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1 ~
OO 02 G! /13

Dépôt légal: 3722 ~ 2012

ISBN: 978 - 9961 - 62 - 242 - 1

© ENAG Editions-Alger2013
ALI EL-KENZ
ROLAND WAAST

SCIENCES
TECHNIQUES
et sociétés

ENAG EDITIONS
PREFACE

ALFONSO, 15 ans après.

Les travaux de ces deux colloques, le premier à Paris en 1990, le


second à Annaba en 1991 ont connu un destin singulier. Organisés
conjointement par le CREAD à Alger et l'IRD à Paris, ils ont été
mis en veille des années durant. L'Algérie entrait alors dans une
phase dramatique de son histoire postindépendance ; je n'avais pas le
temps de m'occuper de leur publication ; de son côté, mon collègue
WAAST était chargé par l'UNESCO d'organiser un congrès mondial
sur «les sciences Hors-Occident au vingtième siècle » qui l'a occupé
trois ans durant après lequel je quittais brusquement mon pays. Les
deux colis de papiers ont été mis en hibernation.
15 ans après, Roland Waast et moi-même avons exhumé les actes
et décidé de les publier. Les raisons qui nous ont amené à le faire
constitueront l'essentiel de cette introduction.
A Paris, le groupe de chercheurs dont plusieurs venaient du Sud
et du Nord, s'était donné une identité, un nom, « Alfonso » et se
format en réseau appelé à durer au-delà des réunions prévues par le
programme de reèherches et accepté par tous. Il s'agissait de réfléchir
sur les relations entre les sciences, les chercheurs des pays du Sud et
les sociétés dans lesquelles ils vivaient.
Le colloque de Paris devait réunir différentes expériences
nationales de formation de ces groupes de scientifiques et les analyser
à travers la notion de « communautés scientifiques. A Annaba,
quelques mois après, nous devions nous pencher sur les relations
concrètes que ces communautés et leurs recherches entretenaient
avec les secteurs utilisateurs, en particulier 1' industrie. A Paris les
communications et les discussions se portèrent naturellement sur
l'histoire scientifique des différents pays, les institutions mises en

.. : . .... ,.
place pour former les scientifiques, les choix politiques adoptés ici
et là relatifs « aux p1iorités » de formation : sciences fondamentales
ou appliquées, chimie ou informatique... Chacune des options
était évidemment liée aux politiques de développement adoptées et
donc aussi à la nature et aux formes de pouvoir exercées dans les
différents.
A Annaba, une quinzaine de chercheurs d' Alfonso étàient réunis
pour quelques jours autour du thème« les relations entre la recherche
et l'industrie» dans les pays en développement. Trois chèrcheurs
venaient d'Amérique Latine (Venezuela et Brésil) deux étaient ·
indiens, 4 Français, 4 Algériens auquels s'étaient joints quelques
cadres et ingénieurs des entreprises industrielles de la région de
Annaba, principalement la sidérurgie. Tous les exposés relataient des
expériences concrètes, dans les différents pays et dans différentes
.situations, ce qui rendait possible des comparaisons· pertinentes et
des théorisations légitimes.
On aurait pu penser que le caractère concret, daté et localisé,
des expériences relatées ne pouvait que vieillir des observations et
des analyses conjoncturelles,· ie~ transformant en quelque sorte en
«archives». C'est ce que nous pensions en observant les rapides et
profondes transformations qu'ont vécues les sociétés et le monde
durant cette période exceptionnelle de l'histoire contempàrainè·.
L'Algérie où se déroulait le colloque a changé fond èn de
comble depuis. Avec la guerre civile qui a accompagné l'irruption
du mouvemen~ islamiste, des milliers de cadres ont fui le pays, fo
secteur public industriel a été privatisé en grande partie, dont la
sidérurgie 1, les grandes universités se sont effondrées·.
Le Venezuela, ce « jumeau » de l'Algérie selon une remarque
d'un participant, a pris une tout autre voie, après des péripéties et des
luttes sociales qui ont renforèé un pouvoir populaire aux ambitions «
développementalistes » clairemènt affichées.
L'Inde et le Brésil sont devènus des grand pays« émergents>; avec
lesquels le <; G7 » doit compter en termes de puissance économique

l - Le complexe sidémrgique d'El Hadjar a été acheté par un consortium indien et !;ieaucoup de ses
dirigeants dont certains assistaient à nos journées ont passé des années c.n prison pour être relâchés
ensuite sansjugcmcnt.

6
et de capacités technologiques _mais aussi de poids politique dans les
négociations internationales.
Les « technopôles »> asiatiques comme Singapour ou Taiwan ont
résisté.
A une échelle plus· globale, celle de la mondialisation, trois
processus encore à l'œuvre sont en voie de remodeler notre
«système monde » hérité de la révolution industrielle du 19è siècle.
La révolution numérique commencée aux USA2 , les NTIC, initiées
timidement dans les années 1980 bouleversent en profondeur les
domaines de l'information, de la communication, de la gestion des
entreprises, de la recherche scientifique, du système financier, de
la guerre ... Sur un autre registre, le successeur du GATT, l'OMC
libéralise ·pour tous les Etats les échanges de marchandises et de
capitaux exacerbant la concurrence entre pays, entre salaires et
taux de profit nationaux et entrainant une forte instabilité des flux
économiques (bulles financières, délocalisation... ). Pour affronter
ces nouvelles données, les Etats-Nations tentent de se regrouper
avec plus ou moins de réussite en« Régions» à l'image de l'Europe,
de l' Alena, de 1' Asean ou du Mercosur.
Notre colloque était inscrit dans une problématique classique, des
pays-nations, des chercheurs et des ingénieurs qui tentent d'acquérir des
savoirs, des compétences pour les mettre au service de la production.
Ils le font, portés par des valeurs, culturelles ou politiques diverses et
réussissent ou échouent selon des configurations de pays (l'Inde, le
Venezuela, l'Algérie, le Brés'il, Singapour, Taïwan ...) ou de domaines
(la chimie, la médecine, l'informatique, les biotechnologies ... ) différents.
C'étaitl'atelier d'Annaba en 1991.
Aujourd'hui, l'inscription nationale de la recherche, des chercheurs
et ingénieurs, de l'industrie elle-même, si elle n'a pas disparu, a changé
de significations. Les horizons nationaux rencontrent les frontières plus
lointaines des régions et du monde. Ils se combinent alors selon les formes
les plus diverses à ces nouvelles frontières : des dizaines de milliers de
HQ indiens partent aux USA, autant travaillent pour Microsoft« in situ»;
des milliers de chercheurs algériens ont quitté l'Algérie dans la dernière

2 - Cette révolution, qui doit conduire à une société de l'infonnatiim ou «une» société du savoir
devrait rendre possible du coté industriel, la mobilisation systématique de tous les savoirs au service
de l'innovation.

7
décennie ; des secteurs entiers ne peuvent résister à la concurrence de
marchandises libérées à 1'importation par les accords de l'OMC comme
les textiles, les médicaments, la construction mécanique. D'un autre côté,
L'Inde devient un géant technologique, Taïwan est comme «un poisson
dans l'eau » et le Brésil, une puissance économique dans· beaucoup de
domaines.
Quant les universités ou certains de leur départements fonctionnent
bien, leurs diplômés sont happés par l'attraction des grandes
métropoles du Nord, mais plus généralement, alors que le monde
nouveau annoncé par la révolution numérique appelle à la création
«d'une société du savoir», les universités de beaucoup de ces
pays n'ont plus les budgets nécessaires pour financer la recherche.
Pourtant, d'un autre côté, il est devenu plus aisé pour un chercheur
du Sud d'accéder, par Internet, aux bibliothèques mondiales et donc
aussi d'actualiser sans interruption ses connaissances3 •
Mais la révolution en cours n'est pas seulement technologique
ou commerciale, elle est aussi politique. Notre colloque avait eu lieu
avant que les politiques néolibérales ne se développent à 1' échelle
mondiale ; nous sommes aujourd'hui totalement immergés dans ce
nouvel « ethos » marqué par un nouveau vocabulaire (gouvernance,
société civile, performance, genre ... ) et de nouvelles pratiques
politique tendant à privatiser toutes les activités de production, à
démanteler les secteurs publics (santé, sécurité sociale, éducation ... )
et en fin de compte à affaiblir le rôle des Etats.
Que . faire alors de ces expériences nationales aujourd'hui
dépassées 4 par les nouvelles contraintes, internationales, techno-
logiques, économiques et politiques. Avec Roland Waast, nous
avons pensé qu'il était pertinent de les mettre en exergue, non
pas pour les lire comme des archives mortes mais pour interroger, à
la lumière des bouleversements intervenus depuis, les conditions de
leur dépassement.
C'est qu'elles n'ont pas réagi de la même manière aux données
actuelles et ont abouti à des résultats différents. Bien entendu, il
n'est pas question dans cette courte introduction de parcourir le

3 - Notons quo oo moyen peut aider à modemisor les universités à des ~oûts moindres en mettant en
place des centres de documentation électroniques.
4 - Nous utilisons la notion de' dépassement au sens de hcgcl « aufgchobcn » qui signifie « auto·
dépassement ou passage à une fom1c supérieure et plus complexe de !'organisme étudié.

8
chemin emprunté par chacune, ce n'est pas d'histoire qu'il s'agit et
de retour vers le passé pour 1' interroger à la lumière du présent, mais,
inversement, de lire ce présent à partir des expériences antérieures.
Le colloque d' Annaba était centré sur la relation recherche-industrie.
Les formes de cette articulation ont été présentées dans leur diversité
nationale ou locale, sectorielle ou même à l'échelle d'une entreprise.
Il en est sorti qu'il n'y avait pas de « one best of way » en la
matière. Les formes de cette articulation représentaient en fait des
configurations historiques (au sens de Norbert Elias) dans lesquelles
se combinaient, selon des pondérations singulières, une multiplicité
de facteurs.
Ici, c'est la motivation politique des acteurs, soutenus par l'Etat,
qui a été prépondérante, là le facteur culturel, ailleurs une conjoncture
économique favorable ou même parfois l'histoire particulière d'un
groupe d'individus qui se transforme en « communauté ». Dans
tous les cas de figure, nous sommes amenés à reconstruire, à partir
d'éléments distincts, la forme socio-historique qui a rendu possible
cette articulation, sa consistance et donc sa durée, ou à l'inverse, sa
fragilité et donc aussi ses échecs.
C'est, pour finir, à une leçon de méthode que ces ateliers de
Paris et de Annaba nous ont convié, une leçon qui reste selon nous
pertinente pour analyser dans le contexte actuel, les nouvelles fonnes
de cette articulation.
Les modes actuelles, portées par les notions de «sociétés du
savoir», de TIC etc. ont tendance à isoler ces formes de leur contexte.
Chaque succès, la Silicon Valley5 par exemple, est présenté comme
un miracle, tandis que les échecs ne valent pas l'effort d'une analyse.
Nos rencontres nous ont persuadé à l'inverse, de la nécessité
d'inscrire ces formes dans la longue durée et de les analyser comme
des «champs » aux multiples déterminations, où les forces en jeu
et les acteurs en présence sont portés par des dynamiques, par
définition, incertaines.
Ne serait-ce que pour cela, il valait la peine d'en publier les
travaux.
ALI EL KENZ - Nantes Février 2008

5 - Voir â cc sujet le travail de Manuel Castells « la société en réseau »dans lequel l'auteur analyse
finement la singularité historique de cette micro-région do Californie.

9
)
INTRODUCTION

. . . '

LE RÉSEAU ALFONSO ET L'ATELIER. D' ANNABA

Roland WAAST

Je commence en présentant l'auteur collectif de ce livre :


ALFONSO. Sa gestation se déroula près de Paris, au printemps 1990.
Mais nous ne le savions pas. ALFONSO n'existait pas, ni son réseau
de recherche. Tout cela se décida en fin de réunion. Nous étions
rassemblés par un atelier de recherche, consacré à l'émergence de
communautés scientifiques dans les pays en développement.
L'organisateur était le groupe de recherche «Sciences, Techniques,
Développement» de l'ORSTOM (un établissement public de
recherche français, spécialisé sur les questions du Tiers-Monde).
L'idée était d'amener à se confronter plusieurs équipes de recherche,
spécialisées sur ce thème et localisées dans les pays concernés. Il
avait fallu prospecter sur trois continents. Les équipes de recherche
sont rares dans le Tiers~Monde, surtout en ce domaine. On peut
s'assurer que le choix ne manque ni en Inde, ni en Amérique Latine.
Mais ailleurs, en Asie, en Afrique aussi, l'analyse du développement
scientifique et technique en contexte semble occultée, ou idéologisée;
elle n'est "guère abordée que par des responsables d'appareil, ou
temporairement par quelques chercheurs isolés.
Pourtant, il s'agissait bien de lier des équipes : le cumul de
réflexions et d'observations préalables semblait ~ecommandable,
pour une rencontre brassant tant de contextes. Et si les recherches
devaient se .pour~mivre, mieux valait s'appuyer sur des groupes
enracinés : la continuité des travaux personnels est trop affectée
-- particulièrement dans le Tiers-Monde - par les changements
de postes, les bouleversements :institutionnels ou la migration
scientifique.
Il y eut une part de curiosité, dans la décision de participer des groupes
qui déléguèrent leurs représentants. La discussion allait brasser les plus
variés contextes. Nul ne retrouverait ses interlocuteurs de connivence,
ou de proximité. Et la confrontation était inévitable, dans le petit groupe
d'une douzaine de personnes, rassemblé en conclave une semaine.
L'Inde était présente au travers du NIS'fADS : c'est l'Institut
National des études sur la science, la technique et le développement.
Il entretient plusieurs groupes de recherche, sur l'état des sciences
et techniques en Inde, }'histoire et la · sociologie des sciences.
L'Amérique Latine était doublement représentée: par des intervenants
de l'Université de Sao Paulo (Brésil), et par Xe CENDES (Centre
National d'études surie développement: un centre de recherches de
l'Université Centrale de Caracas - Vénézuéla - qui le premier créa, et
conserve, une unité de recherches étoffée et prestigieuse consacrée à
la sociologie des sciences en Amérique Latine).
D'Algérie venaient des représentants du CREAD : (Centre de
recherches en économie appliquée au développement) ; c'est l'une
des rares institutions du pays dont la recherche (en sciences sociales)
n'aient pas connu d'éclipses : ni en qualité, ni en continuité.
S'adjoignaient bien sûr l'équipe organisatrice de l'ORSTOM, et
quelques chercheurs invités à titre personnel (dont J.W. Forje, de
l'IHS au Cameroun).
Le thème partait d'tm constat simple. La science «moderne» a pris
forme aux l 7- l 8e siècles en Europe. Son premier large essaimage tient
aux expansions coloniales. Mais jamais, comme au 2oe siècle, l'activité
scientifique n'a connu de dissémination si générale, de réappropriations
si ferventes, d'institutions si densément délocalisées. Particulièrement
dans les trois dernières décennies, d'important efforts se sont
multipliés dansles pays en développement pour former des personnes,
dégager des financements, instituer un appareil national de recherche.
Les gouvernements ont souvent vu dans la sèience l'instrument du
développement, ou le garant de la puissance et de l'indépendance ;
parfois un levier pour apporter des lumières et changer les mentalités.
On crut en tous cas qu'en conjoignant compétences, équipements,
appareils directeurs, la combinaison productive se trouverait d'elle-

12
même. A mises comparables, les résultats très inégaux (mais aussi
à éclipses, localisés à contre-courant des planifications établies) font
aujourd'hui penser qu'une composante décisive est passée inaperçue.
Nous nous proposions de la chercher dans le milieu scientifique lui-
même, dans la boîte noire de son «émergence».
La confrontation eut bien lieu. Elle s'avéra d'abord de grande
richesse. La profondeur historique (près de 200 ans) de la
transplantation de sciences «modernes» en Inde ouvrait de riches
aperçus sur les particularités des preneurs et cesseurs de science, sur
les modalités de transposition des idées, et sur les multiples formes
de la confrontation entre science coloniale et science nationale.
En même temps, ils montraient que l'opposition coloniaVnational
en cette matière, source parfois majeure de nouveHe science (cas des
écoles indiennes de physique ou de chimie ... ), l'est au travers non
d'une autonomie mécaniquement productive, mais par la tension que
portent longuement en eux des nationaux, associés au mouvement
nationaliste et soutenus par lui pour ce qu'ils font : c'est-à-dire leur
métier de scientifique, leur démonstration par la- réussite en science
des capacités Indiennes sur le terrain même du cofonisateur, sur des
territoires qu'il voudrait se réserver, et, malgré l'organisation d'un
travail technique, qu'il voudrait imposer.
Le «débat fondateur» de l'institutionnalisation de science au
Vénézuéla (celui qui marque les réels débuts d'un intérêt de l'Etat
pour les sciences et techniques) fournit de son côté un complet
argumentaire de l'opposition entre science «fondamentale» et
«appliquée». En même temps, il révèle que les termes de ce débat
(apparemment général) sont aussi (surtout) des armes rhétoriques,
maniées par des groupes cherchant différemment à réformer un
système bloqué : on ne peut ~omprendre les enjeux, ni la tournure
des choses suivant qui prendra le pas, sans référer à la position
spécifique des groupes affrontés dans le contexte de leur pays.
Sinon, on se founroie, confronté à de puissants paradoxes (ce sont
par exemple ici les tenants d'une science fondamentale qui, forts
d'une légitimité acquise par leur courageuse opposition à la dictature
précédente, l'emportent. Us prétendent donc agir pour le peuple et
pour un développement du pays, mais ils clôtureront la recherche à
l'écart de l'industrie nationale ... )
En même . temps que la réunion ouvrait à chacun des pistes
·. nouvelles, restées inap~rçues parce que. dans son pays moins
«dosées», moins immédiatement perceptibles, la confrontation se
révélait cruelle.
Fort de la réflexion fouillée sur son cas national, (quelquefois de
comparaisons dans son voisinage), chaque représentant d'une région
proposait quelque «clé» générale. Elle rencontrait parfois des échos. en
d'inattendus contextes ; mais elle laissait aussi de marbre une partie de
l'assemblée. L'opposition coloniaVnational, comme source de nouvelle
inspiration scientifique ? L'Amérique Latine avait oublié ·cet épisode
lointain ; elle prétendait pourtant co.nnaître d'incessants problèmes,
d'éclipse et de ré'..émergerice de ses «communautés sèientifiques».
«L'institutionnalisation de science», coïncidant avec la manifestation
suivie d'intérêts pour les techniques de la part de gouvernements ?
Elle tournait des plus diverses façons suivant que l'Etat interVenait
ou pas en démiurge, prétendait créer une science sèrve ou soutenir
des mouvements scientifiques existants, selon qu'il rencontrait des
communautés préétablies ou s'opposait à léur autonomisation. Les
valeurs locales dominantes et les représentations du savoir traditionnelles,
enfin, modelant l'interprétation de ce qùi est science et imprégnant son
exercice? La couleur brahmanique de la science indienne par exemple ?
Mais, en chaque pays, les pratiques exprimaient plutôt la confrontation
de «styles de science», témoignant, dans leurs conflits, de vocations
.d'inspirations diverses - souvent minoritaires.
Ainsi le budget ne créait pas la science ; le nationalisme scientifique
et technique, pas davantage ; et le. patrimoine culturel non plus.
Les visions cavalières et les analyses macro-sociales se .révélaient
décevantes. Et nous nous retrouvions devant le problème, intact, de la
formation de communautés scientifiques locales : elles existent.
Les investigations qui ouvraient au maximum de compréhension -
c'est la leçon qui se dégagea- portaient à un autre niveau. Elles entraient
dans le détail des personnes engagées, et de leurs «vocations». Elles
s'intéressaient aux processus concrets de création d'institutions-phare,
de modèles de professionnalisation, au cours de luttes dans un champ
scientifique préorganisé (cf. Bothello: la naissance de l'informatique
brésilienne). Elles situaient ces entreprises dans un contexte national,
avec ses deux ou trois grandes caractéristiques historiquement
prégnantes (cf. R. Rengifo ~ le débat fondateur de l'orientation

14
scientifique au Vénézuéla). Elles se gardaient de la rhétorique des
mots (fussent-ils ceux des acteurs, mais employés comme armes, dans
un contexte spécifié).
n fut clair que l'objet d'études à venir devait porter à ce niveau
méso-social ; et qu'on ne devrait pas réduire le mouvement
scientifique à de plats déterminants sociétaux, mais entrer dans
l'univers des choix cognitifs ; tel Y. Chatelin, à propos des sciences
coloniales en Côte-d'Ivoire. La méthode appropriée privilégierait le
long détour, qualitatif, de l'entretien avec les acteurs, et les études,
typiques de cas. C'est la leçon que tirait Ali El Kenz.
Enfin, l'enfermement dans les cas nationaux entravait par
trop l'imagination i elle limitait les hypothèses et portait à des
généralisations inconsidérées. On décida de construire, de façon
délibérée cette fois, des comparaisons sur des thèmes, ou des cas,
qui semblaient faire sens pour plusieurs pays présents. Un réseau de
recherches était né. Il fut baptisé ALFONS0 1•
Un an plus tard, la tenue d'un deuxième atelier permet de tester
le dispositif. Nous avions audacieusement retenu le principe de faire
«toumeD> nos rencontres, dans le Tiers-Monde, à tour de rôle auprès
de chaque équipe participante. On imagine l'énergieque cela réclame,
de la part de l'équipe organisatrice, pour obtenir des financements
nécessaires et pour associer des mécènes. Car ALFONSO, réseau
informel, n'a pas de ressources institutionnelles. Mais il nous paraissait
que c'était là un bon test, pour vérifier que nos recherches faisaient
sens pour d'autres que nous, et restaient attachées à des réalités.
L'Algérie sut la première tenir le pari. On le doit à la ténacité
d' Ali El Kenz, responsable de l'équipe CREAD ; et à l'intérêt que
nous témoigna un autre Institut Algérien, qui fut notre hôte et notre
partenaire: l'ISGA.Cetinstitutdes Sciences deGestiond' Annaba est
animé par quelques uns des grands créateurs de l'industrie algérienne.
Il assure des enseignements spécialisés. pour cadres d'entreprises, et
conduit des études, en matière de gestion économique et financière,
de processus techniques, et de projets d'entreprise. Convaincu par
Ali El Kenz, il se porta co-organisateur.

1 - Jeu de mols sur des malentendus initiaux entre participants, concernant leurs (pré) noms, et qui
faillirent susciter des altercations. Mais l'humour l'emporta. Doit-on dire que les différences de langue
furent une difficulté majeure à surmonter? ..

15
Nous ne nous sentions pas tenus de thématiser tout l'atelier. Chaque
équipe d' ALFONSO garde ses propres programmes : elle ne fait que
les infléchir, pour partie, de manière à permettre quelques comparaisons
construites. Chacun peut donc avoir, hors champ, ce1tains travaux
nouveaux à présenter: c'est de là que naissent, souvent, de prochaines
idées de comparaisons. Mais la règle du jeu est que large part des
communications présentées entre dans une comparaison disciplinée. Il
étaitnaturclquenoshôtcschoisissentcethème.Parmiceuxqu'.autorisaicnt
les travaux en cou~s au NISTAOS, à Sao Paulo, au Cl~NDES, a:u CREAI),
à l'ORSTOM, c'est la question des relations recherche/industrie qui fut
sélectionnée.
L'idée pourrait sembler rebattue. Mais pas ici : pas à Annaba, à
l'ISGA dans l'Algérie de 1991.
Annaba2 est la capitale de l'industrie lourde algérienne. C?est
le symbole de la stratégie d'industrialisation, menée - à contre-
courant des doctrines de développement de l'époque3 - par des
gouvernements épris d'indépendance. Les usines jalonnent la baie
- leurs fumées par moments encombrent Je ciel. La plus importante,
en retrait de l'agglomération, est le complexe sidémrgique d'El
Hadjar. Jour et nuit, hauts fourneaux, laminoirs, tréfileries s'activent,
pour une capacité installée de deux millions de tonnes de fonte/
acier : jugé d'abord· surdimenssionné, le complexe suffit à peine,
aujourd'hui aux besoins du pays. Il emploie, à lui seùl, 18 000
personnes. C'est la plus grosse concentration industrielle algérienne.
Une bourgade paisible s'est mutée en métropole. Elle ab1ite par
dizaines de milliers d'anciens paysans, convertis au salariat, venus
de campagnes distantes, en un désordre de logements de fortune,
de routes improvisées, d'équipements urbains toujours débordés.
Se substituant souvent à des autorités locales dépassées, et passant
outre pour aller vite - à la division du travail entre ministères et
aux aùtorisations nécessaires, c'est «la Société» (Nationale de
Sidémrgic) qui a bâti, autour de l'usine, ce qu'il fallait au minimum

(2) Anciennement Bône.


(3) Elles se.trompaient, comme souvent. Elles ne prévoyaient ni les chocs pétroliers, ni les apprentissages
technologiques asiatiques, et conseillaient unifortnément de suivre la division «naturelle» du travail sur
le marché mondial : pour les pays sous-développés, de vendre leurs matières premières agricoles. Ceux
qui les suivirent sont depuis 20 ans en irrépressible involution.

16
d'aménagements, d'habitations, de commodités. Le «complexe»
. devait s'ériger, monter en production, produire vite : il.l'a fait.
1991 - Depuis dix ans, la politique Algérienne a changé. Ceux
que d'aucuns baptisaient «technocrates» ont été, en un tournemain,
balayés des allées du pouvoir. Le commerce a pris le pas sur la
production. Certes, les usines tournent ; sur elles repose encore toute
production significative. Mais on leur reproche la qualité insuffisante
du produit, un manque de compétitivité internationale, et maintenant
une productivité déclinante. L'organisation verticale de branches,
chacune sous la coupe d'une seule grande Société Nationale,
entraînait des rigidités structurelles. Aussi ces Sociétés ont-elles
été découpées en petites unités rendues «autonomes»· et soumises
aux lois du marché. La vente de gaz/pétrole entretient le pays. Mais
l'emploi, insuffisant, a pris la forme d'un «secteur informel», qui se
nourrit à n'en plus finir sur les filières d'importation de produits de
consommation.
Un affairisme s'est développé. Il est plus prédateur que
producteur. Pénuries et marché noir devienn~nt de règle. Entre 1965
et 1980, les salariés réguliers (employés et ouvriers) étaient devenus
majorité de la population. La considérable augmentation de leur
niveau de vie constitua leur «pacte», en cette période, avec l'option
de développement du moment. Or leur vie devient plus difficile.
L'inflation persistante affecte leur pouvoir d'achat. Tout se paye
(même les soins médicaux, gratuits naguère), et si cher qu'il faudrait
disposer de larges libertés· d'emploi du temps, et d'une deuxième
activité - parallèle - pour faire face ..
En ce contéxte, le monde industriel est troublé : et profondément
le sont ses promoteurs, les industrialistes. Il faut bien admettre que les
usines, rapidement édifiées, étrangement modernes, sont ressenties par
beaucoup, à leur exténeur, comme des pièces rapportées. La culture
technique n'a guère été popularisée ; elle peut être perçue, maintenant,
comme antinomique avec une culture moins «matérialiste», plus
«a Jthentique».
Comment resituer maintenant le travail, la tension vers une production
indépendante des biens, dans une hiérarchie des valeurs où ils prétendaient
naguère à une "haute place aujourd'hui contestée ? Comment renouer avec
le «pacte» des années 70 ? Comment, en peu de temps et quand on est
devenu pauvre, sans plivilège d'Etat, enclencher une nouvelle dynamique

17
vertueuse, améliorer les procédés de production, la compétitivité, et créer
des emplois, nombreux et rémunérateurs ?
Aussi, la double question de l'industrialisation (de son sens, pour
le pays), et celle de la Recherche (de sa conjonction à l'industrie, pour
assurer les apprentissages technologiques, requalifier les producteurs
et l'activité industrielle) se posent-elles ici, avec acuité. C'est dans cè
contexte que s'ouvre notre Àtelier. Il se déroulera entouré d'événements
dramatiques : Ali El Kenz · en fait le réeit. · Des masses populaires
grandissantes occupent les rues alentour, réclamant un changement de
régime, et souhaitant la prise ·de pouyoir d'un Etat islamiste. Le modèle·
de Société auquel nous référions implicitement, les préoccupations
de productivité, d'avancement du savoir que nous allions agiter, sont
brusquement relativisées. Quelle portée ont-elles ? Pour qui ? Quelles
en sont les limites ? Habituellement occultées; «parce que ce n'est pas le
sujet>>, ces questions sotit inesquivables.
L'événement sera stimulant. Impossible, pour les paiticipants,
de s'abstraire ici des conditions que le contexte posé à l'exercice
de science. Impossible de s'en tenir à des approches iréniques de
négociation entre «acteurs» partageant la plus grande cohésion
sociale : potentiellement intéressés à la réussite d'un même projet. Il
faut référer aux croyances des hommes, à leurs engagements, à leurs
conflits, aux institutions concrètes, aux contingences historiques. Il
faut ici des exemples détaillés.
D'autre part, l' Atelier ne revêt pas un caractère dérisoire. Son
pluri-nationalisme l'en sauve. Aucun intervenant ne manque de·
ressentir les événements qui nous englobent, et de les interpréter,
par référence à d'autres événements dramatiques qui ont marqué sur
son propre pays. Le Vénézuéla vient de connaître des émeutes de la
faim, conséquences d'une ouverture brutale au commerce extérieur,
de la déréglementation (suppression massive des soutiens d'I~tàt),
et de la faillite de nombreuses .entreprises. L'Inde a été secouée
par l'assassinat de Rajiv Gandhi~ ouvrant une furieuse pédode
d'affrontements entre intégristes (Hinduistes, Sikhs, Musulmans), et
de tendances centrifuges: Le Brésil vit sur fond de désarroi, concernant
le paradigme de son développement (auto-centré ou déréglementé?
Avec quels bénéfices, pour la masse de ses marginalisés ?). Or la
similitude des problèmes (par leurs détonateurs, et parfois leurs
manifestations) n'est qu'apparente dès qu'on pénètre dans la

18
complexité des situations nationales, dès qu'on observe les suites
divergentes, les reprises d'initiatives, la contingence des issues. Le
poids écrasant du lieu et de l'instant se trouve. levé. L'histoire prend
de l'épaisseur, et le rôle des acteurs, de leurs marges de manoeuvre.
En ce contexte, notre confrontation éçartait la fatalité : celle d'un
triomphe des techno-sciences, comme celle de leur naufrage.
Que nous apprit encore cette réunion ?
D'abord, qu'on ne peut pas sous-estimer les bouleversements que
promet encore un développement techno:-scientifique. lll est à l' oeuvre
dans la redistribution présente, à travers le monde, des chances et des
puissances.
V.V. Krishna, au détour d'une intervention, signale par exemple
les enjeux qui s'attachent aux savoir-faire biotechnologiques : Us
peuvent rapidement conduire à des substituts de produits agricoles,
sur l'exportation desquels repose la vie de tout un pays. Sa suggestion
est de ne pas se tenir à l'écart d'un développement scientifique en
p)ein essor, et d'apprendre à le tourner dans le sens de ses propres
besoins. A. Botelho, à plusieurs reprises, attire l'attention sur les
innovations militaires de pointe, sur leur autonomie relative, et
sur 1' efficacité des complexes rnilitaro~industrialo:-scientifiques.
Y. Goudineau remarque pour sa part que les faits de diffusion
scientifique et technique ont à. la fois un caractère irréversible et
d'universalité. Comme aujourd'hui la généralisation de l'information
fait que chaque société est immédiatement au courant des innovations
accomplies dans toute autre, chacun peut aussitôt mesurer les écarts
entre lui et les autres : et chercher à les combler, soit en production,
soit en consommation. Le fait n'est pas pour rien dans l'expansion
d'une économie-monde, par réticulation complète deJa planète. Les
convulsions dans les mailles ne sont pas près d'en déchirer le filet.
Ainsi, la question du rapprochement de la science et de l'industrie
est-elle, volens..:nolens, de grande portée, et pour longtemps.
Rencontre improbable, à première vue. C'est celle de deux mondes
- celui des chercheurs, celui des industriels, qui ont chacun leur
cohérence sociale, leur champ d'action, aux valeurs différentes. Il en
va d'autant ainsi que chacun jouit dans la société de son autonomie
relative. Mais c'est une condition de bonne marche del'un comme de
l'autre. Une science serve n'est pas efficace. C'est la conclusion des
travaux de K. Raj, sur les «institutions de recherche arabe à succès»:

19
celles qui ont révélé assez d'autonomie, construite, pour retrouver
sujets d'étude et commanditaires, lorsque leur créateur tutélaire -
l'État, ou une Industrie - se désengage.
La rencontre est rendue difficile, par la multiplicité des voies
disponibles, de chaque côté, pour réaliser son but, sans pourtant
innover. L'indusuiel peut se passer d'apprentissage technologique
et faire des profits ; le chercheur peut imaginer servir son pays, et
même mettre au point des produits qu'il croit applicables - sans
qu'ils aient chance d'être appliqués. Les enquêtes de Pirela, typant
les entreprises susceptibles d'innovation, ou celles d' Arvanitis,
expliquant par quels processus il peut se faire des «innovations sans
innovateurs», sont pleines d'enseignements. On entre en profondeur
ici dans la classification des conditions de l'innovation, et les débats
à la suite furent vifs.
~ourtant, à contextes changeants, la rencontre des scientifiques
et des industriels se produit, ou peut s'aménager. La table ronde,
qui donna l'occasion d'exposer des exemples du rapport recherche-
industrie en différents pays fut pleine de leçons. Pirela y insiste sur
l'effet des politiques économiques, Krishna sur les capacités de
rebond de chercheurs professionnalisés (non «fonctionnarisés») ;
Botelho fait ressortir, dans un mouvement historique, le changement
de paysage du champ techno-scientifique au Brésil, avec inversion
des institutions phares. Mais ce ne sont pas les politiques qui créent
l'innovation. Elles les inhibent ou les facilitent. Les évolutions, les
réalisations, les chances de réussite passent d'abord par les acteurs
impliqués; Du moins faut-il les saisir d'abord à ce niveau. L'étude de
R. Rengifo, sur les valeurs changeantes des chercheurs (ou plutôt sur
la reprise d'initiatives d'un style particuliter de chercheurs - passant
aujourd'hui rapidement à l'industrie) porte au coeur d'un nécessaire
et préalable changement des mentalités. Botelho attire l'attention sur
le rôle des institutions-phares, cristallisant à un moment de nouveaux
idéaux et modèles professionnels. L'analyse vaut symétriquement
chez les industriels. On peut être formé comme ingénieur, et
bon ingénieur, mais fermé .à la recherche. M. Bettahar souligne
l'importance de surmonter cet empêchement à fa communication
recherche/industrie.
Il n'y a pas de recette. Cette assertion serait un peu courte, si
elle n'était spécifiée.· L' Atelier examine en profondeur quelques

20
dispositifs «miracles», auxquels ont prête la vertu de rapprocher la
science et l'industrie : telle modèle MJ.T., ou les «technopoles» -
dont Boumerdès en Algérie pourrait être un exemple. Ce que montre
A. Botelho, c'est que 1es «modèles» (étrangers) sont des armes,
aux mains de groupes prêts à l'initiative, et soucieux de débloquer
un système inadapté. Y. Goudineau le montre en insistant sur le
caractère syncrétique des objectifs fixés aux «technopoles», et leur
grande variété suivant les besoins en contexte. Ce que promeut l'idée,
c'est une initiative (Pirela en donne un exemple), et la tentative
de la structurer, de la stabiliser au moyen d'une institution-phare
qui parviendra à s'imposer. Mais les institutions vieillissent : des
intérêts professionnels ancrés .peuvent se substituer aux ambitions
plus anciennes, qui s'essoufflent ou couvent sous la braise. (C'est
ce que montre Khalfaoui). ·Une institution évolue, une solution n'est
jamais toujours et mécaniquement miraculeuse: une autre pourra s'y
substituer ~ des circonstances fortuites peuvent aussi bien enfermer
r emprunt dans une réussite limitée, ou la transformer en puissant
instrument de dissémination d'un nouveau modèle professionnel
(Botelho). ·
Ce qui est assuré, c'est que l'indispensable innovation se produit
toujours dans une dynamique d'emprunts. C'est ce qui porte à centrer
maintenant r attention sur la dialectique du local et del' international,
dans les relations scientifiques et techniques : aussi ALFONSO
projette-t-il de thématiser son prochain Atelier, à Caracas, sur les
politiques des fonds internationaux de soutien à la recherche, et sur
la pratique qu'en ont les chercheurs des pays concernés.
Roland Waast

21
CHAPITREI

lLA RELATION FORMATION-INDUSTRIE DANS UN PÔLE


TECHNOLOGIQUE (ALGÉRIE)

HOCINE KHEI,FAOUI

La relation formation industrie constitue l'une des rares questions


qui se posent avec autant de permanence et d'intensité depuis le XJXèmc
siècle. Malgré son apparence de lieu commun, probablement dû à sa
persistance, cette relation pose toujours un problème de fond qui engage
l'ensemble de la société dans son rapport au travail et au savoir.
Aussi est-elle portée, selon la cohérence des systèmes de savoir
véhiculés par la· fonnation et l'industrie, tantôt par une communion
traduisant une solidarité sociale, tantôt par des liens essentiellement
institutionnels, dont la fonction est de corriger l'incohérence de ces
systèmes.
Ainsi, la relation: des Instituts Technologiques de Boumerdès
à l'industrie était fondée à l'origine sur une étroite filiation
institutionnelle, destinée à réduire, par le biais d'une coopération
administrée,· les effets des forces centrifuges résultant des valeurs
ambiantes. Mais jusqu'à quelle limite cette filiation institutionnelle
peut-elle compenser les divergences de systèmes de valeur et
de référence entre la fonnation et l'industrie et favoriser leur
dépassement, sachant que cette relation est sous-tendue par une
structure sociale globale faite de rapports inter-individuels et inter-
groupes souvent antagoniques ?

23
Le but de cet artide est de présenter les conditions socio-
historiques ayant présidé à la naissance du pôle technologique de
Boumerdès, dans sa composante «Instituts de formation», et à son
intégration à l'industrie, et d'essayer d'analyser l'évolution des
relations institutionnelles et sociales qui les hent.

1 - LES CONDITIONS SOCIO-JFHSTORIQUES


Fonnellement, les Instituts de formation s'intègrent au pôle
technologique de Boumerdès en un ensemble étroitement associé à
l'industrie. Comme il est indiqué dans l'organigramme ci-après, cet
ensemble s'insère dans un projet cohérent où s'articulent formation
technologique, recherche apphquée et production industrielle 1•

POLE TECHNOLOGIQUE DE BOUMERDES INDUSTRIE


- Instituts de Fonnation technologique
- Entreprises du secteur industriel
- Centres de Recherche Appliquée.
Le complexe de Formation Technologique - appelons-le ainsi pour
le distinguer du Pôle Technologique de Boumcrdès qui comprend
·également les centres de recherche - devait fonctionner dans des
conditions sociales relativement défavorables (voir annexe). Jusqu'au
début des années 80, le public scolaire qui fréquentait les Instituts
était constitué de relégués de l'enseignement universitaire, sans
fonnation technique préalable2, à dominante rurale et sans capital
cultUrel, moderne ou traditionnelle3 •
La hiérarchisation du système national d'enseignement-formation
contredisait le sens du projet de société dont fa fonnation technologique
était porteuse. Tandis que l'enseignement classique recrutait dans les

(1) L'ensemble de cc réseau est initié par le ministère de l'industrie et de !'Energie qui en assumait la
tutelle.
(2) Les Instituts puisaient parmi les relégués de l'enseignement général, l'cnscigucmcnt technique
étant très peu développé ·en amont.
(3) Le taux d'analphabétisme était très élevé chez les parents des étudiants fréquentant ces
établissements.

24
milieux sociaux à capital économique et/ou culturel élevé, les filières
technologiques recevaient un public socialement et culturellement
éloigné de l'univers de l'industrie et de la technologie.
Pendant cette période, les Instituts étaient de ce fait confrontés
à une situation sociale caractérisée par un double «arbitraire
culturel»4 : alors qu'ils assuraient fa formation des cadres techniques
et contribuaient à la mutation d'une population rurale en une
population industrielle, les valeurs culturelles prédominantes et les
aspirations du public ne leur étaient guère favorables.
Cependant, cette situation devait s'estomper peu à peu dès le
milieu des années 80. La convergence d'un ensemble de facteurs va
provoquer une relative mutation de l'origine sociale des étudiants.
Panni ces facteurs, il est possible de citer :
- l'augmentation du nombre d'élèves allant au bout de
leurs études secondaires, qui autorise un plus large èhoix
aux Instituts et leur permet de relever à plusfours reprises
le niveau d'accès en formation.
- la saturation des structures de .l'enseignement
universitaire classique qui réoriente une partie de son
public vers les Instituts de Formation Technologique.
- la «fondamentalisation» de la formation dispensée par
les Instituts: et sa réorientation en faveur des cycles longs.
- lllle certaine valorisation de la fonnation technologique
pour ses qualités intrinsèques.
- l'mlIDtce' d'une exclusion des couches inférieures de
raccès eiil! formation technologique. Celles-ci se seraient
· orientées ces dernières années vers les filières de lettres et
scÏences ,humaines.
- ce p110cessus socio-scolaire a coïncidé avec une
tendance à la baisse des effectifs estudiantins. Entre
1980 et 11989, ces effectifs ont chuté de 30 à 50% selon

(4) La sociologie de l'éducation a montré tout l'avantage d'une «pédagogie invisible» attachée au
patrimoine culturel• familial.

25
les Instituts, sous l'effet de facteurs internes (élitisme et
velléité de supprimer la filière des Techniciens Supérieurs
(T.S.) et externes (saturation des capacités d'absorption
des entreprises tant en termes de places de stage que de
postes d'emploi).
Cette baisse a touché principalement les grands Instituts (I.N.H.,
I.A.P., I.N.I.L.) dont la fonnation est liée à des branches industrielles
spécifiques et dont le recrutement était massif. Les Instituts les moins
touchés - quoique non exempts - sont au contraire de petite taille
(I.N.G.M,, I.N.E.L.E.C.) et forment dans les filières technologiques ayant
un peu plus large éventail d'utilisateurs. Cependant, le recul des effectifs
est surtout à mettre en rapport avec l'arrêt de l'investissement industriel,
même si les facteurs suscités, et d'autres, ont pesé dans ce processus.
Ce sont encore des facteurs externes qui seront à l'origine de la
reprise à la hausse des effectifs estudiantins : en 1987, à la demande
des entreprises, via les tutelles, le recrutement des Techniciens
Supérieurs (T.S.) est porté à 2 promotions par an, et en 1990; quand
le ministère aux universités obtint des Instituts des inscriptions
massives qui ramenèrent les effectifs de première année à leur niveau
de 1980, coinme cela apparaît dans fo tableau suivant :

Effectifs inscrits en pre année en 1980 et 1990


par Institut et par filière

* L'l.A.P. ne forme pas de T.S. dans son. école de Boumerdès. Il dispose pour cela de 3 instituts
implantés à Oran, Hassi-Messaoud et Skikda.
(a) Diplôme pour la Gestion des Entreprises, dénommé depuis cette année - Diplôme d'Etucles
Supérieures en Gestion.
(b) Certificat pour la Gestion des Entreprises, appelé depuis 1990 Gestion des P.M.E.

,,-
26
2 - JLA FORMATION TECHNOILOGIQUE ET ILE PROJET
INDUSTRllEL
Les difficultés d'une «adaptation>> en amont et en aval, le handicap
socio-culturcl dû à un environnement défavorable ontprobablement
pesé sur la décision d'intégrer étroitement les Instituts Technologiques
au système industriel. Cette intégration· a été recherchée par le
moyen d'un réseau de relations de type institutionnel grâce auquel
le complexe de formation technologique de .Boumerdès apparaît
étroitement et historiquement inséré aux entreprises. Quatre facteurs
vont participer au renforcement de cette relation.
- Dès l'origine, les Instituts Technologiques ont adopté
une démarche pédagogique particulière dont l'outil est
la méthode dite de «fonnation alternée», combinant
enseignement «intramuros» (à l'institut) et fonnation «in
situ» (en entreprise). Bien qu'elle soit actuellement assez
corinue - voire même controversée -, cette méthode faisait
alors à peine son apparition dans les établissements similaires
· de certains pays industrialisés. En cela, elle renforçait le
cachet particulier de ces instituts tout en constituant une
innovation pédagogique remarquable.
- Le 2ème facteur, sous-jacent au 1er, est l'implication des
entreprises dans la fonnation par le biais de r organisation
et du parrainage des stages ·en milieu professionnel et la
participation au jury de fin d'études.
- l,' appartenance commune à un même secteur et une même
tutelle administrative fait qu'une partie impmtante de
· 1•encadrement pédagogique et gestionnaire, ayant parfois
une influence décisive sur l'~rientation de la foi-mation,
provient des entreprises et de l'administration centrale
(ministère).
- Le monopole de fait que ces instituts avaient jusqu'au début
des am1ées 80 sur la fourniture de l'encadrement technique
des entreprises sans autre concurrent que la coopération
étrangère, leur a permis d'essaimer ainsi un vaste réseau

27
de l:adres à travers tout ie secteur industriel pub1fo et aussi
privé.
Pour toutes ces raisons, les Instituts de Boumerdès sont assez
largement identifiés et ·personnalisés auprès du secteur industriel.
Il en résulte un rapport original aux .entreprises, dans la mesure où
celles-ci établissent une relation directe entre la qualité du produit et
l'institut qui le délivre et hiérarchisent les établissements en fonction
de la valeur de leurs stagiaires et de leurs diplômés. A l'inverse de
leur collègues de l'Université qui, en raison de l'anonymat de leurs
établissements d'origine, portent seuls la responsabilité de leurs
capacités professionnelles, les étudiants de Boumerdès la partagent
avec leurs instituts dont la réputation est ainsi liée à celle de leurs
produits.
Aussi, bien que les relations institutionnelles avec les entreprises
tendent à s'émousser ces dernières années, les Instituts de Bomnerdès
continuent à recevoir - sans qu'ils le demandent ni parfois le
souhaitent - des appréciations ou des requêtes sur la qualité de la
formation, feed-back dont ne bénéficient qu' exceptionnellement les
établissements universitaires5 •
L'important réseau de cadres disséminés dans les entreprises, estimé
à près de 18 000 ingénieurs, techniciens supérieurs et gestionnaires
(voir tableau suivant), fait tacitement fonction de «public-relations».
Ces cadres contribuent, par esprit de solidarité ou par le biais de liens
infonnels entretenus avec le personnel pédagogique et gestionnaire,
à l'établissement de relations préférentielles avec leur Institut
d'origine en priorité et ceux de Boumerdès en seconde position6 •
Ces cadres sont répartis dans toutes les branches de l'industrie comme
l'indique l'éventail des spécialités présenté en annexe (voir note 2) et

(5) Parmi ces exceptions, il convient de citer l'Université de Annaba, avec le Complexe Sidérurgique
d'El-Hadjar et l'Université de Tiaret avec !'Unité Fonderie de la même ville. Cette relation, surtout
portée par la proximité géographique, n'est pas de type institutionnef.
(6) Grâce à cc canal, potentiellement très puissant, des études techniques sont souvent proposées
aux Instituts de Boumerdès avant toute offre publique. Ces études sont cependant rarement prises en
charge pour des raisons diverses dont, dit-on ces dernières années, l'absence d'autonomie budgétaire.
Par ailleurs, de. l'aveu des responsables de services des stages, les actions de formation en milieu
professionnel auraient été, dans le contexte actuel, impossibles à prctîdre en charge du côté des
entreprises sans la présence de cc personnel.

28
opèrent à tous les niveaux. hiérarchiques aussi bien dans les chantiers, les
ateliers, les laboratoires que les services et les postes de direction7.
Estimation des cadres formés par les Instituts depuis leur création
(par institut et par diplôme)

esttmat1onsta.mcomp.

* Post-graduation spécialisée, diplôme spécifique à l 'l.A.P.


**Gestion Cycle Long(D.P.G.E. puis D.E.S.G.).
*"'*Gestion Cycle Court (C.P.G.E. puis G.P.M.E.).
0
( ) A cc total, s'ajoutent quelques centaines d'ingénieurs d'application formés par 1'1.N.H. et

l'l.N.l.L.

Cependant, tout semble indiquer que cet important réseau est très peu.
mis à profit par les Instituts dans leurs relations avec les entreprises. Ainsi,
aucune structure formelle n'a été créée pour entretenir le contact avec
eux. Les seuls liens qui existent, peu nombreux, sont de type informel et
se localisent généralement dans le sexvice des stages qui en éprouve un
besoin objectif. Ce n'est que récemment que des associations d'anciens
élèves commencent à se créer çà et là.
De fait, malgré leur solidarité originelle, les relations des instituts
aux entreprises n'ont cessé de se distancier sous l'effet de facteurs
internes et externes, structurels et socio-culturels. Ces facteurs, dont
fa convergence est presque simultanée, vont être à l'origine de la
faillite des relations de type institutionnel. Mais cette faiUite semble
avoir ouvert, et même enfanté des possibilités plus grandes pour
une relation de type nouveau fondé sur des liens personnalisés et un
dialogue social entre les Instituts et les Entreprises.

(7) Dès 1971, scion nombre de cadres des entreprises pétrolières, Sonatrach n'aurait pu surmonter les
problèmes techniques qui ont surgi à la suite du départ des coopérants français lors de la nationalisation
des hydrocarbures, sans les étudiants et les diplômés de !'I.N.H. et de l'I.A.P.

29
3 - Les limites die la irelatfoliu illllstitul!tfo1mneHe
A partir des années 80, certains des facteurs ayant eu un rôle
décisif dans la création des Instituts Tèchnologiques ont connu des
changement importants qùi vont se répercuter sur l'orientation et le
devenir de ces derniers. Panni ces facteurs, seule la demande sociale,
dont l'orientation n'est pas en faveur de la fonnation technologique,
a gardé la même ampleur. En effet, même si le statut social de cette
formations' est relativement amélioré tout au long de son expérience,
la demande sociale ne vise pas explicitement ces filières, comme
c'est le cas, par exemple, pour la médecine où sa pression est prise
en compte par le planificateur8 •
Cependant, la demande économique, provenant du secteur industriel,
facteur dédsif dans la mise en œuvre de la fonnation technologique, a
fortement changé quantitativement et qualitativement durant cette période.
Le ralentissement de l'investissement industriel, la transfonnation des
modes de gestion se sont répercutés directement sur le volume etlaqualité
de loffre d'emploi et indirectement, en raison des liens organiques et
contractuels, sur le nombre d'étudiants inscrits9•
Il devenait en effet difficile d'assurer aux étudiants une place
pour chacun des 3 stages que comporte le cursus de forinatioti et
un emploi à l'issue de leurs études. A cela s'ajoute l'incertitude de
la «conjoncture» et le manque de confiance dans l'avenir qui font
que les entreprises hésitent à recruter des cadres malgré le sous-
encadrement du personnel dont le taux serait de 1,22% contre 9%
pour un pays comme lie Portugal1°.
Cette tendance est aggravée par le comportement professionnel
des diplfünés eux-mêmes : alors que l'entreprise exige une période
de «sensibilisation aux problèmes de la production», qui lui sert en
fait à juger de leur qualification selon ses propres nonnes, les jeunes

(8) Excepté le corps enseignant qui l'a mis à profit pour réclamer le rattachement de ces établissements
au système universitaire classique, aucune source ne s'est inquiétée de la sous-utilisation des
infrastructures d'accueil.
(9) Jusqu'en 1988, les étudiants des Instituts Technologiques bénéficiaient d'un débouché a5suré dans
les entreprises du même secteur.
(10) Cc taux est avancé pour toute l'économie algérienne, et pas seulement pour le secteur industriel.
Algérie Actualité 11°1276 du 29/3 au 04/4/1990.

30
cadres estiment, une fois embauchés, qu'ils n'ont à faire que les tâches
qui sont à la hauteur de leur diplôme. Ce faisant, ils réduisent leurs
propres chances de recrutement en poussant les entreprises à adopter
une demande de plus en plus basée sur «l'opérationnalité», tout en
sachant bien que cela n'est guère réalisable. «Qui veut commencer
ingénieur doit être recruté avec les capacités d'un ingénieur»,
semblent-elles dire.
Il convient d'ajouter que ce changement d'attitude de l'entreprise
est stimulé par l'élargissement des possibilités de choix offert par
le développement de la fonnation technologique. et l'arrivée sur
le marché du travail de diplômés des universités scientifiques et
·technologiques d'Alger, d'Oran et d' Annaba.. ., choix confirmé par
le processus d'autonomisation des entreprises. ·
Dans ce contexte, le mode de formation alterné devient de plus en
plus difficile à mettre en œuvre. Des arguments jusque-là tus par les
entreprises sont plus souvent évoqués pour justifier leurs réticeµces à
recevoir les étudiants en stage : perturbation du fonctionnement des
services, frais d'organisation et de prise en charge 11 , indiscipline des
stagiaires ...
La politique de la «commercialité» a frappé de plein fouet le
fonctionnement des Instituts. Le passage d'une gestion «in&énieriste»
àunegestion«financière» 12 s'estrépetcutédirectementsurl'altemance
en tant que mode de relation entre la fonnation et l' entreprise 13 • Or, celle-
ci a déjà été fragilisée par l'opération «restructuration» des entreprises
qui. eut pour effet une forte perturbation de l'organisation, obligeant les
Jnstituts à rétablir. les canaux de communication, renouer les liens avec
des personnes nouvelles, reconstituer les places de stage 14•

( 11) Bien qu'une nouvelle réglementation ait mis, depuis 1988, la rémunération des stagiaires
intégralement sur le compte des Instituts, la plupart des entreprises ont maintenu leurs restrictions sur
le nombre des stagiaires.
·( 12) A. Bouyacoub, La crise de la gestion dans les entreprises industrielles publiques, Revue Economie
Appliquée et Développement, n°16, 4° t~imcstre 1988.
(13) Une entreprise publique de chimie a exigé des étudiants qu'ils viennent en stage munis de leurs
fioles et de leurs produits !
(14) Les Instituts eux-mêmes ont fait l'objet de restructuration puisque deux d'entre eux (l.N.LL. et
l.N.P.E.D.) ont été scindés chacun en trois établissements, cc qui aurait pennis de tripler le personnel
administratif et d'accroître son emprise sur le personnel pédagogique.

31
La décennie 1980 marque donc la fin de la prédominance du facteur
institutionnel, tel qu'il a été initialement défini, dans la relation entre le
Complexe de Formation Technologique de Boumerdès et i'industrie.
En fait, c'est tout le modèle organisationnel dans le cadre duquel la
Formation Technologique a été emboîtée à l'industrie qui chanceHe.
Projet technocratique, il s'est heurté à 2 difficultés majeures relevant
du système social : la bureaucratisation de ses rouages et les stratégies
autonomes des acteurs. Privé d'une dynamique sociale propre, ce
projet semble être arrivé à ses limites, qui sont celles des conditions
économiques et politiques qui lui ont donné naissance.
Paradoxalement le tarissement des possibilités offertes par .la relation
institutionnelle semble ouvrir des perspectives plus grandes pour un
nouveau type de rapport basé, non pas sur des circuits et des procédures
bureaucratiques, mais sur un dialogue responsable entre d'un côté
les Instituts et de l'autre les· entreprises. La levée des contraintes qui
obligeaient les uns et les autres à pratiquer une «alternance formelle»
pourrait ouvrir de nouvelles fonnes de coopération entre les deux
partenaires. Cependant la relation institutionnelle, par les multiples liens
qu'elle a permis de tisser entre les deux communautés aura contribué à
rendre possible cette nouvelle situation.
4 - §itrn1l:égJie sociales, formation et ilrullllllstrne
On a vu que le projet initial de la connexité entre la formation et
l'industrie s'inspire d'une quasi-dissolution de la première dans la
seconde. La formation, délestée de toute identité propre, est assimilée
à l'industrie dans le sens où elle est subordonnée aux objectifs de
l'entreprise. De là, les groupes sociaux qui en sont les acteurs sont
comme mis au service d'une seule finalité : celle de l'entreprise.
Ce projet s'est cependant confronté à des stratégies de groupes
qui ont, en fait, toujours conditionné pour l'essentiel le rapport à
l'industrie. Ces groupes, constitués au sein du corps. enseignant
et du personnel de direction sur la base de caractéristiques socio-
professionnelles spécifiques, se distinguent par des démarches
différentes à l'égard de la fonction et des objectifs de la fonnation.

32
Les stratégies de ces groupes visent selon les uns ou les autres soit
à conférer à la fonnation une identité propre, soit à accentuer sa mise
sous tutelle de l'entreprise. S'ensuit alors une quête de légitimité qui
va focaliser le comportement des acteurs : certains la recherchent
dans la formation elle-même et œuvrent en conséquence pour son
autonomisation par rapport à l'industrie; d'autres ne la voient nulle
part ailleurs que dans le secteur économique et travaillent pour une
plus grande fusion de la formation avec celui-ci.
Bien que ces deux tendances se rencontrent aussi bien panni le
personnel pédagogique qu'administratif, la première prédomine
principalement chez les enseignants et la seconde chez les membres
de la direction.
4 -1. Groupes et stratégies de groupe au sem du corps enseigmm.t :
Une première lecture des attitudes et comportements du corps
enseignant pennet d'identifier un thème de convergence et deux
thèmes de divergence : -
- les enseignants convergent en admettant tous, quel que soit
leur profil, la nécessité pour un formateur d'être au fait de la
réalité industrielle.
Ils divergent au sujet :
- de l'ampleur de cette connaissance et de l'effort qu'elle
appelle.
- du «droit de regard» auquel pourrait prétendre l'entreprise
sur la fonnation.
Aussi, la discordance réside-t-elle moins dans l'utilité de la
connaissance du milieu industriel par l'enseignant qu'autour de
l'importance et de l'intérêt de cette «connaissance» et de son
influence sur la formation.
Cette attitude dissemblable du corps enseignant est à mettre en
rapport avec sa grande hétérogénéité. Celle-ci s'exprime à travers la
nature du diplôme détenu (5 catégories qui vont du T.S. au Doctorat
d'Etat), la provenance de deux systèmes scolaires de tradition différente
(technologique et universitaire), la nature de la fo1mation dispensée dans

33
chaque pays étranger (U.R.S.S., U.S.A., France, Grande-Bretagne ...),
l'existence ou non d'une expérience industrielle ...
EFFECTIFS DES ENSJEiGNANTS PAR GRADE ET
PAR l!NSTlfTUî, AVEC TOTAL COMPARÉ À 1980

Enscigncmcnl 1990 par gr.ide


Total Licence TOTAL Evolution
JnstiLiluts. T.S. ING. l 0 PG 2°PG
1980 D.E.S. 1990 %
405 163 IO 270
I.N.H. OO 30 67 -33.4%
(77%) (16%) (7%) (18,5%)
65
l.A.P. OO 27 79 51 1 158 +58.1%
(80%)
374 187
l.N.l.L. 02 18 65 I02 OO -50%
(82%) (25%)
38 65
J.N.G.M. 04 03 44 14 OO +41,6%
(93%) (03%)
46 58
INEELEC OO 02 14 42 OO +20.7%
(33%) (IO%)
37 32
INPED 32 -3,6%
(?) (00%)
TOTAL 965 06 80 269 404 Il 770 -20,2%

Sources : les Directions pédagogiques des instituts

- Ces données n'incluent pas les vacataires dont le nombre est


assez important dans certains instituts, mais qui proviennent dans
leur presque totalité des autres établissements de Boumerdès, le
total restant dans ce cas approximativement le même.
- Les pourcentages entre parenthèse représentent les coopérants
étrangers.
- La forte baisse du corps enseignant à l'I.N.H. et à l'I.N.I.L. est
imputable à la déflation du personnel soviétique présent dans
ces instituts jusqu'à la mi-80. Une paiiie de ces effectifs est
maintenant couverte par des vacataires.
Au sein du corps enseignant, les individus qui ont le moms
d'ancienneté dans l'enseignement et le moins d'expérience du milieu
industriel se comptent parmi la catégorie des post-gradués (P.G.).
Ce paradoxe apparent s'explique par le recrutement récent de ces
enseignants, qui ne date que de la moitié des années 1980, et par leur
envoi direct en fonnation post-graduée à l'étranger au terme de leurs
études d'ingénieur.

34
Par contre, la plus longue expérience dans l'enseignement et dans
l'industrie se rencontre chez les individus appartenant à la catégorie
des ingénieurs (I.E.) et des techniciens supérieurs (T.S.) dont le
recrutements' est fait pour l'essentiel à partir des entreprises de 1978
à 1983 dans le cadre d'une algérianisation accélérée.
A cette dernière catégorie pourrait s'ajouter une petite minmité de
P.G. provenant des entreprises et dont les éléments ont rompu avec leurs
anciens employeurs pour rejoindre l'enseignement après avoir effectué
une formation post-graduée à l' étranger15 • Leur fonnation graduée n'a pas
eu lieu nécessairement dans les Instituts de Bournerdès cmmne c'est le
cas de l'immense majorité du corps enseignant excepté la catégorie des
licences-D.E.S. qui provient de l'Université.
L'ensemble de ces enseignants se différencie dans son rapport à
l'industrie en deux groupes principaux: l'un agissant pour une association
étroite de la fonnation à l'entreprise, l'autre pour son autonomisation
Le premier groupe est constitué, à quelques nuances près, des deux
dernières catégories (I.E.+T.S. et P.G. provenant des entreprises).
Parce qu'ils n'ont pas d'autre système de référence, ou pour avoir fait
l'expérience de son utilité, ces enseignants défendent une fonnation
proche de l'entreprise, où cette dernière joue un rôle plus ou moins
détenninant selon les individus.
C'est panni ce groupe que l'on rencontre les adeptes d'une
longue pratique industrielle (3 à 5 ans) comme condition nécessaire
à l'exercice du métier de fonnateur. Ces enseignants estiment en
effet que l'on ne peut intervenir «honnêtement» en fonnation, si l'on
n'a pas engagé préalablement une expérience en entreprise.
Celle-ci est omniprésente dans leur système de référence.

(15) L'hypothèse selon laquelle les cadres formés en post-graduation par les entreprises rejoignent
l'enseignement semble être confirmée par un document SIDER qui note «qu'aucun magistère n'a pu
être recruté parce que les possibilités de carrière en matière de recherche ne sont pas encore codifiées ni
même connues dans l'industrie, parce que le statut de chercheur n'existe pas, parce que les motivations
matérielles ne sont pas autorisées encore, et enfin et surtout parce qu'aucun projet de recherche
commun, impliquant l'une et l'autre partie n'a pu être élaboré ... » L'auteur y voit une des causes de
!'»insuffisance» des relations entre SIDER et l'Université. DOC. «Mise en œuvre du travail commun
entre le MILO et le MES.» SIDER. Décembre 1985.

35
Pour les T.S. et les I.E., désormais sans titre protecteur, l'entreprise
constitue une source de légitimité et un argument sécurisant dans les
stratégies que mènent les différents groupes pour asseoir leur contrôle
sur la fonnation ou simplement préserver leur fonction d'enseignant.
De ce fait, même lorsque leur propre expérience industrielle est
limitée, ils sont acquis à une forte association de la formation à
l'entreprise, dont ils amplifient la fonction pour amoindrir le poids
du groupe des «autonomistes» et ses prétentions hégémonistes.
Quant à la fraction des P.G., son attitude associative à l'égard
de l'entreprise, quoique moins appuyée, est redevable à son passé
d'être d'anciens cadres du secteur industriel. Cependant, cette
qualité n'est pas seulement à considérer en soi, mais aussi comme
atout par rapport à ceux qui n'en ont pas bénéficié et comme moyen
de compensation de leur ancienneté réduite dans l'enseignement. Sa
fonction argumentaire joue principalement face aux autres P.G .. Le
corps enseignant est en effet traversé de multiples contradictions,
et chaque groupe tente de valoriser au mieux ses attributs face aux
autres. De sorte qu'il n'est guère possible de comprendre les attitudes
et comportements des individus, si l'on n'a pas en vue les enjeux qui
les opposent les uns aux autres.
En raison de cette expérience antérieure, on perçoit d'ailleurs chez
les individus appartenant à ce groupe, quel que soit leur diplôme,
une réelle influence de l'entreprise, qu'ils évoquent non pas comme
une entité abstraite, mais comme une réalité concrète, avec des
pratiques socio-professionnelles vivantes. Même la terminologie qui
apparaît dans leurs discours est significative à cet égard : ainsi ils
emploient plus volontiers le tenne de «fonnation» de préférence à
celui «d'enseignement», de «technologie» au lieu de «science» ...
Ce groupe tend néanmoins vers l'extinction en raison du recours
systématique à l'envoi en fonnation post-graduée, des nouveaux
statuts qui interdisent le recrutement des catégories simplement
graduées et du tarissement de l'embauche à partir des entreprises. Ce
processus, dont l'amorce remonte déjà à une décennie, a contribué,
sans pour autant en être la cause exclusive, au déclin de l'entreprise

36
comme source de légitimité et de référence sur l'orientation de la
formation telle qu'elle a été originellement définie.
Le deuxième groupe constitutif du corps enseignant recouvre
la catégorie des «scientifiques intégraux» : ils sont tous issus des
Instituts de Boumerdès d'où ils ont été envoyés en fonnation post-
graduée à l'étranger. Ils sont généralement plus jeunes et n'ont
intégré l'enseignement qu'à partir de 1985. Leur nombre s'accroît
en proportion inverse par rapport à l'autre groupe, ce qui leur donne
une propension de plus en plus hégémonique sur la formation et le
reste des enseignants.
Ils s'attribuent le titre de <<Scientifiques» et concèdent aux autres
celui de «technologues», juste pour ne pas dire «techniciens».
Toute leur stratégie repose sur la valorisation du «diplôme» et de la
«théorie». Leur attitude à l'égard du milieu industriel peut se résumer
en deux points : rejet de l'entreprise comme source de légitimité et
minimisation de sa fonction sur l'orientation de la formation.
1- Ils ne reconnaissent l'entreprise ni comme source de légitimité,
ni comme référence exclusive pour la qualité de la fonnation. Celle-
ci, autonomisée, se voit conférer une identité propre. La «science» et
la «théorie», qu'ils confondent avec leur propre savoir, constituent
les valeurs de référence auxquelles elle doit se soumettre. Dès lors,
ils refusent de reconnaître aux entreprises un droit de regard décisif
sur la fonnation. Leur univers, bientôt avoué, c'est le système
universitaire, et leur vœu est de le réintégrer pour se débarrasser du
dernier lien administratif qui les lie au secteur économique.
2- Bien qu'ils reconnaissent «l'utilité» d'une connaissance
de l'entreprise pour la formation, ils en minimisent la portée et
la complexité. Contrairement au ·premier groupe, ils perçoivent
l'entreprise comme une entité à la fois abstraite - sans contours précis
- et simpliste dans la mesure où «s'imprégner de ses équipements n'est
pas une tâche compliquée» et que si nécessité il y a, «il suffit de quelques
séjours assez brefs pour en saisir les données essentielles». Pour eux,
on a fait de l'entreprise un fantasme dont la réalité n'est pas à la hauteur
des prétentions. Amplifier ce paramètre tiendrait de la fantasmagorie qui

37
ne profite ni à l'entreprise, ni à la formation, mais aux «magiciens qui
agitent des ombres sur fond de clair-obscurn (un P.G.).
En bref, «autonomistes» et «associatifs» s'accusent mutuellement
de «brasser du vent». Tout se passe comme si «fantôme de la science»
et «fantôme de l'entreprise» se disputaient une formation qui, faute
d'être elle-même, c'est-à-dire technologique (?), ne sait plus où
donner de la tête.

4 - 2 . l.Jc persmmel de cllirecfüm :


De par leur profil scolaire et professionnel, le personnel de
direction - il s'agit en fait des directeurs d'établissement sur lesquels
l'enquête a porté - se distingue nettement des catégories dominantes
au sein du corps enseignant, en particulier celle qui fonne le groupe
«autonomiste» :
- Ils ne sont pas post-gradués comme le sont ces derniers.
- Leur carrière dépend de la tutelle administrative et non
pédagogique 16 •
- Ils proviennent du secteur économique, où ils ont exercé
moins souvent dans les entreprises que dans les administrations
centrales. Certains ont assuré successivement la direction
de plusieurs Instituts à Boumerdès, sans toutefois pratiquer
l'enseignement.
Cette différence cardinale dans le profil socio-professionnel va
leur imprimer une démarche et des aspirations à l'opposé de celles
du groupe dominant au sein du corps enseignant 17 • En effet, après

( 16) Les Instituts Technologiques ont depuis 1983 deux tutelles : administrativement, ils dépendent des
ministères économiques et pédagogiquement du ministère de !'Enseignement supérieur qui gère la
carrière des enseignants depuis cette date.
(17) Ainsi, quand les enseignants de tous les I.T. dénoncent dans une lettre au chef du gouvernement:
- «la compression des effectifs des étudiants», - «l'allégement des programmes», - «la suppression
du tronc commun», - «la «professionnalisation» de la formation», - etc ... les responsables d'instituts
répliquent dans un document destiné aux autorités c.n dénonçant :
- «l'uniformisation de la formation», - «les mesures rendant impossible l'ouverture de nouvelles
filières», - «le tronc commun MES comme condition pour la validation du diplôme», - «le recrutement
d'étudiants non en fonction des besoins des entreprises mais de la pression des bacheliers», - «le statut
des enseignants qui ne tient pas compte des spécificités des l.T.» Et concluent que «l'originalité cl
l 'cfficacité de la démarche pédagogique de ces Instituts tendent à disparaître». Documents émis en
1988.

38
de longues années de relative passivité, ce personnel a adopté
depuis 1985 une attitude très activiste en faveur de la «tutelle
de l'entreprise». Subitement, des thèmes cmmne la «pratique»,
l'«expertise du terrain», la «relation à l'entreprise» submergent leur
discours et apparaissent telle une préoccupation lancinante.
Leur démarche s'inspire de trois idées-forces, dont certaines
rejoignent celles du groupe «associatif» : lier la fonnation à
l'entreprise, rechercher le savoir pratique et l'expertise du terrain
par le recours au personnel de l'entreprise, valoriser les catégories
inférieures du corps enseignant (T.S. et I.E.), supposées porter ces
valeurs pédagogiques.
1 - L'identité de la fonnation est étroitement liée aux entreprises.
Cette relation repose sur la maîtrise d'un enseignement «adapté»,
grâce à la pratique et à l'expertise du terrain. Celles-ci sont considérées
comme l'unique moyen d'accéder à l'industrie. Ce personnel maudit
donc pêle-mêle tendance au théoricisme et dispositions statutaires
qu'il accuse de s'opposer à la jonction avec les entreprises et de
favoriser des normes d'enseignement classique.
2 - Ces «pratique» et «expertise du terrain>> ne sont pas recherchées
auprès des enseignants - on a comme renoncé à les en doter - mais
du côté du personnel des entreprises, signifiant également par là,
implicitement, que ces qualités ne font plus partie des attributs du
corps pédagogique existant. Cependant, comme il est techniquement
plus aisé d'organiser des séjours en milieu professionnel pour les
enseignants que de recruter le personnel des entreprises, en raison
des obstacles juridiques, organisationnels et financiers, tout porte à
croire que ce qui est recherché c'est l'abrogation en soi des nouveaux
textes et le retour à la tutelle administrative du secteur économique.
D'où l'importance accordée formellement à l'enseignement associé
et à la valorisation des catégories intennédiaires (T.S. et I.E.).
3 - Ce sont les catégories inférieures du corps enseignant -
paradoxalement disparues ou en voie de l'être - qui sont considérées
comme les plus susceptibles d'être porteuses de ces qualités pratiques.
Ceci fait apparaître une convergence de conception et d'intérêt
stratégique entre ces catégories et le personnel de direction, et laisse

39
supposer l'existence d'une alliance au moins tacite entre eux. En
réalité il n'en est rien et cette alliance semble rester à l'état potentiel,
sans guère d'effet sur l'orientation de la fonnation. Car nul, panni les
deux groupes, n'ose remettre en cause la toute puissance du diplôme
qui incarne et protège le groupe des «autonomistes», surtout chez
une population longtemps frustrée de titres académiques.
Néanmoins, la démarche activiste et pro-industrielle adoptée
par le personnel de direction ces dernières années tranche avec leur
relative indifférence passée et leur mode de gestion bureaucratique
privilégiant la préservation du modèle au détriment de sa finalité
technologique. En effet, c'est durant la première phase de !'Histoire
des Instituts de Boumerdès, quel' on peut appeler «phase industrielle»,
que les prémices du processus de distanciation d'avec l'industrie sont
apparues. Les T.S. et les I.E. constituaient alors le pivot du corps
enseignant et l'avènement de la post-graduation est plus un effet de
ce processus qu'une cause 18 •
De sorte que le comportement et la stratégie mise en œuvre par
le personnel de direction, comme ceux des enseignants, n'obéissent
pas seulement à des projets plus ou moins cohérents, correspondant
à leur vision de la fonnation, mais également aux perspectives de
leur propre devenir socio-professionnel confrontés aux aspirations
divergentes des autres groupes sociaux.
La démarche du personnel de direction semble être également
redevable à la nature de ses relations aux entreprises et des catégories
sociales avec lesquelles il est en contact. La relation aux entreprises,
que ce personnel monopolise au détriment du corps pédagogique, est
essentiellement de type bureaucratique.
En effet, du côté des Instituts comme du côté des entreprises, ce
sont généralement des catégories administratives - non impliquées
dans la fonnation ou dans la production - qui servent de relais et
assurent ce contact : chefs des services de stage ou des relations

(18) Pour l'analyse de cc processus, voir notre article «Le rapport de la formation technologique à
l'enseignement général. .. Cas de l'Institut National des hydrocarbures et de la Chimie», Colloque
«Maghreb et Maîtrise technologique». TUNIS. Juin 1990.

40
extérieures pour les Instituts, chefs de services de formation pour
les entreprises, qui ne rendent compte de leurs activités qu'aux
· dirigeants administrati.fs et gestionnaires.
De ce fait, il résulte que le personnel le plus intéressé
professionnellement par ce contact - fonnateurs à l'institut et
producteurs en entreprises - n'en profite guère.
Or, du côté des entreprises, il est plus que probable que ce sont
les cadres administratifs et gestionnaires qui véhiculent une vision
utilitariste de la formation, avec un profil «spécialisé» et des
prétentions «opérationnelles», la subordonnant au fonctionnement
immédiat de l'industrie. Ainsi, la médiation de la relation Institut-
En1Teprise par des catégories administratives, étrangères aux
processus de formation et de production, en fausse les données
conceptuelles et en pervertit le rapport.
L'emprise de l'indus1Tie sur la fonnation n'est alors qu'apparente.
Car en fait, elle s'exerce plus sur les aspects administratifs que
pédagogiques, le personnel assurant la fonnation et la production
restant en retrait de cette liaison. Leur point de vue est fonnulé sur
la base d'une expérience qui ne doit pas grand chose aux politiques
directionnelles des Instituts ou des entreprises.
5 - Les attitudes a l'égard de l'industrie et leurs implications
sur la formation
Quelles seront les conséquences de ces comportements de groupes
sur la fonnulation technique de la fonnation ou de son projet ?
Si le groupe «associatif» préconise un profil de fonnation
pluridisciplinaire, le groupe «autonomiste» et celui du personnel de
direction convergent en faveur d'un profil spécialisé.
La conception du premier groupe peut-êtTc illustTée par ces propos
type : «un I.E. peut être appelé à intervenir dans différentes fonctions
de l 'entTeprise car sa tâche peut être techniquement circonscrite
comme elle peut résider dans la conception globale du système
de production d'un atelier ou d'un chantiern. Cette démarche qui
appelle la polyvalence semble se recouper avec celle des gens du
ten-ain, comme le montrent les propos de cet ingénieur industriel :

41
«Les polymères, ce n'est pas seulement de la chimie; c'est aussi de
la physique, des mathématiques, c'est polyvalent. D'où le contact
avec l'Université» 19 •
La connaissance de l'industrie et de ses nonnes de travail
pousserait-elle ainsi en faveur d'une fonnation à la fois pluri-
disciplinaire et fondée sur une étroite association, si ce n'est fusion,
entre la Science et la Technique ?
Par contre, le groupe «autonomiste» qui décide désonnais, dans la
plupart des Instituts;de la fonnation, en trace dans les faits un profil
très pointu20 • Ceci peut être aisément remarqué dans les modifications
apportées ces dernières années dans l'appellation même des filières.
Est-ce parce que dans l'esprit des «scientifiques intégraux» l'I.E.
serait quasiment assimilé à un technicien ? Est-ce parce que cela ·
résulterait de leur méconnaissance du processus industriel ? Ou est-
ce tout simplement une concession stratégique faite au personnel de
direction?
Toujours est-il que les Instituts contrôlent totalement, par le
biais du groupe dominant au sein du corps enseignant la création
et l'élaboration des cmTiculums sans interférence - et apparemment
dans l'indifférence - des entreprises. Des filières nouvelles sont
créées en fonction, non pas des données réelles de l'industrie, mais de
leur image de marque scientifique, en réalité sociale. C'est ainsi que,
les entreprises n'ayant pas encore maîtrisé l'industrie mécanique,
avec toutes ses ramifications technologiques, certains instituts
manifestent des velléités de se lancer dans la «robotique». D'autres,
spécialisés en électricité ou en chimie, ont basculé respectivement
dans l'électronique et l'ordinateur ou en phannacie, pour ce dernier
cas malgré l'interdiction formelle de la tutelle 21 •

(19) Tcclmopolc et développement régional, une émission de la R.T.B.F. retransmise par TV 5 Europe
le 29/I 1/1990.
(20) Cc qui fait dire aux étudiants : «Notre formation est spécialisée mais nos enseignants sont
génémlistcs».
(21) Déjà, cn 1968, la S.N.S. déplorait cc type d'inadaptation «au scctcurindustricl» qui consiste à fonncr
«des T.S. en électronique et non en électromécanique)) et des cadres «dans des proportions sans rapport
avec les disciplines les plus nécessaires (plus d'élèves en télécommunicalion qu'en mécanique)» 1cr
Séminaire National Formation-Développement. Rapport S.N.S. 1968. Paradoxalement les LT. étaient
initialement conçus pour remédier à de tels dysfonctionnements.

42
Ceci, moins pour anticiper le futur des entreprises que parce que
la mécanique, technologie classique, associée à la technique plus
qu'à la science, est par-là même dévalorisée.
Cependant, ce dysfonctionnement renvoie à une autre dimension
de la relation de la formation aux entreprises. La première tendrait
à suivre le niveau de développement technologique universel avec
beaucoup moins de contrainte que l'entreprise, qui ne peut passer
d'un état à un autre sans amortir économiquement ses installations
- ce qui supposerait leur maîtrise - et sans un réajustement de ses
structures organisationnelles. Ce dysfonctionnement est l'expression
de la difficulté, tant pour la fonnation que pour l'entreprise, de suivre
le rythme du progrès technologique. La rapidité de son évolution
réduit le temps dont disposent l'une et l'autre pour le maîtriser
scientifiquement et économiquement, avant que le progrès ne le
rende obsolète et socialement dévalorisé. Pour s'en tenir à l'exemple
de la mécanique, à peine commence-t-on à maîtriser ses procédés
classiques que la robotique, l'informatique, les automatismes, les
matériaux composites ... en font des objets de musée. Dans cette
course contre la montre, il an-ive que la formation ne sait plus s'il
faut suivre la réalité d'ici ou d'ailleurs.
Ce dilemme trouve de moins en moins son dépassement dans la
séparation de l'enseignement en filières «scientifiques» et en filières
«technologiques». En effet, la science et! 'industrie se sont désonnais
totalement emparées l'une de l'autre. Elles se fondent en une seule
entité : la technologie. Mais si la «scientisation» de l'industrie,
engagée dès le 19e siècle, est désonnais totale, «l'industrialisation»,
de la fonnation rencontre encore d'énormes difficultés, économiques
- lourdeur des investissements à consentir en laboratoires et ateliers -
mais aussi socio-culturelles - dévalorisation de la pratique, associée
au travail manuel.
Or, dans le complexe de Formation Technologique de Boumerdès, les
laboratoires et ateliers sont, à quelques rares exceptions, vétustes et sous-
équipés. Les contraintes économiques, mais surtout l'indifférence des
acteurs décisifs, dont les préoccupations et les aspirations ne convergent
pas toujours avec les objectifs de la fonnation, n'agissent pas en faveur de

43
leur prise en charge. Seuls quelques T.S. et LE. se débattent pour assurer
d'aléatoires T.P. aux étudiants.
6 - CONCJ_,USION
On vient de tenter d'analyser l'action d'un certain nombre de
facteurs institutionnels et sociaux sur la relation de la fonnation aux
entreprises. Au tenne de cette analyse, quatre propositions peuvent
être avancées pour l'étude de la relation entre le complexe de
Fonnation Technologique de Boumerdès et l'industrie.
1 - Les effets de la relation institutionnelle ne valent que dans
des conditions spatio-temporelles déterminées et dans les limites
où elles ne sont pas contredites par les aspirations des groupes
sociaux prédominants.
2 - La relation institutionnelle, qui cherchait à atténuer les clivages
socio-culturels entre la fonnation et l'industrie par une fusion de
l'une dans l'autre, a été doublement médiatisée :
- par les strntégies des différents groupes sociaux dont le
comportement obéit certes à des projets plus ou moins cohérents
correspondant à leur vision de la formation, mais aussi aux
perspectives de leur propre devenir socio-professionnel.
- par l'irruption du facteur bureaucratique, tant au niveau des
Instituts que des entreprises, où le personnel de direction,
monopolisant la relation formation-industrie, tend à lui imprimer
une orientation utilitariste qui ne converge pas avec la démarche
exprimée par le corps enseignant et les cadres de production.
3 - De là, l'aiiiculat:ion fonnation-industrie se présente ainsi selon
les différents groupes sociaux :
- Le groupe autonomiste tend à doter la formation d'un système
de références et de valeurs qui lui est propre, mais concède
tactiquement au personnel de direction une spécialisation
fonnelle.
- Le groupe associatif converge avec le personnel de production
pour une formation pluridisciplinaire et étroitement associée aux
entreprises.

44
- Le groupe du personnel de direction rejoint l'encadrement
administratif des entreprises autour d'une vision utilitariste de la
fonnation détenninée par leur propre mode de gestion et d'autres
facteurs plus spécifiques.
4 - Les limites de la relation institutionnelle pomTaient être
porteuses d'un nouveau type de rapport basé, non pas sur des
circuits et des procédures bureaucratiques, mais sur un dialogue
social entre les deux partenaires. Deux éléments majeurs incitent
à fonnuler une telle proposition :
- Les conditions objectives de fonctionnement de la fonnation et
des entreprises pourraient constituer dans le cadre d'une autonomie
institutionnelle et sociale, un élément essentiel de coopération.
- Le groupe autonomiste pourrait, une fois libéré de la tutelle
socialement encombrante de l'entreprise, rejoindre les positions
du groupe associatif.
- De son côté, la relation institutionnelle aura préparé les
conditions sans lesquelles cette situation serait difficile à réaliser,
notamment grâce au réseau de cadres qu'elle a pennis d'essaimer
dans les entreprises et aux multiples liens inter-personnels qu'il
est possible de réactiver.

ANNEXE
LE COMPLEXE DE FORMATION TECHNOLOGIQUE DE BOUMERDÈS

COMPREND LES INSTITUTS SUIVANTS AVEC LES SPÈCIALITÉS ENSEIGNÈES EN /990:

INSTITUT NATIONAL DES INSTITUT N1\:TIONAL DES INDUSTRIE


INSTITUT ALGÉRIEN
HYDROCARBURES ET DE LA LEGERES.
DlJ Pl~TROLE, créé en 1966.
ClllMIE créé en 1964. créé en 1971, restructuré en 1987 en 3 Instituts :

l"' Institut National des Industries


Manufacturières

Sp_.Ç_çi;1fuç_!! :

Gfologic minière Géologie Tissage

Géologie pétroliCrc Géophysique

Confection

Géophysique Forage-production
Filature
Forage Transport

45
Conlrôlc Je qualité
Production Raffinage

f\'féc:miquc Technique P~trochimic

Entretien cl Réparation des équipements textile

Traospor1 Gaz n::iturcl liquéfié


Entretien et Répar.ttion de!> équipements de ta
chaussure

Machines et équipcm1.mt Transport et dis1ribution Gaz

Bois
Raffinage Molcur-.Application
Cuirs et peaux

Pêlrochimic Plnstiquc 2° lnstilut national des matériaux de conslmction

Jll!Jltl•JÎ!!il!:
Chimie des détergents Chimie hidustricllc Technologie des liants
Chimie des engrais Plastique Technologie de ln Céramique

Automntisation 3° lrbiitut national des lndu:;trics Alimentaires

Sp'1J;illl.i.1!lli:
Economie pétrolière Technologie des corps gras
Maintennncc industrielle Technologie des céréales
Moteur thcn11iquc Maintenance des équipements
Chimie de labomtoirc Utilitês cl nuisances {i.e)
Phammcic Traitement des cnux (l.s.)
Electrification Contrôle de qualilé (t.s.)
Sêcurilé industrictlc
Electromêcnniquc

INSTITUT NATIONAL
INSTITUT NATIONAL POUR
D'ELECTRICITE.
INSTITUT NATIONAL DU GENIE LA PRODUCTIVITE ET LE
D'ELECTROMECANIQUE IIT
MECANIQUE. DEVELOPPEMENT,
D'ELECTRONIQUE,
crée en 1974. crée en 1967.
crée en 1976.

Fabricalion mécanique (i.e,) Elcdroniquc industrielle (t,s,) Diplôme Pour la Gestion des EntrcptiSt.."S

Fabrication mécanique soudée (t.s.) Electronique digitale (t.s.) Gestion des P.M.E.

Energétique (i.e.) Maintenance électronique (ts.)

Maintenance Engins Roulants (t,s,) Ordinateurs {i.e.)

Construction métalliql1C (I.e.) Electronique (i.e.)

Dc:<sin Burcuu d'études (t.s.) Eleetro~tcchniquc (i.e.)

Maintenance lndus:tricllc (i.e.)

Mécanique Automatisme (u;,,)

46
CHAPITRE Il

VENEZUELA: LA POLEMIQUE ORIGINELLE

Rafael Rengifo M. 1

1- Pn.f~SENTATION

Nous essayons ici de présenter une lecture critique de deux textes


clés qui ont tracé la ligne d'action de la communauté scientifique
vénézuélienne. Il s'agit du premier échange, en tennes modernes,
entre le savoir et le pouvoir, entre la communauté scientifique
et l'Etat. Comme nous le verrons tout au long de l'analyse, cet
échange aura des conséquences qui, encore aujourd'hui, pèsent sur
le développement de cette communauté et de sa relation avec l'Etat
et la société. D'un autre côté, l'analyse des textes constitue une
démarche privilégiée pour trouver le sens et la permanence de cette
polémique originelle.
L'objectif de base de cette première contTibution pourrait êtrn, en
quelques mots, de rendre explicites les clés politiques et idéologiques
qui expliquent la naissance et le développement de la c01mnunauté
scientifique vénézuélienne. Nous croyons qu'une façon enrichissante
et économique de réaliser cet objectif pourrait êtTe d'analyser et
d'évaluer, de manière critique, les textes qui ont soit provoqué
d'importantes orientations dans le comportement de la communauté
scientifique soit interprété, réuni et montré ces comportements.

{!)Chercheur-Dpi Science et Tcchnologic.CENDES. Université Centrale du Venezuela.

47
II n'est pas inutile de dire que, pour différentes causes -
moment historique de la naissance de la communauté scientifique
vénézuélienne, caractéristiques de l'Etat et de la société
vénézuélienne, rôle des élites intellectuelles dans le pays, etc... -
les sources potentielles d'orientation des chercheurs scientifiques
sont nombreuses et complexes. Voici un exemple de l'importance
du sujet : les liens de la communauté scientifique (communauté qui
était minuscule il y a 30 ans) avec la pratique politique ont été d'une
telle ampleur que l'on retrouve représenté dans un même personnage
le brillant académicien, le grand leader politique anti-dictatorial,
l'autorité universitaire démocratique et le combattant social persécuté
et exilé. Cette convergence d'intérêts panni d'autres facteurs, nous
amène à penser que l'origine de l'inspiration pour l'action, même
pour l'action d'hommes de science, sera nécessairement imprécise :
du pamphlet politique aux interprétations sociologiques sur la réalité
locale, en passant par la littérature qui traite des moeurs, voici des
champs d'orientation possibles.
Cependant, nous avons choisi des textes qui prétendent,
implicitement ou explicitement, orienter les chercheurs vénézuéliens
et la communauté scientifique en tant que fonction sociale ou objet
d'une politique scientifique et technologique 2 • Nos raisons vont bien
au-delà d'tme simple économie de la recherche, c'est grâce à cette
fonction sociale que la communauté scientifique se présente en tant
que telle à la société et qu'elle peut s'organiser et négocier avec
l'Etat. En effet, le petit groupe d'hommes de science - nationaux
ou immigrants qui tentent de s'organiser, de légitimer leur travail
et de proposer leur activité comme une participation importante à
la solution des problèmes locaux, le font en fonction de ce qu'ils
perçoivent, dans ces années 1940, comme leur objectif politique
et social fondamental : une politique et un cadre institutionnel
pour la science. Cet argument central reste jusqu'à aujourd'hui,
le pourvoyeur des valeurs de la communauté scientifique locale
et comme une hypothèse que nous essaierons de traiter dans notre

(2) En cc qui concerne le cadre général d'interprétation de la politique scientifique, nous suivons le
point de vue de J.J. Salomon, 1974.

48
travail. Les autres dimensions qui influencent l'action de nos
chercheurs scientifiques sont surdétenninées par leur dépendance à
des visions et des pratiques de la science et de sa politique.
Néanmoins, il faut insister sur le point suivant : cette
aspiration et le temps consacré à une politique pour la science
sont incompréhensibles si on ne saisit pas la relation sociale de la
science à la politique, à savoir une politique pour faire entrer le
Venezuela dans le XXe siècle. Le lien indissociable entre science et
modernisation et entre science et démocratie, dans le discours initial
de la communauté scientifique vénézuélienne est un fait de base,
c'est l'expression d'une élite intellectuelle issue des longues années
de dictature et d'obscurantisme. Malgré tout, il faut admettre que la
dictature de G6mez ( 1909-1936), en mettant fin au «caudillismo» et
en entamant un processus d'intégration nationale, s'entoure de l'élite
de l'intelligentsia positiviste de cette époque, ce qui ne s'est pas vu
sous une dictature éclairée, comme celle de France au Paraguay,
mais au Venezuela ce n'est qu'un ornement3 . Ainsi, les intellectuels
qui, à la mort de G6mez, vont demander Démocratie, Modernisation
et Science, se retrouvent avec la vocation originelle du positivisme
européen, lequel fut «tropicalisé» par les intellectuels gomeziens
et qui en élimineront son contenu démocratique et libéral (Cf. Zea,
1981 ; Nufio, 1969).
Il faut souligner, fait fondamental, que l'avant-garde scientifique
qui entreprend des négociations avec l'Etat au début des années 40,
est composée d'homfoes en conflit avec les structures de domination
qui règnent dans la société nationale. Il s'agissait d'individus
appartenant à une classe moyenne encore peu importante, née autour
d'un commerce d'importation et produisant des bénéfices grâce à
l'exploitation pétrolière. Certains de ces hommes étaient des fils
d'immigrants à qui s'ouvraient un pays inconnu. A partir de cela,
nous voulons mettre en évidence que dès 1936 prennent fin, mais

(3) En 1930, alors que l'exploitation pétrolière a déjà 10 ans, l'analphabétisme est de plus de 80%,
le niveau de scolarité est inférieur à ce1ui de 1870 et les principales universités doivent fermer de
façon intermittente on même définitivement, cette situation est bien un indicateur du faux «despotisme
éclairé».

49
non pas dans l'absolu, les vieilles relations de style «renaissance»
entre le pouvoir et le savoir et se dessinent les bases d'un dialogue
· moderne entre science et politique4•
C'est dans ce cadre que s'initiera un processus qui se poursuit
aujourd'hui au-delà de l'existence d'un Conseil de Recherches, par la
dotation de budgets pour la recherche et par la très forte croissance du
nombre de chercheurs. Il est dif-ficile de ne pas être surpris par le passage
de quelque 10 chercheurs seulement en 1950 (selon Roche, cité par
Ardila, 1981) aux 6000 chercheurs actuels, même si ce dernier chiffre
n'est que le résultat d'un recensement fonnel et douteux. Cependant,
l'impact de la crise actuelle (dette extérieure et chute des prix pétroliers)
a touché de plein fouet la communauté scientifique, épargnant tous
les secteurs sauf, bien entendu, les sempiternels condamnés de la
terre : la fuite des cerveaux vers l'extérieur et vers l'industrie privée
démantèle, jour après jour, le fragile tissu des centres de recherche,
de même que les contraintes budgétaires et institutionnelles bloquent
les discours de la communauté des chercheurs. Mais peut-être le plus
grave est l'absence de ce que l'on pourrait appeler la densité sociale
de ~a pratique scientifique, son manque de légitimité qui lui ôte tout
argument face à la société civile.
Ce qui a été dit est une première approche de ce processus, par le
biais de l'analyse d'un épisode constitutif de ce même processus et à
partir des discours qui l'ont orienté.
Considérations conceptuelles.
Communauté scientifique, tennes utilisés dans ce travail, est un
concept peu pratique pour plusieurs raisons.
Premièrement, parce que malgré son utilisation consacrée, particu-
lièrement en Amérique Latine, ce concept semble ne rassembler
ni les caractéristiques, ni la dynamique de la pratique scientifique

( 4) Pour les relations, toujours personnelles, de la science avec le pouvoir dans les époques précédentes
on peut lire l'excellent livre de Marcel Roche «Rafael Range!. Cicncia y politica en la Venezuela de
principios de siglo» (Roche, 1978), Lcmoine et Suarez «Beaupcrthuy. De Cumana a la Acadcmia de
Cicncias de Paris)) (Lcmoinc et Suarez, 1984) cl une thèse de Doctorat très intéressante de Yolanda
Tcxera sur la Botanique au Venezuela. depuis les explorateurs jusqu'à l'époque dont nous traitons ici
(Tcxcra, 1990).

50
dans ce pays. Deuxièmement, le genre d'études inaugurées par
Merton (Merton, 1974) et que ce concept cristallise, au-delà de
son utilité pour certaines descriptions, ne permet pas de mettre en
évidence des aspects importants de cette pratique, notamment son
lien avec l'émergence et le développement des groupes de recherche
scientifique dans les pays sous-développés, ses relations avec la
«science mondiale» et les relations que ces groupes entretiennent
avec le reste de la société 5•
Néanmoins, il faut mettre l'accent sur le fait qu'une des limites
signalées à propos du concept de communauté scientifique mais qui
peut être enrichissante dans notre cas - est sa filiation avec Weber et
l'anthropologie la plus ancienne, une parenté qui ne lui pennet pas
de refléter les pratiques scientifiques modernes comp\exes. En effet,
on sait depuis Tonnies que la communauté suppose non seulement
un espace d'action des acteurs réduit, mais aussi des liens étroits,
soit de sang, soit affectifs et de solidarité. De la même façon, la
communauté implique une échelle de valeur et de règles partagées.
On argumente alors que l'on ne peut pas faire grand chose avec un
concept ayant un tel contenu face à une activité sociale, la pratique
scientifique, qui dépasse en nombre et en complexité ces aspects de
limite spatiale et culturelle.
Mais justement, le petit groupe de chercheurs qui, dans les années
1940 au Venezuela, commençait à s'organiser dans le but d'établir
un dialogue avec la seule instance capable de les légitimer et de les
soutenir, c'est-à-dire l'Etat, ces hommes formaient une communauté
proprement dite. Concentrés dans le Caracas provincial de l'époque,
membres d'une petite classe moyenne dont un certain nombre de
fils d'immigrés, établissant des relations directes et enfin, partageant
outre l'universalisme, le scepticisme, le communalisme et le
désintérêt et, un ethos démocratique et libéral, ils fonnaient une
communauté scientifique dans toute l'extension du concept. Ainsi, on

(5) Cc n'est pas l'endroit idéal pour aborder une d.iseussion conccplUclle autour du concept de
communauté scientifique, bien qu'il serait intéressant de le faire, parce que nous n'avons pas
connaissance de débats publics sur cc thème dans les élUdcs sociales de la science en Amérique Latine.
La seule référence que nous connaissons se trouve dans Casas, 1980.

51
peut dire que l'on a assisté à partir de cette époque jusqu'à nos jours,
à la transformation d'une communauté de chercheurs en plusieurs
champs scientifiques, réseaux de chercheurs et même systèmes
d'investigation, les désignations variant selon les différents points
de vue (Cf. ORSTOM, 1983).
Nous utiliserons donc le concept de «communauté scientifique»,
avec toutes les exceptions précitées etengardantune distance suffisante
face aux analyses purement fonctionnalistes, «internalistes», qui
conçoivent la pratique scientifique comme une activité autonome en
interaction avec le système social. Dans cette étude, nous utiliserons
aussi des termes considérés ici comme synonymes : chercheurs
scientifiques, communauté de chercheurs, hommes de science et
science locale ou nationale. C'est le développement du projet de
recherche qui déterminera quel concept peut rendre compte des
pratiques scientifiques au Venezuela6 •
Quelques mots pour finir avant de passer aux textes que nous
allons analyser dans ce premier travail. La naissance d'un nouveau
champ de connaissance, dans notre cas en sciences sociales, conduit à
une spécialisation progressive qui a pour conséquences, entre autres,
de dissoudre le fondement essentiel de toute communauté sociale, en
particulier dans les pays sous-développés : la construction de voies
alternatives pour rendre la vie digne et heureuse. Dans le cas des
études sociales de la science, l'envol vers les zones les plus éthérées
de la spéculation et le plaisir produit par la connaissance pour la
connaissance sont presque justifiés : un savoir sur un savoir, une
circularité complaisante qui s'auto-justi:fie par un travail sur un sujet
éminent. Donc, même si l'on sait que l'on étudie la science pour
qu'elle se développe, et donc pour que le pays se développe, ceci ne
semble pas suffisant pour justifier l'effort en vue de reconstruire un
tel processus, et cela pour des raisons allant au-delà de la critique
de la raison instrumentale, de l'écologisme et de toutes les positions
qui se méfient du pouvoir de la connaissance. C'est une polémique

(6) Actuellement, la perspective d'étudier la constitution des champs scientifiques est attrayante,
surtout pour son intérêt pour les divers acteurs qui interviennent dans la pratique scientifique (Cf.
ORSTOM, 1983).

52
entre les anti et les pro science qui ne nous intéresse pas pour le
moment en raison de l'atmosphère de schématisme et de stupidité
qui l'entoure.
Le plus important ici, sont les deux buts du projet de la communauté
scientifique vénézuélienne : le premier est lié aux professionnels,
en particulier aux chercheurs scientifiques et aux techniciens qui
occupent de façon croissante des positions stratégiques dans la
production de biens de consommation et dans la production de
services, comme ceux de l'administration publique et de l'industrie
culturelle. Ce processus, généralisé dans les pays centraux et repris
dans la littérature spécialisée, commence à devenir un fait dans
certains pays comme le Venezuela - les expériences du Brésil ou du
Mexique en sont un bon indice. Connaître la façon dont ces acteurs
sociaux construisent socialement leur réalité (Berger y Luckman,
1972), accéder à l'histoire qui précède leur enracinement comme
main-d'oeuvre hautement qualifiée et déchiffrer leurs caractéristiques,
ce sont les tâches vitales à réaliser pour que ce processus s'exprime
avec de meilleurs niveaux de bien-être et de liberté.
Le deuxième objectif est plus vaste et plus ambitieux, mais il
est aussi guidé par la recherche d'issues à la :fragilité sociale et à
l'inégalité. Le Venezuela, comme peu de pays similaires, a profité des
meilleures conditions économiques pour sunnonter les problèmes de
croissance et d'équité qui l'affligeaient (la richesse pétrolière et un
régime de démocratie fonnelle pennettaient d'y croire). Son échec
ne peut pas être imputé à ses relations périphériques avec un centre
exploiteur et néo-colonialiste, comme le prétend le discours en faveur
du développement et contre la dépendance ; un tel diagnostic et les
fonnules qui lui correspondent font précisément partie intégrante
du problème. L'affirmation selon laquelle les structures capitalistes
empêchent une distribution plus juste de la richesse ne nous semble
pas non plus logique : sans nier le fondement injuste du système,
il y a une évidence historique suffisante, proche ou lointaine, nous
autorisant à penser que la richesse et la participation de la société
peuvent atteindre des niveaux d'équilibre notablement supérieur
même dans une économie de marché. Il semblerait plutôt qu'il y ait

53
des obstacles dans le tissu social vénézuélien - et dans d'autres pays
de la région - plus complexes que la dynamique entre exploiteurs et
exploités. Les sciences sociales de la région ne sont pas suffisamment
développées pour pouvoir classer les dimensions du fonctionnement
de la société, dimensions à mi-chemin entre l'objectivité de ces
processus et la subjectivité dans laquelle ils sont vécus. Jusque-là
ce sont des métaphores : anomie de base, épilepsie fonctionnelle,
intermittence institutionnelle.
Compte tenu de ce qui a été noté précédemment, ce projet de
recherche considère que l'étude des pratiques scientifiques de ce
pays est un scénario privilégié pour comprendre ses mécanismes
de fonctionnement - mécanismes sociaux, économiques, politiques,
symboliques - ; ce type d'ouverture, d'aleph, puise sa vertu dans
les contrastes : la pratique de la science dans ses diverses formes
disciplinaires et institutionnelles est guidée par la rationalité quelle
qu'elle soit, et suppose un corps explicite de nonnes ayant une logique
interne7• Ceci contraste scandaleusement avec les mécanismes
naturels de fonctionnement de la société vénézuélienne, lesquels
apparaissent aux chercheurs et à ceux qui les subissent comme une
succession d'irrégularités sans lien entre elles ; ainsi, la distance
entre les deux «logiques», entre les deux mécanismes d'action,
entre les deux institutionnalités, pourrait nous apprendre beaucoup
sur des questions vitales de cette société : l'accès à la modernité, la
coexistence de règles du jeu variées et changeantes, la symbolisation
de la nouveauté et de son assimilation, et enfin la façon dont les
Vénézuéliens construisent socîalement leur réalité.
D'un autre côté, ainsi que le dit Arvanitis (1990), il existe une
relation beaucoup plus intense entre la pratique scientifique et
le contexte social dans un pays comme le Venezuela que dans les
pays développés : le degré d'intromission de la quotidienneté, des
dysfonctions sociales et de toutes les imperfections institutionnelles

(7) Nous parlons d'un discours et d'un processus. ceux de la science, rationnelle puisqu'cxistent les
règles universelles de sa réalisation cl que les chercheurs les assument. On sait combien de rhétorique,
de manipulation et d'irrationalité proprement dite il y a dans cette pratique. Des auteurs comme Kuhn
et surtout Feyarcbcnd et Latour ont bien montré cc jeu.

54
est tel que le chercheur doit posséder une grande habileté sociale et de
maniement des relations publiques pour réaliser sa pratique. D'autre
part, grâce à la présence de .deux personnages clés comme Hebe Vessuri
et Marcel Roche, le développement des études sociales de la science
a pennis que les pratiques scientifiques puissent être utilisées comme
point de départ pour la compréhension du reste de la société.

2 - LES TERME§ DE LA JPOJLÉMJIQUE


Peut-être aurait-il été plus juste d'intituler ce premier débat, fondateur
de la communauté scientifique au Venezuela, «le péché originel» ; en
effet, l'absence de transparence et le malentendu de ce premier échange
entre la communauté scientifique et l'Etat, ainsi que ses conséquences,
constituent une marque de naissance, un conflit non résolu qui continue
de perturber cette relation et le rôle même des chercheurs dans la société
nationale. Deux principaux textes représentent cette polémique : le
premier, un mémorandum de l'année 1949 adressé à la Junte Militaire
du Gouvernement et signé par Gabriel Trômpiz, dans lequel sont
proposées les premières lignes d'une politique scientifique émanant d'un
chercheur au Venezuela (Trômpiz, 1951 )8 .• Le deuxième texte (paru dans
Acta Cientifica Venezolana, AsoVAC, 1951) est signé par le médecin
et chercheur suédois Torbjorn Caspersson, conseillé d'une mission de
l'Unesco en 1950, il constitue la première proposition pour la création
d'un Conseil National de Recherches. Ce texte est en plus le premier
exemple d'une politique scientifique pour le Venezuela qui soit élaboré
par un organisme international. Par ailleurs, sont pris en compte des
textes périphériques, en particulier les travaux de Texera, Vessuri et Diaz
cités à la note 7.
Il est bon de noter cependant que les textes analysés sont des
cristallisations d'un processus politique dont le point de départ

(8) Que Tr6mpiz, ou n'importe quelle autre personne nommée, réussisse l'examen de ce que doit être
un chercheur n'est pas à discuter ici. Cc qui est important dans cc cas, c'est qu'il s'agit d'un professeur
d'université qui analyse la situation de la science nationale, qui élabore une critique de la recherche
locale et de l'action de l'Etat dans ce domaine, et qui propose des politiques pour la science cl la
technologie. Pour plus amples infom1ations sur les textes analysés ici, voir le travail de Yolanda Tcxcra
dans Diaz. Tcxera et Vcssuri, 1983.

55
est la mort du dictateur G6mez (1936) et le début des plans de
modernisation de la société vénézuélienne (Ruiz Calderon, 1990).
C'est à la suite de la mort de G6mez, même si les gouverne-
ments qui se succèdent jusqu'en 1945 sont de type militaire, que
la nation rompt son enfermement et, comme si les Vénézuéliens se
réveillaient d'un cauchemar, ils redécouvrent leur pays avec son
retard et sa misère. Ainsi, se multiplient les' initiatives tant de la
part de l'Etat que de la société civile, tous se mobilisent autour d'un
. mot magique : modernisation. Et modernisation signifie démocratie
politique, éducation, santé et industrialisation. Dans ce contexte,
le Venezuela ne dispose alors pas du personnel compétent pour
affronter les défis de la modernisation, ce qui amène le pays à une
stratégie d'immigration et d'embauche de conseillers ; par ailleurs,
les conflits européens attirent au Venezuela des personnes ayant de
hauts niveaux de spécialisation.
En même temps, un certain nombre de professionnels sortis des
universités nationales vont poursuivre leurs études universitaires
en Europe et en Amérique du Nord. De cette façon, se constituent
des espaces de recherche, des institutions de science, bref une
communauté scientifique 9 • On peut affinner que cette communauté
scientifique s'est bâtie sur deux espaces sociaux différents :
d'une part au sein de l'appareil d'Etat, plus spécialement, mais
pas exclusivement, dans deux ministères ceux de la Santé et de
l' Agriculture et de l'Elevage qui, avec les ministères de l'Education
et des Travaux Publics (Industries), ont orienté les axes de l'action
officielle de modernisation. Ce groupe sera appelé dans ce travail
celui des «appliqués». D'autre part, dans les universités et surtout à
la faculté de Médecine, d' Agronomie et à l'école Vétérinaire, mais
pas seulement là, il y avait des groupes de recherche isolés. Ceux-là
seront appelées «académiques» 10 •

(9) A propos de la naissance des institutions scientifiques au Venezuela, voir Vessuri, 1984, 1987;
Texera et Freites, 1990.
( 1Ü) Les dénominations «appliqués» et «académiques», désormais sans guillemets dans le texte, sont
des termes simplement opérationnels et ne prétendent pas être absolus, ni avoir un autre sens qu'une
orientation centrale pour le maniement de la communauté scientifique avec l'Etat et une direction de
son ethos.

56
Il n'existe pas encore une analyse détaillée qui pennette de
suivre les études académiques des membres des deux groupes de la
communauté scientifique, mais les cun-iculum de quelques unes de
ces illustres figures ne présentent pas de différences significatives, en
tout cas jusqu'à la spécialisation doctorale. Les écarts de trajectoires
apparaissent lors de l'insertion dans les structures ministérielles ou
dans les universités. Certains chercheurs étaient dans des situations
intermédiaires, en particulier des médecins qui combinaient une
pratique médicale privée ou dans les hôpitaux publics et dans les
universités ou dans les laboratoires hospitaliers avec des travaux
de recherche. Par ailleurs, les loci d'action ne semblent pas être
significatifs : comme on le ven-a, le représentant des appliqués sera
un universitaire, et panni les académiques certains sont issus des
bureaux ministériels.
Quelle était la taille de cette communauté scientifique ? La réponse
à cette question nous introduit directement dans la polémique. Une
des rares sources directes dont nous disposons est le témoignage
d'un des principaux acteurs du processus, leader des académiques.
Celui-ci affirme qu'en 1950, année de fondation de la communauté
scientifique vénézuélienne pour la plupart des auteurs car c'est
l'année de création de l'AsoVAC - Asociaci6n Venezolana para el
Avance de la Ciencia (Association Vénézuélienne pour le Progrès
de la Science) réunissant les scientifiques vénézuéliens - il affinne
donc, qu'il n'y avait pas plus de 10 chercheurs au Venezuela (selon
Roche, cité dans Ardila, 1981) 11 •
Cette estimation suppose, pour celui qui l'exprime, une distinction
nette de ce qu'est un chercheur scientifique et dans cette délimitation
il y aura toute une conception de la pratique scientifique et aussi

( 11) Le Dr. Marcel Roche est une des figures centrales de la science vénézuélienne: médecin, chercheur,
premier directeur de l'IVIC (Institut Vénézuélien d'investigations Scientifiques); premier président du
CONIClT (Conseil National d'investigations Scientifiques et Technologiques), spécialiste de l'histoire
de la science, éditeur scientifique et diplomate. C'est un des leaders les plus illustres avec Francisco
De Vcnanzi et Humberto Garcia Arocha, du groupe académique de la communauté scientifique locale.
Dans une analyse de Elena Diaz, «Los factorcs sociopoliticos en la formaci6n de la élite cicntifica
vcnezolana» (Diaz, Texcra et Vessuri, 1981), clic aussi suggère l'existence de deux groupes parmi les
chercheurs locaux et estime à 20 leur nombre en 1950. D'autre part, De Vcnanzi affirme qu'à l'époque
il y aurait eu environ 80 chercheurs dans le pays (De Vcnanzi, 1975).

57
de la politique scientifique. Il en est ainsi, parce que pour les
académiques et pour la conception académique de l'histoire sociale
de la science au Venezuela, ceux qui réalisaient des recherches dans
les dépendances ministérielles n'étaient pas à proprement parler des
scientifiques. Cette exclusion se fonde sur l'idée que ceux qui avaient
des activités de recherche dans les ministères et dans les bureaux de
l'Etat n'étaient pas des «scientifiques à plein temps» puisqu'ils exer-
çaient parallèlement des tâches administratives. Ceci est un critère
non explicité par ceux imprimant cette exclusion, mais qui ressortira
tout au long de la polémique où s'affronteront les deux groupes.
Les chercheurs venus d'autres pays, les uns en tant que conseillers
embauchés par l'Etat, les autres en tant qu'exilés politiques du
fascisme et du nazisme, vont jouer un rôle très important. L'objectif
des deux types de chercheurs ne sont pas les mêmes pour des motifs
évidents et en raison des lieux où ils vont exercer : les premiers
venaient pour résoudre des problèmes concrets, répondant au besoin
urgent d'une expertise de ce dont manquait le pays surtout dans le
domaine sanitaire, agricole et del' élevage. Les seconds, scientifiques
dans leurs pays d'origine, arrivaient par hasard au Venezuela ou
attirés par l'idée de fonder des lignes disciplinaires, des thèmes de
recherches et un style de travail scientifique. Panni ces derniers, il
y eut d'éminents chercheurs tel que le physiologue catalan Augusto
Pi-Sufier, fondateur en 1948 de l'Institut de Médecine Expérimentale
de l'Université Centrnle du Venezuela. Dans un pays sans tradition
scientifique, le rôle de ces immigrants-leaders devient important, ils
imprègnent la science de modèles de pratique scientifique et surtout
d'un type de lien avec la science mondiale et d'une conception sur
les relations science-Etat.
C'est dans ces conditions que se produisent les événements qui
vont forger la communauté scientifique vénézuélienne. Le point de
départ est le sentiment d'urgence ressenti par tous ceux qui sont
concernés par les activités de la connaissance : la création d'un
espace de négociation entre les scientifiques et l'Etat pour donner
une impulsion à la pratique scientifique, tout cela sous l'idéal
commun selon lequel la science est «le levier fondamental de notre

58
progrès» 12 • Ainsi, nous sommes devant le premier cas d'une politique
scientifique au Venezuela, son but était la création d'un mécanisme
institutionnel garantissant un financement aux activités scientifiques,
soutenant les chercheurs par des bourses et par une stimulation et
enfin, créant les conditions pour constituer une culture scientifique
dans le pays, ce qui aurait légitimé socialement et politiquement une
telle activité. On assiste à ce moment à un épisode singulier : un
petit groupe d'hommes de science tente de convaincre le pouvoir
de son importance pour les objectifs de celui-ci, c'est-à-dire que
ces hommes reproduisent les conditions du dialogue moderne entre
la science et le pouvoir (Salomon, 1974). C'est ce dialogue qui fut
consacré par le projet Manhattan, mais comme c'est typique des
processus du sous-développement, cela s'est fait sans avoir parcouru
la trame sociale et politique que suppose ce dialogue. Ce hiatus, que
l'on retrouve dans toutes les études sur la modernité et la tradition,
a déjà des fondements fragiles : ses acteurs échangent des fantas-
magories, des rhétoriques et des malentendus dans leur tentative de
ressemblance à leurs modèles.
En effet, l'échange dans ses termes fonnels est le suivant : la
communauté scientifique demande des fonds en échange de solutions
scientifiques qu'elle apporterait aux problèmes de la modernisation
- ce que plus tard on appellera le développement -, l'Etat soutiendra
la science nationale dans la mesure où cette dernière renforcera le
pouvoir de l'Etat. Mais l'apport de la science va être interprété de
façons différentes par les deux groupes de la communauté scientifique,
et par ailleurs, ce que l'Etat entendait par «solutions scientifiques aux
problèmes de la modernisation» n'était clair ni pour l'Etat lui-même,
ni pour les chercheurs, ni pour la société ainsi que cela a été constaté

(12) Il faut insister sur un fait essentiel: l'Etat est l'acteur obligé du processus social vénézuélien; pas
sr.Jlcmcnt parce que comme c'est typique du sous-développement, l'Etat concentre d'énormes parts
de pouvoir politique, mais aussi parce qu'il s'agit d'un Etat économiquement puissant, générant à
l'époque et jusqu'à cc jour plus de 80% du PNB et intervenant, distribuant et investissant dans les
domaines économique et politique, étant de surcroît producteur dans les branches les plus diverses de
l'industrie et des services.
A cc tableau très schématique, il faut ajouter que le processus d'industrialisation commence au
Venezuela à partir de 1958 - IT."!gré l'existence d'une «installation d'industries» dès le début <les
années 40 - avec une stratégie de substitution des importations guidée, protégée et contrôlée par l'Etat.
Voir en particulier Purroy, 1986; Aranda, 1977.

59
lors de l'épisode du réacteur nucléaire de l'IVNJC 13 • Finalement,
on peut dire que dans cet échange les objectifs se croisent sans se
rencontrer : la science tente de démontrer son utilité et mendie un
budget, l'Etat lui concède une fonction ornementale il s'agit d'un
«Etat moderne» - et la science ne reçoit pas non plus sa part de
savoir pour le pouvoir.

3 - LES TEXTES CJLÉS


C'est dans l'analyse des textes que se comprendra plus clairement
le processus. La première polémique de la communauté scientifique
est un épisode secret dont l'importance jaillira lorsque les auteurs
auront atteint leur maturité, c'est un péché pas encore racheté.
Le premier texte est un document adressé en 1949 à la Junte
du Gouvernement comme nous l'avons déjà indiqué, et signé par
Gabriel Tr6mpiz. C'est un texte personnel, peu systématique et même
confus, comme le note Texera (1983), mais qui a comme qualité de
contenir une esquisse de diagnostic sur la science au Venezuela en
survolant le sujet. La science vénézuélienne est comparée à ce qui
se fait dans le reste del' Amérique Latine et le bilan est négatif pour
le Venezuela. D'autre part, Tr6mpiz est le premier dans le pays à
parler de la nécessité d'une politique scientifique et d'un programme
de soutien de la part de l'Etat pour les activités de recherche. Il
est surprenant que ce texte; ouvertement inspiré du nationalisme
de l'époque, identifie des situations qui 20 années plus tard seront
d'actualité: critique de la recherche individuelle, recherche appliquée
vs. recherche fondamentale, le rôle des bourses à l'extérieur et la
détennination de domaines prioritaires de promotion. Au centre de

( 1 3)li s'agit d'un des événements les plus significatifs de la relation science-pouvoir au Venezuela, et
peut-être le plus grotesque. En 1955, le dictateur vénézuélien Pérez Jiménez et l'éminent physicien
Femândez Morân, fondent, dans le cadre du programme d'Eisenhower «Atomes pour la paix»,
l'exotique Institut Vénézuélien de Neurologie et d'investigations Cérébrales (IVNIC), au centre
duquel, géographiquement et institutionnellcment parlant, brille un réacteur nucléaire: synthèse de la
mégalomanfo 'd'un dictateur tropical et d'un Faust périphérique, sous les bons offices de la Gencral
Electric. L'échange était transparent: le savant obtenait son jouet exotique et le tyran rêvait avec des
armes atomiques secondaires. Les autres personnes ne reçurent que les pâles éclats de l'échange. Cf.
Ruiz Calderon, 1987.

'\

60
tout cela se trouve l'Etat pour promouvoir, financer et surtout pour
orienter cette politique scientifique. Ce sont les éléments de base de
la position des appliqués.
Le deuxième texte est un document qui expose le projet de la création
de Conseils de Recherche au Venezuela, projet élaboré par Caspersson,
conseiller de l'Unesco ; le document est reproduit par le Ministre de la
Santé de l'époque (1950) et en 1951 le texte est publié par l'AsoVAC
dans Acta Cientifica Venezolana, avec des cmmnentaires appuyant les
propositions de Caspersson. Ce texte, sans être exhaustif, est un produit
typique des agences internationales, même si on peut noter l'absence
de diagnostic et de contextualisation "de l'initiative : l'élément central
du projet est la création de Conseils de Recherches devant stimuler et
coordonner les efforts individuels de recherche scientifique. C'est ce
projet autour duquel vont s'organiser les académiques.
La première chose à souligner est la façon dont le projet de
Tr6mpiz sera passé sous silence (ce texte paraît dans une publica-
tion (Tr6mpiz, 1951) dans laquelle il y a aussi des cmmnentaires de
l'auteur sur le projet de Caspersson) : le projet est ignoré, les rares
publications spécialisées de l'époque n'en rendent pas compte, et
pendant les 20 années allant de la publication de ce projet à la création
du Conseil National d'Investigations Scientifiques et Technologiques
(CONICIT), un profond silence l'entoure. C'est pour cela que nous
disions qu'il s'agit d'une polémique occultée : quand l' AsoVAC,
l'avant-garde des scientifiques vénézuéliens et le berceau du groupe
académique, intervient pour insister sur une politique scientifique de
l'Etat pour la science nationale tout au long de ces 20 années, le nom
de Tr6mpiz et ses idées n'apparaissentjamais 14 •
Par ailleurs, la bannière des appliqués, basée aussi autour de la
création d'un Institut de Recherches Technologiques et Industrielles,
p'a eu ni la diffusion, ni la légitimité qu'on aurait pu attendre dans
un pays en pleine euphorie moderniste. Pis encore, quand le délire

( 14) Pendant cc laps de temps ont lieu quelques initiatives: Carboncll en 1957, le document des
Universités en 1959 après la chute de la dictature; le Séminaire sur l'organisation de la recherche
scientifique à Caracas en 1960 organisé par l'UNESCO; la Première Réunion des Scientifiques, des
Educateurs et des Entrepreneurs pour le Développement Economique en 1962.

61
dictatorial atteint son paroxysme, un mariage entre science et pouvoir
- un peu avant la lettre sous ces latitudes - semble s'annoncer
quelque peu honteusement : en 1952 on fait dessirier et. construire
l'infrastructure d'un énigmatique et gigantesque centre de'recherches
en astrophysique et en 1955 on crée le pharaonique IVNIC dont nous
avons déjà parlé. Ces initiatives sont réalisées presque isolément,
en marge de la communauté scientifique locale__ comme nous le
verrons plus loin. Ces deux oeuvres constituent la caricature d'une
société qui agit à partir d'extrêmes, d'où la métaphore de «l'anomie
épileptique» à partir de laquelle on peut cataloguer les processus
de ce type qui, par ailleurs, sont très courants. Mais les projets
des appliqués, un conseil de recherches appliquées et un centre de
recherches technologiques, n'ont pas plus prospéré dans ce domaine,
peut-être parce qu'ils étaient trop timides.
Néanmoins, les positions du groupe des appliqués seront
discrètement présentes dans les mouvements et dans les projets
académiques : Tr6mpiz est aux aguets à chaque dialogue de
l'AsoVAC avec le pouvoir, lui-même n'est pas nommé mais il est
présent comme contrepoids ainsi que nous le verrons dans la partie
traitant du fond de cette polémique.
Il faut souligner, même si cela va au-delà de l'époque qui nous
préoccupe ici, ce que 10 années de dictature (1949-1959) ont
produit sur les hommes de science. Ce qui s'est passé s'explique
essentiellement par deux choses: d'abord, parce que la communauté
scientifique quis' est fonnée à la mort èe G6mez en 1936 et qui entame
un dialogue avec le pouvoir dans les années 40 et 50, se définit comme
démocratique et même progressiste, étant fondamentalement libérale,
ce qui constituait une position d'avant-garde dans le Venezuela de
l'époque. Ensuite, parce que pendant la dictature de Pérez Jiménez,
<JUe ce soit par mégalomanie ou par nationalisme opportuniste, le
gouvernement vénézuélien ouvre deux fronts d'action inhabituels :
les grands projets des industries de base- Sidérurgie et Pétrochimie
- et les projets scientifiques en astrophysique et l'IVNIC 15 • En effet,

(15) Il est significatif que, selon des dires peu cxplici~cs ma!s autorisés et connus, la période de la

62
ce que l'on appelle schématiquement le groupe académique est entré
en conflit avec la dictature, en particulier au sujet de la fenneture de
l'Université Cen;rale, et les chercheurs liés à la médecine ont fonné
d'importants noyaux à l'Institut de Recherches Médicales (1952) de
la Fondation Luis Roche, une institution privée. Certains chercheurs
s'exilèrent et d'autres continuèrent leur pratique privée, avec un
profil bas, dans des bureaux de l'Etat. Il faut mettre l'accent sur le
fait que l' ethos démocratique a privé la communauté, non pas de
tous ses membres mais des plus illustres. A tel point que Humberto
Fernândez Morân, un chercheur de renom même aux Etats-Unis
d'Amérique, a payé cher socialement le fait d'être pratiquement le
seul interlocuteur scientifique de la dictature, jusqu'à aujourd'hui il
vit dans une sorte d'exil face au rejet ou à l'indifférence de ses pairs
aux Venezuela.

4 - LE FOND DE LA POLÉMIQUE
Ci-dessous nous exposons les axes sur lesquels se sont construites
les propositions de chaque document ; il s'agit de deux projets
qui s'affrontent sur le choix d'une politique scièntifique pour le
Venezuela.
PROJET TROMPIZ PROJET CASPERSSON
(appliqués) (académiques)
- L'équipe de recherche sujet de la politique scientifique.
- Le chercheur individuel sujet de la politique scientifique.
- L'Etat fixe les priorités de recherche
- Le chercheur fixe les les priorités de recherche.
- L'Etat oriente l'activité scientifique
- L'Etat finance l'activité scientifique.
- La science est une priorité.

dictature de Pérez Jiménez fut réputée comme étant la plus «autonome» car clic s'appuyait sur les
propres capacités techniques et d'ingénierie des industries de base. Cf. Castillo, 1985.

63
- La science fondamentale comme priorité.
- Recherche pour résoudre des problèmes nationaux.
- La recherche pour le développement de la science.
Il n'y a pas de doute que ce sont deux positions extrêmes qui
s'affrontent, ce sont deux types de pratique scientifique presque
caricaturaux dans leurs caractéristiques, mais aussi deux points de
vue politique sur la société, sur la science et sur toutes les relations
qu'elles entretiennent. Peut-être aurait-il été utile d'ajouter un autre
axe : les relations avec le système mondial de la science ; cet axe
n'apparaît pas ainsi parce qu'il n'est pas explicitement traité par
Càspersson, malgré tout on peut aisément déduire de son texte que
le renforcement de ce lien est une tâche. centrale de ~a politique
scientifique. En revanche, Tr6mpiz exprime une méfiance voilée
pour les relations avec l'étranger, elles sont laissées au hasard.
Dans un tableau marqué par de telles oppositions, nous nous
devons d'apporter quelques nuances, en particulier en ce qui concerne
la position de Tr6mpiz puisque nous connaissons les commentaires
qu'il fit sur le document de Caspersson. En effet, le texte des appliqués
ressembl.e à la vision décharnée d'un «lissenkisme» déphasé, avec
son exaltation de l'Etat et de la recherche appliquée, avec sa critique
de la «tour d'ivoire». Dans ses références à Caspersson, Tr6mpiz
reconnaît l'importance de la recherche fondamentale, qu'il faut
soutenir en créant un Conseil de Recherche spécifique ; il approuve
également la possibilité de faire des études à l'étranger, mais avec
l'engagement du chercheur de revenir pour s'intégrer à la recherche
de solutions aux problèmes locaux. Mais en fait, pour Tr6mpiz il
s'agissait de prendre au mot la communauté scientifique - toute la
communauté scientifique, des appliqués aux académiques - dans ce
qu'elle offrait en échange de son financement: résoudre les problèmes
du pays avec sa participation. Et c'est justement sur ce point précis
que se créent les malentendus successifs entre la science et le pouvoir
au Venezuela ; de là aussi, naît le malaise de la pensée des appliqués
exprimé par Tr6mpiz, et c'est à ce moment que nous commençons
à comprendre comment pendant plus de 30 ans - de la naissance
de la politique scientifique nationale à l'apparition explicite de son

64
«péché originel», c'est-à-dire sa crise et l'apparition de nouvelles
options - subsista un fantôme accusateur présent panni les différents
diagnostics et panni les diverses politiques et plans pour signaler ce
péché, cette zone obscure 16 •
Quant à la proposition de Caspersson, celle des académiques,
elle contient un extrémisme qui la rapproche de la «République de
la Science» de Polanyi, extrémisme qui s'affaiblira avec le temps
non pas en raison de progrès faits par les appliqués, mais plutôt à
cause de la jalousie de l'Etat face à un groupe social qui demande la
plus pure des autonomies, l'indépendance la plus stricte, mais aussi
le plus généreux des appuis. Il est un autre aspect du malentendu
originel : quand les modèles successifs de Conseils de Recherches
seront discutés, les chercheurs, sous le leadership des académiques,
se battront pour chaque centimètre de terrain de leur République
Scientifique, en refusant à l'Etat une représentativité proportionnelle
au :financement que celui-ci apporterait et en se gardant les quotas de
pouvoir décisifs dans ces Conseils ; ainsi, de 1957 jusqu'en 1969,
date du Conseil final (CONICIT), on assiste à une bataille où la
communauté scientifique vénézuélienne déplace son discours : un
discours sur sa propre utilité vers un discours s'attaquant aux dangers
d'une science trop contrôlée par l'Etat, bien que le premier argument,
celui de l'utilité, reste omniprésent dans la rhétorique du thème. La
solution finale sera une sorte de «partage institutionnel» grâce auquel
la communauté scientifique, toujours avec les académiques à sa tête,
partage la direction de la politique scientifique avec l'Etat.
Voilà donc le fond de la polémique de départ. C'est l'obscur
affrontement originel : les appliqués, en prenant au pied de la
lettre la devise «la science levier de notre progrès» se sont investis
dans un travail certes important, dans les domaines de la santé,
de l'agriculture et de l'élevage, mais ils ont perdu la bataille de la
politique scientifique. Ils ont vraiment pris au sérieux la métaphore

(16) En 1981, l'auteur de cc texte réalisa un travail qui prélcndait évaluer la politique scientifique et
ayant un titre qui synthétise notre propos, à savoir: «Science et politique au Venezuela: du mirage au
simulacre» (Rcngifo, 1982). Un autre texte, contemporain du précédent, qui a marqué la littérature sur
cc thème est celui d' Antonorsi et Avalos, 1981.

65
de J'échange des financements contre l'utilité - et ce n'est que
beaucoup plus tard; discrètement en 1975 puis avec plus de force
dans les années 80, que le discours des appliqués trouve écoute et
doléance. Mais comme nous le ve1rons, l'horizon de leurs pétitions
était bouché, aussi .bien du point de vue politique que de l'évolution
même de la science.
Les académiques, ignorant la «pétition de réalité» faite par les
appliqués, construisent une riche pratique institutionnelle, à l'intérieur
et à l'extérieur, en profitant de la présence d'éminents exilés et
d'éminents immigrés, ce processus est réalisé avec tous les détours
propres à ceux qui. sont habitués à batailler avec la· politique. En
même temps, les académiques maintiennent un ethos démocratique
allant bien au-delà de ce que l'on poun-ait croire, au point d'être
victimes de persécutions 17 • Plus tard, en 1958,lorsque se met en route
le processus démocratique, les académiques poursuivent leur travail
principalement dans les Universités et dans l'institut récemment
rebaptisé IVIC (Institut Vénézuélien d'investigations Scientifiques)
en remplacement de l'ancien et discrédité IVNIC. Les académiques
ont renforcé progressivement l 'AsoVAC, tout en constituant une
génération de relève disciplinée et fonnée aux mêmes pratiques,
celles de Merton, et ayant un lien très étroit avec la science mondiale.
Enfin, comme nous l'avons dit précédemment, les académiques ont
atteint leur but avec toutefois certaines .concessions par rapport à
leur projet original : en 1969 est créé le CONICIT pour financer,
promouvoir, orienter et plus tard planifier, les activités scientifiques
et technologiques 18 • Cet aspect et ses conséquences seront l'objet
d'une autre analyse (Cf. Texera, 1983 et Rengifo, 1983).

( 17) Nous insistons surcelaspectqui mérite d'êtrcmisenévidcnce, surtout si nous faisons la comparaison
entre le cas vénézuélien et celui de l'Argentine (Varsavsky, 1969), ou du Brésil (Schwartzman, 1979).
Pendant la dictature de Pérez Jiménez, l'élite scientifique locale présenta une grande résistance tant aux
pressions politiques du régime qu'à ses projets délirants dont nous avons déjà parlé. Le résultat fut la
prison et l'exil dans certains cas ou encore l'exil intérieur, comme dans le cas des chercheurs associés
à l'Institut de Recherches Médicales de la Fondation Luis Roche. L'unique chercheur de renom qui
négocia avec la dictature fut le physicien Fcrnândcz Moran.
( 18) Le couple «scientifiques et technologiques» dans le nom d'une institution contrôlée par les
académiques ne doit pas étonner, cette coexistence se doit à deux faits. D'une part, l'union de ces
deux termes existait déjà comme formule rhétorique dans les documents des agences internationales
(UNESCO, l'NUD, OEA, etc ... ); d'autre part, dans les discussions qui se sont déroulées au cours

66
5 - DERNIERS COMMENTAIRES
Nous avons vu de quelle façon se constitue le processus
d'émergence de la communauté scientifique dans un pays sous-
développé, d'abord vis-à-vis d'une vocation politfique : la science
comme un savoir utile à la démocratie et à la démocratisation. Ainsi, la
constitution d'un champ scientifique au Venezuela est conditionnée
par son insertion· et sa légitimation dans le champ politique, plus
précisément, dans le projet démocratique moderne, et d'autre part,
dans l'appui du système mondial de la science.
Deuxièmement, nous avons expliqué comment la communauté
se divise quand elle établit deux types de vocations scientifiques,
tous deux résultant de relations différentes avec les champs qui leur
donnent leur légitimité : le pouvoir politique, c'est-à-dire l'Etat, et la
science internationale. Dans ce contexte et au moment del' émergence
de la communauté, le groupe académique propose le discours de
la science utile mais en tant que métaphore, dans laquelle Futile
n'est pas le lien entre la connaissance et la demande locale, mais
plutôt une synecdoque qui agit comme un appât dans le processus dt<
négociation. Par conséquent, l'utilité fonctionne comme mirage, mais
l'opacité qui en résulte va générer des problèmes d'auto-conscience
et de légitimation pour la communauté scientifique.
Pendant ce temps, les appliqués vont languir dans le travail
quotidien au sein de l'Etat, ou dans des projets de moindre envergure
comme la création de! 'INVESTI (Institut Vénézuélien de Technoleigie
Industrielle) à participation mixte, Etat-capital privé. Mais comme
nous l'avons noté, l'appel à une science locale, appliquée et orientée
par l'Etat, va se développer plus tard et cette fois elle aura coiwne
porte-parole un nouvel interlocuteur de l'échange. Nous verrons plus 1 •

loin ce processus.

des années 70 pour la création du Conseil de Recherches est appam un nouvel acteur acquérant un
poids croissant, l'cntrcprcnçur. Celui-ci représenté par son syndicat, la fédération des Chambres de
Commerce et de l'industrie (FEDECAMARAS) se sentait appuyé par les fonctionnaires officiels, en
particulier ceux du ministère des Travaux Publics (Industries). Ces deux faits ont freiné les aspirations
de pleine indépendance de la communauté scientifique.

67
En effet, en 1969 est crée le CONICIT, le regretté Conseil de
Recherches persécuté par la communauté scientifique pendant plus
de 20 ans. Le projet, dans les domaines institutionnel et politique,
sera à mi-chemin entre la République de la Science et l'absolutisme
étatique : le Conseil sera majoritairement composé par des membres
de la communauté scientifique, mais son président (qui plus tard, en
1986, deviendra ministre de la Science et de la Technologie) sera
nommé par le Pouvoir Exécutif. Mais là où l'Etat, sans s'en douter,
blessera au plus profond la communauté scientifique, c'est dans la
définition d'une des activités fondamentales du CONICIT, définition
ayant caractère de loi : la planification de la science. La planification,
tenne généralement très dérangeant pour les chercheurs en raison de
son an-ière-goût de lissenkisme, va se construire comme l'instance
par où entrera un nouvel acteur, mal défini, fragile et peu légitimé
mais protagoniste tout de même : les scientifiques des sciences
sociales, les sociologues et les économistes 19 •
Ce nouvel acteur, dont une analyse approfondie serait utile mais
que nous laissons pour une autre occasion, reprendra le discours de
Tr6mpiz, celui des appliqués, pour se mesurer avec la communauté
scientifique. Ainsi, par le biais des études sur la «dépendance
technologique», sur le transfert technologique et sur le lien entre
l'offre et la demande des connaissances scientifiques, se bâtissent un
discours et une pratique de groupe qui vont avoir des conséquences
sur les politiques de l'Etat Plus,~ard, à la fin des années 70, le groupe
des planificateurs va intégrer des ingénieurs, héritiers légitimes de
Tr6mpiz. Mais ce que nous voulons souligner, c'est qu'à mesure que
la science et sa politiques' instit~tionnalisent au Venezuela, s'évanouit

( 19) Le processus par lequel les scientifiques des sciences sociales interviennent dans le dialogue est bien
connu: l'éclosion des sciences sociales en Amérique latine et en particulier au Venezuela, pendant les
années 60, va produire, entre autres, l'apparition d'un grand nombre de professionnels qui irouvcront
dans la planification un credo disciplinaire et politique. La plupart sont des scientifiques en sciences
sociales« de gauche», vaguement marxistes et qui sont de retour après une écrasante défaite de la lutte
armée ( 1961-1967). Ceux-ci vont être les cadres de la planification de la science - et d'autres champs -
au Venezuela: la planification sera le terrain d'où sortira l'énergie inhibée par la défaite de l'insurrection,
clic se bâtira sur un terrain d'union entre l'idéologie politique révolutionnaire et la pratique de la
connaissance à l'intérieur de «l'Etat bourgeois». De là, clic tirera sa force d'argumentation, sa force
numérique cl paradoxalement sa force politique.

68
le mirage de la «science utile». La communauté scientifique va
devoir démontrer cette utilité.
Malgré leur force, les planificateurs font face à deux options : la
première et la plus commune, la bureaucratisation, l'exercice d'une
rhétorique cette fois «ad usum delphini», qui va leur pennet1Te de
coexister avec la communauté scientifique. Celle-ci, avec cette
rhétorique, a montré sa force et sa capacité politique pour maintenir
son discours et le contrôle du CONICIT. La deuxième option,
qui prend de l'importance actuellement, est celle qui conduit au
déplacement vers fa technologie : en séparant le monde de la science
et celui de la technologie et en donnant de l'autonomie à chacune
des deux, les planificateurs se sont orientés vers les activités privées
ou vers les agences de l'Etat liées au développement industriel. Ils
ont ainsi provoqué un courant d'opinion important, marginalisant
le CONICIT appelé avec mépris «petite caisse de la science», et ils
ont créé des unités telles que le FINTEC - Fonds pour l'Innovation
Technologique - et des unités techniques du ministère de la
Planification (Industries).
Le bilan de tout ce processus doit se faire d'un côté, à la lumière
de la crise actuelle - dévaluation du bolivar, chute des prix pétroliers,
récession économique et inflation - et d'un autre côté, au regard des
nouvelles stratégies politiques et économiques qui prennent fonne
au Venezuela, et enfin en tenant compte de l'impact de ce que l'on
appelle les «nouvelles technologies». Dans les limites de ce premier
travail, il est nécessaire de faire ressortir deux aspects : d'abord, la
fin du discours des appliqués, ou en tout cas son déplacement vers
des domaines éloignés de la communauté scientifique ; en effet,
comme nous l'avons noté plus haut, le thème d'urie science appliquée
aux besoins nationaux n'a aujourd'hui qu'une traduction dans le
domaine technologique, de la politique technologique industrielle.
Par ailleurs, le poids idéologique et culturel de la critique faite à
l'Etat, qu'elle vienne du néolibéralisme ou qu'elle soit le produit de
ce que l'on appelle la pensée critique, freine toute position proposant
un renforcement de l'intervention publique. Finalement, la frontière ·
entre les savoirs fondamentaux et l'application technologique est

69
chaque jour plus fragile. On affinne que le problème ne réside
pas dans la discrimination faite sur les dépenses selon les types de
recherche mais plutôt dans la définition d'une stratégie d'opportunités,
d'avantages comparatifs pour la science nationale et la production
industrielle du pays. Ainsi, la vieille bannière des appliqués n'a plus
de lieu pour s'imposer.
Ern1uite et pour finir, au-delà de la crise budgétaire de la science
vénézuélienne, du démantèlement des centres de recherche, de la
fuite des cerveaux et de l'absence de nouvelles générations pour
poursuivre le .travail scientifique, ce qui ressort de cette première
approche est un problème de légitimation de l'activité scientifique,
d'opacité de l'image qu'ont les chercheurs d'eux-mêmes et enfin, de
l'énonne difficulté à trouver de nouveaux interlocuteurs. Ces trois
caractéristiques accentuent les c.onditions critiques signalées plus haut.
Affectés par l'indifférence officielle, progressivement marginalisés
par la science mondiale, les scientifiques vénézuéliens essaient, un
peu aveuglement, des stratégies de survie - liens université-industrie,
financement international et ·transfert sur le terrain de la production
- mais ils n'arrivent pas à définir leur propre rôle à cause du malen-
tendu de leur premier discours et de son ambiguïté. Des exemples
de rencontres prometteuses entre un centre de recherche désireux de
financement et des entreprises subissant la crise disparaissent, parce
que les chercheurs ne savent pas fixer leurs coûts ou font cadeau du
produit ou du service, ou encore parce qu'ils demandent des sommes
inacceptables. Ceci montre, entre autres, les interférences existant
à propos de la place de la science dans la société moderne : pris
entre une vision de la recherche comme sacrifice, comme ascèse,
et les exigences de survie, les chercheurs locaux paient leur péché
originel.

70
CHAPITRE III

RECHERCHE ET POLITIQUES SCIENTIFIQUES EN INDE

V.V. Krishna & Ashok Jaïn'

1 - INTRODUCTION
L'émergence en Occident des Etudes de Science, Technologie et
Société (ESTS) ou des Etudes de Politiques Scientifiques (EPS) en
tant que domaine d'importance académique et pratique, remonte à
la deuxième guerre mondiale. Le Projet Manhattan reste de ce point
de vue un événement décisif, comme il 1' est pour les relations entre
la science et la politique. Bien que la guerre ait donné son élan aux
ESTS. en Inde, les origines de celles-ci précèdent la guerre. On peut
les dater du lancement d'un journal mensuel, Science and Culture,
par M.N. Saha en 1936.
Les tentatives indiennes pour s'opposer à l'exploitation coloniale
dans le domaine de la science, dans le cadre d'un nationalisme
émergeant, ont aussi entraîné pour la première fois à sérieusement
examiner sérieusement les rapports sociaux de la science en Inde. Un
coup d'oeil même superficiel aux les pages qe Science and Culture
entre 1936 et 1946 fait ressortir l'un des débats les plus décisifs
que nous ayions connu sur les questions de politique scientifique, y

1 National Jnstitute ofSeienceTcchnology and Devclopmcnt Studies: (NISTADS). Dr. K.S. Krishnan
Marg - 11OO12 New Delhi - INDIA.

71
compris dans la période post-indépendance et jusqu'à maintenant.
Certaines questions posées par ce journal sur les priorités pour
le financement de la recherche, l'organisation de la recherche
scientifique et les solutions aux problèmes sociaux concernant
la science et la technologie, préoccupent les chercheurs en ESTS
encore aujourd'hui.
Pendant les années 1950 et 1960, l'intérêt porté aux ESTS est
venu d'éminents scientifiques indiens tels que S.S. Bahatnagar, M.N.
Saha lui-même, H.J. Bhaba, P.C. Mahalanobis, M. Visvesvaraya,
parmi d'autres. La plupart de ces scientifiques furent responsables
de la construction de l'entreprise scientifique indienne dans la
période qui a suivi l'indépendance. Grâce aux efforts de Nehru, le
parlement indien adopta la «Résolution de politique scientifique»
en mars 1958. Les études sur les questions de Science Technique
et Société (ESTS), ou sur celles de Politique Scientifique (EPS) ne
se sont développées pour leur part que plus tard, et hors du cadre
universitaire. Elles ont été institutiOnnalisées vers le milieu des
années 60, avec la création d'instituts entièrement consacrés à ces
recherches, tels le NISTADS.
Plusieurs acteurs et forces historiques ont influé les institutions
de science et les formes prises par la science et la technologie
moderne en Inde. Dans ce rapport, une tentative est faite pour mettre
en lumière leurs caractéristiques importantes en cinq sections.
Dans la première section, nous suivrons la piste de quelques forces
historiques et politiques qui ont influencé le développement de la
science en Inde, aussi bien coloniale qu'indépendante. La deuxième
section retrace l'émergence de la communauté scientifique en
Inde, et les problèmes auxquels elle est confrontée dans la période
postérieure à l'indépendance. Enfin, la dernière section s'intéresse à
l'environnement social de la science dans les années 1970 et 1980.
1 - DIMENSION HISTORIQUE ET POLITIQUE
1 - l. La science Cl!ll Inde coloniale
L'ouverture de l'Inde à la science moderne, occidentale, a
commencé au travers des liens commerciaux avec les Portugais,

72
les Hollandais, les Français et, plus tard, les Britanniques. En fin
de compte, ce sont les Britanniques qui ont laissé une influence
durable sur le développement de l'Inde moderne, où la science et la
technologie (y compris par le biais del' éducation anglaise) ont occupé
une place centrale depuis le XIX 0 siècle. Cependant, dès l'époque
de la Compagnie des Indes Orientales [East Indian Company], et
depuis sa naissance en 1600, la rencontre de l'Inde avec la culture la
technologie et la science occidentales a progressé sans interruption.
A la suite de la bataille de Plassey (1757), la Compagnie établissait
son hégémonie sur le Bengale. Peu après, elle attachait à son service
James Rennel, à titre de Topographe en chef, résidant en Inde (1767).
Il sera plus tard nommé Responsable des travaux topographiques
pour la région.
Dix sept ans plus tard, le juge à la cour Suprême de Calcutta,
William Jones, orientaliste distingué, inaugurait (avec le soutien des
responsables de la Compagnie des Indes) la Société Asiatique du
Bengale (1784). Celle-ci prenait pour modèle la Royal Society de
Londres et se proposait de mettre à profit le savoir des scientifiques
en poste dans le pays, en offrant un débouché à leurs préoccupations
intellectuelles. L'objectif de la Société, tel que présenté par William
Jones, était de mener l'enquête sur «l'Homme et la Nature, toutes
les oeuvres du premier, toutes les productions de la seconde», et
d'étudier l'héritage culturel du sous-continent indien. Son but était
de promouvoir l'ensemble des sciences et des arts modernes.
L'institutionnalisation de la science occidentale moderne a donc
commencé avec la Société Asiatique, qui eut son propre journal :
Asiatic Researches, à partir de 1799. L'étendue des recherches
entreprises par la Société se voit clairement dans l'activité de
publication qui, vers fin 1895, représentait 1039 articles en science
et 800 articles en mati.ères littéraires et artistiques.
Cependant, comme nous l'avons déjà souligné, les Britanniques
n'étaient ni les seuls ni les premiers à promouvoir la science
moderne. Hendrich Adrians Van Rheed, Gouverneur du ten-itoire
hollandais de Malbar Coast et botaniste amateur, a publié son Hortus
Indicus Malabaricus en 12 volumes depuis Amsterdam (1678-

73
t 693)., D' Arville a collationné la Géographie à partir des travaux des
missionnaires jésuites. Les efforts de Johan Gerhard Koenig (1728-
1781 ), un chirurgien danois soutenu par les missionnaires, aboutiront
à la création de «United Brothers», premier des Clubs botaniques en
Inde. William Roxburgh, un membre de ce club, est devenu plus tard
le directeur de Shibpur Botanical Gardens.
L'intérêt britannique témoigné à la promotion de la science
moderne n'était pourtant pas dénué de contraintes économiques
et d'ambitions politiques. A partir du XVIII 0 siècle, les ressources
agricoles et minières furent mises à contribution pour eiploiter les
colonies. Avec l'essor des industries de plantation et l'exploitation
des ressources minières, de nouvelles connaissances sur la terre, la
topographie, les insectes ... devinrent nécessaires. Au XIX 0 siècle,
l'empire colonial britannique couvrait presque tous les continents ;
et des inputs techniques devinrent de plus en plus indispensables;
à commencer par ceux concernant les communications. La Grande
Bretagne était la plus grande puissance impériale. La météorologie
et l'astronomie furent développées, afin de soutenir son hégémonie
et d'établir un réseau de bases et de liaisons navales. Les colonies
britanniques constituaient des sources potentielles de ressources
pour la révolution industrielle qui se déroulait en Grande Bretagne.
Comme le souligne Mac Leod, l'Inde était avant la Première
Guen-e Mondiale «la perle dans le diadème impérial, et la clef de
tout le système de paiements de la Grande Bretagne». En réalité,
l'Inde constituait un «laboratoire social» comparable à l'Irlande,
pour expérimenter les sciences naturelles en tant qu'instruments de
progrès social, politique et économique : autant de domaines où les
Anglais ne voulaient pas faire d'expériences dans leur patrie.
Les sciences naturelles (notamment la géologie, la botanique et
la météorologie), et techniques (comme la trigonométrie) étaient
toutes directement associées aux intérêts coloniaux britanniques,
entrés dans une nouvelle phase en Inde vers le milieu du XIX 0 siècle.
L'exploitation des colonies par le capital mercantile et industTiel -se
doublait maintenant de celle par .le capital financier. Les chemins
de fer, les télécommunications, la navigation et les plantations de

74
thé sont devenus les éléments clés de l'exploitation après les am1ées
1860. Un grand nombre de firmes dans le secteur minier, dans les
transports et dans les plantations industrielles ont lourdement investi
en capital après les années 1870. Des contraintes politiques et
économiques ont conduit le gouvernement britam1ique à développer
des structures de soutien technique. Par exernple, avec la période de
la mutinerie iridienne de 1857, 12000 miles de lignes télégraphiques
furent installés en deux ans à peine. L'extension des entreprises
industrielles et financières multipliait les besoins de travailleurs
fermés et d'employés de bureau.
En accord avec les exigences coloniales, le gouvernement
britannique encouragea l'éducation technique et littéraire et créa des
organisations de recherche. Vers 1900, cinq universités étaient créées
à Calcutta, Bombay, Madras, Lahore et ·Delhi. Elles intégraient
environ 170 établissements d'enseignement supérieur affiliés, y
compris des établissements de médecine et d'ingénierie. Thomson
Engineering College à Roorkee, Grant Medical College à Bombay,
Poona College of Science à Poona, et Shibpur Engineering College
près de Calcutta, sont certains des établissements importants. Vers
1900 on co1nptait également 10 organisations de service scientifique:
le Service Météorologique, l 'Inspection Générale Vétérinaire, la
Direction des enquêtes Botaniques de 1~Inde, la Recherche sur les
Produits Economiques, l'Inspection Générale de !'Agriculture,
la Directri.on Générale de l' Archéologie, ! 'Inspection en Chef des
Mines, le Service Topographique, l'Inspection Générale des Forêts
et.la Direction.des Etudes Géologiques.
En phis de ·ces institÙtions, l 'Indian Advisory Committee (!AC)
fut créé au sein dé la Royal Society pour conseiller le gouvernement
colonial ; etle Board of Scientific Advice (BSA) fonctionna en Inde
de 1898 à 1923 pour coordonner les activités des divers services
scientifiques. Comme Mac Leod le souligne dans la conclusion
de son excellente étude, les activités scientifiques de BSA étaient
destinées au gouvernement et séparées de la société indienne. Les
exigences du gouvernement colonial ont rendu la science dépendante
de la métropole britannique et limité la portée de BSA en Inde.

75
Dans le domaine médical, la prévalence de maladies comme le
choléra, la peste, la malaria, le béribéri, le Kala Azar entraîna la
création de laboratoires. La propagation de la peste à Bombay en
1896 fit requérir les services de Haffkine : celui-ci mit au point un
vaccin, dans un laboratoire intitulé «Laboratoire de Recherche sur
la Peste» (plus tard rebaptisé Institut Haftkine). D'autres instituts
de recherche médicale furent le King Institute of Medecine, Madras
(1903), Pasteur Institute, Coonoor (1907), Pasteur Institute, Shillong
(1917) et Calcutta School of Tropical Medecine (192 l ). Le nombre
des instituts médicaux, et la création d'un statut du personnel médical,
conduisirent à fonder 1'Indian Medicai Fund Association en 1911,
ancêtre de l'actuel Indian Council ofMedical Research (ICMR).
Dans le domaine agricole, l'une des premières stations de
recherche fut créée grâce à un don de Henri Phipps, philanthrope
américain. A la suite de la Commission Famine (1880), puis du
Rapport Voelcker sur l 'Amélioration de 1'Agriculture Indienne
(1883), quelques départements et plusieurs établissements
d'enseignement supérieur agricoles furent créés en province. Une
Commission Royale del' Agriculture fut mise sur pied en 1926 : elle
était chargée d'01ienter la recherche, et de coordonner les activités
agricoles des gouvernements provinciaux et central. Le Conseil
Impérial (actuellement Conseil Indien) de la Recherche Agricole fut
créé en 1929.
Jusqu'à la deuxième guerre mondiale le gouvernement colonial
n'accorda aucune attention à la recherche industrielle. Une des
principales recommandations de l'Indian Industrial Commission
(1918), celle de la création de «Services Chimiques», n'aura aucune
suite jusqu'à ce que se présente l'urgence de la guerre en 1939. C'est
alors que fut créé le Board of Scientific and Indian Research (BlSR).
Le BSIR s'est transformé en 1942 dans l'actuel CSIR.
La structure et la fonction de nombreux départements de science,
créés par le gouvernement britannique sont au fond demeurées
largement asservies aux intérêts coloniaux. L'examen attentif des
activités de recherche, menées au cours des 163 années qui ont suivi
la création de la Société Asiatique du Bengale, illustre ce qu'on a

76
pu nommer la «science coloniale». «Cela signifiait une science en
dérivation .. ., pratiquée par des esprits inférieurs, travaillant sur des
problèmes définis par les savants en Europe». C'était une «science
inférieure» [low science] limitée à la collecte des données tandis que
la synthèse théorique s'effectuait en métropole. C'était aussi une
«science dépendante», ainsi que l'a décrite Basalla.
A l'égard des scientifiques indiens, le gouvernement entretenait
des pratiques discriminatoires, en les écartant des positions
hiérarchiques élevées au sein des organisations scientifiques. P.C.
RAY (le Père de la chimie en Inde) s'est attaché à dénombrer les
Indiens membres du personnel scientifique de onze grands Services
(dont celui de !'Education). Il n'en compte, jusqu'en 1920, que 18,
sur un total de 213 chercheurs.
Les Indiens n'ont écrit que 18 articles dans le Journal of Asiatic
Society of Bengale au cours de la période de soixante ans allant de
1836 à 1895. Par contre les scientifiques européens ont signé 1021
articles. Dans le quart de siècle suivant les scientifiques indiens
appartenant à 5 institutions ont écrit 304 articles : pour la plupart, des
études originales. Mais alors encore, H.B. Medicott, chef du Service
Géologique, estimait les Indiens incapables de tout travail original
en science naturelle. Medicott voulait attendre que «vibre la corde
scientifique des indigènes», et il ajoutait : «si tant est qu'elle existe
dans cette variété de la race humaine, montrons quelques réserves à
l'égard de frères plus faibles, et n'attendons pas d'eux qu'ils courent
avant de savoir marcher».
Pendant longtemps, on refusa aux Indiens l'accès au domaine
scientifique. Le premier Indien à obtenir son agTégation à la Société
Asiatique du Bengale n'y fut admis que 44 ans après sa création.
L'éducation en Inde façonnée par Macaulay et Charles Wood, avait
une tournure essentiellement littéraire; et ce n'est qu'en 1890 qu'un
diplôme de science de plein exercice fut créé à l'Université de
Calcutta.
1 - 2. Le mouvement pour une science nationale
La science coloniale suscita la vive réaction de l'intelligentsia,
politique et scientifique indienne. La création del 'lndian Association

77
of Cultivation of Science (IACS), en 1876, inaugurait une sorte de
«science nationale». A l'origine de l'IACS se trouvait M.L. Sircar,
médecin de fonnation. Sircar déclara quel' objectif de l 'IA CS était «de
pennettre aux autochtones del 'Inde de cultiver la scien.ce dans tous les
domaines, pour en assurer le progrès par des recherches originales».
Sircar plaida pour que «ce travail de science s'accomplisse par nos
propres eff011s et saps l'aide du gouvernement. Je veux qu'il soit
entièrement sous notre gestion et sous notre contrôle. Je veux qu'il
soit uniquement autochtone et purement national». Sircar n'était
pas seul. P.C. Ray, C.V. Raman, J.C. Bose, S.N. Bose, M.N. Saba,
Ashutosh Mukherjee, Vivesvaraya et beaucoup d'autres scientifiques
éminents de la fin de ce siècle et du début du notre, ont énonnément
contribué au progrès de la science en Inde.
En 1910, on ne comptait aucun membre indien de la Royal
Society. Vers les années 1930, pour la première fois des scientifiques
indiens pouvaient obtenir l'adhésion dans les meilleures associations
professionnelles et se faire publier dans les revues scientifiques
internationales, à partir de la recherche menée dans les laboratoires
créés par eux .
La «lutte» de ces scientifiques pour obtenir la reconnaissance
internationale, au delà des années 1880, est en grande partie liée
aux soubassements idéologiques du nationalisme montarit. P.C. Ray
au milieu de sa carrière scientifique faisait observer que «la science
pouvait se permettre d'attendre mais la Swaraj (l'indépendance) ne
pouvait pas le faire». Bien que beaucoup de scientifiques n'aient pas
participé à la lutte politique, leur aètivité scientîfique pour obtenir
une reconnaissance internationale reflétait mie fonne de «lutte»
concourait à une réaffinnation d'identité. J.C. Bose disait souvent que
son but n'était pas d'introduire simplement la science en Inde, mais
de faire revivre la science indienne. Le tenne «lutte» dans ses fonnes
différentes faisait partie largement du discours scientifique. Dans la
pratique, lutter signifiait non seulement trnnsformer la structure de
la «science coloniale» mais en même temps créer des structures et
infrastructures alternatives de soutien à la création d'une science
nationale indépendante.

78
A la suite de l'IACS, des scientifiques indiens créèrent une
demi-douzaine de centres de science avancée, comme University
College of Science, Calcutta University (1914), India Institute of
Science (1909), Bose Rescarch Institute (1917), Science Faculties
of Presidency College, Calcutta, le laboratoire de St. Xavier
College (que dirigeait le Père Laffont), ou l'établissement supérieur
d;ingénierie de l'actuelle Jadavpur University. Vers 1940, il y avait
au moins 6 universités créées par des mécènes Indiens et plus de 1OO
établissements d'enseignement supérieur, où l'enseignement de la
science et de la technique fut introduit. Tout au long du mouvement
national, en paiiiculier depuis le Mouvement Swadeshi au Bengale
après 1900, les progrès de la science et de la technologie, leur
mobilisation dans l'intérêt national, et l'indianisation des organismes
scientifiques coloniaux furent à l'ordre du jour, reçurent un soutien
politique et suscitèrent une adhésion massive. Ainsi, quand l'Inde
obtint son indépendance, en 1947, Nehru pouvait lancer un ambitie.ux
programme de science et technologie.
1-3. La science et ·la politique dans fa période post-
indépcndancc.
On ne peut comprendre le développement de la science et de la
technologie en Inde, en dehors des rapports entre science et politique.
A commencer par le rôle historique de Nehru. Ce n'est pas seulement
qu'il crût passionnément dans la science moderne. Mais aussi, Premier
Ministre, il fut le grai1d architecte d'une politique scientifique de
l'Inde --- dont l'héritage marque les jours actuels. Dans cette section,
nous parlerons de cette politique, de sa structuration formelle et
informelle, de la manière dont elle fut appliquée et des principaux
acteurs concernés. La construction d'une politique scientifique
peut s'observer au niveau national, à celui des appareils directeurs,
ou à ceux des Instituts scientifiques et du laboratoire. Nous nous
arrêterons ici plus longuement sur le niveau national. Nous traiterons
plus loin des dispositifs de mise en oeuvre, qui donnent à la science
Indienne sa spécificité.
La constitution d'une idéologie scientifique, l'élaboration
d'une politique et la construction d'institutions (qui la traduisent

79
et l'exécutent) est un processus complexe : le style du leadership
politique y occupe une place centrale, après guerre, dans les Etats-
Nations en vive émergence.
Décisive est la reconnaissance, par ce leadership politique,
de la science comme instrument vital du développement socio-
économique. Plus que quiconque, Nehru, Premier Ministre, a joué
dans cette entreprise en Inde un rôle considérable. Il déclarait :
«La science seule peut résoudre les problèmes de la faim et
de la pauvreté, de l'insalubrité, de l'aliénation et de l'illettrisme.
de la superstition de la coutume et de la tradition étoi1ffantes, du
gaspillage énorme de ressources d'un pays habité par un peuple
affàmé. Je ne vois aucune issue à notre cercle vicieux de pauvreté,
sauf à utiliser les nouvelles sources de pouvoir que la science a mis
à notre disposition».
Le rôle de Nehru remonte à la période d'avant l'indépendance.
Dès 1939, le Congrès National Indien lui concéda la création d'un
National Planning Committee (NPC), pour examiner les questions
d'industrialisation, d'éducation et de recherche scientifique à la
lumière de besoins futurs. D'éminents scientifiques, tels M.N. Saha
ou M. Visvesvaraya étaient membres du NPC, présidé par Nehru.
Plus tard, en 1945, le manifeste du Parti du Congrès pour les élections
au premier gouvernement national proclamait :
«La science, dans son activité instrumentale, a joué un rôle sans
cesse croissant en influençant et en façonnant la vie humaine : elle
continuera de le faire plus encore à l 'avenù: Les progrès industriel
agricole et culturel, ainsi que la d~f'ense nationale dépendent
d'elle. La recherche scientifique est, par conséquent, une activité
fondamentale et essentielle de l'Etat ; elle doit être organisée et
encouragée sur la plus grande échelle possible».
Immédiatement après l'indépendance, un Comité Consultatif pour
la Coordination del' Activité Scientifique (ACCSW) fut créé en 1948,
avec Nehru comme président et S.S. Bhanagar comme secrétaire.
Les membres étaient des scientifiques, et les ministres concernés.
L'objectif central de I' ACCSW était de susciter des recherches

80
d'intérêt commun à plusieurs ministères, et de les coordonner. Sitôt
après ce Comité fut créé, en 1948, un Département de la Recherche
Scientifique (DSR) ; puis un Ministère des ressources naturelles et
de la Recherche Scientifique, sous Abdul Kalam Azad. L' ACCSW
dura jusqu'en 1956. C'est alors que, pour le remplacer, et sur les
recommandations de H.J. Bhabha, (le père de !'Energie Atomique
de l'Inde), de K.S. Krishnan, D.S. Khotari et M.S. Thakur, Nehru
constitua le Scientific Advisory Committee to the Cabinet (SACC).
Le SACC fut le premier organisme formé avec un mandat clair pour
conseiller le Conseil des Ministres dans la fonnulation et l'exécution
d'une politique scientifique du gouvernement. Parmi d'autres
activités, il devait donner des conseils sur les priorités, le financement .
et la coordination de la Recherche, ainsi que sur la coopération
internationale en ce domaine. N.R. Pillai, Secrétaire-Général au
Ministère des Affaires Etrangères en fut le premier président, et tous
les scientifiques mentionnés plus haut en étaient membres.
Les idées et les débats, suscités sous les auspices du SACC,
ainsi que l'engagement personnel de Nehru dans le développement
scientifique, conduisirent au dépôt d'une «Résolution de Politique
Scientifique», proposée par Nehru et adoptée par le Parlement
Indien en 1958. Comme Rahman le fait remarquer, «la Résolution
de Politique Scientifique était à la fois une profession de foi en la
science et une vision de la société». L'Inde était peut-être le seul
pays en développement affichant en 1958 une politique scientifique,
avec comme objectifs :
- de stimuler, promouvoir et soutenir, par tous les moyens
appropriés, le développement de la science et de la recherche
scientifique dans toutes ses dimensions : pure, appliquée et
éducationnelle ;
- de se pourvoir, au sein du pays, en chercheurs scientifiques
de la meilleure qualité, et de reconnaître leur travail en tant que
composante importante de la force de la nation ;
d'encourager et d'initier, le plus rapidement possible, des
programmes pour la fonnation de personnel scientifique et technique,

81
sur une échelle adéquate pour. satisfaire les besoins du pays en
science et en éducation, en agriculture et en industrie, et en matière
de défense;
- de s'assurer que le talent créatif des hommes et des fommes soit
encouragé, et prenne son plein effet dans l'activité scientifique;
- en général, de procurer au peuple du pays tous les bénéfices qui
peuventJui revenir, par acquisition et application de la connaissance
scientifique.
·Le SACC fonctionna pendant 12 ans, jusqu'en 1968. Vers la fin
de cette période son fonctionnement fut évalué par la Commission
de l'Education (1964-66) dirigée par D.S. Kothari; puis à l'occasion
d'une «Science Roundtable ConferenCe» que convoqua le Pre1mer
Ministre en 1967. La Commission de !'Education appelait à un
élargissement du SACC aux représentants de grandes institutions de·
recherche et universitaires, (y compris des sciences sociales) ; elle
prônait aussi la :réorganisation du Comité,. afin qu'il dispose d'une
vision plus diversifiée et plus autonome des besoins scientifiques. En
outre, la R,oundtable Conference prit la résolution de recommander un
présiçlent à plein temps, de préférence un scientifique professionnel,
et l'adinission d'un Membre issu de la Commission de planification
(qui depuis 1950 constituait l'organe, suprême de la planification.
Le SACC fut donc remplacé par un Comité de la Science et de
la Technologie (COST), en août 1968. Le Président en était B.D.
Nag Chaowdhuri, Membre (à titre scientifique) de la Commission
de Planification. 15 membres représentaient différents instituts de
recherche. Les termes de référence de COST étaient les mêmes. que
ceux de SACC. COST exista trois ans à peine Uusqu'en 1971).
Sur les recommandations de la Troisième Conférence des
Scientifiques Technologues et Pédagogues organisée par COST lui-
même en novembre 1970, un autre organisme dénommé National
Committee on Science and. Technology (NCST) fut créé en 1971.
Il était placé sous la tutelle d'un Département de la Science et de la
Technologie (DST), également créé en 1971, avec comme président
C. Subramanian, Ministre de la Planification.

82
Conformément aux recommandations de la Conférence, NCST se
vit confier la préparation d'un Premier Plan National de la Science
et de la Technologie pour le Développement de l'Inde. Le plan
comptait sur des inputs à trois niveaux : celui du système scientifique
et technologique dans son ensemble, celui d'agences scientifiques
telles que CSIR ou ICMR, et celui des institutions individuelles au
sein de telles agences.
NCST a construit une méthodologie élaborée dans la préparation
du Premier Plan Quinquennal de Science. L'ensemble du système
scientifique et technologique fut divisé en 24 secteurs tels que
les ressources naturelles, l'agriculture, etc. Chaque secteur était
coordonné par un panel de scientifiques et de technologues. Ceux-
ci faisaient à leur tour appel à des groupes de travail. Par exemple,
le panel de l'ingénierie lourde avait 14 groupes de travail ; et le
panel des industries villageoises en avait 15. Deux centtrentre trois
groupes de travail furent constitués sous vingt sept panels, engageant
environ 2000 scientifiques. Une enveloppe financière de 17250 Rs.
fut prévue pour les programmes de recherche des 24 secteurs, sur
une période de cinq ans. On escomptait la création de 20000 emplois,
pour scientifiques et technologues.
Il y eut des problèmes de coordination avec la Commission
de Planification, avec .laquelle le Plan National de Science
devait s'articuler. Néanmoins, dans le. cadre du Cinquième Plan
Quinquennal, un document de 600 pages intitulé «Plan de Science
et de Technologie [Science and Technology Plan], 1974-1979», fut
publié en 1974. Bien que le Plan Scientifique ait abordé la question
de «l'autonomie technologique» [technological self-reliance],
aucune précision n'explicitait vraiment comment il se reliait au
Cinquième Plan, qui avait mis l'accent sur la réalisation des «besoins
fondamentaux minima».
En 1977, le Parti du Congrès de Mme Gandhi perdait la majorité ;
mais avant que le nouveau gouvernement ne puisse définir sa politique
scientifique, orientée vers le développement rural, il avait déjà quitté
le pouvoir, faisant place de nouveau à Mme Gandhi en janvier
1980. C'était l'époque du Sixième Plan Quinquennal National. Les

83
orientations du Premier Plan Scientifique ( 1974-79) méritaient une
mise à jour. Vers la fin de 1980, le Vice-Président du CSIR, S. Nurul
Hassan, homme politique et professeur d'histoire, se vit confier la
responsabilité de préparer un Plan de Science et Technologie pour le
compte de la Commission de Planification. En quatre mois le plan
préliminaire fut parachevé et fut inclus en chapitre dans le document
du Sixième Plan.
Six ans après sa dissolution; le SACC fut reconstitué en 1981,
avec pour membres les directeurs de quelques grandes agences
scientifiques. Certes, pendant ce temps, les questions de la technologie
et de l'innovation figurent bien dans des documents de politique
scientifique, et dans les plans nationaux de science. Mais aucune
déclaration claire de politique ne vient du gouvernement jusqu'en
1983. La «Déclaration de Politique Technologique» de 1983 comble
cette lacune. Elle met l'accent sur l'autonomie. technologique
[technological self-reliance], et cible les problèmes d'une absorption
efficace et de l'adoption de la technologie importée.
Peu après la Déclaration sur la technologie, Mme Gandhi fut
assassinée. Rajiv Gandhi lui succéda. Au cours des cinq ans de
son gouvernement, le SACC fut à nouveau réorganisé en Science
Advisory Council (SAC), remplaçant SACC auprès du Premier
Ministre, en février 1986. Un ministère à part entière de la science et
de la technologie fut créé en 1985. Le gouvernement Rajiv accorda
une reconnaissance et un statut égaux à la science et à la technologie.
C'est ainsi qu'en 1986, M.G.K. Menon, membre (à titre scientifique)
de la Commission de Planification fut nommé conseiller scientifique
auprès du Premier Ministre pour les «Missions Technologiques». Ces
«Missions» sontessentiellement des Programmes orientés à durée
déterminée, dont l'activité couvre un éventail de processus complexe
allant de la R&D jusqu'à la livraison effective de produits et services
aux publics divers : industrie, gouvernement et consommateurs
ordinaires. Des «Missions technologiques» sur l'eau potable, les
oléagineux, l'immunisation, les télécommunications et l'éducation
furent ainsi lancées dans le cadre du Septième Plan Quinquennal.
La direction de la Mission fonctionne dans le cadre du ministère

84
concerné, et se coordonne avec le gouvernement central ainsi qu'avec
une gamme d'organisations de R&D.
En reconsidérant les années de l'époque Nehru, on peut dire que
les buts principaux assignés dès 1947 à la science et à la technologie,
tels que la substitution d'importations et la promotion de l'esprit
scientifique dans la société, ont continué d'inspirer structuration et
politique scientifique à travers toute la période ultérieure.
Mme Gandhi elle-même a ratifié l'héritage de Nehru à propos
de science et technologie dans son allocution au Congrès Indien
de Science à Mysore en 1976. Devant la même assemblée, M.G.K.
Menon et S. Nurul Hasan, vice-président du CSIR, ont redoublé les
propos de Mme Gandhi. En 1987 encore, Rajiv Gandhi a légitimé
son inclination pour la haute technologie en déclarant que
Jawaharlal Nehru soulignait constamment que ce n'est qu'à
travers la science que nous pouvons donner au.x plus pauvres et aux
plus faibles les instruments de l'amélioration économique de leur
vie.
1 - 4. Structures informelles dans la prise de décision
scientifique.
La distinction entre politique scientifique fonnelle et informelle
est très importante dans le contexte indien pour comprendre les
processus sociaux qui influencent la prise effective des décisions en
science et technologie. Bien que les mécanismes fonnels de politique
scientifique fussent institutionnalisés dès les années 1950, l'efficacité
des corps chargés de leur mise en oeuvre tout au long de la période
post-indépendance est restée très limitée. Cela tient au manque de
clarté de leur position dans la hiérarchie gouvernementale, et à la
personnalité même de leurs membres, notamment sous Nehru et
jusqu'en 1970.
Encore en 1974,Ashok Parthasarthy, examinant le fonctionnement
du SACC et de la composante scientifique de la Commission de
Planification, fait observer que :

85
On ne doit pas s'étonner que beaucoup de décisions concernant
l'allocation de ressources aux scientifiques, par exemple, ont
été prises non pas sur la base des conseils donnés aux dirigeants
politiques par l'un des deux organismes; mais comme résultat d'un
colloque, informel et tacite, entre des individus concernés de la
communauté scientifique, et ! 'exécutif au plus haut niveau. Même
aujourd'hui, certaines décisions concernant la défense, la santé
publique, ! 'énergie atomique, la recherche industrielle ou même
agricole sont apparemment prises presque indépendamment de
l'appareil formel de politique scientifique nationale.
D'autres intellectuels tels que Amiya Kumar Bagchi, le Dr.
Seshadri, membre du SACC en 1967, B.R. Seshachar, Président
de l'INSA en 1972, Ward Morehouse et, très récemment, Jairam
Ramesh - un responsable de la Commission ·de la Planification -
ont tous partagé cet avis de Parthasarathy, au travers d'expériences
différentes.
L'une des principales raisons sous-jacentes au carnet.ère
infonnel de la politique scientifique de l'Inde tient à l'alliance
précoce, proche et confiante entre un petit groupe de scientifiques
et :Nehru. Ifümédiatement après l'indépendance, N eliru s'adressant
à un Congrès indien de la science en 1947, initia cette alliance en
observant que «en Inde il y a une prise de conscience gr:andissante
du fait que le politicien et . le scientifique; doivent travaill~r en
collaboration étroite». En contraste avec la position Ghandienne
opposée à la technologie moderne, son Image n:ioderniste, séculière,
et l'essentiel de son idéoiogie ont fait de Nehru un «mes~ie» pour la
science indienne. La communauté scientifique en général et l'élite en
particulier, pouvaient s'identifier immédiatement avec la vision que
Nehru avait de la science car elles ont trouvé en lui le promoteur de
leurs intérêts.
La politique scientifique effective de l'Inde pendant la période de
Nehru était basée sur les relations personnelles, et donc le pouvoir
exercé par Homi Bhabha en Energie Atomique, S.S. Bhatnagar et
H. Zaheer dans le CSIR, P.C. Mahalanobis dans la Commission de
Planification et J .C. Ghosh auprès de Nehru. Le Conseil de Recherche

86
Scientifique et Industriel (CSIR) et le Département de !'Energie
Atomique (DAE) sont deux importantes agences, par exemple, qui
furent décidées et créées avant la naissance du SACC. Nehru en était
le Président et le resta jusqu'à sa mort. Il n'est pas surprenant que
B.P. Pal, le grand vieux scientifique agonome, se soit lamenté en
notant:
combien l'application de la science à l'agriculture aurait pu
avancer si Nehru avait été directement associé avec l 'Indian Council
of Agricultural Research (!CAR) de la même manière qu'il le fut
avec le CSJR et le DAE. Il est dommage qiie quand ces organismes
scientijîques modernes jitrent créés, l'JCAR, plus ancien, n'ait pas
été aussi drastiquement réorganisé (sic).
Si une alliance étroite et facile entre Nehru et les élites scientifiques
constitua la base de la politique scientifique informelle, par laquelle
les scientifiques tels que Bhabha et Bhatnagar pouvaient rassembler
un soutien pour construire leurs grandes institutions, cette alliance
n'était pas sans conséquence. Il y avait des scientifiques éminents
en dehors de l'alliance. D.P. Kosambi, M.N. Saba et C.V. Raman,
dans une grande mesure, peuvent être inclus dans cette catégorie.
Par exemple, comme le montre l'étude révélatrice de R. Anderson,
la proximité relative de Bhabha et Saha à Nehru et leurs positions
sociales détenninent l'avenir des institutions qu'ils ont créées.
La neutralité politique et la proximité étroite .de Bhabha à Nehru
lui ont pennis de construire le Tata Institute ofFundamental Research
(TIFR) sur m1e échelle plus grande que celle du Saba Institute for
Nuclear Physics (SINP). Saba était député indépendant au Parlement
après avoir été. opposant au Parti du Congrès et critique envers sa
politique scientifique. En 1970 Anderson montra que le TIFR pouvait
mobiliser quatre fois plus que de personnel que SINP, et environ six
fois plus de budget. Un fait remarquable est que le siège de DAE
était établi à Bombay où Bhabha se trouvait, plutôt qu'à Delhi ou
Calcutta.
Malgré la proximité étroite de Bhabha et Bhatnagar à Nehru, ils
disposaient d'une autonomie relativement importante et suivaient

87
une ligne d'action indépendante. Après la période de Nehru, le lien
entre les élites et la direction politique a subi un changement. Au
fil des années les élites scientifiques sont devenues de plus en plus
dépendantes du pouvoirpolitique. B.R. Seshachar, Président del 'INSA
pendant les années 1970 affinna que les scientifiques ne peuvent
éviter de se considérer comme des serviteurs du gouvernement. Qui
plus est, Mme Gandhi, s'adressant aux scientifiques en 1970 faisait
remarquer qu'il «est inquiétant de découvrir que les dirigeants de
cette communauté, qui devraient guider le gouvernement, semblent
eux-mêmes la plupart du temps se tourner vers des consignes
gouvernementales».
Une autre métamorphose de la politique scientifique informelle
de l'époque Nehru consiste, pendant les années 1970 et 1980, en
ce qu'on peut appeler les décisions ad-hoc. Elles se prennent au
niveau bureaucratique. directeurs d'agences scientifiques, et les
Secrétaires au gouvernement, sorit aussi souvent impliqués dans ce
processus. Ce genre de décisions concerne en particulier le transfert
de technologie et le rôle des entreprises multinationales.
Comme le souligne Amiya Baçchi, l' autonomisation à l'égard
de la Division de Planification et Développement de la Fertilizer
Corporation de l'Inde est un cas de cette espèce. Elle est en rapport
avec un transfert de technologie de finnes étrangères, dépassant les
capacités locales en R&D. Le cas se répète avec l'achat du Tracteur
Swaraj, ou avec l'intervention de BHEL-SIEMENS dans l'industrie
del' énergie. Ces cas bien connus, et d'autres, caractérisent clairement
le «ad-hocisme» mentionné plus haut. Une raison importante de
poursuite de la politique scientifique informelle au cours des années
1980 peut tenir au fait que les membres de Comités Consultatifs en
hauts lieux, et les conseillers individuels, viennent d'un cercle étroit
en dépit de l'existence d'une communauté scientifique large.
La politique scientifique infonnelle de l'époque de Nehru a rendu
l'appareil formel inefficace ; et l'équation personnelle des élites
scientifiques dans leur relation avec Nehru, par une conséquence
inattendue, empêchait de plusieurs manières l'institutionnalisation
pratique du concept de politique scientifique. Bien que la politique

88
scientifique informelle soit manifeste dans les années 1980, elle
n'est cependant pas la forme dominante comme au temps de Nehru.
A partir des années 1970 les structures de politique scientifique
formelle sont devenues de plus en plus opératoires. Autrement dit, les
institutions de NCST, SACC et SAC de la période après 1970 étaient
certainement plus puissantes que le SACC de 1956 ou l'ACCSW
de 1948. Le Plan Scientifique de 1974, la Déclaration de Politique
Technologique de 1983, le départ des firmes multinationales comme
Coca-Cola ou IBM vers la fin des années 1970, la diffusion du
document du SAC en 1988 : Perspectives pour l'an 2001 : le rôle de
la Science et de la Technologie», pour discussion publique, sont des
manifestations de ce développement dans la période d'après 1970.
On peut également remarquer des changements dans le discours
politique. Douze ans après ses remarques critiques, faites en 1970,
Mme Gandhi, en s'adressant au Congrès Scientifique de l'Inde à
Mysore en 1982, a reconnu le caractère fonctionnellement approprié
du SACC créé en 1981. Elle fit observer que «Le SACC a avancé
à Varanasi des propositions qui fonctionnent en tant qu'aide à la
prise de décision>>. La création du National S&T Entrepreneurship
Development Board, rapprochant la main d'oeuvre S. & T inutilisée
des moyens et crédits sous-utilisés ; et la création du National
Biotechnology Board, furent le résultat de recommandations faites
par le SACC. C'est aussi dans cette période que la Science et la
Technologie sont devenues sujet de discussion publique, et de critique
comme nous allons le voir dans la section 3.

1 - 5. Une politique pour la science ou la science au service des


politiques.
Un examen de la façon dont la politique scientifique de l'Inde
a évolué pendant la période postérieure à l'indépendance peut se
discuter en fonction de deux concepts intimement liés. La politique
pour la science renvoie au développement de l'infrastructure pour
la science et de technologie : . à un .management approprié, et à
l'engagement politique, en ce qui concerne des politiques de tarifs,

89
de contrats, d'achat et d'obtention de technologies. L'infrastructure
englobe les ressources humaines et financières, des· équipements,
la construction d'institutions, la coordination budgétaire, le
' '

développement de l'éducation et la détennination d'objectifs et


priorités dans le financement de recherches transversales:
La science au service des politiques, d'autre part, renvoie au
pilotage de la science et de la technologie pour servir des besoins et
buts économiques
'
'
ou politiques : l'utilisation de la science à des fins
de politiques telles que celles de défense, de sécurité, de croissance
économique ou d'un éventail de buts socio-économiques tels que
la lutte contre la pauvreté. La science est perçue comme un moyen
crncial pour atteindre ces buts ; elle est intégrée dans le processus
dès décisions politiques (à la fois fonnelles et infonnelles, comme
cela a été souligné dans la section précédente).
L'expérience indienne de politique scientifique jusque vers la fin
des années 1960, qui était basée sur l'alliance étroite entre les élites
scientifiques avec le leadership politique, avait l'objectif majeur
d'élargir la base infrastructurelle .pour la science, la technologie et
l'éducation. Le leadership de Nehru a fourni la volonté politique
et l'assistance économique nécessaires pour assurer l'expansion
continue des organismes scientifiques et le financement de la science
et la technologie. Dans cette époque qui s'étendit jusqu'à la fin
des années 1960 la politique scientifique fut une politique pour la
science. Plus de 80% de l'infrastructure actuelle de S&T fut établie
pendant cette époque. CSIR, Energie Atomique, Recherche Agricole,
les Instituts de Technologie, la R&D de Défense, etc. ont tous connu
une expansion rapide.
Du côté de la technologie le premier organisme de consultation
et de design d'ingénierie créé fut le Central Engineering Design
Bureau de l'Hindustan Steel Ltd en 1959 (rebaptisé plus tard
Metallurgical Consultants MECON). Il est suivi de Planning and
Development Division de la Fertiliser Corporation of India en 1960
(rebaptisé plus tard National Industrial Corporation oflndia, NIDC,
en 1964), et d'Engineers India Ltd en 1965. Pour faciliter le transfert

90
de technologie du laboratoire à l'industrie la National Research
Development Corporation (NRDC) fut créée dès 1950.
Un véritable optimisme, concernant le rôle de la science et de
la technologie, persista longtemps parmi les dirigeants politiques
comme dans l'éli.te scientifique. Ils s'accordaient largement sur
l'importance d'une politique pour la science. En 1966 H.J. Bhabha
faisait observe1~ au sujet de l'Energie Atomique : «certains font part
de quelque déception devant les faibles retornbées. Mais c'est un
processus qui doit nécessairement prendre 15 à 20 ans. Ce n'est que
maintenant que notre investissement dans la science et la technologie
atteint le stade où des gains récompensent la n:zise».
Avec le Cinquième Plan Quinquennal (1970), la planification va
commencer de considérer la science et la technologie comme un
investissement rentable. L'objectif principal des Plans jusqu'en 1970
était de renforcer l'infrastructure de S&T. Le discours.politique sur
la science avait également cette caractéristique. Mme Gandhi faisait
observer, au sujet de la Résolution de politique scientifique de 1958,
que celle-ci «n 'était pas un plan directeur, strictement défini pour
être précisément exécuté. C'était une déclaration de la volonté du
gouvernement d'apporter un soutien continu à la science. Il est
important de garder cette distinction à l'esprit».
A partir de la fin des années 1970 l'optimisme antérieur
commença de s'essouffler et des term~s comme «le bénéfice de la
science et la technologie « et sa «rentabilité» firent leur entrée dans
le discours sur la science et la société. Vikram Sarabhai, président
de l' Atomic Energy Commission, posà la question de savoir si la
science en Inde était .en mesure de créer une richesse
. .
'
nationale.- Mme
Gandhi s'adressant à la Troisième Conférence des Scientifiques
en 1970 demanda à ce qu'une série de programmes de recherche
développement se rapportant à des buts socio-économiques précis
soient définis. Trois ans plus tard dans l'introduction aux 600 pages
du premier plan pour la science et la technologie de l'Inde on pouvait
lire que «la science et la technologie sont nécessaires à nos efforts
pour augmenter la production. Chaque modèle de développement
présume, d'une manière implicite ou explicite, l'application de la

91
science et de la technologie à l'agriculture, à l'industrie, à la santé et
au planning familial, aux secteurs et services de l'économie».
La politique pour la science de l'époque d'avant 1970 fut
transformée en science au service des politiques après 1970.
Ainsi, quand Mme Gandhi annonça la formation du National
Biotechnology Board en 1982, elle fit immédiatement remarquer
qu'il est «intimement lié aux conditions économiques, sociales et
culturelles».
Ce discours n'est pas sans effet sur l'orientation du secteur S&T.
Le développement d'un Char de Combat national, l'exposition du
potentiel nucléaire en mai 1974, le lancement des satellites conçus
par l'Indian Space Research Organisation, le design de tracteurs
indigènes et le succès de la Révolution Verte en production de grains
alimentaires sont certains des exemples qui légitiment la position
de la science mise au service des politiques dans la période d'après
1970.
Il est vrai que les deux aspects de la politique scientifique ont
dominé tour à tour deux périodes du développement Indien. Mais
il ne faut pas forcer la distinction. Les deux sortes de politiques
coexistent (tout en étant différemment hiérarchisées) elles peuvent
se renforcer. Il en est des exemples : celui du développement de la
biotechnologie aux USA, pendant les années 1980, en est un.
2 -JLA COMMUNAUTÉ §CliENTU~IQlUE ET LA PRATIQUE
DE JLA RECHERCHE SCIENTJDFIQUE
2 - 1. l_,a commll.Ilm111!llté sd.e11Rtnfiqane nllllidlieJrnJme
La science occidentale moderne a été institutionnalisée en Inde
dès 1784, avec la création de la Société Asiatique du Bengale. Les
intellectuels indiens autochtones en furent longtemps tenus à l'écart,
jusqu'aux années 1830. Vers le début de ce siècle il existait une
dizaine d'organismes de recherche, comme le Geological Survey :
les scientifiques européens y étaient beaucoup plus nombreux que
les indiens, individuellement agrégés à ces services.

92
La science coloniale, on l'a dit plus haut, se prêtait mal à la
constitution d'une communauté scientifique indienne (au sens
sociologique). Par contre, et parallèlement, des structures promouvant
la recherche et la fonnation scientifique avancée furent créées par
les Indiens autochtones et par des missionnaires. Ce mouvement est
inauguré par les efforts de M.L. Sircar et quelques autres, créant en
1876 l 'Association Indienne pour le Développement de la Science. Il
se poursuit intensément durant plus d'un quart de siècle.
Vers 1920 la lutte de scientifiques indiens, dans le cadre du
nationalisme émergeant, conduit à la création d'Écoles et de groupes
spécialisés de recherche en physique, en chimie, en mathématique
et en physiologie végétale. J.C. Bose, C.V. Raman et P.C. Ray
constituaient l'embryon de ce qui fut connu comme !'Ecole Indienne
de Chimie, sous la direction de P.C. Ray, et de l'Ecole indienne de
Physique sous la direction de C.V. Raman et J.C. Bose.
P.C. Ray encouragea et fonna une génération d'étudiants. Dès
1915, P.C. Ray pouvait avancer, dans une adresse sur la chimie
faite à Presidency College, à Calcutta, «le fait que des contributions
émanant de nos étudiants en troisième cycle remplissent largement
les pages des revues de chimie en Angleterre, en Allemagne et en
Amérique. Les capacités requises. commencent à briller dans le
laboratoire de chimie de Presidency College, et cela mérite des
félicitations sincères». Rasikil Datta, Nilratan Dhar, Jitendranath
Rakshit, J.G. Ghosh, J.N. Sen, Jnandranath Ray, Pulin Bilhari
Sarkar, A.C. Ghosh, P.C. Bose, G.C. Chakravarti--pour ne citer que
ceux-là ont acquis la notoriété internationale. L'école de chimie
constituée sous Ray, a contribué énormément au développement des
départements de chimie dans les universités. Elle a produit au moins
quatre générations de chimistes. La base de la société iridienne de
chimie (1924) était formée par des étudiants de Ray, et sa genèse
remonte à un rêve que partagèrent à Londres P.C. Ray, J.C. Ghosh,
J.N. Mukherjee et S.S. Bhatnagar.
Un deuxième groupe est l'École de physique, qui émergea à
Calcutta. C.V. Raman, J.C. Bose et M.N. Saha le constituèrent, mais
jusqu'en 1920, ce fut C.V. Raman le leader. Le volume célébrant

93
le centenaire de IACS identifie cet ensemble comme «l'Ecolc de
Raman». A. Dey, S.K. Banerjie, S. Appasamyar, S.K. Mitra, D.N.
Ghosh, D. Banerjie, T.J. Chinmayanandan & K.S. Rao sont de ceux
qui y appartenaient avant même 1920. K.S. Krishnan rejoindra
Raman à l 'IACS un peu après.
Un autre cénacle devenu actif entre 1900 et 1920 fut celui de
Physiologie végétale dirigé par J.C. Bose. A la suite de son article
retentissant de 1900, sur le caractère général des phénomènes
moléculaires produits de manière électrique dans les matières
vivantes et non vivantes, J.C. Bose· publia quatre monographies
chez Orient Longmans: Response in Living and Non Living (1902),
Plant Response as a Means of Physical. Investigation (1906, avec
315 expériences), Comparative Electrophysiology ( 1907 , avec 321
expériences), et Researches and Irritability of Plants (1913). Sur
cette base, J.C. Bose organisa uri groupe de recherche à son Institut
de Recherche (l'Institut Bose), à partir de 1917. N.N. Neogi, S.C.
Das, Gurupudaswamy Das, Jyotiprakash Sircar, S.C. Guha et Lalit
Mohan Mukherji travaillèrent avec Bose. En moins de cinquante
ans, ils publièrent environ 20 articles sur les mouv~ments yivants
dans les plantes, qui leur valurent une réputation mondiale.
Redonnant vie à la tradition indienne de mathématiques, la Société
Mathématique de Calcutta fut créée en 1908. Elle était présidé par
Ashutosh Mukherjee, auteur déjà de 16 articles originaux sur les
équations différentielles. Grâce aux efforts de V. Ramaswami Iyer, le
«Club Analytique» de Fergusson College, Poona, devint la «Société
Mathématique Indienne» en .1911. Le· Dr. Ganesh Prasad fonda la
Société Mathématique de Banaras en 1918. D'autres sociétés en
scienc.es. exactes furent fondées vers 1920; dont Bihar and Orissa
Research Society (1915) et l'Institution of Engineers (India) en
1920.
La démarche de P.C. Ray, C.V. füunari; M.N. Saha et J.C. Bose
inaugurait en Inde un travail d'équipes en recherche fondamentale.
Historiquement, ces équipes de recherche constituaient la genèse
de la communauté scientifique indienne. Il y avait toutefois d'autres
chercheurs, de petites équipes et des sociétés scientifiques diffuses

94
dans toute l'Inde. Tous avaient besoin d'une plate=-:forme cornmune.
Celle-ci leur fut offerte par le projet de l'Indian Science Congress
Associafr..>n (ISCA), en 1914. A la Session Conjointe du BAAS et du
Congrès de la Science Indienne [Joint Session of BAAS and Indian
Science Congress], Rutherford observait que «le Congrès a été fondé
à un moment où les universités ouvraient des centres de recherche
originale ; il a procuré à une communauté scientifique très dispersée
un terrain de rencontre dont elle avait grand besoin>>.
La période allant de 1876 jusqu'aux années 1920 est donc celle,
historiquf3., de la naissance d'une communauté scientifique indienne.
Sociologiquement, cette période est égalemtmt importante : car elle
prépare le terrain à l'institutionnalisation des Sociétés dans la plupart
des branches scientifiques. Des sociétés mathématiques et des sociétés
d'ingénieurs se créent dans les années 1920. Au cours du quart de
siècle suivant environ dix sociétés professionnelles voient le jour.
La Société Botanique Indienne (1921), la Société PsychanalytiqMe
Indienne ( 1922), la Société Chimique Indienne ( 1924), I'Association
de Psychologie Indienne (1925), l'Institut Indien de Statistique
(1931), la Société des Chimistes Biologistes (1931), la Société
Indienne de Physique (1934), la Société Biochimique (1934) et
la Société Physiologique Indienne (1931) furent fondées avant la
deuxième guerre mondiale.
Dans le cadre de l 'lndian Science Congress Association (ISCA),
trois. corps professionnels furent créés durant les années 1930. La
United Provinces Academy of Science vit le jour en Inde du Nord,
en 1930. Elle fut rebaptisée National Academy of Science en 1936.
De son côté à Bangalore, en Inde. du Sud, C.V. Raman déployait
ses efforts pour créer une Académie des Sciences en 1934 : ce fut
d'abord une académie généraliste, mais qui plus tard deviendra un
centre actif de recherche.
Enfin, l'Institut National des Sciences de Calcutta fut créé en
1935, sur le modèle de la Royal Society of London. Il fut transféré
plus tard à Delhi, pour devenir l'actuel Indian National Science
Academy (INSA). Des périodiques scientifiques et plusieurs revues
professionnelles, en différente disciplines scientifiques, débutèrent

95
pendant cette période. «Current Science» de Bangalore et «Science
and Culture» de Calcutta, ainsi que deux hebdomadaires scientifiques
analogues à «Nature» furent ainsi lancés au milieu des années
1930.
Pendant un demi siècle, de 1890 à 1940, la science en Inde
s'organisa comme entreprise nationale Presque toutes les branches
de la science se trouvèrent institutionnalisées, aussi bien par leur
enseignement dans les universités que par des sociétés et institutions
professionnelles. En tennes de niveau international, les scientifiques
indiens ont alors contribué au progrès de la connaissance scientifique
dans tous les domaines importants et ont interagi avec les scientifiques
dans les métropoles. En 1910 il n'y avait pas de Membre de la Royal
Society, tandis qu'en 1940 il y en avait au moins dix, y compris le Prix
Nobel de physique C.V. Raman. B.R. Nanda ouvre son livre sur «la
Science et la Technologie en Inde» en faisant observer que «certains
des scientifiques de ce pays ont fait leurs meilleurs travaux bien avant
l'indépendance». C.V. Raman, P.C. Ray, J.C. Bose, M.N. Saha, S.N.
Bose, Ramanujam, Birbal Sahni, Visvesvaraya, sont de ceux la, qui
forcèrent là reconnaissance professionnelle internationale.
L'un des aspects manifestes de la communauté scientifique
indienne avant 1947 est qu' Écoles et groupes spécialisés sont
constitués autour de scientifiques individuels éminents. La plupart
de ces personnalités ont édifié des institutions scientifiques pour
promouvoir la recherche fondamentale. Comme nous l'avons dit plus
haut, l'école de chimie était centrée autour de Ray. «L'Ecole Raman
de Physique» a prospéré à Calcutta de 1909 aux années 1930 ; puis
Raman est allé s'installer à Bangalore pour y créer l'Académie des
Sciences de l'Inde et l'Institut de Recherche Raman. J.C. Bose créa
!'Institut de Recherche Bose en 1917 avec un programme fort de
recherches en biophysique. Le travail pionnier de Birbal aboutit à la
création de l'Institut Birbal Sahni de Paléobotanique à Lucknow en
1946. M.N. Saba, ses étudiants et ses collègues, ont donné un statut
éminent aux universités de Allahabad et de Calcutta en physique.
M.N. Saha créa plus tard. l'Institut Saha de Physique Nucléaire
(SINP) en 1951. La famille de Vikram Sarabhai créa le Laboratoire

. 96
deRecherchePhysique(PRL)en 1948. S.K.Mitra, un associé de C.V.
Raman, créa le Radio Physics and Electronics Institute en 1949.
A l'exception de quelques centres universitaires tels que
University College of Science, Calcutta University, où C.V. Raman,
M.N. Saha, S.N. Bose, entre autres, ont travaillé, le courant principal
de la science indienne résidait avant 1947 dans ces institutions
spécialisées. Qu'advint-il de ces Écoles après 1947 ? Quelles lignes
de recherche ont suivi les élèves de C.V. Raman, M.N. Saha et P.C.
Ray, après celles de leurs mentors ? Quelles positions ces élèves
ont-ils occupé dans la science après 1947 ? Vers où s'est déplacé
le courant dominant de la science indienne ? Telles sont quelques
questions abordées par la section suivante.

2 - 2. Agences et Universités de Science appliquées [Missions


oriented].
L'approche de l'indépendance et la fin de la deuxième guerre
mondiale posèrent la question d'une restructuration de la science dans
l'Inde d'après-guerre. Le Conseil de l'Institut National des Sciences
(actuel INSA) organisa un grand symposium en 1943: il sollicitait le
point de vue des scientifiques pour élaborer un plan d'avenir. A cette
époque le mensuel Science and Culture, lancé par M.N. Saha, avait
suscité un débat intéressant dans lequel la communauté scientifique
indienne exprimait ses vues sur l'organisation de la science et sur le
développement de l'Inde.
Deux visions s'exprimèrent dans Science and Culture. M.N.
Saha et d'autres appelaient à la création d'un Conseil National de
la Recherche en Inde, sur un modèle assez ressemblant au Conseil
de Recherche de l'Académie Nationale des Sciences des USA, ou
aux Conseils de Recherche canadien et japonais. Par principe Saha
suggérait que la planification des programmes de recherche revînt à
des conseils de recherche dominés par des scientifiques. Il insistait
pour qu'il n'y ait pas de restrictions sur la science pure et proclamait
qu'il était de l'intérêt du pays de développer des écoles de science
pure, sous la responsabilité de ceux qui avaient fait des contributions

97
remarquables à la science mondiale .. Il demandait d'accorder une
importance égale aux universités et aux grands instituts de recherche
dans le financement de la recherche scientifique. Citant J .J. Thomson,
Saha déclare explièitement que «la science pure est la semence de la
science appliquée ; négliger la science pure serait comme dépenser
une grande somme d'argent pour la fertilisation de la terre, et oublier
ensuite d'y semer quoi que ce soit» .
. Le penchant que Saha avait pour la science pure obtint le soutien de
beaucoup de gens, tels que C.V. Raman et Col. R.N. Chopra. Mais il
engendra aussi une vision opposée. M. Visvesvaraya, un ingénieur de
renom, s'opposa immédiatement à Saha en disant que «la recherche
appliquée devrait dans la mesure du possible avoir la priorité sur la
recherche pure, et les problèmes de recherche choisis devraient être
de caractère incontestablement industriel». D'ailleurs, Visvesvaraya
appela à la création d'un comité non officiel qui fonctionnerait en
tant que Conseil National de Recherche Industriel.
Alors que Saha attribuait un rôle éminent aux universités, pour
le développement de la recherche fondamentale, dans son projet,
Visvesvaraya mit l'accent sur le développement d'un éventail
d'institutions technologiques, appelées à soutenir le design,
l'ingénierie, le développement de la manufacture et d'industries à
domicile, et les plans de développement de districts accompagnés de
mesures tarifaires adéquates pour protéger les finnes locales.
Après l'indépendance le rôle tnajeur de NehiU façonnant
l'organisation de la science et sa politique scientifique informelle
(comme on l'a vu dans la section 1.4) où Bhabha, Bhatnagar et
d'autres ont joué un rôle essentiel, provoqua la déception de M.N.
Saba, de C.V. Raman et d'autres. Pendant toute la période post-
indépendance, notamment dans l'ère Nehru, et jusqu'aux années.
1960, l'expansion rapide de l'entreprise scientifique a pris pour
support celui d'agences scientifiques orientées vers des missions,
placées sous la tutelle de départements gouvernementaux. Le
Département d'Energie Atomique sous Homi Bhabha, le CSIR sous
Santi Bhatnagar et !'Organisation de Recherche et de Développement
de la Défense sous D.S. Kothari comptaient près de 75 laboratoires

98
au début des années 1960. Vers la fin des années 1960 les agences de
Recherche Médicale et de Recherche Agricole connaîtront à leur tour
une puissante expansion. Les agences de science orientée vers des
missions drainaient ensemble 85% du budget total de R&D , tandis
que la recherche de secteur académique, universitaire, ne recevait
·que 6%.
Le coeur de la recherche scientifique de l'Inde se déplaça des
institutions de recherche privées (comme l'IACS, Bose Recherche
Institute ou l'Université de Calcutta à l'époque de P.C. Ray, J.C.
Bose et C.V. Raman), vers les agences de science gouvernementales.
Pourtant, suite à la Commission Radhakrishna ( 1948-49), l 'University
Grants Commission (UGC) venait d'être créée en 1951-52 ; et le
nombre d'universités passait de 19 en 1947 à 95 en 1970 et 160
pendant les années 1980. Mais en tennes de dépenses de recherche,
les onze centres de recherche scientifique dite avancée, appartènant
à autant d'universités de qualité, ont dépensé 5,6 millions de Rs. en
1981, à comparer aux 892, 1 millions de Rs. dépensés par six agences
de science «orientée».
Dès les années 1950, M.N. Saha et C.V. Raman furent
désenchantés par l'expansion des agences de science sous autorité
gouvernementale. Saha s'est même opposé à l' Atomic . Energy
Establishment en affirmant que celui-ci minait la base de la science
nucléaire dans les universités. Il y avait d'autres personnes qui
éprouvaient du ressentiment à propos de cette évolutioü.. Bhabha lui-
même fit observer en 1967 que «la ligne suivie par le CSIR était
en train d'affaiblir les universités en débauchant quelques uns des
meilleurs, hommes et femmes, qui constituent leur actif le plus
précieux». La déclaration de Bhabha était partielle et partiale : on
pourrait aussi bien L'élargir à la gamme des agences de science, si
l'on tient compte des chiffres budgétaires cités plus haut.
La fuite des chercheurs excellents et compétents des universités
a commencé juste après l'indépendance. Mis à part la génération
des Bhabha, Bhatnagar et M.N. Saba, leurs étudiants même ont
quitté les institutions privées spécialisées et le cadre universitaire,
pour rejoindre les ·agences scientifiques du gouvernement et leurs

99
laboratoires. Par exemple quatre des étudiants de M.N. Saha aux
universités de Allahabad et Calcutta, qui avaient fait de remarquables
contributions à la science, sont partis occuper des positions de conseil
dans le gouvernement et dans les agences de science. Il s'agir de
D.S. Kothari, P.K. Kitchlu, B.D. Nagchaudhuri et Anna Ram.
Un associé de C.V. Raman, K.S. Krishnan, est parti au CSIR
dans les années cinquante, pour diriger le Laboratoire National de
Physique. Le Dr. V. Subrahamanyam, professeur de biochimie, a
quitté l 'IISC de Bangalore pour le CSIR, où il devint Responsable
du Laboratoire del' Alimentation en 1950.
Pendant toute la période post-indépendance, la recherche
académique universitaire fut maltraitée. Un scientifique universitaire
ordinaire ne peut que se sentir brimé (en tenues d'accès aux
ressources) vis-à-vis de ses collègues du DAE, du CSIR, ou de
l 'ICAR. Vers la fin des années 1960, Edward Shills calculait que
les dépenses de recherche s'évaluaient à 6000 Rs. par an et par
chercheur à l'université, alors qu'elles étaient respectivement de
1600 Rs. à l'ICMR, de 4500 au SSIR et de 72000 au DAE. Compte
tenu des malheureux 6% du budget total de R et D affectés au secteur
universitaire pendant les années 1980, ces estimations n'ont pu
qu'aller empirant.
Ce déplacement du centre de la science signifie aussi un
déplacement de la hiérarchie des scientifiques ; la disparité de leurs
statuts et celle de leurs structures de carrières est de particulière
importance dans une société par ailleurs socialement et culturellement
stratifiée. D'autres conséquences portent sur l'autorité guidant la
science. De grandes décisions scientifiques sont ainsi prises par ou
dans les appareils politiques. Elles relèvent de hauts fonctionnaires
qui jouissent d'un statut élevé à la fois au sein de la bureaucratie et
dans la société. Il n'est pas étonnant que l'un des premiers combats
que menèrent les élites scientifiques venues aux agences scientifiques
(tels S.S. Bhatnagar, nommé directeur du CSIR) consista à obtenir un
statut équivalent à celuj de Secrétaire au Gouvernement. Cette même
lutte, commencée sous le gouvernement colonial, s'est poursuivie

100
après l'indépendance dans toutes les agences scientifiques telles que
DAE, CSIR, ICAR etc.
Dans une société hiérarchiquement structurée, le prestige,
l'autorité et le pouvoir sont de grande signification pour les citoyens
ordinaires, et ils ne sont pas toujours conférés à la compétence
scientifique. Comme Edward Shills l'a fait remarquer, le professeur
d'université ordinaire est considéré comme un «citoyen de second
rang», sans aucun pouvoir. Qui plus est, comme Leon Peres le
disait, un responsable de IAS peut «battre» un excellent scientifique
n'importe quand en termes de statut.
Bien que la position et le statut d'un enseignant ordinaire à
l'université se soient améliorés peu à peu jusqu'aux années 1980,
la fraction puissante de la communauté scientifique appartient aux
grades supérieurs des Agences de Science, (DAE, DST, CSIR... )
plus qu'au secteur académique. Les directeurs d'agences ou de
départements scientifiques gouvernementaux, environ 25, ont rang
de Secrétaires du gouvernement.
Deux scientifiques bien connus, M.G. Menon et Raja Ramanna
sont actuellement Ministres de la Science-Technologie, et de la
Défense. Ce segment scientifique puissant au sein de la structure
politique est un cas sociologique : il dénote les rôles multiples
joués par une élite réduite, issue d'une communauté scientifique
autrement grande. Quand on examine la composition des dirigeants
de corps professionnels supérieurs (comme l 'Indian Science
Congress Association, l'Indian Academy of Science, la composante
scientifique et technologique de la Commission de Planification, ou
le Secrétariat Technologique du Premier Ministre), on ne peut que
remarquer qu'une même élite domine ces différents corps.
Alors que cette élite scientifique semble représenter la communauté
scientifique à travers l'ISCA, ou l'INSA, elle ne peut, comme le
souligne B.R. Seshachar, «s'empêcher de se considérer comme au
service du gouvernement et comme faisant partie de son système
hiérarchique». Dans ces conditions, il n'est pas possible d'isoler un
rôle scientifique immune aux influences et à l'impact de l'autre rôle;

101
ni d'abstraire les valeurs intériorisées par exercice de cet autre rôle.
Une part del' autonomie scientifique, et de son pouvoir de négociation
avec le système politique, se trouve exclue par une telle structure
à rôles multiples. C'est ce problème qui a conduit le président de
l'INSA, B.R. Seshachar à faire observer en 1972 que:
Alors que l 'academie doit constituer un moyen ·efficace de
communication entre les scientifiques d'une part, et le gouvernement,
d'autre part, en ce moment elle ne l'est pas... Les scientifiques qui ont
eu un lien étroit avec le gouvernement et qui lui donnent des conseils,
sont des membres lfellows] del 'académie, mais ils ne conseillent pas
le gouvernement en tant que représentants de l'académie : plutôt en
leur capacité individuelle.
Comme nous l'avons vu dans la section 1.4 la continuation
de la politique infom1elle de science en Inde. a dans une certaine
mesure rendu les corps professionnels inefficaces dans l'expression
des opinions collectives sur des questions majeures. Par exemple,
la décennie des années 1980 a été témoin de tragédies scientifiques
et technologiques,. comme
.
l'explosion de gaz de .Bhopal, ou les
crises environnementales occasionnées par la construction de
grands barrages. Des scientifiques, et des mouvements scientifiques
populaires [People Science Movements] ont exprimé leur opinion ;
mais aucun des corps professionnels n'a réagi à ces grandes questions
de politique scientifique. Seshachar n'est pas seul, et d'autres
scientifiques éminents partagent ses opinions. P.M. Bhatnagar et
Indradev concluent leur propre étude :
L'influence et le contrôle sur la science en Inde exercée par des
bureaucrates est légendaire. Certes, nous possédons la troisième
communauté scientifique et technologique du monde par la taille.
Mais on ne peut parler d'une communauté scientifique nationale,
capable d'influencer la politique scientifique et technologique. Il
ne suffit pas que quelques scientifiques participent à la définition
de la politique scientifique. Il est nécessaire que l'ensemble de la
communauté scientifique y soit engagée».

102
La voie des carrières royales, et la base du pouvoir scientifique,
résident assurément dans les agences de science orientées vers des
missions. La fraction d'universitaires qui occupent des positions
importantes dans la prise de décisions est marginale. Les corps
décisionnels sqnt formés par les directeurs des agences de science.
Pendant toute la période post-indépendance le lien entre politique et
science (c' e~t-à-dire agences de science) a été étroit. Quant au segment
du secteur académique qui exerce un peu de pouvoir, il est attaché
à des Instituts, spécialisés comme les Instituts Indiens de Science
et de Technologie (IIST, au nombre de six), ou l'Institut Indien de
Science, et la douzaine d'universités d'élite, métropolitaines, comme
l'université de Delhi.
3. L'ENVIRONNEMENT DE LA RECHERCHE.
Le peu· d'attention porté en Inde, notamment par des sociologues,
à l'environnement de chercheurs d'ailleurs fort dispersés (y compris
dans plus d'une douzaine d'agences, comme CSIR, DAE, DRDO,
ISRO, ICAR, ICMR), ne permet de brosser qu'un tableau général.
Il resterait à discuter la question en détail, et dans des contextes
spécifiques.
La masse de la communauté scientifique est localisée dans les
laboratoires d'agences scientifiques .. Elle est très orientée par les
structures propres à chaque agence, qui ont produit des <~traditions» de
recherche et des «sous-cultures scientifiques» depuisleurs débuts.
Du point de vue organisationnel, ce qui est commun à ces
agences et à leurs différents laboratoires, c'est qu'ils fonctionnent
sous les auspices de départements gouvernementaux avec un degré
d'autonomie vis~à-vis de l'ingérence· gouvernementale directe.
Dans la formulation et l'exécution de grands programmes, puis de
tâches de recherche, les agences de science sont toutefois liées par
le processus de planification nationale, et par les régimes politiques
en place. Ainsi, des programmes comme l'éradication de la variole,
la révolution verte, le lancement de satellites, les essais nucléaires,
etc., sont à la fois des objectifs politiques nationaux et des objectifs
institutionnels, définis à différents niveaux de précision en allant de

103
l'agence scientifique au scientifique individuel. L'orientation vers un
but social et la légitimation politique jouent un rôle important dans
l'environnement des chercheurs, au sein de la majorité des agences
scientifiques.
Des grandes agences de science (CSIR, DAE, ICAR, ICMR. .. )
ont au cours de leur vie institutionnalisé différents types de «sous-
cultures de science». Ces «sous-cultures» se reproduisent par la
socialisation qu'assurent le systè1ne organisationnel, les modes de
récompense et de reconnaissance, le style hiérarchique prévalant du
personnel de base au Directeur. Comme la plupart des laboratoires
font partie d'agences scientifiques plus grandes, telles que CSIR, ou
DAE, etc., la hiérarchie admet au moins deux ou trois niveaux, avant
d'atteindre le Directeur-Général d'agence, qui est aussi Secrétaire
de gouvernement. Dans une société où les stratifications sociales
basées sur la caste sont socialement légitimées, avec une distribution
correspondante de pouvoir de statut et de prestige - cette dimension
se ressent dans l'environnèment du travail scientifique. Les études de
Ashok Parthasarthy, A. Rahman, Aahmad et, plus récemment, Kapil
Raj, l'ont démontré à des degrés divers.
Des nonnes sociales, comme le respect pour l'âge et pour la
séniorité, posent parfois de réels problèmes dans les organismes de
science. Le discours scientifique demande scepticisme, et les facteurs
d'âge et de statut n'y devraient pas primer. Ce sont ici pourtant de
véritables obstacles à l'interaction des scientifiques. Comme toute
activité sociale, dans cette société indienne très stratifiée, la pratique
de la recherche et celle de l'enseignement supérieur sont affligées par
une distribution et une hiérarch.isation de rôles plutôt attributive que
fondée sur les réalisations. Il n'est pas surprenant que le président du
corps professionnel le plus élevé, l'INSA, ait fait observer qu'
Il est tragique de voir des scientifiques relativement jeunes et
d'une compétence reconnue abandonner les laboratoires pour
courir après les illusions du pouvoir, de l'autorité et de l'influence.
Parvenus au gouvernement assez tôt, ils en sont venus à croire que
la compétence et le dévouement sont de mauvais fondements sur
lesquels construire leur carrière.

104
Une observation quelque peu similaire émane d'un grand
biologiste indien.

Nos scientifiques courent après un pouvoir basé sur des positions,


plutôt qu'ils ne recherchent l 'autoritéfondée sur le mérite : souvent
avec des résultats désastreux à la fois pour l'organisation et pour
eux-mêmes.

L'avancement des scientifiques et le système de récompense dans


les organisations scientifiques n'a rien à voir avec la stratégie du
«publier ou périr>>. Maintes fois la question des promotions dans
les organisations .scientifiques s'est posée de manière aiguè. aux
organismes comme à la communauté scientifique. Le suicide d'un
scientifique agricole, le Dr. Vinod Shah relevant du Conseil Indien
de Recherche Agricole en mai 1912 et le ressentiment subséquent
des scientifiques agricoles n'est pas sans rapport avec ce problème.
La Cour Suprême, dans son jugement de 1983, mit en cause l'ICAR
et l'IAR à ce sujet :

On doit noter! 'état déplorable des affaires d '/CAR et l'atmosphère


antipathique dans laquelle les scientifiques agricoles hautement
qualifiés de ce pays sont obligés de travailler. Depuis ses débuts,
l 'atmmphère interne ne s'estpas avérée.favorable à l'épanouissement
du génie des meilleurs talents en recherche agricole.

Le grand optimisme sur le rôle de la science et de la technologie


servantl'humanité, qui était largement partagé à l'époque de Nehru,
commença de pâlir au cours des années 1970. Les conflits armés
avec la Chine et le Pakistan, deux sécheresses graves et les déficits
de la balance des paiements, ont abouti à l'examen critique des plans
de développement qui attribuaient un rôle cardinal à la science et à
la technologie. D'autres coups furent portés à l'optimisme scientiste
par l'aggravation des inégalités et de la pauvreté, mais aussi par
le désenchantement croissant de la sciencç Occidentale pendant
la guerre du Vietnam, et par la montée d'un souci de protection

105
de l'environnement, vivement répercuté au sein · de la science
indienne. Il serait difficile de parler de mouvements sociaux autour .
de la science avant le milieu des années 1970. Mais vers la fin des
années 1970, les préoccupations grandissant à propos de la pauvreté,
des inégalités, de la détérioration de l'environnement, l'entreprise
scientifique dans son ensemble devint l'objet de critiquès sévères
venues de plusieurs horizons. Elle est le fait notamment de militants
sociaux, des organismes de Volontaires, de Forums scientifiques, et
de groupes engagés dans le mouvement en faveur de la science et de
la technologie à la base [grass roots].
L'un des premiers groupes à militer pour une pratique de la science
et de la technologie à la base fut le Kerala Sashitya Parishad (KSSP),
ce qui signifie le Forum des Ecrivains Scientifiques de Kerala.
Créé pendant les années 1960 par un groupe de 40 éminents
scientifiques et militants venant de Bombay et de Kerala, KSSP groupe
aujourd'hui plus de 35000 travailleurs dispersés dans tout l'Etat du
Kerala. KSSP est la plus grande organisation scientifique populaire.
La popularisation de la science auprès des gens simples (eommon.
people), et notamment des enfants. est l'objectif du mouvement.
Elle passe par l'innovation dans la pédagogie de la science, et par
la recherche-action, liée à la santé ou à la· solution de problèmes
d'environnement. Innovant dans la diffusion de l'infonnation, KSSP
s'intéresse aussi à perfectionner par des· techniques modernes les arts
autochtones, ou à mettre au point des technologies appropriées aux
conditions du peuple.
Ces objectifs et ces pratiques sont largement partagés par seize.
autres groupes tels que le Forum Scientifique de Delhi, le Forum
Scientifique du West Bengale, Eklavya de Bhopal, le F arum
Scientifique de Tamil Nadu, le Forum Scientifique de Pondichéry,
et d'autres. Ces groupes comptent chacun 50 à 200 membres. Après
la Convention de 1978 à Trivandrum, sous les auspices de KSSP,
ces groupes se sont constitués en un mouvement connu sous le nom
de People's Science Movement (PSM). La Convention de PSM
dè 1983 à Trivandrum s'est engagée à lutter contre les croyances
obscurantistes et surnaturelles et à s'opposer aux structures

106
impérialistes et capitalistes qui appauvrissent la majorité des gens
tout en enrichissant la minorité. Après le meeting de 1983, les
groupes de PSM se rencontrent maintenant une fois par an sous les
auspices du People's Science Congress. La première réunion a eu
lieu à Calcutta en 1988, et la seconde à Bangalore en mars 1990.
Idéologiquement parlant, il n'y a pas de secret en ce qui concerne
l'orientation de gàuche des groupes de militants qui constituent le
PSM. Le principai mot d'ordre décrivant la politique et l'expérience.
de KSSP est «La Science Pour la Révolution Sociale».
Les groupes de PSM paiiagent largement les idéaux de la
Révolution Française - la démocratie, l'égalité et la fraternité - et
sont unanimes dans la lutte contre l'inégalité et la pauvreté. Explicite
dans leurs programmes est la croyance en la science et la technologie
modernes et en la «méthode de la science». «Ils cherchent à inculquer
la méthode de la.science pour comprendre non seulement la réalité
physique mais aussi la réalité sociale et tentent de poser des questions
pertinentes afin de trouver des solutions aux problèmes sociaux».
La science moderne n'est pas antithétique au développement.
Les formes destructives de science et de technologie, par exemple la
tragédie du gaz de Bhopal, sont considérées comme la manifestation
des formes dévoyées de science et de technologie sous l'emprise des
forces capitalistes et impérialistes. Une fois libérées de ces maux,
elles pourront devenir des outils vitaux pour la création d'une société
juste. La science est utilisée consciemment pour faire avancer les
éléments progressistes et constructifs de la transformation sociale.
Ainsi, la popularisation de la science et l'éducation scientifique sont
fondamentales pour le PSM.
Afin d'attirer· lè peuple dans son mouvement, un «Jatha»
qui s'appelait le «Bharat Jana Vigyan Jatha» (ce qui signifie la
Procession du .Festival de Science du Peuple Indien) conjoignant
26 groupes du PSM venus de cinq régions du pays fut organisé en
1987. Ces «Jatha» couvrant une distance d'environ 5000 kilomètres
et contactant des milliers des personnes ont convergé à Bhopal -
le lieu du désastre <l'Union Carbide. Dans le contexte des tensions
communautaires secouant le Nord de l'Inde, les groupes du PSM

107
se sont fixé comme objectif pour les années 1990 de coordonner
les mouvements de la science pour faire face aux problèmes du
communalisme et du dogmatisme religieux ; il s'agit d'élargir le
mouvement de la «Science pour la Révolution Sociale» et d'inclure
le sécularisme dans le contexte· indien.
L'optimisme à propos de la science fut tempéré pendant les
années 1970 par le réalisme et par l'émergence du People's Science
Movement. Depuis les années 1980, on assiste au développement
parallèle d'un contre-mouvement, qui attaque la pratique même et
1'adoption de la science Occidentale moderne. La science occidentale
et l'industrie moderne sont considérées comme incompatibles avec la
culture, la philosophie et la structure socio-économique de la société
indienne. Le contre-mouvement au PSM, qui s'appelle Alternative
Science Movement (ASM), est constitué par trois groupes qui, sur le
plan du programme, diffèrent quant aux alternatives concevables à
la science et à la technologie modernes.
Ashish Nandy, Claude Alvares et d'autres au CSDS constituent le
premier groupe. S'inspirant du mouvement anti-scientifique (Ellich
et Rozak), la· science et la technologie sont définies en termes de
violence et de destruction. En réponse à la «Déclaration sur l'Esprit
Scientifique», écrite par un groupe de scientifiques distingués en 1981,
A. Nandy a fait une «Contre-Déclaration sur l'Esprit Humaniste».
Alors que la première affmnait que «la survie de la nation et son
avenir dépendent de la défense de l'esprit scientifique», Nandy a
répondu en disant que «la logique ultime de cette déclaration est le
mépris vulgaire pour l'homme ordinaire qu'elle exsude. La science
est aujourd'hui le principal instrument d'oppression dans le monde.
60% des scientifiques du monde et l'essentiel de leurs fonds sont
.employés au service de technologies destructives «.
Le deuxième groupe est centré autour du Patriotic and People's
Science and Technology (PPST) à Madras et Bangalore. Son principal
porte-parole est Dhannpal - un vétéran du mouvement gandhien.
Alors que Nandy rejetait ouvertement la science et la technologie
modernes, PPST cherche à réévaluer les traditions de la science et de
la technologie modernes à la recherche d'alternatives. L'un et l'autre

108
groupes plaident, de diverses manières, pour la reconstruction de la
société indienne traditionnelle. Ils défendent Gandhi comme modèle,
et ses vues sur là culture et la société comme la base d'une résurgence
nationale. Tandis que Ramchandra se livre à des comparaisons,
entre sociétés anciennes et modernes, Nandy construit son image
de la société traditionnelle sur la démolition de la modernité, tandis
que PPST tente de restaurer la société indienne traditionnelle, par
reconstruction historique.
Plus militant dans le ASM est le mouvement «Chipko» (ce qui
veut dire «embrasser les arbres pour s'opposer à leur abattage»). Le
mouvement prit son essor dans les régions de l'Himalaya et dans les
collines d'Uttar Pradesh pour empêcher l'exploitation des ressources
forestières par des entrepreneurs venus d'autres régions. Sundar Lal
Bahuguna, qui cherchait à répandre le message de Chipko, transposa
Jes protestations locales pour attirer l'attention nationale. Au fil des
années le mouvement Chipko évolua en mouvement écologiste. Son
but est de maintenir les équilibres biologiques. Son message s'est
répandu dans la région de Jharkand à Bihar-Orissa, et dans la zone de
Bastar de Madhya Pradesh, où il s'oppose à la concession des forêts
naturelles pour leur substitution par des plantations commerciales. Le
mouvement «Appiko», au sud de l'Inde, inspiré par Chipko, a lancé
un reboisement forestier utilisant une grande variété d'espèces ; et
les militants de Chipko se sont opposés à l'expansion des plantations
commerciales et mono-culturales du pin de chine en Himachal
Pradesh. Bahuguna, connu comme un «écologiste féroce», et fort
de ses années d'expérience dans le mouvement environnemental
(depuis 70 aris maintenant), mobilisait activement l'opinion publique
ces dernières am1ées pour s'opposer à la construction du barrage de
Tehri, dans la région de Garhwal; ainsi qu'aux projets de barrage de
Sardar Sarovar et de Nannada, :financés par la Banque Mondiale.
Motivés ·d'abord par le rapport du Club· de Rome, aiguillonnés
par le mouvement pour l'environnement (années 1960), et par
la crise du pétrole (1973), une série de groupes et de nombreuses
publications se consacrent, depuis les années 1970, à promouvoir
les «petites technologies» ou les «technologies appropriées» (T.A.).

109
Le groupe AS TRA a pour foyer l 'IISC où il. a été lancé par A.K.N. ·
Reddy. L'Institut de Planification et d' Action à Lucknow, (où M.K.
Gary et M.M. Hoda ont développé un certain nombre de petites
technologies), et le Centre pour la Science dans les Villages (créé
par Devendra Kumar à Wardha), sont d'autre.s groupes attachés aux
T.A.
Le concept et la philosophie de T.A. sontégalementinstitutionnalisés
dans les départements gouvernementaux. Plus· d'une douzaine
d'institutions de recherche sont engagées exclusivement dans le
développement de petites technologies. A la suite .de Schtimacher,
la littérature sur les T.A. a développé une critique forte envers la
haute technologie et la science occidentale. L'argument central de .la
littérature, et des groupes de T.A., consiste à établir que l'hégémonie
de la science moderne a, par diverses voies, accentué les disparités
entre les riches et les pauvres, et marginalisé les programmes de
développement destinés à diminuer la pauvreté.
Les groupes de T.A. s'allient largement avec les groupes
de défense . de l'environnement. Ils exigent des mesures et des
mécanismes institutionnels appropriés, pour déconnecter la boîte à
outils du développement, au moins partiellement, de ! 'hégémonie
des techno-sciences. La littérature des T.A. fait appel explicite à
la compréhension des structures sociales, notamment en milieux
pauvres, pour trouver des leviers de satisfaction des besoins. Le
cadre. idéologique d'ensemble est celui du modèle gandhien de
développement. En faisant le rapprochement avec les mouvements
ASM, on peut ici parler d'une «revanche du Gandhisme» depuis la
fin des années 1970, et plus encore depuis les années 1990, avec le
retour du gouvernement de Front National dirigé par «Janata Dal»,.
L'émergence des mouvements sociaux autour de la science pose
le problème de leur financement. Faisant obstacle au KSSP qui,
au fil des années est devenu relativement autonome en. termes de
ressources financières, la plupart des groupes du PSM et de T.A. sont
devenus de plus en plus dépendants des fonds gouvernementaux.
Il y a maintenant trois sections au Département de .science et
technologie qui financent régulièrement les groupes de· PSM, et de

110
T.A., et leurs institutions étatiques. L'incorporation graduelle des
activités de PSM par le biais du financement gouvernemental a des
implications sérieuses pour l'autonomie des groupes de PSM et pour
leurs objectifs.

QUELQUES REMA.lRQUJES POUR CONCLURE.


. Porter un regard critique sur les questions de science et de
technologie, notamment sur les politiques scientifiques et sur la
communauté scientifique, ne conduit pas nécessairement à conclure à
l'inefficacitédu potentiel et de l'entreprise scientifiques. Nonobstant
les critiques portées sur la science et sa communauté venant de
plusieurs sources la contribution de la science et de la technologie
autochtones au développement industriel a été considérable en Inde
au regard des nonnes internationales du financement de R&D. Peut
être, peu de gens se rendent compte que la totalité du montant dépensé
pour là R&D en Inde est équivalent au montant dépensé dans ce
domaine par deux ou trois grandes firmes du Japon et des USA.
· Partant de presque rien en 1940, sans expertise dans aucun
domainè de pointe, et tout à fait indépendànt du savoir-faire étranger,
le pays enregistre en 1990 dé considérables progrès .techniques. Les
politiques d'autosuffisance et d'import-substitution ont en plusieurs
domaines, symboliques ou stratégiques, réussi. Tandis que la
dépendance étrangère était de 100% dans la production d'aliments
pour bébés pendant les années 1940, Amul Baby Food, développé par
un laboratoire du·CSIR et 1nanufacturé par l'entreprise coopérative
Kaira, à Gujrat, a réduit les importations dans cè dotnaine·à 15% en
1970.
Le travail de R&D mené dans les laboratoires de ch.imic et
d'ingénierie du CSIR a conduit à la commercialisation des pesticides
Endosufan, et à celle d'un tracteur indigène.
L'Inde a fait son entrée dans les «clubs» internationaux, dans
les domaines de l'Espace et de l'Energie Atomique dès les années
1970. L'Electronic Corporation of fodia - une filiale d'Atomic

111
Energy Programme -- a développé à la même époque un système
de double contrôle par ordinateur du premier réacteur fast breeder
expérimental.
Un contraceptif injectable développé par le AH India Institute of
Medical Sciences, en collaboration avec six autres pays, a maintenant
obtenu son brevet de commercialisation dans les pays de l'OCDE.
Vers les années 1980, deux pfates-formes de forage pétrolifère off-
shore sont entrées en fonction. Dans des secteurs vitaux tels que ceux
du textile, du ciment, du sucre, des machines-outils, des produits
chimiques, des médicaments, de l'acier, de l'électricité Lourde, de
1' électronique et des ordinateurs -- le potentiel .de développement
technologique, le design et l'ingénierie ont comm des réalisations
majeures pendant les années 1980. Dans des secteurs cmmne les
chemins de fer, la production d'énergie et les projets de construction,
l'Inde a concun-encé avec succès les entreprises del' OCDE au Moyen
Orient et dans les pays d'Afrique. Le Bharat Heavy Electricals Ltd:
de l'Inde contribue pour 50% à la production d'énergie de la plus
grande entreprise libyenne.
Nous venons d'examiner le développement de la science et de la
technologiemodemesenlnde,particulièrementaprèsl'indépendance.
Ce rapport ne prétend pas. à l'exhaustivité. Nous avons' notamment
laissé de côté deux questions importantes, que nous envisageons
de reprendre plus tard : celles de l'innovation, et du changement
technologique 2 •
Dans ,l'histoire de la société indienne, l'irruption de la science
et de la technologie occidentales est un phénomène relativement
récent: elle ne date que d'environ trois siècles. Son interaction avec
les systèmes indigènes de connaissance, et la réponse de la société
indienne, sous ses différentes modalités, sont une autre des questions
à examiner, dans l'histoire et dans l'actualité.

2-- Voir ALFONSO 2. «Recherche et industrie»..

112
CHAPITRE IV

L'INFORMATIQUE ~U BRÉSii.,
(1950 - 1990) .

A.BOTELHO

1 - LES BASES INSTITUTIONNELl,ES

Le début des années 1960 a été marqué par quelques illitiatives


qui préfiguraient le développement qu'allait connaître l'informatique
au Brésil. La Marine militaire se dota d'une agence chargée de
promouvoir l'infonnatisation en son sein. Dans le même temps,
à l'Université de Sao Paulo, un groupe se formait au sein du
Départeni:ènt de physique, qui avait pour projet de fabriquer un
ordinateur. Ce groupe s'était formé sous la direction du céièbre
physicien atomiste M. Schenberg 1, et travaillait en coopération avec
des scientifiques israéliens de l'Institut Weizman.
En 1961, c'est un groupe d'élèves de l'Instituto Tecnologico
de Aeronautica (ITA, le meilleur établissement de fonnation
d'ingénieurs du Brésil, fondé en 1947 avec l'aide de l'Institut
Technologique du Massachusetts) qui fabrique pour sa part la
pr .:mière calculatrice électronique brésilienne. Celle-ci, devenue
légendaire, sera surnommée par les étudiants : José Ellis Ripper

(1) ··M. Schcnbcrg fut co-fondatcur, en 1960, du laboratoire de physique des particules à l'Université
de Sao Paulo. Sa première tâche fut de construire un accélérateur, couplé à un système sophistiqué de
traitement des données.

113
Filho2 • La machine est le produit d'un «projet à réaliser», partie
intégrante du programme d'études, imposé par l'établissement
pour obtenir la thèse de 3e cycle. Ce genre d'exigence (celui d'une
recherche pratique) représentait à ce moment une grande innovation
pédagogique, dans le paysage univeraitaire du Brésil. Elle consistait
à exposer les élèves à un premier contact direct, avec une expérience
de développement technologique.
Malheureusement, toutes.
ces initiatives
. .
furent abandonnées en
moins d'une décènniè : soit pàr inertie administrative (cas de la
marine), soit pour raisons politiques (Schenberg, communiste, fut
persécuté à la suite d'un coup d'Etat militaire de 1964), soit les deux
à la fois (les promotions suivàntes, à l'ITA, délaissèrent le projet
de construction d'ordinateur ; et lTfA lui-même fut partiellement
désintégré, par le gouvernement militaire putschiste).
Toutefois, ces essais (particulièrement l'enseignement. expérimental
de l'ffA, et ses efforts d'innovation dans le domaine de l'électronique
et des calculatrices électroniques) laissèrent leur empreinte dans le
monde de la recherche. Depuis la fin des. années 1950, l'ITA dispensait
des oours d'électronique ; et ce. fut l'une des premières institutions
urliversitaires à s 'infonnatiser'. C'est à l'ITA que s'est formée la première
génération d'ingénieurs et de physiciens, spécialisés en électronique et
en informatique. Dans les années qui suivirent, ces diplômés essaimèrent
dans toutes les institutions de poids qui avaient à faire avec l'infonnatique:
académiques ou pas, publiques ou privées. Leur compétence t((chnique,
dans un domaine dont dépend de plus en plus la. réalisation des. plans
nationaux de développement et de modernisation, les met en contact
avec les décideurs économiques ; elle leur donne accès peu à peu aux
appareils d'Etat. Les professionnels pivots du domaine, issus de l'ITA,
occùpent ainsi, vers la fin des anriées 1960, un certain nombre de postes
techniques clés dans plusieurs administrations. Il y dirigent toutes sortes
de services infonnatiques.

(2) José Ellis Ripper Filho poursuivit ses études aux !~tais-Unis, où il travailla pour les laboratoires
Bell [Bell labs}. De retour au Brésil, au début des années 1970, cc sera l'un des chercheurs-phare
dans ! 'aventure technologique, finalement couronnée de succès, de la fabrication brésilienne de fibres
optiques.

114
C'est ainsi que deux diplômés de l'ITA - Isu Fang et José Dion
de Mello Telles - sont à l'origine (en 1965) du Centre de Calcul
Électronique (CCE) de l'Université de Sao Paulo (USP): L'USP
est ainsi la deuxième grande Université (après la }>ontificale de
Rio : PUC-RJ) à se doter d'un système informatique moderne. Le
CCE appartient conjointement à 3 unités de l'université relevant
de disciplines différentes : l'École Polytechnique (EPUSP), la
Faculté d'Économie et d' Administration. (FEA) et le Département
de Physique. Le besoin qu'ont les économistes de traitements de
données lourds pour leurs simulations et pour leurs exercices de
Planification est un des moteurs de l'opération. Les. ingénieurs
infonnatiques se trouvent ainsi mis en relation avec un groupe
d'économistes qui va jouer, quelques années plus tard, un rôle
décisif dans .la prise de décision au B.résil : notamment dans le cadre
d'un super-ministère de la Planification, et d'ailleurs directement
avec Delfün Neto, père du «miracle économique brésilien»3 . Plus
largement, ce groupe d'ingénieurs et de chercheurs fait reconnaître
son autorité professionnelle par un 'ensemble d'acteurs, qui ne vont
pas tarder à s'élever à des postes de commande dans l'Etat.
Vers le milieu des années 1960, c'est la Direction Technique
du ministère des Télécommunications qui passe contrat avec des
Universités (dont l 'EPUSP) pour le développement de standards
téléphoniques fondés sur l'électronique. C'est l'occasion pour
l 'École Polytechnique de donner de premiers enseignements sur les
techniques de digitalisation'. Dès 1968, un Laboratoire des Systèmes
Digitaux (LSD), fondé par Antonio Helio Vieira Guerra, entre en
fonction. Il dispose d'un IBM 1620, destiné à être décortiqué pour
en percer, à rebours, l'ingénierie. En 1969 un autre IBM (le 1130) est
acheté, pour servir à la recherche sur les processus de digitalisation.
Parallèlement, on envoie des étudiants finir leur doctorat à l'étranger,
et on invite des experts étrangers à venir enseigner à l'EPUSP. C'est

(3) ··Quand Delfim Neto devint ministre des Finances en 1967, il engage José Dion de Mello Torres
pour prendre la tête d'un service de Traitement de Données (SERPRO). II s'agit d'aider à étendre et
rationaliser l'assiette de l'impôt, pour contribuer au financement des projets économiques prévus par le
Premier Plan National de Développement.

115
ainsi qu'un éminent chercheur, Glen Langdon Jr., prend lan et demi
de congé sabbatique aux laboratoires d'IBM qui l'emploient, pour
venir donner un cours sur l'architecture des ordinateurs (1971)".
Un des objectifs du groupe formant le Laboratoire des Systèmes
Digitaux était d'instituer à l'EPUSP un cursus de spécialité dans
son domaine. Il y parvint en 1970, grâce à la réforme des études
en ingénierie. Celle-ci s'inscrivait dans une Réforme plus large de
l'Université qui répondait en partie aux manifestations étudiantes de
1968, face à la dégradation des conditions d'enseignement et de vie.
Cette Réforme permit d'introduire la flexibilité dans les cursus de
l'EPUSP, et notamment une spécialisation optionnelle en systèmes
digitaux, dans le cadre du diplôme d'ingénieur électricien. Un autre
objectif du LSD consistait à construire un mini-ordinateur, qui
fut présenté triomphalement à la presse et aux autorités, en juillèt
1972.
Toujours en 1968 se crée un Laboratoire de Micro Électronique
(LME), fondé à l'EPUSP par un licencié en semi-conducteu:r:s
de l'Université de Syracuse (USA) : Carlos Americo Morato de
Andrade. Calquant le modèle d'évolution adopté par le LSD,
Morato fait appel pour enseigner à son .
ancien tuteur de thèse, .

Robert S. Anderson. Cette invitation à Anderson sera cruciale pour


l'avenir du groupe des micro-électroniciens. Bientôt en effet, une
délégation d'officiels intéressés au développenient des recherches
technologiques à l'Université vient visiter le laboratoire. Elle est
dirigée par José Pelucio Fcrreira (de la FUNTEC/BNDES)5 et par
Amilcar Figueira (au CNPq : Conseil National de la Reèherche).
Anderson, convaincu de la valeur des étudiants brésiliens, saura les

(4) - D'autres experts étrangers ont enseigné à l'EPUSP à la même époque. Ainsi de Jun. Rundolf
(d'Hewlelt Paekard), ou de Jacques Arsac (de !'École Normale Supérieure de Paris).·
(5) - Le FUNDEC est un Fonds de financement précurseur au Brésil. li a été créé en 1963 au sein
de la Banque Nationale pour le Développement Ùconornique (BNDES), qui est la principale banque
brésilienne orientée vers le développement ; elle fait tout particulièrement des prêts à faibles taux
d'intérêt pour les établissements industriels. Le FUNDEC a été créé sur une idée de Pclucio Fcrrcira,
avec pour objectif de promouvoir le dévéloppcmeht scientifique et technologique. Ses premières
opérations ont consisté à soutenir des programmes spécifiques de doctorat dans les Universités
brésiliennes de choix : en particulier le Programme COPPE. ou "Coordination des Post-doctorats en
ingénierie", localisé à l'Université Fédérale de Rio (UFR.J).

116
persuader de doter le laboratoire naissant d'un matériel sophistiqué
pour l'époque, pour mettre au point et diffuser dans le pays des
circuits intégrés6 . La première génération d'étudiants attirés par le
nouveau domaine des semi-conducteurs viendra de l'Institut voisin
de Recherche Nucléaire (IPEN), dont la Marine brésilienne dispose
dans le cadre de l'Université de Sao Paulo7 .
Le groupe des micro-électroniciens s'agrandit rapidement ; en
1970, le LME comptait 20 chercheurs, dont6 docteurs. Les premiers
à faire une thèse furent MORATO lui-même, Carlos Ignacio Zamitti
MAMMANA . et Antonio Carlos ZUFFO, qui allaient occuper des
postes de responsabilités dans la constellation à venir d'Instituts de
recherche en micro-électronique. La réflexion en cercle trop fermé,
des approches cognitives opposées, et d'incessants conflits de
stratégie sur le meilleur moyen de développer la micro-électronique
dans le pays, sans compter le conflit des personnalités, conduisirent
MAMMANA à quitter le LME pour fonder en 1974 un Laboratoire
de Dispositifs Digitaux (LED) dans l'Université alors en pleine
expansion de Campinas (UNICAMP) ; tandis que ZUFFO faisait
scission du LME pour créer en 1975, toujours à l'EPUSP mais à
l'étage au-dessous, son Laboratoire de Systèmes intégrés (LSI) 8 •
Vers la même époque, un groupe de physiciens de l 'USP envisage
la possibilité de fabriquer un ordinateur brésilien. Ori était en train
de construire un accélérateur de particules pour le Département ;
leur problème était de développer un système de saisie et d'analyse
des données en temps réel. Leurs discussions informelles évoluèrent
rapidement vers les questions de l'avenir de l'informatique de la
micro-électronique air Brésil. Ils avaient le sentiment qu'il existait

(6) - C'est en avril 1971 que le LME sera en mesure de valoriser son premier circuit intégré, un ECL
à 6 transistors.
(7) - La recherche à l'IPEN nécessitait la construction de matériels électroniques personnalisés pour
chaque expérience ; clic avait donc besoin de personnel qualifié pour les concevoir et les fabriquer.
Zuffo, avant de s'inscrire à l'Université, travaillait pour une firme à laquelle !PEN sous-traitait la
fabrication d'amplificateurs.
(8) - Le projet cognitif du LME est orienté vers l'apprentissage de toute espèce de manipulation cl de
fabrication impliquée dans la production de semi-conducteurs, sans égard pour !;origine du matériel
nécessaire. A l'opposé, le LED se préoccupe de développer l'éventail du matériel de production, en
concevant sur place son design et sa fabrication. Quant au LSI, il se concentre sur le design de systèmes
digitaux, à base de composants et de circuits semi-conducteurs· largement disponibles sur le marché.

117
bien sur place des professionnels experts, mais qu'ils n'avaient
pas l'occasion de valoriser leur compétence sur le marché local.
Participaient à ces discussions,;_ Silvio PACIORNIK, Antonio Carlos
ZUFFO, Claudio MAMMANA, Jorge Rubens Doria PORTO, Carlos
Ignacio Zomitti MAMMANA et Kafuchi TECHJMA. Vers· 1972, ce
groupe mettait au point les systèmes SADE et PADE de saisie et de
traitement des données 9 •
· Ketuchi TECHIMA{lui aussi diplômé de l'ITA) ·venait en 1969
de rejoindre l'Université de Brasilia (Un. B), quand il fut contracté
par FUNTEC/BNDES pour diriger urie étude sur l'état de l'art en
infonnatique et en électronique au Brésil. Son rapport souligna que
peu d'institutions dans le pays disposaient d'un équipement adapté,
et d'un personnel raisonnablement qualifié, pour conduire les
recherches en ces domaines. Faisant écho aux discussions informelles
tenues à l'USP, le rapport critiquait la faiblesse et la versatilité des
soutiens à la recherche universitaire . . Il insistait sur la dépendance
où se trouvait le Brésil à l'égard des technologies importées. Et il
recommandait un .sol).tien financier plus vigoureux, ainsi qu'u~ lien
plus serré entre la recherche et l'enseignem.ent, pour précisément
réduire cette dépendance 10 •
Parallèlement, l'Université pontificale de Rio de Janeiro (PUC-
RJ) constituait un autr.e centre d.'initiatives. Dès le début des années
1960, elle s'était dotée en précurseur d'un ordinateur de marque
BURROUGHS. Elle en avait fait l'acquisition à frais partagés
avec la Société Nationale des Pétroles (PETROBRAS) 11 • Bientôt
(en 1965); la finne IBM lui fit don d'un ordinateur, autour duquel
se forme le Centre des Données de Rio (Rio Data Centro : RDC).
IBM espérait ainsi faire, percée auprès du mbnde académique, dans
un esprit de compétition avec Burroughs. Le RDC avait aussi le
soutien de plusieurs grandes finnes alors en expansion, notamment

(9) lntérvicw S. PACIORNIK, 29/1/1988.


( 10) lntcrVicw ZUFFO ; et : LANGER, op-cit p. IO.
( 11) PETROBRAS inaugura en 1965 l'un des premiers enseignements d'analyse-systèmes, destiné à la
formation dé ses propres cadres: Ricardo SAUR conlribua à l'organiser. Interview SAUR, 61511988.

118
ELECTROBRAS, et la : toute nouvelle EMBRATEL (Société
Internationale. des Télécommunications).
Dès 1968, les ingénfours formés par PUC se voyaient proposer
un cours introductif
.
à l'Infonnatique
.
; et l'on s'activait pour attirer
dans ce domaine un nombre significatif d'étudiants. PUC devint
un important vivier ·de professionnels majeurs en informatiqtie,
ainsi qu'un forum de débats. Travaillaient alors pour l'Université ;
Francisco RAMALHO, Diocleciano PEGADO, Mario Dias RIPPER,
Antonio OLINTO, Graziano de SA, Antonio Luis MESQUITA, Luis
de Castro MARTINS, et Ricardo SAUR12 . C'est alors que PUC-RJ
fonde son Département d;Inforinatique, encadrant des doctorats: de
manière à poursuivre l'effort, elle invente une nouvelle «discipline»,
puisque la Réforme des Universités lie la carrière en son sein aux
titres ·académiques formels.
· L'essor de l'infonnatique prend à PUC un élan supplémentaire,
avec la c01nmande passée par l'Institut Brésilien de Géographie
et de Statistique (IBGE). Il s'agit de traiter un sous-échantillon
du recensement de 1970. Ce sont les professeurs de PUC qui sont
loués comine consultants pour mettre sur pied l'Institut brésilien
d'Informatique (IBI), service del 'IBGE. Ils ont charge d'en concevoir
et lnettre en œuvre le dispositîf13 • Cette opération contribua à:
' '

1- Diffuser l'informatique dans les entreprises d'Etat


2- Elargir le débat, d'abord cantonné· aux Universités, sur les
dangers d'u.ne dépendance technologique.
3- Asseoir l'autorité professibnnelle des èhercheurs brésiliens
en informatique.
A cette époque (1968/69), PUC exécute plusieurs autres projets
en infonnatique. L'un d'entre eux consiste à fabriquer un ordinateur
hybride, (analogiqué et digital), sur financement CNPq. Un autre
consiste à mettre en réseau les différentes branches de la Guanobora

( 12) - Luis de Castro MARTINS, Interview, 8/4/l 988.


(l 3) - Les contacts entre PUC cl IBGE trouvent lcuroriginc dans le lien qu'ont, coimnc condisciples, A.
OL!NTO (de l'université) et Isaac KERTZNESKY, Président d'IBGE; ainsi que dans la sélection de
Graziano de SA par Reis VELLOSO, ministre du Plan, pour c<1ncevoir le Programme des Statistiques
Essentielles à produire pour l'Institut de Recherche en Économie Appliquée (IPEA) relevant de
MINIPLAN.

119
State Bank (BEG), au moyen d'un mini-ordinateur NOVA de DATA
GENERAL, servant de station centrale. La prise de contact avec la
technologie du NOVA est un chemin de Dornas pour un groupe de
chercheurs de PUC: F. RAMALHO,M. RIPPER, A. MESQUITA, D.
PEGADO. Tandis qu'ils avaient jusqu'alors.travaillé sur d:ténonnes
machines IBM, y compris cdles de troisième génération (l'IBM
1130), leurs yeux s'ouvrent sur les promesses du mini-:-ordinateur :
meilleur marché, plus compact, d'usage aisé; l'idéal en somme, pour
un pays en développement comme le Brésil.

2 - L'ÉLABORATION D'UNE VISION IDlU MONDE.


L'année 1984 voit au Brésil l'énoncé d'une Politique Nationale
d'Informatique (PNI). Ses principes sous-jacents reflètent les ajustements
aux changements de pofüiques économiques, et les initiatives du début des
années 1970. Le principe de base est que l'intervention gouvernementale
est. indispensable pour orienter, coordonner et soutenir le secteur
informatique. Samise en œuvreexige la production et les primes accordées
par l'Etat aux firmes brésiliennes, la principale étant, dans un premier
temps, le monopole qui leur est donné sur le marché national, en
attendant qu'elles deviennent compétitives internationalement. Dans ce
processus, l'objectif est d'amplifier les ressources localement disponibles
dans le domaine informatique, et d'assurer le contrôle national sur leur
production et sur leur commercialisation. L'intervention de 1'Etat est
particulièrement décisive pour garantir une production suffisante de
certains biens d'importance stratégique, et pour stimuler l'expansion des
compétences technologiques.
Aux racines de cette politique se trouve une attitude brésilienne
typique, concernant les enjeux du transfert technologique. et de la
propriété intellectuelle. Cette attitude, profondément façonnée par
des intérêts professionnels et par l'idéologie nationaliste, qui sont
ceux des agents chargés de concevoir et mettre en œuvre la politique.
Elle émane d'une vision du monde identifiant le développement
national à l'indépendance technologique.
Plusieurs rebondissements des politiques économiques brésiliennes y
ont contribué.

120
· L'installation d'un régime autoritaire à la fin des années 1960 a tout
d'abord éliminé les filières traditionnelles des professionnalisation,
en politique, faisant du service de l'Etat le pointde passage obligé des
carrières prestigieuses 14 • Ranimant l'institution du patronage d'Etat
(active dans les années 1930), les groupes professionnels naissants
n'ont pas d'autre recours dans leurs stratégies de légitimation. Us
sont tenus à l'action dans le cadre de l'Etat, et donc préalablement,
à un travail de définition des intérêts de l'Etat, et de persuasion dans
son sein, concernant son rôle.
Dans un contexte hostile, l'a,ctivisme politique s'exacerbe d'autre
part . à l'Université. Ses étendards sont la critique d'un système
d'enseignement supérieur inégalitaire et, de plus en plus, une mise
en cause directe du régime autoritaire. Dans cette ambiance, les
militants politiques et les techniciens (animés par leur corporatisme
et par la fierté de leur professionnalisme) se retrouvent pour tenir un
même discours de défense de la technologie nationale face au pouvoir
des firmes transnationales. Un certain nombre de professionnels
de l'informatique, qui ont servi dans des entreprises nationales
(grosses consommatrices d'équipement en traitement des données),
commencent à comprendre que des firmes comme IBM rusent
dans leurs propositions de matériel et de technologie, de manière à
brider les capacités à développer innovations et solutions originales
dans le traitement des données. On dit souvent que les ordinateurs
IBM dernier modèle tardent fortement à être proposés au Brésil,
ce qui perturbe sérieusement le développement du pays 15 • Nombre
de professionnels des Universités, frustrés par l'impossibilité de
manifester leurs compétences du fait de la technologie étrangère
déjà incorporée aux équipements ·importés, soulèvent aussi, avec
insistance, la question de la dépendance technologique.
Le rapportTECHIMAde 1969 àFUNTEC/BNDE estfeprésentatif
de ce sentiment. Techinia s'emploie à mobiliser en profondeur la
«communauté infonnatique». Il s'efforce de diffuser les résultats de

( 14) Voir une pénétrante élaboration de cc concept («point de passage obligé») c/o Latour & Callon,
op-ciL
(15) SAUR, Interview, 1988.

121
son Rapport dans toutes sortes de sphères de la société, sillonnant le
pays et multipliant les conférences auprès des Universitaires comme
des autorités gouvernementales.
Le développement rapide et multidimensionnel del' appareil d'Etat
à la fin des années 1960 apparaît un marché pour les techniciens.
Mais il n'y avait pas encore de niarché pour des professionnels
de haut niveau, soucieux de concevoir et développer du matériel
informatique.
Retournons au début de ces années 1960. De nouvelles institutions
et de nouveaux mécanismes de financement viennent d'être créés,
pour soutenir le développement de la science et de la technologie.
Ce sont la FINEP, et le FNDCT, suscités à l'instigation d'un groupe
d'économistes de FuNTEC/BNDE, et particulièrement de José
Pelucio FERREIRA. Depuis Inai 1964~ la FUNTEC/BNDE finance
doctorats et programmes de .recherche universitaires : ainsi que de
plusieurs projets informatiques, localisé~· au département de génie
électrique de PUC.
A là fin des années 1960, l'austérité ayant" réussi à contrôler la
spirale inflationniste qui poussait le pays à l'internationalisation, le
Brésil inaugure une autre phase de son développement économique
- quaÙfié de «rriii-acle b~ésilien». Le cap· de la nouvelle politique
économique est œaccentuer l'import-substitution en promouvant le
secteur des biens d'équipement, et les capacités productives en biens
de consommation durables. Ceia requiert le recours massif à des
importations de technologie, la modernisation de la politique fiscale,
et bien entendu, un capital humain de professionnels qualifiés.
De façon para.doxale, à quelques unes des plus noires années de
l'Université brésilienne succèd~ alors un âge d'or - à tout le moins
pour les Sciences «dures» et les Ecoles d'ingénieurs : les occasions
sont multiples, pour de puissants financements 16 • A partir de 1968, à

(16) - Pour une vision d'ensemble, institutionnelle, des politiques de Science et Technologie à la fin
des années 1960, voir R. DAGNINO, A.J.J. BOTELHO, E. MACHADO, J.R.B. TAPIA et U.C.
SEMEGHINI «La recherche scientifique ,et. technique universitaire, et. son financement. Le cas
d' UNI CAMP - Bilan et perspectives». Rapport final. Contrat UNICAMP/JG/CNPq n° 80--12-686, avril
1982, Campinas, notamment 1è Partie Chap. 2.

122
contre-pied de la précédente politique de persécution de savants et
de techniciens, quelques économistes bien placés au gouvernement
en viennent à réaliser l'importance - et même la nécessité - d'une
formation de personnels hautement qualifiés pour assurer la
réalisation des plans de .développement économique ambitieux du
régime. Des milliers d' étudian.ts sont expatriés pour accomplir leurs
études doctorales, et le gouvernement multiplie les soutiens à la
recherche universitaire et à ses programmes de graduation.
Les finnes publiques, en quête de fonction politique au sein d'un
appareild'Etat en pleine expansion, drèssent desplans de.laboratoires
de recherche, et s'emploient à promouvoir le . développement
technologique - le plus souvent en association avec des Universités ..
Elles reflètent ainsi la vision du monde qu'ont les agents de haute
compétence , en charge de donner fonne à leur action et à leurs
intérêts. La Réfonne de l'Université aura le double rôle de former
les cadres nécessaires au management des technologies incorporées
à l'équipement des nouvelles industries de pointe, et celui de rallier
politiquement les universitaires aux projets de développement du
régime. L'essor .de la·planification nationale donne un nouvel élan à
l'institutionnalisation des politiques de science et de technologie, au
sein même de l'appareiLd'Etat (IPBDCT).
Lorsque débutent les années 1970, plusieurs Écoles d'ingénieurs
et diverses Universités proposent des cursus en informatique : ainsi
l'ITA, la Pontificale· de Rio (PUC-RJ), l'Université de Campinas
(UNICAMP),. l'Ecole Polytechnique de Sao-Paulo (EPUSP), les
Universités Fédérales de Rio Grande du Sud (UFRGS) et de Bahia
(UFBA). Tandis que, dans le Département de Physique de l'USP,
l'impulsion à la création de tels cours avait ét.é endogène et tenait aux
besoins internes de recherche, à PUC-RJ ce furent la donation d'un
ordinateur par IBM et les besoins externes de traitement de données
manifestés par l'administration publique qui servirent d'aiguillon.
De façon r~marquable, l'usage des ordinateurs est très répandu en
milieux universitaires. En 1973, on compte 50 systèmes IBM de type
1130 dans les Universités brésiliennes. Les finnes d'ingénierie ne
viennent qu'au 2e rang des utilisateurs; et pourtant elles connaissent

123
à l'époque un formidable essor, hé au parrainage gouvernemental de
l'industrialisation 17 •
Les professionnels de l'infonnatique gagnent alors une confiance
grandissante dans leur propre compétence, et dans leurs capacités
de réalisation. L'histoire de la SERPRO fournit un bon exemple de
cette posture du <rje peux le faire», en même temps qu'elle illustre
l'étendue des réseaux professionnels d'infonnatièiens dans l'appareil
d'Etat. En 1969, Graziano de SA, qui travaille à l'IPEA (ministère
du Plan) infonne l'un de ses collègues de PUC, MESQUITA, que
la finne IBM vient de faire proposition d'un traitement clés en
mains du recensement de 1970. Le groupe d'infonnaticiens de PUC,
qui venait de travailler sur les NOVA, se rend compte qu'il peut
probablement en faire autant, et pour moins cher, en mettant à profit
sa compétence sur mini-ordinateurs. Il réalise des essais, et soumet
un projet à l'IBGE. L'expérience est toutefois suspendue, en raison
de changements de politique.
Mais l'histoire a des rebondissements. Vers cette époque, José
Dion de Mello TELLES est nommé à la présidence du tout nouveau
SERPRO. Il a eu pour collègue à l'ITA M. RIPPER: il l'invite à
participer à son Conseil d' Administration. RIPPER, trop occupé,
s'en tient au rôle de Conseiller scientifique de Dion, et propose
A. MESQUITA pour le remplacer. RIPPER est en même temps
Conseiller de Pelucio FERREIRA à la FINEP (où s'élabore le
Premier Plan de Développement Scientifique et Technologique : l
PBDCT), et doctorat en Infonnatique de control process à PUC-RJ.
Il constitue une formidable courroie de transmission de leurs idées
pour les professionnels de l'informatique rassemblés à PUC-RJ.
C'est précisément le moment où le ministre des Finances entreprend
de réformer le système fiscal. L'assiette de l'impôt s'en trouve
brusquement élargie, et le traitement même des feuilles d'impôt se
complique ; il nécessite d'être modernisé et géré sur une autre échelle.
Il y faut, à la base, un système de saisie simplifié. MESQUITA et

(17) - L da Costa MARQUES - «L'informatisation de l'UFRJ: perspectives». CAPRE - Bol. inf. ; Rio
de Janeiro - vol. 2.

124
RIPPER, qui ont l'expérience des mini-ordinateurs, comprennent le
rôle que pourrait jouer un appareillage en réseau. Fin 1969, RIPPER
persuade Dion de mettre sur pied un Groupe chargé d'en adapter le
développement aux besoins de SERPRO. RAMALHO et PEGADO
y participent. Un système est mis au point, qui permet de mettre en
communication jusqu'à 32 terminaux ; grâce à lui, l'impôt sur le
revenu de 1971 est convenablement traité. On produira plus d'un
millier de ces terminaux au cours des années suivantes.
Cependant, nous l'avons dit, l'instance politique engage la
recentralisation de l'appareil d'Etat ; elle impulse un puissant
processus de rationalisation administrative. Il vaut de noter que le
discours centralisateur et moderniste qui prévaut alors dans les sphères
politico-administratives corrèle avec une idéologie économique dont
les pierres de touche sont l'accentuation de l'import-substitution, et
les économies d'échelle qui s'y rattachent. De même, l'idéologie
qui préside aux réformes administratives de la fin des années 1960
invoque la nécessité d'une centralisation, pour atteindrè l'échelle
des entreprises qu'appelle la modernisation du pays. Pratiquement,
l'ambition de cette transformation porte les administrations à
s'informatiser à outrance.
L'explosion d'importations d'ordinateurs par les services publics,
et la foi d'Henrique FLANZER, secrétaire général du MINIPLAN,
portent ce dernier ministère à se préoccuper de créer une Agence
pour l'emploi rationnel des ordinateurs dans l'administration. Le
marché informatique croît alors de 30% l'an (contre 20% dans le
reste du monde), et les services publics en sont responsables pour
2/3. Le groupe de réflexion institué sur ce sujet à l'IPEA, pour le
compte du MINIPLAN, conclut à l'intérêt de créer une institution
ad hoc permanente. Il s'inspire d'autres exemples nationaux, et
prennent pour modèle l 'Administration des Services Généraux, dont
se sont dotés les Etats-Unis. D'ailleurs, au même moment, l'état de
Sao Paulo vient de créer un Conseil du traitement des données, pour
superviser les activités informatiques de ses propres services.
Al' aube du gouvernement Medici (en avril 1972), le MINIPLAN
crée la Commission de Coordination des Activités liées à

125
l'Electronique (CAPRE); Ce n'est d'abord que l'une des multiples
Agences de régulation fondées à cette époque. Son pouvoir de
réglementation est à la hauteur de son pouvoir politique : c'est-à-
dire limité.
Mais l'expérience frànçaise du «Plan Calcul» va jouer un rôle
important, dans la vision du monde ·que ses agents se ·forgent. La
plupart des professionnels du domaine avaient alors peu ou prou
suivi en France, pendant quelques années des cours de doctorat en
informatique de l'administration. Ils étaient nettement au fait des
efforts déployés par le Plan Calcul pour promouvoir une industrie
informatique nationale: En outre, à la fin des années 1960, la
Délégation française à l' Infonnatique prit l'attache du gouvernement
brésilien pour explorer de possibles coopérations ; et le Délégué
lui-même, M. ALLEGRE, eut des conversations avec plusieurs
personnages-clé de la planification brésilienne.
Ainsi se construit l'écheveau de relations, constituant le réseau
professionnel naissant des informaticiens. Celui-ci a depuis le
début ses tenants et aboutissants en plusieurs secteurs, puissants, de
l 'Année. Ils seront précieux pour soutenir, au départ, puis consolider
la construction d'une politique infonnatique. Autre allié de poids : un
ensemble de grandes banqùes, dont les importants intérêts financiers
pèseront lourd à la phase critique de stabilisation de cette politique
(1978). C'est qu'elles-mêmes connaissent alors (depuis le milieu des
années 1970) une phase de croissance extraordinaire, à la suite des
mesures gouvernementales de régulation du secteur bancaire et dans
les conditions du développement économique impulsé par l'Etat.
Enfin, le discours nationaliste se révélera approprié pour justifier, en
partie, le caractère dirigiste de cette politique.

3 - NAISSANCE D'l!JNE JP'OLI1'1IQUE.


C'est en 1968 que J. Pelucio FERREIRA, membre du Conseil
d'administration du FINEP, reçoit la visite de responsables de
la Délégation Française à !'Informatique. Ceux-ci sont venus
proposer de mettre à l'étude un Plan Directeur du développement
de l'informatique nationale, sur le modèle du «Plan Calcul», avec

126
la coopération de l'entreprise d'Etat française CH (la Compagnie
Internationale pour l'Informatique). Via FUNTEC, la BNDE soutient
·déjà un cc1iain nombre d'activités informatiques ; les discussions
tournent autour de la possibilité de construire un ordinateur
brésilien. On se réfère au rapport TECHIMA, et on consulte d'autres
chercheurs de l'ITA. L'idée est d'abord de lancer un Grand Projet
technologique, familiarisant les participants avec les problèmes de
développement d'un produit.
Parallèlement, la Marine brésilienne, pour se inodemiser, vient de
commander six frégates aux chantiers navals britanniques. Toujours
dans le cadre de sa modernisation, elle vient aussi de se doter d'un
Plan pluri-annuel pour la maîtrise nationale' de ses équipements.
Elle estime qu'à tout le moins, cc plan devrait permettre d'assurer
la maintenance des ordinateurs qui piloteront en temps réel les
armes de ces frégates: Le responsable de ce Plan, à la· Direction
de l 'Electronique de Marine (DEM), le Commandant José Luis
Guaranys REGO, entretient des relations suivies avec la .crème
des Universitaires (lui-même ayant fait ses études à l'EPUSP) .. La
Marine a d'ailleurs une convention avec l'EPUSP, pour la formation
continue de ses ingénieurs.
Ayant eu vent, par les informaticiens de PUC-RJ, du Programme
technologique de FUNTEC/BNDE, la Marine contacte ses
responsables . .Les intérêts sont jugés convergents, et la Marine décide
de s'associer au projet; elle escompte ainsi fonner le personnel d'une
entreprise brésilienne, qui assurerait l'après-vente des ordinateurs
FERRANT!. embarqués sur les frégates. . Pour coordonner les
promoteurs du Projet naît en mars 1971 l'Equipe de Direction 111
(GTE 111), où la BNDE est représentée par Ricardo Adolfo de
Campos SAUR (cadre chez Petrobras et enseignant à PUC-RJ), et
la Marine par le Commandant GUARANYS. En avril 1971, la petite
entreprise d'électronique EE associée à la Marine de longue date, se
propose pour produire des ordinateurs FERRANT! et pour fournir
aux Marins fonnation et assistance techniques.
La BNDE veut toutefois ménager la possibilité d'une alternative à
la technologie Ferranti. Elle s'en tient ici aux précautions déjà prises

127
lorsqu'il s'était agi de promouvoir une industrie pétrochimique. En
janvier 1972, Saurs' embarque donc pour un voyage dereconnaissance
auprès des fabricants d'informatique, en Europe et aux Etats-Unis. Il
s'étonne que plusieurs d'entre eux donnentleur accord de principe
aux conditions d'accord contractuel qu'il propose. Son rapport de
mission, référant au précédent rapport de TECHIMA, souligne que le
pays dispose des savoirs et savoir-faire technologiques requis pour la
construction de l'ordinateur. Il soutient que le manque de capacités en
mécanique de précision ne constitue pas un obstacle majeur, dans la
mesure où toutes les «majors» del 'informatique achètent elles-mêmes
les pièces concernées à des sous-traitants. Il estime que qu'il n'est
pas non plus besoin d'un grand savoir-faire en micro-électronique,
car seuls IBM et F erranti fabriquent leurs propres composants tandis
que la plupart des industriels s'approvisionnent sur un marché très
ouvert, auprès de nombreuses finnes spécialisées.
En mars 1972, et malgré l'avis défavorable de ceux qu'elle a
commis en experts, la BNDE s'entend avec l'entreprise EE pour
fonder une finne à capital partagé ; reste à y associer une firme
étrangère, chacun des partenaires devant détenir 1/3 du capital.
Cette fonnule tripartite calquait le modèle adopté dans le secteur
pétrochimique. En 1972 aussi, le Brésil se dote d'un code de la
propriété intellectueHe. Il y est spécifié qu'aucune restriction ne peut
être imposée à la firme, du pays réceptrice de technologie, notamment
pas l'interdiction d'exporter à son tour sur des marchés tiers. Ces
dispositions seront reprises par une loi, en 1975.
La Marine s'inquiète cependant des lenteurs du processus ; elle
cherche une solution plus rapide. Un document émanant du Chef
d'Etat-Major recommande :
- de faire développer un mini-ordinateur national par des
équipes Universitaires, en collaboration avec l'entreprise
EE
- de fonder tout de suite une entreprise susceptible de
fabriquer au Brésil les ordinateurs Ferranti FM 1600, que
les frégates doivent utiliser.

128
Dès juillet 1972, l'EPUSP et la Marine signent une convention
pour développer en deux ans un mini-ordinateur. L'EPUSP se
chargeait de l'architecture et PUC-RJ des logiciels, dans ce projet
baptisé G-10 et qui est à l'origine (près d'une décennie plus tard) du
premier mini-ordinateur national: le Cobra 500 (sorti en 1981). Le
G-10 coûta finalement 5 millions de dollars, et longtemps l'entreprise
nationale Cobra se refusa à le commercialiser.
La Marine rompit avec la BNDE, qui visait la production locale
d'un ordinateur généraliste, et soutenait l'association avec la finne
japonaise Fujitsu (celle qui avait remporté l'appel d'offres du GTE-
111). En fait, la plupart des «majors» américains avaient refusé de
participer à cette offre (notamment IBM, DEC et Data General), sans
doute en partie du fait de la réglementation du transfert de technologie
au Brésil. En outre, les conditions de la compétition internationale,
à l'époque et dans cette industrie, ne portaient guère les firmes
étrangères à ce genre d'opérations. D'une part les gros fabricants
d'unités centrales étaient bien trop occupés à se maintenir à niveau,
devant la percée que faisait IBM sur les marchés de grande taille :
Américains, Européens ou Japonais. D'ailleurs bien peu d'entre eux
s'étaient souciés jusque-là du marché des mini. L'industrie des mini-
ordinateurs, principalement américaine, a pour principaux acteurs
de petites entreprises comme DEC ou Data General ; elle est encore
fragile, et se bat essentiellement pour s'étendre en s'implantant sur
les marchés, plus importants, d'Europe occidentale.
Pour sortir de l'impasse, le ministre du Plan prend en avril 1973
une décision de Salomon. Il propose de créer deux entreprises: l'une
chargée de produire du matériel militaire, l'autre de développer des
ordinateurs civils généralistes. C'est ainsi que deux petits partenaires,
à l'aune de l'industrie du moment, furent choisis pour entrer dans
la fonnation de deux firmes de fabrication informatique : la finne
anglaise Ferranti, qui était liée (mais non exclusivement) à la Défense
dans son pays, et qui venait tout juste de lancer une ligne de mini-
ordinateurs pour le contrôle industriel ; et la Fujitsu, qui commençait
à peine à exporter. Dans le modèle tripartite, les entreprises étrangères
apportent en principe la technologie ; tandis que l'Etat et le secteur

129
privé brésilien fournissent le capital et l'expérience du marché. Au
cas présent, suivant une pratique habituelle à la BNDE pour toute
promotion d'un secteur industriel, on créa de surcroît une holding,
nommée d'abord EGB puis rebaptisée DIGIBRAS, sous contrôle de
la BNDE (donc de MINIPLAN), avec la participation minoritaire de
SERPRO et de la Banque du Brésil.
Par suite de conflits internes, au sein de la bureaucratie brésilienne,
une seule des deux <~oint venture» vit le jour. La Marine pressait en
effet Digibras, qui en juillet 1974 finit par créer COBRA, l'entreprise
conjointe avec Ferranti, Cobra s'attacha à produire l' Argus 700, un
ordinateur de contrôle des processus que Ferranti venait d'introduire
sur le marché.
Dès le départ, Cobra connaît. la plaie des difficultés financières et
le fléau de la lutte des chefs ; elle s'empêtre dans de mauvais choix
de produit, typiques des erreurs d'une entreprise nouvelle, sans
expérience sur un marché de plus en plus complexe. C'est le résultat
tout à la fois d'une association entre partenaires asymétriques, de
manœuvres bureaucratiques de la part de la BNDE qui cherche à
retarder les opérations, et de l'inexpérience industrielle des directeurs
dans le domaine. La BNDE pour sa part veut pousser Cobra à se
confonner à une ligne plus nationaliste, en lui faisant. produire
ses ordin.ateurs multi-usages. L'entreprise ne commercialisera
ses premiers mini-ordinateurs à base de technologie Ferranti qu'à
fin 1976 ; et elle n'en vendra en tout et pour tout que 53. Entre-
temps, en 1975, la Marine avait retiré son appui à Cobra, et créé ses
propres services techniques de maintenance et de développement de
logiciels.
Dans le même temps, la CAPRE, chargée de coordonner les
achats et le déploiement des activités en secteur public pour
le traitement des données,. proposait au gouvernement un Plan
Stratégique en ce domaine, et s'employait à élargir les bases de
sop pouvoir. Elle établissait d'abord un réseau de liens étroits
avec la communauté universitaire concernée, en finançant nombre
de séminaires .: les échanges scientifiques entre chercheurs y vont
de pair avec les prises de position en faveur d'une technologie

130
infonnatique nati_onale. En second lieu, la CAPRE parvenait à se
doter d'un Consèil d'administration interministériel, où siégèrent
tous les grands ministères (y compris un représentant de l' Année).
En troisième lieu, l'institution s'alliait étroitement au SERPRO, où
M. RIPPER venait d'être nommé directeur technique (un poste clé
dans l'organigramme). D'anciens employés .de SERPRO rejoignent
la CAPRE, qui accède par cette alliance aux puissantes ressources
de l'appareil administratif qu'est le SERPRO. Enfin, la CAPRE
s'engage dans une véritable campagne de publicité, concernant la
nécessité d'une politique nationale de l'informatique, et l'existence
de professionnels nationaux capables de construire l'ordinateur
brésilien. Elle reçoit ici l'appui considérable de SERPRO. Des
employés des deux Agences parcourent le pays, répandant l'évangile
de la technologie .infonnatique nationale. SERPRO lance une revue
semi-technique, «Dados e Ideas» (Idées et Faits), qui véhicule
les prises de position des professionnels de l'infonnatique. La
compétence tèchnique des personnels de CAPRE impressionne les
bureaucrates du gouvernement, qui voient d'un œil favorable une
alliance avec eux pour faire avancer leurs intérêts de concert. La
solution trouvée aux problèmes de balance ·des paiements en 1974
en est la réalisation caractérisée.
En 1974, la_ première crise pétrolière (octobre 1973) commence
à créer de- sérieux problèmes de balance de paiements à l'économie
brésilienne. Les ordinateurs constituent le troisième poste
des importations de biens manufacturés, dont plus de moitié
sur commande du secteur public. Dans le cadre d'un Plan de
redressement, le Conseil du Développement Economique (qui
est k corps suprême de définition des politiques économiques du
pays) s'adresse à CAPRE pour évaluer les implications de coupes
sombres dans l'importation d'ordinateurs, laissant le pays quelque
temps se débrouiller avec des technologies obsolètes. CAPRE saisit
cette occasion imprévue pour étendre ses pouvoirs. Il soutient que
l'importation des gros- ordinateurs est à contrôler, èt que celle des
minis/midis doit être suspendue car le savoir-faire existe pour les
fabriquer sur place. CAPRE se voit alor~ confier le pouvoir de
contingenter les importations pour ralentir la demande. C-ette mesure

131
deviendra un fonnidable instrument d'orientation de la politique
infonnatique, aux mains des professionnels de CAPRE agissant en
parfaite hannonie avec les bureaucrates.
Dans le courant de 1975, une nouvelle stratégie pour le
développement d'une industrie nationale infonnatique a pris fonne.
Elle porte la marque du nationalisme, et privilégie la fabrication sous
licence au lieu des associations tripartites. Cette stratégie a le ferme
soutien de professionnels du domaine passés à la bureaucratie au
sein de CAPRE, de certains secteurs nationalistes de la puissante
Banque Nationale du Développement Economique (BNDE), et de
segments importants et bruyants de la communauté Universitaire
alors en quête d'un plus grand rôle socio-politique. Tôt en 1976,
CAPRE reçoit mandat de mettre en œuvre une Politique Nationale
Informatique, et un Programme Infonnatique National.
La première mesure administrative de CAPRE, en juin 197 6, sera
d'instituer la «réserve du marché national». Elle accorde le monopql_ç-
,.
~

du marché des mini et micro-ordinateurs aux finnes nationales, et


stipule que» ... la Politique nationale infonnatique dans ce segment
devrait permettre le contrôle des initiatives, de manière à consolider
un parc industriel entièrement maîtrisé, dans ses choix et dans ses
technologies, par le pays». A la racine de cette politig}je, on retrouve
donc le nationalisme technologique des infonnaticien; professionnels.
Au moment où le gouvernement prend ces décisions, aucune finne
étrnngère n'en est à fabriquer ni même assembler mini ou micro-
ordinateurs dans le pays. Mais quelques mois plus tard, voilàqu'IBM-
Brésil, qui jusqu'alors s'en tenait à l'assemblage de quelques grosses
unités centrales et de périphériques pour l'exportation, déclare son
intentiOn de lancer au Brésil la fabrication de son petit «ordinateur
d'affaires», le «Système 32». Suit une période de vives tensions, en ce
qui concerne la politique infonnatique brésilienne. Les associations
nationales professionneUes, comme la «Sociedade Brasileira de
Computaçao», soutiennent le CAPRE pour dénoncer à grand bruit la
volte face d'IBM. Ils accusent cette firme d'en vouloir au principe de
réserve du marché interne pour les mini-ordinateurs, et de s'opposer
aux développements d'une future industrie nationale informatique.

132
IBM rengainera définitivement son projet, après qu'enjanvier 1977
le Conseil Economique de Développement, sur avis «technique»
des principaux experts ·informatiques du CAPRE, ait institué les
règles présidant à l'approbation de tout nouveau projet industriel
dans le domaine. Inspirée par le nationalisme technologique, cette
réglementation comprenait de sévères stipulations concernant le degré
requis de transfert de savoir aux ingénieurs Brésiliens, la proportion
de composants locaux à incorporer au produit, la participation
d'actionnaires brésiliens aux fonds propres, et la contribution du
projet à l'équilibre de la balance des paiements.
Cependant, COBRA venait d'obtenir (non sans réticences), le
soutien financier d'un groupe de banques brésiliennes; celles-ci étaient
confrontées à des taux de croissance considérables en même temps
qu'à une féroce concurrence, mais elles ne pouvaient plus importer
le matériel nécessaire à l'automatisation et à la décentralisation de
leurs opérations. COBRA acheta alors sous licence la technologie de
SYCOR, petite entreprise américaine. Ce choix tient simplement au
fait que le leader du groupe bancaire (BRADESCO, première banque
privée du pays), traitait alors ses données au moyen d'une vieille
technologie SYCOR (diffusée au Brésil par Olivetti). Les banques
assurèrent l'indispensable augmentation de capital de COBRA, et
lui garantirent un marché, pour ce qui devenait son vrai premier
produit. Ainsi, ce sont ces banques, au même titre que le CAPRE,
qui sont à l'origine du développement économique d'une industrie
infonnatique au Brésil.
A peu près en même temps, COBRA se lançait dans la production
de terminaux vidéo pour la saisie de données, suivant une technologie
développée par des chercheurs de SERPRO (on se souvient dans
quelles circonstances, et depuis 1970 SERPRO avait produit
une cinquantaine de ces systèmes et 1200 terminaux). COBRA
recrutait aussi en quasi-totalité l'équipe composant le laboratoire de
développement de logiciels de l'Université Catholique de Rio; ainsi
que plusieurs ingénieurs de l'Ecole Polytechnique de l'Université
de Sao Paulo : de ceux qui avaient participé à la mise au point du
prototype G-10, sur financement conjoint de la Marine Nationale et

133
de la BNDE dès le début des années 70. Par .
la suite, COBRA
.
mit en
production une version très renouvelée de cet ordinateur, le «Cobra
500», qui ne sut pas toutefois pénétrer significativement le marché -
hors secteur public. ·
Fin 1977, le CAPRE publia un appel d'offres et sélectionna trois
entreprises brésiliennes (SHARP, LABO et EDISA), pour fabriquer
des mini-ordinateurs en conformité avec les dispositions instituées
par lé CDE, comme avec les stipulations de l' Acte réglementant
(depuis 1975) les Transferts de Techn9logie. _Ce dernier limitait
en particulier les redevances pour licence à une durée de 5 ans,
et leur montant à un maximum de 5% des ventes nettes. Ces trois
finnes ·devaient produire des mini - sous licence respective de
Logabax (France), de Nixdorf (Allemagne) et de Fu]itsu (Japon),
qui avaient accepté les conditions de l'appel d'offres et donc les
règles imposées au transfe1t de techriologie. Le nombre des firmes
brésiliennes, habilitées à produire des minis, fut rapidement porté à
six, sous l'effet de pressions politiques exercées pat des entreprises
écartées. Mais les propositions présentées par les deux grands
fabricants américains établis au Brésil (IBM et Burroughs) ne furent
pas retenues : d'une part, elles n'appelaient pas d'association avec
d'aùtres firmes brésiliennes ; et l'un et l'autre fabricant faisait état
de déficits chroniques, depuis trois ans, da1:1s ses échanges avec
l'étranger: ce que les responsables des Finances du pays virent d'un
fort mauvais œil. Dans les années qui suivirent, CAPRE s'employa
à contrer les manœuvres engagées, par IBM comme par Burroughs,
pour introduire de petites unitéifoentrales «midi», qui menaçaient de
concurrencer directement les plus puissants des ordinateurs «mini»
que commençaient à fabriquer les entreprises brésiliennes.

4 - L'INDUSTRIE INFORMATJIQUE BRÉSILIENNE :FACE AUX


CHANGEMENTS DE POLITIQUE ÉCONOMIQUE.
· De 1977 à 1984, de profonds changements affe~tent. la struct~re
de ·l'industrie, aussi bien que· les institutions édictant là politique
en ce secteur. En 1979, la création d'un secrétariat spécialisé à
l 'Infonnatique (SEI) venait sanctionner des luttes internes' ~u seiri de

134
la bureaucratie comme de la profession ; elle reflétait aussi le regain
d'intérêt des milieux militaires pour l'informatique au sens large,
y compris micro-électronique. La nouvelle institution confinna les
orientations antérieures. Mais dans le même temps, elle créait les
conditions politiques et structurelles d'une «désorganisation» de
l'industrie, dans ses capacités de développement technologique et
de production.
Les militaires prirent une part prépondérante dans ce processus.
La fin des années 1970 marque le début de la transition à la
démocratie. Le rôle joué par une fraction de militaires durs dans la
création du SEI peut s'interpréter comme une tentative de dernier
recours pour certifier leur rôle de professionnels, voués à moderniser
la société brésilienne. Le style qu'ils imprimèrent à la direction
du secteur informatique copiait exactement celui qu'ils avaient eu
pour diriger les .affaires du pays : il était autoritaire, centraliste et
holiste. SEI révisa la définition de l'infonnatique, pour inclure à
peu près tout dans la politique de réserve de marché : périphériques,
logiciel, digitalisation, 1nicroélectronique, automatique, robotique.
Nombre de groupes Universitaires de la profession, et bonne part
des fonctionnaires qui avaient quelque intérêt dans ces domaines
sautèrent dans le train en marche, offrant leur soutien à cette dilatation
bureaucratique du secteur.
Au cours des deux années suivantes, le SEI étendit considéra-
blement ses pouvoirs administratifs. On lui accorda le droit :
- d'évaluer et corriger tout accord d'importation ou de
transfert technologique en matière d'informatique au
sens large (y compris désormais la microélectronique,
la robotique, les logiciels, l'automatique et les outils de
production.
- de contrôler l'entrée dans la branche et la croissance de
toute entreprise sur les segments de marché prévus par la
loi «infonnatique».
- et de réglementer les achats publics de matériel de
traitement de données.

135
Ces dispositions furent plus tard pérennisées, par une loi
de 1984.
De plus de portée sont peut-être les actes administratifs de 1981,
qui prolongèrent la réserve du marché intérieur pour trois ans et
qui l'étendirent aux micro-ordinateurs et aux périphériques. On
considéra alors que la précédente période protectionniste, d'une
durée de deux ans, n'avait pu suffire aux entreprises pour développer
leur technologie propre dans le domaine de la nouvelle génération
d'ordinateurs.
C'est dans cette période que, plusieurs grands groupes industriels
et financiers du pays attirés par les formidables profits qu'on
semblait devoir attendre en cette branche sous régime protégé,
investirent l'industrie informatique. Celle-ci en retira le bénéfice
d'une structure financière d'apparence plus saine. En 1983, six des
dix plus importantes firmes privées de construction informatique
(Cobra exclus, puisqu'il s'agit d'une entreprise d'Etat) étaient sous
contrôle de banques et autres institutions financières.
L'entrée des banques dans la branche conférait au secteur une
légitimité bienvenue au sein du monde économique ; elle lui donna
aussi le poids politique dont il avait grand besoin. Mais plus encore,
elle ouvrait au développement de nouveaux intérêts, commerciaux,
en contradiction possible avec la gamme d'intérêts professionnels
qui s'étaient jusqu'alors seuls manifesté, et qui s'étaient coalisés
dans un idéal d'autonomie technologique, modelant les politiques
infonnatiques. Cette éventualité resta toutefois plus à l'état virtuel
que pratique, dans la mesure où les vieux routiers de la profession
impliqués dans l'élaboration de cette politique devinrent personnages
marquants des entreprises informatiques soutenues par les banques.
Par rapport au double objectif : acquérir une capacité nationale
technologique et industrielle, les résultats obtenus sont mitigés.
D'un côté, on reconnaîtra que les ventes de produits sous licence
ne comptent plus que pour 41 % des ventes totales en 1982, contre
69% en 1979. D'autre part, les coûts de production et le niveau

136
technologique restent, sauf exceptions, bien en deçà des standards de
compétition internationale.
Au début des années 1980, l'industrie des micro-ordinateurs est
florissante, échappant pour l'essentiel au contrôle et aux directives du
SEI. Celle des mini- se prépare au contraire à des jours difficiles.
Dans le cas des mini-ordinateurs, la technologie acquise sous
licence est pour l'essentiel démodée, le pays ne s'est pas lié à ses bases
productrices, et les entreprises n'ont pas su y apporter d'amélioration
significative. D'autre part, le nombre des entreprises trop important
(six en 1979), et la concurrence entre elles, sur un marché plus étroit
que prévu, conduit à l'extrême segmentation des marchés empêchant
toute firme de dégager les profits significatifs qu'elle aurait pu
réinvestir en R & D. En 1984, la plupart des fabricants brésiliens de
mini-ordinateurs sont en déficit, en raison tout à la fois d'un marché
languide et d'une habile stratégie d'IBM.
Le boom artificiel, qu'avaient produit les contraintes imposées à
la demande à partir de 1975 profita surtout à Cobra: entreprise d'Etat
et première à introduire le mini-ordinateur. Il venait à son terme.
La production de mini- par les entreprises brésiliennes diminua de
30% entre 1982 et 1983. Au même moment, l'usine des 4341 IBM
doublait de taille. Il s'agit là de l'unité centrale de plus petite taille
qu'IBM fabrique au Brésil. La finne réussit commercialement son
opération en proposant à ses anciens clients de nouveaux produits
haut de gamme à prix très concurrentiels, et en offrant à de nouveaux
clients de leur louer à bas prix les anciens 4341.
Comme aucun des producteurs brésiliens n'avait été capable
(ou ne s'était préoccupé) de développer la nouvelle génération
des mini- 32 bits, le SEI lança, à la fin de 1983, un nouvel appel
d'offres pour le transfert sous licence de la technologie de ce qu'on
appela le «super-mini». Mais, répétant les erreurs passées, le SEI
sélectionna quatre firmes brésiliennes et en rajouta deux en 1984 à la
suite de pressions politiques. La démarche fut bien accueillie par les
groupes disposant de forts soutiens financiers, qui leur permettaient
de négocier avec de grandes firmes étrangères spécialisées (avec
DEC par exemple, en passe de devenir le numéro 2 de l'infonnatique

137
aux Etats-Unis). Les conditions de concurrence locale, et l'absence
d'orientation stratégique concernant leur gamine de produits, les
portaient à rechercher ce· genre· de fabrication sous licence.· En
contrepartie, le rythme et la portée de leurs efforts «p·ersonnels» s'en
trouvèrent affectés, puisque bonne part des ressources de R & D
(humaines et budgét11ires) dut se tourner vers l'effort d'absorption et
de «nationalisation» de la technologie des super-mini. L'opération fut
critiquée, par des entreprises nationales de moindre envergure, ainsi
que par la firme d'Etat Cobra, qui menait pour sa part des recherches
sur les . super-micros, considérés comme substituts d'avenir des
super-mm1s.
Cette fois, contrairement au premier tour de table technologique
qui avait concerné les mini-ordinateurs, beaucoup des acteurs
majeurs de l'.industrie informatique mondiale participèrent, acceptant
de céder sous licence leur technologie : ainsi de Digital Equiprnent
Corporation (DEC), de Data General, Honeywell-Bull, et plusieurs
autres (Fujitsu, Formation, IPL). Ce sont les changements sur le
marché international, qui permettent de comprendre cette évolution.
En ce début des années 80, le marché américain des .ordinateurs
s'effondrait, ~t particulièrement celui des mini-ordinateurs. C'est
l'époque où de nouveaux entrants viennent défier les firmes bien
assises sur leur propre terrain, où les producteurs de gros ordinateurs
se 111ettent à lutter contre la pénétration de leurs marchés. par les
super-mini~, et où de rapides progrès technologiques rendent la
compétition féroce. Les leaders bien établis, comme D~C ou Data
General, sont assaillis par la concurrence d'une nouvelle génération
d'entreprises comme Prime ou Apollo, en même temps que par
l'apparition de technologies innovantes (comme celle des ordinateurs
à architecture parallèle), et de stratégies de marché inédites (avec la
découverte et la construction de «niches» par ècrtains concurrents).
De surcroît, IBM, Honeywell et quelques autres · constructeurs
de gros matériels ·commencent à porter 'attention au marché en
expansion de la distribution de services de traitement de donriées,
qui n'avait guère été jusqu'alors exploité que par les fabricants de
mini-ordinateurs: Ce double mouvement vient écraser les marges des
principaux spécialistes du mini-, jusque dans leùrs marchés de vente

138
de technologie, précédemment captifs et bien lucratifs ; ce qui les
condÙit à négliger la concurrence de ~cuveaux joueurs qui parient
sur des niches, com~e Tandeni ~isant sur le traitement· en temps
réel des transactions («On line»), ou comme Floating Point, Convex,
Multiflow et quelques autres. spéCialistes de mini-, qui développent
des adaptations haut de gamme pour les marchés scitmtifiques ou
:financiers.
La différence, dans le succès des deux appels d'o(fre brésiliens,
ti~ntainsi à plusieurs facteurs.Elle reflète en premier lieu fa position de
force accrue des firmes brésiliennes, du fait de leur contrôle de l'accès
à un vaste marché potentiel. EUe traduit en outre l'assouplissement
pragmatique des positions gouvernementales, tenant compte de
précédentes récriminations . des firmes américaines. Les autorités
accordent des garanties de propriété intellectuelle meilleures ·que
celles prévues par la loi· sur le transfert de technologie ; ainsi les
accords de licence pourront-ils être prolongés de cinq années, et la
c.on:fidentialité des savoirs transférés ne cess.era-t-elle que cinq ans
après l'expiration de ces accords. Enfin, c'est l'effet de stratégies
des fabricants américains de mini-ordinateurs; face aux c;onditions
changeantes de la compétition internationale. Grands rivaux sur un
marché américain stagnant, concurrencés par de nouveaux venus,
DEC et Data General sont alors en recherche fiévreuse de nouveaux
débouchés. étrangers, pour leurs produits et leurs technologies. En
transférant cette technologie à des firmes brésiliennès, sans doute
espéraient-ils pragmatiquement conforter leur position internationale
et prendre place sur un marché nouveau et prometteur. D.'ailleurs, la
cession de licence ne compromettait pas leur avance technologique,
car elle concernait une technique en grande part obsolète. (de deux
à trois générations plus ancienne que celle de produits déjà sur I.e
inarché). Ces accords de cession, enfin, venaient à point pour assurer
une rentrée de ressources financières qui permettrait de soutenir
1'effort dè recherche, si nécessaire pour se maintenir sur lin marché
américain alors changeant et férocement concurrentiel.
ta situation est très différente dans le cas des micro-ordinateurs.
Une industrie nationale prospère activemènt en ce secteur, sans

139
être soumise à grande réglementation de la part du SEL C'est que
l'architecture des micros est simple, et que l'on trouve aisément
sur le marché une panoplie de microprocesseurs. De nombreuses
entreprises sont ainsi capables de développer leur propre technologie,
en démontant, découvrant et s'appropriant l'ingénierie de matériels
étrangers éprouvés (le TRS-80, l' Apple II, l'IBM-PC ... ). En 1980,
les finnes nationales avaient en tout et pour tout vendu 614 micro-
ordinateurs. En 1986, elles en commerciahsèrent environ 270 000 -
dont 15% à 16 bits, 0,3% à 32 bits, et tout le reste sous fonne de PC
8 bits. Selon les chiffres officiels, il y avait une trentaine de finnes
concurrentes dans la fabrication des 8 bits, et une douzaine dans celle
des 16 bits. Mais les entreprises poussèrent comme des champignons,
compte tenu de l'accès facile à la technologie requise, de l'expansion
rapide du marché intérieur, et des marges de profit qu'assurait la
politique de réserve. On vit alors entrer dans la branche aussi bien
de puissantes usines de mini-ordinateurs que des fabricants installés
dans un garage. Malgré la croissance fonnidable de la demande au
cours de ces années, ü en résulta une fragmentation excessive du
marché, et l'érosion des marges des producteurs de micros-.
En octobre 1984, le Parlement brésilien officialisait cette politique
en adoptant à la presqu'unanimité Ia loi nationale sur l'informatique.
La cainpagne pour l'approbation de ce texte avait mobilisé une
large et puissante coahtion dans le pays : y compris des associations
scientifiques ou professionnelles, des associations d'industriels, tous
les partis politiques et une grande variété de groupements d'intérêts
- des secteurs public comme privé. La loi étendait la protection
du marché intérieur à tous les secteurs déjà' couverts de fait, et y
ajoutait les domaines de la robotique industrielle, des PABX et
du petit matériel électronique. Elle organisàit en même temps la
«démocratisation>> des prises de décision par le SEl
Plusieurs facteurs expliquent l'adoption rapide et sans douleur de
cette loi par le nouveau Parlement élu. Tout d'abord, le Brésil était en
train de vivre les débuts de sa transition à un régime démocratique ;
le soutien à la loi prit la forme d'une vague de nationalisme,
balayant tout le pays, et donnant l'occasion de manifester le rôle

140
qui revenait de droit à la société civile, dans la prise en mains des
destinées de la nation. En même temps, le Brésil commençait à
ressentir les effets de l'une des pires récessions qu'il ait connues
depuis des décennies ; l'informatique fut traitée en symbole du
progrès et du développement, et sa défense réveillait l'espoir d'une
société en train de rapidement perdre confiance en son économie.
Enfin, à ce moment, le pays était soumis à des pressions croissantes
de la part de la finance internationale pour rembourser sa dette ; et
simultanément, voilà que la nouvelle loi suscitait à l'étranger des
plaintes et des pressions à l'encontre de la protection du marché et
de la définition de ce qu'il faut entendre par firme nationale : dans
ce contexte, l'approbation de la loi donnait l'occasion d'affinner a
minima la souveraineté nationale, même s'il s'agissait d'aller moins
loin que ce que préconisaient alors des fractions plus gauchistes dans
la société et au gouvernement : c'est-à-dire l'adoption par le Brésil
d'un moratoire de sa dette.
On doit noter que la campagne de soutien au projet de loi prit pour
mot d'ordre la nécessité pour le pays de garantir son autonomie en
matière de technologie, et de développer en ce domaine ses capacités
propres. Mais il y eut peu de débats sur les moyens d'y parvenir. On
ne se soucia pas de chercher des voies alternatives à la protection
du marché. Et l'on évalua moins encore l'effet qu'aurait celle-ci sur
le développement structurel de l'industrie infonnatique brésilienne;
non plus que ses répercussions sur l'ensemble de l'économie.
La plaidoirie en faveur de la politique infonnatique prenait pour
finalité le progrès technologique, et lui attribuait une fonction socio-
économique essentielle, qui le rendait indispensable à la survie
durable de l'économie brésilienne.
A la fin de 1985, le Parlement approuva le Premier Plan national
infonnatique (PLANIN). Le Plan reprenait les objectifs et les
principes du précédent PNI ; il instituait divers avantages et différents
mécanismes, destinés à relancer le développement industriel et
technologique dans ce secteur. Il prévoit en particulier des incitations
à la Recherche (R & D), comme l'avantage en impôt, l'admission à un
calcul de dépréciation accélérée des gros équipements, et la suppression

141
des droits de douane sur le matériel destiné à la recherche. Il prévoit
aussi des incitations à la fabrication (importation des équipements
sans douane, et calcul de leur dépréciation sur 3 ans), des incitations
à l'acquisition des compétences (remise d'impôt à concurrence de
200% des dépenses de formation), des incitations à l'exportation
(dispense des taxes à l'export), et des incitations .à l'investissement
(défiscal~sation des actions de sociétés infonnatiques brésiliennes).
Ces avantages s'étendent aux secteurs.de la microélectronique e~ des
logiciels. En outre, pour promouvoir l'industrie dans ces domaines,
les fabricants d'ordinateurs sont autorisés à déduire jusqu'à. 200%
de leurs achat~ de composants de fabricàtion locale, et des avantages
spéciaux sont consentis aux entreprises produisant des programmes
ou des composants.

142
CHAPITRE V

LES POSITIONS IDÉOLOGIQUES


CHEZ LES INGENIEURS EN SYRlE

Sari Hanafi

Nous présentons dans cette contribution des éléments de réflexion


plutôt que d'analyse achevée, car notre recherche 18 est en cours et il
est trop tôt pour mettre en évidence les constats, les fonctionnements
et les mécanismes pennanents, et dépasser le niveau local et
événementiel.
Comment étudie-t-on l'idéologie chez les communautés
scientifiques du Tiers-Monde ? La question devient plus difficile
lorsqu'il s'agit d'un. groupe socio-professionnel relativement
hétérogène comme c'est le cas des ingénieurs en Syrie.
Dans un premier moment, on a l'impression que chaque ingénieur
appartient à une multiplicité de groupes : socio-professionnel,
régional, religieux, générationnel, etc: ; il adhère plus ou moins au
système symbolique caractéristique de ces groupes et c'est à partir·
d'eux qu'il élabore sa propre personnalité psycho-sociale. Au delà
de cette règle théorique générale qui s'applique à ri'impoitc quel
individu, il y a une volonté de la part des ingénieurs de constitrier un
«corps» surtout à travers leur <<Syndicat>> ; on observe ainsi, dans la
mutation profonde du statut des ingénieurs en Syrie, une évolution
de leurs positions idéologiques vers une logique technocratique.

(18) - Cette recherche est dans le cadre de la préparation d'une thèse sur les ingénieurs en Syrie, sous la
direction de Michel Wicviorka- E.H.E.S.S.- Paris.

143
Les positions idéologiques des ingénieurs ne sont pas des positions
simples, mais elles résultent de la combinaison de :
- une logique technocratique et une logique révolutionnaire,
- une conscience industrielle et une conscience «tribale»
(solidarité confessionnelle et géographique),
- une tradition et une modernité ;
- une culture arabo-musulmane et une culture occidentale.
- enfin, unesocialisationpremièreetunesocialisationsecondair e
(savoir technique), au sens de Berger et Lockmann.
Quelle est l'influence de la fonnation des ingénieurs et de leur
expérience professionnelle sur leur position idéologique ? mais aussi
le rôle de l'idéologie islamiste (ou d'autre) engendrée par une culture
et un contexte socio-économique et politique dans leur position ?
Nous nous interrogerons sur la manière dont, au sein d'une société
arabo-musulmane, des références à la civilisation européenne
apparaissent chez les ingénieurs; non sans s'articuler tantôt avec
une idéologie islamiste, tantôt avec une idéologie nationaliste. Cela
revient à essayer de saisir le système de valeurs et de représentation
du groupe, le sens de leur pratique, sa façon d'envisager l'homme et
la société.
Avant d'observer les mécanismes de prise de positions
idéologiques, il faut s'interroger sur la mutation de leur statut durant
ces trois dernières décennies. Il ne s'agit pas de faire une étude
exhaustive sur la situation des ingénieurs et la mutation de leur statut
mais de montrer rapidement dans quel contexte socio-politique les
ingénieurs prennent leurs positions idéologiques 19 •

1- INGÉNIEUR, UNE PROFESSION AU STATUT MAl.


DÉFINI
La Syrie s'est lancée, depuis le début des années soixante-dix,
dans de grands projets d'aménagement (surtout hydraulique),
d'industrialisation, et d'urbanisation.

( 19) Pour une analyse profonde de cc point, voir la contribution de E. Longuenesse dans cc livre.

144
Cependant, en dépit d'indéniables réalisations, on se rend compte
de plus en plus, surtout depuis la crise économique des années
1980, de la fragilité du développement syrien. A travers les choix
techniques ou politiques dans ce domaine, et à travers les obstacles
auxquels ils se heurtent, on voit s'affronter différents modèles de
développement.
Les ingénieurs jouent un rôle dans ce débat, fût-il invisible. Car
le développement ne peut pas être réductible au réseau des décisions
prises par les grandes entreprises, les institutions de planification et
l'Etat.
Dans les années 1960 et jusqu'à 1974, les ingénieurs ont
majoritairement travaillé dans le secteur privé (Selon Al-Omari,
ancien président du syndicat des ingénieurs, interview en août
1991): bureaux d'études, entreprises, etc., il s'agit essentiellement
d'une profession libérale qui garantit à ses membres un niveau de
revenu confortable.
En 1974, une loi a été promulguée qui contraint les jeunes
ingénieurs diplômés des facultés syriennes à travailler cinq ans
au service de l'Etat, avec la possibilité pour les garçons d'inclure
leur service militaire. Cette loi est intervenue à la suite des revenus
exceptionnels que les pays arabes pétroliers ont accordé à la Syrie
en tant que pays en confrontation avec Israël; à ce moment là, l'Etat
a décidé de créer des entreprises de travaux publics pour prendre
le relais des compagnies étrangères et de recruter pour cela des
ingénieurs. Cependant, il faut souligner que l'Etat n'a pas utilisé
ces revenus pour industrialiser le pays et ainsi assurer un travail
pennanent aux ingénieurs. L'effort à été surtout réalisé en faveur du
marché du bâtiment et de la constrnction de l'infrastructure (routes,
ponts, barrages, mais aussi palais!, etc.). Une rapide croissance du
nombre_ des ingénieurs (voir le tableau n°1) a accompagné ce faux
essor beaucoup plus rapide que la réalité du potentiel économique
du pays. Cette disproportion est due d'une part, à la mauvaise
planification par l'Etat qui a, en même temps, promu abusivement
l'enseignement supérieur à l'université et, d'autre part, au prestige
dont bénéficie traditionnellement la profession des ingénieurs.

145
Tableau n°1

EVOLUTION DU NOMBRE DES INGÉNIEURs2° ENTRE J955-J987


année nombre des ingénieurs Taux de croissance
1955 365
503%
1965 1837
143%
1970 2624
290%
1975 7615
154%
1980 1746
188%
1985 22095
175%
1987 38782

Depuis le début des années 1980, la crise économique qui secoue la


Syrie entraîne : un chômage masqué au sein des entreprises publiques,
une faible demande dans le secteur privé, une bureaucratisation du
métier d'ingénieur et des reconversions radicales; Il s'agit là de
facteurs qui ont dégradé le statut des ingénieurs ou au moins de
nombre d'entre eux. Tout cela conduit E. Longuenesse à relever
avec raison, à propos des ingénieurs : «Ils sont dèvenus un agrégat
hétérogène de salariés dépendants de l'Etat, dispersés, atomisés,
connaissant une assez large diversité de conditions, et de ce fait
mêine incapables de s'affinner de manière autonome. Seùlè une
minorité continue à prolonger la situation ancienne, et se trouve
complètement marginalisée»21 • Cependant, cette conclusion générale
pourrait être nuancée en fonction de secteur dans lequel l'ingénieur
travaille, l'origine sociale ou d'autres facteurs ; car, finalement
les ingénieurs sont-ils «déclassés» ou, pour reprendre le terme de
Gouldner, «ascendants bloqués»22 ? Nous tendons à les considérer

(20) Le mot ingénieur englobe toutes les spécialités y compris ! 'architecture et l'agronomie. Source
Longuenesse E. (dir), Bâtisseurs et Bureaucrates.- Ingénieurs et Société au Maghreb et au Moycn-
Oricnt, Maison de l'Orient, Lyon, 1991, pp407-412.
(21) - Cf. E. Longuenesse, A propos de la place des ingénieurs dans la structure sociale en Syrie,
Remarques préliminaires Maison de l'Orient Méditerranéen, Lyon, 1987, P. 13, (non publié).
(22) - Cf..·A. W. Gouldncr, .The Future of Intellcctuals and the Risc of the New Class, USA, The
Macmillan Press, 1979. li étudie l'aliénation de «New class» (intellectuels et intelligentsia techniques)
en montrant le blocàge de la mobilité sociale à la base de celte aliénation. li donne l'exemple des leaders
Jacobins qui sont devenus radicaux dans leur action politique après avoir bloqué par !.'aristocratie ; ils
étaient des «blockéd ascendants» (p. 60). ·

146
comme ascendants bloqués, vu les privilèges et le prestige que leur
confère le capital culturel.
Ce n'est pas seulement une crise économique mais aussi politique:
lors des troubles politiques qui ont agité la Syrie de 1979 à 1982,
durant lesquels les «Frères. musulmans», parti religieux opposé
au régime Ba 'thiste, ont essayé à plusieurs reprises de prendre le
pouvoir, les ingénieurs ont participé de façon remarquable au sein de
ce mouvement aux côtés d'autres groupes professionnels (avocats,
médecins). Dès lors, l'Etat a dissous leur «syndicat» pour imposer
une autre direction sous son emprise.
Dans cette conjoncture sombre et défavorable au développement
d'une identité socio-professionnelle autonome chez les ingénieurs,
l'acteur social tel que l'ingénieur se divise ,en deux parties: une partie
a m~ifesté un mode d'adaptation marqué par l'apathie répondant à la
situation qui lui est imposée, et sa conduite sociale est général~ment
devenue apolitique ; et l'autre partie des ingénieurs mène diverses
actions (qui seront examinées ultérieurement), vu leur aliénation
basée sur le blocage de leur mobilité sociale et professionnellé.
Il faut signaler une autre transfonnation dans la situation des
ingénieurs, telle que l'accroissemen.t du nombre de femmes dans
leur profession ; on passe de 16%. de filles parmi les diplômés des
facultés d'ingénieurs et d'architectes en 1979 à 22,5% en 198823 •

2 - LES POSITIONS IDÉOLOGIQUES CHEZ LES


INGÉNIEURS
Enj anvier 1990,j 'ai intervi.ewé24 141 ingénieurs syriens travaillant
en Syrie et depuis trois mois je poursuis encore des entretiens avec

(23) - E. Longuenesse, <<Ingénieurs et développement an Proche-Orient : Liban, Syrie, Jordan.im>, in


Sociétés contemporaines, n° 6, 611991, IRESCO, L'Harmattan, Paris, p. 26. Pourunc importante analyse
des effets de cette entrée massive des femmes dans la profèssion, voir pp. 26-28 de cet article.
(24) ··Ces interviews ont été réalisés auprès des ingénieurs syriens ayant au moins deux ans d'expérience
professionnelle et qui se repartissent dans tous les domaines de l'économie : ·entreprises privées ,
sociétés nationales des travaux publics, ministères, etc .. ., s'occupant de toutes sortes de tâches: bureaux
d'études, réalisation de travaux, maintenance, scrvicè administratif, direction, production, etc. Ces
entretiens n'ont pas été faciles à recueillir; d'abord j'ai évité, dans la mesure du possible. la rencontre ·
sur le lieu de l'entreprise où les ingénieurs craignent leurs collègues et, en conséquence,. contrôlent
leurs propos. Pour cela, j'ai mobilisé les rclati.ons que je pouvais avoir dans le milieu des ingénieurs,

147
des ingénieurs syriens faisant leurs études supérieures en France.
Les questions posées (semi-directives) portent sur le développement,
le progrès, la société, la modernité, la religion, l'Etat, le rôle des
ingénieurs dans la société, leurs relations avec les ouvriers et avec
. leurs supérieurs, etc .. La question-clé était :
Quels sont à votre avis les obstacles au développement en
Syrie?
Les positions idéologiques chez les ingénieurs, définies ici comme
visions du monde et modalités d'action, peuvent être saisies selon
deux types d'analyse:
Le premier type renvoie ·à la forme de ces positions : positions
modernisatrices ou positions identitaires. Faute de mobilisation en
tant que groupe socioprofessionnel cohérent, et faute de capacité à
mener une action de niveau élevé (au sens de Touraine), les ingénieurs
recourent à la modernisation. Ce mot, «modernisation», si vague qu'il
défie presque l'analyse, nous laisse la liberté d'analyser le processus
de changement effectué par les ingénieurs en tant que constituant
un groupe, composé de sous-groupes, ou en tant qu'individus. Nous
trouvons chez les ingénieurs des références indirectes ou directes
à la modernisation et permettent de définir le sens de celle-ci. Ces
positions renvoient à la manière dont s'articulent l'expérience de
participation des ingénieurs à la société syrienne, et les exigences de
ces acteurs à l'égard de cette société.
Cependant, dans les sociétés dépendantes, les acteurs, tels que
les ingénieurs ou d'autres, ne raisonnent pas uniquement en termes
de rationalisation et de modernisation, mais en terme d'identité. Ils
se sentent menacés aussi bien par des forces extérieures, telles que
«le capitalisme, le colonialisme et l'Occident», bref, la modernité,
que des forces intérieures : l'acteur, craignant la présence alourdie
par la crise économique et l'avenir quasi incertain, se réfère au passé
glorieux ou/et à l'islam. L'ingénieur, en tant qu'acteur du mode de
développement, défend son intérêt et ses privilèges en créant une
identité collective de son groupe socioprofessionnel.

148
I~e deuxième type d'analyse combine entre les positions,
modernisatrices et identitaires, en permettant de distinguer trois
modes d'action, en nous inspirant de l'approche de A. 0. Hirschman :
loyalty, exit et voice25 , selon le tableau suivant:

Positions Islamiste
Identitaires
Professionnelle
Corporatiste
faible

Frustrée Avant-gardiste

Modes Exit and


loyal/y cxist voicc
o·action voicc

2-1.l. LES VISÉES TECHNOBUREAUCRATIQUES ET


TECHNICISTES
Dans les pays industrialisés, les concepts de technocratie et de
technocrates ont pris des connotations qui ne sont pas forcément
ceux d'un système _politique autoritaire et socialiste dans un pays en.
voie de développement, tel que la Syrie.
Si nous désignons les ingénieurs en Syrie comme techno-
bureaucrates, c'est dans un sens très étroit : ce sont des experts
techniques ou administratifs qui participent aux prises de décision, en
occupant des postes officiels et stratégiques: ministre, P-D.G., maire,
conseiller technique, etc. Nous avons vu dans le chapitre précédent
(situation des ingénieurs) les enjeux entre le politique et le technique,
et comment le système politique a utilisé les ingénieurs pour servir

cc qui m'a pcnnis d'organiser les entretiens à la maison ou dans un café. Comme deuxième protection,
pour que mes interlocuteurs parlent aisément, j'ai évité d'enregistrer ou d'écrire les entretiens devant
les ingénieurs que je ne connaissais pas auparavant ; toutefois, j'ai noté directement à la sui te de chaque
entretien le résumé et mes observations.
(25) - Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty - Rcsponscs to declinc in finns, organisations, et .
statcs, Harvard Université press, Cabridgc, Massachusetts, U.S.A .• 1970. li va de soi que les termes
repris ici ne portent pas les significations annoncées par Hirschman, surtout pour celui de loyalty.
J'ai puisé des éléments de réflexion qui m'ont aidé à aborder l'action des ingénieurs. L'objet de cc
livre est l'institution économique en général et le business firm, tout particulièrement dans ses déclins.
Deux moyens pour les acteurs (clients ou membres d'institution) d'agir ; Exit, c'est-à-dire la fuite
de la clientèle (business finn) ou la démission des membres (institution économique) ; voicc, c'est
l'agitation et l'influence pour le changement de l'intérieur. Tandis que la fonction de loyalty nous
pcnnct de comprendre «The conditions favoring coexistence of exit and voice ..... Clcarly the prcscncc
of loyalty makes exit Jess likcly» (p. 77).

149
de façade publique en vue de cacher la nature de ce système. Il est
très significatif de noter que le Président Assad a nominé .A.R. ,Al-
Kassem, docteur· architecte et professeur à l'université de· Damas,
comme Premier ministre au moment de l'apogée de la crise politique
enl 980, succédant à M. Halabi, enseignant de son état; celui.-ci, à
son tour, a succédé à A. R. Khlifawi, un militaire.
Cependant, les ingénieurs en poste tentent toujours d'utiliser leur
pouvoir pour limiter celui des apparatchiks, mais cela ne se fait pas
sans contraintes ni sans compromis.
Cette technobureaucratie à la syrienne fait apparaître deux
contradictions. D'un côté, les technobureaucrates ne sont pas
toujours recrutés à partir des critères d'excellence professionnelle,
mais par le réseau de relation cli~ntèle et p~r la, c01mexi~11 politique.
Dans ce sens, la technocratie ne renforce pas le professionnalisme,
mais limite plutôt son rôle ; et la force d'un technocrate n'est pas
due à son expertise, mais à la place occupée par celui-ci dans le
réseau politique. L'autre contradiction se révèle dans le li~n étroit
entre le poste occupé et la prise de· décision. On influence d'autant
plus la décision au fur et à mesure que Fon occupe un plus haut poste
officiel.
Ces contradictions dàns la visée technobureaucratique· des
ingénieurs mène à une classe dirigeante avortée, d'une part, par fa
nature même du système soèio-politique del 'Etat socialiste et, d'autre
part, par le système socio-culturel en place, fortement traditionnel
dans ses structures.
L'action des technocrates en Syrie prend ainsi des significations
très différentes de. celle des pays industriels26 • Ils· revendiquent
la capacité de résoudre l'ensemble des problèmes sociétaux et

(26) - Pour l'analyse de la technocratie dans les sociétés industrielles, voir panni d'autres:
- J. K. Galbraith, Le nouvel Etat industriel- Essai sur le système économique américain, Gallimard,
1968, pp. 71-82; '
- Unis à New York en 1973 sous le titre The coming ofpost- .
- Georges Gurvitch (sous direction), Ind1.lstrialisation et technocratie, Paris, ,Librairie Annand
Colin, 1949.
- A. Touraine. La société post-industriclle, Paris; Dcnol:l, 1969.

150
prétendent pouvoir introduire des· données pour gérer l'économie
de façon rationnelle : ce que ne peuvent pas faire les polltiques. Ils
pensent que seuls les groupes. de technàcràtes sont responsables de
l'évolution des ~echniques et peuvent les utiliser pour le bien général.
Mais, puisqu'ils ne constituent pas un groupe technocratique cohérent,
nous sommes amenés à lès définir c0111me des individus appartenant
à un.groupe sectoriel non unifié et non «unifiable» politiquement et
économiquement, c'est-à-dire n'ayant niles mêmes intérêts, ni les
mêmes besoins, mais qui tend à l'être idéologiquement. S'ils sont
moins' que des technocrates, ils sont, en même temps, plus qu'une
techno~tructure au sens de J. K. Galbraith27 • .

Le passage à une logique technocratique est accompagné par


«l'incapacité de saisir l'ensemble des problèmes que pose une
organisation», ce que A. Touraine noinme .le technicisme28 • .

A la question
. «Quels sont à votre .
avis' les obstacles au
'

développement en Syrie?» la majorité des ingél)ieurs (en particulier


les jeunes) a répondu en privilégiant l'aspect économique : pour
réduire la d~pendance, ils affinnent: «Il nous faut la planification»,
«donner la primauté au secteur agricole», «promouvoir l'industrie
et notamment l'industrie lourde», «minimiser la consommation
des matières importées de. l'étranger», «réformer le système de
l'éducation et de l'enseignement supérieur», etc ...
Ils posent alors le problème à partir des .facteurs i;natériels : un
problème politique se transfonne en un problème technique relevant
de la compétence administrative.
Enfin, pour résumer de façon plus générale : aù delà de la diversité
d'expression des visions du 111onde, des représentations de la société et
des,perceptions.de la religion, nous pouvons, tout de même, constater
l'existence d'un fond comm1um pour la phnparl!: des ingénieurs :
«ils partagent très largement fa conception d'mme relation simple
et immédiate entre technique, progrès et modernité ; du même

(27)-J. K. Galbraith, op. cil., pp. 71-82. Scion lui, la technostructure est l'ensemble des techniciens et
ingénieurs qui tient le pouvoir de décision en remplaçant ainsi les propriétaires des capitaux dans le
système d'organisation de l'entreprise industrielle moderne.
(28)-A. Touraine, op. cit., p.77.

151
coup, iîfa s'acc@rrllerol!llt gél!lléralemel!1lt S1lllr fa suprématie de fa
techllllnque comme remède a11llx prol!:Dlèmes de fa société, et seiront
tel!lltés de revendiquer celle de Il.a compétellllce technique dans na
dliredfol!ll dIDl changement socûall»29 • Ils nous laissent entendre que
«les problèmes sociaux et politiques se réduisent à la gestion et à la
modernisation»30 • Les ingénieurs imaginent que tout irait mieux si
la direction des affaires publiques leur était confiée. Cela constitue
pour eux le «progrès techniqlll!e»

2-1.2. LIMITES D.E LAMOJ!lERNlISATION: PROBLÈMES


DE MODES DE RAISONNEMENT CHEZ LES ING~:NIEURS:
RÉALITÉ SOCIALE ET HlÉllUTAGE ARABO-MUSUI.,MAN
Dans le paragraphe précédent, nous avons analysé le processus
de modernisation entamé par les ingénieurs, surtout dans le domaine
de l'économie. Cependant, dans le contexte syrien, cc processus
révèle certaines contradictions relatives à l'ensemble des obstacles;
on note, panni d'autres, les structures sociales traditionnelles dans
lesquelles les ingénieurs sont intégrés, mais aussi le problème des
modes de raisonnement chez les ingénieurs. Ce dernier mérite d'être
développé.
Depuis le début des années 1980, on ne parle plus de «qualification»
mais de «compétence» de l'individu pour la performance
économique, afin d'introduire la dimension de la culture. Dans le
cas de l'entreprise moderne, elle exige chez les ingénieurs un certain
nombre de qualités : esprit d'ouverture, sens des responsabilités,
sens de l'innovation et de la créativité, sens du concret, aptitude à la
mobilité et à l'adaptation aux évolutions pennanentes.
Cependant, en Syrie31 , ces qualités se heurtent à des contraintes
subjectives (ou culturelles) relatives à la manière dont l'ingénieur

(29) - Cf. E. Longuenesse, Bâtisseurs.... , op cit., pp.23-24.


(30) - Cf. A. Touraine, Mouvement de mai ou le communisme utopie, Paris, Seuil, 1968, p. 11.
(31) - J'ai suivi, en gros, deux méthodes pour observer leurs modes de raisonnement:
1re : interroger 25 experts étrangers, qui travaillent dans des sociétés de travaux publics, sur leurs
relations avec les ingénieurs locaux.
2c : examiner comment les ingénieurs syriens résolvent les problèmes techniques en suivant leur
travail dans certains domaines, et surtout la conception des projets.

152
résout des problèmes dans son travail et d'autres, objectives, liés à
la réalité socio-économique et politique de l'organisation de travail.
Ces deux types de contraintes sont liées étroitement, de sorte que
l'on ne peut pas traiter l'une sans l'autre. Nous nous bornons ici à
traiter de certains points concernant les modes de raisonnement chez
les ingénieurs syriens. Notre objectif n'est pas de porter un jugement
de valeur sur ces modes, ce qui est hors propos, mais de signaler
un facteur qui influence la mise en oeuvre du sens de l'innovation
et la créativité chez les ingénieurs. Nous allons tenter de montrer
que la transfonnation du système de valeur et, plus précisément,
du système des modes de raisonnement, n'est pas le résultat d'une
simple combinaison entre logique des modèles importés de science
et technologie de l'Occident (importé par l'ingénierie) et des
modèles originaux (légué de la pensée arabo-islamique) mais à la
fois conséquence et condition des transfonnations économiques.
Parler de deux logiques, occidentale et autochtone, ne renvoie pas
à l'opposition logique rationnelle/logique irrationnelle, car la vie
moderne en Occident ou ailleurs est loin de l'image «rose» dressée
par Weber d'une comptabilité purement rationnelle, de droit rationnel
et, technologie rationnelle faisant, doter l'acteur de la rationalisation
des comportements et d'une éthique économique rationnelle 32 • Car
«les acteurs des sociétés les plus modernes ne se réduisent pas à la
poursuite rationnelle de leurs intérêts ; ils vivent au contraire entre un
passé et un avenir, des enracinements et des espoirs ou des peurs» 33 .
Notre démarche consiste donc à signaler la situation socio-
économique de travail des ingénieurs sans oublier la difficulté
culturelle qui s'opère par la médiation entre l'exigence technique
moderne et la pratique d'individus différemment situés par rapport
à cette exigence.
Encore faut-il préciser qu'il ne s'agit pas de s'interroger sur
l'adéquation ou l'inadéquation entre sciences et techniques d'une
part, et religion d'autre part, bien que l'on ait pu poser le postulat

(32) - Bien sûr, cette image a été tempérée par la tension, décrite par Max Weber, entre «la rationalité par
finalité» et la «rationalité scion les valeurs».
(33) - A. Touraine, La parole et le sang- politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob,
1988, p. 106.

153
d'une incompatibilité entre les deux. Nous pensons que l'homme, tel
que l'ingénieur, pourrait appartenir à deux univers différents : êtr~
partisan des sciences et techniques et fervent de la transcendance,
sans qu'il soit le moins du monde schizophrène 34 •
Je dois d'abord évoquer quelques points sur la fonnation des
ingénieurs 35 :
Au lendemain de l'indépendance, en 1946, l'Etat a créé la faculté
de génie à Alep, ensuite en 1961 à Damas, etc. On compte maintenant
quatre Universités et un Institut Supérieur de technologie dans
lesquels· il y a presque toute les spécialités de génie. Depuis 1970,
la majorité des ingénieurs syriens sont diplômés des universités
syriennes, et peu à l'étranger.
En ce qui concerne le type de formation des ingénieurs, on peut
faire les trois constats suivants :

1- Les programmes de l'enseignement général des ingériieurs


dans les universités en Syrie laissent apparaître une ressemblance
forte avec les universités occidentales (comparaison faite entre la
faculté de génie civil à l'université de Damas et celle del 'ENSAIS
de Strasbourg).
2- Mais on trouve rarement de.s conférences, des colloques et
des stages auxquels les ingénieurs peuvent assister pour leur
assurer.la formation continue. On constate aussi que l'ingénieur
n'actualise généralement pas ses connaissances, par lui-même :
documentation, presse, contacts avec l'extérieur...
Mes entretiens avec des ingénieurs ayant l'occasion d'étudier ou
de travailler dans des contextes différents de celui de la Syrie montrent
la difficulté qu'il y a à s'adapter d'une part aux méthodes que les
universités occidentales utilisent et, d'autre part, à la manière dont
les entreprises européennes fonctionnent : des ingénieurs. réalisant

(34) - J. N. Fcrric, «Du saint-simonisme à l'islam», in Magali Morsy (sous direction), Les saint-
simonicns et l'Orient- Vers la modernité, La Caladc, Aix-en-Provence, 1989, p. 156.
(35) - Pour plus de détails, cf. mon «La formation des ingénieurs en Syrie et son adaptation aux besoins
de la société» in Longuenesse E. (dir), Bâtisseurs et Bureaucrates - Ingénieurs et Société au Maghreb
et au Moyen-Orient, Maison de l 'Oricnt, Lyon, 1991.

154
leurs études (ou une partie) se plaignent de ne pas avoir l'habitude
et/ou la possibilité de consulter des références. «L'enseignement
est très difficile parce qu'il n'y a pas de manuels .. :», «l'examen est
dur et porte souvent sur des questions déductives» suivant B., un
agronome faisant sa spécialité à Paris.
Ces ingénieurs, appartenant généralement aux ·noùvelles classes
moyennes, sont à la fois producteurs et bureaucrates dans l'appareil
de l'Etat, souvent dans le secteur stratégique des institutions. gérant
les rapports entre l'Etat et la population.· Ces médiateurs ont des
comportements arr,.bigus entre une faibk capacité économique et un
capital social, culturel et politique significatif.
Dans ce contexte, les ingénieurs, ou une partie considérable
d'entre eux, s'identifient faiblement à leur profession. Dans les pays
démocratiques, les professions s'organisent autour de trois intérêts :
celui de l'Etat, de la société, et du groupe professionnel concerné ;
et, par la voie. de la négociation, on arrive à un compromis qui
harmonise ces trois intérêts. En revanche, dans îes pays autoritaires,
l'absence de négociation fait qu'un iritérêt prédomine sur les autres.
Le cas de la Syrie montre que l'emprise de l'Etat sur la profession
des ingénieurs après 1980 (qui va jusqu'à la déprofessionnalisation)
sè fait au détrhnent de l'intérêt des ingénieùrs et même celui de
la société, ce qui a affaibli· l'identification des ingénieurs à leur·
profession.
Avant là cdse, les ingénieurs qui ont pu se croire les mieux
protégés dans leur pro'fession et identité professionnèlle sont soudain
brutalement désenclavés. Cètte crise, ·ayant foiie1nent secoué la
Syrie, a pour conséquence de laisser le's ingénieurs s'identifier
plus comme salariés que ·comme groupe socioprofessionnelle,
d'ingénieurs. Le travail des ingénieurs n'a pas vraiment construit
l'identité professionnelle mais une sorte d'identité occupationnelle,
pour reprendre le tenne de Tripier, c'est-à-dire une identité liée
directement à la nature del' emploi et au secteur dans lequel l'ingénieur
travaille. Ici, chaque ingénieur intériorise l'identité professionnelle
à l'image de son emploi ou de son entreprise, ce que l'on appelle
identité d'entreprise. Dans les entretiens, les interlocuteurs emploient

155
souvent «Je» comme citoyen ou ingénieur individu, sinon «nous»
qui désigne les fonctionnaires ou, dans certains cas, la nation.
Nous nous demandons si la nature de la profession des ingénieurs
n'empêche pas, en Syrie aussi bien qu'ailleurs, la constitution d'une
identité proprement professionnelle, William G. Rothstein constate
ainsi : «It is necessary to realize that there are no «engineers» as
such. There are only engineers working in specific occupational
positions in specific organizations-for example, an assistant projects
engineer in a large plant of an electronics firm. The professional
role exists only as part of a broader occupational role, consisting
of the engineer's work activities, his organizational position, his
organization, and his work colleagues»36 •
La faiblesse de l'identité professionnelle fait que les ingénieurs,
en général, tendent à être des acteurs modernisateurs plutôt qu'un
groupe socioprofessionnel. Leur action consiste à participer à la
modernisation entamée par l'Etat sans remettre en cause le processus
et sans s'interroger sur la légitimité de la domination du système
politique. C'est dans ce sens que Marcuse constatait la possibilité
pour la rationalité technologique, de légitimer la domination del 'Etat,
quel que soit son système politico-économique : «Aujourd'hui, la
domination continue d'exister, elle a pris de l'extension au moyen de
la technologie, mais surtout en tant que technologie ; la technologie
justifie le fait que le pouvoir politique, en s'étendant, absorbe toutes
les sphères de la culture (.. ) La rationalité technologique ne met
pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt,
et !'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre sur une société
rationnellement totalitaire»37 • Ces ingénieurs syriens constituent ainsi
des supports de stabilité pour le pouvoir politique sans rupture, ce
que nous appelons dans le langage hirschemanien «loyality».

(36) - William G. Rothstcin, «Engincers and the Funetionalist Mode! of Professions», in Perrucci and
Gcrstl, Engincers and the Social System, cité par Moore, Image ofDcvelopment, op.cil. p. 22.
(37) Cf. H. Marcuse, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit «arguments», Paris, 1976, p. 182, cité
par N. Gille, ingénieurs en Turquie : avant-garde révolutionnaire ou élite modernisateur'!, thèse de
troisième cycle sous la direction de Alain Touraine, EHESS, Paris, 1982.

156
3 - VIDEN1TfÉ CORPORATISTE
Notre enquête montre l'apparition de l'identité corporatiste,
smiout chez les ingénieurs du secteur privé et chez les plus âgés.
En effet, nous ne pouvons pas considérer l'identité sociale comme
«transmissible» par une génération à la suivante, car «elle est
construite par chaque génération sur la base des catégories et des
positions héritées de génération précédente mais aussi à travers les
stratégies identitaires déployées dans les institutions que traversent
les individus et qu'ils contribuent à transformer réellement» 38 • Quant
aux jeunes ingénieurs, s'ils se forgent une identité, c'est non pas à
partir de leur groupe d'appartenance ou de leur situation présente
mais par une identification à un groupe de référence, les ingénieurs
aînés souvent du secteur privé, auquel ils souhaiteraient appartenir
dans l'avenir.
Cette visée s'exprime chez nos interlocuteurs lorsqu'ils racontent
que «les ingénièurs seuls devraient pouvoir être nommés ministres»
et être «députés au parlement» (on n'évoque pas les administrations
locales , parce qu'elles sont, peut-être, moins prestigieuses!), «ils
sont les seuls à pouvoir résoudre les problèmes de ce pays».
En fait, être corporatiste implique la désignation de l'adversaire
qui est contre ses intérêts. Dans ce sens, les ingénieurs corporatistes
mettent le doigt sur l'Etat et l'expert étranger.
Tous les traits caractéristiques de l'identité corporatiste sont
observés sous une f~rme accentuée chez les ingénieurs ayant
généralement plus de dix ans d'expérience et qui ont profité, depuis
1973, de l'essor du marché du bâtiment et de l'accroissement
des équipements d'infrastructure. Cependant, l'étatisation de la
profession des ingénieurs (travail obligatoire pendant cinq ans au
service de l'Etat pour un salaire dérisoire sans autre récompense ni
symbolique ni matérielle dans leurs fonctions), et la conjoncture de la
crise économique, depuis le début des années 1980, ont sévèrement
touché leur situation, en entraînant un blocage de leur mobilité et
de leur ascension. Ils sont inquiets pour leur avenir personnel et

(38) - C. Dubar, op. cit., p. 128.

157
se sentent menacés par le chômage. C'est l'Etat qui constitue la
cause de leur problème : «Le système politique est responsable
de nos difiicultés, nous sommes victimes de la lutte d'influence :
on ne peùt pas avoir un contrat sans verser un pot de vin à un de
ces responsables ... »; déclare A. S~ ingénieur civil ayant un bureau
d'études à Homs. «Ce socialisme apparent, qui ne s'applique que
comme façade, ne fait promouvoir ni l'intérêt du secteur public ni
celui du secteur privé. ( .. )La corruption économique des hommes
de l'Etat est la raison majeure de la crise économique», annonce un
autre ingénieur de Damas.
En fait, «ascendance bloquée», pour parler comme Gouldner, et
aliénation liée au décalage entre possession du capital culturel et
possession très limitée du pouvoir et des privilèges, n'ont pas produit
une radicalisation de leur activité politique. Finalement, très peu
ont adressé à l'Etat des critiques politiques, les reven.dications de la
plupart d'entre eux ont été d'ordre économique. La défaillance de
l'Etat se symbolise ainsi par son système économique (corruption,
relation, socialisme fonctionnan~ mal, etc.,) et non pas par son
système politique autoritaire.

4 - IL' UD1EN1ITlflÉ «lESTHJÉTRQU1EM1EN1'» KSILAMKSTE


Les entretiens avec des ingénieurs ont montré qu'il y a un
groupe parmi les ingénieurs syriens, qui, tout en étant .techniciste
et technocrate, s'identifie comme nationaliste, islamiste ou
communiste.
Dans un premier moment d'investigation, c'est-à-dire en
dépouillant les réponses sur le problème du développement~ il
m'a semblé que ces· ingénieurs n'avaient guère. changé leurs
discours depuis qu'ils étaient étudiants. Le nationaliste préconise
le panarabisme comme nécessité absolue; sa:ns laquelle aucun
développement régional (i.e. au niveau d'Etat)n'ést possible39 • Le·

(39) li y a presque un consensus parmi les ingénieurs sur l'impact d'une telle éventuelle unité arabe,
mais cc qui est nouveau, chez les nationalistes, c'est qu'ils insistent sur l'impossibilfté d'aboutir.à un
développement au niveau régional.

158
communiste exprime la nécessité de la lutte des classes : la classe
ouvrière contre le patronat, et comme le patron est en l'occurrence
l'Etat, il faudrait donc casser cette superstructure et la bouleverser.
Tandis que l'islamiste professe l'islamisation de la société, le retour à
l'islam, à sa pratique et à ses mœurs. Les différents discours, souvent
opposant de l'ordre établi (qu'il soit idéo-culturel ou politique), se
chevauchent, se rallient ou s'opposent en fonction des enjeux sans
jamais se confondre. Nous expliquons plus loin ce que cela peut
signifier.
Toute cette catégorie, nationalistes, islamistes et communistes,
agit au nom ·de l'intérêt collectif et utilise le langage de la nation, leurs
revendications ne se limitent donc pas au monde du travail, elles se
réfèrent à la société globale. Au cours d'une rencontre du chercheur
avec quatre ingénieurs dont l'un d'eux, militant nationaliste, a profité
du fait que ses amis avaient exprimé leur malaise dans leur entreprise
et leur refus de compromis avec la direction (concernant un problème
de travail), pour tenter de déplacer la discussion et la faire porter sur
la question politique au niveau national. Mes interlocuteurs militants
font des analyses profondes de la crise économique en se référant à
l'expérience historique du monde arabe au monde occidental et au
passé.
Rigueur intellectuelle, mais aussi utopisme au service du désir ;
car, quand l'imagination ne trouve pas à se satisfaire dans la réalité
existante, elle cherche refuge dans des lieux et des époques que
construit le désir" 0 •
Pourtant, au delà de la première lecture de leurs réponses sur le
problème du développement, c'est-à-dire en analysant l'ensemble
de leurs pratiques discursives et en observant leurs pratiques
sociales (dans leur travail et ailleurs), on se rend compte que leurs
identifications ne touchent leurs revendications idéologiques que de
façon esthétique. Vu l'importance que représentent les ingénieurs
islamistes en Syrie, leur discours, étant le plus fort, marque les

(40) - K. Mannheim, Idéologie et utopie (trad. française), préface de Louis Wirth, Paris, Librairie
Rivière et Cie, 1959, p. 144.

159
positions les plus dominantes dans l'engagement culturel et politique,
comparé à leurs collègues nationalistes ou communistes : nous nous
contenterons donc ici d'aborder l'identité islamiste en s'interrogeant
sur ses fonnes d'action afin de saisir les significations culturelles,
sociales et politiques.
L'examen de leur attitude offre un observatoire privilégié des
phénomènes idéologiques et du maniement du discours par un groupe
quiveutcontrôlerl'historicitéetréconcilierunerationalitéthéologique,
philosophique,juridique avec une rationalité scientifique. Cet examen
devrait mettre en cause la vision ethnocentriste et simpliste qui relient
de façon trans-historique les mouvements islamistes à l'obscurantisme
comme si la dichotomie tradition/modemité41 désignait l'opposition
obscurité/lumière. Car on ne peut pas comprendre le «fait islamique»,
pour reprendre le terme de M. Arkoun, sans le rapporter au contexte
socio-économique et politique dans lequel il a surgi, on ne peut
ainsi pas parler d'emblée d'un seul type de mouvement islamiste
(d'ailleurs tous les mouvements sociaux d'allure religieuse ne sont
pas spécifiquement religieux), dans toutes les sociétés arabes et les
société dites musulmanes42, en méprisant les différences qui peuvent
parfois être fondamentales. Même à l'intérieur d'une société, il n'y a
pas un islamisme homogène : il est profondément et structurellement
modifié en même temps qu'il se scinde en des fonnes extrêmement
diverses. La distinction que nous pouvons faire est bien plus
importante que l'effacement de leurs caractéristiques propres au sein
d'une synthèse difficile à comprendre, sinon trompeuse.
-Pour les acteurs avm1111t gardistes l'Islam est un projet sociétal qui
constitue le seul moyen de passer à la modernité, au développement ..
et à la paix sociale sans dégâts. Ils mènent un combat d'idées actif
à travers les livres et les conférences. Leur action mobilisatrice

(41) Cette dichotomie est souvent utilisée comme mode d'opposition idéologique et non comme
instrument d'analyse.
(42) Nous employons la qualification «dites musulmanes» justement pour réintroduire la nécessité
scientifique de regarder les société d'abord et non la religion qui est produit par la société plus que
celle-ci ne la produit. Cf. Entretien avec M. Arkoun, Revue Tiers Monde, t.XXXI, n°123, ·juîllet-
septembrc 1990.

160
«voice» est beaucoup plus importante et efficace que celle des
précédents.

- Refusant de faire le choix entre modernisation et tradition, la


plupart des ingénieurs islamistes frustrés définissent la modernité
de façon instrumentale, par son aspect matériel (vie aisée, rôle
prépondérant des sciences dans la société ... ), avec une référence
à l'utilité de l'islam pour la modernité et le développement. Cette
«idée webérienne» est souvent évoquée ardemment : «Il n'y a
pas de contradictions entre l'islam et la modernité, l'islam dans
sa dynamique peut s'accorder avec le progrès et nous conférer
les mœurs et la sincérité nécessaires pour le travail». Ce point
révèle une similitude avec les ingénieurs islamistes turcs. 43 En
effet, cette définition de la modernité «renforcée» par l'islam
ne constitue pas a priori un paradoxe, car nous ne pouvons pas
évacuer le clivage entre ingénieurs islamistes du reste de ce
groupe socioprofessionnel en tennes de tradition et modernité, de
même que nous ne pouvons pas dissocier l'expérience religieuse
de la modernité.

- Concernant le choix technique, certains islamistes sont fascinés


par la technologie de pointe qui est, pour eux, le seul moyen de
parvenir à concurrencer le produit étranger.

- Certains islamistes ont indiqué l'impossibilité de faire


fonctionner une économie islamique sans usure «parce que
l'on est complètement dépendant de l'économie mondiale».
Ils recherchent de nouveaux modes de coexistence entre une
économie capitaliste et une autre basée sur une certaine éthique
islamique. Cette posture critique de l'économie montre que
cette identité islamiste est constituée par la profession. Nous
constatons ainsi une extraordinaire dynamique de la part des
ingénieurs à profiter de la marge de liberté qu'ils détiennent
pour interpréter le corpus religieux en général et le Coran tout

(43) - N. Gole, «Ingénieurs islamistes et étudiantes voilées en Turquie : entre le totalitarisme et


l'individualisme», in G. Kepel et Y. Richard, op. cit. p. 178.

161
particulièrement, de la manière la plus confonne à leurs intérêts
et pour les réapproprier aux besoins d'une société plus complexe,
d'une raison «scientifique» plus exigeante et d'une culture plus
étendue.
- Bref, l'islamiste n'hésite pas à accepter certains processus de
modernisation déjà entamés par l'Etat comme l'industrialisation, la
rationalisation des conduites économiques,! 'augmentation du P.N.B.,
la «scientificité» de la société ... ; mais il veut contrôler l'historicité: à
titre d'exemple, on dit oui au travail des femmes à côté de l'homme,
mais à condition que celles-ci soient voilées, etc.
Si l'ingénieur «esthétiquement» islamiste tend vers la logique
technocratique, pourquoi met-il en avant surtout un raisonnement
non pas sociologique, mais théologique de l'ordre du préconstruit?
Autrement dit et plus généralement, comment articule-t-il sa
conscience professionnelle à son identité islamiste ?
Avant de tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de
nous appuyer sur des
Cc que nous venons de noter montre que la visée principale des
ingénieurs islamistes avant-gardiste est la culture. Il n'y a pas à
changer la société ni par le haut ni par le bas, mais plutôt à changer
«l'islam», c'est-à-dire à faire une relecture de l'islam en se rendant
compte del 'historicité. «Rendre compte» n'est pas «en fonction de»,
nous en sommes encore loin.
En identifiant le résultat avec des buts économiques et sociaux,
le courant érigé par Chahrour se rapproche de la théologie de la
libération en Amérique latine, étudiée par A. Touraine, bien que cette
dernière soit plus politisée44 •
Ce rôle culturel ne devrait pas occulter l'engagement de
ces ingénieurs dans le temporel, comme nous l'avons constaté
précédemment, parce qu'ils se rapprochent du politique et du social
mais toujours prudemment

(44) Hassan Hanafi, intellectuel egypticn, a attiré l'attention des lecteurs arabes sur la théologie de
la libération en présentant des figures de cette théologie comme Gustavo Gutiérrez. Il la considère
comme le modèle de l'engagement «progressiste» de la religion à suivre par les sociétés arabes. Cc
modèle n'est pas absent de l'esprit de Chahrour.

162
CHAPITRE VI

JLA l?ROJFE§SliON ])JK CliTITI~JRC!HlEUJR


][))ANS LIKS lP'AY§ JB:N DJKVETI,OPJ?lfi:MJKN'lr
Jacques GAILLARD, ORSTOM
Visiting Fellow, George Washington University

TINTJRODUC'HON

Ce texte présente une pa1iie des résultats d'une enquête


questionnaire menée au cours de l'année 1985 sur une population de
près de 500 chercheurs travaillant dans 67 pays en développement
(PED). 45 Ces chercheurs, en début de can-ière pour la plupart, ont
tous été boursiers (grantees) de la Fondation Internationale pour
la Science (FIS) 46 au cours des années 1974-1984. La spécificité
majeure de la population étudiée réside donc dans le fait qu'elle est
le résultat d'une sélection effectuée au niveau international. Il s'agit
d'une population de jeunes chercheurs panni les plus qualifiés au sein
des différents pays concernés (60% d'entre eux sont titulaires d'un
doctorat obtenu pour plus de 75% dans un pays développé). Ce sont
également des chercheurs qui ont fait le choix de travailler dans leur
pays et qui sont tous, au moment où la FIS décide de soutenir leurs
travaux, salariés d'une institution de recherche ou d'enseignement
supérieur et de recherche qui leur pcnnet d'exercer, bien que dans

(45) - L'ensemble des résultats, incluant également des données sur les origines des chercheurs et
leurs formations, la pratique de la recherche et la production scientifique ainsi que trois études de cas
(Costa Rica, Sénégal et Thaïlande) sont présentés dans ma thèse (Gaillard, 1989) et d'une façon plus
synthétique dans un ouvrage publié en anglais (Gaillard, 1991 ).
(46) - Créée au début des années 1970, la FIS est une organisation non gouvernementale qui a pour
objectif d'aider les jeunes chercheurs des PED, à mettre en œuvre dans leurs propres pays et au sein
des structures nationales, des programmes de recherche snr des problèmes locaux principalement dans
les domaines des sciences biologiques appliquées au développement rural.

163
des conditions tTès diverses, le « métier » de chercheur dans leur
pays.
Après nous être attachés, dans une première partie, à mettre en
évidence les raisons qui ont pu influencer les chercheurs de notre
population à choisir cette profession, le problème de la rémunération
et du recours fréquent à un travail supplémentaire, pour compléter des
revenus plus qu'insuffisants, sont discutés. Nous présentons ensuite
l'importance relative de différents critères qui détenninent le choix
du sujet de recherche, tout en comparant nos résultats avec ceux
d'une étude récente menée auprès de chercheurs américains. Dans
une dernière partie, nous montrons dans queHe mesure les pratiques
de la recherche dépendent des différents contextes institutionnels au
sein desquels évoluent les chercheurs.

1. JLJE Cl:HlO!X l!JllE JLA J?JROFI8:SSJ10N


La professionnalisation des chercheurs dans la plupart des PED
est loin d'être réalisée, et de nombreux projets sur le statut du
chercheur sont restés dans des tiroirs, en attente de jours meilleurs,
dans de nombreux pays. De plus, «une partie de ceux qui font de la
recherche le font dans le cadre d'autres professions que la recherche,
ou en s'insérant dans des systèmes de nonnes professionnelles et des
systèmes de valeur autres que ceux de la recherche» (Barel et Malein,
1973 : 933). A tel point qu'il est parfois nécessaire, comme par
exemple pour un chercheur marocain, de contourner les règlements
en vigueur pour qu'il lui soit possible de bénéficier d'une allocation
de recherche. Dans ce cas précis, les difficultés n'étaient en aucun
cas dues à la mauvaise volonté de tel ou tel responsable, voire à la
peur d'une influence étrangère, mais tout simplement au fait que le
statut de l'institution où travaillait cc chercheur ne prévoyait pas la
recherche dans le cadre de ses activités normales. Nous pourrions
également nous interroger sur la situation ambiguë des enseignants/
chercheurs, situation qui est celle de plus de 70% des chercheurs
de notre population, pour lesquels la vocation première et parfois
l'unique vocation reconnue est celle de l'enseignement. A cet égard
les mots prononcés en 1933 par Jean Perrin à propos de l'université

164
française pourraient s'appliquer à certaines universités de PED :
«Consacrer des crédits dans l'université à la recherche scientifique
est une ÜTégularité sur laquelle l' Administration consent à fermer les
yeux» (Salomon, 1970: 61).
Irrégularité ou pas, il se trouve que des institutions de plus en plus
nombreuses accueillent des scientifiques qui ont reçu une fonnation
à la recherche et qui consacrent une partie plus ou moins importante
de leur temps à des activités de recherche. Comment choisit-on de
devenir chercheur dans un PED, où bien souvent les fondements de
l'instrnction ne constituent pas une préparation sérieuse à la carrière
scientifique et où les activités de recherche se pratiquent dans
des conditions souvent difficiles ? Il est bien évident qu'une telle
question ne peut se satisfaire d'une seule réponse, dans la mesure où
ce choix dépend de multiples facteurs tels que les comportements et
les aspirations individuels, le statut social, voire le prestige plus ou
moins important conféré à cette profession dans les différents PED.
Marcel Roche, qui a été l'acteur et le témoin de la naissance et de la
croissance de nombreuses institutions scientifiques dans son pays, le
Venezuela, nous faisait remarquer à juste titre, en 1966, que «le passé
n'offre pas d'exemples à suivre et les chercheurs ayant l'expérience
nécessaire pour montrer la voie sont très peu nombreux» (Roche,
1966 : 59). A cet égard, il n'est certainement pas anodin que le Prix
Nobel ait été décerné à de brillants chercheurs comme Raman en
Inde ou à Houssay en Argentine, et on peut penser que leur exemple
aura servi à attirer des jeunes de leurs pays vers la profession de
chercheur, y compris dans des domaines différents des leurs.
De plus, dans la plupart des PED, le chercheur ne jouit pas d'un
statut et d'un prestige social très important. A niveau de diplôme
équivalent, voire même inférieur, des professions comme avocat,
médecin ou chirurgien sont non seulement mieux rémunérées
mais également bénéficient d'un statut social plus élevé. Toujours
à propos du Venezuela des années 1960, M. Roche nous dit : «Je
connais plusieurs cas de jeunes gens de familles riches, auxquels
leurs parents ont interdit de faire des études scientifiques ou de se
consacrer ensuite à la recherche, en invoquant le plus souvent la

165
rémunération médiocre ou l'insécurité d'une telle canière. L'attitude
de la bourgeoisie envers la carrière scientifique est encore assez
semblable à celle qu'elle adopte à l'égard des professions artistiques:
seul l'être exceptionnel lui semble pouvoir réussir, les autres étant
condamnés à mener l'existence pleine d'insécurité de la bohème.
Sans doute la situation s'est-elle modifiée depuis l'avènement du
«Spoutnic», mais la recherche n'apparaît pas encore comme une
profession tout à fait acceptable» (Roche, 1966: 57).
Plus récemment, les parents d'un de nos amis, chercheur
marocain qui a fait de brillantes études de vétérinaire en France et a
obtenu un doctorat de physiologie animale de l'université d'Upsala
en Suède, n'ont pas compris et ont eu du mal à accepter qu'il opte
pour la profession d'enseignant-chercheur, à Rabat, plutôt que de
s'installer comme vétérinaire au Maroc, voire même en France. Bien
qu'il provienne lui même d'une famille de commerçants aisés, ce
comportement se retrouve également dans les classes sociales plus
défavorisées pour lesquelles la notion de progrès scientifique est un
concept plutôt flou, dans lequel elles ont du mal à reconnaître la
solution à leurs problèmes économiques et sociaux.
Comme nous l'avons suggéré précédemment, l'attraction pour
la profession de chercheur varie selon les pays. Au Kenya, selon
Eisemon, Jes scientifiques jouissaient au cours des années 60 et 70
d'une position privilégiée dans la société, qui aurait son origine
dans la relation étroite que la science entretient avec les milieux
économiques et politiques depuis la colonisation européenne : <<Une
canière scientifique rapproche un individu de l'élite commerciale
et politique de la Société kenyane, et lui attribue presque toujours
la qualité de membre à part entière de cette élite» (Eisemon,
1982 : 137). Toujours selon lui, le métier de chercheur est attractif
pour de nombreuses raisons : «Les scientifiques sont bien rémunérés
(bien que de moins en moins en comparaison avec leurs collègues
du secteur privé). Les conditions professionnelles à l'université de
Nairobi sont souvent meilleures que celles en vigueur dans d'autres
institutions. Le travail académique est largement incontrôlé, et les
scientifiques jouissent d'une indépendance considérable, dans une

166
atmosphère de confiance aussi bien professionnelle que publique. De
plus, le choix d'une can-ière académique n'exclut pas la possibilité
de faire un autre choix de carrière» (Eisemon, 1982: 137-138). Les
conditions de l'exercice de la profession de chercheur ont cependant
changé depuis lors dans ce pays qui, comme la plupart des autres
pays africains, a vu sa production scientifique diminuer de façon
notable depuis la fin des années 80. Dans un discours prononcé en
1986, le Président Moi faisait remarquer qu'un enfant quittant l'école
primaire pouvait obtenir un revenu équivalent à celui d'un maître
assistant de l'Université de Nairobi avec la vente du lait d'une seule
vache sur le marché local (Eisemon et Nyamete, 1989 : 52).
En Inde, la communauté scientifique est contrôlée et dominée
par les castes supérieures hindoues, et en particulier les Brahmanes.
L'origine de cette domination remonte à la pénétration de la science
occidentale au Bengale au cours du l 9c siècle avec les colonisateurs
britanniques. Ainsi, Kapil Raj nous montre comment les Brahmanes
se sont «appropriés» à leur manière les idées occidentales et la science
occidentale pour légitimer leur nouveau statut dominant dans la
société indienne (Raj, 1986). Une étude réalisée au cours des années
1960 sur le personnel scientifique de cinq établissements de Calcutta
nous indique que, sur 386 scientifiques faisant partie de l'échantillon,
un seul était musulman, et pas moins de 83% étaient des membres
des castes hindoues supérieures, y compris Brahmanes alors que les
castes inférieures ne représentaientque 3,3% de l'ensemble (Surajit,
1970). Un survol rapide des noms des bénéficiaires du soutien de
la Fondation Internationale pour la Science (FIS) en Inde au cours
des années 1980 nous confirme que la communauté scientifique
indienne est toujours dominée par les Brahmanes et les autres castes
supérieures hindoues. Paradoxalement, le métier de chercheur ne
jouit pas d'un prestige très élevé et il est, comme la plupart des
professions intellectuelles dans le secteur publique en Inde, mal
rémunéré. Ainsi, toujours selon Eisemon, «la principale raison qui
attire les scientifiques vers le métier de chercheur (en Inde) n'est ni
l'autonomie, ni les possibilités d'un accomplissement professionnel,
ni le prestige social ou une récompense matérielle, mais la sécurité
de l'emploi» (Eisemon, 1982: 138).

167
Pour essayer de cerner les différentes raisons qui ont pu influencer
les chercheurs de notre population à choisir ce métier, nous leur avons
proposé une série de huit critères en leur demandant de leur attribuer
une valeur relative allant de 1 (primordial) à 5 (peu important du
tout) en fonction de l'importance qu'ils ont pu jouer dans leur choix.
Nous avons dans un premier temps effectué une moyenne générale
par critère pour obtenir un classement hiérarchisé des critères pour
l'ensemble de la population (voir tableau n°1 ci-dessous).

Tableau n°1

Le choix de la profession de chercheur importance des


critères de choix par ordre décroissant.
Critères Moyennes( l ) Classement
Stimulation intellectuelle l,41 1
Ulilité sociale 2,18 2
Sécurité de l'emploi 2,98 3
Perpecti ves de promotion 2,99 4
Influence d'un professeur 3,15 5
Statut social 3,25 6
~émunération 3,33 7

Influence des parents 3,89 8

(1) moyenne basée sur une échelle de cinq chiffres (1 = primordial, 2 très important,
3 =moyennement important, 4 =relativement peu important, 5 pas important du tout).

C'est donc la stimulation intellectuelle qui arrive largement en tête


comme critère de choix de la profession de chercheur, tous domaines
et pays confondus puisque plus de 90% des chercheurs considèrent
que ce critère est primordial ou très important. En seconde position
arrive l'utilité sociale qui, pour plus de 60% des chercheurs, est un
critère primordial ou très important. Les motivations utilitaires ont de
tout temps fait partie du discours du chercheur, comme pour justifier
sa raison d'être au regard de la société. L'importance attribuée au
critère «utilité sociale» est peut-être encore plus exacerbée dans
les PED, où la recherche doit impérativement être au service du
développement et où elle est (trop?) souvent considérée comme la
panacée à tous les problèmes économiques et sociaux.

168
Les cinq critères suivants sont de «moyennement» à «peu»
important dans la détermination du choix de la profession de
chercheurs. Pour ce qui concerne la sécurité de l'emploi, qui est
«moyennement» à «très» important pour plus de la moitié d'entre
eux, on peut noter une tendance pour les chercheurs des pays où
les chercheurs sont fonctionnarisés, comme l'Inde et le Mali par
exemple, à penser que ce critère est primordial. Si les perspectives
de promotion sont rapides, elles ne vont pas toujours de pair avec
une augmentation importante de la rémunération, et c'est peut-
être pour cette raison que ces deux critères ne sont considérés que
comme moyennement importants. Le statut social fait également un
score assez médiocre et, après vérification, les réponses ne semblent
pas être corrélées avec l'origine socio-profesionneHe des parents
des chercheurs. Cela semble confinner le fait que la profession de
chercheur n'a pas un statut social très élevé. Enfin, les parents ne
semblent avoir que très peu d'influence (à tout le moins positive) sur
le choix de leurs enfants de devenir chercheurs, puisque plus de 60%
des chercheurs pensent que ce critère est relativement peu important
(20%) ou pas important du tout (41 %).
Bien que les chercheurs avaient la possibilité de rajouter d'autres
critères, peu l'ont utilisée. En fait il semble que l'aboutissement de
la formation supérieure sur une carrière de chercheur soit moins
déterminé par un choix raisonné a priori que par les aléas de la
sélection et la possibilité d'obtenir une bourse d'étude à un moment
opportun de leur fonnation, même pour suivre des études dans des
domaines qui ne les intéressaient pas a priori. C'est en tout cas ce que
révèlent la plupart des interviews semi-directifs réalisés à ce jour :
«Au départ je voulais faire médecine mais comme je n'avais pas
de matières scientifiques au programme de l'école, mes notes en
physique et en chimie n'étaient pas suffisantes pour que je puisse
entTer à l'école de médecine. J'ai étudié la botanique et la zoologie
pour la licence et j'ai ensuite obtenu une bourse pour faire une maîtTise
en pathologie végétale. Pendant la première année de maîtTise, j'ai
obtenu une bourse du Rotary International pour faire un doctorat de
pathologie végétale tropicale à l'université d'Hawaii. A mon retour

169
en Zambie, j'ai rejoint la section de protection des plantes où je me
suis concentré sur les problèmes de maladie des plantes, tout en me
spécialisant dans le domaine de la nématologie pour lequel j'étais et
suis toujours le seul spécialiste dans mon pays».
«J'aurai pu faire toutes mes études au Nigeria mais l'année
précédant mon entrée à l'université, l'USAID avait mis sur pied un
programme de bourses destinées aux meilleurs étudiants. Après avoir
été sélectionné, je suis parti aux Etats-Unis pour étudier, un peu par
hasard, la botanique, la zoologie et la chimie, puisque c'est ce qu'on
me proposait. Ensuite, comme j'étais le meilleur de ma promotion,
j'ai pu obtenir facilement une bourse pour continuer sur le doctorat
après l'obtention de mon premier degré (BSc). A cette étape de ma
formation, on m'a demandé de choisir entre plusieurs domaines ;j'ai
choisi foresterie sans vraiment savoir quelles implications futures
cela pourrait avoir sur ma carrière à mon retour du Nigeria. Comme
je me trouvais alors à l'université de Californie (Davis Campus),
qui était spécifiquement orientée vers les domaines agricoles purs,
j'aurais dû y rester deux ans avant de rejoindre Berkeley pour me
spécialiser en foresterie. Mais je suis finalement resté à l'université
de Californie car ayant favorablement impressionné le «staff» du
département d'agronomie ils m'ont demandé de rester. Au doctorat,
j'ai terminé premier du département d'agronomie, et second pour
l'ensemble des département de l'université de Californie, et on m'a
proposé de rester aux USA mais, après six mois, j'ai décidé de rentrer
au Nigeria. Bien que mon pays était en pleine guene civile, je sentais
que si je restais aux USA, je trahirais un peu mon pays et ma famille,
auxquels j'étais très attaché».
Ce deuxième interview, que j'ai volontairement raccourci, pounait
se résumer par une seule phrase prononcée au milieu de l'interview:
«the opportunity was there». A son retour des Etats-Unis, c'est avec
beaucoup de mal et après quatre mois de recherche que cc Nigérian
a trouvé un poste à l'université de Ife. Il est aujourd'hui doyen de
la Faculté d'agriculture et de technologie agricole de l'Université
fédérale de technologie d'Oweni qui vient de se créer au Nigeria.

170
Je tennincrai cette série d'interviews par un jeune Philippin qui a,
lui aussi, bénéficié d'une promotion rapide puisqu'il est aujourd'hui
vice président des affaires académiques d'une grande université
agricole des Philippines :
«Mon association avec le domaine de la recherche en agriculture
a été largement dictée par les circonstances, plus que par mon choix
personnel. En dépit de mon origine agricole, et bien que j'ai passé
mon enfance dans un environnement rural, mon premier choix fut
pour la mécanique, à cause de mon amour pom les machines. Mais
comme des études de mécanique auraient été trop coûteuses pour mes
parents, on m'a mis à l'université des Philippines, à Los Banos qui
s'était, déjà à l'époque, attirée beaucoup de prestige dans le domaine
de l'agriculture. Je n'avais pas, au départ, d'intention d'aller au-delà
du premier degré (BSc), mais comme j'avais un intérêt très marqué
pour découvrir de nouvelles choses et idées, la recherche était un bon
moyen pour exécuter mes idées. En bref, la recherche m'a entraîné à
franchir les différents degrés del' éducation supérieure, et l'éducation
supérieure m'a conduit à faire plus de recherche et à multiplier mes
contacts avec des chercheurs. Ensuite, la reconnaissance de mon
travail par mes collègues, différentes institutions et les agriculteurs,
m'ont amené à me consacrer pleinement à la recherche. Cependant,
je sentis rapidement que je ne pouvais pas rester toujours au même
endroit et que j'avais besoin d'un changement. La possibilité de
travailler à l'étranger m'a alors attiré, comme un moyen de découvrir
des choses nouvelles, d'apprendre de nouvelles idées, de faire de
nouveaux contacts et, bien évidemment, d'apporter une satisfaction
non seulement à moi, mais également aux autres membres de ma
famille. On ne peut pas complètement ignorer les gratifications
économiques».
Grâce aux contacts qu'il avait établi aux Etats-Unis, à l 'univcrsité
du Texas où il se spécialisa dans les sciences des productions
végétales et du sol, ce chercheur philippin obtint facilement un travail
dans le cadre d'un programme pour l'USAJD, à Haïti, où il resta
deux ans avant de rentrer aux Philippines. Cette envie d'obtenir un
travail à durée limitée à l'étranger hante beaucoup de chercheurs des

171
PED, et beaucoup m'ont demandé au cours de mes missions si la FIS
(ou une autre organisation internationale) pourrait avoir besoin de
leurs services. De fait, les salaires des chercheurs des PED sont, dans
beaucoup de pays et en particulier en Afrique, très insuffisants.

2. IJE SALAl!RE
Il est très difficile d'avoir une vue d'ensemble sur ce problème
du salaire des chercheurs et peut-être encore plus d'établir des
comparaisons entre pays, du fait de niveaux de vie différents, de la non
convertibilité sur le marché international de beaucoup de monnaies
locales, de l'existence ou non d'un marché noir... etc. J'ai essayé de
contourner en partie ces problèmes en demandant aux chercheurs de
comparer leurs salaires avec le salaire minimum attribué dans leurs
pays. J'ai ensuite croisé les réponses à cette question avec le degré
de satisfaction des chercheurs par rapport à leurs salaires, question
pour laquelle il n'y avait que deux réponses possibles (suffisant et
insuffisant).
Talbfom.ll llll 0 2

H_,e salaire des cherchelll!rs : comparaisollll avec le salaire


minimum et degré die satisfactioH1l elles clbtcrcheurs par rapport à
lieurs salaires
Nbrc cle lois Je
total
salaire minimum suffisant insuffisant

1-5 82 (27.5%) 216 (72,5%) 298 (65,0%)


6-10 69 (53.0%) 61147.0%) 130128.5%)
11 et plus 18 (62,5%) 13 (37,5%) 36 (6,5%)
Total 169 (37,0%) 290 (63,0%) 459 (100%)

En interprétant les résultats du tableau n°2, il faut bien sûr se


garder d'établir des comparaisons avec le niveau des salaires des
pays développés mais se plonger dans le contexte des PED, dans
lesquels le salaire minimum n'existe pas en tant que SMIG, mais
dépend principalement de l'offre et la demande sur le marché du
travail. Comme la demande est exceptionnellement forte par rapport
à l'offre, les salaires minima proposés sont très bas. Ainsi, en Afrique
francophone de la zone franc, ils correspondraient à environ 500
F à 700 F. Dans ces mêmes pays, 1 à 5 fois le salaire minimum

172
correspond à une fourchette de salaires compris entre 500 et 3500
F. C'est dans cette fourchette que se situerait la grande majorité des
salaires des chercheurs de notre population, puisque près des deux
tiers d'entre eux (65%) ont un salaire compris entre 1 à 5 fois le
salaire minimum dans leur pays.
Ce salaire minimum varie bien sûr à l'intérieur d'un éventail très
large, les plus bas salaires se trouvant dans des pays comme l 'lnde et
les plus hauts dans certains pays d'Amérique Latine ou le Nigeria, où
les revenus liés au.pétrole ont entraîné des taux d'inflation tels que les
salaires, au cours de certaines périodes, étaient augmentés toutes les
semaines ou tous les quinze jours, ces salaires ne faisant d'ailleurs que
courir après l'augmentation du coût de la vie sans jamais pouvoir le
rattraper. Dans le haut de gamme, il y a peu de chercheurs qui gagnent
onze fois ou plus le salaire minimum (6,5%). Le maximum est atteint
par un Nigérian doyen de Faculté (99 fois le salaire minimum), suivi
par un chercheur de l'Inde (80 fois) et de Malaisie (40 fois). Je n'ai
pas eu le moyen de vérifier ces chiffres et ne peux les donner qu'à
titre indicatif et sous toute réserve. Le reste de la fourchette (onze fois
et plus) se regroupe principalement entre quinze et vingt fois plus et
concerne les salaires de chercheurs de 19 pays des trois continents,
sans que l'on puisse noter une concentration significative au niveau
d'un pays. Il n'est pas étonnant de constater que plus la rémunération
d'un chercheur représente un nombre important de fois le salaire
minimum, plus celle-ci est trouvée suffisante. Notons toutefois que
plus des deux tiers (72,5%) des chercheurs qui gagnent entre 1 et 5
fois le salaire minimum trouvent leur salaire insuffisant et que près
des deux tiers de l'ensemble des chercheurs (63%) indépendamment
de la référence au salaire minimum sont de cet avis. C'est la raison
pour laquelle beaucoup d'entre eux ont un travail supplémentaire
pour compléter leurs revenus.
Environ un tiers des chercheurs de notre population ont répondu
qu'ils avaient un travail supplémentaire. Bien que ce pourcentage
puisse paraître élevé, nous pensons qu'il est en dessous de la réalité
dans la mesure où, pour la majorité d'entre eux, et particulièrement
pour ceux qui ont un statut de fonctionnaire, il est illégal d'avoir

173
un travail supplémentaire. Ainsi, aucun chercheur de l'Inde n'a
avoué avoir un travail supplémentaire et bon nombre d'entre eux
ainsi que des chercheurs d'autres pays comme le Maroc ont insisté
sur le fait que ce n'était pas possible puisqu'illégal. Quiconque à
l'habitude de côtoyer des chercheurs des PED se rend vite compte
qu'avoir un travail et des revenus supplémentaires est une nécessité.
Lors de missions de suivi de programmes, èertains d'entre eux sont
allés jusqu'à nous emmener sur les lieux de leur second travail pour
pouvoir continuer de discuter.
La question concernant la nature du travail supplémentaire était
ouverte mais nous avons pu facilement regrouper les différents
types de travail en quatre catégories principales (voir tableau n°3 ci-
dessous) qui représentent plus de 90% de l'ensemble : consultation
(38,5%), enseignement (31,5%), agriculture (12,0%) et commerce
(11,5%). Le travail de consultation est presque toujours lié avec le
domaine d'expertise développé par des activités de recherche. Dans
le domaine de l'aquaculture il est tTès fréquent par exemple qu'un
chercheur qui travaille sur les conditions optima de production de post-
larves de crevettes géantes (Macrobrachium rosenbergii) propose ses
services à une entreprise locale d'élevage de cette crevette dont il
peut éventuellement être actionnaire. Notons que ceux qui sont actifs
comme consultants consacrent pour deux tiers d'entre eux de 6 à 20
heures par semaine à ce travail, ce qui est loin d'être négligeable.

Tableau n°3
Nature du Travail supplémentaire en fonction du nombre
d'heures consacrées à ce travail par semaine.
l-5 6-!0 l l-20 21 heures
Nature du !ravail Total
heures heures
22 18 61 (385%)
14 Il 50(31.5%)
4 8 19 ([2,0%)
8 6 18 (l l.5%)
3 2 6
2 0 2
2 0 2
55 (35,0%) 158 (lOU.0%)

L'enseignement arrive en seconde position. Deux tiers des


chercheurs qui enseignent en plus de leur travail nomrnl y consacrent

174
entre une heure et dix heures par semame. Ils y consacrent
probablement plus de temps si on inclut le temps de préparation. Cette
activité d'enseignement peut prendre place sur les lieux même de leur
travail, sous fonne d'heures supplémentaires ou dans des institutions
extérieures, cette dernière formule étant la plus fréquente.
L'agriculture peut prendre différentes formes: de la plantation
de café à l'élevage de poules pondeuses. C'est à l'occasion d'une
invitation chez un chercheur du Ghana que ce dernier nous a
emmenés derrière sa maison à Kumasi pour nous montrer son élevage
de poules pondeuses, dont le produit vendu sur le marché local lui
permet de doubler son salaire. Le commerce, enfin, est généralement
lié à une entreprise familiale à laquelle le chercheur vient app011er
son concours.
Le phénomène de l'insuffisance des salaires et de l'impérative
nécessité d'avoir recours à des sources de revenus supplémentaires
est revenu comme un leitmotiv dans bon nombre de commentaires,
que les chercheurs avaient la possibilité de rajouter au questionnaire,
comme en témoignent les exemples suivants :
«La situation économique dans mon pays et dans beaucoup de PED
au cours des dix dernières années a rendu la pratique de la recherche
très difficile. Les salaires n'ont pas été suffisants. Actuellement (en
1985) le salaire mensuel net d'un scientifique au Ghana est 2.500.00
Cédis (soit environ 50 US $). Cette somme est si petite qu'il passe
une grande partie de son temps à la recherche d'autres sources de
revenus».
«Le très mauvais salaire que reçoit un professeur d'université au
Pérou l'oblige à rechercher des revenus supplémentaires pour faire
vivre sa famille et, en conséquence, il ne peut consacrer le temps
nécessaire à l'exécution de ses travaux de recherche. Un ouvrier sans
qualification reçoit un quaii du salaire d'un professeur («profesor
principal») avec dix-sept années de service .... ».
«Les salaires accordés aux chercheurs en Indonésie sont tellement
bas que la plupart de mes amis scientifiques ont quitté }'université
pour trnvailler dans le secteur privé».

175
«Les salaires ridiculement bas que reçoivent les scientifiques
au Sri Lanka constituent la contrainte principale. Un employé de
banque, avec seulement une éducation primaire, obtient un salaire
supérieur, sans compter les nombreux avantages qu'il peut percevoir
en plus du salaire. Nous autres, en tant que scientifiques, devons
passer nos vacances, soirées et week-ends à travailler pour des
entreprises privées et comme enseignant (visiting lecturers) pour
pouvoir nous nourrir».
Si le recours à un travail supplémentaire concerne aussi bien
les chercheurs qui ont étudié à l'étranger que ceux qui sont restés
dans leurs pays pour effectuer leurs études supérieures, il apparaît
que plus un chercheur a passé d'années à l'étranger, moins il est
satisfait du niveau de son salaire. On a par ailleurs pu vérifier que
plus un chercheur a étudié longtemps à l'étranger, plus il aura des
qualifications et une fonction hiérarchique élevée, donc un salaire
relativement plus élevé. On peut ici faire l'hypothèse que les
chercheurs qui ont passé de nombreuses années à l'étranger en ont
retiré des avantages économiques et ont pu expérimenter les niveaux
des salaires des pays développés. Le retour au pays a correspondu
pour la grande majorité d'entre eux à une baisse de niveau de vie
qu'ils ont du mal à accepter.

3. LJ: CHOIX DU SUJET DE RECHJi:RC.ŒllJ!i~

Nous avons pu voir précédemment que le choix de la profession de


chercheur et de la discipline pouvait être influencé par la possibilité
d'obtenir une bourse d'études à un moment opportun de la formation.
Cc facteur semble être tellement déterminant que certains auteurs sont
prêts à affirmer que «le fait qu'un scientifique soit engagé dans une
spécialisation scientifique particulière ne signifie pas nécessairement
que celle-ci-l'intéresse» (Eisemon, 1979 : 515). Qu'en est-il pour
le choix du sujet de recherche ? Différents critères sont considérés
comme déterminants dans ce processus.
Ainsi, pour Zuckerman (1978) les deux critères principaux
sont d'une part l'évaluation et la perception de l'importance
scientifique d'un problème et, d'autre part, la possibilité d'obtenir
des solutions. Medawar a également insisté sur l'importance de

176
choisir des problèmes de recherche dont on perçoit la solution : «si
la politique est l'art du possible, la recherche est sûrement l'art du
«soluble» ... les bons scientifiques étudient les problèmes les plus
importants qu'ils pensent pouvoir résoudre» (Medawar, 1967 : 7).
Pour identifier ces problèmes, le chercheur trouve souvent dans la
lecture de la littérature scientifique une source d'inspiration, tel ce
chercheur cubain bénéficiaire du soutien de la FIS : «A ma sortie de
l'université, j'ai été recruté en janvier 1974 à l'Institut Botanique, où
j'assume depuis 1980 la direction du Département d'Ecophysiologie
Végétale. Dès mon arrivée à l'Institut Botanique, on m'a demandé de ·
travailler sur les mycorhizes mais j'ai tout d'abord refusé, prétextant
ne rien connaître du sujet. Le directeur de l'Institut Botanique m'a
alors remis une publication de Barbara Mosse parue en 1972 sur
l'effet de différentes souches de champignons mycorhiziens sur la
croissance de Paspalum notatum, graminée fourragère typique de
Cuba, en me demandant de réfléchir. La lecture de cette publication
a été une révélation pour moi et le point de départ de mes recherches
sur les mycorhizes».
De même, un sujet de recherche peut également être choisi en
fonction de la possibilité de publier les résultats dans un journal
spécialisé. C'est ce que suggèrent Shiva et Bandyopadhyay en
relatant l'interview d'un physicien de l'Inde: «Nous élaborons
des projets en examinant les publications qui paraissent dans 'the
Physical Review', 'the Journal of Physics', etc., pour savoir quel
genre de choses sont faites, parce que si vous ne le faites pas, vous
n'obtiendrez pas de travail ici. Il est nécessaire de publier dans ces
journaux, alors il faut faire quelque chose qu'ils font. Si vous voulez
publier quelque chose dans «The Physical Review», vous lirez «The
Physical Review» et essayerez de faire quelque chose qui ressemble
à ce qui se publie dans ce journal, sinon ils ne publieront pas votre
tra 1ail» (Shiva et Bandyopadhyay, 1980 : 577).
Le choix d'un sujet peut être également dépendant de la
disponibilité d'équipements de recherche. Un boursier de la FIS au
Costa Rica, qui s'est spécialisé en Belgique dans le domaine de la
chimie de synthèse appliquée principalement aux antibiotiques, n'a

177
pas pu continuer ses recherches quand il est rentré au Costa Rica
parce qu'il n'a pas pu trouver l'infrastructure nécessaire. Il s'est alors
réorienté yers la chimie des substances naturelles parce qu'un autre
membre du département de chimie venait juste de rentrer d'un séjour
d'un an aux Etats-Unis, pour se spécialiser dans ce domaine, et que
les équipements au sein du département pennettaient de débuter les
premiers travaux.
Un autre facteur qui joue un rôle non négligeable, voire primordial,
danslechoixdusujetderechercheestliéàl'obtentiond'unfinancement
pour lequel le chercheur sera prêt à faire certaines concessions. Nous
venons donc de voir que le choix du sujet de recherche peut être
influencé par une série de facteurs dont certains sont extérieurs à la
science. En fait, le plus souvent, comme l'ont montré Busch et Lacy,
deux facteurs ou plus interviennent simultanément dans ce choix :
«Les décisions prises par les scientifiques concernant le choix d'un
problème émergent d'un processus complexe de négociations qui
prend place à l'intérieur d'eux-mêmes et avec les autres scientifiques,
les administrateurs et les clients» (Busch et Lacy, 1983 : 44).
Pour essayer de détenniner l'importance relative des différents
facteurs qui ont pu jouer dans le choix du sujet de recherche des
boursiers de la FIS, nous avons adapté la liste des critères mise au
point par Busch et Lacy, et expérimentée dans différentes enquêtes
aux Etats-Unis et au Soudan (Busch et Lacy, 1983 : 45), aux besoins
de notre étude en éliminant et rajoutant quelques critères. En nous
basant sur les moyennes obtenues à partir d'un système basé sur une
échelle de cinq chiffres (allant de 1 = primordial à 5 = pas important
du tout), nous avons établi un classement des vingt critères de choix
proposés aux chercheurs. Le tableau n°4 présente ce classement.
Le critère en tête du classement «Importance de cette recherche
au regard de la société» renvoie à celui qui était an-ivé en seconde
position pour le choix de la profession de chercheur à savoir «l'utilité
sociale». Nous retrouvons ici le besoin du chercheur de justifier sa
raison d'être au regard de la société. Quand nous interrogeons les
chercheurs pour savoir ce que recouvre ce concept pour eux, nous
nous rendons compte qu'en plus de l'utilité sociale, c'est-à-dire

178
grosso modo de la capacité de la recherche de résoudre les problèmes
économiques et sociaux qui se posent principalement au niveau de
leur pays, ce critère est assez proche d'autres critères de la liste
comme «probabilités de résultats empiriques évidents» et dans une
moindre mesure «commercialisation potentielle du produit final»,
qui sont arrivés respectivement en position neuf et douze.

Tableau n°4 :
Choix du sujet de recherche :
Importance relative de différents critères

Classement
Classement Moyenne Busch cl Lac y
Critères (l)
PED USA (2)

1 Importance de cette recherche au regard de la société 1.76 2


Création potentielle de nouvelles méthodes et
2 d'innovations 1.88 5

3 Plaisir de mener cc genre de recherche 2,06 l

4 Curiosité scieittiliquc 2,23 4

5 Domaines prioritaires du Progrnmmc de la FIS 2.28 -


6 Possibilité de publications dans des journaux spécialisés 2,34 6

7 Disponibilité d'équipements de recherche 2,40 3

8 Contribution potclllielle aux théories scientifiques 2.45 12

9 Probabilités de résultats empiriques évidents 2.65 8

JO Accès il un financement extérieur à votre institution 2.67 9

ll Sujet de recherche d'actualité 2,71 15


li
Commerci:ilisation potentielle du produit final 2,71 17
AY ""~'"'
li
OY •~~ .. ~ Priorités de votre institution de recherche 2,71 Il
14 Durée du projet (temps nécessaire pour le mener à terme) 2,82 16
Crédibilité des autres sc1ent11lques menant des recherches
15 ,;,,,;inf•o• 3,07 14

16 Accès à un financement sur le budget de votre institulion 3,2! (9)

17 Demande provenant d'un scrvkc de vulgarisa1ion 3,30 20


18 Approbation des collègues 3,33 18
19 Sujet de votre thèse ou de votre mémoire de maîtrise 3,49 -
?.O Demandes provenant de client 3,59 13

(l) Moyenne basée sur une échelle de cinq chiffres (1 primordial ; 2 =très important;
3 = moyennement important ; 4 relativement peu important ; 5 pas important dl1 tout).
(2) Le classement de L. Busch a été effectué sur un échantillon de l 431 chercheurs et porte
sur une série de 21 critères.
(9) Financement (Funding).

179
Le fait que les critères qui arrivent dans les quatre premières
positions renvoient à des groupements assez hétérogènes de concepts
est probablement révélateur, et tend à confinner l'hypothèse que le
choix du sujet de recherche ne dépend pas d'un seul facteur mais
est influencé par une série de facteurs. Il est également intéressant
de noter que le classement des six premiers critères de notre liste
correspond (bien que dans le désordre pour les trois premiers et mis
à part le critère 5 qui n'est pas commun aux deux listes) à celui établi
aux Etats-Unis par Busch à partir d'un échantillon de 1431 chercheurs
américains travaillant dans le domaine des sciences agricoles. Si
l'on étend la comparaison à l'ensemble de la liste, on s'aperçoit que
les deux classements sont assez proches l'un de l'autre, à quelques
exceptions près. Il semble donc que les chercheurs des PED de
notre population aient intégré plus ou moins le même système de
référence (quant aux critères de choix du sujet de recherche) que les
chercheurs américains qui travaillent dans des domaines de recherche
comparables. De plus, en essayant de vérifier si le fait d'avoir étudié
plus ou moins longtemps ou pas du tout à l'étranger pouvait jouer
sur l'importance relative accordée aux dix premiers critères de choix
du sujet de recherche, nous n'avons pas trouvé de différences très
significatives.
Les chercheurs des PED de notre population attachent une
importance relativement plus grande que les chercheurs américains
aux critères tels que «création potentielle de nouvelles méthodes et
d'innovations» et «contribution potentielle aux théories scientifiques»
qui tendent plus à caractériser une recherche de type fondamental.
Par contre, le fait que le clitère «demandes provenant de clients» soit
la lanterne rouge de notre liste est sans aucun doute révélateur de
la situation marginale occupée par la science dans les PED et vient
renforcer la théorie selon laquelle les chercheurs et les institutions
scientifiques dans les PED sont aliénés des activités de production
ou marginalisés à cause du manque de demande («demand-pull»)
du système économique sur le système local de production des
connaissances. De même, il est probablement révélateur de constater
que l'importance de la «disponibilité d'équipements de recherche»
est sous-estimée par les chercheurs de notre population, puisque ce

180
critère arrive en septième position pour le choix du sujet de recherche
alors qu'il est considéré comme le second facteur le plus important
limitant l'avancement des travaux de recherche. Peut-être est-ce une
façon d'occulter la réalité au moment du choix du sujet de recherche,
afin de passer outre l'impossibilité objective d'effectuer telle ou
telle recherche au risque de s'en rendre compte plus tard. Il n'est
pas non plus anodin de constater que les «domaines prioritaires du
programme des bourses de la FIS» arrivent en cinquième position et
«l'accès à un financement sur le budget de votre institution» arrive
en seizième position. La part des aides financières extérieures a
représenté une proportion de plus en plus importante des budgets
de recherche des PED, influençant dans le même temps le choix des
sujets de recherche (Gaillard, 1986).
Pour essayer de déterminer l'influence relative de différentes
personnes sur le choix du sujet de recherche, nous avons utilisé
la même méthode que pour les critères de choix en proposant aux
chercheurs une série de 12 personnes ou groupe de personnes. En
analysant les résultats, nous nous sommes rendus compte que les
chercheurs ont été peu influencés, voire pas du tout, par les personnes
proposées dans la série et qu'il y avait peu de variations dans les
réponses transfonnées en moyennes. Ainsi la personne qui a le plus
influencé les chercheurs dans le choix de leur sujet de recherche est
le supérieur immédiat qui fait un score moyen de 3,31, qui se répartit
comme suit:
1 primordial = 15%
2 très important = 20%
3 == moyennement imp011ant = 17%
4 = peu important = 15%
5 pas important du tout= 33%
Rn fait, beaucoup de chercheurs ont tenu à expliciter leurs
réponses en précisant à la fin de la série de personnes proposées
que la personne qui avait influencé le plus le choix de leur projet de
recherche c'était eux-mêmes. Toujours selon eux, le patron de thèse,
comme le sujet de la thèse, ne semblent pas avoir joué un rôle très

181
important dans le choix du sujet de recherche, puisqu'ils obtiennent
un score moyen de 3,72 et 3,49 respectivement. Cependant, j'ai pu
vérifier que dans près de 60% des cas le sujet de thèse était en relation
directe avec les travaux que mènent les chercheurs dans leurs pays à
la suite de la thèse. Ce pourcentage varie de façon importante selon
que le doctorat a été obtenu dans un pays industrialisé ou dans tm
PED (voir tableau n°5). Ainsi, la moitié des thèses passées dans
un pays industrialisé n'ont pas ou peu de relations avec le sujet de
recherche soutenu par la FIS, alors que près de neuf thèses sur dix
passées en Asie (88%) ou en Afrique (89%) ont une relation directe
avec le sujet de recherche en cours soutenu par la FIS. Le nombre
de thèses passées en Amérique Latine est trop faible pour que l'on
puisse en tirer des pourcentages significatifs. Ce résultat nous semble
très important dans la mesure où un nombre élevé de chercheurs qui
ont étudié dans un pays industrialisé sont contraints de changer de
sujet de recherche quand ils rentrent dans leur pays.

Tableau n°5
Relation du sujet de thèse avec le travail de recherche soutenu par la
FIS (RS'fATR) en fonction du pays d'obtention du doctorat
!'ays obtcntton <tu
<1
Relation directe Pas ou peu de relation Total
•-•·of
"-
0

Pays industrialisés 107 {50,s<.'b) 105 (49.5%) 212


Asie 29 (88,0%) 4 (12.0%) 33
Afrique 24 (89.0%) 3 (J 1.0%) 27
Total 161 (58.5%) 115 (41,5%) 276

Les raisons qui motivent ce changement sont multiples (voir


tableau n°6) mais la principale concerne la pertinence des travaux de
recherche avec les besoins du pays du chercheur. Ainsi, un chercheur
qui avait travaillé sur les problèmes de nutrition liés à l'obésité aux
Etats-Unis a dü, bien évidemment, changer de sujet en rentrant en
Thaïlande pour travailler sur la carence en thiamine causée par le thé
et le tanin, et sa prévention.

182
Tableau n°6
Raisons qui motivent le changement du sujet de recherche
Nb. de
Classement Raisons %
chercheurs
1 Pour travailler sur des problèmes d'imérêt local 46 38
2 Pour faire de la recherche plus aonliquéc 17 14
3 Manque d'équipement 17 l4
4 Pour travailler dans un nouveau domaine 12 IO
5 Pour élar!!Îr mes connaissances à d'autres domaines 7 6
6 Participation à une conférence 6 5
7 Possibilité d'obtenir un financement 5 4
8 Autres 10 8
Total 120 IOO

Un autre chercheur africain, qui avait fait des trnvaux de recherche


sur la culture in vitro de l'endive en France, a d'abord eu comme
premier réflexe de continuer ses travaux en rentrant au Congo,
particulièrement après s'être aperçu quel' endive fleurissait au Congo.
Après réflexion, il s'est pourtant décidé à étudier la physiologie de
la croissance d'une plante feuillue locale en voie de disparition, le
Gnetum qfricanum, sujet sur lequel il est d'ailleurs revenu soutenir sa
thèse de doctorat d'Etat à l'Université d'Orléans en 1985. La question
concernant les raisons qui motivent le changement était ouverte et
j'ai regroupé les différentes réponses sans trop de difüculté, mis à
part peut-être la raison arrivant en quatrième position, à savoir «pour
travailler dans un nouveau domaine». Ce groupe de chercheurs qui
concerne 10% de ceux qui ont changé de sujet de recherche, a proposé
des réponses assez hétérogènes, pas toujours faciles à interpréter :
dans certains cas il s'agit tout simplement d'un sujet différent de
celui sur lequel ils avaient travaillé auparavant, dans d'autres il s'agit
d'un nouveau domaine pour leur pays. Une partie des réponses de
ces chercheurs aurait probablement pu être regroupée avec celles
arrivant en tête du classement mais, par souci de 1igueur, j'ai préféré
les isoler de ce groupe. Si l'on admet que les deux raisons qui sont
arrivées en seconde position sont assez fortement corrélées avec la
première il y aurait donc environ deux tiers de chercheurs qui ont
changé de sujet pour s'adapter aux conditions locales, que ce soit
pour des raisons de pertinence ou de manque de moyens.
Plus l'année d'obtention du doctorat est récente plus le sujet de la
thèse est en relation directe avec les travaux de recherche en cours.

183
Ce résultat, qui était tout à fait prévisible, peut s'expliquer par trois
raisons principales :
1- Le pourcentage des doctorats obtenus dans un PED est en
augmentation et nous venons de voir que les sujets de thèses obtenus
dans un PED sont pour près de 9/10 d'entre eux en relation directe
avec les travaux de recherche en cours.
2- Dans le choix des sujets de thèses réalisées dans les pays
développés, on est de plus en plus. attentif au problème de la
pertinence et, même pour les thèses qui se déroulent entièrement
sur le territoire d'un pays développé, on s'efforce de faire travailler
l'étudiant/chercheur dans des conditions d'expérimentations aussi
proches que possible des conditions prévalant dans son pays. Dans
le domaine des productions végétales, par exemple, nous avons suivi
de près différents travaux de recherche en vue de la soutenance d'une
thèse où l'étudiant avait importé de son pays du matériel végétal
avec lequel il pouvait réaliser des expérimentations sous serre ou
dans des chambres de culture où la température, la luminosité et
l'hygrométrie pouvaient être contrôlées.

Tableau rrn°7
Relation du sujet d!e la thèse avec les travaux de recherche soutenus par la
FIS en fonction dn domaine de recherche.

·Pas ou peu
Domaine Relation directe Tot:ll
de relation
Aquaculture 24 (56) 19 (44) 43
Productions animales 28 (72) 11 (28) 39
Productions végétales 59 (71) 24 (29) 83
Afforestalions et Mycorhizes 12 (60) 8 (40) 20
Microbiologie appliquée 17 (57) 13 (43) 30
Substances naturelles 37 (51) 36 f49) 73
Technologie rurale 4 (40) 6 (60) 10
Total 181 (61) 117 (39) 298

3- Il est légitime qu'un chercheur, au fur et à mesure qu'il avance


dans sa canière, change de sujet de recherche. Le contraire serait
plutôt inquiétant.
Enfin, la relation du sujet de thèse avec les travaux de recherche
soutenus par la FIS varie en fonction du domaine de recherche

184
(tableau n°6). Les domaines pour lesquels les sujets de thèse ont
le plus de relation avec les travaux de recherches soutenus par
la FIS sont ceux qui sont le plus directement liés aux recherches
agronomiques au sens large, et au développement rural : productions
animales, productions végétales et afforestation.
Dans le domaine de l'aquaculture, qui est un domaine de
recherche relativement récent, beaucoup de chercheurs ont reçu une
fonnation périphérique comme l'océanographie, l'hydrologie, ia
biologie marine, l'écologie des pêches, etc, et ont dû, souvent avec
beaucoup de difficultés, se reconvertir à l'aquaculture, qui exige
une approche pluridisciplinaire, à l'issue de leur formation. Mises à
part quelques universités réputées dans le domaine de l'aquaculture,
comme Auburn aux Etats-Unis ou Stirling en Grande Bretagne, ce
n'est que très récemment que l'on a commencé à créer des centres
de formation à caractère régional couplés avec des centres de
recherche sur l'aquaculture, principalement dans les PED comme
aux Philippines, en Chine, au Nigeria et au Brésil.
C'est dans le domaine des technologies en milieu rural que les
sujets de thèses ont le moins de relation avec les travaux de recherche
soutenus par la FIS. C'est le cas par exemple d'un chercheur africain
qui a fait des recherches en physique théorique dans le domaine de
l'énergie nucléaire en France, et qui doit se reconvertir à l'énergie
solaire à son retour au Sénégal, dans le cadre d'un programme de
conception de séchoirs solaires pour le poisson et autres denrées
agro-alimentaires. La dernière fois que nous avons rencontré ce
chercheur, à Dakar, en 1985, nous n'avons pu malheureusement que
constater qu'il avait abandonné ses recherches sur le séchage solaire,
considérant que ses tâches d'enseignement ne lui permettaient pas
de consacrer suffisamment de temps à la recherche. De plus, visant
l'obtention d'un doctorat d'Etat de l'université de Nice, en vue
d'être promu professeur, il estime que les recherches en énergie
solaire ne lui permettent pas d'obtenir des résultats suffisamment
valorisant pour l'obtention de la thèse de doctorat. n est donc revenu
à sa première sp·écialité, à savoir la physique nucléaire, et prépare
une thèse sur l'étude du rayonnement de l'uranium et du radium.

185
Ce dernier exemple est révélateur de l'impmiance et de l'influence
de l'environnement dans lesquels les chercheurs travaillent sur la
pratique de la recherche et le choix du sujet de recherche. Ainsi les
chercheurs pourront consacrer plus ou moins de temps à la recherche,
selon les objectifs des institutions qui les hébergent. C'est ce que
nous nous proposons de montrer maintenant.

41. ILES DITFJFJKREN'fS CON'flEX'Jl'lE§ ITNS'J!TflU'fITONNEIL§

Panni les différentes institutions dans lesquelles travaillent les


chercheurs de notre population, nous en avons distingué huit que
nous avons regroupées dans le tableau n°7 qui suit.

'fablleau Jrn°8
Les institutions d'accueil des chercheurs
Nomore ae
Nature de l'institution ,..1,,, ..,.i. ... 11r..:
Pourcentage

Université (Générale) 261 53,5


Institut National de Recherche 109 22,0
Université Agricole 55 11;2
Institut de Recherche situé dans une Université 33 6,7
Département ministériel 12 2.5
Organisme de Développement 7 1.4
Institution Régionale de Recherche 5 1,0
Institution privée 2 0,4
Autres 5 1,0
Total 489 100

Nous avons distingué les universités agricoles des universités à


vocation générale. Les premières ont le plus souvent des programmes
de recherche définis en relation plus éh·oite avec des objectifs de
développement. Elles disposent également de fennes expérimentales
et de terrains d'application et, dans certains cas, de services de
vulgarisation intégrés à l'université. Parmi les plus impmiantes
citons : l'Université Agricole de Tamil Nadu à Coimbatore,
l'Université des Sciences Agronomiques de los Banos et l'Institut
Agronomique et Vétérinaire Hassan ·II à Rabat. De même, nous

186
avons distingué deux sous groupes panni les Instituts de Recherche :
les Instituts Nationaux de Recherche et les Instituts de Recherche
situés dans une université. Bien que ces derniers aient le plus
souvent des statuts propres et soient indépendants des universités
qui les accueillent, ils entretiennent avec ces mêmes universités des
relations privilégiées en intégrant les étudiants post-gradés à leurs
programmes de recherche et en participant à l'enseignement.
La recherche, principalement dans les petits pays qui n'ont
pas d'instituts nationaux de recherche, peut s'exécuter au sein
de département ministériels, voire d'organismes ou d'offices
de développement. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la
fonction première de ces deux derniers types d'institutions n'est
pas la recherche mais le développement ou la vulgarisation. Les
Institutions Régionales de Recherche sont pour la plupart de création
très récente dans les PED. Elles sont relativement nombreuses en
Asie du Sud-Est ; citons à cet égard le South East Asian Fisheries
Development Center (SEAFDEC), qui a deux principaux centres,
un aux Philippines et un en Thaïlande. Comme elles sont en général
relativement bien financées, la FIS n'a pas fait d'efforts particuliers
pour recruter des candidats panni les jeunes chercheurs travaillant
dans ces institutions régionales de recherche.
Presque la totalité des chercheurs de notre population (97,6%)
se retrouvent donc dans une institution publique nationale, dont
plus de deux tiers dans une institution à caractère universitaire.
Voyons maintenant quelle conséquence cela peut avoir sur le temps
consacré à l'enseignement et donc, indirectement, sur la pratique de
la recherche (voir tableau n°8). La première constatation que l'on
peut faire à la lecture de ce tableau c'est que plus de la moitié des
chercheurs consacrent de 20 à 60% de leur temps à des activités
d'enseignement, ce qui est une charge considérable.

187
Tableau n.0 9
Pourcentage elle temps consacré à !'enseignement en fonction des
ii.n.sfüutions d'accUllenn
'i!J temps lnstl!ut <le
Universités Institut national
d'enseigne·· Universités recherche dans Total
agricoles. nn,.,. 11niu1>1'<'Îf..t
de rechi.>rche
"'~"'
0 11 (4,0) 1 (1,8) 10 (30,3) 57 (52,8) 79 (17,4)
1-20 28 (10,8) 8 (14,8) 12 (36,4) 45 (4J,fil~3 (20,4)
21-40 94 (36,1) 27 (50,0) 9 (27,3) 4 (3,7) 34 ('.?.9,5)
41-60 97 (37,3) 15 <27,8) 2 (6,0l 1 (0,9) 115(25,3)
6l-80 27 (I0,4) 3 (5,5) 0 (0,0) 1 (0,9) 31 (6,8)
81-IOO 3 (1,1) 0 (0,0) 0 (0,0) 0 (0,0) 3 (0,6)
Total 260 54 33 !08 455

·C'est bien évidemment au sein de l'université que l'on trouve les


chercheurs qui ont les charges d'enseignement les plus importantes.
Ainsi, près de la moitié d'entre eux passent plus de 40% de leur
temps à enseigner. Le temps consacré à l'enseignement semble
relativement moins important dans les universités agricoles que
dans les autres universités. De même, une partie des chercheurs des
instituts de recherche situés dans les universités passent une partie
non négligeable de leur temps à des activités d'enseignement, bien
que 30% d'entre eux n'enseignentpas du tout. Enfin, constatons qu'il
n'y a pas de cloisonnement complet entre le monde universitaire et
les centres de recherche, puisque plus de 40% des chercheurs des
centres de recherche consacrent entre 1% et 20% de leur temps à
enseigner.
Le pourcentage de temps consacré à l'enseignement dépend bien
évidemment de la fonction exercée par le chercheur à l'intérieur
de l'institution qui l'accueille. Ceci explique en grande partie que
seulement un peu plus de 4% des scientifiques travaillant dans des
universités n'enseignent pas du tout. Ce sont, pour une grande partie,
des scientifiques qui occupent des postes hiérarchiques élevés,
qui impliquent des charges administratives laissant peu ou pas de
temps à l'enseignement et à la recherche. En vérifiant l'influence
du nombre d'années passées à l'étranger sur les fonctions occupées
par les chercheurs, nous avons pu constater que cette dernière
était particulièrement forte à l'université à partir de la fonction de
professeur. Ainsi, celui qui a séjourné de 10 à 20 ans à l'étranger
a deux fois et demi plus de chance de devenir professeur que celui

188
qui a effectué toutes ses études dans son pays. Cette influence
est encore plus marquée pour la fonction de doyen et de recteur.
Toutefois, les résultats pour ces deux dernières fonctions portent sur
des petits nombres et nous nous garderons de nous lancer dans des
généralisations excessives.
Pour ce qui concerne les instituts de recherche, c'est la fonction
de directeur qui semble la plus influencée par le fait de s'être expatrié
plus ou moins longtemps à l'étranger. Ainsi, parmi les 22 boursiers de
la FIS qui sont devenus directeurs d'instituts de recherche, aucun n'a
fait ses études uniquement dans son pays. Un chercheur qui a étudié
entre 10 et 20 ans à l'étranger a quatre fois plus de chance de devenir
directeur d'un institut de recherche que celui qui a étudié un à deux
ans à l'étranger. Encore une fois, il faut être prudent en interprétant
ces résultats, car il est bien évident que le fait d'occuper telle ou
telle fonction est lié à un ensemble de facteurs qui interagissent. De
fait, nous avons vu précédemment que la possession du doctorat était
fonction du nombre d'années passées à l'étranger. Or, le nombre
d'années passées à l'étranger est également fonction de l'âge. C'est
dans la tranche d'âge de 40 à 49 ans que nous trouvons le plus de
chercheurs qui ont passé 10 ans et plus à l'étranger.

CONCJLUS!ON
Les résultats obtenus montrent à l'évidence que la profession
de chercheur ne bénéficie pas d'un statut social très important
dans la plupart des PED. Parmi les critères détenninants dans le
choix de la profession de chercheur, c'est celui de la stimulation
intellectuelle qui arrive largement en tête en devançant de loin celui
de l'utilité sociale. Nous y reviendrons. Cependant, l'ensemble des
interviews effectués nous amènent à conclure que l'aboutissement
de la formation supérieure sur une carrière de chercheur est moins
détenniné par un choix raisonné a priori que par les aléas de la
sélection et la possibilité d'obtenir une bourse d'étude à un moment
opportun de leur fonnation même pour suivre des études dans des
domaines qui ne les intéressaient pas a priori.

189
Près des deux tiers des chercheurs considèrent que leur salaire est
insuffisant et environ un tiers nous ont répondu qu'ils avaient recours
à un travail supplémentaire pour compléter leurs revenus. Le travail
supplémentaire consiste principalement en travaux de consultation
et d'enseignement ou se pratique, dans une moindre mesure, dans
les domaines de l'agriculture et du commerce. Près de la moitié des
chercheurs qui déclare avoir recours à un travail supplémentaire
y consacrent 10 heures ou plus de 10 heures. Cc qui à l'évidence
diminue d'autant le (peu de) temps qu'ils peuvent consacrer à la
recherche, notamment au sein des universités.
L'analyse des critères détenninant le choix du sujet de recherche
nous montre que les critères considérés comme les plus importants
par les chercheurs des PED correspondent, bien que dans un
ordre quelque peu différent, aux mêmes critères que ceux de leurs
collègues américains. Toutefois, ils semblent attacher une importance
relativement plus grande que leurs collègues américains aux critères
tels que «création potentielle de nouvelles méthodes et d'innovations»
et «contribution potentielle aux théories scientifiques» qui tendent à
caractériser une recherche plus de type 'fondamental'. Par contTe, le
fait que le critère «demandes provenant de clients» soit la lanterne
rouge de notre liste est sans doute révélateur de la situation marginale
occupée par la science dans les PED et renforce la théorie de la
marginalisation des chercheurs des PED du système économique.
L'histoire du développement de la science dans les pays occidentaux
qui est passé par plusieurs phases successives d'institutionnalisation,
de professionnalisation et d'industrialisation nous montTe qu'un
des facteurs détenninants est le temps qu'il faut pour que la
science trouve sa place et sa légitimité dans le système social. La
plupart des PED en sont encore à l'étape institutionnalisation et
de professionnalisation et, contrairement au développement de
la science dans les pays occidentaux, ces différentes étapes se
chevauchent dans les PED. Si dans de nombreux cas, la constmction
institutionnelle initiale est réalisée, la recherche scientifique elle-
même n'est pas institutionnalisée, c'est-à-dire reconnue comme un
corps faisant partie intégrante de la société.

190
BIBLIOGRAPIDE

BAREL Y, MALEIN Ph. (1973) - Y a-t-il une profession de


chercheur? La Recherche n°39 novembre 1973, pp. 333-938.
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ZUCKERMAN H. ( 1978) - Theory choice and problem choice in
science, sociological Inquiry 48 (3-4), pp. 65-95.

191
CHAPITRE VII

LA CONSTRUCTION SCIENTIFIQUE
ET TECHNIQUE : REFLEXIONS POUR
UNE STRATEGIE D'ENQUETE

ALI EL - KENZ 1

L'analyse comparée des communautés scientifiques nationales


dans les PED est à l'origine de la création du réseau «ALFONSO».
Le projet est ambitieux, mais a-t-il les moyens de son ambition ? Non
pas tant au niveau de ses capacités humaines et techniques que de ses
fondements épistémologiques ou pour employer une terminologie
kantienne de ses possibilités rationnelles.
Paradoxalement, les difficultés viennent del' apparente facilité de
la tâche. A tout moment, en effet, on peut déraper sur les pentes
faciles d'un comparatisme superficiel, s'enliser dans les pièges de
l'analogie et couvrir .Je naufrage conceptuel d'un quantitativisme
«insignifiant». Il faut donc baliser le chemin, mettre des gardes-fous,
discipliner l'activité réflexive, comme le soc de la charrue; dans le
sens de la profondeur en l'empêchant de s'emballer sur les platitudes
de surfaces.
La présente communication se veut une modeste contribution
à ce travail de fondation et les axes de réflexion qu'elle propose
n'ont d'autre ambition que de susciter un débat dont lés conclusions

(1)-Centre de Recherches en Economie Appliquée au Dévcloppeinent ~ CREAD.

193
pourront servir ensuite à dessiner une approche commune aux
différents groupes nationaux.
1- Le domaine du projet est multinational, c'est donc dans la
comparaison que réside son enjeu théorique ; il est alors impératif de
construire le shème conceptuel, de définir les éléments méthodologique
et les techniques d'investigation qui rendent possible l'opération
de comparaison. En effet, l'objet «émergence des communautés
scientifiques» n'est pas univoque selon les cas nationaux considérés
et les notions utilisées dans notre réseau peuvent ne pas recouvrir les
mêmes réalités. Il est donc nécessaire de. «reconstruire» les objets
à comparer et on ne peut le faire qu'à partir d'une problématique
théorique commune.
Certes, les données brutes, et «l'état des lieux» de nos différentes
situations nationales se ressemblent. Ils sont apparemment
comparables, tels quels : un laboratoire de chimie au Venezuela à un
autre en Algérie, une politique scientifique en Inde à son homologue
au Brésil, un programme de recherche à Singapour à un autre au
Nigéria... Et la tentation est grànde de se lancer directement dans
l'évaluation presque toujours quantifiée des phénomènes observés ici
et là, sans avoir à se demander s'il s'agit réellement des mêmes faits
sociaux dotés de significations communes. «Science», «Vocation»,
«Métier», «Communauté» etc... Toutes ces notions parmi la
multitude d'autres que nous utilisons d'une manière spontanée,
n'ont assurément pas les mêmes significations pour tous les pays et à
l'intérieur de chacun pour toutes les formes de l'activité scientifique.
Dans le même ordre d'idées, est-on sûr de parler de la même chose et
de comparer ce qui est comparable quand dans nos questionnaires on
aura introduit des items du type «tranche d'âges» ou «appartenance
religieuse» etc ...
A chaque fois, il faudra alors réinscrire ces différentes notions
dans leurs champs de significations respectifs, se livrer à un travail
de réinterprétation qui donnera sa pertinence à la comparaison. Les
«tranches.d'âges» seront resituées dans «les cycles de vie» propres
à chaque situation nationale, dans la dialectique jeunes/vieux,
débutants/anciens, juniors/séniors, spécifique dans chaque cas. De

194
même 1' origine religieuse d'un pourcentage déterminé de chercheurs
dans un pays n'aura de pertinence que si elle est resituée dans le
champ national qui est le sien : place du religieux dans cet espace ;
s'agit-il d'une religion majoritaire ou minoritaire, est-elle le fait des
couches dominantes ou dominées etc ... ? ·
Ce détm.llir par ll'Ililllterprétafüm, une sorte d'herméneutique
des concepts pour lequel nous plaidons avec force est selon nous
nécessaire pour asseoir notre projet sur des fondations théoriques
solides et garantir une relative validité scientifique aux résultats de
nos investigations.
Dans ce sens nous proposons - pour cerner la notion de
«communauté» - de combiner l'approche analytique aujourd'hui
devenue classique à 1' approche compréhensive et d'ajouter en
quelque sorte à l'esprit de géométrie, devenue paradigme dominant,
cet esprit de finesse qui seul peut donner «du sens» à des données
sociales apparemment claires et distinctes mais trop plates pour
être signifiantes. Le terrain a été ici largement déblayé par le texte
«l'émergence des communautés scientifiques» qui sert d'introduction
à notre colloque.
Dans cette perspective, nous proposons de mettre en discussion
un certain nombre de concepts que nous aurons à utiliser souvent et
au travers desquels peuvent se glisser si l'on n'y prend garde, des
malentendus théoriques sérieux.
C'est ainsi que nous aurons à discuter et à comparer des
«hiérarchies sociales» et des «hiérarchies scientifiques», les unes par
rapport aux autres et selon les situations nationales diverses. Ce qui
nous amène à poser le problème des «valeurs» préexistantes qui les
fondent et qui ne sont certainement pas les mêmes selon les différents
pays. L'argent, l'autorité morale, le poids politique, la Jégitimité
sociale, l'utilité économique etc ... ne jouent certainement pas de la
même manière pour une communauté de chercheurs en Inde ou au
Brésil et selon que le groupe en question est lié à l'Université ou à
l'industrie etc ... D'où aussi, la spécificité des «conflits de valeurs» qui
se manifestent et au travers desquels s'organisent non seulement les
«lieux de la recherche» au sens physique et géographique du terme,

195
mais une topologie du champ en question, avec sa dynamique propre
et ses enjeux particuliers. Dans tel cas on essaiera de se rapprocher
des centres politiques de décision, dans un autre on s'inscrira dans un
espace international, dans un troisième on se fera beaucoup d'argent
par le biais d'un brevet.
I .es stratégies des acteurs ne peuvent plus dans ce cas être évaluées
selon les mêmes étalons de mesure, «les valeurs stratégiques» n'étant
plus les mêmes dans les différentes situations nationales envisagées.
Il faudra alors repenser jusqu'aux notions d'activité de recherche, de
valorisation des résultats ctd' objectifs cognitifs et sociaux recherchés.
Et l'on revient ainsi, mais après les avoir reconstruites, aux notions
de départ et à celle centrale de «communauté scientifique nationale»,
mais cette fois-ci resituées dans le contexte national, à travers leur
histoire propre, et «grosses» de significations concrètes.
Alors et alors seulement, il deviendra possible de comparer, en
toute connaissance de cause, ce qui auparavant n'était qu'analogie.
Par exemple l'opposition «sciences fondamentales/sciences
appliquées» parce que resituée dans son contexte national propre,
valorisée ici ou là selon des critères spécifiques pourra donner lieu à
des comparaisons «intelligentes» bien éloignées des commentaires
automatiques qu'une approche naïve et directe pourrait produire:
Il en est de même pour l'opposition «national/universel» pour
laquelle l'histoire précoloniale du pays, les formes concrètes de
colonisation que ce pays a subies (protectorat, colonie de peuplement,
mandat...) et ensuite les formes de décolonisation qu'il a connues
(violentes ou pacifiques, complexes ou simples, accompagnées ou
non de guerres civiles ... ) sont autant de facteurs «prédéterminant» la
représentation du national et son rapport à l'universel.
Dans ce sens le nationalisme del' Algérie étroitement lié qu'il est
à la forme violente de la décolonisation est bien différent de celui de
l'Inde qui puise sa légitimité dans l'existence d'un large patrimoine
scientifique précolonial. Et l'un et 1' autre sont à leur tour très
différents du «pragmatisme» des «Dragons» asiatiques ou du Brésil.
D'où aussi des relations plus ou moins calmes ou mouvementées

196
selon les cas à !'Universel associé à l'Occident comme Impérialisme
ou comme Paradigme obligé ou comme Centre etc ...
Toutes ces considérations nous amènent ainsi à insister une
nouvelle fois sur la notion de «style de science» comme instrument
heuristique de cette approche et comme fil conducteur pour construire
à partir de «l'état des lieux» les formes concrètement déterminées
des communautés scientifiques nationales.
2- Notre stratégie d'enquête est fondée sur cette approche qui
combine les méthodes analytiques et compréhensives et ne craint pas
de faire appel à l'histoire comme à l'économie, à la science politique
comme à la linguistique ou à la sociologie des religions.
L'état des lieux étant par ailleurs connu dans sa structure
institutionnelle comme dans sa chronologie qu'il ne faut pas
confondre avec son histoire ; son évaluation quantitative étant faite,
encore faudra-t-il «habiter» ces lieux, leur donner une âme. Une
sociologie du «sens» donc plus qu'un sociologie de l'objet.
Pour ce faire, nous proposons trois moyens d'investigation
l'entretien qualitatif, le questionnaire à objectifs quantitatifs, la
monographie.
A - L'ENTRETIEN :
C'est à travers lui que nous pouvons nous déplacer dans les lieux
de la recherche et restituer à chacun l'ensemble de ses significations,
leur épaisseur existentielle, les tensions et conflits qui les animent
ou les ont animés. C'est donc autour de l'entretien que va se jouer
l'enjeu stratégique de l'enquête.
Trois critères nous semblent indispensables à l'obtention des
meilleurs résultats :
- Le choix des domaines d'activités : à l'intérieur des secteurs
sélectionnés, il y a des domaines «porteurs» et d'autres qui ne le sont
pas; à l'intérieur de la médecine il y a la recherche sur la tuberculose,
le cancer ou les maladies cardio-vasculaires. Si dans chaque cas il
faut choisir une «variété» raisonnable de domaines sans que cela
conduise à un effritement de l'échantillon, il reste nécessaire de
définir ces «domaines porteurs» et donc les valeurs constitutives de

197
l'activité en question. Une reconnaissance institutionnelle est dans
certains cas préférable à une reconnaissance cognitive ; inversement
une reconnaissance par les autorités scientifiques étrangères peut
consolider une reconnaissance cognitive faiblement valorisée
localement.
Le choix des personnes : là aussi, il faudra se doter d'un
échantillon qui recouvre la variété des profils de chercheurs en place.
Des «Barons» aux «marginaux», des précurseurs aux classiques,
des adversaires aux alliés conjoncturels, les entretiens doivent
brasser le champ ou le domaine dans son ensemble. Mais là aussi,
la classification des différents profils ne peut en aucun cas être le
résultat d'une grille universelle.
Un baron dans un système de mandarinat n'a pas la même
signification que son homologue dans un système plus concurrentiel.
Qu'est-ce qu'être marginal, dans une société où le conformisme
est de règle ou dans un système social plus ouvert. Ici, les échelles
locales de satisfaction et de préférence doivent être déterminées au
préalable avant d'établir un échantillon quelconque.
- La conduite de l'entretien : l'entretien est non directif mais il
doit restituer trois types d'information :
0
l'expérience vécue de la personne interviewée est le premier.
Ici, la conduite de l'entretien doit être la plus «douce» possible ;
on ne doit pas craindre les digressions ou ce qui peut apparaître
immédiatement comme tel.
" l'expérience analytique : dans cette deuxième partie de
l'entretien, qui peut être menée séparément de la première, la
personne interviewée n'est plus l'objet central de la discussion. Elle
devient un guide avec l'assistance duquel on revient sur les lieux
mais en les décryptant d'une manière plus objective. La conduite
de l'entretien est plus «interactive» et l'on ne doit pas craindre un
questionnement plus serré pouvant conduire parfois même à un
débat avec l'interlocuteur.
- Intervention sur le questionnaire : Dans cette troisième partie, il
sera carrément demandé à !'interviewé son assistance pour monter

198
l'échantillon du questionnaire à objectifs quantitatifs que nous
envisageons de mener en deuxième phase de notre enquête. Plutôt
en effet que de chercher un échantillon mathématiquement élaboré
qui n'est souvent qu'une lourde mécanique produisant des résultats
décevants, il est préférable selon nous de procéder, avec l'aide de nos
interlocuteurs, à la constitution de grappes d'individus qui de proche
en proche couvriront l'ensemble du terrain. Les recoupements à
partir des différentes propositions de grappes rendent possible une
objectivité raisonnable.
Les entretiens qualitatifs auront ainsi produit trois types de résultats
à partir desquels deviendra possible «la mesure quantitative» des
phénomènes dégagés, soit le questionnaire.
premier axe nous permettra de dresser «des profils» de
scientifiques à travers les différentes communautés nationales
beaucoup plus significatifs que ce que toutes les analyses de carrière
contenues dans les organigrammes peuvent déceler.
Le premier et le deuxième axe nous auront aidé à donner du
sens à un champ pour lequel nous n'avions qu'une photo quand ce
n'était «un portrait robot». Doté d'une grille de lecture combinant le
subjectif et l'objectif, l'expérience et l'analyse, il est alors plus aisé
de décrypter les champs en question.
Avec le troisième axe, nous abordons la mesure mais avec la
garantie que les faits à mesurer sont commensurables.

B ~ LE QUESTIONNAIRE :
Celui-ci n'est plus alors qu'un élément de l'enquête globale, le
mopient de la mesure quantitative de faits dont le concept aura été
au préalable formé dans l'entretien.
Liant les informations résultants de l' »état des lieux» et les
connaissances analytiques issues des entretiens, il aura pour objectif :
la mesure de certains faits décelés a travers les entretiens,
- le calcul de certaines relations devenues pertinentes.

199
Nous laissons à la séance réservée à la discussion sur le
questionnaire le soin de débattre de tous les éléments proprement
techniques qui seront proposés. Une seule remarque cependant : nous
pensons que l'élaboration «définitive» du questionnaire ne pourra
être faite qu'à partir de la passation de tout ou du moins d'une partie
des entretiens. La mesure, - et le questionnaire est une technique de
mesure, - est toujours dépendante du concept qui la rend possible,
elle lui est donc chronologiquement postérieure.

C • LES MONOGRAPHIES :
Nous entendons par cette notion, des études fines et très limitées
d'actions de recherches, datées dans le temps et l'espace et qui
ont mobilisé sous des formes diverses des groupes déterminés de
chercheurs.
On peut réaliser une monographie d'une Revue Scientifique ;
d'un club ou d'une Association de Recherche ; d'un Centre, d'un
Institut ou d'un Laboratoire ou même d'une action limitée à objectif
déterminé: l'énergie nucléaire en Inde, la réduction directe du fer en
Algérie etc ...
A travers ces monographies seront en effet mises à l'épreuve nos
capacités à maîtriser les connaissances que nous avons accumulées.
Intervenant en dernière phase de 1' enquête elles en seront en quelque
sorte la contre-épreuve expérimentale.
Relativement à l'ensemble de 1'enquête,1 a monographie représente
en effet une «micro-investigation» qui complète la démarche globale
tout en affinant ses résultats généraux sur un point particulier.
A travers la monographie, on peut mieux voir parce qu'à des
dimensions spatio-temporelles restreintes, certains faits décelés par
1' enquête. En particulier la notion de «chercheur collectif» dont
on peut dresser, à cette occasion, un profil particulier, donc non
généralisable, plutôt un «type idéal» qu'une moyenne .nationale;
un «révélateur» plus qu'un «représentant» de la communauté
scientifique envisagée.

200
EN GUISE DE CONCLUSION.
ALFONSO est un chercheur collectif multinational qui est
appelé à travailler sur un objet multinational, de surcroît sur un
domaine, la science, qui est de toutes les activités humaines la plus
proche de l'universalité et donc apparemment, la moins sujette aux
déterminismes locaux et nationaux. Les physiciens indiens ne sont-ils
pas confrontés aux mêmes problèmes que leurs collègues brésiliens
ou vénézuéliens ? Idem pour les chimistes, les mathématiciens ou les
informaticiens et tous les autres scientifiques qui se rencontrent dans
des congrès et discutent des mêmes problèmes qu'ils affrontent dans
leur travail de chercheurs. Tous les ingrédients semblent ainsi réunis
pour qu' Alfonso, par son origine multinationale et par la structure de
son objet, l'universalité de la science, se lance, «comme un poisson
dans l'eau», dans l'analyse des identités et des différences sans avoir
à s'encombrer de ces précautions inutiles que les sociologues des
religions ou les historiens des cultures sont obligés de prendre pour
parler de leurs cas respectifs.
Mais le pari d' Alfonso est précisément d'aller à contre-courant des
évidences qui tendent à uniformiser son objet et sa démarche. Tout en
reconnaissant à l'activité scientifique la relative unité que lui confère
l'usage d'une même rationalité par des sociétés différentes, on doit
pouvoir considérer celle-ci dans la diversité de ses formes inscrites
dans des valeurs, des histoires, des cultures différentes. C'est pour
cela que nous avons parlé de «Communautés» et de «styles» plus que
d'institutions et de modèles.

201
CHAPITRE VIII

jj:NQUÊTE SUR LES ACTEURS (VENJEZUE:LA)

ARNOLDO PIRELA ET RAFAEL RENGIFO

Je commencerai par une anecdote. Des experts interrogeaient


Joan Robinson (c'est une économiste connue, en particulier par ses
trnvaux de théorie économique). Ils lui demandaient quels indicateurs
elle utilisait ou proposait pour mesurer le sous-développement. Elle
s'écria : «Mais, le sous-développement, c'est comme les girafes ; il
n'est pas besoin d'indicateurs, on les voit et on sait tout de suite que
ce sont des girafes».
Je partirai de cette anecdote pour faire comprendre l'évolution de
la théorie du sous-développement sur notre continent. En Améiique
Latine, cette théorie est née sans base et sans études empiriques.
Elle était chargée de propositions politiques, servant des objectifs
de justice sociale. Tous les travaux ont consisté à chercher une
explication à la création de la girafe.
Sur la base de cette théorie, on émettait des propositions pour
le développement, consistant à radicalement tout inverser, à «faire
sauter l'omelette dans la poêle», comme on disait, pour changer la
girafe en aigle.
Le résultat a consisté dans un ensemble de mesures économiques,
globales et standardisées, prises à travers toute l'Amérique Latine :
un système qui, entre autres, a désintégré les activités de production

203
d'avec celles de science et technologie. Ce qu'a créé cc système,
c'est un ornithorynx.
Notre proposition est de changer la façon de penser les problèmes;
et de passer d'un savoir descriptif et globalisant à une réflexion
prospective et localisée.
Théoriquement, cela suppose qu'entre pays développés et sous-
dévcloppés, en ce qui concerne la science, la technologie et le
développement industli.cl, les problèmes ne sont pas foncièrement
différents ; il s'agit plutôt de degrés, de proportions des problèmes
divers, comme le suggérait hier Ali El Kenz.
Au fond, les entreprises des pays développés sont aussi des
ornithorynx ; mais ce sont de très gros ornithorynx, qui (c'est
la caractéristique de ces animaux) sont suradaptés à leur niche
écologique : en l 'occunencc au marché mondial. Alors que les
entreprises du Venezuela sont de tout petits ornithorynx, bien adaptés
à un tout petit marché local.
La question est alors de chercher quelles sont les potentialités
de nos petits ornithorynx, de chercher les secteurs dans lesquels ils
veulent bien fonctionner, de faire monter en puissance nos petites
entreprises, adaptées au marché local, pour qu'elles finissent par
s'adapter à un marché global, mondial.
Une composante de ce travail est de découvrir le potentiel local des
acteurs que sont les entrepreneurs d'une part, les scientifiques et les
ingénieurs, le monde du travail et l'Etat. Une autre consiste à observer
les développements de la technologie et de l'organisation du travail à
travers le monde (ce qu'en France on appelle «veille technologique»),
et cl' en tirer leçon sur les potentialités et particularités.
J'expose ici un travail qui relève de la première composante : la
recherche des potentialités focales.
Nous avons conduit une enquête, pour cerner le potentiel des
entreprises dans l'industrie chimique vénézuélienne. Il s'agit,
il faut le préciser, du secteur industriel privé le plus avancé
technologiquement dans ce pays.

204
Aux tcnnes de l'étude, on peut distinguer un premier ensemble
d'entreprises, que nous appelons les «industries actives». Elles ont
développé beaucoup d'activités techniques internes. Elles ont aussi
nombre de relations externes, avec des entreprises étrangères comme
avec d'autres entreprises nationales, ainsi qu'avec des centres de
recherche.
A l'opposé, sur la diagonale d'une analyse factorielle, nous
trouvm1s les «entreprises passives». Leurs caractéristiques sont
mverses.
Un troisième groupe d'entreprises se caractérise par le grand
nombre des contacts avec les entreprises étrangères, mais un
développement technique interne faible;
Le dernier quadrant comporte les «entreprises autarciques»
le type le plus représentatif de notre omithorynx suradapté au
marché national : développement technique interne, peu de contacts
externes.
C'est sur ces deux ensembles d'entreprises, «autarciques» et
actives», que repose le potentiel de développement des industries
chimiques vénézuéliennes. L'ouverture de l'économie va
probablement provoquer la mort des entrep1ises «passives», et la
destinée des firmes tournées vers l'extérieur sera toute détenninée
par les décisions des finnes multinationales.
Dans l'échantillon des entreprises, nous pouvons encore
distinguer deux grandes orientations stratégiques. La première
est orientée vers le développement de nouveaux produits, pour
diversifier la production : potentiellement, elle induit la capacité
d'une production flexible, en réponse aux évolutions du marché :
cela s'accorde avec les tendances de l'offre technologique au niveau
mondial. La deuxième stratégie donne priorité aux équipements
et à l'organisation matérielle de l'entreprise : c'est celle suivie
par les entrep1ises passives, et nombre d'entreprises tournées vers
l'extérieur.
En ce qui concerne la recherche, seules les entreprises actives
s'efforcent d'en faire. On conclura que si l'on veut promouvoir

205
un système intégré de recherche-innovation-production, il faut de
toute nécessités 'appuyer sur le dispositif (et les dispositions) de ces
entreprises-là.
Après les entrepreneurs, nous avons voulu nous intéresser à
un deuxième acteur : lies sdellllltiJiiqprnes et illllgé111uiemrs. Nous avons
effectué une enquête auprès d'eux. Notre échantillon est composé
de 150 chercheurs, panni les 750 qu'a sélectionnés le «Programme
national d'appui à la recherche». Ce «Programme» est un dispositif
récemment créé au Venezuela, à l'image de ceux institués depuis peu
au Mexique et en Argentine. Il s'agit d'une incitation à la recherche,
accordée sous forme d'un supplément de salaire aux chercheurs
sélectionnés par un comité scientifique, très rigoureux, dont le critère
d'appréciation est l'excellence.
Notre échantillon couvre les sciences physiques et mathématiques,
la chimie, les sciences de l'ingénieur, les sciences de la telTe
et l'agronomie. Il exclut les sciences sociales et les sciences
biomédicales (même si ces dernières fo1ment les gros bataillons de
la recherche au Venezuela).
Nos objectifs étaient en effet de deux ordres. Il s'agissait d'abord
de connaître les valeurs et les normes régissant la communauté
scientifique. C'est ce qu'expose plus loin Rafael Rengifo. Le second
objectif concernait la question des relations recherche/industrie :
quelle perception les chercheurs en ont-ils, et comment évolue-t-elle?
Les choses étaient examinées à la lumière des deux traits récents : la
fuite des chercheurs vers l'industrie, et la pluralité d'activités (autres
que de recherche) dont leur emploi du temps témoigne.
Le financement de cette recherche était principalement assuré
par l'Institut d'Ingénierie. Cet institut, qui dépend du ministère de
!'Economie, a été fondé par des chercheurs universitaires qui ont
quitté l'Université centrale, pour se consacrer exclusivement à des
recherches appliquées en appui aux reconversions industrielles.
Les autres financcurs sont l'ORSTOM, l'Université du Zulia et le
CENDES.

206
Le problème principal posé à (et par) l'Institut d'ingénierie
était celui d'une fuite de ses chercheurs vers /'industrie. Voici,
schématiquement exposés, les résultats issus d'un premier
dépouillement des données - achevé il y a huit jours.
La première évidence est celle d'une contradiction, entre le temps
consacré à des activités administratives, et le peu de temps restant
disponible pour la recherche.
Un deuxième ensemble de résultats montre que les orientations de
recherche (spécialisations, approche, choix de sujets) des scientifiques
appartenant à l'Université ou aux centres publics de recherche
correspondent à ce que pOUlTaient être les grnndes priorités nationales
en matière de développement industriel. Elles correspondent aussi
aux secteurs industriels qui seuls sont dotés d'une capacité notable de
recherche : le pétrole, la pétrochimie et la sidérurgie. Toutefois, seul
le secteur pétrolier s'est actuellement rendu compte que la fonction
industrielle ne consiste pas seulement à produire et vendre (en son
cas de l'huile noire), mais aussi à produire de la technologie pour
l'industrie (pétrolière). L'industrie sidérurgique et métallurgique a
bien développé sa capacité de recherche; mais elle n'est pas encore
parvenue à cette conception qu'une part intégrante de sa fonction est
de produire des connaissances incorporées à des technologies, pour
l'industrie sidérurgique.
Les chercheurs universitaires ont une connaissance assez juste de
ce qui se passe dans la recherche industrielle ; ils connaissent /'esprit
industriel qui en minore la fonction, et les facteurs qui entravent la
recherche : moyens accordés insuffisants ; absence de management ;
défaut des dispositifs administratifa ou gestionnaires qui devraient
faciliter l'activité de recherche dans l'industrie ou les relations
recherche/industrie.
La fuite des chercheurs vers l'industrie n'en est pas moins
massive. Au cours des trois dernières années, 20 % du personnel de
recherche est ainsi parti dans le secteur privé. A ce sujet,j 'accepterais
le point de vue d' Antonio Botelho, qui soutient que de tels transferts
peuvent être bénéfiques pour le pays et même pour l'Université,
à la stricte condition qu'une nouvelle génération de chercheurs

207
vienne remplacer celle qui part dans l'industrie. Ce n'est pas le cas
aujourd'hui au Venezuela, où les flux sont déséquilibrés.
Il y a pénurie de jeunes chercheurs (ce ne· sont pomtant pas les
jeunes bien fori.nés qui manquent) - et l'on risque l'implosion du
système de recherche du pays.
Les institutions scientifiques sont en crise. Il y a désaccord entre
cc qu'elles imposent (ou proposent) aux chercheurs, et ce que les
chercheurs attendent d'elles. Aucune institution scientifique n'a
compris encore la nouvelle donne qui tient au nouveau potentiel
de relations avec l'industrie ; aucune n'a réussi à mettre en place
des mécanismes institutionnels facilitant ces relations sans que soit
menacée sa propre reproduction : sans qu'en résulte l'irréversible
saignée de son potentiel - comme dans le cas del 'Institut de Recherche
pour !'Industrie (INVESTI), décrit par Rigas Arvanitis.
Lorsqu'on pose la question aux chercheurs, l'incitation majeure
qui les incline à passer à l'industrie est d'ordre économique.
En même temps, les chercheurs y compris ceux qui ont
cédé à cet appel sont très conscients du mal ainsi causé à
l'institution scientifique. Mais tous - y compris ceux restés à la
recherche - admettent et perçoivent avec bienveillance les passages
à l'industrie. Nous assistons à un véritable changement d'état
d'esprit du champ scientifique. On part du paysage légué par les
fondateurs de la communauté scientifique : celui d'une science
institutionnelle dont l'idéal est de produire des travaux d'excellence,
orientés vers la communauté scientifique internationale, réalisés sans
préoccupation pécuniaire, et sans autre contrainte qu'intellcctuelle.
La communauté scientifique se transfonne maintenant en profession,
dont les membres sont prêts à réaliser études et recherches, dans la
mesure où ils en sont correctement rémunérés.

208
CHAPITRE IX

"
JLA MAITRISE TECHNOLOGIQUE :
UN EN.JEU SOCIAL TOTAL

ALI EJL KJENZ

Dans la philosophie d'Aristote, la machine, «mechancé» est présentée


comme un «expédient», une ruse de l'homme car la nature est souvent
contraire à notre utilité et c'est par l'artifice, par la «tcchné» que nous
arrivons à la vaincre. Dans son essence, ce principe n'a pas subPi depuis
de transfonnations importantes, et il continue de fonder ce quel' on appelle
communément les bases prométhéennes de la culture gréco-occidentale.
La transformation de la nature par l'homme est une condition de sa survie
et de son progrès.
Cette culture, cette welthanshung sera évidemment le credo du
capitalisme occidental justifiant son existence et légitimant ses actions.
On l'opposera souvent à d'autres aires culturelles etcivilisationnelles
pour dénoncer chez ces dernières l'apparente passivité de relation à
leur environnement naturel. Notamment à la culture arabo-islamique
que l'on présente avec forces détails, historiques et textuels, comme
passive, fataliste dans sa relation avec la techné, misonéïste même.
Quelle que soit leur véracité, beaucoup de ces idées ont fini, la
colonisation des Arabes aidant, par être partagée sous une forme ou
une autre par les Arabes eux-mêmes, suscitant selon les groupes et
les situations locales les positions les plus variées.

209
Mises à part les expériences forcenées d'occidentalisation que
connurent les pays non-arabes de cette aire culturelle, comme la
Turquie de Mustapha Kemal et l'Iran de Rédha Chah, on peut pour
les autres pays distinguer trois périodes historiques qui produisirent
trois «types» de réponses globales.
Les théoriciens de la Nahda au début du siècle, notamment à la
suite Mohamed Abdou se cristallisèrent sur l'élément culturel et
orientèrent leur action sur la réfonne des mœurs et de l'éducation ;
les nationalistes des années 1950 et 1960 lièrent leur politique à
la notion de développement et virent dans l'économie le moyen
principal d'atteindre cet objectif ; l'islamisme des années 1980
critiquant les réformistes et tournant le dos aux nationalistes,
s'intéresse quant à lui d'une manière presque obsessionnelle à la
tradition et à l'authenticité.
Mais dans tous les cas, le «projet de société» qui sous-tend en
filigrane nos trois modèles apparaît comme une «réponse» ou, mieux,
comme une réaction à l'environnement international, essentiellement,
en réalité, à l'Occident.
«On peut être comme les autres», «Ün doit être comme les
autres», «Ün n'a pas à être comme les autres», tels seraient, très
schématiquement et sous forme de mots d'ordre, les objectifs propres
à chaque modèle avec évidemment, pour chacun, des .moyens
privilégiés pour atteindre les fins projetées - culturels, économiques
ou religieux selon les cas.
C'est évidemment le modèle nationaliste qui est ici le plus
intéressant à analyser, en ce que sa problématique développementiste
a accordé à l'élément technologique un rôle stratégique orientant à
la fois les alliances à l'cxté1ieur comme les arbitrnges politiques
et sociaux intérieurs (quels secteurs développer ? Quels groupes
sociaux privilégier ? Quel système de formation adopter ? etc ? ).
De ce modèle, l'expérience algérienne a été la limite idéale. Ici,
en effet, le mouvement de transfert de technologies et les problèmes
de sa maîtrise ont été à la fois plus massifs et plus intenses, donnant
lieu aux situations les plus diverses et suscitant les contradictions les

210
plus variées. Bien évidemment, les causes de cette «exemplarité»
sont multiples et il n'est pas dans notre propos de les analyser dans
cette comte réflexion. Il faut pourtant indiquer quelques unes parmi
les plus significatives qui nous pennettraient de comprendre le cas
algérien, mais aussi d'en approcher d'autres.
La première, que l'on oublie souvent, est le fait que l'Algérie,
à la différence de tous les autres pays arabes, a été une «Colonie»,
au sens de colonie de peuplement. De son histoire coloniale, la
société algérienne a gardé des caractéristiques qui la particularisent
nettement. Coupée de son passé pré-colonial, de, son patrimoine
culturel et de sa langue, elle a subi, plus que les autres sociétés
arabes, un procès intense d'acculturation amenant une grande partie
de ses élites à tme «assimilation» progTessive à la culture occidentale
et au mépris de leurs origines.
Dans ce processus, l'élément linguistique a joué un rôle centrnl :
la substitution du français à l'arabe chez une partie des élites les
a certes coupé de leurs origines culturelle et sociale, mais elle les
a aussi dotées d'un instrument privilégié d'accès à la culture, aux
sciences et aux techniques occidentales. D'autant plus que, soumise
à une colonie de plus de un million de personnes (le dixième de la
population globale en 1960), la société algérienne, surtout dans les
grandes villes, aura côtoyé pendant près d'un siècle, et de très près,
la communauté européenne. Cette relation de proximité, unique en
son genre dans les société arabes, a eu une influence certaine sur les
modèles culturels propres à la société indigène, notamment quant à
ses normes de consommation et ses modes d'organisation.
L'Occident, l'Europe, la France, sont plus «familiers», dans la société
algérienne que dans les autres c01mnunautés arabes, c'est indéniable. Plus
proche, mais aussi, paradoxalement, plus «ennemi», plus «adversaire».
Et c'est dans cette contradiction que réside la deuxième raison de
l'exemplarité du cas algérien. Ici en effet, plus que partout ailleurs, le
processus de décolonisation à pris la fonne d'une longue lutte qui
finira par une sanglante guerre de libération imposée par la dureté du
colonisateur français, mais imposant à son tour sa structure et ses valeurs
à la société dans son ensemble, après l'indépendance.

211
Initié à son 01igine dans les noyaux urbains des villes coloniales
et de l'émigration, le mouvement indépendantiste, du fait même de la
répression coloniale se déplacera progressivement vers les campagnes.
Mais ce faisant il changera lentement de fonne : son populisme urbain
relativement ouvert à la minorité d'intellectuels indépendantistes qui le
rejoignirent au PPA (1936) et surtout au MTLD (1945) se transformera
progressivement en radicalisme paysanniste avec le déclenchement de
la lutte année en 1954 par le FLN et surtout après la bataille d'Alger
et le quadrillage par l 'Année française de grandes villes du pays.
Un paysannisme doublé d'un anti-intellectualisme vivace, surtout à
l'endroit des «francophones». Les ingrédients des futurs conflits qui
devaient opposer les «politiques» aux «technocrates» étaient déjà en
gestation. A la différence des Samouraï du Japon qui entrèrent dans la
modernité après une longue «euthanasie» durant l'ère du Tokugaya, les
moudjahidine de notre guerre de libération anivaient à l'indépendance
avec un énonne capital de confiance, une légitimité indiscutable et surtout
la seule force organisée dans la nouvelle société, l' Année de libération
nationale (ALN). Ils n'étaient pas près de céder la moindre parcelle des
nouvelles prérogatives qu'ils avaient acquises par la force des armes. La
concentration du pouvoir en leur sein était une donnée incontournable qui
allait imprimer à l'histoire de l'Algérie indépendante la fonne presque
caricaturale de la «révolution par en haut».
N otammcntlepassage graduel du nationalisme au développementisme.
Conçu, élaboré et mis en œuvre dans une atmosphère pennanente de
lutte, face à un colonisateur implacable qui utilisera toutes les fonnes de
la répression, le processus nationaliste de libération se métamorphosera
presque naturellement, après l'indépendance, en un prqjet de
développement national. Mais en gardant son allure originelle : la lutte
nationaliste deviendra «le défi» du développement, l'industrialisation
«une bataille», les gestionnaires et techniciens chargés de la mener, les
militants d'une nouvelle cau.,e.
On a trop peu insisté selon nous sur ces données qui relèvent de
la psychologie collective et qui peuvent nous aider à «comprendre»,
au sens allemand du te1me, certaines caractéristiques de l'expérience
algérienne de développement, en particulier dans ses aspects industriel
et technologique.

212
L'ambition de la présente communication est d'en analyser
succinctement quelques unes.

JLIB~ CADRE SOC!O-H][§TORIQUE


La scène où va se jouer l'action n'est pas fixe ; les acteurs non
plus. Nous sommes ici dans une période de changements très rapides.
En un court laps de temps, des catégories socio-professionnelles
entières apparaissent, se consolident, d'autres par contre s'éteignent
et disparaissent aussi rapidement. Il en est de même des institutions,
qu'elles soient d'ordre politique, administratif, économique, éducatif
ou social. La société doit être envisagée comme «un mouvement»
plus que comme «une structure». Le «substantialisme» qui guette
l'analyse sociologique doit être abandonné, sinon étroitement
surveillé par notre vigilance épistémologique.
Les acteurs qui s'affronteront dans la décennie 1970 ou après 1980
n'existaient pas, ou existaient sous d'autres fonnes, à l'indépendance.
Ce ne sont pas des éléments qui agissent dans un système mécanique,
mais des forces dotées chacune d'un coefficient d'énergie détcnniné,
qui se déplaceront dans un ensemble dynamique complexe, où les
enjeux se définissent en tenues de prospective plus qu'en tcnnes de
conservation, en tennes de rôles et de places à créer pratiquement ex
nihilo plus qu'en tennes de situations ex ante à reproduire. L'analyse
causale, qui intenoge les origines pour expliquer les comportements,
est largement insuffisante; il faut la doubler d'une analyse stratégique,
qui part des «fins» projetées pour comprendre les actions menées.
Quelques chiffres sont nécessaires pour donner une idée de
l'ampleur et de la rapidité du mouvement historique dans lequel a
été prise la société algérienne au smiir de la période coloniale, et
à travers lequel s'est recomposée de fond en comble sa structure
d'ensemble.
Il y avait une trentaine d'ingénieurs algériens en 1954, ils sont
en 1986 plus d'une dizaine de milliers; 500 étudiants en 1962 dans
une seule université, celle d'Alger; ils sont plus de 120 000 en 1986
répartis sur une vingtaine d'universités et de centres universitaires,
auxquels il faudra ajouter une cinquantaine de milliers de techniciens

213
supérieurs et d'ingénieurs en fonnation dans les instituts dépendant
des autres secteurs de fonnations supérieures
A l'independance, l'économie algérienne était de type colonial,
commercial et agricole plus qu'industriel, sauf pour le secteur minier
(houille et charbon) voué à l'exportation. Vingt ans après, elle est, avec
l'Egypte, la région la plus industrialisée d'Afrique, avec des branches
industrielles aux installations modernes et perfom1antes, comme en
sidérurgie, dans les hydrocarbures, dans la production d'électricité
mais aussi dans les industries manufacturières, dans la mécanique,
les textiles, 1' électronique et l'électroménager. L'ensemble fait
travailler une cinquantaine de milliers de gestionnaires et plus de
500 000 ouvriers.
En 1980, année du Congrès extraordinaire du FLN qui remettra en
cause la politique d'industrialisation adoptée dans 1es années 1960, le
système productif algérien, hommes, techniques et savoir-faire inclus,
n'a que vingt ans d'ancienneté. Mais déjà une solide expérience en
matière de gestion industrielle et de maîtrise technologique.
Des noyaux consistants d'ingénieurs sont en train de se transformer
en véritables technologues industriels autour des grands pôles qui
pilotent le développement des branches industrielles de base : El-
Hadjar pour la sidérurgie, Arzew pour la liquéfaction du gaz et le
raffinage du pétrole, Sidi-Bel-Abbès pour l'électronique, Réghaïa
pour les véhicules industriels, Constantine pour les moteurs.
Les grands problèmes sont alors ceux du développement de la
capacité nationale_d'ingénierie qui ne couvre que 30% des besoins
avec 55 établissements et 11 000 employés. Mais il y a aussi les
problèmes de maintenance des installations qui sc complexifient
avec la densification du réseau industriel et les difficultés
d'approvisionnement en pièces de rechange. Certaines unités
s'enlisent pratiquement dans la spirale du dépannage répétitif ;
pour d'autres entreprises, les mieux organisées, c'est au contraire
l'occasion de réflexions intenses et d'innovations audacieuses. On
commence à s'intéresser à l'ingénierie de processus, on met en place
des structures de recherche appliquée, on reprend les discussions
autour de la notion de paquet-technologique, mais cette fois-ci «in

214
concreto», à partir d'une expérience vécue. Il y a les partisans de sa
décomposition partielle ou totale, ceux du «clef en main>>, du «produit
en mains». Les différentes options donnent lieu à de vifs débats, qui
apparaissent même dans les revues de vulgarisation et la grande
presse. Bref, une culture industrielle et en train de se développer,
relayée par les instituts et autres établissements universitaires, que
«l'option scientifique et technique» adoptée par le pouvoir politique
a rapprochés de l'activité économique.
Bien sûr, il y a, dans toute cette effervescence, des points noirs.
Notamment le coût del' assistance technique étrnngère, qui augmente:
il est de 2,6% de la: PIB en 1978 et revient à 11 % du montant total des
investissements. Il y a aussi la productivité du travail dans les usines,
qui stagne malgré les primes de rendement qui sont instituées. Le
déficit des entreprises s'agrandit.
La technocratie reste pourtant confiante. On pense que c'est le
prix à payer pour cette première phase du développement, le coût
en quelque sorte d'un apprentissage nécessaire. Les projets pour
l'avenir sont ambitieux : on veut compléter les filières technologiques
déjà existantes, ouvrir de nouvelles filières (réduction directe pour
l'acier, aluminium, mécanique lourde, biochimie, nucléaire même).
La «technocratie radicale» comme l'a nommée avec bonheur G. de
Villiers est alors à son point le plus fort de «radicalisme».
Bien assise sur le terrain d'une expélience liche et diversifiée,
elle commence à apparaître comme une vélitable «technostructure»,
«un policy-making technique national» appuyé sur de solides bases
institutionnelles : les sociétés nationales (une dizaine) qui couvrent
par leurs activités des branches entières de l'industlic, des instituts
d'éducation et de fonnation dont beaucoup (les instituts technologiques)
relèvent directement de sa tutelle, une aisance financière amplement
confinnée par l'évolution des plix du pétrole et, au plus haut niveau de
l'Etat, un appui solide au niveau de quelques ministères, dont le ministère
de l'industlie et de l'énergie. Pour reprendre l'analyse de P. Gonod Q,
le processus d'organisation d'un «MONTf» (mécanismes nationaux
organisés du transfe1t teclmologique) semble avoir atteint un point de
non-retour et êtJ.-e devenu in-éversible.

215
Pourtant, en l'espace de quelques années, de la mort de Boumediene
en décembre 1978 à la nouvelle politique décidée par le Congrès
extraordinaire du FLN en 1980 et mise en œuvre par le nouveau
gouvernement de A. Brahimi, les événements se précipitent. .. mais
en sens mverse.
Les sociétés nationales sont déstructurées, beaucoup de hauts
responsables démis de leurs fonctions quand ils ne sont pas mis en
accusation et parfois traînés devant les tribunaux. On démantèle
les cellules de réflexion sur les grands projets «ces noyaux
homogènes», condition primordiale de toute politique de maîtrise
technologique; avec eux s'évanouissent les réseaux d'informatioù et
de documentation qui commençaient à s'organiser. Les possibilités
de mise en place d'un «MONTT» sont atteintes de plein fouet par la
nouvelle politique.
La technocratie est défaite, non pas sur la base de l'enjeu - la
maîtrise technologique - qu'elle s'était fixée comme sa finalité
dernière et la justification de son existence en tant que catégorie
sociale, mais à partir de données tout autres, de politique intérieure,
de culture locale, de «pesanteurs» sociologiques qu'elle avait sous-
estimées dans sa naïve ascension.
Cc relatif échec pose dans toute son ampleur et sa complexité la
question des e:ajeux technologiques dans une perspective d'analyse
globale où doivent être combinés à l'élément technologique
proprement dit d'autres facteurs, comme la question du pouvoir, la
dimension culturelle, les données de l'histoire et les contradictions
sociales.

QUELQUES HYPOTHÈSES DE TRAVAIL


Pour ce qui est de l'expérience algérienne, on peut remarquer que
c'est au moment historique où la mise en place d'un MONTT devient
techniquement possible, qu'elle se brise. On peut donc en déduire
que d'autres conditions, relevant d'autres domaines que la technique,
doivent être réunies pour assurer le passage du possible au réalisable.
Ou, en d'autres termes, que les enjeux d'une maîtrise technologique
nationale ne sont que partiellement liés à la technologie elle-même.

216
Il faut donc les chercher ailleurs, en particulier dans les fonncs de la
vie sociale à travers lesquelles la maîtrise technologique se réalise
comme fait social, multidimensionnel, comme fait social total.
Dans ce sens, trois ordres de conditionnalité ou de détermination
nous semblent avoir joué un rôle important dans «l'aventure
technologique» algérienne : les formes· de . pouvoir et donc le
Politique; les intérêts et les besoins matériels et donc l'Economique;
enfin les valeurs et donc la Culture.

J_,ES POUVOIRS ET LE POLITIQUE


C'est là selon nous une donnée principale de notre problématique.
Contradictoire aussi. C'est en effet le Politique qui a rendu possible
une politique technologique audacieuse et dynamique, et conditionné
dans une large mesure l'émergence d'une technocratie compétente et
ambiti~use. Mais c'est aussi le Politique qui brisera son ascension et
ruinera tout projet de mise en place d'un MONTT.
Il faudrait évidemment beaucoup plus qu'une çotlrte communication
pour décrire dans le détail et analyser avec toute la finesse voulue la
dialectique historique qui a lié pour les opposer ensuite les maîtres
du pouvoir aux «gestionnaires» de l'économie, les politiques aux
technocrates.
On peut ici se contenter d'unè courte rélation des moments forts
qui ont marqué les rapports des uns aux autres.
Quand les politique~, après !'Indépendance, firent appel aux
quelques techniciens algériens pour mettre en place les premiers
éléments d'une économie nationale indépendante, .ils étaient
les maîtres absolus du pouvoir face à une technocratie encore
balbutiante. La division ·des tâches était alors claire : il y avait d'un
côté «la direction politique «ensuite «les gestiOnnaires» et plus 'bas
les «exécutants» (les ouvriers).
. .

Mais rapidement, la dynamique enèlenchée par le développement


devait perturber ce triptyque~ car elle ne produisit pas les mêmes.
effets en tous les points de la structure. Alors que les premiers
s'enfermèrent dans le système du monopartisme et épuisèrent leur

217
capital de légitimité historique dans des luttes intestines que cachait
la façade unanimiste du parti unique, les seconds enrichirent leur
expérience professionnelle, agrandirent notablement le domaine de
leur action et consolidèrent leurs positions.
Les technocrates devinrent ainsi au fil du temps une force
sociale et économique que le triptyque des origines ne pouvait plus
contenir. Après la Charte de 1976, ils devinrent une force politique
et institutionnelle qui risquait de remettre en cause l'équilibre tout
entier. Mais le bloc politique au pouvoir reposait sur le puissant
leadership de BOUMEDIENE qui, à son tour, retirait de la force
technocratique et de l'idéologie développementise une légitimité
que l'idéologie nationaliste, devenue désuète, n'assurait plus.
A la mort de BOUMEDIENE, en 1978, la technocratie fut mise à
l'index par les autres fractions politiques et l'on mit fin à ses velléités
de pouvoir. Dans l'institution politique elle-même, mais aussi dans
les espaces techniques et sociaux qu'elle avait commencé à édifier
pour assurer sa maîtrise technologique, et qui risquaient de devenir,
entre ses mains, les moyens d'une «autre maîtrise», celle-là.beaucoup
plus dangereuse pour ies fractions rivales, la maîtrise de la société et
donc du pouvoir.
Après avoir «restructuré» toute la géographie technique,
économique, sociale et culturelle que la technocratie avait
laborieusement élaborée- et c'était là l'unique moyen de l'en déloger
- le nouveau bloc au pouvoir recomposa le système d'alliances
qui avait rendu possible son émergence c01mne force sociale et
politique : au sein del 'institution étatique et politique, la bureaucratie
administrative, que fa technocratie avait reléguée dans l'ombre, se
vit dotée de nouvelles prérogatives qu'elle utilisa copieusement pour
se venger de son ambitieuse rivale.
Le secteur privé, que la technocratie d'origine publique avait
écrasé de son dynamisme, fut encouragé à se développer et l'on mit
en exergue ses valeurs propres (l'esprit d'entreprise, la compétitivité,
la souplesse de fonctionnement), que l'on opposa aux gaspillages,
aux surcoûts, à la faible productivité des sociétés nationales, à leur
rigidité.

218
Vis-à-vis de l'opinion publique, on eut beau jeu de mettre en
valeur les aspects négatifs qui avaient accompagné la montée en
puissance de la technocratie : on exhiba les coûts de l'assistance
technique étrangère pour mettre en cause sa compétence, on traîna
quelques grands technocrates devant les tribunaux pour cause de
détournements et l'on développa l'idéologie du «small is beautifull»
pour dévoiler les ambitions de puissance de cette catégorie. On
se fit même écologiste en montrant du doigt les dégâts contre
«l'environnement naturel» que certaines implantations industrielles
avaient occasionnés.
En bref, on fit tout ce qu'il fallait faire pour amputer la technocratie
de sa dimension politique, mais ce faisant, on détruisit partiellement ses
capacités à organiser une maîtrise nationale de la technologie. On la frappa,
même si cela n'était pas intentionnel, à la fois «au cœur et au cerveau»:
c01mne force sociale et politique mais aussi comme MONTT.
En lui-même, ce fait historique n'est pas exceptionnel, il est même
banal et montre une fois de plus que la problématique de la maîtrise
technologique est toujours liée aux phénomène de pouvoirs et au
système politique dans lequel elle est insérée. Dans l'histoire des
sociétés, les exemples de ce genre sont nombreux. Et pour reprendre
les concepts de Marx, des forces productives ·déterminées sont
toujours inscrites dans des rappo1is de production déterminés.
Pourtant, ce qui reste intéressant pour le cas algérien, c'est bien
«la facilité» avec laquelle a été défaite la technocratie et qui nous
amène à nous interroger sur sa fragilité. Ce qui nous conduit à quitter
le domaine du politique stricto-sensu pour analyser les conditions de
son insertion sociale et culturelle qui, seules, peuvent nous aider à
comprendre sa faiblesse institutionnelle.

'fECIINOCRA'fIJ: ET SOCIÉTÉ
Dans la majorité des études que nous avons menées sur le terrain,
et auxquelles nous renvoyons le lecteur, nous avons remarqué la
«répétition» de pratiques spéciales conduisant souvent à des conflits
et qui sont significatives de la difficile immersion de la technocratie
dans le corps de la société.

219
Qu'il s'agisse des formes nouvelles d'autorité liées à l'organisation
du travail qu'elle a voulu introduire et qui ont souvent buté contre
des systèmes hiérarchiques différents ; ou bien des techniques de
rémunération qui n'ont jamais réussi à avoir l'efficacité attendue ;
ou bien encore des relations à «l'environnement local» qui sont
souvent restées malaisées à organiser, tout s'est passé comme si la
technocratie était incapable de se poser comme «leadern à l'intérieur
de l'espace qu'elle devait gérer et en «partnership» vis-à-vis des
autres.
Critiquée en permanence par les collectifs ouvriers qu'elle
n'arrivait pas sérieusement à mettre au travail et qui voyaient en
elle plus une catégorie exploiteuse «qu'un allié objectif», mal à
l'aise avec un environnement local (les militants du parti, les élus
locaux, les autorités administratives etc.) qui obéissaient à d'autres
mécanismes de pouvoir et à d'autres règles sociales, la technocratie
vécut dans une relative «solitude sociale» son émergence en tant que
catégorie sociale.
Cette situation eut des effets importants sur les représentations
qu'elle avait d'elle-même et des autres. Dans une première phase,
elle avait émergé, pratiquement du néant, avec l'idée qu'elle
avait une mission historique à remplir un message de rationalité à
inculquer à la société. Son prosélytisme, si.l'on peut dire, n'avait
d'égal que son dynamisme technologique. Au contact de l'expérience
politique et sociale, elle abandonna progressivement ses ambitions
de «démiurge» et adopta, surtout après le lâchage politique de 1980,
un profil plus bas, plus discret. Elle développa <rnne culture de
retrait» fondée sur un vague élitisme où venaient se combiner, selon
des proportions variables, du mépris à l'endroit des politiques qui
l'avaient marginalisée, du ressentiment à l'endroit d'une société qui
ne l'avait pas comprise.

l'JECJFliNOCRA'Jl'IlE JET CULTURE


C'est en effet à ce niveau, nous semble-t-il, que l'immersion
sociale de la technocratie est la plus significative de l'enjeu «social-
historique» de la maîtrise technologique. Un échec politique peut
n'être qu'une sorte d'alinéa conjoncturel, qu'un autre rapport de
force peut effacer ; des difficultés socio-économiques peuvent n'être,
à leur tour, qu'un dur moment à passer avant que le mouvement

220
n'atteigne sa vitesse de croisière. Il n'en est pas de même des valeurs
culturelles qui, seules, peuvent donner au lent processus de maîtrise
technologique, la durée historique nécessaire à sa reproduction
sur une échelle plus large et à des niveaux plus profonds de l'être
social.
Dans cc cadre, la technocratie algérienne a joué de malchance.
Fille du nationalisme algérien, elle en sera la fille mal aimée.
En effet, en même temps que celui-ci ouvrait, après l'indépendance,
la société algérienne au développement et rendait donc possible
l'émergence de la technocratie comme catégorie sociale, il
s'attela pour les mêmes raisons à la tâche de recomposition de «la
personnalité nationale» que le colonialisme français avait largement
défigurée. Bien sûr, dans leur principe, les deux projets n'étaient
nullement incompatibles ; mais les conditions politiques locales de
leur mise en œuvre les amenèrent progressivement à s'opposer dans
une structure conflictuelle qui les conduisit en fin de course à un
véritable télescopage.
Les affrontements commencèrent avec la question de la langue ;
ils finiront avec celle des valeurs.
L'arabisation del' enseignement et d'une partie del' administrntion
a été déléguée, par le bloc au pouvoir, à une de ses fractions
cqnstitutives, la fraction «arabisante» de l'ancien mouvement
national issue en grande partie des «Ulémas»; la mise en place d'une
technostn1cture était, quant à elle, le fait de la fraction «francisante»
qui avait bénéficié de l'enseignement français durant la période
coloniale et avait rejoint le mouvement nationaliste à partir de
l'UGEMA.
Certes le conflit entre les élites «traditionnelles» et les élites
«modernes» n'est pas une spécificité algérienne ; mais il devint,,
dans la topologie politique sociale et culturelle du moment le point
de fixation d'une multiplicité d'enjeux qui dépassaient, par leur
complexité et leur ampleur, les données habituelles en la matière.
Tandis que les pionniers de la future technocratie algérienne se
lançaient dans une politique hardie d'industrialisation, une politique

221
non moins hardie d'arabisation était engagée dans le secteur de
l'enseignement. Mais, loin d'obéir à une logique d'ensemble qui
les aurait ordonnées dans un projet de société commun, elle furent
mises en œuvre dans une atmosphère de concunence exacerbée par
l'unanimisme de façade que leur imposait le système politique. Une
seule chose peut êtTe les réunissait et contribuait à leur donner une
allure commune : la notion de «défi». D'où aussi le rythme rapide,
précipité même des réalisations dans chaque secteur.
Pour les technocrates, il fallait développer l'économie du pays
et mettTe en place un «MONTT» en mesure de l'organiser ; les
problèmes de langue et de valeurs nationales viendront après. Pour
les «idéoerates», les points de vue étaient évidemment différents,
sinon opposés : le recouvrement de la personnalité nationale et
principalement de la langue arabe était considéré comme la priorité
des priorités. Deux logiques, deux téléologies différentes portées
par deux catégories sociales aux rivalités anciennes revivifiées par
les ambitions du présent ; ajoutons à cela un système de pouvoir
qui ne pouvait ni ne voulait jouer le rôle d'ensemblier général et
qui pratiquait «le diviser pour régner» ; tout semblait réuni pour
cloisonner les deux espaces et les amener à se déployer selon des
dynamiques parallèles, obéissant à des strntégies adverses.
«Le teukhein» d'un côté, «le legeim> de l'autTe mais peu
de passerelles entre l'un et l'autre. Bien sûr, il y eut «l'option
scientifique et technique» qui inspira la politique éducative du
pouvoir ; il y eut aussi les obligations législatives et réglementaires
concernant 1'arabisation des actes et des procédures dans les
branches économiques et sociales. Mais les praxis l'emportèrent sur
les normes, surtout quand celles-ci venaient «d'en haut».
Et de la langue, on glissa sans s'en rendre compte aux valeurs.
Celles de la technique, liées au travail, au calcul, à l'analyse, se
cristallisèrent sur «le paradigme de la production». Mais, portées par
une langue étrangère, elles finirent par se recroqueviller sur elles-
rnêrnes. Celles de l'école, liées au «patrimoine», à l'hennéneutique,
se fixèrent sur «le paradigme du langage». Mais, au contraire des
premières, elles se répandirent par vagues successives à tout le
'

222
système éducatif, pour couv1ir ensuite l'ensemble du corps social. Les
premières ne pouvaient pas devenir culture, les secondes devinrent
certes une culture de masse, mais qui s'était en partie constituée
contre «la techné» et qui ne lui accordait plus que la place marginale
d'une greffe nécessaire mais inauthentique.
Si, comme l'écrit justement Edgar MORIN, la culture doit être
envisagée comme un système faisant communiquer en les dialectisant
une expérience existentielle et un savoir constitué», cette dialectique
ne pouvait jouer que difiicilement dans le cas algérien.
Quasiment encerclée par une culture à la promotion de laquelle
elle n'avait que très marginalement contribué, la technostructure
perdit toutes ses ambitions «superstructuelles» et «S' enclava» dans
«l'infrastructure» matérielle de la société.
Pourra-t-elle un jour en sortir? Dans cette période mouvementée de
notre histoire, la prévision ne peut être qu'une prétentieuse prédiction.
Tout ce que l'on peut dire avec une raisonnable certitude, c'est que
l'expérience algérienne montre que toute volonté d'organiser une
maîtrise nationale de la technologie est vouée à l'échec, si elle limite
son action à la dimension technique.

223
CHAPITRE X

IMAGES DU SA VOIR :
DANS UN DÉPARTEMENT DE PHYSIQUE JEN INDE

KAPJILRAJ 1

Résumé

Après une période d'optimisme aveugle consacrée à la


constitution d'une masse critique de scientifiques dans les pays en
développement, les sociologues du Tiers Monde, qui partagent l'idée
dominante en philosophie des sciences selon laquelle la «culture» de
chaque domaine scientifique pris à part est identique dans le monde
entier, font aujourd'hui grise mine. Le Tiers Monde leur apparaît
comme une région périphérique dont les programmes de recherche
manquent de créativité.
Une étude in situ d'un laboratoire de physique indien nous
pennettra de mettre en doute la doctrine del 'universalité de la pratique
scientifique. Notre but sera de montrer quels sont les idéaux de la
connaissance (donnés par le contexte spécifique historico-culturel de
l'Inde) qui imprègnent le travail quotidien d'une certaine communauté
dans un domaine de recherche donné, comment ils influencent ses
choix de problématiques, son style de communication professionnelle,
son attitude envers l'expérimentation_ Ces caractéristiques locales
ne doivent pas être vues comme des déficiences par rapport à quelque
norme définie arbitrairement (généralement, les méthodes des pays

1 - Credo-Université de Lille - France

225
«développés» dans ce domaine de recherche), mais plutôt comme
l'une des multiples manières de pratiquer la recherche scientifique
dans le monde.
«A force de lire Newton ou Galilée, de débattre
sur les relations entre technologie et science,
de sonder ! 'inconscient plus ou moins collectif
d'Einstein, de suivre l'influence des idéologies
ou des· métaphysiques dans les connaissances
théoriques, sociologues et historiens avaient
tout simplement oublié d'entrer dans les
laboratoires pour y observer les scientifiques.
La science n 'est pure que par notre ignorance
et notre timidité. 2

1 - INTRODUCTION
Jusqu'à très récemment, il existait une idée reçue très largement
répandue. Celle-ci prétendait que pour qu'un pays en développement
ait une communauté scientifique nationale on n'avait plus, pour
la faire fonctionner, qu'à produire une «masse critique» de
chercheurs et à la doter d'un minimum de fonds pour la recherche.
Ces ressources aidant, les communautés scientifiques des pays en
développement devaient être capables, après un certain nombre
d'années quelques décennies·_ de fonctionner aussi bien que
les autres. Il est à peine besoin de préciser que cette idée se fonde
sur la doctrine de la «République de la science» (Polanyi 1962,
54-73) selon laquelle la science serait parfaitement autonome et
détachée de toute contingence géographiqU:e, comme ces légendaires
Anglais qui apportèrent leur culture avec eux partout où ils allaient
sans se préoccuper des influences extérieures. 3 Ainsi, .selon Edward

2 (manque texte de notre)


3 Cette notion de «République de la science» est elle-même tirée de la notion classique de la science
comme progrès de la raison; la constmction scientifique serait donc l'universalisation de la rationalité.
Les écrits qui prônent cc point de vue sont trop nombreux pour être cités ici. Nous nous contenterons de
préciser que les conférences ct documents d'institutions internationales comme !'Unesco, par exemple,
s'appuient tous sur cc credo. Un exemple peut être trouvé chez Moravcsik 1976. Pour Moravcsik
l'obstacle principal dans les pays moins développés est le défaut de main-d'oeuvre, plus que le manque
d'argent. Pour une critique de certaines de ces idéologies, voir Anderson et Buck 1980.

226
Shils, père-fondateur des études de politiques publiques, «la seule
chose qu'une politique scientifique puisse faire c'est d'influencer
le fonctionnement de ce système autonome [qu'est la science] en
attribuant (ou en n'attribuant pas) des ressources financières, en
établissant un cadre administratif approprié, en fournissant la main-
d' oeuvre ou en définissant certaines tâches. Cela fait, les propriétés
systématiques autonomes de l'activité scientifique devraient pouvoir
se manifester d'elles-mêmes» (Introduction à Shils 1968).
Bien entendu, il n'est pas question ici de remettre en cause ces
conditions nécessaires. Une communauté scientifique ne peut
fonctionner sans un minimum de chercheurs et de fonds dans
quelque endroit du monde que ce soit, surtout en notre époque
de «Supra-Science». Ainsi, les pays en développement se sont
efforcés d'investir d'énonnes sommes d'argent dans leur système
de recherche, convaincus que son fonctionnement impeccable leur
serait ainsi garanti dans un avenir relativement proche. 4
Mais les responsables de la politique scientifique et leurs maîtres
à penser ont dû rapidement nuancer leur optimisme, allant souvent
jusqu'à adopter une attitude opposée, pessimiste : «Les pays sous-
développés ont des cultures pré-recherche qui n'ont ni les institutions
ni la motivation nécessaires» (Dedijer 1963). Ce type d'afiinnation
faisait écho à l'opinion très répandue au 19e siècle selon laquelle
les cultures non-occidentales étaient incapables d'avoir une culture
scientifique qui leur fût propre; la suprématie de l'occident, pensait-
on, était liée à son niveau scientifique (Pyenson 1982). Cette réaction,
ainsi que l'évolution naturelle des politiques de planification, eurent
pour conséquence la reconnaissance progressive d'une insufiisance
des conditions énumérées plus haut. Ainsi pouvons-nous aujourd'hui
constater qu'en plus des critères quantitatifs, des besoins en qualité se
sont exprimés et que la nécessité d'une communication adéquate entre
chercheurs au niveau local et international se fait pressante; d'autres
voix se font entendre pour soutenir le «moral» de la communauté

4 Cette profession de foi repose sur certaines bases idéologiques, en particulier l'idée qu'une
communauté scientifique indépendante est une condition sine qua non de l'indépendance en tant
que telle. Voir Shils 1961; Spaey et al. 1971; Moravcsik 1976. Un débat sur la nature de ces bases
idéologiques irait au-delà des intentions de cet article.

227
scientifique (Moravcsik 1976, 229ff.), ou pour appeler à prendre des
mesures contre «la fuite des cerveaux» (Glaser et Habers 1978, par
exemple).
De nombreux pays du Tiers-Monde ont déjà rempli une bonne partie
de ces conditions : la communauté scientifique et technologique de
l'Inde, qui a un taux de croissance annuel de 9%, occupe aujourd'hui
le troisième rang au monde par son nombre, avec environ 1,5 million
de chercheurs et d'ingénieurs (mais le huitième rang pour ce qui est
du volume de publications), et couvre presque toutes les disciplines
de recherche. Elle occupe le treizième rang pour l'édition scientifique
mais le premier, parmi les pays du Tiers Monde, pour le volume et
l'impact de ses publications ; elle dépense environ 0,75% de son
PNB pour la science et la technologie (Garfield 1983, 1985 ; voir
aussi Statistical Outline oflndia, 1984, 1985, 15, 174).5
Malgré ces succès, il devient peu à peu évident que la recherche
dans ces pays ne se pratique pas tout à fait comme en Europe ou en
Amérique. Ces dernières années, dans de nombreuses «puissances
intennédiaires» (en particulier en Argentine, au Brésil, en Inde et au
Mexique), ainsi que dans des organisations telles que l'UNESCO,
les scientifiques, les planificateurs et le public éclairé ont vu leur
espoirs déçus et sont partis à la recherche de ce qui fait «marcher»
la science.
Les différences observées entre le fonctionnement de la science
dans les pays de tradition scientifique et dans les pays qui s'y sont
récemment initiés sont de plus en plus couramment expliquées par
l'idiome Shilsien du «centre» et de la «périphérie». 6 D'après cette
théorie, la science aurait été organisée dans les colonies pour servir
les intérêts de l'empire. Bien que ces colonies soient aujourd'hui
des états indépendants, leur attitude envers la créativité serait restée

5 - De même en Amérique Latine, les dépenses d'étatpour la science et la technologie ont été multipliées
par six entre le milieu des années 60 et le début des années 80. Voir Vcssuri 1987.
6 - Utilisé à l'origine par Shils 1975, 3-16, le modèle «centre-périphérie» a été retiré de son contexte
théorique et sociologique au cours de cette dernière décennie par des économistes latino-américains,
puis déformée par des spécialistes de la politique scientifique. Un bon exemple de cc genre de
déformation est Goonatilakc 1984. Un récit plus détaillé de son évolution dans la pensée «science
et développement», plus particulièrement en rapport avec l'Amérique Latine, peut être trouvé dans
Vessuri 1987.

228
marquée par la dépendance ; comme la science ne fait pas partie de
la culture indigène, les scientifiques de ces pays seraient obligés de
prendre leur élan et leurs idées au centre (c'est-à-dire en Occident,
chez les anciens maîtres coloniaux) (Shiva et Bandhyopadhyay 1986
575-94; idem 1981). L'avantage de ce point de vue, c'estqu'il tempère
l'optimisme aveugle des années 60 en reconnaissant la dépendance
structurelle du Tiers Monde vis-à-vis de l'Occident et le caractère
satellite de la plupart des institutions des pays en développement ;
nous sommes loin du pessimisme résigné mentionné plus tôt (Dedijer
1963).
Cependant, si nous nous penchons, préoccupation légitime, sur
le sens du tenne de «créativité» dans ce contexte néo-Shilsien,
nous nous apercevons que ses propres promoteurs n'en ont pas
fait l'analyse critique. En effet, ce que les néo-Shilsiens voient
comme la dépendance structurelle et le caractère secondaire de la
pratique scientifique dans les pays de la «périphérie» est également
attribuable à une majorité d'institutions du «centre». 7 Il en résulte
donc que l'ensemble des qualités désirables appelées «créativité»
est en fait extrêmement rare, réservé à une poignée d'institutions et
de personnes de par le monde, y compris dans la «périphérie», ce
qui semble désamorcer l'assertion de base des adeptes de la théorie
«centre-périphérie». Toutefois, personne ne conteste le fait qu'il
y ait des différences notables dans les pratiques scientifiques des
différentes régions du monde.
La Weltbild «centre-périphérie»' est sans aucun doute plus
satisfaisante pour la compréhension de la science dans le Tiers Monde
que les analyses qui l'ont précédée. Elle reste cependant prisonnière
de l'idée d'une «République de la Science» et de ce fait ne peut
intégrer certains concepts comme celui de «créativité». En effet, la
vision unifonne du fonctionnement de la science, pour des apports
institutionnels donnés, n'est pas remise en question : il est donc
impossible de se rendre compte si les scientifiques de la «périphérie»
jouent le même jeu que ceux du «centre», ou encore si certaines

7 - Kuhn ([1962] 1970) et d'autres font précisément cette objection: la science en tout lieu est généralement
conformiste; elle obéit à des paradigmes et n'est pas réputée pour son originalité et son esprit critique.

229
des différences observées dans les pratiques «périphériques» ne
pourraient avoir d'autres sources, comme par exemple le rôle de
la connaissance dans le système de valeurs d'une société ou d'une
culture donnée, en d'autres tennes la manière dont une culture
donnée considère la science. Au lieu de cela, la plupart des chercheurs
travaillant sur ce paradigme constatent que «l'exercice efficace de la
science occidentale est gêné, sinon entravé», parlent de «l'hostilité du
milieu environnant», de «régression» ou des «difficultés à pratiquer
la science occidentale au sein d'une culture non-occidentale». Un
auteur va même jusqu'à afiirmer que «la science est l'une des formes
d'expression créatrice les plus profondes de l'esprit humain. Il est
absurde de s'attendre à ce que la science coule tout naturellement
des établissements, bibliothèques et laboratoires, même très bien
équipés, à moins d'avoir des esprits humains convenablement
préparés au travail scientifique» ; il exprime son inquiétude, sans
doute sincère, sur les thèmes: «Qu'est-il arrivé à la science indienne?
Pourquoi nos institutions n'ont-elles pas été capables jusqu'à présent
d'atteindre le niveau des meilleures institutions occidentales ? Que
pouvons-nous faire pour améliorer cette situation ?» (Rai Choudhuri
1985). Il est clair que tout modèle génère ses adeptes et crée sa propre
justification, en grande partie par la création du monde dont il érige
les principes ; la vision du monde «centre-périphérie» ne fait pas
exception à la règle. Bien au contraire, une pléiade de centres se sont
mis à effectuer les plus périphériques des recherches périphériques.
Des exemples type sont les projets issus du programme lcsopru de
l'Unesco.
Notre but est·de montrer que la manière dont une culture donnée
considère la connaissance, ou son «image du savoirn, comme nous
l'appelons, est le reflet d'une doctrine culturellement détenninée;
celle-ci est inhérente aux modes de trnvail d'une cmmnunauté
scientifique, ainsi qu'à ses interactions avec la société (qui en
sont essentiellement orientées). En effet, c'est elle qui donne sens
à la connaissance : elle explique pourquoi une société a besoin
de connaissance ; elle décide de ce qui sera considéré comme
connaissance, quel groupe social en sera maître et quel pouvoir
lui sera conféré ; elle fixe les processus d'acquisition du savoir,

230
les modes de communication et de validation, etc. 8 Nous pensons
donc que l'une des conditions préalables à la compréhension de
l'activité scientifique dans le contexte d'une culture donnée est de
cerner la spécificité des différents concepts et images du savoir qui
la déterminent.
En ce qui concerne l'Inde, cela nous semble d'autant plus
nécessaire: car cette région a toujours eu, des origines à nos jours
et presque sans interruption, ses propres traditions de savoir. Et la
tradition continue de jouer un rôle important dans presque tous les
aspects de la vie de ce pays (un fait parfaitement reconnu dans le
monde). D'ailleurs, c'est à travers le prisme d'un réseau de valeurs
et d'images traditionnelles du savoir que les idées scientifiques
occidentales furent introduites et assimilées en Inde au l 9e siècle.
A cette époque, les castes supérieures Hindoues, surtout les
Brahmanes, entrèrent en contact avec les Britanniques et adaptèrent
ces nouvelles connaissances, (c'est à dire la science moderne),
dans le cadre conceptuel de l'idéal du savoir indien que j'ai qualifié
d' «immaculé» (Raj 1986). Ce serait donc une omission grave que
de ne pas effectuer une étude symétrique sur la présence de ces
images traditionnelles dans la pratique de la science moderne en
Inde. D'autre part, il est clair, même à première vue, qu'à l'heure
actuelle le travail scientifique en Inde diffère, c'est le moins qu'on
puisse dire, non seulement de ce qui se fait au «centre» mais aussi
dans d'autres régions de la «périphérie». 9 En effet, le fait que le
«programme fort» de Bloor soit passé inaperçu chez les sociologues
de la science du Tiers Monde est tout à fait surprenant (voir Bloor
197 6 ; Febvre 1962, surtout 679), car c'est ·précisément en leur sein
qu'il aurait pu trouver ses plus ardents défenseurs et sa plus évidente
justification. 10

8 - Notre emploi du tenne «image du savoir» est !rés proche de celui d'Elkana (voir son 1978, 1981 ).
Voir aussi Barnes 1974.
9 - Cette différence est clairement démontrée sur la base exclusive de données bibliométriques dans
Garfield 1983, 1985.
10 - En effet, la plupart des spécialistes de la science se montrent très agressifs à la seule mention de
science nationale.

231
Cependant, on a voulu attribuer ces différences à des déficiences
au niveau de la fonnation professionnelle et de la capacité de
socialisation des scientifiques indiens. Ainsi, le travail d'un chercheur
ne serait jamais évalué par ses confrères ; une fois admis au sein de la
communauté, la promotion se ferait plus ou moins automatiquement.
De manière concomitante, et c'est un fait reconnu, les scientifiques
indiens publient relativement peu. On explique généralement la
seconde circonstance comme étant la conséquence de la première,
et cette relation, a priori si évidente, se passe même de justification
: la carotte et le bâton ... 11 Pourtant, sans qu'ils bénéficient d'aucune
récompense identifiable ni d'aucun système de gratification, bien
au contraire, car les professions scientifiques ne sont pas les mieux
payées en Inde, la plupart des scientifiques de ce pays se consacrent
entièrement à la recherche et sont très fiers de leurs succès. Le taux
inférieur de publication par rapport aux chercheurs d'autres pays est
dû au fait que leur pratique de la science se réfère à une structure
d'images sous-jacentes différente plutôt qu'à une insuffisance de
stimulants matériels ou de jugements de la part de leurs pairs.

2 - MÉTHODOLOGIE
Comment, et ceci est une question capitale, identifier des éléments
aussi intangibles que des images de la connaissance ? Les méthodes
employées jusqu'à présent par les sociologues de la science dans
le Tiers Monde, qu'il s'agisse d'analyses bibliométriques ou
sociométriques, faites d'après des questionnaires, et qui font
aveuglément confiance à des scientifiques pontifiants (il n'en manque
pas en Inde) sont de toute évidence insuffisantes (pour une critique
de la scientométrie conventionnelle, voir Edge 1979). Au mieux, ces
analyses peuvent servir à construire des panoramas morphologiques,
qui ont leur utilité ; mais elles ne nous donnent aucune information
sur le travail scientifique au quotidien, sur les attitudes envers la
connaissance ou les différents styles de recherche (voir, par exemple,
Shiva et Bandhyopadhyay 1981, 1986). Le meilleur moyen d'obtenir

11 - Hagstrom 1965, affirmant que le don est le principe organisateur central de la science moderne, est
en effet considéré comme l'ouvrage de référence normatif, sinon la bible, du périphéristc.

232
ce type d'infonnations sera donc l'étude anthropologique de la
communauté scientifique indienne dans son habitat naturel c'est à dire
un laboratoire indien à travers ses modes d'organisation, de travail
et de communication, etc. Les particularités de la pratique indienne
pourront ensuite être mises en lumière en comparant cette étude à
une autre similaire, faite sur un groupe pris dans un autre pays. Avec
un peu de chance, la juxtaposition de ces éléments avec les pratiques
intellectuelles traditiomielles en Inde révélera quelques-unes de ces
images sous-jacentes. S'il s'avère ainsi possible de montrer qu'un
groupe de chercheurs donné a tendance à sélectionner, panni lés
ressources dont il ,dispose, celles ·qui lui sont les plus familières
culturellement, nos efforts seront récompensés.
Voici le moment choisi pour donner quelques éclaircissements
sur notre utilisation de ce genre d'étude «sur le terrain». Bien que la
surveillance in situ d'activités scientifiques ait déjà fait ses preuves,
grâce à l'ouvrage novateur de Bruno Latour et Steve Woolgar ( 1979),
et qu'elle soit de plus en plus prisée, cette approche s'est jusqu'à
présent limitée à l'étude des processus de raisonnement propres
à ce1tains domaines de recherche, en se fondant (tacitement) sur
l'idée que la «culture» d'un domaine est identique dans le monde
entier. 12 Nous allons tenter dans cette étude de tester cette hypothèse
en révélant quelques-uns des ingrédients locaux qui contribuent au
caractère spécifique du travail scientifique, non seulement en ce
qui concerne la recherche proprement dite, mais aussi les choix de
problématique. Cependant, ces ingrédients ne doivent pas être vus
comme des déficiences par rapport à une nonne (généralement ce qui
est pratiqué dans ce domaine au «centre»), ni ces attitudes comme
faisant obstacle à l'esprit scientifique c'est à dire, dans le cas présent,
rejetées en tant qu'expression d'un esprit indien non scientifique,

12 - Ironiquement, bien qu'ils incitent à adopter une approche symétrique dans l'étude des pratiques
et croyances scientifiques. les anthropologues de la science actuelle se sont·pcu souciés d'analyser
l'interaction entre la culture «nationale» et la culture «professionnelle» d'un domaine ; et cette
analyse est même frappée d'anathème par nombre d'entre eux. Bien sûr, lu surveillance in situ
suscite aussi d'autres problèmes. En effet. même si tous les ethnographes de la science sont d'accord
pour dire que l'étude en laboratoire des activités quotidiennes de chercheurs au travail peut enrichir
notre compréhension de la science, les opinions divergent quant à cc qui peut et doit être tiré de ces
expériences, Voir Woolgar 1982; Lynch 1982. Toutefois, malgré tous ses défauts (ou peut-être à cause
d'eux, car cette méthode n'est pas encore mise au point), l'étude en laboratoire nous semble être
l'approche la plus productive pour aborder les questions que nous nous posons ici,

233
superstitieux et embarrassé par le système des castes mais plutôt
comme ce qui fait la différence entre les diverses manières d'aborder
la recherche scientifique dans un domaine donné en différents lieux
de la planète.
L'obstacle méthodologique une fois surmonté, comme nous
l'espérons, nous voici immédiatement confrontés à une difficulté
nouvelle et non moins sérieuse : comment sélectionner un échantillon
représentatif? Nous voyons déjà d'ici les partisans de la méthode
conventionnelle se frotter les mains avec jubilation : en effet, la
communauté scientifique indienne s'étale sur 150 universités et un
millier d'institutions de recherche dispersées dans le pays.L'isolement
de la plupart de ces établissements, l'insuffisance des transports, le
fait qu'il y a peu de postes et donc peu de personnel de réserve et
de soutien financier font que toute étude sur le style de recherche de
ce groupe pour peu qu'on ait encore assez de temps et d'énergie à
consacrer à la recherche se trouve généralement noyée dans un «bruit
de fond» devenu vite assourdissant : en effet, l'observateur non averti
est assailli par une litanie de plaintes sur le (non) fonctionnement
de l'entreprise scientifique dans ces centres isolés ; il devient donc
impossible de recueillir la moindre infonnation sur des habitudes
scientifiques distinctes. Les partisans de la méthode conventionnelle
ont ici la victoire facile.
Heureusement, il y a tout de même en Inde une poignée
d'institutions de renommée internationale qui n'ont pas à subir
ces contraintes et où l'on doit pouvoir trouver des caractéristiques
spécifiques, si du moins elles existent. Panni ces institutions figurent
les cinq Instituts Indiens de Technologie (où UT) à Bombay, Delhi,
Kanpur, Kharagpur et Madras, et quelques autres établissements
de recherche et/ou d'enseignement, à Bangalore, Madras, Calcutta,
Bombay et Ahmedabad. La description qui suit est le fruit d'un
séjour de cinq semaines, en tant que participant-observateur, dans
le département de physique de l'un de ces centres, l'Indian Institute
of Science à Bangalore, le plus ancien établissement de recherche
et d'enseignement post-doctoral en Inde. Cette étude de terrain fut
effectuée pendant l'été 1989. Je venais tous les jours à l'Institut et

234
j'imposais ma présence à différents groupes de travail. De plus, j'eus
avec les enseignants et les étudiants de longs entretiens, pendant
lesquels je posais des questions sur leur curriculum vitae.
Bien quel' éventail des problèmes suggérés dans l'introduction soit
très ouvert, nous nous contenterons ici de parler des aspects suivants
des «image-du-savoirn : comment la connaissance est-elle vue par
un groupe de chercheurs dans une discipline donnée et qu'appellent-
ils connaissance ? Quelle est l'influence de cette interprétation sur
l'organisation du travail et sur l'attitude envers la recherche dans ce
domaine? Nous ne nous occuperons pas de considérations plus larges
connaissance et pouvoir, par exemple car nous les avons traitées
ailleurs (Raj 1986) ; elles ne seront utilisées ici qu'en toile de fond.
Nous indiquerons seulement que les universitaires indiens viennent
pour la plupart de familles Brahmanes de tradition universitaire ou
libérale. Parmi les quelques non-Brahmanes qui ont réussi à pénétrer
ces milieux exclusifs, nombreux sont issus des castes supérieures
de l'Inde du Nord, où le Brahmanisme est traditionnellement moins
puissant, ou bien sont d'origine Bhadralok du Bengale (Sinha 1970,
105-53). Une fois arrivés jusqu'aux échelons supérieurs de l'élite
intellectuelle, ces chercheurs sont souvent plus brahmanes que les
Brahmanes eux-mêmes. 13
Dans la perspective «image-du-savoirn, nous pouvons tout d'abord
nous poser les questions suivantes : qu'est-ce que la recherche pour
ceux qui adhèrent à ces images? Quelles démarches suivent-ils pour
identifier et résoudre les problèmes ? En d'autres tennes, quels sont
les processus employés pour trouver des solutions aux problèmes?
Dans quelle mesure les choix et les méthodes de recherche de
solutions sont-ils influencés par leurs contacts professionnels avec
leurs collègues ? Comment communiquent-ils entre eux ? Leur
travail est-il compris et évalué à sa juste valeur par la communauté

13 - Ceci peut-être mis en parallèle avec cc que Srinivas appelle la «sanscritisation», en une tentative
d'explication du phénomène de la promotion sociale à l'intérieur du système des castcs:»Lc
mouvement a toujours été possible, en particulier dans les régions moyennes de la hiérarchie. Une
caste intëricurc pouvait cn l'cspacc d'une ou deux générations s'élever dans la hiérarchie en devenant
végétarienne et en s'abstenant de boire de l'alcool, ainsi qu'en sanscritisant ses rituels et son panthéon»
(Srinivas 1952, 30; 1976). Il me semble que cc concept pourrait être utilisé à bon escient pour expliquer
l'intcllcctualisation de communautés traditionnellement non intcllcctucllcs, par l'assimilation d'images
brahmanes du savoir en même temps que l'ensemble des autres infonnations.

235
scientifique internationale ? Nous montrerons ici que ces questions
ont leur importance non seulement pour la sociologie de la science
mais aussi en ce qui concerne la politique de planification de la
science, et nous esquisserons quelques réponses à certaines d'entre
elles.

3 - L'ETUUE SUR l,E TERRAIN


3 - 1. Préliminaire
Fondé en 1909 grâce à une donation genereuse et à l'action
infatigable de l'industriel et ancien magnat de l'opium, Sir Jarnsetji
Nusserwanji Tata, l'Indian Institute of Science ouvrit ses portes
en 1911. Il offrait un dispositif de recherche et d'enseignement en
chimie générale et appliquée, en électrotechnologie, et en chimie
organique. (Harris [ 1925] 1958). 14 Au moment où j'écris, l'Institut
comprend 23 départements d'enseignement et de recherche en
science et en ingénierie, organisés en quatre divisions, et emploie
plus de 400 chercheurs (Indian Institute of Science 1985). Qui plus
est, trois des cinq membres du Comité Consultatif Scientifique
du Premier Ministre de l'Inde y sont professeurs titulaires, et de
nombreux enseignants siègent dans divers comités scientifiques et
organisations stratégiques nationaux, tels quel 'Indian Space Research
Organisation, le Defence Research Institute, et le Indian Council for
Scientific and Industrial Research. Cet institut a également servi de
modèle à d'autres établissements d'enseignement supérieur et de
recherche dans le pays.
Le département de physique fut fondé en 1933 par Sir C.V.
Raman, lauréat du prix Nobel. Pendant les trois premières décennies
de son existence, le département se consacra essentiellement aux
questions d'optique et de spectroscopie, le domaine de Raman lui-
même, et obtint rapidement une renommée internationale. A cette

14 - Voir aussi Scbaly 1985.ll ne serait pas exagéré d'affirmer que Tata est entièrement responsable
de la création de cet institut; en effet, l'attitude du gouvcmcmcnt britannique peut-être résumée par
ces paroles de Lord Curzon, qui était vice-roi d'Inde à l'époque:« Commencer par la polytechnique et
ainsi de suite, c'est comme si l'on donnait un chapeau haut-de-forme à un homme nu alors que cc qu'il
!ui faut, c'est un pantalon.» (cité par Scbaly 1985, 117).

236
époque, il ne comptait qu'un seul professeur titulaire, un professeur
assistant, un maître de conférences, et un assistant de recherches. 15
Depuis 1970, le nombre de chercheurs n'a fait que s'accroître,
allant jusqu'à plus de vingt-cinq enseignants ; malgré ce chiffre
somme toute modeste, les sujets de recherche se sont extrêmement
diversifiés et incluent, entre autres, les transitions de phase, les
études à haute pression et à basse température, la spectroscopie non
linéaire, la physique des semi-conducteurs, la cristallographie et les
études RMN de phénomènes biologiques, la cryogénie, la géologie
nucléaire, les études théoriques sur les solides amorphes, la physique
des plasmas, la physique des particules et la théorie des champs. Le
département de physique a réussi à attirer environ un quart du total
des dépenses civiles pour la recherche fondamentale en physique des
solides. Avec environ 75 étudiants travaillant à des thèses de doctorat,
c'est l'un des principaux centres de formation de la communauté
scientifique indienne. Nous allons maintenant décrire la manière
dont ce département est organisé, le profil des enseignants et des
étudiants préparant une thèse de doctorat, et en dernier lieu leurs
attitudes envers la recherche. 16

3 - 2. O:rganisatirn111 du département de physique


Pour l'observateur extérieur, l'un des aspects les plus frappants
de cette organisation est sa structure en pyramide inversée 17 douze
professeurs titulaires, six professeurs associés, quatre professeurs
assistants et trois maîtres de conférences, avec une moyenne de quatre
étudiants thésards par enseignant. Vu la multiplicité des thèmes de
recherche et le nombre de groupes de travail, qui correspond au
nombre de professeurs, cette structure favorise la communication
verticale (descendant hiérarchiquement des professeurs ·vers les

15 - Cette information a été donnée par P.S. Narayanan, président (à la retraite) de la Division des
Sciences Physiques et Mathématiques, I!Sc, 1975-1986.
16 ·· Malheureusement, malgré mes efforts pour éviter les jugements de valeur, de telles connotations
persistent. La critique des pratiques locales apparaît involontairement dans la plupart des récits, et les
premières réactions suscitées mentionnent toujours l'atmosphère «déprimante» de Bangalore. Pestre
(1984) suscita des réactions similaires. On ne peut que regretter que le rêve positiviste d'un «degré
zéro» du langage n'aitjamais été réalisé.
17 - Des recherches plus poussées ont montré qu'il en était de même dans presque tous les autres
départements de l'institut et dans presque tous les autres établissements scientifiques du pays.

237
étudiants), plutôt qu'horizontale (entre pairs), allant jusqu'à exclure
la collaboration collégiale, comme nous le verrons plus loin. A une
exception près, dont nous parlerons plus tard, le travail individuel
semble être de règle. Les enseignants n'ont pour collaborateurs
que leurs propres étudiants. Ceci explique, du moins partiellement,
la diversité des spécialisations mentionnée ci-dessus. Nous
développerons cet aspect du département dans la partie consacrée
aux attitudes envers la recherche.

3 - 3, JLe c11.ursU11s des chercheurs


Presque tous les enseignants ont reçu leur diplôme de maîtrise en
Inde. Plus de la moitié y ont également fait leurs études doctorales.
Les autres ont obtenu leur doctorat à l'étranger, dont un bon nombre
aux Etats-Unis. Panni ces derniers, un groupe se distingue tout
particulièrement des autres : il est composé d'un professeur titulaire,
d'un professeur associé, et de deux maîtres de conférences. Leurs
profils universitaires sont très semblables et ils se connaissaient
avant de venir travailler à l'institut (le professeur a enseigné en Inde
dans l'établissement où certains d'entre eux ont fait leurs études, les
autres se sont connus aux Etats-Unis où ils ont tous étudié et travaillé
comme chercheurs). Ce groupe, dont les membres collaborent de
manière très serrée, occupe une place à part dans le département
de physique. Leur style de recherche et leur manière de travailler
ensemble les différencient sensiblement des autres ; d'autre part,
leur expérience vécue de deux cultures professionnelles, indienne
et américaine, leur pennet de mieux saisir la nature du système
d'éducation et de recherche indien. Cette dernière particularité nous
a été extrêmement précieuse : en effet, le fonctionnement des autres
groupes du département a pu être comparé à celui de ce «groupe de
contrôle», nous évitant ainsi la difficulté d'en trouver un à l'étranger.
Il nous faut ici prévenir le lecteur que cc groupe «étranger» est très
critique à l'égard des «autochtones» ; ce n'est cependant pas tant le
fait de cette critique qui nous intéresse, que sa nature, même si elle

238
est parfois exagérée. 18 Nous réservons pour l'avenir, bien qu'elle soit
utile, sinon indispensable pour la symétrie de nos propos, l'étude
du comportement de ce groupe «étranger» tel qu'il est perçu par
les scientifiques «autochtones». Nous nous concentrerons ici sur
l'image au travail de ceux qui ne font pas d'effort conscient pour se
distinguer des autres.
Nous allons maintenant nous pencher sur un aspect particulier de
la formation de ces chercheurs, reconnu comme crucial pour leur vie
professionnelle au moins depuis Kuhn ([1962] 1970) : comment les
enseignants ont reçu leur formation de physicien et comment à leur
tour ils transmettent ces connaissances à leurs étudiants (voir aussi
Bourdieu et Passeron 1970).

3 - 4. Formation
Bien que les étudiants travaillent à partir de manuels britanniques
ou américains, le contenu de ces livres leur est présenté de manière très
spécifique : une vision encyclopédique du savoir leur est inculquée.
Bien entendu, seuls en sont conscients ceux qui, du fait d'avoir été
formés ou d'avoir travaillé à l'étranger, ont pu bénéficier d'un autre
point de référence. L'un des membres du groupe «étranger», qui a
fait ses études aux Etats-Unis et y a longtemps travaillé, observe
que:
Si l'on prend un étudiant dans un département [de physique]
[ici], il en ressortira très probablement avec l'idée qu'on apprend
la physique dans les livres et les revues. Ce n'est pas quelque chose
qu'on découvre par soi-même. Le problème principal [en Inde], c'est
notre érudition scientifique et. .. cette érudition est l'obstacle principal
à notre capacité d'innover en physique. Pour moi c'est un avantage,
parce que je n'ai pas besoin de savoir grand-chose, c'est à dire que je
ne suis pas moi-même érudit. Mon approche de la physique n'est pas
académique, je veux dire que mes connaissances en physique ne sont
pas très étendues, je suis plus ou moins ignorant, mais ça ne me gêne

_ 18 - Dans son célèbre article de 1944, Schutz confirme celle assertion en reconnaissant l'objectivité de
l'étranger face au "in-group", malgré ses préjugés, parti-pris et incompréhension vis-à-vis du "homc-
group".

239
pas ... car il y a ici beaucoup de gens érudits, cela m'aide beaucoup
parce que je peux simplement aller leur parler.
Un autre membre du groupe, jeune chercheur en laboratoire qui
a obtenu son doctorat aux Etats-Unis et a longtemps travaillé en
Europe avant de rentrer en Inde, affirme :
Les étudiants reçoivent une vision très statique de la physique.
L'enseignement de la science moderne est régi par une conception
védique du savoir.
Toujours dans le même groupe «étranger», un autre membre qui
a fait ses études dans la même université américaine que le jeune
chercheur précédent exprime des idées similaires, quoiqu'en tennes
très imprégnés de parti-pris :
On n'encourage pas les étudiants à penser par eux-mêmes, on ne
fait que leur bourrer le crâne d'informations - on, c'est à dire le
système éducatif. Je trouve même que la situation empire, dans le
sens où même dans les écoles, dès l'âge de six ou sept ans, les élèves
sont bourrés d'informations sur lesquelles ils n'ont aucune opini~n
et qu'ils ne comprennent pas ... Ils ne font qu'apprendre par coeur.
Ils connaissent les mots sans connaître leur signification ni ce à quoi
ils se rappmient. L'infonnation n'est donc pas acquise par intuition,
mais de manière encyclopédique, ce qui ne laisse aucune place à
la créativité ; cela donne le savoir et les connaissances, mais pas la
créativité. Voilà ce qu'est notre enseignement.
Cette présentation statique du savoir se répercute très fortement
sur la manière dont les gens considèrent la recherche. Aux yeux
de ceux qui ont passé leurs années de fonnation, années cruciales,
à l'étranger, cette présentation ne favorise pas ce qu'ils appellent
la «créativité». En tennes plus neutres, pendant le processus
d'acquisition des connaissances, les étudiants n'apprennent pas à
les remettre en question, ils n'ont pas à résoudre de problèmes. Ils
acquièrent plutôt un bagage de connaissances solide et étendu dans
un domaine donné.
La dernière personne interviewée, souvent invitée à venir
enseigner dans une université américaine de renom, compare ainsi

240
son travail d'étudiant postdoctoral aux Etats-Unis à celui de ses
camarades américains :
Je parle de la créativité en science · il y avait [des étudiants
américains] qui assimilaient ou développaient de nouvelles idées,
qui créaient une nouvelle science physique ; là, je voyais bien la
différence, je n'étais pas aussi intuitif qu'eux, j'étais beaucoup plus
attaché à la fonne. Notre éducation est beaucoup plus formelle.
Répondant à notre désir de savoir si èette différence était évidente
et s'il l'avait sentie dès son premier séjour:
Même aux Etats-Unis, ce n'est pas n'importe quel enseignant qui
vous le donne [le sentiment d'être créatif]. Si c'était le cas, on le
sentirait tout de suite. Ce n'est pàs ça, même dans des endroits comme
Cornell, il y a des gens qui vous transmettent des connaissances sans
vous donner ce sens créatif mais on l'acquiert forcément pendant
les cinq ou six ans d'études là-bas, parce qu'on est en contact avec
d'autres gens et que ça fait partie de l'environnement. On s'en
imprègne forcément tôt ou tard.
Le professeur titulaire, récapitulant ses propres années d'études,
nous fit part des pensées suivantes :
A [l'université indienne où j'ai fait mes études], nous devions
simplement répondre correctement aux questions, mais on ne nous
demandait pas d'appliquer des principes à des situations nouvelles
pour aboutir à des solutions logiques, ni d'examiner ces résultats
d'un oeil critique pour voir s'ils étaient plausibles ou non. Ce genre
de chose ne m'était pas complètement nouveau, mais lorsque je
suis arrivé [aux Etats-Unis] pour la première fois, je me suis rendu
compte qu'on attendait de nous bien plus que ce que j'avais fait
pendant mes dernières années à! 'université, et aussi que les étudiants
n'avaient pas peur de poser des questions et de donner des réponses
qui pouvaient être erronées. Je me mis à voir la physique non plus
comme une chose fixe, mais comme une matière qui évolue ... à partir
d'une base déjà existante, pour aboutir à de nouveaux phénomènes
et de nouveaux principes.
Effectivement, un étudiant indien est obligé d'absorber des
volumes entiers ainsi que de nombreux articles pour arriver à cerner

241
toutes les facettes de son sujet. Il faut cependant préciser ici que cette
présentation statique de la connaissance comporte des avantages
indéniables : l'enseignement de base (théorique) en Inde tend à être
beaucoup plus complet, et les étudiants indiens ont généralement plus
de facilités que leurs homologues américains pour ce qui est de la
compréhension conceptuelle. 19 «Le système américain est beaucoup
plus facile que le système indien,» déclare un professeur assistant,
qui a. reçu sa formation de chercheur aux Etats-Unis, mais qui ne fait
pas partie de ce que j'appelle le groupe «étranger» (ce n'est pas un
de leurs proches collaborateurs, et son approche ne se distingue pas
en substance de celle des «autochtones»). Il s'explique:
Ici, nous n'avons pas à rendre de projets pour la maîtrise, il n'y
a qu'à suivre les cours. Je n'ai donc jamais vraiment eu besoin de
réfléchir, Ü suffisait d'apprendre par coeur le inanuel en entier et
de le recracher à l'examen. Là-bas [aux Etats-Unis], le travail
exigé au niveau des cours était plus facile. Ici, bien que toujours
en première division, je n'étais qu'un étudiant tout ce qu'il y a de
plus ordinaire, mais aux Etats-Unis j'avais 99 sur 100 dans toutes
les matières, j'étais d'une certaine manière brillant. Donc pour les
cours c'était beaucoup plus facile parce que je savais me débrouiller
pour apprendre mes cours, mais débrouiller un problème, c'était une
autre histoire. Lorsqu'il s'est agi de choisir son ·propre problème, j'ai
tout...euh, presque tout dû apprendre là bas.
Voici quelques extraits d'entretiens montrant combien cette
différence est couramment ressentie :
«A [l'Institut Indien de· Technologie], nous recevions un
enseignement de très bonne qualité, et donc quand je suis arrivé à
Comell, j'ai sauté tous les cours de première année. Nous avions
déjà fait tout ça. Nous avons pu directement suivre les cours de
niveau avancé».

19 ··Ceci esteonfinné d'autre part par Rai Choudhuri, 1985, 501: «Six des douze étudiants en physique
de ma classe à l'Institut Indien de Technologie passèrent l'examen américain d'aptitude aux études
doctorales (GRE) : cinq reçurent un score supérieur à 90%, dont trois, deux autres et moi-même, avec
99% - la meilleure note qui puisse être attribuée à cc test. A l'Université de Chicago, le département
de physique décerne un prix aux étudiants qui se sont montrés les plus brillants lors de 1'examen
obligatoire d'admission en «troisième cycle»: pendant les dix dernières années, le prix Tclegdi a été
remporté cinq fois par des étudiants indiens ... »

242
Un autre ancien élève de Comell raconte :
« J'avais de très bons résultats à Come Il, dans le sens où j'avais un
meilleur niveau que la plupart des étudiants américains qui arrivent
en «troisième cycle». Je n'ai donc pas eu de problèmes d'adaptation
en ce qui concerne la physique, en fait j'ai sauté la première année
et suis entré directement en deuxième année. Puis j'ai gagné une
bourse de thèse IBM ... en compétition avec d'autres étudiants. Donc
pour ce qui est des connaissances, et c'est probablement ce sur quoi
nous étions testés à ce niveau, pour ce qui est des notes et des cours
pendant ma première année, j'ai probablement reçu une meilleure
préparation à l 'IIT de Kanpur que la plupart des étudiants arrivant
en «troisième cycle» aux Etats-Unis. Mais quand même, si je devais
me comparer non pas à un étudiant américain moyen, mais aux
très forts, aux créatifs, je dirais alors que la formation de l 'IIT de
Kanpur n'avait pas développé en moi cet esprit créatif dont les autres
étudiants étaient imprégnés».
Ainsi que le confessait le professeur «étranger» cité ci-dessus,
ceux auxquels manque cette vaste érudition profitent de celle de
leurs collègues, ainsi que de leurs bases conceptuelles plus solides.
Cette conception statique de la connaissance s'accompagne d'un
parti-pris très prononcé en faveur de la théorie et d'un manque
d'intérêt correspondant pour l'expérimentation. Ceux qui malgré
tout se sont spécialisés dans l'expérimentation en subissent les
conséquences. Le physicien expérimentaliste mentionné plus haut
l'explique ainsi :
En Inde, on ne nous transmet pas l'état d'esprit qu'il faut pour
l'expérimentation. Tout d'abord, en théorie on peut faire du très
bon travail et devenir célèbre ; les bénéfices à tirer sont à mon avis
bien supérieurs. En revanche, en physique expérimentale, il faut se
battre pour achever ne serait-ce qu'une expérience, on a bien plus
besoin des autres pour pouvoir faire son travail. Cette attitude face à
l'expérimentation n'est jamais enseignée aux étudiants de maîtrise.
Le concept d'expérience, l'idée que la physique s'apprend aussi par
l'expérimentation, et pas seulement par la théorie ne leur vient jamais

243
à l'esprit. Il faut donc vraiment faire un effort pour comprendre
cela.
La vraie différence, c'est la manière d'initier les étudiants à la
physique expérimentale, et là nous avons senti qu'il y avait une
grande différence entre ce qui nous était enseigné en Inde et ce que
nous apprenions à Comell à cette époque.
Le commentaire suivant, fourni par un autre spécialiste en
physique expérimentale, est également très révélateur de la manière
dont est entretenu le mythe de la primauté de la physique théorique
idées erronées sur les prix Nobel, état lamentable des laboratoires:
«En maîtrise, on entend parler de tous ces grands noms de la
physique théorique, la plupart des prix Nobel sont des théoriciens;
d'autre part le laboratoire est affreux, très mal entretenu, rien ne
marche, alors on est découragé, c'est comme si au laboratoire on
était obligé de se battre pour des bêtises, des choses très terre-à-terre,
alors qu'en physique théorique on peut réfléchir à toutes sortes de
choses fonnidables. C'est pour cela que la plupart des bons étudiants
qui sortent de maîtrise sont des théoriciens affirmés».
La relation entre le directeur de recherches et l'étudiant, et,
conséquemment, entre la connaissance et son apprenti, est également
singulière : les étudiants doivent se charger tout seuls d'identifier les
problèmes et de leur trouver une solution. Ils ne peuvent consulter
leur directeur, ou un autre enseignant, qu'après avoir identifié et
trouvé une solution à un problème tout seuls. Peu en sont capables.
De leur côté, les professeurs, faisant partie de 1' élite qui a réussi à
surmonter cet obstacle, mesurent tout le monde à leur propre aune
et se plaignent constamment que «de nos jours les étudiants ne sont
pas emballés par la physique», ou encore que «sauf quand ils sont
brillants, il faut leur suggérer les problèmes». En effet, de nombreux
enseignants se sont montrés très critiques à l'égard del' enseignement
dispensé à l'heure actuelle pendant les premières années d'études
supérieures, car il ne garantit pas les vastes connaissances dont a
besoin un étudiant de «troisième cycle». Cet extrait d'un entretien
avec un physicien 1de renom parle pour lui-même :

244
En 1948 ou 1958 [l'année qui suivit son arrivée à l'institutJ ...
Perrin publia des articles sur la théorie générale de la diffusion
de la lumière dans les milieux isotropes homogènes, en utilisant
les paramètres de Stokes. L'excitation était à son comble dans le
département car on cherchait à savoir si l'on pouvait tirer encore des
infonnations à partir de la théorie généralisée de Perrin. Nous étions
si pleins d'enthousiasme, à essayer de comprendre la propagation
de la lumière dans des cristaux plus complexes, que quand on allait
prendre le café, ou même dans la salle de billard, on ne parlait que
de ça. Mais maintenant, voyez-vous, du fait que nous devons ... que
nous recevons de l'argent du gouvernement, de la Commission des
allocations universitaires, il faut accepter beaucoup d'étudiants.Nous
nous sommes aperçus que nous choisissions, qu'on le veuille ou non,
les meilleurs d'entre eux, mais pas forcément ceux qu'on pourrait
dire très motivés et passionnés par la science. Donc on prend ceux-là
et finalement on s'aperçoit que leur but principal est de décrocher un
doctorat, tandis que la publication d'un nouvel article soulève chez
eux moins d'enthousiasme.
Ce point de vue, bien entendu, n'est pas celui de tout le monde, il
n'est en particulier pas pmiagé par les membres du groupe «étranger»,
très critiques par ailleurs de l'approche indienne :
La motivation interne joue un rôle énorme en Inde. Ce n'est pas
le cas .... à l'étranger; on trouve beaucoup de bons étudiants ... Mais
la motivation interne et les efforts déployés pour aller de l'avant
envers et contre tout y sont bien moindres. Il suffit d'en avoir un
petit peu, car on est suffisamment poussé vers la science et soutenu
dans ses efforts par l'ambiance et l'encouragement prodigué pour
pouvoir réussir. Ici, il faut beaucoup plus de motivation interne et
de persévérance pour étudier et réussir en sciences, et c'est la faute
de notre système éducatif. Vous savez, le système éducatif indien,
en général, anéantit toute créativité, en tous cas il ne [!']encourage
certainement pas ... Ceux qui en sortent sans avoir perdu leur intérêt
pour la science, ou pour tout ce qui est créatif, y parviennent non pas
grâce au système, mais en depit de lui.
i;

245
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les étudiants trouvent
les professeurs traditionalistes beaucoup plus rassurants. Nous
nous sommes aperçus, lors d'entretiens, qu'ils font des études de
«troisième cycle» en espérant y trouver une vision plus large de la
physique, afin de trouver le domaine qui les intéresse le plus. Le
cursus de cinq ans semble leur donner amplement le temps de se
renseigner. L'on peut également comprendre qu'ils n'apprécient
guère qu'on leur reproche de «perdre leur temps» à lire des articles
dans un domaine où ils n'ont pas l'intention de publier, ainsi qu'un
membre du groupe étranger le fit un jour en ma présence.
Nous touchons ainsi aux différences fondamentales qui
séparent les attitudes des deux groupes de chercheurs envers la
professionnalisation des étudiants : le groupe «étranger» encourage
ses étudiants à publier tous les problèmes qu'ils ont réussi à résoudre
et toutes leurs expériences, même si ce n'est pas dans les meilleures
revues. La juxtaposition qui suit de deux extraits d'entretiens est
révélatrice :
«Je préfère en effet que mes étudiants publient. .. des articles
d'un niveau honorable, c'est à dire, par exemple, un très bon article,
et quelques articles de qualité moyenne ... C'est très important de
publier, très important. Par exemple, si on publie 10 articles, trois
d'entre eux poun-ont être exceptionnels, de très bons articles, quatre
sont assez bons... et trois pas très bons... Mais au moins on fait
quelque chose. C'est aussi très important de diviser un problème
en parties séparées, donc au lieu de faire tout le travail et ensuite
seulement de publier, on finit un morceau et on le publie, puis on
finit le suivant et on 'le publie à son tour... Et je voudrais que mes
étudiants aient fini de publier au moment d'écrire leur thèse, comme
ça d'une certaine façon leur travail est achevé quand ils se mettent à
la rédiger».
L'attitude adoptée plus fréquemment est ainsi décrite par un autre
enseignant :
«Généralement, nous procédons ainsi : nous nous concentrons
sur notre travail; puis nous écrivons la thèse. Une fois la thèse
achevée, nous publions. Bien sûr, nous publions des articles pour des

246
conférences et des symposiums, mais généralement nous finissons
le travail et ensuite seulement nous publions. Il faut du temps pour
achever un travail commencé au moins trois ou quatre ans. De sorte
que, la plupart du temps, les articles sont publiés au moment où
l'étudiant a déjà achevé sa thèse et non pas au début».
Ce type de fonnation et la structure du département font que
rares sont ceux qui réussissent à survivr~ et à devenir chercheurs.
Pourtant, même ceux-ci ont des difficultés à faire face aux exigences
de la recherche à l'indienne : nombre d'entre eux abandonnent la
recherche pour l'enseignement. L'idéal, en dehors de leur carrière,
reste cependant celui, universellement reconnu, de l'érudition. Bien
peu y parviennent. Dans la sous-partie suivante, nous examinerons
quelles sont les conséquences que peuvent avoir sur la recherche
certaines valeurs inculquées pendant les années formatrices, en
particulier l'approche individuelle de la connaissance et l'équation
science/érudition.

3 - 5. Attitudes envers la recherche


L'assimilation de la science moderne et de l'érudition est
reflétée, entre autres, dans une attitude curieuse envers la physique
expérimentale : les appareils de recherche sont considérés comme
des «services» (en anglais «facility»). Le terme de «service»
(«facility») est le plus souvent employé, en tous cas à l'institut, pour
décrire ce que la plupart des expérimentalistes anglais ou américains
appellent «l'équipement de laboratoire (ou d'expérimentation)»
(en anglais «laboratory (or experimental) setup»). Tout comme son
collègue théoricien accumule les connaissances, l'expérimentaliste
collectionne du matériel, sans qu'il ait forcément un problème
particulier en tête. Un physicien, qui avait déjà passé un certain temps
à commander et faire venir du matériel en tous genres d'Europe et
des Etat<;-Unis pour mettre sur pied un laboratoire, nous confia qu'il
ne savait pas encore très bien ce qu'il allait en faire : «D'abord, il
faut que nous réunissions tous les différents appareils. Quand tout
l'équipement sera là, nous verrons ce que nous pourrons en tirer».
Une chose est certaine : vu son opinion concernant la publication

247
d'articles «je prends mon temps pour cerner les différents aspects
d'un problème avant de publier» jamais il ne s'adonnerait à ce
qu'un de mes coUègues parisiens appelle «une expérience bâclée
à l'américaine». On accumule les équipements de laboratoire non
pas dans l'optique d'une (ou de plusieurs) expérience(s) mais pour
«installer un service» ou «maîtriser une technique» : «j'ai trois
techniques de spectroscopie laser qui fonctionnent en ce moment»,
dit un expérimentaliste, tout en faisant faire le tour du laboratoire
à un visiteur. «Mes étudiants ont accès à trois ou quatre techniques
différentes».
Toujours à propos de physique expérimentale, un autre trait
fréquemment rencontré est le dédain pour le travail manuel et pour tous
les détails concrets qui font partie de l'installation d'un laboratoire.
Cela explique, du moins partiellement, le fait que la plupart des
chercheurs utilisent essentiellement des instruments et des appareils
préfabriqués ; on en construit relativement peu au laboratoire ou dans
l'atelier de l'institut. Un physicien expérimentaliste titulaire résuma
cette attitude en ces termes :
«S'il fallait tout faire soi-même depuis le vase à bec jusqu'à
la machine sophistiquée dont on a besoin, n'importe qui serait
découragé ... Si on vous demande de monter sur le toit, il faut que
quelqu'un fournisse l'échelle. Vous voyez que vous êtes capable de
le faire, mais si l'on ne vous donne pas les outils nécessaires, vous
échouez».
De plus, l'accent mis sur le travail individuel fait que beaucoup
n'aiment pas collaborer sur des expériences. Cette attitude ressort
d'un extrait cité plus haut, qui est peut-être passé inaperçu dans le
contexte précédent, et que nous citons à nouveau ici :
En revanche, en physique expérimentale, il faut se battre pour
achever ne serait-ce qu'une expérience, on a bien plus besoin des
autres pou~ pouvoir faire son travail.
Cette approche individuelle de la connaissance ne touche pas
uniquement le domaine expérimental. Les chercheurs qui font partie
de groupes diff~rents collaborent peu, bien qu'on puisse souvent les
voir ensemble à la cafétéria de l'institut, jouant au tennis de table,

248
ou même parfois, quoique rarement, déjeunant ensemble. 20 Les
quelques articles publiés en collaboration sont en fait de simples
collections de contributions individuelles, comme le sont les articles
bien sûr plus nombreux cosignés par des étudiants et des enseignants.
En physique théorique, chaque collaborateur contribue une sectio,p
distincte et clairement identifiable de l'article; celui-ci n'est jamais
\
le résultat d'un tr~vail concerté, où le tout serait supérieur à la somme\
des parties, et qu'il serait difficile, sinon impossible, de diviser en \
contributions individuelles distinctes. Ce fait peut être rapproché de
la diversité des centres d'intérêt mentionnés dans l'introduction à
cette section. Cette division du travail est également apparente en
physique expérîmentale, ainsi que l'explique un professeur associé:
[Mes deux anciens étudiants] travaillent tous deux à l 'Indian
Téléphone Industries. Ils font aussi de la recherche, donc j'ai
conservé des contacts avec eux. Leur équipement technologique est
meilleur que le nôtre. Je peux ainsi me tenir au courant des progrès
technologiques. Nos équipements sont primitifs, tandis qu'eux, ils
ont des implanteurs d'ions, de la lithographie à rayons électroniques
et de la recuisson au laser... Les objets sont préparés là-bas et les
mesures sont faites ici.
Ou encore, au sujet d'un article publié en collaboration avec un
collègue:
«Par exemple, nous avions besoin d'équipement pour installer un
système de photoluminescence. Il nous fallàit un laser helium-néon
de haute puissance non disponible [ici] ; cnous ne pouvions l"avoir
que chez le Dr. C ... , alors on s'est installé dans son labo. Il nous
a fourni tout ce qu'il fallait et on a pris d'autres outils dans mon
labo: il nous a donné une table et on s'est installé là-bas. Nous avons
utilisé quelques-uns de ses instruments et un peu de son espace».
Lorsque je lui ai demandé si on pouvait vraiment appeler cela
une collaboration, il admit après tin peu d'hésitation : «Non, ce
n'était pas vraiment une collaboration, nous avons juste emprunté

20 En Inde du Sud il: est rare de voir des gens dîner les uns chez les autres ou même ensemble a la
cantine. La plupart rentrent chez eux à midi ou sc passent de déjeuner. Les seules personnes que l'on
voit déjeuner à la cantine de l'institut sont les chercheurs d'Inde du Nord et quelques étudiants.

249
son équipement>> . .Le récit qui suit d'une tentative de collaboration
illustre clairement cette attitude :
«Nous avons parlé avec le Dr R. d'un problème d'absorption
calorimétrique pour mesurer les défauts de semi-conducteurs à des
températures d'hélium liquide. Nous avions les problèmes et il avait
l'équipement d'hélium liquide. Bien sûr, le problème l'intéressait
aussi ... On a essayé de faire un cryostat, mais malheureusement ce
problème était moins important pour lui, car il n'avait attribué cette
tâche à aucun de ses collaborateurs ou étudiants, et la personne à
laquelle je pensais était trop occupée à autre chose. Tout est plus ou
moins tombé à l'eau».
Comme le montrent leurs listes de publications, nombre de ces
chercheurs vont régulièrement à l'étranger et collaborent avec leurs
homologues étrangers. Qu'en est-il de leurs publications collectives
avec ces derniers ? Même dans ce cas, leur manière de travailler est
inhabituelle. Je posai des questions à un expérimentaliste.qui avait
passé un an en Suède et qui avait publié deux articles en collaboration
avec ses hôtes suédois. Indiquant sur sa liste deux titres, il répondit:
Dans ce cas-ci, on avait fabriqué un instrument, une partie de cet
instrument avait été fabriquée antérieurement par cçs trois personnes
qui étaient déjà en Suède, et quand je suis arrivé, j'ai amélioré
l'instrument en ajoutant un élément... Alors nous avons décidé que
cela méritait d'être publié. Bien sûr, on a discuté ensemble. J'avais
dit que je ferais le circuit. Ils ont. répondu que ça ne marcherait pas et
j'ai dit que si, ça marcherait, et que je leur montrerais le lendemain.
En fait j'avais déjà une idée de ce que je voulais faire avant d'y aller.
J'avais décidé que je voulais faire ce circuit-là. Eux.avaient déjà un
circuit qui fonctionnait, mais je me suis rendu compte qu'on pouvait
faire mieux. J'avais des idées et je le leur ai dit, ils ont dit oui, et en
fait j'ai fait le syst~me tout entier. J'ai fait un double de la boîte que
j'ai faite là-bas le circuit etjel'ai ramené ici
Un théoricien, qui m'a affirmé ne pouvoir travailler que seul, a
collaboré avec un chercheur Européen qui l'avait invité pour une
année. Voici comment il parle de cette collaboration :

250
«Effectivement, ceci a été ma seule collaboration. Mais j'avais
réussi à lui imposer mon style de travail. Voyez-vous, je déteste
travailler sur un problème et en discuter simultanément. Avec ce
gars-là, j'ai fait un compromis : je me suis approprié le tableau noir,
et je l'ai laissé se mettre à la table. Il restait là toute la journée, sans
rien dire, recopiant fidèlement ce que j'écrivais au tableau -j'écris
de manière très brouillonne et désordonnée, etje n'y mets de l'ordre
qu'à la fin, quand tout est fini. Donc il recopiait tout, rentrait chez lui
le soir, mettait tout au propre et réorganisait les calculs, et revenait le
lendemain, me demandant «c'est bien ça que vous vouliez dire?». Je
vous assure, c'était fonnidable. Nous nous comprenions parfaitement.
C'était une collaboration idéale. Ça nous a donné un très bon article.
Il me demande sans cesse de revenir travailler avec lui».
revanche, les membres du «groupe étranger» discutent entre
eux beaucoup plus fréquemment. Même si de nombreux problèmes
sont pris dans les revues et les livres, beaucoup naissent de leurs
conversations et discussions. L'un d'eux, sortant d'un séminaire, fit
la remarque suivante :
Les indiens essayent beaucoup plus d'apprendre dans les livres,
alors que [les américains] apprennent bien plus en discutant ensemble.
Ce n'est pas qu'il sont particulièrement formés pour ça, c'est tout
simplement dans l'air.
Cela nous amène à parler d'une autre conséquence de l'approche
individuelle de la connaissance, à savoir le poids du texte. En effet,
l'écriture semble avoir tant d'importance que même la communication
orale est obligée de suivre ses règles. 21 Généralement, on préfère être
laissé seul pour ne présenter aux autres qu'un produit fini. Même à

21 - Cette similarité n'est qu'apparente: en fait, lorsqu'on a l'impression· aujourd'hui que Je style d'une
communication orale est emprunté au texte écrit, c'est le contraire qui se passe: pour un universitaire
indien, c'est la communication écrite qui doit se plier aux règles strictes de la communication
orale. Ceci s'explique par la nature de la langue indienne classique réservée à la communication
intcllcctucl!c, le Sanskrit, la langue des gens cultivés, qui fut conçue et méticuleusement construite
pour la communication orale. Du fait du caractère des textes qui forment Je corpus de cette tradition, et
de leur volume croissant au fil des siècles, certaines règles strictes de syntaxe, de style, etc. ont dü être
suivies. Bien que le Sanskrit ne soit plus une langue vivante, clic continue d'influencer la manière dont
les gens communiquent. Je m'étendrai davantage sur cc point dans le contexte de la science indienne
dans un article qui sera publié ultérieurement. On pourra lire un récit fascinant sur les caractéristiques
spécifiques de la moralité indienne dans Malamoud 1989.

251
l'intérieur d'un groupe, à l'exception, bien sûr, du groupe «étranger»,
toute communication est extrêmement fonnelle. La communication
scientifique se fait habituellement lors de séminaires réunissant les
membres d'un groupe, ou le département tout entier (une fois par
semaine, parfois deux pour certains groupes). Dans les deux cas, un
chercheur présente son travail, s'il est tenniné, ou le compte-rendu
d'un article ou d'un livre. Cela ne se fait pas de parler d'un article
qu'on vient de parcourir il y a quelques minutes à la bibliothèque.
On le lit de bout en bout, on l'assimile, on prépare (parfois) des
transparents, et on s'inscrit pour diriger un séminaire.
Le professeur titulaire, membre du groupe «étranger», énumérant
quelques-uns des aspects qui le distinguent de ses collègues
«autochtones», décrit ainsi leur attitude face au texte écrit :
Je trouve que les gens ici prennent les textes écrits très au sérieux.
Ils sont toujours en train de citer quelqu'un ... Si on leur dit : «Vous
ne comprenez pas pourquoi cela se passe», ils répondent : «Non,
non, mais X a écrit un article disant que c'est comme ça». [Je leur
réponds] : «Mais je ne suis pas sûr que X ait raison. Essayons de
comprendre». A ce moment là on me dira : «Mais Y a dit autre
chose». Je ne suis pas d'accord avec cette idée, que rien que parce
que quelqu'un a dit quelque chose ou parce que quelque chose a été
publié... c'est chose claire, comprise ou établie une fois pour toutes;
je ne suis pas d'accord parce que j'ai souvent remarqué que dans la
pratique ça ne marchait pas. J'ai aussi remarqué que la science était
une chose si incertaine que cette attitude pouvait avoir sur elle un
effet paralysant. C'est pour cela qu'en général notre travail est très
érudit mais assez stérile.
En effet, ce travail peut sembler bien aride à l'observateur non
informé. De nombreux scientifiques, pas tous, consacrent leur vie
à une entreprise qui à première vue pourrait sembler monotone
par exemple à la cristallographie. «Il serait difficile de trouver
des chercheurs scientifiques plus 'normaux' au sens Kuhnien du

252
terme» 22 , pourrait dire d'eux cet observateur. Cependant, il est
logique que, étant donné ce respect pour le texte écrit, étant donné
également l'assimilation de la pratique scientifique à l'érudition et à
la quête d'un savoir absolu, ils cherchent à examiner un modèle sous
tous ses angles, plutôt que de chercher les défauts d'un modèle déjà
existant.
Un commentaire s'impose ici : une lecture cursive de quelques
listes de publications prises au hasard révèle la présence d'un
très grand nombre de comptes rendus de travaux dans différents
domaines. Si l'opinion de collègues étrangers a quelque importance,
il n'est alors pas étonnant que les scientifiques indiens soient très
appréciés pour ce travail, même au-delà des frontières de l'Inde,
et qu'ils soient souvent invités par des universités étrangères. Les
scientifiques indiens ont donc bien plus de raisons d'être satisfaits de
leurs succès que leurs homologues occidentaux, qui pour le même
travail se croiraient et, pire encore, seraient jugés médiocres.

4 - CONCJL1US1ION
Nous avons décrit l'organisation à structure pyramidale inversée
de ce département, les bases et la fonn.ation universitaires et
professionnelles des enseignants, ce qu'à leur tour ils transmettent
à leurs étudiants, leur manière de comprendre ce qu'est la
connaissance, et enfin certaines de leurs attitudes envers et au cours
de la recherche.
Que peut-on conclure de ces caractéristiques de la pratique
scientifique en Inde ? Bien que celles-ci fassent l'objet d'analyses
fréquentes, 23 presque toutes les personnes qui jusqu'à présent se

22 - Stokes (1982) fait justement cette hypothèse lors d'une analyse en tous points passionnante d'un
épisode de l'histoire des études de polynuclcotidcs conformationncls : l'un des défenseurs d'une
nouvelle alternative au modèle à double- hélice Watson-Crick était un spécialiste de biophysique
moléculaire Indien formé aux Etats-Unis, le professeur Sasisckharan, de l'Institut Indien de Science de
Bangalore. Stokes suggère que le refus des collègues de Sasisckharan de collaborer avec lui s'explique
uniquement par leur fidélité "scientifique nonnalc" (Kuhniennc) envers la matrice disciplinaire
élaborée par Watson et Crick. Sans vouloir totalement nier cela, je propose, au vu des observations que
j'ai effectuées, qu'il existe également d'autres explications à cc conformisme, que l'on peut trouver
dans les spécificités culturelles du processus de profcssionalisation.
23 - Ce sujet préoccupe beaucoup les esprits en Inde, au moins depuis l'indépendance il y a quarante ans; presque
chaque semaine la presse nationale publie des articles d'universitaires ou de politiciens qui y sont consacrés.

253
sont penchées sur ce problème l'attribuent à une incompétence,
poursuivant ainsi l'idée que la science est étrangère à la culture
indienne; d'après eux, personne ne communique parce que personne
n'a rien à dire ; il n'y a pas de système d'évaluation interne parce
que la science est sous la coupe de mandarins qui d'un commun et
tacite accord se sont taillé leur part du gâteau et n'acceptent aucune
critique, etc. Sans doute, certaines de ces critiques sont fondées : la
grande majorité des universités indiennes _et des centres de recherche
reste inconnue au niveau international et leur travail présente peu
d'intérêt. Mais cette argumentation doit nécessairement être remise
en question lorsqu'on s'aperçoit que le même type de comportement
sévit dans des institutions de réputation internationale.
Nous pensons que ces caractéristiques forment un tout, suggérant
ainsi que cette communauté partage certains idéaux du savoir
et certaines notions de compétition qui jouent un rôle crucial
dans presque tous les aspects de la vie professionnelle, depuis
l'organisation du laboratoire jusqu'au choix des problèmes et à la
manière de chercher les solutions. Les choix de problèmes et les
stratégies adoptées pour les résoudre diffèrent certes de ceux pratiqués
dans d'autres communautés scientifiques, mais n'en sont pas pour
autant inférieurs. Au lieu d'y voir un manque de «créativité», il
serait bien plus productif d'admettre que les pratiques scientifiques
peuvent varier d'une région à l'autre. Mieux encore, l'étude de leurs
caractéristiques spécifiques pourrait nous aider à comprendre que
des images différentes engendrent des conceptions différentes de
la «créativité», et par conséquent des programmes de recherche et
des compétences différentes, tout en conservant le langage commun
de la discipline en question (ici, la physique), compréhensible à
la communauté internationale tout entière. Ainsi, grâce à cette
approche, les divers domaines de la science peuvent sans doute se
trouver enrichis ; en ce qui concerne la philosophie de la science, on
peut y voir une issue à la controverse rationaliste-relativiste.

Remerciements
Le travail sur le terrain qui a fourni la matière de cet article a
été rendu possible grâce à des fonds de recherche de l'ORSTOM,

254
l'Institut Français de Recherche Scientifique pour le Développement
en Coopération. Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier
tout particulièrement M. Roland Waast (Chef du Département H) et
les membres du groupe Pratiques et Politiques Scientifiques (auquel
j'étais attaché) qui m'ont aidé. à obtenir ces fonds. Je suis également
très reconnaissant aux Professeurs M.A. Viswamitra et N. Kumar
de l'Indian Institute of Science de Bangalore pour l'enthousiasme
chaleureux avec lequel ils ont collaboré à un projet très éloigné de
leurs propres intérêts professionnels, et pour leur aide sans laquelle ce
travail n'aurait pas été possible. Grâce à la gentillesse de Luce Giard,
j'ai eu la chance de pouvoir présenter une version préliminaire de
cette communication lors d'une session du séminaire qu'elle dirige au
CNRS. Michel CaUon, Bruno Latour, Dominique Pestre, Christiane
Sinding et John Stewart ont démoli les premières versions de cet
article et sont en partie responsables de son état actuel. Cependant, il
va de soi que les convenances en vigueur dans le milieu universitaire
m'obligent à assumer toute responsabilité pour le contenu

255
CHAPITRE XI

LA DIFFUSION DU MODÈI..E MIT

Antonio José J. BOTELH024 *

1 - INTRODUCTION

Les études sur le développement ont subi une transfonnation


considérable ces dernières années. La critique des théories bat son
plein. La conséquence de ce branle-bas aété d'une part, la redécouverte
de l'histoire : elle fait renoncer aux modèles téléologiques,
basés sur des rationalisations du processus d'industrialisation dans
les pays développés. D'autre part, on abandonne aussi les approches
auto-centrées qui voyaient dans la réplication des institutions des
nations industrialisées la confirmation d'une exploitation généralisée,
et.qui soutenaient le besoin d'une voie alternative, unique.
Ceprocessusapennisuneredécouvertedel'histoireinstitutionnelle:
celle des groupes et de leurs dynamiques historiques et politiques.
Ce processus a remis aussi au goût du jour quelques éléments de la
théorie de la modernisation : notamment le rôle des élites techniques
dans la structuration du processus du développement.
Avec la baisse, dans l'entreprise scientifique, de la foi en la raison
omnipotente, au cours des deux dernières décennies, le rôle central
de la science dans le processus du développement était réévalué

(24) - Visiting Lccturcr, Carlton Collcgc et Program in Science, Technology & Society, Massachusscttes
lnstitulc ofTcchnology

257
d'autant. On a recommencé à s'intéresser à d'autres institutions,
hors les trois piliers des études modernes d'économie politique du
développement: le capital, le travail et la science. Les institutions et
les professions d'ingénierie ont fait l'objet de redécouvertes et leur
rôle dans le développement national est examiné de nouveau.
Le réexamen du processus contemporain de développement
nécessite la constmction d'une nouvelle vision analytique. Cette
nouvelle vision est essentiellement historique et politique. Elle est
historique dans le sens où des change1nents institutionnels tels que
l'émergence et la transformation d'une communauté d'ingénieurs se
déroulent dans la longue durée. De nouvelles stratégies de groupe
façonnent de nouvelles institutions sur le fond du vieux paysage
institutionnel et de son ensemble hostile d'intérêts bien ancrés.
Elle est politique parce qu'elle se trouve dans un processus fait
de circonstances contingentes et de choix stratégiques des acteurs
et des groupes. Ces choix sont à leur tour marqués. par la culture,
ridéologie, la formation et la pratique professionnelles. Ils font
appel à des héritages idéologiques et expriment aussi bien de vieilles
aspirations que des objectifs pratiques immédiats. En se cristallisant,
et si de nouvelles institutiorn~ se créent et s'épanouissent, ils peuvent
devenir des moments décisifs dans la trajectoire d'un pays.
Dans le contexte de la lutte institutionnelle pour la légitimation
professionnelle, les modèles ·institutionnels étrangers constituent
des moyens rhétoriques puissants et des ressources persuasives pour
soutenir des choix.innovateurs. Les modèles institutionnels étrangers,
parce qu'ils projettent l'image d'un état de fait, réel ou imaginé,
accompli ou souhaité, ont le pouvoir potentiel de transfonner une
société, ses visions et ses pratiques. Car c'est dans la croyance forte
que les institutions étrangères transformeront. les pratiques (telles
que celles de la recherche ou de l'ingénierie) que réside la force
transformatrice des modèles institutionnels étrangers. Cette image
accomplle de l'institution oublie souventles situations et les conflits
que celiè-ci a dû travèrser, etauxquels les pays en développement
sont actuellement, eux, confrontés. Ainsi en est-il du choix entre les
voies de la science fondamentale et de la recherche appliquée . .La

258
reproduction et la réfonne des modèles institutionnels étrangers a
été une constante sur le chemin du développement, des premiers aux
derniers industrialisés.
Le but de cette communication est d'expliquer le rôle du soi-disant
modèle MIT dans la réfonne institutionnelle des systèmes de science et de
technologie des pays en développement. Nous ferons d'abord une analyse
préliminaire des caractéristiques du modèle, réel, et de la façon dont il est
perçu par les acteurs des pays en développement (PED). Ensuite nous
examinerons la trajectoire historique contingente et conflictuelle de ces
caractéristiques institutionnelles célèbres, mettant à nu les dilemmes et
processus qui gardent de grandes similitudes avec les dilemmes auxquels
les PED font face actuellement; et, nous l'espérons, nous en tirerons des
leçons utiles.
Enfin, nous présenterons les résultats préliminaires des types de
diffusion de ce modèle au sein des PED. La mise en évidence de
ces types, et la compréhension des dynamiques individuelles qui
sous-tendent les expériences nationales avec le modèle, pourront
contribuer à une plus grande compréhension de l'institutionnalisation
de la recherche d'ingénierie dans les PED et son rôle dans le
process:us de développement. En ce qui concerne le cas du Brésil,
cette institutionnalisation a été une contribution essentielle.

2 - LE MODÈLE MIT : PERCEPTION ET HISTOIRE


Une évaluation récente du système d'enseignement supérieur à
Taïwan plaçait la National Tsing Hua University (NTHU) panni les
meilleures institutions d'enseignement supérieur du pays: au même
niveau que l'université nationale de Taïwan. L'université NTHU a
un institut de recherche nucléaire créé en 1955 pour fonner la main-
d' œuvre pour les centrales nucléaires. C'était la seule université à
accueillir des étudiants de troisième cycle jusqu'en 1963, quand le
département de mathématiques fut créé. De ce premier institut de
recherche jailliront quatre établissements d'enseignement supérieur
avec 14 programmes de troisième cycle. C'est, cependant, au prestige
de ses programmes de troisième cycle en science et en ingénierie que
la NTHU doit, selon l'auteur, sa réputation de «MIT de Taïwan>>.

259
La NTHU se caractérise en outre par la flexibilité et une approche
innovatrice des questions nouvelles, telles que la fonnation
interdisciplinaire dans le domaine de la science des matériaux. De
plus, les professeurs du NTHU, venant de différentes disciplines,
travaillent en collaboration étroite avec l'établissement de la
défense à l'Institut de Recherche Tsu-Chiang. Les Départements de
Physique et de Génie Electrique de la NTHU mènent une recherche
de premier plan en science appliquée et en génie du développement,
dans des domaines aussi divers que la photolithographie, le vide
poussé, la robotique, le traitement d'images et le design VLSI de
microplaquettes.
Plusieurs éléments qui caractérisent la NTHU ont pu amener
l'auteur à le comparer au MIT. En tout premier lieu, sa flexibilité
institutionnelle et sa façon originale d'aborder des questions
nouvelles. Comparé à des universités américaines plus traditionnelles
et prestigieuses, telles que Harvard et Princeton, le MIT se distingue
précisément par cette flexibilité institutionneUe, et par sa capacité à
établir des nonnes de recherche, en science aussi bien fondamentale
qu'appliquée, y compris l'ingénierie.
C'est en fait la prouesse du MIT à la fois dans la science et dans
l'ingénierie qui fait de liui un cas plutôt unique panni les institutions
américaines d'enseignement supérieur. En ingénierie, par exemple, le
MIT a été pendant des décennies au premier rang de l'enseignement
et de la recherche en génie appliqué. Les programmes de premier et
deuxième cycle sont considérés comme les meilleurs en la matière,
bien que Caltech, Stanford et Cornell soient également considérées
comme d'excellentes institutions.
Dans les sciences, l'Institut, comme l'appellent ses anciens
étudiants, a fait de grands efforts pour atteindre le même niveau
d'excellence que celui qu'il possède en ingénierie. On trouve un
exemple dans le développement des sciences biologiques au MIT qui
ont, dans l'espace de quelques décennies, concentré un grand nombre
de Prix Nobel pour faire du MIT un meneur dans la discipline.
Parmi les innovations institutionnelles qui entrent dans un autre
ensemble de traditions du MIT, celles d'une collaboration étroite

260
avec aussi bien le gouvernement que l'entreprise privée, a pennis
son expansion dans les disciplines de biologie moléculaire et de
biotechnologie. Un exemple est l'établissement, avec l'aide de
fonds privés, de l'Institut Whitehead, un institut détaché du MIT qui
collabore étroitement avec ses professeurs, et qui était dirigé jusqu'à
récemment par le Prix Nobel, David Baltimore. Un autre exemple, le
MIT se voit sélectionné par la Fondation nationale de la Science en
tant que centre national d'ingénierie, pour créer le Centre américain
de référence du génie des processus biotechnologiques, avec une
subvention de 20 millions de dollars.
Le MIT a constamment figuré panni les plus grandes universités
bénéficiaires de subventions fédérales à la R. & D. Tout au long d'une
bonne partie des années l 960 et 1970, il détenait la meilleure place,
et en 1984, il est arrivé en deuxième position uniquement parce que
dans le budget du principal bénéficiaire figurait le financement pour
un institut de recherche fédéral avec qui il était associé.
Les liens entre la NTHU et l'establishment de la défense de Taïwan
sont peut-être une des caractéristiques qui le rapprochent le plus du
modèle MIT. En 1983, le MIT a reçu le montant le plus élevé du
financement de la recherche militaire de toutes les universités, plus
d'un quart du total de près d'un milliard de dollars. La plus grande
part de cette argent (environ 4/5) est allée au Laboratoire Lincoln
affilié au MIT, et qui effectue l'essentiel de la recherche militaire du
MIT même s'il est physiquement séparé de celui-ci. Néanmoins, la
part du financement de la recherche militaire effectuée sur la totalité
de la recherche au MIT ne représentait que 16% en 1983.
Ces dernières années, les PED ont souvent cherché à reproduire
un aspect du modèle MIT : sa coopération étroite avec le secteur
privé. C'est le trait du MIT qui est peut-être le mieux connu dans
certains milieux. Sa capacité à établir des relations fructueuses avec
le secteur privé tout en maintenant des hauts niveaux de recherche,
force l'admiration pour le modèle MIT. En 1989, le MIT a reçu
du secteur privé près de 40 millions de dollars pour la R. & D.,
conservant, encore une fois, la première place qu'il occupait
déjà depuis au moins deux décennies sur la liste des universités

261
américaines. Le MIT a également reçu le plus grnnd nombre de
brevets délivrés aux universités américaines en 1988: 66. Il a récolté
6,2 millions de dollars sur les royalties et les droits de son stock de
brevets et licences.
Les fraits du modèle mentionnés ci-dessus n'ont pas toujours fait
partie de l'institution MIT, mais sont plutôt le résultat d'une histoire
institutionnelle longue et tortueuse qui s'étale sur moins d'un siècle,
remontant à la création de Boston Tech, le précurseur du MIT vers la
fin du XIXe siècle. Jusqu'à la fin du siècle dernier, Boston Tech (que
nous appellerons désonnais MIT) était une petite institution privée
d'enseignement technologique qui ne faisait pratiquement aucune
recherche et délivrait juste 'quelques diplômes de troisième cycle.
C'est pendant la dernière décennie du XIXe siècle qu'un certain
nombre de diplômés du MIT, qui avaient reçu une fonnation
supérieure dans des universités allemandes, furent embauchés en tant
qu'enseignants et cherchèrent à transformer le profil de la recherche
de l'institution. Cependant, la transfonnation du MIT, pendant
les deux premières décennies de ce siècle, en une des premières
institutions américaines d'enseignement supérieur qui devait réussir
à établir une structure de recherche financée par le secteur industriel,
et ert une institution réputée pour son excellence dans la recherche
fondamentale aussi bien que dans la recherche d'ingénierie; fut
complexe. Elle a impliqué des conflits fréquents d'objectifs, de
valeurs et de cultures professionnelles.
Aucun diplôme de troisièn:ie cycle d'ingénierie n'était délivré
jusque dans les années 1910 et la recherche industrielle en
collaboration n'a commencé que pendant les années 1920. Ce fut
en partie par les actions du groupe des scientifiques formés en
Allemagne que le MIT fut poussé dans ces directions. Les scientifiques
nouvellement embauchés à la fin du dix-neuvième et débutvingtième
siècles essayèrent d'abord d'amener le MIT à mettre l'accent sur
la recherche dans les sciences fondamentales, loin d'une institution
d'enséignement de premier et deuxième cycles qui formait tout
simplement des ingénieurs pour ·le secteur industriel. Leur objectif
était de donner aux étudiants du MIT une fomiation unique qui mettait

262
l'accent sur l'ouverture et la souplesse. Les «nouve~ux ingénieurs»
devaient avoir le pouvoir de résoudre de nouveaux problèmes et faire
des améliorations dans des processus plutôt que de se contenter juste
de l'application des méthodes existantes.
Cette conception de l'avenir du MIT n'est pas allée sans
contestation et un groupe influent d'anciens du MIT dirigé par
l'ingénieur consultant Althur D. Little dira que la tradition pratique
au MIT devait être revigorée au lieu d'être rejetée. La façon de faire
cela était d'exposer les étudi~nts aux problèmes en provenance de
l'industrie. Le groupe qui était plus orienté vers l'application influença
le programme du MIT en établissant des programmes d'extension
coopérative avec le secteur industriel. Il créa également un laboratoire
de chimie appliquée qui était.un partenaire du laboratoire de recherche
de chimie fondamentale .créé par le groupe d'orientation allemande.
Le résultat final de cette lutte fut la création d'une unité en semi-
autonomie qui, pour sa survie, dépendait beaucoup de contrats de
recherche signés avec des firmes industrielles et des associations de
commerce: un modèle qui fut plus tard imité par d'autres disciplines
au MIT et dans d'autres universités américaines. Là, un trait saillant
de la recherche allemande fut invoqué : la collaboration étroite entre
l'usine et le laboratoire universitaire.
La Première Guerre mondiale et l'expansion concomitante de
l'industrie chimique américaine, qui profita énonnément de son
accès libre au grand stock de brevets allemands obtenu comme
dépouille de guerre dans la période de l'après-guerre, donna une
grande impulsion à.la recherch,e appliquée, et la demande pour des
ingénieurs chimistes surpassait de beaucoup celle de chimistes. Vers
1920, la conception de la recherche et de l'ingénierie appliquées
était devenue solidement enracinée au sein de l'Institut, et d'autres
sciences appliquées s'épanouirent au cours de la décennie suivante.
Cependant, le succès même de la stratégie fut la source de sa chute.
Au fur et à mesure que des efforts grandissants furent déployés dans.
la solution de problèmes venant des contrats industriels, l'éventail
des sujets de recherche devenait plus étroit, la qualité de la recherche
engagée déclinait et la faculté commença bientôt à se demander si

263
l'Institut était une finne de consultants ou une institution d'éducation.
Une nouvelle génération vint à la direction du département de génie
chîmique : elle avait été fonnée au sein d'un cadre qui ne voyait
pas nécessairement une identité d'intérêts entre le secteur privé et le
laboratoire universitaire. Leur but était d'affirmer leur indépendance
professionnelle disciplinaire.
Un nouveau président du MIT fut également préoccupé par le fait
que l'Institut était en train de perdre rapidement son prestige dans
les sciences au profit de ses concurrents avides tels que Caltech, qui
étaient en train de réussir à exploiter l'argent de la Fondation nationale
de la Science pour construire leurs départements. Non seulement
en chimie, mais aussi en physique et même en génie électrique,
régnait le sentiment que l'Institut manquait à générer de nouvelles
idées majeures, et qu'il devenait de moins en moins capable d'attirer
de talents novateurs. Le commencement de la dépression ébranla
davantage la stratégie de collaboration industrielle trop étroite avec
l'assèchement de l'argent des contrats.
Un nouveau président de l'Institut, Karl Compton, fut nommé
chef du Princeton Physics Department en 1930. C'est Compton qui
effectuera la synthèse des visions opposées, qui se sont développées
au cours de la décennie précédente, en une nouvelle vision privilégiant
la recherche interdisciplinaire en coopération. Dans cette vision,
c'était l'administration de l'Institut qui allait déterminer l'orientation
générale de la recherche au MIT en faisant une promotion sélective de
domaines de recherche prometteurs par le biais de la collaboration
interdépartementale. Dans un premier temps, la réputation techniciste
excessive du MIT l'empêcha d'obtenir le financement de la Fondation
pour cette nouvelle tentative.
Cependant, la vision nouvelle de Compton s'instaura peu à peu, au
fur et à mesure qu'il embauchait une nouvelle équipe d'enseignants
en accord avec sa stratégie de recherche. Il innova en recherchant,
d'abord sans succès, une pfüs grande collaboration avec le
gouvernement fédéral. Compton renforça également l'enseignement
de troisième cycle et mit l'accent sur la science fondamentale dans
le contexte de l'ingénierie, mettant celle-ci en harmonie avec l'idéal

264
de recherche, qui était devenu un élément d'auto-identification de
l'université américaine dans les décennies précédentes.
La synthèse de Compton et les contacts établis à Washington
pendant cette période s'avérèrent extrêmement utiles avec le début
de la Seconde Guerre mondiale, quand naîtra la R. & D. coopérative
pratiquée par le gouvernement; l'université et l'industrie, accélérant
le rythme et la portée de l'innovation. A ce moment là, la recherche
coopérative . interdisciplinaire de haut niveau scientifique était
devenue solidement enracinée au MIT. Et, plus important encore,
le gouvernement fédéral était devenu la principale source de
financement.

3 - LA DIFFUSION DU MODÈLE MIT DANS LES PAYS EN


DÉVELOPPEMENT.
Notre recherche préliminaire semble indiquer que la diffusion
du modèle MIT dans les PED s'est effectuée par plusieurs voies.
La première, et peut-être la plus importante, c'est la fonnation
de haut niveau donnée à des étudiants étrangers au MIT. Ceux-ci
sont retournés ensuite dans leurs pays et sont devenus une partie
de l'élite nationaliste qui voyait dans le modèle MIT une voie vers
l'indépendance technologique. La formation d'étudiants étrangers
au MIT a reçu un élan fonnidable aux environs de la Seconde Guerre
mondiale ; elle était souvent associée à une politique explicite du
gouvernement américain cherchant à gagner la sympathie des é.lites
militaires, et à leur fournir la fonnation technique qui satisfaisait à
la fois leurs aspirations professionnelles et les besoins de personnel
qualifié pour gérer la machine de guerre alliée contre l'Allemagne.
La seconde voie fut l'effet de démonstration. Le modèle était perçu
comme une solution possible au manque de formation en ingénierie
de haut niveau dans le pays, et probablement aussi comme un moyen
de promouvoir un modèle de recherche institutionnelle dans lequel
la recherche appliquée plutôt que la recherche fondamentale était
prééminente. Le soutien du gouvernement américain a peut-être pu
être recherché jusqu'à un certain point.

265
La troisième voie est encore celle d'une formation d'étudiants
étrangers. Mais cette fois-ci, à la différence du premier· mode de
diffusion, les. étudiants étrangers rentrés chez eux, avec une aide
directe minimale du gouvernement américain, se servaient du modèle
MIT comme devise rhétorique pour défendre leurs revendications
professionnelles, et promouvoir leurs propres buts institutionnels.

3-t I_,E MODÈLE MIT COMME OUTD_, DE RÉFORME


L'INDE.
Lè dernier moyen de diffusion est illustré, semble-t-il, par
l'évolution institutionnelle récente de la NTHU de Taïwan. Le second
moyen de diffusion est clairement illustré par la création d'une chaîne
indienne d'instituts de technologies et, peut-être, par la création de
l'institut coréen de science et.de technologie (KAIST) en 1966. Le
KAIST fut créé avec l'aide de la National of Foundation Sèience des
Etats-Unis en tant qu'institut de rechèrche et de formation de haut
niveau, séparé du système d'enseignement supérieur existant.
C'est en Inde que le modèle MIT fut le plus clairement copié.
Depuis l'indépendance, en 1947, et grâce à l'intérêt que Jawaharlal
Nehru avait dans le développement de ·Ia science et la technologie,
le système indien de R. & D. a grandi de façon spectaculaire au
couts des décennies passées, pour devenir le plus grand' et le plus
productif des pays en développement. Le système est caractérisé par
la concentration des ressources et du personnel dans les laboratoires
gouvernementaux et dans quelques· domaines considérés par le
gouvernement comme stratégiques (l'énergie atomique.et l'espace);
et par un contrôle par les physicièns qui remonte à l'indépendance,
quand les célèbres physiciens Bhabha et Saba façonnaient et
exécutaient les plans de Nehru pour la science et la technologie.
Dans · cette vision simplifiée du contexte indien de recherche
industrielle, celle-ci a eu des difficultés à s'établir, bien que le Cauri.cil
of Scientific and Industrial Research (CSIR) gère un grand nombre
de laboratoires nationaux. Dans l'ensemble, il semble y avoir un
accord général sur le fait que la position plutôt faible de la science

266
académique, et la concentration excessive de ressources dans des
agences étroitement orientées vers des missions, a éventuellement
conduit à une stagnation globale de la recherche appliquée en Inde.
L'accent mis plutôt sur la recherche fondamentale en universités,
et sur la recherche orientée vers des missions au CSIR , semble
avoir retardé le développement de l'ingénierie en Inde. De telle
sorte que vers 1947, bien qu'il y ait un certain nombre d'institutions
polytechniques dans chaque province, celles-ci n'avaient que 7000
étudiants. Les écoles étaient du type professionnel traditionnel et
très peu ont mené une recherche de quelque nature que ce soit. Déjà
en 1944, A.V. Hill notait dans son célèbre rapport sur l'état de la
science indienne que l'Inde manquait d'institutions de hautes études,
bien qu'elle soit capable de fonner des Indiens au plus haut niveau
en ingénierie et en technologie. Hill affirma qu'il y avait de bons
établissements d'enseignement supérieur et des instituts de génie et
de technologie, «mais pas encore assez, et aucun n'est d'un niveau
d'excellence comparable à beaucoup de ceux qui sont dans d'autres
pays avancés, en particulier aux U.S.A.».
De même, le rapport de 1944 du Comité de Planification de la
Recherche Industrielle, commandé par le gouvernement de l'Inde
et auquel Bhatnagar a servi de secrétaire, soulignait l'importance de
la recherche. Mais il faisait également remarquer que «l'activité de
recherche en Inde ne représente même pas le strict minimum», et que
«la recherche industrielle est toujours dans son état embryonnaire».
Il diagnostiquait l'insuffisance de la recherche dans l'industrie
comme «cause et effet des réalisations comparativement maigres de
nos institutions de recherche», et le rapport critiqua le manque de
liens effectifs entre les laboratoires gouvernementaux et le secteur
industriel.
En ce qui concerne l'enseignement supérieur, le rapp01t notait
que, sauf dans le cas de quelques universités, il n'y avait eu «aucun
travail appréciable dans le domaine de la recherche appliquée», et
plus particulièrement, «il n'y avait pratiquement aucune facilité pour
la recherche dans les disciplines de l'ingénierie dans les université

267
CHAPITRE XII

l,ES 'fECHNOPOLES : DE VEXCELLENCE AU


DÉVEl,OPPEMENT PAR UN RACCOURCI ?

YVES GOUDINEAU

Le titre de mon intervention, que l'on pourrait plus simplement


résumer en «technopoles et développement», est délibérément général :
il s'agit d'abord d'examiner un certain nombre d'idées liées à ce
que j'appelle les pôles d'excellence, dont les technopoles constituent
l'espèce la plus prisée depuis quelques années. Je donnerai, à cet
effet, quelques exemples asiatiques que j'ai pu observer sur place.
Mais mon intervention veut aussi servir d'introduction à celle de
Hocine KHELFAOUI, qui exposera à la suite le cas de Boumcrdès,
en Algérie, cas qu'il a analysé précisément sur une longue période.
J'espère que ces deux éclairages pennettront de bien situer les termes
du débat entre l'excellence scientifique et le développement.
Ce débat est au cœur même du thème de cette session, dans
la mesure où l'on peut considérer que les technopoles sont non
seulement un type particulier de lien entre recherche et industrie,
mais, en outre, qu'elles apparaissent aux yeux de beaucoup comme
étant la modalité d'avenir de ce lien, permettant, y compris aux pays
les moins développés, de tirer un bénéfice industriel optimal d'une
capacité scientifique donnée. On parle de technopole (on ne sait
toujours pas, les dictionnaires n'ayant pas encore fixé le tcnne en
français, si l'on doit dire un technopole ou une technopole ; l'usage
semble cependant pencher pour une technopole!), mais on parle aussi

269
de Science park (parc scientifique), d 'Innovation Centres (centres
d'innovation) ou encore de pôle d'excellence technologique.
Les technopoles tendent à jouer un rôle, symboliquement
et effectivement, de plus en plus considérable dans le monde
d'aujourd'hui. D'une part, c'est une réalité, que l'on rencontre sur
presque tous les continents : partie des Etats-Unis (l'emblème en
demeure la Silicon Valley), elle a essaimé en Europe, puis en Asie,
et est désonnais répandue à l'échelle du monde. C'est cependant une
réalité encore assez neuve, au point de n'avoir été l'objet d'essais
d'évaluation que depuis peu. D'autre part, hors sa réalité, c'est
surtout une image, image très active dans les pays industrialisés
comme dans les pays en développement : il y a une sorte de mythe de
la solution miracle pour le développement rapide de la science ou de
la technologie, un espoir de raccourci scientifique et technologique,
qui passe par cette figure de la technopole.
La notion de technopole est liée_ à.un concept qui a fait florès dans
les années 1970 et qui continue sur sa hmcée dans les années 1980-
90 : c'est le concept d'excellence. L'excellence est un .autre de ces
mots magiques, .un superlatif qui semble devoir triompher partout.
Je pense que son origine institutionnelle est, là encore, américaine :
elle vient très vraisemblablement des collèges, où l'excellence de
l'enseignement était, pourrait-on dire, un argument de vente dans la
compétition entre les meilleurs colleges qui se disputaient les enfants
de l'élite sociale américaine.
Il est intéressant de noter que, dès les années 1950, Robert
K. Merton, qui allait devenir le premier véritable sociologue des
sciences, a fait une analyse de cette utilisation de l'excellence dans
les collèges américains. Mais il n'a pas été plus loin : il n'a pas
suivi la diffusion de cette notion dans la société, par-delà son usage
marchand dans l'enseignement pré-universitaire. Pourtant - c'est là
une hypothèse dont je suis seul responsable - il me semble que l'on
est passé aux Etats-Unis, assez directement, de la notion d'excellence
de l'enseignement à celle de pôles d'excellence où sont associés des
collèges, des universités, et finalement des centres de recherches.
C'est ainsi que, dès après la Seconde Guerre mondiale; on s'est mis

270
à parler sous cette désignation de Harvard, du MIT, de Caltech ...
En pleine guerre froide, le Department of Defense (le ministère
de la Défense américain), soucieux de conforter en la généralisant
l'avance technologique du pays, va favoriser l'institutionnalisation
de <<pôles d'excellence» aux échelons régionaux, en finançant la
création de multiples centres de recherche rattachés à des_ universités
provinciales, qui ne pouvaient se prévaloir d'une tradition académique
aussi prestigieuse que celle de leurs aînées,des côtes Est et.Ouest.
Peu à peu, ce tenne sera repris partout, moins pour qualifier
des résultats, l'excellence d'un savoir acquis, l'excellence d'une
production, que pour désigner une sorte de nonne idéale de qualité
à atteindre, liée à certaines conditions de production. L'important à
noter est que, derrière cette notion d'excellence, toujours reste l'idée
d'une compétition. Cette idée est très forte, et ron peut dire que
rexcellence s'est surimprimée facilement sur le tissu de l'idéologie
compétitive américaine, comme un nouveau concept plus humain,
plus .présentable, que les principes agonistiques impitoyables du
taylorisme (on se souvient du succès remporté par l'ouvrage «Le
prix de l'excellence» qui portait_ aux nues la culture d'entreprises
développée par exemple chez IBM ou MacDonald).
Cette idée se retrouve aussi en Asie du Sud-Est et en Extrême-
Orient où, sous l'influence des théories de la gestion à la japonaise,
elle s'est accommodée avec l'esprit des «cercles de qualité». On
peut, du reste, lire au Japon, parallèle à l'évolution du redressement
industriel, une sorte de surenchère dans la définition de la nonne :
depuis la bataille pour la «qualité» (laquelle qualité fut longtemps
déniée en Occident aux produits japonais) jusqu'à la notion de «zéro
défaut» ; puis de là, accompagnant une idéologie du combat pour
la victoire technologique, jusqu'au défi de «l'excellence» ; c'est-à-
dire le défi de l'exception devenue règle, la qualité exceptionnelle
promue nonne nationale.
Un séjour de presque deux années à Singapour m'a permis d'y
observer de près cette montée du phénomène de «l'excellence».
Durant une année entière, celle de 1987, j'ai vécu sous sa bannière.
«Excellence pour Singapour» fut le thème d'une campagne nationale

271
débridée de plusieurs mois, pendant laquelle la population fut soumise
à une pression médiatique et professionnelle sans répit lui enjoignant
de participer au combat pour l'excellence, excellence dans tous les
domaines, de l'épicerie légère à l'industrie lourde.
C'est donc depuis quelques années un concept très puissant sur le
continent asiatique. C'est aussi un cri de ralliement: plus qu'ailleurs
peut-être, il est assez explicitement associé à une idée de gucne,
guerre à l'intérieùr dans l'excellence nationale, guerre à l'extérieur
dans la compétition économique et technologique internationale.
Cc n'est assurément pas un concept neutre, et quand on parle
de constitution de pôles d'excellence, que ce soit dans les pays
développés ou dans les pays en voie de développement, il faut bien
voir que l'on implique par là un certain type de philosophie politique,
un choix en tout cas de politique scientifique et technologique axé
sur la constitution d'élites et sur la compétition économique avant
toutes choses.
Pour en revenir aux technopoles, je dirai qu'elles sont des pôles
d'excellence d'un type particulier. Les technopoles renvoient, en effet, à
l'idée d'une mise en contact direct de trois éléments au moins:
1- D'une part l'élément industriel. On p1ivilégiera des
industries de pointe et, le plus souvent, si l'on considère
les Science parks existant à travers le monde, des PME
(petites et moyennes entreprises) jugées innovatrices ou
des unités de recherche-développcù:tent (R.D.) de groupes
industriels imp01tants ;
2- D'autre part, deuxième élément : un potentien
scientifique, centres ou laboratoires de recherche ;
3- Enfin, troisième élément : des lieux de formation de
haut niveau, universités, écoles d'ingénieurs, etc ...
La caractéristique première de la technopole, comme pôle
d'excellence, repose sur une idée, pour rester dans le registre des
tennes consacrés de la modernité, de synergie entre ces trois éléments.
On parle de synergie, on parle aussi de «transfert de connaissances et
de technologie» d'un élément à un autre. La recherche va transférer

272
sa science ou son imagination à l'industrie, ou bien l'industrie va
transférer un savoir-faire aux centres de fonnation, etc .. On parle
encore de «fertilisation croisée» : des idées nouvelles émergeraient
par la simple mise en contact de chercheurs et d'ingénieurs. Derrière
toutes ces expressions, demeure la notion qu'avec la technopole,
comme avec le Science Park, il y a d'abord, création d'un espace de
communication. On s'efforce donc d'établir des liaisons fonnelles,
mais surtout on espère que des réseaux sociaux et scientifiques
spontanés vont aussi éclore dans cet espace de communication.
L'autre idée essentielle associée à celle de technopole est celle
de flexibilité. Là aussi, il y a une part de mythe, ou d'image : on
pense à des structures légères, dans un paysage de verdure, plutôt
qu'à de grands complexes industriels. En fait, c'est généralement
vrai en tcnnes de taille des équipements, mais on ne peut en déduire
l'importance des groupes industriels en présence. A côté de petites
et moyennes entreprises, généralement les plus nombreuses, sont,
en effet, très actives aussi dans les projets de technopoles des unités
de multinationales. Ce sont d'ailleurs, si l'on observe bien l'histoire
des technopoles, des branches de R.D. de multinationales qui ont
été souvent les premiers moteurs de leur développement. En France,
par exemple, l'un des premiers constituants de Sofia-Antipolis,
technopole française célèbre entre toutes, fut une unité d'IBM. De
même, à Singapour, les premiers venus ont été des divisions de NEC,
de Philips, de Seiko International.
Par ailleurs, les technopoles se distinguent aussi par les résultats
que l'on attend d'elles. Le premier résultat, escompté est le
développement d'innovations, et plus encore l'optimisation d'ulllle
capacité d'innovation. La réussite d'une technopole se juge à l'aune
d'une adéquation recherche/formation/production plus ou moins
ac.;omplie. Les technopoles apparaissent donc, du point de vue des
rapports recherche-industrie, d'abord comme un type original de
liaison entre inllllovateurs et utilisateurs.
Les liaisons recherche-industrie peuvent être grosso modo
considérées comme étant, là encore, de trois sortes :

273
1-D'abord des liens directs: par exemple, au sein d'une
même .entreprise ou d'un même groupe~ les liens entre
ingénieur de recherche, ingénieur d'application, ingénieur
de production... La demande est ici transmise directement,
au sein d'un même corps ;
2- Deuxième type de lien : des liens interactifs.
L'innovateur et l'utilisateur sont dans des organismes
différents, mais il y a une collaboration régulière, il y a
des contrats, il y a institutionnalisation, d'une manière ou
d'une autre, de ces rapports ; .
3- Troisième liaison : il y a des liens avec médiation.
Certaines médiations sont passives : l'infonnation
teclmique existe sur le marché, il y a des publications, des
banques de données, des bibliothèques etc., et certains
transferts de connaissances et de technologies s'opèrent
par là. Mais il y a également des médiations actives, voire
incitatives : des colloques, comme celui que nous faisons
ici, des formations orientées ... et puis des technopoles.
Qu'est-ce qu'une technopole finalement au regard de ce troisième
mode de liaison ?
C'est une médiation organfi.séc ; organisée ~n général par des
collectivités publiques, nationales ou régionales. ParfoiS; comme
aux Etats-Unis, une impulsion strictement privée peut être à 1.' origine
du projet : un grand groupe industriel décide de s'adjoindre la
collàboration de centres de recherche, ou de développer certaines de
ses unités à côté d'une université déjà connue, qu'il finance en partie
et dont il attend des retombées directes.
Retenons pour l'instant que c'est d'abord une médiation, toujours
organisée, et le plus souvent organisée par une collectivité publique,
Etat, région, municipalité ... J'ai indiqùé que le résultat attendu des
technopoles était le développem~ent de la capacité d'innovation. Mais
à la vérité, et du fait même que ce sont des collectivités publiques
qui généralement sont à l'initiative de la création de technopoles,
beaucoup d'autres effets en sont espérés, déclarés ou inavoués.

274
La liste de ces attentes serait longue à dresser, et je n'en indiquerai
que quelques unes.
Ce peut être, par exemple, l'ambition de développer dans un pays ou
dans.une région une industrie de pointe (robotique, biotechnologies,
matériaux nouveaux ... ).
Ce peut être la volonté de «tirer par le haut» la capacité de recherche
d'un pays. Nous verrons que c'est un peu le cas à Singapour où le
Science Parka pour mission explicite d'entraîner la recherche, d'en
être le moteur.
Ce peut être la volonté de développer des formations de haut
niveau, en les raccordant à certains secteurs industriels. A proximité
d'un groupe industriel, et directement liée à celui-ci, sera installée
une école d'ingénieurs ·d'application, et l'on postule qu'il y aùra une
manièrè de fertilisation de la formation par l'industTiè : Boumerdès,
en Algérie, est représentatif de ce cas de figure.
Ce peut être encore le désir de mettre en valeur une capacité régionale.
C'est souvent le cas en Frnnce, mais aussi ailleurs,, au Japon en particulier.
On est en présence d'une grande ville, avec un certain nombre d'écoles
d'ingénieurs qui existent déjà, réparties dans ou autour de cette vine,
avec aussi des industries, également disséminées. ùn constat est dressé
de l'existence de ce potentiel régional et de sa dispersion. On décide en
conséquence de valoriser cette potentialité, dè «l'optimisern, d'une part
en créant des liens formels entre les divers éléments existants, voire en
leur en ajoutant de nouveaux si nécessaire,. d'autre part en la présentant
à l'extérieur dans sa globalité, en la vendant comme entité dynamique.
Là où n'existaient auparavant que des forces dispersées, on montre un
ensemble organique que l'on baptise «technopole»: c'est ainsi que, par
exemple en France, est née Rennes-Atalante, pour la région de Rennes
ou bien que Grenoble a acquis globalement un statut de technopole. Les
Japonais ont fait de même à Oita, Miyazaki, Hiroshima, Hakodate, etc.,
et l'on trouve cette tendance dans de nombreux paysindustriels.
Ce peut être enfin la technopole, le centre d'innovations, ou le
Science Park conçus pour être la vitrine de la technologie et de
la recherche d'un pays ou d'une région. Ce dernier cas est vrai,

275
explicitement ou implicitement, un peu partout (l'exposition
organisée à Tsukuba en ayant été l'affirmation la plus voyante).
Notons que toutes ces diverses aspirations, loin d'être mutuellement
exclusives ou contradictoires, se cumulent souvent dans l'esprit
comme dans les discours des protagonistes. Les résultats attendus sont
variés, et rarement bien définis. Cela me semble même être l'une des
caractéristiques des technopoles. On se lance dans leur construction, on
en attend certains effets directs, mais on en annonce beaucoup d'autres
aussi, plus ou moins réalistes, et qui sont parfois avancés aux seules fins
de convaincre certains partenaires, ou l'opinion publique.
Il faut également bien voir que les situations au départ sont
très contrastées. En général, on s'appuie sur l'un au moins des
éléments de la configuration que j'ai mentionnée précédemment. On
s'appuiera, par exemple, sur un pôle industriel déjà présent, et on lui
adjoindra des centres de recherche, puis des centres de formation.
Ou bien l'on partira d'un pôle universitaire prestigieux, ou encore
d'un regroupement de centres de recherche déjà constitué, et on leur
ajoutera les autres constituants manquants.
Généralement on s'efforce donc d'enrichir ou d'organiser selon
un plan cohérent un potentiel déjà existant, en totalité ou en partie
(c'est le cas des technopoles régionales). Mais parfois aussi les
technopoles ou les Science Parks sont des créations ex nihilo. Nous
verrons que c'est souvent le cas en Asie.
Donnons quelques exemples. Des technopoles, en fait, tout le
monde ici, parfois sans savoir qu'il s'agit d'une technopole, en
connaît : on estime, en effet, selon les définitions plus ou moins
restrictives qu'on en donne, que leur nombre actuel dans le monde
est compris entre la centaine et quelques centaines. Le flou est encore
de mise, mais on peut d'ores et déjà observer que ce n'est plus un
phénomène marginal.
Les plus connues et les plus anciennes sont la Route 128 de
Boston, la Silicon Valley et Stanford, CorneU, le Triangle rescarch
Park en Caroline du Nord, toutes aux Etats-Unis ; en Europe, ce
fut d'abord, en Angleterre, Cambridge, puis Aston à côté de

276
Birmingham ; en Allemagne, Silizium-Tal à Munich, ou TIP et BIG
à Berlin ; en France, c'est Sofia-Antipolis, (lancé à côté de Nice
en 1969 le projet aujourd'hui représente 120 entreprises, centres de
recherche et d'enseignement), mais aussi la ZIRST de Grenoble-
Meylan, Toulouse-Rangueil, Villeneuve d'Ascq à Lille, ou Rennes
Atalante déjà citée.
Le terme même de «technopole» vient paradoxalement du Japon.
Les Japonais ont repris cette expression, formée d'après le grec
(technopolis, littéralement la «cité des technai» où technè renvoie
au savoir pratique de l'artisan, savoir fondé sur une connaissance
positive), en lançant au début des années 1980 un plan qu'ils ont appelé
précisément «le plan Technopolis». Il s'agissait d'abord d'un plan
de décentralisation des potentiels technologiques et de recherche du
pays, plan décrété par le MITI (le célèbre ministère japonais, souvent
donné en exemple, qui couvre à la fois l'industrie, le commerce, et la
recherche). Tout part donc au Japon de la volonté de développer des
potentiels régionaux : les plus connues des technopoles directement
liées au plan Technopolis sont celles de Kumamoto dans l'île de
Kyushu, considérée un peu comme la Silicon Valley japonaise,
Hamamatsu (Shizuoka), Toyama, ou encore Utsunomiya (Tochigi).
Une quinzaine de technopoles sont à l'heure actuelle en cours de
développement à travers l'ensemble de l'archipel nippon.
Tsukuba, situ.ée à moins de cent kilomètres de Tokyo, et rendue
célèbre en 1985 par l'exposition gigantesque à la gloire de la
suprématie technologique japonaise qui s'y est tenue, est un cas un
peu à part dans la mesure où c'est d'abord une véritable cité des
sciences. C'est un regroupement de laboratoires, dont beaucoup sont
publics, et aussi d'organismes directeurs de la recherche nationale
et d'agences spécialisées : le MITI lui-même est en partie installé
à Tsukuba. Ce regroupement est beaucoup plus ancien que le plan
Technopolis, puisqu'il date des années 60. D'une certaine manière
on peut d'ailleurs dire que le plan Technopolis fut lancé pour
contrebalancer les effets de Tsukuba, car il s'avérait dans les années
1970 que près de 50% du potentiel de recherche japonais s'y était
concentré.

277
Je me tournerai maintenant vers l'Asie du Sud-Est, aire que j'ai
plus particulièrement fréquentée et Çtudiée. On a parlé à son sujet d'un
miracle du développement industriel, de l'émergence miraculeuse de
nouveaux pays industrialisés, que sais-je, .. Arrêtons-nous un instant
sur ce «miracle» moyennant une digression qui nous ramènera plus
tard aux technopoles - pour le rcsituer dans un contexte dépourvu de
tout caractère merveilleux.
Le miracle en. question repose avant tout sur une sorte de
réalisme opportuniste, ainsi que sur une réelle capacité de réaction
aux aléas de l'évolution industrielle internationale, l'un et l'autre
tout à fait remarquables. Il est fondé, dans un premier temps, sur
l'accueiltrès favorable fait aux multinationales, quand d'autres pays
du Tiers-Monde s'épuisaient à en dénoncer l'impérialisine ; puis,
dans un second temps, sur des strntégies locales contraignant ces
multinationales à transférer du savoir-faire et des technologies, là où
d'autres nations subissaient leùr présence sans en p·ouvoir rien tirer.
On trouve, par exemple, à Singapour des formes de procédure presque
coercitives pour obliger les multinationales à transférer du savoir et
des technologies. A la fois donc on attire des multinationales (par des
avantages fiscaux, des dons de terrains, des facilités d'équipement,
etc.), et une fois qu'elles sont 'là, on les prend comme à fa gorge
pour les contraindre à transférer de la technologie et du savoir-faire :
on les oblige à financer, par èxemple, des collèges techniques de
haut niveau, on les force à vendre à bas prix des brevets, on les
invite impérieusement à délocaliser une partie de leurs capacités
d'ingénierie et de recherche ...
Ainsi, dans un premier temps, Singapour, la Malaisie, Taïwan, la
Corée ont été simplement des. bases:-ateliers pour certaines grosses
entreprises, multinationales Japonaises ou autres, profitant d'un
cofrt moindre de la main-d'œuvre. Puis, peu à peu, ces pays ont
poussé ces entreprises à délocaliser des unités d'assemblage, puis
à développer localement des produits finis d'une technologie de
plus en plus avancée, enfin à poursuivre sur place des activités de
recherche-développement. Chacune de ces diverses phases fut mise

278
à profit, parfois au prix d'un véritable bras-de-fer avec les partenaires
industriels étrangers, pour augmenter un potentiel technique local.
Ce potentiel, ainsi ·acquis de haute lutte en quelques trente ans
(grâce aussi à des politiques d'éducation efficaces), a permis à ces
pays de pouvoir prétendre se lancer dans la bataille technologique,
trouvant là, malgré les risques liés à l'ampleur des investissements
nécessaires, leur seule chance de recouvrer dans la région une
autonomie industrielle relative pat rapport au· géant nippon voisin.
Le Japon, de premier partenaire qu'il était et qu'il reste, voit ainsi
progressivement son statut se muer en celui également de premier
concurrent, cela notamment pour certains marchés de l'électronique
et de l'informatique.
Mais le passage aux hautes technologies exige plus qu'une
capacité technique élevée de la main-4' œuvre locale. Elle exige une
capacité d'innovation fondée stir un potentiel scientifique compétitif
dans les domaines les plus «pointus». Là le retard des pays du
Sud-Est asiatique, par rapport à l'Occident comme par rapport au
Japon, demeurait considérable encore· au début des années 1980,
et représentait un handicap sérieux au regard de leur ambition
industrielle avouée.
Ce qui se joue donc depuis dix ans, dans toute cette zone, est une
sorte de course au savoir et à la maîtris'e de certains domaines de
recherche. Il s'agit de rattraper le retard : d'une part, en contrôlant
mieux les flux de savoir impo11é (au niveau des transferts mais aussi
au niveau du contrôle des experts) ; et, d'autre part, en surveillant
mieux aussi les flux d'étudiants envoyés à l'étranger, et surtout leur
rapatriement. L'idée qui prévaut est que le fait d'être tard venus dans
la compétition scientifique, pour avoir des inconvénients évidents,
peut aussi présenter quelques avantages : entre autres, parce que plus
jeune, le corps scientifique échappe à toute pesanteur, intellectuelle
ou institutionnelle, héritée du passé; plusmalléable donc, il peut, plus
facilement qu'ailleurs,· être orienté vers· des objectifs de recherche
précis, répondant à des intérêts de stratégie industrielle nationale.
Dans cette phase de quête d'un raccourci' pour la constitution
d'un potentiel scièntifiqùe, la fonnule du Science Park est souvent

279
apparue à ces pays comme un. moyen particulièrement séduisant,
parfois même comme une véritable bouée de sauvetage. Aussi le
nombre des projets, déjà réalisés, en cours de réalisation, ou en étude,
ne cesse+il de croître d'année en année.
Je ne vais évidemment pas détailler le montage de tous les
différents parcs scientifiques du Sud-Est asiatique ; je voudrais
néanmoins examiner rapidement ici quatre cas. Ces exemples me
pennettront de revenir à mon propos initial en montrant qu'il n'y a
pas de modèle unique en la matière. On verra, derrière un «conccpb>
apparemment commun que le poids relatif des acteurs, privés ou
publics, varie selon les cas ; que les objectifs assignés, les espoirs, les
stratégies, sont différents ; que les résultat obtenus sont, eux aussi,
dissemblables.

!~PREMIER EXEMPLE, LE SCIENCE PARK DE SINGAPOUR


C'est un Parc scientifique assez récent, puisqu'il date de 1986 ;
il est d'ailleurs encore en phase de développement. Jusqu'à
l'année dernière, il comprenait une cinquantaine d'entreprises,
orientées toutes presque exclusivement vers les biotechnologies,
l'électronique et l'infonnatique. Le gouvernement singapourien
estimant que le pays (moins de trois millions d'habitants) n'avait pas
les moyens de;: couvrir tous les champs scientifiques ni de sacrifier
à une recherche trop fondamentale, s'est, en effet, délibérément
donné pour cibles deux ou trois «créneaux» (niches) scientifiques
soigneusement choisis pour leurs possibles applications industrielles
rapides. Le parc scientifique est constitué de ces entreprises, ainsi
que de l'université (NUS) qui lui est accolée, et de quelques agences
gouvernementales.
La volonté affichée de cette création est de promouvoir une capacité
d'innovation locale, et par là d'entraîner aussi le développement de
petites et moyennes entreprises singapouriennes susceptibles de
se lancer dans une production de hautes technologies. Jusqu'alors,
en effet, le développement économique et industriel du pays, de
même que son potentiel technologique, étaient restés très largement
tributaires d'entreprises multinationales d'origine étrangère. Les

280
quelques petites et moyennes entreprises locales engagées dans une
production «de pointe» étaient généralement des sous-traitants de
ces multinationales, et produisaient sous leur contrôle. Par ailleurs,
suite à un certain désintérêt longtemps manifesté pour la science,
le pays ne possédait au début des années 1980 qu'un nombre très
limité de chercheurs proprement singapouriens. Presque entièrement
dépendant de chercheurs étrangers localement expatriés, il ne pouvait
pas prétendre à grand-chose en matière d'innovations autochtones.
Au travers de ce parc scientifique, l'objectif avoué est donc, en
premier lieu, de façonner des innovateurs singapouriens, et de les
mettre en liaison avec de petits industriels locaux prêts à se lancer
dans la compétition aux produits technologiques avancés. En
deuxième lieu, il s'agit de «tirer», à partir du parc scientifique, un
potentiel national de recherche appliquée, encore embryonnaire.
L'acteur principal, dans le cas de Singapour, est le gouvernement,
qui fait en quelque sorte figure de «macro-acteur». C'est lui qui
organise d'une main autoritaire les liaisons entre universitaires,
chercheurs, étudiants, petits industriels ou entrepreneurs. C'est lui
aussi qui force les multinationales, au travers d'exigences de transferts
toujours accrues,, à participer au développement technologique de
la nation. C'est lui qui contrôle véritablement de part en part la
croissance du Science Park.

2- DEUXIÈME EXEMPLE, CELUI DE TAÏWAN ET DU PARC


DE HSINCHU, TECHNOPOLE DÉSORMAIS CÉLÈBRE EN ASIE.
Hsinchu, qui a connu une extension rapide, a été créé en 1982.
C'estun projet aujourd'hui considérable, puisqu'il comprend plus de
150 entreprises (dont certaines de taille importante), deux universités,
et un institut à vocation nationale : l'Institut de recherches sur les
technologies industrielles. Il y a maintenant près de 5000 personnes
employées à l'intérieur du parc.
Les buts y sont différents de ceux poursuivis à Singapour, car la
situation. taïwanaise
.
se présente autrement. Non seulement il existe de
nombreuses PME locales déjà engagées dans la.fabrication de diverses
technologies avancées (électronique, biotechnologies, informatique ..),

281
mais le pays dispose aussi d'une masse œentrepreneurs-innovateurs, non
négligeable actuellement sur l'île, et potentiellement fonnidable si ,l'on
inclut tous les chercheurs et étudiants taïwanais ,à l'étranger. .
La volonté du gouvernement, et la volonté, des industriels, en
créant ce parc scientifique, n'est donc pas de.constituer une capacité
locale, puisqu'elle est déjà là, mais de réunir les forces en présence,
souvent trop indépendantes, de les dynamiser, de les organiser, de
les faire .évoluer à la pointe de la recherche dans certains .domaines
sélectionnés, afin de s'attaquer directement à la technologie japonaise
ou occidentale, et de s'y attaquer aµ plus ha~t niveau. · ·
C'est pourquoi la recherche pratiquée est d'emblée de grande,
qualité. Cette fois c'est l'industrie qui «tire» cette recherche : il y
a explicitement une demande. forte des industriels, taïwanais pour,
développer des innovations. Le gouvernement,· afin de répondre
à cette demande ,des entreprises, s'est vu contraint d'élaborer des
stratégies de rapatriement des . chercheurs nationaux exerçant à
l'étranger. Mais aussi, comprenant l'importance de la _recherche
fondamentale pour rester «dans la course», Ü s'est employé à élever
le niveau de l'enseignement universitaire et à mettre en. place des
filières de fonnations complémentaires accélérées .dans certains
domaines . stratégiques (physique des matériaux, biotechnologies,
électronique .. ).
Hsinchu est donc tout à la fois un lieu de production de hautes
technologies, où l'on .entend attirer aussi tjes. technologies et des
entreprises étrangères, et l'instrument. national d'une fertilisation
réciproque de la science et de l'indU}rtrie, dans lequel cette dernière
joue un rôle déterminant. . .

3-TROISIÈME EXEMPLE: DAEDUKSCIENCE CITY, EN CORÉE


DU SUD
C'est aussi un projet d'ampleur, lancé en 1974 sur un site situé
à 150 km au sud de Séoul. 1984, Daeduk ~e composait de sept
instituts de recherche Pllhlic;s, de trois centres privés, et d'une.
université. L'élémènt industriel n'était présentqu'au travers d'unités.
de ~echerc_he-développement, et ne con;iprenàit donc pas d'unités

282
de fabrication. Le cas de figure est, 011 le voit, encore différent des
précédents.
La première fonne envisagée, à l'époque, fut celle d'une immense
cité des sciences datis le style de Tsukuba au Japon. On prévoyait
alors qu'en 1991 plus de trente instituts et diverses agences publiques
seraient présents, et que la cité abriterait une population de près de
cinquante mille' personnes. Mais cette idée grandiose venait à un
moment où les japonais commençaient eux-mêmes à envisager
des stratégies alternatives à Tsukuba. Des controverses éclatèrent,
et une valse hésitation s'ensuivit durant plusieurs années, au cours
desquelles furent proposées des réorientations diverses, à tel point
que le projet n'a toujours pas de forme vraiment achevée.
La Corée du Sud, qui a réussi un bond industriel extraordinaire
depuis 1960, se retrouve sur le plan scientifique et technologique
prise dans un nœud de contradictions. Elle possède des chercheurs
de premier plan expatriés aux ·Etats-Unis, de bons chercheurs locaux
aussi, mais semble. avoir eu des difficultés à bâtir des stratégies
dans ce domaine, ou à élaborer une formule pennettant de gérer de
façon optimale son potentiel d'innovateurs. Le projet de Daeduk,
parc scientifique qui n'en finit pas de se constituer, est un symptôme
flagrant de contradictions qui résultent pour une large part du poids
relatif des différents acteurs, lesquels semblent comme se neutraliser
les uns les autres : un gouvernement volontiers dirigiste, des
conglomérats omnipuissants (les chaebols) qui couvrent les secteurs
clefs de l'industrie locale (automobile, sidérurgie, électronique.. ) et
qui rechignent à sè spécialiser, des PME innovatrices de plus en plus
nombreuses mais sans unité et désannées devant les chaebols, une
communauté scientifique éclatée ...
Le problème coréen était, et demeure, que la recherche relevait
principalement des industries privées, et que cette recherche
présèntait des signes de faiblesse évidents, inquiétants même pour
certains domaines. L'idée qui a prévalu lors du lancement de ce projet
de parc scientifique fut donc de développer une recherche publique
appliquée, puissante et de haut niveau, susceptible de «tirer» vers le
haut la recherche industrielle privée.

283
Bien que le projet ait été revu à la baisse et ait connu divers
aménagements par rapport au plan initial, cette idée a finalement été
maintenue et, pour l'instant, le parc rassemble surtout des laboratoires
publics de très haut niveau, censés entrer en synergie avec certaines
unités de R.D. privées et les féconder, ainsi que des lieux de formation
qui leur sont associés. Après les incertitudes passées, le parc semble
enfin voir se dessiner précisément sa vocation et pouvoir aussi jouer
un rôle de vitrine scientifique du pays.

4 - QUATRIÈME ET DERNIER EXEMPLE : PUSPIPTEK, EN


INDONÉSIE
Là également l'ambition est au rendez-vous, sous un jour plus
nationaliste encore. Il s'agissait à l'origine, en 1977, sous l'impulsion
d'un ministère de la Recherche et de la Technologie particulièrement
entreprenant, d'affirmer aux yeux du monde qu'il faudrait un
jour compter avec l'Indonésie comme puissance industrielle et
technologique, et de convaincre le pays lui-même de ses capacités et
de la légitimité de ses ambitions dans ce domaine.
Le centre a pour objectif premier de regrouper le meilleur de
la communauté scientifique indonésienne autour de quelques
laboratoires nationaux de haute technologie. L'ensemble de cette
population scientifique, estimée à plus de cinq cents familles, est
hébergé sur place dans une véritable ville nouvelle spécialement
bâtie pour elle. Le site ne comprend pas d'implantations industrielles,
mais le transfert de technologie de la recherche vers l'industrie est
inscrit à son programme ; chacun des laboratoires de Puspiptek a
ainsi une activité de service obligée à l'égard des industries locales
réclamant une aide. Une université privée, l'Institut de technologie
d'Indonésie (ITI), la délocalisation de plusieurs académies, un
centre de conférence scientifique international, firent aussi partie du
projet.
Une dizaine de laboratoires ont été prévus pour constituer le
cœur du projet, dont certains équipements lourds : entre autres, un
réacteur nucléaire polyvalent (inauguré en 1987), une soufflerie, des

284
laboratoires très pointus d'étalonnage, de métrologie, de physique
des matériaux ...
La définition du projet présente là encore des similitudes, mais
aussi de nettes divergences avec les autres exemples vus plus haut. Il
s'agit, comme à Singapour, d'un projet strictement gouvernemental
destiné à entraîner la communauté scientifique nationale encore
modeste, à lui servir de locomotive. On a donc voulu une cité des
sciences, concentrant toute l'élite scientifique indonésienne en un
lieu. On a aussi la volonté de «tirer par le haut», pour reprendre une
fois encore cette expression, le potentiel technique local. L'image
de Puspiptek doit, à cet effet, susciter une sorte de fierté nationale,
encourager les vocations, aider à justifier l'effort consenti en matière
de fonnations techniques.
Mais l'ambition est différente, dans la mesure où elle peut être
qualifiée de plus «nationale». Il ne s'agit pas vraiment, comme à
Taïwan ou à Singapour, de se placer, ou de pousser des entrepreneurs-
innovateurs locaux à se placer, dans certains secteurs hautement
concurrentiels des technologies de pointe. Il s'agit plutôt d'affirmer
que le pays est une grande puissance régionale, voire internationale,
capable d'assumer une ambition technologique, ambition qui se
traduit, entre autres, par un projet nucléaire, par le développement
d'une industrie aéronautique, par des projets aérospatiaux, ...
C'est donc un objectif encore différent des précédents, mais qui
réclame des investissements particulièrement importants. Conçue
avant la chute des prix pétroliers qui affecta gravement l'économie
indonésienne, la technopole n'est aujourd'hui développée qu'à
environ 50% de ce qui était initialement prévu. Eile s'est heurtée
à de grandes difficultés, liées notamment, outre les problèmes
budgétaires, à des problèmes d'autonomie scientifique et technique.
Tandis, en effet, que l'on comptait sur Puspiptek pour faire la preuve
de 1' excellence scientifique et technologique locale, la réalisation
partielle du projet n'a fait que confirmer la dépendance où se trouve
toujours le pays à l'égard de l'expertise étrangère.
Ces quatre exemples asiatiques illustrent bien comment, derrière la
notipn de technopole et la référence commune à un idéal d'excellence,

285
se fait jour, liée aux divers contextes, une diversité des volontés, des
objectifs, des résultats. La technopole ne surgit pas toute armée d'un
néant : elle est, au contraire, entièrement déterminée par la situation
scientifique, industrielle, économique, politique, qui l'environne.
En ce sens, elle ne relève pas du miraculeux : elle a pour mission
de tenter d'organiser la rencontre d'éléments disjoints ou mal joints
jusque là, mais elle ne peut, par ce seul fait, en fonder a priori la
qualité ni l'excellence.
Pour finir, et en gardant en mémoire ces exemples, je suggérerai
quelques remarques.
Sauf dans le cas où il s'agit d'un regroupement nominal de
constituants, scientifiques ou industriels, déjà présents (cas, entre autres,
des technopoles régionales), sauf dans ce cas donc, la mise en place
d'une technopole ou d'un parc scientifique est toujours, qu'il s'agisse
d'un pays développé ou a fortiori d'un pays en voie de développement;
un investissement extrêmement lourd. Pour que celui-ci ne soit pas fait en
pure perte il faut, en outre, s'assurer que sont réunis une volonté politique
clairement définie, une capacité financière réelle, une volonté industrielle
largement partagée, et des partenaires bien identifiés dans le domaine de
la recherche ou à l'université. ·
De plus, c'est un investissement toujours assez risqué. Le
problème demeure, en effet, de savoir comment, à partir d'une
impulsion institutionnelle (une fois absorbés les budgets de mise en
route) faire en sorte que cela «prenne». Comment créer, à partir de
cette impulsion artificielle, un véritable réseau social, une dynamique
d'innovateurs, des synergies, etc. ? Le danger le plus fréquent est
que, derrière des liaisons purement formelles, chacun, chaque partie,
chaque élément, continue à fonctionner avec ses logiques et ses
stratégies propres. Par exemple, en France, certains laboratoires
du CNRS peuvent être impliqùés dans des projets de technopoles
régionales, mais en même temps leurs stratégies ou leurs logiques
se développeront par référence au contexte national ou international.
Ce n'est pas forcément contradictoire, mais il faut savoir qÙ'il y
a toujours des fermènts d'individualisme. On ne doit donc pas
trop idéaliser les <<Synergies» : le milieu n'est jamais absolument

286
homogène, et chaque partenaire a souvent des stratégies exogènes
qui dépassent les enjeux locaux de la technopole.
Ce sera d'autant plus vrai, évidemment, sur le plan industriel, et
en particulier pour les multinationales,.où la notion dt.; concurrence
ne perd pas droit de cité sous prétexte de technopole. On le voit bien
en Asie,. où des ~ntreprises peuvent passer des a~cords tactiques pour
financer en commun certaines recherches, tout en ~estant par ailleurs
parfaitement rivales. Le site des technopoles n'est donc pas un lieu
de pure coopération spontanée
. - . : la question
.
s~ pose en pennanence
' . '

du type d'intérêt commun. à développer entre concurrents, du


type de réseau à constituer
' .
avec les partenàires scientifiques et
' •, , ·,

académiques.
Autre difficulté : il y a parfois des liaisons qui se mettent en
place, qui fonctionnent u:µ certain temps, puis qui se. distendent ou
disparaissent. Cela, parce que l'impulsion était par trop artificielle
et n'a su être entretenue; parce que ces liaisons étaient formelles et
n'ont donné corps à aucune collaboration réelle ; ou encore, parce
qu'au-delà d'une première collaboration autour d'un projet donné, le
contact s'est perdu. ·
La morafo à tirer de cela est que rien n'est jamais joué, et qu'il
. faut toujours la volonté d'un ou de plusieurs acteurs pour animer ou
réactiver ces liaisons.
Identifier les liaisons effectivement productives pose le problème.
de l'évaluation de «l'effet technopole». Certaines évaluations ont
été· conduites aux Etats-Unis, d'autres récemment aussi en France,
notamment pour la ZIRST de Grenoble ou Sophia-Antipolis. Ce
qui en ressort est qu'il est difficile d'évafoer globalement l'impact
d'une technopole; Rapportés à certains résultats attendus, on peut,
par exemple, apprécier les effèts sur la création d'emplois dans une
région, calculer le nombre de brevets déposés, estimer certains liens
entre la formation et l'industrie, repérer des·progrès de la recherche
appliquée, etc. Mais il est malaisé de dresser la carte des liaisons
créatrices, d'écrire l'histoire générale des synergies réussies. En cette
matière, les ratages ou les désillusions sont plus faciles à observer

287
que les rencontres ou les succès, lesquels s'échelonnent selon des
tempos variés.
La contribution véritable des technopoles au développement,
qu'il soit régional ou national, est donc particulièrement difficile
à évaluer. Ce que l'on peut surtout identifier, et qui n'est pas
dépourvu d'intérêt, c'est le rôle que l'on va essayer de faire jouer
aux technopoles dans le cadre d'une politique de développement.
Ce peut être partie d'une stratégie de développement industriel
(Singapour) ; ce peut être une stratégie de développement d'une
filière technologique, comme dans le cas de la Malaisie où il existe
une excellente recherche agronomique que l'on veut prolonger, au
moyen d'un parc scientifique, par une recherche agro-industrielle ;
ou bien un élément moteùr dans la conquête de nouveaux marchés
technologiques (Taïwan) ; ou bien la représentation d'une ambition
scientifique nationale (Indonésie).

EN CONCLUSION
Beaucoup de pays en développement, impressionnés par la vogue
des technopoles, comme fait et comme «concept>>, subissent à leur tour
la tentation de mettre en place des pôles d'excellence, ou de créer des
parcs scientifiques. Or, cette option, outre le fait que son opportunité
est souvent discutable, a ses risques. Les difficultés à surmonter dans
la mise en place de ce genre de projets sont nombreuses, depuis les
investissements financiers et institutionnels à consentir jusqu'au fait que
leur fonctionnement effectif n'es.t jamais assuré, et exige des relances
et des réajustements continuels. Il convient surtout de retenir que les
objectifs doivent être correctement adaptés aux capacités scientifiques
et techniques locales, si l'on veut éviter le risque qu'au lieu de l'effet
d'entraînement attendu, une dépendance accrue ne se fasse jour, Faute de.
cela, il est à craindre qu'on ne découvre à ses dépens que l'excellence,
comme le mieux, est parfois l'ennemie du bien.

288
QUELQUES RÉFÉRENCE§

Alnesclbt (J.), 1986. - The role ofinnovation centres.for economic


development: the german experience in entrepreneurship and
technology, London.
Gilblb (J.M.) ed., 1985. - Science Parks and Innovation
Centres: their economic and social impacts, London.
Go1Uldlinea1lll (Y.), 1990. - Etre excellent sans être pur. Cahiers
des Sciences Humaines, vol. 26, n°3 : 379-405, Paris.
De Keirgofon (Y.), Meirlant (P.) éd., 1985. - L'explosion des
cités scientifiques: Technopolis. Autrement n°74 nov. 1985,
Paris.
Menon (P.K.B.), 1987. - Science Parks and other University-
industry interactions in developed countries and the possible
implications for lndia. SPRU, University of Sussex.
OECJ!), 1984. - lndustry and university: new forms of
cooperation and communication, Paris.
'fats1!Ilno (S.), 1985. - The Technopolis strategy: Japan, high
technology and the control of 21st. century, New York.

289
CHAPITRE XIII

DES CHERCHEURS FACE A L'INDUSTRIE :


ATTRAJ[TS JET TENSIONS. (VENEZUELA)

Arnaldo PIRELA, Rafael RENGIF0 1,


Rigas ARVANITJS2

iNTRODUCTION

Un des aspects essentiels de la fonnation d'une communauté


scientifique sont ces rapports avec la société. En particulier, la relation
avec les lieux de la production économique sont essentiels dans le contexte
particulier des pays en voie de développement qui ont développé une
rhétorique et exercent une pression sur la recherche extrêmement forte
pour obtenir des «applications utiles au développement». Cette pression
est si forte qu'elle engage les chercheurs sur des lignes de travail qui
peuvent n'être que partiellement exploitables (Arvanitis, 1991). Comme
nous l'avons déjà souligné (Rengifo, 1990), cette pression de l'utile a
été fondatrice de la politique scientifique au Venezuela. Ceci a été très
certainement le cas dans de très nombreux pays (Botelho, 1990; Krishna,
1990; Schwartzman, 1991; Chatelin 1984). Mais ce n'est pas seulement
dans le contenu de leur travail que se ressent cette pression de l'utile; elle
entraîne aussi des mouvements démographiques importants (le «brain
drain») et affecte profondément les pratiques de la recherche.

( 1) - Area «Ciencia y Tecnologia»CENDES Universidad Central de Venezuela, Caracas, Venezuela


(2) - Equipe «Science, Technologie, Développement»ORSTOM. Bondy, France.

291
C'est à ces conséquences que s'attachera notre aiticle. Nous
avons deux fonnes de relation : le «brain drain>> interne, c'est-à-dire
le départ des chercheurs des centres de recherche vers les entreprises,
et les relations issues de collaboration entre entreprises et centres
de recherche, qui sont plus communément envisagées sous l'intitulé
«Relations Recherche-Industrie».
Cette question des effets de la relation recherche-industrie sur
la communauté scientifique est d'autant plus impmtante que nous
avons montré le rôle essentiel qu'elles peuvent jouer dans le cadre des
entreprises industrielles (Pirela, et alii, 1991 ). Rappelons brièvement
que nous avons observé que les entreprises innovantes s'approchent
de la recherche quand elles ont déjà développé un certain degré
technologique. Au cours de cet «apprentissage technologique des
entreprises», la recherche ne joue pas un rôle essentiel. Par contre,
une fois atteint un certain niveau, elle devient une composante
essentielle de l'apprentissage lui-même, au même titre que les
activités de développement de procédés, d'ingénierie, de négociation
technologique auprès des fournisseurs, et des relations techniques en
tout genre avec les chents et fournisseurs. Mais en l'absence d'une
capacité de recherche «fonnelle», pour employer le tenne suggéré
par Freeman (1992), c'est-à-dire en l'absence d'une communauté
scientifique active, on peut se demander quelles pourraient être les
ressources intellectuelles de ces entreprises fortement innovatrices.
Evidemment, rien ne prouve· qu'elles disparaîtraient en l'absence
d'une communauté scientifique; mais tout porte à croire qu'elle
peuvent profiter de la communauté scientifique pour dépasser un
certain niveau technique que l'on pourra qualifier d'intennédiaire,
c'est-à-dire une niveau de compétence et de maîtrise de la technologie
qui les place toujours en deçà de la frontière technologique et,
sinon hors de la course à la compétitivité, du moins à côté de cette
dernière.
Ce débat est évidemment central pour les communautés
scientifiques des PED mais aussi pour le processus d'industrialisation,
comme le prouve cette abondante littérature sur l'industrialisation
(Ruffier, 1991) ou sur la relation recherche-industrie (Rath, 1990)

292
dans les PED. Il est aussi un des éléments essentiels de la possibilité
de développer une politique technologique, distincte mais proche de
la politique scientifique à proprement parler (Villavicencios, 1991).
Ainsi, examiner les effets de la relation «recherche-industrie» sur
les activités de recherche de la communauté scientifique, c'est aussi
s'intéresser au développement industriel et technologique.
Nous voudrions, pour cela, présenter ici quelques résultats panni
les plus importants d'une enquête réalisée auprès de 150 chercheurs
vénézuéliens, à Caracas, la capitale (1 OO enquêtes) et Maracaibo,
la deuxième ville du pays et capitale du pétrole (50 enquêtes). 3 Les
chercheurs ont été sélectionnés panni les liste de noms du Système de
Promotion des Chercheurs («SPI») 4 • L'échantillon a été sélectionné
à la fois parmi une population de chercheurs en Sciences (59%) et en
Technologies (41 %) 5 .

LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE AU VÉNÉZUÉLA


ÉMERGENCE ET DÉCLIN
Une des caractéristiques de certains processus sociaux au
Venezuela est la rapidité avec laquelle ils atteignent leur zénith et
entament leur déclin. Les statistiques portent à penser que c'est le
cas de la communauté scientifique au Venezuela.
En effet, les études sociales de la science au Venezuela6 ont
pennis de connaître le processus d'émergence de la communauté
scientifique. Ces travaux indiquent que nous sommes passés de 10
chercheurs au début des années 1970 7 à près de 5000 chercheurs
dans les statistiques officielles de 1983.

(3) - L'enquête a été conçue par le CENDES, réalisée par Emcvcnca et financée par l'Institut d' Ingénierie
(Ministère de !'Economie, Caracas), la Fondation Polar, ...... ..
(4) - Cc système propose une sélection des chercheurs, essentiellement sur la base d'une évaluation
des publications, pour attribuer un salaire additionnel qui, dans certains cas, permet de doubler le
salaire de base. Cc supplément salarial est attribué sur une période déterminée. Un système similaire
de promotion de la recherche a été également mis en place en Argentine et au Mexique.
(5) - Le sexe n'a pas été retenu comme critère de définition de l'échantillon. Les enquêtes ont été
réalisées du 20 mars au 15 avril 1991.
(6) - Observons que le Venezuela est le pays du «Tiers Monde» qui a le plus développé le champ des
études sociales de la science sous la direction en particulier de deux fortes personnalités : Marcel
Roche, d'une part, et Hebc Vessuri, d'autre part.
(7) - M. Roche cité par Ardila, 1981.

293
Pourtant ces chiffres laissent rêveurs. Ce processus d'émergence,
examiné avec force détails (Texera, 1991; Vessuri, 1985, 1987),
remonte bien avant les années 1950. Même s'il ne concerne que
peu de personnes, il n'en compte probablement pas dix seulement,
c01mne le démontrent l'émergence de disciplines entières dans les
contextes universitaires (chimie, agronomie, sciences médicales).
De l'autre côté du spectre, il semblerait que les chiffres avancés par
le Conseil National de la Recherche et la Technologie (CONICIT)
soient exagérés. En effet, la récente mise en place d'un processus
de classification et sélection des chercheurs (SPI) n'a retenu qu'un
peu plus de 640 chercheurs sur 1200 demandes d'intégration dans le
programme national de la recherche en 1990 8• Ce dernier chiffre est
aussi inférieur à la réalité, qui se trouve quelque part entre les deux.
Remarquons que le nombre de demandes correspond au chiffre avancé
par Arvanitis (1990) sur la base des publications répertoriées dans le
Science Citation Index et la base bibliographique PASCAL9.
L'âge moyen en 1969 des chercheurs était de 37,7 ans (Gasparini,
1969)puisabaissédanslesannées l 970(Alvarez, 1984),probablement
sous l'effet conjoint de programmes massifs de bourses de fonnation
du gouvernement (programmes «Gran Mariscal de Ayacucho» et du
CONICIT). Cependant, notre enquête montre un net vieillissement
de la population des chercheurs dans les huit dernières années pour
atteindre un âge moyen de plus de 40 ans. ·
Evidemment, le temps moyen de travail, ou années d'expérience
professionnelle, a aussi notablement augmenté depuis 1983. Mais,
ce qui est plus grave, cette croissance a été plus rapide que celle
du vieillissement de la population des chercheurs : alors que l'âge
moyen a augmenté de 2,5 ans, l'âge d'expérience professionnelle a
augmenté de 4 ans. Le «brain drain» explique la différence, à la fois
vers les entreprises nationales et vers l'étranger.
L'ampleur du mouvement migratoire des centres de recherche
vers les industries et les centres à l'étranger ne peut plus être nié.

(8) -Le deuxième tour de sélection en 1991 n'a pennis de relever que 300 demandes supplémentaires.
(9) Arvanilis, 1990, chapitre l, Annexe.

294.
85% des personnes consultées connaissent quelqu'un qui a quitté
le centre de recherche pour aller vers une entreprise. Curieusement,
cette proportion est encore plus forte panni les «scientifiques» que
les «technologues». Il semble donc bien que ce phénomène s'appuie
sur des motivations qui ne doivent pas être recherchées dans l'intérêt
professionnel mais bien dans la détérioration des conditions de vie
des chercheurs.

Principales motivations pour quitter la recherche


MOTIVATION.S PRINCIPALES %
Situation salariale, coût de la vie 81
dont : -salaires trop faible J meilleur salaire dans industrie 42
-inflation/ coût de la vie 37
Absence d'intérêt oour la rceh. à l'Univ. 6
ti'!:llnlP n11ntrr>T
"~ 4
"" 1

AUTRES UDEPART %
Intérêt 26
Recherche meilleur statut social/orcstiac 4
Pressions familiales 3

Par ailleurs, 62% des enquêtés considèrent què cette tendance ira
en s'amplifiant dans les trois années à venir ou que du moins elle se
maintiendra aussi fortement.
Dans les établissements enquêtés, on estime le départ de près de 20%
des chercheurs. 10 Par ailleurs, force est de constater que les Universités
n'ont entrepris aucun effort conséquent pour renouveler la force de
travail des chercheurs, se limitant à la seule formation universitaire de
base. Seuls restent dans la recherche publique les plus âgés et les plus
expérimentés. Faudrait-il ajouter aussi les plus fatigués ? En effet,
les conditions de fonctionnement des Universités, indépendamment
des salaires à proprement·parler, sont assez déplorables; la chute du
bolivar n'a pas permis d'assurer la maintenance des équipements 11 ,
les locaux se dégradent, l'atmosphère et les relations humaines s'en
ressentent. Dans le cas du Venezuela, notons que cette dégradation
des conditions de vie est tout à fait nouvelle. Quand la majorité des
grandes universités latino-américaines souffraient des .restrictions

(10) - Il faut rappcller qu'il n'existe pas de statistiques sur les départs des centres de recherche. Les
statistiques du personnel ne fournissent pas les motivations des départs.
(11) - Comme c'est le cas dans la majorité des PED, cf. Gaillard et Ouattar.

295
budgétaires, celles du Venezuela arrivaient encore à assurer des
conditions de vie respectables 12 • Après 1989; la situation s'est très
fortement aggravée.

LES SYMPTÔMES DU DÉCLIN


Pourtant, cette situation, à bien des égards alannante, est loin
d'avoirreçu toute J'attentionqu'ellemérite. La plupart des chercheurs
en restent à cette vision quelque peu catastrophiste où, dès le premier
frémissement des ressources, dès les premiers vents contraires, tout
l'univers semble s'écrouler tel un château de cartes.
Cette vision est celle abondamment diffusée par les syndicats
universitaires, voire même par les organismes publics et entreprises
qui utilisaient la recherche comme un réservoir de main d'œuvre
qualifiée et moins chère que la main d'œuvre spécialisée des experts
étrangers.
Il reste que la plus grave conséquence de cette · «crise» de
l'Université est le faible renouvellement du personnel enseignant et
de recherche. Le «brain drain» lui même peut être bénéfique pour le
développement national.
En effet, les départs vers l'industrie sont-ils aussi négatifs que l'on
veut bien le dire ? N'est-ce pas là une forme de contribution des centres
de formation professionnelles que sont les Universités vers le potentiel
productif du pays? N'y a-t-il pas là le fe1ment de futures relations plus
étroites entre les centres de production et les centres de connaissance ?
Si l'on se réfère à des expériences européennes, le passage des
chercheurs vers l'industrie est plutôt bénéfique (Mustar...), de même
que peut l'être le passage de centres de recherche sous le contrôle de
l'industrie - comme ce.fut le cas des Fraunhofer en Allemagne (Meyer.:.
Kramer, 1990).
Ce qui semble poser problème n'est finalement pas le mouvement
migratoire en soi mais plutôt l'affaiblissement institutionnel qu'ilpeut
entraîner. En effet, les départs de! 'Université vers l'industrie, et dans

( 12) - Pour un panorama des opinions sur la situation actuelle dans les univcrsitécs en Amérique latine,
cf. Je numéro spécial de la revue Nueva Sociedad.... Sur les relations entre Recherche et Université cf.
Di Prisco et Wagner (J 990) qui reprennent les opinions publiés dans la revue fn/erciencia sur cc sujet.

296
la mesure où ils sont essentiellement motivés par des considérations
économiques, posent problème car ils fragilisent l'institution.
41 % des chercheurs enquêtés estiment que les départs vers
l'industrie sont bénéfiques pour le chercheur, mais 89% pensent que
cela aura des effets négatifs graves ou très graves sur l'institution
d'origine. Ici, nous assistons à une des clés de ce processus. Les
avantages tirés des changements de situation de travail ne semblent
pas aussi bénéfiques que l'on pourrait le croire. Le nombre d'indécis,
quant aux avantages que l'on tire de la fuite vers l'industrie, est
sensiblement plus fort panni les «scientifiques» qui sont pourtant les
plus motivés au départ, que panni les «technologues». Par contre, les
inconvénients dont souffrira l'institution scientifique sont estimés
incalculables. D'autant plus que 83% des chercheurs pensent qu'il
n'existe pas de substitut ou de remplacement possible à la perte que
provoque le départ du chercheur vers d'autres activités.
Ecoutons quelques unes des recommandations qu'ils. nous
fournissent pour rétablir la situation et assurer, donc, un
renouvellement du personnel de recherche.

Recommandations préconis~es
RECOMMANDATION %
MENTIONS LA MOT!VATION/FORMATlON 5!
dont : -Formation de ressources humaines 30
-Soulever intérèl des jeunes générations 7
MENTIONS AUX CONTIONS DE TRAVAIL 47
dont : -meilleures conditions de travail 14
-augmenter bourses fonnation/rech. ll
-promotion des études doctorales 8
MENTIONS AUX ASPECTS ECONOMIQUES 47
dont : -augment.salaires/incitations financ. 35
-possibilité promotion/reconnaissance liée à la recherche 7
MENTION A INSTITUTION ET POL!TIOUE li
dont : -Créer nouveaux postes 4
-Améliorer système d'emploi 3

Comme on peut le voir dans ce tableau, les plus importantes


recommandations portent sur les possibilités de fonnation et
d'emploi, et l'amélioration des salaires. Ce qui est étonnant, c'est
que les chercheurs interrogés, conscient des difficultés liées à la

297
décroissance du nombre de chercheurs, insistent plus sur l'emploi
que sur les conditions de travail et les salaires.
Dans tous les cas, les possibles solutions mentionnées sont de
la responsabilité des institutions. Il devrait y avoir, nous dit-on en
substance, une politique active en matière de fonnation des jeunes
chercheurs. C'est aussi là le sens d'un des rapports de la Société
vénézuélienne pour l'avancement des sciences (AsoVAC).13 Nous
arrivons ici à un aspect essentiel pour la compréhension de la
communauté scientifique : le rôle de l'institution.

LES INSTITU1'IONS ET LES CHERCHEURS


Un des aspects probablement, les plus importants, parmi ceux qui
sont directement affectés par les mouvements migratoires hors de
la recherche, mais aussi par les relations Université-Recherche, est
celui du rôle de l'institution.
Cet aspect passe inaperçu dans les travaux qui portent sur les
grandes puissances scientifiques, où l'on s'intéressera plus volontiers
aux disciplines, aux idées, aux grandes figures de la science et
moins aux institutions. Pourtant, la construction institutionnelle est
le passage obligé de la création des communautés scientifiques 14• A
ce sujet, nous tenons tout d'abord à rappeler que parmi les PED,
le Venezuela n'est pas un pays en retard en ce qui concerne cette
création institutionnelle. En effet, et contrairement à ce qui se dit
couramment, la recherche ne date pas des années 1950 mais des
années 1930, et dans certains domaines remonte au siècle dernier
(Vessuri, 1985; Texera, 1991, Freites etTexera, 1991). Cette situation
est comparable à celle de nombreux autres pays en développement
comme la Thaïlande ou le Nigeria pour ne pas mentionner le Brésil
et l'Inde dont les proportions sont autrement plus importantes.
On peut se demander, vu l'écart qui existe entre ce qui est
bénéfique pour les individus et ce qui l'est pour l'institution, si nous

(13) - Equidad y Eficicncia en la Univcrsidad.


(14) - Cet aspect de l'émergence des communautés scientifiques pose d'ailleurs un défi intéressant
à la nouvelle sociologie des sciences, car la sociologie mertonienne semblerait plus adaptée à la
compréhension de ces phénomènes dans les PED.

298
n'assistons pas au dépérissement de l'institution universitaire. En
effet, de nombreux indices semblent indiquer un détachement des
chercheurs de l'institution universitaire.
Voici 68% des chercheurs qui se déclarent satisfaits de leur travail
mais pas des conditions de leur travail. Ils clament en effet, haut et fort,
que cela est dû à la liberté dont ils disposent dans leur travail (54%).
Mais seuls 29% mentionnent le contenu de leur travail (importance
des travaux effectués, contribution au développement national, intérêt
pour le sujet de la recherche ) 15 comme étant un facteur motivant leur
satisfaction. D'un autre côté, ceux qui se disent mécontents (li%)
signalent les déplorables conditions de travail (76%) et les aspects
politiques : bureaucratie envahissante et sectarisme politique.
Un autre aspect intéressant est la reconnaissance dont peuvent
jouir les chercheurs pour la qualité de leur travail. Notons tout
d'abord que la majorité pense voir son travail reconnu quand il est
de bonne qualité. Cependant, cette reconnaissance est plus liée aux
mécanismes sociaux qu' économiques : la reconnaissance n'implique
pas de récompense matérielle, ou de promotion. Si reconnaissance il y
a, celle-ci est plutôt de l'ordre de l'estime de la part des collègues.
Ni vrai
Questions sur la reconnaissance Vrai Faux
Ni faux
Quand votre recherche avance de manière satisfaisante, en
60 20 19
obtenez-vous une reconnaissance ?
Obtenez-vous récompense matérielle ? 25 16 60
Obtenez-vous l'admiration des collègues? 57 31 Il
Obtenez-vous une promotion ? 39 21 37
Vous assignc-t-on les tâches des autres ? 33 20 45
Percevez-vous la jalousie des collègues ? 39 24 33

Le succès d'estime serait suffisant dans un univers de pur troc,


un peu comme celui imaginé par Hagstrom, dans un univers non
monétaire. Ce n'est manifestement pas suffisant. Pourtant, nous
l'avons vu, il y a quelques avantages à demeurer à l'Université
malgré des rémunérations considérées trop faibles. Ils sont liés au
sentiment de liberté. Qu'en est-il de l'institution ? Fixe-t-elle des

(15) Sur cc point particulier, il faut signaler que le questionnaire était peu orienté vers les questions
concernant le contenu des travaux de recherche mais plus sur les conditions du travail de recherche.

299
orientations ? Oblige-t-elle les chercheurs à suivre certains parcours,
certaines directions ?
Il semble que se soit très rarement le cas. En effet, seuls 19% des
chercheurs affirment que «l'institution nous fixe des objectifs clairs de
recherche et développement}}. Par ailleurs, 33% signalent que c'est la
recherche elle même qui fixe les objectifs. Ou, en d'autres termes l'objet
de recherche contient son propre objectif Cette affinnation, spontanée de
la part de nos chercheurs enquêtés, est bien l'expression de la nonne de
la «recherche pure», celle que l'on honore avant tout dans la république
des savants (plus fort pourcentage chez les «technologues» que panni les
«scientifiques»). Bref, le chercheur est seul face aux mystères du monde,
sans chefs ni patrons pour imposer leurs vues.
Par ailleurs, il y a peu de relations entre les supérieurs hiérarchiques
et nos chercheurs. Evidemment c'est une relation inversement
proportionnelle à l'âge. Mais de manière générale, on observe une
grande liberté de manœuvre des chercheurs. Cette liberté possède un
sens précis : la totale absence de directives de la part des hiérarchies
universitaires. La liberté est ainsi une non-autorité.
Cette définition négative des qualités de l'univers de la recherche
universitaire pose un certain nombre de problèmes. En particulier,
il nous semble que les valeurs de la communauté scientifique
vénézuélienne sont enjeu. Nous y reviendrons.

LES RELATIONS AVEC LE SECTEUR PRODUCTIF


Voyons à présent les formes de mise en rapport des laboratoires
universitaires avec les entreprises. 16 Tout d'abord signalons que les
chercheurs interrogés effectuent assez peu de valorisation. 1/3 n'en
effectuent pas et 81 % signalent ne jamais avoir exercé d'activité
professionnelle à titre privé~ 11 % y dédient moins de cinq heures par
semaine et 18% plus de 6 heures.

(16) - Nous nous bornerons ici à la perception par les chercheurs des relations avec l'industrie ou le
secteur productif. Nous avons examiné avec suffisamment de détail et ailleurs la mise en relation de
ces deux mondes (Pircla et alii, 1991; Arvanitis, 1990). Quand à la réalité de ces relations du point de
vue des entreprises, Cf. Pirela et alii, in revue Rcscarch Poliey, à paraître.

300
Utilisation du temps des chercheurs
(Nombre d'heures par semaine)
Activités U-10 h. H-20 h. 21ou+ Non
Recherche 24 31 53 0
Enseignement 49 29 1 21
Valorisation 55 4 3 33
Exercice professionnel 14 2 1 81
Administration 62 26 4 8

A cet égard, il est intéressant de comparer ces résultats avec ceux


d'une enquête assez ancienne mais publiée récemment (Roche et Freites,
1991, p. 273) qui posait une question similaire quant au temps dédié aux
diverses activités. On constate un très net accroissement du temps passé
à effectuer des tâches administratives. C'est probablement là le signe
du vieillissement de la communauté scientifique, mais aussi du poids
croissant de la bureaucratie au sein des Universités 17 •
Dans l'ensemble, ces activités de valorisation s'adressent assez peu
aux entreprises privées. 48% des réponses s'adressent aux institutions
pubhques, 16% aux institutions privées et 36% aux deux.
Les motivations des chercheurs sont assez intéressantes : elles
ne sont pas exclusivement d'ordre économique. La recherche d'une
augmentation des revenus ne compte que pour 27% des réponses
quant aux motivations de l'exercice professionnel et/ou de la
valorisation. Si les motifs personnels prédominent (77%) par rapport
aux motifs institutionnels (53%), ce ne sont dans aucun cas les motifs
économiques qui l'emportent.
MOTIVATIONS %
Motus personnels Il
dont : -·::;c dcvc1oppcr pro1css1onnc11cmcnt Lli
··Mc111curs revenus L7
·-Sc mettre en rc1auon avec autres mshtut1ons IU
··hltcctucr un travail utile IU
-·Rcponsc a la acmanc\c lS
··Ecllangc avec c\cs collcgucs 8
-Améliorer son prcsllgc/rcconnmssance b
1v1ottts mshtut10nnc1s J3
dont :-Contnbucr au dcvcloppcmcnt nat10nal 9
-App11qucr les rcsultats l:S
-Contact plus dtrcct avec les problcmcs 8
-Augmenter Je budget de rccncrcnc b

(17)-· Sur cc point nous avons comparé les diverses enquêtes menées au Venezuela qui concordent toutes
pour souligner le poids croissant de l' Administration. cf. Arvanitis, 1990.

301
Cet aspect, paradoxal s'il en fut, est en fait une des clés de
compréhension du changement des valeurs qui est intervenu dans
les dernières années au sein de la communauté scientifique au
Venezuela; Si la fuite vers le secteur productif augmente pour des
raisons économiques, ceux qui restent au sein de l'Université, par
contre, ne cherchent pas à améliorer leurs revenus à tout prix. C'est
donc bien dans leur conception de leur recherche et du rôle de cette
recherche que nous devons rechercher l'explication des relations
entre les entreprises et les chercheurs.
Examinons la manière de concevoir la recherche. 41 % des
chercheurs disent ne pas considérer l'application des résultats de
leur travaux de recherche au moment de la conception d'un nouveau
programme. Cette proportion est plus forte parmi les «scientifiques»
(58%) que panni les «technologues» (16%). De plus, un peu moins
de la moitié des chercheurs considèrent que cela est non seulement
nécessaire mais représente une obligation. Voilà une première réponse
à la lancinante question de l'utilité de la recherche. Les chercheurs
dans leur ensemble, c'est-à-dire en tant que communauté scientifique,
fonnulent une réponse divisée à cette question qui traduit bien des
différences profondes d'attitudes face à la recherche. La division
entre les «fondamentalistes» et les «applicateurs» que nous avions
trouvé aux premiers temps de la politique scientifique dans le pays
dans les années 1950 (Rengifo, 1990) existe encore. Cette division
recouvre d'ailleurs une population distincte 18 •
Signalons que le quart des chercheurs interrogés se déclarent
hostiles ou au moins entrevoient des aspects négatifs aux relations
avec le secteur privé. L'énorme majorité au contraire n'y voit pas
d'inconvénient essentiel. Les aspects négatifs mentionnés sont:
ASPIECTS NEGATIFS %
Appui à la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale 36
Marchandisation de la recherche 16
Diminution du rendement académiaue 14
L'Université n'est pas une entreprise/objectifs trop différents 11
L'Université ne pourra plus exercer son rôle critique li
Les formations «non orientées vers le secteur productif disparaîtront 6
Augmentation de la fuite des cerveaux 6
Les chercheurs perdraient intérêt pour la recherche 6

( 18) - Nous nous proposons d'effectuer cette caractérisation dans une étape ultérieure de notre recherche ..

302
Il est clair que les opinions négatives face aux relations entre secteur
productif et université reflètent une peur à la fois quant aux orientations
et quant aux valeurs qui seraient affectées par ses relations.
Mais rappelons encore une fois que ces peurs sont minoritaires au
sein de la communauté scientifique. 19 Par contre, la relation avec les
entreprises est parfois difficile. 63% (prestations à titre personnel)
à 40% (valorisation) des réponses mentionnent des exemples de
relations négatives avec les entreprises. A l'inverse, nombreuses sont
les relations qui ont connu du succès : 85% dans le cas des prestations
professionnelles à titre privé et 60% des activités de valorisation.
Enfin, signalons que les chercheurs établissent des priorités qui
sont bien à l'image de la structure industrielle du pays.

Industrie en relation avec les chercheurs


INDUSTRIE %
Industrie pctrouerc JU
Industrie octrocnim1quc IL
lndustnc du cnarbon 8
Jnoustnc oc la construcllon ::>
lnOustnc pharmaceutique 5
San te 5
Industrie mclallurg1quc 5
swcrurg1c ::>
A1u·11nr 1n1 11..:1r11
1i

Remarquons aussi que plus de la moitié des chercheurs serait


favorable à la publication des résultats de recherche plutôt que de
négocier la recherche avec un acheteur éventuel. Ce résultat peut
paraître paradoxal; en fait, nous avons constaté à quel point la
division est profonde au sein même de la communauté scientifique
à ce sujet. Cela ne fait que confirmer que, coexistent, au sein de la
recherche universitaire deux styles de recherche bien tranchés : l'un
favorise la recherche appliquée, orientée vers les industries ou les
utilisateurs, et l'autre considère la recherche comme une activité en
soi, qui doit puiser sa justification en son sein.
Cependant, il ne faut pas tirer des conclusions hâtives quant à
l'identification de ces styles. Ils ne correspondent pas nécessairement

( 19) - Elles semblent aussi ne pas recouvrir le traditionnel clivage entre recherche fondamentale et
recherche appliquée.

303
à des disciplines scientifiques. Ainsi, contrairement à notre attente,
les «technologues» n'apportent pas des réponses fondamentalement
différentes que les «scientifiques» quant à la question des publications.

Faut-il publier plutôt que négocier la propriété de la technologie ?


Scientifiques Technologues
Désaccord 16,5 25,8
Indécis 31,8 19,0
Accord 51,8 55,8
Total 100,0 100,0

CONCLUSION
Sans aller plus avant dans l'examen des réponl)es à notre
questionnaire, nous pouvons faire certaines remarques.

1. Les chercheurs sont très conscients de leur apport au


développement et pensent que leurs travaux sont, dans leur
grande majorité, en relation directe avec les besoins nationaux.
Cependant, cette contribution possible, ou potentielle, est loin
d'être réelle. Réaliser des innovations en collaboration avec
les entreprises est chose peu aisée, mais ici elle est encore plus
difficile du fait de la détérioration des conditions économiques.
2. La plus grande difficulté qu'entraîne la fuite vers l'industrie
est l'affaiblissement institutionnel des Universités ; couplé au
non renouvellement des personnels et des idées de recherche, il
menace de stériliser le vivier de ressources intellectuelles, dont les
entreprises innovatrices elles-mêmes ont un besoin renouvelé.

304
RÉFÉRENCES

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306
CHAPITRE XIV
.f

TROIS STYLES DE SCIJENCJE


DE LA MÉDECINE ALGÉRIENNE

Rofand WAAST 20 *

Mon intention est d'examiner la formation d'une communauté


scientifique.Je m'intéresse aux sciences biomédicales, où la recherche
est, en pays du Sud, des plus active et des plus développée. Je
procède au travers d'une étude de cas: celle del' Algérie aujourd'hui.
L'exemple est triplement intéressant:
La (re-) construction d'une recherche scientifique s'effectue
ici sur une presque table rase.
- L'Etat indépendant témoigne d'un long désintérêt pour la
recherche; celui-ci n'est d'ailleurs pas vraiment surmonté.
- Les bons résultats actuels s'attachent à des champs scientifiques
précis. Les plus constants et les plus remarqués se manifestent
souvent à l'inverse des dotations budgétaires et des priorités
officielles. Cette discordance laisse soupçonner le poids des
acteurs plus que des institutions, en un domaine où celles-ci
demeurent versatiles et précaires.
C'est ce qui nous a porté à nous entretenir longuement avec des
figures de la science algérienne plutôt qu'à procéder à une analyse

(20) - ORSTOM, Département SUD, UR SD. Programme Science Techniques Développement - 72,
route d' Aulnay 931'10 BONDY FRANCE

307
institutionnelle ; nous avons de même jugé insignifiante, à ce stade,
toute enquête lourde auprès d'un «potentiel chercheur» qui demeure
virtuel.
J'essaierai d'abord de comprendre, en contexte, le désintérêt pour
la recherche.
'
Je tracerai en contrepoint le portrait de médecins, qui sont venus
à la pratique de recherches régulières.
J'étudierai comment naissent, avec eux, non pas un mais trois
«styles de science» : trois interprétations de la nécessité de recherche,
et du genre de recherche adaptée à 1'Algérie actuelle.

1 - LE CONTEXTE
L' Algérien'apasétéunépicentredelascienceclassiquelslamique21 •
Nul fil de recherches inintenompues ne l'y relie. Et la colonisation
a profondément atrophié ce qui pouvait exister de croyances et de
pratiques à propos des maux et des soins. Les savoirs populaires
(ce qui, de toute façon, est autre chose que science, classique ou
moderne) en sortirent altérés. Par contre, une science coloniale s'est
tôt et brillamment développée : y compris dans le domaine médical,
avec l'Institut Pasteur (dès 1880) et l'Université d'Alger (dès 1857
pour !'Ecole de Médecine, 1880 pour les autres écoles). Ceux qui
l'exerçaient - chercheurs ou professeurs français regagnèrent
massivement la métropole à !'Indépendance du pays (1962). Ils ne
laissent guère de. postérité autochtone, et n'entretiendront plus de
relations avec des institutions demeurée.s sur place mais devenues
coquilles vides. Les Algériens re-constructeurs (ceux dont nous
parlerons ici) ne viennent que bien plus tard (souvent 15 ans après).
Ils ne doivent en général rien à la matrice de la science coloniale. Ils
sont marqués par des modèles de professionnalisation très divers --
acquis aux quatre coins du monde. Ils ne s'intéresseront d'ailleurs
que tardivement à la recherche, et l'exerceront souvent dans. des

(2 ! ) - cf. P. Benoît et F. Michcau. L'intermédiaire arabe? in Eléments d'histoire des sciences, édités par
Michel Serres, Bordas, Paris, 1989, no!ammcntcartcs pages 158 cl 159.

308
institutions nouvelles. A ces titres on peut parler de (re) création de
science sur une presque table rase.
On ne peut ici (comme V. V. Krishna en donne pour l'Inde un
convaincant exemple) identifier non plus de savants algériens, moins
encore un courant qu'ils animent, exerçant leur science comme
un symbole d'anticolonialisme. On peinerait plus encore à leur
trouver un soutien, dans les milieux autochtones ou de la part des
mouvements nationalistes. Un paradoxe étonne. Les gouvernements
d'après l'Indépendance affichent une «option scientifique» ;
ils choisissent une stratégie de développement industrialiste, et
valorisent les filières supérieures de formation scientifique. Mais
ils se désintéressent longtemps du fonctionnement des instituts de
recherche hérités (qui seront entretenus dix ans par la coopération
française 22). Ils tardent, plus qu'en d'autres pays, à créer une tutelle
unifiée de la recherche scientifique (d'ailleurs bientôt dissoute et non
remplacée). Ils ne s'engagent en ce domaine dans nul programme
mobilisateur (et significativement budgété)23 .
D. Labidi a décrit les étapes de l'institutionnalisation (précaire)
d'une science nationale. La date tournant est celle de 1973, qui voit,
à l'initiative du réformateur de l'Université et à l'issue d'assises
de la recherche, la création d'un Office national de la recherche
scientifique (ONRS). Convenablement budgété, cet Office suscite
avec succès, de 1974 à 1982, une recherche universitaire, jusqu'alors
absente24 . Ironie : on lui reproche alors de ne pas remporter de
mêmes victoires, sur le terrain des recherches «appliquées» : or
les opérateurs en devraient être des laboratoires industriels (que
les grandes sociétés nationales ne sont disposées ni à créer, ni à
ouvrir aux universitaires), ou des instituts de recherche que leur
tutelle directe (les ministères techniques) préfère souvent réduire
à des laboratoires de services. Malgré les propositions précises de
coopération sur programme, que leur fait l'ONRS, le chaînage de la

(22) - Les recherches y sont généralement conduites par de nouveaux «coopérants», non par les anciens
scientifiques coloniaux, définitivement partis.
(23) Sauf peut-être énergie nucléaire.
(24) Chiffres. (Bilan).

309
recherche au développement n'est pas réalisé ; et les acteurs les plus
puissants (les opérateurs de la production), qui n'en ressentent guère
le besoin, en font porter la responsabilité à l'Office : celui-ci est
dissous en 1983. Aucun organe directeur de la recherche nationale ne
lui sera substitué. Divers «Commissariats» prendront sa place, ou/et
des directions et sous-directions en plusieurs ministères. Ces organes
dispersés sont souvent désargentés. Ainsi la recherche médicale
est elle aujourd'hui tributaire de plusieurs tuteurs (mal budgétés),
répartis.dans les ministères de l'Enseignement supérieur, de la Santé,
sans compter désonnais les structures décentralisées que sont les 32
INESM (Instituts nationaux d'enseignement médical).
On aurait tort de. voir là machiavélisme et inconséquence. Le fait
s'éclaire si l'on se réfère aux deux «paradigmes de libération», qu' Ali
El Kenz repère, animant en Algérie tout le mouvement anticolonial
de ce siècle : le premier paradigme est celui d'une libération par la
reconquête du patrimoine; son objectif et son symbole se concentrent
sur la restauration de la langue arabe dans tous les actes de la vie, et de
manière stratégique après l'Indépendance, dans tout l'enseignement.
Le second paradigme est celui d'une libération par la production ; il
passe par une reprise d'initiative, tournée vers la maîtrise des choses
à l'image et à l'égal de l'ancien colonisateur ; son programme sera
celui de l'industrialisation et de la promotion des techniciens. Toute
innovation est tenue de se légitimer dans les termes, compréhensibles,
de l'un ou l'autre de ces paradigmes. C'est le cas de l'activité
scientifique - et même de chaque activité scientifique, une par une,
domaine par domaine-, car la science est ici d'abord sans tradition,
sans adeptes et sans mandat25 . Qui propose de s'y livrer se verra
questionné. En un cas: contribuerez-vous (ou: ne vaut-il pas mieux
contribuer) à l'alphabétisation? A l'illustration de la langue? A tout
le moins à la restauration d'une approche singulière, renouant avec
le patrimoine ? En l'autre cas : contribuerez-vous (ou : ne vaut-il
pas mieux contribuer) à produire plus (de soins pour le médecin,
de diplômés pour l'enseignant, de fer pour l'ingénieur), à tout le

(25) - Son exercice professionnel csl quasi inconnu, son statut inexistant. Aucune illustration historique
ne lui donne légitimité.

310
moins, servirez-vous à résoudre les pannes actuelles de l'appareil
productif, ou promettez-vous des voies de productivité accrue dans
un proche avenir? Le souci de l'heure n'est pas à l'avancement du
savoir mais, soit au recouvrement d'une mentalité authentique, soit
au développement fiévreux de la production. Les objections qui en
découlent font paraître la recherche incongrue, et dissuadent de s'y
intéresser.
En ce contexte, l'entreprise d'activités scientifiques paraît
au départ une excentricité. Elle ne peut reposer que sur quelques
fortes personnalités, au charisme particulier. Elle est non seulement
contrainte, mais guidée, dans ses choix, par la tension entre leur
«vocation>> et les paradigmes de société environnants. Elle apparaît
comme interprétation originale de ce qui est science, et qui vaille,
à titre d'activité adaptée au contexte. C'est ce qui peut expliquer le
caractère inattendu des domaines forts de la recherche algérienne,
très liés aux charismes qui s'y sont exercés.

2 - PORTRAITS TYPES DE PIONNIERS


Pour vérifier cette hypothèse, il est intéressant de s'attacher aux
portraits de quelques «chercheurs type» 26 • Je me suis donc entretenu
avec une trentaine de figures fondatrices de la recherche scientifique
algérienne, notamment en sciences médicales. Je rapporte ici les traits
moteurs, qui me semblent les rapprocher ; mais aussi les bifurcations
qui les différencient. L'exercice est délicat. Les personnes impliquées
sont peu nombreuses, bien connues. Il ne serait que trop facile
de lire la suite comme une galerie de portraits à clé. Mais qu'on
veuille bien la prendre pour ce qu'elle est: non pas une collection de
biographies (ce qui serait un autre exercice, certes intéressant), mais
une abstraction de traits remarquables, à la source de «vocations»
qui nous semblent déterminantes pour que surgissent, à un moment,
certaines activités scientifiques.

(26) <<Type» : non pas au sens de «moyenne représentative» ; mais au sens Wébérien de «type idéal»
(donc extrême, mais éclairant sur les traits moteurs ailleurs moins visibles car moins accusés).

311
Je débuterai en indiquant des pistes qu'on aurait pu croire
signifiantes, et qui ne le sont pas. Les origines familiales par exemple,
sont trop diverses pour faire sens : sauf deux enfants de la bourgeoisie
libérale (qui comptaient quelques parents médecins ou pharmaciens),
ou le fils d'une famille aristocratique (gens de pouvoir, non de lettres)
la plupart sont enfants d'employés (douanes, sécurité sociale ... ),
d'instituteur rural, d'ouvrier. Manquent certainement des enfants de
paysans, ou de petits commerçants : on en rencontre par contre, parmi
les figures màrquantes d'autres sciences que médicales (en particulier
dans les sciences exactes, promus par la filière des bourses puis de
l'école normale, et souvent de Saint-Cloud27 • Le prestige des origines·
(lieu de naissance, «arclm28 , ancêtresremarquables ... ) est éminemment
variable : mais souvent médiocre ; point de lien spécifique à des
groupes détenteurs de savoirs, dans la société traditionnelle. Les
fratries sont nombreuses ; nul destin intellectuel ne les marque.
Pour un cas excentrique (tous frères et sœurs artistes, et leur frère
scientifique s'est longtemps jugé «raté» de n'avoir pas leur don de
traduction de l'imaginaire), la variété des professions dans la fratrie
est celle courante dans les familles de cette génération :·militaires,
ouvriers, commerçants, quelques enseignants, nombre d'employés.
L'engagement des futurs chercheurs dans un ctirsus scolaire de long
cours a pris l'allure d'une aventure personnelle : «C'était peut-être
déjà pour me distinguer» dit l'un d'eux par boutade.
Le premier trait typique,. que je retiendrai, me paraît précisément
consister dans la séparation souvent précoce de la famille, pour
une longue vie scolaire en internat. La plupart suivront des cursus
brillants, aussi littéraires que scientifiques. Beaucoup ont étudié le
latin, le grec, la philosophie avec goût. C'est avec nostalgie qu'in
extremis ils décideront pour une voie scientifique : dans ces matières,
aussi aimées, l'inclination les porte aux disciplines les plus exactes.
Dans ce cadre studieux s'exerce l'influence de professeurs; certains
les citent comme des figures màrquantes de leur vie : non seulement

(27) Ecole Normale Supérieure située en France, près de Paris, qui recrutait les meilleurs normaliens
de France (y compris l'Algérie).
(28) - Tribu d'appartenance.

312
enseignants, mais confidents, et souvent éveilleurs - grâce aux
livres qu'ils conseillent, hors programme. Sartre, l'existentialisme,
le personnalisme comptent parmi les lectures «tournants», qui
orientent moralement les trajectoires à venir. Le milieu se prête à
la découverte de solidarités de grand large - autres· que familiales.
Mais ce ne seront pas celles de cénacles de condisciples, comme
en ces Ecoles (collèges techniques, écoles normales) fondant en un
creuset leurs élèves tous internes. Ceux dont nous parlons font plutôt
leurs études au lycée (filière .offrant des bourses, et un cursus ouvert
sur le supérieur, où les internes et les Algériens sont minorité).
L'expérience jouera sur le mode du choix - celui des amitiés au sein
du milieu scolaire, et celui de relations de dilection avec des maîtres
moraux (principalement professeurs).
Je viens à un deuxième trait, qui caràctérise l'expérience
inaugurale de la vie. Celle-ci se jouera lors des toutes premières
années universitaires. Elle prend la forme de divers engagements,
et surtout du voyage. La lutte de libération nationale marque cette
génération. Pour certains, facilement admis à l'Université d'Alger,
l'exigence morale porte aussitôt, (dans le contexte ambiant de guerre),
à la fréquentation de cercles d'étudiants religieux (oecuméniques), ou
au militantisme syndical, et pour certains à l'aide aux «combattants»
anticoloniaux. D'autres, qui ont engagé des études .en France,
participent à l'Union générale des étudiants musulmans. algériens
(UGEMA). Rapidement, la radicalisation de la guerre bouleverse les
trajectoires de vie. Certains, qui .aidaient la rébellion, découverts,
doivent fuir aux frontières : ils y rejqignent l' Année de libération
nationale. Dans le même temps, l'UGEMA décrète la gr~ve illimitée
de tous les étudiants algériens : ceux-d quittent les facultés (de
France comme d'Alger) et se lancent dans le voyage. Quelques
uns vont prolonger fours études dans des pays divers, souvent déjà
rêvés : aùx Etats-Unis par exemple, où dit l'un de nos interlocuteurs,
«il a fallu se décarcassern, en combinant travaux pour vivre et cursus
de long cours («conduit suivant un plan arrêté»). D'autres gagnent
les frontières algériennes ou les maquis, où ils seront d'abord
infirmiers. L'UGEMA vient les en retirer, en leur offrant des bourses
du FLN, pour achever leurs études en des pays amis : ils auront à

313
charge d'encadrer l'Algérie à l'Indépendance. Le choix est ouvert,
et laisse place à l'originalité. L'un des futurs chercheurs dédaignera
par exemple le Canada et l'Australie, préférant les pays de l'Est
«parce qu'il adore l'opéra russe». L'aventure laisse place pour de
longs méandres et de multiples expériences : de «vache enragée» en
itinérances dans le pays d'accueil, d'interminables débats nocturnes
en multiples activités culturelles, de généreux divertissements en
rigoureuses réclusions pour l'étude, «on faisait beaucoup de choses».
Parenthèse à durée indéterminée, l'expérience prend la fonne d'un
voyage initiatique, parfois au bout du monde, souvent dans la solitude,
occasion de rencontres chaleureuses et inédites, aux rebondissements
inattendus, éveillant à l'imprévu, et nécessitant toujours la maîtrise
de soi : «il fallait garder un fil conducteur, savoir rejoindre la ligne
qu'on s'était tracée». De là résultent des personnalités indépendantes,
obstinées et peu conformistes.
Je retiendrai un troisième trait : c'est une exigence morale,
distanciée. Plusieurs des interviewés reconnaissent aujourd'hui
avec un brin de réticence devant la naïveté d'un choix juvénile -
s'être orientés vers la médecine «pour faire du bien dans leur vie».
Ils adoptaient l'image du savant dévoué, qui faisait alors respecter la
médecine au plus haut. A leur retour de voyage, ils combineront à cet
idéal la rigueur d'une réflexion prospective, sur la réponse à porter
aux besoins de santé non seulement de l'heure mais à venir. Tenants
d'une médecine publique, ils prennent leurs premiers postes, au
lendemain de l'indépendance, dans les services hospitaliers les plus
chargés. Attentifs aux demandes intenses du moment, il ne cessent
pourtant de réfléchir à l'évolution prévisible de la morbidité ; et de
l'anticiper, dans les spécialités qu'ils développeront, la conduite de
leur enseignement, et la recherche où ils finiront par s'engager.
J'exposerai maintenant quelques bifurcations, qui distinguent
plusieurs figures type. Il y a quelque arbitraire à le faire d'ici. D'une
part leurs «traits communs» revêtent des modalités diverses, chez des
chercheurs aux trajectoires variées. D'autre part les traits qui suivent
ne sont pas parfaitement distinctifs : les valeurs guidant l'action par
exemple sont souvent partagées, même si elles sont diversement

314
hiérarchisées. Mais il est bon de différencier, à certain moment,
plusieurs interprétations du «devoir de recherche», auxquels tous
vont ici aboutir, et du style de recherche (choix de sujets, domaines
de prédilection, qualités requises), apportant une réponse adaptée au
contexte. Je présente à la suite trois types de figures et leurs trois styles
- de recherche, que je nomme «propédeutique», «épidémiologique»,
et «d'exploration».

3 - l!UFURCAl'lIONS
3-1. LA RECHERCHE PROPÉDJEUl'JIQUJE
Première figure, premier style : celui d'une recherche comme
propédeutique illllteUectueUe. Le Professeur A. est chirurgien.
«Exposé» à la recherche dès ses études, ils 'y entretient régulièrement
au cours de stages post-doctoraux. Depuis une quinzaine d'années, il
a pris pour règle d'allier dans sa pédagogie enseignement et recherche
clinique. Son souci est de favoriser le fonctionnement d'un appareil
soignant efficient. Dans son modèle, celui-ci se compose de recours
hiérarchisés. Chaque professionnel à son niveau devrait assumer
l'exercice des actes de sa compétence, et savoir distinguer les cas qui
exigent l'aiguiUage à un autre échelon. Un tel modèle ne se décrète
pas. Il se construit, d'abord par la fonnation des hommes (médecins
ou para-médicaux). Il repose sur un modèle professionnel inculqué.
«Il était sans doute inéluctable que se développe le secteur privé.
Une préoccupation est qu'il ne donne pas lieu à des revenus éhontés :
elle doit être sunnontable, comme en d'autres pays, compte-tenu de
la forte démographie médicale. Mais une autre préoccupation est
que ce secteur n'est pas très performant. Les spécialistes installés
font de la médecine générale. Dès que se présente un problème
d'intervention, même légère, le patient est aiguillé vers l'hôpital. La
moindre appendicite vient à! 'Hôpital Universitaire. Et cette demande
encombrante de soins nous freine dans la recherche, nous freine dans
l'enseignement. Or, le CHU est fait pour autre chose : y compris
le temps de la réflexion sur ses propres actes, et de la formation à
la réflexion. Cette réflexion est indispensable dans l'intérêt des
malades».

315
Mais l'exigence d'une fonnation réflexive rencontre l'obstacle
des paradigmes dominant l'action sociale. Ceux-ci disposent les
esprits.
«Les étudiants sont demandeurs de schémas d'intervention. Leur
idéal est souvent d'opérer toujours plus et plus vite: d'être toujours
au bloc. Tout mon effmt consiste à suspendre leur geste; à leur faire
reconnaître les cas où des actes précis sont résolument à poser, et
ceux où les procédures sont discutées. J'insiste pour qu'au lieu de
s'étourdir de quantité, on recherche la qualité de l'intervention. Je
suis sans cesse à répéter : mieux vaut un patient bien traité que trois
mal soignés».
Le seul instrument, pour contrebattre les penchants de la société,
c'est l'inculcation d'un modèle professionnel adapté. Et l'instrument
de cette re-professionnalisation, c'est l'e:Xercice de la recherche.
Celle-ci développe la responsabilité (en donnant l'assurance) et le
discernement (en obligeant à réfléchir).
Elle le fait d'abord en changeant le rapport au temps : «il est
décisif de s'imposer la discipline, hors l'urgence quotidienne, de la
tenue et du suivi des dossiers de malades - apparente perte de temps -.
Mais c'est sur leur base que des études longitudinales pourront être
entreprises, testant les procédures discutables et permettant à l'avenir
de meilleures décisions».
Ce changement de rythme est la condition d'exercice de la
réflexion.
«L'intuition brusque ne dérive souvent que de souvenirs de
cours. Et l'on attend trop de l'enseignement un savoir absolu, qui
vous qualifierait comme ingénieur des corps. Dans le même esprit,
certains résidents s'indigneront qu'une question, non abordée en
salle de classe, fasse l'objet d'interrogations. Et même des assistants,
de bonne foi, ne s'abonneront qu'à une seule revue, tranchant à partir
d'elle sur ce qu'il y a lieu de faire en toutes circonstances. Au lieu
de cela, il faut se retrancher et lire, confronter les sources, affronter
leurs contradictions, dépister les méthodes discutables, s'intéresser

316
aux nouvelles procédures. Il faut tester soi-même les méthodes
débattues».
En outre, «il faut penser par soi-même». «Dans ks domaines qui
progressent vite, c'est régresser de seulement se tenir au courant».
Et la réflexion n'est pas moins nécessaire, pour adapter l'action
aux moyens disponibles :
«on n'a pas à renoncer, dès que manquent les moyens d'appliquer
un schéma standard».
C'est une ascèse, qui guide ces comportements. Les valeurs mises
en avant sont le travail assidu, la ténacité, la persévérance.
«C'est le travail continu de quelques chercheurs qui rend crédible
leur activité. Ils ont valeur d'exemplarité».
Un autre aiguillon est la fierté de ce que l'on se doit : et pour
commencer, cette obligation «de penser par soi-même».
Enfin, le modèle de professionnalisation est marqué par un
«compagnonnage».
«Il n'y a pas de vocation. C'est en cours d'études qu'on
découvre l'intérêt de la profession ; c'est ainsi qu'on s'y attache.
Le système de fonnation est très important: il est réussi, s'il éveille
à la découverte, au contact des maîtres. L'apprentissage de base
se fait dans le quotidien, en pratiquant en compagnie de ceux qui
connaissent le terrain, dans le respect d'une hiérarchie indispensable
à la transmission des savoirs: c'est sans concession, et cela n'exclut
en rien la démocratie».
C'est finalement le souci pédagogique, qui impose d'oser la
recherche.
«Il importe d'inculquer sans relâche des notions de recherche,
de travail intellectuel à tous les professionnels. Même si cela ne
débouche pas sur une découverte majeure, c'est une propédeutique
essentielle. La recherche soulève ici des objections. On prétend
que c'est un luxe, tant qu'on n'a pas les moyens de répondre à la
demande immédiate. Or l'enjeu est différent. C'est un problème de
qualité de la formation. La recherche est ici interprétée à contre-

317
sens. Tantôt e'est: «Ah, il faut diminuer les crédits : supprimons la
recherche». Et tantôt (parce qu'on vient d'apprendre, souvent, que
tel qui ne trouvait pas à exercer son talent s'est exilé, et qu'il est
devenu célèbre à l'étranger), c'est l'affolement, on veut des coups
d'éclat, ce sont de grands moyens. Et tout aussitôt voilà ces moyens
détournés : vers l'enseignement ou vers l'activité de soins, ce sont les
pentes naturelles du système. Tandis que l'exposition à la recherche
est nécessaire à une bonne professionnalisation, dès que possible
dans le cursus».

3-2. RECHERCHE-ACTION
De ce premier style se distingue nettement un second: celui d'une
recherche de santé publiqu~.
Le Professeur B. s'est orienté vers la médecine «parce que c'est
une activité sociale». Titré, et faisant fonction d'interne en médecine,
il aide le FLN, et doit s'exiler en cours de guerre de libération. Il
gagne la Tunisie, où il exerce le rôle de chef de service dans l'hôpital
de l' Armée de libération nationale. A l'indépendance, il souhaite
approfondir ses connaissances. Il choisit de s'intégrer dans un service
universitaire d' Algèr, et préfère une discipline
«correspondant aux maladies qui faisaient alors le plus de ravages,
avec spécialisation dans celle que l'on pouvait guérir».
Il désire en même temps conduire des recherches, en équipes.
«La recherche est ici liée à la question d'édification d'une
politique nationale de santé. Si j'en fais toujours, c'est parce que
c'est politique».
Aussi se démarque-t-il vite des travaux qui se pratiquaient en son
service d'accueil :
«on écrivait des textes, on faisait des publications, mais sans
lien avec des objectifs de santé ; uniquement pour la promotion
personnelle».
Le souci du Docteur B. est au contraire d'instituer un dispositif
national de lutte, dans l'un des domaines de morbidité majeurs du
pays. Dès que ses titres et son grade lui donnent les coudées franches,

318
il s'engage (peu après 1970) dans une «recherche sur objectifi>, qui
est instrument de cette ambition. En comparaison contrôlée avec
d'autres pays du Tiers-Monde, dans le cadre d'unréseau international
qu'abrite une association savante de la discipline, (l'U.I.M.R., à
dominante non pas française mais anglophone), il compare les
dispositifs pratiques, pour adapter les méthodes sûres de soins et de
prévention.
Le plan de . lutte préconisé repose sur la mise en œuvre de
dispensaires couvrant le territoire, captant les malades, testant leur
famille, soignant ceux qui sont atteints, et respo~sables de leur suivi.
La liaison doit être étroite, avec un service hospitalier national, centre
nerveux du dispositif, et dispensateur de soins élaborés si besoin.
Le projet (qui se réalisera) se heurte à bien des obstacles : celui
d'une médecine privée, dont se détournent des famines soignées en
dispensaire ; celui d'une aristocratie hospitalière, jugeant déchoir à
se préoccuper de «périphéries» et de cas banals ; celui du dispositif
soignant de l'époque : système atomisé de distribution de soins
privés à des clients qui se présentent, articulé à des hôpitaux publics
où sont aiguillés les cas graves ; celui du sens des responsabilités
qui s'y associe : mission de guérison, dans l'instant, du malade
présenté; non pas responsabilité sur l'état de santé, collectif, d'une
population.
Dans le cas présent, s'adjoignent les réticences de patients,
tenant aux représentations populaires de la maladie concernée :
la tuberculose ; et celles des étudiants, dont les stratégies de
«classification» (dans la hiérarchie : médecine de cabinet/médecine
hospitalière) sont troublées par l'idée de «déclôturer l'hôpital», de
l'ouvrir à la responsabilité de soins banals, et d'ajouter à la fonction
médicale les soucis d'organisation d'un appareil de lutte; l'hésitation
des pouvoirs publics n'est pas moindre, à miser sur un dispositif
original concernant une seule maladie, dispositif dont la portée leur
est difficile à saisir.
La «recherche action» a les vertus nécessaires pour engager une
double lutte : sur le terrain politique et sur le terrain idéologique.
Elle fournit des arguments d'efficience. Elle invente des mesures; en

319
impose l'usage, prouve les progrès. Et par ses procédures, d'enquêtes
de terrain et de stages imposés aux étudiants, elle s'attaque aux
mentalités scolaires, et séduit de jeunes partisans.
Cette démarche se coule dans le paradigme de «la productioi:m.
Elle ne pose pas de problèmes de suspensiün de l'action (elle
l'intensifie au contraire). Elle ne s'inquiète pas d'un réaménagement
du rapport au temps (la stratégie se déroule de façon dévorante, ·sur
de multiples terrains simultanément, nécessitant la mobilisation des
énergies sans repos, et souvent impromptu). Mais l'entreprise fait
appel aussi à des qualités, des valeurs très proches de celles prisées
d'un style de recherche «propédeutique» : «l'honnêteté», une ascèse
du travail, de la ténacité et de la continuité lui sont essentielles. On
fait ici appel au courage, à l'audace. On s'attache peut-être moins à
la fierté de.ce que l'on se doitpersonnellement, qu'au sentiment de
ce qui est dû à autrui («au peuple», pour certains). On juge bon de
s'exposer personnellement, et l'on apprécie le caractèr~ de qui ne se
laisse impressionner par nulle autorité (académique, ou politique, et
surtout étrangère). La faute extrême est le renoncement. Soutenant
cette recherche, le goût est celui de l'actionmilitante, sans répit mais
sans naïveté. L'art tactique est développé. Les travaux sont des annes
pour inscrire les projets dans la réalité.

3-3. EXPLORATEURS ·
Le Professeur C. est virologue. Il a fait en France deux ans
d'études supérieures littéraires, avant de prendre le maquis. Puis, au
gr{ de bourses FLN disponibles, et .de son choix culturel, il part à
Prague, puis en URSS.
... « J'étais fasciné par Tchékhov, Tolstoï, le Bolchoï, les
concerts ... » ..
· La bourse est fléchée pour faire de la biologie. Il s'y plie, mais
arrivé à Moscou il rencontre un compatriote : «par amitié bout lui»,
il l'accompagne dans .des étude.s -de médecine, qu'il mène de front
avec les siennes propres. A son retour en Algérie, il tente d.' ouvrir un
laboratoire d'expérimentation sur l'animal. Mais l'entreprise, sans

320
lien avec un service de soins, est totalement incomprise : crédits
exsangues, mise à l'écart; le Professeur C. décide de se réexpatrier,
aux Etats-Unis où on lui offre un poste de recherche à Atlanta.
«Dans ce pays aussi j'ai été heureux. Le laboratoire était ouvert 24
heures sur 24 .. : et tout y fonctionnait ! Nous vivions sur le campus,
je restais au labo la nuit, je sortais de temps en temps regarder les
étoiles, et je n'étais pas seul dans les locaux. Nous avons failli nous
disputer avec ma femme, j'ai dû changer mon rythme. J'aimais ce
travail, et mes collègues aussi».
Lors de la réforme de l'Université en Algérie, on le prie de
retourner au pays. Ce qu'il fait; mais il demande cette fois à disposer
d'un laboratoire associé à un service de soins et d'enseignement.
«Aucun intérêt ne s'attache ici à une activité sans malades. Un
laboratoire pur est pratiquement inconcevable. Sinon, il est privé
d'équipement, de personnels, de moyens de fonctionnement».
D'autres que lui ont suivi des trajectoires analogues. Sur place,
quelques chefs de service, guidés par la réflexion sur ce que se doit
l'universitaire consciencieux, se lancent aussi dans une recherche,
pour la première fois souhaitée officiellement (nous sommes dans
les années 1970).
Leur projet revêt un aspect plus «fondamental» que ceux de nos
«styles» précédents. Il n'en a pas moins ses justificatifs en contexte.
On retrouve ici le double souci de formation, et de santé publique.
La recherche a vertu pédagogique pour tous :
«Les étudiants sont mieux formés, les médecins portent une
meilleure attention aux malades, le laboratoire est plus fiable».
L'exigence de re-qualification concerne au premier chef les
«maîtres».
«Il n'y a pas <l'Université ni d'Universitaires dignes de ce nom
qui ne pratiquent la recherche... les enseignés ne peuvent être
motivés que par le sérieux des gens auprès desquels ils travaillent. .. ·
Des professeurs aux assistants, les maîtres ont un rôle exemplaire à
tenir».

321
Mais aussi bien, les laborantins sont concernés : et tout membre
du service doit exercer périodiquement des tâches de laboratoire.
«Fabriquer des milieux pour recevoir des souches rares, maintenir
une souche deux ans, la conserver sans antibiotique, voila qui demande
des soins minutieux, des manipulations délicates. Peu de laboratoire
·algériens savent mettre au point les techniques convenables, et très
peu maintenir le niveau de précautions nécessaires. Les dispositions
ainsi acquises se reportent sur les analyses de routine, plus fiables».
Enfin la pratique de recherche crée la disposition à réfléchir.
«Mon Dieu, DOUTEZ ! C'est mon adage avec les étudiants ...
La formation ne doit pas donner l'impression que les cas sont
répétitifs. Elle doit conduire à se poser des questions, à se mettre en
question>>.
Le souci de santé publique est aussi présent. Mai~ il est moins
pensé dans l'urgence qu'en prospective.
«Ce qu'il faut, c'est prévoir ; identifier par exemple les souches
de polio existant, observer comment le virus change, comprendre
comment les souches vont évoluer. C'est. tout autre chose que
la surveillance épidémiologique, et surtout que la présentation
répétitive, sans réflexion, de tableaux de prévalence classés par âge,
sexe, lieu ... n'importe quoi».
La prévision peut être à long terme.
«Dans dix ans, les maladies infectieuses seront éradiquées. On
apercevra alors les maladies génétiques. C'est maintenant qu'il faut
y penser... » Et encore : «Quelle divine surprise, quand on a réalisé
que nos travaux sur le virus d'Epstein-Bach, entamés depuis 10 ans,
avaient une actualité internationale. Vous travaillez là-dessus et nous
le savions pas ! Comment avez-vous pu avoir cette bonne idée ?
Voulez-vous de l'aide? Venez présider un de nos Comités ! Bien sûr,
tout avait dû se faire hors programmes et priorités officiels ... »
Mais le projet de nos chercheurs déborde ces préoccupations
(néanmoins très prégnantes). n s'agit de «pénétrer le mécanisme de
phénomènes naturels encore inconnus». L'ambition est d'apporter
«quelque chose de neufà la communauté scientifique internationale».

322
Il s'y associe la fierté de faire reconnaître une capacité d'excellence
au pays ····- de voir par exemple tel laboratoire qualifié «centre de
référence», habilité à échanger les souches rares avec les meilleurs
mondiaux.
Apprécié pendant une décennie, le projet rencontre à nouveau
bien des difficultés.
«La recherche fondamentale se meurt. Des coopérants qui y étaient
attachés sont partis, et nombre de ses talents algériens ont émigré. Ce
qui nous reste, ce sont les relations avec eux ... Les îlots qui demeurent
sont une rémanence : les métastases d'un cancer occidental. Nous
ne faisons que maintenir un souci d'esprit scientifique. C'est une
tradition qu'ont des personnes, et qui s'étiole».
«Ün nous explique régulièrement: Nous n'avons pas les moyens
d'une recherche fondamentale ; ou bien : Ce n'est pas la tâche de
l'heure : il faut des recherches pratiques. Mais sous l'argument se
cache la réduction du pratique à l'ingénierie sociale, le refus d'entrer
dans la compréhension des phénomènes, la considération du seul
présent. Or, il y a un continuum du fondamental à !'appliqué (et
même au développement): nous le pratiquons ici».
L'intérêt pour ce type de recherche se heurte aux dispositions des
étudiants.
«Ils ne s'intéressent pas aux sciences de base. On se rattrape en
spécialité : on refait alors de la biologie, de la biochimie ... ».
Mais les dispositions sont aussi adverses chez beaucoup
d'universitaires :
«La critique des pairs est toujours mal supportée, alors qu'elle est
la règle fondamentale en science. Chacun se cherche un petit sujet
exclusif, et répugne à la discussion>>.
Dans ce contexte, une contradiction se développe, entre recherche
et carrière.
«Tel, qui a fait une thèse sérieuse sur la méningite, a mis trois ans à
faire ses prélèvements, puis deux ans pour les analyser et pour rédiger.
Dans le même temps, on a connu des avancements foudroyants, basés

323
sur de hâtifs travaux de compilation. Bien des impétrants confondent
recherche et bibliographie. Ils n'y sont que trop encouragés par un
enseignement où l'importance des sciences de base est minorée ;
par l'exercice dans des services sans recherche ; et par des jurys
composés de non-chercheurs - parfois de gradés qui en sont à répéter
les cours et manuels qu'on leur a enseignés ... L'objectif, c'est la
thèse ; puis on s'arrête de chercher ; et les incitations de carrière à la
recherche manquent absolument... Heureusement, reste l'obligation
de publier pour avancer dans la carrière hospitalière. Mais elle est
parfois minorée, voire bafouée dans les concours. Et le problème est
devenu celui de la qualité ... ».
Le tableau est peint de couleurs moins sombres par d'autres
chercheurs. Mais l'exercice de ce «style» de science requiert
assurément des qualités bien excentriques. L'imagination et la
curiosité sont posées en valeurs premières : le souci «non de chercher
des réponses, mais de poser des questions : sur tout, à tout propos,
Dieu, la métaphysique, le temps, les mœurs ... Il y faut un affect
scientifique, le goût de rêver, et le désir de pénétrer le merveilleux
des phénomènes naturels».
Cet art de vivre impose une disposition particulière au temps :
«Il ne faut pas être totalement extraverti. Il faut savoir se retirer
en un lieu tranquille, et lire ou réfléchir sans s'occuper des malades.
Il ne s'agit pas de soigner à chaque instant, mais d'imaginer et de
prévoir... Il faut vivre selon son tempérament, et non pour aider
son prochain : je donne aussi aux autres, en faisant partager mes
connaissances ... ».
L'exigence de «faire soi-même» est aussi essentielle.
«Je n'ai que faire de ces jeunes arrivant au laboratoire en disant:
voici mon sujet de thèse, voici mes prélèvements ; faites moi les
analyses et j'interpréterai. Il faut apprendre à décontaminer les
souches ; il faut bricoler ses propres instruments d'observation; il
faut s'astreindre à toute une routine de laboratoire : et c'est alors,
durant ces trois quarts du temps de travail, qu'il faut regarder, exercer
son intuition,. savoir découvrir : la découverte vient par hasard».

324
Les satisfactions qui en dérivent ont toujours pour con1Tepartie
une ascèse. Et d'abord celle du travail assidu, dans toutes les
sortes de tâches : de la bibliographie érudite au soufflage de verre.
C'est le gage du «sérieux», qualité majeure. Il s'agit d'autre part
d'être soi, d'affirmer son indépendance, (vis à vis de la famille,
de l'académisme, des autorités - de toutes pressions indues), de
revendiquer son originalité, de suivre ses goûts et. de supporter la
solitude. Un trait distinctif est de se tenir à l'écart du «tapage» - des
postes et des honneurs - ; une fierté absolue s'attache à ne jamais
«renoncer».
C'est à ces qualités que les scientifiques se reconnaissent. Ils se
défient des postes officiels comme des relations institutionnelles.
«Tant que j'en ai les moyens, je reste en dehors des Comités
et des postes dirigeants. Ce serait pourtant une façon d'obtenir de
quoi faire fonctionner le laboratoire. Mais si je n'y arrive plus, je
téléphone à d'autres scientifiques, à l'extérieur, pour qu'ils m'aident.
Ils envoient des réactifs, ils prennent des gens en formation, ils
apportent le soutien adapté ... ».
Les chercheurs de ce style font plus fond sur leur bonne réputation
auprès du «collège invisible» international, de la discipline, sur des
relations de confiance difficiles à conquérir, impitoyables pour qui
démérite par «malhonnêteté» intellectuelle29 • Ce réseau de relations
est à la fois mondial, et limité à un cénacle qui repose sur l'estime
mutuelle. Y appartenir est un signe implicite de l'excellence. Deux
réquisits en sont le brio (celui de! 'intuition, parfois aussi del' exposé
didactique) et la simplicité. Ce sont eux qui dessinent les personnalités
modèles : tel prix Nobel suédois, «simple et accessible» ; ou td
Professeur de biochimie, aveugle, mais toujours en exercice et si
brillant dans ses exposés. Le portrait idéal du chercheur est dans ce
style celui d'un «homme complet». Non seulement excellent, mais
excellent dans les trois dimensions du rôle jugées indissolubles :
celles du médecin, de l'enseignant et du chercheur.

(29) - Par exemple : en publiant sans citer ses sources, ou en se servant sans le mootionncr de souches
données par d'autres.

325
4 -STRATÉGIES DlE CHOIX DlE SUJJ!n'
Les trois modèles professionnels que nous venons de distinguer
s'associent à trois stratégies différentes de choix de sujet, privilégiant
trois sortes de disciplines de prédilection.
a) Le style propédeutique s'accorde bien à la chirurgie ou à
l'ophtalmologie, (qui ont toutes deux leurs associations savantes
nationales : signe de vigueur en leur sein des recherches cliniques).
Les travaux porteront sur des affections connues, mais dont la
thérapeutique est débattue. Une méthode essentielle de la recherche
est le recours aux dossiers de malades, tenus à jour et suivis au delà
de leur séjour hospitalier. Il faut donc s'astreindre à une pratique
détachée d'entretien de ces dossiers - «mémoire» précieuse et
réutilisable. Privilège est donné, dans le choix des sujets traités,
à ceux qui relèvent d'études «longitudinales» (observation de
l'évolution des malades sur longue durée), plutôt que «transversales»
(observation instantanée d'un grand nombre de patients). L'instrument
(les «dossiers») permet aussi de se consacrer à des sujets nouveaux,
d'intérêt d'abord inaperçu (car les problèmes médicaux et les
incertitudes thérapeutiques se déplacent).
b) Le style épidémiologique réussit bien dans le champ de maux
endémiques, aux mécanismes scientifiquement connus. Il est vivace
dans les domaines de la tuberculose, des affections infantiles, de
maladies hépatiques ; et maintenant des problèmes de pollution.
Il s'agit de caractériser la prévalence du mal, de choisir des cibles de
lutte, et d'inventer les méthodes d'intervention adaptées au contexte.
La préoccupation va jusqu'à la conception détaillée de l'organisation,
et jusqu'à la mise en œuvre. L'instrument de la recherche est double:
c'est la mise en place d'un appareil soignant, qui est en même temps
appareil de coHecte de données pour la réflexiOn. Un exemple est
fourni par 1; expérimentation, naguère, de la «captation des naissances».
Dans un secteur territorial, les personnels des centres publics de santé
(fonnant un réseau dense) sont chargés de collecter très rapidement
la nouvelle de toute naissance de nouveaux bébés; l'information est
mise au service d'une action immédiate de vaccinations, puis du suivi
préventif des enfants répertoriés. Le centre de santé continue d'offrir

326
simultanément son service de soins primaires, et sert d'aiguillage, au
besoin, vers un service hospitalier correspondant. Ce dispositifs' est
révélé d'une grande efficacité pour diminuer la mortalité infantile.
Il suppose toutefois des changements dans le travail des personnels
de centre de santé : responsabilité d'actions préventives, mais aussi
construction de fichiers, tenue de statistiques, et réflexion sur celles-
ci, intégrées à l'emploi du temps. On imagine l'énergie, et les trésors
de conviction, nécessaires pour concevoir et rnettre en œuvre cc
système. Au delà, il est devenu possible, en s'appuyant sur le même
dispositif, de construire de nombreuses études, plus complexes, et
recourant souvent à la statistique : ainsi concernant les diarrhées, la
malnutrition, les maladies respiratoires infantiles ...

c) Le troisième style a une stratégie sophistiquée de choix de sujets.


Elle se rencontre notamment en hématologie, cri endocrinologie, en
virologie. Les travaux visent à élucider des mécanismes pathologiques
inconnus.

«Sur des questions déjà claires, il est inintéressant de travailler ; sur


des sujets de pointe, étudiés dans le monde par de puissantes équipes
(grippe, SIDA ... ), nous ne sommes pas de taille. Mais nous pouvons
apporter du nouveau, en investissant sur des problèmes qui ont une
analogie, et qui s'observent fréquemment en Algérie».

Il importe en effet de disposer sur place d'un important matériau


d'observation. En outre, et pour être concurrentiel par rapport à des
laboratoires internationaux qui, s'ils découvrent ce nouveau sujet
intéressant, sont capables d'organiser d'un coup une collecte massive
de prélèvements locaux et de les analyser chez eux avec de puissants
moyens, il faut encore sélectionner un sujet où l'avantage comparatif
reste à des travaux longitudinaux. L'entretien de dossiers de malades,
suivis et soigneux, fait donc aussi partie des méthodes essentielles.
De bons exemples de travaux possibles, correspondant à des critères,
sont fournis par les études menées en endocrinologie (thyroïde,
hyperandrogénies ... ), ou sur des maladies génétiques spécifiques de
la Méditerranée (thalassémies ... ). Enfin (ou d'abord, et c'est le plus
délicat) il a fallu imaginer les problèmes que de bonnes raisons portent

327
à se représenter comme analogues à certaines questions de pointe.
Il a fallu l'érudition (très à jour), et la construction d'hypothèses
(!'invention). Un exemple est par exemple le raisonnement désignant
à l'intérêt des études sur le virus d'Epstein-Bach:

- il présente en Algérie une symptomatologie particulière (tandis


qu'en Afrique il s'associe au lymphome de Burkitt, localisé
à la mâchoire et bien traité, ce même lymphome est connu en
Europe sans association avec l'Epstein-Bach, et en Algérie
associé à l'EB mais localisé comme en Europe à l'estomac).
- il présente en Algérie une épidémiologie particulière (3 pics, au
lieu de 2 décrits en Tunisie : à 17 et 45 ans ; et un seul dans la
littérature, récente, qui en a fait état à Canton, au Groenland,
en Asie du Sud-Est.: 45 ans);
- il est relativement fréquent en Algérie ; et son étude suppose
l'observation de l'évolution ou non des signes premiers en
tumeurs malignes (études longitudinales) ;
:-- le tableau renvoie à l'hypothèse d'une translocation, déplaçant
un bout de chromosome 8.
On pourrait analyser d'autres raisonnements imaginatifs,
conduisant à s'intéresser à certains papilloma-virus, ou à l'hépatite
E, ou simplement aux rougeoles : le cheminement n'en est pas le
même (y compris en ce dernier cas) que celui d'une «épidémiologie»
guidée par le caractère massif du mal; ou d'une propédeutique, liée
de près à la clinique.
L'exercice précédent n'a pour ambition que de donner quelque
chair à la reprise d'initiatives scientifiques sensible en Algérie.
On aura reconnu qu'elle repose, encore et de façon précaire, sur
quelques personnes. C'est devenu «leur tradition», construite «à
contre-courant du temps et de ses idées». Malgré les apparences
(ou des rémanences : statut de l'enseignant-chercheur, décompte
de publications pour la progression de caiTière, multiples organes
directeurs), on ne saurait parler d'une «institutionnalisation de la
science» - au sens d'un intérêt marqué de l'Etat, d'une budgétisation

328
conséquente, d'options fennes appuyées sur l'incitation financière et
d'une direction entraînante.
Pourtant, de la science se fait, internationalement reconnue, ici
nichée dans la profession médicale. Elle se développe à l'initiative
de quelques personnalités, venues à s'en faire un devoir. Il était
intéressant de reconnaître leur ethos distinctif, le cheminement qui
les conduit - en tension avec la société alentour - à cette disposition
excentrique.
Leurs comportements dans la vie doivent peu à l'origine sociale,
mais beaucoup à l'expérience inaugurale de la vie ; surtout au voyage ;
puis à l'engagement anticolonial ; et bien sûr au goût des études,
(souvent en internat), l'ensemble créant une distance à l'égard des
seules solidarités familiales ; éveillant à l'fodépendance ; ouvrànt
aux influences intellectuelles.
A ces traits s'ajoute une rigueur morale, de principe universaliste.
Elle prend la fonne d'une ascèse, qui n'est pas de renoncement,
mais d'engagement au monde, et qui valorise le travail, la ténacité,
la continuité, l'exigence d'exemplarité, 1'.exer~ice de l'excellence
dans toutes les tâches (y compris d'humble apparence). Sa pratique
produit le détachement de liens sociaux courants, une tension vers
l'autonomisation, et vers le rattachement à la communauté des
pairs.
La vision du monde s'en trouve niodifiée, et d'abord le rapport
au temps : sens de la durée, des échéances, et souci du retrait
périodique hors du cours - pour la réflexion - s'opposent à la frénésie
de l'instant, comme à l'illusion de l'éternité. La pratique de cet èthos
(autant que celle de la science) se heurte aux paradigmes dominants
environnants : la production dans l'instantané, ou le retour aux
sources sans devenir.
L'engagement au monde, disposition ici essentielle, demande à
chacun de vivre cette tension, en rendant réponse adaptée au contexte.
Dans fe cadre médical ·qui abrite ces chercheurs, les solutions
apportées sont en nombre limité. Nous en avons distingué trois. La
première consiste à s'efforcer de changer quelques hommes, de les

329
professionnaliser, par la vertu des pratiques de recherche, à l'encontre
des pentes du monde extérieur et pour que leur exercice ultérieur
(et leur compmtement dans la vie) s'en trouve marqué, autonomisé.
La seconde réponse consiste en une recherche-action, au service de
l'institution d'îlots résistants, voués à la santé publique. La troisième
réponse, plus radicale et moins courante, consiste à .soutenir, dans le
concert mondial, la valeur d'une contribution algérienne imaginative
à l'avancement du savoir (comme on concourt en d'autres domaines,
jugés universels).
Nous avons montré que chacune de ces trois réponses (fondées
sur des variantes dans l'expérience personnelle, les tempéraments,
les principes défendus, les intentions scientifiques, la hiérarchie de
valeurs) avait ses propres disciplines de prédilection, ses institutions-
phares, ses normes et idéaux professionnels. Chacune aussi a ses
stratégies de choix de sujet, son style de science, ses domaines de
réussite. Ainsi se trouvent délimités des points forts de la recherche
algérienne, laissant en déshérence d'autres champs répudiés. Peut-
être n'avons nous pas assez souligné (mais il est encore temps de
le faife) la part de hasards qui préside à certaines particularités : le
choix de leur spécialité (dans l'espace des disciplines où leur «style»,
déjà pressenti, les incline) par la poignée de personnalités dont il
est ici question ; la préexistence (même comme coquilles parfois
vides) d'institutions vouées à la recherche - comme l'Institut Pasteur
ou le Centre Pierre et Marie Curie, bâtisses d'accueil qui offrirent
des postes, car il fallait les repeupler : mais aussi des orientations
prédéterminées, en fonction des équipements installés .; le rôle
aiguilleur enfin des rares Professeurs demeurés à l'Université au delà
de l 'Indépendanee, ou de coopérants qualifiés, venus sitôt après.
Il reste que c'est bien dans la tension, entre les paradigmes
sociétaux dominants et la «vocation>> de quelques personnalités
algériennes, que se joue la (re) création d'un champ ~cientifique
particulier (développement et hiérarchie des disciplines, dispositifs de
production, valeurs produites et redistribuées, qualités et dispositions
requises).

330
CHAPITRE XV

lli:N Al_,G}:RIE UN CHERCHEURJ1J\CE


A I..'INDUSTRIE CHIMIQUE

Mohamed El Miloud BETTAifAR

INTRODUCTION

La recherche scientifique au service du développement est


un thème récurrent en Algérie depuis au moins deux décennies.
Schématiquement, les débats ont tourné autour de trois questions :

1) Pourquoi y a-t-il nécessité de lier recherche scientifique et


développement ?

2) Quelle organisation pour cette recherche ?


Le débat est loin d'être clos comme en témoignent, entre autres,
les nombreuses (re)structurations de l~ recherche depuis une dizaine
d'années (ONRS, Haut Commissariat à la recherche, Commissariat
à la recherche scientifique et technique, Secrétariat d'État à la
Recherche). Nous l'abordons ici à travers la description d'une
expérience personnelle de recherche en chimie et des enseignements
que nous avons pu en tirer. Cette expérience a été acquise dans
des institutions de recherche . académique (CNRS, Université
Paris VI, Upiversité Paris XI en France, USTHB en Algérie) ou

331
industrielle (Institut français du pétrole) ou dans le cadre de relations
(contractuelles ou non) avec la recherche industrielle (CdF Chimie
en France, ICI en Grande-Bretagne, ENI en Italie) ou l'industrie tout
court (Sonatrach, ENIP, Asmidal en Algérie).

urrINÉRAIRE
De la recherche fondamentale à la recherche appliquée
Ma fonnation de chercheur s'est effectuée dans un groupe
de recherche du CNRS fortement orienté vers les problèmes
fondamentaux de la chimie (structure, réactivité). Elle devait être
prolongée par un séjour « post-doc » aux États-Unis, dans le même
esprit et cela pour l'année précédant mon retour définitif en Algérie.
Toutefois, une visite de reconnaissance en Algérie, quelque temps
avant mon départ aux États-Unis, m'y a fait renoncer. En effet, outre
le fait que la recherche algérienne en était encore aux balbutiements, je
découvrais que le pays était un immense chantier industriel, important
massivement des technologies (dont certaines très sophistiquées).
Il m'apparaissait nécessaire que l'Université s'implique dans le
transfert de ces technologies. La nature de la recherche pratiquée au
CNRS (mais non de la formation reçue). ne pouvait donc me servir
directement en Algérie. Le séjour aux États-Unis ne pouvait m'aider
non plus. Je décidai de changer le cours des choses en effectuant
mon "post-doc" dans une institution de recherche industrielle, en
l'occurrence l'Institut français du pétrole. Je complétais ainsi ma
formation de chercheur fondamentaliste par une expérience dans le
domaine de la recherche industrielle et appliquée.

LA RECHERCHE APPLIQUÉE
A~ cours de mon séjour à l'IFP j'ai participé à la réalisation de
deux programmes, l'un à court terme, l'autre à moyen terme. Le
premier, exécuté pour le compte d'un industriel du parfum, consistait
à améliorer le rendement d'une opération de 96% à 98% (pourcentage
limite permis par les lois de la chimie). C'est là typiqùement le
problème (un gain de rendement de 2% d'une réaction chimique) qui
n'intéresse que très peu de chimistes universitaires a priori, mais qui

332
a beaucoup d'importance pour l'industriel (travaillant sur de grandes
quantités, il économise de la matière et diminue du même coup le
niveau de pollution induite par des sous-produits indésirables).
Cependant, la résolution de ce problème a nécessité la mobilisation de
connaissances scientifiques solides (catalyse, homogène, cinétique,
stéréochimie, mécanismes réactionnels), comme j'ai pu le constater.
D'ailleurs, et cela mérite d'être souligné, la solution trouvée était
originale au plan scientifique.
La deuxième expérience avait trait à un problème de prospective
technico-éconornique. Il concernait plus précisément des excédents
de certaines fractions pétrolières (coupes dites "C3-C4") apparaissant
dans les raffineries et qui étaient, faute de débouchés, tout,simplement
brûlées dans les torchères. L'étude prospective portait sur la
valorisation chimique de ces fractions. Les connaissances mobilisées
touchaient à la fois la chimie, la technologie et l'économie et les
solutions suggérées étaient d'ordre technico-économique.
Les conclusions qui s'imposaient à moi, suite à ces deux
expériences, c'est que, pour se lancer dans la recherche appliquée,
il faut des connaissances scientifiques solides, d'une part et, d'autre
part, s'appuyer sur des études technico-économiques précises.
D'autres observations faites au cours de mon séjour à l'IFP vont
dans le même sens :
- les études de recherches effectuées, en interaction forte avec
les problèmes de l'industrie, relèvent pour une large part du
court terme (de l'ordre de six mois à un an) et du moyen terme
(quatre à cinq ans).
- résoudre un problème dit «de court terme» nécessite souvent
non seulement un savoir-faire, mais aussi un savoir scientifique
très poussé
- la recherche fondàmentale exécutée dans les laboratoires de
l 'IFP, ou en collaboration avec }'université, n'est jamais exclue
des programmes développés
- il est parfois difficile dans ces programmes de distinguer
recherche appliquéè et recherche fondamentale

333
- la plupart des cadres de direction étaient titulaires d'un
doctorat délivré par l'Université.

Recherche universitaire et recherche iml!ustricile


L'expérience de recherche industrielle avec CdF Chimie a été
réalisée quelques années après mon installation en Algérie et ce, à
l'occasion de mon année sabbatique passée à l'Université de Paris
VI. Le problème posé par CdF Chimie était la mise au point d'un
catalyseur dans un nouveau procédé de production d'un composé
chimique important pour la société. Ce qui a été intéressant pour
moi dans cette expérience, c'est la genèse et la matérialisation de
l'interaction Industrie/Université :
- l'idée de travailler en commun a émergé à l'occasion d'une
rencontre entre des universitaires et des chercheurs de CdF
Chimie
- le type de catalyseur était bien connu des universitaires, qui
ont donc mis à la disposition de l'industriel des connaissances
de longue date
- pour gérer le problème, un mode d'organisation a été
adopté sous la fonne d'un Groupement Scientifique piloté
conjointement par le CNRS et CdF Chimie et regroupant des
laboratoires de l'université et de l'industrie
- un programme de quatre ans a été arrêté, un budget dégagé,
des équipes de recherche ciblées.
En conclusion, pour qu'il y ait interaction Industrie/Université
dans le domaine de la recherche il faut :
- des cadres industriels capables de suivre un problème
scientifique
- des scientifiques capables de comprendre ce qui se passe
dans l'inqustrie
- des structures de recherche opérationnelles et à l'Université
et dans ! 'Industrie
- des structures de rencontre entre universitaires et industriels.

334
Rcdllerdllc et imllustirie en Aigérie
Lors de mon installation en Algérie, la recherche en était aux
tâtonnements ; et, comme d'autres collègues de retour au pays,
j'ai rencoi1tré deux écueils : le manque de moyens et l'absence
d'orientations, les deux obstacles étant liés dans cette phase de
démarrage de la recherche. Que faire dans ces conditions ?
Des tâches immédiates me paraissaient claires :
- monter un laboratoire
- former des chercheurs
- acquérir des techniques
- mettre au point des méthodes d'investigation et cela, en
harmonie avec l'environnement local.
Cependant le handicap majeur pour démàrrer effectivement le
travail de recherche était l'absence d'orientations et d'objectifs à
l'échelle nationale. Le discours officiel positiviste sur les bienfaits
de la science n'appmtait aucune aide. Dans cette situation, il fallait
adopter une stratégie permettant d'ancrer le laboratoire dans son
environnement local à la fois aux plans scientifique, technique et
socio-économique :
- au plan socio-économique, les recherches devaient porter
sur des procédés industriels locaux de manière à contribuer au
transfert de technologie évoqué ci-dessus
- au plan scientifique, ces recherches devaient obéir aux normes
de la profession (originalité, rationalité, méthodologie)
- au plan technique, il fallait opter pour des appareillages peu
sophistiqués, facilement maîtrisables localement.
Cette double démarche,faire de la science à l'Université, interagir
avec l'industrie, s'est traduite par un programme de recherche
sur des procédés industriels nouvellement installés en Algérie. En
pratique, j'ai travaillé en relation avec Sonatrach d'abord, puis,
après sa restructuration, avec ENIP et Asmidal, sur les catalyseurs
de synthèse du méthanol et de vapocraquage du gaz naturel. A
travers ces projets, d'un côté j'avais bien les pieds sur terre puisque

335
je travaillais sur des procédés spécifiques adoptés par le pays (cela
a nécessité la multiplication des contacts avec les industriels, et
notamment des séjours sur sites industriels). D'un autre côté, je me
suis efforcé de transposer les problèmes industriels que j'ai vécus en
problèmes scientifiques. Cela m'a conduit à faire de la recherche de
type universitaire tout en ayant une activité de veille en recherche
appliquée, et ce, en attendant que les conditions mûrissent dans
l'industrie pour un dialogue industrie-université plus opératoire.

LES PRINCIPAUX RÉSULTATS


En dehors du fait d'avoir monté un laboratoire, mis en place
des équipements scientifiques opérationnels, consolidé nos
connaissances théoriques dans le .domaine de la catalyse, formé
des chercheurs, nous avons acquis une excellente connaissance des
procédés industriels que nous avons étudiés. Nous avons pu mettre au
point, à l'échelle laboratoire, des matériaux catalytiques anafogues
aux catalyseurs industriels ainsi que de nouveaux matériaux encore
plus performants. Enfin, nos journées d'études (scientifiques ou
techniques) sont de plus en plus fréquentées pàr les industriels, qui
marquent de plus en plus d'intérêt pour la catalyse. Ajoutons que
des stages d'ingénieurs en laboratoire universitaire, ainsi que des
programmes de recherche communs université/industrie, sont en
cours de discussion actuellement.
De cette expérience de relations entre université et industrie, il est
possible de tirer quelques leçons utiles pour l'avenir, et notamment
sous forme d'éléments de réponse aux trois questions posées au
départ.

ÉLÉMENTSDEGÉNÉRALISATIOND'UNEEXPÉJRIENCE
PERSONNELLE
La science moteur dun développement?
Le discours officiel assigne comme objectif principal à la
recherche d'être le moteur du développement. C'est .là un objectif
erroné. si on ne précise pas qu'il s'agit du long terme. En effet, la
science est devenue une force productrice dans les pays hautement

336
développés, d'où la corrélation étroite entre science et développement
se traduisant par les retombées socio:-économiques de la recherche
dans ces pays: Nous sommes loin de cette situation en Algérie, car
ni l'économie ni la recherche ne sont organisées dans ce sens. Pour
ce qui est de la recherche, l'étape préalable, qui peut aussi être un
objectif, c'est la mise en place desjalons pour une interaction aussi
forte que possible avec le dével~ppement.

L'Université au service du développement


La. recherche universitaire a évidemment toute sa place dans
l'édification d'une société industrielle moderne. Tout d'abord par
l'acquisition et la diffusion du savoir universel. Par la formation des
cadres scientifiques et techniques ensuite. Par des actions précises en
faveur du développement, enfin.
Ce dernier point donne lieu parfois à des rétic~nces de la· part
de la communauté universitaire, dont une partie pense que l'accent
doit être mis sur la .recherche fondamentale indispensable à la
formation. des cadres scientifiques. Cette attitude irrite les cadres
de l'industrie, qui préconisent plutôt une recherche susceptible
de soutenir rapidement les activités de production. C'est là une
controverse dépassée. En effet, la recherche moderne dans les pays
développés s'articule autour d'objectifs.et de programmes, et toute
recherche, fondamentale où appliquée, nécessaire à leur réalisation
est encouragée. Plus précisément, la part des recherches fondamentale
ou appliquée dépend du degré de connaissance nécessaire pour
résoudre le problème posé, du potentiel scientifique, des moyens
financiers, de l'importance de l'objectif. En outre, et c'est un fait
d'expérience, les grandes re~herches théoriques de notre temps
sont de plus en plus suscitées par les grands problèmes concrets de
nou·e temps, comme l'énergie, les matières premières, la santé ou
l'environnement. Des recherches orientées vers le développement
peùvent donc être menées à l'Université.

Programmes scientifiques etprog:rammes économiques


Si l'on examine maintenant la question : quelle recherche pour
quel développement ? On se rend compte qu'il est pour le moins

337
difficile d'y répondre et cela pour deux raisons fondamentales.
La premièré est qu'aujourd'hui, on ne sait pas où va l' A~gérie du
point de vue économique. En effet, les choix antérieurs fül 11natière
d'industrialisation seinblent, sinon remis en cause, :du m@ïns
modifiés : il se· dessine des changements d'orientation dans 'le ,t)!tp>e
d'industrialîsation et de développement Or, comme eVi(l)<;}Ué ci-
dessus, dans les sociétés modernes, les programmes scientifiques
liés au développement s'articulent sur des programmes économiq1ues
Si ces derniers font défaut ou ne sont pas clairement affichés, les
premiers ne peuvent s'élaborer matériellement. Dans ce contexte,
on ne peut actuellement en Algérie identifier quelle recherche pour
quel développement. La deuxième raison est que les industriels
algériens n'ont pas encore de structures susceptibles de développer
des activités de recherche et notamment de soutien et de valorisation
de la recherche universitaire.
En fait, la réponse à la question posée devrait être d'ordre pratique.
Cela signifie qu'il faut alors faire des recherches (qui sont autant
de réponses provisoires) sous forme d'actions ponctuelles dans des
secteurs exigeant à la fois potentielscientifique et potentiel industriel.
Cela doit se traduire par la mise en œuvre des moyens scientifiques et
techniques disponibles pour faire de la recherche appliquée dans ces
secteurs. La recherche universitaire, quant à elle, devrait suivre son
cours habituel, mais les programmes doivent, p~u à peu, privilégier
les activités liées aux actions évoquées ci-dessus.
A ce niveau de la discussion, il importe de lever une confusion très
·°1-épandue dans l'opinion en Algérie : faire tourner des usines n'est
pas affaire d'universitaires mais d'ingénieurs (et de gestionnaires).
Symétriquement, l'ingénieur n'a pas la fonnation pour orienter
scientifiquement le chercheur. L'action de recherche relative au
développement ne peut donc résulter que de la transposition d'un
problème industriel en problème scientifique : la science, en effet, ne
peut résoudre ... que des problèmes de sciences !
Ajoutons, pour compléter, que l'action de recherche peut précéder
l'application car, de plus en plus,· recherches fondamentale et
appliquée, notamment en chimie, sont difficiles à différencier. Cette

338
situation est surtout observée dans les pays hautement développés
et ne s'applique pas (encore) à l'Algérie, loin de là. Toutefois, la
recherche prépare aussi l'avenir, comme on dit : il y a des procédés
qui sont actuels et qu'il faut étudier maintenant, mais il y a des
procédés et des projets de demain. Cette recherche-là peut aussi être
considérée comme action de développement.

Une organisation de la recherche adaptée à notre situ.atioirn


L'organisation de la recherche est une affaire complexe car,
théoriquement, elle doit assurer la coordination et l'intégration
sectorielle et intersectorielle des activités scientifiques, favoriser
les initiatives individuelles et collectives et tout cela, bien entendu,
dans le cadre d'orientations et d'objectifs cohérents. Ces éléments
nécessaires à la définition et à la mise en place d'une organisation
efficiente de la recherche sont encore loin d'être maîtrisés en Algérie.
Cela explique, en partie tout au moins, l'instabiJité des structures de
recherche observée depuis de longues années. ·
La discussion de schémas d'organisation de la recherche est
hors de notre propos ici (et dépasse même la compétence d'un
individu). Nous attirons toutefois l'attention sur l'aspect relation
recherche universitaire/industrie. Notre expérience personnelle
(voir ci-dessus) nous a appris que l'impact socio-économique de la
science exige l'existence à la fois d'une recherche universitaire bien
structurée, opérationnelle, et d'une recherche industrielle également
bien structurée, opérationnelle. Chacune des structures doit
également être autonome : infrastructures, équipements, personnels,
financement. Leurs relations doivent être organisées sur des bases
contractuelles à l'aide de conventions précisant les rôles respectifs
dans la réalisation des actions (programmées) de recherche en faveur
du développement. C'est dans ce cadre que doit entrer en jeu le
financement de la recherche universitaire par l'industrie. En d'autres
termes, il ne faut pas confondre les rôles respectifs de la recherche
et de l'industrie.

339
CONCLUSION
Les sociologues nous avaient prévenus, il y a longtemps, que
l'importation massive de technologies impliquait un changement
radical de société ; et l'expérience, en Algérie tout au moins, leur
a donné amplement raison. Dans le même ordre d'idées, si l'on
examine la genèse de ces technologies, elles sont pour une large
part le prolongement d'activités de recherche avec lesquelles elles
sont en interaction forte, ce qui laisse penser que la dépendance
technologique d'un pays en voie de développement refléterait la
non-importation concomitante de la science sous-jacente à ces
technologies. Compte-tenu du niveau scientifique du pays au moment
de ces importations, il était certes utopique d'~mporter également la
science correspondante, mais il faut prendre conscience que le chemin
de la maîtrise technologique exige la maîtrise du savoir scientifique.
C'est pourquoi, malgré les incertitudes actuelles qui pèsent sur
l'économie algérienne, il importe d'organiser dès maintenant, et de
manière rationnelle, le transfert scientifique.

340
CHAPITRE XVI

SCIENCE ET CULTURE. DÉBAT

Yves GOUDINEAU : Puisque j'ai le périlleux privilège


d'introduire ce débat public, dont le thème «science et culture» est
lourd de bien des polémiques passées ou présentes entre l'Occident
et le reste du monde, j'en profiterai pour essayer de débarrasser
d'emblée certaines questions de ce qui me paraît être leurs scories
idéologiques conventionnelles, et tâcherai de proposer à leur place
d'autres orientations pour la discussion .. Il va sans dire que nul
n'est obligé de me suivre sur ce chemin, d'autant moins sûr que je
l'improvise devant vous, et que je conçois volontiers, comme partie
du dialogue, que mes remises en cause soient elles-mêmes mises
en cause. Je vois surtout trois questions qui, bien que légitimes
et même commandées par l'histoire, sont généralement posées
de telle manière qu'elles tendent à fabriquer des antinomies là où
des oppositions relatives, susceptibles d'être réduites ou levées,
peuvent être montrées aussi bien. Ces trois questions sont celles du
rationalisme, de la domination, et des valeurs, questions, du reste,
intriquées et que je ne sépare ici que pour la commodité de l'exposé.
Le rationalisme d'abord pose la question de son universalité.
Longtemps celle-ci a été niée par l'Occident, qui traçait une ligne de
démarcation entre lui et les autres au nom de la raison. L'arriération
mentale, la structure de la langue, l'attitude religieuse superstitieuse,
tout, une fois sorti d'Europe, semblait faire obstade à la transmission
d'une rationalité. Puis, la diffusion effective de la science ayant

341
rendu caducs ce partage du globe et ses préjugés mentalistes, la
notion de ! 'universalité scientifique a ensuite tendu à prévaloir sur
les différences culturelles et à les réduire.
C'est alors qu'au nom de la défense des valeurs, on a vu
réapparaître ici ou là la revendication d'un partage ou de plusieurs
partages. La science dite «moderne» serait d'essence occidentale,
donc intimement liée aux valeurs de l'Occident, judéo-chrétiennes
ou capitalistes selon les cas, et charrierait avec elle ces valeurs et,
par là, attaquerait les fondements culturels des autres sociétés. Aussi
vit-on surgir en Chine une lutte contre la pollution spirituelle (les
scientifiques en firent les frais durant la révolution culturelle), ou
divers mouvements anti-science se réclamant de l'hindouisme,
de l'islam, ou d'autres valeurs spirituelles ... bref réinstaurant des
partages culturels, et renvoyant la science dans ;;a culture.
Troisième thème, celui de la domination. Le triomphe de la
science occidentale et, partant, de ses valeurs, reposerait moins sur
la supériorité du rationalisme que sur les conquêtes du colonialisme.
La science «moderne» fait partie de l'héritage colonial et ne s'est
imposée qu'au prix de la négation radicale des autres traditions
scientifiques qu'elle a interrompues brusquement: elle porte en elle
la violence coloniale, et est par là inacceptable.D'où des mouvements
se proposant de redévelopper des courants scientifiques alternatifs
à la tradition occidentale (logique bouddhiste, etc .. ), ou à tout le
moins de réhabiliter la tradition localè en s'appuyant sur une histoire
des sciences débarrassée de tout occidentalo-centrisme (l 'œuvre de
Joseph Needham sur la science chinoise reste emblématique de cette
tendance).
A partir de ces trois thèmes et des diverses combinaisons qu'ils
àutorisent entre eux, on peut retrouver une bonne part des ,discours
et des controverses qui ont d'ordinaire cours sur le sujet «science et
culture», particulièrement quand sont mises en perspective div.erses
civilisations. Il ne s'agit pas de nier l'importance de ces thèmes (que
la domination coloniale ait contribùé à la diffusion de la science est
indéniable), mais de les dégager d'une certaine idéologisation qui
les enferme en des oppositions irréductibles.

342
Ainsi, le partage rationnel/in-ationneln' a jamais vraiment recouvert
une division Occident/reste du monde. En dépit d'une cohabitation
progressivement pacifiée qui tend à faire du christianisme un rallié
tardif de la rationalité, celui-ci reste un mysticisme, et le partage fut
longtemps inscrit dans l'Occident lui-même ; il y eut même combat.
C'est pourquoi voir dans la diffusion de la science la diffusion en
même temps de valeurs chrétiennes rèlève d'un paradoxe (même
si ce paradoxe a évidemment un fondement historique dans le zèle
scientiste des missionnaires ou dans le rôle des collèges chrétiens
dans la fonnation des élites coloniales).
De même, V.V. Krishna dans son intervention nous a bien montré
comment des gens comme C.V. Raman, P.C. Ray, ou J.C. Bose,
qui constituèrent le ·fer de lance de la science moderne indienne,
étaient demeurés profondément religieux et fidèles à une inspiration
scientifique typiquement indienne.
11 fatit se ràppeler, d'un autre côté, q~e les p_hénomènes de diffusion
scientifique et technique à la fois sont irréversibles, (les régressions
techniques représe_ntent une sorte d'aben-ation historique), et ont
un caractère dl'u:miversalité : partout où il y a contact. entre des
sociétés, il y a échange d'idées, et diffusion technique. Là encore,
les oppositions sont donc relatives et non spécifiques à la diffusion
de la science occidentale.
Du moment, par exemple, que l'imprimerie a existé, on ne
pouvait la nier. On ne pouvait plus continuer à graver sur la pien-e ou
copier indéfiniment alors que l'on connaissait cette possibilité. On
peut discuter des conditions économiques et sociales qui ont pennis
l'innovation, des conditions de sa diffusion (l'intervalle de temps
entre l'invention chinoise et sa reprise en Occident), mais une fois que
l'innovation est faite, elle est là, disponible au moins virtuellement.
De même, à partir du moment où le zéro a été connu, on pouvait
difficilement envisager des développements en mathématiques qui
fassent semblant de l'ignorer (sauf à en démontrer rigoureusement
l'inutilité). Pour les mêmes raisons, refuser la science ou la
technologie d'origine occidentale n'est concevable qu'à condition

343
d'avoir les nioyens de la dépasser : il est trop tard, sauf coercition
rétrograde, pour décider de l'ignorer.
Aujourd'hui, la vitesse et la généralisation de l'information
font que chaque société est presque immédiatement au courant des
innovations accomplies dans toute autre (chacun a ainsi la ppssibilité
de mesurer les écarts existant entre lui et les autres). Mais ce fait est
nouveau et unique dans l'histoire.
Comment auparavant se · faisaient la prise de connaissance ou
la diffusion à grande distance de science et de techniques ? On
peut, bien sûr, avancer les processus· de diffusion intellectuelle,
accompagnant les échanges de voisinage, les courants commerciaux,
ou passant par d'illustres et savants voyageurs. Mais, à y regarder
de plus près, il faut bien reconnaître que les principales diffusions
ont été portées depuis les temps primitifs par les guerres, par les
mouvements de conquête, par des phÇnomènes de colonisation.
Qu'on reconsidère alors notre précédent thème de la domination.
Certes, il y a eu domination coloniale, avec son chapelet de violences
physiques, morales, intellectuelles, et celle-ci a été l'instrument de la
propagation de la science «moderne». Mais le fait n'est ni unique, ni
surprenant- c'estmême un phénomène normal qù'une conquête soit
l'occasion de diffuser des idées et des techniques : et ce n'est en rien
dirimant pour elles.
Quant aux sciences alternatives fondées sur des traditions
scientifiques non-occidentales : sont-elles possibles ? Peut-être. Mais
ce qu'on en peut dire est que, tant qu'elles ne sont pas. développées,
.
lèur évocation comme contre-séience (comme on parlait jadis dans
l'underground américain de contre-culture) est un pur effet de
rhétorique 01.i d'idéologie : si elles sont possibles, il reste encore à
les faire ; et c'est à elles de se trouver et de s'éprouver.
. .
En formulant ces remarques, rapides donc approximatives, et qui
peuvent de ce fait sonnèr un peu péremptoires, je veux seulement
signifier qu'il faut essayer de dégager le débat d'une certaine
rhétorique, et de toute une série de poncifs à caractère idéologique
qui l'habitent._

344
Plutôt que d'évoquer perpétuellement et de façon abstraite la
confrontation avec l'Occident, il est, je crois, plus intéressant : -
soit de resituer précisément les termes de ce débat dans le contexte
historique et social d'un pays donné : c'est un peu, je pense, ce
que l'étude des communautés scientifiques est censée apporter ;
- soit, si l'on tient absolument à poser les problèmes en termes
«universalistes», de sacrifier à un relativisme authentique: sinon, on
ne fait jamais que remplacer un ethnocentrisme par un autre.
Sur ce dernier point, par exemple, chacun sait qu'il y a une grande
tradition scientifique indienne, une tradition mathématique arabe,
une tradition rationaliste et technologique chinoises, des traditions
techniques un peu partout... Il est aussi vrai qu'il y a eu entre
toutes ces traditions dès phénomènes d'échanges, des traductions,
des confrontations, et qu'aucune ne peut se prévaloir d'une stricte
originalité : à cet égard la science dite «moderne» est le résultat
d'un mouvement intellectuel universel où la tradition occidentale
n'intervient que tard, et est tributaire, comme toute autre, d'apports
divers (pas de physique mathématique sans l'algèbre venue des pays
arabes, etc.).
Il ne s'agit pas, cela dit, d'être naïf et d'y lire un pur continuum: il
y a des sauts dans cette histoire universelle, des ruptures qualitatives,
des «coupures épistémologiques», comme disait Bachelard. Mais
d'une part, ces sauts sont multiples, et la «révolution» galiléenne
n'en est qu'un parmi d'autres; d'autre part, ils ne sont pas seulement
constitués de ruptures, donnant un avantage définitif à ceux qui les
accomplissent, mais aussi d'appropriations, d'emprunts qui peuvent
tourner à l'avàntage de l'emprunteur.
Si l'on. veut poser les problèmes
' ' . en termes universels, il faut
'

voir comment les traditions ont su s'emparer de certains éléments


d'une autre pour les développer et en tirer profit. Il n'y a pas une
fatalité de la domination scientifique et technique, il y a aussi une
dynamique possible de la réappropriation, et du renversement des
avantages acquis. Plutôt que de sombrer dans la nostalgie d'une
grandeur scientifique passée, il s'agit aujourd'hui, pour toutes sortes
de pays de savoir comment ils peuvent s'approprier une tradition

345
de science, parfois qualifiée «d'occidentale», mais qui est déjà
réenglobée dans une tr~dition universelle. Le Japon, à cet égard,
depuis trente ans donne la mesure de ce que peut être une dynamique
de réappropriation ; les pays d'Asie du sud-est commencent à savoir
comment s'y prendre aussi
Mais, l'essentiel n'est sans doute pas dans ces grandes
considérations sur la progression des civilisations. Le véritable débat
sur «sciences, techniques, cultures», pose à mon sens des questions
pratiques, qui sont aussi des questions sociales ..ce sont elles qui
sont les plus importantes. Le «grand débat», qui en fait l'économie
pour plonger dans l'universel, est typique de tous les idéologues et,
pourquoi ne pas le dire, de certaines organisations internationales
qui se complaisent à produire et publier .un discours sans actualité et
sans contextualité, finalement de peu d'utilité.
Il faudrait au contraire, sur ce thème, sérier quelques questions,
qui pour être très concrètes n'en sont pas moins pertinentes.
Ainsi celle de l'éducation scientifique et technique. Voilà qui pose
le problème de la langue et de la pédagogie ; l'Algérie où nous
sommes y est directement confrontée, comme bien d'autres pays.
Au travers de la langue et de l'éducation, on peut retrouver la
question de la défense des valeurs : mais plutôt que d'incriminer la
diffusion de sciences ou de techniques comme ayant un effet direct
sur celles-ci, il faut se poser le problème de la cohésion culturelle
d'une société ou d'une communauté. Comment l'introduction de tel
ou tel item technologique pourrait-il fragiliser la communauté ? Cc
si
qui est en cause, le risque est réel, c'est moins l'objet technique
que la cohérence de la communauté. C'est une question sociale.
L'introduction de la physique nucléaire en Chine n'a pas fait sauter
les valeurs traditionnelles chinoises : imaginer qu'elle l'eût pu est
évidemment illusoire.
Autre question concrète qui touche, pour reprendre ce quej~ disais
auparavant, à la capacité d'appropriation de la science, c'est-à~dire
aussi à la capacité d'un pays d'y apporter des développements - c'est
précisément la question des communautés scientifiques, question qui

346
nous intéresse ici au premier chef. Non seulement le problème des
conditions économiques, sociales, idéologiques, de l'émergence de
telles communautés ; mais aussi tout ce qui leur est lié : la question
des fonnations, celle des relations scientifiques internationales, celle
de la visibilité de la science des pays dits du Sud, etc ..
Question encore qui concerne l'organisation du travail
technique. Les problèmes d'adaptation de cette organisation sont
souvent importants, les réponses varient, suivant les sociétés et les
contextes culturels. Là, les traditions intellectuelles ou les «pratiques
théoriques» jouent un rôle fondamental: la figure du lettré chinois, du
marabout, ou du brahmane, ne sont pas sans influencer la perceptiollll.
dl1!1l savoir dans la société, ni sans conditionner la dlivisim1 collll.crète
tdhrn travail scientifique et technique.
J'arrête là la litanie des questions qui me semblent devoir être
posées, certain que beaucoup d'autres vont surgir au cours de ce
débat. Je voudrais encore indiquer que l'Occident est, je crois, aussi
confronté (parfois de manière angoissée) à tous ces problèmes de
science et culture, et ce quasiment au même titre que le reste du
monde. Il y a également une irruption du futur scientifique dans
les' sociétés occidentales qui n'est pas sans poser des problèmes de
valeurs.
Aussi, réinstaurer «le grand partage», pour reprendre l'expression
de Jack Goody, ou tout autre partage, est improductif. Le débat
«science et culture» doit être débarrassé de toute forme de
nationalisme scientifique et technique, de tout ethnocentrisme quel
qu'il soit (non seulement occidental, mais d'autres aussi passant par
des réécritures chauvines de l'histoire des sciences, tel celui dont
font preuve certains physiciens chinois montrnnt que la physique
nucléaire est née en Chine il y a plus de deux mine ans .. ), de tout
idéologisme nationaliste.
En conclusion de cette introduction, qui ne vise qu'à poser quelques
garde-fous pour ne pas tomber dans le vide de tant de débats placés
sous le même titre que celui-ci, je ferai une suggestion : changer le
titre du débat, ou tout au moins faire comme s'il était différent. Plutôt
que de parler de Science et culture, la généralité du titre risquant

347
d'entraîner celle des propos, parlons de sciences et de cultures, en
référence à des problématiques précises et à des contextes précis.

RÉACTIONS ET DÉVELOPPEMENTS
K. RAJ : Comment désidéologiser ce qui est par nature
idéologique : la culture - et ce où elle interfère ? Mais je ne placerai
pas non plus mon intervention sur le terrain des «grands débats».
L'articulation entre science et culture n'opère pas au niveau où ils
l'attendent, mais dans la pratique même de la science : dans la façon
d'aborder les problèmes.
Parler de sciences et techniques, c'est parler de la création et de la
fermeture d'espaces intellectuels et matériels. On ouvre un domaine,
on le «traite», on le clôture - et c'est ce qui entraîne à une ouverture
par ailleurs. C'est comme un jeu de Scrabble, avec les façons diverses
de le jouer.
L'articulation, c'est celle entre les cadres sociaux de la pensée, et
la manière de penser. Prenons l'exemple indien. Peut-on caractériser
globalement une culture indienne? Il s'agit là d'un pays très grand,
très divers, depuis très longtemps : multiple par ses ethnies, ses
religions, et que dire de ses cultures, de ses traditions scientifiques !
On y rencontre depuis des millénaires presque toutes les religions du
monde. Mais il est vrai qu'il y a une culture générale, qui de certaine
manière s'est imposée à toutes les autres religions et cultures. Au
point que les musulmans Indiens ont des castes, et se différencient
par ces castes : il y a des musulmans «Asharite» et des musulmans
«Achraf»; au point qu'il y a des juifs d'au moins deux castes; et des
chrétiens de plusieurs castes - Brahmanes ou non. En fin de compte,
l'hindouisme s'est surimposé à toutes les autres religions du pays,
avec sa manière de diviser la société et de diviser le travail. C'est cela
qui donne sens et portée pratique à la confrontation entre science et
culture hindoue - non pas au sens de la religion hindoue, mais à celui
d'une culture qui découpe à sa manière la société, et donc les espaces
matériels et immatériels.

348
Comment opère ici l'articulation? Au plus profond, par le système
des castes, qui est précisément un système de partage des savoirs et
savoir-faire. A chaque caste est assigné un savoir-fair~ ; et la tâche
de détenir le savoir et de le transmettre est assignée à un ensemble de
castes, qu'on appelle brahmaniques. Comment les Brahmanes ont-ils
conçu et transmis du savoir? C'est au travers d'une langue, langue
de communication de cette caste, langu,e essentiellement orale dont
le modèle est le sanskrit.
Cette langue, en raison de ses fonctions, à besoin d'être stricte
au niveau de la parole, de la métrique, de combinaisons de termes ;
elle doit disposer de nombreux synonymes, qui seront en même
temps mnémoniques, pour permettre la transmission sans distorsion.
Pour les besoins de la communication dont ils sont chargés, les
Brahmanes ont eu à travailler beaucoup leur langue, au moyen
d'exercices de prosodie, ou de mathématiques (sous l'angle de l'art
des combinaisons). Tous ces traits déterminent des manières de faire,
d'aborder les savoirs, de choisir les problèmes.
On est par exemple incliné aux mathématiques, subtilement déjà
par la nécessité de stabiliser la langue.
Je saute au 19-20e siècle. Par l'effet du contexte historique,
certains membres des castes en _question et quelques personnes
qui les avaient rejointes se sont les premières confrontés au savoir
scientifique occidental. Et quand elles se le sont approprié, elles l'ont
fait dans le fil de leur vie, déterminée par leur culture, déterminant
la façon de pratiquer et de choisir les savoirs. Par exemple, et c'est
presque une banalité de le reconnaître, les Indiens ont une inclination
à la théorie, ils théorisent jusqu'aux sujets les plus pratiques. Il y a
une part de vérité et une part de caricature dans cet aphorisme. Mais
il est vrai qu'on peut saisir des prédilections, des propensions, dans
les choix des sujets ou les manières de procéder à leur traitement.
J'en ai présenté des exemples en détails dans mon article «Images de
la science» (publié dans ALFONSO 1).
Ce que je veux souligner, c'est qu'il faut rechercher les rapports
entre science et culture à ce niveau des pratiques scientifiques,
distinctes. Et que toute (soi-disant) diffusion scientifique est un

349
travail de réinterprétation, de réception-réémission au travers de
filtres culturels - de manières de concevoir - pratiquer - transmettre du
savoir. En même temps, cette activité re-créatrice n'est possible qu'à
la condition d'un «réglage de fréquence» (pour reprendre l'image
de Rafaël) : elle nécessite l'acceptation de la manière qu'a autrui
d'exposer son problème, c'est-à-dire qu'elle nécessite l'apprentissage
(de quelque chose) d'une autre culture. Mais elle n'est possible aussi
que contextuellement localisée : dans les cadres de pensée de ceux
qui fonnent la communauté pensante environnante. (Elle nécessite
donc une maîtrise culturelle plurale.
Rafaël RENGIFO: En changeant de temporalité et de niveau de
détermination, je voudrais tout de même faire observer la déviation
forte que des institutions de science peuvent faire peser, à un moment
donné, entre mouvement social et production de savoir.
J'en veux pour exemple le chassé-èroisé persist&nt entre
l'enseignement recherche au Venezuela, et le mouvement social
alentour. En sociologie, par exemple, de 1950 à 1968 le paradigme
dominant est celui du fonctionnalisme ; et ce sont des enseignants
de gauche qui l'enseignent - parfois des Marxistes radicaux, tandis
qu'alentour il se passe des choses aussi fonctionnelles qu'au
Venezuela la dictature militaire, puis la fin de la dictature militaire et
l'avènement de la démocratie, ailleurs la Révolution Cubaine, ou les
guerres anti-coloniales et la fin des colonialismes.
Vient 1968, et le mouvement dit «de la rénovation» : il est inspiré
par des groupes révolutionnaires, il gagne les Universités et provoque
leur fermeture. A sa suite, les universitaires décrètent qu'il n'y aura
plus qu'un seul paradigme qui vaille en sociologie : le marxisme,
sous toutes les déclinaisons ; et dans la foulée, on rend obligatoires
des modules de cette sociologie dans toutes les filières, y compris
en médecine dentaire, en phannacie, en ingénierie, en agronomie ...
Or, dès les années 1970, la: gauche politique abandonne le léninisme, ·
les mouvements trotskyste et maoïste déclinent, des mouvements
sociaux inédits prospèrent - comme l'écologie, ou le féminisme. La
contestation sociale et la pensée critique prennent un tour radicalement
différent. Les enseignants eux-mêmes, qui persistent dans leur

350
discour marxiste, deviennent experts des appareils technocratiques,
ou .militants des partis (qu'eux - anciens partisans ou parfois
acteurs de la guesilla - combattaient 20 ans plus tôt), ou animateurs
de mouvements sociaux. Cette schizophrénie professorale, et la
contradiction entre ce qui s' enseigne dans les classes et ce qui se fait
dans les couloirs de l'Université (et que l'extérieur de l'Université
initie) n'est pas le fait de l'imbécillité ou d'une paresse intellectuelle.
Il faut le rechercher dans la structuration du champ universitaire, et
dans la position d'intellectuels, inorganiques, au sein du Venezuela
actuel.
C'est ce qui pèse encore sur le fait que l'Université n'a toujours
pas été capable d'intégrer la recherche à ses structures (sauf
personnalités brillantes, mais toujours en suscitant la scission des
écoles de recherche - dès qu'elles atteignent la taille de «sectes»,
c'est-à-dire de petits groupes attachés à l'exercice professionnel de la
recherche, y compris avec un statut des chercheurs permanents. C'est
aussi ce qui crée d'insurmontables incompréhensions et conflits, à
l'égard des «nouvelles Communautés Scientifiques», imprégnées de
valeurs réalisatrices, inspirées d'un paradigme lié au développement
industriel, qui commencent à poindre actuellement.
Ali EL KENZ : Dans la même veine, je rappellerai que la pratique
scientifique est triplement déterminée : à un niveau sociétal (ou socio-
économique, global), dans sa propre maison (par la structuration
du champ scientifique), et au niveau profond du vocabulaire et
de la syntaxe qui véhiculent sa langue d'expression. Je m'aiderai
d'exemples pour le faire comprendre.
Sur le premier plan (sociétal) : Depuis des années plusieurs
industries sidérurgiques du Tiers-Monde, notamment celle de
l'Algérie au travers de sa D.R.A. (Direction des Recherches
Appliquées, chez SYDIR), s'efforcent à un procédé de réduction
directe du minerai de fer en acier. C'est un problème techniquement
compliqué, non résolu dans le monde, possible dans son prineipe, qui
réclame le recours à des compétences nationales et internationales
liguées. Or, cette filière de la réduction directe rencontre de grandes
difficultés à se développer dans le monde, y compris pour des

351
raisons qui n'ont rien à voir avec la science ou plutôt qui lient les
technologies du monde, qui entravent leur disponibilité : la filière
est en effet concurrente des cokeries existantes (qui fonctionnent
au charbon); elle privilégierait l'emploi de gaz naturel (richesse du
Sud), et rendrait obsolètes les capacités installées (pour l'essentiel
au Nord) de la sidérurgie mondîale ; le problème n'intéresse pas les
entreprises du Nord, qui emploient les techniciens de leur région
ou qui collaborent avec leurs propres universitaires et donc les
orientations, l'économie mondiale de la branche pèse ici sur la liberté
de développement «technologique».
(J'énonce un fait, et pas un anathème; et c'est à nous d'y trouver
solution).
Interruption: L'obstacle n'a peut-être rien à voir avec la science,
mais avec la culture non plus! C'est une question de politique.
Ali EL KlENZ : Argent et culture, je ne sépare pas cela. Argent,
politique et culture, cela forme le milieu culturel, la société. Et je ne
parle ici que du rapport entre science et société. Deuxième exemple,
sur un autre plan : celui de la «maison-science». Il est un médecin
allemand, un spécialiste très diplômé de son propre pays, praticien
hospitalier, qui a,pris récemment une voie déviante pour expliquer et
soigner des cancers. Il a développé une théorie - expérimentalement
appuyée sur de nombreux· examens cliniques et radiographiques
attribuantpourpartie le développement de la maladie à des événements
psychosomatiques. Or ses nombreuses communications lui ont
valu l'extrême surveillance, puis l'exclusion par ses collègues des
fonctions (hospitalières) qu'il occupait, sans compter de nombreux
procès de l'ordre des médecins et de celui des pharmaciens. Mais
cqmme il tient à ses idées et à sa pratique, il les met actuellement
en œuvre au travers d'une association privée qu'il a fondée, et qui
œuvre en marge de la santé publique et du mainstream scientifique
(auquel il persiste à s'adresser). Le cas n'est plus seulement ici
celui des lobbies industriels (pharmaceutiques ou d'équipement
médical), qui sont évidemment concernés, mais principalement celui
du champ scientifique, de son état présent, et de la structuration de
la communautés scientifique : beaucoup de savants ont eux-mêmes

352
engagé leur carrière dans d'autres voies d'explications, et perçoivent
mal l'apparition d'une nouvelle manière de voir les choses: ce n'est
pas une question d'intérêts sordides, mais de.vision du monde, et au
plus profond de raison d'être. Je donne cet exemple pour suggérer
les résistances structurelles que toute communauté scientifique est
en disposition d'opposer à l'innovation radicale.
Mon troisième exemple concerne le sens véhiculé par le langage.
Il peut être facilement dépisté et parfois surestimé. J'appartiens par
exemple à l'Université de sociologie. Et lorsqu'en 1975 nous étions
en train de créer cette association, nous avons passé 2 jours à nous
disputer sur l'intitulé : «Union Arabe de Sociologie», ou «Union de
Sociologie Arabe». Dans cette inversion résidait, bien sûr, tout un
problème de situation dans l'espace scientifique mondial. En deux
mots, on s'engouffrait dans un espace aiguillant les idées ou dans un
autre; et on craignait de s'y clôturer.
Mais plus subtilement, la langue joue. Dans un excellent récent
séminaire sur «Arabisation et technologie», mais nous en sommes
venus à discuter sur l'appropriation des mots traduits. Et donc sur
les traducteurs. Il est apparu qu'on pouvait distinguer trois types de
tradùcteurs :
,.,
- Ceux, paresseux et marchands, (notamment Egyptiens et
Libanais) qui font de la transcription : du mot à mot, on est vite au
non-sens.
- D'autres, quelque peu [puristes de la langue/formalistes/
intégristes], et refusant à l'Occident la scientificité, vont rechercher
aux tréfonds de la langue arabe, tel mot qui pourrait désigner la
nouvelle chose dite : il en résulte des dictionnaires morts, faits de
mots morts qui ne disent rien à qui les parle.
- Quelques traducteurs enfin font leur métier : (faire parler les
mots), trouver les mots qui «parlent» à ceux qui vont les lire.
Ceux là sont obligés, dans un double mouvement, d'approfondir
leur connaissance de la langue arabe pour disposer de toute la
palette du signifiant, et de s'immerger symétriquement dans l'espace
occidental, pour comprendre ce que signifient telle machine, tel objet

353
ou tel procédé. Voilà qui donne à réfléchir sur les difficultés - par
exemple, de l'espace arabe - dans ses rapports avec des pratiques
scientifiques hétérogènes.

354
EPILOGUE

LES lPARAJLLJE.ILJES D'EUCJLIDJE

AliEL-KENZ

Lorsque les membres du réseau «Alfonso» arrivent à Annaba,


ce vendredi 24 mai, une longue semaine de travail s'ouvre, mais
tous attendent avec un vif intérêt cette expérience. Le choix de la
ville - deuxième centre industriel d'Algérie - comme le thème du
colloque - Quelles recherches pour quelle industrie ? - y sont pour
beaucoup. La ville, le pays sont plus proches, plus signifiants pour
des chercheurs du Venezuela, de l'Inde ou du Brésil qui s'intéressent
de surcroît à l'expérience scientifique et technique des pays du Tiers-
Monde. Débattre, ici, de ces problèmes a manifestement plus de sens
que de le faire à Paris, Londres ou New-York.
Le thème du séminaire, a été défini en commun, lors d'une
précédente réunion à Paris, voilà déjà un an ; les communications
sont pratiquement toutes prêtes. L'accueil est assuré par l'Institut
Supérieur de Gestion de Annaba qui a prévu pour notre séjour le
meilleur hôtel de la ville - Le Seybouse - un immeuble ultra-moderne
de 15 étages qui domine toute la cité. Annaba étant le deuxième pôle
industriel et technologique du pays, on a prévu la participation de .
quelques chercheurs de l'Université et des complexes industriels de
la région, manière pour nous d'assurer à notre réflexion collective
quelques retombées locales. ~

355
Toutes les conditions sont ainsi réunies pour un démarrage rapide
du séminaire, et pour favoriser des débats pertinents. Le soir, à
l'hôtel, l'ambiance est très amicale.
Samedi 25 mai. La séance d'ouverture du matin est réservée à
·de
la présentation du réseau ,:et :.ses. membres devant un parterre de
dirigeants d'entreprises et de chercheurs d'institutions de la région,
intéressés par les recherches dans le domaine de la science et de la
technologie. Pourtant, lors du débat qui s'en suivit, les discussions
restent ternes et les questions de nos interlocuteurs, formelles, à la
limite du protocole·. On sentait qu'ils étaient «ailleurs».
La séance de l'après-midi se déroula dans une plus petite salle
du 14ème étage qui donnait sm: un grand boulevard de la ville. Nous
étions «entre nous» et l'exposé de BotheHo sur le MIT comme
modèle, suivi celui de Goudineau sur les technopoles, notamment
Singapour redonnèrent à notre rencontre l'allure rapide et efficace
que nous espérions. ,
Le soir le dîne'r fut animé ·et le. coin que nous occupions dans
l'immense restaurant du 15èine étage donna iine pointë de gaieté à
une clientele anormalement. soucieuse. Nous bavardions à h~ute
voix de science etde technologie quand les autres tabies ressassaient
discrètement, en lès chuchotant presque, les derniers bruits de la
vine : le FIS (Front Isia~ique. du Salut) s ~apprêtait l1.. dé~lënch.er
une grève générale pour protester contre l'organisation des élections
législatives prévues à fa fin du mois de juin. .. .. .
Dans cette ambiance générale où il n'était question que de religion, "
d'État isl~mique; d.e traditions et de croyance~: notre petit groupe
multinational semblait être suspèndu entre deux parenthes,es qu'une
matière irréelle aurait tracées.' ·· · . ·
Dimanche
' .' 26 mai. La séance.
,. ' . . . du
. matin démarre
., à 9 heures comme
. . .

préyu ; le séminaire semble avoir atteint sa vitesse de croisière et les


quelques chercheurs .de la région qui participent_ à nos travaux.sont
maintenant .connus, in,tégrés au groupe. A 11 heures cependant, urie
sourde rumeur venut'? de la vill~ montejusqu'ànotre étage et distrait
l'attention collective. Le conférencier hausse la voix mais la rumeur

356
qui s'approche la couvre de nouveau. On _ne l'entend plus niais il
faut.dire aussi qu'on ne l'écoutait déjà plus. Il faut se rendre alors
à l'évidence et... interrompre la séance, lever en quelque sorte la
parenthèse qui nous enfermait sur-nous-mêmes, s'ouvrir aux bruits
de la ville.
Tout le monde se précipite au balcon : en bas, un cortège bruyant mais
discipliné avance lentement, au rythme d'un chant religieux. Les hommes
sont séparés des femmes : les premiers portent pour la plupart barbe et
«kamis»30, les secondes.le hijab 31 • Chacun _de nous. essaye d'apprécier le
nombre des manifestants - quelques centain~s -pendant qu'on traduit les
paroles du chant et que l'on explique sa signification.
Le cortège s'éloigne, nous rejoignons la salle; l'interruption aura
duré une dizaine de minutes. n en faudra autant pour reprendre le fil
du débat, fermer la parenthèse. On est de nouveau «entre nous».
La séance de l'après-midi est copieuse en.communications et en
discussions. Mais déjà les pauses· cafés si utile_s dans ce genre~ de
sé1ninaire pour approfondir des questions,· lever des équivoques,
deviennent plus l'occasion de collecter les informations venues de lia
ville. «Certaines usines ont fermé» apprend-t-on, ou bien «la police
n'est pas intervenue», ou encore «ils vont recommencer demain».
A la fin de la séance, les membres du réseau s'empressent de quitter
l'hôtel par groupe de deux ou de trois pour une courte balla~e dans la ville,
comme si, par cette brève excursion dans le mouvement de la société, si
étrange par ses objectifs et ses revendications, si éloigné de la.rationalité
de notre thème de réflexion, on voulait conjurer le parallélisme de deux
espaces que le hasard d'un colloque avait mis face à face.
Le . repas du soir fut aussi animé que le précédent mais les
discussions balançaient d'un thème à un autre. On commentait les
nouvelles d'Alger - les militants du FIS occupaient les grandes
'. ' ' '

places publiques dela capitale - à un coin de la table péndant qu'on

(30) - Le Kamis: longue robe porté par les hommes au Moyen-Orient et surtout dans le Golfe arabe.
Les militants et les proches de la mouvance islamique la portent en Algérie, où on ne la connaissait pas
jusqu'alors, en signe, de la reconnaissance.
(31) - Le Hijab : longue robe portée par les femmes avec un foulard sur la tête. Même circuit que le Kamis

357
discutait de l'informatique brésilienne à un autre ; on comparait
l'islam et le brahmanisme au début du repas, qui finissait ave les
mérites comparés du nationalisme et de l'universalisme dans la
fonnation d'une communauté scientifique.
La texture de notre rencontre avait changé, le thème de notre
séminaire n'en constituait plus l'axe unique.
Lundi 27 mai. On s'habitue à tout. La séance commence à 9 heures,
nous poursuivons naturellement notre programme, attentifs aux
communications qui tournent cette fois-ci autour de la question de
l'innovation. La «parenthèse» est bien fermée, les débats sont incisifs ...
Jusqu'aux premières rumeurs qui nous parviennent du centre-ville. A
11 heures elles deviennent assourdissantes, tout en bas de notre hôtel.
Sortie collective sur «le balcon>>, commentaires contradictoires. sur le
nombre des manifestants qui a notablement augmenté - bien au-delà du
millier-, appréciation de l'organisation - les groupes en carré sont plus .
nets, homogènes-, explications des chants et des slogans - plus politiques.
Certains membres du groupe ont amené pour l'occasion leur appareil
photo, d'autres prennent des notes.
Le cortège, beaucoup plus long que celui d'hier, fait une boucle
au fond de l'avenue et revient sur une rue paraUèle. La manifestation
dure jusqu'à une heure de l'après-midi ; elle prend fin avec la
prière du «DHOR» 32 . Les dix minutes d'interruption de la séance
implicitement acceptées par le groupe sont largement' dépassées. Le
«Balcon>> aura pris toute la fin de la séance ;.il mange de plus en plus
sur le temps du sérninàire.
La séance de l'après-midi commence à 15 heures ; elle est à
peine entamée que la rumeur reprend. Il est 15 heures 30. «Balcon»
jusqu'à 16 heures quand la manifestation prend fin avec la prière du
«ASSR». Retour en salle jusqu'à 19 helires.
On plonge littéralement dans le débat. Les expériences de
recherches industrielles en Algérie, au Brésil, en Inde et au Venezuela
sont évaluées avec humour, comparées. Le Vénézuéla ressemble

(32) - Il y a 5 prières quotidiennes en Islam. Le FEIR (!'aube) ; le DHOR (midi) ; le ASSR


(après-midi); le MAGREB (le crépuscule); l' AICHÀ (la nuit)

358
«comme un frère jumeau» à l'Algérie remarque PIRELA mais on
retrouve aussi dans l'expérience algérienne des éléments qui la
rapprochent du cas indien, note KRISHNA. Les traducteurs, qui sont
les membres polyglottes du groupe, sont épuisés mais les discussions
sont à ce point animées que personne n'y prend garde.
En fait, on avait tous implicitement compris, que la «tenue de
route» de notre séminaire ne dépendait plus de nous mais de la rue
et qu'il nous fallait profiter de ces moments de silence pour épuiser
notre ordre du jour. On s'y jetait alors avidement car on sentait qu'ils
allaient devenir de plus en plus rares.
Le mardi devait être réservé à une sortie dans la région pour
permettre au groupe de «souffler» et reprendre ses travaux mercredi
pour les finir jeudi matin en séance plénière avec les personnalités
scientifiques de la région. Au diner, le programme est entièrement
revu : la sortie est annulée, de même que la séance finale. Il faut
tout «boucler» mardi soir. Sage décision que le lendemain confirme
pleinement.
Mardi 28 mai. Le programme de la journée est chargé: chercheurs
dans les PED, ingénieurs dans le monde arabe, universitaires au
Vénézuéla avec un débat l'après-midi sur les rapports entre science
et culture qui s'annonce passionnant.
Mais la rue est démontée. La rumeur se lève plus tôt que prévu,
juste après l'ouverture de la première séance, à 9 heures ; la foule est
aussi plus importante - plusieurs milliers, cette fois-ci ; des groupes
de jeunes portant bandeau rouge sur la tête - le signe du martyre - font
leur apparition. Les sorties sur le «Balcon» se font plus nombreuses,
la salle du séminaire est devenue l'annexe de la rue. L'étrangeté
des faits change de sens : ce n'est plus le mouvement de la société
revendiquant un Etat islamique, un «retour aux origines» qui apparaît
comme tel mais nos discussions sur la rationalité, la science et la
technologie qui deviennent soudainement comme surréelles, presque
déplacées.
On tient pourtant le coup, mais le «Balcon>> est maintenant dans la
salle, la religion dans la science, physiquement. Le débat de l'après-

359
midi sur les rapports.entre la science et la culture clôt le séminaire
mais.l'ouvre en même temps sur une réalité que le positivisme de
notre objet avait feint d'ignorer. ·
Les manifestants défilent en permanence dans la rue ; au-dessus,
14 étages plus haut, notre séminaire n'estplus «entre parenthèse»; il
est en plein dans.le temps du monde, dans cette «Nouvelle Alliance»
que PRIGOGINE a commencé à cerner.
. . Post-scriptum : lorsque le dernier membre non:..algérien du réseau
Alfonso quitte l'Algérie quelques jours après, i1 laissera un pays en
état de siège, sans gouvernement, avec.d'armée dans les rues des
grandes viUes et les mosquées en. effervescence. Un an api:ès notre
séminaire, le 2 juillet 1992, le président Boudiaf qui avait succédé à
son prédécesseur déchu est .&ssassiné à quelques dizaines de mètres
du. lieu de notre séminaire. · ·.

360
JLilS1flE DJES AlIJ1flElIJJRS

JEdiîtl:eUllrs : AJli JEJL KENZ


ALI KENZ est professeur .de sociologie
"
à l'Urriversité' de Nantes
. ~ . , ..

depuis 1995 après l'avoir été à Alger de 1974 à 1993, puis à Tunis
pendant deux années. De 1985 à son départ d'Algérie, il a âirigé: de le
département« sociologie» au Centre de recherche en économié.appliquée
' ' .
au développement CREAD) d'Alger. C'est durant cette pérfode qu'une
coopération avec l'IRD de Paris a été établie et ont été réalisées les
recherches publiées dans le présent oùvrage. Il a publié entre àutres : «
Une expérience industrielle en Algérie, le complexe sidérurgiquê d'El
Hadjar », CNRS, Paris 1987, « le Hasard et l'histoire, entretiens avec
BelaïdABDESSALAM »en collaboration avec Mahfoud Bennoune, éd.
Enag . Alger 1989, « Europe and thé Arab World » en collaboration avec
Samir Amin, éd. Zed Books, London, New-york, 2003. Il est conseiller
scientifique à l'Institut d'Etudes Avancées de Nantes, et collabore
régulièremènt avec le CODESRIA à Dakar et 1'Association arabe de
sociologie à Beyrouth.

RolaRllrll WAAST
Roland WAAST est ingénieur de l'Ecole Polytechnique (Paris),
anthropologue et sociologue. Il a passé de nombreuses années dans
les pays en développement (Madagascar, Algérie - où il a enseigné à
l'Institut de planification et d'économie appliquée- ; plus brièvement :
pays d'Asie). De 1982 à 1987 il a dirigé le département« Stratégies du
développement» à l'IRD; Depuis vingt ans il travaille sur les pratiques
et politiques scientifiques dans les pays en développement. Il a fondé
une équipe ,spécialisée à l'IRD, un réseau international associé, et une

361
revue (Science, Technology arid Society publiée par SAGE). Il a publié
entre autres : «Scientific Communities in thé Developing Worl<l>> (Sage,
1997), et dirigé les 7 volumes de «Les sciences hors d'Occident au 20°
siècle» (ORSTOM-UNESCO, 1996-97). Il collabore régulièrement
avec l'UNESCO, avec des ministères français ou étrangers, et avec la
Commission Européenne. Pour celle ci il a récemment piloté une enquête
approfondie sur l'état des sciences en Afrique. n a coordonné l'évaluation
du système marocain de recherche. Et il a collaboré au projet ESTIME :
innovation et R&D dans 8pays du sud Méditerranéen)

Autres Au.teunrs dl' ALFONSO Rigas ARVANITIS


Rigas Arvanitis est sociologue, directeur de recherche à l'Institut
de Recherche pour le Développement (IRD, ex-ORSTOM). Membre
fondateur de l'équipe STS.de l'ORSTOM, il s'est spécialisé sur l'analyse
des politiques scientifiques, la relation entre la production de savoirs et
leur usage dans les pays non-hégémoniques, en s 'jntéressant en particulier
à l'innovation dans les entreprises, au rôle des institutions de recherche,
aux collaborations internationales dans la recherche. Il a effectué de
longs séjours au Venezuela (basé au CENDES), au Mexique (UAM-
Xochimilco) et en Chine (Univ. Sun Yat-sen, Canton) et a développé
un programme sur. 1"innovation et l'apprentissage technologique des
entreprises. Il a été coordinateur d'un projet européen d'analyse des
systèmes de recherche dans les pays Méditerranéens (ESTIME), et
participe dans d'autres projets sur le thème des collaborations scientifiques
internationales entre l'Europe et les pays d'Amérique latine, ainsi que
de Méditerranée. Editeur de la section « politique de la science et la
technologie » d'une encyclopédie (EOLSS, Unesco), il est rédacteur en
chef de la Revue d' Anthropologie des Connaissances.

Antonio BOTELHO
Antonio José Junqueira BOTELHO est ProfesseurAssistant àPosMQI
(où son cours porte sur les « voies de l'innovation ») et Directeur de
recherches au NEP Genesis de l'Université Pontificale de Rio. Ses centres
d'intérêt concernent les entreprises technologiques et leurs promoteurs,

362
le management de l'innovation, etles politiques comparées d'innovation.
Il est Docteur (Ph.D.) en sciences politiques du M.I.T., diplômé de
Cornell University, et de l'université Paris IV à Paris. Il a aussi exercé
comme « Postdoctoral Minority Fellow de la NSF » à John Hopkins
University. Il est membre de !'Editorial Board du Journal of Information
Techhnologies and International Development, de Perspectives on
Global Development and Technology et de Science, Technology and
Society. Il est aussi cofondateur de Innovastrat Consulting et de MPLC
Brasil, founding mentor et membre du Gâvea Angels investor group,
et Trésorier de l'association latino américaine des Angel Investors. Il
coordonne actuellement (en 2010) les deux Projets : « Innovation for
R&D Results Appropriation » [Light/ Aneel] et « Décentralisation des
politiques Brésiliennes de S&T » [CGEE].

.JacqUl!es GAILLARD
Jacques Gaillard est Ingénieur en agriculture et Docteur en Sciences,
technologie et société (STS), Jacques Gaillard est membre de l'UMR
201 Développement et Sociétés (Université Paris 1 / Institut de
Recherche pour le Développement (IRD). Ses domaines d'expertise
incluent: l'évaluation des activités de recherche et les indicateurs de
science et technique ; les études d'impact ; les politiques comparées
de coopération scientifique et technique avec les pays du Sud ; et les
migrations scientifiques internationales. H a publié plusieurs ouvrages et
une centaine d'articles scientifiques et de chapitres d'ouvrages, dans les
domaines de la sociologie des sciences, des politiques scientifiques et
des indicateurs de science. Il a exercé comme chercheur dans le cadre
de l'IRD. Il a été souvent détaché à l'étranger, y compris dans des
postes de haute responsabilité : 'Visiting Fellow' à l'Université George
Washington ; Secrétaire scientifique, Directeur adjoint et Directeur par
intérim de la Fondation internationale pour la science (IFS), à Stockholm
; et récemment Directeur de Division (politiques et coordination) chargé
du programme de coopération technique de / 'Agence internationale de
l'énergie atomique (AIEA) à Vienne, en Autriche. Il dirige actuellement
un projet Maroc- Europe de « jumelage » des systèmes de recherche
scientifique respectifs.

363·
Yves GOUD:INEAU est actuellement Directeur .d'études à 1'EPHE
Paris ; Enseignant et Enseignant-chercheur à !'Ecole des ,Chartes et à
l'Ecole Française d'Extrême Orient ; Chercheur au centre d'Asie du sud
est (CEIAS: EHESS- CNRS)

SaJrft JHlA.NAJFTI
Sari HANAFI est Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences
Sociales de Paris. Il est professeur de sociologie à l'Univer~itéAméricaine
de Beyrouth (AUB). H a dirigé le. Centre palestinien sur la diaspora et les
réfugiés (Shaml), et il est le rédacteur en chef de Idafat: la revue arabe de
Sociologie.
Ses intérêts vont vers la sociologie économique et la sociologie de la.
migration appliquées aux réfugiés Palestiniens. C'est aussi un spécialiste
de la sociologie politique .du conflit arabe-israélien, de la sociologie des
n
acteurs du développement. a récemment consacré plusieurs travaux
aux ONG et à leur relation avec les organisations internationales; Sari
Hanafi est l'auteur de nombreux articles et de six livres dont son dernier
ouvrage (Ed.) Crossing borders, shifting boundaries: Sociology ofthe
Palestin:i.an Retum. Beirut: Center of Arab. Unity Studies. (Arabie) et
American University in Cairn Press (2008).

JBiocinc KHELlFAOUI
·HocineKHELFAOUiestprofesseurassociéauCentreinteruniversitaire
de Recherche sur la Science et la Technologie et coordonnateur du cours
de sociologie des technologies à l'École Polytechnique de Montréal. Il a
récemment publié :
(2010) Higher Education and Differentiation based on·
Knowledge. Algeria's Aborted
Dream, in Ed~cation and thé Arab 'World'. André.E. Mazawi and
Ronald G. Sultana (dir. ),
Routledge, pp. 273-284 .
.(2009) The Conséquence ofthe Bologna Process inAfrica (dir:),
foumal ofHigher

364
·Education inAftica, CODESRIA, 2009,vol 7, no 1-2.
(2008) « L'en:seignementprofessionnel en Algérie : contraintes
institutionnelles et réponses
' ' . '

sociales», Sociologie et Sociétés, Vol XL.l, pp. 143-170.


(2008) Professiops au Maghreb et au Proche-Orient (co-direction
avec.É. Longuenesse), .
Savoir, Travail et Société, Vol. 5 No 1.

V. V. KJRJISJHJNA
Venni Venkata KRISHNA est ProfèSseur de Politique des Sciences à
Jawaharlal Nehru University (Delhi). Il est aussi V!siting Senfor Research
Fellow, Asia Research Instruite, National University ofSingapore.
Il est l'auteur d'une centaine d'articles et de plusieurs ouvrages (dont,
avec· les membres dU résèau ALFFONSO : ·Scientmc Communitiès in
thé D~velopmg World, 1997. New Delhi et Scie~ce and Technology m
a Developing World, Boston: Kluwer :1997). Il collabore régulièrement
a~ec l'UNESco; diverses organisations 'internationales et plusieurs
universités en Europe, en Australie et aux Etats-Unis. n dirige la revue
Science, Technology & Society (SAGE ptJblishers).
: ." ' ' ~ '·, . ' .

Arnoldo P:mJEJLA ·
Arnaldo Pirela, Lie. en Gestion des entreprises et économie, Master
en Organisation et structure de. la science et fa technologie, Doctorat
d'études dU développemènt, et Professetir de Théorie' de l'innovation. ll
est actuellement, président du Laboratoire d'Innovation et Apprentissage
(LIA) et professeur titutlaire de l'Université Centrale du Venezuela
(au CENDES). Il a aussi occupé les fonction de doyen de la Faculté
des sciences économiques et sociales de l'Univesité Gran Mariscal
de Ayacucho (2002-2004); Conseiller principal de la Commission
permanente de Science et technologie de la Chambre des députés du
Venezuela; coordinateur scientifique de la Commission technique des
Sciences économiques, sociales et humaines du Conseil national de
la recherche (CONICIT). Il a été chercheur associé à l'équipe STS de

365
____.,,,,
l'ORSTOM (1988-1992); professeur invité du Center For International
Science and Technology Policy, The George Washington University
(1992); professeur invité de l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
(2010-2011). Il a coordonné divers projets de recherche internationaux
en matière de compétitivité des entreprises dans différents secteurs, en
particulier ceux liés à la chimie et à la pétrochimie, au pétrole et secteurs
connexes; à l'électronique, à l'industrie des constructions métalliques, et
bien sûr dans le secteur du tourisme et des services. Editeur et auteur de
plusieurs ouvrages et publications et consultant d'entreprises.

RafaëR RENGIFO
Rafaël Rengifo Mazarino (Caracas, 1950 - 2010) après des études
d'Anthropologie et de sociologie au Venezuela et au Chili s'est engagé
dans fa recherche sociale au sein de l'équipe de Science et Technologie
du Centro de Estudios del Desarrollo, CENDES, Universidad Central
de Venezuela (1979-2001). Il a été chercheur associé à l'équipe STS de
l'ORSTÔM (1988-1992), conseiller scientifique du CONICIT (1994-
1999) et du Ministère de la Science et de la Technologie (1999-2001),
chercheur de la Cha:ire Sânchez-Mazas, Université du Pays Basque,
Espagne (2001-2003). Conseiller du Centre national des technologies
chimiqœs du Venezuela (2006-2007). Il a contribué à la création et au
développement de l'association EUREKA qui depuis 1996 développe
les usages participatifs et citoyens de la science. Son travail a porté sur
les politiques de la recherche, les stratégies organisationnelles autour
de la connaissance, l'innovation, l'apprentissage technologique et
l'appropriation sociale de la connaissance. Rafaël a trouvé la mort le 12
mai 2010 à Caracas.

366
TABLE DES MATIERES

Préface ............................................................................................. 5

Introduction
Le réseau Alfonso et l'atelier d' Annaba - Roland Waast............... 11

Chapitre J
La relation formation-industrie dans le pôle technologique (Algérie)
Hocine Khelfaoui ........................................................................... 23

Chapitre JI
Vénézuela : la polémique origineHe - Raphaël Rengifo ................ 4 7

Chapitre Ill
Recherche et politiques scientifiques en Inde
V. V. Krishna et Ashok Jaïn ............................................................ 71

Chapitre IV
L'informatique au Brésil (1950-1990) A. Botelo ......................... 113

Chapitre V
Les positions idéologiques chez les ingénieurs en Syrie
- Sori Hanafi ................................................................................. 143

Chapitre VI
La profession de chercheur dans les pays en développement
- Jacques Gaïllard Ortom ............................................................. 163

367
Chapitre VII
La construction scientifiqu~ et . technique : . Réflexions pour une
stratégie d'enquête -Ali El-Kenz................................................ 193

Chapitre VIII
Enquête sur les acteurs (Vénézuela)
Arnaldo Pirela et Rafaël Ren~ifo ................................................ 203

Chapitre IX
La maîtrise technologique un enjeu social - Ali El-Kenz............ 209

Chapitre X
Images du savoir : Dans un département de physique en Inde.
- Kapil Raj .................................................................................... 225

Chapitre XI
La diffusion du model MIT - Antonio José J. Botelho ................ 257

Chapitre XII
Les technopoles : De l'excellence au développement par raccourci?
Yves Goudineau .................................................................. ·.~ ....... 269

Chapitre XIJI
Des chercheurs face à l'industrie : Attraits et tension (Vénézuelà) -
Arnoldo Pirela Rafaël R,.engifo icas Arvanitis ..................... :....... 291

Chapitre XIV
Trois styles de science de la médecine algérienne
Roland Waast. .... ,. ........................................ '. .. 1........ '. ......................... J07

36.8
Chapitre XV
En Algérie un chercheur face à l'industrie chimique
- Mohamcd El Miloud Betahar.................................................... 331

Chapitre XVI
Science et culture ~ Débat. ........................................................... 341

Epilogue
Les parallèles d'Euclide - Ali El-Kenz........................................ 335

Liste des auteurs .......................................................................... 361

369

"
~I 1,i~ a,:.b_,li a.- JI.~ e:f'
;1).-1 - ai\$.)1 0..1.:o-J
2013
Achevé ~'imprimer sur les presses
ENAG, Réghaia
-Algérie-
IBp 75 Z.I. Réghaïa Tél: (021) 84 85 98 / 84 86

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