(Ouverture Philosophique) Alain Tornay - Emmanuel Lévinas - Philosophie de L'autre Ou Philosophie Du Moi-L'Harmattan (2011) - 1
(Ouverture Philosophique) Alain Tornay - Emmanuel Lévinas - Philosophie de L'autre Ou Philosophie Du Moi-L'Harmattan (2011) - 1
(Ouverture Philosophique) Alain Tornay - Emmanuel Lévinas - Philosophie de L'autre Ou Philosophie Du Moi-L'Harmattan (2011) - 1
Déjà parus
EMMANUEL LÉVINAS
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
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Université de Kinshasa - ROC
Du même auteur
http://www.Iibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
(Ç)L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01478-X
EAN : 9782296014787
A VANT -PROPOS
1
Alain TORNAY, L'oubli du bien: la réponse de Lévinas, Editions
Slatkine, Genève, 1999, 523 pages.
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Principaux livres de Lévinas et sigles utilisés
8
1
10
pour l'adapter aux exigences de sa propre démarche (cf.
Chapitre 2). Lévinas traduit une partie des Méditations
cartésiennes de Husserl peu après qu'elles ont été présen-
tées à Paris, en 1929, sous forme de conférences.
A Husserl succède, à l'université de Freiburg, dès le
semestre d'hiver 1928-1929, son disciple Martin Heideg-
ger, dont l'œuvre majeure, Etre et temps, était parue en
1927. Nouvel éblouissement, plus fort encore: «Je suis
venu voir Husserl, et j'ai vu Heidegger ».
Je suis arrivé à Fribourg au moment où le maître venait
d'abandonner son enseignement régulier, pour se consacrer
à la publication de ses nombreux manuscrits. l'ai eu le bon-
heur d'assister à quelques conférences qu'il faisait de temps
en temps, devant des auditoires, toujours empressés. Sa
chaire a passé à Martin Heidegger, son disciple le plus ori-
ginal, et dont le nom est maintenant la gloire de
l'Allemagne. D'une puissance intellectuelle exceptionnelle,
son enseignement et ses œuvres donnent la meilleure preuve
de la fécondité de la méthode phénoménologique. Mais déjà
un succès considérable manifeste son extraordinaire pres-
tige (IH, p. 105).
Lévinas se souviendra de la manière heideggerienne,
très libre, d'user de la méthode phénoménologique. S'il y
a une phénoménologie de Lévinas, elle est plus proche de
celle de Heidegger que de celle du père fondateur, Hus-
serl. Lévinas continuera de reprocher à Heidegger ses pri-
ses de positions favorables au nazisme, mais il ne le
considère pas moins comme un génie philosophique ex-
ceptionnel à l'endroit duquel sa dette est durable.
Au printemps 1929, Lévinas prend part à Davos, dans
les Alpes suisses, à un séminaire qui fera date. Rencontre
destinée à resserrer les liens entre universitaires français
et allemands, Davos voit s'affronter cette année-là Hei-
degger, qui représentait un souffle nouveau dans la philo-
sophie allemande, et Ernst Cassirer, incarnation plus clas-
sique du néo-kantisme. Heidegger achève de conquérir
Lévinas. Davos est aussi l'occasion de faire la connais-
11
sance d'intellectuels français comme Maurice de Gandil-
lac ou P.-M. Schuh!.
De retour à Strasbourg, Lévinas y soutient en 1930 sa
thèse de doctorat du troisième cycle, une étude d'historien
sur La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de
Husserl. Cet ouvrage sera l'occasion pour un certain
nombre de Français, dont parmi les plus célèbres Jean-
Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, de découvrir la
phénoménologie husserlienne.
Lévinas choisit alors de demeurer en France, dont il ob-
tient la naturalisation en 1931. Il venait d'entrer dans les
œuvres scolaires de l'Alliance israélite universelle (AIU),
au service de laquelle il occupera, jusqu'après sa retraite,
diverses fonctions: d'abord celle de surveillant général à
l'Ecole Normale Israélite Orientale (ENIO), puis celle
d'attaché au département scolaire de l'Alliance. En 1932,
Lévinas épouse à Kaunas la fille de ses voisins, Raïssa
Lévy, musicienne, dont il aura deux enfants, une fille mé-
decin et un fils pianiste et compositeur.
Ces fonctions plutôt modestes ne l'empêchent cepen-
dant pas de poursuivre sa formation philosophique, no-
tamment auprès de Léon Brunschvicg, tout en s'ouvrant à
la philosophie la plus contemporaine lors des fameuses
soirées du vendredi, chez Gabriel Marcel, où étaient dé-
battus, à l'initiative de l'hôte, les problèmes les plus di-
vers dans la plus grande liberté. En ces années d'avant-
guerre, il rédige des recensions d'ouvrages et écrit ses
premiers articles, dans la ligne de sa thèse de doctorat. Il
aura ainsi renoncé à l'agrégation ainsi qu'à une carrière
universitaire jusqu'à sa nomination, en 1963, à
l'Université de Poitiers, suite à son doctorat d'Etat obtenu
grâce à ce qui sera son premier grand livre, Totalité et in-
fini.
Les années terribles
En 1939, l'adjudant Lévinas est mobilisé comme inter-
prète de russe et d'allemand. Fait prisonnier en juin 1940,
il sera détenu pendant cinq ans dans un camp, à Falling-
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sbotel près de Hanovre, - proche aussi de Buchenwald, -
bénéficiant de la relative immunité des prisonniers de
guerre. Il rédige au stalag, où il exerce un travail de bû-
cheron, une majeure partie de son deuxième livre, paru en
1947, De l'existence à l'existant. Sur sa vie en Allemagne
nazie pendant ces années éminemment douloureuses, Lé-
vinas sera d'une extrême discrétion.
La deuxième guerre mondiale représente un événement
majeur pour Lévinas. Dans son enfance, il n'avait pas
vraiment pris conscience des difficultés de la condition
juive. Mais il a été attentif à la montée de l'antisémitisme
hitlérien, publiant dès 1934 Quelques réflexions sur la
philosophie de l'hitlérisme. Ces années noires, sans com-
paraison avec ce qu'il aurait pu imaginer, vont le toucher
dans sa chair: de retour en France, il apprendra que ses
parents et ses deux frères cadets, en Lituanie, ont été ex-
terminés. On comprend que, dans une rapide autobiogra-
phie, Lévinas écrira que sa vie est «dominée par le pres-
sentiment et le souvenir de l'horreur nazie» (DL, p. 374).
L'abomination de la Shoah ne le quittera plus. Venant
après le ghetto, l'hitlérisme, l'antisémitisme, le génocide
marquent à jamais l'homme Lévinas, et des traces s'en
retrouvent dans son œuvre philosophique. «Il y a plus
d'un quart de siècle, notre vie s'interrompit et sans doute
1'histoire elle-même. Aucune mesure ne venait plus
contenir les choses démesurées» (NP, p. 178).
A Paris, sa belle-mère a été déportée, mais sa fille puis
sa femme ont bénéficié, sous de faux noms, de
l'hospitalité des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Lévinas
s'en souvient en ces termes:
Ce que nous avons connu dans la population civile - sim-
ples fidèles et membres de la hiérarchie - qui a accueilli,
aidé et souvent sauvé bien des nôtres, est absolument inou-
bliable, et je ne cesse de rappeler le rôle qu'a joué - avec
combien de ruses et de risques - dans le sauvetage de ma
femme et de ma fille un monastère de Saint-Vincent-de-Paul
aux environs d'Orléans (in F. Poirié, Emmanuel Lévinas qui
êtes-vous ?, Lyon, 1987, p. 85).
13
L'après-guerre. Initiation au Talmud
L'histoire cependant continue. Au lendemain de la
guerre, Lévinas est nommé par l' AID au poste de direc-
teur de l'ENIO. Il assumera la direction de l'école, pen-
dant plus de trente ans, jusqu'en 1979. Cette école forme
des jeunes gens venus des juiveries orientales pour en
faire des maîtres de français pour les écoles de l' AID du
bassin méditerranéen, en mettant l'accent sur la formation
à la fois au judaïsme et à la culture française. Lévinas y
enseigne la philosophie, mais, en tant que directeur, il a
toute une gamme de responsabilités plus pratiques: disci-
pline de l'école, gestion de l'internat, organisation des
études, contact avec les parents, etc.
Au lendemain de la guerre, qui est aussi le lendemain
du génocide, la conscience juive de beaucoup
d'intellectuels, qui avaient pu mesurer les limites de leur
assimilation à la société occidentale, s'accentue. Lévinas
a lui toujours été un juif pratiquant. Il est vrai que, avant-
guerre, les lectures philosophiques ont largement pris le
dessus sur les lectures hébraïques, mais alors déjà la dé-
couverte du philosophe juif Rosenzweig l'avait marqué.
Mais maintenant l'heure va venir d'un engagement public
plus appuyé en faveur du judaïsme, et surtout d'une acti-
vité intellectuelle d'interprétation des textes de la tradi-
tion juive. La rencontre d'un maître talmudiste a joué à
cet effet un rôle important. Lévinas a maintes fois rendu
hommage au génie de « Monsieur Chouchani ». Pendant
plusieurs années (de 1946 à 1952), laissant tout travail
philosophique, il a suivi plusieurs fois par semaine, jus-
que tard dans la nuit, les cours de ce Juif errant hautement
original, mystérieux, éblouissant de mémoire, de savoir,
de dialectique dans l'interprétation du Talmud et de ses
divers commentaires.
A mon retour de captivité dans un camp de prisonniers
français en Allemagne, j'ai rencontré un géant de la culture
traditionnelle juive. Il ne vivait pas le rapport au texte
comme un simple rapport de piété ou d'édification, mais
14
comme horizon de rigueur intellectuelle. l'aimerais dire son
nom. C'était M. Chouchani. Tout ce que je publie au-
jourd'hui sur le Talmud, je le lui dois. Cet homme-là, qui
avait l'aspect d'un clochard, je le place à côté de gens
comme Husserl ou Heidegger (Le Monde, 2 novo 1980).
Lévinas sera dorénavant, à côté de son travail
philosophique, un talmudiste recherché, faisant découvrir
le Talmud à un public élargi. Il sera un des piliers des
Colloques des intellectuels juifs de langue française,
lancés à partir de 1957. Il Y fera presque chaque année,
jusqu'en 1991, une leçon talmudique, ce qui constituera
une partie de ses écrits qu'il qualifie de confessionnels,
alors qu'avant-guerre ses publications étaient
essentiellement philosophiques, plus précisément
phénoménologiques. Une vingtaine de ces Lectures
talmudiques a paru dans divers ouvrages, dont cinq édités
par les Editions de Minuit. Par contre, il ne reste pas de
trace de l'enseignement talmudique que, chaque samedi
matin, après un service religieux, il donna jusqu'à la fin
de sa vie à l'intention des élèves de l'ENIO.
Il écrira également régulièrement dans diverses revues
ou organes de pensée juive. Certains de ces textes seront
regroupés dans Difficile liberté. On peut y prendre
connaissance de la modalité particulière du judaïsme de
Lévinas, de sa réserve à l'endroit du rabbinisme, de sa
compréhension symbolique, d'orientation nettement ratio-
naliste, des écritures juives, tout à l'opposé du réalisme.
C'est le fond philosophique des écritures juives qui
l'intéresse avant tout:
A aucun moment la tradition philosophique occidentale
ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot; tout doit en
effet être exprimé dans sa langue; mais peut-être n'est-elle
pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé
commence (El, pp. 19-20).
Selon le rationalisme de Lévinas, tout doit pouvoir être
traduit en grec (cf. AT, pp. 179-180), c'est-à-dire dans la
langue de la philosophie. Derrière la lettre des prophètes
de la Bible, et dans l'esprit des commentaires des doc-
15
teurs du Talmud, il s'agit de quêter, loin des rites et du
mysticisme, un sens caché, dans une perspective de démy-
thologisation (cf. HDN, p. 199), en refusant tout dogme.
Lévinas place très haut cette activité spirituelle de lecture
des Ecritures, au point de soutenir que « la prescription
des prescriptions qui les vaut toutes, c'est l'étude même
de la Loi (écrite ou orale) » (ADV, p. 170). Comme on le
verra plus en détail dans le chapitre 9, le judaïsme semble
être à ses yeux, en dernier ressort, une métaphysique ou
une éthique plus qu'une religion. Lévinas a parfois cho-
qué des élèves de l'ENIO: toujours présent à l'office,
mais s'adonnant parfois à l'étude pendant une lecture ri-
tuelle.. .
L'Université
Lévinas n'accéda à l'Université qu'à l'orée de la
soixantaine. Auparavant, il dut à l'amitié d'une personne
comme Jean Wahl, professeur à la Sorbonne, et grand
animateur de la vie philosophique parisienne, de partici-
per à cette dernière. Wahl avait fondé en 1946 le Collège
philosophique, où Lévinas présenta sous forme de confé-
rences les textes qui seront rassemblés dans son troisième
livre, Le temps et l'autre (1947). Wahl l'accueillit égale-
ment à la Revue de métaphysique et de morale, et le pous-
sa à briguer un poste universitaire. Mais Lévinas tardera à
être reconnu, et on a longtemps passé sous silence le rôle
important qu'il a joué dans l'introduction en France aussi
bien de Husserl, par sa thèse, que de Heidegger, par un
article paru en 1932 dans la Revue philosophique, les
deux philosophes allemands qui ont joué un rôle si impor-
tant dans la vie philosophique française d'après-guerre.
Une date capitale dans la vie de Lévinas est celle de la
publication de son premier grand livre, premier aboutis-
sement de sa pensée, Totalité et infini, en 1961, dans la
collection Phaenomenologica, après avoir été refusé par
Gallimard. Ce travail a d'abord été présenté, suite à une
suggestion de Jean Wahl, comme thèse de doctorat d'Etat,
dont la qualité exceptionnelle et le caractère profondé-
16
ment original ont été relevés. Par la suite Lévinas obtien-
dra un premier poste universitaire à Poitiers, où il sera le
collègue du marxiste Roger Garaudy, du phénoménologue
et esthéticien Mikel Dufrenne, de Jeanne Delhomme, an-
cienne assistante de Gabriel Marcel.
Pour l'année scolaire 1967-68, Lévinas est nommé maî-
tre de conférence dans la jeune université de Paris-
Nanterre, où il rejoint Paul Ricœur, philosophe protestant,
souvent côtoyé dans les congrès de phénoménologie et
comme lui captivé par les questions d'exégèse et
d'herméneutique. C'est à Nanterre qu'il subit la Révolu-
tion culturelle de Mai 68, à l'endroit de laquelle il est très
réservé, à la différence de Ricœur et de Dufrenne. Se fai-
sant de l'université et de la transmission du savoir une
très haute idée, il croit à la nécessité de maîtres et ne peut
accepter l'irrespect des meneurs étudiants et leurs slogans
sommaires.
Après quelques années à Nanterre, en 1973, Lévinas
choisit de quitter cette université devenue pourtant célè-
bre, pour rejoindre la Sorbonne, à ses yeux plus presti-
gieuse, riche d'un passé incomparable. Il y trouve des
spécialistes de divers domaines de l'histoire de la philo-
sophie: Ferdinand Alquié (Descartes, le surréalisme),
Pierre Aubenque (Aristote), Henri Birault (Heidegger),
Jacques Rivelaygue (idéalisme allemand), Pierre-Maxime
Schuhl qu'il connaît déjà en tant que directeur de l'ENIO
(philosophie antique). Trois ans plus tard, il achèvera sa
carrière en ce lieu qui représentait à ses yeux l'université
française par excellence et où il est fier d'avoir été ac-
cueilli. Pierre Boutang lui succédera, non sans péripéties.
Il continuera un enseignement de philosophie et de culture
juive, chaque quinzaine, à l'université de Fribourg en
Suisse, à l'invitation de la communauté hébraïque.
Dans son enseignement, comme Kant à Konigsberg,
Lévinas ne cherche pas à promouvoir sa pensée person-
nelle, il s'en tient à un travail d'historien de la philoso-
phie, dans le domaine qui lui est particulièrement cher de
la phénoménologie, qu'il s'agisse de Husserl ou de Hei-
17
degger. Mais son enseignement touche aussi les grands
classiques, comme Kant, Hegel, Platon, ou parfois des au-
teurs contemporains, comme Michel Henry, dont il admire
L'essence de la manifestation.
Conférencier international
En parallèle à son enseignement, jugé parfois désor-
donné, et à ses publications, il a une importante activité
de conférencier dans divers pays. Avec les années sep-
tante, sa notoriété grandit. Le caractère novateur de sa
pensée, aux résonances à la fois très contemporaines et
très antiques, est de plus en plus reconnu internationale-
ment. Sur ce plan, la France sera à la traîne. Mais il est
très vite connu et apprécié en Belgique, que ce soit à
Bruxelles, aux facultés universitaires Saint-Louis, ou à
l'université catholique de Louvain. A partir de 1969, il
participe, avec des penseurs de toute l'Europe, aux collo-
ques organisés depuis 1961 à Rome par Enrico Castelli, et
consacrés à la philosophie de la religion. Sa première
contribution, en 1969, s'intitule « Le nom de Dieu d'après
quelques textes talmudiques» (repris dans ADV). Il inter-
viendra régulièrement pendant une quinzaine d'années,
livrant ainsi des textes souvent importants, qui par la suite
seront repris dans des livres rassemblant des articles ou
conférences, - ce qui est le cas de la plupart des ouvrages
qu'il a publiés. C'est pour lui l'occasion de côtoyer des
penseurs chrétiens, catholiques ou protestants, et de pré-
ciser aussi bien sa conception du judaïsme que sa position
envers le christianisme.
Autre signe de la notoriété croissante de Lévinas : il est
fait docteur honoris causa de plusieurs Universités, à
commencer en 1970 par l' Uni versité Loyola de Chicago,
tenue par des Jésuites. Puis ce sera la faculté de théologie
protestante de Leyde aux Pays-Bas, à l'occasion du quatre
centième anniversaire de l'Université, en 1976. Deux au-
tres universités catholiques couronneront également Lévi-
nas : Louvain et Fribourg en Suisse, par son département
de philosophie. Ces diverses universités chrétiennes occi-
18
dentales auront précédé dans leur hommage aussi bien la
France qu'Israël, plutôt réservés envers Lévinas, mais
l'université hébraïque de Bar-Ilan décerna aussi à Lévinas
le titre de docteur honoris causa en 1981. D'autres pays
comme le Danemark, l'Allemagne (où, après-guerre,
Lévinas n'a jamais voulu retourner) et dans une moindre
mesure l'Italie, feront honneur à Lévinas, par exemple en
lui décernant des prix (prix Albert-Schweitzer et prix
Jaspers).
On pourra spéculer sur les raisons pour lesquelles c'est
à l'étranger, et dans les milieux chrétiens, que se sont
manifestés les appuis les plus fermes à la pensée
lévinassienne, quand bien même, au lendemain de la
guerre, Lévinas a choisi de ne pas aller s'installer en
Israël et de rester dans cette France à l'endroit de laquelle
il eut toujours une reconnaissance venant aussi bien du
cœur que de l'esprit. Serait-ce que la France laïciste
demeure réticente à honorer un philosophe qui parle de
transcendance et de Dieu, et qui met l'accent davantage
sur les devoirs que sur les droits de l'homme?
Dans les années 80, un autre signe de reconnaissance
allait venir du pape Jean-Paul II. On sait l'intérêt de Karol
Wojtyla, cardinal-archevêque de Cracovie, pour la
phénoménologie, dont le style l'a marqué. Ancien élève
de R. Ingarden, il a usé de la méthode phénoménologique
dans certains de ses textes. Lévinas a consacré à la pensée
philosophique de celui qui allait devenir le pape Jean-Paul
II une conférence faite à un Colloque organisé en 1980
par l'Association des écrivains catholiques. De son côté,
le pape, dont le goût pour la philosophie ne s'est jamais
démenti, invita à plusieurs reprises Lévinas à Castel
Gandolfo, dans sa résidence d'été, en compagnie d'une
palette d'intellectuels de tous pays, pour y débattre sur un
sujet préalablement fixé par le Souverain Pontife, et en
présence de celui-ci.
Les dernières années de Lévinas sont des années de
grande notoriété. Il jouit enfin d'une reconnaissance qui a
tardé à venir, mais qui est à la mesure de la force et de
19
l'originalité de sa pensée. Ses avis sont recherchés, les
médias s'intéressent à lui, ce qui nous vaut divers docu-
ments enregistrés ou filmés. Jusqu'à la fin - Lévinas
meurt le jour de Noël 1995 - il fait preuve d'une grande
activité, continuant son labeur philosophique et son tra-
vail d'interprétation, dont il avait souvent dit qu'il est in-
fi ni.
L'homme
La vie de Lévinas a été tout entière une vie de labeur
intellectuel. L'homme Lévinas était un grand travailleur,
débordant d'énergie, ce dont témoignent à la fois
l'ampleur de son œuvre et sa qualité. Ses textes très soi-
gneusement rédigés, dans une langue jugée parfois com-
pliquée, mais qui est surtout d'une grande densité, ne
laissent rien soupçonner de l'angoisse qui était la sienne
devant l'écriture. Non pas préciosité, ni volonté
d'obscurcir à plaisir des choses qui, se concevant bien,
devraient s'énoncer clairement, mais tension extrême, dif-
ficulté à exprimer une réalité certes intelligible, mais qui
souvent se trouve à la limite de l'intellection humaine.
Le style de Lévinas a mûri dans la solitude, il n'est ja-
mais retranscription d'une parole improvisée. Si Lévinas a
souvent pris la parole, dans des conférences, dans des col-
loques, dans son enseignement, il choisissait dans toute la
mesure du possible de lire un texte préalablement écrit.
Car l'homme est discret, réservé, on le dit même peu à
l'aise en société. Ni les effusions, ni les démonstrations
ne sont son fort, il ne pratique en rien la rhétorique dont il
a dénoncé les ensorcellements.
Ceux qui l'ont fréquenté relèvent deux aspects contras-
tés de sa personnalité. Il se montre plutôt rude, austère,
exigeant envers les autres, ses enfants, les élèves de
l'école, comme il l'est envers lui-même. Il a en effet un
grand sens de la discipline, il croit à la vertu d'une règle
sévère que l'on impose à sa propre nature, à la fécondité
du respect du commandement parce que commandement.
Sa personnalité est de ce point de vue fortement marquée
20
par sa pratique du judaïsme, même si d'autres témoigna-
ges soulignent son côté imprévisible, irritable, ses hu-
meurs, ses réactions vives et parfois colériques.
Mais c'était aussi un homme volontiers frondeur, qui
avait un fort sens de l'humour, qui aimait rire, qui voyait
les choses avec distance, cum grana salis. Il a laissé à ses
deux enfants le souvenir d'un être très paternel, affec-
tueux, tendre, profondément soucieux de bien les orienter
dans la vie. Même si sa philosophie ne fait guère de place
à l'amitié, il a connu le bonheur d'une amitié conjugale
exemplaire et on a pu évoquer, à propos de l'amitié qui
l'a lié pendant plusieurs décennies, de manière presque
quotidienne, au docteur Nerson, le précédent de Montai-
gne et de La Boétie.
21
2
LES AVENTURES DE LA
PHÉNOMÉNOLOGIE
La phénoménologie husserlienne
La grande et très précoce découverte de Lévinas à
Strasbourg fut celle de la phénoménologie. Il serait
injuste de taire le nom de Bergson qui,
chronologiquement, a le premier marqué le jeune
Lithuanien débarquant à Strasbourg. On peut d'ailleurs
repérer dans l'œuvre ultérieure de Lévinas, en sourdine,
des thèmes bergsoniens : sa mise en question du savoir, sa
doctrine du temps entendu comme durée notamment. Il
reste que l'influence majeure fut celle de la
phénoménologie. Dès le premier contact avec la pensée de
Husserl, à travers J. Hering, Lévinas a dû pressentir que là
se trouvait au moins en germe ce qui serait sa manière de
procéder en philosophie. Le séjour à Freiburg allait
confirmer cette première impression, mais en élargissant
la perspective: ce sera la rencontre de Heidegger et de la
manière dont il a renouvelé la pensée du fondateur de la
phénoménologie. La dette de Lévinas envers ces deux
maîtres allemands sera définitive. On sait l'épisode du
rectorat, en 1933, lors duquel Heidegger s'est engagé en
faveur du nazisme, ce qu'il ne reniera pas vraiment par la
suite. Tout en rappelant constamment ce fait lamentable et
douloureux, - impardonnable, - Lévinas le dissociera
cependant toujours du génie philosophique de Heidegger
et il continuera de placer Etre et temps parmi les plus
beaux livres de l'histoire de la philosophie.
Quel est donc selon Lévinas le noyau essentiel de la
phénoménologie, ce en vertu de quoi il s'estime autorisé à
dire qu'il « commence toujours avec Husserl» ?
La première originalité de Husserl est d'avoir compris
le moi, le cogito, non pas comme séparé, comme premier,
comme autarcique, mais essentiellement comme relation à
un objet. L'homme est foncièrement, depuis toujours, en
relation avec le monde. Tel est le sens de la célèbre
formule qui dit que toute conscience est conscience de
quelque chose. C'est pour qualifier cette relation que
Husserl a adopté la notion médiévale d'intentionnalité.
Mais cette relation n'est pas, comme on pourrait le
croire, une relation immédiate, naïve, au premier degré.
Voici comment Lévinas décrit la phénoménologie « dans
sa signification la plus large» :
Une réflexion radicale, entêtée sur soi, un cogito qui se
cherche et se décrit sans être dupe d'aucune spontanéité,
d'aucune présence toute faite, dans une méfiance majeure
envers ce qui s'impose naturellement au savoir, fait monde
et objet, mais dont l'objectivité bouche en réalité et
encombre le regard qui le fixe. Il faut toujours - de cette
objectivité - remonter à tout l'horizon des pensées et des
intentions qui la visent, qu'elle offusque et qu'elle fait
oublier. La phénoménologie est le rappel de ces pensées -
de ces intentions - oubliées; pleine conscience, retour aux
intentions sous-entendues - mal entendues - de la pensée qui
est au monde (El, pp. 25-26).
Le philosophe se doit de scruter plus profondément que
ce qui apparaît de prime abord, en se méfiant de toute
spontanéité naturelle. La réalité ne nous apparaît pas
immédiatement dans sa nature véritable. Il s'agit de
remonter de ce qui est patent à ce qui est latent, à un
apparaître qui précède la conscience immédiate qu'on en
a. A les bien écouter, les choses parlent au sujet
autrement, plus profondément qu'il n'en a l'impression.
Méthode de décryptage, la phénoménologie révèle des
« horizons insoupçonnés» par la pensée (Tl, p. XVI). De
Husserl, Lévinas retient surtout cette idée d'une
expérience oubliée dont vit la pensée. C'est dans ce sens
qu'il convient d'interpréter la formule, à laquelle on
ramène parfois commodément la phénoménologie, selon
24
laquelle toute conscience est conscience de quelque
chose. Car Husserl voulait surtout mettre au jour un donné
originaire, et il a proposé à cette fin une méthode. S'il Y a
un système phénoménologique husserlien, qui dérive vers
une philosophie transcendantale, c'est-à-dire idéaliste,
c'est uniquement à la phénoménologie comme méthode
que Lévinas s'est attaché. Un système on le répète, au
mieux on l'approfondit, on l'élargit; en revanche, une
méthode permet un questionnement inédit, elle invite à
des explorations nouvelles.
Le donné - séparé de tout ce qui a été oublié - n'est
qu'une abstraction dont la phénoménologie reconstitue la
« mise en scène ». Husserl parle toujours des « œillères»
qui déforment la vision naïve. Il ne s'agit pas seulement de
l'étroitesse de son champ objectif, mais de l'obnubilation de
ses horizons psychiques; comme si l'objet naïvement donné
voilait déjà les yeux qui le saisissent. Voir philoso-
phiquement, c'est-à-dire sans aveuglement naïf, c'est
reconstituer au regard naïf (qui est encore celui de la
science positive) la situation concrète de l'apparaître, c'est
faire sa phénoménologie, remonter à la concrétude négligée
de sa «mise en scène» qui livre le sens du donné, et,
derrière sa quiddité, son mode d'être (AT, pp. 176-177).
On donne souvent la science comme exemple par
excellence de connaissance dénuée de naïveté, portant sur
ce qui est caché. Mais la science elle-même reste encore à
la surface des choses. A la différence de la
phénoménologie, elle ne restitue pas ses notions «à
l'horizon de leur apparoir» (AE, p. 230), elle n'accède pas
au fond à partir duquel seul le véritable sens peut
apparaître. Le grand enseignement de Husserl a été de
montrer comment chercher et trouver ces horizons de
sens, qui sont l'analogue, en phénoménologie, du concept
dans l'idéalisme classique (TI, p. 15). Par ailleurs, la
science n'a pas non plus compris cet autre enseignement
de la phénoménologie: le mode selon lequel le sujet
accède à l'objet fait partie de l'objet.
25
Prenons, comme exemple, le mot Dieu. Il appartient à
la culture humaine, il est transmis aux hommes par la
religion. Mais d'où vient plus fondamentalement cette
notion? Pour la phénoménologie, il n'est pas question
que Dieu apparaisse comme appelé par un raisonnement
logique, par une nécessité rationnelle, démarche dont on
trouve une illustration classique chez Aristote. Il s'agit
plutôt de rechercher, de retrouver, «l'expérience
originelle» lors de laquelle Dieu « nous vient à l'idée ».
Il y a des circonstances enfouies, un «horizon », qui
rendent compte de la naissance d'une notion et que
l'analyse peut mettre au jour. De la sorte seulement on
pourra être sûr que la Parole reçue d'abord « au nom de
l'autorité sociale de la religion» est bien « celle que parle
Dieu» (AT, p. 177). Une analyse du même genre est faite
par Lévinas à propos de l'injonction « tu ne tueras pas »,
à propos de notions comme le Bien, la justice, l'Etat, ou,
plus simplement, mais plus fondamentalement, à propos
de la modalité selon laquelle l'autre homme apparaît
primiti vement.
Critique de l'impérialisme consubstantiel au savoir
Cependant, chez Husserl, le rapport à l'objet est
toujours un rapport de connaissance, le sujet est envisagé
principalement comme une de dépasser l'opposition entre
sujet et objet, il en est conscience capable
d'intentionnalité, capable de représentation. Husserl ne
rompt pas avec l'esprit des philosophes antérieurs qui ont
toujours privilégié le savoir: c'est ce privilège que
Lévinas sera amené à contester. Par ailleurs, Husserl ne
s'est pas montré fidèle à son intention initiale venu à
donner au sujet une place de fondement absolu, semblable
à celle qu'il occupe dans les philosophies idéalistes.
Cette contestation de la priorité du savoir est un aspect
important de la pensée de Lévinas. Toujours les
philosophes ont valorisé la connaissance, ils en ont fait
l'opération spirituelle par excellence dans toutes les
26
étapes de la philosophie occidentale, à de très épisodiques
exceptions près.
Lévinas souligne deux conséquences de ce primat
donné à la connaissance. La première est un privilège du
moi, qui va se retrouver à la fois exalté et isolé, coupé de
l'être, d'une certaine façon seul au monde: ce solipsisme
de la raison a été diagnostiqué dans un des premiers
ouvrages de Lévinas, Le temps et l'autre (1947), dans les
termes suivants:
En englobant le tout dans son universalité, la raison se
retrouve elle-même dans la solitude. Le solipsisme n'est ni
une aberration, ni un sophisme: c'est la structure même de
la raison. Non point en raison du caractère « subjectif» des
sensations qu'elle combine, mais en raison de l'universalité
de la connaissance, c'est-à-dire de l'illimité de la lumière et
de l'impossibilité pour aucune chose d'être en dehors. Par
là la raison ne trouve jamais d'autre raison à qui parler.
L'intentionnalité de la conscience permet de distinguer le
moi des choses, mais ne fait pas disparaître le solipsisme
puisque son élément, la lumière, nous rend maître du monde
extérieur, mais est incapable de nous y découvrir un pair.
L'objectivité du savoir rationnel n'enlève rien au caractère
solitaire de la raison (TA, p. 48).
Solitude de la raison signifie solitude, c'est-à-dire
séparation du sujet connaissant. Cela veut dire que le moi
est coupé de la réalité, de l'être, de toute conscience
autre, de toute altérité. La connaissance ne permettrait
pas, selon Lévinas, d'accéder vraiment à l'être en soi. En
effet, pour l'idéalisme, ce qui est connu ne peut être
qu'une idée, laquelle est par définition interne au sujet.
La pensée ne connaît donc qu'elle-même, elle ne sort pas
d'elle-même, ce qui s'observait déjà dans la
connaissance-réminiscence selon Platon, ce qui se vérifie
avec plus de netteté encore chez Kant, chez Hegel, ce à
quoi Husserl lui-même n'échappe pas, quelles qu'aient été
ses intentions premières. Or donner au sujet le statut de
socle ou de centre c'est faire de l'homme un être séparé,
c'est l'installer, en tant que donateur universel de sens,
dans la solitude et à la limite dans le solipsisme.
27
Ainsi pour Lévinas, toute connaissance, quelle qu'elle
soit, est très précisément ce qu'en dit l'idéalisme. Loin
d'être accès à ce qui est autre, la connaissance y est tout à
fait allergique. «La philosophie est atteinte depuis son
enfance d'une horreur de l'Autre qui demeure Autre»
(EDE, p. 189), elle ne peut donc qu'être négatrice de toute
transcendance. Le savoir fonctionne comme réduction au
sujet de tout ce qui n'est pas lui. La connaissance n'est
jamais rien d'autre qu'une certaine conscience de soi.
A ce moi connaissant, rien ne résiste. Comprendre c'est
prendre, prendre c'est dominer.
En tant qu'apprendre, la pensée comporte un prendre, une
saisie, une prise sur ce qui est appris et une possession. Le
« saisir» de l'apprendre n'est pas purement métaphorique.
Dès avant l'intéressement technique, il est déjà esquisse
d'une pratique incarnée, déjà «mainmise». La présence se
fait maintenant. La leçon la plus abstraite se passe-t-elle de
toute emprise manuelle sur les choses du «monde de la
vie », de la fameuse Lebenswelt ? L'être qui apparaît au moi
de la connaissance ne l'instruit pas seulement, mais ipso
facto se donne à lui. Déjà la perception saisit; et le Begriff
conserve cette signification d'emprise. Le « se donner» -
quels que soient les efforts qu'exige la distance «de la
coupe aux lèvres» - et à l'échelle de la pensée pensante, lui
promet, à travers sa « transcendance », une possession et
une jouissance, une satisfaction (EN, pp. 143-144).
Le mot « concept» en allemand connote la signification
de saisie, mais plus encore, du moins d'après Hegel, une
espèce de meurtre! Par le concept, le connu est dominé et
même supprimé. La mainmise, qui évoque une prise par le
toucher, vaut tout autant de la connaissance intellectuelle.
La vision aussi totalise. Or la distance entre totalisant et
totalitaire est mince, et Lévinas la franchit pour qualifier
la représentation. La connaissance est en elle-même une
maîtrise, elle participe d'un projet de domination. Depuis
Descartes, la pensée moderne ne se présente-t-elle pas
comme une pensée de la maîtrise? Plus lointainement,
déjà depuis certains auteurs médiévaux tels Duns Scot ou
Guillaume d'Occam, la pensée tendait à être plus
28
l'expression d'une liberté, d'un vouloir, et d'un vouloir
dominateur, qu'une simple «entente» théorique, qu'un
écho contemplatif de l'être.
C'est toute l'histoire de la pensée moderne qui pourrait
ici être relatée. On ne mentionnera que celui qui en
représente une sorte de sommet, et auquel Lévinas a été
spécialement attentif: Hegel. Philosophie de l'immanence
pure, le hégélianisme incarne bien la tendance unifiante,
totalisante, des modernes philosophies du sujet. Le sujet
connaissant est le lieu du savoir absolu, il est l'absolu,
dans une hostilité à toute extériorité. Tant qu'un objet
existe, tant qu'un objet est donné, le Moi n'est pas libre.
La liberté, sans laquelle il n'y a pas de véritable sujet, se
paie donc de la négation de toute existence extérieure,
ressentie comme une entrave à la liberté. Il y a cependant
un prix à payer pour cet impérialisme du sujet. Lévinas se
plaît à relever ce retournement: en exaltant le savoir, la
raison, l'universel, Hegel en vient à ôter à la liberté sa
raison d'être, de sorte que le sujet d'abord exalté finit par
s'évanouir dans la totalité; la raison impersonnelle
engloutit le sujet, le moi est absorbé par la totalité qu'il a
édifiée.
Lévinas use de formules très fortes pour qualifier le
sujet auteur de cette connaissance hégémonique, comme
«moi humain, maître et possesseur du monde, toute
puissance et tout pouvoir» (HDN, p. 209). Que voilà des
attributs divins: la connaissance conduirait-elle rien
moins qu'à la divinisation du sujet humain? Le premier
maître de Lévinas, Husserl, n'a pas rompu avec cette
glorification de l'homme actif, créateur, centre de toutes
choses.
La technique, bienfait issu du savoir
C'est donc assez naturellement que le savoir ou la
philosophie appelée par Descartes spéculative cède la
place à la philosophie appelée par Descartes pratique, par
quoi il entend désigner ce qui sera la science moderne.
Celle-ci, avec son projet affiché de maîtrise de la nature,
29
était déjà, selon Lévinas, en germe dans le savoir comme
tel. La technique, comme application de la science, n'en
diffère pas spécifiquement, puisque la pensée humaine est
déjà, fondamentalement, pratique au sens d'opératoire,
manipulatrice, fabricatrice. Telle était d'ailleurs la
conception de Bergson, pour lequel Lévinas a toujours
éprouvé une profonde admiration. Mais, à côté de
l'intelligence essentiellement fabricatrice, Bergson
réservait à l'intuition une capacité véritablement
contemplative, un réel pouvoir métaphysique. Sur ce point
Lévinas ne suit pas vraiment Bergson: pensée, savoir,
concept sont dans leur essence même hégémoniques, ils
sont la pure expression d'un impérialisme du sujet, d'une
volonté de domination du Moi sur le non-moi. Le sujet en
tant que connaissant ne peut pas échapper à ce statut. S'il
doit lui échapper, ce sera par un autre moyen, comme on
le verra.
Lévinas ne porte pas pour autant sur la technique un
jugement principalement négatif, comme on le rencontre
chez divers philosophes contemporains, notamment
Heidegger, Gabriel Marcel, Karl Jaspers.
La condamnation de la technique - répandue d'ailleurs
dans l'opinion par le moyen de tous les perfectionnements
de la technique de la diffusion - est devenue, elle aussi, une
rhétorique confortable, oublieuse des responsabilités
auxquelles appelle une humanité de plus en plus nombreuse
«en voie de développement» et qui, sans le développement
de la technique, ne saurait être nourrie. [...] La technique
sécularisatrice s'inscrit parmi les progrès de l'esprit humain
ou, plus exactement, justifie ou définit l'idée même du
progrès et est indispensable à cet esprit, même si elle n'en
est pas la fin (dans Cahier de l'Herne, Emmanuel Lévinas,
colI. « Biblio Essais », pp. 25, 26).
La technique se justifie par ses résultats. Elle suppose
certes une connaissance à intention dominatrice, mais,
après tout, le domaine des choses, le domaine de la
matière qui est le sien, peut s'accommoder de ce type de
relation. Pour autant qu'elle se reconnaît limitée au
30
monde de la matière, pour autant qu'elle ne se prend pas
pour le dernier mot du réel et de l'esprit, la technique doit
être acceptée et on peut se réjouir sans mauvaise
conscience de ses aspects bénéfiques: n'est-ce pas elle
qui permet à l'humanité d'être nourrie?
Heidegger: l'analytique existentiale
La pensée de Heidegger est l'autre grande source que
Lévinas a toujours reconnue et louée. Il s'agit du premier
Heidegger, l'auteur, jugé génial, de Etre et temps. Lévinas
a été fasciné par le style phénoménologique nouveau
pratiqué par Heidegger. En revanche l' œuvre ultérieure de
Heidegger, qui n'est plus véritablement
phénoménologique, ne retiendra pas son attention. La
grande originalité qu'il signale, et dont il dit s'inspirer
déjà dans sa thèse de 1930, est que pour Heidegger, à la
différence de l'intellectualisme de Husserl, le monde n'est
pas d'abord objet d'une contemplation théorique, il se
présente plutôt comme un champ d'activité ou de
sollicitude. La compréhension de l'être, de l'existence
humaine, n'a pas à mobiliser exclusivement, ni même
prioritairement, les capacités cognitives, car elle suppose
tout l'homme. Pour Heidegger, la connaissance « se fait
de par l'existence même» ; « il ne s'agit pas de réunir des
concepts par une synthèse pensée, mais de trouver un
mode d'existence qui les comprend» (EDE, p. 75).
Ainsi certaines dispositions affectives constituent des
voies d'accès au réel irremplaçables. Lévinas donne
l'angoisse comme exemple de cette «analytique
existentiale ». A la différence de la peur, l'angoisse n'a
pas vraiment d'objet. Elle est présentée par Heidegger
comme l'accès adéquat, direct, irréductible, à ce néant qui
affecte l'existence comme telle. Il n'y a pas à rechercher
du néant une compréhension théorique: on n'y accède
vraiment que par cette disposition psychique qui s'appelle
l'angoisse. « L'angoisse est une manière d'être où la non-
importance, l'insignifiance, le néant de tous les objets
intra-mondains devient accessible au Dasein» (EDE, p.
31
73). L'exploration du réel, l'analyse de l'existence
humaine, gagnent à se faire à travers des dispositions
affectives de ce type, parmi lesquelles, les plus
significati ves sont, à côté de l'angoisse, le souci et l'être-
pour-la-mort.
Lévinas ne craint pas de qualifier d'existentialiste la
pensée de Heidegger qui, dans Sein und Zeit, «vise à
décrire l'être ou l'exister de l'homme - non sa nature»
(El, p. 36). S'il a mis l'être au centre de ses
préoccupations, c'est d'une manière qui tranche avec
l'ontologie classique. Voici comment Lévinas pré-
sente cette nouvelle approche du mot être:
On parle d'habitude du mot être comme si c'était un
substantif, bien qu'il soit verbe par excellence. En français,
on dit ['être ou un être. Avec Heidegger, dans le mot être
s'est réveillée sa « verbalité », ce qui en lui est événement,
le « se passer» de l'être. Comme si les choses et tout ce qui
est «menaient un train d'être ». C'est à cette sonorité
verbale que Heidegger nous a habitués. C'est inoubliable,
bien que banal aujourd'hui, cette rééducation de notre
oreille. La philosophie aurait ainsi été - même quand elle ne
s'en rendait pas compte - une tentative de répondre à la
question de la signification de l'être, comme verbe (El, p.
34).
Comprendre l'être comme verbe, en le rapprochant du
mot exister, voilà la nouveauté heideggerienne, voilà son
enseignement, alors que Husserl continuait de proposer un
programme transcendantal. L'être ne doit pas être compris
comme un objet, comme une quiddité ou une substance,
mais comme un exercice ou un acte. Cette distinction
entre l'être comme substance et l'être comme acte est une
vieille distinction aristotélicienne, mais dont la saveur et
la force ont été oubliées dans la philosophie européenne
récente. Heidegger considérait d'ailleurs que la
philosophie aristotélicienne de l'acte était le sommet de la
philosophie grecque. Or l'être comme acte, comme
exercice, c'est dans l'existence humaine qu'il est
expérimenté avec une acuité particulière. Et c'est à ces
32
modes d'existence que Heidegger a consacré beaucoup
d'analyses qui remplissent Lévinas d'admiration.
L'homme est par lui-même une manifestation de l'être.
Mais là non plus le philosophe français n'adoptera pas
sans retouche le style phénoménologique de Heidegger. Il
reproche en effet au philosophe allemand d'en rester
malgré tout à une simple compréhension de l'être, au
dévoilement de l'être, de demeurer donc sous le signe de
la lumière platonicienne, sans rompre vraiment avec ce
primat de la connaissance qui a été la caractéristique - et
la faiblesse - de la philosophie européenne depuis ses
origines grecques. Cet humain si remarquablement
analysé n'aurait pas à se dire, pour cette philosophie,
autrement qu'en termes de vérité. La manière dont
Heidegger analyse l'être et en décrit la manifestation par
l'homme est originale, nouvelle, mais elle s'inscrit à
l'intérieur d'une recherche - forcément « intellectualiste »
- de la vérité de l'être. L'existence humaine n'intéresse
Heidegger qu'en tant que révélation ou lieu du
rayonnement de l'être, - que comme accomplissement
d'une ontologie. L'homme y est dit au monde, mais son
au monde est une compréhension. Or Lévinas conteste
dans son principe le primat du savoir, il y voit un oubli de
l'altérité, surtout de l'altérité d'autrui. D'ailleurs, après
Sein und Zeit, Heidegger n'a-t-il pas évolué vers une
conception de l'être que Lévinas qualifie de neutre,
d'anonyme et d'antihumaniste ? Cette évolution signe que
l' «être de l'étant» heideggerien, «entité inhumaine»
(NP, p. 36), ne tranche pas vraiment avec, par exemple, le
système ou la totalité dénoncés chez Hegel.
Si donc Lévinas est incontestablement fasciné, et
inspiré, par Heidegger et les admirables analyses
phénoménologiques de Sein und Zeit, il désire aussi
quitter le climat de cette philosophie (EE, p. 19). Lévinas
retiendra la méthode de Heidegger, il visera à mettre en
évidence une modalité très primitive de l'existence
humaine, mais au service d'une démarche tout à fait
originale, en plaçant les accents d'une manière
33
complètement différente, avec l'intention d'éviter l'écueil
du retour du sujet sur lui-même, comme on le voit par
exemple dans l'être-pour-Ia-mort de Heidegger, «où
l'être fini est ému de sa finitude pour cette finitude
même» (EN, p. 149), où l'angoisse est seulement angoisse
pour ma mort.
Dès son premier livre, Lévinas avait rendu hommage à
Heidegger pour avoir soutenu l'importance de la structure
historique et temporelle de la conscience, I'historicité et
la temporalité formant la substance même de l'homme
(TIP, p. 221). Mais cet élargissement par rapport à Husserl
n'est pas suffisant. Plus fondamentale est la structure
éthique, à laquelle Heidegger, trop préoccupé d'une
simple compréhension de l'être, a été aveugle. De la
sorte, l'étant-chose de Heidegger pourra laisser place au
visage, l'être s'effacer devant « l'autrement qu'être ».
La notion d'être est en effet suspectée par Lévinas. Il
l'associe volontiers aux philosophies où la connaissance
prime. Pour les plus radicales de ces philosophies, la
réalité est inconnaissable, voire même chaotique, de sorte
qu'il appartient au sujet connaissant de lui donner une
couleur, de lui insuffler un sens. Dans ce cas, l'être est
pure matière, sans forme au sens technique de ce terme,
c'est-à-dire sans intelligibilité, et c'est le sujet qui lui
octroie une forme, - le sujet maître et seigneur de
l'idéalisme. L'être est ainsi dépouillé, et déprécié, au
profit du sujet.
L'il y a
En forçant quelque peu cette misère de l'être, on arrive
à un des concepts les plus originaux forgés par Lévinas, le
concept d'il Y a : « Derrière la luminosité des formes par
lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre" dedans" - la
matière est le fait même de l'il Y a» (EE, p. 92).
Contestant la conception classique, qui remonte aux
Grecs, et qu'on retrouve chez Heidegger, selon laquelle le
mal est défaut ou privation, Lévinas soutient que l'être
comporte en lui-même quelque mal foncier, suscitant
34
horreur et affolement, - ce qu'il a baptisé il y a, et qui
constitue un thème central de son premier livre vraiment
personnel, De ['existence à ['existant, paru en 1947:
Je ne savais pas qu'Apollinaire avait écrit une œuvre
intitulée Il y a. Mais l'expression, chez lui, signifie la joie
de ce qui existe, l'abondance, un peu comme le « es gibt »
heideggerien. Au contraire «il y a» pour moi est le
phénomène de l'être impersonnel: « il ». Ma réflexion sur
ce sujet part de souvenirs d'enfance. On dort seul, les
grandes personnes continuent la vie; l'enfant ressent le
silence de sa chambre à coucher comme « bruissant» (El,
pp. 45-46).
Lévinas veut désigner par là un fond de l'existence,
indistinct et obscur. L'expression « il y a» signifie une
impersonnalité, un anonymat, comme dans «il pleut »,
mais avec une touche de noirceur: neutralité glaçante,
chose horrible suscitant horreur et affolement, non-sens.
L'il y a en appelle plus à l'imaginaire qu'à une stricte
analyse rationnelle, comme l'indique la référence à
l'enfant dans la nuit. La nuit est en effet le lieu de
l'expérience de l'il y a, pour autant que l'on puisse parler
d'expérience à ce propos, et les mots par lesquels il est
évoqué appartiennent essentiellement au registre du
sensible: bruissement anonyme, clapotis, bourdonnement,
murmure du silence, écœurant remue-ménage... Dans ['il
Y a, rien n'est déterminé, rien n'est sujet, comme dans le
fleuve d'Héraclite, ou comme dans l'insomnie. Etre
comme existence à l'état pur, sans étants, l'il y a est une
manière de dire la verbalité de l'être, l'exister d'une
indifférenciation, d'une « monotonie dépourvue de sens»
(F. Poirié, Emmanuel Lévinas qui êtes-vous? La Manufacture,
1987, p. 90) qui fait frissonner. Peut-être le fait que les
premiers et les plus importants développements de cette
surprenante notion, version noircie du es gibt
heideggerien? - se trouvent dans un livre écrit en grande
partie en captivité, dans un stalag, aide-t-il à en mieux
comprendre la connotation?
35
Mais cet il y a ne constitue pas le tout de l'être. Une
sortie de ce non-sens est possible. Il en existe même deux
modalités. La première se trouve dans la philosophie
européenne du savoir: l'homme comme sujet va se
dresser face à l'il Y a ; il est identité et conscience face à
l'indéterminé, il est raison, source de lumière, imposition
d'une forme à la matière in-forme; il est aussi liberté et
capacité de maîtrise. Mais le Lévinas qui, pendant la
guerre ou l'immédiat après-guerre, formule cette solution,
où il n' y a rien qui lui soit personnel, ne s'est pas encore
trouvé. Il n'a pas encore rompu avec le primat du
théorique, charrié, comme il le déplorera plus tard, par
toute la philosophie européenne.
Une autre sortie de l'il y a est possible, qui sera le
propre de la pensée lévinassienne. Elle concerne une
modalité de l'existence humaine tout autre que son statut
de sujet connaissant et dominateur. Avec elle nous
entrons dans ce qui constitue l'originalité, le cœur, de la
réflexion de Lévinas. V oici comment il témoigne du
passage de la première sortie à la seconde:
Ma première idée était que peut-être 1'« étant », le
« quelque chose» qu'on peut désigner du doigt, correspond
à une maîtrise de l' « il y a» qui effraie dans l'être. Je
parlais donc de l'étant ou de l'existant déterminé, comme
d'une aube de clarté dans l'horreur de l' « il y a », d'un
moment où le soleil se lève, où les choses apparaissent pour
elles-mêmes, où elles ne sont pas portées par l' « il y a »,
mais le dominent. Ne dit-on pas que la table est, que les
choses sont? On rattache alors l'être à l'existant, et déjà le
moi y domine les existants qu'il possède. Je parlais ainsi de
l' « hypostase» des existants, c'est-à-dire du passage allant
de l'être à un quelque chose, de l'état de verbe à l'état de
chose. L'être qui se pose, pensais-je, est sauvé. En fait cette
idée n'était qu'une première étape. Car le moi qui existe est
encombré de tous ces existants qu'il domine.
L'encombrement de l'existence était la forme que prenait
pour moi le fameux « Souci» heideggerien.
D'où un tout autre mouvement: pour sortir de l' « il y
a », il faut non pas se poser, mais se déposer; faire un acte
36
de déposition au sens où l'on parle de rois déposés. Cette
déposition de la souveraineté par le moi, c'est la relation
sociale avec autrui, la relation dés-inter-essée. Je l'écris en
trois mots pour souligner la sortie de l'être qu'elle signifie.
Je me méfie du mot « amour» qui est galvaudé, mais la
responsabilité pour autrui, l' être-pour-l' autre, m'a paru dès
cette époque arrêter le bruissement anonyme et insensé de
l'être. C'est sous la forme d'une telle relation que m'est
apparue la délivrance de l' « il y a » (El, pp. 50-51).
Cette surprenante notion d' «il y a », qui consonne
plutôt avec une pensée d'orientation idéaliste, voire
nihiliste, puisqu'elle conteste le fait que le réel soit en
lui-même consistant, sensé, bon, peut être considérée
comme le point de départ de la pensée de Lévinas. La
réalité comporte une dimension négative dont il faut se
déprendre. Ici Lévinas se sépare des solutions axées sur le
savoir, - ce savoir qui pour Lévinas ne peut être
qu'idéaliste, - pour prôner une sortie de l'il y a tout à fait
différente. Les philosophies du savoir érigent le moi en
maître et dominateur, ce qui s'accorde très bien avec un il
y a indéterminé et pure matière. Mais à côté du sujet, il
existe une autre réalité et pas seulement cette altérité
minimale de l'il y a : l'altérité d'autrui, qui requiert de la
part du sujet une relation d'un tout autre type que de
domination et de maîtrise. C'est cette relation sociale de
responsabilité qui va être présentée dans les chapitres
suivants.
37
3
L'unicité d'autrui
Lévinas pourrait pardonner au savoir d'être impéria-
liste, de nier l'altérité des choses, de ne se rapporter au
monde que dans une intention de domination - s'il n'y
avait autrui. Mais il serait grave que le rapport à l'altérité
d'autrui ait la même nature objectivante que le rapport
aux choses. C'est précisément à propos de l'autre homme
que la relation de connaissance montre ses limites. Il n'est
pas acceptable d'envisager le rapport à autrui sur le même
modèle que le rapport aux choses, car il y a une singulari-
té d'autrui, qu'on peut exprimer de bien des manières -
conscience de soi, sujet transcendantal pour Husserl, Tu
pour Buber, personne pour Thomas d'Aquin - mais qui est
incontestable. Qu'une chose soit objet d'une maîtrise de
la part de l'homme, on peut éventuellement le concéder.
Mais autrui est une altérité qui demande à être respectée
en tant que telle. Or le savoir, qui pour Lévinas s'identifie
à l'idéalisme, n'est pas mieux équipé pour reconnaître
cette altérité-là que les autres altérités.
La conclusion qu'en tire Lévinas est que l'accès à au-
trui ne peut pas être premièrement, originellement, une
relation de connaissance. Dans ce cas exceptionnel, il doit
exister entre le Moi et l'Autre un autre type de relation
que la relation cognitive. Autrui ne peut pas être, primiti-
vement, l'objet d'une expérience, car selon Lévinas
l'expérience est toujours en dernier ressort constituante.
Lévinas a tôt eu la conviction forte de ce qu'il y a
d'unique en l'Autre, de sa véritable altérité - il dit aussi
« extériorité» - par rapport au Moi: plutôt que d'en faire,
à la manière husserlienne, un alter ego, il le décrivait
dans un de ses premiers livres comme « ce que moi je ne
suis pas» (EE, p. 162). Le sens qui appartient à autrui ne
peut être un sens imposé par le sujet, comme le veut la
connaissance idéaliste. C'est un sens qui précède toute
connaissance, toute thématisation, c'est un sens qu'il pos-
sède immédiatement, par lui-même. Autrui possède un
statut unique dans l'être, ou plus exactement hors l'être,
car Lévinas, on l'a vu, est critique à l'endroit de la notion
d'être, qu'il préfère abandonner aux philosophies du sa-
voir. La tâche de la philosophie nouvelle qu'il se propose
de développer est d'accéder à cette frange du réel malme-
née par ses devanciers, mais pourtant si fondamentale: le
seul « étant» véritablement digne d'attention, quoi qu'en
dise Heidegger, n'est-ce pas l'autre homme?
L'autre comme visage
C'est dans ce contexte que Lévinas a recouru à divers
concepts auxquels il a conféré une dignité philosophique.
Le plus remarqué de ces concepts est celui de visage.
L'étant humain, dans toute sa pureté, est visage. C'est
dans le visage que se concentre, avec une force et une
présence uniques, l'être d'autrui. Le visage, dit Lévinas
est hors le monde, il n'appartient pas à l'être, il n'est pas
le terme d'un acte de connaissance, il ne donne pas lieu à
une représentation. La relation au visage ne relève pas de
la phénoménologie ordinaire, car le visage ne saurait être
phénomène. Ici Lévinas rend hommage à ces philosophes
que l'on qualifie parfois du dialogue, comme Gabriel
Marcel et Martin Buber. Ils ont mis en évidence une rela-
tion à autrui qui ne se réduit pas à une relation de
connaissance, ainsi la relation entre le Je et le Tu telle
qu'elle se réalise dans le dialogue selon Buber. Le Tu est
d'une tout autre nature que le Cela, c'est-à-dire que la
chose; il n'y a pas d'expérience du Tu, car le Tu ne peut
être expérimenté, « c'est par grâce que le Tu vient à moi»
(Je et Tu, p. 29). Lévinas développera une démarche origi-
nale par rapport à ces philosophes, mais il souligne leur
grand mérite d'avoir rompu avec certaines conventions
40
philosophiques et ouvert une voie nouvelle, en réaction
contre les excès de l'idéalisme, de la systématisation, de
la neutralité de l'être au détriment de l'exceptionnelle
existence humaine. Cependant, avec eux, ce nouvel âge de
la philosophie n'a pas encore donné tous ses fruits.
Lévinas ne parle pas du Tu, et il récuse que la relation
première à autrui soit de l'ordre du dialogue. Tout son
effort vise à montrer comment l'autre homme en vient à
compter pour moi, comment son être irradiant s'impose
mystérieusement à moi. Cette analyse a quelque chose de
psychanalytique, en tant qu'elle remonte à une mise en
présence qui n'appartient ni au présent, ni à un passé dont
on puisse se souvenir. Cette « expérience» unique, pure,
qui est au delà de l'expérience telle qu'on l'entend habi-
tuellement, a depuis toujours marqué le sujet, sans qu'il
en ait eu explicitement conscience. Cette démarche se
rattache en même temps, et surtout, à la phénoménologie
dans la mesure où elle décrit un être-advenu au sujet et
met au jour l'horizon à la lumière duquel autrui prend
signification pour le Moi. Cependant ce qui est décrit
étant qualifié d'immémorial, et comme le visage n'est pas
atteint, dans le face-à-face, en tant que phénomène, nous
n'avons pas affaire à une stricte phénoménologie, mais à
une phénoménologie adaptée et transposée, - une méta-
phénoménologie en quelque sorte, réconciliée avec la mé-
taphysique, si l'on donne comme objet à la métaphysique
le métaphénoménal.
Le féminin
Lévinas a tôt pressenti que l'altérité d'autrui exigeait
un dépassement de la phénoménologie, s'il est vrai que la
description phénoménologique « ne saurait quitter la lu-
mière» (EE, p. 145), c'est-à-dire le plan de la connais-
sance et n'est pas capable de voir en autrui autre chose
qu'un alter ego connu simplement par un retour sur soi-
même. Pour accéder à autrui, quelle sera donc
l'alternative à la connaissance? Lévinas a d'abord entre-
vu l'eros :
41
A l'aide d'aucune des relations qui caractérisent la lu-
mière, il n'est possible de saisir l'altérité d'autrui qui doit
briser le définitif du moi. Disons en anticipant que le plan
de l'eros permet de l'entrevoir, que l'autre par excellence
c'est le féminin par lequel un arrière-monde prolonge le
monde. [...] L'eros, séparé de l'interprétation platonicienne
qui méconnaît totalement le rôle du féminin, est le thème
d'une philosophie qui, détachée de la solitude de la lumière,
et par conséquent de la phénoménologie à proprement par-
ler, nous occupera ailleurs (EE, pp. 144-145)
Cependant le projet de Lévinas ne s'accomplira pas
dans cette direction. A l'exception d'une épisodique men-
tion dans TI, où il est dit que l'accueil du visage « se pro-
duit, d'une façon originelle, dans la douceur du visage
féminin» (p. 124), il n'y aura plus d'allusion à l'eras
comme mode d'accès privilégié à l'altérité, ce qu'il re-
connaîtra dans sa Préface à la réédition de son livre de
1947, Le temps et l'autre. Il est vrai que la femme peut
apparaître comme l'autre par excellence, mais d'une alté-
rité qui n'est pas sans ambiguïté. Lévinas le souligne vo-
lontiers : le féminin est visage « où le trouble assiège et
déjà envahit la clarté» (TI, p. 240). Autre expression de
cette équivoque du féminin:
Dans cette inversion du visage par la féminité - dans
cette défiguration qui se réfère au visage - la non-
signifiance se tient dans la signifiance du visage. Cette pré-
sence de la non-signifiance dans la signifiance du visage, ou
cette référence de la non-signifiance à la signifiance - et où
la chasteté et la décence du visage se tient à la limite de
l'obscène encore repoussé, mais déjà tout proche et promet-
teur - est l'événement original de la beauté féminine (TI, p.
240).
Phénoménologie très masculine, dira-t-on. Lévinas re-
lève premièrement dans le féminin la dimension de
l'érotique, guettée par la non-signifiance, là même où on
devrait s'attendre à la signifiance par excellence. L'être
féminin est aussi, à l'occasion, dépeint comme
l'accueillant en soi, comme tendresse et douceur, comme
42
condition du recueillement. Mais on est averti que l' eras
ne saurait être la modalité fondamentale de la relation à
autrui. Le féminin ouvre la dimension de l'intime, non de
la hauteur (DL, p. 59). Le visage de l'Autre ne saurait être
invitation au roucoulement dans une socialité à deux
coupée du monde. A vrai dire l'opposition masculin-
féminin doit être surmontée. L'humain passe avant l'intri-
gue entre masculin et féminin, le message qui émane du
visage a une connotation qui n'a rien de sentimental.
L'épiphanie du visage
Autrui est le seul être qui échappe à la thématisation,
qui défie, en les prenant de court, le pouvoir et la
domination du sujet. En cela il est le lieu même de la
vérité métaphysique (Tl, p. 51), il est un être métaphysique
et transcendant, à la différence du monde des choses. Or
c'est dans son visage qu'autrui se révèle. Le visage seul,
en dehors du Moi, existe par lui-même - kat'auto selon
l'expression d'Aristote reprise par Lévinas.
La manifestation du kat'auto, où l'être nous concerne
sans se dérober et sans se trahir, consiste pour lui non pas à
être dévoilé, non point à se découvrir au regard qui le
prendrait pour thème d'interprétation et qui aurait une
position absolue dominant l'objet. La manifestation
kat' auto consiste pour l'être à se dire à nous,
indépendamment de toute position que nous aurions prise à
son égard, à s'exprimer. Là, contrairement à toutes les
conditions de la visibilité d'objets, l'être ne se place pas
dans la lumière d'un autre, mais se présente lui-même dans
la manifestation qui doit seulement l'annoncer, il est
présent comme dirigeant cette manifestation même - présent
avant la manifestation qui seulement le manifeste.
L'expérience absolue n'est pas dévoilement mais
révélation: coïncidence de l'exprimé et de celui qui
exprime, manifestation, par là même privilégiée d'Autrui,
manifestation d'un visage par-delà la forme (Tl, p. 37).
Avant même de se laisser saisir, de se laisser connaître,
le visage s'est révélé, s'est manifesté. Sur lui la consci-
ence connaissante n'a pas prise. Il ne reçoit pas sa signi-
43
fication d'un autre - du sujet -, car il possède un sens en
lui-même, et ce sens il le montre, il le resplendit. Il ne
reçoit pas la lumière, il n'a pas à être éclairé, car il est
lui-même lumière. Gloire du visage. Parmi tout ce qui fait
face au sujet, il est étant par excellence. Unique, car ce
n'est pas le sujet qui va à lui, c'est lui qui vient au sujet,
s'impose à lui. Il se révèle par lui-même, c'est pourquoi il
n'a pas à être dévoilé. Dans la relation avec autrui,
l'initiative ne vient pas du Moi, elle vient de l'Autre.
C'est lui, plutôt que le Moi, qui dirige les opérations. Pé-
tri de sens, il est ce par quoi tout prend signification, -
schéma exactement inverse de celui de Husserl et de la
philosophie des Temps modernes, pour lesquels tout sens
s'origine dans le sujet.
Les philosophes recherchent toujours un commen-
cement, tel est I'héritage de la Grèce. Philosopher c'est
parler grec, ce qui veut dire remonter à un principe. Chez
Lévinas ce commencement de la philosophie, cette réalité
première, prend figure du visage irradiant. Thomas
d'Aquin déjà avait observé qu'à côté du mode de présence
selon la connaissance (la re-présentation) existe un mode
de présence selon la chose. C'est une mouture de ce genre
qu'explicite Lévinas à propos de l'autre homme. Il décrit
comment se réalise la venue d'autrui au sujet: dans le
face-à-face. Cette relation est la relation première - ou
ultime, - c'est une relation irréductible, où l'Autre existe
pour lui-même. Pour exprimer le caractère particulier de
cette apparition du visage, Lévinas parle d'épiphanie.
Dans l'épiphanie, ce n'est pas le Moi qui est la source
d'une visée intentionnelle, c'est l'inverse: une lumière,
ou un message, irradie de l'Autre et atteint le Moi. C'est
le Moi qui est ici passif, affecté, terme d'une visée. Le
visage quant à lui est acte, pour reprendre le concept
d'Aristote auquel il arrive à Lévinas de recourir, manière
d'exprimer un achèvement, une plénitude, une certaine
perfection d'être. Lévinas dit même « acte pur », formule
qu'Aristote réserve à Dieu, mais qui, dans le climat idéa-
liste de la pensée moderne, souligne la qualité ontologi-
44
que unique de cet être qui n'est pas le sujet transcendan-
tal. Ainsi le visage tranche tout à fait sur l'il Y a, il est le
lieu d'une sortie de l'il y a informe et inintelligible. On
mesure la distance avec ce que Sartre avait pu dire, dans
La Nausée, d'autrui, objectivé par le regard, et dénommé
« paquet tiède », ou du visage, et notamment des yeux qui
sont «horribles. C'est vitreux, mou, aveugle, bordé de
rouge. On dirait des écailles de poisson ». Sartre demeure
dans un équi valent de ce que Lévinas appelle l'il Y a : un
monde absurde, absolument contingent, noir. Or le visage
perce cette noirceur, il est une lumière qui, diffusée du
sein de l'il y a, parvient au sujet et va baliser son exis-
tence.
La manière dont le visage rayonne est parole, dire,
verbe, il est même la première parole, - cette parole fût-
elle silencieuse. C'est avec lui, à partir de lui, que com-
mence le discours; la première parole est une parole au
Moi adressée, elle est un Dire du visage qui se manifeste
dans l'immédiateté la plus immédiate. « La manifestation
du visage est le premier discours» (EDE, p. 194). Lévinas
y voit l'expérience absolue, qui n'est donc pas du tout un
dévoilement, mais une révélation. Le visage est par lui-
même révélation de son être. Il se présente lui-même, plu-
tôt qu'il n'est l'objet d'une représentation. Il précède le
masque que les hommes se donnent parfois, - ces masques
que Rousseau disait avoir beaucoup vus, déplorant de
n'avoir pas vu de visages d'hommes. Il n'y a pas à aller
chercher son intelligibilité, à abstraire son sens: il est de
lui-même expression de sa richesse d'être, c'est lui qui
vient au sujet, qui s'adresse au Moi, qui est visitation,
selon un registre éthique qui reste à préciser. Il est acte au
sens où le sont les Formes idéales platoniciennes qui, res-
plendissant leur intelligibilité, ne nécessitent pas, de la
part de l'âme qui les contemple, un travail pour y accéder.
Semblablement, le visage va vers l'âme, il l'impressionne,
il lui communique un message, comme jamais une chose
ne pourrait le faire: le mode de la connaissance, qui pri-
vilégie la vision, est remplacé par un mode tout à fait ori-
45
ginal - le mode d'une visitation éthique - où le sujet est
récepteur d'une parole non verbale, et non émetteur d'une
lumière. Originellement, c'est l'audition qui est sollicitée,
et non pas la vision, elle qui pourtant, à la suite de Platon,
a occupé tant de place dans la philosophie européenne.
D'où le visage de l'Autre tient-il cette densité d'être ?
Est-il en lui-même source absolue? Sobrement, Lévinas
voit dans le visage une « façon de l'infini» (AE, p. 149).
Si donc le visage est dit commencement, c'est le com-
mencement de la philosophie au sens où il constitue, pour
le Moi, l'expérience première, sinon chronologiquement,
du moins méta-phénoménologiquement. Mais il n'est pas
la réalité ultime, il n'est pas l'Etre premier, même s'il
entretient avec cette réalité une relation, une intrigue ex-
primées en des termes mystérieux, qui seront précisés
dans un chapitre ultérieur, qui ne laissent pourtant pas de
doute sur le fait qu'existe, plus loin que le visage, der-
rière lui, avant lui, une autre réalité dont il est une sorte
d'expression.
La signification du visage
Mais que faut-il entendre plus précisément par visage?
Le sens de ce concept se ramène-t-il au sens ordinaire?
Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en re-
lation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut
certes être dominée par la perception, mais ce qui est spéci-
fiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas.
Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition
droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la
plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité
décente. La plus dénuée aussi: il y a dans le visage une
pauvreté essentielle; la preuve en est qu'on essaie de mas-
quer cette pauvreté en se donnant des poses, une conte-
nance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à
un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui
nous interdit de tuer (El, p. 90).
Le visage est beaucoup plus qu'une forme qui apparaît.
Son concept a une signification générique: il ne désigne
pas seulement la face humaine, mais l'homme tout entier,
46
tout ce qui est proprement humain. Littéralement,
l'homme est visage, ou, si l'on préfère, tout est visage en
lui. Le visage n'est pas couleur des yeux, forme du nez,
fraîcheur des joues (EN, p. 262), il peut être nuque, bras:
il est tout ce qui, dans la corporéité de l'homme, peut si-
gnaler son humanité, sa fragilité, son dénuement, sa mor-
talité. A proprement parler, le visage n'est pas visible, il
n'est pas de l'ordre d'une forme plastique, il n'est pas
matière, il déborde la perception que l'on peut en avoir.
En ce sens, il se situe du côté de l'abstraction. Mais il
n'en est pas moins suprêmement concret, ce que le choix
même du mot visage implique: le visage n'est-il pas dans
un être humain ce qu'il y a en lui de plus personnel? Si le
concept d'homme renvoie à une nature humaine (ce qui en
philosophie s'appelle un universel), le concept de visage
renvoie, en chaque être humain, à ce qui en lui est abso-
lument unique, à ce par quoi il est différent de tous les
autres, - ce que Lévinas appelle la signifiance du singulier
(TI, p. 43). Si elle était possible, c'est d'une connaissance
nominaliste que le visage devrait relever, une connais-
sance qui soit connaissance de la réalité individuelle dans
son individualité. A cela Lévinas tient beaucoup, et il l'a
exprimé de diverses façons. «Les hommes sont absolu-
ment différents les uns des autres, le concept homme est
le seul qui n'ait pas de compréhension, puisque chaque
homme est absolument différent de l'autre. Le concept
homme a seulement une extension, et c'est la fraternité
humaine» (LC, p. 91). Voilà pourquoi Lévinas préfère
parler du visage plutôt que de l'homme, comme les philo-
sophes le font généralement.
Mais il n'est pas question ici de connaissance, car le vi-
sage, au stade du face-à-face initial, échappe à toute
connaissance, plus précisément il la court-circuite, il la
précède, pour signifier par lui-même et émettre un mes-
sage.
A travers le concept de visage Lévinas veut-il exprimer
quelque chose de nouveau? Le style est assurément iné-
47
dit, mais Lévinas convient que sous la nouveauté concep-
tuelle se cache une très ancienne pensée:
Je pense qu'à travers toute littérature parle - ou balbutie,
ou se donne une contenance, ou lutte avec sa caricature - le
visage humain. Malgré la fin de l'europo-centrisme, disqua-
lifié par tant d' horreurs, je crois à l'éminence du visage
humain exprimé dans les lettres grecques et dans nos lettres
qui leur doivent tout. C'est grâce à elles que notre histoire
nous fait honte. Il y a participation à l'Ecriture sainte dans
les littératures nationales, dans Homère et Platon, dans Ra-
cine et Victor Hugo, comme dans Pouchkine, Dostoïevski
ou Goethe, comme, bien entendu, dans Tolstoï ou dans
Agnon. Mais je suis sûr de l'excellence prophétique incom-
parable du Livre des Livres, que toutes les lettres du monde
attendaient ou qu'elles commentent. Les Saintes Ecritures
ne signifient pas par le dogmatique récit de leur origine
surnaturelle ou sacrée, mais par l'expression du visage de
l'autre homme avant qu'il se soit donné une contenance ou
une pose, qu'elles éclairent (El, pp. 125-126).
Lévinas tient à inscrire dans la durée le contenu de sa
pensée. Si le mode philosophique est original, - ce qui
importe grandement, - le fond ne se veut en rien révolu-
tionnaire. On aura remarqué que, dans ce texte, il parle
des littératures et non des philosophies. Est-ce à dire qu'il
disqualifie ces dernières? La question doit être posée.
Rappelons que Lévinas à toujours dit que sa propre
formation n'a été que tardivement philosophique, mais
d'abord religieuse et littéraire. Les grands auteurs, russes
et autres, l'Ancien Testament, telles ont d'abord été les
sources spirituelles auxquelles il s'est abreuvé et qui l'ont
marqué. La philosophie viendra ultérieurement se greffer
sur cette pensée préphilosophique. Les humanités comme
expression de l'humanité de l'homme! Mystère et dignité
de l'homme!
Fragilité aussi: le visage se révèle dans une essentielle
nudité, c'est du fond de sa faiblesse qu'il est imploration:
Le visage d'autrui n'est pas d'emblée représentation ou
présence d'une figure; il n'est pas une donnée, il n'est pas
à prendre. Avant la contenance qu'il se donne ou exprime -
48
et par laquelle il entre dans le système du monde et est per-
çu, saisi et possédé, compris et pris dans ce système comme
pièce d'identité -, il est surpris comme nudité, dénuement et
droiture d'une exposition sans défense à la mort; il signifie
mortalité, mais, en même temps, interdiction de tuer: le
« Tu ne tueras point ». Il signifie mortalité et commande-
ment éthique avant d'apparaître. Il en appelle à la responsa-
bilité avant de se présenter au regard (HDN, pp. 213-214).
Lévinas souligne le double aspect du visage, son ambi-
valence. Il est en effet tentation de tuer! Il Y a en lui une
nudité qui est pauvreté, misère, faiblesse pure, sans dé-
fense, ce qui peut induire la tentation de profiter de ce
dénuement. Mais il est en même temps imploration de ne
pas tuer! Lévinas rappelle combien il est difficile de tirer
sur quelqu'un dont on fixe le visage. Le visage est une
autorité, il en émane une lumière qui est en même temps
un ordre donné, une injonction, un commandement. De
cette réalité la plus singulière provient une parole dont le
contenu est le plus universel: « Tu ne tueras pas! »
Le visage comme maîtrise et hauteur
Dans le face-à-face avec le visage, la conscience du su-
jet «perd sa première place» (HAH, p. 49). Antérieure-
ment à tout, autrui parle, il agit sur le Moi, il s'impose à
lui. Ainsi, au commencement, le Moi n'est pas le maître
de la situation, il n'est pas sujet impérial, il est plutôt
objet d'un impératif, terme d'un message qui vient de
l'Autre.
Lévinas inverse le schéma de Husserl qui - infidèle en
cela à sa volonté initiale de maintenir l'unité entre le sujet
et l'objet - en était venu à faire du Moi un centre de réfé-
rence, un socle absolu. Au contraire, dans cette relation
initiale et irréductible qu'est le face-à-face, l'absolu est
l'Autre en son visage. Absolument transcendant, il est
maître, il appartient à une extériorité qui est « tout entière
commandement et autorité, tout entière supériorité» (Tl,
p. 267). La dimension de hauteur le caractérise. Alors que,
depuis plusieurs siècles, la philosophie était comme obsé-
dée de l'autonomie du sujet, voilà qu'est affirmé un pri-
49
mat de l'hétéronomie! L'hétéronomie du visage en im-
pose au sujet, elle surclasse sa prétention à l'autonomie.
Ni objet, ni esclave, autrui, qui « par sa signification,
antérieure à mon initiative, ressemble à Dieu» (TI, p.
269), adresse au Moi une parole qui est un ordre. Le vi-
sage en sa seigneurie, en sa « gloire », intime une obliga-
tion, il en appelle au Moi. Il suscite entre lui et le Moi un
lien, de sorte que le Moi va devenir l'obligé de l'Autre.
Sa quiétude est dérangée, comme s'il était en situation
d'accusé. Le Moi est interpellé avant même toute prise de
conscience, avant tout repos en lui, avant tout exercice de
la connaissance. L'Autre en son visage est celui qui de
tout temps, ou même avant le temps, m'a déjà parlé, s'est
déjà adressé à ma responsabilité. Dans sa solitude, le vi-
sage de l'Autre est tout entier un ordre, une invitation à le
servir. Le concret unique du visage s'avère d'emblée éthi-
que.
Placer le visage au commencement de la philosophie,
c'est établir celle-ci sur un terrain qu'elle ne quittera plus,
c'est donner à l'être une signification bien précise. Lévi-
nas écrit ainsi que « partir du visage [...] c'est affirmer
que l'être se joue dans le rapport entre hommes» (TI, p.
275).
L'éthique, philosophie première et unique
La philosophie de Lévinas va consister essentiellement
en une longue enquête, toujours recommencée, toujours
peaufinée, sur la riche relation à autrui, à la fois banale et
mystérieuse, sur «l'intrigue humaine ou interhumaine
comme le tissu de l'intelligibilité ultime» (Tr, p. 28).
Se concentrer sur cette dimension du réel, en faire le
cœur de la philosophie, c'est renoncer à d'autres domai-
nes qui seront soit laissés de côté, soit abordés seulement
de façon marginale, et toujours en lien avec ce centre
qu'est le face-à-face. Ainsi la philosophie de Lévinas ne
comporte pas de philosophie de la nature, l'étude des cho-
ses est entièrement abandonnée à la science. Elle ne com-
porte pas non plus d'ontologie, du moins pas au sens clas-
50
sique, puisque Lévinas ramène la notion d'être - quand il
ne la décrie pas - au rapport entre les hommes.
L'épistémologie est réduite, quant à elle, à une critique de
la connaissance impérialiste: Lévinas partage avec le
nominalisme l'aspiration à une hypothétique connaissance
de la réalité individuelle en tant qu'individuelle; faute de
quoi toute connaissance conceptuelle ou abstractive est
jugée comme une violence faite à la réalité. Dans le do-
maine pratique, la philosophie de l'art, de l'économie, du
droit, n'est traitée que dans la mesure où ces thèmes peu-
vent être rattachés à la situation philosophique fondamen-
tale qu'est la relation à l'autre homme.
Nous voilà avertis de ce qu'il ne faut pas chercher chez
Lévinas. Des pans entiers qui, depuis Platon, ont constitué
la philosophie vont être abandonnés ou négligés. Mais ce
qui s'y trouve est suffisamment riche pour mériter une
attention soutenue: la relation au visage analysée comme
relation éthique, signifiance de toute signification. La
seule description légitime du visage relève en effet du
langage éthique. Le visage n'entre en relation avec le Moi
que comme épiphanie d'un message éthique. Mais cette
relation est investie de tout un poids métaphysique, elle
est une ouverture à l'infini, elle comporte en creux toute
une doctrine de la volonté. L'éthique se trouve ainsi pro-
mue au rang de philosophie première. En revanche, s'il y
a lieu de parler d'éthique, Lévinas tient à éviter un malen-
tendu: il ne se présente pas comme un moraliste, si l'on
entend par morale un examen systématique du bien à
faire, un inventaire raisonné des lois morales, un examen
des di vers paramètres qui caractérisent l'agir humain. Il
ne veut pas construire une morale, mais avant tout dire le
sens profond de la vie humaine, lequel ne peut être déga-
gé que du face-à-face avec l'Autre.
51
4
LE MOI INTERPELLÉ.
DE LA PASSIVITÉ
À LA RESPONSABILITÉ
Un désir métaphysique
Doutant de la possibilité d'une relation objective de
connaissance entre le sujet et toute altérité, quelle qu'elle
soit, Lévinas envisage la relation avec autrui selon une
modalité autre que la connaissance: ce n'est pas le sujet
qui jette ses rets sur une réalité passive ou à modeler,
c'est à l'inverse l'Autre qui vient à lui, qui se révèle et
s'impose. Ce n'est pas le sujet, ou le Même, qui agit sur
l'Autre, c'est l'Autre qui agit sur le Même. Il est néces-
saire maintenant de préciser l'effet de cette action exercée
sur le sujet.
En tant que terme d'une action exercée sur lui, le sujet
est marqué par une fondamentale passivité que Lévinas
souligne avec force. Cependant, si l'on en croit une for-
mule d'Aristote dans sa Physique, un être ne peut pas su-
bir n'importe quoi de n'importe quel être. Cette passivité
doit donc être comme pré-accordée à l'acte spécifique qui
sera exercé par le visage. En réponse à cette nécessité,
Lévinas a développé la notion de désir métaphysique. Il
entend par là un désir inscrit au plus profond du psy-
chisme humain, et qu'il distingue du besoin. Le besoin
procède d'un manque, il vise la possession de ce qui lui
manque. Cette possession apportera satisfaction et repos.
Mais le désir est autre: il ne porte pas sur un manque,
mais doit être compris comme une ouverture vers
l'invisible, vers l'infini, vers le gratuit.
En dehors de la faim qu'on satisfait, de la soif qu'on
étanche et des sens qu'on apaise, existe l'Autre, absolument
autre que l'on désire par-delà ces satisfactions, sans que le
corps connaisse aucun geste pour apaiser le Désir, sans
qu'il soit possible d'inventer aucune caresse nouvelle. Désir
inassouvissable non pas parce qu'il répond à une faim infi-
nie, mais parce qu'il n'appelle pas de nourriture. Désir sans
satisfaction qui, par là-même, prend acte de l'altérité
d'Autrui. IlIa situe dans la dimension de hauteur et d'idéal
qu'il ouvre précisément dans l'être (EDE, pp. 174-175).
Le sujet en tant que désir sort de l'animalité du besoin
pour acquérir une dimension métaphysique. On sait com-
ment, chez Descartes, la présence en l'homme de l'idée de
l'Infini renvoie à l'existence même de cet Etre infini,
connue avec une évidence et une certitude sans pareilles.
Descartes en vient même à soutenir que «j'ai première-
ment en moi la notion de Dieu que de moi-même ». Lévi-
nas se réfère volontiers à cette notion cartésienne d'idée
de l'Infini, qu'il considère comme une irruption de la
transcendance au sein de l'immanence. Il la revêt cepen-
dant d'un sens nouveau, pour y voir non pas une idée,
mais un désir, passant ainsi du registre de la connaissance
ou du registre ontologique à un registre que l'on peut qua-
lifier d'existentiel, et plus précisément d'éthique.
Le Désir qui l'habite fait de l'homme un être métaphy-
sique, car il l'oriente vers l'absolument autre. Cette
« folle prétention à l'invisible» (TI, p. 5), arrachement à
la sphère du besoin et de la matière, est la marque même
de l' humain. «Le vrai Désir est celui que le Désiré ne
comble pas, mais creuse» (EDE, p. 175). C'est en vertu de
ce Désir que quelque chose peut être mis en l'homme
comme à son insu, que le Moi est réceptif à la Parole qui
lui vient du visage. Il y a en lui une prédisposition ou un
sentiment primordial à être affecté par un appel, à rece-
voir une invitation à une aventure, à une odyssée sur un
chemin sans fin. Si la satisfaction comble le besoin, le
Désir se voit exacerbé par son objet, l'Autre. Le sujet
volontaire, en tant que conscience morale, est toujours
insatisfait, il est ouverture, attente, aspiration. Inquiétude
- c'est-à-dire non-repos - originellement morale et non
pas intellectuelle.
54
Le Désir métaphysique, désir d'un certain infini, rend
possible la réception dans le Moi de l' «idée» de l'infini,
il rend réceptif à cet enseignement de l'infini dont le
visage est le vecteur. Recevoir ce message signifie en
même temps une interpellation, une mise en question, et
même « un effondrement de la bonne conscience» (EDE,
p. 175) du Moi.
On voit de quoi est gros le face-à-face avec ce visage
de l'Autre, qui en sa déréliction dérange absolument: une
venue de l'infini dans le fini du sujet, expérience boule-
versante qui va représenter la vraie naissance du sujet à
lui-même. Désiré, mais dépassant toute mesure, l'infini,
plutôt qu'il ne comble, s'impose, il réveille, il dérange, il
introduit le sujet dans le jamais assez de l'insatisfaction.
Une réponse est attendue, comme si la balle était main-
tenant dans le camp du sujet, comme s'il lui incombait de
se montrer à la hauteur du signe qui lui advient.
La passivité du sujet
Mais Lévinas n'insistera pas tant sur une initiative que
le Moi aurait à prendre, sur une libre réponse qu'il lui
reviendrait de donner, que sur son statut d'être-assigné,
sous le coup d'un commandement qui ne lui laisse pas
vraiment le choix. Un terme sert à exprimer cette état: la
passi vité.
Si Lévinas réserve le concept d'acte au visage, il pré-
sente volontiers le sujet en recourant au registre concep-
tuel opposé: sensibilité, pâtir, passivité, patience, vulné-
rabilité. Il renverse ainsi le point de vue qui a prédominé
dans toute la pensée moderne, phénoménologie comprise:
le Moi, conscience intentionnelle, y est vu comme acte et
le non-Moi comme matière, c'est-à-dire comme potentia-
lité en attente d'une détermination donnée par le sujet.
Le non-intentionnel est passivité d'emblée, l'accusatif
est son premier « cas» en quelque façon. A vrai dire, cette
passivité qui n'est le corrélat d'aucune action décrit moins
la « mauvaise conscience» du non-intentionnel qu'elle ne
se laisse décrire par celle-ci. [...] Dans la passivité du non-
55
intentionnel - dans le mode même de sa « spontanéité» et
avant toute formulation d'idées « métaphysiques» à ce sujet
- se met en question la justice même de la position dans
l'être qui s'affirme avec la pensée intentionnelle, savoir et
emprise du main-tenant: être comme mauvaise conscience;
être en question, mais aussi à la question, avoir à répondre -
naissance du langage; avoir à parler, avoir à dire je, être à
la première personne, être moi précisément; mais, dès lors,
dans l'affirmation de son être de moi, avoir à répondre de
son droit à l'être.
Ici se révèle le sens profond du mot pascalien: le moi
est haïssable (EN, p. 148).
Le moi se décline à l'accusatif! A l'opposé du Moi
glorieux qui se pose au nominatif, du Moi
« intentionnel », c'est-à-dire donateur de sens, le sujet
lévinassien est en situation d'« accusé»: la bonne
conscience, toujours suffisante, lui est interdite. Il est
invité à se mettre en question. Ne serait-il pas quelque
part usurpateur? A-t-il vraiment droit à sa place au
soleil? Ne prendrait-il pas ainsi la place d'un autre?
Cette passivité est loin d'être une attitude d'absence ou
de désertion. Elle ne consiste pas simplement en un subir,
elle est au contraire animée par un pâtir qui, en tant que
tel, est « un consentement insupportable et dur » (HAH, p.
93). Cette passivité est traduite par des verbes comme se
livrer, se consumer, où le se n'exprime pas un acte ou un
retour sur soi, mais une pure disponibilité. Qui dit
passivité dit une certaine passion, que Lévinas écrit
volontiers avec une majuscule, pâtir extrême au sens où
l'on parle de la Passion du Christ, rapprochement que
notre auteur ne redoute pas.
Cette passivité extrême - unique dans l' histoire de la
philosophie européenne - est le contraire de la maîtrise
revendiquée à partir de Descartes comme idéal humain.
Car le sujet est en réalité une créature, ce qui est une
première sorte de passivité - l'être créé ne se met-il pas à
l'accusatif? Il reçoit ensuite, avant le présent de la cons-
cience, une assignation de nature éthique, qui fixe sa vo-
cation de sujet. Celle-ci n'est pas vraiment l'objet d'un
56
choix, elle ne se fait aucunement « en toute conscience ».
Elle advient au sujet sans qu'il soit vraiment consulté,
sans qu'il décide volontairement. C'est ce recevoir initial,
où le sujet est affecté, sans que la source qui l'affecte soit
objet de représentation, qui a été présenté dans le chapitre
précédent, un quelque chose présent dans la conscience,
mais qui n'a pas été «posé par la conscience» (AE, p.
117).
Cette affection, qui remonte à un passé immémorial,
doit être vue comme un commencement d'avant tout
commencement, dont le sujet n'a pas souvenir, affection
invisible qui ne lui a jamais vraiment été présente. De
nature éthique, elle fait du sujet un «accusé», sous
l'emprise d'une extériorité qui le déstabilise, c'est-à-dire
lui ôte sa bonne conscience d'être soucieux d'abord de
persévérer dans son être. Avant même d'être Moi, le sujet
a été comme arraché à lui-même, ce que Lévinas exprime
en parlant d'un retournement du Moi en Soi. Il ne com-
mence pas par être actif, connaissant, libre, il ne com-
mence pas par être au nominatif, il est d'emblée à
l'accusatif. On découvre la vérité sur le sujet dans la me-
sure où l'on remonte en deçà du présent et du remémora-
ble, lorsque, passif, avant tout exercice de la connais-
sance, avant toute libre démarche, il a été marqué au plus
intime de lui pour un destin d'abord éthique. Le Soi n'est
pas pour-soi, il est pour-l'autre.
La liberté
C'est toute une conception de la liberté que Lévinas
met en cause. Le Moi moderne, qui est acte, se définit
volontiers par la liberté, une liberté synonyme soit de
commencement, soit de puissance, soit d'autonomie. Ce-
pendant l'opposition liberté - non liberté n'est pas
l'opposition première. La situation initiale décrite ci-
dessus est antérieure à cette opposition.
L'Acte libre répond-il à la vocation de la subjectivité?
La subjectivité n'est-elle pas à même de se rapporter - sans
se le représenter - à un passé qui passe tout présent et qui,
57
ainsi, déborde la mesure de la liberté? Ce serait là un rap-
port antérieur à l'entendement d'une vocation, précédant
l'entendement et le dévoilement, précédant la vérité. Or,
dans l'approche d'autrui, où autrui se trouve d'emblée sous
ma responsabilité, « quelque chose» a débordé mes déci-
sions librement prises, s'est glissé en moi à mon insu, alié-
nant ainsi mon identité (HAH, p. 91)
Le Moi a commencé en n'étant pas maître, - en n'étant
pas « libre ». Plus profonde, plus ancienne que le choix,
que la libre décision, il y a l'approche d'autrui. La ren-
contre d'autrui est rencontre d'une obligation antérieure à
la rencontre. La responsabilité pour l'Autre précède aussi
bien la liberté que la non-liberté. A son propos, on ne
peut pas parler de liberté, car le sujet y est toute passivité,
toute vulnérabilité; on ne peut pas non plus parler de
non-liberté: car nous ne sommes pas dans le monde des
choses ou de la matière.
La conception lévinassienne de la liberté mérite d'être
soulignée. Elle représente en effet un revirement net par
rapport à une certaine exaltation moderne de la liberté,
que l'on rencontre aussi bien dans le libéralisme que dans
l'existentialisme ou dans diverses philosophies du sujet.
Lévinas a souligné la manière propre à la conscience
constituante des idéalismes d'être libre: la donation de
sens, en tant que maîtrise du réel, est une certaine expres-
sion de la liberté. Cette liberté de domination, de création,
à l'abri de toute contrainte, prend figure de valeur su-
prême, elle définit en dernier ressort le Moi. Voilà ce que
Lévinas conteste, dans le sillage de sa contestation du
savoir impérialiste.
Une telle liberté de domination est synonyme
d'égoïsme, d'arbitraire; le « pour-soi» de Sartre n'existe
effectivement qu'en vue de lui-même. Cette recherche de
la seule jouissance fait certes partie de l'expérience hu-
maine. Elle a été conceptualisée par Lévinas comme stade
de la séparation: séparation du Moi d'avec ce qu'il
connaît, séparation d'avec autrui, séparation d'avec toute
transcendance. Cet « être chez soi» est pure recherche de
58
jouissance dans une indépendance complète, oublieuse de
ce qui n'est pas moi. A ce propos, on peut parler de paga-
nisme, ou encore dire que l'âme «est naturellement
athée» (TI, p. 29). Le moi séparé cherche à combler ses
besoins, n'ayant pas encore accédé au désir métaphysique
- plus exactement l'ayant déjà enfoui. L'heureuse dépen-
dance du besoin, la recherche du bonheur, le chacun pour
soi, l'homme mesure de toutes choses, la tendance d'un
être à persévérer dans son être, sont autant d'attitudes qui
en restent au point de vue ontologique de la séparation, où
règne une liberté frelatée.
Lévinas invite à remonter en deçà de la liberté, vers ce
qui rend possible l'authentique liberté. Celle-ci, comme
puissance d'agir sans limite ni contrainte, ne saurait en
effet être ce qui caractérise premièrement l'homme. Mais
nier que la liberté soit l'essence la plus profonde de
l'homme ne signifie pas soutenir la non-liberté, c'est-à-
dire le déterminisme. La vraie alternative ne se situe pas
en effet entre liberté et non-liberté, entre liberté et déter-
minisme, ce qui conduit soit à absolutiser la liberté, soit à
dépouiller l'homme de toute véritable dignité. Il existe un
troisième terme, antérieur à l'arbitraire de la liberté, et
Lévinas écrit que « philosopher c'est remonter en deçà de
la liberté, découvrir l'investiture qui libère la liberté de
l'arbitraire» (TI, p. 57). Cette liberté libérée est un autre
mot pour dire la passivité initiale de la créature. L'homme
n'est ni entièrement libre, ni entièrement déterminé:
avoir été créé libre signifie pour lui la possibilité d'être
appelé, interpellé. Cet en deçà de la liberté n'en est pas la
négation. Si la liberté est le simple pouvoir de faire ou de
ne pas faire, de créer sans contrainte, alors « au commen-
cement », l'homme n'a pas à être qualifié de libre. Il est
depuis toujours marqué par et pour le Bien! On ne choisit
pas le Bien. On est plutôt choisi par lui, marqué par lui
pour une tâche qui fixe un destin. Le chemin de la liberté
n'est pas un chemin que l'homme inventerait complète-
ment. Il ne se conçoit pas séparé du Bien, vis-à-vis duquel
l'homme est d'abord réceptif, vulnérable, par lequel il est
59
commandé. Face à autrui, la liberté-pouvoir ou la liberté
de choix n'a pas de sens. Lorsque l'on ne peut qu'être
l'obligé de l'Autre, la liberté n'a d'autre sens que celui
d'une adhésion à un Bien. Je suis libre dans l'exacte me-
sure où je mets en question mon égoïsme, ma complai-
sance en moi-même, où je me sens usurpateur et violent.
Etre assigné est le premier nom de la liberté. La liberté
comme fondement absolu est une chimère, une illusion
qui voudrait oublier que l'homme est une créature, et que
le Bien lui préexiste et le concerne.
La vraie liberté commence dans un subir et consiste à
répondre d'autrui:
Bonté dans la paix, qui est, elle aussi, exercice d'une li-
berté et où le moi se dégage de son « retour à soi », de son
auto-affirmation, de son égoïsme d'étant persévérant dans
son être, pour répondre d'autrui, pour défendre précisément
les droits de l'autre homme. Non-indifférence et bonté de la
responsabilité, elles ne sont pas neutres, entre amour et
hostilité. Il faut les penser à partir de la rencontre où vœu de
paix - où bonté - est le premier langage (HS, p. 186).
Autrui n'est donc pas une limite à ma liberté, comme
le prétend cette définition malheureuse de la liberté selon
laquelle ma liberté commence là où cesse celle d'autrui.
Autrui est alors une entrave à la liberté, conçue comme
absolue capacité d'agir. Au contraire chez Lévinas, qui
renoue par delà Sartre et la liberté libérale avec une
conception de la liberté responsable, autrui est plutôt une
condition de la véritable liberté. Autrui rend possible la
liberté, car il est le vecteur de cet appel qui élit le moi,
qui installe le moi dans le seul statut qui lui convienne
pleinement. Sans autrui, le moi est livré à l'égoïsme de la
séparation, il est livré à lui-même, coupé de la transcen-
dance. Vraie liberté qui est obéissance, comme déjà
l'avait dit Hegel, quoique dans une tout autre perspective.
Car l'obéissance de Lévinas n'est pas du tout une cons-
cience du Vrai, une reconnaissance de la Raison, elle est
un être-capté-par-le-Bien, une adhésion au Bien!
D'ailleurs cette obéissance ne fait pas suite à un ordre :
60
elle précède toute écoute du commandement (AE, p. 189).
Ne faut-il pas entendre par là une originaire disposition à
consentir à ce qui est bien, à ne pas se dérober. La non-
obéissance serait rupture avec le Bien. La vraie liberté est
obéissance, avec laquelle elle n'est nullement en contra-
diction lorsque «c'est l'Infini qui commande» (HS, p.
67). Lévinas précise que toute «subordination»
n'implique pas «servitude ». Songeons à ce Samaritain
qui trouve sur la route, entre Jérusalem et Jéricho, un
homme dépouillé et roué de coups, laissé à demi mort,
dans la parabole rapportée par Saint Luc (10, 29-37) : la
« liberté» pour lui ne consiste-t-elle pas à prendre soin de
ce malheureux, comme si l'on en était otage? Cette
condition d'otage est « une modalité essentielle de la li-
berté, la première, et non pas un accident empirique de la
liberté, par elle-même superbe, du Moi» (AE, p. 164). Etre
otage, vrai nom de la liberté, sans que le service rendu
n'ait rien de la servitude: telle est la subtile ligne de crête
qu'occupe la pensée lévinassienne de la liberté. Cette res-
ponsabilité d'otage est illimitée, et cette condition
d'otage, - Lévinas parle également d'une « incondition »,
- consiste à se substituer à autrui, à expier pour l'Autre, à
porter jusqu'à sa faute.
Etre obéissant, c'est surtout être inspiré, être sous la
coupe d'un inspiration venant de plus haut! Lévinas aime
à rappeler que l'obéissance précède l'entente de l'ordre. Il
ne s'agit pas de se plier devant un diktat arbitraire; mais
l'ordre s'est introduit furtivement dans le Moi, l'a réveil-
lé, l'a in-formé, et ainsi l'hétéronomie est devenue auto-
nomie. L'obéissance est alors adhésion du Moi à lui-
même, travaillé qu'il a été par le Bien, secoué, révélé à
lui-même. Obéir avant d'avoir entendu l'ordre, voilà une
manière de dire qu'une voix résonne à l'intérieur même
du Moi, que répondre d'autrui relève, en dernier ressort,
de la nature profonde du sujet. Le Moi, plus précisément
le Soi, ou la sibjectivité, essentiellement hors repos, se
définit par le fait d'être otage d'autrui, otage de tous, res-
ponsable absolument.
61
La responsabilité
Etre appelé à la responsabilité c'est pour le Moi être
l'objet d'un choix, plus précisément d'une élection,
concept que Lévinas emprunte à la tradition juive, puis-
que Israël est le peuple élu, choisi par Dieu pour une mis-
sion particulière. Mais ce concept est ici sécularisé et
universalisé: c'est chaque Moi qui est l'objet d'une élec-
tion, ce n'est pas le privilège de quelques-uns, ce n'est
pas non plus un honneur, mais un surplus d'obligations.
Cette élection définit le Moi, en le désignant pour une
tâche elle le constitue comme individu, comme Moi hu-
main. Lévinas recourt ici à la notion philosophique clas-
sique de principe d'individuation. L'élection à la respon-
sabilité fait du Moi un être unique, irremplaçable, auquel
nul ne peut se substituer, elle le rend « individu », c'est-à-
dire unique en son genre, en l'appelant à une responsabili-
té totale:
L'idée de l'otage, de l'expiation de moi pour l'Autre, où
se renversent les relations fondées sur la proportion exacte
entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité
(relations qui transforment les collectivités en société à
responsabilité limitée) ne peut s'étendre hors de moi. Le fait
de s'exposer à la charge qu'imposent la souffrance et la
faute des autres pose le soi-même du Moi. Moi seul, je peux
sans cruauté être désigné comme victime. Le Moi est celui
qui, avant toute décision, est élu pour porter toute la res-
ponsabilité du Monde. Le messianisme, c'est cet apogée
dans l'Etre - renversement de l'être « persévérant dans son
être» - qui commence en moi (EN, p. 76).
On voit que, pour dire la vocation du Moi, Lévinas ne
craint d'emprunter au judaïsme un autre concept que celui
d'élection, le concept de Messie. Chacun est élu, chacun
est Messie, chacun est assigné à porter la responsabilité
du Monde entier. Le concept de Messie, - sécularisé, ra-
tionalisé, - sert à exprimer l'oubli de soi au service de
l'Autre. Il redouble également le caractère unique du Moi
universellement responsable. Pourtant c'est bien la voca-
tion humaine que Lévinas exprime de la sorte. Le Moi ici
62
concerné est évidemment le Moi transcendantal en lequel
chacun doit se retrouver. Se dérober signifie un refus de
l'individuation, puisque c'est l'élection à la responsabilité
qui constitue l'individu dans son être propre.
La société de l'Autre et du Moi est donc, pour le sujet,
une société à responsabilité illimitée. La responsabilité
n'est pas partagée, il n'est pas question de réciprocité. Le
Moi et l'Autre ne sont pas sur le même plan. Cette asymé-
trie est une des grandes originalités de la pensée de Lévi-
nas. Dans la situation éthique que Lévinas place au com-
mencement, il ne saurait y avoir une relation d'égalité
entre le Même et l'Autre. Pas de « nous» originel, comme
le pensent ces précurseurs de la « philosophie du dialo-
gue» que sont Martin Buber ou Gabriel Marcel. Il n'est
pas question de voir en l'Autre ce qu'il pourrait avoir de
semblable au Moi. Telle ne doit pas être la préoccupation
du Moi. Pas de spiritualisme de l'amitié, pas de regard
ensemble dans la même direction, mais la sévère astreinte
éthique.
La responsabilité restera peut-être comme le maître
mot de la pensée de Lévinas. On ne pourra plus à l'avenir
analyser ce concept sans faire mention de la tonalité très
particulière que lui a donnée Lévinas en en faisant la
structure fondamentale de la subjectivité.
Mais de quoi donc le Moi est-il responsable? Il doit
répondre, en un mot, d'autrui, de tous les autres, puisqu'il
supporte l'univers. Lévinas n'a pas fait un inventaire dé-
taillé ou structuré des divers objets de la responsabilité.
On doit se borner à mentionner quelques exemples qu'il
lui arrive de donner. Il cite à plus d'une reprise des pas-
sages célèbre des Ecritures, notamment le chapitre 25 de
l'Evangile selon S. Matthieu, qui parlent de nourrir ceux
qui ont faim, d'accueillir l'étranger, de vêtir ceux qui sont
nus. La responsabilité première concerne manifestement
d'abord certains biens matériels les plus urgents: nourrir,
abriter. Plus largement, la responsabilité porte sur des
valeurs, comme la paix, ou, de manière plus extrême, sur
le mal non seulement subi mais fait par autrui, sur ses
63
fautes, ses omissions, au point que je suis responsable de lui-
même lorsqu'il me persécute. «Dans une certaine mesure, je
suis responsable du mal en autrui - de celui qui le tourmente
comme de celui qu'il fait ». Il peut arriver que le Moi soit
persécuté, dans ce cas «il est, en principe, responsable de la
persécution qu'il subit» (DQV, p. 135). La manière splendide
dont Rocco, dans le film de Vis-conti Rocco et ses frères, réagit
à la persécution que lui inflige son frère aîné, en est une
illustration émouvante.
Lévinas a également beaucoup médité, dans ses écrits des
dernières années, sur la responsabilité du Moi pour la mort de
l'Autre. Il se distingue ainsi du centrage, commun dans la
philosophie contemporaine, sur la propre mort du sujet, comme
on le voit par exemple dans l'être-pour-la-mort heideggerien. La
mort, c'est la mort d'autrui:
La mort de l'autre homme me met en cause et en question
comme si de cette mort, invisible à l'autre qui s'y expose, je
devenais par mon indifférence, le complice; et comme si, avant
même que de lui être voué moi-même,j'avais à répondre de cette
mort de l'autre, à ne pas laisserautrui à la solitude. [...] Cette façon
de me réclamer, de me mettre en cause et d'en appeler à moi, cette
responsabilité pour la mort d'autrui est une signifiance à tel point
irréductible que c'est à partir d'elle que le sens de la mort doit être
entendu, par delà la dialectiqueabstraitede l'être et de sa négation
à laquelle, à partir de la violence ramenée à la négation et à
l'anéantissement, on dit la mort. La mort signifie dans la
concrétude de l'impossible abandon d'autrui à sa solitude, dans
l'interdit de cet abandon (DQV,pp. 245-246).
Etre responsable de l'autre homme, c'est donc ne pas le
laisser seul face au mystère de la mort. L'indifférence ici vaut
complicité. Cette crainte pour la mort d'autrui, qui peut aller
jusqu'au «don ultime de mourir pour autrui» (DQV, p. 247), est
censée annuler l'angoisse pour ma propre mort.
Pour caractériser la responsabilité, Lévinas a fini par
recourir à un concept dont il avait longtemps différé
l'emploi: l'amour du prochain. Lévinas a souvent nié que
64
la responsabilité pour le prochain soit synonyme de bien-
veillance ou d'amour. Il s'est longtemps méfié de ce
terme trop galvaudé, chargé de connotations diverses,
plus ou moins pures. L'amour peut être rapproché de
l'amitié, dont Aristote avait souligné la nécessaire réci-
procité, dont Lévinas cependant ne veut pas; il peut aussi
renvoyer au sentiment ou à l'érotique, où l'amour se ré-
duit à une société à deux, au moi-toi de solitaires réfrac-
taires à l'universalité ainsi que Lévinas l' écri vait dans un
texte ancien (repris dans EN, p. 33). Le vrai amour du pro-
chain, amour sans concupiscence, est un amour sans com-
plaisance en soi, un amour de charité inconditionnel, qui
peut aller jusqu'au sacrifice total.
La volonté
Jusqu'ici un mot n'a pas été employé, parce que Lévi-
nas n'y recourt guère, ou alors seulement de manière né-
gative, c'est le mot de volonté. La passivité est le
contraire du volontaire. La volonté est associée à
l'intentionnalité, à l'égoïsme, à la connaissance impéria-
liste. Il en va comme si la vérité sur la volonté avait été
définitivement exprimée dans la volonté de puissance
nietzschéenne: or de cela Lévinas ne veut pas.
Tout ce qui vient d'être dit sur le face-à-face, sur la
passivité, sur l'élection, revient à court-circuiter la
volonté. «La passivité du "pour autrui" exprime dans ce
"pour autrui 11 un sens où n'entre aucune référence,
positive ou négative, à une préalable volonté» (AE, p. 65).
La responsabilité pour les autres n'est pas une volonté
altruiste. Dans l'assujettissement décrit par Lévinas, il n'y
a rien de véritablement volontaire, si la volonté consiste à
assumer en toute conscience une responsabilité, à se
charger d'une réalisation, à viser un objectif, à tendre
librement vers un bien.
Pourtant Lévinas n'a pas toujours parIé de la volonté
dans les mêmes termes - et l'on a le droit de regretter ce
manque d'unité conceptuelle, d'autant qu'il n'est pas dû à
une évolution de sa pensée. Déjà dans TI, puis dans des
65
textes postérieurs à AE, la volonté est rapprochée de la
bonté, elle ne refuse pas la responsabilité, elle accueille le
visage. Est envisagée une volonté qui serait humilité plu-
tôt que volonté de puissance (HAH, p. 52), une volonté qui
s'identifie à la générosité, à l'amour. Manifestant la
même rupture avec la volonté égoïste, Lévinas en vient à
parler de «l'incoercible spontanéité du vouloir », qu'il
assimile à la bonté même, à la sensibilité (EN, p. 233).
Ainsi la responsabilité, qui est dite d'abord non-
volontaire, en vient à être identifiée à la volonté.
Ce flottement peut se comprendre, car la volonté com-
porte effectivement deux faces. Dans une première face
apparaissent le choix, la liberté, l'initiative, le lien avec la
connaissance: c'est cette face que Lévinas refuse
d'identifier au pour-autrui. Mais il y a une autre face de la
volonté, plus proche de ce que Lévinas veut décrire dans
le face-à-face, la mise en demeure, l'élection à la respon-
sabilité ; cette autre face de la volonté consiste en un élan
généreux, une orientation vers le bien; cette spontanéité
bonne n'est pas loin de l'amour par lequel Lévinas en est
venu à définir le pour-autrui.
On peut se demander si Lévinas ne retrouve pas, selon
une démarche qui découle de la méthode phénoménologi-
que qu'il affectionne, ce qui dans des philosophies très
différentes de la sienne est défini comme la nature de la
volonté. La volonté de l'homme est la faculté d'un être
créé qui est naturellement incliné vers ce qui est son bien,
avant tout exercice de la liberté. Celle-ci n'intervient
qu'ultérieurement, au niveau de ce que l'on appelle la
volonté de raison. La volonté comme nature peut être rap-
prochée de la passivité, car si elle incline vers le bien, ce
n'est pas de son propre gré, mais en vertu d'une impul-
sion qui lui est naturelle, qui lui a été donnée par l'auteur
de sa nature. Aussi la volonté est-elle ici agie: elle est
vouée par nature au bien, à l'égard duquel elle est pas-
sive, et qu'il ne lui appartient pas de vouloir ou de ne pas
vouloir. Elle n'est donc pas, naturellement, indéterminée.
A ce stade, l'homme n'exerce aucune maîtrise. Il y a un
66
parallèle entre cette doctrine classique, qu'on peut ren-
contrer par exemple chez Thomas d'Aquin, et l'ordination
première, immémoriale du Moi à la responsabilité pour le
visage de l'Autre. On constatera simplement que Lévinas
est plus précis, il ne parle pas simplement du « bien en
général », il concrétise le bien sous cette forme du visage
qui en appelle à la responsabilité du Moi. En présence de
ce Bien qui attire, la volonté n'est pas véritablement
consultée, car ce n'est pas à ce stade que s'exerce la liber-
té, ce n'est pas à ce stade non plus que peut se révéler
l'égoïsme.
L'originalité de Lévinas tient en l'occurrence à son
inspiration phénoménologique, qui lui interdit de parler
d'une nature de la volonté. La phénoménologie remplace
l'accès à la quiddité, la définition d'une nature, par la
description d'un exercice. Mais c'est bien l'équivalent de
cette nature ou quiddité que Lévinas découvre en remon-
tant vers un vécu enfoui, vers un exercice d'avant
l'exercice conscient et libre. De ce point de vue, on peut
même dire que tout l'effort de Lévinas a consisté à dire la
nature profonde de la volonté - même si tel n'est pas le
vocabulaire auquel il recourt ordinairement. Son point de
vue phénoménologique - ou plus exactement méta-
phénoménologique, dans la mesure où ce qui est mis au
jour se situe antérieurement à toute mémoire, dans un
immémorial commencement d'avant tout commencement -
n'est cependant pas très éloigné de la conception d'une
volonté ordonnée par nature au Bien.
Tout ceci ne préjuge pas du bon exercice ultérieur de
cette volonté. L'appel à la responsabilité peut être dévié
par «l'attrait érotique de l'irresponsabilité» (HAH, p. 80).
L'initiale interpellation par le Bien n'exclut pas la possi-
bilité, sinon la probabilité, de l'égoïsme!
67
5
70
c'est en approfondissant ces dernières que la dimension
du divin se fait jour. Il n'est pas question d'un Dieu ren-
contré en dehors des hommes. C'est très naturellement
dans le contexte éthique, qui, chez Lévinas, se substitue à
la métaphysique et a rang de philosophie première, que
Dieu est rencontré.
Nous avons déjà vu le rôle fondamental du désir de
l'Infini, nous savons aussi que l'Autre porte en lui une
trace de l'Infini. L'idée de l'Infini se produit en effet dans
la socialité. Dans le prochain, l'Infini s'approche autant
qu'il est possible. Non pas qu'il soit appréhendé de ma-
nière cognitive: sa présence est plutôt induite à partir de
la responsabilité. L'Infini est au cœur de la relation éthi-
que, il en est la condition, l'agir responsable en est la
manifestation. Tout cela est difficile à exprimer, car
l'Infini est passé et hors prise. L'Infini ne se rencontre
pas comme un Toi. Il n'est pas le Toi absolu ou éternel
comme le conceptualiseraient les philosophies du dialo-
gue de Martin Buber ou de Gabriel Marcel. Lévinas
l'exprime comme un Il, manière d'en sauver la transcen-
dance, de maintenir la distance que la familiarité du Tu
peut faire oublier. La troisième personne du « Il » est si-
tuée au delà du face-à-face, au delà des réciprocités, elle
exprime la majesté de l'En-haut. Il n'y a, de l'Infini de
l'illéité, qu'une trace. Faute d'accéder au divin transcen-
dant lui-même, un accès est possible à la trace qu'il a
laissée. Dans cette phénoménologie de la trace, la trans-
cendance de Dieu est pensée comme effacement, comme
humilité et non pas comme grandeur ou manifestation. Et
cette trace évoque un passé absolu qui sonne comme éter-
nité.
L'illéité de cet Il n'est pas le cela de la chose qui est à
notre disposition et à qui Buber et Gabriel Marcel ont eu
raison de préférer le Toi pour décrire la rencontre humaine.
Le mouvement de la rencontre ne s'ajoute pas au visage
immobile. Il est dans ce visage même. Le visage est par lui-
même visitation et transcendance. Mais le visage, tout ou-
vert, peut à la fois être en lui-même parce qu'il est dans la
71
trace de l'illéité. L' illéité est l'origine de l'altérité de l'être
à laquelle l'en soi de l'objectivité participe en le trahissant.
Le Dieu qui a passé n'est pas le modèle dont le visage se-
rai t l'image. Etre à l'image de Dieu ne signifie pas être
l'icône de Dieu, mais se trouver dans sa trace. Le Dieu ré-
vélé de notre spiritualité judéo-chrétienne conserve tout
l'infini de son absence qui est dans l'ordre personnel même.
Il ne se montre que par sa trace, comme dans le chapitre 33
de l'Exode. Aller vers Lui, ce n'est pas suivre cette trace
qui n'est pas un signe, c'est aller vers les Autres qui se
tiennent dans la trace [de l'illéité] (EDE, p. 202).
Le deuxième paragraphe cité exprime bien la double
dimension de la trace, ou plus précisément de l'accès à
cette trace. L'Autre, se tenant dans la trace, renvoie à
Dieu, voilà pourquoi le fait éthique d'aller à l'Autre est
approche de Dieu. On retrouve le thème favori de Lévi-
nas : la responsabilité pour l'Autre est le lieu spirituel par
excellence. S'il est un Dieu, c'est là seulement qu'il
« vient à l'idée », c'est là seulement qu'il peut être pré-
sent, vivant et vrai. Exprimé en termes plus modernes,
plus politiques aussi, le rapport avec Dieu est dit coïnci-
der avec la justice sociale (DL, p. 36), - ce qui constitue,
selon Lévinas, le message même de la Bible. La
« réalisation de la société juste est ipso facto élévation de
l'homme à la société avec Dieu. Cette société est la béati-
tude humaine elle-même et le sens de la vie» (DL, p. 209).
On souhaiterait une définition de cet Infini, concept si
important et central chez Lévinas, omniprésent dans le
livre précisément intitulé Totalité et infini. Le terme de
totalité s'y oppose à celui d'Infini: la totalité est du côté
de l'immanence, du thématisable, elle représente une cer-
taine perfection de ce qui est saisissable par le savoir;
l'Infini en revanche est une façon de signifier la trans-
cendance, c'est-à-dire ce qui échappe à la connaissance,
ce qui ne se laisse pas vraiment dire, étant « hors prise ».
L'Infini ne peut être défini, il s'oppose au fini, qui seul
peut vraiment être dé-fini.
72
Témoigné - et non thématisé - dans le signe fait à autrui,
l'Infini signifie à partir de la responsabilité pour autrui, de
l'un pour l'autre, d'un sujet supportant tout - sujet à tout -
c'est-à-dire souffrant pour tous, mais chargé de tout; sans
avoir eu à décider de cette prise en charge s'amplifiant glo-
rieusement dans la mesure où elle s'impose. Obéissance
précédant toute écoute du commandement. Possibilité de
trouver, anachroniquement, l'ordre dans l'obéissance même
et de recevoir l'ordre à partir de soi-même - ce retourne-
ment de l'hétéronomie en autonomie est la façon même dont
l'Infini se passe - et que la métaphore de l'inscription de la
loi dans la conscience exprime d'une manière remarquable,
conciliant (en une ambivalence dont la diachronie est la
signification même et qui, dans le présent, est ambiguïté)
l'autonomie et l'hétéronomie (AE, p. 189).
De l'Infini, il y a surtout un témoignage porté par le su-
jet en tant qu'il accepte la responsabilité pour l'Autre. Ce
témoignage éthique « est une révélation qui n'est pas une
connaissance» (El, p. 114). Lévinas parle souvent de la
gloire de l'Infini. La gloire suppose une manifestation, un
éclat. Cet éclat de l'Infini, on le trouve dans le témoi-
gnage éthique, dans le« Me voici» proféré par le sujet
ouvert à la responsabilité. La subjectivité qui se substitue
et s'oublie au profit de l'Autre est comme habitée par
l'Infini, elle entre « dans les desseins de l'Infini» (AE, p.
196).
Mais qu'est en définitive cet Infini dont un désir im-
mémorial habite le Moi, le structurant en profondeur, lui
donnant son sens et sa vocation?
L'Infini est le Bien
Diverses précisions sont apportées par Lévinas à propos
de l'Infini. Ce qui précède montre le lien entre l'Infini et
l'éthique. Or le concept central de l'éthique est celui de
Bien. L'agir humain, à travers la volonté, est tout ordonné
au Bien. Et Lévinas opère effectivement un rapproche-
ment entre l'Infini et le Bien. En faisant de l'éthique la
philosophie première, Lévinas ne pouvait que recourir au
concept de Bien. Cette notion demandait en effet, par-
73
dessus les siècles, à être revalorisée, car elle n'est guère
présente chez les prédécesseurs immédiats de Lévinas
comme Husserl et Heidegger, et elle n'est guère dévelop-
pée par l'ensemble de la philosophie moderne, qui l'aurait
plutôt oubliée, un peu comme elle a oublié l'être, au dire
de Heidegger. Le savoir ne peut qu'oublier ce mieux que
l'être qu'est pourtant le Bien (AE, p. 23).
Voici comment Lévinas témoigne de cette revalorisa-
tion philosophique de la notion de Bien:
Je pense que [le Bien] est au centre de la problématique
philosophique. Dans tout mon effort, il y a comme une dé-
valorisation de la notion de l'être qui, dans son obstination
à persévérer à être recèle violence et mal, ego et égoïsme.
C'est la notion du bien qui me semble correspondre à mes
analyses du pour-l'autre, menées à partir de la phénoméno-
logie du visage. Le bien, c'est le passage à l'autre, c'est-à-
dire une manière de relâcher ma tension sur mon exister en
guise de souci pour soi, où l'exister d'autrui m'est plus
important que le mien. Le bien, c'est ce surplus
d'importance d'autrui sur moi, ce dont la possibilité dans la
réalité est la rupture de l'être par l'humain ou le bien au
sens éthique du terme (in Poirié, pp. 101-102).
Mais le Bien conduit à Dieu: ni berger, ni dissimulateur de
l'être, l'existant humain doit être envisagé comme « une étape
vers le Bien et vers la relation à Dieu» (EE, p. 12), car il y a une
proximité de Dieu - une trace - dans le visage du prochain. Aux
philosophies qui prônent l'être comme concept ultime, Lévinas
oppose Platon, dont il cite maintes fois, avec reconnaissance, la
formule qui place le Bien « au delà de l'être », au-dessus de
l'être, faisant du Bien quelque chose de plus ultime que l'être.
Il est vrai que chez Platon le Bien est atteint au terme
d'une démarche de connaissance. Mais en absolutisant
ainsi le Bien, Platon ne faisait-il pas de l'agir bon - que
ce soit dans la vie privée ou dans la vie publique, comme
il le dit dans La République (517 c) - une finalité essen-
tielle ? Platon qui, dans l'allégorie de la caverne, institue
le Bien comme Forme suprême découverte par le prison-
nier libéré, n'est-il pas le premier à avoir soutenu
74
l'éminence unique de l'éthique, de la vertu, de la bonté?
Telle est assurément la lecture faite par Lévinas, qui voit
en cette transcendance du Bien par rapport à l'être
l'enseignement le plus profond du père de la philosophie
occidentale, moment exceptionnel au sein de cette épopée
du savoir qu'est l'histoire de la philosophie, et qui n'aura
que quelques échos ponctuels: l'éthique comme réalité la
plus fondamentale, vraie marque de l'homme et sa seule
finalité.
L'éthique ouvre la dimension du Bien, qui est au delà
de l'être, avant l'être, meilleur que l'être. Si l'être est
adéquat à la connaissance, le Bien ne peut pas entrer en
représentation; il ne peut être expérimenté, nommé, qu'à
partir de la relation éthique. Sa manifestation immémo-
riale se passe comme une venue au sujet, sans que la li-
berté de ce sujet soit consultée. Pour se manifester, le
Bien suppose un « déracinement hors l'être» (HS, p. 53),
cet être volontiers assimilé par Lévinas, rappelons-le, au
mal. Chez Platon, le Bien est cause d'être et principe
d'intelligibilité. Mais qu'en est-il chez Lévinas, dont le
cadre philosophique se veut complètement différent de
celui de Platon? Il Y a chez Lévinas un lien étroit entre le
Bien et autrui. A travers l'Autre, dans le face-à-face, le
Bien s'adresse au sujet, il l'élit, il lui commande. Le sujet
est ici passif, cette élection est involontaire, le Bien est
allé à lui, s'est emparé de lui. Ainsi présenté, ce Bien qui
élit, ordonne s'empare, a quelque chose d'énigmatique.
Ne serait-ce pas une manière de dire que « c'est ainsi »,
oui, l'homme est voué au bien et à la vertu, là est sa na-
ture? N'est-ce pas finalement de la nature de sa volonté
dont il s'agit: une volonté vouée au Bien, à un Bien ma-
jusculaire (le mot « Bien» est l'un des rares mots écrits
par Lévinas avec une majuscule), à un Bien authentique,
objectif, indiscutable, incontestable. Il est vrai que Lévi-
nas ne s'exprime pas de la sorte. Mais son intention pro-
fonde ne recouvre-t-elle pas ce que, plus traditionnelle-
ment on appelait psychologie ou, plus précisément, méta-
physique de la volonté?
75
Le Bien et Dieu
La classique étude de l'objet de la volonté débouchait
d'ailleurs sur ce Bien et cette fin suprême qu'est Dieu.
Telle est également la démarche de Lévinas : il n'hésite
pas à faire un lien non seulement entre le Bien et autrui,
mais entre le Bien et Dieu. Dieu est nommé à partir de
chacune des deux composantes de la relation éthique.
La première composante est la signifiance du visage. Le
visage renvoie à Dieu, car il en est une trace. Dieu ne sau-
rait en effet être atteint directement, on n'en peut perce-
voir que cette trace présente dans le visage. Le visage
d'autrui est le divin dans l'homme (DCN, p. 134). A tra-
vers le visage, la phénoménologie de Lévinas atteint
quelque chose de plus effacé, de plus ultime, de plus haut.
Dans l'accès au visage, il y aussi accès à l'idée de Dieu
(El, p. 97). Car Dieu s'exprime dans le visage de l'Autre:
« La Parole de Dieu est le visage d'autrui» (Tr, p. 53).
Lévinas a conscience de se trouver aux frontières de la
phénoménologie. Y a-t-il une phénoménologie de la
trace? Il répond plutôt non, « la trace n'appartient pas à
la phénoménologie» (EDE, p. 199). Mais on peut néan-
moins s'en approcher « en situant cette signifiance à par-
tir de la phénoménologie qu'elle interrompt» (EDE, p.
199). Que signifie cette curieuse formule? La stricte phé-
noménologie trouve ici sa limite. En la dépassant, elle se
mue en méta-phénoménologie, qui est écoute d'un par
delà le phénomène. Les radiotélescopes des astrophysi-
ciens ne sont-ils pas réceptifs à des informations subtiles
et insoupçonnables provenant de distances immenses?
Cette méta-phénoménologie va découvrir en autrui une
manifestation de la hauteur où Dieu se révèle. Il y a une
proximité de Dieu dans le visage de mon prochain. A ce
sujet Lévinas cite un mot du poète Max Picard affirmant
que « le visage de l'homme est la preuve de l'existence de
Dieu » (NP, p. 142). Mais cette formule risque d'être mal
interprétée et elle n'est pas assumée à la lettre par Lévi-
nas. Voici comment il précise le lien du visage avec l'au-
delà qu'il signifie:
76
Le visage est signifiance de l'au-delà. Non pas signe ou
symbole de l'au-delà; celui-ci ne se laisse ni indiquer ni
symboliser sans retomber dans l'immanence du savoir. La
signifiance du visage n'est pas une espèce dont indication
ou symbolisme serait le genre. Le visage est seul à traduire
la transcendance. Non pas à fournir la preuve de l'existence
de Dieu, mais la circonstance incontournable de la
signification de ce mot, de son premier énoncé. De la
première oraison, de la première liturgie. Transcendance
inséparable des circonstances éthiques de la responsabilité
pour autrui où se pense la pensée de l'inégal, qui n'est plus
dans l'imperturbable corrélation de la noèse et du noème,
qui n'est plus la pensée du Même (HS, p. 142).
Le sujet reçoit un commandement venu d'ailleurs, de
Très Haut, - de Dieu. A travers autrui, Dieu est ce - ou
Celui - qui invite à la bonté, il est « le principe même du
triomphe du Bien» (DL, p. 106). La relation éthique, dé-
clenchée par l'existence de l'Autre en son visage, s'avère
maintenant centrée sur le Bien, elle consiste en un agir
bon de la part du sujet.
Telle est la deuxième composante de cette relation, elle
concerne le Moi élu à la responsabilité: la responsabilité
pour l'Autre ne se peut qu'en vertu d'une certaine posses-
sion par le Bien, dans lequel Dieu est reconnu. La posses-
sion par le Bien est une certaine possession par Dieu
(ADV, p. 141). Dieu est ce Bien fondateur qui a immémo-
rialement impressionné le sujet, imprimé en lui une aspi-
ration au Bien. Le Moi éthique est un moi qui a été sorti
de sa torpeur ou de sa douce quiétude, il a été « inspiré» :
«Inquiétude de l'homme par l'Infini de Dieu qu'il ne
saurait contenir, mais qui l'inspire [...], inspiration de
l'homme par Dieu qui est l'humanité de l'homme» (ADV,
p. 178). Cette inspiration se passe comme « obéissance au
Plus-Haut» dans la relation éthique avec autrui (ibid.).
Etre ainsi inspiré, c'est accepter avant de connaître, obéir
avant d'avoir vraiment entendu l'ordre, et correspondre
ainsi à la volonté absolue. C'est la source de cette modali-
té éthique de l'esprit que Lévinas place plus haut que la
77
connaissance, car elle est ouverture à la transcendance,
alors que le savoir reste englué dans l'immanence.
L'inspiration renvoie à Dieu alors que la connaissance
représentati ve se ferme sur le Moi.
Un absolu à faire plutôt qu'à dire
Lévinas ne cache pas que la notion de Dieu est philoso-
phiquement la plus obscure qui soit (QL, p. 70). On doit
bien convenir que, s'en prenant au discours théologique
classique, il ne facilite pas la compréhension de cette no-
tion. L'option de séparer absolument Dieu de l'être peut
certes s'autoriser de certains textes bibliques. Mais cette
dissociation a pour effet que le divin devient à ce point
éthéré que la tentation existe de le réduire à un souffle
éthique. Lévinas nomme volontiers Dieu, mais il laisse
l'impression d'un Dieu sans divinité. Il a conscience que
la manière dont il cherche les circonstances où Dieu
« vient à l'idée» peut être prise pour de l'athéisme. Le
refus de parler de Dieu en termes d'être n'est pas sans
équivoque. Le réflexe ordinaire à propos de Dieu est de
parler de son existence ou de sa non-existence: serait-il
aberrant de poser la question de l'existence de l'être di-
vin? C'est à cette problématique que Lévinas se dérobe, -
sans pour autant abandonner la question de l'esprit, de la
transcendance, de l'Infini. Aborder la question de Dieu en
termes éthiques, c'est privilégier un message venu
d'ailleurs, de Très-haut, c'est voir en l'homme
l'entendeur d'un commandement dont il ne peut être la
source première, un commandement qui l'ébranle, mais
qui en même temps l'institue dans sa vocation la plus pro-
fonde.
Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer
la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui
l'élève à ce degré? Election venant d'un dieu - ou de Dieu
- qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son pro-
chain, « lieu» originel de la Révélation (Lettre de 1990, in
Cahier de l'Herne, Emmanuel Lévinas, colI. «Biblio Es-
sais », p. 121).
78
C'est dans cette occurrence que Dieu se fait soupçon-
ner, qu'il « vient à l'idée », selon la formule à laquelle
recourt fréquemment Lévinas et qui a donné le titre d'un
de ses livres. Les attributs de Dieu sont donnés à l'homme
à l'impératif! Dieu ordonne. C'est par la loi seulement
que Dieu est concret, mais cette concrétude est bien origi-
nale. La merveille de la responsabilité, de la vie éthique,
ne se peut sans que Dieu soit évoqué comme auteur du
commandement. Derrière cette loi, comme sa source,
comment pourrait-il ne pas y avoir une volonté divine,
expression d'un être divin, de Celui qui, immémoriale-
ment invite à la responsabilité pour l'Autre ?
On peut observer une démarche analogue lorsque Lévi-
nas traite des droits de l'homme. Ceux-ci aussi consti-
tuent « une conjonction où Dieu vient à l'idée, où la no-
tion de la transcendance cesse de rester purement négative
et où 1'" au-delà" abusif de nos conversations se pense
positivement à partir du visage d'autrui» (EN, p. 234). Il
est vrai que tout l'effort de Lévinas est de mettre l'accent
sur le devoir de l'homme, c'est-à-dire mon devoir. Le
droit ne saurait être que celui de l'Autre. Un Moi se com-
plaisant dans ses droits demeure englué dans
l'immanence. Un Moi soucieux de l'Autre et de ses droits
entend déjà l'Infini venir à lui. Lévinas ne récuse donc
pas la notion de droits de l'homme, même s'il n'en parle
que de manière très circonstancielle, et surtout peu
conventionnelle: le droit de l'Autre, c'est mon devoir,
dont la source doit être recherchée du côté d'un Bien
transcendant.
Comment dire, en définitive, l'absolu, comment accéder
à la transcendance? La réponse de Lévinas est que
l'absolu a moins à se dire ou à être dit qu'à être pratiqué.
Cela ne signifie pas que la philosophie doive être congé-
diée, elle qui est un héritage à la fois d'Athènes et de Jé-
rusalem. Il revient au philosophe de dire la conjoncture
éthique, mais dans la conscience du statut délicat qui est
celui de la philosophie, toujours exposée à se dédire, à se
corriger, à lever les risques de mauvaise interprétation.
79
S'agissant, par exemple, des droits de l'homme, on pour-
rait affirmer Dieu comme la seule cause satisfaisante de
ces droits absolus; Dieu est alors posé comme un Etre
existant et agissant. Telle n'est pas la démarche de Lévi-
nas : « Il importe sans doute en bonne philosophie de ne
pas penser les droits de l'homme à partir d'un Dieu in-
connu. Il est permis d'approcher l'idée de Dieu en partant
de l'absolu qui se manifeste dans la relation à autrui»
(EN, p. 235).
Il est significatif que Lévinas parle beaucoup plus vo-
lontiers de l'idée de Dieu que de Dieu lui-même. Mais a-
t-on suffisamment exploré la question de Dieu quand on a
inventorié les circonstances où son idée nous vient à
l'esprit? et quand on limite ces circonstances au domaine
éthique? Lévinas a assurément dépassé les strictes limites
de la méthode phénoménologique, mais est-ce suffisant
pour accéder à un être transcendant? Mais était-ce là
vraiment son objectif? Ses préoccupations ne relèvent pas
de la théologie naturelle ou philosophique. De ce point de
vue, le danger auquel cette méthode s'expose est de ra-
mener l'existence de Dieu à « l'histoire sainte elle-même,
[à] la sainteté de la relation de I'homme à I'homme à tra-
vers laquelle Dieu peut passer» (cil. in Cahier de l'Herne,
Emmanuel Lévinas, p. 422). Tout ce que la position de Lé-
vinas a de problématique tient dans cette dernière for-
mule, née de la volonté de rompre avec ce qu'il dénomme,
non sans excès, le Dieu-objet des philosophes. En revan-
che, ce qu'il tient à dire par-dessus tout concerne le sens
de la vie humaine. Et il montre que ce sens - éthique -
invite et même oblige à dépasser le plan du phénomène.
Pour cela, le titre de métaphysicien - hautement original -
lui revient de plein droit.
80
6
82
tôt la loi est une manière de dire cette primordiale obliga-
tion, cette immémoriale assignation.
Lévinas souligne le lien entre commandement et Parole.
La première parole n'est pas émise, elle est reçue par le
Moi, et elle est un ordre donné. Le premier contact avec
l'Autre se fait donc, symboliquement, par l'ouïe, et non
par la vue: ainsi est bien marquée la rupture avec les pro-
cédures phénoménologiques qui valorisent en général la
vision, sens « idéaliste» par excellence. L'ouïe est le sens
où le sujet est purement réceptif, à la merci du son émis.
Le sujet voit son importance relativisée puisqu'il est, par
le commandement, mis en demeure. Un ordre lui vient du
visage, ou à travers le visage, lequel ne se découvre pas
tant au regard qu'il ne se dit dans une parole muette qui
n'en est pas moins magistrale. Elle livre non pas une si-
gnification à connaître, mais une direction à suivre.
De l'hétéronomie à l'autonomie
A vrai dire, cette obligation n'est pas proprement
« entendue» : Lévinas parle d'une inouïe obligation. Si
elle avait été entendue, on pourrait en définir les circons-
tances de temps, de lieu: ce commandement serait un
commencement, dont il y aurait mémoire. Mais c'est à
mon insu, immémorialement que le commandement s'est
glissé en moi, comme un voleur, Lévinas utilise
l'expression « par contrebande» (AE, p. 16). Un ordre de
tout temps déj à reçu! La révélation qu'est le visage est la
révélation de quelque chose de déjà présent...
Possibilité de trouver, anachroniquement, l'ordre dans
l'obéissance même et de recevoir l'ordre à partir de soi-
même - ce retournement de l' hétéronomie en autonomie est
la façon même dont l'Infini se passe - et que la métaphore
de l'inscription de la loi dans la conscience exprime d'une
manière remarquable, conciliant (en une ambivalence dont
la diachronie est la signification même, et qui, dans le pré-
sent, est ambiguïté) l'autonomie et l'hétéronomie. Inscrip-
tion de l'ordre dans le pour-l'autre de l'obéissance: affec-
tion anarchique qui se glissa en moi « comme un voleur », à
travers les filets tendus de la conscience, traumatisme qui
83
m'a absolument surpris, l'ordre n'a jamais été représenté,
car il ne s'est jamais présenté - pas même dans le passé
venant en souvenir - au point que c'est moi qui dis seule-
ment - et après coup - cette inouïe obligation. Ambivalence
qui est l'exception et la subjectivité du sujet, son psychisme
même, possibilité de l'inspiration: être auteur de ce qui
m'avait été à mon insu insufflé - avoir reçu, on ne sait d'où,
ce dont je suis l'auteur (AE, p. 189).
Qui dit loi ne dit-il pas une hétéronomie? Ce qui fait le
caractère ardu de la loi, ce qui la rend antipathique à
d'aucuns, n'est-ce pas le fait qu'elle vient de l'extérieur
et s'impose comme une contrainte, éventuellement gra-
tuite ou arbitraire? Voilà ce que Lévinas veut contredire.
L'ordre dont la loi est porteuse ne vient pas d'ailleurs, il
vient du sujet lui-même. L'hétéronomie n'est pas le der-
nier mot de la loi: la loi sourd du sujet lui-même, dont
l'autonomie est sauve! Cette exigeante loi, qu'on pourrait
être tenté de décliner, vient en réalité de moi-même, je la
trouve au plus profond de moi. Son irruption en moi dans
un profond jadis est qualifiée de traumatisme: il y a là un
processus qui ne relève pas de ma maîtrise, quelque chose
se retrouve en moi malgré moi, un quelque chose qui n'est
pas sans rudesse. Il reste que cet ordre intimé est en même
temps le mien, il fait un avec moi, avec ma conscience -
cette conscience aux «filets tendus» selon le texte ci-
dessus. C'est de la conscience morale qu'il s'agit. La
conscience est ce savoir intérieur qui me dicte certaines
exigences. S'agirait-il de préceptes introjectés en moi par
les parents, et constituant ce que Freud a appelé le sur-
moi? Ou alors de préceptes arbitraires, d'origine sociale
et historique? Délicate problématique de l'origine de la
loi, de l'origine de ce senti interne de valeurs qui deman-
dent absolument à être appliquées, sans échappatoire. La
réponse de Lévinas est, on le voit, de nature métaphysi-
que: c'est d'un commandement absolu dont il entend par-
ler. Des fondements psychologiques ou sociologiques ne
peuvent pas donner à la loi ce caractère d'absoluité. Une
morale ainsi fondée serait nécessairement relativiste, les
illustrations en sont multiples. Par une démarche phéno-
84
ménologique poussée dans ses ultimes possibilités, Lévi-
nas réussit à articuler la subjectivité avec l'objectivité:
cette loi vient d'ailleurs - hétéronomie -, mais en même
temps j'en suis l'auteur - autonomie. Lévinas exprime
encore remarquablement cette même idée en disant que
l'obéissance précède l'entendement de l'ordre. Mais si
l'ordre a ainsi pu être devancé, c'est qu'il était déjà pré-
sent dans le sujet, le sujet était pré-disposé à l'entendre,
le fait de l'entendre n'est que la confirmation d'un senti-
ment qui déjà l'habite.
Réponse originale à un problème de toujours de la phi-
losophie : joindre immanence et transcendance, spontanéi-
té et extériorité, liberté et nécessité. Si l'on se souvient
que ce qui me vient du visage a sa source plus loin, plus
haut que le visage, on comprend que Lévinas puisse parler
de la gloire de l'Infini me commandant par ma propre
bouche (AE, p. 187) ! C'est vraiment la Parole de Dieu, qui
est « le visage d'autrui» (Tr, p. 53), qui, rendue audible
dans le face-à-face, me commande. De son côté, Thomas
d'Aquin écrivait que «la loi que Dieu institue n'est pas autre
chose que lui-même» (Somme théologique,Ia-IIae, quo91, art. 1, ad
3"'").
Cette Parole en moi peut être appelée la voix de la
conscience, un savoir éthique, c'est-à-dire une certaine
conviction portant sur ce qui est à faire: ma responsabili-
té pour l'Autre. Lévinas use de ce concept d'inspiration
déjà mentionné pour désigner cette venue à l'esprit hu-
main d'une obligation éthique:
Assumer la responsabilité pour autrui est pour tout
homme une manière de témoigner de la gloire de l'Infini, et
d'être inspiré. Il y a du prophétisme, il y a de l'inspiration
chez l'homme qui répond pour autrui, paradoxalement,
avant même de savoir ce qu'on exige concrètement de lui.
Cette responsabilité d'avant la Loi est révélation de Dieu
(El, pp. 121-122).
Etre inspiré, c'est recevoir un souffle venu d'ailleurs,
comme on le voit dans le prophétisme, c'est faire un avec
cette extériorité, de sorte que l'ordre reçu n'est plus
85
étranger, il n'est pas ressenti comme un joug car il jaillit
du plus profond du sujet lui-même. Le pour-l'autre est
plus ancien que la conscience que j'en peux prendre. Ré-
pondre d'autrui ne se fait donc pas parce qu'une loi
l'exige: la responsabilité n'est pas une réponse ou une
obéissance à la loi, mais une réponse au visage de l'Autre.
Le pour-l'autre se lève dans le moi; commandement en-
tendu par lui dans son obéissance même, comme si
l'obéissance était son accession même à l'écoute de la pres-
cription, comme si le moi obéissait avant d'avoir entendu,
comme si l'intrigue de l'altérité se nouait avant le savoir
(EN, p. 185).
Voilà une obéissance qui n'a rien d'une servitude, c'est
une obéissance d'un sujet libre qui n'obéit en vérité qu'à
lui-même et non à une loi préexistante: l'ordre se formule
par la voix de celui qui obéit. La loi découlant de la res-
ponsabilité (ADV, p. 78), elle n'est atteinte comme telle
que dans une démarche réflexive. Il en va comme si le
sujet responsable était préaccordé avec ce qui par ailleurs
peut être formalisé comme loi. On connaît le mot de Pas-
cal à propos de Dieu: « Tu ne le chercherais pas si tu ne
l'avais déjà trouvé ». Il en va ici analogiquement de
même: le visage d'autrui t'ordonne de le servir? Oui,
mais tu ne ressentirais pas cet ordre, s'il n'était déjà en
toi. Ou encore: il y a une connaturalité entre ce qui me
vient du visage et ce que j'ai en moi, qui n'est que réveil-
lé par l'impulsion reçue du visage, reçue de plus haut que
le visage, reçue « à travers le visage humain, de très haut
hors le monde» (HS, p. 153).
Nouvelle approche de la loi naturelle
Lévinas rejoint de la sorte une antique doctrine, qui ap-
partient au patrimoine intellectuel et moral de l'Occident,
la doctrine de la loi naturelle. Cette expression, trop onto-
logique à son goût, ne l'enchante pas. Mais par delà la
paille des mots, nous sommes bien en présence de deux
visées convergentes voire même identiques.
86
En effet, parler d'un ordre qui se formule « dans la voix
de celui-là même qui lui obéit» (EN, p. 174), d'une inspi-
ration venant finalement de Dieu même, n'est-ce pas dire,
dans une langue bien sûr nouvelle, et pour cela particuliè-
rement digne d'attention, ce que la philosophie grecque,
puis ses héritiers médiévaux et modernes, ont conceptua-
lisé sous le nom de loi naturelle? Comment rendre
compte philosophiquement de ce sens spontané
d'obligations morales fondamentales qui semblent aller de
pair avec la nature humaine? Comment exprimer et fon-
der ce qui fait l'objet d'une connaissance très originale,
dite par Jacques Maritain connaissance par inclination?
Que la vie humaine est infiniment respectable et attend de
chacun un engagement sincère et plénier, n'est-ce là que
le fruit culturel d'une convention révisable, un pro-
gramme facultatif fait pour de belles âmes, ou n'est-ce
pas au contraire une requête profonde, métaphysiquement
fondée, de la nature de l'homme? On sait le choix fait par
Lévinas, à l'encontre d'un certain mépris, très répandu de
nos jours, de toute loi morale rigoureuse, de tout principe
éthique universel. On ne peut que rendre hommage à la
manière renouvelée qu'il a mise en œuvre pour dire le
primat du Bien, la présence en l'homme d'une conscience
morale qui ne peut être fondée que sur une transcendance.
Si Lévinas ne recourt guère à l'expression de loi natu-
relle, cela tient à sa réticence envers le concept de nature,
auquel il a choisi de donner un sens négatif: la nature est
pour lui synonyme d'instinct grossier, de persévérance
coupable dans l'être, voire de violence et de sauvagerie;
la responsabilité et le pour-l'autre sont contraires à la
nature ainsi entendue. Mais Lévinas partage manifeste-
ment l'intention philosophique qui a présidé à
l'élaboration, à partir d'Aristote, de la doctrine de la loi
naturelle. Il utilise au moins une fois ce concept, quand il
affirme que « le monothéisme juif annonce le droit natu-
rel » (IH, p. 186), qu'il qualifie de précurseur des droits de
l'homme. D'autre part, ce ne peut être qu'à la loi natu-
relle qu'il pense lorsqu'il rend hommage, dans le texte
87
cité ci-dessus, à « la métaphore de l'inscription de la loi
dans la conscience ».
Il est vrai que la notion de loi naturelle implique
l'universalité. La propriété première de la loi est en effet
de s'imposer avec nécessité et à l'ensemble des hommes,
sous peine de sanction. Ceci vaut de la loi juridique posi-
tive, mais plus encore des grands principes moraux: si la
loi exprime des principes, ils sont nécessaires et univer-
sels. Or Lévinas répugne aux procédures abstractives et
universalisantes, fruits d'une raison qu'il suspecte. Il a
choisi de s'exprimer sur le registre phénoménologique de
ce qui advient au Moi. Or le Moi n'est pas en situation de
taxer d'universel le commandement qui lui advient. Un
texte consacré à Martin Buber (dont le Je-Tu est jugé sus-
pect de complaisance dans le dialogue et de tendance fu-
sionnelle), montre comment Lévinas récuse les «règles
universelles et leur abstraction»: il y soutient que
d'emblée le je-tu comporte une obligation « sans recours
à aucune loi universelle» (DQV, p. 229). C'est à moi que
l'obligation est adressée, et elle l'est à partir de ce visage-
ci : il est difficile de se dérober plus nettement à une dé-
marche universalisante. La phénoménologie lévinassienne
du visage voudrait sauver l'obligation et sa nécessité,
sans qu'il y ait chute dans un discours universel: c'est
toujours le Moi, unique, élu, qui seul est concerné et dont
la responsabilité est le principe d'individuation. Mais
l'ordre qu'il reçoit - qu'il a déjà depuis toujours fait sien -
n'en est pas moins absolu et inéluctable.
Cependant il arrive à Lévinas en tant qu'historien du
judaïsme de présenter la notion d'une morale éternelle,
indépendante du politique, comme l'apport spécifique du
monothéisme juif (cf. IH, p. 185). Le monde antique, dit-il,
n'a pas connu cette humanité fraternelle, il n'a pas vu la
dimension planétaire de la société humaine, il s'est borné
à des cités ou nations, toujours menacées par la guerre et
ses injustices. En revanche, une fraternité entre les hom-
mes est envisageable à travers la paternité de Noé,
d'Adam, finalement de Dieu (ibid.). Voilà comment le
88
monothéisme juif annonce le droit naturel (IR, p. 186). Il
le fait notamment à travers le concept de noachide, c'est-
à-dire de descendant de Noé, d'être moral indépendam-
ment de ses croyances religieuses, qui accepte de recon-
naître un ensemble de règles morales. Ce respect de la
morale lui valait d'être pleinement intégré dans la société.
Lévinas voit dans ce concept le fondement du droit natu-
rel, le précurseur des droits de l'homme et de la liberté de
conscience (IR, p. 187). Quant à la loi politique elle se
trouve, par rapport à cette loi éternelle, à la fois dans une
relation de subordination et d'indépendance (cf. IR, p.
192).
Les droits de l'homme comme droits de l'autre homme
On voit parfois de nos jours dans la doctrine des droits
de l'homme une expression de la loi naturelle. Pour cer-
tains, ces droits en seraient même la seule formulation
actuellement acceptable. Mais il y a un risque à identifier
loi naturelle et droits de la personne humaine. Issue de
l'individualisme libéral, la doctrine des droits de l'homme
a une conception de la nature toute différente de celle sur
laquelle la pensée grecque a établi la loi naturelle classi-
que. Tels qu'entendus ordinairement, les droits de
l'homme procèdent d'une mentalité de revendication, là
où la loi naturelle met l'accent sur des obligations. Sur ce
point précisément l'approche lévinassienne procède à une
judicieuse rectification. Lorsqu'il mentionne les droits de
l'homme, Lévinas le fait toujours en précisant, à l'encon-
tre d'un usage courant, que les droits de l'homme sont
avant tout les droits de l'Autre. S'il n'en est pas ainsi, les
droits de l'homme peuvent donner lieu à des revendica-
tions démesurées et exclusives en faveur du seul Moi, on
peut assister alors, au nom des droits de l 'homme, à des
oppositions entre la liberté de l'un et la liberté de l'autre,
voire à « une guerre de tous contre tous à partir des Droits
de l'homme» (AT, p. 153).
Penser les droits de l'homme est une tâche philosophi-
que importante dans le monde contemporain. Tout en la
89
récusant, Lévinas ne s'attarde guère à la solution indivi-
dualiste-libérale, trop à l'opposé de sa pensée. Mais il se
méfie aussi d'un respect pour l'universalité de ces
droits qui serait purement rationnel; par exemple, la rai-
son pratique de Kant et son impératif catégorique, non
assurée de vaincre la spontanéité sensible, ne lui paraît
pas une solution satisfaisante. Ni la rigueur du raisonna-
ble, ni d'ailleurs un consensus général, ne suffisent. Le
seul fondement acceptable est l'élan généreux de la bonté,
le « sentiment de bonté» (AT, p. 154), sans quoi les droits
de l'homme sont voués à rester lettre morte, sans quoi, au
mieux, la seule paix accessible serait une piètre non-
agression. Une nouvelle fois le désintéressement de la
bonté responsable est la solution préconisée par notre
auteur.
Du point de vue du sujet, les droits de l' (autre) homme
représentent essentiellement un devoir. Ainsi est rectifiée
une ambiguïté des droits de l'homme, dans la mesure où
ils peuvent conduire à oublier qu'il n'y a pas de droits
sans devoir. Chez Lévinas, l'Autre a des droits, Moi je
n'ai que des devoirs: «Se manifester originellement
comme droits de l'autre homme et comme devoir pour un
moi, comme mes devoirs dans la fraternité, c'est là la
phénoménologie des droits de l'homme» (HS, p. 187).
Point de vue certes unilatéral - n'est-ce pas une erreur
d'omettre que moi aussi, comme chacun, j'ai des droits? -
mais, à sa place, précieuse approche du fondement de ces
droits et de leur caractère inconditionnel. Le problème
théorique majeur que posent les droits de l' homme est en
effet celui de leur fondement: comment rendre compte de
leur nécessité et de leur universalité? comment rendre
compte de l'obligation qui m'incombe de les respecter?
La solution de Lévinas, conforme à sa promotion de
l'éthique comme philosophie première, n'est en rien juri-
dique, ni politique, mais éthique: l'absolu qui se mani-
feste dans la relation à autrui est le fondement adéquat de
l'absolu du droit humain. En cette configuration seule-
ment, Dieu vient à l'idée: Dieu ne doit pas être pensé
90
« abstraitement» comme fondement des droits de
l'homme, mais il est présent, et la transcendance prend
sens, dans l'intrigue du face-à-face où le sujet découvre
son infinie responsabilité pour l'Autre.
91
aujourd'hui encore de la manière dont on peut s'incliner
sans être humilié. Ou obéir sans être esclave. Je pense que,
du point de vue formel, évidemment, lorsque A commande
B, B est esclave de A, mais il s'agit de savoir qui est A.
C'est-à-dire quel est le contenu de cette relation formelle.
Elle ne résiste pas à certains contenus! C'est à partir de la
qualité de l'impératif que l'ordre peut être reconnu comme
ordre du bien. C'est à partir de cette éventualité que la voix
qui me commande doit être entendue (Intervention lors d'un
débat retranscrit dans Autrement que savoir, Osiris, 1988,
pp. 82-83).
Si l'impératif émane du Bien, sa nature est tout autre
que celle d'un commandement contraignant de manière
arbitraire ou par mode de convention. Quand c'est le Bien
qui commande, le commandement ne procède pas d'une
simple puissance, l'hétéronomie n'est en rien un asservis-
sement; le commandement peut dès lors être exigeant,
pressant, ou même violent, la bonté de sa source le purifie
de toute scorie possible. On peut ajouter, en recourant à
une conceptualisation dans laquelle Lévinas ne se recon-
naîtrait pas, que le contenu bon qui est commandé se
trouve en pleine adéquation avec la nature de celui à qui
le commandement est fait.
Il y a une sorte de loi dont il n'a pas encore été ques-
tion : à côté de la loi positive de l'Etat, à côté de la loi
inspirée par l'amour, il y a la loi rituelle du judaïsme, sur
laquelle Lévinas, en tant que Juif, s'est prononcé. Le cha-
pitre consacré au judaïsme de Lévinas y reviendra. On se
contentera ici des quelques remarques suivantes. On re-
lève parfois le caractère très formel des nombreuses obli-
gations imposées par la religion juive. Lévinas en rend
raison en y voyant la sévère discipline qui rend seule pos-
sible la justice envers le prochain: «Celui-là seul peut
reconnaître le visage d'autrui qui a su imposer une règle
sévère à sa propre nature» (DL, pp. 34-35). Les choses
humaines ne sont jamais simples, la vitalité naturelle de-
mande à être maîtrisée. Un effort de discipline,
l'entraînement représenté par « la quotidienne fidélité au
geste rituel» (ibid.), sont un conditionnement nécessaire
92
pour qu'il soit donné suite aux impulsions reçues à travers
le visage de l'Autre, pour que l'amour ne se croie pas
libéré des obligations qui lui sont inhérentes. La loi appa-
raît alors comme le soutien de la liberté authentique, loin
d'en être la négation. Thomas d'Aquin ne donnait-il pas à
la loi pour fin de rendre les hommes justes et vertueux
(Somme théologique, Ia-IIae, quo 107, art. 2) ? Il est vrai que le
judaïsme a poussé très loin le sens du commandement, il
peut paraître se complaire dans l'obligatoire comme tel, le
commandement injustifié peut y être investi d'une valeur
religieuse. Nous touchons là à la limite entre la Grèce et
la Bible, entre ce qui peut se dire et se dérouler dans la
langue grecque de la philosophie et cette part de la Bible
qui ne se laisse pas traduire en grec.
93
7
LA JUSTICE, L'ETAT,
LE SA VOIR
96
droit à la défense comme ceux qui ne sont pas mes pro-
ches. » (EN, pp. 124-125). Si l'Autre ne faisait du mal qu'à
moi, je lui resterais assujetti. Mais il peut exercer sa vio-
lence sur un tiers: cela justifie, cela exige, que l'on arrête
cette violence, car le tiers est aussi mon prochain! (DQV,
p. 134).
Je suis voué à la responsabilité, à une abnégation totale,
à la charité: voilà ce qui est premier, originel, essentiel.
Mais la charité ne saurait aller à l'encontre de la justice.
C'est pourquoi sonne très vite 1'heure de la justice, à par-
tir de la charité « initiale» (EN, p. 122 ; AT, p. 181). Lévi-
nas répète maintes fois que la justice naît de la charité,
qu'elle en est issue, que le souci du tiers vient aussitôt
après l'appel à la responsabilité (EN, p. 123), même si
« après» peut ici se rapprocher d'une quasi simultanéité.
Il est vrai qu'il arri ve à Lévinas de dire que charité et
justice sont « inséparables et simultanées, sauf si on est
sur une île déserte, sans humanité, sans tiers» (EN, p.
125). Mais si cette simultanéité devait être entendue stric-
tement, tout le noyau essentiel de la pensée de Lévinas,
tel que présenté jusqu'ici, et tel que répété inlassablement
par l'auteur, devrait être revu. Ce dernier marque claire-
ment la différence capitale entre charité et justice: la jus-
tice naît de la représentation, c'est-à-dire de la connais-
sance, alors que la charité lui est antérieure (cf. AE, p.
202). Née de la charité, la justice lui est-elle postérieure,
ou alors lui serait-elle simultanée? En vérité, tout ce qui
a été vu jusqu'ici de la pensée de Lévinas plaide en faveur
de la priorité de la responsabilité pour l'Autre sans déli-
bération ni délai, et donc de la postériorité de la justice.
Dans ma pensée, il y a un sens tout à fait déterminé du poli-
tique. C'est un fait que nous ne sommes pas deux, que nous
sommes au moins trois. Aussitôt, à la charité initiale, car la
relation à deux est une charité, s'ajoutent le « calcul» et la
comparaison. Dans la multiplicité, tous les visages comptent, et
tous les visages se nient les uns les autres. Chacun est élu
comme par la parole de Dieu, chacun a un droit. Chaque visage
est aussi responsabilité. A partir du troisième, il faut que je
compare, que je compare l'incomparable du visage avec toute
97
la «décence» possible. La justice de la comparaison vient
nécessairement après la charité. Elle doit tout à la charité, mais
elle nie constamment la charité (<< L' humanité est biblique» in
E. Weber, Questions au judaïsme, Desclée De Brouwer, Paris,
1996, p. 141).
Comme cela ressort de ce texte, en même temps que le
tiers et la justice apparaissent tout un ensemble de notions
qu'il reste à examiner dans la suite de ce chapitre. D'une
part comparaison, calcul, questionnement, conscience,
pensée, intentionnalité, intellect, égalité, théorie, philoso-
phie : autrement, dit tout l'ordre de la connaissance, qui a
été court-circuité, dans le face-à-face, au profit du désir
de l'Infini et de la responsabilité, c'est-à-dire au profit de
l'éthique, et dont il nous reste à préciser comment le si-
tuer dans cette pensée où la philosophie première est
l'éthique. Et d'autre part le vaste domaine de l'agir, qui
n'est pensable qu'en lien avec la connaissance: la justice
bien sûr, dont on vient de parler, mais aussi la politique,
l'Etat, l'économie, voire l'art.
Revenons au tiers, dont j'ai à répondre, car il est aussi
mon prochain. Comment déterminer où se trouve la priori-
té entre l'Autre et le tiers, ou entre les différents tiers? Il
Y faut un exercice de la connaissance. La justice va donc
résulter de l'interaction du vouloir responsable et de la
connaissance.
Dans le premier temps du face-à-face, la situation était
claire. Un message exclusif venu du visage s'imposait au
sujet, interpellé sans dérobade possible. Avec le tiers, les
choses se compliquent. Non pas que le sujet puisse, abso-
lument, se dérober. Mais il lui incombe maintenant de
choisir. La réponse qu'il est appelé à donner peut prendre
effectivement plusieurs chemins. L'Autre déchoit de son
initial statut d'unique. Car « autrui est d'emblée le frère
de tous les autres hommes» (AE, p. 201). La justice ne va
pas sans une certaine égalité de traitement. Après le temps
de la singularité, vient le temps de l'universalité: si dans
sa phénoménologie du visage, Lévinas ne parlait jamais
98
de I'homme - au singulier ou au pluriel -, il envisage dans
ce deuxième temps l'humanité comme totalité.
Dans TI, où il opposait totalité et Infini, il critiquait la
totalité, privilégiée par la philosophie occidentale trop
préoccupée, depuis son origine chez Thalès de Milet, de
totalisation du réel. Pour Lévinas, la totalité signifie mé-
connaissance de l'Autre, oubli du Bien, partie liée avec le
totalitarisme. Maintenant que le statut de l'Autre a été
assuré, et qu'une pensée absolue à la façon de Hegel, fai-
sant des individus des « brins de poussière» (AE, p. 131),
a été exorcisée, il est possible de réintroduire la totalité,
sur laquelle une perspective philosophique ne peut pas
faire complètement l'impasse. Comme Kierkegaard, Lévi-
nas oppose l'éthique aux systèmes totalisants (de Hegel et
des autres), mais il ne s'agit pas initialement d'une éthi-
que qui consisterait en une règle valable pour tous. Le
levier du défi - temporaire - à la totalisation aura été non
pas un principe universel, mais le visage et le Bien. Il
fallait, dans un premier temps, que le système éclate -
réponse au primat de la totalité dans I'histoire de la philo-
sophie.
Cependant bien vite sonne l'heure du tiers qui est
l'heure de la justice, et qui implique donc savoir, univer-
salité, totalité. A la folie de la responsabilité infinie en-
vers l'Autre succède, « du fond de cette charité initiale»
(EN, p. 122), une sagesse. A la sagesse de l'amour succède
l'amour de la sagesse; à l'élan spontané, le calcul. Ainsi
se passe la naissance du théorétique pour que justice soit
faite, la naissance aussi de la philosophie!
Ajoutons que, dans ce deuxième temps, le Moi ne fait
pas que s'opposer aux autres, mais il devient «autre
comme les autres ». On connaît l'expression de Ricœur
« soi-même comme un autre », qui résonne comme une
critique de l'unilatéralisme éthique de Lévinas. Pourtant
ce dernier concède finalement, furtivement, que j'ai aussi
à prendre soin de moi, car « mon sort importe» (AE, p.
205).
99
L'Etat
Si Lévinas n'est pas un moraliste, mais un « éthicien »,
il n'est pas non plus un philosophe politique. Il n'en pro-
pose pas moins une conception très originale de l'origine
de l'Etat, question majeure de la philosophie politique.
C'est précisément le thème de la justice qui conduit, on va
le voir, à celui de l'Etat, qui en fixe la naissance et la
fonction fondamentale.
Sur ce point, sa pensée n'a pas pris tout de suite sa
forme définitive. Ainsi dans TI Lévinas écrivait: « Dans
la mesure où le visage d'autrui nous met en relation avec
le tiers, le rapport métaphysique de Moi à Autrui se coule
dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions,
aux lois qui sont la source de l'universalité» (p. 276). Le
tiers n'a pas ici la signification technique qui a été pré-
sentée ci -dessus, il ne se distingue pas de l'Autre, mais
commence avec l'autre; avec lui une certaine unité est
revendiquée, celle du nous. Mais ce concept de nous ne
réapparaîtra pas, ni pour exprimer la société que le Moi
réalise avec l'Autre, ni pour désigner une communauté
plus large.
Quelle est donc la source de l'Etat? Bien sûr le tiers,
mais à entendre comme le troisième homme qui,
n'appartenant pas au face-à-face, entre en concurrence
avec l'Autre. Lévinas dit en effet, de manière rapide, que
l'Etat commence dès qu'il y a trois, dès qu'il y a lieu
d'employer le pluriel, de parler de la responsabilité des
individus les uns envers les autres. La sortie du registre de
la seule charité se passe comme entrée en politique. Au
Moi comme âme succède le citoyen. L'Autre, primitive-
ment transcendant, doit maintenant être pensé dans un
genre, dans l'Etat. C'est l 'heure de la réciprocité, de
l'universel, qui succède au moment nominaliste de la res-
ponsabilité du Moi pour ce visage-là. Après le moment de
la Bible, le moment de la Grèce, si remarquable dans le
domaine politique; après le moment de l'inspiration, le
moment du droit où les uniques sont rassemblés dans un
genre.
100
Dans la perspective que nous avons suivie, le passage de
l'inégalité éthique - de ce que nous avons appelé dissymé-
trie de l'espace intersubjectif - à l' « égalité entre person-
nes », viendrait de l'ordre politique de citoyens dans un
Etat. La naissance de l'Etat à partir de l'ordre éthique serait
intelligible dans la mesure où j'ai aussi à répondre du tiers
« à côté» de mon prochain. Mais qui est à côté de qui?
L'immédiateté de ma relation au prochain est modifiée par
la nécessité de comparer les hommes entre eux et de les
juger. Recours à des principes universels, lieu de la justice
et de l'objectivité. - La citoyenneté ne met pas fin à la cen-
tralité du Je. Elle la revêt d'un sens nouveau: sens révoca-
ble. L'Etat peut se mettre à fonctionner selon les lois de
l'être. C'est la responsabilité pour autrui qui mesure la légi-
timité de l'Etat, c'est-à-dire sa justice (HS, p. 66).
Lévinas conteste le schéma de Hobbes, qu'on retrouve
chez Rousseau, selon lequel l'Etat a pour fonction pre-
mière de mettre fin à la violence mutuelle, à la guerre de
tous contre tous. Le contrat social de Hobbes procède
d'une anthropologie qui est aux antipodes de celle de Lé-
vinas. Pour ce dernier, qui ne donne cependant pas de
précisions sur les modalités de la naissance de l'Etat,
l'Etat procède de la responsabilité de l'un pour l'autre, il
sort d'une limitation de la charité et non d'une limitation
de la violence (EN, p. 123) ! Cette philosophie politique
est solidaire d'une anthropologie pour laquelle l'homme
est d'abord capable d'amour plutôt que de haine, de paix
plutôt que de guerre, d'un homme dont la vocation est la
sainteté plutôt que la simple persévérance dans l'être.
Une conception comme celle de Hobbes légitime la
concentrations des pouvoirs dans un pouvoir absolu, elle
peut déboucher sur un Etat tout-puissant, que rien ne
borne, potentiellement négateur de toute relation interper-
sonnelle. Si en revanche l'Etat est issu de la charité,
comme une exigence de justice plus large que ce que peut
assurer la responsabilité du Moi, un frein est mis
d'emblée à la tentation autoritaire à laquelle, comme
exercice d'un pouvoir, il se trouve exposé.
101
Lévinas souligne en effet avec lucidité autant la néces-
sité de l'Etat que les excès qui le menacent. Nécessité de
l'Etat, car, du point de vue de l'exercice, il représente « le
commencement d'un être libre» (DL, p. 280), seul il rend
possible l'humanité de l'homme en garantissant la sécuri-
té. C'est pourquoi la grande affaire de l'Etat est la justice.
Certes, la justice incombe d'abord au moi, mais il ne peut
en avoir l'exclusivité, car il ne suffit pas à la tâche. C'est
en vue de la justice que l'Etat se donne des institutions,
qu'il établit des lois. Voilà le moment grec, ou occidental,
de la loi universelle. Lévinas plaide pour un Etat égali-
taire et juste (AT, p. 150). Idéalement, l'Etat s'organise
avec un souci d'égalité démocratique. Quel en est le lien
avec l'éthique? « Un accord est possible entre éthique et
Etat» (EN, p. 139), il est même nécessaire, car si l'éthique
ne fonde pas l'ordre politique et l'Etat, celui-ci est exposé
à toutes sortes de dérives: à l'heure de la justice, la chari-
té demeure nécessaire. «L'Etat juste sortira des justes et
des saints plutôt que de la propagande et de la prédica-
tion » (EN, p. 139).
Il y a cependant chez Lévinas une méfiance à l'endroit
de l'Etat, plus précisément du pouvoir politique. Il lui
arrive d'évoquer une veine tyrannique qui entacherait le
pouvoir politique en tant que tel. Le risque d'abuser de la
violence lui est inhérent. Le désir de dominer peut se faire
impérialisme, la tentation tyrannique peut dégénérer en
totalitarisme. On pourrait s'interroger sur la cohérence
entre cette veine tyrannique constitutive du pouvoir poli-
tique et le fait que l'Etat est pensé avant tout comme issu
de la charité. Peut-être faut-il imputer cette opposition à
une chute: l'autrement qu'être de la charité se meut sur le
fil du rasoir, il est guetté par la chute dans l'être, dans la
nature, et par suite dans l'universel et l'abstraction qui
conduisent à leur tour à totaliser, à niveler, à unifier de
gré ou de force. L'Ordre raisonnable comme tel, l'Ordre
de la Raison universelle, peut entraîner des désordres, des
injustices, des cruautés. Hiérarchie, administration, bu-
reaucratie sont exposées de par la logique de leur fonc-
102
tionnement le plus naturel à broyer certaines singularités.
Pour la hiérarchie, pour l'administration, il n'existe pas
de visage, c'est pourquoi elles ne sauraient suffire.
L'appel aux consciences individuelles s'impose, car seu-
les elles discernent « ces violences qui découlent du bon
fonctionnement de la Raison elle-même» (LC, p. 80), ou
ces rigueurs excessives de la Justice. L'Etat ne saurait
donc se passer du Moi infiniment responsable.
L'apparition de l'Etat et de la justice ne signifie donc pas
la disparition de la charité ou de la miséricorde.
Mais tous les régimes politiques sont-ils à mettre sur le
même plan? Sont-ils tous identiquement suspects de ma-
chiavélisme ? Lévinas ne pouvait éluder ce thème perma-
nent de la philosophie politique. Il y a un régime politi-
que, un seul qui trouve grâce aux yeux de Lévinas, c'est
la démocratie, moins en raison de son excellence que de
ses moindres déficiences. Son avantage est qu'il
« sauvegarde la capacité d'améliorer ou de changer la loi
en changeant - triste logique! - de tyran, ce personnage
malgré tout indispensable à l'Etat» (Entretien dans
L'Express du 13.7.1990, p. 64). La justice n'est jamais par-
faite, elle demande toujours à être améliorée. Elle peut
l'être notamment en changeant les lois. En raison de leur
universalité, celles-ci souffrent toujours de quelque im-
perfection. La vertu d'un régime libéral comme la démo-
cratie est d'institutionnaliser la possibilité de tels chan-
gements, de telles améliorations. Une justice plus juste
que la justice actuelle est toujours possible.
Les totalitarismes
Dès 1934, dans un texte intitulé « Quelques réflexions
1
sur la philosophie de l 'hitlérisme» Lévinas dénonce dans
la pensée d'Hitler une rupture avec la conception de
l'homme issue du judaïsme, développée par le christia-
nisme et reprise à sa manière par le libéralisme: l'homme
serait prisonnier de l 'histoire ou d'autres déterminismes
I
Ce texte est repris dans IH, pp. 27-41. Il a aussi fait l'objet d'une édition dans
la collection Rivages Poche.
103
matériels. Or la notion chrétienne de l'âme suppose « une
liberté infinie à l'égard de tout attachement» (IH, p. 31).
A l'inverse, l'hitlérisme place l'essence de l'homme non
plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement
de nature biologique, il place au premier rang les liens
établis par le sang. Dès lors l'universalité fait place à
l'idée d'expansion; la volonté de puissance prend la
place de la raison; la force, la guerre, se substituent à la
persuasion rationnelle.
Il est remarquable que, dans le même texte, Lévinas
mentionne un autre courant opposé à la conception judéo-
chrétienne de l'homme et de sa liberté: le marxisme.
Comme dans l'hitlérisme, l'homme n'y est pas liberté,
mais soumis à des déterminismes. Ainsi Lévinas rassem-
blait, au début des années trente, dans une même critique
- même s'il est moins sévère envers le marxisme - les
deux idéologies qui ont marqué le XX" siècle par les so-
ciétés totalitaires auxquelles elles ont donné naissance.
Son opposition à l'hitlérisme, à la face hideuse de la
barbarie pan-germaniste, est bien entendue frontale, to-
tale, sans concession. Nous savons qu'il a d'ailleurs eu à
souffrir dans sa chair de l'antisémitisme nazi, qui a ex-
terminé toute la partie de sa famille et de sa belle-famille
demeurée en Lituanie, et dont il fait mémoire, en lettres
carrées, à la première page d'Autrement qu'être. Depuis la
guerre, la dénonciation de l'horreur nazie accompagnera
régulièrement le rappel du génocide subi par son peuple.
Plus complexe est le rapport de Lévinas au marxisme.
Mais il y a une plus grande complexité du côté du mar-
xisme lui-même: comment le comprendre, et comment
comprendre son inscription dans l'histoire? Le marxisme
est-il foncièrement un matérialisme, ou est-il commandé
par un souci éthique? On sait qu'il a donné lieu à ces
deux interprétations. Lévinas penche nettement pour la
deuxième thèse. Le matérialisme marxiste ne serait que
« prétendu ». Avec constance, il voit dans le marxisme
une réaction morale face à une exploitation économique,
une bonne intention, un messianisme soucieux de la per-
104
sonne, une reconnaissance de l'Autre, une amitié géné-
reuse. Il veut y discerner une part d'héritage judéo-
chrétien. Evoquant le retour en Lituanie de sa famille, en
1920, il confesse non sans quelque naïveté qu'à ses yeux
quitter l'Ukraine, quitter la Russie de la Révolution
d'Octobre, c'était quitter un pays messianique, un pays
qui représentait l'aboutissement de la justice. Mais il pré-
cise que c'était avant Staline! Le grand drame du mar-
xisme, pour Lévinas, est en effet d'avoir dégénéré en sta-
linisme. Il qualifie d'expérience la plus désespérante de
notre époque, de plus grande offense à la cause de
l'humain, cette inversion d'un idéal de progrès social, de
défense de l'homme, en régime totalitaire. Lévinas nie
donc toute solution de continuité entre le marxisme et sa
mise en œuvre au XX. siècle. Il refuse de prendre au sé-
rieux le matérialisme et l'athéisme revendiqués par le
marxisme, son économisme strict, sa pesante prétention
scientifique, de même que sa source hégélienne et dialec-
tique. Il voit dans le marxisme essentiellement une inspi-
ration généreuse, un humanisme, auquel est arrivé ce qui
guette tous les mouvements politiques. Lévinas pourrait
citer Péguy: Tout commence en mystique, tout finit en
politique. Le mouvement de l'histoire oublie le visage, la
révolution insuffisamment morale dégénère en bureaucra-
tie totalitaire. Aussi, de son aveu même, et malgré toute
sa sympathie pour ce qu'il estimait être l'idéal éthique
fondamental du marxisme, l'effondrement du commu-
nisme ne lui a pas tiré une larme.
Le savoir, la philosophie, la science
Le visage et la charité qu'il appelle conduisent à la jus-
tice et à l'Etat. Mais ce n'est pas tout. Car justice et Etat,
se situant sur le plan de l'universel, ne vont pas sans le
savoir. Ce dernier aussi, et donc la philosophie, est en-
gendré à partir de l'éthique, co-engendré avec la justice.
Selon une expression chère à Lévinas, tous ces domaines
seconds représentent l'apport original, immensément pré-
cieux, de la Grèce. Si la Bible signifie éthique, la Grèce
105
signifie raison. Rappelons-le, la justice suppose « pesée »,
comparaison, pensée: tel est le théorétique, né de la né-
cessité de la justice. Au souci de l'Autre succède le souci
du tiers, lequel ne peut se faire sans la coopération de la
pensée universalisante, héritage de la Grèce.
La conscience naît comme présence du tiers dans la
proximité de l'un à l'autre et, dès lors, c'est dans la mesure
où elle en procède qu'elle peut se faire dés-inter-essement.
Le fondement est la justice et non pas inversement.
L'objectivité reposant sur la justice. A l'extravagante géné-
rosité du pour-l'autre se superpose un ordre raisonnable,
ancillaire ou angélique, de la justice à travers le savoir, et la
philosophie est ici une mesure apportée à l'infini de l'être-
pour-l'autre de la paix et de la proximité et comme la sa-
gesse de l'amour (AT, p. 150).
Voilà comment réapparaît ce théorétique, dont Lévinas
avait commencé par contester la suprématie dans la philo-
sophie occidentale. Récuser son primat ne saurait signifier
vouloir son abolition. Il ne s'agit pas de congédier le Vrai
au bénéfice du Bien - ce serait contradictoire de la part
d'un philosophe - mais de les hiérarchiser. Lévinas ré-
pond ici à cette question philosophique capitale qui
concerne l'articulation du domaine pratique et du domaine
théorique, l'éventuelle hiérarchisation entre volonté et
intellect ou raison, l'importance respective de l'amour et
de la vérité. Il y a en l'homme, et c'est un signe de sa
finitude, une distinction réelle entre la volonté et le
connaître. La question se pose dès lors de leur place res-
pective. Nous connaissons la réponse de Lévinas : le lieu
primordial, originel, de l'esprit humain est de nature éthi-
que. La substance du Moi est faite de sainteté! Lévinas
répond ainsi à Husserl en inversant la priorité du théoréti-
que soutenue avec force par le philosophe allemand. Mais
tout en le renversant, il maintient le schéma linéaire hérité
de la phénoménologie husserlienne : si Husserl engendrait
le pratique à partir du théorique, s'il fondait l'acte sur la
représentation, Lévinas fait naître le théorique à partir de
l'éthique, il fait jaillir la pensée du terreau de la respon-
106
sabilité. Au monisme gnoséologique de Husserl, il oppose
un monisme éthique.
Remarquons que ces deux réponses inverses, où des
deux facultés de connaissance et de vouloir l'une procède
linéairement de l'autre, ne sont pas sans conduire à cer-
taines impasses. A vouloir faire de l'une la fille obligée
de l'autre, on peine à rendre compte soit, chez Lévinas, de
la part incoercible de connaissance qui, semble-t-il, ac-
compagne nécessairement un acte de responsabilité, soit,
dans une pensée comme celle de Husserl, de la spécificité
inaliénable du vouloir et notamment de la spontanéité
aimante qui l'habite et le caractérise. Tel est le prix à
payer par une philosophie qui s'exerce comme recherche
d'un unique fondement premier, à partir duquel tout le
reste doit procéder, à l'image de la philosophie carté-
sienne recherchant un fundamentum inconcussum analo-
gue à l'axiome du mathématicien. N'y a-t-il pas, outre ces
unilatéralismes contraires, une solution plus respectueuse
de la subtilité du réel? Qu'on songe aux formules propo-
sées par Aristote afin d'exprimer l'interaction étroite en-
tre le théorique et le pratique, entre la connaissance et
l'appétit volontaire ou aimant: intellect désirant, désir
raisonnant. Dans ce cas les deux facultés de connaissance
et de vouloir sont considérées comme cooriginaires. Si
l'homme comporte une dimension éthique première, irré-
ductible, une ordination ou une impulsion essentielle au
bien, en même temps, de manière tout autant première et
irréductible, il possède ce que les Grecs appelaient le lo-
gos, il est capable de connaissance. De plus, du point de
vue de l'exercice, ces deux dimensions sont en nécessaire
interaction, elles s'enveloppent l'une l'autre. Mais rele-
vons que la connaissance dont il s'agit dans
l'aristotélisme est une connaissance réaliste, bien diffé-
rente de cette connaissance impérialiste et totalisante dé-
noncée par Lévinas: une connaissance respectueuse de
l'altérité, quelle qu'elle soit, une connaissance qui n'est
pas d'abord maîtrise, mais accueil. Cette connaissance ne
contredit pas l'originalité et l'irréductibilité en son ordre
107
de la faculté pratique de charité ou de responsabilité. Ain-
si est dépassée l'antinomie très problématique d'une
connaissance antérieure au vouloir (Husserl), ou d'un
vouloir antérieur au connaître (Lévinas). La condition en
est qu'il n'y ait pas d'abîme entre le connaissant et la
chose connue, et que celle-ci joue, dans l'intellection, un
rôle causal analogue à celui si remarquablement mis en
évidence par Lévinas dans la relation éthique où le visage
interpelle le Moi (mais un Moi auquel est ôté, à ce stade,
tout rôle causal). Chez Lévinas l'altérité de l'Autre est
unique, exceptionnelle, elle n'agit sur le Moi qu'en tant
que sujet éthique. Mais cela débouche sur un monisme
éthique, de sorte que la connaissance, vouée au statut de
faculté impérialiste, est reléguée à un plan second.
On peut d'ailleurs se demander comment cette faculté si
dénigrée peut remplir de manière satisfaisante le rôle que
Lévinas lui attribue à l'égard du tiers, dans l'exercice de
la justice. De même, cette activité théorétique qu'est la
philosophie, à laquelle on n'échappe pas, n'est pas sans
comporter un paradoxe, dont Lévinas est d'ailleurs parfai-
tement conscient. Lui-même que fait-il, sinon de la philo-
sophie? Sa plus haute fonction, chez Lévinas, est de
thématiser ce non thématisable qu'est la relation éthique
de responsabilité. Mais cette philosophie qui dit la
responsabilité, ne la trahit-elle pas, puisque ce qu'elle
exprime se situe en tant que dit sur un tout autre plan que
le Dire, à savoir la responsabilité? Sort-on de
l'équivoque en voyant dans la philosophie aussi un Dire,
si bien qu'elle ressortit à la responsabilité? (cf. AE, p.
212J1lématiser le face-à-face, exprimer la responsabilité
infinie, doit se faire avec la conscience des limites de tout
travail de connaissance. Il arrive à Lévinas de dire que
l'histoire de la philosophie n'est qu'une croissante cons-
cience de la difficulté de penser (NP, p. 81). C'est pour-
quoi il voit dans le scepticisme l'enfant légitime de la
recherche philosophique qui, ayant dit, doit se dédire.
Mais à son tour le scepticisme doit être réfuté: « La phi-
losophie ne se sépare pas du scepticisme qui la suit
108
comme une ombre qu'elle chasse en le réfutant pour la
retrouver aussitôt sur ses pas» (AE, 213).
L'activité artistique
L'homme n'est cependant pas qu'un être éthique, exer-
çant la connaissance, vivant dans un Etat, il est aussi fa-
bricateur d'objets, producteur d'œuvres. Mention ayant
déjà été faite du jugement de Lévinas sur la technique, il
reste à examiner son approche de l'art. Il ne cite pas
l'activité artistique dans son énumération des domaines
issus de la charité tels la justice, la connaissance, la poli-
tique. En effet, l'art n'est ni une activité théorétique, ni
un agir moral. A vrai dire, l'activité artistique n'est pas
un domaine humain capital et elle n'occupe chez Lévinas
qu'une place marginale.
Le monde moderne voit sou vent dans l'art une finalité
humaine importante. Lévinas s'oppose tout à fait à ce
point de vue. Il tient plutôt à souligner les dangers de
l'art. Le domaine de l'esthétique est en profonde rivalité
avec le visage. L'art, considéré comme essentiellement
plastique, concerne le monde des choses, il se situe au
niveau de la représentation. Le beau, si profondément
séducteur, mystifie et éloigne de la responsabilité. Il dé-
tourne l'humain de sa véritable vocation.
Essentiellement dégagé, l'art constitue, dans un monde de
l'initiative et de la responsabilité, une dimension d'évasion.
[.. .]
Faire ou goûter un roman et un tableau - c'est ne plus
avoir à concevoir, c'est renoncer à l'effort de la science, de
la philosophie et de l'acte. Ne parlez pas, ne réfléchissez
pas, admirez en silence et en paix - tels sont les conseils de
la sagesse satisfaite devant le beau. [...] On trouve un apai-
sement lorsque, par delà les invitations à comprendre et à
agir, on se jette dans le rythme d'une réalité qui ne sollicite
que son admission dans un livre ou dans un tableau. Le my-
the tient lieu de mystère. Le monde à achever est remplacé
par l'achèvement essentiel de son ombre. Ce n'est pas le
désintéressement de la contemplation, mais de l'irresponsa-
bilité. Le poète s'exile lui-même de la cité. A ce point de
109
vue la valeur du beau est relative. Il y a quelque chose de
méchant et d'égoïste et de lâche dans la jouissance artisti-
que. Il y a des époques où l'on peut en avoir honte, comme
de festoyer en pleine peste.
L'art n'est donc pas engagé par sa propre vertu d'art. Mais
c'est pour cela que l'art n'est pas la valeur suprême de la
civilisation et qu'il n'est pas interdit d'en concevoir un stade
où il se trouvera réduit à une source de plaisir - que l'on ne
peut contester sans ridicule - ayant sa place - mais une place
seulement - dans le bonheur de l'homme. Est-il outrecuidant
de dénoncer l'hypertrophie de l'art à notre époque où, pour
presque tous, il s'identifie avec la vie spirituelle? (lH, pp.
145-146).
On aura rarement vu un philosophe parler de manière
aussi sévère de l'art. Comment ne pas penser à l'interdit
vétéro-testamentaire de la représentation, l'image étant
toujours susceptible d'incliner à l'idolâtrie, le beau, par
ses «rythmes ensorceleurs », de pousser à l'évasion, au
divertissement, à la désertion de l'éthique, de la cité? A
la différence du travail, dont la production débouche sur
quelque chose d'utile, souvent même de nécessaire,
l'activité artistique se termine au beau, taxé par Lévinas
d'indifférence et de froide splendeur. L'art n'est pas juif,
mais chrétien, selon Rosenzweig que cite Lévinas. La
représentation du visage est grosse d'une équivoque ma-
jeure : le visage d'autrui y est réduit à ses formes plasti-
ques, or l'on sait combien la signifiance du visage dé-
borde absolument le représentable. C'est tout ce surplus
essentiel du visage qui disparaît dans la représentation,
réduction dramatique, car expulsant l'éthique de ce face-
à-face avorté. L'art méconnaît la vérité profonde du vi-
sage. L'art comme retour, ou stagnation, dans la caverne
platonicienne: il lâche la proie pour l'ombre!
Curieusement, Lévinas a changé complètement de tona-
lité à propos de l'art dans l'un ou l'autre textes tardifs. Il
y reconnaît une valeur à l'art en raison d'une dimension
éthique qu'il croit y déceler. Parlant il est vrai de peinture
informelle, il y voit « compassion et peut-être miséricorde
qui font penser à la Bible» (dans Cahier de l'Herne, Emma-
110
nuel Lévinas, colI. « Biblio Essais », p. 621). On notera que
cette réhabilitation de l'art n'est pas faite au nom d'une
spécificité de l'activité artistique qui serait enfin recon-
nue. Il apparaît ici combien la pensée de Lévinas est un
monisme éthique, qui ne juge de toutes choses qu'en réfé-
rence à l'éthique. L'esthétique ne compte pas pour elle-
même. L'art n'a de valeur que dans la mesure où il est
manifestation de la responsabilité morale. D'abord récusé
pour cause de désertion de l'éthique, il est dans un second
temps reconnu, mais seulement pour autant qu'il soit
l'expression de sentiments éthiques.
111
8
UNE PHILOSOPHIE
TRANSCENDANTALE
114
n'est pas de donner du sens, mais de « porter» en tant que
sujet responsable, la responsabilité éthique étant précisé-
ment « cet autrement qu'être» qui est requis du Moi, dont
il constitue la vocation.
Le Soi support de l'univers
Si le Moi des idéalismes était, dans le registre de la
connaissance, fondement dernier et absolu de tout sens, le
Soi lévinassien est, dans le registre éthique, le lieu d'une
responsabilité universelle. Dans AE Lévinas oppose au
Moi actif et substantiel l'extrême passivité du Soi à
l'accusatif, auquel pourtant il revient, paradoxalement, de
supporter le tout (AE, p. 208). Les formules qui expriment
ce statut du Soi sont catégoriques et récurrentes: il appar-
tient au Soi de supporter rien moins que l'univers (HAH, p.
82 ; AE, p. 148; NP, p. 108); le Soi, auquel personne ne
peut se substituer, est responsable de la totalité des au-
tres ; unique au monde, il est « celui qui, avant toute déci-
sion, est élu pour porter toute la responsabilité du
Monde» (EN, p. 76). Si cette responsabilité est totale
quantitativement, elle l'est aussi qualitativement. La res-
ponsabilité va à l'infini, dans un mouvement dit de
« turgescence» : on n'est jamais quitte de sa responsabili-
té, on ne l'a jamais assumée à satisfaction. Une dette a été
contractée dont on ne viendra jamais à bout: « Je suis à
tout jamais assujetti à l'Autre» (DQV, p. 134). Ce n'est
pas par inattention que l'expression si frappante de
« responsabilité infinie» revient souvent sous la plume de
Lévinas : une telle hyperbole, loin d'être une simple fi-
gure de style, exprime une rigoureuse exigence interne de
sa pensée, comme nous allons le voir, même si cela dé-
concertait son ami Paul Ricœur, qui attribuait à cette em-
phase une origine russe, songeant plus spécialement à un
auteur comme Dostoïevski.
Ainsi ce qui passe pour une philosophie de l'Altérité
est en réalité, plus profondément, une philosophie du su-
jet, une pensée égologique. Lévinas lui-même a été lucide
sur cet aspect de sa pensée. «La "découverte" d'autrui -
115
pas comme donnée précisément, mais comme visage! -
subvertit l'approche transcendantale du moi, mais
conserve le primat égologique de ce moi qui reste unique
et élu dans sa responsabilité irrécusable.» (HDN, p. 213).
Le moi transcendantal de Kant ou de Husserl est certes
subverti, mais toute dimension transcendantale n'en est
pas supprimée pour autant. Un primat égologique du Moi,
ou plus précisément du Soi, est maintenu! Le Moi, uni-
que élu auquel tout incombe, est bien, à sa manière, le
centre. Cette place centrale n'est, en définitive, pas oc-
cupée par l'Autre, car il est relatif au Soi en tant qu'il est
porté par lui. Cette centralité du Je n'est pas moins accu-
sée que celle du Je transcendantal des idéalismes. Quali-
fiée d'indéracinable, elle est explicitement revendiquée
par Lévinas :
Centralité indéracinable du je - du je ne sortant pas de sa
première personne - qui signifierait le caractère illimité de
cette responsabilité pour le prochain: je ne suis jamais
quitte à l'égard d'autrui. [...]
Responsabilité incessible, comme si le prochain
m'appelait avec urgence et n'en appelait qu'à moi, comme
si j'étais seul concerné. La proximité même réside dans
l'exclusivité de mon rôle. Il est éthiquement impossible de
rejeter sur un tiers ma responsabilité pour le prochain. Ma
responsabilité éthique, c'est mon unicité, mon élection et
ma « primogéniture» (HS, pp. 64-65).
D'ailleurs la conceptualisation Même-Autre, adoptée
d'emblée par Lévinas, ne conduit-elle pas inévitablement
à une foncière relativité de l'Autre au Même? Depuis
toujours, c'est par rapport au Même que l'Autre est dit
Autre. L'Autre est celui qui n'est pas le Même. Il en va
comme dans l'opposition entre Moi et Non-moi caracté-
ristique des idéalismes: c'est par rapport au Moi qu'est
nommé le Non-Moi.
Dans la perspective éthique qui est la sienne, lorsque
Lévinas parle de « ma substitution à l'Autre », il devrait
apparaître combien l'Autre, - pourtant substance, acte,
maître, - est en quelque sorte supprimé, puisque le Soi se
116
substitue à lui. Lévinas ne parle pas d'aider, de venir au
secours, de collaborer, il parle beaucoup plus radicale-
ment de substitution! Le sujet, dont Lévinas dit l'extrême
passivité, n'en est pas moins appelé à devenir support de
l'univers, réalisant ainsi en lui l'unité du monde. L'Autre,
dans AE, est dit se trouver « dans le Même» : curieuse-
ment Lévinas soutient ainsi, d'un point de vue éthique,
cela même qu'il reproche à la connaissance, à savoir que
l'Autre soit dans le Même, ce qui revient à un déni de sa
véritable altérité.
D'autres concepts révèlent le caractère égologique de
cette pensée. Ainsi le sujet est souvent désigné comme la
« première personne» : la philosophie de Lévinas, récu-
pérant cette expression grammaticale dans une intention
strictement philosophique, se fait en effet constamment à
la première personne, ce qui est un signe fort de son ca-
ractère égologique.
Cette priorité du sujet qui soutient le monde est égale-
ment exprimée par le concept de primogéniture:
Dans le sujet humain, en même temps qu'une sujétion to-
tale, se manifeste ma primo-géniture. [...] La responsabilité
est ce qui exclusivement m'incombe et que, humainement,
je ne peux refuser. Cette charge est une suprême dignité de
l'unique. Moi non-interchangeable, je suis moi dans la seule
mesure où je suis responsable. Je puis me substituer à tous,
mais nul ne peut se substituer à moi. Telle est mon identité
inaliénable de sujet (El, pp. 107-108).
En son sens courant, on entend par primogéniture une
antériorité de naissance entraînant certains droits. Il est
vrai que, dans le cas particulier, il s'agit plutôt de de-
voirs. Mais de toute façon, c'est la primauté du sujet qui
se voit ainsi affirmée avec force, son statut unique, privi-
légié, central. En tant que porteur de l'Autre et du Monde,
n'et-ce pas le Soi qui est le véritable maître, même si les
analyses antérieures avaient décerné à l'Autre cette quali-
fication ? Au Soi est réservée cette « extrême possibilité
de l'esse, l'emphase, jusqu'à l'explosion, de l'ontologie
ou, plus exactement, l'au delà, préalable à sa gestation»
117
(4ème de couverture de AE). En effet, 1'« autrement
qu'être» est une expression qui concerne non pas l'Autre,
mais le Soi. L'emphase ou le surcroît de l'être, à mille
lieues de l'animale persévérance dans l'être - l'être dans
une perfection telle que le concept même d'être en de-
vient inadéquat, - est réservé au sujet et non pas à autrui.
La hauteur, qui était initialement celle d'autrui, en vient à
être celle du sujet.
La plénitude humaine ne peut consister que dans une
opération, et non pas simplement dans une identité en
repos. Or chez Lévinas l'opération (même sous les espè-
ces, surprenantes, de la passivité) est le privilège du Soi.
Le rôle de l'Autre se réduit à être porté. Le vrai et
l'unique sujet est le Soi, comme cela apparaît déjà dans
un texte, publié en 1962, une année après la parution de
TI, et qui annonce remarquablement l'étape sui vante trai-
tée dans le présent chapitre:
Ce surcroît d'être, cette exagération existentielle qui
s'appelle être moi - cette saillie de l'ipséité dans l'être
s'accomplit comme une turgescence de la responsabilité.
[...] Le Moi est solidaire du non-moi comme si tout le sort
de l'Autre était entre ses mains. L'unicité du Moi, c'est le
fait que personne ne peut répondre à sa place. [...] La mise
en question du Moi par l'Autre est ipso facto une élection,
la promotion à une place privilégiée dont dépend tout ce qui
n'est pas moi.
Election signifie l'engagement le plus radical qui soit,
l'altruisme total. La responsabilité qui vide le Moi de son
impérialisme et de son égoïsme, fût-il égoïsme du salut, ne
le transforme pas en un moment de l'ordre universel. Elle le
confirme dans son ipséité, dans sa place centrale dans l'être,
support de l'univers (Le, pp. 66-67).
Même accusé, le sujet n'en est pas moins unique, il est
élu, c'est-à-dire promu à une place privilégiée. L'égoïsme
du Moi est rejeté, mais, retenons-le, la négation de
l'égoïsme n'équivaut pas à la négation de l'égocentrisme!
L'égologie lévinassienne est foncièrement égocentrée.
118
Un rapport sans lien
Du sujet dans la philosophie moderne, Heidegger disait
qu'il est un sub-jectum, un étant sur lequel tout repose: il
en va ici rigoureusement de même, avec cette différence
que le sujet n'est pas donateur de sens, mais celui qui
porte l'Autre, qui s'y substitue. Comme le mot substitu-
tion le laisse entendre, il n'y a pas, entre le Même et
l'Autre, de véritable relation. On a la surprise de voir que
cette philosophie, née de la volonté de redonner place à
l'altérité et de mettre la relation avec l'autre homme au
commencement, en vient à relativiser complètement
l'Autre et à annuler même toute dimension de relation.
Lévinas parle, il est vrai, de socialité, il la revendique à
l'encontre du solipsisme de la connaissance. Il existe à
ses yeux une socialité originaire et il estime avoir restauré
la primauté d'une relation bienveillante envers autrui. Il
loue l'excellence de la socialité, par opposition avec l'Un
de la totalité ou de la totalisation. Pourtant la responsabi-
lité lévinassienne est un «rapport sans lien» (DMT, p.
159).
J'évite au niveau où nous sommes - avant la sagesse - le
mot « relation », qui signifie toujours une simultanéité entre
ses termes dans un système et qui est la synchronie de la
représentation et du monde et de la société et de ses institu-
tions, de ses liberté et égalité, de sa justice [...]
J'évite la synchronie de la relation et du système, parce
que la responsabilité pour autrui qui accède à la significa-
tion d'autrui dans son unicité n'a pas une structure
« synchronique ». Dans son dévouement - ou dans sa dévo-
tion -, elle est gratuite ou pleine de grâce, elle ne se soucie
pas de réciprocité (HDN, p. 214).
Il en va comme si une logique interne souterraine
conduisait cette pensée là où d'abord elle ne voulait pas
aller: à l'opposé de son intention première, Lévinas en
vient à une pensée égologique susceptible des mêmes ob-
jections que les philosophies exaltant la connaissance
impérialiste. Mais, à y regarder de plus près, ce centrage
sur le sujet est en cohérence avec le rejet déjà mentionné
119
de toute réciprocité, avec la négation de toute
« communauté de genre» (TI, p. 168) entre l'Autre et le
Moi. L'asymétrie de la relation à autrui, qui structure en
profondeur cette philosophie, était grosse de cet aboutis-
sement égologique.
Sans relation, unilatéralement support, le sujet peut être
qualifié d'absolu. Loin de la réciprocité dans l'amitié
affirmée par Aristote, loin aussi de ce terreau qu'est le
« nous sommes» selon Gabriel Marcel, loin du dialogue
prôné par Buber entre le Je et le Tu, Lévinas procède à
une absolutisation du Soi, nouvel Atlas ordonné à porter
le Monde, dans un parcours strictement solitaire. Le rejet
de la réciprocité causale entre le sujet et autrui aura
conduit Lévinas à exalter tour à tour chacun des deux
termes de la relation, d'abord l'Autre, embelli comme
acte pur et transcendance, et dans un deuxième temps le
Soi, sub-jectum universel. Il en va comme si la non-
réciprocité débouchait sur une dialectique où chacun des
termes est tantôt absolutisé, tantôt anéanti, la constante de
ces diverses figures étant la négation de toute interaction
ou coopération. Si Lévinas est rebelle à l'endroit de la
philosophie moderne, il n'en est pas moins héritier. Cette
fois, c'est de la dialectique dont il est paradoxalement
héritier. Il a certes rejeté la variante hégélienne de la
dialectique, incompatible avec l'existence même de l'éthi-
que, mais il renoue avec une des premières expressions de
la dialectique postmédiévale, celle de Luther, à propos du
rapport entre le croyant et Dieu: là aussi, pas de
coopération, mais une alternance de tout ou rien, en vertu
de laquelle le croyant doit être anéanti pour pouvoir être
sauvé. Chez Lévinas, c'est le sujet désubstantié qui se
révèle comme porteur de la totalité de l'être.
La différence de nature entre le Soi et l'Autre est
explicitement affirmée: les autres «n'appartiennent pas
au même genre que moi» (HAH, p. 99). Lévinas se refuse
à parler de l'homme en tant qu'individu d'un genre, le Soi
est unique, il est sans genre: par là même est implicite la
non-appartenance au même genre que l'Autre. C'est le Soi
120
qui est élu, c'est le Soi qui est individué, c'est le Soi qui
fait, par sa responsabilité, l'unité de l'être, car «l'unité de
l'être a trait au Soi» (AE, p. 152). Ce n'est pas tant l'Autre
qui intéresse Lévinas que ma responsabilité pour lui par
ma substitution à lui. Si l'asymétrie constitutive du sché-
ma de pensée lévinassien ne s'en est pas tenue à l'initiale
prééminence de l'Autre, c'est en vertu du mode de pensée
phénoménologique, qui naturellement aboutit à un cen-
trage sur le sujet. A l'épiphanie ou transcendance du vi-
sage succède cet acte de transcender qu'est la bonté res-
ponsable. Dans les deux cas l'intentionnalité connais-
sante est renversée, mais c'est la deuxième mouture, celle
de la transcendance du Soi - où une intentionnalité éthi-
que se substitue à l'intentionnalité du connaître - qui
constitue le message ultime et le plus profond de Lévinas.
Mais faut-il vraiment parler, à propos du sujet éthique,
de transcendance? L'acte de transcender peut-il être
considéré comme une espèce de transcendance? La ques-
tion se pose. Elle concerne toute la phénoménologie:
celle-ci peut-elle s'arracher à la subjectivité, à
l'immanence? Une pensée comme celle de Lévinas était,
à l'intérieur de la phénoménologie, spécialement bien
disposée, en raison de son orientation éthique, à sortir de
la subjectivité. Mais il faut bien constater que le « retour
à l'Autre» s'achève, comme l'Odyssée d'Ulysse, comme
le « retour aux choses elles-mêmes» de Husserl, par une
rentrée chez soi. Cette rentrée chez soi peut sans crainte
être taxée de philosophie transcendantale, si une philoso-
phie transcendantale est une philosophie centrée sur le
sujet, lequel fait l'unité de l'être qu'il filtre ou qu'il
porte. Le sujet transcendantal peut alors être qualifié de
transcendant au sens où il domine l'autre en le portant:
telle est « la transcendance de l'un qui est pour l'autre»
(DMT, p. 180).
On pourrait objecter à la présente lecture que la notion
de responsabilité infinie est un legs du judaïsme. Lévinas
mentionne lui-même comme caractéristique du particula-
risme juif en vue de l'universalité l'existence d'une élite
121
dont la conscience est infiniment obligée (IH, p. 183). Cela
n'avait pas échappé à Nietzsche, qui, dans Par delà le
bien et le mal (g 250) écrivait que l'Europe est redevable
aux Juifs de « ce grand style en morale, la majesté redou-
table des exigences infinies », relevant, ajoute-t-il, «du
meilleur et du pire ». Il ne faut pas exclure que ce thème
juif a pu jouer un rôle dans la pensée de Lévinas. Mais
seule sa rencontre avec une structure de pensée transcen-
dantale a pu lui donner toute son acuité et sa pertinence
logique.
L'autre n'est pas responsable
Le contrecoup de la responsabilité universelle du sujet
est que la responsabilité de l'Autre n'est pas prise en
compte. La responsabilité incombe exclusivement au su-
jet. Que l'Autre puisse, de son côté, être responsable,
n'est pas nié, mais ce n'est pas non plus affirmé, ce n'est
jamais envisagé. Si je suis absolument responsable de
l'Autre, y compris de sa propre responsabilité, il ne lui
reste rien. Que je me substitue à l'Autre exclut que
l'Autre puisse être considéré comme celui qui se substitue
à moi. Je n'ai pas à donner à l'Autre de leçon de morale,
pas davantage l'éthique n'a à le faire. Lévinas ne dit ja-
mais que l'homme est responsable: il parle pour le seul
Moi. Il en va comme si ce qui fait l'être même du Moi et
sa grandeur était d'emblée exclu de la définition de
l'Autre. Cela tient, comme on l'a vu, à une démarche égo-
logique plutôt que réaliste-uni versalisante. Lévinas ne
parle pas des devoirs humains, mais de ceux du seul Moi.
Autrui n'a que des droits et moi je n'ai que des devoirs.
Commentant le mot de Dostoïevski, qu'il cite souvent
(<< Nous sommes tous responsables pour tous les autres -
mais je suis plus responsable que tous les autres»), Lévi-
nas estime que Dostoïevski « ne veut pas dire que chaque
« je » est plus responsable que tous les autres, car ce se-
rait généraliser la loi à tout le monde» (on peut cepen-
dant douter que tel soit le point de vue de Dostoïevski).
Le moi ne doit pas être considéré comme un cas particu-
122
lier du Moi en général: «Le moi comme moi, c'est le
moi qui s'évade de son concept» (DQV, p. 135), c'est-à-
dire qui n'est pas égal aux autres, il est unique.
On comprend qu'une telle thèse a pu être jugée exces-
sive (elle l'a été même par des proches de Lévinas). En
existe-t-il dans l'histoire un équivalent? Cette position
diffère notamment de celle du Talmud, qui affirme, sur un
mode universel, que « on est tous responsables les uns des
autres» l, comme elle diffère de l'ensemble des traités de
morale, qui s'adressent toujours à l 'humanité, dans une
perspective de réciprocité. Mais si Lévinas s'y est tenu,
c'est en vertu d'une stricte nécessité interne à sa pensée
qui l'a conduit à proposer un possible philosophique véri-
tablement inédit, qui peut paraître extrême voire utopique
ou provocant, mais qu'une analyse de la structure de sa
démarche fait apparaître comme très cohérent.
On sait en outre que la méthode phénoménologique
suppose, en son point de départ, une « mise entre paren-
thèses ». Ainsi Husserl, au commencement de sa démar-
che, mettait entre parenthèses l'en soi du monde, réser-
vant au sujet connaissant l'opération de constitution du
sens, tout sens en soi étant exclu. Chez Lévinas, intéressé
par Autrui, et pour lequel l'opération caractéristique du
sujet est de prendre sous sa responsabilité, la mise entre
parenthèses semble logiquement concerner l'Autre et sa
responsabilité: c'est la responsabilité de l'Autre qui n'est
pas prise en compte, qui se voit réduite, négligée, comme
annulée.
Cette mise entre parenthèses n'est pas revendiquée par
Lévinas, elle n'est pas explicitée, n'apparaissant qu'en
filigrane dans ses textes. Elle n'en découle pas moins né-
cessairement de l'égologie éthique de Lévinas. L'Autre
n'est pas mon semblable! La distance entre le Même et
l'Autre est absolue. S'il est de l'essence du Même d'être
responsable, l'Autre ne l'est en rien, tout comme chez
Husserl l'être est, en lui-même, privé de sens. De même
1
Sanhédrin 27b, cité par C. CHALIER,Lévinas, ['utopie de ['humain, Albin
Michel, Paris, 1993, p. 69.
123
que tout sens indépendant du Moi est suspendu, de même
est suspendue toute responsabilité autre que celle du su-
jet. Si la responsabilité du Moi est posée comme absolue,
il est très logique que toute responsabilité de la part de
l'Autre soit sinon niée, du moins non prise en compte. La
seule bonté envisagée est celle du sujet. Un éventuel être-
bon d'autrui se situe en dehors de la phénoménologie lé-
vinas sienne. L'autre se réduit à celui que le Moi a à por-
ter, il n'est pas lui-même sujet. Y aurait-il en lui quelque
mal? Il arrive à Lévinas de le soutenir; il évoque no-
tamment sa possible ingratitude, qui permet à la générosi-
té du Même de se manifester (EDE, p. 191), il le taxe aussi
parfois de persécuteur. Ainsi la générosité radicale du
Moi suppose la mise entre parenthèses d'une éventuelle
générosité de l'Autre.
Que la responsabilité de l'autre homme soit exclue ne
va pas sans poser un problème quant à son identité. C'est
en effet la responsabilité qui individue le Moi, qui le fait
être, ou naître, comme sujet. Mais alors qu'en est-il de
l'Autre? Lui refuser la responsabilité, c'est lui interdire
l'accès au statut de sujet! Qu'est-il donc? Comment
dois-je penser son individuation? D'autre part, en ne
voyant en lui que celui que j'ai à porter, n'en fais-je pas
mon inférieur? Il est classique de voir en celui qui aide,
soulage, porte, un supérieur par rapport à qui est soulagé,
aidé, porté. Un proverbe africain dit que la main qui
donne est toujours placée au-dessus de celle qui reçoit.
Lévinas affirme même de l'Autre que si, éthiquement, il
passe toujours avant moi, il est, au plan ontologique, « le
plus pauvre des êtres », que «sans moi il ne peut rien
faire, il est entièrement vulnérable et exposé» 2. Voilà à
quoi en est réduit cet Autre, en lequel on avait pourtant
vu, pour commencer, un visage glorieux.
En tout cas l'Autre n'est pas défini comme désirable ou
aimable, comme finalisant, comme terme logique d'une
2
« De la phénoménologie à l'éthique. Entretien avec Emmanuel Lévinas », in
Esprit, N° 234 (juillet 1997), p. 135.
124
attitude aimante, même si Lévinas a recouru toujours da-
vantage au concept d'amour. (Mais un amour sans aima-
ble, c'est-à-dire sans objet bon qui le finalise. Cela
concerne non seulement autrui, mais aussi le sujet lui-
même: Lévinas en effet se méfie de l'amour de soi, et il
propose une traduction originale, en usant des marges de
manœuvre qu'autorise l'hébreu, du commandement de
l'amour ordinairement traduit par « Tu aimeras ton pro-
chain comme toi-même» : «Tu aimeras ton prochain,
c'est cela ton toi-même» [HDN, p. 128]). Ni réciprocité, ni
même véritable relation entre le sujet et l'objet: là encore
le parallèle avec la phénoménologie théorétique de Hus-
serl s'impose. On est en présence de deux unilatéralismes
égologiques, l'un dont le sujet est le constituant absolu de
tout sens, l'autre dont le sujet est le porteur universel de
toute responsabilité.
Une inversion de Husserl qui demeure transcendantale
On ne comprend vraiment la pensée de Lévinas qu'en y
voyant une transposition dans le domaine éthique de la
phénoménologie transcendantale de Husserl, avec les
deux moments qui la caractérisent: le moment
d'ouverture à l'altérité, que l'on peut symboliser par la
première œuvre majeure de notre philosophe, Totalité et
infini; le moment de repli fondateur sur le sujet, ou mo-
ment transcendantal, que l'on peut symboliser par Autre-
ment qu'être, l'autre œuvre capitale de Lévinas. Philoso-
phie de l'Autre - philosophie du sujet: l'auteur a reconnu
lui-même cette distinction entre ses deux grands livres,
même si les choses ne sont pas si simples. Il n'y a pas
dans le chemin de pensée de Lévinas un tournant qui mar-
querait une rupture entre deux orientations différentes.
Certes, c'est dans un second temps que Lévinas en est
venu à une accentuation plus grande, et probablement
nécessaire, du rôle du sujet, ce dont son fils témoigne en
ces termes: « Je crois me souvenir que lorsque mon père
a terminé Autrement qu'être, il aurait dit qu'il avait plus
125
ou moins terminé son œuvre >/. Mais cette perspective
était déjà ébauchée dans sa « première période» . Et dans
sa « deuxième période », le discours initial sur le visage
et l'Autre comme maître n'est pas du tout abandonné.
La démarche phénoménologique de Lévinas se boucle,
en effet, à l'image du maître de Frei burg: de même que le
« retour aux choses» husserlien s'achève en une philoso-
phie du sujet comme socle absolu, de même le primat lé-
vinassien de l'Autre transcendant s'achève en une philo-
sophie où la transcendance doit s'entendre comme celle
du sujet universellement responsable. Curieuse similitude,
qui invite à se demander si l'existence de ces deux pôles,
que l'on peut appeler moment descriptif et moment trans-
cendantal, n'appar-tient pas par essence à la phénoméno-
logie.
Le parallèle avec Husserl mérite d'être complété. Il est
impressionnant de voir de quelle manière les thèmes hus-
serliens ont été retournés par Lévinas, le sujet éthique de
ce dernier étant une sorte de double inversé du sujet
connaissant du maître de Freiburg. Mentionnons quel-
ques-unes de ces inversions, qui sont l'occasion de rappe-
ler les grands thèmes de chacune de ces pensées: ainsi à
la relation intentionnelle sujet-objet s'oppose la relation
où le Moi est regardé et comme obsédé par l'Autre; au
Moi actif, socle absolu, donateur de sens, s'oppose le Soi
dénoyauté, passif et saisi par le Bien; à la visée inten-
tionnelle (vision) s'oppose l'entente d'un ordre qui
s'impose au sujet (ouïe) ; au processus infini de constitu-
tion de l'objet, s'oppose l'infinie responsabilité; à la ré-
duction transcendantale de tout être en soi s'oppose la
mise entre parenthèses de la responsabilité des Autres;
enfin à l'éthique husserlienne fondée sur la représentation
cogniti ve, s'oppose la connaissance lévinassienne fondée
sur la responsabilité éthique.
3
Michaël Lévinas, cité in MaIka, Emmanuel Lévinas, la vie et la trace, Lattès,
2002, p. 263.
126
Mais ces oppositions se déclinent sur le même air, elles
sont portées par une infrastructure intellectuelle identi-
que. Lévinas partage avec Husserl diverses thèses fonda-
mentales, ce qui autorise à voir dans sa philosophie non
pas une contradiction de Husserl, mais bien plutôt un
contraire se situant dans le même genre, que l'on peut
qualifier de philosophie transcendantale. Chez l'un et
l'autre se retrouvent: la même initiale intention réaliste;
la même division fondamentale, ou relation originelle,
entre Moi et Non-Moi; le centrage égologique sur le su-
jet; le processus de cheminement à l'infini; l'existence
d'une mise entre parenthèses; une structure moniste ne
retenant que la connaissance comme fondement de l'acte
chez Husserl, que l'éthique comme fondement de la
connaissance chez Lévinas.
Le «transcendantalisme» discernable chez Lévinas
doit être compris comme une inversion du
« transcendantalisme» husserlien. Lévinas s'oppose cer-
tes frontalement à la pensée de Husserl, mais il demeure
marqué en profondeur, structurellement, par sa philoso-
phie. S'il contredit le primat du sujet connaissant, c'est
pour lui opposer le primat du sujet éthique, et il le fait en
conservant le même mode transcendantal à visée universa-
liste. L'universel, initialement reproché au savoir, en rai-
son de son mépris de l'altérité dans sa singularité, réappa-
raît chez Lévinas dans le sillage du sujet responsable de la
totalité de l'être. Dans les deux cas, le sujet fait l'unité de
l'être, soit par la donation de sens, soit en tant que sup-
port éthique. Cette unité n'est possible, dans l'un et
l'autre cas, qu'en raison d'une conception commune de la
causalité, en raison d'un même rejet d'une obligatoire
interdépendance entre les causes, entre le sujet et
l'altérité (à connaître ou à porter). Une philosophie peut
affirmer une relation d'interdépendance essentielle entre
l'âme et le corps, entre le sujet connaissant et la chose
connue, entre la volonté libre et le bien, entre le sujet
éthique et autrui: elle est alors commandée par une in-
frastructure où les di verses causes sont considérées
127
comme relatives l'une à l'autre, en situation donc de réci-
procité causale, dont l'exemple emblématique est la rela-
tion matière-forme chez Aristote, en réponse à la sépara-
tion de la forme (le monde des « Idées») chez Platon. Il
en va tout autrement dans une philosophie transcendan-
tale, éthique ou noétique, qui casse la réciprocité causale
en jugeant séparables par exemple la matière et la forme
(comme Duns Scot qui a envisagé l'existence séparée de
la seule matière), ou en exaltant unilatéralement une des
causes en présence, ainsi du sujet connaissant chez Hus-
serl ou dans l'idéalisme: la chose, absolument séparée,
n'y exerce aucun rôle. Quant au soi éthique, il ne peut
être universellement responsable que parce qu'il est pensé
comme séparé de l'Autre absolument extérieur, sans
qu'une coopération entre eux soit envisageable, - alors
qu'un philosophe comme Aristote faisait de la réciprocité
une propriété essentielle de la relation à l'Autre par excel-
lence qu'est l'amitié.
128
9
UN JUDAÏSME RATIONALISÉ
130
couche de significations» (QL, p. 18). Le besoin a été
éprouvé de la mettre par écrit. On y trouve des discus-
sions, des commentaires, exposant les avis souvent dis-
cordants des docteurs de la Loi, invitation à une hermé-
neutique infinie. On distingue dans le Talmud notamment
la Michna et la Guemara. La première est la mise par
écrit, à la fin du ne siècle, d'un choix de commentaires
bibliques faits en hébreu par divers docteurs. La Michna
sera ensuite à son tour l'objet de commentaires, en ara-
méen, qui seront fixés par écrit vers la fin du Ve siècle,
sous le nom de Guemara. Le Talmud comporte aussi
d'autres commentaires, notamment ceux d'un docteur
spécialement réputé, Rachi. C'est donc à travers le vaste
ensemble de ces traités du Talmud que les juifs lisent
l'Ancien Testament, non en philologues ou en
« scientifiques », mais avec le souci de « maintenir cha-
que texte particulier dans le contexte du Tout» (AD V, p.
166). Cette médiation est essentielle, et elle caractérise le
rapport juif à la Bible.
Lévinas souligne que le judaïsme ne connaît pas de ma-
gistère, qu'on n'y trouve nul credo ou formules dogmati-
ques, du moins jusqu'au Moyen Age, que la première
marque de la piété y consiste dans la lecture et la discus-
sion et le commentaire, et le commentaire des commentai-
res, de la Thora, du Talmud. L'étude des commandements
ne remplace certes pas la pratique des commandements,
mais elle la précède, s'il est vrai que la prescription des
prescriptions est l'étude même de la Loi écrite et orale
(ADV, p. 170).
La Révélation
Pour le Talmud, celui qui écoute n'est donc pas seule-
ment oreille, il est aussi une voix. Les textes de la Révéla-
tion demandent à être interprétés: tel est le rôle de la sub-
jectivité humaine. Si elle a un pôle prophétique, pratique,
elle a aussi (et d'abord) un pôle intellectuel, théorique,
consistant à scruter le reçu. (Remarquons que cette struc-
ture de la vie religieuse est l'inverse de ce qu'enseigne la
131
philosophie de Lévinas, où l'éthique est le fondement de
la connaissance.)
On comprend mieux le judaïsme de Lévinas quand on
apprend qu'il récuse le schéma de la Révélation comme
« communication entre Ciel et Terre, telle que la veut le
sens obvie des récits bibliques» (ADV, p. 159). Le rapport
du judaïsme au texte de l'Ecriture consiste à aller au delà
du sens premier, à solliciter la polysémie qu'autorise la
syntaxe hébraïque, à rechercher par delà la lettre du texte
son esprit. Le texte n'en appelle pas tant à la foi qu'à la
conscience morale. C'est dans cette direction que doit être
recherché l'esprit: le juif est sensible avant tout, dans la
Bible, à ce qui s'y trouve de prescriptions. La Révélation
est un Dire qui consiste en un commandement. L'esprit
est éthique. La Parole divine n'arrive au juif que comme
une loi. Il ne s'agit pas pour lui de voir ou d'approcher
Dieu, de progresser dans la connaissance des mystères
divins, mais plutôt d'être accueillant à une parole qui est
une invitation éthique. Même à Moïse le face-à-face avec
Dieu a été refusé! La relation avec Dieu est essentielle-
ment écoute et par suite obéissance - car comment discu-
ter un ordre venu du Très-Haut?
Le sacré et les sacrements sont étrangers au judaïsme.
Lévinas oppose constamment l'éthique au sacré. Le numi-
neux dispose à l'idolâtrie. Or la Bible et le Talmud ont
déclaré une guerre sans merci au sacré et aux sacrements
(DL, p. 135) :
Si la religion coïncide avec la vie spirituelle, il faut
qu'elle soit essentiellement éthique. Inévitablement un spi-
ritualisme de l'Irrationnel est une contradiction. S'attacher
au sacré est infiniment plus matérialiste que de proclamer la
valeur - incontestable - du pain et du biftek dans la vie des
humains (DL, p. 20).
Vouloir approcher Dieu autrement qu'à travers la mise
en pratique de ses commandements est suspect:
Nous pensons que là se manifeste la physionomie particu-
lière du judaïsme: le rapport entre Dieu et l'homme n'est
pas une communion sentimentale dans l'amour d'un Dieu
132
incarné, mais une relation entre esprits, par l'intermédiaire
d'un enseignement, par la Thora. C'est précisément une
parole, non incarnée de Dieu, qui assure un Dieu vivant
parmi nous. La confiance en un Dieu qui ne se manifeste
par aucune autorité terrestre ne peut reposer que sur
l'évidence intérieure et la valeur d'un enseignement. Elle
n'a, pour l'honneur du judaïsme, rien d'aveugle. D'où cette
phrase de Yossel ben Yossel - point culminant de tout le
monologue et qui fait écho à tout le Talmud: « Je l'aime,
mais j'aime encore davantage sa Thora... Et même si j'étais
déçu par lui et comme détrompé, je n'en observerai pas
moins les préceptes de la Thora. » - Blasphème? Du moins
protection contre la folie d'un contact direct avec le Sacré
sans la médiation de raisons (DL, p. 192).
Lévinas rapproche du sacré le magique, le numineux, la
sorcellerie, que le judaïsme a en horreur. S'il existe une
religion du désenchantement du monde, c'est bien, au
plus haut point, le judaïsme tel que le décrit Lévinas. Pas
de « communion chaude et quasi sensible avec le Divin»
(DL, p. 193). Le Dieu d'adulte du judaïsme se manifeste
« par le vide du ciel enfantin» (DL, p. 190), la transcen-
dance n'habite pas des arrière-mondes lointains ou mysté-
rieux, inaccessibles, elle prend figure de l'impératif moral
le plus catégorique. Religion sévère où le divin est pré-
sent - incarné - lorsque la Loi est mise en œuvre de façon
rigoureuse, et non dans un regard tourné vers le ciel; re-
ligion intellectuelle où la liturgie se déroule comme ri-
gueur intellectuelle dans l'étude de la Thora plutôt que
comme prière. Ainsi, dans la rencontre entre Abraham et
les trois anges, qui pour Lévinas sont trois arabes dans le
désert, Dieu est présent non pas parce que ce serait trois
anges, mais parce qu'Abraham a nourri ces passants. Une
telle spiritualité n'a rien de mystique, elle consiste tout
entière dans la mise en pratique de la loi, dans l'œuvre de
justice. Religion comme paix avec l'autre. L'expérience
ne peut pas, pour le Talmud, ne pas être une expérience
d'abord morale (DL, p. 34), et à vrai dire on ne voit pas
qu'elle puisse être autre chose. En cela Lévinas s'oppose
tout à fait au hassidisme, qui avait la faveur de Martin
133
Buber, plus conforme à l'idée ordinaire de religion:
d'orientation mystique, axé sur la foi, la piété, la prière.
Mais tout cela est de l'ordre d'un pathos que Lévinas ré-
cuse au nom de la raison.
Une herméneutique rationaliste
La lettre de la Bible, du Talmud, est certes théologique,
mais ce qui seul importe est que l'esprit en soit éthique.
La religion doit être délestée du sens qu'elle comporte
ordinairement. Que deviennent le culte, la liturgie, le rite,
qui ont de tout temps caractérisé la vie religieuse? Il en
subsiste ce moment religieux à sa manière qu'est l'étude,
cet acte intellectuel qu'est l'approfondissement du Tal-
mud. Le religieux se ramène à dégager du langage théolo-
gique des significations qui s'adressent à la raison (QL, p.
33). Le judaïsme selon Lévinas est tout entier quelque
chose de raisonnable, il est tout entier exprimable dans les
catégories de la Grèce, c'est-à-dire de la philosophie. Le
mode d'expression de la Thora n'est certes pas philoso-
phique, mais son contenu l'est intégralement, il est très
loin d'être d'abord théologique. C'est ainsi que la plupart
des concepts typiques de la Thora peuvent donner lieu à
une définition philosophique; non seulement ils se prê-
tent à une transposition et à une universalisation dans la
langue grecque, mais ils se réfèrent à des problèmes phi-
losophiques (cf. DL, p. 94).
Voici quelques exemples de ce passage du religieux au
philosophique dans la lecture que fait Lévinas de
l'Ecriture et du Talmud. Commençons par Israël. Voilà
un nom qui désigne un peuple singulier, le peuple des
Hébreux, avec lequel Dieu a fait une alliance privilégiée.
Peuple que Dieu a élu à une vocation bien déterminée,
Israël semble se prêter difficilement à une traduction phi-
losophique. La solution de Lévinas consiste à voir en
Israël une catégorie morale plutôt qu'historique, natio-
nale, locale, raciale (DL, p. 39)! Ce qui est exprimé
comme un particularisme national doit être entendu
comme un modèle universalisable. Israël est certes le
134
peuple qui a reçu la Loi, mais il faut y voir une figure de
l'humanité « arrivée à la plénitude de ses responsabilités
et de sa conscience de soi. Les descendants d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob, c'est l'humanité qui n'est plus enfan-
tine» (55, p. 18). Toute communauté humaine qui accède à
ce sens de la responsabilité est Israël, autrement dit
« Tout ce qui est véritablement humain est Israël », Israël
est l'humanité de l'humain, c'est l'humain dans sa pléni-
tude, indépendamment de toute confession religieuse ou
de toute race. Quant aux événements qui marquent
l'histoire du peuple historiquement élu, il faut en recher-
cher la signification métaphorique. Ainsi la sortie
d'Egypte «scande le temps de I'histoire totale de
l'humanité» (HDN, p. 94) : ce passage de l'esclavage à la
liberté, la délivrance des Juifs, représente - anticipe - le
salut même de l'humain. Quand donc il est question du
judaïsme, toujours il faut entendre l'humanité:
Le fait d'Israël, ses Ecritures et leurs interprétations -
mais aussi la ligne tourmentée à travers l'histoire, tracée par
la Passion d'Israël, par sa permanence, dans la fidélité, à
l'inspiration ou au prophétisme de ses Ecritures -, consti-
tuent une figure où se montre un mode primordial de
l'humain et où, avant toute théologie et en dehors de toute
mythologie, Dieu vient à l'idée (HDN, pp. 127-128).
Remarquons l'insistance avec laquelle Lévinas pense
Israël, et de façon générale le judaïsme, comme une figure
de quelque chose de plus vaste. Les péripéties de
l'histoire d'Israël n'ont d'intérêt que dans la mesure où
elles se prêtent à être une leçon pour toute l'humanité.
Autre notion du judaïsme, le Messie. Les juifs tradi-
tionnels attendaient le Messie, descendant de David en-
voyé par Dieu, roi qui opérera la rédemption et gouverne-
ra Israël. Il est vrai que, dans I'histoire du judaïsme, les
spéculations sur la nature du Messie furent multiples et
diverses. Au XIX. siècle, on vit parfois dans le messia-
nisme non pas le venue d'un messie personnel, chargé
d'une mission politique et nationale, mais un mouvement
de diffusion du monothéisme prophétique. Lévinas radica-
135
lise cette interprétation. Tantôt il définit le messianisme
par l'aspiration à une société juste et son institution (DL,
p. 38), tantôt, comme dans le texte suivant déjà partielle-
ment cité, il voit dans la notion de Messie l'expression de
la vocation de chacun, de chaque Moi:
Le Messie, c'est Moi, être Moi, c'est être Messie. On
vient de voir que le Messie c'est le juste qui souffre, qu'il a
pris sur lui la souffrance des autres. Qui prend en fin de
compte sur soi la souffrance des autres, sinon l'être qui dit
« Moi» ?
Le fait de ne pas se dérober à la charge qu'impose la
souffrance des autres définit l'ipséité même. Toutes les
personnes sont Messie.
Le Moi en tant que Moi, prenant sur soi toute la souf-
france du Monde, se désigne tout seul pour ce rôle. [...] Le
Messianisme n'est que cet apogée dans l'être qu'est la cen-
tralisation, la concentration ou la torsion sur soi - du Moi.
Et, concrètement, cela signifie que chacun doit agir comme
s'il était le Messie (DL, p. 120).
Les deux conceptions du messie sont solidaires d'une
certaine définition du temps: l'aspiration à une société
juste va de pair avec le temps entendu comme attente du
Messie, comme appel adressé aux hommes à établir un
règne de justice, comme histoire en tension vers un avè-
nement qui est un achèvement; le messie comme vocation
du Moi suppose que le temps se confond avec l'exercice
même de la responsabilité. Dans ce cas le passé signifie
une obligation antérieure à tout contrat, cependant que le
futur représente cette abnégation totale qu'est mourir pour
autrui (EN, p. 264). De ce temps-là, identifié très tôt, dans
Le Temps et l'autre, à la relation du sujet avec autrui, et
dont on devine la source bergsonienne, Lévinas a pu dire,
à l'encontre de Platon, qu'il est meilleur que l'éternité!
En lien avec les notions d'Israël et de Messie, la notion
d'élection subit une transformation analogue. Dans la
tradition juive, l'élection concerne toujours le peuple
d'Israël, objet privilégié de l'amour divin: «Vous serez
pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte»
(Ex, 19,5). Son rôle est exceptionnel, le contraste avec les
136
autres peuples est maintes fois souligné. Chez Lévinas,
l'élection est l'objet de la même rationalisation, elle
prend la même signification universelle que les notions de
Messie ou d'Israël: l'élection concerne non pas un peu-
ple, mais les personnes, non pas certaines personnes, mais
toutes les personnes. Originellement l'élection exprime la
conscience d'une assignation irrécusable dont vit
l'éthique. Le Moi est élu, par cette élection il est voué à
la responsabilité, mis à part comme unique. Caractère
fondamental de la personne humaine, l'élection est même
pensée comme principe d'individuation. C'est dire la dis-
tance prise par ce concept par rapport à sa signification
religieuse première.
Une nouvelle définition de la religion
On pourrait résumer ce qui précède en signalant le sens
inédit que prend souvent - mais pas exclusivement - le
concept de religion chez Lévinas. Il n'est pas question de
placer le religieux à côté, ni surtout au-dessus, de
l'éthique. La religion n'est en rien le lieu d'une croyance.
L'homme religieux ne se singularise pas par sa foi (en
Dieu). C'est une constante de cette pensée que la religion
est essentiellement éthique: c'est dans le mouvement
éthique vers l'autre homme que le religieux est au zénith
(ADV, p. 19). Le premier discours religieux n'est pas «je
crois en Dieu », mais le «me voici» dit au prochain
(DQV, p. 123). Si dire religion c'est dire relation, alors,
chez Lévinas, c'est de la relation avec autrui qu'il s'agit,
non pas de la relation avec Dieu, même si, à l'occasion de
la relation avec l'Autre, Dieu vient à l'idée. L'emploi du
terme religion est révélateur: soit Lévinas en transmute le
sens, comme nous venons de le voir, soit il nie que le ju-
daïsme soit une religion (au sens courant de ce mot), pour
le définir comme une compréhension de l'êtrel, c'est-à-
dire finalement comme une philosophie, mais sans le véri-
table concept. Ce judaïsme est en attente d'une traduction
1
ln MALKA, Emmanuel Lévinas, la vie et la trace, p. 142.
137
en grec, d'une expression philosophique, et telle est la
tâche que s'est donnée Lévinas.
Mais qu'en est-il alors de la religion juive en tant
qu'elle est impliquée dans la politique? Israël n'était-il
pas une théocratie? Le judaïsme ne fusionne-t-il pas
communauté religieuse et communauté politique? Aux
yeux de Lévinas cette fusion n'apparaît pas comme
contradictoire dès lors que la communauté religieuse est
entendue d'abord comme une communauté éthique. Le
gouvernement de Dieu consistait à soumettre les hommes
à l'éthique, non pas aux sacrements. Si religion signifie
numineux, mystérieux, irrationnel, dogmatique, alors le
phénomène juif n'est pas vraiment religieux: «La caté-
gorie sociologique de la religion n'épouse pas le phéno-
mène juif» (IR, p. 178). Le rabbi n'est pas un prêtre, Lé-
vinas soutient que le cléricalisme juif est laïque. La reli-
gion juive n'entre pas en conflit avec la laïcité, dont au
contraire elle rejoint l'idéal, parce qu'elle n'envisage ja-
mais le rapport avec Dieu en dehors du rapport avec les
autres hommes (IR, p. 182). Si on laïcise la religion, sa
fusion avec la communauté politique ne fait plus pro-
blème.
D'autre part le judaïsme ne se singularise-t-il pas par
son ritualisme, par l'attachement, la soumission acceptée
à tout un ensemble de préceptes réglant les moindres actes
de la vie quotidienne? Ce légalisme de la Thora, avec ses
nombreux interdits souvent très formels, ce fameux joug
de la loi, n'est-il pas souvent considéré comme l'aspect le
plus caractéristique de l'existence juive (DL, p. 45) ? A
vrai dire, il ne faut pas y voir d'abord une manifestation
de piété. Le ritualisme juif sert de méthode et de disci-
pline à sa morale, il ne prend pas de signification sacra-
mentielle (IR, p. 182) ; il a une fonction d'entraînement,
de propédeutique morale: orienter vers le respect de la
dignité de la personne humaine d'autrui (RDN, p. 76).
Car l'acte liturgique suprême, ce sont les rapports in-
terhumains (ibid.). La parole divine n'émeut le judaïsme
que comme loi (DL, p. 135). Le but ultime du judaïsme est
138
la paix entre les hommes (IH, p. 184). C'est pourquoi Lé-
vinas voit dans le judaïsme une essentielle tolérance: la
connaissance de Dieu y est affaire non de dogme mais
d'action, d'éthique, son noyau profond est universalisa-
ble.
Démythisation
On aura peut-être de la peine à retrouver dans ce por-
trait le judaïsme de l 'histoire. Pourtant Lévinas croit pou-
voir parler d'une « démythisation du religieux qu'opère la
sagesse juive» (SS, p. 10). La catégorie du religieux aurait
eu de tout temps une signification particulière dans le
judaïsme, loin du numineux ou du sacré. Parler à ce pro-
pos de démythisation peut paraître excessif, car du reli-
gieux au sens ordinaire de pratiques rituelles et de prières,
communautaires ou privées, a toujours subsisté dans
I'histoire du judaïsme. Mais il est vrai que le judaïsme est
une religion de la Loi, quand bien même cette Loi n'est
pas exclusivement éthique.
Lévinas fait cependant un pas de plus quand il revendi-
que une démythologisation du texte: non au sens de la
moderne critique biblique - qu'il ne récuse pas -, mais en
envisageant le Talmud comme une invitation à une inter-
prétation toujours recommencée, à une recherche de sens
jamais achevée, qui ne craint pas de tirer avec hardiesse
l'esprit de la lettre (HDN, p. 198). Or ce sens, camouflé
dans le texte, est accessible à la raison naturelle de
l'homme. Ainsi loin de tout pathétique, Lévinas démy-
thise une seconde fois la sagesse juive, il en appelle à une
certaine rupture, comme le confirment ces propos sur la
place que doit avoir la prière:
Les hommes pensants et actifs, les meilleurs de notre
temps, tiennent en tout cas à l'idée qu'aucun salut religieux
n'est possible tant que la raison et la justice restent sur leur
faim. La prière qui instaure le judaïsme et qui le confirme
ne s'ouvre plus pour la conscience juive contemporaine en
Europe assez largement sur Dieu et l'humanité. [...] Le
judaïsme de la maison de prière a cessé d'être transmissible.
Un certain judaïsme de papa, redisons le mot pertinent, se
139
meurt ou est mort. C'est pourquoi il nous faut revenir à la
sagesse juive, c'est pourquoi dans cette sagesse récitée, il
faut réveiller la raison endormie; c'est pourquoi le ju-
daïsme de la raison doit prendre le pas sur le judaïsme de la
prière: le juif du Talmud doit prendre le pas sur le juif des
Psaumes (DL, p. 348, dans un texte intitulé Education et
prière).
Présenter ce «judaïsme de la raison» comme un retour
à la « sagesse juive» n'est pas sans hardiesse. Cela nous
informe en tout cas clairement sur la démarche de Lévi-
nas : le juif, surtout si le juif du Talmud prend le pas sur
le juif des Psaumes, est une manière de dire l 'homme, car
il y a une judéité de tout homme. « Quand on pense au
judaïsme, il faut toujours y entrevoir l'humanité tout en-
tière» (HDN, 94-95). L'essentiel de la conscience juive est
l'essentiel de la conscience humaine (EN, p. 125) : c'est la
vocation éthique de I'homme, son renoncement au cona-
tus, à la persévérance dans l'être, sa responsabilité pour
l'Autre. Les prophètes de l'Ancien Testament ne faisaient
que dire le social et le moral. Est descendant d'Abraham
tout homme véritablement homme. La Bible n'importe
que dans la mesure où s'y trouvent enfouies des pensées
susceptibles d'universalisation, car l'humanité est bibli-
que. Dans une lettre à un de ses admirateurs, le père
Burggraeve, Lévinas disait devoir beaucoup «à
l'existence et à l'expérience juive, mais dans la large me-
sure où elle repose sur les pensées qu'elle ignore. Je ne
me situe donc dans aucune case juive, et me classe uni-
quement en fonction de ma formation générale. »2 Toute
sa tâche aura été de donner au Talmud cette expression
occidentale qui manquait, de naturaliser cette sagesse
mystérieuse, - certains diraient de la séculariser.
Pas question d'orthodoxie dans ce judaïsme, mais seu-
lement d'orthopraxie. «Le bien-faire est l'acte même de
croire» écrit Lévinas ; « ce qui importe, ce n'est pas la
foi, c'est le " faire" » (HDN, p. 192) : non pas orthodoxie,
2
Lettre d'août 1975, citée in M.-A. LESCOURRET,Emmanuel Lévinas,
p.218.
140
mais orthopraxie. « L'accueil de l'Etranger est le contenu
même de la foi» (DL, p. 227) ; « ce sont nos relations avec
les hommes [...] qui donnent aux concepts théologiques
l'unique signification qu'ils comportent» (Tl, p. 51). Lé-
vinas parle bien d'une unique signification. La foi mono-
théiste doit donc être une « foi épurée des mythes» (Tl, p.
50)3, et elle suppose, ajoute-t-il, l'athéisme métaphysique:
en effet, si la vraie métaphysique est éthique, et si
l'éthique est tout ordonnée à l'Autre, Dieu ne peut adve-
nir que par surcroît.
Que l'éthique soit l'ultime intelligibilité de I'humain et
même du cosmique n'est pas seulement la proposition
centrale de la philosophie de Lévinas, c'est le message
même de la Thora (SS, p. 10). Aimer la Thora plus que
Dieu! Point d'ontologie, point de théologie naturelle,
seulement une éthique. Ainsi les attributs de Dieu doivent
être compris comme des impératifs: la proposition « Dieu
est miséricordieux» doit être ainsi entendue: «Soyez
miséricordieux comme lui» (DL, p. 34). « La justice ren-
due à l'autre, mon prochain, me donne de Dieu une
proximité indépassable» (ibid.). «L'ordre éthique est
l'accession même à la Divinité» (DL, p. 137).
Le projet de Lévinas aura été de dépasser le judaïsme
comme particularité pour y voir une modalité humaine,
pour y voir la modalité essentielle de I'humain:
«L'authentiquement humain, c'est l'être-juif dans tout
homme» (HDN, p. 192). Tout le monde est appelé à être
juif, à rejoindre cette «religion d'incroyants» ! (Entre-
3
Voici comment l'on a pu décrire l'entreprise menée par Lévinas :
« Par son acuité de lecture, Lévinas réussit à mettre en évidence les
thèmes sous-jacents, jamais exposés explicitement dans les textes tal-
mudiques ; à les transposer en langage moderne - c'est-à-dire à déga-
ger le langage religieux de sa gangue théologique pour révéler le sens
profane/éthique qu'il recèle» (D. BANON, « Une herméneutique de la
sollicitation », in « Emmanuel Lévinas », Les Cahiers de la nuit sur-
veillée N° 3, 1984, p. 111). Lévinas révèle-t-ill' unique sens profond
des textes du Talmud, ou un sens parmi d'autres, ou encore les solli-
cite-t-il exagérément? C'est une question interne à l' herméneutique
JUlve.
141
tiens avec le Monde, 1984, p. 147). Ainsi la « nuque raide»
du peuple juif est interprétée comme une responsabilité, à
laquelle tout homme est appelé, qui supporte l'univers
(DL, p. 75), ce qui évoque la nuque raide du légendaire
géant Atlas, frère de Prométhée et d'Epiméthée, condam-
né par Zeus à porter la voûte du ciel sur ses épaules...
y a-t-il finalement une différence entre les textes philo-
sophiques de Lévinas et ceux qu'il qualifie lui-même de
confessionnels? Quant au fond, aucune. Les textes
confessionnels se présentent ordinairement comme des
commentaires du Talmud, mais le message est le même
que celui développé dans l'œuvre philosophique. Ainsi
lorsque Lévinas rédige l'article de présentation du ju-
daïsme dans l'Encyclopedia Universalis, on y trouve, en
résumé, les thèmes essentiels de sa philosophie. Ou en-
core lorsque Lévinas, dans une étude intitulée La Révéla-
tion dans la tradition juive, en vient à expliciter le conte-
nu de cette Révélation, il propose un texte qui n'est ni
plus ni moins qu'une synthèse de sa philosophie (cf. ADV,
pp. 171-172) : non pas que sa philosophie soit une théolo-
gie camouflée, c'est plutôt son rapport à la Bible et sur-
tout au Talmud, son exégèse, qui en constituent une ratio-
nalisation. La révélation n'est pas de l'ordre du surnatu-
rel, elle n'introduit pas l'homme à un mystère qui lui se-
rait inaccessible par les seules ressources de sa nature,
elle comprend plutôt tout savoir essentiel, de soi intégra-
lement traduisible dans la langue de la raison naturelle,
c'est-à-dire de la philosophie. En la Bible réside déjà
l'humanisme arrivé à sa pureté. Est-ce à cela que pensait
Ricœur quand il voyait en Lévinas «non pas un philoso-
phe juif, mais un philosophe qui a un judaïsme de philo-
sophe. [...] Il vient, avec la totalité philosophique, habiter
le grand espace juif» ? (Paul Ricœur, cité in S. MaIka, op. cit., p.
204.)
Un rationalisme impénitent
Lévinas n'est pas tendre pour Hegel, philosophe de la
totalité, chantre du devenir anonyme et dialectique de
142
I'histoire, où subjectivité et éthique sont dissoutes. Pour-
tant chez Lévinas le rapport entre la philosophie et la re-
ligion n'est pas sans rappeler la démarche de Hegel. On
sait que pour Hegel la philosophie exprime la même réali-
té que la religion, mais elle le fait de manière concep-
tuelle alors que la religion, éminemment le christianisme,
le faisait sous forme de «représentation ». De manière
parallèle, Lévinas ne retient de la Bible que son message
éthique, qu'il s'est donné pour mission d'exprimer en
grec; cette langue de la philosophie, ajoute-t-il, les Juifs
l'ont apprise en Occident grâce à l'assimilation. En prin-
cipe, tout doit pouvoir être exprimé philosophiquement.
Le noyau de la Bible se prête tout à fait à une telle mise
en forme philosophique, Lévinas le considère même
comme essentiel à la pensée philosophique. Ce qui dans la
Bible ne se laisserait pas traduire en grec est somme toute
secondaire. La tâche de Lévinas aura été d'énoncer en
grec le contenu biblique riche de principes que la Grèce
ignorait, mais qui lui reviennent de droit (ADV, pp. 233-
234) ; ce faisant, il s'inscrirait parfaitement dans la tradi-
tion du judaïsme, s'il est vrai que « les paroles des doc-
teurs d'Israël fixent des structures intellectuelles et des
catégories qui se situent dans l'absolu de la pensée» (DL,
p.95).
On sait que, dans le christianisme, la morale religieuse
ne recouvre pas exactement la morale philosophique. A
propos des thèmes moraux comme à propos des autres
thèmes, il importe de bien distinguer ce qui est du ressort
de la philosophie et ce qui relève de la théologie. Il n'en
va pas ainsi chez Lévinas. Pour lui, comme dans la philo-
sophie hégélienne de la religion, le cœur de la Bible est
entièrement susceptible d'une expression rationnelle, na-
turelle, philosophique, même si ce qu'il considère comme
le noyau rationnel de l'Ancien Testament est d'un autre
ordre que ce que Hegel privilégie dans le Nouveau. Point
de mystère, point d'« arrière-monde» ou de préoccupa-
tion de l'immortalité de l'âme, point d'espoir d'un salut
individuel en dehors de l'accomplissement social (lH, p.
143
182). Point de surnaturel, tout est naturel. Ce naturalisme
a un nom: rationalisme. Le propos de Lévinas est de ra-
tionaliser le judaïsme, le propre du rationalisme étant que
rien ne saurait échapper à une expression de type philoso-
phique. Le rationalisme lévinassien est plus précisément
éthique: la Bible « n'est pas un livre qui nous mène vers
le mystère de Dieu, mais vers les tâches humaines des
hommes. Le monothéisme est un humanisme. » (DL, p.
352).
Pour falsifier l'interprétation ici proposée de Lévinas il
faudrait trouver, dans ses textes non formellement philo-
sophiques (outre ses lectures talmudiques, il existe toute
une série d'articles en lien avec le judaïsme), des affirma-
tions qui la contrediraient. Certains textes anciens,
d'avant 1950, pourraient être invoqués, mais toute
l'orientation ultérieure de Lévinas s'est effectuée massi-
vement dans la direction d'un rationalisme extrême dont
on a pu dire: «Les rationalistes, je savais que cela existait,
mais je n'en avais jamais vu à ce degré-là» (B. Dupuy, cité in
MaIka, op. cU., p. nO).
A cette lumière, on peut comprendre le fait que la pen-
sée de Lévinas n'a pas été vraiment reçue dans le monde
juif. Peu citée par les rabbins, son œuvre n'est pas ensei-
gnée au Séminaire Israélite de France. Le gros des lec-
teurs de Lévinas s'est recruté parmi les philosophes et
théologiens chrétiens. Un auteur, qui n'était pourtant pas
sans avoir une dette envers Lévinas, en est venu à lui re-
procher de méconnaître la facticité juive - l'indépassable
singularité juive - au profit de l'universalisme grec,
d'avoir converti la révélation du Sinaï en proposition phi-
losophique4. Les juifs semblent en effet avoir eu quelque
peine à se retrouver dans ce judaïsme très peu théologi-
que5. Lévinas a été suspecté par l'orthodoxie juive tout
4
Cf. Benny LÉvy, Etre juif. Etude lévinassienne, Verdier, 2003 ; repris dans
« Biblio Essais », pp. 50 et 53.
5
Quel est le vrai sens du judaïsme? La citation suivante de G. VAJDAne cons-
titue pas une réponse à cette difficile question, mais elle signale un point de
repère précieux: «Nous pouvons donc tenir pour acquis que l'amour de Dieu
144
comme l'avait été ce Spinoza, dont il est par certains cô-
tés si éloigné, mais dont le rapport à l'Ecriture sainte
n'était somme toute pas si différent du sien. Lévinas est
décidément plus proche qu'on ne pouvait le penser de ces
grands adversaires qu'il a vus en Spinoza et Hegel! Mon-
sieur Chouchani (que certains de ses auditeurs suspec-
taient d'agnosticisme), a certainement joué un rôle dans
cette intrépidité rationaliste de Lévinas, ainsi qu'il en
témoigne: «Il a rendu impossible à jamais l'accès dog-
matique purement fidéiste, ou même théologique, au Tal-
mud» (QLT, p. 22) : l'accès au Talmud n'a pas à être de
nature théologique!
D'ailleurs, quand on lui demande quelle place tient la
religion dans sa vie, Lévinas dit ne pas prendre à la lettre
l'ensemble des croyances. La vertu qu'il reconnaît aux
gestes vénérables du culte, au système de rites inséparable
de la religion juive, est d'exalter l'humanité de l'homme,
d'être un soutien pour l'éthique, de constituer un entraî-
nement à l'exercice de la justice. C'est ainsi qu'il com-
prend la tradition du judaïsme, et il rappelle aussitôt
l'importance de l'étude des textes bibliques dans leur in-
terprétation rabbinique (cf. «Entretien» dans L'Express du 13
juillet 1990,p. 66).
Tout le paradoxe de la pensée de Lévinas est là : d'une
part un certain intellectualisme juif, comme étude de la
Thora (<< L'éducation pour le juif se confond avec
l'instruction» [DL, p. 30]), d'autre part le primat de
l'éthique par rapport au connaître et au vrai, l'éthique
étant source de la pensée, de la charité, du Bien. Raison
théorique et raison pratique semblent, chacune à son tour,
tenir le haut du pavé. La raison pratique, au sens de rela-
tion avec l'autre homme, est placée au commence-
ment (ADV, p. 177), mais cela n'annule en rien la grandeur
de la raison théorique, de son travail herméneutique et
145
philosophique, qui décrypte et proclame théoriquement le
primat du pratique. Cette raison théorique peut être stric-
tement philosophique, elle peut aussi s'exercer, avec le
même résultat, - et telle est finalement la seule spécificité
du judaïsme lévinassien -, comme interprétation du texte
de la Thora et du Talmud.
146
10
148
de beaucoup de chrétiens, membres de la hiérarchie ou
laïcs, en divers pays, à l'endroit de la population juive
menacée. C'est dans ce grand malheur qu'il discerne le
point de départ d'une étape tout à fait nouvelle des rela-
tions judéo-chrétiennes.
Il voit une concrétisation, voire une institutionnalisa-
tion, de ce nouvel esprit dans la Déclaration du Concile
Vatican II Nostra aetate (1965) consacrée aux religions
non chrétiennes, dont la religion juive. La Déclaration
affirme par exemple que « ce qui a été commis durant la
Passion du Christ ne peut être imputé ni indistinctement à
tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps ».
Elle rappelle que « selon l'Apôtre, les Juifs restent en-
core, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les
dons et l'appel sont sans repentance ». Elle déplore enfin
« les persécutions et toutes les manifestations
d'antisémitisme» de toutes époques.
Dorénavant Lévinas entreverra différemment les rela-
tions du judaïsme et du christianisme. En principe, est
révolu le temps où étaient privilégiés les oppositions, les
griefs, les rancœurs; sans être aveugle aux différences, il
s'agira de mettre l'accent sur des points communs, sur ce
qui rapproche plutôt que sur ce qui divise.
Dette envers Rosenzweig
A cela, il avait été préparé par sa lecture d'un penseur
juif du début du siècle, Franz Rosenzweig. Issu du ju-
daïsme émancipé du XIX. siècle, un temps attiré par le
christianisme, puis revenu à ses attaches premières, Ro-
senzweig est l'auteur d'un ouvrage majeur, L'étoile de la
Rédemption (Seuil, 1982, trad. A. Derczanski et J.-L. Schle-
gel). Lévinas lui rend hommage à plusieurs reprises. En
voici un témoignage:
Déjà avant guerre, je lisais du Rosenzweig et j'ai connu
sa thèse sur la possibilité philosophique de penser la vérité
comme s'ouvrant sous deux formes, la juive et la chré-
tienne. Position extraordinaire: la pensée ne va pas à sa fin
par une voie unique. La vérité métaphysique serait essen-
149
tiellement possible sous deux expressions. Rosenzweig af-
firme la parfaite équivalence de ces expressions. Cela
s'énonce pour la première fois. [...] La possibilité même de
penser sans compromis ni trahison sous les deux formes
précisément, la juive et la chrétienne, celle de la miséri-
corde chrétienne et celle de la Thora j uive, m'a permis
d'entendre la relation entre le judaïsme et le christianisme
dans sa positivité. Je peux le formuler autrement: dans sa
possibilité de dialogue et de symbiose (HDN, pp. 191-192).
Rosenzweig a contesté radicalement la totalité hégé-
lienne, et dans la Préface de Totalité et infini Lévinas
reconnaît sur ce point sa dette. Ce livre dénonce la préten-
tion à l'absolu de ce rationalisme dialectique, qui pense
pouvoir dépasser le moment religieux par le moment
conceptuel du savoir absolu hégélien. On aura reconnu le
projet de la philosophie hégélienne de la religion. Or Ro-
senzweig, en réévaluant, en rupture avec l'idéalisme, la
personne humaine et son existence inestimable, réhabilite
du même coup le rôle des religions, il en soutient
l'actualité, contre le prétendu dépassement opéré par He-
gel. Rosenzweig s'en tient à la religion juive et à la reli-
gion chrétienne. Sa thèse, qui influencera assurément le
rapport de Lévinas au christianisme, est que la religion
« doit nécessairement se manifester par le judaïsme et par
le christianisme, et nécessairement par les deux» (DL, p.
252). La vérité totale existe en Dieu, mais elle ne peut pas
être tout entière dans une seule religion. D'où l'idée
d'une complémentarité de ces deux religions: avec Ro-
senzweig apparaît « pour la première fois dans I'histoire
religieuse, l'énoncé d'une vérité sous forme de deux véri-
tés susceptibles de se reconnaître mutuellement sans coïn-
cider» (Lévinas, in Poirié, op. cit., p. 122). La vérité dont il
s'agit ici est moins celle de dogmes sous forme
d'énoncés, que celle d'un événement eschatologique: la
réalisation de la rédemption. Mais cette pensée est peut-
être encore trop religieuse pour le rationalisme de Lévi-
nas, qui irait plutôt dans le sens d'une unification de
l'humanité par l'éthique.
150
La pensée du pluralisme de Rosenzweig, quoique limi-
tée au judaïsme et au christianisme, annonce la vague
interreligieuse qui a déferlé à partir de la fin du XX. siè-
cle, après que le marxisme a perdu son aura et fini
d'exercer sur les intellectuels notamment chrétiens la fas-
cination qu'il a exercée pendant les quatre décennies qui
ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Lévinas lui-
même adhère-t-il à cet œcuménisme interreligieux ? Il n'y
est pas hostile, il y est même prédisposé à certaines
conditions, mais ce n'est pas une question qu'il a traitée
théoriquement. Des diverses religions, la seule qui ait été
l'objet de commentaires de sa part est le christianisme,
pour diverses raisons, à commencer par la place du chris-
tianisme dans l'histoire, la culture et la société occidenta-
les. C'est sa position par rapport au christianisme qui est
précisée dans les lignes qui suivent.
Le Nouveau Testament
Nous commencerons par des aspects du Nouveau Tes-
tament en lesquels Lévinas se reconnaît. Il aime à relever
la continuité de certains thèmes entre ce que les chrétiens
appellent l'Ancien Testament, mais qui pour les Juifs est
unique, et le Nouveau Testament. Un texte jouit d'une
faveur particulière, c'est le chapitre 25 de saint Matthieu,
qu'il mentionne à plusieurs reprises: «J'ai eu faim et
vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez
donné à boire, ...» (25, 32-40). La pensée Lévinas ne
peut-elle pas être vue tout entière comme un vaste déve-
loppement philosophique du précepte qui commande
l'ensemble de ce chapitre de Matthieu? Ce thème se re-
trouve en divers endroits du «deuxième» Testament.
Saint Jacques écrit par exemple, reprenant une expression
biblique: «La dévotion pure et sans tache devant Dieu
notre Père consiste en ceci: visiter les orphelins et les
veuves dans leurs épreuves, se garder de toute souillure
du monde» (1, 27). Saint Paul, de son côté, écrit aux Ro-
mains: « C'est un devoir pour nous les forts de porter les
faiblesses de ceux qui n'ont pas cette force et de ne point
151
rechercher ce qui nous plaît» (15, 1), et aux Galates :
« Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez
ainsi la loi du Christ» (6, 2). De Saint Jean, mention-
nons: «Celui qui aime son frère demeure dans la lu-
mière» (1 Jn, 2, 10).
Ce type d'injonction se retrouve naturellement dans la
littérature théologique chrétienne. Pour nous en tenir à un
exemple, Thomas d'Aquin dit que la plus grande vertu est
la miséricorde, qui consiste à donner aux autres, à soula-
ger leur indigence (Somme théologique, II-II, quo 30, art. 4).
Il est vrai que cette vertu est pour Thomas le propre de cet
être supérieur qu'est Dieu, «c'est en cela que la toute-
puissance divine est dite se manifester au plus haut
point ».
Ces propos ne sont pas sans rappeler certains textes de
l'Ancien Testament sur la veuve et l'orphelin (par ex.
Deut. 10, 18 ou Ps. 68, 6), expression préphilosophique de
ce que Lévinas développera selon les exigences de la
conceptualisation philosophique. Evidemment, cette di-
mension du christianisme convient tout à fait à Lévinas,
pour lequel il n'y a là rien de vraiment nouveau par rap-
port à l'Ancien Testament. Il n'y aurait pas de Loi nou-
velle à opposer à la Loi ancienne. Celle-ci n'est, selon
une formule de S. Paul devenue classique (I Cor, 10, Il)
qu'une préfiguration de celle-là, en attente cependant
d'un accomplissement; Lévinas dirait plutôt que, dans la
préfiguration, l'essentiel est déj à présent. Il s'offusque de
la prétention des théologiens chrétiens à se présenter
comme les « réalisateurs, perfectionneurs, accomplisseurs
du judaïsme >} (cf. DL, p. 146), certain que l'Ancien Tes-
tament apporte les termes définitifs de la civilisation,
qu'il achève l'histoire, que ses vérités n'appellent plus de
nouvelles révélations (DL, p. 144). Il proteste donc contre
la revendication et l'impatience du christianisme à se po-
ser comme héritier.
Cependant ce discours âpre ne représente pas la parole
définitive de Lévinas à l'endroit du christianisme. Les
circonstances le conduiront à placer différemment accents
152
et réserves. Ce dit-là deviendra, dans une période plus
irénique, un non-dit; il reste qu'il nous renseigne in-
contestablement sur le genre de désaccord que Lévinas a
nécessairement avec le christianisme.
La personne du Christ. Incarnation et kénose
La personne du Christ est bien sûr la pierre
d'achoppement entre judaïsme et christianisme. Certains
aspects de sa vie et de son action emportent tout à fait
l'adhésion de Lévinas. Son sacrifice, son oubli de soi au
bénéfice des autres doivent être vus comme une illustra-
tion particulièrement convaincante, la plus parfaite selon
les chrétiens, de ce que Lévinas considère comme
l'essence même de la subjectivité et de la vocation hu-
maines. Usant du même vocabulaire que Lévinas, le
théologien M.-J. Le Guillou parle d'ailleurs du « mystère
de la substitution [nous soulignons] qui est bien le fond
du mystère du Christ» I. Lévinas ne peut que se
reconnaître en cette notion d'expiation pour les autres.
Par ailleurs Lévinas reconnaît partager le destin et la
plupart des idées des chrétiens. Mais il ne peut accepter la
notion d'un Dieu-homme. Nous savons déjà que, pour lui,
le statut de Messie caractérise chaque sujet. L'éventualité
que l'altérité par excellence, que le transcendant indici-
ble, que le Très-Haut, puisse prendre chair a pour lui
quelque chose de scandaleux. Il est instructif d'observer
la manière dont procède Lévinas lorsqu'il a à répondre à
la question « Un Dieu homme? », à l'occasion d'une se-
maine des Intellectuels catholiques, intervention reprise
dans son livre Entre nous (pp. 69-76). Cette question
concerne le fondement de la foi chrétienne. Croire en
l'incarnation du Christ, c'est croire qu'un certain homme,
qui a vécu à un moment bien déterminé de I'histoire, avait
le caractère unique, exceptionnel, d'être en même temps
la seconde personne de la Sainte Trinité. Le chrétien croit
que le Christ est un homme trop prodigieux par ses actes
1
Préface à Les Témoins sont panni nous, 1975.
153
et ses paroles pour être seulement homme. A travers les
textes qui parlent de lui, c'est à cette personne de Jésus,
plus encore qu'aux écrits eux-mêmes, que le chrétien croit
et adhère. Il croit à un Dieu qui s'est humilié, qui a pris,
selon le mot de saint Paul aux Philippiens, condition
d'esclave, devenant semblable aux hommes, obéissant
jusqu'à la mort sur une croix (cf. Ph 2,6-8).
Cette notion d'un anéantissement - si l'on parle grec:
d'une kénose - a retenu l'attention de Lévinas. Non pas en
tant qu'elle s'attache à Dieu, car il n'est pas pour lui
question que Dieu puisse se rendre présent sur cette terre,
y plantant sa tente, mais en tant qu'elle peut concerner
l'homme. Certes le Dieu de la Bible se penche sur la
misère des hommes, «il panse leurs douloureuses
blessures» (Psaume 147) ; Lévinas parle même volontiers
d'une humilité de Dieu - le mot humilité n'évoque-t-il pas
l'humus, terre dont l' « homme» est né ? - mais ce n'est
pas pour envisager une incarnation, une venue de Dieu
parmi les hommes. Dieu s'associe aux misères des
hommes, il souffre quand ils souffrent, voilà ce qui chez
Lévinas se rapproche le plus de l'incarnation selon le
christianisme. S'il n'y a pas de « descente allant jusqu'à
la "communauté" totale avec l'homme et la terre », il y a
pourtant constamment descente, immanence dans la
transcendance, dans le sens où Dieu est présent chaque
fois qu'un homme assume sa responsabilité, nourrit ceux
qui ont faim, donne à boire à ceux qui ont soif.
Mais ce que Lévinas entend surtout par kénose, du côté
de Dieu, consiste dans la subordination du divin à la vo-
lonté humaine, de la toute-puissance de Dieu « au consen-
tement éthique de l'homme» (HDN, 145). Dieu se met
dans la dépendance de l'homme. Dieu s'abaisse en ce
qu'il transmet à l'homme la responsabilité de l'être, il a
besoin de l'homme! Il y a donc de la grandeur dans la
petitesse. Nous savons en effet que c'est l'homme qui
répond de l'univers, « comme si par cette responsabilité,
qui constitue l'identité même de l'homme, chacun était
semblable à Elohim» (HDN, p. 144). Le règne de Dieu
154
dépend de moi, ajoute Lévinas, Dieu s'est abaissé, il s'est
livré au bon vouloir de l'homme, qui a donc en propre une
tâche à sa manière rédemptrice. Mais la réciproque de
cette tâche est « I'humilité de Dieu dans son association à
la misère des misérables» (Tr, p. 59), misère mais aussi
grandeur, puisque le sort de l'être est dans les mains de
l'homme. Cette conception, Lévinas dit la soutenir à la
suite du rabbi Haïm de Volozine, Lituanien du début du
XX' siècle.
Il y a chez Lévinas un autre usage encore du concept de
kénose. Il s'agira cette fois de l'homme. « Moi responsa-
ble je ne finis pas de me vider de moi-même» (DQV, p.
120). Nous avons déjà souligné ce paradoxe de la pensée
de Lévinas, où le sujet qui s'anéantit n'en est pas moins
support de l'univers: le support est un être vidé de soi,
dénoyauté, anéanti! L'abaissement dont il s'agit ici n'est
pas celui auquel Dieu consent, mais celui auquel l'homme
est invité. Ainsi, avec la notion typiquement chrétienne de
kénose, qui concerne la personne divine du Christ, Lévi-
nas procède comme il le fait ordinairement avec la Bible
et le Talmud: il en propose une version rationalisée. La
kénose devient alors une notion strictement anthropologi-
que, et non pas religieuse, christique en l'occurrence. Elle
est dite identique à la spiritualité de l'esprit (Tr, p. 66).
Divers concepts lévinassiens concernant la vocation du
sujet évoquent la notion de kénose : dénoyautage, déposi-
tion, destitution, désubstantiation, substitution, ou encore
expulsion en soi: «Le soi-même n'est pas un moi incar-
né, en plus de son expulsion en soi, cette incarnation est
déjà son expulsion en soi, exposition à l'offense, à
l'accusation, à la douleur» (EN, p. 75). Il traduit de la
sorte le fait, pour le sujet responsable, de se vider de son
être (cf. EN, p. 76 ; AE, p. 117). Ces expressions défient
quelque peu la logique, mais Lévinas n'est pas effarouché
d'y voir une atteinte portée au principe d'identité, car à
ses yeux le secret même de la subjectivité se trouve à
l'opposé de « l'être persévérant dans son être», dans cette
expulsion en ou de soi, dans un être-défait de soi, dans la
155
passivité pure. Le Moi seul peut ainsi se dédire de son
identité, c'est même cette défection qui le définit.
La kénose de Dieu prenant, dans la personne du Christ,
condition d'esclave, son abaissement dans l'Incarnation,
toute cette théologie réaliste qui a entouré la personne du
Christ, Lévinas la déplore comme inintelligible. Il en va
de même pour le mystère de l'eucharistie, notamment
pour la notion théologique de transsubstantiation, voués à
la même mutation rationaliste: « Je me disais que la vraie
eucharistie était dans la rencontre d'autrui plutôt que dans
le pain et le vin, que c'est dans cette rencontre que rési-
dait la présence personnelle de Dieu; et que cela je
l'avais déjà lu dans l'Ancien Testament au chapitre 58
d'Isaïe» (HDN, p. 190). Ou encore, si l'on s'en tient au
Nouveau Testament, il y a plus de transsubstantiation
dans Mathieu, 25 (<< ce que vous avez fait au plus petit
d'entre les miens... ») que dans le pain et le vin.
Rien donc de vraiment nouveau dans le Testament abu-
sivement qualifié de Nouveau, si ce n'est un incompré-
hensible surplus de type théologique, sacré, somme toute
« mythique»... A part cela, on y trouve le même message
éthique que dans l'Ancien, dont la philosophie de Lévinas
se veut l'expression en langue grecque. Dans cette jonc-
tion entre éthique et religion, la dimension proprement
religieuse peut à bon compte être éliminée, c'est ce que
Lévinas appelle lire la Bible sans images - sans ce que
Hegel appelait les représentations - en ôtant au récit tout
sens anecdotique. «Ce qui est mystère ou miracle, je ne
le prends pas à la lettre >/, pas plus évidemment dans le
Nouveau que dans l'Ancien Testament ou dans le Talmud.
Le vrai lecteur accède à « des sens suggérés qui débordent
la prétention du texte à une vérité historique >/, il Y
fouille la dimension éthique, éventuellement voilée, qui
en constitue la vérité ultime.
2
« L'humanité est biblique », dans E. WEBER, Questions aujudaïsme, Desclée
de Brouwer, Paris, 1996, p. 149.
3
« Lire la Bible sans images », dans Esprit, N° 162, 1990,p. 120.
156
La rédemption
Le centre du christianisme est la bonne nouvelle de la
rédemption. Celle-ci est l'œuvre du Christ. Pour le chré-
tien, il n'y a qu'un Messie; pour Lévinas, chaque Moi est
Messie, «la rédemption est l'œuvre de l'homme »,
l'homme en est l'agent absolument nécessaire. Pour le
chrétien, c'est le Christ qui est responsable de l'Univers,
qui porte le poids du monde. Pour Lévinas, c'est
l'homme. Certes l'homme peut s'unir au Christ: «Le
catholique, selon l'expression si forte d'un disciple
d'Origène, c'est celui qui, dans le cœur du Christ, se
4
considère comme responsable de toute I'humanité» : oui,
mais c'est seulement avec Jésus que l'on peut se considé-
rer comme « mandatés par Dieu pour porter cet univers
d'aujourd'hui» (ibid.). Pour le chrétien, la charité est une
vertu théologale, elle est un fruit de la grâce di vine, elle
relève du surnaturel; pour Lévinas, l'humain comme tel
« est déjà surnaturel ». Il conteste la priorité accordée à la
grâce par le christianisme. La vocation du Moi à la res-
ponsabilité est naturelle, même si Lévinas n'emploie pas
ce mot de nature.
Quand Lévinas évoque le péché originel - idée juive re-
connaît-il - c'est pour relever que la réparation en in-
combe avant tout à l'homme lui-même. Pour le chrétien,
cette réparation est le fruit de l'œuvre rédemptrice du
Christ dont la Passion est un concept strictement théolo-
gique, alors que Lévinas revendique à son propos un sta-
tut philosophique. Là encore, il y a rationalisation de
données que le christianisme considère comme stricte-
ment religieuses. On peut donc parler d'un pélagianisme
lévinassien. La manière dont la nature humaine est glori-
fiée est certes originale. Est exaltée la responsabilité plu-
tôt que la liberté. L'homme répare les suites de la faute
originelle par l'obéissance à la loi de la Thora: « C'est à
4
M.-D. PHILIPPE, Suivre l'Agneau, Ed. Saint-Paul, 1978, p. 36.
157
l'homme de sauver l'homme: la façon divine de réparer
la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu» (IH, p.
183). Mais la responsabilité ainsi conférée à l'homme est
d'une ampleur immense. On y reconnaît cette accentua-
tion extrême du rôle du sujet, qui n'a rien à recevoir de
l'Autre, comme si l'Autre n'avait rien à donner. Là en-
core Lévinas se distingue du christianisme, du moins tel
que le présente le théologien Joseph Ratzinger: «Celui
qui ne veut que donner et n'est pas prêt à recevoir, qui ne
veut que vivre pour les autres, sans reconnaître que lui-
même vit du don et du sacrifice des autres, don qu'il n'est
pas en droit d'attendre ni d'exiger, celui-là méconnaît le
mode d'être fondamental de l'homme et altère nécessai-
rement le vrai sens de ce qu'est vivre les uns pour les
autres. Pour être féconds, tous les dépassements de nous-
mêmes exigent que nous sachions aussi recevoir de l'autre
et en fin de compte de cet autre qui est véritablement au-
tre par rapport à toute l'humanité, et en même temps plei-
nement uni à elle: l'homme-Dieu Jésus-Christ >/. Le pé-
lagianisme extrême de Lévinas revient à une quasi-
divinisation de l'homme, à moins que l'on n'y voie une
mouture inédite d'averroÏsme éthique. Averroès est connu
pour son interprétation de la doctrine de la connaissance
aristotélicienne, supposant un seul intellect séparé pour
toute l'humanité, chaque sujet étant comme branché sur
cet Intellect divin. Chez Lévinas, le sujet dans sa passivité
est éthiquement connecté sur le Bien, comme mû par lui.
Mode ou instrument du Bien-Dieu, son statut est quasi
divin. «L'ordre éthique n'est pas une préparation, mais
l'accession même à la Divinité» (DL, p. 137). Respect de
la loi et non pas foi, action et non intériorité, médiation et
non méditation, car Dieu, c'est son vrai paradoxe, a voulu
des égaux hors de lui (DL, p. 188 ; nous soulignons).
Lévinas a donc manifesté un intérêt incontestable à
l'endroit du christianisme, même si, en vertu de la lecture
qu'il en fait, il pense pouvoir reconnaître dans ses valeurs
5
J. RATZINGER,Lafoi chrétienne hier et aujourd'hui, Cerf, Paris, 2005, p. 175.
158
les plus hautes les enseignements mêmes du judaïsme.
Vivant dans une Europe marquée par le christianisme,
étant en relation avec nombre de chrétiens, il a eu, parmi
ses relations philosophiques, des amis chrétiens, comme
Paul Ricœur ou Enrico Castelli, qui ont pris la suite de
l'un de ses maîtres de Strasbourg, Henri Carteron, chré-
tien engagé, auquel était dédicacée sa thèse de 1930 sur
Husserl. Autre ami chrétien: le prêtre allemand Bernhard
Casper, avec lequel il anima un groupe de réflexion sur la
philosophie de la religion dans le contexte contemporain.
Lévinas est également entré en relation avec nombres
d'autres penseurs chrétiens, catholiques ou protestants,
philosophes ou théologiens.
Les papes
Lévinas avait consacré un article au pape Pie XI lors de
sa mort en 1939. Deux ans auparavant, dans son encycli-
que Mit brennender Sorge, il avait condamné les excès
totalitaires du national-socialisme, notamment l'idolâtrie
de la race et de l'Etat. Lévinas lui est reconnaissant
d'avoir affirmé, en une période dramatique pour les Juifs,
que les chrétiens sont spirituellement sémites.
Spécialement riche est la relation de Lévinas avec le
pape Jean Paul II. Leur commune filiation phénoménolo-
gique les a sans doute rapprochés. Une estime réciproque
les a reliés. Lévinas fait partie du petit nombre de pen-
seurs contemporains mentionnés à plusieurs reprises dans
les textes de Jean Paul II: dans son livre Mémoire et
identité (Flammarion, 2005, p. 53) et dans Entrez dans
l'espérance (Plon-Marne, 1994, pp. 68, 69, 303), où l'on
peut lire: « A travers le visage, c'est l'homme qui parle,
le visage de tout homme qui devient une victime crie:
«Ne me tue pas! » Le visage humain et le commande-
ment « tu ne tueras pas» ont été unis chez Lévinas d'une
façon géniale, comme un témoignage sur notre époque où
différents parlements, bien que démocratiquement élus,
légalisent des meurtres avec une incroyable facilité. »
159
En outre, le pape Jean Paul II conviait régulièrement
Lévinas aux rencontres estivales d'intellectuels qu'il or-
ganisait dans sa résidence d'été de Castel Gandolfo.
Si Lévinas ne s'est jamais prononcé sur la personnalité
ou sur l'enseignement du pape polonais, il a été sensible
par contre aux gestes par lesquels Jean Paul II a manifesté
sa sympathie envers les Juifs, son estime du judaïsme. Il
s'est également penché sur la pensée philosophique du
Cardinal Wojtyla, il en a analysé les principes philoso-
phiques dans une conférence reprise par la Revue Com-
munio en 1980.
Religion et philosophie
Il introduit sa présentation de la pensée philosophique
du Cardinal Wojtyla en soulignant « l'extrême fidélité à
la norme du discours philosophique» de cette pensée, et
il ajoute: « J'avoue que, respectueux de la même norme,
je me permets cependant, dans mes modestes essais, de
recourir, plus souvent que le Cardinal, au verset et à son
herméneutique» (Communio, juillet-août 1980, p. 87). Le
philosophe Lévinas se réfère donc davantage que I'homme
d'Eglise à des textes confessionnels, il intègre davantage
ces derniers dans sa démarche rationnelle, ce que le Car-
dinal ne fait guère. Dans la pensée de Wojtyla, la distinc-
tion entre philosophie et théologie serait donc plus nette
qu'elle ne l'est chez Lévinas. La raison en est simple, elle
a déjà été mentionnée. Dans le judaïsme de Lévinas, la
dimension proprement religieuse est ténue. Tout
l'essentiel du discours révélé se prête à une traduction
rationnelle. Dans la tradition chrétienne, données naturel-
les et données révélées peuvent être harmonisées, ce que
la pensée d'un Thomas d'Aquin a effectué de manière
spécialement équilibrée, elles n'en restent pas moins tout
à fait distinctes. Dans le rationalisme de Lévinas, cette
distinction est brouillée.
On en a un signe supplémentaire dans la critique que
Lévinas a faite de Kierkegaard. Le grand reproche qu'il
adresse au philosophe danois est d'introduire une rupture,
160
une fissure entre l'éthique et le religieux. Il est vrai que,
chez ce dernier, il ne faut pas parler de distinction entre
philosophique et religieux, mais de séparation; l'accent
est mis sur la distance plus que sur l'harmonie, sur le saut
plus que sur la continuité. Kierkegaard place le religieux
au-dessus de l'éthique - un stade religieux, où la croyance
ne se justifie en rien - alors que chez Lévinas l'éthique se
confond avec le religieux, le religieux est substantielle-
ment éthique. Pour l'un l'éthique doit être dépassée, pour
l'autre elle est indépassable. Kierkegaard méprise le fon-
dement éthique de l'être (NP, p. 106), alors que ce fonde-
ment éthique est chez Lévinas la première vérité, aussi
bien religieuse que philosophique. Lévinas est le contraire
rationaliste du fidéisme kierkegaardien. Ni fusion, ni sé-
paration, la tradition catholique se situe à mi-chemin de
ces contraires, on peut y voir leur commune contradic-
toire : l'éthique n'a pas à être sacrifié au religieux, mais il
ne s'y identifie pas non plus.
On retiendra cependant, entre Lévinas et le christia-
nisme, certaines affinités qui expliquent que bien des pen-
seurs chrétiens, catholiques ou protestants, ont cru trouver
chez le philosophe du visage un esprit, des thèmes, des
concepts, qui leur ont paru précieux et largement intégra-
bles à leur pensée. On sait de quelle manière Maximilien
Kolbe est mort à Auschwitz en offrant sa vie à la place de
celle d'un père de famille: quoi de plus lévinassien ?
quoi de plus christique? Et Lévinas se serait certainement
retrouvé dans cette affirmation du même Kolbe: «Les
âmes qui aiment vraiment Dieu ne peuvent vivre sans re-
noncer continuellement à elles-mêmes, à leurs désirs, à
leur intelligence, à leur volonté, pour s'embraser toujours
davantage du feu de cet amour vrai» 6. Il Y a un mot pour
dire cela, c'est celui de sainteté. Mais à son sujet, apparaît
une divergence entre Lévinas et le christianisme. A ce
mot qui, pour le christianisme, a toujours relevé de la
6
Cit. par André FROSSARD, « N'oubliez pas l'amour ». La passion de Maximi-
lien Kolbe, Laffont, Paris, 1987, p. 132.
161
sphère religieuse, Lévinas a cru pouvoir donner un statut
strictement philosophique: la «vocation humaine à la
sainteté» découle du « commandement de la sainteté dans
le visage de l'autre homme» (AT, pp. 181-182). En
d'autres termes, la charité ne vient pas après la justice,
mais elle la précède! La justice naît de la charité initiale,
tout comme l'Etat et la raison. Mais pour la théologie
chrétienne, la justice est une vertu naturelle, philosophi-
que si l'on veut, et elle précède la charité, qui est une
vertu dite théologale, c'est-à-dire dépendant de la vie re-
ligieuse d'union à Dieu; la charité couronne la justice
comme la grâce perfectionne et accomplit la nature. On
peut voir dans cette opposition à propos de la sainteté, ou
du rapport entre charité et justice, un symbole de la dis-
tance entre la foi chrétienne et le judaïsme rationalisé de
Lévinas.
162
BIBLIOGRAPHIE
AVANT-PROPOS ................................................................. 5
Li vres de Lévinas et sigles utilisés........................................ 7
166
Une herméneutique rationaliste 134
Une nouvelle définition de la religion 137
Démythisation 139
Un rationalisme impénitent 142
BIBLIOGRAPHIE 163
TABLE DES MATIÈRES 165
167
Ouverture philosophique
à l'Harmattan