L'identité Métisse Ou L'histoire Oubliée de La Canadianité: Institut Québécois de Recherche Sur La Culture

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L'identité métisse

ou l'histoire oubliée de la canadianité

Nicolas van Schendel


Institut québécois de recherche sur la culture

Dans son livre L'identité usurpée, Jean Morisset (1985) rappelle


que le mot «Canada», signifiant «village» ou «bourgade» en langue
algonquienne, fut adopté par Jacques Cartier en 1535

pour désigner la Grande Rivière (le fleuve de Canada) et par extension


les naturels (sic) du Golfe de Canada. C'est alors que les Français ont
étendu le sens du mot Canadien pour y inclure non seulement les
«Sauvages Rouges» mais aussi les «Sauvages Blancs», c'est-à-dire
ceux des leurs qui avaient hiverné en Canada et ne devaient pas être
confondus avec les nobles de France et, a fortiori, ceux qui par la suite
allaient naître en Canada. Cela afin de bien distinguer du Français de
France (le métropolitain) et du Français du Canada (le bourgeois et le
seigneur) le Créole Franco-Americanus-Vulgaris [...] Les Autochtones
n'ont jamais utilisé bien sûr le mot Canadien pour se désigner (1985:
41).

La rencontre des Français et des autochtones sur les rives du


Saint-Laurent au XVIe siècle aura donc été fondatrice de l'identité
canadienne, celle du «Sauvage Blanc» pour reprendre l'expression
de Morisset. C'est d'abord à cette identité de l'origine que renvoie ici
le terme de canadianité. Une canadianité déjà distincte de cette autre
identité - l'acadianité - qui devait naître environ à la même époque,
à l'est de la vallée du Saint-Laurent, de la rencontre de ces mêmes
Franco-Européens et Amérindiens. Bien sûr, l'identité acadienne de-
viendra par la suite l'un des éléments constitutifs de la canadianité
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telle que nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire comme une ma-


nière de se nommer ou de s'identifier par référence à l'entité
géopolitique que représente le Canada from coast to coast La distinc-
tion entre ces deux identités de l'origine me paraît toutefois impor-
tante à souligner, dans la mesure où elles représentent deux sources
différentes de la francophonie nord-américaine. Dans ce texte, je
m'en tiendrai à la première de ces deux sources, celle dont le terri-
toire de base, au point de départ, se limite aux rives du fleuve Saint-
Laurent, cette «grande porte de l'Amérique», pour reprendre le titre
d'un ouvrage de Jean-Claude Lasserre (1980). Il est bien écrit «au
point de départ», et le recours à la grande porte n'est pas innocent
dans ce contexte, puisqu'il s'agit bien de préparer le récit d'un par-
cours, dans l'espace et le temps de la canadianité.

LES FORMES DE LA CANADIANITÉ (ET DE LA QUÉBÉCITÉ)

Le point d'arrivée de ce parcours pourrait bien être la canadianité


telle qu'elle se définit aujourd'hui au Québec et que n'arrive pas à
occulter complètement, depuis un peu plus d'une vingtaine d'années,
une autre manière de se nommer, à savoir la québécité. Une québécité
qui se voudrait forte, mais qui ne cesse de piétiner tant elle oublie le
Canadien de sa propre histoire et néglige de se reconnaître dans les
formes mêmes de la canadianité contemporaine. Aussi, ce parcours
débutera-t-il en proposant que soient distinguées au sein de cette
dernière deux grandes tendances identitaires, soit l'identité mosaïque
et l'identité métisse. Mon objectif consistera à en repérer les figures
constitutives et à explorer les espaces où elles se sont formées au
cours de ce que j'appelle les trois temps de la canadianité. Le premier
temps couvre la période du Régime français. Le deuxième débute
avec l'implantation progressive des Britanniques dans les années
suivant la Conquête. Et le troisième s'amorce avec l'arrivée, à la fin
du XIXe siècle, d'immigrants d'origine autre que française et britanni-
que. Mais avant d'entreprendre ce parcours dans le temps, voyons un
peu en quoi consistent ces deux identités et comment elles prennent
forme dans le contexte québécois.
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 1 03

Produit de la juxtaposition territoriale et socioculturelle


d'ethnicités ou de nationalités particulières, l'identité mosaïque per-
met aujourd'hui de définir la canadianité selon une pluralité de
manières distinctes de se nommer qui peuvent être regroupées sous
l'une ou l'autre des quatre grandes catégories suivantes: les autoch-
tones du Canada (auxquels on donnera le nom générique de pré-
Canadiens), les Franco-Canadiens (c'est-à-dire les anciens Canadiens),
les Anglo-Canadiens (ou encore les Canadians) et les néo-Canadiens
(et donc les nouveaux Canadiens). L'identité mosaïque constitue la
dimension centrale de la canadianité contemporaine et la justification
de l'adhésion de cette dernière au modèle multiculturel. C'est l'iden-
tité de la «grande famille canadienne», comme je la définis moi-
même, ou encore de la «communauté des communautés», comme
l'a si bien proclamé un de nos politiciens; en somme, une identité
fragmentée regroupant un ensemble de petits Canadas ou villages
(Canada, rappelons-le, signifiant «village» en langue amérindienne).
Quant à l'identité métisse, elle représente le volet périphérique ou
marginal de la canadianité. Elle est son histoire oubliée, celle en
particulier de l'émergence, au cours du deuxième temps de la forma-
tion identitaire canadienne, d'un peuple d'ethnicité plurielle et de
nationalité singulière (la « nouvelle nation » des Métis du Nord-Ouest
sur laquelle je reviendrai), mais aussi, plus généralement, l'histoire
oubliée de la libre circulation des différences, de la traversée des
frontières communautaires et du continuel chevauchement des cultu-
res et des langues. Une histoire tout de même assez vivante pour qu'il
soit possible aujourd'hui à un ancien (ou à un Franco) Canadien, par
exemple, d'être en même temps un nouveau (ou un néo) Canadien,
et wce versa; bref, une histoire dont les traces permettent d'entrevoir
le pari transculturel. Vue sous cet angle, l'identité métisse de la
«canadianité» se présente en quelque sorte comme l'identité en
devenir du Canada (ou village) global.

Au Québec, les formes mosaïquée et métissée de la canadianité


se manifestent de manière particulièrement évidente. En fait, il y
aurait dans cette province une sorte de tension permanente entre,
d'une part, Y effet mosaïque prédominant dont témoignent, sans doute
plus qu'ailleurs au Canada, les rapports souvent difficiles entre com-
munautés franco, anglo, néo et pré-canadiennes, et, d'autre part, le
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devenir métis dont les formes d'expression demeurent essentiellement


le produit de démarches ou de rencontres individuelles en marge, ou
encore à l'intersection, des espaces communautaires. Mais ce niveau
individuel n'exclut pas, au contraire, la dimension collective grâce à
laquelle se conçoit véritablement le devenir métis, c'est-à-dire comme
moyen de dépasser ou de transcender la dimension communautaire
proprement dite. Le collectif se situe donc à un autre niveau qui est
celui de la Cité ou du Politique, mais qui serait aussi celui que
Fernand Dumont appelle la culture seconde, soit un «horizon» per-
mettant que s'exerce une distance à l'égard de chaque milieu de vie
ou de chaque communauté particulière ou que s'accomplisse, plus
généralement, une œuvre de systématisation des données premières
de la culture. Si ce niveau collectif sert d'abord à régir les rapports
entre individus, s'il constitue par ailleurs l'espace privilégié à l'inté-
rieur duquel chacun de ces individus peut accéder à la connaissance
universelle et conférer un sens à la diversité des phénomènes qui
l'entourent, ce niveau donc doit aussi servir à régir les rapports entre
les c o m m u n a u t é s , à i m p r i m e r un m o u v e m e n t à cette réalité
communautaire afin d'en relativiser le sens et la portée. En ce qui
concerne la canadianité, ce sens de la communauté semble à ce point
absolu que l'on est forcément tenté de conclure au caractère inachevé
de la dimension collective et de son corollaire, la souveraineté dans
l'État mais aussi dans le sujet en tant que porteur de culture et créateur
de sens1. C'est en effet le drame de la canadianité pancanadienne que
de n'avoir jamais été complètement souveraine et de ne pas sembler
encore prête à le devenir. Pour y parvenir, il faudrait d'abord savoir
mettre un terme aux chicanes de familles, prendre les moyens de
quitter une fois pour toutes la sphère privée de la «grande famille» à
laquelle nous confine l'héritage politique et culturel de ce pays. Alors,
sans doute, pourrons-nous enfin accéder à la sphère publique - à la
res publica - et, du même coup, à un autre horizon de la culture.

Mais je m'égare, ou plutôt j'anticipe. J'en étais au devenir métis


au Québec, à ce volet de la canadianité qui cherche à se libérer de
l'appartenance communautaire pour lui substituer le mouvement des

1. Voir à ce propos l'essai de Michel Morin (1992).


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individus, aussi bien que des communautés, au sein de la collectivité.


Aussi, la question qui se pose est de savoir en quoi, au-delà des
échanges individuels, les rapports intercommunautaires au Québec
témoignent déjà de cette mouvance identitaire, grâce à laquelle peut
être tracé l'horizon collectif du devenir métis. Une partie de la ré-
ponse réside probablement dans les nouveaux enjeux qui sous-ten-
dent désormais au Québec cette autre manière de nommer la
canadianité et qui se traduisent notamment par le jeu complexe des
rapports entre majorité et minorité. Selon cette dynamique particu-
lière de la nouvelle québécité, la règle du «chacun son nous2» de
l'effet mosaïque fonctionnerait essentiellement dans le contexte de
rapports où chacun de ces «nous», précisément, tendrait invariable-
ment à se présenter comme le minoritaire d'un autre «nous» mino-
ritaire. Cela débute avec l'autochtone et se termine avec le Franco-
Québécois plus que jamais majoritaire sur son territoire, mais tou-
jours aussi minoritaire dans le contexte canadien et nord-américain.
En fait, c'est comme si l'on assistait à la formation d'une sorte de
chaîne dont chacun des maillons - c'est-à-dire chacun des quatre
grands « nous » québécois - représentait une dimension incontournable
de la sensibilité minoritaire de l'ensemble. Mais que signifie au juste
cette sensibilité minoritaire qui semble caractériser la québécité
d'aujourd'hui? En quoi procède-t-elle de l'effet mosaïque de la
canadianité et surtout de quel élan participe-t-elle, dans ce contexte,
qui nous permette d'entrevoir le devenir métis de la québécité? En
somme, quelle est dans le devenir métis au Québec la part de
canadianité dont cet élan minoritaire ne saurait se passer? Retrouver
cet espace particulier de la canadianité exige notamment de retourner
au temps de l'ancien Canada.

LA CONSTITUTION DE LA CANADIANITÉ: DE LA VALLÉE


DU SAINT-LAURENT AUX PAYS D'EN HAUT

On aura sans doute compris que l'élan minoritaire auquel je fais


allusion se conçoit à travers la figure identitaire du coureur des bois,

2. L'expression est de Jean-Jacques Simard (1990).


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sans doute parce qu'elle évoque l'image un peu trouble et partiellement


refoulée de ces anciens Canadiens marginaux traversant, au cours du
premier temps de la canadianité, les territoires autochtones à la
périphérie du royaume néo-français pour y adopter la vie libre des
bois et les manières de vivre pré-canadiennes. Bien entendu, cette
figure se différencie de celle de l'habitant qui, à l'opposé, évoque
l'image, dominante au cours de la même période, de ces anciens
Canadiens enracinés, vivant sous la tutelle de leurs élites seigneuriale
et cléricale et dont le « nous » minoritaire, à l'origine fortement impré-
gné d'amérindianité, sera par la suite maintenu à l'intérieur de fron-
tières relativement étanches à toute influence étrangère. Le sens mi-
noritaire contenu dans la figure de l'habitant évoque plus la suscep-
tibilité et les réflexes défensifs d'une communauté inquiète de se voir
usurper ses signes distinctifs qu'il ne témoigne d'une véritable sensi-
bilité minoritaire. Or, c'est précisément cette sensibilité dont permet
de rendre compte la traversée des espaces de l'altérité par le coureur
des bois; une traversée sensible qui fait appel à la découverte de
l'étrangeté et à la (re)connaissance de l'étranger comme dimensions
fondamentales de tout processus consistant à se décrire et à se nom-
mer. Minoritaire, dans cette perspective, signifie vulnérabilité ou
perméabilité de l'expérience identitaire devant l'inconnu, mais aussi
nécessité de cet inconnu pour se reconnaître. En d'autres termes, sans
cette perméabilité, le Canadien n'aurait jamais su ce que signifiait sa
canadianité, et encore moins qu'il pouvait être libre de la découvrir
autrement en s'exilant du Canada de la vallée du Saint-Laurent pour
se retrouver dans le pré-Canada des pays d'en haut et y inventer avec
l'autochtone, cet «étranger venu d'ici» comme le dit Rémi Savard
(voir Gauthier, 1992), une autre canadianité. Le pré-Canada des pays
d'en haut devient dans ce contexte l'espace proprement américain de
la canadianité où s'entremêlent les figures de l'Indien et du coureur
des bois.

Par ailleurs, l'image de cet ancien Canadien se déplaçant en


marge du Canada central laisse entrevoir une manière complémen-
taire de comprendre le sens minoritaire de la canadianité. En effet,
compte tenu de ce que l'on sait de l'esprit rebelle et indépendant du
coureur des bois, l'image de ses déplacements évoque également la
distance prise par ce dernier à l'égard des autorités coloniales pour ne
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pas avoir à se soumettre à Tordre établi et s'opposer à toute restriction


de liberté. En ce sens, on pourrait dire de cette mise en distance
qu'elle fait appel à la faculté de se décentrer par rapport à ce qui tient
lieu de discours dominant au sein de la canadianité (ou de la québécité
d'aujourd'hui); elle implique donc obligatoirement la faculté de se
percevoir comme étranger, c'est-à-dire comme porteur d'un autre
discours, d'une autre manière de nommer les choses qui est aussi une
façon différente de faire autorité ou d'exercer le pouvoir. Le sens
minoritaire de la canadianité ne renvoie donc pas seulement à la
traversée sensible des espaces de l'altérité; il est aussi cet autre
discours, aux accents rebelles, permettant qu'une telle traversée soit
entreprise avant que celle-ci ne le transforme en retour.

Dans l'ensemble, ce qu'il faut surtout retenir de la traversée des


pays d'en haut par le coureur des bois et plus tard par le voyageur
canadien, c'est qu'elle permettra effectivement de déplacer la
canadianité hors de son centre, en un lieu où elle deviendra métissée;
plus précisément, en un lieu d'où émergera, au cours du deuxième
temps de la canadianité, un nouveau peuple canadien, minoritaire,
qui se nommera lui-même Métis. Mais avant d'esquisser le portrait de
ce peuple métis, il est utile de revenir au Canada de la vallée du Saint-
Laurent au moment où s'amorce ce deuxième temps de la canadianité.
C'est en effet au début de cette période, à l'instant même où en
périphérie commence à se former la nouvelle identité, que se conso-
lident au Canada les fondements de l'identité mosaïque dont la figure
de l'habitant n'aura été, au cours du premier temps de la canadianité,
que l'élément précurseur. Car voici qu'entre en scène une autre figure
importante, celle du colon loyaliste qui viendra se juxtaposer à l'ha-
bitant canadien en occupant des terres encore inexploitées par lui 3 ,
principalement dans la région du haut Saint-Laurent et des Grands
Lacs. Avec l'arrivée du colon loyaliste, la partie orientale du pré-
Canada des pays d'en haut deviendra le Haut-Canada anglo-protes-
tant, lequel sera séparé du Bas-Canada franco-catholique. Par ailleurs,
l'occupation des territoires d'en haut par les loyalistes aura pour effet
d'enclencher le processus de mise en réserve des pré-Canadiens. Dès

3. Voir Morisset (1985: 54).


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lors, tandis que dans le pré-Canada occidental continuent de s'entre-


mêler les figures de l'Indien et du voyageur canadien, dans le nou-
veau Canada central la juxtaposition de la figure du colon loyaliste à
celle de l'habitant fait en sorte d'exclure la figure déjà métissée de
l'Indien en la «ghettoïsant» et, par le fait même, en marginalisant son
américanité au sein d'une Amérique du Nord résolument britannique.
En somme, avec l'entrée en scène de la figure du colon loyaliste
commence l'ère des domaines réservés dont rendent compte, à un
premier niveau, les espaces du canton, du rang ou de la paroisse et
de la réserve proprement dite, et que reflète, à un second niveau, la
division ethnoculturelle et religieuse des deux Canadas. Bref, à cha-
cun son territoire, son clan ou sa communauté d'appartenance!

Chez l'habitant canadien, ce sens de la communauté se déve-


loppera à partir de la famille, ou plutôt de la «grande famille»
caractérisée par la cohabitation de trois générations et par le fait
qu'elle représente une unité de production autosuffisante. Marc-Adélard
Tremblay définit cette «grande famille» de la période préindustrielle
comme une «cellule sociale à l'image de la société globale», c'est-
à-dire qu'elle constitue selon ses termes «un véritable univers de
pensée et d'existence [... s'inspirant] des principes ordonnateurs de la
structure sociale plus vaste qui découlent d'une idéologie unitaire»
(1983: 101 ). Plus tard, soit à partir de la seconde moitié du XIXe siècle,
l'esprit communautaire de la «grande famille» s'exprimera à travers
l'emprise grandissante de l'Église catholique sur l'ensemble de la vie
sociale et politique des Franco-Canadiens. Quant au colon loyaliste,
c'est justement sa loyauté à la couronne britannique qui servira
d'assise à la définition de l'identité communautaire anglo-canadienne
pendant toute la durée du deuxième temps de la canadianité et même
au-delà. En fait, elle sera «la pierre angulaire du conservatisme des
anglophones en Amérique du Nord britannique; et, chez eux, ce
terme ne recouvre pas seulement l'allégeance à la couronne britan-
nique, mais aussi l'acceptation générale de l'Église établie, des liber-
tés britanniques et de l'impérialisme anglais» (Brown, 1990: 326-
327). De manière générale, la figure du colon loyaliste semble tra-
duire l'attachement profond des British North Americans, et plus tard
des Canadians, à ce que j'appelle la «grande famille» des colonies de
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 1 09

l'Empire britannique. Ces mêmes colonies qui, « comme les enfants4 »,


se développent, et deviennent même autonomes, sous l'œil bien-
veillant de la mère patrie anglaise et sous son autorité souveraine.

Par rapport à la « grande famille » franco-canadienne, la commu-


nauté anglo-canadienne sera toutefois moins homogène sur le plan
ethnique. Ainsi, à la figure du colon loyaliste d'origine américaine se
greffera à partir du début du XIXe siècle celle de Y immigrant britanni-
que d'origine anglaise, écossaise et surtout irlandaise. L'immigrant
britannique ira rejoindre le colon d'origine américaine dans les ré-
gions des Cantons-de-l'Est et de l'Outaouais, mais il s'implantera
aussi dans des régions encore inoccupées - comme les Laurentides -
ainsi que dans les villes de Montréal et de Québec. C'est ainsi que,
à la fin de la première moitié du XIXe siècle, la communauté franco-
canadienne aura l'air «d'être enserré[e], enfermé[e] par le cordon
britannique tendu autour des établissements du fleuve» (Blanchard,
1970: 16). Mais c'est l'époque où l'habitant canadien a lui-même
amorcé sa lente migration vers les villes où il entrera en compétition
sur le marché de l'emploi avec l'immigrant irlandais. Sa migration le
conduira par ailleurs vers les localités manufacturières de la Nou-
velle-Angleterre où il tentera de recréer des petits Canadas. C'est aussi
l'époque où il se fait défricheur pour conquérir les plateaux laurentien
et appalachien et, plus tard, les régions du Nord québécois. Le début
de ce nouvel appel des pays d'en haut, désormais confinés aux limites
du Bas-Canada (ou du Canada-Est), correspond à peu près à la pé-
riode où le commerce du bois, qui a remplacé celui des fourrures,
rapatriera la figure du voyageur, qui troquera alors son canot d'écorce
pour la «pitoune» du draveur. Le draveur constitue certes l'image la
plus spectaculaire de la figure du voyageur rapatrié. À sa manière, elle
permet de réintroduire au sein de la canadianité québécoise l'élan
vigoureux et aventurier qui poussa jadis le coureur des bois hors des
limites de celle-ci. Mais cette réinsertion ne se fera pas sans perdre au
passage l'une des principales caractéristiques qui participaient à l'ori-
gine de cet élan excentrique, à savoir le côté rebelle du coureur des
bois, ainsi que le caractère d'« inquiétante étrangeté» dont, par le fait

4. L'expression est de Brown (1990: 384).


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même, sa figure avait été porteuse dans les pays d'en haut pré-
canadiens. En fait, le voyageur rapatrié ne conservera de l'héritage du
coureur des bois que les qualités requises à l'accomplissement d'une
nouvelle mission qui consistera à épauler Vhabitant défricheur dans
sa conquête des pays d'en haut bas-canadiens (ou québécois). En
somme, alors que, jadis exilé, le voyageur se mêlait à l'Indien pour
découvrir avec lui une autre canadianité, cette figure, une fois récu-
pérée, cohabitera avec celle de l'habitant au sein de la «grande
famille» pour servir les velléités de rayonnement franco-catholique
de ses élites5. Mais il lui arrivera parfois de prendre ses distances et,
tout comme le faisait à la même époque l'habitant migrant vers les
villes, il rencontrera lui aussi, au gré de ses déplacements et de ses
séjours dans les chantiers de coupe forestière, l'immigrant irlandais.
Alors, à la ville comme dans les paroisses du Nord, il arrivera au
Canadien, qui se fait déjà appeler Canadien français par le Britanni-
que en train de devenir Canadian, de se mêler à l'Irlandais qui a la
même religion que lui. La langue de l'un pénétrera l'univers de
l'autre, et wce versa; un folklore se créera aussi, sur des airs de gigue.

LA FIGURE DU MÉTIS ET SA CANADIANITÉ OUBLIÉE

Pendant ce temps, dans le pré-Canada du Nord-Ouest, la figure


du voyageur aura fait place de manière définitive à celle du Métis
franco-canadien. Celui-ci continuera de se mêler à l'Indien qui n'a
pas encore eu à subir dans cette région l'affront de la mise en réserve.
Mais le Métis franco-canadien ne sera pas le seul à partager les
manières de vivre de l'autochtone américain et à traverser avec lui les
forêts et les plaines du Nord-Ouest. Il y a aussi le Métis anglo-
canadien dont l'émergence se situe également dans le contexte de
l'entreprise coloniale européenne des XVIIe et xvme siècles fondée sur
le commerce des fourrures. La figure du Métis anglo-canadien naîtra
toutefois d'un parcours procédant à l'inverse de celui qui aura permis
à sa figure jumelle de se constituer. Ce parcours n'est pas celui du

5. La proposition d'une « parenté » entre ces deux figures dans le récit de la canadianité
au Québec au cours de cette période s'inspire notamment de l'analyse qu'a faite
Jack Warwick (1968) de certains thèmes littéraires du Canada français.
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 1 1 1

coureur des bois ou du voyageur canadien qui se déplace vers l'autoch-


tone pour le compte de compagnies de traite bas-canadiennes, mais
plutôt celui de l'Indien qui va à la rencontre de Vagent anglo-écossais
installé dans les comptoirs de traite de la Compagnie de la baie
d'Hudson, elle-même établie dans les pays d'en haut pré-canadiens.
Retranché dans ses forts sous l'effet conjugué de politiques commer-
ciales plus sédentaires que celles de l'ancienne colonie française et
d'une politique de ségrégation qui lui interdit de se mêler à l'Indien,
l'agent anglo-écossais parviendra néanmoins, par moments, à échap-
per à la « grande famille » impériale en Amérique du Nord britannique
pour s'imprégner d'un peu plus d'américanité. Le Métis auquel il
donnera ainsi naissance dans les campements amérindiens périphé-
riques ira rejoindre le Métis franco-canadien dans la région de la
rivière Rouge. C'est là que prendra forme la nouvelle figure identitaire
du Métis canadien où cohabiteront tout en s'entremêlant les traditions
léguées par les figures de l'Indien, du voyageur canadien et de l'agent
anglo-écossais.

En fait, le Métis du Nord-Ouest ne sera ni pré-Canadien, ni


ancien Canadien, ni Canadian tout court, mais les trois en même
temps. Comme le pré-Canadien, il trappera dans les bois et chassera
le bison dans les plaines. De l'ancien Canadien et du Canadian, il
héritera jusqu'à un certain point des modes de vie de l'habitant et du
colon loyaliste, quelque part inscrits dans la mémoire de ses figures
paternelles. Il sera à la fois nomade et sédentaire, partagé entre la vie
libre des grandes expéditions dont il sera le maître incontesté et
l'attachement à la terre dont il tirera maladroitement profit. Sa langue
d'usage sera aussi bien le français que l'anglais et, quand l'une des
deux lui fera défaut pour communiquer avec l'autre Métis - le fran-
cophone ou l'anglophone - , il s'exprimera au moyen des langues
indiennes couramment utilisées sur son territoire de résidence pré-
canadien (généralement le cri). Il développera même sa propre lan-
gue, le michif, sorte de créole franco-cri. Le Métis francophone sera
catholique et le Métis anglophone, protestant. L'un et l'autre dévelop-
peront un certain sens de l'identité communautaire. Chez le Métis
anglo-protestant, cette identité sera d'autant plus forte que sa figure
paternelle, qui n'a jamais mené bien loin ses incursions pour rencon-
trer l'Indien, restera très attachée aux traditions britanniques. Quant
112 NICOLAS VAN SCHENDEL

au Métis franco-catholique, c'est moins grâce au voyageur qu'au


missionnaire qui l'accompagnait dans ses longues expéditions, ou qui
empruntait ses routes derrière lui, que se développera son sentiment
d'appartenance à la communauté6.

Bien qu'elle témoigne à l'évidence des effets qu'aura fait ressen-


tir jusque dans le pré-Canada la consolidation de l'identité mosaïque
au Canada central, la distinction entre Métis franco-catholiques et
Métis anglo-protestants ne fera cependant jamais perdre de vue aux
uns et aux autres le caractère essentiellement hybride de leur identité.
Celle-ci, comme l'illustre le rôle important joué par les langues autoch-
tones, sera médiatisée par la figure de l'Indien qui agira donc comme
image tierce en permettant de réunir en un autre lieu, afin d'en
redéfinir le sens, les deux principales identités communautaires de la
canadianité dominante. Mais par le fait même, c'est aussi plus
globalement en tant que figure médiatrice d'une identité canadienne
en train de se constituer sur la base de ces deux grandes communau-
tés que l'on peut comprendre la fonction exercée par cette identité
métisse du pré-Canada au cours du deuxième temps de la canadianité.

Une telle fonction se conçoit essentiellement du fait que cette


identité s'est elle-même définie, durant cette période, à l'extérieur ou
en marge de l'effet mosaïque dominant, et que cette définition s'est
fondée, dans ce contexte, sur la représentation du Métis en tant que
« nouveau » Canadien7. Du point de vue de Vethnicité, ce nouveau
Canadien sera pluriel, c'est-à-dire qu'il intégrera à son identité une
pluricanadianité dont les composantes s'entremêleront tout en con-
servant leur caractère distinct. Du point de vue de la nationalité, le

6. Le Métis franco-catholique sera marqué par l'influence d'un clergé oscillant souvent
entre deux attitudes: d'une part, celle du missionnaire qui se fait le porte-parole de
la population de son pays d'adoption (le pré-Canada) et qui partage son attache-
ment à la vie libre des plaines; d'autre part, l'attitude du clerc investi d'une mission
civilisatrice qui vise à soumettre cette même population à l'autorité du pouvoir
ecclésial de son pays d'origine (le Bas-Canada). C'est du moins ce que suggère
l'analyse que propose Warwick (1968) de certains textes de Mgr Taché, évêque de
Saint-Boniface et figure importante de la région de la rivière Rouge au milieu du xixe
siècle.
7. À propos des conditions qui ont favorisé l'émergence de ce nouveau Canadien, voir
Dickason (1985) et Morton (1978).
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 11 3

nouveau Canadien cherchera à dépasser ces distinctions communau-


taires afin d'affirmer le caractère singulier de son être métis. À deux
reprises, /'/ se rebellera pour que ce nouveau Canadien en lui soit
reconnu comme figure déterminante d'une nouvelle nation cana-
dienne8. Ce point de vue est particulièrement bien illustré par le
premier soulèvement métis qui, seulement trois ans après la naissance
de la Confédération, donnera lieu à la formation de la province du
Manitoba. Il est, en effet, difficile de ne pas voir dans la création de
cette province métisse, voisine de l'Ontario solidement anglo-protes-
tante et du Québec majoritairement franco-catholique, le signe d'une
remise en question de ce pacte dit confédéral qui consacrait une fois
pour toutes, sur le plan politico-juridique, le règne de l'identité mo-
saïque et de son esprit communautaire. Cette remise en question était
inscrite dans la nature même des revendications d'un peuple qui
cherchait à se constituer en communauté politique et, par le fait
même, à créer un espace collectif dans lequel pourrait être défini, à
l'enseigne du métissage des cultures amérindiennes, française et anglo-
saxonne, un projet original de nationalité canadienne, c'est-à-dire
radicalement différent en son essence du compromis de nationalité
dans lequel venait de s'embourber le Canada confédéral.

Ce projet, bien sûr, ne se réalisera pas. Il sera en fait définitive-


ment réprimé au moment de l'écrasement du second soulèvement
métis en 1885. Mais au-delà de la répression d'un peuple minoritaire
par le pouvoir central - et donc de la brutale mise à l'écart par ce
pouvoir du projet de nationalité qu'il incarnait face au discours po-
litique dominant - , il importe de voir aussi que le mouvement
nationalitaire métis contenait ses propres limites. Aussi, pour que ce
mouvement prenne son véritable élan, sans doute aurait-il fallu que
la revendication de nationalité s'accompagne d'une exigence de ci-
toyenneté que refusait justement de formuler le nouveau dominion
britannique. En somme, même rebelle, le Métis ne fera guère mieux

8. C'est du moins ce que laissent entendre aujourd'hui certains extraits de la Décla-


ration des droits des Métis et des Indiens sans statut (voir Daniels, 1979) et que cite
Morisset (1983) dans l'un de ses articles visant à démontrer que « les Métis sont le
Canada et que le Canada est issu du métissage». Voir aussi Morisset (1981).
114 NICOLAS VAN SCHENDEL

dans sa revendication de nationalité que les pères canadian et cana-


dien-français de la nouvelle «grandefamille» canadienne, cette «com-
munauté (politique) des communautés» qui, bien qu'autonome, n'en
continuera pas moins d'être loyale à la mère patrie britannique. Dans
ce contexte, la rébellion du Métis, elle-même héritée sans aucune
médiation de l'élan rebelle mais néanmoins spontané du coureur des
bois, ne pourra jamais se transformer en un projet révolutionnaire
ayant pour but l'instauration d'une république métisse et, par là,
d'une authentique souveraineté canadienne fondée sur des principes
autres que ceux de la république voisine des États-Unis. La rébellion
du Métis ne sera jamais que soulèvement, c'est-à-dire action immé-
diate destinée à attirer l'attention sur une identité d'ethnicité plurielle
et de nationalité singulière, sans que pluralité et singularité justement
ne puissent être projetées du même souffle dans un horizon collectif;
ce même horizon que la citoyenneté aurait alors permis de tracer en
chaque individu afin de le consacrer libre de toute appartenance et
de le proclamer à la fois pluriel et singulier, hybride et souverain.

L'incapacité de transformer la rébellion du Métis en autre chose


qu'un soulèvement témoigne en somme de la difficulté de penser le
projet de nationalité au-delà de son ethnicité constitutive et, bien sûr,
au-delà du territoire pré-canadien dans lequel il avait pris naissance
pour lui donner réellement valeur de remise en question et de trans-
formation d'un Canada déjà constitué. Mais comment aurait-il pu en
être autrement? Ne l'oublions pas, je parle de ce qu'il y a d'implicite
dans ce projet, de ce qu'il nous donne à interpréter aujourd'hui et non
de ce qu'il a été vraiment. Dans les faits, le Métis n'aura jamais eu la
possibilité de donner à son identité la perspective ou la profondeur à
laquelle l'engageait pourtant l'horizon infini des plaines de l'Ouest.
Ses déplacements incessants à travers celles-ci n'auront eu somme
toute qu'une portée limitée, notamment en raison du frein que leur
élan se voyait imposer par le poids des loyautés communautaires du
Canada central qui, à l'intérieur de l'identité métisse, appelaient
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADiANITÉ 115

constamment au renforcement de son pôle sédentaire et à sa fixation


dans l'espace et le temps9.

LA CANADIANITÉ CONSTITUÉE: DES PAYS D'EN HAUT


AU BOULEVARD SAINT-LAURENT

L'échec des Métis à s'imposer comme nouveaux Canadiens à la


fin du xixe siècle marque la fin d'une période déterminante dans le
récit de la canadianité. Commence alors le troisième temps de la
formation identitaire canadienne, celui d'un nouveau Canada qui,
tant du point de vue de l'ethnicité que du point de vue de la natio-
nalité, se présente désormais et sans conteste comme le Canada
triomphant de l'identité mosaïque. À cette identité viendront se gref-
fer, bien malgré eux, les néo-Canadiens, mais seulement sur le plan
de l'ethnicité à l'intérieur de laquelle ils seront du reste minoritaires.
Ces néo-Canadiens, principalement représentés au début de cette
période par la figure de l'immigrant européen (d'origine autre que
française et britannique) et plus tard par celle de l'immigrant d'origine
autre qu'européenne, emprunteront à leur tour la grande porte du
Saint-Laurent pour aller s'établir, avec d'autres Canadiens, dans le
pré-Canada où l'on s'affaire déjà à terminer le processus de mise en
réserve de l'autochtone américain. Les terres de ce dernier seront
destinées à la culture et de nouvelles communautés s'y développe-
ront. La réduction de l'espace pré-canadien en petits domaines réser-
vés consacrera la fin des pays d'en haut des premier et deuxième
temps de la canadianité. À l'appel séculaire de la vie libre et nomade
du Nord-Ouest succédera de manière définitive celui de la vie séden-
taire des régions agricoles de l'Ouest canadien. Mais déjà depuis un
demi-siècle, dans le Canada central, un autre appel se fait entendre
de plus en plus fort: celui des villes et de leurs industries en pleine
expansion.

9. D'ailleurs, ces loyautés se reflétaient de manière très évidente dans les comporte-
ments de certains dirigeants métis, à commencer par Louis Riel dont le messianisme
à une certaine époque fut fortement encouragé par le très ultramontain Mgr Bourget.
116 NICOLAS VAN SCHENDEL

À Montréal, qui est alors le centre urbain le plus important du


pays, les nouveaux Canadiens iront rejoindre les anciens Canadiens,
qui ont, eux aussi, répondu massivement à l'appel, et les Canadians,
héritiers pour la plupart, rappelons-le, de la figure de l'immigrant
britannique. Sous l'effet de l'identité mosaïque dominante, anciens
Canadiens et Canadians montréalais forment alors des communautés
complètement séparées, tant sur le plan territorial que sur les plans
social et culturel. Cette division incitera les néo-Canadiens à occuper
leur propre espace, à l'intersection des deux autres communautés.
C'est ainsi que le boulevard Saint-Laurent deviendra, dès le début du
XXe siècle, l'axe d'implantation privilégié des nouveaux Canadiens du
Québec, tout comme l'avait été jadis le fleuve Saint-Laurent pour les
anciens Canadiens. L'image de ces néo-Canadiens coincés en quel-
que sorte entre l'ouest des Anglo-Canadiens et l'est des Franco-
Canadiens est particulièrement intéressante, en ce qu'elle illustre de
manière saisissante ce que sera le Canada de l'identité mosaïque en
ce troisième temps de la canadianité. Montréal au début de cette
période, et encore maintenant, est la seule concentration urbaine
d'importance où cohabitent en nombre substantiel les deux majorités
linguistiques du pays. Or, comme le souligne Pierre Anctil, c'est
précisément la présence à Montréal de ces deux majorités linguisti-
ques qui aurait progressivement incité les néo-Canadiens à défendre
leur «droit à se regrouper autour d'organisations communautaires et
[à] privilégier des réseaux basés sur l'identité ethnique et l'usage des
langues d'origine» (1984: 444). Cette situation au sein de l'espace
montréalais se traduira par la suite, à l'échelle du pays tout entier, par
l'adhésion de la canadianité au modèle multiculturel. Elle aura éga-
lement pour effet, à peu près à l'époque où ce modèle deviendra
institutionnalisé, de provoquer le regroupement des autochtones autour
de revendications territoriales et nationalitaires.

Mais revenons au boulevard Saint-Laurent, à la main comme on


l'appelle, cette rue principale qui est aussi l'artère majeure de la ville
où se mélangent encore aujourd'hui les paroles et les gestes d'ethnies
ou de cultures différentes. C'est le lieu à partir duquel Montréal donne
l'impression d'être autre chose qu'un regroupement de petits Canadas;
en somme, un espace singulier grâce auquel la ville elle-même de-
vient pluralité de voix et procure ainsi, pour reprendre les termes d'un
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 11 7

répondant d'une enquête portant sur l'avenir des «communautés


culturelles» au Québec, «un grand sentiment de cosmopolitisme, le
sentiment pour ainsi dire d'un village global» (Langlais, Laplante et
Lévy, 1990: 151). Depuis le début du XXe siècle, ce lieu principal de
la ville cosmopolite a toujours été associé à la présence des néo-
Canadiens, représentés comme on l'a vu par la figure de l'immigrant
européen et d'origine autre qu'européenne. En raison de la position
d'entre-deux que lui a fait occuper l'axe médian du boulevard Saint-
Laurent, il est aisé de concevoir cette figure comme dimension tierce
de la canadianité contemporaine, laquelle n'est pas sans rappeler la
fonction médiatrice que remplissait, au cours du deuxième temps de
la canadianité, la figure de l'Indien au sein de l'identité métisse et que
cherchait plus généralement à remplir au même moment cette iden-
tité du nouveau Canadien des pays d'en haut au sein de l'identité
mosaïque dominante.

UNE CANADIANITÉ (QUÉBÉCITÉ) À RÉINVENTER?

Or, à notre époque, l'enjeu ne consiste-t-il pas justement à créer


un nouveau Canadien? N'est-on pas en ce moment, à tout le moins,
en train d'interroger la canadianité en la confrontant à elle-même? La
question qui se pose cependant est de savoir si cette interrogation
permet vraiment d'inscrire la canadianité - et avec elle la québécité -
dans un horizon qui lui ferait enfin dépasser l'effet mosaïque et sa
prescription & identité-appartenance, qu'est récemment venue confir-
mer l'adhésion au modèle multiculturel, pour provoquer l'accomplis-
sement de ce qui était implicite, au siècle dernier, dans le projet d'une
« nouvelle nation» métisse. Cette question se pose d'autant plus que
la figure de l'Indien joue à nouveau aujourd'hui un rôle déterminant:
à travers elle s'exprime désormais avec force une revendication de
nationalité dont les termes mêmes, à commencer par le titre de
«Premières Nations», ne cessent de faire appel à la mémoire d'un
espace pré-canadien. Mais peut-on vraiment se satisfaire de ce re-
cours à la mémoire sans prendre en compte du même coup la figure
du Métis et la tenir pour centrale dans la quête d'un nouveau sens de
la nationalité et de la citoyenneté? Ne s'agirait-il pas en définitive de
s'allier à l'Amérindien pour tenter avec lui d'inscrire cet espace pré-
118 NICOLAS VAN SCHENDEL

canadien du Métis dans celui d'un néo-Canada d'une postmosaïque?


En cette fin de siècle d'identité-mouvance et de pari transculturel, que
donnent à penser les déplacements incessants de population, cette
exigence de néo-canadianité ne serait-elle pas en fait devenue une
nécessité? Et pour des raisons historiques, ne serait-ce pas d'abord à
partir du Québec qu'elle pourrait être la mieux posée? Car, après tout,
n'est-ce pas en émigrant de la vallée du Saint-Laurent vers les pays
d'en haut que l'ancien Canadien a jadis donné naissance à un nou-
veau Canadien? Et comme juste retour des choses, ne peut-on pas
voir dans le néo-Canadien du Québec un nouveau Canadien préci-
sément qui, en immigrant dans les pays industrialisés et urbanisés
comme le Canada, vient redonner au Québécois, à partir de l'axe
cosmopolite du boulevard Saint-Laurent, un peu de cette distance
nécessaire à l'accomplissement de son devenir?

Mais alors, que nous révèle au juste la figure de l'immigrant dans


le Québec d'aujourd'hui qui soit susceptible de nous faire entrevoir
le devenir de la québécité et, à travers elle, d'une autre canadianité?
Pour fournir des éléments de réponse à cette question, qui nous
ramène à celles que nous posions avant d'entreprendre ce parcours
dans le temps, je citerai d'abord Deirdre Meintel qui commentait les
propos tenus par de jeunes adultes immigrants de deuxième généra-
tion dans le cadre d'une enquête menée par elle à Montréal. Je
conclurai ensuite brièvement en proposant certains éléments d'inter-
prétation. Meintel rapporte notamment que plusieurs de ces jeunes
expriment «leur admiration pour les Québécois francophones [non
pas] comme des minoritaires qui cherchent à s'identifier aux majori-
taires, mais plutôt comme des minoritaires par rapport à une autre
minorité dont ils voudraient imiter le succès». Ailleurs, elle précise
que rien ne « laisse paraître [chez eux] un désir de se confondre avec
les groupes majoritaires de la société québécoise [et qu']au contraire,
leurs paroles spontanées transmettent surtout leur fierté d'avoir des
origines étrangères. Et ils ne se sentent pas moins Québécois pour
autant mais plutôt « Québécois plus », selon les dires de l'un d'eux10. »

10. Deirdre Meintel, «Identité et groupe ethnique: quelques réflexions», communica-


tion présentée au symposium sur les « Rapports conflictuels ethniques et nationaux:
L'IDENTITÉ MÉTISSE OU L'HISTOIRE OUBLIÉE DE LA CANADIANITÉ 1 1 9

Ces propos font assez bien ressortir, à mon sens, l'une des
dimensions déterminantes de la nature des rapports entre communau-
tés au Québec, à savoir la sensibilité particulière que produit le fait
d'être une minorité dans un contexte où le groupe majoritaire cons-
titue lui-même une minorité. Dans ce cas-ci, il est clair que l'affirma-
tion politique et économique du Franco-Québécois au cours des
trente dernières années n'aura rien changé au fait qu'il soit toujours
perçu comme un minoritaire. On peut même croire que cette percep-
tion aura été renforcée, compte tenu des avantages que suggère le
partage d'une condition minoritaire avec une communauté ayant
réussi à s'imposer et dont le modèle devient par le fait même plus
accessible. Bien que l'on puisse dire de cette sensibilité minoritaire
qu'elle participe pour l'essentiel de l'effet mosaïque de la canadianité
contemporaine et de son modèle multiculturel, elle n'en demeure pas
moins tributaire, selon moi, d'une autre tradition dont rend compte la
figure identitaire du coureur des bois et qu'évoque, à travers elle, le
devenir métis de l'ancienne canadianité. Mais à cette ancienne figure
se substitue ici la figure contemporaine de l'immigrant au Québec,
porteur d'une sensibilité minoritaire dans laquelle dominent l'image
de l'étranger fier de ses origines et son sentiment d'être Québécois
« plus»... autre chose. À travers cette figure contemporaine se profile
en quelque sorte l'image du migrant québécois restituant au moyen
de son «plus» l'étranger que l'ancienne figure du coureur des bois
portait en elle dans l'autre Canada et que le voyageur rapatrié avait
par la suite, dans sa trop grande hâte du retour, laissé derrière lui. Ce
«Québécois plus» ne serait-il pas celui qui, grâce à cette restitution,
pourrait faire advenir la québécité à autre chose, notamment par la
remise en question constante de son centre, représenté en l'occur-
rence par un « nous» majoritaire franco-québécois que l'on reconnaît
aussi comme minoritaire. Or, justement, cette remise en question
n'est-elle pas en un sens une manière de rappeler au Franco-Québécois
qu'il occupe lui-même dans le contexte nord-américain une place qui
le rend différent ou étranger par rapport à la culture dominante anglo-
saxonne; cette situation le met en position de développer, à condition

pratiques d'exclusion et d'inclusion », organisé par le Groupe de recherche Ethnicité


et Société (GRES), Université de Montréal, juin 1991.
120 NICOLAS VAN SCHENDEL

de ne plus être sur ses gardes et de cesser de jouer sur les apparences,
un autre sens de la canadianité et de la nord-américanité. Dans ces
circonstances, comment ne pas voir que le «Québécois plus» con-
cerne tout autant les autochtones et les Anglo-Canadiens du Québec
avec qui cet autre sens de la canadianité et de la nord-américanité
serait à découvrir?

En somme, à travers cette expression, se pose la question du


devenir de la québécité, en tant que ce devenir procède fondamen-
talement de l'effet mosaïque - et donc de tous les « plus» Québécois
qui ne sont pas autre chose que des « nous » s'additionnant les uns aux
autres - mais pour mieux dépasser cet ensemble fragmenté et trans-
former ainsi le Québécois en un seul «plus» projeté en avant de lui,
comme un horizon justement, qui serait aussi promesse de métissage
et de canadianité retrouvée, désormais libre et souveraine.
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