Becquer Legendes Espagnoles
Becquer Legendes Espagnoles
Becquer Legendes Espagnoles
LÉGENDES ESPAGNOLES
(1885)
Table des matières
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AVANT-PROPOS.
GUSTAVE-ADOLPHE BECQUER.
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cupe particulièrement. Ce dernier atteignait sa cinquième
année quand il perdit son père. Quatre ans plus tard sa mère
lui fut également enlevée, de sorte qu’à neuf ans, il resta or-
phelin et sans ressources.
Sa triste position émut sa marraine, qui jouissait d’une
certaine aisance ; elle lui vint en aide, et n’ayant ni enfants ni
parents, elle lui aurait sans doute légué ce qu’elle possédait,
si, à dix-sept ans, il ne l’eût quittée pour se rendre à Madrid
avec l’espoir d’y conquérir « gloire et fortune », selon
l’expression de don Ramon Rodriguez Correa, l’ami dévoué
qui a publié ses œuvres, après sa mort, et l’auteur d’une bio-
graphie qui nous a renseigné sur ce qu’avait été Becquer.
Comment compléta-t-il son éducation ? On l’ignore. On sait
seulement qu’il apprit à lire au collège de San Antonio Abad,
et qu’à neuf ans il entra au collège de San Telmo, pour y
étudier l’art de la navigation, mais qu’il en sortit peu de mois
après, par suite de la fermeture de cet établissement. Les
renseignements sur ce sujet s’arrêtent là. On sait encore,
d’autre part, que sa marraine voulait en faire un commer-
çant, malgré son manque absolu d’aptitude pour l’addition.
Si Becquer se montrait rebelle à la science des chiffres,
tout ce qui se rapportait à la littérature ou aux beaux-arts
pénétrait dans son esprit, comme l’air dans ses poumons. Il
s’assimilait même, sur d’incomplètes indications, les règles
du langage, de la prosodie ou de la composition ; sans
études sérieuses, guidé par son instinct, il exécutait des des-
sins d’un aspect agréable et d’une facture originale. La bio-
graphie de la plupart des hommes célèbres constate le pré-
coce développement de leur qualité maîtresse, quelle que
soit la nature de leur esprit.
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Les premiers vers et les premiers dessins de Becquer
excitèrent le facile enthousiasme des jeunes Andalous, ses
amis ; encouragé par leurs éloges, il ne songea plus qu’à se
rendre à Madrid, où il arriva, nous l’avons dit, à dix-sept ans,
la poche vide, mais la tête pleine de trésors qui ne devaient
pas l’enrichir.
Il eut alors à traverser une longue série de mauvais
jours ; il végétait dans l’ombre, sans avoir l’occasion de
mettre en lumière son talent. Il atteignit ainsi dix-neuf ans et
tomba gravement malade. Sa misère l’empêchait de se pro-
curer les remèdes les plus nécessaires ; il gisait misérable-
ment sur son lit de douleur, sa fin semblait prochaine, quand
son ami Ramon Rodriguez Correa, qui le veillait avec un dé-
vouement fraternel, découvrit, en fouillant dans ses papiers,
un manuscrit oublié, ou dont il n’avait pas eu le placement,
portant ce titre : Le guerrier aux mains rouges, conte indien en
prose.
Correa le lut avec empressement. Charmé par
l’originalité de la forme, il y vit pour son ami un moyen de
salut inespéré, et courut le porter au journal la Crónica, qui
l’accepta et le publia.
La joie de ce premier succès, la possibilité de suivre un
traitement convenable rétablirent sa santé, et, la crise pas-
sée, des personnes bienveillantes, s’intéressant au jeune
écrivain, lui firent obtenir une place de copiste, avec 750
francs d’appointements par an, dans les bureaux de
l’administration des biens nationaux.
Il entra sans enthousiasme dans ce modeste port de re-
fuge, où il ne relâcha qu’un moment. Voici pourquoi il dut
bientôt reprendre son pénible voyage ; les occupations de sa
charge lui laissaient de grands loisirs qu’il employait à lire et
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à dessiner. Un jour, après avoir fermé un volume de Shakes-
peare, il se mit à esquisser à la plume une scène d’Hamlet ;
son travail l’absorbait entièrement, quand une personne à
laquelle il tournait le dos s’approche et lui dit : « Que faites-
vous donc là ! – Bah ! répondit-il sans se déranger, c’est
Ophélie effeuillant sa couronne de fleurs ; ce gaillard debout
à son côté est un fossoyeur… et plus loin… »
Gustave, s’apercevant, alors, que tous les employés se
tenaient debout et gardaient un profond silence, tourna la
tête et reconnut, dans le curieux personnage, le directeur de
l’administration des biens nationaux, qui le congédia immé-
diatement.
Il prit facilement son parti de cette mésaventure. Délivré
de la vie de bureau, à laquelle il s’était résigné à contre-
cœur, il composa de nouvelles légendes.
La littérature est peu lucrative en Espagne. « Nous
n’achetons pas de maisons comme en France avec nos vers
ou nos romans, » me disait Grillo, un aimable poète de Ma-
drid. En effet, les Espagnols ne lisant guère, les livres sont
peu recherchés ! Le théâtre est loin d’offrir aux auteurs dra-
matiques les mêmes avantages qu’à Paris. Il est suivi cepen-
dant, mais par un public trop peu nombreux pour permettre
à une pièce, si remarquable qu’elle soit, de tenir longtemps
l’affiche. La polémique, dont on remplit les colonnes des
journaux, offre seule aux écrivains qui prennent part aux
luttes ardentes de la politique, une existence facile. Becquer,
n’ayant jamais voulu s’enrôler sous aucune bannière, renon-
ça volontairement aux ressources qu’il eût trouvées de ce
côté, suivant instinctivement en cela l’exemple du poète don
José Zorilla, l’illustre auteur de don Juan Ténorio. Grand
amateur des monuments, des arts et des coutumes du
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moyen âge, plein des souvenirs de la longue lutte des chré-
tiens contre les Maures, passionné pour la vie contempla-
tive, il vivait plus par l’esprit dans les siècles passés que
dans le temps présent. Si les travaux littéraires lui faisaient
défaut, il recevait, avec une insouciance d’artiste, le salaire
d’un simple journalier pour peindre à fresque des figures dé-
coratives dans le palais, alors en construction, du marquis de
Remisa. Il acceptait sans murmurer cette existence précaire,
qui affligeait ses amis. Grâce aux efforts de l’un d’eux, il par-
vint à faire partie de la rédaction du journal le Contemporain,
où il publia en 1864 des lettres de ma cellule (desde mi cel-
da). Le mérite de ses divers articles, très appréciés dans les
cercles littéraires de Madrid, attira sérieusement l’attention
sur lui, et, sous le ministère de don Luis Gonzalès Bravo, ami
des arts et fin connaisseur, il fut nommé fiscal de novelas,
c’est-à-dire membre de la censure à la section des romans.
Sa position, sans être brillante, semblait du moins lui as-
surer un avenir plus tranquille. Malheureusement, à la chute
de son protecteur, il perdit son emploi et se trouva de nou-
veau obligé de vivre au jour le jour, mais avec un surcroît de
charges, car il s’était marié et eut successivement deux en-
fants. Toujours poursuivi par le malheur, cette union fut
pour lui la source de nouveaux déboires.
Jusqu’en 1862 les deux frères vécurent séparés l’un de
l’autre ; mais à cette époque Valériano, qui était resté à Sé-
ville, où il peignait, comme son père, de jolis tableaux de
genre, vint retrouver Gustave à Madrid. Là, il eut à exécuter
quelques tableaux pour le compte du gouvernement, disposé
à lui continuer ses faveurs ; mais, en Espagne, comme ail-
leurs, les ministères ne durent qu’un temps. Don Luis Gonza-
lès Bravo dut se retirer, et les commandes furent supprimées
en même temps que la charge de Gustave.
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Les incertitudes du lendemain recommencèrent pour les
deux frères, qui trouvaient un adoucissement aux rigueurs
du sort dans leur mutuelle affection et dans les beaux rêves
d’avenir enfantés par leur ardente imagination.
Tandis que le peintre faisait des gravures sur bois pour
l’Illustration de Madrid, le poète se voyait réduit à traduire
d’insipides romans, dont il se reposait en écrivant quelques
articles originaux, comme les Feuilles sèches, délicate et fine
fantaisie, dont la tristesse profonde indique le pressentiment
d’une fin prochaine. À force de lutter contre la mauvaise for-
tune, Valériano et Gustave allaient enfin recueillir le fruit de
leurs persévérants efforts ; on recherchait, en effet, avec le
même empressement les productions du peintre et celles de
l’écrivain, quand l’aîné mourut le 23 septembre 1870, et le
second fut enlevé par une pulmonie, le 22 décembre de la
même année.
Frêle de corps, délicat de santé, Gustave Becquer avait
une chevelure noire et abondante qui faisait ressortir la
blancheur mate de son teint. Ses yeux pleins de douceur et
de bonté reflétaient fidèlement les sentiments de son cœur
et la sérénité de son âme. Jamais il ne s’est révolté contre
son sort, jamais il n’a formulé de plaintes contre personne.
Les traits, qu’il décoche çà et là, visent les défauts ou les
vices de l’humanité prise dans son ensemble. Tous, nous
avons nos moments de poignantes tristesses : la nuit semble
alors se faire dans notre âme. Quand venaient pour lui,
poète, ces heures de sombre découragement, il soupirait ses
douleurs en vers plutôt qu’en prose. Il a composé ainsi de
véritables poèmes en quelques strophes. Homme essentiel-
lement d’imagination, il oubliait le monde et les réalités de la
vie, au milieu des scènes de la nature, dont il appréciait
toutes les beautés et toutes les harmonies. Aussi ne laissait-il
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jamais échapper l’occasion de faire des excursions, non à
l’étranger, mais dans son propre pays. Il parcourut successi-
vement ainsi les provinces d’Avila et de Soria, séjourna dans
le monastère de Veruela, près de Moncayo, dont il parle
avec tant de charme dans le Gnome, et passa près d’une an-
née à Tolède où il retourna plusieurs fois, et toujours avec le
même amour. Inscriptions, coutumes locales, anciennes lé-
gendes, monuments arabes, cathédrales gothiques, châteaux
du moyen âge, tout ce qui tenait aux mœurs, aux habitudes
du temps passé, l’attirait invinciblement. Il rapportait de
chacune de ses excursions des cartons pleins de notes et de
croquis, où il puisait ensuite à loisir les détails merveilleux
de précision et de vérité qui ornent ses légendes, et donnent
à ses écrits une grande originalité. La première fois qu’il alla
visiter Tolède, il s’y rendit avec son frère, et tous deux appri-
rent à leurs dépens qu’il faut se méfier en Espagne d’un trop
grand amour de la belle nature.
Par une splendide nuit de pleine lune, tiède et parfumée,
comme on en a en Castille, les deux jeunes gens erraient par
la ville ; la cathédrale, l’église de Saint-Jean des Rois,
l’Alcazar, la Porte du Soleil, les tours et les remparts crénelés
offraient à leurs yeux des profils délicats ou grandioses ; la
lune argentait de ses brillants reflets les eaux du Tage, en-
caissé dans des rochers granitiques d’un aspect formidable,
et les rues étroites de la ville avaient d’impénétrables pro-
fondeurs ; ravis des étranges effets d’ombre et de lumière
qu’ils contemplaient, du calme et du silence de la nature, in-
terrompu seulement par les aboiements des chiens et la voix
des serenos, tout entiers à leurs causeries artistiques, ils lais-
saient couler les heures sans en avoir conscience, quand ils
furent brusquement rappelés aux réalités de la vie. Ils ve-
naient en effet d’être arrêtés, non par des bandits, ce qui
n’eût eu rien d’extraordinaire, mais par une ronde de police,
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qui, après avoir observé leurs allures étranges, les avait pris
pour des malfaiteurs combinant un mauvais coup. Ils eurent
beau protester, ils furent conduits en prison et y restèrent
enfermés jusqu’au moment où, réclamés par toute la rédac-
tion du Contemporain, on les rendit enfin à la liberté.
L’œuvre de Becquer forme deux volumes, publiés par
les soins de Rodriguez Correa. Le premier contient dix-huit
légendes, que nous avons traduites en partie. Il débute par la
Création, poème indien, dit le titre, quoique de l’invention de
l’auteur ; on y trouve de fines critiques, d’amusants tableaux
et le résumé suivant : « L’amour est un chaos de lumière et
de ténèbres ; la femme, un amalgame de parjures et de ten-
dresses ; l’homme, un abîme de grandeur et de petitesse. La
vie enfin peut se comparer à une longue chaîne avec des an-
neaux de fer et d’or. »
Le second volume se compose des lettres de ma Cellule,
écrites, comme nous l’avons dit, du monastère de Veruela.
Elles sont au nombre de neuf, constituant un ensemble qui
ne nous a pas paru susceptible d’être scindé. Des articles va-
riés suivent ces lettres ; c’est parmi eux que nous avons ex-
trait : la Parure d’émeraudes, la Taverne des Chats, et les
Feuilles sèches. Vient ensuite une série de soixante-seize
pièces de vers, sans liaison entre elles et sans titre. Des
lettres sur la littérature adressées à une dame, et un pro-
logue pour une collection de chants andalous terminent le
volume.
M. Correa aurait pu ajouter encore quelques articles de
critique ; mais il s’est abstenu de le faire, par un sentiment
d’extrême délicatesse pour la mémoire de son ami, si bon, si
bienveillant qu’il lui était très pénible de signaler les défauts
d’une œuvre littéraire. Si son amour de la vérité et son res-
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pect de l’art l’obligeaient à se montrer sévère, ou à formuler
un blâme, il en éprouvait un véritable chagrin ; aussi ajoute
M. Correa : « Du ciel où il est certainement, lui, qui dans
l’autre vie n’a pas dû aller en enfer, l’ayant eu dans celle-ci,
s’il jette les yeux sur ce livre, il y verra seulement ce qu’il a
écrit, sans ressentir un remords au fond de son cœur. »
Arrivé à la maturité de son talent, il allait donner libre
essor à sa riche imagination lorsqu’il est descendu au tom-
beau, laissant plusieurs ouvrages écrits en partie, ou dont il
avait indiqué l’idée dans ses conversations avec ses intimes.
Sa mort, très regrettable, ne lui a pas permis de donner toute
sa mesure ; jugé et classé, comme écrivain, sur les œuvres
qui restent de lui, il occupe encore une place très enviable.
Becquer a le grand mérite, selon nous, d’avoir un cachet
d’originalité telle qu’il ne saurait être confondu avec per-
sonne. Il a une manière à lui d’entrer en matière, de présen-
ter ses personnages ; de les faire agir et parler. Ses composi-
tions sont courtes, mais il éveille l’intérêt dès les premières
lignes, le soutient et l’augmente jusqu’au dénouement. Le
court résumé par lequel il termine laisse pensif et contient
habituellement un enseignement. Sans art apparent, il en-
traîne, charme et séduit. Tout ce qui sort de sa plume est ci-
selé, coloré, clair, lumineux ou sombre, et dans ce dernier
cas, les ombres ont des transparences, à travers lesquelles
on entrevoit encore mille détails.
Ayant observé la nature en peintre, la précision, la fi-
nesse, la fermeté de ses descriptions est incomparable ; rien
d’inutile, tout porte et concourt à l’effet. Quelques paroles lui
suffisent pour donner à un paysage son relief et sa couleur.
Les personnes qu’il met en scène sont vivantes, on les voit,
on fait connaissance avec elles et on ne les oublie plus.
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Seules ou groupées, elles font tableau. Sa riche palette, sa
touche délicate rappellent son compatriote, le peintre Fortu-
ny. Profond observateur des bruits de la nature, il en donne
la sensation avec des mots, comme notre Félicien David,
avec des notes.
De telles qualités sont celles d’un naturaliste ; mais d’un
naturaliste de l’école de Virgile, de Michel Cervantes, de la
Fontaine, ou de Shakespeare, et non de celle de certains au-
teurs contemporains, qui se plaisent uniquement à décrire
les vices les plus répugnants de l’espèce humaine.
L’intervention du surnaturel, dans les événements de la
vie, remonte à la plus haute antiquité, et appartient à la litté-
rature de tous les pays ; Becquer, en suivant l’exemple de
ses devanciers, a adapté le procédé aux exigences des idées
modernes ; il prépare la transition avec tant d’art qu’on
quitte le monde réel, pour passer dans celui des esprits, sans
presque s’en apercevoir ; on s’y sent doucement bercé,
comme dans un rêve enchanteur ; ou bien on y subit les an-
goisses d’un cauchemar, et même alors on n’arrive pas au
réveil sans regret.
Le talent descriptif est un talent de second ordre. Si dé-
veloppé qu’il soit, il ne peut entrer en comparaison avec ce-
lui qui scrute, analyse et met en jeu les passions du cœur, les
émotions de l’âme. Becquer serait très incomplet, si, au fond
de chacune de ses légendes on ne trouvait, diversement ex-
primés, des sentiments communs à l’ensemble de
l’humanité. Entre les défauts et les qualités des deux sexes, il
tient une balance équitable ; la femme coquette attire sur
elle le mépris ou un cruel châtiment ; le parjure est rappelé à
l’accomplissement de sa parole. L’amour chaste, poussé
jusqu’au sacrifice de la vie, est à jamais glorifié ; la récom-
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pense ou le châtiment suit le triomphe remporté sur une
passion mal placée ou sur l’entraînement qui pousse à la sa-
tisfaire ; le désir d’atteindre l’impossible en amour on en art
conduit à des conséquences désastreuses.
Inutile de nous étendre sur ce sujet ; l’esprit du lecteur,
mis en éveil, reconnaîtra les légendes dont nous venons de
résumer l’argument. Les idées simples, justes et par consé-
quent saines, qui s’y trouvent développées, se cachent sous
une forme poétique d’une grâce merveilleuse.
La constante préoccupation de Becquer est d’unir
l’inspiration à la raison ; il y réussit le plus souvent. Il a for-
mulé cette pensée dans de très beaux vers qui se terminent
ainsi : « C’est de l’union de ces qualités si rares que naît le
génie. » Rien de plus vrai, ni de plus juste. Le poète qui ne
sait pas maîtriser les emportements de son imagination ef-
frénée n’est pas un génie complet ; nous en avons, en
France, un grand exemple.
Becquer a formulé en vers les pensées intimes, les ten-
dresses, les découragements, les ardeurs de son cœur et de
son âme. Ses vers sont le résumé de sa propre existence ; il
les gardait, à part, pour lui seul ; s’il en a été publié
quelques-uns, avant sa mort, ils sont en petit nombre ; aussi
cette portion de son œuvre a-t-elle un intérêt spécial.
On peut, à la rigueur, traduire un ouvrage en prose et
donner une idée assez exacte de sa valeur ; mais des poé-
sies, surtout des poésies fugitives, défient toute traduction.
Ôtez aux vers leur musique particulière, résultant de la cé-
sure, de la rime et de l’éclat de certains mots ; ôtez-leur le
charme d’expressions concises qui font tableau ou portent
coup, sans qu’elles aient d’équivalent dans un autre idiome,
il ne reste plus que le squelette de l’idée, habillée de vête-
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ments qui n’ont pas été taillés pour elle. Ces réserves faites,
nous avons choisi, dans le recueil des poésies, les moins re-
belles à la traduction, afin surtout de permettre au lecteur
d’arriver, pour ainsi dire, jusqu’à l’âme de l’auteur.
En résumé, bien des romans à sensation, bourrés
d’incidents terribles, de scènes violentes, de sentiments exa-
gérés, bien des vers sonores et creux écrits par les contem-
porains de Becquer, seront entièrement oubliés, qu’on lira
encore avec plaisir ses légendes et ses poésies. Sans le
mettre au nombre des écrivains de premier ordre, on peut
dire qu’il occupera dans l’avenir une place distinguée, aussi
longtemps que l’honnête, le vrai, le beau, inspireront l’amour
qu’ils méritent.
ACHILLE FOUQUIER.
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LA PROMESSE
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« Marguerite, pour toi l’amour est tout, et dans le monde
tu ne vois rien que l’amour.
« Il est, cependant, une chose aussi respectable que
notre affection, et cette chose est le devoir. Notre seigneur le
comte de Gomare quitte son château demain matin, pour
réunir ses troupes à celles du roi don Ferdinand, qui va enle-
ver Séville au pouvoir des infidèles, et je dois partir avec le
comte.
« Obscur orphelin, sans nom et sans famille, je lui dois
tout ce que je suis. Je l’ai servi durant les douceurs de la
paix, j’ai dormi sous son toit, je me suis réchauffé à son
foyer, j’ai mangé le pain de sa table ; si je l’abandonnais au-
jourd’hui, demain, que diraient ses hommes d’armes en sor-
tant de la poterne de son château ? Surpris de ne pas me
voir, ils demanderaient :
« Où donc est l’écuyer favori du comte de Gomare ? »
« Mon Seigneur, plein de confusion, se tairait et ses
pages et ses bouffons diraient d’un ton moqueur :
« L’écuyer du comte n’est jouteur qu’en paroles ; c’est
un guerrier de parade. »
Alors Marguerite leva ses yeux pleins de larmes, les fixa
sur ceux de son amant, remua les lèvres pour parler, mais un
sanglot étouffa sa voix.
Pedro, d’un ton plus doux encore et plus persuasif, con-
tinua ainsi :
« Ne pleure pas, pour Dieu, Marguerite, ne pleure pas ;
tes larmes me désolent. Je m’éloigne, mais je reviendrai,
après avoir conquis un peu de gloire, pour rehausser
l’obscurité de mon nom. Le ciel nous aidera dans cette
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sainte entreprise. Séville conquise, le roi distribuera aux
vainqueurs des fiefs, sur les bords du Guadalquivir.
« Alors je reviendrai te chercher, et, unis pour toujours,
nous irons habiter le paradis des Arabes où le ciel est, dit-on,
plus limpide et plus bleu que le ciel de Castille.
« Je reviendrai, je te le jure ; je reviendrai fidèle à la pa-
role solennelle que je t’ai donnée, le jour où j’ai mis à ton
doigt cet anneau, symbole de ma promesse.
— Pedro ! s’écria Marguerite, d’un ton ferme et résolu,
en dominant son émotion : va, va maintenir ton honneur. »
En prononçant ces mots, elle se jeta pour la dernière fois
dans les bras de son amant. Quand elle s’en détacha, elle dit
avec une voix sourde et un accent ému :
« Va maintenir ton honneur et reviens… reviens me
rendre le mien. »
Pedro baisa Marguerite au front, détacha son cheval at-
taché à un arbre du bocage et gagna, au galop, le bout de
l’allée de peupliers.
Marguerite suivit des yeux Pedro qui disparut bientôt
dans les brouillards de la nuit. Quand elle cessa de le distin-
guer, elle retourna lentement vers ses frères qui
l’attendaient.
« Prépare tes habits de fête, lui dit l’un d’eux, en la
voyant entrer, car, demain matin, nous allons à Gomare,
avec tout le village, assister au départ du comte pour
l’Andalousie.
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— Je m’afflige plus que je ne me réjouis du départ de
ceux qui, peut-être, ne reviendront pas, répondit Marguerite
en soupirant.
— Malgré cela, il faut que tu viennes avec nous, reprit
un autre frère ; que tu y viennes joyeuse et bien parée. On
cessera ainsi de murmurer, tout bas, que tu as des amours
dans le château, et que tes amours partent pour la guerre. »
II
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comte de Gomare, renommé dans tout le pays pour son
faste et ses richesses.
Le roi d’armes ouvrait la marche ; il s’arrêtait de temps
en temps, pour publier, à haute voix et au son du tambour,
l’ordre du roi appelant ses feudataires à la guerre contre les
Maures, et ordonnant aux villes et aux bourgades libres de
livrer passage à ses troupes et de leur venir en aide.
Après le roi d’armes, venaient les hérauts de cour, fiers
de leurs tabars de soie, de leurs écussons de diverses cou-
leurs, brodés d’or, et de leurs toques garnies de plumes
voyantes. Venait ensuite le premier écuyer de la maison,
armé de pied en cap, cavalier monté sur un cheval noir, au
poil luisant, tenant à la main l’étendard de riche-homme
avec ses emblèmes, ses chaudrons, et, à l’étrier gauche,
l’exécuteur des hautes œuvres de la seigneurie, habillé de
noir et de rouge.
Le chef des écuyers était précédé d’une vingtaine de ces
fameux joueurs de trompette de tierra llana, célèbres dans
les chroniques de nos rois, pour l’incroyable puissance de
leurs poumons.
Quand les éclats des formidables trompettes cessèrent
d’agiter l’air, on entendit une sourde rumeur, lente et uni-
forme ; c’était la compagnie des fantassins, armés de
longues piques et de boucliers de cuir.
À leur suite, apparurent les machinistes avec leurs ar-
matures de fers et leurs tours de bois ; les compagnies desti-
nées à monter à l’assaut, et le groupe des gens chargés des
bêtes de somme.
Puis, enveloppés dans le nuage de poussière soulevé par
les sabots des chevaux, lançant des éclairs étincelants de
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leurs cuirasses de fer, passèrent les hommes d’armes du châ-
teau, formés en épais escadrons ; ils ressemblaient, de loin, à
une forêt de lances.
Enfin, précédé de timbaliers, montés sur de fortes mules
couvertes de housses et empanachées, entouré de ses pages
richement vêtus de soie et d’or, suivi des écuyers de sa mai-
son, apparut le comte.
En le voyant, sa multitude le salua par des clameurs
immenses, prolongées, et, au milieu de tant de bruits confus
se perdit le cri d’une femme, qui, au même moment, tomba
évanouie comme frappée de la foudre, dans les bras des per-
sonnes accourues pour lui venir en aide.
Cette femme était Marguerite, qui venait de reconnaître
son amant dans le haut et très redouté seigneur comte de
Gomare, l’un des plus nobles et des plus puissants feuda-
taires de la couronne de Castille.
III
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il semblait regarder vaguement un objet, mais il ne voyait
rien de tout ce qui l’entourait.
Debout à son côté, lui parlait le plus ancien des écuyers
de sa maison, le seul qui, dans ces heures de sombre mélan-
colie, pût interrompre ses méditations, sans attirer sur sa
tête l’explosion de sa colère.
« Qu’avez-vous, Seigneur ? » lui disait-il. « Quel mal
vous ronge et vous consume ? Triste vous marchez au com-
bat ; triste vous en revenez, quoique vainqueur. Quand tous
les guerriers s’endorment brisés par les fatigues de la jour-
née, j’entends vos soupirs ; si j’accours près de votre couche,
je vous vois lutter contre l’objet invisible qui vous tour-
mente. Vous ouvrez les yeux et vos terreurs ne se dissipent
pas. Qu’avez-vous, Seigneur ? Dites-le-moi. Si c’est un se-
cret, je saurai le garder au fond de mon cœur, comme dans
un sépulcre. »
Le comte ne paraissait pas entendre son écuyer ; cepen-
dant, après une longue pose, et, comme si ces paroles eus-
sent mis tout ce temps pour aller de ses oreilles à son intelli-
gence, il sortit peu à peu de son immobilité, et, l’attirant
amicalement à lui, il dit d’une voix grave et mesurée :
« J’ai trop souffert en silence. Me croyant le jouet d’une
vaine illusion, par respect humain, je me suis tu jusqu’à cette
heure ; mais non, non, ce qui m’arrive n’est point une illu-
sion. Je dois être sous le coup d’une malédiction terrible. Le
ciel ou l’enfer réclament de moi quelque chose, et m’en aver-
tissent par des faits surnaturels. Te rappelles-tu le jour de
notre rencontre avec les Maures de Nebrija, dans le voisi-
nage de Triana ? Nous étions peu nombreux, le combat fut
rude et je faillis périr. Tu l’as vu, au plus fort de la mêlée :
mon cheval, blessé, fou de rage, se précipita vers le plus
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épais de l’armée maure ; je faisais de vains efforts pour le
maîtriser ; les rênes étaient tombées de mes mains et le fou-
gueux animal m’entraînait dans sa course frénétique à une
perte certaine.
« Déjà les Maures serraient leurs rangs, ils appuyaient
contre terre le talon de leurs longues piques pour me rece-
voir ; déjà des nuées de flèches sifflaient à mes oreilles. Le
cheval n’était plus qu’à quelques pas du mur d’acier contre
lequel nous allions nous briser, quand, crois-moi, ce ne fut
pas une illusion, j’ai vu une main qui a saisi la bride, l’a
maintenue avec une énergie surnaturelle, a forcé l’animal à
se retourner dans la direction de mes soldats, et m’a sauvé la
vie miraculeusement.
« J’ai vainement demandé aux uns et aux autres qui
était mon sauveur, personne ne le connaissait, personne ne
l’avait vu.
« Quand vous voliez vers la muraille de piques contre
laquelle vous deviez être écrasé, me répondirent-ils, vous
étiez seul, complètement seul. Notre surprise a été grande de
vous voir revenir, car nous avions compris que le cheval
n’obéissait plus au cavalier. »
« Cette nuit-là, je rentrai dans ma tente tout préoccupé ;
je voulais, en vain, arracher de mon esprit le souvenir de
l’étrange aventure ; en gagnant mon lit, je revis encore la
même main, une jolie main, d’une extrême blancheur ; elle
ouvrit les rideaux de mon alcôve et disparut ensuite.
« Depuis lors, partout et à chaque instant, je vois cette
main mystérieuse ; elle prévient mes désirs et m’aide en
toute occasion.
– 24 –
« Je l’ai vue, pendant l’assaut du château fort de Triana,
prendre entre ses doigts, dans l’air, et briser une flèche qui
allait me frapper.
« Je l’ai vue, au milieu d’un banquet où je voulais noyer
ma peine dans le tumulte de l’orgie, je l’ai vue verser du vin
dans ma coupe.
« Toujours elle est devant mes yeux ; partout où je vais,
elle me suit, sous ma tente, au combat, de jour, de nuit… En
ce moment même, vois, vois-la s’appuyer doucement sur
mon épaule. »
En prononçant ces derniers mots, le comte se leva, fit
quelques pas, agité, hors de lui, et comme sous l’empire
d’une profonde terreur.
L’écuyer essuya une larme qui coulait sur ses joues. Il
crut son seigneur fou, n’insista pas, et, sans combattre ses
idées, il se borna à dire d’une voix très émue :
« Venez… Sortons un moment de la tente. La brise du
soir rafraîchira peut-être votre front et calmera cette incom-
préhensible douleur, pour laquelle je ne trouve aucune pa-
role de consolation. »
IV
– 25 –
émergeaient les jardins de la ville mauresque, et, au milieu
des touffes épaisses de feuillages, brillaient les balcons
blancs comme la neige, les minarets des mosquées et la gi-
gantesque sentinelle, qui, du haut de son aérienne plate-
forme, lançait des étincelles lumineuses, produites par les
rayons du soleil frappant les quatre globes d’or, qui, du
camp des chrétiens, ressemblaient à quatre flammes.
L’entreprise de don Ferdinand, une des plus héroïques
et des plus téméraires de cette époque, avait attiré près de
lui les plus célèbres guerriers de la Péninsule ; il n’en man-
quait pas non plus de pays étrangers et lointains, appelés par
la renommée, pour unir leurs efforts à ceux du saint roi.
Les tentes de campement jonchaient au loin la plaine ;
on en voyait de toutes les formes, de toutes les dimensions.
Au-dessus de chacune d’elles, flottaient au vent des en-
seignes armoriées sur lesquelles astres, griffons, lions,
chaînes, barres, chaudrons, cent et cent autres figures ou
pièces héraldiques publiaient le nom et les qualités de leurs
maîtres.
Par les rues de cette ville improvisée, et dans toutes les
directions, circulait une multitude de soldats parlant des dia-
lectes différents, habillés à la mode de leur pays, armés à
leur fantaisie ; ils offraient des contrastes aussi étranges que
pittoresques.
Ici, quelques seigneurs fatigués du combat, assis sur des
bancs de cèdre, près de la porte de leur tente, se reposaient
en jouant au tric-trac, tandis que leurs pages leur versaient
du vin dans des coupes d’argent. Là, quelques fantassins
profitaient d’un moment de loisir, pour redresser et réparer
leurs armes avariées lors de la dernière bataille. D’autre part,
les plus habiles tireurs de l’armée visaient un but qu’ils cou-
– 26 –
vraient de flèches, aux acclamations de la foule ravie de leur
adresse. Imaginez aussi le bruit des tambours, les éclats des
trompettes, les appels des marchands ambulants, le choc du
fer contre le fer, les psalmodies des conteurs captivant
l’attention de leurs auditeurs par le récit d’exploits merveil-
leux, les cris des hérauts d’armes publiant les ordres du ma-
réchal du camp ; ces mille et mille bruits discordants rem-
plissaient l’air et complétaient un tableau de mœurs guer-
rières si vivant, si animé, qu’il défie la description.
Le comte de Gomare, accompagné de son fidèle écuyer,
traversa tous ces groupes affairés, les yeux dirigés vers la
terre, triste et silencieux comme si nul objet n’attirait son at-
tention, nulle rumeur n’arrivait à ses oreilles.
Il marchait machinalement à la manière des somnam-
bules, dont l’esprit s’agite dans le monde des rêves ; ils vont,
ils viennent sans avoir conscience de leurs actions, entraî-
nés, pour ainsi dire, par une volonté autre que la leur.
Non loin de la tente du roi, au milieu d’un cercle de sol-
dats, de jeunes pages, de gens du commun, qui l’écoutaient
bouche béante, et se pressaient pour lui acheter les baga-
telles qu’il annonçait avec une emphase hyperbolique, se
trouvait un étrange personnage, moitié pèlerin, moitié jon-
gleur. Tantôt il récitait une litanie en mauvais latin, tantôt il
débitait des farces, des bouffonneries, intercalant, dans un
interminable récit, des propos à faire rougir un arbalétrier ;
mêlant ainsi, à de dévotes oraisons, les histoires les plus
égrillardes, qu’il faisait suivre de saintes légendes.
Dans les immenses sacoches qui pendaient le long de
ses épaules se trouvaient, mêlés et confondus, mille objets
différents : rubans, ayant touché le tombeau de saint
Jacques ; cédules couvertes de mots hébreux, qui, suivant
– 27 –
lui, étaient ceux qu’avait prononcés le roi Salomon, quand il
fonda le temple, et les seuls capables de préserver de toute
espèce de maladies contagieuses ; baumes merveilleux pour
recoller un homme coupé par la moitié ; évangiles cousus
dans des sachets brodés ; secrets pour se faire aimer de
toutes les femmes ; reliques des saints patrons de toutes les
églises d’Espagne ; petits bijoux, petites chaînes, ceinturons,
médailles et tant d’autres babioles en verre et en plomb.
Le comte arriva près du groupe formé par le pèlerin et
ses admirateurs, au moment où celui-ci commençait à ac-
corder une espèce de mandoline ou guzja arabe, dont il
s’accompagnait en chantant ses romances. Quand il eut bien
tiré les cordes, les unes après les autres, avec un calme inal-
térable, tandis que son compagnon cherchait à arracher les
derniers maravédis de la bourse très plate de ses auditeurs,
le pèlerin commença à chanter d’une voix nasillarde, d’un
ton monotone et plaintif, une romance qui se terminait par le
même refrain.
Le comte approcha du groupe et prêta l’oreille. Par une
coïncidence au moins étrange, le titre de cette histoire ré-
pondait de tout point aux lugubres pensées qui remplissaient
son âme. La romance, comme l’avait annoncé le chanteur
avant de commencer, s’appelait : La romance de la Main
Morte.
En entendant cet étrange titre, l’écuyer voulut immédia-
tement entraîner son seigneur loin de là ; mais le comte, les
yeux fixés sur le chanteur, resta immobile écoutant cette
cantilène :
– 28 –
1
La fillette avait un amant,
Qui se disait écuyer.
L’écuyer lui annonça
Qu’il partait pour la guerre.
« Tu pars et peut-être tu ne reviendras pas.
— Je reviendrai, chère âme. »
Tandis que l’amant jurait
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
2
Le comte avec ses gens
Sortit de son château.
Elle, qui le reconnut,
En grande affliction gémissait :
« Malheur à moi ! le comte s’en va
Emportant mon honneur. »
Et tandis qu’elle pleurait,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
3
Son frère qui était présent,
Entendit ses paroles :
« Tu nous as déshonorés, dit-il.
— Il m’a juré qu’il reviendrait.
— S’il revient, il ne te retrouvera plus,
Là, où il avait l’habitude de te voir. »
– 29 –
Tandis que l’infortunée mourait,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
4
Morte, on la porta au bocage ;
À l’ombre on l’enterra.
Pour autant qu’on jetât de la terre.
La main restait à découvert,
La main qui portait l’anneau
Donné par le comte.
De nuit sur sa tombe,
Le vent, dit-on, répétait :
« Malheur à qui se fie
Aux promesses des hommes. »
– 30 –
trait à une infortunée cruellement trompée par un puissant
personnage. Dieu, dans sa haute justice, a permis que bien
qu’ensevelie, le sépulcre repousse la main où son amant a
mis un anneau, en lui donnant une promesse. Peut-être sa-
vez-vous qui doit l’accomplir. »
– 31 –
MAÎTRE PÉREZ, L’ORGANISTE.
– 33 –
« À lui seul, il renferme dans ses coffres plus de ducats
d’or que le roi don Philippe, notre maître, n’entretient de
soldats, et ses galions formeraient une escadre capable de
résister à celle du grand Turc.
« Regardez, regardez ces graves seigneurs ; c’est le
groupe des vingt-quatre1. Eh ! mais voilà aussi le gros Fla-
mand auquel, paraît-il, les seigneurs de la Croix verte n’ont
pas encore jeté le gant, grâce à l’influence qu’il exerce sur
les grands de Madrid… Celui-là ne vient à l’église que pour y
entendre la musique…
« Non certes, si maître Pérez ne lui arrache pas des
larmes grosses comme le poing, avec son orgue, on peut af-
firmer que son âme a quitté son corps et bout dans les chau-
dières de Satan. Ah, voisine ! ça va mal, ça va mal et nous
aurons du tapage ; moi, je me réfugie dans l’église, car, à
mon avis, il y aura plus de horions qu’on ne dira de Pater
noster… Regardez, regardez, les gens du duc d’Alcalá appa-
raissent à l’angle de la place San Pedro ; et par la ruelle des
Duègnes, je m’imagine entrevoir ceux du duc de Médina Si-
donia. Ne vous l’avais-je pas dit ?
« Ils se reconnaissent, s’arrêtent les uns et les autres,
sans rompre d’une semelle… les groupes se dispersent… les
alguazils sur lesquels, en pareille occasion, frappent amis et
ennemis, se retirent…
1
À Séville et dans plusieurs villes de l’Andalousie, les conseil-
lers municipaux étaient au nombre de vingt-quatre ; on appelait un
conseiller municipal un vingt-quatre.
– 34 –
« Le corrégidor se réfugie sous le parvis, avec son bâton
et son monde… Qu’on dise maintenant que la justice existe.
Pour les pauvres…
« Allons, allons, les boucliers brillent déjà dans
l’obscurité… Dieu tout-puissant, assistez-nous !… déjà on en
est aux coups… Voisine ! voisine ! par ici… avant qu’on ne
ferme les portes. Mais silence ! qu’arrive-t-il ? quoi ! sans
avoir commencé, ils s’arrêtent. Quelles sont ces clartés ?…
des torches allumées ! des litières ! c’est Monseigneur
l’archevêque.
« La sainte Vierge de Bon-Secours, qu’en ce moment
j’invoquais en moi-même, l’envoie à mon aide… oh ! per-
sonne ne sait ce que je dois à son intercession !… Qu’elle me
paye avec usure les cierges que je lui allume tous les same-
dis !… Voyez donc ; qu’il est gentil avec sa soutane violette
et sa barrette rouge !… que Dieu le conserve, dans sa juridic-
tion, autant de siècles que je désire vivre moi-même. Sans
lui, la moitié de Séville serait déjà en cendres, par suite des
différends entre les ducs. Voyez-les, voyez-les, les hypo-
crites, comme ils s’approchent de la litière du prélat pour
baiser son anneau… Comme ils le suivent et l’accompagnent
en se mêlant à ses familiers !
« Croirait-on que si ces deux hommes, tant amis en ap-
parence, venaient à se rencontrer, d’ici à une demi-heure,
dans une rue obscure… c’est-à-dire ceux-là, ceux-là !… Dieu
me préserve de les croire lâches ! ils ont fait leurs preuves en
combattant, maintes fois, les ennemis de Notre-Seigneur…
mais il est certain que s’ils se cherchaient, et se cherchaient
avec l’intention de se rencontrer, ils se rencontreraient et
mettraient fin, d’un coup, à ces continuels démêlés dans les-
– 35 –
quels ceux qui croisent réellement le fer sont leurs parents,
leurs amis et leurs serviteurs.
« Mais entrons, voisine, entrons dans l’église, avant
qu’elle ne regorge de monde… D’ordinaire, par des nuits pa-
reilles à celle-ci, elle se remplit au point qu’il n’y aurait plus
place pour un grain de blé…
« Les nonnes ont de la chance avec leur organiste… A-t-
on jamais vu le couvent aussi en faveur que maintenant ?…
Les autres communautés ont fait, on peut le dire, des propo-
sitions magnifiques à maître Pérez ; cela n’a rien de surpre-
nant, en vérité, puisque Monseigneur l’archevêque, lui-
même, lui a offert des montagnes d’or, pour le faire venir à
la cathédrale… mais bah !… il perdrait plutôt la vie que
d’abandonner son orgue favori… Vous ne connaissez pas
maître Pérez ? Vous êtes, il est vrai, depuis peu dans le quar-
tier… C’est un saint homme ; pauvre, oui, mais charitable
comme pas un… Il n’a d’autre parent que sa fille, ni d’autre
ami que son orgue ; il passe sa vie entière à veiller sur
l’innocence de l’une, et à réparer les registres de l’autre…
Notez que l’orgue est vieux !… Qu’importe, il déploie tant
d’adresse à le régler et à le soigner, qu’il vibre d’une façon
merveilleuse… Il le connaît si bien qu’à tâtons… je ne sais si
je vous l’ai dit, mais le pauvre homme est aveugle de nais-
sance… et, avec quelle résignation il supporte son infor-
tune !… Lui demande-t-on ce qu’il donnerait pour voir, il ré-
pond : « Beaucoup ; mais pas autant que vous le supposez,
car j’ai l’espérance. – L’espérance de voir ? – Oui, et bientôt,
ajoute-t-il avec un sourire d’ange ; j’ai déjà soixante-dix-sept
ans ; si longue que puisse être ma vie, je ne tarderai pas à
voir Dieu… »
– 36 –
« Le cher homme ! il le verra, oui… parce qu’il est aussi
humble que les pierres de la rue, qui se laissent piétiner par
tout le monde… Il répète toujours qu’il n’est qu’un pauvre
organiste de couvent ; il pourrait cependant donner des le-
çons de musique au maître de chapelle du primat ; il a fait
ses dents en s’occupant du métier. Son père suivait la même
profession ; je ne l’ai pas connu, mais ma chère mère, qui est
en paradis, me disait qu’il l’emmenait toujours à l’orgue avec
lui et l’employait aux soufflets. L’enfant montra bientôt de
telles dispositions, qu’à la mort de son père, il hérita naturel-
lement de l’emploi…
« Quelles mains il a ! Dieu les bénisse ! Elles mérite-
raient d’être portées à la rue des Chicarreros, pour y être en-
châssées d’or… Toujours il joue bien, oui, toujours ; mais,
dans une nuit comme celle-ci, c’est un prodige… Il a une
dévotion particulière pour les cérémonies de la messe de
Noël, et, au moment de la consécration de l’hostie, à minuit
sonnant, c’est-à-dire quand Notre-Seigneur Jésus-Christ vint
au monde… les voix de son orgue sont des voix d’anges…
« Mais, qu’ai-je besoin d’insister sur ce qu’on entendra
cette nuit ? il suffit de voir que la fine fleur de Séville, et
jusqu’à Monseigneur l’archevêque, lui-même, vient à cet
humble couvent pour l’écouter.
« Ne croyez pas que les gens instruits, les connaisseurs
en musique, soient les seuls à apprécier son mérite, la popu-
lace y est également sensible. Tous ces groupes de gens, que
vous voyez arriver, avec des torches allumées, entonnant
avec des cris discordants des noëls qu’ils accompagnent du
tambour de basque et autres instruments tapageurs, au lieu
de mettre le désordre dans l’église, selon leur habitude, vont
devenir muets, comme des morts, aussitôt que maître Pérez
– 37 –
posera les mains sur son orgue, et lors de l’élévation… lors
de l’élévation, on entendra voler une mouche… De tous les
yeux, il tombera de grosses larmes et, à la fin, il s’élèvera
comme un immense soupir produit par la respiration de
l’assistance, qui est restée suspendue tant qu’a duré la mu-
sique… Mais, allons, déjà on a fini de sonner les cloches, la
messe va commencer ; entrons…
« Cette nuit est pour tout le monde la Bonne Nuit, mais
pour nous elle est meilleure que pour les autres. »
En parlant ainsi, la vieille, qui avait servi de cicérone à
sa voisine, traversa le parvis de Sainte-Inès et coudoyant ce-
lui-ci, bousculant celui-là, elle entra dans le temple et se
perdit au milieu de la foule qui se pressait à la porte.
II
– 38 –
tiné à défendre leurs filles et leurs femmes du contact de la
multitude.
Celle-ci s’agitait au fond de la nef, avec un bruit pareil à
celui d’une mer orageuse, quand une exclamation de joie,
accompagnée des sons discordants des sonajas et des tam-
bours de basque, éclata, en voyant apparaître l’archevêque,
qui, une fois assis près du maître autel, sous un dais écarlate,
au milieu de ses familiers, bénit le peuple par trois fois.
L’heure de commencer la messe était sonnée.
Il s’écoula, cependant, quelques minutes et l’officiant
n’apparaissait pas ; déjà la foule s’agitait et témoignait son
impatience ; les chevaliers échangeaient entre eux quelques
mots à mi-voix ; l’archevêque envoya un de ses valets à la
sacristie, pour s’informer du motif qui retardait la cérémonie.
« Maître Pérez est tombé malade, très malade et il lui
sera impossible de venir à la messe de minuit. »
Telle fut la réponse du valet.
La nouvelle se répandit aussitôt dans la foule, et produi-
sit sur tout le monde un effet si désagréable qu’il serait im-
possible de l’exprimer. Il suffit de dire, qu’on remarqua dans
le temple une telle agitation, que le corrégidor, s’étant levé,
resta debout, et que les alguazils vinrent se mêler aux flots
de la multitude pour rétablir le silence.
Dans ce moment, un homme mal bâti, sec, osseux, et
louche, par surcroît, s’avança jusqu’au siège occupé par le
prélat.
« Maître Pérez est malade, dit-il, la cérémonie ne peut
commencer ; si vous voulez, je tiendrai l’orgue en son ab-
sence. Maître Pérez n’est pas le seul organiste du monde et,
– 39 –
à sa mort, on ne cessera pas de faire usage de cet instru-
ment, faute d’un homme habile. »
L’archevêque fit de la tête un signe d’adhésion. Déjà
quelques fidèles, sachant que cet étranger était un organiste
envieux et l’ennemi de celui de Sainte-Inès, commençaient à
témoigner hautement leur dégoût de sa conduite, quand,
tout à coup, éclata sur le parvis un bruit épouvantable.
« Maître Pérez est là ! maître Pérez est là ! »
Aux cris de ceux qui étaient entassés près de la porte,
tout le monde tourna la tête.
Maître Pérez, pâle, le visage décomposé, entrait, en ef-
fet, dans l’église, sur un fauteuil que tous briguaient
l’honneur de porter sur leurs épaules.
Ni les prescriptions des médecins, ni les larmes de sa
fille, rien n’avait pu le retenir dans son lit.
« Non, disait-il, c’est la dernière fois, je le sens, je le sens
et je ne veux pas mourir sans voir encore mon orgue, cette
nuit surtout, la nuit de Noël. Allons, je le veux, je l’ordonne,
allons à l’église. »
On se conforma à ses désirs ; les plus empressés le por-
tèrent jusqu’à la tribune, et la messe commença.
En ce moment, minuit sonnait à l’horloge de la cathé-
drale.
Après l’introït, l’évangile et l’offertoire, on arriva au
moment solennel où le prêtre, après l’avoir consacrée,
prend, du bout des doigts, la sainte hostie et l’élève.
– 40 –
Un nuage d’encens, qui s’étendait en ondes azurées,
remplit l’enceinte de l’église ; on entendit le carillon des
cloches aux sons vibrants, et maître Pérez posa ses doigts
crispés sur les touches de l’orgue.
Les cent voix de ses tubes métalliques rendirent un ac-
cord majestueux et prolongé, qui se perdit peu à peu comme
si une rafale de vent en eût emporté les derniers échos.
À ce premier accord, pareil à une voix qui s’élève de la
terre vers le ciel, un autre répondit : suave et lointain
d’abord, il prit de la force, il en prit jusqu’à se transformer
enfin en un tonnerre d’harmonie.
C’était la voix des anges : elle venait de franchir les es-
paces et arrivait sur la terre.
On crut ensuite entendre les hymnes lointaines chantées
par les hiérarchies des séraphins ; mille hymnes à la fois, qui
finirent par se confondre en une seule, et celle-là n’était que
l’accompagnement d’une étrange mélodie, qui semblait flot-
ter sur cet océan d’échos harmonieux, comme un lambeau
de brouillard au-dessus des vagues de la mer.
Bientôt quelques chants s’évanouirent, puis d’autres à
leur suite ; la combinaison se simplifiait. Deux voix seule-
ment, dont les accents se confondaient encore, puis une
seule isolée, soutenant une note brillante comme un rayon
de lumière… Le prêtre courba le front et, par-dessus sa tête
garnie de cheveux blancs, et à travers la gaze azurée pro-
duite par la fumée de l’encens, l’hostie apparut aux regards
des fidèles. Dans ce moment, la note que maître Pérez sou-
tenait, en cadençant, se développa, se développa, et l’église
entière frémit à l’explosion d’une gigantesque harmonie ;
– 41 –
l’air comprimé vibrait dans ses angles et les vitraux coloriés
tremblaient dans les étroites fenêtres géminées.
De chacune des notes dont se composait ce splendide
accord, il se dégagea un thème, proche ou lointain, brillant
ou sourd. On eût dit que les sources et les oiseaux, les brises
et les feuillages, les hommes et les anges, la terre et les cieux
chantaient, chacun dans leur langage, une hymne à la nais-
sance du Sauveur.
La multitude écoutait étonnée, anxieuse. Dans tous les
yeux perlait une larme, dans tous les esprits dominait un
profond recueillement.
Le prêtre qui officiait sentit trembler ses mains, parce
que Celui qu’elles portaient, Celui que les hommes et les ar-
changes saluaient, était son Dieu, et il avait cru voir s’ouvrir
les cieux et se transfigurer l’hostie.
L’orgue continuait à vibrer ; mais ses voix devenaient
graduellement plus sourdes, comme la voix qui se perd
d’écho en écho, s’éloigne et s’affaiblit en s’éloignant. Quand
tout à coup un cri éclata dans la tribune un cri déchirant, ai-
gu, un cri de femme.
L’orgue exhala un son étrange, discordant, semblable à
un sanglot et resta muet.
La multitude courut en masse à l’escalier de la tribune,
vers laquelle tous les fidèles, arrachés à leur extase reli-
gieuse, tournèrent la tête avec anxiété.
« Qu’est-il arrivé ? que se passe-t-il ? » se disait-on les
uns aux autres. Personne ne savait que répondre, et tous
s’efforçaient de le deviner. La confusion augmentait, le ta-
– 42 –
page dépassait la mesure et menaçait de troubler l’ordre et
le recueillement habituel de l’église.
« Que se passe-t-il ? » demandaient les dames au corré-
gidor, qui, précédé de ses huissiers, avait été un des pre-
miers à monter à la tribune et se dirigeait ensuite, pâle, l’air
profondément affligé, vers l’endroit où l’attendait
l’archevêque, anxieux, comme tout le monde, de connaître
la cause du désordre.
« Qu’y a-t-il ?
— Maître Pérez vient de mourir ! »
En effet, quand les premiers fidèles, après s’être bouscu-
lés dans l’escalier, arrivèrent à la tribune, ils virent le pauvre
organiste mort, la tête sur les touches de son vieil orgue, qui
vibrait sourdement, tandis que sa fille, agenouillée à ses
pieds, l’appelait en vain, en exhalant des soupirs et des san-
glots.
III
– 43 –
« Pauvre malheureux ! c’était un saint !… Je puis dire,
pour ma part, que je garde un morceau de son pourpoint
comme une relique ; il le mérite… Sur mon âme, par Dieu, si
monseigneur l’archevêque voulait s’en occuper, nos petits-
fils le verraient certainement figurer sur l’autel… mais que
faire ? les morts et les absents n’ont plus d’amis… mainte-
nant on n’est préoccupé que de la nouvelle… Vous
m’entendez bien. Quoi ! ne savez-vous rien de ce qui se
passe ? Nous nous ressemblons, il est vrai, en cela ; sans
souci de ce qui se dit, ou des mots qui échappent par mé-
garde, nous allons de la maison à l’église et de l’église à la
maison… moi, seulement, comme ça… au vol… une parole
par ici, une autre par là… sans avoir envie de rien savoir, je
suis d’ordinaire au courant des nouvelles… ainsi, entre nous,
la chose est décidée, l’organiste de Saint-Roman, ce louche,
qui médit toujours des autres organistes, ce malpropre, qui
ressemble plutôt à un boucher de la porte de la Viande qu’à
un maître de musique, va jouer cette nuit à la place de
maître Pérez. Sachez donc ce que tout le monde sait, ce qui
est connu de tout Séville, que personne ne voulait s’en char-
ger, pas même sa fille, reçue maîtresse, et qui, depuis la
mort de son père, est entrée novice au couvent. Et c’était na-
turel, accoutumés, comme nous l’étions à entendre de telles
merveilles : toute autre chose nous eût paru mauvaise,
même en voulant éviter de faire des comparaisons.
« La communauté avait donc décidé que pour honorer le
défunt, et en témoignage de respect pour sa mémoire,
l’orgue resterait muet durant cette nuit ; mais voilà que notre
homme se présente, et déclare qu’il osera le jouer… rien
n’est aussi téméraire que l’ignorance… Est-ce sa faute, à
lui ? Non, mais à ceux qui permettent une telle profanation.
Ainsi va le monde… Voyez un peu la foule qui accourt… on
dirait qu’il n’y a rien de changé, d’une année à l’autre. Les
– 44 –
mêmes personnages, le même luxe, les mêmes bousculades
à la porte, la même animation sur le parvis, la même af-
fluence dans le temple… Oh ! si le mort, relevait la tête, il
mourrait de nouveau, pour ne pas entendre son orgue joué
par de pareilles mains ! Si ce que les gens du quartier m’ont
dit est vrai, ils lui en préparent une bonne à son entrée ; au
moment où il posera les doigts sur les touches, on commen-
cera avec les tambourins, sonajas, tambours de basque et
autres instruments, un charivari comme on n’en a jamais en-
tendu… mais silence ! voilà le héros de la fête qui entre dans
l’église. Jésus ! quel accoutrement de couleurs voyantes,
quelle collerette tuyautée, quel air prétentieux ! allons, al-
lons, l’archevêque est arrivé depuis un moment, et la messe
va commencer… allons, cette nuit nous en donnera, je crois,
à conter pendant bien des jours. »
En parlant ainsi, la bonne femme, que nos lecteurs con-
naissent déjà, pour ses excès de bavardage, entra dans le
couvent de Sainte-Inès s’ouvrant, suivant sa coutume, un
chemin au milieu de la foule, à force de poussées et de coups
de coude.
La cérémonie était déjà commencée.
Le temple était aussi brillant que l’année précédente.
Le nouvel organiste, après avoir traversé la foule des fi-
dèles qui remplissait la nef, pour aller baiser l’anneau du pré-
lat, était monté à la tribune et là il touchait, les uns après les
autres, les registres de l’orgue, avec une gravité aussi affec-
tée que ridicule.
Du sein de la populace entassée à l’entrée de l’église, on
entendait une rumeur sourde et confuse, pronostique certain
– 45 –
de la tempête qui se préparait et ne devait pas tarder à écla-
ter.
« C’est un truand qui ne pouvant rien faire de bien, ne
regarde pas même droit devant lui, disaient les uns.
— C’est un ignorant, qui, après avoir rendu l’orgue de sa
paroisse pire qu’une épinette, vient profaner celui de maître
Pérez, disaient les autres. »
Tout en parlant ainsi, celui-ci se débarrassait de son
manteau, pour mieux manœuvrer son tambour de basque,
celui-là apprêtait ses sonajas ; tous enfin se préparaient à
faire du vacarme à qui mieux mieux… Ils étaient rares ceux,
qui s’aventuraient à défendre mollement l’étrange person-
nage, dont l’air orgueilleux contrastait d’une façon si notable
avec la tenue modeste et l’affable bonté du défunt maître Pé-
rez.
Le moment attendu arriva enfin, le moment solennel où
le prêtre, après s’être incliné et avoir prononcé les saintes
paroles, prend l’hostie dans ses mains… Les cloches son-
naient à toute volée et lançaient dans l’air une pluie de notes
cristallines ; l’encens s’élevait en ondes diaphanes et l’orgue
vibra.
Au même moment, il éclata, dans l’enceinte de l’église,
un épouvantable charivari qui étouffa le premier accord.
Tambourins, cornemuses, sonajas, tambours de basque,
tous les instruments de la populace, élevèrent à la fois leurs
voix discordantes ; mais la confusion et le vacarme durèrent
quelques secondes à peine.
Tous à la fois et au même instant, ils se turent, comme
ils avaient commencé.
– 46 –
Le second accord, large, puissant, magnifique, se soute-
nait encore à sa sortie des tubes métalliques de l’orgue, pa-
reil à une cascade d’harmonie inépuisable et sonore : chants
célestes comme ceux qui charment les oreilles dans les mo-
ments d’extase ; chants conçus par l’esprit et que les lèvres
ne peuvent exprimer ; notes détachées d’une mélodie loin-
taine, qui résonnent parfois, apportées dans les rafales du
vent ; rumeur des feuilles qui s’embrassent sur les arbres,
avec un murmure qui rappelle celui de la pluie ; cadences
des alouettes, qui s’élèvent en chantant, du milieu des fleurs,
comme une flèche lancée vers les nuages ; bruits sans nom,
aussi imposants que les rugissements de la tempête ; chœurs
des séraphins sans rythme ni mesure, musique du ciel in-
connue sur la terre, et que l’imagination seule peut com-
prendre ; hymnes ailées de louanges, qui semblent monter
vers le trône du Seigneur, comme un tourbillon de lumière et
de sons… les cent voix de l’orgue exprimaient tout cela avec
plus de force, avec une poésie plus mystérieuse, avec une
couleur plus fantastique qu’il ne l’avait jusqu’alors exprimé.
Quand l’organiste descendit de la tribune, la foule qui se
précipita vers l’escalier fut si nombreuse ; son désir de le
voir et de l’admirer si intense, que le corrégidor craignant,
non sans raison, qu’il ne fût étouffé, ordonna à quelques-uns
de ses alguazils d’aller, baguette en main, lui ouvrir un pas-
sage, pour l’amener jusqu’au maître autel, où l’attendait le
prélat.
« Vous le voyez, lui dit ce dernier, quand on l’eut con-
duit devant lui, je quitte mon palais et viens ici uniquement
pour vous écouter. Serez-vous aussi cruel que maître Pérez,
qui n’a jamais voulu m’épargner le voyage, en jouant, le jour
de Noël, à la messe de la cathédrale ?
– 47 –
— L’année prochaine, répondit l’organiste, je vous pro-
mets de satisfaire votre désir ; car, pour tout l’or du monde,
je ne rejouerais pas sur cet orgue.
— Et pourquoi ? dit le prélat en l’interrompant.
— Parce que… ajouta l’organiste, essayant de dominer
l’émotion que trahissait la pâleur de son visage ; parce que
l’instrument est vieux, mauvais et qu’on ne peut lui faire dire
ce que l’on veut. »
L’archevêque se retira, suivi de ses familiers.
Les litières des seigneurs défilèrent les unes après les
autres, et se perdirent dans les détours des rues voisines. Les
groupes du parvis se séparèrent ; les fidèles se dispersèrent
dans toutes les directions. Déjà, la servante du couvent se
disposait à fermer les portes, donnant accès sur le parvis,
qu’on pouvait encore entrevoir deux femmes, qui, après
avoir fait le signe de la croix et murmuré une prière, devant
le retable de l’arceau de Saint-Philippe, poursuivirent leur
chemin et s’enfoncèrent dans la ruelle des Duègnes.
« Que voulez-vous, ma chère madame Baltazar, disait
l’une, tel est mon sentiment. Chaque fou a sa marotte… Les
capucins déchaussés auraient beau me l’affirmer, je n’en
croirais rien… Cet homme n’a pu jouer ce que nous venons
d’écouter… Je l’ai entendu mille fois à Saint-Bartolomé ;
c’était sa paroisse et il en fut expulsé par le curé comme in-
capable ; il fallait se boucher les oreilles avec du coton… Ne
suffit-il pas, d’ailleurs, de voir sa figure, le miroir de l’âme,
d’après ce qu’on dit ?… Je me souviens, pauvre cher
homme, comme si je le voyais, je me souviens du visage de
maître Pérez, quand, dans une nuit semblable à celle-ci, il
descendait de la tribune, après avoir tenu l’auditoire haletant
– 48 –
sous le charme… Quel bon sourire, quel teint animé !… Tout
vieux qu’il était, il ressemblait à un ange… Quant à celui-ci,
il a descendu l’escalier en trébuchant, comme si, du palier,
un chien aboyait à ses trousses ; il avait un teint de trépassé
et des…
« Allons, chère madame Baltazar, croyez-moi, en cons-
cience… je soupçonne, là-dessous, un quelque chose. »
Les deux femmes doublèrent l’angle de la ruelle en
commentant ces derniers mots et disparurent.
Inutile, pensons-nous, de dire à nos lecteurs quelle était
l’une d’elles.
IV
– 50 –
« La terreur figeait le sang de mes veines ; je sentais
dans tout mon corps un froid glacial, tandis que mes tempes
étaient en feu… Je voulus crier, mais je ne pus. L’homme
venait de tourner la tête et me regardait… Je m’exprime
mal, il ne me regardait pas, parce qu’il était aveugle…
C’était mon père !
— Bah ! ma sœur, repoussez ces fantômes avec lesquels
l’esprit du mal cherche à troubler les imaginations faibles…
« Adressez un Pater noster et un Ave Maria à l’archange
saint Michel, le chef des milices célestes, pour qu’il vous
protège contre les mauvais esprits. Portez au cou un scapu-
laire ayant touché les reliques de saint Pacomio, qui sait dé-
fendre contre les tentations et allez, allez occuper la tribune
de l’orgue ; la messe va commencer, et déjà les fidèles
s’impatientent d’attendre… Votre père est dans le ciel ; de
là, loin de songer à vous inquiéter, il descendra inspirer sa
fille, durant cette cérémonie solennelle, objet d’une dévotion
spéciale. »
La supérieure alla occuper son siège, dans le chœur, au
milieu de la communauté. La fille de maître Pérez ouvrit,
d’une main tremblante, la porte de la tribune, s’assit sur le
petit banc de l’orgue, et la messe commença.
La messe commença et continua, sans incident notable,
jusqu’à la consécration. En ce moment on entendit l’orgue,
et en même temps que l’orgue, un cri poussé par la fille de
maître Pérez…
La supérieure, les nonnes et quelques fidèles coururent à
la tribune.
« Voyez-le ! voyez-le ! » disait la jeune fille, attachant
des yeux hagards sur le petit banc, que, dans son effroi, elle
– 51 –
venait de quitter pour saisir de ses mains crispées la balus-
trade de la tribune.
Tout le monde dirigea ses regards du côté indiqué. Per-
sonne n’était à l’orgue et cependant il continuait à jouer… à
jouer et à produire des harmonies pareilles à celles que les
archanges peuvent trouver dans leurs plus joyeux élans de
mysticisme.
…
« Ne vous ai-je pas dit mille fois, moi, chère madame
Baltazar, ne vous ai-je pas dit, moi… qu’il y avait quelque
chose… écoutez-moi bien : n’étiez-vous pas, hier au soir, à
la messe de minuit ? En tous cas vous savez ce qui s’y est
passé. Dans tout Séville, on ne parle pas d’autre chose…
Monseigneur l’archevêque est furieux, et il a raison… S’étant
abstenu de venir à Sainte-Inès, il n’a pu assister au pro-
dige… et pourquoi ? pour entendre un charivari ; car, au dire
des personnes qui l’ont entendu, l’heureux organiste de
Saint-Bartolomé n’a pas fait autre chose dans la cathé-
drale… Je le disais bien, moi. Le louche n’a pas pu jouer ici ;
mensonge… Il y avait un quelque chose, et ce quelque chose
était, en effet, l’âme de maître Pérez. »
– 52 –
LE CHRIST À LA TÊTE DE MORT.
– 54 –
élevées ou fixés contre les gros murs en pierre de taille du
palais.
Partout où l’on portait ses regards, on voyait remuer et
s’agiter, dans toutes les directions, des essaims de belles
dames, parées de riches vêtements pailletés d’or ; des filets
de perles emprisonnaient leurs chevelures ; des rubis aux
rouges reflets couvraient leurs seins ; des plumes vapo-
reuses, des ornements d’ivoire, des dentelles, des bracelets
ajoutaient leur éclat aux coiffures qui accompagnaient leurs
charmants visages.
Autour d’elles, s’agitait la foule joyeuse des jeunes
amoureux à la taille élégante et svelte, avec ceinturons de
velours, justaucorps de brocart, maillots de soie, brodequins
de fine peau, manteaux courts et chaperons, poignards aux
pommeaux de filigrane d’or, estocs de cour polis, effilés et
légers.
Au milieu de cette brillante et folle jeunesse que les an-
ciens, assis sur de hauts sièges en bois de mélèze, rangés au-
tour de l’estrade royale, voyaient défiler avec un sourire de
satisfaction, une jeune femme, d’une incomparable beauté,
attirait l’attention générale.
Proclamée la reine de beauté dans tous les tournois,
dans toutes les cours d’amour, les plus vaillants cavaliers
avaient adopté ses couleurs. Les troubadours les plus versés
dans l’art du gai savoir avaient chanté ses attraits. Tous les
regards se tournaient, troublés, vers elle ; pour elle soupi-
raient en secret tous les cœurs ; autour d’elle se groupaient
éperdus, comme d’humbles vassaux près de leurs souve-
rains, les plus illustres descendants de la noblesse tolédaine,
réunis, cette nuit-là, au bal.
– 55 –
Parmi ceux qui formaient l’escorte des galants présomp-
tueux attachés aux pas de doña Inès, – tel était le nom de
cette célèbre beauté, – nul, malgré le caractère altier et dé-
daigneux qu’elle montrait, ne laissait évanouir l’espoir de lui
plaire. L’un s’animait au sourire qu’il avait cru deviner sur
ses lèvres ; l’autre se contentait du bienveillant regard qu’il
s’imaginait avoir surpris dans ses yeux ; un mot aimable suf-
fisait à celui-ci, une légère faveur ou une promesse lointaine
enflammait celui-là. Chacun se flattait, en secret, d’être le
préféré.
Entre tous, cependant, il y en avait deux qui se distin-
guaient par plus d’assiduités et d’attentions ; deux qui,
d’après les apparences, pouvaient être considérés comme
les plus avancés dans le chemin de son cœur. Ces deux sei-
gneurs, égaux en naissance, en courage, en nobles qualités,
serviteurs du même roi et prétendant à la même dame,
s’appelaient, l’un, Alonzo de Carrillo, et l’autre, Lope de
Sandoval. Tous deux étaient nés à Tolède, ensemble ils
avaient fait leurs premières armes, et le même jour, quand
leurs yeux s’attachèrent sur ceux de doña Inès, un profond
et ardent amour pour elle s’était emparé d’eux. Cet amour,
discret et silencieux d’abord, commençait à poindre dans
leurs actes et leurs discours, et donnait des signes involon-
taires, mais certains, de son existence. Aux tournois de Zo-
codover, aux jeux floraux de la cour, prêts dans toute occa-
sion à lutter avec gaillardise et courtoisie, ces deux cavaliers
n’avaient cessé de chercher à se distinguer sous les yeux de
leur dame. Cette nuit-là, poussés sans doute par le même
désir, laissant de côté le fer pour la plume, l’armure pour le
brocart et la soie, debout aux pieds du siège où elle vint
s’asseoir, après avoir circulé dans les salons, ils commencè-
rent une joute courtoise de phrases délicates et tendres, mê-
lées d’épigrammes à double entente et de mots mordants.
– 56 –
Les astres secondaires de cette brillante constellation
formaient un demi-cercle autour des deux galants, et souli-
gnaient, par des murmures approbateurs, leurs spirituelles
plaisanteries.
La belle, objet de ce tournoi de paroles, flattée dans sa
vanité, approuvait, d’un imperceptible sourire, et les fines al-
lusions à son adresse, sortant en ondes parfumées des lèvres
de ses adorateurs, et les traits aigus comme des flèches, qui
atteignaient le point vulnérable de l’adversaire.
Déjà la lutte courtoise de l’esprit et de la galanterie pre-
nait un caractère de rudesse ; déjà les phrases, polies dans la
forme, devenaient brèves, sèches, et si en les prononçant, la
faible contraction de leurs lèvres ressemblait, à la rigueur,
encore à un sourire, certains éclairs trop vifs, brillant dans
leurs yeux, prouvaient qu’une colère comprimée bouillonnait
dans le cœur des deux rivaux.
Pareille situation ne pouvait se prolonger. La dame le
comprit, se leva de son siège et se disposait à faire un tour
de promenade dans les salons, quand un nouvel incident
vint rompre la barrière de respectueuse retenue derrière la-
quelle s’étaient retranchés les deux amoureux.
Soit à dessein, soit peut-être par mégarde, doña Inès
avait posé sur sa jupe un de ses gants parfumés dont elle
avait détaché un à un les boutons d’or, pendant que durait la
conversation. Lorsqu’elle se leva, le gant glissa entre les
larges plis de sa robe de soie et tomba sur le tapis. À cette
vue, tous les cavaliers qui l’entouraient se baissèrent pour le
ramasser, se disputant l’honneur d’obtenir un léger mouve-
ment de tête, en récompense de leur galanterie. En remar-
quant la précipitation que tous mirent à s’incliner devant
elle, un imperceptible sourire de vanité satisfaite effleura les
– 57 –
lèvres de l’orgueilleuse doña Inès. Tant d’empressement à la
servir fut payé par un salut général, et sans regarder per-
sonne, d’un geste altier et dédaigneux, elle étendit la main
pour prendre son gant, dans la direction où se trouvaient
Lope et Alonzo, qui lui avaient paru les premiers arrivés là
où il était tombé. En effet, les deux jeunes gens, voyant tom-
ber le gant à leurs pieds, s’étaient baissés ensemble pour le
ramasser, et chacun d’eux, en se relevant, le tenait par une
de ses extrémités.
La dame, en les voyant immobiles, le regard provocant,
et bien décidés à ne pas lâcher ce qu’ils tenaient, ne put ré-
primer un faible cri, aussitôt étouffé par les murmures in-
quiets des spectateurs, pressentant une scène violente, qui,
dans le palais et en présence du roi, serait qualifiée de gros-
sière insolence.
Lope et Alonzo restaient toujours muets, impassibles, se
mesurant des yeux de la tête aux pieds. La tempête qui
bouillonnait dans leur âme se manifestait seulement par le
léger tremblement nerveux de leurs membres, qui frémis-
saient, comme s’ils eussent été saisis tout à coup d’un vio-
lent accès de fièvre. Les murmures et les exclamations
s’accentuaient de plus en plus. La foule se groupait plus ser-
rée autour des champions. Doña Inès, effrayée ou désireuse
de prolonger cette scène, allait de côté et d’autre, comme à
la recherche d’un refuge contre les regards, toujours plus
nombreux, qui s’attachaient sur elle.
Une catastrophe semblait inévitable. Déjà les deux
jeunes gens avaient échangé à voix basse quelques paroles,
et tandis que, d’une main, ils étreignaient convulsivement le
gant, de l’autre, ils cherchaient instinctivement la poignée
dorée de leur dague. À ce moment critique, le cercle formé
– 58 –
par les spectateurs s’ouvrit respectueusement, car venait
d’apparaître le roi. Son front était calme, on ne voyait ni in-
dignation sur les traits de son visage, ni courroux dans son
maintien.
En promenant ses regards autour de lui, il comprit de
suite ce dont il s’agissait, et avec la galanterie du gentil-
homme le plus accompli, il prit le gant des mains des cava-
liers, qui n’eurent pas un instant l’idée de le lui disputer ;
puis, se tournant vers doña Inès de Tordesillas, prête à
s’évanouir et obligée de s’appuyer sur le bras de sa duègne,
il dit avec calme, mais fermeté, en le lui présentant :
« Prenez-le, Madame, et veillez à l’avenir à ne pas le
laisser tomber là où il pourrait ne vous être rendu que taché
de sang. »
Quand le roi eut prononcé ces paroles, doña Inès, sous
l’empire de l’émotion, ou peut-être pour sortir plus aisément
d’embarras, je n’ose trancher la question, tomba évanouie
dans les bras de ceux qui l’entouraient. Alonzo étreignait en
silence, dans ses mains crispées, sa toque de velours, dont
les plumes traînaient sur le tapis ; Lope se mordait les lèvres
jusqu’au sang, et les regards qu’ils attachaient l’un sur
l’autre, pleins de défi et de colère, équivalaient, en pareille
occurrence, à un soufflet, à un gant jeté au visage, à une
provocation de duel à mort.
II
– 59 –
la foule des curieux réunis en petits groupes aux abords du
palais. Chacun courut alors se porter sur les chemins con-
duisant à l’Alcazar, à l’Observatoire ou à Zocodover.
Pendant une heure ou deux, il régna dans les rues du
voisinage un tapage, une animation un mouvement indes-
criptibles. De tous côtés, on voyait passer des écuyers cara-
colant sur leurs chevaux richement harnachés ; des hérauts
d’armes couverts de luxueux surplis ornés de devises et
d’armoiries ; des timbaliers habillés, d’étoffes aux couleurs
voyantes ; des soldats revêtus d’armures étincelantes ; des
pages avec leurs courts manteaux de velours et leurs toques
ornées de plumes ; des serviteurs précédant de somptueuses
litières ou des brancards garnis de riches étoffes, et des por-
teurs de torches enflammées, dont les reflets rougeâtres
éclairaient la multitude, qui, la surprise peinte sur le visage,
la bouche entr’ouverte, les yeux écarquillés, regardait, éba-
hie, défiler la fleur de la noblesse castillane, entourée, pour
la circonstance, d’un faste et d’un éclat fabuleux.
Peu à peu, enfin, le tapage et l’animation diminuèrent ;
les vitraux coloriés des hautes ogives du palais cessèrent de
briller ; la dernière cavalcade passa au milieu des groupes
serrés et nombreux ; les habitants commencèrent aussi à se
disperser dans toutes les directions, disparaissant dans le la-
byrinthe inextricable de rues obscures, étroites et tortueuses.
Le profond silence de la nuit ne fut plus troublé que par le cri
lointain de quelque sentinelle en vedette, le bruit des pas des
curieux attardés, ou le choc des marteaux suivi de celui des
portes que l’on fermait, quand, au haut du perron conduisant
à la plate-forme du palais, apparut un seigneur, qui, après
avoir regardé de tous côtés, comme s’il cherchait à découvrir
un personnage attendu, descendit lentement jusqu’au che-
min de l’Alcazar, qu’il suivit dans la direction de Zocodover.
– 60 –
Arrivé à la place de ce nom, il s’arrêta un moment et prome-
na ses regards autour de lui.
La nuit était obscure ; nulle étoile ne brillait au ciel ;
nulle lumière ne se distinguait sur la place ni aux environs,
quand, au loin, dans la direction où il commençait à perce-
voir un léger bruit de pas s’avançant vers lui, il crut distin-
guer vaguement la forme d’un homme, celui sans doute qu’il
paraissait attendre avec tant d’impatience. Le cavalier qui
venait de quitter le palais pour se diriger vers Zocodover,
était Alonzo de Carrillo. Retenu par ses fonctions auprès du
roi, il avait dû accompagner Sa Majesté jusqu’à ses appar-
tements et rester à ses ordres jusqu’au moment où nous le
retrouvons.
Celui qui se dégageait de l’obscurité profonde des ar-
ceaux s’élevant autour de la place, était Lope de Sandoval. À
peine réunis, ces deux cavaliers échangèrent à voix basse
quelques mots.
« J’ai pensé que tu m’attendais, dit l’un.
— J’ai cru, en effet, que tu le supposerais, reprit l’autre.
— Où irons-nous ?
— Là où nous trouverons quatre pas de terrain conve-
nable et un rayon de lumière pour nous éclairer. »
À la suite de ce court dialogue, les deux jeunes gens
s’enfoncèrent dans une des rues étroites qui aboutissent à
Zocodover, et disparurent dans l’obscurité, comme ces fan-
tômes nocturnes qui, après avoir effrayé les passants,
s’évanouissent en atomes vaporeux et se perdent dans le
sein des ténèbres.
– 61 –
Ils errèrent longtemps par les rues de Tolède, en quête
d’un endroit convenable pour vider leur différend ; mais
l’obscurité de la nuit était si profonde, que le duel semblait
impossible. Tous deux cependant voulaient se battre et se
battre avant l’aurore ; car, aux premières lueurs du jour,
l’armée royale devait partir, et avec elle Alonzo.
Ils continuaient donc à traverser au hasard des places
désertes, d’obscurs passages, des ruelles étroites et sombres,
quand, enfin, ils distinguèrent au loin une lueur, lueur faible
et mourante, autour de laquelle le brouillard dessinait un
cercle blafard et fantastique.
Ils avaient atteint la rue du Christ. La lumière qu’ils
voyaient à son extrémité devait être celle de la petite lampe
qui éclairait alors et éclaire encore l’image dont cette rue tire
son nom. À cette vue, tous deux laissèrent échapper un cri
de satisfaction, pressèrent le pas et ne tardèrent pas à se
trouver près du retable.
Au fond d’une niche en arceau, encastrée dans le mur,
on voyait l’image du Rédempteur, cloué sur la croix et une
tête de mort à ses pieds. Cette image, garantie contre les in-
tempéries par un grossier toit en planches, éclairée faible-
ment par la petite lampe suspendue à une corde et oscillant
au moindre souffle de vent, était entourée des festons d’un
lierre qui poussait dans les interstices des pierres de taille, et
qui formait comme un cadre de verdure.
Les cavaliers saluèrent respectueusement l’image du
Christ, ôtant leurs toques, et murmurant à voix basse une
courte prière ; ils reconnurent le terrain d’un coup d’œil, je-
tèrent leurs manteaux à terre ; et, se préparant l’un et l’autre
au combat, ils échangèrent un léger mouvement de tête et
croisèrent les épées. Mais les lames venaient à peine de se
– 62 –
toucher, avant, qu’ils eussent pu faire un pas, ni se porter un
seul coup, la lumière s’éteignit subitement et ils furent enve-
loppés de l’obscurité la plus profonde. Mus par la même
pensée, en se sentant brusquement plongés dans les té-
nèbres, les deux champions rompirent d’un pas, abaissèrent
vers le sol la pointe de leur épée et regardèrent la lampe
dont la lumière, éteinte un instant auparavant, recommença
à briller, au moment même où ils suspendirent le combat.
« Une bouffée d’air aura, en passant, rabattu la
flamme, » s’écria Carrillo, en retombant en garde.
À son appel, Lope, qui semblait préoccupé, s’avança
d’un pas pour regagner le terrain perdu, tendit le bras, et les
lames se touchèrent de nouveau ; mais, au même moment,
la lumière s’éteignit encore et parut morte, tant que les
épées restèrent en contact.
« C’est étrange, en vérité, murmura Lope, en regardant
la petite lampe, qui, de nouveau s’était spontanément rallu-
mée et se balançait lentement dans l’air, jetant un étrange et
tremblant éclat sur le crâne jauni de la tête de mort posée
aux pieds du Christ.
— Bah ! dit Alonzo, la béate, chargée d’entretenir la
lampe du retable, aura rogné, à son profit, les dons des dé-
vots, et elle manque d’huile. Pour ce motif, la lumière mou-
rante brille et s’obscurcit par moments, en signe d’agonie. »
Cela dit, l’impétueux jeune homme se mit de nouveau
en garde. Son adversaire suivit son exemple ; mais, cette
fois, ils furent non seulement enveloppés d’une obscurité
impénétrable ; mais, en même temps, l’écho prolongé d’une
voix mystérieuse frappa leurs oreilles, pareille à ces longs
gémissements de la tourmente, qui semblent articuler une
– 63 –
plainte ou des paroles étranges, quand le vent court, rapide,
par les rues tortueuses, étroites et sombres de Tolède.
Qu’avait pu dire cette voix effrayante et surhumaine ?
Jamais on ne l’a su. Mais, en l’entendant, les deux jeunes
gens se sentirent saisis d’une terreur si profonde, que leurs
épées s’échappèrent de leurs mains. Les cheveux hérissés, le
corps agité d’un tremblement involontaire, la pâleur au
front, ils furent inondés d’une sueur froide comme celle de la
mort.
La lumière, éteinte pour la troisième fois, ressuscita en-
core et dissipa les ténèbres.
« Ah ! s’écria Lope, en revoyant son adversaire, naguère
son meilleur ami, aussi troublé que lui, pâle et immobile
comme lui, Dieu ne veut pas permettre le duel, parce qu’il
est un combat fratricide. Nous battre, c’est offenser le ciel,
devant lequel nous nous sommes juré, cent fois, une éter-
nelle amitié. »
En parlant ainsi, il se jeta dans les bras d’Alonzo, qui
l’étreignit dans les siens avec une force et une tendresse in-
dicibles.
III
– 64 –
« Je sais, Lope, que tu aimes doña Inès. J’ignore si ton
amour est aussi grand que le mien ; mais tu l’aimes. Nous
admettons qu’un duel entre nous est impossible, remettons
donc notre sort entre ses mains. Allons la trouver ; qu’elle
décide en pleine liberté, qui doit être l’heureux et qui doit
être l’infortuné. Tous deux nous respecterons sa volonté, et
celui qui n’aura pas gagné ses faveurs, quittera demain To-
lède, avec le roi, et ira chercher le soulagement de l’oubli
dans les agitations de la guerre.
— Qu’il en soit ainsi, puisque tu le désires, » répondit
Lope.
Et les deux amis, s’appuyant sur le bras l’un de l’autre,
se dirigèrent vers la place de la cathédrale, là où s’élevait un
palais dont il ne reste plus vestige, et qu’habitait doña Inès
de Tordesillas.
L’aube allait paraître, et comme quelques-uns des pa-
rents de doña Inès, ses frères entre autres, partaient avec
l’armée royale, il devait être aisé de pénétrer dans le palais
dès la naissance du jour. Comptant sur cette circonstance,
ils arrivèrent au bas des flèches gothiques du temple, et,
dans ce même temps, un bruit singulier attira leur attention.
Abrités derrière l’angle d’un mur, protégés par l’ombre des
hauts contreforts du merveilleux édifice, ils virent, non sans
une extrême surprise, ouvrir un des balcons du palais de leur
dame, et aperçurent un homme se laissant glisser jusqu’au
sol au moyen d’une corde, et enfin une forme blanche, celle
sans doute de doña Inès, qui, penchée sur la balustrade dé-
coupée, échangeait de tendres paroles d’adieu avec son
mystérieux galant.
Le premier mouvement des deux jeunes gens fut de
mettre la main à l’épée ; mais, s’arrêtant, comme frappés
– 65 –
d’une idée subite, ils détournèrent les yeux, se regardèrent,
et virent sur leur visage l’expression d’une surprise tellement
comique, qu’ils poussèrent un éclat de rire des plus
bruyants, qui, répété d’écho en écho, au milieu du silence de
la nuit, résonna par toute la place et arriva même jusqu’au
palais. La forme blanche, en l’entendant, disparut du bal-
con ; un bruit de portes, fermées avec fracas se fit entendre
et tout rentra dans un profond silence.
Le jour suivant, la reine, placée sur une luxueuse es-
trade, regardait défiler les bataillons qui allaient combattre
les Maures. Les dames des plus illustres familles de Tolède
l’entouraient ; parmi elles se trouvait doña Inès de Tordesil-
las, sur laquelle, ce jour-là, comme avant, se fixaient tous les
yeux, mais avec une expression autre que d’habitude. C’est
du moins ce qu’elle crut remarquer ; il lui semblait, en effet,
que les curieux regards attachés sur elle étaient accompa-
gnés d’un sourire moqueur.
Cette observation ne laissait pas que de l’inquiéter, sur-
tout au souvenir des bruyants éclats de rire qu’elle avait cru
entendre au loin, la nuit précédente, près de l’un des angles
de la place, au moment où elle fermait le balcon, en disant
adieu à son amant.
Mais quand, parmi les combattants, aux armures étince-
lantes, qui passaient sous l’estrade, au milieu d’un nuage de
poussière, elle vit apparaître les bannières réunies des deux
maisons de Carrillo et de Sandoval, et qu’elle vit aussi le
sourire significatif qu’en saluant la reine, les deux anciens ri-
vaux, qui chevauchaient côte à côte, dirigèrent vers elle, de-
vinant tout, la rougeur de la honte colora son front et des
larmes de dépit roulèrent dans ses yeux.
– 66 –
LE GNOME.
– 67 –
obliques et l’ombre des montagnes s’étendait déjà, au loin,
dans la plaine.
Le père Grégoire écouta en souriant la demande des
jeunes filles, qui, après avoir obtenu de lui la promesse de
leur dire un conte, déposèrent à terre leurs cruches,
s’assirent près de lui, en formant un cercle dont le vieillard
était le centre et il leur parla en ces termes :
« Je ne vous conterai pas une histoire, bien qu’il m’en
vienne plusieurs à la mémoire ; mais elles ont trait à des
événements si graves, que des petites folles de votre espèce
n’auraient pas la patience de m’écouter, et que moi, vu
l’heure avancée du jour, je n’aurais pas le temps de la termi-
ner. Au lieu d’une histoire, je vous donnerai un conseil.
— Un conseil ! s’écrièrent les jeunes filles d’un air de
mauvaise humeur très marqué ; bah ! ce n’est pas pour en-
tendre des conseils que nous nous sommes arrêtées ici.
Quand nous en avons besoin, le seigneur curé est chargé de
nous les donner.
— Mais, reprit l’ancien avec son sourire habituel, sa
voix cassée et chevrotante, c’est que le seigneur curé ne
vous le donnera, peut-être, pas dans un moment aussi pro-
pice que peut le faire le père Grégoire, – car, occupé comme
il l’est de ses prières et de ses litanies, il n’aura pas observé,
comme moi, que chaque jour vous allez chercher l’eau à la
fontaine plus tôt, et que vous en revenez plus tard. »
Les filles se regardèrent, en échangeant un sourire légè-
rement moqueur, et parmi celles qui lui tournaient le dos,
quelques-unes se posèrent le doigt sur le front, en accompa-
gnant ce mouvement d’un geste significatif.
– 68 –
« Et quel mal voyez-vous à ce que nous restions à la fon-
taine, un moment, à jaser avec les amies et les voisines ? dit
l’une d’elles. Peut-être a-t-on fait au village des cancans,
parce que les jeunes gens viennent au bord du chemin nous
faire des compliments, où s’offrir à porter nos cruches
jusqu’à l’entrée du village.
— Il y a un peu de cela, reprit le vieillard, en s’adressant
à la fille qui avait porté la parole au nom de ses compagnes.
Les anciennes du village se plaignent de voir les jeunesses
d’aujourd’hui bavarder et caqueter dans un endroit où elles
n’allaient qu’en tremblant pour en partir vite, après avoir
pris l’eau qu’elles ne pouvaient puiser ailleurs ; et, pour mon
compte, je vous blâme d’oublier peu à peu la crainte
qu’inspirait, jadis, à tout le monde l’emplacement de la fon-
taine ; car enfin vous pourriez y être surprise par la nuit. »
Le père Grégoire prononça ces dernières paroles d’un
air si mystérieux que les jeunes filles, ouvrant des yeux
étonnés, le regardèrent avec une expression moqueuse et
reprirent :
« La nuit ! que se passe-t-il donc dans cet endroit ?
Quelles terreurs voulez-vous nous inspirer avec vos
étranges, vos effrayants propos ? Que peut-il nous y arriver ?
Serions-nous exposées, par hasard, à y être mangées par les
loups ?
— Quand le Moncayo se couvre de neige, les loups,
chassés de leurs repaires, descendent, en troupeaux, le long
de ses flancs, et plus d’une fois, nous avons entendu
l’horrible concert de leurs hurlements, non seulement aux
abords de la fontaine, mais dans les rues mêmes du village.
Les loups, cependant, ne sont pas les hôtes les plus terribles
du Moncayo.
– 69 –
« Dans ses profonds ravins, sur ses pics solitaires et
âpres, dans ses grottes nombreuses, vivent des esprits diabo-
liques qui, la nuit, descendent le long de ses pentes comme
des essaims d’abeilles, remplissent les vallons et s’étendent
comme des fourmis dans les plaines ; ils sautent de roc en
roc, batifolent dans les eaux et se balancent dans les
branches des arbres dépouillés de feuilles : ceux-ci hurlent
dans les anfractuosités des pics ; ceux-là pétrissent et déta-
chent ces immenses blocs de neige qui descendent des
cimes élevées, enveloppant, écrasant tout ce qu’ils rencon-
trent sur leur passage ; d’autres frappent contre nos vitres en
même temps que la grêle, durant les nuits pluvieuses, ou
courent en flammes bleuâtres et légères sur les joncs des
marais.
« Ces esprits, chassés de nos plaines par les bénédic-
tions et les exorcismes de l’Église, ont été se réfugier sur les
crêtes inaccessibles des montagnes ; ils sont de différentes
essences et semblent se montrer à nos regards sous des
formes très variées. Certes les plus dangereux de tous, ceux
qui s’insinuent avec de douces paroles dans le cœur des
jeunes filles, et les séduisent par de merveilleuses, pro-
messes, sont les gnomes.
« Les gnomes, sachez-le, vivent dans les entrailles des
montagnes, dont ils connaissent les chemins souterrains, et,
gardiens éternels des trésors qu’elles renferment, veillent
jour et huit sur les filons métalliques et les pierres pré-
cieuses.
« Voyez, continua le vieillard, en montrant, avec le bâ-
ton sur lequel il s’appuyait, la cime du Moncayo qui se dres-
sait à sa droite, détachant sa sombre et gigantesque sil-
houette sur le ciel violacé et brumeux, du crépuscule ; voyez
– 70 –
ces immenses rochers encore couronnés de neige. Eh bien !
c’est dans leur sein que séjournent ces esprits infernaux. Le
palais qu’ils habitent est à la fois horrible et splendide. – Il y
a bien des années qu’un pasteur, en cherchant une brebis
égarée, pénétra dans l’une de ces grottes à l’entrée encom-
brée de broussailles et dont personne n’a jamais vu la fin. –
Quand il revint au village, il était pâle comme la mort, avait
surpris les secrets des gnomes, respiré l’air empoisonné qui
les enveloppe et il paya de sa vie son audace ; mais, avant
de mourir, il révéla des choses effroyables. En s’enfonçant
dans cette caverne, il avait rencontré d’immenses galeries
souterraines, éclairées par les lueurs indécises et fantas-
tiques qu’engendrait la phosphorescence des rochers pareils
à d’immenses plaques de cristal, et affectant des formes aus-
si capricieuses qu’étranges. Le sol, la voûte et les parois de
ces vastes salons édifiés par la nature, semblaient jaspés
comme les marbres les plus rares, avec cette différence, que
leurs veines d’or et d’argent enchâssaient des pierres pré-
cieuses de toutes les couleurs, de toutes les dimensions bril-
lant d’un éclat incomparable. – C’était une profusion de ja-
cinthes, d’émeraudes, de rubis, de saphirs, que sais-je ? et
tant d’autres pierres inconnues que le pasteur ne put nom-
mer, mais si grandes, si belles qu’en les contemplant ses
yeux en furent éblouis.
« Nul bruit extérieur n’arrivait au fond de la fantastique
caverne ; de loin en loin, seulement, il percevait le long et
plaintif gémissement de l’air, qui passait à travers ce laby-
rinthe enchanté ; les rumeurs confuses de feux souterrains
en ébullition et le murmure d’eaux courantes, qui venaient
on ne sait d’où. Le pasteur, seul, perdu dans cette immensi-
té, marcha des heures et des heures sans retrouver la sortie,
mais rencontra enfin la source d’où sortait l’eau dont il avait
entendu le murmure. Cette source jaillissait du sol comme
– 71 –
une fontaine merveilleuse, couronnée d’écume ; elle tombait
en formant une belle cascade et produisait un murmure so-
nore, en fuyant et en bondissant dans les crevasses des ro-
chers.
« Des plantes inconnues, aux feuilles largement déve-
loppées ou minces et longues comme des rubans flottants
poussaient autour du bassin, et, à moitié cachés par cette
humide et luxuriante verdure, glissaient çà et là des êtres bi-
zarres, partie homme, partie serpent, ou tenant des deux à la
fois, et qui, chose étrange, subissaient d’incessantes méta-
morphoses. Tantôt ils prenaient l’apparence de créatures
humaines, chétives et avortées ; tantôt celle de salamandres
lumineuses ou même celle de ces flammes fugaces qui dan-
sent des rondes au-dessus des sources. Ce n’est pas tout :
d’autres s’agitaient dans toutes les directions, couraient à la
surface du sol sous la forme de nains affreux et rachitiques,
ou grimpaient contre les murailles, bavant et se tortillant à la
manière des reptiles, ou encore dansaient comme des feux
follets, au-dessus des eaux ; ceux-ci étaient les gnomes, les
seigneurs de ces domaines, occupés à compter et à remuer
leurs fabuleuses richesses.
Ils savent, eux, où les avares cachent les trésors que
leurs héritiers cherchent ensuite vainement ; ils connaissent
les lieux où les Maures, avant de fuir, ont caché leurs joyaux.
Les bijoux perdus, les monnaies égarées ; rien de ce qui a
quelque valeur ne saurait leur échapper. C’est ce qu’ils cher-
chent, trouvent et volent, pour le cacher dans leurs tanières ;
car ils parcourent le monde entier sous la terre, par des
chemins secrets et ignorés. Là ils ont amoncelé en tas, des
objets de toute espèce, rares et précieux ; là, ils ont accumu-
lé des joyaux d’un prix inestimable, des colliers de perles et
de pierres fines, des vases d’or de formes anciennes, pleins
– 72 –
de rubis, des coupes ciselées, des armures damasquinées,
des monnaies aux effigies et aux légendes inconnues et im-
possibles à déchiffrer, des trésors enfin si fabuleux et si con-
sidérables que l’imagination peut à peine les concevoir. Ce
merveilleux ensemble brillait, lançait des éclairs de toutes
les couleurs, aux plus éclatants reflets ; on eût dit un incen-
die dans lequel tout luit, remue et tremblote. Le pasteur a,
du moins, conté ainsi ce qui lui était apparu. »
Arrivé à ce point, l’ancien cessa de parler. Les filles, qui
avaient écouté d’abord le père Grégoire avec un sourire mo-
queur, gardaient alors le silence. Elles attendaient qu’il reprît
son récit, les yeux étonnés, les lèvres légèrement
entr’ouvertes, l’intérêt et la curiosité peints sur le visage.
Une d’elles rompit enfin le silence et s’écria, incapable de
maîtriser plus longtemps son enthousiasme, à la description
des fabuleuses richesses qui s’étaient offertes aux regards du
pasteur.
« Eh quoi ! il n’a rien rapporté de la grotte.
— Rien, répondit le père Grégoire.
— Quel nigaud ! reprirent en chœur toutes les filles.
— Le ciel lui est venu en aide dans cette occurrence,
continua l’ancien ; car au moment où l’avarice, qui domine
tous les autres sentiments, commençait à dissiper ses
craintes et qu’affolé par la vue de tant de bijoux, dont un
seul eût suffi pour l’enrichir, au moment où le pasteur allait
s’en approprier quelques-uns, il entendit, paraît-il, chose
merveilleuse, il entendit clairement, distinctement, du sein
de la profondeur, malgré les éclats de rire et les clameurs
des gnomes, les bouillonnements des feux souterrains, le
murmure des eaux courantes, et les plaintes de l’air, il en-
– 73 –
tendit, vous dis-je, comme s’il se fût trouvé au pied de la col-
line du village, la cloche de l’ermitage de Notre-Dame de
Moncayo.
« Elle sonnait l’Ave Maria. En l’entendant, le pasteur
tomba la face contre terre, invoqua la mère de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, et sans savoir par où ni comment, il
se trouva hors de ce terrible endroit, gisant plein d’effroi, sur
le sentier qui conduit au village, juste comme s’il sortait d’un
rêve affreux.
« Tout le monde, depuis ce jour, comprend pourquoi la
fontaine du village charrie parfois, dans ses eaux, une très
fine poussière d’or et pourquoi, la nuit venue, on entend
dans les murmures qu’elle produit des paroles confuses, pa-
roles trompeuses avec lesquelles les gnomes, dont elle est
infestée dès sa naissance, cherchent à séduire les impru-
dents qui les écoutent, quand ils leur promettent les ri-
chesses et les trésors qui doivent les perdre à jamais. »
Le vieillard eût peut-être continué son récit, mais la nuit
était venue et la cloche de l’église sonnait les prières du soir.
Les filles firent dévotement le signe de la croix, récitè-
rent à voix basse l’Ave Maria, prirent congé du père Grégoire
qui leur conseilla encore de ne pas s’oublier le soir à la fon-
taine ; chacune reprenant sa cruche et se groupant toutes
ensemble, elles quittèrent, silencieuses et préoccupées, le
porche de l’église.
Elles se trouvaient déjà loin de l’endroit où elles avaient
rencontré l’ancien, elles venaient d’atteindre la place du vil-
lage et allaient se séparer, quand la plus audacieuse d’entre
elles s’écria :
– 74 –
« Croyez-vous, par hasard, vous autres, les sornettes
que nous a contées le père Grégoire ?
— Moi, non, dit l’une.
— Moi pas davantage, s’écria une autre.
— Ni moi, ni moi, répétèrent-elles, en se moquant elles-
mêmes de leur crédulité d’un moment. »
Le groupe des filles se disjoignit sur la place ; elles pri-
rent toutes des directions différentes, et comme elles dou-
blaient l’angle des rues qui y aboutissent, deux d’entre elles,
les seules qui n’eussent pas ouvert la bouche pour protester
par leurs plaisanteries contre la véracité du père Grégoire,
marchaient préoccupées de ses récits merveilleux. Elles
semblaient absorbées dans leurs réflexions et gagnèrent côte
à côte, avec cette lenteur particulière aux personnes dis-
traites, une petite rue sombre, étroite et tortueuse.
La plus grande de ces filles, qui pouvait avoir vingt ans,
s’appelait Marthe, et Madeleine, la plus petite, approchait de
dix-sept.
Elles continuaient à garder le silence ; mais, quand elles
arrivèrent devant leur maison, elles déposèrent leurs cruches
sur le banc de pierre près de l’entrée, et Marthe dit à Made-
leine : « Crois-tu, toi, aux merveilles du Moncayo et aux es-
prits de la fontaine ? – Moi, reprit naïvement Madeleine, je
crois à tout. En douterais-tu, par hasard ? – Oh ! non,
s’empressa de répondre Marthe, moi aussi, je crois à tout, à
tout… à tout ce que je désire croire. »
– 75 –
II
– 76 –
saient son front et tombaient sur ses épaules, comme un
manteau de velours. Tout en elle contrastait avec Made-
leine, blanche, rosée, petite, enfantine dans sa physionomie
et ses formes. Les boucles de ses blonds cheveux envelop-
paient ses tempes, comme l’auréole dorée qui ceint la tête
des anges. Malgré la répulsion qu’elles éprouvaient l’une
pour l’autre, les deux sœurs avaient vécu, jusqu’alors, dans
une sorte d’indifférence pacifique et presque affectueuse.
Elles n’avaient eu à s’envier ni caresses, ni préférences, et
partageaient les mêmes disgrâces et les mêmes douleurs.
Marthe s’était renfermée pour souffrir dans un silence
égoïste, hautain, et Madeleine, par suite de la sécheresse
d’âme de sa sœur, s’isolait pour pleurer, quand des larmes
involontaires affluaient dans ses yeux.
Nul sentiment commun n’existait entre elles ; jamais
elles ne s’étaient confié leurs peines ou leurs joies, et cepen-
dant, l’unique secret caché au plus profond de leur cœur,
elles l’avaient mutuellement deviné, grâce au merveilleux
instinct de la femme amoureuse ou jalouse. Marthe et Made-
leine avaient, en effet, jeté les yeux sur le même homme.
Chez l’une la passion était ce désir tenace qui naît d’un ca-
ractère résolu et indomptable ; la tendresse de l’autre déri-
vait de l’affection vague et spontanée du jeune âge, qui,
avide de donner son âme, aime le premier qui s’offre à ses
regards. Chacune d’elles gardait le secret de son amour,
craignant d’être tournée en ridicule par celui qui l’avait ins-
piré, tant il était naturel de l’attribuer à une ambition ab-
surde chez des filles du peuple aussi misérables. Malgré la
distance qui les séparait de l’objet de leur passion, elles
nourrissaient l’une et l’autre l’espoir lointain d’arriver à le
posséder.
– 77 –
Près du village, sur une hauteur qui dominait tout le
pays, s’élevait un antique manoir abandonné par ses
maîtres. Les bonnes femmes, dans les veillées du soir,
avaient souvent redit l’histoire merveilleuse de ses fonda-
teurs. Elles contaient que le roi d’Aragon, en guerroyant
contre ses ennemis, avait épuisé ses dernières ressources ;
ses partisans l’avaient abandonné, il allait perdre le trône,
quand une jeune bergère de la contrée vint le trouver et lui
révéla l’existence d’un souterrain par lequel il pouvait tra-
verser le Moncayo sans être vu de ses adversaires. La ber-
gère lui donna en même temps des perles fines, des pierres
précieuses d’une grande valeur, des lingots d’or et d’argent.
Le roi, avec de tels trésors, paya ses troupes, leva une puis-
sante armée ; puis, marchant une nuit entière par des che-
mins souterrains, tomba à l’improviste, le jour suivant, sur
ses ennemis qu’il défit, et assura ainsi sur sa tête la couronne
d’Aragon.
On raconte que le roi, après avoir remporté une aussi
grande victoire, dit à la bergère : « Demande-moi ce que tu
voudras et serait-ce la moitié de mon royaume, je jure de te
le donner à l’instant.
— Je ne désire rien, répondit la pastourelle, rien que de
retourner à mes troupeaux pour les soigner.
— Tu ne prendras soin désormais que de mes frontières,
répliqua le roi. »
Il lui donna la seigneurie de la lisière de ses États, et lui
fit bâtir une forteresse dans le village le plus voisin de la
Castille.
– 78 –
La bergère s’y rendit, mariée déjà avec un favori du roi,
noble, aimable, vaillant et seigneur lui-même de beaucoup
de châteaux et de grands fiefs.
La merveilleuse histoire contée par le père Grégoire sur
les gnomes de Moncayo, dont la fontaine du village renfer-
mait le secret, vint exalter de nouveau la folle imagination
des deux sœurs amoureuses, et compléter, en quelque sorte,
ce qu’elles avaient entendu dire des trésors trouvés par la
pastourelle légendaire, trésors dont la pensée avait plus
d’une fois troublé leurs nuits de douloureuses insomnies,
alors qu’ils hantaient leur esprit, comme un faible rayon
d’espérance.
La nuit qui suivit la soirée de la rencontre avec le père
Grégoire, toutes les filles du village ne parlèrent, dans leurs
familles, que du surprenant récit qui leur avait été fait.
Marthe et Madeleine gardèrent un profond silence. Ni durant
la nuit, ni pendant le jour qui lui succéda, elles
n’échangèrent un seul mot, ne firent aucune allusion au
thème de toutes les conversations, au sujet de tous les
commentaires de leurs voisines.
Quand arriva l’heure de partir, Madeleine prit sa cruche
et dit à sa sœur : « Allons-nous à la fontaine ? » Marthe ne
répondant pas, Madeleine répéta :
« Allons-nous à la fontaine ?… Remarque que si nous ne
nous pressons pas, le soleil sera couché avant notre retour. »
Marthe s’écria enfin d’un ton bref et rude : « Je ne veux
pas y aller aujourd’hui. – Ni moi non plus, » reprit Made-
leine, après un moment de silence, durant lequel elle resta
les yeux fixés sur ceux de sa sœur, comme pour y lire la
cause de sa résolution.
– 79 –
III
– 80 –
blaient répondre au murmure uniforme et monotone de l’eau
de la source.
Marthe et Madeleine écoutèrent attentivement ces deux
bruits qui passaient, l’un à leurs pieds, comme un susurre
perpétuel, et l’autre sur leur tête, comme un gémissement
qui naît et meurt, pour ensuite grandir et se prolonger dans
l’épaisseur du feuillage. À mesure que les heures
s’écoulaient, l’éternel bruit de l’air et de l’eau leur causa une
étrange surexcitation, un de ces vertiges dans lesquels la vue
est troublée, les oreilles bourdonnent, où tout enfin se trans-
forme. Alors, ainsi qu’on entend parler dans les songes et
semblables à un écho lointain et confus, elles crurent perce-
voir, au milieu de ces innombrables rumeurs, des mots inar-
ticulés, mots pareils à ceux qu’un enfant veut, sans pouvoir y
arriver, adresser à sa mère ; mots, qui, à force d’être répétés,
forment des phrases incohérentes, disparates, désordonnées,
incompréhensibles d’abord ; puis… puis enfin le vent à force
de fouetter les arbres et l’eau, à force de battre les pierres et
les rochers, parlèrent ainsi :
L’EAU.
– 81 –
MARTHE.
J’ai peur ! air de la nuit, air parfumé, rafraîchis mon front brû-
lant. Que tes paroles raniment mon courage, car mon esprit chan-
celle.
L’EAU.
– 82 –
*
L’eau resta muette pendant un instant, et ne rendit plus
que le son de l’onde se brisant entre les rochers. Le vent se
tut aussi et le bruit qu’il produisit n’était plus que bruit de
feuilles agitées. Ainsi s’écoula quelque temps, puis ils re-
commencèrent à parler et s’exprimèrent ainsi :
L’EAU.
L’EAU.
L’eau lèche la terre et vit dans la boue ; moi, je parcours les ré-
gions éthérées, je vole dans les espaces sans limites. Suis les inspira-
tions de ton cœur ; laisse ton âme s’élever comme la flamme ou les
spirales bleuâtres de la fumée. Méprise celui qui, ayant des ailes,
– 84 –
descend dans les profondeurs de la terre pour y chercher de l’or, au
lieu de se diriger vers les hauteurs où il trouverait amour et senti-
ment. Vis obscure comme la violette ; je t’apporterai, dans un baiser
fécond, le germe vivifiant d’une autre fleur, ta parente. Je déchirerai
les brouillards, pour qu’ils ne voilent pas le soleil qui doit illuminer
ta joie. Vis obscure, vis ignorée et, quand ton esprit s’envolera, je
l’emporterai sur un nuage empourpré dans les régions de la lumière.
– 85 –
IV
– 86 –
LA MONTAGNE DES REVENANTS.
– 89 –
Alonzo termina son récit juste au moment où les deux
jeunes gens arrivaient à l’extrémité du pont, qui donne, de
ce côté, accès dans la ville. Là, ils attendirent l’arrivée de
leur monde, qui se réunit à eux, et la bande entière disparut
bientôt dans les rues étroites et tortueuses de Soria.
II
– 91 –
Béatrice se mordit légèrement les lèvres, en étendant la
main pour prendre le bijou, sans ajouter une parole.
Les jeunes gens restèrent de nouveau silencieux ; de
nouveau on entendit la voix cassée des vieilles parlant de
sorcières, de lutins, et le sifflement du vent qui faisait grincer
les vitres des fenêtres, et le lugubre, le monotone tintement
des cloches.
Après quelques minutes, le dialogue interrompu se re-
noua de cette façon.
« Avant la fin de la fête de tous les saints, qui comprend
le tien comme le mien, tandis que tu peux, sans enchaîner ta
volonté, me laisser un souvenir, me le refuseras-tu ? dit-il, en
jetant un coup d’œil sur sa cousine dont le regard, illuminé
par une diabolique pensée, brilla comme un éclair.
— Pourquoi pas, s’écria-t-elle en portant la main à son
épaule droite, en ayant l’air de chercher quelque chose dans
les plis de sa large manche de velours brodé d’or… Puis elle
ajouta, avec l’expression d’un regret enfantin :
« Te rappelles-tu l’écharpe bleue que je portais au-
jourd’hui à la chasse ? Sa couleur en faisait je ne sais quel
emblème, que tu m’as dit être celui de ton âme.
— Oui.
— Eh bien ! elle est perdue, elle est perdue et je son-
geais à te la laisser en souvenir.
— Elle est perdue ! Où donc ? demanda le jeune
homme, en se levant de son siège avec une indicible expres-
sion de crainte et d’espoir.
— Je ne sais… sur la montagne peut-être.
– 92 –
— Sur la montagne des Revenants, murmura-t-il en pâ-
lissant et en se laissant retomber sur son fauteuil, sur la
montagne des Revenants ! »
Bientôt après il reprit d’une voix haletante et sourde :
« Tu le sais pour l’avoir entendu mille fois, en ville et
dans toute la Castille, on m’appelle le roi des chasseurs.
N’ayant pas encore pu montrer ma vaillance dans des com-
bats, comme mes ancêtres, j’ai déployé dans ce passe-
temps, qui est l’image de la guerre, tout l’entrain de ma jeu-
nesse, toute l’ardeur héréditaire de ma race. Ce tapis, que
foulent tes pieds, est fait avec les dépouilles des bêtes fé-
roces tuées de ma main. Je connais leurs tanières et leurs
habitudes ; je les ai combattues de jour et de nuit, à pied et à
cheval, seul, en battues, et personne ne dira m’avoir vu fuir
le danger, dans aucune occasion. Une autre nuit, je volerais
à la recherche de ce ruban ; j’y volerais joyeux, comme à
une fête, et cependant cette nuit… cette nuit, pourquoi le
cacherais-je ? j’ai peur. Entends-tu vibrer les cloches ? on
sonne la prière à Saint-Jean du Duero ; les revenants de la
montagne commencent maintenant à dresser leurs crânes
jaunis, au milieu des halliers qui recouvrent leurs sépul-
tures… les revenants ! dont la seule vue peut glacer
d’horreur le sang du plus brave, faire blanchir ses cheveux et
l’entraîner dans les tourbillons de leur course fantastique,
comme la feuille qu’emporte le vent on ne sait où. »
Tandis que le jeune homme parlait, un sourire imper-
ceptible se dessina sur les lèvres de Béatrice, qui, aussitôt
qu’il eut fini, s’écria d’un ton indifférent, en attisant le feu du
foyer où le bois éclatait et gémissait, en lançant des étin-
celles de mille couleurs :
– 93 –
« Oh ! non certes ! quelle folie ! aller en ce moment à la
montagne pour une pareille bagatelle ! une nuit si noire, la
nuit des Morts, et par des chemins remplis de loups ! »
Elle prononça cette dernière phrase en l’accentuant
d’une manière si particulière, qu’Alonzo ne put manquer de
comprendre l’amère ironie qu’elle renfermait ; poussé
comme par un ressort invisible, il fut aussitôt sur pied ; se
passa la main sur le front, pour arracher en quelque sorte la
crainte renfermée dans sa tête, mais non dans son cœur, et
dit d’une voix ferme, en s’adressant à la belle, penchée en-
core vers le foyer et toujours occupée à retourner les tisons.
« Adieu, Béatrice. Adieu, À… bientôt.
— Alonzo ! Alonzo ! » reprit celle-ci, en se retournant
rapidement ; mais quand elle voulut, ou fit semblant de vou-
loir le retenir, le jeune homme avait disparu.
Peu après, on entendit le bruit des pas d’un cheval
s’éloignant au galop. Une radieuse expression d’orgueil sa-
tisfait colora les joues de la belle, prêtant une oreille atten-
tive au bruit qui diminua, s’affaiblit et s’évanouit enfin.
Les vieilles, cependant, continuaient leurs contes
d’apparitions surnaturelles, le vent gémissait contre les
vitres des balcons et les cloches de la ville sonnaient à toute
volée.
III
– 94 –
il ne revenait pas, bien qu’il eût pu être de retour en moins
d’une heure.
« Il aura eu peur ! » dit la jeune fille en fermant son livre
de prières et en se dirigeant vers son lit, après avoir essayé
vainement de murmurer quelques-unes des prières consa-
crées par l’Église, le jour des Morts, à ceux qui ne sont plus.
Elle éteignit ensuite la lampe, ferma ses doubles rideaux
de soie et s’endormit : elle s’endormit d’un sommeil inquiet,
léger, nerveux.
Minuit sonna à l’horloge du donjon. Béatrice entendit,
dans un demi-sommeil, les vibrations lentes, sourdes, affreu-
sement tristes du timbre, et entr’ouvrit les yeux. Elle avait
cru entendre, en même temps, prononcer son nom : mais
loin, très loin et par une voix étouffée et plaintive. Le vent
gémissait contre les vitres de la fenêtre.
« Ce sera le vent, » dit-elle, et, mettant sa main sur son
cœur, elle chercha à se tranquilliser ; mais son cœur battait à
chaque instant plus fort.
Les portes en mélèze de l’oratoire venaient de gémir sur
leurs gonds, avec un grincement aigu, prolongé et strident.
Une d’abord, une autre des plus voisines, puis enfin
toutes les portes qui donnaient accès à son appartement, vi-
brèrent à leur tour ; celles-ci avec un bruit sourd et grave,
celles-là avec un gémissement prolongé et crispant. Puis le
silence ; un silence rempli d’étranges rumeurs ; le silence du
milieu de la nuit, auquel se mêlent un monotone murmure
d’eau, de lointains aboiements de chiens, des voix confuses,
des paroles inintelligibles, l’écho de pas allant et venant, cer-
tains craquements d’étoffes que l’on traîne, des soupirs
étouffés, des respirations pénibles qui se sentent pour ainsi
– 95 –
dire, des frémissements involontaires annonçant la présence
de quelqu’un, qu’on ne voit pas et dont on devine l’approche
malgré l’obscurité.
Béatrice, immobile, tremblante, avança la tête hors des
rideaux, en écoutant un instant ; elle entendit mille bruits
différents, passa la main sur son front, écouta de nouveau :
rien, silence. Si elle voyait, avec cette phosphorescence de la
rétine, lors des crises nerveuses, des apparences de corps se
mouvant dans toutes les directions, aussitôt qu’elle fixait ses
yeux dilatés sur un point particulier, plus rien, l’obscurité,
des ombres impénétrables.
« Bah ! s’écria-t-elle en renversant sa belle tête sur
l’oreiller en satin bleu de son lit, serais-je aussi craintive que
ces pauvres gens dont le cœur palpite de terreur, même sous
l’armure, en entendant une histoire de revenants ? »
Elle referma les yeux, essaya de dormir… mais cet effort
sur elle-même fut inutile. Bientôt elle se redressa, plus pâle,
plus inquiète, plus terrifiée. Ce n’était plus une illusion : les
tentures brochées d’or et de soie de la porte s’étaient sépa-
rées, et des pas très lents résonnaient sur le tapis. Ces pas
produisaient un bruit sourd presque imperceptible, mais in-
cessant et, s’accordant avec leurs mouvements, on entendait
quelque chose de pareil aux craquements du bois ou des os ;
ils approchaient, ils approchaient, et le prie-Dieu, qui était à
la tête du lit, remua. Béatrice lança un cri aigu et, se pelo-
tonnant dans les linges qui la couvraient, se cacha la tête et
retint son souffle.
Le vent fouettait les vitres du balcon ; l’eau de la fon-
taine tombait, elle tombait avec un bruit incessant et mono-
tone ; les aboiements des chiens se mêlaient aux bour-
rasques du vent et les cloches de la ville de Soria, celles-ci
– 96 –
dans le voisinage, celles-là dans le lointain, tintaient triste-
ment pour les âmes des trépassés.
Ainsi s’écoula une heure, deux, la nuit, un siècle ; car
cette nuit sembla éternelle à Béatrice.
L’aurore parut enfin : revenue de ses craintes, elle
entr’ouvrit les yeux aux premiers rayons de lumière.
Après une nuit d’insomnie et de terreurs, la claire et
blanche lumière du jour possède tant de beauté !
Elle écarta les rideaux de soie de son lit, et se sentait
disposée à rire de ses frayeurs passées, quand, tout à coup,
une sueur froide inonda son corps, ses yeux se dilatèrent
outre mesure et une pâleur mortelle décolora ses joues : elle
venait de voir, sur son prie-Dieu, sanglante et en lambeaux,
l’écharpe bleue perdue sur la montagne, cette écharpe bleue
qu’Alonzo était allé chercher.
Quand ses serviteurs vinrent, terrifiés, lui annoncer la
mort de l’héritier d’Alcudiel, qui semblait avoir été dévoré, le
matin même, par les loups, au milieu des halliers de la mon-
tagne des revenants, ils la trouvèrent immobile, crispée,
cramponnée des deux mains à l’une des colonnes d’ébène de
sa couche, les yeux hagards, la bouche entr’ouverte, les
lèvres blanches, les membres raidis, morte, morte d’horreur !
IV
– 97 –
y avait vu, et rapporta des choses épouvantables. Il assurait,
entre autres, avoir vu les squelettes des anciens templiers, et
ceux des nobles de Soria, enterrés sous le portique de la
chapelle, se lever au moment de la prière, avec un fracas
horrible, et montés sur des ossements de chevaux, pour-
suivre, comme si elle eût été une bête féroce, une femme
d’une extrême beauté, pâle, échevelée, qui, les pieds nus et
sanglants, poussait des cris d’horreur, en tournant autour de
la tombe d’Alonzo.
– 98 –
LA ROSE DE LA PASSION
Dans une des ruelles les plus obscures, les plus tor-
tueuses de la cité impériale, enchâssée, cachée, pour ainsi
dire, entre le haut clocher mauresque d’une ancienne pa-
roisse mozarabe et les murs noircis, blasonnés, d’un palais
seigneurial, il y avait, voilà bien des années, une maison ra-
chitique, sombre et misérable, comme son maître, le juif Da-
niel Levy.
Ce juif rancuneux, vindicatif, ainsi que tous ceux de sa
race, était plus fourbe encore et plus hypocrite qu’aucun
d’eux.
– 99 –
Il possédait, d’après la rumeur publique, une immense
fortune ; on le voyait, cependant, tout le jour, accroupi sous
l’obscur vestibule de son logis, réparant ou ornant des
chaînes de métal de vieux ceinturons ou des harnais cassés,
qui étaient l’objet d’un trafic important parmi les truands de
Zocodover, les revendeuses du Postigo et les pauvres
écuyers.
Malgré son implacable haine contre les chrétiens et tout
ce qui les concernait, jamais il ne passait près d’un person-
nage de distinction, ou d’un chanoine de la cathédrale, sans
ôter, de une à dix fois, le bonnet crasseux qui couvrait son
crâne chauve et jaunâtre ; jamais il ne recevait, dans sa bou-
tique, une de ses pratiques ordinaires sans se courber en
deux, à force d’humbles salutations, accompagnées de sou-
rires flatteurs.
Le sourire de Daniel était proverbial dans tout Tolède.
Sa mansuétude restait inaltérable, en dépit des espiègleries,
des niches ou des plus méchants tours de ses voisins.
Les gamins lançaient en vain, pour le fâcher, des pierres
dans son échoppe ; en vain les jeunes pages, et même les
hommes d’armes du palais voisin lui prodiguaient les noms
les plus injurieux, pour l’agacer ; en vain les vieilles dévotes
de la paroisse faisaient le signe de la croix, en passant près
de sa porte, comme si elles eussent vu le diable en personne.
Daniel souriait toujours, d’un sourire étrange, indescriptible.
Ses lèvres minces et rentrées se dilataient à l’ombre d’un nez
très long, recourbé comme le bec d’un aigle, et si ses yeux
petits, verts, ronds, presque cachés sous ses épais sourcils,
dardaient les éclairs d’une colère mal comprimée, impas-
sible, il continuait à frapper, avec son petit marteau, le fer de
l’enclume sur laquelle il réparait, sans avoir l’air d’y faire at-
– 100 –
tention, les mille bagatelles détériorées dont se composait
son commerce.
Au-dessus de la porte de la baraque du juif, au milieu
d’un encadrement de faïences aux vives couleurs, s’ouvrait
une fenêtre arabe, reste des anciennes constructions des
Maures tolédains. Autour des pierres taillées à jour de la fe-
nêtre, et le long de la colonnette qui la partageait en deux
portions égales, montaient, de l’intérieur de l’habitation, des
plantes grimpantes, de celles qui se balancent, vertes, plan-
tureuses et pleines de sève, sur les murs noircis des bâti-
ments en ruine.
Dans la partie de la maison qui recevait une clarté dou-
teuse par les vides étroits de la fenêtre, seule ouverture pra-
tiquée au milieu de la muraille mousseuse et effritée du côté
de la rue, habitait Sarah, la fille bien-aimée de Daniel.
Quand les voisines du quartier passaient devant la bou-
tique du juif et voyaient, d’aventure, Sarah à travers les per-
siennes de la fenêtre mauresque, et Daniel accroupi devant
son enclume, émerveillés des perfections de la jeune fille,
elles s’écriaient : « Qui pourrait croire qu’une souche aussi
laide ait produit un aussi admirable rejeton ! »
La beauté de Sarah tenait en effet du prodige. Elle avait
de grands yeux entourés d’un cercle obscur de noirs cils,
sous lesquels le point lumineux de ses ardentes prunelles
brillait, comme une étoile au ciel dans une sombre nuit. Ses
lèvres luisantes et vermeilles semblaient avoir été artiste-
ment découpées, par la main invisible d’une fée, dans un ve-
lours empourpré. Son teint était blanc, pâle et transparent,
comme l’albâtre d’une statue funèbre. Elle avait à peine
seize ans, et son visage portait déjà l’empreinte des douces
tristesses particulières aux intelligences précoces. Déjà,
– 101 –
quand sa poitrine se gonflait, il s’échappait de sa bouche des
soupirs, annonçant l’éclosion de vagues désirs.
Les juifs les plus riches de la ville, séduits par sa mer-
veilleuse beauté, avaient sollicité sa main ; mais, insensible
aux hommages de ses adorateurs et aux conseils de son
père, qui la pressait de désigner celui qu’elle voulait pour
compagnon, avant de rester seule, dans le monde, la jeune
fille s’abstenait de répondre, et ne donnait pour raison à son
étrange conduite que le caprice de conserver sa liberté.
Un jour enfin, l’un des adorateurs de Sarah, fatigué de
souffrir ses dédains, et soupçonnant que son éternelle tris-
tesse indiquait certainement un cœur où s’abritait un secret
important, s’approcha de Daniel et lui dit : « Tu sais, Daniel,
que, parmi nos frères, on parle de ta fille. »
Le juif leva un instant les yeux de dessus son enclume,
suspendit ses incessants coups de marteau et, sans témoi-
gner la moindre émotion, il fit à son interlocuteur cette ques-
tion :
« Et que dit-on d’elle ?
— On dit, reprit celui-ci, on dit… que sais-je moi ?…
beaucoup de choses… entre autres que ta fille s’est énamou-
rée d’un chrétien… »
En ce moment, le galant dédaigné de Sarah s’arrêta pour
juger de l’effet produit sur Daniel par ses paroles.
Daniel leva de nouveau les yeux, le regarda fixement un
instant sans rien dire, et, abaissant de nouveau ses regards
pour continuer sa besogne interrompue, il reprit :
« Qui me répond que ces propos ne sont pas calom-
nieux ?
– 102 –
— Celui qui les a vus causer plus d’une fois dans cette
même rue, pendant que tu assistais aux secrets sanhédrins
de nos rabbins, » poursuivit avec insistance le jeune Hébreu,
étonné de ce que ses soupçons, avant comme après les avoir
confirmés, n’eussent produit aucun effet sur l’esprit de Da-
niel.
Celui-ci, sans cesser son travail, regarda l’enclume sur
laquelle, après avoir mis de côté son marteau, il polissait
l’agrafe métallique d’un harnais, avec une petite lime et
commença à parler d’une voix basse, entrecoupée, comme si
ses lèvres traduisaient machinalement les idées qui traver-
saient son esprit. « Eh ! eh ! eh ! disait-il, en riant d’une façon
étrange et diabolique ; ainsi donc un chien de chrétien pen-
serait à enlever ma Sarah, l’orgueil de la tribu, le bâton sur
lequel s’appuie ma vieillesse ?… et vous croiriez, vous
autres, qu’il réussira ? eh ! eh ! eh ! continua-t-il, en se par-
lant à lui-même, et en riant toujours, tandis que la lime grin-
çait et mordait plus fortement le métal avec ses dents
d’acier. Eh ! eh ! pauvre Daniel, diront les miens, déjà il ra-
dote ! Pourquoi ce vieux moribond décrépit aime-t-il cette
fille, si jeune et si belle, s’il est incapable de la préserver des
convoitises de nos ennemis ?… Eh ! eh ! eh ! crois-tu, par ha-
sard, que Daniel dort ? Crois-tu, par hasard, que si ma fille a
un amoureux… et cela se peut ; que si cet amoureux est
chrétien, veut la séduire et la séduise, tout est possible ; que
s’il compte fuir avec elle, chose encore facile, et que s’ils
fuyaient demain, par exemple, supposition encore admis-
sible, crois-tu que Daniel se laissera ainsi arracher son tré-
sor ? crois-tu qu’il ne saura pas se venger ?
— Mais, dit le jeune homme, en l’interrompant, sauriez-
vous donc…
– 103 –
— Je sais, dit Daniel, en se levant et en lui donnant une
petite tape sur l’épaule ; j’en sais plus que toi qui ne sais rien
et ne saurais rien, si l’heure de tout dire n’était arrivée…
« Adieu, avertis nos frères de se réunir au plus tôt. Cette
nuit, entre une heure et deux, j’irai les trouver ; adieu ! »
Tout en parlant ainsi, Daniel poussa doucement son in-
terlocuteur dans la rue, ramassa lentement ses outils et
commença à fermer, à double tour et à double verrou ; la
porte de sa petite boutique.
Le bruit que fit la porte en frappant ses montants, et les
grincements de ses gonds trop serrés, empêchèrent celui qui
s’éloignait d’entendre le frôlement des jalousies s’abaissant
tout à coup, comme si la juive quittait en ce moment
l’embrasure de la fenêtre.
II
– 105 –
— Sais-tu ce dont ils s’occupent et dans quel but ils ont
quitté la ville, à pareille heure ?
— Je l’ignore… mais pour sûr ils attendent quelqu’un
qui doit venir cette nuit… Je ne sais pourquoi ils l’attendent,
mais ce n’est pour rien de bon. »
Après ce court dialogue, Sarah resta quelques instants
plongée dans un profond silence, comme cherchant à mettre
de l’ordre dans ses idées… Il n’y a pas à en douter, pensait-
elle en elle-même, mon père connaît nos amours et prépare
une terrible vengeance. Il faut que je sache où ils sont allés,
ce qu’ils font et se proposent de faire ; un instant d’hésitation
pourrait le perdre.
Sarah se leva et, comme pour chasser les doutes hor-
ribles qui la préoccupaient, elle passa sa main sur son front
baigné, par l’angoisse, d’une sueur glaciale. La barque, en ce
moment, toucha la rive opposée.
« Brave homme, dit la belle juive, en jetant quelques
pièces de monnaie à son conducteur et en lui montrant un
sentier étroit, tortueux, qui serpentait parmi les rochers,
n’est-ce pas le chemin qu’ils ont suivi ?
— C’est celui-là, et quand ils arrivaient à la Tête du
Maure, ils prenaient à gauche et disparaissaient. Le diable et
eux savent ensuite où ils vont, » répondit le batelier.
Sarah s’éloigna dans la direction indiquée. Pendant
quelques minutes, on la vit paraître et disparaître alternati-
vement, au milieu du sombre labyrinthe des mornes rochers
coupés à pic.
– 106 –
Arrivée au sommet appelé la Tête du Maure, sa sil-
houette se détacha un instant sur le bleu foncé du ciel et
s’évanouit enfin dans les ombres de la nuit.
III
– 108 –
Les juifs, en la voyant paraître, poussèrent un cri de sur-
prise et Daniel, se dirigeant vers sa fille, d’un air menaçant,
lui demanda d’une voix rauque :
« Que cherches-tu ici, malheureuse ?
— Je viens vous jeter à la face, dit Sarah, d’un ton ferme
et résolu, la honte de votre infâme action. Je viens vous dire
que vous comptez en vain sur la victime destinée au sacri-
fice, à moins que vous ne vouliez assouvir sur moi votre soif
de sang ; car le chrétien que vous attendez, prévenu par moi
de vos embûches, ne viendra pas.
— Sarah ! s’écria le juif rugissant de colère, Sarah, tu ne
dis pas la vérité. Tu ne peux avoir poussé la trahison jusqu’à
révéler nos rites mystérieux, et, si réellement tu les as révé-
lés, tu n’es pas ma fille…
— Non, je ne la suis plus ; j’ai trouvé un autre père, un
père plein d’amour pour ses enfants, un père que vous avez
cloué sur une croix d’infamie, où il est mort en nous rache-
tant, et en nous ouvrant les portes du ciel pour l’éternité.
« Non, je ne suis plus votre fille, parce que je suis chré-
tienne et honteuse de mon origine. »
En entendant ces paroles prononcées avec l’énergique
fermeté que le ciel met seulement dans la bouche des mar-
tyrs, Daniel, fou de rage, se jeta sur la belle juive, la terrassa,
la saisit par les cheveux et la traîna, dominé par une pensée
infernale, jusqu’au pied de la croix, qui semblait ouvrir ses
bras décharnés pour la recevoir, et s’adressant à ceux qui
l’entouraient, il s’écria :
« La voilà, je vous la livre ; faites justice de cette infâme,
qui a vendu son honneur, sa religion et ses frères. »
– 109 –
IV
– 110 –
LE BRACELET D’OR.
– 111 –
II
– 112 –
« Tu le veux ? C’est une folie qui te fera rire ; n’importe,
je vais te la conter, puisque tu le désires tant.
« Hier, je suis allée au temple. On y célébrait la fête de
la Vierge : son image, placée au centre du maître autel, sur
un socle d’or, resplendissait comme un charbon ardent ; les
sons de l’orgue tremblaient en se dilatant, d’écho en écho, à
travers l’église, et dans le chœur, les prêtres chantaient le
Salve Regina.
« Je priais ! je priais abîmée dans mes pensées reli-
gieuses, lorsque machinalement je levai mes regards vers
l’autel. Je ne sais pourquoi mes yeux se fixèrent d’abord sur
l’image ; je dis mal, non pas sur l’image, mais ils se fixèrent
sur un objet que jusqu’alors je n’avais jamais vu ; un objet
qui, sans que je puisse me l’expliquer, attirait toute mon at-
tention ; ne ris pas, cet objet était le bracelet d’or que la
mère de Dieu portait au bras sur lequel repose son divin Fils.
« Je détournai les yeux et me remis à prier.
« Impossible ; mes regards revenaient involontairement
sur le même point.
« Les lumières de l’autel, se reflétant dans les mille fa-
cettes de ses diamants, se reproduisaient d’une façon prodi-
gieuse : des milliers d’étincelles aux reflets rouges et bleus,
verts et jaunes voltigeaient autour des pierres précieuses,
comme un tourbillon d’atomes de feu, comme une vertigi-
neuse ronde de ces esprits des flammes, qui fascinent par
leur éclat et leur incroyable mobilité.
« Je sortis du temple ; je revins à la maison, mais j’y re-
vins avec l’imagination pleine de cette idée. Je me couchai
pour dormir, sans réussir à trouver le sommeil. La nuit pas-
sa, éternelle comme ma pensée. À l’aube, mes paupières se
– 113 –
fermèrent, et, le croiras-tu ? même dans mon sommeil, je
voyais passer, s’éloigner et revenir de nouveau, une femme
brune et belle qui portait le bracelet d’or et de diamants ;
une femme, oui, ce n’était plus la Vierge que je vénère, et
devant laquelle je m’humilie. C’était une femme, une femme
comme moi, qui me regardait et riait en se moquant de moi.
« Le vois-tu ? semblait-elle me dire, en montrant le bijou ;
comme il brille ! On dirait un cercle d’étoiles arrachées du
ciel durant une nuit d’été ; le vois-tu ? Eh bien ! il n’est pas à
toi, et ne le sera jamais, jamais… Tu en auras d’autres, peut-
être plus beaux et plus riches, si c’est possible ; mais celui-ci,
qui resplendit d’une façon si fantastique, si fascinatrice, ja-
mais, jamais ! »
« Je m’éveillai, mais avec la même idée fixée ici, et alors
comme maintenant, semblable à un clou brûlant, diabolique,
inéluctable, inspirée sans doute par Satan lui-même.
« Eh quoi ! tu te tais ? tu te tais, et tu courbes la tête.
Est-ce que ma folie ne te fait pas rire ? »
Pierre, par un mouvement convulsif, serra la poignée de
son épée, leva la tête qu’il tenait inclinée et dit d’une voix
sourde :
« Quelle Vierge possède le joyau ?
— Celle du Sagrario, murmura Marie.
— Celle du Sagrario ? répéta le jeune homme, avec
l’accent de la terreur, celle du Sagrario de la cathédrale !…
Et sur ses traits se peignit l’état de son âme, épouvantée par
une pensée.
— Ah ! pourquoi une autre Vierge ne le possède-t-elle
pas ? continua-t-il d’un ton énergique et passionné ; pour-
– 114 –
quoi l’archevêque ne l’a-t-il pas dans sa mitre, le roi dans sa
couronne ou le diable dans ses griffes ? Je le leur arrache-
rais, pour toi, au prix de ma vie ou de ma damnation. Mais la
Vierge du Sagrario, notre patronne, moi, moi… qui suis né à
Tolède ! impossible, impossible !
— Jamais, murmura Marie d’une voix à peine percep-
tible, jamais ! » et elle continua à pleurer.
Pierre jeta un regard stupéfié sur le courant de la rivière
qui coulait, coulait toujours devant ses yeux égarés et se bri-
sait, au-dessous du belvédère, contre les rochers sur lesquels
est assise la cité impériale.
III
– 115 –
son les trésors de leurs croyances, de leurs inspirations et de
leurs arts.
Dans son sein habitent le silence, la majesté, la poésie
du mysticisme, et une sainte horreur qui en interdit le seuil
aux pensées mondaines et aux mesquines passions de la
terre.
Respirer l’air pur des montagnes adoucit la consomption
matérielle, respirer son atmosphère de foi doit guérir
l’athéisme.
Mais si grande, si imposante que se montre à nos yeux
la cathédrale, quelle que soit l’heure où l’on pénètre dans
son enceinte mystérieuse et sacrée, jamais elle ne produit
une aussi profonde impression, que les jours où elle déploie
toute la splendeur de sa pompe religieuse, où ses taber-
nacles se couvrent d’or et de pierreries, ses marches de tapis
et ses pilastres de tentures.
Alors, quand ses mille lampes d’argent brillent en jetant
un torrent de lumière ; quand un nuage d’encens flotte dans
l’air et que les voix du chœur, l’harmonie des orgues et les
cloches de la tour font trembler l’édifice, depuis les profon-
deurs des fondations jusqu’aux plus hautes flèches qui le
couronnent ; alors on comprend, en la sentant en soi, la ter-
rible majesté du Dieu qui habite dans son sein, l’anime de
son souffle et le remplit du reflet de sa toute-puissance.
La scène que nous venons de décrire eut lieu le jour
même où l’on célébrait, à la cathédrale de Tolède, la der-
nière fête de l’octave de la Vierge.
Cette fête religieuse y avait amené une immense multi-
tude de fidèles ; mais déjà la foule s’était dispersée dans
toutes les directions ; déjà on venait d’éteindre les cierges
– 116 –
des chapelles et du maître autel, et les portes colossales du
temple avaient grincé sur leurs gonds, pour se fermer der-
rière le dernier Tolédan, lorsqu’un homme sortit de l’ombre,
pâle, plus pâle que la statue du tombeau sur lequel il
s’appuya, pendant qu’il dominait son émotion, puis se glissa
mystérieusement jusqu’à la grille du chœur. La lueur d’une
lampe permit de distinguer ses traits.
C’était Pierre.
Que s’était-il passé entre les deux amants, pour qu’il eût
été amené à mettre à exécution une idée dont la conception
seule avait fait dresser d’horreur ses cheveux ? On ne le sut
jamais ; mais il était là, pour réaliser son criminel projet.
Dans son regard inquiet, dans le tremblement de ses ge-
noux, dans les larges gouttes de sueur qui tombaient de son
front, il portait sa pensée écrite.
La cathédrale était déserte, complètement déserte, et
plongée dans un profond silence.
Cependant, de temps en temps, on entendait certaines
rumeurs confuses ; les craquements du bois peut-être, ou les
murmures du vent, ou, qui sait ? L’illusion accidentelle de la
fantaisie qui entend, voit et touche, dans son exaltation, ce
qui n’existe pas : mais, à vrai dire, tantôt près, tantôt loin,
parfois derrière lui, parfois à ses côtés, résonnaient des san-
glots étouffés, des frôlements d’étoffe qu’on traîne, ou des
bruits de pas qui vont et viennent sans cesse.
Pierre fit un effort pour continuer son chemin : il attei-
gnit la grille et gravit la première marche du maître autel.
Autour de cette chapelle se trouvent les tombeaux des rois,
dont les statues en pierre, la main sur la garde de l’épée,
– 117 –
semblent veiller nuit et jour sur le sanctuaire à l’ombre du-
quel ils reposent pour l’éternité.
En avant ! murmura-t-il à voix basse, et il voulut mar-
cher ; mais il ne put pas ! Ses pieds semblaient cloués aux
pavés. Il baissa les yeux et ses cheveux se hérissèrent
d’horreur. Le sol de la chapelle était formé de larges et
sombres dalles sépulcrales. Il crut, un moment, qu’une main
froide et décharnée le retenait à cette place, avec une force
irrésistible. Les lampes mourantes, qui brillaient au fond de
la nef, comme des étoiles perdues dans les ombres, oscillè-
rent à sa vue ; les statues des tombeaux, les images des au-
tels oscillèrent, et oscilla aussi le temple entier, avec ses ar-
ceaux de granit et ses piliers en pierres de taille.
En avant ! exclama Pierre de nouveau, tout hors de lui,
et il s’approcha de l’autel, et, en grimpant dessus, il atteignit
le piédestal de la Vierge.
Autour de lui, tout revêtait des formes chimériques, hor-
ribles ; tout était ténèbres, ou lueurs incertaines, plus impo-
santes encore que l’obscurité.
Seule, la Reine des cieux, doucement éclairée par une
lampe d’or, semblait sourire tranquille, bienveillante et se-
reine, au milieu de tant d’horreur.
Cependant ce sourire muet, immobile, qui l’avait tran-
quillisé un instant, finit par lui inspirer de nouvelles craintes,
craintes plus étranges, plus profondes que celles qu’il avait
éprouvées jusqu’alors.
Malgré tout, il parvint à se dominer et ferma les yeux
pour ne pas voir l’image, allongea la main avec un mouve-
ment convulsif et lui arracha le bracelet d’or, offrande pieuse
– 118 –
d’un saint archevêque ; le bracelet d’or, qui valait une for-
tune.
Le bijou était en son pouvoir ; ses doigts crispés le ser-
raient avec une force surnaturelle ; il n’avait qu’à fuir, à fuir
en l’emportant, mais pour cela il devait ouvrir les yeux et
Pierre n’osait pas regarder l’image de la Vierge et les statues
des rois, sur leurs tombeaux, les démons des corniches, les
monstres des chapiteaux, les bandes d’ombre et les rayons
de lumière qui, semblables à de blancs fantômes gigan-
tesques, se mouvaient lentement au fond des nefs peuplées
d’étranges et d’effrayantes rumeurs.
Enfin, il ouvrit les yeux, jeta un regard, et un cri aigu
s’échappa de ses lèvres.
La cathédrale était remplie de statues, de statues qui,
couvertes d’accoutrements bizarres, étaient descendues de
leurs niches et occupaient tout l’intérieur de l’église, en le
regardant de leurs yeux sans prunelles ; saints, nonnes,
anges, démons, guerriers, dames, pages, cénobites et vilains
se remuaient et se confondaient dans la nef et sur l’autel. À
ses pieds officiaient, en présence des rois agenouillés sur
leurs tombeaux, les archevêques de marbre qu’il avait vus
naguère immobiles sur leurs lits mortuaires, tandis que,
rampant sur les dalles, grimpant sur les piliers, accroupis sur
les dais, suspendus aux voûtes, pullulaient comme les vers
d’un immense cadavre, tout un monde de reptiles et
d’animaux de granit, chimériques, difformes, horribles.
Il ne put résister davantage : ses tempes battirent avec
une violence épouvantable, un nuage de sang obscurcit ses
yeux ; il poussa un second cri, un cri déchirant, surhumain,
et tomba évanoui sur l’autel.
– 119 –
Quand, le jour suivant, les sacristains le trouvèrent au
pied de l’autel, il tenait encore le bracelet d’or entre ses
mains ; en les voyant approcher, il s’écria avec un éclat de
rire strident : « Pour elle ! pour elle ! »
Le malheureux était fou !
– 120 –
LES FEUILLES SÈCHES
– 122 –
— Et les papillons blancs et les libellules azurées, qui
tournoyaient par les airs, en décrivant des cercles capri-
cieux, s’arrêtaient sur nos contours dentelés ; là ils se con-
taient les secrets de leurs mystérieuses amours, amours d’un
instant qui consume leur vie.
— Chacune de nous était une note dans le concert des
bois.
— Chacune de nous était un ton dans l’harmonie des
couleurs.
— Les nuits de lune, quand la lumière argentée de
l’astre glissait sur la cime des montagnes, te souviens-tu,
comme nous causions à voix basse au milieu des ombres
diaphanes ?
— Et nous chuchotions, émues, les histoires des sylphes,
qui se balancent aux fils d’or suspendus par les araignées,
entre les branches.
— Mais nous interrompions notre monotone causerie,
pour écouter, ravies, les plaintes du rossignol qui se posait
sur notre arbre.
— Ses plaintes étaient si tristes et si douces que l’aube
nous surprenait en pleurs, et pourtant nous les écoutions
avec plaisir.
— Oh ! qu’elles étaient douces ces larmes engendrées
par la rosée de la nuit, et qui brillaient de toutes les couleurs
de l’arc-en-ciel, aux premières lueurs de l’aurore.
— Vint ensuite la bande joyeuse des chardonnerets,
remplissant le bocage de vie et de bruit ; quel sabbat, quelle
confusion de chants !
– 123 –
— Et ce couple amoureux qui suspendit à côté de nous
son nid, tout rond, fait d’herbes et de plumes.
— Nous abritions les petits contre les gouttes d’eau qui
les auraient incommodés pendant les orages de l’été.
— Nous leur servions de dais et les préservions aussi
contre les importuns rayons du soleil.
— Notre vie passait comme un songe doré sans soupçon
du réveil.
— Une belle après-midi, que tout souriait autour de
nous, que le soleil couchant embrasait l’horizon, que, de la
terre légèrement humide, s’élevaient des effluves de vie et
des parfums de fleurs, deux amants s’arrêtèrent sur le bord
de l’eau, au pied de l’arbre qui nous supportait.
— Non, jamais ce souvenir ne s’effacera de ma mé-
moire ! Elle était jeune, presque une enfant, belle et pâle. Il
lui disait tendrement : « Pourquoi pleures-tu ?
— Pardonne-moi cet involontaire sentiment d’égoïsme,
lui répondit-elle, en essuyant une larme ; je pleure sur moi,
je pleure la vie qui m’échappe. Quand le soleil se couronne
de rayons de lumière, que la terre s’habille de verdure et de
fleurs, que le vent apporte des parfums, des chants d’oiseaux
et des harmonies lointaines, que l’on aime et que l’on se sent
aimée, la vie est bonne. – Et pourquoi ne vivrais-tu pas ? re-
prit-il tout ému, en étreignant ses mains. – Parce que c’est
impossible. Quand ces feuilles, qui murmurent harmonieu-
sement, sur nos têtes, tomberont desséchées, moi aussi je
mourrai, et le vent emportera, un jour, leur poussière et la
mienne. Qui sait où ?… »
– 124 –
— Je l’entendis ; toi aussi tu l’entendis, et nous frisson-
nâmes sans rien dire. Nous devions donc nous sécher. Nous
devions donc mourir, et voltiger emportées dans les tourbil-
lons du vent. Muettes et pleines de terreur, nous attendîmes
la nuit, oh ! quelle horrible nuit !
— Pour la première fois, le rossignol manqua au rendez-
vous, et ne charma pas sa compagne de ses plaintes amou-
reuses.
— Bientôt les oiseaux s’envolèrent, et avec eux leurs pe-
tits, parés de plumes. Le nid abandonné se balança lente-
ment et tristement, comme le berceau vide d’un enfant mort.
— Puis s’enfuirent les papillons blancs et les libellules
azurées, abandonnant la place aux noirs insectes qui ve-
naient ronger nos fibres, et déposer dans notre sein leurs
horribles larves.
— Oh ! comme nous frémissions au contact glacé des
gelées blanches de la nuit !
— Nous perdîmes notre couleur et notre éclat.
— Nous perdîmes la grâce de nos formes, tout ce qui ja-
dis, en nous touchant, produisait comme un murmure de
baisers, un chuchotement de paroles amoureuses, se chan-
gea désormais en un bruit rude, sec, désagréable et triste.
— Et enfin, détachées de notre branche, nous vo-
lâmes !…
— Le passant nous foula sous ses pieds avec indiffé-
rence ; toujours entraînée de-ci, de-là, au milieu de la pous-
sière ou de la fange, je me suis sentie heureuse de pouvoir
me reposer, un instant, dans une profonde ornière du che-
min.
– 125 –
— Moi, j’ai fait des évolutions sans fin, entraînée par le
courant, et j’ai vu, dans ma longue pérégrination, seul,
sombre, habillé de deuil, contemplant d’un regard distrait
l’eau qui coulait et les feuilles sèches qui indiquaient sa
marche, j’ai vu l’un des amoureux, dont les paroles avaient
éveillé en nous le pressentiment de la mort.
— Elle aussi a quitté la vie et, peut-être, dort-elle dans
une fosse nouvelle, sur laquelle je me suis arrêtée un mo-
ment !…
— Ah ! elle dort et se repose enfin ; mais nous autres,
quand arriverons-nous au terme de notre long voyage ?
— Jamais… Déjà le vent, qui nous a accordé un mo-
ment de repos, recommence à souffler ; je frémis en me sen-
tant enlevée de terre et obligée de le suivre. Adieu, ma
sœur !
— Adieu. »
Le vent, qui s’était tu un instant, siffla de nouveau et les
feuilles, soulevées dans un tourbillon confus, se perdirent de
vue, au milieu des ténèbres de la nuit.
Je pensais alors à une chose, dont je ne puis me souve-
nir, et, quand même je m’en souviendrais, je ne trouverais
pas de mots pour l’exprimer.
– 126 –
UN RAYON DE LUNE.
– 127 –
— Nous l’ignorons, répondaient, les serviteurs ; mais
peut-être est-il au cloître du monastère de la Peña, assis au
bord d’une tombe, pour tâcher de surprendre, en prêtant
l’oreille, quelques paroles des entretiens des morts ; ou sur le
pont, regardant l’eau qui coule sous les arceaux ; ou encore,
couché sur un fragment de rocher, comptant les étoiles du
ciel, et suivant du regard les nuages ; ou contemplant les
feux follets qui se croisent comme des éclairs à la surface
des lagunes. Il sera partout, excepté où tout le monde se
trouve. »
En effet, Manrique aimait la solitude ; il l’aimait tant
qu’il aurait désiré n’avoir pas d’ombre, pour que cette ombre
ne le suivît pas. Il aimait la solitude, parce que dans son sein
il lâchait la bride à son imagination, et se créait un monde
fantastique, habité par des êtres étranges, enfants de son dé-
lire et de ses rêves de poète ; car Manrique était poète ;
poète au point de n’être jamais satisfait de la forme qu’il
donnait à sa pensée ; aussi ne l’enfermait-il jamais dans des
écrits.
Il passait de longues heures, assis sur un escabeau, près
de la haute cheminée gothique, immobile et les yeux atta-
chés sur le foyer ; il croyait que les esprits du feu, aux mille
couleurs, habitaient les rouges braises, couraient comme des
insectes d’or le long des troncs embrasés, ou dansaient, sous
forme d’étincelles, une ronde lumineuse au sommet des
flammes.
Il aimait à supposer qu’au fond des ondes du fleuve,
dans la mousse des fontaines, sur les vapeurs du lac, vi-
vaient des femmes mystérieuses, fées, sylphides, ou ondines
qui exhalaient des soupirs et des gémissements, chantaient
– 128 –
et riaient dans le murmure monotone de l’eau, murmure
qu’il écoutait en silence, essayant de le comprendre.
Dans les nuages, dans l’air, au fond des bois, dans le
creux des rochers, il s’imaginait voir des ombres ou entendre
des sons mystérieux ; ombres d’êtres surnaturels, sons inin-
telligibles qu’il ne pouvait interpréter.
Aimer ! il était né pour rêver l’amour, non pour le sentir.
Il aimait, un instant, toutes les femmes qu’il voyait : celle-ci
parce qu’elle était blonde ; celle-là à cause de ses lèvres
rouges, et cette autre parce qu’en marchant elle se balançait
comme un roseau.
Parfois, sous l’influence de son délire, il passait la nuit
entière à contempler la lune, qui flottait dans le ciel au mi-
lieu de vapeurs argentées, ou les étoiles qui scintillaient au
loin, avec l’éclat changeant des pierres précieuses.
Pendant ces longues heures d’insomnie poétique, il
s’écriait : « S’il est vrai, comme le dit le prieur de la Peña,
que tous ces points lumineux soient des mondes ; s’il est vrai
que ce globe de nacre, qui roule au-dessus des nuages, soit
habité, qu’elles seront belles les femmes de ses régions lu-
mineuses, et je ne pourrai pas les voir ? et je ne pourrai pas
les aimer ?
« Comment sera leur beauté ? comment sera leur
amour ? »
Manrique n’était pas encore assez fou pour se faire
suivre par les gamins des rues ; mais il l’était assez pour par-
ler et gesticuler tout seul, et c’est par là qu’on commence.
– 129 –
II
III
– 131 –
arbres, il crut distinguer une clarté, une forme blanche qui se
mouvait.
« C’est elle ! c’est elle ! qui porte des ailes aux talons et
fuit comme une ombre, » se dit-il, en s’élançant à sa suite,
écartant, avec les mains, les réseaux de lierre qui
s’étendaient, comme un voile d’un peuplier à l’autre.
Il arriva, après avoir brisé les plantes parasites, pour
s’ouvrir un passage à travers les broussailles, jusqu’à un pe-
tit plateau éclairé par la lumière du ciel. Personne ! « Ah !
c’est par ici, c’est par ici qu’elle fuit, s’écria-t-il ! J’entends le
craquement des feuilles sèches sous ses pas, et le bruit de sa
robe frôlant les arbustes, – et il courait, courait comme un
fou de-ci, de-là, et ne la voyait pas ! – Mais j’entends ses pas
légers, continua-t-il, je crois qu’elle a parlé, oh ! oui elle a
parlé !… Le vent, qui gémit dans les branches, les feuilles,
qui semblent prier à voix basse, m’ont empêché d’entendre
ce qu’elle disait ; mais il n’y a pas à en douter, en s’en allant
par ici, elle a parlé… elle a parlé ?… Quelle langue ? Je
l’ignore, mais c’est un idiome étranger ! »
Et il continua sa poursuite, croyant tantôt la voir, tantôt
pensant l’entendre ; ici, il remarquait le mouvement des
branches au milieu desquelles elle avait disparu ; là, il
s’imaginait distinguer, sur le sable, la trace de ses pieds ;
bientôt même, il fut convaincu que le subtil parfum qu’il res-
pirait, parfois, était un arôme exhalé par cette femme qui se
moquait de lui, et prenait un malin plaisir à le fuir, dans cet
inextricable labyrinthe.
Vaine anxiété !
Il erra quelques heures, hors de lui, de côté et d’autre,
s’arrêtant pour écouter, glissant avec précaution sur l’herbe
– 132 –
humide de rosée, et se livrant ensuite à une course folle, dé-
sespérée.
Parcourant sans cesse les immenses jardins qui bor-
daient le rivage du fleuve, il atteignit enfin le pied du rocher
sur lequel s’élève l’ermitage de San Saturio.
« Peut-être, de cette hauteur, pourrai-je m’orienter et
poursuivre mes recherches dans ces broussailles confuses, »
s’écria-t-il, et il s’aidait de sa dague pour grimper de roc en
roc.
Après mille efforts, il parvint au sommet d’où l’on dé-
couvre au loin la ville et une partie du Duero, qui roule à ses
pieds et continue son cours impétueux, encaissé dans ses
berges tortueuses.
Arrivé à son but, Manrique jeta un regard autour de lui,
et arrêtant ce regard sur un point de l’horizon, il ne put rete-
nir une imprécation !
La lumière de la lune se reflétait dans le léger sillage que
laissait derrière elle une petite barque, se dirigeant avec ra-
pidité vers le rivage opposé. Dans cette barque il avait cru
distinguer une forme blanche, svelte, une femme, la femme,
sans doute, qu’il avait aperçue dans le jardin des Templiers,
la femme de ses rêves, la réalisation de ses plus folles espé-
rances.
Il s’élança du haut du rocher, agile comme un daim, jeta
à terre sa toque, dont la longue plume l’embarrassait pour
courir, enleva son ample manteau de velours, et se dirigea
vers le pont, rapide comme l’éclair, comptant le traverser et
atteindre la ville, avant que la barque eût touché le rivage.
Folie !
– 133 –
Lorsque Manrique y arriva, haletant, couvert de sueur,
ceux qui avaient traversé le Duero du côté de San Saturio,
entraient déjà dans Soria par une des portes de la muraille,
qui descendait alors jusqu’au fleuve où se reflétaient ses
sombres créneaux.
IV
– 136 –
V
– 137 –
la retrouverai ! et certainement la gloire de la posséder dé-
passera l’ennui de la chercher.
« Comment seront ses yeux ?
« Ils doivent être bleus, bleus et humides, comme le ciel
de la nuit. J’aime les yeux de cette nuance, ils sont si ex-
pressifs, si mélancoliques, si…
« Plus de doute, ses yeux sont bleus, bleus assurément,
et ses cheveux noirs, très noirs et assez longs pour flotter.
Oui, il me semble que je les ai vus flotter, cette nuit-là, en
même temps que ses vêtements ! Mais, je ne me trompe pas,
ils étaient noirs. Comme ils vont bien, les yeux bleus, allon-
gés, assoupis, avec une chevelure dénouée, noire, flottante,
à une femme grande… parce que… elle est grande et svelte,
comme les anges des portiques de nos cathédrales, dont les
visages ovales sont enveloppés d’ombre, dans le mystérieux
crépuscule de leur niche de granit.
« Sa voix ?… Sa voix, je l’ai entendue ! Sa voix est
suave, comme le souffle de la brise, dans le feuillage des
peupliers, et sa démarche mesurée, majestueuse, comme les
cadences de la musique.
« Et cette femme, qui est belle, comme le plus beau rêve
de ma jeunesse, qui pense comme je pense, qui aime ce que
j’aime, qui hait ce que je hais, dont l’esprit est le frère du
mien, qui est le complément de mon être, ne se sentira-t-elle
pas émue en me rencontrant ?
« Ne m’aimera-t-elle pas comme je l’aimerai, comme je
l’aime déjà, avec toutes les forces de ma vie, toutes les facul-
tés de mon âme ?
– 138 –
« Allons, allons à l’endroit où je l’ai vue, la première et
la seule fois… Qui sait si, capricieuse comme moi, aimant la
solitude et le mystère à l’instar des âmes rêveuses, elle ne se
plaît pas à parcourir les ruines dans le silence de la nuit ? »
Deux mois s’étaient écoulés depuis que l’écuyer de don
Alonso de Valdecuellos avait enlevé tout espoir à Manrique ;
deux mois pendant lesquels il avait formé à chaque instant
des projets en l’air, que la réalité faisait évanouir comme un
souffle ; deux mois passés à la recherche de la femme incon-
nue, dont l’absurde amour grandissait dans son âme, grâce à
ses folles rêveries, lorsqu’en traversant un soir, abîmé dans
ses pensées, le pont qui mène aux Templiers, le jeune amou-
reux s’enfonça dans les sombres allées du jardin.
VI
– 139 –
Il avait vu flotter un instant, et ensuite disparaître la
robe blanche, la robe blanche de la femme de ses rêves, de
la femme qu’il adorait comme un fou !
Il court, il court après elle, il arrive à la place où il l’a
vue disparaître et s’arrête ; mais en s’y arrêtant il fixe ses
yeux hagards sur le sol et demeure immobile. Un léger
tremblement agite ses membres, tremblement qui, peu à
peu, présente tous les symptômes d’une convulsion et se
termine enfin par un éclat de rire, un éclat de rire sonore,
strident, horrible !
Cette chose blanche, légère, flottante, qui avait brillé
devant ses yeux, qui avait brillé à ses pieds un instant, un
seul instant…
N’était qu’un rayon de lune !
Un rayon de lune qui pénétrait par intervalles à travers
la voûte verdoyante des arbres, quand le vent agitait leurs
branches.
Quelques années s’étaient écoulées, Manrique était assis
sur un escabeau au coin de la grande cheminée gothique de
son manoir, immobile, le regard vague, inquiet comme celui
d’un idiot ; prêtant à peine attention aux caresses de sa
mère, et aux consolations de ses serviteurs.
« Tu es jeune, tu es beau, lui disait sa mère, pourquoi
rester dans la solitude ? Pourquoi ne cherches-tu pas une
femme que tu aimeras et qui te rendra heureux en t’aimant ?
— L’amour !… l’amour est un rayon de lune ! murmurait
le jeune homme.
— Pourquoi ne vous réveilleriez-vous pas de votre lé-
thargie ? lui disait un de ses écuyers. Habillez-vous de fer
– 140 –
des pieds à la tête, déployez votre étendard et partons pour
la guerre. À la guerre on acquiert la gloire !
— La gloire… la gloire est un rayon de lune.
— Voulez-vous que je vous dise le dernier chant
qu’Arnauld, le troubadour provençal, vient de composer ?
— Non ! non ! s’écria Manrique, se levant furieux de son
siège, je ne veux rien… c’est-à-dire si, je veux… je veux que
vous me laissiez seul… chants… femmes… gloire… bon-
heur… mensonges, vains fantômes enfantés par notre ima-
gination, que nous habillons selon notre fantaisie, que nous
aimons, après lesquels nous courons, pourquoi ? pourquoi ?
pour trouver un rayon de lune ! »
Manrique était fou ! Du moins tout le monde le disait.
Moi, au contraire, je pense qu’en ce moment-là, il avait re-
couvré la raison.
– 141 –
LES YEUX VERTS.
– 142 –
chevaux ; ne voyez-vous pas qu’il se dirige vers la fontaine
des peupliers ? S’il la franchit avant de mourir, nous pouvons
le considérer comme perdu. »
Les ravins du Moncayo répétèrent, d’écho en écho, les
fanfares des cors de chasse. Les aboiements de la meute, les
cris des pages résonnèrent avec une nouvelle furie, et le
groupe confus d’hommes, de chevaux et de chiens, sur
l’ordre d’Iñigo, le chef des veneurs du marquis d’Almenar, se
dirigea vers l’endroit désigné par lui, comme le plus conve-
nable pour couper la retraite à l’animal.
Tout fut inutile. Quand le plus agile des lévriers arriva à
la chênaie, haletant et la gueule pleine de bave, le cerf, ra-
pide comme une flèche, l’avait déjà franchie d’un seul bond,
et se perdait au milieu des halliers bordant un sentier qui
conduisait à la fontaine.
« Halte !… tout le monde, halte ! cria Iñigo : Dieu a vou-
lu qu’il échappe. »
La cavalcade s’arrêta, les trompes restèrent muettes et
les lévriers, à la voix des veneurs, abandonnèrent sa piste,
en grognant.
En ce moment le héros de la fête, Fernand de Argensola,
l’héritier d’Almenar, rejoignit le groupe des chasseurs.
« Qu’est-ce ? s’écria-t-il, en s’adressant à son veneur, la
mauvaise humeur peinte sur le visage et les yeux étincelants
de colère ; que fais-tu, imbécile ? ne vois-tu pas que l’animal
est blessé ? C’est le premier frappé de ma main et tu aban-
donnes sa piste, pour qu’il soit perdu et aille mourir dans un
fourré. Crois-tu que je viens tuer des cerfs afin de régaler les
loups ?
– 143 –
— Seigneur, murmura Iñigo entre ses dents, il est im-
possible d’aller plus loin.
— Impossible ! Et pourquoi ?
— Parce que ce sentier, reprit le veneur, conduit à la
fontaine des peupliers ; la fontaine des peupliers, dont les
eaux sont habitées par l’esprit du mal. Qui ose les troubler,
paye cher son audace. L’animal aura déjà franchi les berges,
et vous ne sauriez les franchir, vous, sans attirer sur votre
tête une horrible calamité. Nous autres chasseurs, nous
sommes les rois du Moncayo, mais des rois qui payent un
tribut. Tout gibier qui se réfugie dans cette fontaine mysté-
rieuse, est gibier perdu.
— Gibier perdu ! Je perdrai plutôt la seigneurie de mes
pères, je perdrai plutôt l’âme dans les mains de Satan, avant
de permettre à ce cerf de m’échapper, lui, le premier frappé
de mon épieu, au début de mes excursions de chasseur… Le
vois-tu ?… le vois-tu ? par moments, on l’aperçoit encore
d’ici… les jambes lui manquent, sa course est moins rapide ;
laisse-moi… laisse-moi… lâche la bride ou je te renverse
dans la poussière… Qui sait si je lui laisserai le temps
d’arriver à la fontaine ? et s’il y arrive, au diable, elle, sa pu-
reté et ses habitants. Sus ! Éclair ! Sus, mon cheval ! ah, si tu
l’atteins, je ferai enchâsser les diamants de mes parures dans
ton frontal d’or. »
Cavalier et coursier partirent comme l’ouragan.
Iñigo les suivit du regard ; quand ils disparurent dans les
broussailles, il jeta les yeux autour de lui ; tous, à son
exemple, restaient immobiles et consternés.
Le veneur s’écria enfin :
– 144 –
« Seigneurs, vous l’avez vu, je me suis exposé à mourir
sous les sabots de son cheval pour le retenir. J’ai rempli mon
devoir. La bravoure est impuissante contre le diable. Le
chasseur vient jusqu’ici avec son arbalète, mais, au delà, que
le chapelain essaye de passer avec son goupillon. »
II
– 145 –
homme, s’adressant à son serviteur, s’écria, comme s’il n’eût
entendu aucune de ses paroles :
« Iñigo, toi qui es vieux, toi qui connais toutes les ca-
vernes du Moncayo, qui as vécu sur ses flancs à la poursuite
des animaux sauvages, et qui maintes fois as gravi ses
cimes, dans tes courses de chasseur, dis-moi : as-tu rencon-
tré, par hasard, une femme vivant au milieu de ses rochers ?
— Une femme, s’écria le veneur surpris, regardant son
maître fixement.
— Oui, ajouta le jeune homme, il m’arrive une chose
étrange, très étrange… Je croyais garder éternellement ce
secret, mais, je ne le puis plus ; il déborde de mon cœur,
mon visage le trahit ; je vais donc te le révéler… Tu
m’aideras à dissiper le mystère dont s’enveloppe une créa-
ture qui semble exister pour moi seul, puisque personne ne
la connaît, ne l’a vue et ne peut me fournir sur elle aucune
indication. »
Le veneur, sans desserrer les lèvres, traîna son petit
banc et le plaça près du siège de son seigneur, sans cesser
de le regarder avec des yeux effrayés.
Celui-ci, ayant coordonné ses idées, continua ainsi :
« Depuis le jour où, malgré tes funestes prédictions, je
gagnai la fontaine des peupliers et rattrapai, en franchissant
ses eaux, le cerf que votre superstition aurait laissé fuir, mon
âme a été envahie par la passion de la solitude.
« Tu ne connais pas le site. Figure-toi cette fontaine ca-
chée dans le sein d’un rocher ; elle s’en échappe, tombe et
glisse, goutte à goutte, sur les feuilles vertes et flottantes des
plantes qui croissent au bord de son berceau.
– 146 –
« Les gouttes, au moment où elles se détachent, brillent
comme des pépites d’or, vibrent comme les notes d’un ins-
trument ; elles se réunissent au milieu de gazons, murmurent
et murmurent, en produisant un bruit pareil au bourdonne-
ment des abeilles prêtes à se poser sur les fleurs. Elles cou-
rent sur un lit de sable, forment un ruisseau, luttent contre
les obstacles qui s’opposent à son passage, se replient sur
elles-mêmes, sautent, bondissent, fuient, soit en riant, soit
en soupirant, vont enfin se perdre dans un lac et produisent,
en y tombant, d’indescriptibles rumeurs.
« Gémissements, paroles, noms, chants, je ne sais ce
que j’ai entendu au milieu de ces rumeurs, quand je me suis
assis seul et fiévreux, sur le rocher au pied duquel bondis-
sent les eaux de la fontaine mystérieuse, avant de s’arrêter
et de former un lac profond, dont la surface immobile est à
peine ridée par la brise du soir.
« Là, tout est grand. La solitude, avec ses mille bruits in-
connus, règne dans cet endroit et enivre l’esprit d’une inef-
fable mélancolie.
« Par l’intermédiaire des feuilles argentées des peu-
pliers, des trous des rochers, des ondes du lac, les invisibles
esprits de la nature semblent nous parler, et reconnaître un
frère dans l’esprit immortel de l’homme.
« Quand vous me voyez, à la naissance du jour, prendre
l’arbalète et me diriger vers la montagne, jamais je ne songe
à m’enfoncer au milieu des halliers, à la poursuite du gibier ;
non, je vais m’asseoir au bord de la fontaine et chercher
dans ses ondes… Quoi ? je ne sais, une folie ! Le jour où je
l’ai franchie, monté sur Éclair, j’ai cru, dans leurs profon-
deurs, voir briller une chose étrange… très étrange,… les
yeux d’une femme.
– 147 –
« Peut-être était-ce un fugitif rayon de soleil, qui serpen-
tait sous l’écume. Peut-être était-ce une de ces fleurs, qui
flottent au milieu des algues nées dans son sein, et dont les
calices ressemblent à des émeraudes… je l’ignore ; mais j’ai
cru voir un regard qui s’attacha sur moi, regard qui embrasa
mon cœur du désir absurde, irréalisable, du désir de rencon-
trer quoiqu’un avec de pareils yeux.
« Je suis allé à leur recherche, dans cet endroit, des
jours et des jours.
« Un soir enfin… Je croyais être le jouet d’un songe…
mais non, c’était la vérité ; car je lui ai parlé, plusieurs fois,
comme je te parle en ce moment… Un soir, j’ai rencontré,
assise à ma place et vêtue d’une tunique qui descendait
jusqu’à l’eau et flottait à sa surface, une femme, belle au delà
de toute limite : ses cheveux semblaient d’or, ses cils bril-
laient comme des rayons de lumière ; sous ses cils volti-
geaient, inquiètes, les prunelles que j’avais vues… oui, les
yeux de cette femme étaient, en effet, les yeux qui restaient
gravés dans mon esprit, des yeux d’une couleur impossible,
des yeux…
— Verts ! » s’écria Iñigo, avec un accent de profonde
terreur, en se dressant tout à coup sur son siège.
Fernand, à son tour, le regarda, surpris de l’entendre
exprimer ce qu’il allait dire, et lui demanda avec un mélange
d’anxiété et de satisfaction : « La connaîtrais-tu ?
— Oh ! non, reprit le veneur, Dieu me préserve de la
connaître ! Mon père, en me défendant d’aller vers ces pa-
rages, m’a dit mille fois que l’Esprit follet, démon ou femme,
qui habite ces eaux, a les yeux de cette couleur. Je vous con-
jure, par ce que vous aimez le plus sur la terre, de ne plus re-
– 148 –
tourner à la fontaine des peupliers. Un jour ou l’autre, vic-
time d’une vengeance implacable, vous expieriez par la mort
le crime d’en avoir souillé les eaux.
— Par ce que j’aime le plus !… murmura le jeune
homme, en souriant tristement.
— Oui, continua l’ancien, par vos ancêtres, par vos pa-
rents, par les larmes de celle que le ciel vous destine pour
femme, et celles du serviteur qui vous a vu naître…
— Sais-tu ce que j’aime le plus en ce monde ? Sais-tu
pour quoi je céderais l’amour de mon père, les baisers de
celle qui m’a donné la vie, et les tendresses accumulées de
toutes les femmes de la terre ? pour un regard, un seul re-
gard de ces yeux… Comment pourrai-je renoncer à les pour-
suivre ? »
Fernand prononça ces mots avec un accent tel, que les
larmes, qui vacillaient au bord des paupières d’Iñigo, glissè-
rent silencieuses sur ses joues, tandis qu’il s’écriait désolé :
Que la volonté du ciel s’accomplisse !
III
– 149 –
Le soleil s’était caché derrière la cime de la montagne ;
les ombres descendaient à grands pas le long de ses flancs ;
la brise gémissait dans les peupliers de la fontaine et le
brouillard, montant peu à peu de la surface du lac, commen-
çait à envelopper les rochers de ses rives.
Sur l’un d’eux, sur un rocher qui semblait prêt à tomber
au fond des eaux, on voyait, se reflétant à leur surface,
l’image tremblante de l’héritier d’Almenar, agenouillé aux
pieds de sa mystérieuse amante, cherchant en vain à lui ar-
racher le secret de son existence.
Elle était belle, belle et pâle comme une statue d’albâtre.
Une boucle de ses cheveux tombait sur ses épaules et
glissait dans les plis de son voile, comme un rayon de soleil
traversant les nuages.
Entourées de cils blonds, ses prunelles brillaient pa-
reilles à des émeraudes serties dans une monture d’or.
Quand le jeune homme eut cessé de parler, elle remua
les lèvres pour prononcer quelques mots ; mais il ne s’en ex-
hala qu’un soupir, soupir faible et plaintif, comme celui de
l’onde légère poussée par la brise, et qui meurt parmi les
joncs.
« Tu ne me réponds pas ! continua Fernand, envoyant
s’évanouir ses espérances. Veux-tu que j’ajoute foi à ce que
j’ai entendu dire de toi ?
« Oh ! non… Parle-moi : Je veux savoir si tu m’aimes, je
veux savoir si je puis t’aimer, si tu es femme… ou démon…
— Et si je l’étais ? »
– 150 –
Le jeune homme hésita un instant : une sueur froide
inonda son être ; ses prunelles se dilatèrent, en s’attachant
avec plus d’intensité sur celles de cette femme, et, fasciné
par leur éclat phosphorescent, presque fou, il s’écria dans
son transport amoureux :
« Si tu l’étais… Je t’aimerais… je t’aimerais autant que
je t’aime en ce moment. Ma destinée est de t’aimer, même
au delà de cette vie, si, au delà, il existe quelque chose.
— Fernand, dit alors la beauté d’une voix musicale : je
t’aime plus encore que tu ne m’aimes ; moi, je suis un pur
esprit et je descends jusqu’à un mortel ! Je ne suis pas une
femme semblable à celles de la terre ; je suis une femme
digne de toi, si supérieur aux autres hommes. Je vis au fond
des eaux et, comme elles, fugace, incorporelle et transpa-
rente, je parle avec leurs rumeurs, j’ondule avec leurs
vagues.
« Je ne châtie pas celui qui ose troubler la fontaine où je
demeure ; loin de là, mon amour le récompense d’être un
mortel inaccessible aux superstitions du vulgaire, et capable
de comprendre ma tendresse étrange et mystérieuse. »
Tandis qu’elle parlait ainsi, le jeune homme, absorbé
dans la contemplation de sa fantastique beauté, et comme
attiré par une force inconnue, avançait de plus en plus vers
le bord du rocher.
La femme aux yeux verts continua ainsi :
« Vois-tu le fond limpide du lac, vois-tu ces plantes, aux
feuilles vertes et larges qui s’agitent dans ses profon-
deurs ?… Elles nous fourniront un lit d’émeraudes et de co-
raux… et moi… moi je te donnerai un bonheur, un bonheur
sans nom, bonheur que tu as rêvé dans tes heures de délire
– 151 –
et que personne ne peut t’offrir… viens, les vapeurs du lac,
flottent sur nos fronts comme un berceau de lin…
« La voix incompréhensible des ondes nous appelle ; dé-
jà le vent chante dans les peupliers ses hymnes d’amour ;
viens… viens… »
La nuit étendait ses ombres, la lune se reflétait à la sur-
face du lac, un brouillard floconneux se mouvait au souffle
de l’air, et les yeux verts brillaient dans l’obscurité, comme
les feux follets qui courent au-dessus des eaux putréfiées…
Viens… viens… ces paroles bruissaient aux oreilles de Fer-
nand comme des conjurations. Viens… et la femme mysté-
rieuse l’appelait au bord de l’abîme, où elle restait suspen-
due. Elle semblait lui offrir un baiser… un baiser !…
Fernand fit un pas vers elle… puis un autre… Il sentit
des bras délicats et flexibles s’unir autour de son cou, et sur
ses lèvres ardentes une sensation de froid, un baiser de
neige… il vacilla… perdit pied et tomba dans l’eau, avec un
bruit sourd et lugubre.
Les eaux jaillirent en étincelles lumineuses, et se refer-
mèrent sur son corps, et leurs cercles d’argent allèrent en
s’élargissant, en s’élargissant jusqu’à expirer sur les rives.
– 152 –
LA PARURE D’ÉMERAUDES.
– 153 –
d’oreilles d’améthyste et d’or ; mais à quelle femme, digne
de la porter, pouvais-je offrir une magnifique parure
d’émeraudes aussi riche qu’élégante, qui, au milieu de tous
les autres bijoux, attirait mon attention, par la beauté et la
pureté de ses pierreries ? j’hésitais ; quand j’entendis, à côté
de moi, une voix douce, harmonieuse au possible, s’écrier,
avec un accent qui me mit hors de moi : « Quelles magni-
fiques émeraudes !… » Je tournai la tête dans la direction
d’où parlait cette voix de femme ; nul autre écho ne pouvait
rendre de pareils accents, et je vis en effet une femme ex-
trêmement belle. Je ne pus la contempler qu’un instant ;
malgré cela, sa beauté produisit sur moi une profonde im-
pression.
« Un carrosse stationnait devant le bijoutier dont elle
venait de franchir la porte. Elle était accompagnée d’une
dame d’un certain âge, trop jeune pour être sa mère, trop
mûre pour être son amie. Quand elles furent toutes deux
montées dans la voiture, les chevaux partirent et je restai,
bouche béante, la regardant s’en aller, jusqu’à ce que je la
perdisse de vue.
« Quelles belles émeraudes ! avait-elle dit. En effet, les
émeraudes étaient admirables. Le collier, entourant sa gorge
de neige, ressemblerait aux feuilles printanières de
l’amandier réunies en guirlande et couvertes de rosée ; la
broche, sur son sein, à la fleur du lotus se balançant sur
l’onde mobile et couronnée d’écume.
« Quelles belles émeraudes ! Elle les désire peut-être ?
et, si elle les désire, pourquoi ne les posséderait-elle pas ?
Elle doit être riche et appartenir à la haute société ; elle a un
équipage élégant et, sur la portière de la voiture, j’ai cru voir
– 154 –
un noble blason. Indubitablement, il y a dans l’existence de
cette femme un mystère.
« Telles furent les pensées qui me traversèrent l’esprit,
quand, après l’avoir perdue de vue, le bruit de son équipage
cessa d’arriver à mes oreilles. En effet, dans sa vie si tran-
quille, si enviable, en apparence, il y avait un horrible mys-
tère, je ne te dirai pas comment, mais je suis parvenu à le
découvrir.
« Mariée extrêmement jeune à un libertin qui, après
avoir dissipé sa fortune, avait cherché, dans une union avan-
tageuse, le meilleur moyen de manger celle d’autrui ; modèle
de l’épouse et de la mère, cette femme avait renoncé à satis-
faire ses plus légers caprices, pour conserver à sa fille une
portion de son patrimoine, tout en maintenant, extérieure-
ment, l’éclat de sa maison, à la hauteur que la société lui
avait toujours connu.
« On parle des grands sacrifices de certaines femmes.
Leur organisation étant donnée, je crois qu’il n’y en a pas de
comparable au sacrifice d’un désir ardent, qui intéresse à la
fois leur vanité et leur coquetterie.
« Dès le moment où j’eus pénétré le mystère de son
existence, grâce à une extravagance de mon caractère,
toutes mes aspirations se réduisirent à une seule : posséder
cette merveilleuse parure, la lui offrir de manière qu’elle ne
puisse la refuser et de façon qu’elle ignore toujours la main
qui la lui a donnée.
« Parmi les nombreuses difficultés que je rencontrais à
réaliser mon idée, la première, et certes la plus grande, ve-
nait de ce que je n’avais, ni peu ni prou, l’argent nécessaire
pour acheter les bijoux.
– 155 –
« Je ne désespérai pas cependant de réaliser mon projet.
« Où trouver l’argent ? me disais-je à part moi, et je son-
geai aux prodiges des Mille et une nuits, à ces paroles cabalis-
tiques sous l’influence desquelles la terre s’ouvrait, laissant
voir ses trésors cachés ; à ces baguettes d’un pouvoir si
grand, qu’en frappant avec elles un rocher, il jaillissait de
son sein une fontaine, non pas d’eau, le miracle serait peu
surprenant, mais de rubis, de topazes, de perles et de dia-
mants.
« Ignorant les unes, ne sachant où rencontrer l’autre, je
me décidai, en dernier lieu, à écrire un livre et à le vendre.
Tirer de l’argent des entrailles d’un éditeur est un miracle,
que je réalisai.
« J’écrivis un livre original, qui fut peu goûté, car une
seule personne pouvait le comprendre ; les autres n’y
voyaient qu’un amas de phrases.
« J’intitulai le livre la Parure d’émeraudes, et je signai de
mes initiales seulement.
« Comme je ne suis pas Victor Hugo, à beaucoup près,
je n’ai pas besoin de te dire qu’on ne me donna pas, de mon
roman, ce que reçut, pour son dernier ouvrage, l’auteur de
Notre-Dame de Paris ; mais, en réunissant toutes mes res-
sources, j’avais ce qu’il me fallait pour mettre à exécution
mon plan de campagne.
« La parure en question valait de quatorze à quinze mille
duros, et, pour l’acheter, je pouvais déjà additionner la res-
pectable somme de 750 francs ; il me fallait jouer ; je jouai
donc, et je jouai avec tant de décision et de bonheur, qu’en
une seule nuit, je gagnai ce dont j’avais besoin.
– 156 –
« À propos de jeu, j’ai fait une remarque dont la justesse
m’est chaque jour confirmée davantage.
« Si l’on ponte avec la certitude de gagner, on gagne. Il
ne faut pas approcher du tapis vert avec l’hésitation de celui
qui vient tenter la fortune, mais avec l’aplomb de celui qui
arrive prendre son bien.
« Tu peux être sûr que, cette nuit-là, j’aurais été aussi
surpris de perdre que de voir une maison respectable me re-
fuser une traite signée Rothschild.
« Le jour suivant j’allai chez Samper. Tu crois, peut-être,
qu’en jetant sur le comptoir du bijoutier une poignée de bil-
lets de toutes les couleurs, qui me représentaient, pour le
moins, une année de plaisir, beaucoup de belles femmes, un
voyage en Italie, des cigares et du champagne à discrétion,
j’hésitai un moment ? Non, ne le crois pas : je les jetai avec
la même tranquillité, que dis-je ! tranquillité ! avec la même
satisfaction que Buckingham rompit le fil réunissant les
perles, dont il sema le tapis du palais de son amante.
« J’achetai les bijoux et les emportai chez moi. Tu ne
peux rien imaginer de plus beau que cette parure.
« Je ne suis plus surpris des soupirs que poussent par-
fois les femmes, en passant devant ces boutiques offrant à
leurs yeux de si brillantes tentations. Je ne suis pas surpris
que Méfistophélès ait choisi un collier de pierre précieuses,
comme l’objet le plus capable de séduire Marguerite. Moi,
qui suis homme et très homme, j’aurais voulu, pour un ins-
tant, vivre en Orient, être un de ces monarques fabuleux qui
ceignent leur front d’un cercle d’or et de pierreries, pour
pouvoir me parer de ces magnifiques feuilles d’émeraudes,
avec des fleurs en diamants.
– 157 –
Un gnome, pour obtenir un baiser d’une sylphide, ne
parviendrait pas à découvrir, parmi les immenses trésors
gardés dans le sein de l’avare terre et connus d’eux seuls,
une émeraude plus grande, plus limpide, plus belle que celle
qui brillait au centre du diadème maintenue par un nœud de
rubis.
« Maître de la parure, je songeai au moyen de la faire
remettre à la femme à laquelle je la destinais.
« Au bout de quelques jours, moyennant quelque argent,
j’amenai une de ses servantes à me promettre de la placer
dans son coffre à bijoux, sans être vue, et pour être certain
qu’elle ne révélerait pas l’origine du cadeau, je lui donnai ce
qui me restait, quelques milliers de réaux, à condition qu’elle
quitterait Madrid et s’en irait à Barcelone, aussitôt après
avoir mis la parure dans l’endroit convenu. C’est en effet ce
qu’elle fit.
« Imagine-toi la surprise de sa maîtresse, quand, après
avoir constaté la disparition subite de sa servante, et soup-
çonnant que celle-ci avait fui la maison, peut-être, en empor-
tant quelque chose, elle trouva, dans son secrétaire, la ma-
gnifique parure d’émeraudes.
« Qui avait deviné sa pensée ?
« Qui avait pu s’imaginer que, de temps à autre, elle
soupirait au souvenir de ces bijoux ?
« Des mois s’écoulèrent. Elle conservait mon cadeau, je
le savais ; elle avait fait de grands efforts pour en découvrir
l’origine ; je le savais aussi, et cependant jamais je ne l’avais
vue s’en parer. Dédaignerait-elle l’offrande ? Ah ! me disais-
je, si elle connaissait le mérite d’un tel présent ; si elle ap-
prenait qu’il est à peine surpassé par celui de cet amoureux,
– 158 –
qui, pendant l’hiver, engagea son manteau pour acheter un
bouquet de fleurs ! peut-être croit-elle qu’il vient d’un ri-
chard qui, un jour ou l’autre, se présentera chez elle et, s’il
est reçu, en réclamera le prix. Comme elle se trompe !
« Une nuit de bal, je m’installai à la porte du palais, et,
perdu dans la foule, j’attendis sa voiture pour la voir. Elle ar-
riva ; le valet ouvrit la portière ; je l’aperçus, radieuse de
beauté, et un murmure d’admiration s’éleva du sein d’une
multitude pressée. Sa vue excitait l’envie des femmes et les
désirs des hommes ; à moi, il m’échappa un cri sourd et in-
volontaire.
« Elle portait la parure d’émeraudes.
« Ce soir-là, je me couchai sans souper ; l’émotion m’en
enleva-t-elle l’envie, ou n’avais-je pas de quoi ? Je ne me
souviens pas ; dans tous les cas, j’étais heureux. Durant mon
sommeil, je crus entendre la musique du bal et la voir passer
devant mes yeux, lançant des étincelles aux feux de mille
couleurs ; je crois même que je dansai avec elle.
« L’aventure des émeraudes avait transpiré, à l’époque
où elles furent trouvées dans son secrétaire, et avait défrayé
les conversations de quelques femmes élégantes.
« Quand on vit la parure, le doute cessa aussitôt, et les
oisifs commencèrent à commenter l’événement. Elle jouis-
sait d’une réputation sans tache. Malgré les dérèglements de
son mari et l’abandon dans lequel il la laissait, ses vertus
l’avaient placée à un niveau si élevé, qu’elle ne pouvait être
atteinte par la calomnie ; cependant le petit vent qui la pré-
cède, suivant don Basile, commença à souffler à cette occa-
sion.
– 159 –
« Je me trouvais un jour dans une réunion de jeunes
gens, on parla des fameuses émeraudes ; un fat dit enfin,
comme pour trancher la question :
« Il n’y a pas tant à chercher ; l’origine de ces bijoux est
aussi vulgaire que celle de tous les cadeaux qui se font dans
ce monde. Le temps est passé où des génies invisibles dépo-
saient de merveilleux présents sous l’oreiller des belles ; ce-
lui qui fait un cadeau de cette importance, le fait avec
l’espoir d’une récompense… et cette récompense, qui sait
s’il ne l’a pas déjà eue !… »
« Les paroles de ce sot m’irritèrent, et m’irritèrent sur-
tout parce qu’elles furent applaudies de l’auditoire. Cepen-
dant je me contins. Quel droit avais-je pour prendre la dé-
fense de cette femme ?
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que l’occasion se
présenta de contredire celui qui l’avait offensée. Je ne sais
sur quoi je le contredis, mais je puis affirmer que j’y mis tant
de rudesse, pour ne pas dire de grossièreté, que de propos
en propos, il en résulta un duel.
« Tel était mon désir.
« Mes amis, qui connaissaient mon caractère,
s’étonnaient non seulement de me voir chercher une affaire
pour un motif aussi futile, mais encore de mon entêtement à
ne donner ni n’admettre aucune espèce d’explication.
« Je me battis. Ai-je été ou non favorisé par la fortune ?
Je ne saurais te le dire ; mais il est certain qu’après mon
coup de feu, je vis vaciller un instant, puis tomber raide sur
le sol mon adversaire ; presque en même temps, je sentis
des bourdonnements dans les oreilles, et mes yeux
– 160 –
s’obscurcirent. Moi aussi j’étais blessé et grièvement blessé à
la poitrine.
« Je fus transporté à ma pauvre demeure atteint d’une
fièvre épouvantable… là… j’ignore combien de jours je res-
tai appelant à grands cris je ne sais qui… elle sans doute.
J’aurais eu le courage de souffrir en silence toute la vie, si,
en échange, j’eusse dû obtenir un regard de remerciement
au bord de la tombe ; mais mourir sans même laisser dans
son esprit un souvenir !
« Ces idées troublaient mon cerveau durant une nuit
d’insomnie et de fièvre, quand je vis les rideaux de mon lit
s’ouvrir et apparaître une femme. Je croyais rêver, mais
non !
« Cette femme s’approcha de ma couche, de cette
pauvre et brûlante couche sur laquelle je me tordais de dou-
leur, et, relevant le voile qui couvrait son visage, elle me
laissa voir une larme suspendue entre ses longs cils
sombres. C’était elle !
« Je me soulevai, l’étonnement dans les yeux, je me sou-
levai et… »
J’arrivais alors devant la maison de Duran…
« Comment ! m’écriai-je, en interrompant mon ami, tout
surpris de son brusque changement de ton, n’étais-tu donc
pas blessé et au lit ?
— Au lit… Ah ! que diable !… J’avais oublié de t’avertir
que j’ai imaginé tout cela depuis la boutique de Samper, où
j’ai vu en effet la parure d’émeraudes, et entendu
l’exclamation sortir de la bouche d’une jolie femme, jusqu’à
la rue San Jerónimo ; là, le coup de coude d’un commission-
– 161 –
naire m’a tiré de ma rêverie en face, précisément, de la mai-
son Duran, où je remarquai dans l’étalage un livre de Méry
portant ce titre… Histoire de ce qui n’est pas arrivé… le com-
prends-tu maintenant ? »
Je ne pus réprimer un éclat de rire en entendant ce dé-
nouement. Je ne sais de quoi traite le livre de Méry, mais je
me rends compte, à cette heure, que, sous ce titre, on pour-
rait écrire un million de contes plus intéressants les uns que
les autres.
– 162 –
LE MISERERE
– 163 –
ou celles-là : la corde hurle sans être discordante, et le métal
tonne sans assourdir, pour cela tout vibre, rien ne se confond et
l’ensemble est l’humanité qui sanglote et gémit. La plus singu-
lière de ces recommandations, sans contredit, était celle-ci
placée au-dessous du dernier verset : Les notes sont des os
couverts de chair ; lumière impérissable, le ciel et son harmo-
nie… force !… force et douceur.
« Savez-vous ce que c’est que ça ? » demandai-je au pe-
tit vieux qui m’accompagnait, après avoir traduit en partie
ces lignes qui paraissaient écrites par un fou.
L’ancien me conta alors la légende que je vais vous dire.
– 164 –
d’un puissant moyen de séduction et, par lui, j’ai allumé des
passions qui m’ont entraîné jusqu’au crime.
« Je veux, dans ma vieillesse, tourner au bien les facul-
tés que j’ai employées au mal, et me racheter par le moyen
même qui a servi à me perdre. »
Les paroles énigmatiques de l’inconnu ne parurent pas
absolument claires au frère lai ; déjà elles commençaient à
éveiller sa curiosité. Poussé par ce sentiment, il continua ses
questions et son interlocuteur poursuivit de cette façon :
« Je pleurais, dans le fond de mon âme, la faute que
j’avais commise ; mais en cherchant à implorer la miséri-
corde de Dieu, je ne trouvais pas de mots pour exprimer di-
gnement mon repentir, quand un jour mes yeux s’arrêtèrent,
par hasard, sur un livre de prières. J’ouvris ce livre ; dans
l’une de ses pages je découvris un gigantesque cri de véri-
table contrition, le psaume de David qui commence par : Mi-
serere mei, Deus !
« Depuis le moment où j’ai lu ces strophes, mon unique
pensée fut de trouver une forme musicale si magnifique, si
sublime qu’elle fût digne de l’hymne grandiose de douleur
composé par le roi-prophète.
« Jusqu’à présent je ne l’ai point trouvée ; mais si je par-
viens à exprimer ce que je sens dans mon cœur, ce que
j’entends confusément dans ma tête, je suis certain de faire
un Miserere tel et si merveilleux, que personne n’en a enten-
du de pareil, tel et si déchirant qu’en en écoutant les pre-
miers accords, les archanges, les yeux inondés de larmes, di-
ront avec moi, en s’adressant au Seigneur : Misericordia ! et
le Seigneur aura pitié de sa pauvre créature. »
– 165 –
Le pèlerin, arrivé à cette partie de son récit, se tut un
instant, et, après avoir exhalé un soupir, il reprit le fil de son
discours.
Le frère lai, quelques employés de l’abbaye, deux ou
trois bergers de la ferme des frères, qui faisaient cercle au-
tour du foyer, l’écoutaient dans un profond silence.
« Dès lors, je n’ai cessé de parcourir toute l’Allemagne,
toute l’Italie et la plus grande partie de ce pays classique
pour la musique religieuse ; je n’ai pas encore entendu un
Miserere qui ait pu m’inspirer, pas un, pas un, et j’en ai tant
entendu que je puis dire les connaître tous.
— Tous ? dit alors, en l’interrompant, un des maîtres
bergers ; parions que vous n’avez pas entendu le Miserere de
la montagne.
— Le Miserere de la montagne, s’écria le musicien d’un
air surpris. Quel est ce Miserere ?
— Ne l’ai-je pas dit ? murmura l’homme des champs ; et
aussitôt il continua d’un ton mystérieux : ce Miserere,
qu’entendent par hasard ceux seulement qui, comme moi,
vont de jour et de nuit, à la suite des troupeaux au milieu des
landes et des rochers, est toute une histoire, histoire très an-
cienne, mais aussi vraie qu’elle semble incroyable.
« Le fait est que dans la portion la plus escarpée des
chaînes de montagnes, qui limitent l’horizon de la vallée, au
fond de laquelle se trouve l’abbaye, il y eut, voilà bien des
années, que dis-je bien des années ! bien des siècles, un fa-
meux monastère, monastère édifié, paraît-il, par un seigneur
avec les biens qu’il aurait dû laisser à son fils, mais dont il le
déshérita en mourant, pour le punir de ses méfaits.
– 166 –
« Jusque-là tout allait au mieux ; mais ne voilà-t-il pas
que ce fils qui, on le verra plus loin, devait être la peau du
diable, s’il n’était le diable en personne, en apprenant que
ses biens étaient au pouvoir des religieux et son château
converti en église, réunit une troupe de bandits, composée
de ses camarades dans la vie de perdition qu’il menait de-
puis son départ de la maison paternelle, et, une nuit de jeudi
saint, tandis que les moines étaient au chœur, à l’heure, au
moment même où ils entonnaient ou allaient entonner le Mi-
serere, les bandits mirent le feu au monastère et pillèrent
l’église. On dit, les uns le croient, les autres non, qu’ils ne
laissèrent pas un seul frère vivant.
« Après cette atrocité, les bandits et leur chef s’en allè-
rent, où ? on ne le sait,… peut-être dans les noires profon-
deurs.
« Les flammes réduisirent le monastère en cendres, et
les ruines de l’église se dressent encore sur la cime du ro-
cher, d’où s’échappe la cascade qui, après avoir bondi de roc
en roc, forme le gave qui baigne les murs de cette abbaye.
— Mais, s’écria le musicien impatienté, et le Miserere ?
— Attendez, reprit avec un grand calme le berger, nous
y arrivons. »
Cela dit, il continua ainsi son histoire :
« Tout le monde, dans le pays, fut scandalisé d’un tel
crime ; des pères aux fils, des fils aux petits-enfants, on se le
répéta avec horreur durant les longues veillées du soir ; mais
ce qui contribue le plus à en perpétuer le souvenir, c’est que
tous les ans, la nuit même où il fut commis, on voit briller
des lumières à travers les fenêtres brisées de l’église, on en-
tend une sorte de musique étrange, mêlée de chants lu-
– 167 –
gubres et terribles, qui se distingue, par moments, au milieu
des rafales du vent.
Ce sont les moines, ceux du moins qui, morts sans doute
avant d’être prêts à comparaître, purifiés de toutes leurs
fautes, devant le tribunal de Dieu, reviennent encore du pur-
gatoire, afin d’obtenir, par leurs prières, la miséricorde du
Très-Haut en chantant le Miserere. »
Les assistants se regardaient les uns les autres, avec un
air d’incrédulité : seul le pèlerin, que le récit de cette histoire
semblait préoccuper vivement, demanda anxieux à celui qui
la contait :
« Et vous dites que ce prodige se renouvelle encore ?
— Dans trois heures, sans faute, il commencera ; car
cette nuit est précisément la nuit du jeudi saint, et l’horloge
de l’abbaye vient de sonner huit heures.
— À quelle distance se trouve le monastère ?
— À une lieue et demie à peine… Mais, que faites-
vous ? Où allez-vous par une pareille nuit ? La main de Dieu
se retire-t-elle de vous ? s’écrièrent-ils tous en voyant le pè-
lerin se lever de son banc, prendre son bourdon et quitter le
foyer pour se diriger vers la porte.
— Où je vais ? Entendre la musique merveilleuse, en-
tendre le grand, le véritable Miserere, le Miserere de ceux qui
reviennent dans ce monde après être morts, et savent ce
qu’il en coûte de mourir dans le péché. »
Cela dit, il disparut aux yeux du frère lai interdit et des
pasteurs non moins étonnés.
– 168 –
Le vent sifflait et faisait grincer les portes, comme si une
main puissante les eût secouées pour les arracher de leurs
gonds ; la pluie tombant en tourbillons fouettait les vitres
des fenêtres, et, de temps à autre, la lueur d’un éclair illumi-
nait l’horizon qu’on découvrait par leurs ouvertures.
Le premier moment de stupeur passé, le frère lai
s’écria :
« Il est fou !
— Il est fou ! » répétèrent les bergers, en attisant de
nouveau le feu et en se groupant autour du foyer.
II
– 169 –
longues pérégrinations, des centaines de tempêtes, était fa-
miliarisé avec tous ces bruits.
Les gouttes d’eau qui filtraient par les fissures des ar-
ceaux brisés, pour tomber sur les dalles, en rendant un son
aussi régulier que celui du balancier d’une horloge ; les cris
que poussaient les hiboux en se réfugiant sous le nimbe de
pierre d’une statue, debout encore dans l’excavation d’un
mur ; le frôlement des reptiles qui, réveillés de leur léthargie
par la tempête, avançaient leurs têtes difformes hors des
trous où ils dormaient et rampaient au milieu des raiforts
sauvages et des ronces poussant au pied de l’autel, et dans
les jointures des pierres sépulcrales dont se composait le pa-
vé de l’église ; tous ces murmures étranges et mystérieux de
la campagne, de la solitude et de la nuit, arrivaient distinc-
tement aux oreilles du pèlerin, assis sur la statue mutilée
d’un tombeau, tandis qu’il attendait, anxieux, l’heure où de-
vait se réaliser le prodige.
Le temps passait, passait ainsi, et il n’apercevait rien ;
les mille rumeurs confuses de la nuit résonnaient et se com-
binaient de mille façons différentes, mais restaient toujours
les mêmes.
Si l’on m’avait trompé ! pensa le musicien. Dans le
même moment, il entendit un bruit nouveau, bruit inexpli-
cable en pareil endroit ; semblable à celui que produit une
pendule quelques moments avant de sonner l’heure, bruit de
roues qui tournent, de cordes qu’on étire, d’une machine qui
s’agite sourdement et s’apprête à user de sa mystérieuse vi-
talité mécanique, et la cloche sonna un… deux… trois…
jusqu’à onze coups.
Dans le temple, il n’y avait ni horloge, ni cloche, ni clo-
cher quelconque.
– 170 –
Le dernier coup, répété d’écho en écho, s’affaiblissait
sans s’éteindre entièrement. On en entendait encore les vi-
brations dans l’air frémissant, quand les dalles granitiques
qui recouvraient les sépultures, les marches en marbre des
autels, les pierres des ogives, les balustrades taillées à jour
du chœur, les festons en forme de trèfle des corniches, les
noirs contreforts des murs, le pavé, les voûtes, l’église en-
tière s’illuminèrent spontanément, sans qu’il fût possible de
distinguer la torche, le cierge ou la lampe qui répandaient
cette clarté insolite.
Le temple offrait l’image d’un squelette, dont les os jau-
nis dégagent des gaz phosphorescents qui brillent et appa-
raissent dans l’obscurité, comme une flamme bleuâtre, in-
quiète et craintive.
Tout sembla s’animer, mais comme par ces secousses
galvaniques qui impriment à l’être mort des contractions pa-
rodiant la vie : mouvements instantanés plus horribles en-
core que l’inertie du cadavre avant d’être secoué par cette
force inconnue.
Les pierres se réunirent aux pierres, les fragments brisés
de l’autel, qui gisaient épars et sans ordre, se levèrent aussi
intacts que si l’ouvrier venait de leur donner le dernier coup
de ciseau, en même temps que l’autel, les chapelles détruites
se redressèrent, les chapiteaux brisés et l’immense série de
voûtes effondrées, qui se croisaient et s’entrelaçaient capri-
cieusement, refirent avec leurs colonnes un labyrinthe de
porphyre. Une fois le temple réédifié, on entendit des ac-
cords lointains qui pouvaient être confondus avec les sourds
gémissements de l’air, et qui formaient cependant un en-
semble de voix lointaines et graves ; on eût dit qu’elles sor-
– 171 –
taient du sein de la terre, d’où elles s’élevaient peu à peu ; à
chaque instant, en effet, elles devenaient plus perceptibles.
Le téméraire pèlerin éprouva un commencement de
peur, mais sa peur fut combattue par sa passion pour tout ce
qui était inusité et merveilleux ; fortifié par cette passion, il
quitta la tombe sur laquelle il s’était reposé ; il se pencha sur
le bord de l’abîme, au fond duquel le torrent bondissait sur
des rochers, en produisant dans sa chute les roulements d’un
tonnerre incessant, épouvantable, et ses cheveux se hérissè-
rent d’horreur. Il venait de voir, sous des capuchons relevés,
les mâchoires décharnées, les blanches dents, les noires ca-
vités des yeux de têtes de morts, et à moitié couverts de vê-
tements en lambeaux, les squelettes des moines précipités
jadis, du portail de l’église dans le gouffre. Ils sortaient du
fond de l’onde, s’accrochaient, avec les longs doigts de leurs
mains osseuses, aux fentes des rochers et grimpaient ainsi
jusqu’à toucher le bord du précipice, et d’une voix basse, sé-
pulcrale, ils disaient avec une expression de douleur déchi-
rante, le premier verset du psaume de David : Miserere mei,
Deus, secundum magnam misericordiam tuam !
Quand les moines furent arrivés au péristyle du temple,
ils se rangèrent sur deux files, avant d’y entrer, et allèrent
s’agenouiller dans le chœur continuant à chanter avec des
voix plus élevées, plus solennelles, les versets du psaume.
Une musique accompagnait en mesure leurs voix, et cette
musique était le bruit du tonnerre que la tempête passée
murmurait au loin ; c’était le bourdonnement du vent gémis-
sant dans les grottes de la montagne ; c’était le bruit mono-
tone de la cascade qui tombe sur les rochers, de la goutte
d’eau qui s’infiltre, et le cri du hibou caché, et le frôlement
des reptiles inquiets. Tout cela composait cette musique et,
en outre, quelque chose d’inexplicable, d’à peine compré-
– 172 –
hensible, une chose semblable à l’écho d’un orgue… accom-
pagnant les versets du gigantesque hymne de contrition
composé par le roi Psalmiste, avec des notes et des accords
aussi grandioses que les paroles sont terribles.
La cérémonie continua ; le musicien qui y assistait, ab-
sorbé, atterré, croyait être hors du monde réel, et vivre dans
les fantastiques régions des rêves, là où les choses revêtent
des formes étranges et phénoménales.
Une terrible secousse vint l’arracher à la stupeur qui ab-
sorbait toutes les facultés de son esprit ; ses nerfs tressailli-
rent sous le coup d’une émotion des plus violentes, ses dents
claquèrent, il fut pris d’un tremblement impossible à répri-
mer, et le froid pénétra jusqu’à la moelle de ses os.
Les moines prononçaient, en ce moment, ces ef-
froyables paroles du Miserere :
In iniquitalibus conceptus sum ; et in peccatis concepit me
mater mea.
Aux accents de ce verset, répercuté d’écho en écho,
renvoyé de voûte en voûte, il s’éleva une clameur épouvan-
table qui semblait le cri de douleur arraché à l’humanité en-
tière par la conscience de ses iniquités ; cri horrible composé
de tous les gémissements de l’infortune, de tous les hurle-
ments du désespoir, de tous les blasphèmes de l’impiété ;
concert monstrueux, digne expression de ceux qui, conçus
dans le péché, ont vécu dans l’iniquité.
Le chant continua, tantôt d’une tristesse navrante et
profonde, tantôt pareil à un rayon de soleil qui, rompant les
sombres nuages de la tempête, substitue à l’éclair terrifiant,
un éclair de joie ; il continua jusqu’à ce que, grâce à une
– 173 –
transformation subite, l’église resplendissante fût baignée
d’une lumière céleste.
Les ossements des moines se recouvrirent de leurs
chairs ; une auréole lumineuse brilla au-dessus de leurs
fronts ; la coupole s’ouvrit et laissa voir le ciel semblable à
l’océan lumineux accessible aux regards des justes.
Les séraphins, les anges, les archanges et les chœurs cé-
lestes accompagnaient d’un hymne glorieux ce verset, qui
montait alors jusqu’au trône du Seigneur, comme une
trombe d’harmonie, comme la gigantesque spirale d’un en-
cens sonore :
Auditu meo dabis gaudium et lœtitiam, et exultabunt ossa
humiliata.
En ce moment, la clarté éblouissante aveugla les yeux
du pèlerin, ses tempes battirent avec violence et ses oreilles
bourdonnèrent ; il tomba sans connaissance à terre et
n’entendit plus rien.
III
– 175 –
Quand le petit vieux eut fini de me conter cette histoire,
je ne pus m’empêcher de jeter de nouveau les yeux sur
l’antique, le poudreux manuscrit du Miserere ouvert encore
sur l’une des tables.
In peccatis concepit me mater mea. Tels étaient les mots
de la page qui s’offrait à mes regards et dont les notes, les
clefs, les signes mal formés semblaient se moquer de moi, et
être indéchiffrables pour les profanes en musique.
Pour pouvoir les lire, j’eusse donné un monde.
Qui sait si ce n’était qu’une folie ?
– 176 –
LA TAVERNE DES CHATS.
– 177 –
en bois de pin, d’une demi-douzaine de chaises démantibu-
lées et de six ou sept tables en planches disjointes.
D’un côté de la maison grimpe un chèvrefeuille, en
s’accrochant aux fentes de la muraille, il atteint le toit au
bord duquel pendent quelques sarments qui, balancés par le
vent, ressemblent à des bannières de verdure ; de l’autre
s’étend une enceinte de roseaux limitant un petit jardin,
semblable à un panier de jonc regorgeant de fleurs. Le feuil-
lage de deux gros arbres, qui s’élèvent derrière la taverne,
forme un fond obscur, sur lequel se détachent de blanches
cheminées. Le décor est complété par les haies disséminées
dans une plaine remplie d’aloès, de mûres sauvages, de ge-
nêts poussant au bord de l’eau, et enfin par le Guadalquivir
qui s’éloigne, en continuant lentement son cours tortueux,
au milieu de ses pittoresques berges, et atteint le pied de
l’antique couvent de San Jerónimo. Celui-ci, entouré de
nombreux oliviers les domine tous ; sa masse sombre et les
noires silhouettes de ses tours se dessinent sur le bleu trans-
parent du ciel.
Imaginez-vous ce paysage animé par une multitude
d’êtres, hommes, femmes, enfants, animaux, formant des
groupes plus pittoresques, plus caractéristiques les uns que
les autres. Ici le tavernier bien nourri, au teint un peu coloré,
assis sur une petite chaise basse, brise entre ses mains le ta-
bac nécessaire à faire la cigarette dont il tient le papier dans
sa bouche. Là, un revendeur de la Macarena chante en bais-
sant les yeux ; il s’accompagne d’une petite guitare, tandis
que ses compagnons marquent la mesure en frappant dans
leurs mains ou sur la table avec leurs verres. Plus loin, un
groupe de jeunes filles avec leurs fichus de crêpe aux mille
couleurs, un paquet d’œillets dans les cheveux : elles jouent,
du tambour de basque, babillent, rient et crient tout en
– 178 –
poussant, comme des folles, la balançoire suspendue aux
deux arbres. Les garçons de la taverne vont et viennent avec
des plateaux chargés de mançanilla et d’assiettes d’olives.
Des gens du peuple, groupés en bandes, fourmillent, sur la
route. Deux ivrognes se disputent avec un galant qui com-
plimente une belle fille venant à passer. Un coq coqueline et
se gonfle orgueilleusement sur le mur en torchis de la basse-
cour. Un chien aboie contre des gamins qui le harcèlent à
coups de bâton et de pierres. L’huile bout et saute dans la
poêle où l’on frit des poissons. Les coups de fouet des voitu-
riers qui arrivent en soulevant un nuage de poussière ; le
bruit des chants, des castagnettes, des éclats de rire, des
voix, des sifflets, des guitares, des tapements sur les tables et
dans les mains, des gargoulettes brisées volant en éclats,
mille et mille rumeurs étranges et discordantes forment un
joyeux tapage, impossible à décrire.
Figurez-vous tout cela par une après-midi douce et se-
reine, l’après-midi d’une des plus belles journées de
l’Andalousie, qui sont toujours si belles, et vous aurez une
idée du spectacle qui s’offrit à mes yeux quand j’allai, pour
la première fois, visiter, sur sa réputation, la fameuse ta-
verne.
Depuis lors, des années se sont écoulées : dix ou douze
au moins. J’étais loin de mon centre habituel ; depuis mes
vêtements jusqu’à la triste expression de mon visage, tout
dans ma personne détonnait au milieu de ce tableau de
franche et turbulente gaieté. Il me semblait que les passants,
à ma vue, détournaient la tête, avec l’air ennuyé de gens qui
aperçoivent un importun.
Ne voulant pas attirer l’attention, ni devenir l’objet, par
ma présence, de plaisanteries plus ou moins indirectes, je
– 179 –
m’assis près de la porte de la taverne, demandai une boisson
quelconque, que je ne bus pas, et quand chacun eut oublié
mon étrange apparition, je tirai une feuille de papier de mon
carton à dessin, taillai un crayon, et cherchai du regard un
type caractéristique voulant le reproduire et le conserver en
souvenir de cette scène et de ce jour.
Bientôt mon attention se fixa sur l’une des filles qui for-
maient un cercle joyeux autour de la balançoire. De taille
élevée, mince, un peu brune, elle avait des yeux endormis,
grands, noirs et des cheveux plus noirs que les yeux.
Tandis que je dessinais, des hommes groupés autour
d’un de leurs camarades, qui grattait la guitare avec beau-
coup de brio, entonnaient, en chœur, des couplets faisant al-
lusion aux dons personnels, aux petits secrets d’amour, aux
penchants particuliers, aux histoires des jalousies ou des dé-
dains des filles qui se divertissaient auprès de la balançoire ;
celles-ci, de leur côté, ripostaient à ces couplets par d’autres
non moins gracieux, piquants ou légers.
La jeune brune élancée, prompte à la réplique, que
j’avais choisie pour modèle, portait la parole au nom de ses
compagnes et improvisait des couplets qu’elle disait au bruit
des battements de mains et des rires des autres filles, tandis
que le joueur de guitare se distinguait au milieu des garçons,
dont il semblait être le chef, par sa grâce et la souplesse de
son esprit.
Je reconnus bien vite qu’il existait entre eux un senti-
ment d’affection ; il se révélait dans leurs chants, pleins
d’allusions transparentes et de propos amoureux.
Quand j’eus terminé mon dessin, la nuit approchait : dé-
jà sur la tour de la cathédrale, on avait allumé les deux fa-
– 180 –
naux du retable des cloches ; ces lumières paraissaient être
les yeux de feu du géant de brique et de mortier qui domine
la ville entière. Les groupes se disjoignaient peu à peu et se
perdaient, au loin dans le chemin, au milieu des brumes du
crépuscule, argentées par la lune qui commençait à se mon-
trer sur le fond violacé et obscur du ciel. Les filles, réunies
ensemble, se retiraient en chantant et leurs voix argentines
s’affaiblirent graduellement, jusqu’à se confondre avec les
autres rumeurs indécises et lointaines qui frémissent dans
l’air. Tout finissait à la fois, le jour, le bruit, l’animation et la
fête ; de cet ensemble, il ne restait dans l’oreille et dans
l’âme qu’un écho semblable à une suave vibration, sem-
blable à un doux assoupissement, comme celui qu’on
éprouve au moment du réveil après un songe agréable.
Aussitôt après le départ des dernières personnes, je ser-
rai mon dessin dans mon portefeuille, j’appelai le garçon, en
frappant dans mes mains, payai ma modique dépense et me
disposais à m’éloigner, quand je me sentis doucement retenu
par le bras. C’était le jeune joueur de guitare ; tandis que je
dessinais j’avais remarqué qu’il me regardait beaucoup, avec
un certain air de curiosité. Sans que je m’en fusse aperçu, les
chansons terminées, il s’était approché en tapinois de
l’endroit où je me trouvais, désireux de voir ce que je faisais
et pourquoi je regardais, si souvent la femme à laquelle il
semblait s’intéresser.
« Monsieur, me dit-il d’un ton qu’il cherchait à rendre le
plus persuasif possible, je viens vous demander une faveur.
— Une faveur, m’écriai-je, sans comprendre ce qu’il
pouvait désirer ; expliquez-vous, et, si la chose est en mon
pouvoir, elle est faite.
– 181 –
— Voudriez-vous me donner le portrait que vous venez
de terminer. »
En entendant ces paroles, je restai un peu interdit, sur-
pris à la fois et de la requête qui ne laissait pas d’être ex-
traordinaire et du ton qui l’accompagnait, ne pouvant dire au
juste s’il tenait de la menace ou de la prière. Il comprit sans
doute mon incertitude et s’empressa aussitôt d’ajouter : Je
vous le demande au nom du salut de votre mère, au nom de
la femme que vous aimez le plus au monde, si vous en aimez
une. En échange, demandez-moi tout ce que vous pouvez
exiger de ma pauvreté.
Je ne savais que répondre pour éluder le compromis ;
j’eusse presque préféré l’entendre me chercher querelle, il
m’eût été permis alors de conserver le portrait de cette
femme qui m’avait si fort impressionné. Mais, soit surprise,
soit que je ne sache dire non à personne, le fait est que
j’ouvris mon portefeuille, tirai le papier et le lui remis sans
proférer une parole.
Rapporter les remercîments du jeune homme, ses ex-
clamations en regardant de nouveau le dessin à la lueur du
réverbère de l’auberge, le soin avec lequel il le plia pour le
serrer dans sa ceinture, les offres de service qu’il me fit et les
louanges hyperboliques dont il remercia le sort, pour lui
avoir permis de rencontrer celui qu’il appelait un aimable et
parfait gentilhomme, serait une tâche des plus ardues, sinon
impossible. J’ajouterai seulement que, pendant ce temps, la
nuit était venue et que, malgré moi, il voulut
m’accompagner jusqu’à la porte de la Macarena. Il insista
tellement que je me décidai à faire route avec lui.
– 182 –
Le chemin est très court ; malgré cela, durant le trajet, il
trouva moyen de me conter de A à Z l’histoire de ses
amours.
L’auberge où s’était tenue la réunion appartenait à son
père, qui lui avait promis de lui donner, le jour de son ma-
riage, un sien jardin auprès de la maison. Quant à la jeune
fille, objet de son affection, il me la peignit avec les couleurs
les plus vives, en employant les expressions les plus pitto-
resques. Elle s’appelait Amparo (Bon Secours). Elle avait été
élevée sous son toit, dès son bas âge, et l’on ignorait quels
étaient ses parents. Ces détails et cent autres me furent ra-
contés en chemin. À notre arrivée aux portes de la ville, il
me donna une vigoureuse poignée de main, renouvela ses
offres de service, et s’éloigna en chantant un couplet que les
échos répétaient au loin durant le silence de la nuit. Je
m’arrêtai un moment en le voyant s’en aller, son bonheur
paraissait communicatif ; je me sentais joyeux d’une joie
étrange, innommée, une joie pour ainsi dire de reflet.
Il continuait à chanter à pleins poumons. Un de ses cou-
plets disait :
II
– 184 –
Après avoir admiré le magnifique panorama que pré-
sente l’endroit où le pont de fer réunit ses deux bords ; après
avoir parcouru du regard, dans une muette admiration, une
foule de détails, des palais et de blanches maisons ; après
avoir passé en revue les innombrables navires mouillés au
milieu de ses eaux, déployant dans l’air leurs légers pavillons
aux mille couleurs, et entendu le bouillonnement confus du
quai, où tout est activité et mouvement, remontant, par la
pensée, le courant de la rivière, je me transportai jusqu’à San
Jerónimo.
Je me souvenais de ce paysage tranquille, reposant, lu-
mineux, dans lequel la riche végétation de l’Andalousie dé-
ploie, sans art ni apprêt, ses beautés naturelles.
Grâce à ma mémoire, je vis défiler une autre fois,
comme si j’eusse remonté le courant dans un bateau, d’un
côté la Chartreuse avec ses grands arbres, ses hautes et fines
tours, de l’autre le quartier des Humeros, les vieilles mu-
railles de la ville, moitié arabes, moitié romaines, les jardins
avec leurs clôtures, couvertes de ronces, et les norias om-
bragées de quelques gros arbres isolés ; puis enfin San
Jerónimo…
Une fois là, mon imagination réveilla, plus vivement que
jamais, les souvenirs que je conservais encore de la fameuse
taverne ; je crus assister de nouveau à ses fêtes populaires,
entendre chanter les jeunes filles se balançant sur
l’escarpolette ; je voyais des gens du peuple errer par
groupes dans les prés, goûter, se disputer, rire, danser ou
s’agiter, tous pleins de jeunesse, d’animation et de gaieté.
Elle était là, entourée de ses enfants, loin déjà des
groupes des jeunes filles qui riaient et chantaient ; lui aussi il
était là, tranquille et satisfait de son bonheur, contemplant
– 185 –
avec tendresse, heureuses et réunies à ses côtés, les per-
sonnes qu’il aimait le plus dans ce monde : sa femme, ses
enfants, et son père assis à la porte de la taverne, comme il
l’était dix ans auparavant, roulant, impassible, sa cigarette,
sans autre changement qu’une chevelure blanche comme la
neige au lieu d’être grise.
L’ami qui m’accompagnait dans ma promenade remar-
qua l’espèce d’extase dans laquelle ces idées me plongèrent
quelques minutes, il me secoua enfin le bras, en me deman-
dant :
« À quoi pensez-vous donc ?
— Je pensais, lui répondis-je, à la taverne des Chats et
mon imagination revenait aux agréables souvenirs que je
garde de l’après-midi passée jadis à San Jerónimo… Je ter-
minais en ce moment une histoire laissée à son début, je la
terminais tellement à mon gré, qu’elle ne saurait, je crois,
avoir d’autre fin que celle que je lui donne… À propos de la
taverne des Chats, ajoutai-je, en m’adressant à mon ami,
quand irons-nous donc, pendant l’après-midi, y goûter et
nous y divertir ?
— Nous y divertir ! s’écria mon interlocuteur avec une
expression d’effroi, que je ne pouvais alors m’expliquer.
Nous y divertir ! l’endroit est vraiment bien choisi pour cela.
— Et pourquoi ? repris-je surpris, à mon tour, de sa sur-
prise.
— La raison en est bien simple, dit-il, parce qu’à cent
pas de la taverne on a placé le nouveau cimetière. »
– 186 –
Alors ce fut moi qui le regardai avec des yeux étonnés,
et restai quelques instants silencieux avant d’ajouter un seul
mot.
Nous rentrâmes en ville, la journée s’écoula et d’autres
la suivirent sans que je pusse me débarrasser entièrement de
l’impression produite par une nouvelle tellement inattendue.
J’avais beau retourner mon histoire de la jeune brune,
elle restait sans conclusion. Ce que j’avais inventé ne se
comprenait plus. Un tableau de bonheur et de joie, avec un
cimetière pour fond. Quelle invraisemblable fantaisie !
Décidé, un soir, à sortir d’incertitude, je prétextai une
légère indisposition, pour ne pas accompagner mon ami
dans nos promenades habituelles, et pris seul le chemin de
la taverne. Quand j’eus laissé derrière moi la Macarena et
son pittoresque faubourg, je m’engageai dans un étroit sen-
tier pour traverser un labyrinthe de jardins ; il me sembla
remarquer, alors, quelque chose d’étrange dans tout ce qui
m’entourait.
La soirée, à vrai dire, était un peu sombre ; la disposition
de mon esprit me portait aussi aux idées mélancoliques ;
chose certaine, j’éprouvais une sensation de froid et de tris-
tesse, je constatai un silence qui me faisait penser à ma
complète solitude, comme le sommeil fait penser à la mort.
Je marchai quelque temps sans m’arrêter ; pour abréger
la distance, je pris à travers les jardins et rejoignis le chemin
de Saint-Lazare, d’où j’entrevis, dans le lointain, le couvent
de San Jerónimo.
C’est peut-être une illusion, mais il me semble que le
long de la route suivie par les morts, tout, jusqu’aux arbres
et aux herbes, finit par prendre une autre couleur. Je me
– 187 –
persuadai du moins que les nuances manquaient de chaleur
et d’harmonie, les arbres de fraîcheur, l’air de transparence
et le sol de lumière. Le paysage était monotone, les figures
noires et isolées.
Ici, un char funèbre avançait lentement, sans soulever
de poussière, sans coups de fouet, sans tapage, sans mou-
vement pour ainsi dire ; là, un homme de mauvaise tournure
une pioche sur l’épaule, ou un prêtre avec sa soutane longue
et noire, ou un groupe d’hommes âgés, mal vêtus, d’un si-
nistre aspect, avec des cierges éteints dans la main, qui re-
venaient silencieux, tête basse et les yeux fixés sur la terre.
Je me croyais transporté je ne sais où ; tout ce que je voyais
me remémorait un paysage dont les lignes restaient celles
d’autrefois, mais dont les couleurs s’étaient effacées, pour
ainsi dire, et dont il ne restait qu’une demi-teinte indécise.
L’impression que j’éprouvais peut se comparer seulement à
ces songes dans lesquels, par un phénomène inexplicable,
les choses à la fois sont et ne sont pas, et les lieux où nous
croyons nous trouver se transforment partiellement, d’une
manière aussi insensée qu’impossible.
J’arrivai enfin à la taverne : je la reconnus plutôt à
l’enseigne écrite encore en grandes lettres sur une de ses
murailles, que d’une autre manière ; quant à la maison, je
m’imaginai qu’elle avait changé de formes et de proportions.
Je ne tardai pas à m’assurer qu’elle était beaucoup plus dé-
labrée, solitaire et triste. On eût dit que l’ombre du cimetière
voisin, s’étendant jusqu’à elle, l’enveloppait d’un reflet lu-
gubre comme un suaire. Le tavernier était seul, absolument
seul. Je le reconnus pour le même que j’avais vu dix ans au-
paravant, je le reconnus à quoi ? je ne sais ! car, depuis ce
temps, il s’était transformé au point de ressembler à un vieil-
lard décrépit et moribond, tandis qu’alors il paraissait avoir
– 188 –
cinquante ans à peine, respirant la santé, le bonheur et la
vie.
Je m’assis près d’une table déserte, demandai une bois-
son que l’aubergiste me servit. Après quelques mots insigni-
fiants, nous arrivâmes à causer de cette histoire d’amour,
dont j’ignorais encore le dénoûment, quoique j’eusse essayé
bien des fois de le deviner.
« Tout, me dit le pauvre vieux, tout semble avoir conspi-
ré contre nous, depuis l’époque dont vous me faites souve-
nir. Vous le savez déjà, Amparo était la fille de nos yeux, elle
avait été élevée ici depuis sa naissance, elle était la joie de la
maison.
« Je l’aimais comme un père ; elle ne pouvait donc re-
gretter le sien. Mon fils, depuis l’enfance, s’habitua égale-
ment à la chérir, d’abord comme un frère et ensuite beau-
coup plus tendrement. Il était à la veille de se marier avec
elle, je leur abandonnais le meilleur de mon petit bien, pen-
sant, avec le produit de mon commerce, avoir plus qu’il ne
m’en fallait pour vivre à l’aise.
« Quand je ne sais quel méchant démon porta envie à
notre bonheur et le détruisit en un moment.
« On chuchota d’abord qu’on allait ouvrir un cimetière
du côté de San Jerónimo ; les uns disaient plus par ici, les
autres plus par là. Pendant ce temps nous étions tous in-
quiets, tremblant de peur de voir réaliser le projet, quand un
malheur plus grand et plus certain fondit sur nous.
« Un jour, deux messieurs arrivèrent ici dans une voi-
ture. Ils me firent mille et mille questions à propos
d’Amparo, que j’avais retirée toute petite de la maison des
– 189 –
enfants trouvés. Ils me demandèrent les langes dont elle
était alors enveloppée, et que je conservais.
« Il résulta de cela qu’Amparo était la fille d’un très riche
personnage, qui s’entendit avec la justice pour nous
l’arracher ; il s’y prit si bien qu’il parvint à l’obtenir. Je vou-
drais oublier, si c’était possible, le jour où on l’emmena. Elle
pleurait comme une Madeleine, mon fils voulait faire une fo-
lie, j’étais en quelque sorte affolé, ne comprenant rien à ce
qui arrivait. Elle s’en alla ! que dis-je, non elle ne s’en alla
pas, elle nous aimait trop pour nous quitter ; mais on
l’enleva et la malédiction tomba sur cette maison. Mon fils,
après un accès de désespoir épouvantable, tomba en léthar-
gie : qu’éprouvai-je moi ? Je ne sais, c’était la fin du monde.
« Pendant ces événements on se mit à construire le ci-
metière ; le public s’éloigna de ces parages : plus de fêtes, de
chants et de musique ; la joie avait fui cette campagne,
comme elle avait fui nos âmes.
« Amparo n’était pas plus heureuse que nous : élevée ici
à l’air libre, au milieu du tapage et de l’animation de
l’auberge, habituée au bonheur dans la pauvreté, elle fut en-
levée à cette vie et se sécha, comme se sèchent les fleurs ar-
rachées d’un jardin et transportées dans un salon. Mon fils
fit d’incroyables efforts pour la revoir et lui parler un instant.
Tout fut inutile : sa famille ne le voulait pas. Il la vit enfin,
mais il la vit morte. Le convoi passa par ici. Je ne savais
rien, et j’ignore pourquoi je pleurai en voyant le cercueil,
mon cœur loyal me criait :
« Celle-ci est jeune comme Amparo, et belle peut-être
comme elle. Qui sait si ce n’est pas elle ? » et c’était elle !
– 190 –
Mon fils suivit le convoi, il entra dans l’enceinte et, quand on
ouvrit la bière2, il poussa un cri, tomba à terre sans connais-
sance, et c’est ainsi qu’on me le rapporta. Depuis il est deve-
nu fou et est resté fou. »
Le pauvre vieux en était là de son récit, quand deux fos-
soyeurs, aux figures sinistres, à l’aspect repoussant, entrè-
rent dans l’auberge.
Leur tâche terminée, ils venaient boire un coup, à la san-
té des morts, suivant l’expression de l’un d’eux, qui accom-
pagna sa plaisanterie d’un sourire stupide. Le tavernier es-
suya une larme du revers de la main, et s’en fut les servir.
La nuit se faisait sombre et des plus tristes. Le ciel était
noir, ainsi que la campagne. Aux branches des arbres pen-
dait encore à moitié pourrie, la corde de la balançoire agitée
par le vent ; elle me semblait être la corde d’un pendu, oscil-
lant encore après avoir étranglé un criminel. Il n’arrivait à
mes oreilles que des rumeurs confuses ; les aboiements loin-
tains des chiens de la plaine, les grincements d’une noria,
lents, plaintifs, aigus comme un gémissement, les propos
brefs et horribles des fossoyeurs qui s’entendaient, à voix
basse, pour commettre un vol sacrilège… Je ne sais de cette
scène pleine d’une étrange désolation, et de l’autre si rem-
plie de gaieté, il n’est resté dans ma mémoire qu’un souvenir
vague, impossible à reproduire. Cependant, je crois en-
tendre, tel que je l’entendis alors, ce couplet chanté par une
voix claire, troublant tout à coup le silence de la campagne :
2
En Espagne les cercueils sont fermés à la clé ; on les ouvre
toujours avant de les déposer dans la sépulture définitive.
– 191 –
En el carro de los muertos
Ha pasado por aquí,
Llevaba una mano fuera,
Por ella la conocí.
– 192 –
POÉSIES DÉTACHÉES.
Secousse étrange
Qui agite les pensées,
Comme la tempête pousse
Les vagues contre les vagues ;
Silhouettes informes
D’êtres impossibles ;
Paysages qui apparaissent,
Comme à travers un voile ;
Réminiscences et désirs
De choses qui n’existent pas ;
Accès de joie,
Envies de pleurer ;
Activité nerveuse
Qui ne sait à quoi s’employer ;
– 193 –
Coursier rapide
Que le frein ne guide pas ;
Intelligente main,
Qui parvient à réunir,
En un collier de perles,
Les mots indociles ;
Rythme harmonieux,
Qui enferme dans la règle,
Avec cadence et mesure,
Les notes fugitives ;
– 194 –
À la beauté idéale ;
Atmosphère où tournent
Avec ordre les idées,
Comme les atomes réunis
Par une attraction mystérieuse ;
~~~
Ne dis pas que la lyre est muette
Pour avoir épuisé son trésor
Et que les sujets lui manquent :
Il peut ne pas exister de poètes,
Mais toujours, il y aura de
La poésie !
– 195 –
Tant que la science ne parviendra pas
À découvrir les sources de la vie,
Et que, dans la mer ou dans le ciel,
Il restera un abîme qui résiste au calcul ;
~~~
On ferma ses yeux
Qui restaient encore ouverts ;
On couvrit son visage
– 196 –
D’un voile blanc,
Et les uns sanglotant,
Les autres silencieux,
Tous s’éloignèrent
De la triste alcôve.
– 197 –
Une vieille termina
Ses dernières prières,
Et traversa la vaste nef ;
Les portes gémirent,
Et l’enceinte sacrée
Resta déserte.
La langue de fer
De la cloche
Lui donna en voltigeant
De plaintifs adieux ;
Amis et parents,
Dans leurs habits de deuil,
Se rangèrent en file
Et formèrent le cortège.
La pioche ouvrit
Dans un coin la tombe,
Ce dernier asile
Étroit et sombre ;
Elle y fut couchée,
Bientôt enfermée,
Et après un salut
Le deuil se retira.
Le fossoyeur,
– 198 –
La pioche sur l’épaule,
Chantait entre ses dents,
Et disparut dans le lointain.
La nuit tombait,
Le silence régnait ;
Perdu au milieu des ténèbres,
Je méditai un instant :
« Mon Dieu,
Que les morts restent seuls. »
– 199 –
C’est de laisser les morts
Si tristes et si seuls3.
~~~
Je suis ardente, je suis brune,
Je suis le symbole de la passion ;
Mon âme est pleine d’anxiété et de joie ;
Est-ce moi que tu cherches ?
— Ce n’est pas toi, non.
~~~
Une larme allait perler dans ses yeux,
Et un mot de pardon me venait sur les lèvres ;
L’orgueil parla et la larme se sécha,
Et le mot expira sur mes lèvres.
3
Gustave Becquer, en écrivant ces vers, a oublié un instant
qu’il était catholique, et qu’un catholique peut toujours rester, par la
prière, en rapport avec l’âme des êtres chéris dont il se trouve sépa-
ré sur la terre. (NdT)
– 200 –
Mais en pensant à notre mutuel amour,
Je dis encore : Pourquoi me suis-je tu ce jour-là ?
Et elle dira : Pourquoi n’ai-je pas pleuré, moi ?
~~~
Vagues géantes qui vous brisez, en gémissant,
Sur des plages désertes et lointaines,
Enveloppé dans un suaire d’écume,
Emportez-moi avec vous !
~~~
Quand on me le conta, je sentis le froid
D’une lame d’acier dans les entrailles ;
Je m’appuyai contre le mur, et un instant
Je n’eus plus conscience du lieu où j’étais.
– 201 –
La nuée de douleur passa… péniblement
Je pus balbutier quelques mots…
Qui me donna l’avis ?… un ami fidèle…
Quel service il me rendait !… je le remerciai.
~~~
Les soupirs sont de l’air et vont à l’air,
Les larmes sont de l’eau et vont à la mer.
Dis-moi, femme : quand l’amour s’envole,
Sais-tu ou il va ?
~~~
À quoi bon me le dire ? je le sais, elle est volage
Hautaine, et vaine, et capricieuse.
Avant que le sentiment agite son âme,
L’eau jaillira du stérile rocher.
~~~
La nuit vint et je ne trouvai pas un asile ;
J’eus soif !… je bus mes larmes ;
J’eus faim ! je fermai mes yeux gonflés,
Je les fermai pour mourir !
~~~
À la lueur d’un éclair nous naissons,
– 202 –
Son éclat dure encore quand nous mourons,
La vie est si courte !
~~~
Ma vie est une lande aride ;
La fleur que je touche s’effeuille ;
Le long de mon fatal chemin,
Quelqu’un sème le mal
Pour que je le recueille.
~~~
Qu’il est beau de voir le jour
Se lever avec sa couronne de feu,
De voir à son baiser ardent
Briller les vagues et s’enflammer l’air !
~~~
– 203 –
Je ne dormais pas, j’errais dans ce limbe
Au milieu duquel les objets changent de forme ;
Espaces mystérieux qui séparent
La veille du sommeil.
.........
La nuit se fit, et dans les bras de l’oubli
Je tombai, comme une pierre, dans son sein profond.
Je dormis et, en m’éveillant, je m’écriai : « Quelqu’un
Que je chérissais est mort ! »
– 204 –
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Mars 2024
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