Un Amour de Vacances (PDFDrive)
Un Amour de Vacances (PDFDrive)
Un Amour de Vacances (PDFDrive)
Hart Jessica
Harlequin (2012)
Etiquettes: azur
Câline n'a jamais oublié Mat, rencontré sept ans plus tôt sur une plage de Méditerranée.
Merveilleux amant, il avait enchanté ses vacances - avant de la quitter sur une promesse : ils se
reverraient dès leur retour en Australie. Mais les mois avaient passé sans qu'il ne donne de
nouvelles. Cruellement déçue, Câline s'est résignée à tourner la page... et la vie a repris son
cours. Aujourd'hui, c'est pour le compte de son père qu'elle se rend à Birraminda, un
gigantesque ranch perdu au milieu du bush, où il souhaite installer un campement de tourisme.
Reste à négocier le prix de la location avec le propriétaire des lieux... Stoïque, elle attend ce
dernier sous un soleil de plomb. Et se fige lorsqu'il s'avance vers elle. Ce port altier, ce regard
de bronze... C'est Mat! Le cœur battant, elle s'apprête à commenter leurs retrouvailles. Mais
son sourire poli l'en empêche: il ne l'a pas reconnue! Mortifiée, elle décide de se taire.
Commence alors une douloureuse comédie dont elle doute de sortir indemne...
Un amour de vacances
de Jessica HART
1.
— Il y a quelqu'un?
La porte était ouverte. Caline risqua un coup d'œil à l'intérieur mais ne vit qu'un long couloir
faiblement éclairé où s'alignaient des bottes, des manteaux et toutes sortes de vêtements
d'extérieur rangés contre les murs.
— Il y a quelqu'un? cria-t-elle de nouveau.
Pas de réponse, sinon l'écho de sa voix se répercutant dans la maison déserte. La jeune femme
consulta sa montre. Presque 16 heures. Il y aurait dû y avoir quelqu'un, pourtant! Son père
avait mentionné la présence d'une aide ménagère. Cette dernière aurait dû se trouver ici, au lieu
de laisser la maison ouverte à qui voulait bien y entrer !
A vrai dire, le risque n'était pas grand. Qui pouvait venir jusque-là? Caline se détourna pour
jeter un coup d'œil à sa voiture garée sous le soleil aveuglant de la campagne australienne. Une
vague piste poussiéreuse et interminable l'avait conduite jusqu'à cette ferme basse entourée de
sa large véranda, et que protégeait un toit en tôle ondulée sur lequel le soleil se réfléchissait,
implacable. La route s'arrêtait là, au bout de nulle part!
Du calme ! C'est précisément ce qui séduirait les clients, se rassura Caline. Mais oui, une ferme
coloniale typique au milieu d'une gigantesque station d'élevage, près de cent kilomètres dans
cette campagne australienne plate et absolument déserte qu'on appelle l'outback. En voilà de
l'exotisme !
Caline ajusta ses lunettes de soleil sur son nez en refrénant un élan d'impatience. Comme c'était
agaçant d'être venue aussi loin, et de ne pas pouvoir parler affaires tout de suite ! Combien de
temps faudrait-il à Matthew Stan-dish pour daigner apparaître ? Et à quoi ressemblait-il, ce
monsieur? Son père lui avait seulement dit qu'il s'agissait d'un homme austère, qu'il faudrait
convaincre avec des arguments judicieux. C'était bien l'intention de Caline. En effet l'avenir de
l'agence de voyages de luxe Copley, que dirigeaient Caline et son père, dépendait de
l'autorisation que Matthew Standish leur donnerait d'établir un camp sur sa propriété de
Birraminda. Et la jeune femme n'avait pas l'intention de repartir sans cette autorisation dûment
datée et signée.
De nouveau elle consulta sa montre. Bon sang ! Allait-elle prendre racine ici? Agacée, elle
s'assit sur la plus haute marche de la véranda. Le silence ici était presque oppressant,
seulement rompu de loin en loin par le lugubre mugissement d'une vache ou le cri rauque d'un
corbeau. Quelle horreur de vivre dans un endroit aussi perdu !
C'était tout à fait la région dont parlait Mat, jadis. Câline se souvenait comment il évoquait
l'outback où il vivait, sa solitude, son silence, l'horizon immense et éternellement vide. On
l'imaginait d'ailleurs bien ici, tranquille, déterminé, sous ce ciel bleu sans pitié.
Câline fronça les sourcils. Pourquoi n'arrivait-elle pas à oublier Mat? Il appartenait au passé, et
elle était une jeune femme qui aimait vivre au présent, et se tourner vers l'avenir. Elle avait
pourtant cru le ranger avec les souvenirs qu'on rappelle à volonté quand on en a envie, quand
on se sent nostalgique et sentimentale... Certes, Câline n'était pas une romantique exacerbée,
mais elle avait vécu avec Mat des moments magiques et ce long trajet dans la campagne
désertique lui avait rappelé l'homme avec qui elle les avait partagés... A présent, comme un
génie sorti de sa lampe, son image était là, devant elle, et elle ne parvenait pas à la chasser.
Elle n'avait jamais cru au coup de foudre. Elle était bien la dernière personne qui se serait
attendue à croiser un jour le regard d'un inconnu et à savoir que son destin en serait
irrémédiablement bouleversé. Et pourtant, c'était presque ainsi que les choses s'étaient passées.
Comme toujours, Câline était au centre d'un groupe, riant, plaisantant avec tout le monde,
tandis que Mat, lui, ne se mêlait pas aux autres. C'était un solitaire, mais pas un esseulé. Il
émanait de son comportement une sorte d'assurance tranquille qui le singularisait de tous ces
gens assemblés sur la plage. Et puis il avait levé les yeux, leurs regards s'étaient croisés, et
soudain il avait semblé à Câline que toutes les chansons d'amour avaient été écrites pour elle et
elle seule...
La jeune femme étouffa un soupir. Trois douces nuits au bord de la Méditerranée, trois nuits à
l'autre bout du monde, c'était tout ce qu'ils avaient partagé, il y a plus de sept ans. Elle aurait pu
s'attendre à l'avoir oublié maintenant.
Seulement Mat n'était pas le genre d'homme qu'on oublie facilement. — Salut!
Ramenée brusquement dans le présent par la voix qui l'interpellait dans son dos, Câline
sursauta et se retourna vivement. Elle se trouva face à une petite fille qui venait d'apparaître à
l'angle de la véranda, et qui la dévisageait sans ciller. Avec sa toison de boucles brunes, ses
immenses yeux bleus, et son air grave et pensif, elle était ravissante, ou l'aurait été si elle avait
été un peu plus propre. Sa salopette était sale et déchirée, et son petit visage tout barbouillé de
terre.
— Tu m'as fait peur, dit Câline.
Sans se démonter, la fillette demanda de but en blanc:
— Comment tu t'appelles?
— Câline.
Les grands yeux bleus se firent méfiants.
— C'est pas un nom, Câline.
— En effet, admit la jeune femme, c'est un surnom mais c'est ainsi qu'on m'appelle. Et toi, quel
est ton nom?
— Marion, et j'ai quatre ans.
— Moi, j'en ai vingt-sept et huit mois.
Marion intégra la nouvelle, puis apparemment satisfaite, s'approcha pour s'asseoir sur la
marche à côté de Câline qui examina avec curiosité la petite frimousse éveillée. Son père ne lui
avait pas parlé d'une enfant. A dire vrai, il s'était tellement extasié sur la beauté de la propriété
qu'il n'avait pas dit grand-chose de ceux qui y vivaient.
— Où est ta maman? demanda Câline à l'enfant. Celle-ci la regarda comme si elle était une
attardée.
— Elle est morte.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama la jeune femme de manière totalement inadéquate.
Elle demeura un instant interdite : que dire à une enfant qui a perdu sa mère ?
— C'est très triste. Je... je suis désolée... Dis-moi, Marion, qui s'occupe de toi?
— Kim, mais elle est partie.
— Partie ! répéta Câline en écho.
Elle était littéralement ahurie, et demanda stupidement :
— Où donc?
— Je sais pas, admit Marion, et mon papa, il était furieux contre oncle Brett parce que
maintenant il y a plus personne pour s'occuper de moi.
Le cœur de Câline se serra. Pauvre gamine. Etait-elle entièrement livrée à elle-même? Elle
ouvrait la bouche pour demander de plus amples renseignements à l'enfant quand une voix
lança le nom de Marion. Un instant plus tard, un homme apparut à l'angle de la terrasse, venant
de la vieille grange de bois.
L'individu était grand et mince, d'après ce qu'on pouvait en voir, mais de si loin il était
impossible d'en dire plus. Pourtant quelque chose dans sa démarche nonchalante fit bondir le
cœur de Câline. L'espace d'une seconde, elle lui trouva une telle ressemblance avec Mat que
son sang se figea, et elle demeura pétrifiée.
Non, ce ne pouvait être Mat, voyons ! Mat appartenait au passé, à la Turquie, à quelques nuits
criblées d'étoiles... C'était seulement l'immensité désertique de la campagne australienne qui
jouait des tours à son esprit fiévreux. Elle avait tant pensé à Mat ces derniers jours qu'elle avait
des hallucinations ! Il se trouvait seulement que cet homme qui avançait vers elle avait la même
assurance tranquille, rien de plus !
Puis il quitta l'ombre projetée par la grange et s'approcha de l'escalier de la véranda. Alors,
Câline se retrouva brusquement debout, tremblante et le cœur cognant à grands coups sourds
dans sa poitrine.
Ce ne pouvait pas être Mat, mais... c'était lui... C'était lui ! Personne d'autre ne pouvait avoir
des yeux bruns aussi insondables, sous des sourcils si sombres. Personne d'autre ne pouvait
avoir une bouche aussi sensuelle, une démarche aussi nonchalante... Personne d'autre ne
pouvait la bouleverser ainsi rien qu'en la regardant.
Se souvenait-il d'elle aussi bien qu'elle se le rappelait? Oh, mon Dieu, si c'était le cas? Ou pire,
si ça ne l'était pas?
Sous son chapeau de planteur, Mat plissa les yeux en détaillant la jeune femme. Elle portait un
pantalon large avec une veste sans manches en lin, tenue qu'elle avait choisie avec soin, ce
matin, pour impressionner le redoutable M. Standish. Dans la lumière du petit jour, au motel,
elle s'était trouvée très élégante, mais le long trajet en voiture sous la chaleur accablante avait
eu raison du lin qui était maintenant misérablement froissé, quand à ses cheveux blonds
naturellement ondulés, ils pendaient, lamentables eux aussi. Consciente du triste spectacle
qu'elle devait offrir, Câline se sentit soulagée de porter des lunettes de soleil qui cachaient ses
yeux.
Elle avala sa salive pour lancer un « Bonjour » mal assuré, et sa voix lui sembla si haut perchée
qu'elle eut du mal à la reconnaître.
Mais avant qu'il ait eu une chance de répondre, Marion s'était précipitée vers lui.
— Papa!
Encore sous le coup de la stupeur, Câline sentit soudain son cœur s'étreindre. Papa, avait dit
l'enfant. Depuis sept ans que la pensée de Mat la hantait, pas une fois la jeune femme ne l'avait
imaginé marié, moins encore père d'une petite fille. Pourtant il n'y avait là rien d'étonnant. Il
devait avoir trente-cinq ans, maintenant, largement l'âge d'avoir fondé une famille... C'était
seulement que Mat avait toujours été un solitaire, se dit-elle, cherchant à se convaincre que le
coup de poing à l'estomac, qu'elle avait l'impression d'avoir reçu, n'était dû qu'à la surprise.
Dans un mouvement instinctif, Mat avait attrapé Marion et la serrait maintenant dans ses bras.
— Je t'avais dit de rester sur la clôture pour que je puisse te garder à l'œil, dit-il d'un ton
sévère, contredit par la tendresse avec laquelle il ébouriffa les boucles brunes de l'enfant avant
de la reposer au sol.
Marion glissa sa petite main dans la sienne, tandis qu'il reportait son attention sur Câline,
affichant une expression indéchiffrable.
— Vous voilà enfin, dit-il alors contre toute attente. L'espace d'une seconde insensée, Câline
crut qu'il lui disait l'avoir attendue depuis sept ans !
— Vous... vous m'attendiez? parvint-elle à balbutier, s'efforçant de ne pas le dévisager.
Le visage aux traits volontaires, virils, n'avait pas changé et la bouche qui pouvait paraître
austère devenait irrésistible lorsqu'elle souriait. Câline n'avait jamais réussi à oublier ce sourire,
ni comment il lui avait coupé le souffle, la première fois qu'elle l'avait vu.
En ce moment, Mat ne souriait pas. Les années avaient gravé de petites rides au coin de ses
lèvres et il avait le regard fermé. Câline nota également qu'il semblait las. Le premier choc
passé, elle se souvint enfin qu'il avait perdu sa femme. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il parût
plus âgé et plus dur.
Il reprit la parole.
— Vous avez quatre jours de retard !
Le père de Câline lui avait-il fixé un rendez-vous précis, et oublié de la prévenir ? La jeune
femme prit un air étonné, mais, avant qu'elle ait pu demander à son interlocuteur ce qu'il voulait
dire, Marion le tira par la main et annonça :
— Elle s'appelle Câline.
Il y eut un bref silence. A défaut d'autre chose, il n'avait sûrement pas oublié son nom, pensa
Câline. Certes, elle avait changé de coiffure, et elle portait des lunettes de soleil, mais son
prénom restait le même. Elle attendit une réaction de surprise de la part de Mat, un signe de
reconnaissance, mais il avait baissé les yeux vers sa fille.
— Câline? répéta-t-il d'une voix vide de toute expression.
— C'est un surnom, ajouta l'enfant avec le plus grand sérieux.
Mat reporta son regard sur la jeune femme, mais il était indéchiffrable. Se pouvait-il qu'il l'ait
vraiment oubliée? Elle se sentit brusquement piquée au vif.
— Je m'appelle Caroline Copley, annonça-t-elle, et Dieu merci, cette fois, sa voix était
assurée. Je voulais voir Matthew Standish.
— C'est moi, rétorqua calmement Mat.
C'en était trop! De stupeur, Câline ouvrit grand la bouche comme une demeurée.
— C'est vous ? Mais... mais..., balbutia-t-elle, avant de s'arrêter, interdite.
Mat leva un sourcil surpris.
— Mais quoi?
Que dire? Câline avait sa fierté, et elle n'allait tout de même pas lui rappeler qu'ils s'étaient
connus, autrefois, au bord de la Méditerranée, et qu'ils avaient fait l'amour à en perdre la raison
quelques nuits durant! D'ailleurs elle ne se souvenait pas de lui avoir dit son nom de famille, ni
de lui avoir demandé le sien, et, s'il le lui avait donné, elle l'avait oublié. En vérité, elle se
souvenait seulement de ses mains sur sa peau nue, et de cette impression merveilleuse de
toucher enfin le port lorsqu'elle avait traversé la plage de sable chaud pour le rejoindre.
Mais lui l'avait oubliée. Complètement oubliée ! Et son cœur n'explosait pas dans sa poitrine au
souvenir de ce qu'ils avaient partagé, autrefois.
— Mais quoi? répéta-t-il avec un rien d'agacement.
— Rien, répliqua précipitamment la jeune femme, je... je veux dire, j'attendais quelqu'un de
plus vieux, c'est tout.
— Désolé de vous décevoir.
Il y avait un soupçon d'ironie dans sa voix, et il ajouta :
— Si cela peut vous rassurer, vous non plus ne correspondez pas exactement à ce que
j'attendais.
Son visage n'avait pas bronché, mais Câline eut soudain l'impression qu'il se moquait d'elle.
Confuse, ne sachant si elle devait être blessée ou soulagée qu'il ne l'ait pas reconnue, elle
pointa dignement le menton en avant.
— Ah bon ? demanda-t-elle de manière presque agressive. Et qu'attendiez-vous?
Mat la détailla avec une tranquillité déconcertante et elle se sentit rougir tandis que le regard
descendait le long de sa silhouette mince, et suivait le galbe des longues jambes sous l'ample
pantalon jusqu'aux pieds chaussés de sandales de cuir, et dont les ongles étaient peints en
rouge presque noir.
— Disons que j'attendais quelqu'un de... de plus simple, dit enfin Mat.
— Je suis très simple, rétorqua aussitôt la jeune femme.
Mat ne répliqua rien, mais ses yeux s'attardèrent sur les ongles de pieds, et Câline dut réprimer
l'envie de recroqueviller ses orteils dans ses sandales. Manifestement, il la prenait pour une
citadine qui ignorait tout de la campagne. Citadine, certes, elle l'était, mais elle savait être
simple aussi, et professionnelle, de surcroît. Il était temps de le montrer à son interlocuteur, au
lieu de bafouiller et de trembloter comme une collégienne, parce qu'elle se retrouvait face à un
homme qu'elle avait brièvement rencontré sept ans plus tôt. La coïncidence était étonnante,
certes, mais il n'y avait pas de quoi en faire toute une histoire.
Câline réussit à se reprendre.
— Je me rends compte que je n'ai pas l'air aussi compétente que d'ordinaire, déclara-t-elle
avec froideur, mais le trajet était plus long et plus fatigant que je ne l'imaginais, et la piste qui
mène chez vous est en bien mauvais état.
— Vous auriez dû prendre le car, rétorqua Mat avec un regard de dénigrement en direction de
la voiture de la jeune femme, garée sous le soleil. J'aurais envoyé quelqu'un vous chercher à
l'arrêt.
Câline n'en croyait pas ses oreilles. Son père avait écrit pour annoncer que sa fille viendrait à
Birraminda afin de négocier Un contrat avec le propriétaire de l'exploitation, mais d'après ce
qu'il avait dit, leurs projets n'enthousiasmaient pas Matthew Standish au point qu'il prenne la
peine de venir chercher la jeune femme. Se serait-il trompé ?
— Je pensais qu'il serait préférable que je sois indépendante, rétorqua-t-elle, et le regard
écœuré de Mat la prit complètement au dépourvu.
— Des filles jalouses de leur indépendance, nous en avons assez eues, à Birraminda, dit-il
d'une voix de marbre, et vous n'aurez guère besoin d'une voiture, ici. Je peux vous affirmer, de
source sûre, qu'il n'y a nulle part où aller.
A voir l'horizon immense et désert, Câline le croyait volontiers.
— Je comprends bien, dit-elle, mais je n'ai pas l'intention de rester ici sans en bouger.
Une expression étrange scintilla dans les yeux de Mat et s'éteignit presque aussitôt.
— Je m'en doute, oui, dit-il encore de cette même voix glaciale.
Il baissa les yeux vers la petite fille appuyée contre sa jambe et posa une main douce sur ses
cheveux. Alors seulement il reprit avec un soupir :
— Je suis quand même content que vous soyez arrivée. Marion, cours retrouver oncle Brett et
dis-lui de terminer sans moi, veux-tu ?
L'enfant hocha la tête d'un air important et fila. Mat se tourna alors vers Câline.
— Rentrons, dit-il, et il gravit les marches de la véranda pour précéder la jeune femme dans la
maison.
Celle-ci fit un pas en arrière pour qu'il ne risque pas de l'effleurer, et ce mouvement instinctif
n'échappa pas à son compagnon. Il ne fit pourtant aucun commentaire et son regard demeura
tout aussi indéchiffrable, mais Câline était convaincue qu'il y avait une subtile moquerie dans la
manière dont il lui tint la porte, comme s'il savait combien elle était troublée, et combien elle
avait peur que le moindre contact physique réveille en elle une avalanche de souvenirs.
A l'intérieur, la pénombre était fraîche et tranquille, et Câline fut surprise de découvrir à la
maison un charme désuet auquel elle ne s'attendait pas. Mat la précéda jusqu'à une immense
cuisine très en désordre, qui ouvrait sur l'arrière de la véranda. Par la fenêtre on voyait une
cour poussiéreuse qu'ombrageait un vieux gommier noueux. Tout autour, des bâtiments de
ferme ainsi qu'une très haute éolienne et deux énormes citernes d'eau. Sur un côté coulait la
petite rivière, et des perroquets s'ébrouaient dans les arbres ou se mêlaient aux galahs qui
surgissaient au-dessus de l'eau, et tournoyaient en un ballet de plumes roses et grises. Plus loin,
un enclos irrigué semblait incroyablement vert, comparé aux immenses espaces desséchés qui
s'étendaient à perte de vue. Câline distinguait à quelque distance du bétail qui paissait,
soulevant des nuages de poussière rouge.
Mat jeta son chapeau sur la table et traversa la pièce jusqu'à l'évier où il remplit la bouilloire.
— Vous prendrez du thé?
— Euh., oui, volontiers.
Câline enleva ses lunettes de soleil et se laissa tomber sur une chaise. Tout lui semblait bizarre.
Il lui était arrivé — plus souvent qu'elle n'aurait voulu — de rêver qu'elle retrouvait Mat. Dans
ses fantasmes, ils se rencontraient par hasard, et leurs visages s'illuminaient du même éclat à la
seconde même où ils se reconnaissaient. Parfois, elle s'était laissée aller à imaginer qu'il
plongerait son regard dans le sien et que, inconscient du monde extérieur, il lui expliquerait qu'il
avait perdu son adresse et avait passé sept ans à la chercher en Angleterre, puis en Australie...
En revanche, ce qu'elle n'avait jamais imaginé, c'est qu'il se comporterait comme s'il ne l'avait
jamais vue auparavant, et lui proposerait civilement une tasse de thé !
Câline soupira intérieurement. Après tout, c'était peut-être aussi bien ainsi. Elle avait un contrat
à négocier. Autant le faire sans que le passé la mette en position délicate.
Son regard vert transparent se posa sur Mat, calmement occupé à préparer le thé dans une
vieille théière émaillée. La sûreté qui émanait de chacun de ses gestes lui serra le cœur, et,
soudain, son esprit fut submergé par le souvenir de ses mains courant sur sa peau. Elle avait
l'impression vivace de sentir encore sous ses doigts la chaleur de ses muscles, et la façon dont
ils réagissaient à sa caresse... Câline prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Elle les
rouvrit juste au moment où Mat se retournait et se dirigeait vers elle. Leurs regards se
croisèrent et se soutinrent.
Câline voulut détourner les yeux : impossible. Elle était figée, sans voix, sans volonté. Et son
regard certainement trahissait son émoi. Mat allait comprendre, il allait s'apercevoir que, alors
que lui l'avait oubliée, elle continuait à rêver de ses baisers et de leurs étreintes passionnées !
Il posa la théière sur la table, et Câline put enfin détacher son regard du sien. Elle réprima en
même temps un petit soupir.
— Vous vous sentez bien ?
— Tout à fait, oui, répliqua vite la jeune femme, horrifiée d'entendre sa voix si aiguë. Je suis un
peu lasse, c'est tout.
Mat s'assit en face d'elle avant de rétorquer, tout en remplissant deux tasses de liquide brûlant :
— Vous le seriez moins si vous aviez pris le car.
La critique implicite agaça Câline qui se redressa. Il lui aurait fallu deux jours de car pour
arriver au bourg le plus proche et elle avait jugé l'épreuve au-dessus de ses forces.
— Vous croyez? Vous avez voyagé en car, dernièrement? rétorqua-t-elle.
— Pas depuis des années.
Mat eut alors un petit sourire comme pour admettre qu'elle avait marqué un point, et il ajouta :
— Maintenant que vous me le dites, je crois que je n'ai pas pris de car depuis un voyage que
j'ai fait en Europe voilà bien longtemps.
Sept ans. L'espace d'un horrible instant, Câline crut qu'elle avait parlé à voix haute, mais non.
Mat buvait son thé sans hâte, détendu, et certainement pas comme quelqu'un qui se trouve
soudain confronté à un épisode embarrassant de son passé. Comment réagirait-il si Câline lui
disait qu'elle savait très précisément de quand datait ce voyage en Europe? « Mais oui, aurait-
elle pu s'exclamer, je me souviens de toi, nous avons passé trois jours et trois nuits à faire
l'amour sur une plage déserte ! »
Au lieu de quoi, elle se contenta d'un « Ah bon » bien mal assuré, et risqua un nouveau regard
à Mat qui contemplait pensivement sa tasse de thé. Il semblait soucieux soudain, et la jeune
femme vit jouer les petites rides aux coins de ses yeux. Avait-il perdu sa femme depuis
longtemps? Comment était-elle, cette femme qui avait partagé sa vie et lui avait donné une
petite fille ? Pas étonnant qu'il ait complètement oublié Câline. Il avait maintenant d'autres sujets
de préoccupation plus pressants qu'une fille rencontrée sur une plage sept ans plus tôt.
Et n'était-ce pas ainsi que les chose s'étaient passées ? Une rencontre éphémère, qui, sur le
moment, avait paru très riche affectivement, mais c'était il y a si longtemps ! Tous deux avaient
changé depuis. Tout ce qu'elle avait à faire désormais, était d'oublier ce bref interlude magique,
et d'agir comme si Matthew Standish était un inconnu.
Facile à dire... Cela n'empêcha pourtant pas son cœur de bondir dans sa poitrine lorsque Mat
leva les yeux de sa tasse et que leurs regards se croisèrent de nouveau. Au moins, cette fois,
Câline put-elle détourner le sien.
— Quelle sympathique cuisine ! dit-elle avec un entrain forcé.
C'était la première chose qui lui était passée par la tête, mais c'était vrai. La pièce était vaste,
fraîche, et bien aménagée si l'on exceptait l'indescriptible désordre qui y régnait : vaisselle sale,
poubelles non vidées, fouillis de papiers et de pots de toutes sortes.
— Navré pour le désordre, dit Mat comme s'il lisait dans les pensées de la jeune femme, c'est
que nous avons beaucoup de travail avec le bétail, à cette époque de l'année, et depuis le
départ de Kim personne ne s'occupe de la maison. Il nous faut vraiment une aide ménagère
compétente pour tout remettre sur pied.
— En effet, admit Câline qui n'était pas elle-même une maîtresse de maison hors pair, mais
détestait l'inefficacité sous toutes ses formes.
— Vous avez déjà vécu à la campagne? demanda brusquement Mat.
— Pas vraiment, répliqua-t-elle prudemment.
Mat, lui avait dit son père, avait trouvé saugrenue l'idée d'organiser des séjours de camping de
luxe pour des citadins fortunés en quête d'exotisme. A Câline donc de le convaincre qu'elle
savait ce qu'elle faisait. Elle ajouta :
— J'ai campé à plusieurs reprises dans les monts Flinders, c'est tout.
Mat réprima un soupir.
— Vous n'avez donc pas vraiment d'expérience.
— Je ne dirais pas cela ainsi, rétorqua froidement la jeune femme.
Il n'allait pas reconduire sans même lui avoir laissé le temps de s'expliquer! Voilà cinq ans
qu'elle organisait des voyages et, de toute façon, ce n'était pas elle qui prenait les groupes en
charge. Son rôle à elle, c'était la gestion.
— J'ai bien assez d'expérience pour faire correctement mon travail. Et de toute façon, il ne
s'agit pas de capturer des taureaux au lasso, ni de tondre moi-même des moutons.
— En effet, admit Mat, mais il faut que vous soyez à peu près au courant de notre façon de
travailler, sinon vous pourriez nous gêner au lieu de nous aider.
— Je le comprends parfaitement, et c'est bien pourquoi je suis ici. J'ai l'intention d'apprendre
dans le détail comment tout fonctionne.
Une lueur d'étonnement s'alluma dans le regard de Mat.
— J'ai bien peur que vous ne trouviez cela fort ennuyeux.
— Je ne m'ennuie jamais, rétorqua Câline sans l'ombre d'une hésitation.
— Espérons-le, murmura Mat, visiblement pas convaincu.
Il était temps d'orienter la conversation sur les affaires. Câline reprit donc avec tout le sérieux
requis :
— J'aimerais en apprendre le maximum sur Birraminda, tant que je suis ici, dit-elle, plutôt
satisfaite du ton professionnel de sa voix.
Une fois passé le choc initial, il était facile de le considérer comme un étranger, un collègue
peut-être, ou tout simplement un homme avec qui faire affaire.
— Eh bien, nous verrons ce que nous pouvons faire. En parlant, Mat posait sur elle un regard
si singulier que Câline se passa subrepticement le doigt sous l'œil, se demandant si son mascara
avait coulé.
— Quoi qu'il en soit, reprit-il, puisque vous êtes ici, autant essayer que cela marche entre nous.
Si vous êtes prête à vous adapter, nous devrions pouvoir nous entendre.
Ce n'était pas très encourageant, mais, au moins, il n'opposait pas à Câline une fin de non-
recevoir.
— Je suis prête à m'adapter, dit-elle avec cœur. Mat la dévisagea un instant, toujours aussi
impénétrable.
— Eh bien, c'est entendu, admit-il alors.
Puis, au moment où elle s'y attendait le moins, il sourit et aussitôt le cœur de Câline chavira.
Ce n'était qu'un sourire, se dit-elle désespérément, essayant de ne pas remarquer comment son
visage s'éclairait, comment son air froid et scrutateur se muait en un charme dévastateur,
comment sa manière de sourire la faisait frissonner des pieds à la tête.
— Je ne vous ai pas accueillie très aimablement, reprit-il, mais j'ai vu arriver ici tant de jeunes
femmes qui ont filé au bout de quelques semaines parce qu'elles ne supportaient pas la vie à la
campagne et la solitude, que je deviens méfiant. Cependant si vous désirez vraiment connaître
Birraminda, et que la besogne ne vous fait pas peur, soyez la bienvenue parmi nous. Nous
sommes heureux de vous accueillir.
Une étrange lueur scintilla au fond de ses yeux bruns, et il ajouta doucement en lui tendant la
main :
— Nous sommes même très heureux.
Câline ne l'écoutait pas, elle s'efforçait seulement de respirer calmement. Il s'agissait d'une
négociation professionnelle qui n'avait aucune chance d'aboutir si elle se liquéfiait ainsi chaque
fois qu'il souriait, se gourmanda-t-elle.
Elle reporta soudain son regard sur son compagnon qui l'observait avec une expression
légèrement étonnée. Son cœur s'emballa à la vue de la main qu'il lui tendait pardessus la table.
Comment l'ignorer? Maintenant, il allait falloir qu'elle ait un contact physique avec lui. Il ne lui
manquait vraiment plus que ça !
Câline s'efforça de se reprendre, et saisit la main de son compagnon. Il s'agissait d'une
négociation professionnelle... professionnelle...
Les longs doigts bronzés de Mat se refermèrent sur les siens, et, en dépit de ses efforts, Câline
sentit ses sens s'aiguiser brusquement, comme par une sorte de magie. C'était invraisemblable!
Elle sentait sa main dans la sienne et plus rien d'autre ne comptait que ce contact banal mais
exquis et troublant à la fois. Et voilà qu'en même temps les souvenirs déferlaient, souvenirs de
sensations affolantes et délicieuses, quand leurs corps étaient nus sous le ciel étoile de ces
chaudes nuits de Turquie...
2.
— Eh bien, bravo ! On se tient déjà la main ?
Tout à son émoi, Câline n'avait pas entendu les pas qui résonnaient dans le couloir et, quand la
porte de la cuisine s'ouvrit, elle arracha sa main à Mat, comme si elle avait été surprise dans
une étreinte coupable. Dans l'encadrement de la porte se tenait l'un des hommes les plus beaux
qu'elle ait jamais vus. Il était aussi grand que Mat, mais châtain avec des yeux bleus rieurs, et
un charme absolument irrésistible. En riant, il souleva Marion dans ses bras.
— Tu vois ce qui arrive quand tu laisses ton père avec une jolie fille, Marion ?
— Brett! soupira Mat avec une sorte de résignation agacée. Dis-moi, tu en as fini avec le bétail
?
— Les gars s'en occupent, rétorqua l'interpellé, désinvolte. Quand Marion m'a dit que son
papa était tout seul avec une vraie beauté, j'ai voulu juger par moi-même, ajouta-t-il.
Les yeux pétillant de malice s'étaient posés sur Câline et leur gaieté était si contagieuse que la
jeune femme ne put s'empêcher de sourire en retour.
— Je vous présente mon frère, Brett, dit Mat sans que son visage trahisse la moindre
expression. Brett, voici Câline...
Visiblement, il avait oublié son nom de famille.
— Copley, acheva doucement la jeune femme. Et Câline est un surnom. Mon vrai prénom est
Caroline, mais nous étions deux à l'école, et mes camarades de classe ont choisi de m'appeler
Câline. Depuis, cela m'est resté.
— Comme Mat que personne n'a jamais réussi à appeler Matthew, sauf en affaires.
— Dans ce cas, je devrais peut-être le faire, proposa prudemment Câline, se tournant vers
l'intéressé.
Cela semblait être une occasion parfaite d'établir la relation appropriée.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire, répondit Mat, avec un léger froncement de sourcils.
Si nous devons cohabiter, il n'est pas nécessaire de se montrer cérémonieux.
— Tu as parfaitement raison, acquiesça Brett, nous utiliserons donc nos surnoms. De plus
Câline vous va très bien, ajouta-t-il en coulant un regard paresseux en direction de la jeune
femme.
C'était clairement un séducteur dans l'âme. Câline jeta un coup d'œil à Mat qui les observait
tous les deux d'un air sombre. Certes, il était moins beau que son frère, mais tellement plus
séduisant ! Sa retenue et sa nonchalance lui conféraient une aura de mystère qui éveillait les
sens de Câline avec une intensité presque douloureuse. Il toisa son frère sans aménité avant de
déclarer :
— Tu devrais aller surveiller les gars. Avec eux, on ne sait jamais.
— Ne t'inquiète donc pas ! s'exclama Brett avec désinvolture, ils se débrouillent très bien. Il
est beaucoup plus important que je sois ici pour accueillir la nouvelle aide ménagère.
— Ah bon? intervint Câline. Vous attendez quelqu'un d'autre aujourd'hui?
Il y eut un bref silence tandis que les regards de Mat et de Brett convergeaient vers la jeune
femme.
— Non, rien que vous, répondit enfin Mat, d'une voix qui ne présageait rien de bon.
Quelque chose ne collait pas. Câline fronça les sourcils.
— Quand doit arriver cette nouvelle aide ménagère ?
— Quelle nouvelle aide ménagère ? répéta Brett, ahuri. C'est vous, non?
Câline écarquilla des yeux ronds comme des soucoupes.
— Moi?
Mat avait froncé les sourcils. Il s'exclama, presque menaçant :
— Etes-vous en train d'essayer de nous dire que vous n'êtes pas ici pour remplacer Kim?
— Bien sûr que non! s'écria Câline indignée. Ai-je l'air d'une aide ménagère?
Mat semblait excédé, à présent. Il maugréa :
— L'agence de placement de Brisbane doit nous envoyer quelqu'un depuis presque huit jours,
et j'en ai donc conclu que c'était vous.
— Cela explique pourquoi, d'après vous, j'aurais dû venir ici en car.
— Mais cela n'explique pas ce que vous faites ici. Cette fois, il y avait de l'agressivité dans la
voix de
Mat, et Câline se redressa pour le regarder droit dans les yeux.
— Je pensais que vous aviez reçu la lettre de mon père.
— Quelle lettre ? demanda Mat avec impatience.
— Celle qu'il vous a écrite il y a quelques semaines, vous expliquant qu'il avait eu des
problèmes cardiaques, et que je viendrais à Birraminda à sa place.
Visiblement Mat ne comprenait rien à ce qu'elle racontait, aussi la jeune femme ajouta :
— Mon père s'appelle Dan Copley, il dirige l'agence de voyages du même nom.
Mat avait peut-être oublié ce qui s'était passé entre eux, voilà sept ans, mais des souvenirs
vieux d'à peine deux mois ne pouvaient pas s'être effacés, tout de même ! Câline reprit :
— Il est venu vous voir pour envisager d'installer à Birraminda un camp de tourisme de luxe
dans la campagne. Nous avons l'intention de mettre au point un nouveau type de voyages
organisés.
Enfin le jour parut se faire dans l'esprit de Mat.
— Oh oui, je me souviens. Mais quel est le rapport avec votre présence ici ?
— Je suis venue trouver un terrain d'entente avec vous, puis, je l'espère, établir un contrat.
Mat semblait ahuri.
— Quel genre de contrat? demanda-t-il, incrédule. Je n'ai jamais convenu de rien.
— Je sais, répondit Câline assez mal à l'aise soudain, mais vous aviez accepté que mon père
revienne quand il aurait fait une étude financière précise de son projet. S'il vous prouvait la
rentabilité de ce camp de vacances, vous étiez prêt à envisager un accord avec lui.
Mat parut se détendre.
— J'ai peut-être dit cela, en effet, mais honnêtement, je n'ai jamais imaginé un instant que ce
projet pouvait être rentable. L'idée me paraît tellement farfelue !
— Pas du tout, rétorqua Câline avec froideur. C'est au contraire une excellente idée.
Beaucoup de gens ont envie de retrouver pour quelques jours ce que fut la vie de leurs
ancêtres, les pionniers de ce continent. Si nous faisons affaire avec vous, ils auront le
dépaysement assuré sans pour autant souffrir de trop d'inconfort. Car nous organiserons un
vrai village de toile, à partir duquel nous offrirons toute une gamme de loisirs : safaris,
expéditions d'ornithologie ou de botanique avec des spécialistes, visite de stations de bétail
typiques, etc.
— Voilà qui me paraît super, siffla Brett. Surtout si ces gens sont prêts à payer des fortunes
juste pour le privilège de contempler des arbres remplis de perroquets, et de respirer la
poussière de l'outback.
— L'argent est en effet l'un des points dont nous devons discuter, énonça prudemment Câline.
— Pour l'instant, pas question de discuter quoi que ce soit, intervint Mat sur un ton qui
n'admettait pas la réplique. Navré que votre père ait été malade, mais franchement, vous ne
pouviez pas choisir un plus mauvais moment pour débarquer ici. Si j'avais su que vous
comptiez venir, je vous en aurais dissuadée.
— Mon père vous a pourtant écrit pour vous prévenir, fit valoir la jeune femme. C'est pourquoi
je pensais que vous m'attendiez. Vous avez bien dû recevoir cette lettre !
Mat haussa les épaules avec indifférence.
— C'est possible, mais j'ai eu tant à faire depuis le départ de Kim que j'ai laissé tomber les
papiers qui n'avaient rien d'essentiel.
Câline lui lança un regard plein de ressentiment.
— En tout cas, puisque je suis ici, maintenant, vous pourriez au moins écouter ce que j'ai à
vous proposer.
— Certainement pas. J'ai d'autres choses plus urgentes à régler dans l'immédiat, surtout si vous
ne pouvez pas me servir d'aide ménagère. Il m'en faut une de toute urgence. Je n'ai plus
personne pour s'occuper de la maison et veiller sur ma fille. Sans parler de cette maudite pluie
qui ne vient pas.
Reprenant son chapeau, Mat se leva avant d'ajouter :
— J'ai quatre-vingt mille têtes de bétail sur les bras, dont plus d'un millier sont dans les enclos,
juste à côté, aussi, si vous voulez bien nous excuser.
Câline était furieuse. Avoir parcouru cette longue route pour s'entendre dire que son cher
projet n'était qu'une idée farfelue ! C'était un comble ! D'autant que ce camp était vital pour
l'avenir des voyages Copley...
— Vous pouvez rester ici ce soir, bien sûr, reprit Mat, cependant ne comptez pas que nous
discutions de quoi que ce soit. Allez, Brett, viens, nous avons perdu assez de temps pour
aujourd'hui.
Puis, avec un regard comminatoire à son frère, il le précéda dans le couloir, laissant Câline
furieuse.
Pourtant, d'une certaine façon, que Mat ait été aussi désagréable allait lui permettre de mieux
se maîtriser en sa. présence, et de faire taire son cœur qui bondissait dès que les souvenirs
jaillissaient.
En tout cas, la jeune femme n'avait pas l'intention de se laisser débouter aussi facilement. S'il
n'acceptait pas de discuter quand on le lui demandait poliment, elle trouverait une autre solution
pour lui faire entendre raison !
Lorsque Mat reparut, beaucoup plus tard, Câline assise sous la véranda, devant la cuisine,
contemplait la petite rivière. A côté d'elle, Marion, arborant une chemise de nuit propre,
babillait à propos de sa vie à la ferme. Son joli petit visage bien propre rayonnait d'excitation,
et ses cheveux soigneusement brossés brillaient.
— Voilà papa, s'exclama-t-elle soudain.
Le cœur de Câline sursauta dans sa poitrine.
Heureusement, le jour tombait et, avec un peu de chance, Mat ne remarquerait pas son stupide
émoi. Il avançait dans leur direction avec cette assurance nonchalante qui troublait toujours
autant la jeune femme. Marion, de son côté, ne tenait plus en place.
— Papa, papa, cria-t-elle, on t'a fait une surprise. Mat sourit à sa fille qu'il souleva dans ses
bras.
— Mais tu as pris un bain ! s'étonna-t-il, tandis que la fillette se blottissait contre son cou.
— C'est Câline qui me l'a donné, et elle m'a chanté des chansons.
— C'est vrai?
Mat baissa le regard vers la jeune femme assise sur une petite chaise en osier. Elle avait pris
une douche et enfilé une chemise blanche sans manches et un pantalon moulant. Ses cheveux
étaient encore humides, mais elle paraissait — du moins l'espérait-elle — fraîche et détendue.
Elle soutint le regard de Mat.
— J'ai bien fait, non?
— Oh, oui !
Il n'en dit pas davantage car Marion reprenait, surexcitée :
— Je veux te montrer la surprise ! Une vraie, tu verras !
Mat haussa un sourcil étonné à l'adresse de Câline qui se contenta d'un sourire évasif en
retour. La surprise, la sienne, serait pour plus tard.
Marion tira son père jusque dans la cuisine. D'où elle était, Câline entendait la voix haut
perchée de l'enfant et, en contrepoint, celle calme et profonde de son père, et elle ne put
s'empêcher de sourire, contente d'être enfin assise à regarder tranquillement le soleil se
coucher. La journée avait été longue et rade, et la fatigue se faisait sentir jusque dans ses os.
Une bonne demi-heure plus tard, Mat reparaissait avec deux bières fraîches. Il en tendit une à
Câline avant de prendre un fauteuil à côté d'elle.
— Où est Marion ? demanda aussitôt celle-ci.
— Au lit.
— Et Brett?
— Il prend sa douche.
Mat aussi s'était douché. Ses cheveux étaient encore humides, et Câline pouvait sentir l'odeur
du savon sur sa peau, tandis qu'il se penchait en avant, posant les coudes sur ses genoux et
faisant pensivement tourner la bouteille de bière entre ses mains.
La jeune femme se surprit à contempler ces mains, comme hypnotisée. Dieu comme elle les
avait aimées, autrefois... elles lui avaient procuré un bonheur ineffable, traçant des sillons de feu
sur sa peau, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, elle crie de plaisir...
Détournant les yeux, Câline but une gorgée de bière tout en refoulant ses souvenirs.
Pendant qu'elle était seule, tout à l'heure, la nuit était tombée, et la véranda n'était éclairée que
par une lampe bleue destinée à attirer et piéger les insectes volants. Mat rompit le silence.
— Vous avez travaillé dur, dites-moi? Mettre de l'ordre dans la cuisine n'était pas une mince
entreprise !
Câline haussa les épaules.
— Marion m'a aidée.
L'enfant l'avait en réalité davantage retardée, mais elle avait manifesté un tel enthousiasme que
Câline n'avait pas eu le cœur de la décourager, et ensemble elles avaient en effet accompli du
bon travail, même si la besogne était loin d'être terminée.
— Surtout ne croyez pas que je ne vous suis pas reconnaissant, dit Mat au bout d'un moment,
mais une cuisine en ordre ne me fera pas changer d'avis.
— Je ne vous demande rien de tel, rétorqua aussitôt Câline.
— Vous n'avez tout de même pas travaillé toute la journée par simple générosité de cœur?
Vous voulez quelque chose en retour.
— Certes, répliqua la jeune femme d'une voix égale. Je veux que vous m'embauchiez.
De surprise, Mat se redressa brusquement.
— Vous embaucher pour quoi faire?
— Il vous faut une aide ménagère, donnez-moi le poste jusqu'à l'arrivée de celle que doit vous
envoyer l'agence.
Câline était satisfaite de la façon calme et professionnelle avec laquelle elle s'était exprimée,
mais Mat ne parut pas particulièrement impressionné.
— Vous n'avez aucune expérience, n'est-ce pas? demanda-t-il.
Il aurait pu montrer un peu plus de reconnaissance !
— Il n'y a pas de diplôme à obtenir pour tenir une maison. A moins que vous n'employiez que
des jeunes femmes justifiant d'un nombre d'heures minimum de « passage d'aspirateur » ou de
« lavage de plats »?
Mat ignora le sarcasme.
— Et pourquoi ce désir soudain? Vous aviez l'air plutôt vexée que nous vous ayons prise pour
ce que vous n'étiez pas, tout à l'heure.
— Je ne tiens pas à être aide ménagère, mais je veux rester à Birraminda. Et si travailler
comme je l'ai fait cet après-midi est le prix à payer, eh bien, je suis prête à le faire.
— Et de mon côté, je devrais accepter que votre père et vous réalisiez votre projet insensé sur
ma propriété ?
Mat secoua la tête avant de reprendre :
— Je ne nie pas que j'aie besoin d'une aide ménagère, mais je préfère m'en passer plutôt que
de lancer Birraminda dans des bouleversements et des tracas sans fin. Et même si la rentabilité
de ce camp se révélait certaine, ce dont je doute, cela ne vaudrait pas toutes les difficultés qu'il
y aurait à le monter.
Câline prit une profonde inspiration. Le moment n'était pas venu de prouver à Mat qu'il se
trompait.
— Pour l'instant, je ne vous demande pas d'être d'accord avec moi, dit-elle, j'aimerais
seulement que vous prévoyiez de m'accorder un petit moment d'ici quelques jours, pour
écouter ma proposition. Après quoi, je m'en irai. En attendant, je vais étudier sur place toutes
les données pratiques de ce camp, voir le site dans le détail, et me familiariser avec Birraminda.
En même temps, je tiendrai votre maison et m'occuperai de Marion.
Elle se tut, et, comme Mat gardait le silence, elle ajouta avec un entrain forcé :
— Au fond, je vous propose une aide ménagère gratuite en échange d'une heure de votre
temps.
— Parce que vous n'avez pas l'intention de vous faire payer? demanda Mat incrédule. Dites-
moi, ce désir de rester ici envers et contre tout ne serait pas en rapport avec mon frère, par
hasard?
— Brett?
Câline écarquilla de grands yeux étonnés.
— Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans ?
— Il peut se montrer très séduisant, admit Mat en haussant les épaules.
— Je comprends bien, mais si vous imaginez que je vais faire le ménage, la cuisine, la lessive et
j'en passe, pour le seul bonheur d'être près de lui, c'est que vous avez perdu l'esprit!
— D'autres filles sont passées avant vous qui ne tenaient plus le même discours au bout de
deux jours ici, grinça Mat. Brett, comme vous l'avez sans doute remarqué, ne peut pas se
trouver dans la même pièce qu'une fille, de préférence jolie, sans lui faire la cour. Pour lui, ce
n'est pas sérieux — pour Brett, rien n'est sérieux —, mais l'agence de Brisbane n'arrête pas de
nous envoyer des filles qui tombent amoureuses de lui, et filent, en larmes, au bout d'une
semaine ou deux, dès qu'il en a assez d'elles. C'est qu'ici, voyez-vous, acheva-t-il avec un rien
d'amertume, quand on veut éviter quelqu'un, c'est plutôt difficile.
Etait-ce une allusion ? Câline le regarda bien en face.
— Je l'imagine en effet, concéda-t-elle au bout d'un temps, mais pourquoi ne demandez-vous
pas à l'agence de vous envoyer des femmes d'un certain âge?
— Croyez-vous que je n'y ai pas songé? soupira Mat. Mais ce n'est pas si simple. D'abord
c'est une denrée rare, et les femmes plus âgées ont besoin d'un minimum de confort. Et puis la
vie ici est rude, et même les jeunes ne s'engagent que pour un temps limité. Elles s'ennuient vite.
Cependant, sans Brett, j'ose espérer qu'elles resteraient plus longtemps.
— Vous avez parlé à votre frère ? Mat eut un sourire sans joie.
— Bien sûr, mais autant lui demander de ne plus respirer !
— Ces filles qui vont et viennent doivent perturber Marion, fit observer Câline.
— Qu'y puis-je?
— S'il ne veut pas se ranger à vos arguments, vous pourriez suggérer à votre frère de partir.
— Pour aller où? rétorqua Mat avec impatience. C'est ici qu'il est né et qu'il a grandi, et
Birraminda lui appartient autant qu'à moi. Enfin et surtout, il est mon frère.
— Il doit pourtant se rendre compte de la manière dont il vous rend la vie difficile, non?
Mat haussa les épaules.
— Sur le coup, quand les filles partent, il est désolé, mais une heure après, il a oublié. Que
voulez-vous, il a presque dix ans de moins que moi, et a toujours été le bébé de la famille.
C'est sans doute pourquoi il est resté assez irresponsable.
Mat s'adossa à la balustrade de la véranda et, regardant Câline, reprit :
— Que je gère la propriété ici n'aide pas Brett. JJ pourrait acquérir, le sens des responsabilités
s'il avait sa propre exploitation, mais les stations de bétail sont chères à acheter, et nous
n'avons pas les liquidités pour le faire. C'est une des raisons qui m'ont incité à écouter la
proposition de votre père, lorsqu'il est venu ici. J'espérais que son projet nous rapporterait un
peu d'argent, mais j'ai vite compris que ses plans étaient irréalisables.
— Je réussirai peut-être à vous faire changer d'avis, dit Câline avec un mince sourire, mais
j'attendrai pour vous parler que vous ayez le temps de m'écouter, si vous acceptez ma
proposition, évidemment. De plus, ajouta-t-elle, en pointant bien haut le menton, je crois
pouvoir vous affirmer sans risque que je ne tomberai pas amoureuse de Brett.
— Vous semblez bien sûre de vous ?
— Je le suis. Votre frère est charmant, mais il n'est pas mon type. En outre, ajouta-t-elle, avant
qu'il ne risque de lui demander en quoi consistait son type d'homme, j'ai déjà quelqu'un dans
ma vie.
Mat ne broncha pas, et son expression demeura la même, mais Câline eut l'impression que
l'atmosphère s'était tendue entre eux.
— Quelqu'un à Adélaïde? demanda-t-il enfin d'une voix de marbre.
— Oui.
Câline croisa mentalement les doigts. Elle était sortie avec Glyn jusqu'au mois dernier. Ils
avaient passé de bons moments ensemble, et, bien qu'ils se soient séparés, Câline l'aimerait
toujours beaucoup. Mais elle n'était pas amoureuse de lui, détail qu'elle se garderait de révéler
à Mat.
— Je vois, dit celui-ci.
— Alors? On est d'accord? demanda-t-elle avec un entrain forcé.
— Vous aurez beaucoup de travail, la mit-il en garde, et un travail qui n'a rien à voir avec celui
que l'on fait dans un bureau. Vous semblez avoir des idées romantiques à propos de l'outback,
mais la vie y est rude. La chaleur est pénible et poisseuse. Il n'y a nulle part où aller, personne à
voir. Il n'y aura personne non plus pour vous aider, que cela soit clair. Donc vous voyez que
rester à Birraminda n'est guère romantique.
— Je ne suis pas le moins du monde romantique, rétorqua froidement Câline.
Ce n'était pas faux. Câline aimait la vie telle qu'elle était, et ne rêvait jamais à ce qu'elle pourrait
être. La seule fois où elle s'était laissée aller à rêver, c'était en Turquie, il y a sept ans, durant
ses trois jours et ses trois nuits avec Mat. Mais elle n'en avait jamais parlé à personne. Depuis
lors, Mat avait été son secret, et elle l'avait jalousement gardé.
— Votre ami doit être assez désappointé, fit alors valoir Mat, mordant.
A bien y réfléchir, songea Câline, Glyn avait sans doute été désappointé parfois, mais là encore
elle n'en dirait rien à Mat.
— Tout dépend de ce que l'on accorde comme signification au mot romantique, rétorqua-t-
elle, d'un air de défi. Je préfère m'accommoder des choses plutôt que de regretter qu'elles ne
soient pas différentes.
Vraiment ? murmura une petite voix dans sa tête. Alors pourquoi as-tu trouvé si douloureux
que Mat ne te reconnaisse pas?
— Quoi qu'il en soit, reprit-elle, étouffant la voix qui l'agaçait, sachez seulement que je compte
travailler dur, et que je ne perdrai pas mon temps à rêver à votre frère. Birraminda m'intéresse
sur un plan professionnel, tout le reste n'est pas mon problème.
Mat la détailla un moment sans rien dire. Câline aurait donné cher pour savoir ce qu'il pensait.
Mais comme d'habitude, son expression et son maintien ne trahissaient rien.
— Entendu, dit-il enfin, s'écartant de la balustrade, vous pouvez rester ici comme aide
ménagère, mais seulement jusqu'à l'arrivée de la fille envoyée par l'agence. Elle devrait être là
d'ici quelques jours.
— C'est d'accord.
Câline se leva, soulagée. Elle avait franchi le premier obstacle. Au moins, elle n'aurait pas à
reprendre la route demain pour regagner Adélaïde.
— Vous me promettez de m'accorder une heure pour que je vous expose nos projets, n'est-ce
pas ? demanda-t-elle encore.
— A condition que vous ne m'en parliez qu'une fois et une seule, rétorqua Mat sèchement.
Vous pouvez mener votre étude, la chiffrer, mais vous n'aurez qu'une seule chance de m'en
entretenir.
— Une seule suffira, déclara Câline avec un sourire.
3.
Le lendemain, à l'heure du déjeuner, Câline était épuisée. Mat n'avait pas menti en disant qu'il
faudrait travailler dur. La jeune femme s'était levée à 5 heures pour préparer le petit déjeuner
de Mat et de Brett ainsi que celui des trois jeunes ouvriers agricoles. Après cela, elle n'avait
pas ménagé sa peine. Elle avait lavé, frotté, balayé, puis elle avait nourri les poulets et les
chiens, avant de préparer le déjeuner de toute la maisonnée, sans oublier de composer avec
une adorable fillette de quatre ans, pleine de vie et à la volonté bien affirmée.
Pour ne rien arranger, la jeune femme n'avait guère dormi, cette nuit, trop troublée par la
présence de Mat, trop déçue aussi qu'il l'ait oubliée. Au matin, furieuse de sa propre
vulnérabilité, Câline s'était levée, se jurant, les dents serrées, qu'elle était à Birraminda pour
affaires et que cela seul comptait. Pour mieux s'en persuader, elle avait travaillé comme une
esclave toute la matinée avant de partager le déjeuner du personnel de la station. Seul Bill, le
plus vieux des ouvriers agricoles, rentrait manger chez lui parce qu'il était marié, alors que les
jeunes habitaient les communs de la ferme et prenaient leurs repas sur place. La femme de Bill,
Naomi, était chargée de préparer le dîner du personnel, le soir. C'était donc une tâche, au
moins, dont Câline était déchargée. Il lui restait seulement à préparer le repas de Mat, Brett et
Marion. Un jeu d'enfant, après le dur labeur de la journée.
Une fois le déjeuner terminé et la vaisselle lavée et rangée, Câline barra le mot déjeuner sur sa
liste des tâches de la journée, avant de passer en revue ce qu'il lui restait à faire dans l'après-
midi. Aurait-elle le temps de partir explorer un peu la propriété ? Elle avait besoin de prendre
des photos, et de sentir l'atmosphère de l'endroit. Ce serait indispensable quand viendrait le
moment de réaliser une brochure publicitaire pour le nouveau produit offert par les Voyages
Copley.
— A quoi vous sert donc cette liste, demanda soudain Mat qui s'était penché sur son épaule,
tandis qu'elle cochait : « nettoyer les légumes », puis « bain Marion ».
Il leva un sourcil ironique en voyant ce qu'elle avait écrit.
— Je n'ai jamais rencontré personne qui ait besoin d'un emploi du temps pour tenir une maison
! dit-il.
— Eh bien, j'aime être organisée, rétorqua Câline, instantanément sur la défensive. C'est la
meilleure façon de ne rien oublier.
Brett lui prit alors sa liste des mains, et s'exclama :
— Vous avez beaucoup trop à faire ! C'est de l'esclavage, Mat ! Cet après-midi, vous avez
droit à un peu de repos. Que diriez-vous si je vous montrais la cascade qui plaisait tant à votre
père, et près de laquelle il envisageait d'établir son camp?
— Tu semblés oublier qu'il faut que tu répertories le bétail de l'enclos B, cet après-midi,
intervint Mat d'un ton calme mais qui n'admettait pas la réplique avant même que Câline ait pu
répondre. Marion et moi allons emmener Câline se promener.
L'enfant s'anima aussitôt.
— On part à cheval ?
Mat jeta un rapide regard à la jeune femme. Elle était vêtue de manière plus pratique
aujourd'hui, avec un jean et une chemise de coton vert d'eau, mais il flottait encore autour d'elle
un indéfinissable parfum citadin.
— Câline préférera sans doute que nous prenions la voiture, répondit-il, un léger sourire
flottant sur ses lèvres.
La jeune femme se raidit. D'accord, elle n'était jamais montée à cheval, mais pourquoi la
prenait-il pour une incapable ? Ce ne devait pas être bien sorcier.
— Pas du tout, répondit-elle en relevant le menton. J'aimerais beaucoup me promener à
cheval.
Elle regretta cette bravade dès qu'elle posa les yeux sur le cheval que Mat conduisait auprès
d'elle. C'était un animal énorme et, tandis que Câline s'approchait prudemment, il roula des
yeux monstrueux, et secoua sa crinière pour chasser les mouches avec un renâclement sinistre.
La jeune femme fit un brusque pas en arrière, puis se morigéna intérieurement. Elle n'allait tout
de même pas céder à la panique et laisser Mat triompher! Elle saisit donc les rênes que Mat lui
tendait, essayant d'ignorer les mouvements d'impatience de sa monture. Après tout, elle avait
vu ça mille fois à la télévision. Il suffisait de glisser un pied dans un étrier, et de se hisser pour
enjamber le dos de l'animal... un jeu d'enfant...
A la télévision, cependant, les chevaux demeuraient obligeamment immobiles. Mais ce cheval-
là, lui, ne tenait pas en place et fit un écart dès que Câline réussit à introduire son pied dans
l'étrier. Résultat, l'animal la tira dans la poussière sur plusieurs mètres, pour le plus grand
bonheur des jeunes ouvriers agricoles qui s'étaient installés à califourchon sur la clôture, et
observaient la scène avec des gloussements ravis.
Maudissant la terre entière, Câline réussit à se relever, et tenta une nouvelle fois de se mettre en
selle, sans plus de succès. Mat secouait la tête avec une sorte d'agacement amusé.
— Voulez-vous que je vous aide ? demanda-t-il avec une politesse qui était en elle-même une
insulte.
Sans attendre la réponse, il saisit la bride de cuir. L'animal sentant une main de maître,
s'immobilisa.
— Merci, marmonna Câline, vexée, et serrant les rênes plus étroitement, elle fit une nouvelle
tentative... qui ne fut pas couronnée d'un meilleur résultat.
Finalement, Mat la hissa lui-même sur le cheval et elle atterrit sur la selle comme un inélégant
paquet.
— Doux Jésus, marmonna-t-elle, horrifiée de se découvrir juchée si haut au-dessus du sol.
A coup sûr, il lui faudrait un parachute pour redescendre sur terre ! Elle était trop nerveuse
pour remarquer l'expression résignée de Mat quand il lâcha la bride du cheval. Aussitôt, ce
dernier partit droit devant lui, tandis que Câline retenait son souffle. Puis, sans doute
déconcerté parce qu'il ne recevait aucun ordre, l'animal partit au petit trot pour contourner
l'enclos. Câline affolée n'était plus capable de raisonner lucidement. Tout ce dont elle était sûre
était qu'elle allait mourir. Elle allait tomber, et cette bête effroyable, monstrueuse, allait la
piétiner à mort...
Occupée à se cramponner désespérément au pommeau de sa selle, la jeune femme entendait
vaguement des éclats de rire qui fusaient. Au moins certains s'amusaient du spectacle !
Quant au cheval, il fonçait tout droit vers le portillon donnant sur les écuries. Dieu du ciel ! Et
s'il décidait de sauter par-dessus la clôture ? Cette fois, Câline poussa un hurlement et tira
frénétiquement sur les rênes. Sa monture bifurqua brutalement, la projetant de côté, avant de
se trouver face à Mat qui lui barrait le chemin. Le cheval s'immobilisa instantanément et sa
cavalière, prise de court, piqua du nez en avant, passa carrément par-dessus le col de l'animal
et atterrit dans la poussière, aux pieds de Mat.
— Ça va ? demanda-t-il, sans même se soucier de dissimuler son amusement.
Quelque part, Marion hurlait de rire, et les ouvriers se tenaient les côtes. Sans attendre la
réponse de Câline, Mat se pencha pour l'aider à se relever. Furieuse et vexée, la jeune femme
libéra violemment son bras.
— Ça va, oui ! marmonna-t-elle, les dents serrées.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous n'étiez jamais montée à cheval ?
— Je ne pensais pas que vous me donneriez un animal sauvage !
Cette fois, Mat éclata de rire sans la moindre retenue.
— Duke, un animal sauvage? C'est le plus doux de tous nos chevaux. Je l'ai choisi exprès pour
cela. Et maintenant, dites-moi, voulez-vous essayer encore une fois, ou préférez-vous que nous
partions en voiture?
Câline porta son regard sur les ouvriers qui s'amusaient comme des fous. Eh bien, il ne serait
pas dit qu'ils riraient longtemps à ses dépens !
— Je préfère essayer encore, déclara-t-elle. Je ne voudrais pas priver mon public d'un
spectacle aussi divertissant !
— En voilà une fille courageuse, dit en souriant Mat qui envoya un des garçons chercher une
longe.
Il aida ensuite Câline à se remettre en selle, et reprit :
— Cette fois, je tiendrai Duke, et vous ne risquerez plus rien. Occupez-vous seulement des
rênes. Voilà, tenez-les comme ça, c'est mieux, et surtout, détendez-vous.
Câline eut un pauvre sourire. En vérité, elle était tendue, mais surtout troublée de sentir Mat si
proche. Un instant après, l'ouvrier revenait avec une longe qu'il attacha à la bride de Duke
avant d'en tendre l'extrémité à Mat. Celui-ci s'était mis en selle, et s'approcha de Câline.
— Prête à partir?
— Oui, répliqua la jeune femme d'une voix aussi ferme qu'elle le put.
Marion avait déjà sauté sur son poney et trottinait autour d'eux avec une aisance insultante. On
ouvrit le portillon de la clôture, Mat éperonna à peine son cheval et, d'un claquement de
langue, ordonna à Duke d'avancer. Raide et tendue sur sa selle, Câline commença à
chevaucher.
Ils se mirent en marche très lentement. Marion trottait devant, mais les deux chevaux
avançaient d'une même allure très détendue si bien que Câline ne tarda pas à prendre de
l'assurance. Au point d'ailleurs que, bientôt, elle put regarder autour d'elle. Ils suivaient le petit
cours d'eau, sur une piste qui serpentait entre les gommiers sauvages. Le calme ici était
impressionnant : dans la chaleur de l'après-midi, les oiseaux ne faisaient aucun brait, et l'on
n'entendait que le grincement des selles, et les feuilles sèches qui se froissaient sous les sabots
des chevaux, dégageant un parfum très caractéristique.
Câline, à mesure qu'elle prenait confiance, avait une conscience plus aiguë de la présence de
Mat. Contrairement à elle, il ne portait pas de lunettes de soleil, mais le bord de son chapeau
ombrageait son visage et cachait ses yeux. En revanche, elle voyait parfaitement bien sa
bouche, nette, bien dessinée et... particulièrement sensuelle.
La jeune femme détourna les yeux et s'efforça de regarder droit devant elle, mais elle était si
troublée qu'elle mit un moment à s'apercevoir que, sur l'ordre de Mat, les chevaux s'étaient
arrêtés dans une sorte de clairière, au bord de l'eau. Mat sauta de cheval, noua ses rênes à la
branche d'un arbre mort échoué sur le sol avant de soulever Marion de son poney. La fillette
courut joyeusement vers la rive, bordée d'un mince ruban de sable blanc. Ensuite Mat se
tourna vers Câline qui se demandait bien comment elle allait descendre de son monstrueux
perchoir.
— Dégagez un pied de l'étirer, ordonna son compagnon, et faites passer votre jambe par-
dessus la selle. Je vous attraperai.
Tout en parlant, il lui tendit les bras, mais un accès de timidité paralysa de nouveau la jeune
femme qui ne put que le regarder comme si elle ne l'avait pas compris. Ah, si seulement il
n'avait jamais été marié, et que ces sept années n'avaient pas existé! Ils seraient alors libres et
heureux ensemble, comme autrefois.
— Allons, pressez-vous, dit Mat, il va bien falloir que vous descendiez de cheval.
Dieu sait comment, Câline réussit à dégager l'une de ses jambes, et tout ce dont elle eut
conscience ensuite fut qu'elle était en train de glisser maladroitement vers le sol et que les mains
de Mat la saisissaient fermement par la taille.
— Merci, murmura-t-elle, la voix nouée par l'émotion que lui avait procurée ce contact
physique.
— C'est ici que votre père envisageait d'installer le camp, annonça son compagnon en
promenant son regard sur le paysage tranquille.
Câline s'éclaircit la gorge et s'éloigna de quelques pas, d'une manière qu'elle espérait totalement
naturelle.
— Certes, le décor est idéal, admit-elle. Il faut que j'essaie de mémoriser la clairière pour en
faire le croquis, de retour à la ferme.
Elle arpenta donc l'espace dégagé, s'arrêtant pour vérifier un détail ou mieux voir un point de
vue, mais elle avait la tête ailleurs. C'était à Mat qu'elle pensait, Mat qui à présent allait faire
boire les chevaux à la rivière avant de revenir les attacher à l'ombre. Il semblait si solide, si
maître de lui, et... comment dire... totalement à sa place. Il y avait quelque chose chez lui qui le
rendait partie intégrante de ce cadre de rêve...
A cet instant, il se tourna et croisa le regard de Câline fixé sur lui. La jeune femme baissa
rapidement les yeux et fit mine d'être absorbée dans des pensées profondes. Quand elle eut
enfin le sentiment de l'avoir convaincu qu'elle n'avait en tête que des considérations d'ordre
professionnel, elle se décida à le rejoindre.
Il était assis sur un tronc d'arbre mort, et se poussa pour lui faire de la place. Sur son visage
flottait un air vaguement sarcastique, mais il ne posa aucune question, ne fit aucun commentaire.
Durant quelques instants, ni l'un ni l'autre ne parlèrent, se contentant d'observer Marion fort
occupée à jouer dans le sable et la boue, au bord de l'eau. Derrière eux, les chevaux remuaient
de temps en temps, ou soufflaient doucement par leurs naseaux. Lentement, très lentement,
Câline sentit qu'elle se détendait.
— Quel bel endroit, dit-elle enfin.
— C'est vrai, oui. Il perdrait beaucoup de sa beauté s'il était encombré de tentes, avec des
cars de touristes un peu partout, vous ne croyez pas ?
Câline planta dans les yeux de son compagnon ses prunelles d'un vert intense.
— L'environnement serait parfaitement respecté, dit-elle. Vous serez certainement étonné
quand tout sera fait, mais je ne veux pas commencer à vous convaincre maintenant.
Elle sourit avant d'ajouter :
— Je n'ai pas oublié les termes de notre accord et je ne tiens pas à perdre mon unique chance.
— A ce propos, dit Mat, redressant le bord de son chapeau, j'ai téléphoné à l'agence de
placement, ce matin. Apparemment, l'aide ménagère qu'ils m'avaient promise a préféré un job
de serveuse dans une petite ville, et ne l'a fait savoir qu'au dernier moment.
— Ils comptent vous envoyer quelqu'un d'autre ?
— Ils n'ont personne pour l'instant, il leur faut donc passer une annonce, et ils ne pourront pas
m'envoyer quelqu'un avant au moins une semaine.
Mat jeta un regard de biais à sa compagne pour demander :
— Vous tiendrez tout ce temps ?
— Pas de problème, rétorqua Câline, secrètement soulagée pour des raisons qu'elle se sentait
peu encline à élucider. J'ai dit que je resterai tant que vous n'auriez personne d'autre, et je le
ferai.
— Et vos obligations, à Adélaïde ?
— Ce n'est pas un problème. Nous avons une secrétaire au bureau, et de toute façon c'est la
période creuse pour les voyages organisés.
— Je pensais à des obligations plus personnelles, rétorqua Mat sèchement. Et cet homme dont
vous êtes si amoureuse ?
Câline avait oublié qu'elle lui avait parlé de Glyn. Elle soupira avant de déclarer :
— Je ne pense pas qu'il s'en plaigne beaucoup. Il me reproche toujours de n'être jamais
disponible, de toute façon. Je suis obligée de beaucoup voyager, et lorsque je suis à Adélaïde,
j'ai tant de retard à rattraper au bureau que je ne rentre pas de bonne heure le soir.
— Vous pourriez changer de travail.
— Je croirais entendre Glyn, soupira la jeune femme avec amertume. Outre le fait que mon
père a besoin de moi, j'adore mon travail. Pourquoi devrais-je y renoncer?
— Il n'y a pas de raison, effectivement, si ce travail est plus important pour vous que votre ami.
— Pourquoi faut-il toujours choisir? s'exclama Câline dans un élan de frustration. Moi, la
situation me convenait parfaitement, et Glyn savait tout de ma façon de vivre. Pourquoi aurait-il
fallu que je sois la seule à faire des compromis?
— A vous entendre, il semble que vous n'étiez disposée à en faire aucun, rétorqua Mat,
mordant.
La colère de Câline retomba aussitôt.
— C'est ce que m'a dit Glyn.
Elle passa une main nerveuse dans ses cheveux et reprit :
— Cela n'a plus guère d'importance, maintenant. Je suis partie à Singapour dix jours, et à mon
retour Glyn m'a annoncé qu'il en avait assez de vivre dans une maison vide et qu'il ne voyait
pas en quoi nous pourrions encore prétendre être un couple puisqu'il passait la majeure partie
de son temps seul. Puis il m'a avoué qu'il voyait beaucoup Ellie, une de mes très bonnes amies
qui vient tout juste de divorcer. Et...
Câline voulut hausser les épaules avec désinvolture, mais la déception était encore
douloureuse.
— Enfin, reprit-elle, il a fini par me dire qu'il allait s'installer avec elle. Au fond, je trouve cela
très bien. Glyn et moi restons amis, et j'aime bien Ellie que je connais depuis toujours. Il nous
arrive de nous retrouver chez des amis communs, et nous nous comportons en personnes tout
à fait civilisées.
— Et puis, bien sûr, vous avez votre travail pour vous consoler, rappela Mat, plein d'ironie.
— C'est vrai, admit la jeune femme.
Mat se pencha en avant et posa ses avant-bras sur ses genoux.
— Ainsi, quand vous m'avez dit hier que vous étiez amoureuse de ce Glyn, vous ne disiez pas
la vérité? questionna-t-il.
— Oh... je ne sais pas. J'aime beaucoup Glyn, c'est quelqu'un de très bien. Nous avions même
envisagé de nous marier, mais... mais je ne m'y suis jamais résolue. Il y avait toujours tant de
problèmes à régler avant. Et maintenant, je me rends compte que j'ai bien fait. Au fond, notre
relation n'était pas si forte puisqu'elle s'est achevée si facilement.
Mat demeura muet durant un moment. Il était difficile de juger si son silence était compatissant
ou méprisant.
— A mon avis, reprit-il enfin, ce Glyn s'en est bien tiré. Il a dû souffrir quand il s'est rendu
compte qu'il passait après votre travail. Vous savez, continua-t-il après un temps d'hésitation,
ma femme était comme vous. Elle pensait qu'elle pouvait tout avoir. Quand je l'ai rencontrée,
elle possédait sa propre chaîne de boutiques à Brisbane. J'étais sûr qu'elle n'abandonnerait pas
sa vie professionnelle et ses habitudes de citadine pour venir vivre ici, mais l'idée d'être la
maîtresse d'une grosse station de bétail comme Birraminda lui plaisait. Nous avons bien
entendu passé quelque temps ici avant de nous marier pour qu'elle sache exactement à quoi
elle s'engageait, mais non ! Lisa savait ce qu'elle voulait... et ce que Lisa voulait, elle l'obtenait.
— Pourquoi l'avez-vous épousée, si vous la connaissiez si bien? demanda Caline plus
mordante qu'elle n'aurait voulu.
— Je ne l'ai vraiment percée à jour que trop tard. Et puis elle était belle, très belle...
A l'entendre, on aurait cru qu'il essayait de conjurer son image. Il poursuivit :
— Lisa avait un charme fou, mais elle possédait aussi une volonté de fer, et elle connaissait ses
priorités. Au début, elle a pensé qu'elle pourrait gérer ses boutiques depuis Birraminda, si bien
que je lui ai équipé un bureau à grands frais. Fax, ordinateur, e-mail, rien ne lui manquait. Mais
ça ne lui a pas suffi. Tenir la maison ne l'intéressait pas, et elle n'a pas tardé à s'ennuyer ici. Elle
s'est mise à me tarabuster sans cesse pour que je l'emmène en avion à Brisbane afin qu'elle
surveille ses magasins ou qu'elle négocie les contrats en direct. Oh, c'était une femme d'affaires
accomplie!
Pourquoi faisait-il sonner ces mots comme s'il s'agissait d'une insulte? Qu'y avait-il de mal à
être énergique et intelligente?
— Si elle était si professionnelle et qu'elle a accepté de vivre avec vous ici, fit sèchement valoir
Caline, c'est qu'elle vous aimait.
— Je l'ai cru en effet, mais je me trompais, et je m'en suis vite aperçu.
— Et Marion?
Mat ne répondit pas tout de suite, et quand il le fit, ce fut d'une voix de marbre.
— Marion est le résultat d'un essai voué à l'échec pour sauver notre mariage. Lisa a considéré
sa grossesse comme une excuse pour s'installer définitivement à Brisbane. Elle voulait être près
d'un hôpital, disait-elle, et Birraminda n'était pas un endroit où élever un enfant. Elle est donc
partie pour ne plus revenir, et ne m'a même pas prévenu de la naissance du bébé. Plus tard,
elle m'a expliqué que l'accouchement s'était déclenché sans qu'elle s'y attende, et qu'elle n'avait
pas eu le temps de m'appeler pour que je me rende à l'hôpital. Mais je sais depuis que ce
n'était pas vrai.
La voix de Mat était parfaitement contrôlée, pourtant Câline voyait la crispation de ses
mâchoires. Elle comprenait maintenant pourquoi il avait acquis cet air distant et austère. Ce
n'était pas étonnant qu'il ait tant changé. Il avait été infiniment déçu par une femme, qui lui avait
refusé jusqu'à la joie de partager la naissance de leur enfant.
Après un instant de silence, Mat reprit la parole, comme si les mots lui étaient arrachés de
force mais qu'il avait quand même besoin de terminer son histoire.
— Nous avons bien entendu divorcé, et d'une certaine façon j'en ai été soulagé. Mais je me
suis aussi trouvé étranglé financièrement. Mes terres sont l'essentiel de ma fortune, et il m'a été
très difficile de payer l'énorme pension alimentaire que me réclamait Lisa. Mais le plus pénible,
évidemment, a été de lui laisser Marion. Je ne pouvais pas faire autrement, c'était un bébé, et
elle avait besoin de sa mère. Bien sûr, j'allais voir la voir à Brisbane le plus souvent possible,
mais la petite ne me connaissait pas. Aussi, quand Lisa s'est tuée dans un accident de voiture et
que j'ai ramené Marion ici, elle était proprement terrifiée. Elle n'avait que deux ans, et j'étais
pour elle un étranger.
Câline porta son regard sur la fillette qui barbotait dans l'eau. Les mains couvertes de boue,
elle se racontait des histoires. Sans doute avait-elle complètement oublié les deux adultes qui la
regardaient.
— Elle semble heureuse, maintenant, dit la jeune femme.
— Je le pense, oui, mais elle est trop seule, soupira Mat. Elle a certainement oublié sa mère,
pourtant il lui faudrait une présence féminine stable. Si j'avais une aide ménagère qui accepte de
rester ici au moins un an, ce serait plus facile pour elle. Elle a tant besoin de sécurité.
— C'est vous qui êtes son point d'ancrage, dit doucement Câline.
Mat secoua la tête.
— Ce n'est pas suffisant. Je ne peux pas rester avec elle tout le temps. Marion a besoin qu'on
s'occupe d'elle, qu'on joue avec elle. Trop souvent, elle est obligée de rester assise sur une
barrière, à me regarder travailler, pour que je puisse la surveiller d'un œil. Elle apprend toutes
sortes de choses sur la vie d'un ranch, mais elle n'apprend pas à être une enfant.
Mat se tut le regard fixé sur sa fille, accroupie dans l'eau.
— Evidemment, reprit-il, le mieux serait que je me remarie, mais je ne me sens pas capable de
traverser de nouveau les épreuves d'un mariage comme celui que j'ai vécu.
Câline hésita un moment avant d'objecter doucement :
— Tous les couples n'ont pas les problèmes que vous avez connus.
— Vous le croyez ? Et où, à votre avis, vais-je trouver une femme prête à tout abandonner
pour venir vivre ici ? Car il lui faudrait renoncer à tout, et se contenter de la chaleur et de la
poussière. Sans compter que, comme vous le savez, il faut travailler dur, ici !
Certes, ce serait dur. Câline ne pouvait en disconvenir. Mais la femme de Mat aurait tellement
d'autres avantages : elle jouirait du torrent et des gommiers, de l'air si pur, si clair... Et puis elle
aurait Mat, elle pourrait le toucher quand elle le voudrait. Son corps ferme et bronzé lui serait
aussi familier que le sien. Elle passerait de longues et tendres nuits dans ses bras, et quand enfin
elle s'endormirait, ce serait avec la certitude de se réveiller à son côté... Quel genre de femme
avait donc été Lisa pour avoir abandonné tout cela sans un regard en arrière ?
Câline était-elle de la même race? La jeune femme sentit son cœur se glacer en même temps
qu'elle articulait doucement :
— Pour une femme amoureuse, rien de tout cela n'a d'importance.
— En tout cas, si mon mariage m'a appris une chose, c'est que l'amour ne suffit pas, rétorqua
aussitôt Mat d'une voix morne. Lisa prétendait m'aimer, et regardez où cela nous a menés. Et
regardez aussi votre cas : vous aimez Glyn, mais pas assez pour abandonner le travail auquel
vous tenez. Pourquoi une autre femme serait-elle différente ?
Mat se leva et se dirigea vers le poney de Marion dont il dénoua les rênes.
— Non, dit-il alors, je ne me remarierai pas. Si je trouve une aide ménagère convenable, le
problème de Marion sera provisoirement résolu. J'espère seulement que l'agence ne me fera
pas trop attendre.
Sur quoi, il observa sa fille par-dessus son épaule.
— Viens, Marion, lança-t-il, on rentre à la maison.
4.
« Je ne me remarierai pas. » Les jours suivants, ces mots revinrent sans cesse à l'esprit de
Câline, sans qu'elle pût s'expliquer de manière pleinement satisfaisante pourquoi ils lui trottaient
ainsi dans la mémoire. Après tout, les problèmes de Mat et de sa fille ne la concernaient pas.
C'était pitié que son mariage se soit soldé par un tel désastre, certes, mais elle ne pouvait
s'empêcher de lui en vouloir pour l'avoir comparée à Lisa. Elle, en tout cas, n'avait pas rompu
un mariage, ni privé un père de son enfant. C'est Glyn qui l'avait quittée. Elle-même avait
seulement continué à bien faire son travail. Un travail qu'elle aimait, et il n'y avait pas de honte à
cela.
En tout cas, elle comprenait mieux maintenant que Mat soit aussi distant avec elle. Il était poli
mais circonspect, et bien que, manifestement, il s'amusât de ses réactions — d'une manière
qu'elle jugeait exaspérante —, il lui souriait rarement, et si cela lui arrivait, c'était comme si son
sourire lui avait été arraché contre sa volonté. Parfois Câline sentait son regard posé sur elle,
chargé d'une expression qu'elle ne parvenait pas à définir, mais qui la rendait nerveuse. Cela
l'agaçait, et elle avait envie de lui crier qu'elle n'était pas comme Lisa.
Du reste, il lui arrivait de haïr cette femme pour avoir à ce point changé Mat. A d'autres
moments, elle découvrait avec horreur qu'elle l'enviait. Lisa était très belle, avait dit Mat. Il
avait dû en être éperdument amoureux, et avait tout mis en œuvre pour la rendre heureuse.
Enfin et surtout, apparemment, il ne lui avait pas fallu longtemps pour oublier Câline. Marion
avait quatre ans, aussi Mat avait-il dû épouser Lisa voilà cinq ans au moins, six, si l'on prenait
en compte le fait que leur mariage avait commencé à tourner court avant la conception de la
fillette. Ce qui signifiait que, un an après leur rencontre idyllique en Turquie, Mat avait oublié
Câline au point de tomber amoureux d'une autre et de l'épouser.
Prendre conscience qu'il l'avait si vite chassée de sa mémoire était extrêmement irritant pour la
jeune femme. Elle se sentait d'autant plus folle de l'avoir aussi clairement gardé dans ses
souvenirs, même quand elle avait perdu tout espoir de le revoir. Elle lui avait trouvé mille
excuses pour ne l'avoir pas contactée à Londres après leur rencontre en Turquie, comme il lui
avait promis de le faire. En fait, il l'avait simplement oubliée.
D'ailleurs, sans doute n'avait-il jamais été amoureux de Câline. Elle n'avait été qu'une fille parmi
toutes celles qu'il avait rencontrées au cours de son périple en Europe...
Eh bien, dans ce cas, elle n'avait pas à se désoler qu'il ne voie en elle qu'une femme carriériste
dont il n'avait que faire. S'il voulait passer le reste de sa vie à se méfier de toutes les femmes
parce que celle qu'il avait épousée l'avait cruellement déçu, tant pis pour lui. Quant à Câline, il
suffisait qu'elle le persuade de signer un accord aux termes duquel les Voyages Copley
pourraient installer un camp touristique à Birraminda. Après quoi, elle regagnerait Adélaïde, le
cœur léger.
Mais au fil des jours — une semaine, puis dix jours —, Câline commença à oublier la vraie
raison de son séjour à Birraminda. Elle avait appelé son père pour le prévenir qu'elle resterait
absente plus longtemps que prévu, mais fidèle à sa parole, elle n'avait pas encore parlé à Mat
de son projet.
Le plus souvent, l'après-midi, il l'emmenait avec Marion, soit à cheval, soit en voiture, aux
confins de l'immense propriété. Au début, Câline prenait des photos, des mesures, et consignait
des notes dès son retour à la ferme. Elle mesura même la piste d'atterrissage dont Mat se
servait pour son petit avion personnel. Mais bientôt, elle n'y pensa même plus, tant la vie, ici,
l'occupait. Sans contact quotidien avec son bureau, son travail était devenu presque irréel,
alors que la lumière crue, scintillante, le chant perpétuel des oiseaux dans les arbres,
l'enthousiasme permanent de Marion ou le regard de Mat étaient, eux, bien réels !
Câline détestait se lever à l'aurore, et elle n'aimait pas non plus faire le ménage; en revanche,
elle adorait s'occuper de Marion. Elle lui avait appris à écrire son nom, et lui lisait des histoire
ou jouait avec elle à toutes sortes de jeux imaginaires. Et la petite peu à peu s'épanouissait. Ce
n'était certes pas tous les jours facile. Marion était une enfant intelligente et amusante mais elle
était aussi coléreuse et têtue, et aimait particulièrement confronter sa volonté à celle de Câline.
Mais le soir, les différends étaient oubliés, et quand Câline venait l'embrasser dans son lit,
Marion nouait les bras autour de son cou, et c'était le bonheur suprême.
— Regarde, papa, je me lave les cheveux !
C'était un soir où Mat était rentré un peu plus tôt, et l'enfant, debout dans la baignoire, tout
excitée, avait la tête couronnée de mousse blanche. Agenouillée près de la baignoire, Câline
tourna vivement la tête, furieuse de constater qu'après dix jours de cohabitation son cœur
bondissait toujours quand Mat apparaissait à l'improviste.
— Nous ne vous attendions pas si tôt, fit-elle d'un ton tranchant qu'elle ne réussit pas à
contrôler.
— Je sais, rétorqua Mat avec un calme exaspérant, je pensais que vous pourriez me parler de
votre projet de camp, ce soir.
— Ah bon?
Câline s'assit sur ses talons et repoussa ses cheveux.
— Maintenant, vous voulez dire?
— Je vais d'abord prendre une douche, puis je coucherai Marion pendant que vous irez
récupérer votre dossier. Ensuite nous pourrons discuter.
— Parfait.
Mat n'en ferait jamais d'autres ! Il la prenait au dépourvu alors qu'elle n'avait plus pensé depuis
des jours aux arguments qui pourraient le convaincre d'accepter! Mais tant pis ! A la guerre
comme à la guerre, et puisqu'il allait prendre une douche, Câline en ferait autant. Elle n'allait
pas discuter avec lui en se sentant à son désavantage, après une journée torride durant laquelle
elle n'avait pas arrêté de courir après une fillette excitée comme une puce ! Cette discussion
était sa chance, elle la saisirait.
Sous la douche, un moment plus tard, elle s'obligea à se replacer sur le terrain professionnel.
Elle pensa à son père qui attendait impatiemment la décision de Mat, et aux Voyages Copley
dont la situation financière n'était pas brillante. Il fallait de toute urgence à l'affaire un nouveau
produit pour capter une clientèle qui, de plus en plus, lui échappait. Il était donc impératif, oui,
impératif que Mat accepte la proposition de Câline. C'est simple, il le fallait !
Câline s'habilla avec soin : un ensemble beige tout simple avec une ample jupe et un corsage
assez strict qui mettait en valeur son teint hâlé. Se regardant dans le miroir, elle se trouva une
apparence professionnelle, mais pas trop élégante pour s'aliéner Mat avant même d'avoir
commencé à discuter. Dans la pièce à côté, elle entendait Mat qui couchait Marion, cette
dernière ne cessant de babiller joyeusement. Câline sortit son dossier. Elle avait largement le
temps d'aller vérifier dans la cuisine que le gratin ne brûlait pas.
— Vous êtes belle comme le jour !
C'était Brett qui venait de pénétrer dans la pièce en sifflotant, tandis qu'elle était penchée sur le
four.
Comment ne pas aimer Brett? Il était égocentrique, désinvolte et irresponsable, mais si
charmant que Câline riait même quand elle aurait dû lui marquer sa désapprobation. Et chaque
fois qu'elle le voyait, elle était frappée par sa beauté. Pourtant, jamais elle n'en était émue, et
son cœur continuait à battre normalement même quand il surgissait à l'improviste. Alors qu'avec
Mat...
Câline referma la porte du four et se tourna pour accueillir le jeune homme avec un sourire.
— Rude journée ?
— Frénétique, oui, rétorqua Brett nonchalamment. Mat ne se rend pas compte que les
journées n'ont que vingt-quatre heures !
Il avança lentement jusqu'à la cuisinière demandant avec un sourire plein de charme :
— D'ailleurs où est-il, ce vieux tortionnaire?
— Il s'occupe de coucher Marion.
— Tant mieux ! Pour une fois nous sommes seuls ! dit-il en passant un bras autour de la taille
de la jeune femme. Je ne peux jamais vous dire deux mots en tête à tête. Mat est toujours à
tourner autour de nous. On dirait qu'il met son point d'honneur à ne pas nous laisser seuls
ensemble. Vous l'avez remarqué?
Bien sûr que Câline l'avait remarqué. Elle remarquait tout au sujet de Mat! Il aurait pourtant dû
se rendre compte qu'elle ne prenait pas la tendance au flirt de son frère au sérieux! Venant de
la part d'un autre homme, son attitude aurait laissé penser à de la jalousie, mais Câline avait la
désagréable impression qu'elle était la dernière femme dont il se serait soucié. Sans doute était-
elle trop semblable à Lisa. Il ne faisait du reste aucun effort pour être agréable avec elle, et la
regardait toujours avec une redoutable froideur.
— Il a beaucoup de soucis, s'entendit-elle répondre, surprise de prendre ainsi spontanément la
défense de Mat.
— Moi aussi, rétorqua Brett. Vos beaux yeux verts m'empêchent de dormir la nuit. Vous a-t-
on déjà dit que vous aviez un sourire irrésistible, Câline.
En parlant, il avait resserré son étreinte, mais la jeune femme ne songeait même pas à se
dégager tant Brett la troublait peu. Elle éclata de rire.
— Je crains bien de ne pas être la première à qui vous racontez ces fredaines.
Brett eut un sourire plein d'espièglerie.
— Peut-être, mais c'est la première fois que je les pense. Vous êtes la plus jolie fille que j'aie
jamais vue, et vous me plaisez follement. Pourquoi n'est-ce pas réciproque ?
— Parce que je n'ai pas de goût, répliqua Câline, riant toujours.
— Quel gâchis! Une belle fille comme vous! Mais dites-moi, vous n'avez pas commis la folie
de tomber amoureuse de mon frère, au moins ?
Il plaisantait, c'était clair, mais Câline se dégagea brusquement comme s'il l'avait brûlée avec un
fer rouge.
— Amoureuse de Mat? s'exclama-t-elle avec plus de véhémence que nécessaire. Quelle idée
absurde ! Bien sûr que non, je ne suis pas amoureuse de lui !
— Maintenant que cela est clair pour tout le monde, pourriez-vous venir dire bonsoir à Marion
?
La voix glaciale de Mat qui venait d'apparaître sur le seuil de la porte fit sursauter Câline qui se
retourna d'un bond, les joues empourprées.
— Ensuite, si vous êtes prête, nous pourrions avoir cet entretien professionnel. Sauf bien sûr si
vous êtes trop occupée avec Brett.
— N... non... non, bien sûr que non, balbutia précipitamment Câline, alors que Brett affichait
un sourire plein de sous-entendus.
— Si, nous sommes très occupés, répondit-il gaiement. Je m'acharne à convaincre Câline de
tomber amoureuse de moi, mais pour l'instant nous avons simplement établi qu'elle n'était pas
amoureuse de toi.
— Je l'ai entendu, en effet, rétorqua Mat, une expression indéchiffrable sur le visage.
— Je... je vais embrasser Marion, dit précipitamment Câline qui saisit son dossier sur la table
et disparut sans demander son reste.
— Je vous attendrai dans mon bureau, lança Mat, avec un rien d'ironie dans la voix.
Après tout, quelle importance qu'il l'ait entendue dire à Brett qu'elle n'était pas amoureuse de
lui? se demandait la jeune femme en embrassant Marion, quelques instants plus tard. Ce n'était
que la stricte vérité. D'accord, autrefois, en Turquie, les choses étaient différentes, ou plutôt
Mat lui-même était différent. Mais aujourd'hui, il n'était pas plus amoureux d'elle qu'elle ne
l'était de lui.
Et c'était très bien ainsi.
— Entrez, dit Mat quand quelques instants plus tard elle frappa à la porte entrouverte de son
bureau.
Elle s'efforça d'afficher un air assuré tandis qu'il fermait la porte dans son dos.
— Asseyez-vous.
Que de formalisme ! Câline en était un peu déconcertée, mais elle ne se laisserait pas abattre
pour si peu. Mat voulait lui faire comprendre qu'il s'agissait d'un rendez-vous d'affaires, et
c'était ainsi qu'il fallait envisager les choses. S'obligeant à ne pas prêter attention à la tension
sous-jacente qui régnait dans la pièce, la jeune femme ouvrit son dossier et en sortit le plan du
site de la cascade que son père avait dessiné en y ajoutant une esquisse de ce que serait
éventuellement le campement.
Elle parla pendant presque une heure sans s'arrêter et, quand elle se tut enfin, elle avait le
sentiment d'avoir donné le meilleur d'elle-même. Il ne lui restait plus qu'à entendre la décision
de Mat.
— Je ne peux en dire davantage à ce stade, conclut-elle en rassemblant ses papiers. Il est
évident qu'il reste de nombreux détails à régler, mais ce que nous désirons pour l'instant, c'est
votre accord de principe.
Le visage de Mat demeura de marbre tandis qu'il s'écartait du bureau et s'approchait de la
fenêtre.
— Ce projet est très important pour vous, n'est-ce pas? demanda-t-il en se retournant pour la
regarder en face.
— Oui, admit Câline.
— Je me demandais jusqu'où vous seriez prête à aller pour obtenir mon accord.
— Disons que le chiffre que j'ai mentionné peut se discuter, commença la jeune femme avec
précaution.
Mais Mat balaya l'argument d'un geste de la main.
— Non, je ne parle pas d'argent. Jusqu'où vous engageriez-vous, vous, personnellement?
Où voulait-il en venir? Câline émit un petit rire hésitant.
— Cela dépend de ce que vous entendez par « personnellement ».
— Accepteriez-vous de vous marier, par exemple ? La jeune femme se figea, se demandant si
elle avait mal entendu. Se marier? De quel mariage s'agissait-il?
— Avec qui ? balbutia-t-elle, ahurie.
— Avec moi, rétorqua son compagnon sans se troubler.
Câline eut la désagréable impression que le sol venait de s'ouvrir sous ses pieds et elle se laissa
lourdement tomber sur une chaise.
— Vous plaisantez, répondit-elle, d'une voix qu'elle ne reconnut pas comme la sienne.
— Moins que jamais, vous pouvez me croire. Je vous propose un contrat dont les termes sont
limpides. Les voici : vous pouvez utiliser le site de la cascade à toutes les fins touristiques que
vous voulez à condition de m'épouser. Oh, je n'ai pas en tête un engagement pour la vie,
ajouta-t-il comme Câline ouvrait grand la bouche. Nous pourrions considérer une période de
trois ans, pour commencer, mais cette durée pourrait se discuter, comme vous diriez vous-
même.
Câline passa une langue furtive sur ses lèvres sèches. Cette situation était insensée !
— Mais... mais c'est de la folie ! s'exclama-t-elle. Du reste, vous m'avez assuré que vous ne
vouliez pas vous remarier.
— C'est vrai, mais je n'ai pas le choix.
Mat prit un fax sur son bureau avant d'ajouter :
— J'ai reçu ceci de l'agence de placement de Bris-bane, aujourd'hui. On doit m'envoyer une
aide ménagère pour un contrat de très courte durée. Je vois déjà ce qui va se produire : la fille
sera parfaite pendant une semaine, puis elle commencera à s'ennuyer, et Brett lui fera la cour.
Résultat, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle fera ses valises en larmes, et s'en ira
par le premier car. Marion sera livrée à elle-même et tout sera à recommencer.
Mat laissa tomber le fax d'un mouvement las.
— J'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit, l'autre jour, près du torrent, et je pense que vous avez
raison. Le mariage n'est pas forcément ce qu'il a été entre Lisa et moi. On peut envisager un
arrangement plus professionnel dans lequel les deux parties savent clairement où elles vont.
— Ce n'est pas exactement à cela que je pensais, répliqua Câline avec un soupir, mais Mat ne
l'écoutait pas.
Il déambulait dans la pièce en poursuivant son raisonnement.
— En outre, Brett n'oserait pas séduire la femme de son frère. J'aurais donc une aide
ménagère stable, et Marion une figure maternelle. Evidemment, trois ans, c'est un peu court, il
faudrait une période plus longue pour qu'elle se sente vraiment en sécurité, mais ce serait déjà
mieux que ce qu'elle a maintenant. En outre, qui sait, notre mariage pourrait être un succès, et
nous pourrions en renégocier les termes pour une durée plus importante.
— Je ne peux pas croire ce que j'entends ! s'exclama Câline, incrédule. Vous me proposez
vraiment de vous épouser pour régler vos problèmes domestiques ?
— Pourquoi pas? Vous êtes parfaite pour l'emploi. Vous savez vous y prendre avec Marion et
elle est très attachée à vous.
Mat s'était arrêté pour s'adosser à son bureau. Câline demanda doucement :
— Je ne suis pas censée épouser Marion, non ? Ignorant le sarcasme, Mat continuait
l'énumération des avantages de sa proposition :
— Pour ne rien gâcher, apparemment, vous ne prenez pas au sérieux les avances de Brett, et
enfin, comme vous le disiez sans ambages à mon frère, vous n'êtes pas amoureuse de moi.
Câline baissa les yeux. Le sang battait à ses tempes, et son estomac s'était crispé.
— La plupart des hommes y verraient plutôt un inconvénient, fit-elle observer à mi-voix.
— Pour ma part, ce n'est pas le cas, répondit Mat. J'ai eu une épouse qui prétendait m'aimer,
cela m'a suffi. De votre côté, vous m'avez assuré n'être pas romantique, et cela me convient. Je
veux un mariage organisé, sans émotions inutiles ni attentes vaines. C'est clair, non?
— Et si j'accepte, que retirerai-je de ce marché? Il la regarda avec étonnement.
— Cela me paraît évident. Vous pourrez monter votre campement à Birraminda. Que vous le
vouliez ou non, un projet de cette importance nécessitera quelqu'un en permanence sur le site.
Pour le mettre sur pied d'abord, pour l'exploiter ensuite. Rien que l'organisation de
l'approvisionnement sera sans doute un job à plein temps. Et qui s'occupera des gens quand ils
auront besoin de quelque chose, ou qu'ils connaîtront un problème? Vous serez impuissante,
depuis Adélaïde. Alors autant rester ici, et vous occuper de tout sur place.
— Gérer le campement n'est pas forcément compatible avec un rôle d'épouse, fit remarquer
Câline qui n'en revenait pas d'accepter seulement la discussion.
— Disons que vous aurez à concilier deux jobs, rétorqua Mat. Ce n'est pas comme si je vous
demandais de choisir entre votre travail et votre mari, n'est-ce pas ?
Et comme Câline ne trouvait rien à répondre, il poursuivit sans se troubler :
— Vous savez, je ne vous aurais jamais fait une telle proposition si vous ne m'aviez pas parlé
de votre vie à Adélaïde. Mais il se trouve que vous êtes seule, votre petit ami vous a quittée
pour une de vos copines et vos amis hésitent certainement à vous inviter ensemble, pour ne pas
créer de malaise. M'épouser est donc une bonne solution pour vous éloigner provisoirement de
votre cercle habituel.
— C'est en tout cas une solution plutôt extrême, rétorqua Câline non sans ironie. Je peux aussi
trouver un travail ailleurs qu'à Adélaïde, si j'ai vraiment envie de m'en aller.
— C'est précisément ce que je vous offre. Il n'est pas nécessaire d'être follement amoureux de
quelqu'un pour travailler correctement avec lui.
— Non, mais cela aide si ce quelqu'un est votre mari.
— Ce n'est pas ce que m'a enseigné l'expérience, rétorqua Mat. Vous dites que votre travail
vous passionne. Je n'y vois rien à redire, et je vous offre la chance de le prouver. Epousez-moi,
restez ici et faites en sorte que votre projet de campement réussisse. Sinon, vous devrez
cherchez une autre propriété agricole, et quelqu'un qui accepte de se lancer avec vous dans
une aventure pour le moins risquée.
Câline se redressa, piquée au vif, cette fois.
— Si je comprends bien, c'est du chantage? Mat haussa les épaules.
— Disons que c'est une question de priorités. Je connais les miennes : la première c'est
Marion. A vous de déterminer les vôtres.
C'était un défi, il ne fallait pas s'y tromper. Câline ne savait s'il fallait en rire ou en pleurer. Ou
plus simplement encore se lever et frapper Mat de toutes ses forces pour qu'il comprenne que
ce qu'il proposait était indigne ! Hélas, Câline savait que les rêves de son père s'effondreraient
si elle n'obtenait pas l'accord de Mat pour le campement. Elle ne pouvait donc pas partir en
claquant la porte, comme la situation le méritait.
Elle se leva, gardant soigneusement les yeux baissés.
— Je... je vais réfléchir, dit-elle, rassemblant les éléments de son dossier.
— Parfait, rétorqua Mat, qui se dirigea vers la porte pour la lui ouvrir. Communiquez-moi
votre décision quand vous l'aurez prise.
Sur quoi, il referma la porte sur la jeune femme.
C'était tout ce qu'il avait à dire? Câline regarda le battant, incrédule. Pas un mot
d'encouragement, rien qui puisse la rassurer, rien surtout qui puisse la persuader d'accepter sa
proposition. En serait-il mort s'il lui avait témoigné un brin d'intérêt? Il aurait pu au moins lui
dire qu'il la trouvait séduisante, ou intelligente, ou tout simplement qu'il avait l'impression qu'ils
s'entendraient bien tous les deux. Mais non ! Il la laissait avec l'idée déplaisante que sa qualité
majeure était la disponibilité.
De toute façon, l'épouser relevait du ridicule pur et simple. Câline lui dirait non, bien sûr.
Evidemment que c'était ce qu'elle ferait !
Elle fut distraite tout le long du dîner, incapable de plaisanter avec Brett, et seulement
consciente de la présence impassible de Mat, assis en bout de table. S'inquiétait-il de la
réponse que lui donnerait la jeune femme ? Il n'en donnait certes pas l'impression, et il ne faisait
pas le plus petit effort pour la mettre à l'aise. Comme d'habitude, il se contentait de parler de
son bétail ! Bon sang, il était impensable ne fût-ce que d'envisager d'épouser un semblable
individu !
Et pourtant elle réfléchissait à cette idée, elle le comprit ce soir-là tandis qu'elle cherchait en
vain le sommeil. En allant se coucher, elle s'était arrêtée un instant dans la chambre de Marion
pour vérifier que l'enfant ne s'était pas trop découverte. La fillette marmonnait et soupirait dans
son sommeil. Attendrie, elle l'avait contemplée, et s'était dit qu'il existait sans doute de pires
manières de passer trois ans qu'en entourant de sécurité et d'amour un petit être fragile. L'enjeu
en valait la peine.
Si elle acceptait la proposition de Mat, le travail à Adélaïde n'en souffrirait pas car Câline avait
dernièrement engagé une nouvelle secrétaire pour seconder son père. Dans ces conditions,
pourquoi ne pas rester à Birraminda?
A cause de Mat! C'est lui qui faisait toute la différence. L'idée de l'épouser troublait Câline à
un point indicible. On ne vivait pas impunément avec quelqu'un pendant trois ans. Forcément
on s'impliquait dans sa vie... Et Mat avait parlé d'un contrat professionnel. Comment
envisageait-il un mariage « professionnel » ? Iraient-ils dormir chacun dans leur chambre le soir,
comme ils le faisaient actuellement, ou s'attendait-il à ce qu'ils partagent le même lit? Faudrait-il
qu'elle s'endorme tous les soirs à côté de lui? C'est ce que devrait faire une épouse réelle.
Mais, hélas, Mat ne voulait pas d'une épouse réelle...
En fait que voulait-il ? Une maîtresse de maison ou une épouse? Et lequel des deux rôles
Câline serait-elle capable d'assumer?
La jeune femme finit par sombrer dans un sommeil sans rêve, et fut étonnée de se réveiller le
lendemain matin beaucoup plus calme. Elle eut même une discussion détendue avec Mat au
petit déjeuner au sujet des sandwichs à préparer pour le personnel. En fait, la nuit lui avait
porté conseil, et elle prenait conscience à présent que l'important n'était pas qu'elle dorme ou
non dans le lit de Mat, mais ce que son père éprouverait si, en refusant d'épouser Mat, elle le
privait de ses chances de monter un campement à Birraminda, et donc de sauver son agence
de voyages.
Dan s'en remettrait-il? Il avait fondé de si grands espoirs sur Birraminda qu'il considérait
comme le site parfait. Chercher un nouvel emplacement lui serait sans doute un trop gros effort,
compte tenu de son état de santé déficient... Bref, si Câline rentrait à Adélaïde sans l'accord de
Mat, elle aurait l'impression d'avoir échoué lamentablement dans sa mission, et se le
reprocherait sans doute longtemps.
En attendant, il fallait qu'elle appelle ses parents. Non pour leur exposer son dilemme — ils
seraient scandalisés s'ils savaient ce qu'elle envisageait —, mais elle avait envie de leur parler
avant de prendre sa décision, quelle qu'elle soit.
Elle le fît donc un peu plus tard dans la matinée, de son téléphone portable.
— Ton père va beaucoup mieux, dit Jill Copley quand sa fille lui eut demandé des nouvelles.
Elle baissa la voix pour que Dan ne l'entende pas de la chambre où il se reposait, et ajouta :
— Tu sais comme il est anxieux, et il n'arrêtait pas de s'angoisser sur ce qui arriverait si tu ne
parvenais pas à traiter avec Matthew Standish. Mais depuis que tu as appelé pour nous dire
que tu restais à Birraminda quelque temps, il est complètement détendu. Il y voit un bon signe,
et n'arrête pas de tirer des plans sur ce fameux campement. Je ne l'ai pas vu aussi enthousiaste
depuis bien longtemps. Je t'en suis très reconnaissante, ma chérie.
— Mat... enfin... M. Standish n'a pas encore dit oui, murmura Câline.
Il lui fallait mettre sa mère en garde, mais celle-ci semblait aussi confiante que son mari.
— Il ne te dira pas non après t'avoir gardée presque deux semaines chez lui, tout de même !
s'exclama cette dernière. D'ailleurs comment est-il? Ton père n'a pas pu satisfaire ma curiosité.
Il m'a seulement dit qu'il n'était pas le premier venu. Dis-moi, est-il agréable à vivre ?
Câline ferma un instant les paupières pour emprisonner l'image du beau visage de Mat, ses
traits assurés, sa bouche volontaire, ses yeux bruns impénétrables... son sourire rare, mais si
émouvant, et la façon dont il soulevait sa fille dans ses bras, la façon aussi dont il enfourchait
son cheval...
— Il peut l'être, s'entendit-elle répondre.
— Est-il marié? Câline hésita.
— Non.
— Ah bon?
L'intonation de sa mère était telle que la jeune femme ne put se contenir.
— Ne sois pas ridicule, maman! s'exclama-t-elle un peu trop vivement. Dis-moi, je peux parler
à papa?
Dan était de fort bonne humeur, et parla tant et tant des aménagements qu'il envisageait pour le
nouveau campement que Câline eut du mal à placer un mot. Il finit par demander, comme si de
rien n'était :
— A propos, comment t'entends-tu avec Matthew Standish. Es-tu arrivée au stade où on peut
commencer à réfléchir aux termes du contrat?
Câline serra le téléphone dans sa main avant de répondre lentement :
— Il y a encore quelques détails à régler, papa, après quoi, je pense qu'il signera.
— Bravo ma fille ! s'exclama Dan, je savais que je pouvais compter sur toi.
— En effet, papa, tu peux compter sur moi, murmura Câline, je ne te laisserai jamais tomber.
Elle coupa la communication, posa ensuite l'appareil sur la table et ferma un instant les yeux. Il
semblait bien que sa décision était prise.
5.
A pas lents, Câline longeait les enclos où se pressait l'énorme troupeau. Effarée, elle avait
observé depuis la véranda les centaines de bovins arriver dans un nuage de poussière rouge.
On avait du mal à croire que seulement six hommes à cheval suffisaient à contrôler et surveiller
ces hordes d'animaux énormes. Mais voilà que maintenant, alors qu'il ne s'était écoulé que
quelques heures, tous avaient intégré les enclos, où le bruit et la confusion avaient cédé le pas à
un calme lourd.
Deux ouvriers perchés nonchalamment sur une clôture fumaient une cigarette avec la visible
satisfaction du travail accompli.
— Savez-vous où est Mat ? leur demanda Câline.
— Quand on l'a vu pour la dernière fois, il se dirigeait vers la cour de l'écurie, répondit l'un
d'eux.
Il était donc de retour ! Câline pinça les lèvres. Deux jours s'étaient écoulés depuis son
invraisemblable demande en mariage — son ultimatum, plutôt — et dès cet instant, il avait
disparu. Hier matin, il était parti avec ses aides aux confins de la propriété rassembler le bétail
et, avec les hommes, il avait dormi sur place, sous les étoiles.
Câline avait vécu ces deux jours dans un état de tension pénible, guettant son retour, et depuis
qu'elle avait vu le troupeau arriver, sa nervosité ne connaissait plus de bornes. Mais
apparemment Mat n'était pas pressé de connaître sa décision. Alors, n'en pouvant plus
d'attendre, elle était partie à sa recherche.
L'enclos des chevaux était irrigué, et, dans la lumière de cette fin d'après-midi, il paraissait
calme et reposant, avec son herbe verdoyante qui contrastait avec la terre rouge qui l'entourait.
Duke, le cheval que montait toujours Câline, déambulait paisiblement. La jeune femme le
contempla un moment avant de se détourner avec un soupir. A cet instant, Mat apparut à
l'angle des écuries, montant Red, son grand cheval bai.
Brusquement tout cessa d'exister pour Câline. Il n'y avait plus que Mat, dont la haute silhouette
se découpait sur l'horizon d'un bleu intense. La jeune femme se sentit soudain étrangement
légère, comme flottant au-dessus du sol, et une sensation bizarre lui étreignit le cœur tandis
qu'une timidité subite la paralysait tout entière. Deux jours durant, elle avait attendu le moment
de lui parler, et, maintenant qu'il était là, plus un son ne sortait de sa gorge.
— Bonjour, réussit-elle à articuler lorsqu'il immobilisa Red à sa hauteur.
Du haut de sa monture, Mat semblait inaccessible. Sentant son regard peser sur elle, Câline
baissa les yeux, et pour se donner une contenance caressa le museau de Red.
— Où est Marion ? demanda Mat au bout de quelques instants.
— Je l'ai laissée avec Naomi.
Naomi, la femme de Bill, l'intendant de la propriété, avait deux petits enfants et en attendait un
troisième, et Câline s'était sentie un peu coupable de lui laisser Marion un court moment pour
partir à la recherche de Mat. Elle ajouta, sans regarder ce dernier :
— Je voulais vous parler seule à seul.
— Pour me faire connaître votre décision?
— Oui.
Sans un mot, Mat sauta de son cheval avec aisance, et le fit entrer dans le paddock. Avec
calme, il le débarrassa de sa selle et de sa bride, prit le temps de sortir de sa poche un
morceau de carotte qu'il lui donna avant de lui caresser la croupe, puis de l'envoyer gambader.
Lorsqu'il rejoignit enfin Câline, il s'appuya à la clôture pour l'observer par-dessous le bord de
son chapeau poussiéreux.
— Alors? dit-il enfin.
— Vous ne semblez pas bien anxieux de connaître ma réponse, répondit sèchement Câline
dont les nerfs étaient de nouveau tendus depuis que Mat était près d'elle.
Ce dernier haussa les épaules.
— De toute façon ce n'est pas moi qui vous ferai changer d'avis, quoi que vous ayez décidé.
— Etes-vous sûr d'avoir envie que je vous fasse part de ma décision ? ironisa la jeune femme.
Mat fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire?
— Il y a deux jours, vous m'avez fait une demande en mariage complètement saugrenue, et
depuis vous avez disparu, lança la jeune femme d'un ton accusateur. Ça ne me semble pas
vraiment correspondre avec le comportement d'un homme qui attend une réponse quelle
qu'elle soit !
Mat serra les mâchoires.
— Je suis parti rassembler les troupeaux afin de les redescendre ici, ce qui m'a amené à rester
absent ces deux jours, dit-il. Cela n'a rien à voir avec vous.
— Vous m'avez cependant ignorée toute la soirée avant votre départ, riposta Câline avec
mauvaise humeur. Et cet après-midi, depuis votre retour, vous n'avez pas pris la peine de me
chercher.
— Voilà seulement une demi-heure que je suis rentré, répliqua Mat, entre ses dents serrées, et
il a fallu que je recense le troupeau à l'arrivée. Je viens de terminer. Cela ne m'a pas laissé
beaucoup de temps pour vous ignorer. Mais, puisque vous en parlez, même si j'étais rentré
plus tôt, je n'aurais pas couru à la maison chercher une réponse de votre part. Vous m'auriez
accusé de vous harceler ! J'étais conscient qu'il vous fallait du temps pour réfléchir et vous
décider en toute connaissance de cause. J'étais donc prêt à attendre.
Sa voix s'était faite dure comme l'acier, et il ajouta :
— Maintenant, si votre décision est prise, peut-être pourriez-vous m'en faire part, à moins que
je ne sois supposé la deviner?
— Compte tenu des circonstances, ce ne devrait pas être trop difficile, répliqua-t-elle, peu
amène.
Cette fois, elle eut la satisfaction de voir Mat au bord de l'exaspération.
— Ecoutez, Câline, dites-moi oui ou non, c'est tout ce que je vous demande !
Il y eut un silence. La conversation ne se déroulait pas du tout comme l'aurait voulu la jeune
femme. Au lieu de parler sur un ton détaché et professionnel, voilà qu'elle se comportait
comme une enfant de mauvaise humeur ! Elle gratta l'une de ses semelles contre la barre de la
clôture.
— Ma réponse est oui, murmura-t-elle, boudeuse. Oui, j'accepte de vous épouser, mais à la
condition que vous signiez une promesse officielle de laisser les Voyages Copley installer un
camp de touristes près de la cascade.
— Bien.
Câline attendit, mais visiblement Mat n'avait pas l'intention d'en dire plus. Alors elle explosa,
indignée.
— Bien ! C'est tout ce que vous trouvez à dire?
— Que voulez-vous de plus ? Je suis tout prêt à passer un contrat écrit spécifiant les
conditions dont nous conviendrons en nous mariant. De toute façon, il n'est pas question que je
prenne le risque des conséquences d'un divorce comme la première fois. Quand nous mettrons
un terme à notre mariage à l'expiration du délai stipulé, il ne faut pas que des problèmes
financiers surgissent.
— Je n'ai rien à faire de votre argent, s'exclama Câline avec dégoût. Je veux simplement que
les Voyages Copley puissent continuer à exploiter le site de Birraminda après la dissolution du
mariage.
— Eh bien, nous en discuterons les modalités quand nous rédigerons le contrat, rétorqua son
compagnon avec indifférence. Je dis seulement qu'avant de nous marier il faut que nous
sachions à quoi nous nous engageons. Une femme d'affaires comme vous en conviendra, et
comprendra, j'en suis sûr, que nous établissions un contrat en bonne et due forme.
Réduire un mariage à des précautions juridico-financières glaçait Câline jusqu'aux os, mais elle
n'était pas en position de le faire valoir.
— En tout cas, pour l'instant, il y a des détails plus importants à régler qu'un simple contrat de
mariage, dit-elle.
— Quoi, par exemple?
— Quoi? Eh bien... Eh bien... tout!
Frustrée, exaspérée, la jeune femme leva les bras en un geste d'impuissance avant de les laisser
retomber.
— Pour commencer, qu'allons-nous raconter aux autres ?
— Simplement que nous allons nous marier. Câline croisa les bras nerveusement sur sa
poitrine.
— Il en faudra davantage pour convaincre mes parents que je suis décidée à vivre désormais
avec un parfait inconnu. Ils seraient horrifiés s'ils savaient pourquoi nous nous marions ! Je ne
vous épouserai qu'à la condition qu'ils ne puissent jamais deviner mes motivations, ce qui
implique que nous devrons les convaincre que nous sommes un vrai couple.
— Qu'est-ce qu'un vrai couple, à votre avis? ironisa Mat. Il n'en est pas deux semblables.
Pourquoi n'en formerions-nous pas un, nous aussi?
— Vous savez très bien ce que je veux dire ! répondit Câline furieuse. Il faut que mes parents
croient que nous sommes éperdument amoureux.
Mat passa les pouces dans la ceinture de son jean poussiéreux.
— Ce n'est pas un problème, non ?
— Tout dépend si vous êtes doué pour jouer la comédie, rétorqua Câline avec aigreur.
Mat demeura imperturbable.
— Il faudra que nous fassions un effort tous les deux. Pour votre part, vous devrez montrer à
Brett que vous êtes une épouse aimante. Vous vous en sentez capable?
— A condition que vous sachiez le convaincre que vous êtes un mari épris, répliqua la jeune
femme du tac au tac.
— Je dois pouvoir y arriver.
Son détachement était insupportable ! Sans doute montrerait-il plus de passion s'ils étaient en
train de discuter de la pluie et du beau temps ! Câline reprit, plus agressive qu'elle n'aurait
voulu.
— Etre mari et femme n'implique pas seulement de donner aux autres l'image d'un couple
amoureux... Une épouse n'est pas seulement une aide ménagère avec une bague au doigt,
poursuivit-elle après un temps d'hésitation. Quand deux êtres sont mariés, ils partagent
certaines choses en public comme en privé... euh... une chambre par exemple.
— Nous ne ferons jamais croire à Brett que nous nous aimons si nous ne partageons pas la
même chambre, admit Mat avec un petit ricanement. Et le même lit aussi.
Il risqua un coup d'œil vers Câline qui avait prudemment détourné le visage, et il demanda
innocemment :
— Pourquoi? C'est un problème?
— Non, ce n'est pas un problème, répliqua précipitamment la jeune femme. C'est seulement
que... euh... à mon avis, nous devrions décider maintenant si vous... si nous... enfin, vous voyez
ce que je...
Elle s'empêtrait lamentablement, et lança un rapide regard à son compagnon. Quelque chose
qui ressemblait à un sourire flottait sur son visage. Et cela indiquait qu'il savait exactement à
quoi elle faisait allusion, et n'avait pas l'intention de lui faciliter le travail ! Une bouffée de colère
assaillit Câline, et elle se reprit pour se tourner et faire face à son compagnon.
— Ce que je vous demande, articula-t-elle d'une voix glaciale, c'est si vous comptez que nous
dormions ensemble.
— Pourquoi pas ? rétorqua Mat sans se départir de son calme.
— Mais... mais nous nous connaissons à peine.
— Cela ne nous a pas gênés autrefois, il me semble. Suivit un long, long silence. Câline s'était
pétrifiée. Et puis lentement, très lentement, elle leva la tête pour regarder son compagnon.
— Ainsi tu n'as pas oublié?
— Tu l'as pensé un instant?
Le regard de Mat était impénétrable, et sa bouche souriait à peine.
— Pourquoi ne l'as-tu pas dit avant? demanda Câline, la voix un peu rauque.
Elle avait l'étrange sentiment que le passé et le présent s'étaient télescopés dans un
embrouillamini d'émotions contradictoires où plus rien n'était sûr.
— Toi non plus tu n'as rien dit, fit remarquer Mat avec un haussement d'épaules.
Il se tourna pour observer les chevaux, et reprit :
— Sur le coup, je n'étais pas sûr qu'il s'agisse de toi. J'ai reconnu le surnom, évidemment,
lorsque Marion me l'a dit, mais tu étais si différente...
Il plissa les yeux comme s'il revoyait par le souvenir la Câline de l'époque, sept ans plus tôt.
Elle avait les cheveux plus longs, alors, et, comme la majorité des gens de son groupe de
voyage, elle arborait un vieux short avec un débardeur délavé. C'était à cause de son sourire
qu'il l'avait remarquée, son sourire et ses yeux verts, si clairs, qui s'étaient plantés dans les
siens.
— Tes cheveux sont plus courts, c'est plus élégant, je suppose, reprit-il comme s'il se parlait à
lui-même. Tu portais des lunettes de soleil et un ensemble pantalon... Ça semblait tellement
impossible que ce soit toi. Et puis tu as ôté tes lunettes et j'ai vu tes yeux, alors j'ai su que
c'était bien toi, mais... mais toi, de ton côté, si tu m'avais reconnu, tu n'allais pas l'admettre,
c'était clair. Je ne sais pas. J'ai pensé que tu risquais peut-être de te sentir gênée, voire
embarrassée de travailler pour moi si j'abordais le sujet. N'oublie pas que je te prenais pour
une aide ménagère envoyée par l'agence. Et finalement il m'a paru plus simple de faire comme
toi et de prétendre que je ne te connaissais pas.
Il jeta un regard de biais à Câline.
— Après tout, sept ans avaient passé. Il était donc assez naturel que tu m'aies oublié, conclut-
il.
Naturel, disait-il? Câline songea à ses lèvres sur sa peau, à la douceur de ses mains sur son
corps frémissant, elle se remémora combien ses sens s'étaient mis à chanter et la passion
brûlante, haletante, qu'ils avaient partagée.
Elle aurait voulu détourner le regard sur les chevaux, sur la clôture, sur n'importe quoi qui ne fût
pas lui, mais ses yeux étaient irrésistiblement attirés par ceux de son compagnon, et quand ils
finirent par s'y noyer, la jeune femme se laissa entraîner, sept ans en arrière, quand sur la plage
elle avait regardé au-delà des gens qui l'entouraient et l'avait vu, lui, qui l'observait en silence.
Mat voyageait seul en Turquie, tandis que Câline faisait partie d'un groupe qui devait repartir
trois jours plus tard. Mais rien de cela n'avait eu la moindre importance à cet instant. Ils avaient
été l'un pour l'autre bien plus que deux jeunes Australiens se retrouvant en terre étrangère. Ils
avaient été deux moitiés d'un tout qui s'emboîtaient parfaitement. Mieux, dans les bras de Mat,
Câline avait eu l'impression de toucher enfin le port et de se révéler à elle-même.
Pendant trois jours, ils ne s'étaient pas quittés. Ils avaient parlé et avaient ri ensemble. Ils
s'étaient baignés dans la mer turquoise, et Câline revoyait les gouttelettes scintillant sur la peau
bronzée de Mat quand il surgissait des profondeurs bleutées, et elle revoyait aussi son sourire
lorsqu'il secouait ses cheveux mouillés... Ensemble ils avaient grimpé jusqu'au fort en ruine qui
dominait la plage pour regarder le soleil se fondre dans la mer, et quand la nuit tiède avait
déployé son manteau de velours, ils avaient fait l'amour comme la chose la plus naturelle du
monde. Ensuite, ils avaient marché longtemps sur la plage, et s'étaient baignés dans l'eau
sombre et fraîche, s'émerveillant des traînées fluorescentes qui jaillissaient autour de leurs deux
corps enlacés.
« Reste avec moi », avait dit Mat le dernier soir, mais Câline ne pouvait pas abandonner son
groupe qui retournait à Londres où des amis l'attendaient. Quitter Mat n'avait pas été trop
douloureux, puisqu'elle lui avait donné une adresse où la contacter, et qu'il avait promis de
l'appeler dès que lui-même arriverait à Londres. Pour Câline, il était si évident qu'ils étaient,
faits l'un pour l'autre. Comment se serait-elle doutée qu'il lui faudrait attendre sept ans pour le
revoir?
Au prix d'un effort surhumain la jeune femme revint au présent.
— Non, je ne t'avais pas oublié, murmura-t-elle.
— Dans ce cas pourquoi n'en as-tu rien dit?
— Pour des raisons analogues aux tiennes, j'imagine, avoua-t-elle, je pensais que tu ne te
souvenais pas de moi. Je savais seulement que tu t'étais marié et que ta femme était morte. Il ne
me paraissait pas très approprié de te rappeler que nous nous connaissions. D'autant que nous
n'avions vécu qu'un amour de vacances, ajouta-t-elle, cherchant à s'en persuader elle-même.
— Vraiment ? releva Mat sans la regarder.
— Tu n'as jamais cherché à me contacter, lui rappela Câline d'un ton qu'elle voulait naturel,
mais qui était accusateur.
— Je t'ai appelée.
De stupeur, la jeune femme pivota.
— Ce n'est pas vrai !
— Si.
Mat se pencha sur la barrière si bien que Câline ne voyait rien de son visage sinon la veine qui
battait sous son oreille.
— J'avais passé cette année-là à travailler comme consultant agronome en Afrique de l'Est,
poursuivit-il. J'avais attendu, pour quitter l'Australie, que Brett soit en âge d'aider papa à
Birraminda, parce que je savais qu'ensuite j'aurais peu d'opportunités de voyager. A la fin de
mon contrat en Afrique, j'ai décidé de visiter la Turquie avant de rentrer à Londres, et de là
regagner l'Australie d'où, je le savais, il me serait très difficile de m'échapper pendant des
années. Tant que j'ai été en Turquie, je n'avais pas de contacts avec ma famille.
La voix de Mat perdit toute expression tandis qu'il poursuivait :
— A Londres m'attendait un message m'annonçant que mon père était mort un mois plus tôt.
Brett était bien trop jeune pour mener la propriété seul. J'ai donc dû sauter dans le premier
avion pour Brisbane.
Il hésita puis ajouta :
— Je t'ai appelée de l'aéroport. Une de tes amies m'a répondu que tu étais à une soirée et
qu'elle te transmettrait le message. Elle ne l'a pas fait?
— Non, articula lentement Câline.
Comme la vie aurait été différente si elle avait su que Mat avait cherché à la contacter !
— J'ai même essayé de t'appeler d'ici, à mon retour, poursuivit son compagnon après un temps
de silence, mais tu étais encore sortie, et... oh, je ne sais pas... cela n'avait plus beaucoup de
sens, m'a-t-il semblé. Tu étais à l'autre bout du monde, et tu prenais du bon temps. Tu m'avais
parlé de ta vie à Adélaïde, tes soirées, tes clubs, tes parties de voile en week-end, et je ne
t'imaginais pas renonçant à tout cela pour venir t'enterrer ici, à Birraminda. Or, moi, je ne
pouvais guère m'en échapper : il fallait que je remette la propriété sur ses rails après la mort de
mon père.
Il se tut encore et tourna la tête pour regarder la jeune femme.
— Tu semblais avoir un caractère à être heureuse quoi que tu fasses. Alors je me suis dit que
tu ne perdrais guère de temps à te demander ce que j'étais devenu.
Câline n'avait perdu que sept ans...
— En effet, murmura-t-elle.
— Quoi qu'il en soit, reprit Mat, c'est le passé, ça n'a plus d'importance.
Un silence inconfortable s'établit. Les souvenirs envahissaient Câline, elle aurait voulu les
repousser, pouvoir enfin s'occuper du présent!
— Que... quelle coïncidence de nous retrouver ainsi après si longtemps, réussit-elle à articuler
au bout d'un long moment.
— Est-ce que cela change quelque chose? demanda aussitôt Mat d'un ton froid.
Lui ne pensait pas au passé mais au présent, à Marion, et à son désir d'assurer la stabilité de
l'enfant.
— Non, répliqua vivement Câline, se forçant à penser à l'avenir des Voyages Copley, non,
bien sûr que non.
Mat la dévisagea un instant, rigide, les bras croisés en une position de défense inconsciente.
— En ce qui me concerne, dit-il, lorsque nous serons mariés, je te demanderai seulement de te
comporter comme ma femme en public. En privé, ce sera à toi d'en décider. A mon avis, dans
la mesure où nous sommes adultes tous les deux, et que nous avons été attirés l'un par l'autre
jadis, il serait stupide de ne pas profiter des moments que nous aurons à passer ensemble,
d'autant que nous devrons partager le même lit. Nous l'avons fait autrefois.
— C'était différent alors, déclara Câline avec une sorte de conviction désespérée. Nous étions
différents, tu n'avais pas été marié, je n'avais pas connu Glyn. Rien ne sera plus pareil.
Le regard de Mat s'était enflammé à la mention de Glyn.
— Qui dit que ce sera pareil? s'exclama-t-il avec impatience. Je suggère seulement que,
puisque nous devrons dormir ensemble trois ans durant, nous en tirions le meilleur parti, mais
ce sera à toi d'en décider. Je ne te toucherai pas si ta ne me le demandes pas... gentiment, bien
sûr.
Câline se tendit. Il se moquait d'elle, c'était clair.
— Faudra-t-il que je t'adresse une demande par écrit? dit-elle d'un ton sec pour masquer sa
gêne.
— Oh, je suis sûr que tu sauras te faire comprendre le moment venu, si ta en éprouves le désir,
répliqua Mat, et, comme elle détournait la tête, il ajouta avec un soupir : Je vois que l'idée ne te
séduit pas beaucoup. D'accord. Nous pouvons mettre une clause à ce sujet dans notre contrat,
si cela doit te rassurer. En ce qui me concerne, l'affaire est entendue, je ne te toucherai pas. Et
si d'aventure tu changes d'avis, tu n'auras qu'à me le dire. En attendant, inutile d'être nerveuse
chaque fois que ta te coucheras à côté de moi. Il ne t'arrivera rien. Suis-je clair?
— Très clair, marmonna Câline d'un ton raide. Et merci.
La promesse de Mat aurait dû la rassurer mais, curieusement, elle la mettait encore plus mal à
l'aise. Elle pouvait difficilement lui en vouloir de lui concéder le droit de choisir, mais il semblait
tellement se moquer qu'elle veuille ou non faire l'amour avec lui !
D'ailleurs comment réagirait-il si sans rien dire, elle se lovait contre lui et le caressait comme
elle l'avait fait autrefois? Peut-être la repousserait-il. Ou pire, il se retournerait de l'autre côté en
poussant un soupir las. Rien que d'y penser, Câline brûlait de honte ! Mais d'un autre côté
comment réussirait-elle à dormir à côté de lui pendant trois ans sans jamais l'effleurer, alors que
les souvenirs de leurs nuits de passion ne cesseraient de la tarauder?
— Bon, tout est clair entre nous ? dit Mat en se redressant.
Trois ans à s'occuper de la ferme de Birraminda, ou rentrer à Adélaïde et dire à son père
qu'elle avait échoué dans sa mission? Trois ans avec Mat ou la vie entière sans lui?
— Oui, s'entendit répondre la jeune femme après un instant d'hésitation, tout est clair.
Son hésitation n'avait pas échappé à Mat.
— Ton travail doit compter beaucoup pour toi, commenta-t-il d'un ton sarcastique.
Il la comparait à Lisa, c'était sûr, mais quelle importance. Il valait mieux qu'il en soit ainsi. De
cette façon il ne se doutait pas combien Câline redoutait que son propre corps et son propre
désir ne la trahissent.
— Oui, dit-elle, rassemblant tout ce qu'il lui restait de dignité. Je n'aurais pas accepté de
t'épouser autrement.
— Je l'imagine en effet. Et maintenant rentrons, reprit-il avec brusquerie. Nous n'allons pas
rester ici toute la soirée.
Ils reprirent le chemin de la ferme en silence, Matt marchant en tête. A le voir avancer si
nonchalant, si élégant, Câline sentait la tête lui tourner.
— Quand veux-tu que nous nous mariions ? demanda-t-elle au bout d'un moment d'une voix
faussement enjouée.
— Pour moi, le plus tôt sera le mieux. Tu ne veux pas d'un grand mariage, j'espère?
— S'il ne tenait qu'à moi, je te répondrais non, mais je te rappelle qu'il me faut convaincre mes
parents, et que, pour cela, une vraie cérémonie sera nécessaire. Nous ferons les choses
simplement, cependant ils trouveraient louche que je ne me marie pas chez eux.
— S'il faut cela pour les convaincre que nous faisons un mariage d'amour, je l'accepte. Mais tu
n'envisages tout de même pas une longue robe blanche, un voile et tout le tremblement?
— Non évidemment! rétorqua Câline, les dents serrées, je trouverai certainement une tenue
jolie mais simple. Et je pensais que Marion pourrait être demoiselle d'honneur.
— Si tu veux. Ecoute, je t'abandonne cet aspect des choses. Tu n'auras qu'à me dire où et
quand tu veux que je me présente, et j'y serai.
— Je suis ravie de constater que notre mariage t'importe à ce point, ne put s'empêcher de
déclarer Câline d'un ton plein de sarcasme. Personne ne pensera que nous faisons un mariage
d'amour si tu affiches un pareil détachement.
— Ne t'inquiète pas, je saurai me montrer épris quand il le faudra.
Câline détourna les yeux avant de reprendre subitement :
— Les gens vont se demander pourquoi nous nous marions. Après tout, je ne suis ici que
depuis quinze jours.
— Ce sera à nous de les persuader que nous sommes tombés amoureux au premier regard.
C'est bien ainsi qu'il en avait été, autrefois, mais Mat se gardait bien de le dire !
— Brett n'y croira jamais, reprit la jeune femme, les yeux fixés sur la ligne d'horizon que le
soleil déclinant teintait d'incarnat. Il vit ici et il est bien placé pour savoir ce qu'il en est entre
nous. Qui plus est, je lui ai dit l'autre soir que je n'étais pas amoureuse de toi.
— Je m'en souviens, rétorqua Mat, mordant, mais il ne t'a pas cru. Il m'a assuré après que tu
t'en étais défendue avec trop de conviction pour avoir été sincère.
Câline se figea au milieu du chemin.
— Il a eu l'audace de te dire cela! s'exclama-t-elle, furieuse.
— Oui, et si j'en juge par les commentaires qu'il a faits ce soir-là, après que nous avons discuté
ensemble dans mon bureau, il s'attend plus ou moins à ce que nous lui annoncions notre
mariage.
Mat avait parlé sans se troubler, et il acheva :
— Il suffit maintenant que tu rentres à la maison avec l'air de quelqu'un qui vient de se faire
passionnément embrasser.
— Et comment veux-tu que je fasse ça? s'étonna Câline, interloquée. Ce n'est pas si simple.
Les yeux bruns de son compagnon s'éclairèrent d'une lueur calculatrice et il caressa la joue de
la jeune femme d'un doigt tentateur.
— Oh, ce ne devrait pas être trop difficile.
Le cœur de Câline s'arrêta de battre et elle oublia de respirer. Brusquement, elle ne ressentait
plus rien, ni malaise, ni colère, rien qu'un long frisson qui la parcourait tout entière au contact de
la main de Matt. Elle aurait dû battre en retraite, elle le savait, mais au lieu de cela elle
demeurait immobile, les yeux agrandis par l'attente. Et tandis qu'il l'attirait à elle, elle ne fit rien
pour lui résister,
— A mon sens, la meilleure façon pour que tu aies l'air d'avoir été embrassée est encore que je
t'embrasse, murmura-t-il.
Et lentement, il inclina la tête pour prendre enfin ses lèvres.
Un infime soupir de soulagement échappa à la jeune femme et ses lèvres s'entrouvrirent tandis
que le passé et le présent se mêlaient dans la certitude que se produisait enfin ce à quoi elle
rêvait depuis l'instant où elle avait vu surgir Mat à l'angle de la grange, voilà quinze jours ! Elle
touchait le port, rentrait à la maison ! La bouche de son compagnon était si douce, si chaude,
exquise, comme autrefois, mais aujourd'hui, l'ineffable douceur des souvenirs, qui avaient hanté
Câline sept ans durant, était balayée par une vague de désir d'une violence explosive qui
l'emportait dans un tourbillon de sensations.
Incapable d'endiguer son émoi, affolée par la brutalité de sa réaction physique, la jeune femme
s'agrippa à la chemise de Mat comme un naufragé à une bouée. La lumière, la poussière,
l'horizon empourpré, tout avait cessé d'exister sauf Mat, la douceur de sa bouche, et ses mains
brûlantes sur son corps.
Quand il abandonna un instant ses lèvres pour l'attirer plus étroitement encore contre lui, elle se
laissa faire sans émettre la moindre protestation. Au contraire, elle noua les mains autour de la
taille de son compagnon pour se laisser aller davantage encore, et mieux sentir la force de son
corps.
Ils s'embrassaient passionnément, frénétiquement, et leur étreinte était si désespérée que les
doutes et la confusion des deux dernières semaines s'étaient effacés. Pour Câline, rien d'autre
ne comptait que le corps de Mat contre le sien, et sa bouche qui explorait la sienne avec une
fièvre indicible. La jeune femme se noyait dans cette sensation fabuleuse, mais peu lui importait.
Tout ce qui comptait à ses yeux était que Mat la serrait dans ses bras, qu'il l'embrassait, et
qu'elle aurait voulu que cet instant soit éternel.
6.
— Mat, crois-tu que...
La voix de Brett les fit sursauter, alors qu'ils étaient perdus, loin, très loin, dans un tourbillon de
volupté. Elle se tut aussitôt tandis que Brett embrassait la scène d'un coup d'œil, et, bien qu'elle
fût ailleurs, emportée dans autre monde, Câline l'imagina en train de grimacer un sourire
espiègle.
Sans hâte aucune, Mat releva la tête pour porter son regard sur son frère.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-il sans l'ombre d'un tremblement dans la voix.
Câline, pour sa part, étourdie et tremblante, serait tombée si Mat ne l'avait soutenue d'un bras
passé autour de sa taille. Ses jambes vacillaient sous elle et ses joues la brûlaient. Quand bien
même eût-elle souhaité parler qu'elle en eût été incapable.
— Je venais vous proposer de boire une bière, rétorqua Brett avec un large sourire, mais je
vois que vous êtes occupés !
— Nous l'étions en effet jusqu'à ce que tu nous interrompes, répondit Mat avec un naturel
ahurissant.
Brett éclata de rire, avant de riposter sur un ton faussement chagrin.
— Je croyais qu'embrasser les aides ménagères était mon domaine réservé.
— Pas dans le cas de celle-ci.
Mat jeta un coup d'œil à Câline qui s'efforçait toujours de recouvrer ses esprits.
— Celle-ci est pour moi. D'ailleurs elle va m'épouser. Aussi, autant en faire ton deuil tout de
suite.
Brett éclata aussitôt d'un rire heureux, et décocha une bourrade amicale à son frère.
— Je le savais ! s'exclama-t-il.
Il prit ensuite Câline dans ses bras et la souleva de terre pour la faire tourbillonner, riant
toujours.
— Oui, je le savais ! Mat me croit incapable de lire sur son visage, mais j'ai bien vu qu'il était
amoureux de vous dès le premier soir !
— Vraiment? réussit à articuler Câline qui, dès qu'il l'eût reposée à terre, se raccrocha
instinctivement à Mat pour ne pas s'effondrer.
Celui-ci l'attira étroitement contre lui.
— Je ne te savais pas si observateur, Brett, dit-il d'un ton sarcastique.
— Je remarque bien plus de choses que tu ne le supposes. Crois-tu que je n'aie pas vu que
vous faisiez semblant de vous ignorer tous les deux? se défendit ce dernier avec bonne humeur.
Et que dire de la façon dont vous vous regardiez chaque fois que l'un croyait que l'autre ne le
voyait pas! C'est ça, l'amour!
— Que sais-tu de l'amour? demanda aussitôt Mat, mordant.
— Pas grand-chose, c'est vrai, mais cette fois je ne crois pas me tromper. Vous avez de la
chance, tous les deux. Allez, venez, allons fêter ça !
— Je... je ferais mieux d'aller chercher Marion, réussit à articuler Câline.
Sa voix lui parut horriblement haut perchée, mais comment se comporter normalement quand
le monde continuait à vaciller autour d'elle, et que tous ses sens vibraient encore du merveilleux
baiser qu'elle avait échangé avec Mat?
— Je t'accompagne, dit tout naturellement Mat.
— Et moi, je vais sortir les bières, déclara Brett. Revenez vite.
— Espérons que tout le monde se laissera aussi facilement convaincre que lui, murmura Mat
dès que son frère se fut éloigné.
Il abaissa les yeux sur Câline qui s'appuyait toujours contre lui, cherchant l'énergie nécessaire
pour se décider à bouger.
— Tu te sens bien ? demanda-t-il.
Piquée, la jeune femme se redressa aussitôt. Il ne fallait surtout pas que Mat s'imagine que ce
baiser avait eu plus de signification pour elle que pour lui !
— Parfaitement bien, rétorqua-t-elle sèchement.
Elle s'élança sur le chemin à pas rapides, mais comme Mat refusait de se presser, elle finit par
s'arrêter pour qu'il la rejoigne, et ils reprirent leur marche plus lentement, dans un silence
insupportable pour la jeune femme.
— C'est bizarre tout de même que Brett nous ait crus amoureux depuis le début, finit-elle par
dire, avec un rire nerveux.
— Bizarre, en effet, admit Mat d'un ton neutre qui fit regretter à Câline de n'avoir pas tenu sa
langue.
La nuit commençait à tomber lorsqu'ils regagnèrent la ferme avec Marion. La petite qui les
tenait chacun par une main était intarissable, racontant les exactions d'un des bambins de
Naomi, qu'elle jugeait sévèrement du haut de ses quatre ans. La tête penchée vers elle, Mat
écoutait patiemment le bavardage de sa fille. Sa tendresse et l'attention constante qu'il portait à
cette enfant émouvaient toujours profondément Câline. D'ailleurs fallait-il qu'il l'aime pour être
prêt à épouser une femme dont il n'était pas épris simplement pour lui assurer ainsi la stabilité !
Lorsqu'ils arrivèrent en vue de la maison, Marion leur lâcha la main pour courir devant. Telle
une flèche, elle grimpa les marches de la véranda, et disparut dans la cuisine.
— Comptes-tu lui parler ce soir ? demanda Câline que l'angoisse commençait à tarauder.
Marion était habituée à avoir son père pour elle toute seule. Que se passerait-il si elle était
jalouse de la jeune femme ?
— Je pense que oui, répondit Mat. Pourquoi attendre ? Câline sentit ses craintes et ses
incertitudes resurgir.
Une fois Marion au courant, sa décision serait irréversible.
— Crois-tu que nous réussirons à donner le change? demanda-t-elle à son compagnon d'une
toute petite voix.
Celui-ci s'immobilisa pour plonger son regard dans les yeux verts emplis d'anxiété.
— Bien sûr, dit-il, prenant ses deux mains dans les siennes. Moi, je penserai à Marion, et toi, à
ton projet de campement, et cela nous aidera, tu verras.
Ils se tenaient si proches dans le crépuscule, que l'air sembla soudain se charger d'une étrange
intensité. Mat serra plus fermement les mains de la jeune femme, murmurant :
— Ça ira, tu verras, ça ira même très bien.
Puis lentement, très lentement, il inclina la tête pour effleurer ses lèvres.
Au lieu de l'excitation de leur premier baiser, Câline sentit alors, une vague de tendresse la
submerger, et s'y abandonna, momentanément rassurée.
Ce fut encore Brett qui les sépara, les appelant depuis la véranda avec impatience.
— Allons, dépêchez-vous, les amoureux! Vous n'êtes pas seuls au monde et la bière se
réchauffe !
La cuisine sembla excessivement lumineuse à Câline et la jeune femme s'efforça d'éviter le
regard de Mat. La semi-obscurité de l'extérieur s'accordait beaucoup mieux à l'état d'esprit
troublé et incertain qui était le sien. Heureusement, Marion qui continuait à babiller détendait
l'atmosphère. Au bout d'un moment, Mat la prit sur ses genoux et entreprit de lui expliquer qu'il
allait épouser Câline, et qu'ainsi cette dernière resterait à Birraminda.
— Cela te plaira ? demanda-t-il.
Marion ne s'engagerait pas si facilement. Elle avait vu défiler trop d'aides ménagères à
Birraminda.
— Tu resteras longtemps ? demanda-t-elle en plantant ses grands yeux bleus dans ceux de
Câline.
Le sourire de celle-ci chavira et elle chercha le regard de Mat par-dessus la tête de la petite
fille.
— Je l'espère, Marion, dit-elle à voix très basse. L'enfant parut se satisfaire de sa réponse. Elle
glissa des genoux de son père, et reprit son babillage habituel sans plus faire attention à Câline.
Mais ce soir-là, lorsque cette dernière alla l'embrasser dans son lit, deux petits bras se
nouèrent étroitement autour de son cou.
— Je t'aime, murmura Marion avec ferveur.
— Je t'aime aussi, ma chérie, répondit Câline, les yeux emplis de larmes.
— Je suis heureuse que tu épouses papa, dit encore la petite voix.
— Moi aussi, murmura Câline.
Quand la jeune femme leva les yeux, ce fut pour voir Mat qui se tenait dans l'embrasure de la
porte.
— Et papa est heureux aussi, dit-il.
— Je le vois ! rugit Marion, et, secouant la main de Câline, elle se mit à sauter de joie.
La haute silhouette de Mat venait d'apparaître par la porte donnant sur la salle d'attente du
terminal, Brett sur ses talons. Les deux hommes s'immobilisèrent pour scruter la foule venue
attendre les passagers.
Câline l'aperçut en même temps que Marion. Elle venait de passer deux semaines à Adélaïde
avec la petite fille, et voilà que soudain Mat était là, semblant toujours aussi calme, détaché,
réservé. A sa vue, toute la superbe assurance qu'elle s'était forgée lui sembla se lézarder d'un
seul coup. Ah, si seulement elle était comme Marion, libre de courir au-devant de lui pour se
jeter dans ses bras ! L'enfant au moins était sûre qu'il la serrerait sur son cœur !
L'orgueil obligea la jeune femme à s'avancer vers lui avec plus de retenue, oubliant son cœur
qui battait la chamade et le souffle qui lui manquait.
— Câline, murmura seulement Mat, comme incertain de ce qu'il pouvait dire de plus.
Le ton de sa voix paraissait étrange, presque tendu, tandis qu'ils échangeaient un long regard.
Puis il cala Marion au creux de son bras gauche et de l'autre attira Câline contre lui et enlaça sa
taille. Tout naturellement, la jeune femme leva le visage vers lui dans l'attente d'un baiser.
Ses lèvres effleurèrent à peine les siennes, mais Câline en conçut un ineffable bonheur.
— Tu m'as manqué, dit-il doucement.
Le pensait-il ou parlait-il de la sorte pour donner le change à Brett qui les regardait tous les
deux avec un sourire indulgent?
— Tu m'as manqué aussi, répondit la jeune femme d'une voix voilée par l'émotion.
Pour sa part, elle ne mentait pas. Pendant ces deux semaines, l'absence de Mat l'avait
véritablement torturée. Elle s'était si bien habituée à l'avoir auprès d'elle, à Birraminda, à
attendre son sourire tous les soirs quand il rentrait à la maison. Il lui arrivait même d'oublier qu'il
s'agissait seulement d'une comédie.
Il est vrai que devant son frère Mat jouait parfaitement le jeu. A en juger par le sourire plein de
sous-entendus avec lequel il se retirait le premier chaque soir, Brett n'avait aucun doute sur la
nature de la relation de son aîné avec Câline. Ce qu'il ignorait c'est qu'après son départ Câline
et Mat se quittaient sur un bonsoir poli dans le couloir avant de regagner chacun leur chambre.
— Crois-tu qu'il s'imagine que nous nous jetons sur le lit sitôt qu'il a les talons tournés? avait
interrogé un soir Câline.
Elle avait voulu prendre le ton de la plaisanterie, mais le résultat n'était pas très convaincant.
— Certainement.
— Veux-tu que nous commencions tout de suite... Je... je veux dire, que nous... nous
couchions dans la même chambre ? Cela pourrait paraître bizarre à Brett que nous ne le
fassions pas, si jamais il s'en aperçoit, avait-elle alors ajouté.
— Il ne s'en apercevra pas, avait répondu distraitement Mat, et de toute façon nous serons
mariés d'ici peu. Tu auras donc tout le temps de t'habituer à coucher dans la même chambre
que moi.
La jeune femme aurait dû en être soulagée. Curieusement elle s'en était sentie vaguement
contrariée. Tant d'indifférence la vexait. Et finalement ce fut un soulagement pour elle quand
Mat la conduisit en avion avec Marion jusqu'à Brisbane d'où elles prirent un vol pour Adélaïde,
afin d'y organiser le mariage. Hélas, la séparation n'avait en rien desserré le nœud
d'appréhension et de douloureuse attente mêlées qui étouffait Câline. Il était toujours là, au
creux de son ventre, et se resserrait chaque fois qu'elle pensait à Mat. A présent qu'elle était à
son côté dans l'aéroport, la tension qu'il créait en elle était insoutenable.
A Birraminda, il y avait eu tant de travail avec le bétail que Mat et Brett n'avaient pu
s'échapper qu'aujourd'hui, deux jours avant le mariage. Ils avaient pris le petit avion personnel
à six places, immobilisé maintenant sur l'une des pistes d'atterrissage. Quand ils repartiraient
tous les quatre ensemble, d'ici quelques jours, Câline serait l'épouse légale de Mat. A cette
pensée, la jeune femme frissonna.
Marion s'agitait dans les bras de son père, impatiente d'aller embrasser son oncle. Mat la
déposa sur le sol, et elle se rua sur Brett qui la souleva dans les airs et la fit tourbillonner
jusqu'à ce qu'elle hurle de rire. Puis il la reposa sur ses pieds et tous quatre se dirigèrent vers la
sortie de l'aéroport, Marion reprenant rapidement son babillage habituel.
— Tu as vu ma belle robe rose, papa ?
En parlant elle tirait sur sa jupe, s'efforçant d'attirer l'attention de son père. Câline toujours
aussi mal à l'aise sut gré à l'enfant de créer une diversion.
— C'est vrai qu'elle est jolie, ta robe, répondit Mat. Elle est neuve ?
— Oui, et c'est Câline qui me l'a achetée. Et tu sais, j'ai une petite amie qui s'appelle Kathy. Je
vais m'amuser avec elle, cet après-midi.
Câline passa aussitôt la langue sur ses lèvres sèches.
— J'espère que tu n'y vois pas d'inconvénient, dit-elle à l'adresse de Mat. Je sais que tu n'as
pas vu Marion depuis longtemps, mais elle s'amuse si bien avec la fille de ma cousine.
— C'est parfait, au contraire, dit Mat.
Ils arrivaient à la voiture que Câline avait empruntée à son père.
— Je comptais m'occuper de Marion demain, justement, poursuivit Mat, pour que ta mère et
toi acheviez les préparatifs du mariage. Je suis donc très content de t'avoir pour moi tout seul
cet après-midi.
— Ah bon?
Tout en fouillant dans son sac à la recherche des clés de la voiture, Câline ne savait quelle
contenance adopter. Marion avait couru de l'autre côté du véhicule pour se suspendre à la
poignée de la portière, et Brett chargeait les deux sacs de voyage dans le coffre. Mat baissa la
voix pour reprendre :
— J'ai pris rendez-vous avec un avocat d'Adélaïde pour mettre au point ce contrat dont nous
avons parlé. Il a dû le préparer, et nous devrons le signer cet après-midi pour que cela soit fait
avant le mariage.
— Parfait, rétorqua Câline, les doigts crispés sur la clé de contact.
Dire que, l'espace d'un instant, elle avait rêvé que Mat désirait être seul avec elle! Quelle
imbécile elle faisait! Ce mariage, il venait de le lui rappeler, n'était pour lui qu'une formalité
destinée à lui faciliter la vie.
Sur la route qui les ramenait en ville, Marion ne cessa de bavarder avec entrain si bien que
Câline eut tout loisir de se concentrer sur sa conduite. Il lui fallait ravaler sa déconvenue, et elle
se demandait aussi avec inquiétude comment sa mère apprécierait Mat, elle qui avait toujours
beaucoup aimé Glyn.
Mais c'était oublier combien Mat pouvait se montrer charmant quand il le voulait. En un rien de
temps, Mme Copley traita les deux frères comme les fils qu'elle n'avait jamais eus. Et
lorsqu'elle entreprit de raconter des anecdotes embarrassantes sur l'enfance de Câline, celle-ci
décida aussitôt qu'il valait mieux filer au plus vite signer ce maudit contrat.
Dan Copley, en voyant le regard angoissé de sa fille, prit vivement la parole pour s'adresser à
son futur gendre.
— Ce soir, je crains bien que vous ne deviez affronter un dîner de famille, aussi avons-nous
pensé que, comme Caroline et vous ne vous êtes pas vus depuis longtemps, vous auriez envie
d'être seuls aujourd'hui.
— C'est gentil à vous, et je serai content de profiter un peu de Câline, répondit aussitôt Mat
qui, après un regard à sa montre, se mit debout.
— Nous avons retenu des chambres d'hôtel au centre-ville, mon frère et moi, reprit-il. Nous
allons y passer. Viens donc avec nous, Câline. Ensuite je t'emmènerai déjeuner.
La jeune femme eut un sourire crispé, sachant que, dès qu'ils se seraient débarrassés de Brett,
Mat la conduirait, non pas à un déjeuner romantique, mais chez un avocat où ils signeraient un
contrat de trois ans qui les lierait en un mariage sans amour.
Heureusement l'épreuve ne fut pas longue. Parfaitement mis au courant par Mat, depuis
Birraminda, l'homme de loi avait préparé un document bref mais stipulant avec toutes les
précisions nécessaires ce dont Câline et Mat étaient convenus verbalement. Câline fit mine de
lire le contrat, mais elle avait les yeux pleins de larmes et, quand elle le signa, sa propre écriture
dansa sur le papier.
— Voilà ton exemplaire, lui dit Mat en quittant le bureau. Attention de ne pas le perdre.
Dans la rue, il faisait très chaud, et la lumière était aveuglante. Câline ne fut pas mécontente d'y
voir une excuse pour chausser ses lunettes de soleil.
— Garde mon exemplaire, je le récupérerai après le mariage, dit-elle à son compagnon. Je ne
voudrais pas que mes parents le trouvent par mégarde et apprennent ainsi la vraie raison de
notre mariage.
— A ta guise.
Le visage de Mat s'était fermé, et il glissa les deux contrats dans la poche de sa chemise.
— Si nous allions déjeuner, maintenant? proposa-t-il.
Ils marchèrent dans un silence tendu jusqu'à un restaurant qui dominait la rivière, et dont les
tables étaient dressées sous une jolie tonnelle fleurie. On les installa dans un angle un peu isolé,
et, sitôt assis, Mat sortit les contrats de sa poche pour les placer sur la table entre eux deux.
Câline s'efforçait de ne pas regarder les enveloppes blanches et jouait avec sa fourchette
pendant que Mat discutait avec les serveurs. Elle releva la tête avec surprise lorsqu'elle entendit
son compagnon commander une bouteille du meilleur Champagne.
— N'oublie pas que nous nous marions après-demain, dit-il comme en réponse à la question
qu'elle n'avait pas formulée.
— Je sais, mais... mais il est inutile de jouer la comédie quand nous sommes seuls, ta ne crois
pas? dit la jeune femme d'une voix mal assurée.
— En effet, seulement tes parents peuvent te demander comment s'est passé notre déjeuner, et
ils s'attendront certainement à ce que nous ayons bu du Champagne, tu ne crois pas?
— En vérité, je pense qu'ils sont convaincus que nous nous marions par amour, murmura
Câline, occupée à émietter un petit pain entre ses doigts. Maman a trouvé notre décision un
peu rapide au début, mais papa qui te connaissait déjà a jugé cela très naturel. Et puis ils ont
tout de suite adoré Marion. Alors je crois qu'ils t'ont déjà adopté comme leur fils.
Elle étouffa un soupir.
— Si tu veux mon avis, l'idée ne les a pas effleurés que nous ne sommes pas exactement tels
que nous prétendons être.
— Comme Brett, dit Mat. Notre décision ne l'a même pas surpris.
Câline eut un sourire triste.
— Sans doute sommes-nous meilleurs comédiens que nous ne le pensons.
— C'est bien possible.
Le sommelier était revenu et ouvrait le Champagne avec tout le cérémonial voulu. Aux autres
tables, les clients souriaient avec indulgence en regardant Câline et Mat, en qui ils voyaient un
couple d'amoureux. Le cœur serré, la jeune femme aurait voulu se lever et leur crier qu'il n'en
était rien, que Mat ne l'aimait pas, que ce qu'ils voyaient n'était que comédie !
Mais c'était impossible ! En observant les bulles qui montaient dans sa coupe, Câline s'obligea
à penser au bonheur de son père, maintenant que son projet pouvait se réaliser à Birraminda.
Puis son esprit s'évada et elle se revit soudain entre les bras de Mat, tandis qu'il l'embrassait à
perdre haleine, ce fameux soir, sur le chemin de la ferme. Tout de suite elle se ressaisit et porta
les yeux sur les deux exemplaires du contrat qui la narguaient au milieu de la table. Alors elle
sourit bravement tout en levant sa coupe.
— A... à nos accords, dit-elle.
Après un temps d'hésitation, Mat effleura son verre avec le sien.
— A nos accords, répéta-t-il d'une voix égale. Leurs regards se croisèrent et se soutinrent,
puis Câline reposa maladroitement sa coupe d'une main qui tremblait un peu.
Le silence s'installa entre eux, et ce fut Mat qui le rompit le premier.
— Raconte-moi, comment ce sont passées ces deux semaines ?
— Pas trop mal.
Câline bondit sur l'occasion. Tout valait mieux que ce silence tendu.
— Je crains que la réception de mariage soit plus importante que nous ne l'aurions souhaité, toi
et moi, poursuivit-elle. Que veux-tu, voilà vingt-sept ans que ma mère attend ce jour, et il n'est
pas question qu'elle soit frustrée de quoi que ce soit.
La jeune femme soupira.
— J'ai eu beau lui dire et lui répéter que nous voulions une cérémonie très simple, suivie d'une
réception dans l'intimité, tous les jours elle ajoute de nouveaux noms à la liste des invités, et je
n'y peux rien.
Mat se contenta de hausser les épaules avec une indifférence qui heurta la jeune femme. Elle fit
tourner le pied de son verre entre ses mains avant de poursuivre d'un ton las.
— Le plus difficile est de jouer la comédie en permanence devant mes parents. Il faut qu'ils
croient que je suis la plus heureuse des femmes, mais au bout d'un moment c'est épuisant, et
lassant aussi.
Les yeux de Mat s'étaient étrécis à deux fentes.
— Heureusement qu'il n'y en a plus pour longtemps, dit-il.
— Tu oublies qu'il va falloir continuer pendant trois ans, répliqua Câline d'un ton morne.
Son compagnon posa sa coupe sur la table pour la regarder bien en face.
— Qu'essaies-tu de me dire ? Que tu as des regrets ? Si c'est le cas, nous ne sommes pas
encore mariés, il est encore temps de te raviser.
— Pour devoir trouver un autre site que Birraminda pour le projet de mon père ? non merci !
Câline secoua la tête, évitant le regard de son compagnon. Comment changer d'avis maintenant
alors que son père était le plus heureux des hommes ? Et puis il y avait la petite Marion qui se
réjouissait follement d'être demoiselle d'honneur au mariage. Enfin, se raviser signifiait dire
adieu à Mat pour toujours, et à Birraminda aussi...
Elle lissa la nappe autour de son assiette.
— Oh, ne prête pas attention à mes états d'âme, murmura-t-elle, c'est seulement que je suis...
— Nerveuse, peut-être?
— Nerveuse ? Certainement pas ! le contra-t-elle aussitôt.
Elle saisit son verre, voulut avaler une gorgée de Champagne, mais il était vide. Elle regarda
alors Mat, et se sentit à la fois stupide et infiniment vulnérable.
— D'accord, d'accord, admit-elle sèchement, je suis nerveuse. Si tu veux savoir la vérité, c'est
même pire, je suis terrifiée !
— C'est le mariage qui te met dans cet état?
— Le mariage et tout le reste. Nous nous connaissons à peine, et dans moins de deux jours
nous serons mariés !
Câline jeta un regard aux enveloppes sur la table avant d'ajouter, exaspérée :
— C'est très bien d'établir un contrat, mais ce n'est pas un morceau de papier qui nous aidera
à vivre ensemble !
— Au moins, tu sais ce qu'il faut attendre de ce mariage, rétorqua Mat qui l'observait par-
dessus le bord de sa coupe.
— Oh oui, je sais les tâches quotidiennes que tu attends de moi, mais j'ignore comment nous
nous entendrons, et si je serai capable de vivre durablement à la campagne, et comment je
réussirai dans mon rôle de mère auprès d'une gamine de quatre ans... je ne sais rien de rien !
Câline avait presque crié cette dernière phrase, mais Mat ne s'en formalisa pas.
— Voilà presque deux mois que tu vis à la campagne avec Marion, fit-il valoir
raisonnablement. Quant à nous deux... disons que nous nous entendions bien par le passé.
Pourquoi les choses changeraient-elles? Surtout si nous n'avons ni illusions, ni fausses attentes
l'un envers l'autre. Si ce mariage est un désastre, dans trois ans nous y mettrons un terme, et tu
retourneras t'installer à Adélaïde où tu profiteras enfin de la vie.
Câline voulut s'imaginer quittant Birraminda, Marion, et Mat aussi, pour vivre comme s'ils
n'avaient jamais existé. Elle en était incapable aujourd'hui. Ce ne serait certainement pas plus
facile dans trois ans.
Heureusement on apportait leurs entrées, et brusquement la tension entre eux se relâcha.
Durant tout le repas, ils maintinrent soigneusement la conversation sur des sujets neutres,
Câline écouta Mat lui parler de Birraminda avant qu'à son tour elle ne lui raconte les menus
faits et gestes de Marion depuis qu'elle était arrivée à Adélaïde. Au café seulement, Mat revint
sur le sujet du mariage.
— A propos, dit-il, l'air de rien, j'ai retenu une chambre dans un hôtel, en peu à l'écart de la
ville, pour samedi soir.
Câline reposa sa tasse d'un geste maladroit et le regarda sans comprendre?
— Pourquoi faire? Il leva un sourcil.
— Pour notre nuit de noces, bien sûr.
— Mais... mais je croyais que nous rentrions directement à Birraminda?
— La cérémonie a lieu à 17 heures, répondit-il patiemment, et d'ici que la réception ait pris fin,
il sera beaucoup trop tard pour décoller avec le petit avion. Nous repartirons le lendemain
matin après être passés récupérer
Brett et Marion. Ce n'est pas un problème pour toi, j'imagine?
— Non, répondit rapidement Câline.
Stupidement, elle n'avait pas songé un seul instant à leur nuit de noces ! Elle avait toujours
considéré qu'elle se passerait à Birraminda où il serait beaucoup plus facile de se rappeler
pourquoi elle était mariée. Alors que, dans cet hôtel, tout serait beaucoup plus compliqué. Elle
allait partager le lit de Mat, et il lui faudrait décider si elle resterait immobile et raide à son côté,
ou si, ravalant son amour-propre, elle se laisserait aller au désir qui déjà s'insinuait au creux de
ses reins chaque fois qu'elle y pensait. Peut-être Mat lui faciliterait-il la tâche... il la prendrait
dans ses bras et tous deux se laisseraient emporter par la passion dans des sphères où l'amour-
propre ne comptait plus, et où les mots n'avaient plus d'importance...
Câline en était toujours là de ses tourments en se préparant, le soir, pour la réunion de famille
qu'avaient organisée ses parents en l'honneur de Mat. Tous ses oncles, tantes et cousins avaient
été invités, et elle devrait jouer la comédie de la jeune femme heureuse et rayonnante, follement
éprise de l'homme qu'elle s'apprêtait à épouser.
L'épreuve fut pire encore que prévu. Tendue, fatiguée, et souffrant de migraine pour avoir bu
trop de Champagne au déjeuner, Câline dut supporter tous ces gens qui l'embrassaient en
répétant combien elle avait de la chance d'avoir trouvé un mari aussi merveilleux.
Elle souriait mécaniquement, et répondait de son mieux aux plaisanteries, mais sa migraine
s'intensifiait. Il lui semblait que tout le monde prenait du plaisir, sauf elle. Mat était charmant et
parfaitement détendu, quant à Brett, il n'avait pas perdu de temps et faisait la cour à la plus
jolie cousine de Câline, qui ne le décourageait pas, au contraire.
A mesure que la soirée s'écoulait, le sourire de la jeune femme se faisait de plus en plus crispé.
A un moment, comme elle écoutait une vieille tante la féliciter d'avoir fait un aussi bon choix,
son regard croisa celui de Mat qui l'observait, un peu plus loin, dans le salon. Beaucoup
d'invités l'entouraient, et la pièce résonnait du bruit des conversations, mais lui était un pilier
calme et solide au milieu du brouhaha. Alors soudain, sous le poids de son regard, Câline se
trouva transportée à Birraminda.
La rivière, les arbres, les nuées d'oiseaux blancs traversant le ciel à tire-d'aile, et Mat, fort,
rassurant, à côté d'elle, tandis que la nuit tombait lentement sur la campagne environnante... Le
besoin de se retrouver là-bas, avec lui, assaillit la jeune femme avec tant de violence que la tête
lui en tourna. Puis quelqu'un en se déplaçant lui dissimula Mat, et Câline revint à la réalité, dans
ce salon trop bruyant, trop peuplé et trop chaud. La déception lui causa une sorte de nausée.
Alors l'évidence la frappa. Inutile de le nier plus longtemps, elle était retombée amoureuse de
Mat avec la même intensité qu'au premier jour!
7.
Pourquoi lui avait-il fallu si longtemps pour reconnaître qu'elle aimait Mat? C'était pourtant
l'évidence, et cette fois elle ne pouvait pas chercher à se convaincre qu'il s'agissait d'une
amourette de vacances, d'un élan de passion éphémère pour un bel inconnu !
Câline observa son reflet dans le miroir en pied. Elle se mariait aujourd'hui. La robe de soie
écrue qu'elle avait choisie était simple et épurée, avec sa taille à peine marquée, et les deux
minuscules bretelles en satin qui la retenaient aux épaules. Un voile en dentelle arachnéenne
dissimulait à peine les bras de la jeune femme, flottant comme un nuage de brume impalpable
au moindre de ses mouvements. Des pendants en perles oscillaient doucement à ses oreilles,
éclairant son visage, et ses cheveux étaient entremêlés d'odorantes fleurs de frangipa-nier.
Câline aurait dû être heureuse. Dans un très court moment, elle sortirait dans le jardin pour y
être unie à l'homme qu'elle aimait, entourée de sa famille et de ses amis. Dès lors, elle serait
l'épouse de Mat, il l'emmènerait à Birraminda où il lui faudrait mettre en œuvre un projet qui
assurerait l'avenir financier de son père, et qui était un passionnant défi pour elle. Que
demander de plus?
Simplement que Mat l'aime aussi, qu'il ait besoin d'elle comme elle avait besoin de lui, qu'il ait
l'impression que le monde s'arrêtait de tourner dès qu'elle n'était plus auprès de lui-Mais cette
clause ne figurait pas au contrat, n'est-ce pas? Câline se détourna du miroir, la mort dans l'âme.
Mat lui avait dit un jour : « J'ai déjà eu une femme qui disait m'aimer, je n'en veux pas d'autre. »
— Papa est arrivé !
Marion accourait, frémissant d'excitation, et encore émerveillée de la façon dont le coiffeur
avait retenu ses boucles brunes avec un ruban rose très pâle, assorti à sa robe.
— Tu crois qu'il va aimer ma robe? demanda-t-elle avec une pointe d'anxiété.
— Il te trouvera la plus jolie petite fille du monde, lui assura Câline dont le cœur déjà s'était
emballé.
Elle n'avait pas vu Mat seul depuis cet horrible dîner chez ses parents, l'avant-veille. Hier, il
avait emmené Marion pendant que Câline, dans un tourbillon d'activités, achevait avec ses
parents les préparatifs du mariage. Et le soir, elle avait soupe tranquillement avec eux.
Depuis qu'elle avait compris combien elle était éprise de Mat, elle avait vécu dans une sorte de
transe, à peine consciente de ce qui se passait autour d'elle. Rien n'avait de réalité sauf les
sentiments qu'elle portait à Mat, et voilà qu'il était 17 heures, qu'il venait d'arriver et qu'ils
allaient se marier !
— Tu es splendide !
Le père de Câline venait d'apparaître derrière elle. D la prit par les épaules, la forçant à se
retourner, la tint à bout de bras pour mieux l'admirer, puis l'embrassa tendrement avant
d'ajouter :
— Tu épouses un homme de qualité, Caroline. Certes, tu vas nous manquer, mais nous savons
que tu seras heureuse.
Le serait-elle ? Câline refoula les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Merci papa, dit-elle d'une voix que l'émotion faisait trembler, merci pour tout.
— On y va ? intervint alors Marion qui ne tenait plus en place.
Câline hocha la tête et, prenant une profonde inspiration, saisit le bras de son père.
On avait décoré le jardin avec des ballons or et blanc, toutes les tables étaient fleuries de roses
jaunes et blanches et des fleurs de frangipanier flottaient à la surface du bassin, exhalant leur
parfum suave.
Un murmure extasié parcourut l'assemblée lorsque Câline apparut au bras de son père,
précédée de Marion. Mais la jeune femme ne vit personne, sauf Mat qui l'attendait, debout
entre Brett et le pasteur chargé de la cérémonie. Il était beau, si beau, dans son spencer blanc
qui faisait ressortir ses cheveux sombres et son teint bronzé !
Quand Câline fut assez proche, leurs regards se croisèrent, et soudain, miraculeusement, le
monde troublé dans lequel évoluait la jeune femme depuis deux jours se stabilisa. Le rêve
cotonneux qui l'environnait se dissipa la laissant étonnamment consciente de chaque détail : le
contact du bras de son père contre le sien, le parfum des fleurs de frangipanier, et l'intense
concentration qui se peignait sur le visage de Marion, tout entière occupée à se rappeler ce
qu'elle avait à faire.
Et Mat qui la regardait avec un sourire qui lui faisait battre le cœur.
Sans même savoir comment, Câline se trouva à son côté, tandis que son père lui baisait la main
avant de reculer d'un pas. Et maintenant Mat avait pris sa main, elle sentait ses doigts tièdes se
refermer sur les siens, et cette sensation effaçait toutes les autres.
Comment se déroula la cérémonie ? Câline ne le saurait jamais, mais elle avait dû faire les
bonnes réponses au bon moment car Mat était en train de glisser l'alliance à son doigt... elle
baissa les yeux sur le simple anneau d'or qui les liait l'un à l'autre : oui, ils étaient mariés...
Incrédule, Câline leva le regard sur son mari.
Il souriait avec une expression étrange, puis il prit le visage de la jeune femme entre ses mains
et inclina la tête pour l'embrasser. Au simple contact de ses lèvres, Câline fut entraînée dans un
monde enchanté et baigné de lumière. L'horrible contrat qu'ils avaient signé, le fait que Mat ne
l'aimait pas, la foule autour d'eux, rien n'avait plus d'importance tant qu'il l'embrassait avec cette
enivrante douceur et que leur baiser durait l'éternité...
Lorsque Mat releva la tête, les invités applaudirent, et Câline reprit pied dans la réalité. Elle
était encore étourdie, mais elle réussit à afficher un sourire tremblant, et ce fut comme un signal.
Aussitôt, tout le monde s'élança pour féliciter les nouveaux mariés.
La mère de Câline pleurait d'émotion, et son père semblait avoir du mal à avaler sa salive. La
jeune femme eut juste le temps de les embrasser avant d'être assaillie. Très vite elle fut séparée
de Mat, et entraînée à l'écart par des amies qui le voyaient pour la première fois et tenaient à lui
dire combien elle avait de la chance.
— Il est beau comme un dieu, soupiraient les filles avec envie. Quel mariage romantique !
Beaucoup marquaient un temps d'arrêt avant d'ajouter :
— Son frère n'est pas mal non plus. Il est marié? Romantique était l'adjectif qui convenait le
moins bien à son mariage, songeait douloureusement Câline, mais elle hochait la tête,
acquiesçait et souriait comme si de rien n'était. Même la présence de Glyn qui venait
d'apparaître devant elle n'arrivait pas à la distraire de l'alliance qui brillait à son doigt. « Je suis
mariée, se répétait-elle, incrédule. Je suis la femme de Mat. »
Ou plutôt son aide ménagère... Se corrigea-t-elle tristement. Quelques baisers et un anneau en
or ne chan-gaient rien au fait que Mat ne l'aimait pas...
Inconsciente du sourire désenchanté qui s'était peint sur son visage, elle embrassa Glyn venu la
congratuler et, se retournant, elle découvrit Mat qui venait de surgir à son côté.
— Viens danser, dit-il en la prenant par la taille en un geste possessif.
Il l'entraîna sous la pergola où était installée une piste de danse. Il faisait presque nuit,
maintenant, et l'on avait allumé les lanternes disséminées dans le jardin. Elles projetaient une
lueur dansante sur le visage de Mat, lorsqu'il enlaça la jeune femme. A l'évidence, tout le
monde attendait que les mariés ouvrent le bal, et l'orchestre entonna un air romantique à
souhait, tandis que d'autres couples les rejoignaient sur la piste.
La main de Mat était délicieusement chaude et ferme, au creux des reins de Câline, et celle-ci,
incapable de résister, laissa aller sa tête contre l'épaule de son compagnon. Certainement ceux
qui les regardaient les imaginaient éperdument amoureux, et pourtant...
Si elle avait été une vraie mariée dansant avec son nouvel époux, elle aurait pu effleurer de ses
lèvres la petite veine qui battait, là, au creux du cou de Mat, lever vers lui son visage pour qu'il
l'embrasse, laisser son cœur battre au même rythme que le sien... Mais, elle ne pouvait que
jouer la comédie en se laissant aller entre ses bras, et rêver que c'était la vérité...
Ils étaient mariés pourtant. Cédant à la tentation, Câline appuya son visage contre l'épaule de
Mat, s'enivrant de son odeur mâle. Le désir lui faisait tourner la tête, soudain, elle se sentait
comme évanescente. Ce soir, ils prendraient congé de tout le monde pour gagner l'hôtel dans
les collines et, une fois leur porte refermée, ils seraient seuls dans leur chambre. Que se
passerait-il alors? Mat allait-il vraiment attendre qu'elle le lui demande pour la prendre dans ses
bras ? Ou, saisissant sa main, l'attirerait-il vers le grand lit pour qu'ils se laissent aller ensemble
à l'ardeur passionnée qui les emportait chaque fois qu'ils s'embrassaient? Rien que d'y penser,
Câline frissonnait !
La voix de Mat la ramena sur terre.
— Qui embrassais-tu? demandait-il comme si les mots lui brûlaient la gorge.
— Moi, j'embrassais quelqu'un? Quand ça? Câline était ahurie. N'avait-elle pas embrassé à
peu près tout le monde, ce soir?
— Juste quand je t'ai rejointe.
— Oh...
Câline fit un effort pour se rappeler. A qui parlait-elle, lorsque Mat avait surgi ?
— C'était Glyn.
La main de Mat se crispa sur sa taille.
— Glyn? répéta-t-il, d'une voix blanche. Tu l'as invité alors qu'il t'a quittée.
— Bien sûr. C'est un ami de toujours. Je n'aurais pas pu faire autrement.
— J'aurais pensé que tu n'avais guère envie de le revoir, rétorqua Mat, mordant.
— Je n'ai aucun grief contre Glyn, affirma Câline, étonnée par la réaction de son compagnon.
Et nous nous entendons même beaucoup mieux qu'avant.
— Tu veux dire que tu l'as revu avant ce soir? demanda Mat incrédule.
— Oui, deux fois.
— Et cette prétendue amie qu'il t'a préférée était avec vous ?
Le visage de Câline se rembrunit au souvenir de la déconvenue de Glyn.
— Hélas, non. Le mari d'Ellie a reparu il y a quelque temps, et Ellie a voulu donner une
nouvelle chance à son mariage. Aussi s'est-elle séparée de Glyn.
— Donc il est libre à présent, dit Mat d'une voix grinçante. Comme tu dois regretter de ne
l'avoir pas attendu !
Durant tout ce dialogue, Mat continuait à la faire valser, la tête complaisamment penchée vers
elle, veillant à donner ainsi à l'assistance l'image d'un couple uni par le bonheur. Une soudaine
bouffée d'amertume à rencontre de cette image factice aiguisa la langue de Câline.
— Dans ce cas, j'aurais dû renoncer au projet de campement à Birraminda, rétorqua-t-elle,
exaspérée que son compagnon soit aussi aveugle.
Ne voyait-il donc pas ce qu'elle ressentait, combien il la troublait? C'était pourtant évident,
chaque fois qu'il l'embrassait.
A peine les mots lui avaient-ils échappé qu'elle les regretta. Le visage de Mat s'était durci, et il
marmonna :
— Tu tiens à me rappeler pourquoi ta m'as épousé, je vois.
Câline détourna son visage de son épaule.
— Je ne crois pas nécessaire d'avoir à le faire, articula-t-elle à voix basse.
Mat n'oubliait certainement jamais pourquoi il l'avait épousée. A elle d'en faire autant.
Et pourtant lorsqu'ils réussirent enfin à fausser compagnie aux invités, Câline ne pouvait plus
penser à autre chose qu'à la nuit qui s'annonçait.
Un silence tendu à craquer s'était établi dans la voiture, tandis qu'ils roulaient sur la large route
bordée d'arbres qui les conduisait à l'hôtel. La gorge de Câline se nouait de plus en plus au fur
et à mesure des kilomètres, et, arrivée à destination, elle se sentit incapable de prononcer le
moindre mot. Ce fut Mat qui remplit les formalités à la réception, et lui encore qui remercia le
directeur de l'hôtel qui les félicitait avec un sourire discret, lui enfin qui referma sur eux la porte
de la chambre.
— Dieu merci, c'est fini, soupira-t-il en se laissant tomber dans un des fauteuils pour desserrer
son nœud papillon.
— Oui, réussit seulement à articuler Câline.
Elle le regarda défaire ses boutons de manchettes puis fermer les yeux, la tête rejetée sur le
dossier de son siège.
— Ça s'est bien passé, non?
— Il me semble, murmura la jeune femme, le souffle court.
Il paraissait fatigué. Elle aurait voulu aller vers lui, et lui masser les épaules en égrenant un
chapelet de baisers sur son visage et dans son cou. Et lui, souriant, heureux, aurait oublié sa
fatigue... Son désir était si ardent qu'elle avait l'impression de s'y dissoudre. Soudain ses
jambes ne la portaient plus et elle s'effondra dans le premier siège, face à Mat. Une main de fer
s'était insinuée en elle, lui broyant la poitrine, empêchant l'air de pénétrer dans ses poumons et
faisant résonner désagréablement son pouls dans ses oreilles. Il fallait se concentrer sur sa
respiration. Si elle respirait calmement, cela irait mieux...
Mat ouvrit les yeux. Le cœur de Câline se mit à tambouriner. Mat la regardait, et elle était
comme hypnotisée. Au prix d'un effort surhumain, elle réussit à se remettre debout.
— Je... je crois que je vais prendre une douche, lança-t-elle d'une voix étranglée.
Le sang lui martelait les tempes tandis que sous la douche l'assaillait un cortège de souvenirs
aussi réels que l'eau qui ruisselait sur son corps. Souvenirs troublants, bouleversants, de ce
qu'elle avait connu autrefois avec Mat, là-bas, sur le sable de Turquie. Ah, comme elle avait
envie de revivre ces instants ! D'embrasser sa gorge, de goûter à sa peau, d'écouter battre son
cœur...
Les mains de la jeune femme tremblaient lorsqu'un long moment après elle noua la ceinture de
son peignoir. Le miroir lui renvoya l'image de ses yeux, immenses et presque fiévreux.
« Tu n'auras qu'à me demander... » Les mots de Mat retentissaient dans sa tête, et Câline
accueillit avec plaisir le soudain et salutaire élan de colère qui accompagnait ce souvenir.
Qu'attendait-il d'elle? Qu'elle dise le plus naturellement du monde: «Oh, à propos, Mat,
j'aimerais faire l'amour avec toi. » Allons, c'était impensable, non?
— Tu t'es endormie sous la douche? La voix de son mari la fit sursauter.
— N... non, j'arrive.
Resserrant les pans de son peignoir, elle ouvrit la porte. C'était maintenant ou jamais. Torse nu,
Mat était assis au bord du lit.
— Je me demandais si ta comptais passer la nuit dans la salle de bains, dit-il sans regarder la
jeune femme.
— Excuse-moi..., murmura-t-elle.
Il lui suffisait de s'asseoir à côté de lui et de poser la main sur sa peau nue et tiède. Elle lui dirait
seulement : « Fais-moi l'amour, Mat. » C'était simple. Alors pourquoi ses jambes refusaient-
elles d'avancer, et pourquoi les mots restaient-ils bloqués dans sa gorge ? Maintenant Mat se
levait pour se diriger à son tour vers la salle de bains... Câline avait laissé passer sa chance.
Malade de déception et maudissant son manque de courage, elle sortit sur le balcon. Au loin
scintillaient les lumières d'Adélaïde, et quelque part dans la ville, sa famille et ses amis
s'imaginaient qu'elle partageait avec Mat les délices d'une nuit de noces pleine de volupté...
— Que fais-tu dehors ?
Mat venait de sortir de la salle de bains. Après un temps d'hésitation, il vint la rejoindre sur le
balcon et s'accouda à la balustrade. Il ne portait plus que son caleçon, et son corps musclé,
merveilleusement puissant, était proche, si proche !
— Je réfléchissais, répondit enfin Câline.
— Puis-je savoir à quoi ?
— Oh... rien d'important. Je n'imaginais seulement pas que ma nuit de noces se passerait ainsi.
— Ah bon. Et comment l'imaginais-tu?
Câline avala sa salive et garda les yeux délibérément fixés sur les lumières de la ville.
— Je voyais peut-être une chambre comme celle-ci, commença-t-elle d'une voix mal assurée,
par une nuit comme celle-ci, mais dans un contexte bien différent.
— Tu t'imaginais peut-être avec Glyn? demanda alors Mat d'un ton âpre.
Câline resserra un peu plus les pans de son peignoir.
— Je me voyais seulement avec quelqu'un que j'aurais aimé, et qui m'aurait aimée aussi, dit-
elle, articulant avec difficulté.
Un long silence tendu s'établit. Câline était terriblement consciente des battements de son cœur,
de la silhouette puissante de Mat à son côté et du gouffre qui les séparait.
— Mat ? interrogea-t-elle avec une urgence subite
— Oui?
— Je sais que ce n'est pas comme ça entre nous, mais je... j'ai réfléchi à ce que tu m'as dit...,
balbutia-t-elle, incertaine de pouvoir aller jusqu'au bout de ce qu'elle avait à dire.
Elle sentit plus qu'elle ne vit son compagnon se raidir.
— Que t'ai-je dit? demanda-t-il doucement.
— Que... que tu ne me toucherais pas sauf si je te le demandais, expliqua précipitamment la
jeune femme, et... et je me demandais si... si nous ne pourrions pas faire semblant... enfin, juste
pour cette nuit... nous pourrions faire comme je l'imaginais... enfin, faire comme si nous nous
étions mariés parce que nous nous aimons et...
Sa voix se brisa lamentablement. Elle ne regarda pas son compagnon mais elle était
misérablement consciente de son silence.
— Je veux dire... tu n'es pas obligé d'accepter, et c'est sans doute une mauvaise idée. La
journée a été longue, tu dois être las et...
Le reste de sa phrase mourut dans sa gorge car Mat s'était approché d'elle et la tournait
doucement vers lui. Il glissa une main caressante le long de sa joue et lui fit lever le menton afin
de l'obliger à le regarder.
— Je ne suis pas fatigué, articula-t-il sans hâte, et toi?
— N... non, murmura Câline.
— Alors veux-tu que nous fassions semblant?
Le doigt de Mat descendit lentement le long de la mâchoire de la jeune femme et caressa son
cou, allumant dans ses veines des millions d'étincelles.
— Ju... juste pour cette nuit, balbutia-t-elle.
Mat hocha gravement la tête, mais un sourire dansait au fond de ses yeux bruns.
— Juste pour cette nuit, répéta-t-il. Alors ? Comment allons-nous commencer?
Ses doigts sur la peau de Câline faisaient naître en elle un désir fou, enivrant, et brusquement
tout lui parut facile.
— Eh bien, dit-elle, feignant de réfléchir. D'abord, si je t'aimais, je ne serais pas timide, et je
me nicherais contre toi... comme ça.
En parlant, la jeune femme s'était lovée entre les bras de son compagnon et commençait à
caresser la peau douce de son dos. Elle reprit :
— Peut-être aussi que je t'embrasserais... là, juste là.
Du bout des lèvres, elle effleura l'endroit où battait la veine, au creux de son cou, avant de
remonter lentement le long de sa mâchoire et jusqu'au lobe de l'oreille. Oh, comme c'était bon,
délicieux, bouleversant!
— Et je t'embrasserais encore là... et là..., poursuivit la jeune femme sur le ton du murmure.
Mat s'était immobilisé dès son premier baiser, mais, comme la jeune femme devenait
provocante, il plongea les doigts dans les boucles blondes si soyeuses, et repoussa son visage
presque farouchement.
— Et moi, si je t'aimais, dit-il très doucement, plongeant son regard dans le sien, si je t'aimais,
je te dirais combien je t'ai trouvée belle aujourd'hui, et comme j'étais heureux que tu sois
mienne.
Lentement, très lentement il baissa la tête jusqu'à ce que ses lèvres effleurent à peine celles de
la jeune femme.
— Si je t'aimais, je te dirais que depuis toujours je n'ai pensé qu'à cet instant.
Sous ses lèvres, la bouche de Câline s'ouvrit comme une fleur sous la caresse du soleil, et elle
noua les bras autour de son cou pour lui rendre plus ardemment son baiser. Elle était ivre de
bonheur, soudain, ivre de pouvoir le toucher, le caresser, l'aimer, ivre parce que, quoi qu'il
arrive demain et plus tard, cette nuit au moins leur appartenait.
Mat avait abandonné ses lèvres pour la serrer plus étroitement contre lui et glisser une main
audacieuse sous son peignoir.
— Si nous étions amoureux, je crois que nous irions dans le lit où nous serions plus à notre
aise, murmura-t-il.
— Je crois bien que c'est ce que nous ferions, murmura à son tour Câline, haletante.
Dans la chambre, Mat éteignit le plafonnier, et durant de longues secondes, ils demeurèrent
face à face à se contempler dans la lumière tamisée des lampes de chevet. Câline vibra de tout
son être à l'idée de ce qui allait enfin arriver, lorsque Mat se débarrassa de son caleçon. Puis,
sans précipitation, il défit la ceinture du peignoir de la jeune femme, et fit glisser le vêtement qui
tomba au sol dans un doux froissement.
La peau de Câline était lumineuse dans la douce lueur, et la respiration de Mat se fit mal
assurée tandis qu'il prenait la jeune femme par la taille. Celle-ci, éperdue, n'osait plus respirer
de crainte de rompre le charme et de s'éveiller pour découvrir que ces instants magiques
étaient un rêve. Mais bientôt Mat sourit et, l'attirant contre lui, la souleva pour la transporter sur
le grand lit moelleux. Alors pour Câline, le monde explosa en un millier d'étoiles.
Le contact de leurs peaux était si intense, lui procurait un plaisir tellement violent qu'elle émit un
son étranglé semblable à un sanglot, tandis que ses mains, comme mues par leur propre
volonté, exploraient avec fièvre le corps ferme, lisse et tiède de son compagnon. Il lui
appartenait, elle le voulait à elle, en elle...
Mais Mat n'était pas pressé. Il l'obligea à s'allonger à côté de lui et commença à la caresser
avec une lenteur à la fois délicieuse et presque douloureuse.
— Si nous étions amoureux, murmura-t-il avant de se pencher sur l'un de ses seins, si nous
étions amoureux, je te dirais que j'ai rêvé à ces instants, et que j'avais envie de te retrouver et
de te toucher comme ça...
D'un doigt léger, il agaçait la pointe dressée de son sein, et Câline cria son nom, brûlée au vif.
Elle le voulait en elle, maintenant... son corps n'en pouvait plus d'attendre... elle allait mourir de
désir!
Sans hâte, mais avec une sûreté exquise, Mat caressait chaque centimètre de sa peau brûlante,
s'insinuait au cœur de son intimité, en même temps que sa bouche aspirait la pointe gonflée d'un
sein. Câline gémissait d'un plaisir presque douloureux. Son corps s'arquait pour aller à la
rencontre de celui de Mat.
Quand enfin il la pénétra, la jeune femme émit un long gémissement, et noua les jambes autour
des reins de son compagnon pour mieux le sentir en elle. Dans un sanglot, elle articula le nom
de Mat, et celui-ci lui répondit instinctivement en s'enfonçant encore plus profondément dans
son ventre. Alors leurs deux corps trouvèrent leur rythme, et ensemble ils s'envolèrent
jusqu'aux confins de l'extase.
Une éternité plus tard, Câline ouvrit des yeux langoureux, étonnée de voir que la chambre
existait encore et paraissait inchangée. Par la porte du balcon restée ouverte pénétrait la brise
de la nuit qui gonflait à peine les voilages, et la pièce résonnait encore de leurs respirations
haletantes. La tête toujours dans les étoiles, la jeune femme se sentait curieusement
désincarnée.
Elle était pourtant étroitement enlacée à Mat, heureuse de le sentir contre elle, se nourrissant de
sa chaleur. Il finit par remuer, et, quand sa respiration se fut un peu calmée, il se releva sur un
coude pour sourire à Câline et caresser son visage d'un geste d'une infinie tendresse.
— Je sais que nous faisions semblant, dit-il d'une voix très douce, mais si j'étais amoureux de
toi, je te dirais combien je t'aime.
La vérité faillit échapper à Câline, mais elle la retint à temps. Si elle disait à Mat qu'elle était
vraiment amoureuse de lui, sans doute serait-il furieux, ou embarrassé, et elle ne voulait pas
gâcher cette nuit magique. Alors elle noua les bras autour de son cou pour se nicher plus
étroitement contre lui, et elle murmura, les lèvres sur sa peau :
— Moi aussi, je te dirais que je t'aime.
8.
A son réveil, le lendemain matin, Câline découvrit Mat déjà habillé. Il se tenait près de la
coiffeuse mais, comme elle remuait dans le lit, il s'approcha avec une lueur étrange dans les
yeux, qui disparut presque aussitôt, remplacée par ce regard circonspect et distant qui lui était
familier.
Câline se redressa et remonta pudiquement le drap sur sa poitrine.
— Bonjour, dit-elle, stupidement timide après les transports qu'ils avaient partagés cette nuit.
— Bonjour, répondit Mat, d'un ton aimable mais dépourvu de chaleur, comme s'il s'était
retranché derrière quelque invisible barrière.
Câline sentit sa gorge se nouer. Que s'était-il passé? Toute la nuit, Mat lui avait fait l'amour
avec une passion ineffable, et maintenant il semblait détaché autant qu'inatteignable. Puis la
jeune femme vit ce qu'il tenait à la main.
Le contrat ! Il le posa sur la coiffeuse, disant :
— C'est ton exemplaire. Attention de ne pas le perdre !
Cette fois, ce qu'il restait de magie dans le cœur de Câline vola en éclats, la laissant glacée et
pétrifiée. Il avait donc joué la comédie, cette nuit. Il ne pouvait pas l'exprimer plus clairement.
La jeune femme se détourna pour murmurer d'une voix morne :
— J'y ferai attention.
Plus tard ils regagnèrent la ville dans un silence tendu. Câline avait l'impression de vivre un
cauchemar. Au petit déjeuner, Mat s'était comporté comme si rien ne s'était passé entre eux
durant la nuit, parlant de choses matérielles sans intérêt. Pas un instant il n'avait fait allusion aux
instants de bonheur qu'ils avaient connus, dans les bras l'un de l'autre. En vérité, cette nuit,
Câline lui avait demandé de faire semblant de l'aimer, et il l'avait fait. Rien de plus !
Le trajet dans le petit avion jusqu'à Birraminda fut interminable. Tout le monde était fatigué,
prêt à prendre la mouche. Mat pilotait l'air renfrogné, Brett faisait vaguement la tête, et Marión,
encore épuisée après l'excitation du mariage, était de mauvaise humeur. Quant à Câline, elle
rêvait d'être seule dans un endroit sombre pour pleurer tout son soûl.
Il faisait presque nuit lorsqu'ils atterrirent sur la petite piste de la propriété. Là, il fallut encore
décharger les provisions qu'ils avaient faites à Adélaïde, ainsi que leurs bagages, pour en
remplir le 4x4, et regagner la ferme où ils durent de nouveau tout décharger. Marión n'en
pouvait plus. Câline obtint à grand-peine qu'elle mange un peu, puis lui fit prendre un bain avant
de la coucher, mais la petite était trop fatiguée, et la soirée se termina par une scène violente, à
l'issue de laquelle l'enfant s'endormit en larmes. Ah, si Câline avait pu en faire autant !
Quand elle se retira enfin avec Mat dans leur chambre, la nuit précédente semblait à des
années lumière de là. Elle appartenait à une autre vie, tout simplement.
— Je suis épuisée, soupira la jeune femme en se laissant tomber au bord du lit.
— Inutile de te chercher des excuses, rétorqua Mat d'un ton si âpre que Câline, relevant les
yeux, le dévisagea, incrédule.
— Que veux-tu dire?
Mat se débarrassa de sa chemise d'un geste plein de mauvaise humeur.
— Simplement que tu n'as pas à trouver une excuse parce que tu ne veux pas faire l'amour. Tu
as été assez claire sur ce sujet, hier soir.
— Mais... mais je ne cherche pas d'excuse, balbutia Câline, je disais simplement que j'étais
fatiguée, et c'est la vérité.
— Eh bien, moi aussi, bougonna son compagnon, aussi nous allons dormir.
Sur quoi, il disparut dans la salle de bains. Quand il en sortit, Câline était étendue, immobile et
raide dans le lit, le dos tourné à la lumière. Les yeux hermétiquement fermés, elle faisait
semblant de dormir. Mat éteignit la lampe, avant de se glisser dans le lit à côté d'elle. La jeune
femme retint son souffle. S'il se tournait vers elle, maintenant, s'il lui parlait, tout pourrait
redevenir comme la nuit précédente. Elle se nicherait dans ses bras, ils s'embrasseraient, se
caresseraient, et toute l'angoisse, les tensions, les malentendus de la journée s'effaceraient
comme par miracle.
Hélas, Mat ne se tourna pas. Il ne dit même pas bonne nuit... Il s'installa le plus
confortablement possible et s'endormit !
Malheureuse à en pleurer, Câline se tourna sur le dos. Avait-il simplement cherché à la
satisfaire, la nuit dernière? Cette hypothèse, à peine formulée, fit s'empourprer ses joues, tant
elle était humiliante. En tout cas, si Mat s'imaginait qu'elle le supplierait tous les soirs de lui faire
l'amour, il se trompait, et de belle manière ! Elle l'avait fait une fois et c'était une fois de trop.
Qu'elle soit damnée si elle recommençait ! C'était à lui, désormais, de faire le premier pas !
Au petit jour, Câline prit sa décision. Elle était amoureuse de Mat. Soit. Eh bien, la solution
était de le rendre amoureux d'elle. Si Mat voulait une femme pragmatique et dénuée de
romantisme, c'est ainsi qu'elle se montrerait. Elle ne lui demanderait rien, jouerait son rôle, et
peut-être avec le temps prendrait-il conscience qu'elle n'était pas comme Lisa. Alors, qui sait,
avec un peu de chance, il déciderait qu'il voulait une femme aimante.
Câline fit de son mieux pour montrer d'elle l'image qu'attendait Mat, durant les semaines qui
suivirent. Elle s'occupait beaucoup de Marion à qui elle apprenait à lire, et bien sûr elle assurait
le ménage et la cuisine à la ferme, qui reprit vite un aspect plus accueillant. La jeune femme
entreprit aussi de ranger les entrepôts et le bureau, et proposa à Mat de l'aider dans la
comptabilité de l'exploitation. Enfin, elle travaillait à son projet de camp, étudiant les devis et
prévoyant différents aménagements qui lui paraissaient importants, maintenant qu'elle
connaissait la vie à la campagne.
Ainsi occupées, les journées passaient vite. En revanche les nuits étaient longues. Si la jeune
femme entretenait des rapports à peu près normaux avec son mari, le jour, dès qu'ils se
retrouvaient seuls dans leur chambre, ils n'échangeaient plus une parole et se couchaient,
prenant bien soin de ne pas s'effleurer. C'est pourquoi, au fil des semaines, Câline en vint à se
dire que sa stratégie ne fonctionnait pas.
Dès lors la tension s'accrut entre elle et Mat, jusqu'à devenir insupportable, et les nuages se
mirent à s'amonceler au-dessus de leurs têtes jusqu'à ce que l'orage finisse par éclater.
Câline était en train de travailler à son projet, un matin dans le bureau, quand Mat entra pour
lui demander de préparer des sandwichs pour des hommes qu'il envoyait réparer les clôtures
dans un endroit assez éloigné de la propriété.
— Tu aurais pu me le dire au petit déjeuner, rétorqua Câline, furieuse.
— J'ignorais qu'ils auraient fini leur travail ici en avance.
— S'ils sont si en avance, ils n'ont qu'à se confectionner eux-mêmes des sandwichs ! Tu vois
bien que je suis occupée !
— Tu ne t'occupes que de ton projet de campement ! lui reprocha alors Mat.
La phrase était malheureuse et mit le feu aux poudres.
— Veux-tu savoir exactement ce que j'ai fait ce matin ? rugit Câline. J'ai préparé le petit
déjeuner pour toi et tes ouvriers, puis j'ai tout rangé et j'ai nettoyé la cuisine. Après quoi j'ai fait
le ménage dans « ta » chambre, et dans « ta » salle de bains, et je me suis occupée de « ton »
linge. Ensuite j'ai nourri « tes » chiens et « tes » poules, j'ai préparé un pâté pour le dîner de ce
soir, ainsi que deux tartes aux pommes. Et, bien entendu, je me suis également occupée de « ta
» fille. Et maintenant que je travaille à un projet qui pourrait faire gagner à Birraminda un argent
dont la propriété a grand besoin, à en juger par ce que j'ai vu des comptes, tu oses me le
reprocher !
Câline avait parlé sans reprendre son souffle, ivre de rage. Mais Mat ne parut pas ému.
— Tu ne fais rien de plus qu'une aide ménagère normale, rétorqua-t-il, et tu savais parfaitement
à quoi tu t'engageais quand tu as signé notre contrat.
— Puisque tu parles de contrat, en bonne femme d'affaires je l'ai lu avant de le signer, et il n'y
est nulle part mentionné que je dois tout abandonner là pour te préparer des sandwichs chaque
fois que cela te chante ! rétorqua Câline dont les yeux lançaient des éclairs. En revanche, il y
est stipulé que je prenne du temps pour m'occuper de mettre sur pied ce campement. N'oublie
pas que c'est pour cette raison et elle seule que j'ai accepté de t'épouser !
Et tant pis si elle mentait, et tant pis si elle était dure ! Mat n'allait pas la transformer en esclave
!
— Oh, je ne risque pas de l'oublier! répondit Mat d'une voix de marbre. Tu ne m'en laisses
guère la possibilité !
— Ça te va bien de parler ainsi, rétorqua Câline qui ne se contrôlait plus. Chaque fois que tu
me parles, c'est pour me rappeler ce maudit contrat! A t'entendre, je devrais être à tes ordres
toute la journée, et je n'aurais sans doute même pas le droit de dormir la nuit.
— En tout cas, tu dors, et tu ne fais rien d'autre! s'emporta alors Mat avec une brutalité
inattendue.
Sur quoi il tourna les talons, et lança depuis la porte :
— Tu n'es pas aussi indispensable que tu le penses, Câline ! Nous nous sommes débrouillés
avant ton arrivée et nous pourrions encore le faire. Pour le moment, je préparerai les
sandwichs moi-même. Je ne voudrais surtout pas te distraire de ton important projet.
Il claqua la porte, laissant Câline tremblant de colère.
Ce soir-là, l'atmosphère fut houleuse, au dîner. Câline ne s'adressa qu'à Brett, quant à Mat, il
ne parla pratiquement pas, sauf pour annoncer qu'il s'envolait pour Bris-bane le lendemain
matin et y resterait jusqu'au surlendemain.
Quand il fut parti, très tôt, le lendemain, Câline eut beau se dire qu'elle était parfaitement
heureuse de le savoir loin, elle ressentit une solitude infinie. Et le soir, avec Brett, sous la
véranda, l'atmosphère tout emplie de l'absence de Mat était bien mélancolique.
— Vous ne vous seriez pas disputée avec Mat, par hasard? demanda Brett à brûle-pourpoint.
Hier, il avait l'air hors de lui et, quand j'ai voulu lui témoigner un peu de sympathie fraternelle, il
m'a envoyé sur les roses, et de belle manière !
A quoi bon prétendre que tout allait bien. Du reste, les couples normaux aussi se disputaient
parfois.
— Si vous voulez la vérité, Mat est très difficile avec moi ces derniers temps, avoua la jeune
femme.
— Oh, je sais comme il peut être exigeant ! s'exclama
Brett. Et pourtant, c'est un type formidable, mais quand quelque chose le contrarie, il devient
impossible. Brett haussa les épaules avant de poursuivre :
— Si vous trouvez difficile d'être sa femme, dites-vous que ce n'est pas simple d'être son frère.
Au moins il est amoureux de vous.
— Vous le croyez?
L'amertume perçait dans la voix de Câline, et elle s'en voulut, mais que faire? Elle ne révélerait
pas à Brett la vraie nature de ses relations avec son frère, cependant elle ne voyait pas
pourquoi elle chercherait à lui faire croire que sa vie était un chemin semé de roses. Elle
poursuivit avec lassitude :
— En l'entendant me reprocher tous les péchés du monde, hier, on ne l'aurait pas cru !
— Moi qui le connais bien, je puis vous assurer qu'il vous aime, s'exclama Brett avec une
conviction qui surprit sa compagne. Et vous lui faites du bien, Câline. Avant vous, il gardait tout
pour lui, ne montrait jamais ses sentiments. Pour moi, c'est bon signe qu'il manifeste son
mécontentement. Même si ce n'est pas toujours drôle. Et maintenant, nous n'allons pas nous
laisser abattre parce que mon frère n'est pas là, ou parce qu'il a un caractère impossible. Si
nous ouvrions une bonne bouteille de vin ? Après tout, nous avons bien le droit de nous offrir
du bon temps quand nous sommes seuls !
Le lendemain, Mat ne donna pas de ses nouvelles. Et quand vint le soir, Câline, inquiète, se
demandait que faire.
— Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé, confia-t-elle à son beau-frère, le soir, lorsqu'ils se
retrouvèrent sous la véranda.
— Ne vous inquiétez donc pas! dit Brett, il aura décidé de rester un jour de plus à Brisbane, et
aura oublié de nous prévenir.
A ces mots, Câline sentit la moutarde lui monter au nez. Elle n'appréciait pas ces façons
cavalières. Si Mat n'avait pas l'intention de rentrer, il aurait au moins pu appeler pour prévenir!
De fort mauvaise humeur, elle s'en fut vérifier que le rôti ne brûlait pas dans le four, et quand
elle revint auprès de Brett, il lui proposa d'ouvrir une nouvelle bouteille de vin.
— Mat approuverait-il, à votre avis ? demanda-t-elle. Son beau-frère sourit.
— Non.
Câline éclata de rire.
— Eh bien, dans ce cas, je vais chercher le tire-bouchon.
Ils venaient de goûter à leur premier verre quand le ronflement du petit avion se fit entendre
dans le ciel. Câline échangea un clin d'œil amusé avec Brett.
— Tant pis si Mat n'apprécie pas que nous buvions son vin sans lui.
Et brusquement la situation lui parut si ridicule qu'elle éclata d'un fou rire irrépressible et sans
doute contagieux car Brett se mit à rire aussi, sans pouvoir s'arrêter. C'est ainsi que Mat les
découvrit tous les deux quand, quelques minutes après, il apparut sous la véranda.
Dès qu'elle le vit, Câline se calma. Il arborait un air maussade, et son regard passait
alternativement de son frère à sa femme.
— De quoi riez-vous ainsi ? demanda-t-il d'un ton dur.
— Nous noyions le chagrin de ton absence dans l'alcool, répondit la jeune femme avec
mordant.
— Il fallait bien que je réconforte Câline, renchérit Brett.
— Elle ne semble pas avoir besoin de beaucoup de réconfort, riposta Mat, acerbe. Si j'avais
su que je vous trouverais tous les deux dans cet état, je serais revenu seul.
— Que veux-tu dire? demanda Câline, interloquée.
— J'ai ramené une aide ménagère, expliqua Mat. Cette fois, Câline échangea un regard
déconcerté avec
Brett.
— Quoi?
— J'ai ramené une aide ménagère, répéta son mari qui se tourna vers l'escalier de la véranda.
La voilà.
De fait, une mince jeune fille avec des cheveux couleur de miel et des yeux d'un bleu intense
apparut, et sourit à Câline puis à Brett avant de lancer :
— Bonsoir.
— Je vous présente Georgia, dit Mat.
Ce soir-là, à peine la porte de leur chambre fermée, Câline explosa.
— Tu aurais pu me consulter avant d'engager cette fille ! Je croyais que tu allais à Brisbane
pour affaires.
— C'est exact, mais je te l'ai déjà expliqué, mon comptable m'a parlé de la fille d'un de ses
amis qui cherchait une place à la campagne, et j'ai pensé que ce serait une bonne occasion de
te décharger un peu des tâches ménagères. Tu te plaignais tant d'être surmenée. En plus,
Georgia a déjà vécu dans la campagne australienne, elle sera très utile ici.
— Certes, elle est parfaite ! répondit Câline d'un ton grinçant, sans se rendre compte qu'elle
était folle de jalousie, et que personne ne s'y tromperait.
Pendant le dîner, Georgia avait expliqué qu'elle avait vécu dans un élevage qu'avait dirigé son
père pendant des années. Elle était charmante, jolie, et manifestement compétente. Elle savait
monter à cheval, attraper un veau au lasso, piloter un petit avion... et en plus elle avait bien cinq
ans de moins que Câline.
— Dommage que tu ne sois pas allé chez ton comptable avant que je n'arrive ici, bougonna
Câline, agressive, tout en commençant à se déshabiller.
— Franchement, je ne te comprends pas, soupira son compagnon. Je pensais que tu serais
contente que je cherche à te soulager un peu.
— En tout état de cause, tu aurais pu me prévenir, rétorqua Câline avec violence. Me
demander si je voulais être aidée. Je suis ta femme, après tout.
— Seulement quand ça t'arrange!
— Seulement quand ça m'arrange, répéta Câline, incrédule. C'est toi qui me traites comme une
aide ménagère ! Et en plus tu n'es pas content de mes services !
Mat faisait visiblement un effort pour ne pas s'emporter.
— Crois-tu que je me serais donné autant de mal si je n'avais vu en toi qu'une aide ménagère?
— En tout cas, tu ne me traites guère comme ta femme ! Que ce soit de jour ou de nuit !
— A qui la faute ? rétorqua Mat avec violence. Tu n'as pas fait mystère que tu voulais bien de
moi pour ta nuit de noces, mais pas davantage. Je me suis engagé à ne pas te toucher sans que
tu me le demandes, et tu n'en as rien fait, il me semble !
— Une épouse ne devrait pas avoir à demander ces choses-là, riposta Câline avec force tout
en dégrafant son soutien-gorge et en tendant la main pour attraper sa chemise de nuit. Ne
pourrions-nous pas nous comporter normalement?
— Parfait si c'est ce que tu veux !
Mat qui s'était déshabillé contourna le lit et lui arracha sa chemise de nuit des mains.
— Couchons-nous, ordonna-t-il.
— Quoi?
— Au lit ! Tu veux que nous soyons un couple normal. Les couples normaux se réconcilient au
lit.
Câline se raidit.
— Ne sois pas ridicule ! s'exclama-t-elle, cherchant à reprendre sa nuisette.
Mais Mat parlait sérieusement. Il souleva la jeune femme dans ses bras pour la laisser tomber
sans cérémonie sur le lit.
L'excitation soudaine que procura à Câline le contact de sa peau contre la sienne priva
brutalement la jeune femme de toute volonté. Déjà le désir surgissait au creux de ses reins,
dévastateur. Mat ne se méprit pas sur le sens de sa réponse et s'allongea à côté d'elle,
commençant à la caresser. Alors Câline oublia tout : sa colère, sa jalousie, l'horrible tension de
ces dernières semaines. Plus rien ne comptait maintenant que le feu qui jaillissait dans ses
veines et l'embrasait tout entière. Elle noua les bras autour du cou de Mat, et sa bouche s'ouvrit
spontanément sous la sienne tandis qu'elle s'épanouissait comme une fleur. Elle allait faire
l'amour avec l'homme qu'elle aimait. Ces instants de bonheur avaient le prix de la vie même,
car, dans les bras de Mat, Câline était vivante.
9.
Les jours qui suivirent furent infiniment plus détendus. La terrible tension existant entre Mat et
Câline s'était dissoute dans l'expression du désir mutuel qui les avait enflammés le soir où Mat
avait ramené Geor-gia à Birraminda. Dans la journée, Mat conservait ses manières distantes,
mais quelque chose en lui s'était humanisé, et s'il embrassait rarement Câline devant les autres,
sitôt qu'ils étaient seuls dans leur chambre, le soir, il l'attirait à lui pour lui faire l'amour avec une
tendresse et une passion qui la laissaient épanouie de bonheur. Il ne lui avait pas dit qu'il
l'aimait, mais pour l'instant Câline se satisfaisait de la situation, ayant du mal à penser que Mat
aurait pu se montrer aussi empressé s'il n'éprouvait rien pour elle.
Quant à Georgia, elle s'adaptait à merveille à sa nouvelle vie. Naturelle, aimable et efficace, elle
déchargeait Câline d'un certain nombre de tâches ménagères afin que cette dernière passe plus
de temps avec Marion, et s'occupe davantage de l'administration du domaine ainsi que de son
projet de campement. Celui-ci, du reste, était en bonne voie. Les entrepreneurs étaient retenus,
et les travaux commenceraient bientôt.
Dans cette belle harmonie, seul Brett paraissait mécontent. Curieusement, il ne cherchait pas à
flirter avec Georgia et s'ingéniait même à garder ses distances. Câline un jour le provoqua à la
fois par plaisanterie et pour le sonder.
— Que vous arrive-t-il, Brett? Nous avons une jolie fille à la maison, et vous lui adressez à
peine la parole.
— Elle n'est pas si jolie, et puis je n'aime pas ces filles trop efficaces, répondit-il avec un
haussement d'épaules maussade.
— Elle est charmante pourtant, et à sa place je serais blessée de me sentir ainsi ignorée, fit
valoir Câline.
Brett prit la mouche.
— C'est elle qui m'ignore! Elle me considère comme un vermisseau, et n'a d'yeux que pour
Mat. Vous avez remarqué comme ils sont copains, tous les deux?
Si Câline n'avait rien remarqué jusqu'alors, les propos de Brett attisèrent sa jalousie. Il faut dire
que Georgia était à l'aise à Birraminda : outre son travail d'aide ménagère, elle connaissait le
bétail, savait s'en occuper, voyait quand il fallait réparer une clôture, et se chargeait facilement
de soigner un petit veau. Bref, peu à peu, Câline se sentait exclue des conversations qu'avait la
jeune fille avec son mari, et son ressentiment grandissait, tandis qu'elle se voyait de plus en plus
cantonnée dans les travaux de comptabilité et d'administration qui visiblement n'intéressaient
pas Mat. Incapable d'intervenir dans les conversations, elle se tournait de plus en plus vers
Brett qui, lui non plus, ne participait pas aux discussions professionnelles de son frère et en
profitait pour flirter outrageusement avec elle.. Câline n'y voyait rien de mal. A une ou deux
reprises, elle avait surpris le regard de Brett posé sur Georgia avec une expression qui
démentait le peu d'attirance qu'il prétendait avoir pour elle. En vérité, il en était épris, et s'il
flirtait avec Câline, c'était pour donner le change.
Au début de ce petit manège, Mat ne réagit pas, mais au fil des soirées la tension monta, et
chaque fois que Mat regardait son frère et Câline qui poursuivaient une conversation parallèle à
celle qu'il entretenait avec Georgia, son visage se faisait dur. Câline n'y prenait pas garde.
D'ailleurs de quoi aurait-il pu se plaindre, quand lui-même monopolisait complètement
Georgia?
A quel moment exactement leur relation personnelle changea ? Câline eût été incapable de le
dire, mais leurs nuits d'amour cessèrent, remplacées par la perspective de trois interminables
années où Câline devrait se déshabiller le soir dans un silence tendu, avant de s'allonger de son
côté du grand lit, en prenant garde de ne pas bouger...
— Pourquoi laisses-tu Brett se ridiculiser ainsi avec toi ? lui demanda durement un soir Mat.
Ils étaient couchés dans le noir, portant toute leur attention à ne pas s'effleurer.
— Nous bavardons, c'est tout, rétorqua âprement Câline, toi et Georgia ne nous adressez
jamais la parole. Tu ne vois qu'elle. C'est à se demander si tu as oublié que nous sommes
mariés.
— On dirait plutôt que c'est toi et Brett qui avez oublié que je suis ton mari ! riposta Mat.
Furieuse, Câline se redressa et alluma la lampe de chevet : s'ils devaient se disputer, autant que
ce soit en pleine lumière.
— Tu sais bien que ton frère ne s'intéresse pas à moi, s'exclama-t-elle, exaspérée. Il est
amoureux de Georgia, c'est clair!
Mat s'assit à son tour.
— Brett amoureux? Il ne l'a jamais été de sa vie!
— Eh bien, il l'est maintenant, grinça la jeune femme avec aigreur. Et comme Georgia ne lui
témoigne pas d'intérêt particulier, il veut donner le change en plaisantant avec moi.
— Ta psychologie de bazar ne me convainc guère, riposta Mat, sarcastique. C'est ton
expérience avec Glyn qui t'a rendue si savante? Cette fois, Câline était hors d'elle.
— Absolument, répondit-elle avec défi, et sur ce plan j'en sais davantage que toi. Glyn et moi
nous aimions sincèrement !
— Pourquoi ne t'es-tu pas battue pour le garder, s'il était si merveilleux? demanda Mat avec
hargne.
Les yeux verts de la jeune femme lancèrent des éclairs.
— Je regrette bien de ne pas l'avoir fait !
— Si tu avais attendu quelques semaines de plus, tu aurais pu le récupérer ! railla-t-il.
— Il n'est pas trop tard, sais-tu? rétorqua-t-elle, dans une telle rage qu'elle ne maîtrisait plus le
bien-fondé de ses paroles. Ellie est toujours avec son mari.
Mat fronça les sourcils d'un air sinistre.
— Comment le sais-tu?
— Il existe un monde en dehors de Birraminda, rétorqua Câline, sarcastique, et il m'arrive de
communiquer avec lui.
— Tu as contacté Glyn ?
D'un geste violent, Mat avait saisi Câline par le bras pour l'obliger à le regarder.
— Qu'est-ce que ça peut te faire. En plus, cela ne te regarde pas !
— Comment? Ça ne me regarde pas si ma femme appelle son ex-amant pour de petites
conversations amicales ? tonna Mat.
— Nous nous sommes mariés pour des raisons de convenances purement matérielles, nous le
savons tous les deux !
— Mais nous sommes convenus de donner le change et de faire croire que nous étions un
couple normal, rétorqua Mat avec fureur. Tu m'as épousé, Câline, et il est temps de mieux
jouer ton rôle d'épouse. Et pour commencer, tu vas oublier Glyn pendant les trois ans qui
viennent. C'est clair?
Câline secoua violemment la tête.
— Attention, Mat, le provoqua-t-elle. On pourrait croire que tu es jaloux, et ça ne te plairait
pas, n'est-ce pas? La jalousie, c'est comme l'amour ou le désir, ça fait désordre pour toi.
— Que sais-tu de l'amour? Que sais-tu du désir? rétorqua son compagnon dont la colère
touchait à son comble. Tout ce qui t'intéresse, et la seule raison pour laquelle tu m'as épousé,
c'est ce maudit campement qui occupe toutes tes pensées.
Câline serra les dents, tandis que ses mains se crispaient sur le drap. Enfin elle dit d'une voix
vibrant d'indignation :
— Il est temps de mettre un terme à cette mascarade. Tout ce que tu voulais en te mariant était
une aide ménagère. A présent, tu as Georgia, et elle te satisfait beaucoup plus que moi. Je ne
vois pas pourquoi je resterais ici. Autant que je rentre à Adélaïde.
— Tu accepterais d'abandonner ton cher projet de campement ? Allons, tu sais bien que non,
Câline !
— Détrompe-toi. Je suis prête à l'abandonner pour vivre avec un homme qui m'appréciera
vraiment, répondit sauvagement la jeune femme.
A l'issue d'un silence lourd de menace, Mat, qui avait recouvré le contrôle de lui-même,
articula lentement :
— Je te serais reconnaissant de respecter tes engagements et de te comporter comme une
épouse normale. Tu as signé un contrat qui te lie pour trois ans et tu resteras trois ans. Et bien
sûr, pour commencer, cesse de faire des avances à mon frère.
Et voilà ! Ils étaient revenus à leur point de départ. Câline poussa un soupir irrité. Cette
discussion ne les mènerait à rien !
— Ecoute, depuis le début j'essaie de te dire que Brett flirte avec moi parce qu'il est jaloux de
toi !
— De moi? C'est la meilleure.
Mat eut un rire sans joie.
— Mais oui ! Il ne peut pas faire impression à Georgia parce que tu ne la lâches pas d'une
semelle. Or ici, c'est toi le maître. C'est toi qui décides, choisis, organises. Comment veux-tu
que Brett ait sa chance auprès de cette jeune fille ?
— Auparavant ma présence et mon rôle ne l'ont jamais gêné !
— Peut-être, mais cette fois c'est différent parce qu'il est amoureux.
— Ce qu'il manifeste en flirtant sans arrêt avec ma femme ! ironisa Mat. Ecoute, tu peux dire
ce que tu veux mais, moi, ce que je vois, c'est que tu n'arrêtes pas de faire les yeux doux à
mon frère. Si tu le laissais en paix, il pourrait peut-être s'intéresser à Georgia, mais vu la façon
dont tu te comportes, la situation est embarrassante pour moi, et aussi pour Georgia, qui ne
comprend pas que ma femme s'intéresse tant à mon frère.
— Et, bien sûr, il ne faut pas que cette pauvre Georgia soit embarrassée ! rugit Câline qui,
tirant le drap sur elle d'un geste plein de colère, se rallongea, tournant le dos à son compagnon.
Mat ne se le tint pas pour dit.
— Je te préviens, Câline, dit-il d'une voix dangereusement basse, je ne supporterai pas plus
longtemps de te voir flirter avec Brett. Tu dois te comporter comme ma femme aux yeux de
tout le monde, ce qui exclut que tu te donnes en spectacle avec Brett ou qui que ce soit
d'autre. Tâche de t'en souvenir à l'avenir!
— Ne t'inquiète pas, je ne l'oublierai pas, rétorqua Câline, consciente malgré sa colère que
cette dispute n'aboutirait à rien.
Les larmes lui montaient aux yeux, tant tous deux s'étaient déchirés. Et cette maudite lumière
qui était encore allumée ! Pour ne pas que Mat voie combien elle souffrait, elle l'éteignit d'un
geste brusque, et s'allongea, rigide, tout au bout de sa partie du lit. Mat fit de même, sans
esquisser le moindre geste pour l'attirer à lui.
Quelle stupide dispute, songeait la jeune femme le lendemain matin. Il eût été si facile de se
réconcilier dans les bras l'un de l'autre, comme tous les couples normaux. Eux, hélas, n'y
étaient pas arrivés...
Au petit déjeuner, Mat, pour ne rien arranger, annonça brusquement qu'il partait toute la
journée en avion avec Georgia pour repérer les bêtes égarées et les ramener aux enclos.
Georgia, bien sûr, toujours Georgia... Georgia savait piloter un avion, et mener les troupeaux,
et presser les bêtes par des hurlements étranges... Alors que Câline, aux yeux de Mat, n'était
utile qu'à la paperasserie et à la comptabilité, bref à des choses pour lui dénuées de tout
intérêt... Heureusement, il y avait Marion, et l'affection de l'enfant mettait toujours du baume au
cœur de la jeune femme...
Après le départ de Georgia et de Mat, Câline se sentant comme abandonnée, rangea
mélancoliquement la cuisine, puis une idée lui vint :
— Allons faire un pique-nique, proposa-t-elle à Marion. Tu verras, on va bien s'amuser, toutes
les deux. On prendra ma voiture, et on va trouver un coin que nous ne connaissons pas. Cela
nous changera.
Câline n'avait pas utilisé sa petite automobile depuis des semaines, depuis son arrivée ici,
lorsqu'elle était venue d'Adélaïde. Comme sa vie avait changé depuis ! Cette pensée la rendait
affreusement triste, et elle refusa de s'abandonner à sa mélancolie tandis qu'elle conduisait vers
une partie de la propriété sauvage et montagneuse où elle n'était encore jamais allée. Mat la lui
avait indiquée, un jour qu'ils se promenaient à cheval de ce côté-là, mais ils avaient rebroussé
chemin avant d'y parvenir, pour ne pas fatiguer les chevaux. Il lui avait pourtant décrit les
rochers rouges, les gommiers rabougris, et les termitières géantes qui conféraient à cet endroit
une atmosphère si étrange.
Il leur fallut plus longtemps que prévu pour arriver à bon port car la petite voiture peinait sur la
piste en mauvais état, mais quand la jeune femme et l'enfant eurent trouvé un endroit ombragé
pour y pique-niquer, elles étaient l'une et l'autre enchantées. Le décor était étrange et sauvage,
mais il parlait à l'âme de Câline. Le déjeuner fini, elle se détendit, heureuse d'observer Marion
qui s'était inventé une cabane entre des rochers aux formes étonnantes. Tout était calme, et le
silence apaisant était propice à la réflexion.
Elle et Mat avaient été heureux avant, ils le seraient encore. S'ils ne s'étaient pas réconciliés
dans les bras l'un de l'autre, cette nuit, c'était parce que Câline avait eu trop d'amour-propre.
Ce soir elle parlerait à Mat, lui dirait qu'elle l'aimait. Il pourrait être rebuté par cette idée, mais
c'était la vérité!
Pressée soudain de rentrer à la ferme pour retrouver Mat et lui exprimer ses sentiments, la
jeune femme bondit sur ses pieds.
— Marion ! Marion, viens, il est l'heure de rentrer ! L'enfant manifesta des regrets d'avoir à
abandonner sa cabane, mais elle finit par s'y résoudre. Câline pendant ce temps avait rangé les
restes du pique-nique dans le coffre, et dès que Marion fut installée, elle se mit au volant. Il lui
fallut un petit moment pour prendre conscience que le moteur hoquetait et s'étouffait, mais elle
n'en continua pas moins à actionner le démarreur. Sans résultat. Enfin, exaspérée et furieuse,
elle descendit de voiture pour ouvrir le capot et porter sur le moteur un regard d'aveugle. Elle
n'y connaissait rien en mécanique, et ne savait que faire. Le soleil tapait sur le métal du véhicule
qui dégageait une chaleur effroyable.
— J'ai chaud, gémit Marion.
Câline se mordit la lèvre.
— Va jouer à l'ombre un moment, suggéra-t-elle avant de se pencher de nouveau sur le
moteur.
Tout avait l'air normal... pourtant, quand quelques instants plus tard la jeune femme essaya
encore de démarrer, rien ne se passa. De son avant-bras, Câline essuya la transpiration qui
perlait à son front. Inutile de s'affoler. En rentrant ce soir, Mat, ne les trouvant pas, partirait à
leur recherche... Mais comment saurait-il où les trouver ? Câline sentit un frisson glacé la
parcourir, et se secoua pour se reprendre. Allons, Mat les trouverait. Il suffisait d'attendre en
surveillant Marion.
Marion ! Où était-elle donc ? Câline bondit de la voiture. Elle était environnée de rochers et
d'arbres géants, figés dans un silence total, mais il n'y avait nulle trace de la petite fille.
— Marion? Marion?
Pas de réponse. Brusquement l'après-midi prit des allures de cauchemar. Dans ce paysage
hostile, loin de tout, Marion avait disparu !
Pour ne pas céder à la panique, Câline s'obligea à respirer lentement. En même temps, elle
entreprit de décrire des cercles concentriques de plus en plus larges autour de la voiture. A
intervalles réguliers elle criait le nom de l'enfant, et tout en marchant elle prit conscience qu'elle
priait, suppliait Dieu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave.
Un cri déchira le silence. Le cœur de Câline fit un bond douloureux tandis qu'elle se précipitait
sous les arbres dans la direction où avait retenti le cri. Très vite elle émergea dans une sorte de
clairière, et là, elle la vit enfin, étendue à terre, affreusement immobile, juste sous une avancée
de rocher rouge.
— Marion...
Câline tomba à genoux près de l'enfant, marmonnant des paroles incohérentes, et fébrilement
chercha son pouls. Il battait, faible mais régulier. La petite vivait ! Elle était inconsciente, mais
vivante !
— Oh, merci mon Dieu ! murmura la jeune femme dont le visage était inondé de larmes.
A cet instant Marion gémit.
— ... Ma jambe... j'ai mal...
Le ciel soit loué, elle n'était peut-être blessée qu'à la jambe ! Avec d'infinies précautions, Câline
palpa le petit corps de l'enfant. Elle avait une cheville très enflée, mais s'agissait-il d'une fracture
ou d'une simple foulure? La jeune femme n'aurait su le dire. Elle demanda, pressante :
— Que s'est-il passé, ma chérie?
— Je t'ai entendue m'appeler, et j'ai voulu me cacher en haut des rochers pour te faire une
farce, mais j'ai glissé.
Marion commença à pleurer.
— Je me suis fait mal à la tête, aussi, gémit-elle. Sa tête avait dû heurter quelque chose quand
elle était tombée lourdement sur le sol. Levant les yeux vers le sommet du rocher, Câline sentit
son sang se glacer. La hauteur était impressionnante et l'enfant avait fait une sacrée chute. Elle
aurait pu être beaucoup plus sérieusement blessée.
Ah, si seulement elle avait suivi des cours de secourisme ! Câline se serait sentie moins
impuissante. Prenant doucement l'enfant dans ses bras, elle commença à la bercer en lui
murmurant des paroles apaisantes.
— Calme-toi, chuchota-t-elle, ce n'est rien, tu verras.
Mais la fillette pleurait de plus belle.
— Je veux rentrer à la maison.
A cet instant seulement Câline se rappela son véhicule en panne.
— Nous ne pouvons pas rentrer tout de suite, ma chérie, avoua-t-elle, mais je vais te porter
jusqu'à la voiture, et tu boiras un peu d'eau.
— Je veux pas d'eau, je veux rentrer!
— Je sais.
Un court moment après, Câline étendit la fillette à l'ombre sous des rochers, non loin de la
voiture. Elle déchira ensuite un pan de sa chemise pour lui bander la cheville, et l'autre pour lui
laver le visage. Grâce au ciel, elle avait emporté suffisamment d'eau. C'était la seule chose
sensée qu'elle avait faite aujourd'hui !
Tout en s'occupant de l'enfant et en faisant de son mieux pour la rassurer par des bavardages
pleins de gaieté, elle tentait désespérément de calculer le temps qu'il faudrait à Mat pour
s'apercevoir de leur disparition et organiser les recherches. S'il rentrait à la ferme seulement à la
nuit serait-il trop tard pour tenter de les retrouver ? Câline préférait ne pas y penser car la
perspective d'une nuit ici, seule avec Marion et une unique bouteille d'eau, la terrifiait.
Pendant un temps qui lui parut une éternité, elle berça l'enfant entre ses bras, jusqu'à ce que
celle-ci, épuisée par les émotions, tombe endormie. Désormais, il n'y avait plus rien à faire qu'à
attendre. Le silence environnant pesait sur les épaules de Câline, et elle avait l'impression qu'il
allait l'écraser, la rendre sourde... Le temps passait si lentement... il aurait aussi bien pu être
immobile... c'était un peu comme la mort, sans doute...
Lorsqu'elle entendit enfin l'avion, Câline crut à une hallucination. Déposant doucement l'enfant
endormie sur le sol, elle se remit debout. Oui, c'était bien le petit avion qui volait au ras des
arbres. Mais il était encore loin. Luttant contre son désir de hurler qui n'aurait servi à rien
d'autre qu'à réveiller inutilement Marion, Câline se précipita vers sa voiture pour en allumer les
phares.
Avec une lenteur insupportable, le petit avion vira sur l'aile et s'approcha d'elle, volant
suffisamment bas pour que Câline distingue Georgia aux commandes, qui lui faisait des signes
tout en parlant à la radio. Câline lui indiqua du bras le capot soulevé pour qu'elle comprenne
que la voiture était en panne. Georgia hocha la tête et leva le pouce en signe d'encouragement.
Puis elle fit effectuer un demi-tour à l'appareil qui disparut au-dessus des arbres.
De longues secondes, Câline le suivit des yeux, incrédule. Non ! Georgia n'allait pas les
abandonner là sans rien tenter? Puis son bon sens lui revint et elle comprit : l'avion ne pouvait
pas atterrir au milieu de tous ces rochers. Georgia avait sans doute indiqué par radio leur
position à Mat qui allait venir les chercher. Un tel soulagement la submergea qu'elle titubait
quand elle rejoignit la petite Marion qui dormait toujours.
— Réveille-toi, ma chérie, murmura-t-elle, papa va arriver.
10.
Câline entendit le 4x4 bien avant de voir ses phares, mais quand Mat l'immobilisa pour en
bondir, elle était trop ankylosée, et surtout trop épuisée, pour bouger.
— Nous sommes là, voulut-elle crier.
Elle avait la gorge tellement desséchée que seul un murmure sortit de ses lèvres. Ce fut suffisant
pour Mat qui pivota sur ses talons et tout de suite, les repéra, recroquevillées contre le rocher.
Après, tout se passa dans une sorte de brouillard, entrecoupé de flashes d'une clarté et d'une
netteté terribles. Mat avait eu peur, très peur, pour sa fille, et était dans un état de fureur
indescriptible à l'égard de Câline. A aucun moment, il ne lui adressa la parole, et, lorsque dans
la voiture qui les ramenait à la ferme la jeune femme voulut lui raconter ce qui était arrivé, il la
coupa vertement :
— Les explications seront pour plus tard !
A la ferme, Georgia les attendait. Ce fut elle qui, ayant bien sûr suivi des cours de secourisme,
banda proprement la cheville de Marion, elle encore qui aida Mat à la mettre au lit après l'avoir
bercée. Câline, raide, moulue, regagna sa chambre la mort dans l'âme, et se laissa tomber au
bord du lit. Tout était sa faute. Elle n'aurait jamais dû quitter Marion des yeux.
Sa culpabilité était telle que la jeune femme n'essaya même pas de se défendre lorsque Mat la
rejoignit dans la chambre.
— Tu te rends compte qu'à cause de toi ma fille aurait pu mourir? demanda-t-il d'une voix
basse et menaçante.
Câline détourna la tête.
— Je suis désolée, murmura-t-elle stupidement.
— Désolée ? Ce n'est pas une excuse. Comment as-tu osé prendre des risques pareils avec
Marion? Tu l'as conduite dans la partie la plus dangereuse de la propriété, et tu ne t'es même
pas souciée de laisser un mot expliquant où vous étiez ! Si Georgia n'était pas rentrée un peu
plus tôt pour découvrir votre absence, vous auriez passé la nuit là-bas ! Si elle ne m'avait pas
contacté tout de suite par radio, je n'aurais pas eu le temps de retourner à la ferme prendre le
4x4 pour partir à votre recherche. Tu imagines quelle aurait été mon angoisse si nous ne vous
avions pas retrouvées avant demain matin ?
— Je ne pouvais pas deviner que ma voiture tomberait en panne, risqua douloureusement
Câline.
— Elle n'est pas en panne ! tonna Mat, ivre de rage, maintenant. Brett l'a déjà ramenée à la
ferme. N'importe qui, doté d'un peu de bon sens, se serait rendu compte que le moteur était
simplement noyé.
— Mais je n'y connais rien en mécanique, murmura la jeune femme, conservant les yeux
baissés.
— En vérité, tu ne sais rien faire d'utile! s'exclama son compagnon, et tu ne cherches même
pas à apprendre, ce qui est encore plus grave. Tout ce que tu sais faire, c'est déplacer des
papiers dans un bureau ! Tu es nulle, si tu veux savoir la vérité !
Ces propos cinglants sortirent brutalement Câline de sa léthargie et de sa culpabilité. Piquée au
vif, elle releva la tête.
— Ce n'est pas vrai, lança-t-elle, tout son aplomb retrouvé.
— Vraiment? répondit Mat avec une grimace de dédain. Bon sang, pourquoi faut-il toujours
que j'épouse des femmes qui ne me conviennent pas ? J'aurais pourtant dû me méfier, après
Lisa !
Blessée à mort, Câline bondit sur ses pieds.
— Tu ne t'es jamais demandé si le problème ne venait pas de toi, n'est-ce pas? s'écria-t-elle,
ne se contrôlant pas. Non, bien sûr, tu ne t'es pas remis en question. Pourtant tu ne trouveras
jamais une femme qui te convienne, Mat, parce que pour toi le mariage est une affaire qui se
règle et s'organise comme un absurde contrat. Tu cherches toujours ce que va t'apporter un
mariage, pas ce que tu vas partager en te mariant. Et surtout, surtout, tu ne donnes rien !
Les yeux verts de la jeune femme scintillaient, vibrants d'indignation, et elle poursuivit :
— Au début je pensais que tu étais centré sur toi-même parce que Lisa t'avait fait souffrir.
Mais maintenant, j'ai compris : tu es égoïste et personnel parce que tu n'as rien à donner !
Mat avait pâli, et sa fureur semblait ne plus avoir de bornes. Il marmonna, les dents serrées :
— Si je ne te donne rien, c'est parce que tu ne mérites rien !
Sur quoi, il sortit et claqua la porte dans son dos avec une sorte de violence définitive.
— Oh, Câline, qu'est-ce qui ne va pas ? Vous avez une mine épouvantable! s'exclama Georgia
en apercevant la jeune femme, le lendemain matin.
— Ça va, ça va, rétorqua celle-ci avec un pauvre sourire.
Elle avait passé la nuit à pleurer, et au matin avait dû se rendre à l'évidence : Mat avait raison.
A Birraminda. elle était inutile et nulle. De plus, elle s'était comportée de manière irresponsable
avec Marión, hier. Mat ne le lui pardonnerait jamais, et sans doute à juste titre. Ici, il avait
besoin d'une femme comme Georgia, et Georgia était tout ce que n'était pas Câline. Celle-ci
savait donc ce qu'il lui restait à faire.
— Comment va Marion, ce matin? demanda-t-elle, s'efforçant d'ignorer l'air inquiet de
Georgia.
— Bien, mais sa foulure à la cheville la fait un peu souffrir. Nous avons pensé qu'elle devait
passer la journée couchée à cause du choc qu'elle a eu à la tête en tombant du rocher.
Nous... Câline tressaillit douloureusement. Pourtant Georgia n'avait pas voulu la blesser.
— Je vais la voir, dit-elle d'un ton morne. Adossée contre ses oreillers, l'enfant avait l'air de
s'ennuyer ferme, mais son visage s'illumina lorsqu'elle vit Câline et elle lui montra fièrement son
pied bandé.
— Tu as vu, dit-elle, j'ai une foulure. Dis, ajouta-t-elle après une courte pause, tu me lis une
histoire ?
— Pas aujourd'hui, chérie, il faut que je retourne à Adélaïde.
— Oh! Tu m'emmènes avec toi? Câline secoua la tête.
— Il faut que tu restes ici pour t'occuper de ton papa.
— Et tu reviendras quand ?
Câline hésita. La vérité était cruelle, mais elle la devait à l'enfant.
— Je... je ne reviendrai pas, Marion.
Dieu que l'aveu était difficile! Marion écarquilla ses immenses yeux bleus à mesure que son
esprit intégrait ce qu'elle venait d'entendre.
— Oh non ! s'exclama-t-elle, au bord des larmes, tu ne peux pas partir ! Papa a dit que tu
resterais, que tu ne me laisserais pas...
La voix de l'enfant se brisa, et elle éclata en sanglots. Câline s'assit au bord du lit pour l'attirer
dans ses bras.
— Oh Marion, chuchota-t-elle, embrassant ses boucles brunes, pardonne-moi, ma chérie.
Georgia est là qui s'occupera de toi, et tu l'aimes bien, n'est-ce pas?
— Je veux pas Georgia, cria Marion en pleurant, c'est toi que je veux. Et tu m'avais dit que tu
resterais toujours !
Câline sentait les larmes lui piquer les yeux.
— J'aimerais rester, murmura-t-elle, j'aimerais ne jamais te quitter.
— Alors pourquoi tu pars ?
Comment expliquer la vérité à une enfant de quatre ans et demi ?
— Tu aimes ton papa, n'est-ce pas Marion? Le petite tête brune s'inclina d'avant en arrière.
— Eh bien, moi aussi, poursuivit Câline avec effort, mais lui ne m'aime pas.
— Si, il t'aime! s'écria l'enfant, et il veut que tu restes !
Câline déposa un baiser sur son front.
— Je suis mal adaptée à la vie ici, ma chérie, dit-elle encore avec l'impression que son cœur se
brisait. Mais je veux que tu saches une chose : je t'aime tendrement, et je t'aimerai toujours.
Promets-moi que tu seras toujours une gentille petite fille avec ton papa?
Sans répondre l'enfant s'agrippa désespérément à son cou, si bien que Câline dut s'allonger à
côté d'elle et la bercer jusqu'à ce que, épuisée par ses larmes, elle finisse par tomber endormie.
Alors la jeune femme sortit de la chambre sur la pointe des pieds et s'en fut chercher Georgia
pour lui faire part de ses intentions.
— Vous ne pouvez pas partir ainsi, s'exclama la jeune fille atterrée.
— Il le faut pourtant, rétorqua Câline d'une voix morne.
— Allons, Câline, je sais que vous vous êtes disputée avec Mat, hier soir, je l'ai vu sortir de la
chambre, mais je suis sûre qu'aujourd'hui vous devriez pouvoir discuter raisonnablement, tous
les deux.
— Nous avons assez parlé, Mat et moi, soupira Câline avec lassitude. Je ne suis pas faite pour
vivre ici, Georgia.
Je monte mal à cheval, je ne sais pas réparer une voiture, ni bander une cheville foulée, et
après ce qui s'est passé hier, il apparaît que je ne sais même pas surveiller Marion.
— Tout cela n'a aucune importance, répondit la jeune fille pressante. Vous vous aimez, Mat et
vous, et cela seul compte. Restez, je vous en supplie, et parlez-lui ce soir.
Câline pleurait à présent.
— Je ne peux pas, hoqueta-t-elle, le visage inondé de larmes. De toute façon, mon départ
arrangera tout le monde. Mais je vous demande une chose, Georgia, occupez-vous de Marion
et... et dites à Mat... dites-lui que je regrette... que je suis désolée... pour tout.
Trois jours plus tard, le petit avion survolait le torrent avant d'atterrir sur la piste de Birraminda.
— Bienvenue à la maison, déclara Mat en se penchant pour embrasser Câline, dès que
l'appareil se fut arrêté.
Brett et Georgia, retenant une Marion bouillant d'impatience, attendaient au bord du tarmac.
Sitôt que l'hélice se fut immobilisée, Mat aida Câline à descendre du cockpit, et Marion se
précipita à sa rencontre.
— Câline ! Câline ! Tu es revenue ! s'exclama-t-elle en se jetant dans ses bras.
Comme Câline la soulevait pour la serrer sur son cœur, ses yeux rencontrèrent ceux de Mat.
Alors elle dit doucement :
— Oui, me voilà de retour chez nous.