Annales Bergsoniennes I
Annales Bergsoniennes I
Annales Bergsoniennes I
ANNALES BERGSONIENNES I
BERGSON DANS LE SIECLE
.,
~- ~ '"
Nous ne sommes pas encore certains, apres trois siecles d'efforts sys-
tematiques d'avoir tout recense de la correspondance leibnizienne: il
semble assure que l'on s'engage avec la correspondance bergsonienne vers Dans sa fameuse lettre a Harald Hoffding, Bergson ecrit :
un jeu de tiroirs a ouvrir et a refermer, ou pour rien, ou pour la revelation
A mon avis, tout resume de mes vues les deform era dans leur ensemble et
de quelque document. Des centaines de liasses non classees ont ete depla- les exposera, par la meme, a une foule d'objections, s'il ne se place pas de prime
cees, repertoriees et souvent cataloguees a l'occasion de nos demandes. abord et s'il ne revient pas sans cesse a ce que je considere comme le centre
Car on tombe en ce domaine dans ce qui est l'actualite des grands fonds meme de la doctrine: l'intuition de la duree. La representation d'une multiplicite
archivistiques: c'est en ce debut de siecle que commencent a etre legues de « penetration reciproque », toute differente de la multiplicite numerique - la
par leurs donateurs les dossiers en provenance des correspondants even- representation d'une duree heterogene, qualitative, creatrice - est le point d'Oll je
suis parti et Oll je suis constamment revenu1•
tuels de Bergson et que, sans tomber dans le domaine public, ils devien-
nent consultables et meme publiables si les ayants droit s'en mettent C'est la l'affirmation d'une continuite d'inspiration, d'une fidelite
d'accord. 11faut dire que la perspective de voir figurer leurs manuscrits creatrice a une intuition unique, celle de la duree, intuition qui rayonnerait
dans un troisieme tome de prestige du genre des deux premiers qui furent ainsi dans toutes les lruvres2• Mais une telle declaration se retourne
consacres a Bergson permit de surmonter bien des reticences et favorisa comme une double question: comment l'intuition de la duree se pre-
l'obtention des autorisations requises. Nul doute que la prospective d'une sente-t-elle, ou se module-t-elle, dans chacune des quatre lruvres princi-
lruvre complete ne re<.;oivele meme accueil, surtout si les publications en
sont menees avec les memes exigences que celles qui, en plein accord avec 1. Les references aux reunes de Bergson sont donnees de la fa<;onsuivante: pour les
ouvrages principaux, recueillis dans le volume de l'Edition du Centenaire, on donnera l'initiale
les Academies et avec l'editeur, furent deployees dans cette trilogie. Ces du titre (E, MM, EC, E5, D~ PM), puis, d'abord la pagination de l'edition separee clisponible
Academies, les instituts de recherche et les universites doivent prendre a en collection Quadrige », ensuite la pagination de l'Eclition du Centenaire (par exemple
«
Clrur de favoriser la creation d'un groupe de recherche, compose de quel- MM 247/353) ; pour les autres textes recueillis dans le volume intitule par Andre Robinet
MrJlanges, on incliquera la page precedee d'un M. Ici, par consequent, M 1148, lettre du
ques participants avertis des difficultes que nous avons signalees, ainsi que 15 mars 1915, version imprimee dans la seconde edition de l'ouvrage de Hiiffding, La Philo-
de debloquer les quelques credits indispensables pour aller plus loin. sophie de Bergson, Paris, Alcan, 1917.
2. La question de savoir si ceci reste valable pour les ouvrages posterieurs it 1915 ne se
pose guere, car, si l'on met it part les deux recueils d'articles, ceux-ci sont pleins de rappels des
Andre Robinet. ouvrages anterieurs.
CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'CEUVRE DE BERGSON 281
280 ANN ALES BERGSONIENNES
pales? Et, deuxiemement, comment l'intuition de la duree fait-elle l'unite nenko1• Certains vont jusqu'a chercher systematiquement a opposer les
de ces differentes ceuvres ? ceuvres de Bergson entre elles, comme Alain De Lattre2• En revanche
En revanche, vingt ans plus tard, et sans se rendre compte de la rela- tn':s rares sont les interpretes de type « continuiste » ; les deux seuls sont
tive opposition avec cette premiere affirmation, Bergson declare a Jean en fait Albert Thibaudet, critique litteraire, auteur d'un admirable essai
de La Harpe, dans un entretien de septembre 19361 : en deux volumes sur Le Bergsonisme-', et Vladimir J ankelevitch4, qui
rajouta a son premier ouvrage de 1930 un chapitre sur la simplicite et la
«J'ai fait chacun de mes livres en oubliant tous les autres. Je me plonge dans joie apres la parution des Deux Sources en 1932. Mais J ankelevitch insiste
la meditation d'un probleme ; je pars de la "duree" et je cherche it eclairer ce pro-
sur le fait que la philosophie de Bergson doit etre lue et le bergsonisme
bleme, soit par contraste, soit par similitude avec elIe. »
pense « a l'endroit )), autrement dit dans le sens chronologique, sa
continuite etant une continuite de developpement, la fin eclairant le
C'est bien toujours l'intuition de la duree qui est presentee comme
commencement.
l'element commun a toutes les ceuvres. Mais en 1915 Bergson en fait le
Avant d'examiner le probleme des changements eventuels de pers-
centre de sa doctrine; en 1936 ilia presente comme le point de depart de
la meditation. Mais, en meme temps, le fait que chaque livre traite un pro- pective d'une ceuvre a l'autre, il faut considerer la fas:on dont Bergson lui-
meme cons:oit la nature de la philosophie : est-elle par essence continue
bleme neuf et par consequent ne suppose aucune deduction a partir des
ou discontinue?
acquis anterieurs temoigne du fait qu'il y a chez Bergson l'idee de la philo-
sophie comme « culture de l'etonnement »2, et donc le souci de prendre
chaque probleme pour lui-meme, avec un regard neuf. Ce souci - qui
pourrait, en transposant, etre compare avec la conversion philosophique
1. - CONTINUITE ET DISCONTINUITE
comme exercice spirituel- ne semble pas converger avec l'idee, exprimee
DANS LA CONCEPTION BERGSONlENNE DE LA PHILOSOPHIE
des 1901, de fondre les doctrines philosophiques multiples « dans une
philosophie une et progressive »3, qui s'echafauderait comme la science.
Comment s'emerveiller a chaque fois devant un nouveau probleme, et
edifier un monument collectif, une philosophie progress ant comme les Ce qui parait clairement visible chez Bergson, c'est la coexistence
sciences de la nature? L'idee de la metaphysique positive est celle d'une d'une conception artistique et d'une conception spirituelle de la
philosophie qui depasse les individus et progresse sur la voie des faits. philosophie.
L'interpretation de la philosophie bergsonienne reflete parfaitement J'appelle conception artistique le souci de l'ouvrage bien fait;
cette difficulte inherente a l'ceuvre meme de Bergson. La plupart des considerer chaque livre comme une totalite parfaite, irreprochable et
interpretes etudient les ceuvres de notre auteur l'une apres l'autre, immuable, definitive. En ce sens chaque ouvrage est totalement indepen-
chacune comme une totalite quasi independante. C'est le cas du dant parce qu'il est un tout clos sur lui-meme. En meme temps chaque
celebre livre de Jacques Chevalier4, ou encore de celui d'Alexis Philo-
1. Bergson ou de la philosophie comme science rigoureuse, Paris, Le Cerf, 1994.
1. Hemi Bergson. E.rsais et temoignages recueillis par Alberr Beguin et Pierre Thevenaz, Neu- Paris, PUF, 1990. Notons que cet interprete, citant le
2. Bergson, une ontologie de la perplexite,
chatel, Editions de La Baconniere, 1943, p. 360. texte de Jean de La Harpe, omet, significativement, «je pars de la duree ... », autrement dit
2. M 570 (18 deeembre 1902, Societe fran~aise de philosophic). l'affirmation par Bergson de la communaute de point de depart.
3. Paris, Gallimard, 1923.
3. M 501 (2 mai 1801, Societe fran~aise de philosophie).
4. Henri Bergson, Paris, PUF, 1959.
4. Bergson, Paris, Pion, edition augmentee, 1934.
282 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'CEUVRE DE BERGSON 283
livre est un ensemble systematique, parfaitement coherent avec lui- resultats1• En s'objectivant dans des mots, dans des phrases, dans des
meme; on ne saurait donc en detacher quelques propositions sans les ceuvres, l'intuition philosophique se denature. Bergson en a eu cons-
denaturer. 11y a la une resistance a l'exercice purement analytique de cience, negativement, par toutes les mauvaises interpretations de sa
l'intelligence; la pensee bergsonienne est synthetique. Mais c'est chaque pensee et, positivement, quand il traite de l'intuition des philosophes.
ouvrage qui est en lui-meme une synthese. La comparaison avec une Quand nous cherchons l'esprit d'une philosophie, par-dela Ies affirma-
ceuvre d'art incite a penser que chaque ceuvre se suffit a elle-meme; elle tions doctrinales, nous parvenons a
va donc dans le sens de la discontinuite entre les differents ouvrages, cha- « quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si extraordinairement simple
cun etant une petite totalite. que le philosophe n'a jamais reus si a le dire. Et c'est pourquoi it a parte toute sa
Cependant un tableau de Raphael a en commun avec un autre tableau vie. [...] Toute la complexite de sa doctrine, qui irait a l'infini, n'est donc que
de Raphael une touche personnelle, cette ressemblance que nous appe- l'incommensurabilite entre son intuition simple et les moyens dont it disposait
pour l'exprimer »2.
Ions le style du peintre. De meme une symphonie de Bruckner differe
moins d'une autre symphonie de Bruckner que d'une symphonie de Bee- De plus, si la philosophie consiste a regarder nalvement en soi et
thoven, de Brahms ou meme de Mahler; c'est que, sans le vouloir, autour de soi, autrement dit a exercer un regard neuf sur les choses que la
l'auteur a son propre style. Les ceuvres d'art sont essentiellement discon- coutume nous empeche de voir, alors l'exercice est a reprendre a chaque
tinues entre elIes; mais cela ne s'oppose pas a la continuite de I'ceuvre fois ; il n'aboutit pas necessairement a une ceuvre. En ce sens, Bergson est
entiere de l'artiste. Un livre, comme un tableau, est alors une pars totalis. du cote de Kant disant qu'on peut apprendre a philosopher mais non la
Comme la duree, l'ceuvre de Bergson est une continuite discontinue philosophie, et il est a l'oppose de Hegel qui, au contraire, privilegie les
- continuite tres forte d'inspiration et de style, discontinuite des influen- resultats de la philosophie telle qu'elle est donnee en ses chefs-d'ceuvre et
ces, des problemes et des resultats. non pas l'effort pour philosopher. Toutefois Bergson est en fait un philo-
D'autre part, la conception spirituelle de la philosophie consiste a sophe qui, comme Hegel dans sa Phenomenologie de l'esprit, croit que la
penser que le mouvement ou l'elan createur est plus important que les conversion a la philosophie est une experience necessaire pour que pren-
ceuvres produites; ceci se module chez Bergson dans la reprise de nent sens les ceuvres de la philosophie. La conversion philosophique peut
l'intuition de la duree a chaque fois, intuition unique pour tous les proble- sembler masquee par la perfection des ceuvres ; elle est neanmoins essen-
mes et effort spirituel neuf pour chaque probleme. L'effort createur est a tielle a leur comprehension. Chez Hegel, la conversion est un long chemi-
chaque fois nouveau; mais l'elan qui pousse a l'effort est toujours le nement de la conscience pour aboutir au Savoir absolu3 ; chez Bergson
meme ; il vient de l'intuition de la duree en tant que force d'impulsion c'est une liberation a l'egard des habitudes de pensee, pour retrouver la
inepuisable. Plus profonde est l'intuition, c'est-a-dire plus profondement duree vraie. Des l'Essai sur les donnees immediates de la conscience une telle
elle touche au cceur de la duree, plus fort est l'elan qui en resulte, et plus
vigoureuses les ceuvres que cet elan produie. 1. C'est cette opposition que Georg Simmel appelle « la tragedie de la culture» ; cf. Philo-
11faut distinguer la continuite subjective de I'ceuvre, qui est celle de n, Paris, Payot, 1990, p. 229-260.
Jophie de la moderniM) t.
2. PM 119/1347.
l'elan, dont la discontinuite n'est que relative, et l'objectivation des 3. Michel Foucault a confondu cette appropriation progressive de la verite avec le travail
sur soi que represente surtout la philosophic stolcienne ; mais le travail de la conscience hege-
1. PM 137/1361 (conference sur I'intuition philosophique recueillie dans La Pensee et le lienne n'a de sens que par sa visee qui est le Savoir absolu, et le travail sur soi n'est pas pris pour
mouvan~ : « Descendons alors a l'interieur de nous-memes : plus pro fond sera le point que nous un but en soi. Cf. Foucault, L'Hermeneutique du Jtget, Paris, Gallimard - Le Seuil, 2001, p. 30 :
aurons touche, plus forte sera la poussee qui nous renverra a la surface. L'intuition philoso- « Dne certaine structure de spiritualite essaie de lier la connaissance [...] a une transformation
phique est ce contact, la philosophie est cet elan. » dans I'ctre me me du sujet. La Phenomenologie de I'espritapres tout n'a pas d'autre sens que cela. >)
284 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'mUVRE DE BERGSON 285
conversion est presente - tres analogue a la reduction phenomenologique Ainsi la continuite de la realite, a savoir la duree meme, qui est la
de Husserl: continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est\ n'implique pas la conti-
« Pour retrouver ce moi fondamental, tel qu'une conscience inalteree
nuite de l'intuition, mais au contraire sadiscontinllite. Il n'est pas eton-
l'apercevrait,un effort vigoureux d'analyseest necessaire... »1 nant que l'expression philosophique soit de ce fait en des ceuvres sepa-
rees. Il faut maintenant voir dans le detail comment s'opere le passage
L'attitude philosophique consistera toujours pour Bergson a s'arra- d'une ceuvre a l'autre.
cher a l'attitude naturelle ; en cela elle implique un effort de l'intelligence
appuye par la volonte, La philosophie n'est pas seulement un travail de
reflexion purement intellectuel, meme si elle n'est pas davantage unique-
ment un travail sur soi-meme. C'est L'Evolution creatrice qui sur ce point n. - L'ARTICULATION GENETIQUE
est la plus explicite. Pour que s'accomplisse vraiment la tache de la philo- D'UNE mUVRE A L'AUTRE
sophie, ecrit Bergson,
« il faudraitque, se retournant et se tordant sur elle-meme,la facultede voir ne fit
plus qu'un avec l'acte de vouloir. Effort douloureux, que nous pouvons donner Le passage d'une ceuvre a l'autre peut etre considere en tant que chan-
brusquement en violentant la nature, mais non pas soutenir au-delii.de quelques gement de probleme. Sur le plan de la genese des ceuvres, Bergson nous a
instants »2.
donne, soit marginalement, soit directement en introduction, les rensei-
!ci, c'est la vie qui est de l'ordre du vouloir, et l'intelligence qui est la gnements necessaires. La transition d'un probleme a l'autre a en general la
faculte du voir. L'intuition philosophique est contre nature, en ce sens forme d'un rebondissement, mais aussi celle d'une maturation progressive.
qu'elle detourne la conscience de l'action OU elle risque toujours de La premiere ceuvre est evidemment un cas a part, puisque ce qui la
s'absorber, et OU elle detourne l'intelligence de la matiere qui est son precede n'est constitue que de travaux peu personnels. Comment Berg-
son en est-il venu a etudier les donnees immediates de la conscience? Il a
champ d'investigation, ce a quoi elle est destinee. Que voir et vouloir ne
fassent qu'un, que l'intuition saisisse l'elan meme de la vie qui est volonte, redit volontiers que sa grande decouverte avait ete la duree ; cette decou-
voila qui est d'une extreme difficulte, et qui est cependant la tache de la verte s'est produite de fa<;on negative, en cherchant a comprendre la
philosophie. !ci la these bergsonienne se separe radicalement de celle de conception du temps qui intervient dans la physique experimentale. Or
Hegel. Car, pour ce dernier, l'accomplissement de la philosophie comme Bergson s'est aper<;uque le temps physique ne dure pas, en ce sens qu'il
Savoir absolu est la recollection ou l'anamnese interiorisante (Er-innerung) pourrait s'ecouler deux fois plus vite ou deux fois plus lentement, mille
de toutes les figures par lesquelles est pas see la conscience de soi en son fois plus vite ou mille fois plus lentement, sans que les lois physiques
I
histoire speculative. Or, pour Bergson, l'intuition n'est pas recapitula- changent pour autant. Or la duree que nous sentons, en tant que donnee
tion ; elle presuppose certes une longue maturation intellectuelle; mais immediate de notre conscience, est incompressible; en ce sens Bergson
elle est une reprise de contact avec la realite meme de la vie, qui est la la comprend comme un absolu. Et, de cette comprehension, il tire une
duree. Les etapes ne sont que les illusions successives que le philosophe grande force metaphysique par une reprise continuelle de contact avec ce
doit dejouer. qu'il appellera plus tard l'intuition de toute sa philosophie. 11n'est pas
necessaire d'insister davantage, tant ces points sont connus.
1. E 96/85.
2. EC238/696-697. 1. Duree et simultaniiti, M 62/102.
286 ANNALES BERGSONIENNES
CONTINUITE ET DISCONTINUITf: DE L'(EUVRE DE BERGSON 287
Pourquoi, dans ces conditions, l'Essai n'est-il pas l'a:uvre unique de conception de la memoire va developper, precis er et « feuilleter» cette
Bergson? C'est que tous les problemes ne sont pas resolus pour autant. distinction en montrant la dilatation possible de notre conscience dans le
Et c'est alors que se produit le rebondissement qui va lancer Bergson dans sens de la memoire desinteressee et totale (ce qu'il appelle le pole du reve)
l'etude de la memoire et du cerveau. On ne peut pas reconstruire ce ou la contraction plus ou moins forte de cette meme conscience en fonc-
rebondissement de fa<;on artificielle. En effet, l'Essai laisse irresolus deux tion de l'urgence du present (ce qu'il appelle le plan de l' action).
problemes essentiels, le premier etant le rapport du moi au corps, a son
Comment Bergson est-il passe de la au probleme de la vie tel que
corps, le second etant le rapport du moi a autrui. Jacques Chevalier a l'etudie L'Evolution creatrice? En fait la relation de l'esprit et de la matiere,
reconstruit le rebondissement d'une fa<;on abstraite et speculative, en envisagee dans Matz'e're et memoire sur le cas precis du rapport de la
deduisant en quelque sorte le probleme du corps de celui de l'espace (qui memoire et du cerveau, est replacee dans un ensemble plus large, celui du
est effectivement central dans l'Essaz). Et il imagine le scenario suivant: Tout de l'univers, en considerant la vie elle-meme, synthese de matiere et
« ... notre moi vit dans la duree, non dans l'espace ; il n'est pas le corps. Et d'esprit, dont l'homme est un cas particulier, en son evolution. Iei le
cependant nous avons un corps [00'] Des lors, une question se pose a rebondissement est en quelque sorte un elargissement du probleme. La
nous: Pourquoi avons-nous un corps? Et comment la conscience s'en encore la vie est envisagee en ses differents niveaux. Ainsi, a travers le
accommode-t-elle ? »1 Ce que Bergson lui-meme a pris soin de declarer probleme du rire, examine dans un livre moins important mais qu'il ne
dans l'Avant-propos de la premiere edition de Matiere et memoire (1896) : faut pas oublier, Le Rire (1900), c'est la vie sociale qui est presentee, et le
«Le point de depart de notre travail a ete l'analyse qu' on trouvera dans le troi- rapport de la conscience individuelle a la societe et a son conformisme.
sieme chapitre de ce livre. Nous montrons dans ce chapitre, sur l'exemple precis Mais le niveau le plus important est le niveau de l'ensemble du monde
du souvenir, que le meme phenomene de 1'esprit interesse en meme temps une
organise, comme l'indique Bergson lui-meme, alors qu'il est en train de
multitude de plans de consciencedifferents, qui marquent tous les degres interme-
diaires entre le reve et 1'action : c'est dans le dernier de ces plans, et dans le der- travailler a l'ouvrage de 1907, dans sa conference a la Societe fran<;aise
de 1901 :
nier seulement, que le corps interviendrait. »2
Cette declaration est confirmee dans l'Avant-propos (definitif et «Je vous dirai done que je ne puis envisager revolution en general et le pro-
constamment reedite depuis) de la septieme edition (1911), ce qui montre gres de la vie dans 1'ensemble du monde organise, la coordination et la subordi-
nation des fonctions vitales les unes aux autres chez un meme etre vivant, les
bien qu'il ne s'agit pas d'une reinterpretation a posteriori de la genese de
relations que la psychologie et la physiologie combinees semblent devoir etablir
l'a:uvre:
entre 1'activite cerebrale et la pensee chez 1'homme, sans arriver a cette conclu-
« ... notre vie psychologique peut se jouer a des hauteurs diffe'rentes, tantot sion que la vie est un immense effort tente par la pensee, pour obtenir de la
plus pres, tantot plus loin de 1'action, selon le degre de notre attention it la vie. La matiere quelque chose que la matiere ne voudrait pas lui donner. »1
est une des idees directrices du present ouvrage, celle meme qui a semi de point de
depart it noire travail»3. Il faudrait analyser en detail tout le texte qui suit pour comprendre
comment le probleme de la vie apparait comme celui en lequelle rapport
Les differents niveaux de la vie psychologique correspondent a /
de la memoire et du cerveau peut trouver sa propre verite. Ce que
l'opposition dans l'Essai entre le moi superfieiel et le moi pro fond ; 1;(/
L'Evolution creatrice s'efforcera de determiner, c'est l'essence psycholo-
gique de la vie, en une sorte de panpsychisme, Oll la force de la vie, autre-
1. Op. cit., p. 144.
2. Apparat critique de MatiiJre et memoire, p. 1490-1491 des CEuvres, Edition du Centenaire ment dit l'elan vital, est une grande volonte spirituelle qui depasse les
etablie par Andre Robinet. Nous soulignons.
3. il£M 7/166. Nous soulignons. 1. M 485-486.
288 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'iliUVRE DE BERGSON 289
individus, se subdivise et cree des especes. La resistance de la matiere exercees par Bergson apres la Premiere Guerre mondiale1, et pour des rai-
au souffle de l'esprit vivant est en fait l'expression la plus large sons internes, car il etait plus difficile a Bergson de cerner l'unite des pro-
de l'opposition entre la duree et l'inertie, entre le mouvement et blemes moraux et religieux, et de rassembler dans une demonstration
l'immobilite. objective toutes les observations et les lectures faites pendant tant
Le passage au probleme moral commande Les Deux Sources de la morale d'annees, en tout cas depuis 19052•
et de la religion. On ne peut parler ici d'un simple rebondissement du pro- Il reste a voir maintenant, d'une fa<;onnecessairement tres rapide, les
bleme de la vie. En fait Bergson aborde pour la premiere fois un domaine problemes de la continuite et de la discontinuite dans la progression des
auquel il n'avait pas touche, sinon par les themes de l'effort et de la « crea- ceuvres de Bergson, non pas du point de vue genetique, mais du point de
tion de soi par soi» qui apparaissent dans les articles autour de 1907. Ce vue des resultats, en considerant ces ceuvres telles qu'elles sont, et inde-
qui fait la transition entre la vaste synthese cosmologique de L'Evolution pendamment du mouvement qui les a portees.
creatrice et la reflexion sur la morale et la religion, c'est la question de Dieu.
L'evolution de la vie, sa lutte contre l'inertie a travers ses trois directions
fondamentales, vegetale, animale et humaine, pose la question de
l'origine ultime et de la finalite du monde vivant. Or Bergson ne veut en
aucun cas depasser l'experience, car pour lui la philosophie n'est que rai- Ill. - CONTINUITE ET DISCONTINUITE
sonnement sur l'experience; il refuse donc de prendre parti pour ou ENTRE L'E5'SAI ET MATIERE ET MEMOIRE
contre l'existence de Dieu1. Le concept de Dieu serait ici reduit a celui
d'une « source », ce qui n'est pas suffisant. Repondant au pere de Ton-
quedec pour s'opposer au pantheisme qu'on lui imputait, Bergson eclaire
ce qui justifie la problematique des Deux Sources: Les principaux points qui soutiennent la these de la discontinuite
entre l'Essai et Matiere et memoire sont les suivants: tout d'abord, si l'on
«De tout cela [des trois grands ouvrages de 1889 a 1907] se degage l'idee compare les deux ceuvres, elles semblent tout a fait independantes l'une
d'un Dieu createur et libre [...]. De tout cela se degage, par consequent, la refuta-
tion du monisme et du pantheisme en general. Mais, pour preciser encoreplus ces con-
de l'autre, aussi bien par le sujet traite, duree et liberte d'un cote, memoire
clusions et en dire davantage, ilfaudrait aborder des problemes d'un tout autre genre, lesproble'- et cerveau de l'autre, que par la methode, plus phenomenologique et spe-
mes moraux. »2 culative dans l'Essai, plus documentee et objective dans Matiere et memoire.
Ensuite, on peut voir une discordance entre l'espace de l'Essai sur les don-
C'est ce que Bergson a fait vingt ans plus tard. Pour lui le probleme nees immtfdiates de la conscience et l'extension de Matiere et memoire, ou encore
de Dieu est un probleme moral, car l'experience nous montre qu'un Dieu soutenir que Bergson a rehabilite la quantite spatiale qu'il avait critiquee
est quelqu'un qu'on prie, et qu'un Dieu qu'on ne prie pas n'est qu'une dans l'Essai, remettant ainsi en question l'opposition radicale entre quan-
idole metaphysique. Des lors l'etude se centrera sur la nature de la reli- tite et qualite - qui semblait un axe principal de la reflexion de ce meme
gion et sur la saintete. La genese des Deux Sources a ete fort longue et diffi- Essai. On peut meme se demander si l'analyse de la memoire dans son
cile, pour des raisons exterieures Oa maladie et les taches internationales
1. Cf. Philippe Soulez et Frederic Worms, Bergson, biographie, Paris, Flammarion,
1. Cf. \cs lettres au pere de Tonquedec, 12 mai 1908 (M 766-767), et 20 fevrier 1912 p. 183-249.
(M 963-964). 2. Comme en temoigne une lettre inedite it Sully-Prudhomme it prop os de Pascal (colI.
2. M 964. «Pascal Grousset »).
290 ANNALES BERGSONIENNES
CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'(EUVRE DE BERGSON 291
rapport a la perception n'eclipse pas la duree qui etait l'affirmation ou la Cependant la quantite n'est pas le dernier mot de la realite ontolo-
decouverte principale de l'Essai sur les donnees immediates de la conscience.
gique dans la me sure Oll elle ne fait qu'exprimer une puissance d'etre qui
Sur le probleme de l'espace, la these d'un changement radical dans la
n'a ete produite qu'en vue de l'acte1• QueUe est cette puissance d'etre qui
pensee de Bergson est etayee sur la lecture du doctorat de Jaures, cama-
se realise en acte d'etre ? Elle n'a qu'un nom. C'est l'energie.
rade de l'Ecole normale superieure, et camarade de promotion d'agrega-
tion (1881). En fevrier 1892, Jaures soutient sa these De la realid du monde «L'energie preexiste it tel au tel mode special d'actian qui l'exprime ; c'est la
quantite qui preexiste ici it la qualite. »2
sensible, dans laquelle le chapitre IV, « La sensation et la quantite », vise a
montrer que la quantite est essentielle a la sensation, et critique vigoureu- Comment expliquer que no us ne ressentions rien de cette dimension
sement la conception interieure et qualitative de la sensation chez Berg- quantitative? Elle nous est masquee par l'aspect qualitatif de la sensation.
son. Ce dernier a pu lire le texte de Jaures puis que les theses etaient, a cette C'est cependant cette mysterieuse energie qui est la raison d'etre de
epoque, publiees pour pouvoir etre soutenues. Examinons donc quelle est l'univers entier et de nous-memes. Tout etat de conscience enveloppe
la position propre a Jaures pour voir, en un second temps, la critique de une certaine quantite d'etre, donc d'energie ; les variations d'intensite de
Bergson, avant de determiner comment ce dernier aurait pu repondre, et nos sentiments sont des variations de sante, autrement dit d'energie
ce qui pourrait justifier une revision de sa critique de la spatialisation de la disponible3•
duree et du temps construit comme une quatrieme dimension de l'espace. Quelles sont maintenant les critiques adressees a Bergson ? Elles sont
La position de Jaures est ontologique. Il s'agit de soutenir la realite du de trois sortes : psychologique, morale et esthetique.
monde sensible, contre l'idealisme platonicien, et tout idealisme en gene- La critique psychologique porte sur le debut de l'Essai sur les donnees
ral. Il s'agit de reconcilier la sensation et le mouvement dans l'etre. L'elan immediates de la conscience et la critique de l'intensite des etats de conscience.
metaphysique de l'ouvrage est celui d'une admiration pour la beaute de Jaures, apres avoir souligne l'admirable finesse et la virtuosite des analy-
l'univers, et l'intuition de la plenitude du visible. Jaures pense qu'il faut ses bergsoniennes, parle de « cercle vicieux» (p. 205) et de « sophisme »
rehabiliter le sensible, donc la sensation, donc l'espace, donc la quantite. (p. 206). Bergson reduit l'espace a un symbole conventionnel et com-
Pour lui, toute sensation est quantitative: mode, sans voir qu'il se developpe du moi lui-meme ; il critique la quan-
tite intensive de la sensation, autrement dit l'idee qu'une meme sensation
«Ce n'est pas la quantite nue, depauillee de taute qualite, que naus cher-
chans. Naus pretendans au cantraire que la quantite est interieure it la qualite. »1 est susceptible de plusieurs degres d'intensite, en vue de « briser tout lien
intime de la sensation et du moi avec l'espace» (p. 204). Mais
Dne teUe affirmation ne repose pas sur une analyse quasi phenome- l'affirmation que tout etat de conscience est purement qualitatif est un
nologique du vecu, comme chez Bergson, mais sur des considerations cercle vicieux parce que, pour cela, «il faudrait demontrer que chacune
generales. La premiere est metaphysique: c'est que l'etre est energie, des formes de notre etre interieur n'enveloppe point, en effet, de l'etre,
donc quantite. La seconde est logique : c'est que toute synthese eUoute une certaine quantite d'energie» (p. 205). Or une teUe demonstration est
similitude entre des etats de conscience sont de nature quantitative: impossible. Le sophisme de Bergson est donc, pour J aures, d'hypostasier
l'element qualitatif des etats de conscience, en faisant d'eux une qualite
«C'est par la quantite seule qu'il peut y avair synthese d'etats distincts. »2
pure, du qualitatif a l'etat pur. Or la qualite de ces etats suppose toujours
1. (Euvres, t. 3, Philosopher a trente ans, edition etablie par Annick Taburet-Wajngart, Paris, 1. Op. cit., p. 209.
Fayard, 2000, p. 206.
2. Op. cit., p. 211.
2. Op. cit., p. 207.
3. Op. cit., p. 205 ; p. 208.
ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITf: DE L'CEUVRE DE BERGSON 293
292
la quantite, ne serait-ce que pour qu'on puis se les comparer et voir leur la vraie liberte etait pour eux dans l'effort de la volonte et dans la douleur
dimension commune. A cela, comme on le verra, Bergson aurait facile- du devoir. Bergson n'a-t-il pas prete le £lanc a cette critique quand il
ecrivait:
ment repondu, car la reponse est dans l'Essai sur les donnees immediates de la
conscience La critique morale de Jaures a deux aspects. Le premier est pure- « La duree toute pure est la forme que prend la succession de nos etats de
ment rhetorique - et 1'0n s'etonne meme qu'il puisse etre presente conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'etablir une sepa-
ration entre l'etat present et les etats anterieurs. »1
comme un argument serieux :
« Si la quantite vaine n'entrait pas en nous et ne clistendait pas nos ames jus- La critique esthetique de Jaures porte sur l'assimilation imputee a
qu'a les faire ec1ater, pourquoi les moralistes parleraient-ils de l'enflure du Bergson de l'espace a la banalite. La position de Bergson est alors rap-
cceur? »1
prochee de la« metaphysique de l'art decadent» et de Maurice Barres, qui
etait alors socialiste2, avec son culte du moi interieur et incommunicable
La preuve de la quantite dans nos etats de conscience serait donnee
(p. 222). De la fas:on la plus paradoxale, la these de Bergson sur la qualite
par la voie negative, la fausse pretention, la fausse grandeur, l'en£lure du
cceur. A cet egard, Jaures aurait aussi bien pu convoquer le portrait sensible semble a Jaures porter atteinte a la dimension creatrice de
I'homme:
du magnanime par Aristote pour justifier positivement la quantite
« Les gerues createurs, bien loin de soumettre leur ame a la banalite de
psychique.
l'espace et des mots, impregnent l'espace et les mots de 1eur originalite.
Le second aspect est beaucoup plus serieux et inaugure toute une
« Tres logiquement, ceux qui repuclient l'espace, la quantite, condamnent les
serie de critiques moralisatrices de la philosophie bergsonienne. Elle grandes constructions intellectuelles. »3
porte sur l'effort. Bergson en effet analyse le cas de l'effort musculaire,
pour montrer que nous mesurons spontanement la quantite d'effort Ainsi, aux yeux de J aures, Bergson, croyant defendre le sensible en en
fourni par le resultat mesurable de notre effort, objectivant ainsi notre faisant du qualitatif, est retombe dans I'idealisme, en cherchant « une qua-
sentiment interieur. Avec une assurance impavide, Jaures affirme alors : lite pure sans quantite, je ne sais quelle forme ideale» (p. 205).
Quelles pourraient etre les reponses de Bergson? Tout d'abord,
« En supprimant dans l'effort l'intensite, la quantite, il [Bergson] supprime,
Bergson aurait souligne un large accord avec les theses de Jaures. En
en realite, le sens de l'dfort. »2
effet, il n'a jamais mis en doute la realite du monde sensible, et la notion
Nous soulignons la derniere expression, car Jaures passe du senti- de donnee immediate de la conscience converge avec la rehabilitation du
ment de l'effort (seul objet de l'analyse bergsonienne) au sens de l'effort, sensible. La divergence se concentre sur la critique de la quantite et de la
expression ethico-pedagogique equivalente au gout de I'effort. Jaures spatialisation du temps que refuse Jaures. Mais en fait ce dernier n'a sans
s'etonne de l'incoherence qu'il suppose chez Bergson. En effet, celui-ci doute lu que le premier chapitre de l'Essai sur les donnees immediates de la
se proposait, contre toute passivite psychologique, de retablir la sponta- conscience, avec la critique de la psychophysique (dont on sait par Bergson
neite absolue et la liberte creatrice du moi, et, en realite, il « met le moi lui-meme qu'elle a ete rajoutee en vue de la soutenance pour satisfaire le
hors de l'effort ».Jaures rejoint ici le chceur des kantiens de l'epoque qui jury, et que, par consequent, elle n'appartient pas au noyau fondamental
critiquaient la conception de la liberte du chapitre III de l'Essai sur les don- de 1'0uvrage), et quelques pages du chapitre III sur l'acte libre. 11est sur
nees immediates de la conscience comme etant la spontaneite du moi, alors que
1. E74-75j67.
1. Gp. cit., p. 208.
2. ef. Sarah Vajda, Maurice BarreJ, Paris, Flammarion, 2000, p. 104.
3. Gp. cit., p. 225; p. 227.
2. Gp. cit., p. 211.
294 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'(EUVRE DE BERGSON 295
que l'essentiel de la these de Bergson, expose dans le chapitre Il, lui a la duree en espace, autrement dit comment nous faisons du temps un
echappe, la theorie des deux formes de multiplicite, multiplicite nume- milieu homogene comme l'espace, et la « quatrieme dimension de
rique et spatiale (puisque compter, c'est juxtaposer des unites dans l'espace »1. Ainsi 1'opposition de la qualite et de la quantite, qui est celle de
l'espace) et multiplicite psychologique non denombrable, rebelle a toute la duree et de l'espace, n'est pas une antithese simple comme le croitJau-
spatialisation, autrement dit heterogeneite qualitative. L'argument de res avec sa rhetorique philosophique flamboyante. Cette opposition est
Bergson est qu'il y a multiplicite puisqu'il y a difference entre les etats de absolue si l'on pade de la duree toute pure et de 1'espace pur; mais nous
conscience, dont chacun est parfaitement original, mais que cette multi- ne vivons pas dans cette purete notionnelle. En rester a cette opposition
plicite n'est pas discontinuite, puisqu'il y a compenetration des memes ne nous donne pas la comprehension de la realite vecue. 11faut voir com-
etats. La duree n'est pas seulement qualitative en sa forme pure, incroya- ment les deux domaines sont en relation l'un avec 1'autre.
blement difficile a saisir par un vigoureux effort d'analyse ; elle est hetero- Deja nous pouvons observer que la phrase que nous avons citee a
geneite, alars que l'espace est un milieu homogene. A cet egard, il est l'instant implique que la qualite est la raison d'etre de la quantite. 11y a de
significatif que Jaures n'evoque jamais l'essentiel de l'Essai, a savoir la la qualite dans toute quantite, autrement dit il y a de la duree dans tout
decouverte de la duree. espace. Si 1'on s'en tenait la, Bergson voudrait dire simplement que la
Mais surtout, ce que Jaures n'a pas compris, c'est le sens de duree qualitative est le principe ultime de toute realite, donc de tout
1'opposition entre qualite et quantite, et de la entre duree et espace. espace. Mais l'opposition de 1'espace reel sans duree et de la duree reelle
L'analyse du nombre et des deux sortes de multiplicite se conclut par sans espace n'a rien de statique; il se produit entre eux « une espece
cette assertion: d'echange », qu'on peut appeler « un phenomene d'endosmose »2. Et le
terme qui revient pour determiner de fa<;:onplus precise cette operation
« C'est done grace a la qualite de la quantite que nous formons l'idee d'une
est le terme, actif, de {ymbolisation. Bergson evoque 1'attitude courante et
quantite sans qualite. »1
inconsciente de la conscience qui consiste a « representer la duree symbo-
Chaque nombre a une valeur qualitative, psychologique, et c'est la la liquement »3; le mouvement (qui se deploie a la fois dans le temps et dans
l'espace) contribue a spatialiser la duree, et le souvenir d'une meme sensa-
qualite de la quantite. Elle est le nombre compris dans la duree comme si
nous comptions les coups d'une horloge ; cette addition temporelle est en tion repetee egalement, de telle sorte que nous aboutissons
fait la raison d'etre de 1'addition spatiale, en laquelle nous pla<;:onschaque
« a l'idee d'un temps homogene, image symbolique de la duree reelle »4.
unite a sa place dans un milieu homogene que nous appelons l'espace.
Mais, pour Bergson, 1'espace homogene est intellectuel et construit. 11
existe un espace qualitatif, qui est celui que connaissent les animaux qui Mais l'endosmose ne se produit pas seulement comme symbolisation
retrouvent leurs maitres apres avoir parcouru une longue distance de la duree en temps homogene ; car celui-ci retro-agit sur la duree. En
inconnue d'eux ; cet espace est per<;:uet non con<;:u.Cependant, l'espace effet notre vie superficielle se deroule dans 1'espace homogene; et c'est a
dans lequel nous pensons2 s'oppose a la duree en laquelle nous vivons partir
\
d'elle que no us projetons cette representation symbolique sur la
quand nous ressentons les choses avec profondeur. Le souci de Bergson
est d'expliquer pourquoi nous transformons, sans le savoir ni le vouloir, 1. E 81/73 : «Nous creons une quatrieme dimension de l'espace, que nous appelons le
temps homogene. »
2. Ibid.
1. E 92/82. 3. E 78/71.
2. E VII/3 : «Nous pensons le plus souvent dans l'espace.}) 4. E 93/83.
ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'CEUVRE DE BERGSON 297
296
duree profonde elle-meme, au point de la denaturer completement. Nous les deux ouvrages, ni la moindre influence de la these de Jaures sur
sommes le jouet d'une «invasion graduelle de l'espace »1. Bergson.
Quelle est alors la difference entre l'Essai sur les donnees immMiates de la En serait-il differemment de l'opposition de la qualite et de la quan-
conscience et Matiere et memoire au sujet de l'espace ? Et Bergson a-t-il tenu tite? C'est ce qui reste a voir. Dans le resume-conclusion de Matiere et
compte des objections de Jaures pour redonner a l'espace et a l'univers memoire Bergson se livre a une revision de toutes les antinomies, a savoir
spatial une dimension ontologique positive? des couples antithetiques utilises precedemment, dans la perspective de
L' espace homogene, disait l'Essai, est « la conception d'un milieu vide montrer que le dualisme ame-corps, probleme cartesien qu'il reprend a
homogene» ; c'est la la seule definition possible de l'espace2; a l'espace, nouveaux frais, doit etre compris selon une dialectique genetique dans
Bergson oppose l'etendue sensible qui donne a certains animaux le sens laquelle les termes opposes ne sont que des passages a la limite. Il faut
de l'orientation, et qui, conforme a l'heterogeneite de l'experience sen- comprendre l'opposition de l'esprit et de la matiere a partir de la duree
sible, est oubliee chez l'homme dans la mesure OU la conception spon- consciente, comme des degres de tension ou de detente. La matiere n' est
tanee de l'espace homogene lui ouvre les voies de l'abstraction et libere que de l'esprit entierement distendu. Ainsi vont etre levees, dans la sec-
l'intelligence3• Que dit Mattire et memoire? Bergson oppose «la continuite tion IX de cette conclusion, les oppositions entre l'inetendu et l'etendu,
des qualites sensibles, qui est l'etendue concrete» et l'espace indefiniment entre la qualite et la quantite, entre la liberte et la necessite. Il ne s'agit pas
divisible qui correspond aux suggestions du besoin et aux necessites de la de supprimer les termes opposes, mais de comprendre comment on en
vie pratique, et il declare que vient a l'opposition par l'extenuation du terme fondamental. Ainsi le troi-
sieme point est l'antithese entre la qualite et la quantite qui ne doit pas
« ce substrat simplement con<;:u,ce scheme tout ideal de la divisibilite arbitraire et etre dogmatiquement durcie - et ici, peut-etre, le dogmatisme rhetorique
indefmie, est l'espace homogene »4. de Jaures a pu etre un signal d'alarme pour la souple demarche bergso-
nienne; on doit au contraire comprendre qu'il s'agit des deux poles entre
Nous retrouvons exactement l'opposition de l'espace sensible et de lesquds se jouent la vie psycruque, la conscience et le mouvement. Mais
l'espace conc;:u,espace homo gene et geometrique. Simplement le schema precisement le mouvement concret est deja quelque chose de la cons-
s'est enrichi du fait que la divisibilite de l'espace a sa source dans la diver- cience. C'est l'entendement qui peut reduire la qualite sensible, telle
site de nos besoins et des actions de la vie concrete. Certes Bergson qu'elle est perc;:uedans les choses memes, a une quantite pure, autrement
s'etend davantage sur les illusions de la metaphysique, que ce soit le dit a une abstraction rigide conforme aux necessites de l'action. La diffe-
mecanisme ou le dynamisme, le realisme ou l'idealisme. Leur postulat rence entre la qualite et la quantite n'est donc pas absolue ; elle est
commun, que l'Essai sur les donnees immMiates de la conscience n'avait pas « une difference de rythme de duree, une difference de tension interieure. Ainsi
encore degage, c'est de croire que la perception a un interet« plutot specu- par l'idee de tension nous avons cherche a lever l'opposition de la qualite a la
latif que vital»5. Rien de tout cela ne traduit la moindre discontinuite entre quantite, comme par l'idee d'extension celle de l'inetendu a l'etendu»l.
1. E 94/84. \ Ceci n'est en rien une rupture avec la these de l'Essai sur les donnees "
2. E 70/64.
immMiates de la conscience, mais ceci tient
compte de la grande decouverte
3. E 72-3/65-66.
4. lk1M 235-236/344; plus loin, «l'espace est bien le symbole de la fixite et de la divisibi- de Matiere et memoire a savoir le caractere
contractile de la duree. La realite
lite it l'infini. L'etendue concrete, c'est-it-dire la diversite des qualites sensibles, n'est pas en lui ;
c'est lui que naus mettans en elle)} (MW 244/351).
1. lk1M 278/376.
5. lk1M 238/346.
298 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITF, DE L'CEUVRE DE BERGSON 299
la plus profonde est susceptible de se contracter ou de se dilater en fonc- C'est donc indirectement et simplement pour 1'opposer a 1'espace que
tion de la situation, comme la memoire eUe-meme, grace a l'etude de la duree est dite « principe de differenciation qualitative ». 11faut donc,
laqueUe cette donnee fondamentale est mise au jour. contrairement a ce que fait de Lattre, maintenir l'adjectif; la differencia-
Quels sont les arguments en faveur de la continuite des deux tion qualitative, c'est 1'acte meme de la duree. Et le terme de principe est
ceuvres? Reprenons librement 1'analyse d'Alain de Lattre ace sujd : equivoque, car il fait supposer qu'il s'agit ici d'une categorie exterieure
1/ L'affirmation de la realite de la duree est maintenue, en particulier comme si la duree etait un principe formel qui instaurerait des differen-
dans le chapitre IV, quand Bergson resitue 1'indivisibilite du mouvement ces. 11n'en est rien ; la duree est difference; eUes n'est faite que de diffe-
et reitere sa critique des paradoxes de Zenon2• rences qualitatives, et si on veut parler de principe, il faudrait dire qu' eUe
2/ L'affirmation de la preeminence de la duree, qui est seule l'etoffe des est un principe immanent de differenciation entre etats de conscience qua-
choses. On peut seulement se demander pourquoi Bergson n'en traite litatifs. Et si 1'on s'en tient a ce qu'expose Bergson, il semble plus adequat
qu'au chapitre IV et dans sa conclusion. Mais il est certain que de dire que dans l'Essai sur les donnees immidiates de la conscience la duree est
1'equivalence entre conscience et duree, posee dans 1'Essai sur les donnees presentee comme une continuite discontinue, en ce sens qu'eUe est
immidiates de la conscience, ressort renforcee par 1'equivalence entre cons- continue comme flux de conscience, et discontinue comme ensemble
cience et memoire posee dans Matiere et memoire'. dont les elements sont chacun affectes d'une qualite propre. Mais ceci ne
3/ On peut deduire 1'etendue de la duree ; 1'immobilite n'est que du signifie pas que ce soit a partir d'eUe, entendue comme principe, qu'on
mouvement ralenti a l'extreme, et 1'etendue n'est que de la duree simple- puisse differencier ces etats. La duree est entierement immanente aux
ment annulee : etats de conscience; eUe n'a rien de formeI. En revanche, Matiere et
memoire irait plus dans le sens d'une operativite de la conscience, dans la
«La matiere etendue, envisagee dans son ensemble, est comme une cons-
mesure Oll 1'etude de 1'evocation des souvenirs et des mecanismes de la
cience ou tout s'equilibre, se compense et se neutralise ... »4
reconnaissance implique des actes specifiques de la conscience. Toute-
4/ Enfin, selon de Lattre, le caractere d'heterogeneite de la duree est fois, l'apport de l'etude de la memoire dans ses rapports avec le cerveau
le principal attribut de la duree, et il est precise et souligne dans Matiere et n'est pas de faire de la duree un principe de differenciation, mais, au con-
memoire. Sur ce point seulement, nous ferons quelques reserves. En effet il traire, de demultiplier la duree eUe-meme en des niveaux de tension diffe-
n' est pas necessaire et il est equivoque de dire que la duree est « difftrence et rents, en des rythmes distincts, en des durees differentes. En ce sens
principe de differenciation », comme le soutient de Lattre5• C'est en effet a l'heterogeneite de la duree se precise en « ebranlements repetes et succes-
propos de l'espace que Bergson parle d' sifs» (228/338) ainsi qu'en differents degres de tension ou de relache-
ment des durees (232/342). Qu'il suffise de citer l'un des textes les plus
« un principe de differenciation autre que celui de la differenciation qualitative,
representatifs de cette evolution:
et, par suite, une realite sans qualite »6.
« En realite, il n'y a pas un rythme unique de la duree ; on peut imaginer bien
.des rythmes differents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degre de
1. Bergson une ontologie de la perplexite, Paris, PUF, 1990, p. 59-60.
2. iI1M 209-215/324-329: «1. - Tout mauvement, en tant que passage cl'un repas it un
\~nsion ou de relachement des consciences, et, par la, fixeraient leurs places res-
repas, est absalument indivisible. » pectives dans la serie des etres. Cette representation de durees a elasticite inegale
3. Cf. Andre Rabinet, Bergson, Paris, Seghers, p. 81-82. est peut-etre penible pour notre esprit... »1
4. iI1M 246-247/353.
5. Op. cit., p. 34.
6. E 71/64. 1. iI1M 232-233/342.
300 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'CETJVRE DE BERGSON 301
, 11 parait important de faire converger les « dun~es it elasticite inegale » Sans prolonger exagerement le debat - il faudrait tout un livre pour
et les differents «plans de conscience ». L'Essai sur les donnees immediates de analyser point par point les avancees de Matiere et memoire par rapport it
la conscience ne parlait que des differents « etats de conscience» ; Matiere et 1'Essai sur les donnees immediates de la conscience, nous dirons seulement que,
memoire parle de « plans de conscience» pour precis er le rapport de la sans rien rejeter des acquis de son premier livre, Bergson lui a apporte
memoire it 1'action actuelle ; si la conscience se detache du present actif et •une confirmation sur un plan plus experimental, celui de la psychopatho-
donc du corps, elle s'oriente vers le plan du reve; si la conscience se logie de la memoire ; en particulier, la simple dichotomie du moi superfi-
concentre sur la necessite presente, elle se corporalise pour s'inserer dans ciel et du moi profond a ete renouvelee par la distinction des niveaux ou
le present et dans 1'action!. plans de conscience, qui sont en nombre infini, et tres exactement
On peut donc conclure qu'il n'y a aucune solution de continuite innombrable, dans la mesure OU ils correspondent it l'attitude que prend
entre 1'Essai sur les donnees immediates de la conscience et Matiere et memoire) la conscience entre le present et le passe. L'approfondissement de la spiri-
mais qu'au contraire les deux ceuvres sont en pleine coherence. Bien tualite de la duree n'est que l'aboutissement d'un elan qui etait celui de
entendu, Bergson ne repete pas l'Essai quand il ecrit Matiere et memoire. 11 l' Essai. Le moi de l' Essai sur les donnees immediates de la conscience se retrouve
se cons acre au probleme precis des rapports de la memoire et du cer- dans la conscience-memoire de Matiere et memoire. Vouloir les opposer,
veau it partir d'une theorie de la matiere exposee dans le premier cha- c'est prendre la balle des mots pour la realite des choses. Ceci dit, tout est
pitre. Mais le point de vue reste le meme; pour Bergson on ne peut different dans le detail des argumentations de Matiere et memoire. Bergson
comprendre l'espace si on ne part pas de la duree; on ne peut com- ne se repete pas, it la difference de nombreux philosophes ; mais il garde
prendre la matiere si on ne part pas de l'esprit. La duree etait d'abord 1'unite de son intuition de la duree qui est une unite d'impulsion.
presentee comme le cceur du moi pro fond ; elle est maintenant identifiee
it la memoire qui est elle-meme identique it la conscience. Elle paraissait
essentiellement orientee vers 1'avenir, vers le jaillissement d'imprevisible
nouveaute ; elle est maintenant tournee vers le passe dans la me sure OU rn. - CONTINUITE ET DISCONTINUITE
celui-ci est d'essence spirituelle et OU le cerveau, quelle que soit la com- ENTRE MATLERE ET MEMOlRE ET L'EVOUJTION Cl?EATRICE
plexite des connexions neuronales, est toujours present comme une
chose qu'il est. Mais precisement, Matiere et memoire explique le rapport
du passe a 1'avenir de telle sorte que 1'action presente2 est notre insertion La discontinuite entre Matiere et memoire et L'Evolution creatrice semble
dans le monde : plus reperable, puis que Bergson lui-meme a dit que la duree de 1'Essai sur
les donnees immediates de la conscience (qui est celle de Matiere et memoire) ne col-
« Notre memoire solidifie en qualites sensibles l'ecoulement continu des
lait pas avec celle de L'Evolution creatrice.
choses. Elle prolonge le passe dans le present, parce que notre action disposera
de l'avenir dans l'exacteproportion OU notre perception, grossiepar la memoire, Le debut du premier chapitre instaure immediatement un lien avec
aura contracte le passe.»3 \ l'Essai sur les donnees immediates de la conscience quand il parle des etats d'ame
\ou etats de conscience qui changent sans cesse!, et avec Matiere et memoire
1. Cf. a ce sujet mon etude « Corps-quantite et corps-qualite selon Bergson », in LeJ quand il parle de la memoire qui pousse quelque chose du passe dans le
de l'action, publie par JeaL Luc Petit, Paris, V rin, 1997, p. 111-124.
neuroJcienceJ et la philosophie present, et plus encore du passe qui « se conserve de lui-meme, automati-
2. L'importance decisive du probleme de I'action a ete souligne par Bertrand Saint-Sernin
dans «l/action a la lumiere de Bergson », PhiloJophie, n° 54, juin 1997, p. 60-72.
3. MM 236/344. 1. EC 1-2/495.
302 ANN ALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'CEUVRE DE BERGSON 303
quement »1. Ce ne sont pas la des evocations ponctuelles ; Bergson veut On retrouve donc la multiplicite de compenetration, signe exclusif de
partir de la continuite de la vie psychologique, et il resume la fac;on dont il la duree, dans la vie. Unite et multiplicite discretes n'existent que dans
comprend la duree irreversible du moi comme changement incessant et l'espace. Mais que dire alors de ma personne ? On doit dire ceci :
unite absolue. Un mot nouveau apparait, qui confirme l'importance que «Je suis donc - il faut bien adopter le langage de l'entendement, puisque
Matiere et memoire accordait a l'action, c'est le mot de creation, appele a l'entendement seul a un langage - unite multiple et multiplicite une. })
devenir un maitre mot de cette philosophie. Il apparait dans un contexte Le moi est au-dela de l'opposition spatiale de l'un et du multiple car il
bien precis, celui de la creation de soi par soi : est continuite dans la difference; je change sans cesse et je suis toujours
«Nous nous creons continuellement nous-memes. Cette creation de soi par le meme.
soi est d'autant plus complete, d'ailleurs, qu'on raisonne mieux sur ce qu'on fait. })2 Telle est ma vie interieure, et telle est aussi la vie en generaP.
La metaphore poetique va se reveler ici indispensable pour apprehen-
Mais il ne faut peut-etre pas etre dupe de ce debut du livre qui nous der cette dialectique interieure de l'unite et de la multiplicite. Un meme
montre Bergson en pleine possession de sa pensee, ne laissant rien perdre sentiment poetique s'exprime, s'exteriorise en des strophes, des vers, des
de ce qu'il a precedemment etudie. mots distincts ; cette multiplicite est creee par la materialite du langage ;
Deux questions principales se posent au sujet du rapport de «Mais a travers les mats, les vers et les strophes, court l'inspiration simple
L'Evolution creatrice aux a;uvres precedentes : qui est le tout du poeme. [...] De la, dans tout le domaine de la vie, un balance-
ment entre l'individuation et l'association. })2
1 I La vie est-elle plus fondamentale que la duree ? Autrement dit, la
duree est-elle une propriete de la vie? Le moi, en sa duree individuelle, est donc justifie a nous faire com-
2/ Le temps de l'evolution vitale est-il different du temps de l'Essai prendre la vie comme un monde oscillant entre l'individu et la totalite.
sur les donnees immediates de la conscience et de Matiere et memoire ?
Pour la seconde question, Bergson, lui-meme a declare a Jean de La
Pour la premiere question, de nombreuses interpretations conside- Harpe, dans l'entretien de septembre 19363 que j'ai deja cite en com-
rent la philosophie de Bergson comme une philosophie de la vie, la dua- menc;ant:
lite fondamentale n'etant plus celle de la conscience et du corps, mais
« Malheureusement, voyez-vous, mes livres ne sont pas toujours coherents
celle de la vie et de la matiere. On peut montrer que c'est la une lourde entre eux : le temps de L'Evo!ution edatriee ne "col1e" pas avec ce1ui des Donnees
erreur. Le pretendu biologisme de Bergson serait plut6t un panpsychisme. immediates. })
Car la vie est de l'essence de la conscience. Quand Bergson reflechit, a la
Peut-on verifier ou invalider ce propos de Bergson, prononce pres de
fin du chapitre IH, sur la signification de l'evolution, il dit qu'il faut com-
trente ans apres la publication de L'Evolution creatrice? Alain de Lattre
parer la vie a un elan, car cette image est la meilleure. Et il ajoute, ce qui
croit justifier l'opposition entre les deux conceptions de la duree en ces
noue l'elan vital et l'evolution biologique a la duree du moi et a sa
termes : « De la simple continuite lineaire - ou presque - Oll l'on relevait
memoire:
..d'abord la singularite, elle s'est elargie dans une exorbitance de dimen-
« La vie est en realite d'ordre psychologique, et il est de l'essence du psy- \~?ns qui font de la premiere le simple fil sensible et vif d'une attention
chique d'enve1opper une pluralite confuse de termes qui s'entrepenetrent. })3
1. EC259/714.
1. EC 2/496; 5/498. 2. BC 259/714-5.
2. BC 7/500. 3. Hertri Bergson. Essais et temoignages recueillis par Albert Beguin et Pierre Thevenaz, N eu-
3. BC 258/713. chatel, Editions de La Baconniere, 1943, p. 360.
304 ANNALES BERGSONIENNES CONTINUITE ET DISCONTINUITE DE L'(EUVRE DE BERGSON 305
Penser la religion « en duree », c'est la penser comme dynamique, ce ration de la duree dans la philosophie, comme une intuition vivante et
qui implique a la fois activite et spiritualite. Le souci principal du premier creatrice. Mais la creativite de la pensee bergsonienne, dont tout est loin
chapitre sur l'obligation morale est de resituer l'effort moral de d'avoir ete a ce jour exploite, est un epanouissement en gerbe. Ce sont de
I'humanite dans la dynamique de la vie et de l'evolution creatrice. En multiples pensees qui se revelent. Bergson a ecrit, dans une note de
effet, la vie ne s'est pas limitee a assurer pour I'homme la possibilite de la l'introduction a L'Evolution creatrice destinee a mettre en evidence le lien
vie en groupe, autrement dit la statique sociale; elle a cree des ames avec l'Essai, ces lignes importantes :
privilegiees « Un des principaux objets de cet Essai etait en effet de montrer que la vie
« qui, au lieu de rester dans les limites du groupe et de s'en tenir a la solidarite psychologiquen'est ni unite ni multiplicite,qu'elle transcende et le mecanique et
etablie par la nature, se portaient vers 1'humanite en general dans un elan l'inte//igent, [...] : "duree reelle" signifie a la fois continuite indivisee et creation.
d'amour. [...] Chacune d'elles marquait ainsi un certain point atteint par Dans le present travail,nous faisons applicationde ces memes idees a la vie en
1'evolutionde la vie; et chacune d'elles manifestaitsous une forme originaleun general,envisageed'ailleurselle-memedu point de vue psychologique.»1
amour qui parait l'essence meme de l'effort createur»1.
Nous pouvons a notre tour appliquer ces idees a la comprehension de
Le triomphe de l'elan vital n'est pas dans l'espece humaine tout I'ceuvre de Bergson. Elle n'est ni unite ni multiplicite. Mais elle est a la
entiere, car elle se tourne vers la matiere par l'intelligence, et maintient fois continuite indeniable et maintes fois reaffirmee, et creation qui fait
son existence sociale par un melange d'inertie et d'hostilite aux autres qu'aucune des ceuvres ne se deduit de la precedente. En ce sens la duree
groupes. Le triomphe de l'elan vital est dans ces ames privilegiees, les n'est pas un principe mais une intuition vivante, toujours presente, quelle
saints et les heros, qui ne ressentent pas en eux-memes le poids de que soit la grande complexite de la trame des demonstrations. On espere
l'inertie et sont capables de communiquer leur force psychique aux autres avoir apporte un certain nombre d'elements qui montrent que la lecture
en entrainant l'humanite a leur suite, comme Socrate, comme Jesus ou totalement discontinuiste est impossible, car les ceuvres de Bergson
encore comme Jeanne d'Arc. C'est grace a eux que l'energie ne manque s'eclairent les unes par les autres. Mais l'unite d'inspiration n'empeche pas
pas a l'humanite, et qu'elle se depasse sans cesse, non seulement sur le la diversite des facettes et des entrees dans l'ceuvre ; elle s'oppose radica-
plan intellectuel, mais sur le plan moral. La encore une grande continuite lement a toute dissemination, a toute atomisation. L'ceuvre de Bergson
avec L'Evolution creatrice se marque dans le fait que la signification volon- s'offre a nous comme une unite organique, comme une liberation de
tariste de l'elan vital est reprise et confirmee, mais aussi dans le fait que la l'esprit en face des problemes de la connaissance et de l'action. Malgre la
critique de l'intelligence, comme destinee uniquement a comprendre le perfection un peu glacee des quatre ouvrages les plus fameux, l'ceuvre en
monde materiel et non la vie, est renouvelee par l'application au monde son ensemble est elle-meme une incitation a creer. La est sans doute son
moral. L'intelligence est capable de creer sans cesse de nouveaux outils plus grand merite, car le charme de cette pensee n'est jamais fascinant au
pour utiliser la matiere ; mais ceci devient une frenesie qui engendre la point de paralyser le lecteur ; il opere plutot comme un stimulant, par
guerre et le vertige technique, de telle sorte qu'un mysticisme ascetique contagion de son elan spirituel.
apparait comme le supplement d'ame» indispensable a un monde
« Jean-Louis Vieillard-Baron.
humain prive de reperes par un progres materiel sans limite.
Au terme d'un parcours necessairement trop bref, il apparait que
Bergson est fidele a l'orientation capitale de sa pensee, a savoir la restau-
1. DS97jl056. 1. ECxIj494.