ENSEIGNER

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À l i r e e t à r e l i r e

Enseigner… oui, mais comment


Paul Forcier
Jacques Laliberté
Membres du Groupe de recherche-action
CPE/C-PERFORMA
Université de Sherbooke
« L'apprentissage est d'abord un évé-
nement singulier. Nous le savons, même
si nous proposons des modèles géné-
raux pour en rendre compte. » (p. 161)

DEVELAY, Michel, De l'apprentissage à l'enseignement. Pour


une épistémologie scolaire, Paris, ESF éditeur, 1992, 163 p.
P our quiconque fréquente assidûment
Pédagogie collégiale, la lecture du
récent ouvrage de Michel Develay De
l’apprentissage à l’enseignement. Pour une MICHEL DEVELAY a été professeur de biologie en École
épistémologie scolaire représente une oc- normale d’instituteurs pendant une vingtaine d’années et
casion privilégiée de revisiter plusieurs thè- simultanément chercheur à l’Institut national de recherche
mes abordés de façon récurrente dans la pédagogique. Il a acquis durant cette période une double
revue et de les situer dans un ensemble formation en didactique des disciplines scientifiques et en
structuré : l’enseignement et l’apprentis- sciences humaines. Il est aujourd’hui professeur des Uni-
sage sans doute, mais aussi quoique par- versités en sciences de l’éducation à l’Université Lyon II.
fois sous d’autres vocables la formation Ses recherches, d’abord centrées sur la formation des
enseignants et sur la didactique, portent maintenant sur les
fondamentale, l’approche programme, la
apprentissages scolaires, entre autres sur les procédures
transdisciplinarité, la métacognition, le
métacognitives et sur les relations entre apprentissage,
transfert des apprentissages, le cognitivis- enseignement et formation.
me, le constructivisme, etc.

Par ailleurs, Michel Develay y aborde de M. Develay est auteur et co-auteur d’ouvrages en pédagogie qui visent à fonder une
façon explicite deux volets fort complexes épistémologie des savoirs scolaires. Outre l’ouvrage que nous présentons, mention-
de la réflexion pédagogique dont on a nons ici deux ouvrages auxquels M. Develay a collaboré comme co-auteur : avec
moins parlé jusqu’à ce jour dans Pédago- Jean-Pierre Astolfi, il est l’auteur de La didactique des sciences (Paris, PUF, 1991, 2e
gie collégiale : l’épistémologie des discipli- édition corrigée, © 1989, coll. Que sais-je ?, n° 2448) et avec Philippe Meirieu il a fait
nes scolaires et sa sœur jumelle la didac- paraître Émile, reviens vite… ils sont devenus fous (Paris, ESF éditeur, 1992, coll.
tique. Occasion donc, pour qui ne serait Pédagogies).
pas familier avec ces questions, de s’intro-
duire à ce qui constitue les assises mêmes Michel Develay agira comme conférencier invité au colloque de l’AQPC en juin 1993
des choix pédagogiques et des pratiques à Chicoutimi ; il entretiendra alors les congressistes du sujet qui constitue le nœud de
éducatives qui, implicitement du moins, l’ouvrage que nous présentons dans cette chronique : « Pédagogie, didactique et
témoignent des choix éthiques de notre programmes d’études. Pour une épistémologie des savoirs scolaires ».
société et assurent la transmission des
valeurs à la jeune génération.

Nous ferons abstraction ici de tout ce qui à relire », il s’agit peut-être encore davan- et lui permettent des réflexions suscepti-
pourrait obliger à entrer dans les dédales tage d’un ouvrage à travailler sous le mode bles d’éclairer et d’inspirer la pratique quo-
et les replis d’une pensée dont on sent de la réflexion personnelle ou, peut-être tidienne de l’enseignement même si, à ce
bien, occasionnellement, qu’elle est enco- encore mieux, sous le mode de l’échange propos, « toute la rationalité que l’on pour-
re en pleine évolution. Disons-le claire- entre collègues d’une même discipline ou ra suggérer comme modélisation du pro-
ment, il s’agit ici d’un cru qui, à maints de disciplines diverses. cessus de l’enseignement viendra toujours
égards, gagne à ce qu’on le laisse mûrir, se confronter à la conduite réelle de classe
d’un cru à analyser patiemment plus qu’à Nous articulerons notre propos autour de et aux décisions à prendre dans le feu de
déguster voluptueusement les pieds sur quelques éléments clés qui sont loin d’être l’action et qui changent les plans et les
un pouf… ou sur la bavette du poêle ! Bref, neufs mais qui, de notre point de vue du comportements habituels. » (p. 147).
s’il s’agit bel et bien d’un ouvrage « à lire et moins, balisent bien la démarche de l’auteur

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Enseigner… Apprendre… seignement en fonction de sa finalité : faire Quoi et comment enseigner
apprendre. Tel est le sens profond de
S’il est un couple dont la vie commune a l’ouvrage ici présenté. En cela, sa pensée est tributaire d’une
subi des hauts et des bas au cours des conception résolument cognitiviste et cons-
dernières années, c’est bien le couple « en- Si le métier d’enseignant est bel et bien tructiviste de l’apprentissage. Aussi nous
seigner-apprendre ». Il s’en est trouvé qui, d’enseigner (p. 143), la « fonction de l’en- apparaît-il essentiel de souligner ici qu’une
sous prétexte qu’il « est possible d’ap- seignant […] est de veiller à ce que les telle conception de l’enseignement ne
prendre, et même beaucoup, sans élèves apprennent 2 » (p. 162) et, pour y constitue en rien une négation ou même
enseignement » et que, par contre, il « est parvenir apparaît l’absolue nécessité de une dévalorisation de la nécessaire rela-
possible aussi de suivre un enseignement comprendre aussi exactement que possi- tion, complexe et toujours incertaine, qui
sans apprendre quoi que ce soit » (p. 96), ble comment l’élève apprend. Inéluctable- doit exister entre les deux sujets autono-
ont proposé le divorce pur et simple puis- ment, chaque enseignant enseigne « en mes que sont le professeur et l’élève pour
que, de toute façon, rien de bon ne pouvait fonction de la manière dont il pense que les que l’enseignement et l’apprentissage aient
sortir d’une telle union. D’autres, plus nuan- élèves apprennent » ; inéluctablement véritablement lieu. Il ne s’agit pas en effet
cés – à moins qu’ils aient été tout donc, « tout enseignant est porteur d’une de choisir entre l’élève et le savoir, ce qui
simplement plus peureux – ont plutôt pro- théorie implicite de l’apprentissage qu’il constituerait à proprement parler un non-
posé le maintien du couple mais en modi- est possible de lire en filigrane de ses sens, mais bien de décider quel est le pôle
fiant tellement le contrat de base qui scel- pratiques » (p. 143), à condition bien sûr de référence le plus sûr pour fonder un
lait leur union qu’on a pu à juste titre se de consacrer le temps et l’énergie néces- enseignement qui présente les meilleures
demander si derrière une même appella- saires pour procéder à une telle lecture. En chances possibles d’atteindre sa finalité :
tion se cachait encore une réalité au moins même temps qu’il fournit à chaque ensei- faire apprendre. Pour Michel Develay,
analogue à la précédente. De tous ces gnant des clés de lecture de sa pratique, « l’épistémologie scolaire montre que [ce
courants et contre-courants plus ou moins des outils pouvant lui permettre d’expliciter pôle de référence] n’est pas “ plus je m'oc-
forts et plus ou moins éphémères sont l’implicite en lui offrant la possibilité de cuperai de l’élève, plus je saurai comment
nées des expressions du type « apprendre prendre du recul par rapport à sa pratique lui enseigner ”, c’est “ plus je m'intéresse-
à apprendre », « enseigner à apprendre » et de mettre à jour les choix théoriques qui rai au savoir et plus je saurai quoi ” et aussi
qui, à l’analyse, manifestent les malaises la structurent, Michel Develay prend réso- en partie comment enseigner. » (p. 59).
profonds qui ont secoué le couple et con- lument position en faveur d’une concep- Cela dit, il ne faut pas oublier que c’est
tinuent d’ailleurs à le faire 1. tion de l’enseignement comme média- précisément cette fonction de médiateur
tion à instaurer pour que l’élève fasse sien entre des élèves et un savoir qui conduit
Faire apprendre le savoir que lui propose le professeur. l’enseignant « à une pratique la plus

Avec le couple enseigner-apprendre, nous


touchons au cœur même de l’ouvrage de
Develay. Celui-ci refuse résolument de se l'élève ENSEIGNER
laisser enfermer dans une vision binaire et APPREND conduit à prendre
manichéenne de la réalité pédagogique et à condition en compte les notions
spécialement du couple « enseignement-
apprentissage ». Sous des apparences ● de pratiques sociales de référence
inoffensives, le titre même de l’ouvrage, ● d'évaluation formatrice
de trouver du sens
De l’apprentissage à l’enseignement, est ● de projet personnel et de projet
dans la situation d'apprentissage professionnel
révélateur de la position idéologique de
l’auteur. Comme il le dit en page 12, le but ● d'expectation
de son ouvrage, son intention « est de
rendre intelligibles les pratiques éducati- ● de taxonomies d'objectifs
ves en clarifiant les choix d’apprentissage d'acquérir une habileté cognitive ● de représentations
susceptibles de fonder l’enseignement. » en mettant en œuvre ● d'obstacle et d'objectif-obstacle
Il ne s’agit donc pas de donner à entendre une stratégie personnelle ● de situations énigmes
que l’enseignement est une entreprise illu- ● de différenciation didactique
soire, un héritage de l’âge des ténèbres. Il
● de conseil méthodologique et
ne s’agit pas non plus de définir l’apprentis- d' analyser sa stratégie
d'activités métacognitives
sage à partir d’une conception donnée de
l’enseignement. Il s’agit plutôt de propo- ● de champs conceptuels
de relier la nouvelle habileté
ser, à partir d’une « théorie de l’apprentis- ● de concepts intégrateurs
sage glanée à la rencontre d’expériences acquise aux autres ● de matrice disciplinaire
dans les classes et de travaux d’auteurs
divers, de didactique, de psychologies, ● d'application
de s'assurer qu'il a compris
d’épistémologie, de pédagogie, d’éthique ● de réinvestissement et de transfert
[…] une théorie de l’enseignement qui lui
corresponde. » (p. 143). Bref, définir l’en- Tableau récapitulatif des liens apprendre-enseigner (p. 159)

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consciente et la plus rationnelle possible l’ouvrage de Develay (il en traite explicite- l’inverse. Non pas parce que la science en
qui lui permette avec lucidité de résoudre ment dans les deux premiers chapitres, question est « mal enseignée » – pas ex-
les problèmes difficiles que posent les élè- p. 15-61), nous ne retiendrons ici que quel- clusivement en tous cas, contrairement à
ves confrontés à l’acquisition de contenus ques-unes des questions qu’il soulève et ce qu’on entend couramment. Mais bien et
dans une situation d’apprentissage » qui mériteraient au moins d’être considé- surtout parce qu’entre la physique-savoir-
(p. 15). rées avant de prendre quelque décision savant et la physique-savoir-scolaire, il
que ce soit relativement à l’enseignement existe une différence de nature et que sous
Pour mieux comprendre le sens de cette de toute discipline : une appellation identique se cachent deux
médiation et pouvoir l’instrumenter en con- « sciences » radicalement différentes.
naissance de cause et non exclusivement ❚ Telle discipline doit-elle être présente Quelles sont ces différences, d’où tirent-
en fonction des hasards de la spontanéité dans le curriculum scolaire ? elles leur origine et quelles conséquences
et des goûts du médiateur qu’est l’ensei- ❚ À quel ordre d’enseignement ? en dégager pour l’enseignement ?
gnant, force est de clarifier ce qu’est préci- ❚ Quelle importance devrait-on lui accor-
sément ce savoir scolaire ainsi que ce que der dans le curriculum ? La transposition didactique
nous enseignent (et nous apprennent) les ❚ Quel contenu faut-il retenir ?
données récentes de la recherche, notam- ❚ Comment est-il préférable d’organiser Tout savoir scolaire est le résultat d’un
ment celles de la psychologie cognitive sur ce contenu ? « travail de réorganisation, de présenta-
ce qui se passe dans la « boîte noire » ❚ Quels objectifs faut-il viser à atteindre tion, de genèse de connaissances pré-
quand un sujet « apprend ». en enseignant cette discipline ? existantes en vue de leur enseignement. »
❚ Quelles compétences l’enseignement (p. 87). Il s’agit donc d’un savoir transposé
de cette discipline pourrait le mieux per- en vue d’être enseigné, d’un savoir soumis
Savoir scolaire…
mettre d’acquérir et à quelles conditions ? à ce que Develay nomme, après bien
Transposition didactique…
d’autres auteurs, la « transposition didac-
Avec ces deux autres éléments clés que Toutes les réponses à ces questions de- tique 5 ».
nous avons retenus, il nous est possible vraient, en partie du moins, s’enraciner
dans une réflexion sérieuse sur la discipli- Ce travail de transposition conduit grosso
d’expliciter quelque peu le sous-titre de
ne scolaire en cause et sur son rapport modo à un savoir possédant généralement
l’ouvrage de M. Develay : Pour une épisté-
avec la discipline de référence qui lui a un ou plusieurs des caractères suivants :
mologie scolaire ». Soit dit en passant,
nous aurions préféré que l’auteur choisis- donné naissance. ❑ un savoir qui présente des réponses,
se – comme il l’a d’ailleurs fait en maints mais sans référer systématiquement au
autres endroits de son ouvrage : « Pour Deux types de savoir questionnement initial qui leur a donné
une épistémologie des savoirs scolaires ». naissance et encore moins à la genèse de
Cela dit, et quelle qu’en soit la formulation, Contrairement à ce qu’on pense commu- leur apparition ;
il s’agit sans aucun doute d’un sous-titre nément, le « savoir scolaire », celui qui est ❑ un savoir qui ignore les conditions de
capable d’effaroucher plus d’une person- enseigné à l’école dans le cadre d’un cer- la recherche dont est né le savoir de réfé-
ne pour qui une réflexion de ce type relève tain nombre de disciplines où sont rence, qui passe sous silence « les tâton-
de toute évidence du domaine et des com- regroupés des savoirs de même nature, ne nements, les fausses pistes, les impasses,
pétences des « spécialistes ». Pour constitue pas un simple décalque de celui les erreurs, les cheminements tortueux »
certains, cette réflexion a peu ou prou à qu’on a pris l’habitude de nommer le « sa- (p. 20) ; en somme, un savoir dont l’élève
voir avec l’enseignant ou l’enseignante voir savant 4 ». Entre les savoirs scolaires ne connaîtra éventuellement jamais les
« ordinaire » qui – quotidiennement et plus et leurs savoirs de référence, leurs « ancê- conditions d’émergence ;
souvent qu’autrement sans obtenir le suc- tres » les savoirs savants, il y a véritable-
ment une différence de nature. ❑ un savoir dépersonnalisé, décontex-
cès correspondant aux efforts fournis –
tualisé, désincarné, dé-historicisé ; bref,
tente d’intéresser les élèves à une « matiè-
C’est parce que le savoir scolaire est à un savoir du « résultat de la recherche »,
re » qui lui apparaît pourtant suffisamment
toutes fins utiles devenu un savoir autono- un savoir extra-temporel où sont tues « les
passionnante en elle-même pour susciter
me par rapport à son modèle initial, le motivations personnelles » qui ont présidé
leur intérêt 3.
savoir savant, qu’il ne faut pas demander à à son apparition, où est mis entre paren-
Avouons d’abord qu’il s’agit là d’une ré- la fréquentation même prolongée d’un sa- thèse « le soubassement idéologique de la
flexion dont il ne faut pas taire la difficulté voir scolaire de produire automatiquement production du savoir » (p. 21) ;
non plus que la relative aridité. Même si les fruits qu’on serait en droit d’attendre de ❑ un savoir constitué de contenus en
elle est ordinairement escamotée sinon la pratique du savoir savant correspon- apparence simplement juxtaposés, « sans
franchement omise, cette réflexion d’ordre dant. Ainsi, ce n’est pas parce que la liens forts les uns avec les autres » (p. 16)
épistémologique sur les savoirs scolaires pratique de la science, disons la physique, non plus qu’avec d’autres disciplines ; un
apparaît comme absolument essentielle à exige et développe selon une mystérieuse savoir formé d’un ensemble de faits, de
tous les échelons du système scolaire et synergie, par exemple l’imagination créa- notions, d’objets sans cohérence éviden-
ce de la conception des programmes jus- trice, qu’on peut inférer que la fréquenta- te, « un ensemble de données où l’essen-
qu’au choix et à l’organisation du contenu tion de cette discipline scolaire, qu’on ap- tiel se dilue dans les détails » (p. 37).
de tel cours bien précis. S’agissant d’un pelle aussi la physique, développera cette
thème passablement développé dans disposition. On sait même que ce peut être

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Ces quelques observations devraient suffi- Les valeurs irréversiblement construire en enseignant
re pour faire saisir que le seul contact avec ce que nous enseignons ? » (p. 26) Au
une discipline scolaire est loin de garantir à Outre le « travail de didactisation » effec- moment où nous écrivons ces lignes, nous
lui seul l’acquisition d’une formation tué lors de la transposition didactique, il se ne connaissons pas encore le contenu
« fondamentale », au sens d’une formation fait aussi un « travail d’axiologisation » qui, définitif de la réforme annoncée de l’ensei-
qui fasse « acquérir les assises, les concepts en bout de piste, a pour résultat que « tout gnement collégial. Les rumeurs ne vien-
et les principes de base des disciplines et savoir scolaire [correspond] à des valeurs nent que confirmer la fragilité du consen-
des savoir-faire qui figurent au programme revendiquées par les décideurs » (p. 25). sus tant autour de la présence même des
de l’étudiant6 ». C’est parce que les disciplines dans le curriculum scolaire que
disciplines scolaires sont telles, c’est parce Les savoirs scolaires « constituent l’hérita- de l’importance qu’on veut leur accorder
qu’il existe et qu’il existera toujours une ge qu’une génération souhaite léguer aux comme société. Et s’il est un secteur du
énorme distance entre le savoir scolaire et suivantes, le capital que des pères curriculum scolaire qui manifeste les va-
son ascendant, le savoir savant, que souhaitent transmettre à leurs enfants. » leurs dominantes d’une société, c’est bien
l’enseignement doit essayer de faire en (p. 17). C’est dire que « les savoirs scolai- celui des cours communs et obligatoires,
sorte que l’élève soit le plus possible mis en res renvoient à des valeurs qui, même lesquels constituent réellement ce que,
contact avec la démarche elle-même de la implicites, révèlent en dernière analyse les comme société, nous considérons comme
science en question, sa méthodologie, sa choix éthiques d’une société. » (p. 26). La devant être partagé par tous les individus
façon d’aborder les problèmes. Pour y arriver présence d’une discipline donnée de même ayant accédé à un niveau d’études donné.
il faut, entre autres, tout mettre en œuvre que l’importance qu’on lui accorde au sein
pour s’assurer, autant que faire se peut : du curriculum scolaire représentent donc Comment faire apprendre…
un édifice dont on ne peut jamais garantir,
sous peine de se tromper lourdement, qu’il Comme nous l’avons souligné au début, la
❑ que chaque discipline scolaire est est là pour durer. Derrière la présence perspective adoptée par Develay – pers-
« enseignée comme réponse à des d’une discipline dans le curriculum scolai- pective didactique centrée sur l’apprenant
questions […] et non comme un donné re, il y a un consensus, toujours fragile, confronté au savoir – constitue, partielle-
qui ne correspond que rarement à un autour du fait que le type de savoirs qu’elle ment du moins, « une déviation du regard
problème » (p. 34), et non comme des fournit et qui appartient au patrimoine cul- qui a prévalu longtemps en éducation, et
réponses auxquelles ne correspond turel d’une civilisation mérite d’être trans- qui considérait que la relation enseignant-
aucune véritable question à l’extérieur mis d’une génération à l’autre, à tous ses enseigné expliquait, quasiment à elle seu-
de l’école ; membres ou à une partie d’entre eux. le, les questions d’appropriation du savoir.
Ce n’est plus la relation maître-élève qui
❑ que le savoir scolaire n'est pas vu Parler de décideurs, c’est sans aucun dou- est ici centrale […] mais l’appropriation du
comme étant purement et simplement te se référer aux personnes qui ont la tâche savoir par l’apprenant. » (p. 71).
« un inventaire de connaissances à seul de légiférer sur le contenu officiel des pro-
usage scolaire » (p. 122) et que les grammes d’études (les savoirs à ensei- L’enseignant centré sur son rôle de média-
savoir enseignés à l’école « ne sont pas gner), mais c’est aussi se référer à ceux et teur doit de toute nécessité prendre en
des objets de musée du passé, mais celles qui, localement, mettent en œuvre le compte un certain nombre d’acquis de la
des ascensions auxquelles se prépa- programme : les directions de collèges, recherche qui lui permettront de s’assu-
rer, qui peuvent devenir des conquêtes mais aussi – et cela est sans doute plus rer – dans la mesure où cela est possible
sur l’opinion ou l’ignorance » (p. 17) ; vrai au collégial et à l’université qu’au se- et avec toutes les limites qu’impose l’im-
condaire et au primaire – les départements prévisible en ces matières – que les mé-
❑ que sont mis en évidence les con- d’enseignement et surtout chacun des diations mises en place par lui joueront
cepts intégrateurs, « les notions au enseignants (les savoirs enseignés). Or bien en faveur de l’unique but poursuivi :
pouvoir explicatif le plus englobant » (p. 37) si les savoirs à enseigner ont, de toute faire apprendre. Qu’est-ce à dire ?
et qu'est mis « en cohérence l’ensemble évidence, un caractère public, il n’en va Comment s’opère cette appropriation du
des connaissances à enseigner autour pas nécessairement ainsi lorsqu’on arrive savoir par l’apprenant ?
de ce que certains ont nommé parfois le aux savoirs effectivement enseignés dans
noyau dur de la discipline » (p. 41) ; l’intimité de la salle de cours et aux savoirs Les conceptions des apprenants
réellement assimilés par les élèves.
❑ que, par une approche pédagogi-
Pour bien comprendre l’activité cognitive
que de la transdisciplinarité, sont cer-
C’est donc aussi à une réflexion sur les du sujet en démarche d’apprentissage, il
nés « les points de convergence entre
valeurs qui sous-tendent le choix des dis- est essentiel que l’enseignant se rappelle
les disciplines et les spécificités de cha-
ciplines scolaires et des contenus à y met- que chaque élève à qui il enseigne possè-
cune d’entre elles » (p. 58), mais aussi
tre que nous convie l’ouvrage de Develay. de déjà des connaissances qui vont être
les « concepts nomades » ou « concepts
Réflexion extrêmement rare et pourtant pour lui les filtres à travers lesquels les
caméléons », lesquels « sont les mêmes
fondamentale puisque « Préciser ces va- nouvelles connaissances devront passer
d’une discipline à une autre mais, dans
leurs, c’est répondre à la question : Étant avant de rejoindre les structures cognitives
les faits, […] ne sont les mêmes que
donné ce qui est enseigné, vers quel type déjà en place. S’il est vrai, comme l’écrivait
parce qu’ils sont renvoyés à un même
d’existence humaine tendons-nous ?, ou Gaston Bachelard, qu’« on connaît contre
mot… » (p. 52).
encore : quel est le monde que nous allons une connaissance antérieure, en détrui-

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sant des connaissances mal faites, en de l’enseignement en même temps que dans la direction des changements ajustés
surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait l’énorme défi que représente pour tous les à une politique des petits pas. Les leurs,
obstacle à la spiritualisation 7 », ces con- enseignants et toutes les enseignantes du ceux dont ils se sentent capables parce
naissances préalables pourront aussi cons- monde le fait d’enseigner à des groupes qu’ils ont trouvé une direction à leur entre-
tituer de véritables obstacles à franchir tout en devant rejoindre les individus dans prise. Nous souhaitons leur avoir proposé
pour que de nouvelles connaissances s’ins- leur diversité et dans leur unicité. des traces à suivre. »
tallent. En effet, ces « représentations » –
que d’autres auteurs nomment « les con- Comment en effet déterminer un certain Dans notre essai de vulgarisation, nous
ceptions des apprenants » 8 – « ont un nombre d’« objectifs-obstacles » (p. 81-82) nous sommes efforcés de donner du relief
pouvoir explicatif puissant qui les rend peu qui prennent en compte les « représenta- à plusieurs de ces voies que la réflexion et
sensibles à l’accumulation des erreurs tions » de chacun des élèves ? Comment l’action des enseignantes et des ensei-
qu’elles entraînent, aux contradictions imaginer, mettre en place et gérer un cer- gnants peuvent emprunter. L’ouvrage de
qu’elles recèlent, à la valeur des correc- tain nombre de « situations-problèmes », M. Develay est de nature à favoriser un
tions auxquelles on peut les contraindre. collectives et diversifiées (différenciées réel approfondissement théorique des en-
Elles résistent très fortement au change- devrions-nous dire), susceptibles de per- jeux éthiques, psychologiques, didactiques
ment » (p. 77), d’autant plus d’ailleurs que mettre à chacun des individus du groupe et pédagogiques de l’acte d’enseigner. On
certaines d’entre elles peuvent avoir une d’intégrer à ses structures cognitives anté- y trouve également des matériaux d’une
forte charge affective. rieures un savoir nouveau ? Comment in- portée plus immédiatement pratique ; par
venter, mettre en place et gérer des situa- exemple, des considérations sur la
Selon une telle conception, l’élève « n’est tions susceptibles de permettre à chacune résolution de problèmes et l’enseignement
nullement un sac vide que l’on peut “ rem- et à chacun de pouvoir « transférer son des disciplines, des recommandations à
plir de connaissances ”, et encore moins savoir », c’est-à-dire de pouvoir l’utiliser l’intention d’un enseignant soucieux de
un objet de cire conservant en mémoire les « dans des situations dont le contexte se lucidité vis-à-vis des contenus qu’il a à
empreintes qu’on y a moulées 9 », non plus différencie assez nettement de la situation enseigner, des propos et des exemples
qu’un tableau sur lequel il n’y a rien d’écrit – d’apprentissage, ou dans des situations concrets illustrant l’importance de la matri-
surtout pas d’ailleurs au niveau collégial et relevant même d’une autre discipline » (p. ce choisie pour l’enseignement d’une dis-
encore moins dans une société où, depuis 149) ? Comment, avec la surcharge connue cipline scolaire, etc.
sa tendre enfance, l’élève a été bombardé des programmes, « installer des temps de
d’informations provenant de toutes parts. métacognition en classe [pour] aider les Nous terminerons sur une dernière série
Enseigner, vu dans une perspective cogni- élèves à comprendre comment ils appren- d’observations. Vers la fin du volume se
tiviste et constructiviste, c’est construire et nent » (p. 152), puis imaginer et mettre en trouve une figure où l’auteur « rend compte
mettre en place des situations aptes à place des activités métacognitives qui de l’ensemble des éléments intéressés par
permettre à chaque élève de modifier son constituent pour chaque élève de chaque une modélisation de l’activité d’enseigne-
système de représentations pour faire pla- groupe des « phases de recul sur l’action et ment » (p. 150). C’est une figure à la fois
ce à des savoirs pouvant aller jusqu’à sur les stratégies déployées face à une éclairante et stimulante par sa mise en
contredire des « pré-savoirs » déjà bien tâche scolaire » et qui soient en même système et son aperçu synthétique des
ancrés, lesquels, soit dit en passant, peu- temps « le complément de l’expression des ingrédients essentiels d’un enseignement
vent fort bien avoir germé et pris racine lors représentations pour aider à installer des que l’on voudrait efficace et où on ne
d’un enseignement précédent. procédés permanents d’auto-évaluation. » négligerait aucun facteur pour y parvenir.
(Ibid.) ? Mais c’est aussi une figure qui risque d’être
L’un et les autres inhibitrice et démoralisante par les exigen-
Vision idéale ? Fort probablement, mais ces qu’elle révèle touchant le métier d’en-
Nous touchons là, il va sans dire, à la aussi direction inspirante puisque, qu’on le seignant. Elle nous permet de comprendre
foncière singularité de cet événement qu’on veuille ou non, tout apprentissage réussi – que Philippe Meirieu ait pu écrire dans un
nomme l’apprentissage (p. 161) et, par le et il en est par milliers à chaque heure du de ses ouvrages que l’enseignement cons-
fait même à ce qui constitue la pierre jour… – est le signe que l’idéal s’est incar- titue un « métier nouveau ».
d’achoppement de toute théorie de l’ap- né dans une démarche qui a permis d’ac-
prentissage. En effet s’il advenait qu’il soit céder aux « jardin secrets » du savoir. Il est vrai que c’est un métier qui restera
possible d’élaborer une théorie qui puisse toujours, en bonne partie du moins, un art
s’appliquer à un sujet apprenant, « en Conclusion à travers lequel s’expriment et s’affirment
contrepartie une théorie des sujets appre- une passion, une créativité, un charisme,
nants semblera toujours approximative En finale de son ouvrage, Michel Develay des connaissances, des habiletés, des
puisqu’il est impossible de se porter à écrit (p. 162) : « Dans cet incessant va-et- convictions et des dons tout à fait person-
l’intérieur de l’autre » (p. 140), puisqu’il est vient entre le souhaitable et le possible, nels, non transmissibles à d’autres et qui
impossible de vérifier hors de tout doute entre les finalités et l’action, certains tom- tiennent, à plusieurs égards, du mystère et
que ce qui vaut pour un individu donné vaut bent parfois dans les certitudes de l’impos- de l’ineffable. Il est vrai que c’est un métier
aussi pour un autre et pour les autres… sible changement, d’autres dans l’illusion qui continuera toujours de s’apprendre à
Problème théorique donc, mais aussi pro- de la conversion soudaine. La plupart, que travers des essais et des erreurs, des
blème éminemment pratique puisqu’il sou- nous espérons conforter dans cette voie, expériences et des épreuves, le dévelop-
ligne encore une fois l’extrême complexité lorgnent de manière plus pragmatique, pement et le mûrissement continus de

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compétences professionnelles, la mise au à toutes fins utiles consacrée dans le jargon,
NOTES ET RÉFÉRENCES réfère au savoir produit par les praticiens,
point progressive d’un arsenal de plus en
1. Quiconque est intéressé à se donner une hommes et femmes de sciences sans dou-
plus raffiné de moyens pédagogiques. Mais
vision rapide mais évocatrice des relations te, mais aussi philosophes, artistes, écri-
à une époque où les savoirs et les techni- vains, techniciens, etc. Il s’agit donc du
mouvementées du couple « enseigner-ap-
ques évoluent à des rythmes effarants, où corpus de connaissances propres à chaque
prendre » suivra avec profit l’itinéraire de
nos sociétés sont aux prises avec des Gianni dans MEIRIEU, Philippe, L’école, domaine du savoir, corpus à partir duquel il
bouleversements et des défis profonds et mode d’emploi. Des « méthodes actives » à sera possible de construire le corpus propre
la pédagogie différenciée », Paris, Éditions au savoir scolaire. Le savoir savant consti-
souvent inédits, où l’objectif fondamental
ESF, 1989, 4e édition, © 1985, p. 27-84. tue donc un savoir de référence par rapport
est de démocratiser non seulement l’accès au savoir scolaire.
à l’école mais encore davantage la réussi- 2. Nous ne pouvons cacher que nous avons
tout d’abord été très surpris de lire sous la 5. Pour une réflexion plus approfondie sur ce
te scolaire de l’ensemble d’une population sujet, voir ASTOLFI, J.-P. et M. DEVELAY,
plume de M. Develay ces deux phrases en
hétérogène à tant d’égards, on ne saurait La didactique des sciences, Paris, Presses
apparence contradictoires : « Si le métier
s’en remettre aux seules vertus de l’art, du d’élève est d’apprendre, le métier d’ensei- Universitaires de France, 1991, 2e édition
don inné ou de l’apprentissage sur le tas. gnant est d’enseigner » (p. 143) et « En corrigée, © 1989, p. 42-56. (coll. Que sais-
effet, la fonction de l’enseignant n’est pas je ?, n° 2448).

Quant à nous, nous croyons fermement d’enseigner, elle est de veiller à ce que les 6. GOUVERNEMENT DU QUÉBEC (DGEC),
élèves apprennent » (p. 162). Avons-nous Édition commentée du Règlement sur le
que les élèves ont tout à gagner à ce que
raison de chercher la résolution de l’appa- régime pédagogique du collégial, 1984, p. 7.
ceux et celles dont la profession est de les rente contradiction dans l’acception respec-
7. BACHELARD, Gaston, La formation de l’es-
« faire apprendre » confrontent occasion- tive des termes métier et fonction ?
prit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 14.
nellement leur pratique quotidienne à ce 3. À ce propos, voir SAINT-ONGE, Michel,
8. GIORDAN, André et Gérard de VECCHI,
qu’en disent ceux et celles dont c’est le « Les matières scolaires peuvent-elles inté-
Les origines du savoir. Des conceptions des
métier d’essayer de faire la lumière sur la resser les élèves » dans Pédagogie collé-
apprenants aux concepts scientifiques,
pratique en la sortant des contraintes quo- giale, vol. 1, n° 1, octobre 1987, p. 16-18.
Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé édi-
tidiennes pour la voir comme incarnation 4. À propos de l’expression « savoir savant », teurs, 1987, principalement p. 65-94 et
d’une théorie… il est important de noter que ce qui est p. 111-137.
couvert par cette expression ne se limite
9. GIORDAN, André et Gérard de VECCHI,
pas à ce qu’il est coutume de nommer le
op. cit., p. 66.
savoir proprement scientique. L’expression,

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