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L’imagination

PAUL RICŒUR

L’imagination
Cours à l’Université de Chicago (1975)

Édition établie par George H. Taylor,


Robert D. Sweeney, Jean-Luc Amalric et Patrick F. Crosby

Traduit de l’anglais par Jean-Luc Amalric

suivi de

Séminaire de la rue Parmentier


(1973‑1974)

ouvrage traduit
avec le concours du centre national du livre

ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Ricœur.

Titre original : Lectures on Imagination


@ 2024 by he University of Chicago
All rights reserved.
Éditeur original : he University of Chicago

isbn 978‑2‑02‑151540‑4

© Éditions du Seuil, mars 2024, pour la traduction française,


la préface, l’annexe et la composition de ce volume.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com
Préface à l’édition française
par Jean-Luc Amalric 1

L’Imagination 2 est la traduction française d’un cours que Paul Ricœur


a donné en anglais en 1975 à l’Université de Chicago 3. La publication
de ce cours sur l’imagination constitue un événement pour au moins
deux raisons. La première est que ce texte inédit de Ricœur, de près
de quatre cents pages, ofre une contribution de grande ampleur sur
une question qui n’a cessé de préoccuper le philosophe tout au long
de son itinéraire philosophique. Le cours sur l’imagination repré‑
sente en ce sens la rélexion la plus développée et la plus détaillée que
le philosophe nous ait livrée sur le sujet. La seconde est que le présent
volume vient enin combler une lacune dans l’édition des cours que
Ricœur a consacrés à l’imagination dans les années 1970. C’est en efet
durant le même semestre d’automne 1975 que Ricœur esquisse une
philosophie de l’imagination productrice centrée sur une théorie de la
iction et qu’il donne un cours sur « l’idéologie et l’utopie » qui expose
les grandes lignes de sa conception de l’imaginaire social et politique.

1. Jean‑Luc Amalric est professeur en CPGE Arts et Design à Nîmes, membre du


Centre de recherches sur les arts et le langage de l’EHESS et membre du Comité scien‑
tiique du Fonds Ricœur. Spécialiste de Ricœur, de la philosophie contemporaine et de
la philosophie de l’imagination, il dirige avec Ernst Wolf la revue franco‑américaine
Études ricœuriennes/Ricœur studies. Il a dirigé avec George Taylor l’édition du Cours sur
l’imagination (1975) et assuré sa traduction française.
2. Le titre retenu pour l’édition américaine de cet ouvrage est : Lectures on Imagi-
nation. Voir Paul Ricœur, Lectures on imagination, George H. Taylor, Robert D. Sweeney,
Jean‑Luc Amalric et Patrick F. Crosby (éds.), Chicago et Londres, he University of
Chicago Press, 2024.
3. Paul Ricœur a succédé à Paul Tillich à la chaire John‑Nuveen et il a enseigné de
1970 à 1992 à la Divinity School, au Committee on Social hought et au département
de philosophie de l’Université de Chicago.

7
L’IMAGINATION

Ces deux cours ont donc été élaborés conjointement 4 et renvoient plus
largement au projet d’une théorie générale de l’imagination, capable de
penser une articulation précise entre les versants individuel et collectif
du travail productif de l’imagination. Les lecteurs français ont pu avoir
accès en 1997 au texte du cours sur l’idéologie et l’utopie 5, grâce à la
traduction française du texte américain paru dès 1986, mais, de même
que les lecteurs américains, ils avaient été privés jusque‑là du second
volet des cours de Chicago consacrés à l’imagination et qui paraît
aujourd’hui simultanément aux University of Chicago Press et aux
éditions du Seuil. La publication de L’Imagination constitue donc un
complément indispensable à celle de L’Idéologie et l’Utopie : à la philo‑
sophie de l’imaginaire social développée dans ce dernier volume, elle
vient en efet ajouter les linéaments d’une « phénoménologie de l’ima‑
gination individuelle 6 ».

Le statut et l’établissement du texte

Les textes de ces deux cours ont un statut comparable : ils ont été établis à
partir de la transcription des enregistrements des cours professés par Ricœur
en 1975 à l’Université de Chicago. Le découpage en leçons correspond
au déroulement efectif des cours de même que son style de présentation
oral. Ces textes ne sauraient donc avoir le même statut que les œuvres
de Ricœur qui elles, ont été conçues et écrites en vue de la publication.
À la demande de George H. Taylor 7, Ricœur a accepté en 1981 le
principe de la publication du cours sur l’idéologie et l’utopie. Pour ce

4. C’est ce dont témoignent les nombreuses allusions à la théorie ricœurienne de


l’imaginaire social qui viennent émailler le cours sur l’imagination. Tout au long du
présent cours, Ricœur opère en efet toute une série de renvois à son cours sur l’idéo‑
logie et l’utopie, comme s’il voulait montrer à la fois la cohérence des deux projets et
la nécessité d’articuler les plans individuel et social de sa théorie de l’imagination. Voir
à ce sujet les Leçons 1, 3, 6, 14, 16, 17 et 19.
5. L’Idéologie et l’Utopie, traduit de l’américain par Myriam Revault d’Allonnes et
Joël Roman, Paris, Seuil, 1997. La version originale, établie par George H. Taylor,
a paru en 1986 sous le titre Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia
University Press.
6. Cette expression est utilisée dans un article essentiel de Ricœur datant de 1976 :
« L’imagination dans le discours et dans l’action », in Paul Ricœur, Du texte à l’action.
Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 213‑236, loc. cit., p. 236.
7. George H. Taylor est professeur émérite de droit à l’Université de Pittsburgh.
Spécialiste de Ricœur, de l’herméneutique et de l’herméneutique juridique, il a suivi

8
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

faire, il lui a conié ses notes de cours en anglais ain de compléter et


améliorer, lorsque cela était possible, la retranscription des enregistre‑
ments. Ricœur n’a pas souhaité retravailler le contenu mais il a échangé
avec George Taylor tout au long du processus de l’établissement du
texte 8. Ricœur est mort en 2005 et comme, de son vivant, il n’avait
pas souhaité autoriser la publication de ses cours, L’Idéologie et l’Utopie
est resté la seule exception à la règle. George Taylor ayant entrepris
entre‑temps une retranscription complète des enregistrements du cours
sur l’imagination de 1975, il en a transmis une première version en 2005
aux Archives et au Comité éditorial du Fonds Ricœur (suivie d’une
deuxième version améliorée en 2012) assortie d’une demande d’autori‑
sation pour la publication du texte dans sa version américaine. Compte
tenu de l’intérêt majeur de ce texte et de sa complémentarité théorique
avec le cours sur l’idéologie et l’utopie, le Comité éditorial, en accord
avec la famille Ricœur, a inalement décidé en 2012 d’en autoriser la
publication en anglais et en français. Dans la mesure où il s’agissait du
premier cours de Ricœur publié à titre posthume, la méthode qui a été
adoptée a consisté à opérer une révision critique du texte retranscrit à
partir des notes de cours manuscrites de Ricœur 9.
Cette mission m’ayant été coniée, j’ai donc entrepris un travail
méticuleux sur ces notes de cours manuscrites, assisté dans un premier
temps par Patricia Lavelle. J’ai ensuite continué et achevé seul cette
tâche et, avec George Taylor, nous sommes convenus de certains ajouts
et modiications de la retranscription initiale du cours. Durant l’année
universitaire 1973‑1974, Ricœur avait par ailleurs consacré un séminaire
à la question de l’imagination au Centre d’histoire des sciences et des
doctrines de la rue Parmentier à Paris 10 dont le Fonds Ricœur avait
conservé dans ses archives le polycopié rédigé par Ricœur. Il m’a semblé

les cours de Ricœur à l’Université de Chicago de 1975 à 1979 et dirigé l’édition de


ses cours de 1975.
8. Pour plus de détails sur cette question, voir George H. Taylor, « Editor’s Intro‑
duction », in Paul Ricœur, Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia
University Press, 1986, p. IX‑XXXVI.
9. Ces notes de cours manuscrites sont pour l’essentiel en anglais, même si certaines
sont en français. Une partie d’entre elles correspond étroitement au Cours de Chicago
de 1975, mais beaucoup d’entre elles renvoient plus largement à plusieurs versions de ce
cours qui ont été présentées par Ricœur aux États‑Unis et en France entre 1973 et 1975.
10. Ricœur a animé entre 1972 et 1979 un séminaire d’études phénoménolo‑
giques et herméneutiques au Centre d’histoire des sciences et des doctrines de la rue
Parmentier à Paris.

9
L’IMAGINATION

utile pour le lecteur de disposer de ce texte directement écrit en français


par le philosophe et c’est pourquoi nous le publions en Annexe dans le
présent volume. Ce séminaire a pour titre « Les directions de la recherche
philosophique sur l’imagination » : même s’il s’agit d’un exposé synthé‑
tique et assez court, il propose une problématisation de la question de
l’imagination qui correspond très largement à celle du cours sur l’imagi‑
nation de Chicago, de même qu’il commente et fait référence à des philo‑
sophes qui y sont également mentionnés (notamment Kant et Husserl).

La place de l’imagination dans l’œuvre de Ricœur

Si aujourd’hui la plupart des commentateurs de Ricœur s’accordent à


reconnaître la place tout à fait centrale de l’imagination au sein de son
œuvre 11, il n’est pas indiférent de noter que le philosophe n’a publié aucun
livre qui lui soit spéciiquement consacré. Il y a là un paradoxe qui mérite
d’être interrogé. Dans la mesure où l’élucidation de ce paradoxe exigerait
une interprétation d’ensemble de l’œuvre de Ricœur, je me contenterai ici
d’en esquisser une brève explicitation, tout en renvoyant aux Commen‑
taires regroupés à la in du cours de Ricœur (voir p. 429‑521).
En un sens, on pourrait dire que le projet d’une philosophie de l’ima‑
gination est contemporain des commencements mêmes de la philosophie
de Ricœur, puisqu’il a été formulé dès l’« Introduction » de la Philosophie
de la volonté. Dans ce texte programmatique qui ouvre Le Volontaire et
l’Involontaire (1950), Ricœur annonce le déploiement d’une « Poétique
de la volonté » censée prolonger et achever la phénoménologie de la
volonté et l’herméneutique des symboles du mal exposées dans les deux
premiers tomes de la Philosophie de la volonté, à travers une exploration
des sources d’inspiration et de libération du vouloir. En 1950, c’est donc
bien le projet de développer une approche poétique des expériences de
création et de recréation du soi agissant qui portait la promesse d’une
philosophie de l’imagination susceptible d’articuler l’imagination à l’agir

11. S’agissant de la littérature secondaire sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur à la


partie « Commentaires » et à la synthèse très utile que nous en propose George Taylor
(p. 432, Compléments aux notes 3 et 4 : p. 473‑474) : cette dernière précise les difé‑
rents positionnements des commentateurs de Ricœur quant à la place qu’occupe l’ima‑
gination dans son œuvre et elle fournit les principales références à ce sujet. Sur cette
même question, voir également Jean‑Luc Amalric, Paul Ricœur, l’imagination vive. Une
genèse de la philosophie ricœurienne de l’imagination, Paris, Hermann, 2013, p. 20‑22.

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PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

à travers une médiatisation dynamique du poétique et du pratique.


Ricœur n’a pourtant jamais écrit cette philosophie de l’imagination et
la Philosophie de la volonté est restée une œuvre inachevée 12.
Qu’est‑ce qui fait dès lors la spéciicité de la théorie ricœurienne de
l’imagination développée au sortir de la Philosophie de la volonté ? C’est
précisément le fait qu’elle viendra désormais s’inscrire dans le cadre
général d’une anthropologie philosophique. Si cette théorie de l’ima‑
gination continuera de se réclamer d’une « poétique de l’existence »,
ce sera « moins au sens d’une méditation sur la création originaire,
qu’à celui d’une investigation des modalités multiples [de la] création
réglée 13 » à l’œuvre dans les grands mythes sur l’origine du mal, dans les
métaphores poétiques et dans les intrigues narratives. En ce sens, on peut
airmer que c’est dans un même geste que Ricœur élabore son anthropo‑
logie philosophique et qu’il ne cesse d’en approfondir les soubassements
poétiques, pratiques et éthiques en élaborant conjointement sa philo‑
sophie de l’imagination. Comme il l’indique très clairement en 1995
dans ce passage de Réflexion faite : « J’ai pu écrire ainsi que La Métaphore
vive et Temps et Récit constituaient deux livres jumeaux opérant l’un
dans le cadre d’une théorie des tropes, l’autre dans celui d’une théorie
des genres littéraires. Certes, les voies de l’imagination créatrice ou, si
l’on préfère, de la schématisation, sont diférentes : ici la production
d’une nouvelle pertinence attributive, d’une attribution impertinente,
là, la production d’intrigues combinant de façon originale intentions,
causes et hasards. En ce sens, on peut situer Temps et Récit sur la ligne
d’une philosophie de l’imagination qui prend son point de départ dans
la Symbolique du mal 14. »
Il est frappant dans cette dernière citation que, tout en reconnaissant
l’élaboration progressive d’une philosophie de l’imagination, Ricœur y
associe des œuvres qui ne nous livrent qu’une approche latérale de la
question : que ce soit à travers la question des symboles et des mythes
du mal, à travers celle de la métaphore ou à travers celle des rapports
entre temps et récit. Tout se passe en ce sens comme si le projet d’une

12. De fait, c’est dans ses écrits d’exégèse biblique que Ricœur esquissera une
méditation sur la création originaire entendue au sens biblique du terme et, par souci de
ne pas mêler les genres, ses œuvres ultérieures s’engageront progressivement dans l’éla‑
boration d’une anthropologie philosophique dans laquelle le rapport à la foi biblique
et à la théologie se trouve mis en suspens.
13. Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 26.
14. Ibid., p. 69‑70. C’est nous qui soulignons.

11
L’IMAGINATION

philosophie de l’imagination n’avait cessé d’accompagner le déploiement


de l’œuvre de Ricœur sans jamais aboutir à un livre qui lui aurait été
explicitement et exclusivement dédié. L’Homme faillible (1960), Soi-même
comme un autre (1990) et Parcours de la reconnaissance (2004) sont à l’évi‑
dence des ouvrages entièrement consacrés à l’élaboration d’une anthro‑
pologie philosophique cohérente 15 et attestent de la continuité du projet
philosophique ricœurien sur une durée de plus de quarante ans, mais on
ne trouvera aucun ouvrage équivalent sur l’imagination dans sa biblio‑
graphie. Aussi bien n’est‑ce sans doute pas par hasard que seuls le cours
sur l’imagination et le cours sur l’idéologie et l’utopie sont explicitement
et directement consacrés à la question de l’imagination. Il y a en efet,
dans la forme même de ces cours, une dimension d’exploration et d’ina‑
chèvement qui correspond probablement à la conception que Ricœur se
faisait de l’élaboration progressive d’une philosophie de l’imagination.
À mon sens, c’est dans cette perspective ouverte et prudente qu’il nous
faut tenter d’interpréter le cours sur l’imagination : comme une théorie
constamment en travail et toujours susceptible d’être remise sur le métier.

Défis de la traduction : en quête d’une « équivalence


sans identité 16 »

Dans la Leçon d’introduction de son cours sur l’imagination, prononcé


rappelons‑le en anglais, Ricœur se demande si le problème de l’imagi‑
nation présente une unité phénoménologique et il s’inquiète des varia‑
tions du glossaire, non seulement d’une langue à l’autre, mais à l’intérieur
d’une même langue. Comme le montre alors son analyse de la grande
diversité du vocabulaire rattaché à la problématique de l’image et de
l’imagination (que ce soit en grec, en latin, en allemand, en anglais
ou en français), chaque langue doit afronter sa complexité propre, ses
paradoxes et ses apories et la question de la traduction et des corres‑
pondances d’une langue à l’autre ne fait que redoubler ces diicultés.

15. Pour un développement plus détaillé de cette question, nous nous permettons
de renvoyer à notre article « Airmation originaire, attestation et reconnaissance. Le
cheminement de l’anthropologie philosophique ricœurienne », in Études ricœuriennes/
Ricœur studies, vol. 2, no 1, 2011, p. 12‑34.
16. On reconnaîtra dans ce sous‑titre les expressions de « déi » et « d’équivalence
sans identité » qui gouvernent les trois essais que Ricœur a consacrés à la question de
la traduction. Cf. Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.

12
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

En traduisant en français ce cours sur l’imagination, j’ai sans cesse été


confronté à ces diicultés, et ce sont elles qui m’ont conduit, à chaque fois
que cela était nécessaire, à ajouter en bas de page des Notes du traducteur
en explicitant les présupposés qui ont guidé mes choix de traduction.
Comme le lecteur ne s’en étonnera pas, elles concernent particulièrement
les auteurs liés à la philosophie analytique qui sont commentés par Ricœur
(à savoir : Wittgenstein, Ryle et Price). Dans la mesure où l’analyse du
langage (du moins lorsqu’elle se porte sur le langage ordinaire) exerce sa
précision et son acuité au sein d’une langue donnée, la diiculté consiste,
pour le traducteur, à tenter de transposer les concepts analysés à d’autres
concepts, qui, dans la langue d’arrivée, posent de nouveaux problèmes
liés aux nouveaux usages dont ils font l’objet.
Je voudrais cependant m’arrêter sur un choix central de traduction
qui mérite une explication particulière. L’ensemble du cours sur l’imagi‑
nation de Ricœur est en efet gouverné par la polarité entre le « tableau »
(picture) et la « iction » (fiction). Tout au long de ses leçons, Ricœur
revient sur cette polarité, et la progression même du cours consiste à
passer d’une conception reproductrice de l’imagination comme tableau
à une conception productrice de l’imagination comme iction. Dans
l’expression de cette polarité, c’est donc la traduction de l’anglais picture
qui posait problème.
En anglais, le mot picture présente une grande polysémie puisqu’il peut
désigner aussi bien une image, un tableau, une peinture, un portrait,
une gravure, un dessin, un diagramme, une photographie, un ilm, une
description, une représentation, etc., c’est‑à‑dire aussi bien des entités
dotées d’une existence physique que des phénomènes relevant de la
sphère mentale, comme les images mentales (mental pictures). Dans la
langue anglaise, le concept de picture est donc tout à fait central pour
penser le phénomène de l’imagination et il n’est pas étonnant qu’il ait
fait l’objet d’une attention toute particulière chez les auteurs issus de la
philosophie analytique anglo‑américaine.
Les Leçons 7 et 8 du cours exposent en détail les positions opposées
de Price et Ryle à ce sujet, le premier reconnaissant le caractère d’appa‑
rition de l’image et défendant l’application du terme picture à la sphère
mentale, le second la restreignant au champ des entités dotées d’une
existence physique. Dans le cours, Ricœur insiste lui aussi sur l’impor‑
tance de la dimension phénoménologique de l’image et il se range donc
aux côtés de Price tout en dénonçant l’usage restrictif que Ryle entend
imposer au terme picture.

13
L’IMAGINATION

Comme il s’en explique dès la Leçon d’introduction, il entend même


conférer au terme picture une portée générique. Dans l’argumentation
du cours, en efet, le terme picture a pour fonction de représenter la
famille entière des phénomènes liés à l’imagination reproductrice et
c’est pour cette raison qu’il se trouve opposé au terme de fiction censé
pour sa part rassembler les phénomènes liés à l’imagination produc‑
trice. C’est ainsi que le terme picture renvoie aussi bien aux répliques
physiques (photographies, portraits, dessins, diagrammes, etc.) qu’aux
répliques mentales (c’est‑à‑dire à ce qu’on appelle justement les images
mentales), tandis que le terme fiction renvoie pour sa part aux modèles
théoriques à l’œuvre dans les sciences, aux métaphores, aux récits et plus
largement aux œuvres poétiques et aux créations artistiques.
C’est donc cette portée générique conférée au terme picture qui a
motivé notre choix de traduire picture par le mot français « tableau ».
Il aurait été possible de traduire le terme de picture par « image », mais
on aurait alors introduit une ambiguïté dans l’interprétation de la
polarité picture/fiction. De fait, Ricœur n’entend pas opposer l’image
à la iction : il cherche plutôt à distinguer deux types d’images ou
d’usage des images (la polarité picture/fiction correspond en ce sens
à la polarité de l’image‑tableau et de l’image‑iction). On aurait pu
également traduire picture par « portrait » ou « réplique », mais il nous
a semblé que l’extension de ces deux derniers termes risquait d’être
trop restreinte. Faute de mieux, nous avons donc opté pour le terme
« tableau », tout en admettant comme limite à cette traduction le fait
que la polysémie du terme « tableau » en français est loin d’être compa‑
rable à celle du mot anglais picture. En français, en efet, « tableau »
désigne bien une peinture, un spectacle, un portrait, une évocation,
une description imagée, un panneau, une liste, etc. mais il ne s’applique
pas à une aussi grande diversité de phénomènes que le terme picture.
Cependant, la notion de « tableau » en français peut renvoyer aussi
bien à une réalité physique qu’à une fonction de reproduction ou de
représentation, qui correspond justement à la fonction reproductrice
de l’imagination : pour Ricœur, la fonction de l’imagination repro‑
ductrice consiste en efet à « faire tableau », c’est‑à‑dire à produire des
modèles, des portraits ou des répliques de. J’ai donc traduit le terme de
picture par « tableau » lorsqu’il se trouvait opposé au terme « iction ».
Il va de soi, en revanche, que dans d’autres contextes, l’usage que fait
Ricœur du terme picture renvoie à des signiications tout à fait difé‑
rentes (image, photographie, etc.).

14
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

En outre, en choisissant le terme de « tableau » pour traduire picture,


j’ai adopté le choix qui avait été celui de Myriam Revault d’Allonnes
et de Joël Roman dans leur traduction de L’Idéologie et l’Utopie, l’autre
cours que donna Ricœur à Chicago au même moment. Même si, dans
ce dernier, la polarité du tableau et de la iction n’est évoquée que dans
un bref passage 17 et ne joue donc pas le rôle central qu’elle a dans L’Ima-
gination, il était souhaitable d’harmoniser les traductions françaises des
deux cours.
Tous mes remerciements et ma reconnaissance vont aux Éditions du
Seuil, à Catherine Portevin, éditrice, et à Barbara Le Gof, assistante
éditoriale, pour leur précieuse collaboration tout au long du processus
éditorial, ainsi qu’à Alain Bischof, lecteur‑correcteur en charge de la
phase inale de préparation du texte.
Je tiens en outre à remercier vivement ceux qui ont accompagné,
soutenu et inspiré mon travail de traduction. Je remercie Magali Julian
pour sa relecture extrêmement précieuse de l’intégralité de ce manuscrit.
Sa haute compétence linguistique, sa grande disponibilité et ses conseils
de traduction toujours très éclairants et pertinents m’ont été d’un grand
secours et je lui en suis très reconnaissant. Je tiens également à adresser
tous mes remerciements à George Taylor qui a suivi pas à pas l’avan‑
cement de ma traduction et qui s’est proposé généreusement de relire
l’ensemble de mon travail. Sa relecture aussi précise que soignée m’a été
très utile en même temps qu’elle a donné lieu à des échanges constants
sur les enjeux philosophiques du cours. Elle a prolongé une collabo‑
ration amicale commencée il y a déjà longtemps à l’occasion de l’éta‑
blissement du texte déinitif des Lectures on imagination.
Je dédie enin ce travail de traduction à mon père qui, de son vivant, a
su me transmettre la patience, l’inventivité et les joies de l’art de traduire.

17. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, p. 406.


COURS SUR L’IMAGINATION

Dix-neuf leçons de Paul Ricœur

Université de Chicago (1975)


1
Leçon d’introduction

Ce cours est consacré au problème philosophique de l’imagination.


Dans la première partie, j’essaierai d’abord de montrer quelles sont les
principales questions soulevées par cette investigation. Je partirai des diffi-
cultés, des obstacles et des paradoxes auxquels doit faire face ce champ
de réflexion et qui expliquent peut-être pourquoi nous ne disposons
pas, dans la littérature existante, d’une véritable philosophie de l’ima-
gination 1. Puis, sur la base de ces difficultés, je proposerai un itinéraire
pour notre recherche sur ce problème.
Il m’a semblé utile de partir précisément de l’éclipse du problème de
l’imagination et de ses raisons, pour tenter ensuite de déployer ou d’exposer
les paradoxes qui seraient susceptibles de l’expliquer. La bibliographie
actuelle concernant le sujet témoigne en effet d’une forme d’éclipse. De
fait, il n’existe pratiquement rien qui puisse être considéré comme une
philosophie de l’imagination. Et c’est la raison pour laquelle nous devons
puiser des informations dans différents domaines. Il y a, selon moi,
trois raisons principales qui expliquent cette éclipse. La première vient
de l’usage du terme image dans la tradition empiriste. On a sans doute
trop attendu du concept d’image, en y voyant la solution au problème
des idées abstraites. Une partie importante de notre tradition philoso-
phique s’en remet aux images pour résoudre le problème des signes et de

1. Dans les premiers paragraphes de cette Leçon 1, Ricœur situe son étude de l’ima-
gination par rapport aux tendances universitaires qui prévalaient dans les années 1970,
lorsque le cours a été donné : la littérature philosophique concernant l’imagination était
limitée ; la psychologie était largement behavioriste ; et la réputation académique des
études sur la créativité était médiocre. Depuis cette époque, des changements substan-
tiels se sont produits dans ces domaines. Les leçons elles-mêmes traitent des change-
ments qui commençaient alors à se produire. Voir infra note 3 et Leçon 4, note 1. Dans
cette Leçon d’introduction, Ricœur laisse rapidement de côté le contexte contemporain
pour en venir à sa propre argumentation.

19
L’IMAGINATION

la pensée abstraite, et la philosophie de Hume constitue assurément le


modèle d’une telle entreprise. Selon lui, en effet, il est possible de passer
graduellement de la perception à une impression, puis à l’image comme
impression affaiblie et enfin aux idées abstraites, par le biais de l’asso-
ciation des images. L’image est l’élément décisif d’une telle théorie de la
connaissance puisqu’elle correspond à la fois à une trace de l’expérience
et à une prise de distance à son égard qui permet donc de procéder à des
abstractions sur la base de l’expérience.
Ce projet a échoué et le courant principal de l’épistémologie moderne
est précisément dirigé contre cette importance excessive accordée à l’image,
du moins lorsque cette dernière est invoquée pour résoudre le problème
de l’abstraction. C’est dans l’épistémologie d’Edmund Husserl et tout
particulièrement dans celle de Gottlob Frege que l’on trouve le modèle
opposé à une telle conception. Dans sa philosophie des mathématiques
et plus encore dans son fameux article intitulé « Sens et dénotation », sur
lequel je reviendrai plus tard, Frege rejette complètement ce qu’il appelle
la Vorstellung (la « représentation ») au motif qu’elle est de nature privée
et change selon les individus 2. En revanche, ce qu’il appelle « l’objet en
pensée » est commun à tous, car il correspond à un objet idéal alors que
la représentation est une chose mentale toujours changeante. Il n’est
donc pas possible de fonder une épistémologie sur l’image, mais il faut
au contraire prendre comme point de départ le fossé logique existant
entre l’image en tant que changeante et privée et le concept en tant que
public, commun, universel, etc. Frege ne dit pas exactement cela, mais
je résume les choses afin de présenter le problème. La lutte contre le
psychologisme dans l’épistémologie moderne est donc la raison première
de l’éclipse de l’imagination en tant que problème philosophique, car
désormais, l’image ne sera plus considérée comme un substitut de la
connaissance conceptuelle. On a ainsi affaire, dans le cas précis de l’épis-
témologie moderne, à une éclipse du problème de l’image en tant que
solution au problème de l’abstraction.
Si on se tourne maintenant vers la psychologie, on assiste à une autre
forme d’éclipse, à une autre disparition du problème de l’image qui

2. Afin de réduire les notes de bas de page, chaque fois que Ricœur présente une
référence générale à un texte spécifique, comme ici, aucune note de bas de page n’est
proposée, mais la référence complète est disponible dans la Bibliographie. Aucune référence
n’est donnée lorsque Ricœur ne propose qu’une référence générale à la littérature secon-
daire. Dans la présente Leçon d’introduction, nous n’insérons pas de références en bas
de page concernant les sujets que Ricœur aborde dans les leçons suivantes.

20
LEÇON D’INTRODUCTION

tient à une raison fondamentale. La psychologie moderne, en effet, est


principalement behavioriste ; elle analyse le comportement, c’est-à-dire
les mouvements observables de l’organisme dans l’environnement 3.
L’image ne retient donc pas son attention car, à première vue au moins,
elle n’apparaît pas comme un comportement et paraît même en être le
contraire. L’image semble être une entité mentale logée au fond de l’esprit
alors que, pour le behavioriste, il n’existe rien de tel qu’un « esprit » qui
serait susceptible d’être étudié. Aussi l’image apparaît-elle comme une
entité mythique issue de la psychologie de l’introspection. Elle est d’ordre
privé et, dans la mesure où elle est inobservable, elle disparaît du champ
d’investigation. On verra, dans la suite du cours, que le problème de
l’image réapparaîtra en psychologie, mais sous un habillage différent.
L’investigation ne portera plus sur l’image mentale en tant que chose
située dans l’esprit mais elle s’intéressera précisément à l’image en tant
que type de comportement – comme c’est le cas par exemple lorsque je
joue un rôle ou lorsque je joue à un jeu. De fait, une importante école
de recherche en psychologie parle de l’imagination comme d’un jeu de
rôle muet 4. Si l’image a été incontestablement ostracisée par les psycho-
logues, il nous faut donc nous préparer à ce que Robert Holt appelle
« le retour de l’ostracisé ». En épistémologie comme en psychologie, on
a ainsi assisté à une mise à l’écart du problème spécifique de l’image et
de l’imagination.
Une troisième raison de l’éclipse du problème de l’imagination vient
d’un retour inopportun de cette question dans la littérature consacrée
à la créativité. Cette dernière, en effet, a usé abondamment du concept
d’image tout en pratiquant une manière de philosopher très relâchée.
Le dédain des études académiques à l’égard de cette littérature n’a fait
que renforcer le problème. Le fait que la question de la créativité n’ait
pas bonne réputation chez les psychologues et les philosophes profes-
sionnels ne signifie pas qu’ils aient raison, mais qu’il nous faut combler
cette lacune en élaborant une philosophie de la créativité plus rigou-
reuse. On a donc estimé que le problème de l’imagination n’était pas
un problème philosophique au sens fort du terme, soit parce qu’il était

3. Pour ce qui est du constat que Ricœur fait de ces changements, voir Leçon 4,
note 1.
4. À titre d’éclaircissement, précisons que Ricœur se réfère explicitement ici à des
ouvrages de psychologie et non à l’intérêt philosophique indépendant que Gilbert Ryle
manifeste pour les jeux de rôle. En ce qui concerne les ouvrages de psychologie, voir
Leçon 4, note 1. En ce qui concerne Ryle, voir les Leçons 7 et 8.

21
L’IMAGINATION

trop psychologique et non épistémologique, soit parce qu’il était trop


populaire.
Après avoir passé en revue ces causes accidentelles de l’éclipse de l’ima-
gination, venons-en au problème lui-même et demandons-nous s’il n’y
a pas, dans le problème lui-même, quelque chose qui pourrait, voire qui
devrait précisément nous conduire à une impasse. Une première piste
nous est donnée par un ouvrage qui étudie le mot image lui-même.
Dans son livre Relections on the Word « Image » [Réflexions sur le mot
« image »], P. N. Furbank a en effet examiné l’usage anglais de ce terme
durant les deux derniers siècles afin d’en montrer les occurrences dans
différents contextes. Son constat de départ, c’est que le mot « image »
est instable : tantôt son champ d’application est restreint, tantôt il est
très large. Considérons par exemple la langue grecque de Platon et
d’Aristote : elle dispose de plusieurs mots qui pourraient être traduits
par image et qui ont d’ailleurs été traduits par des variantes de ce terme.
Nous avons le mot eikon qui a donné le mot « icône », comme chez
Charles Sanders Peirce. Peirce parle d’icône, soit dans le sens étroit de
l’icône byzantine, soit dans un sens plus philosophique du mot que nous
examinerons ultérieurement 5. Nous avons aussi le mot eidolon, qui a
donné le mot « idole ». Ou encore le mot phantasia qui a été choisi par
Aristote comme terme technique pour désigner ce que nous appelons
aujourd’hui « l’imagination ». Ainsi, ce n’est peut-être pas par hasard
que nous avons un champ sémantique vague, voire plusieurs champs
sémantiques, et que nous sommes conduits à nous interroger sur ce que
signifie imaginer ou avoir de l’imagination. Il y a plusieurs manières de
traduire le mot grec en latin, mais c’est la traduction de phantasia par
imago qui a prévalu dans la culture moderne. Comme nous le verrons,
le Livre III du traité De l’âme (De Anima) 6 d’Aristote fournit la première
théorie cohérente de l’imagination, et la traduction de ce traité en latin
nous a donné nos concepts d’image et d’imagination.
Cependant, si le latin a limité le champ sémantique au mot imago,
les langues modernes l’ont ré-ouvert. L’allemand, par exemple, possède

5. Voir, par exemple, Charles Sanders Peirce, Papers of Charles Sanders Peirce (vol. 2),
Cambridge, MA, Belknap Press, 1960, p. 157-158. Pour la traduction française, voir :
Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe. Textes rassemblés, traduits et commentés
par Gérard Deledalle, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1978 ; réédition Points
Essais, 2017, p. 172-179.
6. Les références complètes des textes fondamentaux qui seront discutés par Ricœur
figurent dans la Bibliographie, dans la section relative au syllabus du Cours.

22
LEÇON D’INTRODUCTION

plusieurs mots qui ont un lien avec l’image ou l’imagination. Bild, le


terme principal, signifie à la fois un « portrait » – « une peinture » – et
une « image », comme lorsque j’ai l’image de quelqu’un qui se trouve
ailleurs. Mais nous avons aussi Phantasie, qui est utilisé par Sigmund
Freud, par exemple lorsqu’il parle des Phantasien du rêve (Traumphan-
tasien). Le mot Phantasie désigne les émergences involontaires et plus
ou moins absurdes d’images. Il y a ensuite le mot de Einbildung chez
Emmanuel Kant dont la signification est complexe. Einbildung met
davantage l’accent sur le processus actif de mise en image – Ein-bildung.
Comme Bildung est un mot qui signifie aussi « culture », on a affaire à
un champ sémantique riche qui renvoie à l’idée d’une acculturation à
travers l’image. Bilden signifie « façonner », « donner forme ». Dans ce
concept de formation, un même terme rassemble à la fois l’idée d’une
formation culturelle et celle d’une formation d’image. Dans la Critique
de la raison pure (première Critique), et dans la Critique de la faculté de
juger (troisième Critique), Kant utilise le concept d’Einbildungskraft
dans le but de mettre l’accent sur le processus actif de la faculté d’imagi-
nation, c’est-à-dire sur le pouvoir de l’imagination. C’est ce concept qui
a prévalu en philosophie sans éliminer pour autant celui de Phantasie. La
coexistence des deux termes traduit une marge d’hésitation dans notre
langage. On peut penser également à d’autres mots qui ont trait à la
Vorstellung – terme qui a été traduit par « représentation » et parfois par
« présentation ». La Vorstellung n’est pas inconnue de Freud puisque,
dans son fameux article sur « L’Inconscient », il parle des Vorstellungen :
des représentations qui sont soit des idées, soit des représentations affec-
tives. La Vorstellung a donc un champ plus large que la Phantasie ou
l’image. On a aussi le mot Darstellung, la « présentation » ; la Darstellung
d’un projet désignant dans ce contexte le fait de présenter quelque chose
de manière schématique. À partir d’une simple étude des mots, on voit
ainsi la richesse du vocabulaire qui gravite autour du problème de l’ima-
gination et du mot imagination.
L’anglais, de son côté, possède également plusieurs mots qui couvrent
ce champ. Celui qui se rapproche le plus de l’allemand Bild est le mot
picture. Une picture est avant tout un portrait ou une photographie, c’est-
à-dire la représentation physique de quelque chose. Mais nous avons aussi
fancy et fantasy. Il y a ensuite le mot image et il est intéressant de voir, dans
la littérature moderne et contemporaine, les différentes variations sur ce
terme : imagery, imaging, imagining, et imagination. Chacune de ces expres-
sions renvoie à une approche spécifique du problème de l’imagination.

23
L’IMAGINATION

Je souhaitais commencer par des remarques de vocabulaire afin de nous


préparer au fait que nous n’avons peut-être pas affaire à une fonction,
à une faculté, comme l’auraient dit les philosophes classiques, mais à
toute une série de problèmes. Comme on le verra plus tard, c’est bien
cette position qu’adopte Gilbert Ryle dans he Concept of Mind [La
notion d’esprit], lorsqu’il affirme qu’il nous faut démembrer ou défaire
le champ de l’imagination, de manière à rattacher ensuite la pluralité
des problèmes posés à des domaines différents. Cette pratique thérapeu-
tique est typique de l’approche d’un philosophe analytique : elle consiste
à résoudre des énigmes philosophiques en démantelant une mauvaise
grammaire. Ce qui nous est ainsi donné à comprendre, c’est que nous
avons peut-être affaire, dès le départ, à une mauvaise grammaire. Nous
serons amenés à discuter cette hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas
un problème unique de l’imagination mais une série de problèmes décon-
nectés les uns par rapport aux autres.
Je vais tenter tout d’abord de mettre un ordre provisoire dans les usages
du mot image, et je proposerai ensuite une sorte de cartographie du
domaine. Cette carte, qui nous servira de point de départ, sera davantage
une carte des difficultés du domaine qu’un schéma susceptible de résoudre
le problème de l’imagination. Commençons donc par le langage ordinaire :
quand utilisons-nous le mot image ? Il semble que nous nous référions
à au moins quatre grands domaines de faits ou d’expériences. On peut
commencer par les tableaux, car dans le langage ordinaire, ils corres-
pondent à ce que nous appelons une image, une image de quelque chose.
D’emblée, on voit que le mot « image » est à entendre comme « image
de ». Par « tableau » (picture), j’entends bien sûr les peintures, les dessins
et les diagrammes, mais aussi tous les types de dessins dans lesquels un
objet physique tient lieu d’un autre objet, parce qu’il en reproduit les
traits essentiels, les caractéristiques principales. L’un des usages certain et
très facilement identifiable du mot « image » renvoie donc à un tableau,
à une re-présentation de quelque chose qui existe ailleurs et qui n’est pas
présenté mais re-présenté. Il désigne une fonction de re-présentation qui
opère au moyen d’une miniature semblable à la chose ou à l’objet. Cette
fonction est déjà en elle-même quelque chose de très complexe. Prenons
par exemple une photographie, qui est elle-même un objet physique
que nous percevons. Lorsque nous percevons cet objet physique, nous
sommes renvoyés à quelque chose d’autre, et nous avons de ce fait deux
objets en un : l’objet perçu et l’autre objet que, précisément, nous disons
imaginer. Dans ce contexte, c’est sur la base d’un dessin semblable à

24
LEÇON D’INTRODUCTION

l’objet, c’est-à-dire d’une présentation de l’objet absent sous des traits


similaires, que nous imaginons. Cet usage du mot « image » renvoie déjà
à l’idée de quelque chose qui tient lieu de quelque chose d’autre – ce
qui constituera un problème philosophique très important. L’image en
tant qu’elle « tient lieu de » présente en effet une certaine parenté avec
le monde des signes dans la mesure où la caractéristique principale d’un
signe est précisément de « tenir lieu de » ou d’être « mis à la place de ».
Mais l’image comme tableau ne s’en tient pas là. Le tableau, en effet,
n’est pas seulement ce qui se substitue à quelque chose, mais il est aussi
ce qui en tient lieu. Il rend présent ce qui est absent. Il donne par consé-
quent un équivalent mental de l’absent. Telle est l’énigme de l’image :
elle donne la chose sans la donner, elle la donne dans la présence de
son absence. Nous avons d’emblée affaire à une notion très complexe.
Un deuxième groupe d’images correspond à un usage du mot image
qui est dérivé du premier, bien qu’il ne puisse être identifié avec autant
de cohérence. Dans ce deuxième groupe, l’image est l’évocation arbitraire
de choses absentes, mais sans le support d’une photographie physique,
d’un tableau, d’une peinture, d’un dessin ou d’un diagramme. C’est ce
que nous appelons habituellement une image mentale, lorsque nous
disons par exemple que nous avons une image mentale de quelque chose.
La plupart de nos souvenirs sont de cette sorte. Nous pouvons parler,
en un sens large, du « tableau » d’un événement passé, mais il ne s’agit
pas d’une photographie car il n’y a pas de support physique. Il s’agit de
quelque chose de simplement mental. Ce deuxième groupe d’images est
celui qui fait l’objet de plus de controverses, principalement en épisté-
mologie et en psychologie, car c’est sur la base de ces prétendues images
mentales que le problème de l’abstraction a été résolu dans la tradition
empiriste. Le propre de ce concept d’image, en effet, est d’impliquer
l’absence d’une chose, et de renvoyer à une représentation qui opère
sans support physique et sur la seule base d’une image mentale. Face à
un tel phénomène, la question qui se pose est dès lors de savoir s’il n’y
aurait pas, dans « l’esprit », quelque chose qui pourrait s’apparenter à
une sorte de tableau, ou si, à l’inverse, ce n’est pas le mot « image » qui
nous joue des tours en nous incitant à transformer le tableau physique
en image mentale. Peut-être l’image mentale s’apparente-t-elle plutôt
à une construction ; nous construisons une sorte d’équivalent mental
du tableau physique comme si nous avions dans l’esprit une sorte de
photographie des choses. Comme on l’aura compris, il s’agit donc d’un
problème très difficile. Dans la plupart des cas, et c’est ce qui fait l’unité

25
L’IMAGINATION

de ce groupe, nous pouvons évoquer ces images de façon plus ou moins


arbitraire : c’est dire, en d’autres termes, que, si nous le voulons, nous
pouvons les évoquer. Le fait de pouvoir faire appel à des images « si
nous le voulons » représente donc un élément essentiel de la définition
de ce groupe, et une caractéristique opposée à celle du quatrième type
d’images que je présenterai ultérieurement.
Si l’on avance pas à pas, mais en admettant des écarts de sens entre
chacun des exemples, on est conduit à examiner un troisième groupe
d’images, qui est celui des fictions. Ce groupe est très intéressant pour au
moins deux raisons. La fiction nous intéresse d’abord parce qu’il s’agit
bien, comme précédemment, d’une évocation de choses non présentes,
mais elle nous intéresse aussi et surtout, parce qu’en elle les choses
évoquées ne sont pas simplement absentes mais aussi non-existantes 7. Les
personnages d’un roman, par exemple, sont de cette nature. Ce sont des
non-êtres qui ont la propriété ontologique de ne pas exister tout en étant
néanmoins des objets. L’idée d’un objet qui est en même temps un rien
correspond à une forme d’entité très particulière. Force est de constater
que ce troisième groupe d’images a des contours encore plus vagues
que le second ; de fait, comme le montre ma présentation des groupes
en fonction de leur cohérence décroissante et de leurs contours plus ou
moins vagues, seul le premier groupe présente une certaine cohérence.
On peut dire en revanche que la définition de ce troisième groupe est
plus vague que celle des précédents, car il ne couvre pas seulement les
fictions littéraires mais s’applique aussi à des phénomènes tels que les
rêves. Dans la mesure où le rêve présente la scène d’un théâtre mental,
on peut en effet parler d’un rêve comme d’une fiction. Ce type d’image
abonde chez Freud, notamment lorsqu’il parle d’une scène infantile,
de la scène névrotique, etc. Ces scènes sont comme des fictions litté-
raires, à ceci près qu’elles sont liées au sommeil. Il s’agit d’un point qui
ne doit pas être oublié car, s’il est une caractéristique psychologique
du sommeil, c’est que tant que nous dormons nous ne percevons pas.
Dans le sommeil, nous vivons dans un monde qui a perdu tout contraste
avec la réalité ; et c’est ce qui fait que le rêve y occupe toute la place. En
revanche, lorsque je lis un roman, je vis à la fois dans le monde fictif

7. Dans les leçons suivantes, pour des raisons que Ricœur sera amené à expliciter,
son vocabulaire se fera plus précis et il sera conduit à préférer le terme « inexistence ».
Pour les termes techniques tels que « inexistence », l’Index fournit des références aux
définitions de Ricœur.

26
LEÇON D’INTRODUCTION

et dans le monde réel. Je suis plongé dans le monde du personnage


fictif, mais en même temps je sais que je suis assis ici. C’est un aspect
essentiel de l’acte de lire que d’appartenir à deux mondes, alors que
dans le royaume des rêves, l’absence de contraste avec la réalité introduit
un élément important qui est celui de la croyance et que nous retrou-
verons aussi dans le quatrième groupe. Nous croyons en ce que nous
rêvons. C’est une croyance non critique. Je suis dans le monde, mais
je demeure dans le monde de mon rêve. En revanche, les fictions litté-
raires, les fictions proprement dites, impliquent un sens de l’invention
du drame. Prenons la définition du muthos que nous propose Aristote
dans la Poétique, lorsqu’il aborde la question de la tragédie (Aristote,
1450a 80) (c’est la tragédie grecque qu’il a en vue). Aristote soutient
que la tragédie consiste avant tout dans la construction d’une intrigue
ou d’une fable. Cette faculté de construire des intrigues ou des fables à
des fins artistiques constitue assurément un problème essentiel pour une
théorie de l’imagination ; mais il est difficile de la ranger dans la même
catégorie, voire dans la même sous-catégorie, que les rêves. À mesure que
nous avançons dans cette étude de l’image, force est de constater que
l’idée selon laquelle nous aurions affaire à un unique domaine devient
de plus en plus suspecte. Il reste, en attendant, que la seconde carac-
téristique essentielle de la fiction réside bien dans son contraste avec
la réalité – que ce contraste soit reconnu, comme dans la lecture d’un
roman, ou qu’il ne le soit pas, comme dans les rêves.
Le quatrième et dernier groupe d’images est constitué des illusions
en général. Celles-ci incluent les hallucinations au sens pathologique,
même s’il existe aussi des illusions sans pathologie. Ce qui est commun
aux illusions pathologiques et à celles qui ne le sont pas, c’est qu’elles
sont fausses du point de vue de quelqu’un d’autre ou qu’elles le seront
ultérieurement pour nous, à la suite d’une interprétation autocritique.
La spécificité de ce groupe tient au fait que la croyance en la réalité de
l’image obscurcit la distinction entre absence et présence, entre réalité et
irréalité. Nous appréhendons nos images comme si elles étaient présentes ;
et c’est donc le comme si qui constitue le noyau central de ce groupe.
Nous avons affaire à un objet qui est absent pour d’autres personnes
– ou que nous serons nous-mêmes amenés à considérer ultérieurement
comme absent –, mais nous avons la croyance illusoire qu’il existe. La
situation que nous venons de décrire correspond donc à la catégorie
du pseudo, du quasi, du comme si : elle consiste à appréhender l’absent
comme s’il était présent, et l’irréel comme s’il était réel.

27
L’IMAGINATION

Il se peut que l’on puisse proposer encore plusieurs autres types


d’exemples, mais je m’en tiendrai là.
À partir de cette énumération, j’aimerais en effet parvenir à une
certaine construction dont le but ne serait pas de clôturer notre inves-
tigation mais de tenter au moins d’y mettre un certain ordre. C’est
la raison pour laquelle, à ce stade de notre discussion, je souhaiterais
dresser une sorte de cartographie. J’ai déjà commencé de le faire, mais
sous la forme d’une énumération et non d’une construction. Or, ce qui
complique la difficulté de la mise en œuvre d’une telle construction,
c’est que nous avons affaire à plusieurs paires d’oppositions. Je me
demande si nous ne pourrions pas situer les phénomènes que nous
avons recensés autour de deux axes : un axe de la présence opposée à
l’absence et un autre axe allant de la croyance ou de la fascination à la
non-croyance ou à la distance critique. Nous ajouterons davantage de
critères ultérieurement mais nous prendrons comme point de départ
cette double échelle qui va de la présence à l’absence et de la croyance
à l’absence de croyance. L’axe de la présence et de l’absence est du côté
de l’objet, il renvoie – en termes husserliens – au pôle noématique,
tandis que l’axe de la croyance et de l’absence de croyance est du côté
du sujet et correspond au pôle noétique.
Considérons d’abord un axe horizontal allant de la présence à l’absence.
Les grandes philosophies ont très souvent suivi cet axe, en plaçant
l’image à l’une ou l’autre des extrémités. Qu’avons-nous à la première
extrémité ? Essentiellement l’idée que l’image est la trace d’une perception
antérieure. Le concept de trace joue un rôle important dans la tradition
philosophique, et la question se pose de savoir si on considère cette
trace comme un phénomène physiologique, voire cortical, c’est-à-dire
comme quelque chose qui peut être stocké. Dans cette perspective,
la trace est donc bien une réalité mais elle est comme l’ombre ou
le résidu d’une réalité. C’est dans notre lecture d’Aristote que nous
rencontrerons l’idée selon laquelle une image est quelque chose qui
dérive de la perception. Pour ce dernier, en effet, nous ne pouvons pas
avoir d’image visuelle si nous sommes aveugles. Dans la mesure où il
existe une certaine dépendance des champs imaginatifs par rapport
aux champs sensoriels, il nous faut admettre que nous avons autant
de types d’images que nous avons de sens. Il est inévitable, en ce sens,
qu’il y ait un certain lien de parenté entre l’image et la perception.
Dans cette optique, il s’agit donc de traiter l’image comme quelque
chose de tout aussi réel que la perception : elle est certes plus faible ou

28
LEÇON D’INTRODUCTION

moins présente que la perception mais elle est néanmoins présente.


Chez Aristote, la phantasia est dérivée de la perception. Chez Hume,
l’image est également conçue comme une impression affaiblie. Et
Baruch Spinoza soutient de son côté qu’il n’existe pas de non-êtres,
c’est-à-dire que tout est réel. Comme il se situe dans une philosophie
de la plénitude de la réalité pour laquelle tout est réel, il lui est très
difficile de faire une place à l’image et celle-ci doit donc être une sorte
de présence ou de résidu d’une présence. Nous avons oublié qu’il y a
eu une présence et nous avons ensuite construit un monde d’images.
La démarche philosophique de Spinoza consiste en ce sens à réduire
l’image à une série d’événements réels advenant dans un monde intégra-
lement réel, c’est-à-dire dans un monde sans potentialité qui a la réalité
pour seule dimension. Aristote, Hume et Spinoza représentent ainsi
les trois principaux exemples de philosophies dans lesquelles l’image
est placée aussi près que possible du côté gauche de l’axe. Ce premier
pôle correspond par conséquent à une définition essentiellement repro-
ductrice de l’imagination.
À proximité de ce pôle, on peut dès lors placer toutes les perceptions
résiduelles, les portraits, les copies et les diagrammes. Ils sont réels mais
d’une réalité de second ordre. Ils dérivent leur contenu de la réalité, mais
tout se passe comme si leur contenu de réalité se trouvait transféré dans
une autre sphère qui est celle de l’absence. L’accent n’est pas mis ici sur
l’absence en tant que telle mais sur le fait qu’elle exprime une présence.
La plupart des images de la mémoire sont de cette sorte : c’est du moins
le cas des formes les moins élaborées de ces images, c’est-à-dire de celles
qui jaillissent. Pensons aux exemples que l’on trouve chez Proust : on
y assiste à une soudaine explosion de l’image comme s’il s’agissait d’un
morceau du passé qui refaisait surface ou d’une sorte de renaissance de
l’expérience passée.
À l’extrémité opposée de l’axe, l’accent est mis sur l’image comme
fonction de l’absence 8. Nous avons déjà rencontré ce problème au cours
de notre énumération : l’image se présente alors comme la contrepartie
de la présence, comme si la totalité de la réalité était niée par l’image.
Soudain, on a affaire à quelque chose qui n’a pas de place dans le tout

8. Dans le développement de sa propre théorie de l’imagination productrice, lorsqu’il


s’éloignera de l’image, Ricœur avancera l’idée selon laquelle ce qui caractérise le mieux
l’imagination productrice ce n’est pas l’absence mais le « nulle part », c’est-à-dire la
référence à quelque chose d’extérieur à la réalité présente.

29
L’IMAGINATION

de la réalité et l’image représente dès lors une forme de menace pour la


réalité. Je souhaiterais opérer ici un rapprochement avec un autre cours
dans lequel j’étudie l’utopie : de même qu’on peut dire que la fonction
de l’utopie dans la représentation de l’existence sociale prend la forme
d’un refus de la réalité dans son ensemble, lequel est rendu possible par
la position de quelque chose d’autre à côté ou en dehors de la réalité 9,
de même ici c’est ce quelque chose d’autre, cet autre que le réel, qui
constitue l’énigme de l’image. Plus l’imagination est productrice, plus
cette fonction de l’absence est accentuée.
En fait, on pourrait dire que, sur cet axe, cette fonction de l’absence a
été mise en évidence dès le début. Même une trace n’est pas une image
aussi longtemps qu’elle reste le simple résidu d’un aspect de quelque
chose. Dans ce cas, en effet, on a encore quelque chose : le résidu. Ce
qui fait de la trace une image, c’est qu’elle « tient lieu de » quelque
chose d’autre. Autrement dit, l’élément d’absence est déjà là. Le degré
zéro de l’absence ne peut pas être trouvé, parce qu’avec le degré zéro
nous n’avons plus une image mais une simple trace physique, qui est
déjà quelque chose 10. Si nous voyons des traces de pas dans la neige, il
s’agit bien de quelque chose, mais c’est seulement pour celui qui inter-
prète ces traces comme ayant été laissées par quelqu’un qui marchait là
qu’il s’agit d’une image. Ce n’est une image que pour celui qui inter-
prète la trace comme « laissée par » ou comme re-présentant la présence.
La trace en tant que telle est une chose perceptible mais ce n’est pas
une image. Il y a donc une échelle de négativité qui va de la trace en
tant que trace jusqu’à la fiction, dans laquelle l’élément de présence se
trouve réduit à néant.
Nous pourrions alors placer le long de cet axe et en fonction de leur
degré de négativité la plupart des éléments que nous avons abordés
précédemment. À une extrémité, on partirait de la trace, pour passer
ensuite à ce qui, dans notre usage des images, ressemble le plus à une
trace : comme les copies que, parfois, nous ne pouvons pas distinguer
de la chose elle-même. Une bonne photocopie, de fait, est à peu près
identique à l’original. Viendraient ensuite les portraits, les diagrammes,

9. Dans cette leçon comme dans les suivantes, Ricœur se réfère au cours sur l’idéo-
logie et l’utopie qu’il a également donné à l’Université de Chicago durant l’automne
1975. Ce cours sera publié plus tard en anglais sous le titre Lectures on ideology and
utopia et en français sous le titre L’Idéologie et l’Utopie.
10. Ricœur se réfère à l’extrémité gauche de l’axe de la présence et de l’absence, car
c’est là que seraient situés la présence pleine et le degré zéro de l’absence.

30
LEÇON D’INTRODUCTION

les compositions libres, et enfin la fiction. Pour ma part, je serais enclin


à placer ce qu’on appelle l’image mentale au milieu de cet axe, parce
qu’elle est en fait un point d’équilibre ou de balance entre la trace et la
fiction. Cet axe correspond donc à la fois à l’imagination reproductrice
et à l’imagination productrice, le reproductif tendant vers la trace et le
productif vers la fiction.
Nous ne pouvons cependant pas travailler avec ce seul axe. Nous
avons en effet mis de côté un facteur important, qui s’était révélé
essentiel dans le cas de l’illusion et de l’hallucination : il s’agit du comme
si. Si on ne disposait que de ce premier axe, on pourrait penser que
lorsque nous allons du pôle positif au pôle négatif, nous allons aussi
de la présence conservée ou retenue à l’absence libre. Mais cela n’est
pas vrai, car nous pouvons aussi avoir une pure absence qui donne
l’illusion de la présence. Il nous faut par conséquent introduire un
deuxième axe qui est l’axe de la prise de conscience : que cette prise
de conscience concerne l’élément de négativité de l’image, ou qu’elle
révèle l’écart phénoménologique entre la présence et l’absence, entre
le réel et l’irréel. Si j’ai parlé du côté subjectif du phénomène, c’est-
à-dire de son pôle noétique, pour décrire la manière dont nous sommes
engagés et impliqués dans ce processus, c’est précisément parce qu’il
y a des degrés de notre implication ou de notre engagement à l’égard
de l’image. Et ces degrés d’engagement ne correspondent pas néces-
sairement aux degrés de négativité de l’image.
Nous pouvons donc organiser ce second axe en fonction du degré de
conscience affiché. Si on le présente selon un ordre vertical, on trouve
d’abord, en bas de l’échelle, l’image en tant qu’elle est prise pour la
réalité. Ici, nous sommes pris dans le monde de l’image et nous y croyons,
aussi longtemps du moins que cette croyance n’est pas contredite. Nous
verrons que le principal argument de Spinoza consistera justement à
affirmer que, tant qu’une image n’est pas démentie par une autre image,
nous croyons en elle. Le premier degré qui figure sur cet axe est donc
celui de la croyance en l’image, et il se manifeste surtout lorsqu’il n’y a
pas d’évaluation critique au moyen d’une réalité contraire, comme cela
arrive lorsque nous rêvons. L’extinction de la perception, c’est-à-dire
l’absence d’une contrepartie perceptive, est constitutive du rêve en tant
que tel. D’un point de vue psychologique, certains définissent l’acte
même de rêver comme une extinction de la perception. Dans le rêve,
l’image occupe toute la place, exactement comme un gaz occupe tout
l’espace disponible.

31
L’IMAGINATION

De nombreuses approches psycho-éthiques de l’imagination reposent


sur cette confusion entre image et réalité, c’est-à-dire sur le comme si.
Nous verrons que cette caractéristique a été particulièrement soulignée
par Blaise Pascal dans sa fameuse attaque contre l’imagination en tant
que maîtresse de mensonge et d’illusion. Dans ce contexte, l’ima-
gination est moins envisagée comme une fonction que comme une
puissance : nous sommes soumis à la puissance de l’imagination et
sous l’emprise des images. L’imagination se trouve donc définie ici
comme une fonction dynamique. Au e siècle, à tout le moins dans
la tradition philosophique française et allemande de René Descartes à
Spinoza en passant par Gottfried Leibniz, le mot imaginatio couvrait
plus ou moins ce champ. Ce qui était souligné par ces philosophes, ce
n’était pas tant la présence ou l’absence de quelque chose que les phéno-
mènes de confusion ou de distinction, liés à la croyance investie dans
l’imagination. C’est pourquoi, dans le vocabulaire du e siècle, le mot
imaginatio ne s’applique pas seulement à l’imagination mais recouvre très
souvent ce qu’on appellerait aujourd’hui la perception. Dans les deux
cas, nous subissons le pouvoir de la chose, et ce n’est pas la présence
ou l’absence qui sont mises en avant, mais l’état de servitude. Telle est
la raison pour laquelle on peut parler dans ce contexte d’une approche
psycho-éthique du problème de l’imagination. Nous sommes bien sous
l’emprise de la chose : et une appréciation théologique pourrait même
entrer en jeu ici, dans la mesure où l’imaginatio correspond au règne
de la personne qui n’a pas été rachetée – c’est-à-dire de la personne en
tant que pécheresse. Pour Pascal, il ne fait pas de doute que le monde
de la chair est identifié à l’image. Chez Spinoza, le premier et le plus
bas degré de la connaissance – l’imagination – est précisément celui
dans lequel je suis passif et non actif, c’est-à-dire celui où je suis non
pas une partie de la causalité universelle mais un simple effet de cette
causalité. À cette époque, on ne met donc pas l’accent sur la présence
par opposition à l’absence, mais bien sur la croyance par opposition à
la distance critique.
À l’autre extrémité de cet axe, c’est la distance critique à l’égard de
la réalité qui est mise en évidence. L’image elle-même devient alors
un instrument de la critique de la réalité. De nombreux écrivains ont
ainsi fait de leurs romans une forme de critique sociale. La présen-
tation d’une autre façon de vivre ou d’un autre mode d’existence nous
permet de voir notre monde à distance. Nous sommes transportés d’un
monde à un autre et c’est cet exil hors de la réalité qui constitue alors la

32
LEÇON D’INTRODUCTION

stratégie de l’imagination. C’est de cette manière qu’opère par exemple


l’imagination sociale à l’œuvre dans l’utopie. Sans aller plus loin dans
l’analyse des usages sociaux de l’imagination critique, on peut mentionner
certains usages de l’imagination, non seulement dans la littérature mais
aussi dans l’épistémologie, dans lesquels l’imagination participe à cette
approche critique. Je pense en particulier au concept de variation imagi-
native chez Husserl : dans les première et deuxième Recherches logiques,
ce dernier parle en effet de l’imagination comme d’un outil d’explo-
ration de l’actualisation de l’essence, dans son caractère encore irréel et
seulement potentiel. Pour détacher l’intuition de l’essence de la simple
perception, il faut ajouter à la perception les autres possibilités impli-
quées dans l’essence et les explorer au moyen de l’imagination. L’ima-
gination devient alors une manière d’explorer la portée d’un concept,
d’une idée, d’une essence, ou de quoi que ce soit d’autre. Ce qui est
important ici, c’est la capacité de neutralisation impliquée dans l’image,
c’est-à-dire sa capacité de négation de la réalité en tant que telle. Il ne
s’agit pas de la négation de telle ou telle réalité, mais de la négation de
l’ensemble de la réalité. Pour Husserl, cette capacité de migrer du réel
vers l’irréel constitue donc la caractéristique fondamentale de l’imagi-
nation. On voit combien il est étrange que la même notion puisse osciller
entre ces pôles opposés et qu’elle soit identifiée tantôt à une imagination
magique (pour reprendre ici une expression que Jean-Paul Sartre utilise
parfois dans L’Imaginaire), tantôt à une capacité de neutralisation. Je
pense que ce que nous appelons imagination renvoie en fait à un espace
de variation correspondant à plusieurs gammes de possibilités. En ce
sens, ce pourrait être la tâche première du philosophe que de mettre de
l’ordre dans ce domaine.
Permettez-moi à présent de représenter d’une autre manière l’ordre
suggéré par les deux axes : n’examinez pas seulement chacune des lignes,
mais prenez aussi en considération les quadrants que crée la combi-
naison de ces axes (figure 1, p. 35) (je propose cet ordonnancement
mais je ne veux pas que nous nous laissions enfermer dans la figure
une fois réalisée. Une figure peut être utile ou nuisible selon les cas).
Si l’axe horizontal va de la présence à l’absence tandis que l’axe vertical
va, en partant du bas, de la croyance à une non-croyance neutralisante
alors, le côté situé à gauche de l’axe vertical correspond à l’imagination
reproductrice. Dans la partie inférieure du quadrant gauche, on trouve
la trace. Il s’agit d’une forme d’imagination reproductrice qui se situe
– en deçà de la division entre distance critique et croyance – du côté

33
L’IMAGINATION

de la croyance, et qui se range aussi du côté de la présence plutôt que


de celui de l’absence. Elle est, pour ainsi dire, deux fois défaillante car
il lui manque à la fois l’absence et la distance critique. Les théories les
plus malencontreuses de l’imagination découlent de cette insistance
excessive sur le problème de la trace, car, dans la trace, on a aussi peu
d’absence que possible et aussi peu de pouvoir de neutralisation que
possible.
Dans le quadrant supérieur gauche, je mettrais le portrait ou le
tableau (picture). Il s’agit encore de quelque chose de reproductif qui
se situe donc du côté de la présence ou de la réalité, même si on a en
même temps un élément de distance critique. Si nous ne sommes pas
atteints de folie, nous ne confondons généralement pas une photo-
graphie avec la personne réelle. Remarquons toutefois que ce n’est
pas toujours le cas : dans certaines publicités ou certains films, par
exemple, le pouvoir de l’image est si grand et l’élément de croyance si
fort que nous ne pouvons pas nous empêcher d’éprouver le même genre
de sentiment que celui que nous aurions en face de la chose réelle. Je
placerais ces exemples tout en bas du quadrant supérieur gauche qui
correspond dans son ensemble à la notion de tableau. Le portrait est
intéressant parce qu’il est proche d’une trace, mais il présente toujours
une distance critique par rapport à la chose représentée. La distance
critique peut être renforcée par un trait comme l’ironie, par exemple
dans la caricature, qui implique une distance critique par rapport à
l’image.
Dans le quadrant inférieur droit, on pourrait mettre les hallucinations
et toutes les formes d’illusions dans lesquelles l’élément de croyance est
fort. Je placerais enfin les fictions dans le quadrant supérieur droit. Pour
moi, les fictions correspondent à la fonction véritable de l’imagination,
car elles présentent à la fois des éléments d’absence et des éléments de
distance critique. On peut donc dire que la trace et la fiction sont des
opposés absolus. Cette préférence pour les fictions relève évidemment
d’un choix, mais ce qui m’intéresse, c’est d’élaborer une théorie de la
fiction : une théorie de la fiction en tant qu’elle est opposée à une théorie
de la trace, mais aussi en tant qu’elle est absolument et définitivement
opposée à une théorie du portrait et de l’illusion. Mon seul objectif ici,
c’est de nous amener à réfléchir sur la variation spatiale qui caractérise
le problème de l’imagination tout en dressant une simple cartographie
de cet espace.

34
LEÇON D’INTRODUCTION

Non-croyance ou
Distance critique

tableau (picture) fiction

Image mentale
Présence Absence

trace hallucination

Croyance ou
Fascination

Dessin tracé au tableau par Ricœur


(et issu des notes de cours prises par les éditeurs)

Ce cours sur l’imagination se déroulera de la manière suivante : la


première partie sera consacrée à l’examen de quelques textes classiques
sur l’imagination, et elle sera suivie d’une seconde partie dans laquelle
j’explorerai quelques textes contemporains à ce sujet. Je commencerai
ma première partie par l’analyse de trois textes classiques.
J’examinerai d’abord le Livre III, chapitre 3 du traité De l’âme (De
Anima) d’Aristote : ce texte traite de la phantasia, et il représente sans
doute la première tentative pour mettre un certain ordre dans le concept
d’imagination. Dans notre schéma, nous pourrions placer la phantasia
dans le quadrant inférieur gauche. Aristote essaiera lui-même de placer
l’image sur une échelle, mais il s’agit d’une échelle assez différente, qui
va de la sensation au concept. Aristote propose ici une approche épisté-
mologique du problème qui se maintiendra en fait jusqu’à la troisième
Critique de Kant, c’est-à-dire jusqu’à la Critique de la faculté de juger.
La troisième Critique de Kant représentera en effet la première tentative
pour dissocier le problème de l’imagination de celui de la vérité – c’est-
à-dire de l’évaluation de la vérité –, et pour délivrer ensuite l’imagination

35
L’IMAGINATION

de l’accusation d’inadéquation qui pèse sur elle. De fait, les notions


d’images inadéquates, d’idées inadéquates, sont un héritage de la problé-
matique d’Aristote.
Je propose que nous nous tournions ensuite vers l’Éthique de Spinoza,
afin d’en examiner les Propositions XVI et XVII de la deuxième partie
ainsi que la Scolie qui suit. C’est principalement dans les Scolies que
Spinoza parle en des termes plus populaires ou psychologiques. Sa
démarche est, à titre exemplaire, celle d’un philosophe qui tente de faire
l’économie de termes négatifs, en se référant uniquement à la réalité
présente, à la plénitude de la réalité. Il est très difficile d’introduire
quelque chose de négatif dans cette approche, et la façon dont Spinoza
procède est très frappante. En même temps, son approche reste limitée
car elle ne considère que le comme si de l’image, qui est pour lui l’équi-
valent de la réalité dans l’irréalité de l’image. Je me proposerai également
de lire certaines des Pensées de Pascal : celles dans lesquelles on trouve
la fameuse déclaration selon laquelle l’imagination est une maîtresse
d’illusion, et qui renvoient donc à une approche plus ou moins éthique
de la question de l’imagination. Aristote, Spinoza et Pascal représentent
les trois principaux textes de la tradition classique sur l’image et l’ima-
gination avant Hume et Kant.
Nous consacrerons ensuite quelques séances à Hume et à Kant. Avec
ces deux philosophes, on assiste en effet à un tournant décisif. Chez
Aristote, l’imagination était considérée comme un intermédiaire entre
les deux pôles de l’intuition et de la saisie intellectuelle au moyen du
concept. Cet intermédiaire, cependant, était positionné comme un inter-
médiaire statique. Ce qui est nouveau en revanche, chez Hume d’abord,
mais surtout chez Kant, c’est qu’on assiste à l’apparition d’un concept
de synthèse. On a dès lors affaire à l’idée d’un intermédiaire dynamique
ou d’une médiation. Au lieu de se réduire à une fonction intermédiaire
statique, l’imagination sera désormais considérée comme une fonction
de médiation et cette approche en viendra plus ou moins à dominer le
champ entier de la question de l’imagination. Comme on le verra, la
théorie kantienne de l’imagination comporte deux volets. Dans la première
Critique de Kant (la Critique de la raison pure), l’imagination fait partie
du processus de connaissance. Elle est absorbée dans le mouvement vers
l’objectivité et fait partie du jugement d’objectivité. Dans la mesure où
l’accent est mis ici sur la fonction du jugement appliqué à des objets, la
fonction d’absence de l’imagination en vient à disparaître. C’est dans
la troisième Critique que le concept d’imagination libre, de libre jeu de

36
LEÇON D’INTRODUCTION

l’imagination fera son apparition, mais il viendra s’inscrire dans le cadre


nouveau d’une critique de la faculté de juger qui sera principalement une
théorie du jugement esthétique. Dans ce contexte, l’imagination acquiert
une autonomie par rapport au problème de la vérité objective, c’est-à-dire
de la vérité comme adéquation. On assistera donc pour la première fois
à une levée de l’accusation d’inadéquation adressée à l’imagination. Et,
à la fin de ce cours, j’essaierai justement d’élargir cette brèche.
Avant d’en venir à ma propre contribution, la seconde partie du cours
explorera d’autres conceptions contemporaines de l’imagination, en
examinant notamment certaines approches psychologiques nouvelles,
qui sont très intéressantes par l’attention qu’elles portent précisément à
l’usage ludique de l’imagination 11. On ne s’intéresse plus ici au problème
de l’hallucination mais, au contraire, à la tentative de maîtriser la réalité
à travers le jeu en prenant ainsi en considération la notion de jeu de rôle.
Je ferai également appel à certaines approches centrées sur le langage,
à travers la théorie de la métaphore et des modèles, et j’examinerai la
manière dont nous produisons des constructions imaginatives au moyen
du langage dans le but d’explorer la réalité.
Je réserverai alors un peu de temps à la fin de ce cours pour une
contribution plus personnelle à une phénoménologie de la fiction. Ces
leçons se développeront en parallèle avec mes autres leçons sur l’idéo-
logie et l’utopie, dans lesquelles j’entreprends une recherche sur l’ima-
gination sociale comme puissance de tromperie et d’exploration de la
réalité ; c’est-à-dire comme puissance de subversion mais aussi d’occul-
tation qui, dans le cas de l’idéologie, me dissimule où je suis et qui je
suis. L’espace de variation couvert par l’imagination sociale – et qui va
de l’idéologie à l’utopie – est exactement similaire à l’espace de variation
que nous examinons ici. Et il me semble que ce qui manque à la socio-
logie de la culture, c’est un outil phénoménologique pour explorer ces
différentes possibilités de l’imagination.

11. Dans sa forme finale, la deuxième partie du cours ne revient pas sur ces études de
psychologie. Dans les Leçons 7 et 8, en revanche, Ricœur discute longuement la façon
dont Ryle aborde philosophiquement le rôle du jeu. Pour un commentaire concernant
la littérature en matière de psychologie, voir la Leçon 4, note 1.
 
Lectures classiques
2
Aristote

Dans cette leçon, nous allons examiner l’analyse de l’imagination que


propose Aristote au Livre III, chapitre 3 de son traité De l’âme (De Anima).
Cette analyse est fondée sur une décision philosophique qui est prise
dès le départ par Aristote et qui consiste à assigner une certaine place à
l’imagination sur une échelle de facultés gouvernée en dernier ressort par
le concept de vérité. L’imagination, comme on le verra, se trouve prise
dans un réseau au sein duquel elle occupe la mauvaise place. Le premier
obstacle à une pleine reconnaissance du procès créatif de l’imagination
tient donc au fait que la philosophie tend généralement à rattacher le
problème de l’imagination, d’un côté à la perception et de l’autre au
concept. L’imagination est considérée comme un dérivé de l’expérience
perceptive ou comme une forme faible de la pensée conceptuelle et on
trouve justement chez Aristote le paradigme de ce type approche.
Le choix philosophique d’Aristote s’illustre déjà dans le choix du mot
grec phantasia, qu’on traduit habituellement par « imagination ». Le
choix de ce terme en dit long sur l’intention d’Aristote, car en grec on
disposait aussi du mot eikon, que l’on retrouve chez Platon et qui est lié
chez lui à une problématique bien spécifique. On traduit eikon soit par
« image », soit parfois, dans des contextes comme ceux des textes rhéto-
riques de Platon, par simile ou « comparaison ». Le mot eikon a la même
portée que la problématique de l’imitation chez Platon, et cette portée
est presque sans limites puisque les images imitent les choses visibles,
les choses visibles imitent les paradigmes des idées, et, dans une certaine
mesure, on pourrait dire que toutes les idées participant de l’Idée suprême
du Bien imitent le Bien. Il faut préciser, en second lieu, que le mot eikon
répond à une interrogation sur ce qui est véritablement réel (ontos on).
Les degrés d’iconicité expriment les différents degrés d’éloignement à
l’égard de ce qui est véritablement réel et l’on trouve chez Platon une sorte

41
L’IMAGINATION

d’échelle négative, qui va de l’absolument réel – le Bien – à ce qui est de


moins en moins réel, et sur laquelle se trouve située l’eikon. En ce sens,
on peut parler d’images puisqu’une statue, par exemple, est semblable
à un être humain qui, à son tour est semblable à l’Idée de l’humain, et
les Idées, à leur tour, doivent leur réalité à l’Idée du Bien. Chez Platon,
le problème était donc d’aborder l’Idée à travers le concept général et
élargi d’une imitation selon les degrés ontologiques de la réalité. À ce
titre, il existe une certaine synonymie entre eikon et ombre. L’image est
une sorte d’ombre de la réalité, quelque chose de « moins que » ; et ce
défaut de concordance ontologique entre L’Idée et l’image est tout à
fait fondamental.
Aristote a essayé de rompre avec ce cadre philosophique, même si,
comme on le verra, cette rupture reste toute relative dans la mesure où
le terme de comparaison renverra toujours chez lui à quelque chose de
plus vrai que l’image. Le choix du mot phantasia exprime néanmoins
sa volonté de transférer le problème dans un nouveau cadre conceptuel
qui est celui du traité De l’âme : notre premier traité de psychologie.
Le mot psychologie vient précisément du grec psyché qui ne désigne pas
seulement l’âme comme principe vivant des êtres animés mais renvoie
aussi au principe de la connaissance et au siège des émotions, etc. Cette
double tâche du traité est exprimée dès les premières lignes du chapitre 3 :
« Il y a deux traits distinctifs au moyen desquels nous caractérisons
l’âme – (1) le mouvement local et (2) la pensée, la discrimination et
la perception » (Aristote 1966, p. 586 ; 427a 16-18) 1. La référence au
« mouvement local » indique que l’âme a pour fonction d’animer : c’est
l’anima. Elle anime un corps en tant que principe interne de mouvement
local. L’animal se meut et il s’agit donc de l’une des fonctions de l’âme ;
mais, pour Aristote, l’âme a aussi pour fonction de discriminer, de penser
et de percevoir.
L’organisation du vaste Livre III, dont fait partie le chapitre 3, obéit
à un principe de hiérarchisation : elle est, en d’autres termes, gouvernée

1. Note du traducteur. Dans la mesure où les traductions françaises du De Anima


d’Aristote étaient souvent très éloignées de la traduction anglaise de J. A. Smith qui
sert ici de référence et dans la mesure aussi où le commentaire de Ricœur se tient au
plus près du texte, nous présentons ici une traduction française des passages de la
traduction anglaise cités par Ricœur. Voir Aristote, On the Soul, Livre III, chapitre 3,
trad. J. A. Smith, in he Basic Works of Aristotle, Richard McKeon (éd.), New York,
Random House, 1966, p. 535-603. Dans ce qui suit, la pagination entre parenthèses
se réfère d’abord au texte anglais puis au texte original en grec.

42
ARISTOTE

par une hiérarchie de fonctions. Parti d’une analyse de la simple sensation


dans le premier chapitre du Livre III, Aristote débouche à titre ultime
sur un examen du noûs, c’est-à-dire de l’esprit, en tant que pouvoir de
saisie des principes. Pour lui, le noûs n’est pas tant le lieu de l’inspi-
ration que celui de l’intuition des principes, des règles fondamentales.
Il est le sujet philosophique en nous comme il est aussi le sujet éthique
puisque c’est le noûs qui est le siège de la plupart des vertus spéculatives
comme la sagesse, etc.
Or, ce qui nous intéresse, c’est la place qu’occupe l’imagination au
sein de cette hiérarchie. La découverte importante d’Aristote consiste en
effet à montrer que la position de l’imagination est celle d’une fonction
intermédiaire. Cette idée de fonction intermédiaire jouera ultérieurement
un rôle décisif et elle aura des conséquences considérables, tant positives
que négatives, sur toute l’histoire du concept. La conséquence positive
de cette caractérisation de l’imagination comme fonction intermédiaire
tient d’abord au fait qu’elle vient mettre un certain ordre dans la diversité
décourageante des phénomènes que j’ai décrits dans ma précédente leçon.
Aristote, on le verra, n’est pas très précis dans ses exemples et ne cherche
pas à les hiérarchiser, mais il fait autre chose : il identifie le niveau auquel
ils se réfèrent. En ce sens, il fait le choix de ne pas définir l’imagination
par son contenu phénoménologique – comment les images apparaissent,
à quoi est-ce qu’elles ressemblent – mais d’identifier le niveau auquel les
images se situent. Au lieu de chercher un contenu spécifique à l’imagi-
nation, on s’intéresse donc ici à sa position sur une échelle des facultés.
Cette idée d’une position intermédiaire regarde à la fois en direction
du passé et du futur. Elle nous renvoie d’abord au passé dans la mesure
où Platon avait déjà traité de ce problème de l’intermédiaire à travers la
notion de mixte (metaxu) qu’il définissait comme ce qui est insuffisant et
entre-deux. Chez Platon en effet, c’est la fonction de la doxa, c’est-à-dire
de l’opinion, qui se voyait attribuer cette position intermédiaire. À ses
yeux, ce concept de doxa était embarrassant parce qu’il était à l’origine
de la plupart des paradoxes pédagogiques. Considérons par exemple la
question de savoir si l’on peut chercher ce que l’on ne connaît pas. Si
nous ne le connaissons pas, nous ne pourrons pas savoir si nous sommes
dans le vrai. Mais si nous le connaissons déjà, pourquoi aurions-nous
besoin d’apprendre quelque chose à son sujet ? Le paradoxe de la doxa
tient donc au fait que nous connaissons ce que nous ne connaissons pas.
Si j’osais utiliser ici un terme heideggérien, je dirais que nous avons, dans
l’opinion, une précompréhension de quelque chose ; et l’imagination

43
L’IMAGINATION

aura plus ou moins cette fonction de précompréhension, d’Aristote à


G. W. F. Hegel. Comme le montrera notre lecture du traité De l’âme,
le fait que la doxa – « l’opinion » – et la phantasia – « l’imagination » –
prétendent toutes deux occuper cette position intermédiaire est une
situation qui embarrasse quelque peu Aristote.
D’un autre côté, la notion d’intermédiaire est promise à un bel avenir
puisque Kant transformera la notion de position intermédiaire en celle
de fonction médiatrice. Cette transformation représentera un progrès
important dans l’approche du concept d’intermédiaire. Alors qu’une
position intermédiaire présente un statut passif, une fonction média-
trice partage les caractéristiques de ce qui la précède – l’intuition – et de
ce qui la suit – les catégories. Chez Kant, le problème de l’imagination
consistera précisément à penser un terme qui ait une double allégeance.
La notion de fonction intermédiaire est donc riche en possibilités, mais
elle présente également un côté négatif, qui prévaudra aussi chez Kant, et
qui tient au fait que l’imagination se trouve coincée entre deux fonctions
fortes, la sensation et la pensée, qui ont, toutes deux, bonne réputation au
regard de la vérité. L’imagination est située sur une échelle de fonctions
cognitives et elle sera mesurée en fonction de son importance cognitive,
c’est-à-dire de sa portée cognitive.
À ce titre, Aristote n’est pas très éloigné de Platon, car il définit la
connaissance en général par sa capacité à accéder à l’être ou à la vérité.
L’imagination est donc mesurée à l’aune de deux facultés qui, chacune à
sa manière, sont capables de vérité. S’agissant de la sensation, on prétend
généralement que nous ne sommes pas trompés lorsque nous voyons
une couleur : nous pouvons nous tromper lorsque nous disons que c’est
tel ou tel individu qui possède cette couleur, mais nous ne pouvons pas
nous tromper quant à sa couleur (p. 589 ; 428b 22). C’est là quelque
chose que tous les philosophes grecs répéteront, mais nous en sommes
moins sûrs aujourd’hui, parce que nous avons pris conscience du fait
qu’il existe une sélectivité et donc une structuration des champs senso-
riels qui commence très tôt. Pour les Grecs en tout cas, cette réception
passive des impressions sensibles représentait la relation la plus sûre aux
choses. À l’autre extrémité de l’échelle, le noûs constitue aussi une sorte
de super-sensation puisqu’il est simplement défini par sa réceptivité aux
Formes, c’est-à-dire aux Formes idéales des êtres. C’est donc au moyen
d’un double système de comparaison que l’imagination se trouve définie :
elle est comparée avec deux pouvoirs, deux fonctions, qui tirent princi-
palement leur vérité de leur réceptivité, c’est-à-dire de leur capacité à

44
ARISTOTE

appréhender aussi bien des êtres individuels que des êtres universels.
L’imagination flotte entre l’intuition de l’individuel et l’intuition des
Formes idéales. Elle manque non seulement de consistance mais aussi
de fiabilité en matière de vérité. En ce sens, le chemin est pavé pour une
approche essentiellement dépréciative de l’imagination que nous verrons
à l’œuvre chez Pascal dans notre prochaine leçon.
Venons-en maintenant plus directement au texte. On voit qu’il présente
d’emblée une structure argumentative, et c’est à cette structure argumen-
tative que je vais m’intéresser ici. Elle consiste principalement à analyser les
différences qui permettent de distinguer l’imagination d’autres fonctions,
puis à examiner, au sein de ces différences, certaines similitudes suggérées
soit par le langage ordinaire soit par l’expérience commune. Aristote a
souvent bonne réputation chez les philosophes du langage ordinaire car
il procède à la manière d’Austin et parfois de Wittgenstein, en n’exa-
minant pas seulement les choses mais aussi ce que les gens disent au sujet
des choses. Sa description de l’imagination fait donc appel aux ressources
conjointes du langage commun et de l’expérience commune et elle consiste
à dégager deux différences spécifiques qui renvoient respectivement au bas
et au sommet de l’échelle. Dans le paragraphe d’ouverture du chapitre 3,
Aristote définit les termes de référence qui serviront à son travail de diffé-
renciation et il passe un certain temps à distinguer clairement les termes
opposés de perception et de pensée afin de ménager une place au terme
intermédiaire. Son intention initiale est d’ouvrir un espace entre les deux
termes mais le poids des opinions contraires ne rend pas les choses faciles.
Pour Aristote, il est toujours important de considérer ce que les gens ont
déjà dit parce qu’il nous faut choisir la meilleure opinion au moyen d’une
sorte de critériologie philosophique, qui ne part pas de rien mais s’appuie
au contraire sur ce qui a déjà été dit sur un sujet. Aristote ne conteste
pas les droits de l’expression poétique. Il cite Homère aussi bien que le
présocratique Empédocle (p. 586 ; 427a 21-25). Pourquoi s’appuie-t-il
sur ces opinions ? Parce qu’il existe une fonction qui semble commune
à l’ensemble du champ décrit dans le Livre III et qui est la fonction de
discrimination : distinguer, faire des distinctions. Entre la perception et
la raison ou la pensée il existe au moins un point commun : c’est le fait
qu’elles discriminent.
Pour nous, cet argument est toujours pertinent dans la mesure où
nous avons appris de la philosophie du langage ordinaire (je pense en
particulier à Sense and Sensibilia [Sens et sensibilité] de John Langshaw
Austin), mais aussi de la psychologie moderne de la perception, que

45
L’IMAGINATION

la perception est une activité de discrimination très complexe. Dans


la perception, nous identifions et distinguons des formes et, à l’autre
extrémité de l’échelle, on constate que c’est aussi ce que fait toute
pensée, du moins dans son activité d’identification singulière. Quand
on pense à l’importance du problème de la référence dans la philosophie
moderne de Frege à P. F. Strawson, en passant par Bertrand Russell, on
s’aperçoit que l’identification d’entités singulières est une activité intel-
lectuelle qu’il est très difficile de distinguer de la fonction discriminante
de la perception. C’est un fait que, dans leurs activités discriminantes,
la perception et la pensée se chevauchent.
Avant d’en venir à l’imagination, Aristote développe donc quelques
arguments pour montrer que la perception et la pensée sont des fonctions
différentes en dépit du fait qu’elles se chevauchent. Il divise cette argumen-
tation en deux parties : l’une portant sur la pensée pratique et l’autre
sur la pensée spéculative. Comme il le souligne pour commencer, si la
perception est « universelle dans le monde animal », la pensée pratique
ne l’est pas (p. 586-587 ; 427b 7-8). Il s’agit toujours d’un argument
important chez Aristote puisque l’âme est chez lui un principe d’ani-
mation et non un principe de pensée comme elle le sera chez Descartes.
L’âme est commune à tous les êtres animés, aux animaux et aux humains.
Nous avons donc besoin d’un critère pour différencier, au sein de cette
fonction de l’âme, ce qui est commun à tous les animaux et ce qui est
propre aux humains. Pour Aristote, la pensée pratique appartient à tous
les humains mais elle n’est pas présente chez tous les animaux : on peut en
effet discerner une certaine pensée pratique chez les animaux supérieurs
mais elle n’appartient pas à tous les animaux. C’est là un point que la
psychologie moderne ne contesterait pas.
S’agissant maintenant de la pensée spéculative, qui culmine dans
l’activité de la philosophie, Aristote considère qu’elle est différente de la
perception parce qu’elle est capable de fausseté. Comme on le verra, le
problème de la fausseté domine toute la problématique, comme c’était
déjà le cas chez Platon. Rappelons quel était le problème du sophiste chez
Platon : comment est-il possible de signifier quelque chose qui n’est pas ?
La possibilité du « n’est pas » est toujours embarrassante pour un philo-
sophe qui définit la connaissance par sa capacité à dire ce qui est. S’agissant
de la sensation, l’argument d’Aristote est donc le suivant : « La perception
des objets propres à la sensation est toujours exempte d’erreur » (p. 587 ;
427b 11-12). Les objets propres à la sensation comprennent les couleurs
pour la vue, etc. Ce sont des objets communs à la sensation, comme la

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ARISTOTE

grandeur et le mouvement, puisqu’il nous est par exemple possible de


percevoir quelque chose en mouvement au moyen de certains sens sinon
de tous. Aristote affirme donc que la perception des objets propres à la
sensation est toujours exempte d’erreur et sa conviction est que nous
ne pouvons pas être trompés lorsque nous nous contentons de voir ou
d’entendre, etc. Il poursuit alors son argumentation en affirmant que
cette aptitude à percevoir sans erreur « se trouve chez tous les animaux,
alors qu’on peut penser de manière erronée aussi bien que de manière
juste, et que la pensée se rencontre seulement chez les êtres qui ont le
discours de la raison et la sensibilité en partage » (p. 587 ; 427b 12-15).
Le discours de la raison – dianoia – désigne le pouvoir discursif d’ana-
lyser, de synthétiser et donc de subsumer sous un jugement. La distinction
entre perception et pensée a ainsi pour fonction de préparer le terrain
pour le terme intermédiaire.
Commence alors l’argument direct d’Aristote concernant l’imagination
qui se trouve résumé en une phrase qui constitue la phrase principale de
ce texte : « L’imagination, en effet, est quelque chose de distinct à la fois
de la pensée discursive et de la perception, bien qu’elle ne se rencontre
pas sans la sensation et que le jugement ne puisse pas exister sans elle »
(p. 587 ; 427b 15-17). Cette phrase est bien équilibrée. L’accent principal
est mis sur la différence : l’imagination n’est ni ceci, ni cela, elle est diffé-
rente de ceci ou de cela. Toutefois, dans la dernière partie de la phrase,
Aristote décrit une continuité de fonction en dépit de la discontinuité des
natures. Les quatre pages qui constituent le chapitre 3 se contentent de
fournir des arguments à l’appui de la thèse contenue dans cette phrase.
Elles consistent à affirmer une double différence à laquelle vient s’ajouter
une double dépendance.
Considérons le jeu des différences dans cette méthode différentielle
en commençant par l’opposition entre imagination et pensée. Pour les
besoins de l’argument, Aristote assimile penser et juger et considère
l’activité de juger comme la pierre de touche du penser. « Que cette
activité (de l’imagination) ne corresponde pas au même type de pensée
que le jugement, écrit-il, voilà qui est évident » (p. 587 ; 427b 17-18).
Si, comme je viens de le dire, Aristote assimile penser et juger pour les
besoins de l’argument, c’est parce qu’il tente de choisir, parmi toutes les
nuances d’une fonction, celle qui est paradigmatique de la différence.
Pourquoi le juger est-il paradigmatique du penser ? Parce qu’il existe
un arbitraire de l’imagination alors que le juger ne dispose pas d’un tel
pouvoir : « [I]maginer est une chose en notre propre pouvoir à chaque

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L’IMAGINATION

fois que nous le souhaitons (nous pouvons, par exemple, faire appel
à une image comme dans les procédés mnémotechniques opérant au
moyen d’images mentales), mais nous ne sommes pas libres de former
des opinions : nous ne pouvons pas échapper à l’alternative de la fausseté
et de la vérité » (p. 587 ; 427b 18-21). Aristote met l’accent sur l’attitude
de l’esprit lorsqu’il imagine plus que sur la nature de l’image. Comme je
l’ai dit, ses exemples ne sont pas très précis, mais ceux qu’il nous suggère
ici semblent renvoyer à certains diagrammes – « les procédés mnémotech-
niques opérant au moyen d’images mentales » – ou à certaines images
– comme les portraits ou les tableaux. Dans le contexte de cette phrase,
c’est bien d’un portrait mental qu’il s’agit puisqu’il peut faire l’objet
d’une libre évocation. Il est vrai que, dans d’autres contextes argumen-
tatifs, Aristote mobilisera d’autres exemples qui seront assez éloignés de
ce premier exemple ; encore une fois, cela tient au fait que sa démarche
ne consiste pas à mettre en ordre des exemples mais à identifier le niveau
auquel ils se réfèrent. Que veut donc dire Aristote lorsqu’il oppose le
caractère arbitraire de l’imagination à l’absence de liberté dans la formation
des opinions ? L’argument peut paraître étrange. Si le jugement et
l’opinion sont deux phénomènes plus ou moins semblables, pourquoi
ne sommes-nous pas libres de former chacun d’eux ? Pour Aristote, le
problème vient du fait que, lorsque nous jugeons, nous ne sommes pas
libres, « nous ne pouvons pas échapper à l’alternative de la fausseté et de
la vérité ». L’arbitraire dont est capable l’imagination n’est pas seulement
l’arbitraire dans l’évocation de quelque chose mais il implique aussi la
possibilité de ne pas avoir à choisir entre vérité et erreur.
Cette idée selon laquelle l’imagination échappe à l’alternative entre
vérité et fausseté se retournera en argument contre l’imagination. Quand
on sait à quel point la philosophie met l’accent sur la capacité à appré-
hender la vérité, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une description très
favorable. Cette étrange liberté de l’imagination à laquelle Aristote fait
référence ici ne trouvera son expression légitime que dans la troisième
Critique de Kant, lorsque le libre jeu de l’imagination sera mis au service
du plaisir ou de l’art. Ce libre jeu ne renverra alors à rien d’objectif au
sens où il ne s’accompagnera d’aucune donation d’objet. La capacité
de l’imagination à échapper à l’alternative de la fausseté et de la vérité
ne sera donc reconnue qu’en dehors de l’épistémologie et dans le seul
domaine de l’esthétique.
Aristote avance alors un second argument qui confirme l’indépen-
dance de l’imagination. Il évoque en effet une autre forme de liberté qui

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