Introduction À La Sociologie Urbaine - 2e Éd. (Jean-Marc Stébé, Hervé Marchal) - 1
Introduction À La Sociologie Urbaine - 2e Éd. (Jean-Marc Stébé, Hervé Marchal) - 1
Introduction À La Sociologie Urbaine - 2e Éd. (Jean-Marc Stébé, Hervé Marchal) - 1
ISBN : 978-2-200-62633-4
Parmi les publications des mêmes auteurs
Jean-Marc Stébé
Hervé Marchal
Page de Copyright
Avant-propos
Partie 1
LES PRÉCURSEURS D'UNE RÉFLEXION SOCIOLOGIQUE SUR LA
VILLE ET LEURS FILIATIONS
5. L'héritage simmelien
Partie 2
LES PROMOTEURS D'UNE SOCIOLOGIE DE LA VILLE
ET DE L'URBAIN
Partie 3
LA VILLE ET L'URBAIN : LES GRANDES PROBLÉMATIQUES DE
RECHERCHE
Bibliographie
Glossaire
Index
Avant-propos
Il est significatif de voir qu’un sociologue généraliste comme Danilo
Martuccelli, de prime abord assez éloigné des questions urbaines en tant
que telles, souligne à plusieurs reprises dans ses travaux l’importance de la
ville contemporaine et de ses effets dans la vie des individus. Plus
précisément, parmi les grandes épreuves sociétales caractéristiques de notre
époque, le sociologue de la « condition sociale moderne » (Martuccelli,
20171) identifie « l’épreuve urbaine » comme une épreuve incontournable
dans le sens où la ville est « le lieu de tendances contradictoires et
simultanées à la privatisation (avec l’apparition sous différentes formes de
lotissements fermés), au décloisonnement et au croisement des
différences […]. Elle est aussi un des lieux de la dynamique entre le global
et le local » (Martuccelli, 2006, p. 123). De ce point de vue, la ville est à
n’en pas douter une « épreuve type » de notre époque invitant, par
extension, à repenser les tensions entre les mobiles et les enracinés, entre
ceux d’ici et ceux d’ailleurs, entre les établis et les migrants, entre les inclus
et les exclus…
L’importance de la ville dans la vie des êtres humains n’est pas un
constat nouveau, et les propos de Martuccelli en disent long sur le fait que
cette forme de vie humaine s’est largement imposée dans nos manières de
penser, de sentir, d’agir, de bouger, de communiquer, d’aimer, de
consommer… Rappelons à cet égard que pour l’historien Fernand Braudel
(1967, p. 369 sq.), la ville incarne « une anomalie du peuplement », dans la
mesure où elle augmente les tensions, précipite les échanges et brasse
« sans fin la vie des hommes ». C’est dire si la ville est une création
humaine, un artefact, qui s’est en outre développé à travers les âges et sur
l’ensemble de la planète selon différents rythmes et de multiples formes.
Pour autant, on peut remarquer quelques traits communs aux villes d’hier et
d’aujourd’hui, aux villes d’ici et d’ailleurs – si bien qu’il semble quelque
peu maladroit de se contenter d’une perspective culturaliste pour
appréhender la ville comme « fait social total ».
De ce point de vue, s’il est possible de promouvoir une sociologie des
villes, il reste qu’il s’avère tout à fait pertinent de proposer une sociologie
de la ville. Mais la ville, en tant que fait humain se diffusant et se
généralisant aux quatre coins du monde depuis un demi-siècle, est à
l’origine de ce qu’Henri Lefebvre appellera « l’urbain ». Partant de cette
réalité, et préférant échapper à l’alternative d’une sociologie de la ville ou
d’une sociologie de l’urbain, nous avons privilégié dans ce manuel une
sociologie urbaine, entendue comme une volonté de conjuguer
sociologiquement la ville et l’urbain. Mais parler ainsi de sociologie urbaine
ne veut pas dire pour autant que seuls les sociologues urbains sont
mobilisés dans les pages qui suivent. Géographes, politistes, philosophes,
architectes, urbanistes, historiens étayent ponctuellement le propos au point
que les limites de la sociologie urbaine deviennent parfois si poreuses qu’il
semble préférable de parler plus largement d’études urbaines (Urban
Studies). De ce point de vue, ce manuel entend déborder quelque peu le
champ de la sociologie urbaine, même si en France parler d’Urban Studies
par définition transdisciplinaires – à l’image des Gender Studies ou des
Cultural Studies dans le monde anglo-saxon – relève sûrement d’un abus de
langage tant il est vrai que dans notre pays « l’histoire des sciences sociales
de l’urbain et leur structuration institutionnelle façonnent des productions
encore largement disciplinaires » (Collet, Simay, 2013).
La ville a été rapidement intégrée dans les réflexions des grandes figures
à l’origine de la sociologie. Qu’il s’agisse de Karl Marx, Émile Durkheim,
Max Weber ou encore de Georg Simmel, tous ces pionniers de la sociologie
ont vu dans la grande ville le lieu même de la modernité (première partie).
Leurs travaux ont permis le développement de la sociologie urbaine qui a
trouvé en Robert Park, Louis Wirth, Paul-Henri Chombart de Lauwe, Henri
Lefebvre, Raymond Ledrut, Henri Raymond ou encore Jean Remy des
promoteurs exemplaires (deuxième partie). Tous ces auteurs ont proposé
différentes perspectives théoriques et méthodologiques sur la ville et le
monde urbain qui relèvent aussi bien de la morphologie, de l’écologie
urbaine, du matérialisme historique que de la socio-histoire et de
l’ethnographie sociale. À cet égard, la ville est l’objet de multiples
réflexions qui rappellent à quel point elle ne peut être identifiée à un produit
fini doté d’une définition objective fixée une fois pour toutes dans des
représentations sui generis.
Si la ville est théorisée et observée par les sociologues, les philosophes,
les historiens et les géographes, elle est aussi pensée et organisée par les
architectes, les urbanistes, les hommes politiques ou encore par les acteurs
de l’économie et de la finance. De nombreux modèles urbanistiques et
architecturaux (cité utopique, écoville…), proposés hier et aujourd’hui,
participent de l’organisation sociale, politique et économique de la ville.
Dans le même sens, les opérateurs des politiques urbaines, en s’appuyant
sur des idéologies et des référentiels, cherchent à proposer des manières de
modéliser, d’aménager et de vivre la ville. Mais plus encore, ils sont les
artisans de la planification et de la gouvernance urbaines, et contribuent
donc inévitablement au mouvement de la ville. En outre, la mondialisation
de l’économie contraint la ville d’aujourd’hui à s’instituer selon des
logiques globales. Pour autant, les mégalopoles, bien qu’étant insérées dans
des réseaux et des flux planétaires, n’en demeurent pas moins capables de
maîtriser leur sort. Ceci dit l’urbanisation généralisée impose aussi de
relever tout un ensemble de défis qui vont de la ville durable à la ville
diffuse, en passant par la fragmentation sociale et territoriale (quartiers
prioritaires, centres-villes gentrifiés, bidonvilles, gated communities…).
Enfin, l’avènement de l’urbain mondialisé, qui n’a pas (encore ?) annihilé
les spécificités du monde rural, contraint les citadins à davantage de
mobilité tout en les incitant à s’ancrer dans des territoires restreints et
familiers, sources de sens (troisième partie).
Avant de parcourir plus en avant l’ouvrage dont nous venons de présenter
rapidement le mouvement d’ensemble, soulignons combien retracer
l’histoire de la sociologie urbaine et rendre compte de ses problématiques
dans toute leur complexité et leur épaisseur relèvent sûrement de l’illusion
(Topalov, 2013). Nous ne prétendons aucunement avoir accès à toute « la
réalité » socio-historique du sous-champ disciplinaire de la sociologie dont
il est question ici. Tout au plus proposons-nous un récit doté, nous
l’espérons du moins, d’une cohérence analytique et d’un véritable souci
pédagogique inévitablement en lien avec nos intérêts présents et nos
positionnements aussi bien institutionnels qu’analytiques.
Partie 1
Si, à n’en pas douter, l’approche marxiste a contribué à éclairer les enjeux
politiques plus ou moins dissimulés de la question urbaine, il n’en reste pas
moins qu’elle n’a pas su éviter un certain nombre d’écueils (Le Breton,
2009). D’abord, cette sociologie tend, du moins dans sa déclinaison
structuraliste – qui n’est pas celle de Lefebvre (cf. infra) –, à oublier
l’habitant et ses capacités à jouer avec les règles institutionnelles, sans
compter qu’elle a trop souvent assimilé l’État à une sorte de roc
monolithique, comme s’il s’agissait d’une structure homogène dépourvue
de contradictions internes. Parallèlement, cette sociologie a trop souvent
versé dans un finalisme, sans voir que tout ne peut être rapporté à une
intention initiale de « la » société ou de l’État. Comme le note Marcel
Roncayolo (1997, p. 159), « retenons plutôt que les effets des politiques ne
sont pas socialement neutres ni indifférents, sans être pour autant le résultat
de visées intentionnelles ou d’un fonctionnement finalisé ». Comment ne
pas souligner à cet égard que l’État, aussi puissant soit-il, n’est pas en
mesure d’imposer mécaniquement ses visées à travers des politiques
publiques pourtant ambitieuses et mobilisant d’importants investissements.
En dépit de mesures adoptées au niveau central, des politiques urbaines
échouent… Cela a notamment été le cas aux États-Unis dans les années
1960, si bien que les sociologues urbains ont été mobilisés pour expliquer, à
partir d’enquêtes de grande envergure, le faible impact des politiques
publiques contre les ghettos et autres zones urbaines sinistrées (Bradford,
1968 ; Derthick, 1972). Aussi la sociologie urbaine se rapproche-t-elle sur
ce point d’une sociologie de l’action publique soucieuse d’identifier les
écarts entre les intentions des décideurs et les résultats concrets obtenus, et
ce, à travers une analyse fine des processus de mise en œuvre des politiques
publiques par les acteurs institutionnels et de leur appropriation par les
acteurs de terrain (Lascoumes, Le Galès, 2018, p. 34 sq.).
Ensuite, force est de constater que la sociologie d’obédience marxiste a
été dans l’impossibilité de penser les processus de différenciation des
citadins. Or, si d’un point de vue macrosociologique la vie urbaine tend à
uniformiser les modes de vie citadins à travers des styles vestimentaires
(jean’s, baskets) ou des manières de manger qui se sont mondialisées
(baisse du temps consacré aux repas, usage du micro-ondes…), il reste qu’à
partir du moment où l’on privilégie une échelle microsociologique on se
rend compte de toute la complexité de la vie citadine, ne serait-ce que sur le
plan de la musique où chacun dispose d’un répertoire qui ne cesse de se
complexifier : de la musique pop à la musique classique en passant par le
rock, le hip-hop, la world music, la techno, le hard rock, le jazz, les
musiques régionales, etc. En faisant de la reproduction, de l’aliénation et de
la lutte des classes le sésame ouvrant à la vérité du monde social et plus
particulièrement à la vérité des effets du capitalisme, les sociologues
urbains marxistes n’ont pas été en mesure de penser l’identité du citadin
autrement que sur le mode d’une identité interchangeable et anonyme,
arrimée à une position ou à une fonction déterminée. L’identité subjective
est ici emboîtée dans l’objectivité du monde urbain (la lutte des classes, les
rapports de domination…), au point de n’être plus qu’un effet du rapport de
classe, qu’une sorte de précipité insipide conforme aux mécanismes
d’exploitation capitaliste. Les citadins sont alors pensés comme des
éléments équivalents d’une structure. Autrement dit, la vie urbaine apparaît
comme une vie sans autre, dépourvue d’altérité, étant donné que l’autre est
privé d’une identité personnelle irréductible. La différence interpersonnelle
est dans ce cas un impensé ; l’épaisseur existentielle d’autrui est dissoute
dans une identité de sort commune.
• L’humanisme méthodologique de Michel Verret
Les travaux de Verret (1979) sur l’espace ouvrier ne prennent leur sens qu’au regard
d’une volonté de contester les logiques historiques de reproduction de la structure
sociale trouvant dans l’urbanisme au service de l’État et du capitalisme monopoliste
une expression tout à fait particulière. Dans ce sens, Verret est peut-être le seul
sociologue marxiste de cette époque à s’être autant approché du monde ouvrier en
pénétrant leur espace, non seulement en tant qu’analyste, mais aussi en tant
qu’« ami ». Les analyses de Verret, menées à partir d’observations précises,
échappent à la thèse déterministe et mécaniste selon laquelle la vie des dominés, et
plus particulièrement des ouvriers, serait réglée a priori par un État bourgeois en
mesure de contrôler la totalité du processus de reproduction de la société. Loin de
pouvoir être réduite à une simple courroie de transmission, la classe ouvrière se
caractérise par sa diversité et se montre capable de transformer des besoins en
revendications et donc en usages échappant en partie à ceux qui pourraient en tirer
profit. C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne le logement que les règles imposées
sont susceptibles d’être intégrées dans un usage de classe contradictoire, dans la
mesure où elles sont à la fois au service d’une assignation à résidence synonyme de
contrôle normatif et une possibilité de socialisation typique, c’est-à-dire de vie
communautaire pouvant déboucher sur une affirmation identitaire et une plus forte
maîtrise sur les choses et les rapports humains. Cette « loi du double sens » se
retrouve également dans le rapport à l’urbain étant donné que, d’un côté, les ouvriers
ne s’identifient pas à la ville, bien qu’ayant quitté la campagne, alors que, d’un autre
côté, ils se sont urbanisés et donc arrachés à la terre. Contrairement à Louis
Althusser (1975) qui refusait tout humanisme théorique au prétexte que comprendre
les dominés c’est comprendre en quoi ils sont déshumanisés par le système
capitaliste, Verret développe un humanisme méthodologique qui refuse de mettre
entre parenthèses pour les besoins de l’analyse l’épaisseur existentielle des dominés.
L’espace matériel apparaît ici comme un cadre qui unifie le groupe social en
contribuant à stabiliser non seulement sa mémoire propre mais aussi, d’une
façon plus large, son identité. L’espace a en effet pour fonction, selon
Halbwachs, de canaliser les flux et les impressions de toutes sortes. Il
renvoie à un principe d’homogénéité inhérent à l’enveloppe qu’il est dans
sa réalité physique. Notre désir de calme, de paix et de stabilité nous
conduit à organiser l’espace matérielafin de pouvoir s’aménager en retour
un espace de sens tranquillisé. Notre esprit ne parvient à s’apaiser que s’il
trouve dans la matérialité de la ville de quoi s’arrimer et se (dé)poser.
« Rien ne demeure dans notre esprit, écrit Halbwachs (1997, p. 209) dans
La Mémoire collective, et l’on ne comprendrait pas que nous puissions
ressaisir le passé s’il ne se conservait en effet dans le milieu naturel qui
nous entoure. » Cela étant précisé, l’un des principaux apports d’Halbwachs
est d’avoir appréhendé l’importance de l’espace dans la stabilisation non
seulement des représentations mais aussi des sentiments identitaires, et ce à
partir de deux niveaux d’analyse : collectif et individuel. Aussi Halbwachs
(1970, p. 185, c’est nous qui soulignons) écrit-il, lorsqu’il se situe sur le
plan collectif, combien « la pensée commune dans le groupe risquerait de
devenir une pensée maniaque, incohérente, s’emporterait à toutes les
divagations sociales, se dissoudrait dans les rêves et les imaginations les
plus chimériques, si elle ne se représentait pas de façon continue le volume
et la figure stable du groupe, et ses mouvements réguliers dans le monde
matériel. C’est là, sans doute, en elle parfois un poids mort, car l’attitude
qu’elle a prise en présence de ces formes tend à s’immobiliser elle-même ;
mais c’est aussi un lest nécessaire, et parfois comme une force vive, en ce
que, dans ces formes, se conserve tout l’acquis de la société, et même son
élan ». Symétriquement Halbwachs (ibid.) insiste sur le fait que l’existence
individuelle « a besoin, en quelque sorte, de reprendre pied dans l’espace.
L’espace, le monde des corps, est stable. Les formes y durent, inchangées,
ou, si elles changent, c’est suivant des lois fixes, avec des régularités et des
retours, qui maintiennent et rétablissent sans cesse en nous l’idée d’un
milieu en équilibre. Mais c’est dans cette conscience que nous prenons de
notre corps, de sa forme, de ce qui l’entoure, qu’est la condition de notre
équilibre mental ».
La fixité des formes matérielles fortifie le sentiment d’appartenance à
telle ou telle communauté dans la mesure où les individus peuvent plus
facilement se représenter leur existence. L’espace a donc pour effet de
susciter chez les citadins une plus grande clairvoyance vis-à-vis d’eux-
mêmes ; ils ont une idée plus claire de ce qu’ils sont. Autrement dit,
l’espace ne fait pas que consolider et raffermir l’idée qu’ils se font d’eux, il
l’explicite. Les propos de Halbwachs rappellent avec force qu’il ne faut pas
limiter les supports de construction de soi aux seuls rôles, fonctions et
autres statuts sous peine de déterritorialiser l’identité. Certes, le rapport à
soi prend forme à travers des rôles, mais interviennent inévitablement des
territoires, des espaces, des coins à soi, des lieux-dits symbolisés ou encore
des lieux de mémoire (Segaud, 2007). Le logement, sa voiture, son espace
de travail sont autant de micro-territoires de sens, de sphères privées où il
est possible de restaurer son unité quand celle-ci est menacée (Schwartz,
1990). La vie humaine consiste nécessairement à habiter l’espace et le vécu
est toujours peu ou prou fondé sur une expérience spatiale. On doit à
Halbwachs d’avoir attiré notre attention sur l’importance du facteur spatial,
intuition qui sera reprise notamment par le sociologue Remy (cf. infra),
lequel n’a eu de cesse de rappeler à quel point l’espace est un facteur
explicatif et incontournable de la vie urbaine à travers les effets qu’il
produit sur les manières de vivre.
• L’espace intime comme lest identitaire
Il revient sûrement à Gaston Bachelard d’avoir le plus précisé à partir d’un point de
vue phénoménologique l’importance de l’espace et notamment de la maison dans la
stabilité de la vie humaine : « La maison dans la vie de l’homme, écrit-il, évince les
contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l’homme serait un
être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la
vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain » (Bachelard,
2008, p. 28). Dans une optique plus psycho-sociologique, Anne Muxel (1996, p. 51) a
insisté sur le fait que la chambre existe dans la mémoire comme « le premier espace
de clôture entre soi et les autres, comme une première enveloppe qui dit quelque
chose de son identité et de la négociation d’un territoire propre. Dans la chambre sont
renfermés les “sanctuaires” d’une mystérieuse intimité ». La chambre est un espace
où il est possible de s’extraire provisoirement de la famille pour s’éprouver soi et
décider de règles décidées par soi-même et personne d’autre. Elle rend possibles
l’aménagement d’un univers unique, le déploiement de logiques d’appropriation à
travers des décorations personnelles, des modifications éventuelles, des marqueurs
personnalisés ; elle permet de se rendre auteur et acteur d’un morceau d’espace, le
premier véritablement à soi dans l’existence. Enfin, comment ne pas citer ici Georges
Perec (1974, p. 109) : « L’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue
butte […]. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans
tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemins de fer se
rencontrent bien avant l’infini. »
Weber revient également dans son ouvrage La Ville sur les questions
d’intégration des étrangers au sein de la cité. Si l’intégration supposait dans
les cités antiques la constitution d’une communauté religieuse et
l’appartenance à une lignée, elle recouvre d’autres modalités dans la ville
médiévale moderne dans la mesure où c’est en tant qu’individu que le
citoyen devait prêter serment pour devenir membre de la bourgeoisie locale.
Dès lors, ce n’est plus l’origine ou la filiation qui compte, mais bien plus le
fait d’avoir le statut de membre de la communauté urbaine. Peuplée de
populations coupées de leurs racines rurales et de leurs traditions, la ville
moderne ne peut plus s’organiser autour d’une base clanique de laquelle est
issue une grande majorité de citadins. Aussi se produit-il inévitablement
une individualisation des modes de vie, résultat de la dissolution des
anciennes appartenances communautaires holistes. Le citadin devient ainsi
à proprement parler un individu qui se verra attribuer une citoyenneté sur
une base statutaire individualisée et non plus collective. Cette plus grande
autonomie individuelle attirera les marchands de tous horizons qui
participeront ainsi de cette évolution radicale remettant en cause les formes
d’identification traditionnelles. Espace où est née la figure de l’individu-
citoyen, la ville organisera la coexistence d’individus étrangers les uns aux
autres à partir de lois communes objectives inventées dans le souci de
protéger les droits civiques personnalisés. C’en est fini du pouvoir réuni
arbitrairement entre les mains d’un seul homme ou d’un groupe tout-
puissant. Par extension, dans le sillage des analyses de Weber, la ville peut
être vue comme le terrain de la lutte pour la liberté, que celle-ci soit
collective ou individuelle, et considérée comme le siège originaire de la
société politique au sens noble du terme.
• « L’air de la ville rend libre »
Cette expression, qui recouvre plusieurs acceptions, trouve ici dans les analyses de
Weber une déclinaison politique que le géographe Marcel Roncayolo résume bien ci-
dessous.
« Mais la ville, lieu de centralité, est également site privilégié de l’expression, de la
diffusion des idées, de la lutte aussi ; capitale, elle organise les dominations comme
elle couve les révolutions ; les journées révolutionnaires du XVIIIe siècle au XXe siècle
en Europe ont pour cadre le paysage urbain. La Commune de Paris de 1871 illustre,
dans son ambiguïté, les deux aspects politiques de la ville ; elle proclame l’autonomie
de son institution communale ; elle met en question l’ordre établi […]. La vie urbaine
laisse enfin place à des organisations formelles ou non, à des mouvements qui, sans
participer aux affaires de la ville, parfois en marge, ont un enracinement et un champ
d’activités urbains. Faut-il élargir la question à tous les mouvements sociaux, se
demander dans quelle mesure, par exemple, le mouvement ouvrier, les actes
collectifs de revendication, de luttes ou de violence prennent leur identité dans la
ville ? »
Marcel Roncayolo, La Ville et ses territoires, Paris, Gallimard, « Folio », 1997,
p. 145-146.
traditionnelle fondée sur une forte cohésion et des rapports personnalisés, à une
société moderne, cosmopolite et plurielle, articulée autour de relations monétaires et
de la figure centrale de l’individu. À n’en pas douter, Berlin représente pour Simmel,
en ce début de XXe siècle, un exemple caractéristique de métropolisation, et ce
d’autant plus que la ville voit sa population passer de 826 000 habitants en 1870 à
plus de 1 667 000 en 1894, pour s’élever dans les années 1920 à plus de 4 millions,
ce qui en fera la plus grande ville d’Europe après Londres. L’augmentation de la
densité de populations s’accompagne
d’une grande diversité de comportements et de modes de vie, d’un bouillonnement
d’activités et d’idées à l’origine de cette figure émergente que Simmel tente de
comprendre et d’analyser : le citadin. Ce dernier fréquente désormais les cinémas et
les musées, se distrait dans les rues marchandes et les salles de spectacle, voit son
esprit sans cesse stimuler par l’intensité de la vie urbaine.
1. La nouvelle condition identitaire du citadin
Pour Simmel, la vie urbaine ne coule donc pas totalement comme bon lui
semble ; son cours est dans une certaine mesure déterminé par des formes
sociales cristallisées et impersonnelles. Et il ne peut en être autrement dans
la mesure où, selon lui, afin de donner du sens à sa vie et de cadrer ses
passions, l’être humain doit créer des formes abstraites (idées, valeurs,
manières de vivre ensemble…) qui finissent par acquérir une certaine
autonomie. Ces formes de vie permettent de consolider les relations sociales
dans des registres durables, sans qu’elles ne deviennent toutefois jamais
vraiment imperméables à l’action des individus toujours engagés dans des
relations réciproques. De ce point de vue, Simmel se situe assez loin d’une
analyse morphologique telle que nous la retrouvons chez Durkheim
(cf. supra). Il met en effet l’accent sur la fluidité des formes de vie urbaine,
sur les mouvements et les dynamiques de l’espace urbain qui en sont à
l’origine. Chez lui, les formes ne sont pas morphologiques, elles ne
s’imposent pas aux individus, elles sont bien plus morphogénétiques, c’est-
à-dire qu’elles sont prises sans cesse dans le mouvement continu des
interactions interindividuelles (Vandenberghe, 2001).
Alors que Durkheim étudie de préférence le substrat matériel des sociétés
humaines – morphologie sociale –, Simmel privilégie bien plus les
significations formelles nées des interactions qui vont donner forme à
l’espace. Si l’espace est d’ordre substantiel chez le fondateur de la
sociologie française, car défini comme un support chosifié, il est bien plus
d’ordre relationnel chez Simmel car appréhendé comme une formation
dynamique assurée par la vitalité créative des actions réciproques. Aussi,
pour Simmel, le spatial (les formes matérielles) ne s’impose pas au social.
L’espace n’est pas un substrat extérieur qui contraint les existences
individuelles. Pour lui, l’espace est sans cesse signifié et travaillé par les
individus ; il « reste toujours la forme en soi sans effet » (Simmel, 1999,
p. 599), autrement dit une forme incapable de produire le moindre contenu
sans une intervention humaine. L’espace n’est donc « qu’une activité de
l’esprit » (p. 600) : il n’est opérationnel que s’il est rempli, animé et mis en
forme par l’activité des individus pris dans des actions réciproques.
Initialement à l’état virtuel, que Simmel appelle « l’espace vide », le spatial
ne devient réel qu’après être intégré dans des logiques sociales.
• Quelle est l’influence de Simmel sur Halbwachs ?
Halbwachs (1970) se réfère explicitement dans son introduction à Morphologie sociale
à Simmel et plus particulièrement à ses réflexions sur les formes de vie sociale plus
ou moins autonomes et consolidées par rapport aux relations interindividuelles. Mais
Halbwachs n’est jamais aussi proche de Simmel quand il écrit dans Classes sociales
et morphologie (1972, p. 160-161) : « Admettons que les institutions soient avant tout
des formes stables et stabilisées des modes de vie. Néanmoins, si l’on remonte à
l’origine de ces structures, nous trouvons des états mentaux, des représentations, des
idées et des tendances qui, en se stabilisant, se cristallisent en quelque sorte. […] On
ne peut pas comprendre l’existence [de ces structures] et [leur] caractère à moins de
se rappeler et de ressaisir la pensée collective qui [leur] a donné naissance. » Cela
étant dit, là où Simmel cherche à voir des contenus purement psychiques et
relationnels, Halbwachs accorde à l’espace un statut décisif dans l’explication des
fonctionnements institutionnels et subjectifs. Si pour Simmel les formes de vie sociale
autonomes par rapport à leurs contenus originels traduisent des forces
psychologiques, ce qui intéresse au plus haut point Halbwachs, c’est de situer les
formes sociales solidifiées, entendons les institutions, dans leur concrétude matérielle,
d’où l’insistance sur l’ancrage spatial de ce qui s’est durci au cours du temps
(représentations, registres moraux, manières d’être et de sentir…) : « Nous n’aurons
de ces institutions, écrit Halbwachs dans son introduction à Morphologie sociale
(1970, p. 7 et 13), qu’une vue abstraite, si nous ne les plaçons pas en une partie de
l’espace, si nous n’apercevons pas les groupes humains qui en assurent le
fonctionnement. Les institutions ne sont pas de simples idées : elles doivent être
prises au niveau du sol, toutes chargées de matière, matière humaine et matière
inerte, organisme en chair et en os, bâtiments, maisons, lieux, aspects de l’espace. »
Cependant, ajoute-t-il, « n’oublions pas que toutes les formes […] ne nous intéressent
que parce qu’elles sont étroitement liées à la vie sociale qui consiste tout entière en
représentations et en tendances. […] On peut en trouver la base dans la nature
physique. Elles ne sont cependant pas purement matérielles. Elles résultent de
dispositions morales. […] C’est afin de découvrir toute une partie de la psychologie
collective que nous fixons notre attention sur les formes matérielles ». Halbwachs
débouche donc lui aussi à l’instar de Simmel sur les contenus psychiques à l’origine
des institutions humaines, à ceci près, 1) qu’il opère un détour par l’espace pour
mieux identifier ces formes de vie humaine et, 2) qu’il
ne rompt pas avec sa filiation durkheimienne en cherchant à montrer en quoi l’espace
contraint les manières d’être communes dans le fonctionnement des institutions.
Autrement dit, si pour Halbwachs le spatial, sinon détermine, du moins précède dans
une certaine mesure le social, pour Simmel (1999, p. 600), le psycho-social précède
le spatial, lequel n’est rien d’autre qu’une « synthèse de ses parties » opérée par
l’esprit ou la conscience. En d’autres termes, pour Simmel, les formes spatiales ne
sont que l’expression symbolique des relations humaines.
5. L’héritage simmelien
À partir des années 1920, les sociologues de l’École de Chicago (cf. infra)
reprendront nombre de réflexions de Simmel en vue de comprendre la
nature des processus par lesquels s’organisent et se désorganisent les
grandes villes modernes. Mais les leçons de Simmel seront aussi retenues
par des intellectuels européens, à commencer par Walter Benjamin qui a
suivi les cours de Simmel à Berlin et qui a cherché à comprendre la
modernité à travers les phénomènes urbains les plus concrets.
• Walter Benjamin : un héritier de Simmel ?
« Comment situer la réflexion de Benjamin par rapport aux études sur la modernité
urbaine ? De fait, la lecture benjaminienne de la ville moderne diffère des approches
socio-économiques et socio-historiques, comme celles de Weber […]. Elle s’intéresse
moins aux développements technologiques, économiques et démographiques,
corrélatifs à l’émergence de la métropole, qu’à la manière dont les mutations de
l’environnement urbain affectent la perception et l’expérience du citadin et, ce faisant,
modifient le sensorium humain. Pour [Benjamin], l’accélération du trafic automobile
sur lequel se règlent mécaniquement les mouvements des piétons, le vacarme
ambiant, la multiplication des signaux lumineux et sonores, l’envahissement des
enseignes publicitaires soumet l’individu à des stimulations sensibles sans précédent
et font de la métropole un milieu dans lequel dominent la rapidité, la désorientation et
la fragmentation des impressions. On peut qualifier cette lecture de “sensitive” dans la
mesure où elle analyse la modernité à travers le prisme des transformations
physiologiques et psychologiques de l’expérience subjective
vécue par l’habitant des grandes villes. Il s’agit là d’une orientation d’analyse que
Benjamin partage avec Siegfried Kracauer et qui trouve son inspiration théorique dans
la pensée de Simmel, dont tous deux ont suivi l’enseignement à Berlin […].
Ceci dit, en dépit des proximités thématiques et méthodologiques, Benjamin prend
aussi ses distances vis-à-vis du sociologue berlinois : d’une part, il ne fait pas de [la
grande ville] un concept sociologique, la forme générique de la sociabilité ou de
“mentalité” moderne ; d’autre part, il n’inscrit pas l’émergence de la ville moderne dans
un continuum qui irait du rural à l’urbain ou du village à la ville, comme si la métropole
était la forme culturelle la plus achevée d’un processus de modernisation […]. Même
s’il est sensible au thème simmélien de la “métropolisation de la société”, les formes
culturelles ne sont pas pour Benjamin le produit des formes urbaines mais
l’expression des forces productives. Il s’agit là d’une démarcation importante : la
Grande ville n’est pas le type de la société – rationnelle et désenchantée – mais le lieu
de production de mythes et de fantasmagories modernes résultant de l’effet de
saturation du capitalisme avancé et dont il importe de se libérer. »
Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville,
Paris-Tel-Aviv, éditions de l’Éclat, 2005, p. 9-11.
Dans une perspective plus étendue que celle des études des communautés,
Burgess (1979) proposera un modèle écologique de structure urbaine (cf.
schéma infra) qui permet de rendre compte des phases d’expansion urbaine
et des aires émergeant au cours du temps. Ces aires, saisies dans l’espace,
ne sont que l’expression d’un processus qui les différencie et les fait dériver
de l’intérieur vers l’extérieur de la ville au fur et à mesure de la croissance.
Ainsi se développent des zones concentriques (5) à partir du vieux noyau de
la ville (le loop correspondant au Central Business District). Encerclant ce
noyau, nous trouvons la « zone de transition » et de « détérioration » – mais
en attente de transformation – occupée par différentes communautés
d’immigrants pauvres (Ghetto juif, Little Sicily, Chinatown…). Puis nous
avons la troisième zone habitée par les ouvriers qualifiés de l’industrie et du
commerce ayant quitté la « zone de transition » en raison de sa
détérioration, mais qui souhaitent rester à proximité de leur emploi. Ensuite,
nous trouvons la « zone résidentielle » constituée de maisons de rapport et
de pensions de famille dans lesquelles résident les ouvriers intégrés. Et
enfin, au-delà, Burgess situe la « zone des banlieusards » qui accueille les
Commuters (navetteurs ou migrants pendulaires), propriétaires de maisons
individuelles et travaillant dans le centre.
Schéma réalisé par Anne Raulin, Anthropologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2007, p. 73, à
partir de celui de Burgess reproduit in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’École de Chicago.
Naissance de l’écologie urbaine, Grenoble, PUG-CRU, 1979, p. 137.
Pour Burgess, ce schéma simplifié de la croissance de la ville vise à
expliquer le processus d’intégration des immigrants (venus d’Europe,
d’Asie…) qui ne sont pas familiarisés avec le monde urbain. Il permet de
montrer, 1) qu’il se produit une ascension sociale, et 2) que cette dernière
entraîne un déplacement d’une aire à l’autre suivant un schéma par zones
concentriques. Une communauté se transforme sans cesse car les familles
déménagent dès qu’elles le peuvent. Il est possible de mesurer ce degré
d’urbanité à partir de divers indices : la profession et le lieu de résidence y
jouent un rôle primordial. Il existe donc un « modèle » d’itinéraire illustrant
cette ascension sociale : spécialisation professionnelle (engendrant des
revenus plus élevés) et nouvel habitat sont concomitants (Paulet, 2005).
Quelques années après, Halbwachs (1979) travaille et modifie le schéma
de Burgess. Selon lui, ce schéma n’est rien d’autre que la représentation
synthétique et pédagogique du développement spécifique de Chicago. Il est
donc pour Halbwachs nécessaire de le localiser en lui octroyant une
consistance géographique et une dimension concrète. Dans cette
perspective, il reprend le schéma de Burgess, mais en modifiant le titre et la
liste des aires résidentielles, et surtout en qualifiant chaque zone du point de
vue statistique, spatial et des modes de vie. En lui substituant une
représentation géographique, Halbwachs supprime toute son épaisseur et sa
valeur de généralisation au modèle radioconcentrique. Le nouveau schéma
auquel aboutit le sociologue français ressemble plus, nous dit Jean-Pierre
Paulet (2005), à « une carte routière » qu’à un modèle d’explication
théorique. Les processus d’extension, d’empiétement, d’« invasions », de
vagues successives de peuplements, qui faisaient la spécificité de
l’approche de Burgess, s’estompent sous la plume d’Halbwachs : la
proposition d’une lecture du peuplement de la ville dynamique et
généralisable devient une représentation statique et singulière des
communautés ethniques de Chicago dans l’espace urbain des années 1920-
1930. À ce propos, Christian Topalov (2006a), Marie-Hélène Bacqué et
Jean-Pierre Lévy (2009) montrent qu’Halbwachs évacue la thèse de
l’expansion urbaine en tant que métabolisme, au profit d’une analyse en
termes de représentation pathologique des concentrations spatiales des
communautés ethniques abordées comme des groupes raciaux
structurellement hiérarchisés dans la société et la ville. Deux visions donc
du processus ségrégatif s’expriment déjà entre les deux Guerres mondiales,
de part et d’autre de l’Atlantique, qui attestent certes qu’Halbwachs est, au
cours de son bref séjour, resté aveugle à ce que les sociologues de Chicago
lui conseillaient de faire : plonger dans la vie des groupes (Topalov, 2006b),
mais qui fait de l’étude du sociologue français un révélateur
particulièrement opérant des ambiguïtés qui entourent le concept de
ségrégation (Grafmeyer, 1994).
À partir d’un travail plus large sur un échantillon de villes américaines,
Homer Hoyt (1939) avance pour sa part un autre modèle. Pour cet
économiste américain, les zones concentriques n’ont pas d’homogénéité
fonctionnelle, ni sociale. L’expansion urbaine, qui ne s’effectue pas selon
lui en cercles réguliers mais plutôt en arcs de cercles ou secteurs, conduit
les groupes sociaux à se déplacer vers la périphérie à partir de leur point
d’enracinement à proximité du centre. En outre, Hoyt montre que c’est le
choix opéré par les classes supérieures d’un nouvel habitat et de nouveaux
modes de vie qui structure le mouvement général, les immigrés récents et
les classes défavorisées venant s’infiltrer dans les secteurs laissés libres. Le
modèle proposé par Hoyt, spécialiste des problèmes fonciers, accorde une
place plus conséquente aux choix, à la rationalité des individus et aux
phénomènes sociaux, comme l’imitation, l’identification ou la répulsion.
Walter Firey (1947), un autre chercheur américain, montre, à partir d’une
étude de la ville de Boston, le rôle des valeurs symboliques qui ancrent une
classe sociale, en l’occurrence la bourgeoisie de la ville, à ses lieux
habituels, et brisent de ce fait toute évolution mécanique. Michel Pinçon et
Monique Pinçon-Charlot (2004 ; 2007) de leur côté, et plus récemment, ont
également montré l’importance que revêtent certains lieux (Bois de
Boulogne, Champs-Élysées, Parc Monceau…) pour les catégories
bourgeoises parisiennes dans le choix de leur résidence : les plus riches ne
subissent pas les contraintes des prix immobiliers, puisqu’ils sont à même
d’acquitter les prix les plus élevés du marché.
Enfin avec le modèle « polynucléaire » élaboré par les géographes
Chauncy Harris et Edward Ullman (1945), la répartition de la population
s’explique par des « noyaux de croissance multiples » qui se développent à
partir des axes de transport. Ces différents secteurs, qui ne sont plus
concentriques ou radians, peuvent avoir des origines variées, historiques,
commerciales ou industrielles. Il est clair, comme nous le voyons, que les
deux chercheurs se refusent de choisir entre des processus, que ce soient
ceux proposés par Burgess ou ceux qui le sont par Hoyt : la compétition
impersonnelle, qu’elle se reporte à l’écologie animale ou aux règles de
l’économie classique, ne peut répondre, à elle seule, au schéma que
prennent les agglomérations urbaines (Roncayolo, 1997). Harris et Ullman
préfèrent insister sur la nature composite de la ville et l’existence de noyaux
différenciés, recoupant en somme expansion concentrique et extension
sectorielle. Quelques années après, la géographe Jacqueline Beaujeu-
Garnier reprend, dans un manuel de géographie urbaine (Beaujeu-Garnier,
Chabot, 1963), le schéma à « noyaux multiples » de Harris et Ullman. Cette
publication, régulièrement actualisée, contribuera, sans conteste, à imposer
le schéma de Harris et Ullman, au détriment de celui de Burgess, dans
l’univers de la géographie urbaine française.
Le travail sur les familles ouvrières et leur habitation, qui s’imbrique dans
l’étude sur Paris et son agglomération, constitue un autre volet de la
réflexion de Chombart de Lauwe sur l’urbain. Cette vaste enquête sur la
classe ouvrière en milieu urbain, conduite au cours de la première moitié
des années 1950, combine l’investigation sociologique d’une part et
anthropologique d’autre part, en mobilisant les méthodes d’entretien et de
questionnaires (Chombart de Lauwe, 1977).
Pour cette étude sur les familles ouvrières, comme d’ailleurs dans toutes
les recherches, il importe, nous dit Chombart de Lauwe, de dépasser les
problèmes sociaux afin de découvrir à l’arrière-plan les problèmes
sociologiques sous-jacents. « Le rôle du sociologue est ici, devant les
questions très générales qui sont soulevées, d’apporter une analyse précise
de certains points particulièrement importants. » Dans ce sens, écrit
l’auteur, cette étude des familles ouvrières « ne prétend ni résoudre des
conflits ni réparer des injustices. Elle cherche à mettre en évidence des
processus sociologiques et psychologiques dont la connaissance est utile.
L’intérêt que porte le sociologue aux familles ouvrières tient au fait qu’elles
sont le récepteur le plus sensible aux perturbations économiques et aux
déséquilibres sociaux. C’est d’après les plus pauvres, bien plus que d’après
les plus favorisés, qu’il est possible de juger de l’état d’une civilisation »
(Chombart de Lauwe, 1977, p. 224).
La recherche sur la vie quotidienne des familles ouvrières n’est en
aucune manière selon Chombart de Lauwe une sociologie de la famille
ouvrière. Il s’agit plus exactement d’une étude réalisée auprès de « familles
de travailleurs manuels salariés-horaires, originaires de France » résidant
dans l’agglomération parisienne, étude visant à analyser leurs
comportements sociaux de consommation, en particulier leur comportement
alimentaire, en liaison avec le milieu social. Pour saisir ces comportements,
l’observation directe des faits y joue un rôle essentiel. Ce travail empirique
permet probablement, nous dit Chombart de Lauwe, d’« aboutir à des
résultats moins brillants » mais certainement plus sûrs sur le plan théorique.
« La détermination des seuils et des optima, le démontage du mécanisme
d’un comportement social, la recherche d’un degré de signification peuvent
paraître s’éloigner de la sociologie doctrinale. En réalité cette sociologie
empirique s’ouvre un chemin difficile dans la recherche scientifique et peut
aboutir, par d’autres moyens, à des résultats théoriques importants
(Chombart de Lauwe, 1977, p. 224-225). »
D’une façon générale, cette recherche montre la classe ouvrière comme :
1) une classe de besoin, c’est-à-dire une classe où la pénurie est tangible ;
2) une classe urbaine, vivant et travaillant dans les villes, et occupant des
logements qui lui sont spécifiques ;
3) une classe avec sa culture propre, possédant les traits particuliers de la
solidarité de classe, et des habitudes alimentaires et vestimentaires.
Elle met en outre en évidence de fortes inégalités entre les quartiers
huppés de l’Ouest parisien et les quartiers ouvriers de l’Est.
Deux traits culturels de la classe ouvrière interpellent particulièrement
Chombart de Lauwe. Tout d’abord, il note au sein de cette classe un mode
de pensée différent de celui auquel sont habitués les « intellectuels » et une
forme d’intelligence qui emporte son admiration. Puis il constate que même
« dans des conditions misérables et révoltantes », des hommes et des
femmes sont capables d’humour et d’espérance. Ces constatations auraient
pu, nous dit Chombart de Lauwe, être l’occasion de glisser vers « une sorte
d’ouvriérisme », mais la recherche scientifique – qu’il est nécessaire de
mener rigoureusement – impose de prendre conscience des aspects positifs
et négatifs, et de garder une certaine distance, « non par souci d’une froide
objectivité, mais dans un but de progression dans la recherche et d’efficacité
pour la classe ouvrière elle-même » (Chombart de Lauwe, 1977, p. 11).
• Conditions de logement et niveau de vie des familles ouvrières dans la France
de l’après-guerre
À partir d’un échantillon de 132 ménages, Chombart de Lauwe note que les conditions
de logement des ouvriers sont en 1954 déplorables, comparées à celles d’autres
milieux sociaux. « Sur 132 ménages ouvriers, 4 n’ont pas d’électricité, 4 l’ont installée
eux-mêmes, 1 ne l’a pas dans sa cuisine. Pour un autre, elle est coupée de 5 h 30 du
matin à la nuit dans son hôtel. L’eau manque chez 32 ménages. Parmi ceux-ci, 6 l’ont
sur le palier, 9 dans la cour, un autre au rez-de-chaussée, un au bout de l’impasse, un
sur le balcon de l’étage. Nous ne rencontrons que 10 chauffe-eau, 9 douches et 3
baignoires, presque tous dans les HBM et HLM ; 42 ménages n’ont pas le gaz, 31
n’ont pas le tout-à-l’égout. Nous ne trouvons que 21 cabinets de toilette. Il y a
seulement 50 logements ayant un WC ; 79 en ont un en commun sur le palier ou dans
la cour (quelquefois un pour 10 ou 15 logements). »
Un peu plus loin, l’auteur note que « la principale différence entre le logement des
familles ouvrières et celui des familles appartenant à d’autres classes sociales tient
d’abord au niveau de vie. Le logement est effectivement un des postes du budget dont
le pourcentage dans l’ensemble des dépenses varie le moins […]. La somme
consacrée au logement est donc directement proportionnelle au revenu au moins
lorsque celui-ci n’atteint pas un chiffre trop élevé. Pour la classe ouvrière et les
classes moyennes, les familles consacrent au logement tout l’argent qu’elles peuvent,
compte tenu de leurs autres besoins. Si la dépense logement augmente d’une
manière brusque, notamment à cause de la crise de la construction, c’est au prix d’un
déséquilibre général du budget et de toute la vie familiale qui en dépend. »
D’après Paul-Henry Chombart de Lauwe, La Vie quotidienne des familles ouvrières,
Paris, éd. du CNRS, 1977, p. 7 et p. 78-79.
Bien que la pensée chombartienne soit marquée par une confiance quasi
absolue dans la démarche scientifique pour guider le politique, et bien
qu’elle se caractérise par une vision parfois simpliste des liens entre spatial
et social, elle ne laisse pas d’être actuelle quant à son appréhension de
l’individu et de son logement. Refusant d’affirmer le primat de l’un sur
l’autre, Chombart de Lauwe propose en effet une lecture dynamique et non
utilitariste de ce à quoi les gens aspirent dans leur habitat. L’ambition est de
mettre en évidence les dimensions symboliques et affectives du foyer
familial. La maison exprime une conception du monde, un rapport aux
valeurs, une image de soi et de sa famille. Loin de n’être que fonctionnel et
rationnel, le logement est solidaire de la construction de soi et de
l’« aspiration » de chacun à conduire de manière autonome sa vie. La
conclusion s’impose donc : si les structures spatiales influencent les
hommes, ceux-ci ne sont pas dépourvus de ressources pour modifier celles-
là (cf. sur ce point Toussaint, 2009).
Chombart de Lauwe a refusé, comme nous l’avons déjà vu, les barrières
disciplinaires. Ainsi, à partir de sa volonté de montrer que les nombreux
espaces (économique, culturel, géographique, biologique…) ont des
influences réciproques, et de témoigner combien ces multiples espaces
interviennent dans la construction de la personnalité et de l’identité sociale,
professionnelle, culturelle… des individus, il mettra en évidence, avec
beaucoup de finesse, que 1) la pratique de l’espace se situe dans la relation
entre l’« espace social objectif » et l’« espace social subjectif », et 2) la
représentation de l’espace social se rapporte toujours, d’une manière ou
d’une autre, à un espace sociogéographique. L’espace social objectif peut
être défini comme « le cadre spatial dans lequel évolue un individu ou un
groupe, ou un ensemble humain plus large dont les structures sont
commandées par des facteurs écologiques ou des modèles culturels »
(Chombart de Lauwe, 1977, p. 99). Les structures de l’espace social objectif
sont appréhendées et connues de manières différentes suivant les sujets et
les groupes qui reconstruisent mentalement pour eux-mêmes, dans des
espaces sociaux subjectifs, les éléments qu’ils ont choisis. « En fonction de
ces différents modes de perception et de connaissance, les sujets et les
groupes modifient leurs comportements. Ils tendent à transformer de
nouveau le cadre dans lequel ils vivent et les structures de l’espace social
objectif (ibid.). »
Le souci chombartien de comprendre l’espace social subjectif (l’espace
représenté et vécu) dans son rapport avec l’espace social objectif (l’espace
matériel), a ouvert la voie, d’une manière ou d’une autre, à de multiples
approches soucieuses de montrer à quel point la construction de la
personnalité est simultanément sociale, spatiale, corporelle et psychique.
Autrement dit, c’est dans sa relation évolutive et multidimensionnelle à
l’espace que l’individu parvient à construire de façon plus ou moins
heureuse son rapport au monde. À cet égard, Abraham Moles et Élisabeth
Rohmer (1976) insisteront sur les micro-événements de la vie quotidienne
dont la densité est maximale dans les centres-villes. Si l’individu est ici
défini comme une « coquille », celle-ci est traversée par des événements
extérieurs imprévus qui affectent les comportements individuels. Il en est
ainsi, par exemple, lorsque nous attendons l’autobus. Nous ne sommes pas
certains des rythmes de passage en raison d’éventuels imprévus. En effet, si
le bus est surchargé, il faut attendre le prochain ou faire comprendre aux
autres que je suis bien décidé à monter. Mais qui seront les heureux élus si
le bus suivant ne peut prendre que quelques personnes de la file qui attend ?
Autant de micro-tensions de la vie urbaine auxquelles l’individu doit faire
face pour s’affirmer dans un jeu social qu’il n’avait pas l’intention de jouer
initialement. Plus largement, il s’agit d’étudier les déplacements et les
mouvements dans un contexte où les stimuli multi-sensoriels se distribuent
selon divers rythmes et alternances. L’analyse se focalise dès lors sur les
liens entre perception, mouvement et structure de l’espace.
Que les auteurs se réclamant de cette perspective psychosociologique
parlent de « sphère phénoménologique » (Moles et Rohmer, 1976)
d’« espace propre » (Fischer, 1981) ou encore d’« espace proxémique »
(Hall, 1971), il est toujours question d’analyser au niveau individuel
l’expérimentation vivante, psychique, corporelle et sociale de l’espace,
tantôt intime, tantôt impersonnel. Cela implique que la relation de l’être
humain à l’espace ne peut être considérée comme une conduite passive. À
cet égard, le concept d’appropriation est particulièrement intéressant à
décliner, dans la mesure où il permet d’analyser l’insertion spatiale de
chacun dans les termes d’une conduite d’aménagement personnel. Gustave-
Nicolas Fischer (1981) précise qu’il s’agit de savoir comment dans diverses
situations l’individu aménage l’espace en coquilles personnelles qui
révèlent sa relation privilégiée au lieu dans lequel il se trouve même
provisoirement. C’est de la familiarité avec un espace que naît
l’appropriation. Cette familiarité est un apprentissage progressif des
particularités d’un lieu. En fait, un espace approprié sécurise l’individu, il
permet, même au sein d’un espace public, certaines formes de privatisation
(Stébé, 2008). Pour réaliser cette appropriation, l’individu met en œuvre
toute une série d’activités d’aménagement spatial en vue de créer un « chez
soi ». Ce processus d’aménagement, que Fischer (1981) qualifie de
processus de nidification, se caractérise par l’installation de significations
privées dans un territoire qui est souvent un espace impersonnel : par
exemple, la carte postale de vacances punaisée sur les murs de son bureau.
• L’appropriation de l’espace chez Paul-Henry Chombart de Lauwe
Pour Chombart de Lauwe, « les processus psychologiques d’appropriation ne peuvent
pas être analysés valablement sans tenir compte de processus socio-économiques
d’appropriation. L’individu qui est propriétaire de sa maison ou celui qui en est
locataire n’ont pas les mêmes représentations de leur espace-logement, n’y attachent
pas les mêmes valeurs, n’éprouvent pas à son égard les mêmes sentiments. La
propriété du sol et des objets donne un droit et un pouvoir sur les utilisateurs qui les
rend dépendants, et cette dominance sociale a des conséquences multiples sur les
réactions psychologiques des intéressés ».
Un peu plus loin, l’auteur ajoute que « l’appropriation n’est possible que dans une
société, dans des groupes, dans un milieu social en relation avec d’autres hommes.
L’espace sociogéographique auquel nous sommes confrontés est un space codifié,
institutionnalisé, organisé suivant des modèles, des normes, des systèmes de
représentations et de valeurs. Et cet espace est déjà, pour une part plus ou moins
large, la propriété d’autrui. Propriété de la société pour les espaces publics, propriété
de celui qui a acquis des droits sur la terre, les bâtiments, les objets pour les espaces
privés ».
Chombart de Lauwe affirme qu’avoir « un sentiment d’appropriation c’est aussi entrer
en conflit ou trouver une harmonie avec d’autres êtres ». À l’instar des sociologues de
l’École de Chicago, il rappelle que « des travailleurs migrants s’approprient un quartier
dans une ville industrielle par une conquête progressive, en le transformant, en lui
donnant les formes qui leur permettent de se sentir chez eux ensemble, de retrouver
leur société. Pour ce faire, ils sont confrontés à des propriétaires, des tenanciers
d’hôtels meublés, la police, les services sociaux, les administrations. En chacun d’eux
se répercute un conflit de culture et de civilisation. De même il n’est pas possible à un
ouvrier de s’“approprier” psychologiquement un quartier bourgeois, et un représentant
des classes privilégiées sera toujours étranger dans un quartier ouvrier. À tout instant
la dialectique espace-codifié, espace-vécu intervient dans les processus
d’appropriation, et les rapports de dominance, liés à la conquête et à la défense de la
propriété de l’espace, sur le plan économique et juridique, se répercutent sur la
psychologie des individus et des groupes qui se trouvent dans des situations
différentes ».
Pour le socio-anthropologue, « s’approprier un espace construit consiste déjà à
pouvoir ajuster l’espace-objet et l’espace représenté, ce qui donne une impression de
familiarité cognitive, et à pouvoir associer le désir à la représentation et à l’utilisation
des objets dans l’espace, ce qui donne une impression de familiarité affective. »
L’appropriation de l’espace construit, c’est également pour Chombart de Lauwe une
appropriation esthétique. « Les rapports de couleurs par lesquels le sujet est plus ou
moins attiré, les formes ressenties comme plus ou moins harmonieuses, leur
association aux bruits et aux odeurs, le jeu des lumières, les perspectives peuvent
donner une impression de plaisir, de plénitude, de possession, alors qu’un malaise
provoqué par des rapprochements désagréables peut donner l’impression d’être
étranger. »
In fine pour Chombart de Lauwe, « l’appropriation de l’espace socio-géographique,
observée du côté du sujet, individu ou groupe, met en jeu à la fois des processus
cognitifs, affectifs, symboliques, esthétiques, en rapport avec d’autres individus et
d’autres groupes et avec des situations objectives de dominance liées aux modes de
propriété. »
D’après Paul-Henry Chombart de Lauwe, La fin des villes. Mythe ou réalité,
Paris, Calmann-Lévy, 1982, p. 42-47.
Mais, pour être tout à fait précis sur l’intérêt que porte Lefebvre aux
questions de la vie moderne et de la ville, il est important de noter qu’il a
été, pendant l’entre-deux-guerres, taximan. « Un sociologue qui a été
chauffeur de taxi, nous dit Rémi Hess en parlant de Lefebvre, voit le monde
autrement que le professeur de sociologie qui se contente de vivre la
recherche dans son “cabinet”. Le contact à l’autre révèle implicitement ce
rapport au réel, à la vie » (Hess, 1988, p. 233).
Enfin, sur cette question des racines des problématiques urbaines chez le
socio-philosophe marxiste, Hugues Lethierry (2009) montre qu’il est
nécessaire de s’arrêter quelques instants sur son ouvrage La Proclamation
de la Commune (1965), pour saisir comment cet auteur a forgé ses théories
sur l’éclatement de la ville et l’éclosion de l’urbain. Le projet de Lefebvre
dans cet ouvrage consacré à une des journées (26 mars) de la période
insurrectionnelle de 1871 à Paris est, non pas de réaliser l’histoire de la
Commune, mais plutôt, à partir d’une régression dans le temps, de rendre
actuel un fait historique, et tenter de le faire revivre. Il souhaite également
montrer, dans une perspective dialectique, combien « le mélange de
nécessité et de hasard, de déterminisme et de contingence, de prévisible et
d’imprévu, […] constitue l’histoire, créant des situations toujours
particulières et originales » (Lefebvre, 1965, p. 11). Trois éléments
importants sont à retenir. Tout d’abord, ce qui frappe l’auteur, c’est
l’ambiance de fête qui règne au cours de ces journées d’insurrection : « La
Commune de Paris fut d’abord une immense, une grandiose fête, une fête
que le peuple de Paris, essence et symbole du peuple français et du peuple
en général, s’offrit à lui-même et offrit au monde. Fête du printemps dans la
cité, fête des déshérités et des prolétaires, fête révolutionnaire et fête de la
Révolution, fête totale, la plus grande des temps modernes, elle se déroule
d’abord dans la magnificence et la joie » (Lefebvre, 1965, p. 21). Ensuite,
Lefebvre avance sa théorie des possibles. Ainsi écrit-il : « Une révolution
rend possible un certain nombre d’événements, au cours d’un vaste
processus dont elle fut l’origine, élément ou moment décisif. Chaque fois
qu’une de ces virtualités se dessine ou se réalise, elle projette
rétroactivement une clarté sur le processus. La clarté historique naît de
l’histoire, c’est-à-dire de la praxis située dans un devenir et créatrice d’un
devenir » (Lefebvre, 1965, p. 36). Enfin, l’étude sur la Commune de Paris
permet à Lefebvre de considérer la lutte des classes sous l’angle de
l’opposition entre le centre – que le peuple tente de reconquérir – et la
périphérie (les faubourgs) – dans laquelle, en cette période de révolution
industrielle, les masses ouvrières sont reléguées. Il montre ainsi dans cet
ouvrage que les conflits sociaux se déroulent dans l’espace et pour l’espace,
l’espace de la ville apparaissant donc lieu et enjeu des « luttes des
classes » : les centres-villes investis par les catégories de population les plus
mobiles et les plus aisées, et les faubourgs occupés par les populations
captives, les ouvriers en l’occurrence, et ce d’autant plus que ces derniers
sont dans l’obligation de suivre les manufactures qui désormais s’installent
à la périphérie des villes. C’est également l’occasion pour l’auteur de
réhabiliter l’utopie et de mettre en exergue la poïésis, « l’idée renouvelée
d’une praxis créatrice » (Hess, 1988, p. 201) : les manifestations qui se
déroulent au cours de ce printemps 1871 sont un moyen de s’approprier la
rue en anticipant sur un futur où la fête aura droit de cité (Lethierry, 2009,
p. 192). Comment ne pas penser, en relisant ces propos, au mouvement des
« gilets jaunes » qui est apparu en novembre 2018 ?
Du rural à l’urbain
Axe spatio-temporel proposé par Henri Lefebvre dans son ouvrage La révolution urbaine
(1970, p. 26) visualisant le chemin parcouru par le « phénomène urbain », par « l’urbain ».
Note : Cet axe va de l’absence d’urbanisation (la « pure nature ») à l’urbain généralisé. Il
possède une dimension spatiale, puisque le processus s’étend dans l’espace, qu’il modifie, et
une dimension temporelle, puisqu’il se développe dans le temps, aspect d’abord mineur puis
prédominant de la pratique et de l’histoire. « Ce schéma ne présente, nous dit Lefebvre, qu’un
aspect de cette histoire, un découpage du temps jusqu’à un certain point abstrait et arbitraire,
donnant lieu à des opérations (périodisations) parmi d’autres, n’ayant aucun privilège absolu
mais une égale nécessité (relative) par rapport à d’autres découpages. »
Pour l’auteur, l’expression « l’urbain », préférable au mot « ville », ne
désigne pas un objet défini et définitif ; elle appelle un dépassement de la
« zone critique », une exigence de penser virtuellement l’au-delà de la ville.
Autrement dit l’urbain se définirait, selon Lefebvre, « non comme réalité
accomplie, située en arrière de l’actuel dans le temps, mais au contraire
comme horizon, comme virtualité éclairante. » « En somme, ajoute-t-il,
l’objet virtuel n’est autre chose que la société planétaire et la “ville
mondiale”, au-delà d’une crise mondiale et planétaire de la réalité et de la
pensée, au-delà des vieilles frontières tracées lors de la prédominance de
l’agriculture, maintenues au cours de la croissance des échanges et de la
production industrielle (Lefebvre, 1970, p. 27-28). »
En fait, Lefebvre fait émerger le concept de « l’urbain » à partir d’une
méthode d’appréhension des faits sociaux, la méthode régressive-
progressive, qu’il met au point à partir de sa lecture des ouvrages Le Capital
(1867) et Fondements de la critique de l’économie politique (1857-1858) de
Karl Marx (Lefebvre, 1953). Cette méthode, qu’il ne faut pas confondre,
nous dit l’auteur, avec la méthode historique, consiste d’abord à partir de ce
qui existe au moment présent, puis à remonter dans le passé. Autrement dit,
à partir d’une description fine et d’une analyse du présent, le chercheur
remonte dans le passé pour retrouver les conditions de la réalité actuelle.
Puis, il tente d’extraire, à travers cette phase régressive, ce qui a précédé le
présent. Ensuite, le chercheur reprend le processus en sens inverse afin
d’éclairer, élucider, développer… Il essaie ainsi d’imaginer tous les
possibles (les « virtualités ») contenus dans la situation présente. L’objectif
est de parvenir à éclairer le futur en tentant de mettre au jour le possible et
l’impossible (Hess, 1988). Le socio-philosophe appliquera à plusieurs
reprises cette méthode pour appréhender, comprendre et analyser des
formes sociales concrètes, notamment la communauté paysanne, l’État, ou
encore l’urbain. Ce dernier, Lefebvre le conçoit à partir de la réalité
présente de la ville, mais aussi à partir de la crise que connaît celle-ci, crise
engendrée par l’extension massive de l’industrialisation. La ville
traditionnelle – la ville politico-commerciale – éclate lorsque se
développent de nouvelles réalités, comme la ville industrielle, moderne et
fonctionnelle de Lacq-Mourenx (64) dans le sud-ouest de la France
(Lefebvre, 1960), et qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer la
ville de la campagne. L’industrie s’infiltre dans les interstices libres de la
ville antérieure, s’implante un peu partout sur le territoire et redessine le
paysage. C’est ainsi que du double mouvement d’« implosion »
(renforcement de la centralité) et d’« explosion » (diffusion illimitée des
banlieues) (cf. supra) émerge et émergera quelque chose de plus et d’autre :
l’urbain. Ce concept, comme nous le voyons, est le produit de la méthode
régressive-progressive, que Jean-Paul Sartre empruntera par la suite pour en
tirer sa propre méthode (Sartre, 1960).
La ville et l’urbain modernes, que Lefebvre a sous ses yeux dans les années
1950-1960, ne peuvent pas être, selon lui, considérés comme « œuvres », au
sens large et fort de ce que peut être une œuvre d’art qui transforme ses
matériaux (Lefebvre, 2000b). Il s’agirait plutôt à la fois d’une production au
sens marxiste du terme et d’un moyen de production. Lorsque l’auteur
utilise la notion de production, il n’entend pas seulement l’aspect
économique, mais il veut également insister sur les processus plus ou moins
volontaires, plus ou moins maîtrisés, tels que des pratiques sociales, des
interactions, des rapports – parfois conflictuels – des représentations
sociales à l’œuvre dans les différents univers sociaux et spatiaux.
Au fondement même de la pensée lefebvrienne sur l’espace se trouve
l’idée selon laquelle « l’espace n’est jamais vide, il contient toujours une
signification ». Ainsi, Lefebvre n’hésitera pas à se montrer très critique à
l’encontre des ontologies antérieures, particulièrement celles qui
appréhendent l’espace en termes strictement géométriques, comme étant un
« espace vide » (Lefebvre, 2000b). Cette façon de concevoir l’espace,
affirme-t-il, autorise les épistémologues modernes à penser la notion
d’espace comme une chose mentale, capable de recouvrir nombre de
significations, au gré de l’analyste. Les publications et les recherches qui en
résultent dans la « science de l’espace » aboutissent soit à des descriptions –
sans atteindre le « moment » analytique, encore moins le théorique –, soit à
des fragmentations et découpages de l’espace. Or il existe d’innombrables
raisons qui poussent « à penser que descriptions et découpages n’apportent
que des inventaires de ce qu’il y a dans l’espace, au mieux un discours sur
l’espace, jamais une connaissance de l’espace. » (Lefebvre, 2000b, p. 13-
14) De ce fait, émerge une multitude indéfinie d’espaces posés les uns sur
les autres, chacun appréhendé et décortiqué de façon indépendante par les
spécialistes des différentes disciplines : l’habiter, l’habitation, « l’habitat »,
sont réservés aux architectes ; la ville, l’espace urbain relèvent des
urbanistes ; quant à l’espace plus large, le territoire (régional, national,
continental, mondial), il ressort de la compétence des planificateurs ou des
économistes. Face à ce constat, Lefebvre propose de découvrir ou
d’engendrer l’unité théorique des trois champs habituellement appréhendés
séparément : le champ physique (la nature, le cosmos), le champ mental (la
logique et l’abstraction formelle) et le champ social (Lefebvre, 2000b,
p. 18-19). Le socio-philosophe souligne d’emblée que sa théorie unitaire
n’implique pas l’utilisation d’un langage privilégié, encore moins d’un
métalangage, il met en avant au contraire le caractère dialectique du
décodage spatial. Son projet vise alors à expliquer la production de
l’espace, en rapprochant les différents types d’espaces et les modalités de
leur genèse en une même théorie (Lefebvre, 2000b, p. 25-26).
Au centre de l’analyse des espaces avancée par Lefebvre se trouve
l’affirmation suivante : « L’espace (social) est un produit (social) (Lefebvre,
2000b, p. 35). » Cette affirmation a quatre implications. Premièrement,
l’espace-nature (physique), celui des mythes, peu détaché des éléments
naturels sans disparaître totalement, s’éloigne de plus en plus.
Deuxièmement, chaque société, chaque mode de production produit son
espace. L’espace social contient, en assignant des lieux appropriés, les
rapports sociaux de reproduction, à savoir les rapports biophysiologiques
entre les sexes, les âges… et les rapports de production, à savoir la division
du travail et son organisation (le système hiérarchique). Le processus de
création implique des territoires spécialisés associés à la production, à
l’interdiction et à la répression. Au terme de ce processus, les espaces
dominants sont en mesure de modeler les espaces subordonnés de la
périphérie. Troisièmement, si l’espace est un produit, la connaissance que
nous en avons reproduira et expliquera le processus de production. Pour
passer d’une appréhension des choses dans l’espace à la production de
l’espace, il est nécessaire de disposer d’autres explications. Lefebvre
souligne la nature dialectique de cette compréhension. Il propose alors une
distinction entre les pratiques spatiales, c’est-à-dire nos perceptions
(pratiques qui sont dépendantes de la réalité quotidienne et de la réalité
urbaine), les représentations de l’espace, c’est-à-dire nos conceptions (c’est
en fait l’espace conçu, celui des savants, des planificateurs, des urbanistes,
des technocrates « découpeurs » et « agenceurs »), et les espaces de
représentation, c’est-à-dire l’espace vécu à travers les images et les
symboles qui l’accompagnent (c’est l’espace des habitants, des usagers,
mais aussi de certains artistes). Ces trois entités interviennent, chacune à
leur façon, dans la production de l’espace, plus ou moins intensément en
fonction des conditions locales et des époques. Enfin quatrièmement,
chaque mode de production est supposé avoir un espace qui lui soit propre,
le passage d’un mode à l’autre engendrant nécessairement la production
d’un nouvel espace. Les questions importantes sont alors, selon Lefebvre,
de savoir : tout d’abord comment parvenir à identifier les espaces
émergents, puis à quel moment on a affaire à un nouveau mode de
production.
Lefebvre articule sa pensée autour de quatre concepts de l’espace :
1) l’espace absolu, qui est essentiellement naturel jusqu’à ce qu’il soit
colonisé, il devient alors relativisé et historique ;
2) l’espace abstrait associé à l’espace d’accumulation dans lesquels les
processus de production et de reproduction sont scindés ;
3) l’espace contradictoire où la transmutation de l’ancien espace et
l’apparition du nouvel espace se réalisent en réponse aux contradictions
inhérentes à l’espace abstrait ;
4) l’espace différentiel, mosaïque qui en résulte, constitué de lieux
différents.
• Un exemple de production de l’espace : le pourtour méditerranéen
Pour Henri Lefebvre, le pourtour méditerranéen, qui devient au cours des années
1960-1970 un espace de loisirs pour l’Europe industrielle, est un bel exemple, voire un
cas typique et remarquable d’une production de l’espace se poursuivant par différence
interne au mode de production : « Espace de loisir et même en un sens de non-travail
(vacances, mais aussi convalescences, repos, retraites, etc.), le pourtour de la
Méditerranée entre ainsi dans la division sociale du travail ; une néo-colonisation s’y
installe, économiquement et socialement, architecturalement et urbanistiquement.
Parfois cet espace tend à déborder les contraintes du néo-capitalisme qui le
régissent ; son usage exige des qualités écologiques : l’immédiateté du soleil et de la
mer, la proximité de centres urbains et d’habitations provisoires (hôtels, pavillons). Il a
donc une certaine spécificité qualitative par rapport aux grands centres industriels où
prime à l’état pur le quantitatif. Il apparaîtrait si l’on acceptait sans critique cette
“spécificité”, comme l’espace d’une dépense improductive, d’un vaste gaspillage, d’un
sacrifice intense et géant de choses, de symboles, d’énergies en excès : le sport,
l’amour, le renouvellement, plus que le repos. Cette centralité quasiment sacrificielle
des villes de loisir s’opposerait fortement à la centralité productive des villes de
l’Europe du Nord. Le gaspillage, la dépense, se découvriraient au bout de la chaîne
temporelle qui va des lieux de travail et de l’espace productiviste à la consommation
de l’espace, du soleil et de la mer, à l’érotisme spontané ou provoqué, à la Fête des
vacances. Le gaspillage et la dépense ne se situeraient donc pas au début de la
chaîne comme
événement originel mais à la fin, lui donnant son sens. Quelle illusion ! Quelle fausse
transparence et quelle naturalité trompeuse ! Les dépenses improductives
s’organisent avec soin ; centralisées, aménagées ; hiérarchisées, symbolisées,
programmées, elles servent le profit des “tour operators”, banquiers et promoteurs de
Londres, Hambourg, etc. En termes plus précis […] : dans la pratique spatiale* du
néo-capitalisme, avec les transports aériens, les représentations de l’espace*
permettent de manipuler les espaces des représentations* (ceux du soleil, de la mer,
de la fête, du gaspillage et de la dépense). »
* C’est nous qui soulignons.
D’après Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000b, p. 71-
72.
Henri Raymond (1921-2016), qui a été au début des années 1960 l’assistant
de Gurvitch à la Sorbonne, peut être considéré comme un des pionniers de
la réforme des études d’architecte engagée après 1968, et ce parce qu’il a
porté très tôt dans sa carrière d’enseignant-chercheur un regard
sociologique sur l’architecture. Se situant dans le sillage de Lefebvre,
Raymond prendra rapidement ses distances avec le paradigme structuralo-
marxiste, sans toutefois le renier totalement, et développera plutôt une
sociologie compréhensive. Ainsi, il essaiera dans une perspective
actionniste de comprendre les idéologies et les représentations qui se
déploient dans le monde urbain, et notamment autour des pavillonnaires.
Par ailleurs, il apportera une contribution non négligeable à la réflexion
méthodologique en proposant une méthode d’analyse de contenu du
discours (analyse des relations par opposition, ARO) tout à fait originale
(Raymond, 1968 ; 2001).
Après une première recherche sur la ville de Choisy-le-Roi qui faisait déjà
apparaître très nettement « cet amour du pavillon, aussi bien chez les
habitants des maisons individuelles que chez les habitants d’appartements »
(extrait entretien réalisé avec H. Raymond, 2000), Henri Raymond réalise
avec ses collègues de l’Institut de sociologie urbaine (ISU) au milieu de la
décennie 1960 une recherche sur les pavillonnaires faisant encore référence
(cf. SociologieS, 2017). Commandée par le Centre de recherche
d’urbanisme (CRU), dirigé à cette époque par le géographe Pierre Georges,
cette étude a pour objectif, tout d’abord d’appréhender l’attitude des
citadins à l’égard de l’habitat pavillonnaire, et par ailleurs de rendre
intelligible un paradoxe observé dans les politiques publiques de l’habitat
après 1945 : alors que les Français ont une préférence pour la maison
individuelle, les programmes de construction privilégient massivement les
immeubles collectifs (Girard, Stoetzel, 1947). Ce travail de sociologie
urbaine donne alors lieu à un protocole de recherche extrêmement vaste :
300 entretiens sont réalisés, et des centaines de fiches décrivant les maisons,
les biens meubles et immeubles, les vêtements, les comportements… sont
complétées. Les observations et les analyses des différentes investigations
empiriques sont consignées dans trois ouvrages : L’Habitat pavillonnaire,
qui est une synthèse des différentes parties de la recherche et de ses
séquences (Raymond et al., 1966) ; Les Pavillonnaires, présentant
l’ensemble des résultats de l’étude, et visant notamment à montrer que la
question centrale n’est pas celle d’une opposition entre le logement
individuel et le logement collectif, mais plutôt celle d’une conception
architecturale donnant aux habitants la maîtrise de leur habitat (Haumont,
1966) ; enfin, La Politique pavillonnaire, qui expose les différentes étapes
des « politiques pavillonnaires » menées depuis le début du XIXe siècle, et
met en évidence l’importance du niveau proprement politique des
aggiornamentos dans l’habitat, avec ses acteurs et ses enjeux, ses moyens et
ses affrontements idéologiques (Raymond-Dezès, 1966).
La recherche sur l’habitat pavillonnaire s’articule autour d’une analyse
« structurale » de l’espace fondée sur l’appréhension des relations
qu’entretiennent les divers éléments constitutifs des principales formes
« d’habiter » aux plans pratique, symbolique et idéologique. Cette analyse –
que Raymond dénommera analyse des relations par opposition (ARO) – se
démarque du structuralisme traditionnel puisqu’elle s’appuie également sur
une étude socio-historique de la genèse de l’habitat pavillonnaire (cf. infra).
Elle a permis de porter un éclairage neuf sur la dimension symbolique et
sociale non seulement de l’habitat pavillonnaire mais aussi de l’habitat en
général, de souligner l’ancrage spatial de la socialisation ainsi que le
caractère pulsionnel de l’appropriation socio-spatiale et, plus précisément,
de la clôture de l’espace de l’habitat. Les résultats de l’analyse montrent
que l’habitat pavillonnaire semble mieux correspondre aux aspirations
humaines que le logement collectif et qu’il ne constitue réellement ni un
archaïsme ni une pure expression de l’égoïsme petit-bourgeois.
• La méthode d’analyse des relations par opposition
La méthode d’analyse des relations par opposition (ARO) part de l’hypothèse qu’une
« liaison de type symbolique devait associer les espaces du pavillon à un système
idéologique, tel que le pavillon apparaisse comme le signifiant d’un système de
représentation de la vie sociale et morale. Ils se proposaient de voir comment
l’organisation d’un système idéologique opère dans le cadre d’un univers matériel, ici
le logement. Or les entretiens avec les habitants rendaient compte très explicitement
d’un parcours discursif où l’espace A s’opposait à l’espace B, et où l’élément
symbolique x associé à A s’opposait à l’élément symbolique y lui-même associé à B,
parcours schématisé : A : cuisine – x : privé / B : salle à manger – y : public ». Henri
Raymond déclare s’être inspiré de l’approche structuraliste et, plus précisément, des
couples d’opposition avancés par Claude Lévi-Strauss (le cru et le cuit, le miel et les
cendres, etc.) qui font écho à des univers symboliques opposés.
Henri Raymond se demandait à la fin des années 1960 si cette nouvelle méthode
d’analyse de contenu, conçue initialement pour repérer les relations d’opposition entre
des signifiants se rapportant au système des espaces et de leur pratique et des
signifiés symbolisant ces espaces, serait un outil dans la compréhension d’autres
univers sociaux. Depuis la recherche sur les pavillonnaires, l’ARO a progressivement
été étendue à l’analyse des représentations du mode de vie. On a en effet constaté
que la structuration du discours en oppositions est une constante de la production
langagière, ce qui ne préjuge nullement de la nature des significations. C’est ainsi que
cette méthode a été utilisée dans de nombreuses recherches menées par l’ISU et
dans divers travaux de doctorants d’Henri Raymond, notamment pour étudier les
pratiques de l’habitat dans différentes cultures (Grimaud, 1986), ou pour appréhender
les manières d’habiter et les usages du logement collectif (Léger, 1990). Elle a
également été appliquée dans des domaines différents comme les pratiques
patrimoniales (Gotman, 1988), ou encore l’univers des affects. Enfin, cette méthode a
été enseignée pendant de nombreuses années par Brigitte Dussart (enseignante à
l’Université de Paris X) et par Anne Gotman et Jean-Michel Léger (chercheurs en
sociologie urbaine à l’Institut Parisien de Recherche Architecture, Urbanistique,
Société – I.P.R.A.U.S.).
D’après Jean-Michel Léger et Marie-France Florand,
« L’Analyse de contenu : deux méthodes, deux résultats »,
in Alain Blanchet, L’Entretien dans les sciences sociales,
Paris, Dunod, 1985, p. 149-183.
Ce qu’il faut surtout retenir près de cinquante ans après la recherche sur
l’habitat pavillonnaire, c’est le caractère précurseur de l’analyse proposée
qui pointe subtilement certains défauts majeurs de l’habitat de type collectif
au moment même où celui-ci commence à s’implanter massivement sur le
territoire français. L’analyse déborde à plus d’un titre du cadre classique des
enquêtes sociologiques des années 1960. D’une part, l’interprétation
transcende les frontières des sciences sociales dans la mesure où elle puise
de façon plus ou moins explicite dans la philosophie, la psychanalyse, la
sémiologie, l’anthropologie, l’éthologie…, contribuant ainsi à mettre en
lumière de façon originale toute la complexité de la relation de l’homme à
son habitat et ce, donc, contre toute tentation sociologiste. D’autre part,
L’Habitat pavillonnaire est d’un point de vue épistémologique en rupture
avec les analyses fonctionnalistes d’un grand nombre d’architectes et
d’urbanistes, ainsi qu’avec le paradigme structuralo-marxiste à partir duquel
de nombreux sociologues de l’époque construisent leur analyse
sociologique. La démarche d’enquête empruntée par les auteurs s’apparente
plus à une approche compréhensive qui, par essence, fait la part belle au
sens que les individus confèrent à leurs pratiques sociales. Le point de vue
interprétatif adopté n’est cependant pas dénué de toute dimension critique,
loin s’en faut, puisque les auteurs confrontent leur propre point de vue, en
tant qu’il leur permet de déchiffrer la symbolique et les pratiques inhérentes
aux divers types d’habitat, les productions idéologiques fréquemment
associées à ces derniers et le discours des acteurs sur leurs pratiques. Cette
posture critique se fonde également sur la comparaison de « l’habiter » en
pavillon et en logement de type collectif.
Les recherches sur le pavillon constituent non seulement les premières
analyses sociologiques d’envergure consacrées à ce type d’habitat mais
également, et conséquemment, une rupture manifeste avec une vision de
sens commun envisageant le pavillon comme le signe patent de
l’individualisme petit-bourgeois. D’un point de vue général, les résultats de
l’enquête sur les pavillonnaires s’inscrivent dans le droit-fil des travaux de
Lefebvre qui, dès les années 1960, dénonce le mal des grands ensembles et
se propose de prêter attention à la dimension spatiale de la vie quotidienne
(cf. supra), deux caractéristiques fondamentales que l’on retrouve
intimement liées tout au long des écrits des chercheurs de l’ISU.
Enfin, il est nécessaire de préciser que l’objectif central de l’analyse est
de montrer combien les Français sont attachés à l’habitat pavillonnaire.
Pour ce faire, Raymond et ses collègues essaient de dégager les fondements
de ce qu’ils considèrent comme la conséquence directe de cet attachement
et nomment « l’utopie pavillonnaire » (Raymond et al., 1966, p. 25), une
conception de l’habitat individuel à laquelle est étroitement associée la
réalisation du bonheur. Partant de trois considérations majeures que sont :
1) « l’existence supposée d’une utopie pavillonnaire » (p. 27), 2) le débat
sur le logement collectif et le logement individuel, et 3) le rapport entre les
modes de vie et les types d’habitat, l’équipe de chercheurs formulent tout
un ensemble de questions dont l’objectif principal est de rendre compte des
conditions d’existence de l’« idéologie pavillonnaire » : y a-t-il dans la
société française, durant une période historique donnée, émergence d’une
idéologie pavillonnaire ? Ces représentations sont-elles apparues dans une
réaction réformiste contre le collectivisme ? Quels sont les effets de
l’idéologie pavillonnaire dans l’habitat collectif ?
• Quand le « bon air » est dans le pavillon
La consultation de la littérature pavillonnaire française a permis à Raymond et al.
(1966) de dégager les thèmes révélant comment s’est créée dans l’horizon culturel
français une image du pavillon. Les arguments sanitaires sont particulièrement utilisés
dans cette littérature consacrée au pavillon individuel.
« La santé : Le pavillon apporte la santé physique : cette assertion est avancée par
presque tous les propagandistes du pavillon et n’a jamais été critiquée. Le principal
élément de cette santé est le “bon air” que l’on respire, particulièrement dans le jardin.
Les légumes frais contribuent aussi à la santé du pavillonnaire. La justesse de cette
proposition qui tenait autrefois à un système de distribution limitant la consommation
des légumes frais, a été récemment relayée par celle qui veut que les “machins
chimiques” empoisonnent toute l’alimentation. Ces conditions, bon air et légumes,
sont particulièrement appréciables pour les enfants.
En même temps, le pavillon apporte la santé morale. Cette affirmation vient en
premier lieu sous la plume des idéologues de la bourgeoisie et du patronat.
L’adéquation du cadre pavillonnaire au groupe familial est ici l’argument principal. Les
membres de la famille ne sont ni dans la rue, ni au café, ni jetés dans les réunions
politiques. D’ailleurs, le pavillon incite au travail : travail pour acquérir un pavillon,
travail pour entretenir la maison et sa parcelle. D’une manière générale, les vertus du
travail entourent le pavillon d’un halo lumineux, qui n’est contesté directement par
aucune idéologie parce que le pavillon ne peut être le fruit que de l’argent
honnêtement (petitement, pourrait-on presque dire) gagné.
Enfin, le pavillon isole. Cet isolement est considéré comme bénéfique par les
théoriciens du logement patronal, mais aussi par ceux qui condamnent les
promiscuités.
L’ensemble de ces éléments oppose fortement le pavillon à la partie centrale de la
ville, pathogène par les conditions physiques et morales qui y règnent. »
Henri Raymond, L’Habitat pavillonnaire, Paris, CRU, 1966, p. 96-97.
Jean Remy (né en 1928) s’est attaché au début des années 1960, après ses
investigations sociologiques sur la religion, à saisir les modes de
structuration de la ville sous l’effet des économies d’agglomération et des
dynamiques foncières. Cela l’a amené à s’intéresser aux différentes
manifestations de l’urbanité et des manières de faire la ville : réseaux,
territoires et mobilités. Il a également insisté sur l’importance du facteur
spatial dans la vie urbaine en montrant comment celui-ci est susceptible de
produire toutes sortes d’effets. Cela l’a notamment conduit à prendre ses
distances avec des analyses ne retenant de la vie citadine que des facteurs
socio-démographiques au détriment des dimensions physiques, même si
Remy a repris nombre d’intuitions simmeliennes sur l’intensité de la vie
urbaine.
Ce que nous montre Remy dans son ouvrage La Ville : vers une nouvelle
définition ? écrit avec Voyé, c’est que l’urbanisation moderne est avant tout
le résultat d’un processus de maîtrise des distances (spatiales) (Remy, Voyé,
1992). Afin de saisir la nature des aggiornamentos induits par ce processus,
l’auteur recourt à une démarche idéal-typique. Il différencie ainsi des
situations non urbanisées, que l’on peut repérer aussi bien dans les villages
que dans les villes, et des situations urbanisées, que l’on peut tout à fait
retrouver à la campagne.
Remy insiste sur le fait que l’urbanisation, qui est un processus de
transformation des rapports à l’espace, affecte autant les villes que les
campagnes (cf. également sur ce point Remy, 1998). Le développement des
moyens de transport et de communication a eu pour effet de spécialiser
davantage les espaces urbains, faisant de la mobilité une condition
d’adaptation à la vie urbaine. Parallèlement, l’autonomie de choix des
citadins est valorisée (ainsi, le citadin peut choisir d’aller faire ses courses
où bon lui semble, liberté qu’il n’avait pas à la campagne lorsque
l’automobile n’était pas aussi répandue), et partant leur capacité à maîtriser
des distances.
En revanche, les situations non urbanisées se caractérisent par une
mobilité spatiale faible. La dépendance des individus par rapport à la
proximité physique ou spatiale des personnes, des services et des
informations y est beaucoup plus conséquente. Ces milieux non urbanisés
sont de fait plus souvent intégrés – autrement dit davantage
plurifonctionnels – que les espaces urbanisés, étant donné que les capacités
de se déplacer sont plus réduites, d’où la nécessité pour l’habitant de
trouver sur place tout ce dont il a besoin. Remy montre que certains
quartiers urbains fonctionnent comme des milieux non urbanisés, alors que
des villages peuvent être tout à fait intégrés dans une dynamique urbanisée.
Encore une fois, rappelle le sociologue belge, ce sont les rapports à l’espace
qui diffèrent, et non des lieux en tant que tels (Remy, 2015).
Ces rapports distincts ont également une répercussion sur les types de
relations sociales. Ainsi, au sein des espaces non urbanisés, tout le monde
est proche, tout le monde est donc « visible », de sorte que la vie des
individus se trouve exposée au regard d’autrui. On sait que dans ces espaces
le contrôle social peut y être à son comble, voire pesant. Ce modèle non
urbanisé en vient à dévaloriser la mobilité puisqu’elle ferait sortir les
individus du champ d’action et de surveillance du groupe. En revanche, au
sein des espaces urbanisés, les lieux de travail, d’habitation, de loisirs sont
diffractés, ce qui donne aux individus une liberté d’action et de relation. Ces
deux types de situations évoquent, comme le rappelle Annick Germain
(1997, p. 243), la dialectique distance/proximité : « La proximité dans
l’espace n’est pas nécessairement garante d’un rapprochement
interpersonnel, d’une capacité de communiquer. » À cet égard, les
sociologues ont depuis longtemps observé qu’une relation est, dans bien des
cas, inversement proportionnelle entre proximité physique et distance
sociale, et réciproquement. Il suffit ici de rappeler les observations faites
par Chamboredon et Lemaire (1970) à la fin des années 1970 dans une cité
HLM.
Enfin, cette tension possible entre situation urbanisée et situation non
urbanisée n’est pas la seule qui prévaut dans la vie sociale. Remy s’est
attaché à identifier d’autres situations au sein desquelles les individus, les
groupes, les institutions sont susceptibles d’être dans l’impossibilité de
contracter des accords, de passer des compromis, de s’entendre. Afin de
dépasser ces situations de tensions stériles, le sociologue belge n’a eu de
cesse de mettre en avant la nécessité d’engager des processus de
transaction.
• La transaction pour dépasser les tensions de la vie urbaine
Remy, Voyé et Servais (1991) font de la « transaction sociale » le concept central de
la sociologie de la vie quotidienne et du monde urbain. Si initialement la transaction
s’appliquait dans le champ juridictionnel et dans le domaine économique, il reste
qu’elle peut recouvrir une portée bien plus large dans la mesure où il est possible de
la considérer comme une unité de base de la vie sociale et de la concevoir comme
une séquence d’ajustements successifs permettant de parvenir à des compromis
(Blanc, 1992).
Dans une perspective sociologique, la transaction n’est pas seulement économique,
elle est sociale, et son champ d’application est très vaste. Pour Maurice Blanc, « elle
est un processus permanent de régulation des échanges, elle aboutit à des
compromis provisoires et, comme la toile de Pénélope, elle peut être remise cent fois
sur le métier. La transaction sociale est beaucoup plus attentive aux conflits et aux
rapports de force et elle ne présuppose pas le consensus, ce qui la rapproche de la
transaction juridique » (Blanc, 1995, p. 100). Entre la transaction sociale, définie par le
sociologue, et la transaction juridique, il y a cependant cette différence que celle-ci
peut résoudre définitivement un conflit, tandis que celle-là demeure toujours
inachevée, car le conflit social n’a pas de solution définitive.
En résumé, « la transaction sociale est un processus dans lequel s’élaborent des
compromis pratiques qui permettent la coopération conflictuelle et la (re)création
permanente du lien social. En d’autres termes, la transaction sociale est un processus
de socialisation et d’apprentissage de l’ajustement à autrui. Elle est aussi un mode de
comportement diffus dans la vie quotidienne à travers lequel se construit, dans l’action
réciproque, le sens du jeu social. Il en découle des processus d’affiliation et de
désaffiliation » (Freynet et al., 1998, p. 17).
Partie 3
La ville et l’urbain :
les grandes problématiques
de recherche
Si la ville a été d’une façon ou d’une autre intégrée dans les réflexions des
pères fondateurs de la discipline sociologique, et parfois même
problématisée en tant que telle, si elle a été au centre des analyses de
sociologues qui sont devenus les grandes figures de la sociologie urbaine de
langue française, aujourd’hui elle est l’objet de nombreuses déclinaisons
théoriques, de recherches empiriques diverses, de multiples débats tant sur
les plans idéologique et politique que sur les plans économique, social et
environnemental. Dans cette troisième partie, nous développerons tout
d’abord une sociologie dans la ville à partir des processus de ségrégations
sociale et territoriale (chapitre 9), puis une sociologie de la ville en mettant
l’accent sur la gouvernance des villes et le développement durable tout en
soulignant les utopies qui président à la construction des villes
(chapitre 10), enfin une sociologie de l’urbain qui comme son nom
l’indique invite à revenir sur l’évolution des villes à l’heure de
l’urbanisation planétaire (chapitre 11).
Chapitre 9
Dès lors que l’on observe les villes à travers le monde, force est de
constater que les fragmentations sont devenues un élément omniprésent.
Ces dernières relèvent tout à la fois d’un processus et d’un état de
séparation spatiale marquée des groupes sociaux, qui se manifestent dans la
formation d’aires caractérisées par une faible diversité sociale et des limites
précises. Ces divisions spatiales se trouvent en outre renforcées par une
légitimation sociale, pour une partie des individus au moins. C’est ainsi
qu’à la suite de Peter Marcuse et Ronald Van Kempen (2002) et de Marie-
Hélène Bacqué et Jean-Pierre Lévy (2009), il est possible aujourd’hui
d’identifier dans la ville postindustrielle huit types d’espaces :
1) les « citadelles », sortes d’îlots postmodernes à forte densité, situés en
centre-ville, qui accueillent les « élites cinétiques » mondialisées à fort
capital économique ;
2) les quartierss gentrifiés des centres-villes investis par les
« gentrifieurs » que les médias dénomment les « bobos » (bourgeois-
bohèmes) ;
3) les gated communities se caractérisant par un enfermement hautement
sécurisé ;
4) les edge cities correspondant à des entités urbaines autonomes situées
à la périphérie des villes et qui regroupent en fait les sièges sociaux des
entreprises situés auparavant en centre-ville (comme La Défense à Paris) ;
5) les enclaves ethniques et les bidonvilles ;
6) les quartiers de la misère se distinguant par une importante pauvreté,
une discrimination raciale forte et ancienne, ainsi que par l’absence de
politiques publiques – dont l’exemple paradigmatique est le ghetto
américain ;
7) les quartiers bourgeois historiques ou encore dénommés les « Beaux
quartiers » ;
8) les zones de lotissements pavillonnaires situées à la périphérie des
villes, et plus particulièrement au sein des zones périurbaines.
Ce modèle théorique condense l’ensemble des réalités ségrégatives
observées à travers les villes du monde. Mais parce que cette typologie est
idéal-typique, et donc quelque peu abstraite, elle ne se retrouve que très
rarement en tant que telle dans la réalité concrète. Ce modèle correspond
certainement plus à la situation de la plupart des villes des continents
asiatique, africain et même américain qu’à celles des villes de l’Europe de
l’Ouest. En effet, la fragmentation socio-spatiale de ces dernières n’est plus
si évidente dès lors que l’on prend en compte, d’une part les mobilités qui
tendent à reconfigurer les frontières traditionnelles et à faire émerger de
nouveaux lieux du lien social et, d’autre part la complexification relative
des zones de résidence des différentes catégories sociales résultant de choix
résidentiels atypiques qui ne se laissent pas saisir uniquement à partir de la
seule position sociale des citadins (Marchal, Stébé, 2008). Autrement dit, la
ville européenne d’aujourd’hui comprend de multiples situations et n’est
certainement pas imperméable dans sa totalité aux dynamiques globales de
mobilité – pour s’en convaincre, il suffit de regarder à quel point les classes
moyennes des villes françaises passent d’un espace à l’autre, des centres-
villes vers les périphéries pavillonnaires et vice versa. C’est dire si la ville
demeure plutôt structurée à partir d’un continuum révélant la complexité
des situations résidentielles.
Aussi est-il nécessaire, afin d’éviter tout substantialisme, de ne pas
décrire la ville dans sa globalité comme une juxtaposition de territoires plus
ou moins repliés sur eux-mêmes et de réduire la vie urbaine à des
oppositions grossières faisant de la ville un espace divisé exclusivement
entre des quartiers aisés d’un côté et des quartiers populaires de l’autre. Il
semble effectivement qu’il faille prendre acte de toutes les situations
résidentielles intermédiaires – précisément constitutives du continuum
socio-spatial – qui existent entre les zones les plus privilégiées et les plus
paupérisées. À cet égard, Edmond Préteceille (2006) note, à partir de
l’exemple de la région parisienne, une baisse globale de la ségrégation entre
les catégories supérieures les moins aisées souvent issues du secteur public
et les catégories populaires ou même immigrées. Cette déségrégation des
catégories moyennes supérieures montre que la ville ne fait pas que séparer
et qu’elle est encore le théâtre d’une certaine mixité sociale (cf. Marchal,
2010). En dépit des inégalités qui y augmentent par ailleurs, elle continue
donc, dans une certaine mesure, à relier et à susciter des relations entre
personnes aux habitus divers et variés. De ce point de vue, il ne semble pas
pertinent sur le plan heuristique de décrire les villes de l’Europe de l’Ouest
à partir de l’image de la mosaïque proposée par les sociologues de l’École
de Chicago (cf. supra), dans la mesure où elles peuvent difficilement être
pensées dans les termes d’un découpage en aires bien délimitées auxquelles
correspondraient des cultures spécifiques.
Cela étant dit, la fragmentation peut être identifiée si l’on resserre la
focale sur les deux extrémités du continuum qui s’apparente plus en réalité
à un dégradé. En effet, dans les villes européennes, il est possible de repérer
des formes de séparatisme qui relèvent davantage de la fragmentation
urbaine que de la ségrégation, étant donné qu’elles remettent en cause la
ville post-fordiste en tant qu’entité cohérente. À l’instar de Jacques
Donzelot (2004), cela revient à dire que la ville ne fait plus société, et qu’à
ce titre elle se fragmente à travers trois dynamiques urbaines qui s’incarnent
dans trois types d’espaces : la relégation des Zones urbaines sensibles
(ZUS) ; la périurbanisation relatives aux quartiers pavillonnaires ; la
gentrification des quartiers anciens des centres-villes. Nous nous
intéresserons plus particulièrement à la situation des villes françaises, même
si nous nous arrêterons de temps en temps sur des contextes urbains
étrangers.
• « La ville à trois vitesses »
Pour Donzelot, il est possible de distinguer au sein des villes françaises trois
dynamiques (la relégation, la périurbanisation et la gentrification) renvoyant à ce qu’il
appelle « la ville à trois vitesses ».
1) La relégation concerne les quartiers périphériques d’habitat social qui ont souffert,
plus que tout autre territoire urbain, de la réduction des emplois industriels, de la
montée du chômage et des politiques de peuplement inégalitaires. De symboles de la
modernité et de la société intégrative, ils sont devenus des figures du retrait, de
l’exclusion et de la pauvreté. Les habitants de ces quartiers vivent désormais dans un
entre-soi contraint.
2) La périurbanisation se rapporte quant à elle aux lotissements pavillonnaires érigés
à la lisière des grandes villes. Les habitants des pavillons, soucieux de défendre leur
tranquillité, leur école de quartier et, par extension, leur qualité de vie, se tiennent à
bonne distance de ceux susceptibles de venir perturber leur « petit bonheur ». L’heure
n’est plus au désir de donner à voir sa réussite sociale, mais à la crainte envers les
résidents des cités d’habitat social. Les périurbains défendent leur entre-soi
protecteur.
3) La gentrification peut être définie comme l’embourgeoisement des quartiers
anciens des centres-villes. Les « gentrifiés » ont la possibilité financière de rester ou
de retourner en centre-ville, là où les prix de l’immobilier sont tels qu’ils opèrent
silencieusement une véritable sélection. Par conséquent, il ne s’agit plus ici de
s’inscrire dans un entre-soi protecteur, mais bien plus dans un entre-soi sélectif
constitué par une « élite circulante » au fort potentiel de mobilité.
D’après Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation,
gentrification », Esprit, no 303, 2004, p. 14-39.
L’attirance pour la maison réside dans le regard que portent les habitants sur
la propriété individuelle. Valorisant celle-ci, ils aspirent à ne pas être :
1) enserrés physiquement dans un immeuble collectif et 2) assujettis
juridiquement à un règlement de copropriété. Rappelons ici que 59 % des
ménages sont en 2016 propriétaires de leur logement, alors qu’ils n’étaient
que 35 % en 1954 et 50 % au début des années 1980. Force est de constater
qu’au cours des cinquante dernières années de nombreuses familles
françaises accéderont à la propriété d’un pavillon individuel avec jardin.
Construits toujours plus loin des villes, les pavillons gagneront des zones
rurales épargnées jusqu’à présent par l’urbanisation pour les transformer
profondément.
Ainsi, l’appartement, comme le fait remarquer Éric Charmes (2005), n’a
jamais pu concurrencer la maison car celle-ci permet d’être isolé de ses
voisins par son jardin et d’être aménagée à sa guise : l’habitant d’un
pavillon a ainsi le sentiment de maîtriser son espace.
Par ailleurs, la maison individuelle située dans le périurbain voit son
pouvoir d’attraction renforcé par un environnement proche de la nature, les
paysages champêtres et agricoles procurant aux résidents un repos visuel
qui leur permettrait de « se ressourcer » et de vivre plus sereinement que
dans la ville dense. Mais il est nécessaire de préciser, à l’instar de Charmes,
que le rapport qu’entretiennent les périurbains au monde rural et à la nature
est relativement ambivalent dans la mesure où si les périurbains se disent
volontiers campagnards, ils sont aussi des urbains. L’habitant du périurbain
ne fuit pas forcément la ville ; il veut les avantages, et de la ville, et de la
campagne. Le périurbain serait même, en quelque sorte, le révélateur du
nouvel urbain, celui pour qui la mobilité n’est pas une contrainte, celui qui,
parce que les périphéries se dotent d’équipements scolaires, commerciaux,
culturels, peut jouir des plaisirs de l’urbain sans être en ville. Par ailleurs, le
pavillon individuel attire un grand nombre de familles par son cadre de vie
particulièrement adapté à la vie familiale : les ensembles pavillonnaires,
éloignés des dangers et des nuisances de la circulation automobile, offrent
en effet des espaces relativement sûrs pour les enfants et leurs jeux.
Au cours du XXe siècle, l’engouement pour le périurbain n’a pas faibli ; bien
au contraire il s’est accentué sous la poussée de l’élévation générale du
niveau de vie et de la diffusion massive de l’automobile : de plus en plus de
ménages appartenant à un large spectre de catégories sociales choisissent de
s’installer dans le périurbain qui n’en finit pas de voir son front s’éloigner
de la ville. Aujourd’hui, la périphérie des villes ressemblerait plus à un
« espace mosaïque » dans lequel les différentes strates
socioprofessionnelles qui composent les classes moyennes peuvent
s’installer. Pour Marie-Christine Jaillet (2004, p. 45), cette organisation
sociale de l’espace périurbain résulte de la combinaison de trois logiques.
Tout d’abord une « logique d’auréole » : par cercles concentriques, en
fonction de la valeur du foncier, les différentes fractions des classes
moyennes se distribuent du centre vers la périphérie (les plus aisées dans les
couronnes proches de la ville-centre et les plus modestes dans les franges
éloignées du périurbain). Puis, une « logique d’axe » : selon le nombre, le
type de voies de communication (autoroutières, routières, ferrées) et
l’éloignement, il est possible d’atteindre la ville-centre où les lieux de
travail se trouvent dans de plus ou moins bonnes conditions et avec un
différentiel de rapidité non négligeable. Enfin, une « logique de site » : le
paysage et l’environnement, en fonction de leur qualité, font varier la valeur
foncière des territoires périurbains. La combinaison de ces trois logiques
contribue à dessiner « une marqueterie sociale du périurbain ».
Pour nombre de résidents modestes éloignés des pôles urbains qui ont
réalisé leur rêve de vivre dans une maison, rêve concrétisé à travers l’achat
d’un bien « à retaper », l’un des objectifs est d’entreprendre le plus
rapidement possible des travaux afin de rendre habitable son logement, de
l’adapter à ses façons de vivre et de lui redonner une autre destinée. Les
recherches menées sur le terrain ont permis de distinguer trois idéaux-types
de familles s’appuyant sur des registres spécifiques de justifications quant à
leurs choix résidentiels, registres renvoyant tantôt à la figure du bricoleur,
tantôt à celle de l’amoureux de la nature et à celle de l’habitant sociable
(Stébé, Marchal, 2016).
Mais au-delà de ces registres de justification, des ambivalences dans les
discours apparaissent révélant les limites d’une vie excentrée de la ville. Ce
sentiment d’être isolé du mouvement de la ville est renforcé par la nécessité
de recourir quotidiennement à la voiture étant donné l’éloignement des
commerces et des services par rapport au lieu de vie familial. Et plus
encore, ce sentiment d’isolement s’accompagne parfois d’une certaine
lassitude devant des travaux qui n’en finissent pas. Lasses de voir leur
maison toujours en chantier, les familles, à travers la bouche des femmes
plus particulièrement, ont exprimé combien la fatigue pouvait être présente,
fatigue consécutive au fait que « rien n’avance ». Au fil du temps, le temps
qui manque au quotidien parce qu’il faut emmener les enfants au club
sportif ou à la répétition de musique, les week-ends trop courts pour faire
les courses de la semaine, et les économies impossibles à réaliser en raison
du coût d’entretien élevé des voitures, compromettent sérieusement
l’avancée des travaux. D’où l’apparition progressive d’un découragement et
d’un essoufflement consécutifs au fait de ne pas être en mesure d’aménager
à sa guise la maison dans laquelle on s’est pourtant projeté.
D’autres recherches ont mis en évidence les sentiments exprimés par des
familles populaires vivant dans un pavillon récent éloigné de toute
centralité urbaine (Marchal, Stébé, 2017). Bien qu’étant une incarnation de
leur idéal résidentiel, la maison individuelle ne suffit pas à pallier les
lacunes d’un quotidien, surtout quand elle est implantée dans un
lotissement. En effet, les jugements négatifs portent plus particulièrement
sur l’emplacement, l’aménagement et la forme urbaine des lotissements. Il
faut dire que ces derniers se trouvent bien souvent en retrait de la vie
sociale et politique villageoise, de sorte que les coupures physiques (terrains
agricoles, rivières, cimetières, étangs, sapinières…) s’accompagnent de
clivages sociaux revêtant une expression toute particulière au moment des
échéances électorales et de la composition des listes en vue des élections
municipales. À entendre les habitants, de telles tensions vont de pair avec
des oppositions entre les « gens du lotissement » et les « vieux du village »,
autrement dit entre les « anciens » et les « nouveaux ». Cela n’est pas sans
rappeler les logiques de démarcation et les pratiques d’ostracisme bien
identifiées dans les travaux désormais classiques de Norbert Elias et John
L. Scotson (1997) ou encore de Michael Young et Peter Willmott (2010).
Au regard de cette solidarité villageoise qui n’est pas au rendez-vous,
comment s’étonner que les propos des habitants des lotissements laissent
transparaître de nombreuses frustrations et un fort désenchantement. Cette
désillusion ne renvoie-t-elle pas fondamentalement au sentiment de vivre là
où l’on ne mène pas la vie que l’on avait imaginée et rêvée ?
D’une façon plus générale, si depuis plus de quarante ans de nombreuses
franges des classes populaires et moyennes sont parties avec enthousiasme
à la conquête des zones périurbaines, il n’en demeure pas moins que les
habitants vivant au sein des territoires les plus excentrés par rapport aux
zones commerciales, aux services et autres aménités urbaines se rendent
compte que leur « rêve pavillonnaire » ne rejoint pas forcément la réalité,
peu s’en faut. D’où l’apparition d’un « désenchantement pavillonnaire »
chez les habitants modestes du périurbain éloigné.
4. Les ghettos aux portes des villes : des bidonvilles aux quartiers
prioritaires
Il est aujourd’hui admis que l’un des défis majeurs de notre époque est de
faire face au risque de « bidonvillisation du monde urbain » (Damon, 2008 ;
2017). Dans ce sens, Diana Bernaola-Regout et Philippe Godard (2007)
parlent de « bidonplanète » pour justement attirer l’attention sur un
phénomène majeur de notre temps quant à l’avenir de l’humanité humaine.
200 000 bidonvilles existent actuellement à travers le monde où
s’entasserait, selon l’Organisation des Nations unies (ONU), plus d’un tiers
de la population urbaine du monde, soit plus d’un milliard d’individus.
D’après Mike Davis (2006), il faut entendre aujourd’hui par bidonville un
lieu d’habitat humain qui se caractérise par un surpeuplement, des
logements informels ou de piètre qualité, un accès insuffisant ou inexistant
à l’eau potable, un manque d’hygiène et une insécurité quant à la
conservation de la jouissance de son domicile. Partant de cette définition,
qui certes tend à gommer la diversité des situations réelles, on observe que
l’Asie, plus particulièrement l’Inde et la Chine, est de loin le continent le
plus touché. Selon les statistiques des Nations unies (2007), c’est la Chine
qui détient le triste record mondial d’urbains bidonvillisés : 193,8 millions
de personnes, soit 37,8 % des urbains, vivent dans des périphéries-
bidonvilles. L’Inde occupe la seconde place avec 158,4 millions d’habitants
dans les slums, soit 55,5 % des urbains. Mais il ne faut pas oublier ici
l’Afrique subsaharienne qui connaît un processus d’urbanisation
exponentiel et qui voit les trois-quarts de ses citadins évoluer au sein de
bidonvilles (par exemple, 99 % de la population urbaine de l’Éthiopie et du
Tchad vit dans un bidonville). Alors que l’Europe de l’Ouest est parvenue à
éradiquer dans une très large mesure les bidonvilles et l’habitat insalubre, et
que l’Europe de l’Est réussit progressivement à faire baisser sa part relative
de pauvres vivant en milieu urbain, l’Amérique latine, quant à elle, est
engagée dans une logique inverse puisque la majorité des pauvres vit
désormais dans des bidonvilles.
Si la prolifération des bidonvilles à la périphérie des agglomérations
urbaines dans de nombreux pays en développement révèle, sinon
l’existence de ghettos totalement repliés sur eux-mêmes, du moins des
processus de ghettoïsation qui remettent en cause cette image de la ville
faite d’individus ouverts aux autres et composée d’espaces accessibles à
tous, qu’en est-il des pays riches industrialisés et notamment de la France
avec les cités d’habitat social déshéritées et reléguées ? Ne peut-on pas
aussi dans ce cas, et sous certaines conditions, parler de « ghetto de la
pauvreté » ?
• Petit voyage à travers les banlieues du monde
Un tour du monde des banlieues révèle de grandes différences. On ne peut
évidemment pas comparer les « yourtes-villes » d’Oulan-Bator, avec les suburbs de
Los Angeles, les lotissements uniformes des périphéries de Bangkok et de Pékin, ou
encore avec les importants territoires d’habitat informel de la banlieue du Caire. Dans
la périphérie d’Oulan-Bator, pas de barres de béton de style soviétique, ni de pavillons
bien proprets à l’image de ceux de Liège ou de Düssseldorf, mais plutôt des centaines
et des centaines de yourtes. La banlieue de la capitale de la Mongolie est ainsi
constituée de ces tentes arrondies qui sont l’habitat traditionnel des nomades. Ceux-ci
ont été contraints de se sédentariser à la suite de dures sécheresses, détruisant les
pâturages, décimant les troupeaux de moutons. Les nomades mongols, attirés
également par le mirage de la richesse, du travail et du confort urbain, se sont
précipités aux marges de la principale ville, tout en conservant la traditionnelle yourte,
désormais entourée de palissades. À Los Angeles, la ville du périurbain par
excellence, rien de tout cela ; ici, les « banlieues explosent » de toutes parts – les
Américains parlent même de boomburbs pour qualifier ce phénomène d’étalement
urbain. Quasi exclusivement de type pavillonnaire, cet étalement est le résultat d’une
logique de fuite du centre-ville poussée à ses extrêmes. Le modèle américain de la
banlieue pavillonnaire constituée de lotissements uniformes agrémentés de parcs et
de centres commerciaux se généralise aux
quatre coins de la planète, de Bangkok à Paris et du Cap à Pékin. Au Caire et à
Tripoli, en revanche se déploie un tout autre décor suburbain. À la lisière de ces deux
villes du bassin méditerranéen se développent plusieurs types d’habitats informels
parmi lesquels des habitations illicites, pour la plupart non terminées, desquelles
dépassent les tiges de fer des terrasses en béton. Installées sur des terres
auparavant agricoles, ces constructions édifiées sans autorisation, n’accueillent pas
seulement des populations pauvres, les nouvelles classes moyennes y sont bien
représentées également.
La France n’est pas épargnée par la diffusion de bidonvilles tant dans les
centres-villes que dans les zones périphériques. Même si le fait est avéré, il
reste que leur recensement pose encore problème dans les pays européens,
et notamment en France en dépit des efforts de l’Union européenne que de
la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement
(DIHAL) visant à définir et à identifier les critères de comptabilisation des
bidonvilles (Damon, 2017). Si peu d’organismes et d’associations
s’aventurent à donner en la matière des chiffres précis, la Fondation Abbé
Pierre aborde néanmoins directement cette question sans toutefois parvenir
à isoler complètement les bidonvilles en tant que tels dans leur
recensement, dans la mesure où elle intègre les campements dans la
comptabilité des bidonvilles. La Fondation Abbé Pierre propose plutôt un
dénombrement des personnes mal logées en France. Ainsi, en 2018, elle
comptabilise 4 millions de mal-logés dont 85 000 personnes résidant dans
une habitation de fortune.
Sur une demi-décennie, les chiffres relatifs au nombre de bidonvilles en
France, selon la DIHAL, ont peu évolué. En effet, les services préfectoraux
déclarent entre 400 et 600 bidonvilles pour environ entre 17 500 et
20 000 personnes. C’est ainsi que grâce à la DIHAL, il est, depuis
décembre 2012, possible de disposer d’un portrait annuel de l’état du
processus de bidonvillisation en France via les préfectures. Ces données
quantitatives sur les bidonvilles ne prennent toutefois pas en compte le cas
singulier du bidonville de Calais du fait de la grande variabilité des chiffres.
Si l’on veut véritablement comptabiliser le nombre de bidonvilles en
France, il est nécessaire de définir précisément ce qu’est un bidonville dans
la France d’aujourd’hui. Cette définition doit prendre en compte les critères
de l’ONU : 1) une absence de services de base, 2) un habitat non conforme
aux normes d’hygiène et de salubrité, 3) un surpeuplement, 4) des
conditions de vie malsaines et/ou dangereuses, 5) une précarité du
logement, et 6) une pauvreté et une exclusion sociale1. Mais pour bien saisir
ce qu’est un bidonville en France, il faut aussi comprendre ce qu’il n’est
pas : ce n’est pas un squat ; il ne s’agit pas d’une aire de stationnement
réservée aux « gens du voyage » ; il ne faut pas l’assimiler à un campement
stricto sensu ; et il n’est pas non plus une Zone à défendre (ZAD).
Rappelons pour finir sur ce point que les bidonvilles en France ont connu
un fort développement après la Seconde Guerre mondiale. Preuve en est
que le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme estimait en 1953
qu’il existait 650 000 taudis et autres bidonvilles à détruire. Les pouvoirs
publics s’efforceront de les faire disparaître mais cela prendra beaucoup de
temps étant donné que le dernier grand bidonville sera détruit à Nice
seulement en 1976. Cet acte signera ainsi pour la France la fin d’une
période de bidonvillisation, période qui sera de courte durée dans la mesure
où, dès les années 1990, la Fondation Abbé Pierre alerte de nouveau les
pouvoirs publics quant à la présence de nouveaux « habitats (très)
précaires » sur le sol français.
• Les conditions de vie dans un bidonville de l’Hexagone
« Au sein du bidonville, réussir à mettre en place un espace de salubrité relève d’un
combat quotidien. Dans le bidonville de Maxéville près de Nancy […], femmes,
hommes et enfants participent tous d’une façon ou d’une autre au maintien de la
propreté. La circulation constante entre les caravanes et les cabanes charrie de la
terre, de la boue et autres papiers ou feuilles mortes. Il est donc nécessaire de passer
sans cesse le balai pour endiguer l’arrivée constante de matériaux impropres. Au sol,
à la sortie des maisons et sous les auvents, de gros tapis de linoléum facilitent le
nettoyage. À l’intérieur des cabanes, pour apporter un peu de confort, des tapis en
tissu ont été superposés à même le sol. Ils ajoutent un peu de chaleur en renforçant
une sensation de “cocon”. Mais leur nettoyage est un fardeau supplémentaire… Les
murs des caravanes ou des cabanes en bois sont recouverts d’un papier-peint
remplacé tous les six mois à cause de la prolifération de moisissures symboles d’une
humidité rémanente. Étant donné le nettoyage quotidien que nécessite
la vie sur le camp, les habitants n’hésitent pas à jeter directement par terre papiers
plastiques et autres épluchures de fruit. Le sol incarne alors de façon paroxystique
une surface impropre : tout ce qui le touche devient souillé.
L’absence d’eau arrivant directement sur le bidonville accentue les difficultés. En fait,
à bien y regarder, une danse des caddys chargés de bidons d’eau de 25 litres anime
constamment les journées. Deux bornes à incendie se trouvent à 300 mètres de
chaque côté du bidonville. Comme on s’en doute, le travail est pénible du fait de son
aspect répétitif et éreintant en raison du poids des bidons. Pour les lessives, une
grande casserole d’eau est constamment chauffée par un feu de bois situé au milieu
du bidonville. Elle fait partie de la vie collective : chacun l’alimente en combustibles
pour garder l’eau chaude durant toute la journée. Dans de petites piscines en
plastique pour enfant – piscines en forme de coquillage –, on fait tremper des
vêtements avant de les frotter à la main. Les problèmes aux poignets dus à cette
tâche sont courants chez les femmes. »
Daubeuf Jean-Baptiste, Marchal Hervé, Besozzi Thibaut,
Idées reçues sur les bidonvilles en France, Paris, Le Cavalier Bleu, 2016, p. 72-73.
Si l’on suit les historiens (Pinol, 2003), l’histoire de l’Europe peut s’écrire,
du moins depuis le XIIe siècle théâtre du premier « flamboiement urbain »,
comme une course entre les deux animaux de la fable de La Fontaine : le
lièvre et la tortue ; entendons la ville d’un côté et l’État de l’autre. Le
pouvoir des villes naît originellement de leur affranchissement par rapport
au pouvoir féodal, pour bientôt former des cités-États qui compensent la
faiblesse de leur territoire agricole par l’intensité des capitaux et des flux
qu’elles parviennent à drainer, à l’instar de Venise. Mais à partir du XVIe, la
montée en puissance des États-royaux (France, Angleterre, Autriche,
Espagne) se traduit par une volonté de maîtriser les cités, si bien que leurs
privilèges s’en trouvent réduits. Au XVIIe, ce sont effectivement les États qui
décident de la construction de villes militaires (Neuf-Brisach) ou royales
(Versailles, Saint-Pétersbourg). La Révolution de 1789 incarne d’une
certaine façon la revanche du pouvoir urbain sur le pouvoir féodal, et durant
tout le XIXe l’autonomie des villes s’affirme en dépit de la montée des
nationalismes et des États. Signe de cette tendance, en France, la
IIIe République institue en 1884 l’élection du conseil municipal au suffrage
universel ; quant au maire, il n’est plus nommé par le préfet mais élu par le
conseil municipal. Les deux Guerres mondiales de la première moitié du
XX siècle sont synonymes d’un tournant dans le sens où elles marquent non
e
Les villes sont devenues aujourd’hui l’un des lieux où se posent avec le plus
d’acuité les enjeux de notre société. Afin d’y répondre, elles ont opéré
d’importantes transformations, tant au niveau de leurs institutions que de
leurs dispositifs de gouvernement. Elles se dotent de multiples conseils pour
mener à bien leurs projets et s’appuient sur des organismes d’études et de
prospectives pour justifier leurs orientations (Pinson, 2009). Force est donc
de constater que la politique locale initiée par les villes fait intervenir de
nombreux acteurs non gouvernementaux, ce qui doit nous inviter à penser
l’action politique autrement qu’en termes d’uniformisation et de
standardisation de recettes prêtes à l’emploi. Parce que les villes ont
constitué leur propre système de décision dans des domaines très divers
(habitat, environnement, occupation des sols…), en passant de
l’administration des choses à la régulation des acteurs (Lorrain, 1998), et
parce qu’elles ont inventé des systèmes complexes de gestion intégrant des
partenariats entre acteurs publics et privés, la sociologie des politiques
urbaines ne peut se limiter à une vision simpliste et monolithique de la
décision (Fijalkow, 2009).
La multiplication des acteurs représente désormais un élément clé des
processus politiques de développement urbain. Si les villes deviennent bien
en tant que telles des instances essentielles de la vie des sociétés, il reste
qu’elles sont logiquement confrontées aux mêmes difficultés que les autres
niveaux de gouvernement (supra-étatique, étatique, régional). D’une part,
on y observe une grande différenciation interne qui se traduit par une
augmentation des acteurs intervenant effectivement dans la vie urbaine et
plus particulièrement dans les processus décisionnels. D’autre part, les
responsables politiques des villes sont face à la nécessité de développer des
liens et des convergences avec d’autres villes, bien souvent au-delà des
frontières régionales et nationales. Au niveau européen par exemple, les
municipalités des grandes agglomérations doivent s’organiser en vue de
demander des soutiens financiers soit à l’État, soit à l’Union européenne, et
ce afin d’être en mesure de répondre aux enjeux de la compétition
économique et de promouvoir une image positive de leur ville dans l’espoir
de la rendre attractive.
Ces évolutions sont souvent rassemblées sous le vocable de gouvernance,
que de nombreux auteurs (notamment anglo-saxons) et opérateurs des
politiques publiques ont opposé, de manière parfois caricaturale, à celui de
gouvernement. Le gouvernement, souvent assimilé à l’État, est en effet
considéré comme trop centralisateur, peu adaptable aux changements socio-
économiques et aujourd’hui dépassé par les nouvelles formes contractuelles
ou partenariales d’action collective. Quant à la gouvernance urbaine, elle
peut être définie comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes
sociaux, d’institutions en vue d’atteindre des objectifs propres discutés et
définis collectivement dans des environnements incertains (Le Galès,
2003). La gouvernance, c’est donc une manière de mettre en relation un
ensemble d’acteurs publics et privés, d’institutions, de réseaux, de
directives, de normes, de réglementations qui contribuent à la stabilité du
monde urbain, à son orientation, à la forme qu’il va prendre en fonction des
compromis et des terrains d’entente qui seront définis collectivement.
• Gouvernement, gouvernance, gouverne, gouvernabilité, gouvernementalité
« Le terme de “gouvernance” est ancien et il était tombé en désuétude. Selon Le Petit
Robert, il remonte à 1478 et il désignait “les Baillages de l’Artois et de la Flandre”,
c’est-à-dire un pouvoir local bénéficiant d’une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir
royal, tout en lui restant subordonné. La gouvernance est réapparue au XVIIIe siècle en
gardant le même sens. La période coloniale lui a donné un nouveau sens, désignant
l’ensemble des services administratifs d’une région et l’édifice où ils se trouvent – par
exemple “la gouvernance de Casamance (Sénégal)”. C’est aujourd’hui une notion
polysémique avec la gouvernance des entreprises et celle de l’État ou de l’Europe,
mais aussi la gouvernance sportive, humanitaire, universitaire, etc. La gouvernance a
perdu en précision ce qu’elle a gagné en extension. Elle évoque la présence de
plusieurs décideurs qui interviennent conjointement et qui doivent trouver un accord.
C’est sur ce point essentiel que se distinguent, en première analyse, gouvernance et
gouvernement : dans un gouvernement, un seul acteur est habilité à prendre des
décisions. C’est le propriétaire dans la sphère privée et le dirigeant politique – élu,
dans les systèmes démocratiques – dans la sphère publique ; eux seuls peuvent
décider légitimement dans leur domaine. Dans un gouvernement, le pouvoir est censé
émaner d’un centre unique et être relayé par une chaîne hiérarchique : les
fonctionnaires de l’État et les cadres des entreprises. […]
Le succès de la notion de gouvernance tient à la prise de conscience tardive que cette
vision du pouvoir repose sur une fiction. D’abord, en interne, il n’y a nulle part un
sommet qui décide souverainement et une base qui exécute docilement ; à tous les
niveaux de la hiérarchie, il y a des marges de manœuvre et des capacités de
réinterprétation des consignes venues de l’échelon supérieur. La coordination entre le
centre principal de décision et les centres secondaires n’est pas purement
hiérarchique. Ensuite, ni un État, ni une entreprise, ne peuvent décider
souverainement, sans tenir compte de leurs voisins, alliés et/ou concurrents.
L’entreprise et l’administration publique sont prises dans des systèmes
d’interdépendances croissantes. Il y a nécessité de négocier, à l’interne comme à
l’externe, avec une pluralité de décideurs […].
Le mot gouverne est aujourd’hui désuet en France, sauf dans l’expression : “pour ma
gouverne”. Il est utilisé au Québec pour désigner l’ensemble des formes du processus
de décision. Il a l’avantage d’être le terme le plus englobant, incluant à la fois
gouvernement et gouvernance […]. D’autres termes ont été introduits : la
gouvernabilité désigne l’ensemble des conditions requises pour mettre en place une
gouverne, c’est-à-dire les conditions pratiques qui rendent “pilotables” les systèmes
de décision publique, désormais fragmentés et interdépendants ; en leur absence, la
situation serait ingouvernable. Il y a surtout la gouvernementalité chez Michel
Foucault, entendue comme le résultat du processus de transformation de l’État de
justice du Moyen Âge en un État administratif à partir du XVe siècle. »
Maurice Blanc, « Gouvernance », in Stébé Jean-Marc,
Marchal Hervé, Traité sur la ville, Paris, PUF, 2009, p. 208-210.
En dépit de ces questionnements connus, les grandes villes ont vu leur rôle
être redéfini et renforcé dans l’économie générale du pays avec la
formalisation récente du processus de métropolisation. En France, la
question métropolitaine s’institutionnalise en effet véritablement le
1er janvier 2015 avec l’invention de la métropole en tant que telle dans le
cadre de la loi MAPTAM (Modernisation de l’action publique territoriale et
de l’affirmation des métropoles) de 2014.
Pour saisir au sein de l’Hexagone les débats sur la métropolisation,
Cynthia Ghorra-Gobin (2015) propose un détour par les États-Unis pour
comprendre à quel point la métropolisation va fondamentalement de pair
avec la mondialisation et la globalisation appelant à un réajustement des
représentations sociales relatives à l’État et aux territoires. Outre-
Atlantique, la métropolisation n’est pas vue comme une remise en cause de
l’État, mais comme une occasion d’inscrire les enjeux métropolitains dans
les programmes politiques pour dépasser notamment les tensions entre le
rural et l’urbain. Il n’y a donc pas d’interférences avec les rhétoriques sur la
décentralisation : il s’agit bien plus de comprendre comment l’aire
métropolitaine s’est complexifiée en intégrant dans son orbite la ville-
centre, le suburbain et le périurbain.
Les analyses américaines invitent en conséquence, insiste Ghorra-Gobin,
à substituer au principe de la rivalité intermunicipale celui de la cohérence
métropolitaine. L’objectif est de saisir la révolution métropolitaine et de
renforcer l’« avantage » métropolitain dans un monde concurrentiel, tout en
assurant une solidarité intra-métropolitaine qui peut prendre la forme d’une
coopération intermunicipale. C’est dire si le redéploiement spatial de
l’urbain est clairement identifié et pris en compte outre-Atlantique puisqu’il
est vu comme indissociable de la métamorphose du capitalisme globalisé,
de la révolution numérique et de la division internationale du travail. De
même, suite aux travaux d’économistes notamment, le redéploiement des
aides fédérales envers les « locomotives de la prospérité économique
américaine », entendons les métropoles, visent à les aider à s’imposer dans
la concurrence mondiale. Pour nombre de chercheurs américains, la
métropolisation correspond à une dynamique essentiellement économique
allant de pair avec une nécessaire restructuration économique du pays – par
une redistribution des aides en faveur des villes – interrogeant les disparités
socio-spatiales intramétropolitaines, entre les quartiers défavorisés de la
ville-centre (Inner City) et les banlieues périphériques en expansion.
En France, la mise en avant de l’échelle métropolitaine est censée pallier
la faiblesse de l’échelle intercommunale à créer un sentiment
d’appartenance et d’identité. Aussi l’institutionnalisation de la métropole
correspond-elle à la reconnaissance d’un nouveau territoire fonctionnel.
Mais la métropole est souvent perçue négativement en raison de la crainte
d’un désengagement de l’État à l’égard des territoires non métropolitains.
L’opposition entre d’une part des métropoles aisées et à l’abri, inscrites
dans l’espace des flux, et d’autre part une France périphérique, délaissée et
précarisée, est en effet souvent présente dans les débats hexagonaux. Or,
selon Ghorra-Gobin, cette opposition est peu pertinente car tous les
métropolitains n’ont pas accès aux mêmes services. Il faut rappeler de
surcroît que le mot métropole ne recouvre pas une réalité homogène et
facile à identifier. De ce point de vue, il faudrait sortir du dualisme simpliste
centre-périphérie.
En France, la métropolisation, analysée à partir du processus de
décentralisation, a bénéficié d’une reconnaissance tardive. Pour nombre
d’analystes, il est important de continuer à solliciter l’État pour permettre
aux grandes villes de rayonner sur la scène internationale. Dès lors, la
métropolisation n’est pas une dynamique reconfigurant l’ensemble du
territoire national, mais seulement les grandes villes, à commencer par
Paris. C’est une différence importante avec les débats tels qu’ils sont menés
aux États-Unis.
Dans le sillage des analyses mettant l’accent sur le rôle de l’État afin
qu’il ne se désengage pas, le rôle majeur des métropoles dans l’économie
du pays a été souligné, à la fin des années 2000, par l’Association des
maires des grandes villes de France, notamment sous la présidence de
M. Destot, alors maire de Grenoble. Pour compenser la taille modeste des
villes françaises, est alors avancée l’idée d’une dizaine de grandes régions
dans lesquelles le pouvoir des métropoles et leur attractivité se trouveraient
renforcés. Le mouvement vers la métropolisation a profité, en outre, de
l’introduction des notions de « grande aire urbaine » et de « pôle urbain »
impulsées par l’INSEE.
Au début du XXIe siècle, les acteurs politiques français de premier plan
s’engagent en faveur de territoires métropolitains de grande envergure pour
les accompagner dans leurs ambitions économiques européennes et
internationales. C’est le sens du rapport Perben (2009), Imaginer les
métropoles d’avenir, et de « l’Acte III de la décentralisation » préparant les
réformes du président François Hollande, notamment l’institutionnalisation
de la métropole avec la loi MAPTAM. D’outil d’aménagement dans les
années 1960, la métropole est ainsi devenue une institution et une nouvelle
étape dans l’organisation du territoire national. Elle va au-delà de
l’intercommunalité qui aurait l’inconvénient de ne pas intégrer l’ensemble
des communes participant de facto à la dynamique métropolitaine.
1.5 Le pouvoir des grandes régions et des intercommunalités dans
un contexte de marchandisation
Afin d’éviter l’étalement urbain qui grignote toujours plus les paysages
naturels, la question qui se pose aux architectes et urbanistes est de savoir
comment, à l’instar de Lefebvre, tous les citadins pourront être égaux dans
la ville et profiter pleinement de la centralité. Dans ce sens, une poignée de
« visionnaires » ose avancer comme remède au mitage des campagnes la
ville compacte. Pour l’architecte-urbaniste Yves Lion (2007) par exemple,
la ville idéale ne peut pas éliminer les tours. D’une centaine de mètres de
haut, les tours doivent mêler logements, bureaux et activités, et surtout ne
pas posséder de parking – la cité du futur privilégiera les transports en
commun.
Mais les tours, en tant que forme urbaine, souffrent d’une image
négative. En effet, celles construites au cours des années 1970 sont souvent
rejetées, parce qu’elles sont déconnectées de leur environnement, de
l’espace public ; notamment elles ne sont pas implantées pour la plupart le
long des rues. Si l’on pense que les tours représentent la solution au mitage
des espaces naturels, il est nécessaire de repenser leur installation dans la
ville, à l’image de ce que l’on peut voir à New York où les tours se
succèdent le long des rues, formant alors une unité. En effet, elles ne sont
pas coupées ici de l’espace public : la tour IBM possède par exemple un
vaste atrium arboré en son rez-de-chaussée dans lequel les citadins peuvent
se divertir en lisant, se reposer, ou simplement déambuler. Ce qui fait le
charme des villes américaines, insiste Lion (2007, p. 72), c’est que les
grands immeubles sont posés au sol, « ils ont une porte et on rentre
simplement, comme partout ailleurs, pas de parcours du combattant !
L’échelle de la tour n’est pas incompatible avec l’échelle de la rue, au
contraire. C’est une question de relation ».
La question de la ville idéale n’a jamais été, depuis quelques années,
autant au cœur des débats politiques. Quelle est la cité idéale pour demain ?
Quelle ville doit être privilégiée : la ville diffuse ou la ville dense ? La ville
des pavillonnaires ou la ville des tours ? Les opérateurs de la ville doivent
désormais prendre en compte les exigences du développement durable,
mais aussi penser aux échelles d’intervention. Il y a en effet nécessité
d’intervenir au niveau local, même si l’urbain est inexorablement engagé
dans la mondialisation. Si le citadin est lui aussi inscrit engagé dans cette
logique planétaire, une chose est sûre, c’est qu’il reste attaché – et restera
attaché – à sa ville, à son quartier, à son chez-soi (cf. infra). La cité idéale
est et sera globo-locale, glocale.
Chapitre 11
Nous vivons donc, notamment depuis les années post-1945, une grande
transformation qui voit l’urbain s’imposer comme « fait social total »,
autrement dit un fait qui a des conséquences sur la totalité de la société et de
ses institutions. Mais que faut-il entendre par urbain au juste ? L’urbain,
c’est l’extension des agglomérations sur des espaces auparavant identifiés
au rural ; c’est le recul de la campagne face à des dynamiques économiques
et sociales que rien ne semble pouvoir endiguer ; ce sont des champs ou des
forêts qui se trouvent encerclés ou annihilés par des zones commerciales ou
des quartiers pavillonnaires nouvellement créés. L’urbain, c’est aussi
l’implantation récurrente et uniforme d’une ville à l’autre des mêmes
chaînes d’hôtels, de jardineries ou encore de magasins de bricolages
destinés en priorité aux habitants des quartiers pavillonnaires installés à la
lisière des villes. La ville et la campagne y perdent leur identité, leur
spécificité pour se trouver d’une façon ou d’une autre intégrées dans une
même logique de fond, l’urbanisation, sorte de « nouveau Léviathan » qui
semble décider du sort des sociétés actuelles (Marchal, Stébé, 2008).
L’urbain enveloppe et intègre ce qui lui est étranger à travers une continuité
du bâti qui assure de facto la jonction entre des espaces jusqu’alors
clairement séparés (villes, villages, champs, forêts, rivières). De ce point de
vue, la campagne est aujourd’hui intégrée dans cette urbanisation quasi
continue. Les paysages ruraux deviennent des figures intérieures de
l’organisation urbaine (Paquot, 2006 ; Lussault, 2009). De ce point de vue,
les limites du périurbain ne cessent de reculer au point de donner naissance
à un nouveau territoire émergeant entre les couronnes périurbaines
traditionnelles des années 1970-1980 et les zones rurales.
• Le pré-urbain : un territoire émergent aux confins du périurbain éloigné
« Au regard de cette évolution [du front urbain], il semble qu’un nouveau territoire se
dessine entre le périurbain traditionnel et l’espace rural […]. Ce nouveau territoire, que
l’on peut qualifier de “pré-urbain”, n’est ni de la ville, ni de la banlieue, ni du périurbain,
ni du rural. En effet, le pré-urbain n’est pas de la ville dans la mesure où ce nouveau
territoire aux contours en devenir se caractérise par un environnement champêtre, par
une faible densité démographique et physique, par une moyennisation par le bas de
ses populations, par un déficit des équipements et des services, et par des
déplacements utilitaires. Le pré-urbain n’est pas de la banlieue étant donné que la
densité sociale et spatiale y est nettement moindre, qu’il n’est pas autant artificialisé,
qu’il est dépourvu de vastes zones économico-commerciales, et qu’il ne comprend
pas de grandes infrastructures routières et ferrées. Le pré-urbain n’est pas du
périurbain au sens classique du terme parce qu’il n’est pas émaillé de vastes zones
pavillonnaires, qu’il n’est pas directement organisé autour de polarités secondaires, et
qu’il ne connaît pas une dynamique d’étalement urbain aussi massive. Le pré-urbain
enfin n’est pas du rural dans le sens où il est le théâtre d’une croissance
démographique, où il accueille des populations jeunes, où il voit son nombre de
locataires augmenter et où il se construit de plus en plus de petits immeubles
constitués de logements locatifs.
Situé entre le rural et le périurbain alors re-circonscrit, le pré-urbain peut être défini de
la façon suivante : il se caractérise par des modes de vie urbano-ruraux dans un
décor champêtre, par une impérative nécessité de se déplacer quotidiennement en
automobile, par l’installation de jeunes ménages aux revenus modestes et moyens-
moyens, par la construction non seulement de pavillons mais également de plus en
plus d’appartements destinés à la location, tout en ne bénéficiant pas des avantages,
et de la ville, et de la banlieue, et des premières couronnes du périurbain classique en
termes d’infrastructures médicales, économiques, commerciales, culturelles et de
services. »
Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé, La France périurbaine, Paris,
Presses universitaires de France, 2018, p. 43-45.
L’urbain, c’est aussi la remise en cause de l’espace au profit du temps
comme si la ville tout entière était en mouvement (Allemand et al., 2004).
Aujourd’hui, on ne raisonne plus en nombre de kilomètres parcourus mais
en temps passé dans les transports : on ne sait pas exactement quelle est la
distance entre Paris et Marseille, mais on sait que cela correspond à
3 heures de TGV. Or ce point est crucial, car ce qui est au fondement de la
ville, c’est l’espace, non pas comme simple forme, mais bien comme
caractéristique majeure, comme expression de ses structures et de son
fonctionnement, comme cadre de la vie individuelle et collective. La ville
est en effet le théâtre d’une certaine congruence spatiale entre une
matérialité concrète et les activités sociales qui s’y déroulent. Aussi la
primauté du temps sur l’espace révèle-t-elle une rupture forte : la fin du
principe d’unité entre un centre et une existence, entre une centralité et un
être-ensemble, entre des temporalités et des espaces circonscrits, entre des
lieux précis et des activités non moins précises, entre des territoires et des
appartenances. Autrement dit, il faut admettre que l’idée-force selon
laquelle le rapport au lieu est au fondement de notre identité et de notre
rapport au monde doit être, sinon abandonnée, du moins relativisée. Dans
ce sens, Thierry Paquot (1999, p. 130) affirme qu’à partir du moment où
l’on veut saisir ce qui se joue à travers les processus d’urbanisation, « on ne
peut plus se satisfaire d’une analyse sociologique en termes de “voisinage”,
de “proximité” et de “distance”, d’“exclusion” et d’“insertion”, de
“désaffiliation” et d’“indifférenciation”, etc. ».
Mais il n’y a pas que les individus qui bougent, les flux matériels et
immatériels sont devenus centraux dans ce réseau planétaire théâtre
d’intenses échanges que constituent désormais les plus grandes villes du
monde. Ces dernières forment un « archipel mégapolitain mondial
(AMM) » formé par l’ensemble des villes qui contribuent à la direction du
monde. « S’y exerce la synergie entre les diverses formes du tertiaire
supérieur et du “quaternaire” (recherches, innovations, activités de
direction). L’AMM marque conjointement l’articulation entre villes
appartenant à une même région et entre grands pôles mondiaux. D’où cette
émergence de grappes de villes mondiales […]. Les mégalopoles ont
d’excellentes liaisons avec les autres “îles” de l’archipel mégalopolitain
mondial et concentrent entre elles l’essentiel du trafic aérien et des flux de
communication (Dollfus, 1997, p. 25-27). » L’existence de l’AMM révèle à
quel point les grandes villes actuelles représentent une scène internationale
sur laquelle se produit l’essentiel de la richesse mondiale et se développe un
mode de vie urbain. Toutefois, la question reste posée de savoir si la
métropolisation du monde produit une ou des cultures urbaines (cf. encadré
infra).
• L’urbanisation du monde rime-t-elle avec uniformisation ?
Tönnies, Simmel et Wirth (cf. partie 1, supra) ont insisté sur l’avènement d’un « être
urbain », d’une « personnalité urbaine » au sein de la grande ville moderne, celle-ci
étant alors perçue comme un creuset culturel d’où émergent de nouvelles manières
typiques de penser, de sentir et d’agir. Mais si vue de loin l’urbanisation du monde
engendre de l’uniformité en faisant converger les modes de vie, vue de près, elle se
donne à voir différemment dans la mesure où on s’aperçoit que prolifèrent une
multitude de niches culturelles au cœur même de l’urbain. Les villes sont
intéressantes à observer pour bien comprendre comment l’urbanisation produit à la
fois de l’homogénéité et de la diversité, de l’uniformité et de la différence. Appréhendé
sous un angle macroscopique, le monde urbain se standardise et se ressemble
partout à l’échelle planétaire. Mais si l’on braque le projecteur sur l’intimité de la vie
sociale citadine, on se rend compte de toute sa complexité. Chaque individu bricole
une identité suffisamment originale pour s’éprouver en tant que soi singulier et
irréductible, sans pour autant être excentrique au point de se situer
trop à la marge de la normalité socialement définie. C’est dire si de ce point de vue,
au cœur de l’urbain diffus, le standardisé cohabite avec le différencié, l’homogène
avec l’hétérogène, l’uniformité avec la diversité (Marchal, 2009).
La ville avec son cœur, ses artères, son identité historique incarnée par des
bâtiments uniques, ses commerces, ses coins accueillants, ses scènes
habituelles de sociabilité fait à nouveau l’objet de réflexions. C’est d’autant
plus vrai que les villes petites et moyennes connaissent des difficultés dans
leurs centres anciens, théâtre depuis une vingtaine d’années d’une
désaffection résidentielle, d’une disparition de certains services publics
d’État et d’une déprise commerciale visible. Dans ce sens, des actions de
patrimonialisation sont mises en œuvre dans l’objectif de mettre en avant
leur patrimoine aussi bien historique, architectural qu’immatériel
(gastronomie, traditions ou écoles artistiques…). C’est par exemple le cas
de la ville d’Albi qui, à travers l’inscription de sa Cité épiscopale au
Patrimoine mondial en 2010, a cherché à renforcer son attractivité
touristique et à se différencier territorialement vis-à-vis de la métropole
toulousaine voisine. Si cette politique de patrimonialisation, et les
aménagements qui l’accompagnent, a suscité des attentes en termes de
dynamisme local chez les habitants ainsi qu’une relative fierté, il n’en
demeure pas moins, note Elsa Martin (2014), que le « “réalisme
gestionnaire” qui accompagne la réorganisation des services pour répondre
à la fois aux attentes des touristes et des habitants n’est pas nécessairement
identifié et compris par la population locale ». C’est d’autant plus le cas que
l’amélioration de la qualité de vie ne s’est que partiellement améliorée selon
les habitants, lesquels s’accordent à dénoncer par exemple l’engorgement
du centre-ville, d’où des attentes non satisfaites en termes de stationnement
et de circulation. Dès lors, le risque est « de voir se développer des conflits
d’intérêts et d’usage entre les nouveaux destinataires de l’offre publique et
la population ».
Il faut dire que les rapports entre réalité bâtie et réalité vécue sont loin
d’être complémentaires et simples. Cela étant, et au-delà du seul cas des
villes petites et moyennes, des stratégies peuvent être déployées pour y
remédier comme l’ont souligné Joan Stavo-Debauge et Danny Trom (2004)
dans le cadre de la patrimonialisation du Vieux-Lyon. Le propos consiste ici
à saisir la complexité entre des arrangements matériels de la ville et des
dynamiques sociales afférentes. Il est question, en l’occurrence, de montrer
à quel point les promoteurs de la patrimonialisation endossant une posture
d’expert et les habitants du Vieux-Lyon de facto vus comme des profanes
ne parviennent pas à s’entendre sur le sens de ce que doit devenir le
quartier. Les militants du patrimoine lyonnais vont alors se servir de la
« fête populaire des Lumières » pour convier les habitants ordinaires à une
visite nocturne du vieux quartier dont les éléments mis en valeur se trouvent
éclairés et valorisés. Ce travail « d’apprêtement du bâti » s’accompagne
ainsi de toute une sensibilisation du public à la haute valeur patrimoniale
des lieux et à l’importance que revêt l’accueil de visiteurs se rendant en
nombre dans un lieu désormais valorisé. Cette recherche met en évidence
que la politique lyonnaise de patrimonialisation conjugue in fine, 1) une
intervention sur le cadre bâti, 2) une esthétisation des valeurs d’authenticité,
et 3) une acceptation par les habitants d’une nouvelle lecture de leur cadre
de vie quotidien. C’est dire si de ce point de vue les réalités bâties et les
réalités vécues peuvent se compléter dans une logique de co-construction.
Mais d’un autre côté, l’analyse des processus de patrimonialisation invite
à rompre avec toute vision idyllique des logiques réellement à l’œuvre tant
peuvent opérer ici des rapports de force et des antagonismes sociaux. Le
patrimoine est dans ce sens un construit historico-social qui résulte de luttes
de définition autour de ce qui mérite ou non d’être préservé, dans quelle
ampleur, sous quelle forme et à quelles fins. Aussi l’invention de la « ville
patrimoine », que ce soit en Europe ou ailleurs dans le monde au
demeurant, suppose-t-elle d’aborder la ville à partir des « stratégies et des
enjeux patrimoniaux » (Saint-Pierre, 2014, p. 16). La ville patrimonialisée
est bien souvent en réalité le lieu de conflits entre des élites locales
soucieuses de prestige et de rentabilité et des résidents des zones concernées
souvent « dépossédés de l’usage de leurs lieux sous l’effet de processus de
muséification et de mercantilisation culturelle » (Garnier, Castrillo Romon,
2013, p. 16). Bien évidemment, cela n’est pas sans rappeler la nature même
des processus de gentrification des centres-villes (cf. chap. 9). C’est dire si
la patrimonialisation apparaît à cet égard comme un vecteur fort de
ségrégation urbaine. Celle-ci peut en outre aller de pair avec une négation
des mémoires locales. Amélie Nicolas et Thomas Zanetti (2013) soulignent
ainsi, dans le cadre de la mise en valeur du passé industriel de Saint-
Étienne, Nantes et Clermont-Ferrand, comment la patrimonialisation d’un
bâti gardant les ultimes traces de la mémoire industrielle et ouvrière a
conduit, au fur et à mesure de la redéfinition du passé à l’aune des enjeux
du présent, à une « entreprise de liquidation progressive de la mémoire et de
la culture ouvrières qui renvoie à une crise de visibilité […] dont ce groupe
social est l’objet » (2013, p. 185).
Cependant, parallèlement aux centres-villes en tant que tels, la
patrimonialisation peut aussi concerner les périphéries urbaines. Si l’on
pense immédiatement en l’occurrence aux friches industrielles et aux
entrepôts désaffectés, il n’en reste pas moins, aussi étonnant que cela puisse
paraître, que les grands ensembles d’habitat social de banlieue peuvent
également être vus comme des supports de patrimonialisation. Il faut dire
que la nature même des barres et des tours, les révolutions techniques et
l’utilisation de nouveaux matériaux qui ont rendu possibles leur réalisation
et leur place dans la société autorisent cette forme urbaine, bien que
dénigrée et stigmatisée, à prétendre au titre de patrimoine. Les recherches
menées par Vincent Veschambre (2008) ou encore Bruno Vayssière (2000)
permettent de comprendre de quelle façon le grand ensemble peut endosser
cette nouvelle légitimité patrimoniale. Il ne s’agit pas en effet d’appliquer la
patrimonialisation dans son sens historique mais dans son acceptation
contemporaine comme vecteur de reconnexion culturelle, de supports de
reliance (avec d’autres espaces, d’autres cultures…), loin de toute stratégie
commerciale unilatérale qui, si l’on en croit Françoise Choay (2009), tend à
s’imposer à l’heure de la culture de masse.
Il est dès lors question de conférer aux grands ensembles, non plus une
charge mythique dégradante, mais des images réhabilitantes rappelant leur
fonction initiale qui est de loger des citadins en dehors des logiques
d’élitisation et de marchandisation. Cette (re)connaissance n’implique pas,
bien évidemment, de patrimonialiser tous les grands ensembles, preuve en
est que dans le cas de l’architecture industrielle seules quelques réalisations
ont été inscrites « aux Monuments historiques ». Ce qui semble important à
saisir dans le cas spécifique des grands ensembles des années 1950-1970,
c’est qu’ils incarnent dans leur majorité des traductions architecturales
exemplaires du Mouvement moderne. Aussi n’est-il pas étonnant
d’observer qu’au moment même où des opérateurs de la ville ont voulu, à la
fin de la décennie 2000, détruire un morceau du « serpentin » d’Émile
Aillaud construit entre 1957 et 1964 dans le parc des Courtillières à Pantin
(région parisienne), un certain nombre d’architectes se sont mobilisés pour
rappeler la valeur hautement patrimoniale de cet ensemble immobilier
unique (Bertier, 2013).
De ce point de vue, la politique de la ville organisée depuis quelques
années en France autour de la démolition de certaines barres et tours
interroge. Car à partir du moment où on démolit, on supprime les traces et
le vécu de celles et ceux qui ont investi tel ou tel espace ; ce qui revient,
comme le soutient Veschambre (2008), à nier symboliquement la mémoire
locale au profit du bâti et de la matérialité. Comme le notent Marc Bertier,
Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé (2014), « la patrimonialisation des
grands ensembles autorise à penser que les habitants pourront s’inscrire
dans une filiation affective et mémorielle, et retrouver ainsi toute leur
dignité à résider dans un espace ayant retrouvé une légitimité symbolique.
Mais la désirabilité n’est pas uniquement fondée sur des représentations
sociales, elle nécessite également un certain nombre “d’apprêtements”,
c’est-à-dire des mises en scène de la forme urbaine en tant que telle. À n’en
pas douter, les grands ensembles ne sont pas dépourvus de qualité en la
matière. »
La reconnaissance patrimoniale, outre les prix attractifs de l’immobilier
qu’elle peut générer, suscite de l’intérêt dans la mesure où elle offre un
cadre de vie atypique et à forte légitimité culturelle. La forme architecturale
héritée d’un habitat autrefois rejeté, voire considéré comme pathogène à
l’image des grands ensembles contemporains, est alors reconsidérée aussi
bien dans sa valeur d’usage (qualité de vie) que dans sa valeur d’échange
(hausse des prix de l’immobilier suite à un processus de gentrification par
exemple). À cet égard, la Cité radieuse de Marseille pensée par Le
Corbusier est un bon exemple pour comprendre de quelle façon un même
bâtiment peut avoir plusieurs significations et connaître diverses phases de
valorisation au fil du temps : l’inscription aux Monuments historiques de
l’édifice en 1964 a fait évoluer son image de maison du fada – entendons
d’un immeuble excentrique ne correspondant pas aux besoins réels des
habitants – au statut de résidence privée patrimonialisée incarnant
l’appartenance à une élite locale branchée et connectée. D’une façon
générale, il faut insister sur le fait que toute politique patrimoniale recèle en
elle-même une ambivalence puisqu’elle s’inscrit aussi bien dans une
logique marchande que socio-symbolique.
• Avant-propos
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