9782130462712

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ÉPIMÉTHÉE

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection f o n d é e p a r J e a n H y p p o l i t e
et dirigée p a r J e a n - L u c M a r i o n

A l l e m a n n B . , H ö l d e r l i n et H e i d e g g e r
( 2 é d . r e v . e t c o r r i g é e ) T r a d . p a r F . FÉDIER.

A l q u i é F . , L e r a t i o n a l i s m e de S p i n o z a

— L a découverte métaphysique de l ' h o m m e chez D e s c a r t e s


( 3 éd.)

B e a u f r e t J . , Entretiens (2e é d . )
P u b l i é s p a r F . d e TOWARNICKI

B e r n e t R . , L a vie d u sujet. Recherches s u r l ' i n t e r p r é -


t a t i o n de H u s s e r l d a n s l a p h é n o m é n o l o g i e

B r a g u e R . , D u temps chez P l a t o n e t A r i s t o t e ( Q u a t r e
études)

— A r i s t o t e et l a question d u monde

B r u a i r e G . , L ' ê t r e et l ' e s p r i t

C a r r a u d V . , P a s c a l et l a philosophie

C o u r t i n e J . - F . , S u a r e z et le système de l a métaphysique

D a v i d s o n D . , A c t i o n s et événements
T r a d . p a r P a s c a l ENGEL

D e l e u z e G . , E m p i r i s m e et subjectivité ( 5 é d . )

— D i f f é r e n c e e t répétition ( 8 éd.)

D e l h o m m e J . , L a pensée i n t e r r o g a t i v e ( 2 é d . )

D e r r i d a J . , L a voix et le p h é n o m è n e ( 5 é d . )

— Le problème de l a genèse d a n s l a p h i l o s o p h i e de
Husserl

D ' H o n d t J . , H e g e l secret ( 2 é d . m i s e à j o u r )

— H e g e l , p h i l o s o p h e de l ' h i s t o i r e vivante ( 2 é d . )

D u f r e n n e M . , Phénoménologie de l'expérience esthétique


( 3 éd.)
1 : L ' o b j e t esthétique
2 : L a perception esthétique

F é d i e r F . , Interprétations

F e r r e y r o l l e s G . , P a s c a l et l a r a i s o n d u p o l i t i q u e

F r a n k f u r t H . , D é m o n s , rêveurs et f o u s
T r a d u c t i o n p a r S . - M . LUQUET

G r i m a l d i N . , L ' a r t ou l a f e i n t e p a s s i o n

G r o n d i n J . , L e t o u r n a n t d a n s l a pensée de M a r t i n
Heidegger

— L ' u n i v e r s a l i t é de l ' h e r m é n e u t i q u e

H e n r y M . , Généalogie de l a p s y c h a n a l y s e

— P h i l o s o p h i e e t phénoménologie d u corps ( 2 é d . )

— L'essence de l a m a n i f e s t a t i o n ( 2 é d . e n 1 v o l . )

— Phénoménologie matérielle
LA VIE DU SUJET
Recherches sur l'interprétation
de Husserl dans la phénoménologie
ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hyppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion
LA V I E DU S U J E T
Recherches sur l'interprétation
de Husserl dans la phénoménologie

RUDOLF BERNET

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 2 1 3 0 4 6 2 7 1 5
ISSN 0 7 6 8 - 0 7 0 8

D é p ô t légal — 1" édition : 1994, mars


© Presses Universitaires de France, 1994
108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 Paris
A V A N T - P R O P O S

On reproche souvent à la phénoménologie d'être resté attachée au


concept du sujet malgré les enseignements du structuralisme, du
déconstructionisme, du postmodernisme, et d'autres mouvements phi-
osophiques qui se sont affirmés après elle. D'autres ont voulu mon-
trer ce que ces nouvelles formes de la pensée devaient encore à la phé-
noménologie. En ce qui nous concerne, il n'entre nullement dans nos
intentions de critiquer la philosophie contemporaine ou de nous en
servir pour mieux faire valoir l'héritage de la phénoménologie. Le
temps de la polémique entre différentes écoles philosophiques nous
semble définitivement révolu. Il s'agit, plus modestement et plus
ambitieusement, de retourner aux questions qui sont restées en souf-
france dans ces grands débats qui ont occupé le devant de la scène phi-
losophique du XX siècle. La notion du sujet en fait certainement par-
tie . Les critiques dont elle a fait l'objet s'adressaient le plus souvent à
une conception cartésienne ou kantienne de la subjectivité (ou du
moins à ce qu'un lecteur pressé en avait retenu). On a ainsi trop vite
condamné la phénoménologie au nom d'une notion du sujet qu'elle
avait précisément tenté de dépasser. Si la phénoménologie n'est pas
restée à l'abri de la crise de la subjectivité moderne, elle s'est pourtant
employé à lui chercher des réponses au lieu de se précipiter dans des
déclarations péremptoires sur la mort du sujet.
Les critiques trop hâtives du sujet ne se rencontrent pourtant pas
seulement chez les adversaires de la phénoménologie mais aussi chez
ses représentants les plus illustres. Heidegger en est un bon exemple.
En accentuant trop exclusivement les traits cartésiens de la conscience
transcendantale chez Husserl, sa critique n'est pas seulement partielle-
ment injuste, elle dissimule aussi ce que le Dasein doit encore à la
conception husserlienne de la vie transcendantale. Sartre aussi, tout en
critiquant sévèrement la notion d'un sujet égologique, s'appuie encore
sur une position que Husserl avait défendue lui-même et abandonnée
par la suite en s'expliquant longuement sur ses raisons. Moins dogma-
tique, mais non moins incisif, Derrida — tout en s'engageant dans
une analyse minutieuse des tensions et des contradictions qui caracté-
risent la conception husserlienne de l'automanifestation du sujet et de
sa dépendance vis-à-vis du monde empirique — n'évite pas toujours
les simplifications abusives. Plus proches des aspirations implicites de
la pensée de Husserl, Merleau-Ponty et M. Henry, en accentuant avec
force soit la transcendance, soit l'immanence du sujet, finissent pour-
tant par mettre en péril ce qui faisait la profonde originalité de la
conception husserlienne d'une subjectivité qui est « transcendance
dans l'immanence ».
On ne peut donc reprocher à la phénoménologie d'avoir omis
d'interroger la nature et l'époque de la subjectivité moderne, puisqu'à
travers toute son histoire elle n'aura été rien d'autre que ce question-
nement même. Celui qui croit que la question de la vie du sujet n'a pas
été épuisée par l'histoire passée de la phénoménologie sera donc tout
naturellement tenté de refaire ce cheminement en sens inverse et de
remonter ainsi à Husserl. La pensée de Husserl s'est en effet affirmée
comme une phénoménologie, précisément en se détournant d'une
conception du sujet comme substance pensante, comme créateur tout-
puissant du monde, ou comme principe formel d'une vie purement
spirituelle. Très vite, la chair du sujet percevant, le lien intentionnel au
monde, la rencontre avec d'autres sujets ont fait l'objet d'une atten-
tion privilégiée. Si l'intentionnalité a servi de guide à cette exploration
de la vie subjective, elle s'est cependant graduellement transformée en
prenant en compte à la fois l'intimité des affects impressionnels et l'ex-
tériorité des systèmes symboliques tels que le langage des signes, l'hé-
ritage culturel, ou l'ordre prédonné de la nature. Dans cette modifica-
tion de la notion d'intentionnalité, l'analyse de la temporalité et de la
genèse passive a joué un rôle tout à fait décisif. Il ne s'agit pas seule-
ment de la description de la vie d'un sujet toujours en devenir, mais
aussi de la découverte d'un mode d'individuation qui n'exclut nulle-
ment le dépassement ou la perte de soi, et le désir de l'infini. La fini-
tude, le clivage, et la différence marquent dès lors de leur sceau cette
manifestation insigne où le soi se fait phénomène tout en se refusant à
une perception directe, immédiate, et objective. La vie du sujet
dans son rapport à l'altérité aussi bien que dans son rapport à
soi témoigne donc d'un effort d'appropriation qui reste sensible à
l' appel par un telos lointain et qui n'abolit jamais l'éloignement de soi.
Si la subjectivité est bien le phénomène par excellence mis en lumière
par la réduction phénoménologique, celle-ci révèle donc autant sa
duplicité que son unité, autant son entourage symbolique que son uni-
cité, autant sa facticité que son attirance pour le supratemporel.
En réunissant les textes de cet ouvrage, dont un peu plus de la
moitié furent déjà publiés ailleurs, je fus frappé de constater leur com-
mune préoccupation par la question du sujet. Cela pouvait surprendre,
puisque la plupart de ces études furent écrites pour des occasions spé-
cifiques et en répondant à des demandes extérieures. En reprenant ces
essais ou en les développant, j'ai essayé de résister à la tentation de les
uniformiser au point d'en éliminer tout ce qui pouvait les séparer.
Même s 'il était relativement aisé de les insérer dans un ordre systéma-
tique, je ne voulais pas dissimuler que la rédaction de ces textes s'est
échelonnée sur une petite dizaine d'années pendant lesquelles mon
attitude à l'égard de la pensée de Husserl n'a pas toujours été la même.
Au cours de ces années, j'ai pourtant maintenu l'option d'approcher
l'œuvre de Husserl d'une façon critique, c'est-à-dire à partir de ce que
ses successeurs m'avaient donné à comprendre. Dans chacun des trois
chapitres, les textes ont été agencés de manière à donner d'abord un
exposé relativement technique des grandes lignes de la conception de
Husserl avant de s'attarder sur certains aspects de la problématique
pour en donner une interprétation plus libre et plus personnelle. L'In-
troduction et la Conclusion tentent d'adresser plus directement la
compréhension de la vie du sujet qui soustend l'ensemble de ces
recherches.
Je ne peux dire ici tout ce que je dois à la communauté des pen-
seurs qui se réclament d'une manière ou d'une autre de la phénoméno-
logie husserlienne. Je leur dois, en plus de tout ce qu'ils m'ont appris,
d'inestimables marques d'encouragement et d'amitié fidèle. Ils ont
laissé autant de traces dans ma vie que dans mes textes, et je crains
seulement que ma vie et mes textes ne témoignent pas assez de ma
reconnaissance. Je tiens aussi à remercier plus particulièrement tous
ceux qui, dans des revues ou des ouvrages collectifs, avaient déjà
accueilli une première version de certaines de ces études, et tout spé-
cialement Jean-Luc Marion pour son invitation de réunir ces essais en
vue de leur publication dans la collection « Epiméthée ». J'offre ce
livre à Monique, Nicolas, et Anne-Catherine pour leur dire toute ma
gratitude pour la constance de leur indulgence et de leur affection.
Introduction

L a réduction phénoménologique
et la double vie d u sujet

Après avoir subi un trop long purgatoire, la problématique de la


réduction phénoménologique occupe à nouveau et à juste titre le
devant de la scène de la pensée phénoménologique, surtout en
France Tout le monde semble d'accord pour considérer cette réduc-
tion comme un retour ou une reconduction (Rückführung) de la pen-
sée philosophique aux phénomènes. Quels phénomènes? Ceux dont
l' apparition nécessite une démarche ou un événement particulier, celui
justement de la réduction phénoménologique! Celle-ci a donc pour
tâche de faire apparaître des phénomènes habituellement cachés, elle
conduit à la phénoménalisation de ce qui, sans elle, ne serait jamais
devenu un phénomène. En éveillant des phénomènes dormants, la
réduction phénoménologique fait appel à la vigilance du sujet. Voilà

1. Cf. J.-L. Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phé-
noménologie, Paris, PUF, 1989; M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990;
J.- F.Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 207-247 ; M. Henry,
Quatre principes de la phénoménologie, Revue de métaphysique et de morale, 96/1, 1991,
un deuxième point sur lequel tout le monde s'accorde : la réduction
phénoménologique est impensable sans un sujet capable d'accueillir la
donation des phénomènes que cette réduction fait apparaître pour la
première f o i s Ces phénomènes au sens phénoménologique ne sont
pas seulement recouverts par les phénomènes de la vie ordinaire, mais
ils constituent en même temps le fondement dont les phénomènes
ordinaires reçoivent leur signification. La donnée offerte par la réduc-
tion phénoménologique est donc une donnée fondamentale, fonda-
trice de toute autre donation. Au-delà de ce troisième point d'accord,
les avis commencent cependant à diverger sur ce que les phénomènes
phénoménologiques font apparaître, sur la forme de l'apparaître qui
leur est propre, et sur la manière dont ils se différencient et se lient
avec les phénomènes ordinaires.
Qu'est-ce qui apparaît grâce à la réduction phénoménologique?
Selon Husserl, c'est la subjectivité transcendantale en tant qu'elle
constitue le monde. Ce qui devient phénomène, c'est donc tout autant
le monde en tant qu'il est constitué par la subjectivité transcendantale
que cette subjectivité elle-même en tant qu'elle constitue le monde. La
réduction phénoménologique met ainsi en lumière la « corrélation
transcendantale » entre l'être du sujet constituant et l'être du monde
constitué en montrant aussi comment cette constitution était déjà à
l'œuvre dans la vie naturelle, sans qu'elle apparaisse pour autant. Pour
Heidegger aussi, c'est l'être et notamment l'être des étants qui apparaît
grâce à la réduction phénoménologique : l'être des outils, l'être du
monde ambiant, l'être du Dasein dans ses divers modes de l'existence,
et finalement le sens de l'être en général. Cet apparaître phénoménolo-
gique ne fait cependant plus appel à un regard détaché, comme chez
Husserl, mais il s'accomplit au sein de l'existence effective du Dasein.
Avec l'apparaître de l'être des différents étants, Heidegger interroge
dès ses premiers écrits phénoménologiques la phénoménalité de ces
phénomènes. J.-L. Marion, enfin, tente de dépasser une telle concep-

1. Cf. M. Henry, Philosophie et subjectivité, Encyclopédiephilosophique universelle, I,


1989, p. 46 : « [...] la réduction phénoménologique qui vise justement à produire la
subjectivité en tant que thème offert à une investigation exhaustive. »
tion « transcendantale » husserlienne ou « existentiale » heideggé-
rienne de la réduction pour faire apparaître « le don de se rendre ou de
se soustraire à la revendication de l'appel » (p. 305). Ce don s'adresse
à « l' interloqué » et s'accomplit chaque fois qu'il y a appel et quel que
soit le contenu de cet appel. Faisant apparaître « l'appel comme tel »
(p. 295), cette réduction ouvre un champ de donation qui est bien plus
large que le phénomène de la corrélation transcendantale ou le phéno-
mène ontologique.
La question de savoir ce qui apparaît grâce à la réduction phéno-
ménologique a donc trouvé une réponse explicite au cours de
l' histoire de la phénoménologie, même si les réponses diffèrent et
que la nature de cette différence est loin d'être évidente. M. Henry a
raison de faire remarquer que les phénoménologues ont par contre
souvent négligé de se demander ce que « apparaître phénoméno-
logiquement » veut dire. Selon M. Henry cela serait dû au fait qu'on
pensait connaître la réponse en assumant que tout apparaître prenait
nécessairement la forme de l'intentionnalité ou de la transcendance
extatique Plutôt que de présupposer que toute donation est une
affection de l'immanence du sujet par quelque chose qui le dépasse,
faudrait selon lui faire une place à « la duplicité de l'apparaître »
(p. 23) et se rendre à l'évidence que l'apparaître de la transcendance
n' est qu'une forme dérivée de l'apparaître : « Jamais cependant
l' affection par le monde ni par conséquent par un étant ne se
produirait si cette affection extatique ne s'auto-affectait dans la
Vie, laquelle n'est autre chose que cette auto-affection primitive »
(p. 16).
Nous n'avons pas l'intention, ici, de discuter ces nouvelles pensées
de la réduction (diversement) développées par J.-L. Marion et
M. Henry. Mais nous voulons les garder à l'esprit en nous livrant, à
notre tour, à une nouvelle lecture de la signification de la réduction
phénoménologique dans l'œuvre de Husserl et de Heidegger. Notre

1. Cf. Quatre principes de la phénoménologie, p. 10 : « Cette confusion catastro-


phique de l'apparaître du monde avec l'essence universelle de l'apparaître corrompt
presque toutes les philosophies qui composent la pensée occidentale [...] ».
ambition n'est pas de dépasser le phénomène ontologique — à la
manière de E. Levinas et de J.-L. Marion — vers un mode de la
donation qui serait « autrement qu'être », ni même d'interroger
— comme le fait si subtilement M. Henry — les ambiguïtés de cette
identité entre être et apparaître dont se réclament à la fois Husserl et
Heidegger. En relisant Husserl et Heidegger pour nous demander ce
qui apparaît — à qui et de quelle manière — dans la réduction phéno-
ménologique, nous poursuivons cependant un dessein qui rencontre
certaines préoccupations de M. Henry, et notamment ce qu'il a appelé
« la duplicité de l'apparaître ». Nous voulons avant tout mettre en évi-
dence la double vie du sujet transcendantal et du Dasein, telle qu'elle
apparaît dans une réduction phénoménologique qui semble ainsi
poursuivre un double objectif. Nous essayerons de montrer comment
la réduction phénoménologique fait apparaître un sujet qui, d'une
part, tient au monde et, de l'autre, s'en détourne. Plus précisément
encore, nous voulons suivre comment le sujet transcendantal ou le
Dasein apparaît à travers la réduction phénoménologique en tant que
menant une vie double, et comment, de ce fait, il s'apparaît à lui-
même d'une double manière. Si la réduction phénoménologique intro-
duit bien une scission ou une séparation, celle-ci concerne donc moins
une prétendue opposition entre la rationalité des phénomènes phéno-
ménologiques et la déraison des phénomènes ordinaires que le phéno-
mène phénoménologique lui-même, à savoir l'apparaître du sujet
transcendantal ou du Dasein.
Husserl rend compte de cette duplicité du sujet transcendantal en
faisant la distinction entre, d'une part, le sujet en tant qu'il constitue
le monde et, d'autre part, le sujet en tant qu'il assiste en « spectateur
impartial » à cette constitution. Dans le premier cas, il s'agit du sujet
transcendantal tel que la réduction phénoménologique le donne à
voir, dans le second cas du sujet transcendantal en tant qu'il est l'agent
qui effectue cette réduction phénoménologique. Le premier sujet s'ap-
paraît à lui-même à travers l'œuvre qu'il accomplit dans et pour le

1. Cf. Quatre principes de la phénoménologie, surtout p. 3-15.


monde, le second sujet s'apparaît à lui-même d'une manière immé-
diate, c'est-à-dire en dehors de toute référence au monde. Il s'agit
pourtant de part et d'autre d'un seul et même sujet transcendantal.
Chez Heidegger, cette scission au sein du sujet transcendantal prend la
forme d'un double mode de l'existence du Dasein. Dans l'existence
« impropre », le Dasein se préoccupe des affaires pratiques de son
monde familier, et dans l'existence « propre », il est amené à se soucier
de son propre être. Ainsi la réduction phénoménologique révèle-t-elle
dans un premier moment l'être-à-portée-de-main des outils et la signi-
fiance du monde familier, et dans un deuxième moment l'être propre
du Dasein tel qu'il apparaît quand cette signifiance du monde s'ef-
fondre. A travers ces deux moments de la réduction phénoménolo-
gique, le Dasein apparaît à lui-même différemment et comme diffé-
rent : d'une part comme impliqué dans le monde, et d'autre part
comme exilé du monde ; d'une part dans la perte de soi, et d'autre part
dans un retour à soi qui ressemble fort à une auto-affection. Pourtant
il s'agit, ici encore, du même Dasein dont c'est justement le sort onto-
logique de ne pas pouvoir échapper à cette ambiguïté de son exis-
tence, à cette duplicité face à la double révélation de la vérité de son
propre être.
En assignant tous les deux à la réduction phénoménologique la
tâche de faire apparaître la double vie du sujet, Husserl et Heidegger
sont cependant loin de dire la même chose. Le mode d'apparaître du
sujet transcendantal et du Dasein diffèrent fondamentalement. Comme
diffère aussi l'analyse du rapport qui lie et sépare les deux modes de
l' apparaître du sujet transcendantal et du Dasein.

HUSSERL

Le fait que nous allons nous servir d'un texte de la main de


E. Fink pour montrer comment la réduction, telle que l'envisage Hus-
serl, fait apparaître une double vie du sujet transcendantal peut sur-
prendre. Cependant, le texte de la Sixième Méditation cartésienne1 a été
rédigé en 1932 sur la demande de Husserl pour faire suite à une ver-
sion remaniée des Méditations cartésiennes. Fink était alors l'assistant
privé de Husserl et son texte a été écrit à une époque où la collabora-
tion entre le maître et son assistant était on ne peut plus étroite. Hus-
serl a suivi de près la genèse de ce texte, il l'a attentivement relu à plu-
sieurs reprises, et il l'a annoté copieusement, notamment là où il
voulait marquer son désaccord avec la manière dont Fink présentait sa
pensée. Il va de soi que nous ne manquerons pas de tenir compte de
ces remarques critiques. Cela nous permettra du même coup de consi-
dérer le reste du texte de Fink comme une présentation autorisée de la
pensée de Husserl.
La Sixième Méditation cartésienne s'intitule « L'idée d'une doctrine
transcendantale de la méthode », et Fink s'y emploie tout particuliè-
rement à mettre en évidence la signification ontologique de la réduc-
tion phénoménologique husserlienne. Celle-ci est destinée à faire
apparaître la différence entre l' « être » du monde et le « pré-être »
de la conscience transcendantale. Cette dernière étant à la fois l'objet
qui apparaît dans la réduction phénoménologique et le sujet qui
accomplit cette réduction, la différence ontologique se prolonge
donc jusqu'au sein du sujet transcendantal lui-même. Fink pense
même que c'est au niveau transcendantal que la différence ontolo-
gique est la plus profonde : alors qu'entre le sujet constituant et le
monde constitué règne une « analogie » d'être, le sujet constituant et
le spectateur phénoménologique de cette constitution sont au
contraire séparés par un « abîme » profond, par une « opposition »
d'être.

1. E. Fink, VI. Cartesianische Meditation, Teil 1 : Die Idee einer transzendentalen


Methodenlehre, Hua-Dokumente, II/1, Dordrecht-Boston-London, Kluwer Academic
Publishers, 1988. Pour une présentation plus complète de ce texte dont la traduction
française n'est pas encore disponible, nous nous permettons de renvoyer à R. Bernet,
Différence ontologique et conscience transcendantale. La réponse de la Sixième Médi-
tation cartésienne de Fink, E. Escoubas et M. Richir (dir.), Husserl, Grenoble, Millon,
1989, p. 89-116.
L'être du monde et l'être de la conscience constituante

Pour Husserl et Fink, la réduction phénoménologique et le phéno-


mène non mondain qu'elle porte à l'apparaître prennent appui tous les
deux sur le monde. Il est vrai que la réduction phénoménologique fait
apparaître la conscience constituante hors du monde, mais elle fait
aussi apparaître le monde comme étant constitué. On peut donc dire
qu elle fait apparaître l'être du monde à partir de son origine dans le
sujet transcendantal. L'être de la conscience constituante et l'être du
monde constitué sont donc différents, mais non pas indifférents l'un
par rapport à l'autre. En délogeant la conscience constituante du
monde, la réduction phénoménologique ne change donc rien au fait
que cette conscience est-au-monde. L'être de la conscience consti-
tuante consistant à se préoccuper du monde, celle-ci est tout naturelle-
ment amenée à s'intégrer dans le monde en se faisant sujet mondain
ou sujet « empirique ». C'est précisément cette fascination pour le
monde qui fait que dans la vie quotidienne ou « naturelle », le sujet
transcendantal « s'aperçoit » lui-même comme faisant partie du monde
et oublie ainsi la différence ontologique qui règne entre lui-même et le
monde. Cette différence entre l'être de la conscience constituante et
l' être du monde constitué n'apparaît qu'à la faveur de la démarche
artificielle de la réduction phénoménologique qui fait intervenir un
nouveau mode de vie du sujet transcendantal. Celui-ci se caractérise
par le fait que le sujet transcendantal n'est plus impliqué dans l'œuvre
de la constitution du monde. L'agent de la réduction phénoménolo-
gique, le « spectateur phénoménologisant », tout en étant séparé du
monde et tout en s'abstenant de prendre part à sa constitution, fait
pourtant encore honneur au monde en lui permettant d'apparaître
comme étant-constitué. Il ne peut entrer en action et développer la
forme de vie transcendantale qui lui est propre que sur la base d'une
constitution du monde déjà accomplie, d'un monde qui lui est « pré-
donné ».
La Sixième Méditation cartésienne s'interroge longuement sur les
motifs qui conduisent un sujet à effectuer ce changement radical de sa
vie qu'implique la réduction phénoménologique. Il s'avère cependant
au bout de cet examen des différents motifs possibles, qu'aucun
d'entre eux ne saurait être considéré comme contraignant : aucune dif-
ficulté rencontrée dans la vie naturelle, aucun désir de clarification,
aucune volonté de faire œuvre de science n'a le pouvoir d'extraire
l'homme de son immersion dans la vie naturelle qui s'accomplit au
sein du monde. Comme le dit Husserl dans une note marginale :
l'homme qui s'arrache à sa fixation au monde, qui transcende (überstei-
gen) « son soi-même naturel, son être-homme [empirique] » accomplit
un « saut » (Sprung) (p. 36). Même si la phénoménologie est une
science, l'entrée en phénoménologie doit donc être considérée comme
un acte de foi dépourvu de toute prévision ou prévoyance (Vor-Sicht)
(p. 40).
Le « saut » dont parle Husserl est un saut dans la réduction phéno-
ménologique et un saut hors du monde. S'il est vrai que c'est le même
sujet transcendantal que l'on retrouve en aval et en amont de ce saut,
c'est pourtant au cours de ce saut que le sujet se scinde en sujet consti-
tuant et en sujet spectateur. En sautant hors de la constitution du
monde, le sujet s'établit dans la position du spectateur qui observe la
constitution du monde sans y prendre part (unbeteiligter Zuschauer). En
créant un tel spectateur, la réduction phénoménologique fait appa-
raître le sujet constituant et le monde constitué différemment que dans
la vie naturelle, et elle fait apparaître leur différence. Elle dépouille le
sujet constituant de son aperception empirique et elle fait apparaître le
monde constitué comme le sol universel de la vie naturelle. Ce n'est en
effet qu'en s'adjoignant un tel spectateur comme son « exposant »
(Exponent) (p. 44, 65) que la conscience constituante peut s'apparaître
à elle-même comme différente du monde qu'elle constitue. Pour
qu'apparaisse l'unité de corrélation propre à la constitution et la diffé-
rence d'être entre la conscience transcendantale et le monde, il faut
que le sujet transcendantal se scinde en deux pour devenir à la fois
conscience constituante et spectateur phénoménologisant.
Quand Husserl dit que la réduction phénoménologique fait appa-
raître comment, au cours de la vie naturelle, la conscience transcen-
dantale constitue le monde sans s'en rendre compte, cela ressemble
fort à un acte de réflexion. Donnant à voir la constitution du monde,
le phénomène au sens de la phénoménologie transcendantale serait
donc une simple vue réflexive sur le phénomène au sens de la vie
naturelle. A y regarder de plus près, ce passage du phénomène naturel
au phénomène phénoménologique est cependant l'œuvre d'une
réflexion ou d'une « thématisation » d'un genre tout à fait particulier.
Plutôt que de porter devant le regard le sujet constituant en le sépa-
rant de l'objet constitué, et plutôt que de faire de la conscience consti-
tuante l'objet d'une seconde conscience constituante, la réflexion phé-
noménologique fait intervenir le regard d'un spectateur qui supervise
l' oeuvre de la constitution sans y participer.
La réduction phénoménologique est donc bien plus qu'un simple
redoublement réflexif de la conscience, puisqu'elle y introduit une
véritable scission. Celle-ci ne concerne pas seulement la relation entre
la conscience constituante et le monde constitué, mais aussi la
conscience transcendantale elle-même en tant qu'elle est d'une part
agent et d'autre part spectateur de la constitution du monde. Le phé-
nomène qui apparaît pour la première fois grâce au spectateur, c'est
donc la différence ontologique entre la conscience constituante et le
monde constitué. C'est cette différence que méconnaît la vie naturelle
et que recouvre la corrélation entre le sujet et le monde au sein du tra-
vail de la constitution. La visée de la réduction phénoménologique est
donc bien ontologique. « Réfléchir » en phénoménologue sur l'œuvre
de la constitution du monde, ce n'est pas seulement réveiller la
conscience transcendantale de son engourdissement dans le monde,
c est aussi et surtout faire apparaître la différence ontologique entre le
sujet transcendantal et le monde.
Comment comprendre dès lors le sens de cette différence ontolo-
gique entre l'être de la conscience constituante et l'être du monde
constitué? Quel est l'horizon dans lequel cette différence se donne à
comprendre, dans quelle perspective le spectateur phénoménologique
doit-il se placer pour l'apercevoir? La Sixième Méditation cartésienne
reste étrangement muette à cet égard. Elle se contente d'une réponse
purement conceptuelle en distinguant l' « être » (Sein) du monde et le
« pré-être » (Vor-Sein) de la conscience transcendantale. Même si
entre les deux formes d'être règne une certaine « affinité » (p. 105) ou
même une « analogie » (p. 82), l'étant transcendantal et l'étant mon-
dain ne ressortent pourtant pas à un même concept général de l'être.
Si le texte de Fink laisse à désirer pour ce qui concerne l'analyse de
la différence ontologique entre l'être du monde et l'être de la
conscience constituante, il est en revanche beaucoup plus explicite sur
« l'opposition ontologique » (Seinsgegensatz) (p. 89, 117, 119) qui
règne au sein du pré-être du sujet transcendantal, et qui sépare le spec-
tateur phénoménologique de la conscience constituante. De nom-
breuses notes marginales de la main de Husserl témoignent cependant
de son profond malaise quant à la manière dont Fink durcit la « divi-
sion » (Entzweiung) (p. 157) et le « dualisme de la vie transcendan-
tale » (p. 22) et accentue l' « abîme » (Kluft) (p. 22, 29) qui sépare le
spectateur phénoménologisant de la conscience constituante. Sans
mettre en cause une certaine dualité au sein de la vie du sujet transcen-
dantal, Husserl met ainsi en doute, à juste titre semble-t-il, que le spec-
tateur de la constitution du monde ait perdu tout intérêt pour le
monde et cesse totalement de se référer à lui. C'est cette même atten-
tion accordée à la tâche d'une élucidation phénoménologique de l'être
du monde qui conduit Husserl à souligner une autre différence onto-
logique singulièrement passée sous silence dans le texte de Fink, à
savoir celle qui concerne la différence entre l'être des choses qui font
partie du monde et l'être du monde lui-même (p. 38, 40, 103).

L'être de la conscience constituante et l'être du spectateur phénoménologique

C'est dans l'analyse de la double vie de la conscience transcendan-


tale que la Sixième Méditation cartésienne développe sa plus grande force
spéculative. Rappelons que la scission (Spaltung) (p. 25) du sujet
transcendantal découle directement de la réduction phénoménolo-
gique : « Dans l'épochè universelle [...] le spectateur phénoménolo-
gique se produit lui-même » (p. 43). Il se sépare de la conscience
constituante pour la faire apparaître comme son vis-à-vis. Le specta-
teur qui se produit lui-même dans la réduction phénoménologique ne
produit cependant pas cette conscience constituante qu'il porte au
grand jour. Car la conscience transcendantale constitue le monde bien
avant et indépendamment de toute réduction phénoménologique.
Mais avant l'accomplissement de cette réduction phénoménologique,
la conscience transcendantale reste trop enfouie dans le monde et trop
rivée aux choses du monde pour que sa propre activité de constitution
puisse se révéler à elle-même. Dans la vie naturelle, la conscience
constituante vit dans l'ignorance d'elle-même, et il faut l'intervention
du spectateur phénoménologique pour que cet aveuglement prenne
fin. Il n'y a, par contre, pas de spectateur phénoménologique qui
s ignorerait lui-même en œuvrant dans l'anonymat de la vie naturelle.
Le spectateur n'existe pas avant la réduction. Tout en présidant au
changement radical de la conscience constituante qu'il conduit à la
reconnaissance d'elle-même, il reste pareil à lui-même, c'est-à-dire
spectateur impassible (unbeteiligt) de la constitution du monde. Son
œuvre consiste à extraire la conscience transcendantale du monde
pour « biffer » son auto-aperception comme sujet mondain et pour
révéler la différence ontologique entre le pré-être de la conscience
constituante et l'être du monde qu'elle constitue.
Si c'est le spectateur phénoménologique qui fait apparaître la
conscience constituante, cela implique aussi que le rapport à soi (Selbst-
bezug) de la conscience constituante est marqué par une hétérogénéité
ou une altérité. Car le rapport à soi de cette conscience constituante se
fait par le truchement d'un soi différent, à savoir le spectateur qui est
un autre soi du même sujet transcendantal. Le fait que la conscience
constituante soit entièrement tournée vers le monde et s'enlise en lui
empêche qu'elle puisse s'apparaître à elle-même d'une manière immé-
diate. Le spectateur phénoménologique, par contre, est bien doué
d une conscience de soi immédiate, même si celle-ci demeure implicite
aussi longtemps qu'il continue à observer la constitution du monde au
lieu de se regarder lui-même. Il y a donc une différence importante
entre le spectateur phénoménologique et la conscience constituante en
ce sens que pour le premier la reconnaissance de soi s'accomplit dans
l' homogénéité, alors que pour la seconde la reconnaissance de soi
implique une forme d'altérité ou d'hétérogénéité au sein de la vie
transcendantale. La conscience constituante a besoin du spectateur
pour s'apparaître à elle-même, mais le spectateur phénoménologique
ne dépend que de lui-même pour réfléchir sur son activité de specta-
teur. Au niveau du spectateur, c'est-à-dire au niveau de l'activité
déployée par le phénoménologue, il y a itérabilité de la réflexion dans
l'homogénéité. Il y a en revanche hétérogénéité entre la conscience qui
constitue le monde et le spectateur phénoménologique qui porte cette
conscience constituante à la reconnaissance d'elle-même.
Comment faut-il entendre alors cette « hétérogénéité », cette « dif-
férence », cet « abîme », cette « scission » au sein de la vie transcen-
dantale? Quel est le sens de cette opposition (Seinsgegensatz) entre
deux modes d'être différents appartenant au même sujet transcendan-
tal? En quoi le phénoménologue « est »-il différemment que le sujet
transcendantal qui constitue le monde? Le texte de Fink ne cesse de
répéter que c'est surtout l'absence de tout intérêt pour le monde qui dis-
tingue la vie du spectateur phénoménologique de toute autre forme de
vie. Ce spectateur est dépourvu de cette « tendance vers l'être » (Seins-
tendenz), de cette « finalité d'une réalisation du monde et dans le
monde » (Finalität der Weltverwirk lichung (p. 24) qui habite toute
conscience constituante, qu'elle soit « opérante » (fungierend) dans la
vie naturelle ou reconnue comme telle grâce à la réduction phénomé-
nologique et grâce au spectateur. Ce spectateur est entraîné par une
tendance toute autre qui, au lieu d'être dirigée vers l'être du monde, le
porte à s'intéresser au pré-être de la conscience transcendantale, et
notamment au pré-être de cette conscience transcendantale qui consti-
tue le monde. Il serait donc sans doute plus juste de dire, comme le
fait Husserl dans sa critique de Fink, que le spectateur phénoménolo-
gique s'intéresse à l'origine du monde dans la conscience transcendan-
tale, plutôt que d'affirmer qu'il se désintéresse totalement du monde.
C'est donc l'absence de toute envie spontanée de se mêler des
affaires du monde qui permet au phénoménologue de faire apparaître
l'être du monde dans sa dépendance vis-à-vis du pré-être de la
conscience constituante. Mais l'intervention éclairante du spectateur
phénoménologique ne changera rien au fait que cette conscience
constituante continuera à suivre sa « tendance vers l'être ». Même
sous le regard du spectateur phénoménologique, elle ne renoncera pas
à son œuvre de constitution du monde. L'auto-élucidation (Selbsterhel-
lung) phénoménologique de sa propre activité constituante n'empê-
chera pas la conscience constituante de se replonger dans le monde et
dans l'auto-aveuglement que cela entraîne.
Habités par un intérêt différent, la conscience constituante et le
spectateur phénoménologique se réalisent aussi dans une œuvre diffé-
rente. La conscience constituante constitue, ordonne et enrichit le
monde, et le spectateur déploie une analyse phénoménologique de ce
travail ininterrompu de la constitution. Le spectateur phénoménolo-
gique agit dans la solitude, alors que différents sujets constituants s'as-
socient tout naturellement et collaborent en vue de façonner un
monde qui leur est commun.
La réduction phénoménologique conduit le sujet phénoménologisant [...]
hors de la situation d'une référence (Bezogenheit) intersubjective-commune à
l 'étant intramondain qui est accessible pour tout un chacun, et l'expose à la
solitude de son existence transcendantale-égologique (p. 134).
Les « Autres » existent d'une manière transcendantale en tant que
monades constituantes avec lesquelles l'ego se trouve dans une communauté
de constitution, mais non pas dans une communauté de connaissance de soi
(Selbsterkenntnis) transcendantale (p. 135).

S'il est vrai qu'il y a un solipsisme du sujet transcendantal chez


Husserl, il ne concerne donc pas, comme une lecture trop hâtive des
Médiations cartésiennes pourrait le faire croire, le sujet qui constitue le
monde. La constitution du monde est une œuvre communautaire et
l' être du monde constitué est un être-intersubjectif-commun. Mais cet
être-commun du monde constitué ne se révèle que dans l'évidence
solitaire d'un sujet transcendantal qui par le truchement du spectateur
phénoménologique a pris conscience de son apport individuel à
l' oeuvre communautaire de la constitution du monde.
La divergence qui règne entre les intérêts et les œuvres de la
conscience transcendantale et ceux du spectateur phénoménologisant
ne doit pas nous faire oublier cependant que cette opposition surgit au
sein d'un seul et même sujet transcendantal. Il s'ensuit que « l'unité de
la vie transcendantale » (p. 119) est « identité dans la différence, oppo-
sition au sein de ce qui reste égal à soi-même (Sichselbstgleichbleiben) »
(p. 25-26). Le sujet transcendantal mis en jeu par la réduction phéno-
ménologique n'est donc jamais uniquement ni une conscience consti-
tuante, ni un spectateur phénoménologisant. Pour se reconnaître
comme constituante, la conscience qui est engagée dans la constitu-
tion du monde a besoin du spectateur; mais d'autre part « la "non-
participation" (Unbeteiligtheit) du spectateur [n'est] possible que si ce
à quoi il ne participe pas, à savoir la constitution du monde, a lieu »
(p. 65). N'étant ni une simple conscience constituante, ni un simple
spectateur phénoménologique, le sujet transcendantal est nécessaire-
ment l'un et l'autre. Il émerge du monde pour apparaître sous le
regard du phénoménologue, tout en restant par ailleurs immergé dans
ce monde. L'identité de ce sujet est donc une unité composée. Il n'est
lui-même qu'en étant lui-même de diverses manières. Quand il se
connaît, il se méconnaît en même temps. Quand il apparaît, il apparaît
toujours sous une de ses deux faces seulement. En apparaissant, il dis-
paraît simultanément.

HEIDEGGER

On sait que Husserl reprochait à la phénoménologie existentielle


et surtout à Heidegger d'avoir abandonné la réduction phénoménolo-
gique faute de l'avoir bien comprise. Ce jugement fut accepté et répété
par la plupart des interprètes de l'œuvre de Husserl et de Heidegger.
On peut donc comprendre leur grand étonnement quand ils prirent
connaissance en 1975 d'un cours professé par Heidegger l'année
même de la parution de Sein und Zeit (1927) et dans lequel Heidegger
présentait « la réduction phénoménologique » comme une « pièce fon-
damentale de la méthode phénoménologique » Il est piquant de

1. M. Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie, GA 24, Frankfurt/Main,


V. Klostermann, 1975 (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Cour-
tine), § 5, p. 29 sq.
constater que chez Heidegger, cette affirmation claire de son attache-
ment à la méthode de la réduction phénoménologique s'accompagne
immédiatement d'un reproche adressé à Husserl :
Pour Husserl, la réduction phénoménologique [...] est la méthode de la
reconduction du regard phénoménologique depuis l'attitude naturelle de
l' homme qui vit dans le monde des choses et des personnes sans se poser de
questions (bineinleben) jusqu'à la vie de la conscience transcendantale et à ses
vécus noético-noématiques, dans lesquels les objets se constituent comme
corrélats de la conscience. Pour nous, la réduction phénoménologique signifie
la reconduction du regard phénoménologique depuis la saisie, quelle qu'elle
soit (wie immer bestimmten), de l'étant jusqu'à la compréhension de l'être (pro-
jet sur le mode de son découvrement (Unverborgenheit)) de cet étant (p. 29).

Dans ce qui suit, nous ne voudrions pas seulement montrer com-


ment une telle réduction phénoménologique est en effet à l'œuvre au
sein de Etre et Temps, mais aussi qu'elle ne diffère pas tellement de la
présentation husserlienne de la réduction phénoménologique — du
moins de celle que nous avons trouvée dans la Sixième Méditation car-
tésienne. Pour Husserl et Fink, la réduction phénoménologique a en
effet pour tâche de révéler au grand jour cette corrélation « transcen-
d » entre la conscience constituante et le monde constitué. Et il
est vrai que faire apparaître cette corrélation veut dire aussi montrer
qu elle était déjà à l'œuvre dans l'anonymat de la vie « naturelle » sans
que celle-ci s'en aperçoive. Mais cela ne permet nullement d'affirmer,
comme Heidegger le fait inlassablement, que Husserl se désintéresse
de la question de l'être de la conscience constituante Au contraire, en
révélant la corrélation entre la conscience constituante et le monde
constitué, la réduction phénoménologique fait précisément apparaître
le (« pré- ») être de cette conscience et l'être de ce monde, ainsi que la
différence entre ces deux formes d'être.
Pour Heidegger, la vie naturelle ou quotidienne prend avant tout
la forme de la préoccupation circonspecte d'un Dasein tourné vers
l'usage pratique des outils (Zeuge) qui font partie d'un monde ambiant

1. M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, Frank-


furt/Main, V. Klostermann, 1979, § 11, p. 147 : « Die primäre Frage Husserls ist gar
nicht die nach dem Seinscharakter des Bewusstseins. » Cf. aussi p. 157, 172, 177-178.
familier (vertraute Umwelt). Dans la vie quotidienne, le Dasein ne prête
aucune attention ni à la manière dont les outils renvoient au monde,
ni à sa propre existence préoccupée et à la manière dont celle-ci s'in-
sère dans le monde en l'ordonnant. Ce n'est qu'une première réduction
phénoménologique qui, à travers un certain dysfonctionnement de la vie
naturelle, révèle cette corrélation entre l'existence (impropre) du
Dasein et le monde familier auquel elle se rapporte. Exactement
comme chez Husserl et Fink, cette première réduction, en faisant
apparaître l'être intramondain des outils dans sa relation avec l'être -
au-monde du Dasein préoccupé, révèle l'être caché du monde et du
Dasein, leur différence et leur lien. Insistant sur le caractère foncière-
ment pratique ou plutôt poétique de l'existence du Dasein ainsi que
sur l'enchevêtrement du Dasein et du monde, Heidegger évite cepen-
dant de parler encore d'une activité de « constitution » de la part d'un
sujet « transcendantal ».
Husserl et Fink avaient fait un deuxième pas dans l'éclaircisse-
ment de l'être du sujet transcendantal en affirmant que la vie du
sujet transcendantal ne se limitait pas à son activité constituante. En
faisant apparaître l'œuvre cachée de la constitution du monde par le
sujet transcendantal, la réduction phénoménologique introduisait du
même coup une scission au sein de ce sujet. Le sujet transcendantal
était à la fois un sujet constituant et l'observateur de cette activité de
constitution. A l'opposé du sujet constituant, ce spectateur phéno-
ménologique de la constitution du monde ne pré-existait nullement
dans la vie naturelle. Il était un sujet transcendantal nouveau qui
existait seulement dans et par la réduction phénoménologique.
Contrairement à la conscience constituante, il ne manifestait aucun
intérêt particulier pour le monde. A la différence de la conscience
constituante, qui souvent opère au sein de la vie naturelle sans s'en
rendre compte, le spectateur phénoménologique sait toujours très
bien ce qu'il fait.
Dans ce qu'on pourrait appeler une seconde réduction phénoméno-
logique, Heidegger arrive à des conclusions similaires. Dans l'expé-
rience de l'angoisse, le Dasein prend conscience de ce que sa préoccupa-
tion incessante pour les choses intramondaines peut avoir de dérisoire
et de futile. Dans l'angoisse et surtout dans l'appel de la conscience, le
Dasein se découvre divisé entre, d'une part, sa fuite vers les affaires
courantes de la vie mondaine (ce que Pascal appelait « le divertisse-
ment »), et, d'autre part, le souci qu'il conserve de son propre pou-
voir-être. Même si l'angoisse ne peut abolir l'être-au-monde du Dasein
et effacer le monde en tant que tel, il reste pourtant que les préoccu-
pations par lesquelles le Dasein s'insère habituellement dans un monde
familier, anonyme et commun sont mises entre parenthèses. Comme la
réduction phénoménologique chez Husserl et Fink, l'angoisse fait
donc en sorte que le Dasein, en se trouvant face à lui-même et seul
avec lui-même, fasse pour la première fois la rencontre non seulement
d'un nouveau soi, mais aussi du phénomène de son propre être.
Si les différences entre la conception husserlienne et heideggé-
rienne de la réduction phénoménologique ne sont donc pas aussi radi-
cales que Husserl et Heidegger semblaient le croire, nous allons voir
qu'elles existent pourtant bel et bien. Il est vrai que dans la Sixième
Méditation cartésienne, le questionnement phénoménologique du phéno-
mène de l'être est bien plus avancé que dans le premier livre des Idées
auquel s'adressait la critique de Heidegger Mais si ce texte tardif de
Husserl et de Fink interroge bien l'être de la conscience transcendan-
tale, il assume encore toujours que cet être apparaît sous la forme d'un
objet intentionnel, fût-il d'un ordre supérieur. Apparaître, c'est appa-
r devant une conscience intentionnelle : qu'il s'agisse de la
conscience constituante qui apparaît et disparaît, qui tout en apparais-
sant fait apparaître sa différence et avec le monde et avec le spectateur
phénoménologique, ou qu'il s'agisse du spectateur phénoménologique
qui fait apparaître la conscience constituante, mais qui pour apparaître

1. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie.


Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, Hua III/1, La Haye,
M. Nijhoff, 1976 (Idées directricespour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Tome premier (Idées I), trad. P. Ricœur). Cf. notamment « Zweiter Abschnitt :
Die phänomenologische Fundamentalbetrachtung ». La critique la plus approfondie
de cette présentation de la réduction phénoménologique se trouve dans le cours pro-
fessé par Heidegger en 1925 : Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, § 10-
12. Cf. infra, p. 53-59.
à son tour n'a besoin que de lui-même. Quand Heidegger parle de la
« transcendance » qui caractérise « l'être-au-monde » du Dasein, il fait
bien plus que donner un nouveau nom à l'intentionnalité husser-
lienne : il inaugure surtout une nouvelle interrogation sur la phéno-
ménalité du phénomène.

L'être des étants-à-portée-de-main


et l'être du Dasein préoccupé (existence impropre)

Ce que Heidegger dit de la vie quotidienne correspond assez bien


à l'idée que Husserl se faisait de « l'attitude naturelle ». Pour Husserl,
cette vie naturelle est entièrement tournée vers les choses. Ces choses
sont douées d'un sens qui est avant tout de nature pratique et qui ren-
voie le sujet d'une chose à l'autre, sans fin. Les autres hommes et
femmes apparaissent en fonction de leur influence sur les choses, mais
ils ne se confondent pas avec ces choses pour autant. S'il est vrai que
les choses sont douées d'un sens qui répond aux aspirations pratiques
du sujet « naturel », il s'ensuit que les rapports naturels entre les per-
sonnes humaines ont la forme d'une interaction ou d'une collabora-
tion. Dans la vie naturelle, les sujets se rencontrent et se disputent
pour des choses particulières en fonction d'un « monde de la vie »
(Lebenswelt) qui est commun ou étranger.
Dans Etre et Temps Heidegger développe et illustre cette concep-
tion husserlienne de la vie naturelle sans y ajouter grand-chose de bien
neuf. La distinction entre les choses qui apparaissent comme étant
à-portée-de-main (zuhanden) ou comme étant devant-la-main (vorhan-
den) se trouvait déjà esquissée au sein du deuxième livre des Idées1 dont
Heidegger avait consulté le manuscrit dès 1925. Heidegger ne fait que

1. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie.


Zweites Buch : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, Hua IV, La Haye,
M. Nijhoff, 1952 (Idées directricespour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Livre second : Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées II), trad.
E. Escoubas). Cf. surtout « Dritter Abschnitt : Die Konstitution der geistigen Welt »
et plus particulièrement § 50.
renforcer le caractère foncièrement pratique de la vie naturelle en pré-
sentant l'être-devant-la-main (Vorhandenheit) comme une forme
« déficiente » de l'être-à-portée-de-main (Zuhandenheit). Ce que Hus-
serl, dans une métaphore visuelle, avait appelé « horizon » est nommé
d'emblée « monde » par Heidegger ou, avec plus de précision,
« monde ambiant » (Umwelt). Pour Heidegger, ce monde ambiant
n'est d'ailleurs pas dénué de toute connotation visuelle, comme l'at-
teste le terme de « circonspection » (Umsicht) avec lequel il est habi-
tuellement accouplé. Comme l'horizon chez Husserl, ce monde
ambiant n'est jamais pris en compte pour lui-même au cours de la vie
quotidienne, même s'il sous-tend et rend possible la préoccupation cir-
conspecte des choses. Il est le cadre des renvois multiples (Verweisun-
gen) qui se trament entre les choses intramondaines. En tant que
condition de l'apparaître et de la compréhension du sens pratique des
choses, ce monde ambiant se distingue radicalement des choses intra-
mondaines et même d'un ensemble ou groupe de choses intramon-
daines. Husserl aussi avait déjà tenu compte de cette différence entre
les choses et le monde dès avant la publication de Etre et Temps, mais
il est vrai qu'il n'a pas reconnu d'emblée l'importance de cette
distinction
Toutes ces similitudes entre Heidegger et Husserl mériteraient,
certes, d'être précisées davantage. Ces indications suffisent cependant
pour nous faire comprendre que ce n'est pas du côté de la description
de la vie naturelle, quotidienne et ordinaire que Heidegger a innové le
plus. Est-ce à dire que la contribution originale de Heidegger doit être
cherchée plutôt dans le fait qu'il a, le premier, interrogé l'être des
choses intramondaines à partir de l'être du Dasein préoccupé, en sou-
lignant la différence entre ces deux modes d'être ? Heidegger a certai-
nement cherché à nous le faire croire. Nous avons vu, cependant, que
chez Husserl et Fink aussi l'examen phénoménologique de la corréla-
tion constitutive entre le sujet transcendantal et les choses intramon-
daines aboutissait à un résultat similaire.

1. Cf. infra, p. 93-118.


S'il y a une différence radicale entre Heidegger et Husserl, celle-
ci concerne donc moins le souci ontologique de bien comprendre la
différence et le lien entre le sens de l'être des choses intramondaines
et le sens de l'être du Dasein que l'accès phénoménologique à la
révélation de ces différents modes d'être et à leur sens propre.
Autrement dit, elle concerne directement le concept de la réduction
phénoménologique et la manière dont celle-ci est effectuée. Pour Husserl
et Fink, la réduction phénoménologique qui donne accès à la diffé-
rence entre l'être des choses mondaines et l'être de la conscience
constituante, ainsi qu'à la différence entre l'être de la conscience
constituante et l'être du spectateur phénoménologisant, relève d'un
« saut » (Sprung). Mais ce saut hors de la vie naturelle est tenté, ris-
qué par un sujet qui veut en savoir plus, qui veut en avoir le cœur
net, qui veut se prononcer au nom d'une évidence scientifique. Rien
de tel chez Heidegger. La révélation de l'être est un don qui s'offre
dans une donnée (Gegebenheit) sortant de l'ordinaire. Le Dasein
préoccupé reçoit la révélation de l'être-à-portée-de-main (Zuhanden-
heit) des outils, et le Dasein est subjugué par la soudaine mise en
lumière de son être propre. S'il y a chez Heidegger une double
réduction dont l'une s'effectue au sein de l'existence impropre et
dont l'autre donne accès à une compréhension propre de l'être du
Dasein, ces deux réductions ont cependant en commun d'être le
résultat d'un événement qui s'impose au Dasein d'une manière inattendue
et dans un « non-lieu ». Dans les deux cas aussi, l'être apparaît sur
fond d'absence.
Ce que nous avons appelé la première réduction concerne l'appa-
raître de l'être-à-portée-de-main des outils au sein des préoccupations
circonspectes qui caractérisent l'existence quotidienne du Dasein.
Dans Etre et Temps1, le mouvement d'une telle réduction est amorcé
au moins à trois reprises : 1 / à propos du renvoi référentiel (Ver-
weisung) constitutif de l'être des outils (§ 16-17) ; 2 / à propos de la
spatialité d'un outil qui occupe une place déterminée au sein d'une

1. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer, 1 9 7 7 (Etre et Temps,


trad. E. Martineau). Nous renvoyons toujours à la pagination du texte allemand.
contrée (Gegend) (§ 22); 3 /à propos de l'être-avec (Mitsein) qui
pour le Dasein préoccupé prend la forme d'une interaction entre des
sujets qui se conforment aux normes implicites d'une communauté
anonyme appelée par Heidegger le « On » (das Man) (§ 26-27). Ces
trois moments de la première réduction ont en commun de faire
apparaître l'être des outils et l'être du Dasein préoccupé sur un fond
d'absence. L'être d'une chose se révèle quand cette chose fait défaut et
l'être-avec les autres hommes apparaît le plus clairement quand ceux-
ci viennent à manquer. Ce n'est qu'en s'absentant que les étants
manifestent leur être.
1 / Le sens de l'être de ce qui est à-portée-de-main ne se limite
pas à se mettre au service d'un usager occasionnel dans la réalisation
de telle ou telle œuvre particulière, cette utilité (Dienlichkeit) de l'ou-
til (Zeug) tire son sens en premier lieu de tout un réseau complexe de
renvois (Verweisungen) a priori ou renvois d'essence dont Heidegger
démonte patiemment les différentes dimensions. Tous ces renvois
s'insèrent dans une totalité de renvois que Heidegger appelle
« monde » ou plus précisément « monde ambiant ». Ce monde n'est
cependant pas la simple somme de ces renvois, il est plutôt l'enca-
drement de ces renvois, c'est-à-dire ce qui permet au Dasein préoc-
c de se laisser renvoyer d'une chose à l'autre, sans jamais se
perdre. Ce Dasein ne peut comprendre la signification pratique
d'une chose, ce dont il retourne avec elle (Bewandtnis), et il ne peut
se laisser guider par elle (Bewendenlassen) qu'à la condition de s'être
d'abord familiarisé avec la signifiance (Bedeutsamkeit) du monde
auquel cette chose appartient. La familiarité (Vertrautheit) — sou-
vent purement implicite — avec le monde est le présupposé majeur
du bon usage du réseau des renvois qui constitue l'être des choses-à-
portée-de-main. Ce bon usage des choses consiste pour le Dasein
préoccupé à se laisser entraîner par ces renvois sans s'y arrêter.
L'oubli de ces renvois, l'oubli du monde, et finalement l'oubli de
l'être des étants-à-portée-de-main, est donc la meilleure garantie de
leur bon fonctionnement. La familiarité avec un environnement et la
compréhension efficace du sens d'une chose consistent précisément
dans le fait d'aller de soi sans se faire remarquer. On ne s'y arrête
que dans la mesure où les choses, et plus précisément leurs renvois
et leur sens, ne vont plus de soi, qu'ils suspendent (épochè) le cours
naturel des préoccupations du Dasein.
Dans le § 16 de Etre et Temps, Heidegger distingue trois modali-
tés différentes d'une telle « perturbation du renvoi » (p. 74) : une
chose peut s'avérer « inemployable » (unverwendbar), et c'est alors
son être non-à-portée-de-main (Unzuhandenheit) qui s'impose à l'atten-
tion du Dasein préoccupé (Auffälligkeit). Une chose peut aussi faire
défaut juste au moment où on en a besoin pour mener à bien un
ouvrage. Elle s'impose alors comme manquante (Aufdringlichkeit).
Finalement, une chose peut aussi faire obstacle à la réalisation d'une
préoccupation et contrarier ainsi le Dasein d'une manière obsédante
(Aufsässigkeit). Dans ces trois cas « la circonspection se heurte au
vide et voit maintenant seulement ce pour quoi et avec quoi ce qui
manque était à-portée-de-main. Derechef s'annonce le monde
ambiant » (p. 75). Dans les trois cas aussi, l'être de l'outil se révèle,
du fait précisément qu'un outil échappe à la maîtrise du Dasein
préoccupé. Pour pouvoir apparaître dans la vérité de son être, l'outil
a besoin de prendre du champ par rapport à un sujet qui veut le
prendre en main. Et ce champ de la révélation de l'être de l'outil est
celui de l'atopie, c'est-à-dire un lieu en marge des lieux du monde
familier. La première réduction phénoménologique fait donc appa-
raître l'être des outils et l'être du monde ambiant en les soustrayant
à l'emprise du sujet de la vie naturelle. Faire apparaître l'être des
choses c'est aussi rendre à ces choses leur liberté.
Nul outil n'est à l'abri d'un tel dysfonctionnement, et le Dasein
préoccupé reste constamment à la merci d'un tel dérangement qui a
cependant le mérite de le rendre attentif à l'être de l'étant qui lui fait
défaut, c'est-à-dire à son être-à-portée-de-main. Heidegger men-
tionne aussi le cas singulier d'un outil dont la fonction normale est
justement d'attirer l'attention du Dasein préoccupé sur les renvois
qui constituent l'être des choses de la vie pratique. Il s'agit du signe
(§ 17) que Heidegger appelle judicieusement un « outil de monstra-
tion » (Zeigzeug) (p. 78). Plutôt que de renvoyer à d'autres outils,
cet outil exceptionnel s'exclut du monde des outils ordinaires et ren-
voie aux renvois croisés dont ces outils sont investis. Autrement
dit : le signe, plutôt que de suivre les renvois pour montrer d'autres
outils — comme le font les outils normaux —, est un outil anormal
qui montre comment les outils ordinaires renvoient, comment leur
être-à-portée-de-main est inséparable de leur action de renvoyer. Le
signe est donc un outil qui montre ce que c'est qu'un outil, il est un
étant qui montre l'apparaître des étants-à-portée-de-main, et de ce
fait il s'offre au phénoménologue « un fil conducteur ontologique »
(p. 77) pour saisir l'être-à-portée-de-main de ces étants particuliers
que sont les outils.
Heidegger donne l'exemple éclairant bien que désuet de la
« flèche rouge mobile » qui indique à tous les usagers de la route
qui se sont engagés dans un même carrefour la direction qu'une voi-
ture va prendre. Cet indicateur de direction oriente la conduite d'un
ensemble de personnes en révélant un « complexe total d'outils qui
est fait de moyens de locomotion et de règlements de circulation »
(p. 78). La flèche de l'automobile peut accomplir cette fonction de
monstration d'une situation de circulation impliquant un ensemble
de véhicules seulement dans la mesure où elle se présente comme un
signe et non pas comme un outil ou comme une simple pièce de cet
outil-véhicule sur lequel elle est fixée. Même si la flèche et la roue
peuvent être considérées comme des « pièces détachées » d'une voi-
t le sens d'être de la flèche diffère radicalement du sens d'être
d'une roue. Le signe montre dans la mesure où il frappe l'attention
et il frappe l'attention dans la mesure où il émerge de l'ensemble des
renvois utilitaires qui lient la roue au véhicule, le véhicule au
conducteur, le conducteur à d'autres conducteurs, aux cyclistes, aux
piétons, etc.
Ainsi, il en va du signe comme d'un outil qui fait défaut : il
montre les renvois qui se trament entre les choses au sein du monde
ambiant, parce qu'il s'exclut de cette fonction normale, parce qu'il ne
s'intègre pas dans ce monde. Le signe frappe en sortant de l'ordinaire
et il montre en se faisant oublier. Le signe présente l'être-à-portée-de-
main des choses en s'absentant de leur contexte utilitaire. Ainsi ne
puis-je montrer quelque chose avec mon doigt qu'à celui qui, à la dif-
férence de mon chien, ne s'abandonne pas à la contemplation stupide
de mon index. Pour qu'un outil devienne un signe capable de montrer
le « mode d'être de la totalité des outils à-portée-de-main dans un
monde ambiant et la mondialité qui lui est propre » (p. 79), il faut
qu'il soit entendu et compris par un Dasein qui sache donner sens à
l'absence.
2 / Heidegger reprend ce même raisonnement à propos de la spa-
tialité des outils (§ 22) et à propos de l'être-avec les autres. L'être
spatial d'un outil, c'est-à-dire la « place » qu'il occupe au sein d'une
« contrée » (Gegend) du monde, apparaît le plus clairement au
Dasein quand celui-ci ne trouve pas l'outil à sa place habituelle. On
serait tenté de dire que le lieu où se manifeste la place de l'outil est
un non-lieu, un a-topos. Il est en tout cas clair que cette révélation de
la spatialité de l'outil s'accompagne d'une désorientation momenta-
née du Dasein au sein de son monde familier. Un outil a sa place
dans le monde ambiant en fonction de son renvoi à d'autres places
qui se situent toutes au sein d'une même contrée. Sans sa familiarité
avec cette contrée, le Dasein préoccupé serait totalement perdu dans
l'exercice de ses activités quotidiennes. Il ne trouverait jamais rien,
faute de savoir où le chercher. Dans la vie ordinaire, le Dasein
trouve les choses sans avoir à les chercher et s'il est amené à cher-
cher ses outils, il est forcé d'interrompre son travail. Ce désagrément
existentiel qui nuit à la gestion efficace de ses préoccupations quoti-
diennes est cependant riche en enseignements ontologiques pour le
Dasein. En cherchant, le Dasein découvre pour la première fois ce
qu'il avait déjà trouvé sans avoir eu à le chercher et sans s'y être
arrêté, à savoir :
L'être-à-portée-de-main préalable de chaque contrée [qui] possède, en un
sens plus originaire encore que l'être de l'étant-à-portée-de-main, le caractère
defamiliarité de ce qui nefrappe pas l'attention (unauffällige Vertrautheit). L'être-
à-portée-de-main de la contrée ne devient visible sur le mode de ce qui frappe
l'attention (Auffallen) que dans une découverte circonspecte de ce qui est à-
portée-de-main et plus précisément dans les modes déficients de la préoccu-
pation. C'est souvent parce que quelque chose n'est pas trouvé à sa place que
la contrée de la place devient expressément accessible comme telle pour la
première fois (p. 104).
s'unissent aux sensations représentatives et que toutes les deux entrent
ensemble dans la composition d'une appréhension intentionnelle d'un
objet. Ce qui en résultera sera ou bien la perception d'un objet entouré
d'une aura affective, ou bien un nouvel acte intentionnel de sentiment
qui se sert d'une représentation objectivante pour prendre une posi-
tion affective par rapport à son o b j e t Dans le deuxième cas, on met-
tra en avant que les sentiments n'affirment rien à propos de cet objet
intentionnel, et on en conclura, comme dans le chapitre 9 de la
VIe Recherche logique, que les actes de sentiment se distinguent radicale-
ment des autres actes intentionnels par la forme de leur expression
verbale et par la valeur de vérité à laquelle ils peuvent — ou plus
exactement ne peuvent pas — prétendre : alors que les jugements de
perception sont l'expression d'une signification qui se rapporte direc-
tement à l'état-de-choses perçu, les sentiments sont des attitudes sub-
jectives comparables au doute ou au questionnement qui ne peuvent
s'exprimer que par le truchement d'un jugement réflexif se rapportant
à ces attitudes (§ 70, 68). Le jugement de perception porte donc direc-
tement sur l'objet de cette perception et sa valeur de vérité se mesure
à la fidélité de cette correspondance entre l'affirmation verbale et la
réalité objective. Le jugement de sentiment est au contraire un juge-
ment sur le sentiment, son objet est constitué par le sentiment tel qu'il
apparaît dans l'acte de réflexion, et c'est cet acte de réflexion qui se
trouve porté à l'expression linguistique. Plutôt que de vérité, il faut
donc parler ici de « véracité » (Wahrhaftigkeit) (ibid.). On ne peut
demander à un jugement sur le sentiment de correspondre à une réa-
lité objective quelconque ; même dans le meilleur des cas, il n'est rien
d'autre qu'une expression sincère et fidèle de l'état du sujet.
La position des Recherches logiques est donc caractérisée par une

1. Cf. Ve Recherche logique, § 15b : « Ainsi par exemple, la joie à propos d'un évé-
nement heureux est certainement un acte. Cependant cet acte (...) comprend dans son
unité non seulement la représentation de l'événement joyeux et le caractère d'acte de
plaisir qui s'y rapporte ; mais à la représentation se rattache aussi une sensation de
plaisir (...) : l'événement nous apparaît comme nimbé de rose. L'événement comme
tel, coloré ainsi par le plaisir devient alors seulement le fondement de l'attachement
joyeux, de l'agrément, de l'état de transport (...). »
grande ambivalence quant au caractère originellement subjectif ou
objectif des sentiments et aussi quant aux avantages et aux désavan-
tages de leur assimilation aux actes objectivants. D'une part, Husserl
semble reculer devant l'idée d'attribuer aux vécus axiologiques des
objets intentionnels suigeneris, tels que les valeurs et, d'autre part, il ne
veut pas renoncer à l'idée qu'il existe bien une intentionnalité de type
affectif qui se manifeste sous la forme d'un attachement émotionnel
(Zuwendung) à l'objet intentionnel. A nouveau, Sartre et M. Henry se
sont précipités à trancher, là où, dans un premier temps, Husserl n'ar-
rivait pas à se décider : M. Henry en affirmant que le caractère inten-
sément subjectif des sentiments exclut d'office qu'on puisse encore les
considérer comme des vécus intentionnels ; Sartre en contestant que
l'intentionnalité des émotions diffère sensiblement de celle des percep-
tions et justifie qu'on leur attribue une forme égologique ou égocen-
trique qui ferait défaut aux autres vécus intentionnels (38-43). Nous
avons vu que Husserl, le premier moment d'indécision passé, a réso-
lument opté dès les Idées I pour une analyse plutôt objectiviste de l'in-
tentionnalité des sentiments, tout en affirmant par ailleurs leur carac-
tère égologique. Mais nous sommes encore loin de comprendre les
motifs de ce choix.
Il semble que la décision en faveur du caractère objectivant de l'in-
tentionnalité des sentiments fut à nouveau prise dans les années situées
entre la parution des Recherches logiques et des Idées I et qu'elle fut moti-
vée par le souci d'une fondation phénoménologique de l'éthique
C'est surtout dans les textes éthiques de cette période intermédiaire
que Husserl insiste sur le fait que les sentiments éthiques et les valeurs
éthiques auxquelles ils renvoient intentionnellement doivent être sou-
mis à un examen critique qui consiste à scruter leur caractère ration-
nel. Il semble donc que ce soit cette exigence d'une justification
rationnelle des sentiments éthiques qui ait amené Husserl à considérer
tous les sentiments comme étant des actes intentionnels objectivants.

1. Cf. U. Melle, Objektivierende und nicht-objektivierende Akte, in S. IJsseling


(éd.), Husserl-Ausgabe und Husserl-Forschung, Dordrecht-Boston-London, Kluwer,
1990, p. 35-49.
L'idée que Husserl se fait de la rationalité implique la conviction
qu'il ne saurait y avoir plusieurs sortes de raison dont chacune aurait
ses ambitions et ses exigences propres. Pour Husserl, au contraire, il
ne peut y avoir qu'une seule raison et une seule forme de validation
rationnelle : la raison se manifeste dans le cadre d'une prise de posi-
tion (Stellungnahme) subjective (théorique, axiologique ou pratique), et
la validation rationnelle de celle-ci consiste toujours à montrer la coïn-
cidence entre la prise de position du sujet et la donnée intuitive de
l'objet intentionnel qui fut (et tel qu'il fut) posé par le sujet. « La phé-
noménologie de la raison » selon Husserl se préoccupe donc de la vali-
dité de cette prétention subjective à la raison — de cette position ou
« doxa » — contenue dans tout vécu intentionnel. Cette justification
du caractère rationnel d'une position doxique s'opère dans ce que
Husserl appelle une « synthèse de remplissement » (Synthesis der Erfül-
lung), et c'est celle-ci qui donne aux concepts tels que « évidence » et
« vérité » leur sens phénoménologique. Cette synthèse de remplisse-
ment puise toute sa force de validation dans la donnée intuitive de
l'objet intentionnel. Husserl comprend cette donnée intuitive de l'ob-
jet comme étant un vécu intentionnel de type intuitif, dont la particu-
larité consiste à renvoyer à l'objet tout en s'appuyant sur des data
hylétiques. Ceux-ci sont alors appréhendés de telle manière qu'ils
deviennent des « esquisses » (Abschattungen) ou des apparences
(Erscheinungen) intuitives de l'objet intentionnel. Husserl parle à ce
propos d' « appréhension » ou d' « aperception » intuitives de l'objet
par un acte intentionnel. En ce qui concerne la synthèse de remplisse-
ment, il est clair dès lors qu'elle a la forme d'une synthèse d'identifica-
tion entre deux actes objectivants (ainsi qu'entre leurs corrélats noé-
matiques) dont la « teneur » (Gehalt) en composants intuitifs est
différente. Ce qui légitime une prise de position subjective en la rem-
plissant intuitivement a donc toujours la forme d'une aperception
intuitive d'un objet intentionnel.
Il n'est pas difficile de prévoir ce qu'une telle conception de la jus-
tification rationnelle d'un acte intentionnel au moyen d'une synthèse
de remplissement intuitif implique pour l'analyse phénoménologique
de la validation d'une prise de position de type éthique. Si la justification
du caractère rationnel d'une position éthique se fait au moyen d'une
synthèse de remplissement entre deux actes objectivants, cela
implique : 1 / q u e les sentiments éthiques soient compris comme étant
des actes intentionnels objectivants d'un type particulier et qui ren-
voient à des objets intentionnels sui generis ; 2 / q u e ces objets éthiques
— tout comme les objets intentionnels des actes de représentation —
puissent être appréhendés dans des aperceptions intuitives, capables de
servir de remplissement intuitif pour les prises de position éthiques
Le fait que cette aperception intuitive des valeurs soit à concevoir en
étroite analogie avec les aperceptions intuitives ou perceptions
(Wahrnehmung) des objets de représentation ressort aussi de la termi-
nologie employée par Husserl : il appelle cette aperception intuitive
d'une valeur une « Wertnehmung ». On comprend ainsi mieux la doc-
trine des Idées I qui n'est rien d'autre qu'une généralisation de cette
analyse des sentiments éthiques : ce sont maintenant tous les senti-
ments qui sont considérés comme étant des actes objectivants ou
« doxiques » (complexes). Il s'ensuit que les sentiments relèvent de la
même forme d'expression verbale et de justification rationnelle que les
actes doxiques théoriques (de représentation) (§ 127, 139).
Il est certain que le traitement réservé à l'intentionnalité des senti-
ments eût été différent, si Husserl s'était moins préoccupé de leur rem-
plissement intuitif. C'est précisément parce que Husserl ne s'en était
pas encore soucié dans les Recherches logiques que ce texte est resté plus
fidèle au phénomène des affects non-intentionnels, révélateurs d'un
état du sujet plutôt que d'un état-de-choses. Cette plus grande fidélité
aux phénomènes s'étend d'ailleurs à l'analyse des affects intentionnels
qui, tout en étant des actes intentionnels, n'y sont cependant pas
encore assimilés sans réserve au modèle des actes objectivants. On

1. Cf. ce passage du cours sur l'éthique de 1908/1909 : « In gewisser Weise muss


man doch sicherlich sagen, erscheint auch in den Wertakten etwas, es erscheinen
darin eben Wertobjekte, und zwar nicht bloss die Objekte, die Wert haben, sondern
die Werte als solche. (...) Wir haben Gefälligkeitserscheinungen, Schönheits-,
Annehmlichkeitserscheinungen, etc. (...) Wie das Vorstellen ein leeres und volles sein
kann, so auch das Werten » (E. Husserl, Vorlesungen über Ethik und Wertlehre, 1908-
1914, Husserliana XXVIII, Dordrecht-Boston-London, Kluwer, 1988, p. 323).
peut rêver à ce qu'aurait été son analyse des sentiments, si Husserl
s'était préoccupé davantage de sentiments esthétiques que de senti-
ments éthiques et s'il s'était frotté à l'analyse de ces vécus totalement
atypiques que Kant appelait l'expérience du sublime !

DÉPASSEMENT DU SUBJECTIVISME
ET DE L'OBJECTIVISME CHEZ HUSSERL

S'il est vrai que l'objectivisme s'est progressivement emparé de


l'analyse husserlienne de l'intentionnalité des sentiments, il n'en va
pas de même pour une série d'autres investigations où s'affirme au
contraire l'exigence de faire droit à une forme d'intentionnalité non-
objectivante, donc à « une intentionnalité sans objet ». Cependant, cette
intentionnalité non-objectivante n'est pas incompatible avec une
intentionnalité objectivante. Au contraire : ces deux formes d'inten-
tionnalité n'existent jamais tout à fait l'une sans l'autre. L'intention-
nalité non-objectivante est secrètement mêlée aussi bien à l'appa-
raître des objets intentionnels pour le sujet qu'à l'apparaître de ce
sujet pour lui-même sous la forme d'un objet de la réflexion. Ainsi
l'apparaître des objets est-il précédé et rendu possible par la pré-
donation d'un monde qui n'apparaît plus à la façon d'un objet, mais
dont l'apparaître n'est pourtant pas sans présupposer encore une
forme particulière d'intentionnalité que Fink et Merleau-Ponty ont
appelée « opérante (fungierend) » et que Heidegger a baptisée « trans-
cendance de l'être-au-monde du Dasein ». De même, l'apparaître de
la vie du sujet sous la forme d'un objet de la réflexion est-il précédé
et rendu possible par un apparaître de cette vie à elle-même sous la
forme d'une auto-affection charnelle et temporelle. En ce qui
concerne cette question de l'apparaître de la vie du sujet pour le
sujet, c'est avant tout M. Henry qui a pris le relais des analyses que
Husserl avait déjà consacrées à l'intentionnalité non-objectivante de
la conscience de soi kinesthésique et rétentionnelle. Ce faisant, il a
cependant cru devoir prendre ses distances avec Husserl ainsi
qu'avec Heidegger et Merleau-Ponty puisqu'il considère cette auto-
affection de la vie subjective par elle-même comme étant l'affaire
d'une conscience purement impressionnelle et donc sans rapport à
quelque forme d'intentionnalité ou de transcendance que ce soit. On
peut se demander si cela ne conduit pas à l'affirmation d'un dua-
lisme ontologique opposant le sujet au monde et qui placerait
M. Henry, sans doute bien malgré lui, dans la filiation de la pensée
sartrienne. En ce qui nous concerne, loin d'opposer conscience
impressionnelle et conscience intentionnelle, nous créditerions
volontiers Husserl de la découverte d'une conscience de soi qui a la
forme d'une intentionnalité impressionnelle.
Si l'examen de la pré-donation du monde et de la pré-donation du
Soi, auquel nous allons nous consacrer maintenant, conduit avant tout
à mettre en lumière une intentionnalité sans objet, nous verrons
qu'elle n'est pas sans conséquences non plus pour ce qui concerne le
caractère égologique du sujet et donc pour la question d' « une inten-
tionnalité sans sujet égologique ».

L'intentionnalité non-objectivante du rapport au monde

Chez Husserl, la notion d'un monde « prédonné (vorgegeben) » ne


date certes pas de l'introduction d'une phénoménologie appelée
« génétique », mais ce n'est en effet qu'au sein de celle-ci qu'elle a
acquis un statut transcendantal propre. Car aussi longtemps que le
monde fut compris — au sein d'une phénoménologie dite « sta-
tique » — comme le corrélat d'une conscience actuelle ou même pos-
sible, il restait un objet, cet objet fût-il un objet insigne, parce qu'en-
globant et total. L'hypothèse d'une « annihilation du monde »
formulée au § 49 des Idées I est le meilleur exemple d'une telle assimi-
lation de l'expérience du monde à l'expérience présomptive d'un objet
perceptif. Il ne suffit pas de dire que tout objet de l'expérience est
entouré d'un horizon d'objets possibles, et d'affirmer ensuite, comme
Husserl l'a fait souvent, que le monde est « l'horizon des horizons »,
pour se défaire du présupposé qui veut que ce monde se révèle encore
et toujours à la manière d'un objet. Il fallait que dans les Idées II1 Hus-
serl commence à s'intéresser à l'essence particulière du monde des
objets culturels ou « monde spirituel », et qu'il se soit rendu compte
de la transmission historique d'un tel monde, pour que la conception
objectiviste du monde fût ébranlée. C'est à partir de ce nouvel intérêt
pour la réalité humanisée du monde culturel — appelé bientôt
« monde le la vie » (Lebenswelt) — que la phénoménologie génétique
s'est affirmée comme une « généalogie » s'interrogeant non seulement
sur la constitution du sens des phénomènes, mais aussi sur les avatars
consécutifs du sens : sur ses rapports de filiation et d'apparentement,
sur son déclin et les effets d'usure. En s'intéressant davantage à l'his-
toire du sens et des réseaux de sens qu'à la confrontation muette du
regard avec son vis-à-vis objectif, la phénoménologie transcendantale
de Husserl s'est donné progressivement les moyens de faire face à
cette « urgence de la vie (Lebensnot) » devant laquelle elle s'était
d'abord sentie bien plus démunie qu'une simple « conception du
monde (Weltanschauung) »2.
Le monde de la tradition culturelle reste pour Husserl un monde
constitué, mais son sens se re-constitue continuellement au cours de
sa transmission historique. Husserl comprit d'ailleurs très vite qu'un
tel mode de la transmission du savoir n'était pas seulement à l'œuvre
dans la succession des générations, mais déjà dans le cours de la vie
d'un sujet individuel. C'est ainsi que se révélait à lui le sens trans-
cendantal de la « passivité des habitualités », et plus particulièrement
la présence non-objective d'un acquis de sens sédimenté qui conti-
nue à agir sur la vie présente du sujet ainsi que sur ses anticipations
du futur. Cette donnée de ce qu'on pourrait appeler l'expérience de
vie du sujet transcendantal et cette donnée du monde culturel précè-

1. Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites


Buch : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, Husserliana IV, La Haye,
M. Nijhoff, 1952 (Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Livre second : Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982).
2. Philosophie als strenge Wissenschaft, in Aufsätze und Vorträge (1911-1921),
Husserliana XXV, Dordrecht-Boston-Lancaster, M. Nijhoff, 1987, p. 56.
dent toute constitution effective et actuelle d'un objet par un sujet,
et on fait à peine violence à la pensée de Husserl en affirmant que ce
savoir-faire subjectif et ce monde culturel prédonnés sont à la fois
constitués et constituants. Leur présence pour le sujet se distingue
de celle des objets par le fait qu'ils lui sont en effet « donnés » au
vrai sens du mot. Le sujet devient alors celui à qui ce don du pré-
donné est destiné et l'intentionnalité qui habite sa vie se définit par
sa capacité de recevoir un tel don et d'en faire un usage fécond. La
réponse originaire exigée par ce don est donc moins une activité de
constitution qu'une acceptation confiante que Merleau-Ponty nom-
mera « foi perceptive ». Contrairement aux objets, le monde est
absolument certain et cette certitude inébranlable est présupposée
dans toute attitude de doute. Par conséquent, l'ouverture à ce nou-
veau phénomène du monde entraîne nécessairement une mise en
question du cogito et donc d'une conception cartésienne de la sub-
jectivité. Le premier pas vers une telle prise en compte de l'inten-
tionnalité non-objectivante au sein du rapport au « monde de la
vie » et au sein du rapport préréflexif à soi est franchi dès que le
phénoménologue se déprend de sa fascination primaire pour un phé-
nomène qui ne serait rien d'autre que la donnée perceptive d'un
objet actuel, « présent devant la main » (vorhanden).

L'intentionnalité impressionnelle du rapport à soi

En nous tournant maintenant vers l'examen de la conscience de


soi préréflexive, nous verrons que cette même intentionnalité non-
objectivante qui caractérise le rapport subjectif au monde prédonné
est également à l'œuvre dans le rapport que le sujet entretient avec lui-
même. Nous avons déjà mentionné que cette analyse de la conscience
de soi occupait dès Brentano une place absolument centrale dans la
théorie phénoménologique de l'intentionnalité et de la conscience.
C'est en effet Brentano qui fixa l'enjeu principal de l'analyse de l'inten-
tionnalité de la conscience de soi en opérant d'entrée la distinction
entre une « représentation de soi » (innere Vorstellung) et une « obser-
vation de soi » (innere Beobachtung) 1 c'est-à-dire entre une « conscience
interne » qui ne fait qu' « accompagner » la perception d'un objet
(externe ou interne) et une « perception interne » (innere Wahrneh-
mung) dans laquelle la conscience intentionnelle devient pour elle-
même un objet intentionnel (de réflexion). Pour Brentano, il ne peut y
avoir de phénomènes psychiques inconscients : toute conscience
intentionnelle est accompagnée d'une conscience interne préréflexive,
et celle-ci peut à son tour donner lieu à une conscience de soi
réflexive. Cette conscience de soi préréflexive est dite être une
conscience intentionnelle dont l'objet reste « secondaire », c'est-à-dire
subordonné à l'apparaître de l'objet intentionnel « primaire » d'une
perception. Il manque à cet objet secondaire une affirmation explicite
(Brentano dit : un « jugement ») de son existence pour devenir un
objet primaire, et c'est pourquoi cette conscience de soi préréflexive
n'est encore qu'une « simple représentation » (blosse Vorstellung) et
non une perception interne ou conscience de soi réflexive. Cette repré-
sentation préréflexive de soi est pourtant loin d'entretenir un rapport
« indifférent » (gleichgültig) (209) à ce soi, et Brentano n'hésite pas à
affirmer qu'elle s'accompagne habituellement d'un « sentiment affec-
tif » (Gefühl) de soi (203).
Pour résumer la position de Brentano, on peut donc dire que toute
réflexion sur soi ou toute perception interne de soi et de ses propres
vécus est précédée par une représentation intentionnelle de soi, où ce
soi est présenté et pressenti sous la forme d'un objet secondaire. Cette
auto-manifestation originaire est déjà animée par une intentionnalité
représentative et affective, mais elle reste subordonnée à l'apparaître
d'un objet primaire perceptif, qui est ce qui intéresse le sujet en pre-
mier lieu. (Rien n'empêche d'ailleurs que cet objet primaire soit déjà
l'objet d'une perception interne et que la conscience interne qui l'ac-
compagne soit ainsi la conscience irréfléchie d'une conscience
réflexive de soi !) On retrouve pratiquement la même conception de la
conscience de soi dans les Recherches logiques et dans les Idées I, et la

1. F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Erster Band, p. 180.


contribution originale de Husserl consiste surtout dans la clarification
du rapport entre « objet primaire » et « objet secondaire ». Pour Hus-
serl, le rapport préréflexif à soi relève d'une intentionnalité d'horizon
qui se caractérise par l'absence d'un objet explicitement « thématisé ».
Plutôt qu'un « objet secondaire », le soi préréflexif est pour Husserl
un pré-objet, c'est-à-dire une donnée qui attend de devenir l'objet
d'un acte réflexif. On ne peut donc véritablement parler, à son sujet,
d'intentionnalité non-objectivante. Sartre, à son tour, fait un pas de
plus en affinant encore la distinction entre la « conscience (de) soi »
irréfléchie et non-égologique d'une part et la « conscience de soi »
réflexive d'autre part, mais il ne conteste pas que la réflexion fasse du
soi un objet intentionnel, fût-ce après-coup et « du coin de l'œil »
Sartre se sépare cependant radicalement de Brentano et de Husserl
quand il considère le « soi » de la « conscience (de) soi » comme
« rien » d'autre qu'un élan vers l'objet intentionnel. Tout en étant
« pour-soi », ce « soi » n'est donc rien pour lui-même et ne mérite plus
guère son nom.
Ce n'est pas chez Sartre, mais chez Husserl lui-même qu'on peut
trouver l'alternative la plus convaincante à cette conception husser-
lienne qui fait du soi de la conscience préréflexive un simple objet en
attente. Il suffisait que Husserl commence à s'intéresser à la nature de la
conscience incarnée dans une chair sensible et à la manière dont le flux
écoulé de la conscience apparaît à lui-même au sein même de ce flux,
pour que l'intentionnalité non-objectivante se trouve placée au centre et
à l'origine de tout rapport à soi. Nous voulons brièvement rappeler les
points les plus importants de ces doctrines avant de conclure.

L'auto-apparaître de la chair

En ce qui concerne la manière dont le sujet corporel apparaît à lui-


même ou, plus exactement, se sent comme « chair » (Leib), il faut préci-
ser tout de suite que Husserl se préoccupe de ce problème encore et tou-

1. L a transcendance de l'ego, p. 70.


jours dans le cadre de son analyse de la perception d'une chose spatiale.
Cela ne veut pas dire cependant que mon être charnel m'apparaisse ori-
ginairement à la manière d'un objet spatial, mais bien plutôt qu'il me
soit donné conjointement à l'apparaître d'une telle chose. C'est en perce-
vant une chose spatiale que le sujet prend conscience de la pré-spatialité
de sa chair percevante, c'est l'apparaître de la chose perçue qui est l'occa-
sion du préapparaître de la chair comme « organe de la perception ».
Husserl attribue cet auto-sentir de la chair percevante à un type particu-
lier de sensation ou impression qu'il appelle « kinesthésique ». Pour la
psychologie du XIX siècle (A. Bain), les sensations kinesthésiques
étaient des sensations musculaires causées par le mouvement d'un
membre du corps. Husserl en donne une interprétation tout à fait diffé-
rente en les considérant comme des impressions originaires de mouve-
ment qui, loin de présupposer la représentation du corps propre et de la
chose, ne représentent rien, mais conditionnent (« motivent ») la repré-
sentation de tout objet spatial Le mouvement dont les sensations
kinesthésiques témoignent n'est donc à l'origine ni le mouvement des
choses, ni même le mouvement du corps propre dans l'espace, mais
l'émotion d'un sujet percevant qui est affecté par sa chair invisible, c'est-
à-dire par son être-charnel. Celui qui n'a jamais éprouvé sa condition
charnelle ne saurait jamais percevoir quelque chose comme étendu dans
l'espace. Mais Husserl d'ajouter : celui qui ne perçoit rien, c'est-à-dire ne
se sert pas de sa chair pour explorer le monde, n'aura pas l'occasion de se
sentir un être charnel.
Le sujet percevant est donc un sujet charnel, et percevoir c'est
mettre en mouvement ou à l'œuvre sa chair (« fungierende Leiblichkeit ») 2
sans pour autant en faire un objet de perception. Qui est-ce qui met la
chair au travail et s'en sert comme « organe de la volonté » ? Il faut

1. « Sie ermoglichen Darstellung, ohne selbst darzustellen » (Ding und Raum.


Chose et espace, § 46). Pour une première présentation de la doctrine husserlienne des
sensations et champs kinesthésiques ainsi que de leur fonction dans l'apparaître de la
chair, des choses spatiales et de l'espace : cf. R. Bernet, I. Kern, E. Marbach, Edmund
Husserl. Darstellung seines Denkens, Hamburg, Meiner, 1989, p. 121-130.
2. Ms. orig. D 2, p. 3a (1933).
3. Ideen..., Zweites Buch (Idées..., Livre second), § 38.
admettre que pour Husserl cela restera toujours un Je pur qui peut com-
mander à sa chair parce que son être ne s'épuise pas dans cette incarna-
tion. Il n'empêche que cette intentionnalité égologique qui se sert de la
chair pour percevoir un objet reste sous la dépendance du fonc-
tionnement propre de cette chair, et que cette chair, avant d'être coloni-
sée par le « Je peux (Ich kann) » du sujet percevant, fonctionnait déjà à
sa propre manière. Ce fonctionnement propre de la chair est longue-
ment évoqué par Husserl sous le titre de la constitution des « champs
sensoriels (Sinnesfelder) »' et des synesthésies. Ceux-ci sont issus des liens
(surtout d'ordre associatif) qui se tissent entre des sensations, et on est
donc tenté d'user à leur propos du terme paradoxal d' « intentionnalité
impressionnelle ou hylétique ». La constitution passive de ces champs
sensoriels, qui sont comme l'étendue d'une chair invisible traversée par
le frisson de la vie, n'est d'ailleurs pas le seul exemple d'une intentionna-
lité charnelle évoquée par Husserl. D'autres textes mentionnent aussi
une « intentionnalité pulsionnelle (Triebintentionalität) » dont la poussée
n'est pas dirigée vers un objet, mais vers un « but (Ziel) » Il n'est pas
interdit de faire le lien avec la théorie des pulsions chez Freud, et il est
certain que ce but de l'intentionnalité pulsionnelle relève d'un état sen-
sible de la chair avant de renvoyer à un état-de-choses mondain.
Toute perception d'une chose étendue ferait donc intervenir une
double intentionnalité : l'intentionnalité impressionnelle qui circule
entre les sensations et l'intentionnalité objectivante qui met ce réseau
de sensations en relation avec les choses mondaines. A cette double
intentionnalité correspond un double mode de la manifestation : la
manifestation impressionnelle ou affective de la chair et la manifesta-
tion perceptive de la chose. Si les deux formes d'intentionnalité et de
manifestation ne vont pas l'une sans l'autre, il n'est pas douteux
qu'une conscience originaire de soi ne se réalise qu'au sein de l'inten-
tionnalité impressionnelle des sensations kinesthésiques qui révèlent
au sujet le mouvement de sa propre vie charnelle. Par contre, l'inten-

1. Ding und Raum (Chose et espace), § 25, 34-35, 48, 60.


2. Cf. Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter
Teil : 1929-1935, Husserliana XV, La Haye, M. Nijhoff, 1973, p. 595.
tionnalité objectivante, toute tournée vers le spectacle du monde, est
oubli du Soi charnel. Il faudrait donc dire que la révélation sensible de
la chair invisible ne va pas sans son retrait et recouvrement au profit
de la présence massive et visible des choses du monde. Il n'empêche
que les deux formes de l'apparaître ne peuvent être confondues et que
la présence de la chair sous la forme d'un objet du monde ne peut être
tenue pour originaire. Cette transformation de l'apparaître de la chair
invisible en une présence (en-soi) d'une chose du monde est le résultat
d'une élaboration secondaire ou d'une prise en main de l'auto-mani-
festation primaire de la chair : elle « objective » la « chair (Leib) »
pour en faire un « corps de chair (Leibkörper) » ou même un « corps
(Körper) » du monde physique.

L ' auto-apparaître du flux de la conscience

Cette sensation de son propre être-charnel n'est cependant pas la


seule forme d'une auto-manifestation impressionnelle examinée par
Husserl, et donc pas non plus le seul exemple d'une intentionnalité
impressionnelle opérant au sein d'un rapport originaire à un Soi non-
égologique. Puisque la vie du sujet s'effectue au sein d'un « flux
(Fluss) » prétemporel, c'est en étant affecté impressionnellement par
la pulsation incessante de cette vie que le sujet s'apparaît à lui-même
d'une manière originaire. Même si on fait abstraction de la question
— pourtant capitale — de savoir comment l'auto-manifestation char-
nelle et l'auto-manifestation temporelle de la vie subjective sont liées
entre elles, on ne peut qu'être frappé par le fait que Husserl aborde ces
deux formes de l'apparaître originaire de l'ipséité du sujet en accen-
tuant fortement leur ressemblance : tout comme la spatialité objective
d'une chose ne peut être perçue que par un sujet charnel, ainsi la per-
ception des caractères temporels de cette chose est-elle attribuée à un
sujet dont la vie est indélébilement marquée par une temporalité
« intime (innere) » ; tout comme l'être-charnel du sujet ne se révèle
que conjointement avec l'apparaître visible de la chose mondaine,
ainsi l'auto-manifestation du « flux de la conscience absolue » est-elle
dite être « inséparable » de l'apparaître d'objets temporels ; et tout
comme l'auto-manifestation originaire de l'être-charnel du sujet s'ac-
complit au sein d'une intentionnalité impressionnelle, ainsi encore la
vie (écoulée) du sujet apparaît-elle grâce à une intentionnalité « réten-
tionnelle » qui dépend d'une « impression originaire (Urimpression) »1.
Fidèle au style régressif de son analyse constitutive, Husserl nous
reconduit dans ses Leçons du « temps objectif » des événements de la
nature vers le flux prétemporel de la conscience absolue en passant par
la temporalité immanente des vécus tels que les actes intentionnels de
perception. Au centre de cette analyse se tient la notion du présent,
entendu à la fois au sens de ce qui apparaît maintenant et au sens de
l'apparaître de ce maintenant. Selon Husserl, l'apparaître du mainte-
nant d'un vécu n'est plus un maintenant lui-même et il est appelé
« impression originaire ». Celle-ci est donc bien une forme impression-
nelle de l'apparaître du maintenant, mais cela n'empêche que cette
impression originaire soit inséparable d'un horizon temporel de
« rétentions (Retentionen) » et de « protentions (Protentionen) » qui
renvoient « intentionnellement » à d'autres impressions originaires, déjà
écoulées ou encore à-venir. Grâce à cet horizon rétentionnel et proten-
tionnel de l'impression originaire, le présent de ce qui apparaît et le
présent de l'apparaître lui-même sont temporellement étendus et
constituent un « champ de présence (Präsenzfeld) ». Avec chaque
impression originaire apparaît donc non seulement un instant singu-
lier, mais aussi une « durée » d'un vécu et aussi une « quasi-durée » de
l'apparaître ou de l' « avoir » de cette durée du vécu. Si nous tenons
compte du fait qu'une impression originaire n'est qu'un moment
1. Cf. Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), Husserliana X, La
Haye, M. Nijhoff, 1966 (Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps
(trad. partielle), Paris, PUF, 1964). Je me borne ici à rappeler certains points de l'ana-
lyse husserlienne de la temporalité que j'ai déjà examinés d'une manière plus appro-
fondie ailleurs : cf. R. Bernet, Die ungegenwärtige Gegenwart. Anwesenheit und
Abwesenheit in Husserls Analyse des Zeitbewusstseins, in Phänomenologische Forschun-
gen 14 (Zeit und Zeitlichkeit bei Husserl und Heidegger), Freiburg-München, Alber, 1983,
p. 16-57 ; R. Bernet, Einleitung, in E. Husserl, Texte zur Phänomenologie des inneren
Zeitbewusstseins (1893-1917), Hamburg, Meiner, 1985, p. XI-LXVII.
2. Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, p. 333.
« abstrait » du flux de la conscience absolue, c'est-à-dire qu'elle est
précédée et suivie par d'autres impressions originaires au sein de ce
même flux, il s'ensuit que chacune de ces impressions originaires
donne une autre « esquisse (Abschattung) temporelle » de cette durée
du vécu et de cette quasi-durée du flux de l'apparaître. Ce flux fait
donc apparaître conjointement la durée des vécus immanents et sa
propre quasi-durée. Pour parler comme Husserl : le flux de la
conscience absolue est animée par une « double intentionnalité »
impressionnelle, c'est-à-dire une « intentionnalité transversale (Querin-
tentionalität) » qui vise la temporalité des vécus et une « intentionnalité
longitudinale (Längsintentionalität) » qui vise le flux de la conscience
absolue elle-même
Nous ne voulons pas entrer dans une description plus précise de la
manière dont s'accomplit cette double intentionnalité au sein du flux
de la conscience absolue, et nous n'essayerons donc pas non plus de
comprendre pourquoi Husserl a traité de cette double intentionnalité
impressionnelle dans le seul cadre de la rétention. Ce qui nous importe
exclusivement, c'est que l'intentionnalité longitudinale de la rétention
qui, à partir d'une impression originaire, récapitule les phases du flux
de la conscience absolue dans leur quasi-succession écoulée représente
bien une manifestation originaire de l'être-temporel du sujet. Comme
dans le cas de l'être-charnel, cet être-temporel du sujet se révèle ici
encore au sein d'une expérience du mouvement ou du changement.
Cette auto-manifestation d'un Soi non-égologique et fluctuant — tout
en étant l'œuvre d'une intentionnalité non-objectivante et impression-
nelle — n'est cependant pas libre de toute attache à une autre forme
d'intentionnalité qui, à travers l'apparaître des vécus intentionnels,
vise et représente de véritables objets. Il s'avère donc une fois de plus
que l'auto-apparaître impressionnellement-intentionnel n'épuise pas
l'être-soi, puisque être-soi, c'est aussi être animé par une intentionna-
lité objectivante qui fait apparaître les choses du monde.

1. Zur Phänomenologie... (et aussi Leçons...), § 39.


2. Husserl dit qu'il s'agit d' « une intentionnalité d'un type particulier (eigener
A r t ) », op. cit., app. IX.
CONCLUSION

Nous devons donc concéder que notre enquête n'a pas corroboré
l'hypothèse d' « une intentionnalité sans sujet ». Nous avons plutôt
été amenés à revoir notre conception et du sujet égologique et de l'in-
tentionnalité objectivante. Mais nous avons effectivement réussi à
mettre en évidence chez Husserl l'existence d' « une intentionnalité
sans objet ». Celle-ci est à l'œuvre aussi bien dans le rapport du sujet à
un monde prédonné que dans le rapport « impressionnellement-inten-
tionnel » du sujet à lui-même. Cette intentionnalité du rapport impres-
sionnel à soi, loin d'être une intentionnalité objectivante au service
d'un ego pur conçu comme « source de vie », nous est plutôt apparue
comme une manifestation originaire de la vie même du sujet, c'est-à-
dire de son existence charnelle et temporelle. Cette vie du sujet ne se
borne cependant pas à être l'auto-manifestation impressionnelle d'elle-
même, puisque son intentionnalité la porte aussi, et en même temps,
vers les objets du monde. Une vie qui coïnciderait totalement avec son
auto-manifestation n'aurait plus guère le droit de s'appeler « subjec-
tive ». Nous avons en effet observé comment la vie subjective est ani-
mée par une double intentionnalité qui fait en sorte qu'elle s'apparaît
à elle-même tout en faisant apparaître les objets mondains ou tout en
étant affectée par eux. Pour Husserl, être sujet veut dire être divisé,
c'est-à-dire être le sujet d'une double intentionnalité et d'une double
affection. Il s'ensuit que le sujet apparaît à lui-même comme se trans-
cendant vers les choses et donc aussi dans sa différence avec les choses
du monde.
M. Henry avait donc raison de souligner le caractère impressionnel
ou affectif, c'est-à-dire invisible, de l'auto-manifestation de la vie sub-
jective et d'en faire un mode d'apparaître sui generis. Mais il n'a sans
doute pas été assez attentif au fait que cette auto-manifestation origi-
naire de la vie subjective se réalise encore grâce à une intentionnalité
sui generis qui n'est pas incompatible avec le caractère impressionnel de
cette auto-manifestation. Nous croyons aussi — avec Husserl — que
M. Henry a tort de considérer cette auto-manifestation comme étant
plus originaire que la manifestation des choses mondaines et comme
constituant en quelque sorte l'essence même de la manifestation. Il
s'est non seulement avéré que ces deux modes de l'apparaître allaient
nécessairement de pair, mais aussi que le sujet ne coïncidait pas avec
l'auto-manifestation de sa vie. La conception husserlienne du sujet
divisé de l'intentionnalité que nous avons défendue a trouvé un écho
plus favorable chez E. Levinas. En insistant sur la différence ontolo-
gique entre « l'existant » et « l'existence », E. Levinas a montré com-
ment sa propre existence apparaît à l'existant dans la mesure précisé-
ment où celui-ci s'en différencie C'est en éprouvant son existence
comme une charge — comme ce qu'il « a » à supporter autant qu'il ne
l' « est » — que l'existant est affecté par l'apparaître de son existence.
Cette mise-à-distance de sa propre existence est aussi ce qui permet à
l'existant de s'ouvrir au monde et à Autrui. Cela ne veut pas dire, bien
entendu, que le sujet puisse s'établir « spectateur impartial » de sa vie
ou de la vie des autres. S'il ne coïncide pas avec sa vie, il ne peut pas
non plus s'en évader au point d'en faire un objet mondain. Le rapport
du sujet à (l'apparaître de) sa vie est donc une figure supplémentaire
de cette « transcendance dans l'immanence » qui semble bien être la
clé de la théorie husserlienne de l'intentionnalité.

1. E. Levinas, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1947. Cf. aussi le commen-


taire éclairant de D. Franck, Le corps de la différence, in Philosophie, n° 34, Paris,
Minuit, 1992, p. 70-96.
Index des noms

Adorno Th. W., 66. Dussort H., 192, 219, 282.


Aristote, 43-44, 47, 51, 201, 221, 291. Duval R., 217, 219, 238.
Augustin (saint), 201, 243. Elie H., 43, 73, 82.
Embree L. E., 66.
Bachelard S., 82.
Erasme (de Rotterdam), 154.
Bain A., 321.
Escoubas E., 10, 22, 100.
Barthes R., 243-244, 258-261.
Baudelaire C., 180. Fink E., 9-11, 14, 16, 19-21, 23-24, 32-
Benjamin W., 180. 34, 299, 315.
Bergson H., 221, 226, 232. Fleischer M., 72.
Bernet R., 10, 82, 111, 123, 196, 199, Føllesdal D., 42, 66, 73.
217, 228, 272, 278, 282, 321, 324. Franck D., 327.
Boehm R., 190-191, 219. Frege G., 65-67.
Bolzano B., 50. Freud S., 268, 299, 303, 310, 322.
Braun H.-J., 160. Fronty C., 142.
Brentano F., 65, 124, 195, 211, 220-222,
Gadamer H. G., 139-140.
298-301, 310, 318-320.
Goethe J. W. von, 154.
Brough J. B., 228.
Granel G., 65, 79.
Bubner R., 66.
Gurwitsch A., 42, 66, 73, 134-136, 297.
Cassirer E., 139-161, 181-182, 301. Hadrien, 246.
Courtine J.-F., 5, 18, 30, 113, 201. Hegel G. W. F., 139,161,165, 263, 268.
Heidegger M., 5-9, 18-26, 28-33, 35-36,
Derrida J., 2, 150, 163, 166, 250-251, 39-53, 55-64, 75, 111-114, 139-141,
261, 267-281, 283, 285, 290-295. 144-146, 148-150, 152-161, 164-165,
Descartes R., 1-2, 55, 57-58, 60, 69, 98, 170-171, 189-193, 195, 197-205, 207-
103, 108, 199, 277, 300, 318. 215, 217, 219, 297, 299, 302, 307,
Dreyfus H. L., 66, 73, 86. 315-316.
Henry M., 2, 5-8, 166, 297, 299-300, Natorp P., 155, 301.
306-308, 312, 315-316, 326-327. Néo-kantiens, 47, 51, 140, 156, 160.
Héraclite, 215. Nietzsche F., 249-250, 253.
Hofmannsthal H. von, 95.
Hôlderlin F., 154. Odebrecht R., 145.
Holzhey H., 160. Orth E. W., 160, 282.
Hume D., 77, 301.
Panzer U., 67.
IJsseling S., 65, 312. Pascal B., 21, 95.
Patočka J., 114-115.
Jacobi C. G. J., 154. Patzig G., 65.
Jaeger P., 40. Pfeiffer G., 103.
Jaspers K., 59. Planty-Bonjour G., 30, 35.
Platon, 50, 146, 148.
Kant I., 1, 45, 47, 51, 59, 62, 78, 124, Poe E. A., 296.
130, 136, 139-140, 143-145, 154, 156- Poulet G., 252-253, 255-256.
161, 245, 263, 280, 301, 315. Proust M., 151, 243-244, 251-259, 262.
Kelkel A., 43.
Kern I., 82, 123, 321. Richir M., 10, 163.
Krois J. M., 141, 154, 160. Ricœur P., 21, 68, 97, 139, 152, 156,
208, 211, 253, 256.
Lacan J., 32, 262, 303. Rorty R., 305.
Launay M.-B. de, 96.
Levinas E., 8, 103, 114, 327. Sartre J.-P., 2, 42, 66, 163, 165, 297,
Lipps Th., 301. 300, 302-304, 307, 312, 320.
Lotze H., 50. Saussure F. de, 268.
Lowit A., 70. Scheler M., 166, 170.
Luther M., 154. Schelling F. W. J., 169.
Schérer K., 43.
Man P. de, 251. Schuhmann K., 73.
Marbach E., 82, 123, 303, 321. Smith D. W., 66, 73, 86.
Marion J.-L., 4-8, 30, 35-36. Sokolowski R., 66-68, 74, 83, 86, 272.
Martineau E., 24. Speiser A., 225.
Marx K., 303. Stein E., 191.
McIntyre R., 66-68, 74, 86. Stern L. W., 221-222, 224.
Meinong A., 50, 195, 211, 220-222,
224, 301. Tassin E., 163.
Melle U., 67, 312. Tugendhat E., 66.
Merleau-Ponty M., 2, 143, 163-183, Twardowski K., 124-125.
185, 199, 254, 287, 295, 297, 299,
315-316, 318. Valéry P., 225.
Mohanty J.-N., 66. Vermeer J., 151.
Index des matières

Absence, 24-29, 31, 150, 216, 235, 260. Chose-en-soi, 122-125,127-130,135-137.


Actes intentionnels, 41-42, 69-72. Communauté, 105-118.
Actes intentionnels catégoriaux, 46-51. Connaissance par images (Bildertheorie),
Actes intentionnels sensibles, 46-51. 124-125, 127.
Affection, 32, 113, 305-306, 326. Conscience (Gewissen), 33.
Affectivité, 254-255, 264-265, 308-315. Conscience de soi charnelle, 321-323.
Altérité au sein de l'ipséité, 15-16, 18, Conscience de soi impressionnelle, 321 -
34, 288-290, 292-293, 304, 307. 326.
Analogie, 10, 151, 153. Conscience de soi intuitive, 278, 281,
Angoisse, 20-21, 30-34, 112-115, 302. 288-289, 291-293, 318-320.
Animal, 110. Conscience de soi temporelle, 198-199,
Annihilation du monde, 96-98. 205-206, 235, 248-251, 263-265,
Anormalité, 108-111. 288-290, 323-325.
Anthropologie, 103, 116. Constitution, 6-21, 50, 55, 69, 75-81,
Apparence perceptive, 131-136, 313. 90, 96-103, 108-110, 115-118, 133-
Apparence perceptive symbolique, 144, 134, 145, 169-171, 176, 184, 196-
146-153, 171-183. 197, 212, 234, 317-318.
Appel, 7, 33, 306. Contenu représentatif, 50, 143-144,
Appréhension temporelle d'un con- 146, 219, 223-224, 226, 309-313.
tenu, 223-224, 226, 229-230. Corps-sujet (chair), 170-184, 254, 320-
A priori, 51, 57-60, 100, 104, 148, 206. 323.
Auto-affection, 32, 292-293, 310. Corrélation intentionnelle, 6-20, 42-43,
Avenir, 249-250. 70-81, 98, 100, 142-143, 156-158,
194-196, 308-309, 314, 316.
Champ sensoriel, 134-135, 322.
Chose, 43-44, 75-81, 95-103, 125, 131- Différence, 184, 270-272, 283-290, 326-
132,134,151,171,174,178-183,205- 327.
207,214,256-257,321,323,325. Différence ontologique, 60, 62-63.
Distinction essentielle, 270-280, 290. Facticité, 158-159.
Division du sujet, 8-18, 20-36, 303-305, Finitude, 118, 122-124, 129-131, 137-
326-327. 138, 144-145, 159-161, 208.
Donation, 6-8, 24, 66-67, 96, 100, 107, Foi perceptive, 183, 318.
113-116, 145, 318. Folie, 110-111.
Durée, 132, 195, 209, 220-228, 230-236, Fonctions symboliques, 142-145.
283-284, 324-325. Fondation, 49, 61-62, 199-200, 202,
210, 212, 220, 232.
Ecriture, 256-258, 279, 291. Forme (Gestalt), 135, 144, 150, 171.
Ego, 42, 103, 134-135, 212, 292-293, Formes symboliques, 142-143, 145,
301-307, 322, 326. 158.
Ekstase, 203-204.
Enchevêtrement, 270, 272-281, 283- Genèse, 158-159.
290.
Enfant, 109-110. Habitualités, 175, 317.
Hallucination, 180.
Epochè, 14, 26, 30, 81.
Herméneutique, 139-161.
Espace, 28-29, 151, 284.
Histoire, 44, 117, 317.
Esprit, 167-168, 184-185.
Historicité, 105-107, 117, 211-212, 252-
Esprit objectif, 154, 157. 258.
Esprit subjectif, 158-161. Horizon, 99, 284, 316, 320.
Essence, 49-50, 57-58.
Humanité, 105-106, 108, 117, 138.
Etranger, 107.
Etre-à-portée-de-main (Zuhandenheit), Idéal de la connaissance, 122-124, 128,
22, 24-31, 43-45, 102. 130-131, 133, 136-137.
Etre-au-monde, 33, 61-63, 108, 116. Idéalisme, 55-58, 77-78.
Etre-avec (Mitsein), 29, 104. Idée au sens kantien, 78, 130-131, 136,
Etre de la chose, cf. Chose. 280.
Etre de la conscience intentionnelle, Image, 240, 246, 259-261.
52-61, 98. Imagination, 144-145, 252-253, 279-
Etre de l'intentionnalité, 52-63. 281.
Etre de l'objet, cf. Objet intentionnel. Immanence, 54-57, 71-79, 98, 134.
Etre-devant-la-main (Vorhandenheit) , Impression originaire, 198, 210, 219-
22, 43-45, 60-62, 102. 220, 282-290, 324-325.
Etre du monde, 94-118, 157-160. Impureté, 250, 278-280, 290, 292-
Etre du sujet, 5-36, 52-61, 63, 94-98, 293.
108, 116, 118, 137-138, 148, 155- Intentionnalité corporelle, 170-183,
159, 164-165, 167-171, 173, 175- 321-323.
178, 181, 183-184, 202, 212-214, Intentionnalité des sentiments, 308-
216, 235, 241, 292-296, 322-327. 315.
Excédent (Überschuss), 47-48, 98-99, Intentionnalité impressionnelle, 322-
131. 326.
Existence propre et impropre du Intentionnalité non-égologique, 134-
Dasein, 9, 20-36, 111-115, 202-209. 135, 300-302.
Expression symbolique, 101, 177-178, Intentionnalité non-objectivante, 299,
180. 315-327.
Intentionnalité objectivante, cf. Objet Mort, 105, 107, 253, 260, 296.
intentionnel. Motivation, 99-103, 132-133, 135.
Intentionnalité pulsionnelle, 305-306,
322. Naissance, 105, 107, 168-169.
Intentionnalité temporelle, 193-202, Nature, 43-44, 101, 167-170, 174-178,
210-211, 218-241, 247-251, 323- 180-181, 183-184.
325. Noème, 42-45, 65-92, 131-132, 134-136,
Intention vide, 126-129, 131, 133. 155-156.
Interprétation, 146, 149. Nostalgie, 263-264.
Intersubjectivité, 29, 99-118, 274, 303-
304. Objet idéal, 273, 277-280.
Objet intentionnel, 51-56, 70-92, 170,
Intropathie (Einfühlung) , 104, 303-304. 194-196, 245-246, 284, 286, 307,
Intuition (Anschauung chez Cassirer), 310, 316-318, 325.
142-152.
Ontologie, 42, 44-45, 51-61, 66-67, 165.
Intuition adéquate, 125, 128-131, 136- Ontologie fondamentale, 57, 140, 155,
137.
157, 159, 207.
Intuition catégoriale, 47-51, 148.
Origine, 143.
Intuition d'essence (idéation), 49-51.
Origine du temps, 191-214, 285.
Intuition inadéquate, 125-138. Oubli, 248.

Jugement, 71-72, 81-92, 311. Passé, 215-241, 243-265.


Jugement de perception, 47-49. Perception, 46-50, 71-72, 74-81, 85-86,
99, 122-138, 141-153, 172-173, 175-
Langage, 48, 92, 152-153, 276, 281, 183, 195, 218-228, 234-236, 284,
291-295. 313-314, 319, 321.
Logique, 51, 82, 309. Perception interne, 125, 128, 289, 318-
Liberté, 62. 319.
Perspectivité, 122-136.
Médiation symbolique, 143. Perte, 253.
Métaphore, 256-257. Phénomène phénoménologique, 5-36,
Mondanéisation de l' ego, 103, 105. 68-80, 94-98, 272, 275, 292.
Monde, 93-118, 316-318. Phénoménologie comme science, 58.
Monde ambiant (Umwelt), 23, 25-31, Philosophie herméneutique, 153-161.
44, 101-118. Photographie, 259-261.
Monde charnel, 172, 179-184. Prégnance symbolique, 147, 149.
Monde constitué, 6, 10-14, 96-103, 108- Présence, 55-56, 121-122, 150-151, 216-
110, 115-118, 317-318. 217, 235, 241, 246-249, 260, 265,
Monde de la vie (Lebenswelt), 100, 273-274, 277, 278-296.
103. Présent, 194-195, 198, 218-241, 243-
Monde du chez-soi (Heimtvelt), 107- 251, 282-287, 324-325.
108, 117. Présentification (Vergegenwärtigung), cf.
Monde en tant que monde, 30, 112- Re-présentation.
115. Prise de position (Stellungnahme), 306,
Monde spirituel, 100-101. 313-314.
Monde universel (Allwelt), 108, 117. Protention, 195, 210.
Rationalité, 94, 109-111, 117-118, 159, Soliloque, 277-281.
309, 313-314. Solipsisme, 17, 32.
Réduction eidétique, 57-58, 275. Solitude, 29, 32-33.
Réduction phénoménologique, 5-36, Souci, 205.
52-59, 69-82, 94-98, 100, 113, 124, Souvenir, 244-265.
127, 134, 169, 270-271, 275-277, Souvenir involontaire, 252-258, 262.
292, 294-295. Spectateur phénoménologisant, 8-18,
Réel, 261-262. 32-35.
Réflexion, 13, 15, 54, 69, 97, 128, 173, Spiritualisme, 176-178.
288-289, 291-292, 307, 319-320. Subjectivité du sujet, cf. Etre du sujet.
Réflexion noématique, 71-73, 82-83, Synesthésie, 172, 322.
85-88. Synthèse sensible, 132-133.
Regard phénoménologique, 6, 32, 35,
116, 317. Téléologie, 117, 121-123, 130-131, 133,
Relation, 48-49. 137.
Remplissement intuitif, 132-134, 313- Temporalité, 51, 64, 71-72, 99, 132,
314. 189-214, 282-290.
Répétition, 250, 279-280, 290. Temporalité des vécus intentionnels,
Représentation, 75, 124-128, 149-152, 193-202, 210-211, 228-238, 324-
235, 264-265. 325.
Re-présentation (Vergegenwärtigung), Temporalité du flux de la conscience
150, 236-237, 245-251, 281-290, absolue, 196-202, 210-211, 228-238,
294, 303-305. 247-248, 288, 323-325.
Re-souvenir (Wiedererinnerung), 236- Temporalité ekstatique-horizontale, 202-
241, 245-251, 282, 286, 304. 210.
Responsabilité, 138. Temps, 151.
Rétention, 195, 198-199, 210, 222-224, Temps du monde, 106, 193-194, 213-
229-239, 247-248, 282-290, 324- 214.
325. Temps vulgaire, 207, 209-210, 212.
Théorie de la connaissance, 57, 68-82,
Savoir philosophique, 159-161. 90-92, 121-138, 245-250.
Schématisme, 144. Théorie de la signification, 81-92.
Sédimentation, 238-239, 279. Théorie esthétique, 252-258.
Sensation (préintentionnelle), 50, 219, Théorie éthique, 312-314.
223, 254-257, 308-310. Transcendance, 55-64, 75-79, 98, 104,
Sensation kinesthésique, 321-322. 108, 113, 116, 202, 213-214, 287.
Sens noématique, 74, 85-86. Transcendance dans l'immanence, 2,
Sexualité, 177. 134, 306-307, 327.
Signe, 26-28, 126, 177-178, 238-239, Trauma, 264.
257, 273, 280, 295.
Signe expressif, 271-281, 290. Valeur, 102, 308-309, 312.
Signe indicatif, 271-281, 290. Vérité, 63-64, 68-72, 81-82, 89-92, 311.
Signification (noématique) idéale, 74, Vie charnelle du sujet, 170-183, 321-
80-92, 273-280. 323.
Signification (noématique) et objet Vie double du sujet, 8-36, 322-323,
intentionnel, 86-92, 273-274. 326.
Vie naturelle du sujet, 6, 11-12, 15, 19- Vie temporelle du sujet, 196-214,
20, 22-23, 25-31, 62, 95, 111-112, 218-241, 243-265, 282-290, 323-
168-170, 177-185. 325.
Vie personnelle du sujet, 101-104, Vision (Sicht) , 144, 146-149.
168. Vision du monde (Weltanschauung), 96-
Vie symbolique du sujet, 156-161, 171- 98, 158.
184. Voix, 273, 278, 291-293.
Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Mars 1994 — N° 40 223
Collection « ÉPIMÉTHÉE »
S é r i e d ' o u v r a g e s p u b l i é s s o u s la d i r e c t i o n d e J e a n H y p p o l i t e

VOLUMES DISPONIBLES :

ALEXANDRE M. L e c t u r e d e Kant. Textes rassemblés et annotés par G. Granel, 2 éd.


revue et augmentée, 1978.
FEUERBACH L. M a n i f e s t e s p h i l o s o p h i q u e s . Traduction par L. Althusser, 2' éd., 1973.
HEGEL La p r e m i è r e p h i l o s o p h i e d e l'esprit (léna, 1803-1804). Traduction
par G. Planty-Bonjour, 1969.
HOMMAGE A JEAN HYPPOLITE. Textes de S. Bachelard, G. Canguilhem, F. Dagognet,
M. Foucault, M. Gueroult, M. Henry, J. Laplanche, J.-C. Pariente
et M. Serres, 1971.

HUSSERL Articles s u r la logique. Traduction par J. English, 1975.


HYPPOLITE J. Figures d e la p e n s é e p h i l o s o p h i q u e , 2 vol., 1972 (nouv. éd. 1991,
coll. « Quadrige »).
TROTIGNON P. L'idée d e vie c h e z B e r g s o n e t la c r i t i q u e d e la m é t a p h y s i q u e ,
1968.

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