La Commune 1871
La Commune 1871
La Commune 1871
LA COMMUNE
DE 1871
LETTRES ET DÉCLARATIONS
POUR LA PLUPART INÉDITES
PRÉSENTATION
Le Pape et Marx
Le « parti Marx » et la Commune
Théorie, histoire et action révolutionnaire
LE DRAME
Notice du traducteur
Conjuration de la bourgeoisie internationale
Réponse de la Commune
COMBATS D'ARRIÈRE-GARDE
Notice du traducteur
Défense de la Commune
Aide à la Commune
Aide aux réfugiés
Enseignements de la Commune
La Question du Parti
La Question de l'État
Vivante Commune
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 5
PRÉSENTATION
Le Pape et Marx
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Que le Dieu des Cieux, créateur de toutes choses, détienne la vérité est, somme
toute, logique et affaire de croyance ; mais l'affirmation qu'un homme ne se trompe
jamais relève de la doctrine bourgeoise des Lumières des encyclopédistes et libres
penseurs, incarnées par la déesse Raison, qui éclaire l'humanité, force les convic-
tions, transforme le monde et fait le tour de l'univers, à l'instar des principes sacrés
de liberté, d'égalité, et de fraternité de la Révolution bourgeoise de 1789.
Lorsque les idées toutes-puissantes descendent ainsi sur terre, elles sont person-
nifiées par le grand Architecte des francs-maçons, le Pape, les chefs d'État capitalis-
tes et, pour les marxistes embourgeoisés, Par Marx, Lénine et Staline. 1
Marx voulait que l'on ne parlât pas de marxisme, niais de socialisme scientifique,
pour éviter qu'on attribuât à sa personne ce qui est le patrimoine théorique du
prolétariat. Cependant, l'idéologie bourgeoise imprègne le mode de vie et l'éducation
modernes au point qu'on ne petit se faire à l'idée d'une théorie qui ne soit pas liée à
1 Amadeo Bordiga, le premier secrétaire du Parti communiste d'Italie, évoquait souvent le
désespoir et la colère de Trotsky, disant: « Mais, c'est du pharaonisme, du pharaonisme ! », quand
il passa pour la première fois devant le mausolée de Lénine, construit par les créateurs du culte de
la personnalité.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 6
Certes, le nom de socialisme scientifique est bien pompeux, niais c'est - avec les
méthodes de la science, telles qu'elles se pratiquent dans le domaine de la physique,
chimie, biologie, etc. - un effort de théorisation des relations et du devenir de la
société qui, déjà sous nos yeux, exige une coordination et une organisation de plus en
plus étroites. Confondre cet effort prodigieux qui incombe tout naturellement à la
classe des producteurs, avec les élucubrations de l'esprit d'un seul homme (qu'il faut
dès lors doter de vertus surhumaines) dérive de l'esprit de propriété, soit la
domination aussi bien physique que spirituelle du monde et des niasses par quelques
privilégiés.
Les efforts théoriques de Marx ne peuvent être que déformés et détournés de leur
but par ceux qui les divinisent: les masses devront-elles attendre un nouveau Marx ou
Lénine pour qu'une révolution ait une chance de succès? L'histoire moderne ne se
complaît-telle pas à détrôner et à ridiculiser les géants de l'histoire, déboulonnant les
Staline, etc.?
Enfin, il est commode de citer tel écrit traitant de telle période et de tel mouve-
ment particuliers pour justifier n'importe quelle thèse ou action, ou pour mettre le
génie en contradiction avec lui-même!
1
C'est probablement pour ne pas vexer les ouvriers français de notre génération et
pour ne pas déprécier Marx que la publication de la correspondance Marx-Engels
s'arrête en 1868, au moment où, dans leurs écrits privés, les « fondateurs » du
socialisme scientifique affirmèrent leur conviction que les ouvriers français s'étaient
1 La publication des manuscrits préparatoires de l’œuvre connue de Marx a l'utilité, entre autres,
de ramener Marx au nombre des humains, en mettant en évidence ses méthodes de recherche et
son zèle infatigable.
Dans leur correspondance, Marx et Engels tâtonnent parfois et font des hypothèses qui font
partie de la recherche et de l'étude de l'évolution historique, mais ne sont pas des jugements
définitifs à partir desquels ils donneront leurs directives aux partis ouvriers. Ainsi à la question de
savoir si la Russie interviendrait dans le conflit de 1870-1871, Marx répondra finalement qu'elle
ne le peut pas, parce qu'elle n'est pas militairement prête, du fait de difficultés intérieures.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 7
termine en disant: « Nous arrêterons ici le bref aperçu des leçons de politique, d'une
politique digne du prolétariat, que nous donne Marx dans ses lettres à Kugelmann ».
Lénine tira de cette partie de l'œuvre de Marx-Engels ses ouvrages les plus impor-
tants dit point de vite théorique et pratique: l'État et la révolution, la Révolution
prolétarienne et le renégat Kautsky, les Tâches du prolétariat dans notre révolution,
etc.
révolution ont une portée non point locale, non point particulièrement nationale, non
seulement russe, niais internationale » et de préciser qu'il entend par portée
internationale « la répétition historique inévitable, à l'échelle internationale, de ce
qui s'est passé chez nous . » 1
Lénine savait parfaitement que le marxisme n'était pas une simple création
intellectuelle de Marx, niais l'enregistrement de l'expérience historique des luttes du
prolétariat dans les grandes batailles décisives qui représentent les sommets et les
tournants de l'évolution humaine. Il savait que le socialisme scientifique avait été
2
1 Lénine, le Gauchisme, maladie infantile dit communisme, in Oeuvres choisies, 1953, 11/2, p.
345, ainsi que le commentaire de la Gauche communiste italienne: Sur le texte de Lénine, la
maladie infantile du communisme (« le Gauchisme »), Éd. « Programme communiste », (B. P. 24,
Paris 19e) qui rappelle le mot de Lénine, selon lequel on guérit plus facilement d'une maladie
infantile que sénile.
2 Engels note que cette expérience fut particulièrement nette en France. « Le développement
économique et politique de la France depuis 1789 a fait que, depuis 50 ans, aucune révolution n'a
pu éclater à Paris sans revêtir un caractère il prolétarien [cf. Marx-Engels, Écrits militaires,
l'Herne, 1970, pp. 113-117, où Engels tire les leçons de la Commune de 1793-17941, de sorte
qu'après la victoire le prolétariat, qui l'avait achetée de son sang, entrait en scène avec ses
revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins fumeuses, selon le degré de
maturité atteint par les ouvriers parisiens, mais. en définitive, elles visaient toutes à la suppression
de l'antagonisme de classe entre capitalistes et ouvriers. » Cf. la Guerre civile en France. 1871, p.
292-293. Voir aussi notre note nº 104.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 9
1870-1871 furent celles des étapes les plus importantes de toute l'époque capitaliste,
du début à sa fin: 1º révolution bourgeoise et formation de l'unité nationale (en
Allemagne), c'est-à-dire phase progressive du capitalisme; 2º transformation de la
guerre nationale révolutionnaire bourgeoise en guerre impérialiste pour ce qui est de
l'Allemagne; 3º unification du prolétariat allemand à l'échelle, non plus de petites
fractions d'État, mais d'un État national unitaire; 4º constitution dit prolétariat en
classe, et donc en parti politique, non seulement à l'échelle nationale, mais encore
internationale, 5º transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, avec le
renversement de la bourgeoisie en France et l'érection du prolétariat en classe
dominante (instauration de l'État de la dictature du prolétariat).
Tous ces niveaux historiques très divers du développement social qui s'étalent sur
des siècles, puisque la première révolution nationale bourgeoise date de 1659 en
Angleterre et le capitalisme dure encore aujourd'hui, se succèdent et s'imbriquent au
cours de la grave crise sociale de 1870-1871, à un rythme prodigieux. C'est ce qui
donne à la guerre civile en France une importance fondamentale pour le marxisme
d'hier et d'aujourd'hui.
1 Marx et Engels ne furent pas surpris lorsqu'elle éclata: depuis des mois, ils prévoyaient qu'elle
devait survenir.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 10
entraînant le prolétariat héroïque de Paris vers une défaite, d'autant qu'ils estimaient
que la crise sociale mûrissait rapidement à l'échelle internationale de sorte que la
bataille décisive eût pu s'engager dans des conditions Plus favorables et avec de plus
fortes chances de succès (cf. p. 53 et 130 sqq., et les notes nos 39 et 121). Au reste, la
correspondance privée et les déclarations qui reflètent l'activité de Marx et d'Engels,
mettent en évidence qu'ils pouvaient certes déchiffrer l'histoire et conseiller les
quelques camarades de leur parti, mais que leurs moyens d'intervention directe
étaient dérisoires.
Si demain les premières fusées devaient partir, l'avenir serait sombre. Mais ce
n'est pas une fatalité. En tout cas, ce n'est pas en restant passif et en invoquant la
paix que le prolétariat arrête les carnages cycliques des guerres: cela le marxisme
l'a affirmé depuis toujours, et l'histoire l'a amplement confirmé.
1 Pour qu'au jour de la décision, le prolétariat soit assez fort pour VAINCRE, il est nécessaire
qu'il se constitue en un Parti autonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres. C'est
ce que Marx et moi nous avons cessé de défendre depuis le Manifeste de 1848 ». (Engels à G.
Trier, le 18 décembre 1889).
2 Dans leur Kart Marx (Gallimard, 1937 et 1970), O. Maenchen-Helfen et B. Nicolaïevski (qui
avaient eu accès aux Archives Marx-Engels à Moscou) rapportent qu'Engels avait eu l'intention
d'aller organiser la défense en France afin de préserver, autant que possible, les forces du
prolétariat, mais il dut renoncer à son projet, car au premier revers, il eût été considéré comme
traître, étant « Prussien ». Or le meilleur général ne peut remporter la victoire, sans essuyer
quelque défaite. Des centaines de lettres précieuses attestant de l'activité inlassable de Marx-
Engels en faveur de la Commune n'ont pu être retrouvées, cf. notes nos 33 et 113.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 11
RAPPORT
DES FORCES
ET CONDITIONS
PRÉALABLES
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Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 12
Analyse de l'opposition
au bonapartisme
« Que la paix avec l'Autriche [en août 18661 portât dans son sein la guerre avec la
France, cela Bismarck non seulement le savait, mais il le voulait 1. En effet, cette guerre devait
fournir le moyen de parfaire cet Empire prusso-allemand que la bourgeoisie lui prescrivait de
réaliser. » Fr. Engels, Rôle de la violence et de l'économie clans l'instauration de l'Empire
allemand moderne.
ENGELS À MARX
Manchester, le 10 août 1866
Cher Maure,
... La note de Bonaparte semble prouver qu'il y a une fêlure dans ses relations
avec Bismarck, sinon sa revendication n'eût sans doute pas été formulée en des termes
si grossiers, de façon si imprévue et juste à l'instant le plus mal choisi pour
1 Chaque crise profonde - guerre ou révolution - entraîne une restructuration des institutions
sociales et un changement des rapports de force entre classes ou nations, qui préfigurent
l'évolution future et annoncent les conflits ultérieurs. Vers la fin des hostilités entre la Prusse et
l'Autriche en 1866, Marx écrivait à Engels: « Il est évident que tout ce qui centralise la bourgeoisie
est favorable aux ouvriers. De toute façon, même si la paix est conclue demain, elle sera encore
plus provisoire que celle de Villa-franca et de Zurich [en 1859]. Dès que l'on aura procédé, de part
et d'autre, à une « réforme militaire », on recommencera à se taper dessus, comme le disait
Schapper. En tout cas, d'ores et déjà, Bonaparte a essuyé une défaite, bien que la formation de
royaumes militaires, à droite et à gauche, correspondent au programme de « démocratie générale »
à la Plon-Plon. En Angleterre, le gouvernement a presque suscité une émeute. (Marx à Engels, le
27 juillet 1866)
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 13
L'envoi de cette dépêche est une grosse bêtise de Bonaparte, mais les clameurs de
l'opposition et probablement aussi de l'armée l'auront forcé, je pense, à précipiter les
choses. Or, cela peut devenir très dangereux pour lui. Ou bien Bismarck s'arrange
pour pouvoir céder, et alors il est obligé, à la première occasion, de faire la guerre à
Bonaparte afin de prendre sa revanche; ou bien il n'est pas en état de céder, et alors
c'est la guerre à plus brève échéance encore. Dans les deux cas, Bonaparte court le
risque d'être obligé de faire la guerre malgré lui, sans la préparation diplomatique
voulue, sans alliances sûres, et nettement en vue de conquêtes. Au reste, il y a déjà
quelques années, Bismarck a déclaré au ministre hanovrien Platen qu'il placerait
l'Allemagne sous le casque prussien, puis la conduirait contre les Français pour « la
bien souder ensemble ». 2
ENGELS À MARX
Manchester, le 4 avril 1867
Cher Maure,
... Il n'y a plus le moindre doute que Bismarck soit l'allié des Russes. Mais jamais 3
ceux-ci n'ont eu à payer aussi cher l'alliance prussienne. En effet, ils ont dû lui
1 Au début du mois d'août 1866 - peu avant la signature de la paix entre la Plusse et l'Autriche,
à Prague - l'ambassadeur français à Berlin, Vincent Benedetti transmit à Bismarck une note défi -
nissant les revendications de la France comme prix de sa neutralité lors de la guerre austro-prus-
sienne. Elle exigeait notamment la Bavière rhénane et la Hesse rhénane avec les places fortes de
Landau et de Mayence, la ville de Sarrelouis ainsi que l'abrogation du droit de garnison des
Prussiens à Luxembourg. Quoique Bismarck n'ait opposé aucun refus aux prétentions de Napoléon
III avant la guerre, si celui-ci ne s'opposait pas à une alliance prusso-italienne, il repoussa ces
revendications le 7 août. Sentant que le rapport de force, militaire et politique, lui était favorable,
Bismarck commença à préparer la guerre franco-prussienne, tout comme son compère, Napoléon
III.
2 Le journal parisien le Monde du 8 août 1866 rapporta ce propos de Bismarck. Dans son
manuscrit inachevé sur le Rôle de la violence dans l'histoire. Violence et économie, dans la
formation du nouvel Empire allemand, Engels fait l'historique de tous les rapports entre la France
et l'Allemagne de 1866 à 1871, et même des événements de la Commune: cf. Marx-Engels, Écrits
militaires, Éditions de l'Herne, 1970, p. 532-599. Engels y mentionne, lui aussi, que Bismarck
envisageait, avant 1866 même, de souder l'unité allemande grâce à une guerre extérieure (p. 566).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 14
sacrifier toute leur politique allemande traditionnelle. Si, comme de coutume, ils se
figurent que cette fois encore c'est tout à fait momentané, ils se trompent sans doute
lourdement. D'ores et déjà, il semble bien qu'en dépit des simagrées impériales, etc.,
que l'unité allemande s'impose comme force contraignante qui déborde la volonté
particulière de Bismarck et de tous les Prussiens. C'est pourquoi les Russes sont obli-
gés d'accélérer leur progression en Orient, car la présente conjoncture favorable ne
durera certainement pas longtemps. Mais, on peut mesurer en Russie la crise finan-
cière et les difficultés du développement industriel - s'il y en a (Fr.) - au fait que, onze
ans après la guerre de Crimée, il n'existe toujours pas de ligne de chemin de fer en
direction d'Odessa et de la Bessarabie, ce qui équivaudrait à deux armées dans les
conditions actuelles. Si tout marche au gré des Russes, on peut penser que le conflit
éclatera cette année encore.
3 Cette alliance remonte aux origines mêmes de la Prusse. A l'époque de Bismarck, elle reposait
essentiellement sur le partage de la Pologne. Lors de l'insurrection de 1863, Bismarck fut le seul à
prendre ouvertement parti contre les insurgés polonais et pour les bourreaux russes. En 1866, la
Prusse « mit dans sa manche » le tsar russe pour faire la guerre contre l'Autriche, qui fut boutée
hors de l'Allemagne: cf. Fr. Engels, Rôle de la Violence, etc., p. 561.
1 Le roi de Hollande, prince souverain du Luxembourg, était tout disposé à vendre le duché à
Louis-Napoléon, et les Luxembourgeois n'étaient pas opposés, semble-t-il, à leur rattachement à la
France. Cependant, à la conférence de Londres de mai 1867, les représentants de la France, de
l'Autriche, de la Prusse, de l'Italie, de la Belgique et du Luxembourg déclarèrent que le Duché
serait neutralisé. Dès 1860, dans son article sur l'Alliance franco-russe (New York Tribune, du 13
août 1860), Marx dénonçait le projet d'annexion du Luxembourg par la France et sa transformation
en « département des Forêts ».
* Marx, de son côté, estimait dans sa lettre du 2 avril 1867 à Engels: « L'affaire
luxembourgeoise me semble arrangée entre Bismarck et Bonaparte. Pourtant il est possible, mais
non probable, que le premier ne puisse ou ne veuille tenir sa parole. L'immixtion des Russes dans
les affaires allemandes crève les yeux. En effet: 1º la Prusse a signé, avant toutes les autres
puissances, la convention du Wurtemberg le 13 août; 2º l'attitude de Bismarck vis-à-vis des
Polonais. (2)
2 Marx voit en Bismarck - ses intentions et ses actes - une contradiction vivante, du fait qu'il repré-
sente deux forces, certes convergentes, mais opposées: en tant que chef du gouvernement prussien,
il représente toutes les limitations de la Prusse et les intérêts dynastiques bornés, le junker
prussien; en tant qu'instrument des intérêts nationaux bourgeois de l'Allemagne, il représente une
force progressive, œuvrant, à sa façon certes, pour les ouvriers en centralisant l'économie et la
politique allemandes. Engels compare Bismarck à Napoléon III et en fait une version bonapartiste
allemande, parce qu'ils représentent tous deux l'armée. Toutefois en France, l'armée nationale n'a
plus que des tâches réactionnaires et impérialistes, tandis qu'en Prusse elle a encore une tâche
nationale progressive à accomplir. Or, il se trouve que les deux seules institutions démocratiques
qui aient fait vraiment la force de la Prusse ont été l'obligation pour tous d'aller à l'école et à
l'année. De la sorte, les aspirations à l'unité nationale allemande pouvaient se manifester au travers
de l'armée prussienne, dont les soldats se sentaient plus allemands que prussiens. Cf. Fr. Engels. la
Question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, in Marx-Engels, Écrits militaires, op.
cit., pp. 449-490.
En somme, le hobereau prussien Bismarck était tout disposé à poursuivre la politique dynasti-
que de la Prusse, à savoir brader un territoire allemand à l'étranger pour agrandir la puissance de la
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 15
espérant sans doute se voir offrir plus tard davantage à titre gracieux. Or, je sais
maintenant de source sûre que l'ambassadeur prussien Bernstorff a déclaré, il y a
quelques jours, au ministre plénipotentiaire de la Hanse à Londres (Geffcken) que,
d'après une dépêche reçue, la Prusse ne céderait en aucun cas dans l'affaire luxem-
bourgeoise. Il s'agit de la dépêche qui est mentionnée par l'hebdomadaire Owl et qui
demande à l'Angleterre d'user de son influence à La Haye, à la suite de quoi la
Hollande se serait abstenue dans l'affaire (du Luxembourg).
Bismarck n'est certes pas Faust, mais il a cependant son Wagener. C'est à mourir
de rire que de voir comment ce malheureux traduit à la Wagener les faits et intentions
de son maître et seigneur. Dernièrement, Bismarck a utilisé une tournure métapho-
rique où figurait un cheval. Voulant l'imiter cri ceci comme en tout, notre Wagener
s'écrie à la fin de son discours: Messieurs, cessons d'enfourcher nos dadas, et montons
la noble jument pur-sang: la Germanie. A l'époque de la Terreur, les Parisiens
disaient: montez mademoiselle ! ... 1
... Les histoires de la guerre intéressent naturellement le publie au plus haut point.
Des déclarations ronflantes et de grands mots ne feraient pas de mal ici. La réso -
lution qu'il faudrait adopter me semble très simple: la classe ouvrière n'est pas enco-
1
re suffisamment organisée pour peser dans la balance de manière tant soit peu
efficace, mais que le Congrès proteste et dénonce les fauteurs de guerre au nom de la
classe ouvrière, qu'il proclame que la guerre entre la France et l'Allemagne serait une
guerre civile, ruineuse pour les deux pays et l'Europe en général. Il me semble que
l'on peut arriver à faire admettre à messieurs les Français et Belges la remarque selon
laquelle la guerre ne peut servir que le gouvernement russe...
Si l'on aborde la question du crédit mutuel, etc., Eccarius devra déclarer simple-
ment que les ouvriers d'Angleterre, de France et des États-Unis n'ont aucun intérêt à
ces dogmes proudhoniens et qu'il faut traiter la question du crédit comme
secondaire. 2
MARX À ENGELS
Londres, le 11 septembre 1867
Cher Fred,
nos résultats avec ceux que Mazzini a obtenus avec ses machinations depuis trente
ans! Et cela sans ressources financières! Malgré les intrigues des Proudhoniens à
Paris, de Mazzini en Italie, les velléités d'Odger, de Cremer, de Potter à Londres, les
bakouniste, lassallien, anarchiste, qui trouvaient alors racine dans les pays peu développés (Suisse,
Italie, Espagne, etc.).
* « L'Internationale a été fondée pour mettre à la place des sectes socialistes ou semi-socialistes
l'organisation réelle de la classe ouvrière en vue de la lutte. Les Statuts provisoires ainsi que
l'Adresse inaugurale le démontrent, au premier coup d’œil. Au demeurant, l'Internationale n'eût pu
s'affirmer, si l'évolution historique n'avait pas déjà mis en pièces le phénomène des sectes. Le
développement des sectes socialistes et celui du mouvement ouvrier réel se font toujours en sens
inverse l'un de l'autre. Tant que les sectes se justifient (historiquement), la classe ouvrière n'est pas
encore mûre pour une organisation historique indépendante. Mais, sitôt qu'elle est arrivée à
maturité, toutes les sectes deviennent essentiellement réactionnaires. C'est ainsi que l'histoire de
l'Internationale a reflété ce que l'histoire révèle partout: ce qui est périmé cherche constamment à
se reconstituer sous une forme nouvelle pour se perpétuer.
Ainsi l'histoire de l'Internationale a été une lutte continuelle dit Conseil général contre les
sectes et les intrigues d'amateurs, qui tentèrent toujours de s'affirmer au sein de l'Internationale
elle-même, en opposition au mouvement réel de la clisse ouvrière. Cette lutte a été menée dans les
Congrès, mais bien davantage encore dans les tractations privées du Conseil général avec chaque
section particulière.
Étant donné que les Proudhoniens (mutuellistes) avaient participé à la fondation de l'Associa-
tion internationale des travailleurs, ils tinrent tout naturellement la barre à Paris, durant les
premières années. Plus tard, des groupes collectivistes, positivistes, etc. commencèrent à se créer
en opposition aux Proudhoniens. » (Marx à F. BoIte, 23..XI. 1871).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 18
MARX À KUGELMANN
Londres, le 9 octobre 1866
Cher ami,
Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine de phrases proudhoniennes les plus
creuses: ils bavardent sur la science, et ne savent rien eux-mêmes; ils dédaignent toute
action révolutionnaire, surgissant directement de la lutte des classes, tout mouvement
social centralisé, donc réalisable aussi par des moyens politiques (par exemple, la
diminution légale de la journée de travail), sous prétexte de liberté, d'anti-gouverne-
mentalisme ou d'individualisme anti-autoritaire. Ces messieurs qui, depuis seize ans,
ont supporté et supportent tranquillement le despotisme le plus vil, prônent en fait une
vulgaire économie bourgeoise, mais enjolivée d'idéalisme proudhonien.
Proudhon a fait un mal énorme. Son semblant de critique et son simulacre d'oppo-
sition aux utopistes - il n'est lui-même qu'un utopiste petit-bourgeois, alors que les
utopies d'un Fourier, Owen, etc. sont l'intuition et l'expression imaginaire d'un monde
nouveau - ont d'abord séduit et corrompu la jeunesse brillante (Fr.), les étudiants, puis
les ouvriers, surtout parisiens qui, en qualité d'ouvriers de luxe, restent sans le savoir
fortement attachés à toutes ces vieilleries . Ignorants, vaniteux, arrogants, bavards,
*
* Dans sa lettre du 12 février 1870, Marx justifie cette opinion par des considérations de
rapports de force déterminés par la maturité sociale du mouvement ouvrier: « Ce n'est pas par
hasard que Proudhon a été le socialiste de l'époque impériale. J'en ai la conviction profonde: bien
que la première impulsion doive partir de France, l'Allemagne est bien plus mûre pour un
mouvement social et pour dépasser de loin les Français. Ceux-ci se trompent lourdement et se font
de grandes illusions sur eux-mêmes, s'ils continuent à se prendre pour le « peuple élu ». »
Dans le Capital, Marx dit qu' « en France ni le système du crédit, ni la grande industrie ne
s'étaient développés au point d'atteindre le niveau moderne. » (Éditions Sociales, livre troisième,
vol. VII, p. 265).
Cependant, Marx et Engels ne sous-estiment pas les ,qualités intrinsèques du prolétariat
français, ni la force exceptionnelle de ses traditions révolutionnaires: « L'attitude des ouvriers
français est admirable. Ils sont maintenant de nouveau dans l'action, et c'est là leur élément. Dans
ce domaine, ils sont maîtres. » (Engels à Marx, le 18 mai 1870).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 19
emphatiques, ils étaient sur le point de tout gâcher, car ils étaient au Congrès en un
nombre qui ne correspond absolument pas à celui de leurs adhérents. Dans le rapport,
je leur taperai sur les doigts, en sous-main...
ENGELS À MARX
Manchester, le il septembre 1867
Cher Maure,
marckisme en Allemagne est une propriété naturelle de l'Allemand, que leur interven-
tion est appelée à faire disparaître, tandis que chez eux le bonapartisme est un pur
accident, qu'un simple changement de ministère suffirait à écarter, et même à changer
en son contraire...
ENGELS A MARX
Manchester, le 21 juillet 1869
Cher Maure,
... Monsieur Bonaparte semble perdre complètement l'esprit. Il fait gaffe sur gaffe.
D'abord le message, avec un simulacre de concessions, puis ajournement soudain,
maintenant ce ministère burlesque. Il ne pouvait pas mieux s'y prendre pour faire
2
1 Marx ne revendique pas l'égalité entre le prolétariat de France et celui d'Allemagne, en vertu
du principe de l'autonomie des partis nationaux ou de la non immixtion dans les affaires d'un autre
parti, mais en vertu d'un rapport de force et, finalement, pour compenser certaines faiblesses
nationales: « Ce qui est le plus nécessaire à la classe ouvrière [allemande], c'est qu'elle cesse d'agir
uniquement sous la haute permission de ses supérieurs. Une race aussi bureaucratiquement
éduquée doit passer par toute une phase qui lui apprendra à se tirer d'affaire toute seule. »
2 Lors des élections du Corps législatif (mai-juin 1869), l'opposition obtint un succès important.
En juillet, 116 députés de l'opposition libérale et du centre-gauche signèrent une déclaration sur la
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 20
comprendre, même au Français le plus borné, qu'il cherche à ridiculiser la France aux
yeux du monde entier. C'est la meilleure méthode pour semer le désarroi parmi sa
majorité, ses ministres et préfets, ses juges et officiers. Et comme tout ce beau monde
ne lui est attaché que parce que le succès lui a souri et qu'il l'a grassement payé, il en
sera encore plus vite lâché que ne le fut Napoléon Ier par le Sénat et le Corps légis-
latif en 1814 et 1815. En effet, il ne faut vraiment plus grand-chose pour que ce beau
monde n'ait plus aucun respect pour monsieur Louis.
MARX A KUGELMANN
Londres, le 3 mars 1869
Cher Kugelmann,
C'est ce qui explique que les livres de Ténot sur le Coup d'État aient fait si grande
sensation, à Paris comme en province. En un rien de temps, dix Éditions ont été
épuisées. Puis il y eut des douzaines d'études sur cette période. C'était la rage (Fr.),
une véritable spéculation pour les maisons d'édition.
républicaine fait de même; par exemple, Delescluze, ancien bras droit de Ledru-
Rollin, qui, à titre de patriarche républicain, rédige maintenant le Réveil à Paris.
Jusqu'à ce jour, tout ce qui n'est pas bonapartiste s'est grisé de ces révélations
posthumes, ou plutôt de ces réminiscences.
Puis, ce fut le Parti socialiste, qui fit des « révélations » sur l'opposition et les
démocrates républicains de vieille souche. Entre autres, Vermorel avec les Hommes
de 1848 et l'Opposition. Vermorel est proudhonien.
Comme vous allez le voir, la police française fonctionne bien: J'avais l'intention
d'aller rendre visite à ma fille, au début de la semaine prochaine à Paris. Samedi
dernier, un agent de police est venu demander à Lafargue si M. Marx était déjà arrivé:
il avait une commission à lui faire. Nous voilà prévenus.
MARX À ENGELS
Londres, le 14 novembre 1868
Cher Fred,
... Les fantômes hantent Paris: l'affaire Baudin rappelle sérieusement le mouve-
ment des banquets sous Louis-Philippe. Seulement la Garde nationale fait défaut, et
1
Bugeaud (dans la mesure où la violence intervient) est désormais prêt dès le premier
jour, alors qu'en février 1848 l'armée est intervenue le dernier jour, et à un moment où
il n'y avait plus de ministère, c'est-à-dire lorsqu'il n'y avait aucun gouvernement.
D'ailleurs, il ne faut pas miser sur l'édification de barricades. Abstraction faite du
banni Weber-Pyat, je ne vois pas comment une révolution pourrait réussir à Paris, à
moins que l'armée se détache du pouvoir et le trahisse, ou qu'elle se fractionne … *
ENGELS A MARX
Manchester, le 20 novembre 1868
Cher Maure,
... Militairement parlant, les Parisiens n'ont pas la moindre chance de succès s'ils
déclenchent la révolution maintenant. On ne se débarrasse pas si facilement du
bonapartisme. Rien à faire sans révolte des militaires. A mon avis, il faut au moins
que la garde mobile hésite entre le peuple et l'armée pour que l'on risque un coup. Il
saute aux yeux que Bonaparte souhaite une telle tentative, mais les révolutionnaires
seraient des ânes s'ils réalisaient ses vœux. Il y a en outre que les fusils: 10 peuvent
être rendus très facilement inutilisables (enlever l'aiguille), et 20 même s'ils tombent
entre les mains des insurgés, ne valent rien tant qu'on n'a pas les munitions spécifi-
ques que l'on ne peut fabriquer soi-même, comme cela se faisait pour les cartouches
d'antan. Même pourquoi devraient-ils déclencher un moment juste maintenant? La
prolongation de cet état de choses nuit chaque jour davantage à Bonaparte, et puis il
n'y a pas de raison déterminée de déclencher les choses. Bonaparte lui-même se garde
bien de fournir une raison, les révolutionnaires seuls pouvant en avoir besoin...
1 Le 3 décembre 1851, le député Baudin avait appelé les ouvriers du faubourg Saint-Antoine à
l'insurrection contre le coup d'État de Napoléon III. Il tomba sur les barricades. Les républicains
manifestèrent sur sa tombe. Certains journaux ouvrirent une souscription pour lui ériger un
monument, mais ils furent traînés devant les tribunaux et condamnés en 1868.
Le mouvement des banquets qui exigea une réforme électorale, fut le prélude de la révolution
libérale bourgeoise de Février 1848.
* Marx ajoute le 18 novembre 1868: « Il ressort aussi des lettres de Lafargue que la situation est
très sérieuse en France. Le gouvernement souhaite forcer les gens à descendre dans la rue pour
ensuite laisser faire merveille (Fr.) aux chassepots et canons rayés. Estimes-tu qu'une bataille de
rues ait une chance quelconque de succès? Il ne semble pas que l'armée se détache du pouvoir sans
qu'il y ait eu au préalable des fissures. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 23
MARX À ENGELS
Londres, le 14 décembre 1868
Cher Fred,
Samedi soir, nous avons reçu Ténot (« Paris » et « Provinces ») et les débats du
procès Baudin. Je t'envoie aujourd'hui Ténot («Paris») et Baudin. Tu auras le Ténot
(« Provinces ») d'ici quelques jours. Tu pourras rapporter le tout à l'occasion, étant
donné qu'à part moi personne d'autre ici ne lit ces papiers.
l'histoire du régime dans lequel elle vit. Tout le monde se frotte les yeux à présent, et
tombe des nues. Si l'on veut comparer le petit avec le grand, ne peut-on dire qu'à
notre manière la même chose s'est produite pour nous? En Allemagne, c'est mainte-
nant une nouveauté que Lassalle n'est qu'un de nos satellites et qu'il n'a pas découvert
la « lutte des classes ».
Je me suis littéralement délecté en suivant pas à pas les débats des républicains
modérés qui siègent dans l'assemblée législative du 10e arrondissement . Je ne crois 3
1 Surnom de Napoléon III qui s'évada de prison en 1846 sous les habits d'un maçon du nom de
Badinguet.
2 Service chargé d'ordonner les dépenses et de veiller au maintien de l'ordre et de la sécurité.
* Sobriquet du fils de Jérôme Bonaparte et cousin de Napoléon III, surnommé aussi le prince
rouge, parce qu'il faisait mine de prendre des positions avancées.
3 Le 2 décembre 1851, les députés du parti de l'Ordre de l'Assemblée nationale se réunirent
dans le 10e arrondissement de Paris et adoptèrent à l'unanimité une résolution destituant Louis-
Napoléon Bonaparte de la présidence et transférant tous les pouvoirs à l'Assemblée nationale.
Cependant, les députés refusèrent l'appui du peuple. La tentative échoua évidemment, et les
députés furent arrêtés. Eugène Ténot rapporte en détail ce fait dans son ouvrage Paris en
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 24
pas que l'on puisse retrouver une pareille tragi-comédie dans toute l'histoire univer-
selle, du moins dans une exécution aussi pure. Le Parlement de Francfort, et même
celui de Stuttgart n'étaient rien en comparaison. Seuls les Français savent mettre en
1
scène des Assemblées ou des parlements croupions où ne siègent que des salauds... 2
ENGELS À MARX
Manchester, le 11 février 1870
Cher Maure,
... C'est une bonne chose que Rochefort le bien nanti-ou Rushforth *, comme *
l'appelle Lizzie fasse maintenant un séjour en prison . La petite presse marche déjà
3
bien, mais si elle supplantait tout le reste, je ne la trouverais plus à mon goût. Toute
cette espèce de gens porte encore toujours en elle ses origines du bas-empire. Lorsque
Rochefort prêche l'harmonie entre bourgeois et ouvriers, c'est proprement divertis-
sant. D'autre part, les chefs « sérieux » du mouvement sont vraiment trop sérieux.
C'est véritablement étrange. La provision de cerveaux, dont le prolétariat a bénéficié
des autres classes, semble depuis lors totalement tarie, et cela dans tous les pays. Il
semble que les ouvriers doivent désormais faire de plus en plus les choses eux-
mêmes.
Que fait l'illustre Gaudissart ? Je ne vois et n'entends absolument rien de lui. N'a-
*
Meilleures salutations.
Ton F. E.
décembre 1851. Étude historique sur le coup d'État, Paris, 1868, pp. 142-164.
1 Au cours de la révolution de 1848-1849, Mani et Engels suivirent avec attention les débats du
parlement de Francfort et en rendirent compte dans la Nouvelle Gazette Rhénane (vol. 1 et II, en
traduction française, aux Éditions Sociales). Lorsque les grands États de l'Allemagne de 1849
retirèrent leurs députés du parlement de Francfort et que l'administration de la ville interdit aux
autres députés de l'aile gauche de continuer à siéger dans cette ville, ils allèrent s'installer à
Stuttgart. L'armée les dispersa le 18 juin 1849.
2 D'où la conclusion de Marx dans sa seconde ébauche de la Guerre Civile en France: «Tel
était le pouvoir d'État sous sa forme dernière et la plus prostituée, dans sa suprême et vile réalité,
celui-là que la classe ouvrière parisienne devait renverser, et que seule cette classe pouvait extirper
de la société. Quant au parlementarisme, il avait été tué par ses propres ouailles et par l'Empire. La
seule chose que la classe ouvrière avait à faire, c'était de ne pas le ressusciter. » (Éditions Sociales,
1953, p. 260 et aussi 213).
* * Prononcé avec l'accent anglais Rochefort donne Rushforth et signifie alors: qui fonce en avant.
3 Le rédacteur en chef de la Marseillaise, Henri Rochefort, fut arrêté le 8 février 1870, lors
d'une réunion électorale dans un quartier ouvrier de Paris. Le 22 janvier 1870, il avait été
condamné à six mois de prison pour son article sur l'assassinat de Victor Noir.
* Sobriquet pour Sigismund Borkheim.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 25
MARX A ENGELS
Londres, le 18 mai 1870
Cher Fred,
nement français a enfin fait ce que nous désirions depuis si longtemps, à savoir
transformer la question politique: Empire ou République, en une question de vie ou
de mort pour la classe ouvrière ! 2
Salut.
Ton K.M.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 27
Effet de la guerre
franco-prussienne
« Il ne fallut pas cinq semaines pour que s'écroulât tout l'édifice impérial, si longtemps admiré
par les philistins d'Europe. La révolution du 4 septembre ne fit qu'en balayer les débris, et
Bismarck, qui était entré en guerre pour fonder l'Empire de la Petite-Allemagne, se trouva un
beau matin fondateur de la République française 1. » Fr. Engels, Rôle de la violence et de
l'économie dans l'instauration de l'Empire allemand moderne (op. cit., pp. 571-572).
MARX À ENGELS
Londres, le 20 juillet 1870
Cher Fred,
1 C'est ce que dit Engels dès le 7 septembre 1870 dans sa lettre à Marx; « les Prussiens ont fait
cadeau à la France d'une république, mais laquelle! » Cf. l'article de Lénine sur la difficile
question de la dualité du pouvoir, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 22-26, article écrit entre
la révolution de Février et d'Octobre 1917, soit à un moment où se réalisait la prévision de Marx
selon laquelle la Commune et ses problèmes resurgiront sans cesse de nouveau jusqu'à ce que ses
principes se réalisent.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 28
font. Les Français ont besoin de recevoir une volée. Si les Prussiens gagnent, la
centralisation du pouvoir d'État sera utile à la classe ouvrière allemande. Si l'Allema-
gne l'emporte, le centre de gravité du mouvement ouvrier européen se déplacera de
France en Allemagne, et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays de
1866 à nos jours pour voir que, du point de vue de la théorie et de l'organisation, la
classe ouvrière allemande est supérieure à la française. Son poids accru sur la scène
mondiale signifiera aussi que notre théorie l'aura emporté sur celle de Proudhon, etc.
ENGELS À MARX
Manchester, le 22 juillet 1870
Cher Maure,
Bravo à Kugelmann! On voit que ses études lui ont profité. L'hypothèse qu'il
envisage 23 est tout à fait dans l'esprit des acteurs, et elle explique tout. Mais si elle
est effectivement juste, le moins qu'on puisse dire, c'est que les événements prennent
déjà un cours qui échappe à Bismarck. Ces messieurs ont manifestement réussi à
susciter en Allemagne une guerre tout à fait nationale. Les nombreux tâtonnements
dans la cession de territoires allemands - du Luxembourg par exemple - par quoi L.
Bonaparte, selon sa coutume, voulait commencer par habituer le public à l'imminent
fait accompli, ont eu un effet tout opposé sur le Michel allemand . Manifestement,*
cette fois il s'est mis d'accord avec lui-même sur la nécessité d'en finir une fois pour
toutes avec ce genre d'escroquerie. En conséquence, pour les deux armées et le vieux
borné de Guillaume, il n'est pas possible de feindre une guerre, on ira au fond (Fr.).
démocrate-socialiste, lancé à tous les travailleurs allemands. Cf. en traduction française: Marx-
Engels, Écrits militaires, op, cit., pp. 517-523.
3 De juillet à août 1870, 72 personnes furent jugées à Blois pour avoir préparé un attentat et un
coup d'État contre Napoléon III. La Cour condamna la plupart d'entre elles à de fortes peines de
prison et de bannissement. Parmi elles se trouvaient les blanquistes C. Jaclard, E. Tridon, G.
Flourens, T. Ferré, etc., ainsi que F. Pyat. Cependant, 32 accusés furent relaxés, parmi eux se
trouvaient de nombreux mouchards.
Les Fenians formaient une organisation secrète ayant pour but l'instauration de la république
indépendante d'Irlande. En septembre 1865, de nombreux chefs furent arrêtés (T. Luby, O'Leary,
J.O.'Donovan Rossa) et furent atrocement maltraités. Cependant, le gouvernement anglais ne put
briser de cette façon la lutte contre sa politique coloniale en Irlande.
* Michel allemand: terme péjoratif pour l'Allemand moyen, moutonnier, un peu épais et simple.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 30
persiste à vouloir attaquer, il devra le faire avec toutes ses forces. Or, cela exige
encore du temps.
L'ordre n'a été donné que le 15 ou., 16 de former les quatrièmes bataillons de
régiments, dont les cadres consistent en 4 compagnies de 3 bataillons de campagne
par régiment. Or, il faut d'abord les élever à 6 ou 8 compagnies et les compléter par
des réservistes. Le rappel des permissionnaires a eu lieu à Paris le 19 et 20 juillet,
celui des premiers réservistes le 21 et 22 juillet, celui des autres demain. Les deux
premières catégories doivent d'abord arriver à leurs régiments pour que ceux-ci soient
complets. En conséquence, l'ouverture de la campagne - abstraction faite d'escarmou-
ches - est reportée au moins jusqu'au milieu de la semaine prochaine. Mais, alors, les
Allemands peuvent être assez forts pour que Bonaparte juge nécessaire d'attendre la
formation des quatrièmes bataillons, ce qui fait encore un délai de 8 à 15 jours. Et
alors il est foutu.
Hier, un philistin allemand m'a raconté qu'il a voyagé samedi en Westphalie dans
le train en compagnie d'un général prussien qui l'a pris pour un Anglais et avec lequel
il a conversé en anglais. Le général dit: « Certes, il est vrai que nous avons dix jours
de retard, mais si, d'ici dix jours, vous n'apprenez pas que nous avons subi une grande
défaite, alors nous aurons bientôt vos sympathies. » A la question de savoir ce qu'il
entendait par sympathies, il dit: « Comme vous le savez, les sympathies des Anglais
vont au vainqueur. »
Sur le Rhin, il y a déjà, c'est sûr, les 7e, 8e, 11e et 12e corps d'année. La Garde a,
elle aussi, quitté Berlin - comme me le dit Borchardt, qui est venu me rendre visite -
pour la Bavière afin de passer sous le commandement du kronprinz Frédéric Guillau-
me. Les armées de l'Est ont commencé hier à traverser Berlin. S'il attend dimanche ou
lundi, Bonaparte pourra tout au plus occuper le Palatinat, mais ne pourra plus passer
le Rhin, à moins d'une grosse erreur de l'adversaire. A partir de la fin de la semaine
prochaine, les Allemands pourront attaquer et faire entrer en France une armée qui
écrasera tout ce que Bonaparte lui opposera, même si le combat sera rude et plusieurs
batailles nécessaires. Dans l'état de choses actuel, j'estime qu'un succès est impossible
pour Bonaparte.
J'ai bien envie de faire chaque semaine deux articles sur la guerre pour la Pall
Mall Gazette contre un bon paiement comptant. J'en préparerai un premier sur
1
1 De fin juillet 1870 à février 1871, Engels écrivit une soixantaine d'articles militaires sur la
guerre franco-prussienne. Cf. en traduction française: Notes d'Engels sur la guerre de 1870-1871,
avec une préface de Bracke, Éditions Costes, 1947, XXVIII-307 p.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 31
Les coupures de journaux ci-incluses te renseigneront sur ce que nous avons fait
ici. Le compte rendu du Guardian a été fait par nous-mêmes, et tu peux voir ce qu'en
a fait un plumitif dans le Courrier: de quoi mourir de rire. C'est certainement la pre-
mière fois que des ouvriers français ont été applaudis à tout rompre par des philistins
et commerçants allemands.
Où veux-tu aller à la mer? Il n'y a rien sur la côte orientale, au Sud de Humber.
Au Nord, il y a Scarborough qui est cher et très couru, ainsi que Bridlington Quay. Si
tu te décides pour cette dernière ville, nous pourrions nous y retrouver. Je t'envoie les
40 livres sterling dès que tu voudras.
J'aimerais que cette damnée panique cesse, car je dois vendre des actions.
MARX À ENGELS
Londres, le 28 juillet 1870
Cher Fred,
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 32
J'ai tout de suite envoyé ton article au directeur de la Pall Mall Gazette (F.
Greenwood), en lui demandant de me le retourner aussitôt s'il ne veut pas le publier.
Dans ce cas, je ne doute pas un instant que je trouverai à le caser au Times ou Daily
News.
Par le truchement d'Eccarius, le Times nous avait donné l'assurance qu'il publierait
notre (Première) Adresse internationale. Mais, il n'en a rien été, sans doute à la suite
d'une intervention russe. Après cela (lundi dernier), j'envoyai aussitôt l'Adresse à la
Pall Mall en même temps que j'écrivai à son directeur pour la correspondance militai-
re, après avoir obtenu l'accord de son correspondant de guerre (Thieblin, actuellement
au Luxembourg). Pas de réponse. L'Adresse, elle aussi, n'a pas été publiée. A la suite
de tout cela, j'ai envoyé une lettre très sèche au directeur de la Pall Mall, en ne parlant
que de la correspondance de guerre et en y joignant ton article. Autrement dit, je lui ai
demandé carrément si oui ou non?
* Napoléon III.
1 Chant militaire français. Pendant la Restauration, les bonapartistes l'utilisaient comme signe
de ralliement. Au cours du second Empire, ce fut le chant officiel lors de toutes les fêtes de
Napoléon III.
2 Le 25 juillet 1870, le Times publia le projet d'une convention secrète, présentée par la France à
la Prusse en 1866. Il prévoyait que la Prusse reconnaîtrait l'annexion de la Belgique et du
Luxembourg par la France et soutiendrait la France dans cette affaire en cas de conflit avec
d'autres puissances européennes. En contrepartie, la France s'engageait à rester neutre dans la
guerre austro-prussienne de 1866. Manifestement, Bismarck avait préparé la publication de cette
convention dans le Times, pour monter l'opinion publique belge et anglaise contre la France, afin
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 33
qui - pour autant qu'elle est purement politique - développe en substance le même
point de vue. Il insiste dans ses lettres d'hier et d'aujourd'hui pour que je me rende au
meeting tenu à son domicile (il habite tout près de chez moi). Il m'envoie aussi un
passage d'une lettre de L. Blanc. Mais, pour l'heure, cela m'est impossible. Qui peut
me garantir que là où se trouve Louis Blanc il n'y ait pas aussi Karl Blind?
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 31 juillet 1870
Cher Maure,
suite un fiacre pour l'apporter à la Pall Mall, afin qu'il puisse paraître lundi soir. Il
procurera une très grande réputation à là Pall Mall et à moi. Mardi, les opérations
seront peut-être si avancées que n'importe quel âne y verra clair. J'ignore si mon
second article a été publié samedi, étant donné que la Pall Mall n'est pas arrivée
aujourd'hui dans les clubs. Le présent état de choses montre qu'il n'est vraiment pas
facile de deviner quel est le plan de la campagne. Ce qui fut décisif pour moi, ce fut la
nouvelle qu'un cousin de Gumpert - commandant une compagnie du 77e régiment qui
forme l'avant-garde du VIle corps d'armée - a quitté Aix-la-Chapelle le 27 juillet pour
Trèves. Dès lors tout est devenu clair pour moi.
Par ailleurs, il est nécessaire que tu conviennes avec Greenwood que je lui envoie
directement les articles, afin qu'ils puissent paraître le jour même. Toute perte de
temps est désormais fatale à ce genre d'article. Je pense t'envoyer en moyenne deux
articles par semaine, dans des cas urgents davantage, dans des périodes d'accalmie
2 Marx reproche à cette fraction de la presse anglaise, libérale et démocratique, de défendre
subitement les intérêts de Bismarck, comme le fit Blind, ancien insurgé de 1848-1849, chef de
l'émigration libérale allemande en Angleterre, puis national-libéral en 1869.
1 Cf. Notes sur la Guerre, d'Engels, article III, cf. Éd. Costes, pp. 14-20.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 35
Certes, nous sommes de plus en plus blâmables de faire la guerre sous les ordres
de Guillaume. Cependant, il est utile qu'il se rende aussi complètement ridicule avec
sa mission divine et son policier Stieber, sans lequel l'unité allemande ne verrait pas
la lumière, Le journal conservateur Courrier a publié samedi l'Adresse de l'Internatio-
nale; à un moment différent, d'autres journaux l'eussent imité, mais c'était le jour des
annonces du samedi. L'Adresse apprendra à toutes les classes du peuple que les
ouvriers ont dorénavant, eux aussi, leur propre politique étrangère. Elle est excel-
lente, et le Times l'a sans doute refusée uniquement sous la pression des Russes. Les
gouvernements tout comme la bourgeoisie, seront bien étonnés, lorsque, après la
guerre, les ouvriers reprendront tranquillement leur action interrompue, comme si rien
ne s'était passé.
Je mise chaque jour davantage sur les chances militaires des Allemands. Nous
avons vraiment remporté le premier engagement sérieux. Les Français ne semblent
pas du tout savoir quelle arme représentent les fusils se chargeant par la culasse.
Le Jeu prévu par Moltke est osé. D'après mes calculs, il n'aura pas achevé de
concentrer ses troupes avant mardi ou mercredi. D'Aix-la-Chapelle à la frontière, il y
a environ vingt mille allemands, soit 4 à 5 grandes marches, pénibles par ces
chaleurs. Il sera donc difficile au VIle corps de se trouver au complet sur la Sarre
avant demain. Or, c'est aujourd'hui peut-être déjà la bataille décisive. Quoi qu'il en
soit, tout est si strictement combiné que 24 heures de plus ou de moins ont une impor-
tance extraordinaire. La véritable bataille se déroulera sans doute sur la Sarre, entre
Merzig et Sarrebruck. 1
C'est une bonne chose que les Français aient fait la première attaque en territoire
allemand. Si les Allemands attaquent l'adversaire après avoir repoussé l'invasion, cela
ne fera pas le même effet en France que s'ils pénètrent en France sans avoir été eux-
mêmes envahis au préalable. Cela donnera, du côté français, un aspect plus bona-
partiste à la guerre.
Le succès final des Allemands ne fait absolument aucun doute pour moi: le plan
de Moltke trahit qu'il a la certitude absolue d'entrer en scène avec une supériorité
écrasante dès la première bataille. Nous saurons sans doute mardi soir déjà si ses
calculs sont justes. Moltke fait trop ses plans, sans tenir compte des interventions de
Guillaume.
Plus le philistin allemand se prosternera devant son Guillaume, qui, lui, se confie
à Dieu et rampe devant le Très-Haut, plus il sera effronté vis-à-vis de la France. Le
vieux vacarme fait autour de l'Alsace et de la Lorraine a déjà repris avec vigueur, et
1 L'une des premières batailles eut effectivement lieu près de Forbach: le lie corps d'armée sous
Frossard y fut vaincu, près de Spickeren, le 6 août.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 36
nous trouvons en tête la Gazette d'Augsbourg. Mais les paysans lorrains sauront faire
sentir aux Prussiens que les choses ne vont pas aussi simplement.
Pour ce qui est du traité, tu as tout à fait raison. Les gens ne sont pas aussi bêtes
que Bismarck se le figure. L'affaire a du bon en ce sens qu'elle fera apparaître au
grand jour toute cette salade, et qu'alors c'en est fini des combinaisons entre Bismarck
et Bonaparte. 23
Je te renvoie la lettre des Russes. Un Russe reste un Russe. Quelle affaire: six
Russes se chamaillent entre eux, comme si le sort du monde en dépendait. Et l'on n'y
trouve toujours pas d'accusations contre Bakounine, mais seulement des pleurniche-
ries sur les dissensions en Suisse. De toute façon, nos partisans semblent être honnê-
tes, pour autant qu'un Russe peut l'être; pour ma part, je serais prudent avec eux. Pour
l'heure, c'est une bonne chose d'être au courant de tous les ragots: cela ne fait-il pas
partie de la diplomatie du prolétariat?
ENGELS À MARX
Manchester, le 3 août 1870
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 37
Cher Maure,
Je me réjouis de ce que les Français aient attaqué et occupé Sarrebruck (qui n'était
tenue que par un bataillon, quatre escadrons et sans doute un peu d'artillerie). D'abord
pour des raisons morales. Ensuite, parce que, dans la première bataille, les Allemands
se battront en position défensive, et la défensive est fortement renforcée par les fusils
se chargeant par la culasse. Comme, selon mes calculs, les Allemands se trouvent en
formation stratégique dès hier soir, je pense que la bataille -dont les premiers engage-
ments locaux commencent probablement aujourd'hui - se déclenchera sans doute
demain sur la ligne Ottweiler-Neunkirchen-Hombourg: l'armée de Frédéric-Charles et
celle du kronprinz tiendront la ligne frontale, et Steinmetz attaquera le flanc (gauche)
des Français. Ou l'inverse.
C'est idiot que Greenwood n'ait publié l'article qu'hier soir, alors qu'une série de
confirmations était déjà arrivée. En outre, il a bêtement modifié la terminologie
employée, révélant qu'il n'avait pas la moindre idée du jargon militaire. Cependant,
l'article a déjà produit son effet. Le Times a publié aujourd'hui un éditorial démar-
quant tout à fait mes deux articles 2 et 3. J'envoie une déclaration à Greewood a ce
propos. 1
Tu aurais dû recevoir l'argent dès hier, mais ta lettre ne m'est arrivée que par le
second courrier, et je ne l'ai eue que vers 4 heures.
Ton affaire avec Blind est assez amusante. Ton Oswald est-il l'un de ceux que j'ai
connu en Bade en 1849 ? Il y en avait trois de ce nom.
Il subsiste toujours un certain risque que les Français ne tombent sur les Alle-
mands alors qu'ils sont encore engagés dans les mouvements d'alignement. Si le noble
Bonaparte avait livré bataille vendredi, peut-être serait-il encore arrivé jusqu'au Rhin.
Mais mardi l'alignement devrait être achevé. La meilleure chance d'offensive lui a
échappé par sa propre faute, autrement dit par celle du bas empire, de la gabegie dans
l'intendance militaire, qui lui a fait perdre cinq jours et l'a probablement obligé à se
présenter aujourd'hui avec une armée qui n'est pas encore tout à fait prête.
Si, contre toute attente, les Allemands devaient perdre cette première bataille, d'ici
4 semaines ils pourraient de nouveau être plus forts qu'aujourd'hui: la ligne du Rhin
1 Cette déclaration n'a pu être retrouvée.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 38
protège les Allemands d'une défaite complète, mais aucun obstacle ne protège les
Français,
Accuse réception dès que tu auras touché l'argent; il arrive que des lettres
recommandées se perdent. Meilleures salutations à vous tous.
Ton F. E.
MARX À ENGELS
Londres, le 3 août 1870
Cher Fred,
A l'instant - 7 heures du soir - le pauvre Oswald m'a quitté; bien que l'heure de la
poste soit passée, je te raconte la chose maintenant, car je risque fort d'être empêché
de le faire demain.
Cela fit sortir de ses gongs le pauvre Oswald, qui vint me voir. Je devais signer,
pour le soutenir. Autrement sa position à Londres se trouverait gravement compro-
mise. Il portait sur lui l'Adresse imprimée (sur épreuves). D'abord, je lui ai répété tout
ce que je lui avais déjà dit. Ensuite, je lus le papier -faible et verbeux - qui, par cour-
toisie vis-à-vis de ses amis français, ne parlait même pas du caractère défensif de la
guerre du côté de l'Allemagne (je ne dis même pas: de la Prusse).
Je lui proposai de laisser tomber toute cette affaire, puisque de toute façon son
effet ne sera pas « si considérable », puisque la classe ouvrière seule constitue une
véritable force active de résistance contre les duperies nationales, ainsi que je le lui
avais déjà expliqué en réponse à sa lettre.
Il rétorqua d'abord qu'un certain nombre de Français avaient déjà signé et Louis
Blanc a déclaré qu'il voulait y adhérer (par quoi il entendait qu'il n'avait pas participé
à la rédaction de l'Adresse). Ensuite, que s'il ne la publiait pas, Blind écrirait à tous les
journaux allemands qu'il avait réussi à empêcher la publication de cette adresse de
caractère hautement antinational et défaitiste. Bref, il valait mieux la publier.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 39
Le second argument est juste. Je dois avouer que le pauvre garçon me faisait de la
peine. Je lui posais donc l'ultimatum suivant:
2º que l'on y insère - même sous une forme modeste et diplomatique - l'affirma-
tion selon laquelle la guerre a un caractère défensif du côté allemand.
Il accepta ces conditions. Demain vers 5 h., il y a une nouvelle réunion chez lui, et
j'y assisterai.
Il demanda encore: Est-ce qu'Engels ne signerait pas, avec les mêmes réserves?
Je lui répondis qu'il s'agissait d'une Adresse londonienne. Je signe sous condition,
par pure courtoisie à son égard et tout à fait contre mon esprit critique. Je ne vois
absolument pas pourquoi tu te compromettrais de surcroît, parce que Oswald a eu le
tort de vouloir mêler à cette affaire l'ex-étudiant Blind. Les choses en sont restées là.
Au reste, dans une lettre toute récente, j'avais signalé à Oswald une autre manœu-
vre de Blind. En effet, j'avais lu dans Rappel, une correspondance (par exception,
intelligente) de Francfort, dans laquelle l'auteur se révèle trop anti-chauviniste pour
être un Français. Toutefois, il observe contre les Allemands: la Gazette de Francfort a
publié une correspondance de Londres, selon laquelle « les républicains français ont
invité tous les républicains allemands connus afin d'élever une protestation commune
contre cette guerre napoléonienne, mais que les républicains allemands ont refusé
parce que la guerre est défensive du côté allemand. » Il s'agit d'une manœuvre de l'ex-
étudiant, qui écrit toujours sur et pour K. Blind et ses exploits. 1
pondants sont toujours payés à la fin du mois. La branche la plus jeune de la famille
Marx, consistant en la féroce fille et l'illustre Williams, a aussitôt déclaré qu' « elle
1
1º C'est le seul journal respectable qui fasse une certaine opposition contre la
Russie.
2º Comme journal des gentlemen par excellence, il donne le ton dans tous les
clubs, et surtout dans les clubs militaires.
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 5 août 1870
Cher Maure,
1 Jenny, la fille de Marx, écrivit, sous le pseudonyme de Williams, huit articles sur la question
irlandaise dans la Marseillaise, de février à avril 1870.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 41
Que dis-tu de nos soldats, qui s'emparent à la baïonnette d'une position fortifiée
contre mitrailleuses et fusils à chargement par la culasse. Des braves! Je te parie que
demain Bonaparte fabriquera une victoire pour faire oublier l'événement.
Si cela peut t'arranger et si le temps le permet encore, tu peux mettre mon nom
sous l'Adresse d'Oswald, avec les mêmes réserves.
Meilleures salutations.
Ton F. E.
MARX À ENGELS
Londres, le 8 août 1870
Cher Fred,
Ayant été retenu par les affaires de l'Internationale, je ne partirai que demain,
mais non pour Brighton mais Ramsgate, car, selon des informations que je viens de
recevoir, il fait trop chaud dans la première de ces deux villes, sans parler de ce
qu'Arnold Winkelried Ruge hante les lieux.
L'Empire, c'est-à-dire l'Empire allemand, est réalisé. D'une façon ou d'une autre,
ni par la voie que nous avions voulue, ni de la manière que nous avions imaginée. Il
semble que les manigances du second Empire aient abouti finalement à réaliser les
buts « nationaux » de 1848, en Hongrie, Italie et Allemagne ! J'imagine que ce mou-
2
vement ne trouvera son terme qu'au moment où un conflit éclatera entre les Prussiens
1 L'une des premières batailles eut effectivement lieu près de Forbach: le lie corps d'armée sous
Frossard y fut vaincu, près de Spickeren, le 6 août.
2 Dans la préface polonaise de 1892 au Manifeste communiste, Engels écrivait: « La révolution
de 1848 qui, en fin de compte, fit exécuter la tâche de la bourgeoisie par des combattants
prolétariens sous l'enseigne du prolétariat, instaura aussi par ses exécuteurs testamentaires - Louis
Bonaparte et Bismarck - l'indépendance de l'Italie, de l'Allemagne et de la Hongrie. Cependant, la
Pologne qui, depuis 1792, avait plus fait pour la révolution que toutes ces trois nations réunies, fut
abandonnée à elle-même, lorsqu'elle succomba en 1863 sous l'assaut des Russes dix fois plus
nombreux que les insurgés Polonais. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 42
et les Russes. Les journaux du parti moscovite (j'en ai vu divers exemplaires chez
1
Borkheim) s'en sont pris au gouvernement russe pour son attitude amicale à l'égard de
la Prusse avec la même violence qu'en 1866 la presse française a attaqué Bonaparte,
dans le sens de Thiers, à cause de son flirt avec la Prusse. Seuls le tsar Alexandre II,
le parti germano-russe et l'officiel journal de Saint-Pétersbourg sonnèrent la charge
contre la France, mais ils ne s'attendaient pas à un succès germano-prussien aussi
décisif. Comme Bonaparte en 1866, ils croyaient que les puissances belligérantes
s'affaibliraient mutuellement au cours d'une longue lutte, de sorte que la sainte Russie
pourrait intervenir souverainement, comme arbitre suprême.
Mais voilà! Si Alexandre ne souhaite pas être empoisonné, il doit faire quelque
chose pour calmer le parti national. Le prestige de la Russie est manifestement plus «
atteint » par un Empire germano-prussien, que le prestige du second Empire ne le fut
par la Confédération de l'Allemagne du Nord. 2
La Russie manigancera donc avec la Prusse pour obtenir des concessions du côté
turc, exactement comme Bonaparte l'a fait, de 1866 à 1870, et tous ces marchandages
finiront par une guerre entre les trafiqueurs, malgré la religion russe des Hohenzol-
lern. L'Allemand moyen - si bête soit-il et si gonflé soit-il par le sentiment national
tout récent - ne pourra pas facilement se laisser pressurer au service de la Russie, dès
lors qu'il ne subsiste plus la moindre raison, voire le moindre prétexte pour le faire, et
ce d'autant qu'on ne peut plus désormais lui faire accroire qu'il doit tolérer n'importe
quoi pour obtenir l'unité allemande. Qui vivra verra! Si notre beau Guillaume vit
encore quelque temps, nous pouvons nous attendre à ce qu'il fasse sa proclamation
1 Au moment où l'Empire s'écroula, Marx estima un instant que les Russes, ne pouvant tolérer
l'unification de l'Allemagne, entreraient en conflit avec Bismarck, instrument de cette unification:
« Ce que ces ânes de Prussiens ne voient pas, c'est que l'actuelle guerre mène aussi nécessairement
à une guerre entre l'Allemagne et la Russie que la guerre de 1866 a mené à la guerre entre la
Prusse et la France. C'est le meilleur résultat que j'en escompte pour l'Allemagne. Le « prussia-
nisme » spécifique n'a jamais existé et ne pourra jamais exister autrement que par l'alliance et
l'assujettissement russes. De même, cette guerre nº 2 sera l'accoucheuse de l'inévitable révolution
sociale en Russie. » (Marx à Sorge, l.IX.1870). Cf. aussi la lettre de Marx à Engels, du 2.IX.1870
dans laquelle Marx rectifie son jugement, la Russie n'étant pas prête à cette guerre.
2 L'analyse de la situation intérieure de la Russie confirme Marx dans son hypothèse que la
Russie allait changer de politique en Allemagne, sitôt que ce pays serait unifié.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 43
aux Polonais. Comme le dit le vieux Carlyle, lorsque Dieu veut faire quelque chose
3
Mais, c'est la situation de la France elle-même qui me donne les plus vives inqui-
études en ce moment. La prochaine grande bataille ne pourra pas ne pas s'achever
autrement que par une défaite française. Et alors? Si l'armée battue se retire sur Paris
sous la direction de Bonaparte, ce sera la paix la plus humiliante pour la France, et
peut-être la restauration des Orléans. Si une révolution éclatait à Paris, on peut se
demander si elle aurait les moyens et les chefs pour opposer une résistance sérieuse
aux Prussien? On ne peut se dissimuler que les vingt années de farce bonapartiste ont
créé une démoralisation profonde. On peut difficilement compter sur le seul héroïsme
révolutionnaire. Qu'en penses-tu?
Au conseil de guerre improvisé à Metz, Mac-Mahon insista pour que l'on mène
des opérations rapides, mais Lebœuf fut d'un avis contraire.
A propos: une lettre de Vienne (du cousin d'Eccarius, âgé de 72 ans), nous
apprend que Bismarck s'est rendu en cachette dans cette ville.
Tout à fait dans le même esprit de bas Empire, cette guerre, son intendance et sa
diplomatie s'effectuent suivant la formule: s'escroquer et se mentir mutuellement, si
bien qu'en France tout le monde - du ministre au citoyen, du maréchal au simple
soldat, de l'Empereur à son cireur de bottes - est profondément consterné sitôt que le
feu du canon lui apprend le véritable état de choses.
Mr John Stuart Mill a fait de grands éloges de notre Adresse. En général, elle a eu
un grand effet à Londres. Entre autres, dans une lettre, la philistine Société de la Paix
de Cobden a offert de la diffuser.
A propos: il y a huit jours, le vieux Ruge a écrit à Oswald qu'il ne pouvait pas
signer. Pourquoi? Farce qu' « il est persuadé que les Prussiens proclameront la Répu-
blique française à Paris ». On reconnaît, dans toute sa splendeur, ce vieil animal
1
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 10 août 1870
Cher Maure,
Mall de ce soir, il semblerait que non. Le bas Empire semble partir comme en un pet.
Badinguet abdique la direction de l'armée et doit la confier à Bazaine ( !! ), qui,
n'ayant pas encore été battu, est son meilleur homme. Mais, cela signifie pratiquement
1 La position de Ruge est diamétralement opposée à celle de Marx et d'Engels qui affirment
certes aussi que «Bismarck se trouva un beau matin fondateur de la République française ». La
révolution du 4 Septembre balaya les débris bonapartistes et proclama la République (qui ouvrit la
phase de la lutte entre les ouvriers et les bourgeois et de l'alliance de ceux-ci avec Bismarck). En
fait, Ruge donnait sa caution, puis son appui à Bismarck, tandis que Marx et Engels espéraient que
le prussien Bismarck serait débordé par les forces allemandes et, pour ce qui concerne la France,
que celle-ci retrouverait, après la ruine du bonapartisme, son énergie traditionnelle et son
autonomie d'action, ce qui est tout différent de l'octroi d'un régime républicain par les Prussiens.
2 Le 10 août 1792, le peuple de Paris prit d'assaut les Tuileries. La conséquence en fut
l'instauration de la Convention nationale qui renversa la monarchie et proclama la ire République,
le 22 septembre 1792. Anxieusement, Marx et Engels attendront dans les premiers jours de
septembre 1870 un sursaut révolutionnaire en France. Mais l'occasion favorable ne sera pas
exploité à fond.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 45
qu'il abdique tout. La révolution en sera rendue très facile à ceux qui la feront: tout se
désagrège tout seul, comme on pouvait s'y attendre. Les quelques jours qui viennent
en décideront sûrement.
Je crois que les Orléanistes - sans l'armée - ne sont pas assez forts pour tenter tout
de suite une restauration. Étant maintenant l'unique dynastie possible, ils préféreront
sans doute un interrègne républicain. Dans ce cas, n'est-ce pas l'ex-Marseillaise qui
viendrait au pouvoir?
Je crois que, face a une République, les Prussiens acquiesceraient à une paix
relativement honorable. Ils n'ont pas intérêt à susciter un nouveau 1793-1794. Tout le
discours du trône de Guillaume laissait entendre qu'on spécule sur une révolution et
qu'on ne veut pas pousser les choses à l'extrême. En revanche, une rage nationale s'est
emparée de l'Allemagne, et tout le monde réclame à cor et à cri l'Alsace et la
Lorraine. Toutefois, on ne peut compter sur Guillaume. Mais, pour le moment, je
crois encore qu'ils se contenteront de moins. La France y perdra sans doute un peu de
son territoire. Pour que se reproduise l'élan de 1793, et de manière efficace, il faudrait
les ennemis de 1793 et aussi, comme tu le dis justement, des Français un peu
différents de ceux qui sortent du bas Empire.
Je pense, du reste, que les Prussiens ont déjà commencé des tractations avec les
Orléans.
Ce que tu dis des Russes est tout à fait mon avis. Et il ne faudra pas beaucoup de
temps pour y arriver. Je suis convaincu que, pour cette raison, Bismarck voudra se
ménager d'emblée les Français. 1
Sur la stratégie de Badinguet, j'ai fait hier un éditorial, et ce soir un article dans la
Pall Mall. Depuis j'ai découvert qu'il a fait de nouvelles bêtises. Le 7e corps de Félix
Douay n'a été déplacé que très lentement de Belfort à Altkirch, le 1er août. Or,
comme la ligne de Strasbourg-Nancy a été occupée par les Allemands près de Saver-
ne, il devra passer par Vesoul et Chaumont pour rejoindre Metz ou ChâIons. On n'a
jamais vu de gâchis pareil. Excellent que ce soient justement les Allemands qui
démasquent d'un coup toute cette imposture!
1 Marx et Engels pouvaient raisonnablement admettre que, si les Français eussent réagi,
Bismarck eût dû leur ménager une paix honorable, afin de ne pas se mettre à dos, et les Français et
les Russes, autrement dit d'être obligé de combattre sur deux fronts à la fois dans la prochaine
guerre. Ce qui empêcha la paix honorable, ce fut certes le prussianisme borné de Bismarck,
l'égoïsme anglais et la bourgeoisie française, lâche et servile, qui avait déjà abdiqué son pouvoir
politique à Bonaparte, et céda à Bismarck au point que celui-ci ne sentit plus d'obstacles à ses
prétentions.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 46
Les lettres du capitaine Jeannerod que le Temps publie depuis dimanche, montrent
quelle est l'idée que l'armée française s'est faite de son adversaire. Ce brave capitaine
a été fait prisonnier à Sarrebruck et a vu le 8e corps (rhénan). Son étonnement prête à
rire. La seule vue du camp prussien lui a fait une impression énorme: «Une belle et
bonne armée, une nation fortement organisée pour la guerre », c'est ce qui ressort de
tout ce que l'on voit, et jusqu'au sous-officier prussien, dont « la valeur morale est
malheureusement digne d'être enviée par nous » (Fr.). Et c'est l'un des plus intelli-
gents, qui sait bien parler l’allemand. En outre, il reconnaît que les Prussiens tirent
bien mieux au fusil que les Français.
Les Allemands ont maintenant 1/4 de million de soldats sous les armes, si bien
que même 100 000 - 200 000 Italiens (= à la moitié des Français) ne représentent
qu'une faible différence.. L'Autriche, si elle bouge, risque une révolution à Vienne. La
Russie se tiendra probablement tranquille jusqu'à la conclusion de la paix ou
l'instauration d'un gouvernement révolutionnaire à Paris, puisque ce sont là des faits
qui ne se prêtent pas à ses intrigues. Tout le monde se garde bien d'exciter la rage
dans laquelle se trouve actuellement le Michel allemand. Mais, tu vois combien
j'avais raison de voir dans cette organisation militaire prussienne une force tout à fait
gigantesque qui, en cas d'une guerre nationale comme l'actuelle, est absolument
invincible.
Ton F. E.
MARX À ENGELS
Ramsgate, le 15 août 1870
Cher Fred,
Tu liras dans le Daily News - et reproduit dans la Pall Mall d'aujourd'hui - qu'un
éminent écrivain vient de lancer un pamphlet anglais en faveur de l'annexion de
l'Alsace à l'Allemagne.
L'éminent homme de lettres qui a réussi à insérer lui-même cette nouvelle dans le
Daily News, n'est naturellement personne d'autre que l'ex-étudiant Karl Blind. Cette
misérable fripouille peut faire beaucoup de mal en ce moment avec ses intrigues dans
la presse anglaise.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 47
Comme tu as maintenant des rapports avec la Pall Mall, il faut que tu prennes note
de cet animal afin de l'étriller sérieusement, sitôt qu'il lancera son pamphlet.
Soit dit entre nous, les Prussiens pourraient faire un grand coup diplomatique,
sans réclamer pour eux le moindre pouce de territoire français, s'ils demandaient que
la Savoie et Nice soient restituées à l'Italie et que la bande de territoire neutralisée par
les accords de 1815 soit rendue à la Suisse. Personne n'aurait rien à y objecter. Mais
1
ce n'est pas à nous de donner des conseils pour des échanges de territoires.
Toute la famille s'amuse royalement ici. Tussy et la petite Jenny ne veulent pas
quitter la mer et se font de belles réserves de force et de santé. En revanche, je reste
plus ou moins immobilisé à cause de rhumatismes et d'insomnies.
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 15 août 1870
Cher Maure,
Après avoir souffert durant trois jours de violents maux de ventre, avec des pous-
sées de fièvre, je vois que même une lente amélioration ne me procure pas beaucoup
de plaisir à m'étendre sur la politique de Liebknecht. Comme il te faut tout de même
cette salade, la Voici. 2
1 Dans ses brochures Pô et Rhin ainsi que Savoie, Nice et Rhin de 1859 et 1860, Engels
dénonçait l'impérialisme de Napoléon III qui annexa des territoires italiens au moment où se
faisait l'unité de l'Italie, afin de se ménager une position de force sur le Rhin: cf. Écrits militaires,
p. 332-429. La thèse de Marx n'était pas anti-française. En effet, dit Engels, « si l'on veut assurer
la paix internationale, il faut d'abord que soient éliminées toutes les frictions nationales qui sont
évitables; il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez lui » (et non sur des parties de
territoire d'autrui) (op. cit., p. 533).
2 Dans cette lettre, Engels répond à Marx qui lui avait demandé de définir la guerre franco -
prussienne et l'attitude à observer par les ouvriers. En Allemagne, Liebknecht avait défendu une
thèse fondamentale juste (niais à partir de motivations erronées), celle-là même défendue par Marx
dans sa Première Adresse: « les ouvriers allemands et français ne se font pas la guerre, mais
échangent des messages de paix et d'amitié » (op. cit., pp. 280-281). Cependant, Liebknecht négli-
geait le fait que, du côté allemand, la guerre était défensive, ou mieux: qu'elle était encore
progressive puisqu'elle permettait à l'Allemagne de se constituer en nation moderne. Mais Engels
entrevoit déjà le tournant que va prendre la guerre du côté allemand: de défensive elle devient
impérialiste. Il faut obtenir dès lors une paix honorable pour la France, une fois la République
instaurée. Telle était, en gros, la position du Comité exécutif du parti social-démocrate allemand
de Brunsvick: cf. Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 517-523.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 48
J'ignore dans quelle mesure le très faible Bracke s'est laissé entraîner par l'enthou-
siasme national et comme en 15 jours j'ai reçu tout au plus un numéro du Volksstaat,
je ne suis pas en mesure de juger le Comité sur ce point, sauf à partir de la lettre de
Bonhorst à Wilhelm [Liebknecht], qui est plutôt réservée, mais révèle des incertitudes
théoriques. Par contraste, l'assurance bornée et l'invocation pédante des principes de
la part de Liebknecht font, bien sûr, meilleur effet, comme nous le savons tous.
Il me semble que les choses se présentent comme suit: l'Allemagne a été entraînée
par Badinguet dans une guerre pour son existence nationale. Si elle succombait, le
bonapartisme serait consolidé pour longtemps, et l'Allemagne serait fichue pour des
années, voire des générations. Il ne pourrait plus être question d'un mouvement
ouvrier indépendant en Allemagne, la revendication de l'existence nationale absorbant
toutes les énergies. Les ouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur
des cas, par les ouvriers français.
Il y a, en outre, le fait que Badinguet n'eût pu mener cette guerre sans le chauvi -
nisme des masses de la population française, des bourgeois et petits-bourgeois, aussi
bien que des paysans et du prolétariat impérial du bâtiment, issu de paysans chargés
dans les villes de réaliser les plans à la Haussmann. Tant que ce chauvinisme n'en
prend pas un bon coup, il n'est pas de paix possible entre l'Allemagne et la France. On
aurait pu s'attendre à ce qu'une révolution prolétarienne se. charge de cette oeuvre,
mais depuis qu'il y a la guerre, il ne reste plus aux Allemands qu'à s'en charger eux-
mêmes dès à présent.
sommes plus en l'an 1815. Les Allemands du Sud ne manqueront pas, à présent,
d'entrer au Reichstag, ce qui créera un contrepoids au prussianisme. En outre, il y a
des devoirs nationaux qui lui incombent et - comme tu l'as déjà écrit - empêchent
d'emblée une alliance avec la Russie. Bref, il est absurde de vouloir, comme
Liebknecht, que l'histoire tout entière fasse marche arrière jusque 1866, parce qu'elle
lui déplaît. Ne connaissons-nous pas les citoyens modèles que sont les Allemands du
Sud. Tout cela est absurde.
puissant.
4º agir en faveur d'une paix honorable, dès l'instauration à Paris d'un gouverne-
ment républicain, non chauvin.
5º mettre sans cesse en évidence l'unité d'intérêts des ouvriers allemands et fran-
çais, qui n'ont pas approuvé la guerre, et ne se font pas la guerre.
[Liebknecht] est amusant lorsqu'il déclare que la véritable position, c'est de rester
neutre, parce que Bismarck a été dans le temps le compère de Badinguet. Si telle était
l'opinion générale en Allemagne, nous en serions de nouveau à la Confédération
rhénane, et notre noble Wilhelm serait étonné de voir quel rôle il pourrait y jouer, et
2
Si Badinguet n'a pas déjà évacué Metz, cela pourrait mal tourner pour lui.
Les bains de mer sont excellents pour les rhumatismes. Mais Gumpert - qui est en
Galles pour un mois - soutient que l'air marin est un remède particulièrement efficace.
J'espère que tu seras bientôt libéré de cette maladie vraiment infâme. Quoi qu'il en
soit, il n'y a pas le feu et le plus important pour toi c'est de rétablir ta santé.
Meilleures salutations.
Ton F. E.
MARX À ENGELS
Ramsgate, le 17 août 1870
Cher Fred,
Mes meilleurs remerciements (idem de Mme Marx, pour ta lettre) pour le mal que
tu t'es donné, dans des conditions aussi graves. Ta lettre concorde pleinement avec le
projet de réponse que j'ai préparé. Mais je ne voulais pas agir sans t'avoir préalable-
3 Dans sa lettre du 13 août 1870 à Marx, Liebknecht demandait: « Est-il vrai qu'Engels soit
gagné par la fièvre patriotique? La Elberfelder Zeitung en aurait fait état. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 51
ment consulté, dans une affaire aussi importante, car il ne s'agit pas de Liebknecht,
mais d'instructions à donner sur l'attitude des ouvriers allemands.
Les visées sur l'Alsace-Lorraine semblent prédominer dans deux milieux: dans la
camarilla prussienne et chez les patriotiques buveurs de bière d'Allemagne méridio-
nale. Ce serait le plus grand malheur qui puisse frapper l'Europe, et tout particulière-
ment l'Allemagne. Tu as sans doute vu que la plupart des journaux russes parlent déjà
de la nécessité d'une intervention diplomatique européenne, afin de préserver l'équili-
bre en Europe.
Kugelmann confond une guerre défensive avec des opérations militaires défensi-
ves. Ainsi donc, si un individu m'attaque dans la rue, j'ai juste le droit de parer ses
coups, et non de le terrasser, parce que je me transformerais alors en agresseur! Le
manque de dialectique se lit dans chaque mot que prononcent ces gens. 2
C'est la quatrième nuit consécutive que je ne dors pas à cause de mes rhumatis-
mes, et je passe tout ce temps à m'exalter et à broder sur Paris, etc. Je me ferai prépa-
rer ce soir le soporifique prescrit par Gumpert.
Le second Empire est donc mort comme il est né, dans la parodie. C'est bien ce
que j'avais prévu avec mon Bonaparte. Peut-on s'imaginer de parodie plus belle de la
1
campagne napoléonienne de 1814 ? Je crois que nous avons été les seuls à ne pas
nous laisser impressionner et fourvoyer par les succès momentanés et à considérer,
dès le début, Boustrapa dans toute sa médiocrité, comme un simple illusionniste.
défaites, non seulement à Paris, mais dans toute la France, où la bourgeoisie a agi selon le même
principe, en accord avec la plupart des autorités locales. »
Selon Marx, la bourgeoisie française choisit délibérément la collaboration avec les Prussiens.
Dans ce cas, les ouvriers devaient-ils « relever le drapeau national, jeté dans la fange par la
bourgeoisie », en appliquant la formule de Staline proposée aux ouvriers pendant la guerre 1940-
1945 afin de remettre la bourgeoisie au pouvoir? Engels répond catégoriquement: « Ce serait folie
que de se battre pour les bourgeois contre les Prussiens » (lettre à Marx du 12 septembre 1870).
Jamais Marx et Engels n'ont renversé leur initiale formule de la guerre défensive du côté
prussien en guerre défensive du côté français, car à la première grande victoire française, cette
dialectique absurde se fût transformée de nouveau en son contraire. Marx et Engels souhaitèrent
une paix honorable et firent tous leurs efforts pour l'obtenir. Et même si les Prussiens annexent un
morceau de territoire français, cela vaut mieux qu'une renaissance du chauvinisme français (cf.
Seconde Adresse, Éd. Soc., p. 288 et le commentaire de Lénine en note, p. 289), de toute façon, «
les frontières ne sont pas éternelles » cf. Engels à Marx le 12 septembre 1870 et Engels à
Bernstein, le 22 février 1882 (Écrits militaires, p. 530).
Engels voulait cependant éviter une défaite trop grande, en raison de ses conséquences sur le
moral, la force et l'organisation du prolétariat français.
Ce que Marx et Engels entendent par guerre défensive, ce n'est pas le contraire d'une guerre
d'agression, (cf. p. 63), mais une guerre historiquement progressive parce qu'elle permet à une
société de passer à une forme supérieure d'organisation.
C'est exactement ainsi que l'entendait Lénine: « On sait que K. Marx et Fr. Engels considé-
raient comme un devoir absolu pour la démocratie d'Europe occidentale, et à plus forte raison
pour la social-démocratie, de soutenir activement la revendication de l'indépendance de la
Pologne. Pour les années 1840-1850 et 1860-1870, époque de la révolution bourgeoise en Autric -
he et en Allemagne, époque de la «réforme paysanne » en Russie, ce point de vue était parfaite-
ment juste et représentait le seul point de vue démocratique et prolétarien. [...] Dans l'Europe
occidentale, continentale, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises embrasse un
intervalle de temps assez précis, qui va à peu près de 1789 à 1871. Cette époque a été celle des
mouvements nationaux et de la création d'États nationaux. Au terme de cette époque, l'Europe
occidentale s'est trouvée transformée en un système d'États bourgeois, généralement homogènes
au point de vue national. Aussi bien, chercher à l'heure actuelle le droit de libre détermination dans
les programme des socialistes d'Europe occidentale, c'est ne rien comprendre à l'a b c du
marxisme. En Europe orientale et en -Asie, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises
n'a fait que commencer en 1905. » Cf. Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, in Oeuvres
choisies en 3 volumes, Moscou, tome I, pp. 733 et 706.
1 Cf. K. Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éd. Soc., Paris, 1949. Marx fait allusion à la
dernière phrase de cet ouvrage.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 53
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 20 août 1870
Cher Maure,
J'espère que tes rhumatismes sont en voie de guérison. Le chloral te fera sans
doute du bien; dans le cas contraire, consulte un médecin, qui te prescrira quelque
chose pour dormir. Gumpert est au pays de Galles, tu ne peux donc le consulter.
J'ai écrit aujourd'hui sur un ton énergique à Smith pour la maison. Je ne veux pas
être lanterné plus longtemps par cet aristocrate chasseur de perdrix: je devrais être
installé depuis un mois. Il y a eu cinq semaines hier que j'ai convenu de l'affaire avec
Smith, et j'attends toujours sa réponse!
2 Avec cet argent, J.-Ph. Becker fit tirer l'Adresse à Genève, en allemand et en français à 30 000
exemplaires.
1 Le 10 août 1792, le peuple de Paris prit d'assaut les Tuileries. La conséquence en fut
l'instauration de la Convention nationale qui renversa la monarchie et proclama la ire République,
le 22 septembre 1792. Anxieusement, Marx et Engels attendront dans les premiers jours de
septembre 1870 un sursaut révolutionnaire en France. Mais l'occasion favorable ne sera pas
exploité à fond.
2 Engels fait allusion à l'encerclement de l'armée française de Bazaine à Metz, où les assiégés
capituleront le 27 octobre 1870. Il compare cette défaite à celle de Mac Mahon à Woerth le 6 août
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 54
vieille bourrique de Guillaume qui, sur ses vieux jours, voudrait déflorer Metz la
pucelle! Mais, il n'y a jamais eu une dégringolade comme celle du second Empire. Je
suis curieux de savoir si les Parisiens ne vont pas enfin réagir une bonne fois,
lorsqu'ils auront appris la vérité sur ce qui s'est passé durait cette dernière semaine. 1
Les pertes de ces dernières semaines ont dû être gigantesques. Durant toute la
guerre, les Allemands ont attaqué à la baïonnette avec une grande énergie, et mainte-
nant ils lancent la cavalerie contre une infanterie ébranlée: avec de telles méthodes,
les hommes doivent tomber comme des mouches. Le beau Guillaume ne souffle mot
de tout cela. Mais, ce qui est sûr, c'est que homme contre homme, bataillon contre
bataillon, les Allemands se sont montrés supérieurs aux Français. D'abord, ce fut près
de Spickeren où 27 bataillons se sont opposés à 42 bataillons français (au moins), qui
tenaient une position quasi imprenable. Après la bataille de jeudi la démoralisation
2
1870 et à la capitulation du général autrichien Mack von Leiberich en 1805 à Ulm devant
Napoléon 1er.
1 Cette dure vérité, c'étaient les défaites de l'année française, le 14 août 1870 près de Colombey-
Nouilly (bataille de Borny), le 16 près de Mars-la-Tour (bataille de Vionville), et le 18 près de
Gravelotte (bataille de Saint-Privat).
2 Il s'agit de la bataille de Saint-Privat où les troupes allemandes battirent l'armée française du
Rhin.
* Réponse de Marx à Engels, le 22 août 1870, sur la situation à Paris. « A Paris, on semble
n'avoir qu'une seule préoccupation: tenir la population en haleine jusqu'à ce qu'on ait pris les
dispositions nécessaires pour assurer l'intérim des hommes de confiance des Orléans...
As-tu la lettre éhontée de Louis Blanc? Le grand patriotisme consiste à rester sans rien faire,
afin de laisser toute la responsabilité aux bonapartistes.
L'âne écossais d'Elcho semble se prendre pour le Moltke britannique. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 55
lois » ne manquent pas dans le chant qu'il a pété à grand-peine. Je préférerais être un
petit chat, et miauler, plutôt que d'être un semblable rimailleur vénal.
MARX A ENGELS
Londres, le 2 septembre 1870
Cher Fred,
Nous sommes revenus ici avant-hier soir. J'irai aujourd'hui même chez le Dr
Madison.
Hier soir, j'ai reçu le billet et le chèque ci-inclus de la Pall Mall Gazette. Dois-je
endosser ce dernier et l'expédier à Manchester, ou l'encaisser et t'envoyer l'argent?
Après la brillante confirmation de ton premier article sur Mac-Mahon, il est temps
maintenant que tu commences ton prochain article, en résumant tes Notes sur la
guerre. Tu sais que les Anglais ont besoin qu'on leur mette le nez sur les faits
essentiels et qu'une modestie et sobriété excessives ne sont pas de mise avec le fort en
gueule John Bull. Les dames de la famille enragent de voir ton article pillé par tous
les journaux londoniens sans qu'ils ne le citent jamais.
A mon avis, toute la défensive de Paris n'est qu'une farce policière pour obtenir
que les Parisiens se tiennent tranquilles jusqu'à ce que les Prussiens soient aux portes
et pour préserver l'Ordre, c'est-à-dire la dynastie et ses mamelucks.
Je ne pense pas que la Russie intervienne activement dans cette guerre même. Elle
n'y est pas préparée. Mais c'est un coup de maître diplomatique que de s'annoncer dès
maintenant comme le sauveur de la France. 1
Dans mon ample réponse au Comité de Brunsvick, j'ai éliminé une fois pour
2
A cette occasion, l'infirmier volontaire est transformé pour les Anglais en chirurgien.
Strauss semble avoir ses racines chez Kohlrausch ou un semblable manuel scolaire.
Addio !
Ton K. M.
A Paris, une farce dépasse l'autre. Mais la plus belle, c'est celle des soldats sortant
par une porte et entrant par une autre.
1 Marx voit ici le tournant politique que la Russie amorce, en abandonnant la Prusse pour
s'allier à la France. Dans une audience accordée le 30 août à l'ambassadeur français, le général
Fleury, Alexandre II promit d'envoyer à son oncle Guillaume 1er une lettre personnelle lui
demandant de ne pas blesser l'honneur national de la France.
2 Dans cette lettre, Marx dénonce, en outre, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, et prévoit: «
Quiconque n'est pas complètement étourdi par les clameurs du moment et n'a pas intérêt à égarer
le peuple allemand comprendra qu'une guerre entre l'Allemagne et la Russie doit naître de la
guerre de 1870 aussi fatalement que la guerre de 1870 elle-même est née de la guerre de 1866. Je
dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie. En
dehors de ce cas peu probable, la guerre entre l'Allemagne et la Russie peut, d'ores et déjà, être
considérée comme un fait accompli. La guerre actuelle sera un bien ou un mal, selon l'attitude
qu'adopteront les vainqueurs allemands. S'ils prennent l'Alsace et la Lorraine, la France s'alliera à
la Russie, pour combattre l'Allemagne. Inutile d'insister sur les funestes conséquences d'une telle
éventualité » Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 521.
La Commune, n'ayant pu vaincre, n'a pu changer le cours de l'histoire. Cf. lettre d'Engels à
Danielson, 17 octobre 1893.
3 Marx fait allusion au poème, écrit le 30 août par Freiligrath, « An Wolfgang im Felde » (à
Wolfgang sur le champ de bataille), en l'honneur de son fils aîné.
4 La Gazette générale d'Augsbourg avait publié, le 18 août 1870, une lettre de David Friedrich
Strauss adressée « A Ernest Renan » le 12 août 1850.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 57
ENGELS À MARX
Manchester, le 4 septembre 1870
Que m'importe ma femme, que m'importe mon fils, Moi, mon idéal va bien plus
haut.
L'histoire universelle est bien la plus grande poétesse, puisqu'elle a réussi à paro-
dier Heine lui-même: Mon Empereur, mon Empereur est fait prisonnier! Et c'est un
comble: par ces « porcs de Prussiens » ! Le pauvre Guillaume 1er assiste à tout cela et
assure pour la centième fois qu'il n'est vraiment pour rien dans tout ce qui arrive et
que c'est simplement la volonté divine. Guillaume a l'air d'un gamin d'école, à qui on
demanderait: qui a créé le monde? « - C'est moi, monsieur l'instituteur, qui l'ai fait,
mais en vérité je ne le referai plus! »
Et voici venir ce misérable jules Favre qui propose que Palikao, Trochu et autres
Arcadiens forment le gouvernement. On n'a jamais encore vu une bande de minables
2
pareils. Il faut tout de même s'attendre à ce qu'il se passe quelque chose, lorsque les
nouvelles arriveront à Paris. Je ne peux pas m'imaginer que la douche glacée de nou-
velles, qui doivent être connues aujourd'hui ou demain, ne provoquera pas une quel-
conque réaction. Peut-être un gouvernement de gauche qui, après quelques opérations
de résistance, fera la paix.
La guerre est finie. Il n'y a plus d'armée en France. Sitôt que Bazaine aura capitu-
lé, ce qui arrivera probablement cette semaine, une moitié de l'armée allemande
3
1 Engels a repris ici, en les modifiant légèrement, quelques vers tirés du poème de Heinrich
Heine, Die Grenadière, in Buch der Lieder.
2 Arcadiens, allusion ironique à la majorité bonapartiste du Corps législatif. Ce nom
Correspond à celui d'un club bonapartiste de la rue des Arcades, mais sans doute aussi à celui des
habitants de l'Arcadie, célèbres dans la mythologie grecque pour leur naïveté et leur candeur.
3 Engels fait allusion à l'encerclement de l'armée française de Bazaine à Metz, où les assiégés
capituleront le 27 octobre 1870. Il compare cette défaite à celle de Mac Mahon à Woerth le 6 août
1870 et à la capitulation du général autrichien Mack von Leiberich en 1805 à Ulm devant
Napoléon 1er.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 58
En ce qui concerne mes articles, tu auras vu que j'ai fait le nécessaire dans celui
d'avant-hier. Cependant, mon pire ennemi dans la presse anglaise, c'est Mr Green-
wood lui-même. Cet imbécile me rature régulièrement tous les petits coups que je
porte à ses concurrents qui me plagient; qui plus est, dans sa revue de la presse, il
rassemble des articles copiés du mien de la veille avec une parfaite bonhomie et sans
ironiser le moins du monde sur le plagiat. Ce gaillard ne veut pas renoncer au plaisir
personnel d'avoir sa propre opinion militaire, ce qui est pure imbécillité.
De même que c'est un point d'honneur pour tout philistin de savoir monter à
cheval, de même c'en est un d'entendre quelque chose à la stratégie. Mais ce n'est pas
tout. Il y a quelques jours -simplement pour remplir toute la colonne - il a glissé dans
mon article quelques passages absolument idiots sur le siège de Strasbourg. A la pre-
mière occasion, j'écrirai un article sur ce sujet, et je dirai exactement le contraire. 1
Mais que veux-tu? En temps de paix, le journalisme n'est rien d'autre qu'une conti-
nuelle exposition de choses que l'on n'a pas apprises, et c'est pourquoi je n'ai pas le
droit, en fait, de me lamenter.
Encaisse le chèque, et garde l'argent. Une moitié te revient de droit, et l'autre est
une avance sur la prochaine échéance pour laquelle je t'enverrai donc encore 70 £. 2
Je n'ai pas encore lu le poème de l'infirmier. Ça doit être beau. A de rares excep-
tions près, les infirmiers sont les plus grands lambins et traînards qui soient; ils ne
sont jamais à leur poste, lorsqu'on a besoin d'eux, mais ils mangent et boivent comme
quatre et la ramènent au point qu'ils sont repérés dans toute l'armée.
A Sarrebruck, les Français ont causé autant de dommages qu'ils ont pu. Naturelle-
ment, le bombardement n'a duré que quelques heures, et non jour et nuit durant des
semaines comme à Strasbourg.
1 Dans son article Sur la guerre (cf. Notes d'Engels, etc., op. cit., p. 93-98), Engels exposa, dans
leur vérité, les motifs et le déroulement du siège de Strasbourg par les troupes allemandes.
2 Pour permettre à Marx d'œuvrer à la théorie et de faire vivre sa nombreuse famille, Engels lui
apportait un soutien financier.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 59
MARX À ENGELS
Londres, le 6 septembre 1870
Cher Fred,
A peine m'étais-je « installé » pour t'écrire que Serraillier arrive et m'annonce qu'il
quittera Londres demain pour se rendre à Paris, mais qu'il n'y restera que quelques
jours. Objectif principal: arranger les affaires avec l'Internationale de là-bas (Conseil
fédéral de Paris). C'est d'autant plus nécessaire que toutes la branche française s'en va
à Paris pour y commettre des bêtises au nom de l'Internationale. « Ils » veulent ren-
verser le gouvernement provisoire, établir la commune de Paris, nommer Pyat
ambassadeur français à Londres, etc.
J'ai reçu aujourd'hui du Conseil fédéral de Paris une proclamation au peuple alle-
mand (que je t'enverrai demain) en même temps qu'une demande insistante au
Conseil général de lancer un nouveau Manifeste tout exprès pour les Allemands. Aie
l'obligeance de m'envoyer aussi vite que possible, en anglais, des notes militaires,
susceptibles d'être utilisées pour le manifeste.
J'ai reçu une réponse de Brunsvick aujourd'hui: ils organiseront l'agitation en sui-
vant exactement mes instructions.
Jules Favre, voyou notoire et homme de Juin, est pour le moment bien à sa place
2
Le seul qui me chagrine, c'est Rochefort qui est entré dans un gouvernement au
côté de l'infâme Garnier-Pagès. Cependant, étant membre du comité de défense, il ne
pouvait guère refuser d'agir. 3
1 Cette lettre contenant des instructions représente une forme d'intervention du « parti Marx »
dans le cours des événements dramatiques de la période révolutionnaire en France. Comme tant
d'autres, elle n'a pu être retrouvée.
2 La mémoire historique des événements et des personnages permet à Marx-Engels d'établir et
d'étayer leur prévision sur l'attitude des personnages dans le drame de la Commune. C'est
particulièrement évident pour Jules Favre, dont le rôle sinistre fut dénoncé avec vigueur par Marx.
Si ce « voyou » de Favre est bien à sa place dans la République du 4 Septembre, c'est que Marx a
une piètre idée du nouveau régime.
3 Après la chute du second Empire, Rochefort fut chargé de diriger la « Commission des barri -
cades », responsable de l'aménagement des défenses (barricades et tranchées dans les rues de
Paris).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 61
Salut.
Ton K. M.
Il y a ici une véritable invasion de réfugiés qui ont sauvé leur bourse (Fr.). Com-
me je te l'ai écrit, les habitations pour gentlemen sont en train d'augmenter de prix.
Dupont qui entretient depuis fort longtemps une, correspondance avec Pigott,
devrait écrire à cet animal une lettre bien sentie, au nom des Républicains français.
Encourage-le dans cette voie.
ENGELS À MARX
Manchester, le 7 septembre 1870
Cher Maure,
Si l'Appel international des Parisiens a été télégraphié fidèlement ici, cela démon-
tre qu'ils se trouvent encore complètement sous la domination de la phraséologie.
Après avoir toléré Badinguet pendant 20 ans, après avoir été incapables, il y a six
mois encore, d'empêcher qu'il obtienne 6 millions de voix contre 11/2 et les lance
contre l'Allemagne sans aucune raison et sans aucun prétexte, ces gens prétendent
aujourd'hui, parce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau d'une république -
mais laquelle! -, que les Allemands doivent quitter immédiatement le sol sacré de la
France, sinon: guerre à outrance! (Fr.) C'est en tout et pour tout la vieille idée de la
supériorité de la France, du sol sanctifié par 1793 qu'aucune autre cochonnerie
française ne peut profaner ultérieurement, bref: la sainteté du mot république. En fait,
cela évoque la façon de faire des Danois qui, en 1864, laissaient approcher les
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 62
Prussiens jusqu'à 30 pas de distance pour lâcher leur salve sur eux, puis déposaient les
armes en espérant que cette formalité leur éviterait qu'on leur rende la monnaie de
leur pièce.
Je veux espérer que, sitôt passée la première ivresse, ces gens reprendront leur
esprit, autrement il deviendrait bigrement difficile d'avoir des rapports internationaux
avec eux.
Toute cette république dont l'origine est exempte de luttes, est jusqu'à présent une
farce pure et simple. Comme je l'attends depuis 15 jours et davantage, les Orléanistes
veulent une république intérimaire pour conclure une paix déshonorante, de sorte que
la responsabilité n'en retombe pas sur les Orléans qui seront restaurés dans un second
temps. Les orléanistes détiennent pratiquement le pouvoir: Trochu le commandement
militaire et Kératry la police, les messieurs de la Gauche ont les postes de bavards.
Comme les Orléans sont maintenant la seule dynastie possible, ils peuvent attendre
tranquillement jusqu'au moment opportun leur réel avènement au pouvoir.
Dupont vient de s'en aller. Il a passé la soirée ici, et il est furieux à cause de ce bel
Appel parisien. Il s'est quelque peu calmé lorsque je lui ai appris que Sermillier
rejoignait Paris et avait parlé avec toi auparavant. Son opinion sur le cas est très claire
et parfaitement juste: il faut utiliser les libertés consenties inévitablement par la
République pour organiser le parti en France, agir, une fois l'organisation mise sur
pied, si l'occasion s'en présente; réserver l'Internationale en France jusqu'à ce que la
paix soit conclue.
Schorlemmer est parti aujourd'hui avec Wehner, afin de porter à Sedan, directe-
ment par la Belgique, une grande quantité d'alcool, de vin, de couvertures, de che-
mises de flanelle, etc. aux blessés de la part du Comité d'Assistance de Manchester.
S'il trouve un peu de temps, il passera te voir; mais il a encore quantité de choses à
régler, car les achats et l'emballage des affaires ont commencé hier matin seulement.
De Sedan ils veulent aller, si possible, à Metz où chacun d'eux a un frère dans l'armée.
Ce qui caractérise le piteux gouvernement de Paris c'est qu'il n'a pas non plus le
courage de dire au public de manière franche où en sont les choses. Je crains - s'il ne
se produit pas un miracle -qu'un moment de domination bourgeoise directe sous les
Orléans ne soit inévitable, afin que la lutte puisse se dérouler sous sa forme pure.
Sacrifier maintenant les ouvriers serait une stratégie à la Bonaparte et Mac-Mahon; en
aucun cas, ils ne peuvent faire quoi que ce soit avant la paix; ensuite, ils auront
besoin, en tout premier, de temps pour s'organiser.
La menace d'une alliance exercera probablement une légère pression sur les
Prussiens. Mais, ils savent que les fusils à chargement par la culasse des Russes ne
valent rien, que l'Angleterre n'a pas d'armée et que les Autrichiens sont extrêmement
faibles. En Italie, Bismarck semble avoir rendu impossible à cause du Pape toute
résistance de la part des gouvernants (puisque le gouvernement de Florence annonce
officiellement qu'il ira à Rome avant même la fin de septembre), et aussi à cause de la
promesse de la Savoie et de Nice: le coup est bien monté. Du reste, il semble que
Bismarck n'attende qu'une pression pour se contenter d'argent et de la ville de
Strasbourg et alentours. Il a encore besoin des Français, et il s'imagine peut-être qu'ils
considéreront cela comme de la générosité.
MARX À ENGELS
Londres, le 10 septembre 1870
Cher Fred,
Toi-même et Dupont, vous devez m'excuser si je vous réponds avec un tel retard.
Je suis surcharge de tâches politiques.
Tu sais que j'avais envoyé des instructions à Brunsvick. Je supposai - à tort - que
je n'aurai pas affaire à des polissons, mais à des gens intelligents qui doivent savoir
que le langage brutal des lettres n'est pas destiné « à la publication », et en outre que,
dans des instructions, on convient de signaux discrets dont on tient compte, mais qu'il
ne faut pas trahir en les criant sur les toits. Fort bien! Ces ânes, non seulement
publient « littéralement » des passages de ma lettre, mais insistent, comme des lour-
dauds, sur le fait que je suis l'auteur de la lettre. En outre, ils publient des phrases,
comme celle sur « le déplacement, de France en Allemagne, du centre de gravité du
mouvement ouvrier continental », etc., qui devaient leur servir d'aiguillon, mais ne
devaient en aucun cas être rendues publiques en ce moment. Probablement faut-il
encore que je leur sois reconnaissant de ne pas avoir publié au moins ma critique des
ouvriers français. Et par-dessus le marché, ils envoient, en toute hâte, leur compro-
mettante élucubration... à Paris! (Sans parler de Bruxelles et de Genève !). 1
Je leur passerai un savon, mais la bêtise est faite. Il y a, d'autre part, ces imbéciles
de Paris! Ils m'envoient, en grande quantité, leur manifeste ridiculement chauviniste,
qui a suscité ici, parmi les ouvriers anglais, la risée et l'indignation, que j'ai eu toutes
les peines du monde à ne pas laisser se manifester publiquement. Il faudrait que j'en
envoie des quantités en Allemagne, probablement pour faire comprendre aux Alle-
mands qu'ils doivent d'abord « se retirer au-delà du Rhin » pour être chez eux à la
maison! Au lieu de répondre rationnellement à ma lettre, ces gaillards se permettent,
en outre, de m'envoyer des instructions par télégraphe (des instructions de l'ex-
étudiant Longuet!) sur la manière dont je dois faire l'agitation en Allemagne! Quel
malheur! (Fr.).
J'ai mis tout en oeuvre ici pour que les ouvriers forcent leur gouvernement à
reconnaître la République française (une série de manifestations a commencé lundi). 2
Gladstone était assez bien disposé tout au début, mais il en est autrement de la reine,
1 Dans cette lettre, Engels répond à Marx qui lui avait demandé de définir la guerre franco -
prussienne et l'attitude à observer par les ouvriers. En Allemagne, Liebknecht avait défendu une
thèse fondamentale juste (niais à partir de motivations erronées), celle-là même défendue par Marx
dans sa Première Adresse: « les ouvriers allemands et français ne se font pas la guerre, mais
échangent des messages de paix et d'amitié » (op. cit., pp. 280-281). Cependant, Liebknecht
négligeait le fait que, du côté allemand, la guerre était défensive, ou mieux: qu'elle était encore
progressive puisqu'elle permettait à l'Allemagne de se constituer en nation moderne. Mais Engels
entrevoit déjà le tournant que va prendre la guerre du côté allemand: de défensive elle devient
impérialiste. Il faut obtenir dès lors une paix honorable pour la France, une fois la République
instaurée. Telle était, en gros, la position du Comité exécutif du parti social-démocrate allemand
de Brunsvick: cf. Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 517-523.
2 Le Conseil général, et Marx plus particulièrement, furent très dévoués, parmi les ouvriers
anglais, dans l'action de soutien de la République française et dans la lutte pour obtenir sa
reconnaissance diplomatique par l'Angleterre. Dès le 5 septembre, il y eut de puissantes
manifestations, soutenues par les syndicats, à Londres, Birmingham, Newcastle et autres grandes
villes; les ouvriers y adoptèrent des résolutions de sympathie pour la République française. Un
mouvement s'amorça même pour proclamer la République en Angleterre. Les hautes sphères
gouvernementales anglaises redoutèrent alors la contagion de la crise révolutionnaire et
temporisèrent. Ce n'est qu'après la formation du gouvernement contre-révolutionnaire de Thiers,
en février 1871, que le gouvernement anglais reconnut la République française.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 65
Dis à Dupont que je partage tout à fait son opinion, et que j'ai chargé expressé-
ment Serraillier de lui écrire qu'il ne doit pas quitter Manchester pour le moment.
Salut.
Ton K. M.
ENGELS À MARX
Manchester, le 12 septembre 1870
Cher Maure,
1 Cf. Notes sur la guerre de 1870-1871 d'Engels, op. cit., articles XVI et XVII, pp. 88-97.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 66
Guillaume 1er leur a fait cadeau d'une République, il faut faire aussitôt maintenant la
révolution en Allemagne. Pourquoi n'en ont-ils pas fait une après l'espagnole? 1
S'il nous était possible de faire quoi que ce soit à Paris, il faudrait empêcher que
les ouvriers déclenchent un mouvement avant la paix. Bismarck sera bientôt en
condition pour conclure la paix, soit parce qu'il aura pris Paris, soit parce que la situa-
tion européenne l'obligera à mettre fin à la guerre. De quelque manière que se fasse la
paix, elle doit être conclue avant que les ouvriers puissent faire quelque chose. S'ils
vainquent à présent - au service de la Défense nationale -, ils doivent assumer
l'héritage de Bonaparte et de l'actuelle misérable république, puis ils seront inutile-
ment battus par les armées allemandes et rejetés vingt ans en arrière. Eux-mêmes
n'ont rien à perdre s'ils attendent. Les éventuelles modifications de frontière ne seront
jamais que provisoires et seront de nouveau annulées. Ce serait folie que de se battre
pour les bourgeois contre les Prussiens. Du simple fait de conclure la paix, un gou-
vernement - quel qu'il soit - perd toute chance de durer longtemps et l'armée qui
revient de captivité ne sera pas très redoutable dans les conflits internes.
Après la paix, toutes les chances pour les ouvriers seront plus favorables qu'elles
ne l'ont été avant. Mais, ne se laisseront-ils pas entraîner, sous la pression de l'attaque
extérieure, à proclamer la République sociale à la veille de l'assaut contre Paris? Il
serait horrible que les armées allemandes, comme dernier acte de guerre, aient à livrer
une bataille de barricades contre les ouvriers parisiens. Cela nous rejetterait 50 ans en
arrière et fausserait toutes les données, chacun et chaque chose se trouvant dans une
position double, sans parler de la haine nationale et du règne de la phraséologie qui,
dans ce cas, surgiraient parmi les ouvriers français!
C'est un grand malheur qu'il y ait si peu de gens à Paris qui aient le courage et la
volonté de considérer, dans la situation actuelle, les choses telles qu'elles sont réelle-
ment. Quel est celui qui, à Paris, a simplement le courage de penser que la force d'une
résistance active de la France dans cette guerre est brisée de sorte que s'écroule pour
ainsi dire la perspective de chasser l'envahisseur grâce à une révolution. Mais,
justement parce que les gens ne veulent pas entendre la vérité telle qu'elle est, il faut
craindre qu'on en vienne tout de même là. En effet, on peut penser que l'apathie des
ouvriers d'avant la chute de l'Empire va cesser maintenant.
1 Engels fait allusion à la révolution espagnole bourgeoise, déclenchée en septembre 1868 par
un soulèvement de la marine, suivi de l'abdication d'Isabelle IL Les masses populaires luttèrent
avec énergie. La bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés arrivèrent au
pouvoir, mais ils instaurèrent une monarchie constitutionnelle, en opposition à la volonté
populaire. Ce n'est qu'en 1873 que fut proclamée la première République espagnole.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 67
ordinaire, plutôt du type Faucher, mais c'est un Souabe. Cc livre te divertira sûrement.
Comme, selon toute vraisemblance, quelque chose sera annexé, le moment est
venu de penser aux points sur lesquels les ouvriers allemands et français pourraient
s'entendre afin de déclarer l'annexion comme nulle et non avenue et de l'annuler le
moment voulu. Il nie semble qu'il eût été utile de le faire dès le moment où la guerre a
éclaté; mais c'est indispensable maintenant que la question de cessions territoriales
touche les Français, autrement ils crieront à mort.
Dis à Tussy que ma femme lui est très reconnaissante pour sa lettre, et qu'elle lui
répondra ces jours-ci. Avec mes meilleures salutations à vous tous.
Ton F. E.
Cher citoyen,
ne, contre toute opinion indépendante. Les ouvriers allemands se comportent admira-
blement, malgré cette terreur et les hurlements patriotiques es bourgeois.
Je regrette de ne pas pouvoir dire la même chose des camarades français. Leur
manifeste est une absurdité: «Repassez le Rhin! », mais ils oublient que, pour arriver
1
chez eux, les Allemands n'ont pas besoin de repasser le Rhin, il leur suffit de se retirer
dans le Palatinat et la Province rhénane (prussienne). Vous comprendrez comment
cette phrase chauvine a été exploité-- par les journaux officiels de Bismarck! Tout le
ton de ce manifeste est absurde et pas du tout dans l'esprit de l'Internationale.
Je n'ai pas le temps de vous copier toute la lettre de Serraillier, mais le passage
suivant suffira à vous éclairer sur l'état des choses a Paris. C'est notre devoir de ne pas
nous tromper nous-mêmes par des illusions:
« C'est incroyable de penser que des gens peuvent pendant six ans être internatio-
naux, abolir les frontières, ne plus connaître d'étrangers, et en arriver au point où ils
en sont venus pour conserver une popularité factice et dont, tôt ou tard, ils seront les
victimes. Quand je m'indigne de leur conduite, ils répondent eue s'ils parlaient autre-
ment, ils seraient boulés! Ainsi, il leur paraît plus convenant de tromper ces
malheureux sur la véritable situation de la France, que de chercher, au risque d'y
perdre leur popularité, a les ramener à la raison, ce que je crois serait bien plus utile à
notre France. Il y a plus: par leurs discours ultra-chauvins, quelle situation font-ils à
l'Internationale ? Combien faudra-t-il de générations pour effacer l'antagonisme
profond de nationalité qu'ils cherchent à faire renaître par tous les efforts que leur
pauvre imagination leur suggère! Ce n'est pas qu'ils soient sots, loin de là. Mais
comme moi, ils savent qu'ils trompent le peuple en le flattant; ils sentent qu'ils
creusent un abîme sous eux; je dis plus, ils ont peur de s'avouer franchement
International, et comme cela est bête, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien trouver d'autre
que de parodier la révolution de 1793 ! ».
sais fort bien que ceux qui prêchent l'abstention absolue de la politique - comme si les
ouvriers étaient des moines qui établissaient leur monde à eux cri dehors du grand
monde - retombent toujours, au premier tocsin historique, dans Ici politique bour-
geoise.
Nos amis de Paris m'ont bombardé de télégrammes qui m'informent sur ce que j'ai
à faire en Allemagne. Je crois connaître un peu mieux que les Parisiens la manière
dont il faut traiter mes compatriotes.
Vous m'obligeriez en m'écrivant quelques lignes sur l'état des choses en Belgique.
Salut et fraternité
Karl Marx.
ENGELS À MARX
Manchester, le 13 septembre 1870
Cher Maure,
Quels ânes incorrigibles que ces Prussiens! Voilà que, sur ordre de Vogel von
Falckenstein, ils ont arrêté et conduit en wagon clos à Loetzen (Prusse orientale) tout
le malheureux Comité social-démocrate de Brunsvick et jusqu'à l'imprimeur de cet
appel bien intentionné et vraiment encore très mesuré. Tu sais sans doute que, sous
2
prétexte d'un débarquement français, presque toute l'Allemagne du Nord est déclarée
en état de guerre de sorte que les autorités militaires peuvent procéder à des arresta-
tions comme elles l'entendent. Par bonheur, la déportation immédiate en Prusse
orientale démontre qu'elles veulent les tenir en prison jusqu'au moment de la paix
seulement, mais non les déférer devant un tribunal de guerre, auquel cas l'officier
chargé de les foudroyer pour le compte du pouvoir leur aurait certainement flanqué
dix années de forteresse ou de bagne. Mais on voit comment le simple mot de
république effraie ces esprits pusillanimes, et comment le monde officiel se sent mal à
l'aise sans prisonniers d'État.
En général, la guerre prend une forme déplaisante, avec le temps qui passe. Les
Français n'ont pas encore reçu assez de coups, et les ânes d'Allemands ont déjà rem-
porté une trop grande victoire. Victor Hugo écrit des bêtises en français, et le beau 1
Guillaume maltraite la langue allemande: « Et alors, adieu avec le cœur ému à la fin
d'une telle lettre » !! Et cela se prétend roi, qui plus est, de la nation la plus « culti-
vée » du monde! Et sa femme admet la publication d'une chose pareille! Si cela
* 2
continue encore ainsi pendant huit jours, on en arrivera à la conclusion que tous les
deux partis nous... *
*
1 Engels fait allusion à l'appel de Victor Hugo « Aux Allemands », publié dans le Rappel et
dans le Moniteur universel, le 10 septembre 1870.
* La plus cultivée est écrit suivant l'argot berlinois.
2 Le Königlich Preussischer Staatsanzeiger du 10 septembre publia une lettre de Guillaume le,
à sa femme, Augusta-Marie-Louise-Catherine.
* * Traduction littérale du texte.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 71
LE DRAME
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Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 72
LE DRAME
Notice du traducteur
En effet: 1º Marx et Engels ont pour tâche de prévoir le cours des événements,
afin de définir les positions du parti et transmettre ses instructions aux quelques
éléments qu'il influence. Ainsi, Marx rédige dès la fin du mois d'août - lorsqu'il tient
pour acquise la défaite militaire de Napoléon III, mais pas du tout celle d'une France
républicaine -, un appel ait Comité de Brunsvick dénonçant la volonté de Bismarck
1
1 Cf. Engels à Marx, le 15 août 1870. Le 4 février 1871 encore, Marx écrivait à Kugelmann :
« Malgré toutes les apparences, la situation de la Prusse est rien moins que facile. Si la France
résiste, utilise l'armistice pour réorganiser ses armées et donner enfin à la guerre un caractère
véritablement révolutionnaire, l'Empire néo-germanique et borussien pourrait encore recevoir à
son baptême une raclée à laquelle il ne s'attend absolument pas. » Mais, « Trochu a jugé plus
important de tenir en échec les Rouges que de battre les Prussiens. Tel est le véritable secret des
défaites, non seulement à Paris, mais dans toute la France, où la bourgeoisie a agi selon le même
principe, en accord avec la plupart des autorités locales. »
Selon Marx, la bourgeoisie française choisit délibérément la collaboration avec les Prussiens.
Dans ce cas, les ouvriers devaient-ils « relever le drapeau national, jeté dans la fange par la
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 73
bourgeoisie », en appliquant la formule de Staline proposée aux ouvriers pendant la guerre 1940-
1945 afin de remettre la bourgeoisie au pouvoir? Engels répond catégoriquement: « Ce serait folie
que de se battre pour les bourgeois contre les Prussiens » (lettre à Marx du 12 septembre 1870).
Jamais Marx et Engels n'ont renversé leur initiale formule de la guerre défensive du côté
prussien en guerre défensive du côté français, car à la première grande victoire française, cette
dialectique absurde se fût transformée de nouveau en son contraire. Marx et Engels souhaitèrent
une paix honorable et firent tous leurs efforts pour l'obtenir. Et même si les Prussiens annexent un
morceau de territoire français, cela vaut mieux qu'une renaissance du chauvinisme français (cf.
Seconde Adresse, Éd. Soc., p. 288 et le commentaire de Lénine en note, p. 289), de toute façon, «
les frontières ne sont pas éternelles » cf. Engels à Marx le 12 septembre 1870 et Engels à
Bernstein, le 22 février 1882 (Écrits militaires, p. 530).
Engels voulait cependant éviter une défaite trop grande, en raison de ses conséquences sur le
moral, la force et l'organisation du prolétariat français.
Ce que Marx et Engels entendent par guerre défensive, ce n'est pas le contraire d'une guerre
d'agression, (cf. p. 63), mais une guerre historiquement progressive parce qu'elle permet à une
société de passer à une forme supérieure d'organisation.
C'est exactement ainsi que l'entendait Lénine: « On sait que K. Marx et Fr. Engels consi -
déraient comme un devoir absolu pour la démocratie d'Europe occidentale, et à plus forte raison
pour la social-démocratie, de soutenir activement la revendication de l'indépendance de la
Pologne. Pour les années 1840-1850 et 1860-1870, époque de la révolution bourgeoise en Autri-
che et en Allemagne, époque de la «réforme paysanne » en Russie, ce point de vue était parfaite -
ment juste et représentait le seul point de vue démocratique et prolétarien. [...] Dans l'Europe occi-
dentale, continentale, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises embrasse un intervalle
de temps assez précis, qui va à peu près de 1789 à 1871. Cette époque a été celle des mouvements
nationaux et de la création d'États nationaux. Au terme de cette époque, l'Europe occidentale s'est
trouvée transformée en un système d'États bourgeois, généralement homogènes au point de vue
national. Aussi bien, chercher à l'heure actuelle le droit de libre détermination dans les programme
des socialistes d'Europe occidentale, c'est ne rien comprendre à l'a b c du marxisme. En Europe
orientale et en -Asie, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises n'a fait que commencer
en 1905. » Cf. Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, in Oeuvres choisies en 3 volumes,
Moscou, tome I, pp. 733 et 706.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 74
En, tant que correspondant de guerre de la Pall Mall Gazette, Engels suivit ait
jour le jour l'évolution tics opérations militaires de la guerre franco-prussienne et ne
s'était pas trompé dans l'évaluation du rapport des forces, ni dans ses prévisions
militaires. Dans ces articles, il exprime en de multiples occasions sa conviction qu'un
redressement français était possible pour obtenir ait moins une paix honorable, si le
gouvernement de la Défense nationale l'avait vraiment voulu et avait pris les mesures
de stratégie et de mobilisation adéquates.
Il n'est pas non plus possible de séparer, dans les textes écrits par Marx et Engels
au fur et à mesure du déroulement de la crise, la phase de transformation de la
guerre de défense allemande en guerre impérialiste d'une part, de celle de la trans-
formation de la guerre impérialiste bonapartiste en guerre civile dit prolétariat de
Paris et de province (masquée par la collaboration de fait entre le gouvernement de
la Défense nationale et Bismarck) d'autre part. En effet, le caractère de plus en plus
accentué de la guerre impérialiste va de pair avec le développement de la guerre
civile.
Avant de reproduire les textes relatifs à ces questions, nous traduirons une
correspondance sur la situation en Angleterre, nullement étrangère ait drame qui est
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 75
Le pays capitaliste le plus puissant de l'époque eut donc son mot à dire dans le
drame qui allait éclater. L'Angleterre officielle joua à fond la crise sur le continent,
d'abord en exaspérant la tension franco-prussienne, puis en liguant les bourgeoisies
franco-allemandes contre le prolétariat insurgé de Paris: la lointaine Amérique
bourgeoise participa elle-même à l'assassinat de prolétaires parisiens comme Marx
le montre, en dénonçant les agissements de l'ambassadeur des États-Unis, Mr
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 76
LE DRAME
Conjuration
de la bourgeoisie
internationale
« Il y a quinze jours, les Anglais supputaient les conséquences possibles d'une victoire
française dans la première grande bataille. Ils craignaient avant tout qu'un tel succès initial
fournit à Napoléon III une occasion de conclure une paix rapide, dont la Belgique eût fait les
frais. 1 Ils furent vite rassurés sur ce point » (Fr. Engels, la crise de la guerre, in Pall Mall
Gazette, 20 août 1870).
MARX À ENGELS
Londres, le 14 septembre 1870
Cher Fred,
La nouvelle de Brunsvick nous est arrivée hier soir de la part de Liebknecht; mais,
comme toujours, l'imprécision de Wilhelm la rend inutilisable. J'ai envoyé aujourd'hui
des notes à ce sujet à la Pall Mall, l'Écho, etc.
Le fait est excellent. Cette fois la chasse aux démagogues commence avant mê-
1
me que la guerre ne soit terminée et se fait contre les ouvriers, au lieu des étudiants
fumeux d'antan. C'est une très bonne chose que les Prussiens révèlent ce qu'ils sont, et
qu'ils détruisent toute illusion possible dans la classe ouvrière, avant même que la
paix ne soit conclue. En outre, la classe ouvrière ne peut être poussée dans le feu du
combat que sous la persécution directe de l'État.
La « république » - même le simple mot - a donc donné une tournure nouvelle aux
événements. En Angleterre, par exemple, Mr George Potter - ce « héros » de l'ouvrier
- professe publiquement qu'il est républicain. Cela te fera comprendre l'état d'âme de
Londres. J'espère que la politique prussienne de la Cotir déclenchera le mécanisme.
L'ingérence inconstitutionnelle de la petite-fille de George III et de la belle-mère du
Fritz, c'est un fameux levier.
Dans tout cela, Bismarck est un âne. Comme tout lui a réussi tant qu'il fut l'instru -
ment des aspirations allemandes à l'unité, il a perdu la tête au point de croire mainte-
nant qu'il peut faire, sans pudeur et sans fard, une politique spécifiquement
prussienne, non seulement à l'extérieur, mais encore à l'intérieur.
Salut.
1 La réaction allemande appela démagogues les éléments progressistes du mouvement libéral et
démocratique parmi les intellectuels et les étudiants allemands, après la guerre de libération
allemande contre Napoléon 1er. La chasse aux démagogues commença en 1819, et reprit après la
révolution française de 1830, s'organisant alors en véritable système judiciaire et policier de
terreur.
2 Pour ce qui est des instructions de Marx adressées à la section belge, il s'agit sans doute de la
lettre à de Paepe du 14 septembre (cf. supra, p. 81). Les lettres envoyées en Suisse et aux États-
Unis n'ont pas été retrouvées.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 79
MARX À ENGELS
En toute hâte.
Cher Fred,
Salut. *
*
Ton K.M.
informée de ce projet. Hélas, elle n'est pas seulement sans le sou, elle et son enfant,
mais les créanciers de Serraillier, qui ont des traites s'élevant à quelque 12 livres,
menacent de faire vendre ses meubles et de la jeter à la rue. Dans ces conditions, mes
amis et moi, nous avons décidé de lui venir en aide, et c'est pour cela que je me per-
mets d'en appeler, par cette lettre, également à vous et à vos amis.
Vous remarquerez que l'Adresse que j'ai présentée vendredi dernier au Conseil
général et qui est actuellement sous presse, coïncide sur bien des points presque
littéralement avec votre pamphlet. 1
Mon opinion est que Paris devra capituler; de lettres personnelles que je reçois de
Paris, il ressort clairement que plusieurs membres influents du Gouvernement provi-
soire sont préparés à une telle issue.
Serraillier m'écrit aujourd'hui que la hâte avec laquelle les Prussiens marchent sur
Paris est la seule chose au monde qui puisse prévenir une nouvelle insurrection de
juin. Si Paris tombe, la France est loin d'être perdue si les provinces font leur devoir.
Respectueusement,
votre Karl Marx
qui ont été abandonnés à la Russie en 1856 par le traité de Paris, à la suite d'une
intrigue ministérielle, sans aucune ratification du parlement. La Russie attribue à cette
affaire une telle importance qu'elle a poussé la Prusse, tout au début de la guerre, à
revendiquer officiellement ces clauses de l' « accord » de Paris. Il va de soi que la
1 Cf. Edward Spencer Beesly, A Word for France: Addressed to the Workmen of London.
2 Le gouvernement Gladstone signa la Déclaration sur le droit maritime - sans en informer le
Parlement, ni la faire sanctionner par un acte officiel quelconque - renonçant à son arme militaire
la plus efficace contre tout ennemi continental, et surtout russe: le droit de course et de saisie en
mer de biens ennemis sous pavillon neutre, cf. Marx et Engels, la Guerre civile aux États-Unis,
Union Générale d'Éditions, 10/18, 1970, p. 174-178.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 81
Prusse n'y était que trop disposée. D'abord, elle n'a aucune marine. Ensuite, il est in-
contestablement de l'intérêt commun des puissances militaires du continent d'amener
l'Angleterre, seule grande puissance maritime d'Europe, à renoncer aux moyens les
plus efficaces de la guerre maritime, sous prétexte d'humanitarisme. Le privilège de
l'inhumanité - et l'on ne peut faire la guerre d'une façon « humaine » - sera donc réser-
vé aux forces terrestres! En outre, cette « philanthropie » diplomatique présume que
la propriété - toujours sur mer, et non sur terre - est plus précieuse que la vie humaine.
Telle est la raison pour laquelle les fabricants et marchands anglais que l'on prend
pour des imbéciles, ont permis eux-mêmes qu'on les berne par les clauses de Paris sur
la guerre maritime - pour eux sans effet pratique, puisque non reconnues par les États-
Unis. En effet, ce n'est que dans une guerre contre ces derniers qu'une telle condition
pourrait être de quelque valeur pour les marchands d'argent d'Angleterre. Le mépris
que vouent désormais à l'Angleterre la Prusse aussi bien que la Russie (qui avance
tranquillement vers les Indes) provient uniquement de ce qu'elles savent que l'Angle-
terre n'est bonne à rien dans une guerre offensive sur terre, et que pour une guerre
maritime, décisive pour elle, l'Angleterre s'est désarmée elle-même, ou mieux: a été
désarmée par le geste arbitraire de Clarendon, agissant sur les instructions secrètes de
Palmerston. Déclarez demain que ces clauses du traité de Paris - qui n'ont même pas
reçu la forme de clauses de traité -sont des chiffons de papier, et je vous garantis que
les matamores continentaux baisseront aussitôt le ton.
Veuillez m'excuser de vous importuner encore avec une lettre, mais à la guerre
comme à la guerre (Fr.).
Les prévisions les plus pessimistes des deux Adresses du Conseil général de
l'Internationale se sont déjà réalisées.
Après avoir déclaré qu'elle faisait la guerre à Louis Bonaparte et non au peuple
français, voilà que la Prusse combat maintenant le peuple français et fait la paix avec
Bonaparte. Elle vient de libérer l'assassin et de proclamer son intention de le rétablir,
1
1 Dans sa lettre du 2 août à Oswald, Marx cite un passage du Rappel, journal de tendance
républicaine de gauche, fondé par Victor Hugo et Rochefort en 1869: « Extrait d'une
correspondance de Francfort-sur-le-Main, 27 juillet: la ville est pleine de gens stipendiés pour
maintenir l'esprit belliqueux et gallophobe [sic]. Une lettre de Londres adressée à la « Gazette de
Francfort » contient entre autres choses un aveu très intéressant. Des Français de Londres ayant eu
l'intention de lancer une proclamation contraire à cette guerre napoléonienne, avaient convoqué à
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 82
lui ou quelqu'un de sa famille, aux Tuileries. L'infâme Times tente aujourd'hui de pré-
senter cette nouvelle comme un simple cancan. Elle sait, ou devrait savoir que l'infor-
mation provient de l'officiel Staatsanzeiger de Berlin, le Moniteur prussien. D'après
les journaux prussiens semi-officiels, telle que la Gazette de Cologne, je vois que ce
vieil âne de roi Guillaume, fidèle aux traditions de famille des Hohenzollern, se pros-
terne déjà aux pieds du tsar et l'implore d'être assez magnanime pour l'employer
comme sa créature contre les Turcs. Bref, la réaction a déjà commencé en Allemagne.
Nos gens de Brunsvick, pour commencer par eux, ont été transportés, enchaînés
comme de vulgaires criminels, vers la frontière orientale, comme je vous l'ai déjà
écrit. Mais, ce n'est qu'un fait parmi tant d'autres.
mais alors elle n'eut lieu qu'après la fin de la guerre. Or, maintenant, elle commence
avant la conclusion de la paix.
Soit dit en passant, ce journal, qui, dans son numéro d'hier, parle de vous en ter-
mes fort élogieux, a certaines obligations personnelles à mon égard. En effet, ne lui
ai-je pas proposé les Notes sur la guerre de mon ami Engels? Je l'ai fait à la demande
de Nicolas Léon Thieblin qui passait parfois en contrebande quelques passages sur
l'Internationale dans la Pall Mall. C'est pourquoi notre seconde Adresse n'a pas été
entièrement étouffée dans ce journal.
cet effet les principaux républicains allemands résidant à Londres également. Les Allemands
auraient refusé de se joindre à leur protestation, en déclarant que la guerre était une lutte défensive
du côté de l'Allemagne. » Et Marx d'ajouter que Blind était l'auteur de ce faux, qui servait
manifestement les intérêts de Bismarck. Par ailleurs, celui-ci s'était assuré le concours de J. B. von
Schweitzer, directeur du Social-Demokrat et membre influent de l'Association ouvrière générale
d'Allemagne, pour lancer un Manifeste déclarant que la Prusse ne faisait pas la guerre au peuple
français, mais uniquement au régime bonapartiste.
1 La réaction allemande appela démagogues les éléments progressistes du mouvement libéral et
démocratique parmi les intellectuels et les étudiants allemands, après la guerre de libération
allemande contre Napoléon 1er. La chasse aux démagogues commença en 1819, et reprit après la
révolution française de 1830, s'organisant alors en véritable système judiciaire et policier de
terreur.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 83
Votre dévoué
Karl Marx
Le citoyen Marx, constatant qu'un assez grand nombre de membres anglais étaient
présents, dit qu'il désirait faire une importante observation: les déclarations faites par
1 Edward Spencer Beesly utilisa les indications données par Marx pour son article intitulé The
International Working Men's Association, publié le 1er novembre 1870.
2 Marx répond ici à Odger, ex-président de l'Internationale qui avait fait l'éloge du
gouvernement de la Défense nationale, lors d'une réunion publique, organisée à St. James'Hall.
Marx entendait que le Conseil général affirmât nettement et publiquement son opposition au
gouvernement bourgeois de la Défense nationale, afin d'éviter toute équivoque possible dans les
interventions des membres de l'Internationale lors des manifestations en faveur de la République
française, non celle de la Défense nationale mais celle qui a hissé « l'étendard de la révolution
sociale du XIXe siècle ».
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 84
La première chose que jules Favre entreprit quelques jours après, ce fut de récla-
mer les pleins pouvoirs afin de poursuivre Louis Blanc comme complice des
manifestants. L'Assemblée nationale était convaincue que Favre avait reçu à cet effet
un mandat du gouvernement, mais les a.-Litres membres du gouvernement déclarè-
rent que cette mesure était une initiative personnelle de Favre tendant à faire croire
que le gouvernement provisoire aurait conspiré pour provoquer l'insurrection de juin
1848.
Après que la troupe eut tiré sur les manifestants et les eut terrassés, Favre proposa
d'éliminer la Commission exécutive. Le 27, il promulga le décret selon lequel les
2
Il a participé à l'élaboration des lois de presse les plus infâmes qui aient jamais
1
existé, et que Napoléon III sut habilement exploiter. Sous la monarchie de juillet,
Favre entretint certaines liaisons avec les bonapartistes et mit en oeuvre toute son
influence pour accueillir Napoléon à l'Assemblée nationale. Il fit tout ce qui était en
son pouvoir pour réaliser l'expédition de Rome, qui fut le premier pas vers l'ins-
2
tauration de l'Empire.
ENGELS
Projet de résolution
sur l'attitude de la classe ouvrière anglaise
vis-à-vis de la guerre franco-prussienne dans
l'actuelle phase
(réunion du Conseil général
du 31.1.1871)
1 Ces lois anti-presse furent votées par l'Assemblée constituante, les 9 et Il août 1848: lors de
l'enregistrement d'un journal, il fallut déposer une forte caution, ce qui empêcha la création d'une
presse ouvrière. En outre, de graves peines de prison et des amendes furent prévues contre les
articles qui attaquaient la propriété privée, le gouvernement et l'ordre existant. Ces lois complé-
taient celles qui. furent prises sous la Restauration et la monarchie de juillet.
2 En avril 1849, en accord avec l'Autriche et Naples, le gouvernement français expédia des
troupes en Italie pour liquider la République romaine et rétablir l'autorité temporelle du Pape.
Après avoir assiégé Rome et bombardé la ville, les troupes françaises écrasèrent l'héroïque
résistance des républicains italiens.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 86
ser de sa véritable force militaire, sa flotte de guerre. Elle ne le peut qu'en dénonçant
la Déclaration de Paris. 1
MARX ET ENGELS
Exposé sur le mouvement
républicain en Angleterre, à la réunion
du 28 mars 1871
Le citoyen Engels dit que la question n'est pas de savoir s'il faut soutenir le mou-
vement républicain, mais si, dans les conditions actuelles, il s'engagerait dans notre
vole. Des hommes tels que Peter Taylor et d'autres réclament simplement la répu-
blique; mais, il faut tenir compte de ce que l'abolition de la monarchie entraînerait
l'élimination de l’Église d'État, de la Chambre des Lords et de beaucoup d'autres
institutions. En Angleterre, nul mouvement républicain ne peut se développer sans
2
Le citoyen Engels ajoute que l'oppression est aussi grande en Amérique qu'en
Angleterre, mais que la république offre à la classe ouvrière de larges possibilités
d'agitation. Dans les États à population de forte densité, le mouvement ouvrier est
organisé, mais l'immensité d'un pays faiblement peuplé l'empêche de se renforcer.
... Une dure période commence maintenant pour les ouvriers allemands. Il semble
bien qu'on ait décidé de les sacrifier sur l'autel de la réconciliation entre les hobereaux
et la bourgeoisie. Mais, cela ne fait rien. Le mouvement ouvrier n'est-il pas désormais
trop puissant pour être liquidé à la suite de quelques manœuvres prussiennes. Bien au
contraire, les persécutions, auxquelles nous devons nous attendre, nous procurerons
des forces accrues et, dès lors que l'ivresse du bourgeois plein de sa victoire se sera
dissipée et que les pleurnicheries recommenceront, alors il se trouvera de nouveau
une occasion où notre parti trouvera son mot à dire. En tout cas, les ouvriers alle-
mands ont démontré par leur attitude exemplaire au cours de la guerre, qu'ils savent
fort bien quel est l'enjeu. De tous les partis le leur seul sait déchiffrer justement
l'histoire de notre temps, alors que l'ivresse de la victoire embrouille complètement
les bourgeois.
J'habite à Londres depuis 5 mois. Il est douteux que vous puissiez longtemps
encore faire partie, autrement qu'en principe, de l'Association internationale des
travailleurs, étant donné qu'en Allemagne on semble vouloir considérer une telle
adhésion comme un crime. En tout cas, attendez-vous à ce que nous fassions ici tout
ce qui est humainement possible pour éviter que se brise de nouveau le lien entre le
prolétariat de toute l'Europe et de l'Amérique que nous avons établi il y a 7 ans. Et
c'est ce qui importe.
Cher Rudolf,
... Je doute fort que les sympathies que vous éprouvez pour la France dans votre
région (et qui sont répandues à peu près dans le monde entier) proviennent de ce que
la France a essuyé les coups les plus durs. Quoi qu'il en soit, ce qui est sûr, c'est que si
la Prusse recevait à l'occasion d'événements futurs une bonne raclée (ce qui n'est pas
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 88
suprême - le tsar de toutes les Russies - vous a donné l'ordre de vous incliner bien
humblement devant l'Autriche et la Diète Impériale. A présent que vous avez fait de
la France (qui demeure de toute façon à votre frontière) votre ennemie pour long-
temps, la Russie reste votre seul rempart et vous fera bientôt payer sa protection. Car
vous êtes plus que jamais sous la domination russe.
Veux-tu transmettre à maman mes meilleures salutations, et lui dire que je lui
écrirai bientôt. Salue ta femme, tes enfants, les frères et sœurs, ainsi que tout ce qui se
rattache à la famille et s'y balance.
Ton Frédéric
ENGELS
Le sort de Metz
Metz est une forteresse infiniment plus forte que Paris... La reddition de Metz
aurait une répercussion morale infiniment moindre, mais un effet matériel bien plus
considérable sur le cours ultérieur de la guerre que la chute de Paris. Si Paris est
perdu, la France cédera peut-être, mais cela ne s'imposerait pas plus à ce moment-là
qu'à présent. En effet, la majeure partie des troupes prussiennes qui encerclent
aujourd'hui Paris continueraient d'être nécessaires pour tenir Paris et ses environs. Il
est donc plus que douteux que les Allemands disposent alors d'assez de troupes pour
avancer jusqu'à Bordeaux.
1 En octobre 1850, le tsar Nicolas 1er arbitra à Varsovie le conflit surgi entre la Prusse et
l'Autriche pour l'hégémonie en Allemagne. Le tsar, sentant que la Prusse était la plus capable
d'unifier l'Allemagne, prit parti contre elle. Le conflit trouva une conclusion à Olmutz, lors d'une
rencontre entre le ministre prussien von Manteuffel et le premier ministre autrichien von
Schwarzenberg- la Prusse fut contrainte de signer une déclaration affirmant qu'elle renonçait à
l'hégémonie en Allemagne.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 89
deux grands camps retranchés, commencerait aussitôt et toutes les tentatives d'une
guerre de guérilla qui, actuellement, pourraient être très efficaces, seraient alors
rapidement écrasées. *
ENGELS
Sur la Guerre
* Dans son article du 29 octobre 1870 sur la Chute de Metz, Engels écrit: « Nous apprendrons
certainement que, dans cette guerre, les motifs politiques ont paralysé, ici comme partout, l'action
militaire. »
* Dans son article du 26 janvier 1871, Engels écrit: « Toutes les informations de Paris
rapportent unanimement que l'absence de succès est due au manque de confiance des soldats dans
le haut commandement. Nous ne devons pas oublier que Trochu est orléaniste et, en tant que tel, il
vit dans la peur constante de la Villette, de Belleville et des autres quartiers révolutionnaires de
Paris, qu'il craint plus que les Prussiens. Ce n'est pas une simple hypothèse ou conclusion de notre
part. Nous le savons d'une source qui ne laisse aucun doute: une lettre... » Cf. la lettre de Marx à
Lafargue du 4 février 1871, un peu plus loin.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 90
Deak est hostile aux ouvriers. En fait, c'est la version hongroise d'un whig anglais.
En ce qui concerne Lyon, j'ai reçu des lettres qui ne sont pas faites pour être
1
1 Le 4 septembre, une insurrection avait éclaté à Lyon. Arrivé dans cette ville le 15 septembre,
Michel Bakounine s'efforça de prendre la direction du mouvement et de réaliser son programme
anarchiste. Dans sa critique du programme bakouniste du Congrès de Sonvilier (Volksstaat,
10.1.1872), Engels reprochera aux anarchistes de vouloir réaliser leur société sans classes, immé-
diatement, en niant la nécessité d'une dictature du prolétariat, et du parti autoritaire et centralisé:
« Au lieu de notre Comité exécutif, ils veulent un simple bureau de statistique et de correspon-
dance, qui n'a plus qu'à se débrouiller avec les sections autonomes, disposant d'une autonomie telle
qu'elles ne doivent même pas reconnaître d'autorité directrice, même créée avec leur libre
assentiment, car elles violeraient alors leur premier devoir, à savoir: être une préfigu ration fidèle
de la société future! Il n'est plus question de regroupement des forces, ni d'action commune. Si,
dans chacune des sections, la minorité se pliait à la majorité, ce serait un crime contre les principes
de liberté et la reconnaissance d'un principe tendant à l'autorité et à la dictature ! Si le policier
Stieber avec tous ses chenapans, si tout le cabinet noir, si tous les officiers prussiens, entraient, sur
ordre supérieur, dans l'organisation social-démocrate pour la ruiner, le Comité directeur - ou
mieux: le bureau de statistique et de correspondance - ne pourrait pas les en empêcher, car ce
serait instituer une organisation hiérarchisée et autoritaire ! Et surtout pas de sections disciplinées,
ni de discipline de parti, ni de centralisation des forces en un point, ni d'armes de lutte! Que
deviendrait la préfiguration immédiate de la société future? »
Marxistes et anarchistes régleront leurs comptes sur le plan organisationnel et programma-
tique, après, la Commune, où, sur le terrain concret, chacune des deux écoles avaient fait ses
preuves.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 91
A Rouen, comme dans la plupart des autres villes industrielles de France, les sec-
tions de l'Internationale, en suivant l'exemple de Lyon, ont imposé que l'on recon-
naisse officiellement des corps d'ouvriers dans les « comités de défense ».
Malgré tout, je suis bien obligé de vous dire que, d'après toutes les informations
que j'ai reçues de France, la bourgeoisie préfère la conquête prussienne à la victoire
d'une République de tendance socialiste.
Je vous envoie un exemplaire de la New York Tribune arrivé hier. Je vous serais
reconnaissant de bien vouloir me le renvoyer après lecture. Vous y trouverez un
article sur l'Internationale. Je n'en connais pas l'auteur, mais à en juger par le style et
la manière, je suppose qu'il s'agit de Mr. Dana. Ci-joint également trois exemplaires
de la Défense nationale de la part de Lafargue qui vous adresse ses salutations.
MARX À LAFARGUE
Londres, le 4 février 1871
Cher Paul,
Il faut créer de nouveaux défenseurs à la France (Fr.). Vous - toi et Laura - vous
semblez sérieusement et efficacement préoccupés de cette tâche patriotique. Toute la
famille a été heureuse d'apprendre que notre chère Laura a victorieusement surmonté
ce moment critique et que la suite se présente favorablement.
Embrassez de ma part le petit Schnappy et dites-lui que Old Nick est très fier des
deux photographies de sa succession. Dans la pose « grave », notre petit bonhomme
exprime davantage ses qualités de sérieux, tandis que dans celle où il prend l'attitude
d'un franc-fileur il fait preuve de charme, d'esprit et d'espièglerie.
Vous savez que j'ai une triste opinion des héros de la bourgeoisie. Mais il se
trouve que jules Favre et Cie ont encore dépassé mes pires attentes. Lorsque Trochu a
exécuté son « plan » secret, autrement dit lorsque ce « sabre orthodoxe », ce « crétin
*
* Dans sa lettre du 4 février 1871 à Kugelmann, Marx relate les mêmes faits, mais il ajoute, à ce
point, la précision suivante: « Il ne s'agit pas là de conjectures de ma part. J'ai eu connaissance
d'une lettre écrite par jules Favre à Gambetta; il s'y plaint de ce que lui-même et, les autres
membres du gouvernement installés à Paris n'ont pu amener Trochu à entreprendre une offensive
sérieuse, ce dernier répondant toujours que la. « démagogie parisienne » prendrait alors le dessus.
Gambetta lui répondit: « Vous avez prononcé votre propre condamnation ! » (Fr.). Plutôt que de
battre les Prussiens, Trochu préfère brider les Rouges à Paris, grâce à sa garde bretonne qui lui
rend les mêmes services que la garde corse à Louis Bonaparte. C'est le véritable secret des défaites
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 92
qu'ils agissaient au non, de la Farce !oui entière, bien qu'ils ignoraient totalement la
situation de la France en dehors de Paris (Fr), étant donné qu'ils en étaient réduits aux
informations partiales que Bismarck avait la grâce de leur communiquer. Qui plus est:
après qu'ils eurent capitulé et qu'ils furent devenus les prisonniers du roi de Prusse,
ils allèrent jusqu'à déclarer que la fraction encore libre du gouvernement de Bor-
deaux avait perdu ses pleins pouvoirs et ne pouvait plus agir sans le consentement de
2
messieurs les prisonniers du roi de Prusse. Lorsqu'il capitula et fut fait prisonnier à
Sedan, Louis Bonaparte lui-même déclara à Bismarck qu'il ne pouvait engager la m.
oindre négociation, puisqu'il ne pouvait plus agir selon sa volonté propre et qu'il ne
disposait plus d'aucune autorité en France, du fait qu'il était prisonnier de la Prusse.
Favre pouvait tout au plus convenir d'un armistice sous condition, c'est-à-dire
sous réserve de ratification de la part du gouvernement de Bordeaux. Quoi qu'il en
soit, il eut dû laisser le soin de déterminer les clauses de cet armistice à des hommes
qui n'étaient pas prisonniers du roi de Prusse. En tout cas, ils n'eussent pas permis que
le théâtre de guerre oriental fût exclu de l'armistice, de sorte que les Prussiens peu-
vent invoquer l'armistice pour arrondir leur zone d'occupation d'une manière aussi
avantageuse pour eux.
Rendu insolent par les abus de pouvoir et la servilité des délégués du gouverne-
ment parisien qui continuent de jouer au gouvernement français, après que ces
messieurs les capitulards soient prisonniers du roi de Prusse, Bismarck se considère
essuyées à Paris comme partout en France, la bourgeoisie agissant d'après ce même principe en
accord avec la plupart des autorités locales. »
1 Le 28 janvier 1871, Bismarck et jules Favre signèrent une convention relative à l'armistice et à
la capitulation de Paris. Une Assemblée nationale, élue à bref délai, devait décider s'il fallait
poursuivre la guerre ou conclure un traité de paix. Les élections eurent lieu le 8 février 1871.
Louis-Adolphe Thiers, qui fut nommé à la tête de l'Exécutif par l'Assemblée nationale, entama
aussitôt des négociations de paix. Le 26 février 1871, la France et l'Empire allemand signèrent à
Versailles un traité de paix préliminaire; le 10 mai 1871, ce fut la signature du traité de paix
proprement dit à Francfort-sur-le-Main.
2 Une délégation du gouvernement de la Défense nationale formé le 4 septembre fut envoyée à
la mi-septembre à Tours pour organiser la résistance en province et pour susciter l'intervention de
puissances étrangères en faveur de la France. Cette délégation s'installa le 6 décembre à Bordeaux.
Du 6 octobre à la fin de la guerre, Gambetta, ministre de la Guerre et de l'Intérieur, dirigea la
délégation. Le gros du gouvernement de la Défense nationale, resté à Paris, était dirigé par Louis-
Jules Trochu.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 93
lesquelles l'Assemblée nationale doit être élue! En fait, Gambetta aurait dû répondre
par une protestation contre toutes les entraves qui suppriment la liberté des élections
au Reichstag. Pour rendre libres ces élections, il devrait même réclamer que Bismarck
lève - ou du moins suspende - l'état de siège imposé à la majeure partie de la Prusse.
Pour vous donner un exemple de la liberté des élections en Allemagne: à Francfort-
sur-le-Main, un ouvrier (qui n'est pas domicilié à Francfort) se présente comme candi-
dat, et commence sa campagne électorale dans cette ville. Que font les autorités prus-
siennes? Elles expulsent ce candidat de Francfort, en mettant la police à ses trousses. 2
intrigues menées de concert avec les autorités locales (laissées en grande partie par
Gambetta entre les mains des bonapartistes, des orléanistes, etc.) donnent la véritable
explication des défaites subies jusqu'ici dans la guerre. Peut-être la bourgeoisie
pourrait-elle comprendre enfin qu'elle a plus à perdre si elle cède que si elle combat.
allemand - ce que l'on appelle le parti de la vieille Russie - à la tête duquel se trouve
l'héritier présomptif du trône, a repris complètement le dessus. On peut donc s'atten-
dre à ce que le tsar actuel ou bien accepte le diktat et renverse complètement l'orien-
tation de sa politique extérieure, ou bien qu'il partage le sort de ses prédécesseurs et
morde la poussière. Si ce bouleversement s'opérait en Russie, la Prusse, dont les fron-
tières avec la Russie et l'Autriche sont entièrement dégarnies de troupes, serait grave-
ment exposée, sans résistance possible, si bien qu'elle ne pourrait maintenir en France
ses forces militaires actuelles.
LE DRAME
Réponse de la commune
MARX
La formation de la Commune
et le Comité Central
Première ébauche de la Guerre Civile en France. 1871
Après Sedan, la Commune fut proclamée à Lyon, puis à Marseille, Toulouse, etc.
Gambetta fit de son mieux pour l'écraser. 1
parce qu'on voulait bien le supporter. Encore n'avait-il pas décidé d'entreprendre la
farce du plébiscite. 1
Dans ces conditions, rien n'était plus facile que de donner une image fausse de la
nature du mouvement, de le dénoncer comme une conspiration nouée avec les Prus-
siens, d'utiliser la démission du seul de ces hommes [Rochefort] qui ne voulût point
manquer à sa parole, afin de renforcer les Bretons de Trochu (qui furent pour le
gouvernement de la Défense ce que les spadassins corses avaient été pour L. Bona-
parte), en nommant Clément Thomas commandant en chef de la Garde nationale.
Rien n'était plus facile à ces fauteurs de panique éprouvés que de solliciter les lâches
frayeurs qu'éprouvaient les classes moyennes à l'égard des bataillons ouvriers qui
venaient de prendre l'initiative, que de semer la suspicion et la dissension au sein
même des bataillons ouvriers en en appelant au patriotisme, afin de préparer les
conditions d'une de ces journées de réaction aveugle et d'équivoques fatales, grâce
auxquelles les usurpateurs ont toujours su se maintenir au pouvoir. Tout comme ils
s'étaient glissés furtivement à ce pouvoir, ils étaient maintenant en mesure de lui
donner une justification fallacieuse grâce à un plébiscite de pur style bonapartiste
dans un climat de terreur réactionnaire.
Mais la preuve est faite: la Révolution du 4 septembre n'a pas simplement rétabli
la République, du fait que la place de l'usurpateur était devenue vacante à la suite de
la capitulation de Sedan, ni conquis cette République sur l'envahisseur étranger grâce
à la résistance prolongée de Paris qui luttait pourtant sous la direction de ses ennemis,
cette révolution s'est frayé un chemin jusqu'au cœur des classes ouvrières. La Répu-
blique avait cessé d'être un nom pour une cause du passé: elle était grosse d'un monde
nouveau. Sa tendance véritable fut masquée aux yeux du monde par les supercheries,
les mensonges et les platitudes d'une bande d'avocats intrigants et de phraseurs
impénitents, mais elle ne cessait de reparaître à la surface au cours des actions spas-
modiques de la classe ouvrière de Paris et du Midi de la France, dont le mot d'ordre
fut toujours le même: la Commune! 1
de livrer ses armes et son artillerie, qui lui appartenaient et qui lui avaient été laissées
à la capitulation, parce qu'elles étaient sa propriété. Ce n'est pas la magnanimité de
1 La Ligue du Midi fédéra les mouvements des départements du Sud-Est, qui s'efforcèrent
d'épurer le personnel bonapartiste, de lutter contre l'envahisseur et d'instaurer la République
sociale. Elle subsista du 18 septembre à novembre 1870.
2 C'est ce que dit Engels dès le 7 septembre 1870 dans sa lettre à Marx; « les Prussiens ont fait
cadeau à la France d'une république, mais laquelle! » Cf. l'article de Lénine sur la difficile
question de la dualité du pouvoir, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 22-26, article écrit entre
la révolution de Février et d'Octobre 1917, soit à un moment où se réalisait la prévision de Marx
selon laquelle la Commune et ses problèmes resurgiront sans cesse de nouveau jusqu'à ce que ses
principes se réalisent.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 98
jules Favre qui a sauvé ces armes des mains de Bismarck; c'est la promptitude des
combattants parisiens à les arracher à jules Favre et Bismarck. ... 1
ENGELS
Exposé sur la révolution du
18 mars 1871 à la réunion du 21 mars 1871
Le citoyen Engels décrit la situation à Paris. Il dit que les lettres reçues de Paris
cette semaine et déjà citées par Serraillier, ont expliqué ce qui était incompréhensible
auparavant. Il semblait qu'un certain nombre d'hommes s'étaient soudainement empa-
rés de plusieurs canons et les avaient gardés. Toute la presse et les correspondants ont
écrit qu'il eut fallu leur demander des comptes, mais que le gouvernement français
était demeuré dans l'expectative. Notre Comité parisien nous a informé que les
Gardes nationaux avaient payé pour fabriquer ces canons et tenaient à les conserver.
Ils ont compris que sous l'Assemblée nationale qui venait d'être élue, la République 2
n'était pas du tout garantie. Lorsque les Prussiens pénétrèrent dans Paris, ces canons
avaient été transportés hors de leur portée, dans un autre faubourg de la ville. Par la
suite, le gouvernement réclama les canons et tenta de les enlever à la Garde nationale.
Aurelle de Paladine aurait été nommé commandant en chef de la Garde nationale et
préfet de police . Sous Napoléon III, il avait été colonel de gendarmerie et un défen-
*
seur des curés. Sur l'ordre de l'évêque d'Orléans - Dupanloup -, il aurait fait pénitence
à l'église pendant 5 heures, tandis que son armée se faisait battre dans un engagement
avec les Allemands. Cette nomination ne laisse subsister aucun doute sur les inten-
tions du gouvernement.
Dès lors, la Garde nationale organisa la résistance. Sur 260 bataillons, 215 - des
soldats aux officiers - ont constitué un Comité Central. Chaque compagnie a choisi un
délégué, les délégués ont formé des sous-comités d'arrondissement ou de quartier, qui
ont ensuite élu le Comité Central.
Sur les vingt arrondissements, cinq seulement n'ont pas élu de délégués. Lorsque
l'Assemblée nationale se transporta à Versailles, le gouvernement tenta de nettoyer
1 Engels décrit cet épisode dans le Rôle de la violence dans l'histoire... -, in Écrits militaires, pp.
573-574.
2 Engels fait allusion aux élections du 8 février qui aboutirent à l'Assemblée nationale
réactionnaire, réunie pour la première fois le 12 février 1871 à Bordeaux.
* A la réunion suivante du Conseil général du 28 mars 1871, Engels déclara que dans le compte
rendu de son exposé du 21 mars, il s'était glissé une erreur: il avait confondu les généraux Aurelle
de Paladine et Valentin. En fait, c'est ce dernier qui a été nommé préfet de police.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 99
Paris des révolutionnaires et de leur enlever les canons. Les troupes qui venaient
d'arriver à Paris, furent placées sous le commandement de Vinoy, sous les ordres
duquel les soldats, lors du coup d'État de 1851, tirèrent sur la foule des boulevards.
Aux toutes premières heures de la journée, ces troupes enregistrèrent quelques succès,
mais lorsque la Garde nationale s'aperçut du tour que prenait l'affaire, elle se mit en
devoir de reconquérir les canons, et les soldats se mirent à fraterniser avec le peuple.
A présent, la ville se trouve aux mains du peuple; les troupes qui ne sont pas passées
du côté du peuple se sont repliées sur Versailles, et l'Assemblée nationale ne sait plus
ce qu'il faut entreprendre.
Aucun des hommes du Comité Central n'est célèbre; il n'y a pas parmi eux de
Félix Pyat et individus de son espèce; mais ces hommes sont bien connus de la classe
ouvrière. Quatre membres de l'Internationale font partie du Comité.
qu'il respecterait la liberté de presse, mais ne tolérerait pas la presse pourrie des bona-
partistes. La résolution la plus importante qu'il adopta, déclarait que les préliminaires
de paix seraient respectés. Les Prussiens sont toujours encore à proximité immédiate
et les chances d'un succès seraient plus grandes, si l'on pouvait réussir à les tenir à
l'écart de la lutte.
ENGELS
Exposé sur la Commune de Paris, à la réunion du 11 avril 1871
1 Dans sa première ébauche de l'Adresse sur la guerre civile, Marx écrit a ce propos: « Sur la
base existante de son organisation militaire, Paris édifia une fédération politique, selon un plan
très simple. Elle consistait en une association de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties
par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons, qui, à leur
tour, désignaient des délégués généraux, les généraux de légion - chacun d'eux devant représenter
un arrondissement et coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements. Ces 20 délégués,
élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central, qui, le 18
mars, prit l'initiative de la plus grande révolution de notre siècle... » (cf. Éd. Soc., p. 209).
La forme prise dès le début par la Commune confirme ainsi les idées de Marx et d'Engels sur
la dictature du prolétariat, dont l'État est une superstructure de force, violence concentrée de la
classe au pouvoir: « La révolution tout court - c'est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la
désagrégation des anciens rapports sociaux - est un acte politique. Le socialisme ne peut se
réaliser sans cette révolution. Il lui faut cet acte politique dans la mesure où il a besoin de détruire
et de dissoudre. Mais le socialisme repousse l'enveloppe politique là où commence son activité
organisatrice, là où il poursuit son but à lui, là où il est lui-même. » (Marx, le 10 août 1844, in
Écrits militaires, p. 175-176). La Commune représentant tout cela, n'est donc plus un État au sens
propre, cf. Engels à Bebel, 16-18 mars 1875.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 100
miracle dont relate un journal parisien est que Marx aurait été le secrétaire privé de
Bismarck en 1857.
Engels dit, en outre, qu'on lie peut admettre d'assister au déroulement des événe-
ments de Paris sans en dire quelque chose. Tant que le Comité Central de la Garde
nationale a dominé la situation, les choses se sont bien passées; mais après les
élections, il y eut plus de bavardages que d'actions. Il eût fallu foncer sur Versailles,
1
lorsque celle-ci était faible. Or cette occasion a été manquée, et il semble maintenant
que les Versaillais prennent le dessus et repoussent les Parisiens. Le peuple ne tolé-
rerait pas longtemps qu'on le conduise à la défaite. Les Parisiens semblent avoir perdu
du terrain, leurs munitions ont été utilisées sans grande efficacité et leur approvi-
sionnement en vivres décline. Tant que Paris a eu un accès vers l'extérieur, on ne
pouvait pas obtenir sa reddition en l'affamant. Favre aurait rejeté l'offre d'un soutien
prussien. En juin 1848, la lutte a été terminée en quatre jours, mais les ouvriers ne
2
disposaient pas alors de canons. Aujourd'hui, les choses ne peuvent aller aussi vite.
Louis-Napoléon a fait construire de larges avenues pour pouvoir tirer sur les ouvriers
à coups de canon. Or, aujourd'hui, ce plan tourne à l'avantage des ouvriers qui
peuvent balayer à coups de canon leurs adversaires dans ces avenues. Les ouvriers -
200 000 hommes - sont bien mieux organisés que lors de tous les soulèvements
précédents. Cependant, la situation est difficile, et les chances moins bonnes qu'il y a
15 jours.
MARX
Exposé sur la Commune de Paris,
à la réunion du 25 avril 1871
Marx... ou journaux. On a trouvé une solution pour l'avenir, étant donné qu'un
3
homme d'affaires qui circule entre Londres et Paris, se charge aussi d'établir la liaison
entre la Commune et nous.
1 Il s'agit des élections à la Commune du 26 mars, qu'il faut distinguer de l'élection des délégués
du Comité central de la Garde nationale. Marx critiqua l'organisation des élections du 26 mars qui
fit perdre du temps aux Communards, affaiblit leur capacité de décision, mieux représentée par le
Comité Central, et enfin installa au pouvoir des éléments encore moins énergiques et homogènes.
2 Allusion à un discours de Favre devant l'Assemblée nationale, le 10 avril 1871. Il s'y efforça
de disculper le gouvernement de Versailles accusé d'avoir conclu pratiquement une alliance avec
les Prussiens. Il affirma, mensongèrement, que le gouvernement avait repoussé une offre d'aide de
Bismarck.
3 Le début de cet exposé de Marx n'a pu être retrouvé dans le cahier contenant les comptes
rendus de séance du Conseil général, la page en ayant été arrachée. Comme le Conseil publiait les
débats les plus importants dans Eastern Post quand il en avait l'occasion, nous avons - à l'instar de
Marx-Engels, Werke, vol. 17 - utilisé le texte de Eastern Post pour compléter celui des comptes
rendus de séance, rédigés plus sommairement.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 101
Serraillier et Dupont se sont portés candidats pour les sièges vacants du XVIIe
arrondissement. Serraillier nous a informés que Dupont serait certainement élu, mais
1
il n'a plus écrit depuis les élections. Peut-être a-t-il envoyé sa lettre à Manchester. On
s'aperçoit qu'il y a plus de lettres expédiées que de lettres arrivées à bon port.
Félix Pyat et Vésinier ont calomnié Serraillier et Dupont, à Paris; mais ils se sont
récusés, lorsque Serraillier les a menacés de les poursuivre en justice. Il est tout à fait
urgent d'écrire immédiatement à Paris pour révéler les raisons secrètes qui ont poussé
Pyat à calomnier Serraillier et Dupont. (Le citoyen Mottershead propose que le
citoyen Marx soit chargé de rédiger cette lettre.) 2
Lafargue a posté les lettres à l'extérieur des lignes de défense parisiennes, leur
réexpédition par chemin de fer explique leur retard; les lettres ont été ouvertes aussi
bien par les autorités françaises que prussiennes. La plupart des nouvelles qu'elles
contenaient avaient vieilli; mais les journaux n'ont pas mentionné certains faits. Les
lettres disaient que la province était aussi peu au courant de ce qui se passe à Paris
qu'au temps du siège. Dès lors que les combats s'arrêtent, Paris est aussi calme
qu'auparavant.
1 Serraillier fut élu le 16 avril 1871 à la Commune, lors d'élections complémentaires dans le 2e
arrondissement. Eugène Dupont, membre du Conseil général, présenta sa candidature, mais elle ne
put devenir effective, car, étant en Angleterre, il ne put atteindre Paris. Pyat calomnia Serraillier,
membre du Conseil général de l'Internationale et homme de confiance de Marx, qui, après son
élection, fut nommé à la Commission du travail, de l'industrie et du commerce. Les intrigues de
Pyat avaient un sens nettement politique: ruiner l'influence du Conseil général de l'Internationale
au sein de la Commune. Frankel, ministre du Travail de la Commune et correspondant de Marx,
s'attacha à réfuter les calomnies de Pyat.
2 Marx rédigea cette lettre le 26 avril, afin de fournir à Frankel des éléments pour répondre à
Pyat.
3 Le lecteur trouvera le détail des mesures prises par la Commune dans l'ouvrage des Éditions
Sociales consacré à la Guerre Civile en France. Marx y note en particulier comment les mesures
économiques, prises en faveur de la petite-bourgeoisie, réussirent à la détourner de sa tradition-
nelle alliance avec la bourgeoisie.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 102
ENGELS
Exposé sur la Commune de Paris,
à la réunion du 9 mai 1871
Le citoyen Engels dit alors que l'Adresse n'est pas encore terminée. Le citoyen
Marx a été très souffrant, et l'élaboration de l'Adresse a encore aggravé son état.
Toutefois, elle serait achevée samedi, et le Comité permanent pourrait passer chez
Marx dans l'après-midi à n'importe quelle heure après 17 heures. Un émissaire de la
Commune serait passé à Londres et aurait apporté de bonnes nouvelles. Des mesures
sévères viennent d'être prises pour empêcher quiconque d'entrer en ville sans laissez-
passer. On s'est aperçu que des espions versaillais se promenaient librement à Paris.
L'attaque principale a été repoussée. L'armée de Versailles a tenté de percer les lignes
de défense des gardes nationaux et le système des fortifications; mais désormais elle
ne peut plus attaquer qu'à un seul point, et précisément là où elle a déjà subi un échec.
La défense se renforce. La Commune a perdu un peu de terrain. Clamart a été
reconquis. Même si l'armée versaillaise réussissait à s'emparer des remparts, elle se
heurterait ensuite aux barricades. Il n'y a jamais eu encore de combat comme celui qui
se prépare maintenant: pour la première fois, des barricades seront défendues au
moyen de canons, de fusils militaires et de troupes régulières organisées. Les armées
en présence sont pratiquement de force égale à présent. Versailles ne peut pas se
procurer des troupes en province; une partie de ses propres forces a dû y être détachée
pour maintenir l'ordre dans plusieurs villes. Thiers ne peut même pas tolérer que les
conseillers municipaux se réunissent pour discuter de questions politiques à Bor-
deaux. Pour les en empêcher, il est obligé d'appliquer la loi napoléonienne. 1
1 Il s'agit, sans doute, de la loi municipale de 1831, qui limita de manière draconienne les droits
des communes, ainsi que de la loi de 1855 qui interdit aux conseils municipaux d'établir des
contacts entre eux.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 103
Cher citoyen,
Le Conseil général m'a charge, en son nom, de démentir avec la dernière énergie
les basses calomnies répandues sur Serraillier par le citoyen F. Pyat. L'infamie de cet
homme s'alimente à une seule source. sa haine contre l'Internationale. Grâce à la pré-
tendue Section française de Londres que le Conseil général a exclue et dans laquelle
s'étaient faufilés des mouchards, d'anciens gardes impériaux et autres chenapans, Pyat
tenta de se faire passer aux yeux du monde comme le chef secret de notre Associa-
tion, alors qu'il n'en faisait même pas partie. Son but était de nous rendre responsables
de ses manifestations grotesques à Londres et de ses indiscrétions compromettantes à
Paris, ce pour quoi le citoyen Tridon lui a donné la réponse qu'il méritait, lors de son
séjour à Bruxelles. Le Conseil général s'est donc vu contraint de désavouer publi-
1
1 Edme-Marie-Gustave Tridon, ami et conseiller de Blanqui, publia dans la Cigale une lettre,
intitulée la Commune révolutionnaire de Paris, où il attaquait Félix Pyat, à un moment où en
France la Commune était en butte à une critique et une opposition de plus en plus violentes. Cette
lettre répondait à un appel lancé par Pyat lors d'une réunion, tenue à Cleveland Hall le 29 juin
1868, pour commémorer l'insurrection ouvrière de juin 1848 de Paris. Pyat se fit le porte-parole
d'une prétendue commune révolutionnaire, société parisienne et proposa une résolution déclarant
qu'il était du devoir le plus sacré des Français d'assassiner Napoléon III. Tridon répondit
simplement que cet appel était le produit de l'imagination de Pyat, qui était loin des rives de la
Seine.
Dans le même numéro, la Cigale publia la résolution du Conseil général, rédigée par Marx,
contre les agissements de Félix Pyat.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 104
Cependant, nous n'avons pas perdu notre temps. Grâce aux correspondances des
différents secrétaires aux Sections du continent et des États-Unis, les ouvriers ont
obtenu partout l'explication du véritable caractère de cette sublime révolution de
Paris.
J'ai reçu la lettre des mains du citoyen. Il était au courant de l'envoi que vous
*
savez pour moi. On a eu tort à Paris, lorsqu'on n'a pas expédié les papiers susceptibles
de faciliter les opérations. Vous devez maintenant avoir des titres à 3 %, en cote libre,
négociables au cours du jour. Le citoyen vous fournira toutes les autres explications
utiles. On peut lui confier les valeurs: elles sont en parfaite sécurité dans ses mains.
Ne serait-il pas utile de mettre en lieu sûr les papiers compromettants pour les
canailles de Versailles? Une telle précaution ne peut jamais être nuisible.
On m'a écrit de Bordeaux que quatre Internationaux ont été élus aux dernières
élections municipales. Les provinces commencent à fermenter. Malheureusement leur
action est localisée et « pacifique ».
* Il s'agit probablement de N. Eilau, homme d'affaires, qui servit d'intermédiaire à Marx et ses
correspondants de la Commune.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 105
J'ai écrit plusieurs centaines de lettres pour exposer et défendre votre cause à tous
les coins du monde où nous avons des branches . La classe ouvrière était du reste
1
Même les journaux bourgeois de l'Angleterre sont revenus de leur première réac-
tion de férocité. Je réussis à y glisser de temps en temps des paragraphes favorables.
Il est absolument nécessaire de faire vite pour tout ce que vous voudriez faire en
dehors de Paris, en Angleterre ou ailleurs. Les Prussiens ne livreront pas les forts aux
Versaillais, mais après la conclusion définitive de la paix (le 10 mai ), ils permettront
3
au gouvernement de cerner Paris avec ses gendarmes. Étant donné que Thiers et Cie
avaient, comme vous le savez, stipulé un grand pot-de-vin dans leur traité conclu par
4
Pouyer-Quertier, ils refusèrent d'accepter l'aide des banquiers allemands offerte par
Bismarck. Dans ce cas, ils auraient perdu le pot-de-vin. La condition préalable de la
réalisation de leur traité étant la conquête de Paris, ils ont prié Bismarck d'ajourner le
1 Cette lettre ainsi que la précédente donne une idée de la correspondance de Marx avec des
amis politiques, liés à la Commune. La plupart de ces lettres n'ont pu être retrouvées. Marx y
aborde des questions très importantes, d'ordre financier en vue d'assurer des moyens matériels à la
Commune, d'ordre militaire en vue de sa défense, et d'ordre politique pour la mettre en garde
contre des ennemis avoués ou camouflés, et pour lui conseiller telle ou telle mesure sociale.
La plupart des lettres « écrites aux quatre coins du monde » pour exposer et défendre la cause
de la Commune n'ont pas été retrouvées.
2 Leo Frankel, ministre du travail de la Commune, écrivit à Marx, fin avril 1871: « Je
souhaiterais vivement que vous m'aidiez de quelque façon que ce soit, de vos conseils, car je suis
actuellement pour ainsi dire seul, et notamment seul responsable pour les réformes que je veux
introduire et que j'introduirai dans le domaine du travail. Faites tout votre possible pour expliquer
à tous les peuples, à tous les ouvriers, et notamment aux Allemands, que la Commune de Paris n'a
rien de commun avec les communes petites-bourgeoises d'antan. C'est, d'ailleurs, ce qui ressort
déjà des quelques lignes de votre dernière lettre. Avec cela, vous rendrez en tout cas un grand
service à notre cause. »
Lénine, lui-même, poursuivit la polémique sur ce point contre Bernstein et accusa Plékhanov
et Kautsky de se taire sur ce point. En effet, Bernstein prétendait que la Commune de Paris était
une sorte de fédération de municipalités, l'État s'éteignant au fur et à mesure de l'accroissement du
pouvoir de celles-ci. Et Lénine de s'indigner: Voilà qui est tout simplement monstrueux: confondre
les vues de Marx sur la destruction du pouvoir d'État parasite avec le fédéralisme de Proudhon »,
et Lénine de citer les passages de l'Adresse de Marx sur l'organisation et la centralisation de la
nation, cf. l'État et la Révolution, in Oeuvres choisies, op. cit., tome II, pp. 376-377.
3 Le traité du 10 mai aggrava les conditions de paix: augmentation des indemnités de guerre à
payer par la France, prolongation de l'occupation du territoire français. En fait, c'était le prix pour
le soutien fourni par Bismarck au gouvernement de Versailles pour écraser la Commune.
4 Selon des informations de presse, Thiers et d'autres membres du gouvernement auraient prévu
de déduire une « provision » de plus de 300 millions de francs sur l'emprunt national. Thiers
reconnut plus tard que les milieux financiers avec lesquels il avait négocié cet emprunt, avaient
posé comme condition la liquidation la plus rapide possible de la révolution. De fait, le décret sur
l'emprunt fut ratifié le 20 juin, après la défaite de la Commune.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 106
ENGELS
Résolution du Conseil général
sur l'exclusion de Tolain
confirme la décision du Conseil fédéral de Paris et déclare que le citoyen Tolain est
chassé de l'A.I.T.
Le Conseil général n'a pu régler cette affaire plus tôt, parce que la version authen-
tique de la décision ci-dessous mentionnée du Conseil fédéral de Paris ne lui est
parvenue que le 25 avril.
MARX À KUGELMANN
Cher Kugelmann,
1 Le 17 avril, le Times fit allusion à la résolution du Conseil fédéral de Paris. Tolain avait refusé
de quitter l'Assemblée de Versailles, comme l'exigeait la Commune. La trahison de Tolain marqua
le glissement de la droite proudhonienne vers la contre-révolution.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 107
Tes conseils médicaux ont eu pour effet que Je suis allé consulter le Dr Maddison
et que je suis maintenant la cure qu'il m'a prescrite. Il déclare toutefois que mes pou-
mons sont en parfait état et que la toux est d'origine bronchitique, etc. Sa médication
agira aussi sur le foie.
Nous avons reçu hier la nouvelle peu rassurante que Lafargue - sans Laura - était
en ce moment à Paris.
Si tu relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, tu verras que j'y prévois que le
prochain assaut révolutionnaire en France devra s'attacher non plus à faire passer la
machine bureaucratico-militaire en d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais
à la détruire, et que c'est là la condition préalable de toute révolution véritablement
populaire sur le continent. C'est aussi ce qu'ont tenté nos héroïques camarades de
Paris. De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelles capacités de
sacrifice ont fait preuve ces Parisiens! Après six mois de famine et de destructions
dues à la trahison intérieure plus encore qu'à l'ennemi extérieur, ils se soulèvent, sous
le règne de la baïonnette prussienne, comme s'il n'y avait jamais eu de guerre entre la
France et l'Allemagne, comme si l'ennemi n'était pas toujours aux portes de Paris!
L'histoire n'a pas connu à ce jour d'exemple aussi grand!
Quoi qu'il en soit, même si elle est en train de succomber devant les loups, les
porcs et les chiens de la vieille société, l'actuelle insurrection de Paris est le plus
glorieux exploit de notre Parti depuis l'insurrection parisienne de juin 1848. Que l'on
compare ceux qui, à Paris, sont montés à l'assaut du ciel avec ceux qui sont les escla-
ves du céleste Saint-Empire romain de la Germanie prussienne, avec ses mascarades
posthumes et ses relents de caserne et d'église, de féodalité et surtout de philistinisme.
K. M.
1 Il s'agit des élections à la Commune du 26 mars, qu'il faut distinguer de l'élection des délégués
du Comité central de la Garde nationale. Marx critiqua l'organisation des élections du 26 mars qui
fit perdre du temps aux Communards, affaiblit leur capacité de décision, mieux représentée par le
Comité Central, et enfin installa au pouvoir des éléments encore moins énergiques et homogènes.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 108
MARX À KUGELMANN
Londres, le 17 avril 1871
Cher Kugelmann,
Ta lettre est bien arrivée. En ce moment j'ai du travail par-dessus la tête. Aussi
quelques mots seulement. Je ne peux absolument pas comprendre que tu compares les
manifestations petites-bourgeoises à la 13 juin 1849, etc. avec l'actuelle lutte à Paris. 1
Pour cette fois, il ne faut pas rechercher le plus décisif des « hasards » défavo -
rables dans les conditions générales de la société française, mais dans la présence des
Prussiens en France et dans le fait qu'ils encerclaient étroitement Paris. Les Parisiens
le savaient fort bien, mais c'est aussi ce que savaient les canailles bourgeoises de
Versailles. C'est exactement pour cela qu'elles placèrent les Parisiens devant l'alterna-
tive ou de relever le défi, ou de succomber sans lutter. Dans le dernier cas, la
démoralisation de la classe ouvrière eût été un malheur infiniment plus grand que la
liquidation d'un nombre quelconque de « chefs ». 2
Addio.
K. M.
Cher Liebknecht,
Il semble que les Parisiens aient le dessous. C'est de leur faute, mais une faute qui
provient en fait de leur trop grande honnêteté. Le Comité Central et plus tard la
Commune laissèrent le temps au méchant avorton Thiers de concentrer les forces
ennemies: 1º parce qu'ils avaient la folle volonté de ne pas déclencher la guerre civile,
comme si Thiers ne l'avait pas déjà engagée en essayant par la force de désarmer
Paris, comme si l'Assemblée nationale, convoquée seulement pour décider de la
guerre ou de la paix avec la Prusse, n'avait pas aussitôt déclaré la guerre à la Répu-
blique? 2º parce qu'ils ne voulaient pas laisser planer sur eux le doute d'avoir usurpé
le pouvoir, ils perdirent un temps précieux du fait de l'élection de la Commune, dont
l'organisation etc. coûta beaucoup de temps, alors qu'il eût fallu foncer directement
sur Versailles après la défaite des réactionnaires à Paris. 1
Ne crois pas un seul mot de tout ce que tu peux apprendre par les journaux sur les
événements qui se sont déroulés à Paris. Tout n'est que mensonge et tromperie. jamais
la presse bourgeoise n'a aussi brillamment fait étalage de sa bassesse.
Vous devriez suivre avec attention les événements dans les Principautés danu-
biennes. Si la révolution est momentanément écrasée en France, le mouvement ne
peut être bloqué cependant que pour très peu de temps, et une nouvelle période de
guerre s'ouvrira pour l'Europe à partir de l'Est: la Roumanie en fournira le premier
prétexte à l'orthodoxe tsar. Donc attention de ce côté-là!... 2
K. M.
Cher Monsieur,
Lafargue, sa famille et mes filles sont dans les Pyrénées près de la frontière
espagnole, mais du côté français. Étant né à Cuba, Lafargue a pu se procurer un
1
faire remarquer qu'en étant homme de parti j'ai une position tout à fait hostile à l'égard
du comtisme, et en tant qu'homme de science j'en ai une très mince opinion. Cepen-
dant, je vous considère comme le seul comtiste, aussi bien en Angleterre qu'en
France, qui ne traite pas les crises et tournants historiques en sectaire, mais en histo-
rien au sens le meilleur du terme. En conséquence, je déplore presque de trouver votre
nom dans ce journal. Le Bee-Hive se fait passer pour un journal ouvrier, mais c'est en
réalité l'organe de renégats, vendu à Samuel Morley et Cie. Lors de la récente guerre
franco-prussienne, le Conseil général de l'Internationale a été obligé de rompre toute
relation avec cette feuille et de déclarer publiquement que c'est un organe pseudo-
ouvrier. Les grandes feuilles londoniennes se refusèrent toutefois à publier cette
déclaration, à l'exception de l'Eastern Post, journal local de Londres. Dans ces
conditions, votre collaboration au Bee-Hive n'est pas une contribution à notre bonne
cause.
Une de mes amies part dans trois ou quatre jours pour Paris. Je lui confierai trois
passeports en règle pour certains membres de la Commune qui doivent se cacher à
Paris. Si vous, ou l'un de vos amis, avez des commissions à y faire, écrivez-moi, je
vous prie.
Herzégovine et se prolongea par la Guerre russo-turque de 1877-1878, cf. Écrits militaires, p.
605-611 et la note nº 229, p. 658.
1 Marx (dans une lettre adressée à Charles Dana du journal américain Sun) et Jenny Marx (dans
un article à l'hebdomadaire Woodhull 6 Clafflin's Weekly) racontent l'arrestation des filles de
Marx, Jenny et Eléanore à Luchon par la police française et leur expulsion de France. Paul
Lafargue fut arrêté en Espagne le 11 août 1871, à la demande de Thiers, puis relâché peu de temps
après.
2 Marx fait allusion aux articles de Beesly sur la Commune de Paris, des 25 mars, 1er, 15 et 22
avril, 20 et 27 mai et 3 et 10 juin 1871. Marx porta des commentaires en marge de certains de ces
articles.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 111
Par cet intermédiaire, j'ai envoyé premièrement aux membres de la Commune une
lettre de réponse à la question qu'ils me posaient sur la possibilité de négocier
certaines valeurs à la bourse de Londres.
Deuxièmement, le 11 mai, dix jours avant la catastrophe, j'ai envoyé par le même
canal tous les détails de l'accord secret entre Bismarck et Favre à Francfort. 1
appartint jadis à une société secrète (1848-1852), que je dirigeais. Cet homme sait que
je détiens encore tous les rapports qu'il m'a expédiés d'Allemagne sur la situation de
ce pays, en sorte qu'il dépend de ma discrétion. D'où ses efforts pour me prouver en-
core ses bonnes intentions. C'est celui-là même qui, comme vous le savez, m'a fait
prévenir que Bismarck était décidé à me faire arrêter, si j'avais été rendre visite cette
année au Dr Kugelmann à Hanovre.
Quant à la Commune, que n'a-t-elle écouté mes avertissements! J'ai conseillé à ses
membres de fortifier le côté nord des hauteurs de Montmartre, (le côté prussien), alors
qu'il en était encore temps. Je leur ai dit à l'avance qu'ils risquaient autrement d'être
pris dans une souricière. En outre, je les ai mis en garde contre Pyat, Grousset et
Vésinier. Enfin, je leur ai demandé d'envoyer aussitôt à Londres les papiers compro-
mettants pour les membres de la Défense nationale pour pouvoir grâce à ce moyen
tenir quelque peu en échec la férocité des ennemis de la Commune. Bref, tout cela eût
pu faire échouer en partie le plan des Versaillais.
Si les Versaillais avaient trouvé ces documents, ils n'auraient pas publié de faux.
1 Lors de la signature du traité de paix à Francfort le 10 mai 1871, Bismarck et jules Favre
conclurent un accord secret prévoyant une collaboration franco-prussienne contre la Commune.
Les négociations avaient commencé dès le 6 mai. L'accord établissait que les troupes de Versailles
seraient autorisées à traverser les lignes allemandes en vue « de rétablir l'ordre à Paris », à restrein-
dre l'approvisionnement de Paris en vivres et à imposer, par le truchement du commandement
allemand, à la Commune le désarmement des fortifications qu'elle tenait autour de Paris.
2 Il s'agit de Johannes Miquel, ancien membre de la Ligue des communistes.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 112
Votre fidèle,
Karl Marx
MARX
Mr. Washburne, l'ambassadeur américain à Paris
Au Comité central new-yorkais de la Section de
l'Association internationale des travailleurs aux
États-Unis
Citoyens,
Le Conseil général de l'Association estime devoir vous éclairer sur l'attitude prise
par l'ambassadeur américain, Mr. Washburne, au cours de la guerre civile en France. 1
1 A son retour de Paris, le journaliste Reid prit contact avec Marx et le Conseil général pour
exprimer son indignation sur certaines attitudes prises contre la Commune. Le Comité central
new-yorkais fit publier l'Adresse contre Washburne dans le journal Sun, très lu dans les couches
populaires de New York. Sorge, ami de Marx, y fit précéder l'Adresse d'une note où il expliquait
la véritable nature de la Commune et mettait les ouvriers américains en garde contre les
mensonges publiés par la presse bourgeoise des États-Unis sur la Commune.
Le gouvernement Thiers prit des mesures pour empêcher la publication de l'Adresse contre
Washburne dans la presse française.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 113
Mr. Washburne répondit: « Les Parisiens sont des rebelles. Ils doivent déposer les
armes l » Je lui fis observer que la Garde nationale était en droit de les garder, mais
que ce n'était pas là la question. En effet, lorsque l'humanité est foulée aux pieds, le
monde civilisé a le droit d'intervenir, et je vous prie de coopérer avec lord Lyons dans
ce but. - Mr Washburne: « Ces Versaillais ne voudront rien entendre. » - « Si vous
refusez, vous en porterez la responsabilité morale. » - Mr. Washburne: « Je ne pense
pas. Je ne puis rien dans cette affaire. Voyez plutôt Mr Lyons. »
Ainsi prit fin notre entrevue. Je quittai Mr Washburne profondément déçu. J'étais
tombé sur un personnage grossier et arrogant, n'ayant rien de cette fraternité que l'on
s'attend à trouver chez un représentant d'une République démocratique. J'ai eu
l'honneur de rencontrer deux fois lord Cowley, alors qu'il représentait l'Angleterre en
France. Sa courtoisie et sa simplicité forment un contraste frappant avec la froideur,
la prétention et les airs pseudo-aristocratiques qu'affiche l'ambassadeur américain.
La conversation roula aussitôt sur les scènes d'horreur qui se déroulaient non loin
de là, et chacun dit son mot. Mr Washburne, se tournant vers moi, dit d'un ton profon-
dément pénétré: « Tous ceux qui appartiennent à la Commune et tous ceux qui sym-
pathisent avec elle seront fusillés. » Hélas! Je ne savais que trop bien qu'on tuait
jeunes ou vieux pour le seul crime de sympathiser avec la Commune; mais je n'imagi-
nais pas de l'entendre dire semi-officiellement par Mr Washburne. Au moment où il
prononçait cette phrase sanguinaire, il était encore temps pour lui de sauver
l'archevêque. 1
II
1 Washburne avait, en fait, refusé d'intervenir auprès du gouvernement Thiers pour lui
soumettre la proposition de la Commune, à savoir échanger le seul Blanqui contre l'archevêque
Darboy et d'autres personnes prises en otage après que des Communards aient été fusillés. Après
l'exécution de l'archevêque, Washburne utilisa hypocritement, dans ses articles et ses conférences,
cette mesure prise par la Commune pour répondre au terrorisme des Versaillais, afin de salir les
Communards. Marx traite de la question des otages dans son Adresse sur la Guerre civile en
France, cf. p. 61 (Éd. Soc.).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 115
Cette médiation américaine eut pour résultat de faire croire à un armistice et à une
position de neutralité de la Prusse à l'égard des belligérants: au moment le plus criti-
que, elle servit à paralyser la défense durant deux jours. Malgré les mesures prises
pour garder secrètes les négociations, elles vinrent à la connaissance des Gardes
nationaux qui, se fiant à la neutralité de la Prusse, se rendirent dans les lignes prus-
siennes pour se constituer prisonniers. On sait comment leur confiance fut trompée
par les Prussiens, qui les reçurent à coups de fusil et livrèrent les survivants au
gouvernement de Versailles.
Tandis que Mr Washburne déclarait à Mr Reid que les communards étaient des
«rebelles » qui méritaient leur châtiment, il assurait la Commune qu'il sympathisait
avec sa cause et prétendait mépriser le gouvernement de Versailles. Le même 24 mai,
il informai! Mr Reid que, non seulement les Communards, mais tous ceux qui
sympathisaient avec eux méritaient purement et simplement la mort, tandis qu'il
chargeait son secrétaire de persuader la Commune que non seulement ses membres,
mais encore tous les soldats de l'armée fédérée auraient la vie sauve.
Nous vous prions, chers citoyens, de soumettre ces faits à la classe ouvrière des
États-Unis afin qu'elle décide si Mr Washburne mérite de représenter la République
américaine.
MARX
Exposé sur la Commune de Paris,
le 23 mai 1871
Le citoyen Marx déclare qu'il est malade et n'est donc pas en mesure de terminer
l'Adresse promise, mais il espère qu'elle sera prête mardi prochain. En ce qui
concerne les combats de Paris, il craint que la fin ne soit proche; mais si la Commune
est battue, le combat est simplement différé. Les principes de la Commune sont
éternels et ne peuvent pas être détruits: ils resurgiront toujours dé nouveau jusqu'à ce
que la classe ouvrière soit émancipée.
La Commune de Paris a été écrasée avec l'aide des Prussiens, qui ont assumé le
rôle de gendarmes de Thiers. Bismarck, Thiers et Favre ont conspire pour liquider la
Commune. A Francfort, Bismarck a reconnu que Thiers et Favre lui ont demandé
d'intervenir. Le résultat démontre qu'il est disposé à faire tout ce qui est en son
pouvoir pour les aider -, sans risquer la vie de soldats allemands, non parce qu'il
ménage les vies humaines lorsque s'ouvre à lui la perspective d'un butin, mais parce
qu'il veut humilier encore davantage les Français qui se battent entre eux pour
pouvoir leur extorquer encore plus de choses. Bismarck a autorisé Thiers à utiliser
plus de soldats que n'en prévoyait la convention; en revanche, il n'a permis qu'un
approvisionnement limité de Paris en vivres.
Tout cela n'est que la répétition de pratiques anciennes. Les classes supérieures se
sont toujours mises d'accord, lorsqu'il s'agissait de mater la classe travailleuse. Au
XIe siècle, lors d'une guerre entre les chevaliers français et normands, les paysans se
soulevèrent et organisèrent une insurrection. Aussitôt les chevaliers oublièrent leurs
différends et s'allièrent pour écraser le mouvement paysan. Pour montrer comment les
Prussiens firent office de policiers, il suffit de rappeler que, dans la ville de Rouen
qu'ils occupent, ils firent arrêter 500 hommes sous prétexte qu'ils appartiennent à
l'Internationale. On redoute l'Internationale. Tout récemment, le comte de Jaubert -
momie desséchée, ministre en 1834, bien connu pour avoir prôné des mesures diri-
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 117
COMBATS
D'ARRIÈRE-GARDE
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Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 119
COMBATS D’ARRIÈRE-GARDE
Notice du traducteur
Marx et Engels n'ont pas arrêté le combat pour la Commune le jour où elle fut
vaincue. Sur le simple plan militaire de la lutte des classes, il importe que le parti
organise les forces révolutionnaires, non seulement quand elles passent à l'attaque,
mais encore lorsqu'elles battent en retraite: la défaite est plus ou moins lourde selon
la manière dont le vaincu y réagit, physiquement et moralement; en outre, les
conditions de la reprise de la lutte et la chance de vaincre dans la prochaine guerre
de classes sont fortement déterminées par la capacité de sauver et d'organiser les
forces révolutionnaires après la défaite. La Seconde Internationale n'aurait pu surgir
plus forte que la Première, si elle n'avait pas été reliée par un fil ininterrompu, quoi -
que ténu, sur le plan théorique aussi bien que politique et militant. On ne construit
pas une Internationale dans l'enthousiasme et la volonté révolutionnaires, retrouvés
un beau jour. Même lorsqu'elle eut cessé d'exister « formellement », le petit « parti
Marx » continua de défendre ses principes avec une continuité totale et sur des posi-
tions invariables. De même Lénine, en fondant la Troisième Internationale, mena
sans interruption une dure lutte, toujours contre le révisionnisme, et par fois à
contre-courant des masses, par exemple après la débâcle de la Seconde Interna-
tionale, le 14 août 1914.
Les textes de la dernière partie de ce volume sur la Commune sont, grosso modo,
subdivisés logiquement et chronologiquement, selon les rubriques suivantes:
La grande peur de toutes les classes privilégiées atteint son paroxysme après la
Commune et gagne tout le monde civilisé. Elle va de pair avec le terrorisme de la
bourgeoisie à l'encontre des ouvriers, des Communards, et des membres de l'Inter-
nationale. La répression va des fusillades et déportations à la délation, la fabrication
de faux, la provocation, la diffamation et la falsification des principes et des buts de
la Commune et du socialisme. Le spectre du communisme hante toute l'Europe voire
l'Amérique, et l'attitude courageuse de l'Internationale sous la direction de Marx et
d'Engels atteint un résultat que l'on pouvait difficilement espérer après l'écrasement
de la Commune et le déchaînement de la réaction: faire de l'Internationale une
véritable puissance en Europe.
En rendant coup pour coup avec les moyens dont elle disposait, l'Internationale
fit connaître et respecter partout la Commune et elle-même. Marx définit sa méthode,
en accord avec les blanquistes: « Nous devons mener une action non seulement
contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition bourgeoise qui n'est pas
encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions
un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse, en réponse à leurs
persécutions contre l'Internationale. La réaction existe sur tout le continent: elle est
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 121
La condition sine qua non du succès, c'était que l'Internationale reste unie. C'est
pourquoi Marx s'efforça, autant qu'il le put, de concilier les multiples tendances et de
dissimuler les dissensions qui déchiraient l'Internationale.
Dès 1844, Engels dit que les persécutions ne contribuèrent pas à détruire le
communisme, mais tout au contraire le servirent (ce qui n'empêche que l'on combatte
et dénonce la répression par tous les moyens): la même chose se produisit après la
Commune, et Marx-Engels le répéteront souvent.
Les textes, comme les événements, ont un caractère à la fois théorique et prati-
que: d'une part, les anarchistes, consciemment ou inconsciemment au service de la
bourgeoisie en pleine fureur répressive, s'acharnèrent à minimiser d'abord l'impor-
tance et le rôle de l'Internationale, puis à nier toute organisation militante unitaire;
d'autre part, Marx et Engels affirmèrent avec une netteté et une vigueur accrues la
nécessité et la fonction du parti. Parallèlement, se déroula la lutte politique concrète
au sein de l'Internationale, dont le procès de dissolution s'amorça irrésistiblement
deux ans après la chute de la Commune et s'acheva - pour sauver l'honneur et les
principes - par soit transfert à New York et sa mise en veilleuse. En apparence, Marx
et Engels sont vaincus, comme le lut la Commune, par suite du «manque de centra-
lisation et d'autorité » (p. 218).
3º La dernière phase expose les positions dît marxisme sur le rapport entre parti
prolétarien et État existant. Marx et Engels théorisent ici encore l'expérience de la
Commune: le prolétariat et son parti doivent détruire par la violence l'État bourgeois
avant d'instaurer la dictature du prolétariat. Cependant, pour se préparer à cette
lutte, les prolétaires doivent revendiquer au sein du système capitaliste pour des
conditions de vie meilleures au moyen -des syndicats, de même qu'ils doivent faire de
la politique sans s'insérer dans le système bourgeois.
Dans cette Préface, Engels - expert militaire - dit, par exemple, que les luttes de
barricades sont aujourd'hui dépassées. Mais il ne commande pas pour autant de ne
jamais plus utiliser cette méthode de combat, mais constate simplement que, face aux
armées modernes, ce moyen est dérisoire pour s'emparer du pouvoir. De même,
affirmer qu'on ne peut renverser le régime capitaliste au moyen d'une grève générale,
n'est pas renoncer aux grèves.
« Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses,
Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris: je ne peux me compromettre aussi
complètement à leurs yeux. » (p. 260).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 125
COMBATS D’ARRIÈRE-GARDE
Défense de la commune
« Le Conseil général est fier du rôle éminent que les sections parisiennes de l'Internationale
ont assumé dans la glorieuse révolution de Paris. Non point, comme certains faibles d'esprit se
le figurent, que la section de Paris, ni aucune autre branche de l'Internationale, ait reçu un mot
d'ordre d'un centre. Mais, comme dans tous les pays civilisés la fleur de la classe ouvrière
adhère à l'Internationale et est imprégnée de ses principes, elle prend partout, à coup sûr, la
direction des actions de la classe ouvrière. » (K. Marx, Deuxième. ébauche de la Guerre
civile en France.)
... Vous ne pouvez avoir idée de ce que nous avons enduré ici à Londres, depuis la
chute de la Commune. Toute cette misère indescriptible et ce malheur infini. Et en
plus le travail presque insoutenable pour l'Internationale! Toute la racaille s'est tue,
tant que notre Maure a réussi à grand-peine par son travail, sa diplomatie et ses lou-
voiements, à tenir ensemble - aux yeux du monde et de la multitude de nos ennemis -
les éléments récalcitrants, à sauver l'Association du ridicule et à inspirer crainte et
terreur à la masse de ceux qui tremblaient, tout en ne participant à aucun congrès
officiel et en prenant sur lui toute la peine sans en avoir l'honneur. A présent que nos
ennemis l'ont tiré de l'ombre et l'ont placé à l'avant-scène en pleine lumière, la meute
se rassemble, et policiers et démocrates clament le même refrain à propos de son «
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 126
Jenny MARX
ENGELS
L'Adresse sur la Guerre Civile en France et la presse anglaise
Depuis que Londres existe, aucun imprimé n'a eu un retentissement aussi profond
que l'Adresse du Conseil général de l'Internationale. La grande presse a éprouvé pour
commencer son moyen de prédilection: tuer une idée en faisant le silence le plus
complet sur elle. Mais il suffit de quelques jours pour établir que cette méthode ne
convenait pas. Le Telegraph, le Standard, le Spectator, la Pall Mall Gazette et le
Times durent se résoudre les uns après les autres à parler dans leurs éditoriaux de ce
« remarquable document ». Ensuite, ce furent les lettres de lecteurs aux journaux pour
souligner tel ou tel point particulier. Puis de nouveau des éditoriaux, et ce weekend
les hebdomadaires revinrent une fois de plus sur ce sujet. Toute la presse unanime a
dû reconnaître que l'Internationale était une grande puissance européenne, avec
laquelle il fallait compter et que l'on ne pouvait éliminer, en faisant le silence sur elle.
Tout le monde a dû reconnaître la maîtrise de style de l'Adresse - une langue aussi
puissante que celle de William Cobbett, à en croire le Spectator.
Deux membres anglais du Conseil général, dont l'un - Odger - entretenait depuis
longtemps des rapports trop étroits avec la bourgeoisie, et l'autre - Lucraft - se mon-
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 127
trait bien plus compréhensif aux idées des gens « respectables » depuis son élection
au conseil scolaire de Londres, se laissèrent aller, par suite de tout le tapage de la
presse, à déclarer qu'ils quittaient le Conseil, ce dont il prit acte à l'unanimité. Ils sont
déjà remplacés par deux autres ouvriers anglais - J. Roach et A. Taylor - et ils se
rendront bientôt compte des conséquences de leur trahison à l'heure de la décision
pour le prolétariat.
Un curé anglais - Llewellyn Davies - pleurnicha dans le Daily News sur les accu-
sations portées par l'Adresse contre jules Favre et Cie; il estimait qu'il serait souhai-
table de faire constater ce qui est vrai ou faux, en organisant par exemple un procès
du gouvernement français contre le Conseil général. Dès le lendemain, Karl Marx
déclara, dans la même feuille, qu'il se tenait personnellement pour responsable de
ces accusations,- mais, il semble que l'ambassade française n'ait donné aucun ordre
d'engager une action en diffamation. A la fin, la Pall Mall Gazette déclara qu'elle ne
s'imposait pas, la personne privée d'un homme d'État étant sacrée et ses actes publics
seuls pouvant être attaqués. Bien sûr, il suffirait de mettre à la lumière du jour la vie
privée des hommes d'État anglais pour que ce monde oligarchique et bourgeois vive
sa dernière heure.
EXTRAIT DU PROTOCOLE
DES RÉUNIONS DU CONSEIL GÉNÉRAL
MARX
Exposé sur les calomnies répandues par la presse bourgeoise
sur l'Internationale et la Commune de Paris
à la réunion du 6 juin 1871
Marx attire l'attention du Conseil sur les mensonges éhontés, répandus par la
presse anglaise sur la Commune: ces - mensonges sont fabriqués par la police fran-
çaise et prussienne, qui redoutent que la vérité n'arrive à la lumière du jour. On
affirme que Millière a été l'un des membres les plus fanatiques de la Commune. Or, il
n'a jamais fait partie de celle-ci; cependant, comme il était député de Paris, il a fallu
trouver un prétexte pour le faire fusiller.
nies sur la Commune et l'Internationale. Pourtant, les buts et les principes de l'Interna-
tionale sont bien connus de la presse. Elle a beaucoup écrit sur les persécutions
auxquelles l'Internationale fut soumise à Paris sous l'Empire. Des correspondants de
presse ont assisté aux différents Congrès de l'Association et ont rendu compte de leurs
débats. Tout cela ne l'empêche pas de faire circuler des rumeurs selon lesquelles la
fraternité des Fenians, les carbonari, Marianne et d'autres sociétés secrètes appartien-
1
nent à l'Association; Elle s'adresse au colonel Henderson pour lui demander s'il sait
où se trouve le Conseil général, quel est son siège à Londres et quel est sa déno-
mination. Tout est inventé à seule fin de justifier n'importe quelle mesure prise à
l'encontre de l'Internationale. Les « classes supérieures » ont peur des principes de
l'Internationale.
Marx attire, en outre, l'attention sur le fait que Mazzini a publié, dans Contempo-
rary Review, un article où il calomnie la Commune. On ne sait pas assez que Mazzini
a toujours été hostile au mouvement ouvrier. Mazzini a diffamé les insurges de juin
1848, au point que Louis Blanc - jadis plus courageux qu'aujourd'hui - l'attaqua à son
tour. C'est Mazzini qui dénonça Pierre Leroux, père d'une nombreuse famille,
lorsqu'il trouva du travail à Londres.
Le fait est que Mazzini, avec son républicanisme de style ancien n'a rien compris
et n'a jamais obtenu le moindre résultat. Son mot d'ordre tapageur de nationalité a
contribué à la formation en Italie d'un despotisme militaire. L'état forgé par son
imagination est tout pour lui, tandis que la société réelle n'est rien. Plus vite le peuple
se débarrassera d'un tel homme, mieux cela vaudra.
MARX-ENGELS
Déclaration du Conseil général relative
à la circulaire de jules Favre
(au directeur du Times)
Monsieur,
1 Marianne, nom d'une société secrète républicaine, fondée en 1850 pour combattre Napoléon
III.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 129
Le 6 juin 1871, monsieur jules Favre a adressé une circulaire à toutes les puis-
1
sances européennes, pour les sommer de faire une chasse à mort à l'Association
internationale des travailleurs. Quelques mots suffisent à caractériser ce document.
De bout en bout de sa circulaire, dont il prétend qu'elle est dirigée aussi contre
l'Empire, Jules Favre ne fait que répéter contre l'Internationale les inventions policiè-
res des procureurs impériaux, inventions qui se sont écroulées lamentablement même
devant les tribunaux de l'Empire.
1 Le 6 juin 1871, jules Favre adressa à tous les gouvernements européens une circulaire leur
demandant de participer à l'action contre l'Internationale. Le sous-comité du Conseil général
évoqua ce problème dans sa séance du 11 juin. Marx et Engels furent chargés de répondre à Favre,
et, après ratification du Conseil général, la déclaration fut publiée en Angleterre et dans la presse
ouvrière du continent.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 130
la volonté du Conseil général qui, dans son Adresse du 9 septembre, avait expres-
sément mis en garde les ouvriers de Paris contre Jules Favre et ses collègues.
Que dirait Jules Favre, si l'Internationale adressait a son tour une circulaire sur
Jules Favre à tous les cabinets européens pour attirer tout particulièrement leur
attention sur les documents publiés à Paris par leu M. Millière?
John Haies
Secrétaire du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs
MARX
A la rédaction dit « Daily News »
Monsieur,
Davies: la petite presse française de boulevard, qui est au service de la police contre
les communards - qu'ils soient morts, emprisonnés ou qu'ils se cachent - et qui fabri-
que les plus odieuses calomnies, est-elle pire que la presse anglaise, qui, malgré son
prétendu mépris pour cette presse, en reprend chaque jour les mensonges? Est-ce une
marque d'infériorité des Français, si des accusations aussi graves que celles par
exemple qu'un homme comme Mr David Urquhart a soutenues pendant tout un quart
de siècle contre feu lord Palmerston, ont pu être passées totalement sous silence en
Angleterre, et non en France.
Karl Marx
MARX
Au rédacteur de la « Pall Mail Gazette»
Frederic Greenwood
Monsieur,
J'ai écrit au Daily News - et vous l'avez reproduit dans votre Pall Mail - que je me
déclarai personnellement responsable pour les accusations que j'ai portées contre jules
Favre et Cie.
Dans votre édition d'hier, vous prétendez que ces « accusations » sont des «
calomnies ». Or, je déclare que c'est vous le calomniateur. Ce n'est pas de ma faute, si
vous êtes aussi ignorant qu'arrogant. Si nous vivions sur le continent, je vous en
demanderais raison de toute autre manière.
Votre dévoué
Karl Marx
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 132
ENGELS
Résolution du Conseil général sur l'exclusion de Durand
Attendu que le Conseil général possède la preuve irréfutable que Gustave Durand
de Paris -ouvrier orfèvre, ex-délégué des ouvriers orfèvres au comité de la chambre
fédérale des Sociétés ouvrières de Paris, ex-chef de bataillon de la Garde nationale,
excaissier-chef du ministère des Finances sous la Commune, actuellement réfugié à
Londres - s'est mis au service de la police française pour moucharder le Conseil
général de l'Association internationale des travailleurs, de même qu'il a servi et sert
encore d'indicateur de police contre les anciens communards réfugiés à Londres, et
qu'il a touché la somme de 725 frs pour les basses besognes;
MARX
Déclaration du Conseil général
relative à l'utilisation abusive par Netchaïev
du nom de l'Internationale
que Netchaïev n'a jamais été membre ou agent de l'Association internationale des
travailleurs;
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 133
à Bruxelles et aurait été chargé par une section bruxelloise d'une mission à Genève,
sont mensongères;
1 Netchaïev entra en liaison avec Bakounine en 1869 et obtint de celui-ci un certificat de pleins
pouvoirs pour représenter une prétendue « Alliance révolutionnaire européenne » qui cherchait à
s'identifier avec l'Internationale, provoquant des malentendus et une grave confusion.
Lorsque l'organisation de Netchaïev fut détruite en Russie, ses membres passèrent en juge-
ment à St. Pétersbourg, en été 1871. Les méthodes de l'organisation (chantage, provocation, escro-
querie) y furent évoquées, mais la presse bourgeoise falsifia sciemment les documents du procès
pour compromettre l'Internationale, avec laquelle Netchaïev n'avait rien de commun.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 134
EXTRAIT DU PROTOCOLE
DU CONSEIL GÉNÉRAL
MARX
Exposé contre Odger, à la réunion
du 1er août 1871
Le citoyen Marx dit qu'il lui reste à parler d'un autre sujet. Il se trouve que, dans
une réunion de la Land and Labour League, un certain Mr Shipton, - un illustre
inconnu, mais qui passe pour être le bras droit de Mr Odger - a critiqué l'Adresse sur
la Guerre civile en France et a déclaré qu'il [le Dr Marx] aurait répudié toute attache
avec le Conseil général. Une telle remarque montre simplement l'ignorance de Mr
Shipton et n'est pas signe de son intelligence, même s'il agit peut-être en tant qu'hom-
me de paille d'Odger. En effet, comment Marx se serait-il désolidarisé du Conseil,
alors qu'il a pris sur lui toute la responsabilité des accusations formulées dans
l'Adresse? Qui plus est, le Conseil général a approuvé cette initiative, afin que des
individus tels que Mr Odger, qui chantent les louanges de MM. Thiers et Favre, ne
puissent plus dire que les accusations formulées dans l'Adresse sont sujettes à caution.
En effet, dans la lettre où Marx déclara qu'il était l'auteur de l'Adresse, il mit les
personnes incriminées en demeure d'engager contre lui un procès en diffamation afin
qu'un tribunal éclaircisse les faits. Mais, cela ne les intéresse pas, car elles savent fort
bien quel serait le résultat.
Il est facile de comprendre pourquoi Mr Odger n'est pas content. Dans les affaires
de politique extérieure, il a fait preuve d'une ignorance qu'un simple lecteur des jour-
naux ne pourrait avoir. Odger a dit que jules Favre est un homme irréprochable, alors
que l'on sait fort bien qu'il a été, toute sa vie durant, un ennemi acharné de la classe
ouvrière française et de tout ce qui est ouvrier. Il a été le principal instigateur du bain
de sang de Juin 1848 et de l'expédition contre Rome en 1849. C'est lui qui réussit à
faire expulser Louis Blanc de France, et c'est l'un de ceux qui ont contribué à ramener
Bonaparte sur le trône. Malgré tout, Mr Odger a proclamé sans sourciller: « On ne
peut rien reprocher à jules Favre, dans tout ce qu'il a fait. »
Si Mr Odger qui prétend avoir été l'un des membres les plus actifs de l'Internatio-
nale, avait simplement fait son devoir, il saurait qu'une telle déclaration est dénuée de
tout fondement. Ou bien c'est un mensonge, ou bien Odger témoigne d'une ignorance
impardonnable. Au cours des cinq dernières années, Mr Odger a complètement ignoré
l'Internationale et n'a jamais rempli les devoirs de sa charge. Le poste de président du
Conseil général a été supprimé par le Congrès, parce qu'il était inutile et purement
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 135
rempli ses devoirs, et le Conseil général a très bien pu agir sans lui, c'est pourquoi le
poste de président a été supprimé. *
ENGELS
Déclaration du Conseil général
relative à la lettre de Holyoake
à la rédaction du Daily News
Monsieur,
ENGELS
Déclaration du Conseil général relative aux
lettres de Holyoake et Lucraft
Monsieur,
s'opposa, à plusieurs occasions - par exemple le 23 mai - aux tentatives pour l'abolir.
A cette occasion, il informa de son propre chef le Conseil que « toutes ses sympathies
allaient à la Commune de Paris ». Lors d'une réunion du Conseil, mardi soir le 20
juin, Mr Lucraft fut obligé d'admettre qu'il n'avait même encore lu l'Adresse, et qu'il
tenait toutes ses opinions des nouvelles de la presse.
En ce qui concerne le démenti de M. Odger, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on lui
a rendu visite pour l'informer personnellement de l'intention du Conseil de publier
une Adresse et pour lui demander également s'il était opposé à ce que son nom y
figure.
EXTRAIT DU PROTOCOLE
DU CONSEIL GÉNÉRAL
MARX ET ENGELS
Exposés sur les rapports de
Mazzini et de l'Internationale, à la réunion du
25 juillet 1871
Le citoyen Marx dit qu'un personnage tel que le Pape lui-même [Pie IX] s'est
préoccupé de l'Internationale. En réponse à une délégation de la Suisse qui lui adres-
sait ses vœux lors d'une audience, il répondit: « Votre pays jouit de grandes libertés,
mais il donne refuge à beaucoup d'hommes mauvais. Je pense aux membres de l'Inter-
nationale, qui veulent subvertir tout l'ordre et toutes les lois, et s'efforcent d'instaurer
dans toute l'Europe cela même que l'on s'est efforcé de réaliser à Paris. Oui, ces
messieurs de l'Internationale - qui ne sont pas des messieurs - sont l'incarnation du
Mal, et la seule chose que nous puissions faire pour eux, c'est de prier pour eux. »
Le citoyen Engels dit qu'après le pape, c'est le tour de l'anti-pape. Il tient à infor-
mer le Conseil que Giuseppe Mazzini a attaqué l'Internationale dans les colonnes de
son journal. Mazzini y a décrété que le peuple italien l'aimait, et qu'à son tour il
aimait le peuple. Ensuite, il a poursuivi:
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 138
« Il s'est formé une Association qui menace de détruire l'ordre tout entier » (le
Pape a tenu le même langage). « Elle a été fondée il y a quelques années, et j'ai refusé
dès le début d'y participer. Elle est dirigée par un Conseil, dont le siège se trouve à
Londres et dont l'âme est Karl Marx, esprit doué, mais destructeur comme Proudhon,
nature dominatrice, jalouse de son influence sur autrui. Le Conseil lui-même, formé
d'hommes de différentes nationalités, est incapable, dans le traitement des maux dont
souffre la société, de poursuivre un but collectif et d'avoir une conscience commune
des moyens pour éliminer ces maux. C'est pourquoi, j'ai quitté l'Internationale,
comme l'a fait ensuite la section italienne de l'Alliance démocratique (Londres). Les
trois principes essentiels de l'Internationale sont: 10 la négation de Dieu, c'est-à-dire
de toute morale; 20 la négation de la patrie, qu'elle veut dissoudre en un conglomérat
de communes, dont le destin fatal serait d'entrer en conflit les unes avec les autres; 30
la négation de la propriété, c'est-à-dire le dépouillement de chaque travailleur des
fruits de son travail, car le droit à la propriété personnelle n'est rien d'autre que le
droit de chacun sur ce qu'il a produit. »
Après qu'il se soit étendu en long et en large sur ces points, Mazzini a décidé de
conseiller à la classe ouvrière italienne de se grouper sous sa bannière pour former
une ligue contre l'Internationale, en faisant confiance aux lendemains de l'Italie, en
oeuvrant pour l'avenir et la gloire de la patrie et en créant ses propres magasins de
consommation (pas même des coopératives de production), afin que tout le monde
puisse obtenir le plus grand profit possible.
Quant à ses accusations contre l'Internationale, elles sont, ou bien fausses ou bien
absurdes. La première, à savoir que l'Internationale voudrait rendre l'athéisme obliga-
toire, est un mensonge, qui a déjà été réfuté dans la réponse du secrétaire du Conseil
général à la circulaire de jules Favre. La seconde accusation est absurde: en ne recon-
naissant aucune patrie, l'Internationale tend à l'unité de l'humanité, et non à sa disso-
lution. Elle est contre le mot d'ordre de la nationalité, parce que cette formule tend à
diviser les peuples et est exploitée par les tyrans pour créer des préjugés et semer la
haine; la rivalité entre les races latine et germanique a conduit à la récente guerre
catastrophique et a été invoquée aussi bien par Napoléon que par Bismarck.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 139
La troisième accusation révèle que Mazzini ignore jusqu'aux questions les plus
élémentaires d'économie .politique. L'Internationale n'a nullement l'intention d'abolir
la propriété personnelle qui garantit à chacun les fruits de son travail, mais elle veut
au contraire l'instaurer. Actuellement, les fruits du travail des masses vont dans la
poche de quelques individus, et ce système de la production capitaliste, Mazzini
entend le laisser inchangé, alors que l'Internationale s'efforce de le détruire. L'Inter-
nationale veut que les ouvriers reçoivent le produit de leur travail. Les lettres d'Italie
démontrent que les ouvriers Italiens marchent dans le sillage de l'Internationale et ne
se laissent pas fourvoyer par les sophismes creux de Mazzini.
ENGELS
La prise de position de Mazzini
contre l'Internationale
« Cette Association fondée à Londres voilà des années et à laquelle j'ai refusé dès
le début ma collaboration... Un petit noyau d'individus qui a la prétention de gouver-
ner directement une multitude considérable d'hommes divers par la patrie, les tendan-
ces, les conditions politiques, les intérêts économiques, les moyens d'action, en
viendra finalement à devenir tout à fait impuissant ou à devoir opérer de manière
tyrannique. C'est pourquoi je me suis retiré et la section ouvrière italienne m'a suivi
peu après, etc. »
l'Internationale à leurs fins, eurent soulevés une nouvelle fois certaines questions.
Après qu'on leur eût infligé une défaite, Wolff d'abord puis les autres se retirèrent.
C'est ainsi que l'Internationale en finit avec Mazzini. Quelque temps après, le Conseil
central provisoire, répondant à un article de Vésinier dans le journal de Liège, déclara
que Mazzini n'avait jamais été membre de l'Association internationale des travailleurs
et que son projet de manifeste et de statuts avait été rejeté.
MARX
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 141
Au Directeur du Standard,
Vous affirmez dans votre éditorial (du 19 juin) sur l'Internationale: « Des deux
programmes (l'un de Londres, l'autre de Paris) qui viennent d'être publiés, celui de la
section parisienne de l'Association a le mérite d'être plus honnête et plus sincère. »
Malheureusement pour vous, le manifeste « parisien » n'a pas été publié par notre
section de Paris, mais par la « police versaillaise ».
Le Conseil général de cette Association vous met au défi de nous indiquer dans
notre Adresse la page et les lignes exactes où l'on trouve les mots que vous nous
attribuez.
K. M.
ENGELS
Lettre du Conseil général à la direction
du « Spectator » et de l' « Examiner »
Monsieur,
Votre dévoué
F. E.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 142
MARX
A la direction du « Morning Advertiser »
Monsieur,
Dans votre éditorial d'aujourd'hui, vous citez une série de phrases telles que:
« Londres, Liverpool et Manchester en effervescence contre le Capital honni », etc. et
vous m'en attribuez généreusement la paternité.
Permettez-moi de vous déclarer que toutes les citations sur lesquelles repose votre
article, sont de bout en bout des faux. Vous avez sans doute été induit en erreur par
les inventions de la police parisienne que l'on fait passer quotidiennement sous mon
nom dans les journaux, afin d'obtenir des pièces à conviction contre les Internatio-
naux emprisonnés à Versailles.
Je demeure votre...
Karl Marx
MARX
A la rédaction du « Times »
Monsieur,
A la rédaction du « Times »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 143
Les observations du Times sur les continuels reports du procès des prisonniers
communistes à Versailles ont indubitablement porté juste et exprimé les sentiments
de l'opinion française. La note rageuse du Journal Officiel en réponse à ces observa-
tions ne fait que confirmer encore cette évidence. L'article du Times a suscité de
nombreuses protestations de lecteurs aux journaux parisiens. Or, elles n'eussent eu
aucune chance d'être portées devant le public dans d'autres conditions. J'ai devant les
yeux la lettre d'un Français, dont la charge fait qu'il connaît bien les actes qu'il relate
et dont le témoignage devrait vous éclairer sur les motifs de l'invraisemblable ater-
moiement du procès. En voici quelques extraits:
MARX
Déclaration dit Conseil général de
l'A.I.T. sur l'intervention de Cochrane aux Communes
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 144
Les exploits de la Chambre versaillaise des ruraux et des Cortès espagnols qui
cherchent à détruire l'Internationale, n'ont pas manqué de susciter une noble émula-
tion dans les cœurs des représentants des dix mille privilégiés aux Communes
britanniques. Le 12 avril 1872, dans cet esprit, l'un des personnages les plus représen-
tatifs pour ce qui est de l'intellect des classes supérieures, Mr Cochrane attira
l'attention de l'Assemblée sur les paroles et les actions de notre terrible Association.
Comme notre homme fait peu de cas de la lecture, il se mit en devoir l'automne
dernier d'effectuer une tournée d'inspection dans les quartiers généraux de l'Interna-
tionale sur le continent, et à son retour il se ménagea aussitôt, grâce à une lettre au
Times, une sorte de réservation temporaire de priorité pour traiter de ce thème. Son
discours au Parlement témoigne de ce qu'on appellerait chez tout autre une ignorance
consciente et préméditée du sujet qu'il traite. Toutes les publications officielles de
l'Internationale, à l'exception d'une seule, lui sont inconnues. A la place de celles-ci, il
cite un mélange d'extraits de publications insignifiantes d'individus privés de Suisse,
pour lequel l'Internationale, en tant qu'organisation, est aussi peu responsable que le
Cabinet britannique pour le discours de Mr Cochrane.
En fait, les principes que l'Internationale entend réaliser se trouvent énoncés dans
le préambule aux Statuts généraux, et Mr Cochrane ignore béatement que nul ne peut
adhérer à l'Association s'il ne reconnaît pas expressément ses principes.
Puis, il prétend. « Cette Association reposait à l'origine sur les principes des trade-
unions et n'avait alors aucun caractère politique. »
Une autre découverte étonnante est que Bakounine fut « chargé » de répondre, au
nom de l'Internationale, aux attaques de Mazzini, ce qui est purement et simplement
faux. Citant la brochure de Bakounine, Cochrane poursuit: « Ces absurdités tonitruan-
tes prêteraient à rire; cependant, lorsque ces écrits partirent de Londres » (d'où ne
sont-ils pas partis!), faut-il s'étonner de ce que les gouvernements étrangers se mirent
à être inquiets? »
Néanmoins, c'est dans le passage suivant que l'on trouve le noyau de tout son
discours: Il est en mesure de montrer que la Commune et l'Association internationale
sont en réalité une et que l'Association internationale de la Commune qui se trouve à
Londres (!), a donné à la Commune l'ordre de brûler tout Paris et d'assassiner
l'archevêque de cette ville.
Il est regrettable pour cette façon si convaincante d'établir une preuve que
Anthime Dupont, membre de la Commune, qui vient d'être arrêté à Paris, n'a jamais
fait partie de l'Internationale, et qu'Eugène Dupont, membre de l'Internationale, n'a
jamais fait partie de la Commune.
Quatrième preuve: lors des débats d'un tribunal français contre l'Internationale,
Tolain s'est moqué 'de l'affirmation du procureur selon laquelle « il suffirait au
président de l'Internationale » (fonction qui n'existe pas) « de lever le petit doigt pour
s'assujettir le monde entier ». L'esprit confus de Mr Cochrane fait d'une négation de
Tolain une affirmation.
nées. Comme Mr Cochrane approuve les massacres commis par les Versaillais,
devons-nous en conclure qu'il a donné l'ordre de les entreprendre, bien qu'il soit
établi qu'il n'a jamais trempé dans une affaire quelconque d'assassinat, si ce n'est de
gibier?
Sixième preuve: « Avant l'incendie de Paris, il y eut une réunion entre les chefs
de l'Internationale et de la Commune. » Cela est tout aussi vrai que la nouvelle qui a
circulé récemment dans la presse italienne, à savoir que le Conseil général de
l'Internationale a envoyé son très cher et honnête ami Alexandre Baillie Cochrane en
tournée d'inspection sur le continent et que celui-ci lui a envoyé des rapports tout à
fait satisfaisants sur le développement de l'organisation, ayant constaté qu'elle
comptait 17 millions de membres.
Ainsi, il affirme: « l'État devrait s'efforcer par tous les moyens de rassembler de
l'argent pour exécuter tous les projets de l'Internationale. Le premier point de ce
programme demande à l'État de racheter toutes les terres ainsi que tous les instru-
ments de production pour les affermer ensuite au peuple contre un prix raisonnable et
honnête. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 147
Pour ce qui est de l'achat des terres par l'État dans certaines conditions et leur
affermage au peuple à un prix juste et raisonnable, que Mr Fawcett se mette d'accord
avec son maître théorique Mr John Stuart Mill et son chef politique Mr John Bright.
Troisième point: « l'État devrait permettre l'éducation gratuite. » Que sont des
faits aussi généralement connus que l'existence d'un enseignement gratuit aux États-
Unis et en Suisse par rapport aux sombres prophéties du professeur Fawcett?
Cinquième point: « Pour couronner le tout, on propose que tous les revenus du
pays proviennent d'un impôt hiérarchisé sur la propriété. » il est trop affreux de faire
des propositions de Robert Gladstone et de ses réformateurs financiers tout bourgeois
de Liverpool la « couronne » de l'Internationale!
travail et a déclaré que cette loi a été promulguée conformément au souhait exprès
1
MARX
Ait directeur de « Public Opinion »
Monsieur,
Dans votre édition d'aujourd'hui, vous traduisez un article publié par la National-
Zeitung de Berlin, l'organe bien connu de Bismarck. Il contient des calomnies d'une
bassesse insigne sur l'Association internationale des travailleurs, et notamment le
passage suivant:
« Le Capital - aux dires de Karl Marx - fait commerce de la force et de la vie des
travailleurs. Mais, ce nouveau Messie a été incapable de faire mieux: il tire de la
poche de l'ouvrier l'argent que le capitaliste lui a payé pour son travail et lui donne en
échange une traite sur un État qui sans doute n'existera même pas encore d'ici mille
ans. Chacun a été édifié par les Congrès et les journaux de ce parti: affaires scanda-
leuses sur la basse corruption des agitateurs socialistes; détournements éhontés des
fonds qu'on leur confie, et accusations réciproques des pires malversations. De tout
cet immense volcan d'ordures il ne pouvait rien sortir d'autre qu'une Commune de
Paris. »
1 Afin de gagner des voix pour assurer sa réélection, le président américain Grant promit qu'en
cas de succès, il prendrait des mesures radicales pour améliorer le sort des ouvriers. Le 13
décembre 1871, il déposa un projet de loi sur la création d'une Commission statistique du travail
auprès de la Chambre des représentants, en affirmant que l'Internationale avait expressément
demandé cette mesure. La Chambre des représentants adopta le projet, mais le Sénat le rejeta.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 149
Karl Marx
Haverstock Hill, 19 août 1971.
MARX
A la direction de l' « Evening Standard »
Monsieur,
COMBATS D’ARRIÈRE-GARDE
Aide à la commune
Cher Wilhelm
En toute hâte: deux nouvelles seulement, que tu pourras sans doute utiliser pour le
Volksstaat:
faire peser sur moi un soupçon (et, par moi, sur l' « Internationale » à Paris, car tel est
le but de toute la manœuvre), à savoir que je suis un agent de monsieur Bismarck. La
tentative est entreprise par les éléments de l'ancienne police bonapartiste, qui
continuent - plus que jamais sous le régime Thiers - d'avoir une liaison internationale
avec la police de Stieber.
Ainsi, j'ai été obligé de démentir dans le Times divers mensonges de Paris-
journal, du Gaulois, etc., car ces imbécillités étaient transmises par télégraphe aux
feuilles anglaises. Le tout dernier vient du Soir (journal d'About, partisan bien connu
de Plon-PIon) que la Commune vient tout récemment d'interdire. Du Soir, elle est
passée dans toutes les feuilles réactionnaires de province. De Laura (à propos,
Lafargue est en ce moment à Paris comme délégué de Bordeaux) je reçois aujour-
d'hui, par exemple, l'extrait suivant du journal la Province (hier, j'ai eu le même, d'un
journal clérical belge):
Salut.
Ton K. M.
* Dans sa lettre du 3 août 1870, Marx avait confié à Engels que c'est d'abord dans
l'Internationale qu'on avait commencé à le faire passer pour un agent prussien: « Lopatine a quitté
Brighton où il mourait d'ennui pour aller s'installer à Londres. C'est l'unique Russe « solide » que
j'aie connu jusqu'ici, et j'aurai tôt fait de lui enlever ce qui lui reste de préjugé national. J'ai appris
de lui que Bakounine répand la rumeur selon laquelle je suis un agent de Bismarck: chose
étonnante à dire! C'est vraiment drôle, le même soir (mardi dernier), Serraillier me communiquait
que Chatelain, membre de la Branche française et ami particulier de Pyat, avait informé la
Branche française, réunie en assemblée générale, du montant que Bismarck m'avait payé, rien
moins que 250 000 francs! Si l'on considère, d'une part, l'idée que l'on se fait en France d'une telle
somme et, d'autre part, le radinisme prussien, c'est pour le moins une estimation de qualité! » (1)
1 Engels affirme à diverses reprises que l'organisation politique ouvrière n'est pas imperméable aux
influences bourgeoises (cf. pp. 217, 220): elle peut même dégénérer tout entière et passer aux
côtés de la bourgeoisie. C'est au sein même de l'Internationale, dès 1870, que Marx fut accusé
d'être au service de Bismarck, et les journaux bourgeois répandirent la nouvelle en 1871. Marx mit
toujours les ouvriers en garde contre les renégats et les chefs corrompus et vendus à la
bourgeoisie.
Dans sa lettre du 5 octobre 1872 à Serge, Engels écrivit: « Hales a entrepris ici une vaste
campagne de diffamation, qui se retourne contre lui, sans que nous ayons à lever le petit doigt. Le
prétexte en est que Marx a dénoncé la corruption des chefs ouvriers anglais.
« Ici toute la masse des dirigeants ouvriers achetés par la bourgeoisie, notamment par Samuel
Morley, veulent à toute force être choisis par les bourgeois pour se faire élire au parlement comme
candidats des ouvriers. Mais, ils n'y arriveront probablement pas, encore que je souhaiterais
vivement que toute la bande y entre... car ils s'y discréditeraient » (Engels à W. Liebknecht, le 27
janvier 1874).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 152
Chère mère,
En ce qui concerne ma visite, c'est une chose délicate. Comme tu le sais, depuis
l'affaire de Paris, on nous fait, à nous les « Internationaux », une chasse systématique.
N'avons-nous pas fomenté toute cette révolution depuis Londres, ce qui est aussi vrai
que si l'on disait que j'ai semé la zizanie entre mes frères, et Adolphe. Quoi qu'il en
soit, les choses en sont là et nous savons de source sûre que Marx, qui devait aller à
Hanovre, devait y être arrêté. Certes, on ne, pourrait rien me faire de bien grave, mais
il pourrait toujours y avoir de petits heurts. Or, pour rien au monde, je ne voudrais
que cela se passe sous ton toit. De plus, ces misérables Belges réclament toujours des
visas. Je crois donc qu'il vaut mieux attendre que les choses se tassent un peu, jusqu'à
ce que la police et les philistins se soient de nouveau calmés...
Chère mère,
Si je ne t'ai pas écrit depuis si longtemps, c'est que je désire répondre à tes
dernières observations sur mon activité politique d'une façon qui ne te choque point.
En effet, quand je lisais encore et encore les mensonges infâmes de la Gazette de
Cologne, en particulier les bassesses de ce voyou de Wachenhusen, quand je voyais
comment ceux-là mêmes qui, pendant toute la guerre, ne voyaient que mensonge dans
toute presse française, claironnent en Allemagne, comme parole d'Évangile, chaque
invention de la police, chaque calomnie de la feuille de chou la plus vénale de Paris
contre la Commune, tout cela ne me mettait pas dans des dispositions qui me prépa-
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 153
raient à t'écrire. On a fait grand bruit autour de quelques otages qui ont été fusillés
selon le modèle prussien, autour de quelques palais qui ont été brûlés, toujours selon
le modèle prussien: tout le reste est mensonge. Mais, personne ne souffle mot des 40
000 hommes, femmes et enfants que les Versaillais ont massacrés et passés par les
armes, après qu'ils eurent été désarmés. Bien sûr, vous ne pouvez pas le savoir,
puisque vous en êtes réduits à la lecture de la Gazette de Cologne et du journal
d'Elberfeld, qui vous bourrent la tête de leurs mensonges. Pourtant, au cours de ta vie,
tu as déjà entendu traiter certaines gens de véritables mangeurs d'hommes les gens du
Tugendbund sous le vieux Napoléon, les Démagogues de 1817 à 1831, les gens de
1848, alors qu'il s'est toujours trouvé par la suite qu'ils n'étaient pas si terribles, une
rage intéressée de persécution leur ayant attribué depuis le début toutes ces horreurs
qui, par la suite, se sont envolées en fumée. J'espère, chère mère, que tu y penseras et
que tu en feras bénéficier aussi les gens de 1871, lorsqu'il sera question à leur sujet de
semblables forfaits imaginaires.
Tu sais fort bien que je n'ai pas changé d'opinions, d'autant qu'elles sont miennes
depuis quelque trente ans. Il faut donc t'attendre à ce que non seulement je les défen -
de, mais encore que je les exécute dûment, sitôt que les circonstances m'y poussent.
Tu aurais, bien plutôt, à avoir honte de moi, si je n'agissais pas ainsi. Si Marx n'était
pas ici, voire s'il n'existait pas du tout, cela n'aurait rien changé à l'affaire. Il est donc
parfaitement injuste de l'en charger. Au reste, je me souviens de ce qu'autrefois la
famille de Marx prétendait que c'était moi qui l'avais perverti...
COMBATS D’ARRIÈRE-GARDE
Cher citoyen,
D'abord, ce n'est pas un éditeur, mais mon ami E. Glaser de Willebrord qui a bien
voulu se charger lui-même des frais de publication du rapport à Bruxelles.
Avant-hier, j'ai reçu une lettre de lui, me disant ceci : « Dimanche, j'ai reçu la
lettre ci-incluse (de M. Bigot), à laquelle j'ai répondu qu'étant donné le montant élevé
des frais de publication, je ne peux assumer par-dessus le marché une dépense
quotidienne de 100 frs. Cependant, je ne poursuis aucun but de profit et je propose de
payer le sténographe et le correspondant avec les recettes escomptées. N'ayant pas
obtenu de réponse, je pense que ma proposition n'a pas été acceptée. Je m'en réjouis
beaucoup, parce que le Figaro et la Gazette des Tribunaux se sont mis d'accord pour
publier in extenso le compte rendu du procès qui a commencé hier à Versailles. Au
reste, en raison de mon séjour prolongé à Londres, je n'aurais pas trouvé le temps de
préparer les mesures qui s'imposent. »
M. Willebrord ajoute qu'à l'avenir toute lettre est à envoyer directement à son
adresse: « E. Glaser de Willebrord, 24, rue de la Pépinière, Bruxelles. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 155
1º Ci-inclus (sous nº 1) les deux Adresses du Conseil général sur la guerre franco-
prussienne. Dans sa première Adresse du 23 juillet 1870, le Conseil général déclarait
que la guerre n'était pas faite par le peuple français, mais par l'Empire, et qu'au fond
Bismarck en était tout aussi responsable que Bonaparte. En même temps, le Conseil
général appelait les ouvriers allemands à ne pas permettre au gouvernement prussien
de transformer la guerre de défense en guerre de conquête.
1 Des milliers de Communards furent jetés en prison ou entassés dans les pontons après la chute
de la Commune. Après que le gouvernement Thiers eût retardé le plus possible le moment où ils
seraient jugés, le premier procès commença le 7 août 1871 devant la 3e cour militaire de
Versailles et s'acheva le 2 septembre. Il y eut en tout 26 tribunaux d'exception en France. Marx
s'efforça de défendre ces Communards par tous les moyens.
L'acte d'accusation grotesque, dont parle Marx, fut rédigé par le procureur Gaveau qui fut
interné dans un asile d'aliénés peu après le procès. Parmi les accusés, il y avait des dirigeants de la
Commune tels que Th. Ferré, A. Assi, Fr. Cournet, Francis Jourde. Deux accusés, dont Ferré,
furent condamnés à mort, treize à la déportation et au bagne à vie, deux seulement furent acquittés.
2 Le 9 septembre 1870, les membres du Comité exécutif de Brunsvick du parti ouvrier social-
démocrate allemand Wilhelm Bracke, L. von Bornhorst, S. Spier, A. Kühn et H. Gralle ainsi que
l'imprimeur Sievers furent arrêtés et internés dans la forteresse de Boyen.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 156
Or, cette lettre figure dans les pièces du procès pour haute trahison, que le
gouvernement saxon, sous la pression de Bismarck, a intenté contre Liebknecht et
Bebel, procès qui est encore actuellement en cours. Il servit à Bismarck de prétexte
pour faire arrêter Bebel après l'ajournement du Reichstag allemand.
Allemagne.
4º Peu de temps avant l'armistice, le brave jules Favre nous demanda - comme le
Conseil Général le déclare dans sa lettre du 12 juin au Times (dont vous trouverez
*
copie ci-inclus sous nº Il) - par l'intermédiaire de son secrétaire privé, le Dr. Reitlin-
ger, d'organiser à Londres des manifestations publiques en faveur du « gouvernement
de la Défense nationale ». Comme le Conseil général l'écrit dans sa lettre au Times,
Reitlinger ajoutait qu'il ne fallait pas, à cette occasion, parler de « la République »,
mais « de la France ». Le Conseil Général refusa de contribuer à des manifestations
de ce genre. Mais, tout cela prouve que le gouvernement français lui-même considé-
rait « l'Internationale » comme l'alliée de la République française contre les conqué-
rants prussiens: et, de fait, c'était la seule alliée de la France pendant la guerre.
Salutations fraternelles
K.M.
Cher citoyen,
D'abord, je n'ai pas l'adresse de M. Bigot, et ne puis donc lui écrire directement;
ensuite, je tiens pour plus sûr de lui faire parvenir mes lettres par VOUS.
Je n'ai pas sous la main les journaux allemands qui relatent l'incident Lefaivre,
mais, dans le numéro du Volksstaat (paraissant à Leipzig sous la direction de
Liebknecht), M. Bigot trouvera la lettre de Lefaivre, précédée d'un commentaire de la
rédaction. Au reste, les poursuites dont Liebknecht et Bebel ont fait l'objet sont bien
connues du public.
Veuillez trouver ci-inclus la déclaration d'un Anglais, Mr. Wm Trate, sur l'incen-
die du ministère des finances : elle peut servir à la défense de Jourde.
1
Je vais écrire à Willebrord afin qu'il nous garde les papiers provenant de M.
Bigot.
Salut fraternel
K.M.
Cher citoyen
Allez demain (avant dix heures) chez monsieur Fuisse, 35, Richmond Terrace,
Clapham Road.
Monsieur Fuisse est français, c'est un marchand, réfugié, à Londres depuis long-
temps. Je l'ai entretenu hier de votre affaire, et je lui ai dit qu'il me ferait grand plaisir
en vous aidant. Il m'a répondu qu'il pouvait peut-être arranger la vente de certaines de
vos toiles. Présentez la carte ci-jointe, en arrivant chez M. Fuisse.
Salut fraternel
Karl Marx
MARX À ENGELS
Brighton, le 21 août 1871
Cher Fred,
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 159
Tu as le temps jusqu'à mercredi. Jung est ici depuis samedi; il revient aujourd'hui.
Je vais recevoir un peu d'argent pour les réfugiés par l'intermédiaire d'un curé
(français) nommé Pascal. 1
Salut
Ton K.M.
La plume est trop mauvaise pour écrire.
Cher Oswald,
Je dois encore vous ennuyer pour une histoire de passeport , qui a été visé par le
*
consulat français.
(Le dernier est déjà à Paris.) Grâce à votre aide, nous avons pu sauver jusqu'ici 6
personnes, et une oeuvre aussi noble est la meilleure récompense de vos efforts.
Cher Oswald,
Je vous recommande vivement mon ami joseph Rozwadowski. Il a été chef d'état-
major sous le général Wroblewski. C'est un jeune homme remarquable, mais sans le
sou. Ce qu'il cherche tout d'abord c'est a donner des leçons de français. Sitôt qu'il aura
appris l'anglais, il lui sera possible de chercher un emploi d'ingénieur.
1 Marx et Engels, à titre personnel et comme membres du comité d'aide aux réfugiés de la
Commune, déployèrent une activité inlassable pour venir, en aide, de mille manières, aux victimes
et aux persécutés de la réaction versaillaise et bourgeoise en général.
* Cf. la lettre de Marx à Beesly du 12 juin 1871, plus haut.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 160
ENGELS À MARX
Londres, le 23 août 1871
Cher Maure,
... Toute la séance [du Conseil général] a de nouveau été consacrée au débat de la
question suivante: Weston, Hales, Applegarth et encore un autre Anglais de G. Potter
à inviter à une séance où assisterait aussi le Dr Engländer ! Potter raconta que Sir Ed.
Watkin avait convenu d'un plan avec le gouvernement canadien: les prisonniers de
Versailles seraient envoyés au Canada et y recevraient 1 acre de terre par tête. Je
1
suppose que Thiers est derrière cette affaire pour se débarrasser de ces gens. Weston
s'enthousiasma pour ce plan: il radote de plus en plus (Fr.). La chanson trouva une
fin, fort bien motivée par Longuet, Theiz et Vaillant.
Le secrétaire dit qu'il a assisté dans l'après-midi a une réunion tenue au bureau du
journal Bee-Hive où l'on discuta d'un plan ayant pour objet l'émigration de 35 000
communistes, prisonniers à Versailles, dans la partie francophone du Canada. Il avait
été préparé par Sir E. Watkin, et le gouvernement canadien, après consultation, avait
répondu favorablement. On avait dit que les prisonniers eux-mêmes étaient favorables
à ce projet.
Le citoyen Engels dit que le Conseil général aurait une attitude indigne s'il inter-
venait de quelque façon dans cette question.
Le citoyen Lessner estime que le Conseil n'a pas à accepter ce plan, alors qu'il a
pris la défense de la Commune.
Le citoyen Weston dit qu'il valait mieux l'accepter plutôt que de permettre qu'on
envoie ces gens à Cayenne.
Le citoyen Longuet dit que ce serait aussi mal pour les prisonniers d'être envoyés
au Canada qu'à Cayenne. Il est plus probable que si l'on jugeait ces prisonniers, ils
seraient bientôt amnistiés.
Le citoyen Theiz est du même avis. Il faut laisser les gens régler la question eux-
mêmes.
Considérant en outre que le Conseil général n'a pas à servir d'intermédiaire entre
les soldats vaincus de la révolution et leurs assassins versaillais, il y a lieu de passer à
la discussion de l'ordre du jour.
MARX À ENGELS
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 162
Cher Fred,
L'adresse de Allsop est: Pegwell Bay. Je ne sais pas le numéro, mais ce n'est pas
nécessaire. Tout le monde peut vous dire où se trouve Pegwell Bay. C'est une bonne
chose que tu lui parles, car il arrive mardi à Londres avec de l'argent et m'a invité à
venir le voir. Je lui ai écrit longuement, et je lui ai déclaré que je ne peux que
continuer d'être le collecteur d'argent auprès de lui et de ses amis, a condition qu'on
me laisse une libre disposition complète et que l'on ne me torture pas en exigeant que
je produise des listes sur les différents niveaux de misère des réfugiés...
Sir,
A mon retour de Brighton, j'ai trouvé votre mot du 24 août. La prochaine réunion
du Conseil général a lieu aujourd'hui, mais il n'admet aucun visiteur après la
résolution qu'il a adoptée mardi dernier pour la durée de la session de la Cour martiale
en France. Il a été nécessaire de prendre cette mesure sévère en raison de l'infil-
1
J'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint une liste de collecte en faveur des réfugiés
français dont le nombre (ils sont de 80 à 90 maintenant) augmente journellement,
tandis que nos ressources financières sont entièrement taries. Leur situation est vrai-
ment pitoyable. Le mieux ce serait de constituer, si possible, un comité spécial qui
serait chargé de trouver un emploi pour ces personnes, dont la grande majorité est
formée d'ouvriers spécialisés et d'artistes.
MARX À FANTON
Londres, le 1er février 1873
1 Face à la répression, aux provocations et au système de mouchardage mis au point par les
gouvernements bourgeois, le Conseil général dut renforcer sa discipline et prendre des mesures
autoritaires de sauvegarde et de lutte. En ce sens aussi, les persécutions policières incitent les
révolutionnai-es à durcir leurs positions et à s'organiser davantage.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 163
Je viens vous écrire sur les affaires de notre ami Dupont, Depuis votre départ, il a
travaillé consciencieusement et régulièrement. Il avait la bonne chance de trouver un
ouvrier allemand habile et honnête qui possède l'outillage nécessaire coûtant à peu
près £ 500, de manière que Dupont était à même d'établir avec lui un petit atelier où
ils font ensemble non seulement des instruments d'après l'invention de Dupont, mais
fabriquent aussi des instruments de vieille façon perfectionnée. J'ai vu leur œuvre en
train.
Malheureusement ils sont au bout de leurs ressources. J'ai procuré hier à Dupont
un prêt de £ 8, mais ne peux l'aider plus efficacement comme des déboursés pour les
réfugiés français (plus de £ 150) m'ont complètement mis à sec. Le moment est
critique pour leur entreprise.
J'espère que vous n'abandonnerez pas notre ami. Si vous venez à son secours, je
vous promets que je me chargerai de ne lui transmettre les fonds qu'au fur et à mesure
des besoins de la fabrication laquelle se ferait sous mon contrôle.
Madame,
A la suite d'un entretien que j'ai eu hier avec l'une des sœurs de votre institution,
je me permets de vous adresser ces lignes.
Il s'agit de faire admettre chez vous trois petites fillettes: Eugénie Dupont (9 ans),
Marie Dupont (7 ans) et Clarisse Dupont (3 ans). Leur père travaille comme appa-
1
La dame qui m'a reçu hier, m'informa que vous avez de la place pour les petits et
que le prix de la pension s'élève à £ 13 par enfant pour la première année et £ 12 pour
la seconde; puis, elle me demanda de vous informer par écrit de ma demande.
Je vous prie donc, madame, d'avoir l'amabilité de me faire savoir, si vous êtes dis-
posée à accueillir chez vous les enfants. Dans ce cas, j'en avertirai le père, afin qu'il
vienne directement à Londres, afin de vous les apporter. Si vous aviez besoin d'autres
informations, je vous prierais de me faire savoir quand je pourrai venir vous les
donner.
Chers amis,
Je voudrais tout d'abord vous remercier pour votre aimable lettre, mon cher
Docteur, et vous prier de me pardonner si je ne vous ai pas répondu plus tôt. Si vous
saviez combien j'ai eu à faire ces derniers temps, vous me pardonneriez. Pendant
toutes ces trois dernières semaines, j'ai couru d'une banlieue de Londres à une autre
(et ce n'est pas une mince entreprise que de traverser toute cette immense cité) et j'ai
ensuite écrit des lettres souvent jusqu'à une heure du matin. Le but de ces
déplacements et de ces lettres, c'est trouver de l'argent pour les réfugiés. jusqu'ici tous
Marx et d'Engels. Il s'installa en 1870 à Manchester, y créa une section de l'A.I.T. et fut membre
du Conseil fédéral britannique de 1872 à 1873; il émigra aux États-Unis en 1874.
* Fille de Marx.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 165
nos efforts n'ont guère été fructueux. Les calomnies écœurantes de la presse vénale
éhontée ont insufflé aux Anglais tant de préjugés contre les Communards qu'ils sont
considérés en général avec un dégoût non dissimulé. Les entrepreneurs ne veulent
rien avoir affaire avec nous. Les hommes qui ont réussi à décrocher un emploi sous
un nom d'emprunt, sont congédiés, sitôt que l'on s'aperçoit de leur identité. Le pauvre
monsieur et la pauvre madame Serraillier, par exemple, avaient trouvé du travail
comme professeur de français. Mais, il y a quelques jours, on les a informés de ce
qu'on n'avait plus besoin des services d'un ex-membre de la Commune et de sa
femme. Je peux parler de cela par expérience personnelle. Les Monroes, par exemple,
ont rompu toute relation avec moi, parce qu'ils ont fait l'horrible découverte que j'étais
la fille du « pétroleur en chef », qui défend le maudit mouvement de la Commune.
Dès lors que les réfugiés ne peuvent trouver du travail, vous pouvez vous
imaginer dans quelle misère ils tombent: leurs souffrances sont indescriptibles. Ils
meurent littéralement dans les rues de cette grande cité, de cette cité qui développe
jusqu'à sa perfection le principe chacun pour soi (Fr). Il ne faut pas s'étonner de ce
que les Anglais ne soient guère impressionnés par la misère sans nom d'étrangers
pour lesquels ils n'éprouvent aucune espèce de sympathie. Ils considèrent que mourir
de faim est inséparable de leur Constitution, et considèrent que la liberté de mourir de
faim est quelque chose dont on doit être fier.
Voilà depuis plus de six mois, que l'Internationale soutient la grande masse des
bannis, autrement dit les tient tout juste en vie. Mais, à présent, nos ressources sont
épuisées. Face à cette misère extrême, nous avons fait imprimer la circulaire privée
ci-jointe. Je l'ai rédigée et, comme vous le verrez, j'ai soigneusement évité tout mot ou
toute expression pouvant choquer le philistin.
Mes chers amis, vous pouvez vous imaginer combien ces difficultés et ces soucis
torturent notre pauvre Maure. Il ne doit pas seulement lutter contre tous les gouver-
nements des classes dominantes, mais il doit par-dessus le marché tenir tête à l'assaut
de propriétaires du type « gros, gras et jovial », qui l'attaquent parce que l'un ou
l'autre des communards n'a pas payé son loyer. A peine s'est-il plongé dans ses
recherches abstraites, voilà que madame Smith ou Brown lui tombe dessus. Si le
«Figaro » le savait, quel feuilleton il pourrait offrir à ses lecteurs...
Les successeurs des Alliancistes qui ont fait scission ne laissent pas un instant de
tranquillité au Conseil général. Pendant plusieurs mois, ils ont réussi à porter
l'intrigue dans tous les pays. Ils ont mis tant d'énergie farouche à ce travail que les
choses ont mal tourné pour l'avenir de l'Internationale à ce moment donné. L'Espagne,
l'Italie, la Belgique se tenaient apparemment aux côtés des abstentionnistes de
Bakounine et s'opposaient à la résolution sur la nécessité de l'action politique de
l'Internationale. Ici, en Angleterre, la clique des abstentionnistes intrigua avec les
Bradlaugh, Odger et leurs partisans, qui n'eurent aucun scrupule à utiliser même des
mouchards et des agents provocateurs de Thiers et de Badinguet. Leurs organes - le
Qui vive! de Londres et la Révolution Sociale de Genève - se surpassèrent dans les
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 166
PROLONGEMENTS
HISTORIQUES
ET THÉORIQUES
DE LA COMMUNE
Retour à la table des matières
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 168
Enseignements
de la commune
« Pour qu'une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires:
des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871
ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme était encore peu développé et la France
était surtout un pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.). Il n'existait pas
de parti ouvrier; la classe ouvrière n'avait ni préparation ni long entraînement et, dans sa
masse, elle n'avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser. Il
n'y avait ni sérieuse organisation politique du prolétariat, ni syndicats et associations
coopératives de masse. » Lénine, A la mémoire de la Commune, in la Commune de Paris, pp.
18-19.
MARX
Discours de commémoration du septième
anniversaire de l'Association internationale des
travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres 1
cette oeuvre. Ce n'est donc pas le fruit d'une poignée de politiciens habiles: tous les
politiciens du monde réunis n'auraient pu créer les conditions et les circonstances qui
furent nécessaires pour assurer le succès de l'Internationale.
L'Internationale n'a propagé aucun credo particulier. Sa tâche a été d'organiser les
forces de la classe ouvrière et de coordonner les divers mouvements ouvriers afin de
les unifier. Lès conditions qui ont donné une impulsion si formidable à l'Association,
sont celles-là mêmes qui ont opprimé de plus en plus les travailleurs à travers le
monde: tel est le secret de son succès.
Les événements des dernières semaines ont montré de manière indubitable com-
ment la classe ouvrière doit lutter pour son émancipation. Les persécutions organisées
par les gouvernements contre l'Internationale évoquent celles des premiers chrétiens
de la Rome antique. Ils ont été, eux aussi, peu nombreux au début, mais les patriciens
ont senti d'instinct que l'Empire romain serait ruiné si les chrétiens triomphaient. A
Rome, les persécutions n'ont pas sauvé l'Empire; de nos jours, les persécutions diri-
gées contre l'Internationale ne sauveront pas davantage les conditions sociales de
l'époque actuelle.
Ce qui fait l'originalité de l'Internationale, c'est qu'elle a été créée par les travail -
leurs eux-mêmes. Avant la fondation de l'Internationale, toutes les diverses organisa-
tions étaient des sociétés fondées pour les classes ouvrières par quelques radicaux
issus des classes dominantes. En revanche, l'Internationale a été créée par les travail-
leurs eux-mêmes. En Angleterre, le mouvement chartiste a été formé avec l'accord et
le concours de radicaux bourgeois. Cependant, s'il avait connu le succès, il n'eût pu
tourner qu'à l'avantage de la classe ouvrière. L'Angleterre est le seul pays où la classe
ouvrière est assez développée pour pouvoir utiliser le suffrage universel à son profit.
Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits
jusqu'ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard: la Commune a été la con-
quête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Il y a eu de nombreux malentendus
sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de
classe. Lorsque les présentes conditions d'oppression seront éliminées grâce au
transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l'obligation faite à
tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l'unique
raison d'être d'une quelconque domination de classe et d'oppression.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 170
MARX
Résolutions du meeting de commémoration
du premier anniversaire de la Commune de Paris
II
Nous déclarons que les actes démentiels et les crimes perpétrés par les classes
bourgeoises liguées dans toute l'Europe, par haine des ouvriers, ainsi que par la vieille
société, quelles que puissent en être les formes de gouvernement, monarchique ou
républicain, sont voués à l'échec.
III
MARX
Au directeur de la Liberté
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 171
Monsieur le Directeur,
« Dans sa lettre sur les élections du 8 février, envoyée au citoyen Serraillier, Karl
Marx, le principal inspirateur de la section allemande de l'Internationale, critique avec
une certaine amertume la participation de la section française aux élections. Cela
démontre à satiété qu'à tort ou à raison, l'Internationale était alors peu encline à
s'immiscer activement dans la politique. »
ENGELS
Sur l'action politique de la classe ouvrière
Il est absolument impossible de s'abstenir des a aires politiques. Même les jour-
naux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l'occasion, d'attaquer le gouver-
nement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s'agit, c'est de savoir
quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous l'abs-
tention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la
plupart des pays. Ce n'est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l'abstention. La
pratique de la vie réelle et l'oppression politique que les gouvernements en place font
subir aux ouvriers - à des fins politiques, aussi bien que sociales -contraignent les
ouvriers à faire de la politique, qu'ils le veuillent ou non. Leur prêcher l'abstention en
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 172
matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise.
Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l'ordre du jour 1, action
politique du prolétariat, l'abstention politique est tout à fait impossible.
Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous? Par la
domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d'accord sur
ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique! Tous les abstentionnis-
tes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence.
Mais la révolution n'est-elle pas l'acte suprême en matière politique? Or, qui veut la
fin doit vouloir aussi les moyens - l'action politique qui prépare la révolution, éduque
l'ouvrier et sans elle le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la
bataille par les Favre et Pyat. Cependant, la politique qu'il faut faire doit être celle du
prolétariat: le parti ouvrier ne doit pas être à la queue de quelque parti bourgeois que
ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome ayant sa propre politique et
poursuivant son propre but.
MARX
Notes d'un discours sur l'action
politique de la classe ouvrière
(Séance du 20 septembre de la Conférence de Londres)
1 Marx fait allusion aux Statuts de l'Internationale publiés à Londres en 1867, ainsi qu'aux
Statuts provisoires de 1864 qui précèdent l'Adresse inaugurale de l'A.I.T.
2 Le texte original fut rédigé par Marx en anglais. Le Congrès de Genève (1866) l'approuva en
lui donnant quelques ajouts et l'accompagna d'un Règlement. Lafargue et Marx traduisirent le tout
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 173
de l'abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont
bien gardés d'enrayer. En Allemagne, Schweitzer et autres, à la solde de Bismarck,
ont essayé de raccrocher l'activité de nos sections au char de la politique gouverne-
mentale. En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et
autres de s'emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention
permit à un Comité dictatorial - le Comité central - composé en majeure partie de
bonapartistes et d'intrigants, de s'établir à Paris et de perdre sciemment, dans l'inac-
tion, les premiers jours de la révolution, alors qu'il aurait dû les consacrer à son
affermissement. En France, le mouvement a échoué, parce qu'il n'avait pas été assez
1
préparé.
Certes, il faut faire la politique en tenant compte des conditions de chaque pays.
En Angleterre, par exemple, il n'est pas facile à un ouvrier d'entrer au parlement. Les
parlementaires ne recevant aucun subside et l'ouvrier n'ayant que les ressources de
son travail pour vivre, le parlement est inaccessible pour lui. Or, la bourgeoisie qui
refuse obstinément une allocation aux membres du parlement, sait parfaitement que
c'est le moyen d'empêcher la classe ouvrière d'y être représentée.
Il ne faut pas croire que ce soit d'une mince importance d'avoir des ouvriers dans
les parlements. Si l'on étouffe leur voix, comme à De Potter et Castiau ou si on les
expulse comme Manuel, l'effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur
les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette
tribune, c'est le monde entier qui les entend. D'une manière comme d'une autre, c'est
une grande publicité pour nos principes. Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de
s'opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute
responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait, a secoué toute
l'Allemagne; Munich même, cette ville où l'on n'a jamais fait de révolution que pour
des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la
fin de la guerre.
en français, mais ce texte ne fut guère diffusé. La traduction de 1866, faite par le proudhonien de
droite Tolain (qui passa aux Versaillais pendant la Commune: cf. p. 127 et note nº 117), tronquait
l'importante résolution sur le rôle de la lutte politique dans l'émancipation de la classe ouvrière.
Pour remettre de l'ordre dans tout cela, la Conférence de Londres adopta une résolution sur une
édition authentique nouvelle des Statuts et des Règlements, en anglais, en allemand et en français.
1 Marx fait allusion à l'intrusion d'éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la
Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens,
etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l'origine d'hésitations, de mollesse et de diverses
erreurs (par exemple: ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s'y était pas encore
organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l'abstention en
matière politique: on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans
l'Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore
moins d'initiatives.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 174
Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens
que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements
équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne
pas prendre les Tolain.
MARX - ENGELS
Résolutions de la Conférence de l'A.I.T., Londres,
17-23 septembre 1871
* Le lendemain, Marx précisa encore une fois son point de vue sur l'abstention: « Les gens qui
propageaient dans le temps la doctrine de l'abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui
reprennent le même chemin aujourd'hui ne le sont pas. Ils rejettent la politique après qu'ait eu lieu
une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple dans une opposition bourgeoise toute
formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même temps que contre les gouvernements. Nous
devons démasquer Gambetta, afin que le peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons
mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition
bourgeoise qui n'est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que
nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse,, en réponse à leurs
persécutions contre l'Internationale. La réaction existe sur tout le continent; elle est générale et
permanente, même aux États-Unis et en Angleterre, sous une autre forme.
Nous devons déclarer aux gouvernements: nous savons que vous êtes la force armée contre les
prolétaires. Nous agirons contre vous pacifiquement là où cela nous sera possible, et par les armes
quand cela sera nécessaire. »
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 175
Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des
interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l'action de l'Asso-
ciation internationale des travailleurs;
En présence d'une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort
d'émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les
différences de classes et la domination politique des classes possédantes qui en
résulte;
Considérant en outre:
Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes le prolétariat ne peut agir
comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous
les anciens partis formés par les classes possédantes;
Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit
aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politi -
que de ses exploiteurs,
MARX - ENGELS
Résolution relative aux Statuts au Congrès
général de La Haye du 2-7 septembre 1872
Art. 7a: Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le
prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique
distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.
La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique doit aussi
servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de
ses exploiteurs.
MARX - ENGELS
Préface de 1872 au Manifeste Communiste
ENGELS À C. TERZAGHI
Londres, le 14 janvier 1872
... D'abord, les anarchistes nous cherchent querelle sous le prétexte que nous
avons tenu une Conférence; ensuite, ils nous attaquent parce que nous appliquons les
résolutions de Bâle, résolutions que nous sommes tenus d'exécuter. Ils ne veulent pas
que le Conseil général dispose d'autorité, même si elle est librement consentie par
tous. J'aimerais bien savoir comment, sans cette autorité (comme ils l'appellent), il eût
été possible de faire justice des Tolain aussi bien que des Durand et Netchaïev, et
comment avec la belle phrase d'autonomie des sections, comme vous l'expliquez dans
votre circulaire, vous entendez empêcher l'intrusion de mouchards de police et des
traîtres. Certes, personne ne conteste l'autonomie aux sections, mais une fédération
n'est pas possible, si les sections ne cèdent pas certains pouvoirs aux comités fédéraux
et, en dernière instance, au Conseil général.
* Dès 1852, Marx avait prévu qu'on ne pouvait s'emparer de la machine gouvernementale toute
faite, et qu'il fallait briser l'appareil politique bourgeois avant d'instaurer l'État de la dictature du
prolétariat, la Commune « qui n'est plus un État au sens propre » puisqu'il est capable de se
dissoudre lui-même, alors que le véritable État (féodal, bourgeois) ne peut se supprimer lui-même.
En effet, dans sa lettre à Kugelmann, Marx écrit, le 12 avril 1871:
« Si tu relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, tu verras que j'affirme qu'à la prochaine
tentative de révolution en France, il ne sera plus possible de faire passer d'une main dans l'autre la
machine bureaucratico-militaire, mais qu'il faudra la briser et que c'est là la condition préalable de
toute révolution véritablement populaire sur le continent. C'est aussi ce qu'ont tenté nos héroïques
camarades de parti de Paris. » Cf. Lénine, l'État et la révolution, chap. III.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 178
Mais, savez-vous quels furent les initiateurs et les zélateurs de ces résolutions
autoritaires? Peut-être les délégués du Conseil général? Pas du tout. Ces mesures
autoritaires ont été proposées par les délégués de Belgique, et les Schwitzguébel,
Guillaume et Bakounine en furent les protagonistes les plus acharnés. Voilà comment
les choses se présentent.
Il me semble que vous faites un grand abus des mots d'autorité et de centralisa-
tion. Je ne connais pas d'affaire plus autoritaire qu'une révolution, et quand on impose
sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les
révolutions, il me semble que l'on fasse preuve d'autorité. Ce fut le manque de
centralisation et d'autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris.
Faites ce que vous voulez de l'autorité, etc. après la victoire, mais pour la lutte
nous devons réunir toutes nos forces en un seul faisceau et les concentrer sur le même
point d'attaque. Enfin, quand j'entends parler de l'autorité et de la centralisation
comme de deux choses condamnables dans toutes les circonstances possibles, il me
semble que ceux qui parlent ainsi, ou bien ne savent pas ce qu'est une révolution, ou
bien ne sont des révolutionnaires qu'en paroles.
Si vous voulez savoir ce que les auteurs de la circulaire ont fait dans la pratique
pour l'Internationale, lisez leur propre rapport officiel sur l'état de la confédération
jurassienne au Congrès (cf. la Révolution sociale de Genève du 23 novembre 1871),
et vous verrez à quel état de dissolution et d'impuissance, ils ont réduit une fédération
bien établie il y a un an. Or, ces gens-là prétendent réformer l'Internationale !
1
Salut fraternel,
votre Fr. Engels
ENGELS À A. BEBEL
Londres, le 20 juin 1873
... Bien sûr, toute direction d'un parti veut avoir des résultats, et c'est normal. Mais
il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à
des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont
le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons et sous nos yeux
encore, se développe si colossalement, que l'on n'a pas besoin à tout prix et toujours
de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale: après la Commune elle
connut un succès immense. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient
toute-puissante. La grande masse de ses membres crurent que cela durerait toujours.
1 Il s'agit du Rapport du Comité fédéral romand de tendance bakouniste. Marx et Engels le
critiquèrent dans la circulaire privée du Conseil général: cf. p. 232 sqq.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 179
Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous.
Les sectaires qui s'y trouvaient, s'épanouirent, abusèrent de l'Internationale dans
l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas
supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s'agissait pas
pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internatio-
nale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, jusqu'à son terme.
La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres
du Congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant presque tous
ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de
la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient-ils pas connu chez eux des
chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye! Maintenant les sectaires
brouillons se mirent à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant
comme des intraitables et des dictateurs.
En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalliens viendront d'eux-
mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les
fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.
Au reste, le vieil Hegel a déjà dit: un parti éprouve qu'il vaincra, en ce qu'il se
divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement
par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accro-
chée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que
la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 180
plus divers de parti, qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans
l'Empire romain, et ce en subissant tous les pires persécutions...
La question du parti
ENGELS
Le programme des réfugiés blanquistes
de la Commune
Durant la contre-révolution qui suit chaque révolution vaincue, les réfugiés qui
ont pu en réchapper, développent une activité fiévreuse. Les différentes tendances de
parti se regroupent, s'accusent mutuellement d'avoir fait échouer le navire dans la
vase, d'avoir trahi ou commis toutes les vilenies possibles et imaginables. Par ailleurs,
on maintient avec son pays une liaison étroite, on organise, on conspire, on lance des
tracts et des journaux, on jure que le mouvement va se déclencher une nouvelle fois
dans les quarante-huit heures, que la victoire est certaine et, dans cette perspective, on
distribue déjà des postes gouvernementaux. Naturellement, c'est aller de déception en
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 182
déception. Or, comme on attribue tous les déboires à des erreurs contingentes, et non
à des circonstances historiques inévitables que l'on ne veut pas considérer en face afin
de les comprendre, on n'en finit plus de s'accuser mutuellement, et tout cela débouche
dans des lamentations générales. C'est le sort de toute émigration, depuis celle des
royalistes de 1792 à celle de réfugiés politiques d'aujourd'hui. Ceux parmi les réfugiés
qui ont une claire vision et conscience de la situation se retirent des chamailleries sté-
riles, dès qu'ils peuvent le faire décemment, et se consacrent à des tâches meilleures.
Ces blanquistes ne portent pas ce nom parce qu'ils forment un groupe fondé par
Blanqui; seuls quelques-uns des trente-trois signataires de ce programme ont peut-être
eu l'occasion de parler avec Blanqui. Ils prétendent bien plutôt vouloir agir dans son
esprit et dans sa tradition. Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique.
Socialiste simplement de par sentiment, sympathisant avec les souffrances du peuple,
il ne possède pas de théorie socialiste, ni des solutions pratiques bien déterminées
pour remédier aux maux sociaux. De par son activité politique, c'est essentiellement
un « homme d'action », étant persuadé qu'une petite minorité bien organisée doit, au
bon moment, tenter un coup de main révolutionnaire et réussir, à la suite de ce
premier succès, à entraîner les masses populaires et assurer ainsi le triomphe de la
révolution.
extérieures. On passa à l'action (le 12 mai 1839), et l'on fut écrasé en Un clin d'œil.
Au reste, ce fut la seule conspiration blanquiste dans laquelle la police ne réussit pas à
prendre pied, ayant été surprise comme par la foudre dans un ciel serein.
Étant donné que Blanqui conçoit toute révolution comme un coup de main, il s'en-
suit, de toute nécessité, l'instauration d'une dictature après son triomphe, j'entends
bien, non pas une dictature de la classe révolutionnaire - la dictature du prolétariat -,
mais la dictature de la poignée de ceux qui ont fait le coup de main et qui eux-mêmes
étaient déjà, auparavant, organisés sous la dictature d'un seul homme ou de plusieurs.
Il va de soi qu'avec de tels principes, on est livré, pieds et poings liés, à toutes les
déceptions personnelles de la vie de réfugié, étant voué à se précipiter d'une folie dans
une autre. On veut, avant tout, jouer à être Blanqui, l' « homme d'action». Mais, ici la
bonne volonté n'est pas d'un grand secours: chacun n'a pas l'instinct révolutionnaire,
l'énergie et J'esprit de décision rapide de Blanqui, et Hamlet peut parler d'énergie à
perdre haleine, il n'en reste pas moins Hamlet. Or, lorsque nos trente-trois hommes
d'action ne trouvent absolument rien à faire au niveau de ce qu'ils appellent Faction,
nos trente-trois Brutus entrent avec eux-mêmes dans une contradiction plus comique
que tragique, contradiction dont le tragique n'est nullement accru par les mines som-
bres qu'ils affichent, comme s'ils étaient tous des « Meuros, cachant le poignard sous
son manteau », ce qu'ils n'ont pas l'intention de faire, soit dit en passant.
1
Que faire dès lors? Ils préparent le « prochain grand coup », en dressant des listes
de proscription pour l'avenir, afin que les rangs de ceux qui ont participé à la Commu-
ne soient épurés, ce pour quoi ils sont appelés les « purs » parmi les autres réfugiés.
Je ne suis pas en mesure de dire s'ils se sont affublés eux-mêmes de ce titre, qui, au
reste, irait assez mal à un certain nombre d'entre eux. Leurs réunions se passent à huis
clos, et leurs décisions doivent être tenues secrètes, ce qui n'empêche nullement que
l'écho s'en répercute le lendemain dans toute la colonie française.
Il arrive à ces sérieux hommes d'action ce qui arrive toujours lorsqu'il n'est pas
possible d'agir: ils se sont engagés d'abord dans une polémique personnelle, puis litté-
1 Meuros est un personnage de la ballade Die Bürgschaft de Schiller.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 184
raire, avec un digne adversaire, l'un des plus malpropres personnages de la petite
presse parisienne, un certain Vermersch, qui publia sous la Commune le Père Duchê-
ne, une lamentable caricature du journal d'Hébert de 1793. Ce noble personnage
répond à leur indignation morale, en les traitant tous, dans un pamphlet, de « voyous
et de complices de voyous » et les inonde d'un flot épais d'injures ordurières:
Chaque mot
Est un pot de chambre,
Et qui n'est pas vide. 1
C'est avec un pareil adversaire que nos trente-trois Brutus jugent nécessaire de se
mesurer devant le publie.
Si une chose est certaine, c'est que le prolétariat parisien - après une guerre épui-
sante, après la famine de Paris, et surtout après l'atroce saignée des journées de Mai
1871 - a besoin de toute une période de repos, afin de rassembler de nouveau ses
forces, toute tentative prématurée d'un soulèvement ne pouvant avoir pour consé-
quence qu'une défaite nouvelle, si possible plus terrible encore. Nos blanquistes ne
sont pas de cet avis. La désagrégation de la majorité monarchiste à Versailles leur
annonce « la chute de Versailles et la revanche de la Commune. En effet, nous arri-
vons à ce grand moment historique, cette grave crise, où le peuple qui semble noyé
dans sa misère et voué à la mort, va reprendre sa marche révolutionnaire avec une
force nouvelle ».
Cela va donc barder de nouveau, et bientôt. Or, cet espoir d'une imminente « re-
vanche de la Commune » n'est pas seulement une illusion de réfugié, c'est un acte de
foi nécessaire de gens qui se sont mis de toute force en tête qu'ils doivent jouer aux «
hommes d'action », à un moment où il n'y a absolument rien qui permette de faire
quoi que ce soit dans ce sens, celui d'un coup de main révolutionnaire. Mais que leur
importe! Si le mouvement est déclenché, ils estimeront « que le moment est venu, que
tout ce qui, parmi les réfugiés, a encore en soi de la vie, va se manifester». Ainsi
donc, les Trente-Trois nous déclarent qu'ils sont: 1º athées; 2º communistes; 3º révo-
lutionnaires.
Nos blanquistes ont en commun avec les bakounistes qu'ils veulent représenter la
tendance la plus avancée et la plus extrémiste. C'est pour cela que, soit dit en passant,
ils marchent souvent ensemble, pour ce qui est des moyens employés, bien que leurs
buts soient opposés. Il s'agit donc, pour ce qui est de l'athéisme, d'être plus radicaux
que tous les autres. Par bonheur, il est très facile aujourd'hui d'être athée. En général,
l'athéisme est à peu près une évidence pour les partis ouvriers européens, encore que,
dans certains pays, il puisse subsister un parti comme celui des bakounistes espa-
gnols, qui proclame: croire à Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire en la
Vierge Marie, c'est tout autre chose, et il va de soi qu'un socialiste courant y croit.
Chez la plupart des ouvriers sociaux-démocrates allemands, on peut même dire que le
1 Cf. Heine, Romancero, vol. 3: Mélodies hébraïques.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 185
problème de l'athéisme est dépassé, ce terme purement négatif n'ayant plus d'effet sur
eux, puisqu'ils n'ont plus vis-à-vis de la foi en Dieu une opposition théorique, mais
pratique: ils en ont tout simplement fini avec Dieu, car ils vivent et pensent dans le
monde réel et sont, de ce fait, des matérialistes.
C'est certainement aussi le cas en France. Mais, s'il n'en était pas ainsi, rien ne
serait plus simple que de s'attacher à diffuser massivement parmi les ouvriers la bril-
lante littérature matérialiste française du siècle dernier,. L'esprit français, tant du point
de vue de la forme que du contenu, y a atteint ses plus hauts sommets. Même si l'on
considère le niveau scientifique actuel, cette littérature dépasse de très loin la substan-
ce des écrits d'aujourd'hui; pour ce qui est de sa forme, elle n'a jamais plus été attein-
te. Mais, cela ne convient pas à nos blanquistes. Afin de démontrer qu'ils sont plus
radicaux que quiconque, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793:
Cette revendication, à savoir transformer les gens en athées par ordre du mufti, est
signée par deux membres de la Commune qui ont pourtant eu l'occasion d'apprendre
par l'expérience: 10 que l'on peut ordonner tout ce que l'on veut sur le papier, sans que
pour autant cela soit appliqué, et 20 que les persécutions sont le meilleur moyen pour
faire naître des croyants inopportuns. Une chose est sûre: le seul service que l'on
puisse rendre aujourd'hui à Dieu, c'est de déclarer que l'athéisme est un article de foi
obligatoire, et de surenchérir sur les lois anticléricales du Kulturkampf de Bismarck 1
Le second point du programme, c'est le communisme. Nous nous sentons ici plus
chez nous, car le navire sur lequel nous voguons s'appelle: Manifeste du Parti com-
muniste, publié en février 1848. Dès l'automne 1872, les cinq blanquistes sortis de
l'Internationale ont professé un programme socialiste qui dans tous ses points essen-
tiels était celui-là même de l'actuel communisme allemand, et motivé leur départ
uniquement par le fait que l'Internationale refusait de jouer à la révolution comme ils
l'entendaient. A présent, le comité des Trente-Trois a adopté ce programme avec
2
1 Au cours des années 1870, Bismarck inaugura une campagne anticléricale, appelée
Kulturkampf par les libéraux bourgeois. En attaquant l’Église catholique, Bismarck visait en
réalité le parti du Centre qui représentait les survivances et nostalgies des petits États anti-
prussiens du centre et du sud de l'Allemagne. Cette campagne anti-catholique masquait aussi la
répression dans les territoires polonais occupés par la Prusse et, dans une mesure moindre, en
Alsace-Lorraine. Enfin, Bismarck dévoya la lutte de classe grâce à des querelles religieuses.
2 Un groupe de blanquistes, parmi lesquels figuraient Arnould, Vaillant et Cournet, quitta
l'Internationale après le Congrès de La Haye en septembre 1872. Il publia ensuite à Londres une
brochure intitulée Internationale et Révolution. A propos du* congrès de La Haye, par des
réfugiés de la Commune, ex-membres du Conseil général de l'International: cf. réédition dans
Cahiers de l'Institut de science appliquée, Série M, nº 7, août 1964, pp. 162-176.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 186
Les communistes allemands sont communistes, parce qu'ils passent par tous les
stades intermédiaires et compromis, qui ne sont pas faits par eux, mais par le dévelop-
pement historique, en ayant toujours clairement devant les yeux le but final qu'ils
poursuivent sans cesse: l'abolition des classes et l'instauration d'une société où n'exis-
te plus de propriété privée du sol et des moyens de production.
Les Trente-Trois sont communistes, parce qu'ils s'imaginent que l'affaire est
réglée, pourvu qu'ils aient la bonne volonté de sauter les stades intermédiaires et les
compromis: comme il est convenu, s'ils « passent tel jour à l'attaque » et arrivent au
pouvoir, le « communisme est instauré » le surlendemain. Si cela n'est pas possible
tout de suite, alors nous ne sommes pas des communistes. Il est puéril et naïf d'ériger
l'impatience en fondement de la conviction théorique!
Cela ne revient-il pas à affirmer que, durant la semaine de Mai, le peuple a fusillé
exactement les gens qui devaient être fusillés - et pas plus et pas moins -, et qu'il a
incendié exactement les bâtiments qu'il fallait, et pas plus et pas moins. Enfin, n'est-ce
pas comme si l'on affirmait à propos de la première révolution française: tous ceux
qui ont été guillotinés l'ont été à bon escient, aussi bien ceux que Robespierre a fait
décapiter que ceux qui ont ensuite décapité Robespierre? Voilà les enfantillages
auxquels aboutissent des gens, au fond tout à fait débonnaires, qui veulent faire un
effet terrible!
Mais, il suffit! Malgré toutes les excentricités de réfugiés et toutes les tentatives -
qui se changent en leur contraire - de vouloir faire apparaître Charles ou Edouard
comme des terreurs, il y a incontestablement un progrès fondamental dans ce pro-
gramme: c'est le premier manifeste, par lequel des ouvriers français professent l'ac-
tuel communisme allemand. Qui plus est, des ouvriers de la tendance qui tient les
2
1 Washburne avait, en fait, refusé d'intervenir auprès du gouvernement Thiers pour lui
soumettre la proposition de la Commune, à savoir échanger le seul Blanqui contre l'archevêque
Darboy et d'autres personnes prises en otage après que des Communards aient été fusillés. Après
l'exécution de l'archevêque, Washburne utilisa hypocritement, dans ses articles et ses conférences,
cette mesure prise par la Commune pour répondre au terrorisme des Versaillais, afin de salir les
Communards. Marx traite de la question des otages dans son Adresse sur la Guerre civile en
France, cf. p. 61 (Éd. Soc.).
2 Marx et Engels attribuaient au prolétariat anglais l'apport économique au marxisme, au
prolétariat français l'apport politique, et au prolétariat allemand l'apport théorique: d'où
l'expression, nullement chauvine, de socialisme allemand. En d'autres termes, le côté fort du
prolétariat français du siècle dernier était son génie des luttes politiques, et son côté faible la
théorie et les luttes revendicatives économiques. Avec le développement historique, ces
particularités doivent normalement s'atténuer.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 188
un symptôme de bon augure le fait que des ouvriers français adoptent des principes
théoriques justes, bien qu'ils viennent d'Allemagne.
MARX - ENGELS
Les prétendues scissions dans l’Internationale
Jusqu'à ce - jour, le Conseil général s'est imposé une réserve absolue quant aux
luttes intérieures de l'Internationale et n'a jamais répondu publiquement aux attaques
publiques, lancées durant plus de deux ans contre lui par des membres de l'Inter-
nationale.
Tant que ce ne sont que quelques intrigants qui persistent à entretenir à dessein
une confusion entre l'Internationale et une société 150 qui, dès son origine, lui a été
hostile, le Conseil général peut encore garder le silence, mais dès lors que la réaction
européenne s'appuie sur les scandales provoqués par cette société au moment même
où l'Internationale traverse sa crise la plus grave, il se voit contraint de faire l'histo-
rique de toutes ces intrigues.
La Suisse et la Belgique avaient déjà reçu leur contingent de réfugiés qu'elles de-
vaient soutenir et aider à passer en Angleterre. Les sommes collectées en Allemagne,
en Autriche et en Espagne étaient envoyées en Suisse. En Angleterre, c'était la grande
lutte pour la journée de travail de neuf heures à Newcastle et elle absorbait aussi
1
bien les contributions individuelles des ouvriers que les fonds réunis par les syndicats,
fonds qui, du reste, ne peuvent être affectés qu'aux luttes revendicatives. Cependant
grâce à des démarches et des correspondances incessantes, le Conseil put réunir par
petites sommes l'argent qu'il distribuait chaque semaine. Les ouvriers américains ont
répondu le plus généreusement à son appel. Il est bien dommage que le Conseil n'ait
pu disposer des millions que l'imagination terrifiée de la bourgeoisie voit magnanime-
ment dans les coffres-forts de l'Internationale!
En même temps, le Conseil général adressa des lettres aux différentes fédérations afin
de leur proposer le transfert du siège du Conseil général d'Angleterre en un autre pays
et pour demander que les délégués soient pourvus de mandats impératifs sur cette
question. Les Fédérations se déclarèrent à l'unanimité pour son maintien à Londres.
La guerre franco-allemande, éclatant peu de jours après, rendit tout congrès impossi-
ble. C'est alors que les Fédérations consultées nous donnèrent le pouvoir de fixer la
date du prochain Congrès selon les événements.
1 Les ouvriers anglais commencèrent la lutte pour la journée de travail à 9 heures dans les
années 1860. En Mai 1871, les ouvriers du bâtiment et de la construction mécanique de Newcastle
commencèrent une importante grève, dirigée pour la première fois par la Ligue en faveur de la
journée de neuf heures, créée peu avant. La grève fut particulièrement dure, car la Ligue entraîna
dans la lutte des ouvriers non syndiqués. Le président de la Ligue, John Burnett, s'adressa au
Conseil général, lui demandant d'intervenir pour éviter que les patrons ne fassent venir des
briseurs de grève de l'étranger. Le Conseil général envoya deux de ses membres - Eccarius et
Cohn - sur le continent, afin d'y expliquer aux ouvriers le sens de la grève de Newcastle. Les
patrons durent cesser l'importation de travailleurs étrangers pour briser la grève. En octobre 1871,
la grève s'acheva par la victoire des ouvriers, dont la semaine de travail fut ramenée à 54 heures.
2 Le 17 mai 1870, le Conseil général décida de tenir son prochain Congrès à Mayence, et non à
Paris. Le 12 juillet 1870, Marx proposa au Conseil général le programme du Congrès de Mayence.
Celui-ci ne put se réunir du fait de la guerre.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 190
Dès que la situation parut le permettre, le Conseil général convoqua une Confé-
rence restreinte, en s'appuyant sur les précédents de la Conférence de 1865 et les 1
Un Congrès publie était impossible et n'eût fait que de dénoncer les délégués du
continent. En effet, c'était le moment où la réaction européenne célébrait ses orgies:
jules Favre demandait l'extradition des réfugiés comme criminels de droit commun à
tous les gouvernements, même à celui de l'Angleterre; Dufaure proposait à l'Assem-
blée rurale une loi mettant l'Internationale hors la loi et dont Malou servit aux Belges
2
Toutes les sections en rapports réguliers avec le Conseil général furent convo-
quées en temps opportun à la Conférence qui, bien que n'étant pas un Congrès public,
se heurta à de sérieuses difficultés. Il va sans dire que, dans l'état où elle se trouvait, la
France ne pouvait élire de délégués. En Italie, la seule section, organisée alors, était
celle de Naples: au moment de nommer un délégué, elle fut dissoute par la force
armée. En Autriche et en Hongrie, les membres les plus actifs furent emprisonnés. En
Allemagne, quelques-uns des membres les plus connus furent poursuivis pour crime
de haute trahison, d'autres étaient en prison, et les moyens pécuniaires étaient absor-
bés par la nécessité de venir en aide à leurs familles. Les Américains, tout en adres-
sant à la Conférence un mémoire détaillé sur la situation de l'Internationale dans leur
pays employèrent les frais de délégation au soutien des réfugiés. Du reste, toutes les
fédérations reconnurent la nécessité de substituer une Conférence restreinte au
Congrès public.
tion sur la politique de la classe ouvrière comme renfermant des desseins si dange-
3
reux - le Times l'accusa « d'une audace froidement calculée - qu'il était urgent de
mettre l'Internationale hors la loi. D'autre part, la résolution faisant justice des sec-
tions sectaires qui s'étaient glissées dans nos rangs 161 lut le prétexte pour la police
internationale aux aguets de revendiquer bruyamment la liberté et l'autonomie des
ouvriers, ses protégés, contre le despotisme avilissant du Conseil général et de la
Conférence. La classe ouvrière se sentait si « gravement opprimée » que le Conseil
général reçut d'Europe, d'Amérique, d'Australie et même des Indes orientales des
adhésions et des avis de formation de nouvelles sections...
Or, ces sectes qui, à l'origine, représentaient les leviers du mouvement, lui font
obstacle dès que le mouvement les dépasse. Elles deviennent alors réactionnaires, La
preuve en est les sectes en France et en Angleterre, et récemment les Lassalliens en
Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l'organisation du prolétariat,
ont fini par devenir de purs et simples instruments de la police. En somme, elles
représentent l'enfance du mouvement prolétarien, comme l'astrologie et l'alchimie
sont l'enfance de la science. Pour que la fondation de l'Internationale fût possible, il
fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.
De même que, dans toute nouvelle phase historique, les vieilles erreurs reparais-
sent un instant pour disparaître bientôt après, de même l'Internationale a vu renaître
dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.
Depuis la chute de la Commune, les obstacles légaux n'ont fait que s'accroître
dans divers pays: ils rendent encore plus indispensable l'intervention du Conseil géné-
ral pour tenir les éléments douteux en dehors de l'Association. Tout dernièrement, les
comités de France ont demandé que le Conseil général intervienne pour les
débarrasser des mouchards; dans un autre grand pays (l'Autriche), les Internationaux
l'ont requis de ne reconnaître aucune section n'étant fondée par ses mandataires di-
rects ou par eux-mêmes. Ils motivaient leur demande par la nécessité d'éloigner aussi
des agents provocateurs dont le zèle bruyant se manifestait par la formation rapide de
sections d'un radicalisme sans pareil...
D'un autre côté, l'avènement de la Commune de Paris a donné un essor sans pré-
cédent au développement apparent de l'Internationale et à la revendication virile de
ses principes par les sections de toutes nationalités - excepté cependant les juras-
siens...
* Les documents policiers, publiés ces derniers temps sur l'Internationale, sans en excepter ni la
circulaire de jules Favre aux puissances étrangères, ni le rapport du rural Sacaze sur le projet
Dufaure, (1) fourmillent de citations empruntées aux pompeux manifestes de l'Alliance. La
phraséologie de ces sectaires, dont tout le radicalisme est purement verbal, sert à merveille les
desseins de la réaction (Note de Marx et d'Engels).
1 Après la circulaire de Favre demandant à tous les gouvernements, par l'intermédiaire de la
représentation diplomatique française, de procéder à l'extradition des réfugiés de la Commune, en
mai 1871, Dufaure proposa à une commission spéciale de l'Assemblée nationale d'élaborer une loi
prévoyant l'emprisonnement des personnes appartenant à l'Internationale. Cette loi fut adoptée le
14 mars 1872.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 193
MARX A SORGE
Londres, le 27 septembre 1873
Cher Sorge,
... Les conditions en Europe me donnent à penser qu'il est absolument nécessaire
de faire passer pour le moment l'organisation formelle de l'Internationale à l'arrière-
plan, en ayant soin cependant, si c'est possible, de ne pas lâcher le point central de
New York simplement pour éviter que des idiots comme Perret ou des aventurieurs
comme Cluseret s'emparent de la direction et compromettent la cause. Les événe-
ments, l'inévitable évolution et enchaînement des choses pourvoieront d'eux-mêmes à
une résurrection de l'Internationale sous une forme améliorée. En attendant, il suffit
de ne pas laisser échapper des mains la liaison avec les meilleurs éléments dans les
divers pays. Pour le reste, il ne faut pas se soucier le moins du monde des décisions
locales de Genève: on peut les ignorer totalement. La seule bonne résolution qui y ait
été prise - celle de remettre le Congrès à deux ans - facilite notre façon d'agir. Au
reste, nous faisons totalement échec aux calculs des gouvernements du continent, qui
veulent, utiliser le spectre de l'Internationale pour engager une croisade réaction-
naire, les bourgeois tenant partout ce spectre pour heureusement enterré.
A propos: il faut absolument que vous nous renvoyiez le livre de comptes pour
l'administration des fonds consacrés aux réfugiés de la Commune. Nous en avons
absolument besoin pour nous justifier contre des insinuations calomnieuses. Ce livre
n'a aucun lien avec les fonctions générales du Conseil général et, selon moi, il n'aurait
jamais dû sortir de nos mains...
MARX À SORGE
Londres, le 4 août 1874
En Angleterre, l'Internationale est pour le moment pour ainsi dire morte. Le Con-
seil fédéral de, Londres n'a plus qu'une existence purement nominale, quoique
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 194
un malheur, au contraire (Fr). En ce qui concerne les ouvriers des villes, c'est bien
dommage que tout le paquet des chefs ne soit pas entré au Parlement. C'est le moyen
le plus sûr de se débarrasser de cette racaille.
ENGELS À SORGE
Londres, 12 septembre 1874
1 En mars 1872, le syndicat des ouvriers agricoles, récemment fondé, prit la tête d'une grève
dans le comté de Warwickshire. Le mouvement s'étendit rapidement aux comtés voisins du centre
et de l'est de l'Angleterre. Les syndicats des ouvriers de l'industrie soutinrent les grévistes et leur
apportèrent une aide financière. Une demande accrue de main-d’œuvre dans l'industrie à la suite
de l'essor de la production contribua en outre au succès de la grève des ouvriers agricoles. Cf.
l'article d'Engels sur la Grève des ouvriers agricoles anglais, in Marx-Engels, Les Syndicats, Éd.
Maspero, Paris, 1971.
En mai 1872, ce fut la création de la National Agricultural Labourer's Union, présidée par
l'ouvrier Joseph Arch, qui regroupa environ 100 000 ouvriers agricoles. La lutte pour la diminu-
tion de la journée de travail et l'augmentation des salaires dura jusqu'en 1874 et s'acheva, dans
plusieurs comtés, par la victoire des grévistes.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 195
Avec ton départ, la vieille Internationale est complètement finie. Et c'est une 1
Le premier grand succès devait briser cette naïve collaboration de toutes les frac-
tions. Ce succès fut la Commune qui intellectuellement était sans contredit fille de
l'Internationale, bien que l'Internationale n'eût pas remué un doigt pour la faire, et de
laquelle l'Internationale fut, dans cette mesure aussi, rendue responsable à juste titre.
Lorsque la Commune fut devenue, grâce à la Commune, une puissance morale en
Europe, ce fut le commencement des discordes. Chaque tendance voulut exploiter le
succès a son profit, et ce fut l'inévitable dislocation. La jalousie envers la force crois-
sante des seuls gens qui étaient réellement résolus à travailler sur le vieux programme
général - les communistes allemands - poussa les proudhoniens belges dans les bras
des aventuriers bakounistes.
Le Congrès de La Haye marqua effectivement la fin - et cela pour les deux partis.
Le seul pays où il était encore possible de faire quelque chose au nom de l'Internatio-
nale était l'Amérique, et un heureux instinct y transféra la haute direction. Son presti-
ge y est maintenant épuisé, et tout effort ultérieur pour y insuffler une vie nouvelle
serait folie et gaspillage de force. L'Internationale a dominé dix années d'histoire
européenne en l'orientant vers un côté - celui de l'avenir. Elle peut considérer le
travail accompli avec fierté.
Quoi qu'il en soit, elle ne faisait que se survivre sous sa forme ancienne. Pour
susciter une nouvelle Internationale du type de l'ancienne - une alliance de tous les
partis prolétariens de tous les pays -, il faudrait un écrasement général du mouvement
ouvrier tel qu'il avait régné de 1849 à 1864. Pour cela, le monde prolétarien est deve-
nu trop vaste et trop profond. Je crois que la prochaine Internationale sera directement
communiste et arborera d'emblée nos principes, lorsque les écrits de Marx auront
produit leur effet durant quelques années...
1 Le 14 août 1874, F.-A. Sorge, qui dirigeait le Conseil général de l'Internationale transféré à
New York, annonça à Engels qu'il avait résilié ses fonctions de secrétaire général et quitté le
Conseil général.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 196
L'émigration française est tout à fait divisée. Les émigrés se sont tous brouillés
entre eux et avec tout le monde en plus, pour des motifs purement personnels, affaires
d'argent presque toujours, et nous en sommes à peu près débarrassés. Ces gens veu-
lent souvent vivre sans vraiment travailler, ils ont la tête pleine de prétendues inven-
ions qui doivent produire des millions, pourvu qu'on les mette seulement en état
d'exploiter ces inventions, ce qui demande simplement quelques livres sterling. Mais
si l'on est assez naïf pour marcher, on est refait de son argent et pardessus le marché
traité de bourgeois. Le Moussu s'est comporté le plus misérablement, se révélant à la
fin comme un escroc. La vie de bohème menée durant la guerre, la Commune et l'exil
a terriblement démoralisé ces gens, et seule l'amère nécessité peut refaire d'un
bohème français un homme rangé. Par contre, la grande masse des ouvriers français,
politiquement inconnus, a pour le moment laissé de côté la politique et a trouvé du
travail ici.
ENGELS
À FLORENCE KELLEY-WISCHNEVETZKY
... Lorsque Marx fonda l'Internationale, il rédigea les Statuts généraux de manière
que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer:
Proudhoniens, Pierre Lerouxistes et même la partie la plus avancée des syndicats
anglais. Ce n'est que par cette large base que l'Internationale est devenue ce qu'elle
fut: le moyen de dissoudre et d'absorber progressivement ces petites sectes, à l'excep-
tion des anarchistes, dont la soudaine apparition dans les différents pays n'a été que la
réaction violente de la bourgeoisie contre la Commune, et c'est pourquoi nous pou-
vions les laisser tranquillement décliner, ce qui arriva effectivement. Si, de 1864 à
1873, nous avions tenu à ne collaborer qu'avec ceux qui reconnaissaient ouvertement
notre programme, où serions-nous aujourd'hui? Je pense que notre pratique a montré
qu'il est possible de travailler avec le mouvement général de la classe ouvrière à
chacune des diverses étapes, sans abandonner ni cacher notre propre position distinc-
te, voire à notre organisation. Je crains que les Allemands d'Amérique commettraient
une grave erreur, s'ils s'engageaient dans une autre voie...
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 197
La question de l'État
ENGELS À BEBEL
Londres, 16-18 mars 1875
L' « État » n'étant qu'une institution transitoire, dont on se sert dans la lutte durant
la révolution pour réprimer de force ses adversaires, il est parfaitement absurde de
parler de « libre État populaire ».
En réponse à votre lettre du 2 avril sur la position de Karl Marx vis-à-vis des
anarchistes en général et de Johann Most en particulier, je serai concis et clair.
Depuis 1845, Marx et moi, nous avons pensé que l'une des conséquences finales
de la future révolution prolétarienne sera l'extinction progressive des organisations
politiques appelées du nom d'État. De tout temps, le but essentiel de cet organisme a
été de maintenir et de garantir, par la violence armée, l'assujettissement économique
de la majorité travailleuse par la stricte minorité fortunée. Avec la disparition de cette
stricte minorité fortunée disparaît aussi la nécessité d'un pouvoir armé d'oppression,
ou État. Mais, en même temps, nous avons toujours pensé que, pour parvenir à ce
résultat et à d'autres, bien plus importants encore de la future révolution sociale, la
classe ouvrière devait d'abord s'emparer du pouvoir politique de l'État, afin d'écraser
grâce à lui la résistance de la classe capitaliste et de réorganiser les structures socia-
les. C'est ce que l'on peut lire déjà dans le Manifeste communiste de 1847, chapitre II,
fin. (104)
1
Les anarchistes mettent les choses sens dessus dessous. Ils déclarent que la
révolution prolétarienne doit commencer en abolissant l'organisation politique de
l'État. Or, la seule organisation dont le prolétariat dispose après sa victoire, c'est
précisément l'État. Certes, cet État doit subir des changements très considérables
avant de pouvoir remplir ses nouvelles fonctions. Mais, le détruire à ce moment, ce
1 Dans sa première ébauche de l'Adresse sur la guerre civile, Marx écrit a ce propos: « Sur la
base existante de son organisation militaire, Paris édifia une fédération politique, selon un plan
très simple. Elle consistait en une association de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties
par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons, qui, à leur
tour, désignaient des délégués généraux, les généraux de légion - chacun d'eux devant représenter
un arrondissement et coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements. Ces 20 délégués,
élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central, qui, le 18
mars, prit l'initiative de la plus grande révolution de notre siècle... » (cf. Éd. Soc., p. 209).
La forme prise dès le début par la Commune confirme ainsi les idées de Marx et d'Engels sur
la dictature du prolétariat, dont l'État est une superstructure de force, violence concentrée de la
classe au pouvoir: « La révolution tout court - c'est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la
désagrégation des anciens rapports sociaux - est un acte politique. Le socialisme ne peut se réaliser
sans cette révolution. Il lui faut cet acte politique dans la mesure où il a besoin de détruire et de
dissoudre. Mais le socialisme repousse l'enveloppe politique là où commence son activité
organisatrice, là où il poursuit son but à lui, là où il est lui-même. » (Marx, le 10 août 1844, in
Écrits militaires, p. 175-176). La Commune représentant tout cela, n'est donc plus un État au sens
propre, cf. Engels à Bebel, 16-18 mars 1875.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 199
serait détruire le seul organisme grâce auquel le prolétariat victorieux puisse précisé-
ment faire valoir la domination qu'il vient de conquérir, écraser ses adversaires
capitalistes et entreprendre la révolution économique de la société, faute de quoi toute
victoire devra s'achever par une nouvelle défaite et par un massacre général des
ouvriers, comme ce fut le cas de la Commune de Paris.
Faut-il que je vous donne expressément l'assurance que Marx s'est opposé à cette
stupidité anarchiste dès l'instant où elle lui apparut sous la forme que lui donne
actuellement Bakounine? Toute l'histoire interne de l'Association internationale des
travailleurs en témoigne. Les anarchistes tentent depuis 1867 avec les procédés les
plus infâmes de s'emparer de la direction de l'Internationale, et Marx fut l'obstacle
principal à leur projet. Le résultat d'une lutte de cinq ans, ce fut, au Congrès de La
Haye en septembre 1872, l'exclusion des anarchistes de l'Internationale, et l'homme
qui fit le plus pour obtenir cette exclusion, ce fut Marx. A ce propos, notre vieil ami,
F.A. Sorge de Hoboken, qui y assista en tant que délégué, peut vous fournir des
détails, si vous le souhaitez...
s'est bornée à éliminer une réaction d'emblée sans espoir ou a conduit directement au
contraire de ce qu'elle s'efforçait de réaliser (cf, 1848, France).
Votre F.E.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 202
que j'en donne dans ma préface de Mars 1891. (165) Je vous en envoie un exem-
1
plaire pour le cas où vous n'en auriez pas. Il s'agit tout simplement de prouver que le
prolétariat victorieux doit commencer par donner une forme nouvelle à l'ancien État
et administration bureaucratiques et centralisés, avant de pouvoir utiliser l'État à ses
fins. A l'inverse. depuis 1848 toits les bourgeois républicains, si violemment aient-ils
attaqués cette machine, tant qu'ils étaient dans l'opposition - ont, sitôt qu'ils sont
parvenus au gouvernement, repris sans aucun changement cette machine pour l'utili-
ser, soit contre la réaction, soit le plus souvent contre le prolétariat. Si, dans la Guerre
civile en France 1871 nous avons porté au compte de la Commune des plans plus ou
moins conscients, alors que ses tendances lui étaient plus ou moins inconscientes, ce
n'est pas seulement parce que les circonstances le justifiaient, mais encore parce que
c'est ainsi qu'il faut procéder. Les Russes ont fait preuve d'un grand bon sens, en
mettant ce passage de la Guerre civile en annexe à leur traduction du Manifeste. Si le
* Cf. plus haut à la « Préface de 1872 au Manifeste Communiste » où Marx et Engels affirment
que l'une des leçons essentielles de la Commune a été qu'on ne peut utiliser l'appareil d'État
bourgeois: il faut le briser et créer un État prolétarien pour faire des transformations socialistes.
Cela exclut la participation de communistes marxistes à un gouvernement bourgeois. Engels le dit
expressément, et ce dans deux hypothèses: 1º en cas de victoire de la démocratie dans la
révolution: « Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au gouvernement
- mais TOUJOURS en minorité. Cela est le plus grand danger. Après Février 1848, les
démocrates socialistes français (« Réforme », Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la
faute d'accepter de pareils sièges. Minorité au gouvernement des républicains purs (« National »,
Marrast, Bastide, Marie), ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies
votées et commises par la majorité, de toutes les trahisons de la classe ouvrière à l'intérieur. Et
pendant que tout cela se passait, la classe ouvrière était paralysée par la présence au gouvernement
de ces messieurs, qui prétendaient l'y représenter. » Engels, à F. Turati, le 26 janvier 1894 ;
2º En cas de victoire électorale des seuls socialistes: « Avant tout, je n'ai pas dit que « le parti
socialiste obtiendra la majorité et prendra ensuite le pouvoir ». J'ai dit expressément, au contraire,
qu'il y a dix probabilités contre une que ceux qui sont au pouvoir utiliseront auparavant la force
contre nous; cela nous ramènerait du terrain de la majorité sur celui de la révolution. » Fr. Engels,
à G. Bosio, le 6 février 1892.
1 Marx estimait que la Commune était fort éloignée d'introduire le socialisme en France. En
fait, elle inaugurait une longue phase de dictature du prolétariat et de luttes de classes farouches:
telle était aussi la conception de Lénine pour lequel la révolution russe était le premier acte de la
révolution mondiale, contrairement à Staline qui y vit le moyen de construire, dans un seul pays, le
socialisme, au sens économique et social. Dans sa première ébauche de la Guerre civile en France,
Marx écrit: « La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière
s'efforce d'abolir toutes les classes et, par suite, toute domination de classe.... mais elle crée
l'ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classe peut passer par ses différentes phases de
la façon la plus rationnelle et la plus humaine. Elle peut être -le point de départ de réactions
violentes et, de révolutions tout aussi violentes » (op. cit., pp. 215-216).
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 203
cours des choses n'avait pas été aussi rapide, on aurait pu faire davantage encore à
l'époque...
ENGELS À BERNSTEIN
Londres, le 14 mars 1884
Cette notion de démocratie change avec chaque demos (peuple) donné à chaque
fois, et ne nous fait donc pas avancer d'un pas. Ce qu'il y avait à dire, à mon avis, c'est
que le prolétariat a besoin de formes démocratiques pour s'emparer du pouvoir politi-
que, mais comme toutes les formes politiques, elles ne sont que des moyens. Cepen-
dant, si l'on veut aujourd'hui, en Allemagne, la démocratie comme but il faut s'ap-
puyer sur les paysans et les petits bourgeois, autrement dit des classes en voie de
disparition, c'est-à-dire réactionnaires, par rapport au prolétariat, si l'on veut les
maintenir artificiellement. En outre, il ne faut pas oublier que la forme conséquente
de la domination bourgeoise est précisément la république démocratique, devenue
trop risquée à la suite du développement déjà atteint par le prolétariat, mais qui reste
une forme encore possible de la domination bourgeoise pure, comme le montrent la
France et les États-Unis.
Ton F.E.
ENGELS À A. BEBEL
Londres, le 6 juin 1884
Nous ne pouvons détourner les masses des partis libéraux, tant que ceux-ci n'ont
pas eu l'occasion de se ridiculiser dans la pratique, en arrivant au pouvoir et en démo-
ntrant qu'ils sont des incapables. Nous sommes toujours, comme en 1848, l'opposition
de l'avenir et nous devons donc avoir au gouvernement le plus extrême des partis
actuels avant que nous puissions devenir vis-à-vis de lui l'opposition actuelle. La
stagnation politique c'est-à-dire la lutte sans effet ni but des partis officiels telle
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 204
qu'elle se pratique à l'heure actuelle - ne peut pas nous servir à la longue, comme le
ferait un combat progressif de ces partis tendant au fur et à mesure à un glissement
vers la gauche. C'est ce qui se produit en France, où la lutte politique se déroule
comme toujours sous forme classique. Les gouvernements qui se succèdent sont de
plus en plus orientés à gauche; le ministère Clemenceau est déjà en vue, et ce ne sera
pas le ministère de la bourgeoisie extrême. A chaque glissement à gauche, des con-
cessions tombent en partage aux ouvriers (voir la dernière grève de Decazeville où,
pour la première fois, la soldatesque n'est pas intervenue). Ce qui importe avant tout,
c'est que le champ soit de plus en plus net pour la bataille décisive et la position des
partis claire et pure. Dans cette évolution lente, mais irrésistible de la république fran -
çaise, je tiens pour inévitable ce résultat final: opposition entre les bourgeois radicaux
jouant aux socialistes et les ouvriers vraiment révolutionnaires. Ce sera l'un des évé-
nements les plus importants, et j'espère qu'il ne sera pas interrompu. Je me réjouis de
ce que nos gens ne soient pas encore assez forts à Paris (et ils le sont d'autant plus en
province) pour se laisser aller à des putschs, par la force du verbe révolutionnaire.
... Pour ce qui est de la démocratie pure et de son rôle à l'avenir, je ne partage pas
ton opinion. Il est évident qu'en Allemagne, elle jouera un rôle bien plus insignifiant
que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais, cela n'empêche pas
qu'elle acquerra, au moment de la révolution, une importance momentanée en tant que
parti bourgeois extrême: c'est ce qui s'est déjà passé en 1849 à Francfort, du fait
qu'elle représentait la dernière bouée de sauvetage de toute l'économie bourgeoise et
même féodale. A ce moment, toute la masse des réactionnaires se range derrière lui et
le renforce: tout ce qui est réactionnaire se dorme alors des allures démocratiques. De
mars à septembre 1848, toute la masse féodale et bureaucratique renforça ainsi les
libéraux, afin de mater les masses révolutionnaires et, le coup réussi, les libéraux
furent éconduits à coups de pied, comme il fallait s'y attendre. C'est ainsi qu'en
France, de mai 1848 aux élections de Bonaparte en décembre, ce fut le parti répu-
blicain pur du National, le parti le plus faible de tous, qui régna du simple fait qu'il
avait derrière lui toute la masse organisée de la réaction.
C'est ce qui s'est passé à chaque révolution: le parti le plus bénin qui puisse encore
régner, arrive au pouvoir, simplement parce que le vaincu voit en lui la dernière
chance de salut. Or, on ne peut pas s'attendre à ce qu'au moment de la crise, nous
ayions derrière nous la majorité des électeurs, c'est-à-dire de la nation. Toute la classe
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 205
bourgeoise et les vestiges des classes féodales possédantes, une grande partie de la
petite-bourgeoisie et de la population des campagnes se rangeront alors derrière le
parti bourgeois extrême qui se donnera des allures révolutionnaires extrémistes, et je
tiens pour très possible qu'il soit représenté dans le gouvernement provisoire, voire
qu'il en forme Lin moment la majorité. La minorité social-démocrate du gouverne-
ment parisien de Février a montré comment il ne fallait pas agir lorsqu'on est en
majorité. Cependant, pour l'heure, c'est une question encore académique.
A propos du prochain Congrès de Zurich, la question que vous me posez [sur les
mesures législatives à prendre en vue d'assurer la victoire du socialisme en cas d'arri-
vée au pouvoir des socialistes] me semble des plus maladroites. Ce qu'il faut faire
immédiatement à un moment bien déterminé de l'avenir dépend naturellement tout à
fait des circonstances historiques dans lesquelles il faut agir. Votre question se pose
au pays des nuages et représente donc pratiquement un problème fantasmagorique,
auquel on ne peut répondre qu'en faisant la critique de la question elle-même. Nous ne
pouvons résoudre une équation que si elle inclut déjà dans ses données les éléments
de sa solution.
chose prendre les mesures nécessaires à intimider la masse des bourgeois de sorte
qu'il conquiert ce dont il a le plus besoin: du temps pour une action durable.
une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un
compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu'il était possible d'atteindre
à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait
pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades.
Je suis convaincu que la conjoncture de crise n'existe pas encore pour une nou-
velle Association internationale des travailleurs. En conséquence, je considère que
tous les congrès ouvriers ou socialistes - pour autant qu'ils ne se préoccupent pas des
conditions données immédiates de telle ou telle nation - ne sont pas seulement
inutiles, mais encore nuisibles. Ils se perdront toujours en fumée, en rabâchant mille
fois des généralités banales.
Amicalement
votre dévoué Karl Marx
1 Marx fait allusion à l'intrusion d'éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la
Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens,
etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l'origine d'hésitations, de mollesse et de diverses
erreurs (par exemple: ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s'y était pas encore
organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l'abstention en
matière politique: on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans
l'Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore
moins d'initiatives, cf. notes nos 104 et 105.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 207
ENGELS À J. MESA
Londres, le 24 mars 1891
Nous avons été très heureux d'apprendre, par votre lettre du 2 courant, la publi-
cation imminente de votre traduction espagnole de la Misère de la Philosophie de
Marx. Il va sans dire que nous nous associons avec empressement à cette oeuvre qui
ne manquera pas de produire un effet des plus favorables sur le développement du
socialisme en Espagne.
La théorie proudhonienne, démolie dans ses bases par le livre de Marx, a certai-
nement été balayée de la surface depuis la chute de la Commune de Paris. Mais, elle
forme toujours le grand arsenal dans lequel les bourgeois radicaux pseudo-socialistes
d'Europe occidentale puisent les formules propres à endormir les ouvriers. Or, comme
les ouvriers de ces mêmes pays ont hérité, de leurs devanciers, de semblables phrases
proudhoniennes, il arrive que, chez beaucoup d'entre eux, la phraséologie des radi-
caux trouve encore un écho. C'est le cas en France, où les seuls proudhoniens qu'il y
ait encore, sont les bourgeois radicaux soi-disant socialistes. Et si je ne m'abuse, vous
en avez aussi, dans vos Cortès et dans votre presse, de ces républicains qui se préten-
dent socialistes, parce qu'ils voient dans les idées proudhoniennes un moyen plausible
tout trouvé d'opposer au vrai socialisme, expression rationnelle et concise des
aspirations du prolétariat, un socialisme bourgeois et de faux aloi.
Salut fraternel
Fr. Engels
ENGELS A N. F. DANIELSON
... Si l'Europe occidentale avait été pour une telle révolution (socialiste) entre
1860-1870, si un tel bouleversement social avait été entrepris à ce moment en Angle-
terre, France, etc., alors c'eût été aux Russes de montrer ce qu'ils auraient pu faire de
leurs communautés (agraires), qui étaient encore plus ou moins intactes. Or, l'Occi-
1
1 Dans une lettre du 8 mars 1881 à Véra Zassoulitch, Marx expliquait que le passage par le
capitalisme n'était une fatalité que pour les pays d’Europe occidentale. Les autres pays - et
notamment la Russie - eussent pu, en théorie, sauter la phase capitaliste pour arriver directement
au socialisme, si la révolution socialiste s'était réalisée en Europe occidentale, de sorte qu'elle
aurait apporté son aide technique, fraternelle aux pays non encore développés, Cf. l'article Marx et
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 208
dent resta immobile. Aucune révolution de ce genre n'ayant été entreprise, le capita-
lisme s'y développa au contraire à un rythme accéléré. Ainsi donc, comme il était
manifestement impossible de hausser les communautés à une forme de production
dont elles étaient séparées par une série de stades historiques, il ne leur reste plus qu'à
se développer de manière capitaliste, ce qui me semble-t-il, est leur seule évolution
possible...
ENGELS À LAFARGUE
« Ah, mais nous avons la république en France », nous diront les ex-radicaux,
« chez nous, c'est autre chose. Nous pouvons utiliser le gouvernement pour des
mesures socialistes! » 1
articles de Marx sur la France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la
tactique, à tout prix paisible et anti-violente, qu'il lui plaît de prêcher depuis quelque
temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette
tactique, je ne la prêche que pour l'Allemagne d'aujourd'hui et encore sous bonne
réserve. Pour la France, la Belgique, l'Italie, l'Autriche, cette tactique ne saurait être
suivie dans son ensemble, et pour l'Allemagne elle pourra devenir inapplicable
demain...
F. E.
Cher Fischer,
J'ai tenu compte autant qu'il était possible de vos préoccupations, bien que, avec la
meilleure volonté, je ne comprenne pas pourquoi vos réticences commencent à la
moitié. Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayiez l'intention de prescrire,
*
de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes
circonstances, la légalité même vis-à-vis de ceux qui frisent la légalité, bref la
politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite.
Dans le Vorwärts, toutefois, certains prêchent parfois la révolution, avec la même
énergie que d'autres la repoussent, comme cela se faisait autrefois et se fera peut-être
encore à l'avenir. Mais, je ne peux considérer cela comme une position compétente.
J'estime que vous n'avez rien à gagner si vous prêchez le renoncement absolu à
l'intervention violente. Personne ne vous croira, et aucun parti d'aucun pays ne va
aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à
l'illégalité.
1
Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autri-
chiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris: je ne peux me compromettre aussi com-
plètement à leurs yeux.
J'ai donc accepté vos modifications avec les exceptions suivantes- 1º Épreuves 9,
chez les masses, il est dit: « elles doivent avoir compris pourquoi elles intervien-
nent »; 2º Le passage suivant: « barrer toute la phrase de: «le, déclenchement sans
préparation de l'attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante: le
mot d'ordre « déclenchement de l'attaque » est utilisé par les Français, Italiens, etc. à
tout propos, mais ce n'est pas tellement sérieux; 3º Épreuve: « Sur la révolution
(Umsturz) sociale-démocrate qui vit actuellement en s'en tenant à la loi », vous voulez
enlever « actuellement », autrement dit transformer une tactique valable momentané-
ment et toute relative, en une tactique permanente et absolue. (168) Cela je ne peux
pas le faire, sans me discréditer. à tout jamais. J'évite donc la formule de l'opposition,
et je dis: « Sur la révolution sociale-démocrate, à qui il convient si bien en ce moment
précisément de s'en tenir à la loi».
Mais, je ne peux absolument pas continuer de la sorte. J'ai fait mon possible pour
vous épargner des désagréments dans le débat. Mais vous feriez mieux de préserver le
point de vue selon lequel l'obligation de respecter la légalité est de caractère juridique,
et non moral, comme Bogoulavski vous l'a si bien montré dans le temps, et qu'elle
cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent la législation. Mais
vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d'entre vous -de ne pas contrer com-
me il fallait les prétentions de l'adversaire: reconnaître l'obligation légale du point de
vue moral, c'est-à-dire obligatoire dans toutes les circonstances, au lieu de dire: vous
avez le pouvoir et vous faites les lois, si nous les violons, vous pouvez nous traiter
selon ces lois, cela nous devons le supporter, et c'est tout; nous n'avons pas d'autre
devoir, vous n'avez pas d'autre droit, C'est ce qu'ont fait les catholiques sous les lois
de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat memnonite qui figure dans tous les
journaux, et vous ne devez pas désavouer cette position. Les projets anti-séditieux
sont de toute façon voués à la ruine: ce genre de choses ne peut même pas se formuler
l'État sont légales et, de ce fait, considérées comme justes. Même si le grand nombre est de cet
avis, le marxisme estime que l'État est toujours violence concentrée, et la justice violence légali -
sée. Même la démocratie n'est pas le but du communisme, puisqu'elle signifie que la minorité
s'incline devant la majorité, dont le gouvernement s'appuie sur la force: cf. Marx-Engels, Écrits
militaires, p. 127, Un parti étant un premier pas vers le gouvernement, forme concentrée de la
violence, ne peut donc se taxer de parti de la paix et de la non-violence sans nier sa raison d'être.
Fidèle disciple de Marx-Engels, Lénine considérait le communisme comme l'abolition des classes
et de l'État, et donc la fin de la démocratie, cf Lénine, l'État et la révolution, chap. 6: « Engels et la
suppression de la démocratie ».
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 211
et, moins encore, se réaliser, lorsque ces gens sont au pouvoir, ils répriment et sévis-
sent de toute façon contre vous d'une manière ou d'une autre.
Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous n'attendez que
parce que vous n'êtes pas encore assez forts pour vous débrouiller tout seuls et parce
que l'armée n'est pas encore complètement sapée, mais alors, mes braves, pourquoi
ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et succès gigantesques du
Parti? Tout aussi bien que nous ces gens savent que nous avançons puissamment vers
la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années, et c'est pour cela qu'ils
veulent passer à l'attaque maintenant, mais hélas pour eux, ils ne savent pas comment
s'y prendre. Nos discours ne peuvent rien changer à cela: ils le savent aussi bien que
nous et ils savent tout autant que, si nous avons le pouvoir, nous l'utiliserons comme
cela nous servira à nous, et non à eux.
Ton F. E.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 212
Vivante commune
MARX - ENGELS
Ait président du meeting slave, convoqué
le 21 mars 1881 pour commémorer
la Commune de Paris
Citoyens,
A notre grand regret, nous devons vous informer que nous ne sommes pas en
mesure d'assister à votre meeting.
Lorsque la Commune de Paris finit par succomber et fut massacrée par les défen-
seurs de l' « ordre », les vainqueurs ne se doutaient pas, certes, qu'il ne passerait pas
dix ans avant que, dans la lointaine Pétersbourg il se déroule un événement qui, sans
doute, après un long et violent combat, ne manquera pas d'aboutir lui aussi à l'instau-
ration d'une Commune russe.
Ils ne se doutaient pas non plus que le roi de Prusse avait préparé la Commune en
assiégeant Paris et en forçant le pouvoir bourgeois à armer le peuple, que ce même roi
de Prusse, dix ans après, serait assiégé dans sa propre capitale par les socialistes, et
qu'il ne pourrait sauver son trône qu'en proclamant l'état de siège dans la capitale
berlinoise.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 213
Ainsi, la Commune que les puissances du vieux monde croyaient avoir extermi-
née vit plus forte que jamais, et nous pouvons nous écrier avec vous: Vive la
Commune!
ENGELS
Discours de commémoration du quinzième
anniversaire de la Commune de Paris
Citoyens,
Nous sommes arrivés au point où tous nos adversaires - quoi qu'ils fassent -
travaillent pour nous.
En Allemagne, Bismarck a épuisé tous les moyens et jusqu'aux plus infâmes pour
tuer le mouvement ouvrier. Avant la Commune, il avait en face de lui quatre députés
socialistes; ses persécutions ont si bien fait qu'ils sont maintenant vingt-cinq. Les
ouvriers allemands rient de leur Chancelier qui, même s'il était payé, ne ferait pas
mieux la propagande révolutionnaire.
Nous en sommes là! Tout ce qui arrive tourne à notre avantage. Les mesures les
plus raffinées pour enrayer la marche du prolétariat ne font qu'en accélérer la progres-
sion. Nos ennemis eux-mêmes, quoi qu'ils fassent, sont condamnés à travailler pour
nous. Et ils ont si bien rempli cette tâche qu'aujourd'hui - le 18 mars 1886 - des mines
de Californie et de l'Aveyron à celles des bagnes de Sibérie, des millions de
travailleurs font retentir ce cri:
Vive la Commune! Vive l'union internationale dit prolétariat de tous les pays!
ENGELS
A l'adresse des ouvriers français en l'honneur
du 20e anniversaire de la Commune de Paris
Citoyennes et citoyens,
nisés pour défendre leurs droits. Thiers voulut leur voler les armes qu'ils avaient utili-
sées glorieusement contre l'invasion étrangère et qu'ils utilisèrent plus glorieusement
encore contre les attaques des mercenaires versaillais. Pour vaincre Paris insurgée, les
bourgeois et les ruraux implorèrent l'aide des Prussiens et l'obtinrent. Après une lutte
héroïque, Paris fut écrasée par un ennemi supérieur en nombre et en armement, et fut
désarmée.
Voilà maintenant vingt ans que les ouvriers de Paris sont sans armes, comme c'est
le cas partout ailleurs: dans tous les grands pays civilisés, le prolétariat est dépouillé
des moyens matériels de sa défense. Partout, ce sont les ennemis et les exploiteurs de
la classe ouvrière qui disposent de toutes les forces militaires et de l'armement.
A ce que tout homme valide pisse aujourd'hui par l'armée: celle-ci reflète de plus
en plus les sentiments et les opinions du peuple en sorte que le moyen d'oppression
essentiel qu'est l'armée devient de jour en jour une institution moins sûre. Déjà les
hommes qui sont à la tête de tous les grands États voient venir avec terreur le jour où
les soldats qui sont sous les drapeaux refuseront de massacrer leurs frères et leurs
pères. C'est ce qui est arrivé lorsque le Tonkinois (jules Ferry) eut le toupet de préten-
dre à la présidence de la République française; c'est ce que nous voyons aujourd'hui à
Berlin, où le successeur de Bismarck (Caprivi) réclame au Reichstag les moyens de
renforcer dans l'armée l'esprit d'obéissance des sous-officiers que l'on cherche à ache-
ter avec des primes de zèle, et ce parce qu'il y a trop de socialistes parmi eux! Quand
on en est là, quand jusque dans l'armée, l'aube commence à pointer, c'est que la fin du
vieux monde n'est plus très éloignée.
ENGELS
A l'adresse des ouvriers français en l'honneur
du 21e anniversaire de la Commune de Paris
Citoyennes et citoyens
C'est pourquoi l'infâme bourgeoisie n'a pas cessé d'amonceler les pires calomnies
sur la tombe de la Commune. C'est pourquoi aussi l'Association internationale des
travailleurs fut la seule qui ait osé s'identifier, dès le premier jour, avec les insurgés
parisiens, et, jusqu'au dernier jour et au-delà, avec les prolétaires vaincus. Cela est si
vrai que lorsque la Commune fut écrasée, l'Internationale ne put lui survivre: au cri de
« Sus aux Communards », l'Internationale fut abattue d'un bout à l'autre de l'Europe.
ENGELS
Au Comité national dit Parti
Ouvrier français en l'honneur du
23e anniversaire de la Commune de Paris
Je lève mon verre avec vous pour la venue prochaine d'un 18 mars international,
qui assure le triomphe du prolétariat et, en conséquence, abolise les antagonismes de
classe et fasse que la paix et le bonheur deviennent une réalité dans les pays civilisés.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Commune de 1871. 217