Les REPRÉSENTATIONS SOCIALES - Pierre Mannoni (2022, Que Sais-Je PUF) (Représentations Mentales, Fantasmes, Idées Reçues Clichés Préjugés, Croyances Superstitions Idéologies, Structures Fonctions)
Les REPRÉSENTATIONS SOCIALES - Pierre Mannoni (2022, Que Sais-Je PUF) (Représentations Mentales, Fantasmes, Idées Reçues Clichés Préjugés, Croyances Superstitions Idéologies, Structures Fonctions)
Les REPRÉSENTATIONS SOCIALES - Pierre Mannoni (2022, Que Sais-Je PUF) (Représentations Mentales, Fantasmes, Idées Reçues Clichés Préjugés, Croyances Superstitions Idéologies, Structures Fonctions)
LES REPRÉSENTATIONS
SOCIALES
Remerciements
Je souhaite que Christine Bonardi, ma collègue et amie au
laboratoire de psychologie cognitive et sociale de l’Université
de Nice, trouve ici l’expression de mes remerciements pour ses
avis et conseils.
ISBN 978-2-7154-0962-0
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 1998
8 édition mise à jour : 2022, février
e
Introduction
6
comme des objets polymorphes et variables, et à ten-
ter, avec beaucoup de modestie, d’aborder un des plus
délicats problèmes qui se posent à leur sujet : rendre
compte de cette complexité et de cette diversité mêmes.
CHAPITRE PREMIER
Définition différentielle
des représentations sociales
8
I. – Représentations mentales
9
servent à organiser et planifier son action. De nom-
breux auteurs ont souligné ce caractère finalisé des
images mentales, qu’il s’agisse de M. Denis proposant
une conception componentielle et constructive de la
production des images ou de X. Lameyre (1993) à qui
« il semble que l’homme joue sur tous les claviers de la
représentation mentale, son art consistant à choisir le
plus pertinent dans la situation réelle ou imaginée où
il se trouve ». Rappelons que du fait de sa capacité de
mentalisation, d’anticipation et de décalage temporel
des données, l’homme a la possibilité de se détacher de
l’immédiateté de son monde perceptif pour vivre dans
un univers physiquement absent mais psychologique-
ment présent : ses récits lui permettent de jouer et de
rejouer ses aventures cognitives ou affectives passées
en réutilisant ses capacités représentationnelles.
Une des situations les plus significatives au regard
de la mise en œuvre de la faculté de représentation
est la capacité au mensonge, à l’occasion de laquelle
l’intelligence élabore des scénarios destinés à tromper
les autres. Mentir signifie, en effet, maîtriser le code,
ce qui permet d’agir intentionnellement sur le compor-
tement d’autrui. Mais pour cela, il faut être apte à se
représenter les représentations de l’autre. À la suite de
quoi, grâce au code verbal ou proto-linguistique, on
arrive à manipuler ses émotions et ses représentations.
On peut donner une forme langagière ou comporte-
mentale à ses propres évocations et se servir de ce leurre
pour maîtriser intentionnellement l’univers psycho-
logique de l’autre : le menteur connaît, en effet, par
avance les représentations qui sont dans l’esprit de celui
à qui il ment puisqu’elles sont déjà dans le sien. Tout
l’art et la fonction du mensonge sont là. Dans son
Paradoxe sur le comédien, D. Diderot décrivait très bien
le phénomène. Le meilleur comédien n’est pas, comme
10
on pourrait le penser, celui qui éprouve les émotions
qu’il met en scène, mais celui qui, n’éprouvant rien,
est capable de les jouer, en employant le code connu
des émotions, et de provoquer de la sorte l’émergence
des représentations souhaitées chez les spectateurs. Le
prétexte esthétique sert ici d’alibi au mensonge. Il n’en
reste pas moins archétypique de la communication
intermentale. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement
parler de ce qu’on appellera ensuite les représentations
sociales, on constate que, d’une certaine manière (déjà
importante) au moins, les représentations mentales
chez l’homme sont des images chargées émotionnel-
lement, des reflets d’objet, des reproductions symbo-
liques à contenu figuratif, que l’on se représente ou que
l’on représente à d’autres intentionnellement dans la
perspective d’une communication d’informations intel-
lectuelles ou affectives qui ont valeur dans l’échange
interhumain. Il reste à se demander comment s’effec-
tue, sur le plan cognitif, le passage de la représentation
mentale (plus ou moins élaborée par une conscience
individuelle) à la représentation sociale (élément d’une
pensée collective partagée).
La plupart du temps, on s’efforce, dans la littérature
sur le sujet, d’aborder d’une manière dissociée repré-
sentation mentale et représentation sociale (notamment
en fonction des attendus de la discipline à l’œuvre et
de la place qu’elle leur assigne à l’intérieur de son sys-
tème d’interprétation du fonctionnement psychique).
Cette manière d’envisager les choses risque d’aboutir
à l’escamotage de la continuité qu’elles entretiennent
du fait de leur homogénéité de nature et de leur arti-
culation fonctionnelle. Il semble bien, en effet, qu’une
représentation sociale soit, dans une large mesure, une
image mentale représentée qui, au cours de son évolu-
tion, aurait acquis une valeur socialisée (partagée par un
11
grand nombre) et une fonction socialisante (participant
à l’élaboration d’une interprétation du réel valide pour
un groupe donné à un moment donné de son histoire).
Il existerait ainsi un flux, une mobilité et une perméabi-
lité permanente entre les univers psychiques personnels
et sociaux, phénomènes conditionnés par la nature
même de l’homme qui est d’être fondamentalement
social. À l’intérieur d’une même sphère culturelle, ils
supposent des échanges où s’effectueraient les élabora-
tions mentales aboutissant aux représentations sociales,
élaborations que l’individu ne peut réaliser qu’à partir
des matériaux psychologiques acquis dans son groupe
de référence, et auxquelles participent et adhèrent
facilement les membres de la collectivité, du fait de leur
partage d’une culture et d’une vie commune. Celle-ci
favorise d’ailleurs la régulation (la normalisation, en
quelque sorte) de ce qui relève des particularismes
trop marqués voués à s’estomper ou à se transformer
à l’horizon de la pensée sociale.
En somme, non seulement toutes les représentations,
qu’elles soient mentales ou sociales, répondent à une
même faculté d’élaboration psychologique, mais encore
elles ont en commun le matériel psychique sur lequel
agissent les élaborations en question. Il y aurait ainsi
une sorte de continuité entre les matériaux dont se
sert un individu pour construire ses référents person-
nels et ceux dont le groupe fait la pensée sociale, qui
peut, au bout du compte, devenir histoire collective
ou mythe. Car il faut appartenir à un groupe pour
pouvoir disposer des éléments qu’il met à disposition,
dans une sorte de grille de lecture du monde étroite-
ment dépendante des référents culturels qui les font
exister. Aucun individu ne peut faire autrement pour
construire son propre univers que d’emprunter à sa
culture ce qui a du sens pour lui comme pour ses
12
compagnons, qu’il en fasse un usage personnel restreint
ou qu’il adopte une vision collective. La faculté de se
représenter à soi-même ou de partager une représen-
tation avec un groupe est donc relative à la sphère
culturelle où elle opère et c’est seulement sous cette
condition qu’elle acquiert une possibilité d’être. Quel
sens aurait l’histoire du Petit Chaperon rouge ou celle
de Blanche-Neige pour les Bororo de Lévi-Strauss ou
les Zande d’Evans-Pritchard ?
Les modalités de passage des représentations men-
tales aux représentations sociales existent donc bel et
bien, même si elles relèvent de processus complexes
nécessitant des démarches analytiques soigneuses, et on
ne peut les renvoyer à des champs radicalement séparés.
II. – Représentations,
fantasmes et figurabilité
17
qui ont porté sur les accidentés, les malades graves
et les victimes d’attentats terroristes confirment ces
observations. Tous ces traumatisés ont en commun
d’éprouver des difficultés à élaborer une représenta-
tion de leur traumatisme. Leur état psychique est tel
que seul paraît subsister l’ébranlement émotionnel lié
au choc. Ce qui justifie la création assez récente de
services d’accueil des victimes d’attentats et de soutien
aux grands malades (cancéreux, sidéens en particulier).
28
la prière du croyant religieux, la superposition des situa-
tions psychologiques est quasi totale.
Ces considérations ont conduit J.-P. Deconchy
(1984, p. 331-335) à en appeler à une « science des
croyances ». Il est vrai que la diversité dans le temps et
l’espace de ce matériel psychosociologique est difficile
à maîtriser pour le chercheur en sciences humaines :
le contenu et les manifestations des croyances, irrégu-
lières ou inconstantes en même temps que multiples,
confrontent à des difficultés d’identification et de
consistance sociale. Il n’en demeure pas moins que
malgré la complexité de leur étude, les croyances et
les représentations sociales existent chez bon nombre
de peuples et elles y induisent des fonctionnements
sociaux. Elles s’expriment dans un discours normatif
qu’elles fondent ou qu’elles cautionnent, et il est inté-
ressant de constater que le vocabulaire se conforme alors
aux réquisitions des systèmes de représentations avec
lesquels il s’articule (Klempferer et la « langue » nazie).
En outre, des matériaux psychiques très anciens et
profonds peuvent participer à l’élaboration des repré-
sentations sociales, même s’il s’agit parfois plutôt de
représentations mentales. S. Freud avait déjà attiré
l’attention sur les « résidus archaïques » non explicables
par les données de la vie psychologique individuelle
et qui paraissent phylogénétiquement inscrits dans
l’esprit humain. Dans Introduction à la psychanalyse 1, il
propose l’idée que ce qui fut dans le lointain passé de
l’homme une réalité de fait est devenu, avec l’évolution,
une réalité psychique. Dans Totem et tabou, il théorise
la préstructuration du psychisme de l’Urmensch, mais
élargit cette origine phylogénétique des représentations
29
à l’animisme, pour ce qui regarde les âmes en général
comme principe vivificateur de la nature, beaucoup plus
archaïque que la représentation de la mort. « Le principe
qui régit la magie, écrit Freud (Totem et tabou, III, 2),
la technique du mode de pensée animiste est celui de la
“toute-puissance des idées”. » Il est tentant de glisser ici
« représentation » à la place d’« idée » et, en élargissant la
pensée de Freud, d’affirmer que la vie de l’homme tout
entière, et non plus seulement la magie, est placée sous
la souveraineté des représentations. Freud écrit d’ail-
leurs lui-même (ibid.) : « Les choses s’effacent devant
leurs représentations ; tous les changements imprimés à
celles-ci doivent aussi atteindre celles-là. » Ce qui permet
d’affirmer, comme Freud le dit d’ailleurs clairement, qu’à
l’occasion des rapports entre la pensée et la réalité nous
avons une tendance spontanée à surestimer notre pensée
(et à la préférer aux données du réel), ce qui découle d’une
attitude générale à l’égard du monde, basée précisément
sur la surestimation de tous les processus psychiques.
À sa suite, C.G. Jung (1964, p. 115 sq.) approfondit la
question de ces éléments psychiques originels constitutifs
de l’inconscient qui structureraient fondamentalement
la psyché. Il nomme « archétypes » ou « images primor-
diales » ces « résidus archaïques ». Pour lui, « l’archétype
est en réalité une tendance instinctive, aussi marquée que
l’impulsion qui pousse l’oiseau à construire un nid, et les
fourmis à s’organiser en colonnes » (ibid., p. 118), étant
entendu que les instincts en question se manifestent par
des fantasmes et se révèlent par des images symboliques.
Les lieux privilégiés d’émergence de ces « instincts »
sont le rêve individuel, mais aussi ces rêves collectifs
que sont les mythes. Dans la perspective de Jung, les
archétypes ne sont pas des « formes statiques » mais,
au contraire, des « éléments dynamiques ». Ils « sont
doués d’une initiative propre et d’une énergie spécifique.
30
Ils peuvent aussi, à la fois, fournir dans la forme sym-
bolique qui leur est propre une interprétation chargée
de sens, et intervenir dans une situation donnée avec
leurs propres impulsions et leurs propres pensées » (ibid.,
p. 134). Ce qui conduit Jung à émettre l’hypothèse d’un
« inconscient collectif, comparable à une mer sur laquelle
la conscience du Moi voguerait, semblable à un bateau »
(1963, p. 61). En deçà de l’inconscient, propre à chaque
individu en liaison avec son histoire, il existerait donc
des représentations appartenant au psychisme humain
dans son entier, constitué par des structures mentales
innées remontant aux premiers temps de l’hominisation.
Prenant le relais, et dans la lignée de Krappe, Eliade,
Bachelard ou encore Dumézil et Przyluski, G. Durand
(1969) se place délibérément dans une perspective
anthropologique d’interprétation et souligne « l’inces-
sant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre
les pulsions subjectives et assimilatrices et les intima-
tions objectives émanant du milieu cosmique et social »
(p. 38). Pour lui, « l’imaginaire n’est rien d’autre que ce
trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse
assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du
sujet, et dans lequel réciproquement, comme l’a magis-
tralement montré Piaget, les représentations subjectives
s’expliquent par les accommodations antérieures du sujet
au lien objectif » (ibid.). Après avoir ainsi mis en rap-
port le psychologique et le sociologique, l’auteur rejoint
le Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté
(1967, 2e éd.) lorsque celui-ci affirme que chaque enfant
« apporte en naissant, et sous forme de structures men-
tales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’huma-
nité dispose de toute éternité pour définir ses relations
au monde […] » (p. 120-122). Ce sont ces structures
fondamentales qui produisent archétypes et symboles,
et les catégories essentielles que G. Durand rapporte
31
au positionnement dans l’espace, à la nutrition et à la
copulation. Ce sont elles qui engendrent ensuite des
représentations élémentaires ou basales, les grands sym-
boles mobilisateurs d’images tenant à leur régime diurne
ou nocturne articulé à l’universalité des archétypes.
1. Voir supra.
35
qu’elles soient extravagantes, les théories élaborées par
les enfants leur fournissent, sur le moment, les éléments
idéo-affectifs dont ils ont besoin pour appréhender ces
problèmes qui sont, pour eux, à la fois stimulants et
inquiétants. Abordant à son tour la mentalité collec-
tive, Freud souligne l’importance des représentations
dans les phénomènes religieux, le rôle qu’elles jouent
dans la constitution du mythe fondateur de la « horde
primitive » et de ses conséquences.
Dans ses études épistémologiques, J. Piaget a été
conduit, lui aussi, à se poser le problème des représen-
tations du monde et du jugement moral chez l’enfant.
Pour ce qui regarde les premières, c’est au titre de
la constitution des processus psychiques intervenant
dans le traitement des données du réel (classifica-
tion, catégorisation, explication) que Piaget aborde
la question. C’est à une représentation, par exemple,
que réfère le problème de la conservation des quantités
chez l’enfant. Disons très rapidement que c’est acces-
soirement, mais néanmoins précisément, que Piaget
s’intéresse aux représentations mentales pour autant
que celles-ci correspondent à la constitution d’une grille
d’appréhension « logique » du monde chez l’enfant.
L’élaboration des jugements moraux renvoie davantage
à des représentations sociales, et Piaget (1932) s’est
penché plus particulièrement sur la modification des
idées que les enfants se font au cours de leur évolution
sur les notions de discipline, de règles et de devoir,
celle de respect mutuel et de coopération. Les enfants
apprennent ces notions de leurs parents ou de l’école,
et il leur faut les intégrer au titre des représentations
sociales susceptibles de régir leur vie au sein de leur
groupe. En 1946, il se penche plus précisément sur
la formation du symbole au cours de l’ontogenèse
où la représentation apparaît comme un processus
36
d’imitation et d’utilisation d’images mentales. Le jeu
permet à l’enfant d’atteindre la symbolisation de la
conduite en situation réelle et de se préparer de la sorte
à la maîtrise de son futur comportement.
L’anthropologie a également apporté sa pierre
à l’édifice de la connaissance des représentations,
notamment par l’intermédiaire de l’étude des mythes,
superstitions et croyances incluses. Ainsi, Lévy-Bruhl,
dans L’Âme primitive (1927), souligne l’omniprésence
d’« un mécanisme psychologique et logique toujours
le même » à la racine des représentations collectives.
En même temps qu’il indique clairement l’espèce de
« totalitarisme » qu’exerce le système de représenta-
tions prévalant dans une société sur chaque individu.
Le courant anthropologique ne s’est pas tari, et un
auteur contemporain comme F. Héritier (1996, p. 20)
voit, par exemple, dans la différence des sexes « un
butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une
opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose
l’identique au différent, un de ces themata archaïques
que l’on retrouve dans toute pensée scientifique,
ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes
de représentations ». La valence différentielle des sexes
apparaît de la sorte comme un élément de base de la
connaissance. Toute pensée, dans sa catégorisation
logique, semble gouvernée par l’opposition en système
binaire, sur le modèle fondamental de la différence
des sexes, de toutes les valeurs abstraites ou concrètes,
« valeurs contrastées que l’on retrouve dans les grilles
de classement du masculin et du féminin » (ibid.,
p. 20). Dans cette espèce d’archéologie du savoir, la
prise de conscience de la différence des sexes, issue
de l’examen comparatif des corps comme expérience
cognitive fondamentale, engendre la représentation à
la base de tout classement contrasté (tous les couples
37
binaires : chaud-froid, haut-bas, clair-sombre, etc.) qui
commande à toute la logique fondée sur l’opposition
des contraires 1.
En ce qui concerne la psychologie sociale, il
faut attendre l’étude princeps de S. Moscovici, La
Psychanalyse et son public (1961), pour que l’intérêt
se porte sur la spécificité des représentations dans le
monde moderne. L’analyse de Moscovici a le mérite
de fournir au concept même de représentation sociale
sa définition scientifique et de décrire une méthode
d’approche de caractère psychosociologique. D’une
part, en effet, il renouvelle les interrogations sur les
représentations, d’autre part, il souligne leur inser-
tion dans de nombreux secteurs de la vie sociale. En
choisissant pour objet d’étude l’évolution d’une disci-
pline, la psychanalyse, dans la mentalité collective de
son temps, l’auteur met en évidence les ressorts d’une
psychologie de la connaissance de sens commun. Il
s’agit, pour lui, de comprendre comment s’élabore un
savoir populaire en passant outre la trivialité de ce
savoir pour s’intéresser à ses mécanismes, puis de suivre
les cheminements de l’image choisie à travers l’esprit
du public transformant le savoir scientifique en un
savoir vulgaire. Les processus qui permettent de com-
prendre comment s’élabore une représentation sociale
sont au nombre de deux principaux : l’objectivation, qui
comporte trois phases (construction sélective, sché-
matisation structurante, naturalisation), met en forme
les notions abstraites constituant l’activité mentale et
matérialise les idées en leur fournissant un « contour »
(image ou figure). Le second processus est l’ancrage.
38
Il assure l’enracinement social de la représentation,
avec les valeurs cognitives particulières qu’elle revêt
dans le groupe de référence. L’ancrage opère en amont
de la représentation sociale en renvoyant à des univers
de sens et de savoir. En aval, il confère une valeur
fonctionnelle au contenu représentationnel, le rendant
ainsi disponible pour son usage dans le groupe. On
comprend à partir de là l’importance instrumentale de
ces connaissances de sens commun qui permettent à
tous les membres d’une collectivité de « parler le même
langage », c’est-à-dire de recourir au même capital
cognitif (et lexicographique) favorisant les échanges
entre les acteurs sociaux et régulant leurs rapports.
La nouvelle direction ainsi impulsée connaîtra une
très large expansion dont les ramifications débordent
largement du champ de la psychologie pour intéresser
la quasi-totalité des sciences humaines. On retrouve, en
effet, la notion de représentation à l’œuvre en socio-
logie, en ethnologie, en histoire, en psychanalyse, dans
les sciences de la cognition et de la communication,
ainsi que chez les théoriciens du langage. Elle se situe
ainsi à un carrefour de théories, ce qui explique que
D. Jodelet (1989, p. 38) en parle comme d’un domaine
en expansion caractérisé par sa vitalité, sa transversalité,
sa complexité.
En un quart de siècle, ce « nouvel » objet d’étude
occupe une place de plus en plus importante, en par-
ticulier dans les travaux des psychologues sociaux.
Une bibliographie générale présentée en 1989 par
D. Jodelet et J. Ohana recense, sans prétendre à l’ex-
haustivité, quelque 127 ouvrages et 169 articles dans le
domaine de la seule psychologie sociale. Compte tenu
de cette quantité considérable de travaux, il est évi-
demment impossible de tous les présenter. Nous nous
contenterons de renvoyer à la bibliographie susdite,
39
nous réservant de classer les études en deux grandes
tendances :
1/ la première regroupe les travaux qui s’efforcent
d’appréhender le nouveau concept, de dégager ses carac-
téristiques et ses modalités de fonctionnement (Codol,
1969 ; Farr, 1978, 1984, 1987 ; Herzlich, 1972 ; Doise,
1986 ; Doise et Palmonari, 1986). Certains auteurs
abordent ce nouveau champ d’études pour éclaircir les
processus cognitifs intervenant dans l’appréhension et
le traitement de la réalité sociale (Abric, 1970 ; Doise,
1976 ; Faucheux et Moscovici, 1968 ; Flament, 1984,
1994 ; Jodelet, 1984, 1989). D’autres travaux s’efforcent
de rendre compte, d’une manière transversale, des rap-
ports que les représentations sociales entretiennent avec
d’autres disciplines, comme ceux de R. Kaës (1989)
avec la psychanalyse, D. Sperberg (1989) avec l’étude
des mentalités, P. Mannoni (1986) et M. Gilly (1989)
avec le monde scolaire.
2/ la seconde tendance est constituée par les mono-
graphies analytiques qui cherchent à appréhender le
système représentationnel dans son émergence sur la
scène sociale en rapport soit avec des « catégories »
sociales claires comme la profession (C. Guimelli et
le métier d’infirmières, 1994 ; R. Mardellat et les pra-
tiques commerciales dans l’artisanat, 1994 ; J. Singery
et les changements technologiques en entreprise, 1994 ;
C. Herzlich et la santé, 1986 ; D. Jodelet et la folie,
1986, 1989 ; M.-J. Chombart de Lauwe et l’enfance,
1986 ; P. Salmaso et M.-L. Pombeni et le travail,
1986). D’autres monographies portent sur des objets
ou des phénomènes sociaux particuliers. C’est, par
exemple, l’étude de M. Morin sur les représentations
du Sida et de sa prévention chez les jeunes (1994),
celle de Kaës sur la culture (1968), celle de Robert
40
et Faugeron sur le système pénal (1978), celle de
Lorenzi-Cioldi sur les professions au masculin et au
féminin (1988, 1997), celle de Mannoni et Bonardi
sur le terrorisme (2001) ou celle de di Giacomo sur la
contestation (1986). C’est encore C. Leroy (1986) qui
décrit la représentation quasi « piégée » par un discours
emprunté au jargon sportif du football.
La multiplicité de ces études et la montée des
intérêts pour la notion ont poussé S. Moscovici à
proclamer que nous sommes entrés dans « l’ère des
représentations » (1981, 1986, p. 34), soulignant ainsi
leur importance pour les sciences humaines et sociales
d’aujourd’hui. Mais la notion de représentation sociale,
par la largeur même du champ qu’elle intéresse, pose
des problèmes d’appréhension d’autant que, comme
l’indique D. Jodelet (1989, p. 41), « les représentations
sociales doivent être étudiées en articulant éléments
actifs, mentaux et sociaux et en intégrant à côté de
la cognition, du langage et de la communication, la
prise en compte des rapports sociaux qui affectent les
représentations et la réalité matérielle, sociale et idéelle
sur laquelle elles ont à intervenir ». Et, pour respecter
autant que faire se peut l’authenticité du phénomène
observé, en l’occurrence la représentation de la folie
dans les membres d’une colonie familiale, l’auteur
développe une méthodologie complexe où l’observa-
tion participante et les explorations sur le terrain sont
associées à un souci des biais qui menacent d’artifi-
cialité toute recherche de ce genre. Dans l’étude en
question, D. Jodelet (1989), contrairement à ce qui a
été longtemps le cas, pose les représentations sociales
comme objet scientifique légitime, puisque aussi bien
« en tant que “théories” socialement créées et opérantes
(elles) ont affaire avec la construction de la réalité
41
quotidienne, les conduites et communications qui s’y
développent, comme avec la vie et l’expression des
groupes au sein desquels elles sont élaborées » (ibid.,
p. 39). Ce qui revient à appréhender les dimensions
cognitives de la pensée sociale ou des pratiques collec-
tives et à les saisir dans leurs rapports aux facteurs de
contextualisation. En s’intéressant à la représentation
sociale de la folie, à travers son émergence dans une
population de non-spécialistes aux prises avec des
malades mentaux, l’auteur cherche à saisir une pensée
sociale qui, sollicitée par les circonstances, doit aména-
ger un contenu psychique à la notion d’altérité valide
pour le groupe considéré, c’est-à-dire les membres de
la colonie familiale. L’analyse des images du malade
mental montre que les sujets d’observation le perçoivent
comme sale, dangereux et contagieux.
Un effort a cependant été accompli pour tenter de
réduire l’étendue de ce vaste champ d’étude qu’offrent
les représentations sociales, et certains auteurs ont mis
en place des protocoles d’analyse rigoureux du phéno-
mène représentationnel. J.-C. Abric, par exemple, en
propose une étude expérimentale nonobstant l’artifi-
cialité que le laboratoire introduit nécessairement dans
l’approche des faits sociaux. Le premier objectif que
se fixe l’auteur est de vérifier la validité d’une hypo-
thèse générale : « Les comportements des sujets ou des
groupes ne sont pas déterminés par les caractéristiques
objectives de la situation, mais par la représentation
de cette situation » (in D. Jodelet, 1989, p. 189).
Naturellement, cette recherche amène à questionner
le mode d’élaboration des représentations sociales, leurs
facteurs constitutionnels et leurs modalités de fonc-
tionnement. Nous verrons au chapitre suivant ce qu’il
en est de ces recherches sur la structure interne et la
dynamogénie des représentations (Doise, 1969, 1982 ;
42
Abric, 1988 ; Moliner, 1988), sachant que le rôle du
contexte n’est jamais négligeable. Mais disons déjà que
ces études montrent que, dans la vie des sociétés et les
mentalités, les représentations sociales interviennent
comme une « grille de lecture et de décodage de la
réalité », permettant « l’anticipation des actes et des
conduites (de soi et des autres), l’interprétation de la
situation dans un sens préétabli, grâce à un système
de catégorisation cohérent et stable. Initiatrices des
conduites, elles permettent leur justification par rapport
aux normes sociales et leur intégration » (ibid., p. 202).
Ainsi, il doit être possible de sortir d’un certain flou
notionnel et de comprendre le fonctionnement opé-
ratoire des représentations sociales, tant pour ce qui
regarde les individus que les groupes.
Le courant cognitiviste a également apporté sa pierre
à l’édifice en s’inquiétant de la place de la représenta-
tion dans le processus de la cognition. Repartant des
études de Moscovici (1961, 1984, 1985), P. Amerio et
N. de Piccoli (1991, p. 23-43) attestent que « la consis-
tance cognitiviste et sociale des représentations […] en
réaffirme leur caractère d’existence, non pas comme des
médiateurs mentaux entre un stimulus et une réponse,
mais comme des variables indépendantes : les idées
existent non seulement dans les formes codifiées des
règles et des constitutions, mais aussi dans les formes
qui sont produites par la vie quotidienne émergeant
du sein (de la) société ». Le problème se pose de savoir
quelle réalité psychologique les représentations sociales
créent vraiment, sachant que les processus cognitifs
dans lesquels elles interviennent sont, pour ainsi dire,
« compromis » par leur rapport avec les « automa-
tismes » idéologiques et normatifs dans lesquels tous
les hommes sont immergés, ce qui pose la question de
leur valeur épistémologique. Il s’agit, en outre, de saisir
43
la place que les représentations sociales tiennent dans
l’interface entre la participation subjective à la socialité
et les formes produites par le corps social.
Certaines études cognitives sur les représenta-
tions sociales cherchent à dégager le rôle qu’elles
peuvent jouer dans la théorie des modèles mentaux,
que ce soit sous l’angle de la compréhension du lan-
gage (A. Garnham et J. Oakhil, 1993 ; M. Cavazza,
1993), du modèle mental ou du modèle de situation
dans la compréhension des textes (M.-F. Ehrlich et
H. Tardieu, 1993). De telles recherches permettent
d’apprécier leur rôle dans les processus de traitement
des formes linguistiques destinées à permettre au sujet
une appréhension pertinente des discours (parlés ou
écrits).
Pour en terminer avec ce chapitre « historique »,
citons les travaux qui s’intéressent plus directement
au rapport des représentations sociales avec les fonc-
tions logiques (V. Girotto, 1993) ou avec les « modèles
computationnels de l’analogie » (M.-D. Gineste et
B. Indurkhya, 1993).
CHAPITRE III
Structure,
fonction et dynamogénie
des représentations sociales
I. – La question de la structure
47
concrétisation, répondant à leur ancrage, notamment
sémantique, dans la réalité. À ce propos, P. Bourdieu
(1994, p. 135) a attiré l’attention sur le lien qui existe
entre la réalité et les mots qui la nomment. Selon lui,
« certains ethnométhodologues vont jusqu’à dire que
ce que nous tenons pour une réalité est une fiction,
construite notamment à travers le lexique que nous
recevons du monde social pour la nommer ». Ce que
les Anciens appelaient l’illusion nominaliste. Or, il
semble que le corpus lexicographique n’enregistre un
terme qu’après l’enracinement de l’objet dans la vie
sociale. L’émergence d’un néologisme est là pour tra-
duire une nouvelle manière d’identifier les éléments de
l’environnement : ce qui correspond à une mutation
de l’univers représentationnel. L’apparition d’un nou-
veau terme témoigne, en effet, d’une nouvelle manière
de se représenter les êtres ou les objets (voir, de nos
jours, le néologisme iel ). La « réalité » passe ainsi par
l’identification sémantique : ce qui existe, existe d’avoir
été nommé. Il est remarquable d’ailleurs de constater
que des mots connaissent leur première occurrence
dans le dictionnaire lorsque le contexte idéologique ou
politico-social les porte à exister, tandis que d’autres ne
sont jamais nommés (et n’ont donc jamais d’existence
sociale) ou bien ne connaissent qu’une brève émergence
et disparaissent faute d’ancrage dans la réalité. Ainsi, par
exemple, le terme terroriste apparaît pour la première
fois en 1796 dans le dictionnaire français en rapport avec
les événements du temps, tandis que furoriste, apparu
au même moment, est un hapax. De la sorte, grâce au
terme qui la désigne, mais au-delà des mots également,
une représentation sociale n’émerge dans la pensée
collective que dans la mesure où elle possède un sens
auquel elle assure la circulation et l’implantation dans le
psychisme groupal. Mais, pour autant, elle n’existe pas
48
comme une sorte de « molécule » mentale isolée. Elle
ne prend sa valeur pleine et entière, et ne joue son rôle
dans la connaissance commune, que si elle est en lien
avec d’autres représentations qui l’accompagnent ou la
complètent dans un champ représentationnel signifiant.
Une analyse des représentations sociales ne peut donc
se concevoir hors d’une perspective à la fois structu-
relle et sémiologique. Car ce n’est qu’une analyse de ce
type qui en permet la compréhension en tant qu’élé-
ment d’un ensemble. Autrement dit, il s’agit moins
d’étudier une représentation sociale qu’une constella-
tion dont cette représentation est une pièce et elle ne
peut être comprise que dans son rapport au contexte
(voir infra : les réseaux de représentations sociales). La
place manque ici pour un plus ample développement
de la question. Mais l’examen des relations (dialecti-
sées) entre les facteurs contextuels d’« ambiance » ou
d’orientation et les produits psychosociologiques que
sont les représentations sociales reste un point central
de leur dynamogénie. D’autant qu’une fois constituées
à partir des éléments psycho-déterminants du milieu
social, les représentations réagissent sur le milieu, créant
ainsi des boucles de rétroaction qui régissent autant
l’activité des représentations que les modulations de
la vie sociale dans laquelle elles s’insèrent, prennent
naissance, évoluent et se modifient en la transformant.
Précisons que lorsque le changement intervient, il passe
par l’évolution des éléments périphériques plus fragiles,
instables et conditionnels que le noyau, l’ensemble ne
se modifiant de manière significative que lorsqu’un
nombre suffisant d’éléments a muté ou s’est dilué et
que le noyau lui-même s’est désagrégé. Les idéologies,
quant à elles, protégées par leur orthodoxie, ne subissent
qu’assez peu les fluctuations occasionnelles. Le dog-
matisme du système produit, en effet, une rigidité qui
49
bloque toute évolution par un jeu de « sanctification »
des objets de « foi », doublée d’un formidable interdit
de transgression.
C. Flament (1989, p. 250) a posé le problème des
rapports entre représentations et idéologie. Il les consi-
dère, pour sa part, comme hétérogènes, comme « deux
secteurs de l’idéal » distincts l’un de l’autre, ce qui ne
répond pas, nous semble-t-il, à leur vocation dynamo-
génique. Nous proposons, au contraire, de les envisager
sous l’angle de leur conjugaison, leurs différences n’étant
que de la partie au tout, comme dans les autres élabo-
rations. En effet, nous ne voyons pas de quoi une idéo-
logie peut être constituée, sinon d’un système (réseau)
de représentations en interconnexion : les différentes
représentations qui constituent cet ensemble sont réunies
par une trame commune et ordonnées entre elles par
les divers motifs (principaux ou secondaires) qui sont
porteurs du message idéologique. Le tissage des tapis
peut fournir un modèle approximatif des rapports exis-
tant entre les parties constitutives. Un certain nombre de
travaux vont d’ailleurs dans cette direction et présentent
l’idéologie comme un système ou une « superstructure
de représentations » (Gaffié et Marchand, 2001) qui ne
se limite pas à un simple emboîtement (Vergès, 1991 ;
Rouquette, 1996), mais articule les éléments que consti-
tuent les différentes représentations sociales dans une
perspective dynamique, organisant ou réorganisant le
champ social grâce à un jeu de « filtres » interprétatifs
propres à chaque univers de croyance en fonction d’une
stratégie cognitive fondamentale (Deconchy, 1991).
Deux exemples permettront d’illustrer cette idée.
Prenons le cas de la division sexuelle du travail. Elle
correspond à une idéologie (datée) et paraît, à notre
avis, composée d’un faisceau croisé de représentations,
articulées entre elles dans la perspective du système
50
idéologique en question : les idées que le groupe se fait
de la différence des sexes, de la distinction masculin/
féminin, du rapport supériorité/infériorité, de la force
physique/de la faiblesse, de la maternité et de l’éduca-
tion des enfants en bas âge, de la valorisation des dif-
férents types de travail, du contrôle social des femmes,
du contexte magique et superstitieux, de l’enracinement
de la représentation dans la tradition enfin (toutes idées
répondant à un cadre culturel particulier qui assure leur
originalité et leur légitimité).
Un autre exemple peut être emprunté à l’idéo-
logie religieuse (système de croyances) centrée, dans
les sociétés traditionnelles, autour des représentations
mises en œuvre : initiation, blessures symboliques, sang,
souffrance, mystères, chamanisme, ancêtres, divinités,
tradition, contrôle social, distinction enfant-adulte,
mutation ontologique, nouveau statut social.
51
En outre, Flament attire l’attention sur le fait qu’une
représentation peut être modifiée sous l’action d’une
pratique sociale. Mais l’inverse aussi est vrai, et les pra-
tiques sociales peuvent se ressentir du changement qui
affecte certaines représentations ou de l’apparition de
nouvelles (Ibanez, 1989). Ce que l’on se représente
conditionne même l’action et la canalise dans ses fins
autant que dans ses modalités (Rouquette, 1994). En
outre, il arrive que, dans la dialectique qui lie pratiques
et représentations sociales, des contradictions se mani-
festent, qui n’affectent pas les pratiques par rapport aux
représentations, mais plutôt les représentations d’une
pratique sociale par rapport aux représentations d’autres
pratiques sociales. On risque alors de voir apparaître
un paradoxe : on peut, par exemple, suivre assidûment
un culte prônant la charité et, en même temps, refuser
d’accueillir ou de secourir des étrangers. Car, dans la vie
courante, les représentations sont souvent dominées par
des facteurs émotionnels ou affectifs. Elles en arrivent
parfois à un tel degré d’exaltation qu’elles s’emparent
de groupes ou de foules entières et les précipitent dans
des actions collectives de ferveur ou de fureur et à
toutes sortes de débordements éventuels. Les exemples
sont de tous les temps, depuis les martyrs chrétiens
sous Rome jusqu’aux dernières émeutes grecques de
protestation contre l’austérité consécutive à la crise
économique qui sévit en Europe ou aux révolutions
arabes contre les dictatures (Tunisie, Égypte, Lybie,
Syrie) des années 2011 à 2021. Dans ces cas plus que
dans d’autres, les représentations sociales se constituent
autant à partir d’éléments irrationnels que conjonctu-
rels. Et il est très difficile de démêler ce qui revient
au juste, à l’un ou à l’autre de ces registres.
52
II. – Le point de vue systémique
54
plus susceptibles de s’adapter, de se déformer et de se
transformer au contact d’une représentation sociale
« forte » dont elle subirait l’aimantation.
La conjugaison des deux sortes de représentations
sociales produirait, comme nous l’avons indiqué supra,
un système complexe possédant son autonomie struc-
turelle et véhiculant un sens homogène. Revenons,
pour l’illustrer, à un conte comme Le Petit Chaperon
rouge, dans lequel toutes les représentations constitu-
tives n’ont pas le même poids. Certaines, centrales,
apparaissent comme une constellation d’éléments
intellectuels et affectifs à valeur transgénérationnelle
véhiculant un bloc de sens, toujours identique à lui-
même, comme, brièvement, l’incarnation symbolique
de l’innocence (la petite fille) et du Mal (le loup), les
valences psychanalytiques sous-jacentes du conte et sa
valeur morale. D’autres sont plus secondaires, comme
l’univers rural qui sert de cadre à l’histoire ou même
le contexte culturel (occidental) dans lequel il s’inscrit
conjoncturellement.
Ainsi, les représentations (fortes ou faibles) se
révèlent comme des matériaux psychiques basiques
à partir desquels s’élabore un processus mental plus
complexe qui systématise (trie et ordonne) les repré-
sentations entre elles et par rapport au tout de l’histoire
(ici, le conte). Une religion, un mythe, une croyance
apparaissent ainsi constitués de représentations pos-
sédant chacune ses caractéristiques, son importance
relative et sa place « opérationnelle » dans le système
à l’intérieur duquel elles entretiennent des interrela-
tions dynamiques qui ne se limitent pas à une simple
juxtaposition. Plusieurs liaisons « logiques » sont sus-
ceptibles d’intervenir, du type de la coordination ou de
la composition. On pourrait emprunter le modèle des
pièces de puzzle pour illustrer ce genre de relations :
55
certaines représentations, moins englobantes, s’arti-
culeraient avec des représentations plus englobantes.
Il existerait également d’autres types de rapport,
de conjugaison, de synthèse, voire d’exclusion (une
représentation en chassant une autre pour des raisons
d’incompatibilité ou de nécessaire substitution). Les
systèmes de représentations, combinaisons complexes
ou « réseaux » d’icônes mentales, sont gouvernés par
une thématique reposant sur l’homogénéité des conte-
nus, sur les lois d’attraction, d’exclusion ou de combinaison
que les représentations entretiennent entre elles (voir
supra, les réseaux de représentations sociales).
La mentalité d’un groupe donné se trouve de la
sorte organisée, conditionnée par les récits socialement
construits qui lui servent de référence, voire de mythe
identitaire. On saisit le rôle particulièrement impor-
tant que tiennent ensuite, pour la société concernée, ces
« constellations » psychiques, puisqu’elles interviennent
pour orienter d’une façon déterminante les pensées et
les conduites des membres du groupe. Et ce qui est
déjà présent dans les mythes et légendes folkloriques
culmine dans les idéologies, politiques ou religieuses.
L’adhésion des individus à la pensée magique, par
exemple, fait appel à l’idée (ou l’image) que les sujets
se font du monde et des forces qui s’y jouent, ce qui
les conduit à élaborer une combinaison de représen-
tations familières en accord avec l’univers de la magie
et à y conformer leurs conduites. On en arrive ainsi
à une sorte d’architectonique de représentations où
règne une certaine harmonie. Ce jeu et cette com-
binatoire des représentations permettent la saisie du
quotidien, où elles agissent comme facteurs de pola-
risation de la vie psychique, individuelle ou groupale,
quitte à biaiser l’interprétation du réel. L’homme qui
adhère au mode de pensée magique, pour poursuivre
56
cet exemple, est entièrement dépendant, aussi bien
pour la structure même de sa pensée que pour les
objets vers lesquels elle se tourne, de ce choix et de
cette élaboration particulière des représentations. La
Nature est ainsi, pour lui, interprétée sur un mode
animiste, admettant l’existence des esprits, du mana,
des fétiches ou des sorts dans le monde environnant.
De même, dans certaines religions, la représentation de
la mort comme passage d’une vie à une autre amène le
croyant à se comporter comme si une partie essentielle
de lui-même, son âme, devait réellement lui survivre.
Toute sa conduite sur la terre est alors orientée dans la
perspective de cette représentation d’une vie future. Il
arrive que la combinatoire représentationnelle, assujet-
tie à la « logique » qu’elle s’est donnée, soit hautement
élaborée et que toutes sortes de « figures » (prophètes,
messies, miracles, jugements, anges et démons, tri-
bunal divin) interviennent. Le mythe ou la croyance
constitués sont alors ordonnés par : 1/ la majesté du
sujet, 2/ la nature des enjeux, 3/ la caution collective,
qui confèrent une unité thématique convaincante à la
disparité représentationnelle de départ. Notons que
cet effort de structuration se retrouve, à des degrés
divers, dans tous les systèmes de croyances, même les
plus triviaux. Le superstitieux, par exemple, à l’instar
de l’idéologue religieux ou du militant politique, évolue
dans un univers de représentations auquel il adhère
sentimentalement et intellectuellement, et auquel il
conforme ses actes. Car, au bout du compte, il pense,
lui aussi, que certains signes sont une clé d’inter-
prétation du monde, une indication de la conduite à
tenir, qu’il est donc important de les respecter, d’au-
tant que de très nombreuses personnes y adhèrent
autour de lui. La superstition se présente ainsi comme
un militantisme de métaphysique vulgaire usant de
57
représentations sociales comme schèmes organisa-
teurs, assortis des cautions de la vie sociale (conduites,
mœurs, coutumes). L’adhésion sentimentale du public
aux représentations sociales qui meublent son univers
est consacrée par les relais mutuellement stimulants
de la croyance partagée, et l’effet de groupe lui assure
une crédibilité qui nargue toute assise rationnelle. Ainsi
fonctionnent les superstitions et, parfois, à un niveau
plus rare, les visions collectives, dans lesquelles il suffit
de « croire pour voir ». Le système de représentations
agit alors comme un phénomène de persuasion quasi
hypnotique qui conditionne la présence des objets
mentaux dans l’esprit qui les pense. La représenta-
tion fait la conviction autant que la conviction fait la
représentation.
61
importantes : simplifications, amputation d’éléments,
de traits ou de caractères, accentuation de détails,
introduction de fragments parasitaires rêvés, appari-
tion de biais, de corrélation illusoire (Chapman, 1967),
de distorsions systématiques (Shweder et d’Andrade,
1979) 1. Autant d’erreurs qui caractérisent l’activité
mentale et la connaissance vulgaire. La représentation
sociale n’est ainsi pas l’image d’un objet vrai, mais la
« vraie » image d’un objet (éventuellement faux), et elle
se présente comme la reconstruction décalée d’un objet
par rapport à la réalité intrinsèque de cet objet.
En tant que processus et produit, la représentation
sociale est transmise, mais c’est elle aussi qui transmet,
en codant les significations après les avoir sélection-
nées. Toute production mentale (collective ou indivi-
duelle) repose de la sorte sur un tissu de représentations
qui est, en fait, une séquence signifiante telle qu’on
la rencontre dans les croyances, les contes, mais aussi
dans les discours officiels ou les prêches religieux, au
prix d’un travail de perlaboration de la pensée sociale,
avec ses cheminements parfois simples et directs, par-
fois complexes et tortueux. Rappelons qu’il ne faut
jamais perdre de vue le contexte, qui joue un rôle
déterminant tant en ce qui concerne l’apparition que
la transformation du matériel psychique mobilisé au
titre des représentations sociales impliquées. Imaginer
une représentation sociale hors contexte revient à la
désincarner, à en faire une entité éthérée, qui aurait,
pour tout dire, perdu sa vitalité sociale, car elle n’a de
sens que pour autant qu’elle reste attachée à un cadre
signifiant et qu’elle n’est pas menacée par l’abstraction.
62
Si l’on fait de la représentation une forme vide, abs-
traite et générale, détachée de la valeur relative qu’elle
acquiert dans un contexte donné, elle ne fait plus que
bafouiller lorsqu’il s’agit d’exprimer la pensée d’un
groupe à un moment donné de son histoire.
64
V. – Réseaux et contexte
1. La place manque ici pour une étude plus développée, ce qui contraint
à une rapide évocation.
67
VI. – Représentations sociales et temporalité
1. Voir supra.
CHAPITRE IV
Représentations de l’autre
et relations sociales
80
Et s’il est présent dans le vêtement, ce n’est pas tant
pour en déterminer la forme ou l’aspect extérieur que
pour l’utiliser comme un indicateur de statut. Il y a
d’ailleurs lieu de distinguer entre la mode attachée à la
géométrie du vêtement, à ses couleurs, à sa « coupe »,
et le mode, indicateur social (voire sociopolitique),
par lequel le vêtement signalerait le rang, la classe, la
fonction occupée par le porteur. Par l’habit passent
les désignations qui permettent de se constituer une
représentation de l’autre opératoire dans la société de
référence (dans l’étiquette, si bien nommée, de Cour,
par exemple, l’emploi d’une couleur est un indice capi-
tal : le pourpre est réservé aux princes de très haut
rang, le violet aux dignitaires ecclésiastiques, le jaune
aux Juifs).
Le maquillage, le déguisement, le travestissement
viennent enrichir et compliquer ce jeu de représen-
tations. C’est le cas de dire que l’habit (l’apparence)
fait le moine, et que la représentation d’une personne
devient le tout de la personne représentée dans un
cercle social donné (cf. les romans de Balzac, Flaubert
ou Tolstoï, par exemple). Il est étonnant de constater
l’importance que, d’une époque à l’autre, la plupart des
gens accordent à leur look (ce qui apparaît au regard),
c’est-à-dire à la représentation sociale que l’on aura
d’eux, quand on pense aux Kuniques de l’Antiquité
qui se revêtaient de loques (s’ils ne restaient pas nus)
pour se moquer, déjà, des aristocrates athéniens qui
se pavanaient dans leurs luxueuses toges, tout à leur
image vaniteuse.
La réputation peut, à sa manière, participer à la
définition sociale d’un individu, c’est-à-dire, encore
une fois, à sa représentation. La divulgation publique
d’affaires privées déforme l’image à travers laquelle il
est appréhendé. La fama (réputation) était chez les
81
Anciens (elle le demeure chez certains peuples) telle-
ment importante qu’il n’était pas possible de survivre
à son altération. On se rappelle les lamentations de
Don Diègue : « N’ai-je donc tant vécu que pour cette
infamie 1. » C’est la représentation sociale de l’honneur
qui prévaut dans ce cas avec une importance de tout
premier plan. Défendre son honneur, c’est littéralement
défendre son image. Et celle-ci est capitale pour assurer
au sujet sa place dans le tissu social. Socrate préfère
boire la ciguë que se déjuger aux yeux de la Cité en se
soustrayant, au moment où elle lui est défavorable, à la
Loi qu’il a défendue toute sa vie. La déconsidération
consécutive à une diffamation correspond au rempla-
cement d’une représentation sociale positive par une
péjorative : l’image sociale du sujet se trouve pervertie
par une manipulation de ses prédicats.
Les psychologues modernes ont approfondi l’ana-
lyse des mécanismes intervenant dans cet ensemble
de phénomènes en révélant le rôle particulièrement
important que pouvaient jouer des notions comme
l’attribution ou la catégorisation sociale, la formation
du jugement moral, la norme d’internalité. Toutes ces
notions interviennent dans l’élaboration, l’usage ou les
modifications des représentations sociales. Au cours
de l’interrelation, les représentations sont, en effet,
nécessairement mobilisées, car les partenaires volon-
taires ou occasionnels sont essentiellement considérés
du point de vue de leurs attributs réels ou supposés,
tels que la convention en usage permet de les iden-
tifier au double point de vue de la définition sociale
des « caractères » des individus, tels que la société les
élabore en représentations à l’intérieur d’une culture
donnée, et de la nature conventionnelle des modalités
1. Racine, Le Cid, I, 4.
82
de l’interaction, ainsi que de la mise en œuvre par
les participants à ce genre de rencontre des schèmes
correspondant au modèle social et à ses référents cou-
tumiers, les formules d’attitudes ou de langages ver-
naculaires participant, en effet, fortement au codage
des représentations qui servent de fond de tableau aux
interactions sociales (cf., entre autres, E. Goffman,
Les Rites d’interaction, 1974).
En outre, comme le rappelle à juste titre J. Stoetzel
(1978, p. 145 sq.), on a toujours intérêt à faire appel
aux enseignements de l’ethnologie, notamment pour les
questions relatives aux relations interpersonnelles. En
effet, les aspects culturels y jouent un rôle particulière-
ment important qu’on ne peut négliger. Il existe ainsi
une relativité culturelle des modalités des rencontres
interpersonnelles en rapport avec les variations de rôles
et de statuts. Stoetzel cite l’exemple des infirmes qui
« sont tantôt traités en parias, tantôt considérés comme
une charge économique, tantôt employés avec indul-
gence, tantôt admis à une participation sociale limitée,
tantôt traités sans discrimination particulière » (p. 246).
Ces approches différentielles relèvent directement des
caractéristiques organisationnelles de la société qui les
met en œuvre. E. Goffman (1975) a bien étudié, de son
côté, à l’intérieur d’une société donnée, la diversité des
images sociales liées aux stigmates. Après avoir affirmé
que « le concept de déviation […] constitue un pont
entre l’étude de stigmates et celle du monde social dans
son ensemble », l’auteur s’attache à montrer à quelle
distorsion des images identitaires le porteur de stig-
mates est confronté 1. Même lorsque le corps social s’em-
ploie à une dénégation, l’ambiguïté n’est pas gommée.
83
D’une part, les individus stigmatisés doivent « porter
leur état comme un brassard » (p. 150), et, d’autre part,
« on demande à l’individu stigmatisé de nier le poids de
son fardeau et de ne jamais laisser croire qu’à le porter
il ait pu devenir différent de nous ; en même temps,
on exige qu’il se tienne à une distance telle que nous
puissions entretenir sans peine l’image que nous nous
faisons de lui. En d’autres termes, on lui conseille de
s’accepter et de nous accepter, en remerciement naturel
d’une tolérance première que nous ne lui avons jamais
tout à fait accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à
la base d’une normalité fantôme » (p. 145). C’est l’occa-
sion de vérifier comment s’effectue, à partir d’une série
d’ajustements réciproques, le remaniement d’une repré-
sentation sociale au cours des échanges interrelationnels.
Dans le cas spécialement significatif du stigmate, on
voit une représentation jouer à plusieurs niveaux et être
« piégée » dans une perspective « en abyme ». En effet,
la représentation du stigmate pour le non-stigmatisé
s’élabore à partir du malaise que l’idée du handicap
suscite en lui, malaise combattu par le déplacement de
la représentation vers une image substitutive acceptable
(moins « dérangeante »), compatible avec l’obligation
morale de compassion et l’interdit de rejet. La nouvelle
représentation place le sujet dans une situation cogni-
tive particulière : elle lui permet d’accepter le stigmate
en-faisant-comme-s’il-n’existait-pas-tout-en-sachant-qu’il-
existe-et-qu’il-dérange. Quant au stigmatisé, il développe
une représentation de son stigmate « en miroir » qu’il
doit modeler sur celle des sujets normaux, et la remanie
inconsciemment suivant l’image que ceux-ci lui ren-
voient de leur perception de son handicap. D. Jodelet
(1989) a souligné, nous l’avons déjà évoqué, la « mise
en altérité » radicale qui se manifeste dans l’expérience
d’une colonie familiale visant la réinsertion de malades
84
mentaux dans des familles nourricières. La différence
dont le « fou » est porteur, avec notamment l’idée de
contagion ou de dangerosité qui reste attachée à lui,
est l’élément essentiel autour duquel se structurent les
images de la folie et du malade mental pour un public
non spécialiste. On peut observer à cette occasion l’écart
entre un discours médical qui se veut rassurant et un
discours social qui se montre réticent à l’information
scientifique et demeure régi par la peur, comme le
montre, par exemple, la pandémie de Covid-19.
Le passage d’une culture à l’autre rend plus sensible
encore la variabilité des modèles représentationnels
de référence dans les relations interpersonnelles.
Effectivement, en fonction des référents socioculturels,
la représentation de l’autre varie dans des proportions
considérables. Ou bien l’étranger est un objet de curio-
sité, mobilisateur d’un intérêt pour le pittoresque ou le
non-familier, ou bien il est au contraire perçu comme
porteur de menaces. Les attitudes liées à ces repré-
sentations différentielles peuvent aller de la simple
badauderie à la discrimination, au rejet et à l’agression.
Les conduites sociales induites sont parfois lourdes de
conséquences : la xénophobie et le racisme en sont les
meilleurs exemples.
Le cas typique du racisme montre que les rapports
interethniques sont dépendants des représentations
sociales dont on est porteur. Or, la culture, c’est-à-dire
le système de représentation propre à chaque groupe, inter-
vient comme un puissant facteur de discrimination, à
la manière d’une quasi-espèce dont les caractéristiques
différentielles ne relèveraient pas principalement de
traits physiques, comme la forme des yeux ou la cou-
leur de la peau, mais de facteurs comme la religion, les
croyances ou l’idéologie. Les éthologues (K. Lorenz,
I. Eibl-Eibesfeldt) signalent qu’il existerait une
85
quasi-innéité des représentations sociales de l’Autre,
notamment sous les espèces de la « pseudo-spéciation
culturelle », infléchie par le « schème ennemi ». Ainsi,
chauvinisme, sectarisme, nationalisme et racisme ne
seraient que les divers aspects des représentations
sociales en réaction à l’altérité. Tenir l’autre ou se tenir
soi-même à l’écart a ainsi été largement observé par
les anthropologues (C. Lévi-Strauss, notamment) chez
des peuples archaïques d’Amazonie, par exemple, qui
utilisent pour se désigner eux-mêmes une expression
sémantique signifiant « nous, les hommes », tandis
que les Autres – non-hommes – sont appelés « poux
de la terre, porcs, vermine », images obéissant à une
logique de dévaluation de l’autre et à des représenta-
tions de sous-humanité. Bateson ou Margaret Mead
ont fait le même constat chez les peuples d’Océa-
nie. De leur point de vue, les conflits interrelation-
nels s’expliquent par les divergences éprouvées par le
groupe interne à l’égard du groupe externe (R. Benedict,
1950), phénomène très général qui concerne la quasi-
totalité des sociétés. En somme, c’est une chaîne de
« mécanismes » représentationnels qui intervient dans
certaines aigreurs de l’altérité : pseudo-spéciation
culturelle + schème ennemi + identité ombrageuse +
intolérance + rejet = conflit.
La perception des différences peut, en effet, produire
une peur ou une agressivité réactionnelles, voire des
rapports de force entre les groupes. Les caractéristiques
imaginées conduisent à une classification hiérarchisée
voire à une conception hégémonique avec le statut
social de dominant ou de dominé délimitant les cadres
et les espaces de vie de chacun. Le racisme, révélateur
des relations interethniques basées sur la réification de
l’autre (Marx), imposa son héritage à nos sociétés et
subsiste aujourd’hui. Les XVIe et XVIIe siècles, qui ont
86
vu se développer le colonialisme, furent décisifs quant
à l’organisation des rapports entre groupes étrangers,
associée à deux défauts constitutionnels fréquents :
l’ethnocentrisme et le sociocentrisme.
De fait, les navigateurs de l’époque étaient prison-
niers de leur système de représentations sociales au
point que même la perspective de la nouveauté ne suffi-
sait pas à l’écarter. Lévi-Strauss (1955, p. 66) le dit très
bien : « En parcourant des espaces vierges, ils étaient
moins occupés de découvrir un nouveau monde que de
vérifier le passé de l’ancien. Adam, Ulysse leur étaient
confirmés. » « Quand il aborda la côte des Antilles
à son premier voyage, Colomb croyait […] avoir
retrouvé le Paradis Terrestre » – représentation dont
il était déjà imprégné à son départ d’Europe. Lorsque
les colonisateurs suivants envoyèrent commission sur
commission, c’était afin de solutionner un problème de
représentation : les indigènes de ce Nouveau Monde
étaient-ils vraiment « des hommes et non point des
créatures diaboliques ou des animaux » (ibid., p. 67),
c’est-à-dire, répondaient-ils à l’idée (représentation
sociale) de l’humain des Espagnols ? La vie sociale
est entièrement imprégnée de représentations qui
règlent les interrelations. Ainsi, C. Lévi-Strauss en
a-t-il fait lui-même l’expérience : en Inde, il a « horri-
fié » son accompagnateur parce qu’en se faisant couper
les cheveux chez un coiffeur de la ville basse, il avait
provoqué « une souillure de ses mains serves » (ibid.,
p. 138-139). Un autre jour, un chauffeur de taxi local
lui a donné la préférence sur une famille bengali qui
l’avait pourtant devancé, simplement parce qu’il était
un Sahib blanc, i.e. parce qu’un « ordre traditionnel
devait être respecté » (entendons : celui qu’imposent
les représentations sociales).
87
Le langage, quant à lui, se fait l’écho des éven-
tuelles tensions du regard sur l’autre, en véhiculant,
par exemple, la péjoration, même si elle n’atteint pas
les niveaux de l’insulte, bien qu’il arrive que la repré-
sentation sociale de l’autre s’infléchisse, de la décon-
sidération à l’incrimination, puis à la disqualification.
On connaît bien les glissements sémantiques de juif à
youpin, de noir à nègre dans l’interracial, où se devinent
des sous-entendus racistes (Memmi, 1968). Mais
l’ostracisme n’est pas en reste : dans le cadre colonial,
par exemple 1, le métèque ou le petit blanc (white trash,
disent les Américains) désigne pour les Européens
celui qui est déchu par rapport à la population blanche
métropolitaine, l’adjectif petit rattachant sa figure à
l’insignifiance, la médiocrité, ajoutées au « péché »
colonial. Péjoration à peine cryptée, paternalisme
méprisant, mise à l’écart, séparation qui tourne à la
haine sociale, sort de tous les opprimés ou victimes
de discrimination-ségrégation, même si cela passe
ici davantage par les mots que par les actes. Mais la
représentation est là, et elle peut aller jusqu’à la dis-
qualification et la haine de l’Autre, objet méprisable
que l’on peut traiter comme tel (ostracisme, esclavage,
génocide).
Les phénomènes migratoires actuels, qui touchent
des milliers de migrants, posent la question de nou-
veaux positionnements sociaux orchestrés par un rema-
niement d’anciennes représentations sociales appelées
à évoluer dans le sens (espéré) d’un ajustement au
88
nouvel univers représentationnel/culturel. Tandis que
les expatriés rêvent d’Eldorado, les pays « d’accueil »
oscillent entre des représentations de solidarité ou de
charité et des représentations de mépris ou de peur
inspirant le rejet.
En outre, il n’est que trop évident que la repré-
sentation que l’on se fait d’autrui varie avec l’âge et le
sexe des partenaires. En ce qui concerne la représen-
tation que l’on a des « vieux », elle est, pour l’essentiel,
dépendante de déterminants sociologiques, voire
socio-économiques et culturels. C’est ainsi que, dans
nos sociétés de production et de consommation, les
personnes âgées, dégagées des circuits de production
et modestes consommateurs, constituent une pseudo-
classe vouée à un « effacement » de plus en plus accentué
(d’autant que les progrès technologiques exponentiels
exagèrent les décalages intergénérationnels). De fait,
en Occident, les vieillards connaissent une margi-
nalisation assez nette et parfois dramatique, et l’on
assiste à la multiplication des maisons « de retraite »,
véritables institutions-éliminations d’« êtres-à-la-casse
non recyclables ». Les sociétés africaines ou asiatiques,
celles du moins qui ne sont pas trop dominées par
l’idéologie industrielle, respectent les personnes âgées,
toujours considérées comme sources d’expérience et
de sagesse. Leur représentation du vieillard s’exprime
ainsi à travers une « sénatorisation ».
En ce qui concerne la représentation différentielle
liée au sexe, A. Braconnier (1996, p. 57) constate que,
dès leur plus jeune âge, garçons et filles agissent sur
les émotions de l’entourage en fonction de leurs spéci-
ficités génétiquement déterminées, encore que, très
tôt, la société impose ses schémas (représentationnels),
notamment entre 2 et 6 ans. « À cet âge, les enfants
subissent quotidiennement l’emprise des stéréotypes
89
culturels (douceur féminine, force masculine). Eux-
mêmes adhèrent fortement à ces représentations
sociales. Dès l’âge de 3 ans, les enfants distinguent
les “sentiments de filles” et les “sentiments de gar-
çons”. » Cette distinction commande la formation
d’une identité sexuelle distincte chez l’un et l’autre
sexe, toute la vie sentimentale et sociale de l’homme
et de la femme étant ensuite déterminée par ces repré-
sentations fondamentales. Notons plus précisément
que, de nos jours, certaines théories du genre ne sont
pas loin de prononcer « la fin de la distinction homme/
femme 1 ». De son côté, l’ethnologue (africaniste) et
anthropologue F. Héritier (1996, p. 22) souligne le
caractère relativiste des représentations relatives à la
différence sexuelle. Dans les sociétés occidentales, selon
cet auteur, elles « ne sont pas des phénomènes à valeur
universelle générés par une nature biologique commune,
mais bien des constructions culturelles. Avec un même
“alphabet” symbolique universel, ancré dans une nature
biologique commune, chaque société élabore en fait des
“phrases” culturelles singulières et qui lui sont propres ».
Ce qui n’empêche pas l’auteur de considérer la « valence
différentielle des sexes » comme un phénomène uni-
versel producteur des représentations de la masculinité
ou de la féminité qui commandent aux relations entre
les sexes et, en deçà, dirigent l’opposition conceptuelle
identique-différent, représentation basale des systèmes
idéologiques et cognitifs (cf. supra, chap. III).
Dans un autre domaine encore, la représentation
de l’autre s’articule avec le jeu du pouvoir politique.
C’est ainsi que J.-M. Cotteret (1991) peut écrire que
« le pouvoir appartient aux plus apparents », entendant
90
aujourd’hui bien sûr ceux qui accèdent aux grands
médias (et plus précisément à la TV), et possèdent
les qualités (définissables et indéfinissables) qui font la
photogénie ou la télégénie. On voit naître, de la sorte,
une espèce « nouvelle » d’homme politique, l’Homo
cathodicus (ibid., p. 49), c’est-à-dire l’homme politique
qui vit « avec, par et pour les médias ». Son rôle nou-
veau s’inscrit bien dans la logique de la communication.
« L’Homo cathodicus est une vedette, parfois une star »
(ibid., p. 55-62). C’est assez poser que ce type d’homme
politique est avant tout lui-même l’architecte de sa
propre représentation qui trône, pour ainsi dire, au
centre de son programme. Il est l’artisan fervent d’une
dictature de l’apparence et dispose la rhétorique (celle
des mots mais aussi celle des gestes, des postures, des
déclarations) au service de sa représentation sociale.
« L’Homo cathodicus bâtit sa popularité sur sa singu-
larité », écrit Cotteret (ibid., p. 62). Certes, mais la
proposition peut se renverser, et on est en droit de
suspecter l’Homo cathodicus de bâtir sa singularité sur
sa popularité : il est d’abord un homme de média,
un « héros » de la communication avant toute chose,
un objet de marketing, c’est-à-dire une image. Il est
en représentation autant qu’il est une représentation
(sociale). C’est pourquoi, dans toute campagne élec-
torale, on voit les candidats s’efforcer de coïncider
avec la silhouette où se résument les attentes des élec-
teurs. Ainsi, certains commentateurs ont pu estimer
que F. Hollande, candidat à la magistrature suprême
en 2012, n’avait pas une stature présidentielle, i.e. qu’il
ne correspondait pas à la représentation sociale que
l’on se fait de cette fonction. Cela est d’autant plus vrai
que, comme le souligne G. Balandier (1992, p. 34),
notre société, plus encore que celles qui l’ont précédée,
mérite le titre de « société visuelle ». Dans une société
91
ainsi spectacularisée, tout est mis en scène, joué. Les
médias modernes y tiennent le rôle d’un laboratoire
de représentations.
Ce bref inventaire des représentations d’autrui laisse
à penser ce que peut être le jeu des schèmes cognitifs
des représentations sociales et de leur combinaison
dans la plupart des relations à l’Autre. Toute société en
dépend, car les représentations sociales, qui relèvent à
la fois de l’essentiel et de l’inessentiel de la vie sociale,
en règlent le déroulement. C’est par elles que les sens
circulent, agençant et reflétant les relations entre les
membres du groupe dont elles signent la place et la
fonction. La définition du rapport à l’Autre est sou-
vent le produit des traditions ou de l’autorité, que les
représentations sociales véhiculent ou imposent en tant
qu’émanations du social. Elles y puisent leur contenu et
le restituent sous la forme de l’imaginaire social propre à
renvoyer aux individus et au groupe le reflet de ce qu’ils
sont ou doivent être, surtout dans les secteurs les plus
importants comme la mort, la sexualité, les mariages,
les naissances, les conflits, la religion, les maladies ou
le rapport aux dieux et aux ancêtres.
CHAPITRE V
Représentations et épistémologie
du sens commun
I. – Les représentations
comme modalités opératoires
de la connaissance commune,
de la pensée et des pratiques sociales
100
II. – Les représentations sociales :
fonction iconique et symbolique
107
D’autres fois, le pouvoir du Prince délaisse la pompe
de la Cour pour des démonstrations plus sanglantes en
place de grève. Ainsi, M. Foucault (1975, p. 36 sq.)
montre que dans « l’éclat des supplices », la logique
à l’œuvre n’est pas tant la férocité des supplices eux-
mêmes. C’est ailleurs que porte le « cérémonial » : dans
son déploiement théâtral, l’appareil judiciaire fait la
preuve du pouvoir princier et manifeste à la fois sa
réalité et sa puissance. « Dans les “excès” des supplices,
toute une économie du pouvoir est investie » (p. 39).
Cette théâtralisation de la violence est orchestrée par
les représentations scénarisées par les supplices qui
organisent l’univers mental des hommes en société,
tandis qu’elles attestent de la force du pouvoir prin-
cier. Ainsi, le pouvoir politique est finalement dépen-
dant des représentations qui le mettent en scène et lui
confèrent son efficacité. Cette idée est confirmée, entre
autres, par G. Balandier (1992, p. 43), pour qui « le
pouvoir progressivement se met en scène, y compris
sous sa forme répressive au moment des exécutions
capitales » tant qu’elles sont assujetties à une logique de
la spectacularisation. Citant J. Duvignaud (ibid., p. 42),
il évoque les « “sociétés visuelles” [où] tout s’y montre
et tout s’y joue, les pratiques sociales s’accompliss[a]nt
dans une dramatisation permanente ».
Revenons aux supplices et à M. Foucault : selon lui
(1975, p. 38), la « liturgie punitive » accapare le corps
du condamné par l’intermédiaire d’une ritualité dont le
déploiement est déjà en soi une attestation de la puis-
sance juridique. Elle a pour fonction de « marquer »,
d’imprimer un signe qui change l’homme supplicié de
nature, il n’est plus un homme, il est attaché à son
crime par une marque d’infamie ineffaçable de manière
à ce que la mémoire des hommes conserve le souve-
nir des supplices. Mais c’est aussi une signature du
108
pouvoir politique qui, par son éclat, « doit être constaté
par tous, un peu comme son triomphe […] C’est le
cérémonial même de la justice se manifestant dans sa
force » (ibid.). Et s’il y a un « code juridique de la dou-
leur », celui-ci quitte, pour ainsi dire, les pages du livre
de la Loi pour imprimer dans la profondeur des tégu-
ments, les règles d’un codex dramatique, livre d’images
ou, plus exactement, de représentations dont l’excès
même est là pour détailler les rigueurs du pouvoir à
l’œuvre, capable de poursuivre le criminel jusqu’après
la mort. Dans l’équarrissage du cadavre, son exposition
et son incinération postmortem, se discerne dans le
pouvoir une ambition d’anéantissement qui confine au
métaphysique. Derrière les signes et les symboles, les
supplices apportent une force et une clarté d’expression
qui, pour ainsi dire, ajoutent un « second langage »
à celui de la rhétorique ou de la logique. Leur élo-
quence comme leur pouvoir de conviction sont dans
leur paraître, le corpus infini de la cruauté étant, de
loin, très (dé)monstratif.
La théâtralité des représentations sociales joue un
grand rôle dans cet exercice de marquage. Mais c’est
avec le terrorisme – si on laisse volontairement de côté
celles qui sont attachées à l’arme nucléaire – que l’on
atteint le sommet des représentations sociales drama-
tisées suivant son génie propre. Elles culminent avec
lui en devenant le moteur même d’une technologie de
l’imaginaire dans la perspective d’un pouvoir toujours
en quête de signes, car c’est par eux que passent les
sens. Pour le terrorisme, le corps des victimes devient
le lieu d’inscription d’un discours politique constitué
pour l’essentiel par une rhétorique de l’atrocité, décli-
née en représentations sociales de l’horrible. Il réus-
sit à réaliser la montée aux extrêmes où Clausewitz
voit l’essence même de la guerre (ce que le terrorisme
109
n’est pas, du moins dans son acception classique), et
à saturer les capacités psychologiques du groupe ciblé,
tant sur le plan émotionnel que sur le plan intellec-
tuel, par la manipulation systématique des émotions
liées à ces représentations (que l’on pourrait appe-
ler de combat). La théâtralité terroriste, centre de sa
manœuvre d’emprise psychologique, passe par une
mise en scène où dominent les images sanglantes
provoquées par les attentats : blessures monstrueuses
et morts atroces (dont ces dernières décennies ont
suffisamment donné de preuves) dressent les tréteaux
d’un drame où s’épanouissent tératophanie et thana-
tophanie, imposant à la pensée collective un univers
représentationnel bouleversé, partie constituante de ce
que l’on appelle en sociopsychiatrie une névrose obsi-
dionale, état de sidération combiné à un sentiment
d’enfermement, d’une situation de siège, produit par
une menace aléatoire permanente et omniprésente.
C’est précisément dans le déploiement des ressources
psychologiques de la poliorcétique que triomphent ces
représentations sociales (de combat), armes principales
du terrorisme 1. En somme, le siège commence quand
on pense qu’on est assiégé, i.e. lorsque la population
concernée en développe l’idée. « L’important n’est pas
la réalité de la vie, écrit R. Mucchielli (1972, p. 34),
mais ce que les gens croient », c’est-à-dire ce que leurs
représentations sociales leur donnent à croire.
IV. – Dérives
110
ordinaire du groupe de référence. Mais il arrive qu’elles
connaissent des « dérives » plus ou moins morbides,
voire franchement pathologiques dont nous allons
essayer de donner quelques aperçus significatifs, car
il n’est pas possible d’envisager ici tout le développe-
ment que la question mérite.
On se souvient, par exemple, de l’émission radio-
phonique d’O. Welles, en 1938, sur une prétendue
attaque de Martiens. H. Cantril (1940) s’est penché
sur les conséquences de l’énorme blague que Welles,
alors speaker à la radio, fit sans le vouloir à ses auditeurs
en passant sur les ondes l’adaptation d’un épisode du
roman de H.G. Wells, La Guerre des mondes, portant
sur l’invasion de la Terre par des soucoupes volantes
en provenance de Mars, avec bruitage à l’appui. La
panique collective 1 qui se développa alors toucha
près d’un million de personnes sur les six millions
qui étaient à l’écoute et qui crurent à une émission
d’information. Il s’ensuivit des fuites éperdues, des
manifestations émotionnelles diverses et même des
suicides. Cantril a rattaché cet emballement de l’ima-
ginaire à la conjoncture politique menaçante domi-
née par des représentations sociales de guerre dans le
message médiatique. Cette expérience involontaire a
montré avec quelle facilité des personnes vulnérables
réagissaient à un climat social de peur partagée et se
laissaient impressionner par des représentations sociales
du type de ce qu’on appelle aujourd’hui des fake news
colportées par les réseaux sociaux modernes.
Parmi les accidents psychopathologiques qui
atteignent les foules, on a décrit les psychoses collec-
tives. G. Heuyer (1973, p. 163), entre autres, partant
111
de l’idée qu’une collectivité, loin d’être un rassem-
blement dû au hasard, comporte une certaine unité
psychologique, les a définies comme « des troubles
mentaux, au sens le plus général du terme, dont les
individus qui en sont atteints ne sont pas conscients
de la nature pathologique et qui s’appliquent à un
ensemble de personnes unies par les liens plus ou moins
serrés de lieu, d’époque, de conditions ou d’intérêts
communs ». S’y rattachent les délires collectifs de
sorcellerie et de possession démoniaque, les thauma-
turgies spirites, les crises d’hystérie collective des
convulsionnaires de Saint-Médard, les massacres de
septembre 1792, la peur de l’An 1000, les rédemp-
teurs sacrificiels du Moyen Âge ou les illuminés du
Millenium. Dans la plupart des cas, les idées domi-
nantes, i.e. les représentations sociales, se développent
autour d’une croyance partagée de sorcellerie ou de
mysticisme, comme dans les sectes où l’on voit se
regrouper autour d’un personnage délirant central, qui
joue le rôle d’élément inducteur actif, des débiles, des
illuminés ou des exaltés adhérant, à des titres divers, au
contenu des représentations sociales. Les possédés de
Morzine en sont une bonne illustration. Né en 1857
chez deux fillettes, en Haute-Savoie, un délire collectif
de possession s’étend rapidement à un grand nombre
d’habitants : manifestations sataniques et convulsions
auxquelles répondent incantations et cérémonies de
désenvoûtement et d’exorcisme. Il ne faut pas moins
que l’intervention de la troupe pour mettre un terme à
cette « folie » collective qui dura jusqu’en 1870. On a
pu expliquer (Jean Vartier) ce délabrement psychique
comme une revanche de damnés de la terre, abandon-
nés à la pauvreté, au manque d’hygiène, à l’insalubrité
des habitations, à la malnutrition et à la consanguinité.
Sur quoi L. Pauwels (1977, p. 137), qui rapporte les
112
faits, conclut : « Les Morzinois n’étaient pas possédés
du démon, ils étaient simplement possédés de l’idée
qu’ils l’étaient. » J. Favret-Saada (1977) fait le même
constat dans son étude de la sorcellerie dans le Bocage.
C’est donc bien l’idée fausse qui, s’imposant à la plu-
part des membres du groupe, caractérise ces épisodes
de psychopathologie collective. Les représentations
sociales issues du noyau dynamique que manifestent
les premiers individus atteints – qui peuvent être, eux,
d’authentiques malades mentaux – favorisent le déve-
loppement d’un complexe idéo-affectif que les circons-
tances de temps et de lieu aident à se propager avec un
risque de désagrégation de la vie sociale, ne reculant
devant aucun emprunt à un bric-à-brac scientifico-
technique ou politico-social auxquels font penser les
« complotistes » d’aujourd’hui dont les « arguments » ne
sont pas nécessairement absurdes ni délirants, mais ont
la forme de représentations sociales qui se renforcent
des justifications qu’elles se fournissent à elles-mêmes.
La place manquant dans ce petit ouvrage, nous termi-
nerons cette évocation des dérives psychopathologiques
des représentations sociales par l’« idéalisme passionné »
décrit par M. Dide (1933) 1 et dont les exemples sont si
présents depuis. Souvent en lien avec une idéologie 2 sur
laquelle elle se fonde, une représentation sociale peut se
« solidifier », perdre sa fluidité et se « rétracter ». Elle se
ramène alors à une idée qui devient le tout de la pensée
sous la forme d’un système à preuve incluse, à vérité
113
affirmée (et non démontrée), qui tire sa cohérence de
lui-même et non de l’administration de preuves, i.e. qu’il
possède en lui-même sa propre évidence et réclame un
mode d’affiliation extrarationnel du type acceptation/
soumission. Ce qui importe alors, ce n’est pas que ce
à quoi l’on croit soit vrai, mais de tenir pour vrai ce à
quoi l’on croit. Par vocation, la représentation sociale
idéologisée tend vers une « condensation » toujours
plus forte autour de son noyau central. Cette cristalli-
sation progressive évolue, notamment sous l’influence
des facteurs exogènes du contexte politique ou socio-
économique, dans le sens d’une orthodoxie de plus en
plus rigoureuse, obéissant à un besoin de combler un
vide chez les candidats au fanatisme, souvent issus d’une
jeunesse flottante aux énergies inemployées qui, de ce
fait, sont particulièrement sensibles aux représentations
sociales basées sur un mythe théocratique, pantocratique
et salutiste qui promet le Paradis des martyrs aux soldats
de Dieu.
Peu à peu, de durcissement en durcissement, on
entre dans le domaine de la pensée unique caractérisée
par une crispation psychologique sur l’objet d’ancrage 1.
C’est le stade du radicalisme ou de l’intégrisme au bout
duquel triomphe le fanatisme, degré ultime de l’adhésion
pouvant impliquer l’oubli de soi jusqu’à la mort. Avec
lui, la radicalité atteint son comble, dans la rigueur du
contenu représentationnel qui compose le noyau dur de
la croyance pour constituer un univers idéalisé à logique
verrouillée. Étrangers à la critique et au doute, sans
compromission, les fanatiques sont inébranlablement
convaincus qu’ils possèdent la vérité, et qu’à ce titre
ils ont le devoir de traiter en ennemis les « impies »,
1. Ce qui n’est pas sans rapport avec les « filtres cognitifs » dont parle
Deconchy (2000, p. 26).
114
les « athées », les « infidèles », les « hérétiques ». Il leur
faut même éliminer cette vermine pour la plus grande
gloire de Dieu. C’est une des manifestations les plus
nettes et les plus dangereuses à la fois de la dérive des
représentations sociales. Car ce phénomène, religieux
par essence (fanum = temple), contient toute la force
de la foi, même lorsque cette foi concerne des « objets »
séculiers comme dans l’idéologie politique. Pour que ce
mécanisme se développe, il suffit qu’un manipulateur
d’opinion désigne un « ennemi » et ses inféodés se préci-
pitent aux ordres : rêvant d’un monde nouveau, religieux
ou politique, ils sont près au combat ou au meurtre.
Centrée sur une certitude qui lui sert à la fois d’axe
de développement et de structure de référence, cette
« pensée totale », intégriste, s’exprime sous la forme
d’une orthodoxie teintée de paranoïa, proche d’un
délire élaboré autour d’un idéal du Moi imaginaire
dominé par le sentiment d’être persécuté. Sous l’action
de cette constellation de représentations sociales, le
monde leur apparaît, de manière paranoïde, clivé en
deux, avec le Mal, l’Ennemi d’un côté, et le Bien,
de l’autre. Cette vérité globale et définitive offre un
point de repère à des individus quelque peu perdus
dans un monde complexe et perçu comme injuste. Le
danger vient de l’envahissement du psychisme, véri-
table infestation, par les tendances paranoïaques : de
persécutés ils deviennent persécuteurs et répondent à
la persécution par la persécution. On assiste alors à un
emballement des représentations sociales qui évacuent
le rationnel pour lui substituer une pseudo-cognition.
La lutte engagée contre « les puissances du mal » ali-
mente un système circulaire dans lequel l’idéal justifie
le passage à l’acte (armé, attentat et crime compris) en
même temps que l’acte (armé) justifie en retour l’idéal.
Des facteurs extérieurs aux faits et événements mais
115
inhérents au fonctionnement social général peuvent
évidemment contribuer, dans une large mesure, à
la mise en circulation et à la modulation affectivo-
cognitive des représentations sociales dans le public.
C’est notamment le cas des médias associés aux condi-
tions de groupe et à la contagion émotionnelle dont
nombre d’auteurs ont souligné la psychotoxicité. Pour
G. Heuyer 1, déjà : « La presse surtout est respon-
sable de la diffusion inconsidérée des idées absurdes
et nuisibles […] [Les journalistes] devraient éviter de
fournir aux illuminés, aux charlatans et aux pervers les
moyens de troubler la sottise et l’anxiété d’un grand
nombre de lecteurs. » C’est aussi l’avis de R. Mucchielli
(1972, p. 66) : « Les mass media sont seuls capables de
fabriquer une opinion publique, de créer une psychose
collective sans qu’il y ait foule rassemblée. C’est là
une des caractéristiques spécifiques de nos modernes
moyens de diffusion de l’information. Ils agissent sur
chaque individu en particulier et isolément, tout en
créant des phénomènes collectifs. » La situation n’a fait
qu’empirer avec le développement exponentiel de ces
usines à représentations sociales que sont les médias,
car les informations imprimées, radiodiffusées ou télé-
visées ont, de fait, une autorité qui leur vient de leur
diffusion même. Que l’on songe à tous les messages
confus voire contradictoires qui ont été censés « rendre
compte » de l’épidémie de Covid-19 et de ses aléas.
120
Quant à l’art moderne, caractérisé pour l’essentiel
par l’abstraction, ne témoigne-t-il pas de la « crise du
sens » et de la « crise du signe » qui hantent l’esthé-
tique, vouée, dans sa confrontation à l’indépassable
problème de la non-représentation, à n’être plus qu’un
« mimétisme du néant » 1 ?
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction ................................................... 3
CHAPITRE PREMIER
Définition différentielle des représentations sociales . . . . . . 8
I Représentations mentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
II Représentations, fantasmes et figurabilité . . . . . . . . . . . . 13
III Idées reçues, clichés, préjugés,
stéréotypes et représentations sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
IV Représentations sociales, croyances,
superstitions, idéologies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
CHAPITRE II
Historique des travaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
CHAPITRE III
Structure, fonction et dynamogénie
des représentations sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
I La question de la structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
II Le point de vue systémique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
III La question du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
IV Les modèles de compréhension. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
V Réseaux et contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
VI Représentations sociales et temporalité . . . . . . . . . . . . . . . 68
VII Cohérence et congruence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
CHAPITRE IV
Représentations de l’autre et relations sociales . . . . . . . . . . . . . 77
CHAPITRE V
Représentations et épistémologie du sens commun . . . . . . . 93
126
III Représentations sociales et dramatisation. . . . . . . . . . . . . 106
IV Dérives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Composition et mise en pages
Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq