Coben Harlan Juste Un Regard

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Prologue

SCOTT DUNCAN A PRIS PLACE EN FACE DU


TUEUR. Dans la pièce sans fenêtres au décor de
grisaille, régnait une atmosphère lourde et immobile,
le même genre de silence feutré que quand la musique
démarre et qu'aucun des deux partenaires n'ose ouvrir
la danse. Scott a risqué un petit signe de la tête. Le
tueur, dans son uniforme orange de détenu, s'est
borné à le dévisager. Joignant les mains, Scott les a
posées sur la table métallique. Le tueur - Monte
Scanlon, d'après son dossier, mais ce n'était sûrement
pas son vrai nom - aurait sans doute fait pareil s'il
n'avait pas été menotte.

Pourquoi, s'est demandé Scott pour la énième fois,


pourquoi suis-je ici ?

Sa spécialité, c'était de traquer des politiciens


véreux - activité florissante s'il en est dans son État
natal du New Jersey -, mais trois heures plus tôt,
Monte Scanlon, exécuteur des basses oeuvres devant
l'Éternel, était enfin sorti de son mutisme pour
formuler une requête.
Sa requête ?

Un entretien privé avec le substitut du procureur,


Scott Duncan.

C'était étrange pour une multitude de raisons,


notamment : primo, un assassin n'est généralement
pas en mesure de formuler des requêtes ; et secundo,
Scott n'avait jamais entendu parler de Monte Scanlon.

Il a rompu le silence.

— Vous avez demandé à me voir ?

— Oui.

Scott a hoché la tête et attendu la suite. Rien ne


venait.

— Alors, que puis-je faire pour vous ?

Monte Scanlon continuait à le fixer. Soudain, il a


dit :

— Vous savez pourquoi je suis ici ?


Scott a jeté un oeil autour de lui. En dehors de
Scanlon et de lui-même, il y avait quatre autres
personnes dans la pièce. Le procureur Linda Morgan,
adossée au mur du fond, histoire d'imiter la posture
nonchalante de Sinatra appuyé contre un lampadaire.
Derrière le prisonnier, se tenaient deux gros matons,
des quasi-jumeaux, les bras comme des troncs
d'arbre et le torse de la taille d'une armoire ancienne.
Ces deux agents effrontés, Scott les avait déjà
rencontrés, il les avait vus accomplir leur tâche avec
une sérénité de professeurs de yoga. Mais
aujourd'hui, en présence de ce détenu pourtant bien
entravé, même eux avaient l'air à cran. L'avocat de
Scanlon, une espèce de furet qui empestait une
mauvaise eau de toilette, complétait le tableau. Tous
les regards étaient rivés sur Scott.

— Vous avez tué des gens, a-t-il répondu.


Beaucoup de gens.

— J'étais ce qu'on appelle communément un


homme de main. J'étais (Scanlon a marqué une
pause) un tueur à gages.

— Dans des affaires criminelles qui ne relèvent


pas de mon ressort.

— Exact.

La matinée de Scott avait commencé à peu près


normalement. Il était en train de rédiger une citation à
comparaître à rencontre d'un responsable d'une
entreprise de ramassage d'ordures qui graissait la
patte au maire d'une petite commune. La routine,
quoi. Une pratique quotidienne dans le vert État du
New Jersey. C'était quand... il y a une heure, une
heure et demie ? Et voilà qu'il se retrouvait derrière
une table vissée au sol, face à un individu qui avait
liquidé - selon les estimations de Linda Morgan - une
bonne centaine de personnes.

— Alors, pourquoi avez-vous demandé à me voir


?

Scanlon ressemblait à un play-boy vieillissant, le


genre qui aurait servi d'escorte à l'une des soeurs
Gabor dans les années cinquante. Il était petit, ratatiné
même. Ses cheveux grisonnants étaient lissés en
arrière ; ses dents étaient jaunies par le tabac ; sa peau
avait été tannée par le soleil de midi et d'innombrables
et longues nuits dans des night-clubs trop sombres.
Personne dans la pièce ne connaissait son véritable
nom. Au moment de son arrestation, son passeport
indiquait qu'il s'appelait Monte Scanlon, nationalité
argentine, âge cinquante et un ans. L'âge semblait
correspondre, mais c'était à peu près tout. Ses
empreintes digitales ne figuraient pas dans les bases
de données du CIPJ. Le logiciel d'identification
morphologique avait accouché d'une grosse souris.

— Il faut qu'on parle seul à seul.

— Ce n'est pas mon rayon, a répété Scott.


Adressez-vous au procureur qui est là.

— Ça n'a rien à voir avec elle.

— Et avec moi, si ?

Scanlon s'est penché en avant.

— Ce que je vais vous dire là, ça va changer toute


votre vie.

Scott avait presque envie d'agiter son doigt sous le


nez de Scanlon en disant : « Hou hou ! » Il
connaissait bien l'état d'esprit des criminels en
captivité – leurs manoeuvres serpentines, leur
recherche d'un avantage, d'une échappatoire, leur ego
surdimensionné. Linda Morgan, qui avait dû deviner
ses pensées, lui a lancé un regard en guise
d'avertissement. Monte Scanlon, lui avait-elle
expliqué, avait travaillé pendant près de trente ans
pour diverses familles influentes. La répression du
crime organisé avait besoin de sa coopération comme
un homme assoiffé a besoin d'eau dans le désert.
Depuis son arrestation, Scanlon avait refusé de parler.
Jusqu'à ce matin.

D'où la présence de Scott.

— Votre chef, a dit Scanlon en désignant Linda


Morgan du menton. Elle espère que je vais coopérer.

— Vous l'aurez, votre piqûre, a répliqué Morgan


sans se départir de sa fausse nonchalance. Rien de ce
que vous pourrez dire ou faire n'y changera quoi que
ce soit.

Scanlon a souri.

— Allons. Vous craignez bien plus de perdre mes


petits secrets que je ne crains la mort.
— Très bien. Encore un dur à cuire.

Elle s'est décollée du mur.

— Vous savez quoi, Monte ? Les gros durs sont


les premiers à faire dans leur froc quand on les ligote
sur le chariot.

A nouveau, Scott a réprimé l'envie d'agiter son


doigt, cette fois à l'adresse de sa patronne. Scanlon
souriait toujours. Son regard ne quittait pas celui de
Scott. Scott n'aimait pas ce qu'il voyait dans ses
yeux. Ils étaient, comme on pouvait s'y attendre,
noirs, brillants et cruels. Mais - à moins que ce ne
soit une vue de l'esprit -, Scott avait l'impression d'y
voir autre chose que la vacuité de rigueur. Une sorte
de supplication. Il n'arrivait pas à s'en détacher. Une
lueur de regret, peut-être.

De remords, même.

Scott a regardé Linda et hoché la tête. Elle a


froncé les sourcils, mais Scanlon l'avait bluffée. Elle a
touché l'un des matons à l'épaule et leur a fait signe
de sortir. Se levant de son siège, l'avocat de Scanlon
a ouvert la bouche pour la première fois.
— Tout ce qu'il peut dire restera strictement
confidentiel.

— Allez avec eux, a ordonné Scanlon. Assurez-


vous qu'ils n'écoutent pas aux portes.

L'avocat a pris sa mallette et a suivi Linda Morgan


vers la sortie. Bientôt, Scott et Scanlon se sont
retrouvés seuls. Au cinéma, les tueurs sont tout-
puissants. Dans la vraie vie, non. Ils ne se défont pas
de leurs menottes au milieu d'un centre pénitentiaire
placé sous haute surveillance. Les frères Armoires à
Glace, Scott le savait, seraient derrière le miroir sans
tain. L'Interphone, selon les instructions de Scanlon,
serait coupé. Mais ils l'auraient à l'oeil.

Scott a haussé les épaules comme pour dire « Eh


bien ? »

— Je ne suis pas un tueur à gages ordinaire.

— Hmm.

— J'ai des règles.

Scott attendait.
— Par exemple, je ne tue que des hommes.

— Vous êtes un grand seigneur, dites-moi !

Scanlon n'a pas relevé le sarcasme.

— C'est ma première règle. Je ne tue que des


hommes, pas les femmes.

— Euh... soit. À propos, la règle numéro deux a


quelque chose à voir avec le fait de ne pas coucher
avant le troisième rencard ?

— Vous pensez que je suis un monstre ?

Nouveau haussement d'épaules, comme si la


réponse était évidente.

— Vous ne respectez pas mes règles ?

— Quelles règles ? Vous tuez des gens. Vous avez


inventé ces prétendues règles pour vous donner
l'illusion d'être humain.

Scanlon a paru y réfléchir.

— Peut-être, a-t-il concédé, mais les hommes que


j ' a i tués étaient de la racaille. J'étais engagé par de la
racaille pour éliminer de la racaille. Je ne suis rien
d'autre qu'une arme.

— Une arme ? a répété Scott.

— Oui.

— Une arme, peu lui importe qui elle tue, Monte.


Hommes, femmes, enfants, petites mamies. Une arme
ne fait pas de distinguo.

Scanlon a souri.

— Touché.

Scott a frotté ses paumes sur les jambes de son


pantalon.

— Vous ne m'avez pas fait venir ici pour une


leçon d'éthique. Qu'est-ce que vous voulez ?

— Vous êtes divorcé, hein, Scott ?

Duncan n'a pas répondu.

— Pas d'enfants, séparation à l'amiable, toujours


en bons termes avec votre ex.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Expliquer.

— Expliquer quoi ?

Scanlon a baissé les yeux, juste une fraction de


seconde.

— Ce que je vous ai fait.

— Mais on ne se connaît même pas. — Moi, je


vous connais. Je vous connais depuis longtemps.

Dans le silence qui s'est ensuivi, Scott a jeté un


coup d'oeil au miroir. Linda Morgan devait être là
derrière, à se demander ce qu'ils se racontaient. Elle
voulait des informations. La pièce était-elle truffée de
micros ? Probablement, oui. D'une manière ou d'une
autre, il avait intérêt à faire parler Scanlon.

— Vous êtes Scott Duncan. Âge : trente-neuf ans.

Diplômé de l'école de droit de Columbia. Vous


pourriez gagner beaucoup plus dans un cabinet privé,
mais ça vous barbe. Ça fait six mois que vous
travaillez dans le bureau du procureur. Votre père et
votre mère ont déménagé à Miami l'année passée.
Vous aviez une soeur, mais elle est morte quand elle
était encore à la fac.

Scott a remué sur son siège. Scanlon l'observait.

— Vous avez fini ?

— Savez-vous comment fonctionne mon métier ?

Changement de sujet. Scott a attendu l'espace d'un


battement de coeur. Scanlon menait le jeu, cherchant
sans doute à le déstabiliser. Il n'avait pas l'intention de
tomber dans le panneau. Rien de ce qu'il avait « révélé
» sur la famille de Scott n'était surprenant. N'importe
qui pouvait recueillir ces infos-là en pianotant sur les
bonnes touches et en donnant quelques coups de fil
pertinents.

— Dites-le-moi, a-t-il répondu.

— Admettons, a commencé Scanlon, que vous


souhaitiez la mort de quelqu'un.
— OK.

— Vous contacteriez un ami, qui connaît un ami,


qui connaît un ami qui peut me joindre.

— Et qui serait le seul à vous connaître ?

— Quelque chose comme ça. Je n'avais qu'un


intermédiaire, mais je faisais attention, même avec lui.
On ne se rencontrait jamais en personne. On utilisait
des noms de code. Tout l'argent était versé sur des
comptes à l'étranger. J'ouvrais un nouveau compte
pour chaque, disons, transaction, et je le refermais
sitôt la transaction terminée. Vous me suivez ?

— Ce n'est pas bien compliqué.

— Certes. Seulement aujourd'hui, voyez-vous,


nous communiquons par e-mail. J'ouvrais un compte
provisoire chez Hotmail, Yahoo ! ou autre, sous un
faux nom. Rien qui puisse être identifié. Et même si
c'était le cas, même si on retrouvait l'expéditeur, ça
avançait à quoi ? Tous les messages étaient envoyés
et lus dans des bibliothèques ou des lieux publics.
Nous étions totalement couverts.
Scott allait lui faire remarquer que cette couverture
totale l'avait finalement conduit en taule, mais il a
décidé de s'épargner cette peine.

— Et qu'est-ce que tout ça a à voir avec moi ?

— J'y viens.

Scanlon s'animait, pris par son propre récit.

— Dans le temps - quand je dis dans le temps,


j'entends il y a huit, dix ans -, on opérait
essentiellement à partir de taxiphones. Je ne voyais
jamais le nom écrit. Le gars me le disait par
téléphone.

Scanlon s'est interrompu pour s'assurer qu'il avait


l'entière attention de son interlocuteur. Sa voix s'est
radoucie un peu, a perdu de sa désinvolture.

— C'est ça, la clé, Scott. Ça se passait par


téléphone.

J'entendais seulement le nom, je ne le voyais pas.

Il l'a regardé, guettant sa réaction. Scott, qui


n'avait pas la moindre idée de ce dont il était question,
s'est contenté d'un :

— Mmm.

— Comprenez-vous pourquoi j'insiste sur cette


histoire de téléphone ?

— Non.

— Parce que quelqu'un comme moi, quelqu'un qui


a des règles, pourrait se tromper au téléphone.

Scott a réfléchi un instant.

— Je ne vois toujours pas.

— Je ne tue jamais de femmes. Règle numéro un.

— Oui, vous l'avez dit.

— Donc, si vous vouliez liquider un nommé Billy

Smith, j'en déduirais que Billy est un homme. Vous


savez, avec un « y ». Il ne me viendrait pas à l'esprit
que Billy pourrait être une femme. Avec « ie » à la
fin. Vous comprenez ?
Scott s'est figé. Scanlon s'en est aperçu. Il ne
souriait plus. Sa voix était très douce.

— On a déjà parlé de votre soeur, hein, Scott ?

Scott n'a pas répondu.

— Elle s'appelait Geri, pas vrai ?

Silence.

— Vous voyez le problème, Scott ? Geri, ça fait


partie de ces noms. Si on vous le dit par téléphone,
vous pensez que ça s'écrit avec un « J » et un « y ».
Il y a quinze ans, j’ai eu un coup de fil. De la part de
l'intermédiaire en question...

Scott a secoué la tête.

— ... On m'a donné une adresse. Et l'heure exacte


à laquelle « Jerry » - Scanlon a esquissé des
guillemets avec ses doigts - serait à la maison.

La voix de Scott semblait venir de très loin :

— L'enquête a conclu à un accident.


— Comme dans la plupart des incendies criminels,
quand on sait s'y prendre.

— Je ne vous crois pas.

Mais en regardant ces yeux, Scott a senti son


monde vaciller. Des images affluaient : le sourire
contagieux de Geri, sa tignasse indisciplinée, son
appareil dentaire, sa manie de lui tirer la langue dans
les réunions de famille. Il s'est rappelé son premier
petit copain (un blaireau nommé Brad), l'absence de
cavalier pour son bal de promo, le discours fougueux
qu'elle avait prononcé pour se faire élire au conseil
des étudiants, son premier groupe rock (ils étaient
archinuls), sa lettre d'admission à l'université.

Ses yeux se sont embués.

— Elle n'avait que vingt et un ans.

Pas de réponse.

— Pourquoi ?

— Je n'entre pas dans ces considérations, Scott.


Je ne suis qu'un homme de main...
— Non, pas ça. (Scott a levé la tête.) Pourquoi me
le racontez-vous maintenant ?

Scanlon a examiné son reflet dans le miroir. Il a


baissé la voix.

— Vous avez peut-être raison.

— A propos de quoi ?

— Ce que vous avez dit tout à l'heure.

Il s'est retourné vers Scott.

— Tout compte fait, j'a i peut-être besoin d'avoir


l'illusion d'être humain.
1

Trois mois plus tard...

IL Y A DES ACCROCS SOUDAINS. Des


déchirures dans la vie, de profonds coups de couteau
qui vous lacèrent la chair. Votre vie suit son cours, et
subitement tout éclate. Se disloque comme après une
éventration. Et puis il y a des moments où l'écheveau
de votre vie se dévide, tout simplement. On tire sur
un fil qui dépasse, une couture craque. Au début, le
changement est lent, quasi imperceptible.

Pour Grâce Lawson, le dévidage a commencé


chez Photomat.

Elle s'apprêtait à entrer dans la boutique quand elle


a entendu une voix plus ou moins familière :

— Pourquoi ne vous achetez-vous pas un appareil


numérique, Grâce ?
Grâce s'est tournée vers la femme.

— Je ne suis pas très douée pour les nouvelles


technologies.

— Oh ! allez ! La photo numérique, c'est facile


comme tout.

Elle a ponctué sa déclaration d'un claquement de


doigts.

— Et tellement plus pratique. Il suffit d'effacer les


photos qu'on ne veut pas garder. C'est le même
principe que les fichiers informatiques. Tenez, pour
notre carte de Noël, Barry a dû prendre des millions
de photos des gosses ; il n'arrêtait pas de mitrailler
parce que Blake clignait des yeux ou que Kyle
regardait du mauvais côté, mais quand on en prend
autant, comme dit Barry, il y en aura bien une de
réussie, non ?

Grâce a hoché la tête. Elle essayait de se rappeler


le nom de cette femme, mais rien à faire. Sa fille

- Blake ? - était dans la classe du fils de Grâce, en


cours préparatoire. A moins que ça n'ait été l'an
dernier, en maternelle. Difficile de ne pas s'y perdre.
Grâce a plaqué un sourire figé sur son visage. Cette
femme-là était bien gentille, mais elle se fondait dans
la masse. Grâce s'est demandé -et ce n'était pas la
première fois si elle-même ne se confondait pas non
plus avec les murs, si sa forte personnalité d'antan ne
s'était pas dissoute dans le morne océan du
conformisme suburbain.

Cette pensée n'était guère réconfortante.

La femme continuait à décrire les merveilles de


l'ère numérique. Sourire commençait à faire mal à
Grâce. Elle a jeté un coup d'oeil à sa montre, dans
l'espoir que la techno-maman saisirait l'allusion. Deux
heures quarante-cinq. Presque l'heure d'aller chercher
Max à l'école. Emma avait son entraînement à la
piscine, mais c'était une autre maman qui jouait les
chauffeurs aujourd'hui. Elle la récupérerait après la
séance.

— Il faudrait qu'on se voie un de ces jours, a dit la


bonne femme, ayant enfin épuisé son sujet. Avec
Jack et Barry. Je pense qu'ils vont bien s'entendre,
ces deux-là.
— Très certainement.

Grâce a profité de l'accalmie pour lui adresser un


petit signe d'adieu, pousser la porte et s'engouffrer
dans la boutique. La porte vitrée s'est refermée d'un
coup sec, Taisant tinter une clochette. L'odeur
chimique, semblable à celle de la colle pour maquette,
l'a frappée de plein fouet. Elle s'est interrogée sur les
effets à long terme du travail dans pareil
environnement et a décidé que, déjà à court terme,
c'était suffisamment pénible. Le jeune qui travaillait- le
mot « travaillait » étant en l'occurrence largement
surfait - derrière le comptoir avait une touffe de duvet
blanc sous le menton, une couleur de cheveux à faire
pâlir Crayola et assez de piercings pour pouvoir servir
d'instrument à vent. Un casque volumineux serpentait
autour de sa tête. La musique était tellement forte que
Grâce la sentait résonner dans sa poitrine. Il avait des
tatouages aussi, en grand nombre. L'un disait «
STONE ». Un autre, « RABAT-JOIE ». Le troisième,
s'est dit Grâce, ça devrait être « BRANLEUR ».

— Excusez-moi.

Il n'a pas levé les yeux.


— Excusez-moi, a-t-elle répété, un peu plus fort.

Toujours rien.

— Hé mec !

Là, il a réagi. Renfrogné, les yeux étrécis,


visiblement agacé par cette interruption, il a retiré son
casque de mauvaise grâce.

— Le talon.

— Pardon ?

— Le talon.

Ah ! Grâce lui a tendu le reçu. Touffe de Poils lui


a ensuite demandé son nom. Ça lui a fait penser à ces
fichus standards automatiques d'un service clients qui
vous disent de composer votre numéro de téléphone
et, quand vous obtenez un opérateur, il vous réclame
encore le même numéro. Comme si la première
requête servait juste à se faire la main. Touffe de
Poils - Grâce commençait à trouver ce surnom à son
goût - a feuilleté les paquets de photos dans un tiroir
avant d'en extraire un. Il a arraché l'étiquette et lui a
indiqué un prix exorbitant. Elle lui a remis un bon de
réduction, exhumé de son sac après une fouille digne
de la recherche des manuscrits de la mer Morte, et le
prix a baissé jusqu'à atteindre une somme presque
raisonnable.

Il lui a tendu l'enveloppe de photographies. Grâce


l'a remercié, mais il avait déjà rebranché la musique
sur son cerveau. Elle lui a adressé un signe de la
main.

— Je ne viens point pour les clichés, a-t-elle dit,


mais pour un pétillant trait d'esprit.

Touffe de Poils a bâillé et repris son magazine. Le


tout dernier numéro de Branleur d'aujourd'hui.

Grâce a posé le pied sur le trottoir. Le temps était


frisquet. L'automne avait manifestement soufflé la
place à l'été. Les feuilles n'avaient pas encore
commencé à jaunir, mais l'air était piquant comme du
cidre. Les vitrines des magasins s'étaient déjà parées
des couleurs de Halloween. Emma, qui était en CE2,
avait convaincu Jack d'acheter un Homer Simpson
gonflable de plus de deux mètres. Le spectacle, il
fallait bien l'admettre, était impressionnant. Ses
enfants aimaient Les Simpson ; ça voulait dire que,
malgré tous leurs efforts, Jack et elle les élevaient
correctement.

Grâce avait envie d'ouvrir l'enveloppe sur-le-


champ. C'était excitant, une pellicule nouvellement
développée, comme un paquet cadeau qu'on s'apprête
à déballer, comme la cavalcade jusqu'à la boîte aux
lettres, même si ce ne sont que des factures - jamais,
en dépit de ses avantages, la photo numérique ne
saurait égaler cela. Malheureusement, elle n'avait pas
le temps avant la sortie des classes.

Tandis que sa Saab grimpait Heights Road, elle


s'est octroyé un petit détour pour passer par le point
de vue panoramique de la ville. D'ici, les gratte-ciel de
Manhattan, la nuit surtout, se déployaient tels des
diamants sur du velours noir. Une bouffée de
nostalgie l'a envahie. Elle adorait New York. Quatre
ans plus tôt, ils vivaient encore dans cette île
merveilleuse. Ils occupaient un loft en plein Village,
dans Charles Street. Jack travaillait dans la recherche
médicale pour le compte d'un grand labo
pharmaceutique. Elle, elle peignait dans l'atelier qu'elle
s'était aménagé à la maison, n'ayant que mépris pour
ces banlieusards avec leurs gros 4 x 4, leurs
pantalons en velours côtelé et leurs conversations qui
tournaient autour des mouflets. A présent, elle était
une des leurs.

Grâce s'est garée derrière l'école avec les autres


mères. Elle a coupé le moteur, sorti l'enveloppe de

Photomat et déchiré l'emballage. Le rouleau datait


de la semaine précédente, de leur voyage annuel à
Chester pour cueillir des pommes. Jack s'en était
donné à cœur joie. Il aimait son rôle de photographe
attitré. C'était un travail d'homme, estimait-il, comme
si le fait de prendre des photos était un sacrifice qu'un
père de famille était censé consentir pour les siens.

La première image représentait Emma, leur fille de


huit ans, et Max, six ans, juchés sur une charrette de
foin, la tête dans les épaules, les joues rougies par le
vent. Grâce s'est immobilisée pour l'examiner de près.
Un sentiment, oui, de chaleur maternelle, à la fois
primitif et porteur d'évolution, lui a chaviré le coeur.

C'était comme ça avec les enfants. Ces petites


choses vous touchaient directement. Elle s'est rappelé
qu'il faisait froid ce jour-là. Le verger, elle le savait,
serait noir de monde. Elle avait rechigné à y aller. À
présent, en regardant la photo, elle s'interrogeait sur
ses priorités à la gomme.

Les autres mères se rassemblaient devant la


clôture, bavardant et fixant des dates pour des
goûters. On était bien entendu dans une époque
moderne, dans l'Amérique post féministe, et,
cependant, sur les quatre-vingts parents qui
attendaient leur progéniture, il n'y avait que deux
hommes. L'un de ces pères s'était retrouvé au
chômage près d'un an plus tôt. Ça se voyait à son
regard, à son pas traînant, à son rasage inégal. L'autre
était un journaliste qui travaillait chez lui et était un
peu trop enclin à baratiner les mamans. Peut-être se
sentait-il seul. Ou alors, il y avait autre chose.

Quelqu'un a frappé à la vitre de la voiture. Grâce a


levé les yeux. Cora Lindley, sa meilleure amie dans le
coin, lui a fait signe de déverrouiller la portière. Elle
s'est glissée sur le siège à côté d'elle.

— Comment ça s'est passé, ton rancard d'hier soir


? a demandé Grâce.

— Pas terrible.
— Zut.

— Le syndrome du cinquième rendez-vous.

Cora était divorcée et un peu trop sexy pour les


nerveuses et surprotectrices « dames qui déjeunent ».

Vêtue d'un top léopard décolleté, d'un pantalon en


Lycra et d'une paire de pompes roses, elle détonnait
très nettement parmi tous ces kaki et ces pulls
avachis. Les autres mères la considéraient avec
suspicion. Ce milieu banlieusard pouvait ressembler
furieusement à un préau de lycée.

— C'est quoi, le syndrome du cinquième rendez-


vous ? s'est enquis Grâce.

— Tu ne sors pas des masses, hein ?

— Pas vraiment. Un mari et deux gosses, ça n'aide


pas à aller draguer dans les bars.

— Dommage... Vois-tu - et ne me demande pas


pourquoi -, lors du cinquième rendez-vous, le mec
soulève toujours la question de... comment exprimer
ça délicatement ?... du ménage à trois.
— S'il te plaît, dis-moi que tu plaisantes.

— Que nenni. Le cinquième rendez-vous. Au plus


tard. Le mec veut savoir, de manière purement
théorique, quelle est mon opinion sur le ménage à
trois. C'est un peu comme la paix au Moyen-Orient.

— Qu'est-ce que tu as répondu ?

— Qu'en principe je ne suis pas contre, surtout


quand les deux hommes commencent à se rouler des
pelles.

Grâce a ri, et toutes deux sont descendues de


voiture. Sa mauvaise jambe lui faisait mal. Au bout de
dix ans, elle n'aurait plus dû y penser, mais elle avait
toujours horreur qu'on la voie claudiquer. Restée près
de la voiture, elle a regardé Cora s'éloigner. Quand la
cloche a sonné, les gamins ont jailli dehors comme
catapultés par un canon. À l'instar de tous les autres
parents, Grâce n'avait d'yeux que pour le sien. Le
reste de la meute, aussi peu charitable que cela
paraisse, faisait partie du décor.

Max a émergé de la deuxième fournée. Lorsque


Grâce a aperçu son fils - un lacet défait, son sac à
dos Yu-Gi-Oh ! quatre fois trop grand pour lui, son
bonnet des New York Rangers penché sur le côté à la
façon d'un béret de touriste -, la chaleur l'a
submergée de plus belle. Max s'est frayé un passage
dans l'escalier, rajustant le sac sur ses épaules. Elle a
souri. Il l'a repérée et a souri aussi.

Il a grimpé à l'arrière de la Saab. Grâce l'a


harnaché au rehausseur et lui a demandé comment
s'était passée sa journée. Max a répondu qu'il ne
savait pas. Qu'avait-il fait à l'école ? Il ne savait pas.
Avait-il étudié les maths, l'anglais, les sciences, les
arts appliqués ? Haussement d'épaules et réponse : «
J'sais pas. » Grâce a hoché la tête : elle se trouvait
devant un cas classique de l'épidémie connue sous le
nom de l'Alzheimer de l'école élémentaire. Est-ce
qu'on droguait les gosses pour leur faire perdre la
mémoire, ou bien leur faisait-on jurer le secret ? Voilà
un des mystères de la vie.

C'est seulement après être rentrée à la maison et


avoir donné à Max son Go-Gurt pour le goûter -
imaginez un yogourt dans un tube genre dentifrice... -
que Grâce a enfin eu l'occasion de regarder les autres
photos.
Le voyant du répondeur clignotait. Un seul
message. Elle a consulté le numéro du correspondant
- il était masqué - avant de presser la touche « Play ».
Pour une surprise... Cette voix-là était celle d'un
vieil... ami, pourrait-on dire. Connaissance était trop
neutre. Figure paternelle serait sûrement plus exact,
mais dans un sens des plus singuliers.

— Bonjour, Grâce. C'est Carl Vespa.

Il n'avait pas besoin de préciser son nom. Malgré


toutes ces années, elle aurait reconnu sa voix
n'importe où.

— Peux-tu m'appeler quand tu auras un moment ?


Il faut que je te parle.

Bip. Grâce n'a pas bronché, mais elle sentait des


papillons dans son estomac, comme autrefois. Vespa.

Carl Vespa avait téléphoné. Ce n'était pas bon


signe. Tout généreux qu'il eût été avec elle, Carl
Vespa n'était pas homme à causer de la pluie et du
beau temps. Elle a hésité, puis décidé de ne pas
rappeler tout de suite.
Grâce est passée dans la chambre d'amis
reconvertie en atelier de peinture. Quand son travail
avançait bien - quand elle était, comme n'importe quel
artiste ou athlète, « lancée » -, elle voyait le monde tel
qu'elle s'apprêtait à le transposer sur une toile. Elle
regardait les rues, les arbres, les gens et songeait au
type de pinceau qu'elle allait employer, à la touche, au
mélange de couleurs, à l'ombre et à la lumière. Son
travail devait refléter ce qu'elle recherchait, et non la
réalité. C'est ainsi qu'elle envisageait l'art. Chacun de
nous voit le monde à travers son propre prisme, bien
sûr. Le meilleur art déformait la réalité pour montrer
l'univers de l'artiste, ce qu'elle voyait ou, plus
précisément, ce qu'elle voulait que les autres voient.
Ce n'était pas toujours beau. Souvent provocateur,
parfois laid même, plus prenant, plus fascinant que la
réalité. Grâce désirait susciter une réaction. On peut
admirer un superbe coucher de soleil - mais elle, elle
voulait que l'on s'immerge dans son coucher de soleil,
que l'on ait peur de s'en arracher, et peur de ne pas
s'en arracher.

Pour un dollar de plus, elle avait commandé un


double tirage. Ses doigts ont plongé dans l'enveloppe,
tirant les photos une à une. Les deux premières
représentaient Emma et Max sur la charrette de foin.
Venait ensuite Max, bras tendu pour cueillir une
pomme. Puis l'inévitable traînée couleur chair : la
main de Jack, trop près de l'objectif. Elle a souri et
secoué la tête. Son gros bêta. Il y avait d'autres
clichés de Grâce et des enfants avec les différentes
variétés de pommes, des arbres, des paniers. Ses
yeux se sont embués, comme chaque fois qu'elle
regardait les photos de ses enfants.

Les parents de Grâce étaient morts jeunes. Sa


mère avait été fauchée par un semi-remorque là où la
route 46 bifurquait, à Totowa. À l'époque, enfant
unique, elle n'avait que onze ans. La police n'était pas
venue frapper à leur porte, comme au cinéma. Son
père avait appris l'accident par un coup de fil. Elle le
revoyait encore, vêtu d'un pantalon bleu et d'un gilet
gris, répondre au téléphone avec son habituel « Allô »
musical, avant que la couleur ne déserte son visage et
qu'il ne s'effondre, d'abord en sanglots étouffés, puis
silencieux, semblant manquer d'air pour laisser libre
cours à sa douleur.

Grâce avait été élevée par son père jusqu'à ce que


son coeur, affaibli par une crise de rhumatisme
articulaire aigu qui l'avait frappé dans son enfance,
lâche alors qu'elle était en première année de fac. Un
oncle à Los Angeles s'était proposé pour la recueillir,
mais Grâce, qui était majeure à présent, avait choisi
de rester dans l'Est et de mener sa propre barque.

La mort de ses parents l'avait anéantie, bien sûr,


mais elle avait aussi conféré à sa vie un curieux
sentiment d'urgence. Une impression poignante d'être
en sursis. Ces morts donnaient une autre dimension
aux choses les plus banales. Elle voulait engranger les
souvenirs, vivre pleinement chaque instant et - si
morbide que cela puisse paraître - laisser un
maximum de souvenirs à ses enfants pour le jour où,
à son tour, elle ne serait plus de ce monde.

C'est à ce moment-là - tandis qu'elle pensait à ses


parents, à Emma et Max, qui semblaient avoir
tellement grandi depuis la cueillette de l'année dernière
- qu'elle est tombée sur la photo bizarre.

Grâce a froncé les sourcils.

La photo se trouvait au milieu de la pile. Plus près


de la fin, peut-être. Elle était de la même taille, ne
dépassant pas du paquet, et le papier était un peu plus
fin. Un tirage bon marché, a-t-elle pensé. Comme du
papier de photocopieur.

Grâce a vérifié la suivante. Pas de double. Voilà


qui était étrange. Un seul exemplaire. Elle a réfléchi un
instant. Ce cliché avait dû atterrir là par hasard,
provenant d'un autre rouleau.

Parce que la photo n'était pas à elle.

Il s'agissait d'une erreur. L'explication était


évidente, il suffisait de penser à la qualité du travail de
Touffe de Poils. Il était tout à fait capable de
s'emmêler les pinceaux, non ? De glisser une
mauvaise photo au milieu de son paquet.

C'est probablement ce qui avait dû se passer.

La photographie de quelqu'un d'autre s'était égarée


parmi les siennes.

A moins que...

Le cliché avait un aspect vieillot - pas en noir et


blanc ou bien sépia, à l'ancienne. Non, rien de tout
cela. C'était un tirage couleur, mais les teintes
semblaient...délavées, saturées, passées, sans cette
exubérance à laquelle on était en droit de s'attendre de
nos jours. Les gens qui figuraient dessus, pareil.
Leurs vêtements, leurs coiffures, leur maquillage -
tout datait. Ça devait remonter à une quinzaine
d'années, peut-être à une vingtaine.

Grâce l'a posé sur la table pour mieux l'examiner.

Les images sur la photo étaient légèrement


brouillées. Il y avait quatre, non, encore une dans le
coin, cinq personnes sur le cliché. Deux hommes et
trois femmes, tous de jeunes adultes, vingt et
quelques années, du moins ceux qu'on distinguait
clairement.

Des étudiants, a pensé Grâce.

Ils arboraient les jeans, les sweat-shirts, la


chevelure en désordre et cette attitude, cette posture
désinvolte témoignant d'une indépendance en herbe.
On aurait dit que le photographe les avait pris au
dépourvu, alors qu'ils étaient en train de se mettre en
place. Certains tournaient la tête, si bien qu'on les
voyait seulement de profil. Tout au bord, on
n'apercevait d'une fille brune que la nuque et une
veste en jean. À côté d'elle, il y avait une autre fille,
une rousse flamboyante, avec des yeux écartés.

Au milieu, une blonde - nom de Dieu, c'était quoi,


ce truc ? - avait la figure barrée d'un X géant.
Comme si on l'avait rayée.

Comment cette photo a-t-elle... ?

Pendant qu'elle regardait, Grâce a ressenti un petit


pincement au cœur. Les trois filles, elle ne les
connaissait pas. Les deux hommes se ressemblaient :
même taille, mêmes cheveux, même attitude. Elle
n'avait jamais vu le type de gauche.

L'autre homme, en revanche, lui était familier.


Enfin, le garçon plutôt. Il n'était pas assez vieux pour
mériter l'appellation d'homme. Assez vieux pour faire
son service militaire ? Certainement. Assez vieux pour
être un homme. Il se tenait au centre, à côté de la
blonde avec le X en travers du visage...

Non, ce n'était pas possible. Pour commencer, il


tournait à moitié la tête. Une maigre barbe
d'adolescent lui mangeait la figure...
Était-ce bien son mari ?

Grâce s'est penchée pour voir de plus près. Au


mieux, on distinguait un profil. Elle n'avait pas connu
Jack à cette époque-là. Ils s'étaient rencontrés treize
ans plus tôt, dans le midi de la France. Après plus
d'un an d'interventions chirurgicales et de
rééducation, Grâce n'avait pas entièrement récupéré.
Les maux de tête et les pertes de mémoire
perduraient. Elle boitait - comme maintenant -, mais,
étouffée par la publicité et toute l'attention dont elle
bénéficiait depuis la soirée du drame, elle avait eu hâte
de prendre le large. Elle s'était inscrite à la fac à Paris,
histoire d'étudier l'art sérieusement. C'était pendant les
vacances, en bullant au soleil sur la Côte d'Azur,
qu'elle avait fait la connaissance de Jack.

Était-elle sûre que c'était lui ?

Il avait l'air différent, pas de doute là-dessus. Les


cheveux plus longs, et puis cette barbe, même s'il
était encore trop jeune, le visage trop poupin, pour
que ça le rende vraiment sérieux. Il portait des
lunettes. Mais il y avait quelque chose dans son
maintien, sa façon de pencher la tête, son expression.
C'était son mari.

Elle a rapidement feuilleté le reste du paquet.


Encore des charrettes de foin, des pommes, des bras
tendus pour cueillir un fruit sur la branche. Elle a vu
la photo qu'elle avait prise de Jack la seule fois où il
lui avait laissé l'appareil, maniaque qu'il était. À force
de se hisser, sa chemise s'était retroussée tant et si
bien qu'il avait le ventre à l'air. Emma lui avait dit que
c'était beurk, dégoûtant. Résultat, Jack avait remonté
sa chemise encore plus haut. Grâce avait ri.

— Montre-nous, chéri ! avait-elle lancé en prenant


la photo.

Et il s'était déhanché obligeamment, pour ajouter à


la mortification d'Emma.

— Maman ?

Elle s'est retournée.

— Qu'est-ce qu'il y a, Max ?

— Je peux avoir une barre de céréales ?


— On va l'emporter dans la voiture, a-t-elle
déclaré en se levant. Viens, il faut qu'on aille faire un
tour.

Touffe de Poils n'était pas au magasin.

Max a inspecté les différents cadres à thèmes - «


Joyeux Anniversaire ; Maman, nous t'aimons », ce
genre de choses. L'homme derrière le comptoir,
irrésistible avec sa cravate en tergal, un protège-
poche et une chemise de soirée suffisamment fine
pour laisser entrevoir un tee-shirt à col en V dessous,
arborait un badge informant le monde que lui, Bruce,
était un directeur adjoint.

— Puis-je vous aider ?

— Je cherche le jeune homme qui était là il y a


deux heures environ, a dit Grâce.
— Josh est absent pour la journée. Je peux faire
quelque chose ?

J'ai récupéré un film ici peu avant trois heures...

— Oui ?

Elle se demandait comment elle allait formuler ça.

— Il y avait dans le paquet une photo qui n'avait


rien à faire là.

— Je ne comprends pas très bien.

— Une photo que je n'avais pas prise. Il a désigné


Max d'un geste.

— Vous avez déjeunes enfants, à ce que je vois.

— Pardon ?

Bruce, le directeur adjoint, a remonté ses lunettes


sur son nez.

— Je faisais juste remarquer que vous avez


déjeunes enfants. Un, en tout cas.
— Quel rapport ?

— Il arrive qu'un enfant s'empare d'un appareil


photo quand les parents ont le dos tourné. Il en prend
une OU deux, puis il remet l'appareil à sa place.

— Non, il ne s'agit pas de ça. Cette photo n'a rien


à voir avec nous.

— Ah oui ! d'accord. Désolé pour ce


désagrément. Avez-vous eu toutes vos photos,
autrement ?

— Je crois que oui.

— Il n'en manque aucune ?

— Je n'ai pas vérifié de près, mais je pense que


tout est là.

Il a ouvert un tiroir.

— Tenez, voici un bon. Le développement de


votre prochaine pellicule vous sera offert. Douze sur
huit. Si vous préférez un tirage seize sur dix, il y aura
un petit supplément.
Grâce a ignoré sa main tendue.

— Le panneau sur la porte informe que toutes les


photos sont développées sur place.

— C'est exact.

Il a tapoté une grosse machine derrière lui.

— C'est notre vieille Betsy qui fait tout le boulot.

— Donc, mon rouleau aurait été développé ici ?

— Bien sûr.

Elle lui a remis l'enveloppe.

— Pouvez-vous me dire qui a développé ça ?

— Si c'est une erreur, elle a été commise de bonne


foi.

— Je ne prétends pas le contraire. Je veux juste


savoir qui a développé mon rouleau.

Il a jeté un œil sur l'enveloppe.


— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Était-ce Josh ?

— Oui, mais...

— Pourquoi est-il parti ?

— Excusez-moi ?

— Je suis passée récupérer les photos peu avant


trois heures. Vous fermez à six heures. Il est presque
cinq heures maintenant.

— Et alors ?

— Je trouve étrange qu'on quitte son travail entre


trois et six dans un magasin qui ferme à six heures.

Le directeur adjoint s'est redressé légèrement.

— Josh a eu une urgence familiale.

— Quelle sorte d'urgence ?

— Écoutez, madame... (il a regardé l'enveloppe)


... Lawson, je suis navré pour cette erreur et le
désagrément qu'elle vous a causé. Cette photographie
provient sûrement d'un autre paquet. C'est la première
fois que ça nous arrive, à ma connaissance, mais nul
n'est parfait. Oh ! attendez !

— Quoi ?

— Puis-je voir la photographie en question, s'il


vous plaît ?

Grâce a eu peur qu'il la garde.

— Je ne l'ai pas apportée, a-t-elle menti.

— Qu'y avait-il sur cette photo ?

— Un groupe de gens. Il a hoché la tête.

— Je vois. Et ces gens-là étaient nus ?

— Comment ? Non. Pourquoi me demandez-vous


ça?

— Vous avez l'air contrariée. J'ai pensé que cette


photo aurait pu vous choquer d'une façon ou d'une
autre.
— Non, non, absolument pas. Il faut juste que je
parle à Josh. Pourriez-vous me donner son nom de
famille ou son numéro de téléphone personnel ?

— C'est totalement exclu. Mais il sera là demain à


la première heure. Vous pourrez lui parler à ce
moment-là.

Grâce a décidé de ne pas insister. Elle a remercié


l'homme et tourné les talons. C'était peut-être aussi
bien, du reste. En venant ici, elle avait réagi à chaud,
sur un coup de tête.

Dans quelques heures, Jack serait de retour à la


maison.

Elle lui poserait la question.

Grâce était de corvée de transport pour la sortie de


la piscine. Quatre gamines, âgées de huit et neuf ans,
toutes délicieusement énergiques, se sont entassées
deux sur la banquette et deux à l'arrière du minivan. Il
y a eu un tourbillon de rires, de « B'jour, madame
Lawson », les cheveux mouillés, les senteurs mêlées
de chlore et de bubble-gum, le bruit de sacs à dos
qu'on jette, de ceintures qu'on boucle. Pas d'enfants à
l'avant - nouvelles règles de sécurité oblige -, mais
malgré cette impression déjouer les taxis, ou peut-être
à cause d'elle, Grâce aimait bien ce moment privilégié
où elle pouvait observer sa fille avec ses amies. Les
gamines parlaient librement pendant le trajet ; l'adulte
au volant pouvait aussi bien se trouver dans un autre
fuseau horaire. Un parent apprenait ainsi des tas de
choses. Qui était cool, par exemple, qui ne l'était pas,
qui était space, quel prof était super génial, quel prof
était tout sauf cela. En écoulant bien, on découvrait
sur quel barreau de l'échelle hiérarchique votre enfant
était actuellement perché.

Et puis, ça faisait une sortie.

Comme Jack travaillait de nouveau tard, Grâce a


rapidement préparé le dîner pour Max et Emma - des
bâtonnets « de poulet » végétariens (censés être
meilleurs pour la santé ; on les trempait dans du
ketchup et les enfants ne faisaient pas la différence),
des pommes noisettes et des épis de maïs surgelés.
En dessert, elle a pelé deux oranges. Emma a fait ses
devoirs - une charge beaucoup trop lourde pour une
enfant de huit ans, estimait Grâce. Dès qu'elle a eu
une seconde à elle, elle est allée allumer l'ordinateur.
Grâce n'était peut-être pas experte en photographie
numérique, mais elle comprenait la nécessité et même
les mérites de l'infographie et d'Internet. Elle avait un
site à son nom : comment acquérir une œuvre,
comment commander un portrait... Au début, elle
trouvait cela trop mercantile, mais comme Farley, son
agent, le lui avait rappelé, Michel-Ange peignait pour
de l'argent et sur commande. De même que Léonard,
Raphaël et pratiquement tous les autres grands
peintres que la Terre avait portés. Qui était-elle pour
se placer au-dessus ?

Grâce a scanné ses trois photos préférées de la


cueillette pour les sauvegarder puis, par lubie, elle a
décidé de scanner l'étrange cliché aussi. Cela fait, elle
est allée donner le bain aux enfants. À commencer
par Emma. Celle-ci sortait juste de la baignoire quand
Grâce a entendu le tintement de clés à la porte du
jardin.

— Hé ! a appelé Jack en chuchotant. Y a-t-il une


croqueuse d'hommes là-haut qui attend son étalon
d'amour ?

— Les enfants ne sont pas couchés.


— Ah !

— Tu viens te joindre à nous ?

Jack a grimpé les marches quatre à quatre. La


maison a tremblé sous l'assaut. Il était grand et
costaud, un mètre quatre-vingt-six, cent cinq kilos.
Elle adorait dormir à côté de lui, sa poitrine qui se
soulevait, son odeur masculine, les poils soyeux sur
son corps, son bras qui s'insinuait autour d'elle
pendant la nuit, ce sentiment non seulement d'intimité,
mais de sécurité. Avec lui, elle se sentait petite,
protégée - ce n'était peut-être pas politiquement
correct, mais elle aimait ça.

— Salut, papa, a dit Emma.

— Bonsoir, chaton, comment c'était, l'école ?

— Bien.

— Toujours amoureuse de Tony ?

— Beurk !

Satisfait de cette réaction, Jack a embrassé Grâce


sur la joue. Max a émergé de sa chambre, nu comme
un ver.

— Prêt pour ton bain, bonhomme ? a demandé


Jack.

— Prêt.

Ils se sont tapé dans la main, paume contre


paume. Jack a soulevé son fils dans un déluge de
gloussements. Grâce a aidé Emma à enfiler son
pyjama. La baignoire débordait de rires. Jack et Max
étaient en train de chanter une comptine dans laquelle
une fille nommée Jenny Jenkins n'arrivait pas à se
décider sur la couleur du vêtement qu'elle allait
mettre. Jack commençait par une couleur, et Max
inventait la rime. En cet instant précis, ils chantaient
que Jenny ne pouvait porter du « rouge » parce
qu'elle aurait l'air d'une « courge ». Et tous deux de
s'esclaffer de plus belle. Chaque soir, ils trouvaient à
peu près les mêmes rimes. Et chaque soir, ça les
faisait rire aux larmes.

Jack a séché Max, lui a enfilé son pyjama et l'a


mis au lit. Il lui a lu deux chapitres de Charlie et la
chocolaterie. Max buvait chaque mot, totalement
captivé. Emma, elle, était assez grande pour lire toute
seule. Couchée dans son lit, elle dévorait les dernières
aventures des orphelins Baudelaire de Lemony
Snicket. Assise à côté d'elle, Grâce a dessiné pendant
une demi-heure. C'était son moment préféré de la
journée - travailler en silence dans la même pièce que
son aînée.

Quand Jack a eu terminé, Max a supplié qu'il lui


lise encore une page, juste une. Mais Jack n'a pas
cédé. Il était tard. Max a acquiescé à contrecœur. Ils
ont parlé une minute ou deux de la prochaine visite de
Charlie à la fabrique de Willy Wonka. Grâce tendait
l'oreille.

Roald Dahl, ont estimé ses deux hommes, était


vraiment trop top.

Jack a baissé les lumières - ils avaient un variateur


car Max n'aimait pas l'obscurité totale - avant d'entrer
dans la chambre d'Emma. Il s'est penché pour
l'embrasser. Emma, la fifille à son papa, s'est
accrochée à son cou et ne voulait plus le lâcher. Cette
tactique pour, à la fois, montrer son affection et
repousser l'heure de dormir le faisait fondre à tous les
coups.

— Quelque chose de nouveau pour le journal de


l'école ? a-t-il demandé.

Emma a hoché la tête. Son sac à dos était près de


son lit. Elle a fourragé dedans et extirpé son journal
scolaire. Après avoir tourné les pages, elle l'a tendu à
son père.

— On écrit des poèmes, j'en ai commencé un


aujourd'hui.

— Cool. Tu me le lis ?

Le visage d'Emma rayonnait. Celui de son père


aussi. Elle s'est éclairci la voix.

Ballon de basket, ballon de basket,

Pourquoi es-tu aussi rond ?

Aussi parfaitement bondissant,

Aussi incroyablement marron.


Balle de tennis, balle de tennis,

Pourquoi sautilles-tu ainsi ?

Quand on te frappe avec la raquette

Ça ne te donne pas le tournis ?

Grâce assistait à la scène depuis le pas de la porte.


Ces derniers temps, Jack avait vraiment des horaires
infernaux. Normalement, ça ne la dérangeait pas. Les
moments de tranquillité se faisaient rares, c'est ainsi
qu'elle se consolait. La solitude, prodrome de l'ennui,
conduit au processus de création. Le voilà, le sens de
la méditation artistique : arriver à un degré d'ennui tel
que l'inspiration jaillit, ne serait-ce que pour vous
aider à préserver votre santé mentale. Un ami écrivain
lui avait expliqué un jour que le meilleur remède
contre I ' angoisse de la page blanche était de lire
l'annuaire téléphonique. Quand vous êtes sur le point
de périr d'ennui, la Muse se frayera le passage à
travers la plus bouchée des artères.

Lorsque Emma a eu fini, Jack s'est rejeté en


arrière et a dit:

— Waouh !

Emma a esquissé la moue qu'elle fait quand elle est


fière d'elle mais ne veut pas le montrer. Elle pince les
lèvres et se les mordille.

— C'est le plus beau poème que j'aie jamais


entendu, jamais, jamais, a-t-il déclaré.

Baissant la tête, Emma a haussé les épaules.

— Ce ne sont que les deux premières strophes.

— Ce sont les deux plus belles premières strophes


que j'aie jamais entendues, jamais, jamais.

— Demain, j'en écris une sur le hockey.

— Tiens, à ce propos... Emma s'est dressée.

— Quoi ? Jack a souri.

— J'ai des places pour les Rangers samedi.


Emma, qui faisait partie du clan des « sportives », par
opposition à celles qui se passionnent pour le dernier
boys band en date, a hululé de joie et s'est à nouveau
jetée à son cou. Jack a roulé les yeux en se laissant
faire. Ils ont discuté de la plus récente performance
de l'équipe et de ses chances de battre les Minnesota
Wild. Quelques minutes plus tard, Jack s'est dégagé.
Il a dit à sa fille qu'il l'aimait. Elle a répondu qu'elle
l'aimait aussi. Puis il s'est dirigé vers la porte.

— Je mangerais bien un morceau, a-t-il glissé à


Grâce.

— Il reste du poulet dans le frigo.

— Et si tu mettais quelque chose de plus


confortable ?

— L'espoir fait vivre. Jack a arqué un sourcil.

— Toujours peur de ne pas me plaire ?

— Oh ! Ça me fait penser...

— À quoi ?

— Au rendez-vous d'hier soir de Cora.


— C'était torride, au moins ?

— Je descends dans une seconde.

Haussant l'autre sourcil, il a dévalé les marches en


sifflotant. Grâce a attendu que la respiration d'Emma
devienne plus régulière avant de le suivre. Elle a éteint
la lumière et marqué une pause. Ça, c'était la chasse
gardée de Jack. La nuit, il arpentait les couloirs,
incapable de dormir, veillant sur leur sommeil.
Certaines nuits, elle se réveillait et découvrait que la
place à côté d'elle était vide. Le regard vitreux, Jack
était posté sur le seuil de l'une des chambres. Elle
s'approchait et il chuchotait : « On les aime
tellement... » Il n'avait pas besoin d'en dire plus. Il
n'avait même pas besoin de dire ça.

Jack ne l'a pas entendue arriver et, pour une raison


inexplicable, une raison qu'elle n'avait pas envie
d'élucider, elle s'est efforcée de ne pas faire de bruit.
Tête basse, immobile, il lui tournait le dos. Ça ne lui
ressemblait guère. Jack, c'était le mouvement
perpétuel. Tout comme Max, il était incapable de
rester en place. Il trépignait, sa jambe tressautait dès
qu'il était assis. Une vraie pile électrique.
Mais là, il était en train de fixer le comptoir de la
cuisine - et plus précisément la fameuse photo -, raide
comme un piquet.

— Jack ?

Il a tressailli.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Ses cheveux, a-t-elle noté, étaient un brin trop


longs.

— À toi de me le dire, non ? Il n'a pas répondu.

— C'est bien toi, là ? Avec la barbe ?

— Comment ? Non.

Elle l'a regardé. Il a cillé et détourné les yeux.

— J'ai récupéré ce rouleau de pellicule aujourd'hui,


au Photomat.

Il se taisait. Elle s'est approchée.

— Cette photo se trouvait au milieu des nôtres.


— Attends une minute. (Il s'est redressé d'un
geste brusque.) Elle était avec nos photos à nous ?

— Oui.

— Lesquelles ?

— Celles qu'on a prises à la pommeraie.

— Ça n'a aucun sens. Elle a haussé les épaules.

— Qui sont les autres sur la photo ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— La blonde à côté de toi, avec le X en travers de


la figure. Qui est-ce ?

Le portable de Jack s'est mis à sonner. Il l'a ouvert


d'un coup sec, genre professionnel de la gâchette
dégainant son arme. Marmonnant un « Allô », il a
posé la main sur le micro. — C'est Dan.

Dan était son collègue chercheur chez Pentacol.


Baissant la tête, il s'est dirigé vers le salon.

Grâce est remontée et a entrepris de se préparer


pour aller au lit. Le pressentiment qui la taraudait -
sans trop d'insistance au début - grandissait, prenant
de l'ampleur. Elle a repensé aux années qu'ils avaient
vécues en France. Jack n'avait jamais évoqué son
passé. Il avait une famille fortunée et de l'argent placé
à son nom - ça, elle le savait - et ne voulait entendre
parler ni de l'une ni de l'autre. Il avait une sœur
avocate, quelque part à Los Angeles ou à San Diego.
Son père était toujours en vie, et très âgé. Grâce
aurait souhaité en savoir plus mais Jack refusait
d'entrer dans les détails et, soupçonnant un lourd
passif là derrière, elle n'avait pas insisté.

Ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre. Elle


peignait. Il travaillait dans un vignoble du côté de
Saint-Émilion. Ils avaient vécu à Saint-Émilion
jusqu'au moment où Grâce s'était retrouvée enceinte
d'Emma. Elle avait eu alors envie de rentrer, d'élever
ses enfants - aussi bateau que cela puisse paraître -
au pays de la liberté. Jack voulait rester, mais elle
s'était entêtée. Aujourd'hui, elle se demandait bien
pourquoi.

Une demi-heure plus tard, Grâce s'est glissée sous


les couvertures et a attendu. Encore dix minutes, et
elle a entendu un bruit de moteur. Elle est allée jeter
un coup d'œil par la fenêtre.

Le minivan de Jack s'engageait sur la chaussée.

Il aimait bien faire les courses la nuit - à l'heure où


il n'y avait pas grand monde à l'épicerie. Qu'il parte de
la sorte n'avait donc rien d'anormal. Sauf qu'il ne
l'avait pas prévenue, ne lui avait pas demandé s'ils
avaient besoin de quelque chose en particulier.

Grâce a essayé de l'appeler sur son portable, mais


elle est tombée sur la messagerie. Elle s'est assise et a
patienté. Rien. Puis elle a tenté de lire. Les mots se
brouillaient, formant une masse indistincte et
inintelligible. Deux heures plus tard, elle a rappelé son
portable. Toujours le répondeur. Elle est allée jeter un
œil sur les enfants, qui dormaient à poings fermés.

N'y tenant plus, Grâce a fini par redescendre. Elle


a examiné le contenu du tirage dans le paquet.

L'étrange photo avait disparu.


2

LA PLUPART DES GENS CONSULTENT LES


PETITES ANNONCES du Net pour se trouver un
partenaire.

Éric Wu, lui, y trouvait ses victimes.

Il disposait de sept comptes différents au nom de


sept personnages factices, hommes ou femmes. Il
essayait de rester en contact par e-mail avec en
moyenne six « partenaires potentiels » par compte.
Trois de ces comptes concernaient des sites de
rencontres courants réservés aux hétéros de tous
âges. Deux étaient pour des célibataires au-dessus de
cinquante ans. Un pour les gays. Le dernier, enfin,
était destiné aux lesbiennes en quête d'une relation
stable.

A tout moment, Wu pouvait flirter en ligne avec


quarante, voire cinquante âmes esseulées. Peu à peu,
il apprenait à les connaître. Beaucoup se montraient
prudents, mais ce n'était pas un problème. Éric Wu
était un homme patient. Au final, ils lui fournissaient
suffisamment d'indices pour savoir si ça valait le coup
de poursuivre ou s'il fallait laisser tomber.

Au départ, il ne s'occupait que de femmes. Elles


étaient censées constituer des proies plus faciles.
Mais Éric Wu, dont le travail ne comportait aucune
gratification sexuelle, s'était vite aperçu qu'il laissait de
côté tout un marché porteur bien moins préoccupé
par des histoires de sécurité. Un homme, par
exemple, ne craint pas le viol. Il n'a pas peur de se
faire harceler. Un homme est moins méfiant, et du
coup plus vulnérable.

Wu recherchait des célibataires avec peu


d'attaches. S'ils avaient des enfants, ils ne lui étaient
d'aucune utilité. S'ils avaient de la famille proche, non
plus. S'ils vivaient en colocation, occupaient un poste
important, fréquentaient un grand cercle d'amis,
idem. Il fallait qu'ils soient solitaires, oui, mais aussi
isolés, coupés de tout ce qui nous rattache à une
dimension supra-individuelle. À l'heure actuelle, il
voulait aussi quelqu'un qui soit géographiquement
proche du domicile des Lawson.

Il a trouvé la victime idéale - un homme,


curieusement - en la personne de Freddy Sykes.

Freddy Sykes travaillait dans un cabinet d'experts-


comptables à Waldwick, dans le New Jersey. Il avait
quarante-huit ans. Ses deux parents étaient décédés.
Il n'avait ni frères ni sœurs. D'après ses confidences
sur BiMen.com, il s'était occupé de sa mère et n'avait
donc pas eu le temps de faire des rencontres. À la
mort de celle-ci, deux ans auparavant, Freddy avait
hérité la maison de Ho-Ho-Kus, à moins de cinq
kilomètres de chez les Lawson. À en juger par sa
photo, style portrait d'identité, il semblait avoir un
problème de poids. Ses cheveux d'un noir de jais,
clairsemés, étaient plaqués au sommet de son crâne.
Son sourire paraissait forcé, peu naturel, comme s'il
grimaçait dans l'attente d'un coup.

Freddy avait passé ces trois dernières semaines à


flirter sur le Net avec un certain Al Singer, cinquante-
six ans, cadre retraité de chez Exxon, qui, au bout de
vingt-deux ans de mariage, avouait son goût pour les
« expériences ». Le personnage d'Al Singer aimait
toujours sa femme, bien qu'elle ne comprenne pas
son intérêt pour les deux sexes. Al affectionnait les
voyages en Europe, la bonne chère et les programmes
sportifs à la télé. Pour l'incarner, Wu s'était servi
d'une photo récupérée sur le site de YMCA. Son Al
Singer, quoique athlétique, n'avait rien d'un Apollon.
Quelqu'un de trop beau aurait risqué d'éveiller les
soupçons de Freddy. Wu voulait qu'il morde à
l'hameçon. C'était ça, la clé.

Le voisinage de Freddy se composait


principalement déjeunes couples qui ne s'intéressaient
guère à lui. Sa maison ne se distinguait pas des
autres. En ce moment même, Wu regardait sa porte
de garage s'ouvrir automatiquement. Le garage
communiquait avec la maison. On pouvait sortir et
rentrer la voiture sans être vu. Parfait...
Wu a attendu dix minutes, puis a sonné à la porte.

— Qui est là ?

— Une livraison pour M. Sykes.

— De la part de qui ?

Freddy Sykes n'avait pas ouvert la porte. Bizarre.


D'habitude, les hommes n'hésitaient pas. C'était ça,
justement, le secret de leur vulnérabilité. Cet excès de
confiance en eux. Wu a repéré le judas. Sykes devait
être en train de scruter le jeune Coréen de vingt-six
ans à la silhouette trapue, vêtu d'un pantalon trop
ample. Peut-être avait-il remarqué sa boucle d'oreille
et déploré cette manie qu'avaient les jeunes
d'aujourd'hui de mutiler leur corps. Ou peut-être la
carrure et la boucle d'oreille l'avaient-elles émoustillé.
Allez savoir.

— Des chocolats Topfit, a répondu Wu.

— Non, je veux dire qui les envoie ? Wu a fait


mine de consulter son papier.

— M. Singer.
Ça a marché. Le verrou a coulissé. Wu a jeté un
regard autour de lui. Personne. Freddy Sykes a
ouvert la porte avec un sourire. Wu n'a pas perdu une
seconde, ses doigts ont formé une lance et ont fondu
sur la gorge de Sykes comme un oiseau fond sur la
nourriture. Freddy s'est écroulé. Avec une vitesse
surprenante pour son gabarit, Wu s'est glissé à
l'intérieur et a refermé la porte.

Couché sur le dos, les mains autour de son cou,


Freddy Sykes aurait voulu crier, mais il a seulement
réussi à émettre de petits gloussements étranglés. Se
penchant, Wu l'a retourné sur le ventre tandis que
Freddy se débattait et donnait des coups de pieds. Wu
a relevé la chemise de sa victime. Les doigts experts
de Wu sont remontés le long de son échine jusqu'à ce
qu'il trouve le bon endroit - entre la quatrième et la
cinquième vertèbre. Freddy a gigoté encore. Alors
Wu a planté son pouce et son index, telles des
baïonnettes, dans l'os, manquant déchirer la peau.

Freddy s'est raidi.

Wu a accentué la pression pour arriver à disloquer


les apophyses articulaires. S'enfonçant plus
profondément entre les deux vertèbres, il s'est assuré
une bonne prise et a pincé. Quelque chose dans la
colonne de Freddy a lâché comme une corde de
guitare.

Les coups de pied ont cessé.

Tout mouvement, d'ailleurs.

Pourtant, Freddy Sykes était toujours en vie. Tant


mieux, c'était ce que Wu voulait. Dans le temps, il les
tuait sur-le-champ, mais depuis il avait changé de
méthode. Vivant, Freddy pouvait appeler son patron
pour lui dire qu'il prenait quelques jours de congé.
Vivant, il pouvait lui donner son code de carte
bancaire, si jamais Wu avait besoin de retirer de
l'argent. Vivant, il pouvait répondre aux messages, si
par hasard quelqu'un téléphonait.

Et, Freddy vivant, Wu n'aurait pas à se soucier de


l'odeur.

Wu a fourré un bâillon dans la bouche de Freddy


et l'a abandonné nu dans la baignoire. La pression sur
l'épine dorsale avait disjoint les surfaces articulaires.
Cette luxation endommageait, sans le sectionner
complètement, le rachis. Wu a testé les résultats de
son travail : Freddy ne pouvait plus bouger les
jambes. Ses deltoïdes fonctionnaient peut-être, mais
les mains et les avant-bras étaient hors service.
L'essentiel, cependant, était qu'il pouvait encore
respirer tout seul.

D'un point de vue pratique, Freddy Sykes était


paralysé.

Le garder dans la baignoire permettait de nettoyer


plus facilement toutes les saletés. Les yeux de Freddy
étaient un peu trop écarquillés. Wu avait déjà
rencontré ce regard-là : quelque part au-delà de la
terreur, mais pas encore la mort, une sorte d'absence
qui comble le terrible hiatus entre les deux.

Il n'y avait manifestement pas besoin de ligoter


Freddy.

Assis dans le noir, Wu attendait que la nuit tombe.


Les yeux fermés, il a laissé vagabonder son esprit.
Dans certaines prisons de Rangoon, on étudiait les
fractures de la colonne durant les pendaisons. On
apprenait ainsi où placer le nœud, où appliquer la
force, les effets de différents placements. En Corée
du Nord, dans le pénitencier pour prisonniers
politiques qui lui avait servi de foyer entre treize et
dix-huit ans, l'expérimentation avait été poussée
encore plus loin. Les ennemis de l'État étaient tués de
manière créative. Wu en avait exécuté beaucoup à
mains nues. Il s'était entraîné en tapant sur des
rochers. Il avait étudié l'anatomie avec une
méticulosité que bien des étudiants en médecine lui
auraient enviée. Pour peaufiner sa technique, il s'était
exercé sur des êtres humains.

L'endroit précis entre la quatrième et la cinquième


vertèbre. C'était un point clé. Un peu plus haut et
c'était la paralysie totale, qui provoquait rapidement la
mort. Un peu plus bas et seules les jambes étaient
touchées. Les bras restaient intacts. Si la pression
était trop forte, on risquait de fracturer toute la
colonne. Tout était affaire de précision. De toucher.
De pratique.

Wu a allumé l'ordinateur de Freddy. Il voulait


maintenir le lien avec les autres célibataires de sa liste,
au cas où il aurait besoin d'un nouveau logement. On
ne savait jamais. Quand il a eu terminé, il s'est
accordé une petite sieste. À son réveil, trois heures
plus tard, il est allé rendre visite à Freddy. Les yeux
vitreux, ce dernier regardait droit devant lui, cillant
sans accommoder vraiment.

Lorsque son contact l'a appelé sur son portable, il


était presque dix heures du soir.

— T'es bien installé ? a demandé le contact.

— Oui.

— On a un imprévu. Wu attendait.

— Il faudrait accélérer un peu les choses. Ça pose


problème ?

— Non.

— On doit le cueillir maintenant.

— Vous avez un lieu ?

Wu a écouté, mémorisant les instructions.

— Des questions ?

— Non, a fait Wu.


— Éric ?

Pas de réponse.

— Merci, vieux.

Wu a coupé son portable. Il a trouvé les clés de la


voiture et a pris la route avec la Honda de Freddy.
3

GRACE NE POUVAIT PAS APPELER LA


POLICE. Pas encore.

Mais elle n'arrivait pas non plus à dormir.

L'ordinateur était toujours allumé. L'économiseur


d'écran était une photo de famille prise l'année
dernière à Disney World. Ils posaient tous les quatre
avec Goofy à Epcot Center. Jack arborait des oreilles
de souris et riait à pleines dents. Son sourire à elle
était plus réservé. Elle s'était sentie bête, ce qui l'avait
encouragée encore plus. Elle a touché la souris -
l'autre, celle de l'ordinateur -, et sa famille s'est
évanouie.

Grâce a cliqué sur une nouvelle icône, faisant


apparaître la photo des cinq étudiants. L'image était
enregistrée sous Adobe Photoshop. Pendant plusieurs
minutes, elle a contemplé fixement ces jeunes
visages, cherchant - elle ignorait quoi - un indice
peut-être, en vain. Elle les a recadrés alors un par un,
les agrandissant jusqu'à atteindre presque dix
centimètres sur dix. L'image déjà brouillée en devenait
carrément illisible. Comme le bon papier était déjà
dans l'imprimante couleur, elle a pressé la touche «
Imprimer ». Puis, s'emparant d'une paire de ciseaux,
elle s'est mise au travail.

Bientôt, elle avait cinq portraits séparés, un pour


chaque protagoniste. Elle les a examinés à nouveau,
portant une attention particulière à la fille blonde à
côté de Jack. Elle était mignonne, avec son teint frais
et ses longs cheveux. Ses yeux étaient posés sur
Jack, et leur expression était tout sauf neutre. Grâce a
ressenti une morsure de... quoi, jalousie ? Comme
c'était drôle. Qui était cette fille ? Une ancienne petite
amie, visiblement - dont Jack n'avait jamais parlé. Et
alors ? Grâce avait bien un passé. Jack aussi.
Pourquoi ce regard la troublait-il autant ?

Bon, et maintenant ?

Elle était obligée d'attendre Jack. À son retour, elle


exigerait des réponses. Mais des réponses à quoi ?

Une petite minute. Que se passait-il, au juste ? Une


vieille photo, sans doute appartenant à Jack, s'était
glissée dans son paquet. D'accord, c'était étrange. Un
peu flippant même, avec cette blonde barrée d'une
croix. Et il était déjà arrivé à Jack de rentrer tard sans
prévenir. Sincèrement, à quoi bon en faire tout un plat
? Quelque chose dans cette photo avait dû le
perturber, il avait coupé son téléphone et était allé
dans un bar. Ou chez Dan. Toute cette histoire, au
fond, devait être un simple canular.

Ouais, c'est ça, Grâce. Un canular.

Assise dans le noir, sans autre lumière que


l'éclairage de l'écran, elle a cherché par tous les
moyens à rationaliser la situation. Elle a arrêté quand
elle s'est rendu compte que ça l'angoissait encore
plus.

Elle a zoomé sur le visage de la jeune fille, celle qui


dévorait son mari des yeux, pour mieux l'étudier. Elle
l'a scruté avec minutie, et un frisson d'appréhension a
commencé à lui picoter la nuque. Grâce n'a pas
bougé, elle continuait à fixer le visage de la fille. Elle
ne savait ni où, ni pourquoi, ni comment, mais une
chose était sûre et certaine.
Cette jeune fille, Grâce l'avait déjà vue auparavant.
4

ROCK Y CONWELL S'EST MIS EN PLAN (H M


DEVANT CHEZ LES LAWSON.

Il avait beau essayer de trouver une position


confortable dans sa Toyota Celica de 1989, c'était
mission impossible. Rocky était trop grand pour ce
tas de boue. Il a tiré plus fort sur cette satanée
manette, manquant l'arracher, mais le siège n'a pas
reculé pour autant. Il allait falloir faire avec. Il s'est
donc installé tant bien que mal et a laissé ses
paupières se fermer

Dieu qu'il était fatigué ! Il faisait deux boulots en


même temps. Le premier, un travail régulier, histoire
d'impressionner le juge d'application des peines, était
un poste de dix heures à la chaîne d'assemblage chez
Budweiser, à Newark. Le second, qui consistait à être
assis dans cette putain de bagnole l’œil rivé sur une
baraque, était strictement confidentiel.

En entendant un bruit, Rocky s’est redressé en


sursaut et a saisi ses jumelles. Quelqu'un avait
démarré le minivan. Il a réglé la mise au point, Jack
Lawson était en train de partir. Il a baissé les jumelles
et enclenché la vitesse, prêt à le suivre.

Ces deux boulots lui étaient indispensables car il


avait sacrement besoin de pognon. Lorraine, son ex,
laissait entendre qu'une réconciliation était possible.
Mais elle jouait les mijaurées, or le pognon pouvait
faire pencher la balance en sa faveur, Rocky le savait.
Il aimait Lorraine. Il avait terriblement envie de se
remettre avec elle. Il lui devait bien une
compensation, non ? Même si ça signifiait trimer
comme un forçat, et alors... c'est lui qui avait tout
foiré. Et il acceptait d'en payer le prix.

Pourtant, il n'en avait pas toujours été ainsi. Rocky


Conwell avait joué sur la ligne de défense à Westfield
High. L'université de Penn State - Joe Paterno en
personne - l'avait recruté pour en faire un arrière de
choc. Un mètre quatre-vingt-douze, cent trente kilos,
doté d'un tempérament naturellement agressif, Rocky
avait été un jeune prodige pendant quatre ans. Les
Saint Louis Rams l'avaient engagé pour le septième
tour.

Pendant un temps, on aurait dit que Dieu lui-même


avait parfaitement planifié sa vie. Rocky était son
véritable nom ; ses parents l'avaient appelé ainsi parce
que sa mère avait ressenti ses premières douleurs en
regardant le film Rocky, durant l'été 1976. Et pour
porter ce nom-là, mieux vaut être grand et fort,
mieux vaut aimer la bagarre. Et voilà qu'il était devenu
jeune recrue du football professionnel, impatient de
commencer l'entraînement. Lui et Lorraine - un
supercanon capable non seulement d'arrêter la
circulation, mais aussi de la faire repartir en arrière -
s'étaient rencontrés alors qu'il était en troisième année
de fac. C'avait été le coup de foudre. La vie était
belle.

Enfin, jusqu'au jour où elle ne l'a plus été.

Rocky avait été un joueur d'exception à


l'université, seulement il existe un monde entre le foot
amateur et les pros. Au camp d'entraînement des
Rams, on avait aimé son énergie. On avait aimé son
éthique de travail, le fait qu'il n'hésite pas à payer de
sa personne pour faire avancer le jeu. Mais on n'avait
pas aimé sa vitesse - et avec l'accent qu'on place
aujourd'hui sur les passes et la couverture, Rocky ne
faisait tout simplement pas le poids. Du moins, c'est
ce qu'on lui avait dit. Pour autant, il ne désarmait pas.
Il avait mis la gomme sur les stéroïdes, gagné en
volume, mais ce n'était toujours pas suffisant pour la
première ligne. Il avait réussi à se maintenir l'espace
d'une saison, jouant dans des équipes spéciales pour
les Rams. L'année d'après, il avait été viré.

Le rêve ne voulait pas mourir. Rocky ne renonçait


pas. Il s'imposait des heures et des heures
d'haltérophilie. Il avait augmenté sa dose de stéroïdes.
Il avait toujours pris des substances anabolisantes,
comme tous les athlètes, mais le désespoir l'avait
rendu moins prudent. Il n'avait pas peur d'en faire
trop. Tout ce qu'il désirait, c'était acquérir de la
masse. Son caractère s'était aigri, à cause des
drogues ou du dépit - plus vraisemblablement du
mélange des deux.
Pour arriver à joindre les deux bouts, Rocky s'était
inscrit à la Fédération du combat ultime. Pendant un
moment, leurs matchs règlements de comptes
faisaient rage sur les chaînes de télé à péage : des
empoignades réelles, sanglantes, où tous les coups
sont permis. Rocky était un bon élément. Il était
grand, fort et bagarreur-né. Il avait une sacrée
endurance et savait comment venir à bout d'un
adversaire.

Mais la violence sur le ring a fini par heurter la


sensibilité du public. Dans certains États, les combats
ultimes ont été interdits. Quelques lutteurs se sont
transportés au Japon, où ces combats étaient encore
légaux - à croire qu'ils n'avaient pas la même
sensibilité là-bas -, mais Rocky n'a pas suivi. Il
considérait que la NFL ( National Football League :
Fédération américaine de football. (N.d.T.) était toujours à
portée de sa main, il n'avait qu'à travailler un peu plus,
à gagner un peu plus en poids, en force, en rapidité.

Le minivan de Jack Lawson s'est engagé sur la


route 17. Les instructions de Rocky étaient claires.
Filer Lawson, noter les endroits où il se rendait, les
personnes à qui il parlait, tous les détails de ses
déplacements, mais surtout ne pas - je répète - ne pas
l'aborder. Se contenter de le surveiller. Point.

Bon, OK, c'était du pognon facilement gagné.

Deux ans plus tôt, il s'était trouvé mêlé à une


bagarre dans un bar. L'histoire classique. Le type
avait dévisagé Lorraine avec un peu trop d'insistance.
Rocky lui avait demandé ce qu'il regardait, et l'autre
avait répondu : « Pas grand-chose. » Vous connaissez
la chanson. Sauf que Rocky était gonflé aux
stéroïdes. Il a démoli le type - l'a expédié à l'hôpital -
et s'est fait coffrer pour coups et blessures. Après
trois mois passés en prison, il était maintenant en
conditionnelle. Pour Lorraine, c'avait été le coup de
grâce. Elle l'avait traité de loser avant de déménager.

Aujourd'hui, il essayait de se racheter une


conduite.

Rocky avait décroché de la dope. Les rêves ne


meurent pas aisément, mais il avait enfin compris que
la NFL, ce n'était pas pour sa pomme. Or Rocky
avait d'autres talents. Il ferait un bon entraîneur. Il
savait motiver les troupes. Un ami à lui avait des
entrées dans son ancienne université, à Westfield
High. S'il arrivait à se faire blanchir par la justice, il
serait embauché comme coordinateur d’équipe de
première catégorie. Lorraine pourrait se trouver un
job de conseillère d’orientation. Ils prendraient un
nouveau départ, quoi.

Ils avaient juste besoin d’un peu de pognon pour


redémarrer.

La Célica restait à distance respectueuse du


minivan. Rocky ne craignait pas trop de se faire
repérer. Jack Lawson était un amateur, il ne lui
viendrait pas à l'esprit qu'il pourrait être suivi. C'est ce
que son employeur lui avait dit.

Lawson a franchi la frontière de l'État de New


York et a pris la voie rapide en direction du nord. Il
était vingt-deux heures. Rocky s'est demandé s'il ne
devrait pas appeler. Non, pas encore, il n'y avait rien
à signaler. L'homme roulait en voiture. Rocky le filait.
C'était son boulot.

Il commençait à avoir une crampe au mollet. Nom


de Dieu, si seulement cette poubelle était un peu plus
grande !
Une demi-heure plus tard, Lawson bifurquait vers
les Woodbury Commons, une de ces vastes zones
commerciales dont les magasins sont censés écouler
des stocks à bas prix. L'entrée des Commons était
fermée. Le minivan s'est engagé dans une allée
tranquille, sur le côté. Rocky a ralenti. S'il suivait
maintenant, à coup sûr il allait se faire repérer.

Il a trouvé une place sur la droite, serré le frein à


main, éteint ses phares et repris les jumelles.

Jack Lawson s'est arrêté, et Rocky l'a vu


descendre. Une autre voiture stationnait pas loin de là.
La maîtresse de Lawson, probablement. Drôle
d'endroit pour un rendez-vous d'amour, mais bon...
Jack a regardé à droite et à gauche avant de se diriger
vers le bosquet. Zut ! Rocky serait obligé de lui filer
le train à pinces.

Il a abaissé les jumelles et s'est glissé dehors.


Soixante-dix ou quatre-vingts mètres le séparaient de
Lawson. Il fallait conserver cette distance. Rocky
s'est accroupi et a de nouveau collé les jumelles à son
visage. Lawson a marqué une pause, il s'est retourné
et...
C'était quoi, ça ?

Rocky a pivoté vers la droite. Un homme se tenait


à la gauche de Lawson. Rocky l'a inspecté de plus
près : vêtu de treillis, l'homme était petit et râblé, taillé
en forme de carré. À tous les coups, il devait faire de
la muscu. Le type - un Chinois ou quelque chose de
ce genre - restait parfaitement immobile, une vraie
statue de pierre.

Du moins pendant une poignée de secondes.

Tout doucement, presque amoureusement, le


Chine-toque a touché Lawson à l'épaule. L'espace
d'un court instant, Rocky a cru avoir affaire à un
rancard entre gays, mais ce n'était pas ça. Ce n'était
pas ça du tout.

Jack Lawson s'est écroulé sur le sol tel un pantin


dont on aurait coupé les fils.

Rocky a étouffé une exclamation. Le Chinetoque a


contemplé le tas recroquevillé à ses pieds, puis il s'est
penché et a attrapé Lawson... Bon sang, on aurait dit
qu'il le soulevait par le cou ! Comme on attrape un
chiot, quoi. Par la peau du cou.
Oh ! merde ! s'est dit Rocky. Je ferais mieux de
prévenir.

Sans le moindre effort apparent, le Chinetoque a


porté Lawson jusqu'à sa voiture. D'une seule main,
comme si l'autre était une mallette. Rocky a fouillé
ses poches à la recherche de son téléphone portable,
avant de se rappeler qu'il l'avait laissé dans la bagnole.

OK, réfléchis, Rocky. La voiture du Chinetoque.


C'était une Honda Accord immatriculée dans le New
Jersey. Il s'est efforcé de mémoriser le numéro de la
plaque. Il a regardé le type ouvrir le coffre et fourrer
Lawson à l'intérieur comme un paquet de linge sale.

Oh ! nom de Dieu ! Et maintenant ?

Ses ordres étaient formels. Ne l'aborde pas.


Combien de fois avait-il entendu ça ? Dans tous les
cas de figure, contente-toi d'observer. Ne l'aborde
pas.

Il ne savait que faire.

Le suivre, tout simplement ?


Non, pas question. Jack Lawson était dans le
coffre. Enfin quoi, Rocky ne connaissait pas le
bonhomme, il ignorait pourquoi il devait le surveiller.
Il avait cru qu'on l'avait engagé pour la raison
habituelle : la femme de Lawson le soupçonnait
d'avoir une aventure extraconjugale. Ça, c'était une
chose. Le filer pour constater son infidélité. Mais
ceci... ?

Lawson avait été agressé, enfermé dans un coffre


par ce Jackie Chan tout en muscles, bordel ! Rocky
allait-il rester là, les bras croisés ?

Sûrement pas.

Quoi qu'il ait fait dans sa vie, quoi qu'il soit


devenu, il n'avait pas l'intention d'abdiquer. Et s'il
perdait le Chinetoque ? S'il n'y avait pas assez d'air
dans le coffre ? Si Lawson avait été grièvement
blessé et était déjà en train de mourir ?

Rocky devait faire quelque chose.

Fallait-il appeler la police ?

Le Chinetoque a refermé le coffre d'un coup sec


et s'est dirigé vers la portière du conducteur.

Trop tard pour prévenir qui que ce soit. Il devait


agir tout de suite.

Rocky faisait toujours un mètre quatre-vingt-


douze et cent trente kilos. Il était solide comme un
roc. C'était un lutteur professionnel, pas un boxeur
pour la frime, ni un catcheur à la noix. Un vrai
lutteur. Il n'était pas armé, mais il savait comment s'y
prendre. Il a foncé vers la voiture.

— Hé ! a-t-il crié. Hé ! vous là-bas ! Stop !

Le Chinetoque - de plus près, Rocky s'est aperçu


qu'il avait l'allure d'un gamin - a levé les yeux.
Impassible, il l'a regardé accourir sans bouger. Il n'a
pas cherché à sauter dans la voiture et à démarrer. Il
attendait patiemment.

— Hé !

Le jeune Chinois ne bronchait toujours pas.

Rocky s'est arrêté à un mètre de lui. Leurs regards


se sont rencontrés et Rocky n'a pas aimé ce qu'il a
vu. Il avait déjà joué au foot contre d'authentiques
barjos. Il avait croisé sur le ring des tarés se
complaisant dans la douleur. Il s'était trouvé face à
face avec de vrais psychopathes - des mecs qui
prenaient leur pied en faisant souffrir les autres. Mais
là, ce n'était pas pareil. C'était comme regarder dans
les yeux quelque chose... quelque chose d'inanimé.
Genre rocher. De la matière inerte. Il n'y avait là ni
peur ni raison.

— Vous désirez ? a demandé le jeune Chinois.

— J'ai vu... faites sortir cet homme de votre


coffre. Le Chinois a hoché la tête.

— Bien sûr.

Il a jeté un œil sur le coffre. Rocky a fait de


même. C'est là qu'Éric Wu a frappé.

Rocky n'a pas vu venir le coup. Wu a plongé,


pivotant pour prendre de l'élan, et a écrasé son poing
sur son rein. Des gnons, Rocky en avait encaissé des
tas, y compris dans les reins, de la part de mecs deux
fois plus grands que celui-là. Mais il n'avait jamais
rien connu de semblable : on aurait dit un coup de
massue.

Rocky en a eu le souffle coupé, pourtant il est


resté debout. Se rapprochant, Wu a planté quelque
chose de dur dans son foie, comme une brochette à
barbecue. La douleur a explosé dans tout son corps.

Rocky a ouvert la bouche, aucun son n'en est


sorti. Il s'est affaissé à terre. Wu s'est laissé tomber à
côté de lui. La dernière chose que Rocky a vue - la
toute dernière chose qu'il verrait jamais -, c'a été le
visage d'Éric Wu, calme et serein, tandis qu'il plaçait
ses mains sous sa cage thoracique.

Lorraine, a pensé Rocky. Puis plus rien.


5

GRACE S'EST SURPRISE EN TRAIN DE


HURLER. Elle s'est redressée d'un bond. Il y avait
toujours de la lumière dans le couloir, et une
silhouette dans l'encadrement de la porte. Mais ce
n'était pas Jack.

Elle s'était réveillée, pantelante. Un rêve... Elle le


savait. Quelque part, de façon confuse, elle l'avait
compris en cours de route. Ce rêve-là, elle l'avait déjà
fait plein de fois, même s'il ne l'avait pas visitée
depuis un bon moment. Ça devait être à cause de la
proximité de la date anniversaire.
Elle a essayé de se recoucher. Le rêve commençait
et finissait toujours de la même façon. En général, les
variations survenaient au milieu.

Dans son rêve, elle était de retour à l'ancien


Boston Garden. La scène se trouvait pile en face
d'elle. Il y avait une barrière métallique, pas très
grande, à hauteur de taille peut-être, comme celles
auxquelles on attache parfois son vélo. Grâce s'y
appuyait.

Les haut-parleurs diffusaient L'Encre pâle ; or


c'était impossible, vu que le concert n'avait pas
encore débuté.

L'Encre pâle était le gros succès de Jimmy X, le


single le plus vendu de l'année. On l'entend toujours à
la radio. Et si ce rêve était comme un film, L'Encre
pâle en était, en quelque sorte, la bande-son.

Todd Woodcroft, son petit copain de l'époque,


était-il à ses côtés ? Elle se voyait parfois lui tenant la
main - même si ça n'avait jamais été leur truc -, puis,
quand les choses se gâtaient, cette sensation glaçante
de sa main qui glisse, qui lâche la sienne. En réalité,
Todd devait être juste à côté d'elle. Dans le rêve, il
n'était là que de temps en temps. Cette fois, il n'y était
pas. Todd était sorti indemne de cette fameuse soirée.
Elle ne l'avait jamais rendu responsable de ce qui lui
était arrivé. Il n'aurait rien pu faire. Il n'était même
pas venu la voir à l'hôpital. De ça non plus elle ne lui
en avait pas voulu, c'était une amourette de fac qui
battait déjà de l'aile, il n'était pas l'homme de sa vie.
Qui avait besoin d'un esclandre à ce stade du jeu ?
Qui aurait eu le courage de rompre avec une fille
clouée sur un lit d'hôpital ? Il valait mieux pour les
deux, pensait-elle, laisser les choses partir à vau-l'eau.

Dans son rêve, Grâce sait que le drame est sur le


point d'éclater, mais elle ne fait rien pour le prévenir.
Son personnage ne crie pas pour alerter les autres, ne
se fraie pas de chemin vers la sortie. Souvent, elle
s'est demandé pourquoi, mais n'est-ce pas le propre
des rêves ? On est impuissant malgré le
pressentiment, esclave de quelque câblage sophistiqué
dans le subconscient. À moins que la réponse soit
plus simple : elle n'avait pas le temps. Dans le rêve, le
drame est une question de secondes. Dans la réalité,
d'après des témoins, Grâce et les autres étaient restés
devant cette scène pendant plus de quatre heures.
L'humeur de la foule était passée de
l'effervescence à l'agitation, puis à la nervosité, avant
de tourner à l'hostilité. Jimmy X, de son vrai nom
James Xavier Farmington, le rocker à la beauté du
diable, était censé entrer en scène à huit heures et
demie, même si personne ne s'attendait à le voir
paraître avant neuf heures. À présent, il n'était pas
loin de minuit. Au début, le public avait scandé son
nom. Ensuite, un chœur de huées s'était élevé parmi
la foule. Seize mille personnes, y compris celles qui, à
l'exemple de Grâce, avaient eu la chance d'obtenir des
places juste devant la scène, s'étaient levées comme
un seul homme pour réclamer leur concert. Dix
minutes s'étaient écoulées avant que le haut-parleur ne
manifeste finalement un signe de vie. La foule,
revenue à son état d'excitation initial, s'était
littéralement déchaînée.

Mais la voix qui avait résonné dans les haut-


parleurs n'avait pas présenté les musiciens. Sur un
ton monocorde, elle avait annoncé que le concert était
retardé d'encore au moins une heure. Sans
explication. Pendant un moment, personne n'avait
réagi. Le public s'était tu.
C'est ici que le rêve commençait, durant cette
accalmie avant le désastre. Grâce était là de nouveau.
Quel âge avait-elle ? À l'époque, elle était âgée de
vingt et un ans, mais dans le rêve elle paraissait plus
vieille. C'était une Grâce différente, parallèle, une
Grâce mariée à Jack et mère de Max et d'Emma ;
pourtant elle assistait à ce concert qui avait eu lieu
quand elle était en dernière année de fac. Une fois de
plus, c'était typique des rêves : une réalité duelle où
votre moi parallèle recoupe votre moi d'aujourd'hui.

Tout cela, ces fragments de rêve, provenait-il de


son inconscient ou bien de ce qu'elle avait lu par la
suite à propos du drame ? Grâce l'ignorait. Ça devait
être un mélange des deux. Les rêves ouvrent les
portes de la mémoire, non ? En état de veille, elle ne
se rappelait absolument pas cette soirée-là... ni les
quelques jours qui l'avaient précédée, du reste. La
dernière chose dont elle se souvenait, c'était d'avoir
potassé l'examen de sciences politiques qu'elle avait
passé cinq jours avant. C'était normal, assuraient les
médecins, quand on avait subi un traumatisme
crânien. Mais l'inconscient était un drôle de terrain.
Les rêves n'étaient peut-être rien d'autre que des
souvenirs. Ou alors de l'imagination. Plus
vraisemblablement, ils tenaient des deux.

D'une manière ou d'une autre, que ça provienne de


sa mémoire ou des articles de presse, à ce moment-
là, quelqu'un a tiré un coup de feu. Puis un deuxième.
Et un troisième.

C'était avant qu'on passe les gens au détecteur de


métaux à l'entrée des salles de concert. N'importe qui
pouvait avoir une arme sur lui. Pendant un temps, on
avait beaucoup glosé sur l'origine de ces coups de
feu. Les partisans du complot continuaient à défendre
leur thèse. Quoi qu'il en soit, la foule des jeunes, déjà
survoltée, a perdu les pédales. Tous se sont mis à
hurler, à se disperser, à se ruer vers les sorties.

Vers la scène.

Grâce, qui était au mauvais endroit, s'est retrouvée


écrasée contre la barrière métallique. Celle-ci lui est
rentrée dans le ventre. Elle n'arrivait pas à se dégager.
Dans un même cri, la foule a tout balayé sur son
passage. Le garçon à côté d'elle - plus tard, elle
apprendrait qu'il avait dix-neuf ans et se nommait
Ryan Vespa - n'a pas eu le temps de tendre les mains
pour se protéger. Il a heurté la barrière d'une façon
malencontreuse.

Grâce a vu - encore une fois, était-ce juste le rêve


ou la réalité aussi ? - le sang jaillir de la bouche de
Ryan. La barrière a fini par céder. Elle s'est
renversée. Grâce est tombée. Elle a essayé de se
relever, mais la marée humaine l'a plaquée au sol.

Cette scène-là, elle le savait, était réelle. La partie


où elle se trouvait ensevelie sous une masse de gens
la hantait plus que dans ses rêves.

La ruée s'est poursuivie : des gens la piétinaient, lui


marchaient sur les bras et les jambes, trébuchaient et
s'abattaient sur elle comme des blocs de pierre. Le
poids grandissait, l'écrasait. Des dizaines de corps
affolés, désespérés, gigotants lui passaient dessus.

L'air résonnait de hurlements. Grâce était en


dessous maintenant. Ensevelie. Toute lumière avait
disparu. Trop de corps sur elle. Impossible de
bouger. Impossible de respirer. Elle suffoquait.
Comme si on l'avait enterrée dans du béton. Comme
si on l'entraînait sous l'eau.

Elle avait l'impression qu'une main géante lui


appuyait sur la tête, lui broyait le crâne, ainsi qu'on le
fait d'un gobelet en plastique.

Il n'y avait pas d'issue.

Par bonheur, le rêve s'arrêtait là. Grâce s'est


réveillée, respirant convulsivement.

Dans la réalité, elle s'était réveillée quatre jours


plus tard, pratiquement sans aucun souvenir. Tout
d'abord, elle avait cru que le matin de son examen
était arrivé. Les médecins ont pris leur temps pour lui
faire le point de la situation. Elle avait été grièvement
blessée. Elle souffrait, pour commencer, d'une
fracture du crâne. D'après eux, cette fracture
expliquait les maux de tête et la perte de mémoire.
Dans son cas, il ne s'agissait ni d'amnésie ni de
refoulement, et cela n'avait rien de psychologique. Le
cerveau avait été endommagé, ce qui n'est pas rare à
la suite d'un traumatisme crânien grave avec perte de
connaissance. Un « trou » de plusieurs heures, voire
plusieurs jours, était chose courante. Grâce s'était
également cassé le fémur, le tibia et plusieurs côtes.
Son genou avait été fendu en deux. Et elle s'était luxé
la hanche.
À travers le brouillard d'analgésiques, elle avait
finalement découvert qu'elle avait eu de la « chance ».
Dix-huit personnes, entre quatorze et vingt-six ans,
avaient trouvé la mort dans ce que la presse avait
baptisé le « massacre de Boston ».

La silhouette sur le pas de la porte a dit :

— Maman ? C'était Emma.

— Bonjour, mon cœur.

— Tu criais.

— Tout va bien. Même maman fait quelquefois de


mauvais rêves, tu sais.

Emma restait dans l'ombre.

— Où est papa ?

Grâce a regardé le réveil sur la table de chevet. Il


était presque cinq heures moins le quart du matin.
Combien de temps avait-elle dormi ? Pas plus de dix,
quinze minutes.
— Il va rentrer bientôt. Emma n'a pas bougé.

— Ça va ? a demandé Grâce.

— Je peux dormir avec toi ?

Plein de mauvais rêves cette nuit, a pensé Grâce.


Elle a rabattu la couverture.

— Bien sûr, chérie.

Emma s'est glissée dans le lit du côté de Jack.


Grâce a tiré la couverture sur elle. Elle tenait bon, tout
en gardant un œil sur le réveil. À sept heures pile -
juste après que le réveil électronique a cessé
d'afficher « 6 : 59 » -, elle a fini par céder à la
panique.

Jack ne lui avait encore jamais fait un coup pareil.


En temps ordinaire, s'il était monté la prévenir qu'il
allait faire des courses, s'il avait lâché une plaisanterie
lourde avant de partir, quelque chose sur des bananes
et des melons, un truc drôle et stupide de ce genre,
elle serait déjà au téléphone avec la police.

Mais cette nuit n'avait pas été ordinaire. Il y avait


eu cette photo. Et la réaction de son mari, qui était
parti sans un au revoir.

Emma a remué à côté d'elle. Quelques minutes


plus tard, Max a surgi en se frottant les yeux.
D'habitude, c'était Jack - le lève-tôt de la famille - qui
préparait le petit déjeuner. Grâce a réussi à concocter
le repas du matin - des céréales avec des rondelles de
banane - en éludant les questions sur l'absence de leur
père. Pendant qu'ils engloutissaient leurs céréales, elle
s'est éclipsée au salon et a appelé le bureau de Jack.
Personne n'a décroché. Il était encore trop tôt.

Elle a enfilé deux sweats de Jack et a accompagné


les enfants à l'arrêt du bus. Autrefois, Emma
l'embrassait avant de monter dans l'autocar, mais
maintenant elle s'estimait trop grande pour ça. Elle
s'est empressée de disparaître avant que Grâce ne
marmonne quelque ânerie parentale comme quoi elle
n'était pas trop grande pour débarquer dans le lit de
maman quand elle avait peur la nuit. Max l'embrassait
encore, mais c'était du rapide et ça manquait
sérieusement d'entrain. Ils ont grimpé à bord, et les
portes se sont refermées sur eux comme si le bus
venait de les avaler vivants.
La main en visière, Grâce l'a suivi des yeux jusqu'à
ce qu'il tourne dans Bryden Road. Même maintenant,
après tout ce temps, elle brûlait de sauter dans sa
voiture pour s'assurer que cette fragile boîte de
ferraille jaune les déposerait sains et saufs à l'école.

Qu'était-il arrivé à Jack ?

Elle a repris le chemin de la maison puis, se


ravisant, a sprinté vers sa voiture. Elle a rattrapé le
bus dans Heights Road et l'a escorté pendant le reste
du trajet. Stationnée juste derrière, elle a regardé les
enfants en descendre. Quand Max et Emma ont paru,
ployant sous leurs sacs à dos, elle a ressenti l'émoi
familier. Elle a attendu qu'ils longent l'allée, montent
les marches et s'engouffrent dans le vestibule de
l'école.

Alors seulement, pour la première fois depuis


longtemps, Grâce s'est mise à pleurer.

Elle s'attendait à voir des flics en civil. Deux flics,


comme à la télévision. Un vieux briscard bourru et un
jeune, forcément beau gosse. Mais non. La police
municipale a dépêché un seul agent en uniforme, de
ceux qui vous arrêtent pour excès de vitesse, avec la
voiture assortie.

Il s'est présenté : agent Daley. Pour être jeune, il


était jeune, très jeune, avec une éruption d'acné sur
son visage poupin. Et bodybuildé avec ça. Ses
manches courtes faisaient office de tourniquets sur
ses biceps saillants. L'agent Daley s'exprimait avec
une patience agaçante, d'une voix monotone de flic de
banlieue, comme s'il expliquait à une classe de CP les
règles de la sécurité à bicyclette.

Il est arrivé dix minutes après son coup de fil au


poste. Normalement, lui avait expliqué le standardiste,
on lui aurait demandé de venir remplir un formulaire
sur place. Mais, comme l'agent Daley était dans le
secteur, il pourrait passer la voir. Sacrée veinarde.

Daley a pris une feuille de papier et l'a placée sur la


table basse. Puis il a dégainé son stylo et a entrepris
de poser des questions.

— Nom du disparu ?

— John Lawson. Mais tout le monde l'appelle


Jack. Il a suivi sa liste.
— Adresse et numéro de téléphone ? Elle les lui a
dictés.

— Lieu de naissance ?

— Los Angeles, Californie.

Il a demandé sa taille, son poids, la couleur de ses


yeux et de ses cheveux, son sexe (véridique). Jack
avait-il des cicatrices, des marques, des tatouages ?
Avait-elle une idée de sa destination ?

— Aucune, a répondu Grâce. C'est pour ça que je


vous ai appelé.

L'agent Daley a hoché la tête.

— Je suppose que votre mari a passé l'âge de


l'émancipation ?

— Pardon ?

— Il a plus de dix-huit ans ?

— Oui.

— Ça ne va pas être facile.


— Pourquoi ?

— On a un nouveau règlement concernant les


procès-verbaux des disparitions. Il a été réactualisé il
y a une quinzaine de jours.

— Je ne comprends pas très bien. Il a poussé un


soupir théâtral.

— Voyez-vous, pour rentrer quelqu'un dans


l'ordinateur, il doit répondre à un certain nombre de
critères.

Daley a sorti une autre feuille de papier.

— Votre mari est-il handicapé ?

— Non.

— Est-il en danger ?

— Comment ça ?

Daley s'est mis à lire son papier.

— Une personne majeure qui a disparu en


compagnie d'un tiers dans des circonstances
indiquant que sa sécurité physique se trouve
menacée.

— Je ne sais pas. Je vous l'ai dit, il est parti la nuit


dernière...

— Dans ce cas, c'est non. Daley a parcouru sa


feuille.

— Troisième point. Involontaire. Comme un


kidnapping ou un enlèvement.

— Je ne sais pas.

— Bien. Numéro quatre. Victime d'une


catastrophe. Genre incendie ou accident d'avion.

— Non.

— Et la dernière catégorie. Est-il mineur ? Ça, on


l'a déjà abordé.

Il a reposé le papier.

— Voilà, c'est tout. On ne peut pas rentrer la


personne dans notre fichier si elle ne correspond pas
à l'une de ces catégories.

— Donc, si quelqu'un disparaît comme ça, vous


ne faites rien ?

— Je ne dirais pas ça, m'dame.

— Et vous diriez quoi ?

— Nous n'avons aucune preuve qu'il s'agit d'un


acte criminel. Si nous en recevons une, nous
ouvrirons immédiatement une enquête.

— Donc, pour l'instant, vous ne faites rien.

Daley a reposé son stylo. Les bras sur les cuisses,


il s'est penché en avant. Il respirait bruyamment.

— Puis-je vous parler franchement, madame


Lawson ?

— Je vous en prie.

— Dans la plupart des cas - non, plus que ça, je


dirais dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas -,
le mari a simplement pris la tangente. Il a des
problèmes de couple. Il a une maîtresse. Et il n'a pas
envie qu'on le retrouve.

— Ce n'est pas ce qui se passe ici. Il a acquiescé


d'un signe de tête.

— Et dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des


cas, c'est ce qu'on entend dans la bouche des
épouses.

Ce ton condescendant commençait à lui taper sur


le système. Grâce ne se sentait pas le cœur de se
confier à ce jouvenceau. Elle restait sur sa réserve,
comme si le fait de lui révéler toute la vérité équivalait
à une trahison. Et puis, en y repensant, de quoi aurait-
elle l'air ?

« Voilà, figurez-vous que j'ai trouvé cette photo


bizarre dans le paquet du Photomat, parmi les images
de la pommeraie à Chester, et mon mari a dit que ce
n'était pas lui, franchement, c'est difficile à voir car la
photo est vieille, et après ça Jack a quitté la maison...
»

— Madame Lawson ?
— Oui.

— Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Je pense que oui. Que je suis une bimbo


hystérique. Mon mari a mis les bouts. J'essaie de me
servir de la police pour le récupérer. C'est à peu près
ça, non ?

Il n'a pas bronché.

— Soyez réaliste. Nous ne pouvons pas lancer une


enquête sans avoir les preuves qu'un crime a été
commis. Ce sont les règles fixées par le CIPJ.

Désignant sa feuille de papier, il a ajouté d'un ton


solennel :

— C'est le Centre d'information de la police


judiciaire.

Elle a failli lever les yeux au ciel.

— Même si nous retrouvons votre mari, nous ne


pourrons pas vous apprendre où il est. Nous sommes
dans un pays libre. Il est majeur. On ne peut pas le
forcer à revenir.

— J'en suis consciente.

— Nous pourrions donner quelques coups de fil,


tâcher de nous renseigner discrètement.

— Génial.

— Il me faut la marque du véhicule et le numéro


d'immatriculation.

— C'est une Ford Windstar.

— Quelle couleur ?

— Bleu foncé.

— Année ?

Elle ne s'en souvenait plus.

— Numéro de la plaque ?

— Ça commence par un M.

L'agent Daley a levé les yeux. Grâce s'est sentie


idiote.

— J'ai une copie de la carte grise là-haut, a-t-elle


ajouté. Je peux vérifier.

— Est-ce que vous utilisez l'EZ Pass aux péages ?

— Oui.

Hochant la tête, l'agent Daley en a pris note. Grâce


est montée chercher le dossier. Elle a scanné le papier
et l'a donné au policier. Il a griffonné quelques mots,
lui a demandé encore deux ou trois choses. Elle s'en
est tenue aux faits : Jack était rentré du travail, l'avait
aidée à coucher les enfants, était sorti, sans doute
pour faire des courses... et voilà.

Au bout de cinq minutes, l'agent Daley a paru


satisfait. Il a souri et lui a conseillé de ne pas
s'inquiéter. Elle l'a dévisagé fixement.

— Nous vous recontacterons dans quelques


heures. Si nous n'avons rien appris d'ici là, on
poursuivra cette conversation.

Il est parti. Grâce a réessayé le bureau de Jack.


Toujours pas de réponse. Elle a regardé la pendule.
Presque dix heures. Le Photomat n'allait pas tarder à
ouvrir. Parfait.

Car elle avait des questions à poser à Josh la


Touffe de Poils.
6

CHARLAINE SWAIN A ENFILE SA NOUVELLE


ACQUISITION achetée en ligne - un bustier en
dentelle avec le string assorti - et a relevé le store de
sa chambre.

Quelque chose ne tournait pas rond.

On était mardi. Il était dix heures trente du matin.


Les enfants de Charlaine étaient à l'école. Mike, son
mari, devait être à son bureau, en ville, le téléphone
coincé entre l'oreille et l'épaule, ses doigts tripotant les
manches de sa chemise, son col le serrant chaque
jour un peu plus, mais son ego refusant d'admettre
qu'il lui fallait la taille au-dessus.

Son voisin, une espèce de tordu pas net nommé


Freddy Sykes, devrait donc être chez lui.

Charlaine a jeté un coup d'œil dans la glace. Elle ne


le faisait pas souvent. Pas besoin de se rappeler
qu'elle avait dépassé la quarantaine. À en juger par
l'image que lui renvoyait le miroir, elle était encore
bien roulée - et l'armature du bustier y était pour
quelque chose -, mais ses formes autrefois
voluptueuses s'étaient affaissées et ramollies. Oh ! elle
s'entretenait physiquement ! Elle allait au cours de
yoga - le yoga étant le tae bo ou le step de cette année
- trois matinées par semaine. Elle faisait attention,
luttant contre le manifeste et l'irréversible, se
cramponnant à cette chose qui lui échappait. Que lui
était-il arrivé ?

Oublions une seconde le physique. La jeune


Charlaine Swain avait été une boule d'énergie. Elle
respirait la joie de vivre. C'était une ambitieuse, une
battante, tout le monde le disait. Elle dégageait de
l'électricité, Charlaine, l'air crépitait autour d'elle, et
quelque chose, quelque part - la vie, quoi -, avait
éteint la flamme.

Était-ce la faute des enfants ? Était-ce celle de


Mike ? Il y avait eu un temps où il n'en avait jamais
assez d'elle, où une tenue comme celle-ci lui aurait
fait écarquiller les yeux et monter l'eau à la bouche.
Aujourd'hui, quand elle se pavanait devant lui, il levait
à peine la tête.

A quel moment cela avait-il commencé ?

Elle était incapable de mettre le doigt dessus. Le


processus avait été progressif, le changement si lent
qu'il en était presque imperceptible, jusqu'au jour,
hélas ! où c'avait été un fait accompli. Mike n'était
pas le seul responsable, elle en était consciente. Son
dynamisme s'était tari, entre les grossesses, les
retours de couches et les soins quotidiens et épuisants
aux nourrissons. C'était naturel, sans doute. Toutes
les femmes traversaient ces périodes-là. Elle regrettait
cependant de n'avoir pas fait plus d'efforts avant que
les bouleversements temporaires ne cristallisent
quelque chose d'apathique et de durable.

Les souvenirs, pourtant, étaient toujours là. Mike


l'avait courtisée autrefois. Il savait la surprendre, il la
désirait follement. Ça peut paraître vulgaire... mais il
sautait sur elle chaque fois que l'occasion se
présentait. Aujourd'hui, il recherchait l'efficacité, une
mécanique bien réglée - le noir, un grognement, le
soulagement, le sommeil.

Leurs discussions tournaient autour des enfants :


emploi du temps, transports, devoirs, rendez-vous
chez le dentiste, matchs de foot, programme de
basket à la noix, invitations chez les petits copains. Ce
n'était pas non plus la faute de Mike. Quand Charlaine
prenait le café avec d'autres femmes du quartier, les
conversations étaient tellement gnangnan, tellement
ennuyeuses, tellement centrées sur les mômes que ça
lui donnait envie de hurler.

Charlaine Swain était en train d'étouffer.

Sa mère - reine oisive du déjeuner au club - lui


avait expliqué qu'elle avait tout ce qu'une femme
pouvait désirer, que ses aspirations étaient tout
simplement irréalistes. Et le plus triste, c'est qu'elle
avait probablement raison.

Charlaine a vérifié son maquillage. Elle a ajouté une


couche de rouge à lèvres, du fard à joues, et s'est
reculée pour admirer le résultat. Eh bien oui, elle avait
l'air d'une pute. Elle a attrapé un Percodan, apéritif
version ménagère, et l'a avalé. Puis elle s'est examinée
de près dans le miroir, allant même jusqu'à plisser les
yeux.

Restait-il quelque chose de l'ancienne Charlaine là-


dedans ?

Tiens, cette femme qui habitait deux rues plus


loin, une gentille femme, mère de deux enfants,
comme elle. Deux mois plus tôt, cette gentille femme,
mère de deux enfants, s'était rendue sur la voie ferrée
de Glen Rock et s'était suicidée en se plantant devant
le train de onze heures. Horrible histoire. On en avait
parlé pendant des semaines. Comment cette brave
femme, cette mère de famille, avait-elle pu
abandonner ses enfants ? Comment avait-elle pu être
aussi égoïste ? Et, tout en se joignant au chœur de ses
voisines bien intentionnées, Charlaine avait éprouvé
une petite pointe d'envie. Pour cette gentille maman,
c'était terminé. Quelque part, ça devait être un
soulagement. Mais où était Freddy ?

Charlaine les attendait avec impatience, ces mardis


matin, et c'était sûrement ça le plus pathétique. Au
début, le côté voyeur de Freddy ne lui avait inspiré
que colère et dégoût. Quand et comment s'était-elle
laissée aller à l'acceptation, voire - Dieu lui pardonne -
à l'excitation ? Non, s'est-elle dit, il ne s'agissait pas
d'excitation. C'était... quelque chose. Voilà tout. Une
étincelle. Quelque chose à ressentir.

Elle a attendu que le store remonte.

En vain.

Bizarre. D'ailleurs, maintenant qu'elle y pensait,


Freddy Sykes ne baissait jamais ses stores. Leurs
propriétés se tournaient le dos, si bien qu'eux seuls
pouvaient se voir par la fenêtre. Freddy ne baissait
jamais le store dans la chambre du fond. Pourquoi
l'aurait-il fait ?

Son regard a balayé les autres fenêtres. Tous les


stores étaient baissés. Curieux... Les rideaux dans ce
qui devait être le salon - du moins le supposait-elle,
car naturellement elle n'avait jamais mis les pieds chez
lui -étaient tirés.

Freddy était-il en voyage ? Était-il carrément parti


?

Charlaine Swain a surpris son reflet dans la vitre,


et une nouvelle vague de honte l'a submergée.
S'emparant d'un peignoir - le peignoir éponge râpé de
son mari -, elle l'a enfilé à la hâte. Mike aurait-il une
maîtresse, quelqu'un qui monopoliserait sa jadis
inépuisable énergie sexuelle, ou était-ce parce qu'elle
ne 'intéressait plus ? Elle ne savait laquelle des deux
éventualités était la pire. Où était Freddy ?

Et le fait que ça puisse compter autant pour elle,


bon sang que c'était dégradant, pitoyable au dernier
degré ! Elle a scruté la maison.

Quelque chose a bougé à l'intérieur.

À peine. Une ombre a traversé un côté du store.


Mais tout de même. Peut-être que Freddy l'épiait à
nouveau, cherchant à se mettre en condition ? C'était
bien possible. Les voyeurs, ce qui les émoustillait,
c'était l'aspect furtif, l'impression d'espionner. Peut-
être ne voulait-il simplement pas qu'elle le voie. Peut-
être la matait-il en ce moment même, subrepticement.

Était-ce cela ?

Elle a dénoué le peignoir et l'a laissé glisser sur ses


épaules. Le tissu éponge empestait la sueur masculine
et les vieux relents d'une eau de toilette qu'elle avait
offerte à Mike il y a... huit, neuf ans ? Charlaine a
senti des larmes lui picoter les yeux, mais elle ne s'est
pas détournée.

Tout à coup, elle a aperçu autre chose entre les


stores qui masquaient la fenêtre. Quelque chose de...
bleu ?

Elle a plissé les paupières. Qu'est-ce que c'était ?

Les jumelles. Où étaient-elles ? Mike gardait une


boîte de ces merdes-là au fond de son placard. Elle l'a
trouvée, a fourragé parmi les câbles et les adaptateurs
et a fini par exhumer les Leico. Ils les avaient
achetées au cours d'une croisière dans la mer des
Caraïbes, lors d'une escale aux îles Vierges - elle ne
se rappelait plus laquelle -, sur un coup de tête.
Raison pour laquelle elle s'en souvenait, à cause de la
spontanéité de cet achat.

Charlaine a approché les jumelles de ses yeux. Il


n'y avait rien à régler là-dessus : c'était des autofocus.
Il lui a fallu un petit moment pour repérer l'interstice
entre le store et la fenêtre. Mais la lueur bleue était là.
Elle l'a vue vaciller, et ses yeux se sont fermés. Elle
aurait dû s'en douter.

La télévision. Freddy avait allumé la télévision. Il


était chez lui.

Immobile, Charlaine ne savait plus ce qu'elle


ressentait. La léthargie était de retour. Son fils Clay
écoutait une chanson du film Shrek sur un gars qui
formait un L avec ses doigts sur son front. Loser.
Voilà ce qu'était Freddy Sykes. Freddy, cette espèce
de tordu pas net, ce Loser avec un L majuscule,
préférait regarder la télé plutôt que ses dessous
affriolants.

Toutefois, quelque chose clochait.

Tous ces stores baissés. Pourquoi ? Ça faisait huit


ans qu'elle habitait à côté de chez les Sykes. Même du
vivant de la mère de Freddy, les stores n'étaient
jamais baissés, les rideaux jamais tirés. Charlaine a
jeté un nouveau coup d'œil à travers les jumelles.

La télévision s'est éteinte.

Elle a suspendu son geste. Freddy avait perdu la


notion du temps, se disait-elle. Le store allait s'ouvrir
maintenant, leur rituel pervers allait pouvoir
commencer.

Mais ce n'est pas ce qui s'est passé.

En entendant le léger bourdonnement, Charlaine a


compris aussitôt de quoi il s'agissait. La porte
électrique du garage de Freddy était en train de se
lever.

Elle s'est approchée de la fenêtre. Il y a eu un bruit


de moteur qu'on met en marche, puis la poubelle
roulante qu'était la Honda de Freddy est sortie du
garage. Le soleil se reflétait sur le pare-brise. Éblouie,
Charlaine s'est protégé les yeux de la main.

La voiture a avancé, et l'éblouissement s'est


dissipé.
On voyait maintenant la personne qui se trouvait
au volant.

Ce n’était pas Freddy.

Quelque chose, une chose, une sorte d'instinct


primitif, a poussé Charlaine à se baisser
précipitamment. A quatre pattes, elle a rampé jusqu'au
peignoir et l'a pressé contre elle. L’odeur - ce
mélange de Mike et d'eau de toilette éventée - lui
semblait à présent étrangement réconfortante.

Charlaine s'est glissée vers un côté de la fenêtre.


Le dos contre le mur, elle a risqué un œil dehors.

La Honda Accord s'était arrêtée. Le conducteur -


un Asiatique - était en train de fixer sa fenêtre.

Charlaine s'est aplatie contre le mur. N'osant pas


bouger, elle retenait son souffle. Et elle est restée ainsi
jusqu'à ce qu'elle ait entendu la voiture redémarrer.
Pour plus de sécurité, elle a attendu encore une
dizaine de minutes.

Quand elle a regardé de nouveau, la voiture était


partie.
Dans la maison voisine, tout était silencieux.
7

A DIX HEURE QUINZE PRECISES, GRACE


EST ARRIVEE AU PHOTOMAT

Josh la Touffe de Poils n'y était pas. Ni lui ni


personne, du reste. La pancarte, qui devait être là
depuis la veille, indiquait « fermé ».

Elle a consulté les horaires d'ouverture. C'était bien


marqué dix heures. Elle a attendu. A dix heures vingt,
la première cliente, une femme harassée de trente-
cinq ans environ, a vu la pancarte, lu les horaires et
secoué la porte. Elle a poussé un soupir
mélodramatique. Grâce a répondu d'un haussement
d'épaules compatissant. La femme, vexée, a tourné
les talons. Grâce a continué d'attendre.

À dix heures trente, la boutique n'ayant toujours


pas ouvert ses portes, elle a compris que c'était mal
parti. Elle a décidé de réessayer d'avoir Jack à son
bureau. Son appel a été basculé sur la boîte vocale -
c'était étrange d'entendre la voix enregistrée, tellement
formelle, de Jack -, du coup elle a composé le
numéro de Dan. Après tout, les deux hommes
s'étaient parlé la veille au soir. Peut-être Dan pourrait-
il l'éclairer.

— Allô ?

— Salut, Dan, c'est Grâce.

— Bonjour, toi ! a-t-il fait avec un peu trop


d'empressement. J'allais justement t'appeler.

— Ah?

— Où est Jack ?

— Je ne sais pas. Il a hésité.


— Quand tu dis que tu ne sais pas...

— Tu lui as téléphoné hier soir, n'est-ce pas ?

— Oui.

— De quoi avez-vous parlé ?

— On est censés faire une présentation cet après-


midi. Sur les études concernant le Phénomytol.

— C'est tout ?

— Comment ça, c'est tout ? Que veux-tu qu'il y


ait d'autre ?

— Vous n'avez pas parlé d'autre chose ?

— Non. J'avais une question à lui poser, à propos


d'une diapo. Pourquoi ? Que se passe-t-il, Grâce ?

— Il est sorti après ça.

— Oui, et alors ?

— Je ne l'ai pas revu.


— Attends, quand tu dis que tu ne l'as pas revu...
?

— Il n'est pas rentré, il n'a pas appelé, je n'ai pas


la moindre idée de l'endroit où il pourrait être.

— Bon Dieu, tu as prévenu la police ?

— Oui.

— Et?

— Rien.

— Bon sang ! Écoute, laisse-moi le temps


d'arriver. ..

— Non, a-t-elle dit, ça ira.

— Tu es sûre ?

— Sûre et certaine. J'ai des choses à faire, a-t-elle


ajouté platement.

Elle a changé le téléphone d'oreille, ne sachant trop


comment formuler cela.
— Est-ce que Jack allait bien ?

— Tu veux dire au travail ?

— Je veux dire n'importe où.

— Ben oui. C'est Jack, quoi.

— Tu n'as remarqué aucun changement ?

— On était tous les deux sous pression à cause


des procès dans cette affaire de médicaments, si c'est
à ça que tu penses. Mais autrement, rien de
particulier. Grâce, tu ne veux vraiment pas que je
vienne ?

Il y a eu un bip sur sa ligne. Un appel en attente.

— Il faut que je te laisse, Dan. J'ai un autre appel.

— Ça doit être Jack. Rappelle-moi si tu as besoin


de quoi que ce soit.

Elle a coupé la communication et vérifié le numéro


du second correspondant. Ce n'était pas Jack. Du
moins, pas son portable. Le numéro était masqué.
— Allô ?

— Madame Lawson, agent Daley à l'appareil.


Avez-vous eu des nouvelles de votre mari ?

— Non.

— On a essayé de vous joindre chez vous.

— Je ne suis pas chez moi. Il y a eu une pause.

— Où êtes-vous ?

— En ville.

— Où en ville ?

— Au magasin Photomat. Nouvelle pause, plus


longue ce coup-ci.

— Je ne voudrais pas porter de jugement, mais


n'est-ce pas une destination bizarre quand on se fait
du souci pour son mari ?

— Agent Daley ?

— Oui?
— Il y a cette récente invention qui s'appelle le
téléphone portable. D'ailleurs, c'est là-dessus que
vous m'avez contactée.

— Je ne voulais pas...

— Avez-vous appris quelque chose au sujet de


mon mari ?

— C'est pour ça que je vous appelle, en fait. Mon


capitaine est là, actuellement. Il aimerait que vous lui
accordiez un entretien complémentaire.

— Un entretien complémentaire ?

— Oui.

— C'est la norme ?

— Absolument.

À l'entendre, c'était tout sauf ça.

— Vous avez découvert quelque chose ?

— Non, enfin, il n'y a pas de quoi s'alarmer.


— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Le capitaine Perlmutter et moi avons juste


besoin de quelques renseignements, madame Lawson.

Une nouvelle cliente du Photomat, une quasi-


blonde qui venait de se faire faire des mèches, s'est
approchée de la boutique déserte. Les mains autour
des yeux, elle a regardé à l'intérieur. Elle a froncé les
sourcils puis s'est éloignée.

— Vous êtes tous les deux au poste, là ? a


demandé Grâce.

— Oui.

— J'arrive dans trois minutes.

— Depuis combien de temps, s'est enquis le


capitaine Perlmutter, habitez-vous ici, vous et votre
mari ?

Ils étaient entassés dans un bureau qui aurait


davantage convenu au concierge d'une école qu'à un
officier de police. Les flics de Kasselton avaient
transféré leur poste à l'ancienne bibliothèque
municipale, un édifice chargé d'histoire et de tradition,
mais qui manquait cruellement de confort. Le
capitaine Stu Perlmutter s'est renversé sur sa chaise
en posant la première question, les mains sur sa
respectable bedaine. Adossé au chambranle de la
porte, l'agent Daley s'efforçait d'avoir l'air à l'aise.

Grâce a répondu :

— Quatre ans.

— Et vous vous y plaisez bien ?

— Assez, oui.

— Parfait.

Perlmutter lui a souri, en professeur satisfait de la


réponse.

— Vous avez des enfants, hein ?

— Oui.

— Quel âge ?

— Six et huit ans.


— Six et huit ans, a-t-il répété avec un sourire
nostalgique. Ça, c'est le bel âge. Ce ne sont plus des
bébés, et pas encore des ados.

Grâce a décidé de le battre au jeu de la patience.

— Madame Lawson, est-il déjà arrivé à votre mari


de disparaître comme ça ?

— Non.

— Avez-vous des problèmes de couple ?

— Aucun.

Perlmutter l'a gratifiée d'un regard sceptique. Il n'a


pas cligné de l'œil, mais presque.

— Tout baigne, donc ? Grâce n'a rien dit.

— Comment avez-vous rencontré votre mari ?

— Pardon ?

— Je vous demande...

— Qu'est-ce que ceci a à faire là-dedans ?


— J'essaie juste de me faire une idée.

— Une idée de quoi ? Avez-vous découvert


quelque chose, oui ou non ?

— S'il vous plaît...

Perlmutter a esquissé ce qu'il pensait sûrement


être un sourire désarmant.

— J'ai besoin de quelques précisions, c'est tout.


Pour avoir une vue globale de la situation, OK ? Où
avez-vous rencontré Jack Lawson ?

— En France. Il l'a noté.

— Vous êtes artiste peintre, c'est exact, madame


Lawson ?

— Oui.

— Vous étiez donc partie à l'étranger étudier votre


art?

— Capitaine Perlmutter ?

— Oui?
— Sauf votre respect, je trouve vos questions
bizarres.

Perlmutter a jeté un coup d'œil à Daley. Il a haussé


les épaules pour signifier que ses intentions n'étaient
pas mauvaises.

— Vous avez peut-être raison.

— Avez-vous appris quelque chose ?

— L'agent Daley a dû vous expliquer que, votre


mari étant majeur, nous ne sommes pas tenus de
vous révéler quoi que ce soit.

— Oui, il me l'a expliqué.

— Bien, dans ce cas, nous ne pensons pas qu'il a


été victime d'un acte criminel, si c'est ça qui vous
inquiète.

— Qu'est-ce qui vous le fait croire ?

— Nous n'avons aucune preuve à cet effet.

— Autrement dit, vous n'avez pas trouvé de


taches de sang, des choses comme ça ?

— Tout à fait. En revanche, nous avons trouvé


quelque chose... (Nouveau coup d'œil en direction de
Daley.)... dont nous ne devrions probablement pas
vous informer.

Grâce s'est calée dans son siège. Elle s'efforçait


par tous les moyens de capter son regard, mais il
l'évitait.

— Je vous serais extrêmement reconnaissante de


me faire part de ce que vous avez découvert.

— C'est presque rien. Elle attendait.

— L'agent Daley a appelé le bureau de votre mari.


Il n'y est pas, bien sûr. Ça, je pense que vous le savez
déjà. Il n'a pas non plus téléphoné pour prévenir qu'il
était malade. Nous avons donc décidé de creuser un
peu plus. Officieusement, vous comprenez.

— Certes.

— Vous avez eu la gentillesse de nous donner le


numéro de votre EZ Pass. Nous avons consulté notre
ordinateur. A quelle heure dites-vous que votre mari
est sorti hier soir ?

— Aux environs de dix heures.

— Et vous avez cru qu'il allait faire des courses ?

— Je n'en savais rien, il ne me l'a pas dit.

— Il a filé à l'anglaise ?

— C'est ça.

— Et vous ne lui avez pas demandé où il allait ?

— J’étais en haut quand j’ai entendu la voiture.

— OK, voici ce que j’ai besoin de savoir.


Perlmutter a lâché sa panse. Sa chaise a craqué
lorsqu'il s'est penché en avant.

— Vous l'avez appelé sur son portable. Pas mal de


fois. Est-ce exact ?

— Oui.

— Eh bien, c'est là, le hic. Pourquoi n'a-t-il pas


répondu ? S'il avait envie de vous parler, j'entends.

Grâce a compris où il voulait en venir.

— Pensez-vous que votre mari a eu... quoi, un


accident d'entrée de jeu ? Ou que quelqu'un l'a chopé
dans les toutes premières minutes après son départ de
la maison ?

Elle n'y avait pas réellement songé.

— Je ne sais pas.

— Vous arrive-t-il d'emprunter la voie express ?


Le changement de sujet l'a prise au dépourvu.

— Pas souvent, mais oui, ça m'est arrivé.

— Vous arrive-t-il, parfois, d'aller aux Woodbury


Commons ?

— La zone commerciale ?

— Oui.

— Parfois, oui.
— On met combien de temps, à votre avis ?

— Une demi-heure. C'est là qu'il est allé ?

— À cette heure-là, ça m'étonnerait. Tous les


magasins sont fermés. Mais il a utilisé son EZ Pass au
péage de cette sortie exactement à vingt-deux heures
vingt-six. Ça mène à la route 17... ma foi, c'est
comme ça que je vais aux Poconos. À dix minutes
près, cela correspondrait à la version selon laquelle
votre mari aurait pris ce chemin directement en
sortant de la maison. À partir de là, Dieu sait où il a
pu aller.

À vingt-quatre bornes, c'est l'autoroute 80. De là,


on peut filer tout droit jusqu'en Californie, si le cœur
vous en dit.

Elle restait assise sur sa chaise.

— Réfléchissez un peu, madame Lawson. Votre


mari quitte la maison. Vous l'appelez aussitôt. Il ne
répond pas. En une demi-heure et quelques, il se
retrouve dans l'État de New York. S'il avait été
agressé ou s'il avait eu un accident... comment aurait-
on pu l'enlever, mettons, puis utiliser son EZ Pass en
un laps de temps aussi court ? Vous comprenez ce
que je vous dis?

Grâce a soutenu son regard.

— Que je suis une hystérique qui vient de se faire


plaquer par son mari.

— Ce n'est pas du tout ce que je prétends.


Seulement, voyez-vous... à ce stade, nous ne
pouvons pas poursuivre l'enquête plus loin. À moins
que... (Il s'est penché davantage.) Madame Lawson,
y a-t-il autre chose qui pourrait nous mettre sur la
voie ?

Grâce a réprimé l'envie de se trémousser sur son


siège. Elle a lancé un regard en arrière. L'agent Daley
n'avait pas bougé. Elle avait une copie de l'étrange
photo dans son sac. Elle a repensé à Touffe de Poils,
à la boutique qui n'ouvrait pas. C'était le moment de
leur dire. Réflexion faite, elle aurait dû en parler à
Daley lors de sa première visite.

— Je ne sais pas si c'a un rapport, a-t-elle


commencé en fouillant dans son sac.
Elle a sorti la copie de la photo et l'a passée à
Perlmutter. Il a pris une paire de lunettes, les a
nettoyées avec un pan de sa chemise et les a posées
sur son nez. Daley a contourné le bureau et s'est
penché par-dessus l'épaule du capitaine. Elle leur a
expliqué comment elle l'avait trouvée dans la pile de
ses autres photos. Les deux policiers la dévisageaient
comme si elle venait de brandir un rasoir et avait
entrepris de se raser la tête.

Quand elle a eu terminé, le capitaine Perlmutter a


demandé en désignant la photo :

— Et vous êtes sûre que c'est votre mari ?

— Je crois, oui.

— Mais vous n'en êtes pas sûre ?

— Pratiquement, si.

Il a hoché la tête comme font les gens quand ils


pensent avoir affaire à un détraqué.

— Et les autres sur la photo ? La demoiselle qu'on


a barrée ?
— Je ne les connais pas.

— Mais votre mari affirme que ce n'était pas lui,


hein ?

— Oui.

— Donc, si ce n'est pas lui, ceci est hors de


propos. Et si c'est lui... (Perlmutter a retiré ses
lunettes.)... alors, il vous a menti. Je me trompe,
madame Lawson ?

Le portable de Grâce s'est mis à sonner. Elle l'a


attrapé vivement et a vérifié le numéro. C'était Jack.

Grâce s'est figée. Elle aurait voulu s'excuser, mais


Perlmutter et Daley ne la quittaient pas des yeux. Elle
n'avait pas vraiment le choix. Pressant la touche « On
», elle a collé le téléphone contre son oreille.

— Jack ?

— Salut.

Le son de sa voix aurait dû l'emplir de


soulagement. Or, il n'en était rien.
— J'ai essayé de t'appeler à la maison, a dit Jack.
Où es-tu ?

— Où je suis, moi ?

— Écoute, je n’ai pas beaucoup de temps pour


parler. Désolé d'être parti en douce.

Il tâchait de prendre un ton désinvolte, sans grand


succès.

— J'ai besoin de quelques jours, a-t-il ajouté.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Où es-tu, Grâce ?

— Au poste de police.

— Tu as appelé la police ?

Elle a croisé le regard de Perlmutter. Il lui a fait un


signe de la main qui devait signifier à peu près :
Passez-moi le téléphone, ma petite dame. Je m'en
occupe.

— Donne-moi quelques jours, Grâce. Je...


Jack s'est interrompu. Puis il a dit quelque chose
qui a décuplé son angoisse.

— J'ai besoin d'espace.

— D'espace, a-t-elle répété.

— Oui. D'un peu d'espace, c'est tout. S'il te plaît,


excuse-moi auprès de la police. Je dois te laisser
maintenant, OK ? Je reviendrai bientôt.

— Jack ? Aucune réponse.

— Je t'aime, a dit Grâce.

Mais la ligne avait été coupée.


8

« ESPACE ». JACK A DIT QU'IL AVAIT


BESOIN D'ESPACE.

Et c'est là que ça coinçait.

Passe encore que cette expression, « avoir besoin


d'espace », fasse partie du vocabulaire gnangnan,
bêta et parfaitement dénué de sens, qu'elle relève de la
connerie pure - « avoir besoin d'espace » - terrible
euphémisme pour « Allez, je me tire ». C'aurait pu
être un indice, mais ça allait bien plus loin.

Grâce était rentrée chez elle après avoir marmonné


des excuses à l'adresse de Perlmutter et de Daley. Les
deux hommes l'avaient regardée avec commisération
et répondu que ça faisait partie de leur boulot.
Ajoutant qu'ils étaient désolés. Grâce avait hoché
gravement la tête avant de prendre la porte.

Ce coup de fil lui avait appris quelque chose de


fondamental.

Jack avait des ennuis.

Elle n'exagérait pas. Sa disparition n'avait rien à


voir avec un quelconque désir de prendre le large ou
la peur de s'engager. Il ne s'agissait pas non plus d'un
accident.

Ça n'avait été ni prévu ni programmé. Elle avait


rapporté cette photo de la boutique, Jack l'avait vue et
était parti en courant.

A présent, il était en danger.

Jamais elle ne pourrait expliquer ça à la police.


Pour commencer, ils ne la croiraient pas. Ils la
jugeraient soit paranoïaque, soit terriblement naïve.
Peut-être pas en face. Peut-être feraient-ils mine de
l'écouter, ce qui serait à la fois infiniment agaçant et
une perte de temps. Avant ce coup de fil déjà, ils
étaient convaincus que Jack avait pris la poudre
d'escampette. Les explications de Grâce ne les
feraient pas changer d'avis.

Ce qui n'était probablement pas plus mal.

Grâce s'efforçait de lire entre les lignes. À


l'évidence, Jack s'était montré inquiet qu'elle ait
prévenu la police. Quand elle lui avait appris qu'elle
était au poste, le regret dans sa voix avait été sincère.
Il ne jouait pas la comédie.

L'espace.

Là résidait le principal indice. S'il lui avait annoncé


qu'il partait pour quelques jours, histoire de
décompresser, en compagnie d'une effeuilleuse
rencontrée au Satin Dolls, OK, elle ne l'aurait peut-
être pas cru, mais cela restait du domaine du possible.
Or, Jack n'avait pas fait ça. Il avait donné la raison
précise de sa disparition. L'avait même répétée.
Jack avait besoin d'espace.

Les codes conjugaux. Tous les couples en ont. La


plupart du temps, ce sont des bêtises. Il y avait par
exemple cette scène dans le film Mr. Saturday Night
où le comique interprété par Billy Crystal - Grâce ne
se rappelait plus son nom, d'ailleurs elle se souvenait à
peine du film - pointait du doigt un vieux bonhomme
affublé d'une horrible moumoute en disant : « Serait-
ce un postiche ? Moi, pour ma part, j'ai été abusé. »
Du coup, chaque fois que Jack et elle croisaient
quelqu'un qui semblait porter une perruque, l'un des
deux se tournait vers l'autre et disait : « Moi, pour ma
part ?» - à charge pour le conjoint de démentir ou de
confirmer. Ce « Moi, pour ma part », ils l'avaient
adopté pour tous les artifices en général : un nez
refait, des implants mammaires, etc.

L'origine du « besoin d'espace » était un peu plus


osée.

Malgré son désarroi, Grâce n'a pas pu s'empêcher


de rougir à ce souvenir. Elle avait toujours adoré faire
l'amour avec Jack mais, comme dans toute relation à
long terme, il y avait des hauts et des bas. Cela
remontait à deux ans, à une époque, euh... de pointe.
De créativité corporelle accrue, si vous préférez.
Créativité publique, pour être plus précis.

Il y avait eu la rapide étreinte dans le vestiaire d'un


salon de coiffure de luxe. Des manipulations sous le
manteau dans une loge lors d'une exubérante comédie
musicale à Broadway. Mais c'était au cours d'une
séance particulièrement hardie, dans une cabine
téléphonique de style anglais située dans une rue
tranquille d'Allendale, que Jack avait soudain pantelé :

— J'ai besoin d'espace. Grâce l'avait regardé.

— Pardon ?

— Littéralement, j'entends. Recule ! J'ai le


combiné du téléphone qui me rentre dans le cou !

Ils en avaient ri tous deux. Maintenant, Grâce


fermait les yeux, un léger sourire aux lèvres. Le «
besoin d'espace » avait ainsi rejoint les rangs de leur
langage privé. Jack n'aurait pas employé cette
expression au hasard. Il lui transmettait un message,
un avertissement, pour lui faire comprendre qu'il ne
disait pas la vérité.
Bon, très bien, alors, quelle était la vérité ?

Tout d'abord, il ne pouvait pas s'exprimer


librement, car on l'écoutait. Qui ? Y avait-il quelqu'un
avec lui ou était-ce parce qu'elle était chez les flics ?
Elle espérait que la seconde solution soit la bonne -
qu'il était seul et ne voulait pas que la police mette le
nez dans ses affaires.

Mais en examinant les faits de plus près, cette


probabilité semblait quasi nulle.

Si Jack avait été libre de parler, pourquoi ne


l'avait-il pas rappelée ? Il se doutait bien qu'à cette
heure-là, elle avait déjà quitté le poste de police. Si
tout allait bien, s'il était seul, il aurait rappelé, ne
serait-ce que pour l'informer de ce qui se passait. Or,
il ne l'avait pas fait.

Conclusion : Jack était avec quelqu'un et il avait de


graves ennuis.

Voulait-il qu'elle réagisse ou qu'elle se tienne coite


? De la même façon qu'elle connaissait Jack - elle
avait bien compris qu'il lui envoyait un signal -, il
devait savoir que Grâce ne serait pas du genre à
attendre les bras croisés. Ce n'était pas dans sa
nature, Jack en était conscient. Elle ferait tout son
possible pour le retrouver.

Sans doute avait-il tablé là-dessus.

D'accord, tout cela n'était que conjectures. Mais


elle connaissait bien son mari - du moins, le croyait-
elle -, et donc ses conjectures à elle étaient plus
qu'une simple vue de l'esprit. Jusqu'à quel point ?
Peut-être cherchait-elle inconsciemment à justifier sa
décision de passer à l'acte.

Peu importe. D'une manière ou d'une autre, elle


était concernée.

Grâce a repensé à ce qu'elle avait appris jusqu'ici.


Jack avait emprunté la voie express avec la Windstar.
Pourquoi serait-il allé par là aussi tard dans la soirée ?

Elle n'en avait pas la moindre idée.

Minute.

Il fallait reprendre au début : Jack rentre à la


maison. Il voit la photo. C'est ce qui a tout déclenché.
La photo. Il la voit sur le comptoir de la cuisine, elle
lui pose des questions, il reçoit un coup de fil de Dan.
Puis il va dans son bureau...

Holà, stop. Son bureau.

À la hâte, Grâce a traversé le couloir. « Bureau »


était un bien grand mot pour cette ancienne véranda.
Le plâtre se fissurait par endroits. L'hiver, il y avait
toujours des courants d'air, et l'été, on étouffait. On y
trouvait des photos des enfants dans des cadres bon
marché, et deux de ses tableaux à elle, plus
luxueusement encadrés. La pièce lui a paru
étrangement impersonnelle. Rien ici n'évoquait le
passé du maître de céans - pas de souvenirs, pas de
ballon de softball signé par des copains, pas de photo
à quatre sur un terrain de golf. Outre les gadgets
offerts par son labo - blocs, stylos, planchette à pince
-, il n'y avait aucun indice sur la véritable personnalité
de Jack, aucun moyen de savoir qui il était vraiment,
en dehors du père de famille et du chercheur.

Qui sait, peut-être n'y avait-il rien d'autre...

Grâce se sentait bizarre, à fouiner de la sorte. La


force de leur couple résidait notamment dans le
respect mutuel du jardin secret de l'autre. Chacun
avait une pièce à lui, dont l'accès était fermé au
conjoint. Ça ne la dérangeait pas. Elle s'était même
convaincue que c'était plus sain ainsi. Voilà pourquoi
elle répugnait à fourrer son nez dans les affaires de
Jack. Mais était-ce le désir de préserver son intimité -
son besoin d'espace ? - ou bien la peur de tomber sur
un guêpier ?

L'ordinateur était allumé et branché sur le Net.


Comme page d'accueil, Jack utilisait le site « officiel »
de Grâce Lawson. Elle a contemplé son fauteuil, un
siège gris ergonomique acheté au Staples du coin, en
l'imaginant qui s'asseyait là-dedans, allumait son
ordinateur tous les matins, accueilli par son visage.
Car le site comportait un portrait photographique de
Grâce, au même titre que plusieurs exemples de ses
œuvres. Farley, son agent, avait récemment insisté
pour qu'elle inclue sa photo dans tous les supports
publicitaires car, selon son expression, elle était « à
croquer ». Grâce avait consenti à contrecœur. Tous
les artistes jouaient sur leur physique pour
promouvoir leur travail. Sur scène et à l'écran,
l'importance du look n'était plus à démontrer. Les
écrivains eux-mêmes s'y mettaient, avec leurs
portraits retouchés, leurs yeux de braise de prochain
prodige de la littérature, leur apparence commerciale.
L'univers de Grâce - celui de la peinture - avait
jusque-là échappé au phénomène, la beauté du
créateur n'entrant pas en ligne de compte, peut-être
parce que la forme contenait en elle le monde
physique.

Plus maintenant cependant.

L'aspect esthétique est certes primordial aux yeux


d'un artiste. Il ne modifie pas seulement la perception,
il déforme la réalité. Exemple type : si Grâce avait été
grosse ou bien quelconque, les équipes de télévision
n'auraient pas surveillé de si près ses constantes après
qu'on l'avait sortie du massacre de Boston. Si elle
avait été dépourvue d'attraits, jamais le public ne
l'aurait adoptée comme la « survivante du peuple »,
l'innocente, l'« ange broyé », selon le gros titre d'un
tabloïd. Les médias diffusaient son image en même
temps que ses bulletins de santé. La presse - non, le
pays tout entier - réclamait sans cesse de ses
nouvelles. Les familles des victimes lui rendaient
visite dans sa chambre d'hôpital, passaient des heures
avec elle, cherchant sur son visage les reflets
fantomatiques de leurs propres enfants disparus.

Auraient-ils réagi de la même façon si elle avait eu


un physique ingrat ?

Grâce ne tenait pas à se perdre en suppositions.


Mais comme lui avait assené un critique d'art un peu
trop honnête : « Une œuvre sans valeur esthétique
offre peu d'intérêt à nos yeux - pourquoi en irait-il
autrement d'un être humain ? »

Même avant le massacre de Boston, Grâce aurait


voulu se consacrer à la peinture. Mais il lui avait
manqué quelque chose... quelque chose d'impalpable,
d'impossible à expliquer. Toute cette épreuve lui avait
permis de franchir une étape en matière de sensibilité
artistique. Ainsi formulé, cela semblait prétentieux.
Elle-même avait dédaigné les poncifs chers aux écoles
des beaux-arts : il faut souffrir pour créer. Il faut de
la tragédie pour donner du corps à votre travail. À
l'époque, ça n'avait aucun sens ; maintenant, elle se
rendait compte que ce n'était sans doute pas
entièrement faux.

Sans changer son avis sur la question, son travail


avait acquis cette qualité vague et indéfinissable. Il
véhiculait plus d'émotion, plus de vie, plus de...
mouvement. Il était devenu plus sombre, plus rageur,
plus saisissant. Les gens se demandaient souvent si
elle peignait des scènes de cette terrible journée. La
réponse évidente se résumait à un seul portrait - un
jeune visage si plein d'espoir qu'on savait qu'il serait
bientôt saccagé -, mais la véritable explication était la
suivante : le massacre de Boston empreignait et
colorait tout ce qu'elle touchait.

Grâce s'est assise dans le fauteuil de Jack, le


téléphone à sa droite. Elle a décidé de commencer par
le plus simple : essayer la touche « Bis ».

L'appareil - un Panasonic nouveau modèle choisi


par ses propres soins - était équipé d'un écran à
cristaux liquides qui permettait de visualiser le dernier
numéro composé. L'indicatif, 212, était celui de la
ville de New York. Elle a attendu. À la troisième
sonnerie, une femme a répondu :

— Burton et Crimstein, cabinet d'avocats.

Grâce ne savait pas trop comment présenter sa


requête.
— Allô ?

— Bonjour, je suis Grâce Lawson.

— Qui demandez-vous ? Bonne question.

— Combien d'avocats travaillent dans votre


cabinet ?

— Je ne saurais vous le dire. Désirez-vous que je


vous en passe un ?

— S'il vous plaît.

Il y a eu une pause. Avec l'impatience de


quelqu'un qui s'efforce de rester aimable, la femme a
demandé :

— Vous désirez parler à une personne précise ?


Grâce a consulté le numéro affiché sur l'écran. Il y
avait trop de chiffres. Généralement, les appels autres
que locaux en comportaient onze. Mais là, il y en
avait quinze, dont un astérisque. Elle a retourné le
problème dans sa tête. Si Jack avait appelé ce
numéro, ce devait être tard dans la soirée. Les
standardistes étaient déjà parties. Il avait certainement
tapé l'astérisque, avant de composer le numéro du
poste.

— Madame ?

— Poste quatre cent soixante-trois, a-t-elle lu sur


l’écran.

— Ne quittez pas.

Le téléphone a sonné trois fois.

— Ligne de Sandra Koval.

— Je voudrais parler à Mme Koval, s'il vous plaît.

— De la part de qui, je vous prie ?

— Mon nom est Grâce Lawson.

— C'est à quel sujet ?

— Au sujet de mon mari, Jack.

— Un instant, s'il vous plaît.

Grâce a agrippé le téléphone. Trente secondes plus


tard, la voix reprenait :

— Je regrette, Mme Koval est en réunion.

— C'est urgent.

— Désolée...

— Je demande juste une seconde de son temps.


Dites-lui que c'est très important.

Un soupir ostentatoire a résonné dans le combiné.

— Ne quittez pas.

La musique de mise en attente était une version


ascenseur d'une chanson de Nirvana que Grâce a
trouvée étrangement apaisante.

— Que puis-je pour vous ?

La voix était sèche, professionnelle.

— Madame Koval ?

— Oui.
— Mon nom est Grâce Lawson.

— Que désirez-vous ?

— Mon mari, Jack Lawson, a appelé votre bureau


hier.

Pas de réponse.

— Il a disparu.

— Navrée, mais je ne vois pas...

— Savez-vous où il est, madame Koval ?

— Voyons, comment le saurais-je ?

— Il a donné un coup de fil hier soir. Avant de


disparaître.

— Et alors ?

— J'ai appuyé sur la touche « Bis ». Votre numéro


s'est affiché.

— Madame Lawson, ce cabinet emploie plus de


deux cents avocats. Il a pu appeler n'importe lequel
d'entre eux.

— Non, c'est le numéro de votre poste que j'ai là,


sur l'écran. C'est vous qu'il a appelée.

Silence.

— Madame Koval ?

— Je suis là.

— Pourquoi mon mari vous a-t-il téléphoné ?

— Je n'ai rien de plus à vous dire.

— Savez-vous où il est ?

— Madame Lawson, avez-vous entendu parler du


secret professionnel ?

— Bien sûr. Nouveau silence.

— Êtes-vous en train de me dire que mon mari


vous a contactée à titre professionnel ?

— Je n'ai pas à poursuivre cette conversation avec


vous. Au revoir.
9

GRACE N'A PAS MIS LONGTEMPS à FAIRE


LE RAPPROCHEMENT.

Internet peut être un outil formidable quand on sait


s'en servir. Elle avait entré les mots « Sandra Koval »
en essayant divers serveurs, groupes de discussion,
forums d'images. Elle avait consulté le site de Burton
et Crimstein. On y trouvait les bios de tous leurs
avocats. Diplômée de Northwestern, Sandra Koval
avait suivi des études de droit à l'UCLA. D'après
l'année de son diplôme, elle devait avoir dans les
quarante-deux ans. Elle était mariée, lisait-on sur le
site, à un certain Harold Koval. Ils avaient trois
enfants.

Et ils résidaient à Los Angeles.


C'est ça qui a fait tilt.

Grâce s'était livrée à d'autres recherches, par le


biais d'un moyen plus traditionnel, celui-là : le
téléphone. Les pièces commençaient à se mettre en
place. Hélas, le puzzle n'avait aucun sens.

Le trajet jusqu'à Manhattan avait pris moins d'une


heure. La réception du cabinet Burton et Crimstein
était située au cinquième étage. La cerbère
réceptionniste l'a gratifiée d'un sourire pincé.

— Oui?

— Grâce Lawson pour Sandra Koval.

La réceptionniste a donné un coup de fil, parlant


dans un murmure à peine audible. Puis elle a déclaré :

— Mme Koval arrive.

Grâce a été prise de court. Elle qui s'était préparée


à une longue attente, au pire, à les menacer. Ayant vu
la photo de Koval sur le site du cabinet, elle s'était
même résignée à l'intercepter au moment de son
départ.
Pour finir, elle avait décidé de tenter sa chance et
de débarquer sans prévenir. Outre l'avantage que lui
conférait l'effet de surprise, elle avait très envie de
rencontrer Sandra Koval en chair et en os. Appelez ça
nécessité. Ou curiosité. Il fallait que Grâce la voie.

Il était encore relativement tôt et Emma était


invitée chez une copine après l'école. Max participait
à un « programme d'éveil ». Grâce disposait donc de
quelques bonnes heures.

La réception de Burton et Crimstein évoquait en


partie les cabinets d'avocats à l'ancienne - acajou
chatoyant, moquette moelleuse, sièges en tapisserie,
le décor laissant présager le montant de la note -, et
en partie le mur des célébrités de chez Sardi. Des
photos, principalement de Hester Crimstein, l'ultra
médiatique diva du barreau, ornaient les murs. Elle
animait une émission sur Court TV, astucieusement
baptisée Le Crime selon Crimstein. Sur les photos,
Mlle Crimstein figurait en compagnie d'une pléiade
d'acteurs, -d'hommes politiques, de clients et des
trois combinés.

Grâce était en train d'examiner une photo de


Hester Crimstein aux côtés d'une jolie femme à la
peau mate quand quelqu'un, derrière elle, lui a dit :

— C'est Esperanza Diaz. Une lutteuse


professionnelle injustement accusée de meurtre.

Grâce s'est retournée.

— Petite Pocahontas, a-t-elle lâché.

— Pardon ?

Elle a désigné la photo.

— Son nom de ring était Petite Pocahontas.

— Comment le savez-vous ? Grâce a haussé les


épaules.

— Je suis une mine d'informations inutiles.


L'espace d'un instant, elle a ouvertement dévisagé

Sandra Koval. Cette dernière s'est raclé la gorge


et, d'un geste ostentatoire, a consulté sa montre.

— Je n'ai pas beaucoup de temps. Par ici, je vous


prie.
Sans échanger un mot, les deux femmes ont longé
le couloir avant de pénétrer dans une salle de réunion
classique au décor impersonnel. Il y avait une longue
table, une vingtaine de chaises, un faisceau de micros
au centre ressemblant étrangement à une pieuvre
avachie. Dans un coin de la pièce, un bar offrait un
choix de boissons non alcoolisées et d'eaux minérales
en bouteille.

Sandra Koval restait sur la réserve. Croisant les


bras, elle a esquissé un geste comme pour dire : Eh
bien ?

— J'ai fait des recherches sur vous, a commencé


Grâce.

— Vous voulez une chaise ?

— Non.

— Vous permettez que je m'assoie ?

— Faites.

— Quelque chose à boire ?


— Non.

Sandra Koval s'est servi un Coca light. Elle n'était


pas belle à proprement parler, mais elle avait de
l'allure. Ses cheveux grisonnants lui allaient bien. Elle
avait la taille fine et des lèvres pulpeuses. Sa posture
respirait l'aisance de quelqu'un à qui tout réussit et qui
n'a pas peur de se battre.

— Pourquoi ne sommes-nous pas dans votre


bureau ? a demandé Grâce.

— Elle ne vous plaît pas, cette pièce ?

— C'est un peu grand à mon goût. Sandra Koval a


haussé les épaules.

— Vous n'avez pas de bureau ici, n'est-ce pas ?

— Voyez-vous ça.

— Quand j'ai téléphoné, une femme m'a répondu :


« Ligne de Sandra Koval. »

— Hum.
— Ligne, elle a dit. Ligne. Pas bureau.

— Et c'est censé avoir une quelconque importance


?

— En soi, non, a répliqué Grâce. Mais j'ai été sur


le site du cabinet. Vous habitez Los Angeles. À côté
des bureaux de Burton et Crimstein sur la côte ouest.

— En effet.

— Votre secteur d'activité se trouve là-bas. Or,


vous êtes ici. Pourquoi ?

— Une affaire criminelle. Un innocent accusé à


tort.

— Ne le sont-ils pas tous ?

— Non, a dit Sandra Koval doucement. Non, pas


tous.

Grâce s'est rapprochée d'elle.

— Vous n'êtes pas l'avocate de Jack. Vous êtes sa


sœur.
Koval fixait le fond de son verre.

— J'ai appelé votre fac de droit. Ils ont confirmé


mes soupçons. Sandra Koval est votre nom de femme
mariée. Le diplôme, vous l'avez obtenu sous le nom
de Sandra Lawson. Je me suis aussi renseignée
auprès de la LawMar, la société fiduciaire de votre
grand-père. Sandra Koval fait partie du conseil
d'administration. L'avocate a eu un sourire dénué
d'humour.

— Mais c'est qu'on a joué les Sherlock Holmes !

— Alors, où est-il ? a demandé Grâce.

— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

— Dix ans.

— Et pendant tout ce temps, combien de fois Jack


vous a-t-il parlé de moi ?

— Pratiquement jamais. Sandra Koval a écarté les


mains.

— Vous voyez bien. Comment saurais-je, moi, où


il est?

— Il vous a appelée.

— C'est vous qui le dites.

— J'ai appuyé sur la touche « Bis ».

— Oui, vous me l'avez déjà expliqué au téléphone.

— Vous êtes en train de m'affirmer qu'il ne vous a


pas appelée ?

— Quand a-t-il eu lieu, ce prétendu coup de fil ?

— Prétendu ?

Sandra Koval a eu un haussement d'épaules.

— Déformation professionnelle.

— Hier soir. Autour de dix heures.

— Eh bien, la voilà, votre réponse. Je n'étais pas


ici.

— Et où étiez-vous ?
— À mon hôtel.

— Mais Jack a appelé votre numéro.

— S'il l'a fait, il n'a eu personne. Pas à cette


heure-là. Il sera tombé sur la boîte vocale.

— Vous avez écouté vos messages aujourd'hui ?

— Évidemment. Et je n'en avais aucun de Jack.


Grâce a essayé de digérer cette information.

— Quand avez-vous parlé à Jack pour la dernière


fois ?

— Oh, il y a longtemps.

— Longtemps comment ? Sandra Koval a


détourné les yeux.

— On ne s'est pas parlé depuis qu'il est parti à


l'étranger.

— C'était il y a quinze ans. Elle a bu une gorgée de


Coca.

— Comment se fait-il qu'il se rappelait votre


numéro de téléphone ? a interrogé Grâce.

Pas de réponse.

— Sandra?

— Vous habitez au 221, North End Avenue à


Kasselton. Vous avez deux lignes téléphoniques, une
pour le téléphone, une pour le fax.

Sandra a répété les deux numéros de mémoire.


Les deux femmes se sont regardées.

— Mais vous n'avez jamais appelé ? a demandé


Grâce.

Sandra a murmuré :

— Jamais.

L'un des micros a grésillé.

— Sandra?

— Oui.

— Hester veut vous voir dans son bureau.


— J'arrive tout de suite.

Le regard de Sandra Koval a quitté le visage de


Grâce.

— Il faut que j'y aille.

— Pourquoi Jack aurait-il cherché à vous


contacter ?

— Je n'en sais rien.

— Il a des ennuis, Sandra.

— Vous me l'avez déjà dit.

— Il a disparu.

— Ce ne sera pas la première fois, Grâce. La


pièce semblait s'être rapetissée.

— Sandra, que s'est-il passé entre Jack et vous ?

— Ce n'est pas à moi d'en parler.

— Ben, voyons.
Sandra a changé de position sur sa chaise.

— Vous dites qu'il a disparu ?

— Oui.

— Et il n'a pas appelé ?

— En fait, si.

L'avocate a semblé décontenancée.

— Et qu'est-ce qu'il a dit ?

— Qu'il avait besoin d'espace, mais il ne parlait


pas sérieusement. C'est une espèce de code entre
nous.

Sandra a fait la moue. Grâce a alors sorti la photo


et l'a posée sur la table. L'air a paru brusquement
déserter la pièce. Sandra Koval a baissé les yeux, et
Grâce l'a vue tressaillir.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

— C'est drôle, a remarqué Grâce.


— Quoi ?

— Ce sont les mots exacts qu’a employés Jack


quand il l'a vue.

Sandra continuait à fixer la photo.

— C'est bien lui, n'est-ce pas ? Au centre, avec la


barbe ?

— Je ne sais pas.

— Évidemment que si. Qui est la blonde à côté de


lui ?

Grâce a laissé tomber sur la table la photo agrandie


de la jeune fille. Sandra Koval a levé les yeux.

— Où avez-vous eu cela ?

— Au Photomat.

Grâce lui a expliqué rapidement l'affaire. Le visage


de l'avocate s'est assombri. Elle ne la croyait pas.

— C'est Jack, oui ou non ?


— Je ne sais vraiment pas. Je ne l'ai jamais vu
avec une barbe.

— Pourquoi vous aurait-il appelée sitôt après avoir


vu cette photo ?

— Je l'ignore, Grâce.

— Vous mentez. Sandra Koval s'est levée.

— J'ai une réunion.

— Qu'est-ce qui est arrivé à Jack ?

— Comment pouvez-vous être aussi sûre qu'il


n'est pas parti, tout simplement ?

— Nous sommes mariés. Nous avons deux


enfants. Vous, Sandra, avez un neveu et une nièce.

— Et j'avais un frère... Peut-être que ni vous ni


moi ne le connaissons si bien que ça.

— Vous l'aimez ?

Sandra se tenait devant elle, les épaules rentrées.


— Laissez tomber, Grâce.

— Je ne peux pas.

Secouant la tête, Sandra s'est tournée vers la


porte.

— Je le retrouverai, a dit Grâce.

— N'y comptez pas. Sur ce, elle est sortie.


10

OK, S'EST DIT CHARLAINE, OCCUPE-TOI DE


TES FESSES.

Elle a tiré les rideaux et renfilé son pull et son jean.


Elle a rangé le bustier au fond de son tiroir, prenant
son temps, le pliant avec le plus grand soin. Comme
si Freddy avait été capable de remarquer s'il était
froissé. Enfin bon.

Elle a pris une bouteille d'eau gazeuse et y a ajouté


un peu de punch Twister Fruit de son fils. Assise sur
un tabouret de bar devant le plan de travail en marbre,
Charlaine a fixé son verre. Ses doigts traçaient des
arabesques dans la buée. Elle a jeté un coup d'œil sur
son réfrigérateur tout habillé d'inox. Il n'y avait rien
sur sa porte - ni dessins d'enfant, ni photos de
famille, ni marques de doigts, même pas un magnet.
Leur vieux Westinghouse jaune en avait été couvert.
Il y avait de la vitalité là-dedans, de la couleur. Cette
cuisine refaite, la cuisine de ses rêves, était stérile,
sans vie.

Qui était cet Asiatique qui conduisait la voiture de


Freddy ?

Ce n'est pas qu'elle le surveillait, mais Freddy avait


peu de visites. A vrai dire aucune, à sa connaissance.
Cela ne signifiait pas que personne ne venait le voir.
Elle ne passait pas ses journées à espionner sa
maison. Cependant, il y a une routine dans le
voisinage, une vibration particulière, si vous préférez.
Un voisinage forme une entité, un corps, et quand
quelque chose ne va pas, ça se sent.

La glace dans son verre était en train de fondre.


Charlaine n'avait pas encore bu. Elle avait des courses
à faire. Les chemises de Mike à aller chercher au
pressing. À midi, elle déjeunait chez Baumgart avec
sa copine Myrna. Clay avait un cours de karaté avec
maître Kim après l'école.

Elle a parcouru mentalement le reste de sa liste en


essayant d'établir un ordre de priorités. Quelle plaie !
Aurait-elle le temps de faire les courses et de repasser
à la maison avant le déjeuner ? Probablement pas. Les
surgelés allaient se décomposer dans la voiture. Cette
corvée-là devrait attendre.

Elle s'est interrompue. Oh ! et puis zut !

Freddy devait être à son travail à cette heure.

C'avait toujours fonctionné comme ça. Leur petite


danse perverse durait entre dix heures et dix heures
trente. Vers dix heures quarante-cinq, Charlaine
entendait généralement s'ouvrir la porte du garage.
Elle regardait sortir sa Honda Accord. Freddy
travaillait chez H&R Block, dans le même centre
commercial que le Blockbuster où elle louait ses
DVD. Son bureau était à côté de la fenêtre. Elle évitait
de passer devant, mais certains jours, quand elle se
garait, elle l'apercevait figé derrière la vitre, un crayon
sur les lèvres et le regard perdu.

Charlaine a cherché le numéro de téléphone dans


les pages jaunes. Un homme, qui s'est présenté
comme étant le chef de service, a répondu que M.
Sykes n'était pas encore là mais qu'il était attendu
d'une minute à l'autre. Elle a feint l'étonnement.

— Il m'a dit qu'il serait là à cette heure-ci.


Normalement, il arrive à onze heures, non ?

Le chef de service a confirmé.

— Alors où est-il ? J'ai vraiment besoin de


renseignements pour mon dossier.

L'homme s'est excusé et l'a assurée que M. Sykes


l'appellerait dès son arrivée au bureau. Elle a
raccroché. Et maintenant ?

Elle avait toujours l'impression que quelque chose


ne tournait pas rond.

Et alors ? Qu'était Freddy Sykes pour elle ? Rien.


En un sens, moins que rien. C'était un témoin de ses
ratages, un symptôme de sa déchéance. Elle ne lui
devait rien. Et puis imaginez juste une minute qu'à
force de fouiner, elle se fasse prendre la main dans le
sac. Imaginez que la vérité éclate au grand jour.

Charlaine a regardé les fenêtres de son voisin. La


vérité qui éclate au grand jour.

Bizarrement, tout à coup ça ne la dérangeait plus.

Elle a attrapé sa veste et s'est dirigée vers la


maison de Freddy.
11

ÉRIC WU AVAIT VU LA FEMME EN PETITE


TENUE A LA FENETRE.

La nuit avait été longue. Il ne s'était pas attendu à


des interférences, et même si le colosse - d'après ses
papiers, un certain Rocky Conwell - n'avait présenté
aucun danger, Wu avait maintenant un cadavre et une
voiture de plus sur les bras. Ce qui signifiait un
voyage supplémentaire à Central Valley, État de New
York.
Mais chaque chose en son temps. Il a enfourné
Rocky Conwell dans le coffre de sa Toyota Celica.
Puis il a transféré Jack Lawson, qu'il avait au départ
fourré dans le coffre de la Honda Accord, à l'arrière
de la Ford Windstar. Une fois les corps dissimulés,
Wu a changé les plaques d'immatriculation, s'est
débarrassé du EZ Pass et a ramené la Ford à Ho-Ho-
Kus. Il a rentré le minivan dans le garage de Freddy
Sykes. Il restait encore suffisamment de temps pour
retourner à Central Valley en autocar. Wu a fouillé la
voiture de Conwell. Satisfait du résultat, il l'a déposée
sur un parking réservé aux usagers des transports
publics au bord de la route 17. Il a choisi un coin
reculé, près de la clôture. Un véhicule qu'on laissait là
plusieurs jours, voire plusieurs semaines, ce n'était
pas chose rare. L'odeur finirait bien par attirer
l'attention, mais ce ne serait pas demain la veille.

Le parking se trouvait à cinq kilomètres seulement


de la maison de Sykes à Ho-Ho-Kus. Wu est rentré à
pied. Le lendemain matin, il s'est levé de bonne heure
et a repris l'autocar, direction Central Valley. Là, il a
récupéré la Honda de Sykes. Sur le chemin du retour,
il a fait un crochet par la maison des Lawson.
Il y avait une voiture de police dans l'allée.

Wu a réfléchi. Cela ne l'inquiétait pas outre


mesure, mais peut-être qu'il valait mieux étouffer
toute implication de la police dans l'œuf. Et ce n'était
pas un problème.

Une fois chez Freddy, Wu a allumé la télévision. Il


aimait les programmes de la journée. Les émissions
comme Springer ou Ricki Lake. La plupart des gens
les traitaient par le dédain. Pas lui. Seule une société
extrêmement évoluée, une société libre, pouvait se
permettre de diffuser des âneries pareilles. Qui plus
est, la sottise le rendait heureux. Les gens étaient des
veaux. La faiblesse des uns fait la force des autres.
Quoi de plus rassurant et de plus divertissant ?

Pendant la pause publicitaire - le thème de


l'émission, inscrit sur le bandeau au bas de l'écran,
étant : « Maman ne veut pas que je me fasse percer
les mamelons ! » -, Wu s'est levé. Il était temps de
s'occuper de l'histoire de la police.

Il n’a pas eu à toucher Jack Lawson. Il lui a suffi


d'une phrase :
— Je sais que vous avez deux enfants. Lawson a
coopéré. Il a appelé sa femme sur son portable et lui a
dit qu'il avait besoin d'espace.

À dix heures quarante-cinq, pendant qu'il regardait


une mère et sa fille se crêper le chignon sur la scène
avec la foule qui scandait : « Jerry ! », il a reçu un
coup de fil d'une connaissance de la prison.

— Tout va bien ?

Wu a répondu par l'affirmative.

Il a sorti la Honda Accord du garage. Ce faisant, il


a aperçu la femme qui habitait à côté. Elle se tenait à
la fenêtre, vêtue de ses dessous. Il n'y aurait pas
accordé beaucoup d'importance - une femme en
sous-vêtements après dix heures du matin - si
quelque chose dans la précipitation avec laquelle elle
s'était reculée...

C'aurait pu être une réaction naturelle. Vous vous


baladez en petite culotte, oubliant de baisser votre
store, quand soudain vous remarquez un inconnu. La
plupart des gens s'écarteraient ou se couvriraient.
Jusque-là, rien d'anormal.
Pourtant, elle avait réagi si vivement, comme prise
de panique... Mieux que ça, elle n'avait pas bougé
quand la voiture était sortie - seulement quand elle a
repéré Wu. Si elle avait eu peur d'être vue, n'aurait-
elle pas baissé le store, ne se serait-elle pas éclipsée
en entendant la voiture ?

Wu avait tourné et retourné cette question dans sa


tête. Toute la journée, en fait.

Il a pris son téléphone portable et a appuyé sur une


touche pour composer le numéro du dernier appel
entrant.

— Un problème ? lui a-t-on demandé.

— Je ne crois pas.

Wu a fait demi-tour en direction de la maison de


Sykes.

— Mais je risque d'être en retard.


12

GRACE N'AVAIT PAS ENVIE DE


TéLéPHONER.

Elle était toujours à Manhattan. La loi interdit


d'utiliser un téléphone mobile en conduisant, à moins
qu'il ne soit équipé d'un kit mains libres, mais ce
n'était pas la raison de son hésitation. Une main sur le
volant, elle a tâtonné sur le plancher de la voiture.
Après avoir localisé l'oreillette, elle a réussi à démêler
le fil et s'est enfoncé l'écouteur dans l'oreille.
Et c'était censé être moins dangereux que de tenir
le téléphone à la main ?

Elle a allumé son portable. Même si elle n'avait pas


appelé ce numéro-là depuis des années, elle l'avait
quand même rentré dans son répertoire. En cas
d'urgence, sans doute. Comme maintenant.

On lui a répondu dès la première sonnerie.

— Oui ?

Pas de nom. Pas même « allô ». Pas de raison


sociale.

— Grâce Lawson à l'appareil.

— Un instant.

Elle n'a pas eu à attendre longtemps. D'abord, elle


a entendu de la friture, puis :

— Grâce ?

— Bonjour, monsieur Vespa.

— Je t'en prie, appelle-moi Carl.


— D'accord, Carl.

— Tu as eu mon message ?

— Oui.

Elle ne lui a pas révélé que son appel n'avait rien à


voir avec le message en question. Il y avait de l'écho
sur la ligne.

— Où êtes-vous ? a-t-elle demandé.

— Dans mon jet. Nous sommes à peu près à une


heure de Stewart.

Stewart était une base de l'armée de l'air avec un


aérodrome situé à environ une heure et demie de chez
elle.

Silence.

— Ça ne va pas, Grâce ?

— Vous m'avez dit de vous appeler si jamais


j’avais besoin de vous.

— Et tu le fais maintenant, quinze ans après ?


— Je crois que oui.

— Bien. Tu ne pouvais pas mieux tomber, j'ai


quelque chose à te montrer.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Tu es chez toi, là ?

— J'y serai bientôt.

— Je passerai te prendre dans deux heures, deux


heures et demie. On parlera à ce moment-là, OK ? Tu
as quelqu'un pour garder les gosses ?

— Je me débrouillerai.

— Si tu ne trouves pas, je te laisserai mon


assistant. A tout à l'heure.

Carl Vespa a raccroché. Grâce a continué à rouler.


Que lui voulait-il ? Elle se demandait si elle avait bien
fait de l'appeler. Elle a appuyé sur la touche du
premier numéro de son répertoire - celui du portable
de Jack -, toujours sans résultat.
Elle a eu alors une autre idée. Elle a téléphoné à
son amie du « ménage à un », Cora.

— Tu n'es pas sortie avec un type qui travaillait


dans les spams ?

— Si, a confirmé Cora. Une espèce d'obsessionnel


compulsif nommé - ça ne s'invente pas - Gus. J'ai eu
du mal à m'en dépêtrer, il a fallu sortir l'artillerie
lourde.

— Comment tu as fait ?

— Je lui ai dit qu'il avait un petit sexe.

— Aïe.

— L'artillerie lourde, quoi. Ça marche à tous les


coups, mais il y a, euh... des dégâts collatéraux.

— Je risque d'avoir besoin de lui.

— De quelle façon ?

Grâce ne savait pas trop. Elle a décidé d'axer ses


recherches sur la blonde avec le X sur la figure, celle
qu'elle était sûre d'avoir déjà vue.

— J'ai trouvé une photo... a-t-elle commencé.

— Oui?

— Il y a une fille dessus. D'une vingtaine


d'années.

— Mmm.

— C'est une vieille photo, qui doit remonter à


quinze ou vingt ans. Bref, il faut que je sache qui est
cette fille. J'ai pensé à la diffuser par le biais du
multipostage, en demandant d'identifier la fille pour
les besoins d'une enquête, par exemple. Tu me diras,
la plupart des gens effacent ces messages-là, mais s'il
y en a qui les ouvrent... enfin, on ne sait jamais.

— On peut toujours rêver.

— Ouais, je sais bien.

— Et tiens, en parlant de faire sortir le loup du


bois... Imagine un peu les réponses.
— Tu as une meilleure idée ?

— Pas vraiment, non. C'est possible que ça


marche. Au fait, tu remarqueras que je ne te demande
pas pourquoi tu veux identifier une fille sur une photo
vieille de vingt ans.

— C'est vrai.

— Je tenais à ce que ça figure dans les annales.

— C'est fait. L'histoire n'est pas simple.

— Tu as besoin d'une oreille attentive ?

— Peut-être. Je pourrais aussi avoir besoin de


quelqu'un pour garder les enfants pendant quelques
heures.

— Je suis seule et disponible. Pause.

— Zut, il faut que j'arrête de dire ça.

— Où est Vickie ? Vickie était la fille de Cora.

— Elle dort chez mon ex et sa femme au faciès


chevalin. Ou, pour être plus précise, elle passe la nuit
dans le bunker, chez Adolf et Eva.

Grâce a souri faiblement.

— Ma voiture est au garage, a poursuivi Cora. Tu


peux passer me prendre ?

— Oui, juste après avoir récupéré Max.

Grâce s'est garée devant l'école Montessori et a


récupéré son fils. Il était presque en larmes d'avoir
perdu plusieurs de ses cartes Yu-Gi-Oh ! à quelque
jeu stupide avec des copains. Elle a essayé de le
dérider, en vain. Grâce a renoncé et l'a aidé à enfiler
son blouson. Son bonnet avait disparu, un de ses
gants itou. Une autre mère, tout sourires,
emmitouflait en sifflotant son petit bout de chou :
écharpe, gants et bonnet en laine, le tout assorti (et
sans doute tricoté à la main). Elle a regardé Grâce et
lui a souri d'un air faussement compréhensif. Grâce,
qui ne connaissait pas cette bonne femme, l'a
immédiatement prise en grippe.

Être mère, pensait-elle, c'est un peu comme être


artiste : on vit dans l'insécurité permanente, on a
l'impression d'être un imposteur, on sait que les
autres se débrouillent beaucoup mieux que vous. Ces
mères qui bêtifient avec leur progéniture, qui
s'acquittent de toutes les corvées avec un sourire
immuable sur les lèvres et une patience surhumaine -
vous savez, celles qui ont toujours, toujours, le
matériel qu'il faut pour les travaux manuels... Eh bien,
Grâce les soupçonnait d'être sérieusement dérangées.

Cora attendait dans l'allée de sa maison rose


bonbon. Tous les habitants de sa rue détestaient cette
couleur. Une voisine, une espèce de bégueule
prénommée Missy, avait même lancé une pétition
pour obliger Cora à la repeindre. Grâce avait vu
Missy la chochotte faire circuler cette pétition lors
d'un match de foot entre les classes de CP. Elle avait
demandé à voir le papier, l'avait déchiré et avait
tourné les talons.

Cette teinte n'était pas franchement à son goût,


mais c'était une façon de dire à toutes les Missy du
monde : « Lâchez-vous. »

Cora s'est avancée vers eux en vacillant sur ses


talons aiguilles. Elle s'était habillée un peu plus
sagement - un sweat par-dessus le body -, mais ça ne
changeait pas grand-chose. Certaines femmes
respirent la sensualité, même vêtues d'un sac de toile,
et Cora en faisait partie. Lorsqu'elle bougeait, de
nouvelles courbes se dessinaient au moment même où
les anciennes s'effaçaient. Chaque phrase qu'elle
prononçait de sa voix rauque, aussi banale soit-elle,
prenait des allures de sous-entendu. Chaque
mouvement de la tête avait l'air d'une invite.

Se glissant sur le siège du passager, Cora s'est


tournée vers Max.

— Salut, beau gosse.

Max a grogné sans lever les yeux.

— On dirait mon ex. (Elle a repris sa position


initiale.) Tu l'as, cette photo ?

— Oui.

— J'ai appelé Gus. Il est d'accord.

— Tu as promis quelque chose en retour ?

— Tu as déjà oublié ce que je t'ai dit à propos du


syndrome du cinquième rendez-vous ? Bon alors, tu
es libre samedi soir ?

Grâce l'a regardée.

— Je rigole.

— Je le savais.

— Parfait. Gus a demandé qu'on lui scanne la


photo et qu'on la lui envoyé par mail. Il peut créer une
adresse e-mail anonyme qui te servira de boîte aux
lettres. Personne ne saura qui tu es. On en dira le
moins possible : mettons, une journaliste doit écrire
un article et veut connaître l'origine de cette photo.
Ça te va ?

— Oui, je te remercie.

Us étaient arrivés. Max a grimpé l'escalier quatre à


quatre en criant :

— Je peux regarder Bob l'éponge ?

Grâce a acquiescé. Comme tout parent, elle avait


des règles très strictes : pas de télé dans la journée. Et
comme tout parent, elle savait que les règles étaient
faites pour être transgressées. Cora est allée droit
vers le placard pour préparer le café. Grâce se
demandait quelle photo envoyer ; elle a fini par opter
pour un agrandissement de la partie droite, avec la
blonde barrée d'un X et la rousse à côté d'elle. Elle
préférait laisser Jack - à supposer que ce soit lui - en
dehors, ne pas le mêler à ça, pas encore. Un portrait
de deux personnes augmentait ses chances d'obtenir
une réponse, et sa requête ressemblait moins à
l'œuvre d'un obsédé. Cora a examiné la photo
originale.

— Je peux faire une remarque ?

— Oui.

— Tout ça est très bizarre.

— Ce type, là... (Grâce a pointé le doigt.) Avec la


barbe. À qui il te fait penser ?

Cora a plissé les yeux.

— À mon avis, ça pourrait être Jack.


— Ça pourrait ou bien c'est ?

— Dis-moi, toi.

— Jack a disparu.

— Tu peux répéter ?

Grâce lui a raconté toute l'histoire. Cora écoutait,


tapotant sur la table avec un ongle trop long, peint en
Rouge noir de Chanel, dont la couleur n'était pas sans
rappeler celle du sang. Quand Grâce a eu terminé,
Cora a dit:

— Tu connais, bien sûr, ma piètre opinion des


hommes.

— Oui.

— La plupart, je les classe deux rangs au-dessous


de la crotte de chien.

— Je sais.

— La réponse évidente est : oui, c'est une photo


de Jack. Oui, cette blondinette qui le couve du regard
comme s'il était le messie est une ancienne chérie à
lui. Oui, Jack a une liaison avec Marie-Madeleine.
Quelqu'un, son mari actuel peut-être, a voulu te
mettre au courant, il t'a donc envoyé cette photo. Et
tout s'est précipité quand Jack a réalisé que tu allais
lui demander des comptes.

— C'est pour cette raison qu'il aurait pris le large ?

— Tout à fait.

— Ça ne tient pas debout, Cora.

— Tu as une meilleure explication ?

— J'y travaille.

— Tant mieux, a dit Cora, parce que je n'y crois


pas non plus, c'était juste pour causer. La règle est
celle-ci : les hommes sont des ordures. Jack,
cependant, m'est toujours apparu comme l'exception
qui confirme la règle.

— Je t'aime, tu sais. Cora a hoché la tête.

— Tout le monde m'aime.


Entendant un bruit, Grâce a jeté un coup d'œil par
la fenêtre. Une limousine ultralongue, noire et
brillante, s'est glissée dans l'allée avec l'aisance d'un
crooner de chez Motown. Le chauffeur, un homme à
face de rat bâti comme une levrette, s'est empressé
d'aller ouvrir la portière.

Carl Vespa était là.

Malgré les rumeurs qui couraient sur ses activités,


Carl Vespa ne portait pas de costumes en velours rasé
dans le style de la famille Soprano. Il préférait le kaki,
les vestes de sport Joseph Abboud et les mocassins
sans chaussettes. La soixantaine bien sonnée, il
paraissait facilement dix ans de moins. Ses cheveux,
d'un blond élégamment grisonnant, lui frôlaient les
épaules. Son visage était bronzé et lisse, avec cette
texture soyeuse qui sent le Botox. Ses dents étaient
couronnées avec ostentation, comme si les cuspides
de devant avaient pris des hormones de croissance.

Il a fait signe au chauffeur et s'est dirigé vers la


maison, seul. Grâce a ouvert la porte pour l'accueillir.
Carl Vespa lui a souri de toutes ses dents, elle aussi,
contente de le voir. Il l'a embrassée sur la joue. Ni
l'un ni l'autre n'avaient dit un mot, c'était inutile. Lui
prenant les deux mains, il l'a dévisagée. Elle a vu alors
qu'il avait les larmes aux yeux.

Max est venu se poster à droite de sa mère. Vespa


a lâché Grâce et a fait un pas en arrière.

— Max, a commencé Grâce, voici M. Vespa.

— Salut, Max.

— Elle est à vous, la voiture ? a demandé Max.

— Oui.

Son regard est allé de la limousine au visiteur.

— Vous avez la télé dedans ?

— Eh oui.

— Waouh !

Cora s'est raclé la gorge.

— Ah ! et voici mon amie Cora.


— Enchanté, a répondu Vespa.

Cora a également regardé la voiture, avant de


reporter son attention sur lui.

— Vous êtes célibataire ?

— Oui.

— Waouh !

Grâce avait répété ses instructions pour la sixième


fois, et Cora avait fait semblant d'écouter. Grâce lui a
donné vingt dollars pour commander une pizza et ce
pain au fromage dont Max raffolait depuis quelque
temps. La maman d'une copine de classe devait
ramener Emma d'ici une heure.

Grâce et Vespa se sont approchées de la


limousine. Le chauffeur à face de rat leur tenait la
portière.

— Je te présente Crash, a indiqué Vespa en le


désignant.

Lorsqu'il lui a serré la main, Grâce a failli hurler.


— Très heureux, a dit Crash.

Son sourire faisait penser aux documentaires de


Discovery Channel sur les prédateurs marins. Elle
s'est glissée à l'intérieur, et Carl Vespa a suivi.

Il y avait là des verres Waterford et une carafe


assortie, remplie à demi d'un liquide moiré couleur
caramel. Il y avait aussi, évidemment, un poste de
télévision. Au-dessus de son siège, un lecteur de
DVD, un lecteur de CD, les commandes de la
climatisation et suffisamment de boutons pour
plonger dans la confusion un pilote d'avion.
L'ensemble - le cristal, la carafe, l'électronique - était
outrancier, mais c'était sans doute ce qu'on s'attendait
à trouver dans une limousine de cette taille.

— Où allons-nous ? a demandé Grâce.

— Ce serait un peu dur à expliquer.

Us étaient assis côte à côte et regardaient droit


devant.

— J'aime mieux te le montrer, si ça ne t'ennuie


pas. Carl Vespa avait été le premier parent éploré à se
pencher sur son lit d'hôpital. Quand Grâce était sortie
du coma, le premier visage qu'elle avait vu, c'était le
sien. Elle ne savait ni qui il était, ni où elle était, ni quel
jour ils étaient. Plus d'une semaine avait été effacée
des banques de sa mémoire. Carl Vespa avait fini par
rester à son chevet jour après jour, dormant dans le
fauteuil à côté du lit. Il avait veillé à remplir sa
chambre d'un océan de fleurs. Il avait veillé aussi à ce
qu'elle ait une belle vue, une musique apaisante, des
antalgiques en abondance, une infirmière particulière.
Il avait encore veillé, une fois que Grâce avait été en
état de manger, à ce que le personnel hospitalier ne lui
serve pas la tambouille ordinaire.

Il ne lui avait jamais demandé les détails de cette


soirée-là car, à vrai dire, elle aurait été incapable de
les fournir. Dans les mois suivants, ils avaient discuté
des heures durant. Il lui racontait des anecdotes,
principalement pour montrer quel mauvais père il
avait été. Il avait fait jouer ses relations afin d'être
admis dans sa chambre dès le premier soir. Il avait
soudoyé le service de sécurité - curieusement, ce
dernier était contrôlé par la mafia -, juste pour
pouvoir demeurer à côté d'elle.
Pour finir, d'autres parents lui avaient emboîté le
pas. Fait étrange, ils voulaient être auprès d'elle, c'est
tout. Ça les réconfortait. Leur enfant était mort en
présence de Grâce, et c'était un peu comme si une
petite parcelle de son âme - de leur fils ou fille à
jamais disparu - avait survécu en elle. Ça n'avait
aucun sens, et pourtant Grâce avait l'impression de
comprendre.

Ces parents effondrés venaient lui parler de leurs


enfants morts, et elle écoutait. Elle le leur devait,
pensait-elle. Ces liens, elle se doutait qu'ils étaient
malsains, mais elle n'avait aucun moyen de s'y
soustraire. Car Grâce n'avait pas de famille à elle.
Pendant quelque temps au moins, elle avait savouré
toute cette attention. Ils avaient besoin d'un enfant,
elle avait besoin de parents. Ce n'était pas si simple -
cette projection croisée, source de malaise -, mais
Grâce n'aurait pas su l'expliquer autrement.

La limousine filait maintenant en direction du sud


sur la route à plusieurs voies bordée d'espaces verts.
Crash avait mis la radio. De la musique classique, un
concerto pour violon manifestement, s'est déversée
par les enceintes.
— Tu sais, bien sûr, a dit Vespa, que la date
anniversaire approche.

— Oui.

Même si elle faisait son possible pour ne pas y


songer. Quinze ans. Quinze ans depuis cette soirée de
cauchemar au Boston Garden. Les journaux avaient
publié le traditionnel « Que sont-ils devenus ?» à titre
de commémoration. Les parents et les survivants
avaient tous une approche différente. La plupart
avaient participé pour entretenir la flamme du
souvenir. Il y avait eu des articles déchirants sur les
Garrison, les Reed, les Weider. Gordon MacKenzie,
l'agent de sécurité qui, disait-on, avait sauvé de
nombreuses vies en forçant les issues de secours
bloquées, occupait aujourd'hui un poste de capitaine
de police à Brookline, dans la banlieue de Boston.
Même Carl Vespa s'était laissé photographier avec sa
femme, Sharon : assis dans leur jardin, tous deux
semblaient avoir été vidés de l'intérieur.

Grâce avait choisi l'autre camp. À l'apogée de sa


carrière artistique, elle répugnait ne serait-ce qu'à
donner l'impression de vouloir tirer son épingle du
jeu. Elle avait été blessée, point, et revenir là-dessus
lui faisait penser à ces acteurs tombés aux oubliettes
qui resurgissent soudain pour verser des larmes de
crocodile à la mort d'un rival haï. Elle n'y tenait pas.
Seuls les morts méritaient l'attention ; les morts et
ceux qui portaient leur deuil.

— Il a redemandé la libération conditionnelle, a


annoncé Vespa. Wade Larue, j'entends.

Elle avait bien compris.

La panique déclenchée ce soir-là avait été imputée


à Wade Larue, actuellement incarcéré à la prison de
Walden à côté d'Albany, État de New York. C'est lui
qui avait tiré les coups de feu à l'origine de la panique.
La position de la défense était intéressante. Elle
prétendait qu'il n'y était pour rien - et tant pis pour les
traces de poudre sur ses mains, l'arme qui lui
appartenait, les balles qui correspondaient à l'arme, les
témoins qui l'avaient vu tirer -, et même à supposer
que ce soit lui, il était trop défoncé pour s'en
souvenir. Oh ! et si aucune de ces raisons ne suffisait
à vous convaincre, Wade Larue ne pouvait pas savoir
que le fait de tirer un coup de feu allait causer la mort
de dix-huit personnes et faire des dizaines de blessés !

Le procès a donné naissance à une controverse.


Le parquet a requis dix-huit chefs d'accusation pour
meurtre, mais le jury ne l'entendait pas de cette
oreille. L'avocat de Larue a fini par obtenir dix-huit
chefs d'accusation pour homicide involontaire.
Personne ne se préoccupait vraiment de la sentence.
Le fils unique de Carl Vespa avait trouvé la mort ce
soir-là. Tout le monde se rappelle ce qui est arrivé
quand le fils de Gotti, le parrain de la mafia, a été tué
dans un accident de voiture : on n'a plus jamais revu
le conducteur, pourtant père de famille. Un sort
similaire attendait Wade Larue, avec cette fois
l'approbation générale.

Pendant un moment, Larue a été maintenu dans


l'isolement à la prison de Walden. Grâce n'avait pas
suivi l'affaire de près, mais les parents - des parents
comme Carl Vespa - continuaient à appeler et à
écrire. Ils avaient besoin de la voir de temps à autre.
En tant que survivante, elle était devenue une sorte de
réceptacle contenant tous les disparus. La
récupération physique mise à part, cette pression
émotionnelle - cette effarante, impossible
responsabilité - avait en grande partie conditionné sa
décision de partir à l'étranger.

Finalement, Larue avait été transféré dans le


quartier général de la prison. D'après la rumeur, il
avait subi des passages à tabac et des sévices sexuels
de la part de ses codétenus, mais, pour une raison ou
une autre, il avait survécu. Carl Vespa avait renoncé
au châtiment. Peut-être était-ce un signe de clémence,
à moins que ce ne soit tout le contraire. Grâce
n'aurait su le dire.

— Il a enfin cessé de clamer son innocence, a


poursuivi Vespa. Tu entends ça ? Il reconnaît qu'il a
tiré un coup de feu, mais parce qu'il s'est affolé
quand les lumières se sont éteintes.

Ce qui faisait sens. Personnellement, Grâce n'avait


rencontré Wade Larue qu'une seule fois. Elle avait été
appelée à témoigner, même si sa déposition n'avait
rien à voir avec l'innocence ou la culpabilité - elle ne
gardait pratiquement aucun souvenir de la
bousculade, encore moins du coup de feu - et tout à
voir avec le fait déjouer sur la corde sensible du jury.
Mais Grâce n'aspirait pas à la vengeance. Pour elle,
Wade Larue n'était qu'un punk survolté et
complètement stone, plus digne de pitié que de haine.

— Vous pensez qu'ils vont le laisser sortir ? a-t-


elle hasardé.

— Il a une nouvelle avocate. Très forte, celle-là.

— Et si elle arrive à le faire libérer ? Vespa a souri.

— Il ne faut pas croire tout ce que la presse


raconte sur moi.

Puis :

— D'ailleurs, Wade Larue n'est pas le seul


responsable de ce qui s'est passé ce soir-là.

— Que voulez-vous dire ?

Il a ouvert la bouche, mais pour finir a préféré


garder le silence. Au bout d'un moment, il a répondu :

— Je le répète : j'aime mieux te montrer.

Quelque chose dans sa voix a incité Grâce à


changer de sujet.
— Vous avez dit que vous étiez célibataire.

— Plaît-il ?

— Vous avez dit à mon amie que vous étiez


célibataire.

Il a remué le doigt. Pas d'alliance.

— Sharon et moi avons divorcé il y a deux ans.

— Je suis désolée de l'apprendre.

— Bah, ça ne marchait plus depuis longtemps. (Il


a haussé les épaules, détourné le regard.) Et ta
famille, comment ça va ?

— Ça va.

— Je sens comme une hésitation.

À son tour, Grâce a eu un haussement d'épaules.

— Au téléphone, tu disais que tu avais besoin de


mon aide.

— C'est possible.
— Alors, qu'est-ce qui t'arrive ?

— Mon mari... (Elle s'est interrompue.)... je crois


que mon mari a des ennuis.

Elle lui a tout raconté, tandis qu'il continuait à fixer


un point droit devant lui, évitant de la regarder. Il
hochait la tête, curieusement à contretemps. Son
expression n'avait pas changé, ce qui était étrange.
D'habitude, Carl Vespa se montrait plus extraverti.
Après qu'elle s'est tue, il est resté silencieux un long
moment.

— Cette photo, a-t-il fini par lâcher, tu l'as sur toi


?

— Oui.

Elle la lui a tendue. Sa main, a-t-elle remarqué,


tremblait légèrement. Il a examiné longuement le
rectangle de papier.

— Je peux la garder ?

— Oui, j'ai des copies.


Les yeux toujours rivés sur la photo, Vespa a
demandé :

— Ça ne t'ennuie pas si je te pose quelques


questions personnelles ?

— Je pense que non.

— Tu l'aimes, ton mari ?

— Beaucoup.

— Et lui, il t'aime ?

— Oui.

Carl Vespa avait croisé Jack une seule fois. Il avait


envoyé un cadeau le jour de leur mariage. Et il
continuait d'en envoyer pour les anniversaires
d'Emma et de Max. Grâce lui écrivait des mots de
remerciement et donnait ses cadeaux à des
organisations Caritatives. Cela ne la gênait pas
d'entretenir des liens avec lui, mais elle ne voulait pas
que ses enfants soient... - quelle était l'expression,
déjà ? - souillés par cette association.
— Vous vous êtes rencontrés à Paris, n'est-ce pas
?

— Dans le sud de la France, plus exactement.


Pourquoi ?

— Et comment vous êtes-vous revus ?

— Qu'est-ce que ça change ? Il a hésité une


seconde de trop.

— J'essaie de me rendre compte jusqu'à quel point


tu connais ton mari.

— On est mariés depuis dix ans.

— J'entends bien. (Il a changé de position sur son


siège.) Tu étais en vacances là-bas quand tu l'as
rencontré ?

— Je n'appellerais pas vraiment ça des vacances.

— Tu étais partie étudier la peinture.

— Oui.

— En fait, tu avais pris la fuite. Elle n'a pas


répondu.

— Et Jack ? a poursuivi Vespa. Pourquoi était-il


là-bas ?

— Pour la même raison, je suppose.

— Il fuyait quelque chose ?

— Oui.

— Quoi donc ?

— Aucune idée.

— Je peux énoncer une évidence ? Quoi qu'il ait


fui... (D'un geste, Vespa a désigné la photographie.)...
il a fini par être rattrapé.

Cette pensée avait déjà effleuré Grâce aussi.

— C'est de l'histoire ancienne.

— Tout comme le massacre de Boston. Le fait de


fuir, ça t'a aidée à oublier ?

Dans le rétro, elle a intercepté le regard de Crash


qui guettait sa réaction. Elle n'a pas bronché.

— On n'enterre pas le passé, Grâce. Là-dessus, je


ne t'apprends rien.

— J'aime mon mari. Il a hoché la tête.

— Vous allez m'aider ?

— Tu sais bien que oui.

La voiture a quitté la grand-route. Devant eux, se


dressait une énorme structure arrondie surmontée
d'une croix, qui ressemblait à un hangar à avions. Un
panneau fluorescent annonçait qu'il y avait encore des
places disponibles pour les « Concerts avec le
Seigneur ». Le nom du groupe était Rapture ( Extase.
(N.d.T .)). Crash a garé la limousine sur un parking
suffisamment vaste pour prétendre à un statut d'État
à part entière.

— Qu'est-ce qu'on vient faire ici ?

— Chercher Dieu, a rétorqué Carl Vespa. Ou


peut-être son contraire. Allons-y, j'ai quelque chose à
te montrer.
13

C'EST DÉBILE, SE DISAIT CHARLAINE.

Ses jambes la portaient inexorablement vers la


maison de Freddy Sykes sans pensée ni émotion.
L'idée qu'elle bravait peut-être le danger par désespoir
lui avait traversé l'esprit, vu qu'elle était prête à tout et
n'importe quoi pour mettre un peu de sel dans sa vie.
Bon, une fois de plus, et alors ? Franchement, quand
on y pensait, que pourrait-il lui arriver de si terrible ?
À supposer que Mike l'apprenne, la quitterait-il ?
Serait-ce si grave que ça?

Cherchait-elle à se faire surprendre ?

Oh, assez de psychanalyse de cuisine ! Il n'y avait


aucun mal à aller frapper à la porte de Freddy, en
bonne voisine. Deux ans plus tôt, Mike avait installé
une palissade d'un mètre vingt au fond du jardin. Il
l'aurait voulue plus haute, mais la municipalité ne
l'autorisait pas, à moins d'avoir une piscine.

Charlaine a ouvert la grille qui séparait son jardin


de celui de Freddy. Bizarre. C'était une première. Elle
n'avait encore jamais ouvert cette grille.

De près, elle s'est aperçue du triste état de la


propriété. La peinture s'écaillait, le jardin était envahi
par la végétation, des mauvaises herbes poussaient
dans les fissures de l'allée, la pelouse était moribonde.
Elle s'est retournée vers sa propre maison, réalisant
qu'elle ne l'avait jamais vue sous cet angle-là. Sa
maison semblait également fatiguée.

Elle était arrivée à la porte de derrière, celle qui


donnait sur le jardin.

OK, et maintenant ?

Eh bien, frappe, andouille !

C'est ce qu'elle a fait. Elle a commencé par


tambouriner doucement, sans obtenir de réponse. Elle
a cogné plus fort. Rien. Elle a collé son oreille contre
la porte, comme si elle pouvait entendre quelque
chose. Genre cri étouffé ou autre.

Le silence était total.

Les stores étaient toujours baissés, mais ils ne


cachaient pas tout. Approchant un œil d'un interstice,
elle a regardé à l'intérieur. Dans le séjour trônait un
canapé vert pomme, tellement usé qu'on l'aurait dit en
train de fondre. Dans un coin, un fauteuil relax en
vinyle bordeaux. Le téléviseur avait l'air neuf. Les
murs étaient ornés de vieux portraits de clowns. Le
piano disparaissait sous un fatras de photos noir et
blanc. Il y avait là une photo de mariage. Les parents
de Freddy, a pensé Charlaine. Une autre du jeune
marié, beau et poignant dans son uniforme de l'armée.
Une autre encore du même homme avec un bébé
dans les bras, le visage fendu d'un sourire. Puis c'en
était fini de lui - du soldat, du jeune marié. Le reste
des photos représentait Freddy seul ou avec sa mère.

La pièce était impeccable... ou plutôt bien


conservée. Figée dans le temps, inutilisée, intacte.
Une collection de figurines trônait sur une console.
Encore des photos. Une vie, a songé Charlaine.
Freddy Sykes avait une vie, aussi étrange que cela
puisse paraître.

Elle a fait le tour de la maison. Le garage était


percé d'une fenêtre, à peine voilée d'un rideau de
fausse dentelle. Elle s'est haussée sur la pointe des
pieds. Ses doigts ont agrippé l'appui de fenêtre ; le
bois était tellement vieux qu'il a failli céder, la peinture
écaillée s'effritait, on aurait cru des pellicules.

Elle a jeté un œil dans le garage.

Il y avait là une autre voiture.

Enfin, un minivan plutôt. Une Ford Windstar.


Quand on habite une petite ville comme celle-ci, on
finit par connaître tous les modèles.

Freddy Sykes ne possédait pas de Ford Windstar.

Peut-être appartenait-elle à son visiteur asiatique.


Cette hypothèse tombait sous le sens, non ?

Toutefois, elle n'était pas convaincue.


Bon, et après ?

Les yeux rivés au sol, Charlaine s'interrogeait. Elle


s'interrogeait depuis qu'elle avait décidé de venir
jusqu'ici. Elle avait su, avant même de quitter le
cocon protecteur de sa cuisine, qu'elle n'obtiendrait
pas de réponse en allant frapper à la porte. Elle savait
aussi qu'épier par les fenêtres - mater le mateur ? - ne
l'avancerait pas à grand-chose.

Le rocher.

Il était là, dans l'ancien potager. Elle avait vu


Freddy le manipuler un jour. Il ne s'agissait pas d'un
vrai rocher, c'était une cachette pour les clés. Cette
ruse était tellement courante aujourd'hui que les
cambrioleurs devaient commencer par là avant de
regarder sous le paillasson.

Se baissant, Charlaine a ramassé le rocher et l'a


retourné. Il lui a suffi de faire glisser le petit panneau
pour prendre la clé. Celle-ci reposait dans sa paume,
étincelant au soleil.

Elle venait de franchir le point de non-retour.


Charlaine a rebroussé chemin vers la porte de
derrière.
14

SANS SE DéPARTIR DE SON SOURIRE de


prédateur marin, Crash a ouvert la portière, et Grâce
est descendue de la limousine. Carl Vespa s'est glissé
dehors de son côté. L'énorme enseigne fluo faisait
état d'une congrégation dont Grâce n'avait jamais
entendu parler. Ça s'appelait, à en juger par plusieurs
panonceaux autour de l'édifice, la « Maison de Dieu
». Si tel était le cas, Dieu aurait dû mieux choisir son
architecte, car cette construction dégageait la chaleur
et l'éclat d'un hypermarché de bord de route.

L'intérieur était encore pire - d'une ringardise telle


que Graceland, à côté, faisait figure d'un modèle de
bon goût. La moquette était d'un écarlate
généralement réservé au rouge à lèvres de
supermarché. Le revêtement mural était plus foncé,
couleur de sang, un machin en velours parsemé de
centaines de croix et d'étoiles. Grâce en avait le
tournis. La nef centrale, ou plutôt l'amphithéâtre,
comportait des gradins plutôt que des bancs. Ils
n'avaient pas l'air bien confortables, mais n'était-ce
pas pour obliger les gens à rester debout ?

Avec une pointe de cynisme, elle se disait que faire


lever épisodiquement les ouailles pendant le service
religieux n'avait rien à voir avec la dévotion : il
s'agissait surtout de les empêcher de dormir.

En pénétrant dans l'arène, Grâce a ressenti un


pincement au cœur.

L'autel, peint en vert et or à la façon d'un uniforme


de majorette, avait été relégué dans la coulisse. Elle a
cherché des yeux les prédicateurs affublés de vilaines
moumoutes, en vain. Les musiciens - ceux de
Rapture, vraisemblablement - étaient en train de
s'installer. Carl Vespa s'est arrêté en face d'elle, le
regard fixé sur la scène.

— C'est votre église ? lui a-t-elle demandé. Un


petit sourire s'est dessiné sur ses lèvres.

— Non.

— Et je ne pense pas me tromper en disant que


vous n'êtes pas un fan de... euh, Rapture ?

Vespa n'a pas répondu directement.

— Viens, on va se rapprocher.

Crash ouvrait la marche. Des agents de sécurité se


sont écartés devant lui comme s'il était contagieux.

— Que se passe-t-il ici ? s'est enquis Grâce.


Vespa se dirigeait vers les marches. Une fois à
l'orchestre - comment appelle-t-on les meilleures
places dans une église ? -, elle a levé les yeux pour
avoir une vue de l'ensemble. C'était un immense
amphithéâtre circulaire, avec la scène au milieu.
Grâce a senti sa gorge se nouer.

Même revêtu d'un habit religieux, cela ne faisait


pas de doute.

L'endroit ressemblait à un concert rock. Vespa lui


a pris la main.

— Ça va aller.

Non, ça n'irait pas, elle le savait. En quinze ans,


elle n'avait pas assisté à un seul concert ou événement
sportif dans une salle de ce type. Pourtant, elle adorait
les concerts. Elle se rappelait avoir vu Bruce
Springsteen et E Street Band à l'époque où elle était
encore au lycée. Bizarrement, elle trouvait, même en
ce temps-là, que la frontière entre un concert rock et
un office religieux n'était pas si bien définie que ça.
Au moment où Bruce avait interprété Meeting Across
the River suivi de Jungleland - deux de ses morceaux
préférés -, elle s'était retrouvée debout, les yeux clos,
le visage en sueur, partie, perdue, vibrant de
béatitude, cette même béatitude qu'elle avait observée
à la télévision, quand la foule se levait comme un seul
homme pour boire les paroles d'un télé-évangéliste.

Elle adorait cette sensation. Et voulait ne plus


jamais avoir l'occasion de l'éprouver.
Grâce a retiré sa main de la main de Vespa. Il a
hoché la tête, pour lui signifier qu'il comprenait.

— Allez, viens, a-t-il murmuré avec douceur.


Grâce a boitillé derrière lui, avec l'impression que sa
claudication était plus prononcée. Sa jambe lui faisait
mal. C'était psychologique, elle le savait bien, tout se
passait dans sa tête. Les espaces confinés ne lui
faisaient pas peur ; les immenses auditoriums, surtout
remplis de gens, si. La salle était pratiquement vide,
merci Celui Qui Vit Ici, mais son imagination est
entrée en lice et a engendré la cohue qui manquait.

Le feed-back suraigu d'un amplificateur l'a stoppée


net. Quelqu'un était en train de tester le son.

— C'est quoi, tout ça ? a-t-elle demandé à Vespa.


Le visage fermé, il a bifurqué sur la gauche. Grâce a
suivi. Un panneau lumineux au-dessus de la scène
annonçait Rapture en concert pendant une durée de
trois semaines : Rapture, la musique que « Dieu a sur
Son MP3 ».

Le groupe est monté sur scène pour un essai de


son. Massés au milieu, ils ont eu une brève
discussion, puis ont commencé à jouer. À sa grande
surprise, Grâce les a trouvés plutôt bons. Les paroles
étaient mièvres, truffées d'histoires de cieux, d'ailes
déployées, d'ascensions et d'élévations en tout genre.
Mais Eminem avait bien dit à une fiancée potentielle
de poser son « cul de pocharde sur cette p... de
rampe, ho ». Alors, l'un dans l'autre...

La chanteuse du groupe, une blonde platine avec


une frange, chantait en levant les yeux au ciel. On lui
donnait quatorze ans, pas plus. À sa droite, le
guitariste avait un look davantage heavy métal, avec
ses boucles brunes plaquées telle une méduse sur son
crâne et une croix géante tatouée sur son biceps
droit. Il jouait brutalement, arrachant presque les
cordes comme s'il avait une dent contre elles.

Pendant la pause, Carl Vespa a dit :

— Cette chanson a été écrite par Doug Bondy et


Madison Seelinger.

Elle a haussé les épaules.

— Doug Bondy a composé la musique. Madison


Seelinger - la chanteuse qui est là - a écrit les paroles.
— Et en quoi c'est censé m'intéresser ?

— Doug Bondy, c'est le batteur.

Ils se sont écartés sur le côté pour mieux voir. La


musique a repris. Ils se tenaient à proximité d'une
enceinte acoustique, dont les vibrations résonnaient
aux oreilles de Grâce. En temps ordinaire, elle y aurait
pris plaisir. Doug Bondy, le batteur, était caché par
une forêt de cymbales et de tambours. Elle s'est
décalée encore un peu. Maintenant, elle le voyait bien.
Il battait la caisse, comme on dit, les yeux clos, le
visage en paix. Il paraissait plus vieux que les autres
membres du groupe. Les cheveux en brosse, rasé de
frais, il portait des lunettes noires à la Elvis Costello.

Le serrement que Grâce ressentait dans sa poitrine


s'est accentué.

— Je veux rentrer chez moi, a-t-elle soufflé.

— C'est lui, n'est-ce pas ?

— Je veux rentrer chez moi.

Le batteur continuait à taper, absorbé dans sa


musique, quand il s'est tourné et l'a vue. Leurs
regards se sont croisés, et elle a su. Lui aussi.

C'était Jimmy X.

Elle n'a pas attendu pour clopiner vers la sortie,


poursuivie par la musique.

— Grâce ?

Vespa l'appelait. Elle l'a ignoré et a poussé la porte


de l'issue de secours, l'air frais s'engouffrant dans ses
poumons. Elle a inhalé, s'efforçant de vaincre la
sensation de vertige. Crash était déjà dehors, il avait
dû se douter qu'elle passerait par là. Il lui a souri.

Carl Vespa est sorti derrière elle.

— C'est bien lui, non ?

— Et même si c'était lui ?

— Même si... a-t-il répété, surpris. Il n'est pas


tout blanc dans cette affaire. Il est aussi coupable...

— Je veux rentrer chez moi.


Vespa a marqué un arrêt comme si elle l'avait giflé.

Elle avait eu tort de l'appeler, elle s'en rendait


compte à présent. Elle avait survécu, s'était remise.
D'accord, elle boitait. Elle avait mal quelquefois, elle
faisait des cauchemars, mais elle allait bien. Elle s'en
était sortie. Eux, les parents, ne s'en sortiraient
jamais. Elle l'avait compris dès le premier jour - à la
cassure dans leur regard -, et tandis que la vie
reprenait son cours, qu'on progressait, qu'on recollait
les morceaux, la cassure demeurait. En regardant
maintenant Carl Vespa - dans les yeux -, elle l'a sentie
de plus belle.

— S'il vous plaît, a-t-elle dit. Je voudrais rentrer à


la maison.
15

WU S'EST APERçU QUE LA CACHETTE à CLéS


éTAIT VIDE.

Le rocher était dans l'allée du jardin, couché sur le


dos tel un crabe agonisant. Le couvercle avait été
repoussé. La clé n'y était plus. Wu s'est rappelé la
première fois où il s'était approché d'un domicile
violé, il avait six ans à l'époque. La hutte - une seule
pièce, pas de sanitaires - était la sienne. Le
gouvernement de Kim ne s'embarrassait pas de détails
tels que des clés. Ils avaient enfoncé la porte et
emmené sa mère de force. Wu l'avait retrouvée deux
jours plus tard, pendue à un arbre. Personne n'avait le
droit de la décrocher, sous peine de mort. Le
lendemain, les oiseaux étaient là.

Sa mère avait été accusée à tort d'avoir trahi le


Chef Suprême, mais, coupable ou innocente, ça
n'avait aucune importance. L'essentiel était d'en faire
un exemple. Voilà ce qui arrive à ceux qui osent nous
défier. Correction : voilà ce qui arrive à celui que
nous soupçonnons de vouloir nous défier.

Il n'y avait eu personne pour recueillir le petit Éric.


Aucun orphelinat ne lui avait ouvert ses portes, il
n'était pas devenu pupille de l'État. Éric Wu s'était
enfui. Dormant dans les bois, mangeant dans les
poubelles. Il avait survécu. À treize ans, il avait été
arrêté pour vol et jeté en prison. Le gardien-chef, un
homme bien plus tordu que les prisonniers placés
sous sa surveillance, avait vu son potentiel. C'est
comme ça que tout avait commencé.

Wu regardait fixement la cachette vide.

Il y avait quelqu'un dans la maison.

Il s'est tourné vers la maison d'à côté. A tous les


coups, c'était la voisine. Elle passait son temps à la
fenêtre, donc elle devait savoir où Freddy Sykes
cachait sa clé.

Il a envisagé toutes les solutions possibles. Il n'y


en avait que deux. Un : partir.

Jack Lawson était dans le coffre. Wu avait un


véhicule. Il pouvait lever le camp, voler une autre
voiture, reprendre la route, aller élire domicile ailleurs.

Problème : ses empreintes digitales étaient partout


dans la maison, avec un Freddy Sykes grièvement
blessé, peut-être mort. La femme en petite tenue, à
supposer que ce soit elle, serait également capable de
l'identifier. Fraîchement sorti de prison, Wu était en
liberté conditionnelle. Le parquet le soupçonnait d'une
série de crimes atroces, mais on n'avait pas été en
mesure de les prouver. Ils avaient donc conclu un
marché en échange de son témoignage. Wu avait
purgé sa peine dans le quartier de haute sécurité du
centre pénitentiaire de Walden. À côté de ce qu'il
avait connu dans son pays, ce séjour en prison
équivalait à un hôtel quatre étoiles.

Pour autant, il n'avait pas envie d'y retourner.

Non, la première solution n'était pas la bonne.


Restait la seconde.

Wu a ouvert la porte sans bruit et s'est faufilé à


l'intérieur.

De retour dans la limousine, Grâce et Carl Vespa


se taisaient.

Grâce n'arrêtait pas de penser à la dernière fois où


elle avait vu Jimmy X - quinze ans plus tôt, à l'hôpital.
On l'avait forcé à lui rendre visite, une opération
promotionnelle organisée par son manager, mais il
avait été incapable de la regarder, encore moins de lui
parler. Il était demeuré à côté du lit, son bouquet de
fleurs à la main, tête baissée comme un petit garçon
qui s'attend à être grondé par son instituteur. Elle
n'avait pas dit un mot. Pour finir, il lui avait tendu les
fleurs et était parti.

Jimmy X a quitté le métier et s'est évanoui dans la


nature. On racontait qu'il avait déménagé dans une île
privée de l'archipel des Fidji. Et voilà que quinze ans
après il était ici, dans le New Jersey, batteur dans un
groupe de rock chrétien.

Une fois dans sa rue, Carl Vespa a dit :


— Ça ne s'est pas arrangé, tu sais. Grâce a
regardé par la vitre.

— Ce n'est pas Jimmy X qui a tiré ce coup de feu.

— Je suis au courant.

— Alors que lui voulez-vous ?

— Il n'a jamais exprimé de regrets.

— Et vous pensez que ça suffirait ? Il a réfléchi un


instant.

— Ce garçon qui a survécu, David Reed, tu te


souviens de lui ?

— Oui.

— Il se trouvait à côté de Ryan. Ils étaient corps à


corps. Mais au moment de la bousculade, quelqu'un a
hissé Reed sur son épaule. Il a réussi à monter sur la
scène.

— Je sais.

— Tu te rappelles ce qu'ont dit ses parents ?


Oui, elle se le rappelait, mais elle a gardé le silence.

— C'est Jésus qui a soulevé leur fils. C'était la


volonté de Dieu.

Vespa n'avait pas changé de ton, mais elle sentait


la rage contenue dans sa voix, tel un souffle d'air
brûlant.

— Tu comprends, M. et Mme Reed ont prié, et


Dieu leur a répondu. C'était un miracle, disaient-ils,
Dieu avait repéré leur fils. Ils l'ont répété à satiété - à
croire que Dieu n'avait aucune envie ni intention de
sauver le mien.

Ils se sont tus à nouveau. Grâce aurait voulu lui


dire que des tas de gens bien étaient morts ce soir-là,
des gens dont les parents priaient eux aussi, que Dieu
ne pratique pas la discrimination. Mais tout cela,
Vespa le savait déjà, et ça ne le consolait guère.

Le temps de se garer dans l'allée, la nuit avait déjà


commencé à tomber. On distinguait les silhouettes de
Cora et des enfants dans la cuisine. Vespa a repris :

— Je veux t'aidera retrouver ton mari.


— Je ne vois pas très bien ce que vous pourriez
faire.

— Tu me connais mal. Tu as mon numéro,


n'hésite pas à m'appeler à n'importe quelle heure du
jour et de la nuit, ça ne me dérange pas. Je serai là.

Crash a ouvert la portière. Vespa l'a raccompagnée


jusqu'au perron.

— Je te recontacterai, a-t-il ajouté.

— Merci.

— Je vais aussi charger Crash de faire surveiller ta


maison.

Elle a regardé Crash. Il a eu ce qu'on pourrait


appeler un sourire.

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Fais-moi plaisir.

— Non, vraiment, je ne veux pas de ça. S'il vous


plaît.
Après un instant de réflexion, Vespa a déclaré :

— Si jamais tu changes d'avis...

— Je vous préviendrai.

Il a tourné les talons. Elle l'a suivi des yeux, se


demandant s'il était bien raisonnable de conclure un
pacte avec le diable. Crash a ouvert la portière. La
limousine a semblé avaler Vespa tout entier. Crash a
adressé un signe de la tête à Grâce. Elle n'a pas
bougé. Elle se croyait bon juge de la nature humaine,
or Carl Vespa avait ébranlé cette conviction. Jamais
elle n'avait vu ni senti une once de mal chez lui,
pourtant elle savait que c'était là.

Le mal - le mal véritable - était ainsi.

Cora a mis de l'eau à bouillir pour les pâtes, puis


elle a vidé une boîte de sauce dans la poêle et s'est
penchée vers l'oreille de Grâce.

— Je vais voir si on a des mails, a-t-elle chuchoté.


Grâce a hoché la tête. Elle aidait Emma à faire ses
devoirs en s'efforçant de son mieux de prendre un air
intéressé. Sa fille était affublée d'un maillot de basket.
Elle se faisait appeler Bob et voulait être une
professionnelle du sport. Grâce ne savait pas trop
qu'en penser, mais ce n'était sans doute pas plus mal
que d'aduler les boys bands.

Mme Lamb, la jeune mais rapidement vieillissante


institutrice d'Emma, faisait apprendre aux enfants les
tables de multiplication. Ils en étaient au six. Grâce a
interrogé Emma. Au six fois sept, Emma a marqué
une longue pause.

— Tu devrais savoir ça par cœur, a dit Grâce.

— Pourquoi ? Je peux faire le calcul.

— Là n'est pas la question. Ça va te servir de base


quand vous en viendrez à multiplier des nombres à
plusieurs chiffres.

— Mme Lamb ne nous a pas demandé de les


mémoriser.

— Tu devrais.

— Mais Mme Lamb...

— Six fois sept. Et ainsi de suite.

Max devait trouver un objet à mettre dans le «


Coffre secret ». On plaçait quelque chose dans le
coffre - en l'occurrence, un palet de hockey - et on
inventait trois indices pour permettre aux petits
camarades de deviner ce que c'était. Indice numéro
un : noir. Indice numéro deux : article de sport.
Indice numéro trois : glace. Ça se tenait.

Cora est revenue de l'ordinateur en secouant la


tête. Rien pour le moment. Elle a attrapé une bouteille
de Lindemans, un chardonnay australien correct et
cependant abordable, et a fait sauter le bouchon.
Grâce est allée coucher les enfants.

— Où est papa ? a demandé Max. Emma a


renchéri :

— J'ai écrit la strophe sur le hockey pour mon


poème.

Grâce a répondu vaguement que Jack avait du


travail. Les gosses l'ont considérée d'un œil
suspicieux.

— J'aimerais beaucoup entendre ton poème.


Emma, à contrecœur, a sorti son journal.

Crosse de hockey, crosse


de hockey,

Aimes-tu marquer des buts


?

Quand on se sert de toi


pour tirer,

Crois-tu que tu en
voudrais plus ?

Elle a levé les yeux. Grâce a fait :


— Waouh !

Et elle a applaudi. Mais elle ne savait pas se


montrer aussi enthousiaste que Jack. Il lui manquait.
Elle a embrassé ses enfants avant de redescendre.
Cora et elle ont alors commencé à boire le vin que
Cora avait ouvert. Jack était parti depuis moins de
vingt-quatre heures - il lui était arrivé de s'absenter
pour affaires bien plus longtemps que ça -, et
pourtant la maison semblait courber le dos, comme si
elle avait subi une perte irréparable. Son absence était
déjà devenue douleur.

Grâce et Cora ont continué à boire. Grâce songeait


à ses enfants. Et aussi à la vie - à toute une vie - sans
Jack. On ferait n'importe quoi pour empêcher ses
enfants de souffrir. Perdre Jack allait sûrement
l'anéantir, mais bon, elle tiendrait le coup. Sa
souffrance ne serait rien comparée au choc éprouvé
par les deux gamins là-haut, qui étaient sans doute
éveillés dans leurs lits, sentant bien que quelque chose
clochait.

Grâce a contemplé les photos qui tapissaient les


murs.
Cora s'est rapprochée.

— C'est un mec bien.

— Ouais.

— Ça va, toi ?

— J'ai trop bu, a dit Grâce.

— Pas assez, si tu veux mon avis. Où est-ce qu'il


t'a emmenée, le Parrain ?

— Voir un groupe de rock chrétien.

— Tu parles d'un premier rancard.

— C'est une longue histoire.

— Je suis tout ouïe.

Grâce a secoué la tête, elle n'avait pas envie de


penser à Jimmy X. Tout à coup, elle a eu une idée.
Elle l'a examinée, lui laissant le temps de se décanter.

— Quoi ? a fait Cora.


— Peut-être que Jack a passé plus d'un coup de
fil.

— Tu veux dire, en dehors de sa sœur ?

— Oui.

Cora a acquiescé.

— Vous avez ouvert un compte sur le Net ?

— Nous avons AOL.

— Non, je te parle de ta facture de téléphone.

— Pas encore.

— Alors, c'est le moment ou jamais.

Cora s'est levée, vacillant légèrement. Le vin leur


avait donné chaud.

— Vous utilisez quoi pour les appels longue


distance ?

— Cascade.
Elles sont retournées dans le bureau de Jack. Cora
s'est assise, a fait craquer ses doigts et s'est mise au
travail. Elle s'est connectée sur le site de Cascade.
Grâce lui a fourni les renseignements nécessaires :
adresse, numéro de Sécurité sociale, carte de crédit.
On leur a attribué un mot de passe. Cascade a expédié
un mail sur le compte de Jack pour confirmer qu'il
venait d'adhérer au système de facturation en ligne.

— On y est, a déclaré Cora.

— Je ne te suis pas très bien.

— Un compte de facturation en ligne. Je l'ai


ouvert à l'instant. Tu peux maintenant consulter et
payer ta facture de téléphone sur Internet.

Grâce a regardé par-dessus son épaule.

— C'est la facture du mois dernier.

— Ouais.

— Mais on n'y trouvera pas les appels d'hier soir.

— Hmm. Attends, je vais envoyer une requête par


mail. On peut aussi téléphoner à Cascade et leur
demander.

— Ils ne sont pas ouverts vingt-quatre heures sur


vingt-quatre. C'est ça, le service au rabais. (Grâce
s'est penchée vers l'écran.) Voyons s'il a déjà appelé
sa sœur avant hier soir.

Elle a parcouru la liste des yeux. Rien. Pas de


numéros insolites non plus. Espionner un mari qu'elle
aimait et en qui elle avait toute confiance ne la gênait
plus.

— Qui paie les factures ? a questionné Cora.

— Normalement, c'est Jack.

— La facture de téléphone, vous la recevez chez


vous ?

— Oui.

— Tu y jettes un œil ?

— Bien sûr.
Cora a hoché la tête.

— Jack a un portable, non ?

— Tout à fait.

— Et cette facture-là ?

— Quoi, cette facture-là ?

— Tu la regardes ?

— Non, c'est à lui. Cora a souri.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Quand mon ex me trompait, il utilisait son


portable parce que je ne regardais jamais ces
factures-là.

— Jack ne me trompe pas.

— Mais peut-être qu'il te cache des choses ?

— Possible, a concédé Grâce. Oui, bon, d'accord,


ça y ressemble.
— Où pourrait-il bien conserver les factures de
son portable ?

Grâce a inspecté le classeur. Les factures de


Cascade étaient toutes là. Elle a vérifié sous la lettre V
pour Verizon Wireless, leur opérateur de téléphonie
mobile. Rien.

— Elles n'y sont pas. Cora s'est frotté les mains.

— Ouh ! c'est louche ! (Elle était lancée.) Bon, eh


bien, on n'a qu'à essayer notre formule magique.

— Et c'est quoi au juste, notre formule magique ?

— Mettons que Jack te cache quelque chose. Il


doit détruire les factures à la minute où il les reçoit, tu
ne crois pas ?

Grâce a secoué la tête.

— Ça paraît tellement bizarre.

— Mais j'ai raison, non ?

— Oui, d'accord, si Jack a des secrets...


— Tout le monde en a, Grâce, tu le sais bien. Ne
me dis pas que tu tombes des nues, face à ce qui
t'arrive là.

En temps ordinaire, cette vérité lui aurait fait


marquer une pause, mais l'heure n'était pas à la
complaisance.

— OK, admettons que Jack ait détruit ses factures


de téléphone... comment fait-on pour les obtenir ?

— Comme je l'ai fait tout à l'heure. On va ouvrir


un autre compte en ligne, cette fois pour Verizon
Wireless.

Cora s'est remise à pianoter.

— Cora ?

— Ouais.

— Je peux te poser une question ?

— Vas-y.

— Comment sais-tu tout ça ?


— Par expérience.

Elle s'est arrêtée de taper et s'est tournée vers


Grâce.

— Comment crois-tu que j'ai su, pour Adolf et


Eva ?

— Tu les as espionnés ?

— Eh oui. J'ai acheté un bouquin qui s'appelait


L'Espionnage pour les nuls, un truc comme ça. Tout
y est. Je voulais recueillir un maximum de faits avant
de lui mettre le nez dans son caca.

— Qu'est-ce qu'il a dit quand tu le lui as montré ?

— Qu'il était désolé, qu'il ne recommencerait pas,


qu'il laisserait tomber sa blonde siliconée une bonne
fois pour toutes.

Grâce observait son amie.

— Tu l'aimes vraiment, n'est-ce pas ?

— Plus que la vie même.


Sans cesser de taper, Cora a ajouté :

— Si on ouvrait une autre bouteille de vin ?

— Seulement si on n'a pas besoin de prendre la


voiture.

— Tu veux que je reste dormir ici ?

— On n'est pas en état de conduire, Cora.

— D'accord, ça marche.

Grâce s'est levée et s'est dirigée vers la cuisine.


L'alcool lui montait à la tête. Cora avait tendance à
boire trop, mais ce soir-là Grâce était heureuse de se
joindre à elle. Elle a ouvert une autre bouteille de
Lindemans. Comme le vin était tiède, elle a mis un
glaçon dans chaque verre. Ça ne se faisait guère, mais
elles le préféraient frais.

Quand elle a regagné le bureau, l'imprimante était


en train de ronronner. Elle a tendu un verre à Cora,
s'est assise, a contemplé le vin et s'est mise à secouer
la tête.
— Quoi ? a dit Cora.

— J'ai fini par rencontrer la sœur de Jack.

— Et alors ?

— Alors, réfléchis deux secondes. Sandra Koval...


Je ne connaissais même pas son nom.

— Tu n'as jamais demandé à Jack de te parler


d'elle ?

— Pas vraiment.

— Pourquoi ? Grâce a bu une gorgée.

— Je ne saurais pas l'expliquer.

— Essaie toujours.

Elle a levé les yeux, songeuse.

— Je trouvais plus sain qu'on ait chacun notre


jardin secret. Moi-même, je fuyais quelque chose. Il
ne m'a jamais harcelée là-dessus.

— Du coup, tu ne l'as pas harcelé non plus.


— C'était plus que ça.

— Quoi ?

Grâce a réfléchi avant de répondre.

— Je ne crois pas au « Il n'y a pas de secrets


entre nous ». Jack avait une famille fortunée, dont il
ne voulait pas entendre parler. Il y avait eu un conflit.
Ça, je le savais.

— Fortunée d'où ?

— Comment ça ?

— Leur argent, il vient d'où ?

D'une espèce de société fiduciaire. C'est le grand-


père de Jack qui l'a fondée. Ils gèrent des
fidéicommis, des options, des actions avec droit de
vote, des choses de ce genre. On est loin d'Onassis,
mais ça marche plutôt bien. Jack ne veut rien avoir à
faire avec eux. Il ne vote pas, refuse de toucher à leur
argent ; il s'est arrangé pour que l'héritage saute une
génération.
— Et qu'il aille à Emma et Max ?

— Oui.

— Et toi, tu en penses quoi ? Grâce a haussé les


épaules.

— Tu sais ce que je suis en train de réaliser, là ?

— Je suis suspendue à tes lèvres.

— Pourquoi je n'ai jamais harcelé Jack ? Ça n'a


rien à voir avec les histoires de jardin secret.

— Quoi alors ?

— Je l'aimais. Je l'aimais comme je n'avais aimé


personne avant lui...

— Je sens un « mais » poindre à l'horizon. Les


yeux de Grâce se sont emplis de larmes.

— Mais tout cela avait l'air tellement fragile, tu


comprends ? Quand j'étais avec lui - ça va te paraître
idiot -, quand j'étais avec Jack, j'étais heureuse pour
la première fois depuis, je ne sais pas... depuis la mort
de mon père.

— Tu as beaucoup souffert dans ta vie, a dit


Cora. Grâce n'a pas répondu.

— Tu avais peur que tout ça disparaisse. Tu


n'avais pas envie de creuser plus loin.

— J'ai donc choisi l'ignorance ?

— Hé ! l'ignorance est censée être une


bénédiction, non ?

— Et tu y crois ?

Cora a haussé les épaules.

— Si je ne m'étais pas renseignée sur Adolf, il


aurait probablement mis fin à son aventure, et je
continuerais peut-être à vivre avec l'homme que
j'aime.

— Tu peux encore te remettre avec lui.

— Sûrement pas.

— Pourquoi ?
À l'évidence, la question a fait réfléchir Cora.

— Sans doute que j'ai besoin d'ignorer les choses.


Elle a pris son verre et bu une longue gorgée.
L'imprimante avait fini de ronronner. Grâce a sorti les
feuilles et les a examinées. Elle connaissait la plupart
des numéros de téléphone. A vrai dire, elle les
connaissait quasiment tous.

Mais l'un d'eux lui a tout de suite sauté aux yeux.

— C'est l'indicatif d'où, six cent trois ?

— Aucune idée. Fais voir.

Grâce lui a montré le numéro sur l'écran. Cora a


fait glisser le curseur par-dessus.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Si tu cliques sur le numéro, on te dira à qui il


est.

— C'est vrai ?

— Dans quel siècle vis-tu, bon sang ? Tu es au


courant de l'invention du cinéma parlant ?

— Alors il suffit de cliquer sur le lien ?

— Oui, à moins que le numéro ne soit sur liste


rouge. Cora a cliqué sur la souris. Un message
encadré est apparu : NUMéRO INCONNU.

— Et voilà. Liste rouge. Grâce a regardé sa


montre.

— Il est seulement neuf heures et demie, ce n'est


pas trop tard pour appeler.

— Dans le cadre de l'enquête sur un mari disparu,


non, il n'est pas tard du tout.

Grâce a décroché le téléphone et composé le


numéro. Un son strident, un peu comme le feed-back
au concert de Rapture, lui a transpercé le tympan.
Puis une voix métallique : « Le numéro que vous avez
demandé n'est plus attribué. Veuillez consulter
l'annuaire. »

Grâce a froncé les sourcils.


— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Quand Jack l'a-t-il appelé pour la dernière fois ?


Cora a vérifié.

— Il y a trois semaines. Il a parlé pendant dix-huit


minutes.

— Le numéro n'est plus attribué.

— Hmm, indicatif six cent trois.

Cora s'est déplacée sur un autre site. Elle a tapé «


indicatif 603 » et a validé. La réponse est apparue
aussitôt.

— C'est dans le New Hampshire. Attends, on va


chercher sur Google.

— Et ça va donner quoi ?

— Ton numéro à toi est sur liste rouge, n'est-ce


pas ?

— Exact.

— Eh bien, laisse-moi te montrer quelque chose.


Ça ne marche pas à tous les coups, mais bon.
Regarde.

Cora a rentré le numéro de téléphone de Grâce


dans le moteur de recherche.

— Maintenant, il va fouiller tout Internet à la


recherche de ces numéros dans l'ordre. Pas
seulement les annuaires téléphoniques. De toute
façon, ça ne servira à rien, puisqu'il est sur liste
rouge. Mais...

Cora a appuyé sur la touche d'envoi. Il n'y a eu


qu'une seule réponse : un site consacré à un prix d'art
attribué par l'université de Brandeis, là où Grâce avait
fait ses études. Cora a cliqué sur le lien : le nom et le
numéro de téléphone de Grâce sont apparus sur
l'écran.

— Tu faisais partie du jury ? Grâce a acquiescé.

— C'était pour l'attribution d'une bourse artistique.

— Tiens, ça y est. Ton nom, adresse et numéro


de téléphone avec les autres membres du jury. Tu
avais dû leur donner.
Grâce a secoué la tête.

— Jette tes quarante-cinq tours et bienvenue à


l'âge de l'information, a plaisanté Cora. Maintenant
que je connais ton nom, je peux effectuer des millions
de recherches différentes. Je vais tomber sur la page
de ta galerie d'art, je saurai où tu as étudié, on aura
l'embarras du choix. Allez, on va essayer la même
chose avec ce numéro six cent trois...

Les doigts de Cora se sont remis à courir sur le


clavier.

— Attends. On a une réponse. (Elle a scruté


l'écran en plissant les yeux.) Bob Dodd.

— Bob ?

— Oui. Pas Robert, Bob. Cora s'est retournée vers


Grâce.

— Ce nom-là t'évoque quelque chose ?

— Non.

— L'adresse est une boîte postale à Fitzwilliam,


dans le New Hampshire. Tu es déjà allée là-bas ?

— Non.

— Et Jack?

— Je ne crois pas. Enfin, il était à la fac dans le


Vermont, donc il a pu aller faire un tour dans le New
Hampshire, mais on n'y a jamais été ensemble.

Un bruit leur est parvenu d'en haut. Max avait crié


dans son sommeil.

— Vas-y, a dit Cora. Je vais voir ce que je peux


dénicher sur notre ami M. Dodd.

En montant à l'étage, Grâce a ressenti un nouveau


coup au cœur : normalement, la nuit, c'était Jack qui
montait la garde dans la maison. Il gérait les
cauchemars et les soifs nocturnes. C'était lui qui
tenait la tête aux gamins quand ils se réveillaient à
trois heures du matin pour, euh, vomir. Pendant la
journée, Grâce s'occupait de les moucher, de prendre
la température, de réchauffer le bouillon de poule, de
leur faire avaler les cachets. Et Jack assurait la garde
de nuit.
Max sanglotait quand elle est arrivée dans sa
chambre. Ses cris s'étaient mués en gémissements
étouffés, plus pathétiques que n'importe quel
hurlement. Grâce l'a pris dans ses bras. Son petit
corps était secoué de tremblements. Elle l'a bercé en
murmurant doucement des paroles apaisantes.
Maman était là, tout allait bien, il n'avait rien à
craindre.

Max a mis un moment à se calmer. Elle l'a ensuite


emmené aux toilettes. Même s'il avait à peine six ans,
il pissait comme un homme - complètement à côté de
la cuvette. Il oscillait, s'endormant debout. Quand il a
eu fini, elle l'a aidé à remonter le pantalon de son
pyjama « Nemo ». Puis elle l'a remis au lit et lui a
demandé s'il voulait lui raconter son rêve. Il a secoué
la tête et s'est rendormi.

Grâce a regardé sa poitrine se soulever et


s'abaisser. Il ressemblait beaucoup à son père.

Lorsqu'elle est redescendue, il n'y avait aucun


bruit en bas, on n'entendait plus le cliquetis des
touches. Grâce est entrée dans le bureau. La chaise
était vide. Debout dans un coin, Cora agrippait son
verre de vin.

— Cora ?

— Je sais pourquoi le numéro de Bob Dodd n'est


plus attribué.

Grâce ne lui avait encore jamais entendu cette voix


crispée. Elle attendait que son amie continue, mais
Cora semblait vouloir se tasser dans son coin.

— Quoi ?

Cora a avalé une rapide gorgée.

— D'après un article du New Hampshire Post, Bob


Dodd est mort il y a quinze jours. Assassiné.
16

ÉRIC WU A PéNéTRé DANS LA MAISON DE


FREDDY SYKES.

L'intérieur était plongé dans l'obscurité. En partant, il


n'avait laissé aucune lumière. L'intrus - la personne qui
avait pris la clé dans le rocher - n'avait pas allumé. Ça l'a
interloqué.

Il avait supposé que cet intrus - l'intruse - était la


bonne femme curieuse à sa fenêtre. Aurait-elle eu la
présence d'esprit de ne pas allumer la lumière ?

Il a marqué une pause, surpris : si vous avez assez de


bon sens pour ne pas allumer, vous viendrait-il à l'idée de
laisser la planque à clés en pleine vue ?

Quelque chose ne collait pas.

Se baissant, Wu s'est glissé derrière le fauteuil. Il a


tendu l'oreille. Rien. S'il y avait quelqu'un dans la maison,
il l'entendrait bouger. Alors, il a attendu.

Toujours rien.

Wu se posait des questions. Se pouvait-il que l'intrus


soit venu et reparti ?

Il en doutait. Un individu qui prendrait le risque


d'entrer dans une maison avec une clé cachée ne
manquerait pas d'inspecter les lieux. Il trouverait
probablement Freddy Sykes là-haut, dans la salle de
bains, et appellerait les secours. Et s'il partait sans rien
remarquer d'anormal, il remettrait la clé à sa place. Or,
ce n'était pas le cas.

Quelle était donc la conclusion la plus logique ? Que


l'intrus était toujours dans la place. Caché quelque part.

Wu s'est déplacé tout doucement. Il y avait trois


issues. Il s'est assuré que toutes les trois étaient fermées
à clé. Les deux portes étaient munies de verrous, qu'il a
tirés avec précaution. Puis il est allé chercher des chaises
dans la salle à manger et les a placées devant les trois
issues. Histoire d'empêcher l'éventuelle fuite ou du moins
de l'entraver.

Piéger l'adversaire.

L'escalier était moquette, ce qui permettait de monter


plus facilement sans faire de bruit. Wu voulait jeter un
œil dans la salle de bains, pour voir si Freddy Sykes était
toujours dans la baignoire. Il a repensé à la cachette vide
en plein milieu de l'allée. Rien dans cette mise en scène
ne faisait sens. Plus il y songeait, plus il ralentissait le
pas.

Essayer de réfléchir clairement. Commencer par le


commencement : quelqu'un qui sait où Sykes cache sa
clé ouvre la porte. Il ou elle entre. Et après ? S'il trouve
Sykes, c'est forcément la panique. Il appelle la police. S'il
ne trouve pas Sykes, eh bien, il ressort, remet la clé à sa
place et range le rocher à l'écart.
Pourtant, il n'a fait ni l'un ni l'autre.

Une fois encore, que fallait-il en conclure ?

La seule autre explication qui lui venait à l'esprit - à


moins qu'il n'oublie quelque chose - était que l'intrus
avait bel et bien trouvé Sykes, au moment même où Wu
était entré dans la maison. Pris de court, il a tout juste eu
le temps de se cacher.

Mais ce scénario non plus ne tenait pas la route. La


personne n'aurait-elle pas allumé la lumière ? Peut-être
l'avait-elle fait. Peut-être avait-elle allumé, mais, en
voyant Wu arriver, elle avait éteint et s'était planquée là
où elle était.

Dans la salle de bains avec Sykes.

Wu avait atteint la chambre à coucher. Il apercevait le


jour sous la porte de la salle de bains. Il n'y avait pas de
lumière. Ne jamais sous-estimer l'ennemi, a-t-il pensé. Il
avait commis des erreurs dernièrement, beaucoup trop
d'erreurs. D'abord, Rocky Conwell. Wu avait manqué de
vigilance au point de se faire suivre, erreur numéro un.
Ensuite, il avait été repéré par la voisine d'à côté. Encore
un manque de vigilance.
Et maintenant ceci.

C'était dur de porter un regard critique sur soi-même


; néanmoins, Wu s'est efforcé de prendre du recul. Il
n'était pas infaillible, seuls les imbéciles croient l'être.
Serait-ce son séjour en prison qui l'aurait ramolli ? Peu
importait. Il fallait qu'il se concentre. Sans perdre une
minute.

Il y avait d'autres photos dans la chambre de Sykes,


la chambre que sa mère avait occupée pendant un demi-
siècle. Wu le savait grâce à leur correspondance sur le
Net. Le père de Sykes avait été tué lors de la guerre de
Corée, Sykes lui-même n'étant encore qu'un bébé. Sa
mère ne s'en était jamais remise. Les gens réagissent
différemment à la mort d'un être cher. Mme Sykes avait
choisi de vivre avec son fantôme plutôt qu'avec ses
semblables. Elle avait passé le reste de sa vie dans cette
chambre - voire dans ce lit - qu'elle avait partagée avec
son soldat de mari. Elle dormait de son côté à elle, avait
dit Freddy. Personne, pas même lui quand il était petit et
faisait un cauchemar, n'avait le droit de toucher à cette
moitié du lit où reposait jadis son bien-aimé.

Wu avait la main sur le bouton de la porte.


La salle de bains n'était pas grande. Il a essayé de se
représenter un angle d'attaque éventuel. En fait, il n'y en
avait pas. Wu avait une arme dans son sac marin.
Devait-il la sortir ? Car si l'intrus était armé, ça risquait
de poser un problème.

Trop sûr de lui ? Peut-être. Mais Wu ne pensait pas


avoir besoin d'une arme.

Il a tourné le bouton et poussé fort.

Freddy Sykes était toujours dans la baignoire. Le


bâillon dans la bouche, il avait les yeux fermés. Mort ?
Possible. En tout cas, il était seul. Il n'y avait pas de
place pour se cacher. Personne n'était venu à la
rescousse de Freddy.

Wu s'est approché de la fenêtre et a regardé la maison


d'à côté.

La femme - celle qui se baladait en tenue légère -était


là.

Chez elle. A sa fenêtre. Et elle le dévisageait.

C'est alors que Wu a entendu claquer une portière de


voiture. Il n'y a pas eu de sirène, mais en se tournant
vers l'allée, il a distingué la lumière rouge d'un gyrophare.

La police.

Charlaine Swain n'était pas folle.

Elle regardait des films, lisait des romans. En grande


quantité. Pour s'évader, pensait-elle. Se distraire.
Tromper l'ennui jour après jour. Mais ces films et ces
romans, peut-être se révélaient-ils curieusement
instructifs. Combien de fois n'avait-elle pas crié à la
courageuse héroïne - la diaphane ingénue aux cheveux
de jais - de ne pas mettre les pieds dans cette fichue
baraque ?

Trop de fois. Du coup, quand c'avait été son tour...


non merci, sans façon. Charlaine Swain n'allait pas
commettre cette erreur-là.

Plantée devant la porte de Freddy, elle avait


contemplé la cachette à clés. Sa culture
cinématographique et livresque ne l'autorisait pas à
entrer, mais elle n'allait pas non plus rester là, bras
ballants. Quelque chose ne tournait pas rond, il y avait un
homme dans le pétrin. Si elle n'intervenait pas, ce serait
de la non-assistance à personne en danger.

Alors une idée a jailli.

C'était tout simple, au fond. Elle a sorti la clé de sa


cachette, l'a glissée dans sa poche et a laissé le rocher au
beau milieu de l'allée. Pas parce qu'elle voulait que
l'Asiatique le voie, mais parce que ce serait son excuse
pour appeler la police.

A l'instant où l'Asiatique est entré chez Freddy, elle a


composé le neuf cent onze.

— Il y a quelqu'un chez le voisin, a-t-elle dit.

Et l'argument choc : la cachette à clés gisait dans


l'allée.

Maintenant, la police était là.

Une seule voiture de patrouille s'était engagée dans la


rue. Elle ne fonçait pas, sirène hurlante, mais roulait juste
ce qu'il fallait au-dessus de la limite de vitesse autorisée.
Charlaine a risqué un coup d'œil en direction de la
maison de Freddy.
L'Asiatique l'observait.
17

GRACE REGARDAIT FIXEMENT LE TITRE DU


JOURNAL.

— Assassiné ? Cora a hoché la tête.

— Comment ?

— D'une balle en pleine tête, sous les yeux de sa


femme. Style règlement de comptes entre gangs.

— On a arrêté celui qui a fait ça ?

— Non.

— Quand ?
— Quand il a été assassiné ?

— Oui, quand ?

— Quatre jours après le coup de fil de Jack.

Cora est revenue vers l'ordinateur. Grâce réfléchissait


à la date.

— Ça ne pouvait pas être Jack.

— Hmm.

— C'est impossible, il n'a pas quitté le New Jersey


depuis plus d'un mois.

— C'est toi qui le dis.

— Qu'est-ce que tu entends par là ?

— Rien, Grâce. Je suis dans ton camp, OK ? Je ne


pense pas, moi non plus, que Jack a tué qui que ce soit,
mais enfin, soyons réalistes.

— C'est-à-dire ?

— Ton « Il n'a pas quitté le New Jersey » ne tient pas


debout. Le New Hampshire n'est pas vraiment la
Californie. C'est à quatre heures de voiture, à une heure
d'avion.

Grâce s'est frotté les yeux.

— Autre chose, a poursuivi Cora. Je sais pourquoi il


est répertorié comme Bob, et pas comme Robert.

— Pourquoi ?

— Il est journaliste. C'est sa signature, Bob Dodd.


Google a listé cent vingt-six réponses à son nom ces
trois dernières années pour le New Hampshire Post.
Dans la nécro, on le qualifie de - c'est quoi, déjà, la
phrase ? - de « journaliste d'investigation à la dent dure,
réputé pour ses révélations controversées »... comme si
la mafia du New Hampshire l'avait liquidé pour le faire
taire.

— A ton avis, ce n'est pas le cas ?

— Va savoir. Mais en parcourant ses articles, je dirais


que Bob Dodd était plutôt du genre défenseur de la veuve
et de l'orphelin - à démasquer les réparateurs de lave-
vaisselle qui arnaquent les vieilles dames, les
photographes de mariage qui mettent les voiles avec
l'acompte, des choses comme ça.

— Peut-être qu'il a indisposé quelqu'un.

— C'est ça, a répondu Cora d'une voix atone. Et


d'après toi, ce serait une coïncidence... le fait que Jack
l'ait appelé juste avant sa mort ?

— Non, c'est tout sauf une coïncidence.

Grâce s'efforçait de digérer ce qu'elle venait


d'apprendre.

— Eh ! attends une minute.

— Quoi ?

— La photo. Il y avait cinq personnes dessus. Deux


hommes, trois femmes. C'est un peu tiré par les
cheveux...

Cora était déjà en train de taper.

— ... mais peut-être que l'un d'eux était Bob Dodd ?


Ça existe, les banques d'images ?
— J'y suis déjà.

Ses doigts semblaient voler, le curseur pointait, la


souris glissait. Il y avait deux pages, douze photos au
total de Bob Dodd. Sur la première page figurait un
chasseur du Wisconsin qui portait le même nom. Sur la
seconde - à la onzième photo -, elles ont trouvé un cliché
pris lors d'une manifestation Caritative à Bristol, dans le
New Hampshire. Bob Dodd, journaliste au New
Hampshire Post, était le premier à partir de la gauche.

Elles n'ont pas eu besoin de l'examiner de près : Bob


Dodd était un Afro-Américain. Sur la photo mystère,
tout le monde était blanc.

Grâce a froncé les sourcils.

— Pourtant, il existe forcément un lien.

— Voyons voir si j'arrive à dénicher sabio. Peut-être


qu'ils ont été à la fac ensemble, on ne sait jamais.

On a tambouriné doucement à la porte d'entrée.


Grâce et Cora ont échangé un regard.

— Il est bien tard, a fait observer Cora.


On a frappé à nouveau, toujours aussi discrètement.
Le visiteur avait préféré ne pas sonner, il devait savoir
qu'elle avait des enfants. Grâce s'est levée, Cora lui a
emboîté le pas. À la porte, Grâce a allumé la lumière
extérieure et jeté un œil par la fenêtre latérale. Elle aurait
probablement dû être surprise, mais il fallait croire qu'elle
n'en était plus à une secousse près.

— Qui c'est ? a demandé Cora.

— L'homme qui a changé ma vie, a répondu Grâce


tout bas.

Elle a ouvert la porte. Les yeux baissés, Jimmy X se


tenait sur le perron.

Wu n'a pas pu s'empêcher de sourire.

Cette bonne femme. Sitôt qu'il a aperçu le gyrophare,


il a compris. Elle était à la fois exaspérante et admirable
d'ingéniosité.

Mais pas le temps d'y réfléchir.

Que faire... ?

Jack Lawson était ligoté dans le coffre. Wu réalisait


maintenant qu'il aurait dû lever le camp en voyant la
cachette à clés. Encore une erreur... Combien d'autres
faux pas pouvait-il se permettre ?

Limiter la casse, c'était la seule solution. Pas moyen


de l'éviter... la casse, s'entend. Il allait trinquer, c'était
certain. La maison était tapissée de ses empreintes
digitales et la voisine avait déjà dû fournir son
signalement à la police. Sykes, vivant ou mort, serait
découvert. Cela non plus, il ne pouvait pas l'éviter.

Conclusion : s'il était pris, il irait en prison et y


resterait très, très longtemps.

La voiture de police s'est engagée dans l'allée.

Wu a basculé en mode survie. Il est redescendu à la


hâte. Par la fenêtre, il a vu la voiture s'arrêter. Il faisait
noir à présent, mais la rue était bien éclairée. Un grand
Black en uniforme est sorti, a remis sa casquette. Son
arme est restée dans son étui.

Tant mieux.

Le policier avait à peine posé le pied dans l'allée que


Wu a ouvert la porte, un large sourire aux lèvres.

— Vous désirez, monsieur l'agent ?

Il n'a pas dégainé son arme. C'était ce que Wu


escomptait. Ho-Ho-Kus était un quartier résidentiel dans
la vaste immensité connue sous le nom de banlieue. Un
agent de police, dans sa carrière, devait être appelé pour
des centaines de cambriolages dont la plupart, sinon
tous, étaient de fausses alertes.

— Nous avons reçu un coup de fil au sujet d'une


éventuelle effraction, a répondu le policier.

Wu a froncé les sourcils, feignant l'incompréhension.


Il a avancé d'un pas, tout en gardant ses distances. Pas
maintenant, se disait-il. Ne sois pas menaçant. Ses
mouvements étaient volontairement sobres, il donnait
l'impression de bouger au ralenti.
— Attendez, je sais. J'avais oublié ma clé. Quelqu'un
a dû me voir passer par-derrière.

— Vous habitez ici, monsieur... ?

— Chang, a complété Wu. Oui, j'habite ici. Mais la


maison n'est pas à moi, si c'est ce que vous voulez dire.
Elle appartient à mon ami, Frederick Sykes.

Il a esquissé un autre pas.

— Je vois, a dit le policier. Et M. Sykes est... ?

— En haut.

— Puis-je lui parler, s'il vous plaît ?

— Mais bien sûr, entrez.

Lui tournant le dos, Wu a crié dans l'escalier :

— Freddy ? Freddy, enfile quelque chose ! La police


est là.

Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que le


grand Black le suivait, juste à cinq mètres. Wu est rentré
dans la maison. Tenant la porte, il a décoché au policier
ce qu'il pensait être un sourire efféminé. L'homme -
d'après son badge, il se nommait Richardson - s'est
dirigé vers lui.

Alors qu'il n'était plus qu'à un mètre, Wu a frappé.

L'agent Richardson avait hésité. Peut-être pressentait-


il quelque chose, mais il était trop tard. Le coup, assené
avec la paume, le visait au milieu du ventre. Richardson
s'est plié en deux à la manière d'un transat. Wu s'est
rapproché pour le neutraliser, il n'avait pas l'intention de
tuer.

Un policier blessé, ça chauffe. Un policier mort fait


exploser le thermomètre.

Il était courbé en deux et Wu l'a cogné derrière les


jambes. Richardson est tombé à genoux. Utilisant la
technique des points de pression, Wu a enfoncé les
jointures de ses index de part et d'autre de sa tête, dans
la cavité auriculaire sous le cartilage, une zone qu'on
appelle le Triple Réchauffeur 17. Il faut trouver le bon
angle. Mettez-y de la force et c'est la mort assurée. Tout
est affaire de précision.

Les yeux de Richardson se sont révulsés. Wu a lâché


prise. Le flic est retombé comme un pantin dont on
aurait coupé les fils.

L'évanouissement ne durerait pas longtemps. Wu a


décroché les menottes de son ceinturon et l'a attaché par
le poignet à la rampe de l'escalier. Il a arraché la radio de
son épaule.

La bonne femme d'à côté...

Elle était sûrement en train d'épier. Elle allait rappeler


la police. Le temps pressait. S'il essayait de lui régler son
compte, elle le verrait et verrouillerait sa porte. Ce serait
trop long. Non, mieux valait faire vite, jouer sur l'effet de
surprise. Il s'est hâté dans le garage et a grimpé dans le
minivan de Jack Lawson. Se retournant, il a jeté un œil
dans le compartiment à bagages.

Jack Lawson était toujours là.

Wu s'est installé au volant. Il avait un plan.

Dès l'instant où elle a vu le policier descendre de


voiture, Charlaine a eu un mauvais pressentiment.

Tout d'abord, il était seul. Elle avait cru qu'ils seraient


deux, des coéquipiers, comme à la télé : Starsky et
Hutch, Deux Flics à Miami. Elle se rendait maintenant
compte de son erreur. Son appel avait été trop anodin,
elle aurait dû invoquer un danger, une menace
quelconque, afin qu'ils se méfient davantage, qu'ils
arrivent mieux préparés. Au lieu de quoi, elle passait pour
la commère du voisinage, une écervelée qui n’avait rien
d'autre à faire que d'appeler la police pour un oui ou pour
un non.

Ensuite, l'attitude même du policier : il avait tout faux.


Il s'est dirigé vers la porte d'un pas nonchalant, sans se
presser, l'insouciance personnifiée. Charlaine ne pouvait
voir l'entrée de son poste d'observation. Quand elle l'a
perdu de vue, elle a senti son estomac se nouer.

Elle a pensé crier un avertissement. Le problème - ça


peut paraître bizarre - tenait aux nouvelles fenêtres qu'ils
avaient fait installer l'année dernière. Elles s'ouvraient
verticalement, à l'aide d'une manivelle. Le temps de
pousser les deux loquets et d'actionner la poignée, le
policier avait déjà disparu. D'ailleurs, qu'aurait-elle pu
crier, hein ? Quel genre d'avertissement ? Que savait-elle
au juste ?
Du coup, elle a attendu.

Mike était à la maison. En bas, dans le séjour, en train


de regarder les Yankees sur la chaîne YES. Ils ne
faisaient plus soirée commune, ils ne regardaient plus la
télé ensemble. Mike avait une façon de zapper qui la
rendait folle. De toute façon, ils n'aimaient pas les mêmes
émissions. Mais en fait, le problème n'était pas là, elle
pouvait regarder n'importe quoi, ça ne la dérangeait pas.
Et cependant, Mike occupait le séjour tandis qu'elle
s'installait dans la chambre, et ils regardaient la télé
chacun de son côté, dans l'obscurité. Une fois de plus,
elle n'aurait su dire de quand datait cet état de fait. Les
enfants n'étaient pas à la maison ce soir - le frère de
Mike les avait emmenés au cinéma -, mais, même quand
ils étaient là, chacun restait dans sa chambre. Charlaine
avait beau essayer de limiter le temps passé à surfer sur
le Net, la tâche se révélait impossible. Dans sa jeunesse à
elle, les amis discutaient des heures au téléphone.
Aujourd'hui, ils échangeaient des messages instantanés et
Dieu sait quoi d'autre sur Internet.

Voilà ce qu'elle était devenue, sa famille - quatre


entités distinctes dans le noir, communiquant seulement
en cas de nécessité.
Elle a vu la lumière s'allumer dans le garage de Sykes.
Par la fenêtre, celle qui était voilée de dentelle, Charlaine
pouvait distinguer une ombre. Du mouvement. Dans le
garage. Pourquoi ? Le policier n'avait aucune raison
d'aller là-dedans. Elle a attrapé le téléphone et composé le
neuf cent onze, tout en se dirigeant vers l'escalier.

— Je vous ai appelée tout à l'heure, a-t-elle dit à


l'opératrice.

— Oui ?

— Au sujet d'une effraction chez mon voisin.

— Un agent est sur place.

— Oui, je sais. Je l'ai vu se garer. Silence. Elle se


sentait stupide.

— Je crois qu'il est arrivé quelque chose.

— Qu'avez-vous vu ?

— À mon avis, il a dû se faire agresser, votre agent.


S'il vous plaît, envoyez quelqu'un, vite.
Elle a raccroché. Plus elle s'expliquait, plus elle
risquait de s'enferrer.

Un bourdonnement familier lui est parvenu aux


oreilles. La porte électrique du garage de Freddy. Cet
homme avait fait quelque chose au flic, et il était sur le
point de s'échapper.

Charlaine a alors pris une décision réellement


aberrante.

Elle a repensé à toutes ces héroïnes évanescentes, ces


nymphes avec un pois chiche dans le crâne, et s'est
demandé s'il y en avait une parmi elles, même chez les
plus atteintes, qui serait capable de commettre une bêtise
aussi monumentale. Elle en doutait. Avec le recul, face
au choix qu'elle s'apprêtait à faire - à supposer qu'elle y
survive -, elle en rirait et peut-être, peut-être, concevrait
un peu plus de respect pour les personnages qui
s'aventurent dans une demeure obscure juste en culotte
et soutien-gorge.

Le problème était simple. L'Asiatique se préparait à


prendre la fuite. Il avait estourbi Freddy. Et aussi le flic,
elle en était sûre. Le temps que la police réagisse, il serait
parti, et ensuite, pour lui mettre la main dessus...
Or, que se passerait-il s'il parvenait à s'échapper ?

Il l'avait vue à sa fenêtre. Sans doute avait-il déjà pigé


que c'était elle qui avait appelé la police. Si ça se trouve,
Freddy était mort. Le flic itou. Et qui était le seul témoin
?

Il reviendrait lui régler son compte. Et même s'il ne


revenait pas, même s'il choisissait de lui ficher la paix, au
mieux elle vivrait dans l'angoisse. Se réveillerait en
sursaut la nuit. Le chercherait des yeux dans la foule le
jour. Et si jamais il décidait de se venger ? S'il s'en
prenait à Mike ou aux gosses ?

Non, elle ne pouvait pas le laisser partir. Elle devait le


stopper maintenant. Comment ?

L'empêcher de fuir était certes une bonne idée, mais il


fallait quand même rester réaliste. Que pouvait-elle faire ?
Ils ne possédaient pas d'arme. Elle n'allait pas se
précipiter là-bas, sauter sur son dos et essayer de lui
arracher les yeux. Non, elle devait se montrer plus
maligne.

Elle allait le suivre.


À première vue, cela semblait ridicule, mais
réfléchissez un peu. S'il s'en tirait, c'était la peur assurée.
Une peur panique, animale, une peur sans fin jusqu'à son
hypothétique arrestation. Charlaine avait vu le visage de
l'homme. Elle avait vu ses yeux. Elle serait incapable de
vivre avec ça.

Le suivre - le prendre en filature, comme on disait à la


télé - faisait sens, si on considérait toutes les autres
options. Elle le suivrait avec sa voiture, roulant à
distance. Elle aurait son téléphone portable sur elle et
pourrait donc transmettre ses coordonnées à la police. Il
ne s'agissait pas de le filer longtemps, juste le temps que
la police prenne le relais. Si elle ne réagissait pas
maintenant, tout de suite, elle savait ce qui allait se passer
: quand la police débarquerait, l'Asiatique serait déjà loin.

Il n'existait pas d'autre choix.

Plus elle y pensait, moins ça lui semblait délirant. Elle


serait dans une voiture à bonne distance derrière lui. Et
elle resterait en contact téléphonique avec une opératrice
du 911.

N'était-ce pas plus sécurisant que de le laisser partir ?


Elle est descendue en courant. — Charlaine ?
Mike se tenait au-dessus de l'évier ; il était en train de
manger des crackers au beurre de cacahuètes. Elle a
marqué une brève pause. Il a scruté son visage comme
lui seul savait le faire. Elle a songé à leur rencontre quand
elle était à la fac à Vanderbilt, à la façon dont il la
regardait à l'époque, et à la façon dont il la regardait
maintenant. Il était plus maigre alors, et tellement beau.
Mais le regard, les yeux n'avaient pas changé.

— Qu'est-ce qui se passe ? a-t-il demandé.

— Il faut... (Elle a repris son souffle.) Il faut que


j'aille quelque part.

Ses yeux. Ses yeux scrutateurs. Elle a repensé à la


première fois où elle l'avait vu, par une journée ensoleillée
à Centennial Park, à Nashville. Que de chemin parcouru
! Mais Mike voyait toujours, il la voyait comme personne
ne l'avait jamais vue. Pétrifiée, Charlaine a cru un instant
qu'elle allait fondre en larmes. Mike a laissé tomber les
crackers dans l'évier.

— Je vais te conduire, a-t-il dit.


18

GRâCE ET LE CéLèBRE ROCKER connu sous le


nom de Jimmy X étaient seuls dans le séjour alias
salle de jeux. La Gameboy de Max gisait sur le dos.
Le compartiment à piles était cassé, si bien que les
deux piles AA étaient maintenues en place avec du
Scotch. La cartouche, qui se trouvait à côté comme
si on l'avait recrachée, s'appelait Super Mario Cinq,
ce qui, pour une béotienne telle que Grâce, ne faisait
strictement aucune différence par rapport à Super
Mario Un, Deux, Trois et Quatre.

Cora les avait laissés en tête à tête pour retourner à


son poste de cyberlimier. Jimmy n'avait toujours pas
prononcé un mot. Les bras sur les cuisses, la tête
pendante, il rappelait à Grâce le jour où elle l'avait vu
dans sa chambre d'hôpital, peu après avoir repris
connaissance.

À l'évidence, il voulait qu'elle parle la première.


Sauf qu'elle n'avait rien à lui dire.
— Je m'excuse d'être passé si tard.

— Vous n'aviez pas un concert ce soir ?

— Ça y est, c'est fini.

— Ça s'est terminé de bonne heure.

— Les concerts finissent généralement à neuf


heures. Les organisateurs préfèrent.

— Comment saviez-vous où j'habitais ? Jimmy a


haussé les épaules.

— Je crois que je l'ai toujours su.

— Que voulez-vous dire par là ?

Il n'a pas répondu, et elle n'a pas insisté. Pendant


quelques secondes, un silence de mort a envahi la
pièce.

— Je ne sais pas par où commencer, a repris


Jimmy. Puis, après une courte pause :

— Vous boitez toujours.


— Excellent préambule, a-t-elle répliqué. Il s'est
efforcé de sourire.

— Oui, je boite.

— Depuis... ?

— Oui.

— Je suis désolé.

— Je m'en suis tirée à bon compte.

Le visage de Jimmy s'est assombri. Sa tête, qu'il


avait finalement eu le courage de relever, est
retombée comme si elle avait retenu la leçon.

Il avait toujours les mêmes pommettes. Les


fameuses boucles blondes avaient disparu, pour des
raisons génétiques, ou du fait d'une lame de rasoir. Il
avait vieilli, bien sûr. Sa jeunesse s'était évanouie, et
Grâce s'est demandé s'il en allait de même pour elle
aussi.

— J'ai tout perdu ce soir-là, a commencé Jimmy.


Il s'est interrompu et a secoué la tête.
— Non, ça ne va pas. Je ne suis pas venu ici pour
me faire plaindre.

Grâce n'a pas commenté.

— Vous vous rappelez, quand je suis allé vous


voir à l'hôpital ?

Elle a fait signe que oui.

— J'avais lu tous les articles de presse, suivi tous


les bulletins d'information. Je peux vous parler de
chacun des jeunes qui sont morts ce soir-là. Du
premier jusqu'au dernier. Je connais leurs visages.
Quand je ferme les yeux, je les vois encore.

— Jimmy ?

Il l'a regardée à nouveau.

— Vous ne devriez pas me dire ça. Ces jeunes-là


avaient une famille.

— Je suis au courant.

— Ce n'est pas à moi de vous donner l'absolution.


— Vous croyez que je suis là pour cette raison ?
Grâce se taisait.

— C'est que... je ne sais pas pourquoi je suis


venu, OK ? Je vous ai vue ce soir, à l'église. Et j'ai vu
que vous m'aviez reconnu. (Il a penché la tête.)
Comment m'avez-vous retrouvé, au fait ?

— Ce n'est pas moi.

— C'est l'homme avec qui vous étiez ?

— Carl Vespa.

— Oh ! nom de Dieu ! (Il a fermé les yeux.) Le


père de Ryan.

— Oui.

— C'est lui qui vous a amenée ?

— Oui.

— Qu'est-ce qu'il veut ?

Grâce a réfléchi avant de répondre.


— À mon avis, il ne doit pas le savoir lui-même.
C'a été au tour de Jimmy de se taire.

— Il pense qu'il veut des excuses.

— Il pense ?

— En réalité, ce qu'il veut, c'est son fils.

L'atmosphère était lourde. Grâce a remué dans son


fauteuil. Le visage de Jimmy s'était vidé de son sang.

— J'ai essayé, vous savez. De présenter mes


excuses, j'entends. Il a raison là-dessus, je leur dois
bien ça, c'est la moindre des choses. Et je ne parle
pas de cette stupide séance de photos avec vous à
l'hosto. C'est mon manager qui l'a voulue. J'étais
tellement défoncé que je l'ai suivi, mais je tenais à
peine sur mes jambes.

Il l'a regardée fixement. Il avait toujours ces yeux


intenses qui, du jour au lendemain, avaient fait de lui
la coqueluche de MTV.

— Vous vous souvenez de Tommy Garrison ?


Oui, elle s'en souvenait, il était mort dans la
bousculade. Ses parents s'appelaient Ed et Selma.

— Sa photo m'a touché. Enfin, tous, ils m'ont


touché. Ces vies qui commençaient tout juste...

Il s'est arrêté, a inspiré profondément avant de se


lancer à nouveau.

— Mais Tommy, on aurait dit mon petit frère. Je


n'arrivais pas à me le sortir de la tête. Alors je suis allé
chez lui. Je voulais demander pardon à ses parents...

— Et?

— J'ai débarqué là-bas. On s'est assis autour de la


table de cuisine, je me rappelle, je m'y suis accoudé,
et tout a vacillé. Ils avaient du lino par terre, à moitié
en lambeaux. Le papier peint, un horrible machin
jaune à fleurs, se barrait par endroits. Tommy était
leur unique enfant. J'ai regardé leur vie, leurs visages
éteints... Je n'ai pas pu le supporter.

Grâce se taisait.

— C’est là que j’ai pris le large.


— Jimmy ?

Il a levé les yeux.

— Où étiez-vous ?

— Un peu partout.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi avoir tout laissé tomber ? Il a haussé


les épaules.

— Ce n'était pas grand-chose, en fait. Le show-


biz... bon, bref, je n'entrerai pas dans les détails,
disons simplement que je ne gagnais pas gros à
l'époque. Je débutais. Il faut un moment pour
commencer à se faire du fric. Moi, je m'en fichais.
Tout ce que je voulais, c'était disparaître.

— Et vous êtes allé où ?

— D'abord en Alaska. J'y ai bossé un an. A vider


le poisson, vous pouvez imaginer ça ? Puis j'ai
voyagé. J'ai joué dans des bars, avec une ou deux
petites formations. À Seattle, je suis tombé sur un
groupe d'anciens hippies. Ils avaient fabriqué de faux
papiers pour les membres de Weather Underground
( Groupe d'étudiants qui, pendant la guerre du Vietnam, voulaient
renverser le gouvernement de Nixon. (N.d.T.) des trucs de ce
style. Ils m'ont fourni une nouvelle identité. Le plus
près que je me suis rapproché d'ici, c'est quand j'ai
joué avec un orchestre qui reprenait de vieux tubes
dans un casino d'Atlantic City. Le Tropicana, ça
s'appelait. Je me suis teint les cheveux, je m'en tenais
aux percussions. Personne ne m'a reconnu, ou alors
ils s'en foutaient.

— Vous étiez heureux ?

— Vous voulez la vérité ? Non. Je rêvais de


revenir ici, de m'amender et de reprendre ma vie.
Mais plus j'étais absent, plus c'était dur, et plus ça me
manquait. Le cercle vicieux, quoi. Pour finir, j'ai
rencontré Madison.

— La chanteuse de Rapture ?

— Ouais. Madison. Vous imaginez, le nom ? C'est


archicourant maintenant. Vous vous rappelez Splash,
le film avec Tom Hanks et comment s'appelle-t-elle,
déjà?

— Darryl Hannah, a répondu Grâce


machinalement.

— C'est ça, la sirène blonde. Vous vous souvenez


de la scène où Tom Hanks lui cherche un prénom ? Il
essaie toutes sortes de choses, genre Jennifer ou
Stéphanie ; ils traversent Madison Avenue, il
mentionne le nom de la rue, et elle veut s'appeler
comme ça - c'est un gros gag dans le film, une
femme nommée Madison. Eh bien, on n'entend plus
que ça aujourd'hui.

Grâce n'a pas relevé.

— Bref, elle vient d'un bled paumé dans le


Minnesota. Elle a fugué à l'âge de quinze ans pour
monter à la Grosse Pomme et s'est retrouvée camée
et SDF à Atlantic City, avant d'atterrir dans un foyer
pour jeunes. Là, elle a rencontré Jésus, vous
connaissez la chanson, on troque une addiction
contre une autre, et elle s'est mise au chant. Elle a la
voix de Janis Joplin version ange.
— Elle sait qui vous êtes ?

— Non. J'aime bien travailler avec elle, la musique


me plaît, mais je préfère rester loin des projecteurs.
En tout cas, c'est ce que je me dis. Madison est d'une
timidité maladive. Elle refuse de chanter si je ne suis
pas sur scène avec elle. Ça va lui passer, mais en
attendant je croyais qu'être batteur était une bonne
planque.

Dans son sourire, on retrouvait l'ombre de son


charme dévastateur.

— Apparemment, je me suis trompé. Tous deux


se sont tus pendant un moment.

— Je ne comprends toujours pas, a fait Grâce.

Il l'a dévisagée.

— J'ai dit tout à l'heure que ce n'était pas à moi de


vous donner l'absolution. Mais le fait est que vous
n'avez pas tiré ce coup de feu.

Jimmy ne bougeait pas.


— Les Who. Quand il y a eu cette bousculade à
Cincinnati, ils s'en sont remis. Et les Stones, quand ce
Hell's Angel a tué un gars pendant leur concert... Ils
continuent à jouer. Je conçois qu'on veuille faire un
break d'un an ou deux...

Jimmy a tourné la tête.

— Il faut que je parte. Il s'est levé.

— Pour disparaître à nouveau ? a-t-elle demandé.

Il a hésité, puis, glissant la main dans sa poche, il a


sorti une carte et la lui a donnée. Dessus, il y avait un
numéro à dix chiffres, et rien d'autre.

— Je n'ai pas d'adresse personnelle, seulement ce


téléphone portable.

Il s'est dirigé vers la porte. Grâce ne l'a pas


raccompagné. En temps normal, elle l'aurait peut-être
retenu pour en savoir davantage, mais là, sa visite
n'était qu'une parenthèse sans grande importance
dans le cours actuel de sa vie. Son passé exerçait une
curieuse force d'attraction, sans plus. Surtout
maintenant.
— Prenez soin de vous, Grâce.

— Vous aussi, Jimmy.

Assise dans le séjour, avec la fatigue qui


commençait à peser sur ses épaules, elle s'est
demandé où Jack pouvait bien être en cet instant
précis.

Mike a bel et bien pris le volant. L'Asiatique avait


une bonne minute d'avance sur eux, mais l'avantage
de leur tortueux dédale de culs-de-sac, de
lotissements et de terrains joliment boisés - cet
extraordinaire patchwork urbain à perte de vue -,
résidait dans le fait qu'il n'existait qu'une seule entrée
et une seule sortie.

Dans ce quartier de Ho-Ho-Kus, tous les chemins


menaient à Hollywood Avenue.

En deux mots, Charlaine a mis Mike au courant.


Elle lui a raconté presque tout : comment elle avait
regardé par la fenêtre et repéré cet homme qui avait
éveillé ses soupçons. Mike écoutait sans
l'interrompre. Il y avait dans son récit des trous de la
taille d'un éléphant. Ainsi, elle a omis de préciser
pourquoi elle regardait par la fenêtre, d'abord. Ces
trous, Mike les a sûrement remarqués, mais il n'a pas
relevé.

En étudiant son profil, Charlaine a remonté le


cours du temps jusqu'au jour de leur rencontre. Elle
venait d'entrer à l'université de Vanderbilt. Il y avait
un parc à Nashville, pas loin du campus, avec une
réplique du Parthénon, celui d'Athènes. Construit en
1897 pour l'Exposition du siècle, l'édifice était
considéré comme la copie la plus fidèle du célèbre
site perché au sommet de l'Acropole. Quand on
voulait savoir à quoi ressemblait le Parthénon du
temps de sa splendeur, on se rendait à Nashville, dans
le Tennessee.

Elle était assise là par une douce journée


d'automne, dix-huit ans tout juste, en train d'imaginer
la vie dans la Grèce antique, lorsqu'une voix a dit :

— Ça ne marche pas, hein ?

Elle s'est retournée. Mike avait les mains dans les


poches. Et il était beau comme un dieu.

— Pardon ?
Il a fait un pas en avant, un demi-sourire aux
lèvres, les gestes empreints d'une assurance qui l'a
séduite d'emblée. D'un mouvement de la tête, il a
désigné la majestueuse bâtisse.

— C'est la copie conforme, n'est-ce pas ? C'est ce


qu'ils voyaient, les grands philosophes comme Platon
ou Socrate, mais moi, je ne pense qu'à une chose...

Il a haussé les épaules.

— ... tout ça pour ça ?

Elle lui a souri. En voyant ses yeux s'agrandir, elle


a compris qu'elle avait mis dans le mille.

— Ça ne laisse rien à l'imagination, a-t-elle dit.


Mike a penché la tête.

— Comment ça ?

— Quand on regarde les ruines du véritable


Parthénon, on essaie d'imaginer comment il aurait pu
être. Mais la réalité, cette réalité-ci, n'égalera jamais
les créations de notre esprit.
Mike a acquiescé lentement, songeur.

— Tu n'es pas d'accord ? a-t-elle demandé.

— J'ai une autre explication.

— J'aimerais l'entendre.

Il s'est rapproché, s'est penché, les genoux


fléchis.

— Il n'y a pas de fantômes. A elle d'incliner la


tête.

— On a besoin de l'histoire. On a besoin


d'individus qui déambulent ici en sandales. On a
besoin des ans, du sang, des morts, de la sueur d'il y
a... quoi, quatre siècles avant notre ère. Socrate n'a
jamais prié ici. Platon n'a jamais débattu devant cette
porte. Les copies n'ont pas de fantômes. Ce sont des
corps sans âme.

La jeune Charlaine a de nouveau souri.

— Ce baratin, tu le sers à toutes les filles ?


— Non, en fait, je suis en train de le tester.
Qu'est-ce que tu en penses ?

Elle a levé la main, paume vers le haut, et l'a


tournée plusieurs fois dans les deux sens.

— Eh...

Depuis ce jour-là, Charlaine n'avait été avec aucun


autre homme. Pendant des années, ils sont retournés
au faux Parthénon le jour anniversaire de leur
rencontre. C'était la première fois qu'ils n'y allaient
pas.

— Le voilà, a annoncé Mike.

La Ford Windstar roulait vers l'ouest dans


Hollywood Avenue en direction de la route 17.
Charlaine était à nouveau en ligne avec le 911.
L'opératrice l'avait enfin prise au sérieux.

— Nous avons perdu le contact radio avec notre


agent sur place, a-t-elle dit.

— Il se dirige vers la route 17, entrée Hollywood


Avenue. Il conduit une Ford Windstar.
— Numéro d'immatriculation ?

— Je ne le vois pas d'ici.

— Nous avons envoyé une patrouille aux deux


endroits. Vous pouvez cesser votre poursuite.

Elle a abaissé le téléphone.

— Mike ?

— C'est bon, a-t-il répondu.

Se calant dans son siège, elle a songé à sa propre


maison, aux fantômes, aux corps sans âme.

Éric Wu ne se laissait pas démonter facilement.

Que la femme d'à côté et l'homme qu'il supposait


être son mari lui filent le train... il se serait attendu à
tout sauf à ça. Pour l'heure, il se demandait que faire.

Cette bonne femme !


Elle l'avait piégé, elle le suivait, et elle avait prévenu
la police. Ils avaient dépêché un agent. Et Wu avait
compris qu'elle les rappellerait.

Il avait cependant tablé sur le fait que, avant que la


police réagisse à son appel, il aurait mis une distance
suffisante entre lui et la maison de Sykes. Quand il
s'agit de localiser un véhicule, les flics sont loin d'être
omnipotents. Il suffit de se souvenir du tireur de
Washington, il y a quelques années. Malgré des
centaines d'hommes, malgré les barrages routiers, il
avait fallu du temps pour identifier deux amateurs.

Si Wu arrivait à prendre une bonne longueur


d'avance, il serait en sécurité.

Mais il y avait ce nouveau problème.

Toujours cette bonne femme.

Cette femme et l'homme étaient en train de le


suivre. Ils seraient en mesure de signaler à la police
où il allait, par quel chemin, dans quelle direction.

Conclusion : il devait les en empêcher.


Il a repéré le panneau du centre commercial de
Paramus et a pris la bretelle de sortie qui enjambait la
route. La femme et le type ont suivi. Il était tard, les
magasins étaient fermés. Wu s'est engagé sur le
parking désert. L'autre voiture restait à distance.

Aucune importance.

C'était le moment de les coincer.

Wu avait une arme, un Walther PPK. Il n'aimait


pas s'en servir. Pas parce qu'il avait des scrupules,
simplement il préférait ses mains. S'il était un tireur
honnête, les mains, c'était sa spécialité. Il les
maîtrisait à la perfection, elles faisaient partie de lui.
Avec une arme, on est obligé de faire confiance à la
mécanique, à quelque chose d'extérieur. Wu n'aimait
pas ça.

Mais il en concevait l'utilité.

Il a arrêté la voiture, s'est assuré que le pistolet


était chargé. Sa portière était déverrouillée. Il a
abaissé la poignée et, une fois dehors, a visé l'autre
véhicule.
— Mais qu'est-ce qu'il fout, bon sang ? a lâché
Mike.

Charlaine a regardé la Ford Windstar pénétrer sur


le parking du centre commercial. Bien éclairé, baigné
de la lumière fluorescente des enseignes, celui-ci était
entièrement vide.

La Ford s'est arrêtée.

— N'avance pas, a-t-elle soufflé.

— Les portières sont toutes verrouillées. Que


veux-tu qu'il fasse ?

L'Asiatique se déplaçait avec grâce et fluidité, mais


en même temps chaque mouvement semblait
soigneusement calculé. C'était une étrange
combinaison, cette façon de se mouvoir - cela avait
quelque chose d'inhumain. Pour le moment, l'homme
se tenait à côté de sa voiture, immobile. Son bras
s'est soulevé - uniquement le bras -, le reste de sa
personne semblait si peu affecté par ce geste qu'on
aurait presque cru à une illusion d'optique.

Et là, leur pare-brise a explosé.


Le bruit a été soudain, assourdissant. Charlaine a
hurlé. Quelque chose lui a éclaboussé le visage -
c'était gluant et mouillé. Une odeur métallique s'est
répandue dans l'air. Instinctivement, elle a plongé.
Une pluie de verre s'est abattue sur sa tête. Puis une
masse s'est affalée sur elle, l'écrasant sous son poids.

Mike.

Elle a hurlé de nouveau. Son cri s'est perdu dans


une deuxième déflagration. Il fallait qu'elle se remue,
qu'elle les sorte de là. Mike ne bougeait pas. Elle l'a
repoussé et s'est risquée à relever la tête.

Une autre balle a sifflé à proximité.

Charlaine n'avait pas la moindre idée de l'endroit


où elle avait pu se loger. Elle s'est recroquevillée de
plus belle, un rugissement lui emplissant les oreilles:
Quelques secondes se sont écoulées. Finalement, elle
a hasardé un coup d'œil.

L'homme se dirigeait vers elle.

Que faire ?
Fuir... Se sauver... C'est la seule pensée cohérente
qui lui est venue à l'esprit. Comment ?

Elle a passé la marche arrière. Le pied de Mike


pesait sur la pédale de frein. Aplatie sur le plancher,
elle a empoigné sa cheville inerte et a ôté son pied du
frein. Toujours blottie contre le siège, Charlaine a
plaqué sa main sur l'accélérateur et a appuyé de
toutes ses forces. La voiture a fait un bond en arrière.
Elle était coincée. Elle ne savait absolument pas où
elle allait.

Mais ils reculaient.

Charlaine gardait sa paume sur la pédale. La


voiture a rebondi sur quelque chose, un trottoir peut-
être. Sa tête a cogné contre la colonne de direction.
Avec ses omoplates, elle essayait de maintenir le
volant droit tandis que sa main gauche continuait
d'écraser l'accélérateur. Ils ont heurté un autre
obstacle. Elle tenait bon. La chaussée était plus lisse à
présent, mais pas pour longtemps. Charlaine a
entendu des coups de Klaxon, un crissement de
pneus et le sinistre vrombissement de véhicules qui
échappent au contrôle de leur conducteur.
Alors ce fut le choc, un fracas épouvantable et,
quelques secondes plus tard, le noir.
19

L'AGENT DALEY A CHANGé DE COULEUR.

Perlmutter s'est redressé.

— Quoi ?

Daley était en train de fixer la feuille de papier dans


sa main comme s'il craignait de la voir partir en
fumée.

— Il y a un truc qui ne va pas là-dedans,


capitaine. Lorsqu'il avait débuté dans la police, le
capitaine

Perlmutter détestait les gardes de nuit. Le silence


et la solitude lui portaient sur les nerfs. Il faut dire
qu'il venait d'une famille nombreuse, sept gosses, et
qu'il adorait cette vie-là. Lui et sa femme, Marion,
voulaient plein d'enfants. Il avait tout prévu : les
barbecues, les week-ends passés à entraîner un
gamin après l'autre, les conférences à l'école, le
cinéma du vendredi en famille, les soirées d'été sur la
terrasse, bref, l'existence qu'il avait connue à
Brooklyn, mais version banlieue résidentielle.

Sa grand-mère avait coutume d'émailler ses


propos de toutes sortes de dictons yiddish. L'adage
préféré de Stu Perlmutter avait été celui-ci : «
L'homme fait des projets et Dieu rigole. » Marion, la
seule femme qu'il ait jamais aimée, avait été foudroyée
par une embolie à l'âge de trente et un ans. Elle était
dans la cuisine, en train de préparer un sandwich
pour Sammy, leur fils - leur unique enfant -, quand
l'embolie a frappé. Elle était morte avant d'avoir
touché le lino.

La vie de Perlmutter s'était pratiquement arrêtée ce


jour-là. Il avait fait son possible pour élever Sammy,
mais à dire vrai le cœur n'y était pas. Il aimait son fils
et se plaisait bien dans son travail, seulement il avait
vécu pour Marion. Ce quartier, ce métier étaient
devenus sa seule consolation. La maison, la présence
de Sammy lui rappelaient Marion et tout ce qu'ils ne
connaîtraient jamais. Ici, tout seul, il arrivait presque
à oublier.

Tout cela était de l'histoire ancienne. Sammy allait


à la fac désormais. C'était un brave garçon, malgré le
fait que son père n'ait pas été très attentionné. Il y
avait sûrement des choses à dire là-dessus, cependant
Perlmutter ne savait pas lesquelles.

Il a fait signe à Daley de s'asseoir.

— Alors, qu'est-ce qui se passe ?

— Cette femme. Grâce Lawson.

— Ah ! a dit Perlmutter.

— Ah?

— Justement, j'étais en train de penser à elle.

— Quelque chose vous chiffonne dans cette


affaire, capitaine ?
— Ouaip.

— Je croyais que c'était juste moi.

Perlmutter s'est renversé dans son siège et a


demandé :

— Savez-vous qui elle est ?

— Mme Lawson ?

— Ouais.

— Elle est peintre.

— Plus que ça. Vous avez remarqué le boitillement


?

— Oui.

— Son nom de femme mariée est Grâce Lawson.


Autrefois, elle s'appelait Grâce Sharpe.

Daley l'a regardé sans comprendre.

— Jamais entendu parler du massacre de Boston ?


— Attendez, vous voulez dire l'émeute pendant un
concert de rock ?

— Une bousculade plutôt, mais c'est ça, oui. Il y a


eu beaucoup de morts.

— Elle y était ? Perlmutter a hoché la tête.

— Et elle a été grièvement blessée ; elle est restée


un moment dans le coma. Elle a fait la une des
journaux.

— C'était il y a combien de temps ?

— Quinze ou seize ans.

— Mais vous vous en souvenez ?

— Ça a fait pas mal de bruit à l'époque. Et puis,


j'étais un grand fan de Jimmy X.

Daley a eu l'air surpris.

— Vous ?

— Dites donc, je n'ai pas toujours été un vieux


chnoque.
— J'ai écouté leur CD, c'était drôlement bien. On
entend encore souvent L'Encre pâle à la radio.

— Une des plus belles chansons de tous les


temps. Marion avait aimé Jimmy X. Perlmutter la
revoyait, un vieux Walkman sur les oreilles, les yeux
clos, remuant les lèvres tandis qu'elle chantait
silencieusement avec Jimmy. Il a cillé pour chasser
cette vision.

— Et que sont-ils devenus ?

— Le massacre a détruit le groupe. Ils se sont


séparés. Jimmy X - je ne me rappelle plus son vrai
nom - était le leader, c'est lui qui écrivait les
chansons. Il a tout laissé tomber du jour au
lendemain.

Perlmutter a désigné le papier dans la main de


Daley.

— Alors, c'est quoi ?

— Quelque chose dont je voulais vous parler.

— En rapport avec l'affaire Lawson ?


— J'en sais rien... Ouais, peut-être bien.

Le capitaine a croisé les mains derrière sa tête.

— Je vous écoute.

— DiBartola a reçu un coup de fil en début de


soirée, a commencé Daley. Encore une affaire de
mari disparu.

— Des similitudes avec Lawson ?

— Non. Enfin, pas de prime abord. Ce type n'était


même plus vraiment son mari. Un ex plutôt, et pas
tout à fait blanc comme neige.

— Il a un casier ?

— Il a fait de la taule pour agression.

— Son nom ?

— Rocky Conwell.

— Rocky ? Pour de bon ?

— Ouais, c'est marqué sur son extrait de


naissance.

— Ah ! les parents ! (Perlmutter a esquissé une


moue.) Attendez, pourquoi ce nom-là m'évoque
quelque chose ?

— Il a joué quelque temps au foot en tant que pro.


Perlmutter a fouillé sa mémoire avant de hausser les
épaules.

— Et c'est quoi, l'histoire ?

— Bon, cette affaire a l'air encore plus cousue de


fil blanc que Lawson. Un ex-mari qui était censé
emmener sa femme faire du shopping dans la
matinée. Je veux dire, c'est rien, moins que rien, mais
DiBartola rencontre la femme... elle s'appelle Lorraine
et elle est top canon. Vous connaissez DiBartola.

— Un saute-au-crac de première, a acquiescé


Perlmutter.

— Tout à fait, du coup il se dit : Caressons-la


dans le sens du poil. Elle est séparée, on ne sait
jamais, peut-être qu'il y en aura pour ma pomme.
— Très professionnel. (Perlmutter a froncé les
sourcils.) Continuez.

— C'est là que ça se corse. Daley s'est humecté


les lèvres.

— DiBartola, il fait au plus simple. Il interroge l'EZ


Pass.

— Comme vous.

— Exactement comme moi.

— Ce qui signifie ?

— Il obtient une réponse. Daley s'est penché en


avant.

— Rocky Conwell a franchi le péage à la sortie


numéro seize de la voie express de New York. Hier
soir, à vingt-deux heures vingt-six.

Perlmutter l'a regardé.

— Ouais, je sais. Même heure et même endroit


que Jack Lawson.
Le capitaine a parcouru le rapport.

— Vous en êtes sûr, de ça ? DiBartola n'aurait pas


rentré par erreur le même numéro que nous ?

— J'ai vérifié deux fois. Y a pas photo. Conwell et


Lawson ont franchi le péage au même moment. À
tous les coups, ils étaient ensemble.

Perlmutter a ruminé cette information et a secoué


la tête.

— Non.

Daley semblait déconcerté.

— Vous croyez à une coïncidence ?

— Deux voitures différentes qui franchissent le


péage en même temps ? Ça m'étonnerait.

— Alors, vous voyez ça comment ?

— Ce n'est pas très clair, a répondu Perlmutter.


Mettons, je ne sais pas, qu'ils se soient enfuis
ensemble. Ou que Conwell ait kidnappé Lawson. Ou
que Lawson, nom d'une pipe, ait kidnappé Conwell.
Au choix. Ils seraient dans la même voiture, il n'y
aurait qu'un seul passage d'enregistré, pas deux.

— C'est juste.

— Or ils étaient dans deux voitures différentes, et


là, ça me dépasse. Deux hommes dans deux voitures
différentes franchissent le péage au même moment.
Et tous les deux sont portés disparus.

— Sauf que Lawson a appelé sa femme, a ajouté


Daley. Il avait besoin d'espace, rappelez-vous.

Ils réfléchissaient, l'un et l'autre.

— Vous voulez que je téléphone à Mme Lawson ?


a demandé Daley. Pour savoir si elle connaissait ce
Conwell ?

Perlmutter a trituré sa lèvre inférieure.

— Pas tout de suite. Et puis, il est tard. Elle a des


mômes.

— Alors, qu'est-ce qu'on fait ?


— On continue l'enquête. Pour commencer, on va
parler à l'ex-femme de Rocky Conwell. Des fois qu'il
y aurait un lien entre Conwell et Lawson. Entrez le
numéro de sa plaque, on va voir si on trouve quelque
chose.

Le téléphone a sonné. Daley s'occupait également


du standard. Il a décroché, écouté et s'est tourné vers
Perlmutter.

— Qui c'était?

— Phil, de Ho-Ho-Kus.

— Il y a un problème ?

— Ils pensent qu'un de leurs agents pourrait avoir


des ennuis. Ils auraient besoin d'un coup de main.
20

BEATRICE SMITH éTAIT UNE VEUVE DE


CINQUANTE-TROIS ANS.

Éric Wu avait repris la Windstar. Il a suivi


Ridgewood Avenue jusqu'à la route à quatre voies.
Puis il a emprunté l'autoroute 287, direction le pont de
Tappan Zee. Il est sorti à Armonk, État de New
York, et il a continué par des routes secondaires. Il
savait exactement où il allait. D'accord, il avait
commis des erreurs, mais il n'en avait pas moins
assuré ses arrières.
Entre autres : avoir un domicile de rechange en
vue.

Le mari de Béatrice Smith avait été un cardiologue


réputé, il avait même été élu maire de sa petite ville.
Ils avaient eu beaucoup d'amis, mais c'étaient tous
des amis du « couple ». Quand Maury - c'était le
prénom du mari - avait été brutalement terrassé par
une crise cardiaque, les amis sont restés dans les
parages un mois ou deux avant de se disperser. Son
fils unique, médecin comme son père, habitait San
Diego avec sa femme et leurs trois enfants. Elle a
gardé la maison, cette même maison où elle avait
vécu avec Maury, qui maintenant lui semblait grande
et vide. Elle pensait la vendre pour aller s'installer à
Manhattan, sauf qu'en ce moment les prix avaient
tendance à grimper de façon effarante. Et puis, elle
avait peur. Elle n'avait jamais connu autre chose
qu'Armonk. Avait-elle raison de vouloir changer de
vie ?

Tout cela, elle l'avait confié via Internet au soi-


disant Stephen Fleisher, un veuf de Philadelphie qui
envisageait d'emménager à New York. Arrivé dans sa
rue, Wu a ralenti. Le quartier était calme, noyé dans la
verdure et très protégé. Il était tard. À cette heure-ci,
le coup de la livraison ne marcherait pas. Il n'avait pas
de temps à perdre en finasseries, d'ailleurs ce ne
serait pas utile, il n'était pas en mesure de garder son
hôtesse en vie.

Rien, aucun lien, ne reliait Béatrice Smith à Freddy


Sykes.

En conséquence, il serait impossible de localiser


Béatrice Smith. Totalement impossible.

Wu a garé la voiture, enfilé des gants - pas


d'empreintes, cette fois-ci - et s'est approché de la
maison.
21

à CINQ HEURES DU MATIN, Grâce a enfilé un


peignoir de bain - celui de Jack - et est descendue au
rez-de-chaussée. Elle s'habillait toujours avec les
affaires de son mari. Il avait beau lui suggérer de
porter de la lingerie, elle préférait sa veste de pyjama.

— Alors ? disait-elle en paradant devant lui.

— Pas mal, rétorquait-il, mais si tu mettais le bas


plutôt que le haut, ça le ferait encore plus.

Avant toute chose, Grâce a consulté l'adresse e-


mail qu'elles avaient créée pour recevoir les réponses
à la suite de l'envoi de la photo en multipostage. Et là,
surprise !

Il n'y avait pas de réponse.

Pas une seule.

Comment était-ce possible ? Il se pouvait que


personne n'ait reconnu la fille sur la photo. Elle avait
envisagé cette probabilité. Mais, entre-temps, elles
avaient envoyé des centaines de milliers de mails.
Même avec des systèmes antispam et tout ça,
quelqu'un aurait bien dû répondre, ne serait-ce que
pour l'insulter, un fêlé qui avait du temps à perdre, un
internaute qui en avait marre de se faire inonder de
messages indésirables.

Or, elle avait reçu zéro réponse.

Que fallait-il en penser ?

La maison était silencieuse. Emma et Max


dormaient encore. Cora aussi. Allongée sur le dos,
elle ronflait, la bouche ouverte.
Passe la seconde, a songé Grâce.

Bob Dodd, le journaliste assassiné, était à présent


sa meilleure, voire sa seule piste - bien mince, à vrai
dire. Elle ne connaissait ni son numéro de téléphone,
ni sa famille, ni même son adresse. Mais, puisqu'il
avait travaillé pour un journal relativement important,
le New Hampshire Post, elle a décidé de commencer
par là.

Les journaux ne ferment jamais complètement - du


moins le croyait-elle. Il devait bien rester quelqu'un au
Post, au cas où une nouvelle de taille leur
parviendrait. Et un journaliste coincé au bureau à cinq
heures du matin se montrerait peut-être loquace,
surtout s'il s'ennuyait ferme. Elle a donc décroché le
téléphone.

Grâce ne savait pas trop comment s'y prendre.


Elle a imaginé plusieurs approches : elle pouvait, par
exemple, se faire passer pour une journaliste et
demander de l'aide, entre confrères, mais elle n'était
pas certaine de trouver les bons mots.

Pour finir, elle a résolu de s'en tenir le plus


possible à la vérité.
Elle a composé *67 pour masquer la présentation
de numéro. Le journal disposait d'un numéro vert.
Grâce ne l'a pas utilisé : on ne peut pas masquer son
numéro lorsque l'appel est gratuit. Elle avait lu ça
quelque part et l'avait stocké dans le placard du fond
de son cerveau, le même que celui qui contenait le
nom de l'interprète de Splash et le pseudo
professionnel d'Esperanza Diaz, et qui faisait de
Grâce, selon l'expression de Jack, « la star de l'info
inutile ».

Les deux premiers appels au New Hampshire Post


n'ont abouti à rien. Le type qui tenait le standard
n'avait pas envie de se fatiguer. Il n'avait pas vraiment
connu Bob Dodd et a tout juste prêté attention à son
laïus. Grâce a attendu vingt minutes avant de refaire
une tentative. Cette fois, elle a été dirigée sur les
informations locales, où une femme qui paraissait très
jeune lui a avoué qu'elle venait de commencer au
journal, que c'était son tout premier job, qu'elle ne
connaissait pas Bob Dodd, mais oh ! là là ! c'était
affreux, ce qui lui était arrivé, vous ne trouvez pas ?

Grâce a de nouveau consulté ses e-mails.


Toujours rien.
— Maman ! C'était Max.

— Maman, viens !

Elle est montée en toute hâte.

— Qu'est-ce qu'il y a, chéri ?

Assis dans son lit, Max a désigné son pied.

— Mon orteil, il grandit trop vite.

— Ton orteil ?

— Regarde.

Elle est venue s'asseoir à côté de lui.

— T'as vu?

— Vu quoi, chéri ?

— Mon deuxième orteil. Il est plus gros que le


gros orteil. Il grandit trop vite.

Grâce a souri.
— C'est normal, chéri.

— Hein ?

— Plein de gens ont un deuxième orteil plus long


que le gros. Ton papa, c'est pareil.

— C'est pas vrai.

— Mais si, je t'assure. Son deuxième orteil


dépasse largement le gros.

Cela a eu l'air de l'apaiser. Une fois de plus, Grâce


a ressenti un pincement au cœur.

— Tu veux regarder les Wiggles ? lui a-t-elle


proposé.

— C'est pour les petits, ça.

— Voyons ce qu'il y a sur Disney Playhouse, OK


? Il y avait Rolie Polie Olie, et Max s'est lové sur le
canapé pour regarder. Il aimait bien utiliser les
coussins en guise de couverture, créant un joyeux
désordre autour de lui. Mais Grâce n'était pas en état
de s'en préoccuper. Elle a rappelé le New Hampshire
Post et a demandé la rédaction.

L'homme qui a répondu avait une voix de


rogomme : on aurait cru de vieux pneus sur une allée
de gravier.

— C'est pour quoi ?

— Bonjour, a lancé Grâce avec trop d'entrain,


souriant comme une imbécile dans le téléphone.

Il a émis un son qui, traduit de façon


approximative, signifiait : Venez-en au fait.

— Je cherche à recueillir des informations sur Bob


Dodd.

— Qui est à l'appareil ?

— Je préfère ne pas le dire.

— Vous rigolez, hein ? Écoutez, ma belle, je vais


raccrocher, là...

— Holà, minute ! Je ne peux pas vous donner de


détails, mais si jamais c'était un gros scoop...
— Un gros scoop ? Vous avez dit « un gros scoop
»?

— Oui.

L'homme s'est esclaffé.

— Vous me prenez pour le chien de Pavlov ou


quoi ? Dites « gros scoop » et je vais me mettre à
saliver.

— J'ai besoin d'en savoir plus sur Bob Dodd.

— Pourquoi ?

— Parce que mon mari a disparu, et je pense que


ça pourrait être lié à son assassinat.

Il a marqué une pause.

— C'est une plaisanterie, n'est-ce pas ?

— Non, a répondu Grâce. Sérieusement, je


cherche quelqu'un qui a connu Bob Dodd.

— Moi, je l'ai connu. La voix s'était radoucie.


— De près ?

— Suffisamment, oui. Qu'est-ce que vous voulez


?

— Savez-vous sur quoi il était en train de travailler


?

— Dites, ma petite dame, vous avez des


informations sur l'assassinat de Bob ? Car si c'est le
cas, laissez tomber vos conneries de scoop et
adressez-vous à la police.

— Ça n'a rien à voir.

— C'est quoi, alors ?

— J'ai consulté de vieilles factures de téléphone.


Mon mari a parlé à Bob Dodd peu de temps avant sa
mort.

— Qui c'est, votre mari ?

— Ça, je ne vous le révélerai pas. C'est


probablement juste une coïncidence.
— Mais vous dites qu'il a disparu.

— Oui.

— Et ça vous inquiète au point de vous intéresser


à cet ancien coup de fil ?

— Je n'ai rien d'autre. Nouvelle pause.

— Il va falloir trouver mieux que ça, madame.

— Je ne peux pas. Silence.

— Oh ! et puis où est le mal ? Je ne sais rien. Bob


ne se confiait pas à moi.

— Et à qui se confiait-il ?

— Essayez toujours de contacter sa femme.


Grâce a failli se donner une claque sur le front.

Comment n'y avait-elle pas pensé ? Où avait-elle la


tête ?

— Savez-vous où je peux la joindre ?

— Pas trop, non. Je l'ai rencontrée une fois ou


deux, tout au plus.

— Comment s'appelle-t-elle ?

— Jillian. Avec un J, me semble-t-il.

— Jillian Dodd ?

— Ce doit être ça. Il y a quelqu'un d'autre que


vous pourriez questionner : le père de Bob, Robert
Senior. Il a plus de quatre-vingts balais maintenant,
mais je crois qu'ils étaient très proches.

— Avez-vous son adresse ?

— Oui, il est dans une maison de vieux, dans le


Connecticut. C'est là que nous avons expédié les
affaires de Bob.

— Les affaires de Bob ?

— C'est moi qui ai vidé son bureau, j'ai tout mis


dans un carton.

Grâce a froncé les sourcils.

— Et vous avez expédié ça à son père ?


— Ouais.

— Pourquoi pas à Jillian, sa femme ? Il n'a pas


répondu tout de suite.

— Je n'en sais rien, je crois bien qu'elle a craqué,


après l'assassinat. Ça s'est passé devant elle. Attendez
une minute, je vais vous trouver le numéro de la
maison de retraite. Vous n'aurez qu'à lui demander
vous-même.

Charlaine voulait s'asseoir à côté du lit d'hôpital.

C'est bien ce qu'on voit dans les films - l'épouse


aimante au chevet de son cher et tendre, en train de
lui tenir la main -, sauf qu'ici il n'y avait pas de siège
prévu à cet effet. Le seul fauteuil dans la chambre
était trop bas, presque au ras du sol. Il était du genre
convertible ; plus tard, oui, Charlaine pourrait en avoir
besoin, mais pour le moment elle avait juste envie de
s'asseoir, de prendre la main de son mari dans la
sienne.
Au lieu de quoi, elle restait debout. De temps à
autre, elle se perchait sur le bord du lit, mais comme
elle craignait de déranger Mike, elle se relevait. Ce
qui, au fond, n'était peut-être pas plus mal. Ça
ressemblait un peu à une pénitence.

La porte s'est ouverte derrière elle. Charlaine lui


tournait le dos, elle n'a pas pris la peine de se
retourner. Une voix masculine, une voix qu'elle ne
connaissait pas, lui a demandé :

— Comment vous sentez-vous ?

— Ça va.

— Vous avez eu de la chance. Elle a hoché la tête.

— J'ai l'impression d'avoir gagné au loto.


Charlaine a touché le bandage sur son front. Plusieurs
points de suture, probablement une légère contusion.
Les seules séquelles de l'accident. Bleus, égratignures,
quelques points.

— Comment va votre mari ?

Elle n'a pas répondu. La balle avait atteint Mike au


cou. Il n'avait toujours pas repris connaissance,
même si les médecins l'avaient informée que « le pire
était passé », quoi que cela veuille dire.

— M. Sykes vivra, a poursuivi l'homme derrière


elle, grâce à vous. Il vous doit la vie. Quelques heures
de plus dans cette baignoire...

L'inconnu - il devait lui aussi être de la police -


s'est tu. Elle a fini par se tourner vers lui. Oui, c'était
bien un flic ; en uniforme, celui-là. L'écusson sur sa
manche indiquait qu'il appartenait à la police de
Kasselton.

— J'ai déjà parlé aux inspecteurs de Ho-Ho-Kus,


a-t-elle dit.

— Je suis au courant.

— Je ne sais rien de plus, monsieur...

— Perlmutter, a-t-il complété. Capitaine Stuart


Perlmutter.

Elle s'est retournée vers le lit. On avait retiré sa


chemise à Mike. Son ventre se soulevait et retombait
comme si on était en train de le gonfler dans une
station-service. Il était trop gros, Mike, et le simple
fait de respirer semblait lui réclamer un effort
supplémentaire. Il aurait dû faire plus attention à sa
santé, elle aurait dû l'y pousser.

— Qui garde vos enfants ? s'est enquis


Perlmutter.

— Mon beau-frère et ma belle-sœur.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non.

Charlaine a lâché la main de Mike pour mieux la


reprendre.

— J'ai étudié votre déposition. Elle est restée


silencieuse.

— Ça ne vous ennuie pas si je vous pose quelques


questions complémentaires ?

— Je ne comprends pas très bien.


— Pardon ?

— J'habite à Ho-Ho-Kus. Quel rapport avec


Kasselton ?

— J'aide mes collègues, c'est tout.

Elle a hoché la tête, sans trop savoir pourquoi.

— Je vois.

— D'après votre déposition, vous regardiez par la


fenêtre de votre chambre quand vous avez aperçu la
cachette à clés dans l'allée du jardin de M. Sykes.
C'est bien ça ?

— Oui.

— C'est pour cela que vous avez appelé la police ?

— Oui.

— Vous connaissez M. Sykes ?

Elle a haussé les épaules, les yeux rivés sur cet


estomac en train de se lever et de s'abaisser.
— De loin, bonjour-bonsoir.

— Comme entre voisins ?

— Oui.

— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois


?

— Je ne lui ai jamais vraiment parlé.

— Juste pour dire bonjour, alors ? Elle a


acquiescé.

— Et c'était quand, la dernière fois ?

— Que je lui ai dit bonjour ?

— Oui.

— Je ne sais plus. Il y a huit jours, peut-être.

— Je suis un peu perdu là, madame Swain, il faut


que vous m'éclairiez. Vous voyez une cachette à clés
dans l'allée et, ni une ni deux, vous décidez d'appeler
la police...
— J'ai vu bouger également.

— Excusez-moi ?

— J'ai vu quelqu'un bouger dans la maison.

— À l'intérieur ?

— Oui.

— Et comment saviez-vous que ce n'était pas M.


Sykes ?

Elle a fait volte-face.

— Je ne savais pas. Mais il y avait cette cachette à


clés.

— En plein milieu de l'allée.

— Oui.

— Très bien. C'est ça qui vous a alertée.

— Tout à fait.

Perlmutter a hoché la tête comme s'il venait de


comprendre.

— Et si M. Sykes s'en était servi en dernier, il ne


l'aurait pas abandonnée dans l'allée, n'est-ce pas ?
C'est ce que vous vous êtes dit ?

Charlaine a gardé le silence.

— Parce que, voyez-vous, je trouve cela étrange,


madame Swain. Ce type qui a pénétré chez M. Sykes
et l'a agressé, pourquoi aurait-il laissé ce rocher
comme ça, bien en vue ? Pourquoi ne l'a-t-il pas
caché ou alors emporté dans la maison ?

Silence.

— Autre chose. Les blessures de M. Sykes


remontent à vingt-quatre heures au moins avant le
moment où nous l'avons découvert. Pensez-vous que
la cachette à clés est restée dans l'allée pendant tout
ce temps ?

— Je n'en sais rien.

— Oui, sûrement. Vous n'êtes pas du genre à


surveiller ce qui se passe chez lui, n'est-ce pas ?
Elle s'est contentée de le regarder.

— Pourquoi l'avez-vous suivi, vous et votre mari ?


L'individu qui s'est introduit chez Sykes, j'entends.

— J'ai dit à votre collègue...

— Vous avez voulu vous rendre utile, pour qu'on


ne perde pas sa trace.

— Et puis, j'avais peur.

— Peur de quoi ?

— Qu'il sache que j'avais appelé la police.

— Qu'est-ce qui vous inquiétait, exactement ?

— J'étais en train de regarder par la fenêtre.


Quand la police est arrivée, il a jeté un coup d'œil
dehors et il m'a vue.

— Et vous avez pensé quoi, qu'il allait s'en prendre


à vous ?

— Je ne sais pas. J'avais la trouille, c'est tout.


Perlmutter s'est remis à hocher la tête lentement.
— Oui, ça paraît coller. Bon, d'accord, certaines
pièces, il faut les forcer un peu pour qu'elles
s'imbriquent, mais c'est normal. La plupart des
affaires criminelles ont un côté irrationnel.

Elle s'est détournée à nouveau.

— Vous dites qu'il conduisait une Ford Windstar ?

— C'est ça.

— Il l'a sortie du garage ?

— Oui.

— Avez-vous vu la plaque d'immatriculation ?

— Non.

— Hmm. Pourquoi il a fait ça, à votre avis ?

— Fait quoi ?

— Rangé son véhicule dans le garage ?

— Je n'en ai pas la moindre idée. Peut-être pour


qu'on ne le voie pas.
— Oui, ça tombe sous le sens.

Charlaine a repris la main de son mari. La dernière


fois qu'ils s'étaient tenus par la main, c'était deux
mois avant, quand ils étaient allés voir une comédie
romantique avec Meg Ryan. Curieusement, Mike
raffolait des films à l'eau de rose. Il versait des larmes
devant un navet tant soit peu sentimental. Dans la
vraie vie, elle l'avait vu pleurer une seule fois, à la
mort de son père. Mais au cinéma, assis dans le noir,
on voyait son visage se mettre à trembler, et c'était
parti, les larmes commençaient à couler. Ce soir-là, il
s'était emparé de sa main, et ce dont Charlaine se
souvenait surtout - ce qui la tourmentait le plus,
aujourd'hui -, c'est que ce geste l'avait laissée de
glace. Mike avait tenté d'entrelacer leurs doigts, mais
elle avait déplacé les siens, de façon à l'en empêcher.
Voilà tout ce que ça lui faisait, à Charlaine, pas grand-
chose en réalité, ce gros homme aux cheveux plaqués
sur le crâne, qui recherchait son contact.

— Vous pouvez me laisser, maintenant ? a-t-elle


demandé à Perlmutter.

— Vous savez bien que non. Elle a fermé les yeux.


— Je suis au courant de vos problèmes fiscaux.
Elle n'a pas bronché.

— Ce matin, vous avez appelé H&R Block. La


société où travaille M. Sykes.

Elle n'avait pas envie de lâcher cette main, mais


elle avait l'impression que Mike était en train de lui
échapper.

— Madame Swain ?

— Pas ici, a dit Charlaine à Perlmutter. (Elle a


laissé retomber la main de son mari.) Pas devant lui.
22

LES PENSIONNAIRES D'UNE MAISON DE


RETRAITE sont toujours là et toujours heureux de
recevoir une visite. Grâce a composé le numéro, et une
femme a répondu, toute fringante :

— Résidence médicalisée L'Étoile !

— Je voudrais connaître vos heures de visite.

— On n'en a pas !

Elle s'exprimait par des exclamations.


— Je vous demande pardon ?

— On n'a pas d'heures de visite. Nous recevons


vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

— Oh ! J'aimerais voir M. Robert Dodd.

— Bobby ? Je vais vous passer sa chambre. Non,


attendez, il est huit heures, il doit être à son cours de
gym. Bobby tient à garder la forme.

— Y a-t-il un moyen de prendre rendez-vous ?

— Pour une visite ?

— Oui.

— Pas la peine, venez directement.

Deux heures de route. Mais c'était mieux que


d'essayer de s'expliquer par téléphone, d'autant plus
qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait lui
demander. Les personnes âgées, c'était plus facile de leur
parler face à face, de toute façon.

— Vous croyez qu'il sera là ce matin ?


— Oh oui ! Ça fait deux ans que Bobby ne conduit
plus. Il ne bougera pas d'ici.

— Je vous remercie.

— À votre service.

Au petit déjeuner, Max a plongé la main au fond de la


boîte de Cap'n Crunch. Ce spectacle - son fils cherchant
le jouet - lui a fait marquer un temps d'arrêt tant cela
avait l'air tellement normal. Les enfants sentent les
choses, mais ils ont aussi cette extraordinaire faculté
d'abstraction qui, en ce moment, lui était un
soulagement.

— Tu as déjà sorti le jouet, lui a-t-elle dit. Max a


suspendu son geste.

— Ah bon?

— Toutes ces boîtes pour des jouets aussi nuls.

— Quoi ?

À vrai dire, elle avait fait pareil quand elle était gamine
- fouiller dans une boîte de céréales en quête d'un cadeau
de pacotille. C'étaient les mêmes céréales, d'ailleurs.

— Peu importe.

Elle a tranché une banane et l'a mélangée aux


céréales. En douce, Grâce s'efforçait d'augmenter la
quantité de banane et de réduire celle de Cap'n. Pendant
un temps, elle avait même ajouté des Cheerios - moins de
sucre -, mais Max avait eu tôt fait de la démasquer.

— Emma ! Allez, debout !

Un gémissement. Sa fille était trop jeune pour avoir la


volonté de sortir du lit. Grâce elle-même n'y était
parvenue qu'à partir du lycée. D'accord, du collège, mais
sûrement pas à l'âge de huit ans. Elle a songé à ses
propres parents, morts depuis si longtemps déjà. Parfois,
un de ses gosses lui faisait penser à son père ou à sa
mère. Quand Emma faisait la moue, elle ressemblait
tellement à la maman de Grâce qu'elle en avait la chair de
poule. Max avait le sourire de son père. Cet écho
génétique, Grâce ne savait jamais s'il lui était une
consolation ou bien une douloureuse piqûre de rappel.

— Emma, on se dépêche !
Un bruit. Peut-être un enfant s'extirpant du lit.

Grâce s'est attaquée à la préparation du déjeuner. Max


mangeait à l'école, ce qui l'arrangeait. Préparer un repas
de bon matin était une véritable corvée. Pendant un
certain temps, Emma s'était restaurée sur place elle
aussi, mais dernièrement quelque chose l'avait rebutée,
quelque odeur indiscernable à la cafétéria qui lui inspirait
une aversion au point de lui donner des nausées. Elle
mangeait dehors, même dans le froid, mais l'odeur, s'est-
elle rendu compte, était également dans la nourriture.
Désormais, elle restait à la cafétéria et apportait son
déjeuner dans un coffret à pique-nique Batman.

— Emma !

— Je suis là.

Elle arborait son traditionnel accoutrement de sport :


un short bordeaux, une paire de Converse montantes
bleues et un maillot des New Jersey Nets. Rien n'allait
avec rien, mais, bon, c'était peut-être le but. Emma
refusait de porter quoi que ce soit de féminin. Le fait de
mettre une robe nécessitait des négociations au moins
aussi délicates que celles qui avaient lieu au Moyen-
Orient, avec souvent un résultat d'une égale violence.
— Tu veux quoi pour ton casse-croûte ? a demandé
Grâce.

— Gelée et beurre de cacahuètes. Grâce l'a


dévisagée.

Emma a fait l'innocente.

— Quoi ?

— Ça fait combien de temps que tu vas à l'école ?

— Hein ?

— Quatre ans, n'est-ce pas ? Une année de


maternelle. Et maintenant, tu es en CE2. Ça fait quatre
ans.

— Et alors ?

— Pendant tout ce temps, combien de fois tu m'as


demandé du beurre de cacahuètes pour l'école ?

— J'en sais rien.

— Une centaine, peut-être ? Haussement d'épaules.


— Et combien de fois t'ai-je répondu que le beurre de
cacahuètes n'est pas autorisé dans ton école, parce que
certains enfants risquent de faire une réaction allergique
?

— Ah ouais.

— Ah ouais.

Grâce a consulté la pendule. Elle avait quelques en-


cas passablement infectes qu'elle réservait aux situations
d'urgence, à savoir quand elle n'avait pas le temps ou
l'envie de préparer un casse-croûte. Les gamins, bien
sûr, adoraient. Elle a demandé doucement à Emma si elle
en voulait un - doucement, car si Max entendait ce serait
la fin des déjeuners à l'école. Emma a accepté
gracieusement et l'a fourré dans son coffret.

Elles se sont assises pour prendre le petit déjeuner.

— Maman ?

— Oui, Emma.

— Quand vous vous êtes mariés, papa et toi... La


fillette s'est interrompue.
— Eh bien ?

— Quand vous vous êtes mariés, papa et toi... À la


fin, quand le bonhomme dit : « Vous pouvez embrasser
la mariée... »

— Oui ?

— Ben... (Penchant la tête, Emma a fermé un œil.)...


tu as été obligée ?

— De l'embrasser ?

— Ouais.

— Obligée ? Je ne crois pas. J'en avais envie.

— Mais c'est obligé ? a insisté Emma. Je veux dire,


on ne peut pas juste se taper dans la main ?

— Se... taper dans la main ?

— Au lieu de s'embrasser. Tu sais, on se tourne l'un


vers l'autre et on se tape dans la main.

Elle a joint le geste à la parole.


— Possible. Si c'est ce que tu veux.

— C'est ça que je veux, a déclaré Emma, catégorique.

Grâce les a accompagnés à l'arrêt du bus. Cette fois,


elle n'a pas suivi le bus jusqu'à l'école, se contentant de le
regarder partir en se mordillant la lèvre. La façade qu'elle
s'était composée était en train de se fissurer. Maintenant
qu'Emma et Max n'étaient plus là, c'était moins grave.

Lorsqu'elle a regagné la maison, Cora était réveillée et


gémissait devant l'ordinateur.

— Tu veux quelque chose ? a demandé Grâce.

— Un anesthésiste. Hétéro de préférence, mais ce


n'est pas obligatoire.

— Je pensais plutôt à du café.

— Encore mieux.

Les doigts de Cora dansaient sur le clavier. Elle a


plissé les yeux, froncé les sourcils.

— Il y a un truc qui ne va pas.


— Tu parles des mails en réponse à notre message ?

— On n'a pas de réponses, justement.

— Je m'en suis aperçue.

Cora s'est carrée dans le fauteuil. Grâce s'est


rapprochée et s'est mise à mâchonner une cuticule. Au
bout de quelques secondes, Cora s'est penchée en avant.

— Je vais essayer quelque chose.

Elle est allée dans la boîte d'envoi, a tapé un e-mail et


l'a expédié.

— Qu'est-ce que tu fais, là ?

— Je viens d'envoyer un mail à notre adresse spam.


On va voir s'il arrive.

Elles ont attendu. Aucun mail n'est apparu.

— Hmm. (Cora s'est redressée.) Soit la messagerie


déconne...

— Soit ?
— Soit Gus n'a toujours pas digéré l'histoire du petit
zizi.

— Et comment savoir ?

Cora continuait à fixer l'ordinateur.

— À qui téléphonais-tu tout à l'heure ?

— J'ai appelé la maison de retraite du père de Bob


Dodd. Je vais passer le voir ce matin.

— Parfait.

Cora ne quittait pas l'écran des yeux.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je voudrais vérifier quelque chose.

— Quoi ?

— Oh ! trois fois rien, c'est au sujet de factures de


téléphone. (Elle s'est remise à taper.) Je t'appelle s'il y a
du nouveau.

Perlmutter a laissé Charlaine Swain en compagnie du


dessinateur portraitiste du comté de Bergen. Il lui avait
soutiré la vérité, exhumant un secret sordide qui aurait
mieux fait de rester enfoui. Elle avait eu raison de vouloir
le lui cacher, cette digression honteuse et peu ragoûtante
n'avait aucun intérêt.

Assis devant un calepin, il a griffonné le mot «


Windstar » et a passé le quart d'heure suivant à
l'entourer.

Une Ford Windstar.

Kasselton n'était pas un trou paumé. La police


municipale employait trente-huit personnes. Ils
enquêtaient sur des cambriolages, contrôlaient les
véhicules suspects, surveillaient les problèmes de drogue
à l'école. Ils s'occupaient de cas de vandalisme, géraient
les embouteillages en ville, le stationnement illicite, les
accidents de la circulation. Ils faisaient leur possible pour
maintenir la déchéance urbaine de Paterson - cinq
kilomètres tout juste de la frontière de Kasselton - à
bonne distance. Ils répondaient à trop de fausses alertes,
d'appels émis le soir au fond des bois par un trop grand
nombre de détecteurs de mouvement dernier cri.

Perlmutter n'avait jamais utilisé son arme de service,


sauf sur un stand de tir. En fait, il n'avait jamais sorti son
revolver durant ses heures de travail. En trente ans, il n'y
avait eu que trois décès susceptibles d'être taxés de «
suspects », et chaque fois le coupable avait été arrêté en
l'espace de quelques heures. L'un était un ex-époux qui
s'était soûlé et avait décidé de prouver son éternel amour
en projetant de tuer la femme qu'il était censé adorer
avant de retourner le fusil de chasse contre lui-même.
Ledit époux avait réussi la première partie de son plan -
deux coups de fusil dans la tête de son ex -, mais, à
l'instar du reste de sa pitoyable existence, il avait raté la
seconde partie. Il n'avait emporté que deux cartouches.
Une heure après, il était en garde à vue. La mort
suspecte numéro deux était un ado, une grosse brute
poignardée par une frêle victime de l'école primaire. Le
gamin avait été placé en maison de redressement, où il
avait connu le véritable sens du mot « maltraitance ». La
dernière affaire concernait un homme atteint d'un cancer
en phase terminale, qui avait supplié sa femme âgée de
quarante-huit ans de mettre fin à ses souffrances. Elle
l'avait fait. Elle avait bénéficié d'une libération
conditionnelle, et Perlmutter la soupçonnait de ne pas
regretter son geste.

Quant aux coups de feu, il y en avait eu plein à


Kasselton, mais presque tous visaient leurs propres
auteurs. Perlmutter n'était pas très porté sur la politique.
Il n'était pas vraiment convaincu des mérites relatifs du
contrôle des armes et il savait par expérience qu'une
arme achetée pour la protection du domicile avait plus de
chances - beaucoup, beaucoup plus même - de servir au
suicide de son propriétaire plutôt que de dissuader un
éventuel agresseur. D'ailleurs, de toute sa carrière dans
les forces de l'ordre, Perlmutter n'avait pas rencontré un
seul cas où une arme avait été utilisée pour abattre,
arrêter ou éloigner un intrus. En revanche, les suicides à
l'arme de poing se multipliaient d'une manière inquiétante.

Ford Windstar... Il a tracé un nouveau cercle.

Et voilà qu'après toutes ces années, il se retrouvait


avec, sur les bras, une affaire comprenant une tentative
de meurtre, un étrange enlèvement, une agression d'une
rare violence - et Dieu sait quoi encore. Il s'est remis à
gribouiller. Il a écrit « Jack Lawson » dans le coin
supérieur gauche. Puis il a inscrit le nom de Rocky
Conwell dans le coin supérieur droit. Les deux hommes,
tous deux portés disparus, avaient franchi un péage dans
un État voisin exactement à la même heure. Il a tiré un
trait d'un nom à l'autre. Lien numéro un.
Perlmutter a noté le nom de Freddy Sykes en bas à
gauche. La victime de violences aggravées. Il a écrit «
Mike Swain » en bas à droite. Coup de feu, tentative de
meurtre. Le lien entre ces deux hommes, lien numéro
deux, était évident. La femme de Swain avait vu l'auteur
des deux délits, un Chinois baraqué : à en croire sa
description, il ressemblait au fils d'Oddjob sorti droit d'un
vieux James Bond.

Mais rien, en réalité, ne reliait les quatre affaires. Rien


ne reliait les deux disparus aux œuvres du descendant
d'Oddjob. Excepté peut-être une chose.

La Ford Windstar.

Jack Lawson conduisait une Ford Windstar bleue


quand il a disparu. Oddjob Junior conduisait une Ford
Windstar bleue quand il a quitté la maison de Sykes et
tiré sur Swain.

Certes, le lien était ténu. Parler de Ford Windstar dans


cette banlieue, c'était comme parler d'implants dans une
boîte de strip-tease. Il n'y avait pas de quoi en faire un
fromage, mais en tenant compte du fait qu'un père de
famille ne devrait pas disparaître du jour au lendemain,
qu'une petite ville comme Kasselton connaît rarement
une telle activité... non, ce n'était pas grand-chose, mais
cela pouvait suffire pour aboutir à une conclusion : tout
ceci était lié.

Comment, Perlmutter n'en avait pas la moindre idée,


et il n'avait guère envie d'y réfléchir maintenant. Que les
techniciens et les gars du labo fassent leur travail
d'abord. Qu'ils passent le domicile de Sykes au peigne fin
à la recherche d'empreintes et de cheveux. Que le
dessinateur termine son portrait-robot. Que Véronique
Baltrus, leur petit génie de l'informatique - une fille canon
avec ça -, fouille dans l'ordinateur de Sykes. Il était
simplement trop tôt pour se livrer à des suppositions.

— Capitaine ? C'était Daley.

— Quoi de neuf ?

— On a retrouvé la voiture de Rocky Conwell.

— Où?

— Vous voyez le parking pour usagers des transports


sur la route 17 ?

Perlmutter a ôté ses lunettes de lecture.


— Celui qui est au bout de la rue ? Daley a hoché la
tête.

— Je sais, ça ne tient pas debout. Il a pourtant quitté


l'État, non ?

— Qui l'a trouvée ?

— Pepe et Pashaian.

— Dites-leur d'établir un périmètre de sécurité, a-t-il


ordonné en se levant. Nous allons examiner le véhicule
nous-mêmes.
23

GRâCE A MIS UN CD DE COLDPLAY pour la


distraire pendant le trajet. Ce qui n'a marché qu'à moitié.
D'un côté, elle était parfaitement consciente de ce qui lui
arrivait, sans avoir besoin d'une explication de texte.
Mais la vérité, en un sens, était trop brutale. La regarder
en face aurait un effet paralysant. Ce devait être ça,
l'origine du surréalisme - l'instinct de conservation, le
désir de protéger, voire de filtrer ses perceptions. Le
surréalisme lui insufflait la force de continuer, d'aller de
l'avant dans sa quête, contrairement à la réalité brute, nue
et solitaire, qui lui donnait envie de se rouler en boule ou
de hurler jusqu'à ce qu'on vienne la chercher.

Son portable a sonné. Instinctivement, elle a jeté un


œil sur l'écran avant d'appuyer sur le bouton du kit mains
libres. Non, ce n'était toujours pas Jack, c'était Cora.

— Alors ? a fait Grâce.

— Je ne dirai pas que les nouvelles sont bonnes ou


mauvaises. Plutôt : tu veux d'abord savoir ce qui est
bizarre ou ce qui est vraiment bizarre ?

— Bizarre d'abord.

— Impossible de joindre Gus au petit zizi. Il ne prend


pas ses appels, je n'arrête pas de tomber sur sa boîte
vocale.

Coldplay s'est mis à chanter une chanson de


circonstance, un morceau lancinant intitulé Shiver
(Frisson. (N.d.T.). Grâce gardait les deux mains sur le
volant, pile à dix heures dix. Elle restait dans la file du
milieu et roulait exactement à la limite de la vitesse
autorisée. Les voitures la doublaient à gauche comme à
droite.

— Et le vraiment bizarre ?

— Tu te souviens, on a essayé de consulter les appels


d'il y a deux jours ? Les coups de fil éventuels de Jack ?

— Oui.

— J'ai contacté son opérateur... en me faisant passer


pour toi. J'ai pensé que tu n'y verrais pas d'objection.

— Non, tu as eu raison.

— Oui, bon, peu importe. La seule fois où Jack a


utilisé son portable ces trois derniers jours, c'est quand il
t'a appelée hier.

— Au moment où j'étais au poste de police ?

— Tout à fait.

— Et en quoi c'est bizarre ?

— En rien. La partie bizarre concerne ta ligne fixe.


Silence. Elle continuait à rouler, les mains à dix heures
dix.

— Et?

— Tu sais, pour le coup de fil au cabinet de sa sœur


? a demandé Cora.
— Oui, j'ai trouvé cet appel en appuyant sur la touche
« Bis ».

— Sa sœur... quel est son nom, déjà ?

— Sandra Koval.

— Sandra Koval, exact. Elle t'a affirmé qu'elle n'était


pas là, qu'ils ne se sont pas parlé.

— Oui.

— La conversation téléphonique a duré neuf minutes.

Un petit frémissement a parcouru Grâce. Elle s'est


forcée à garder les mains dans la même position.

— Donc, elle a menti.

— Il semble bien.

— Alors, qu'est-ce que Jack lui a dit ?

— Et que lui a-t-elle répondu ?

— Et pourquoi a-t-elle menti ?


— Désolée de t'annoncer ça brutalement, a soupiré
Cora.

— Tu as bien fait.

— Dans quel sens ?

— C'est une piste. Avant, Sandra était une impasse.


Maintenant, nous savons qu'elle est impliquée d'une
façon ou d'une autre.

— Que vas-tu faire ?

— Je ne sais pas, a répondu Grâce. Essayer de la


coincer, peut-être.

Après avoir raccroché, elle a poursuivi sa route


encore un peu, tout en échafaudant divers scénarios. Le
lecteur de CD était en train de jouer Trouble. Elle a
bifurqué dans une station Exxon. Comme il n'y a pas de
libre-service dans le New Jersey, contrairement au
Connecticut, pendant un moment elle est restée assise
dans sa voiture sans réaliser qu'elle devait faire le plein
elle-même.

Ensuite, elle a acheté une bouteille d'eau fraîche à la


supérette de la station et a jeté la monnaie dans une boîte
récoltant des dons pour des bonnes œuvres. Elle voulait
réfléchir, mieux analyser ce lien avec la sœur de Jack,
mais elle avait trop peu de temps pour couper les
cheveux en quatre.

Grâce se rappelait le numéro du cabinet Burton et


Crimstein. Elle a sorti son téléphone. Deux sonneries
plus tard, elle a demandé le poste de Sandra Koval. À sa
grande surprise, Sandra lui a répondu en personne.

— Allô ?

— Vous m'avez menti.

Pas de réaction. Grâce s'est dirigée vers sa voiture.

— Le coup de fil a duré neuf minutes. Vous avez


parlé à Jack.

Toujours rien.

— Que se passe-t-il, Sandra ?

— Je ne sais pas.
— Pourquoi Jack vous a-t-il contactée ?

— Je vais raccrocher. Soyez gentille, ne cherchez


plus à me joindre.

— Sandra ?

— Il vous a appelée, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Je vous conseille d'attendre qu'il rappelle.

— Je ne veux pas de vos conseils, Sandra, je veux


savoir ce qu'il vous a dit.

— A mon avis, vous devriez vous arrêter.

— M'arrêter ?

— Vous téléphonez d'un portable ?

— Oui.

— Où êtes-vous ?

— Dans une station-service du Connecticut.


— Pour quoi faire ?

— Sandra, écoutez-moi.

Comme la ligne grésillait, Grâce s'est tue un instant.

Elle a fini de remplir son réservoir et a attrapé le reçu,


avant de dire :

— Vous êtes la dernière personne à avoir parlé à mon


mari avant sa disparition. Vous m'avez menti à ce sujet.
Vous ne voulez toujours pas me révéler la teneur de
votre conversation. Pourquoi moi, je vous dirais quoi que
ce soit ?

— C'est vrai, Grâce. Bon, maintenant, c'est vous qui


allez m'écouter. Je vais vous donner une
recommandation pour la route, avant de raccrocher :
rentrez chez vous et occupez-vous de vos enfants.

Fin de la communication. Grâce est remontée dans la


voiture. Elle a appuyé sur « Bis » et demandé Sandra.
Pas de réponse. Elle a recommencé, sans succès. Que
faire ? Débarquer là-bas sans crier gare ?

Trois kilomètres et demi après avoir dépassé la


station-service, elle a aperçu un panneau portant
l'inscription « résidence médicalisée L'étoile ». Grâce ne
savait pas trop à quoi s'attendre. Les maisons de retraite
de sa jeunesse étaient des bâtisses de plain-pied en
brique, sans style et qui, ironiquement, n'étaient pas sans
rappeler les écoles élémentaires. La vie, hélas ! est
cyclique. On commence dans une de ces bâtisses en
brique, on finit dans une autre. Tournez, manège.

La résidence médicalisée L'Étoile s'est cependant


révélée être un pseudo-manoir victorien de trois étages,
avec des tourelles, des terrasses et le jaune canari des
tableaux d'antan, le tout agrémenté d'un immonde
revêtement en aluminium. Le parc était entretenu avec un
soin qui le rendait presque artificiel. L'ensemble était
censé dégager une impression de gaieté, mais là, c'en
était trop. Cela faisait penser à Epcot Center à Disney
World - une imitation sympa, mais qu'on ne risquait pas
de confondre avec la réalité.

Une vieille femme occupée à lire le journal était assise


dans un rocking-chair sur la terrasse, près de l'entrée.
Elle a salué Grâce, qui lui a répondu. La réception se
donnait également des airs de gentilhommière du temps
jadis. Il y avait des peintures à l'huile, par exemple, des
classiques dans des cadres tape-à-l'œil, mais on aurait
cru de la camelote achetée pour 19,99 dollars. Les
reproductions ressemblaient à des reproductions, même
si on n'avait jamais vu Le Déjeuner des canotiers, de
Renoir ou les Nighthawks, de Hopper.

Une animation surprenante régnait dans le hall. On y


trouvait des personnes âgées, bien sûr, beaucoup de
personnes âgées, à divers stades de décrépitude.
Certaines se déplaçaient sans assistance, d'autres
traînaient les pieds, d'autres encore étaient équipées
d'une canne, d'un déambulateur, d'un fauteuil roulant.
Quelques-unes dormaient.

Le hall, bien que clair et propre, exhalait - Grâce s'en


voulait terriblement de cette pensée - une odeur de vieux,
l'odeur d'un canapé en train de moisir. Les employés
essayaient de la masquer avec un truc à la cerise, qui lui
a rappelé ces arbres désodorisants qui se balancent dans
les taxis clandestins - mais certaines odeurs sont
impossibles à étouffer.

La seule personne jeune dans le lot - une femme de


vingt et quelques années - était assise derrière un bureau
censé, là encore, avoir des allures d'époque, mais qui
semblait sortir tout droit de chez Bombay Company. Elle
a souri à Grâce.

— Bonjour. Je m'appelle Lindsey Barclay. Grâce a


reconnu la voix entendue au téléphone.

— Je viens voir M. Dodd.

— Bobby est dans sa chambre. Deuxième étage,


chambre 211. Je vous accompagne.

Lindsey s'est levée, charmante, comme seuls les


jeunes gens savent l'être, avec un entrain et un sourire
qu'on rencontre exclusivement chez les innocents ou les
recruteurs des sectes.

— Ça ne vous ennuie pas si on prend l'escalier ? a-t-


elle demandé.

— Pas du tout.

La plupart des pensionnaires s'arrêtaient pour dire


bonjour. Lindsey avait du temps pour chacun, elle
rendait joyeusement chaque salut, même si Grâce la
cynique n'a pas pu s'empêcher de penser que c'était
peut-être une manière d'impressionner les visiteurs. Il
n'en restait pas moins que Lindsey connaissait tout le
monde, et chaque personne a eu droit à un mot, à une
remarque personnelle, ce que, visiblement, ils semblaient
apprécier.

— On dirait qu'il y a une majorité de femmes, a


commenté Grâce.

— Quand je faisais mes études, on nous a appris que


le rapport national dans les maisons de retraite était de
cinq femmes pour un homme.

— Ça alors !

— Eh oui ! Bobby dit en rigolant que, toute sa vie, il a


rêvé d'une aubaine pareille.

Grâce a souri.

Lindsey a esquissé un geste de la main.

— Oh ! mais ce sont des paroles en l'air ! Sa femme


- il l'appelle « sa Maudie » - est morte il y a une trentaine
d'années. A mon avis, depuis il n'a eu d'yeux pour
personne.
Du coup, toutes deux se sont tues. Le couloir était
peint en vert sapin et rose ; les murs étaient ornés
d'images familières - estampes de Rockwell, chiens
jouant au poker, photos noir et blanc tirées de vieux
films tels Casablanca ou L'Inconnu du Nord-Express .
Grâce avançait en boitillant. Si Lindsey l'a remarqué, à
l'exemple de la plupart des gens, elle n'a rien dit.

— On a plusieurs quartiers à L'Étoile, a-t-elle


expliqué. C'est comme ça que nous appelons ces
couloirs, des quartiers. Chacun a un thème différent.
Celui où nous sommes maintenant se nomme Nostalgie.
Nous pensons que ça rassure les pensionnaires.

Elles se sont arrêtées à une porte. Une plaque sur le


côté droit indiquait « B. DODD ». Lindsey a frappé.

— Bobby ?

Pas de réponse. Elle a ouvert quand même. La pièce


était petite et confortable. A droite, un minuscule coin
cuisine. Sur la table basse, placée de sorte qu'on puisse
la voir et de la porte et du lit, trônait une grande photo en
noir et blanc d'une très belle femme ressemblant un peu
à la chanteuse Lena Horne. Elle devait avoir dans les
quarante ans, mais on voyait bien que la photo était
vieille.

— La voilà, sa Maudie.

Grâce a hoché la tête, perdue momentanément dans


cette image au cadre en argent. Elle a songé à « son Jack
». Pour la première fois, elle s'est autorisée à envisager
l'impensable : que Jack puisse ne jamais revenir. Cette
pensée, elle l'éludait depuis l'instant où elle avait entendu
démarrer le minivan. Elle pourrait ne plus jamais revoir
Jack. Elle pourrait ne plus jamais le serrer dans ses bras.
Elle pourrait ne plus jamais rire à une de ses blagues
éculées. Elle pourrait - c'était de circonstance - ne pas
vieillir avec lui.

— Tout va bien ?

— Ça va.

— Bobby doit être là-haut, à Réminiscence, en train


de jouer aux cartes avec Ira.

Les deux femmes ont quitté la pièce à reculons.

— C'est un autre... euh, quartier ?


— Non. Réminiscence, c'est le nom que nous
donnons au troisième étage. Il est réservé aux résidents
qui souffrent d'Alzheimer.

— Ah !

— Ira ne reconnaît pas ses propres enfants, mais il se


défend encore drôlement bien à la belote.

De retour dans le couloir, Grâce a remarqué une


espèce de vitrine à côté de la porte de Bobby Dodd. Elle
l'a examinée de près. C'était une de ces boîtes vitrées qui
servent à exposer des bibelots. Elle contenait des
médailles militaires, une vieille balle de base-ball brunie
par les ans, des images de toute une vie. Il y avait là la
photo de son fils Bob, celle-là même que Grâce avait vue
la veille sur son ordinateur.

— La boîte à souvenirs, a commenté Lindsey.

— Sympa, a opiné Grâce, qui ne savait que répondre.

— Chaque patient en a une devant sa porte. C'est une


façon de faire connaître aux autres qui on est.

Grâce a acquiescé d'un signe de la tête. Enfermer une


vie entière dans une boîte de vingt centimètres sur trente.
Comme tout le reste dans cette maison, c'était approprié
et en même temps ça donnait la chair de poule.

Pour accéder à Réminiscence, il fallait prendre un


ascenseur qui fonctionnait avec un digicode.

— Pour que les pensionnaires n'aillent pas s'égailler


dans la nature, a expliqué Lindsey.

Encore un point à ajouter au chapitre « Logique mais


flippant ».

L'étage était accueillant, parfaitement entretenu, bien


équipé et angoissant. Certains pensionnaires paraissaient
autonomes, mais la plupart étaient affalés dans un
fauteuil roulant comme des fleurs fanées. D'autres
tenaient encore debout et traînaient les pieds. Quelques-
uns marmonnaient dans leur barbe. Tous avaient un
regard vitreux, perdu dans le lointain.

Une femme, quatre-vingts ans bien tassés, s'est


dirigée vers l'ascenseur, faisant tinter ses clés.

— Où allez-vous, Cécile ? a demandé Lindsey. La


vieille femme s'est retournée.
— Il faut que j'aille chercher Danny à l'école, il doit
m'attendre.

— C'est bon, a répliqué Lindsey. Il ne sortira pas


avant deux heures.

— Vous êtes sûre ?

— Mais oui. On va déjeuner d'abord, et ensuite vous


irez chercher Danny, OK ?

— Il a sa leçon de piano aujourd'hui.

— Je sais.

Un membre du personnel est venu récupérer la vieille


dame. Lindsey l'a regardée partir.

— Nous appliquons les techniques de la validation à


nos patients qui en sont à un stade avancé d'Alzheimer.

— Les techniques de la validation ?

— Nous ne discutons pas avec eux, n'essayons pas


de les confronter à la réalité. Par exemple, je ne lui dis
pas que son Danny est maintenant un banquier de
soixante-deux ans avec trois petits-enfants. Nous
tâchons simplement de les réorienter.

Elles ont longé le couloir - pardon, le « quartier » -


rempli de poupons plus vrais que nature. On y voyait
aussi des ours en peluche et une table à langer.

— La nursery, a dit Lindsey.

— Ils jouent à la poupée ?

— Les plus valides, oui. Cela leur permet de se


préparer aux visites de leurs petits-enfants.

— Et les autres ?

Lindsey n'a pas ralenti le pas.

— Certaines se prennent pour de jeunes mères.


Inconsciemment, ou pas, elles ont accéléré l'allure.

Quelques secondes plus tard, Lindsey a lancé :

— Bobby ?

Bobby Dodd s'est levé de la table de jeu. Le premier


mot qui venait à l'esprit en le voyant était « sémillant ».
L'air frais et dispos, il avait une peau d'ébène, striée de
rides profondes, un peu comme chez un alligator. Il était
vêtu avec recherche : veste en tweed, mocassins
bicolores, lavallière rouge et pochette assortie. Ses
cheveux gris coupés court étaient lissés avec de la
brillantine.

Il s'est montré enjoué, même quand il a su que Grâce


était là pour lui parler de son fils assassiné. Elle cherchait
des signes de dévastation - une lueur humide dans l'œil,
un tremblement dans la voix -, mais Bobby Dodd ne
manifestait rien de tel. Bon, d'accord, c'était peut-être un
cliché... se pouvait-il cependant que la mort et les
grandes tragédies affectent moins les personnes âgées
que le reste d'entre nous ? Grâce se posait la question.
Les vieilles gens s'affolaient facilement pour des
broutilles - retard dans les transports, file d'attente à
l'aéroport, service de mauvaise qualité. Mais les choses
importantes ne semblaient pas les atteindre. Était-ce une
étrange forme d'égocentrisme qui venait avec l'âge ?
Était-ce la proximité de l'inéluctable qui vous poussait à
intérioriser, occulter ou chasser de votre tête les
catastrophes majeures ? Serait-ce qu'une constitution
fragile, un mécanisme de défense, un instinct de survie
prenait le relais ?
Bobby Dodd était prêt à l'aider, mais il ne savait pas
grand-chose, Grâce l'a compris presque tout de suite.
Son fils venait le voir deux fois par mois. Oui, il avait
bien reçu le carton avec les affaires de Bob, seulement il
ne l'avait pas ouvert.

— C'est au garde-meuble, a dit Lindsey à Grâce.

— Cela vous ennuierait que j'y jette un coup d'œil ?


Bobby Dodd lui a tapoté la cuisse.

— Pas du tout, mon enfant.

— Il faudra qu'on vous l'envoie, est intervenue


Lindsey. Le garde-meuble n'est pas ici.

— C'est très urgent.

— Je le fais partir aujourd'hui.

— Je vous remercie. Lindsey les a laissés seuls.

— Monsieur Dodd...

— Bobby, je vous prie.

— Bobby, a répété Grâce. Quand avez-vous vu votre


fils pour la dernière fois ?

— Trois jours avant sa mort.

C'est sorti spontanément, sans arrière-pensée. Elle a


finalement surpris un frémissement derrière la façade et
s'est interrogée sur le bien-fondé de ses réflexions - la
vieillesse rendait-elle insensible à la souffrance ou était-ce
simplement le masque qui gagnait en solidité ?

— Vous a-t-il paru différent ?

— Différent ?

— Préoccupé, quelque chose comme ça.

— Non. Ou alors, je ne m'en suis pas rendu compte.

— De quoi avez-vous discuté ?

— On n'a pas grand-chose à se dire. Des fois, on


parle de sa maman, mais surtout on regarde la télé. On a
le câble ici, vous savez.

— Jillian était là aussi ?

— Non.
Il avait répondu trop vite. Une ombre avait traversé
son visage.

— Mais il lui est déjà arrivé de venir ?

— Quelquefois.

— Pas cette fois-là ?

— Eh non.

— Ça vous a étonné ?

— Non, ça ne m'a pas étonné.

— Et qu'est-ce qui vous a étonné alors ? Il a détourné


la tête et s'est mordu la lèvre.

— Elle n'était pas à l'enterrement.

Grâce a cru avoir mal entendu. Bobby Dodd a hoché


la tête, comme s'il pouvait lire dans ses pensées.

— Parfaitement. Sa propre femme.

— Ils avaient des problèmes de couple ?


— S'ils en avaient, Bob ne m'en a jamais parlé.

— Ils avaient des enfants ?

— Non.

Il a rajusté sa lavallière.

— Pourquoi toutes ces questions, madame Lawson ?

— Grâce, je vous prie.

Il n'a pas répondu. Son regard exprimait la sagacité et


la tristesse. Peut-être l'explication à la froideur du grand
âge est-elle beaucoup plus simple : ces yeux-là ayant vu
trop de mal, ils ne veulent pas en voir davantage.

— Mon propre mari a disparu, a repris Grâce. Je


pense, mais je n'en suis pas certaine, qu'il y a un lien
entre les deux.

— Comment s'appelle votre mari ?

— Jack Lawson.

Il a secoué la tête. Ce nom ne lui évoquait rien. Elle lui


a demandé s'il avait un numéro de téléphone ou une idée
pour joindre Jillian Dodd. Nouveau geste de dénégation.
Ils se sont dirigés vers l'ascenseur. Comme Bobby ne
connaissait pas le code, un garçon de salle les a
raccompagnés, et ils sont descendus en silence.

Une fois à la porte, Grâce l'a remercié.

— Votre mari, a-t-il soufflé. Vous l'aimez, n'est-ce


pas ?

— Oui, beaucoup.

— J'espère que vous êtes plus forte que moi. Bobby


Dodd s'est éloigné. Grâce a repensé à la photo dans le
cadre d'argent, à sa Maudie, puis elle a gagné la sortie.
24

CONSCIENT QUIL N'ÉTAIT PAS habilité à ouvrir la


voiture de Rocky Conwell, Perlmutter a pris Daley à
part.

— Est-ce que DiBartola est en service ?

— Non.

— Appelez la femme de Rocky Conwell, demandez-


lui si elle a un double des clés de la voiture. Dites-lui que
nous l'avons retrouvée et que nous avons besoin de son
autorisation pour la fouiller.
— C'est son ex-femme. Est-ce qu'elle a voix au
chapitre ?

— Assez pour ce qu'il nous faut.

— Ça marche.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La femme a accepté de


coopérer. Ils ont fait un détour par Maple Street, Daley
est monté en courant récupérer les clés. Cinq minutes
plus tard, ils pénétraient dans le parking.

Il n'y avait aucune raison de soupçonner un acte


criminel. Bien au contraire, tout laissait croire à une issue
banale. Généralement, quand on se garait là, c'était pour
continuer le voyage. Un car emmenait son lot d'humanité
harassée au cœur de Manhattan. Un autre vous déposait
à la pointe nord de la fameuse île, près du pont George-
Washington. D'autres encore vous conduisaient aux trois
aéroports internationaux les plus proches - JFK, La
Guardia, Newark Liberty -, et là, le monde entier s'offrait
à vous. Non, le fait d'avoir retrouvé le véhicule de Rocky
Conwell n'avait rien de suspect en soi.

Du moins au début.
Pepe et Pashaian, les deux policiers qui gardaient la
voiture, n'avaient rien remarqué. Le regard de Perlmutter
a glissé sur Daley. Son visage non plus n'exprimait pas
grand-chose. Tout ce monde affichait une tranquille
assurance, persuadés qu'ils étaient d'avoir abouti à un
cul-de-sac.

Rajustant leurs ceinturons, Pepe et Pashaian se sont


approchés d'un pas nonchalant.

— B'jour, capitaine.

Perlmutter était en train de fixer la voiture.

— Vous voulez qu'on commence à interroger les


agents de service ? a proposé Pepe. Peut-être l'un d'eux
se souviendra-t-il d'avoir vendu un ticket à Conwell.

— Je ne le crois pas, a répliqué Perlmutter. Quelque


chose dans le ton de sa voix a interloqué ses trois plus
jeunes collègues. Ils se sont regardés en haussant les
épaules. Perlmutter n'a pas donné d'explications.

Conwell possédait une Toyota Celica. Petite voiture,


vieux modèle. Mais la taille et l'âge n'y étaient pour rien.
Pas plus que la rouille sur les jantes, les deux enjoliveurs
manquants et les deux autres tellement crasseux qu'on ne
faisait plus la différence entre le métal et le caoutchouc.
Non, rien de tout cela ne dérangeait Perlmutter.

En contemplant l'arrière de la voiture, il songeait à ces


shérifs de province dans les films d'horreur - vous
savez, quand tout va mal, que les habitants de la ville ont
un comportement bizarre et que le nombre de cadavres
est en constante progression, le shérif, ce brave type
loyal, généreux et intelligent assiste, impuissant, à la
débâcle. C'est ce que Perlmutter ressentait en ce
moment, car l'arrière de la voiture était bas.

Beaucoup trop.

Une seule raison pouvait expliquer cela : le coffre


contenait quelque chose de lourd.

Ce pouvait être n'importe quoi, bien sûr. Rocky


Conwell avait été footballeur. Il devait soulever des
poids. Peut-être transportait-il un jeu d'haltères. Qui sait
si la réponse n'était pas aussi simple que ça : ce cher
Rocky se baladait avec tout son matos. Pour le rapporter
dans l'appartement de Maple Street occupé par son ex...
Elle s'inquiétait pour lui. Ils étaient sur le point de se
rabibocher. Alors Rocky avait chargé sa voiture - OK,
pas toute la voiture, juste le coffre, car on voyait bien
qu'il n'y avait rien sur la banquette arrière -, bref, il l'avait
chargée pour emménager chez elle.

Faisant tinter les clés, Perlmutter s'est dirigé vers la


Toyota Celica. Daley, Pepe et Pashaian restaient à l'écart.
Il a jeté un œil sur le porte-clés, qui représentait un
casque de footballeur de l'université de Penn State. Il
avait l'air vieux et éraflé. Le capitaine s'est demandé
pourquoi la femme de Rocky - elle s'appelait Lorraine, si
ses souvenirs étaient bons - avait gardé ce porte-clés, à
quoi elle pensait lorsqu'elle le regardait.

S'arrêtant devant le coffre, il a humé l'air. Rien,


aucune trace. Il a mis la clé dans la serrure, l'a tournée.
La serrure s'est ouverte dans un déclic sonore. Il a
soulevé le couvercle, l'air s'est échappé de manière quasi
audible. Cette fois-ci, oui, l'odeur était incontestable.

Quelque chose de volumineux était entassé dans le


coffre comme un oreiller géant. Sans crier gare, la chose
a jailli tel un diable de sa boîte. Perlmutter a reculé d'un
bond. Sortie la première, la tête a heurté violemment le
bitume.

Aucune importance, d'ailleurs. Rocky Conwell était


déjà mort.
25

ET MAINTENANT?

Pour commencer, Grâce était morte de faim. Elle a


traversé le pont Washington, pris la sortie Jones Road et
s'est arrêtée pour casser la croûte dans un restaurant
chinois curieusement appelé Baumgart's. Elle mangeait
en silence, se sentant plus seule que jamais, luttant pour
ne pas s'effondrer. Que se passait-il ? L'avant-veille
encore - seulement l'avant-veille ? -, elle était allée
chercher des photos au Photomat. C'était tout. La vie
était belle. Elle avait un mari qu'elle adorait et deux
gamins merveilleux, extraordinairement éveillés. Elle avait
du temps pour peindre. Tout le monde était en bonne
santé, ils possédaient de l'argent à la banque. Puis elle
était tombée sur une photo, une vieille photo, et voilà...

Grâce en avait presque oublié Josh la Touffe de Poils.

C'était lui qui avait développé le rouleau de pellicule,


lui qui avait mystérieusement quitté la boutique peu après
qu'elle avait récupéré ses photos. Pas de doute, il était
bien celui qui avait glissé cette fichue photo dans son
paquet.

S'emparant de son téléphone portable, elle a appelé les


renseignements pour leur demander le numéro du
Photomat à Kasselton et a même payé un supplément
pour être directement mise en relation avec le magasin.
On a décroché à la troisième sonnerie.

— Photomat, bonjour.

Grâce n'a rien dit. Pas d'erreur, cette voix traînante,


aux inflexions blasées, elle l'aurait reconnue entre mille :
Touffe de Poils était de retour à la boutique.

Elle a pensé couper la communication, mais craignait


d'éveiller ses soupçons, de le faire fuir. Elle a donc
changé sa voix et, avec un petit accent chantant, s'est
enquis de l'heure de la fermeture.

— Ben, six heures, a répondu Touffe de Poils.

Elle l'a remercié, mais il avait déjà raccroché. La note


était sur la table. Elle a payé, se retenant pour ne pas
courir jusqu'à la voiture. La route 4 était complètement
dégagée. Après avoir dépassé une flopée de centres
commerciaux, elle a trouvé une place de parking non loin
du Photomat. Son portable a sonné.

— Allô ?

— Carl Vespa à l'appareil.

— Oh ! bonjour !

— Désolé pour hier. De t'avoir imposé Jimmy X de la


sorte.

Elle a hésité à lui parler de la visite du chanteur et


décidé que ce n'était pas le moment.

— Ce n'est pas grave.


— Je sais que tu t'en fiches, mais apparemment
Wade Larue va être relaxé.

— C'est peut-être aussi bien.

— Peut-être, a répliqué Vespa sans conviction. Tu es


sûre de ne pas avoir besoin de protection ?

— Sûre et certaine.

— Si jamais tu changes d'avis...

— Je vous appellerai. Il y a eu une pause.

— Des nouvelles de ton mari ?

— Non.

— Est-ce qu'il a une sœur ? Grâce a changé le


téléphone de main.

— Oui. Pourquoi ?

— Son nom est Sandra Koval ?

— Oui. Qu'est-ce qu'elle vient faire là ?


— On en reparlera.

Il a raccroché. Grâce fixait le téléphone. C'était quoi,


cette histoire ? Elle a secoué la tête, s'efforçant de
reprendre ses esprits. Inutile d'insister.

Attrapant son sac, elle s'est hâtée en boitillant vers le


Photomat. Sa jambe lui faisait mal. Marcher était un
supplice, comme si quelqu'un s'agrippait à sa cheville et
qu'elle était obligée de le traîner derrière elle. Trois
boutiques avant le Photomat, un homme en costume
trois-pièces a surgi sur son chemin.

— Madame Lawson ?

Une étrange pensée a effleuré Grâce tandis qu'elle


regardait l'inconnu : ses cheveux blond-roux étaient
quasiment de la même couleur que son complet, on
aurait cru qu'ils avaient été fabriqués à partir du même
matériau.

— Vous désirez ? a-t-elle demandé.

De la poche de son veston, l'homme a sorti une photo


qu'il a brandie à la hauteur de son visage.
— C'est vous qui avez diffusé ça sur le Net ? C'était
la photo tronquée de la blonde et de la rousse.

— Qui êtes-vous ?

— Je m'appelle Scott Duncan. Je travaille au bureau


du procureur.

Puis, désignant la blonde tournée vers Jack, celle dont


le visage était barré d'un X, il a ajouté :

— Et elle, c'est ma sœur.


26

PERLMUTTER A ANNONCé LA nouvelle à Lorraine


Conwell avec tous les ménagements possibles.

Il lui était déjà arrivé à de nombreuses reprises d'être


porteur d'une mauvaise nouvelle. D'habitude, cela
concernait surtout les accidents de la route. La première
réaction de Lorraine a été de fondre en larmes, mais à
présent, assommée par le choc, elle avait les yeux secs.

Les différents stades de la douleur : en principe, c'est


censé commencer par le déni. Faux, en fait, c'est même
tout le contraire : une acceptation totale. On entend la
mauvaise nouvelle, on comprend très exactement ce
qu'on est en train de vous dire. On comprend qu'un être
aimé - votre conjoint, votre parent, votre enfant - ne
rentrera plus, qu'il a disparu définitivement, que sa vie
est finie et que jamais, jamais vous ne le reverrez. Tout
ça, vous le comprenez en un éclair. Vos jambes
flageolent, votre cœur lâche.

C'est le premier pas : pas seulement l'acceptation, pas


seulement la compréhension, mais la vérité dans toute
son horreur. Les êtres humains ne sont pas faits pour
supporter une souffrance pareille, alors c'est là
qu'intervient le déni. Le déni s'installe rapidement, pour
guérir les blessures ou du moins les panser. Cependant, il
y a toujours ce moment - bref, Dieu merci -, le véritable
stade numéro un, où l'on entend la nouvelle, on se
penche au-dessus de l'abîme et, aussi atroce que cela
puisse être, on comprend tout.

Lorraine Conwell se tenait droite comme un piquet,


ses lèvres tremblaient légèrement, ses yeux étaient secs.
Elle paraissait petite et seule, et Perlmutter avait une
envie folle de la prendre dans ses bras.

— Rocky et moi, a-t-elle soufflé, on allait se remettre


ensemble.

Il a hoché la tête, l'air encourageant.


— C'est ma faute, vous savez. Je l'ai mis dehors. Je
n'aurais pas dû.

Elle l'a regardé avec ses yeux violets.

— Il n'était pas comme ça quand nous nous sommes


rencontrés. Il avait des rêves, à l'époque. Il était
tellement sûr de lui. Mais ne plus pouvoir jouer au foot,
ça l'a miné. Et moi, je n'ai pas pu vivre avec ça.

Perlmutter a acquiescé de nouveau. Il aurait voulu


rester, l'aider, mais il n'avait vraiment pas le temps
d'écouter l'histoire de sa vie. Il avait du pain sur la
planche.

— Est-ce que quelqu'un voulait du mal à Rocky ?


Avait-il des ennemis ?

Elle a secoué la tête.

— Non, personne.

— Il a fait de la prison.

— Oui. C'est tout bête : une bagarre dans un bar qui a


dégénéré.
Perlmutter a jeté un coup d'œil en direction de Daley.
La bagarre, ils étaient au courant. Ils s'étaient déjà
penchés sur la question pour voir si la victime n'avait pas
cherché à se venger. Cela semblait peu probable.

— Rocky avait-il un emploi ?

— Oui.

— Où ?

— À Newark. Il travaillait chez Budweiser, la


fabrique qui est à côté de l'aéroport.

— Vous avez appelé chez nous, hier.

Regardant droit devant elle, Lorraine a fait oui de la


tête.

— Vous avez parlé à l'agent DiBartola.

— Oui. Il a été très gentil. Certes.

— Vous lui avez dit que Rocky n'était pas rentré du


travail.

Nouveau signe de la tête.


— Vous avez téléphoné en début de matinée, pour
dire qu'il travaillait la nuit d'avant.

— C'est exact.

— Il faisait les trois-huit ?

— Non, il avait un deuxième boulot. (Elle s'est


trémoussée légèrement.) Au noir.

— C'était quoi, ce boulot ?

— C'est une dame qui l'employait.

— Et c'était quoi ?

Elle a essuyé une larme du bout du doigt.

— Rocky n'en parlait pas trop. Il délivrait des


convocations, des choses comme ça.

— Vous connaissez le nom de cette dame ?

— C'est un nom étranger, je n'arrive pas à le


prononcer.

Perlmutter n'a pas eu à chercher longtemps.


— Indira Khariwalla ?

— C'est ça.

Lorraine Conwell a levé les yeux sur lui.

— Vous la connaissez ?

Et comment. Ça faisait un bail, mais oui, il la


connaissait bien.

Grâce avait remis à Scott Duncan la photo d'origine,


avec les cinq personnes dessus. Il n'arrivait pas à en
détacher les yeux, de sa sœur surtout. Il a effleuré son
visage du bout du doigt. Grâce osait à peine le regarder.

Installés dans sa cuisine, ils discutaient depuis une


bonne demi-heure déjà.

— Vous avez eu ça il y a deux jours ? a demandé


Scott Duncan.
— Oui.

— Et ensuite, votre mari... c'est lui, là ? Il a désigné


Jack sur la photo.

— Oui.

— Il s'est enfui ?

— Il a disparu, il ne s'est pas enfui.

— D'accord. D'après vous, il aurait été, quoi,


kidnappé ?

— Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je sais seulement


qu'il est dans le pétrin.

Le regard de Scott était rivé sur la vieille photo.

— Parce qu'il vous a adressé une sorte


d'avertissement en disant qu'il avait besoin d'espace,
c'est ça ?

— Monsieur Duncan, j'aimerais savoir comment vous


êtes tombé sur cette photo. Et comment vous m'avez
trouvée.
— Vous l'avez diffusée par l'intermédiaire d'une
espèce de spam. Quelqu'un a reconnu la photo et me l'a
fait parvenir. Je suis remonté jusqu'à l'expéditeur et je lui
ai fait un peu de chantage.

— C'est pour ça qu'on n'a reçu aucune réponse ?


Duncan a hoché la tête.

— Je voulais vous parler d'abord.

— Je vous ai raconté tout ce que je sais. J'allais


justement prendre le gars du Photomat entre quat'z'yeux
quand vous m'avez interceptée.

— On va l'interroger, ne vous inquiétez pas.

Il regardait toujours la photo. Grâce avait fait les frais


de la conversation. Il ne lui avait rien dit, à part le fait
que la fille sur la photo était sa sœur. Grâce a indiqué le
visage barré.

— Parlez-moi d'elle.

— Elle s'appelait Geri. Ce nom vous évoque quelque


chose ?
— Non, désolée.

— Votre mari ne l'a jamais mentionnée ? Geri


Duncan.

— Pas que je m'en souvienne. Puis :

— Vous dites qu'elle s'appelait!

— Pardon ?

— Vous avez employé le passé.

— Elle est morte dans un incendie quand elle avait


vingt et un ans, dans la chambre de son foyer
d'étudiants.

Grâce s'est figée.

— Elle faisait ses études à Tufts, n'est-ce pas ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

Elle comprenait mieux maintenant pourquoi ce visage


lui avait paru familier. Il y avait eu des photos dans la
presse, à l'époque. Grâce était elle-même en rééducation
et passait son temps à lire les journaux.
— J'ai vu des articles là-dessus. On a parlé d'un
accident, non ? Un court-circuit, quelque chose comme
ça ?

— Oui, je le croyais. Jusqu'à il y a trois mois.

— Qu'est-ce qui a changé ?

— Dans le cadre de mon travail, j'ai eu affaire à un


certain Monte Scanlon. C'est un tueur à gages. Sa
mission consistait à maquiller les meurtres en accidents.

Grâce s'efforçait de digérer cette information.

— Et vous l'avez appris seulement il y a trois mois ?

— Oui.

— Vous avez mené une enquête ?

— Et je continue, mais ça remonte à loin. (Il


s'exprimait d'une voix plus douce, à présent.) Il ne reste
pas beaucoup d'indices après toutes ces années.

Grâce s'est détournée.

— J'ai découvert que Geri sortait avec un garçon, un


jeune du coin nommé Shane Alworth. Ce nom ne vous
dit rien ?

— Non.

— Vous en êtes sûre ?

— Certaine, oui.

— Shane Alworth avait un casier, rien de bien


sérieux, mais du coup je me suis renseigné à son sujet.

— Et?

— Il a disparu.

— Disparu ?

— Sans laisser de traces. Je ne le trouve dans aucun


fichier professionnel. Il n'existe aucun Shane Alworth
sur la liste des contribuables. Même son numéro de
Sécurité sociale n'a rien donné.

— Ça fait combien de temps ?

— Qu'il a disparu ? Je suis remonté dix ans en


arrière. Sans résultat.
Duncan a sorti une autre photo de la poche de son
veston.

— Vous le reconnaissez ?

Elle a examiné longuement le cliché. Pas de doute,


c'était l'autre garçon sur la photo. Elle a interrogé
Duncan du regard, et il a hoché la tête.

— C'est louche, hein ?

— Où avez-vous eu ça ? a-t-elle demandé.

— C'est la mère de Shane qui me l'a donné. Elle


prétend que son fils habite dans une petite ville du
Mexique, il serait missionnaire ou un truc approchant,
c'est pour ça que son nom n'apparaît nulle part. Shane a
un frère qui vit à Saint-Louis, psychologue de son
métier. Il a confirmé la version de la mère.

— Mais vous n'y croyez pas.

— Et vous ?

Grâce a reposé la photo mystère sur la table.


— Donc, nous connaissons trois personnes de cette
photo, a-t-elle résumé, plus pour elle-même qu'à
l'intention de Duncan. Votre sœur, qui a été assassinée.
Son copain, Shane Alworth, le garçon que voici. Il s'est
volatilisé. Et mon mari, qui a disparu juste après avoir vu
cette photo. C'est bien ça ?

— Tout à fait.

— Qu'est-ce qu'elle a dit d'autre, la mère ?

— Que Shane était injoignable. Elle pense qu'il est


dans la forêt amazonienne.

— La forêt amazonienne ? Au Mexique ?

— Ses notions de géographie étaient un peu floues.


Grâce a secoué la tête et désigné la photo.

— Il nous reste ces deux filles-là. Vous avez une idée


?

— Pas encore, mais nous en savons davantage


aujourd'hui. La rousse, on ne va pas tarder à l'identifier.
Quant à l'autre, celle qui tourne le dos à l'objectif, je me
demande si on y arrivera un jour.
— Avez-vous appris autre chose ?

— Pas vraiment. J'ai fait exhumer le corps de Geri.


Cela a pris un certain temps. Une autopsie complète est
en cours pour voir s'il y a des preuves matérielles, mais
je ne compte pas trop là-dessus. Ceci... (Il a levé la
photo récupérée sur le Net.)... est la première véritable
piste dont je dispose.

Elle n'a pas aimé la note d'espoir dans sa voix.

— Ce n'est qu'une photo.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites. Grâce a


posé les mains sur la table.

— Vous estimez que mon mari a quelque chose à voir


avec la mort de votre sœur ?

Duncan s'est frotté le menton.

— Bonne question. Elle attendait.

— Quelque chose à voir, oui, sans doute. Mais à mon


avis, ce n'est pas lui qui l'a tuée, si c'est ce que vous
sous-entendez. Il y a longtemps, il leur est arrivé je ne
sais quoi. Ma sœur est morte dans un incendie, et votre
mari s'est réfugié à l'étranger. En France, c'est ça ?

— Oui.

— Et Shane Alworth aussi. Tout ça est lié.


Forcément.

— Ma belle-sœur est au courant de certaines choses.


Scott Duncan a hoché la tête.

— Elle est avocate, c'est ça ?

— Oui. Chez Burton et Crimstein.

— Dommage. Je connais Hester Crimstein : si elle


choisit de se taire, je n'ai aucun moyen de faire pression
sur elle.

— Qu'est-ce qu'on fait, alors ?

— On continue à secouer la cage.

— Secouer la cage ?

— Oui, c'est l'unique façon de progresser.


— Commençons par secouer Josh du Photomat, a
proposé Grâce. C'est lui qui m'a filé cette photo.

Duncan s'est levé.

— Bonne idée.

— Maintenant ?

— Oui.

— J'aimerais venir avec vous.

— Eh bien, allons-y.

— Ma parole, c'est le capitaine Perlmutter ! Que me


vaut l'honneur ?

Indira Khariwalla était petite et ratatinée. Sa peau


foncée - elle était originaire d'Inde, comme son nom
l'indiquait, plus précisément de Bombay - avait tendance
à s'épaissir. Elle était encore belle femme, mais sans
comparaison aucune avec la tentatrice exotique qu'il avait
connue dans la fleur de l'âge.

— Ça fait des lustres, a-t-il répondu.

— Eh oui !

Le sourire, jadis éblouissant, semblait exiger un gros


effort à présent, fendant presque la peau.

— Mais je préfère ne pas ressasser le passé.

— Moi non plus.

Quand Perlmutter avait commencé à travailler à


Kasselton, il avait fait équipe avec un vieux briscard qui
était à un an de la retraite, Steve Goedert, un type
formidable. Une profonde amitié était née entre les deux
hommes. Goedert avait trois grands enfants et une
femme, Susan. Perlmutter ignorait comment il avait
rencontré Indira. Mais Susan, en tout cas, avait
découvert leur liaison.

Avance rapide sur le sordide divorce.


Goedert n'avait plus un sou une fois que les avocats
en avaient eu terminé avec lui. Il s'était installé comme
détective privé, avec une spécialité : l'infidélité. Du moins
le prétendait-il. Aux yeux de Perlmutter, c'était de
l'arnaque pure et simple. Il se servait d'Indira en guise
d'appât. Elle abordait le mari, l'embobinait, et Goedert
prenait des photos. Perlmutter lui avait conseillé
d'arrêter. La fidélité n'était pas un jeu. Ni un canular.

Goedert devait savoir qu'il se fourvoyait. Il s'est mis à


boire et n'a jamais réussi à décrocher. Lui aussi avait une
arme chez lui ; lui aussi l'a utilisée, pas pour défendre
son domicile. Après sa mort, Indira a repris l'agence,
gardant le nom de Goedert sur la porte.

— C'est vieux, tout ça, a-t-elle dit doucement.

— Vous l'aimiez ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Vous avez brisé sa vie.

— Vous croyez vraiment que je peux exercer ce


genre de pouvoir sur un homme ?
Elle a changé de position dans son fauteuil.

— Que puis-je pour vous, capitaine ?

— Vous employez quelqu'un du nom de Rocky


Conwell.

Pas de réponse.

— Au noir, je sais. Ce n'est pas ça qui m'intéresse.


Toujours rien. Il a jeté sur la table un vague Polaroid du
cadavre de Conwell.

Le regard d'Indira a glissé dessus, négligemment,


avant de se figer.

— Bon Dieu !

Perlmutter attendait, mais elle n'a rien ajouté. Elle a


continué à fixer la photo, puis elle s'est laissée aller en
arrière.

— Sa femme m'a dit qu'il travaillait pour vous.

Elle a hoché la tête.

— Qu'est-ce qu'il faisait ?


— Le service de nuit.

— C'était quoi, le service de nuit ?

— Il s'occupait d'impayés, parfois aussi il portait des


convocations.

— Quoi d'autre ? Silence.

— Il y avait du matériel dans sa voiture. On a trouvé


un téléobjectif et une paire de jumelles.

— Et alors?

— Il faisait de la surveillance ? Indira l'a regardé, les


larmes aux yeux.

— Vous pensez qu'il a été tué pendant qu'il faisait son


travail ?

— Ça m'en a tout l'air, mais je ne pourrai pas


l'affirmer avec certitude tant que vous ne m'aurez pas
expliqué en quoi consistait son boulot.

Détournant les yeux, Indira s'est mise à se balancer


dans son fauteuil.
— Il était en service avant-hier soir ?

— Oui.

Nouveau silence.

— Que faisait-il, Indira ?

— Je ne peux pas le dire.

— Pourquoi ?

— J'ai des obligations vis-à-vis de mes clients. Vous


connaissez la chanson, Stu.

— Vous ne dirigez pas un cabinet d'avocats.

— Non, mais il m'arrive de collaborer avec eux.

— Vous voulez dire que cette enquête, c'était à la


demande d'un avocat ?

— Je ne veux rien dire du tout.

— Vous voulez revoir la photo ?

Elle a presque souri.


— Vous croyez que ça va m'inciter à parler ?
Néanmoins, elle y a jeté un œil.

— Je ne vois pas de sang, a-t-elle fait observer.

— Il n'y en avait pas.

— Il n'a pas été tué par une balle ?

Non. Ni par balle, ni d'un coup de couteau. Indira


avait l'air perplexe.

— Alors comment est-il mort ?

— Je n'ai pas encore la réponse. Il est sur la table, à


cette heure. Mais j'ai mon idée là-dessus, vous voulez
savoir ?

Elle n'y tenait pas, non. Cependant, elle a hoché


lancinent la tête.

— Il est mort par suffocation.

— On l'aurait étranglé ? Avec un garrot ?

— J'en doute. Il n'y a aucune marque de ligature dans


le cou.
Elle a froncé les sourcils.

— Rocky était énorme, et fort comme un bœuf. Ça


doit être dû à un poison, ou quelque chose dans le genre.

— Je ne crois pas. D'après le médecin légiste, le


larynx a été fortement endommagé.

Indira était de plus en plus déconcertée.

— En d'autres termes, il a eu la gorge broyée comme


une coquille d'œuf.

— Il aurait donc été étranglé à mains nues ?

— On n'en sait rien.

— Il était trop costaud pour ça, a-t-elle rétorqué.

— Qui suivait-il ?

— J'ai un coup de fil à donner. Attendez-moi dans le


couloir.

Perlmutter n'a pas attendu très longtemps. Quand


Indira est sortie, elle avait la voix crispée.
— Je ne peux pas vous parler, je regrette.

— Ordre d'avocat ?

— Je ne peux pas vous parler.

— Je reviendrai. Avec un mandat.

— Bonne chance, a-t-elle répondu en lui tournant le


dos.

Et Perlmutter a eu le sentiment qu'elle le pensait peut-


être vraiment.
27

GRACE ET SCOTT DUNCAN SONT RETOURNÉS


au Photomat.

Le cœur de Grâce s'est serré quand elle a vu que


Touffe de Poils n'y était pas.

Bruce, le directeur adjoint, a bombé le torse. Scott


Duncan a sorti son badge, et le torse s'est dégonflé.

— Josh est parti déjeuner, a-t-il marmonné.

— Vous savez où ?

— D'habitude, il va au Taco Bell. C'est un peu plus


bas dans la rue.

Grâce connaissait. Elle s'est hâtée dehors, craignant


de perdre à nouveau sa trace. Scott a suivi. Sitôt entrée
au Taco Bell, assaillie par des odeurs de graillon, elle a
repéré Josh.

Détail important, Josh l'a repérée aussi, elle. Il a


écarquillé les yeux.

Scott Duncan s'est arrêté.

— C'est lui ? Grâce a hoché la tête.

Touffe de Poils était seul. Penché en avant, ses


cheveux lui tombaient sur le visage à la manière d'un
rideau. Son expression - il ne devait pas en avoir d'autre
- était maussade. Il a mordu dans le taco comme si celui-
ci venait d'insulter son groupe grunge préféré. Il avait le
casque sur les oreilles, le cordon trempait dans la crème
fraîche. Grâce ne voulait pas passer pour une vieille
rombière, mais, franchement, avoir ce genre de bruit
branché directement sur le cerveau toute la journée ne
pouvait pas être bon. Elle-même, elle aimait la musique.
Quand elle était seule, elle la mettait plus fort, chantait,
dansait... Donc, ce n'était pas une question de musique,
ni de volume. Mais quelles étaient les conséquences sur
la santé mentale d'une musique, probablement âpre et
violente, qui résonnait non-stop dans les oreilles ?
Isolement auditif, murailles solitaires du son, pour
paraphraser Elton John, et aucune échappatoire possible.
Aucun bruit de la vie ne filtre jusqu'à vous. Aucune
parole vivante. Votre existence se déroule sur une bande-
son artificielle.

Non, ça ne pouvait pas être sain.

Josh a baissé la tête, faisant mine de ne pas les voir. Il


était si jeune. Et si pitoyable, assis tout seul à sa table.
Grâce a songé à ses rêves, à ses espoirs, au fait qu'il
s'était déjà engagé dans une voie semée de désillusions.
Elle a pensé à la mère de Josh, à tout ce qu'elle avait dû
tenter, à ses angoisses. Elle a pensé à son propre fils,
son petit Max, et à ce qu'elle ferait si jamais il choisissait
de suivre cette pente-là.

Scott Duncan et elle se sont plantés devant la table de


Josh. Il a enfourné une nouvelle bouchée avant de lever
les yeux. La musique qui beuglait dans ses écouteurs
était si forte qu'on pouvait distinguer les paroles. Ça
parlait de putes et de salopes. Scott Duncan a pris les
choses en main, et elle l'a laissé faire.

— Vous reconnaissez cette dame ? a demandé Scott.


Josh a haussé les épaules. Il a baissé le son.
— Enlevez ça, a ordonné Scott. Tout de suite. Il a
obtempéré, mais sans se presser.

— Je vous ai posé une question. Reconnaissez-vous


cette dame ?

Josh a risqué un coup d'œil en direction de Grâce.

— Ouais, peut-être.

— D'où la connaissez-vous ?

— De mon boulot.

— Vous travaillez au Photomat, n'est-ce pas ?

— Ouais.

— Et Mme Lawson est une de vos clientes.

— C'est ce que j'ai dit.

— Vous souvenez-vous de la dernière fois où elle est


venue à la boutique ?

— Non.
— Réfléchissez.

Nouveau haussement d'épaules.

— Il y a deux jours, ça vous paraît juste ?

— Possible.

Scott Duncan avait l'enveloppe du Photomat à la


main.

— C'est bien vous qui avez développé ce rouleau,


n'est-ce pas ?

— Si vous le dites.

— Non, je vous le demande. Regardez l'enveloppe. Il


a obéi. Grâce ne bronchait pas. Josh n'avait pas

cherché à savoir qui était Scott Duncan ni ce qu'ils lui


voulaient, elle trouvait ça curieux.

— Ouais, c'est moi qui l'ai développé.

Duncan a sorti la photographie où figurait sa sœur et


l'a posée sur la table.
— C'est vous qui avez mis ça dans le paquet de Mme
Lawson ?

— Non, a objecté Josh.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument.

Grâce a attendu une fraction de seconde, sentant bien


qu'il mentait. Pour la première fois, elle a ouvert la
bouche.

— Comment le savez-vous ?

Ils l'ont regardée tous les deux. Josh a fait :

— Hein ?

— Comment ça se passe, le développement d'un film


?

Josh a refait : « Hein ? »

— Vous placez le rouleau dans la machine, a décrit


Grâce. Les photos sortent en pile. Vous mettez la pile
dans une enveloppe. C'est ça, non ?
— Ouais.

— Vous regardez chaque photo que vous tirez ? Pas


de réponse. Il a jeté un œil autour de lui comme pour
demander de l'aide.

— Je vous ai vu travailler, poursuivait Grâce. Vous


lisez vos magazines, vous écoutez votre musique. Vous
ne vérifiez pas toutes les photos. Ma question est : Josh,
comment savez-vous ce qu'il y avait dans cette pile ?

Josh a levé les yeux sur Scott Duncan. Aucune aide


non plus de ce côté-là. Il lui a tourné le dos.

— Elle est bizarre, c'est tout. Cette photo, on dirait


qu'elle a cent ans. Le format est bon, mais c'est pas du
papier Kodak. C'est ça que j'ai voulu dire.

Josh était content de sa trouvaille. Son regard s'est


illuminé, et il a enchaîné avec entrain :

— Ouais, c'est de ça que j’ai cru qu’il parlait quand il


m'a demandé si c'est moi qui l'ai mise là-dedans.

Grâce s'est bornée à le dévisager.


— Écoutez, je ne sais pas ce qui passe par cette
machine, mais j'ai jamais vu ce tirage. C'est tout ce que
je sais, OK ?

— Josh ?

Josh s'est tourné vers Scott Duncan.

— Cette photo a atterri dans le paquet de Mme


Lawson. Vous n'avez pas la moindre idée de la façon
dont elle a pu y arriver ?

— Peut-être qu'elle l'a prise elle-même.

— Non, a dit Duncan.

Josh a haussé laborieusement les épaules. Il devait


avoir des trapèzes en béton, à force de les mettre à
contribution.

— Expliquez-moi comment ça marche, comment


vous faites pour développer les photos.

— C'est comme elle a dit. Je place le film dans la


machine, elle fait le reste. Je fixe juste le format et le
nombre.
— Le nombre ?

— Ben oui, un tirage par négatif, deux tirages, et


cetera.

— Et elles sortent en pile ?

— Ouais.

Josh était plus à l'aise désormais, en terrain connu.

— Puis vous les mettez dans une enveloppe ?

— Exact. L'enveloppe déjà signée par le client. Après,


j’ai plus qu' à les ranger par ordre alphabétique, et voilà.

Scott Duncan a regardé Grâce, silencieuse, avant de


sortir son badge.

— Vous savez ce que signifie ce badge, Josh ?

— Non.

— Il signifie que je travaille pour le bureau du


procureur, et je peux vous rendre la vie dure si vous me
contrariez. Vous comprenez ça ?
Josh, l'air apeuré, a hoché la tête.

— Je vous demande donc une dernière fois : que


savez-vous au sujet de cette photographie ?

— Rien. Je le jure.

Il a regardé autour de lui.

— Faut que je retourne bosser.

Il s'est levé. Grâce lui a barré le chemin.

— Pourquoi avez-vous quitté votre travail de bonne


heure, l'autre jour ?

— Hein ?

— Une heure environ après que j'ai récupéré le


rouleau, je suis repassée à la boutique et vous n'étiez pas
là. Le lendemain matin non plus. Que vous est-il arrivé ?

— J'étais malade.

— Ah oui ?

— Ouais.
— Et ça va mieux maintenant ?

— Je crois.

Il a tenté de forcer le passage.

— Votre patron m'a affirmé que vous aviez une


urgence familiale. C'est ce que vous lui avez raconté ?

— Faut que j’aille bosser.

Cette fois, il a réussi à se faufiler et s'est pratiquement


rué vers la porte.

Béatrice Smith n'était pas chez elle.

Éric Wu est entré sans aucun problème. Il a fait le


tour de la maison. Personne... Sans retirer ses gants, il a
allumé l'ordinateur. Le PIM ( Personal Information Manager :
gestionnaire d'informations personnelles. (N.d.T .) de Béatrice - un
terme savant pour désigner son agenda - s'intitulait
Temps & Chaos. Il l'a ouvert et a consulté son
calendrier.

Béatrice Smith était en visite chez son docteur de fils


à San Diego. Elle serait de retour dans deux jours - un
délai largement suffisant pour sauver sa peau. Wu n'a
pas pu s'empêcher de réfléchir aux caprices du destin. Il
a parcouru son calendrier sur les deux mois passés et les
deux mois à venir : aucun autre voyage n'était
programmé. S'il avait débarqué à un moment différent,
Béatrice Smith serait morte. Wu aimait bien songer à ces
choses-là, ces petits détails insignifiants, inconscients,
sur lesquels nous n'avons pas de prise et qui peuvent
changer le cours de notre vie. Appelez cela destinée,
chance, hasard, Dieu. Wu trouvait ça passionnant.

Béatrice Smith avait un garage à deux places. Sa Land


Rover couleur sable occupait le côté droit. Le côté
gauche était vide. Il y avait une tache d'huile sur le sol.
Maury devait garer sa voiture à cet endroit. Elle gardait
cette place - malgré lui, Wu a pensé à la mère de Freddy
Sykes - comme si c'avait été sa place attitrée au lit. Wu a
rangé la Ford Windstar et ouvert le hayon arrière. Jack
Lawson n'avait pas l'air très frais. Wu lui a détaché les
jambes pour qu'il puisse marcher, gardant ses poignets
ligotés, puis l'a conduit à l'intérieur. Lawson est tombé
deux fois. La circulation sanguine ne s'était pas
entièrement rétablie dans ses jambes. Wu l'a relevé par le
col de sa chemise.
— Je vais vous retirer le bâillon.

Jack Lawson a hoché la tête. Ça se voyait dans ses


yeux : Lawson était brisé. Wu ne l'avait pas trop fait
souffrir - pas encore, du moins -, mais quand on se
retrouve enfermé dans le noir, seul avec ses pensées,
l'esprit se tourne en dedans et c'est la débandade. C'était
ça, le plus grand danger. Le gage de la sérénité était de
continuer à travailler, à aller de l'avant. Quand on avance,
on ne pense pas à la culpabilité ou à l'innocence. On ne
pense pas au passé, à ses rêves, à ses bonheurs ou à ses
déceptions, on se préoccupe juste de survivre, de
prendre des coups ou d'en donner. De tuer ou d'être tué.

Wu a enlevé le bâillon. Lawson n'a pas supplié ni posé


de questions, il n'en était plus à ce stade. Wu a attaché
ses jambes à une chaise, ensuite il a fouillé le
réfrigérateur et le garde-manger. Les deux hommes ont
mangé en silence. Quand ils ont eu terminé, Wu a lavé et
rangé les assiettes. Jack Lawson demeurait ligoté sur sa
chaise.

Le portable de Wu a sonné.

— Oui.
— On a un problème. Wu attendait.

— Quand vous l'avez cueilli, il avait un exemplaire de


cette photo sur lui, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Et il a dit qu'il n'y en avait pas d'autres ?

— Oui.

— Il s'est trompé. Wu se taisait.

— Sa femme a une copie de la photo. Et elle la


brandit partout.

— Je vois.

— Vous pouvez vous en occuper ?

— Non, a rétorqué Wu. Je ne peux pas retourner là-


bas.

— Pourquoi ?

Il n'a pas répondu.


— Laissez tomber. On va demander à Martin, il a des
informations sur ses enfants.

Wu n'était pas trop d'accord, mais il a gardé ses


réflexions pour lui.

— On s'en charge, a répété la voix au téléphone avant


de raccrocher.
28

— JOSH MENT, A LâCHé GRACE.

Ils étaient de retour dans Main Street. Les nuages


s'amoncelaient au-dessus de leur tête ; l'air était chargé
d'humidité. Scott Duncan a désigné la rue d'un signe du
menton.

— J'irais bien boire un coup au Starbucks.

— Attendez. Vous ne pensez pas qu'il ment ?

— Il n'a pas la conscience tranquille, c'est différent.


Scott a tiré vers lui la porte vitrée et Grâce est entrée.

Il y avait la queue au Starbucks. Il semblait toujours y


avoir la queue au Starbucks. Les enceintes diffusaient un
vieux standard de blues, une chanteuse à la voix cassée,
Billie Holiday peut-être, ou Dina Washington, ou Nina
Simone.

— Et ses incohérences ? a-t-elle insisté. Scott


Duncan a froncé les sourcils.

— Quoi, qu'y a-t-il ? s'est enquis Grâce.

— Est-ce que notre ami Josh a l'air d'un type qui


collabore de son plein gré avec les autorités ?

— Non.

— Alors que voulez-vous qu'il dise ?

— D'après son patron, il avait une urgence familiale.


Lui, il prétend qu'il a été malade.

— C'est incohérent, en effet.

— Mais ?

Singeant Josh, Scott a haussé exagérément les


épaules.
— J'ai traité beaucoup de dossiers dans ma vie.
Savez-vous ce que j'ai appris au sujet des incohérences ?

Elle a secoué la tête. À l'arrière-plan, un percolateur


faisait un bruit d'aspirateur de voiture.

— Elles existent. Je trouverais ça louche s'il n'y en


avait pas du tout. La vérité est toujours brouillonne. Si
son histoire avait été nickel, j'aurais été plus inquiet, je
me serais demandé s'il ne l'avait pas préparée. Rendre un
mensonge cohérent n'est pas si difficile, mais, dans le
cas de ce garçon, interrogez-le deux fois de suite sur ce
qu'il a mangé au petit déjeuner et il s'emmêlera les
pinceaux.

Les gens avançaient. Quand c'a été leur tour de


commander, Duncan a regardé Grâce. Elle a choisi un
Americano glacé, sec. Il a hoché la tête.

— Deux, s'il vous plaît.

Il a réglé avec une carte Starbucks, et ils ont attendu


leurs boissons au bar.

— Alors, selon vous, il était sincère ? a repris Grâce.


— Je ne sais pas. Mais rien dans ce qu'il a pu dire n'a
déclenché la sonnette d'alarme.

Elle n'en était pas aussi sûre.

— Ça ne peut être que lui.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il n'y avait personne d'autre.

Ils ont récupéré leur commande et se sont installés à


une table près de la fenêtre.

— Récapitulez-moi ça, a-t-il demandé.

— Récapituler quoi ?

— Revenez en arrière : vous êtes allée chercher les


photos, Josh vous les a remises. Les avez-vous
examinées tout de suite ?

Grâce a levé les yeux, essayant de se remémorer les


détails.

— Non.
— OK. Donc, vous avez pris le paquet. L'avez-vous
glissé dans votre sac ?

— Je l'avais à la main.

— Et ensuite ?

— J'ai repris la voiture.

— Vous aviez toujours le paquet sur vous ?

— Oui.

— Où?

— Sur le tableau de bord. Entre les deux sièges avant.

— Où êtes-vous allée ?

— Chercher Max à l'école.

— Vous êtes-vous arrêtée en chemin ?

— Non.

— Et pendant tout ce temps, les photos étaient en


votre possession ?
Grâce a souri malgré elle.

— J'ai l'impression de franchir un poste de contrôle


avant de prendre l'avion.

— Ils ne posent plus guère ce genre de questions.

— Ça fait un moment que je n'ai pas pris l'avion.


Souriant bêtement, elle a compris pourquoi elle se livrait
à cette digression inepte. Et elle n'était pas la seule. Elle
venait d'avoir une pensée... une pensée qu'elle n'avait pas
très envie d'expliciter.

— Qu'y a-t-il ? a demandé Duncan. Elle a secoué la


tête.

— Je n'aurais sans doute pas su dire si Josh nous


cachait quelque chose. Vous, en revanche, vous me
facilitez la tâche. Qu'est-ce que c'est ?

— Rien.

— Allons, Grâce.

— Les photos n'ont jamais quitté la voiture.


— Mais ?

— Écoutez, nous perdons notre temps. C'est


forcément Josh, je le sais.

— Mais ?

Elle a pris une profonde inspiration.

— Je ne le dirai qu'une fois, comme ça on n'y


pensera plus et on pourra passer à autre chose.

Duncan a acquiescé.

— Il y a bien une personne qui aurait pu- je répète,


aurait pu-y avoir accès.

— Qui?

— J'étais en train d'attendre Max dans la voiture. J'ai


ouvert l'enveloppe et regardé les premières photos. Et là
mon amie Cora est montée.

— Dans la voiture ?

— Oui.
— Où?

— À la place du passager.

— Et les photos étaient à portée de main, sur le


tableau de bord.

— Non, plus à ce moment-là.

Grâce parlait maintenant d'une voix crispée. Elle


n'aimait pas beaucoup ça.

— Je viens de vous le dire : j'étais en train de les


regarder.

— Mais vous les avez reposées ?

— A la fin, oui, sûrement.

— Sur le tableau de bord ?

— Peut-être, je ne me rappelle plus.

— Donc, elle a pu y avoir accès.

— Non, j'étais là tout le temps.


— Qui est descendue la première ?

— Nous sommes descendues au même moment, je


crois.

— Vous boitez. Elle l'a dévisagé.

— Et alors ?

— Descendre de voiture doit représenter un effort.

— Je me débrouille très bien.

— Voyons, Grâce, tâchez de vous montrer plus


coopérative. Il est possible - je dis bien « possible » -que,
pendant que vous étiez en train de descendre, votre amie
ait glissé cette photo dans l'enveloppe.

— Possible. Mais ce n'est pas elle.

— C'est totalement exclu ?

— Totalement.

— Vous lui faites confiance à ce point-là ?

— Oui. Mais même si ce n'était pas le cas, allons,


réfléchissez un peu. Quoi, elle se serait baladée avec
cette photo sur elle dans l'espoir que j'aurais un paquet
de photos fraîchement tirées dans ma voiture ?

— Pas nécessairement. Elle avait peut-être prévu de


la planquer dans votre sac, ou dans la boîte à gants, ou
sous le siège, je ne sais pas, moi. Mais en voyant
l'enveloppe...

— Non. (Grâce a levé la main.) Inutile de continuer,


ce n'est pas Cora. Suivre cette piste-là serait une perte de
temps.

— Quel est son nom de famille ?

— Peu importe.

— Dites-le-moi et je ne vous importunerai plus.

— Lindley. Cora Lindley.

— D'accord, a-t-il dit. On n'en parle plus. Mais il


prenait des notes sur un petit calepin.

— Et maintenant ? a demandé Grâce. Duncan a


consulté sa montre.
— Il faut que je retourne au bureau.

— Que dois-je faire ?

— Fouiller la maison. Si votre mari cachait quelque


chose, vous aurez peut-être de la chance.

— Vous me suggérez d'espionner mon mari ?

— Secouez la cage, Grâce. Il s'est dirigé vers la


voiture.

— Accrochez-vous. Je reviendrai vous voir bientôt,


promis.
29

LA VIE NE S'ARRêTE PAS.

Grâce avait des courses à faire. Cela peut paraître


bizarre, compte tenu des circonstances. Ses deux
enfants, certes, auraient volontiers vécu de pizzas livrées
à domicile, mais tout de même, il leur fallait un minimum
: lait, jus d'orange (avec du calcium et surtout, surtout,
sans pulpe), une douzaine d'œufs, du jambon, deux ou
trois boîtes de céréales, du pain, des pâtes, de la sauce
tomate. Des choses comme ça. Peut-être même que ça
lui ferait du bien, les courses. Une activité aussi banale,
aussi quotidienne pouvait être, sinon réconfortante, du
moins passablement thérapeutique.
Elle est allée au King dans Franklin Boulevard. Grâce
n'avait pas de supermarché de prédilection. Ses amies,
elles, préféraient tel ou tel magasin ; il ne leur serait pas
venu à l'idée d'aller se ravitailler ailleurs. Cora aimait bien
le A&P à Midland Park. D'autres connaissances
fréquentaient le Stop-n-Shop à Waldwick. Pour sa part,
Grâce choisissait plus ou moins au hasard car,
franchement, où que l'on s'approvisionne, un jus
d'orange Tropicana sera toujours un jus d'orange
Tropicana.

Dans le cas présent, le King était ce qu'il y avait de


plus proche du Starbucks. Donc, ce serait le King.

S'emparant d'un chariot, elle a fait mine d'être une


citoyenne ordinaire vaquant à des occupations ordinaires.
Mais ça n'a pas duré. Elle a vite repensé à Scott Duncan,
à sa sœur, à la signification de tout cela.

Où vais-je, se demandait Grâce, à partir de là ?

Tout d'abord, la prétendue implication de Cora - elle a


éliminé sur-le-champ cette hypothèse. C'était tout
simplement impossible. Duncan ne connaissait pas Cora.
Son boulot, c'était d'être méfiant. D'accord, son amie
était à l'ouest, pas de doute là-dessus, mais c'était
justement ce qui avait séduit Grâce en premier lieu. Elles
s'étaient rencontrées à un concert à l'école, peu de temps
après leur installation à Kasselton ; toutes deux avaient
dû faire le pied de grue dans le hall pendant que leurs
gamines massacraient les tubes de l'été, parce que ni
l'une ni l'autre n'étaient arrivées suffisamment tôt pour
bénéficier d'une place assise. Se penchant vers elle, Cora
avait chuchoté :

— J'ai eu moins de mal à avoir un premier rang au


concert de Springsteen.

Grâce avait ri. Et c'est comme ça que tout avait


commencé.

Mais oublions cela, oublions le fait que Grâce ne soit


pas objective. Qu'est-ce qui aurait pu motiver Cora ? Le
grand favori restait quand même Josh la Touffe de Poils.
Qu'il n'ait pas la conscience tranquille, c'était normal - ça
devait être dans sa nature. Qu'il soit réfractaire à
l'autorité était logique aussi. Mais il y avait autre chose,
Grâce en était sûre. Alors il fallait oublier Cora et se
concentrer sur Josh. Chercher un angle d'approche.

Max était dans sa période bacon. Il avait mangé chez


un copain ce bacon précuit, une toute nouvelle marque.
Du coup, il voulait le même à la maison. Grâce était en
train de consulter la composition, son principal souci
étant de réduire la consommation de féculents. Là, il n'y
en avait pas, pas du tout, zéro. Assez de chlorure de
sodium pour saler une piscine, mais pas de féculents.

Elle lisait la liste des ingrédients - un intéressant


assemblage de mots qui nécessitait un certain nombre de
recherches - quand elle a senti, physiquement senti, un
regard sur elle. Le paquet toujours à la hauteur des yeux,
elle a tourné lentement la tête. Plus loin dans l'allée,
devant l'étalage de saucisson de Bologne et de salami, un
homme la dévisageait ouvertement.

Il n'y avait personne d'autre dans les parages.


L'homme était de taille moyenne, environ un mètre
soixante-quinze. Ses joues n'avaient pas connu de rasoir
depuis au moins deux jours. Il portait un jean, un tee-
shirt bordeaux et un coupe-vent noir et brillant avec
l'inscription « members only ». Sa casquette de baseball
s'ornait du logo Nike.

Grâce n'avait jamais vu cet homme-là auparavant. Il


l'a regardée encore un moment avant de lâcher, dans un
murmure :
— Mme Lamb. Salle dix-sept.

Tout d'abord, ces paroles n'ont trouvé aucun écho.


Grâce restait là, sans bouger. Non qu'elle n'ait pas
entendu, mais ça semblait tellement incongru, tellement
hors de propos dans la bouche de cet inconnu, qu'elle
n'en a pas saisi le sens tout de suite.

Après une seconde ou deux, soudain elle a compris...

Mme Lamb. Salle dix-sept.

Mme Lamb était l'institutrice d'Emma. Et dix-sept


était le numéro de sa classe.

L'homme s'éloignait déjà, pressant le pas.

— Eh ! a crié Grâce. Attendez !

Il a tourné au coin. Elle l'a suivi. Elle a essayé


d'accélérer, mais sa claudication, cette fichue
claudication, l'entravait. Au bout de l'allée, côté découpes
de poulet, elle a regardé à droite et à gauche.

Aucune trace de l'individu.


Mme Lamb. Salle dix-sept...

Elle a pris à droite, scrutant les autres rayons au


passage. Ses doigts ont tâtonné dans sa poche avant
d'effleurer le téléphone portable.

Reste calme, se disait-elle. Appelle l'école.

Elle s'efforçait de marcher plus vite, mais sa jambe


traînait derrière elle comme une barre de plomb. Plus elle
se dépêchait, plus elle boitait. Lorsqu'elle s'est mise à
courir, on aurait vraiment dit Quasimodo en train de
grimper dans le clocher. Peu importait son allure
cependant, le problème était d'ordre fonctionnel : elle
n'était pas assez rapide.

Mme Lamb. Salle dix-sept...

S'il a touché ne serait-ce qu'à un cheveu de mon


bébé...

Arrivée au dernier rayon, la section réfrigérée


réservée au lait et aux œufs et située tout au fond du
magasin pour susciter l'impulsion d'achat, elle a
rebroussé chemin dans l'espoir de l'apercevoir au retour.
Ce faisant, elle tripotait son téléphone, chose pas facile,
consultant le répertoire pour voir si elle avait le numéro
de l'école.

Elle ne l'avait pas.

Zut ! Grâce aurait parié que les autres, les mères


modèles, celles au sourire avenant et aux géniales idées
d'activités extrascolaires, avaient pensé à mettre en
mémoire le numéro de l'école dans leur portable.

Mme Lamb. Salle dix-sept...

Les renseignements, imbécile. Compose le 411.

Elle a pianoté sur les touches et, émergeant de l'allée,


a scruté la rangée des caisses.

L'homme n'était nulle part en vue.

Au téléphone, la voix rocailleuse et grave de James


Earl Jones a annoncé :

— Verizon Wireless quatre cent onze. Ding. Et une


voix de femme :

— Pour l'anglais, s'il vous plaît, restez en ligne. Para


espanol, porfavor numéro dos.

C'est là, en écoutant l'option hispanophone, que


Grâce a repéré son homme.

Il était dehors maintenant, elle le voyait par la baie


vitrée. Toujours coiffé de sa casquette, il marchait
nonchalamment, trop nonchalamment, en sifflotant
même et en balançant les bras. Elle allait réagir quand
quelque chose - un objet dans sa main - lui a glacé le
sang.

Non, ce n'était pas possible.

Une fois encore, elle n'a pas percuté immédiatement.


La vision, le stimulus que l'œil envoyait au cerveau, n'a
pas transmis l'information, comme s'il y avait eu une
sorte de court-circuit. Et, une fois encore, ça n'a pas
duré.

La main de Grâce, celle qui tenait le téléphone, est


retombée le long de son flanc. L'homme poursuivait son
chemin. La terreur, une terreur comme elle n'en avait
jamais ressentie - en comparaison, le massacre de
Boston avait l'air d'une attraction foraine -, lui a enserré
la poitrine. Un instant de plus et elle allait le perdre de
vue. Il souriait. Il sifflotait. Il balançait les bras.

Et dans sa main droite, celle qui était du côté de la


vitre, il tenait un coffret à pique-nique Batman.
30

— MADAME LAWSON...

Sylvia Steiner, la directrice de Willard, s'adressait à


Grâce sur le ton qu'on emploie avec des parents
hystériques.

— Emma va bien. Et Max aussi.

Le temps que Grâce arrive à la porte du supermarché,


l'homme avec le coffret Batman avait disparu. Elle s'était
mise à hurler, à réclamer de l'aide, mais les autres clients
la regardaient comme si elle s'était échappée d'un asile.
Elle n'avait pas le temps de leur expliquer. Elle a donc
claudiqué jusqu'à la voiture, a appelé l'école tout en
roulant à tombeau ouvert et a fait irruption dans le
bureau de la directrice.

— J'ai parlé à chacune des institutrices, ils sont en


classe.

— Je veux les voir.

— Bien sûr, c'est votre droit, mais puis-je faire une


suggestion ?

Sylvia Steiner parlait si lentement que Grâce avait


envie de lui arracher les mots de la gorge.

— Je ne doute pas que vous ayez eu une terrible


frayeur, mais calmez-vous d'abord. Respirez un bon
coup. Vous allez faire peur à vos enfants s'ils vous
voient dans cet état.

Son expression complaisante, paternaliste, énervait


Grâce au plus haut point. Cependant, force lui était de
reconnaître que la directrice n'avait pas tort.

— Il faut juste que je les voie.

— Je comprends. Tenez, si on jetait un œil par la


porte vitrée de la classe, hein ? Ça vous irait, madame
Lawson ?

Grâce a hoché la tête.

— Venez, je vous accompagne.

Sylvia Steiner a lancé un regard à la secrétaire, Mme


Dinsmont, qui s'est retenue de lever les yeux au ciel.
Dans chaque école, il existe une secrétaire de ce style, à
qui on ne la fait pas.

Ça doit être prescrit par la loi.

Les couloirs débordaient de couleurs. La vue de


dessins d'enfants bouleversait Grâce. C'étaient des
instantanés, des moments qui ne se reproduiraient
jamais. Leurs facultés artistiques allaient mûrir, évoluer.
Mais l'innocence ne serait plus - seuls des tableaux peints
avec le doigt, le coloriage qui déborde, l'écriture
chancelante en garderaient la trace fugitive.

Elles sont d'abord arrivées à la classe de Max. Grâce


a collé le visage contre la vitre et a repéré son fils
aussitôt. Lui tournant le dos, Max était assis en tailleur
dans un cercle d'enfants. Son institutrice, Mlle Lyons,
était en train de lire un livre, qu'elle tenait en l'air afin que
tout le monde puisse le voir.

— C'est bon ? a demandé la directrice. Grâce a


acquiescé.

Elles ont continué à longer le couloir. Grâce a vu le


numéro 17 sur la porte...

Mme Lamb. Salle dix-sept...

Un frisson lui a parcouru l'échiné ; elle s'est efforcée


de ne pas courir. Mme Steiner avait remarqué sa
claudication. Sa jambe ne lui avait pas fait aussi mal
depuis des années. Elle a regardé par la vitre : sa fille était
là, à la place qui était la sienne. Grâce a ravalé ses
larmes. Tête baissée, Emma mâchonnait son crayon,
profondément absorbée dans ses pensées. Pourquoi,
s'est demandé Grâce, la vue de nos enfants - quand ils
ne se savent pas observés - nous émeut-elle autant ? Que
cherchons-nous à entr'apercevoir, au juste ?

Et maintenant ?

Calme-toi. Respire. Les enfants vont bien, c'est le


principal. Réfléchis et tâche d'être rationnelle.
Appeler la police semblait la meilleure chose à faire.

La directrice a toussoté ostensiblement. Grâce s'est


tournée vers elle.

— Je sais que ça va vous paraître débile, mais j'ai


besoin de voir le coffret à pique-nique d'Emma.

Elle s'attendait à une réaction de surprise ou


d'exaspération, mais non, Sylvia Steiner s'est contentée
de hocher la tête. Elle n'a pas posé de questions - en fait,
elle ne lui a même pas demandé les raisons de son
comportement bizarre. Grâce lui en était reconnaissante.

— Tous les paniers-repas sont conservés à la


cafétéria, a-t-elle expliqué. Chaque classe a son propre
seau. Vous voulez que je vous montre ?

— S'il vous plaît.

Les seaux étaient rangés par ordre croissant. Elles ont


trouvé le grand seau bleu marqué « Susan Lamb, salle 17
» et ont inspecté son contenu.

— Il a l'air de quoi ? s'est enquis la directrice.


Au moment où elle allait répondre, Grâce l'a aperçu.
Batman. Le mot « pow ! » en grosses lettres jaunes. Elle
l'a sorti lentement. Le nom d'Emma était écrit au dos.

— C'est celui-là?

— Oui.

— Ils sont très à la mode, cette année.

Grâce a dû faire un effort surhumain pour ne pas


serrer le coffret sur son cœur. Elle l'a remis à sa place
comme s'il avait été en verre de Murano. En silence, elles
ont regagné le bureau. Grâce était tentée de retirer les
enfants de l'école. Il était deux heures et demie, de toute
façon on allait les relâcher d'ici une demi-heure. Mais
non, ça ne ferait que les effrayer, probablement. Elle
avait besoin de réfléchir, de prendre une décision, et
puis, quand on y pensait, Emma et Max n'étaient-ils pas
plus en sécurité ici, au milieu des autres ?

À nouveau, Grâce a remercié la directrice. Elles ont


échangé une poignée de main.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? a


demandé Mme Steiner.
— Non, je ne crois pas.

Une fois sur le trottoir, Grâce a fermé brièvement les


yeux. Plutôt que de se dissiper, la peur prenait corps, se
muait en une rage pure, primitive. Elle sentait son cœur
palpiter dans sa gorge. Le salaud ! Ce salaud avait
menacé sa fille.

Que faire ?

La police. Elle devait appeler la police, c'était évident.


Elle avait le téléphone à la main, mais au moment de
composer le numéro, elle s'est interrompue. Qu'allait-elle
leur dire, exactement ?

« Bonjour, j'étais au supermarché aujourd'hui, et il y


avait un homme dans le rayon charcuterie. Eh bien, il a
chuchoté le nom de l'institutrice de ma fille. Oui, de
l'institutrice. Ah ! et le numéro de sa salle de classe ! Au
rayon charcuterie, oui, juste devant les produits Oscar
Meyer. Puis l'homme est parti. Je l'ai revu ensuite avec le
coffret à pique-nique de ma fille. À la sortie du
supermarché. Qu'est-ce qu'il faisait ? Il marchait, tout
simplement. Oui, enfin, ce n'était pas vraiment le coffret
à pique-nique d'Emma, mais c'était le même. Avec
Batman dessus. Non, il n'a pas proféré de menaces.
Pardon ? Oui, c'est moi qui ai signalé hier la disparition
de mon mari. C'est vrai, mon mari a appelé pour dire
qu'il avait besoin d'espace. Oui, c'était bien moi, la
femme hystérique... »

Quelle autre solution s'offrait à elle ?

Elle a réfléchi à nouveau. La police la prenait déjà


pour une cinglée. Y avait-il un moyen de les faire revenir
sur leur opinion ? Peut-être. Mais que pourraient-ils, au
fond ? Dépêcher quelqu'un à plein temps pour surveiller
ses gosses ? C'était peu probable, même si elle parvenait
à les convaincre de l'urgence de la situation.

Puis elle s'est souvenue de Scott Duncan.

Il travaillait au bureau du procureur, non ? Donc,


c'était une sorte de superflic. Il avait des relations, des
pouvoirs, et surtout il la croirait.

Duncan lui avait laissé le numéro de son portable. Elle


a fouillé dans sa poche. Rien. L'aurait-elle oublié dans la
voiture ? Peu importait. Il avait bien dit qu'il retournait à
son bureau, qui devait être à Newark. Ou alors à
Trenton. Trenton, c'était trop loin. Autant essayer
Newark d'abord, il devait déjà y être.
Elle a marqué une pause et s'est retournée vers
l'école. Ses enfants étaient à l'intérieur. Curieux, tout de
même. Ils passaient leurs journées séparés d'elle, dans ce
bastion de brique, et quelque part Grâce trouvait ça
consternant. Elle a appelé les renseignements et demandé
le numéro du bureau du procureur à Newark. Et elle a
dépensé trente-cinq cents de plus pour être mise en
relation.

— Bureau du procureur, État du New Jersey.

— Je voudrais parler à Scott Duncan, s'il vous plaît.

— Ne quittez pas.

Deux sonneries, puis une femme a répondu :

— Goldberg à l'appareil.

— Je cherche Scott Duncan.

— Quel dossier ?

— Pardon ?

— Vous appelez pour quel dossier ?


— Aucun. Je veux juste parler à M. Duncan.

— Puis-je savoir à quel sujet ?

— C'est personnel.

— Je regrette, Scott Duncan ne travaille plus ici.


C'est moi qui ai repris la plupart de ses dossiers. Si
jamais je peux vous être utile...

Écartant le téléphone de son oreille, Grâce l'a regardé


comme de loin. Elle a pressé la touche de fin de
communication. Une fois dans la voiture, elle a de
nouveau contemplé le bâtiment de brique qui en ce
moment même abritait ses enfants. Elle l'a fixé
longuement, se demandant s'il existait quelqu'un à qui elle
pouvait réellement faire confiance. Pour finir, elle s'est
décidée.

Elle a repris le téléphone.

— Allô ?

— C'est Grâce Lawson.

Trois secondes plus tard, Carl Vespa a dit :


— Tout va bien ?

— J'ai changé d'avis. Ce coup-ci, j'ai vraiment besoin


de vous.
31

— SON NOM EST ERIC WU.

Perlmutter était de retour à l'hôpital. Il s'était occupé


de demander un mandat pour arracher à Indira
Khariwalla l'identité de son client, mais les obstacles se
révélaient plus nombreux que prévu. Entre-temps, les
gars du labo n'avaient pas chômé. Ils avaient expédié les
empreintes au CIPJ et, à en croire Daley, l'auteur des
faits avait été identifié.

— Est-ce qu'il a un casier ? s'est enquis Perlmutter.

— Il est sorti de Walden il y a trois mois.


— Pour ?

— Attaque à main armée, a répondu Daley. Wu a


conclu un marché dans l'affaire Scope. J'ai donné
quelques coups de fil pour me renseigner. C'est un vrai
méchant, celui-là.

— Méchant comment ?

— Méchant à faire dans son froc. Si dix pour cent


des rumeurs qui circulent sur son compte sont fondées,
à partir de maintenant je dors avec ma veilleuse Barney le
dinosaure.

— Bon, je vous écoute.

— Il est originaire de Corée du Nord. Orphelin dès


son plus jeune âge. A travaillé dans des prisons d'État
pour dissidents du régime. Sa grande spécialité, ce sont
les points de pression, un truc comme ça. C'est ce qu'il a
fait à Sykes, un machin de kung-fu qui lui a
pratiquement sectionné la colonne. On m'a raconté qu'il a
enlevé la femme d'un type et l'a « manipulée » pendant
deux heures. Puis il appelle le mari et lui dit d'écouter. La
femme se met à hurler. Et elle lui crie, au mari, qu'elle le
déteste ; elle l'insulte. C'est la dernière chose que le mari
aura entendue.

— Il a tué la femme ?

L'expression de Daley n'avait jamais été aussi grave.

— Non, justement. Il ne l'a pas tuée.

La température dans la pièce a chuté d'une dizaine de


degrés.

— Je ne comprends pas.

— Wu l'a relâchée. Elle n'a plus prononcé un mot


depuis. Elle passe son temps assise, à se balancer non-
stop. Dès que le mari s'approche, elle commence à
brailler.

— Nom de Dieu !

Une sensation de froid a envahi Perlmutter.

— Vous avez une veilleuse en rab ?

— J'en ai encore une, oui, mais j'ai besoin des deux.

— Et qu'est-ce qu'il voulait à Freddy Sykes ?


— Aucune idée.

Charlaine Swain est apparue dans le couloir. Elle


n'avait pas quitté l'hôpital depuis la fusillade. Ils avaient
finalement réussi à lui faire rencontrer Freddy Sykes.
C'avait été une drôle d'entrevue. Sykes n'arrêtait pas de
pleurer. Charlaine avait essayé d'obtenir des
informations, mais de toute évidence Freddy Sykes ne
savait rien. Il ignorait qui était son agresseur et pourquoi
on aurait voulu lui nuire. Il n'était qu'un petit comptable
qui vivait seul - et ne semblait être dans le collimateur de
personne.

— Tout est lié, a déclaré Perlmutter.

— Vous avez une hypothèse ?

— En partie, oui. Des bribes.

— Dites-moi.

— Commençons par les relevés des EZ Pass.

— OK.

— Nous avons Rocky Conwell et Jack Lawson qui


franchissent un péage au même moment, a dit
Perlmutter.

— Exact.

— Maintenant, nous pensons savoir pourquoi.


Conwell travaillait pour une agence de détectives privés.

— Votre amie India Machin-Chose.

— Indira Khariwalla. Et elle est tout sauf une amie,


mais ce n'est pas le propos. Ce qui fait sens ici, la seule
chose qui fait sens, c'est que Conwell a été engagé pour
suivre Lawson.

— D'où le timing de l'EZPass.

Perlmutter a hoché la tête, s'efforçant de rassembler


les éléments de sa démonstration.

— Que s'est-il passé ensuite ? Conwell a été retrouvé


mort. D'après le médecin légiste, le décès remonte au
soir même, avant minuit. Nous savons qu'il s'est
présenté au péage à vingt-deux heures vingt-six. Donc,
peu de temps après ça, Rocky Conwell est tombé sur un
os. (Perlmutter s'est frotté le visage.) Logiquement, le
suspect serait Jack Lawson. Il se rend compte qu'il est
suivi, il s'en prend à Conwell et le tue.

— Ça se tient, a opiné Daley.

— Eh bien, non ! Réfléchissez un peu. Rocky


Conwell faisait plus d'un mètre quatre-vingt-dix pour
cent trente kilos, et il était en pleine forme. Vous voyez
un type comme Lawson le tuer à mains nues ?

— Bon sang !

Daley venait de comprendre.

— Éric Wu.

— Là, ça se tient, a acquiescé Perlmutter. À un


moment donné, Conwell a dû croiser Wu. L'autre l'a tué,
a fourré le corps dans le coffre de la voiture et l'a
abandonné sur le parking. Charlaine Swain dit que Wu
conduisait une Ford Windstar. Même couleur et même
modèle que celle de Jack Lawson.

— Et quel est le lien entre Lawson et Wu ?

— Je l'ignore.
— Peut-être que Wu travaille pour lui.

— Possible, mais nous n'en savons rien. Ce que nous


savons, en revanche, c'est que Lawson est en vie... du
moins, il était en vie après que Conwell a été tué.

— Oui, parce qu'il a appelé sa femme quand elle était


chez nous. Qu'est-ce qui est arrivé ensuite ?

— Alors là...

Perlmutter observait Charlaine Swain. Elle restait


plantée dans le couloir, à regarder par la vitre qui donnait
sur la chambre de son mari. Il a pensé aller la voir mais,
franchement, que pouvait-il lui dire ?

Daley l'a poussé du coude et, se retournant, ils ont


tous deux vu l'agent Véronique Baltrus entrer dans le
service. Depuis trois ans dans la police, elle avait trente-
huit ans, une tignasse brune emmêlée et un bronzage
perpétuel. Elle arborait un uniforme qui la moulait autant
que le permettait le port du ceinturon et de l'étui à
revolver, mais en dehors de ses heures de travail, ses
préférences allaient vers le lycra et tout ce qui dévoilait
son ventre plat et doré. Elle était menue, avec des yeux
sombres ; tous les gars de l'équipe - Perlmutter y
compris - avaient un faible pour elle.

Véronique Baltrus était non seulement ravissante,


mais aussi experte en informatique - combinaison
palpitante s'il en est. Six ans plus tôt, elle travaillait dans
une boutique de maillots de bain à New York quand elle
avait fait l'objet d'un harcèlement. Son agresseur
l'appelait, lui envoyait des mails, l'importunait à son
travail. Son arme principale était l'ordinateur, le meilleur
bastion des anonymes et des lâches. La police n'avait pas
les moyens de le démasquer. Ils croyaient également que
l'individu ne pousserait sans doute pas le bouchon plus
loin.

Ce en quoi ils avaient tort.

Par un paisible soir d'automne, Véronique Baltrus a


été sauvagement agressée. L'homme a pris la fuite, mais
Véronique s'en est sortie. Déjà bonne en informatique,
elle s'est perfectionnée jusqu'à devenir experte, puis s'est
servie de ses connaissances pour identifier son agresseur
- il continuait à lui envoyer des mails, lui suggérant de
remettre ça - et le traduire en justice. Après quoi, elle a
quitté son emploi pour entrer dans les forces de l'ordre.

Aujourd'hui encore, même si elle portait l'uniforme et


effectuait son service normalement, Baltrus était
considérée à titre informel comme l'experte en
informatique du comté. Personne ici, à l'exception de
Perlmutter, ne connaissait son histoire. Cela avait fait
partie de leur accord quand elle avait postulé pour un
emploi dans la police.

— Vous avez trouvé quelque chose ? lui a-t-il


demandé.

Véronique Baltrus a souri. Elle avait un joli sourire.

Le « faible » que Perlmutter nourrissait vis-à-vis d'elle


était différent des autres, ce n'était pas de la simple
convoitise. Véronique était la première femme à lui
inspirer un sentiment quelconque depuis la mort de
Marion. Mais ça n'irait pas plus loin, ce serait contraire à
la déontologie. Et, pour dire toute la vérité, Véronique
était beaucoup - beaucoup - trop bien pour lui.

Elle a esquissé un geste en direction de Charlaine


Swain.

— Je crois que nous devrions la remercier, elle.

— Comment ça ?
— Al Singer.

Ce nom, Sykes l'avait révélé à Charlaine, était celui


dont Éric Wu s'était servi quand il s'était fait passer pour
un livreur. Lorsque Charlaine avait demandé qui était Al
Singer, Sykes avait tressailli et affirmé ne connaître
aucun M. Singer. Il disait avoir ouvert la porte par pure
curiosité.

— Je pensais qu'Ai Singer était un faux nom, a


observé Perlmutter.

— Oui et non. J'ai passé l'ordinateur de M. Sykes au


peigne fin. Il était abonné à un site de rencontres et
entretenait une correspondance régulière avec un
dénommé Al Singer.

Perlmutter a grimacé.

— Un service de rencontres gay ?

— Bisexuel, plus précisément. Ça pose un problème ?

— Non. Donc, Al Singer était son amant virtuel ?

— Al Singer n'existe pas, c'est un pseudo.


— N'est-ce pas courant sur le Net, surtout dans un
site de rencontres, l'utilisation d'un pseudo ?

— C'est vrai, a opiné Baltrus. Mais je veux en venir à


ceci : votre M. Wu a fait semblant d'effectuer une
livraison. Comment aurait-il su, pour Al Singer, à
moins... ?

— Vous êtes en train de dire qu'Éric Wu était Al


Singer ?

Elle a hoché la tête, les mains sur les hanches.

— C'est ce que je pense. Voici comment je vois la


chose : Wu va sur Internet. Il prend pour nom Al Singer.
Ça lui permet de rencontrer des gens - des victimes
potentielles. Dans le cas qui nous intéresse, il rencontre
Freddy Sykes. Il entre par effraction chez lui et
l'agresse. À mon avis, il aurait fini par le tuer.

— Et d'après vous, ce ne serait pas la première fois ?

— Non.

— Qu'est-ce qu'il est alors, un tueur en série qui s'en


prend aux bisexuels ?
— Ça, je ne sais pas, mais cela correspond au tableau
que j'ai découvert sur l'ordinateur.

Perlmutter a réfléchi à sa remarque.

— Cet Al Singer... a-t-il d'autres partenaires virtuels ?

— Oui, trois.

— Personne n'a été agressé ?

— Pas encore. Ils sont tous sains et saufs.

— Et qu'est-ce qui vous fait penser à une série ?

— Il est trop tôt pour se prononcer dans un sens ou


dans l'autre. Charlaine Swain nous a rendu un immense
service. Wu s'est servi de l'ordinateur de Sykes. Il
comptait probablement le fiche en l'air avant de partir,
seulement Charlaine l'a fait déguerpir sans lui laisser le
temps de passer à l'acte. Je suis en train de tout
décortiquer, car il y a une autre identité virtuelle là-
dedans. Je ne connais pas encore le nom, mais il opère à
partir de yenta-match.com. Un site pour célibataires et
veufs juifs.
— Comment savons-nous que ce n'est pas Freddy
Sykes ?

— Parce que les connexions remontent à moins de


vingt-quatre heures.

— Donc ça doit être Wu.

— Oui.

— Je ne vois toujours pas très bien. Pourquoi irait-il


sur un autre site de rencontres ?

— Pour trouver de nouvelles victimes, a répliqué


Baltrus. Moi, je pense que ça marche de la façon suivante
: ce Wu utilise plusieurs noms et identités d'emprunt sur
plusieurs sites de rencontres. Une fois qu'il s'est servi,
disons, du nom d'Al Singer, il n'ira pas piocher à
nouveau dans le même vivier. En l'occurrence, Al Singer
lui a servi pour Freddy Sykes. Il doit bien se douter
qu'une telle piste permettrait de remonter jusqu'à lui.

— Du coup, il abandonne Al Singer.

— Exact. Mais comme il a d'autres pseudos sur


d'autres sites, il embraye aussitôt sur la prochaine
victime.

— Vous n'avez aucun nom pour l'instant ?

— Ça vient, a dit Baltrus, mais j'ai besoin d'un mandat


pour yenta-match.com.

— Et vous croyez qu'un juge va vous l'accorder ?

— La seule identité derrière laquelle Wu s'est


récemment abrité, à notre connaissance, figure sur
yenta-match. À mon avis, il était en train de chercher
une autre victime. Si nous pouvions obtenir la liste de ses
pseudos et des personnes qu'il a contactées...

— Continuez à creuser.

— Comptez sur moi.

Véronique Baltrus est repartie à la hâte. Ce n'était pas


bien, non - après tout, il était son chef -, mais Perlmutter
l'a suivie du même regard affamé qu'il réservait à
Marion.
32

DIX MINUTES PLUS TARD, le chauffeur de Carl


Vespa - l'ineffable Crash - rejoignait Grâce à deux rues
de l'école.

Crash est arrivé à pied. Grâce ne savait pas où était sa


voiture. Elle se tenait là, sur le trottoir, à regarder l'école
de loin, quand quelqu'un lui a tapé sur l'épaule. Elle a
sursauté, le cœur battant à tout rompre. Lorsqu'elle s'est
retournée et a vu sa trombine... bref, la vision n'était pas
des plus rassurantes.

Il a haussé un sourcil.

— Vous avez appelé ?


— Comment êtes-vous venu jusqu'ici ?

Crash a secoué la tête. De près, maintenant qu'elle


avait l'occasion de l'examiner à son aise, il était encore
plus hideux que dans son souvenir. Sa peau était grêlée.
Son nez et sa bouche rappelaient un museau d'animal,
avec ce fameux sourire de prédateur marin vissé en
permanence sur ses lèvres. Plus âgé qu'elle ne l'aurait
cru, il devait frôler la soixantaine. Sec et nerveux, il avait
le regard fou d'un psychopathe, du moins selon ses
critères à elle, mais ce qui la consolait, c'était qu'il était
de son côté : un phénomène pareil, on le préférerait en
tout état de cause tapi dans le terrier à côté de soi.

— Racontez-moi, a dit Crash.

Grâce a commencé par Scott Duncan et a enchaîné


sur son arrivée au supermarché. Elle a répété les paroles
de l'individu mal rasé, a expliqué sa course à travers les
rayons, le coffret à pique-nique Batman dans la main de
l'homme. Crash mâchonnait un cure-dents. Ses doigts
étaient maigres, les ongles trop longs.

— Décrivez-le-moi.

Elle a fait de son mieux. Quand elle a eu fini, il a


craché le cure-dents.

— J'y crois pas.

— Quoi ?

— Un blouson « members only » ? On est en 1986


ou quoi ?

Grâce n'a pas eu envie de rire.

— Vous n'avez rien à craindre maintenant, lui a dit


Crash. Vos enfants n'ont rien à craindre.

Elle n'en doutait pas.

— À quelle heure sortent-ils ?

— Trois heures.

— Parfait. (Il a scruté le bâtiment de l'école en


plissant les yeux.) Nom d'un chien, ce que j'ai pu
détester cet endroit.

— Vous êtes allé là ? Il a hoché la tête.

— Ancien élève de Willard, promo 1957.


Elle a essayé de l'imaginer, petit garçon se rendant en
classe ici même. Sans trop de succès. Mais déjà Crash
s'éloignait.

— Attendez, a-t-elle dit. Que voulez-vous que je fasse


?

— Allez chercher les mômes. Ramenez-les à la


maison.

— Et vous, où serez-vous ?

Le sourire s'est accentué.

— Dans les parages.

Et Crash a disparu.

Grâce attendait devant la clôture. Les mères


commençaient à affluer, par grappes, en bavardant. Bras
croisés, elle s'efforçait d'émettre le message « Fichez-
moi la paix ». Certains jours, il lui arrivait de se joindre
au caquetage, mais pas aujourd'hui.

Son portable a sonné.

— Allô ?

— Vous avez compris, maintenant ?

C'était une voix d'homme, étouffée. Grâce a ressenti


des picotements dans sa nuque.

— Arrêtez de fouiner, arrêtez de poser des questions,


arrêtez de brandir cette photo. Ou on prendra Emma
d'abord.

Clic.

Grâce n'a pas hurlé, elle ne hurlerait pas. Elle a rangé


le téléphone. Ses mains tremblaient. Elle les a
contemplées comme si elles appartenaient à quelqu'un
d'autre, incapable de maîtriser leur tremblement. Les
enfants n'allaient pas tarder à sortir. Elle a enfoui ses
mains dans ses poches et s'est forcée à sourire. Sans
succès. Elle s'est alors mordu la lèvre pour s'empêcher
de pleurer.
— Ouh là ! Ça n'a pas l'air d'aller.

Grâce a tressailli en entendant la voix de Cora.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? a demandé Grâce d'un


ton beaucoup trop cassant.

— À ton avis ? Je viens chercher Vickie.

— Je croyais qu'elle était chez son père. Cora a paru


déconcertée.

— Juste pour la soirée et la nuit. Il l'a déposée à


l'école ce matin. Bon Dieu ! qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Je ne peux pas en parler.

Là, Cora n'a pas su comment réagir. La cloche a


sonné et les deux femmes ont tourné la tête. Grâce ne
savait que penser. Scott Duncan se trompait au sujet de
Cora - mieux que ça, lui-même était un menteur -, mais
depuis qu'il avait semé le doute dans son esprit, elle ne
parvenait plus à s'en débarrasser.

— J'ai peur, voilà tout.


Cora a hoché la tête. Vickie a surgi la première.

— Si jamais tu as besoin de moi...

— Merci.

Cora s'est éloignée sans ajouter un mot. Grâce a


attendu seule, cherchant les visages familiers dans le flot
des enfants qui se déversait par la porte. Emma est sortie
au soleil et a mis sa main en visière. Puis elle a repéré sa
mère et, souriante, lui a adressé un petit signe.

Grâce a ravalé un cri de soulagement. Ses doigts se


cramponnaient au grillage, serraient avec force pour
s'empêcher de se précipiter vers Emma et de la prendre
dans ses bras.

Quand Grâce, Emma et Max sont arrivés à la maison,


Crash les attendait sur le perron.

Emma a regardé sa mère d'un air interrogateur, mais,


avant que Grâce ait pu réagir, Max a foncé dans l'allée. Il
s'est arrêté net devant Crash et s'est dévissé le cou pour
mieux voir le sourire de prédateur marin.

— Salut, a dit Max.


— Salut.

— C'est vous qui conduisiez cette grosse voiture,


hein ?

— Exact.

— Et c'est cool ? De conduire cette grosse voiture ?

— Très.

— Moi, c'est Max.

— Moi, c'est Crash.

— C'est cool, comme nom.

— Ouais, c'est cool.

Max a levé le poing. Crash a fait de même, et ils se


sont touchés, phalanges contre phalanges, en quelque
nouvelle forme de salut entre hommes. Grâce et Emma
\es ont rejoints.

— Crash est un ami de la famille, a annoncé Grâce. Il


est là pour me donner un coup de main.
Ça n'a pas plu à Emma.

— Un coup de main pour quoi faire ?

Elle a toisé Crash avec une mine dégoûtée, ce qui, vu


les circonstances, était à la fois compréhensible et
malpoli, mais ce n'était pas le moment de parfaire son
éducation.

— Où est papa ?

— Il est en voyage d'affaires.

En silence, Emma a pénétré dans la maison et est


montée en courant.

Max regardait Crash en plissant les yeux.

— Je peux vous demander quelque chose ?

— Bien sûr.

— Tous vos amis vous appellent Crash ?

— Oui.

— Crash tout court ?


— En un seul mot. (Il a remué les sourcils.) Comme
Cher ou Fabio.

— Qui ?

Crash s'est esclaffé.

— Et pourquoi on vous appelle comme ça ?

— Pourquoi on m'appelle Crash ?

— Ouais.

— A cause de mes dents.

Il a ouvert grand la bouche. Quand Grâce, prenant


son courage à deux mains, s'est risquée à regarder, le
spectacle ressemblait à quelque folle expérience d'un
orthodontiste détraqué. Les dents étaient toutes entassées
ensemble, presque les unes sur les autres. On aurait dit
qu'elles étaient en surnombre. Du côté droit, une rangée
de cavités vides brillait d'un rose vif.

— Crash, a-t-il dit. Tu comprends ?

— Waouh ! a fait Max. C'est trop cool.


— Tu veux savoir comment c'est arrivé ? Grâce a
réagi la première.

— Non, merci.

Crash lui a jeté un coup d'œil.

— Bonne réponse.

Crash. Le regard de Grâce a glissé sur ces dents trop


petites. Il aurait mieux fait de prendre pour nom Tic-tac,
oui.

— Max, tu n'as pas de devoirs à faire ?

— Oh ! m'man !

— On se dépêche. Max a regardé Crash.

— Bon, ben... à plus.

Ils ont encore entrechoqué leurs jointures, et Max a


détalé avec toute l'énergie de ses six ans. Le portable de
Grâce a sonné. Elle a consulté le numéro qui s'affichait :
Scott Duncan. Tant pis, il laisserait un message - le plus
urgent, pour elle, c'était de parler à Crash. Ils sont allés
dans la cuisine. Deux hommes étaient assis à table.
Grâce s'est figée. Occupés à faire des messes basses, ils
ne lui ont prêté aucune attention. Elle a ouvert la bouche
quand Crash lui a fait signe de le suivre dehors.

— Qui sont ces gens ?

— Ils travaillent pour moi.

— Et ils font quoi ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça.

Si, justement, elle s'inquiétait, mais pour l'instant elle


avait des questions plus pressantes à régler.

— J'ai eu un appel, a-t-elle déclaré. Sur mon portable.

Elle a répété ce que l'homme lui avait dit. Crash n'a


pas bronché ; ensuite, il a sorti une cigarette.

— Ça vous ennuie si je fume ?

Elle lui a assuré que non, absolument pas.

— Je ne le ferai pas dans la maison. Grâce a regardé


autour d'elle.
— C'est pour ça que nous sommes ressortis ?

Sans répondre, Crash a allumé sa cigarette, inhalé


profondément et soufflé la fumée par les deux narines.
Grâce a jeté un œil dans le jardin du voisin. Il n'y avait
personne en vue. Un chien a aboyé. Une tondeuse à
gazon vrombissait tel un hélicoptère.

Elle a levé les yeux sur Crash.

— Vous avez déjà menacé des gens, n'est-ce pas ?

— Ouais.

— Alors, si je fais ce qu'il dit - si j'arrête -, croyez-


vous qu'ils vont nous laisser tranquilles ?

— Peut-être.

Il a aspiré une bouffée si profonde qu'on aurait cru


qu'il tirait sur un pétard.

— Mais la vraie question est : pourquoi veulent-ils


que vous arrêtiez ?

— C'est-à-dire ?
— Vous deviez être en train de brûler. Vous avez
sûrement touché un point sensible.

— Je ne vois pas.

— M. Vespa a téléphoné, il voudrait vous voir ce


soir.

— À quel sujet ?

Crash a haussé les épaules.

Le regard de Grâce s'est remis à errer alentour.

— Vous êtes prête à entendre une autre mauvaise


nouvelle ? a-t-il demandé.

Elle a pivoté vers lui.

— La pièce de l'ordinateur. Celle du fond.

— Eh bien ?

— Elle est truffée de mouchards. Un dispositif


d'écoute et une caméra.

— Une caméra ?
Elle n'en croyait pas ses oreilles.

— Chez moi ?

— Oui. Une caméra cachée. Elle est dans un bouquin


sur l'étagère. Facile à repérer, quand on cherche. On
trouve ça dans n'importe quelle boutique pour apprentis
espions, vous avez déjà dû en voir sur le Net. On les
planque dans une horloge ou un détecteur de fumée, ce
genre de trucs.

Grâce s'efforçait de digérer ce qu'elle venait


d'entendre.

— Quelqu'un nous espionne ?

— Ouais.

— Qui ?

— Aucune idée. Je ne pense pas que ce soient les


flics, c'est un travail d'amateur. Mes gars ont inspecté
vite fait le reste de la maison. Jusque-là, ils n'ont rien
découvert d'autre.

— Depuis combien de temps... (Elle essayait de


comprendre, d'analyser ses explications.) Ça fait
combien de temps que nous avons cette caméra et... le
dispositif d'écoute ? Depuis combien de temps ces trucs-
là sont chez moi ?

— Impossible de savoir. C'est pour ça que je vous ai


traînée ici, pour qu'on puisse parler librement. Vous avez
déjà beaucoup trinqué... êtes-vous en état de gérer ça
maintenant ?

Elle a acquiescé, même si la tête lui tournait.

— OK. Tout d'abord, le matériel. Il n'est pas si


sophistiqué que ça. La portée ne doit pas dépasser une
trentaine de mètres. S'il s'agit d'une alimentation directe,
il est probablement raccordé à une camionnette. Vous
n'avez pas remarqué une camionnette en stationnement
prolongé dans la rue ?

— Non.

— C'est ce que je pensais. C'est sans doute relié à un


simple appareil enregistreur.

— Comme un magnétoscope ?
— Exactement, comme un magnétoscope.

— Qui doit se trouver à trente mètres de la maison ?

— Oui.

Grâce a regardé autour d'elle comme s'il pouvait être


caché dans le jardin.

— Et il faut changer de cassette tous les combien ?

— Toutes les vingt-quatre heures.

— À votre avis, où peut-il être ?

— Je ne sais pas encore. Parfois, on place l'appareil


au sous-sol ou dans le garage. Ils ont sûrement accès à
la maison pour pouvoir récupérer la cassette et la
remplacer par une neuve.

— Attendez une minute. Comment ça, ils ont accès à


la maison ?

Haussement d'épaules.

— Ils ont bien fait entrer la caméra et les micros, non


?
Grâce a senti sa rage flamber de plus belle. Elle a
balayé du regard les propriétés voisines. Accès à la
maison. Qui avait accès à la maison ? Et une petite voix a
répondu...

Cora...

Ah non ! pas question ! Grâce l'a fait taire.

— Il faut donc retrouver cet appareil, a-t-elle dit.

— Oui.

— Puis attendre de voir qui vient chercher la


'cassette.

— Ça peut être une solution.

— Vous avez une meilleure idée ?

— Pas vraiment.

— Ensuite, quoi... on suit le type pour savoir où ça


nous mène ?

— C'est une possibilité.


— Mais... ?

— C'est risqué. On pourrait le perdre.

— Vous feriez quoi, vous ?

— S'il ne tenait qu'à moi, je lui mettrais la main


dessus. Histoire de lui faire cracher le morceau.

— Et s'il refuse de parler ?

Crash arborait toujours son sourire de prédateur


marin. La tête de cet homme était horrible à voir, mais
Grâce commençait à s'y habituer. Elle se rendait compte
aussi qu'il ne cherchait pas à lui faire peur ; quoi qu'on
ait fait subir à sa bouche, le résultat était devenu son
expression naturelle. Il en disait long, ce visage. Et, de ce
fait, sa question se révélait purement rhétorique.

Elle a voulu protester, lui rétorquer qu'elle était une


personne civilisée et qu'ils devaient procéder de manière
légale, dans le respect des règles. Au lieu de quoi, elle a
lâché :

— Ils ont menacé ma fille.


— Je l'entends bien. Elle a dévisagé Crash.

— Je ne peux pas faire ce qu'ils demandent, même si


je le voulais. Je ne peux pas fermer les yeux et continuer
à vivre comme si de rien n'était.

Crash se taisait.

— Je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ? Je suis obligée


de me battre.

— Je ne vois pas d'autre solution.

— Vous le saviez depuis le début. Crash a penché la


tête sur le côté.

— Vous aussi.

Son portable s'est mis à sonner. Il l'a ouvert sans dire


un mot, sans même un « Allô ? ». Au bout de quelques
secondes, il l'a refermé d'un claquement sec.

— Quelqu'un arrive chez vous.

Elle a jeté un coup d'œil par la porte à moustiquaire.


Une Ford Taurus venait de s'arrêter dans l'allée. Scott
Duncan en est descendu et s'est dirigé vers la maison.

— Vous le connaissez ? s'est enquis Crash.

— C'est lui, Scott Duncan.

— Le gars qui vous a fait croire qu'il travaillait pour le


bureau du procureur ?

Grâce a hoché la tête.

— Je vais peut-être rester dans le coin, a marmonné


Crash.

Elle l'a reçu dehors. Crash s'était éloigné de quelques


pas. Duncan l'observait à la dérobée. — Qui c'est, celui-
là ?

— Il vaut mieux pour vous que vous ne le sachiez


pas.

Grâce a lancé un regard à Crash. Saisissant l'allusion,


il a regagné la maison, les laissant seuls.

— Qu'est-ce que vous voulez ? a-t-elle demandé. Le


ton de sa voix lui a mis la puce à l'oreille.
— Quelque chose ne va pas, Grâce ?

— Ça m'étonne que vous ayez pu vous libérer d'aussi


bonne heure. Je pensais qu'on était plus débordé que ça,
au bureau du procureur.

Il n'a rien répondu.

— Avez-vous perdu l'usage de la parole, monsieur


Duncan ?

— Vous avez appelé à mon bureau.

Elle a touché le bout de son nez pour montrer qu'il


avait mis dans le mille. Puis :

— Oh ! attendez, nuance - j'ai appelé au bureau du


procureur ! Vous ne travaillez plus là-bas, semble-t-il.

— Ce n'est pas ce que vous croyez.

— Me voilà rassurée.

— J'aurais dû vous l'apprendre d'entrée de jeu.

— Eh bien, allez-y.
— Écoutez, tout ce que je vous ai dit est vrai.

— Sauf l'histoire du bureau du procureur. Ça, ce


n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Ou bien Mme Goldberg m'a
menti ?

— Vous voulez que je vous explique ou non ?

Une note métallique perçait maintenant dans sa voix.


Grâce lui a fait signe de continuer.

— Je vous ai dit la vérité. J'ai travaillé là-bas. Il y a


trois mois, ce tueur, ce Monte Scanlon, a insisté pour
me voir. Personne ne comprenait pourquoi. Je
n'occupais qu'un poste subalterne, et j'avais pour
spécialité la corruption politique. Pourquoi un tueur à
gages exigerait-il de me parler, à moi ? C'est là qu'il m'a
révélé...

— Qu'il avait tué votre sœur.

— Oui.

Ils sont allés s'asseoir sur la terrasse. Posté à la


fenêtre, Crash les surveillait. Son regard s'est posé sur
Duncan, s'y est attardé pesamment pendant quelques
secondes, a fait le tour du jardin, est revenu à Duncan.

— Sa tête m'évoque quelque chose, a fait remarquer


ce dernier avec un geste en direction de Crash. Ou peut-
être qu'il me rappelle la balade chez les pirates des
Caraïbes au Disney World. Ne devrait-il pas avoir un
bandeau sur l'œil ?

Grâce a changé de position sur son siège.

— Vous étiez en train de m'expliquer pourquoi vous


m'avez menti.

Duncan a passé la main dans sa chevelure blonde.

— Quand Scanlon m'a appris que l'incendie n'était


pas accidentel... vous n'imaginez pas l'effet que ça m'a
fait. Tout à coup... (Il a fait claquer ses doigts avec un
panache de magicien.) Ma vie n'a pas vraiment changé,
c'est plutôt que ces quinze dernières années m'ont paru
différentes. Comme si, en remontant dans le temps,
quelqu'un avait modifié un événement, lequel à son tour a
altéré tout le reste. Je n'étais plus le même homme : je
n'étais pas celui dont la sœur a tragiquement péri dans un
incendie, j'étais celui dont la sœur a été assassinée et
dont on n'a jamais vengé la mort.
— Mais maintenant, vous avez l'assassin, a dit Grâce.
Puisqu'il a avoué.

Duncan a eu un sourire sans joie.

— Scanlon l'a formulé mieux : il n'était qu'un simple


instrument. Une arme. Moi, je veux celui qui a appuyé
sur la détente. C'est devenu une obsession. J'ai essayé de
m'y consacrer à temps partiel, vous savez... de continuer
à travailler tout en recherchant le coupable, niais je
négligeais mes dossiers. Du coup, ma patronne m'a
fortement suggéré de me mettre en congé. Il a levé les
yeux sur Grâce, qui s'est étonnée :

— Pourquoi ne pas me l'avoir dit ?

— Je ne trouvais pas ça terrible comme entrée en


matière, de vous annoncer d'emblée que je m'étais fait
débarquer. J'ai toujours des relations au bureau et j'ai
toujours des amis dans la police. Mais que les choses
soient bien claires entre nous : j'agis à titre purement
personnel.

Leurs regards se sont rencontrés. Grâce a répondu :

— Vous ne me dites pas tout. Il a hésité.


— Qu'est-ce que c'est ? a-t-elle insisté.

— Il faut qu'on se mette d'accord sur un point.

Se levant, Duncan a de nouveau enfoui les doigts


dans ses cheveux avant de se détourner.

— Pour le moment, nous voulons tous deux


retrouver votre mari. C'est une alliance temporaire. En
fait, nous poursuivons un but différent. Une fois que
nous aurons remis la main sur Jack... est-ce la vérité qui
nous intéresse ?

— Moi, c'est récupérer mon mari qui m'intéresse. Il a


hoché la tête.

— C'est pour ça que je parle de buts différents, du


fait que notre alliance est temporaire. Vous voulez votre
mari, je veux l'assassin de ma sœur.

Il s'est tourné vers elle. Et elle a compris.

— Alors, qu'est-ce qu'on fait ? a-t-elle demandé.

Il a sorti la photo mystère. L'ombre d'un sourire


flottait sur ses lèvres.
— Qu'y a-t-il ?

— Je connais le nom de la fille rousse sur la photo.


Elle s'appelle Sheila Lambert. Elle a fait ses études à
l'université du Vermont en même temps que votre mari...
(Il a pointé l'index sur Jack, puis l'a fait pivoter.)... et
que Shane Alworth.

— Et où est-elle, maintenant ?

— Justement, Grâce. Personne ne le sait. Elle a fermé


les yeux. Un frisson l'a parcourue.

— J'ai envoyé la photo à la fac. Un doyen à la retraite


l'a identifiée. J'ai mené une enquête approfondie, mais
elle a disparu. Aucune trace de Sheila Lambert ces dix
dernières années : ni sur les registres fiscaux, ni à la
Sécurité sociale, rien.

— Exactement comme pour Shane Alworth.

— Tout comme Shane, oui. Grâce a réfléchi tout


haut :

— Cinq personnes sur la photographie. Une, votre


sœur, est assassinée. Deux autres, Shane Alworth et
Sheila Lambert, n'ont pas donné signe de vie depuis des
années. Le numéro quatre, mon mari, s'est réfugié à
l'étranger et aujourd'hui il a disparu. Quant à la
cinquième, nous ne savons toujours pas qui elle est.

Duncan a opiné du chef.

— Et on fait quoi, maintenant ?

— Vous vous rappelez, je vous ai parlé de la mère de


Shane Alworth ?

— La dame qui a une notion approximative de la


géographie amazonienne ?

— Quand je suis allé la voir la première fois, j'ignorais


à la fois l'existence de cette photo et celle de votre mari.
J'aimerais lui montrer la photo, histoire de connaître sa
réaction. Et je veux que vous soyez là.

— Pourquoi ?

— Une intuition, c'est tout. Evelyn Alworth est une

vieille femme, elle est émotive et, à mon avis, elle a


peur. Je me suis présenté à elle en tant qu'enquêteur. Je
n'en sais rien, mais peut-être que si elle rencontre une
mère de famille inquiète, ça va la décoincer. Grâce a eu
un instant d'hésitation.

— Où habite-t-elle ?

— Dans un lotissement à Bedminster. C'est à une


demi-heure de route, à tout casser.

Crash est réapparu dans leur champ visuel. Scott I


Hincan l'a désigné du menton.

— Bon, alors, et votre épouvantail, là ?

— Je ne peux pas y aller maintenant.

— Pourquoi ?

— Les enfants. Je ne peux pas les laisser.

— On n'a qu'à les emmener, il y a un terrain de jeux


là-bas. On n'en aura pas pour longtemps.

Du pas de la porte, Crash a fait signe à Grâce.

— Excusez-moi. Duncan n'a pas bougé.


— Qu'y a-t-il ? a dit Grâce.

— C'est Emma. Elle est en train de pleurer.

Grâce a trouvé sa fille dans la posture classique - à


plat ventre sur le lit, un oreiller sur la tête. Le son était
étouffé. Emma n'avait pas pleuré ainsi depuis un
moment. Grâce s'est assise au bord du lit, sachant déjà
ce qui allait arriver. Quand Emma a eu recouvré sa voix,
elle a demandé où était son papa. En voyage d'affaires, a
répondu Grâce. Emma a déclaré qu'elle ne la croyait pas,
que c'était un mensonge, qu'elle exigeait de savoir la
vérité. Grâce a répété que Jack était en voyage d'affaires,
tout allait bien. Emma a insisté. Où était-il ? Pourquoi
n'avait-il pas appelé ? Quand rentrait-il à la maison ?
Grâce a invoqué des raisons qui lui semblaient
suffisamment plausibles : il était très occupé, il voyageait
à travers l'Europe, en ce moment il était à Londres et elle
ignorait la date de son retour, il avait appelé mais Emma
dormait - il y avait un décalage horaire avec l'Angleterre.
Emma l'avait-elle crue ?

Les experts en éducation - tous ces psys gnangnan à


la voix lobotomisée qu'on voit sur les chaînes câblées -
n'auraient pas manqué de se récrier, mais Grâce n'était
pas adepte du « tout dire à ses enfants ». Le rôle d'une
mère était de protéger avant tout. Emma n'était pas assez
grande pour affronter la réalité, c'était aussi simple que
ça. Le mensonge faisait partie de la fonction parentale.
Peut-être avait-elle tort - Grâce en était consciente -,
mais ce qu'on dit est vrai : les enfants ne sont pas livrés
avec un mode d'emploi. Tout le monde se trompe.
Élever un enfant relève de l'improvisation pure.

Quelques minutes plus tard, elle a demandé à Max et


à Emma de se préparer, ils allaient faire un tour. Tous
deux ont attrapé leur GameBoy et se sont entassés à
l'arrière de la voiture. Scott Duncan s'est dirigé vers la
portière côté passager. Mais Crash l'a devancé.

— Il y a un problème ? a fait Duncan.

— Je voudrais parler à Mme Lawson avant que vous


partiez. Restez là.

Sarcastique, Duncan a mimé un salut militaire. Crash


lui a décoché un regard à déclencher une période
glaciaire en plein été tropical. Lui et Grâce sont rentrés
dans la maison, la porte s'est refermée derrière eux.

— Vous ne devriez pas partir avec lui, vous savez.


— Peut-être. Pourtant il le faut.

Crash s'est mordillé la lèvre. Il n'aimait pas ça, mais il


comprenait.

— Vous avez un sac à main ?

— Oui.

— Faites voir.

Il a tiré un pistolet de sa ceinture, tellement petit qu'on


aurait cru un jouet.

— C'est un Glock neuf millimètres, modèle 26. Grâce


a levé les mains.

— Je ne veux pas de ça.

— Gardez-le dans votre sac. Vous pouvez aussi le


porter dans un étui fixé à votre cheville, mais il vous
faudrait un pantalon plus long.

— Je n'ai jamais eu l'occasion de me servir d'une


arme.

— L'expérience, c'est superflu. Vous visez le milieu


du torse, vous pressez la détente. Rien de compliqué.

— Je n'aime pas les armes à feu. Crash a secoué la


tête.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je me trompe ou quelqu'un a menacé votre fille


aujourd'hui ?

Ces mots l'ont stoppée net dans son élan. Crash a


glissé le pistolet dans le sac sans qu'elle proteste.

— Vous en avez pour combien de temps ? a-t-il


demandé.

— Deux heures maxi.

— M. Vespa sera ici à dix-neuf heures. Il tient


absolument à vous parler.

— Je serai rentrée.

— Vous lui faites confiance, à ce Duncan ?

— Pas vraiment, mais je pense que nous n'avons rien


a craindre avec lui.
Crash a hoché la tête.

— Permettez-moi d'ajouter une petite clause à la


garantie.

— Comment ?

En silence, il l'a raccompagnée à la voiture. Duncan


parlait dans son portable, et sa mine ne disait rien qui
vaille. En les voyant sortir, il a raccroché.

— Que se passe-t-il ? Scott Duncan a secoué la tête.

— On y va ?

Crash s'est approché. Duncan n'a pas bougé, mais il a


eu un très net geste de recul. Se plantant juste en face de
lui, Crash a tendu la main et remué les doigts.

— Donnez-moi votre portefeuille.

— Je vous demande pardon ?

— Ai-je l'air de quelqu'un qui aime répéter ses


questions ?

Scott Duncan a regardé Grâce, qui l'a encouragé d'un


signe de la tête. Crash remuait toujours les doigts.
Duncan lui a tendu son portefeuille. Crash l'a emporté à
l'intérieur, s'est assis à la table de la cuisine et a inspecté
rapidement son contenu tout en prenant des notes.
Duncan et Grâce l'avaient suivi et l'observaient.

— Qu'est-ce que vous faites ? a interrogé Duncan.

— En votre absence, monsieur Duncan, je vais


recueillir un maximum d'informations sur vous. (Il a levé
les yeux.) Et s'il arrive quoi que ce soit à Mme Lawson,
ma riposte sera...

Crash s'est interrompu, semblant chercher le mot


juste.

— ... disproportionnée. Me suis-je bien fait


comprendre ?

Duncan s'est tourné vers Grâce.

— Mais qui est ce type, bon sang ? Grâce se dirigeait


déjà vers la voiture.

— Tout ira bien, Crash.


Haussant les épaules, il a lancé le portefeuille à
Duncan.

— Faites une agréable promenade.

Les cinq premières minutes, personne n'a parlé dans


la voiture. Les GameBoy étaient équipées d'écouteurs.
Grâce les avait achetés car les bip et les
vrombissements, ajoutés à Luigi qui criait « Mamma mia
! » toutes les deux minutes, lui flanquaient la migraine.
Assis à côté d'elle, Scott Duncan gardait les mains sur
les genoux.

— Alors, c'était qui au téléphone ? a-t-elle demandé.

— Un médecin légiste. Elle attendait la suite.

— Rappelez-vous, je vous ai dit que j'avais fait


exhumer le corps de ma sœur. La police ne voyait pas
vraiment l'intérêt, ça revenait trop cher, et je le
comprends. Bref, j'ai réglé la facture moi-même. Cette
personne pratique des autopsies à titre privé.

— C'est lui qui vous a appelé ?

— C'est une femme. Sally Li.


— Et alors ?

— Alors elle veut me voir tout de suite. Duncan a


pivoté vers elle.

— Son bureau se trouve à Livingston. On pourrait y


passer sur le chemin du retour.

Il a repris sa position initiale.

— J'aimerais que vous veniez avec moi, si ça ne vous


ennuie pas.

— A la morgue ?

— Non, pas du tout. Sally exerce à l'hôpital Saint-


Barnabas. Là, c'est juste un bureau où elle remplit ses
paperasses. Il y a une salle d'attente : on pourra parquer
les gosses là-dedans.

Grâce n'a pas répondu.

Les lotissements de Bedminster étaient tout ce qu'il y


avait de plus banal - ce qui, pour un lotissement, tient du
pléonasme. Revêtements en préfabriqué marron clair,
trois niveaux, garages en sous-sol, chaque maison étant
identique à celle de droite, à celle de gauche, à celle de
devant et à celle de derrière. L'œil se perdait dans cet
océan unicolore.

Grâce connaissait bien cette route, Jack l'empruntait


tous les jours pour aller travailler. A un moment, ils
avaient, très brièvement, envisagé de s'installer dans une
de ces résidences. Ni l'un ni l'autre n'étant
particulièrement bricoleurs, cela avait l'avantage de ne
pas avoir à se préoccuper de la toiture, d'extensions
éventuelles ou de la création d'un jardin. Il y avait des
courts de tennis, une piscine et, en effet, un terrain de
jeux pour enfants. Mais la monotonie du décor ambiant
avait fini par les dissuader. Déjà que la banlieue est le
royaume du conformisme triomphant, pourquoi aggraver
les choses en élisant domicile dans une maison en tout
point semblable aux autres ?

Max a repéré le complexe de jeux aux couleurs vives


avant même l'arrêt complet de la voiture et s'apprêtait à
foncer vers les balançoires. Emma paraissait beaucoup
moins emballée et se raccrochait à sa GameBoy. En
temps ordinaire, Grâce aurait protesté - elle n'avait le
droit d'y jouer que dans la voiture, surtout quand on était
en plein air - mais, là encore, elle avait d'autres chats à
fouetter.

La main en visière, elle les a regardés s'éloigner.

— Je ne peux pas les laisser seuls.

— Mme Alworth habite juste là, a dit Duncan. Nous


resterons sur le pas de la porte pour les surveiller.

Ils se sont approchés du rez-de-chaussée. Tout était


calme alentour. Grâce a inspiré profondément, humant
l'odeur d'herbe fraîchement coupée. Ils se tenaient côte à
côte, Duncan et elle. Il a sonné. Elle se sentait un peu
dans la peau d'un Témoin de Jéhovah.

Une voix caquetante, qui n'était pas sans rappeler la


sorcière dans un vieux film de Disney, a répondu :

— Qui est-ce ?

— Madame Alworth ?

— Qui est-ce ?

— Scott Duncan. Nous avons parlé il y a quelques


semaines. De votre fils, Shane.
— Allez-vous-en. Je n'ai rien à vous dire. Grâce a
reconnu l'accent. De la région de Boston.

— Nous avons besoin de votre aide.

— Je ne sais rien. Allez-vous-en.

— S'il vous plaît, madame Alworth. Il faut que je


vous parle.

— Je vous ai tout dit. Shane vit au Mexique, c'est un


gentil garçon, il s'occupe des pauvres.

— On voudrait en savoir un peu plus sur ses anciens


amis.

Duncan a regardé Grâce, hochant la tête pour qu'elle


prenne la parole.

— Madame Alworth...

Le caquètement s'est teinté de méfiance.

— Qui c'est?

— Je m'appelle Grâce Lawson. Je crois que mon


mari connaissait votre fds.
Silence. Se retournant, Grâce a observé Max et
Emma. Max était sur le toboggan en spirale. Assise en
tailleur, Emma jouait avec sa GameBoy.

La voix a demandé à travers la porte :

— Qui c'est, votre mari ?

— Jack Lawson. Pas de réaction.

— Madame Alworth ?

— Je ne le connais pas. Scott Duncan a repris :

— On a une photo ici qu'on aimerait vous montrer.


La porte s'est ouverte. Mme Alworth était vêtue d'une
robe d'intérieur qui devait dater d'avant la baie des
Cochons. C'était une septuagénaire corpulente, le genre
de bonne grosse tata qui, lorsqu'elle vous serre contre
elle, vous fait disparaître dans ses replis. Gamin, vous
détestez ça. Adulte, vous en rêvez. Elle avait des varices
qui ressemblaient à une peau de saucisson. Ses lunettes
de lecture pendaient au bout d'une chaîne sur son
opulente poitrine. Elle sentait vaguement la fumée de
cigarette.
— Je n'ai pas toute la journée devant moi, a-t-elle
déclaré. Faites-moi voir cette photo.

Scott Duncan la lui a tendue.

Pendant un bon moment, la vieille femme est restée


silencieuse.

— Madame Alworth ?

— Pourquoi on l'a rayée ? a-t-elle demandé enfin.

— C'était ma sœur.

Elle lui a jeté un coup d'œil.

— Je croyais que vous étiez en train de mener une


enquête.

— C'est bien ce que je fais. Ma sœur a été assassinée,


son nom était Geri Duncan.

Le visage de Mme Alworth est devenu blême. Sa


lèvre s'est mise à trembler.

— Elle est morte ?


— Assassinée, oui. Il y a quinze ans. Vous vous
souvenez d'elle ?

Elle semblait avoir perdu contenance. Se tournant


vers Grâce, elle a aboyé :

— Qu'est-ce que vous regardez comme ça ?

— Mes enfants.

Grâce a désigné le terrain de jeux. Mme Alworth a


suivi son regard et s'est raidie. Elle avait l'air perdue,
désemparée.

— Vous avez connu ma sœur ? a insisté Duncan.

— Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ?

Il a durci le ton.

— Avez-vous connu ma sœur, oui ou non ?

— Je ne me rappelle plus. C'était il y a longtemps.

— Votre fils sortait avec elle.

— Il est sorti avec un tas de filles. Shane était beau


garçon, comme son frère, Paul, qui est psychologue
dans le Missouri. Allez donc le voir et laissez-moi
tranquille.

— Tâchez de réfléchir.

Scott a haussé légèrement la voix.

— Ma sœur a été assassinée.

Il a indiqué Shane Alworth sur la photo.

— C'est bien votre fils, n'est-ce pas, madame


Alworth ?

Elle a contemplé longuement la mystérieuse


photographie avant de hocher la tête.

— Où est-il ?

— Je vous l'ai dit, Shane vit au Mexique, il aide les


pauvres gens.

— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ?

— La semaine passée.
— Il vous a appelée ?

— Oui.

— Où?

— Comment ça, où ?

— Est-ce que Shane vous a téléphoné ici ?

— Évidemment, où voulez-vous qu'il me téléphone ?

Scott Duncan a fait un pas en avant.

— J'ai consulté les relevés de votre ligne


téléphonique, madame Alworth. Vous n'avez reçu aucun
appel international au cours de l'année écoulée.

— Shane utilise les cartes, a-t-elle répondu


précipitamment. Peut-être qu'elles n'apparaissent pas sur
les relevés, je ne sais pas, moi.

Duncan s'est encore rapproché.

— Écoutez-moi, madame Alworth. Écoutez-moi


bien, je vous prie : ma sœur est morte, votre fils s'est
évanoui dans la nature sans laisser de traces. Cet
homme-là... (Il a désigné Jack sur la photo.)... son mari,
Jack Lawson, a disparu également. Et cette jeune
femme... (Il a montré la rouquine aux yeux écartés.)...
elle s'appelle Sheila Lambert. Elle n'a pas donné signe de
vie depuis au moins dix ans.

— Tout ça n'a rien à voir avec moi.

— Cinq personnes sur la photo. Nous avons réussi à


en identifier quatre. Toutes manquent à l'appel. L'une est
morte. Si ça se trouve, elles le sont toutes.

— Je vous l'ai dit, Shane est...

— Vous mentez, madame Alworth. Votre fils a étudié


à l'université du Vermont, tout comme Jack Lawson et
Sheila Lambert. Ils étaient peut-être amis. Il sortait avec
ma sœur, ça, nous le savons tous les deux. Alors, que
leur est-il arrivé ? Où est votre fils ?

Grâce a posé la main sur le bras de Scott. Mme


Alworth était en train de fixer l'aire de jeux, les enfants.
Sa lèvre inférieure tremblotait, sa peau avait pris une
teinte grisâtre et des larmes coulaient sur ses joues. On
aurait dit qu'elle était en transe. Grâce a essayé de se
placer dans sa ligne de mire.
— Madame Alworth, a-t-elle murmuré avec douceur.

— Je suis une vieille femme. Une pause.

— Je n'ai rien à vous dire.

— Je veux retrouver mon mari. Mme Alworth gardait


les yeux rivés sur l'aire de jeux.

— Je veux retrouver leur père.

— Shane est un gentil garçon. Il se dévoue pour les


gens.

Grâce a cherché son regard, mais maintenant elle


avait les yeux dans le vague.

— Sa sœur...

D'un geste, Grâce a désigné Duncan.

— ... mon mari, votre fils. Ce qui s'est passé nous


louche directement. Nous sommes là pour vous aider.

Mais la vieille femme a secoué la tête.

— Mon fils n'a pas besoin de votre aide. Allez-vous-


en. S'il vous plaît.

Elle est rentrée dans la maison et a refermé la porte.


33

DE RETOUR DANS LA VOITURE, GRACE A


DEMANDé :

— Quand vous avez dit à Mme Alworth que vous


aviez consulté ses relevés téléphoniques...

— C'était du bluff, a acquiescé Duncan.

Les enfants s'étaient replongés dans leur GameBoy.


Scott Duncan a appelé le médecin légiste : ils étaient
attendus.

— On se rapproche du but, n'est-ce pas ? a repris


Grâce.

— Je pense, oui.
— Peut-être que cette femme dit la vérité. Du moins,
ce qu'elle croit être la vérité.

— Comment ça ?

— Il s'est passé quelque chose autrefois. Jack s'est


enfui à l'étranger. Shane Alworth et Sheila Lambert
auraient pu faire pareil. Votre sœur, pour une raison ou
une autre, est restée et a trouvé la mort.

Il n'a pas répondu. Ses yeux s'étaient embués, un tic


agitait un coin de sa bouche.

— Scott ?

— Elle m'a appelé. Geri. Deux jours avant l'incendie.

Grâce se taisait - elle préférait le laisser parler.

— J'étais sur le point de partir. Comprenez-moi bien :


Geri était un peu allumée, elle avait tendance à verser
dans le mélodrame. Elle a déclaré qu'elle avait nue grande
nouvelle à m'annoncer, mais j'ai décidé que eu pouvait
attendre. J'ai pensé qu'il s'agissait d'une énième marotte,
genre aromathérapie, son nouveau poupe rock, ses eaux-
fortes. J'ai promis de la rappeler.
Il a haussé les épaules.

— Et j'ai oublié de le faire.

Grâce aurait voulu dire quelque chose, mais elle ne


trouvait pas les mots. Des paroles de réconfort lui
feraient sans doute plus de mal que de bien. Agrippant le
volant, elle a jeté un coup d'œil dans le rétroviseur.
Penchés sur leurs jeux, Emma et Max tapaient
fébrilement sur les minuscules consoles. Et, à nouveau,
elle a été submergée par le sentiment béni de la normalité,
le pur bonheur du quotidien.

— Ça ne vous gêne pas qu'on passe chez le médecin


légiste ? a demandé Duncan.

Grâce a hésité.

— C'est à moins de deux kilomètres, au prochain feu


à droite.

Au point où j'en suis, a-t-elle songé. Il lui a indiqué le


chemin. Quelques minutes plus tard, ils étaient arrivés.

— C'est là, dans cet immeuble de bureaux qui fait


l'angle.
Le centre médical se composait essentiellement de
dentistes et d'orthodontistes. En poussant la porte, ils ont
été accueillis par une odeur d'antiseptique associée dans
l'esprit de Grâce à une voix lui ordonnant de rincer cl de
cracher. A l'étage du dessus, se trouvait un cabinet
d'ophtalmologie qui s'appelait « Le laser aujourd'hui ».
Scott Duncan a indiqué la plaque portant le nom « Sally
li, médecin légiste ». Son bureau était situé au sous-sol.

Il n'y avait pas de réceptionniste, un carillon a


annoncé leur arrivée. Le décor était Spartiate : deux
canapés défoncés et une lampe vacillante qui ne vaudrait
pas le prix de son étiquette chez un brocanteur. Le seul
magazine était un catalogue de matériel médical.

Une femme d'origine asiatique, la quarantaine


fatiguée, a passé la tête par la porte de la pièce contiguë.

— Salut, Scott.

— Salut, Sally.

— Qui est-ce ?

— Grâce Lawson. Elle est là pour m'aider.


— Enchantée, a répliqué Sally. Je suis à vous dans
une seconde.

Grâce a dit aux enfants qu'ils pouvaient continuer à


jouer. Le danger des jeux vidéo était qu'ils vous
coupaient du monde extérieur. Le charme des jeux vidéo
était qu'ils vous coupaient du monde extérieur.

Sally Li a rouvert sa porte.

— Entrez.

Elle portait une tenue chirurgicale propre et des


chaussures à hauts talons. Un paquet de Marlboro
dépassait de sa poche de poitrine. Son bureau, si on
pouvait l'appeler ainsi, semblait avoir été dévasté par le
passage d'un cyclone. Des papiers tombaient en cascade
de la table et des étagères presque comme une chute
d'eau. Les manuels d'anatomie étaient grands ouverts. La
table, une vieille chose métallique, devait provenir d'une
école élémentaire qui avait procédé à la liquidation de son
matériel. Pas de photos dessus, aucun objet personnel,
juste un gros cendrier qui trônait en plein milieu. Des
revues, des tonnes de revues, étaient empilées dans tous
les recoins. Plusieurs piles s'étaient déjà écroulées. Sally
Li n'avait pas pris la peine de les ramasser. Elle s'est
laissée tomber dans le fauteuil derrière son bureau.

— Vous n'avez qu'à jeter tout ça par terre. Asseyez-


vous.

Grâce a enlevé les papiers d'une des chaises et s'est


assise. Scott Duncan l'a imitée. Joignant les mains, Sally
Li les a posées sur ses genoux.

— Tu sais, Scott, que je ne suis pas très douée


poulies chichis.

— Je sais.

— Heureusement, mes patients ne se plaignent


jamais.

Ça n'a fait rire qu'elle.

— Bon, d'accord, vous comprenez maintenant


pourquoi personne ne veut sortir avec moi.

Elle a chaussé ses lunettes et s'est mise à feuilleter ses


dossiers.

— En parlant de gens bordéliques qui sont souvent


les mieux organisés... Quand ils vous disent : « Ça a l'air
d'un foutoir, mais je sais exactement où se trouve
chaque chose », c'est des conneries. Je ne sais
absolument pas où... attendez, ça y est.

Sally a tiré de la pile une enveloppe en papier kraft.

— C'est l'autopsie de ma sœur ?

— Ouais.

Elle l'a fait glisser vers lui. Il l'a ouverte, Grâce s'est
penchée plus près. Sur la première page figuraient les
mots « Duncan Geri ». Il y avait des photos aussi. Grâce
en a remarqué une, un squelette brun sur une table. Elle
s'est détournée, comme si on l'avait surprise à regarder
par le trou de la serrure.

Les mains derrière la tête, Sally a posé les pieds sur la


table.

— Alors, Scott, tu veux un exposé magistral sur les


miracles de la science de l'anatomie ou tu préfères que
j'aille droit au but ?

— Épargne-moi l'exposé.
— Au moment de son décès, ta sœur était enceinte. Il
a eu un haut-le-corps - on aurait dit qu'elle l'avait piqué
avec un aiguillon. Grâce n'a pas bougé.

— Je ne sais pas depuis combien de temps. Quatre,


cinq mois tout au plus.

— Je ne comprends pas. Ils ont bien dû faire une


autopsie, à l'époque ?

Sally a hoché la tête.

— Certainement.

— Alors pourquoi ne s'en sont-ils pas aperçus ?

— Tu veux mon avis ? Ils s'en sont aperçus.

— Mais on ne m'a jamais dit...

— Et pourquoi te l'aurait-on dit, hein ? Ils ont dû en


parler à tes parents. Toi, tu n'étais que le frère. En plus,
sa grossesse n'a rien à voir avec la cause de sa mort. Elle
est morte dans un incendie, l'enquête n'avait pas à tenir
compte du fait qu'elle était enceinte.
Le regard de Scott est allé de Grâce à Sally.

— Tu peux obtenir l'ADN du fœtus ?

— Ça doit être possible. Pourquoi ?

— Il te faudrait combien de temps pour effectuer un


test de paternité ?

Grâce n'a nullement été étonnée par sa question.

— Six semaines.

— Il n'y a pas moyen de faire plus vite ?

— Je pourrais brûler quelques étapes, mais je ne


promets rien.

Scott s'est tourné vers Grâce. Elle savait à quoi il


pensait. Elle a dit :

— Geri sortait avec Shane Alworth.

— Vous avez vu la photo.

En effet. La façon dont Geri regardait Jack. Elle


ignorait que l'objectif était braqué sur elle. Tout le monde
s'apprêtait seulement à prendre la pose. Mais ce qui a été
immortalisé, cette expression sur le visage de Geri
Duncan... eh bien, quelqu'un qu'on regarde ainsi est
beaucoup plus qu'un ami.

— OK, faisons le test, a acquiescé Sally.


34

CHARLAINE TENAIT LA MAIN DE MIKE quand


celui-ci a finalement ouvert les yeux.

Elle a crié pour appeler le médecin, lequel, dans un


rare accès de franchise, a déclaré que c'était « bon signe
». Mike souffrait énormément. Le médecin l'a branché
sur une pompe à morphine, mais il n'avait pas envie de
se rendormir. Grimaçant, il a essayé de s'en défaire.
Charlaine restait à côté de lui, sans lâcher sa main.
Quand la douleur est devenue insupportable, il a serré ses
doigts avec force.

— Rentre à la maison, a-t-il soufflé. Les gosses ont


besoin de toi. Elle l'a fait taire.

— Tâche de te reposer.
— Tu ne peux rien pour moi. Rentre.

— Chut !

Mike commençait à s'assoupir. Elle le regardait en


repensant au temps où ils avaient été étudiants et un flot
d'émotions l'a envahie. De l'amour et de la tendresse,
bien sûr, mais ce qui troublait Charlaine - alors même
qu'elle lui tenait la main, qu'elle se sentait un lien fort
avec cet homme partageant sa vie, qu'elle priait et
négociait avec un Dieu depuis trop longtemps négligé -
était que ces sentiments-là ne dureraient pas. C'était ça,
le plus accablant. En plein tumulte, Charlaine était
consciente que ces sentiments s'effilocheraient, que ses
émotions étaient passagères, et elle s'en voulait
terriblement.

Trois ans plus tôt, elle avait participé à East


Rutherford à un grand rassemblement sur le thème du
développement personnel. L'orateur était quelqu'un de
dynamique. Charlaine avait adoré et acheté toutes les
cassettes. Elle s'était mise à suivre ses recommandations
à la lettre - se fixer des objectifs, s'y tenir, déterminer ce
qu'elle attendait de la vie, replacer les choses dans leur
contexte, revoir ses priorités de manière à obtenir des
résultats concrets -, mais cependant qu'elle appliquait les
consignes et que son existence commençait à changer
dans le bon sens, elle avait su que cela ne durerait pas.
Le changement serait provisoire. Un nouveau régime, un
programme d'exercices, voilà l'effet que ça lui faisait.

Il n'y aurait pas de fin heureuse.

La porte s'est ouverte derrière elle.

— Votre mari s'est réveillé, à ce qu'on m'a dit. C'était


le capitaine Perlmutter.

— Oui.

— J'espérais lui parler.

— Vous allez être obligé d'attendre. Perlmutter a fait


un pas dans la chambre.

— Les enfants sont toujours chez leur oncle ?

— Il les a emmenés à l'école. Nous voulons qu'ils


continuent à vivre normalement.

Perlmutter s'est arrêté à côté d'elle. Elle gardait les


yeux sur Mike.

— Vous avez appris quelque chose ? a-t-elle


demandé.

— L'homme qui a tiré sur votre mari, son nom est


Éric Wu. Ça ne vous dit rien ?

Elle a secoué la tête.

— Comment l'avez-vous su ?

— On a trouvé ses empreintes digitales dans la


maison de Sykes.

— Il a déjà été arrêté ?

— Oui. En fait, il était en liberté conditionnelle.

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

— Il a été condamné pour coups et blessures, mais


on pense qu'il a commis un certain nombre de crimes.

Elle n'était pas surprise.

— Des crimes de sang ? Perlmutter a hoché la tête.


— Je peux vous poser une question ? Charlaine a
soupiré.

— Le nom de Jack Lawson vous est-il familier ? Elle


a froncé les sourcils.

— Ses deux enfants ne sont pas à Willard ?

— Si.

— Je ne le connais pas personnellement, mais Clay,


mon plus jeune fils, est encore à Willard. Il m'arrive de
croiser sa femme de temps à autre, quand on vient
chercher les gamins après la classe.

— Vous parlez de Grâce Lawson ?

— Oui, elle s'appelle comme ça, il me semble. Jolie


femme. Sa fille, Emma, je crois, a une année ou deux
d'écart avec mon Clay.

— Vous la connaissez un peu ?

— Pas vraiment, non. Je la rencontre aux spectacles


de l'école, ce genre de choses. Pourquoi ?
— Pour rien.

Charlaine lui a lancé un regard dubitatif.

— C'est le premier nom qui vous est venu à l'esprit


ou quoi ?

— Il s'agit d'une simple hypothèse, a-t-il répondu,


histoire de clore le chapitre. Je voulais aussi vous
remercier.

— De quoi ?

— D'avoir parlé à M. Sykes.

— Il ne m'a pas dit grand-chose.

— Il vous a dit que Wu s'était servi du nom Al


Singer.

— Et alors ?

— Notre expert en informatique a trouvé ce nom-là


clans l'ordinateur de Sykes. Al Singer. Apparemment,
c'était un pseudonyme que Wu utilisait pour nouer des
contacts sur un site de rencontres. C'est comme ça qu'il
aurait connu Freddy Sykes.

— C'est donc un site de rencontres gay ?

— Bisexuel.

Charlaine en a presque pouffé. C'était quelque chose,


hein ? Elle a regardé Perlmutter, le défiant de rire. Le
visage du capitaine était de marbre. Ils se sont tournés
vers le lit. Mike a tressailli, il a ouvert les yeux et souri à
Charlaine. Elle a souri aussi et lui a caressé les cheveux.
Fermant les paupières, il s'est assoupi à nouveau.

— Capitaine Perlmutter ?

— Oui.

— S'il vous plaît, allez-vous-en.


35

EN ATTENDANT L'ARRIVéE DE CARL VESPA ,


Grâce a entrepris de mettre de l'ordre dans la chambre à
coucher. Jack était le meilleur des maris. Intelligent,
drôle, aimant, tendre et dévoué. Pour contrebalancer tout
cela, Dieu l'avait doté des facultés organisationnelles
d'une bouteille de limonade. En un mot, Jack était
bordélique. Le harceler à ce sujet - Grâce avait essayé -
ne servait à rien. Du coup, elle avait renoncé. Si vivre
heureux en ménage consistait entre autres dans l'art du
compromis, cela en était une bonne illustration.

Depuis longtemps elle ne comptait plus sur lui pour


ranger la pile de magazines à côté du lit. Sa serviette
mouillée après la douche finissait rarement sur le porte-
serviettes. Tous les habits sales n'arrivaient pas à
destination. Aujourd'hui encore, il y avait ce tee-shirt
gisant à moitié dans le panier à linge, à moitié dehors,
comme si on lui avait tiré dessus alors qu'il tentait de
s'échapper.

Pendant un moment, Grâce s'est contentée de le


regarder. Il était vert, avec les lettres « fubu » plaquées
devant : un jour, il avait dû être à la mode. Jack l'avait
acheté pour 6,99 dollars chez TJ Maxx, une solderie où
vont mourir les fringues branchées. Il l'avait mis avec un
short ultrabaggy. Planté devant la glace, il s'était entouré
de ses bras en se contorsionnant d'une drôle de façon.

— Tu fais quoi ? lui avait demandé Grâce.

— J'ai la rap attitude. Eh ! qu'est-ce t'en dis, eh ?

— Que je devrais aller te chercher un tranquillisant.

— Auche. J'te kiffe.

— C'est ça. Il faut conduire Emma chez Christina.

— Yo, man. Check.

— Dépêche-toi. S'il te plaît.


Grâce a ramassé le tee-shirt. Elle n'avait jamais eu une
très haute opinion de la gent masculine avant, étant plutôt
réservée côté sentiments. Elle ne se livrait pas
facilement, ne croyait pas au coup de foudre... mais
quand elle avait rencontré Jack, l'attirance avait été
immédiate, avec papillons dans l'estomac et tout, et elle
aurait beau le nier maintenant, une petite voix lui avait
alors soufflé que cet homme-là, elle allait l'épouser.

Crash était dans la cuisine avec Max et Emma, celle-


ci s'étant remise de sa petite crise - comme seuls les
enfants en sont capables, à savoir très vite et presque
sans séquelles. Tout le monde mangeait des bâtonnets de
poisson, Crash y compris, en laissant les petits pois sur
le côté. Emma était en train de lire un poème à Crash. Il
était très bon public. Son rire était de ceux qui non
seulement emplissent une pièce, mais se cognent aux
vitres. Quand on l'entendait, on ne pouvait que sourire,
ou grimacer.

Il restait encore un peu de temps avant l'arrivée de


(Carl Vespa. Grâce n'avait pas envie de penser à Geri
Duncan, à sa mort, à sa grossesse, à sa façon de
regarder Jack sur cette satanée photo. Scott Duncan lui
avait demandé ce qu'elle voulait. Récupérer son mari,
avait-elle répondu. C'était toujours le cas, mais avec tout
ce qui s'était passé entre-temps, sans doute voulait-elle
aussi connaître la vérité.

C'est avec cette idée-là en tête qu'elle est descendue


allumer l'ordinateur. Une fois sur Google, elle a tapé «
Jack Lawson ». Douze cents réponses, beaucoup trop
pour en tirer quelque chose d'utile. Elle a essayé « Shane
Alworth ». Aucune réponse, tiens. Intéressant. Et Sheila
Lambert ? Toutes les réponses concernaient une
basketteuse du même nom. Rien à voir avec sa
recherche. Alors, elle a tenté les combinaisons.

Jack Lawson, Shane Alworth, Sheila Lambert et Geri


Duncan : ces quatre personnes figurant sur une même
photo, il devait exister un lien entre elles. Grâce a
combiné les noms des uns avec les prénoms des autres,
sans grand résultat. Elle cherchait toujours, parcourant
les deux cent vingt-sept réponses inutiles aux mots «
Lawson » et « Alworth », quand le téléphone a sonné.

Grâce a décroché.

— Salut, toi, a dit Cora.

— Excuse-moi.
— C'est pas grave. Salope.

Grâce a souri tout en continuant à faire glisser son


curseur. Les réponses n'offraient aucun intérêt.

— Tu as toujours besoin de moi ? a demandé Cora.

— Oui, peut-être.

— Quel enthousiasme, j'adore ! Vas-y, raconte.


Grâce est délibérément restée dans le vague. Elle avait
confiance en Cora mais n'avait pas envie d'être obligée
de lui faire confiance. Eh oui, ça n'avait pas de sens.
Pour résumer, si la vie de Grâce était en danger, elle
appellerait Cora séance tenante. Mais si c'étaient les
gosses qui étaient menacés... ma foi, elle y réfléchirait à
deux fois. Le pire, dans cette histoire, c'est que Cora
était la personne en qui elle avait le plus confiance - c'est
dire combien elle se sentait seule.

— Tu es en train de rentrer des noms dans un moteur


de recherche ? s'est enquis Cora.

— Oui.

— Des réponses ?
— Pas une qui soit pertinente... Attends une minute.

— Quoi ?

Mais là encore, confiance ou pas confiance, Grâce


n'a pas jugé bon de lui en révéler plus que le nécessaire.

— Je te rappelle.

— OK. Salope.

Grâce a raccroché, l'œil rivé à l'écran. Son pouls s'est


accéléré imperceptiblement. Elle avait presque épuisé
toutes les combinaisons quand elle s'est souvenue d'un
ami peintre nommé Marlon Coburn. Il se plaignait sans
cesse que les gens orthographient mal son nom. Marlon
était écrit tantôt Marlin, tantôt Marlen ou Marlan, et
Coburn devenait Cohen ou Corburn. Quoi qu'il en soit,
Grâce a décidé de tenter sa chance.

La quatrième combinaison « coquille » qu'elle a


essayée était « Lawson » et « Allworth »... avec deux /
au lieu d'un.

Là, il y avait trois cents réponses - les deux noms


étant assez courants -, mais la quatrième lui a sauté aux
yeux. Elle a lu l'intitulé d'abord :

Le blog de Crazy Davey

Grâce savait vaguement qu'un blog était une sorte de


journal intime tenu à l'intention du public. Certaines
personnes écrivaient ce qui leur passait par la tête.

D'autres, allez savoir pourquoi, s'amusaient à les lire.


Autrefois, un journal intime était réservé à un usage
strictement personnel. Aujourd'hui, c'était à qui
trouverait l'accroche la plus tape-à-l'œil pour attirer un
maximum d'attention.

Un extrait au-dessous du lien disait :

... John Lawson au clavier et Sean Allworth qui


touche sa bille à la guitare...
John était le véritable prénom de Jack. Sean était très
proche de Shane. Grâce a cliqué sur le lien. La page était
interminable. Elle est revenue en arrière et a cliqué sur «
Cache ». Maintenant, les mots Lawson et Allworth
seraient soulignés. Elle a fait défiler le texte jusqu'à une
entrée vieille de deux ans :

26 avril

Salut, tout le monde. Thérèse et moi nous sommes


payé un week-end dans le Vermont. On est descendus
dans un bed and breakfast, Westerly, ça s'appelle.
C'était génial. Il y avait une cheminée, et le soir on a
joué aux dames...

Et ainsi de suite. Grâce a secoué la tête. Qui diable


pouvait s'intéresser à ce charabia ? Elle a sauté trois
paragraphes.

L'autre soir je suis allé avec Rick, un ancien pote de


lafac, au Wino. C'est un vieux bar pour étudiants. Un
vrai trou à rats. On y allait à l'époque où on fréquentait
l'université du Vermont. Tenez-vous bien, on a joué à la
roulette des capotes comme au bon vieux temps. Vous
connaissez ? Chacun choisit une couleur -il y a Rouge

Torride, Noir Étalon, Jaune Citron, Orange Orange.


Oui, bon, d'accord, les deux derniers, c'est pour rire,
mais vous avez pigé le principe. Il y a un distributeur de
capotes aux toilettes. Il y est toujours ! Chaque gars met
un dollar sur la table. Il y en a un qui va chercher une
capote et la rapporte dans la salle. On l'ouvre, et bing !
si t'as deviné la couleur, t'as gagné. Rick a deviné du
premier coup. Il nous a payé un pot. Le groupe qui
jouait était naze. Je me souviens du groupe que j'ai
entendu ici quand j'étais en première année defac : ils
l'appelaient Allaw. Deux nanas et deux mecs. L'une des
nanas était à la batterie. Les mecs étaient John Lawson
au clavier et Sean Allworth qui touche sa bille à la
guitare. Le nom du groupe doit venir de là, à mon avis :
Allworth et Lawson. Ensemble, ça donne Allaw. Rick
n’avait jamais entendu parler d'eux. Bref, on a fini nos
boissons. Deux nanas canon sont entrées à ce moment-
là, mais elles n’ont pas fait attention à nous. Du coup,
on s'est sentis vieux...
Et voilà. C'était tout.

Grâce a lancé une recherche sur le nom « Allaw ».


En vain.

Elle a essayé d'autres combinaisons. Toujours rien.


Juste cette mention dans le blog. Crazy Davey s'était
trompé sur le nom et le prénom de Shane. Jack avait
toujours été Jack - enfin, depuis qu'elle le connaissait -,
mais peut-être se faisait-il appeler John à l'époque. À
moins que l'auteur du blog ait mal retenu son nom.

Cependant, Crazy Davey avait cité quatre personnes :


deux filles, deux garçons. Ils étaient cinq sur la photo,
mais la fille qui se tenait tout au bord et qu'on distinguait
à peine ne faisait pas partie du groupe, si ça se trouve.

Et qu'avait dit Scott en parlant du dernier coup de fil


de sa sœur ? J'ai pensé qu'il s'agissait d'une énième
marotte, genre aromathérapie, son nouveau groupe
rock...

Un groupe rock. Serait-ce cela ? La photo d'un


groupe rock ?
Elle a exploré le site de Crazy Davey en quête d'un
nom complet ou d'un numéro de téléphone. Il n'y avait
qu'une adresse e-mail. Grâce a cliqué sur le lien et tapé à
la hâte :

« J'ai besoin de votre aide. J'ai une question très


importante à vous poser au sujet d'Allaw, le groupe que
vous avez vu quand vous étiez à la fac. S'il vous plaît,
appelez-moi en PCV. »

Elle a ajouté son numéro de téléphone avant d'envoyer


le message.

Qu'est-ce que cela signifiait ? Elle a tourné et retourné


le problème en tous sens. Ça ne collait pas. Quelques
minutes plus tard, une limousine s'engageait dans l'allée.
Grâce a jeté un coup d'œil par la fenêtre : Carl Vespa
était arrivé.

Son nouveau chauffeur - un gros malabar tout en


muscles, la boule à zéro et la mine patibulaire ad hoc -
avait l'air moitié moins dangereux que Crash. Elle a
marqué le blog de Crazy Davey d'un signet avant d'aller
ouvrir la porte.

Vespa est entré sans la saluer. Il était toujours aussi


chic, toujours vêtu d'un blazer qui semblait avoir été
confectionné dans quelque atelier céleste, mais le reste
de sa personne paraissait étrangement négligé. Sa
tignasse était en désordre, ses yeux étaient rouges. Les
rides autour de sa bouche étaient plus profondes, plus
accentuées.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Y a-t-il un endroit où nous pouvons parler ?

— Les gosses sont dans la cuisine avec Crash. Allons


au salon.

Il a hoché la tête. Le rire sonore de Max a résonné


jusque dans le couloir. Vespa s'est arrêté.

— Ton fils a six ans, hein ?

— Oui.

Il a souri. Grâce ignorait à quoi il pensait, mais ce


sourire lui a brisé le cœur.

— A six ans, Ryan collectionnait les cartes de base-


ball.
— Max, lui, est fana de Yu-Gi-Oh !

— Yu-Gi quoi ?

Elle a secoué la tête pour indiquer que c'était sans


Intérêt. Vespa a poursuivi :

— Ryan jouait avec ses cartes. Il les divisait en


équipes puis les disposait sur le tapis comme si c'était un
terrain de base-ball. Tu sais, le troisième gardien de base
- c'était Craig Nettles, à l'époque -, plus trois gars à
l'extérieur... il gardait même des lanceurs en réserve dans
la zone d'entraînement.

Son visage s'est illuminé à ce souvenir. Il l'a regardée.


Elle lui a souri, avec toute la douceur dont elle était
capable, mais la bulle a éclaté quand même. Vespa s’est
rembruni.

— Il va bénéficier d'une libération conditionnelle.


Wade Larue. On a accéléré la procédure, il doit sortir
demain.

— Ah !

— Qu'est-ce que tu en penses, toi ?


— Il a presque fait quinze ans de prison.

— Dix-huit personnes sont mortes.

Elle n'avait pas envie de poursuivre cette conversa-


lion. Ce nombre, dix-huit, n'avait aucune importance. I
In seul comptait : Ryan. Dans la cuisine, Max s'est remis
à rire, et le son a cascade à travers la pièce. Vespa n'a
pas bronché, mais Grâce sentait bien qu'il bouillonnait
intérieurement. Elle pouvait lire dans ses pensées : et si
c'avait été Max ou Emma ? Aurait-elle accepté
l'explication rationnelle d'un pauvre type, un camé sous
le coup de la panique ? Aurait-elle été aussi prompte à
pardonner ?

— Tu te souviens de cet agent de la sécurité, Gordon


MacKenzie ? a repris Vespa.

Grâce a hoché la tête. Il avait été le héros de la soirée,


s'étant débrouillé pour ouvrir deux issues de secours
verrouillées.

— Il est mort il y a quelques semaines. D'une tumeur


au cerveau.

— Je suis au courant.
Gordon MacKenzie avait fait la une de la presse à
l'occasion de la date anniversaire du massacre de Boston.

— Tu crois à la vie après la mort, Grâce ?

— Je ne sais pas.

— Et tes parents ? Est-ce que tu les reverras un jour


?

— Je ne sais pas.

— Allez, Grâce. Dis-moi ce que tu penses.

Le regard de Vespa la transperçait. Elle a remué sur


son siège.

— Vous m'avez demandé au téléphone si Jack avait


une sœur.

— Sandra Koval.

— Pourquoi ?

— Tout à l'heure, a dit Vespa. Je veux savoir ce que


tu penses. Où allons-nous quand nous mourons, Grâce ?
Toute discussion était vaine, elle le voyait bien. Elle
ressentait des mauvaises ondes... une espèce de
décalage. Il ne s'adressait pas à elle comme un ami, une
figure paternelle, par curiosité. Sa voix était chargée de
défi, de colère, même. Aurait-il bu ?

— Il y a une citation de Shakespeare, a-t-elle


répondu. C'est dans Hamlet. Il dit que la mort est - je ne
crois pas me tromper - « une contrée inexplorée d'où nul
voyageur ne revient ».

Vespa a esquissé une moue.

— En d'autres termes, on n'a pas la moindre idée.

— C'est à peu près ça.

— C'est de la connerie pure, et tu le sais. Elle n'a pas


relevé.

— Tu sais bien qu'il n'y a rien. Je ne reverrai jamais


Ryan. Seulement, les gens ont du mal à accepter ça. Les
esprits faibles inventent des dieux invisibles, des jardins
et des retrouvailles au paradis. D'autres, toi par exemple,
n'adhèrent pas à ces inepties, mais la réalité n'en reste
pas moins douloureuse à admettre. Du coup, lu optes
pour : comment le saurions-nous ? Pourtant, tu le sais,
n'est-ce pas, Grâce ?

— Je suis désolée, Carl.

— Désolée de quoi ?

— De vous voir souffrir. Mais ne me dites pas, s'il


vous plaît, ce que je crois.

Les yeux de Vespa se sont agrandis un instant,


presque comme si quelque chose avait explosé à
l'intérieur.

— Comment as-tu rencontré ton mari ?

— Pardon ?

— Comment as-tu rencontré Jack ?

— Quel rapport ?

Il a fait un pas en avant. Un pas menaçant. Il s'est


penché sur elle et, pour la première fois, Grâce a
compris que toutes les rumeurs qui circulaient sur son
compte étaient vraies.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Elle a réprimé le réflexe de se tasser dans son fauteuil.

— Vous le savez déjà.

— En France ?

— Absolument.

Il la dévisageait sans ciller.

— Que se passe-t-il, Carl ?

— Wade Larue sort de prison.

— C'est ce que vous m'avez dit.

— Demain, son avocate tiendra une conférence de


presse à New York. Toutes les familles y seront. Je veux
que tu sois là aussi.

Grâce se taisait. Il n'avait pas fini, elle le savait.

— Elle est très brillante, cette avocate. Elle a


littéralement ébloui les magistrats chargés de statuer sur
son sort. Je parie que la presse sera éblouie également.
Il s'est interrompu. D'abord perplexe, Grâce a senti
un froid naître dans sa poitrine et se répandre à travers
ses membres. Carl Vespa l'a senti aussi. Hochant la tête,
il s'est écarté d'elle.

— Parle-moi de Sandra Koval, Grâce. Car, vois-tu, je


n'arrive pas à comprendre comment ta belle-sœur en est
venue à représenter quelqu'un comme Wade Larue.
36

INDIRA KHARIWALLA ATTENDAIT SON


VISITEUR.

Son bureau était plongé dans le noir. Sa journée de


travail terminée, Indira aimait bien rester dans le noir. Le
problème en Occident, pensait-elle, c'était la stimulai ion
permanente. Elle n'y échappait pas non plus, bien sûr,
personne n'était à l'abri. L'Occident vous bombardait
non-stop de couleurs, de lumières et de sons, ça ne
s'arrêtait jamais. Alors, dès qu'elle en avait l'occasion,
mu tout en fin de journée, Indira aimait bien rester dans
une pièce avec toutes les lumières éteintes. Pas pour
méditer, non, comme on aurait pu le croire, compte tenu
île ses origines. Pas en position du lotus, doigts joints en
forme de cercle.

Non, juste dans l'obscurité.

A dix heures, on a frappé légèrement à la porte.

— Entrez.

Scott Duncan n'a pas pris la peine d'allumer. Tant


mieux, ça lui faciliterait la tâche.

— Qu'y a-t-il de si important ? a-t-il demandé.

— Rocky Conwell a été assassiné, a annoncé Indira.

— J'ai entendu ça à la radio. Qui est-ce ?

— L'homme que j'ai engagé pour suivre Jack


Lawson.

Duncan n'a fait aucun commentaire.

— Savez-vous qui est Stu Perlmutter ? a-t-elle


poursuivi.

— Le flic ?
— Oui. Il est venu me voir hier pour me poser des
questions sur Conwell.

— Vous avez invoqué le secret professionnel ?

— Oui. Il veut passer par un juge pour m'obliger à


parler.

Scott Duncan a pivoté sur lui-même.

— Scott ?

— Ne vous inquiétez pas, a-t-il dit. Vous n'êtes au


courant de rien.

Indira n'en était pas aussi sûre.

— Qu'allez-vous faire ?

Duncan est sorti du bureau et, sans se retourner, a


tendu la main pour refermer la porte derrière lui.

— Étouffer ça dans l'œuf, a-t-il répliqué.


37

LA CONFéRENCE DE PRESSE avait lieu à dix


heures du matin. Grâce a emmené les enfants à l'école
d'abord. Crash conduisait. Son ample chemise de flanelle
flottait par-dessus son pantalon, et elle savait qu'il portait
une il me en dessous. Les enfants ont sauté de la voiture,
ont dit au revoir à Crash et sont partis en courant. Crash
a enclenché la vitesse.

— Attendez, a dit Grâce.

Elle les a suivis des yeux jusqu'à ce qu'ils soient en


sécurité à l'intérieur. Puis elle lui a fait signe de démarrer.

— Ne vous tracassez pas, a déclaré Crash. J'ai un


homme qui monte la garde.

Elle s'est tournée vers lui.

— Je peux vous poser une question ?

— Allez-y.

— Ça fait combien de temps que vous travaillez pour


M. Vespa ?

— Vous étiez là quand Ryan est mort ?

— L a question l'a désarçonnée.

— Oui.

— C'était mon filleul.

Les rues étaient calmes. Grâce l'a regardé. Elle ne


savait plus où elle en était. Depuis qu'elle avait vu la tête
de Vespa la veille, elle ne leur faisait plus confiance...
surtout dans la mesure où la vie de ses enfants était en
jeu. Mais avait-elle réellement le choix ? Peut-être
devrait-elle retourner à la police ; seulement
accepteraient-ils ou auraient-ils les moyens de les
protéger ? Quant à Scott Duncan, il avait lui-même
reconnu que leur alliance avait ses limites.

Semblant lire dans ses pensées, Crash a soudain lâché


:

— M. Vespa a toujours confiance en vous.

— Et s'il décide du contraire ?

—Il ne vous fera jamais de mal.

— Vous en êtes sûr ?

— M. Vespa nous retrouve en ville. A la conférence


de presse. Vous voulez écouter la radio ?

Vu l'heure, la circulation était relativement fluide. Le


pont George-Washington continuait à fourmiller de flics,
un reliquat du 11-Septembre que Grâce n'arrivait pas à
digérer. La conférence de presse se tenait à l'hôtel
Crown Plaza, près de Times Square. Vespa lui avait
expliqué qu'on avait envisagé de l'organiser à Boston - ce
qui semblait plus approprié -, mais quelqu'un dans le
camp de Larue avait réalisé que, moralement, cela
risquait d'être trop éprouvant de revenir sur le lieu du
drame. Par ailleurs, ils espéraient que les familles seraient
moins nombreuses à se déplacer jusqu'à New York.

Crash l'a déposée sur le trottoir et s'est dirigé vers


l'entrée du parking. Grâce s'efforçait de rassembler ses
idées quand son portable a trille. Le numéro, qui
Commençait par 617 - l'indicatif de zone de Boston -, lin
riait inconnu.

— Allô ?

— Bonjour. David Roff à l'appareil.

Elle était du côté de Times Square à New York. Il y


iiv.iil des gens tout autour d'elle. Personne ne parlait.
Personne ne klaxonnait. Néanmoins, le vacarme dans
son oreille était assourdissant.

— Qui?

— Euh, vous me connaissez peut-être mieux sous le


nom de Crazy Davey, grâce à mon blog. J'ai eu votre I
mail. Je vous dérange, là ?

— Non, non, pas du tout.


Grace s'est aperçue qu'elle criait pour se faire
entendre. Elle a enfoncé un doigt dans son autre oreille.
Merci de me rappeler. - Vous avez dit en PCV, mais j'ai
un nouvel abonnement où tout est compris, même les
appels longue distance, alors j'ai pensé que ça ne
mangeait pas de pain, quoi.

— C'est très gentil à vous.

— Apparemment, ç 'avait l'air urgent.

— Ça l'est. Dans votre blog, vous parlez d'un groupe


gui s'appelait Allaw.

— Exact.

— Je cherche des renseignements sur eux.

— Je m'en suis douté, oui, mais je ne vois pas très


bien comment vous aider. Je ne les ai vus qu'un soir.
Avec des potes, on s'est bourré la gueule et on a passé
toute la nuit là-bas. On a rencontré des nanas, on a
dansé, on a encore bu. Et on a discuté avec les membres
du groupe, c'est pour ça que je m'en souviens.

— Mon nom est Grâce Lawson. Jack était mon mari.


— Lawson ? C'était le chanteur, hein ? Je me
souviens de lui.

— C'était bon, ce qu'ils faisaient ?

— À vrai dire, je ne sais plus trop, mais je crois, oui.


J'étais complètement beurré. La gueule de bois que j'ai
eue, rien que d'y repenser j'en ai encore mal au cœur.
Vous comptez lui faire une surprise ?

— Une surprise ?

— Oui, genre fête ou album de souvenirs du temps


de sa jeunesse.

— J'essaie juste de récolter un maximum


d'informations sur les membres de son groupe.

— J'aurais bien voulu vous aider. A mon avis, ils


n'ont pas duré très longtemps. Je ne les ai plus entendus
jouer, même si je sais qu'ils avaient un autre concert à La
Taverne perdue. C'est à Manchester. Voilà tout ce que je
peux vous dire, désolé.

— C'est gentil de m'avoir rappelée.


— Mais je vous en prie. Oh ! attendez ! J'ai peut-être
un petit détail marrant pour l'album de souvenirs.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Ce concert à Manchester. Ils ont joué en première


partie de Still Night.

Des flots de piétons déferlaient autour d'elle. Grâce


s'est collée contre un mur pour tenter d'échapper à la
cohue.

— Je ne connais pas bien Still Night.

— Ça ne m'étonne pas, seuls les vrais mordus de la


musique les connaissent. Eux non plus n'ont pas fait long
feu, pas sous cette forme-là, en tout cas.

Ça grésillait dans le téléphone, mais Grâce n'a entendu


que trop clairement les paroles de Crazy Davey :

— Leur chanteur, c'était Jimmy X.

Elle a senti le téléphone se ramollir dans sa main.

— Allô ?
— Je suis toujours là.

— Vous savez qui est Jimmy X, hein ? L'Encre pâle


? Le massacre de Boston ?

— Oui.

Sa voix semblait provenir de très loin.

— Oui, je m'en souviens.

Crash a émergé du parking. En voyant la tête de


Grâce, il a pressé le pas. Elle a remercié Crazy Davey. Kl
le avait son numéro maintenant, elle pourrait toujours le
rappeler.

— Tout va bien ?

Elle a essayé de combattre cette sensation de froid,


déterminée à ne pas se laisser faire.

— Très bien, a-t-elle réussi à articuler.

— Qui c'était ?

— Vous êtes mon attaché de presse ou quoi ?


— Du calme. (Il a levé les deux mains.) C'était juste
une question.

Ils ont pénétré au Crown Plaza. Grâce tentait


d'assimiler ce qu'elle venait d'entendre. Une coïncidence,
voilà tout. Une drôle de coïncidence. Son mari avait joué
clans un groupe d'amateurs, comme des milliers de
jeunes. II s'était produit sur la même scène que Jimmy
X, et après ? Ils se trouvaient dans la même région à peu
près au même moment, environ un an ou deux avant le
massacre de Boston. Jack ne lui en avait pas parlé, sans
doute pour ne pas la perturber... Elle avait subi un grave
traumatisme à un concert de Jimmy X, elle en était sortie
infirme à vie. Peut-être n'avait-il pas jugé utile de
mentionner ce lien accidentel.

Il n'y avait pas de quoi en faire un fromage.

Sauf que Jack ne lui avait jamais dit qu'il avait joué
dans un groupe rock. Sauf que les membres d'Allaw
étaient maintenant soit morts soit inconnus au bataillon.

Elle a essayé de mettre certains éléments bout à bout.


Quand Geri Duncan avait-elle été assassinée, au juste ?
Grâce était en rééducation lorsqu'elle avait lu un papier
sur l'incendie, c'était donc arrivé quelques mois après le
massacre. Il allait falloir qu'elle retrouve la date exacte,
qu'elle reconstitue toute la chronologie des événements
car, inutile de se voiler la face, le lien entre Allaw et
Jimmy X n'était en aucun cas une coïncidence.

Mais comment était-ce possible ? Cette histoire


n'avait ni queue ni tête.

Elle a repris les faits depuis le début. Son mari jouait


dans un groupe rock. À un moment, ils montent sur
scène en même temps que le groupe de Jimmy X. Un ou
deux ans plus tard - tout dépend si Jack était en dernière
année de fac ou bien fraîchement diplômé -, le désormais
célèbre Jimmy X donne un concert. Dans le public, il y a
elle, la jeune Grâce Sharpe, qui est blessée dans la
bousculade. Encore trois années passent. Elle rencontre
Jack Lawson sur un tout autre continent, et ils tombent
amoureux.

Ça ne cadrait pas.

L'ascenseur s'est arrêté au rez-de-chaussée en tintant.

— Vous êtes sûre que ça va ? s'est inquiété Crash.

— Tout baigne, a-t-elle répondu.


— Il reste vingt minutes avant la conférence de
presse. Ce serait peut-être mieux si vous y alliez seule,
pour essayer de choper la belle-sœur.

— Vous êtes une mine d'idées, Crash. Les portes se


sont ouvertes.

— Troisième étage, a-t-il dit.

Grâce s'est engouffrée dans la cabine. Le temps lui


étant compté, elle a sorti son portable et la carte que

Jimmy X lui avait donnée. L'appel a été basculé sur la


boîte vocale. Elle a attendu le bip puis :

— Je suis au courant pour Allaw qui a joué avec Still


Night. Rappelez-moi.

Elle a laissé son numéro et a raccroché juste au


moment où l'ascenseur s'arrêtait. En sortant, elle a été
accueillie par un panneau noir aux lettres blanches
interchangeables, de ceux qui vous indiquent la salle où a
lieu la bar-mitsvah Ratzenberg ou le mariage Smith-
Jones. Celui-ci annonçait : « CONFéRENCE DE
PRESSE BURTON-CRIMSTEIN. » De la publicité pour
le cabinet. Grace a suivi la flèche et, prenant une grande
inspira-lion, a poussé la porte.

On se serait cru dans une scène de procès au cinéma


- à l'instant crucial où le témoin surprise fait irruption par
les portes battantes. Quand Grâce est entrée, la salle tout
entière a paru retenir son souffle. Désemparée, elle à jeté
un regard alentour, et ce qu'elle a vu lui a donné le
vertige. Elle a fait un pas en arrière. Les visages de la
douleur, vieillis mais nullement apaisés, tournoyaient
autour d'elle. Ils étaient tous là - les Garrison, les Reed,
les Weider. Elle a songé à ses premiers jours à l'hôpital.
Elle voyait alors tout dans une brume de béatitude,
comme à travers un rideau de douche. C'était pareil
aujourd'hui. Ils se sont approchés en silence, l'ont serrée
dans leurs bras. Personne ne disait mot. Il n'y avait rien à
dire. Grâce acceptait les embrassades et, toujours,
sentait la tristesse sourdre par tous les pores de leur
peau.

Elle a aperçu la veuve du capitaine Gordon


MacKenzie. D'aucuns prétendaient que c'était lui qui
avait tiré Grâce de la cohue. En authentique héros,
MacKenzie en parlait rarement. Il affirmait ne pas se
souvenir de tout. Oui, il avait débloqué les issues et aidé
les gens à sortir, mais c’était plus par réflexe que par une
quelconque disposition à la bravoure.

Grâce a longuement serré Mme MacKenzie contre


elle.

— Toutes mes condoléances, lui a-t-elle murmuré.

— Il a trouvé Dieu.

Mme MacKenzie se raccrochait à elle.

— Il est auprès de Lui maintenant.

Comme il n'y avait pas grand-chose à répondre,


Grâce s'est bornée à hocher la tête.

La relâchant, elle a regardé par-dessus son épaule :


Sandra Koval venait de faire son entrée à l'autre bout de
la salle. Elle a repéré Grâce, et là il s'est produit quelque
chose d'étrange. Sa belle-sœur a souri, presque comme
si elle s'était attendue à la voir. Grâce s'est écartée de
Mme MacKenzie. Sandra a penché la tête, lui faisant
signe d'approcher. Un cordon de velours s'étirait entre
elles, et un agent de sécurité lui a barré le passage.

— C'est bon, Frank, a dit Sandra.


Il s'est effacé pour la laisser passer.

Sandra l'a précédée dans le couloir. Elle marchait vite


; Grâce boitillait derrière, peinant à suivre. Sandra a
poussé une porte, et elles se sont retrouvées dans une
immense salle de bal. Les serveurs s'affairaient à dresser
les tables. Sandra l'a emmenée dans un coin avant de
s'emparer de deux chaises pour les tourner l'une face à
l'autre.

— Vous n'avez pas l'air surprise de me voir, a


commencé Grâce.

Sandra a haussé les épaules.

— J'ai pensé que vous suiviez l'affaire dans les


médias.

— Eh bien non.

— Peu importe. Jusqu’à il y a deux jours, vous ne


saviez pas qui j'étais.

— Que se passe-t-il ?

Sandra n'a pas répondu tout de suite, laissant son


regard errer au milieu de la salle. Le tintement de
l'argenterie composait le seul bruit de fond.

— Pourquoi représentez-vous Wade Larue ?

— Il a été accusé d'un crime. Je suis spécialisée en


droit criminel, c'est mon boulot.

— Ne me prenez pas pour une imbécile.

— Vous voulez savoir comment j'en suis arrivée à


défendre ce client-là, précisément ?

Grâce n'a rien répondu.

— C'est évident, non ?

— Pas pour moi.

— C'est vous, Grâce. (Elle a souri.) Vous êtes la


raison pour laquelle je suis ici aujourd'hui.

Grâce a ouvert la bouche, l'a refermée.

— De quoi parlez-vous ?

— Vous ne saviez pas grand-chose de moi, juste que


Jack avait une sœur. Alors que moi, je sais tout de vous.

— Je ne vous suis toujours pas.

— C'est simple, Grâce. Vous avez épousé mon frère.

— Et alors ?

— Quand j'ai appris que j'allais avoir une belle-sœur,


j'ai voulu en découvrir davantage sur vous. C'est naturel,
non ? J'ai donc chargé un de mes enquêteurs de mener
une recherche. Vos tableaux sont sublimes, soit dit en
passant. J'en ai acheté deux, anonymement. Ils sont chez
moi, à Los Angeles. Vraiment, l'effet est saisissant. Ma
fille aînée, Karen - elle a dix-sept ans -, les adore. Elle
veut devenir peintre.

— Je ne vois pas le rapport avec Wade Larue.

— Ah non ? (Le ton de sa voix était étrangement


jubilatoire.) Je pratique le droit pénal depuis que j’ai eu
mon diplôme d'avocat. Mon premier poste m'a été offert
par Burton et Crimstein à Boston. J'ai habité là-bas,
Grâce, je savais tout sur le massacre de Boston. Or,
voilà que mon frère tombe amoureux de l'une des
principales actrices du drame. Ma curiosité s'en est
trouvée piquée de plus belle. Je me suis plongée dans le
dossier... et devinez ce que j'ai découvert ?

— Quoi ?

— Que Wade Larue a été défendu par un avocat


incompétent.

— Wade Larue a causé la mort de dix-huit personnes.

— Il a tiré un coup de feu, Grâce. Personne n'a été


touché. Les lumières se sont éteintes, les gens hurlaient.
Il était sous l'influence de la drogue et de l'alcool. Il a
paniqué, croyant - en toute bonne foi - qu'il était en
danger. En aucun cas, il ne pouvait se douter de ce qu'il
allait déclencher. Son premier avocat aurait dû négocier.
Probation, dix-huit mois à l'ombre grand maximum. Mais
personne n'avait vraiment envie de s'occuper de cette
affaire. On a envoyé Larue pourrir en prison. Oui,
Grâce, je me suis informée sur lui à cause de vous.
Wade Larue s'est fait avoir. Son ancien avocat l'a baisé
et a pris le large.

— Vous vous êtes donc chargée du dossier ?

Sandra Koval a hoché la tête.


— À titre d'aide juridique gratuite. Je l'ai contacté il y
a deux ans et on a commencé à préparer la demande de
libération conditionnelle.

Là-dessus, Grâce a eu un déclic.

— Jack était au courant, n'est-ce pas ?

— Je n'en sais rien. On ne se parle pas, Grâce.

— Vous persistez à nier que vous vous êtes parlé


l’autre soir ? Neuf minutes, Sandra. D’après le relevé, la
conversation a duré neuf minutes.

— Cet appel n'avait rien à voir avec Wade Larue.

— Alors de quoi s'agissait-il ?

— De cette photo.

— Et plus précisément ?

Sandra s'est penchée en avant.

— D'abord, c'est vous qui allez répondre à une


question. Et je veux la vérité. Où avez-vous eu cette
photo ?
— Je vous l'ai déjà dit, elle se trouvait dans le paquet
que je venais de faire développer.

Sandra a eu un geste incrédule.

— Et vous pensez que c'est le type du Photomat qui


l'a collée là-dedans ?

— Je ne sais plus trop quoi penser. Mais vous n'avez


toujours pas expliqué... qu'est-ce qui, sur cette photo, a
poussé Jack à vous appeler ?

Sandra a hésité.

— Je suis au courant pour Geri Duncan, a lâché


Grâce.

— Vous êtes au courant de quoi ?

— Qu'elle est la fille sur la photo. Et qu'elle a été


assassinée.

Sandra s'est redressée vivement.

— Elle est morte dans un incendie, c'était un


accident.
Grâce a secoué la tête.

— Le feu a été allumé intentionnellement.

— Qui vous a raconté ça ?

— Son frère.

— Attendez, comment connaissez-vous son frère ?

— Elle était enceinte, figurez-vous. Geri Duncan.


Quand elle est morte dans cet incendie, elle portait un
enfant.

Sandra l’a dévisagée, atterrée.

— Grâce, qu'est-ce que vous faites ?

— J'essaie de retrouver mon mari.

— Et vous croyez que ça va vous aider ?

— Vous m'avez dit hier que vous ne connaissiez


personne sur cette photo. Or, vous venez d'admettre que
vous avez connu Geri Duncan, qu'elle est morte dans un
incendie.
Sandra a fermé les yeux.

— Avez-vous connu aussi Shane Alworfh ou Sheila


Lambert ?

— Pas vraiment, non, a-t-elle répondu doucement.

— Pas vraiment... Ces noms-là ne vous sont donc


pas totalement inconnus.

— Shane Alworth était un camarade de classe de


Jack. Sheila Lambert était une amie de fac, quelque
chose comme ça. Pourquoi ?

— Saviez-vous qu'ils ont joué tous les quatre dans un


groupe rock ?

— Pendant un mois, peut-être. Encore une fois,


pourquoi ?

— La cinquième personne sur la photo, celle qui


tourne la tête. Savez-vous qui c'est ?

— Non.

— Ce n'est pas vous, Sandra ? Elle a levé les yeux.


— Moi ?

— Oui, vous.

Sandra la regardait avec une drôle d'expression.

— Non, Grâce, ce n'est pas moi.

— Est-ce Jack qui a tué Geri Duncan ?

La question lui a échappé. Sandra a ouvert de grands


yeux, comme si elle venait de recevoir une gifle.

— Vous êtes folle ?

— Je veux la vérité.

— Jack n a rien a voir avec sa mort. Il se trouvait à


l'étranger.

— Alors pourquoi cette photo lui a-t-elle causé un tel


choc ?

Sandra hésitait.

— Pourquoi, bon Dieu ?


— Parce qu'il ne savait pas que Geri était morte.
Grâce avait l'air perplexe.

— Ils étaient amants ?

— Amants, a répété Sandra comme si elle entendait


Ce mot-là pour la première fois. C'est beaucoup dire.

— Elle ne sortait pas avec Shane Alworth ?

— C'est bien possible. Mais après tout, ce n'étaient


que des gamins.

— Jack se tapait la copine de son ami ?

— J'ignore dans quelle mesure Jack et Shane étaient


amis. Oui, en effet, Jack a couché avec elle.

Grâce commençait à sentir sa tête tourner.

— Et Geri Duncan est tombée enceinte.

— Je n'en sais rien.

— Mais vous savez qu'elle est morte.

— Oui.
— Et vous savez que Jack a pris la fuite.

— Avant sa mort.

— Avant qu'elle ne soit enceinte ?

— Je viens de vous le dire, j'ignorais tout de cette


grossesse.

— Shane Alworth et Sheila Lambert ont disparu eux


aussi. Vous allez me faire croire que tout cela est une
coïncidence, Sandra ?

— Je ne sais pas.

— Alors, de quoi avez-vous parlé avec Jack ? Sandra


a poussé un profond soupir. Laissant retomber sa tête,
elle est restée silencieuse pendant quelques instants.

— Sandra ?

— Écoutez, cette photo remonte à quoi... quinze,


seize ans ? Quand vous la lui avez montrée sans crier
gare, quel effet croyez-vous qu'elle lui a fait ? Avec cette
croix qui barrait le visage de Geri ? Jack a lancé une
recherche sur Internet. Il a dû consulter les archives du
Boston Globe, et il a découvert qu'elle était morte depuis
tout ce temps. C'est pour ça qu'il m'a appelée, il voulait
savoir ce qui lui était arrivé. Je lui ai dit.

— Dit quoi ?

— Ce que je savais : qu'elle est morte dans un


incendie.

— Et pourquoi Jack est-il parti en catastrophe après


ça?

— Je n'en ai pas la moindre idée.

— Qu'est-ce qui l'a poussé à s'expatrier en premier


lieu ?

— Ne vous occupez pas de ça.

— Que leur est-il arrivé, Sandra ? Elle a secoué la


tête.

— Oubliez-le fait que je suis son avocate et donc


tenue au secret professionnel. Je n'ai tout simplement
pas à intervenir là-dedans. Jack est mon frère.
Grâce a pris les mains de Sandra dans les siennes.

— Je crois qu'il a des ennuis.

— Ce que je sais ne pourra pas l'aider.

— On a menacé mes enfants aujourd'hui. Sandra a


fermé les yeux.

— Vous m'avez entendue ?

Un homme en costume trois-pièces a jeté un coup


d'œil dans la salle.

— C'est l'heure, Sandra.

Elle a hoché la tête et l’a remercié. Puis elle s’est


dégagée et s’est levée, rajustant son tailleur.

— Il faut arrêter tout cela, Grâce. Rentrez chez vous.


Vous devez protéger votre famille, c'est ce que Jack
attendrait de vous.
38

LA MENACE AU SUPERMARCHé N'AVAIT RIEN


DONNé.

Wu n'en était guère étonné. Il avait été élevé dans un


contexte mettant l'accent sur le pouvoir des hommes et
la soumission des femmes, mais à ses yeux, cela tenait
davantage d'un vœu pieux que d'une réalité. Les femmes
étaient plus coriaces, plus imprévisibles. Elles
supportaient mieux la douleur physique - il le savait par
expérience. Dès qu'il s'agissait de défendre leur famille,
elles se montraient impitoyables. Un homme pouvait se
sacrifier par machisme, par stupidité ou du fait d'une foi
aveugle en une hypothétique victoire. Une femme se
sacrifiait sans se raconter de bobards.
Cette histoire de menace, il n'avait jamais été pour.
Les menaces créaient des ennemis et de l'incertitude.
Éliminer Grâce Lawson plus tôt aurait été un acte de
routine. L'éliminer maintenant serait bien plus risqué.

Wu était obligé de retourner sur place pour exécuter


le boulot lui-même.

Il était dans la douche de Béatrice Smith, en train de


se teindre les cheveux en noir, leur couleur d'origine.
D'habitude, ils étaient blond décoloré. Il y avait deux
raisons à cela. La première était toute bête : il aimait bien.
Appelez ça de la vanité, mais quand il se regardait dans la
glace il trouvait que ce look blond surfeur aux pointes
hérissées de gel lui allait bien. Raison numéro deux, la
couleur - un jaune criard - lui était utile car c'était ce que
les gens retenaient le mieux. Quand elle retournait à son
état naturel de noir asiatique, qu'il aplatissait ses cheveux
et troquait sa tenue hype contre quelque chose de plus
classique, avec lunettes à monture métallique pour
compléter le tout... ma foi, la métamorphose était
spectaculaire.

Il a empoigné Jack Lawson et l'a traîné au sous-sol.


Lawson s'est laissé faire, à peine conscient, assez mal en
point. Son esprit, déjà éprouvé, avait peut-être
déconnecté. Il n'allait pas faire de vieux os.

Le sous-sol était inachevé et humide. Wu s'est


l'appelé la dernière fois où il s'était retrouvé dans une
situation similaire, à San Mateo, en Californie. Les ordres
étaient très précis. Il avait été engagé pour torturer un
homme pendant huit heures - pourquoi huit, il ne l'a
jamais su - avant de lui fracturer les membres. Wu avait
manipulé les os brisés de sorte que les bouts déchiquetés
frôlent les faisceaux nerveux ou la surface île la peau.
Ainsi, le moindre mouvement, aussi léger fût-il,
provoquait une douleur insoutenable. Wu avait enfermé
l'homme au sous-sol et allait le voir une fois par jour.
L'homme suppliait, mais Wu se contentait de le fixer en
silence. Il avait mis onze jours à mourir d'inanition.

Wu a repéré un gros tuyau solide et y a enchaîné


Lawson. Il lui a également menotte les mains dans le dos
et remis le bâillon dans la bouche.

Puis il a décidé de tester les liens.

— Vous auriez dû récupérer toutes les copies de cette


photo, a-t-il chuchoté.
Jack Lawson a roulé les yeux.

— Maintenant, je vais devoir rendre visite à votre


femme.

Leurs regards se sont croisés. Une seconde s'est


écoulée, pas plus, et Lawson est revenu à la vie. Il a
commencé à se débattre tandis que Wu l'observait. Oui,
c'était un bon test. Lawson a lutté plusieurs minutes,
poisson agonisant au bout de l'hameçon. Rien n'a cédé.

Wu l'a abandonné pour aller trouver Grâce Lawson,


le laissant se démener dans ses entraves.
39

GRâCE N'AVAIT PAS ENVIE DE RESTER pour la


conférence de presse.

Se trouver enfermée entre quatre murs avec toutes


ces familles endeuillées... Elle n'aimait pas trop le mot «
aura », mais là, il semblait être de circonstance. La salle
avait une mauvaise aura. Des yeux bouleversés la fixaient
avec une nostalgie quasi palpable. Grâce comprenait,
bien sûr. Elle n'était plus la passerelle qui les reliait à leurs
enfants disparus - trop d'eau avait coulé sous les ponts
depuis. Aujourd'hui, elle était la survivante. Elle était là,
bien en vie, tandis que leurs enfants pourrissaient dans la
tombe. S'il restait de l'affection en surface, dessous, elle
sentait de la rage devant autant d'injustice. Elle avait
survécu... leurs enfants, non. Les années passées
n'étaient pas synonymes de réconfort. Maintenant qu'elle
était mère à son tour, Grâce les comprenait comme
jamais elle n'aurait pu le faire quinze ans plus tôt.

Elle allait s'éclipser par une sortie de secours quand


une main l'a agrippée fermement par le poignet. Elle s'est
retournée. C'était Carl Vespa.

— Où tu vas ?

— Je rentre.

— Je te ramènerai.

— C'est bon. Je peux louer une voiture.

La main de Vespa s'est crispée brièvement et, à


nouveau, elle a cru surprendre comme une déflagration
dans ses yeux.

— Reste, a-t-il dit.

Ce n'était pas une requête. Elle a scruté son visage


étrangement calme. Trop calme même. Son attitude -
tellement décalée par rapport au contexte, tellement
différente de l'éclat dont elle avait été témoin la veille au
soir - l'a effrayée de plus belle. Et c'est à cet homme-là
qu'elle avait confié la vie de ses enfants ?

Elle a vu Sandra Koval et Wade Larue monter sur


l'estrade. Sandra a rapproché le micro et démarré sur les
platitudes d'usage - pardon, nouveau départ,
réhabilitation. Autour d'elle, Grâce voyait les visages se
fermer. Des gens pleuraient, d'autres faisaient la moue.
D'autres encore tremblaient visiblement.

Mais pas Carl Vespa.

Jambes croisées, penché en arrière, il assistait à la


scène avec une nonchalance plus terrible que n'importe
quelle manifestation de colère. Au bout de cinq minutes,
son regard a pivoté vers Grâce. Il a vu qu'elle l'observait,
et il a eu une réaction qui lui a donné la chair de poule : il
lui a adressé un clin d'œil.

— Allez, viens, a-t-il chuchoté. Sortons d'ici. Pendant


que Sandra Koval poursuivait son discours,

il s'est levé et s'est dirigé vers la porte. Des têtes se


sont tournées sur son passage. Grâce lui a emboîté le
pas. La limousine était juste devant l'entrée, avec le gros
malabar assis au volant.

— Où est Crash ? a demandé Grâce.

— Parti faire une course, a répondu Vespa, et elle a


cru entrevoir l'ombre d'un sourire. Parle-moi de ton
entretien avec Mme Koval.

Grâce a résumé la conversation qu'elle avait eue avec


sa belle-sœur. Silencieux, Vespa regardait par la vitre, se
tapotant doucement le menton du bout de l'index. Quand
elle a eu terminé, il a murmuré :

— C'est tout ?

— Oui.

— Tu en es sûre ?

Son inflexion chantante ne lui disait rien qui vaille.

— Et ton récent... (Il a levé les yeux, cherchant le


mot adéquat.)... visiteur ?

— Scott Duncan ?

Il a eu un drôle de sourire.
— Tu es au courant, bien sûr, que Duncan travaille
pour le bureau du procureur ?

— Travaillait, a-t-elle rectifié.

— Travaillait, oui.

Le ton de sa voix était beaucoup trop désinvolte.

— Et qu'est-ce qu'il te voulait ?

— Je vous l'ai déjà dit.

— Ah oui ?

Il a pivoté sur le siège, mais sans la regarder.

— Tu n'aurais rien oublié ?

— Qu'insinuez-vous par là ?

— C'est une simple question. Ce M. Duncan est la


seule visite que tu as reçue dernièrement ?

Grâce n'aimait pas la tournure que prenait cette


discussion. Elle a hésité.
— Il n'y a personne d'autre dont tu voudrais me
parler ? continuait-il.

Elle a essayé de déchiffrer son expression, mais il


tournait la tête. Où voulait-il en venir ? Elle a réfléchi,
repassé en revue les événements de ces derniers jours...

Jimmy X ?

Vespa pouvait-il savoir que Jimmy X était passé la


voir après le concert ? Possible. Puisqu'il l'avait localisé
en premier lieu, c'aurait été assez logique qu'il le fasse
suivre. Que devait-elle faire ? Ne risquait-elle pas en
parlant d'aggraver les choses ? Et si jamais il n'était pas
au courant, pour Jimmy ? Le fait d'ouvrir la bouche
n'allait que lui attirer de nouveaux ennuis.

Reste dans le flou, a-t-elle pensé. Vois où ça mène.

— Je sais que j'ai sollicité votre aide, a-t-elle déclaré


d'un ton ferme, mais je crois qu'à partir de maintenant, je
vais me débrouiller toute seule.

Vespa a fini par se tourner vers elle.

— Vraiment ? Elle se taisait.


— Pourquoi, Grâce ?

— Vous voulez la vérité ?

— De préférence.

— Vous me faites peur.

— Tu penses que je pourrais te nuire ?

— Non.

— Alors ?

— Je trouve que ce serait mieux...

— Qu'est-ce que tu lui as raconté sur moi ? Cette


interruption l'a prise au dépourvu.

— À Scott Duncan ?

— Pourquoi, tu as parlé de moi à quelqu'un d'autre ?

— Comment ? Non.

— Eh bien, qu'as-tu dit à Scott Duncan me


concernant ?
— Mais rien. (Grâce a tenté de rassembler ses
esprits.) Pourquoi lui aurais-je dit quoi que ce soit ?

— Très juste.

Il a hoché la tête, plus pour lui-même qu'à l'intention


de Grâce.

— Tu n'as cependant jamais été très claire sur le


motif de cette visite.

Vespa a joint les mains sur ses genoux.

— J'aimerais beaucoup connaître les détails.

Elle n'avait pas envie de lui dire - de le mêler plus


avant à toute cette histoire -, mais elle n'avait pas le
choix.

— C'était à propos de sa sœur.

— Sa sœur ?

— Vous savez, la fille barrée sur la photo.

— Oui?
— Cette fille, Geri Duncan, était sa sœur. Vespa a
froncé les sourcils.

— C'est pour ça qu'il est venu te voir ?

— Oui.

— Parce que sa sœur figure sur la photo ?

— Oui.

Il s'est calé contre le dossier de la banquette.

— Et que lui est-il arrivé, à sa sœur ?

— Elle est morte dans un incendie il y a quinze ans. À


la surprise de Grâce, Vespa n'a pas posé d'autres
questions, ni réclamé d'éclaircissements. Il s'est contenté
de se tourner vers la vitre et n'a plus ajouté un mot
jusqu'à ce que la voiture s'arrête devant chez elle. Grâce
a voulu ouvrir la portière pour descendre, mais celle-ci
était verrouillée ; il devait y avoir un dispositif de sécurité
comme celui qu'elle utilisait quand les enfants étaient plus
petits. Le chauffeur baraqué a fait le tour et abaissé la
poignée de la portière. Elle aurait voulu demander à Carl
Vespa ce qu'il comptait faire, s'il allait réellement les
laisser tranquilles, mais sa posture l'en a dissuadée.

Déjà, elle avait eu tort de l'appeler. Et de l'avoir


remercié maintenant avait encore envenimé la situation.

— Mes hommes resteront là jusqu'à ce que tu aies


récupéré les enfants à l'école, a-t-il annoncé, toujours
sans se retourner. Après ça, à toi déjouer.

— Merci.

— Grâce ?

Elle a fait volte-face.

— Tu ne devrais pas me mentir.

Sa voix était glaciale. Grâce a dégluti avec effort. Elle


a failli protester, lui rétorquer que non, elle n'avait pas
menti, mais elle craignait, par ses protestations, de jeter
de l'huile sur le feu. Elle a donc simplement hoché la tête.

Il n'y a pas eu d'au revoir. Elle a regagné sa maison


seule, et son pas chancelant n'était pas uniquement dû à
sa claudication.
Qu'avait-elle fait ?

Elle s'interrogeait sur sa prochaine étape. C'est sa


belle-sœur qui l'avait formulé le mieux : il fallait qu'elle
protège ses enfants. Si Grâce avait été à la place de Jack,
si elle avait disparu pour une raison ou une autre, c'est ce
qu'elle aurait souhaité. Ne t'occupe pas de moi, aurait-elle
demandé à son mari, veille sur les enfants.

À partir de maintenant, que ça plaise ou non, Grâce


abandonnait ses recherches. Jack allait devoir s'en sortir
par ses propres moyens.

Elle allait faire ses bagages. Elle attendrait trois


heures, puis elle irait chercher les enfants et partirait
avec eux pour la Pennsylvanie. Elle trouverait un hôtel où
l'on n'avait pas besoin de payer avec une carte de crédit.
Ou alors un B&B, un gîte rural, n'importe. Elle appellerait
la police, peut-être même le capitaine Perlmutter, pour lui
expliquer ce qui se passait. Mais avant tout, elle voulait
ses enfants. Une fois qu'ils seraient en sécurité dans sa
voiture, sur la route, tout irait bien.

Un colis l'attendait sur le pas de la porte. Elle s'est


baissée pour le ramasser. La boîte était estampillée du
logo du New Hampshire Post. L'adresse de l'expéditeur
était : Bobby Dodd, résidence L'Étoile.

C'étaient les papiers de Bob Dodd.


40

WADE LARUE éTAIT ASSIS à CôTé DE SON


AVOCATE.

Il portait des habits flambant neufs. La salle ne sentait


pas la prison, cet ignoble mélange de pourriture et de
désinfectant, de gardiens gras et d'urine, de taches
indélébiles, et rien que ça lui faisait un drôle d'effet. La
prison devient votre univers, en sortir un jour semble un
rêve impossible, comme aller vivre sur une autre planète.
Wade Larue avait été enfermé à l'âge de vingt-deux ans.
Aujourd'hui, il en avait trente-sept. Autrement dit, il avait
passé pratiquement toute sa vie d'adulte derrière les
barreaux. L'odeur, cette odeur infecte, était tout ce qu'il
connaissait. Certes, il était encore jeune, il avait, comme
Sandra Koval le répétait à la façon d'un mantra, la vie
devant lui.

Sauf qu'en ce moment, ça lui semblait mal parti.

L'existence de Wade Larue avait basculé à cause d'un


spectacle scolaire. Dans la petite ville du Maine où il avait
grandi, tout le monde s'accordait à lui reconnaître un vrai
talent de comédien. Il était un élève médiocre, ses
performances sportives laissaient à désirer, mais il savait
chanter et danser et, mieux encore, il possédait ce qu'un
critique local avait appelé - après l'avoir vu jouer Nathan
Détroit dans Guys and Dolls - « un charisme surnaturel
». Autrement dit, ce je-ne-sais-quoi qui distingue les
amateurs doués des véritables artistes.

Juste avant son entrée en terminale, M. Pearson,


responsable de la troupe du lycée, avait convoqué Wade
dans son bureau pour lui parler de son « rêve impossible
». Il voulait depuis toujours monter L'Homme de la
Manche, mais à ce jour il n'avait jamais eu un élève
capable de tenir le rôle de don Quichotte. À présent,
pour la première fois, il avait envie de tenter l'aventure
avec Wade.

Mais à la rentrée de septembre, M. Pearson avait


déménagé, et M. Arnett a pris sa place. Il a fait passer
tirs essais - d'ordinaire une simple formalité pour Wade,
sauf que M. Arnett ne lui était pas favorable. À la
stupeur générale, il a fini par choisir Kenny Thomas, une
nullité totale, pour jouer don Quichotte. Le père de
Kenny était bookmaker, et on murmurait que M. Arnett
ni devait plus de vingt mille dollars. Faites le calcul.
Wade a hérité du rôle du barbier - une seule chanson ! -
et au final, il a claqué la porte.

Pour dire à quel point Wade pouvait être naïf : il avait


u que son départ allait provoquer un tollé en ville, chaque
lycée a ses propres personnages : il y a le beau demi
d'ouverture, le capitaine de l'équipe de basket, le résident
du conseil des élèves, le premier rôle dans tous les
spectacles scolaires. Il pensait que ses concitoyens se
dresseraient comme un seul homme contre l'injustice
dont il avait été victime, or personne n'a pipé. Au début,
Wade se disait qu'ils avaient peur du père de Kenny et de
ses possibles liens avec la mafia, mais la vérité était
beaucoup plus simple : ils s'en moquaient comme de l'an
quarante.
Il est très facile de basculer du mauvais côté. La ligne
de démarcation est mince, quasi intangible. On la
franchit rien qu'une seconde et parfois, eh bien, on
n'arrive plus à faire demi-tour. Trois semaines plus tard,
Wade s'est soûlé, a fait irruption au lycée et saccagé les
décors de la pièce. Il a été arrêté et frappé d'exclusion
provisoire.

C'a été le début de la dégringolade.

Wade a commencé à se droguer, il a déménagé à


Boston pour aider à vendre et à distribuer de la dope, il
est devenu parano et se baladait avec une arme sur lui. Et
c'est comme ça qu'il a fini par atterrir ici, sur cette
estrade, en tant que célèbre criminel responsable de la
mort de dix-huit personnes.

Ces visages hostiles en face de lui, il les connaissait


depuis son procès. La plupart des noms lui étaient
familiers. À l'époque, au tribunal, ils l'avaient dévisagé
avec un mélange de douleur et de stupéfaction, encore
assommés par le choc qu'ils venaient de subir. Wade
comprenait alors, compatissait même. Aujourd'hui,
quinze ans après, ils exsudaient la malveillance. Le
chagrin et la stupeur s'étaient figés en un bloc
monolithique de colère et de haine. Au procès, Wade
avait fui leurs regards, mais plus maintenant. Il les
affrontait, la tête haute. Sa compassion, sa
compréhension avaient été laminées par leur refus de
pardonner. Il n'avait jamais voulu faire de mal à
quiconque. Et ils le savaient. Il s'était excusé, avait payé
un prix colossal. Mais eux, ces gens-là, avaient choisi la
haine.

Qu'ils aillent au diable.

Juste à côté de lui, Sandra Koval enfilait des perles


d'éloquence. Elle parlait de remords, de pardon, de
tournants et de transformations, de compréhension et du
désir humain de bénéficier d'une seconde chance. Larue
a coupé le son. Il a repéré Grâce Lawson assise près de
Carl Vespa. Voir Vespa en chair et en os aurait dû le
terroriser, mais il avait dépassé ce stade. Lorsqu'il s'était
retrouvé en prison, il avait été battu comme plâtre -
d'abord par des hommes à la solde de Vespa, puis par
ceux qui espéraient ainsi rentrer dans ses bonnes grâces.
Les gardiens y compris. Il n'y avait pas moyen
d'échapper à la peur, elle était omniprésente. La peur,
comme l'odeur, était devenue partie intégrante de son
univers. C'est peut-être pour ça qu'aujourd'hui il était
immunisé contre elle.

Larue avait fini par se faire des amis à Walden, mais


la prison, contrairement à ce que Sandra Koval était en
train d'expliquer à son auditoire, ne vous forge pas le
caractère. Elle vous réduit à un état primitif, et ce que
vous faites pour survivre n'est jamais très joli. Peu
importe. Il était dehors, le passé était le passé, le moment
était venu de tourner la page.

Enfin, pas tout à fait.

Le silence régnant dans la salle était un silence du


vide, comme si l'air même avait été pompé de l'intérieur.
Les familles écoutaient sans manifester de réaction. Il n'y
avait aucune énergie là-dedans, c'étaient des entités
fantomatiques, anéanties, impuissantes. Elles ne
pouvaient plus rien contre lui.

Carl Vespa s'est levé subitement. L'espace d'une


seconde - à peine -, Sandra Koval a été décontenancée.
Grâce Lawson s'est levée aussi. Wade Larue ne
comprenait pas ce que ces deux-là faisaient ensemble, ça
n'avait pas de sens. Il s'est demandé si cela changeait
quelque chose, s'il allait bientôt rencontrer Grâce
Lawson.
Était-ce si important ?

Quand Sandra Koval a eu terminé, elle s'est penchée


vers lui et a chuchoté :

— Venez, Wade. Vous allez pouvoir sortir par-


derrière.

Dix minutes plus tard, dans les rues de Manhattan


pour la première fois en quinze ans, Wade Larue se
retrouvait libre.

Il a contemplé les gratte-ciel. Sa destination initiale,


c'était Times Square. Il y aurait du bruit et une foule de
gens - de vrais gens qui n'avaient jamais connu la prison.
Wade n'avait pas envie de solitude. Il ne rêvait pas
d'herbe verte ni d'arbres : on en voyait suffisamment à
travers les barreaux de Walden. Il voulait des lumières,
des sons et des gens, des gens autres que des détenus, et
peut-être la compagnie d'une bonne (ou, même mieux,
mauvaise) femme.

Encore un peu de patience. Wade Larue a consulté sa


montre : il était presque l'heure.

Il a pris la 43e Rue Ouest. Il n'était pas trop tard pour


faire machine arrière. La gare routière était à deux pas, il
pouvait sauter dans un autocar, n'importe lequel, et partir
refaire sa vie ailleurs. Changer de nom, de visage peut-
être, et tenter sa chance dans une compagnie théâtrale. Il
était encore jeune, le talent était toujours là. Le charisme
surnaturel aussi.

Bientôt, s'est-il dit.

Avant, il avait besoin de faire le ménage, histoire de


clore ce chapitre de sa vie une bonne fois pour toutes. À
peu de temps de sa libération, un psychologue de la
prison lui avait fait la leçon : il ne tenait qu'à lui que ce
soit un nouveau départ, ou la débandade. Le psy avait
raison. Aujourd'hui, ou bien il tournait la page, ou bien
c'était la mort. Wade doutait du fait qu'il puisse exister
une solution intermédiaire.

Un peu plus loin, il a aperçu une berline noire et


reconnu l'homme adossé à la portière, les bras croisés.
On pouvait difficilement oublier cette bouche-là, avec
ses dents de traviole. Ce type avait été le premier à lui
administrer une raclée, des années plus tôt. Il voulait
savoir ce qui s'était passé le soir du massacre de Boston.
Larue lui avait dit la vérité : il ne savait pas.
Maintenant, si.

— Salut, Wade.

— Salut, Crash.

Crash a ouvert la portière. Wade Larue s'est glissé à


l'arrière. Cinq minutes plus tard, ils roulaient sur West
Side Highway, direction fin de la partie.
41

ERIC WU A REGARDé LA LIMOUSINE s'arrêter


devant chez les Lawson.

Un colosse qui ressemblait à tout sauf à un chauffeur


en est descendu, tirant sur les pans de sa veste pour
pouvoir fermer le bouton, et a ouvert la portière. Grâce
Lawson est sortie et s'est dirigée vers la maison sans dire
au revoir et sans un regard en arrière. Le gros costaud l'a
suivie des yeux, le temps qu'elle ramasse un colis sur le
pas de sa porte et s'engouffre à l'intérieur, puis il est
remonté dans la voiture et a redémarré.

Wu se posait des questions sur cet homme-là. Grâce


Lawson, lui avait-on dit, pouvait bénéficier d'une
protection. Elle avait reçu des menaces. Mais le
chauffeur baraqué n'était pas dans la police, Wu en était
certain, et ce n'était pas un simple chauffeur non plus.

Mieux valait rester prudent.

Conservant ses distances, Wu a entrepris de faire le


tour du périmètre. La journée était claire ; la végétation,
une orgie de verdure, autant d'endroits où se cacher. Wu
n'avait pas de jumelles - ce qui lui aurait simplifié la tâche
-, mais il a eu tôt fait de repérer le premier homme, posté
derrière un garage isolé. Wu s'est approché à pas de
loup. L'homme était en train de parler dans un talkie-
walkie. Wu a dressé l'oreille, n'a capté que des bribes,
mais ça lui a suffi. Il y avait aussi quelqu'un dans la
maison. Et peut-être encore un lascar dans le périmètre,
de l'autre côté de la rue.

Ce n'était pas bon.

Certes, il était capable de gérer la situation, mais il


faudrait frapper vite. D'abord, il devrait déterminer la
position exacte de l'autre homme en faction. Il en
éliminerait un à mains nues et un avec son arme, puis il
foncerait dans la maison. OK, c'était jouable. Ça ferait
beaucoup de cadavres, l'homme à l'intérieur risquait
d'être alerté, mais c'était faisable quand même.

Wu a jeté un œil à sa montre. Trois heures moins


vingt.

Il a rebroussé chemin, toujours à couvert, lorsque la


porte de derrière s'est ouverte. Wu s'est arrêté. Grâce a
émergé avec une valise, qu'elle a enfourné dans le coffre
de sa voiture, puis elle est retournée dans la maison avant
d'en ressortir avec une autre valise et un paquet... le
même, semblait-il, qu'elle avait récupéré sur le pas de la
porte.

Wu s'est hâté de regagner sa voiture - ironie du sort,


il s'agissait de la Ford Windstar des Lawson, bien qu'il ait
changé la plaque d'immatriculation et ajouté des
autocollants ; c'était ça qui retenait l'attention des gens,
beaucoup mieux qu'un numéro ou même que la marque
du véhicule. Un de ces autocollants proclamait qu'il était
le fier parent d'un premier de la classe. Le second, en
faveur des Knicks de New York, disait : « UNE SEULE
éQUIPE, UN SEUL NEW YORK. »

Grâce Lawson est montée dans sa voiture et a mis le


contact. Parfait, s'est dit Wu, il serait bien plus facile de
la cueillir au moment où elle s'arrêterait. Ses instructions
étaient claires : découvrir ce qu'elle savait ; se
débarrasser du corps. Il a passé la vitesse tout en
gardant le pied sur le frein. Il voulait voir si quelqu'un
suivait, mais personne n'a démarré derrière elle. Wu
restait à bonne distance.

Non, elle n'avait pas d'autre escorte.

Les hommes devaient être chargés de protéger la


maison, pas elle. Quant aux valises... il se demandait où
elle allait, si ça allait prendre longtemps. A sa surprise,
elle a emprunté les petites rues latérales. Et il a été plus
étonné encore quand elle s'est garée à proximité d'une
cour d'école.

Mais oui, bien sûr ! Presque trois heures. Elle venait


chercher ses gosses à la sortie des classes.

Il a repensé aux valises, à leur signification. Avait-elle


l'intention de partir en voyage avec les enfants ? Si c'était
le cas, ça risquait d'être long. Elle n'allait pas s'arrêter
avant plusieurs heures.

Or, Wu n'avait pas envie d'attendre des heures.

Et si elle rentrait directement chez elle, sous la


protection des hommes chargés de surveiller la maison,
ce n'était pas bon non plus. Il se retrouverait confronté
aux problèmes de tout à l'heure, avec les enfants en
prime. Wu n'était ni sanguinaire ni sentimental, il était
pragmatique. La disparition d'une femme dont le mari
avait déjà pris la tangente pouvait éveiller des soupçons,
voire alerter la police, mais ajoutez-y quelques cadavres,
y compris éventuellement ceux de deux gamins, et ce
serait le branle-bas de combat.

Non, a décidé Wu, le mieux était d'alpaguer Grâce


Lawson là, tout de suite. Avant la sortie des enfants.

Ce qui lui laissait peu de temps.

Les mères commençaient à se rassembler, à bavarder


ensemble ; Grâce Lawson restait dans la voiture et
paraissait lire quelque chose. Il était deux heures
cinquante, Wu avait donc dix minutes pour agir. Tout à
coup, il s'est souvenu des menaces qu'elle avait reçues
précédemment. On lui avait promis de s'en prendre à ses
enfants. Il était donc fort possible que l'école soit
surveillée aussi.

Il devait s'en assurer, et vite.


C'a été rapide, en effet. La camionnette était garée un
peu plus loin, au fond d'une impasse. C'était d'une
discrétion ! Wu a envisagé la possibilité qu'il puisse y en
avoir d'autres. Il a scruté les alentours : rien. De toute
façon, il n'avait pas le temps, les cours se terminaient
dans cinq minutes et la présence des gosses serait une
source de complications sans fin.

Wu était brun à présent. Il a chaussé des lunettes


cerclées d'or. Il était habillé plutôt sport, décontracté.
S'efforçant de prendre un air timide, il s'est approché de
la camionnette, a regardé autour de lui, comme s'il était
perdu. Il est allé directement à la porte arrière et
s'apprêtait à l'ouvrir quand un homme au front couvert
de sueur a passé la tête à l'extérieur.

— Qu'est-ce que tu veux, mon pote ?

L'homme, grand et bourru, était vêtu d'un


survêtement en velours rasé bleu. Il ne portait pas de
chemise dessous, juste une forêt de poils. Avec sa main
droite, Wu lui a attrapé la nuque. L'attirant à lui d'un
geste brusque, il a planté son coude gauche dans sa
pomme d'Adam. La gorge s'est tout simplement
effondrée, la trachée tout entière a cédé comme une
brindille. L'homme s'est écroulé, son corps se
convulsant tel un poisson sur une jetée. Wu l'a repoussé
dans la camionnette et s'est faufilé à l'intérieur.

Là se trouvaient le même modèle de talkie-walkie, une


paire de jumelles, un pistolet, que Wu a fourré dans sa
ceinture. L'homme gigotait toujours, il n'en avait plus
pour longtemps à vivre.

Trois minutes avant la cloche.

Wu a verrouillé la portière de la camionnette et s'est


hâté de regagner la rue où Grâce Lawson était garée. Les
mères s'alignaient le long du grillage dans l'attente de la
sortie des classes. Grâce Lawson était descendue de
voiture et se tenait à l'écart des autres. Tant mieux.

Wu s'est dirigé vers elle.

De l'autre côté du préau, Charlaine Swain était en


train de songer aux réactions en chaîne et aux dominos
qui tombent.

Si Mike et elle n'avaient pas eu de problèmes.

Si elle n'avait pas entamé cette danse perverse avec


Freddy.

Si elle n'avait pas regardé par la fenêtre juste au


moment où Éric Wu était là.

Si elle n'avait pas ouvert la cachette à clés et appelé la


police.

Mais, tandis qu'elle longeait la cour de récréation, la


chute des dominos s'est accélérée. Si Mike ne s'était pas
réveillé, s'il n'avait pas insisté pour qu'elle aille s'occuper
des enfants, si Perlmutter ne l'avait pas interrogée au
sujet de Jack Lawson, eh bien, sans tout cela, Charlaine
ne serait pas en train de regarder dans la direction de
Grâce Lawson.

Mais Mike avait insisté. Les enfants avaient besoin


d'elle. Du coup, elle était venue chercher Clay à l'école.
Et Perlmutter lui avait demandé si elle connaissait Jack
Lawson. Il était donc logique, sinon inévitable, qu'en
arrivant elle commence par chercher la femme de
Lawson dans la foule.

C'est ainsi que le regard de Charlaine s'est posé sur


Grâce Lawson. Elle a même été tentée de l'approcher
n'était-ce pas l'une des raisons pour lesquelles elle avait
accepté d'aller chercher Clay en premier lieu ? -, mais
elle a vu Grâce sortir son téléphone portable. Du coup,
elle est restée dans son coin.

— Bonjour, Charlaine.

C'était l'une des mamans, une pipelette qui jusque-là


ne lui avait accordé aucune attention et qui maintenant se
tenait devant elle avec un air faussement préoccupé. Le
journal avait parlé d'une fusillade sans citer le nom de
Mike, mais dans une petite ville, les nouvelles, etc.

— J'ai su pour Mike. Il va bien ?

— Ça va.

— Que s'est-il passé ?

Une autre femme s'est glissée à côté d'elle. Puis deux,


et encore deux. Elles affluaient de partout, obstruant son
champ de vision.

Enfin, presque.

L'espace d'un instant, Charlaine a été incapable de


bouger. Pétrifiée, elle regardait l'homme s'approcher de
Grâce Lawson.

Il avait modifié son apparence. Il portait des lunettes à


présent et il n'était plus blond. Mais il n'y avait pas
l'ombre d'un doute, c'était lui.

Éric Wu.

A trente mètres de distance, Charlaine s'est sentie


frissonner quand il a posé la main sur l'épaule de Grâce
Lawson. Elle l'a vu se pencher, murmurer quelque chose
à son oreille.

- Et elle a vu Grâce se raidir de la tête aux pieds.

Grâce s'est demandé qui était l'Asiatique qui venait


dans sa direction. Juste un passant, sûrement. Il était
trop jeune pour être un parent et elle connaissait la
plupart des instituteurs. Peut-être un nouveau stagiaire.
Oui, à tous les coups. Et elle n'a plus pensé à lui. Elle
avait d'autres soucis en tête.

Des vêtements, elle en avait emporté pour plusieurs


jours. Grâce avait une cousine qui vivait au fin fond de la
Pennsylvanie. Éventuellement, elle irait chez elle. Elle
n'avait pas téléphoné pour prévenir, histoire de ne pas
laisser d'indices.

Après avoir entassé les affaires dans les valises, elle


avait fermé la porte de sa chambre. Sortant le petit
pistolet que Crash lui avait donné, elle l'avait posé sur le
lit, le regardant longuement. Grâce avait toujours été
contre les armes. Comme toutes les personnes sensées,
elle redoutait la présence d'une arme dans un foyer. Mais
Crash l'avait dit haut et fort : on avait menacé ses
enfants.

La carte maîtresse.

Grâce avait enroulé l'étui en nylon autour de sa jambe


valide. Ce n'était pas très agréable, ça lui grattait le
mollet. Elle avait ensuite enfilé un jean légèrement évasé.
Le pistolet était caché maintenant, mais on distinguait un
petit renflement, guère plus visible en fait que si elle avait
porté des bottes.
En partant, elle avait pris le carton de Bob Dodd avec
elle. Comme elle était en avance, elle était restée dans la
voiture pour examiner son contenu. Grâce n'avait pas la
moindre idée de ce qu'elle espérait y découvrir. Il y avait
plein de bricoles là-dedans : un minuscule drapeau
américain, une tasse à café Ziggy, un tampon encreur,
un presse-papiers en verre dépoli. Plus des stylos, des
crayons, des gommes, du blanc à effacer, des punaises,
des Post-it, des agrafes.

Grace avait envie de se plonger directement dans les


Papiers, mais le butin était bien maigre. Dodd devait
travailler sur ordinateur. Elle a trouvé plusieurs
plaquettes, toutes non étiquetées. On ne sait jamais, I une
d'elles contenait peut-être un indice. Elle étudierait ça dès
qu'elle aurait accès à un ordinateur.

Quant aux papiers, il s'agissait de coupures de presse.


Des articles signés Bob Dodd. Grâce les a parcourus en
diagonale. Cora avait raison, c'étaient principalement des
réquisitoires à la petite semaine. Les gens lui écrivaient
pour se plaindre. Bob Dodd enquêtait. Il n'y avait pas de
quoi trucider quelqu'un, mais qui sait ? Parfois, les
choses insignifiantes pouvaient gêner. Elle était sur le
point d'abandonner - en fait, elle avait déjà capitulé -
quand elle a repéré un cadre tout au fond du carton. Elle
l'a retourné, plus par curiosité que par véritable intérêt.
C'était une classique photo de vacances. Bob Dodd et sa
femme, Jillian, sur une plage, souriants, vêtus tous deux
de chemises hawaiiennes. Jillian était une rousse aux
yeux largement écartés. Et tout à coup, Grâce a compris
le lien avec Bob Dodd. Il n'avait rien à voir avec son
métier de journaliste.

Sa femme, Jillian Dodd, était Sheila Lambert.

Fermant les yeux, Grâce s'est frotté l'arête du nez.


Puis elle a soigneusement remis le tout dans le carton
avant de le déposer sur la banquette arrière et de
descendre de voiture. Elle avait besoin de temps pour
réfléchir, pour mettre de l'ordre dans tout cela.

Les quatre membres d'Allaw - tout la ramenait à eux.


Sheila Lambert était donc restée dans le pays. Elle avait
changé d'identité et s'était mariée. Jack s'était réfugié
Uns un petit village en France. Shane Alworth était soit
mort, soit parti sous d'autres cieux ; peut-être, comme
l'affirmait sa mère, s'occupait-il de pauvres au Mexique.
Geri Duncan avait été assassinée.

Grâce a consulté sa montre. La cloche allait sonner


dans cinq minutes. Elle a senti son téléphone vibrer dans
sa poche.

— Allô ?

— Madame Lawson, ici le capitaine Perlmutter.

— Oui, capitaine ?

— J'ai quelques questions à vous poser.

— Je dois récupérer mes enfants à l'école.

— Vous voulez que je passe chez vous ? On peut se


retrouver là-bas.

— Ils sortent dans deux minutes, je ferai un saut au


poste.

Une sensation de soulagement l'a envahie. Cette idée


impromptue de fuir en Pennsylvanie - ça risquait de faire
un peu trop. Peut-être Perlmutter savait-il quelque chose.
Peut-être, avec tous les éléments qu'elle possédait
maintenant concernant cette photo, finirait-il par la
croire.
— Parfait. Je vous attends.

À l'instant même où Grâce a refermé son portable,


elle a senti une main sur son épaule. Elle s'est retournée.
C'était le jeune Asiatique. Il a penché la tête vers son
oreille.

— J'ai votre mari, a-t-il chuchoté.


42

— CHARLAINE ? çA VA ?

C'était la pipelette. Charlaine n'a pas relevé.

OK, Charlaine, réfléchis.

Qu'aurait-elle fait à sa place, l'héroïne écervelée ?


Charlaine aurait raisonné ainsi dans le passé - imaginer la
réaction de la frêle jeune fille et faire exactement
l’inverse.

Allez, quoi...
Charlaine s'efforçait de lutter contre la peur qui la
paralysait. Elle ne s'attendait pas à revoir cet homme.
Eric Wu était recherché. Il avait tiré sur Mike, il avait
agressé et séquestré Freddy. La police avait ses
empreintes digitales. Ils savaient qui il était et allaient le
renvoyer en prison. Alors qu'est-ce qu'il fabriquait là ?

On s'en fiche, Charlaine. Fais quelque chose.

La solution était toute trouvée : appeler la police.

Elle a fouillé dans son sac et sorti son Motorola. Les


autres mères continuaient à japper comme des petits
chiens Charlaine a ouvert le téléphone.

Batterie à plat.

Typique, mais parfaitement explicable. Elle s'en était


servie pendant la course-poursuite et l'avait laissé allumé
tout ce temps. Son portable avait deux ans. Il n'arrêtait
pas de se décharger, le salaud. Elle a jeté un œil de l'autre
côté de la cour d'école. Éric Wu était en train de parler à
Grâce Lawson. Ils commençaient à s'éloigner.

La même femme a redemandé :


— Ça ne va pas, Charlaine ?

— Passez-moi votre portable. Vite.

Grâce dévisageait l'homme sans souffler mot.

— Si vous venez avec moi calmement, je vous


conduirai auprès de votre mari. Vous le verrez et vous
serez de retour dans une heure. La cloche va sonner
dans une minute. Si vous ne venez pas, je sortirai mon
arme. Je tirerai sur vos enfants. Je tirerai au hasard.
C'est compris ?

Grâce était incapable de parler.

— Vous n’avez pas beaucoup de temps. Elle a


recouvré sa voix.

— Je viens.

— C'est vous qui allez conduire. Allons-y


tranquillement. Surtout, ne commettez pas l'erreur de
faire signe à quelqu'un. Je le tuerai. C'est compris ?

— Oui.

— Si vous pensez à l'homme chargé de vous


protéger, je puis vous assurer qu'il n'interviendra pas.

— Qui êtes-vous ? a demandé Grâce.

— La cloche va sonner.

Il s'est retourné, un petit sourire aux lèvres.

— Vous voulez que je sois là quand vos enfants


sortiront ?

Crie, a pensé Grâce. Hurle à pleins poumons et


prends tes jambes à ton cou. Mais elle voyait la bosse du
pistolet, et surtout les yeux de l'homme. Il ne bluffait
|>as. Il était prêt à tuer. Et il détenait Jack.

Ils se sont dirigés vers sa voiture, côte à côte, tels


deux amis. Le regard de Grâce errait sur la cour de
récréation. Elle a aperçu Cora, qui l'a considérée d'un air
perplexe. Ne voulant pas prendre de risque, Grâce a
tourné la tête.

Ils étaient arrivés à la voiture. Elle venait à peine de


déverrouiller les portières quand la cloche a sonné.

La pipelette a fourragé dans son sac.

— Notre abonnement, il est archinul. Ce que Hal peut


être radin, des fois ! On utilise toutes les minutes la
première semaine, et le reste du mois, on est obligés de
faire hyper attention.

Charlaine a regardé les autres visages. Peu désireuse


de créer un mouvement de panique, elle s'est enquise
posément :

— Quelqu'un pourrait-il me prêter son portable ?

Elle gardait Wu et Grâce Lawson à l'œil. Ils avaient


traversé la rue et se trouvaient devant la voiture de
Grâce, qui a déverrouillé les portières d'un clic. Grâce se
tenait côté conducteur, Wu côté passager. Grâce n'a l'ait
aucun geste pour s'échapper. Il était difficile de voir son
visage, mais elle n'avait pas l'air d'agir sous la contrainte.

La cloche a sonné. Comme un seul homme, les mères


ont pivoté vers les portes en attendant leur ouverture.

— Tenez, Charlaine.

L'une d'elles, sans se retourner, lui a tendu son


téléphone. Charlaine s'est forcée à ne pas l'empoigner
trop précipitamment. Au moment de le porter à son
oreille, elle a regardé une dernière fois en direction de
Grâce et de Wu. Et le sang s'est glacé dans ses veines.
Wu avait les yeux braqués sur elle.

Lorsqu'il l'a reconnue, son premier réflexe a été de


sortir son arme.
Il allait l'abattre. Maintenant, tout de suite, devant tout
le monde.

Wu n'était pas quelqu'un de superstitieux. Il


comprenait bien que sa présence ici avait une explication
logique : elle avait des gosses, elle habitait dans le coin,
c'était normal qu'elle fasse partie des deux ou trois cents
mères de famille du voisinage.

Néanmoins, il avait très envie de la tuer.

D'un point de vue superstitieux, il allait liquider cette


diablesse.

Du point de vue pratique, il l'empêcherait de prévenir


la police et causerait une panique qui lui faciliterait la
fuite. S'il tirait, tout le monde se précipiterait vers la
femme à terre. La diversion idéale.

Mais cela n'allait pas sans poser quelques problèmes.

Tout d'abord, la femme se trouvait à une bonne


trentaine de mètres de distance. Éric Wu connaissait ses
atouts et ses faiblesses. Dans un combat à mains nues, il
était insurpassable. Avec les armes à feu, il se
débrouillait, sans plus. Il risquait de la blesser seulement
ou, pire, de la manquer. Certes, il y aurait un mouvement
de panique, mais sans un corps à terre, ce serait
insuffisant.

Sa véritable cible - ce pour quoi il était revenu - était


Grâce Lawson. Il la tenait. Elle l'écoutait. Et elle obéissait
car elle gardait toujours l'espoir de sauver les siens.

Si elle le voyait tirer maintenant, elle risquerait de


s'affoler et de prendre la fuite. — Montez, a-t-il ordonné.

Grâce a ouvert la portière. Éric Wu a fixé la femme


de l'autre côté de la rue. Quand leurs regards se sont
croisés, il a secoué lentement la tête en désignant sa
ceinture. Il voulait qu'elle comprenne. Une fois déjà, elle
s'était mise en travers de son chemin, et il avait tiré. Il
n'hésiterait pas à recommencer.

Il a attendu qu'elle baisse la main qui tenait le


téléphone. Sans la quitter des yeux, Wu s'est glissé dans
la voiture. Ils ont démarré et se sont fondus dans la
circula-lion de Morningside Drive.
43

PERLMUTTER éTAIT assis en face de Scott


Duncan. Ils se trouvaient dans le bureau du capitaine, au
poste de police. Le système de climatisation était en
panne. Des dizaines de flics en uniforme et pas de clim -
ça commençait à sentir la cage aux fauves.

— Comme ça, vous êtes en congé, a commencé


Perlmutter.

— Exact. Pour le moment, je travaille à mon compte.

— Je vois. Et votre client a fait appel à Indira


Khariwalla - non, attendez, vous avez fait appel à Indira
Khariwalla de la part d'un client.

— Je n'ai pas à le confirmer ni à le démentir.

— Et vous refusez de me dire si votre client voulait


faire suivre Jack Lawson. Ou pourquoi.

— Tout à fait. Perlmutter a écarté les mains.

— Alors que désirez-vous au juste, monsieur Duncan


?

— Je veux savoir ce que vous avez appris concernant


la disparition de Jack Lawson.

Perlmutter a souri.

— Voyons si j'ai tout compris : je suis censé vous


livrer les informations que je possède sur un meurtre et
une disparition, même si votre client a des chances de
figurer sur la liste des suspects. Vous, de votre côté,
n'avez rien à me révéler. C'est bien ça ?

— Non, c'est faux.

— Dans ce cas, éclairez ma lanterne.

— Cela n'a rien à voir avec un quelconque client.


Duncan a croisé les jambes, la cheville par-dessus le
genou.
— Je suis personnellement impliqué dans l'affaire
Lawson.

— Répétez-moi ça ?

— Mme Lawson vous a montré la photo.

— Oui, je m'en souviens.

— La jeune fille au visage barré était ma sœur.

Se renversant dans son fauteuil, Perlmutter a sifflé


doucement.

— Supposons que vous commenciez par le


commencement.

— C'est une longue histoire.

— Je vous dirais bien que j'ai tout mon temps, mais e


serait mentir.

Comme pour illustrer son propos, la porte s'est


ouverte à la volée. Daley a passé la tête à l'intérieur.

— Ligne deux.
— Qui est-ce ?

— Charlaine Swain. Elle vient de voir Éric Wu à la


sortie de l'école.

Carl Vespa regardait fixement le tableau.

Celui-ci portait la signature de Grâce. Il possédait huit


de ses toiles, mais c'était celle qui le touchait le plus.
Pour lui, elle représentait les derniers instants de Ryan.
Grâce n'avait gardé pratiquement aucun souvenir de la
soirée. Sans chercher à verser dans la grandiloquence,
elle disait que cette vision - ce portrait en apparence
ordinaire d'un jeune homme sur le point de basculer dans
un cauchemar - lui était venue dans une sorte de transe
créatrice. D'après elle, elle revoyait la soirée en rêve, et le
rêve était le seul dépositaire de ses souvenirs.

Mais Vespa se posait des questions.


Sa résidence se trouvait à Englewood, dans le New
Jersey. Autrefois, le quartier était réservé aux vieilles
fortunes. Aujourd'hui, Eddie Murphy habitait au bout de
la rue. Deux maisons plus loin, c'était l'avant-centre des
New Jersey Nets. La propriété de Vespa, qui avait jadis
appartenu à un Vanderbilt, était vaste et bien isolée. En
1988, Sharon, sa femme, avait fait démolir l'édifice en
pierre du début du siècle au profit d'une construction
réputée moderne. La maison avait mal vieilli, elle
ressemblait maintenant à un tas de cubes en verre,
empilés au hasard. Il y avait trop de vitres. L'été,
l'intérieur chauffait abominablement, on se serait cru
dans une serre.

Sharon était partie aussi. Elle n'avait pas voulu garder


la maison après le divorce. En fait, elle ne voulait pas
grand-chose. Vespa, lui, n'avait rien fait pour la retenir.
Leur principal lien était Ryan, davantage dans la mort que
dans la vie, et ça, ce n'était pas très sain.

Il a jeté un œil sur l'écran de vidéosurveillance : la


berline venait de s'engager dans l'allée.

Sharon et lui auraient aimé avoir d'autres enfants,


mais ça n'avait pas marché. Son taux de spermatozoïdes
était trop bas. Il n'en parlait jamais, bien sûr, laissant
entendre que la faute incombait à Sharon. C'était terrible
à dire, mais Vespa croyait que, s'ils avaient eu d'autres
enfants, si Ryan avait eu au moins un frère ou une sœur,
ça leur aurait rendu la vie sinon plus facile, du moins
supportable. Le problème avec un drame, c'est qu'il faut
continuer à vivre. On n'a pas le choix. On ne peut pas
sortir de la route et attendre que ça se passe sur le bas-
côté - même si ce n'est pas l'envie qui manque. Quand
on a d'autres enfants, notre vie est peut-être finie, niais
on se lève le matin pour eux.

En bref, il n'avait plus de raison de se lever le matin.

Vespa est allé à la porte et a regardé la berline


s'arrêter. Crash est descendu le premier, un téléphone
portable scotché à l'oreille, suivi de Wade Larue, qui
n'avait pas l'air affolé. Il paraissait même étonnamment
serein, contemplant le cadre luxueux autour de lui. Crash
lui a marmonné quelque chose - Vespa n'a pas entendu
quoi - et a gravi les marches. Larue s'est éloigné comme
s'il partait faire une balade dans la nature.

— On a un problème, a dit Crash.

Vespa, qui suivait Larue des yeux, n'a pas bronché.


— La radio de Richie ne répond pas.

— Où est-il stationné ?

— Dans une camionnette, à côté de l'école des


gamins.

— Où est Grâce ?

— On n'en sait rien. Vespa l'a regardé.

— Il était trois heures. Elle est allée chercher Max et


Borna. Richie était censé la suivre à partir de là. Nous
savons qu'elle est arrivée à l'école, Richie nous en a
informés par radio. Depuis, plus rien.

— Tu as dépêché quelqu'un sur place ?

— Simon est allé jeter un coup d'œil sur la


camionnette.

— Et?

— Elle y est toujours. Garée au même endroit.


Seulement, il y a des flics dans les parages.

— Et les gosses ?
— On ne sait pas encore. Simon croit les avoir
aperçus dans la cour de l'école. Mais avec tous ces flics,
il préfère ne pas s'approcher trop près.

Vespa a serré les poings.

— Il faut qu'on retrouve Grâce.

Crash n'a rien répondu, se contentant de hausser les


épaules.

— Quoi ?

— Je pense que vous vous trompez, c'est tout.

Les deux hommes se sont tus. Ils observaient Wade


Larue qui flânait dans le parc, une cigarette à la main. Du
promontoire, on avait une vue magnifique sur le pont
George-Washington et, au-delà, sur les lointains gratte-
ciel de Manhattan. C'est de cet endroit que Vespa et
Crash avaient regardé la fumée s'élever en volutes
infernales au moment de l'effondrement des deux tours.
Vespa connaissait Crash depuis trente-huit ans. Il maniait
les armes à feu et les armes blanches comme personne.
Un seul de ses regards et les gens sombraient dans la
terreur. Les êtres les plus infâmes comme les plus
violents des psychotiques imploraient sa pitié avant
même qu'il les touche. Mais ce jour-là, tandis qu'ils
fixaient en silence cette fumée qui ne se dissipait pas,
Vespa l'avait vu craquer et fondre en larmes.

Un œil fixé sur Wade Larue, il a demandé :

— Tu lui as parlé ? Crash a fait non de la tête.

— Pas un seul mot.

— Il m'a l'air drôlement calme.

Crash n'a pas répondu. Vespa s'est dirigé vers Larue,


qui ne s'est pas retourné. S'arrêtant à trois mètres de lui,
Vespa a dit :

— Tu voulais me voir ?

Larue regardait toujours en direction du pont.

— Jolie vue.

— Tu n'es pas là pour l'admirer. Haussement


d'épaules.

— Ce n'est pas défendu, que je sache.


Vespa attendait. Wade Larue continuait à lui tourner le
dos.

— Tu as avoué.

— Oui.

— Et tu étais sincère ?

— A l'époque ? Non.

— Comment ça, à l'époque ?

— Vous voulez savoir si j'ai tiré les deux coups de


feu ce soir-là. (Wade Larue a fait volte-face.) Pourquoi ?

— Pour me rendre compte si c'est bien toi qui as tué


mon garçon.

— Quoi qu'il soit arrivé, je n'ai pas tiré sur lui.

— Tu m'as parfaitement compris.

— Je peux vous poser une question ? Vespa n'a pas


sourcillé.

— Vous faites ça pour vous ? Ou pour votre fils ?


Vespa a réfléchi un instant.

— Pas pour moi, non.

— Pour votre fils, donc ?

— Il est mort, ça ne changera rien pour lui.

— Alors pour qui ?

— Aucune importance.

— Pour moi, si. S'il ne s'agit ni de vous ni de votre


fils, pourquoi ce désir de vengeance ?

— Parce que c'est comme ça.

Larue a hoché la tête.

— Le monde a besoin d'équilibre, a ajouté Vespa.

— Le yin et le yang ?

— En quelque sorte. Dix-huit personnes sont mortes,


quelqu'un doit payer.

— Autrement, le monde sera en déséquilibre ?


— Oui.

Sortant un paquet de cigarettes, Larue en a offert une


à Vespa, qui l'a refusée.

— C'est toi qui as tiré ces coups de feu ?

— Oui.

Alors Vespa a explosé. C'était dans son tempérament.


En un éclair, il passait du calme absolu à une rage
incontrôlée. Cette poussée d'adrénaline était comme un
thermomètre qui grimpe en flèche dans un dessin animé.
Son poing s'est écrasé sur le visage de Larue, qui est
tombé à la renverse, puis s'est redressé, portant la main à
son nez. Il saignait, et a souri.

— Ça vous aide à vous rééquilibrer ? Vespa respirait


bruyamment.

— C'est un début.

— Le yin et le yang, a répété Larue. J'aime bien cette


théorie.

Il s'est essuyé le visage avec son avant-bras.


— Le problème, c'est : ce rééquilibrage universel...
est-ce qu'il s'étend sur plusieurs générations ?

— Qu'est-ce que tu racontes ?

Larue a souri de nouveau. Il avait du sang sur les


dents.

— Je crois que vous le savez.

— Je vais te tuer.

— Parce que j'ai fait quelque chose de mal ? Et que je


dois en payer le prix ?

Il s'est remis debout.

— Et vous-même, monsieur Vespa ?

Les poings de Vespa se sont crispés, mais l'adrénaline


était en train de retomber.

— Vous en avez fait aussi, du mal, vous. Avez-vous


payé le prix ?

Larue a penché la tête de côté.


— Ou est-ce votre fils qui a payé pour vous ? Vespa
l'a frappé au ventre. Il s'est plié en deux. Vespa lui a
assené un coup sur la tête. Il s'est écroulé. Vespa l'a
cogné au visage. Larue était étendu sur le dos, la bouche
en sang, mais il riait toujours. Les seules larmes qui
coulaient, c'était sur les joues de Vespa qu'elles coulaient,
pas sur les siennes.

— Qu'est-ce qui te fait rire ?

— J'étais comme vous, je rêvais de me venger.

— De quoi ?

— D'avoir été enfermé.

— C'était ta faute. Larue s'est rassis.

— Oui et non.

Vespa a fait un pas en arrière, puis s'est retourné.


Crash n'avait pas bougé d'un pouce et observait la scène
d'un œil impassible.

— Tu voulais me parler.
— J'attends que vous ayez fini de taper.

— Dis-moi pourquoi tu as appelé.

Wade Larue a porté la main à sa bouche. Il semblait


presque heureux de voir du sang.

— Je rêvais de vengeance, vous n'imaginez pas à quel


point... Mais maintenant, depuis ma sortie, depuis que je
suis libre, ça ne m'intéresse plus. J'ai passé quinze ans en
prison. J'ai purgé ma peine. La vôtre, monsieur Vespa, le
fait est que la vôtre ne prendra jamais fin, hein ?

— Qu'est-ce que tu veux ?

Larue s'est levé et s'est approché de Vespa.

— Vous souffrez tellement...

Sa voix était basse, intime comme une caresse.

— Je veux que vous sachiez tout, monsieur Vespa.


Toute la vérité. Il faut que ça cesse, aujourd'hui même,
d'une façon ou d'une autre. Je veux vivre ma vie sans
être obligé de regarder par-dessus mon épaule. Je vais
vous dire ce que je sais. Je vais tout vous dire. Après,
vous déciderez quoi faire.

— Je croyais que tu avais reconnu avoir tiré ces


coups de feu.

Larue n'a pas relevé.

— Vous souvenez-vous du capitaine Gordon


MacKenzie ?

Sa question a surpris Vespa.

— L'agent de sécurité ? Bien sûr.

— Il est venu me voir en prison.

— Quand ?

— Il y a trois mois.

— Pourquoi ? Larue a souri.

— Toujours cette affaire d'équilibre. Le besoin de


réparation. Vous appelez ça le yin et le yang. MacKenzie
l'appelait Dieu.

— Je ne comprends pas.
— Gordon MacKenzie était en train de mourir. Larue
a posé la main sur l'épaule de Vespa.

— Du coup, avant de quitter ce monde, il a voulu


confesser ses péchés.
44

LE PISTOLET DANS SON ÉTUI ÉTAIT FIXÉ À


LA CHEVILLE DE GRACE.

Elle a mis le contact. L'Asiatique a pris place à côté


d'elle.

— Tout droit et à gauche.

Elle avait peur, bien sûr, mais elle sentait aussi cette
curieuse sensation de calme. L'œil du cyclone, a-t-elle
pensé. Enfin, il se passait quelque chose. Peut-être même
allait-elle trouver des réponses à certaines questions.
Voyons, quelles étaient ses priorités ? Tout d'abord,
l'éloigner des enfants. Oui, c'était le plus important.
Emma et Max n'avaient rien à craindre, les instituteurs
restaient jusqu'au départ du dernier enfant. Puisqu'elle ne
se manifesterait pas, ils pousseraient un soupir
d'impatience et les escorteraient au bureau de la
directrice. Cette vieille harpie de Mme Dinsmont
prendrait un malin plaisir à déplorer l'incurie maternelle
pendant que les mômes feraient le poireau. C'était déjà
arrivé six mois avant, quand Grâce avait été retardée par
des travaux sur la chaussée. Rongée par le remords, elle
imaginait Max en train de l'attendre comme dans une
scène d'Oliver Twist, mais lorsqu'elle avait débarqué à
l'école, il était occupé à colorier un dinosaure et n'avait
pas envie de partir.

L'école était derrière eux maintenant.

— Tournez à droite.

Grâce s'est exécutée. Son ravisseur, si on pouvait


l'appeler ainsi, avait promis de la conduire auprès de
Jack. Elle ignorait si c'était vrai, mais elle n'avait pas
l'impression qu'il mentait. Naturellement, il n'agissait pas
par altruisme. Elle avait été prévenue, elle s'était
aventurée en terrain miné. Cet homme-là était dangereux
- pas besoin de voir l'arme dans sa ceinture pour le
deviner. Il dégageait quelque chose, une sorte
d'électricité, qui vous faisait vite comprendre qu'il semait
la mort et la désolation sur son passage.

Mais Grâce voulait désespérément savoir où ça la


menait. Et elle était armée. Si elle restait prudente, si elle
se montrait maligne, elle pourrait profiter de l'effet de
surprise. Pour l'instant, donc, elle le suivait sans
protester. De toute façon, elle n'avait pas le choix.

La question du pistolet l'angoissait. Parviendrait-elle à


le sortir facilement ? Suffisait-il réellement d'appuyer sur
la détente pour que ça marche ? Et même si elle arrivait à
dégainer à temps - ce dont elle doutait un peu, vu la
manière dont ce type la regardait -, que ferait-elle, hein ?
Elle pointerait l'arme sur lui et exigerait qu'il la mène à
Jack ?

Grâce se voyait mal faire ça.

Et elle ne pourrait pas tirer non plus. Ce n'était pas


une histoire de courage ou d'éthique. Lui, cet homme,
était son seul lien avec Jack. À quoi ça l'avancerait de le
tuer ? Elle anéantirait ainsi son unique piste sérieuse,
voire son unique chance de retrouver son mari.

Non, décidément, elle n'avait pas d'autre solution que


d'attendre.

— Qui êtes-vous ? a-t-elle demandé.

Zéro réaction. Il a pris le sac de Grâce et l'a vidé sur


ses genoux avant d'en inspecter le contenu, triant et
jetant les objets au fur et à mesure sur la banquette
arrière. Il a trouvé son téléphone portable, a enlevé la pile
et l'a également balancée derrière.

Grâce continuait à le bombarder de questions - où est


mon mari, qu'est-ce que vous nous voulez ? -, mais il ne
semblait faire aucune attention à elle. Ils se sont arrêtés à
un feu rouge, et là, il a eu un geste inattendu.

Il a posé la main sur son mauvais genou.

— Vous avez une jambe abîmée, a-t-il fait remarquer.

Grâce n'a su que dire. Sa main était légère comme


une plume. Tout à coup, des serres d'acier se sont
plantées dans son genou, jusque derrière la rotule. Grâce
s'est courbée en deux. Les doigts de l'homme se sont
enfoncés dans le creux où le genou rencontre le tibia. La
douleur était si soudaine, si violente qu'elle n'a même pas
eu la force de hurler. Elle a essayé de desserrer ses
doigts, de lui faire lâcher prise, sans aucun succès. Sa
main, on aurait dit un bloc de béton.

La voix à peine audible, il a murmuré :

— Si je pousse un peu plus loin et que je tire, là...


Grâce avait la tête qui tournait, elle se sentait au bord du
malaise.

— ... je pourrais vous arracher la rotule en un seul


geste.

Quand le feu est passé au vert et qu'il l'a relâchée, elle


à cru défaillir de soulagement. Le tout n'avait
certainement pas duré plus de cinq secondes. L'homme
la regardait avec un sourire quasi imperceptible.

— Je voudrais que vous arrêtiez de parler maintenant,


OK ?

Grâce a hoché la tête.

— Allez-y, démarrez.
Perlmutter a lancé un appel à toutes les patrouilles.
Charlaine Swain avait eu la présence d'esprit de noter la
marque de la voiture et le numéro de la plaque. La
voiture appartenait à Grâce Lawson, ce qui n'était pas
vraiment une surprise. Pour se rendre à l'école,
Perlmutter a emprunté un véhicule banalisé. Scott
Duncan l'accompagnait.

— Qui est donc cet Éric Wu ? a demandé Duncan.


Perlmutter a hésité, mais en fait il n'avait aucune raison
de le lui cacher.

— Nous savons à ce jour qu'il a pénétré par


effraction dans une maison, dont il a agressé le
propriétaire de façon à le laisser temporairement
paralysé, il a tiré sur un autre homme et, à mon avis,
c'est lui qui a tué Rocky Conwell, le gars chargé de
suivre Lawson.

Deux autres véhicules de police étaient déjà sur place.


Perlmutter n'était pas ravi - tout de même, c'était une
école élémentaire. Au moins, ils avaient eu le bon sens de
ne pas déclencher les sirènes, c'était déjà ça. Les parents
venus chercher leur progéniture réagissaient de
différentes manières. Certaines mères propulsaient leurs
bambins vers la voiture, la main sur leur épaule, comme
pour les protéger en cas d'une éventuelle fusillade.
D'autres, mues par la curiosité, se massaient,
insouciantes ou incapables de réaliser la présence d'un
quelconque danger dans un tel cadre.

Charlaine Swain était là. Le capitaine Perlmutter et


Duncan se sont hâtés vers elle. Un jeune flic en uniforme
nommé Dempsey était en train de l'interroger en prenant
des notes. Perlmutter l'a écarté :

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

Charlaine a expliqué qu'elle était venue récupérer son


fils ; à cause de ce qu'il lui avait dit, elle avait cherché
Grâce Lawson des yeux. Et alors elle l'avait vue avec
Éric Wu.

— Il ne l'a pas ouvertement menacée ?

— Non.
— Peut-être l'a-t-elle suivi de son plein gré.

Le regard de Charlaine a glissé sur Duncan avant de


revenir à Perlmutter.

— Non, pas de son plein gré.

— Comment le savez-vous ?

— Grâce était toute seule pour prendre ses enfants.

— Et alors ?

— Elle ne les aurait pas abandonnés comme ça. En


fait, je ne vous ai pas appelés tout de suite : il a réussi à
me paralyser du regard depuis le trottoir d'en face.

— Je ne comprends pas très bien.

— Si Wu a pu me faire ça à distance, a dit Charlaine,


imaginez l'effet qu'il a dû produire sur Grâce Lawson
quand il est venu lui parler à l'oreille.

Un autre policier en uniforme, du nom de Jackson,


s'est précipité vers Perlmutter. Les yeux agrandis, il
luttait de toutes ses forces contre la panique. Les parents
s'en sont rendu compte aussi et ont fait un pas en
arrière.

— On a trouvé quelque chose, a pantelé Jackson.

— Quoi ?

Il s'est penché plus près pour éviter qu'on l'entende.

— Une camionnette garée un peu plus haut. Il faut


que vous veniez voir ça.

Grâce devrait sortir le pistolet maintenant.

Son genou relançait douloureusement, elle avait


l'impression qu'on avait fait exploser une bombe à
l'intérieur. Ses yeux étaient humides à force de retenir
ses larmes, et elle se demandait si elle serait capable de
marcher lorsqu'ils arriveraient à destination.

De temps en temps, elle regardait à la dérobée


l'homme qui lui avait fait si mal. La décontraction avec
laquelle il avait agi ! Comme si faire souffrir quelqu'un
n'était guère plus important que remplir des paperasses.

Ils avaient passé la frontière de l'État et roulaient


désormais dans l'État de New York, sur la 287, direction
le pont de Tappan Zee. Grâce n'osait plus ouvrir la
bouche. Ses pensées la ramenaient tout naturellement à
ses enfants. Emma et Max avaient dû la chercher à la
sortie de l'école. Les avait-on emmenés au bureau de la
directrice ? Cora avait vu Grâce. D'autres mères aussi,
certainement. N'auraient-elles pas réagi ?

Mais tout cela était hors de propos et, pis encore, une
perte d'énergie mentale. Elle ne pouvait rien y faire. Alors
autant se concentrer sur ce qui l'attendait.

Penser au pistolet.

Grâce a essayé de visualiser la scène: Elle allait se


baisser, retrousser le pantalon avec sa main gauche et
saisir l'arme avec la droite. Comment était-elle fixée, déjà
? Il y avait une courroie par-dessus, qui maintenait le
pistolet en place, lui évitant de bouger. Elle l'avait fermée
elle-même avec un bouton-pression. Elle devrait donc
défaire la pression d'abord.

D'accord. Penser à ouvrir la pression... puis attraper


le pistolet.

Restait à guetter le moment propice. Cet homme était


d'une force incroyable, elle l'avait bien vu. Et il était
habitué à la violence. Bon, elle attendrait qu'ils s'arrêtent,
se garent ou... mieux encore, elle attendrait qu'ils
descendent de voiture. Là, ça pourrait marcher.

Ensuite, il allait falloir détourner son attention car,


mine de rien, il la surveillait. Et il était armé également. Il
mettrait beaucoup moins de temps qu'elle à sortir son
arme. Elle devait donc s'arranger pour qu'il regarde
ailleurs - créer une diversion, en quelque sorte.

— Prenez la prochaine sortie.

Sur le panneau, on lisait « ARMONK ». Ils n'allaient


pas traverser le pont de Tappan Zee. Autrement, elle
aurait pu en profiter au moment de franchir le péage.
Même si elle s'imaginait mal sauter de la voiture ou
alerter le préposé dans sa cabine. À tous les coups, son
ravisseur l'aurait à l'œil. À tous les coups, il poserait la
main sur son genou.

Elle s'est engagée sur la bretelle de sortie. À la


réflexion, le mieux serait d'attendre qu'ils arrivent. Car
s'il la conduisait vraiment auprès de Jack, Jack serait là,
non ? Ça faisait sens.
Mais surtout - surtout -, une fois arrivés, ils seraient
obligés de descendre. Elle de son côté, lui du sien.

Voilà qui pourrait constituer une diversion.

— La prochaine à droite, a-t-il dit. Puis la deuxième à


gauche.

Grâce ne connaissait pas cette ville. C'était plus vert


que Kasselton. Les maisons semblaient plus anciennes.

— Entrez dans cette allée, là. La troisième sur votre


gauche.

Agrippée au volant, Grâce a pénétré dans l'allée. Il lui


a ordonné de s'arrêter devant la maison.

Elle a pris une inspiration et attendu qu'il ouvre sa


portière pour descendre.

Perlmutter n'avait jamais rien vu de semblable.

Le type dans la camionnette, un homme corpulent


vêtu du traditionnel survêt des mafieux, était mort. Ses
derniers instants n'avaient pas dû être plaisants. Son
cou... eh bien, son cou était complètement aplati, comme
si un rouleau compresseur lui était passé sur la gorge en
laissant la tête et le torse intacts.

Daley, qui n'avait pas la langue dans sa poche, a


commenté :

— C'est pas joli-joli. Avant d'ajouter :

— Je l'ai déjà vu quelque part.

— C'est Richie Jovan, a répondu Perlmutter. Chargé


de basses besognes au service de Carl Vespa.

— Vespa ? a répété Daley. Il serait impliqué là-dedans


?

Perlmutter a haussé les épaules.

— Ça m'a tout l'air d'être l'œuvre de Wu. Scott


Duncan était en train de virer au vert pâle.

— Qu'est-ce qui se passe, bon sang ?

— C'est très simple, monsieur Duncan. (Perlmutter a


pivoté vers lui.) Rocky Conwell travaillait pour Indira
Khariwalla, la détective privée que vous avez engagée. Le
même homme - Éric Wu - a assassiné Conwell, tué ce
pauvre bougre et a été vu pour la dernière fois repartant
de cette école avec Grâce Lawson. Vous voulez nous
expliquer ce qui se passe ? a-t-il ajouté en se rapprochant
de lui.

Une autre voiture de police venait d'arriver en trombe.


Véronique Baltrus en a jailli.

— Ça y est, je l'ai !

— Quoi ?

— Éric Wu, chez yenta-match.com. Il utilisait le nom


Stephen Fleisher.

Elle a accouru vers eux. Ses cheveux de jais étaient


noués en un chignon serré.

— Yenta-match s'adresse à des veuves et des veufs


juifs. Wu menait de front trois flirts différents en ligne.
L'une des femmes habite Washington, une autre à
Wheeling, en Virginie. Et la dernière, Béatrice Smith, vit
à Armonk, dans l'État de New York.

Perlmutter est reparti au trot. Pas de doute, se disait-


il, c'est là que Wu a dû se rendre. Scott Duncan lui a
emboîté le pas. Armonk n'était qu'à une vingtaine de
minutes en voiture.

— Appelez la police d'Armonk ! a-t-il crié à Baltrus.


Demandez-leur d'y envoyer toutes leurs équipes
disponibles, d'urgence !
45

GRACE ATTENDAIT QUE L'HOMME VEUILLE


BIEN DESCENDRE.

Le terrain était boisé, si bien que la maison n'était


pratiquement pas visible de la route. Le toit était hérissé
de flèches, et la façade, flanquée d'une grande terrasse.
On y apercevait un antique barbecue et une guirlande
lumineuse à l'ancienne, dont les lampions étaient usés et
déchirés. Au fond trônait une balançoire rouillée, vestige
d'un autre âge. Il avait dû y avoir des fêtes, ici. Une
famille. Des gens qui aimaient recevoir. Pour un peu, on
se serait cru dans une ville fantôme...

— Coupez le moteur.
Ouvrir la portière. Basculer les jambes à l'extérieur.
Sortir le pistolet. Le braquer sur lui...

Et ensuite ? Lui crier : « Haut les mains ! » ? Lui tirer


dans la poitrine ? Ou quoi ?

Elle a coupé le contact et attendu qu'il ouvre sa


portière. Il a posé la main sur la poignée en regardant la
porte de la maison. Grâce était prête. Elle s'est baissée
légèrement.

Maintenant ?

Non, attendre qu'il bouge. Ne pas hésiter. La moindre


hésitation risquait de la déconcentrer.

L'homme a suspendu son geste, a pivoté et l'a frappée


si fort dans les côtes qu'elle a cru que son thorax allait
s'effondrer sur lui-même. Il y a eu un bruit mat, suivi
d'un craquement.

La douleur a irradié dans tout son flanc. D'une main,


l'homme lui a saisi la tête. De l'autre, il a suivi le contour
de sa cage thoracique. Son index s'est arrêté à l'endroit
précis qu'il venait de toucher.
Sa voix était douce.

— Dites-moi, s'il vous plaît, comment vous avez eu


cette photo.

Étourdie par la douleur, Grâce a ouvert la bouche,


mais aucun son n'en est sorti. Il a hoché la tête,
visiblement peu surpris. Retirant sa main, il est descendu
de voiture.

Le pistolet, a-t-elle pensé. Attrape ce fichu pistolet !

Mais il avait déjà fait le tour de la voiture, ouvert sa


portière. Il l'a empoignée par le cou, le pouce d'un côté,
l'index de l'autre. Appuyant sur les points de pression, il
a entrepris de la soulever. Elle a essayé de suivre, mais le
mouvement lui déchirait les côtes, comme si on lui
farfouillait entre deux os avec un tournevis.

Il l'a traînée dehors par le cou. Chaque pas était une


nouvelle aventure dans la douleur. Elle tentait de retenir
sa respiration car, lorsqu'elle inspirait, même la légère
expansion de sa cage thoracique paraissait lui arracher
les tendons. Il l'a propulsée vers la maison, dont la porte
d'entrée n'était pas fermée à clé. Après avoir tourné le
bouton, il a jeté Grâce à l'intérieur, où elle est tombée
lourdement, à deux doigts de perdre connaissance.

— Dites-moi, s'il vous plaît, comment vous avez eu


cette photo.

Lentement, il s'est avancé vers elle. La peur lui a délié


la langue, elle s'est mise à parler rapidement.

— Je suis allée chercher des photos au Photomat.

Il hochait la tête comme quelqu'un qui n'écoute pas et


se rapprochait toujours. Tout en parlant, Grâce a tenté
de se reculer. Son visage à lui était dénué de toute
expression - un homme vaquant à ses occupations, en
train de jardiner, de planter un clou, de passer une
commande, de tailler un morceau de bois.

Il était sur elle à présent. Elle s'est débattue, mais il


possédait une force surnaturelle. Il l'a retournée sur le
ventre. Ses côtes ont heurté le plancher et une douleur
nouvelle, différente, l'a transpercée, lui brouillant la vue.
Il s'est assis à califourchon sur elle, la plaquant au sol.
Elle a lancé des ruades, mais ses pieds ont rencontré le
vide.

Grâce ne pouvait plus bouger.


— Dites-moi, s'il vous plaît, comment vous avez eu
cette photo.

Sentant venir les larmes, elle a décidé qu'elle ne


pleurerait pas. C'était idiot, mais elle ne pleurerait pas.
Elle a répété son histoire du Photomat, du paquet de
photos. Toujours perché sur elle, les genoux de part et
d'autre de ses hanches, il a posé l'index sur les côtes
endommagées. Grâce se débattait. Il a trouvé le point le
plus douloureux et a gardé le doigt dessus. L'espace d'un
instant, il n'a rien fait. Elle s'est débattue à nouveau, a
remué la tête de gauche à droite, agité les bras. Il a
attendu. Une seconde. Deux.

Puis il a enfoncé le doigt entre deux côtes cassées.

Grâce a hurlé.

La voix, imperturbable, répétait :

— Dites-moi, s'il vous plaît, comment vous avez eu


cette photo.

Cette fois, Grâce a pleuré. Elle a recommencé les


explications, changeant les mots dans l'espoir de paraître
plus crédible, plus convaincante. Il restait silencieux.
Il a reposé le doigt sur la côte abîmée.

Soudain, une sonnerie a retenti.

L'homme a soupiré et pris appui des deux mains sur


le dos de Grâce pour se lever. Les côtes ont gémi de
plus belle. Grâce a entendu un geignement et s'est rendu
compte qu'il venait d'elle. Elle s'est forcée à se taire, a
réussi à jeter un regard par-dessus son épaule. Sans la
quitter des yeux, il a sorti un portable de sa poche et l'a
ouvert d'un coup sec.

— Oui.

Une seule pensée dans sa tête : attraper le pistolet.

Il l'observait, mais elle s'en moquait presque. Sortir le


pistolet maintenant serait totalement suicidaire. Sauf que
son objectif était simple - échapper à la douleur. Quel
qu'en soit le prix, quel que soit le danger. Échapper à la
douleur.

L'homme gardait le téléphone collé à l'oreille.

Emma et Max. Leurs visages ont surgi devant elle


comme dans un brouillard. Grâce s'est raccrochée à
cette vision, et une chose bizarre s'est produite alors.

Couchée là, sur le ventre, la joue pressée contre le


plancher, Grâce a souri. Réellement souri. Ce n'était pas
un sentiment de chaleur maternelle, même si ça en faisait
partie. Non, c'était à cause d'un souvenir.

Lorsqu'elle était enceinte d'Emma, elle avait dit à Jack


qu'elle voulait accoucher naturellement, sans l'aide d'une
quelconque médication. Pendant trois mois, tous les
lundis soir, ils avaient fréquenté assidûment des cours
d'accouchement sans douleur où ils pratiquaient des
techniques de respiration. Assis derrière elle, Jack lui
frictionnait le ventre en faisant : « Hi-ho, hi-ho. » Et elle
l'imitait. Il avait même acheté un tee-shirt avec
l'inscription « coach » sur le devant et « équipe bébé en
forme » dans le dos. Il portait un sifflet autour du cou.

Aux premières contractions, ils ont foncé à l'hôpital,


fin prêts à récolter les fruits de leur dur labeur. Une fois
sur place, les contractions sont devenues plus fortes. Ils
ont entamé l'exercice de respiration. Jack faisait : « Hi-
ho, hi-ho. » Grâce suivait. Tout marchait à merveille
jusqu'au moment où... eh bien, où elle a commencé à
ressentir la douleur.
L'absurdité de leur plan - depuis quand respiration
rimait avec analgésie ? - leur est alors apparue dans toute
sa splendeur. Oubliant la notion imbécile d'« acceptation
de la souffrance », Grâce a fini par recouvrer la raison.
Elle a empoigné une partie de l'anatomie de Jack et,
l'attirant à elle pour qu'il puisse l'entendre, a réclamé un
anesthésiste. Sur-le-champ. Jack a dit d'accord, dès
qu'elle aurait lâché ladite partie. Il a couru chercher
l'anesthésiste, mais trop tard. Le travail était déjà trop
avancé.

Et la raison pour laquelle elle souriait maintenant, huit


ans après les faits, était que ce jour-là, elle avait souffert
autant, sinon plus. Elle avait accepté de souffrir. Pour sa
fille. Puis, miraculeusement, elle avait bien voulu
recommencer pour Max.

Allez, vas-y, pensait-elle.

Peut-être qu'elle délirait, tout simplement. Peut-être.


Mais elle s'en fichait. Elle gardait le sourire, voyant
devant elle le joli minois d'Emma et la frimousse de Max.
Elle a cillé, et leurs traits ont disparu. Peu importait. Elle
a regardé son bourreau en train de téléphoner.

Allez, viens, fils de pute. Vas-y, continue.


Sa conversation terminée, il est revenu s'asseoir sur
elle. Grâce a fermé les yeux, des larmes se sont
échappées de ses paupières closes. Elle a attendu.

Lui prenant les deux mains, l'homme les a ramenées


dans son dos, les a liées avec du ruban isolant et s'est
redressé. Ensuite il l'a relevée, si bien qu'elle s'est
retrouvée à genoux, les mains dans le dos. Ses côtes lui
faisaient mal, mais la douleur était supportable.

Elle l'a dévisagé.

— Ne bougez pas, lui a-t-il dit.

Et il est parti. Elle a entendu une porte s'ouvrir, puis


un bruit de pas.

Il était descendu au sous-sol.

Elle était seule.

Grâce a lutté pour libérer ses bras, mais ils étaient


solidement ligotés. Impossible d'atteindre le pistolet. Se
lever et s'enfuir serait, au mieux, futile. La position de
ses bras, la douleur lancinante dans ses côtes, plus le fait
qu'elle était boiteuse au mieux de sa forme... bref, ce
n'était pas une bonne idée.

Et si elle essayait de glisser ses mains sous elle ?

Si elle arrivait à les faire passer devant, même liées,


elle pourrait attraper le pistolet.

C'était un début de plan.

Elle ignorait combien de temps il allait s'absenter - pas


longtemps, sans doute -, mais elle devait tenter sa
chance.

Ses épaules ont roulé en arrière dans leurs cavités,


ses ras se sont tendus. Chaque mouvement - chaque
respiration - mettait le feu à ses côtes. Elle s'est obstinée.
Se levant, elle s'est penchée en avant et a poussé ses
mains ers le bas.

Elle progressait.

Toujours debout, elle a plié les genoux et s'est


tortillée. Elle n'était plus très loin. Des pas, à nouveau.

Merde ! il était en train de remonter.


Elle a été surprise en pleine action, les mains sous les
fesses.

Dépêche-toi, bon Dieu ! Dans un sens ou dans


l'autre. Ramène les mains dans le dos ou bien continue.

Elle a choisi de continuer.

Il fallait en finir une fois pour toutes.

Les pas étaient lents. Lourds. On aurait dit qu'il


transportait quelque chose.

Grâce poussait de toutes ses forces, mais ses mains


étaient coincées. Elle s'est courbée davantage. La douleur
lui faisait tourner la tête. Elle a fermé les yeux et
chancelé, puis elle a tiré, prête à se déboîter les épaules si
ça pouvait l'aider à y parvenir.

Les pas se sont arrêtés. Une porte s'est fermée. Il


était là.

Elle a tiré sur ses bras. Et ça a marché : elle avait


réussi à les ramener devant.

Trop tard. L'homme était revenu. Il se tenait à deux


mètres d'elle, constatant ce qu'elle avait fait. Mais Grâce
ne se préoccupait pas de lui, elle ne le regardait même
pas. Elle fixait, bouche bée, sa main droite.

Il a desserré les doigts. Et Jack s'est écroulé à ses


pieds.
46

GRACE A PLONGé VERS LUI.

— Jack ! Jack ?

Ses yeux étaient fermés, ses cheveux emmêlés lui


collaient au front. Malgré ses mains liées, elle a pu
soulever son visage. Jack avait la peau moite, ses lèvres
étaient sèches et craquelées. Du ruban isolant entravait
ses jambes. Une paire de menottes pendait à son poignet
droit. Sur le poignet gauche, elle a remarqué des
escarres. Il avait dû rester menotte pendant un long
moment, à en juger par les marques.

Elle l'a appelé à nouveau, sans succès. Elle a


rapproché son oreille de la bouche de Jack : il respirait.
Le souffle court, mais il respirait. Quand elle a changé de
place pour poser sa tête sur ses genoux, sa douleur s'est
réveillée, mais ça n'avait plus aucune importance. Il était
allongé sur le dos, calé contre elle, et ça lui a fait penser
aux vignes de Saint-Émilion. Ils étaient ensemble depuis
trois mois à l'époque, totalement fous l'un de l'autre ;
c'était le stade des sprints à travers le parc, du cœur qui
s'emballait à la vue de l'être aimé. Elle avait emporté du
pâté, du fromage, du vin évidemment. La journée était
radieuse ; le ciel avait cette nuance de bleu qui vous
donne envie de croire aux anges. Ils avaient étalé un plaid
rouge, la tête de Jack sur ses genoux, comme
maintenant, et elle lui avait caressé les cheveux. Elle avait
passé plus de temps à le contempler, lui, que les
merveilles de la nature alentour.

Doucement, s'efforçant de contenir sa panique, Grâce


a dit:

— Jack ?

Ses yeux ont papilloté. Les pupilles dilatées, il a mis


un moment à y voir clair. Puis il l'a reconnue, et ses
lèvres gercées ont esquissé un sourire. Grâce s'est
demandé si, par hasard, lui aussi songeait à ce fameux
pique-nique. Le cœur en lambeaux, elle lui a néanmoins
souri à son tour. Mais cet instant de sérénité a été de
courte durée. La réalité a repris ses droits, le sourire a
cédé la place à l'affolement.

— Oh ! mon Dieu !

— Tout va bien, a-t-elle dit, sans se soucier de ce que


cette affirmation avait d'incongru, au vu des
circonstances.

Il paraissait au bord des larmes.

— Je te demande pardon, Grâce.

— Chut, tout va bien.

Il a scruté le hall, jusqu'à ce que son regard tombe


sur leur ravisseur.

— Elle ne sait rien, a-t-il dit à l'homme. Laissez-la


partir.

L'homme a fait un pas en avant et s'est accroupi.

— Si vous ouvrez encore la bouche, je vais lui faire


mal. À elle, pas à vous. Très mal. C'est compris ?
Jack a fermé les yeux et hoché la tête.

Se redressant, l'homme l'a repoussé du pied et a saisi


Grâce par les cheveux pour la relever. De sa main libre,
il a agrippé Jack par le cou. — On va aller faire un tour.
47

PERLMUTTER ET DUNCAN venaient de prendre la


287, huit kilomètres avant Armonk, quand ils ont reçu un
appel radio :

— Ils sont passés par là... la Saab de Grâce Lawson


est toujours dans l'allée, mais ils sont repartis.

— Et Béatrice Smith ?

— Aucune trace. On vient juste d'arriver, on est en


train d'inspecter la maison.

Perlmutter a réfléchi un instant.

— Wu a dû se douter que Charlaine Swain allait le


dénoncer. Il fallait donc qu'il se débarrasse de la Saab.
Savez-vous si Béatrice Smith a une voiture ?

— Pas encore, non.

— Il n'y a pas d'autre voiture dans le garage ?

— Un instant.

Duncan a regardé Perlmutter. Dix secondes plus tard


:

— Non, pas d'autre voiture.

— Alors ils ont pris la sienne. Trouvez-moi la marque


et le numéro de la plaque et lancez un appel à toutes les
patrouilles.

— Reçu cinq sur cinq. Une minute, capitaine.


Nouvelle pause.

Scott Duncan a dit :

— Votre experte en informatique pense que Wu


pourrait être un tueur en série.

— Elle a envisagé cette possibilité, oui.


— Mais vous n'y croyez pas, vous. Perlmutter a
secoué la tête.

— On a affaire à un pro. Il ne choisit pas ses


victimes pour se faire plaisir. Sykes vivait seul. Béatrice
Smith est veuve. Wu a besoin d'un lieu pour mener ses
opérations, c'est comme ça qu'il trouve à se loger.

— C'est donc un homme de main.

— En tout cas, ça y ressemble.

— Et pour qui travaille-t-il, vous avez une idée ?


Perlmutter, qui conduisait, a pris la sortie d'Armonk.

Ils n'étaient plus qu'à deux kilomètres de leur


destination.

— J'espérais que vous pourriez m'éclairer là-dessus.


La radio a grésillé.

— Capitaine ? Vous êtes toujours là ?

— Oui.

— Le véhicule est enregistré au nom de Mme


Béatrice Smith. Une Land Rover sable. Immatriculée
472-JXY.

— Envoyez un appel aux différentes patrouilles. Ils ne


peuvent pas être bien loin.
48

LA LAND ROVER SABLE suivait les petites routes.


Grâce ne savait absolument pas où ils allaient. Évanoui,
Jack gisait à l'arrière, les mains menottées dans le dos.
Elle-même avait toujours les mains liées, mais au moins
son ravisseur n'avait pas jugé utile de rectifier leur
position.

Derrière, Jack a gémi comme une bête blessée. Grâce


a regardé l'homme, sa mine placide, une main sur le
volant façon père de famille qui emmène les siens pour
une balade dominicale. Elle avait mal partout. Chaque
respiration lui rappelait les dégâts causés à ses côtes.
Son genou semblait avoir été déchiqueté par un éclat
d'obus.
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? a-t-elle demandé.

Elle s'est raidie dans l'attente du coup, mais l'homme


n'a pas bronché. Il a pointé son pouce en arrière.

— Rien qui puisse égaler ce qu'il vous a fait, à vous.


Grâce s'est figée.

— Que voulez-vous dire ?

Là, pour la première fois, elle a vu un véritable


sourire.

— Je pense pourtant que vous le savez.

— Je n'en ai pas la moindre idée.

Il continuait à sourire et, insidieusement, elle a senti le


doute s'infiltrer en elle. Elle s'est efforcée de l'ignorer, de
se concentrer sur l'instant présent, sur la nécessité de
sauver Jack.

— Où nous emmenez-vous ? Il n'a pas répondu.

— Je vous ai demandé...

— Vous êtes courageuse, a-t-il interrompu. Elle n'a


rien dit.

— Votre mari vous aime. Vous l'aimez. Ça facilite les


choses.

— Comment ça ?

Il lui a lancé un regard.

— L'un et l'autre, vous n'avez pas peur de souffrir.


Mais êtes-vous prête à voir souffrir votre mari ?

Grâce se taisait.

— Ce que je lui ai dit est valable pour vous aussi. Si


vous ouvrez encore la bouche, ce n'est pas vous qui
payerez. C'est lui.

La menace a porté ses fruits. En silence, Grâce


regardait les arbres défiler par la vitre. Ils se sont
engagés sur une route à deux voies, roulant en zone
rurale, c'est tout ce qu'elle pouvait voir. Mais, lorsqu'ils
ont changé de direction, elle a compris où ils étaient. Ils
retournaient dans le New Jersey.

Et elle avait toujours le Glock fixé à sa cheville.


Depuis un moment, elle ne sentait que lui. Le pistolet
semblait l'appeler, la narguer, si proche et en même
temps hors d'atteinte.

Il fallait trouver le moyen d'y accéder. Grâce n'avait


pas le choix. Cet homme allait les tuer, aucun doute là-
dessus. Il voulait des informations - sur la provenance de
la photo, pour commencer -, or, quand il aurait compris
qu'elle disait la vérité, il les liquiderait tous les deux.

Elle devait se servir de son arme.

Tout en conduisant, il la surveillait d'un œil, tandis


qu'elle réfléchissait à une solution possible. Attendre
qu'ils s'arrêtent ? Elle avait déjà essayé - ça n'avait pas
fonctionné. Y aller franco ? Pourquoi pas, mais serait-
elle assez rapide ? Aurait-elle le temps de remonter son
bas de pantalon, de dégrafer la courroie, d'attraper
l'arme, de la sortir... tout ça avant qu'il ne réagisse ?

Non, c'était fichu d'avance.

Elle a alors envisagé l'approche lente : baisser les


mains du bon côté, relever légèrement le pantalon, faire
comme si ça la grattait...
Changeant de position sur son siège, Grâce a regardé
sa jambe. Et son sang n'a fait qu'un tour.

Son pantalon s'était retroussé.

L'étui était visible à présent.

Prise de panique, elle a risqué un coup d'œil en


direction de son ravisseur, espérant qu'il n'avait rien
remarqué. Hélas ! les yeux agrandis, il était en train de
fixer sa jambe.

Maintenant ou jamais.

Mais tout en se penchant, Grâce savait déjà qu'elle n'y


arriverait pas, c'était trop juste. L'homme a posé la main
sur son genou. Et il a serré. La douleur a explosé à
travers son corps, manquant lui faire perdre
connaissance. Elle a hurlé, s'est convulsée. Ses mains
sont retombées, désormais inutiles.

Il la tenait.

Elle s'est tournée vers lui, l'a scruté au fond des yeux,
n'a rien vu. Soudain, il y a eu du mouvement derrière lui.
Grâce a étouffé une exclamation. Jack !
Il avait réussi à se redresser, telle une apparition.
L'homme s'est retourné, plus curieux qu'alarmé. Après
tout, Jack avait les pieds et les poings liés, et il était
totalement épuisé. Quel mal pouvait-il causer ?

L'œil hagard, Jack, qui ressemblait de plus en plus à


un animal acculé, s'est reculé puis a basculé en avant.
L'homme a été pris au dépourvu. La tête de Jack est
entrée en collision avec sa joue droite, qui a fait entendre
un claquement sec et sonore. La voiture a pilé dans un
crissement de pneus. L'homme a lâché le genou de
Grâce.

— Sauve-toi, Grâce !

C'était la voix de Jack. Elle a cherché l'arme à tâtons,


a défait la courroie, mais l'homme s'était déjà ressaisi.
D'une main, il a saisi Jack par le cou ; de l'autre, il a
voulu empoigner le genou de Grâce, qui s'est écartée. Il
a recommencé.

Grâce savait qu'elle n'aurait pas le temps de sortir le


pistolet. Jack ne pouvait plus l'aider, il avait brûlé ses
dernières cartouches, il s'était sacrifié dans ce coup
unique.
Tout ça pour rien.

L'homme l'a frappée dans les côtes. Des lames


chauffées à blanc l'ont transpercée de part en part. Une
vague de nausée est montée du creux de son estomac.
Elle s'est sentie partir...

Jack a essayé de se débattre, mais il ne représentait


plus guère qu'une nuisance mineure. L'homme lui a serré
le cou. Il a émis un bruit et s'est affaissé.

L'homme s'est tourné vers Grâce. Elle a agrippé la


poignée de la portière.

II l'a alors attrapée par le bras, l'immobilisant.

La tête inerte de Jack a glissé sur l'épaule de leur


ravisseur, jusqu'à se caler sur son avant-bras. Et là, les
yeux fermés, il a ouvert la bouche et a mordu de toutes
ses forces.

L'homme a poussé un cri et lâché prise. Il s'est mis à


secouer son bras pour essayer de se débarrasser de
Jack, mais ce dernier a resserré les mâchoires et s'est
accroché comme un bouledogue. L'homme a abattu la
paume de sa main libre sur la tête de Jack, qui s'est
écroulé.

Abaissant la poignée, Grâce a pesé de tout son poids


sur la portière.

Elle est tombée de la voiture et a atterri sur le bitume,


roulant sur le côté - tout pour échapper à leur ravisseur.

Le pistolet !

Elle s'est baissée, a vu la courroie de sécurité défaite.


Elle s'est tournée vers la voiture. L'homme était en train
d'en descendre. Il a remonté sa chemise, a décroché son
arme.

Les doigts de Grâce se sont refermés sur le Glock.

Il n'y avait plus d'interrogations. Plus de dilemme


éthique. Plus question de crier une sommation, de lui
intimer l'ordre de ne pas bouger et de mettre les mains
sur sa tête. Plus de transgression morale. Il n'y avait plus
de civilisation, plus d'humanité, plus le plus petit soupçon
de culture ou d'éducation.

Grâce a pressé la détente. Le coup est parti. Elle a


appuyé encore. Et encore. L'homme a vacillé. Elle a
recommencé. Le bruit des sirènes se rapprochait. Et
Grâce a tiré encore une fois.
49

DEUX AMBULANCES SONT ARRIVéES . La


première a embarqué Jack avant même que Grâce ne
puisse le voir. Deux secouristes étaient en train de
s'occuper d'elle. Ils s'affairaient, posaient des questions
tout en travaillant, mais leurs paroles échappaient à sa
compréhension. On l'a attachée sur une civière et
transportée jusqu'à l'ambulance. Perlmutter était déjà là.

— Où sont Emma et Max ? a-t-elle demandé.

— Au poste. Tout va bien.


Une heure plus tard, Jack était au bloc opératoire. On
ne lui a rien dit d'autre. Il était au bloc.

Un jeune médecin a fait passer toute une série


d'examens à Grâce. Les côtes étaient bel et bien fêlées,
et il n'y a pas grand-chose à faire en ce cas. Il l'a
enveloppée d'une bande Velpeau et lui a fait une piqûre.
La douleur commençait à s'atténuer. Le chirurgien
orthopédiste qui a jeté un œil sur son genou s'est
contenté de secouer la tête.

Perlmutter est venu dans sa chambre pour l'interroger


longuement. La plupart du temps, Grâce lui a répondu.
Sur certains points, elle est restée délibérément évasive.
Pas parce qu'elle avait des choses à cacher à la police.
Ou peut-être que si.

Perlmutter s'est lui aussi montré assez vague. Le nom


de son ravisseur était Éric Wu, il avait fait de la prison.
Qu'il ait été interné à Walden ne l'a pas surprise outre
mesure. Wade Larue sortait de Walden. Tout était lié. La
vieille photo. Allaw, le groupe de Jack. Jimmy X. Wade
Larue. Et même Éric Wu, oui.

Le capitaine a éludé la majeure partie de ses questions


et elle n'a pas insisté. Scott Duncan était là également,
présence silencieuse dans un coin de la pièce.

— Comment avez-vous su que j'étais avec cet Éric


Wu ? a demandé Grâce.

Là, Perlmutter a répondu volontiers.

— Vous connaissez Charlaine Swain ?

— Non.

— Son fils Clay est à Willard.

— Ah oui ! d'accord. On s'est déjà croisées.


Perlmutter lui a raconté ce que Charlaine elle-même avait
vécu avec Wu. Avec force détails - volontairement, s'est
dit Grâce, pour ne pas avoir à s'étendre sur le reste. Le
portable du capitaine a sonné. Il s'est excusé et est sorti
dans le couloir. Grâce est restée seule avec Scott
Duncan.

— Qu'est-ce qu'ils en pensent ? l'a-t-elle questionné.

Scott s'est rapproché.

— L'hypothèse la plus répandue est qu'Éric Wu


travaillait pour Wade Larue.

— Et elle est fondée sur quoi ?

— Ils savent que vous êtes allée à la conférence de


presse de Larue aujourd'hui, c'est donc le lien numéro
un. Wu et Larue n'ont pas seulement été à Walden en
même temps, ils ont partagé pendant trois mois la même
cellule.

— Lien numéro deux, a-t-elle opiné. Et que cherchait


Larue, d'après eux ?

— A se venger.

— De qui ?

— De vous, pour commencer. Vous avez témoigné


contre lui.

— J'ai témoigné à son procès, pas directement contre


lui. Je ne me souviens même pas de la bousculade.

— N'empêche. Il y a un lien étroit entre Éric Wu et


Wade Larue - nous avons consulté les relevés
téléphoniques de la prison, les deux hommes étaient en
contact -, tout comme il y a un lien étroit entre Larue et
vous.

— Mais, à supposer même que Wade Larue veuille se


venger, pourquoi Jack ? Pourquoi pas moi ?

— Peut-être a-t-il décidé de s'en prendre à votre


famille pour mieux vous faire trinquer.

Grâce a secoué la tête.

— Et l'apparition étrange de cette photo ? Comment


s'inscrit-elle dans le tableau ? Et l'assassinat de votre
sœur ? Que faites-vous de Shane Alworth et de Sheila
Lambert ? Ou de Bob Dodd qui se fait descendre dans le
New Hampshire ?

— C'est une hypothèse, a répliqué Duncan, qui est


truffée de lacunes. Mais rappelez-vous - et c'est ce qui
comble bon nombre d'entre elles - que la police ne voit
pas tous ces liens du même œil que nous. Ma sœur a
peut-être été assassinée il y a quinze ans, mais ça n'a
aucun rapport avec le présent. Pas plus que Bob Dodd,
un journaliste qui a été abattu à la façon d'un règlement
de comptes. Pour le moment, la donne paraît simple :
Wu sort de prison, il enlève votre mari. Il aurait pu en
enlever d'autres, qui sait.

— Et la raison pour laquelle il n'a pas tué Jack ?

— Wu devait le détenir jusqu'à la libération de Larue.

— C'est-à-dire aujourd'hui.

— Aujourd'hui, oui. Ensuite, il vous a enlevée, vous.


Il vous conduisait auprès de Larue quand vous vous êtes
échappée.

— Pour que Larue nous tue lui-même ? Duncan a


haussé les épaules.

— Ça n'a pas de sens, Scott. Éric Wu m'a cassé les


côtes pour savoir comment j'avais eu cette photo. Il a
arrêté à cause d'un coup de fil qu'il a reçu à l'improviste.
Et ensuite il nous a entassés dans cette voiture. Ce n'était
pas programmé.

— Perlmutter vient juste d'apprendre tout ça. Leur


position risque de s'en trouver modifiée.

— Et où est Larue, au fait ?


— On ne sait pas. Ils sont en train de le rechercher.
Grâce est retombée sur ses oreillers. Elle se sentait
lourde, si lourde. Ses yeux se sont emplis de larmes.

— C'est grave, ce qu'il a, Jack ?

— Oui, c'est grave.

— Il va s'en sortir ?

— Ils ne savent pas.

— Faites qu'ils ne me racontent pas de salades.

— Promis, Grâce. Essayez de dormir un peu


maintenant, OK ?

Dans le couloir, Perlmutter s'entretenait avec le


capitaine de la police d'Armonk, Anthony Delapelle. Ils
étaient toujours en train de fouiller la maison de Béatrice
Smith.
— On vient d'inspecter le sous-sol, a annoncé
Delapelle. Quelqu'un a été enfermé là-dedans.

— Jack Lawson. Nous sommes au courant. Delapelle


a marqué une pause. Puis :

— Peut-être.

— Comment ça ?

— Une paire de menottes est toujours fixée à un


tuyau.

— Wu l'a détaché, il a dû les laisser là-bas.

— Possible... Il y a du sang aussi. Pas beaucoup,


mais il est tout frais.

— Lawson avait quelques égratignures. Nouvelle


pause.

— Qu'est-ce qu'il y a ? a demandé Perlmutter.

— Où êtes-vous exactement, Stu ?

— À l'hôpital.
— Il vous faut combien de temps pour arriver
jusqu'ici ?

— Un quart d'heure si on utilise les sirènes, a dit


Perlmutter. Pourquoi ?

— Il y a autre chose dans ce sous-sol, a répondu


Delapelle. Vous feriez bien de venir y jeter un œil.

À minuit, Grâce s'est extirpée du lit et s'est engagée


dans le couloir. Les enfants lui avaient rendu une brève
visite et elle avait tenu à les accueillir debout. Scott
Duncan était allé lui acheter des vêtements - un jogging
Adidas - car elle n'avait pas envie de les recevoir dans
une tenue d'hôpital. Elle s'était fait injecter une dose
maximale d'antalgique pour calmer les protestations de
ses côtes, désireuse de montrer aux enfants qu'elle allait
bien, qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter, que tout le monde
était sain et sauf. Elle avait fait bonne figure jusqu'au
moment où Emma avait sorti son cahier de poésies. Là,
elle avait fondu en larmes.

Toute force morale a ses limites.

Les enfants passeraient la nuit sous leur propre toit.


Cora dormirait dans la chambre des parents. Sa fille,
Vickie, coucherait dans le lit à côté d'Emma. Perlmutter
avait envoyé une femme flic pour veiller sur tout ce petit
monde. Grâce lui en était reconnaissante.

L'hôpital était plongé dans le noir. Grâce a réussi à se


tenir droite. Ses côtes la brûlaient à nouveau. Son genou
lui faisait penser à des éclats de verre brisé.

Le couloir était silencieux. Grâce avait un but.


Quelqu'un l'arrêterait forcément à un moment ou un
autre, mais elle ne s'en souciait pas. Elle était déterminée.

— Grâce?

Elle s'est retournée, prête à contre-attaquer. Ça n'a


pas été nécessaire. Elle a reconnu la femme pour l'avoir
déjà vue devant l'école.

— Vous êtes Charlaine Swain.


La femme a hoché la tête. Elles se sont dirigées l'une
vers l'autre, les yeux dans les yeux, partageant quelque
chose qu'elles n'auraient pas su exprimer.

— Je vous dois une fière chandelle, a dit Grâce.

— Et vice versa. Vous l'avez tué. Pour nous, le


cauchemar est terminé.

— Comment va votre mari ?

— Ça va, il va s'en tirer. Par contre, le vôtre est mal


en point, paraît-il.

Dépassées, les formules de politesse bidons. Sa


franchise a plu à Grâce.

— Il est dans le coma.

— Vous l'avez vu ?

— Justement, j'y vais.

— En douce ?

— Oui.
Charlaine a acquiescé.

— Allons-y, je vais vous aider.

Grâce s'est appuyée sur elle. Charlaine Swain était


forte. Le couloir était désert, et l'éclairage faible. A
distance, elles ont entendu des talons cliqueter sur le
carrelage. Elles ont dépassé une salle des infirmières vide
et se sont engouffrées dans l'ascenseur. Jack était en
réanimation au troisième. Curieusement, la présence de
Charlaine à ses côtés rassurait Grâce, sans trop qu'elle
sache pourquoi.

Le service de réanimation comptait quatre chambres


aux cloisons vitrées. Assise au milieu, l'infirmière de
garde pouvait ainsi les surveiller toutes. Mais cette nuit-
là, une seule chambre était occupée.

Les deux femmes se sont arrêtées. La première chose


que Grâce a remarquée, c'est que son costaud de mari -
dont le mètre quatre-vingt-six l'avait toujours rassurée -
paraissait petit et fragile, couché dans ce lit. Pourtant,
deux jours seulement s'étaient passés. Il avait perdu un
peu de poids, il était complètement déshydraté, mais il ne
s'agissait pas de ça.
Jack avait les yeux fermés. Un tube lui sortait de la
gorge, un autre était enfoncé dans sa bouche. Les deux
tubes étaient maintenus en place avec du sparadrap
blanc. Plus un autre dans le nez et un dans le bras droit.
Il y avait aussi un goutte-à-goutte. Et des appareils tout
autour, sortis d'un cauchemar futuriste.

Grâce s'est sentie tomber. Charlaine l'a retenue. Se


redressant, elle s'est dirigée vers la porte.

— Vous ne pouvez pas entrer, a averti l'infirmière.

— Elle veut juste passer un petit moment avec lui, a


répondu Charlaine. S'il vous plaît.

L'infirmière a jeté un coup d'œil autour d'elle, puis a


regardé Grâce.

— Deux minutes.

Grâce a lâché le bras de Charlaine, qui a poussé la


porte. Elle est entrée seule. Ça bipait, ça sonnait, et ça
faisait un horrible bruit de succion, comme quand on
aspire de l'eau à travers une paille. Grâce s'est assise à
côté du lit. Elle n'a pas pris la main de Jack, ne l'a pas
embrassé sur la joue.
— Tu vas adorer la dernière strophe, a-t-elle déclaré.
Elle a ouvert le cahier d'Emma et a lu :

Balle de base-ball, balle


de base-ball,

Qui est ta copine, dis-moi


?

Est-ce la batte

Qui t'en colle une à


chaque fois ?

Grâce a ri et tourné la page, mais la page suivante -


comme le reste du cahier, d'ailleurs - était vierge.
50

QUELQUES MINUTES AVANT DE MOURIR, Wade


Larue croyait avoir enfin trouvé la paix.

Il avait renoncé à la vengeance, perdu le besoin de


connaître toute la vérité. Il en savait assez. Il savait où
commençait sa responsabilité et où elle finissait. L'heure
était venue de faire table rase du passé.

Carl Vespa, lui, n'avait pas le choix. Il ne s'en


remettrait jamais. C'était tout aussi vrai pour ce terrible
carrousel de visages - cette vision brouillée de la douleur
- qu'il avait dû affronter au tribunal et aujourd'hui à la
conférence de presse. Wade avait perdu du temps. Mais
le temps est une notion relative, tandis que la mort ne
l'est pas.
Il avait révélé à Vespa tout ce qu'il savait. Vespa
n'était pas un individu fréquentable, il pouvait même se
montrer d'une cruauté sans nom. Ces quinze dernières
années, Wade Larue avait rencontré beaucoup de gens
comme lui, mais ce n'était pas aussi simple. Exception
faite de quelques psychopathes purs et durs, les êtres les
plus abjects sont capables d'aimer, de prendre soin de
leurs proches, d'établir des liens avec leurs semblables.
Ce n'est pas une contradiction, c'est tout bêtement
humain.

Larue a parlé, Vespa a écouté. À un moment, Crash


est apparu avec de la glace et une serviette. Larue l'a
remercié. Il a pris la serviette - la glace, c'était trop
volumineux - et a essuyé le sang de son visage. Les
coups de Vespa ne lui faisaient plus mal. Il avait connu
bien pire. À force de se faire tabasser, on choisit l'une
des deux solutions : ou on redoute les violences et on est
prêt à tout pour y échapper, ou on les évacue en se
disant que cela aussi passera. Durant son incarcération,
Larue avait décidé de rejoindre le second camp.

Carl Vespa n'a pas prononcé un mot. Il ne l'a pas


interrompu pour réclamer des éclaircissements. Quand
Wade a eu fini, Vespa n'a pas bronché - impassible, il
attendait la suite. Or il n'y avait pas de suite. Toujours
sans dire un mot, Vespa a tourné les talons. En passant,
il a fait signe à Crash. Larue s'est redressé. Il ne fuirait
pas, il en avait assez de fuir.

— Viens, on y va, a ordonné Crash.

Il l'a déposé au centre de Manhattan. Larue s'est


demandé s'il n'allait pas appeler Éric Wu, mais à ce
stade, ça ne serait pas utile. Il s'est dirigé vers la gare
routière, prêt à s'embarquer pour sa nouvelle vie. Il allait
se rendre à Portland, dans l'Oregon. Pourquoi Portland, il
n'en savait trop rien. En prison, il avait lu des choses sur
cette ville, qui semblait correspondre peu ou prou à ce
qu'il recherchait. Il voulait une grande ville à
l'atmosphère libérale, et Portland avait l'air d'une
communauté hippie qui avait grandi jusqu'à devenir un
important pôle de croissance urbaine. Qui sait, peut-être
que là-bas il réussirait.

Il allait changer de nom, se laisser pousser la barbe,


se teindre les cheveux. Il n'en faudrait pas plus pour
l'aider à oublier ces quinze dernières années. C'était peut-
être naïf de sa part, mais Wade Larue comptait toujours
embrasser une carrière d'acteur. Il n'avait perdu ni son
talent, ni son charisme. Alors pourquoi ne pas tenter sa
chance ? Et s'il échouait, il pourrait se trouver un boulot
régulier. Le travail ne lui faisait pas peur. Il serait à
nouveau dans une grande ville. Il serait libre.

Toutefois, Wade Larue n'est pas allé directement à la


gare routière.

Le passé était encore trop vivace, il ne pouvait pas


partir comme ça. Il s'est arrêté un peu avant et, pendant
un moment, a regardé les autocars défiler sur le viaduc.
Puis il s'est tourné vers les cabines téléphoniques.

Il lui restait un ultime coup de fil à donner. Une ultime


vérité à connaître.

Maintenant, une heure plus tard, le canon d'un pistolet


était planté dans le creux tendre juste au-dessous de son
oreille. C'est drôle, les idées qui vous passent par la tête
dans ces moments-là. Ce creux était un des points de
pression favoris d'Éric Wu. Wu lui avait expliqué que la
localisation n'avait strictement aucune importance. Il ne
suffisait pas d'enfoncer le doigt et d'appuyer. Ça risquait
de faire mal, mais sans neutraliser l'adversaire pour
autant.
Et voilà. Cette pensée pitoyable, plus que pitoyable, a
été la dernière de Wade Larue avant que la balle qui s'est
logée dans son cerveau ne lui ôte la vie.
51

DELAPELLE A ESCORTÉ PERLMUTTER au sous-


sol. Malgré l'éclairage électrique, il a allumé une lampe
torche et l'a pointée vers le bas.

— C'est là.

Le capitaine a fixé le ciment et s'est senti frissonner.

— Vous pensez ce que je pense ? a demandé


Delapelle.
— Que peut-être...

Perlmutter s'efforçait de comprendre la signification


de ceci.

— ... peut-être Jack Lawson n'était pas le seul à être


enfermé ici.

Delapelle a hoché la tête.

— Et il est où, l'autre ?

Sans répondre, Perlmutter scrutait le sol. Oui,


indéniablement, il y avait eu quelqu'un ici. Quelqu'un qui
avait trouvé un caillou et gravé deux mots par terre, tout
en majuscules. Un nom plus précisément, celui d'un
autre personnage de l'étrange photo, un nom qu'il venait
d'entendre dans la bouche de Grâce Lawson : SHANE
ALWORTH.
Charlaine Swain est restée pour raccompagner Grâce
dans sa chambre. Leur silence n'avait rien de gênant.
Grâce réfléchissait, se posait des questions. Pourquoi
Jack s'était-il enfui à l'époque ? Pourquoi n'avait-il jamais
touché à son argent, laissant à son père et à sa sœur le
soin de gérer son capital ? Pourquoi s'était-il réfugié à
l'étranger peu de temps après le massacre de Boston ? Et
Geri Duncan, pourquoi était-elle morte deux mois après ?
Elle se demandait surtout si sa rencontre avec Jack en
France, si leur coup de foudre réciproque n'étaient pas
plus qu'une coïncidence.

Elle était sûre désormais que tout était lié.

Une fois dans sa chambre, Charlaine l'a aidée à se


recoucher.

— Vous ne voulez pas rester encore un moment ? a


proposé Grâce.

— Avec plaisir.

Elles ont parlé. De ce qu'elles avaient en commun


d'abord - à savoir, les enfants -, mais manifestement ni
l'une ni l'autre ne tenaient à s'attarder sur ce sujet. Une
heure est passée. Grâce ne se souvenait même plus de
quoi elles avaient discuté. Elle savait seulement que ça lui
faisait du bien.

Peu avant deux heures du matin, le téléphone sur sa


table de nuit s'est mis à sonner. Elles l'ont regardé toutes
les deux, puis Grâce a tendu la main et décroché.

— Allô ?

— J'ai eu votre message. À propos d'Allaw et de Still


Night.

Elle a reconnu la voix. C'était Jimmy X.

— Où êtes-vous ?

— À l'hôpital, en bas. Ils ne veulent pas me laisser


monter.

— Je descends tout de suite.

Le hall de l'hôpital était calme.


Assis, les coudes sur les genoux, Jimmy X n'a pas
levé les yeux lorsqu'elle a clopiné vers lui. La
réceptionniste lisait un magazine. L'agent de sécurité
sifflotait doucement. Grâce ignorait s'il serait capable de
la protéger. Et elle a regretté son Glock.

Se plantant devant Jimmy X, elle a attendu. Il s'est


redressé. Leurs regards se sont rencontrés, et Grâce a
compris. Elle ne connaissait pas les détails, juste les
grandes lignes. Mais elle a compris.

Jimmy avait une voix presque suppliante.

— Comment avez-vous su, pour Allaw ?

— Mon mari.

Il a eu l'air désarçonné.

— Mon mari est Jack Lawson. Jimmy l'a regardée,


bouche bée.

— John ?

— C'est comme ça qu'il s'appelait à l'époque, je


pense. Il est là-haut, peut-être en train de mourir.
— Oh ! mon Dieu !

Jimmy a enfoui son visage dans ses mains.

— Vous savez ce qui m'a toujours chiffonnée ? Il n'a


pas répondu.

— Le fait que vous ayez pris la fuite. Ça n'arrive pas


souvent, une rock star qui laisse tout tomber du jour au
lendemain. Il y a des rumeurs sur Elvis ou Jim Morrison,
mais c'est parce qu'ils sont morts. Comme je vous l'ai
déjà dit, les Who n'ont pas pris le large après Cincinnati.

Ni les Stones après Altamont Raceway. Alors


pourquoi, Jimmy ? Pourquoi êtes-vous parti ? Il
continuait à baisser la tête.

— Je suis au courant, pour le lien avec Allaw. Ce


n'est qu'une question de temps avant que quelqu'un ne
s'en aperçoive.

Écartant ses mains de son visage, il s'est frotté les


paumes. Puis il a jeté un œil en direction de l'agent de
sécurité. Grâce a failli reculer, mais elle a tenu bon.

— Savez-vous pourquoi les concerts rock


commencent toujours aussi tard ? a demandé Jimmy.

Grâce a eu l'air décontenancée.

— Quoi ?

— J'ai dit...

— J'ai bien entendu. Non, je ne sais pas pourquoi.

— C'est parce que nous sommes généralement trop


raides - ivres, défoncés, peu importe - et que nos
dresseurs ont besoin de temps pour nous remettre sur
pied.

— Et... ?

— Ce soir-là, j'ai manqué tomber dans les pommes à


cause de la cocaïne et de l'alcool.

Son regard s'est remis à errer alentour. Il avait les


yeux rouges.

— C'est pour ça que l'attente a été si longue. Et que la


foule s'est impatientée. Si j'avais été à jeun, si j'étais
monté sur scène à l'heure...
Il a haussé les épaules et s'est tu. Mais Grâce en avait
assez, des excuses.

— Parlez-moi d'Allaw.

— Je n'y crois pas. (Il a secoué la tête.) John


Lawson est votre mari ? Mais comment diable c'est
arrivé ?

Elle n'avait pas la réponse. Pas plus que lui.

— Était-il au concert ce soir-là ? a-t-elle demandé.

— Comment, vous ne savez pas ?

— On a deux solutions, Jimmy. La première, je fais


comme si je savais tout et que j'avais juste besoin d'une
confirmation. Ce n'est pas mon cas. Je ne connaîtrai
peut-être jamais la vérité, si vous ne me la dites pas.
Vous réussirez peut-être à garder votre secret, mais je
continuerai à chercher. De même que Carl Vespa, les
Reed, les Garrison et les Weider.

Il la dévisageait avec une expression presque


enfantine.
— D'un autre côté - et à mon avis, c'est ça, le plus
important -, vous ne pouvez plus vous regarder en face.
Vous êtes venu chez moi en quête d'absolution. Je pense
que c'est le moment.

Il a baissé la tête. Grâce a entendu des sanglots. Ils le


secouaient tout entier. Elle n'a rien ajouté, n'a pas posé la
main sur son épaule. L'agent de sécurité s'est retourné.
La réceptionniste a levé les yeux de son magazine. Mais
c'a été tout. Ils étaient dans un hôpital. Des gens qui
pleuraient, ils en avaient vu d'autres. Finalement, les
sanglots de Jimmy se sont apaisés.

— On s’est rencontrés dans un concert à


Manchester, a-t-il commencé en s'essuyant le nez sur sa
manche. Je faisais partie d'un groupe qui s'appelait Still
Night. En tout, il y avait quatre groupes à l'affiche, l'un
d'eux était Allaw. C'est comme ça que j'ai connu votre
mari. On a traîné dans les coulisses, on a pris de la
came. Il était charmant et tout, mais il faut que vous
compreniez : la musique, c'était ma vie. Je voulais écrire
un autre Born to Run. Je voulais changer le paysage
musical. Je mangeais, dormais, rêvais, chiais musique.
Lawson, lui, ne prenait pas ça trop au sérieux, c'était un
passe-temps sympa, sans plus. Certains de leurs
morceaux n'étaient pas trop mal, mais le chant et les
arrangements, c'était de l'amateurisme pur. Lawson ne
se faisait pas d'illusions sur son avenir dans le métier.

L'agent de sécurité s'était remis à siffloter. La


réceptionniste s'était replongée dans son magazine. Une
voiture s'est arrêtée devant la porte. L'agent est sorti et a
indiqué l'entrée des urgences.

— Allaw s'est séparé quelques mois plus tard, je


crois. Still Night aussi. Mais Lawson et moi sommes
restés en contact. Quand j'ai démarré le groupe Jimmy
X, j'ai failli lui proposer de participer.

— Et pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?

— Parce que je ne le trouvais pas très bon musicien.


Jimmy s'est levé si brusquement que Grâce, surprise, a
fait un pas en arrière, ne le quittant pas du regard.

— Oui, votre mari était au concert ce fameux soir. Je


lui avais envoyé cinq places à l'orchestre. Il est venu
avec les anciens membres de son groupe. Il en a même
amené deux ou trois dans ma loge.

Il s'est tu. Son regard s'est dérobé et, un instant,


Grâce a eu peur qu'il flanche.

— Vous vous rappelez qui c'était ?

— Les membres du groupe ?

— Oui.

— Il y avait deux filles. Dont une rousse


flamboyante.

Sheila Lambert.

— Et l'autre, c'était Geri Duncan ?

— Je ne connais pas son nom.

— Shane Alworth était là aussi ?

— Le guitariste ?

— Oui.

— Non, pas dans les coulisses. Je n'ai vu que


Lawson et les deux filles.

Il a fermé les yeux.


— Qu'est-il arrivé, Jimmy ?

Son visage s'est affaissé-il semblait avoir vieilli d'un


coup.

— J'étais complètement défoncé. J'entendais la foule.


Vingt mille gosiers qui scandaient mon nom, des
applaudissements. Tout pour que le concert commence.
Mais j'étais à peine capable de bouger. Mon manager est
venu, je lui ai demandé de me laisser un peu de temps. Il
est reparti. C'est là que Lawson et les deux nanas ont
débarqué dans la loge.

Jimmy a cillé.

— Il y a une cafétéria ici ?

— C'est fermé.

— Je prendrais bien un café.

— Tant pis.

Il s'est mis à faire les cent pas.

— Que s'est-il passé ensuite ? a questionné Grâce.


— J'ignore comment ils ont réussi à entrer. Mais
soudain, Lawson était là... salut, ça va, et tout. J'étais
content de le voir. Puis après, je ne sais pas comment, ça
a dégénéré.

— Dans quel sens ?

— Lawson a pété les plombs. Si ça se trouve, il était


encore plus raide que moi. Il m'a bousculé, m'a menacé,
m'a traité de voleur.

— De voleur ? Jimmy a hoché la tête.

— C'était n'importe quoi. Il a dit...

Il s'est enfin immobilisé et l'a regardée dans les yeux.

— II a dit que je lui avais volé sa chanson.

— Quelle chanson ?

— L'Encre pâle.

Pétrifiée, Grâce a ressenti un frémissement dans tout


son côté gauche. Quelque chose palpitait dans sa
poitrine.
— Lawson et l'autre mec, Alworth, avaient écrit une
chanson pour Allaw qui s'appelait L'Encre invisible.
C'était à peu près le seul point commun entre les deux.
Le titre. Vous connaissez les paroles de L'Encre pâle,
hein ?

Grâce a acquiescé d'un signe de la tête.

— L'Encre invisible devait avoir un peu le même


thème, je pense. Elle parlait de la fragilité de la mémoire.
Mais c'est tout. Je l'ai dit à John, mais il avait disjoncté.
Ça l'a mis encore plus en rogne. L'une des filles, la
brune, n'arrêtait pas de le pousser, elle voulait me casser
les jambes. J'ai appelé à l'aide. Lawson m'a frappé. Vous
vous souvenez, la presse a écrit que j'avais été blessé
dans la bousculade ?

À nouveau, elle a fait oui de la tête.

— Eh bien, c'est faux. Votre mari m'a frappé au


menton, puis il a sauté sur moi. J'ai essayé de me
dégager. Il criait qu'il allait me tuer. Toute la scène était
totalement surréaliste. Il était là pour me tailler en pièces.

Les palpitations se sont accentuées. S'y mêlait


maintenant une sensation de froid. Grâce retenait son
souffle. Ce n'était pas vrai. S'il vous plaît, faites que ce
ne soit pas vrai.

— Ça a pris de telles proportions que l'autre fille, la


rousse, lui a demandé de se calmer. Elle l'a supplié de
laisser tomber, mais il n'écoutait pas. Il m'a souri et... et
il a sorti un couteau.

Grâce a secoué la tête.

— Il a dit qu'il allait me poignarder en plein cœur. Je


planais, vous vous rappelez ? Avec ça, je suis vite
redescendu sur terre.

Il s'est tu.

— Qu'avez-vous fait ?

Avait-elle parlé ? Grâce n'en était pas certaine. On


aurait cru entendre sa voix, mais venant de très loin,
avec un petit écho métallique.

Hanté par ses souvenirs, Jimmy s'est rembruni.

— Je n'avais pas l'intention de me laisser poignarder.


Je l'ai empoigné, il a lâché le couteau. Nous nous
sommes battus. Les filles se sont mises à hurler. Elles
ont essayé de nous séparer. Et là, pendant qu'on était à
terre, j'ai entendu un coup de feu.

Grâce continuait à secouer la tête. Non, pas Jack.


Jack n'y était pas ce soir-là, c'était exclu, impossible...

— C'a été tellement fort, la détonation - j'ai eu


l'impression qu'on avait tiré juste derrière mon oreille.
Ensuite, l'horreur. Des hurlements. Et deux, peut-être
trois autres coups de feu. Pas dans la loge, dehors.
Lawson ne bougeait plus, il y avait du sang par terre. Il
avait été touché dans le dos. Je l'ai repoussé et j'ai vu cet
agent de sécurité, Gordon MacKenzie, qui le tenait
toujours enjoué.

Grâce a fermé les yeux.

— Une petite seconde. Vous êtes en train de me


raconter que c'est Gordon MacKenzie qui a tiré le
premier coup de feu ?

— Oui. Il a entendu du bruit, il m'a entendu appeler


au secours, et...

Sa voix s'est brisée.


— ... on s'est regardés pendant un moment. Les filles
hurlaient, mais leurs cris étaient noyés par la foule. C'est
horrible... on parle, je ne sais pas, moi, d'un animal
blessé, mais il n'y a rien de pire qu'une foule saisie de
panique. Vous le savez, ça.Non, elle ne savait pas. Le
traumatisme crânien l'avait effacé de sa mémoire.
Néanmoins, elle a répondu par l'affirmative pour
l'encourager à poursuivre.

— Bon, bref, MacKenzie est resté là, figé. Puis il est


parti en courant. Les filles ont soulevé Lawson et l'ont
traîné dehors.

Il a haussé les épaules.

— Vous connaissez la suite, Grâce.

Elle s'efforçait de comprendre, d'assimiler. Tout ça


s'était passé à quelques mètres d'elle, de l'autre côté de la
scène. Jack. Son mari. Il avait été là. Comment était-ce
possible ?

— Non.

— Quoi, non ?
— Je ne connais pas la suite, Jimmy. Il n'a rien dit.

— L'histoire ne s'arrête pas là. Allaw se composait de


quatre membres. Deux mois après la bousculade,
quelqu'un a payé un tueur à gages pour éliminer l'une des
filles, Geri Duncan. Mon mari, celui dont vous dites qu'il
vous a agressé, s'est réfugié à l'étranger, a rasé sa barbe
et s'est fait appeler Jack. D'après la mère de Shane
Alworth, il aurait également quitté le pays, mais à mon
avis, elle ment. Sheila Lambert, la rousse, a changé de
nom. Son mari a été assassiné récemment, et elle s'est
évanouie dans la nature.

Jimmy a secoué la tête.

— Je ne sais rien là-dessus.

— Vous croyez donc que tout ça n'est qu'une énorme


coïncidence ?

— Non, sans doute pas. Peut-être craignaient-ils les


conséquences, si jamais la vérité éclatait au grand jour.
Souvenez-vous, les premiers mois, tout le monde criait
vengeance. Ils auraient pu aller en prison, ou pis.

— Et vous-même, Jimmy ?
— Quoi, moi ?

— Pourquoi avoir gardé le secret pendant toutes ces


années ?

Il n'a pas répondu.

— Si c'est vrai, ce que vous venez de me raconter,


vous n'y étiez pour rien. Vous vous êtes fait agresser.
Pourquoi ne pas l'avoir expliqué à la police ?

Il a ouvert la bouche, l'a refermée.

— Je n'étais pas le seul concerné, a-t-il répliqué


finalement. Il y avait aussi Gordon MacKenzie. Le héros,
rappelez-vous. Que serait-il devenu, hein, si on avait
découvert que le premier coup de feu venait de lui ?

— Vous auriez menti tout ce temps pour protéger


Gordon MacKenzie ?

Silence.

— Pourquoi, Jimmy ? Pourquoi vous êtes-vous tu ?


Pourquoi avez-vous pris la fuite ?
Il semblait fuir son regard.

— Écoutez, je vous ai dit tout ce que je sais. Je vais y


aller, maintenant.

Grâce s'est rapprochée.

— Vous avez volé cette chanson, n'est-ce pas ?

— Comment ? Non. Grâce y voyait clair à présent.

— Vous vous sentiez responsable, car si vous n'aviez


pas volé la chanson, rien de tout cela ne serait arrivé.

— Non. Non, ce n'est pas ça du tout.

— C'est la raison pour laquelle vous êtes parti. Vous


n'étiez pas seulement défoncé, vous aviez volé la
chanson qui vous a lancé. C'est comme ça que tout a
commencé. Vous avez entendu Allaw l'interpréter à
Manchester, la chanson vous a plu, vous l'avez volée.

Ses mimiques de dénégation ne trompaient personne.

— Il y avait bien quelques similitudes...

Une autre pensée a frappé Grâce, plus terrifiante


encore.

— Jusqu'où iriez-vous pour garder votre secret,


Jimmy ?

Il l'a regardée.

— L'Encre pâle est devenue un énorme tube après ce


concert. L'album s'est vendu à des millions
d'exemplaires. À qui est allé cet argent ?

— Vous n'y êtes pas, Grâce.

— Vous saviez que j'étais mariée avec Jack Lawson ?

— Quoi ? Bien sûr que non.

— C'est pour ça que vous êtes venu chez moi, l’autre


soir ? Pour sonder le terrain et voir ce que je savais ?

Il agitait la main, les joues inondées de larmes.

— Non, c'est faux, je n'ai jamais cherché à faire du


mal à qui que ce soit.

— Qui a tué Geri Duncan ?


— Je n'en sais rien.

— Elle allait parler, c'est ça ? Puis, quinze ans après,


quelqu'un s'en prend à Sheila Lambert, alias Jillian Dodd,
mais son mari s'interpose. Est-ce qu'elle allait parler,
Jimmy ? Était-elle au courant que vous étiez revenu ?

— Il faut que j'y aille. Elle lui a barré le passage.

— Vous ne pouvez pas disparaître une fois de plus.


Tout cela est allé beaucoup trop loin.

— Je sais, a-t-il gémi, implorant, je le sais mieux que


personne.

Il l'a repoussée et s'est précipité vers la sortie. Grâce


a été tentée de crier : « Stop ! Arrêtez-le ! » Cependant
elle doutait que le vigile puisse y faire grand-chose.
Jimmy était déjà dehors. Elle a boitillé derrière lui.

Des coups de feu - trois - ont déchiré la nuit. Il y a eu


un crissement de pneus. La réceptionniste a lâché le
magazine et décroché le téléphone. L'agent de sécurité
s'est rué dehors. Grâce l'a suivi.

En sortant, elle a vu une voiture s'engager sur la


rampe à toute vitesse et se fondre dans l'obscurité. Elle
n'a pas réussi à en distinguer les occupants, mais elle
croyait savoir qui c'était. L'agent de sécurité s'est penché
sur le corps. Deux médecins ont accouru, manquant
renverser Grâce dans leur hâte. Trop tard.

Quinze ans après les faits, le massacre de Boston


avait fini par rattraper la plus insaisissable de ses
victimes.
52

PEUT-êTRE, PENSAIT GRâCE, ne sommes-nous


pas voués à connaître toute la vérité. Et peut-être la
vérité n'a-t-elle pas d'importance.

Il restait encore plein de questions en suspens.


Saurait-elle y répondre un jour ? Grâce en doutait. Parmi
les joueurs, un trop grand nombre avait quitté la partie.

Jimmy X, de son vrai nom James Xavier Farmington,


est mort de ses blessures à la poitrine.
Le corps de Wade Larue a été découvert à proximité
de la gare routière de Manhattan moins de vingt-quatre
heures après sa libération. Il avait été abattu d'une balle
dans la tête. Le seul indice sérieux a été fourni par un
reporter du New York Daily News : il avait réussi à suivre
Wade Larue à sa sortie du Crown Plaza. D'après lui,
Larue était monté dans une berline noire avec un homme
dont le signalement correspondait à celui de Crash. On
ne l'avait plus revu vivant.

Bien qu'il n'y ait eu aucune interpellation, le tableau


semblait clair.

Grâce s'efforçait de comprendre l'attitude de Carl


Vespa. Quinze ans avaient passé, et son fils était toujours
mort. Curieuse façon de formuler la chose, mais peut-
être pas si absurde que ça. Pour Vespa, le temps ne
changeait rien à l'affaire.

Le capitaine Perlmutter avait l'intention d'ouvrir une


information judiciaire à son encontre. Malheureusement,
Vespa était très fort pour brouiller les pistes.

Perlmutter et Duncan sont venus à l'hôpital après la


mort de Jimmy. Grâce leur a tout raconté. Il n'y avait
plus rien à cacher. Dans la conversation, Perlmutter a
mentionné, presque en passant, les mots « Shane
Alworth » tracés sur le ciment.

— Et ça signifie quoi ? a demandé Grâce.

— Les analyses sont en cours, mais il est possible


que votre mari n'ait pas été tout seul dans ce sous-sol.

Cela faisait sens. Quinze ans après, ils revenaient


tous. Tous ceux qui figuraient sur la photo.

A quatre heures du matin, elle avait regagné son lit


d'hôpital. Sa chambre était plongée dans le noir quand la
porte s'est ouverte. Une silhouette s'est glissée à
l'intérieur. Il devait croire qu'elle dormait. Grâce n'a pas
pipé, attendant qu'il prenne place dans le fauteuil,
exactement comme quinze ans plus tôt, avant de dire :

— Bonjour, Carl.

— Comment te sens-tu ?

— C'est vous qui avez tué Jimmy X ?

Il y a eu une longue pause. L'ombre dans le fauteuil


n'a pas bougé.
— C'était sa faute, a-t-il répondu enfin. Ce qui s'est
passé ce soir-là.

— Difficile à dire.

L'obscurité lui masquait le visage de Vespa.

— Tu as tendance à voir trop de nuances de gris.

Grâce a voulu s'asseoir, mais sa cage thoracique


refusait de coopérer.

— Comment avez-vous su, pour Jimmy ?

— Par Wade Larue.

— Que vous avez tué aussi.

— As-tu l'intention de faire mon procès, Grâce, ou


veux-tu entendre la vérité ?

Et lui, allait-il se contenter de la vérité ? Elle savait


bien que non. La vérité ne suffirait pas, la vengeance et
la justice non plus.

— Wade Larue m'a contacté la veille de sa sortie, a


repris Vespa. Il a demandé à me parler.
— Vous parler de quoi ?

— Il n'a pas voulu le dire. J'ai envoyé Crash le


chercher en ville. Il est venu chez moi. Pour
commencer, j'ai eu droit à un couplet larmoyant comme
quoi il comprenait ma douleur, il était enfin en paix avec
lui-même, il n'avait plus envie de se venger. Moi, tout ça
ne m'intéressait pas. J'attendais qu'il se mette à table.

— Et il l'a fait?

— Oui.

L'ombre s'est à nouveau figée. Grâce s'est demandé


si elle ne ferait pas mieux d'allumer et a décidé que non.

— Il m'a révélé que Gordon MacKenzie était venu le


voir en prison, il y a trois mois. Tu le savais, ça ?

Grâce a hoché la tête. Tout s'éclaircissait, à présent.

— MacKenzie avait un cancer en phase terminale.

— Tout à fait. Et il espérait s'offrir un billet de


dernière minute pour la Terre promise. Subitement, il ne
pouvait plus se regarder dans une glace.
Vespa a penché la tête et souri.

— Étonnant, comme ça vous prend précisément à


l'approche de la mort, hein ? On avoue lorsqu'on n'a plus
rien à perdre, et si on croit à ces âneries de confession et
de pardon, ma foi, les avantages sont indéniables. Grâce
a préféré s'abstenir de tout commentaire.

— Bref, MacKenzie a reconnu sa responsabilité dans


le carnage. Il était posté à l'entrée des artistes. Il s'est
laissé distraire par un joli minois, et pendant ce temps
Lawson et deux filles se sont faufilés à l'intérieur. Tu es
au courant, non ?

— En partie.

— Tu sais que MacKenzie a tiré sur ton mari ?

— Oui.

— Et c'est ce qui a déclenché l'émeute. Après,


MacKenzie a rencontré Jimmy X et ils ont décidé de
garder le silence. Ils s'inquiétaient un peu pour la
blessure de Jack et se demandaient si les filles n'allaient
pas vendre la mèche, mais bon, ces trois-là risquaient
gros aussi.
— Donc, tout le monde a choisi de se taire.

— Plutôt, oui. MacKenzie est devenu un héros. À


partir de là, grâce à ses exploits le soir du concert, il a pu
entrer dans la police de Boston. Il a fini capitaine.

— Et qu'a fait Larue après que MacKenzie était passé


aux aveux ?

— À ton avis ? Il voulait faire éclater la vérité, il


rêvait de vengeance et de réhabilitation.

— Alors, pourquoi n'en a-t-il pas parlé ?

— Oh ! mais si, il en a parlé ! (Vespa a souri.) Et


devine à qui.

Elle n'a pas cherché longtemps.

— À son avocate. Vespa a levé les mains.

— Une sucette pour la dame.

— Mais comment Sandra Koval l'a-t-elle convaincu


de ne rien dire ?

— Ça, c'est un coup de maître. Il faut lui rendre son


dû... elle a agi au mieux pour son client et pour son
frère.

— Comment ?

— En expliquant à Larue qu'il avait de meilleures


chances d'obtenir la libération conditionnelle s'il la
bouclait.

— Je ne comprends pas.

— Tu ne t'y connais pas trop en droit pénal, hein ?


Elle a haussé les épaules.

— Vois-tu, les magistrats n'ont pas envie de


t'entendre clamer ton innocence. Ils ont envie de
t'entendre faire ton mea culpa. Si tu veux sortir, baisse la
tête. Manifeste de la honte. Tu as reconnu ta faute - c'est
un premier pas vers la réhabilitation. En revanche, nier ta
culpabilité ne te mènera à rien.

— Mais MacKenzie aurait pu témoigner, non ?

— Il était déjà trop malade, à ce moment-là. Quant au


juge d'application des peines, ça ne l'intéressait guère de
savoir si Larue était innocent ou coupable. Si Larue
choisissait cette voie, il devait demander la révision de
son procès, ce qui pouvait prendre des mois, voire des
années. D'après Sandra Koval - et là-dessus, elle ne lui a
pas menti -, le meilleur moyen de sortir était de plaider
coupable.

— Elle avait raison, a dit Grâce.

— Oui.

— Et Larue n'a jamais su que Jack et Sandra étaient


frère et sœur ?

— Comment voulais-tu qu'il le sache ? Grâce a


secoué la tête.

— Seulement, pour Wade Larue, ce n'était pas fini, a


repris Vespa. Il lui suffisait d'attendre d'être dehors. Il
connaît la vérité. La question est : comment le prouver ?
Sur qui, pardonne-moi l'expression, abattre son courroux
? Qui est le vrai responsable de la catastrophe ? Une
pièce de plus venait de se mettre en place.

— Du coup, a opiné Grâce, il s'en est pris à Jack.

— Eh oui, celui qui a tiré le couteau. Larue a chargé


son vieux copain de prison, Éric Wu, d'enlever ton mari.
Il comptait le rejoindre dès sa sortie. Il voulait faire parler
Jack, filmer ses aveux, et ensuite, il n'en était pas sûr
mais il l'aurait probablement tué.

— Obtenir la réhabilitation, puis commettre un


meurtre ?

Vespa a haussé les épaules.

— Il était en colère, Grâce. Peut-être qu'il l'aurait


juste battu ou lui aurait cassé les deux jambes. Va savoir.

— Et que s'est-il passé ?

— Il a changé d'avis. Grâce a froncé les sourcils.

— Tu aurais dû l'entendre. Et ce regard limpide qu'il


avait... Je venais de le frapper au visage. Je l'ai piétiné et
l'ai menacé de mort, mais il est resté serein. Une fois
libéré, il a réalisé qu'il pouvait dépasser tout ça.

— Comment ça, dépasser ?

— Au sens propre. Son châtiment, c'était du passé. Il


ne serait jamais réhabilité car il n'était pas tout blanc non
plus : il avait tiré des coups de feu au milieu d'une foule,
contribuant à créer un mouvement de panique. Mais plus
que ça, comme il me l'a dit : il était réellement libre, plus
rien ne le rattachait au passé. Il n'était plus en prison,
mais mon fils, lui, serait toujours mort. Tu comprends ?

— Je pense que oui.

— Larue voulait vivre sa vie. Seulement il craignait


des représailles - du coup, il m'a proposé un marché. Il
me racontait la vérité, me donnait le numéro de téléphone
de Wu. Et en échange, je lui fichais la paix.

— C'est donc vous qui avez appelé Wu ?

— Non, en fait, c'est Larue. Mais je lui ai parlé, oui.

— Et vous lui avez dit de nous amener chez vous ?

— J'ignorais ta présence avec Wu. Je croyais qu'il


n'y avait que Jack.

— Que comptiez-vous faire, Carl ? Il n'a pas


répondu.

— Tuer Jack, vous aussi ?


— Quelle importance, maintenant ?

— Et moi, qu'auriez-vous fait de moi ? Il a pris son


temps.

— Je me suis posé des questions.

— À propos de quoi ?

— De toi.

Les secondes s'égrenaient. Des pas ont résonné dans


le couloir. Un chariot avec une roue qui couinait est
passé devant sa porte. Grâce l'a écouté s'éloigner,
s'efforçant de ralentir sa respiration.

— Toi qui as failli te faire tuer dans le massacre de


Boston... voilà que tu épouses l'homme à l'origine de tout
cela. Je savais aussi que Jimmy X était venu chez toi
après que nous l'avions vu à cette répétition. Tu ne m'en
as pas parlé. Ajoutons le fait que tu ne te souviens
pratiquement pas de ce qui s'est passé. Pas seulement ce
soir-là, mais la semaine précédente.

Elle a essayé de respirer normalement.


— Vous avez cru...

— Je ne savais que croire. Maintenant, je sais. Je


pense que ton mari est un type bien qui a commis une
énorme erreur. Je pense qu'il s'est enfui après le concert,
il se sentait coupable. C'est pour ça qu'il a voulu te
rencontrer. Il avait lu la presse et tenait à s'assurer que tu
t'en étais sortie. Peut-être même envisageait-il de te
présenter ses excuses. Il t'a donc retrouvée sur cette
plage en France. Et il est tombé amoureux de toi.

Fermant les yeux, elle s'est laissée aller en arrière.

— C'est fini, Grâce.

Ils se sont tus. Il n'y avait plus rien à dire. Au bout de


quelques minutes, Carl Vespa a quitté la chambre,
silencieux comme la nuit.
53

MAIS CE N'éTAIT PAS FINI.

Quatre jours ont passé. Grâce se sentait mieux. Cet


après-midi-là, elle est rentrée chez elle. Cora et Vickie
étaient là aussi. Crash est venu ce premier jour, mais elle
lui a demandé de partir.

Les médias se sont déchaînés, bien sûr. S'ils ne


disposaient que de bribes d'informations, le fait que le
tristement célèbre Jimmy X ait refait surface pour se
faire descendre aussitôt avait suffi à les mettre en
ébullition. Perlmutter a placé une voiture de police devant
le domicile de Grâce. Emma et Max allaient à l'école.
Elle-même passait ses journées à l'hôpital, au chevet de
Jack. Charlaine Swain lui tenait souvent compagnie.

Cette photo, qui était à l'origine de tout, Grâce pensait


maintenant que l'un des membres d'Allaw s'était arrangé
pour la glisser dans son paquet. Pourquoi ? Difficile à
dire. Peut-être s'était-il rendu compte que les dix-huit
fantômes ne trouveraient jamais la paix.

Cependant, il y avait aussi la question du temps.


Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi quinze ans après ?

Les explications ne manquaient pas. C'aurait pu être la


libération de Wade Larue. Ou la mort de Gordon
MacKenzie. Ou le battage médiatique autour de la date
anniversaire. Plus vraisemblablement, le retour de Jimmy
X avait dû mettre la machine en branle.

Qui était réellement responsable de la tragédie ?


Jimmy, pour avoir volé la chanson ? Jack, pour l'avoir
agressé ? Gordon MacKenzie, pour avoir tiré un coup de
feu dans un tel environnement ? Wade Larue, coupable
de port d'armes illégal, pour avoir paniqué et tiré dans
une foule déjà en proie à l'hystérie ? Grâce n'aurait su
trancher. Tout ça, c'étaient des vétilles. Au départ du
carnage, nul besoin de chercher de conspiration. Au
départ, il y avait deux groupes rock à la petite semaine
qui avaient joué ensemble dans un bouge de Manchester.

Il restait des lacunes, bien sûr, de nombreuses


lacunes. Mais ça pouvait attendre.

Pour l'instant, certaines choses étaient plus


importantes que la vérité.

En cet instant même, Grâce regardait Jack couché


dans son lit d'hôpital. Son médecin, nommé Stan Walker,
était assis à côté d'elle. Les mains jointes, le Dr Walker
avait pris sa voix la plus grave. Grâce écoutait. Emma et
Max patientaient dans le couloir, ils voulaient être là.
Grâce ne savait pas quoi faire. Quelle était la conduite à
tenir dans ce genre de circonstances ?

Dommage qu'elle ne puisse pas interroger Jack.

Elle n'avait pas envie de lui demander pourquoi il lui


avait menti pendant tout ce temps. Elle n'avait pas envie
qu'il s'explique sur ce qui était arrivé le soir du drame.
Elle n'avait pas envie de savoir comment il avait fait pour
tomber sur elle à la plage, si c'était intentionnel, si ça
justifiait leur coup de foudre.

Elle avait juste une seule question à lui poser : voulait-


il ses enfants auprès de lui au moment de sa mort ?

Finalement, Grâce leur a permis de rester. Pour la


dernière fois, ils étaient réunis en famille, tous les quatre.
Emma pleurait, Max fixait obstinément le carrelage,
lorsque, avec un imperceptible coup au cœur, Grâce a
senti que Jack la quittait pour de bon.
54

GRâCE N'A GARDé PRATIQUEMENT aucun


souvenir des obsèques. Ce jour-là, elle a retiré ses
lentilles de contact et n'a pas mis de lunettes. Dans le
flou, tout semblait plus facile. Assise au premier rang,
elle songeait à Jack. Elle ne le revoyait plus dans le
vignoble ou sur la plage, non. L'image qu'elle conservait,
celle qui l'accompagnerait le reste de sa vie, c'était Jack
tenant Emma dans les bras peu après sa naissance, ses
grandes mains autour de la petite merveille, comme s'il
craignait de la casser, son air impressionné quand il
s'était tourné vers Grâce. Voilà ce qu'elle voyait.
Le reste, tout ce qu'elle savait maintenant de son
passé, était cacophonie.

Sandra Koval est venue à l'enterrement. Elle est restée


au fond après s'être excusée pour l'absence de leur père,
âgé et malade. Grâce a dit qu'elle comprenait. Les deux
femmes ne se sont pas embrassées. Scott Duncan était
là. Stu Perlmutter et Cora aussi. Grâce n'avait pas la
moindre idée du nombre de gens dans l'assistance. Ça ne
l'intéressait pas vraiment. Serrant ses enfants contre elle,
elle ajuste essayé de tenir le coup.

Quinze jours plus tard, les enfants sont retournés à


l'école. Il y a eu des problèmes, bien sûr. Emma et Max
vivaient tous deux dans l'angoisse de la séparation, et
c'était normal. Elle les escortait jusqu'à la porte de
l'école. Elle était de retour avant la cloche. Ils avaient
mal, c'était le prix à payer pour la perte d'un père aimant
et attentionné. La douleur faisait partie du quotidien.

Mais maintenant, il était temps d'en finir.

L'autopsie de Jack.

D'aucuns diraient que le rapport d'autopsie, quand elle


l'a lu et intégré, a provoqué un nouveau bouleversement
dans l'univers de Grâce, mais ce n'était pas ça. Ce
rapport confirmait simplement ce qu'elle savait déjà. Jack
avait été son mari. Elle l'avait aimé. Ils avaient vécu treize
ans ensemble, ils avaient eu deux enfants. Et, bien qu'il y
ait eu des secrets entre eux, certaines choses sont
impossibles à cacher.

Des choses qui demeurent véritablement à la surface.

Donc, Grâce savait.

Elle connaissait son corps. Elle connaissait sa peau,


chaque muscle de son dos. Par conséquent, elle n'avait
pas besoin de l'autopsie. Pas besoin de voir les résultats
d'un examen complet pour lui apprendre ce qu'elle savait
déjà.

Jack n'avait pas de grosses cicatrices.

Ça signifiait - malgré ce qu'avait affirmé Jimmy,


malgré le récit que Gordon MacKenzie avait fait à Wade
Larue - que Jack n'avait jamais été touché par une balle.

Tout d'abord, Grâce est allée trouver Josh la Touffe


de Poils au Photomat. Ensuite, elle s'est rendue à
Bedminster, dans le lotissement où habitait la mère de
Shane Alworth. Après quoi, elle s'est plongée dans les
papiers juridiques relatifs à l'héritage fiduciaire de Jack.
Elle connaissait un avocat d'affaires de Livingston qui
travaillait maintenant comme agent sportif à Manhattan.
Il avait l'habitude de faire des placements pour le compte
d'athlètes fortunés. Il a regardé les documents avec elle
et lui a donné les explications nécessaires.

Pour finir, une fois qu'elle a eu réuni toutes les pièces


du dossier, Grâce est allée voir Sandra Koval, sa chère
belle-sœur, au cabinet Burton et Crimstein à New York.

Sandra Koval n'est pas venue la chercher à la


réception. Grâce était en train d'étudier la galerie de
photos, s'arrêtant à nouveau devant la lutteuse, Petite
Pocahontas, quand une femme vêtue d'une blouse
paysanne l'a invitée à la suivre. Elle l'a conduite dans la
salle de réunion où Grâce et Sandra s'étaient entretenues
la première fois - une éternité auparavant.
— Mme Koval arrive dans une minute.

— Super.

Elle l'a laissée seule. La pièce n'avait pas changé, sauf


qu'il y avait des blocs de papier et des stylos Bic devant
chaque siège. Grâce n'avait pas envie de s'asseoir. Elle a
fait les cent pas à sa façon, clopin-clopant, en repassant
les choses dans sa tête. Son téléphone portable s'est mis
à vibrer. Elle a répondu brièvement et l'a refermé, le
gardant à portée de la main. Juste au cas où.

— Bonjour, Grâce.

Sandra Koval a fait irruption dans la salle telle une


grosse perturbation atmosphérique. Elle a marché droit
sur le réfrigérateur, l'a ouvert et a inspecté son contenu.

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Non.

La tête toujours dans le frigo, elle a demandé :

— Comment vont les enfants ? Grâce n'a pas


répondu. Sandra Koval a sorti un
Perrier, l'a décapsulé et s'est assise.

— Alors, qu'est-ce qui vous amène ? Fallait-il tester la


température du bout de l'orteil ou bien se jeter à l'eau ?
Grâce a opté pour la seconde solution.

— Vous ne vous êtes pas chargée de défendre Wade


Larue à cause de moi, a-t-elle annoncé sans préambule.
Vous l'avez fait pour rester près de lui.

Sandra Koval a versé le Perrier dans un verre.

— Hypothétiquement... Ça pourrait être vrai.

— Hypothétiquement ?

— Oui. J'aurais pu, d'un point de vue hypothétique,


représenter Wade Larue pour protéger un certain
membre de ma famille. Mais il n'en reste pas moins que
j'aurais agi d'abord dans l'intérêt de mon client.

— D'une pierre deux coups ?

— Peut-être bien.

— Et ce membre de votre famille, ce ne serait pas


votre frère ?

— Ce n'est pas impossible.

— Pas impossible, a répété Grâce. Mais ça n'a pas été


le cas. Ce n'est pas votre frère que vous cherchiez à
couvrir.

Leurs regards se sont rencontrés.

— Je suis au courant, a lâché Grâce.

— Ah oui ? (Sandra a bu une gorgée.) Racontez-moi


ça.

— Vous aviez... quoi, vingt-sept ans à l'époque ?


Fraîchement diplômée et travaillant comme avocat
pénaliste.

— Oui.

— Vous étiez mariée, votre fille avait deux ans, une


carrière prometteuse s'offrait à vous. Et voilà que votre
frère a tout fichu en l'air. Vous étiez là le soir du concert,
Sandra. Au Boston Garden. Vous, et pas Geri Duncan,
étiez l'autre fille dans la loge.
— Je vois, a-t-elle dit sans s'émouvoir. Et comment
savez-vous ça ?

— D'après Jimmy X, il y avait une rousse - Sheila


Lambert - et une brune, celle qui n'arrêtait pas de
l'asticoter. Geri Duncan était blonde. Vous, Sandra, vous
êtes brune.

Elle a ri.

— Et c'est censé prouver quelque chose ?

— En soi, non. Je ne sais même pas si c'est pertinent.


Geri Duncan devait être là aussi, de toute façon. C'est
peut-être elle qui a détourné l'attention de Gordon
MacKenzie pour que vous puissiez vous introduire tous
les trois dans les coulisses.

Sandra Koval a eu un vague geste de la main.

— Continuez, c'est très intéressant.

— Faut-il que j'aille droit au but ?

— Faites.
— Selon à la fois Jimmy X et Gordon MacKenzie,
votre frère a reçu une balle ce soir-là.

— En effet. Il est resté trois semaines à l'hôpital.

— Quel hôpital ?

Il n'y a pas eu l'ombre d'une hésitation, pas le


moindre battement de cils.

— L'hôpital général du Massachusetts. Grâce a


secoué la tête.

Sandra a grimacé.

— Ne me dites pas que vous avez écume tous les


hôpitaux de Boston.

— Pas la peine, a répondu Grâce. Il n'y avait pas de


cicatrice.

Silence.

— Une balle, voyez-vous, aurait laissé une cicatrice,


Sandra. C'est mathématique. Votre frère a reçu une balle.
Mon mari n'avait pas de cicatrice. Il n'y a qu'une seule
explication à cela.

Grâce a posé les mains sur la table. Elles étaient


agitées d'un tremblement.

— Je n'ai jamais été mariée avec votre frère.

Sandra Koval se taisait.

— John Lawson, votre frère, a été blessé ce fameux


soir. Vous et Sheila Lambert avez profité de la cohue
pour le traîner dehors, mais ses blessures étaient
mortelles. Enfin, je l'espère, autrement on serait obligé de
conclure que vous l'avez tué.

— Et pourquoi j'aurais fait ça ?

— Parce que, si vous l'aviez transporté à l'hôpital, ils


auraient dû le signaler à la police. Si vous vous étiez
pointées avec un cadavre - ou même si vous l'aviez
simplement balancé dans la rue -, il y aurait eu une
enquête, et on aurait su où et comment il avait été abattu.
Vous, la jeune et brillante avocate, étiez terrifiée. Je suis
sûre que Sheila Lambert l'était aussi. Le monde est
devenu fou après ce qui s'est passé. Le procureur de
Boston - sans même parler de Carl Vespa - réclamait des
têtes à la télévision. Comme tout le monde. Si vous vous
étiez fait choper, on vous aurait arrêtées, voire pis.

Sandra ne disait rien.

— Avez-vous appelé votre père pour lui demander


conseil ? Avez-vous contacté un de vos anciens clients
criminels ? Ou bien vous êtes-vous débarrassée du corps
par vos propres moyens ?

— Vous ne manquez pas d'imagination, Grâce ! s'est-


elle esclaffée. Je peux vous poser une question à mon
tour ?

— Bien sûr, allez-y.

— Si John est mort il y a quinze ans, qui avez-vous


épousé ?

— J'ai épousé Jack Lawson. Connu autrefois sous le


nom de Shane Alworth.

Éric Wu n'avait pas détenu deux hommes dans ce


sous-sol, mais un seul. Un seul homme qui s'était sacrifié
pour la sauver. Un homme qui, sachant qu'il allait
mourir, a voulu laisser une ultime trace et, pour ce faire,
a utilisé l'unique moyen à sa disposition.

Sandra a presque souri.

— Comme vous y allez.

— Ce sera facile à prouver.

Se renversant sur son siège, elle a croisé les bras.

— Il reste une chose que je ne comprends pas dans


votre histoire. Ça n'aurait pas été plus simple d'agir
comme si mon frère s'était enfui ?

— Ça vous aurait valu trop de questions, a. rétorqué


Grâce.

— Pourtant, c'est ce qui est arrivé à Shane Alworth


et Sheila Lambert. Ils ont tous deux disparu dans la
nature.

— C'est vrai. La réponse, je pense qu'il faut la


chercher du côté des intérêts financiers de votre famille.

L'expression de Sandra s'est figée.

— Ma famille ?
— J'ai trouvé des papiers dans le bureau de Jack. Je
les ai montrés à quelqu'un que je connais. Il semblerait
que votre grand-père ait divisé son capital en six parts. Il
avait deux enfants et quatre petits-enfants. Oublions
l'argent une seconde. Parlons droit de vote. Tout le
monde a reçu le même nombre d'actions, le total ayant
été divisé par six - les quatre pour cent restants sont allés
à votre père. De cette façon, votre côté de la famille
conservait le contrôle de l'entreprise : cinquante-deux
pour cent contre quarante-huit. Mais - je n'y connais pas
grand-chose, ne m'en veuillez pas -, grand-père voulait
que tout reste dans la famille. Si l'un de vous mourait
avant l'âge de vingt-cinq ans, ses actions seraient
redistribuées à parts égales aux cinq survivants. Si votre
frère était mort le soir du concert, par exemple, ça
signifiait que votre père et vous n'étiez plus majoritaires.

— Vous déraillez.

— Peut-être. Mais dites-moi, Sandra, qu'est-ce qui


vous a motivée ? La peur de vous faire pincer... ou celle
de perdre le contrôle de l'entreprise familiale ? Les deux,
probablement. Quoi qu'il en soit, vous avez convaincu
Shane Alworth de prendre la place de votre frère. Ce
sera facile à prouver. On ressortira les vieilles photos, on
pourra demander des analyses d'ADN. En un mot, c'est
fini.

Sandra s'est mise à tambouriner sur la table.

— Si cela est vrai, l'homme que vous avez aimé vous


a menti pendant toutes ces années.

— C'est vrai, et peu importe le reste. À ce propos,


comment avez-vous fait pour le convaincre ?

— C'est une question rhétorique, je suppose ? Grâce


a haussé les épaules.

— Mme Alworth m'a dit qu'ils tiraient le diable par la


queue. Paul, le frère de Shane, n'avait pas les moyens
d'aller étudier à l'université. Elle vivait dans un taudis.
Mais moi, je pense que vous avez proféré des menaces.
Si un membre d'Allaw tombait pour cette affaire-là, tout
le monde suivrait. Il a dû penser qu'il n'avait pas trop le
choix.

— Voyons, Grâce. Vous croyez vraiment qu'un


gosse de pauvres comme Shane Alworth pouvait se faire
passer pour mon frère ?
— Était-ce si difficile ? Vous et votre père l'avez aidé,
j'en suis sûre. Lui obtenir des papiers n'était pas un
problème. Vous aviez l'extrait de naissance de votre frère
et tous les documents nécessaires. Il n'avait qu'à déclarer
la perte de son portefeuille. Il y avait moins de contrôles,
à l'époque, il a pu se faire refaire un permis de conduire,
un passeport, que sais-je. Vous avez pris un nouvel
avocat d'affaires à Boston - mon ami a remarqué que ce
n'était plus celui de Los Angeles -, un qui ne connaissait
pas la tête de John Lawson. Vous, votre père et Shane
êtes allés le voir ensemble, avec des papiers en règle...
qui aurait soupçonné quoi que ce soit ? Comme votre
frère avait déjà terminé ses études, il n'avait pas à
retourner à la fac avec un nouveau visage. Shane était
libre de partir à l'étranger. Et si, par hasard, il tombait sur
quelqu'un, il pouvait toujours prétendre qu'il était un
autre John Lawson. C'est un nom assez courant.

Grâce s'est tue. Sandra a replié les bras.

— C'est là que je suis censée craquer et tout avouer ?

— Vous ? Non, je ne crois pas. Mais enfin, vous


savez bien que c'est terminé. Prouver que mon mari
n'était pas votre frère ne va pas être sorcier.
Sandra Koval a pris son temps pour répondre.

— Admettons, a-t-elle déclaré d'un ton plus mesuré.


Mais je ne vois pas où est le crime.

— Comment ça ?

— Supposons - hypothétiquement parlant, une fois de


plus - que vous ayez raison. Supposons que j'aie fait
tenir le rôle de mon frère à votre mari. Ça s'est passé il y
a quinze ans. Depuis, il y a eu prescription. Mes cousins
pourraient me créer des ennuis, mais ils ne voudront pas
d'un scandale ; nous trouverons un arrangement. Donc,
même si ce que vous racontez là est vrai, mon crime ne
peut pas être si grave que ça. Si j'étais au concert ce
soir-là, qui, compte tenu du déchaînement des
passions... qui me reprocherait d'avoir eu peur ?

— Pas moi, a soufflé Grâce doucement.

— Là, vous voyez bien.

— C'est vrai, au début, vous n'avez rien fait de mal.


Vous êtes allée à ce concert dans l'intention de réclamer
justice pour votre frère. Vous avez affronté l'homme qui
a volé une chanson écrite par votre frère et son ami. OK,
ce n'est pas un crime. Mais la confrontation a dégénéré,
votre frère est mort, vous ne pouviez plus rien pour lui.
Vous avez donc opté pour ce que vous pensiez être la
meilleure solution, en jouant la terrible donne qui vous a
été octroyée.

Sandra a écarté les bras.

— Alors, qu'est-ce que vous me voulez, Grâce ?

— Je veux des réponses.

— J'ai bien l'impression que vous en avez déjà


quelques-unes.

Et, levant l'index :

— Hypothétiquement parlant.

— Peut-être que je veux aussi la justice.

— Quelle justice ? Vous venez de dire vous-même


que vous compreniez.

— Cette partie-ci, oui, a concédé Grâce, toujours


avec douceur. Si c'en était resté là, je ne vous aurais pas
importunée davantage, mais ça n'a pas été le cas.

Sandra Koval s'est carrée dans son siège.

— Sheila Lambert avait peur aussi. Pour elle, la


meilleure solution était de changer de nom et de
disparaître. Vous vous êtes tous mis d'accord pour vous
disperser. Geri Duncan, elle, n'a rien changé à sa vie.
Jusqu'au moment où elle a découvert sa grossesse.

Sandra a fermé les yeux.

— En acceptant de devenir John Lawson, Shane,


mon Jack, a dû couper les ponts avec tout le monde et
partir à l'étranger. Geri Duncan n'avait aucun moyen de
le joindre. Quand, un mois plus tard, elle a appris qu'elle
était enceinte, elle a voulu retrouver le père à tout prix,
donc elle est venue vous voir. Sans doute aspirait-elle à
faire table rase du passé, à prendre un nouveau départ à
la naissance de l'enfant. Vous connaissiez mon mari.
Jamais il ne l'aurait laissé tomber, si elle tenait à garder
ce bébé. Peut-être lui aussi aurait-il voulu tourner la
page. Avec quelles conséquences pour vous, Sandra ?

Grâce a regardé ses mains. Elles tremblaient toujours.


— Il fallait donc réduire Geri au silence. Votre
spécialité, c'est le droit pénal. Vous avez côtoyé des
criminels. L'un d'eux vous a mise en contact avec un
tueur à gages nommé Monte Scanlon.

— Vous n'avez aucune preuve de ce que vous


avancez.

— Les années ont passé, a poursuivi Grâce. Mon


mari est maintenant Jack Lawson.

Elle a repensé à ce que lui avait dit Carl Vespa - que


Jack aurait cherché à la rencontrer en France. Quelque
chose clochait là-dedans.

— J’attends mon premier enfant. Et j ' annonce à


Jack que je veux rentrer aux États-Unis. Lui n'est pas
très chaud. J'insiste. C'est ma faute. Si seulement il
m'avait tout raconté...

— Oui, comment auriez-vous réagi, Grâce ? Elle a


réfléchi un instant.

— Je n'en sais rien.

Sandra a souri.
— Lui non plus, sûrement.

Là-dessus, elle n'avait pas tort, mais ce n'était guère


le moment d'entrer dans ces considérations.

— Pour finir, on a déménagé à New York. Mais


comme j'ignore ce qui s'est passé ensuite, vous allez
devoir m'aider, Sandra. Je pense qu'à l'approche de la
date anniversaire, et avec la libération imminente de
Wade Larue, Sheila Lambert - et peut-être n'était-elle pas
la seule - a décidé qu'il était temps de tout avouer. Jack
souffrait d'insomnies. Tous deux avaient probablement
besoin de soulager leur conscience. Évidemment, vous
ne pouviez pas les laisser faire. Ils avaient des chances
d'obtenir le pardon, oui... mais pas vous : vous aviez
liquidé Geri Duncan.

— Je vous le demande une fois encore : quelle


preuve... ?

— On va y venir. Vous m'avez menti depuis le début,


mais sur un point vous avez dit la vérité.

— Ça alors ! (Le ton était chargé d'ironie.) Et quel est


ce point ?
— Quand Jack a vu cette photo dans la cuisine, il a
effectivement interrogé Internet au sujet de Geri Duncan.
En apprenant qu'elle était morte dans un incendie, il s'est
douté que ce n'était pas un accident. Du coup, il vous a
contactée, c'était ça la conversation de neuf minutes.
Vous avez eu peur qu'il craque ; il fallait donc faire vite.
Vous avez promis de tout lui expliquer, mais pas au
téléphone, et vous lui avez donné rendez-vous dans un
lieu désert. Puis vous avez appelé Larue pour lui dire que
c'était le moment ou jamais de prendre sa revanche.
Vous pensiez que Larue chargerait Wu de tuer Jack, et
non de le retenir comme il l'a fait.

— Je n'ai pas à écouter toutes ces élucubrations.

Grâce a cependant continué.

— Ma grande erreur a été de vous avoir montré la


photo dès le premier jour. Jack ignorait que j'en avais fait
une copie. Cette photo où l'on voyait votre frère aux
côtés de celui qui avait usurpé son identité. Pour me faire
taire, vous avez envoyé ce type, avec le coffret à pique-
nique de ma fille, histoire de m'intimider, seulement ça
n'a pas marché. Alors vous avez fait appel à Wu. Il était
censé découvrir ce que je savais, puis me tuer.
— C'est bon, j'en ai entendu assez. Sandra Koval s'est
levée.

— Sortez d'ici.

— Vous n'avez rien à ajouter ?

— J'attends toujours les preuves.

— Je n'en ai pas à proprement parler, a répliqué


Grâce. Mais peut-être que vous reconnaîtrez les faits.

Ça l'a fait rire.

— Vous croyez que je ne sais pas que vous avez un


micro sur vous ? Je n'ai rien dit, strictement rien, qui
puisse m'incriminer.

— Regardez dehors, Sandra.

— Quoi ?

— Regardez par la fenêtre. En bas, sur le trottoir.


Venez, je vais vous montrer.

Grâce a clopiné jusqu'à l'immense baie vitrée. Sandra


Koval l'a suivie d'un air méfiant, comme si elle craignait
que Grâce ne la pousse dans le vide. Mais non, ce n'était
pas ça du tout.

En regardant en bas, elle n'a pas pu retenir une petite


exclamation. Là, juste en dessous, Carl Vespa et Crash
arpentaient le trottoir, pareils à deux fauves. Grâce s'est
dirigée vers la porte.

— Où allez-vous ? a demandé Sandra.

— Oh...

Grâce a griffonné quelque chose sur un bout de


papier.

— Voici le numéro de téléphone du capitaine


Perlmutter. A vous de choisir. Vous pouvez appeler et
partir avec lui. Ou alors vous pouvez tenter votre chance
dehors.

Elle a posé le papier sur la table de réunion. Puis, sans


un regard en arrière, Grâce a quitté la pièce.
épilogue

SANDRA KOVAL A CHOISI D'APPELER le


capitaine Stuart Perlmutter. Elle a aussi choisi celle qui
allait assurer sa défense, la légende vivante, Hester
Crimstein en personne. Le parquet avait du pain sur la
planche, mais, compte tenu d'un certain nombre de
nouveaux éléments, le procureur pensait y arriver.

Parmi ces éléments, il y a eu le retour de la rouquine


d'Allaw, Sheila Lambert. Elle s'est manifestée après avoir
appris l'arrestation - et lu l'appel à témoins dans la
presse. L'assassin de son mari correspondait au
signalement de l'homme qui avait menacé Grâce au
supermarché. Son nom était Martin Brayboy. Interpellé,
il a accepté de témoigner au procès.
Sheila Lambert a déclaré au juge d'instruction que
Shane Alworth avait été présent le soir du concert, mais
qu'à la dernière minute il avait décidé de ne pas se joindre
à l'expédition punitive dans les coulisses. Elle ne savait
pas bien pourquoi il avait changé d'avis. Il avait dû
réaliser, pensait-elle, que John Lawson était trop
survolté, trop à cran, qu'il était à deux doigts d'exploser.

Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, cela n'a pas


été une consolation pour Grâce.

Le capitaine Stuart Perlmutter s'est associé à l'ex-


patronne de Scott Duncan, le procureur Linda Morgan.
À eux deux, ils ont réussi à retourner un homme qui
faisait partie de la garde rapprochée de Carl Vespa. Il y
avait des rumeurs sur sa prochaine arrestation, même s'il
était difficile de l'épingler pour le meurtre de Jimmy X.
Un après-midi, Crash a appelé Grâce pour lui apprendre
que Vespa n'avait pas l'intention de se battre, qu'il passait
beaucoup de temps au lit.

— C'est un peu comme assister à une mort lente, a-t-


il ajouté.

Elle n'avait guère envie d'entendre ça.


Charlaine Swain a ramené Mike à la maison. Ils ont
repris le cours de leur vie bien réglée. Mike est retourné
au bureau. Ils regardaient la télé ensemble maintenant,
plutôt que chacun dans son coin. Mike continuait à
s'endormir de bonne heure. Ils faisaient l'amour, mieux
qu'avant, mais il y avait toujours cette gêne entre eux.
Charlaine et Grâce étaient devenues très proches. Bien
que Charlaine ne se soit jamais plainte, Grâce sentait sa
détresse. Un jour, se disait-elle, quelque chose allait
casser.

Freddy Sykes était toujours en convalescence. Il a


mis sa maison en vente pour s'acheter un appartement à
Fair Lawn, dans le New Jersey.

Cora... eh bien, Cora restait fidèle à elle-même.

Evelyn et Paul Alworth, la mère et le frère de Jack -


ou devait-elle dire Shane, en l'occurrence - se sont
manifestés également. Au fil des ans, Jack avait utilisé
l'argent de son capital pour payer les études de Paul.

Lorsqu'il était entré chez Pentacol, il avait installé sa


mère dans ce lotissement pour pouvoir être près d'elle. Il
allait déjeuner chez elle au moins une fois par semaine.
Tous deux, Evelyn et Paul, avaient très envie de faire
partie de la vie des enfants - ils étaient, après tout, la
grand-mère et l'oncle d'Emma et de Max -, mais ils
reconnaissaient qu'il ne fallait pas brusquer les choses.

Quant à Emma et Max, ils vivaient leur deuil chacun à


sa façon.

Max aime bien parler de son père. Il veut savoir où il


est, comment c'est le paradis, si papa peut réellement les
voir. Il veut s'assurer que son père est toujours là pour
assister aux événements majeurs de sa jeune existence.
Grâce lui répond de son mieux - elle fait son possible
pour lui vendre la camelote -, mais ses discours
manquent de conviction. Max insiste pour qu'elle invente
avec lui les rimes de « Jenny Jenkins » dans la salle de
bains, comme le faisait son père, et quand ça leur arrive,
son rire lui rappelle tellement celui de Jack qu'elle a
l'impression que son cœur va éclater.

Emma, la petite princesse à son papa, ne parle jamais


de Jack. Elle ne pose pas de questions. Ne regarde pas
les photos, n'égrène pas ses souvenirs. Grâce s'efforce
d'anticiper ses besoins, mais elle ne sait pas très bien
quelle attitude adopter. Les psychiatres parlent
d'ouverture. Grâce, qui a eu son compte de drames, n'en
est pas aussi sûre. Elle connaît par expérience les vertus
du déni, l'avantage de retrancher, de compartimenter.

Étrangement, Emma semble heureuse. Elle est bonne


élève, elle a beaucoup d'amis, mais Grâce n'est pas dupe.
Emma n'écrit plus de poèmes, elle ne regarde même pas
son journal. Elle tient à dormir avec la porte fermée.
Souvent, tard dans la nuit, Grâce croit entendre des
sanglots étouffés. Le matin, après le départ d'Emma, elle
jette un coup d'œil dans sa chambre. L'oreiller de sa fille
est toujours trempé.

Les gens pensent que si Jack avait survécu, Grâce


aurait un tas de questions à lui poser. Certes, sauf qu'elle
ne se soucie plus guère de la réaction d'un gamin de
vingt ans défoncé et paumé face à la catastrophe et à ses
retombées. Après coup, il aurait dû lui en parler.
D'accord, et s'il l'avait fait ? S'il lui avait expliqué depuis
le début ? Ou un mois, un an après leur rencontre ?
Comment l'aurait-elle pris ? Serait-elle restée ? Elle songe
à Emma et à Max, au simple fait qu'ils soient là, et cette
voie inexplorée la fait frissonner.

La nuit, couchée seule dans le lit devenu trop grand,


Grâce parle à Jack. Ça lui fait bizarre car elle ne croit pas
vraiment qu'il écoute, et ses questions sont très terre à
terre : Max veut faire partie de l'équipe de foot poussins
de Kasselton - n'est-il pas trop jeune pour prendre un tel
engagement ? L'école veut inscrire Emma dans un
programme d'anglais accéléré, mais ne serait-ce pas trop
lourd pour elle ? Doit-on aller au Disney World en février
sans toi, ou cela risque-t-il de réveiller des souvenirs trop
pénibles ? Et que faut-il faire, Jack, pour ces fichues
larmes sur l'oreiller d'Emma ?

Des questions comme ça.

Scott Duncan est venu une semaine après l'arrestation


de Sandra. Quand elle a ouvert la porte, il a dit :

— J'ai trouvé quelque chose.

— Quoi ?

— C'était dans les affaires de Geri.

Il lui a tendu une vieille cassette. Il n'y avait pas


d'étiquette, mais quelqu'un avait gribouillé dessus à
l'encre noire : « ALLAW ».

En silence, ils sont passés dans le salon. Grâce a


glissé la cassette dans le magnéto et a appuyé sur le
bouton.

L'Encre invisible était la troisième chanson.

Il y avait des similitudes avec L'Encre pâle. Un


tribunal aurait-il reconnu Jimmy coupable de plagiat ?
C'était limite, mais, après toutes ces années, Grâce a
décidé que la réponse serait non. Les chansons qui se
ressemblaient, il y en avait plein. Entre influence et
plagiat, la frontière était mince. L'Encre pâle se situait à
cheval sur cette ligne improbable.

Tant de choses qui ont mal tourné depuis l'étaient


aussi... à cheval sur la ligne improbable.

— Scott ?

Il ne s'est pas retourné.

— Il serait temps qu'on clarifie l'atmosphère, vous ne


croyez pas ?

Il a hoché lentement la tête.

Elle ne savait pas trop comment lui présenter ça.


— Quand vous avez appris l'assassinat de votre sœur,
vous vous êtes lancé dans les recherches à corps perdu.
Vous avez quitté votre boulot, vous n'aviez plus qu'une
idée en tête.

— C'est vrai.

— Il n ' a pas dû être difficile à trouver qu’elle avait


eu un copain.

— Non, en effet.

— Et vous avez découvert qu'il se nommait Shane


Alworth.

— J'avais connu Shane avant toute cette histoire. Ils


sortaient ensemble depuis six mois. Mais je pensais que
Geri était morte dans un incendie, je n'avais aucune
raison de m'intéresser à ce garçon.

— Soit. Mais après avoir parlé à Monte Scanlon,


vous vous êtes souvenu de lui.

— C'est la première chose qui m'est venue à l'esprit.

— Et vous avez constaté qu'il avait disparu à peu près


au moment où votre sœur a été assassinée.

— Exact.

— Ce qui a éveillé vos soupçons.

— C'est le moins qu'on puisse dire.

— Vous avez dû, je ne sais pas, consulter les


archives universitaires, voire celles de son lycée. Vous
avez parlé à sa mère. Il ne faut pas grand-chose, surtout
quand on cherche à s'informer.

Nouveau hochement de tête.

— Vous saviez donc, avant même qu'on se soit


rencontrés, que Jack était Shane Alworth.

— Oui, a-t-il répondu. Oui, je le savais.

— Vous le soupçonniez d'avoir tué votre sœur ?


Duncan a eu un sourire sans joie.

— Un homme sort avec votre sœur. Il rompt avec


elle. Elle est assassinée. Il change d'identité et se
volatilise pendant quinze ans. (Il a haussé les épaules.)
Vous auriez pensé quoi, vous ?

— Vous m'avez conseillé de secouer la cage. C'était


le seul moyen de faire progresser l'enquête.

— Je me rappelle.

— Mais vous ne pouviez pas débarquer pour


questionner Jack au sujet de votre sœur. Vous n'aviez
aucune preuve contre lui.

— C'est juste.

— Du coup, a-t-elle dit, vous avez secoué la cage.


Silence.

— J'ai vérifié auprès de Josh, du Photomat.

— Ah ! Combien vous lui avez donné ?

— Mille dollars.

— Pfff ! Moi, je ne lui ai donné que cinq cents.

— Pour mettre cette photo dans mon enveloppe.

— Oui.
La chanson avait changé. Allaw parlait maintenant de
voix dans le vent. Le son était brut, mais il y avait du
potentiel là-dedans.

— Vous avez détourné les soupçons sur Cora pour


que je fiche la paix à Josh.

— Oui.

— Vous avez tenu à ce que je vous accompagne chez


Mme Alworth. Vous vouliez connaître sa réaction
lorsqu'elle verrait ses petits-enfants.

— Encore une cage à secouer, a-t-il acquiescé. Vous


avez vu son regard quand elle a aperçu Emma et Max ?

Elle avait vu, oui. Mais elle n'avait pas compris,


comme elle n'avait pas compris pourquoi cette femme
habitait sur la route que Jack empruntait tous les jours
pour se rendre à son travail.

— Dans la mesure où on vous avait mis en congé


forcé, vous ne pouviez pas recourir aux services du FBI.
Vous avez donc fait appel à une agence de détectives
privés, celle qui employait Rocky Conwell, et vous avez
placé une caméra chez nous. Puisque vous alliez secouer
la cage, vous vouliez voir comment réagirait votre
suspect.

— Tout cela est vrai.

Grâce a songé au résultat final.

— Beaucoup de gens sont morts à cause de vous.

— J'enquêtais sur le meurtre de ma sœur. Ne vous


attendez pas à ce que je vous présente mes excuses.

Encore une histoire de responsabilité, a-t-elle songé.


Une de plus.

— Vous auriez pu m'en parler.

— Non. Non, Grâce, je ne pouvais en aucun cas


vous faire confiance.

— Vous avez dit que notre alliance était temporaire.

Le regard de Duncan s'est voilé.

— C'était un mensonge : nous n'avons jamais été


alliés.
Elle s'est assise et a coupé la musique.

— Vous n'avez gardé aucun souvenir de la


bousculade, n'est-ce pas, Grâce ?

— C'est assez fréquent. Il ne s'agit même pas


d'amnésie... j'ai reçu un tel coup à la tête que je me suis
retrouvée dans le coma.

— Traumatisme crânien, a-t-il confirmé. Je suis au


courant. J'ai vu ça dans bon nombre de cas. Le jogger de
Central Park, par exemple. La plupart des gens ne se
souviennent même pas de ce qu'ils ont vécu les jours
précédents.

— Oui, et alors ?

— Comment vous êtes-vous trouvée à l'orchestre ce


soir-là ?

Cette question, totalement inattendue, lui a fait


redresser la tête. Elle a scruté le visage de Duncan.

— Quoi ?

— Ryan Vespa, eh bien, son père a raqué quatre


cents dollars pour une entrée. Les membres d'Allaw ont
eu leurs places directement par Jimmy. Pour être là, il
fallait soit débourser une fortune, soit connaître
quelqu'un.

Il s'est penché en avant.

— Comment vous êtes-vous retrouvée à l'orchestre,


Grâce ?

— C'est mon ami qui a eu les billets.

— Lequel, Todd Woodcroft ? Celui qui n'est même


pas venu vous voir à l'hôpital ?

— Oui.

— Vous êtes sûre de ça ? Tout à l'heure, vous disiez


que vous ne vous rappeliez plus.

Il s'est penché encore plus près.

— Grâce, j'ai parlé à Todd Woodcroft : il n'est pas


allé au concert.

Quelque chose a chaviré dans sa poitrine, elle a senti


son corps se glacer.

— Todd n'est pas venu vous voir parce que vous


aviez cassé avec lui deux jours avant le concert. Et vous
savez quoi, Grâce ? Le même jour, Shane a rompu avec
ma sœur. Geri n'était pas au concert non plus. Alors qui,
d'après vous, Shane aurait-il emmené avec lui ?

Grâce a frissonné, et le tremblement s'est transmis à


tous ses membres.

— Je ne comprends pas. Il a sorti la photo.

— Voici le Polaroid original que j'ai agrandi avant de


le glisser dans votre enveloppe. Ma sœur a marqué la
date au dos. Cette photo a été prise la veille du concert.

Elle a secoué la tête.

— Cette mystérieuse inconnue dans le coin droit,


celle qu'on distingue à peine. Vous avez cru que c'était
Sandra Koval, mais peut-être - je dis peut-être - que c'est
vous, Grâce.

— Non...
— Et peut-être, pendant qu'on en est à chercher les
coupables, devrions-nous nous interroger sur la jolie fille
qui a détourné l'attention de Gordon MacKenzie pour que
les autres puissent se faufiler par l'entrée des artistes.
Nous savons que ce n'était ni ma sœur, ni Sheila
Lambert, ni Sandra Koval.

Grâce, qui secouait toujours la tête, a repensé soudain


au jour où elle avait vu Jack sur cette plage, à cette
sensation tout au fond des tripes. D'où lui venait-elle ?
N'est-ce pas un sentiment qu'on éprouve...

... face à quelqu'un qu'on a déjà rencontré ?

La plus étrange variante du déjà-vu. On se connaît,


on a vécu les premières affres de l'amour. On se tient
par la main et, au moment où tout bascule dans le chaos,
on sent cette main qui glisse, qui vous échappe...

— Non, a-t-elle répété, plus fermement cette fois.


Vous vous trompez. C'est impossible, je m'en serais
souvenue.

— Ça se peut.

Se levant, Scott Duncan a éjecté la cassette de


l'appareil et l'a tendue à Grâce.

— Mais ce ne sont que des suppositions oiseuses.


Pour ce qu'on en sait, cette mystérieuse inconnue
pourrait bien être la raison pour laquelle Jack n'est pas
allé dans la loge de Jimmy. Peut-être l'en a-t-elle
dissuadé. Ou peut-être a-t-il réalisé qu'il y avait une
chose plus importante là, près de lui, que tout ce qu'il
pourrait trouver dans une chanson. Peut-être que, trois
ans après, il a tout fait pour la retrouver.

Scott Duncan est parti. Grâce est allée dans son


atelier. Elle n'avait pas touché à la peinture depuis la mort
de Jack. Elle a mis la bande dans le radiocassette et a
pressé « Play ».

Elle s'est emparée d'un pinceau. Elle avait envie de


peindre. De peindre... Jack. Pas John, pas Shane. Jack.
Elle s'attendait que le résultat soit brouillon et confus,
mais il n'en a été rien. Le pinceau dansait sur la toile. Elle
songeait qu'on ne pouvait jamais connaître intimement
ceux qu'on aime. Du reste, quand on y réfléchit un peu,
on ne se connaît pas intimement soi-même.

La cassette était arrivée à la fin. Elle l'a rembobinée et


l'a fait repartir. Elle travaillait dans une fébrile et
délicieuse urgence, les larmes ruisselant sur ses joues.
Elle ne songeait pas à les essuyer. À un moment, elle a
jeté un œil sur la pendule. Il serait bientôt temps
d'arrêter, elle devait aller chercher les enfants à l'école.
Emma avait sa leçon de piano. Max, hélas ! devait se
rendre à une séance d'entraînement avec son équipe.

Grâce a attrapé son sac et fermé la porte à clé


derrière elle.
Remerciements

L'auteur tient à remercier les personnes suivantes


pour leur aide sur les points techniques : Mitchell F.
Reiter (alias « Cuz »), médecin en chef au département
de chirurgie dorsale, université de médecine et de
dentisterie du New Jersey ; David A. Gold, docteur en
médecine ; Christopher J. Christie, procureur général de
l'État du New Jersey ; capitaine Keith Killion de la I
police de Ridgewood ; Steven Miller, docteur en
médecine, chef du service des urgences pédiatriques à
l'hôpital presbytérien pour enfants de New York ; John
Elias, Anthony Delapelle (le vrai, pas le personnage),
Jennifer van Dam, Linda Fairstein et Craig Coben (alias «
Bro »). Évidemment, s'il y a des erreurs, techniques ou
autres, ces gens en sont entièrement responsables. J'en
ai assez de jouer les boucs émissaires.

Merci à Carole Baron, Mitch Hoffman, Lisa Johnson


et tout le personnel des éditions Dutton et Penguin, USA
; Jon Woods, Malcolm Edwards, Susan Lamb, Juliet
Ewers, Nicky Jeanes, Emma Noble et la bande des
éditions Orion ; Aaron Priest, Lisa Erbach Vance, Bryant
et Hil (pour m'avoir aidé à passer le premier cap), Mike
et Taylor (pour m'avoir aidé à passer le second), et
Maggie Griffin.

Si certains personnages de ce livre ont le même nom


que des personnes de mon entourage, ils n'en sont pas
moins entièrement le fruit de mon imagination. Ce roman
est une œuvre de fiction, tout est inventé.

Je remercie tout particulièrement Charlotte Coben


pour les poèmes d'Emma. Tous droits réservés, comme
on dit.

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