Berquin, 2010
Berquin, 2010
Le modèle biopsychosocial :
beaucoup plus qu’un supplément
d’empathie
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nent pas ces facteurs en considération. Le fait de négliger le des processus cognitifs, émotionnels et comportementaux
contexte psychosocial du patient équivaut à se priver d’outils diag- normaux, relevant entre autres de l’interprétation des symp-
nostiques et pronostiques dont la pertinence a pourtant été tômes par le sujet, et non à des aspects psychopatholo-
documentée. giques.
Dans le domaine de la lombalgie, les facteurs psychoso- Quelle différence avec la psychosomatique ? Tout dé-
ciaux sont de meilleurs prédicteurs du risque de passage pend de ce que l’on entend par «psychosomatique»…
à la chronicité que les facteurs biologiques ou biomécani- Dans son acception courante, psychosomatique rime avec
ques. Par exemple, un élément hautement corrélé à un imaginaire ou hystérie. Rappelons donc que ce mot fait ré-
arrêt de travail prolongé est la croyance du patient, expri- férence aux «interactions multiples et réciproques entre le
mée dès l’installation d’une lombalgie aiguë, qu’il ne sera psychisme et le soma», à mille lieues du «psychosoma-
pas capable de reprendre le travail six mois plus tard.6 tisme», dans lequel l’influence des facteurs psychiques est
D’autre part, la croyance que le mal de dos signale une abusivement amplifiée et déformée.9 Chacun d’entre nous
fragilité lombaire et la crainte de lésions potentiellement a pu expérimenter que ce qui nous affecte émotionnelle-
aggravées par le mouvement peuvent motiver un compor- ment a inévitablement des répercussions physiques (il suffit
tement d’évitement des activités, générant des cercles vi- de se demander quels sont les symptômes de l’angoisse),
cieux qui entretiennent la douleur et le handicap. Ce mo- et réciproquement (qui pourrait prétendre pouvoir vivre
dèle de «peur-évitement» a inspiré des stratégies thérapeu- avec une maladie chronique sans ajustements émotion-
tiques d’exposition progressive aux activités perçues – à nels ?). Bien comprise, la psychosomatique n’est pas très
tort – comme dangereuses, qui permettent une améliora- différente du modèle biopsychosocial, si ce n’est qu’elle
tion significative des capacités fonctionnelles et même de accorde peut-être moins d’impact aux influences sociales
la douleur.7 Cet exemple illustre l’intérêt d’une démarche cou- et environnementales.
plant une évaluation globale du patient – notamment de ses Les postulats anthropologiques et épistémologiques
croyances – avec des stratégies thérapeutiques ciblant directement les sous-jacents aux modèles biomédical et biopsychosocial,
facteurs psychosociaux problématiques. ainsi que leurs conséquences dans le domaine clinique,
Un dernier exemple concerne l’effet placebo, et son corol- ont été discutés en détail ailleurs.10 Notons simplement
laire, l’effet nocebo, longtemps considérés comme la preuve que le modèle biopsychosocial remplace des systèmes de
que certains symptômes sont imaginaires. Les travaux de causalités simples et linéaires par des causalités multiples
ces dernières années montrent qu’ils intriquent des effets et circulaires, parfois difficiles à identifier et à contrôler.
psychobiologiques reproductibles, déterminés par les at- Ceci implique pour le clinicien (et le malade) une naviga-
tentes des patients concernant leur traitement, des pro- tion souvent inconfortable entre complexité et incertitude.
cessus de conditionnement classique ainsi que d’autres
mécanismes d’apprentissage.8 Ces effets sont sous-tendus QUELS SONT LES INGRÉDIENTS D’UNE
par des modifications de synthèse de neurotransmetteurs
PRATIQUE CLINIQUE INTÉGRANT LE MODÈLE
et neuromodulateurs, par exemple l’activation de systè-
mes opioïdergiques et non opioïdergiques suite à l’admi- BIOPSYCHOSOCIAL ?
nistration d’un placebo présenté comme antalgique. Les Dans une pratique inspirée du modèle biomédical,
attentes d’un patient concernant son traitement ont donc des effets l’essentiel de l’action clinique consistera à repérer et ten-
observables sur le fonctionnement cérébral que le modèle biomédical ter de corriger des anomalies dans la «machine corporelle» :
serait bien en peine d’expliquer. déviations de paramètres physiologiques par rapport à une
norme. Dans le cadre du modèle biopsychosocial, la pratique cli-
QU’EST-CE QUE LE MODÈLE BIOPSYCHO-
nique aura deux caractéristiques essentielles : un élargissement des
perspectives et la participation active du patient.
SOCIAL ? L’élargissement des perspectives traduit le fait que le soignant
Le modèle biopsychosocial est à la fois un modèle théorique, conserve en permanence à l’esprit la notion que les déter-
c’est-à-dire un ensemble cohérent et articulé d’hypothè- minants de la santé et de la maladie sont multiples et di-
ses explicatives de la santé et de la maladie, et un outil cli- vers. Au cours de l’évaluation, il sera particulièrement sen-
nique, c’est-à-dire un ensemble de moyens diagnostiques sible – en plus et non à la place du bilan somatique – à
et thérapeutiques directement applicables. une évaluation des attitudes et croyances, des attentes,
Sur le plan théorique, il s’agit d’une représentation de l’être des comportements, des facteurs émotionnels et relation-
humain dans laquelle les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux nels, du contexte social, culturel et professionnel. Quant
sont considérés comme participant simultanément au maintien de aux stratégies thérapeutiques envisagées, elles compren-
la santé ou au développement de la maladie. Aucune de ces trois dront, outre les modalités «traditionnelles» visant à modi-
catégories de déterminants de la santé ne se voit accorder fier des paramètres physiologiques, divers moyens permet-
de prépondérance a priori (même si l’on conçoit que leur tant d’agir sur les facteurs psychosociaux perçus comme
importance relative puisse varier). Le modèle biopsycho- participant au problème de santé. Plusieurs modalités dif-
social est donc un élargissement du modèle biomédical : les fac- férentes seront en général associées. Un critère important
teurs biologiques y gardent toute leur place. Il ne s’agit d’un bon fonctionnement biopsychosocial est ainsi une
pas d’une conception psychologique ou psychiatrisante – réelle intégration des diverses perspectives, qui implique
ni sociologisante – de la maladie. De plus, il faut souligner que les dimensions biologique, psychologique et sociale
que le terme «psychologique» réfère essentiellement à soient abordées de manière simultanée (il ne s’agit pas
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d’envoyer le patient chez le psy après l’échec de toutes les en termes de santé au domaine psychosocial pose des
thérapeutiques «classiques») et, si la situation du patient problèmes d’évaluation et surtout de quantification des
est particulièrement complexe, un travail en interdisciplinarité valeurs subjectives. Le modèle biopsychosocial reste dua-
(qui implique une réelle concertation et non une simple liste, dans la mesure où il ne fait souvent que juxtaposer –
superposition de l’action des divers intervenants). et non réellement intégrer – paramètres biologiques, psy-
La participation active du patient est essentielle. Ce constat chologiques et sociaux. En témoigne le fait que ces para-
découle de l’observation que les croyances et attentes du mètres soient encore considérés comme appartenant à
patient influencent directement les résultats des traite- des catégories distinctes. Enfin, le modèle biopsychosocial
ments. En conséquence, les discordances entre les repré- reste réductionniste, dans la mesure où le nombre de pa-
sentations profanes et scientifiques de la maladie doivent ramètres pris en considération est limité, alors que le
être discutées (cela peut prendre énormément de temps) : nombre et la variété des déterminants de la santé sont vir-
le corollaire de la participation active du patient est un ac- tuellement infinis.
cent particulier sur les volets d’éducation et d’information. En-
core faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle «éducation» :
certainement pas un cours magistral dont on espère qu’il CONCLUSION
puisse «corriger les distorsions cognitives». Plutôt un che- Malgré ses limites, le modèle biopsychosocial est le
minement socratique, dans lequel les croyances du patient modèle théorique et clinique de la santé et de la maladie
sont mises à l’épreuve des faits et ainsi progressivement le plus abouti dons nous disposons actuellement. Promou-
adaptées (exemple des croyances de peur-évitement dé- voir sa diffusion nécessite une adaptation de l’enseigne-
crites plus haut). ment et de la recherche. Le financement par les pouvoirs
On assiste donc à une modification profonde de la rela- publics d’une activité clinique dominée par l’acte intellec-
tion thérapeutique,11 nécessitant de développer un éven- tuel doit également être revu.12,13
tail élargi de compétences relationnelles et éducatives.
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