Se Reconstruire - Moussa Nabati
Se Reconstruire - Moussa Nabati
Se Reconstruire - Moussa Nabati
L’épreuve de Mélanie
Comment comprendre, dès lors, le sens et l’origine des
tourments de ma patiente ? Pourquoi la solitude tracasse-t-elle
à ce point Mélanie et fait remonter à la surface tant
d’angoisses, celles notamment d’inexister, de ne pas compter,
de ne rien valoir ? Que s’est-il passé dans son enfance ?
Mélanie est la dernière d’une famille de trois, avec une
sœur et un frère aînés. Elle a perdu celui-ci, plus vieux qu’elle
d’à peine un an, d’un cancer, il y a environ six ans. Ce décès
l’a beaucoup perturbée, dit-elle.
Nous étions très proches tous les deux, solidaires. En perdant mon
frère, c’était comme si j’avais été amputée d’une partie de moi-même. Il
est mort d’un cancer des poumons. Pourtant il ne fumait pas trop ! Ma
mère est décédée aussi il y a trois ans, un an avant le départ de mon
père. Celui-ci n’était pas très gentil avec moi, ni avec mon frère, mais
assez proche de ma sœur, traitée comme une princesse, sa préférée.
Ses colères injustifiées m’ont beaucoup marquée. Cependant, un peu
avant son décès, nous avons pu nous rapprocher. Lorsqu’il est parti,
nous étions pacifiés.
Quant à ma sœur, je n’avais pas trop d’atomes crochus avec elle.
On n’aurait pas dit qu’elle était ma sœur, toujours enfermée dans sa
chambre ; aucune complicité entre nous. Mon frère était, de son côté, le
préféré de ma mère, qui lui passait tout, ce qui rendait mon père jaloux.
Moi, je me trouvais toute seule au milieu d’eux. Ma mère était gentille,
mais pas affectueuse, pas câline, pas tactile, pas chaleureuse. Elle ne
me touchait pas, ne me prenait pas souvent dans ses bras. En
revanche, elle n’était pas avare d’un mot gentil à mon égard quand
j’avais fait quelque chose qui lui plaisait.
Mes parents s’entendaient plutôt bien. Ils ne se disputaient pas trop,
je veux dire, mais ne semblaient pas très amoureux l’un de l’autre. Ma
mère était plutôt distante, froide parfois, mais toujours polie, sans élever
la voix. Elle se plaignait rarement d’ailleurs, répétant que tout allait bien.
À côté de cela, le soir, elle se mettait au lit avant mon père et prenait
des cachets pour s’endormir. Elle souffrait peut-être de dépression,
mais nous n’en avons jamais parlé.
Je n’ai pas trop fréquenté mes grands-parents. Ils vivaient assez
loin. Nous leur rendions rarement visite, peut-être une fois l’an. Ma
mère disait qu’elle aimait beaucoup son père, alors que tout le monde
soutenait qu’il avait été très dur avec elle. Elle répétait en vieillissant
que, quand elle était enfant, sa mère cherchait souvent à la punir, à
cause de sa proximité avec son père, par jalousie. Cette grand-mère
avait été dépressive toute sa vie. Elle a été internée à plusieurs reprises
et pour de longues périodes en milieu psychiatrique. Je ne la voyais pas
souvent, mais lors de nos rares rencontres, je la trouvais souriante. Je
ne me rendais pas compte qu’elle était déprimée. J’ignore le motif de
ses hospitalisations.
Petite, j’avais très peur du noir. Je plaçais en cachette mes
chaussons entre la porte de ma chambre et celle de mes parents pour
ne pas me sentir trop isolée. Je faisais des cauchemars épouvantables,
les mêmes qu’aujourd’hui. Je me vois pourchassée dans des forêts. Je
ne trouve aucun endroit pour me réfugier. Je sais qu’on cherche à me
tuer, qu’on veut ma mort. Une présence diabolique me poursuit. Je suis
parfois en compagnie d’enfants. Ils sont prisonniers dans des cages
pour être mangés. Il faut que je les sauve, que je nous protège, mais
j’ignore de quelle manière.
En fait, j’ai découvert que mon père, décédé l’an dernier, n’était pas
mon père biologique. Je dis « découvert », mais il ne s’agissait pas
vraiment d’une surprise. Je m’en doutais depuis longtemps, sans en
être convaincue. D’abord, peut-être parce que je ne ressemblais pas
trop à mon frère ni à ma sœur. Ensuite, peu à peu, j’ai décidé de faire
confiance à mon intuition. Je sentais bien dans les regards de mon père
que ma présence le gênait, qu’il ne m’adressait pas souvent la parole,
qu’il ne me regardait pas dans les yeux, comme si je n’étais pas la
bienvenue. J’ai fini par interroger une tante. Elle m’a avoué que ma
mère avait effectivement trompé mon père, son mari je veux dire, avec
son patron. Je me suis alors résolue à pratiquer un test de paternité
avant le décès de celui que je prenais pour mon père. Il a été positif,
montrant sans ambiguïté qu’il était le géniteur de ma sœur et de mon
frère, mais pas le mien.
La réalité et l’idéal
La DIP, suite à l’indisponibilité maternelle est, rappelons-
le, imperceptible directement. Elle se devine et se détecte
cependant par le biais de ses émanations, ses irruptions dans la
quotidienneté, à travers nombre de clivages. Les émotions,
parfois éteintes, parfois exaltées, sont scindées de façon
binaire, « bonnes » à cultiver et « négatives » à éliminer. La
DIP pousse également le sujet à désunir l’enfant intérieur de
l’adulte, le présent du passé et l’intériorité de l’extérieur. Le
dedans est maintenu en sous-développement, tandis que le
dehors est idéalisé à l’excès, censé lui procurer par magie le
bonheur et la complétude qui lui ont fait défaut naguère. Une
autre scission, jusque-là seulement évoquée, se faufile entre la
réalité d’une part, ce que le sujet s’imagine être et avoir, perçu
de façon dépréciative, et son idéal de complétude et de
perfection d’autre part, sur lequel il investit une énergie
considérable.
Le sujet affecté par la DIP a en effet, en raison d’une image
de soi délibidinalisée, tendance à se dénigrer, à se juger
mauvais, médiocre, raté, incompétent, inutile, inférieur aux
autres et donc indigne de toute considération. Plus ce manque
d’amour de soi est massif et plus, par compensation, l’idéal à
atteindre paraîtra inflationné, grandiose. L’écart entre les deux
pôles, l’un plongé dans les abysses et l’autre s’élevant
jusqu’au zénith, risque de s’accroître avec le temps, devenant
de plus en plus tendu et, donc, douloureux.
Cette « vision » de soi-même, des autres et de l’extérieur
est évidemment une projection de l’imaginaire, elle ne
correspond à aucune réalité objective. Mais le sujet abritant un
enfant intérieur déprimé se dénigre quel qu’il soit, quoi qu’il
fasse, quels que soient son âge, son sexe, son rayonnement
social, sa beauté, son intelligence, sa fortune… Il demeure
inconsolable, imperméable à tout raisonnement logique, à
toute démonstration. L’énumération de ses qualités et succès,
la tentative de relativisation de ses malheurs par l’évocation
des drames que d’autres peuvent subir, par comparaison
n’allègent en rien son fardeau. D’abord parce qu’il se mesure
constamment aux autres, à commencer par ceux qu’il
considère comme supérieurs à lui, comblés, chanceux, heureux
– évidemment, sans rien connaître de leur intimité. Ensuite, il
ne se compare jamais aux plus démunis, ce qui l’empêche de
prendre du recul par rapport à sa situation et l’enferme dans
ses complaintes. Il est persuadé, en outre, d’être un imposteur,
avec le sérieux risque d’être démasqué un jour ou l’autre. Il ne
se perçoit pas tel qu’il est en réalité, mais à travers le prisme
déformant et désavantageux du manque d’amour et d’estime
de soi.
Paradoxalement, ce déficit peut se manifester chez certains
sous une forme inversée, par une inflation narcissique. Dans ce
cas-là, le sujet se croit orgueilleusement supérieur.
Autosuffisant, satisfait de lui, prétentieux et méprisant, il
s’imagine tout savoir, persuadé d’avoir toujours raison. Il
s’accorde enfin des droits qu’il dénie aux autres, qu’il
surcharge de la responsabilité de leurs devoirs.
La même problématique, le manque d’amour de soi, peut
ainsi se manifester de deux manières opposées. Les uns
s’enferment dans la noirceur, se déprécient et s’autoflagellent.
Les seconds s’aveuglent et s’enfoncent dans le déni pour ne
pas affronter le vide.
Seule la conscience de la dialectique féconde des contraires
serait susceptible d’aider chacun à transcender les clivages
binaires, pour se protéger, se tenir à distance des excès, aussi
malsains les uns que les autres.
Le décalage entre l’idéal et la réalité, celle-ci pareillement
tout à fait imaginaire – puisqu’on ne peut la percevoir qu’à
travers le prisme déformant de notre subjectivité –, peut
toutefois s’avérer fécond. D’abord, il est inévitable,
consubstantiel à notre humanité. Aussi, contenu dans certaines
limites, ce décalage perçu permet de grandir, de s’améliorer,
d’espérer, de se dépasser, d’offrir le meilleur de soi-même.
Cependant, pour les personnes poussées par une impérieuse
injonction de perfection, la tentation est grande de chercher à
le supprimer, dans le but de faire coïncider les deux pôles et
ainsi de « réaliser leurs rêves », croient-ils. Peine perdue,
évidemment, puisqu’au lieu de les rapprocher, ils font
s’éloigner davantage les deux pôles l’un de l’autre, creusant le
décalage initial et accentuant le poids des déceptions.
Le refus du manque ne fait qu’exacerber la souffrance
psychique. La lutte épuise le Moi, le faisant valser en
permanence d’un extrême à l’autre, de l’enchantement à la
désillusion. Ce n’est, en réalité, pas le manque supposé réel de
quelque chose ou de quelqu’un qui cause la tourmente
psychique, mais bien son refus qui le rend insupportable, de
plus en plus décalé par rapport à l’idéal de complétude.
J’ai eu à m’occuper d’une jeune mannequin de vingt-quatre
ans qui, souffrant d’une mauvaise image d’elle-même,
délibidinalisée, était devenue addicte, si l’on peut dire, à la
chirurgie esthétique. Elle ne cessait de rechercher, et,
fatalement, de trouver, des « mochetés », des « horreurs » sur
son visage, sa poitrine ou ses fesses. Lorsque je lui ai pointé le
décalage entre la représentation qu’elle se faisait de son corps
et celle qu’en avait sans doute le publiciste qui offrait de
substantiels cachets pour l’engager, elle se mit à pleurer en me
répondant qu’elle était dans l’imposture et vivait avec
l’angoisse de se faire démasquer tôt ou tard.
L’examen du récit de son enfance montrait, exactement
comme chez Mélanie, qu’elle avait grandi avec une mère
physiquement présente, mais froide, inaffective, distante, avare
de contacts physiques avec sa fille qu’elle élevait toute seule
depuis sa naissance. Son père, se déclarant inapte à la
paternité, avait abandonné la mère et l’enfant peu après
l’annonce de la grossesse. Cette jeune femme s’est toujours
crue injustement coupable de la démission de son géniteur,
qu’elle n’a par ailleurs jamais rencontré, et donc de la
dépression de sa mère. Elle a aussi imaginé que la répudiation
subie était sa faute et que c’était pour la punir que sa mère
rechignait à la prendre dans ses bras et à la couvrir de baisers.
Ainsi, très tôt, elle a investi son énergie libidinale à devenir
et à rester belle, parfaite, sans défaut, comme Vénus, déesse
romaine de la Beauté, disait-elle. Elle s’est passionnée pour les
femmes d’un certain âge, en couple avec des hommes mais
sexuellement insatisfaites, pour les séduire et les rendre
heureuses. Au début, c’était toujours l’enthousiasme, l’amour
parfait et le bonheur absolu, mais, quelques mois après, la
déception frappait à sa porte. Elle laissait alors ses amantes
désespérées, la suppliant de ne pas les abandonner. Elle les
quittait cependant, justifiant ses ruptures immotivées,
exactement comme Mélanie, en déclarant : « Je les quittais
non pas parce que je ne les aimais plus, mais parce que je
réalisais qu’elles ne m’aimaient pas assez, pour moi-même,
pour la personne que j’étais, mais seulement pour “mes
fesses”. »
Cette jeune femme cherchait toujours à guérir sa mère
déprimée, jouant l’enfant-thérapeute dans les bras de substituts
maternels, mais qu’elle finissait par punir cruellement en les
chassant après leur avoir fait goûter des plaisirs nouveaux, les
délices saphiques de la jouissance.
La plainte
La plainte, en ce qu’elle est à la fois l’expression d’un
manque et d’une quête de réparation, est révélatrice,
notamment chez Mélanie, de l’écart entre la réalité et son
idéal. Il existe en fait deux catégories de plaintes, en fonction
de leur origine. Les premières sont insufflées par l’enfant
intérieur, les secondes par le sujet adulte.
Lorsqu’elle émane de l’enfant intérieur victime naguère de
carence matricielle, la plainte revêt un caractère itératif avec
une coloration dramatique. Le sujet « jamais content »,
« toujours insatisfait » reproche aux autres – qui jouent le rôle
de substituts maternels, en réalité – leur manque d’amour,
d’attention, de considération. Il se blâme également, se
reprochant de nombreuses carences : manque d’argent, de
relations, de capacités, de beauté… Il s’épuise à les réparer,
avec acharnement parfois, mais sans parvenir à apaiser son
idéal de complétude, son avidité narcissique. Certains ont alors
tendance à imputer la responsabilité de leur insuccès à ceux
qu’ils considèrent comme ayant trop bien réussi – à leur
détriment, d’une certaine façon.
Les plaintes appartenant à la seconde catégorie proviennent
de l’adulte non envahi par la détresse de son enfant intérieur.
Elles sont l’expression d’une frustration et d’un souhait de
satisfaction, certes, mais elles n’apparaîtront ni aussi
nombreuses ni surtout aussi insatiables que dans la catégorie
précédente. Le Moi, à l’abri du clivage, garantit un espace
naturel, propice aux manifestations de la gratitude, cette
capacité de se contenter en rendant grâce à ce qu’offre la vie
dans le présent, sans toujours réclamer autre chose, ou encore
plus. En outre, l’assouvissement d’un désir ou d’un besoin ne
lui paraît ni urgent ni vital. Il est capable de patienter, d’y
renoncer même ou de le sublimer, sans se laisser happer par la
dépendance ou l’addiction. Devenir adulte signifie parvenir à
tempérer son fantasme infantile de perfection et de
complétude. Privilégier l’être à l’avoir nécessite l’apaisement
du besoin impérieux de tout vouloir, avoir et maîtriser, et
permet ainsi de cesser de s’épuiser dans les refus et les luttes
vaines, jusqu’à accepter parfois même, si nécessaire,
l’inacceptable.
Accepter d’être jeune, beau, intelligent, riche, admiré et en
bonne santé ne mérite aucun éloge. Notre plus belle vertu
consiste à accueillir, chez nous-même ou autrui, ce qui ne nous
plaît pas au premier abord : notre ombre, ce qui nous dérange,
heurte notre idéal narcissique grandiose. La gratitude, grâce à
l’intégration de l’indésirable, fait advenir chez l’adulte la
capacité de recevoir ce qu’il a recherché, pour en jouir sans
culpabilité, honte ou indignité. En revanche, l’individu clivé,
qui est parlé plus qu’il ne parle et est agi plus qu’acteur, sous
l’emprise de son enfant intérieur, se plaint, gémit, pleure,
insiste, implore, réclame, quémande – et, parallèlement, il
s’interdit d’agréer ce qu’il n’a pourtant cessé de solliciter. La
demande et le refus semblent d’égale puissance chez lui, le
clivage est à son comble. Plus il cherche à se remplir et plus
son intérieur se vide.
Disons que la vraie différence entre les deux catégories de
plaintes renvoie au fait que l’adulte psychiquement autonome
parvient à s’aimer et à se materner lui-même. Il se nourrit et se
désaltère à ses sources profondes. Il se laisse rarement séduire
par les discours lui promettant la complétude, le Nirvana, par
le biais de la consommation addictive d’objets ou de
personnes. Il ne s’aliène pas non plus dans les dépendances
affectives sadomasochistes avec des individus qui lui font
miroiter la béatitude, l’Éden matriciel, dans le seul but pervers
d’abuser de sa candeur et de sa générosité. Car c’est
précisément ce besoin infantile de supprimer le manque,
d’annuler l’écart entre les deux pôles, idéal et réalité, qui
constitue le pain béni, l’hameçon favori des manipulateurs en
tout genre, au niveau aussi bien individuel que collectif.
S’adressant exclusivement à l’émotionnalité de la petite fille et
du petit garçon en quête de la matrice, déconnectés de la
réflexion et du jugement adultes, ils lui font miroiter la
possibilité d’une réécriture de son histoire, d’une restauration
narcissique et d’une complétude harmonieuse. Autrement dit,
ils lui font croire qu’il pourra désormais vivre dans un monde
d’amour, de chaleur, de sécurité, de douceur, d’abondance, de
paix, sans plus aucun danger, ni manque ni contrariété.
Plus la carence matricielle a été massive naguère, plus le
risque de culbuter dans la nasse du pervers s’accentue, en
raison de l’emprise exercée par l’enfant intérieur sur l’adulte.
Il s’agit, sur le plan collectif, d’une même promesse de
complétude, par-delà les masques et les étiquettes trompeurs,
comme dans l’histoire du Petit Chaperon rouge. Le marketing
commercial ainsi que la propagande politique, s’adressant à la
naïveté, à la pensée magique de l’enfant intérieur, cherchent à
le persuader qu’acheter tel produit, voter pour tel politicien,
s’enrôler dans telle association, avec ou sans but lucratif, lui
prodiguera, comme par enchantement, tout ce qu’il s’imagine
lui faire défaut – la santé, la forme, l’équilibre, la longévité, la
liberté, l’égalité, la justice, la richesse… La particularité de
l’enfant intérieur consiste à prendre pour équivalents, à
mélanger, à confondre les mots et les choses, la promesse et
l’engagement, l’espérance et la certitude, le rêve et sa
concrétisation, mettant tout sur le même plan. En revanche,
c’est la distance, la distinction entre le fantasme et la
concrétude, l’émotion et la raison, la capacité à faire preuve
d’un minimum de prudence qui caractérisent la vision de
l’adulte. Son aptitude à ne pas tout prendre pour argent
comptant le protège grandement contre le danger des
enthousiasmes qui ne tarderont pas à virer au
désenchantement.
Tous les faux prophètes et les charlatans se désintéressant
totalement de notre sort, ne se soucient en réalité de rien
d’autre que de la conquête et de la conservation du pouvoir,
politique ou économique – peut-être, en fin de compte, pour se
sentir eux-mêmes dignes de l’amour de leur mère. Chaque
humain, fût-il le roi ou la reine, porte en lui un enfant, d’autant
plus assoiffé d’amour qu’il a été victime de carences
matricielles en son temps. C’est la raison pour laquelle le petit
garçon ou la petite fille que nous abritons risque de tomber
facilement dans le piège des beaux parleurs, maîtres dans l’art
de la séduction, par recours aux mots alléchants, aux chants et
poèmes flatteurs.
Évidemment, la satiété et le comblement promis, par le
déni de la castration, du manque et de la souffrance, loin de
nous apporter la plénitude et l’épanouissement, ne feront que
creuser davantage l’écart incompressible entre la réalité et le
fantasme. Voilà pourquoi dans nos sociétés postindustrielles
d’opulence, malgré toutes les gratuités et assurances, les
sécurités, les libertés et l’abondance, la plainte gagne de plus
en plus de terrain, réduisant la place laissée à la gratitude à
peau de chagrin.
La satisfaction du besoin infantile de complétude
hypothèque le désir adulte d’être soi, psychiquement
autonome, extrait de la matrice. L’idéal grandiose de
perfection est révélateur, de toute évidence, d’un déficit
d’amour de soi, consécutif au défaut d’enveloppement dans la
petite enfance. Il a pour fonction le recouvrement de la
matrice, la restauration du vide narcissique laissé par
l’indisponibilité maternelle. Un excès au niveau conscient est
révélateur, au niveau inconscient, de l’excès inverse, qu’il
cherche à réparer !
Cela dit, vivre heureux n’est pas une chimère pour autant,
pour peu que l’on mise davantage sur l’objectif d’être soi et
psychiquement autonome plutôt qu’avoir, consommer ou être
avec quelqu’un à tout prix… À condition de ne pas s’imaginer
être vacciné à jamais contre le tragique existentiel pour autant.
Point de salut, donc, en-dehors de la dialectique féconde des
contraires !
Le manque, invisible mais envahissant
Durant mes années de pratique, j’ai toujours trouvé
extraordinaire la place, la prépondérance du manque dans le
discours et notamment dans la vie de mes patients. Le manque
n’a pourtant pas de consistance, de volume, de poids, d’odeur.
Il est invisible, immatériel, intangible, mais il envahit tout
l’espace, écrase le sujet, bloquant son énergie vitale et
l’empêchant de jouir de ce dont il dispose, de celui qu’il est,
dans le présent. Doté d’un pouvoir de néantisation
exceptionnel, il fait disparaître, occulte et supprime tout ce qui
se trouve dans son voisinage. Quand il est là, on ne voit plus
que lui, on ne pense plus à rien d’autre qu’à ce qui fait défaut.
On devient dès lors totalement sourd au bruissement de l’eau
qui coule, aveugle au rougeoiement du soleil qui se couche.
J’avais une patiente dont la situation générale correspondait
à tous les critères de réussite de notre société : jeune, jolie et
en bonne santé, mariée, mère de trois beaux enfants, belle
situation sociale, grand appartement, un conte de fées, en
quelque sorte, et qui se plaignait pourtant. Elle se disait
malheureuse, au bord de la dépression parfois, parce que son
époux se refusait à « lui faire » un quatrième enfant. Elle avait
même songé à divorcer pour s’envoler avec un autre homme
qui accepterait d’accéder à sa demande. Le manque, telle une
gigantesque toile d’araignée, avait tout envahi et obscurci chez
elle, transformé le miel en fiel.
Le chiffre quatre, assimilé au carré, symbolise la totalité du
monde créé, manifeste. Il évoque aussi les quatre éléments
(l’air, le feu, la terre et l’eau), les quatre points cardinaux
(nord, sud, est, ouest), les quatre vertus cardinales (la force, la
prudence, la justice et la tempérance), les quatre lettres du nom
divin dans l’Ancien Testament (YHWH)… Il représente donc
la totalité, la complétude, la plénitude, l’équilibre et la
perfection.
J’ai pensé, et le récit de son histoire et l’évolution de sa
thérapie me l’ont confirmé plus tard, que le besoin d’un
quatrième enfant, primordial aux yeux de ma patiente,
renvoyait à un impératif intérieur d’inventer, de mettre en
avant un manque. Elle avait besoin d’un grain de sable dans
l’engrenage lui permettant de s’empêcher masochiquement de
jouir de ce dont elle disposait dans le présent. Tant de femmes
en mal d’enfant auraient été si comblées d’en avoir ne serait-
ce qu’un seul !
« Je me surprends souvent à chercher, et je trouve toujours,
un souci quelconque, un ennui, un problème qui m’empêche
de me sentir bien. Je peux m’imaginer aussi des tracas futurs si
je ne trouve rien sur le moment », me dit ma patiente.
D’ailleurs, pendant les premiers mois de sa thérapie, elle
parlait surtout de son époux, pour pointer ses insuffisances,
mais pratiquement pas un mot au sujet de ses trois enfants, qui
existaient bel et bien pourtant. Elle espérait en fait, grâce à
cette quatrième maternité et alors qu’elle approchait de la
cinquantaine, retrouver une nouvelle jeunesse. La perspective
de la grossesse, le fait de se savoir fertile l’aidait à se sentir
vivante, admirée des autres, importante, pleine, le centre
d’attention de ses proches, luttant ainsi contre sa DIP et ses
parties inanimées, la taraudant en permanence de l’intérieur.
« J’ai toujours besoin de projets, de voyages, de rencontres,
de vacances, d’événements. Je me dis souvent : “Qu’est-ce que
tu vas faire maintenant ?” S’il ne se passe rien, je me sens
vide, comme inerte. Il me faut pouvoir repartir, sinon je
déprime », m’a-t-elle déclaré au cours d’une séance.
J’ai compris un peu plus tard que le besoin quasi vital d’un
autre enfant renvoyait à l’exigence intérieure de renaître à elle-
même, de retrouver, de réhabiliter la petite fille qu’elle n’avait
pas pu être, faute de présence et de nourriture matricielles.
Cette femme avait déjà assumé nombre des pans de son
identité plurielle. Elle avait été la fille de ses parents, la femme
de son époux, la mère de ses enfants, l’employée de son
patron, mais la case « exister pour soi » avait été sautée.
Adultifiée assez jeune, endossant le rôle d’enfant-thérapeute
de sa mère déprimée, puis frustrée dans sa relation amoureuse
et sexuelle avec son mari, ma patiente n’avait pas eu la chance
de vivre pleinement son enfance, avec légèreté et insouciance.
L’idée de donner naissance à une « petite fille » exprimait sans
doute l’éveil d’une possibilité et d’un désir en elle de
réhabiliter enfin cette part essentielle de son identité non
vécue, sautée jadis, cette page de son histoire non écrite. Ce
retour symbolique à son passé lui permettait ainsi, croyait-elle,
de s’unifier, de s’appartenir enfin à elle-même, de renaître à
soi, de se réincarner, si l’on peut dire, sans être réduite à
« la femme de », à « la mère de », etc.
L’exemple de cette patiente prouve d’ailleurs que l’objet de
la plainte n’est jamais vraiment l’objet. Elle ne dénonce pas le
manque réel de quelque chose ou de quelqu’un de précis,
concrètement réparable. Sa plainte exprimait une carence
matricielle ancienne, assortie du souhait d’y remédier par
retour à la matrice. Seulement, ce vœu se trouvait interdit
d’être exaucé, paradoxalement, en raison de la présence de
sentiments d’indignité.
Recevoir sans réclamer !
Réclamer à cor et à cri le bonheur, la réussite, la santé, la
richesse, la paix… ne présage en rien d’une aptitude intérieure
à les agréer et à en jouir. Demander trop avec insistance
prouve justement la difficulté de recevoir. Nul besoin de
réclamer, d’ailleurs, si, intérieurement, on s’autorise à
accueillir, en se tenant à distance des fantasmes de mauvaiseté
et de non-mérite. Inutile de quémander aussi, lorsqu’on jouit
d’une image saine de soi et qu’on ose prendre tout
naturellement les choses pour ce qu’elles sont, sans agressivité
ni l’impérieuse nécessité de démontrer son innocence.
De même, il est certain qu’une demande formulée comme
une exigence massive, martelée, risque de donner aux autres
l’impression d’être harcelés, culpabilisés et, surtout,
impuissants à combler le demandeur, les poussant, à terme, à
démissionner. Moins on quémande et plus cela encourage les
autres à donner.
Mélanie souffrait au fond d’elle-même de ce clivage. Elle
s’arrangeait inconsciemment pour se faire rejeter, dans la
victimité, même si, dans les faits, c’était elle qui prenait les
initiatives de rupture. Elle trouvait injuste de ne pas être aimée
comme elle le souhaitait. Elle en souffrait consciemment, elle
se révoltait, mais sans se douter un instant que, faute d’avoir
été désirée et accueillie à son arrivée dans la vie, elle
s’interdisait à elle-même d’occuper sa place et d’exister.
Affectée par la DIP qui, chez elle, conduisait à la quête
matricielle et à la difficulté d’accéder à son bonheur, Mélanie
implorait les hommes et ses enfants de la reconnaître, de lui
accorder une place de femme et de mère, sans s’autoriser
cependant la légitimité ni la dignité de l’occuper avec sérénité.
D’où son fantasme d’imposture et celui de jouer des rôles. Il
n’était ainsi pas évident pour elle de devenir femme, de
s’accomplir dans des liens d’amour et de sexualité, de s’ériger
en mère, confiante en sa bonté et sa compétence, faute d’avoir
été confirmée, consacrée dès sa conception, faute d’avoir été
petite fille dans le cœur de ses géniteurs.
Mélanie m’avait dit qu’elle avait décidé de prendre un
chien pour inciter son fils à habiter avec elle plutôt qu’avec
son père. Elle s’était imaginé que « faire un enfant » avec son
amant obligerait ce dernier à s’engager et à ne plus la
délaisser. Elle avait espéré aussi se trouver le plus rapidement
possible un homme, pour le présenter à son père en tant que
fiancé avant qu’il ne décède. Tout se passait comme s’il lui
était inconcevable d’être aimée et acceptée pour elle-même,
gratuitement, en tant que personne, sans les étiquettes de mère
ou de fille, sans un bonus, un bakchich, un pot-de-vin, un
chien, un enfant ou un fiancé !
La reconstruction de Mélanie
Le mot « épreuve » contient, je l’avais déjà souligné, trois
sens : douleur morale, test révélateur de la solidité et
expérience initiatique, aidant le sujet à mûrir, à accéder à un
degré supérieur de l’être. En quoi la souffrance de Mélanie,
relative à son illégitimité – bien qu’exprimée de façon
déguisée à travers ses angoisses de solitude et des troubles du
sommeil –, lui a-t-elle permis de grandir ?
Mélanie réussit progressivement à cesser la lutte, c’est-à-
dire à ne plus revendiquer avec véhémence la légitimation de
sa personne et donc de ses fonctions de mère et de femme. Elle
renonce même à son projet de saisir le juge des enfants pour
obtenir, contre la volonté de son ex-mari, leur garde exclusive.
C’est curieusement à partir de ce moment précis que ses
enfants ont commencé à exprimer leur désir de lui rendre
visite le plus souvent possible et de passer du temps en sa
compagnie. Son ex-époux surtout, Charles, qui ne l’appelait et
ne lui rendait jamais visite, s’est mis à lui parler, de leurs
enfants, mais aussi de lui-même, de son moral, de ses
affaires…
Renoncer au combat ne contraint pas à la résignation, au
sacrifice de soi, à l’abandon de ses droits, à une démission
passive et dépressive. Bien au contraire, cela aide à se
légitimer, à ses propres yeux d’abord, pour réussir à
s’approprier sa place et à affirmer ses désirs. Seul le retrait est
garant de la présence. S’agripper à une place ou à une
personne accentue non seulement la certitude d’indignité et de
non-droit, mais, de plus, incite l’entourage, captant ce doute, à
se montrer rejetant et agressif. Par conséquent, pour gagner, il
faudrait d’abord renoncer au combat, comme le préconisait
Bouddha.
Ma patiente arriva, de même, à mettre de l’ordre dans sa
vie sentimentale. Avant, dès qu’un homme éprouvait ou
manifestait une attirance envers elle, Mélanie se jetait
pratiquement dans ses bras, comme honorée, flattée qu’on
puisse la considérer et la désirer. « Faire l’amour, ça me
soigne, ça me ressuscite », disait-elle alors. Elle avait aussi
tendance à se donner, en enfant-thérapeute, pour faire plaisir,
payant ainsi le prix pour mériter d’être acceptée et chérie.
Maintenant, bien plus dégagée de la petite fille assoiffée, elle
fait son choix parmi les avances, elle est capable de dire
« oui », mais aussi « non », ainsi que de prendre ses distances
si elle le décide.
Quant au travail, Mélanie, naguère professeur des écoles,
avait décidé à la naissance de son premier bébé d’arrêter
d’exercer, pour mieux s’occuper de lui, mais aussi parce que
son époux subvenait largement aux dépenses de la famille.
Après son divorce, son ex-mari lui ayant versé une belle
somme, elle n’avait pas ressenti le besoin de retravailler.
Pourtant, au fur et à mesure de son cheminement intérieur, le
désir de retourner à son ancien métier, l’envie de « gagner sa
vie » sans nécessité financière réelle lui apparut comme une
évidence, un pas vers son épanouissement psychologique. Elle
décida surtout, après avoir mis de l’ordre dans l’univers de ses
sentiments, de gérer un peu plus rationnellement son argent.
1. Genèse, 8-21.
VICTOR
Victor me déclare, sans me regarder, après un instant de
silence comme pour s’assurer de mon écoute :
Petit, je dirais cinq ou six ans, j’ai été victime pendant deux années
environ d’abus sexuels. Ma mère me confiait souvent, durant la journée,
à une nounou, une dame assez corpulente, que j’aimais beaucoup. Elle
était très affectueuse avec moi. J’avais le sentiment qu’elle m’aimait
plus que mes parents. Elle devait me garder lorsque ma mère
s’absentait pour son travail ou – cela, je l’ai compris plus tard – quand
elle allait rejoindre son amant. Lors de la sieste, elle venait s’allonger à
côté de moi dans le lit et me caressait, « pour m’endormir », disait-elle,
le sexe, tout en mettant un doigt dans mon derrière. Elle me demandait
si c’était agréable, si cela me faisait plaisir. Je répondais par
l’affirmative, d’une part parce que j’aimais bien ses caresses et puis
parce que je la voyais heureuse grâce à moi. Elle insistait à chaque fois
pour que je garde le secret entre nous, sans rien dire à personne, son
jaloux de mari risquant de la frapper. Un jour, croisant celui-ci qui venait
la chercher, je lui ai asséné un coup de pied sur la jambe et me suis vite
éloigné. Il m’a fixé d’un air très surpris, mais ne m’a rien dit !
Peu après mes sept ans, mes parents, je veux dire ma mère, ont
décidé de me mettre dans une pension très huppée. J’ai pensé qu’il
s’agissait d’une punition contre moi et la nounou, en décrétant ainsi de
nous éloigner. J’ai été envahi, pour la première fois, par une forte
douleur de perte, ainsi que par un intense sentiment de culpabilité. Je
me croyais abandonné, exclu. Je me sentais également fautif d’être la
cause de fortes dépenses pour la pension. Ma mère disait qu’elle « se
saignait » pour la payer. Ayant pris la phrase au premier degré,
j’imaginais ma mère bientôt complètement vidée de tout son sang à
cause de mes bêtises… J’ai appris peu après que ma nounou était
décédée de maladie, mais on me l’avait caché. On m’avait dit qu’elle
était partie pour un long voyage et que nul ne savait quand elle
reviendrait.
Plusieurs nuits, j’ai rêvé que l’on jouait à cache-cache tous les deux
et que je la surprenais dans un placard sous une couverture. Son deuil
a été long et pénible pour moi. C’est curieux, mais en évoquant ces
vieux souvenirs ici, pour la première fois, ils font écho à la mort de ma
fille. Je n’avais encore jamais réalisé ce lien.
1. Mésententes parentales
L’enfant a besoin de se sentir, de s’imaginer comme le fruit
de l’amour entre ses deux parents. C’est bien cet unisson, cette
communion originaire entre ses géniteurs qui lui procure un
sentiment de légitimité, le droit d’exister et d’occuper une
place, sans la nécessité de lutter ni de se justifier, sans craindre
donc d’être dépossédé de cette légitimité suite à la moindre
péripétie. Il a besoin de se croire tout pour eux, important,
essentiel, unique, irremplaçable, au centre de leur univers.
C’est ce que j’ai nommé la « sécurité ontologique » : le droit
incontestable d’être et de vivre parmi les autres. C’est bien
cette conviction qui procure un axe, un pivot central au
psychisme, une colonne vertébrale, si l’on peut dire. S’il a été
le fruit du hasard, non désiré, s’il est né contre la volonté des
parents après des tentatives ratées d’avortement, par exemple,
ou, fruit d’un viol, s’il est venu au monde pour combler un
vide, servir de faire-valoir ou pour remplacer un enfant disparu
précédemment, sa construction narcissique sera défaillante.
C’est bien le narcissisme primaire, l’amour inconditionnel et
gratuit des parents qui fondent le narcissisme secondaire, socle
de l’amour de soi.
En résumé, s’il a été conçu par le seul croisement
biologique entre un spermatozoïde et un ovule, il aura du mal
à bâtir correctement son assise narcissique. Un enfant non
aimé dans la gratuité du désir éprouvera plus tard certaines
difficultés à s’aimer, à se respecter, à avoir confiance en lui-
même, en sa bonté et son utilité. Il sentira sans cesse au-dessus
de sa tête l’épée de Damoclès de l’abandon et de l’exclusion.
Il n’osera pas prendre place confortablement dans un fauteuil,
mais occupera timidement un strapontin ou un siège d’appoint,
éjectable à tout moment. Il dépensera son énergie libidinale
non pas pour vivre simplement sa vie, psychiquement
autonome, le moins dépendant possible des autres et de
l’extérieur, mais pour assurer sa survie. Celle-ci apparaîtra en
conséquence comme fragile, incertaine, sans cesse remise en
cause, à la merci des jugements et des caprices des autres. Plus
le sujet aura été affecté dans son passé par l’illégitimité et
donc par l’insécurité ontologique et la crainte d’inexister, plus
il s’acharnera, à l’âge adulte, à s’imposer, à plaire, séduire,
briller, c’est-à-dire à prouver son droit d’exister, par la lutte si
nécessaire, en s’appropriant la place des autres, parfois avec
virulence et agressivité.
Paradoxalement, plus il dépensera d’énergie pour assurer sa
sécurité et plus il sera rattrapé par ce qu’il aura cherché depuis
le début à éviter, à savoir le désamour et l’exclusion. Autrui ne
décèle et ne voit donc en nous que ce que nous cherchons à
tout prix à camoufler, à taire. Voilà pourquoi, faute d’avoir été
désiré, la conscience et surtout l’acceptation de son illégitimité
constituent la meilleure protection, la plus précieuse assurance
vie.
Or, depuis tout petit, Victor s’ingénie à briller, à exceller, à
plaire, pour fuir ou pour compenser son illégitimité. Celle-ci
n’est pas forcément ressentie consciemment comme telle, mais
elle se repère à travers sa manifestation majeure : le syndrome
d’abandon. Mon patient n’a, certes, pas été victime d’abandon
réel physique, à l’image de la petite Cosette dans
Les Misérables, le fameux roman de Victor Hugo ; il a
néanmoins souffert de délaissement, de négligence dans
l’entre-deux d’un couple indisponible psychologiquement,
l’un comme l’autre étant absorbés et tracassés par leur
mésentente, leur colère, leurs insatisfactions et récriminations
mutuelles. Dans ces conditions, la disponibilité n’est plus au
rendez-vous pour nourrir leur enfant d’amour et le protéger
paisiblement. La mère prétendait « adorer » son fils, mais elle
était davantage en quête de reconnaissance que dans le don
gratuit. Pire encore, elle utilisait Victor dans la guerre qui
l’opposait à son mari. En outre, le père, disqualifié par son
épouse, n’était guère en mesure d’occuper sa place ni
d’exercer la fonction qui lui revenait.
L’enfant ainsi psychologiquement orphelin de père et de
mère devient en proie à deux angoisses majeures : la privation
de nourriture affective et l’insécurité. L’enjeu de la
psychothérapie consiste dès lors à parvenir à différencier
progressivement hier d’aujourd’hui, l’enfant intérieur de
l’adulte, le fantasme de la réalité. Pourquoi ? Dans le but
précis d’alléger, d’atténuer l’emprise du passé sur le présent,
du petit garçon ou de la petite fille sur la personne adulte, du
dedans sur le dehors. Oui, enfant, j’ai été victime
d’illégitimité, faute de désir gratuit chez mes géniteurs ; j’ai
subi l’abandon, le manque d’amour et de sécurité. Je reconnais
mon histoire. Je ne m’épuise plus à arracher ces premières
pages grises ou noires du livre de ma vie. Toutefois,
aujourd’hui je ne suis plus un petit garçon ou une petite fille.
Je ne vis plus à la même époque ni avec les mêmes personnes,
je ne suis plus confronté aux mêmes enjeux. Je choisis de
m’accorder moi-même cette légitimité dont je fus privé
naguère. Je prends l’enfant en moi par la main et je poursuis
mon chemin. Je me donne l’amour qui m’a fait défaut.
J’avance du passé vers le futur, pour assumer mon présent.
Le présent est un cadeau, comme un cadeau est un présent,
offert seulement à celui qui s’enracine dans la terre de
l’ancêtre et qui se penche vers l’horizon du fils à naître. La
plainte ne fait qu’aggraver l’insatisfaction.
De même, toutes les tentatives de réparer un manque
intérieur, psychologique et ancien par recours à des solutions
concrètes extérieures et actuelles ne feront qu’alourdir le poids
des frustrations. Ainsi, l’intégration des épreuves endurées, de
l’héritage jugé négatif, voire toxique, est susceptible de se
transformer en une énergie psychique extraordinaire. Il s’agit
de la transmutation du plomb en or, comme le soutenaient les
alchimistes. À l’inverse, le refus, le déni ou la lutte contre ce
qui fut affaiblissent encore davantage le sujet, le fragilisent,
l’exposent à toutes sortes d’abus, à l’agressivité et à la
perversion de loups déguisés en agneaux. Seules, par
conséquent, la prise de conscience et l’acceptation du passé
contiennent en elles les germes d’une libération.
À qui la faute ?
Je l’ai déjà souligné, la culpabilité la plus corrosive affecte
toujours la victime innocente ou celui qui a été témoin de la
violence ou de la souffrance de ses proches ; par exemple,
dans sa famille, la souffrance de ses parents, le décès d’une
sœur ou d’un frère, la dépression de sa mère, le chômage de
son père… Le terme « assister à » signifie en français
« regarder », « observer », « voir », mais « assister » signifie
également « aider », « participer », « collaborer ». On peut
assister à un spectacle comme à des scènes traumatisantes où
papa insulte et frappe maman. Le petit croit alors, comme par
une confusion des sens du mot, que la mésentente entre ses
parents ou les épreuves qui les accablent sont de son fait et de
sa faute, dues à sa présence, à sa mauvaiseté foncière, parce
qu’il n’a pas été gentil, n’a pas fini son dessert, a prononcé un
gros mot ou n’a pas obéi en allant se coucher tout de suite…
Dans l’inconscient, toute coïncidence se mue en causalité sous
l’égide d’une pensée magique et superstitieuse. Celle-ci
demeure encore prédominante dans certaines tribus primitives,
mais aussi dans notre mentalité archaïque, notre fameux
cerveau reptilien, toujours vivant, en chacun de nous : « Papa a
eu un accident parce que j’ai renversé la crème au chocolat sur
mon tee-shirt tout neuf ! »
La culpabilité de la victime innocente s’avère ineffable et
indicible comme telle, c’est-à-dire qu’elle ne pourrait être ni
ressentie consciemment ni exprimée clairement à l’aide de
mots. D’ailleurs, dès qu’elle tente de faire surface, le sujet
s’emploie à la faire taire, à la refouler en raison de sa
coloration négative, de sa charge perturbatrice, dérangeante. Il
est bien plus facile d’afficher ses bonnes actions, ses mérites et
ses bienfaits avec fierté, d’exposer ses médailles et ses
diplômes que ses travers, que son ombre, en résumé, indésirée.
Je ne sais plus qui a dit que l’échec demeure orphelin, alors
que la réussite a de nombreux pères !
Voici pourquoi la culpabilité se trouve toujours combattue
et donc bannie de la conscience. Mais alors, si elle est invisible
et indétectable en tant que telle, qu’est-ce qui prouve son
existence ? Elle se devine et se repère à travers trois
conséquences : l’expiation, la quête de perfection et
d’innocence, et l’angoisse.
Les deux premiers points renvoient à la nécessité, pour le
sujet, dans le but d’apaiser sa culpabilité, de se maltraiter de
manière masochiste pour prouver à lui-même et aux autres
qu’il est légitime et innocent. Il cherchera alors « des bâtons
pour se faire battre » d’un côté, tout en s’ingéniant
parallèlement à se montrer bon, aimable, serviable, parfait,
bienfaisant. La culpabilité de la victime innocente se
soupçonne, en troisième lieu, à travers l’angoisse, la crainte,
l’attente anxieuse de la survenance imminente d’une
catastrophe. Qui dit « faute » pense instinctivement punition,
vengeance, châtiment, condamnation. Le petit se trouve, en
cas de mésentente entre ses parents, envahi, rongé, par l’effroi
de les voir se séparer bientôt, en représailles à ses travers, bien
évidemment imaginaires, comme si toute la violence à laquelle
il assistait, en toute impuissance, était de son fait et de sa faute.
Abandonné ainsi à lui-même, délaissé, il n’existera plus
personne, s’imagine-t-il, pour prendre soin de lui, l’aimer, le
nourrir et le protéger. Il se trouve dès lors perdu au milieu de
nulle part, en détresse, dans une atmosphère hostile, ne sachant
plus que faire ni où aller.
Je m’occupais d’une patiente qui, à l’âge de six ans, se
croyait non seulement la cause de la maladie et de la mort de
son père, mais se reprochait, de surcroît, son impuissance face
à ce drame, son désespoir de n’avoir rien pu entreprendre pour
le sauver. Elle vivait dans la terreur de se retrouver à la rue,
avec sa sœur et sa mère, sans rien, dans une pauvreté et
insécurité absolues. Arrivée à la retraite, elle revivait les
mêmes craintes, puisque, plus on avance en âge, plus on se
rapproche de son enfance. On retrouve alors le petit garçon ou
la petite fille qu’on était, héritier des tourments de nos
ascendants, soucis que nous avions aspirés naguère, dans le
rôle aliéné de l’enfant-thérapeute, pour les en délivrer. Jésus
n’a-t-il pas versé son sang pour purifier les fautes de
l’humanité ? Cette patiente redoutait ainsi, malgré une
situation financière tout à fait convenable, de manquer de
moyens pour ses vieux jours et de se retrouver un jour
fatalement à la rue. La maladie et la mort de son père alors
qu’elle était enfant avaient installé chez elle, avec son cortège
de culpabilité et d’impuissance, un syndrome d’abandon
comme châtiment, avec privation d’amour et de sécurité.
Ainsi, la perte de quelque chose et surtout de quelqu’un
ravive – je dirais, et sans connotation péjorative,
« égoïstement » – l’effroi infantile de l’abandon, du désamour,
de la solitude et de l’insécurité comme punition, requise contre
la culpabilité d’avoir été une victime innocente. Ce n’est pas
seulement l’autre que nous pleurons, mais aussi notre propre
infortune. Ainsi, la quasi-totalité de nos passions et de nos
craintes s’avère d’essence égocentrique.
J’ai eu à m’occuper d’une autre patiente qui avait été
victime, dans le ventre de sa mère, d’une tentative « avortée »
d’avortement. Marquée par ce traumatisme, à deux doigts de la
mort, au sens figuré et propre, elle avait cherché durant des
décennies à apaiser ses craintes de mourir de manière
imminente – celles du fœtus de trois mois évidemment – par
recours à la lutte et à l’évitement. La vue d’un arbre abattu ou
celle d’un chat écrasé sur la route la mettait dans tous ses états.
Lorsqu’elle apercevait un escargot sur le chemin, elle le
ramassait avec précaution et le plaçait sur l’herbe de peur qu’il
ne se fasse écraser. La moindre indisposition chez elle-même
ou ses proches lui faisait redouter le pire. Elle est devenue non
seulement hypocondriaque, mais aussi végétarienne et une
fervente militante écologiste, luttant avec passion pour la
préservation de la planète, des animaux et des plantes. Ses
« discussions » avec ses amis et connaissances finissaient par
des hurlements. Elle cherchait à les convertir avec véhémence
à sa cause : l’arrêt de l’abattage animal, l’interdiction de la
chasse, la réduction au maximum du gaspillage, des
déplacements inutiles, des voyages touristiques en avion, par
respect pour un environnement en danger d’anéantissement.
Ma patiente souffrait, de plus, d’un syndrome
d’hyperactivité. Comme prise dans un tourbillon, elle
ressentait constamment un besoin impérieux de bouger, d’être
occupée, de faire mille choses à la fois, jusqu’à ne plus savoir
où donner de la tête. Une force mystérieuse en elle la poussait
à sortir, à partir, à revenir, à courir sans pouvoir s’arrêter, rester
tranquille, ne rien faire. Par conséquent, il lui était difficile de
conserver le même emploi, de s’installer quelque part ou de
s’engager, de rester longtemps avec la même personne,
redoutant de perdre ainsi son temps, de s’ennuyer. La
monotonie, la routine la perturbaient. Elle devait tout le temps
se fixer des buts, des programmes, des projets, des
changements, de la nouveauté pour se sentir vivante. Chez
elle, elle passait beaucoup de temps à bavarder au téléphone
ou laissait la radio allumée, sans vraiment l’écouter, pour se
sentir accompagnée. Sa culpabilité d’avoir été victime de
violence mais également celle d’avoir survécu nonobstant le
souhait maternel de disparaître la faisait s’exprimer avec
impétuosité, sans sérénité ni distance, avec sévérité, privée
d’indulgence vis-à-vis d’elle-même et à l’égard des autres.
Tout débat se transformait dans son esprit en procès, dans un
tribunal où elle s’acharnait à « sauver sa peau », en fait, à
conquérir et à imposer son droit à survivre. Tout se passait
comme si, à cinquante ans, elle se sentait encore en danger
dans l’utérus maternel, comme si l’ange de la Mort s’apprêtait
à lui ôter la vie avec sa faux tranchante.
Le motif principal de l’hyperactivité est de lutter contre la
DIP et ses parties inanimées, sa dépression masquée, l’horrible
sensation d’inexister. Quelle preuve plus indéfectible que le
mouvement, pour s’assurer à soi-même et aux autres qu’on est
vivant ? La première fois que l’enfant fait connaissance avec
l’idée de la mort, c’est lorsqu’il s’aperçoit avec étonnement
qu’une mouche, un papillon, un lézard ou un chat qu’il tente
d’attraper ne s’enfuit pas, demeure figé, ne bouge plus ! Ma
patiente mimait le mouvement de la vie, mais elle était en
réalité plus en survie et en sursis, donc pas en vie, vivante !
Je ne suis évidemment pas hostile ni indifférent à la
souffrance animale ni à la dégradation de l’environnement,
loin de là. Je cherche seulement à soutenir l’idée de
l’impossibilité, voire de la dangerosité de chercher à résoudre
une difficulté psychologique intérieure et antérieure (angoisse
de mort et la culpabilité de survivre) par recours à la lutte et à
l’évitement. Ma patiente militait sincèrement pour sauver les
arbres, les animaux et les plantes de l’anéantissement, mais
elle s’épuisait surtout à abréger ses propres angoisses de mort,
l’attentat dirigé contre elle dans l’utérus maternel.
Paradoxalement, la prise de conscience de ce trauma
originaire lui permit de commencer à s’exprimer, sans
renoncer pour autant à ses convictions, qu’elle pouvait
désormais s’approprier avec sérénité, sans plus la rage de
convaincre, puisque c’était la femme adulte qui parlait
désormais et non plus le fœtus en détresse. Quant à ses
interlocuteurs, ceux-ci purent s’ouvrir, à leur tour, en toute
sécurité, pour accueillir ses paroles, sans se sentir culpabilisés
ni menacés d’extermination par une apocalypse planétaire
imminente. « Lorsque vous hurlez, votre interlocuteur
s’éloigne et se bouche les oreilles. Si vous lui parlez
doucement, il s’approche pour mieux vous écouter ! » disait
Bouddha.
L’angoisse peut ainsi être envisagée comme une sanction,
une punition inconsciente que le sujet s’inflige à lui-même
pour se châtier de sa culpabilité, notamment celle de la victime
innocente. Elle n’est donc pas forcément justifiée, prise dans
un lien de cause à effet ou suscitée par des manques, des
risques, des épreuves ou des dangers réels. Ceux-ci ne servent,
tout au plus, que de déclencheurs. L’angoisse ne constitue pas
non plus le présage d’une catastrophe à venir, la prémonition
d’un malheur comme tomber malade, mourir, perdre son
emploi, son conjoint, son enfant, se ruiner… Ces frayeurs
apparaissent bien souvent comme la résurgence de craintes
infantiles anciennes relatives à l’abandon, à l’illégitimité, au
désamour ou à toute épreuve subie naguère, à l’origine de la
culpabilité de la victime innocente. Dès lors, il ne servirait à
rien de s’épuiser à dénier ces angoisses, à les sous-estimer, à
les fuir, à les combattre dans l’espérance de parvenir à s’en
débarrasser définitivement pour retrouver la quiétude.
Beaucoup de personnes s’étonnent de se voir happées
soudainement et immergées dans une marée noire d’angoisses
irrationnelles, sans nul objet ni motif apparent, curieusement
au moment même où tout semble aller bien. Tout se passe
comme si une voix mystérieuse et menaçante leur chuchotait :
« Tu vas voir, ça ne va pas durer, tu ne perds rien pour
attendre. »
Contrairement à la peur (de l’avion, des serpents, d’un
précipice…), l’angoisse n’a pas vraiment d’objet précis. Le
sujet l’éprouve d’abord de façon confuse avant de parvenir à
lui attribuer un motif, une raison. On est donc angoissé, mais
sans savoir pourquoi. D’où la disproportion, parfois
importante, des réactions face à une contrariété, où une
moindre gravité objective déclenche un tsunami émotionnel,
un vent de panique faisant craindre les pires scénarios. Et la
mécanique est la même en ce qui concerne le bonheur, qui est
pourtant à l’extrême opposé de l’angoisse. Lui non plus n’est
pas tributaire d’un objet quelconque – chose ou personne – ce
qui le rend de fait assez mystérieux. Le bonheur témoigne, en
réalité, d’une aptitude intérieure. Il dépend bien moins que
l’on ne le croit des circonstances et des réalités extérieures, des
autres, de notre richesse, beauté, jeunesse, santé, vie
sentimentale… Le sujet se l’autorise ou se l’interdit seulement
en fonction de l’amour qu’il éprouve pour lui-même, du
respect, du mérite qu’il s’accorde ou se refuse, de son capital
narcissique, de son sentiment de légitimité d’être au monde.
Le lien entre l’angoisse et la culpabilité de la victime
innocente ne semble, j’en conviens, pas évident d’emblée, en
raison de son caractère inconscient et ineffable. La culpabilité
paraît très injuste surtout, illogique, voire scandaleuse !
Comment se qualifier de coupable alors même qu’on n’a rien
commis de répréhensible ? et que l’on a souffert, à l’inverse,
d’abandon et de maltraitance ? C’est bien ce côté
manifestement absurde, aberrant, qui empêche de la repérer.
J’ai connu plus d’un patient dont le syndrome de la culpabilité
de la victime innocente provenait du fait d’avoir été malade
dans son enfance, hospitalisé, opéré, objet d’attention et de
surveillance extrêmes et de vives inquiétudes chez ses parents.
La « paranoïa », quelles que soient ses formes, sensitive,
névrotique ou psychotique, de personnalité ou de caractère,
légère ou grave, offre un bel exemple de ce lien invisible. Tous
ses symptômes, sans exception, convergent vers la principale
et l’unique notion de persécution. Le paranoïaque vit en effet
dans un monde cauchemardesque empli d’hostilités dirigées
contre lui, de violences, de trahisons, d’infidélités, de
jalousies, de méchancetés, de médisances, de menaces, de
complots, d’injustices, de suspicions, de « vacheries ». Il est
convaincu qu’on lui en veut, qu’on le hait, qu’on le juge mal,
qu’on cherche à lui nuire, par des moyens détournés, fourbes –
souriant par-devant mais méchant par-derrière. Il est persuadé
que l’on cherche à le manipuler, à le trahir, à abuser de sa
candeur, à le léser, à le voler, à lui tendre des pièges. Il se tient
alors, tel un soldat en guerre, tendu, mobilisé, méfiant, sur ses
gardes, aux aguets, prêt à se défendre, à riposter, avec
agressivité si nécessaire. Souvent plus intelligent que la
moyenne, il fait preuve, tout de même, d’une susceptibilité
infantile, prenant tout au sérieux, au premier degré, sans
humour, tout étant dirigé contre lui. La moindre allusion ou
plaisanterie est susceptible d’être interprétée par lui comme
une marque d’agressivité. Il dépense alors une grande part de
son énergie vitale à prouver, par la voie judiciaire notamment,
sa probité écornée, son innocence bafouée, en projetant la
faute sur autrui. C’est bien ce qui démontre, paradoxalement,
l’existence d’une forte culpabilité chez lui, contre laquelle il
lutte avec force, par recours à la dénégation et à la projection.
Qui veut trop prouver ne prouve rien ! Seul le prisonnier aspire
à la liberté, le malade à la santé, le vieux à la jeunesse, et le
pauvre à la richesse. Pourquoi donc cet acharnement contre la
« méchanceté » des autres si l’on n’a rien à se reprocher ?
À cause de sa culpabilité imaginaire, celle de son enfant
intérieur évidemment, victime jadis de maltraitance.
Bien entendu, il est tout à fait naturel, normal, je dirais
même nécessaire, de s’inquiéter quelquefois sans nul motif
relatif à ce qui se passe dans le présent ou à ce qui risquerait
de nous arriver dans le futur, à nous-même, à nos proches ou à
l’humanité. Nous pouvons nous laisser traverser par ce que les
philosophes ont dénommé l’« angoisse existentielle » ou
« angoisse métaphysique », relative aux interrogations
auxquelles nul ne saurait répondre – à commencer par le sens
de la vie, et ce qui nous attend dans l’au-delà !
Ces questions sont consubstantielles à notre humanité,
parfaitement saines, légitimes, fécondes – à condition qu’elles
ne soient pas symptomatiques d’une dépression masquée,
finissant par déconnecter le sujet de la réalité. Cependant,
l’angoisse de l’adulte n’est pas de même nature que celle de
son enfant intérieur. Le premier est ébranlé, mais son être
profond demeure solide et vivant, à l’abri du risque de
s’effondrer sous l’effet d’une dramatisation apocalyptique,
caractéristique de l’émotionnalité infantile. En outre,
l’angoisse adulte est modulable en fréquence et en intensité,
n’envahissant pas durablement le Moi en bloquant la libido.
En revanche, la détresse de l’enfant intérieur est susceptible de
s’apaiser provisoirement, mais demeure en permanence en
toile de fond, même lorsque les nuages ont laissé la place à un
ciel bleu azur.
Mère nourricière
Nous saisissons sans doute mieux maintenant, par le récit
de son enfance, les points sensibles chez l’enfant intérieur de
mon patient, ces points allergènes et douloureux, révélateurs
de sa DIP. Celle-ci a été fortement ravivée par la disparition de
sa fille, mais elle était depuis longtemps présente et active, en
arrière-plan, en sourdine dans son psychisme. Un traumatisme
affecte toujours doublement le sujet : la personne adulte qu’il
est dans le présent, mais aussi et surtout son enfant intérieur.
Mon patient a donc réagi face à son épreuve en tant que père,
bien sûr, mais en tant que petit garçon aussi, se perdant lui-
même, abandonné, « amputé d’une partie essentielle » de lui-
même.
Il a aussi pris conscience, au cours d’une séance, que « la
mort de la nounou fait écho à celle de [s]a fille ». Pourquoi ?
Que représentait cette dernière ? À quoi renvoyait-elle ? Elle
tenait une place très importante dans le cœur de Victor. Elle
incarnait, au-delà d’être sa fille, une bonne mère, idéale, une
enfant consolatrice, thérapeute, réparatrice, une source
d’amour – un peu comme sa nounou, quoique de manière
différente. Elle venait compenser une carence matricielle, un
manque de nourriture affective que la mère de Victor n’avait
pu lui dispenser, tout en satisfaisant par ailleurs la totalité de
ses besoins, sans manque, sans frustration :
Se protéger de la culpabilité
À quels mécanismes de défense mon patient a-t-il eu
recours pour se protéger contre sa culpabilité de victime
innocente, mais également pour compenser sa carence
matricielle, sa boulimie d’amour et sa quête de sécurité ?
Comment a-t-il organisé son existence pour se prémunir des
risques d’abandon ?
La fibre « culpabilité » comme disposition ou sensibilité de
Victor s’est trouvée fortement titillée lors de l’épreuve
tragique de la disparition de sa fille. Il s’est reproché d’avoir
mal évalué la gravité de son cancer, d’abord en le sous-
estimant, puis, plus tard, en se montrant sceptique à l’égard de
sa guérison. Il se blâme aussi de ne l’avoir pas soutenue
financièrement. Il s’accuse et se condamne d’autant plus
gravement d’avoir été impuissant à la sauver qu’il a fondé le
sens de sa vie sur l’impératif catégorique de secourir les
autres, de les guérir, de les sauver. Cependant, je l’ai déjà
souligné, ces autoblâmes et ces auto-admonestations ne
constituent que les émanations d’une problématique de
culpabilité ancienne, non conscientisée, clivée du présent,
susceptible d’être ravivée à chaque nouvelle blessure
narcissique, notamment celles suscitées par l’abandon.
L’enfant Victor s’imaginait déjà fautif des déchirures de ses
parents dans leur couple, de l’agressivité entre eux, de la
détresse de son père disqualifié par sa mère. Il devait se croire
coupable, de surcroît, de cette disgrâce, comme si c’était parce
que lui monopolisait l’affection maternelle que le père n’avait
plus accès à l’amour de sa femme. Il s’est sans doute imaginé
aussi que ce déséquilibre, cette injustice dans la distribution de
l’amour, était de son fait, de sa faute, et que c’était lui le
responsable de leur discorde.
Enfin, la tendance à la culpabilisation de mon patient a été
éprouvée par le viol que lui a fait subir sa nounou pendant
deux très longues années, entre cinq et sept ans, dans le secret
et le silence.
Mais, me diriez-vous, quelle « preuve » avons-nous de la
présence, que je qualifierais de massive, de cette culpabilité de
la victime innocente chez mon patient ? Après tout, les
« psy », exercés dans l’art de couper les cheveux en quatre,
sont capables, par ces cheminements sinueux dont ils ont
l’habitude et le secret, d’échafauder nombre d’arguments pour
valider leurs interprétations ! Je répondrai que cette
culpabilité, du fait de son double caractère, refoulé et
inconscient, n’est pas détectable de façon évidente et
consciente. Il est cependant parfaitement possible de repérer
son existence chez mon patient à travers deux de ses
conséquences majeures : l’expiation et la quête de perfection
et d’innocence.
Il s’agit, d’une part, de s’infliger des punitions, de se
maltraiter, en s’interdisant masochistement le bonheur, en un
mot, pour recouvrer l’absolution, le pardon. Le sujet se lance
parallèlement dans une recherche exagérée de perfection,
d’excellence, de brillance et d’irréprochabilité. Il se lance
également dans un altruisme excessif afin de prouver aux
autres qu’il est bon, utile, bienfaisant, méritant, par
conséquent, d’être apprécié et aimé.
Sinon, a contrario, si le sujet n’avait rien ou peu à se
reprocher, s’il ne ployait pas sous le poids de fautes
imaginaires, pourquoi gaspillerait-il tant de temps et d’énergie
à se sacrifier pour les autres, à se maltraiter sans raison, à
solliciter le pardon, à prouver son innocence pour mériter la
considération ?
Victor m’a déclaré, en effet, avoir un emploi du temps
dément, travailler énormément, éprouver beaucoup de
difficultés à s’arrêter, à prendre du temps pour lui-même, à
répondre « non » lorsqu’on lui demandait une faveur ou de
l’argent. À l’inverse, il m’avoue :
Je ne suis pas mal pour mon âge – J’ai beaucoup de flair – Je suis
un rêveur, un poète, mais j’ai, en même temps, un sens aigu de la
réalité – J’écrivais de très beaux articles avant-gardistes qui m’ont
apporté beaucoup de joie – J’ai une intelligence synthétique, je cherche,
j’invente, je crée – Je ne me rendais pas compte d’à quel point j’étais
beau – Je suis séduisant, mais pas séducteur, bel homme, souriant,
avenant – J’aurais dû avoir la Légion d’honneur, je ne suis pas reconnu
à ma juste valeur – Ma femme trouve que je travaille trop, mais
personne ne fait aussi bien que moi – Je refusais, étant petit, qu’on me
tienne la main pour traverser la rue, je tenais déjà farouchement à mon
indépendance, je voulais que l’on me fasse confiance – J’étais très
intelligent, mais je ne devais pas le montrer, il fallait être modeste – Je
parle très bien français, ce n’est pas un fantasme, c’est une réalité – Je
n’avais pas envie que mon père me fasse des remarques sur mon
bulletin de notes, le seul maître à bord, c’était moi ! – J’ai toujours
ressenti le besoin d’être reconnu, j’ai horreur des compromis – Mon fils
a dû hériter de la gentillesse que j’ai au fond de moi ! – Je suis très
généreux, très bon en calcul mental – Personne ne fait aussi bien que
moi – Je dis la vérité – Je suis gentil mais pas faible, je dégage
beaucoup de force – Je présente dans des congrès internationaux des
points de vue qui tiennent très bien la route dans mes recherches, je
suis subversif dans mes interventions – Un ami m’a dit que je
ressemblais à Robert Redford !
Vie intérieure
La vie sentimentale et sexuelle de mon patient a été, sans
doute, marquée par son enfance. Elle s’est étayée sur les liens
qu’il a tissés jadis dans le triangle avec son père et sa mère,
certes, mais aussi sur le modèle de leur couple, tel qu’il a pu
être perçu ou imaginé par le petit Victor.
Ce que je trouve saisissant, c’est l’existence, ici aussi, d’un
clivage entre le petit garçon qu’il était et l’adulte qu’il est
devenu, entre son passé et son présent. Le clivage en tant que
mécanisme de défense et de protection a été utile,
indispensable même, voire salvateur à l’origine. Il lui a permis
de garder la tête hors de l’eau, d’assurer sa survie, grâce au
refoulement de la DIP et de son cortège d’émois pénibles – les
craintes d’abandon, les sentiments d’insécurité, la culpabilité,
l’impuissance aussi face aux mésententes parentales, entre un
père disqualifié et une mère envahissante. Ces émotions
« négatives », sombres, ont dû être judicieusement écartées,
éloignées, au bénéfice d’autres, plus « positives », plus
lumineuses, plus dynamisantes, plus résilientes, dirions-nous
aujourd’hui, l’enfant se trouvant dans l’impossibilité de gérer
ses infortunes. Mon patient a investi une part importante de
son énergie vitale dans la réussite et la brillance, pour, il en est
sincèrement convaincu, aider les autres, les réparer, les guérir,
les « sauver ».
Le clivage réside ici dans la croyance d’avoir choisi en tant
qu’adulte de s’engager dans le dévouement aux autres, sans se
douter qu’il a obéi, au fond, aux injonctions du petit Victor, ne
se préoccupant, lui, que de la satisfaction de son insatiable
besoin d’amour et de reconnaissance. Mon patient aspire ainsi,
en cherchant à sauver les autres, à être sauvé lui-même,
protégé de sa DIP et de l’ardeur de ses parties inanimées.
Le voici dès lors davantage agi et parlé qu’il ne parle et
n’agit en son nom propre. Il rejoue sans cesse avec les autres,
dans un contexte de boulimie narcissique, le scénario écrit et
joué dans le triangle familial : guérir ses parents à travers le
rôle aliéné d’« enfant-thérapeute », dans le but de les amener à
reprendre leur place et à assumer leur fonction de fournisseurs
d’amour et de protection. C’est ce que nous appelons en
psychanalyse la « compulsion de répétition ». Seulement, ce
clivage en tant que mécanisme de défense, nécessaire et
constructeur à cinq ans, s’avère totalement délétère au fil du
temps. Toute la « négativité » étouffée et refoulée au départ
dans l’objectif d’éviter d’hypothéquer son développement
ressurgit tôt ou tard. Elle s’installe alors aux commandes en
prenant possession de la marche de l’existence.
Voilà pourquoi le sujet se voit en permanence replongé
dans les mêmes situations pénibles que vécues précédemment,
tout en ayant cherché à les éviter énergiquement. Les acteurs
ne sont certes pas les mêmes désormais, mais c’est
invariablement la même pièce qui se joue, avec des rôles
inchangés.
Pour ces motifs, la tâche prioritaire en psychothérapie
consiste à repérer les divers clivages. C’est ce qui aide à
conscientiser les césures entre le dehors et le dedans, le passé
et le présent, la raison et les émotions, l’adulte et son enfant
intérieur. La restauration de ces liens, cachés ou apparemment
perdus, quoique toujours existants, permettra au sujet de se
dégager du cycle infernal des répétitions pour devenir enfin
autonome, acteur de sa vie et de son désir, délivré de ses
fantômes. Il sera dès lors capable de donner de l’amour et
digne d’en recevoir, dégagé de l’emprise de l’enfant en lui,
avide d’attentions mais finalement jamais rassasié quoi qu’il
advienne, puisque refusant de recevoir.
Seulement, la prise de conscience en thérapie n’est pas une
illumination permettant soudain de résoudre tous les
problèmes comme par magie. Bien qu’indispensable, elle ne
sera pas suffisante. Elle nécessite, pour produire de réels
changements, de s’incarner dans la vie quotidienne,
concrètement, à travers les divers pans de l’identité plurielle.
Toutefois, se contenter, à l’inverse, de l’action, c’est-à-dire des
tentatives de recouvrer l’équilibre et la paix intérieure en
cherchant à modifier certains paramètres de son existence
(emploi, partenaire, résidence, activités, relations…)
s’avérerait une démarche infructueuse, vouée à l’échec et
même nuisible à long terme. Ainsi, les deux phénomènes de
prise de conscience et d’incarnation vont de pair, sont
complémentaires l’un l’autre. Aucun ne pourrait générer de
fruit à lui seul.
J’appelle ce concept la « compréhension incarnée ». Une
véritable évolution psychique n’adviendra que si le sujet
réussit d’abord à connaître son histoire pour repérer la DIP en
identifiant ses diverses composantes. Par exemple, en ce qui
concerne Victor, les thèmes de l’abandon affectif, de
l’illégitimité suite aux mésententes entre les parents,
l’impossible accès au père, la culpabilité consécutive au viol,
représentent les principales caractéristiques de sa DIP. Un
accompagnement psychothérapeutique devrait pouvoir aider
ensuite le patient à mettre en évidence les mécanismes de
défense, de lutte, de réparation, de compensation ou
d’évitement que l’enfant a dû mettre en place afin d’assurer sa
survie, pour se sentir exister et vivant, malgré tout – quête
d’innocence et de perfection, expiation, rejet de ses racines
paternelles, aspiration à s’ériger en sauveur afin d’être sauvé
lui-même…
La guérison consiste, dans cette perspective, à parvenir à
renoncer aux procédés défensifs infantiles afin d’en élaborer
de nouveaux, en tant qu’adulte ; plus mûrs, plus efficients,
davantage adaptés au présent, peut-être plus raisonnables et
moins émotionnels. Impossible de continuer à porter, à trente
ou à quarante ans, les habits de nos cinq ou six ans. Le but
consiste à stopper les schémas répétitifs qui ne font, au bout du
compte, qu’aggraver la détresse affective. Sans quoi ce ne
seront plus les péripéties de son histoire – les manques,
traumatismes, frustrations, la maltraitance – ni son passé, aussi
douloureux qu’il eût été, qui le condamneront et le
séquestreront, qui l’empêcheront de s’accomplir, lui
interdisant de mener sa vie en son nom propre et d’accéder au
bonheur, mais, paradoxalement, toute la stratégie de fuite, de
lutte, de combat, de déni qu’il a naguère mise en place pour
continuer à survivre. Ce qui était salvateur hier devient
emprisonnant aujourd’hui. Le refoulement de la souffrance,
des émois « négatifs » dépressifs et anxieux, totalement
justifié à une certaine époque, produit certains effets
secondaires, néfastes désormais, de nombreux clivages au sein
du sujet, coupant son passé du présent, son intériorité
du dehors, son pan adulte du reste du territoire squatté par
l’enfant intérieur.
L’enjeu d’une psychothérapie réussie consiste dès lors à
réparer ces clivages intrapsychiques, seule possibilité de
libérer enfin les émotions qualifiées de négatives, et de les
ramener à la lumière du ressenti et de la parole conscients,
transmutant ainsi les immondices en engrais fertilisant.
Plus le sujet cherche à combler son vide intérieur par
recours à des expédients dénichés à l’extérieur, plus il l’élargit,
en définitive. Lorsqu’on est pris dans des sables mouvants,
pour mettre toutes les chances de salut de son côté, la
meilleure attitude consiste à se calmer et à patienter, à ne pas
s’agiter, à ne pas se débattre, à ne rien tenter pour « s’en
sortir » à tout prix. La très grande majorité des victimes de
noyades, environ un millier par an en France, sont celles qui,
dès qu’elles se sentent perdre pied, se mettent à paniquer, à
hurler, à s’agiter de façon désordonnée, envahies par
l’épouvante – tout ce qui contribue à les faire couler. Seule
l’acceptation de l’inacceptable permet de ne pas gaspiller sa
force dans des combats d’une autre époque, aujourd’hui
devenus anachroniques, caducs, inutiles.
Les deux vies, l’une, psychique intérieure, et l’autre,
concrète extérieure, bien que totalement reliées, ne
fonctionnent nullement selon les mêmes lois et modalités.
Bien au contraire. La gestion et l’épanouissement de la
seconde dépendent des valeurs telles que l’action, la volonté,
la lutte, l’évitement… Le bon fonctionnement de la première
est tributaire, en revanche, de certains autres principes, parfois
diamétralement opposés. Si vous découvrez un trou dans votre
jardin, vous avez intérêt à vous précipiter pour le combler. Si
une voiture fonce sur vous ou si une vipère s’apprête à vous
piquer, vous feriez mieux de les éviter, de vous éloigner, de
vous écarter sur-le-champ. Si vous souhaitez réaliser un projet,
réussir un examen, obtenir une promotion, acquérir une
maison, il faudra faire preuve de combativité, de persévérance,
de volonté. Si, enfin, vous souhaitez vous rendre à Barcelone
depuis Paris, vous mettrez bien moins de temps à voyager en
voiture, en train ou en avion, plutôt qu’à pied, cela tombe sous
le sens ! Un manque réel, une frustration, une perte peuvent se
satisfaire ou se réparer, souvent sans délai, avec plus ou moins
de facilité, assurant ainsi votre confort matériel.
Si vous souffrez, en revanche, d’un vide intérieur, plus
vous chercherez à le combler, à l’aide d’objets, de personnes
ou de comportements – la boulimie, l’hyperactivisme, les
divertissements, les addictions, le sexe, le pouvoir, l’argent, les
médicaments –, et plus, paradoxalement, vous l’élargirez. Face
aux menaces internes comme l’angoisse, la culpabilité, la
dépression, plus vous chercherez à les combattre, plus vous
augmenterez leur intensité et les prolongerez dans la durée.
Impossible de se débarrasser du cafard comme on le ferait
« des cafards ». D’ailleurs, ceux-ci ne font que proliférer
malgré les – je dirais même à cause des – millions de tonnes
de pesticides déversés sur eux depuis des années, avec comme
résultat la pollution de la terre et des corps, la recrudescence
des cancers.
Par conséquent, quant au cheminement intérieur, plus le
sujet s’ingénie à se débarrasser d’urgence de ce qui le trouble
et le tourmente, plus il risque de le rendre revêche, « mutant »,
résistant au changement, imbattable. Ce sont finalement les
symptômes indésirés et donc combattus qui, à long terme,
finiront par avoir raison de leur agresseur. La force, la volonté,
l’action, la vitesse, la combativité ne s’avèrent d’aucune aide
ni utilité dans l’abord et le maniement du psychisme. Celui-ci
exige douceur, lenteur, passivité, il attend le chuchotement, la
caresse, la patience, le détachement, le renoncement,
autrement dit, l’acceptation de l’inacceptable. Ce qui
conviendrait à l’un disconviendrait totalement à l’autre,
dangereusement.
Dans un tel état d’esprit, le patient devrait être invité à
cesser de lutter et de fuir contre le retour du refoulé, contre son
ombre, tout ce qui a paru, à ses yeux et à ceux des autres,
« négatif », imparfait, incomplet, a-normal, différent, décalé
par rapport à son idéal du Moi, à ce que le sujet s’impose
d’être ou de paraître pour plaire, pour être conforme aux
normes collectives. Ainsi, l’importante quantité d’énergie
psychique gaspillée à refouler l’angoisse, la dépression, la
culpabilité, la honte, les limites, l’impuissance ou ses supposés
défauts, manques et fragilités, par crainte d’être exclu comme
naguère, redevient disponible. Elle pourra être investie enfin
dans l’amour de soi, de la vie, puis des autres aussi, mais dans
la gratuité du désir. C’est bien le refoulement qui transforme
un kilo de chagrin en trois tonnes d’angoisse, la rendant
écrasante, insupportable. C’est la fuite qui mue le lézard en
crocodile et le chat en tigre ! L’acceptation transforme le vil
plomb en or.
Tout à fait à l’opposé d’une certaine croyance répandue,
elle ne mène pas à la résignation ni à l’inaction. Elle permet,
au contraire, d’agir, si nécessaire, de façon plus sereine, plus
pertinente, avec davantage d’efficacité, puisque c’est l’adulte
qui se trouvera au volant et non plus l’enfant intérieur paniqué,
faisant étrangement tout capoter par son empressement et son
exigence de perfection.
Le fils et son père
Si Victor souffre depuis longtemps, et davantage encore
après le décès de sa fille, c’est parce que le mot « échec » ne
faisait pas partie de son vocabulaire. Échouer à guérir ses
parents d’abord et, plus tard, sa fille s’avérait inconcevable
pour cet enfant déifié mis sur un piédestal par sa mère. Les
fondements de son existence reposaient sur des valeurs telles
que le succès, la réussite, la victoire, la brillance, l’excellence,
la perfection, afin de satisfaire son insatiable besoin de
légitimité. Il avait lutté de toutes ses forces pour éviter
l’identification à son père, dénigré dans le cœur et les yeux de
sa mère, et donc dans ceux de son fils, parce qu’il était
désargenté, d’une santé fragile, peu séduisant et, surtout,
sexuellement défaillant. Mon patient, lui, est un bel homme,
riche, socialement brillant, à l’opposé de son père. Pourtant,
les deux vies amoureuses et sexuelles, celles du père et du fils,
ne sont nullement dénuées de ressemblances. Écoutons
Victor :
J’ai rêvé que je me trouvais avec mon père dans un groupe d’une
dizaine de personnes. Quelqu’un lui a proposé de chanter. J’aurais
préféré qu’il refuse, par crainte qu’il déraille et qu’il me fasse honte.
Finalement, il se met à chanter avec une très belle voix. Je suis
agréablement surpris ! Tout le monde est admiratif, tout se passe bien.
Un car doit ensuite transporter la bande à la gare. Ayant un peu traîné,
je le rate. Je saute alors dans un taxi pour le rattraper. Je suis accueilli
chaleureusement par mon père et ses copains.
J’avoue que je pense beaucoup à mon père ces temps-ci. Il prend
de plus en plus de place et d’importance dans mon esprit. J’arrive à
visualiser clairement sa tête, son sourire, sa démarche, images que je
croyais avoir totalement oubliées, effacées. J’ai conservé pas mal de
souvenirs finalement. Ils ne sont pas, contrairement à ce que j’ai
longtemps imaginé, tous négatifs. Je me suis souvenu, l’autre jour, que
tout petit, je l’appelais « papa confiture », lorsque je courais derrière lui
pour le manger, en lui faisant plein de bisous ! Je me suis réconcilié, je
crois, avec mon père. Je l’ai réhabilité !
Je n’ai plus du tout honte de mon père. Il ne m’a rien donné, certes,
enfin pas grand-chose, sûrement parce qu’il ne pouvait pas. J’éprouve
cependant une certaine gratitude envers lui ; il m’a donné la vie, c’est
déjà pas mal, et puis il m’emmenait à son travail et au marché où je lui
servais de pense-bête. Je me considère désormais comme sa mémoire.
Cette réconciliation m’a aidé à retrouver le fils en moi, et puis l’homme,
mon identité masculine pour pouvoir m’affirmer davantage, mais sans
exagération cette fois.
J’ai éprouvé pendant longtemps une certaine aversion à l’égard des
hommes. Je les trouvais nuls. Je cherchais surtout leurs failles, aveugle
évidemment aux miennes. Soit je les méprisais, soit je les soupçonnais
de tenter de me dominer, en affichant des airs de supériorité.
Parallèlement, je ressens moins d’attirance, moins de fascination
envers les femmes. En fait, en les embrassant ou en faisant l’amour
avec elles, c’est la pureté que je recherchais, surtout quand je les
fécondais.
En me réconciliant avec mon père, je me réconcilie avec mon pénis.
Avant, je ne me donnais pas le droit d’avoir un père et de l’aimer. Je
devais le nier pour être conforme au souhait de ma mère. J’avais donc
une mauvaise image de moi, pas assez homme, avec un petit pénis,
interdit d’en avoir peut-être. Je retrouve enfin l’homme en moi, sans
même me dire que c’est un peu trop tard. Je commence à devenir
indulgent avec moi-même. Je vous remercie d’avoir bien voulu
m’accompagner…