Les REPRÉSENTATIONS SOCIALES - Pierre Mannoni (2022, Que Sais-Je PUF) (Représentations Mentales, Fantasmes, Idées Reçues Clichés Préjugés, Croyances Superstitions Idéologies, Structures Fonctions)

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Pierre Mannoni

LES REPRÉSENTATIONS
SOCIALES

Huitième édition mise à jour


19e mille
À lire également en
Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Jean Maisonneuve, La Psychologie sociale, no 458.


Dominique Picard, Politesse, savoir-vivre et relations sociales,
no 3380.
Dominique Desjeux, Les Sciences sociales, no 3635.
Serge Paugam, Le Lien social, no 3780.
Serge Paugam (dir.), Les 100 mots de la sociologie, no 3870.

Remerciements
Je souhaite que Christine Bonardi, ma collègue et amie au
laboratoire de psychologie cognitive et sociale de l’Université
de Nice, trouve ici l’expression de mes remerciements pour ses
avis et conseils.

ISBN 978-2-7154-0962-0
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 1998
8 édition mise à jour : 2022, février
e

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2022


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Pour Lisa.

Introduction

L’homme est la mesure de toutes choses.


Platon, Protagoras.

Comment existerait-il même la possibilité


d’expliquer quand nous faisons d’abord de
toute chose une image, notre image !
Nietzsche, Le Gai Savoir,
aphorisme 112, Paris, Gallimard, 1950, p. 159.

Les représentations sociales sont à la base de notre


vie psychique. Elles sont les pièces essentielles de
notre épistémologie, du moins pour ce qui regarde notre
connaissance de sens commun. C’est à elles que nous
faisons le plus facilement et le plus spontanément
appel pour nous repérer dans notre environnement
physique et humain. Situées à l’interface du psycho-
logique et du sociologique, les représentations sociales
sont enracinées au cœur du dispositif social. Tantôt
objet socialement élaboré, tantôt constitutives d’un
objet social, elles jouent un rôle déterminant dans la
vie mentale de l’homme dont les pensées, les senti-
ments, les plans d’action, les référents relationnels,
les valeurs leur empruntent tous quelque chose. De
fait, les représentations sociales sont présentes aussi
bien dans les objets de la pensée pure que dans ceux
3
de la pensée socialisée. Elles englobent effectivement
d’authentiques concepts (le vrai, le faux, le beau, le
juste), des objets physiques (les chevaux, les arbres
fruitiers) ou sociaux (la culture, la mode vestimentaire,
les bonnes manières), des catégories d’individus (les
professeurs, les étudiants, les médecins, les boulan-
gers). Elles intéressent les opérations prédicatives et
attributives, ou encore les modes d’être. Mais elles
participent aussi aux discours politiques et religieux,
de même qu’à tous les grands domaines de la pensée
sociale : l’idéologie, la mythologie, la démonologie, les
contes et légendes, les fables et les récits folkloriques,
la pensée scientifique même, ainsi que les domaines
moins nobles comme la superstition, les croyances,
les illusions répandues, les rumeurs et les « on-dit ».
Les idées justes en relèvent tout autant que les idées
fausses. En somme, les représentations sociales se
présentent comme des schèmes cognitifs élaborés et
partagés par un groupe qui permettent à ses membres
de penser, de se représenter le monde environnant,
d’orienter et d’organiser les comportements, souvent
en prescrivant ou en interdisant des objets ou des
usages. Donc, lorsque l’on traite des représentations
sociales, l’un des principaux problèmes qui se posent
est de savoir quelles sont leurs limites, leurs contours,
mais aussi l’étendue du champ social concerné, les
référents culturels évoqués explicitement ou impli-
citement, les mécanismes intrapsychiques conscients
et inconscients impliqués, les pratiques sociales et les
processus psychologiques à l’œuvre, les cadres insti-
tutionnels ou simplement sociaux intéressés. En bref,
les représentations sociales sont présentes dans la vie
mentale quotidienne des individus aussi bien que des
groupes et sont constitutives de la pensée commune,
ce qui ne simplifie pas le problème de leur définition,
4
autant comme organisateurs du psychisme que comme
produits élaborés par la mentalité collective culturel-
lement déterminée.
Or, l’esprit humain est ainsi fait qu’il recourt souvent
à un fonctionnement psychologique, basé sur le mode
intuitif-empirique, pour constituer ce qu’on appelle la
connaissance vulgaire. On ne retrouve évidemment pas
dans ce type d’économie mentale les mêmes exigences
de rationalité que dans les théories philosophiques ou
scientifiques. Une des propriétés des représentations
sociales serait de privilégier la congruence psycho-
logique par rapport à la cohérence logique et de faire
passer l’efficace affectivo-cognitif avant l’efficience
théorico-scientifique. En effet, les représentations
sociales ne répugnent pas à emprunter à l’irrationnel.
À cet égard, elles semblent issues du mouvement d’une
pensée plus spontanée et plus naturelle que la pensée
philosophique ou scientifique, et qui vivrait son rap-
port au monde sans souci d’exactitude ou de rigueur.
De ce point de vue, on peut dire qu’elles se prennent
pour la mesure de toute chose. La réalité n’est pas
ce qu’elle est, mais ce qu’elles en font, et c’est avec
une superbe désinvolture qu’elles s’écartent souvent
de la connaissance vraie. Ce qui signifie qu’elles n’ont
pas besoin de preuves pour être, qu’elles tirent leur
autorité de leur existence, et que, sans se préoccuper
d’être elles-mêmes prouvées, elles s’offrent à prouver
les choses en dehors d’elles.
C’est donc un ambitieux projet que de traiter de
cette notion, compte tenu de son extension considé-
rable, de ses relations multiples et diverses avec d’autres
notions ou concepts, et de la multiplicité des domaines
intéressés. C. Flament (1989), par exemple, souligne, à
la suite d’Ehrlich (1985), que « le terme représentation
est utilisé dans bien des secteurs des sciences humaines
5
(et au-delà), avec des sens bien différents, et souvent
très flous ». Pour ce qui regarde les disciplines inté-
ressées, l’étude des représentations sociales renvoie à la
psychologie sociale (il est à peine besoin de le dire tant
elle est principalement concernée), mais également à la
plupart des sciences humaines à l’égard desquelles elle
possède une valeur heuristique certaine : la sociologie 1,
l’anthropologie, la psychologie de l’enfant, la psycho-
logie clinique et pathologique, mais aussi l’histoire
des mentalités, l’histoire des religions, l’histoire de la
science, la philosophie et plus spécialement l’épistémo-
logie, les modèles computationnels, les sciences du
langage et de la communication. Et l’on a du mal à
arrêter l’inventaire puisque, on l’aura compris, toute la
pensée sociale est impliquée. Ce constat pourrait gêner
l’étude de la notion ou la réfuter comme illégitime,
puisque du fait de ses rapports avec tous les savoirs, elle
ne relève vraiment d’aucun. Or, malgré les difficultés
présentées par l’approche des représentations sociales,
il s’agit d’une notion intéressante, en particulier pour
la psychologie sociale. On trouvera dans les pages
suivantes des échos des différentes approches, mais
c’est le point de vue que nous avons favorisé. Cette
discipline, en effet, relayant le mouvement de réflexion
sociologique de la fin du XIXe siècle, renouvelle les
perspectives en faisant des représentations sociales,
dans la seconde moitié du XXe siècle, une partie non
négligeable de son domaine propre, au même titre
que la communication, la dynamique des groupes, les
processus d’attribution ou les idéologies.
Il reste, au-delà de la polyvalence des interrogations,
de la diversité des champs lexicographiques, de la multi-
plicité des procédures, à approcher les représentations

1. Durkheim parlait de « représentations collectives ».

6
comme des objets polymorphes et variables, et à ten-
ter, avec beaucoup de modestie, d’aborder un des plus
délicats problèmes qui se posent à leur sujet : rendre
compte de cette complexité et de cette diversité mêmes.
CHAPITRE PREMIER

Définition différentielle
des représentations sociales

Les êtres et les objets qui nous entourent éveillent


dans notre esprit un « écho » que l’on désigne, sans trop
réfléchir à la confusion ou aux amalgames possibles,
comme une idée, un concept, une image, une figure,
un schème, une pensée. Toutes ces notions renvoyant
de près ou de loin aux représentations, il paraît néces-
saire d’en tenter une approche différentielle. De fait, le
concept de représentation est impliqué dans différents
champs sémantiques et sémiologiques dont il a du mal
à émerger. Il importe donc de réduire, autant que faire
se peut, son flou catégoriel si l’on espère en tirer un
objet d’étude scientifiquement pertinent.
Qu’en dit le dictionnaire ? Le Petit Robert 1 suit de
près le verbe latin repraesentere 2, qui donne le substantif
repraesentatio dont est tiré le mot représentation, avec
la signification de « mettre sous les yeux », mais aussi
de répéter, de reproduire, notamment par la parole ou
par l’image. L’idée de figurer, refigurer, mais aussi de
donner à voir ou à entendre du terme moderne est donc
déjà présente dans les premières acceptions comme en
témoigne l’étymologie. On aura l’occasion, dans les pages
suivantes, de vérifier à quel point ces sens sont conservés.

1. P. Robert, Le Nouveau Petit Robert, Paris, SNL Le Robert, 1967.


2. F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934.

8
I. – Représentations mentales

C’est la première notion qui s’impose à une tenta-


tive de définition différentielle. D’autant que « la
recherche cognitive a pour passage obligé l’étude des
représentations mentales, les formes symboliques dans
lesquelles s’expriment ces représentations, ainsi que les
processus qui s’y appliquent », suivant l’expression de
M. Denis (1989).
D’une façon générale, les représentations mentales
apparaissent comme des « entités » de « nature cogni-
tive reflétant, dans le système mental d’un individu,
une fraction de l’univers extérieur à ce système » 1. Il
ne s’agit évidemment pas de reproductions de l’objet,
mais de la production d’une image que le sujet élabore
en utilisant ses facultés cognitives, elles-mêmes dépen-
dantes du substrat neurophysiologique. Tout sujet dis-
pose d’un ensemble de représentations constitutives
de son information et de sa mémoire sémantique :
ce sont les représentations types. Cependant, comme
il est impensable de traiter de l’homme comme d’un
« esprit pur », hors de tout environnement, il convient
d’envisager les représentations mentales dans l’échange
que chaque sujet entretient avec son milieu puisque,
aussi bien, ce sont ses caractéristiques propres qui,
dans les situations vécues, mettent en jeu telle ou telle
représentation mentale. Classiquement, on appelle ces
représentations les représentations-occurrences. Il existe,
bien entendu, une opérativité fondamentale des repré-
sentations qui, dans la plupart des cas, sont orien-
tées par les préoccupations pratiques du sujet et lui

1. Définition du Grand Dictionnaire de la psychologie, Paris, Larousse,


1992, p. 667 sq.

9
servent à organiser et planifier son action. De nom-
breux auteurs ont souligné ce caractère finalisé des
images mentales, qu’il s’agisse de M. Denis proposant
une conception componentielle et constructive de la
production des images ou de X. Lameyre (1993) à qui
« il semble que l’homme joue sur tous les claviers de la
représentation mentale, son art consistant à choisir le
plus pertinent dans la situation réelle ou imaginée où
il se trouve ». Rappelons que du fait de sa capacité de
mentalisation, d’anticipation et de décalage temporel
des données, l’homme a la possibilité de se détacher de
l’immédiateté de son monde perceptif pour vivre dans
un univers physiquement absent mais psychologique-
ment présent : ses récits lui permettent de jouer et de
rejouer ses aventures cognitives ou affectives passées
en réutilisant ses capacités représentationnelles.
Une des situations les plus significatives au regard
de la mise en œuvre de la faculté de représentation
est la capacité au mensonge, à l’occasion de laquelle
l’intelligence élabore des scénarios destinés à tromper
les autres. Mentir signifie, en effet, maîtriser le code,
ce qui permet d’agir intentionnellement sur le compor-
tement d’autrui. Mais pour cela, il faut être apte à se
représenter les représentations de l’autre. À la suite de
quoi, grâce au code verbal ou proto-linguistique, on
arrive à manipuler ses émotions et ses représentations.
On peut donner une forme langagière ou comporte-
mentale à ses propres évocations et se servir de ce leurre
pour maîtriser intentionnellement l’univers psycho-
logique de l’autre : le menteur connaît, en effet, par
avance les représentations qui sont dans l’esprit de celui
à qui il ment puisqu’elles sont déjà dans le sien. Tout
l’art et la fonction du mensonge sont là. Dans son
Paradoxe sur le comédien, D. Diderot décrivait très bien
le phénomène. Le meilleur comédien n’est pas, comme
10
on pourrait le penser, celui qui éprouve les émotions
qu’il met en scène, mais celui qui, n’éprouvant rien,
est capable de les jouer, en employant le code connu
des émotions, et de provoquer de la sorte l’émergence
des représentations souhaitées chez les spectateurs. Le
prétexte esthétique sert ici d’alibi au mensonge. Il n’en
reste pas moins archétypique de la communication
intermentale. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement
parler de ce qu’on appellera ensuite les représentations
sociales, on constate que, d’une certaine manière (déjà
importante) au moins, les représentations mentales
chez l’homme sont des images chargées émotionnel-
lement, des reflets d’objet, des reproductions symbo-
liques à contenu figuratif, que l’on se représente ou que
l’on représente à d’autres intentionnellement dans la
perspective d’une communication d’informations intel-
lectuelles ou affectives qui ont valeur dans l’échange
interhumain. Il reste à se demander comment s’effec-
tue, sur le plan cognitif, le passage de la représentation
mentale (plus ou moins élaborée par une conscience
individuelle) à la représentation sociale (élément d’une
pensée collective partagée).
La plupart du temps, on s’efforce, dans la littérature
sur le sujet, d’aborder d’une manière dissociée repré-
sentation mentale et représentation sociale (notamment
en fonction des attendus de la discipline à l’œuvre et
de la place qu’elle leur assigne à l’intérieur de son sys-
tème d’interprétation du fonctionnement psychique).
Cette manière d’envisager les choses risque d’aboutir
à l’escamotage de la continuité qu’elles entretiennent
du fait de leur homogénéité de nature et de leur arti-
culation fonctionnelle. Il semble bien, en effet, qu’une
représentation sociale soit, dans une large mesure, une
image mentale représentée qui, au cours de son évolu-
tion, aurait acquis une valeur socialisée (partagée par un
11
grand nombre) et une fonction socialisante (participant
à l’élaboration d’une interprétation du réel valide pour
un groupe donné à un moment donné de son histoire).
Il existerait ainsi un flux, une mobilité et une perméabi-
lité permanente entre les univers psychiques personnels
et sociaux, phénomènes conditionnés par la nature
même de l’homme qui est d’être fondamentalement
social. À l’intérieur d’une même sphère culturelle, ils
supposent des échanges où s’effectueraient les élabora-
tions mentales aboutissant aux représentations sociales,
élaborations que l’individu ne peut réaliser qu’à partir
des matériaux psychologiques acquis dans son groupe
de référence, et auxquelles participent et adhèrent
facilement les membres de la collectivité, du fait de leur
partage d’une culture et d’une vie commune. Celle-ci
favorise d’ailleurs la régulation (la normalisation, en
quelque sorte) de ce qui relève des particularismes
trop marqués voués à s’estomper ou à se transformer
à l’horizon de la pensée sociale.
En somme, non seulement toutes les représentations,
qu’elles soient mentales ou sociales, répondent à une
même faculté d’élaboration psychologique, mais encore
elles ont en commun le matériel psychique sur lequel
agissent les élaborations en question. Il y aurait ainsi
une sorte de continuité entre les matériaux dont se
sert un individu pour construire ses référents person-
nels et ceux dont le groupe fait la pensée sociale, qui
peut, au bout du compte, devenir histoire collective
ou mythe. Car il faut appartenir à un groupe pour
pouvoir disposer des éléments qu’il met à disposition,
dans une sorte de grille de lecture du monde étroite-
ment dépendante des référents culturels qui les font
exister. Aucun individu ne peut faire autrement pour
construire son propre univers que d’emprunter à sa
culture ce qui a du sens pour lui comme pour ses
12
compagnons, qu’il en fasse un usage personnel restreint
ou qu’il adopte une vision collective. La faculté de se
représenter à soi-même ou de partager une représen-
tation avec un groupe est donc relative à la sphère
culturelle où elle opère et c’est seulement sous cette
condition qu’elle acquiert une possibilité d’être. Quel
sens aurait l’histoire du Petit Chaperon rouge ou celle
de Blanche-Neige pour les Bororo de Lévi-Strauss ou
les Zande d’Evans-Pritchard ?
Les modalités de passage des représentations men-
tales aux représentations sociales existent donc bel et
bien, même si elles relèvent de processus complexes
nécessitant des démarches analytiques soigneuses, et on
ne peut les renvoyer à des champs radicalement séparés.

II. – Représentations,
fantasmes et figurabilité

La définition classique du fantasme (de l’allemand


Phantasie) par la psychanalyse met l’accent sur les
produits de l’imagination, le monde imaginaire et ses
contenus. Le rapprochement avec les fantômes ou,
pour mieux dire, les fantasmagories est habituel, ce qui
permet d’opposer globalement le monde fantasmatique
au monde de la réalité. J. Laplanche et J.-B. Pontalis
(1985) proposent de l’envisager comme « terme pour
désigner l’imagination, non pas tant la faculté d’ima-
giner […] que le monde imaginaire et ses contenus,
les “imaginations” ou les “fantasmes” dans lesquels se
retranche volontiers le névrosé ou le poète ». En bref,
il s’agirait d’une élaboration proche du rêve mais qui
aurait bien, comme Freud lui-même y a insisté, une
« réalité psychique ». Dans L’Interprétation des rêves,
Freud définit la réalité psychique en question non pas
13
« comme le champ psychique dans son entier mais
comme un noyau hétérogène dans ce champ, résis-
tant, seul vraiment “réel” par opposition à la plupart
des phénomènes psychiques » (ibid., p. 18). On aurait
ainsi affaire à deux « composants » de la vie psychique :
1/ la trame constituée des pensées de transition et de
liaison, et 2/ les noyaux résistants, réels, c’est-à-dire
les fantasmes, émanations des désirs inconscients dont
on peut supposer qu’ils constituent les racines obs-
cures de bon nombre de représentations. Ainsi, par
exemple, dans le cas de la célèbre scène primitive,
on assiste à l’élaboration interprétative par l’enfant, à
partir de la vraie scène des relations sexuelles paren-
tales, d’une représentation sensiblement divergente où
apparaît une dimension sadique substitutive. Certains
fantasmes seraient très archaïques et Freud introduit
la notion de fantasmes originaires (Urphantasien).
Ce qui permettrait d’affirmer, au-delà de la diversité
des productions individuelles, l’existence de quelques
fantasmes « de base » possédant un caractère d’uni-
versalité et de primordialité, supposés présents, avec
un contenu identique, en tous les hommes chez qui
ils jouent le rôle d’organisateurs de la vie psychique.
M. Klein (1967), pour sa part, indiquait que « bons »
et « mauvais » objets sont des « imagos, déformées de
façon fantasmatique, des objets réels sur lesquels elles
reposent ».
La notion de figurabilité utilisée par les psycha-
nalystes apporte un utile complément à ce que nous
venons de dire des fantasmes et de leurs rapports avec
les représentations. D’après C. et S. Botella (1983),
on entend par figurabilité « le produit d’un travail psy-
chique diurne comparable à celui du rêve avec son par-
cours régrédiant aboutissant à une perception interne
proche de l’hallucination du rêveur » (p. 765). L’effort
14
principal de l’analyste, notamment auprès d’enfants
menacés de sombrer dans l’autisme, sera de permettre
la reconstruction d’un passé biographique avec des
« fragments de vérité », suivant l’expression de Freud.
En effet, selon l’hypothèse des auteurs précités, « ce
n’est pas la perte de l’objet mais le danger de la perte
de sa représentation et, par extension, le risque de non-
représentation qui signe la détresse » (p. 766). Il est, par
conséquent, très important de favoriser la construction,
à partir de purs éléments sensoriels conservés en l’état
par le psychisme, de « formes figurées » jouant le rôle
de quasi-souvenirs. En somme, le travail analytique
consiste à tirer des éléments psychiques épars de leur
dérive (dérive induite de leur conservation sous forme
de fragments de réalité matérielle sans unité, sans lien
ni structure) pour leur conférer un début d’organi-
sation. Il s’agit donc de rassembler tout le matériel
sensoriel et perceptif dérivant et menacé de dissolution
(menaçant du même coup le psychisme de dislocation,
voire d’anéantissement par défaut de représentations
objectales) pour lui redonner cohérence en le réinscri-
vant dans l’histoire du sujet sous forme de souvenirs,
peut-être vaudrait-il mieux dire de pseudo-souvenirs.
Ceux-ci viendraient apporter au psychisme un ancrage
nécessaire dans la réélaboration du réel par le biais de
la représentation psychique ainsi restaurée. Le sujet
deviendrait alors capable de s’appuyer sur ces formes
figurées comme sur son passé réel, de s’appréhender
lui-même comme sujet d’une histoire, et de se situer
au centre d’un récit existentiel qui serait le sien propre,
ce qui lui éviterait le glissement dans la déréalisation
et l’autisme. Les images suscitées par l’analyste au
cours de séances avec les enfants n’ont pas pour but,
dans ce cas particulier, l’interprétation d’un fantasme
(par exemple, celui de la perte) mais, au contraire,
15
de « remplir la béance ouverte par le traumatisme pour
rétablir sa continuité psychique » et fournir à l’enfant
« une véritable représentation contre la détresse de
la non-représentation ». La figurabilité apparaît donc
comme la possibilité pour le psychisme traumatisé de
ne pas sombrer dans le morcellement. La voie figura-
tive apparaît ainsi comme moyen d’inhiber la produc-
tion des affects anxiogènes grâce au pouvoir « liant »
des représentations. Renonçant au travail analytique
classique qui consiste à repérer un contenu latent der-
rière un contenu manifeste, le psychanalyste est amené,
devant l’enfant au Moi menacé de clivage, à effectuer
un travail en sens contraire et à avancer « des formations
préconscientes susceptibles d’aimanter, un jour, d’autres
représentations, de servir de contenus manifestes. Une
sorte de processus analytique à rebours où l’analyste
promeut le préconscient de l’enfant. Sous les effets du
pouvoir de captation de la figuration de l’analyste, nous
voyons naître chez l’enfant une ébauche du monde des
représentations » (ibid., p. 769).
On saisit, de la sorte, l’importance de l’élaboration
des représentations telle que la mettent en évidence la
notion de figurabilité et son emploi en clinique ana-
lytique. L’enjeu, on l’a vu, consiste, pour l’individu,
à se saisir lui-même comme sujet de sa propre his-
toire, inscrit dans un déroulement événementiel dont
les séquences lui apparaissent balisées par la série des
représentations qui autorisent, par le biais de la figura-
bilité, l’intégration même des expériences douloureuses
dans cette histoire, sans clivage du Moi ni phénomène
de bascule dans l’hallucination.
Assez proche est le constat qu’effectue N. Zajde à
propos des victimes des camps de concentration et de
leurs descendants. Cet auteur identifie le mécanisme
psychologique responsable des troubles dans la fonction
16
représentationnelle et met en évidence son rôle dans leur
genèse et leur liquidation : « Si l’on veut déstabiliser un
être, le fragiliser au plus haut point, il suffit de lui ôter
son mode de représentations, son mode de pensées ; en
le dessaisissant de son univers culturel, en lui ravissant
l’espace psychique qui lui permet de donner un sens à
ce qui lui arrive, on rafle son âme, on le tue 1. »
Mais ce mécanisme peut jouer spontanément. La
psychologie clinique et la psychopathologie des per-
sonnes soumises à un traumatisme important montrent
qu’il est souvent impossible au sujet traumatisé d’éla-
borer des représentations relatives aux scènes qu’il a
vécues. Leur réévocation sous forme de scénario mental
est soit impossible, soit vécue sur le mode de la déréa-
lisation. Les mécanismes de défense alors mis en place
par le psychisme sont de l’ordre de la dénégation ou
du déni. Les représentations qui s’y rapportent sont,
comme l’indique N. Zajde, « à la fois inassimilables et
omniprésentes ». Et l’auteur ajoute que « quand elles
sont ainsi évoquées, elles prennent presque l’allure d’un
délire, car elles n’ont aucune place dans le monde de
la réalité » (ibid.). Un autre mécanisme de défense
intervient : l’isolation. La représentation impossible
ou insupportable du fait de l’horreur qu’elle véhicule
ne permet pas qu’on l’élabore sur un mode symbo-
lique. Pour assumer le traumatisme, il faudrait que ces
individus puissent se représenter ce qui les blesse et
l’élaborer sur le mode du récit où ces représentations
prendraient place. Celles qui sont trop douloureuses
constituent ce que l’auteur précité nomme le « cimetière
secret » (ibid., p. 64) des victimes et ne parviennent pas,
même à travers les paroles des déportés eux-mêmes,
à s’intégrer dans une logique narrative. Les recherches

1. N. Zajde, Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 83.

17
qui ont porté sur les accidentés, les malades graves
et les victimes d’attentats terroristes confirment ces
observations. Tous ces traumatisés ont en commun
d’éprouver des difficultés à élaborer une représenta-
tion de leur traumatisme. Leur état psychique est tel
que seul paraît subsister l’ébranlement émotionnel lié
au choc. Ce qui justifie la création assez récente de
services d’accueil des victimes d’attentats et de soutien
aux grands malades (cancéreux, sidéens en particulier).

III. – Idées reçues, clichés, préjugés,


stéréotypes et représentations sociales

La psychologie sociale et la psychosociologie ont


largement contribué à explorer les manifestations de
la mentalité collective au premier rang desquelles se
trouvent les clichés, les préjugés et les stéréotypes,
matériaux de la pensée vulgaire que les représenta-
tions sociales emploient dans des combinaisons plus
ou moins heureuses. Ces produits de la pensée sont
des élaborations groupales qui reflètent, à un moment
donné, le point de vue du vulgum pecus relativement à
certains sujets. Ils peuvent concerner aussi bien des faits
et situations que des personnes et ont pour vocation
de produire une espèce d’« idée reçue » qui énonce,
avec une valeur attributive ou prédicative, un contenu
attendu ou sous-entendu. La pensée préconçue est bien,
comme son nom l’indique, constituée par un jugement
élaboré d’avance, représentant une sorte de prérequis
pour un groupe donné. De ce point de vue, le préjugé
s’apparente à une espèce de convention globalement
consensuelle portant sur certaines questions et se pré-
sentant comme un produit mental simple et unifié que
revendiquent tous les membres du groupe. Chacun,
18
dans la société de référence, sait à quoi s’en tenir lors-
qu’il est aux prises avec un tel « énoncé », et il n’a pas
besoin de justification ni d’explication pour l’admettre.
L’adhésion se fait d’une manière automatique dans
l’inconscient où se déploie cette « idée reçue ». Son
niveau infracritique est une des caractéristiques du pré-
jugé et constitue l’essentiel de sa dangerosité. En effet,
comme cette « idée reçue » a ses sources cachées dans la
conscience collective, qu’elle reçoit sa caution du groupe
par l’accord spontané de ses membres, elle acquiert
une espèce d’évidence qui s’impose à la connaissance
et tient lieu de toute délibération. Elle l’emporte sur
les jugements analytiques pour deux raisons : d’une
part, elle bénéficie d’une multitude d’adhésions, d’autre
part, elle profite de l’ancienneté de son inscription dans
le temps, ce qui lui vaut un respect quasi tradition-
nel. Tous les ensembles humains sont assujettis aux
« préjugés », car ils sont économiques, commodes et
efficaces, facilitateurs de la communication sociale en
même temps que facteurs épistémologiques de la pensée
vulgaire. Le préjugé tient du schéma dont il est à peine
besoin de souligner les traits réducteurs et caricaturaux.
Mais on ne peut lui dénier sa puissance opératoire
d’autant plus efficiente qu’encore une fois elle joue à
un niveau de profondeur psychosociale qui lui permet
de s’imposer facilement. Selon J.-P. Leyens (1979), par
exemple, « il y a fort à parier que les préjugés raciaux
fonctionnent suivant le schéma du conditionnement
classique. Ces préjugés (les Italiens sont paresseux, les
Français sont sales, les Juifs sont avares, les Polonais
sont des ivrognes) n’ont pas besoin d’être enseignés de
façon délibérée. Ils peuvent tout simplement être le
fruit d’un conditionnement. La brave mère de famille
qui déclare constamment devant ses enfants à propos
d’un commerçant plus ou moins malhonnête : “C’est
19
un vrai Juif”, n’a probablement aucune intention d’en-
seigner la haine ou le mépris des Juifs à ses enfants.
Néanmoins, le résultat est identique : l’association suffit
à créer une attitude explicite ».
Quant aux stéréotypes, ils se présentent comme des
clichés mentaux stables, constants et peu susceptibles
de modification. Ils sont constitutifs de l’opinion d’un
groupe. De ce fait, ils sont plus puissants que les préju-
gés ou les « idées reçues ». Les stéréotypes produisent,
en effet, des biais dans la catégorisation sociale par
simplification extrême, généralisation abusive et emploi
systématique et rigide. Les caractéristiques qui consti-
tuent l’objet sont ainsi régulièrement faussées, et c’est
comme telles qu’elles s’imposent globalement dans
la perception qu’on a de l’objet en question. Il n’est
pas possible de séparer ou d’isoler l’un ou l’autre de
ses prédicats tels que le stéréotype les présente. Il les
suppose et les contient syncrétiquement tous à la fois.
Aucun aménagement conceptuel ne vient en modifier
les contours. Il s’agit, là encore, comme dans le cas
du préjugé, d’une « idée » toute faite, « préformée »,
de nature sociale, et qui tire sa valeur de la mentalité
collective qui lui a donné naissance. Les stéréotypes
sont des facilitateurs de la communication par leur
côté conventionnel et schématique. Ils économisent
(contrairement à ce qui serait souhaitable pour une
meilleure description de la réalité) un exposé long,
discursif ou démonstratif : ils se présentent comme
des raccourcis de la pensée qui vont directement à la
conclusion admise « une fois pour toutes », chaque
interlocuteur sachant à quoi s’en tenir sur ces clichés
qui s’appliquent à des domaines divers et variés. Notons
qu’ils ne se rencontrent pas exclusivement dans la pen-
sée commune et ne relèvent pas seulement d’apprécia-
tions élémentaires ou triviales, car ils sont également
20
présents dans les discours officiels et institutionnels. Ils
peuvent même servir dans des contextes idéologiques
comme la propagande (stéréotypes du « bon » et du
« mauvais » citoyen, stéréotype des « ennemis de la
patrie ou de l’humanité »), pédagogiques pour servir à
l’édification des jeunes (stéréotypes des « bons » et des
« mauvais » élèves) ou commerciaux pour la promotion
de produits (stéréotypes de la « bonne ménagère », de
la « bonne mère de famille », stéréotype d’un way of
life). Ils participent également à la catégorisation sociale
dans les problèmes de relations interethniques (Katz et
Braly, 1993 ; Billig, 1984), et aboutissent parfois à des
attitudes discriminantes, voire xénophobes ou racistes.
Préjugés et stéréotypes sont ainsi des éléments
constitutifs de la pensée commune qui participent
puissamment au système de représentations avec lequel
ils entretiennent des rapports certains de coexistence
et de consubstantialité. Il existe, en effet, un jeu de
connexion et d’échange entre les préjugés, les stéréo-
types et les représentations sociales, mobilisant des
éléments psychiques très semblables pour conférer du
sens au contenu de pensée final. Les interrelations sont
telles qu’une même représentation peut faire appel à
un ou plusieurs stéréotypes ou préjugés. Elle apparaît
cependant comme le niveau d’intégration psychique
supérieur des préjugés et stéréotypes qu’elle utilise
comme des préélaborations mentales, même si cela
revient à véhiculer de la pensée sociale grossière et
archaïque. Du point de vue des mécanismes psychiques,
les échanges qui s’effectuent entre ces différents conte-
nus mentaux sont dynamiques. Ils s’interpénètrent et
font référence les uns aux autres, certains participant à
la production psychosociologique des autres, permet-
tant à la pensée de fonctionner économiquement. À
défaut d’y recourir, en effet, il serait plus coûteux de
21
se faire comprendre, car on serait alors dans l’obliga-
tion, pour que la communication soit intelligible, de
mobiliser des schèmes cognitifs complexes. Même si,
comme cela a déjà été dit, il est réducteur et souvent
épistémologiquement abusif de recourir à eux, puisqu’ils
sont, pour la plupart, des clichés fondamentalement
schématiques. C’est la raison pour laquelle, consciente
du caractère vague et donc forcément erroné de ces
produits du sens commun, la pensée philosophique les
méprise comme de la pensée vulgaire et donc fausse.
Car, bien entendu, aucune erreur, même partagée par
le grand nombre, ne fait une vérité.
Pour les psychosociologues, le problème est sensible-
ment différent. Tout en n’ignorant pas les imprécisions
et approximations, voire les aberrations que ces notions
véhiculent, les chercheurs s’intéressent à leur nature
sociale profonde qu’ils questionnent en tant que telle,
c’est-à-dire en tant qu’elle témoigne d’une mentalité
donnée, valable pour une société donnée, à un moment
donné. Les répertorier, les décrire, les étudier constitue
donc un travail psychosociologique qui, loin de les infir-
mer, valide automatiquement ces objets mentaux. En
s’intéressant aux préjugés, aux stéréotypes ainsi qu’aux
représentations sociales qui en procèdent, ils reconsti-
tuent des pans entiers de la vie psychique du groupe
considéré. Leurs travaux montrent qu’émanant de cer-
taines pulsions inconscientes dont elles témoignent
du même coup, ces élaborations sociales en arrivent à
imposer leur caractère mal fondé, imprécis ou erroné,
voire injuste, à la pensée, et participent à la mobilisa-
tion des affects servant aux représentations induites.
C’est ainsi que l’on rencontre préjugés et stéréotypes
à l’œuvre dans des représentations sociales opérant
au niveau des exclusions (désignation des marginaux
ou des anomiques), et des attitudes d’acceptation ou
22
de rejet fondamental de l’autre (ostracisme, racisme).
Idéologiquement, les dangers de ces produits psycho-
logiques ne sont pas limités aux seuls abus du sché-
matisme, de l’approximation ou de la caricature qui
invalident partiellement la pensée. Ils peuvent conduire
à des mobilisations collectives du fait de leur charge
émotionnelle ou affective profonde et déterminer des
conduites qui, pour l’essentiel, sont inspirées par l’irra-
tionalité. Lorsqu’ils prévalent dans un groupe, pour peu
que la conjoncture le favorise, ils peuvent provoquer
des dérapages regrettables (agressions, rejets, passages à
l’acte violents) ou d’autres dérives collectives (voir infra).
Il convient, évidemment, de ne pas confondre pré-
jugés, stéréotypes, représentations sociales, non plus que
croyances et opinion publique. Toutes ces notions ont,
certes, à voir les unes avec les autres. Pourtant, leurs
rapports répondent à des logiques d’interrelation ou
de combinaison qui ménagent leur identité respective.
Voici ce qu’en dit Y. Castellan (1977) : « à l’examen
conceptuel, le préjugé semble se tenir beaucoup plus
près de l’attitude que le stéréotype : il serait le géno-
type d’attitude. Les stéréotypes semblent en découler
et le manifester, ce serait des phénotypes : ils seraient
la rationalisation du préjugé. À propos du Noir, par
exemple, aux États-Unis ou en Afrique du Sud (mais
pas seulement dans ces pays), le préjugé, c’est la haine
du Noir, le mépris du Noir, l’éloignement du Noir. Les
stéréotypes : le Noir est malpropre, vicieux, paresseux,
malhonnête ». Il existerait donc des différences entre
préjugés, stéréotypes et attitudes dans la composition
de la structure cognitive des représentations sociales qui
utiliseraient, pour partie, ces notions basales tout en
les dépassant. L’opinion publique, quant à elle, tricotée
avec les croyances, adhésions sans preuve à des contenus
parfois extravagants, articule l’ensemble de ces notions
23
selon ses besoins, en se donnant l’aspect d’un jugement
valide. Elle peut conditionner les attitudes, orientations
générales et profondes de l’ensemble de la vie intellec-
tuelle et affective (l’attitude raciste ou misogyne, par
exemple), en ce qu’elles sont le produit psychosocial final
de toute cette combinatoire plus ou moins hiérarchisée de
matériaux psychologiques, et prépare la conduite à venir.
Pour finir, sans doute faut-il insister sur le fait que
si idées reçues, préjugés, stéréotypes, représentations
sociales comportent une part de vérité et correspondent
à une certaine réalité, elles ne sont pas, il s’en faut
de beaucoup, la réalité : leur vérité tient dans leur
nature psychosociale ainsi que dans leurs rapports au
groupe de référence ou aux circonstances qui peuvent
les faire varier. C’est ce qu’a bien mis en évidence
une recherche classique comme celle de B. Schrieke,
en 1936, sur les Chinois de Californie, par exemple.
Après les premières années de l’immigration chinoise
(commencée en 1850), les journaux recourent à des
appréciations plutôt positives, insistant sur les qualités
de sérieux, de sobriété, de docilité, de goût du travail
et d’épargne des Chinois. Après 1867 cependant, une
campagne électorale intervient où il est question de
faire obstacle, pour des motifs économiques opportu-
nistes, aux « Mongols » qui n’ont plus que des défauts :
malpropres, renfermés, vivant dans des conditions
répugnantes à l’intérieur de sociétés mystérieuses,
secrètes et suspects de propension à la criminalité.

IV. – Représentations sociales, croyances,


superstitions, idéologies

L’univers des croyances auxquelles l’homme adhère


est, d’une façon générale, immergé dans l’irrationnel. En
24
effet, son besoin de croire est tel qu’il ne se préoccupe
guère des justifications scientifiques ni des démonstra-
tions rationnelles susceptibles de rendre compte desdites
croyances. Selon le psychiatre H. Ey (1978), « chez la
voyante ou la tireuse de cartes, dans les emblèmes des
signes du Zodiaque, dans le marc de café, apparaît par
divination, sortilège ou par transmission télépathique,
le monde ensorcelé des esprits, ceux qui hantent les
vieux châteaux, mais aussi les ensembles HLM qui
sont les fantômes des trépassés ou des Martiens. Car
le folklore de ce niveau atteint en profondeur, dans la
foi, aux forces occultes ou surnaturelles, à une véritable
sorcellerie, à une croyance terrible et terrifiée dans les
interventions démoniaques… comme dans les prodiges
et les miracles ». Sont ainsi désignés les multiples pra-
tiques et objets de croyance plus ou moins magiques
auxquels adhère l’homme des sociétés modernes comme
celui des sociétés archaïques. Ce qui nous intéresse
tient principalement dans les ressorts psychologiques
qui interviennent dans les représentations sociales pré-
sentes dans les croyances ou les superstitions. L’un
des premiers dérive sans doute du fonctionnement
binaire de l’esprit humain : le « double » produit ainsi
des représentations comme l’âme, l’esprit, l’ombre, le
démon, le dieu. Un autre tient dans l’idée de la Mère
Nature qui induit des figurations de guérison par les
plantes, la médecine douce, les fluides naturels, le
magnétisme animal. Un troisième, dérivé de l’angoisse
devant l’avenir et de la faiblesse face aux événements,
pousse l’homme à croire qu’il est possible de lire son
destin dans les conjonctions astrales, les chiffres ou
le marc de café, et débouche sur tous les types de
– mancies – cartomancie, chiromancie… – ainsi que
sur l’astrologie, la numérologie et la divination sous
toutes ses formes. Un dernier ressort – pour nous en
25
tenir là –, relatif, lui aussi, au désir de l’homme de
contrôler son environnement, consiste dans le cortège
de superstitions qui lui fournissent des clés pour maî-
triser l’immaîtrisable en introduisant de la causalité là
où elle n’est pas, entre le miroir brisé et le malheur,
certains chiffres et la chance, etc.
Les temps modernes, en dépit du primat affirmé
des sciences et techniques, n’en continuent pas moins
à véhiculer une masse considérable d’archaïsmes et de
faussetés qui conservent un important crédit dans les
esprits sous forme de représentations organisées en
croyances ou superstitions accréditées par le groupe, et
il est remarquable de voir à quel point ces conceptions
erronées dirigent la vie des hommes qui y adhèrent.
Le psychiatre J. Fursay-Fusswerk (1986, p. 25) se
plaît à remarquer que même certains grands esprits
ne furent pas épargnés par le phénomène : « Croyance
aberrante des Curie et de Branly à la lévitation et aux
ectoplasmes ; bizarre croyance de Hugo au spiritisme
et aux tables tournantes ; croyance abusée de Cabanis
au magnétisme ; croyance primordiale de Pinel à la
cosmogonie biblique ; croyance aux rayons N ou au
Mitchourinisme. » On pourrait ajouter celle de Freud
à la télépathie, à l’occultisme, au spiritisme, à la numé-
rologie, à l’imposition des mains (M. Onfray, 2010).
Ces superstitions et croyances tiennent lieu à la fois
d’un pseudo-savoir donnant forme à la pensée sociale et
d’une modalité de contrôle ou d’adaptation au monde
environnant (Askevi-Leherpeux, 1988).
Les idéologies, pour leur part, regroupent des
croyances organisées le plus souvent en doctrines et
drainent dans certains cas des adhésions à l’allure
d’une foi. Souvent articulées aux mythes fondateurs
du peuple (les Aryens pour le nazisme, par exemple),
elles fixent au peuple entier ses valeurs à travers les
26
représentations sociales qui les véhiculent. Analysant le
problème des systèmes idéologiques, en même temps
que les institutions qui les régulent, J. Deconchy (1984,
p. 331-335) souligne qu’il « importe beaucoup moins
de les aborder au niveau de la spécificité de leurs énon-
cés qu’il n’importe d’en élucider un certain nombre de
structures systémiques récurrentes, qui peuvent porter sur
les croyances et les représentations idéologiques les
plus diverses ». Prenant pour exemple la croyance en
la justice du Monde, l’auteur la fait dériver de « tout un
arrière-fond culturel d’imageries et de sagesse populaire
plus ou moins fortement mythologisées, qui veut que
Cendrillon et la Vertu soient récompensées, Barbe-
Bleue et le crime punis, le Père Noël évaluateur et
rémunérateur exact de la sagesse et de la méchanceté »
(ibid., p. 352). On reconnaît là la prééminence de la
représentation liée à des normes dominantes qui pro-
duisent, par apprentissage social, la croyance inspirée
par ces dérivés culturels et conditionnent l’adhésion à
un véritable modèle cognitif de décryptage du monde :
sa représentation comme juste (prévisible et ordonné,
le meilleur des mondes possibles de Leibniz) permet à
l’homme de trouver ses repères et d’éviter l’absurde.
Elle préside au remaniement complet de tous les juge-
ments et fragments de connaissance du sujet face à
l’univers : c’est une véritable interprétation cognitive
des événements qui constituent le monde aussi bien
dans son ordonnance physique que métaphysique (le
destin, le fatum, la providence, la théodicée, voire l’His-
toire apparaissant comme les figures métaphorisées de
ce désir d’ordre et de justice).
Certains auteurs comme Lerner et Simmons (1966)
ont procédé à des vérifications expérimentales de cette
croyance en la justice du monde. Ils donnent ainsi à
constater les stratégies psychologiques qui interviennent
27
pour réguler la croyance et lui permettre de conserver
sa cohérence, parfois en dépit des évidences. Même des
événements dramatiques peuvent être « récupérés » dans
une logique paradoxale telle que Les voies du Seigneur
sont impénétrables, et le peuple est renvoyé à l’examen
de ses fautes pour comprendre son martyr. Car l’irrup-
tion du non-sens dans l’histoire de l’homme attaque
son besoin de cohérence interne et l’oblige à se livrer
à des réélaborations, des aménagements, voire un véri-
table bricolage affectivo-cognitif de ses représentations
sociales, qui vont jusqu’à transformer la réalité dans le
sens de son souhait 1. Le précepte stoïcien « plutôt chan-
ger ses désirs que l’ordre du monde » est inversé : l’ordre
du Monde (c’est-à-dire la représentation qu’on en a) est
soumis aux désirs. Ainsi, par exemple, la démonstration
scientifique de la rotondité de la Terre et de l’héliocen-
trisme à un moment où toute la croyance repose sur la
représentation d’une Terre plate et géocentrique oblige
à un tel remaniement du système de représentations
qu’il est préférable de renoncer aux preuves savantes
qu’au confort intellectuel. C’est l’attitude fondamentale
de tout croyant. Elle commande aux pratiques sociales
que sont les prières, les cultes, les cérémonies où la
communauté se donne l’illusion collective d’une « négo-
ciation » avec les Ancêtres, les démons ou les dieux
pour qu’ils maintiennent le monde dans le bon ordre,
c’est-à-dire tel qu’on le souhaite. Les mêmes remarques
peuvent être faites, mutatis mutandis, pour l’idéologie
politique. Dans ce cas, c’est la Révolution, le progrès
ou l’internationalisme qui deviennent les représentations
de substitution de la Providence et installent l’Histoire
comme divinité sommée de produire un Monde Juste.
Les slogans et litanies du Parti relayant tout simplement

1. Cf. L. Festinger (1957) et la « réduction de la dissonance cognitive ».

28
la prière du croyant religieux, la superposition des situa-
tions psychologiques est quasi totale.
Ces considérations ont conduit J.-P. Deconchy
(1984, p. 331-335) à en appeler à une « science des
croyances ». Il est vrai que la diversité dans le temps et
l’espace de ce matériel psychosociologique est difficile
à maîtriser pour le chercheur en sciences humaines :
le contenu et les manifestations des croyances, irrégu-
lières ou inconstantes en même temps que multiples,
confrontent à des difficultés d’identification et de
consistance sociale. Il n’en demeure pas moins que
malgré la complexité de leur étude, les croyances et
les représentations sociales existent chez bon nombre
de peuples et elles y induisent des fonctionnements
sociaux. Elles s’expriment dans un discours normatif
qu’elles fondent ou qu’elles cautionnent, et il est inté-
ressant de constater que le vocabulaire se conforme alors
aux réquisitions des systèmes de représentations avec
lesquels il s’articule (Klempferer et la « langue » nazie).
En outre, des matériaux psychiques très anciens et
profonds peuvent participer à l’élaboration des repré-
sentations sociales, même s’il s’agit parfois plutôt de
représentations mentales. S. Freud avait déjà attiré
l’attention sur les « résidus archaïques » non explicables
par les données de la vie psychologique individuelle
et qui paraissent phylogénétiquement inscrits dans
l’esprit humain. Dans Introduction à la psychanalyse 1, il
propose l’idée que ce qui fut dans le lointain passé de
l’homme une réalité de fait est devenu, avec l’évolution,
une réalité psychique. Dans Totem et tabou, il théorise
la préstructuration du psychisme de l’Urmensch, mais
élargit cette origine phylogénétique des représentations

1. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1936 ;


rééd. 2006, p. 350.

29
à l’animisme, pour ce qui regarde les âmes en général
comme principe vivificateur de la nature, beaucoup plus
archaïque que la représentation de la mort. « Le principe
qui régit la magie, écrit Freud (Totem et tabou, III, 2),
la technique du mode de pensée animiste est celui de la
“toute-puissance des idées”. » Il est tentant de glisser ici
« représentation » à la place d’« idée » et, en élargissant la
pensée de Freud, d’affirmer que la vie de l’homme tout
entière, et non plus seulement la magie, est placée sous
la souveraineté des représentations. Freud écrit d’ail-
leurs lui-même (ibid.) : « Les choses s’effacent devant
leurs représentations ; tous les changements imprimés à
celles-ci doivent aussi atteindre celles-là. » Ce qui permet
d’affirmer, comme Freud le dit d’ailleurs clairement, qu’à
l’occasion des rapports entre la pensée et la réalité nous
avons une tendance spontanée à surestimer notre pensée
(et à la préférer aux données du réel), ce qui découle d’une
attitude générale à l’égard du monde, basée précisément
sur la surestimation de tous les processus psychiques.
À sa suite, C.G. Jung (1964, p. 115 sq.) approfondit la
question de ces éléments psychiques originels constitutifs
de l’inconscient qui structureraient fondamentalement
la psyché. Il nomme « archétypes » ou « images primor-
diales » ces « résidus archaïques ». Pour lui, « l’archétype
est en réalité une tendance instinctive, aussi marquée que
l’impulsion qui pousse l’oiseau à construire un nid, et les
fourmis à s’organiser en colonnes » (ibid., p. 118), étant
entendu que les instincts en question se manifestent par
des fantasmes et se révèlent par des images symboliques.
Les lieux privilégiés d’émergence de ces « instincts »
sont le rêve individuel, mais aussi ces rêves collectifs
que sont les mythes. Dans la perspective de Jung, les
archétypes ne sont pas des « formes statiques » mais,
au contraire, des « éléments dynamiques ». Ils « sont
doués d’une initiative propre et d’une énergie spécifique.
30
Ils peuvent aussi, à la fois, fournir dans la forme sym-
bolique qui leur est propre une interprétation chargée
de sens, et intervenir dans une situation donnée avec
leurs propres impulsions et leurs propres pensées » (ibid.,
p. 134). Ce qui conduit Jung à émettre l’hypothèse d’un
« inconscient collectif, comparable à une mer sur laquelle
la conscience du Moi voguerait, semblable à un bateau »
(1963, p. 61). En deçà de l’inconscient, propre à chaque
individu en liaison avec son histoire, il existerait donc
des représentations appartenant au psychisme humain
dans son entier, constitué par des structures mentales
innées remontant aux premiers temps de l’hominisation.
Prenant le relais, et dans la lignée de Krappe, Eliade,
Bachelard ou encore Dumézil et Przyluski, G. Durand
(1969) se place délibérément dans une perspective
anthropologique d’interprétation et souligne « l’inces-
sant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre
les pulsions subjectives et assimilatrices et les intima-
tions objectives émanant du milieu cosmique et social »
(p. 38). Pour lui, « l’imaginaire n’est rien d’autre que ce
trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse
assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du
sujet, et dans lequel réciproquement, comme l’a magis-
tralement montré Piaget, les représentations subjectives
s’expliquent par les accommodations antérieures du sujet
au lien objectif » (ibid.). Après avoir ainsi mis en rap-
port le psychologique et le sociologique, l’auteur rejoint
le Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté
(1967, 2e éd.) lorsque celui-ci affirme que chaque enfant
« apporte en naissant, et sous forme de structures men-
tales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’huma-
nité dispose de toute éternité pour définir ses relations
au monde […] » (p. 120-122). Ce sont ces structures
fondamentales qui produisent archétypes et symboles,
et les catégories essentielles que G. Durand rapporte
31
au positionnement dans l’espace, à la nutrition et à la
copulation. Ce sont elles qui engendrent ensuite des
représentations élémentaires ou basales, les grands sym-
boles mobilisateurs d’images tenant à leur régime diurne
ou nocturne articulé à l’universalité des archétypes.

On peut, en conclusion de ce chapitre, proposer


une schématisation qui rende compte de l’articula-
tion des différentes notions ci-dessus évoquées. Les
représentations sociales se situent en aval par rapport
aux organisateurs de schèmes cognitifs, comme les
représentations mentales et les fantasmes. En revanche,
elles se présentent en amont des clichés, stéréotypes,
superstitions, croyances, contes, mythes, à l’égard des-
quels elles ont une fonction constituante.
CHAPITRE II

Historique des travaux

Un article de S. Moscovici datant déjà de plusieurs


années (1989, p. 62-86) souligne le fait « qu’une véri-
table histoire (des représentations sociales), étayée par
des analyses et des documents précis, reste à faire ».
Sans prétendre combler cette lacune, nous proposons
quelques repères chronologiques, parmi les plus remar-
quables.
Dans de célèbres pages de la Revue de métaphysique
et de morale (1898), Durkheim s’efforce de fonder la
réalité et de préciser la nature des représentations collec-
tives avant de les légitimer comme objets d’intérêt
scientifique : « Puisque l’observation révèle l’existence
d’un ordre de phénomènes appelés représentations,
qui se distinguent par des caractères particuliers des
autres phénomènes de la nature, il est contraire à
toute méthode de les traiter comme s’ils n’étaient pas »
(p. 275). Partant de la comparaison avec les représen-
tations individuelles, Durkheim affirme le caractère
intraconscientiel des représentations collectives. La
vie mentale se présente, pour lui, comme une com-
binatoire de représentations qui entretiennent entre
elles des rapports extrêmement dynamiques et consti-
tuent parfois, comme c’est le cas de la religion, des
structures complexes supposant un grand nombre de
représentations collectives : sous l’influence des fac-
teurs sociaux, celles-ci revêtent la forme de mythes, de
légendes, de systèmes théogoniques, cosmologiques ou
33
métaphysiques. « Si l’on appelle spiritualité la propriété
distinctive de la vie représentative chez l’individu, on
devra dire de la vie sociale qu’elle se définit par une
hyperspiritualité » (p. 302). L’idéation sociale repose
donc ainsi, selon Durkheim, sur un système architec-
tonique de représentations collectives.
Après Durkheim, la notion de représentation collec-
tive entre en sommeil pendant pratiquement un
demi-siècle. Et ce sont des historiens des mentali-
tés (G. Lefebvre, M. Bloch, L. Febvre, R. Mandrou,
G. Duby, entre autres) qui lui assurent une certaine
continuité. En effet, un nouveau courant de pensée en
matière d’histoire aborde, dans les années 1960 notam-
ment, des attitudes reposant sur des représentations
collectives : attitudes devant la vie, la famille, l’enfant
(Ph. Ariès), la mort (Ph. Ariès, M. Vovelle). Pour
ces auteurs, « il s’agissait de comprendre, au-delà des
conditionnements et des rapports qui régissent la vie
des hommes, l’image qu’ils s’en font, l’activité créatrice
qu’ils y appliquent en termes d’imaginaire, d’émotions
et d’affects » (M. Vovelle, 1993, p. 27). Ces historiens
des mentalités, attentifs à des travaux comme ceux de
M. Foucault sur la folie, la sexualité et la pénalité, ou
de N. Elias sur les mœurs et l’hygiène, se sont engagés
dans la prospection d’autres représentations comme
celles de la prostitution (A. Corbin, 1982), de la nature
(A. Corbin), du plaisir, du bien-être, de la douleur,
du désir, de la répulsion, de l’horreur. G. Vigarello
(1985) aborde, pour sa part, les représentations du
propre et du sale. J. Delumeau s’intéresse à la peur en
univers chrétien. On traite encore du corps ou de la
mode vestimentaire, des apparences (D. Roche) – en
somme, de tout ce qui peut devenir un objet socia-
lement construit –, dans la perspective d’un groupe
qui l’intègre ensuite à ses pratiques sociales ou à son
34
système d’appréhension du monde. Les représenta-
tions de la nature, par exemple, modèlent un cadre
de vie physique et métaphysique, tandis que d’autres
intéressent le registre affectif, émotif, planifient les
conduites et conditionnent la vie sentimentale, dans
ses manifestations comme dans ses variations, à l’inté-
rieur du cadre autorisé par le social. « La nouvelle
histoire […] s’attaque aux mots, images et symboles,
ambitionne de reconstruire les pratiques culturelles
en termes de réception, d’inventions et de luttes de
représentations », toujours selon M. Vovelle (ibid.).
Même des « notions concepts » comme égalité, frater-
nité, patrie peuvent être, selon cet auteur, traitées en
tant que représentations. « Les historiens, poursuit-il,
sont passés de l’inventaire et de la description à une
vision dynamique, attentive aux processus d’élabo-
ration mentale qui fait autant de place à l’initiative
créatrice qu’à l’imitation descendante » (ibid.). Il s’agit
en somme, pour ces chercheurs, de « reconstituer des
systèmes de croyances et de représentations » à la base
de la pensée sociale.
Lorsque S. Freud 1 s’est penché, en psychanalyste,
sur le problème des représentations, il ne les a pas
abordées d’emblée sous l’angle social. Son travail a mis
en évidence leur force au niveau des facteurs détermi-
nants des psychonévroses (notamment la pathologie
hystérique), mais également au niveau des traitements,
bien qu’il s’agisse dans ce cas plus exactement de repré-
sentations psychiques. Dans son étude sur la théorie de
la sexualité (1908), Freud expose le cas de l’élaboration
par les enfants de représentations relatives à la sexualité
et à la naissance : c’est à partir de matériaux psychiques
divers qu’ils forment leurs idées sur ces sujets. Or, bien

1. Voir supra.

35
qu’elles soient extravagantes, les théories élaborées par
les enfants leur fournissent, sur le moment, les éléments
idéo-affectifs dont ils ont besoin pour appréhender ces
problèmes qui sont, pour eux, à la fois stimulants et
inquiétants. Abordant à son tour la mentalité collec-
tive, Freud souligne l’importance des représentations
dans les phénomènes religieux, le rôle qu’elles jouent
dans la constitution du mythe fondateur de la « horde
primitive » et de ses conséquences.
Dans ses études épistémologiques, J. Piaget a été
conduit, lui aussi, à se poser le problème des représen-
tations du monde et du jugement moral chez l’enfant.
Pour ce qui regarde les premières, c’est au titre de
la constitution des processus psychiques intervenant
dans le traitement des données du réel (classifica-
tion, catégorisation, explication) que Piaget aborde
la question. C’est à une représentation, par exemple,
que réfère le problème de la conservation des quantités
chez l’enfant. Disons très rapidement que c’est acces-
soirement, mais néanmoins précisément, que Piaget
s’intéresse aux représentations mentales pour autant
que celles-ci correspondent à la constitution d’une grille
d’appréhension « logique » du monde chez l’enfant.
L’élaboration des jugements moraux renvoie davantage
à des représentations sociales, et Piaget (1932) s’est
penché plus particulièrement sur la modification des
idées que les enfants se font au cours de leur évolution
sur les notions de discipline, de règles et de devoir,
celle de respect mutuel et de coopération. Les enfants
apprennent ces notions de leurs parents ou de l’école,
et il leur faut les intégrer au titre des représentations
sociales susceptibles de régir leur vie au sein de leur
groupe. En 1946, il se penche plus précisément sur
la formation du symbole au cours de l’ontogenèse
où la représentation apparaît comme un processus
36
d’imitation et d’utilisation d’images mentales. Le jeu
permet à l’enfant d’atteindre la symbolisation de la
conduite en situation réelle et de se préparer de la sorte
à la maîtrise de son futur comportement.
L’anthropologie a également apporté sa pierre
à l’édifice de la connaissance des représentations,
notamment par l’intermédiaire de l’étude des mythes,
superstitions et croyances incluses. Ainsi, Lévy-Bruhl,
dans L’Âme primitive (1927), souligne l’omniprésence
d’« un mécanisme psychologique et logique toujours
le même » à la racine des représentations collectives.
En même temps qu’il indique clairement l’espèce de
« totalitarisme » qu’exerce le système de représenta-
tions prévalant dans une société sur chaque individu.
Le courant anthropologique ne s’est pas tari, et un
auteur contemporain comme F. Héritier (1996, p. 20)
voit, par exemple, dans la différence des sexes « un
butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une
opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose
l’identique au différent, un de ces themata archaïques
que l’on retrouve dans toute pensée scientifique,
ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes
de représentations ». La valence différentielle des sexes
apparaît de la sorte comme un élément de base de la
connaissance. Toute pensée, dans sa catégorisation
logique, semble gouvernée par l’opposition en système
binaire, sur le modèle fondamental de la différence
des sexes, de toutes les valeurs abstraites ou concrètes,
« valeurs contrastées que l’on retrouve dans les grilles
de classement du masculin et du féminin » (ibid.,
p. 20). Dans cette espèce d’archéologie du savoir, la
prise de conscience de la différence des sexes, issue
de l’examen comparatif des corps comme expérience
cognitive fondamentale, engendre la représentation à
la base de tout classement contrasté (tous les couples
37
binaires : chaud-froid, haut-bas, clair-sombre, etc.) qui
commande à toute la logique fondée sur l’opposition
des contraires 1.
En ce qui concerne la psychologie sociale, il
faut attendre l’étude princeps de S. Moscovici, La
Psychanalyse et son public (1961), pour que l’intérêt
se porte sur la spécificité des représentations dans le
monde moderne. L’analyse de Moscovici a le mérite
de fournir au concept même de représentation sociale
sa définition scientifique et de décrire une méthode
d’approche de caractère psychosociologique. D’une
part, en effet, il renouvelle les interrogations sur les
représentations, d’autre part, il souligne leur inser-
tion dans de nombreux secteurs de la vie sociale. En
choisissant pour objet d’étude l’évolution d’une disci-
pline, la psychanalyse, dans la mentalité collective de
son temps, l’auteur met en évidence les ressorts d’une
psychologie de la connaissance de sens commun. Il
s’agit, pour lui, de comprendre comment s’élabore un
savoir populaire en passant outre la trivialité de ce
savoir pour s’intéresser à ses mécanismes, puis de suivre
les cheminements de l’image choisie à travers l’esprit
du public transformant le savoir scientifique en un
savoir vulgaire. Les processus qui permettent de com-
prendre comment s’élabore une représentation sociale
sont au nombre de deux principaux : l’objectivation, qui
comporte trois phases (construction sélective, sché-
matisation structurante, naturalisation), met en forme
les notions abstraites constituant l’activité mentale et
matérialise les idées en leur fournissant un « contour »
(image ou figure). Le second processus est l’ancrage.

1. L’époque moderne connaît cependant quelques remaniements


de perspectives, notamment avec les phénomènes transgenre ou
LGBTQIA+. Voir Braunstein, 2018, p. 27-143.

38
Il assure l’enracinement social de la représentation,
avec les valeurs cognitives particulières qu’elle revêt
dans le groupe de référence. L’ancrage opère en amont
de la représentation sociale en renvoyant à des univers
de sens et de savoir. En aval, il confère une valeur
fonctionnelle au contenu représentationnel, le rendant
ainsi disponible pour son usage dans le groupe. On
comprend à partir de là l’importance instrumentale de
ces connaissances de sens commun qui permettent à
tous les membres d’une collectivité de « parler le même
langage », c’est-à-dire de recourir au même capital
cognitif (et lexicographique) favorisant les échanges
entre les acteurs sociaux et régulant leurs rapports.
La nouvelle direction ainsi impulsée connaîtra une
très large expansion dont les ramifications débordent
largement du champ de la psychologie pour intéresser
la quasi-totalité des sciences humaines. On retrouve, en
effet, la notion de représentation à l’œuvre en socio-
logie, en ethnologie, en histoire, en psychanalyse, dans
les sciences de la cognition et de la communication,
ainsi que chez les théoriciens du langage. Elle se situe
ainsi à un carrefour de théories, ce qui explique que
D. Jodelet (1989, p. 38) en parle comme d’un domaine
en expansion caractérisé par sa vitalité, sa transversalité,
sa complexité.
En un quart de siècle, ce « nouvel » objet d’étude
occupe une place de plus en plus importante, en par-
ticulier dans les travaux des psychologues sociaux.
Une bibliographie générale présentée en 1989 par
D. Jodelet et J. Ohana recense, sans prétendre à l’ex-
haustivité, quelque 127 ouvrages et 169 articles dans le
domaine de la seule psychologie sociale. Compte tenu
de cette quantité considérable de travaux, il est évi-
demment impossible de tous les présenter. Nous nous
contenterons de renvoyer à la bibliographie susdite,
39
nous réservant de classer les études en deux grandes
tendances :
1/ la première regroupe les travaux qui s’efforcent
d’appréhender le nouveau concept, de dégager ses carac-
téristiques et ses modalités de fonctionnement (Codol,
1969 ; Farr, 1978, 1984, 1987 ; Herzlich, 1972 ; Doise,
1986 ; Doise et Palmonari, 1986). Certains auteurs
abordent ce nouveau champ d’études pour éclaircir les
processus cognitifs intervenant dans l’appréhension et
le traitement de la réalité sociale (Abric, 1970 ; Doise,
1976 ; Faucheux et Moscovici, 1968 ; Flament, 1984,
1994 ; Jodelet, 1984, 1989). D’autres travaux s’efforcent
de rendre compte, d’une manière transversale, des rap-
ports que les représentations sociales entretiennent avec
d’autres disciplines, comme ceux de R. Kaës (1989)
avec la psychanalyse, D. Sperberg (1989) avec l’étude
des mentalités, P. Mannoni (1986) et M. Gilly (1989)
avec le monde scolaire.
2/ la seconde tendance est constituée par les mono-
graphies analytiques qui cherchent à appréhender le
système représentationnel dans son émergence sur la
scène sociale en rapport soit avec des « catégories »
sociales claires comme la profession (C. Guimelli et
le métier d’infirmières, 1994 ; R. Mardellat et les pra-
tiques commerciales dans l’artisanat, 1994 ; J. Singery
et les changements technologiques en entreprise, 1994 ;
C. Herzlich et la santé, 1986 ; D. Jodelet et la folie,
1986, 1989 ; M.-J. Chombart de Lauwe et l’enfance,
1986 ; P. Salmaso et M.-L. Pombeni et le travail,
1986). D’autres monographies portent sur des objets
ou des phénomènes sociaux particuliers. C’est, par
exemple, l’étude de M. Morin sur les représentations
du Sida et de sa prévention chez les jeunes (1994),
celle de Kaës sur la culture (1968), celle de Robert
40
et Faugeron sur le système pénal (1978), celle de
Lorenzi-Cioldi sur les professions au masculin et au
féminin (1988, 1997), celle de Mannoni et Bonardi
sur le terrorisme (2001) ou celle de di Giacomo sur la
contestation (1986). C’est encore C. Leroy (1986) qui
décrit la représentation quasi « piégée » par un discours
emprunté au jargon sportif du football.
La multiplicité de ces études et la montée des
intérêts pour la notion ont poussé S. Moscovici à
proclamer que nous sommes entrés dans « l’ère des
représentations » (1981, 1986, p. 34), soulignant ainsi
leur importance pour les sciences humaines et sociales
d’aujourd’hui. Mais la notion de représentation sociale,
par la largeur même du champ qu’elle intéresse, pose
des problèmes d’appréhension d’autant que, comme
l’indique D. Jodelet (1989, p. 41), « les représentations
sociales doivent être étudiées en articulant éléments
actifs, mentaux et sociaux et en intégrant à côté de
la cognition, du langage et de la communication, la
prise en compte des rapports sociaux qui affectent les
représentations et la réalité matérielle, sociale et idéelle
sur laquelle elles ont à intervenir ». Et, pour respecter
autant que faire se peut l’authenticité du phénomène
observé, en l’occurrence la représentation de la folie
dans les membres d’une colonie familiale, l’auteur
développe une méthodologie complexe où l’observa-
tion participante et les explorations sur le terrain sont
associées à un souci des biais qui menacent d’artifi-
cialité toute recherche de ce genre. Dans l’étude en
question, D. Jodelet (1989), contrairement à ce qui a
été longtemps le cas, pose les représentations sociales
comme objet scientifique légitime, puisque aussi bien
« en tant que “théories” socialement créées et opérantes
(elles) ont affaire avec la construction de la réalité
41
quotidienne, les conduites et communications qui s’y
développent, comme avec la vie et l’expression des
groupes au sein desquels elles sont élaborées » (ibid.,
p. 39). Ce qui revient à appréhender les dimensions
cognitives de la pensée sociale ou des pratiques collec-
tives et à les saisir dans leurs rapports aux facteurs de
contextualisation. En s’intéressant à la représentation
sociale de la folie, à travers son émergence dans une
population de non-spécialistes aux prises avec des
malades mentaux, l’auteur cherche à saisir une pensée
sociale qui, sollicitée par les circonstances, doit aména-
ger un contenu psychique à la notion d’altérité valide
pour le groupe considéré, c’est-à-dire les membres de
la colonie familiale. L’analyse des images du malade
mental montre que les sujets d’observation le perçoivent
comme sale, dangereux et contagieux.
Un effort a cependant été accompli pour tenter de
réduire l’étendue de ce vaste champ d’étude qu’offrent
les représentations sociales, et certains auteurs ont mis
en place des protocoles d’analyse rigoureux du phéno-
mène représentationnel. J.-C. Abric, par exemple, en
propose une étude expérimentale nonobstant l’artifi-
cialité que le laboratoire introduit nécessairement dans
l’approche des faits sociaux. Le premier objectif que
se fixe l’auteur est de vérifier la validité d’une hypo-
thèse générale : « Les comportements des sujets ou des
groupes ne sont pas déterminés par les caractéristiques
objectives de la situation, mais par la représentation
de cette situation » (in D. Jodelet, 1989, p. 189).
Naturellement, cette recherche amène à questionner
le mode d’élaboration des représentations sociales, leurs
facteurs constitutionnels et leurs modalités de fonc-
tionnement. Nous verrons au chapitre suivant ce qu’il
en est de ces recherches sur la structure interne et la
dynamogénie des représentations (Doise, 1969, 1982 ;
42
Abric, 1988 ; Moliner, 1988), sachant que le rôle du
contexte n’est jamais négligeable. Mais disons déjà que
ces études montrent que, dans la vie des sociétés et les
mentalités, les représentations sociales interviennent
comme une « grille de lecture et de décodage de la
réalité », permettant « l’anticipation des actes et des
conduites (de soi et des autres), l’interprétation de la
situation dans un sens préétabli, grâce à un système
de catégorisation cohérent et stable. Initiatrices des
conduites, elles permettent leur justification par rapport
aux normes sociales et leur intégration » (ibid., p. 202).
Ainsi, il doit être possible de sortir d’un certain flou
notionnel et de comprendre le fonctionnement opé-
ratoire des représentations sociales, tant pour ce qui
regarde les individus que les groupes.
Le courant cognitiviste a également apporté sa pierre
à l’édifice en s’inquiétant de la place de la représenta-
tion dans le processus de la cognition. Repartant des
études de Moscovici (1961, 1984, 1985), P. Amerio et
N. de Piccoli (1991, p. 23-43) attestent que « la consis-
tance cognitiviste et sociale des représentations […] en
réaffirme leur caractère d’existence, non pas comme des
médiateurs mentaux entre un stimulus et une réponse,
mais comme des variables indépendantes : les idées
existent non seulement dans les formes codifiées des
règles et des constitutions, mais aussi dans les formes
qui sont produites par la vie quotidienne émergeant
du sein (de la) société ». Le problème se pose de savoir
quelle réalité psychologique les représentations sociales
créent vraiment, sachant que les processus cognitifs
dans lesquels elles interviennent sont, pour ainsi dire,
« compromis » par leur rapport avec les « automa-
tismes » idéologiques et normatifs dans lesquels tous
les hommes sont immergés, ce qui pose la question de
leur valeur épistémologique. Il s’agit, en outre, de saisir
43
la place que les représentations sociales tiennent dans
l’interface entre la participation subjective à la socialité
et les formes produites par le corps social.
Certaines études cognitives sur les représenta-
tions sociales cherchent à dégager le rôle qu’elles
peuvent jouer dans la théorie des modèles mentaux,
que ce soit sous l’angle de la compréhension du lan-
gage (A. Garnham et J. Oakhil, 1993 ; M. Cavazza,
1993), du modèle mental ou du modèle de situation
dans la compréhension des textes (M.-F. Ehrlich et
H. Tardieu, 1993). De telles recherches permettent
d’apprécier leur rôle dans les processus de traitement
des formes linguistiques destinées à permettre au sujet
une appréhension pertinente des discours (parlés ou
écrits).
Pour en terminer avec ce chapitre « historique »,
citons les travaux qui s’intéressent plus directement
au rapport des représentations sociales avec les fonc-
tions logiques (V. Girotto, 1993) ou avec les « modèles
computationnels de l’analogie » (M.-D. Gineste et
B. Indurkhya, 1993).
CHAPITRE III

Structure,
fonction et dynamogénie
des représentations sociales

I. – La question de la structure

Pour définir la structure et la fonction des repré-


sentations sociales, D. Jodelet (1989) pose qu’elles ont
une fonction cognitive majeure et qu’elles occupent une
place centrale dans l’activité psychique. Dans la droite
ligne du travail de Moscovici (1961), elle considère que
deux principaux aspects composent cette modalité de
pensée particulière : son aspect constituant (les proces-
sus) et son aspect constitué (les produits ou contenus).
Les informations, fragments idéologiques, normes ou
valeurs, croyances ou superstitions, opinions ou préjugés
composent la partie constituée du savoir qui repose sur
les représentations sociales, la partie constituante étant
à rapporter au processus cognitif et épistémologique,
aux mécanismes d’échange et de communication, à
ceux qui régissent l’assimilation des connaissances et
les interactions sociales. D. Jodelet (1989, p. 43) pré-
cise que la représentation sociale apparaît comme « une
forme de savoir pratique reliant un sujet à un objet
[…] La représentation sociale est avec son objet dans
un rapport de “symbolisation”, elle en tient lieu, et “d’in-
terprétation”, elle lui confère des significations […].
Forme de savoir, la représentation se présentera comme
45
“une mobilisation” de l’objet […]. (En tant que savoir
pratique, la représentation occupe une place importante)
dans l’ajustement pratique du sujet à son environne-
ment (ce qui) la fera qualifier par certains de compro-
mis psychosocial. » Ailleurs (1991, p. 36), elle précise
en synthèse que la représentation « est une forme de
connaissance socialement élaborée et partagée ayant
une visée pratique et concourant à la construction d’une
réalité commune à un ensemble social ». Ainsi, selon
cet auteur, une représentation sociale est toujours une
représentation de quelque chose (l’objet) et de quelqu’un
(le sujet) : « représenter ou se représenter correspond à
un acte de pensée par lequel un sujet se rapporte à un
objet. Celui-ci peut être aussi bien une personne, une
chose, un événement matériel, psychique ou social, un
phénomène naturel, une idée, une théorie, etc. Il peut
être aussi bien réel qu’imaginaire ou mythique, mais il est
toujours requis. Il n’y a pas de représentation sans objet.
Quant à l’acte de pensée par lequel s’établit la relation
entre le sujet et l’objet, il a des caractéristiques spéci-
fiques par rapport à d’autres activités mentales (percep-
tive, conceptuelle, mémorielle, etc.) » (1993, p. 22-24).
D’autres auteurs (Abric et Flament, 1994 ; et
C. Flament, 1989) proposent de considérer, notam-
ment depuis que Moliner (1988) en a fait la démons-
tration expérimentale, les représentations sociales comme
composées d’un noyau central autour duquel gravitent
des schèmes périphériques. « Il est bien connu que les
éléments d’une structure cognitive sont affectés d’un
gradient quantitatif de centralité (ou de saillance, ou
d’importance). » Selon cette théorie, une représentation
sociale est organisée à partir d’éléments à forte valeur
pour la personne, par conséquent centraux dans sa vision
de l’objet, et d’éléments moins importants, dits périphé-
riques, qui servent en quelque sorte d’interface entre le
46
cœur de la représentation et la réalité quotidienne. Pour
Flament (1989), les schèmes périphériques assurent « le
fonctionnement quasi instantané de la représentation
comme grille de décryptage de la situation : ils indiquent,
de façon parfois très spécifique, ce qui est normal (et,
par contraste, ce qui ne l’est pas), et donc, ce qu’il faut
faire comprendre, mémoriser… Ces schèmes normaux
permettent à la représentation de fonctionner économi-
quement, sans qu’il soit besoin, à chaque instant, d’analy-
ser la situation par rapport au principe organisateur qu’est
le noyau central » (ibid., p. 209). Ils apparaissent comme
des facilitateurs de la représentation sociale dans son
rôle de schème organisateur, lui permettant de synthétiser
certains éléments épars de la vie psychique qui « flottent »
pour ainsi dire à l’état « libre », attendant d’entrer dans
une structure ordonnée, voire dans de véritables archi-
tectures de séquences psychologiques entières 1.
J.-C. Abric (1967, 1987, 1994), de son côté, pose
que « toute représentation est organisée autour d’un
noyau central. Ce noyau central est l’élément fonda-
mental de la représentation, car c’est lui qui détermine
à la fois la signification et l’organisation de la repré-
sentation ». Il assume une fonction génératrice et une
fonction organisatrice, et joue un rôle déterminant dans
la reconnaissance de l’objet même de la représentation.
« Les éléments centraux constituent la clé de voûte de
la représentation » (Abric, 1994). C. Flament (1987),
complète ce modèle heuristique en montrant qu’autour
d’eux gravitent des schèmes périphériques qui rem-
plissent trois fonctions essentielles, dont la fonction de

1. Dans certains milieux, l’adhésion aux représentations sociales des


diverses formes de la magie, par exemple, investit certaines personnes
de pouvoirs occultes (sorciers, alchimistes, astrologues, magnétiseurs,
cartomanciens), alors que d’autres se laissent influencer, parfois gra-
vement, s’engageant même jusqu’à la mort.

47
concrétisation, répondant à leur ancrage, notamment
sémantique, dans la réalité. À ce propos, P. Bourdieu
(1994, p. 135) a attiré l’attention sur le lien qui existe
entre la réalité et les mots qui la nomment. Selon lui,
« certains ethnométhodologues vont jusqu’à dire que
ce que nous tenons pour une réalité est une fiction,
construite notamment à travers le lexique que nous
recevons du monde social pour la nommer ». Ce que
les Anciens appelaient l’illusion nominaliste. Or, il
semble que le corpus lexicographique n’enregistre un
terme qu’après l’enracinement de l’objet dans la vie
sociale. L’émergence d’un néologisme est là pour tra-
duire une nouvelle manière d’identifier les éléments de
l’environnement : ce qui correspond à une mutation
de l’univers représentationnel. L’apparition d’un nou-
veau terme témoigne, en effet, d’une nouvelle manière
de se représenter les êtres ou les objets (voir, de nos
jours, le néologisme iel ). La « réalité » passe ainsi par
l’identification sémantique : ce qui existe, existe d’avoir
été nommé. Il est remarquable d’ailleurs de constater
que des mots connaissent leur première occurrence
dans le dictionnaire lorsque le contexte idéologique ou
politico-social les porte à exister, tandis que d’autres ne
sont jamais nommés (et n’ont donc jamais d’existence
sociale) ou bien ne connaissent qu’une brève émergence
et disparaissent faute d’ancrage dans la réalité. Ainsi, par
exemple, le terme terroriste apparaît pour la première
fois en 1796 dans le dictionnaire français en rapport avec
les événements du temps, tandis que furoriste, apparu
au même moment, est un hapax. De la sorte, grâce au
terme qui la désigne, mais au-delà des mots également,
une représentation sociale n’émerge dans la pensée
collective que dans la mesure où elle possède un sens
auquel elle assure la circulation et l’implantation dans le
psychisme groupal. Mais, pour autant, elle n’existe pas
48
comme une sorte de « molécule » mentale isolée. Elle
ne prend sa valeur pleine et entière, et ne joue son rôle
dans la connaissance commune, que si elle est en lien
avec d’autres représentations qui l’accompagnent ou la
complètent dans un champ représentationnel signifiant.
Une analyse des représentations sociales ne peut donc
se concevoir hors d’une perspective à la fois structu-
relle et sémiologique. Car ce n’est qu’une analyse de ce
type qui en permet la compréhension en tant qu’élé-
ment d’un ensemble. Autrement dit, il s’agit moins
d’étudier une représentation sociale qu’une constella-
tion dont cette représentation est une pièce et elle ne
peut être comprise que dans son rapport au contexte
(voir infra : les réseaux de représentations sociales). La
place manque ici pour un plus ample développement
de la question. Mais l’examen des relations (dialecti-
sées) entre les facteurs contextuels d’« ambiance » ou
d’orientation et les produits psychosociologiques que
sont les représentations sociales reste un point central
de leur dynamogénie. D’autant qu’une fois constituées
à partir des éléments psycho-déterminants du milieu
social, les représentations réagissent sur le milieu, créant
ainsi des boucles de rétroaction qui régissent autant
l’activité des représentations que les modulations de
la vie sociale dans laquelle elles s’insèrent, prennent
naissance, évoluent et se modifient en la transformant.
Précisons que lorsque le changement intervient, il passe
par l’évolution des éléments périphériques plus fragiles,
instables et conditionnels que le noyau, l’ensemble ne
se modifiant de manière significative que lorsqu’un
nombre suffisant d’éléments a muté ou s’est dilué et
que le noyau lui-même s’est désagrégé. Les idéologies,
quant à elles, protégées par leur orthodoxie, ne subissent
qu’assez peu les fluctuations occasionnelles. Le dog-
matisme du système produit, en effet, une rigidité qui
49
bloque toute évolution par un jeu de « sanctification »
des objets de « foi », doublée d’un formidable interdit
de transgression.
C. Flament (1989, p. 250) a posé le problème des
rapports entre représentations et idéologie. Il les consi-
dère, pour sa part, comme hétérogènes, comme « deux
secteurs de l’idéal » distincts l’un de l’autre, ce qui ne
répond pas, nous semble-t-il, à leur vocation dynamo-
génique. Nous proposons, au contraire, de les envisager
sous l’angle de leur conjugaison, leurs différences n’étant
que de la partie au tout, comme dans les autres élabo-
rations. En effet, nous ne voyons pas de quoi une idéo-
logie peut être constituée, sinon d’un système (réseau)
de représentations en interconnexion : les différentes
représentations qui constituent cet ensemble sont réunies
par une trame commune et ordonnées entre elles par
les divers motifs (principaux ou secondaires) qui sont
porteurs du message idéologique. Le tissage des tapis
peut fournir un modèle approximatif des rapports exis-
tant entre les parties constitutives. Un certain nombre de
travaux vont d’ailleurs dans cette direction et présentent
l’idéologie comme un système ou une « superstructure
de représentations » (Gaffié et Marchand, 2001) qui ne
se limite pas à un simple emboîtement (Vergès, 1991 ;
Rouquette, 1996), mais articule les éléments que consti-
tuent les différentes représentations sociales dans une
perspective dynamique, organisant ou réorganisant le
champ social grâce à un jeu de « filtres » interprétatifs
propres à chaque univers de croyance en fonction d’une
stratégie cognitive fondamentale (Deconchy, 1991).
Deux exemples permettront d’illustrer cette idée.
Prenons le cas de la division sexuelle du travail. Elle
correspond à une idéologie (datée) et paraît, à notre
avis, composée d’un faisceau croisé de représentations,
articulées entre elles dans la perspective du système
50
idéologique en question : les idées que le groupe se fait
de la différence des sexes, de la distinction masculin/
féminin, du rapport supériorité/infériorité, de la force
physique/de la faiblesse, de la maternité et de l’éduca-
tion des enfants en bas âge, de la valorisation des dif-
férents types de travail, du contrôle social des femmes,
du contexte magique et superstitieux, de l’enracinement
de la représentation dans la tradition enfin (toutes idées
répondant à un cadre culturel particulier qui assure leur
originalité et leur légitimité).
Un autre exemple peut être emprunté à l’idéo-
logie religieuse (système de croyances) centrée, dans
les sociétés traditionnelles, autour des représentations
mises en œuvre : initiation, blessures symboliques, sang,
souffrance, mystères, chamanisme, ancêtres, divinités,
tradition, contrôle social, distinction enfant-adulte,
mutation ontologique, nouveau statut social.

Représentation sociale schématique de l’épreuve initiatique

51
En outre, Flament attire l’attention sur le fait qu’une
représentation peut être modifiée sous l’action d’une
pratique sociale. Mais l’inverse aussi est vrai, et les pra-
tiques sociales peuvent se ressentir du changement qui
affecte certaines représentations ou de l’apparition de
nouvelles (Ibanez, 1989). Ce que l’on se représente
conditionne même l’action et la canalise dans ses fins
autant que dans ses modalités (Rouquette, 1994). En
outre, il arrive que, dans la dialectique qui lie pratiques
et représentations sociales, des contradictions se mani-
festent, qui n’affectent pas les pratiques par rapport aux
représentations, mais plutôt les représentations d’une
pratique sociale par rapport aux représentations d’autres
pratiques sociales. On risque alors de voir apparaître
un paradoxe : on peut, par exemple, suivre assidûment
un culte prônant la charité et, en même temps, refuser
d’accueillir ou de secourir des étrangers. Car, dans la vie
courante, les représentations sont souvent dominées par
des facteurs émotionnels ou affectifs. Elles en arrivent
parfois à un tel degré d’exaltation qu’elles s’emparent
de groupes ou de foules entières et les précipitent dans
des actions collectives de ferveur ou de fureur et à
toutes sortes de débordements éventuels. Les exemples
sont de tous les temps, depuis les martyrs chrétiens
sous Rome jusqu’aux dernières émeutes grecques de
protestation contre l’austérité consécutive à la crise
économique qui sévit en Europe ou aux révolutions
arabes contre les dictatures (Tunisie, Égypte, Lybie,
Syrie) des années 2011 à 2021. Dans ces cas plus que
dans d’autres, les représentations sociales se constituent
autant à partir d’éléments irrationnels que conjonctu-
rels. Et il est très difficile de démêler ce qui revient
au juste, à l’un ou à l’autre de ces registres.

52
II. – Le point de vue systémique

On peut aussi élargir la perspective et décrire les


représentations sociales d’un point de vue systémique,
comme nous l’avons déjà suggéré. Elles revêtent alors
la forme de « réseaux » ou de « complexes » (sortes de
structures de structures), comme dans une croyance, un
conte ou un mythe. Elles se présentent alors à la manière
d’une marqueterie ou d’une mosaïque dont les pièces
sont articulées les unes avec les autres. Ces dispositifs
exigent, bien entendu, que des régulations cognitives
entrent en jeu pour assurer la cohésion du système ainsi
réalisé. Les représentations intervenant dans la croyance,
le conte ou le mythe appartiennent ainsi à la même
entité générique ou sémiologique, c’est-à-dire au même
ensemble d’éléments psychologiques admettant entre
eux un degré important de relation logique ou symbo-
lique. Ces représentations se renforcent mutuellement et
chassent d’autres représentations qui seraient dissonantes
dans le système de croyance considéré. Tout un jeu de
promotion, d’adaptation (des parties au tout), de sélec-
tion ou d’élimination est activé par la pensée à l’œuvre
dans l’élaboration et la transmission d’une croyance,
d’un conte ou d’un mythe, leur conférant une valeur
et une vie propres. Mais, si chaque partie participe au
tout de la croyance ou du mythe dans son entier, ce
tout joue un rôle dynamique d’attraction et de sélec-
tion des éléments représentationnels qui le constituent
ainsi que de leur organisation structurelle : en définitive,
les diverses pièces du conte ou du mythe s’articulent
en une unité supérieure, un ensemble morphologique
auquel est donné un « titre » sous lequel il s’identifie
comme porteur de sens : Faust, Antigone, La Légende
des Niebelungen ou Le Petit Chaperon Rouge.
53
Dans le modèle « moléculaire », les représentations
sociales apparaissaient structurellement constituées
d’un noyau central et de schèmes périphériques. Selon
la formule de C. Flament, « ce qui semble sûr, c’est
que ce noyau (le noyau central de la représentation,
son principe organisateur) est une structure qui orga-
nise les éléments de la représentation et leur donne
un sens 1 » (1989, p. 206). Mais, à une autre échelle,
la représentation sociale peut être aussi appréhendée
comme un élément constitutif dans une construction
mentale donnée, une croyance, par exemple, et elle
participerait alors à une articulation 2 de représentations
jouant comme les segments « logiques » de la pen-
sée. Leur importance varie cependant suivant que l’on
mobilise : 1/ des représentations à « forte » structure,
qui posséderaient la capacité à drainer autour d’elles les
éléments épars de l’activité mentale pour les organiser
en fonction de leur pouvoir d’attraction. Elles auraient
pour propriété de se retrouver identiques à elles-mêmes
quelle que soit la période historique considérée et
d’être peu susceptibles de changement ou d’évolution.
Elles apparaîtraient de la sorte comme des espèces
de matériaux psychiques dotés d’une grande cohésion
interne, de stabilité et de constance, ce qui expliquerait
leur maintien transhistorique. 2/ des représentations
« faibles » (caractérisées par une structure interne faible
et dotées d’une moindre puissance attractive, leur plus
grande passivité leur permettant d’entrer assez faci-
lement dans le champ « gravitationnel » des repré-
sentations sociales « fortes »). Ces représentations, du
fait de leur moindre vigueur, seraient plus malléables,

1. Nous reviendrons plus loin sur cette question du sens.


2. X. Lameyre n’hésite pas à parler d’une véritable « arthrologie des
représentations » (L’Imagerie mentale, Paris, Puf, 1993, p. 120 sq.).

54
plus susceptibles de s’adapter, de se déformer et de se
transformer au contact d’une représentation sociale
« forte » dont elle subirait l’aimantation.
La conjugaison des deux sortes de représentations
sociales produirait, comme nous l’avons indiqué supra,
un système complexe possédant son autonomie struc-
turelle et véhiculant un sens homogène. Revenons,
pour l’illustrer, à un conte comme Le Petit Chaperon
rouge, dans lequel toutes les représentations constitu-
tives n’ont pas le même poids. Certaines, centrales,
apparaissent comme une constellation d’éléments
intellectuels et affectifs à valeur transgénérationnelle
véhiculant un bloc de sens, toujours identique à lui-
même, comme, brièvement, l’incarnation symbolique
de l’innocence (la petite fille) et du Mal (le loup), les
valences psychanalytiques sous-jacentes du conte et sa
valeur morale. D’autres sont plus secondaires, comme
l’univers rural qui sert de cadre à l’histoire ou même
le contexte culturel (occidental) dans lequel il s’inscrit
conjoncturellement.
Ainsi, les représentations (fortes ou faibles) se
révèlent comme des matériaux psychiques basiques
à partir desquels s’élabore un processus mental plus
complexe qui systématise (trie et ordonne) les repré-
sentations entre elles et par rapport au tout de l’histoire
(ici, le conte). Une religion, un mythe, une croyance
apparaissent ainsi constitués de représentations pos-
sédant chacune ses caractéristiques, son importance
relative et sa place « opérationnelle » dans le système
à l’intérieur duquel elles entretiennent des interrela-
tions dynamiques qui ne se limitent pas à une simple
juxtaposition. Plusieurs liaisons « logiques » sont sus-
ceptibles d’intervenir, du type de la coordination ou de
la composition. On pourrait emprunter le modèle des
pièces de puzzle pour illustrer ce genre de relations :
55
certaines représentations, moins englobantes, s’arti-
culeraient avec des représentations plus englobantes.
Il existerait également d’autres types de rapport,
de conjugaison, de synthèse, voire d’exclusion (une
représentation en chassant une autre pour des raisons
d’incompatibilité ou de nécessaire substitution). Les
systèmes de représentations, combinaisons complexes
ou « réseaux » d’icônes mentales, sont gouvernés par
une thématique reposant sur l’homogénéité des conte-
nus, sur les lois d’attraction, d’exclusion ou de combinaison
que les représentations entretiennent entre elles (voir
supra, les réseaux de représentations sociales).
La mentalité d’un groupe donné se trouve de la
sorte organisée, conditionnée par les récits socialement
construits qui lui servent de référence, voire de mythe
identitaire. On saisit le rôle particulièrement impor-
tant que tiennent ensuite, pour la société concernée, ces
« constellations » psychiques, puisqu’elles interviennent
pour orienter d’une façon déterminante les pensées et
les conduites des membres du groupe. Et ce qui est
déjà présent dans les mythes et légendes folkloriques
culmine dans les idéologies, politiques ou religieuses.
L’adhésion des individus à la pensée magique, par
exemple, fait appel à l’idée (ou l’image) que les sujets
se font du monde et des forces qui s’y jouent, ce qui
les conduit à élaborer une combinaison de représen-
tations familières en accord avec l’univers de la magie
et à y conformer leurs conduites. On en arrive ainsi
à une sorte d’architectonique de représentations où
règne une certaine harmonie. Ce jeu et cette com-
binatoire des représentations permettent la saisie du
quotidien, où elles agissent comme facteurs de pola-
risation de la vie psychique, individuelle ou groupale,
quitte à biaiser l’interprétation du réel. L’homme qui
adhère au mode de pensée magique, pour poursuivre
56
cet exemple, est entièrement dépendant, aussi bien
pour la structure même de sa pensée que pour les
objets vers lesquels elle se tourne, de ce choix et de
cette élaboration particulière des représentations. La
Nature est ainsi, pour lui, interprétée sur un mode
animiste, admettant l’existence des esprits, du mana,
des fétiches ou des sorts dans le monde environnant.
De même, dans certaines religions, la représentation de
la mort comme passage d’une vie à une autre amène le
croyant à se comporter comme si une partie essentielle
de lui-même, son âme, devait réellement lui survivre.
Toute sa conduite sur la terre est alors orientée dans la
perspective de cette représentation d’une vie future. Il
arrive que la combinatoire représentationnelle, assujet-
tie à la « logique » qu’elle s’est donnée, soit hautement
élaborée et que toutes sortes de « figures » (prophètes,
messies, miracles, jugements, anges et démons, tri-
bunal divin) interviennent. Le mythe ou la croyance
constitués sont alors ordonnés par : 1/ la majesté du
sujet, 2/ la nature des enjeux, 3/ la caution collective,
qui confèrent une unité thématique convaincante à la
disparité représentationnelle de départ. Notons que
cet effort de structuration se retrouve, à des degrés
divers, dans tous les systèmes de croyances, même les
plus triviaux. Le superstitieux, par exemple, à l’instar
de l’idéologue religieux ou du militant politique, évolue
dans un univers de représentations auquel il adhère
sentimentalement et intellectuellement, et auquel il
conforme ses actes. Car, au bout du compte, il pense,
lui aussi, que certains signes sont une clé d’inter-
prétation du monde, une indication de la conduite à
tenir, qu’il est donc important de les respecter, d’au-
tant que de très nombreuses personnes y adhèrent
autour de lui. La superstition se présente ainsi comme
un militantisme de métaphysique vulgaire usant de
57
représentations sociales comme schèmes organisa-
teurs, assortis des cautions de la vie sociale (conduites,
mœurs, coutumes). L’adhésion sentimentale du public
aux représentations sociales qui meublent son univers
est consacrée par les relais mutuellement stimulants
de la croyance partagée, et l’effet de groupe lui assure
une crédibilité qui nargue toute assise rationnelle. Ainsi
fonctionnent les superstitions et, parfois, à un niveau
plus rare, les visions collectives, dans lesquelles il suffit
de « croire pour voir ». Le système de représentations
agit alors comme un phénomène de persuasion quasi
hypnotique qui conditionne la présence des objets
mentaux dans l’esprit qui les pense. La représenta-
tion fait la conviction autant que la conviction fait la
représentation.

III. – La question du sens

Si dans Le Système des objets (1968) J. Baudrillard


parle de la « consommation des signes », les représen-
tations sociales invitent, quant à elles, à évoquer une
consommation des sens. Car c’est par les représenta-
tions, plus encore que par les objets, auxquels elles
confèrent d’ailleurs leur valeur, que se mettent en place
les constituants d’une pensée groupale, ordonnés à la
circulation des sens. Ces derniers, en effet, définissent
certaines grandes orientations du social par l’affectation
à chaque pratique et à chaque sensibilité de sa forme
et de sa fonctionnalité, pour leur conservation ou leur
changement. Baudrillard (p. 21) précise, pour sa part,
« que [les] meubles-monuments (buffet, lit, armoire)
et leur agencement réciproque répondent à une per-
sistance des structures familiales traditionnelles dans
de très larges couches de la société moderne ». Mais,
58
au moins autant que les pièces de mobilier, ce sont
les représentations sociales qui sont conservatrices du
modèle social et de son changement, à la fois repères
et marqueurs réglant le « sens » sociologique des objets
en question, et qui font évoluer l’emploi et la mode
dont elles inventent le style, car les représentations
créent et posent les exigences de nouveauté et de
modernité, pressant ensuite les objets à s’y conformer.
Tout objet créé ou modifié reçoit donc son existence
ou ses nouvelles formes de la représentation qui y a
présidé, elle-même dépendante de l’idée socialement
active de progrès ou d’utilité, c’est-à-dire du sens
que le socius y investit à un moment donné de son
histoire, sachant que ce qui est insignifiant a peu de
vocation à être (sauf, peut-être, dans le domaine de
l’art). Ainsi peut-on dire que si toute représentation
sociale dépend, pour son existence, de la société dans
laquelle elle émerge et évolue, elle participe aussi au
maintien de la conformité ou, au contraire, aux inno-
vations qui en scandent l’évolution ou le changement,
jusqu’aux formes critiques, pour fixer aux individus
un horizon social à leurs pensées et à leur vie d’une
manière significative. À la suite de Moscovici (1969),
J.-C. Abric (1994, p. 12) affirme qu’« un objet n’existe
pas en lui-même, il existe pour un individu ou un
groupe et par rapport à eux. C’est donc la relation
sujet-objet qui détermine l’objet lui-même (cf. supra,
p. 45). Une représentation est toujours représenta-
tion de quelque chose pour quelqu’un ». Il en résulte
une connaissance organisée du monde où, en fonc-
tion des objets identifiés, les sujets peuvent décider
clairement de leur action. Ce qu’un homme appelle
« réalité objective » dans son environnement n’existe
donc que parce que le réel, reconnu et nommé, a du
sens pour lui à l’intérieur d’un contexte socioculturel
59
donné. Il n’est, en somme, de réalité, que ce soit pour
l’individu ou pour le groupe, que pour autant qu’elle
a une signification pour l’individu ou le groupe, c’est-
à-dire qu’elle existe en tant que représentation articulée
à un contexte cognitif, axiologique ou autre. Nombreux
sont, en effet, les domaines dans lesquelles figurent
les représentations sociales comme véhicules de sens.
J.-C. Abric (ibid.) décrit celles qui touchent au savoir,
à l’identité des groupes, aux orientations (des compor-
tements et des pratiques), à la justification des prises
de position et des actions. Et il propose de vouer une
valeur heuristique à leur étude, « indispensable, selon
lui, dans la compréhension de la dynamique sociale ».
Effectivement, lorsqu’elles interviennent dans la pro-
duction et la mise en circulation des savoirs quotidiens,
les représentations sociales sont porteuses de sens et
de valeur. Même dans les cas où des décalages existent
entre les représentations et les objets, ce qui prévaut
dans la symbolisation mise en œuvre, c’est sa signi-
fication que celle-ci confère à telle ou telle partie de
l’environnement, signification qui, répétons-le, préside
ensuite à l’orientation de la conduite du sujet. C’est
ce que J.-C. Abric (1989, p. 195) résume en écri-
vant que « les sujets n’abordent pas une situation de
manière neutre et univoque. Les éléments du contexte
[…] véhiculent une représentation de la situation, une
signification. Et c’est cette représentation de la situa-
tion qui détermine le niveau d’implication du sujet,
sa motivation et l’amène à mobiliser plus ou moins et
de manière différente ses capacités cognitives ». Tel
est le cas, par exemple, de l’idéologie politique (ou
religieuse), comme nous l’avons déjà suggéré plus haut,
qui réorganise les données du réel à travers le système
interprétatif des représentations qui constituent l’idéo-
logie en question, car la représentation est à la fois
60
« le produit et le processus d’une activité mentale par
laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel
auquel il est confronté et lui attribue une signification
spécifique » (Abric, 1987, p. 64). Elle « n’est donc pas
un simple reflet de la réalité, elle est une organisation
signifiante » (1994, p. 13) 1. En d’autres termes, on
peut dire qu’elle sécrète le sens des choses, le produit
et le fait circuler dans le social, interprète le réel (pour
le meilleur et pour le pire, comme toujours dans les
processus interprétatifs). Dans ce travail d’interpréta-
tion du monde environnant, la représentation sociale
apparaît, répétons-le, comme une grille de lecture
du réel à partir d’un jeu d’images verbales ou rêvées,
codées-décodées par la sémiotique du socius. La vie
sociale est ainsi traversée par une chaîne de sens, celle
que les représentations ont élaborée ou tricotée, telle
qu’on la trouve dans les récits, les croyances ou les
contes. Cependant, si la représentation sociale per-
met l’interprétation du réel, elle ne demande pas à
être interprétée : elle se donne pour ce qu’elle est,
avec ses faux-sens et ses contre-sens. Par conséquent,
comme dans tout processus interprétatif, on est en
droit, malgré la familiarité ou la clarté apparente de
ce qu’elle révèle, de suspecter une polysémie mas-
quée dans toute représentation. Il convient donc de se
méfier, car une représentation sociale peut être pétrie
d’ambigüité, d’absurdité ou de naïveté, et signifier sou-
vent autre chose que ce qu’elle a l’air d’exprimer. Elle
peut dissimuler, involontairement ou non, des erreurs

1. Dans ses différents travaux, M. Denis (1979, 1989) soulignait déjà


à propos des images mentales qu’elles comportent nécessairement des
significations dont le jeu même est à la base de leur production dans
les systèmes de cognition et d’action de l’homme. Même les images
farfelues ou relatives à des êtres et objets irréels ou fantastiques com-
portent une signification.

61
importantes : simplifications, amputation d’éléments,
de traits ou de caractères, accentuation de détails,
introduction de fragments parasitaires rêvés, appari-
tion de biais, de corrélation illusoire (Chapman, 1967),
de distorsions systématiques (Shweder et d’Andrade,
1979) 1. Autant d’erreurs qui caractérisent l’activité
mentale et la connaissance vulgaire. La représentation
sociale n’est ainsi pas l’image d’un objet vrai, mais la
« vraie » image d’un objet (éventuellement faux), et elle
se présente comme la reconstruction décalée d’un objet
par rapport à la réalité intrinsèque de cet objet.
En tant que processus et produit, la représentation
sociale est transmise, mais c’est elle aussi qui transmet,
en codant les significations après les avoir sélection-
nées. Toute production mentale (collective ou indivi-
duelle) repose de la sorte sur un tissu de représentations
qui est, en fait, une séquence signifiante telle qu’on
la rencontre dans les croyances, les contes, mais aussi
dans les discours officiels ou les prêches religieux, au
prix d’un travail de perlaboration de la pensée sociale,
avec ses cheminements parfois simples et directs, par-
fois complexes et tortueux. Rappelons qu’il ne faut
jamais perdre de vue le contexte, qui joue un rôle
déterminant tant en ce qui concerne l’apparition que
la transformation du matériel psychique mobilisé au
titre des représentations sociales impliquées. Imaginer
une représentation sociale hors contexte revient à la
désincarner, à en faire une entité éthérée, qui aurait,
pour tout dire, perdu sa vitalité sociale, car elle n’a de
sens que pour autant qu’elle reste attachée à un cadre
signifiant et qu’elle n’est pas menacée par l’abstraction.

1. D. Jodelet (1989, p. 53) souligne, pour sa part, « trois types d’effet


au niveau des contenus représentatifs : des distorsions, des supplémen-
tations et des défalcations ».

62
Si l’on fait de la représentation une forme vide, abs-
traite et générale, détachée de la valeur relative qu’elle
acquiert dans un contexte donné, elle ne fait plus que
bafouiller lorsqu’il s’agit d’exprimer la pensée d’un
groupe à un moment donné de son histoire.

IV. – Les modèles de compréhension

Quatre modèles peuvent permettre d’appréhender


les représentations sociales. Le premier (déjà évoqué)
permet de concevoir chaque représentation comme une
molécule possédant un noyau central et des atomes
(schèmes périphériques) gravitant autour du noyau.
Le deuxième modèle pourrait être emprunté à la bio-
logie et notamment au phénomène de la coagulation
à l’occasion duquel des éléments normalement épars
dans le sang sont amenés à se combiner pour engendrer
un nouveau « produit » (le thrombus) en fonction des
affinités physiologiques et des propriétés biochimiques
particulières des éléments. Le troisième modèle peut
être prosaïquement tiré de la tapisserie (ou de la
mosaïque), les motifs figurés résultant du tissage des
fils de diverses couleurs sur la trame. Un quatrième
modèle calqué sur les observations astronomiques
ferait apparaître les représentations sociales comme
les constellations qui, malgré leur nature virtuelle, n’en
sont pas moins des repères (pour la navigation, par
exemple).
L’application de ces modèles permet de décrire des
phénomènes d’attraction mutuelle de certains éléments
« libres » dans le psychisme, éléments « flottants » dans
l’imaginaire et susceptibles de s’associer préférentielle-
ment dans certaines circonstances favorisantes. D’autant
que ces éléments « libres » ou « flottants » évoluent dans
63
un champ « gravitationnel » qui crée une propension à
ces rapprochements de « sympathie ». Une tendance au
grossissement, à l’exagération, au dépassement des pro-
portions, à la modification des perspectives, bien révé-
lée par les travaux sur l’imaginaire, est, en effet, activée
dans certaines occurrences. Dans d’autres cas, c’est un
phénomène de halo qui provoque l’absorption d’élé-
ments extérieurs par la représentation, ou la diffusion
de la dynamique idéo-affective d’une représentation
à d’autres objets psychiques plus ou moins voisins. Très
proche du précédent mécanisme, l’association privilé-
giée de plusieurs représentations à l’exclusion d’autres
produit une vision particulière, partielle et souvent
partiale, de la réalité. D’autres mécanismes d’induction
ou d’inférence réciproques favorisent certains effets de
trace ou de bon prolongement (comme ceux auxquels
nous a habitués le gestaltisme). Ajoutons les phéno-
mènes de réélaboration et d’assimilation des contenus
psychiques utilisant plusieurs voies pour aboutir au
« train » de représentations sociales constitutives d’une
histoire, d’une superstition, d’une croyance : il s’agit
alors d’une sorte de thématisation induite par une ou
plusieurs représentations dominantes, par rapport à
des représentations plus faibles, accompagnée d’un
travail psychique de coordination des éléments épars
en une configuration mentale cohérente. Les diverses
représentations significativement profilées résultent
de l’assimilation des fragments épars opérée par les
phénomènes d’affinité, de condensation, d’anticipa-
tion, de « bonne suite » ou par la récupération de ce
que véhicule toute pensée sociale comme stéréotypes,
clichés, préjugés.

64
V. – Réseaux et contexte

Les représentations sociales apparaissent rarement


comme des entités « isolées ». En réalité, dans le jeu
de la cognition sociale, elles se présentent plutôt sous
la forme d’ensembles relativement complexes, véritables
réseaux de représentations liées entre elles par des rap-
ports de nature diverse (proximité objectale, parenté
sémantique, induction ou déduction logiques) qui les
font s’appeler et se répondre à l’intérieur d’une structure
dynamique, matrice organisationnelle davantage que
simple enveloppe, qui leur procure un maillage cohé-
rent et congruent, répétons-le, en accord avec les fac-
teurs de contexte qui assurent leur adéquation à l’esprit
du temps, à la culture du groupe, à son histoire, ses
rêves et ses attentes. Une représentation unique, saisie
comme telle, n’a donc pas grand sens, car elle n’existe
le plus souvent que par rapport au contexte extérieur
qui la conditionne, en même temps que le groupe des
autres représentations, à l’intérieur de l’ensemble-réseau
auquel elle appartient. En effet, lorsqu’elle émerge sur
la scène sociale, une représentation fait signe parce
qu’elle est chargée de sens, qu’elle reçoit pour l’essentiel
de son environnement à qui d’ailleurs elle le restitue.
Elle a donc besoin du contexte comme il a besoin
d’elle. Une représentation sociale n’advient pas, en
effet, par hasard : liée par une logique fonctionnelle au
complexe politico-économico-social du moment, elle
est « convoquée », pour ainsi dire, par la situation dans
laquelle elle émerge. C’est pourquoi n’importe quelle
représentation n’apparaît pas à n’importe quel moment
de la vie du groupe. Ses conditions de manifestation
et d’opérationnalité sont ainsi « ordonnées » par la
conjoncture événementielle et psychologique dans
65
laquelle la représentation intervient, et où des images
et des symboles divers circulent. Les événements tirent
leur valeur et leur importance de la signification que
la représentation contribue à leur accorder dans son
travail d’interprétation. Elle se conjugue souvent avec
de nombreuses autres représentations pour former des
réseaux à l’intérieur desquels elles interagissent. Dans
cette perspective, une représentation seule n’est donc
pas une représentation sociale, puisqu’elle doit être
rapportée au champ plus large auquel elle participe
avec sa valeur sémiologique propre. Tout phénomène
psychosocial renvoie bien, par conséquent, pour sa
« compréhension », à toute une architectonique de
représentations articulées avec le contexte, car c’est
cette perspective qui respecte sa « vérité » psycho-
sociale. On voit ainsi se dessiner un schéma d’analyse
au centre duquel se trouverait l’interdépendance fonda-
mentale entre le « texte » de la représentation sociale et
le contexte dans lequel elle s’insère, ce qui suppose une
étroite relation bilatérale, chacun des deux pôles inte-
ragissant avec l’autre dont il détermine les modalités.
C’est dans les moments de crise que le phénomène
s’observe le mieux. En fonction des sollicitations du
milieu ou des facteurs circonstanciels, les représenta-
tions sociales participent alors intensément à la mobi-
lisation des croyances ou des idéologies, fournissant les
images, symboles, formules de rhétorique et éventuelles
élucubrations à la polémique ou propagande. Ainsi,
par exemple, la question actuelle des vagues migra-
toires vers l’Europe débouche sur une bipolarisation des
points de vue, hérissés de préjugés et de stéréotypes,
qui se répartissent plus ou moins selon deux registres
divergents, chacun en fonction de son univers représen-
tationnel de rattachement : les groupes allogènes sont
ainsi considérés comme des réfugiés ou des migrants.
66
Selon son contexte idéologico-politico-social propre,
chaque pays (européen, en l’occurrence) concerné (ou
chaque parti à l’intérieur du pays) interprète ainsi, par
représentations sociales interposées, la situation des
populations visées et la juge favorablement ou défa-
vorablement 1, au risque d’éventuelles extravagances
mentales ou comportementales. Les représentations
sociales jouent ainsi un rôle important en tant que
composants fondamentaux de la pensée sociale à un
moment historique donné pour une société donnée.
Par leur capacité à propager des signes et des sym-
boles par rapport à un contexte lui-même saturé en
facteurs déterminants, les représentations participent
à la régulation-dérégulation de la vie sociale qu’elles
contribuent, même si elles sont souvent infiltrées
d’erreurs, à mettre en équations « signifiantes », i.e.
à moduler le réel ambiant en lui fournissant un sens.
Elles collaborent donc au formatage des perspectives
ambiantes par la mise en circulation dans l’imaginaire
collectif ou groupal d’éléments à forte valeur normative
qui deviennent les impératifs de la pensée sociale du
groupe considéré. Il en ressort les « on doit », les « il
faut » ou les « il ne faut pas » qu’on retrouve jusque
dans le discours politique, lequel participe à leur diffu-
sion et à leur accréditation. Il ne faut pas perdre de vue
que le contexte, notamment événementiel, provoque
un tri opportuniste des outils représentationnels qui
sont utiles à un moment donné, quitte à en changer
ensuite si nécessaire. De fait, les réseaux de repré-
sentations sont constitués d’éléments datés, en lien
avec la chronique, pouvant participer aux impératifs
temporels de « mode ».

1. La place manque ici pour une étude plus développée, ce qui contraint
à une rapide évocation.

67
VI. – Représentations sociales et temporalité

Après avoir considéré les représentations sociales


dans ce qu’elles sont à un moment donné, nous
allons nous interroger sur leur devenir, c’est-à-dire
sur leur éventuelle transformation dans le temps. On
constate, en effet, qu’elles peuvent avoir un destin
transgénérationnel. C’est ainsi que l’on peut repérer
de nos jours des représentations qui ont leur origine
dans des époques lointaines : leur noyau dynamique
s’est conservé pour l’essentiel même si leur configura-
tion a évolué avec le temps. La sorcière moyenâgeuse,
par exemple, tout en restant à travers les siècles ce
qu’elle est (c’est-à-dire l’être des sortilèges), n’est pas
tout à fait la même suivant que l’on se place dans
la perspective d’un grand inquisiteur comme B. Gui
(XIIIe siècle) ou Torquemada (XVe siècle), d’un historien
comme J. Michelet (XIXe siècle) ou d’une anthropo-
logue moderne comme J. Favret-Saada (XXe siècle). On
pourrait en dire de même de la folie, dont C. Quetel
et P. Morel (1979), par exemple, nous enseignent les
curieuses figures, depuis la « pierre de tête », substrat
physique de la vésanie, la viciation du sang et le trouble
des humeurs, jusqu’au moderne dérèglement neuro-
logique ou biochimique en passant par le retour à la
bestialité ou la possession démoniaque. Cependant, la
représentation sociale n’est identique qu’en apparence
car, avec le temps, tout un travail de modification a
opéré. Son contenu peut même varier dans un temps
assez court. C’est, par exemple, le cas de la toxico-
manie qui, en l’espace de quelques années, compte tenu
de l’évolution des traitements (en particulier des pro-
duits de substitution), est passée par plusieurs phases
différemment connotées. Le regard social porté sur
68
les conduites addictives, en effet, a évolué du registre
moral (la faute) au registre légal (le délit) avant d’at-
teindre le registre médical (la maladie) en passant
par le registre existentiel (style de vie, D. Cormier,
1984). Ainsi, la représentation sociale de la toxico-
manie devient, en quelques années, plus clinique que
morale, plus réalité vécue qu’infraction pénale. Cette
transformation se repère dans les termes mêmes qui la
véhiculent : dans le discours social actuel, le toxicomane
est devenu usager de drogue. Il n’est plus délinquant mais
malade. Ce qui traduit une espèce de « normalisation »
de la conduite toxicomaniaque et la fin du toxicomane
sauvage. L’ajustement social envisage aujourd’hui la
légalisation du cannabis (plus ou moins sous prétexte
thérapeutique).
Les changements que connaissent les représentations
sociales peuvent d’une façon générale s’effectuer de
deux manières :
(a) La première évolue sous la pression des men-
talités sur lesquelles elles agissent en retour pour pro-
duire des conduites et des pratiques sociales. Dans ce
processus la représentation sociale serait relative au
moment où on la considère. Certaines d’entre elles,
comme la mort, l’amour, la sexualité, présentes d’une
manière transhistorique, paraissent permanentes.
Mais en réalité, elles admettent des contenus divers
au cours des âges. Ainsi, par exemple, pour ce qui
regarde la mort, Ph. Ariès (1977) distingue quatre
modèles qui se sont succédé en Occident entre le Ve et
le XXe siècle : tout d’abord la mort familière, puis
aux XIe et XIIe siècles, la mort événementielle, à la
Renaissance la mort « ensauvagée », pour tendre, à par-
tir du XVIIIe siècle, vers la mort escamotée. M. Vovelle
(1992) n’accepte pas, lui non plus, l’idée d’une mort
69
« achronique », sa représentation répondant à des oscil-
lations assez précisément datables liées aux mutations
idéologiques ou sociopolitiques des groupes, comme en
témoignent les problèmes actuels de l’euthanasie, de la
« mort cérébrale » ou de la transplantation d’organes
(J.-F. Braunstein, 2018). Un processus extérieur peut
aussi intervenir comme modulateur des éléments du
contexte général (une crise, par exemple) ou particu-
lier (statut et définition de la profession d’infirmière,
Guimelli et Jacobi, 1991 ; chasse et écologie, Guimelli,
1998 ; pratiques sociales, Flament, 1989 ; Abric, 1994).

Schéma de l’évolution historique


d’une représentation : la mort

(b) Mais il arrive également que, du fait de son


« vieillissement » ou de sa maturation propres, une
représentation, bien définie en un temps (représenta-
tion A), évolue sous l’influence d’un processus interne
(transformation progressive de la représentation A en
A’, A’’, AB : dégénérescence ou évolution de tout ou
partie de sa valeur qui s’est modifiée en lien avec des
phénomènes de mode ou d’utilité) pour devenir sen-
siblement différente (représentation B). Cette trans-
formation de A à B peut s’effectuer d’une manière
70
plus ou moins lente et insidieuse, ou plus ou moins
rapide. C’est ainsi, par exemple, que M. Vovelle (1992)
constate un tournant capital dans les mentalités occi-
dentales autour de 1760 : à ce moment, des change-
ments interviennent dans toutes les attitudes sociales,
la vie, le mariage, la famille, le sacré. En définitive, le
passage d’un état à l’autre d’une représentation donnée
aboutit, sur le long terme, à un changement plus ou
moins complet de la représentation.

Schéma de la transformation progressive


d’une représentation sociale (A) en une autre (B)

Comme nous l’avons évoqué plus haut, une repré-


sentation est constituée d’éléments à forte valeur pour
la personne ou le groupe, par conséquent centraux, et
d’éléments moins importants, dits périphériques, qui
assurent en quelque sorte l’interface entre le cœur de
la représentation et la réalité quotidienne. C. Flament
(1989), d’accord avec C. Guimelli (1988), considère que
la transformation des représentations sociales s’effectue
à partir de la modification des schèmes périphériques,
avec conservation du noyau central. Le changement
passe, en effet, plus aisément par l’évolution des élé-
ments périphériques, toujours plus fragiles, instables
71
et conditionnels que le noyau, l’ensemble ne se modi-
fiant de manière significative que lorsqu’un nombre
suffisant d’éléments a muté ou s’est dilué et que le
noyau lui-même s’est désagrégé. On peut, cependant,
aussi concevoir que les représentations se transfor-
ment d’une manière radicale, par une modification
d’ensemble (noyaux et schèmes périphériques), sous
la pression d’événements importants, qu’il s’agisse de
crises socioculturelles, de mutations idéologiques ou
d’accidents conjoncturels (famine, épidémie, guerre).

VII. – Cohérence et congruence

Comme nous l’avons déjà indiqué, les représenta-


tions sociales sont appelées à jouer un rôle polarisant
dans les constructions psychologiques. Elles ont éga-
lement une action « conservatrice », car elles inter-
viendraient en assurant l’adéquation et la cohérence du
matériel mental et culturel d’une société (ce qui est dit,
cru, raconté, ou compris). Il s’agit pour elles d’organiser
entre eux les éléments épars pour aboutir aux récits,
croyances, contes, fables, mythes, légendes ou idéo-
logies dont le vécu tire son sens et son maintien dans
la continuité temporelle. Il y a d’ailleurs lieu d’insister sur
ces deux mécanismes psychologiques, toujours étroite-
ment articulés l’un avec l’autre : la cohérence interne et
la congruence externe. En ce qui concerne la cohérence
interne, elle correspond à l’articulation des différentes
parties constitutives de la représentation en tant que
telle, qui lui confère une unité formelle, sémantique
ou symbolique, et lui permet ainsi de correspondre
à un énoncé ou à une évocation accessible à d’autres
consciences, c’est-à-dire d’être opératoire dans une
communication à l’intérieur d’un champ socioculturel
72
donné. Et ce, même, et surtout, si les éléments qui
constituent la représentation sociale sont plus dis-
parates. Ainsi, par exemple, si je me représente un
cheval, les différentes parties du corps de l’animal,
mais aussi ses différentes allures et les pièces de son
harnais peuvent me venir à l’esprit : la cohérence existe
d’emblée par le fait de la connexion que possède pour
moi l’image (l’idée) du cheval (et les mouvements ou
l’équipement qui lui sont ordinairement associés). Mais
si j’évoque un animal fabuleux à corps de cheval, tels
une licorne ou un cheval ailé, je vais devoir « agir » sur
la représentation initiale du cheval à laquelle il me faut
adjoindre des attributs inhabituels (donc exogènes) :
la corne de la licorne, les ailes du pégase et la capa-
cité de galoper dans les nuages. Les néoformations
(représentationnelles) s’obtiennent ainsi par un effort
de cohérence (éventuellement artificielle) qui greffe sur
la représentation ancienne de nouveaux éléments. Les
chevaux fabuleux de notre exemple peuvent s’imposer
ensuite comme des icônes autonomes, reconnaissables
en tant que telles, et peuvent recevoir une acception
consensuelle dans l’imaginaire collectif. L’apparition
du nouvel objet dans un conte ou une légende, sa
description conventionnelle et son inscription séman-
tique assurent progressivement son émergence comme
représentation sociale de cheval fabuleux. Plus les élé-
ments constitutifs sont hétérogènes, comme ce serait
le cas pour la représentation d’un dragon, plus l’effort
de cohérence sera grand : toutes les pièces consti-
tutives de l’être imaginaire existent dans la nature,
mais aucune n’est naturellement associée aux autres :
corps de serpent, ailes de chauve-souris, pattes de lion,
gueule crachant le feu, queue armée. La représentation
unifiée du dragon, telle qu’existant ensuite dans la
pensée sociale, est le produit de l’effort de cohérence
73
en question, de la capacité associative de l’imaginaire
et de sa propension au rêve. C’est là qu’intervient le
second mécanisme, la congruence externe, sorte d’ap-
titude à la résonance harmonique entre les parties
et le tout, les représentations circulantes et le milieu
socioculturel dans lequel elles circulent, celui-ci com-
mandant à celles-là. Tout se passe alors comme si le
nouvel agrégat ne pouvait advenir à l’horizon de la
pensée sociale que dans la mesure où il s’inscrit har-
monieusement dans le savoir du moment et les univers
féériques. Ce qui explique que certaines représentations
sociales soient si précisément datées et liées à leur
époque : il faut qu’elles entretiennent des rapports
étroits avec l’univers idéologique et l’imaginaire d’une
société donnée, avec son niveau de connaissances,
ses peurs, ses angoisses, ses espoirs et ses désirs : le
dragon, par exemple, est lié aux structures mentales
moyenâgeuses dans lesquelles il émerge en conjonction
avec les croyances en cours à l’époque, tandis que, de
nos jours, l’imaginaire collectif est plutôt orienté vers
les Aliens intergalactiques, modernité oblige.
Les deux processus sont complémentaires tout en
étant susceptibles d’une différentiation. Celle-ci pas-
serait, pour la cohérence interne, par le repérage d’un
indice de centralité, mesure de la tendance à conver-
ger d’éléments disparates qui se réunissent grâce à
un jeu d’association, d’alliance ou de fusion (dont
la nature et la dynamique restent à explorer cas par
cas : proximité morphologique ou symbolique, effet
de halo, appartenance à des champs sémantiques en
interférence, liaison à un même climat affectif). Cet
indice de centralité définirait le degré de tendance
centripète des éléments en fonction de leurs caracté-
ristiques et propriétés. La congruence externe admet-
trait, quant à elle, un indice d’adéquation évaluant le
74
bon ajustement entre la représentation naissante et
les blocs idéologiques prévalents à un moment histo-
riquement et culturellement déterminé, i.e. l’ensemble
des systèmes méta-représentationnels participant à la
définition de la pensée sociale du moment (croyances,
mœurs, coutumes, pratiques sociales, événements). Si
le principe de cohérence interne apparaît comme un
principe identitaire, le principe de congruence externe
semble fonctionner comme un principe d’économie
qui veut qu’une époque ait les objets représentationnels
qu’elle peut avoir, et seulement ceux-là.
J.-P. Deconchy (2000) a examiné le jeu de ces
facteurs sur la représentation sociale attachée à l’idée
même de l’homme. « L’évaluation de certaines pra-
tiques sociales intègre, à l’évidence, ce que l’on pour-
rait considérer comme une esthétisation ou comme
une éthérisation de la connaissance de l’homme par
l’homme » (p. 23). L’actualité scientifique, par exemple,
a des retombées inévitables dans le domaine de la vie
pratique. Avec un certain décalage, la population tout
entière (et non plus seulement le personnel savant des
laboratoires de recherche) est « atteinte », concernée,
intéressée (dans le sens fort du terme) par les répercus-
sions des découvertes ou des problèmes agités par les
chercheurs. Lorsqu’il s’agit de l’homme, ces questions
prennent une intensité particulière d’autant que notre
rapport au monde et à nous-mêmes en dépend direc-
tement. Les questions relatives à l’« homme », donc la
représentation que l’on en a, dépendent des réponses
aux problèmes hérités des recherches scientifiques et
fondamentalement articulés avec cette notion : l’inter-
ruption volontaire de grossesse (IVG), l’euthanasie, la
manipulation génétique, la peine de mort, le clonage,
l’expérimentation sur l’embryon, la sexualité, le genre
75
sont des problèmes dont J.-F. Braunstein (2018) s’est
fait l’écho 1.
« À vrai dire, poursuit Deconchy (ibid.), je suis
persuadé que l’homme n’est rien d’autre que ce que
la connaissance scientifique peut nous en apprendre,
sous une forme ou sous une autre, dans l’instant ou
à titre prévisionnel. Mais je pense également que la
résistance que nous avons à le considérer comme tel
doit être prise au sérieux et qu’elle doit être traduite en
termes cognitifs. C’est-à-dire en termes potentiellement
nécessaires. » Selon ce point de vue, « la construction
mentale de la singularité humaine » procéderait d’une
combinaison d’éléments informatifs en provenance du
monde technico-scientifique et des processus cognitifs
divers d’ajustement à ces contenus informatifs (et à leur
charge émotionnelle), que ce soit en termes de ratio-
nalisations, de dénégations ou de réduction de la dis-
sonance cognitive, i.e. de cohérence et de congruence.
Il est cependant étonnant que l’on ne trouve aucune
trace des dimensions philosophique ou esthétique qui,
pourtant, permettent d’entrer encore plus fondamen-
talement dans la « connaissance » de l’homme que ne
le font la science ou la technique.

1. Voir supra.
CHAPITRE IV

Représentations de l’autre
et relations sociales

La représentation d’autrui chez l’enfant est essen-


tiellement conditionnée par les schèmes organisa-
tionnels de la culture et les déterminants endogènes,
inconscients du sujet. Psychologues et psychanalystes
ont été assez unanimement d’accord pour souligner
les représentations à caractère souvent inquiétant
que pouvaient revêtir chez le jeune enfant les figures
parentales. On connaît les classiques fantasmes de
dévoration ou les menaces de castration en rapport
avec le Père, ou ceux de frustration-persécution liés
à la mauvaise Mère. Les contes et légendes en four-
nissent des images emblématiques sous les aspects
du géant, de l’ogre, de l’ogresse ou de la sorcière qui
participent aux représentations culturelles. Le surgis-
sement du fantasme peut emprunter la forme d’une
bête sauvage, loup, lion (voire cheval, comme dans
les fantasmes du Petit Hans décrits par Freud) ou
d’un animal fantastique : monstre, dragon. L’homme
adulte ne se débarrasse peut-être jamais complète-
ment de telles représentations, et l’on en trouve des
échos célèbres dans les histoires de mer, en particulier,
que ce soit Jonas avalé par le Léviathan, le capitaine
Achab englouti par la baleine blanche ou les pieuvres
pélagiques (en fait des calmars géants) de Jules Verne,
quand ce ne sont pas les plus modernes extraterrestres.
77
De nombreux contes pour enfants sont le lieu ima-
ginaire où se projettent les conflits qui apparaissent
au cours du développement. Dans Blanche-Neige, par
exemple : « L’enfant pubertaire est ambivalent dans son
désir de surpasser celui des parents qui est du même
sexe que lui : d’une part, il voudrait bien qu’il en soit
ainsi ; d’autre part, il le redoute, en se disant que le père
(ou la mère) encore si puissant pourrait en tirer ven-
geance. C’est l’enfant qui craint d’être détruit à cause
de sa supériorité réelle ou imaginaire, ce ne sont pas ses
parents qui ont envie de le détruire » (B. Bettelheim,
1976, p. 307 ; voir également M.L. von Franz, 1970).
C. et S. Botella (op. cit., p. 770), s’appuyant sur
R. Diatkine, rappellent que, du point de vue de la
figurabilité, le conte se présente comme une véritable
propédeutique à l’univers de la représentation. « Dans
la communication entre l’enfant et l’adulte, le conte
forme un véritable pont, conduisant le vécu inorga-
nisé, difficilement représentable pour l’enfant dans une
relation avec ses objets réels, vers l’univers merveilleux
de la représentation. »
Mais, naturellement, les images de l’Autre ne
s’arrêtent pas aux figures parentales. Et les psycho-
sociologues s’intéressent fortement aux relations
interpersonnelles centrées autour de la représentation
d’autrui. Celle-ci résulte de l’attribution de prédicats
aux partenaires de l’interaction sociale dans un contexte
socioculturel donné. Plusieurs courants ont collaboré à
faire émerger ces représentations de l’Autre et en ont
fait des modalités opératoires fondamentales qui se
manifestent dans le champ social comme régulateurs
des rencontres intersubjectives.
Une des premières études sur le sujet est probable-
ment celle que l’on doit au sociologue E.S. Bogardus
sur les relations interpersonnelles. Peu avant 1930,
78
ce chercheur validait l’expression de « distance sociale »
pour rendre compte des positions que les personnes
pouvaient entretenir les unes avec les autres au cours
de leurs échanges et interactions. Bogardus a même
élaboré une échelle (à partir d’un questionnaire) ren-
dant compte de la proximité ou de l’éloignement que
certains individus étaient susceptibles d’entretenir par
rapport à d’autres selon que ceux-ci présentaient des
différences ethniques plus ou moins marquées. Cette
échelle permet de se faire une idée des représenta-
tions des étrangers à partir des relations (de voisinage,
d’amitié, professionnelles, amoureuses) que l’on est
susceptible d’accepter à leur sujet.
Les notions de statut et de rôle, centrales en psycho-
sociologie, participent fortement à la régulation des
conduites interpersonnelles. Les mécanismes impliqués
dans la définition ou redéfinition des relations entre
individus s’élaborent à partir des positions relatives
des personnes concernées. Celles-ci, en effet, s’appré-
hendent dans la plupart des situations selon la place
socialement définie qu’elles occupent l’une par rapport
à l’autre : vendeur-client, malade-soignant, maître-
élève, parent-enfant. Ce qui permettrait, sans faire
trop violence au concept de représentations sociales,
d’affirmer que ce sont elles encore qui se profilent
derrière statuts et rôles. Il est à peine utile de souligner
leur fréquence et leur importance dans les comporte-
ments interpersonnels, chacun étant appelé à régler
sa conduite en fonction de la connaissance qu’il a des
positions sociales respectives, la sienne et celle de ses
partenaires.
Des rapports de rivalité, de soumission ou de com-
plémentarité peuvent s’élaborer à partir de la mise
en jeu des systèmes de représentation chez les per-
sonnes, et la manière dont chacun se représente l’autre
79
détermine la relation hiérarchisée qu’il va mettre en
œuvre à son égard. Ajoutons que chaque individu,
parce qu’il est amené à tenir une place dans la vie
sociale, est lui-même dépendant de la représentation
qu’il se fait, à partir des modèles sociaux existants,
du rôle qu’il doit assumer de manière convenue. C’est
le garçon de café de Sartre 1 qui « joue » au garçon de
café, en se conformant ainsi à l’idée qu’il se fait de la
représentation qu’ont de lui ses clients. « Il joue avec
sa condition pour la réaliser. » C’est une conduite de
« mauvaise foi », dit Sartre qui l’étend aux commer-
çants (mais pas seulement) dont « la condition est toute
de cérémonie », « le public réclam[ant] d’eux qu’ils
la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de
l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi
ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne
sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un tailleur, qu’un
commissaire-priseur ». C’est-à-dire qu’ils sont plus
qu’en représentation pour les autres et pour eux-mêmes :
ils sont leur représentation. Ce jeu des images à travers
le regard (on sait combien Sartre attachait d’importance
au regard) aboutit, phénoménologiquement parlant,
à une « chosification », une perte de l’authenticité de
l’individu réduit à n’être plus que son personnage. La
représentation a vidé l’homme de sa substance : de la
personne il ne reste qu’un personnage.
En outre, tout un ensemble de représentations
sociales s’exprime dans la mise en scène par la toilette.
L’exemple banal de la mode vestimentaire suffit à mon-
trer à quel point le social impose partout ses modèles.

1. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 98-99


(cf. aussi infra ce mécanisme de représentation « en miroir » décrit par
Goffman au sujet du stigmate où normal et stigmatisé « se comportent »
tous deux, dans leur rencontre, à partir de la représentation que chacun
se fait de la représentation de l’autre).

80
Et s’il est présent dans le vêtement, ce n’est pas tant
pour en déterminer la forme ou l’aspect extérieur que
pour l’utiliser comme un indicateur de statut. Il y a
d’ailleurs lieu de distinguer entre la mode attachée à la
géométrie du vêtement, à ses couleurs, à sa « coupe »,
et le mode, indicateur social (voire sociopolitique),
par lequel le vêtement signalerait le rang, la classe, la
fonction occupée par le porteur. Par l’habit passent
les désignations qui permettent de se constituer une
représentation de l’autre opératoire dans la société de
référence (dans l’étiquette, si bien nommée, de Cour,
par exemple, l’emploi d’une couleur est un indice capi-
tal : le pourpre est réservé aux princes de très haut
rang, le violet aux dignitaires ecclésiastiques, le jaune
aux Juifs).
Le maquillage, le déguisement, le travestissement
viennent enrichir et compliquer ce jeu de représen-
tations. C’est le cas de dire que l’habit (l’apparence)
fait le moine, et que la représentation d’une personne
devient le tout de la personne représentée dans un
cercle social donné (cf. les romans de Balzac, Flaubert
ou Tolstoï, par exemple). Il est étonnant de constater
l’importance que, d’une époque à l’autre, la plupart des
gens accordent à leur look (ce qui apparaît au regard),
c’est-à-dire à la représentation sociale que l’on aura
d’eux, quand on pense aux Kuniques de l’Antiquité
qui se revêtaient de loques (s’ils ne restaient pas nus)
pour se moquer, déjà, des aristocrates athéniens qui
se pavanaient dans leurs luxueuses toges, tout à leur
image vaniteuse.
La réputation peut, à sa manière, participer à la
définition sociale d’un individu, c’est-à-dire, encore
une fois, à sa représentation. La divulgation publique
d’affaires privées déforme l’image à travers laquelle il
est appréhendé. La fama (réputation) était chez les
81
Anciens (elle le demeure chez certains peuples) telle-
ment importante qu’il n’était pas possible de survivre
à son altération. On se rappelle les lamentations de
Don Diègue : « N’ai-je donc tant vécu que pour cette
infamie 1. » C’est la représentation sociale de l’honneur
qui prévaut dans ce cas avec une importance de tout
premier plan. Défendre son honneur, c’est littéralement
défendre son image. Et celle-ci est capitale pour assurer
au sujet sa place dans le tissu social. Socrate préfère
boire la ciguë que se déjuger aux yeux de la Cité en se
soustrayant, au moment où elle lui est défavorable, à la
Loi qu’il a défendue toute sa vie. La déconsidération
consécutive à une diffamation correspond au rempla-
cement d’une représentation sociale positive par une
péjorative : l’image sociale du sujet se trouve pervertie
par une manipulation de ses prédicats.
Les psychologues modernes ont approfondi l’ana-
lyse des mécanismes intervenant dans cet ensemble
de phénomènes en révélant le rôle particulièrement
important que pouvaient jouer des notions comme
l’attribution ou la catégorisation sociale, la formation
du jugement moral, la norme d’internalité. Toutes ces
notions interviennent dans l’élaboration, l’usage ou les
modifications des représentations sociales. Au cours
de l’interrelation, les représentations sont, en effet,
nécessairement mobilisées, car les partenaires volon-
taires ou occasionnels sont essentiellement considérés
du point de vue de leurs attributs réels ou supposés,
tels que la convention en usage permet de les iden-
tifier au double point de vue de la définition sociale
des « caractères » des individus, tels que la société les
élabore en représentations à l’intérieur d’une culture
donnée, et de la nature conventionnelle des modalités

1. Racine, Le Cid, I, 4.

82
de l’interaction, ainsi que de la mise en œuvre par
les participants à ce genre de rencontre des schèmes
correspondant au modèle social et à ses référents cou-
tumiers, les formules d’attitudes ou de langages ver-
naculaires participant, en effet, fortement au codage
des représentations qui servent de fond de tableau aux
interactions sociales (cf., entre autres, E. Goffman,
Les Rites d’interaction, 1974).
En outre, comme le rappelle à juste titre J. Stoetzel
(1978, p. 145 sq.), on a toujours intérêt à faire appel
aux enseignements de l’ethnologie, notamment pour les
questions relatives aux relations interpersonnelles. En
effet, les aspects culturels y jouent un rôle particulière-
ment important qu’on ne peut négliger. Il existe ainsi
une relativité culturelle des modalités des rencontres
interpersonnelles en rapport avec les variations de rôles
et de statuts. Stoetzel cite l’exemple des infirmes qui
« sont tantôt traités en parias, tantôt considérés comme
une charge économique, tantôt employés avec indul-
gence, tantôt admis à une participation sociale limitée,
tantôt traités sans discrimination particulière » (p. 246).
Ces approches différentielles relèvent directement des
caractéristiques organisationnelles de la société qui les
met en œuvre. E. Goffman (1975) a bien étudié, de son
côté, à l’intérieur d’une société donnée, la diversité des
images sociales liées aux stigmates. Après avoir affirmé
que « le concept de déviation […] constitue un pont
entre l’étude de stigmates et celle du monde social dans
son ensemble », l’auteur s’attache à montrer à quelle
distorsion des images identitaires le porteur de stig-
mates est confronté 1. Même lorsque le corps social s’em-
ploie à une dénégation, l’ambiguïté n’est pas gommée.

1. Selon les cas, la stigmatisation, modelage de la représentation sociale,


est plus ou moins une disqualification.

83
D’une part, les individus stigmatisés doivent « porter
leur état comme un brassard » (p. 150), et, d’autre part,
« on demande à l’individu stigmatisé de nier le poids de
son fardeau et de ne jamais laisser croire qu’à le porter
il ait pu devenir différent de nous ; en même temps,
on exige qu’il se tienne à une distance telle que nous
puissions entretenir sans peine l’image que nous nous
faisons de lui. En d’autres termes, on lui conseille de
s’accepter et de nous accepter, en remerciement naturel
d’une tolérance première que nous ne lui avons jamais
tout à fait accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à
la base d’une normalité fantôme » (p. 145). C’est l’occa-
sion de vérifier comment s’effectue, à partir d’une série
d’ajustements réciproques, le remaniement d’une repré-
sentation sociale au cours des échanges interrelationnels.
Dans le cas spécialement significatif du stigmate, on
voit une représentation jouer à plusieurs niveaux et être
« piégée » dans une perspective « en abyme ». En effet,
la représentation du stigmate pour le non-stigmatisé
s’élabore à partir du malaise que l’idée du handicap
suscite en lui, malaise combattu par le déplacement de
la représentation vers une image substitutive acceptable
(moins « dérangeante »), compatible avec l’obligation
morale de compassion et l’interdit de rejet. La nouvelle
représentation place le sujet dans une situation cogni-
tive particulière : elle lui permet d’accepter le stigmate
en-faisant-comme-s’il-n’existait-pas-tout-en-sachant-qu’il-
existe-et-qu’il-dérange. Quant au stigmatisé, il développe
une représentation de son stigmate « en miroir » qu’il
doit modeler sur celle des sujets normaux, et la remanie
inconsciemment suivant l’image que ceux-ci lui ren-
voient de leur perception de son handicap. D. Jodelet
(1989) a souligné, nous l’avons déjà évoqué, la « mise
en altérité » radicale qui se manifeste dans l’expérience
d’une colonie familiale visant la réinsertion de malades
84
mentaux dans des familles nourricières. La différence
dont le « fou » est porteur, avec notamment l’idée de
contagion ou de dangerosité qui reste attachée à lui,
est l’élément essentiel autour duquel se structurent les
images de la folie et du malade mental pour un public
non spécialiste. On peut observer à cette occasion l’écart
entre un discours médical qui se veut rassurant et un
discours social qui se montre réticent à l’information
scientifique et demeure régi par la peur, comme le
montre, par exemple, la pandémie de Covid-19.
Le passage d’une culture à l’autre rend plus sensible
encore la variabilité des modèles représentationnels
de référence dans les relations interpersonnelles.
Effectivement, en fonction des référents socioculturels,
la représentation de l’autre varie dans des proportions
considérables. Ou bien l’étranger est un objet de curio-
sité, mobilisateur d’un intérêt pour le pittoresque ou le
non-familier, ou bien il est au contraire perçu comme
porteur de menaces. Les attitudes liées à ces repré-
sentations différentielles peuvent aller de la simple
badauderie à la discrimination, au rejet et à l’agression.
Les conduites sociales induites sont parfois lourdes de
conséquences : la xénophobie et le racisme en sont les
meilleurs exemples.
Le cas typique du racisme montre que les rapports
interethniques sont dépendants des représentations
sociales dont on est porteur. Or, la culture, c’est-à-dire
le système de représentation propre à chaque groupe, inter-
vient comme un puissant facteur de discrimination, à
la manière d’une quasi-espèce dont les caractéristiques
différentielles ne relèveraient pas principalement de
traits physiques, comme la forme des yeux ou la cou-
leur de la peau, mais de facteurs comme la religion, les
croyances ou l’idéologie. Les éthologues (K. Lorenz,
I. Eibl-Eibesfeldt) signalent qu’il existerait une
85
quasi-innéité des représentations sociales de l’Autre,
notamment sous les espèces de la « pseudo-spéciation
culturelle », infléchie par le « schème ennemi ». Ainsi,
chauvinisme, sectarisme, nationalisme et racisme ne
seraient que les divers aspects des représentations
sociales en réaction à l’altérité. Tenir l’autre ou se tenir
soi-même à l’écart a ainsi été largement observé par
les anthropologues (C. Lévi-Strauss, notamment) chez
des peuples archaïques d’Amazonie, par exemple, qui
utilisent pour se désigner eux-mêmes une expression
sémantique signifiant « nous, les hommes », tandis
que les Autres – non-hommes – sont appelés « poux
de la terre, porcs, vermine », images obéissant à une
logique de dévaluation de l’autre et à des représenta-
tions de sous-humanité. Bateson ou Margaret Mead
ont fait le même constat chez les peuples d’Océa-
nie. De leur point de vue, les conflits interrelation-
nels s’expliquent par les divergences éprouvées par le
groupe interne à l’égard du groupe externe (R. Benedict,
1950), phénomène très général qui concerne la quasi-
totalité des sociétés. En somme, c’est une chaîne de
« mécanismes » représentationnels qui intervient dans
certaines aigreurs de l’altérité : pseudo-spéciation
culturelle + schème ennemi + identité ombrageuse +
intolérance + rejet = conflit.
La perception des différences peut, en effet, produire
une peur ou une agressivité réactionnelles, voire des
rapports de force entre les groupes. Les caractéristiques
imaginées conduisent à une classification hiérarchisée
voire à une conception hégémonique avec le statut
social de dominant ou de dominé délimitant les cadres
et les espaces de vie de chacun. Le racisme, révélateur
des relations interethniques basées sur la réification de
l’autre (Marx), imposa son héritage à nos sociétés et
subsiste aujourd’hui. Les XVIe et XVIIe siècles, qui ont
86
vu se développer le colonialisme, furent décisifs quant
à l’organisation des rapports entre groupes étrangers,
associée à deux défauts constitutionnels fréquents :
l’ethnocentrisme et le sociocentrisme.
De fait, les navigateurs de l’époque étaient prison-
niers de leur système de représentations sociales au
point que même la perspective de la nouveauté ne suffi-
sait pas à l’écarter. Lévi-Strauss (1955, p. 66) le dit très
bien : « En parcourant des espaces vierges, ils étaient
moins occupés de découvrir un nouveau monde que de
vérifier le passé de l’ancien. Adam, Ulysse leur étaient
confirmés. » « Quand il aborda la côte des Antilles
à son premier voyage, Colomb croyait […] avoir
retrouvé le Paradis Terrestre » – représentation dont
il était déjà imprégné à son départ d’Europe. Lorsque
les colonisateurs suivants envoyèrent commission sur
commission, c’était afin de solutionner un problème de
représentation : les indigènes de ce Nouveau Monde
étaient-ils vraiment « des hommes et non point des
créatures diaboliques ou des animaux » (ibid., p. 67),
c’est-à-dire, répondaient-ils à l’idée (représentation
sociale) de l’humain des Espagnols ? La vie sociale
est entièrement imprégnée de représentations qui
règlent les interrelations. Ainsi, C. Lévi-Strauss en
a-t-il fait lui-même l’expérience : en Inde, il a « horri-
fié » son accompagnateur parce qu’en se faisant couper
les cheveux chez un coiffeur de la ville basse, il avait
provoqué « une souillure de ses mains serves » (ibid.,
p. 138-139). Un autre jour, un chauffeur de taxi local
lui a donné la préférence sur une famille bengali qui
l’avait pourtant devancé, simplement parce qu’il était
un Sahib blanc, i.e. parce qu’un « ordre traditionnel
devait être respecté » (entendons : celui qu’imposent
les représentations sociales).
87
Le langage, quant à lui, se fait l’écho des éven-
tuelles tensions du regard sur l’autre, en véhiculant,
par exemple, la péjoration, même si elle n’atteint pas
les niveaux de l’insulte, bien qu’il arrive que la repré-
sentation sociale de l’autre s’infléchisse, de la décon-
sidération à l’incrimination, puis à la disqualification.
On connaît bien les glissements sémantiques de juif à
youpin, de noir à nègre dans l’interracial, où se devinent
des sous-entendus racistes (Memmi, 1968). Mais
l’ostracisme n’est pas en reste : dans le cadre colonial,
par exemple 1, le métèque ou le petit blanc (white trash,
disent les Américains) désigne pour les Européens
celui qui est déchu par rapport à la population blanche
métropolitaine, l’adjectif petit rattachant sa figure à
l’insignifiance, la médiocrité, ajoutées au « péché »
colonial. Péjoration à peine cryptée, paternalisme
méprisant, mise à l’écart, séparation qui tourne à la
haine sociale, sort de tous les opprimés ou victimes
de discrimination-ségrégation, même si cela passe
ici davantage par les mots que par les actes. Mais la
représentation est là, et elle peut aller jusqu’à la dis-
qualification et la haine de l’Autre, objet méprisable
que l’on peut traiter comme tel (ostracisme, esclavage,
génocide).
Les phénomènes migratoires actuels, qui touchent
des milliers de migrants, posent la question de nou-
veaux positionnements sociaux orchestrés par un rema-
niement d’anciennes représentations sociales appelées
à évoluer dans le sens (espéré) d’un ajustement au

1. Il réapparaît depuis quelques années, aussi bien aux USA qu’en


France, à l’usage des bourgeois pour désigner les couches pauvres de
la population blanche (voir, par exemple, S. Laurent, Poor White Trash.
La pauvreté odieuse du Blanc américain, Paris, Presses universitaires
de Paris-Sorbonne, 2009 ; A. Patricot, Les Petits Blancs, Paris, Plein
jour, 2013).

88
nouvel univers représentationnel/culturel. Tandis que
les expatriés rêvent d’Eldorado, les pays « d’accueil »
oscillent entre des représentations de solidarité ou de
charité et des représentations de mépris ou de peur
inspirant le rejet.
En outre, il n’est que trop évident que la repré-
sentation que l’on se fait d’autrui varie avec l’âge et le
sexe des partenaires. En ce qui concerne la représen-
tation que l’on a des « vieux », elle est, pour l’essentiel,
dépendante de déterminants sociologiques, voire
socio-économiques et culturels. C’est ainsi que, dans
nos sociétés de production et de consommation, les
personnes âgées, dégagées des circuits de production
et modestes consommateurs, constituent une pseudo-
classe vouée à un « effacement » de plus en plus accentué
(d’autant que les progrès technologiques exponentiels
exagèrent les décalages intergénérationnels). De fait,
en Occident, les vieillards connaissent une margi-
nalisation assez nette et parfois dramatique, et l’on
assiste à la multiplication des maisons « de retraite »,
véritables institutions-éliminations d’« êtres-à-la-casse
non recyclables ». Les sociétés africaines ou asiatiques,
celles du moins qui ne sont pas trop dominées par
l’idéologie industrielle, respectent les personnes âgées,
toujours considérées comme sources d’expérience et
de sagesse. Leur représentation du vieillard s’exprime
ainsi à travers une « sénatorisation ».
En ce qui concerne la représentation différentielle
liée au sexe, A. Braconnier (1996, p. 57) constate que,
dès leur plus jeune âge, garçons et filles agissent sur
les émotions de l’entourage en fonction de leurs spéci-
ficités génétiquement déterminées, encore que, très
tôt, la société impose ses schémas (représentationnels),
notamment entre 2 et 6 ans. « À cet âge, les enfants
subissent quotidiennement l’emprise des stéréotypes
89
culturels (douceur féminine, force masculine). Eux-
mêmes adhèrent fortement à ces représentations
sociales. Dès l’âge de 3 ans, les enfants distinguent
les “sentiments de filles” et les “sentiments de gar-
çons”. » Cette distinction commande la formation
d’une identité sexuelle distincte chez l’un et l’autre
sexe, toute la vie sentimentale et sociale de l’homme
et de la femme étant ensuite déterminée par ces repré-
sentations fondamentales. Notons plus précisément
que, de nos jours, certaines théories du genre ne sont
pas loin de prononcer « la fin de la distinction homme/
femme 1 ». De son côté, l’ethnologue (africaniste) et
anthropologue F. Héritier (1996, p. 22) souligne le
caractère relativiste des représentations relatives à la
différence sexuelle. Dans les sociétés occidentales, selon
cet auteur, elles « ne sont pas des phénomènes à valeur
universelle générés par une nature biologique commune,
mais bien des constructions culturelles. Avec un même
“alphabet” symbolique universel, ancré dans une nature
biologique commune, chaque société élabore en fait des
“phrases” culturelles singulières et qui lui sont propres ».
Ce qui n’empêche pas l’auteur de considérer la « valence
différentielle des sexes » comme un phénomène uni-
versel producteur des représentations de la masculinité
ou de la féminité qui commandent aux relations entre
les sexes et, en deçà, dirigent l’opposition conceptuelle
identique-différent, représentation basale des systèmes
idéologiques et cognitifs (cf. supra, chap. III).
Dans un autre domaine encore, la représentation
de l’autre s’articule avec le jeu du pouvoir politique.
C’est ainsi que J.-M. Cotteret (1991) peut écrire que
« le pouvoir appartient aux plus apparents », entendant

1. Voir Money, Butler, Fausto-Sterling, Wittig et alii, in


J.-F. Braunstein, 2018, p. 27-143.

90
aujourd’hui bien sûr ceux qui accèdent aux grands
médias (et plus précisément à la TV), et possèdent
les qualités (définissables et indéfinissables) qui font la
photogénie ou la télégénie. On voit naître, de la sorte,
une espèce « nouvelle » d’homme politique, l’Homo
cathodicus (ibid., p. 49), c’est-à-dire l’homme politique
qui vit « avec, par et pour les médias ». Son rôle nou-
veau s’inscrit bien dans la logique de la communication.
« L’Homo cathodicus est une vedette, parfois une star »
(ibid., p. 55-62). C’est assez poser que ce type d’homme
politique est avant tout lui-même l’architecte de sa
propre représentation qui trône, pour ainsi dire, au
centre de son programme. Il est l’artisan fervent d’une
dictature de l’apparence et dispose la rhétorique (celle
des mots mais aussi celle des gestes, des postures, des
déclarations) au service de sa représentation sociale.
« L’Homo cathodicus bâtit sa popularité sur sa singu-
larité », écrit Cotteret (ibid., p. 62). Certes, mais la
proposition peut se renverser, et on est en droit de
suspecter l’Homo cathodicus de bâtir sa singularité sur
sa popularité : il est d’abord un homme de média,
un « héros » de la communication avant toute chose,
un objet de marketing, c’est-à-dire une image. Il est
en représentation autant qu’il est une représentation
(sociale). C’est pourquoi, dans toute campagne élec-
torale, on voit les candidats s’efforcer de coïncider
avec la silhouette où se résument les attentes des élec-
teurs. Ainsi, certains commentateurs ont pu estimer
que F. Hollande, candidat à la magistrature suprême
en 2012, n’avait pas une stature présidentielle, i.e. qu’il
ne correspondait pas à la représentation sociale que
l’on se fait de cette fonction. Cela est d’autant plus vrai
que, comme le souligne G. Balandier (1992, p. 34),
notre société, plus encore que celles qui l’ont précédée,
mérite le titre de « société visuelle ». Dans une société
91
ainsi spectacularisée, tout est mis en scène, joué. Les
médias modernes y tiennent le rôle d’un laboratoire
de représentations.
Ce bref inventaire des représentations d’autrui laisse
à penser ce que peut être le jeu des schèmes cognitifs
des représentations sociales et de leur combinaison
dans la plupart des relations à l’Autre. Toute société en
dépend, car les représentations sociales, qui relèvent à
la fois de l’essentiel et de l’inessentiel de la vie sociale,
en règlent le déroulement. C’est par elles que les sens
circulent, agençant et reflétant les relations entre les
membres du groupe dont elles signent la place et la
fonction. La définition du rapport à l’Autre est sou-
vent le produit des traditions ou de l’autorité, que les
représentations sociales véhiculent ou imposent en tant
qu’émanations du social. Elles y puisent leur contenu et
le restituent sous la forme de l’imaginaire social propre à
renvoyer aux individus et au groupe le reflet de ce qu’ils
sont ou doivent être, surtout dans les secteurs les plus
importants comme la mort, la sexualité, les mariages,
les naissances, les conflits, la religion, les maladies ou
le rapport aux dieux et aux ancêtres.
CHAPITRE V

Représentations et épistémologie
du sens commun

Tout au long de cet ouvrage, nous avons dit et


répété que les représentations sociales intéressaient la
connaissance vulgaire. Dans ce dernier chapitre, nous
nous proposons d’insister une fois encore sur le fait
que lorsqu’on évoque les représentations sociales, il
s’agit d’épistémologie de sens commun. Aussi nous
paraît-il utile de revenir sur certaines idées ou notions
en les synthétisant.
Rappelons que, situées à l’interface de l’individuel et
du social, du rationnel et du pulsionnel, de la conscience
et de l’inconscient, de l’imaginaire et du discursif, les
représentations sociales sont à la fois des constituants et
des contenus mentaux. Pas de représentations sociales
sans pensée, bien entendu, mais pas de pensée sans
représentations sociales. Elles sont des pièces maî-
tresses de la vie mentale tant individuelle que collec-
tive. Tantôt déterminantes et tantôt déterminées, elles
commandent à notre vie psychologique et orientent
notre savoir, vulgaire tout au moins. Cependant, du
point de vue de la connaissance, le problème ne se pose
pas de savoir dans quelle mesure une représentation
est vraie ou fausse. En effet, une représentation, parce
qu’elle est représentation est nécessairement « fausse »
puisqu’elle ne dit jamais exactement de l’objet ce qu’il
est, mais en même temps, elle est « vraie » en ce qu’elle
93
constitue pour le sujet un type de savoir valide sur
lequel il peut s’appuyer pour agir. Car les représenta-
tions sociales ne sont pas qu’un aimable « à côté » de
la pensée individuelle et sociale, elles servent de réfé-
rent pour décrypter le monde dans lequel les hommes
évoluent. C’est en particulier dans les représentations
sociales, en effet, que se condense tout le matériel
psychologique qui, dans une société donnée, est attaché
à tout ce qui fait son capital culturel, depuis le culte
des ancêtres jusqu’aux projets technologiques d’avenir.
Les représentations sociales sont là pour témoigner
et enseigner que, « chez nous », c’est ainsi que « ça se
passe », selon une syntaxe aussi rigoureuse que jalouse.
Partant de ce réservoir de sens socialement reconnu, les
représentations sociales véhiculent tantôt une énergie
positive contribuant au dynamisme de la vie sociale et
à ses accomplissements, tantôt une énergie négative
voire délétère. Elles ont toujours un sujet et un objet
et elles sont la représentation de quelque chose pour
quelqu’un (individu ou groupe). Constituées de maté-
riaux très divers, voire hétéroclites – images, formules
sémantiques, réminiscences personnelles ou souvenirs
collectifs, clichés (dictons, croyances, superstitions),
« idées reçues » (préjugés, stéréotypes) –, leur émer-
gence est commandée par le contexte politique ou
sociohistorique.
On pourrait figurer leur jeu sur une triple scène :
la scène 1, constituée par l’imaginaire personnel où
apparaissent les représentations individuelles (images,
vécus, fantasmes), la scène 2 correspondant à l’ima-
ginaire collectif où se manifestent plus précisément
les représentations sociales (depuis les clichés et les
préjugés jusqu’aux contes et aux mythes), et la scène 3,
composée de la réalité sociale agie, c’est-à-dire des
actions socialement représentées.
94
Triple scène où se jouent les représentations

Les trois scènes sont en relation étroite, comme l’in-


dique le schéma précédent que l’on peut complémenter
en faisant appel à la formule de D. Jodelet (1989)
suivant laquelle « les représentations sociales doivent
être étudiées en articulant éléments affectifs, mentaux
et sociaux et en intégrant à côté de la cognition, du
langage et de la communication, la prise en compte
des rapports sociaux qui affectent les représentations
et la réalité matérielle, sociale et idéelle sur laquelle
elles ont à intervenir ». Objets en grande partie socia-
lement construits, les représentations sociales parti-
cipent effectivement en retour à la constitution du
social qui les a produites. Elles s’inscrivent au cœur
d’une dynamique sociale répondant à une logique cir-
culaire à double entrée. Présentes aux deux entrées,
les représentations intéressent donc l’essentiel de la
scène sociale qu’elles contribuent à modeler à leur gré,
participant au façonnement des figures qui viennent
y jouer leurs rôles, profilant les personnages et leurs
discours, campant les situations et les attitudes. En
bref, elles sont au centre de la pensée sociale dont
elles conditionnent les processus de cognition autant
que les produits de connaissance. C’est à travers elles,
sans doute, que l’on peut efficacement appréhender
95
la manière suivant laquelle chaque société et chaque
homme à l’intérieur de cette société comprennent le
monde et la place qu’ils y tiennent. N’est-ce pas ce
que veut encore dire D. Jodelet (1987, p. 66) lorsque,
à la suite de Durkheim et de son École, elle affirme
qu’« on pourrait expliquer les phénomènes à partir des
représentations et des actions qu’elles autorisent » ?

I. – Les représentations
comme modalités opératoires
de la connaissance commune,
de la pensée et des pratiques sociales

On retrouve, nous l’avons vu, les représentations


sociales dans bon nombre de mécanismes régissant
la vie des groupes et modulant les interactions. À les
considérer d’une manière relativement large, les repré-
sentations sociales sont à l’œuvre dans la plupart des
phénomènes psychosociaux. Elles régissent, ainsi qu’il
a été dit plus haut, les problèmes d’identité et d’appar-
tenance groupale, ou encore de conduites et de pra-
tiques sociales, et interviennent dans l’intercession
d’importants mécanismes psychosociaux.
Dans le comportement d’imitation, par exemple, la
représentation agit sous la forme d’un modèle (Bandura,
E. Ross, 1963) qui constitue d’autant plus une pression
à la reproduction qu’il est plus prestigieux. Lorsque le
conformisme intervient, il joue comme la détermina-
tion par la majorité non du jugement de l’objet, mais
de l’objet du jugement (S. Asch, 1940). Le sujet aux
prises avec une majorité exprime, ainsi que le révèlent
les expériences de Asch, une nette tendance à adopter
les représentations du grand groupe, quelquefois en
dépit de ses propres perceptions. C’est un peu comme
96
si les représentations partagées par plusieurs individus
apparaissaient comme plus fortes et plus convaincantes
que celles d’un individu unique qui n’a pour appui que
son propre jugement. Festinger (1950 et 1954) montra,
pour sa part, que les groupes influencent les individus
dans le sens de l’uniformité (dépendance normative),
que chacun éprouve un besoin d’évaluer ses jugements
ou capacités personnelles, et qu’il fait appel pour cela
aux autres pris comme référents sociaux (comparaison
sociale). Dans ces cas, la pression de la représenta-
tion sociale véhiculée par le grand groupe apparaît
comme un critère. De cette manière, la conformité agit
comme une norme (J.-P. Leyens, 1979) en poussant
les individus à adopter préférentiellement la représen-
tation partagée par le plus grand nombre. Lors de la
formation des normes, on constate que les individus
ont tendance à accepter celles qui se rapportent à des
actes, des attitudes ou des opinions en fonction de
l’idée (i.e. ici de la représentation sociale) du permis et
du défendu (M. Sheriff, 1965), elle-même dépendante
de la règle sociale génératrice des prescriptions et des
proscriptions (Newcomb, 1970).
Dans le conformisme, c’est la majorité agissante qui
est quantitative. Avec son expérience sur la soumission
à l’autorité, S. Milgram (1974) a montré l’existence
d’une « majorité » qualitative. C’est alors le prestige de
l’université où se déroule l’expérimentation, ainsi que
celui de l’expérimentateur, qui intervient. La repré-
sentation sociale sous-jacente amène 65 % des sujets
d’une population tout-venant à administrer (du moins
le protocole le leur fait croire) 450 V (et plus) à un
inconnu, suivant en cela les seules injonctions de l’ex-
périmentateur. La représentation sociale de l’autorité
(scientifique ou autre) suffit à expliquer la soumission
du sujet naïf. Celle-ci peut avoir, suivant les situations,
97
des conséquences dramatiques. On connaît le cas des
sectes où le gourou, jouissant d’une image particu-
lièrement avantageuse, exige un dévouement allant
parfois jusqu’à la mort (suicides collectifs). Dans le
cas de la guerre, sous l’influence des chefs, les soldats
peuvent être amenés à nier l’humanité de l’adversaire,
à l’accabler d’insultes, à l’humilier, voire à le torturer.
L’autorité du chef, son charisme, dit Weber, le
fait bénéficier d’une représentation enrichie, ce qui
lui permet ensuite d’imposer sa loi, souvent faite de
nouveauté. Hollander et Julian (1970) ont vérifié expé-
rimentalement l’existence de ce « crédit idiosyncra-
sique ». S. Moscovici, pour sa part, a mis l’accent sur
le rôle des minorités actives dans la détermination de
nouvelles normes, en montrant que la forte consis-
tance d’une minorité pouvait l’emporter sur une majo-
rité moins consistante. La stabilité et l’assurance des
représentations défendues par la minorité en question
produisent une conviction contagieuse.
Les attitudes subissent donc l’influence des représen-
tations. On se souvient des célèbres efforts de K. Lewin
(1951) pour modifier les déterminations cognitives
des ménagères américaines à l’époque de la dernière
guerre : il s’agissait, compte tenu de la pénurie de
viande, de les amener à consommer des abats, moins
nobles et moins appétissants. Changer leur attitude à
l’égard de la nourriture signifiait agir sur leurs représen-
tations sociales de ladite nourriture. « Aussi longtemps
que les valeurs du groupe seront inchangées, l’individu
résistera aux changements, et ce, d’autant plus qu’il
devra s’écarter fortement des normes du groupe. Si la
norme elle-même est inchangée, la résistance due à la
relation entre l’individu et la norme groupale est élimi-
née », écrit Lewin. D’autres travaux (Hovland, Weiss,
1951) ont révélé que la crédibilité d’un informateur
98
déterminait l’adhésion au contenu informatif. Le
même message attribué à un individu quelconque ou
à une autorité scientifique est différemment apprécié.
L’influence psychologique est directement en rapport
avec la compétence ou l’incompétence présumée de la
source émettrice. C’est sa qualité d’expert qui permet
à un sujet de s’imposer, encore qu’il lui suffise, pour
avoir de l’influence, de paraître plus que d’être expert.
« La compétence de la source, écrit J.-P. Leyens (1979,
p. 83), détermine en grande partie son influence, mais
cette compétence dépend moins de celui qui la pos-
sède que de celui qui l’attribue, de l’émetteur que du
récepteur. » Autant dire qu’elle découle du système de
représentations de ce dernier.
Il arrive cependant qu’il y ait conflit entre deux
systèmes de cognitions (idées, opinions, jugements),
c’est-à-dire, en somme, entre deux sortes de représen-
tations sociales. L. Festinger (1957) a plus particuliè-
rement souligné le jeu psychologique qui intervient
alors dans la liquidation du conflit, i.e. la réduction de la
dissonance cognitive. Tout état de tension intrapsycho-
logique étant vécu comme désagréable, le sujet élimine
la gêne en modifiant ses représentations plutôt que son
comportement. L’exemple classique des fumeurs qui
continuent à fumer malgré les campagnes portant sur
les dangers du tabac le montre bien. Pour réduire leur
dissonance, ces fumeurs invétérés recourent à de faux
arguments (« le cancer du poumon est plus rare qu’on
dit », « les cigarettes avec filtre sont peu nocives »,
« il y a des cancéreux qui ne sont pas fumeurs ») :
ils agissent de la sorte sur leurs représentations et se
tirent de l’embarras créé par la dissonance. Lorsque
C. Flament (1989, p. 212 sq.) évoque la transformation
brutale d’une représentation, il convient de se deman-
der dans quelle mesure la restructuration du champ de
99
représentation ne peut pas être comprise comme un
remaniement psychologique du type de la réduction
de la dissonance cognitive. Les exemples évoqués par
l’auteur précité (« je suis pour la circoncision, c’est plus
hygiénique », ou « je fume, mais ce n’est pas interdit
par le Coran », propos tenus par de jeunes Maghrébines
immigrées de la seconde génération) semblent bien, en
effet, illustrer un phénomène de ce type. Une variante
philosophique pourrait également être trouvée dans le
précepte stoïcien déjà cité concernant le réajustement
nécessaire des représentations par rapport au champ
psychologique général : « Plutôt changer ses désirs que
l’ordre du monde. » Dans ce cas cependant, il s’agit
d’un processus conscient alors que dans les précédents
il est infraconscientiel.
Dans un mécanisme comme celui de l’attribution
causale, on assiste également à l’émergence de repré-
sentations à peine masquées par la nouvelle dénomina-
tion. On constate, en effet, que, dans les phénomènes
d’auto-attribution, le sujet s’impute des traits de per-
sonnalité qui justifient son comportement particulier,
car il se sait exposé au jugement des autres. Pour ce
qui regarde l’hétéro-attribution, chacun se compose
une « connaissance » de l’Autre, c’est-à-dire une repré-
sentation de l’Autre (cf. supra) à travers laquelle il le
considère comme agressif ou bienveillant, indifférent et
froid ou chaleureux et attentif. Il s’agit souvent d’im-
pressions sujettes à erreurs, mais dont le caractère social
est clair : les sujets sont appréciés non en fonction de ce
qu’ils sont, mais de l’idée que les membres du groupe
se font habituellement d’un partenaire en termes de
« qualités » relationnelles.

100
II. – Les représentations sociales :
fonction iconique et symbolique

Nous avons eu l’occasion de nous en rendre compte


précédemment, les représentations se révèlent plus
particulièrement à certains moments de la vie sociale.
Nous l’avons rappelé dans les aspects théoriques du
chapitre I : à la suite des travaux de J.-C. Abric et
C. Flament (1994), les représentations sociales appa-
raissent au carrefour des lignes de force affectives et
événementielles de la vie d’un individu ou d’un groupe,
à l’interface des mouvements émotionnels dont elles
tirent leur substance et de l’émergence circonstancielle
d’un nouvel objet imaginaire modérateur de sens (ou
de la transformation d’un ancien).
On ne s’étonnera donc pas de les rencontrer aux
multiples détours de la vie collective. La nature triviale
ou, au contraire, exceptionnelle du fait social modifiera
leur constitution formelle de même que leur valeur
dynamique fondamentale. Deux séries d’exemples
d’importance différente peuvent éclairer le propos.
1. Signes, insignes, symboles. – On distingue
d’ordinaire les représentations analogiques des repré-
sentations analytiques. Les premières sont caractérisées
par un isomorphisme structural à l’égard de l’objet
représenté. Dans ce cas, l’image correspond point par
point à son modèle. La reproduction se fait de l’un à
l’autre « à l’identique ». Tel est le cas de la photographie
ou du croquis dont la vocation est, en somme, d’être la
copie de l’objet. En ce qui concerne les représentations
analytiques, leur rapport avec l’objet repose sur une
convention arbitraire où le symbolisme joue un rôle très
important. Ce sont, par exemple, les mots du langage
101
parlé ou les codes de signalisation régissant la circu-
lation ferroviaire, routière, maritime ou aéronautique.
Les représentations de forme plus iconique et sym-
bolique se distinguent des slogans à matériel verbal
essentiellement par le changement du support, mais
la vocation sociale reste la même : communication
d’état émotionnel, réactions réglementées à certains
signaux, déclenchement de comportements groupaux
attendus. La forte charge affective ou idéative conte-
nue dans ces représentations comme noyaux de sens
(l’écorce était la forme verbale ou non verbale adoptée)
se transmet de manière économique et efficace. C’est
ainsi que les panneaux de signalisation qui règlent les
diverses circulations sont assez représentatifs de ce qu’ils
indiquent : interdictions, limitations et restrictions
diverses, obligations et astreintes, signaux de danger,
prescriptions circonstancielles.
On connaît, au demeurant, l’exemple classique des
allégories culturellement intégrées comme celle de la
mort, figurée par la Faucheuse. Mais une certaine
variation peut s’observer. Les figurations du diable,
par exemple, vont de l’irrésistible beauté à la mons-
truosité la plus répugnante, sans que la lecture soit
égarée. Dans un autre domaine, les couleurs du drapeau
et l’hymne national éveillent le sentiment patriotique,
versant affectif de la représentation. Les idéologies
religieuses et politiques utilisent souvent les symboles
et leur puissance d’évocation (vêtements, parures et
décorations diverses, tatouages et lacérations, coiffure
et autres) que l’on nomme badging (Vincent, 1996,
p. 108), ce qui facilite la reconnaissance intra- et inter-
groupale.
Si l’on dressait un rapide répertoire iconologique
des temps modernes, on verrait probablement émerger
à travers les figures ou images-force de notre temps
102
les représentations sociales qui forment l’horizon de
l’homme contemporain. Chaque figure embléma-
tique est une représentation sociale qui renvoie à un
faisceau d’autres éléments psychiques dont la combi-
naison réfère à un contexte particulier. Les exemples
ne manquent pas : le champignon atomique, les
camps de concentration, les fusées et satellites spa-
tiaux, les enfants cachectiques du Tiers Monde, les
oiseaux englués dans les marées noires, la seringue
des toxicomanes, les concerts rock, les catastrophes de
Tchernobyl et de Fukushima ou la barbe des islamistes.
Chacune de ces icônes fait une représentation sociale
dans laquelle se résume tout un discours social avec
ses composantes mentales d’espoirs, d’angoisses et de
croyances partagées.
2. Images, imaginaire et représentations sociales.
Les représentations sociales sont constituées d’un maté-
riel psychologique assez divers. Les mots, la parole, les
symboles y tiennent une certaine place, mais ce sont les
images qui en constituent une partie importante. Le
figuratif relaye le cognitif et lui fournit les raccourcis
dont a besoin la pensée sociale. La représentation lui
permet alors de disposer d’une communication éco-
nomique et efficace, même si, répétons-le, elle reste
approximative, voire erronée.
L’imaginaire collectif est donc un domaine dans
lequel apparaissent d’une façon privilégiée des repré-
sentations sociales de tous ordres et de toutes natures.
Émergeant souvent des tréfonds de l’inconscient, elles
affleurent, ainsi qu’il a déjà été dit, dans les contes, les
récits ou les légendes où elles dessinent les contours
d’une véritable « cartographie » de l’irrationnel groupal,
dans le cadre d’une sphère culturelle donnée, mais
participent aussi à une certaine universalité. C’est ce
103
que montre, par exemple, R. Caillois (1976), à partir
de l’octopus vulgaris, placide céphalopode, objet d’un
formidable enrichissement fantasmatique, la représen-
tation de l’animal dérapant loin des descriptions qu’en
donne la zoologie, pour laquelle il n’est ni dangereux,
ni agressif, ni venimeux, la chronique scientifique
n’ayant enregistré aucun accident dû au poulpe. Or,
la littérature, empruntant à l’inconscient, crée la pieuvre
monstrueuse (succédané de l’hydre ancienne). C’est au
XVIIIe siècle notamment que les récits s’emballent et
que l’imaginaire surdimensionne l’étrange anatomie
de la bête (une tête et huit tentacules) pour en faire
un Kraken, pieuvre géante capable d’engloutir les plus
grands vaisseaux. Les yeux énormes de l’animal, ses bras
multiples et dotés de ventouses deviennent capables,
à travers le récit, des plus redoutables prouesses.
Gilliatt, héros des Travailleurs de la mer de V. Hugo,
et l’équipage du Nautilus de Vingt Mille Lieues sous les
mers de J. Verne, ont à combattre le monstre pélagique.
Grâce à ces succès de librairie (auxquels s’ajoutent
ceux de Michelet) se constitue « une fable nouvelle :
celle d’une énorme, enveloppante et gluante araignée
marine, qui guette le plongeur pour le vider de son
sang et de sa chair, la pieuvre, création typique du
romantisme », selon la formule de R. Caillois qui
ajoute qu’« il est rare qu’on saisisse ainsi la mytho-
logie à l’état naissant » (ibid., p. 100). Et l’auteur élargit
le bestiaire des représentations « monstrueuses » avec
celles de l’araignée terrestre, de la sangsue ou de la
chauve-souris (ibid., p. 225). Ainsi, jouant de l’insolite,
l’imagination surenchérit sur la nature en créant une
surnature où le monstre naît du prolongement déme-
suré de l’être réel par substantialisation des produits
directs de l’épouvante partagée.
104
Un autre exemple peut être tiré du mythe du héros.
Umberto Eco (1993) s’est livré à une analyse compara-
tive des « surhommes », de Rocambole à Monte Cristo,
d’Arsène Lupin à J. Bond, de Tarzan à Superman,
passant en revue les diverses figures de l’héroïsme.
Ce qui le conduit à conclure sur le paradoxe contem-
porain : « En même temps que le type surhumain est
là pour nous apporter les consolations de ne pas être
nous-mêmes le héros dont on rêve, on assiste à la pro-
motion inattendue dans nos sociétés de l’idiot du vil-
lage en “idéal collectif”, l’homme absolument commun
tel que Colombo ou Derrick assume des proportions
cosmiques […] Les nouveaux surhommes, ce sont jus-
tement l’idiot du village, vengeurs de notre médiocrité
puisqu’ils ont le courage solaire de montrer, d’exalter,
de transformer en or leurs propres tares » (p. 245). Mais
peu importe la forme actualisée, grandeur ou médio-
crité. Ce qui nous intéresse, c’est de voir à l’œuvre une
représentation sociale, présente aujourd’hui comme elle
l’était déjà dans les toutes premières productions ima-
ginaires collectives de l’humanité. C.G. Jung le disait
déjà : « Le personnage du héros est un archétype, qui
existe de temps immémorial » (1964, p. 124). Tous
les temps et toutes les sociétés ont besoin d’en rêver,
fût-il rockeur ou footballeur.
Nous avons déjà signalé que les représentations
s’associaient parfois en systèmes complexes, se combi-
nant à des éléments de l’imaginaire comme opérateurs
de la pensée sociale. Dans ces cas, elles constituent des
structures relativement élaborées dans lesquelles elles
tiennent différents rôles, de promotion, de liaison, de
transfert de concepts et d’affects, de facteurs dyna-
miques, de producteurs de sens. En un mot, elles
organisent la vie psychologique du groupe surtout aux
moments de haute intensité.
105
Précisons cependant que les images sociales ne sont
pas des représentations sociales à elles seules, elles
en sont plutôt le produit et, pour émerger, elles ont
besoin que les individus aient des informations et des
expériences comparables, et qu’ils mettent en œuvre des
savoirs préalables communs (Moliner, 1996). Attachées
à un objet, elles fondent, pour une bonne part, le juge-
ment porté sur cet objet (attraction ou rejet, évaluation
normative). Elles sont les objets mentaux à travers
lesquels les individus appréhendent, de manière plus ou
moins conventionnelle, les caractéristiques des objets
physiques ou psychologiques avec lesquels ils sont en
rapport. Comme tous les membres d’un groupe sont
concernés, ils intègrent les objets en question à leur
vie sociale et en font des objets sociaux. Ainsi, elles
orientent non seulement la cognition sociale, mais
également les conduites et positions à l’égard des objets
qui deviennent, de la sorte, acceptés ou refusés, préférés
ou dénigrés, élus ou bannis (Moscovici, 1961, 1976).

III. – Représentations sociales


et dramatisation

Certains phénomènes sociaux requièrent plus pré-


cisément d’être mis en scène. Ils recourent alors aux
représentations sociales, dans la mesure où elles relèvent
du manifeste : la théâtralité, « la démonstration par le
drame » (G. Balandier, 2006, p. 20). La représentation
sociale s’impose alors sur la scène sociale : elle a un
motif, un canevas, des acteurs. Le cérémonial, les fêtes
et les carnavals en sont la partie la plus commune. Dans
d’autres occasions, le symbolisme élève l’imaginaire en
majesté. Le souverain « devient lui-même, par son corps,
lieu de représentation » (ibid., p. 40), manifestation de
106
son pouvoir et centre de la vie sociale. Pour N. Elias
(2008), par exemple, Louis XIV, en faisant de sa cour
l’instrument de sa politique et de Versailles son temple,
s’impose en tant que monarque absolu grâce à une struc-
ture sociale nouvelle. Le château devient le centre de la
société, et le roi en est lui-même le cœur. Ce processus
produit un type d’homme de cour qui sera considéré
comme le modèle de réussite. Plaire au roi devint la
préoccupation primordiale car le statut social dépendait
du train de vie qui commandait le prestige, statut et
prestige constituant « la rationalité de cour » (p. 82).
L’étiquette est une espèce de code, de représentation
sociale, qui impose un regard social conditionnant la
reconnaissance des autres et de soi-même, et le maintien
nécessaire de la distance avec les rangs inférieurs. Pour
être bien vu, il faut avoir un goût approprié à son rang et
le démontrer par le luxe domiciliaire et des dépenses sans
buts réels servant à justifier son prestige. Ces goûts sont
faits pour se distancer du peuple dans toutes « formes
visibles de vie » (p. 40). Louis XIV rend évidentes les
interdépendances de castes à travers les rituels et les céré-
monies associés au pouvoir politique comme spectacles,
organisés pour leur signification 1. Mais cette étiquette
imposée enchaîne aussi le monarque : « pour garder
solidement en mains les rênes du pouvoir, force lui était
de se tenir lui-même solidement en main » (p. 143).

1. La société se transformant, le décor imaginaire change : gentils-


hommes et femmes de cour ont un besoin d’évasion qu’ils cherchent à
satisfaire dans le mouvement romantique : les nobles « jouent » aux ber-
gers, idéalisant le monde campagnard, nouveau scénario. L’impossible
conservation autant que l’impossible réforme de l’ordre social mènent à
la Révolution et à un changement de représentation sociale. Ajoutons
avec Elias que la société de cour, avec son fétichisme du prestige et de
l’argent, a représenté les prémisses de la société capitaliste moderne,
autre représentation sociale.

107
D’autres fois, le pouvoir du Prince délaisse la pompe
de la Cour pour des démonstrations plus sanglantes en
place de grève. Ainsi, M. Foucault (1975, p. 36 sq.)
montre que dans « l’éclat des supplices », la logique
à l’œuvre n’est pas tant la férocité des supplices eux-
mêmes. C’est ailleurs que porte le « cérémonial » : dans
son déploiement théâtral, l’appareil judiciaire fait la
preuve du pouvoir princier et manifeste à la fois sa
réalité et sa puissance. « Dans les “excès” des supplices,
toute une économie du pouvoir est investie » (p. 39).
Cette théâtralisation de la violence est orchestrée par
les représentations scénarisées par les supplices qui
organisent l’univers mental des hommes en société,
tandis qu’elles attestent de la force du pouvoir prin-
cier. Ainsi, le pouvoir politique est finalement dépen-
dant des représentations qui le mettent en scène et lui
confèrent son efficacité. Cette idée est confirmée, entre
autres, par G. Balandier (1992, p. 43), pour qui « le
pouvoir progressivement se met en scène, y compris
sous sa forme répressive au moment des exécutions
capitales » tant qu’elles sont assujetties à une logique de
la spectacularisation. Citant J. Duvignaud (ibid., p. 42),
il évoque les « “sociétés visuelles” [où] tout s’y montre
et tout s’y joue, les pratiques sociales s’accompliss[a]nt
dans une dramatisation permanente ».
Revenons aux supplices et à M. Foucault : selon lui
(1975, p. 38), la « liturgie punitive » accapare le corps
du condamné par l’intermédiaire d’une ritualité dont le
déploiement est déjà en soi une attestation de la puis-
sance juridique. Elle a pour fonction de « marquer »,
d’imprimer un signe qui change l’homme supplicié de
nature, il n’est plus un homme, il est attaché à son
crime par une marque d’infamie ineffaçable de manière
à ce que la mémoire des hommes conserve le souve-
nir des supplices. Mais c’est aussi une signature du
108
pouvoir politique qui, par son éclat, « doit être constaté
par tous, un peu comme son triomphe […] C’est le
cérémonial même de la justice se manifestant dans sa
force » (ibid.). Et s’il y a un « code juridique de la dou-
leur », celui-ci quitte, pour ainsi dire, les pages du livre
de la Loi pour imprimer dans la profondeur des tégu-
ments, les règles d’un codex dramatique, livre d’images
ou, plus exactement, de représentations dont l’excès
même est là pour détailler les rigueurs du pouvoir à
l’œuvre, capable de poursuivre le criminel jusqu’après
la mort. Dans l’équarrissage du cadavre, son exposition
et son incinération postmortem, se discerne dans le
pouvoir une ambition d’anéantissement qui confine au
métaphysique. Derrière les signes et les symboles, les
supplices apportent une force et une clarté d’expression
qui, pour ainsi dire, ajoutent un « second langage »
à celui de la rhétorique ou de la logique. Leur élo-
quence comme leur pouvoir de conviction sont dans
leur paraître, le corpus infini de la cruauté étant, de
loin, très (dé)monstratif.
La théâtralité des représentations sociales joue un
grand rôle dans cet exercice de marquage. Mais c’est
avec le terrorisme – si on laisse volontairement de côté
celles qui sont attachées à l’arme nucléaire – que l’on
atteint le sommet des représentations sociales drama-
tisées suivant son génie propre. Elles culminent avec
lui en devenant le moteur même d’une technologie de
l’imaginaire dans la perspective d’un pouvoir toujours
en quête de signes, car c’est par eux que passent les
sens. Pour le terrorisme, le corps des victimes devient
le lieu d’inscription d’un discours politique constitué
pour l’essentiel par une rhétorique de l’atrocité, décli-
née en représentations sociales de l’horrible. Il réus-
sit à réaliser la montée aux extrêmes où Clausewitz
voit l’essence même de la guerre (ce que le terrorisme
109
n’est pas, du moins dans son acception classique), et
à saturer les capacités psychologiques du groupe ciblé,
tant sur le plan émotionnel que sur le plan intellec-
tuel, par la manipulation systématique des émotions
liées à ces représentations (que l’on pourrait appe-
ler de combat). La théâtralité terroriste, centre de sa
manœuvre d’emprise psychologique, passe par une
mise en scène où dominent les images sanglantes
provoquées par les attentats : blessures monstrueuses
et morts atroces (dont ces dernières décennies ont
suffisamment donné de preuves) dressent les tréteaux
d’un drame où s’épanouissent tératophanie et thana-
tophanie, imposant à la pensée collective un univers
représentationnel bouleversé, partie constituante de ce
que l’on appelle en sociopsychiatrie une névrose obsi-
dionale, état de sidération combiné à un sentiment
d’enfermement, d’une situation de siège, produit par
une menace aléatoire permanente et omniprésente.
C’est précisément dans le déploiement des ressources
psychologiques de la poliorcétique que triomphent ces
représentations sociales (de combat), armes principales
du terrorisme 1. En somme, le siège commence quand
on pense qu’on est assiégé, i.e. lorsque la population
concernée en développe l’idée. « L’important n’est pas
la réalité de la vie, écrit R. Mucchielli (1972, p. 34),
mais ce que les gens croient », c’est-à-dire ce que leurs
représentations sociales leur donnent à croire.

IV. – Dérives

Les représentations sociales sont présentes dans


de nombreuses manifestations de la vie mentale

1. Cf. notre ouvrage : P. Mannoni, Les Logiques du terrorisme, Paris,


In Press, 2004.

110
ordinaire du groupe de référence. Mais il arrive qu’elles
connaissent des « dérives » plus ou moins morbides,
voire franchement pathologiques dont nous allons
essayer de donner quelques aperçus significatifs, car
il n’est pas possible d’envisager ici tout le développe-
ment que la question mérite.
On se souvient, par exemple, de l’émission radio-
phonique d’O. Welles, en 1938, sur une prétendue
attaque de Martiens. H. Cantril (1940) s’est penché
sur les conséquences de l’énorme blague que Welles,
alors speaker à la radio, fit sans le vouloir à ses auditeurs
en passant sur les ondes l’adaptation d’un épisode du
roman de H.G. Wells, La Guerre des mondes, portant
sur l’invasion de la Terre par des soucoupes volantes
en provenance de Mars, avec bruitage à l’appui. La
panique collective 1 qui se développa alors toucha
près d’un million de personnes sur les six millions
qui étaient à l’écoute et qui crurent à une émission
d’information. Il s’ensuivit des fuites éperdues, des
manifestations émotionnelles diverses et même des
suicides. Cantril a rattaché cet emballement de l’ima-
ginaire à la conjoncture politique menaçante domi-
née par des représentations sociales de guerre dans le
message médiatique. Cette expérience involontaire a
montré avec quelle facilité des personnes vulnérables
réagissaient à un climat social de peur partagée et se
laissaient impressionner par des représentations sociales
du type de ce qu’on appelle aujourd’hui des fake news
colportées par les réseaux sociaux modernes.
Parmi les accidents psychopathologiques qui
atteignent les foules, on a décrit les psychoses collec-
tives. G. Heuyer (1973, p. 163), entre autres, partant

1. Il ne s’agit pas là à proprement parler de « psychose collective »,


terme dont raffolent les journalistes.

111
de l’idée qu’une collectivité, loin d’être un rassem-
blement dû au hasard, comporte une certaine unité
psychologique, les a définies comme « des troubles
mentaux, au sens le plus général du terme, dont les
individus qui en sont atteints ne sont pas conscients
de la nature pathologique et qui s’appliquent à un
ensemble de personnes unies par les liens plus ou moins
serrés de lieu, d’époque, de conditions ou d’intérêts
communs ». S’y rattachent les délires collectifs de
sorcellerie et de possession démoniaque, les thauma-
turgies spirites, les crises d’hystérie collective des
convulsionnaires de Saint-Médard, les massacres de
septembre 1792, la peur de l’An 1000, les rédemp-
teurs sacrificiels du Moyen Âge ou les illuminés du
Millenium. Dans la plupart des cas, les idées domi-
nantes, i.e. les représentations sociales, se développent
autour d’une croyance partagée de sorcellerie ou de
mysticisme, comme dans les sectes où l’on voit se
regrouper autour d’un personnage délirant central, qui
joue le rôle d’élément inducteur actif, des débiles, des
illuminés ou des exaltés adhérant, à des titres divers, au
contenu des représentations sociales. Les possédés de
Morzine en sont une bonne illustration. Né en 1857
chez deux fillettes, en Haute-Savoie, un délire collectif
de possession s’étend rapidement à un grand nombre
d’habitants : manifestations sataniques et convulsions
auxquelles répondent incantations et cérémonies de
désenvoûtement et d’exorcisme. Il ne faut pas moins
que l’intervention de la troupe pour mettre un terme à
cette « folie » collective qui dura jusqu’en 1870. On a
pu expliquer (Jean Vartier) ce délabrement psychique
comme une revanche de damnés de la terre, abandon-
nés à la pauvreté, au manque d’hygiène, à l’insalubrité
des habitations, à la malnutrition et à la consanguinité.
Sur quoi L. Pauwels (1977, p. 137), qui rapporte les
112
faits, conclut : « Les Morzinois n’étaient pas possédés
du démon, ils étaient simplement possédés de l’idée
qu’ils l’étaient. » J. Favret-Saada (1977) fait le même
constat dans son étude de la sorcellerie dans le Bocage.
C’est donc bien l’idée fausse qui, s’imposant à la plu-
part des membres du groupe, caractérise ces épisodes
de psychopathologie collective. Les représentations
sociales issues du noyau dynamique que manifestent
les premiers individus atteints – qui peuvent être, eux,
d’authentiques malades mentaux – favorisent le déve-
loppement d’un complexe idéo-affectif que les circons-
tances de temps et de lieu aident à se propager avec un
risque de désagrégation de la vie sociale, ne reculant
devant aucun emprunt à un bric-à-brac scientifico-
technique ou politico-social auxquels font penser les
« complotistes » d’aujourd’hui dont les « arguments » ne
sont pas nécessairement absurdes ni délirants, mais ont
la forme de représentations sociales qui se renforcent
des justifications qu’elles se fournissent à elles-mêmes.
La place manquant dans ce petit ouvrage, nous termi-
nerons cette évocation des dérives psychopathologiques
des représentations sociales par l’« idéalisme passionné »
décrit par M. Dide (1933) 1 et dont les exemples sont si
présents depuis. Souvent en lien avec une idéologie 2 sur
laquelle elle se fonde, une représentation sociale peut se
« solidifier », perdre sa fluidité et se « rétracter ». Elle se
ramène alors à une idée qui devient le tout de la pensée
sous la forme d’un système à preuve incluse, à vérité

1. Nous lui accorderons un développement un peu plus long car, sans


même évoquer son actualité, il est le plus grave des phénomènes de
dérives et affecte une plus large population.
2. Dans l’idéologie, on a affaire à un système à large diffusion sociale,
constituée d’idées fortement corrélées entre elles et orientées vers un
but unique et supérieur, système qui tire sa cohérence de lui-même
et non de l’administration de preuves.

113
affirmée (et non démontrée), qui tire sa cohérence de
lui-même et non de l’administration de preuves, i.e. qu’il
possède en lui-même sa propre évidence et réclame un
mode d’affiliation extrarationnel du type acceptation/
soumission. Ce qui importe alors, ce n’est pas que ce
à quoi l’on croit soit vrai, mais de tenir pour vrai ce à
quoi l’on croit. Par vocation, la représentation sociale
idéologisée tend vers une « condensation » toujours
plus forte autour de son noyau central. Cette cristalli-
sation progressive évolue, notamment sous l’influence
des facteurs exogènes du contexte politique ou socio-
économique, dans le sens d’une orthodoxie de plus en
plus rigoureuse, obéissant à un besoin de combler un
vide chez les candidats au fanatisme, souvent issus d’une
jeunesse flottante aux énergies inemployées qui, de ce
fait, sont particulièrement sensibles aux représentations
sociales basées sur un mythe théocratique, pantocratique
et salutiste qui promet le Paradis des martyrs aux soldats
de Dieu.
Peu à peu, de durcissement en durcissement, on
entre dans le domaine de la pensée unique caractérisée
par une crispation psychologique sur l’objet d’ancrage 1.
C’est le stade du radicalisme ou de l’intégrisme au bout
duquel triomphe le fanatisme, degré ultime de l’adhésion
pouvant impliquer l’oubli de soi jusqu’à la mort. Avec
lui, la radicalité atteint son comble, dans la rigueur du
contenu représentationnel qui compose le noyau dur de
la croyance pour constituer un univers idéalisé à logique
verrouillée. Étrangers à la critique et au doute, sans
compromission, les fanatiques sont inébranlablement
convaincus qu’ils possèdent la vérité, et qu’à ce titre
ils ont le devoir de traiter en ennemis les « impies »,

1. Ce qui n’est pas sans rapport avec les « filtres cognitifs » dont parle
Deconchy (2000, p. 26).

114
les « athées », les « infidèles », les « hérétiques ». Il leur
faut même éliminer cette vermine pour la plus grande
gloire de Dieu. C’est une des manifestations les plus
nettes et les plus dangereuses à la fois de la dérive des
représentations sociales. Car ce phénomène, religieux
par essence (fanum = temple), contient toute la force
de la foi, même lorsque cette foi concerne des « objets »
séculiers comme dans l’idéologie politique. Pour que ce
mécanisme se développe, il suffit qu’un manipulateur
d’opinion désigne un « ennemi » et ses inféodés se préci-
pitent aux ordres : rêvant d’un monde nouveau, religieux
ou politique, ils sont près au combat ou au meurtre.
Centrée sur une certitude qui lui sert à la fois d’axe
de développement et de structure de référence, cette
« pensée totale », intégriste, s’exprime sous la forme
d’une orthodoxie teintée de paranoïa, proche d’un
délire élaboré autour d’un idéal du Moi imaginaire
dominé par le sentiment d’être persécuté. Sous l’action
de cette constellation de représentations sociales, le
monde leur apparaît, de manière paranoïde, clivé en
deux, avec le Mal, l’Ennemi d’un côté, et le Bien,
de l’autre. Cette vérité globale et définitive offre un
point de repère à des individus quelque peu perdus
dans un monde complexe et perçu comme injuste. Le
danger vient de l’envahissement du psychisme, véri-
table infestation, par les tendances paranoïaques : de
persécutés ils deviennent persécuteurs et répondent à
la persécution par la persécution. On assiste alors à un
emballement des représentations sociales qui évacuent
le rationnel pour lui substituer une pseudo-cognition.
La lutte engagée contre « les puissances du mal » ali-
mente un système circulaire dans lequel l’idéal justifie
le passage à l’acte (armé, attentat et crime compris) en
même temps que l’acte (armé) justifie en retour l’idéal.
Des facteurs extérieurs aux faits et événements mais
115
inhérents au fonctionnement social général peuvent
évidemment contribuer, dans une large mesure, à
la mise en circulation et à la modulation affectivo-
cognitive des représentations sociales dans le public.
C’est notamment le cas des médias associés aux condi-
tions de groupe et à la contagion émotionnelle dont
nombre d’auteurs ont souligné la psychotoxicité. Pour
G. Heuyer 1, déjà : « La presse surtout est respon-
sable de la diffusion inconsidérée des idées absurdes
et nuisibles […] [Les journalistes] devraient éviter de
fournir aux illuminés, aux charlatans et aux pervers les
moyens de troubler la sottise et l’anxiété d’un grand
nombre de lecteurs. » C’est aussi l’avis de R. Mucchielli
(1972, p. 66) : « Les mass media sont seuls capables de
fabriquer une opinion publique, de créer une psychose
collective sans qu’il y ait foule rassemblée. C’est là
une des caractéristiques spécifiques de nos modernes
moyens de diffusion de l’information. Ils agissent sur
chaque individu en particulier et isolément, tout en
créant des phénomènes collectifs. » La situation n’a fait
qu’empirer avec le développement exponentiel de ces
usines à représentations sociales que sont les médias,
car les informations imprimées, radiodiffusées ou télé-
visées ont, de fait, une autorité qui leur vient de leur
diffusion même. Que l’on songe à tous les messages
confus voire contradictoires qui ont été censés « rendre
compte » de l’épidémie de Covid-19 et de ses aléas.

1. « Les psychoses collectives », in Les Troubles mentaux, Paris, Puf,


1968, p. 43.
Conclusion

Toutes les représentations que nous nous


faisons du réel, les rêves que nous en avons,
les ombres que nous croyons y déceler, ne
sont que des fantômes et des déformations.
C. Rosset,
La joie est plus profonde que la tristesse,
Paris, Stock, 2019, p. 41.

Les représentations participent à la pensée sociale


en tant que produits socialement constitués, et elles
réélaborent en permanence le social qui les constitue.
En définitive, elles fournissent une grille de déco-
dage, d’interprétation du monde et une matrice de
sens qui jouent comme un processus d’arbitrage, sou-
vent approximatif quand il n’est pas faux, de la réalité.
Quoi qu’il en soit, les représentations sociales sont des
modulateurs, notamment de vie sociale. Parce qu’elles
mettent en circulation, comme nous l’avons dit, à la fois
des signes et des sens, on ne peut se dispenser, pour
les décoder, d’une perspective sémiologique, fût-elle
quelque peu grossière et superficielle. En outre, ce sont
elles qui scandent les temps faibles ou forts de la vie
sociale, allant parfois jusqu’au renversement complet
des significations habituelles. Ainsi des carnavals et
autres fêtes des Fous, pendant lesquels la dérision
et la parodie s’opposent à l’ordre tout en lui restant
complémentaires, et où les représentations sociales, par
le changement de rythme, contribuent à pointer que,
derrière le renversement des interdits et l’hyperbole,
le Mal est une menace toujours présente.
117
L’intérêt principal d’une étude des représentations
sociales est donc d’attirer l’attention sur ce qui consti-
tue, pour chacun de nous, tout au long de notre vie,
un savoir certes vulgaire mais pratique, et de mettre en
circulation un stock de notions partagées. Elles sont
de la sorte des instruments situés au centre de tous les
processus de socialisation et de tout ce qui constitue
la vie sociale. Chacun y puise pour se constituer un
modèle de pensée valide dans son groupe de référence,
car les formes canoniques d’une époque, relativement
aux objets sociaux, se déposent et s’échangent par
leur intermédiaire. D’une certaine manière, on peut
dire qu’elles sont le prêt-à-penser des membres de
la société, puisque ce sont elles qui ont la charge de
décrire le réel social, de le figurer et de l’interpréter.
En outre, dans leur participation à la normalisation
et à l’édification des conduites, elles colportent ce
qu’elles ont drainé dans un fond commun de pré-
ceptes et de maximes, formules de politesse ou autres
sentences et dictons, considérées comme des énoncés
de valeurs, en réalité rebattues en fastidieuses litanies.
Persuadées d’être les dépositaires des idées de bien et
de mal, elles mettent en circulation les adages de la
« bonne conduite » et ce que Monsieur et Madame
Toutlemonde vont tenir pour preuve que la personne
dont on parle ou à qui l’on parle « a de l’éducation
ou du savoir vivre ». L’ennui, c’est que toutes ces
représentations prétendument éthiques ne reflètent
que formules et conseils attendus parce qu’issus de
la pensée commune. Elles sombrent souvent dans un
radotage moralisateur, rempli de prescriptions d’atti-
tudes, de comportements et de visions du monde et
de l’humain, assénées de manière péremptoire, qu’il
s’agisse des droits et devoirs, des manières de se tenir
à table ou de la gestion de ses fonctions naturelles,
118
comme l’a bien montré, N. Elias (1973), par exemple.
Il leur arrive de prétendre détenir « la Vérité », et leurs
débordements de bonnes intentions sont ruinés par
leurs formules de sermonnaire, la récitation d’idées
toutes faites et d’un conventionnalisme étroit, voire
par un prêchi-prêcha assommant. Là se trouve sans
doute la limite de leur intérêt.
Cela étant, il reste à dire que tout ne peut pas être
représenté, soit parce que sa représentation est impos-
sible, soit parce qu’elle est frappée d’interdit, soit encore
parce qu’il existe un irreprésentable.
De ce qu’il existe des objets qui ne parviennent pas
à s’élaborer en représentation, nous avons déjà parlé
supra, en évoquant notamment les victimes d’autisme
ou de traumatismes graves dont la thérapie doit jus-
tement s’efforcer de restaurer la capacité de symboli-
sation. Mais il est également des représentations sur
lesquelles plane un interdit. C’est ainsi que, tandis que
certaines religions, comme le christianisme, se laissent
aller à une avalanche « baroque » des représentations de
la figure divine, d’autres religions (judaïsme, islamisme)
défendent de représenter Dieu (et même l’homme qui
serait à son image). Car il n’est qu’un mode d’existence
pour Dieu, c’est le mystère, et l’on ne saurait « repré-
senter » de Dieu que les nuées qui le dissimulent, car
tout sacré est secret. « Le sacré demeure l’inaperçu, le
dissimulé, le protégé. » (E. Jabès, 1984, p. 15.) Dieu
est d’ailleurs aussi l’ineffable, puisque son nom même
est une non-dénomination : Iaweh : Je suis celui qui
est. Car nommer serait révéler, dévoiler, ce qui doit
demeurer, par essence, enveloppé d’inviolabilité. Et
ainsi en est-il de certains dieux qui, depuis l’Antiquité
et, malgré une débauche sculpturale et picturale, sont
loin d’être tous représentables. Quelques-uns, comme
Hesta (ou Vesta), se caractérisent d’ailleurs précisément
119
par leur infigurabilité 1. Même « les ancêtres, ça ne se
représente pas », écrit Z. Wahl (1984, p. 31-62), car
le rituel des ancêtres s’élabore autour d’une radicalité :
« Entretien de la généalogie comme transcendance, à
l’exclusion de toute représentation des morts » (ibid.,
p. 50). Mais laissons cette question de côté, car il n’est
que trop évident qu’il est de l’essence même de l’Être
de demeurer hors d’atteinte. Or, comment représenter
ce que l’on ne peut appréhender sauf à travers une
interrogation qui demeure perpétuellement ouverte,
énigme dont on ne sait pas mieux faire que de renou-
veler l’énoncé ?
L’esthétique enfin bute, elle aussi, sur cet irrepré-
sentable où M. Gagnebin (1984) voit « les silences de
l’œuvre ». Or, s’il y a, effectivement, dans toute œuvre
d’art, une tentative (ou une tentation) d’épuiser l’essence
de l’objet représenté, il s’agit là d’une opération qui
s’efforce de substituer la figure à l’objet figuré, et l’être
de la re-présentation à la représentation de l’être. Nous
pensons, pour notre part, que ce qui conduirait l’Art à
se constituer, pour partie au moins, dans les marges
infranchissables de l’irreprésentable pourrait justifier,
d’une certaine manière au moins, une esthétique de
l’inachevé. Les Prisonniers de Michel-Ange, sculpture
interrompue par la mort de l’artiste, ne proclament-ils
pas déjà, dans l’inachèvement même de l’œuvre, toute la
beauté qu’elle renferme ? La forme encore captive de la
pierre n’est-elle pas, dans son incomplétude fondamen-
tale, plus évocatrice que ne le serait un vain polissage ?

1. « Vesta est la déesse désimagée », écrit Z. Goux, in L’Interdit de la


représentation, Paris, Seuil, 1984, p. 72. Et, plus loin, l’auteur ajoute
que « Hesta est une limite à la représentation, en tant qu’elle ne saurait
se donner autrement que sur le mode de la présence » (ibid., p. 83).
Elle ne peut donc s’évoquer que comme « présence de la vierge infi-
gurable » (ibid., p. 86).

120
Quant à l’art moderne, caractérisé pour l’essentiel
par l’abstraction, ne témoigne-t-il pas de la « crise du
sens » et de la « crise du signe » qui hantent l’esthé-
tique, vouée, dans sa confrontation à l’indépassable
problème de la non-représentation, à n’être plus qu’un
« mimétisme du néant » 1 ?

1. Expression de D. Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, Puf, 1996.


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TABLE DES MATIÈRES

Introduction ................................................... 3

CHAPITRE PREMIER
Définition différentielle des représentations sociales . . . . . . 8

I Représentations mentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
II Représentations, fantasmes et figurabilité . . . . . . . . . . . . 13
III Idées reçues, clichés, préjugés,
stéréotypes et représentations sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
IV Représentations sociales, croyances,
superstitions, idéologies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

CHAPITRE II
Historique des travaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

CHAPITRE III
Structure, fonction et dynamogénie
des représentations sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

I La question de la structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
II Le point de vue systémique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
III La question du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
IV Les modèles de compréhension. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
V Réseaux et contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
VI Représentations sociales et temporalité . . . . . . . . . . . . . . . 68
VII Cohérence et congruence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

CHAPITRE IV
Représentations de l’autre et relations sociales . . . . . . . . . . . . . 77

CHAPITRE V
Représentations et épistémologie du sens commun . . . . . . . 93

I Les représentations comme modalités


opératoires de la connaissance commune,
de la pensée et des pratiques sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
II Les représentations sociales :
fonction iconique et symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

126
III Représentations sociales et dramatisation. . . . . . . . . . . . . 106
IV Dérives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Composition et mise en pages
Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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