du récit consti-
tue le postulat autorisant sa mise en public. En conséquence, un témoin ne peut
être pris en défaut de faux témoignage sur sa propre vie car personne, dans l’es-
pace public ainsi formaté, ne se trouve en mesure ni en posture de lui rétorquer :
« Tu n’as pas vécu ce que tu prétends avoir vécu ». Un témoin peut être mis en
tort sur les conclusions qu’il tire de son récit, sur les analyses qu’il en propose,
mais il ne peut être mis en faux sur le récit lui-même qui, par définition, est
500 LES SENS DU PUBLIC
8. Ainsi, sur tous les sujets les plus controversés, à propos desquels la société débat des normes à
établir, des lois à voter ou à abroger, Ça se discute orchestre des confrontations sans débats
contradictoires sur le plateau. Nous citerons une émission emblématique de cette tendance. Le
15 novembre 2000, sur le thème « Handicaps, maladies, peut-on donner la vie ? », les voix les
plus discordantes s’élèvent. Un couple dont le conjoint est nain et estime ne pas avoir le droit
de transmettre son handicap à son enfant se plaint qu’on lui ait refusé une interruption médi-
cale de grossesse. Un jeune homme atteint d’une maladie génétique se pose la question de
l’enfantement au regard de sa propre situation qu’il juge dure mais pas invivable. Une mère de
quatre enfants atteinte d’une grave malformation génétique la privant de ses membres infé-
rieurs et postérieurs revendique la naissance de ses quatre enfants dont deux sont atteints. Une
jeune femme paraplégique après un accident de voiture vient d’avoir un bébé, encouragée à
enfanter par le corps médical. Deux sœurs porteuses de la même maladie expriment leurs
divergences sur l’hypothèse d’une nouvelle grossesse, l’une étant acquise à l’hypothèse de
l’adoption, l’autre non. Sur l’estrade, une jeune femme porteuse du virus VIH ainsi que son
mari vient de mettre au monde un bébé. Chacune de ces expériences, de ces choix de vie est
exposée, l’une après l’autre, dans le respect des différences. Les âpres discussions qui naîtront
quelques mois plus tard à propos de l’arrêt Perruche n’affleurent pas du tout sur le plateau. Du
moins sous la forme de discussions sur le statut de l’embryon, la tolérance au handicap, l’eu-
génisme (le mot n’est pas prononcé). On pourrait allonger infiniment la liste de ces émissions
qui traitent de débats de société sans en débattre sous nos yeux. Citons-en quelques-unes unes
parmi les plus significatives : « Les prostituées sont-elles victimes de nos préjugés ? », 20 sep-
tembre 2000, ou « Peut-on apprivoiser la mort ? », 31 janvier 2001.
LE TÉMOIN, FIGURE EMBLÉMATIQUE DE L’ESPACE PUBLIC/PRIVÉ 501
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Sabine CHALVON-DEMERSAY
Longtemps la sociologie des médias a pris la question du public pour une évi-
dence. Elle en avait adopté une représentation spontanée et s’était contentée de
transposer des modèles disponibles existants. Diverses sources avaient été implici-
tement mobilisées pour lui donner une forme, que ce soit le modèle politique, le
modèle esthétique ou le modèle comptable: le public de la télévision a été alterna-
tivement décrit comme celui des foules politiques, des publics littéraires ou des
masses consuméristes. Aucun de ces emprunts n’avait permis d’élaborer une
réflexion qui prenne acte de la spécificité de la participation au spectacle télévisuel.
Cette situation était liée sans doute au fait que la première manière de penser
la télévision a été son intégration dans le cadre critique de la culture de masse. Ce
cadre, au nom d’une certaine idée du public, contribuait paradoxalement à impo-
ser une vision très réductrice des spectateurs, dont les pratiques sont décrites
comme aliénées, atomisées, uniformes et instantanées. Cette vision simpliste
empêchait du même coup l’invention de dispositifs empiriques appropriés à une
compréhension plus subtile des mécanismes de réception, purement et simple-
ment niés. Certaines dimensions essentielles de l’expérience télévisuelle, comme
la variabilité des collectifs qu’elle engendre, étaient ignorées. En outre, tous les
programmes étaient tenus pour équivalents, tous les modes de consommation se
valaient, sans distinction des niveaux d’implication des spectateurs. De ce fait,
aucune attention n’était accordée à la durée des processus, à la temporalisation de
la réception. Autrement dit, aucune place n’était accordée à la spécificité de la
télévision et au lien très particulier qu’elle instaure entre les personnes qui la
regardent : un lien répété, sans déplacement physique, sans coprésence, mais en
sur le monde de l’hôpital. Le projet de l’enquête était, dans chacun de ces cas,
de s’adresser à la personne interrogée en faisant appel non pas à son expérience
de spectateur (pour savoir si elle avait compris, aimé ou résisté à la série), mais
à son identité sociale d’instituteur ou d’écolier dans un cas, de médecin ou de
patient dans l’autre. Le dispositif a été complété par une enquête actuellement
en cours sur les séries policières. Chaque fois, au cœur des interrogations, se
situe la question des incidences, dans la perception de la réalité sociale, des
formes de l’idéalisation romanesque.
Certes, les distinctions entre L’Instit et Urgences sont nombreuses. Une
série est française, l’autre américaine. L’une met en scène un héros solitaire,
l’autre une équipe solidaire. Les modes de narration, les rythmes et les atmo-
sphères diffèrent. Néanmoins l’une et l’autre ont à voir avec les questions de la
constitution et la réparation du lien social et posent de manière centrale celle du
rôle des institutions dans le maintien du lien.
Elles ont, de ce point de vue, un certain nombre de traits qui les rapprochent :
d’abord elles renvoient à des univers connus par les téléspectateurs : ils en ont eu
ou ils en auront à moment ou l’autre de leur vie une expérience personnelle.
Ensuite, elles mettent en scène des métiers caractérisés par le fait qu’une catégo-
rie de personnes (les médecins, les instituteurs) prend en charge une autre caté-
gorie de personnes (des malades, des élèves) dans le but d’essayer d’améliorer
leur situation. La première catégorie est dotée de pouvoirs. Ces pouvoirs sont
fondés sur des savoirs. La deuxième catégorie est dépendante et ignorante. Le
passage d’un état à un autre s’accompagne de souffrances (plus physiques dans
un cas, plus morales dans l’autre) ; les deux métiers, parce qu’ils mettent en jeu
un rapport à une personne humaine, s’appuient sur une forte vocation. Et celle-ci
était jusqu’à présent adossée à des institutions fortement structurées. Or, ces ins-
titutions sont en crise. Qu’apportent ces fictions, en elles-mêmes ou par le biais
des élaborations qu’elles suscitent, à une réflexion plus générale sur la crise des
institutions ? Comment concrètement alimentent-elles un répertoire argumentatif
et lequel ? De quelle manière vont-elles contribuer au débat ? Enfin et surtout
comment les publics utilisent-ils les propos tenus par la fiction pour analyser,
voire modifier, leurs comportements sociaux dans les cas précis étudiés ? Telles
sont les questions que je voudrais évoquer.
grands… » En fait, ils appréciaient par-dessus tout le fait que, dans une série
diffusée en prime time, on évoque un univers enfantin si proche de celui dans
lequel ils vivent quotidiennement. Et que ceci soit fait à destination des adultes.
Ce qui est intéressant, c’est que dans les dix groupes d’enfants interrogés le
mouvement de l’entretien a suivi un cheminement analogue : tous les enfants
ont démarré sur une position initiale très enthousiaste. La comparaison avec
leur univers scolaire habituel étant plutôt défavorable à celui-ci. Et puis, pro-
gressivement, quelques réserves sont apparues sur la série, les premiers doutes,
les premières réticences, jusqu’à ce qu’on assiste à l’émergence progressive
d’une véritable position critique. Plutôt que de dresser de manière abstraite la
liste des arguments, je voudrais proposer un montage de citations qui permette
de restituer ce trajet parce qu’il semble révélateur à la fois d’un rapport à la
télévision, moins docile qu’on ne le croit souvent, et d’un rapport à l’école,
plus solidaire qu’on ne le pense.
Tout commence pendant la projection. Les enfants réagissent pendant la
diffusion de l’épisode, en retrouvant les personnages (« Les voilà les deux
rebelles ! »), ils commentent leurs aventures, hasardent des hypothèses d’inter-
prétation (« Ils seraient pas amoureux là tous les deux ? ») et jugent parfois
sévèrement leurs comportements : « Le petit Mathieu, il s’y croit un peu trop.
Xavier, il est crâneur. Cécile, elle se la joue genre : moi je fais du karaté. »)
Ils sont alors pris dans l’univers décrit, en partagent les règles, les valeurs,
les principes : ils manifestent leur appartenance à une culture de l’honneur, tout
en témoignant d’un vif souci de conformisme : ils partagent avec les petits per-
sonnages qu’ils voient à l’écran la peur de la honte et le goût des secrets, intérêt
et pudeur à l’égard de la question des amours enfantines. Ils sont aussi très sou-
cieux des apparences corporelles et vestimentaires, sensibles à la nécessité de
contrôler le plus possible leur apparence pour rester en conformité avec le
groupe et éviter le risque d’isolement sur lequel déboucherait la revendication
d’une singularité. Ils manifestent enfin une extrême sensibilité aux situations
d’injustice et à leurs conséquences (« La mère, elle aurait pas dû voler la
viande, parce que y a des gens qui l’ont vue. »)
Puis commence la discussion. Au début, L’Instit recueille tous les suf-
frages : « Il est cool. » Et même : – « Il est trop cool ; il est génial ; il est sympa. » ;
– « J’aimerais bien avoir un prof comme ça, pas trop sévère » ; – « Pas comme
la maîtresse. La maîtresse, elle est sévère » (CE1).
Effectivement, la comparaison est nettement défavorable aux enseignants
habituels qui donnent trop de devoirs et trop de punitions. Si l’on essaie d’affi-
ner un peu les éléments sur lesquels se fonde ce jugement, on voit que les vête-
ments, le look et la moto sont d’emblée les points les plus appréciés. C’est ce
qui arrive en premier dans tous les groupes (« Il porte des jeans et tout. Le
508 LES SENS DU PUBLIC
casque, ça lui va bien ; il est vachement moderne avec sa moto »). Comme si
ces aspects permettaient d’établir d’emblée la confiance. Inutile de dire que ce
sont précisément ces éléments qui irriteront le plus les enseignants interrogés
par la suite, sensibles au risque que fait encourir à l’institution scolaire la dérive
démagogique.
Viennent ensuite les méthodes pédagogiques et le contenu de l’enseigne-
ment. – « Il explique bien » ; – « Même, il enseigne ». Comme si le mot savant
qui, quand on le prononce, remplit toute la bouche contenait d’emblée un juge-
ment d’excellence. Ils reconnaissent les programmes, délivrant ainsi une cau-
tion d’authenticité à la série : – « La leçon sur l’éclipse, nous aussi on l’a
faite » ; « Moi, ce que j’ai bien aimé, c’est qu’aussi, ils font plein de jeux et
pleins de sorties ».
Vient ensuite, à mettre au crédit de L’Instit, l’absence de rigueur des rap-
ports de discipline. (« Il engueule jamais, il écoute »), la qualité des relations
avec les parents (« Ben, il communique, c’est cool »). Le personnage, s’il est
toujours compréhensif avec les enfants, a souvent à l’égard des adultes des
positions fermes, voire intransigeantes, n’hésitant pas à rappeler les parents à
l’ordre quand ils semblent défaillir dans l’exercice de leurs missions éduca-
tives. Cette différence d’attitude est relevée par les enfants (« Il est sympa avec
les enfants, mais avec les adultes, il est sévère »). Et c’est manifestement un
bon point.
Enfin, ses interventions dans la lutte contre l’exclusion, l’injustice, le chô-
mage témoignent de sa capacité d’engagement. Mais en même temps, c’est là
que les choses commencent à se gâter. – « Il aide les sans-abri, c’est bien » ; –
« Mais tous les instits sont pas obligés de faire ça » ; – « Oui, mais il y a peut-
être d’autres instits qui font pareil… »
C’est à partir de là, soit un bon quart d’heure après le début des discussions
que, dans tous les groupes, le consensus va commencer à se fissurer. Les doutes
émergent, tandis que les premières réticences apparaissent. Elles s’organisent
suivant deux axes. Le premier, c’est la question du réalisme ; le second, c’est la
question de la validité des modèles pédagogiques proposés.
Tout d’abord la question du réalisme. Les indices vont se multiplier qui
commencent à semer le doute sur la vraisemblance de l’univers proposé. Le
doute s’enclenche lorsque les enfants examinent un peu sérieusement les carac-
téristiques des écoliers mis en scène. Ils s’étonnent alors, avec sérieux, de leur
manque de maturité. – « La classe ressemble pas à la nôtre » ; – « On dirait
qu’ils ont 8 ans ou 8 ans et demi » ; – « Oui, c’est ça, genre 8 ans » ; – « Ils sont
un peu jeunes » ; – « Ils ont carrément pas la mentalité CM2 ».
La comparaison continue. Un autre point de divergence est relevé, le sexe
de l’enseignant : « Ben déjà, c’est un peu rare parce que c’est un homme ».
ENQUÊTE SUR DES PUBLICS PARTICULIÈREMENT CONCERNÉS 509
primaire (CM1, CM2) que chez les instituteurs de maternelle qui se reconnais-
sent davantage dans la manière dont L’Instit remplit son rôle. Et cela sans doute
à cause de la dimension pédagogique. En effet, les enseignants insistent sur le
fait que les méthodes de L’Instit sont plus centrées sur les disciplines d’éveil
que sur les disciplines d’apprentissage. Elles correspondent donc mieux aux
petites classes. Il se réserve la part la plus agréable et récréative du travail, ce
qui explique l’adhésion des écoliers auxquels il s’adresse. Les instituteurs sou-
lignent aussi que ses méthodes pédagogiques et sa manière d’enseigner sont
assez démodées : elles correspondent plus à l’inspiration post-soixante-hui-
tarde de la fin des années soixante-dix qu’aux pratiques actuelles.
Mais ce sont sur deux questions plus fondamentales que les réactions d’hos-
tilité seront les plus manifestes : la première concerne la question de l’autorité
(dans la classe), la seconde concerne la question des limites de ses intervention
(hors de la classe).
Voyons d’abord la question de l’autorité. La manière dont le personnage
escamote le problème en le réduisant par ses sourires et par son charme à une
question secondaire semble au cœur des réticences du personnel enseignant.
Tous soulignent que s’ils utilisaient dans leur pratique quotidienne les
méthodes présentées à l’antenne, ils n’obtiendraient pas les mêmes résultats.
« C’est moins la panique que dans une vraie classe… On voit bien que ça a été
répété. Quand un gosse parle, on l’entend très bien. Quand ils récitent tous
ensemble les tables de multiplication, c’est bien coordonné. On n’a pas ce qui
fuse chez nous, à savoir 27 gosses qui essaient d’arracher la parole ». Ils
seraient prêts toutefois à faire la part des nécessités fictionnelles, si le person-
nage n’était pas discrètement moralisateur : « Il tient toujours sa classe. Il n’y a
jamais de bazar, les enfants sont enthousiastes, lui obéissent, alors que si on
faisait le quart de qu’il fait, ce serait un chahut épouvantable. Et en plus, il a
l’air de nous faire la morale et de dire que c’est comme ça qu’il faudrait ensei-
gner ». Le malaise à cet égard est à la mesure d’une question sur laquelle les
pistes ouvertes par H. Arendt dans La Crise de la culture (Arendt, 1972) pour-
rait offrir des ouvertures analytiques : il est impossible de régler la question de
l’autorité si on confond le rôle et la personne. L’autorité ne peut s’exercer que
si elle a une force indépendante de son dépositaire.
Le deuxième type d’arguments critiques tient à la délimitation du champ
des interventions de L’Instit. Les enseignants interrogés manifestent une sensi-
bilité très vive sur la question de son activité à l’extérieur de l’école : sa manière
d’aller voir les parents chez eux, de forcer la porte de leurs domiciles, d’inter-
venir dans leur vie privée, voire même dans leur vie professionnelle, suscite
chez eux des réticences. Comme s’il s’agissait là d’un sujet brûlant. Si les
enseignants font bien sût la part des nécessités propres à la fiction – l’intérêt du
512 LES SENS DU PUBLIC
récit suppose qu’il sorte de sa classe : (« S’il restait derrière son pupitre, il
ferait sans doute moins d’audience ») –, en revanche le problème soulevé par
ces interventions entre en résonance avec des interrogations profondes des
enseignants sur leur rôle, ce qu’il est, ce qu’il devrait être. Deux positions
apparaissent. La première regroupe ceux qui pensent qu’il est essentiel que
les enseignants résistent à cette pression sociale de plus en plus forte qui fait
que leurs missions ne sont plus limitées aux fonctions de transmission du
savoir mais s’élargissent à des missions d’éducation morale, civique, voire
même d’assistance sociale ; demande inflationniste qui leur paraît exorbitante
et en réponse à laquelle ils préconisent une rétractation sur une définition de
leur rôle strictement cantonnée aux apprentissages scolaires de base. La
seconde est partagée par ceux qui se demandent au contraire si, face aux trans-
formations sociales récentes, le rôle et la mission de l’enseignant n’est pas
justement de prendre en charge ces nouvelles demandes, du fait de leur carac-
tère d’urgence. Mais alors, jusqu’où, dans quelles limites, à quel prix ? La
violence à l’égard des enfants, les abus sexuels, mais aussi les divorces, la
malnutrition ou la surnutrition (caramels, bonbons et chocolats), le manque
de sommeil, l’absence de droit à la maladie bénigne qui obligerait la mère à
ne pas aller au travail ? Doivent-ils dans une société qui a changé, redéfinir
leurs fonctions ? Ce débat est alors devenu passionné au sein des groupes, il a
débouché sur le récit d’anecdotes dans lesquelles les enseignants racontaient
leurs expériences personnelles, s’écartant du feuilleton pour réfléchir sur leur
rôle et ses redéfinitions.
Pourquoi la série suscitait-elle chez les instituteurs des réserves aussi pas-
sionnées ? Sans doute parce qu’elle posait de manière explicite la question de
l’ouverture des limites de leur implication. Le héros, en effet, a été construit
suivant un modèle dans lequel il doit tout offrir et ne rien prendre. Sa générosité
et sa disponibilité sont illimitées. Il vient, il donne, il part. D’autant que, par
construction, il n’a pas de vie privée et pas de restriction de son champ d’inter-
vention. Ces deux caractéristiques sont liées à des choix et à des impératifs nar-
ratifs : la première permet de donner au personnage une disponibilité virtuelle
dont les auteurs espéraient qu’elle favoriserait l’attachement du public fémi-
nin ; la seconde permet d’introduire des intrigues et du mouvement (Si, dans un
service d’urgences, les catastrophes arrivent toutes seules vers les héros, dans
une classe, il faut aller vers elles ; il fallait donc impérativement créer à l’exté-
rieur du milieu scolaire des occasions d’intervention). Ce sont donc les
contraintes internes de l’écriture de la série qui ont présidé à la mise en place de
ce dispositif.
Si les instituteurs réagissent si vivement contre la dérive inflationniste des
missions de L’Instit, c’est parce qu’elle les remet en cause. Parce que, juste-
ENQUÊTE SUR DES PUBLICS PARTICULIÈREMENT CONCERNÉS 513
ment, elle touche au point de l’exercice de leur métier qui a été fragilisé par la
remise en question de sa dimension institutionnelle. En fait, la définition tradi-
tionnelle de l’école permettait d’imaginer des conditions optimales d’investis-
sement du personnel enseignant parce qu’elle en circonscrivait les exigences.
Elle limitait le temps de l’intervention (les horaires scolaires), ses conditions
(la question des apprentissages), son champ d’application (la classe), son
domaine (l’enfant en tant qu’écolier). En retirant ces limites, c’est-à-dire en
donnant au rôle de l’instituteur une extension infinie, on propose aux ensei-
gnants une définition si étendue de leur rôle qu’elle les prive de la possibilité
d’espérer faire le métier de manière satisfaisante, gratifiante et généreuse. En
fait, l’institution rendait possible le dévouement parce qu’elle lui imposait des
limites. L’histoire serait sans importance s’il s’agissait seulement des pérégri-
nations d’un héros de feuilleton. Mais justement, ce n’est pas le cas : cette ten-
dance rencontre d’une manière profonde une évolution générale qui tient à ce
que F. Dubet (2002) appelle la remise en cause de la matrice institutionnelle.
Reprenons la question de la définition traditionnelle de l’institution scolaire,
telle qu’elle s’est mise en place à la fin du XIXe siècle, au moment des grandes
lois sur l’enseignement public, telle qu’elle a été décrite par Durkheim et telle
qu’elle se présente comme référence incontournable – même si elle n’est pas
toujours nostalgique – pour définir les contours d’un monde perdu. Elle défi-
nissait des rôles et assignait des places : elle nommait, elle désignait, elle sépa-
rait. Elle créait pour l’école un espace propre et réservé. Celui-ci était le lieu du
savoir et des apprentissages. Elle s’appuyait pour cela sur des définitions
qu’elle contrôlait. Cet ordre était sans doute répressif, injuste, inégalitaire mais
il avait le mérite de délimiter de manière claire la répartition des rôles entre les
différents intervenants. Les écoliers en tant qu’élèves (pas en tant qu’enfants,
citoyens, sujets psychologiques, membres d’une fratrie, fils de leurs pères,
etc.) ; les instituteurs en tant qu’enseignants (ils n’étaient ni éducateurs, ni psy-
chologues, ni travailleurs sociaux) ; le savoir était plus stable, transmis essen-
tiellement dans le cadre de l’institution scolaire ; l’environnement ne proposait
pas trop de sollicitations concurrentes et déloyales. C’est tout ce dispositif qui
a explosé. Il y a certes quelque chose d’infiniment sympathique dans le nou-
veau mode de relation qui s’est instauré ainsi entre les adultes et les enfants.
Tous les enseignants insistent sur ce point et reconnaissent à la série le mérite
d’avoir su rendre le charme de ces nouveaux modes de relations. Aucun ne
voudrait retourner à l’école qu’ils ont connue Mais en même temps, ce nou-
veau modèle les confronte à une impossibilité pratique : celle d’assurer leur
métier de manière idéale et sans être épuisés. La série les met donc d’emblée
dans une situation dans laquelle la comparaison leur est défavorable et pour des
raisons dont ils ne se sentent pas responsables.
514 LES SENS DU PUBLIC
On les voit garder imperturbablement leur calme et leur sang-froid devant des
images terrifiantes mais esquisser une grimace de souffrance quand l’infir-
mière, brutalement, réveille un interne de garde. La série a d’ailleurs été inté-
grée dans le courant de la vie hospitalière : « Maintenant, les internes, on les
appelle Carter ».
Précision scientifique, justesse des interactions, vérité des sentiments : les
représentants du monde médical qui se sont prêtés à l’enquête aimaient la série.
Les personnels hospitaliers parce qu’ils y retrouvaient des éléments de leur vie
quotidienne, les personnels de médecine de ville parce qu’elle leur permettait
de renouer avec la période de leur formation et avec les raisons qui leur avaient
fait choisir ce métier. Tous séduits finalement par ce mélange d’exactitude dans
les formes et d’idéalisation dans les principes qui y caractérise la description de
leur métier.
Dans tous les métiers, en effet, il y a des débutants qui commettent des
erreurs, des personnes bienveillantes qui tâchent de les rattraper, des gens qui
cherchent à se débarrasser sur autrui de la part ingrate de leurs tâches, d’autres
qui cherchent à éviter le risque d’une faute professionnelle, des supérieurs hié-
rarchiques soucieux de préserver leur autorité, des gens – ou des règlements –
qui vous empêchent de faire convenablement votre travail, des instruments qui
tombent en panne, des moments euphoriques sanctionnés par des rituels
internes (anniversaires, pots de départ), des moments de lassitude, des pra-
tiques d’humiliation, des rivalités entre les corps, des moments où la vie privée
déborde dans l’hôpital. Sans parler des conséquences complexes ou roman-
tiques de la mixité au travail. Ces éléments, scrupuleusement décrits dans la
série, constituent pour les spectateurs une première série de points d’appui,
donnant un sentiment de proximité avec l’univers décrit.
Le second aspect concerne la vie professionnelle. Dans ce domaine, les
héros sont irréprochables – du moins dans les premières saisons. S’ils peuvent
être cyniques dans leur vie personnelle, ils ne le sont jamais dans l’exercice de
leur fonction. Même s’ils connaissent des défaillances, car il leur arrive de
commettre des erreurs ou d’être dépassés, les protagonistes de cette équipe
médicale ont une éthique professionnelle à toute épreuve. Si on fait l’inventaire
de leur qualités, on s’aperçoit qu’ils sont courageux, résistants à la fatigue phy-
sique ou morale, qu’ils sont désintéressés, qu’ils ont le sens de la dignité
humaine, un respect absolu de la vie, un refus de toute forme d’instrumentali-
sation de l’humain, et surtout une morale de la responsabilité individuelle –
morale cimentée par l’organisation collective : le groupe rattrape, compense ou
sanctionne les erreurs individuelles. Ils peuvent être faillibles, se tromper, cra-
quer, commettre des erreurs, mais leurs intentions ne sont jamais coupables.
Cette seconde dimension contribue à développer chez les spectateurs un senti-
ment d’admiration.
La troisième caractéristique concerne la vie personnelle des héros : elle est
assez désastreuse. Tous les personnages sont dans des situations d’échec. La
vie privée des héros est sacrifiée et défaite. De manière générale, les relations
conjugales ne font plus rêver, comme si les personnages avaient intégré l’idée
de la probabilité de l’échec. Mais si les liens horizontaux ne sont plus très inves-
tis, les liens verticaux, en revanche, suscitent une vive anxiété : tout ce qui
touche à la filiation, à la parentalité, à la défection face au vieillissement des
ascendants. C’est là que la tension entre vie professionnelle et vie personnelle
est la plus forte. Cette situation d’échecs personnels répétés est déterminante
sur l’appréciation que portent les téléspectateurs sur l’équipe médicale
d’Urgences : un sentiment de compassion.
Il s’agit maintenant de s’interroger sur la façon dont cette représentation
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n’étaient pas abolies : elles n’avaient été que provisoirement suspendues, seu-
lement pour le cadre fictionnel. Arrivant aux urgences d’un hôpital avec ce sen-
timent tout neuf que c’est un univers qu’ils reconnaissent dirigé par des
professionnels qui ont dans leur vie des difficultés qui ressemblent aux leurs,
les spectateurs devenus des patients se trouvent saisis par le retour des hiérar-
chies sociales : leur élan se fige dans la redécouverte amère et parfois humi-
liante de la dissymétrie radicale des positions. Et le sentiment qui émerge à
l’issue de cette enquête est que cette expérience a un coût différent pour les dif-
férentes catégories de public et qu’il y a, au moment de la confrontation avec le
monde réel, dans cette intimité conquise dans la fiction mais socialement
impossible, quelque chose comme l’expérience d’une promesse non tenue d’un
monde plus égalitaire.
CONCLUSION
Confronter des médecins et des instituteurs à l’image idéalisée de leur profes-
sion a permis de montrer que pour les médecins dans Urgences, l’idéalisation
porte sur les intentions, alors que pour les instituteurs, elle porte sur les résul-
tats. Du coup les médecins aiment Urgences (qui les renvoie à la part belle de
leurs motivations), tandis que les instituteurs n’aiment pas L’Instit (qui les ren-
voie à leurs insuffisances). Il me semble que le fait d’avoir pris cet angle d’at-
taque qui associe en miroir une profession mise à l’écran et ses représentants
dans le réel permet de faire avancer la compréhension des processus de com-
préhension du monde à travers la fiction2. Ce dispositif d’enquête fondé sur
une matrice de correspondance un peu mécanique entre des personnages et des
publics identifiés a en effet permis d’affiner la notion d’idéalisation.
Il faut rappeler que la question de l’idéalisation est au cœur du conflit entre
responsables de chaînes et auteurs, puisque les premiers cherchent à créer des
personnages positifs (au nom de l’audience), tandis que les seconds tentent de
résister à cette demande (au nom du réalisme, ou plus exactement, de l’idée
qu’ils s’en font). Ce sujet est donc un grand enjeu, dont le résultat dans la fic-
tion française est souvent une cote mal taillée, faite de concessions arrachées et
de compromis insatisfaisants. Mais à chaque fois, le concept clé utilisé par les
différents protagonistes est le concept d’identification. L’argument est pure-
ment psychologique : l’identification du spectateur serait facilitée par l’idéali-
sation du héros, puisqu’il est plus réjouissant de s’identifier avec des
personnages positifs. Le débat est finalement toujours ramené à une opposition
2. Ces travaux et cette problématique ont été nourris par les discussions régulières et précieuses
que j’ai eues avec Alain Cottereau, que je voudrais remercier, de manière informelle et au
cours de son séminaire à l’EHESS, Sens de l’injustice et sens de la réalité.
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BIBLIOGRAPHIE