Clara Dupont Morety
Clara Dupont Morety
Clara Dupont Morety
Dupont-Monod
Rim Youness
L’écriture de la résilience
dans S’adapter de Clara Dupont-Monod
Je remercie également madame Caroline GRAPA qui m’a acceptée dans ce master et qui
était toujours présente à mes côtés durant toute cette année. C’est grâce à elle que je suis maintenant
en France. Madame Grapa, je vous serai à jamais reconnaissante !
2
Introduction
Telle est la thèse défendue dans ce livre dont le titre fait écho au roman Réparer les vivants de
Maylis de Kerangal paru en 2014. L’intitulé de ce roman est, par ailleurs, tiré d’une phrase de
Platonov de Tchekhov – « Enterrer les morts, réparer les vivants » – qui devient une sorte de devise
pour toute une génération d’écrivains contemporains.
Clara Dupont-Monod, journaliste et romancière du XXIe siècle, fait partie de ces écrivains
qui s’intéressent à la marge littéraire. Cela se manifeste surtout par le biais des différents thèmes
qu’elle aborde dans ses romans. Son œuvre s’inspire notamment des figures historiques du Moyen
Âge telles que la reine Aliénor d’Aquitaine. En 2000, elle écrit La Folie du roi Marc dans lequel
elle met en scène le mari oublié d’Yseut, dans le mythe de Tristan et Yseut. Après trois ans, elle
publie Histoire d’une prostituée qui, comme le titre l’indique, évoque le vécu psychologique d’une
prostituée bulgare de vingt et un ans. En 2011, elle traite le problème de l’obésité, et ce en
produisant Nestor rend les armes, un livre qui relate le portrait exclut d’un jeune garçon obèse,
1
Alexandre Gefen, Réparer le monde : La littérature française faxe au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti, 2017, p. 9.
2
Ibid.
3
devenant ainsi le souffre-douleur de son entourage. Se voit, par là, une autrice fascinée par les
personnages marginaux, délaissés.
S’adapter, un roman qu’elle publie en 2021, s’inscrit dans cette veine puisqu’il retrace
l’histoire d’une famille cévenole marquée par la naissance d’un bébé handicapé. D’habitude,
quand un événement pareil arrive, l’on pense directement à l’enfant malade, à ses parents, mais
peu souvent à ses frères et sœurs. Cependant, le texte de l’écrivaine est principalement centré sur
la fratrie – un thème très peu exploité en littérature. De ce fait, Clara Dupont-Monod souligne
encore une fois sa volonté de donner voix à ceux qui ne sont guère écoutés.
Dans ce récit découpé en trois grandes parties, à la fois universel et intime, âpre et doux,
nous suivons le périple initiatique et psychologique de trois protagonistes : l’aîné, la cadette et le
dernier né après le décès de « l’inadapté ». Fortement bouleversés, traumatisés, ils vont apprendre
à vivre auprès de ce frère dont l’arrivée paraît comme une menace mettant en danger l’équilibre
de la famille. Chacun d’entre eux va adopter sa propre stratégie et inventer sa propre modalité
d’adaptation lui permettant de franchir cet obstacle et de sortir vainqueur de cette épreuve.
Tout cela nous amène à parler de « résilience », une notion psychologique mise en œuvre
par le psychanalyste Boris Cyrulnik. Ce dernier, dans son merveilleux malheur, la définit comme
la capacité à se développer d’une façon satisfaisante, « socialement acceptable, en dépit du stress
ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative »3. En
d’autres termes, il s’agit de tout un cheminement dynamique grâce auquel une personne
traumatisée se trouve apte à résister face au choc, à se reconstruire psychologiquement et à
poursuivre son chemin. Tel est le cas de nos trois héros qui vont, petit à petit, accepter le chaos
ainsi que toutes les perturbations, toutes les émotions que ce dernier provoque.
Voilà pourquoi nous proposons de parler d’une « écriture de la résilience », une écriture-
miroir de l’état d’âme des personnages, qui témoigne également de leur guérison.
Trois raisons nous poussent à choisir S’adapter comme corpus de notre mémoire. Étant
lauréat de six prix littéraires tels que le Prix Goncourt des Lycéens, le Prix Femina, le Prix
Landerneau des Lecteurs ainsi que le Choix Goncourt de l’Orient, ce roman très récent ne peut que
nous séduire. De plus, la thématique abordée nous semble très intéressante puisqu’elle traite de
3
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 10.
4
l’évolution psychologique d’une fratrie souffrante, partant de ses douleurs muettes jusqu’à sa
cicatrisation. En outre, lire S’adapter, c’est aussi comprendre la façon dont les personnages
procéderont afin de trouver leur place au sein de cette famille déchirée par l’arrivée de l’enfant
« différent ». Il s’agit ainsi d’une quête qui nous touche de près, vu son aspect humain.
Sur le plan universitaire, cette œuvre romanesque n’a pas encore donné lieu à des études
critiques d’où l’importance du travail de recherche que nous comptons faire. Nous tentons
d’explorer S’adapter tout en montrant ce en quoi consiste sa spécificité et de l’analyser
profondément dans le but de découvrir son originalité et d’en extraire la richesse thématique et
stylistique.
Pour ce faire, notre problématique sera la suivante : comment l’écriture de Clara Dupont-
Monod reflète-t-elle le processus de résilience vécu par la fratrie ?
Afin de répondre à cette question, nous développerons notre projet de recherche suivant un
plan formé de deux grandes parties. Dans la première, nous nous pencherons sur l’étude de la
construction du roman afin d’analyser sa structure temporelle qui projette tout ce cheminement
psychologique, le narrateur original de l’intrigue qui transmet la voix des protagonistes, sans
oublier le portrait assez significatif de ces derniers. Dans la seconde partie, nous étudierons la
représentation des émotions vécues par les personnages : nous plongerons dans leurs états d’âme
afin de montrer l’évolution voire l’amplification de leurs différents sentiments au fil du processus,
et ce en nous basant sur le style riche et varié de l’écrivaine. Dans cette même partie, nous nous
intéresserons à la symbolique de l’espace médiateur et réparateur qui révèle, à son tour, le for
intérieur des trois héros.
5
Première partie : La construction du roman
6
Chapitre I : La temporalité floue et atypique du roman
« Je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide, précis, honnête et fidèle dans
son service, tant qu'il jouait sa partie dans un propos, et qu'il était prononcé par quelqu'un qui
voulait dire quelque chose. Mais le voici tout seul, pris par les ailes. Il se venge. Il nous fait
croire qu'il a plus de sens qu'il n'a de fonctions. Il n'était qu'un moyen, et le voici devenu fin. »
Si nous revenons à la définition du terme « temps », nous trouverons qu’il revêt plusieurs
significations. Celles-ci sont au cœur des travaux de plusieurs théoriciens, philosophes et critiques
littéraires du XXe siècle parmi lesquels nous citons Michel Butor, Paul Ricoeur, Gérard Genette et
Jean-Pierre Goldenstein. Par le biais des maintes définitions données par ces derniers, nous
tenterons d’analyser la structure temporelle de notre roman tout en montrant son originalité et ses
spécificités.
En fait, dans S’adapter, Clara Dupont-Monod ne facilite pas la tâche à son lectorat qui
découvre une chronologie floue et imprécise. Aucun indicateur temporel clair – tel que les dates –
n’est présent pour indiquer la période durant laquelle se déroule l’intrigue. Le lecteur se trouve
donc obligé de restituer l’ordre des événements, et ce en exploitant les différents indices implicites
renvoyant à l’époque racontée. Le roman témoigne d’un rythme accéléré et fluide, tout en ayant
comme base la répétition des mêmes scènes d’une partie à l’autre. L’objectif de ce chapitre sera
4
Cité par Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, Paris, De Boeck Supérieure, 2005, p. 121.
5
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 72.
7
donc de mettre à jour le fonctionnement temporel du texte de Dupont-Monod et d’en éclairer les
structures modernes adoptées.
Dans Lire le roman, Goldenstein développe deux notions : temps externe et temps interne.
Il désigne, par la première, l’époque à laquelle appartient le romancier d’une part et le lecteur
d’autre part, ainsi que la période historique au cours de laquelle se déroule l’action. Quant à la
deuxième, elle forme bien la durée de la fiction, c’est-à-dire le temps écoulé et vécu par les
personnages romanesques, et le temps de la narration qu’on met à raconter la fiction : nous
pouvons lire plusieurs années de la vie d’un personnage romanesque étalées sur trois ou cinq pages
de roman et lues en une dizaine de minutes, comme nous pouvons découvrir une seule journée
vécue par le personnage, mais racontée sur deux-cents pages de roman et lue durant plusieurs
heures.
Les trois volumes de Temps et Récit de Ricoeur mettent en avant cette relation entre le
temps d’une part et le récit d’autre part. En adoptant une approche herméneutique, et en croisant
les idées de Saint-Augustin et celles d’Aristote, le philosophe développe la notion de
« configuration narrative »6. Selon lui, c’est grâce à la narration que l’expérience du temps se
transforme en un temps humain. Se signale, par là, une certaine évolution explicitée par Ricoeur
lui-même : on passe d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps
configuré »7, chacune de ces catégories correspondant à un certain niveau de mimésis. Le temps
préfiguré correspond à la mimésis I, c’est-à-dire l’expérience réelle du temps. La configuration
littéraire du temps, quant à elle, correspond à la mimésis II. Et la refiguration, la mimésis III,
concerne l’expérience concrète du temps vécu par le lecteur. Il est bien important de noter que
c’est l’existentialisme sartrien qui est à la base de cette nouvelle théorie temporelle. Dans La
Nausée de Sartre, nous trouvons ce qui suit :
6
Paul Ricoeur, Temps et Récit II : La configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 12.
7
Paul Ricoeur, Temps et Récit I, Paris, Seuil, 1983, p. 87.
8
Mais quand on raconte la vie, tout change ; […] les événements se
produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de
débuter par le commencement : […] Et en réalité‚ c’est par la fin qu’on a
commencé. [...] Mais la fin est là qui transforme tout. […] Mais il faut
choisir : vivre ou raconter. [...] Quand on vit, il n’arrive rien. [...] Il n’y a
jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni
raison, c’est une addition interminable et monotone. [...] Il n’y a pas de fin
non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une fille en une fois. Et
puis tout se ressemble8.
Les propos de Sartre soulignent bel et bien la critique du temps narratif traditionnel. Le roman
existentialiste propose ainsi une nouvelle forme narrative basée sur l’opposition entre la mimésis I
(l’expérience réelle du temps) et la mimésis II (la configuration narrative). Cette forme se manifeste
surtout dans les romans modernes notamment dans les écrits de Sartre et d’Albert Camus dans son
Étranger.
Nous ne pouvons parler de temporalité sans évoquer Michel Butor. Ce dernier, dans Essais
sur le roman9, distingue lui aussi trois niveaux de temps dans l’œuvre romanesque qui diffèrent de
ceux catégorisés par Ricoeur : il parle du temps de l’aventure, de l’écriture et de la lecture. Le
premier désigne le temps nécessaire pour que l’action racontée ait lieu dans la vie réelle. Le
deuxième forme celui qu’il faut pour écrire les événements racontés, alors que le troisième
constitue le temps dont on a besoin pour lire le récit. Cette même distinction sera prise plus tard
par Roland Bourneuf et Real Ouellet dans leur ouvrage L’univers du roman.
Cependant, la dichotomie la plus courante aujourd’hui est celle qui existe entre le temps de
l’intrigue racontée et le temps qu’on met à la raconter. Dans Figures III, Genette les nomme
consécutivement « temps de l’histoire » et « temps du récit ». Il dit : « Le récit est une séquence
deux fois temporelle… : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié
et temps du signifiant) 10». C’est à travers le temps du signifié que se construit le monde propre à
la fiction avec ses différentes composantes : décor, personnages et chronologie. Nous suivons ainsi
dans tout roman le déroulement des événements vécus par les personnages qui, eux-mêmes, ne
8
Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1974, pp. 62-63.
9
Michel Butor, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1992.
10
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 77.
9
peuvent échapper au temps. Concernant le temps du signifiant, il est déterminé par la succession
des mots, des lignes, des pages et des chapitres d’un roman.
Cette double facette de la temporalité narrative n’est pas toujours respectée par les
romanciers de l’époque moderne, parmi lesquels Clara Dupont-Monod. Ces derniers peuvent
raconter les choses en désordre : ils ont la liberté de raconter leurs récits en analepse ou en prolepse.
Ils brouillent, par là, l’ordre des péripéties racontées. Ils ont également le choix de développer
longuement un épisode de la vie du personnage ou, au contraire, de résumer des années de la vie
de ce dernier en une ou deux pages, parfois en une expression. De ce fait, ils varient la vitesse de
la narration. Ils peuvent aussi jouer avec la fréquence événementielle, c’est-à-dire le rapport
existant entre le nombre d’occurrences d’un événement dans le temps de l’histoire et le nombre de
fois qu’il se manifeste dans le temps du récit. Dans ce cas-là, la temporalité du roman se trouve
bouleversée soit au niveau de l’ordre, de la durée ou de la fréquence – trois catégories temporelles
définies par Genette et dont nous allons profiter pour faire l’analyse temporelle du roman objet de
notre étude.
« Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté11. » C’est à travers cette phrase que
débute l’incipit du roman. Aucune indication temporelle précise n’est donnée. Le texte commence
par « Un jour » qui nous rappelle la fameuse phrase « Il était une fois » propre aux contes
merveilleux.
11
Clara Dupont-Monod, S’adapter, Paris, Stock, réédité par Le Livre de Poche, 2022, p. 9.
10
Commencer par une telle formulation constitue une façon particulière de poser ce que
Vladimir Propp appelle dans sa Morphologie du conte12 « la situation initiale ». L’incipit de notre
roman permet une entrée rapide dans la temporalité du récit – qui s’apparente dans ce cas à celui
d’un conte. Par le biais de ce « un jour », le lecteur est capable de s’ériger en spectateur des
événements ancrés dans une temporalité éloignée. L’indicateur temporel utilisé est suffisamment
vague pour situer les événements du récit dans un passé qui semble être lointain du fait de son
imprécision. L’emploi du pronom indéfini « un » souligne cette idée. Nous avons un article
indéfini portant en lui une temporalité qui, elle aussi, est indéfinie. Les événements de l’intrigue
sont, de ce fait, situés dans un cadre temporel assez large. Tout cela justifie l’intention du narrateur
dans le monde de la fiction et celle de l’écrivaine elle-même dans le monde réel : montrer que
l’histoire racontée véhicule un certain message valable en tout temps.
Cependant, l’intrigue racontée n’échappe pas au temps des saisons. Remarquons les
indicateurs temporels suivants : « Au cours de cette soirée de Noël »13, « Un été »14, « Au
printemps »15. Ceux-ci indiquent avec précision la saison durant laquelle se déroule tel ou tel
événement. En plus, nous observons des phrases descriptives représentant le temps. Nous lisons à
titre d’exemple : « La montagne avait mis un manteau orange […]16 ». Le tableau décrit de la
montagne montre bel et bien une atmosphère automnale, en atteste la couleur orange dominante
durant cette période de l’année. Nous ne pouvons pas négliger également la mention de certains
mois : « janvier » (x1) (p. 131), « mars » (x1) (p. 54), « avril » (x1) (p. 29), « juin » (x5) (p. 16-
85-95), « juillet » (x2) (p. 55-110), « septembre » (x2) (p. 62-132), « octobre » (x1) (p. 110).
Outre les saisons et les mois, nous croisons dans les pages du livre des traces temporelles
implicites renvoyant à l’époque racontée. Ces dernières sont multiples. Nous avons une diversité
de moyens de transport tels que « les voitures » mentionnées à plusieurs reprises, la « mobylette »
et le « bus ». Nous remarquons aussi la présence du « téléphone portable »17 à un moment donné
de l’intrigue. Ce relevé reflète le contemporain. La période relatée n’est donc pas très loin de la
nôtre, étant donné qu’il existe des moyens de transport variés et développés, et les téléphones
12
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Gallimard, 1970.
13
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 19.
14
Ibid., p. 47.
15
Ibid., p. 24.
16
Ibid., p. 123.
17
Ibid., p. 142.
11
portables sont apparemment disponibles. De plus, le texte fait écho aux chansons, aux séries, mais
aussi aux films connus à l’époque. Dans la deuxième partie du roman, l’on cite la série Les
Cordier : juge et flic18 diffusée en 1992, la chanson I drove all night19 de Cyndi Lauper parue en
1989, le film À la poursuite du diamant vert20 paru en 1984, l’équipe musicale « Modern
Talking »21 célèbre entre les années 1982 et 1987. N’oublions pas l’évocation du Ok ! Magazine22
publié vers les années 80 ainsi que « les accords Schengen »23 de 1985. Tout cela nous laisse
supposer que l’histoire se déroule vers les années 80 et 90. Ceci dit, malgré l’absence d’indications
temporelles précises, cela n’empêche pas de croiser dans le roman d’autres qui sont plus ou moins
dissimulées, floues renvoyant à la même période narrée.
L’intrigue est racontée d’une manière rétrospective. Nous sommes alors face à une
narration ultérieure. Le début du roman le montre :
Dans ce petit relevé, se manifestent trois temps verbaux relatifs au passé : le passé composé « est
né », le passé simple « discerna » ainsi que l’imparfait « était », « recevait ». Et selon Genette,
« l’emploi d’un temps du passé suffit de désigner [la narration] comme [ultérieure] »25.
Notre roman est composé de trois récits distincts intitulés comme suivant : « L’aîné », « La
cadette » et « Le dernier ». Le premier récit, focalisé sur le plus grand de la fratrie, commence
directement par l’élément déclencheur – formant un incipit « après-coup » – et se termine par
l’enterrement de l’enfant « inadapté » et le devenir du personnage éponyme. Le deuxième récit,
consacré à la sœur cadette, reprend un petit peu la situation initiale présentée dans le premier texte
et finit par l’enterrement de l’enfant. Nous avons alors deux récits superposables ayant presque26
18
Ibid., p. 79.
19
Ibid., p. 89.
20
Ibid., p. 79.
21
Ibid.
22
Ibid., p. 89.
23
Ibid., p. 79.
24
Ibid., p. 9.
25
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 232.
26
« presque », puisque les trois ou deux dernières pages du récit de l’aîné relatent brièvement ce qu’il devient après
la mort de l’enfant.
12
la même durée. Pour sa part, le troisième récit témoigne d’un certain « bond » – une sorte d’ellipse
que nous analyserons plus tard – puisqu’il débute directement avec la naissance du quatrième frère
venu après la mort de l’enfant malade.
Chacun des trois enfants possède sa propre temporalité, une temporalité interne spécifique
qui sera analysée selon la terminologie de Genette. Le narratologue pose l’idée du décalage
temporel entre le temps de l’histoire, la chronologie réelle, et le temps du récit considéré comme
construction discursive.
1) L’ordre
Si nous voulons étudier l’ordre des événements du roman, nous devrons mettre en évidence
le rapport existant entre la succession de ces derniers dans l’histoire et leur disposition dans le
récit. « Étudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements
ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes événements
ou segments temporels dans l’histoire »27 affirme Gérard Genette dans son chapitre « Discours du
récit ». Le narrateur, la force organisatrice de l’intrigue, a la liberté de présenter les faits dans
l’ordre où ils se sont déroulés, selon leur chronologie réelle, ou les raconter dans le désordre.
Dans le cas de notre corpus, la chronologie est bel et bien respectée en dépit de son aspect
vague. Prenons comme exemple les indicateurs temporels présents dans le premier récit consacré
à l’aîné : « Un jour » (p. 9), « Au départ » (p. 9), « Au bout de trois mois » (p. 11), « Un jour » (p.
11), « Ce soir-là » (p. 13), « Très vite » (p. 14), « Noël » (p. 17), « Au cours de cette soirée de
Noël » (p. 19), « Durant les mois suivants » (p. 20), « Progressivement » (p. 22), « Peu à peu » (p.
27), « Un après-midi d’avril » (p. 29), etc. Cela montre une chronologie dont l’essentiel est
linéaire, mais flou.
27
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 78.
28
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 12.
29
Ibid., p. 14.
30
Ibid., p. 19.
13
garçon d’une dizaine d’années, en pleine santé, recueilli contre un autre […] 31». Vu l’écart de
deux ans entre lui et sa sœur, nous estimons que celle-ci a, en ce moment de l’histoire, huit ans.
Quelques pages après, nous lisons : « L’enfant passa ses quatre ans 32. » La phrase citée indique un
passage de quatre années après la naissance de l’enfant handicapé. Cela nous permet de supposer
que l’aîné a quatorze ans et sa sœur cadette, douze ans.
L’enfant est mort à l’âge de dix ans. Ceci est dit d’une façon claire et précise dans le troisième
récit : « [Il] avait vécu jusqu’à l’âge de dix ans33. » Les deux premiers récits relatent donc une
période de dix ans, allant de la naissance jusqu’au décès de l’enfant. La cadette en ce temps-là doit
avoir dix-sept ans, alors que son grand frère doit avoir dix-neuf ans. Vers la fin du récit de l’aîné,
nous trouvons cette phrase : « C’est un trentenaire noyé parmi d’autres 34. » Nous avons expliqué
l’idée que la première partie se termine avec une représentation brève de l’avenir du premier
protagoniste. Il devient un adulte qui travaille dans « une grande entreprise »35. La citation tirée
montre son état après la mort de son frère, donc après presque dix ans, puisqu’il est âgé d’une
trentaine d’années.
Par rapport au troisième récit, il forme tout une autre temporalité, étant donné qu’il raconte
« l’après » du drame. Le cadre temporel devient de plus en plus ambigu dans cette partie : l’âge du
dernier n’est jamais précisé et aucune indication temporelle ne montre les années d’écart existant
entre lui et le défunt. Toutefois, le travail de l’aîné est mentionné au tout début du récit : « L’aîné
avait décroché un beau poste dans une firme.36 » Les études et l’amant de la cadette sont également
présents : « La cadette, elle, était toujours au Portugal, mais elle avait arrêté ses études de littérature
portugaise […] Elle avait l’air très amoureuse. 37 » Nous assistons à la naissance de ses trois filles
vers la fin de la partie : « Les jeunes enfants de sa sœur hurlaient d’effroi.38» Ainsi, pourrions-nous
estimer que le dernier est né après une durée inférieure ou égale à dix ans. Mais cela reste une
hypothèse en raison de l’absence de traces temporelles explicites.
31
Ibid., p. 20.
32
Ibid., p.28.
33
Ibid., p. 105.
34
Ibid., p. 56.
35
Ibid.
36
Ibid., p. 111.
37
Ibid., p.112.
38
Ibid., p. 134.
14
Malgré cette linéarité, nous trouvons dans les trois récits un certain désordre dans la
narration des événements : nous voyons tantôt des retours en arrière, donc des analepses, tantôt
des anticipations, des « prolepses temporelles »39. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, les
premiers deux récits relatent presque la même durée, donc effectivement, il va y avoir des retours
sur un déjà-dit, quelques répétitions de certaines péripéties. Alors, au cas où nous tomberions dans
le deuxième récit sur des scènes déjà vues et racontées dans le récit de l’aîné, nous ne pouvons les
considérer comme des analepses, puisqu’il s’agit de la même intrigue, mais racontée d’un autre
point de vue. Cela nous rappelle le roman de l’écrivaine Linda Lê Lame de fond, découpé en quatre
parties, chacune consacrée à un personnage et racontant la même histoire.
Bien qu’elle soit généralement moins récurrente que l’analepse dans les romans
traditionnels occidentaux, la prolepse se manifeste fortement dans le récit de Dupont-Monod,
soulignant ainsi une certaine rupture entre la temporalité traditionnelle des romans et la temporalité
de ce roman contemporain. Le récit de l’aîné met en lumière une prolepse très importante, en
rapport avec le personnage en question : « Il éprouvait envers sa sœur ce même réflexe protecteur
qui lui interdirait plus tard d’avoir des enfants 40. » Grâce à cette anticipation, nous pouvons savoir
le devenir du jeune garçon. Son traumatisme apparaît clairement dans la phrase citée. Le souci de
protection qu’il éprouve avec son entourage va l’empêcher, par la suite, d’avoir des enfants. C’est
ainsi que se manifeste l’impact de l’arrivée de l’enfant malade sur lui. De même, le devenir de la
sœur cadette est explicitement présent avant qu’on ne commence par la partie qui lui est
consacrée : « [L’aîné] n’a ni fiancé ni enfant. Cela, il le laisse à sa cadette. Elle aura trois filles qui
investiront la cour en criant, aux vacances, puisqu’elle habite à l’étranger désormais »41. À travers
ces propos, nous comprenons que la cadette va résider à l’étranger tout en ayant trois jeunes
enfants. Par le biais de ces deux exemples, nous constatons que les deux personnages vont adopter
deux modes de vie totalement opposés. Le plus grand de la fratrie sombrera dans la solitude tandis
que la petite sœur continuera sa propre vie tout en formant une petite famille.
Toujours dans la première partie du livre, nous détectons une autre prolepse :
Des années plus tard, il comprendrait que ces femmes, elles aussi, étaient
arrivées à un niveau inouï d’infralangage, capables d’échanger sans mots
39
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 105.
40 Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 34.
41
Ibid., p. 56.
15
ni gestes. Qu’elles avaient compris, depuis longtemps, cet amour si
particulier.42
Ici, l’anticipation est décelée par le biais de l’indicateur temporel « des années plus tard » ainsi
que du conditionnel « comprendrait ». L’aîné, incapable de supporter l’idée que son frère soit chez
d’autres personnes (les bonnes sœurs), tombe dans une dépression totale. Cette prolepse, mise en
avant dans le texte, signale bien le niveau de maturité que le protagoniste va atteindre avec le
temps. Son regard enfantin disparaîtra pour faire place à un autre plus mûr, plus conscient, plus
sage.
Une prolepse est également vue dans le récit de la cadette : « Beaucoup plus tard, devenue adulte,
la cadette s’entendrait dire à une amie “Si un enfant va mal, il faut toujours avoir un œil sur les
autres.” 43» Cette anticipation nous laisse voir la protagoniste mature, capable de tirer une leçon
de l’expérience difficile qu’elle a vécue. C’est à ce point-là qu’elle est touchée par cet événement
qui a bouleversé toute sa vie. La raison pour laquelle nous parlons d’une aventure initiatique,
puisqu’elle permet aux jeunes enfants de grandir, d’atteindre un certain niveau de maturité, de
mieux comprendre la vie et d’accepter son chaos.
Dans le récit du dernier, nous remarquons la présence d’une analepse. N’oublions pas que
le dernier est venu après la mort de l’enfant. Il n’était présent ni lors de la naissance de son frère
ni à sa mort. Il est donc normal de trouver des scènes qui renvoient au passé des autres personnages,
donc au moment où l’enfant handicapé était encore vivant. Nous citons, à titre d’exemple, la phrase
suivante : « Ainsi donc, un enfant handicapé était né avant lui, avait vécu jusqu’à l’âge de dix
ans44. » Le retour en arrière est notamment clair, puisque l’on revient sur un événement qui s’est
déroulé avant ce troisième récit. Un autre épisode présent dans le même récit peut être considéré
comme analepse : c’est lorsque la cadette raconte à son quatrième frère son vécu avec
« l’inadapté ». Nous voulons bien voir de telles scènes comme des répétitions parce qu’il y a un
retour sur un déjà-raconté. Mais, en même temps, il s’agit d’un retour en arrière, d’un souvenir par
rapport à ce récit et non seulement d’une simple répétition :
Parce qu’un jour j’ai voulu porter l’enfant, je l’ai pris sous les bras, mais
sa tête est partie en arrière, sa nuque s’est balancée dans le vide, j’ai eu
16
peur, je l’ai lâché, l’arrière du crâne a rebondi contre le tissu du transat, je
garde le souvenir épouvantable de cette nuque dégondée, qui oscille dans
l’air, tombe puis entraîne la tête vers l’avant.45
Dans cet extrait, la cadette se souvient des moments partagés avec son petit frère mort. Le fait de
revenir à tous ces détails prouve qu’elle garde toujours une trace de cette expérience pénible. Nous
étudierons davantage ce même exemple, et ce en analysant le mode répétitif dans le roman.
Après avoir étudié l’ordre des trois récits, nous analyserons dans ce qui suit la vitesse de la
narration.
2) La vitesse de la narration
Celle-ci est définie, toujours selon Genette, comme « le rapport entre une mesure
temporelle et une mesure spatiale […] la vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée,
celle de l’histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur :
celle du texte, mesurée en lignes et en pages »46. Dans S’adapter, nous assistons à un rythme
vivement rapide et accéléré de la narration. Le prouvent notamment les deux premiers récits.
« L’aîné » et « La cadette » racontent le vécu de l’enfant handicapé. Donc chaque partie, en une
cinquantaine de pages, relate une durée de dix ans. Dans le troisième récit, nous lisons directement
la suite de l’intrigue sans pour autant avoir de durée précise. Mais nous remarquons, par exemple,
que la période durant laquelle la cadette était enceinte (neuf mois) est résumée en deux pages
uniquement. Cela souligne davantage l’accélération de la narration.
45
Ibid., p. 136.
46
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 123.
17
ou quelques phrases, soit il fait un « bond » et passe sous silence une partie de l’histoire pour éviter
les longs épisodes. Voilà pourquoi nous choisissons de parler de l’ellipse et du sommaire. Les
exemples dont nous allons parler seront surtout en rapport avec nos trois héros. Nous allons voir
que ce temps qui passe, porte en lui un changement au niveau de leurs personnalités et explicitera
davantage leurs différents caractères.
Commençons tout d’abord par l’ellipse. « Du point de vue temporel, l’analyse des ellipses
se ramène à la considération du temps de l’histoire élide, et la première question est ici de savoir
si cette durée est indiquée »47 nous dit le narratologue dans ses Figures III. Dans la plupart des
ellipses présentes dans notre roman, la durée est bel et bien indiquée. En atteste l’exemple
suivant : « La nuit, il s’éveillait en sursaut, s’extirpant d’images nauséeuses. Il rabattait ses draps.
S’avançait sur les tomettes, poussait la porte à peine, de quoi voir les torsades du lit […] Les mois
passèrent48. » Cette phrase est tirée de la première partie consacrée à l’aîné. Le narrateur choisit
de résumer l’épisode afin d’éviter les répétitions. Avant l’ellipse, nous avons l’accumulation des
gestes faits par l’aîné signalant son intérêt et sa grande inquiétude pour son frère. La phrase
elliptique qui suit montre que cela n’a pas changé malgré le passage du temps. Vivre avec
l’inquiétude et le souci devient pour lui une habitude. Un autre exemple, semblable au premier,
existe dans la deuxième partie : « Les mois passèrent. Elle était devenue une bête de performance,
agissant vite, économisant ses mots, hermétique aux états d’âme49. » Ce passage du temps résumé
dans ce petit extrait montre la transformation de la sœur après la mort de sa grand-mère. Suite à
plusieurs événements tragiques dont elle est victime, la cadette ne peut rester comme elle est. Un
changement est remarqué au niveau de sa personnalité : elle, qui attendait avec impatience de jouer
et de discuter avec son grand frère, devient une personne quasi muette, qui n’éprouve aucun
sentiment. Dans « les mois passèrent », nous pouvons imaginer ce qu’a pu vivre la fille pour
finalement arriver à cet état-là. Les ellipses évoquées sont de durée indiquée même si elle n’est
pas tout à fait précise. Genette les appelle « ellipses explicites »50. Il explique : « Les ellipses
explicites […] procèdent […] par indication (déterminée ou non) du laps de temps qu’elles élident,
ce qui les assimilent à des sommaires très rapides, de type “quelques années passèrent” 51. »
47
Ibid., p. 139.
48
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 47.
49
Ibid., p. 97.
50
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 139.
51
Ibid.
18
Nous détectons une autre forme d’ellipse au niveau du troisième récit. Comme nous l’avons dit
dans le point précédent, le second récit se termine par l’enterrement de l’enfant handicapé. Le récit
suivant commence de cette manière : « Les parents l’annoncèrent au téléphone. “Nous attendons
un autre enfant.”52 » Le narrateur, dans ce cas, fait un saut. Il ne relate pas la période située entre
la mort de l’enfant et la naissance du dernier. Il choisit de passer sous silence tout ce moment de
l’histoire et débute directement par la phrase citée ci-dessus. Voilà pourquoi nous parlons d’ellipse.
52
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 103.
53
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 130.
54
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 81.
55
Ibid., p. 20.
56
Ibid., p. 115.
19
résume ainsi une durée de cinq ans environ (puisque l’école primaire accueille les enfants âgés de
six à onze ans).
Ainsi, grâce à ces deux mouvements permettant un rythme narratif bien accéléré, nous
pouvons connaître la personnalité de chaque membre de la fratrie ainsi que les transformations
vécues. Ces dernières, qu’elles soient dans le bon ou le mauvais sens, participent de l’évolution
des trois enfants.
3) La fréquence
La fréquence narrative est la dernière catégorie temporelle mise en avant par Genette. Elle
forme l’ensemble des « relations de fréquence (ou plus simplement de répétition) entre récit et
diégèse »57. Rares sont les romans qui ne contiennent pas d’effets de répétition. En revanche,
S’adapter forme bien un cas particulier puisqu’il se base entièrement sur la répétition des
événements d’une partie à l’autre. Ces occurrences constituent la structure même et l’originalité
de ce roman.
En effet, en raison de la variation du point de vue – une notion qui sera largement étudiée
dans notre chapitre suivant – la même histoire est racontée trois fois. C’est pourquoi nous notons
la présence des épisodes réapparaissant dans les trois récits. L’intrigue racontée s’est déroulée, en
réalité, une seule fois. Mais elle est relatée à maintes reprises dépendant du regard de chaque
membre de la fratrie. C’est ce que Genette appelle « le mode répétitif »58. Ses propos, en
définissant cette notion, reflètent exactement la manière dont notre texte est tissé :
Partant de là, il est donc normal de trouver les mêmes scènes répétées dans les trois parties du
roman.
57
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p.145.
58
Ibid., p. 147.
59
Ibid.
20
- Dans la première partie, elle est relatée de cette manière : « Un jour, alors qu’il se reposait
dans son transat, sa mère s’agenouilla. Elle tenait une orange. Doucement, elle passa le
fruit devant lui. Les grands yeux n’accrochaient rien60. » C’est durant cette scène que la
mère a su que son petit bébé ne voyait pas.
- Dans la deuxième partie, la même scène est évoquée d’une autre façon : « Dès sa naissance,
elle lui en a voulu. Très précisément au moment où sa mère avait passé une orange devant
ses yeux et conclut qu’il ne voyait pas 61. » L’épisode retracé dans le récit de la cadette est
le même évoqué dans celui de l’aîné, mais avec un petit ajout. Cette fois-ci, le sentiment
du personnage concerné est mis en relief.
- La troisième partie « Le dernier » renferme la même action effectuée par la mère, mais
cette fois-ci, elle est appliquée au personnage éponyme : « Toute son enfance porta le sceau
d’une tension douloureuse autour de sa croissance. Parfois sa mère lui demandait s’il voyait
bien l’orange, dans la coupe à fruits, au bout de la cuisine 62. » Nous comprenons que la
mère, envahie par le sentiment d’inquiétude, veut bien vérifier que son nouvel enfant ne
souffre pas des mêmes problèmes que son frère mort. Voilà pourquoi elle ne cesse de
refaire le même geste, passer et repasser l’orange devant les yeux de l’enfant. C’est l’une
des raisons qui vont pousser le dernier, témoin de cette tragédie, à agir afin de tout régler.
Nous voyons bien que chaque répétition est accompagnée d’un ajout ou d’une modification. Dans
la première, nous n’avons pas les réactions des personnages. Dans la deuxième, nous remarquons
directement le rejet de la sœur cadette vis-à-vis du handicap du bébé. Alors que dans la troisième,
c’est le geste lui-même de la mère qui se répète, mais avec son quatrième fils.
Une autre répétition se manifeste dans les deux premiers récits : la scène des cerisiers.
- Dans le premier récit, la description est plus détaillée : « Il lui racontait les trois cerisiers
qu’il y a longtemps, un paysan avait rapportés depuis une vallée lointaine, sur son dos […]
Le temps passa, le paysan mourut. Les trois cerisiers le suivirent […] Personne n’eut le
cœur de toucher aux troncs secs et gris tant ils ressemblaient à des stèles, que l’aîné
décrivait à l’enfant dans leurs moindres rainures 63. »
60
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 11.
61
Ibid., p. 59.
62
Ibid., pp. 104-105.
63
Ibid., pp. 23-24.
21
- Dans le deuxième récit, l’on évoque la même scène d’une façon plus résumée : « Elle
marcha sur la draille, s’assit sur des fougères. Au loin, elle apercevait les trois troncs gris
des cerisiers morts avec le paysan. Ils dressaient leurs carcasses parmi les herbes 64. »
Cette scène est présente dans les récits des deux protagonistes en vue de son importance. En effet,
cette description cache tout un symbolisme. Les cerisiers sont morts après la mort de leur paysan.
Dans les deux récits, l’on parle de leurs troncs qui s’apparentent à « des stèles » et
des « carcasses », illustrant la fidélité de ces arbres envers la personne qui les a fait grandir. Dans
ce cas, nous avons la même vision partagée par les deux protagonistes qui constatent le lien fort et
solide entre la nature et les hommes.
En analysant les analepses, nous avons relevé un passage qui se trouve dans la troisième
partie du roman : les souvenirs de la cadette avec son frère mort. L’épisode qu’elle évoque est tracé
tel qu’il est dans la deuxième partie.
- Nous lisons dans le deuxième récit : « Une fois seulement, elle l’avait porté. Elle s’était
approchée du transat dans le salon. Elle avait rassemblé son courage, plaqué ses mains sous
les aisselles de l’enfant, l’avait soulevé. Mais elle avait oublié sa nuque sans armature. La
tête partit en arrière, balancée au bout du cou. Effrayée, elle l’avait lâché. Il était retombé.
Sa tête avait rebondi contre le tissu du transat pour rouler vers le buste. Le haut de son
corps avait basculé sur le côté avant de s’immobiliser. L’enfant pleura d’inconfort65. »
- Cette même scène se répète, comme nous l’avons vu ci-dessus, dans le troisième récit :
« Parce qu’un jour j’ai voulu porter l’enfant, je l’ai pris sous les bras, mais sa tête est partie
en arrière, sa nuque s’est balancée dans le vide, j’ai eu peur, je l’ai lâché, l’arrière du crâne
a rebondi contre le tissu du transat, je garde le souvenir épouvantable de cette nuque
dégondée, qui oscille dans l’air, tombe puis entraîne la tête vers l’avant, recroqueville
l’enfant, le plie sur lui-même, la nuque que je n’avais même pas été capable de tenir […] 66»
Les deux passages répétés mettent en évidence la peur de la cadette. Celle-ci se trouve incapable
de porter son propre frère dont le corps est fragile. Cela nous permet de nous interroger sur la
question de « l’inadaptation ». Dans ce cas-là, qui est « l’inadapté » ? Est-ce le bébé ou son
64
Ibid., pp. 72-73.
65
Ibid., p. 68.
66
Ibid., p. 136.
22
entourage ? La seule différence que nous remarquons au niveau de cette répétition, c’est la façon
dont l’épisode est relaté. Dans le troisième récit, c’est bien la protagoniste elle-même qui
s’exprime. Tandis que dans le deuxième, nous connaissons ses pensées et ses sentiments par
l’intermédiaire du narrateur – une notion très importante qui sera étudiée plus tard.
- Dans le deuxième récit : « C’était un cèdre qui avait poussé sur la roche, en aplomb de la
route. En soi, c’était impossible, aucun arbre ne pouvait planter ses racines dans la pierre.
Pourtant, celui-ci s’élançait vers le ciel avec la grâce d’un cou de cygne. Sa grand-mère
arrêtait la voiture, se penchait sur le volant, levait la tête vers le tronc mince, et disait :
“Celui-là, il a envie de vivre.” Elle ajoutait : “ Comme toi.”67 »
- Dans le troisième récit : « Sur le chemin du retour, ils passèrent devant un cèdre planté
dans la roche. L’arbre s’élançait, svelte et seul. La cadette s’arrêta. “Celui-là, il a envie de
vivre”, lança-t-elle. Elle tourna la tête. Il vit son profil dans l’air cuivré d’automne.
“Comme toi.”68 »
Dans cet exemple, nous avons presque le même dialogue, mais qui se déroule à chaque fois entre
deux différents personnages. Dans la deuxième partie, c’est la grand-mère qui s’adresse à sa petite-
fille. Dans la dernière partie, c’est la sœur qui parle avec son quatrième frère. Le personnage de la
grand-mère, qui apparaît notamment dans le deuxième récit, réussit à comprendre la protagoniste,
et ce en apercevant sa volonté de vivre et de résister malgré la difficulté de la situation, d’où la
comparaison avec le cèdre. Le dernier, le plus sage, réussit à son tour à voir ce côté de sa sœur. Il
dresse directement l’analogie entre sa sœur et le cèdre, soulignant par là sa forte capacité à
comprendre les gens et à percer leur intimité.
Ceci dit, l’aspect vague et imprécis du cadre temporel n’empêche pas le lecteur de sentir la
fluidité de la narration. Que ce soit par le biais de l’ordre, la vitesse ou la fréquence narrative,
l’analyse de la temporalité de notre corpus permet de mieux voir l’évolution des protagonistes au
fil du temps.
67
Ibid., pp. 77-78.
68
Ibid., p. 123.
23
La variation des points de vue sera au centre de notre analyse dans le chapitre suivant. À
la temporalité narrative s’ajoute la question de l’instance narrative aussi variée et renouvelée dans
l’écriture de Clara Dupont-Monod et projetant davantage le vécu des trois protagonistes.
24
Chapitre II : La polyphonie du roman : Qui raconte ? Qui perçoit ?
« Celui qui parle, celui qui écrit est essentiellement un homme qui parle pour tous ceux qui sont
sans voix. »
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire.
69
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 35.
70
C’est Gérard Genette qui considère le narrateur comme la force organisatrice de tout roman. Selon lui, cette
instance créée par l’auteur est responsable de tous les choix de narration : temporalité, focalisation, etc. Alain
Rabatel partage avec le narratologue le même point de vue. C’est ce que nous allons voir dans la suite de notre
analyse.
25
Afin de tracer le vécu de ses personnages, Clara Dupont-Monod crée un narrateur
responsable de la narration de son texte. Cependant, elle ne cesse de jouer avec les différents outils
de narration tout en suscitant chez le lecteur curiosité et confusion. Sommes-nous vraiment devant
une situation narrative traditionnelle ? La romancière, dans le but de souligner le traumatisme de
la fratrie ainsi que leurs diverses tentatives d’adaptation, plonge le lecteur dans un univers fictif
proche du merveilleux dans lequel le narrateur n’est qu’un objet doté de parole, un objet présent
partout autour des personnages. Pour donner une touche particulière à son récit, l’écrivaine
contemporaine laisse égarer son lectorat dans un labyrinthe qu’elle a elle-même créé. Quel est le
statut du narrateur choisi ? Est-il interne ou externe par rapport à la diégèse ? Comment passe-t-il
d’un personnage à l’autre, d’un point de vue à l’autre, tout en restant à l’écart ? Trouver la réponse
à ces questions sera notre but dans ce chapitre.
A- Un narrateur « fantastique »
De nombreux romanciers et narratologues se sont consacrés à l’étude de la question du
narrateur tout en visant à mettre terme à la confusion entre ce dernier et l’auteur. Cette confusion
existe depuis longtemps. Balzac, un écrivain du XIX e siècle, la met en avant dans la préface de son
roman Le Lys dans la vallée :
À travers ces propos, Balzac tente de souligner la distinction entre l’auteur et le narrateur, en disant
que ces deux entités ne peuvent jamais se confondre. C’est normal, étant donné que chacun d’entre
eux appartient à un univers qui diffère bel et bien de l’autre. L’auteur appartient au monde réel
alors que le narrateur ne fait partie que du monde fictif. Voilà pourquoi plusieurs spécialistes de
narratologie se sont intéressés à bien déterminer le rôle de chacun d’eux.
Selon le théoricien allemand Wolfgang Kayser, le narrateur n'est jamais l'auteur, mais un
rôle inventé et adopté par l'auteur lui-même. Par là, nous constatons que la voix narrative, c’est-à-
dire qui parle dans le texte, n’est pas celle de l’auteur, mais plutôt du narrateur. Ce dernier est
inventé par l’écrivain, d’où son rôle fictif. Les propos de Genette nous servent comme preuve : « le
71
Dans Le Lys dans la vallée, voir la préface de 1836.
26
narrateur est lui-même un rôle fictif 72. » Il ne peut exister en dehors du roman. C’est lui qui prend
en charge la narration de l’intrigue. Il est perçu, en quelque sorte, comme le délégué de l’auteur
lui-même.
1) L’épigraphe
L’écrivaine annonce bien son choix de narrateur même avant d’entrer dans le monde de
l’intrigue, et ce en couronnant son livre par une épigraphe dévoilant son esprit.
En effet, nous lisons dans l’épigraphe la citation suivante : « S’il se taisent, les pierres
crieront. » Cette pensée est tirée de l’Évangile selon Luc, le troisième des quatre Évangiles
canoniques. Elle braque la lumière sur le rôle et la puissance des pierres. Si nous revenons au
contexte de cette phrase, nous verrons qu’elle est prononcée par Jésus-Christ lors de son entrée à
Jérusalem avec ses disciples. Nous savons très bien que cet épisode biblique forme toute une scène
de joie. Or, les pharisiens font soudainement leur apparition et demandent au Christ de faire taire
ses disciples faisant tout au long de la route l’éloge de Dieu. Jésus refuse, d’où la citation citée.
Même si elle n’a rien à avoir avec le contexte du roman de Dupont-Monod, elle met en valeur le
témoignage des pierres. La métaphore du cri le montre. Même dans ce contexte biblique, les pierres
sont dotées de parole. Elles ont aussi tendance à crier. Pourquoi crieront-elles ? La réponse est
claire : pour donner raison et parler au nom de ceux qui ne peuvent guère s’exprimer. Il en va de
même pour notre roman, où ces pierres vont relater l’histoire tragique de trois frères et sœurs
victimes d’un traumatisme. Puisque l’on parle d’Évangile, nous nous permettons de souligner une
similitude entre la structure du roman et celle de ce livre sacré : notre texte est découpé en trois
72
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 226.
27
récits qui rendent compte, chacun à sa manière, de la vie de l’enfant, tout comme les quatre
Évangiles qui relatent, chacun à sa façon, la vie du Christ.
L’extrait ci-dessus révèle l’identité du narrateur dans le roman. Ce dernier, ici pluriel,
s’exprime à travers l’utilisation de la première personne du pluriel « nous » ainsi que sa variante
« nos ». Ce passage, non seulement présente le narrateur, il indique aussi son
intention : « […] nous nous sommes attachées aux enfants. C’est eux que nous souhaitons
raconter » disent les pierres à leur narrataire74. Leur but est ainsi clair. Elles veulent bien raconter
la fratrie, puisqu’elle est l’oubliée de cette histoire.
Nous nous interrogeons sur le lien existant entre ces narratrices et nos protagonistes. En
effet, dans l’une des parties du livre, l’on mentionne qu’il s’agit de « pierres sèches »75. Elles sont
décrites de la manière suivante : « […] un très vieux mur de pierres rousses, érigé là depuis
73
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 12.
74
Nous faisons exprès d’utiliser le terme « narrataire » et non « lecteur », puisque le narrateur est un être fictif et ne
peut s’adresser à une personne réelle. Comme la force émettrice du roman, il s’adresse certainement un destinataire.
Et ce dernier ne peut être que le narrataire.
75
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 108.
28
toujours, mille fois démoli par les orages ou les convois, mille fois reconstruit76. » Partant de là,
nous déduisons que ces pierres dotées de parole, ne sont pas collées par le ciment77 comme
n’importe quelles autres pierres formant un mur. Si elles se maintiennent, c’est parce qu’elles sont
bien serrées les unes contre les autres. La description relevée est très symbolique. Les orages nous
rappellent les catastrophes, les obstacles difficiles à franchir. Et là, apparaissent la force et la
résistance de ces pierres rousses qui, malgré la difficulté de la situation, réussissent toujours à se
« mettre debout ». N’est-ce pas le même périple que vivent les protagonistes ? Ces narratrices, ne
sont-elles pas alors à l’image de la fratrie qu’elles racontent ? Nous comprenons, dès lors, le choix
de cette voix narratoriale colorée poétiquement par l’écrivaine.
Comme les pierres le signalent, elles sont « les témoins ». Normalement, l’on considère le
témoin comme un personnage secondaire. Toutefois, nous ne pouvons pas faire des pierres un
personnage secondaire étant donné qu’elles ne jouent aucun rôle dans l’intrigue. Elles occupent
uniquement leur fonction narrative78. Il est vrai qu’elles sont présentes dans le récit, mais sans pour
autant se mêler aux événements racontés. Les narratrices font justement partie de l’espace qui
entoure les personnages. Ainsi, elles sont à l’intérieur de la diégèse, mais sans agir. Il ne s’agit
donc pas d’un personnage-témoin parce que, d’habitude, le personnage secondaire s’immerge dans
les péripéties. Alors que dans ce cas-là, le témoin ne fait que voir, qu’entendre, que transmettre ce
qui se déroule autour de lui. Les pierres-narratrices s’apparentent, par là, à une caméra, en train de
rapporter les scènes situées devant « leurs yeux ». Cette idée est d’une grande importance et nous
servira, dans la suite de notre étude, pour bien expliquer le statut du narrateur qui s’avère être
paradoxal.
76
Ibid., p. 11.
77
Nous avons pu connaître l’information aussi à travers une vidéo de l’écrivaine elle-même qui parlait de son
roman. Le lien de la vidéo se trouve en bibliographie.
78
Il s’agit bien de la première fonction évoquée par Genette dans ses Figures III. Parmi les autres fonctions
mentionnées, elle en est la principale.
79
Nous devons le considérer comme intradiégétique puisqu’il se manifeste clairement dans l’intrigue et il est présent
dans le monde de la diégèse. Même s’il ne se montre pas comme personnage, mais il fait partie de l’espace
diégétique dans lequel se trouvent les personnages.
29
pierres relatent le vécu initiatique et psychologique de la fratrie, la narration se fait obligatoirement
à la troisième personne renvoyant aux personnages.
80
Genette entre dans un débat avec la narratologue Sylvie Patron à cause de la notion du narrateur. Patron refuse la
présence du narrateur dans un récit écrit à la troisième personne, elle parle d’intrusion d’auteur. Genette rejette
totalement cette désignation en disant que le narrateur est toujours présent dans son monde, le monde de la fiction. Il
est donc normal qu’il intervienne dans son récit. Selon lui, on ne parle pas d’intrusion parce que le narrateur ne peut
être un intrus dans son propre monde.
30
Parmi toutes ces interventions, existent deux qui nous intéressent le plus. Trouvons-nous
dans les pages du roman des phrases comme telles :
Nous voyons clairement une contradiction. Le premier exemple montre bel et bien l’incapacité des
pierres à tout voir, à tout savoir. N’ont-elles pas dit au tout début du roman que ce sont elles qui
font le récit ? Dans le deuxième exemple, se voit leur tendance à imaginer et à raconter les
comportements des personnages même si ces derniers ne sont pas devant elles. Le premier exemple
nous fait voir un narrateur dont les capacités sont limitées. (N’est-ce pas d’ailleurs l’une des
caractéristiques du narrateur intradiégétique ?) Le deuxième exemple vient pour s’opposer au
premier et montre tout à fait le contraire. Quel serait le statut de ce narrateur ? Est-il vraiment
intradiégétique ? Un narrateur qui est capable de tout voir et de tout savoir ne doit-il pas être
extradiégétique ? Pour être omniscient, ne doit-il pas être à l’extérieur de l’intrigue ? Elles ne
peuvent pas « sortir » de la cour, et tout de même, elles sont capables de raconter ce qui s’est passé
avec l’aîné et l’enfant dans le parc 83, ce qui s’est déroulé entre la cadette et le psychologue 84, ainsi
que les aventures du dernier à l’école85. Cela relève-t-il du merveilleux ? Comment les pierres –
déjà capables de parler – arrivent-elles à raconter des choses qui ne se passent pas devant elles ?
Nous obtiendrons des réponses à toutes ces interrogations en analysant la question du champ de
vision et de la focalisation.
81
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 19.
82
Ibid., p. 14.
83
Ibid., p. 30.
84
Ibid., p. 69.
85
Ibid., p. 132.
31
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le narrateur est intradiégétique puisqu’il est
présent dans l’espace diégétique. Il est un témoin de l’histoire racontée. Généralement, comme
tout narrateur intradiégétique, son champ de vision doit être limité. Autrement dit, il ne peut
raconter que ce qui se déroule devant ses yeux dans un cadre bien borné tout en étant obligé de
donner des renseignements et des justifications. Il doit à chaque fois prouver comment il a su telle
ou telle information. Cependant, le cas de ce narrateur est particulier. En lisant le roman, nous
voyons que les pierres de la cour agissent tout comme un dieu : elles savent ainsi tout ce qui se
passe autour d’elles. Elles connaissent très bien le passé et l’avenir des protagonistes. N’est-ce pas
ce que nous avons montré dans notre étude de la temporalité, en parlant de l’analepse et surtout de
la prolepse ? Nous citons un exemple déjà évoqué pour mieux éclairer l’idée avancée : « Des
années plus tard, il comprendrait que ces femmes, elles aussi, étaient arrivées à un niveau inouï
d’infralangage […] 86» Les pierres-narratrices se contredisent en quelque sorte. Tantôt, elles
affirment leur incapacité à pouvoir tout connaître, assumant par là leur fonction de narrateur
intradiégétique. Tantôt, elles évoquent des scènes qui ne relèvent pas de leur champ de vision,
dévoilant leur côté omniscient, et donc leur rôle de narrateur extradiégétique.
Afin de mettre terme à ce problème, nous ne pouvons considérer ce narrateur original qu’un
narrateur à double statut, une idée qui paraît paradoxale, mais qui trouve sa logique dans notre
corpus. N’oublions pas que nos pierres-narratrices sont des témoins, mais ne sont pas un
personnage de l’intrigue. Elles font partie de l’espace de la diégèse – la seule chose qui leur permet
d’être intradiégétiques – sans participer aux événements du récit. Nous pouvons alors dire qu’elles
sont quasi extradiégétiques. Nous avons l’impression que Clara Dupont-Monod fait une sorte de
schématisation du narrateur extradiégétique dans son roman. Nous parlons bien de schématisation,
puisqu’elle présente tous les sèmes que peut posséder un narrateur extérieur à la diégèse. Afin
d’éclairer davantage notre idée, nous allons prendre un exemple d’un roman écrit à la troisième
personne. Qu’il soit Madame Bovary87 de Flaubert. Ce roman classique est écrit à la troisième
personne. En dépit de l’apparition fugitive du « nous » dans l’incipit, le narrateur de l’intrigue est
extradiégétique puisqu’il n'est pas un personnage du roman. Toutefois, être extradiégétique ne veut
86
Ibid., p. 44.
87
Il est important de noter que ce roman nous intéresse bel et bien tant au niveau de la voix narrative qu’au niveau
du point de vue. N’oublions pas que son intrigue est doublement racontée : une fois suivant le regard de Charles et
une autre en épousant la vision d’Emma. Tel est le cas de notre roman, témoin de la variation des différents points
de vue des trois protagonistes.
32
pas dire qu’il est absent de la diégèse. Au contraire, il est toujours présent et arrive à raconter tous
les détails des personnages vus de l’extérieur. Par son biais, nous arrivons à connaître le passé,
l’avenir, les pensées et les sentiments des personnages. Tel est le cas de notre narrateur qui exécute
les mêmes tâches dans S’adapter. Comme nous l’avons précisé, la seule chose qui permet aux
pierres d’être intradiégétiques est le fait qu’elles se situent dans le cadre de la diégèse. Elles
englobent, de cette façon, les protagonistes. Cela est exactement semblable à ce que fait n’importe
quelle voix extérieure à l’intrigue.
Cela nous donne également une autre raison pour expliquer l’effacement du « nous » dans
la majorité du récit. Les pierres ne se racontent pas, elles racontent la fratrie. Ce qui explique la
position qu’elles adoptent vis-à-vis des personnages. Il est important de dire que la première
personne n’est pas la seule trace prouvant la présence d’un narrateur dans un texte. Et en même
temps, l’absence de cet indice de personne ne signifie pas pour autant que le narrateur est absent.
Normalement, en lisant tout roman, nous savons très bien qu’un narrateur est en train de nous
raconter l’histoire. Ce dernier est toujours présent, que ce soit dans un roman écrit à la première
ou à la troisième personne. Genette nous affirme que « dans le récit le plus sobre, quelqu’un [nous]
parle, [nous] raconte une histoire, [nous] invite à l’entendre comme il la raconte » 88. En d’autres
termes, nous ne pouvons pas avoir un récit sans narrateur. C’est ce dernier qui choisit s’il veut
apparaître ou non dans son récit. Donc, si sa présence n’est pas explicite, cela ne veut pas dire qu’il
est absent. Dans tous les cas, il est présent et la narration ne peut se faire sans lui. Cela fait écho
aux idées mises en avant par Alain Rabatel qui, lui-même, s’est inspiré de Genette et du critique
américain Seymour Chatman. Les théories de Rabatel et de Chatman s’inscrivent dans la continuité
de la pensée de Genette. Elles mettent en lumière d’autres indices dévoilant la présence du
narrateur. Parmi ces indices, ce qui nous intéresse est bien l’idée de la focalisation et du point de
vue. Nous citons Rabatel, dans son article Sur les concepts de narrateur et de narratologie non-
communicationnelle :
Il y a certes tout un discours littéraire ou narratologique qui a théorisé la
montée en puissance des personnages et la disparition de l’auteur. Mais
l’autonomisation des personnages (avec la montée en puissance du point
de vue, du discours indirect libre, du monologue intérieur et la dilution
88
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 100.
33
des formes traditionnelles des récits ne doit pas faire oublier qu’il y a
toujours une voix narratrice […] qui met en scène les personnages.89
Les propos du critique centrent l’attention sur les notions du point de vue, du discours indirect
libre, et du monologue intérieur, que nous trouvons fréquemment dans notre récit. D’ailleurs, ce
sont ces composantes qui construisent la trame du roman. Rabatel, à l’instar de Genette qui
considère le narrateur comme force organisatrice, rend la voix narrative responsable de la variation
du point de vue, donc de la focalisation, et de la transmission du discours indirect libre et
autoréflexif des personnages, qui ne sont finalement que des discours rapportés. Qui, autre que le
narrateur, peut rapporter les pensées des personnages ? Qui, autre que cette instance, est capable
de passer d’un point de vue à l’autre, d’une focalisation à l’autre ? Cette idée-là est confirmée par
Chatman qui, dans son ouvrage Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film 90,
pose le concept des « récits maximalement narrés ». En résumé, il s’agit bien des récits portant le
plus de traces révélant la présence du narrateur. Le critique va encore plus loin et considère que
même le travail sur la temporalité (ordre, vitesse et fréquence), sur les descriptions ainsi que sur le
point de vue, est révélateur d’un narrateur supposé être caché, mais présent. Nous savons, dès lors,
qui est en train de nous transmettre les pensées de nos protagonistes. En plongeant dans la tête de
chacun, les pierres – un narrateur à la fois interne et externe à la diégèse – nous font entendre la
voix de ces derniers qui s’expriment ainsi d’une façon indirecte dans le roman. La voix du narrateur
se trouve mêlée avec celles des héros. Voilà pourquoi nous parlons de polyphonie, plus ou moins
moderne.
Afin de raconter le processus psychologique des trois frères et sœurs, pour donner la chance
aux trois de s’exprimer et de se faire entendre, le narrateur épouse le point de vue de chacun d’entre
eux. Chacun de ces trois devient, par conséquent, le point de mire de sa propre histoire. Nous
avons, dans ce cas-là, une « focalisation interne »91 propre à chacun des trois. Dans la première
partie, c’est à travers le regard de l’aîné que nous lisons l’intrigue. Nous voyons sa relation avec
son frère malade en train de progresser pour arriver finalement à une sorte de fusion. Au départ,
89
Alain Rabatel, « Sur les concepts de narrateur et de narratologie non communicationnelle », Littérature, Vol. 3
(163), 2011, p. 113.
90
Seymour Chatman, Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca, London, Cornell
University Press, 1990.
91
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 207.
34
l’enfant handicapé n’était pour lui qu’un « être évanoui »92. Mais c’est dans la suite du roman que
nous observons l’inquiétude excessive et l’amour fou qu’il éprouve envers son frère : « Sa ligne
était […] de protéger. L’inquiétude ourlait sa vie 93. » Dans cette première partie, nous ne savons
rien à propos des autres personnages. Le dernier n’était pas encore né. La cadette, quant à elle, est
évoquée plusieurs fois dans ce récit. Mais elle est vue par le protagoniste d’une façon superficielle :
« Sa cadette, elle, paraissait insouciante […] Elle déguisait parfois l’enfant, qu’elle apparentait à
une poupée vivante94. » Notons l’utilisation du verbe « paraissait » montrant que l’aîné n’arrive
pas vraiment à déceler le caractère révolté de sa sœur. Il la croit insouciante alors qu’elle est
envahie de colère. De plus, le protagoniste ne voyant pas clairement le mépris de la cadette, pense
que cette dernière joue avec l’enfant, « la poupée vivante ». Tandis que, pour elle, il ne s’agit que
d’une « marionnette toute pâle »95. Dans ce premier récit, l’attention est uniquement centrée sur
l’aîné et ses sentiments complexes qui oscillent entre indifférence et responsabilité envers son petit
frère.
Dans la deuxième partie, le lecteur assiste à la même histoire, mais cette fois-ci racontée
du point de vue de la cadette, furieuse et jalouse, n’arrivant pas à accepter la présence de son petit
frère. Dans ce même chapitre, un autre personnage apparaît : c’est celui de la grand-mère. Cette
dernière emmène la cadette vivre chez elle lors de ses moments de crise. Ce personnage apparaît
fugitivement dans la première partie. Il est mentionné de la manière suivante : « La grand-mère
maternelle, petite, habillée de satin, donnait des ordres96. » Il est évoqué également dans la
troisième partie, mais uniquement dans les paroles de la protagoniste : « Sa sœur lui parlait aussi
de la grand-mère en kimono léger, de Carrapateira, du yo-yo, des arbres soumis, du cœur
immense97. » En dépit de sa présence rare dans ces deux récits, la grand-mère est présente le plus
dans le récit de sa petite fille, en raison du rôle qu’elle remplit et de son importance par rapport à
la cadette. C’est dans cette partie-là que l'on comprend que la cadette n’est non seulement furieuse
contre son petit frère, mais aussi contre ses parents et l’aîné vu qu’ils ne s’occupent plus d’elle
comme avant : « En la cadette s’implanta la colère [..] Il traçait une frontière invisible entre sa
92
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 14.
93
Ibid., p. 33.
94
Ibid., p. 34.
95
Ibid., p. 62.
96
Ibid., p. 17.
97
Ibid., p. 121.
35
famille et les autres98. » De tels détails ne sont pas décrits dans la première partie par exemple, tout
au moins le frère aîné ne s’en est pas rendu compte.
Quant à la troisième partie, elle est consacrée au dernier. La version de l’histoire racontée
par le biais de ce personnage est un peu particulière, puisque ce dernier n’existait pas au moment
où son frère malade était né et mort, aux moments de crises vécus par sa famille. Se sentant
coupable d’avoir pris la place de ce frère mort, rongé par la honte de ne pas avoir partagé avec sa
famille sa tristesse et sa souffrance intérieure, il décide de vivre dans l’ombre de son frère, d’être
son double, d’imaginer ce qu’il a pu vivre. Cela, selon lui, lui permettrait de comprendre le silence
mélancolique de ses parents et donc d’être plus proche d’eux pour soigner leurs blessures : « Il se
sentait usurpateur. Il s’excusait silencieusement auprès de son frère. Pardon d’avoir pris ta place.
Pardon d’être né normal. Pardon de vivre alors que tu es mort99. »
Par là, les pierres, narrateur à double statut, réussissent à parler au nom de ces jeunes
enfants. Grâce au procédé rhétorique de prosopopée, elles sont capables de parler. Elles sont aussi
témoins de ce qui se passe avec la fratrie. Se sentant très proches des personnages, elles adoptent
la perspective de chacun d’entre eux et racontent le même événement à chaque fois d’un point de
vue totalement différent. Ce jeu de perception permet aux lecteurs de connaître les pensées et les
sentiments des personnages. Afin de laisser à chacun d’entre eux l’occasion et le temps suffisant
pour bien s’exprimer et révéler son for intérieur, le narrateur décide de raconter le même récit trois
fois, et à chaque fois d’une version différente dépendante de la perspective de chaque frère. À
travers ce mélange, nous nous trouvons capables de former un cadre complet et détaillé de ce qui
s’est passé avec la famille. En mêlant l’histoire de l’aîné à celle de la cadette et du dernier, nous
parvenons à connaître et à bien comprendre la totalité du récit.
98
Ibid., p. 63.
99
Ibid., p. 118.
36
Chapitre III : Les personnages : une identité partiellement indéfinie
« Le personnage, c'est une histoire virtuelle qui est l'histoire de sa vie. Tout nouveau personnage
signifie une nouvelle intrigue. Nous sommes dans le royaume des hommes-récits. »
Étant le socle de toutes les formes de la fiction, le personnage demeure l’un des éléments
fondamentaux à l’analyse de tout récit. Vincent Jouve100 précise que l’intrigue n’existe que pour
et par lui. Malgré toutes les crises qu’il a traversées au XXe siècle, le personnage occupe toujours
une place importante dans la littérature de nos jours. C’est normal puisqu’aucun récit ne peut se
faire sans lui. Toutefois, en dépit de cette analyse précise et développée, les caractéristiques du
personnage romanesque – notamment celui des récits contemporains – s’avèrent être toujours
indéfinies. Son unité, son identité narrative et son rôle dans l’intrigue sont remises en question par
les écrivains contemporains. Certains parlent d’effacement, d’autres de désignation problématique.
100
Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
37
Comme n’importe quelle personne réelle, le personnage, élément central de toute intrigue,
possède une identité qui le définit : un nom propre, un âge précis, un lieu de naissance, une
personnalité, etc. Cela crée et renforce effectivement l’illusion réaliste. En lui attribuant un état
civil, une activité sociale, une psychologie et en le situant dans l’espace-temps de l’histoire, le récit
donne l’impression qu’il s’agit d’un être qui existe et vit réellement. Dans son ouvrage, et dans le
but de bien caractériser le personnage, Philippe Hamon101 distingue trois niveaux : l’être, le faire
et l’importance hiérarchique. C’est dans le premier niveau qu’il souligne l’importance de l’état
civil, et plus particulièrement l’intérêt du nom propre du personnage. Vincent Jouve prône lui aussi
la même position qu’Hamon en disant, dans L’Effet-personnage du roman, que « l’être du
personnage dépend d’abord du nom propre qui, suggérant une individualité, est l’un des
instruments les plus efficaces de l’effet de réel »102. Par là, le nom propre est assurément la
première réalité d’un personnage et sans doute la plus percutante, car il distingue, définit et
projette.
Cependant, ce qui nous étonne le plus en lisant S’adapter, c’est que les personnages – à
l’exception de Sandro103, le futur amant de la cadette – ne sont point nommés. Aucun nom, aucune
périphrase, ne leur est attribué. Cela s’oppose totalement à ce que dit Robbe-Grillet : « Un
personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n’est pas un il quelconque […] Un
personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom104. » Nos trois
héros ne sont à aucun moment nommés, ils sont plutôt désignés par des noms communs précédés
d’articles définis. Les titres des trois parties le montrent : « L’aîné », « La cadette », « Le
dernier ». Cela s’applique également aux autres personnages : « l’enfant », « la mère », « le père »
et « la grand-mère ». Nous nous demandons, par là, pourquoi l’écrivaine représente ses
personnages de cette manière.
101
Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points
Sciences Humaines », 1977, p. 115-180.
102
Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op.cit., p. 111.
103
Nous parlerons de l’importance de ce personnage dans notre chapitre IV. Nous tenterons également d’expliquer
la raison de sa désignation.
104
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 20.
38
- Dupont-Monod trace une certaine frontière entre la fiction et la réalité :
Le fait de ne pas nommer les personnages montre entre autres la volonté de ne pas inscrire le
roman dans le monde réel. Plus l’écriture devient générale, plus elle s’éloigne de la réalité.
N’oublions pas que le roman n’est pas ancré dans une temporalité précise. Cette notion, elle
aussi, paraît floue.
Cela peut se considérer, d’une part, comme un signe montrant que ce qui est raconté n’a rien à
avoir avec notre réalité vécue, et d’autre part, comme un autre totalement opposé, montrant
que cette même histoire peut se dérouler avec n’importe qui et à n’importe quel moment.
Certes, ces idées auxquelles nous pensons paraissent contradictoires. Cependant, un entretien
de l’écrivaine vient régler le problème, et met terme à cette contradiction. Durant cet
entretien105, la romancière révèle qu’elle s’est inspirée de sa vie personnelle pour écrire son
roman. Son enfance – « un territoire interdit » en littérature comme elle le dit – est marquée
par la naissance d’un frère handicapé. Ainsi, c’est le vécu de sa famille qu’elle retrace dans
son livre. Ne pas donner un nom propre aux personnages est, pour elle, un moyen de ne pas
révéler l’identité de ses parents, de ses frères et sœurs. La raison pour laquelle nous parlons de
frontière puisque, par le biais de ce moyen, Dupont-Monod souligne la distance entre son vécu
et la fiction qu’elle tisse.
Il est important de noter que l’écrivaine ne vise pas à se raconter. Son but, affirme-t-elle, n’est
pas de se dénuder devant son lectorat, mais plutôt de mettre en lumière la thématique de la
fratrie souffrante. Partant de là, nous savons pourquoi nos héros et les autres personnages n’ont
pas de noms. Or, cela ne constitue pas la seule et unique interprétation. Nous prévoyons, en
fait, une autre qui peut compléter la première.
105
« Clara Dupont-Monod : un conte de Noël », Youtube, publié par France Culture le 21 décembre 2021, URL :
https://youtu.be/7tYeMka_u6g (consulté le 01/04/2023).
39
Le montre la manière dont ces êtres de fiction sont brodés. Nous débutons par les trois
héros – point central de notre travail :
• L’aîné se montre responsable non seulement de son petit frère, mais aussi de tout son
entourage. Il est comme un « leader » autoritaire qui paraît toujours sérieux,
consciencieux, prudent, mais aussi protecteur : « il prit conscience de la situation […]
son idéal chevaleresque le poussa de façon irrémédiable, vers le soin et la protection
du plus faible106. » La fonction du personnage est alors indiquée au travers de sa
désignation. Nous allons voir, dans la suite de l’intrigue, qu’il se métamorphose en un
parent ne cessant de s’occuper de son frère malade. L’excès de protection va se
transformer en une obsession dont il sera victime 107. Notons que ce dernier est tout le
temps assimilé à un chevalier du Moyen Âge108. La romancière nous laisse entrer dans
un univers médiéval, pas très loin de celui des contes dont nous avons déjà parlé.
• La sœur cadette, quant à elle, est coincée entre l’aîné et son petit frère malade qui
accapare l’attention de son entourage. Elle se sent toujours délaissée par ses parents et
son grand frère. Tout enfant étant à sa place cherche, comme elle le fait, à se faire
remarquer. Se justifie, par là, sa grande colère envers son petit frère qu’elle considère
comme ennemi, mais aussi envers son grand frère et ses parents qui ne prennent plus
soin d’elle : « [L’enfant] aspirait toutes les forces. Celles de ses parents et de son frère
aîné. Les premiers affrontaient, le second fusionnait. À elle, il ne restait rien, aucune
énergie pour la porter 109. » Voilà pourquoi elle choisit de rester auprès de sa grand-
mère, une ancienne résistante durant la guerre, avec qui elle noue un lien privilégié.
Petit à petit, la grand-mère va lui apprendre que « dans la vie, il y a des bas, mais ça
remonte toujours »110. N’est-ce pas, d’ailleurs, la fonction connue et attribuée à toute
grand-mère, d’être tolérante et affectueuse envers ses petits-enfants ? La mort de cette
dernière va lui causer un grand effondrement et va la transformer par la suite en un
« bloc de pierres »111.
106
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 19.
107
Cette idée sera très bien analysée dans le chapitre suivant.
108
Tous les romans précédents de l’écrivaine portent aussi sur l’univers médiéval et la chevalerie. Passionnée du
Moyen Âge, et même si la trame principale de S’adapter n’a rien à avoir avec le contexte médiéval, Dupont-Monod
n’hésite pas à y garder une trace de ses anciens écrits.
109
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 60.
110 Ibid., p. 76.
111
Ibid., p. 91.
40
• Le dernier, comme son nom l’indique, occupe la dernière place dans la famille.
Normalement, il devrait être l’enfant le plus insouciant et le plus gâté. Mais la situation
tragique dans laquelle sombre sa famille le transforme en détecteur partant à la
recherche des causes qui ont mené ses proches à un tel état. On le voit porter en lui le
poids d’être venu après un frère mort, « il était né avec l’ombre d’un défunt »112.
Voyant sa famille brisée, se sentant responsable, il prend la tentative de réparer ses
blessures. Il se transforme alors en un autre « Petit Poucet ». Nous nous permettons de
faire cette analogie puisque nous ne sommes pas vraiment loin de l’ambiance des
contes. L’écrivaine a déjà créé, du fait de son choix d’écriture, un univers propice aux
personnages merveilleux. Ce « Petit Poucet » de son temps, ou ce « petit sorcier »113
comme le désigne sa sœur, se charge de tout résoudre. Avec toute bienveillance, « il
protégeait [sa famille] comme on s’assied près d’un enfant malade »114. Les rôles sont
alors inversés « il sentait bien que ce n’aurait pas dû être son rôle. Mais il sentait aussi
que le sort aime défaire les rôles, et qu’il fallait s’adapter »115…
• L’enfant « différent », le nœud qui lie les protagonistes et même les trois récits formant
notre corpus, souffre d’un polyhandicap. Son état physique est décrit de la manière
suivante :
Sa tête tombait comme celle d’un nouveau-né. Il fallait toujours une main
sur sa nuque. Ses bras et ses jambes restaient allongés, sans force aucune.
Sollicité, il ne tendait pas ses mains, ne répondait pas, n’essayait pas de
communiquer.116
112
Ibid., p. 105.
113
Ibid., p. 119.
114
Ibid., p. 106.
115
Ibid.
116
Ibid., p. 14.
117
Ibid., p. 22.
118
Ibid., p. 77.
119
Ibid., p. 107.
41
• La mère et le père, personnages secondaires dans cette histoire, sont toujours inquiets
de la santé de leur enfant « inadapté », comme n’importe quels parents placés dans la
même situation. « Les parents jetèrent un dernier regard à ce qu’était leur existence.
Désormais tout ce qu’ils s’apprêtaient à vivre les ferait souffrir […] 120». Cette
inquiétude va leur hanter jusqu’à la fin du roman, surtout lors de la naissance du
dernier…
Par le biais de ce petit bilan représentatif des personnages, se montre un réseau complexe
des relations qui les nouent. Dans le second chapitre, nous avons parlé d’une intrigue racontée à
chaque fois avec une perspective différente relatant des personnages nouveaux. Le prouve
l’apparition du personnage de la grand-mère. Comme nous l’avons déjà signalé, elle est évoquée
le plus dans le récit de la cadette et ce pour montrer l’importance de sa présence par rapport à cette
dernière. La mort du personnage, uniquement relatée dans ce deuxième récit, n’empêche pas le
quatrième enfant de la connaître, et ce en écoutant les souvenirs de sa sœur. La colère de la cadette
vis-à-vis de son grand frère n’est jamais décrite dans le récit de l’aîné, tout simplement parce que
cela n’intéressait pas le personnage lui-même, il ne voyait que son frère « inadapté ». Les réactions
de la petite fille ne sont révélées que dans son propre récit. Le dernier seul arrive à tout déceler :
les souffrances silencieuses de son père, l’angoisse de sa mère, la solitude de son grand-frère, sa
sœur tendre et « vivante »121, l’état physique et psychique de son frère mort « son double »122.
L’état des parents est aussi vu par la cadette. Craignant le bouleversement qui hante sa famille,
elle ne peut que remarquer sa mère silencieuse et son père devenu violent.
Nous avons l’impression que l’intrigue est tissée de manière à mêler cause et effet : la
souffrance de la sœur est le fruit de la négligence de son frère aîné. La transformation de ce dernier
en fantôme la pousse à s’éloigner et à vivre ailleurs. Le style de vie choisi par ces deux personnes
mène le dernier à réagir et à restituer l’équilibre de la famille. Finalement, ces trois parties – trois
récits différents – ont un seul et unique nœud : l’enfant handicapé. Sans lui, tout cela ne sera jamais
vécu. Sa naissance, son cas exceptionnel et sa mort sont les facteurs principaux déterminant le sort
120
Ibid., p. 15.
121
Ibid., p. 119.
122
Ibid., p. 112.
42
de la fratrie. Vivant ou mort, il reste à jamais présent parmi eux puisque « les absents [sont] aussi
des membres de la famille »123.
Somme toute, nous pouvons dire que la désignation générale des personnages permet de
mieux comprendre la personnalité et l’attitude de chacun. Il est vrai qu’ils ne sont pas nommés,
mais au moins leurs rôles sont indiqués. En décelant chaque être à part à partir de sa désignation,
les relations nouées entre eux s’éclaircirent : nous apercevons un système complexe de relations
dû à l’écriture moderne de l’écrivaine. Dupont-Monod réussit encore une fois à accrocher son
lecteur, et ce en dessinant, avec originalité, le portrait de ses personnages.
Que ce soit à travers la structure temporelle, la voix du narrateur, son champ de perception,
ou le portrait partiellement flou des personnages, nous voyons bel et bien comment ces structures
narratives adoptées projettent, chacune à sa manière, la situation et le vécu des protagonistes.
La psychologie de ces derniers forme la base même du roman. La raison pour laquelle nous
choisissons, dans ce qui suit, de plonger dans l’état d’âme de chacun de nos trois héros afin de
montrer comment ses émotions amplifiées sont exprimées. Nous allons voir le reflet de leurs
différents caractères et de leurs sentiments divers, d’une manière double : tantôt au niveau du
vocabulaire riche et varié de l’autrice, tantôt au niveau de l’espace poétique et symbolique.
123
Ibid., p. 105.
43
Deuxième partie : La représentation des émotions
44
Chapitre IV : S’adapter : une hétérogénéité de sentiments
« On s'est toujours émerveillé devant ces enfants qui ont su triompher d'épreuves immenses et se
faire une vie d'homme, malgré tout. Le malheur n'est jamais pur, pas plus que le bonheur. »
Si nous avons choisi de placer en épigraphe cette citation de Boris Cyrulnik pour
commencer ce chapitre, c’est qu’elle illustre bel et bien la trajectoire traversée par les trois
protagonistes de notre roman. Déjà le titre « S’adapter » annonce un mécanisme précis : celui de
l’adaptation. Les psychologues de santé tendent à l’appeler « coping », un terme anglais qui
signifie « ajustement ». Il désigne la façon à travers laquelle le sujet fait face à ce qui lui arrive.
On confond très souvent ce terme avec celui de « résilience ». Or, dans son livre La résilience,
Marie Anaut place une distinction entre les deux termes en disant que le deuxième est le résultat
final du premier. En effet, le coping réfère à l’une des étapes du processus de résilience. Il contribue
lui-même à la résilience, alors que cette dernière « [est] un processus qui permet de sortir vainqueur
d’une épreuve traumatique et de continuer à se construire malgré l’adversité »124. Le titre de notre
roman explicite alors l’itinéraire qui sera suivi par les membres de la fratrie. Nous savons dès lors,
et même avant d’entrer dans les détails du récit, que nous sommes face à un roman ayant comme
base les réactions diverses des personnages qui s’y trouvent.
Comme nous l’avons déjà expliqué dans notre première partie, le bébé handicapé constitue
un repère par rapport à l’intrigue. Nous n’avons pas vraiment un « avant » de l’histoire puisque le
roman débute directement avec la naissance de l’enfant qui s’avère être le point de départ, le
moteur même de l’intrigue. Son arrivée affecte surtout la psychologie de la fratrie. Chacun de ses
membres réagit différemment, puisque chacun d’entre eux possède sa propre position, sa propre
fonction et sa propre personnalité comme nous l’avons montré dans notre troisième chapitre.
L’intrigue du roman est à la fois douce et tragique, riche en émotions vécues par les différents
personnages.
124
Marie Anaut, La résilience : Surmonter les traumatismes, Paris, Armand Colin, 2003, p. 35.
45
Notre but, dans ce présent chapitre, sera d’analyser les émotions qui oscillent entre
l’inquiétude, la colère, l’angoisse, le regret et la joie, tout en mettant l’accent sur leur évolution au
fil du texte. Quel est l’impact de l’arrivée de l’enfant sur ses frères et sœurs ? Comment l’écriture
de l’écrivaine parvient-elle à traduire les émotions ressenties ? Afin de répondre à ces deux
questions, nous tenterons de développer ce chapitre suivant les différents sentiments vécus par les
personnages.
L’aîné « pla[ce] l’endurance au-dessus de tout », une phrase qui signale la bravoure du
personnage, sa capacité à affronter les difficultés. C’est la façon dont il est décrit et présenté au
début du livre. Elle annonce en quelque sorte que le héros sera mis en face d’une situation pénible.
Il est important de noter que cette valeur qu’il s’approprie n’est que le reflet (l’influence) de
l’espace sur lui – un point qui sera largement développé dans notre chapitre suivant. Cette situation
pénible est celle de la naissance de son frère « inadapté », une expérience qui le mène à vivre dans
l’inquiétude et la peur, dans la solitude et le silence. Il est vrai qu’il était indifférent, au départ, au
handicap de son frère, mais cela n’a pas duré si longtemps. Son indifférence se transforme en une
responsabilité totale. Le changement du protagoniste est signalé à travers cette phrase qui sert
comme une transition entre son état initial et son nouvel état : « Avant, il y avait la vie, les autres.
Maintenant, il y avait son frère »126. Nous détectons le changement notamment par le biais des
deux indicateurs temporels « avant » (pour désigner le passé) et « maintenant » (pour désigner le
présent du personnage en ce moment de l’histoire) qui signalent à leur tour deux modes de vie
opposés.
Petit à petit, l’aîné devient la silhouette de son frère handicapé. Dans le récit qui lui est
consacré, nous remarquons la dominance de l’imparfait d’habitude montrant les gestes répétés par
le personnage prenant soin du malade. L’extrait suivant est à l’appui de cette idée-là :
125
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 57.
126
Ibid., p. 20.
46
Chaque matin, l’aîné s’éveillait avant la maisonnée, posait un pied à terre,
frémissait au contact des tomettes. Il poussait la porte, se dirigeait vers le
lit qui déployait ses volutes de fer blanches, dans lequel lui et sa sœur
avaient dormi aussi, avant de grandir et de demander un couchage adapté.
L’enfant, lui, ne réclamerait rien. Il garderait donc ce lit. L’aîné ouvrait la
fenêtre, laissait entrer le matin. Il savait extraire délicatement l’enfant, la
main sur la nuque, le transférer sur la table à langer. Il le changeait,
l’habillait, puis descendait avec précaution vers la cuisine pour lui donner
une compote préparée la veille par sa mère.127
L’indication temporelle « chaque matin » indique clairement l’aspect répétitif des actions
exécutées par le personnage. Dans ce petit paragraphe, nous avons une suite de verbes d’action
conjugués à l’imparfait tels que « poussait », « se dirigeait », « ouvrait », « changeait »,
« habillait », etc. Ces verbes décrivent avec précision toutes les démarches suivies par le
personnage qui « posait un pied à terre, frémissait au contact des tomettes ». S’occuper du petit
bébé est son seul et unique souci. Voilà pourquoi il s’isole de son entourage oubliant ses parents,
sa sœur, ses cousins et ses camarades. Le personnage s’éveille « avant la maisonnée », une
métonymie utilisée pour désigner les habitants de la maison. Le premier de la fratrie devient ainsi
le substitut parental de « l’inadapté ». Ce rôle est évoqué par l’anthropologue Charles Gardou dans
Frères et sœurs de personnes handicapées, qui explique que les frères ont tendance à se montrer
dignes de « responsabilités trop précoces »128 dans des situations pareilles. Leur enfance est alors
volée et placée par des « travaux et [des] décisions qui ne sont pas de leur âge »129. Il ajoute que
ce rôle parental permet au sujet, ici le frère aîné, d’atteindre une « hypermaturation »130 ainsi
qu’une « suradaptation »131. Le personnage étudié relève du même cas cité. Il était petit lors de la
naissance du bébé, et maintenant, il est capable d’effectuer des tâches qu’un enfant de son âge ne
pourrait pas faire. C’est ainsi qu’il essaie de s’adapter, alors que le psychanalyste Pierre Ferrari
127
Ibid., pp. 20-21.
128
Charles Gardou et al., Frères et sœurs de personnes handicapées, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 1997,
p. 28.
129
Ibid.
130
Ibid., p. 29.
131
Ibid.
47
suppose qu’il s’agit d’une adaptation de surface cachant « un noyau dépressif important »132, et il
n’en a pas moins raison :
À travers ce petit extrait, l’on peut sentir le poids qui pèse sur le personnage et que personne ne
peut ni voir ni ressentir. Cette lourdeur, il ne la montre à aucun membre de sa famille. Devant eux,
il doit rester fort. Voilà pourquoi il attend qu’ils se couchent pour enlever son masque et partir se
confier aux pierres qui, elles, au moins peuvent reconnaître sa souffrance intérieure. « Il pose son
front contre [elles] » : ce geste montre bel et bien à quel point il a besoin de rester auprès de
quelqu’un qui le comprend. « Ses mains se lèvent à la hauteur de sa tête », révélant de plus en plus
son état d’esprit lamentable. L’aîné s’exprime plus par sa gestuelle que par les mots. « Il ne dit
rien », mais son langage corporel laisse deviner son anxiété et sa dépression. La question posée
par les pierres-narratrices renferme déjà sa réponse. Certes, ce geste n’est pas du tout une caresse,
mais plutôt un signe d’étouffement. Il est celui d’une personne tiraillée entre peur et espoir, déçue
par ce que le hasard lui a offert et d’avoir découvert très tôt l’amertume de la vie. Il est alors vrai
qu’il est condamné, mais par son propre destin.
132
Cité par Charles Gardou et al., Frères et sœurs de personnes handicapées, op.cit., p. 29.
133
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 25.
134
Ibid., p. 13.
135
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures,
couleurs, nombres, Paris, R. Laffont, 1998, p. 439.
48
soit, sauf au petit enfant. Elle se transforme en un arbre, donc en une forme de végétation
apparemment toxique qui n’hésite pas à l’empoisonner moralement et psychiquement. Nous
pouvons, de ce fait, dire que cette peur devient une sorte de maladie psychique dont le jeune garçon
est victime. À la crainte s’ajoute l’intense chagrin du personnage. En fait, nous voyons bien la
même image qui se répète, mais, cette fois-ci, en décrivant la tristesse ressentie par le protagoniste :
« Au creux de lui s’installa la tristesse136 ». L’exemple tiré est très significatif. Il illustre la
domination de la tristesse, devenue animée dans ce contexte suite à l’utilisation du verbe
« s’installa » d’habitude utilisé pour les humains. La tristesse, telle une souveraine, prend ainsi sa
place dans le fond vide du personnage signalant, par là, son pouvoir de le contrôler voire de le
dominer.
Malgré toutes ses tentatives pour ne pas rester seul, il ne peut échapper à la solitude, sa
fidèle compagne « il évita d’être seul alors qu’il était solitaire »137. C’est ainsi qu’il passe ses
journées sans l’enfant étant placé chez les bonnes sœurs. D’ailleurs, ce même sujet lui pose
problème. Comment lui, qui était habitué à s’occuper de l’enfant, pourrait-il supporter que d’autres
personnes s’en chargent ? Voilà pourquoi nous le voyons en train de se poser des questions qui se
réitèrent sans fin dans sa tête :
Par le biais de ce monologue intérieur, nous avons accès aux pensées du personnage qui ne cesse
de s’interroger à propos de la situation du bébé chez les bonnes sœurs. Les trois grandes
interrogations marquent sa forte crainte. Il est clair qu’il n’arrive pas à accepter le fait que
quelqu’un d’autre prenne soin de lui. Les questions qu’il se pose sont pleines de détails concernant
l’enfant, que lui seul connaît : le problème de la laine, la purée de carottes, la peur du claquement
136
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 40.
137
Ibid.
138
Ibid., p. 39.
49
de la porte, la crise de tremblements, l’inflammation, etc. Cela prouve qu’il le connaît même plus
que les autres. Ce sentiment s’exprime alors d’une nouvelle forme bien plus implicite que les
autres, se révélant dans le discours autoréflexif du personnage. Ce détachement le sombre dans un
état dépressif : « Il touchait sa poitrine et s’étonnait toujours de ne pas saigner139. » Cette fois-ci,
sa dépression se traduit au niveau physique. Ne supportant pas sa vie loin de son petit frère, il se
sent étouffé « Il respirait mal » (p. 41). Mais qui l’étouffe ? Sa poitrine lui fait tellement mal qu’il
se croit saignant. N’est-ce pas aussi l’un des symptômes du cancer ? Nous avons tout à l’heure
présenté l’inquiétude en tant que tumeur maligne. Apparemment, elle l’est vraiment puisqu’elle
empêche le jeune garçon de respirer. Son aspect nocif s’étend pour affecter, non seulement
psychiquement, mais aussi physiquement le personnage.
La relation liant le petit enfant à son grand frère évolue et devient fusionnelle. Et là, nous
pouvons parler d’un certain oubli de soi faisant partie des valeurs de notre « chevalier ». Son
identité s’efface progressivement pour finalement se fusionner avec celle de l’enfant. Les deux
frères deviennent si proches qu’ils se ressemblent au niveau physique : « Leur ressemblance
physique sautait aux yeux140. » La fusion persiste même après la mort de l’enfant. Mais avant, nous
pouvons déceler l’état d’âme déplorable de l’aîné qui s’aggrave de plus en plus notamment lors de
la mort de l’enfant à dix ans. La scène de l’enterrement est racontée de la manière suivante :
Il s’agit bien du moment le plus intense dans le récit de l’aîné qui est en train de voir son petit frère
pour la dernière fois. Il est dominé par « une crainte si vive » témoignant du souci et de la peur qui
l’accompagnent même après le décès de l’enfant. Cette peur est vivace, elle devient palpable et
prend la vie voire le dessus sur la personne qui la ressent. Elle est assimilée à une sorte de monstre
qui ne cesse d’attaquer non seulement psychologiquement, mais aussi physiquement le
personnage. En atteste le substantif « morsure » employé. Généralement, ce terme signifie une
50
attaque brusque et imprévue d’un animal qui s’en prend à une personne. La crainte, par là, n’est
plus un simple sentiment. Elle s’avère être une entité hostile dont le personnage, ici l’aîné, ressent
autant physiquement que moralement l’envergure. « Pourvu qu’il n’ait pas froid » dit-il en
regardant le cercueil enterré. Ces propos montrent à quel point il est dévoré par l’angoisse. La
locution « pourvu que » exprimant le souhait suivi de la négation le prouvent. Malgré la mort de
son petit frère, il ne peut que s’inquiéter pour lui assumant à jamais son rôle voire son métier
d’aîné. Il lui promet qu’il gardera sa trace, renforçant davantage la relation fusionnelle qui perdure
après la disparition de « l’inadapté » qui restera vivant aux yeux de son grand frère. « Je laisserai
ta trace » : le locuteur (l’aîné) assume son « moi », en utilisant la première personne du singulier
« je », qu’on n’a pas forcément remarquée dans les pages précédentes du récit. Mais, cette dernière
est suivie du pronom possessif « ta » ayant comme référent l’enfant mort. L’aîné s’exprime, pour
la première fois, en disant « je » pour assumer non seulement sa présence, mais aussi celle de
l’enfant. Nous pouvons donc dire que ce « moi » exprimé en quelque sorte par le personnage, n’est
pas individualiste, il est accompagné d’un autre. Ceci dit, nous comprenons que l’aîné, même s’il
décide de poursuivre sa vie, restera toujours en compagnie des souvenirs de son petit frère malgré
sa disparition. Son identité n’est plus personnelle, elle est plutôt partagée avec quelqu’un d’autre.
N’oublions pas que, selon le linguiste John Austin, la promesse forme un acte performatif
illocutoire qui est à la fois une manifestation linguistique et un acte de réalité. Donc, déjà dans la
promesse prononcée par le personnage existe l’accomplissement véritable de l’action précisée,
d’où l’utilisation du futur simple de l’indicatif « laisserai », le modalisateur de certitude.
Nous pouvons voir cet accomplissement dans le reste du récit lorsque l’aîné choisit de vivre
avec l’image éternelle de l’enfant mort, mais toujours présent dans sa tête : il « rêve qu’il lui arrive
du mal. Il voudrait vérifier qu’il va bien. Il se souvient qu’il n’est plus là »142. Le souci et
l’inquiétude se transforment en une sorte d’obsession dont il sera pour toujours dépendant. Certes,
cette dépendance découle d’une volonté car, selon lui, c’est le seul moyen qui permet de redonner
vie au petit enfant. « C’est tout ce qui lui reste de l’enfant […] Il ne peut pas s’y soustraire ; cela
voudrait dire perdre l’enfant définitivement 143. » : le verbe « se soustraire » employé nous fait
142
Ibid., p. 54.
143
Ibid.
51
comprendre qu’il s’agit bien d’un devoir duquel le personnage ne peut s’affranchir. Cela fait aussi
partie de ses responsabilités en tant qu’aîné. Par là, se signale une autre forme d’adaptation :
Le souci excessif de protéger, de prendre soin de l’autre et de s’inquiéter pour lui mène
notre héros à vivre dans la solitude. Même si on le trouve en compagnie des souvenirs de son frère,
cela ne veut pas dire qu’il poursuit sa vie d’une façon normale. En fait, l’inquiétude l’interdit de
se marier et d’avoir des enfants. Cela est signalé d’une façon très claire dans son récit : « Il
éprouvait envers sa sœur ce même réflexe protecteur qui lui interdirait plus tard d’avoir des
enfants145. » C’est ainsi que la crainte, ennemie de notre protagoniste, trace sa vie. Arriverait-il
vraiment à franchir cette peur de se lier ? La réponse à cette question figurera vers la fin de notre
chapitre.
B- La colère de la cadette
Le personnage de celle-ci se distingue des autres par la manière dont il est fabriqué. Son
caractère paraît complexe. Vivre dix ans auprès de son petit frère la pousse à résister de plus en
plus, à combattre dans le sens littéral du terme pour gagner sa famille. Il est donc normal de
remarquer un champ lexical relatif à la guerre, des structures de négation exprimant son refus et
des comparaisons et des métaphores montrant son mépris vis-à-vis de son frère. Tous ces procédés
seront traités dans ce sous-chapitre.
Le profil de la cadette est brodé d’une manière totalement opposée à celui de l’aîné. Dès le
début de son récit, nous savons bien qu’elle rejette son petit frère malade. « Dès sa naissance, elle
lui a voulu146. » : c’est par cette phrase que commence la deuxième partie du roman. Le refus de
la cadette n’est pas dû au handicap du petit enfant, mais tient simplement du fait que quelqu’un
d’autre est venu pour prendre sa place. La locution « dès sa naissance » indique bien qu’elle
n’arrive pas à accepter sa présence dans la famille même avant de savoir qu’il est handicapé. Cette
144
Manu Keirse, Faire son deuil, vivre un chagrin, [en ligne], Paris, De Boeck Supérieur, 2022, URL :
https://www.cairn.info/faire-son-deuil-vivre-un-chagrin--9782807328587.htm (consulté le 01/05/2023).
145
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit. p. 34.
146
Ibid., p. 59.
52
relation fraternelle n’est donc pas fusionnelle comme elle l’était avec l’aîné, mais plutôt basée sur
la rivalité. Cela nous rappelle les propos de Freud concernant ce type de relation :
La rivalité entre les membres d’une fratrie n’est pas un thème nouveau. Cette idée est déjà vue
dans deux épisodes historiques importants : la haine entre Caïn et Abel, les deux fils d’Adam et
Ève, sans oublier celle qui existe entre Polynice et Étéocle, les deux fils d’Œdipe. Chacune de ces
histoires témoigne d’un fratricide. Aurions-nous la même image dans l’écriture de Dupont-
Monod ? Nous croisons, en effet, une petite scène illustrant une part de violence de la cadette quant
à son frère. En atteste l’extrait suivant :
Un jour, nous l’avons vue traverser la cour. L’enfant était posé sur ses
grands coussins, rêveur […] Elle passa donc, contourna les coussins, se
dirigea vers la vieille porte en bois. Soudain elle fit demi-tour, revint vers
l’enfant et lança son pied dans les coussins. […] L’enfant ne cilla pas. Mais
la cadette avait bien donné un coup.148
Il est vrai que nous n’avons pas vraiment la même image des récits bibliques et antiques. La haine
de la cadette ne la mène pas à tuer son frère. Mais, tout de même, nous voyons qu’elle essaie de le
frapper, de lui faire du mal. Ce « coup » émane d’une âme révoltée, coléreuse, qui tente de se
défendre et de se venger par n’importe quel moyen. Cette fureur la pousse alors à être violente.
Comme nous l’avons expliqué dans notre partie précédente, la position de chacun dans la
famille joue un rôle assez important dans la détermination de son caractère et de ses
comportements. Si le grand frère est d’habitude le plus responsable et le plus sage de la fratrie, le
cadet ne l’est pas. Bien au contraire, il « se[ait] pris [par] la peur d’être dépass[é] par le plus
jeune »149. Ceci dit, comment la petite fille, qui avait sept ans lors de l’arrivée du bébé, va-t-elle
accepter qu’on prenne sa place, sans jamais lui donner les mêmes soins et la même affection qu’on
147
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1961, p. 189.
148 Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 62.
149
Régine Scelles, Liens fraternels et handicap : De l’enfance à l’âge adulte, souffrances et ressources, Toulouse,
Éditions Érès, 2010, p. 42.
53
lui offrait avant ? Les sentiments exacerbés de la cadette évoluent de plus en plus lorsqu’elle
découvre le handicap de son frère, « elle avait compris que cet instant-là était celui de la
fracture »150. Le mot « fracture » utilisé est d’une grande importance puisqu’il résume bel et bien
la situation de la famille – vue à travers les yeux de la protagoniste – dorénavant brisée avec la
naissance de l’enfant. La cadette détecte tout de suite le changement, elle qui était la plus gâtée et
la préférée de son grand frère.
Par opposition à l’aîné qui est dominé par l’inquiétude, la cadette est dominée par la colère. Le
verbe « s’implanta » témoigne de cette domination, un verbe assez subjectif montrant que la colère,
dorénavant, existe en elle et ne peut sortir puisqu’elle est fortement fixée, enracinée et va grandir
petit à petit, tout comme l’inquiétude ancrée à l’intérieur de l’aîné. La protagoniste est donc menée
par ses fortes émotions. De plus, il est clair que la présence de l’enfant ne lui permet pas de penser
à autre chose. L’adverbe « sans cesse » nous sert comme témoin et montre que la question qu’elle
se pose n’est pas nouvelle. Elle se réitère sans fin dans sa tête sans jamais avoir de réponse claire.
Par ailleurs, cette question posée renferme des désignations assez péjoratives. Remarquons que le
petit enfant est réduit à un « être diminué ». Par là, nous comprenons qu’elle n'arrive pas à le
considérer comme son frère. Pour elle, il s’agit de n’importe quel individu qu’elle ne connaît pas,
et donc qui est sans importance. Il est important de signaler qu’elle ne le désigne jamais par le mot
« frère » qu’à la fin de son récit, lors de l’enterrement : « et pour la première fois, elle le pensa en
ces termes, mon petit frère152. » Si nous revenons à l’extrait cité ci-dessus, nous remarquerons
l’emploi de l’épithète « diminué », un adjectif dévalorisant montrant la faiblesse physique de
l’enfant vue d’un œil sévère qui n’accepte pas du tout la différence d’autrui. La cadette trace une
contradiction entre le physique fragile du bébé et sa forte capacité à changer les choses, à
150
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 59.
151
Ibid., p. 63.
152 Ibid., p. 102.
54
provoquer des « dégâts ». Voilà pourquoi on parle de mystère, un mystère que notre protagoniste
ne saurait pas déchiffrer puisqu’elle refuse totalement la présence de son frère dans leur vie. De ce
fait, elle le considère comme un ennemi qui ne fait que détruire « sans bruit ». La locution
adverbiale « sans bruit » n’est pas du tout anodine. Elle accentue de plus en plus la vision
dépréciative que possède la cadette à l’égard de l’enfant. Elle lui fait perdre son caractère si
innocent comme s’il était responsable de sa propre inadaptation et même de celle des autres,
comme s’il profitait de sa situation particulière pour apitoyer les membres de sa famille. Cette
idée-là est exprimée quelques lignes après : « Elle découvrait que l’innocence peut être cruelle 153. »
Cette phrase comporte une antithèse claire entre deux termes complètement
opposés : « l’innocence » et son attribut « cruelle », une attribution qui paraît étrange, mais qui
trouve sa logique dans la pensée du personnage.
Une idée très importante figure dans le texte : celle de la honte. Si l’aîné arrive à accepter
la différence de son frère et supporter les jugements infernaux de la part des gens, la cadette ne le
fait jamais, tout simplement parce qu’elle refuse sa différence. En parlant de jugement, nous ne
pouvons que nous rappeler la thèse sartrienne dans Huis Clos « L’enfer, c’est les autres » qui
souligne les rapports nuisibles qu’on entretient avec autrui. Celui-ci ne cesse de nous étouffer par
son regard cruel et rend notre vie infernale. Cela s’applique sûrement à l’entourage de la fratrie
qui n’hésite pas à déshumaniser le petit enfant du fait de sa déformation. Cela fait écho à un épisode
figurant dans la première partie consacrée à l’aîné. Ce dernier, étant avec l’enfant, rencontre dans
la prairie une mère de famille qui a cru que le petit bébé était un singe : « Tu me fais de la peine.
Enfin. Pourquoi garder des petits singes ? 154 » Cependant, qui aurait imaginé que ce regard
inhumain est également celui de la cadette, sa sœur ? En fait, nous lisons : « Comment inviter avec
un être pareil à la maison ? Elle avait honte155. » Le mot qui vient clore l’exemple est très
important. Il montre le sentiment qu’éprouve la cadette envers son frère : un sentiment à la fois de
dégoût et de mépris. La raison pour laquelle elle décide de ne plus recevoir ses amies et ses
cousines chez elle, juste parce que le bébé la rend inférieure et humiliée devant les autres. Nous
remarquons le même épisode quelques pages après : « À l’entendre, elle n’avait qu’un frère aîné,
et si elle n’invitait personne, c’est parce que la maison était en travaux 156. » Nous avons le même
153
Ibid., p. 63.
154
Ibid., p. 30.
155
Ibid., p. 62.
156
Ibid., p. 84.
55
refus et la même attitude. La honte persiste toujours puisque la protagoniste renonce à inviter ses
copines, sous prétexte que « la maison était en travaux », un mensonge pour empêcher ses amies
« à qui elle cachait l’existence de l’enfant »157 de venir chez elle. Cette même honte trouve un autre
sens à la fin du récit de cette dernière, lors du décès de l’enfant. Elle se transforme en une honte
de « l’avoir fui »158.
Telle une Antigone, la cadette n’hésite pas à exprimer ses sentiments révoltés. Ces derniers
sont notamment exprimés par le biais de la négation :
La révolte de la cadette se manifeste d’une façon vivement claire dans le relevé ci-dessus. La
protagoniste prend le risque et arrive à parler sans crainte, le pronom tonique « moi » placé en tête
de la phrase le prouve ainsi que la première personne du singulier « je » répétée huit fois. Ce
« moi » est suivi de « la cadette », comme si elle se caractérisait par cette appellation. Son caractère
rebelle paraît surtout au niveau des termes utilisés tels que « m’oppose », « me cogne », « crie »,
« révolte », « contre », « m’obstine », « rejeter », « refus », sans oublier les négations totales avec
« ne…pas » répétées trois fois dans le même extrait. Elle refuse totalement ce qui se passe et elle
refuse de se résigner au sort qui lui arrive. Voilà pourquoi elle « crie à la révolte contre le destin ».
Si son aîné arrive à supporter et à faire avec – puisque c’est sa façon de s’adapter – elle ne peut
pas faire comme lui, donc elle privilégie le contre. Dans ce court relevé, la cadette assume sa
rébellion et son opposition et elle ne tente même pas de changer. Le montrent la locution adverbiale
« sans cesse » ainsi que le verbe « m’obstine » qui soulignent le fait qu’elle insiste sur sa résistance.
N'acceptant pas facilement cette violence du destin, étant menée pas sa rébellion, la
protagoniste assimile la situation à une guerre. Elle le dit d’ailleurs à la page 98 : « La guerre est
157
Ibid.
158
Ibid., p. 102.
159
Ibid., p. 72.
56
un lien », un lien qui la rattache à son petit frère. En effet, nous remarquons un champ lexical du
combat dans les pages 64 et 65 : « combat », « territoire », « stratégie », « trêves », « offensives ».
Faire la guerre devient désormais un mode de vie qu’elle adopte avec son entourage. Partant de là,
nous voyons clairement l’évolution de l’émotion en question chez le personnage. C’est bien cette
colère qui « la [maintient] droite »160, qui lui donne la force de résister, et qui va la mener à se
défendre et à défendre l’équilibre de sa famille :
Dans ce petit passage, ce sont les gestes de la cadette qui montrent son attitude de combattante –
d’ailleurs comme sa grand-mère qui était résistante durant la guerre162. En témoignent les verbes
d’action, qu’ils sont conjugués ou à l’infinitif : « agissait », « tirer », « poser », « giflait », « noter,
« appuyant » qui nous permettent de voir une scène de combat. La scène décrite relate le
personnage en train d’écrire, tout en étant mené par ses sentiments de colère, de fureur, de rage.
La comparaison « comme si elle giflait la table » montre l’intensité forte voire la violence de son
comportement. Même le fait d’appuyer à ce point son stylo relève d’une certaine colère. Déjà, la
protagoniste se montre comme « un soldat dans la bataille », elle n’est donc pas un simple
spectateur mais plutôt l’agent lui-même de la bataille qu’elle déclare contre le destin. Par le biais
du dernier groupe nominal qui clôt la phrase « l’avancée de la guerre », nous constatons qu’elle
prépare sa propre stratégie. La protagoniste persiste dans ce même état jusqu’à la mort de l’enfant.
Cette colère disparaît complètement grâce au murmure de la rivière – une idée qui sera vue plus
tard dans notre dernier chapitre.
Somme toute, cette étude de la colère chez la cadette montre en quelque sorte ses nuances
et sa manière à travers laquelle elle évolue en fonction de la situation. L’émotion suivante sera
rattachée plus particulièrement au dernier. Celui-ci se trouve rongé par le regret de ne pas avoir
160
Ibid., p. 68.
161
Ibid., p. 95.
162
Certes, cela a un sens très important dans le contexte du roman. La fille, résistante aussi à sa propre manière dans
le roman, dans une guerre qu’elle a elle-même créée et imaginée, hérite cette caractéristique de sa grand-mère qui,
elle aussi, est résistante. La résistance prend, par-là, une autre dimension plus symbolique.
57
connu l’enfant, la culpabilité d’avoir pris sa place. Mais c’est aussi grâce à sa sagesse qu’il arrive
à mieux comprendre la situation de ses parents et de ses frères et sœurs…
L’emploi abondant du conditionnel passé dans ce troisième récit en particulier indique bel
et bien le regret du dernier de ne pas avoir connu son frère « différent ». Afin de faciliter l’analyse
de cette émotion, nous allons relever tous les passages contenant ce mode verbal ayant comme
valeur le souhait qui ne peut être réalisé puisqu’il est en rapport avec un passé lointain :
- « Il aurait aimé enlacer cet enfant pour le protéger. Comment était-il possible de regretter
autant quelqu’un mort avant soi, se demandait-il, et cette question était un vertige164. » Le
regret du personnage est ici en étroite relation avec la volonté de protéger l’enfant
handicapé. Ce sentiment émane de quelqu’un qui n’a même pas vécu avec lui. La question
qu’il se pose le tourmente, le trouble tellement qu’il la considère comme un « vertige »
puisqu’il se trouve dans l’incapacité à lui trouver une réponse claire.
163
Jacques Golberg, « Vocabulaire et formes de la culpabilité », La Culpabilité : axiome de la psychanalyse, Paris,
Presses universitaires de France, 1985, pp. 29-56.
164
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 113.
58
- « Il aurait donné n’importe quoi pour le toucher 165. » Se manifeste, par le biais de cette
phrase, le souhait du protagoniste de toucher son frère. C’est à ce point qu’il veut le
connaître, le caresser pour sentir la douceur de sa peau « pâle » comme on la lui a décrite.
- « Il aurait tant aimé l’avoir vu, humé, touché, rien qu’une fois. Alors il aurait été à égalité
avec les autres membres de sa famille et il aurait assouvi cet intérêt, profond, sincère, qu’il
ressentait pour l’enfant166. » Dans ce court extrait, nous voyons un regret qui touche
l’enfant, mais lié à l’idée de la responsabilité envers le reste de sa famille. S’il avait vu et
vécu avec l’enfant, il aurait pu être dans le même état que ses parents et de ses frères et
sœurs qui sont toujours emprisonnés dans le passé relatif au défunt. Il veut bien avoir
quelque chose qui le lie avec l’enfant pour pouvoir comprendre cette étrange nostalgie qu’il
éprouve envers lui.
- « Le dernier pensait cela sans amertume parce qu’il ressentait une réelle bienveillance, une
curiosité, envers l’enfant disparu. Il aurait donné beaucoup pour l’avoir connu167. » Le
regret dans ce petit passage laisse plutôt place à la curiosité. Cette même curiosité le pousse
à devenir le « double » de l’enfant. L’extrait suivant nous sert comme preuve : « il appelait
l’enfant “mon presque moi”. Il avait l’impression d’un double, de quelqu’un qui lui
ressemblait168. » Dans la majorité du récit qui lui est consacré, le quatrième fils tente de
voir la vie et de comprendre la nature comme l’enfant handicapé le faisait. Se signale, par
là, la ressemblance entre les deux, une ressemblance désirée et acceptée par le dernier « S’il
avait pu connaître l’enfant, il aurait eu cela en commun avec lui, l’acceptation entière de la
montagne »169. Toutes ces hypothèses qu’il est en train de mettre montrent davantage son
insistance à ressembler à l’enfant. Il est important de noter que ce sont cette insistance et
cette curiosité qui lui permettent de mieux comprendre la situation de ses parents envahis
par l’angoisse, son aîné rongé par la solitude et les souvenirs, et sa cadette menée par sa
colère. Ainsi, nous pouvons dire que nous sommes face à une certaine montée : le regret
de ne pas avoir connu le défunt qui mène à une forte volonté de savoir comment il a vécu,
qui mène à son tour au désir de devenir son double.
165
Ibid., p. 125.
166
Ibid., p. 112.
167
Ibid., p. 107.
168
Ibid., p. 112.
169
Ibid., p. 110.
59
Naître après l’enfant disparu n’empêche pas le quatrième de la fratrie de partager avec lui
ses doux moments au sein de la nature. Pour le protagoniste, l’enfant est « un invisible
compagnon [qui] s’est installé au creux de sa vie »170. Notons que l’écriture de Dupont-Monod
renferme une répétition de la même image. Dans le récit de l’aîné, c’est bien la crainte qui s’installe
au creux de lui. Par rapport à la cadette, nous nous rappelons la colère qui s’implante en elle. Les
deux personnages sont donc dominés par un sentiment précis. Or, ce n’est pas le cas chez le dernier
qui agit comme si l’enfant était avec lui. Le fantôme de l’enfant vient alors combler le manque
qu’il ressent. Ce fantôme, c’est le personnage en question qui l’a créé, pour pouvoir partager avec
sa famille le même intérêt vis-à-vis de l’enfant.
Ce qui est le plus remarquable chez ce personnage, c’est sa capacité à prendre soin de sa
famille, et à se comporter comme un véritable parent. Dans l’un de nos chapitres précédents, nous
l’avons assimilé à un « Petit Poucet ». La cadette, sa sœur, l’appelle « sorcier » en raison de son
pouvoir de changer les choses.
Se montrent, à travers ce petit paragraphe, la sagesse et la maturité de l’enfant malgré son petit âge
lui permettant de comprendre la souffrance des gens qui l’entourent. L’adjectif « armé », placé au
début du passage, nous rappelle le lexique de la guerre que nous avons vu chez sa sœur. Mais, il
ne se révolte pas comme l’a fait sa sœur cadette. Bien au contraire, il essaie de faire avec et non
170
Ibid., p. 132.
171
Ibid., p. 118.
172
Ibid., p. 106.
60
de faire contre. Son amour et son dévouement le poussent à régler la situation et à soigner les
blessures des autres. Par là, il devient « l’enfant thérapeute »173 de sa famille. C’est grâce à lui que
nous pouvons connaître l’état d’âme des parents toujours bloqués dans le passé. Dans l’analyse
que nous avons consacrée au personnage de l’aîné, nous avons dit que ce dernier est devenu le
substitut parental de l’enfant. Cependant, le dernier ne relève pas du même cas, étant donné qu’il
devient le parent de ses parents, de son frère et de sa sœur. Les rôles sont donc inversés. Cela est
dit dans l’une des pages du récit : « Il les protégeait comme on s’assied près d’un enfant malade.
Il sentait bien que ce n’aurait pas dû être son rôle174. »
En effet, il partage avec son père des moments qui leur sont propres : « Souvent son père
et lui enfilaient un bonnet, puis leur paire de gants, et partaient réparer. C’était leur grande passion
: consolider, rehausser. Remettre droit175. » Notons que le verbe réparer possède un double sens.
Le premier est clair : remettre en état tout ce qui a subi une détérioration. Le deuxième, quant à
lui, est implicite et beaucoup plus profond : faire disparaître toutes les faiblesses, tous les dégâts
du passé, soigner et effacer les cicatrices. Le père prend la force de son fils, la force de rester
debout. « Consolider », « rehausser », « remettre droit », trois verbes qui constituent le but visé
par le dernier : redonner la force à ses parents et à ses frères et sœurs. Quant à sa mère, il fait de
son mieux pour ne pas la blesser, pour ne pas faire jaillir cette angoisse qui persiste au fond de son
âme. Il essaie de comprendre son intense inquiétude. Le prouve l’extrait suivant :
Avec son frère et sa sœur, la responsabilité prend une autre dimension. Le dernier arrive à
être très proche de sa sœur, qui est bien plus ouverte que son frère aîné. Avec elle, il peut discuter,
parler de l’enfant, tout. Notre protagoniste réussit à déceler la colère qui émane d’elle, « il sentait
173
Nous avons emprunté à Samuel Dock le titre de son livre L’enfant thérapeute pour désigner le personnage.
L’auteur est, en effet, un psychologue qui se dénude dans son œuvre : il raconte sa propre mère, son enfance, ses
doutes et ses silences.
174
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 106.
175
Ibid., pp. 107-108.
176
Ibid., p. 113.
61
une colère et même une puissance »177. Même s’il n’était pas présent lors de sa révolte contre le
destin, il remarque tout de même sa fureur qui la maintient debout. La voyant dynamique, il en
profite pour s’approcher d’elle et connaître tout ce qu’il n’a pas vécu : « Il apprit la tête de l’enfant
posée sur les pierres plates de la rivière, et l’aîné qui lisait à côté ; la maison de la prairie peuplée
de bonnes sœurs […] le regard crucifiant des autres ; et tous les instants qu’il ne connaîtrait pas.
Devant lui se dessinait son histoire, il comprenait d’où il venait178. » Par contre, son frère aîné ne
lui facilite pas du tout la tâche puisqu’il est toujours silencieux, toujours seul. Il n’accepte même
pas qu’on partage avec lui ses moments dans la nature après le décès de l’enfant.
L’aîné reste loin de son petit frère malgré les tentatives de ce dernier de s’approcher de lui.
Un changement sera observé au niveau de son attitude, signalant par là une fin heureuse marquant
la victoire des personnages – une idée qui sera abordée dans le point suivant.
Commençons tout d’abord par l’aîné. Nous pouvons détecter ses moments de bonheur qui
ne sont vécus qu’avec l’enfant handicapé avant sa mort. Nous citons, à titre d’exemple, le passage
suivant :
177
Ibid., p. 120.
178
Ibid., p. 122.
62
ne cherchait plus à brusquer la vie dans la crainte qu’elle ne lui échappe.
La vie, elle était là, à portée de souffle, ni craintive ni combattante, juste
là.179
Ce petit épisode relate l’un des moments partagés entre l’enfant et l’aîné. Même si la joie ne
semble pas être explicite dans le texte, nous pouvons tout de même la déceler, puisqu’elle apparaît
sous forme d’appréciation. Dans cet extrait, ce sont les caractéristiques de l’enfant – vu à travers
les yeux de l’aîné – qui déclenchent cette gaieté chez le personnage. La phrase « Son bonheur se
réduisait à des choses simples, la propreté, la satiété, le moelleux de don pyjama violet ou une
caresse » résume la raison de cette sensation chez notre protagoniste. Toute chose rattachée à
l’enfant provoque sa joie, surtout le pyjama violet – le préféré de l’enfant – et la caresse qu’il
privilégie. Vivre auprès de lui semble être une aventure initiatique qui lui apprend beaucoup de
choses : comment profiter des choses simples qu’offre la vie, la pureté, la bonté, la patience. Les
moments partagés avec l’enfant le laissent constater ce qu’est la vraie vie sans arrogance, sans
autorité, sans cruauté. Après la disparition de « l’inadapté », ce sont les souvenirs qui lui
permettent de revenir sur cet état de joie : « il rit en évoquant le passé180. »
- Lorsqu’elle se trouve avec sa grand-mère, loin de son aîné et du petit enfant qui la rendent
furieuse et énervée. Le dit d’ailleurs la phrase suivante : « Auprès de sa grand-mère, la
cadette ne sentait plus la colère »181. Cuisiner, sortir et découvrir la nature avec elle lui font
oublier la souffrance qu’elle vivait avec ses parents et son aîné en présence de l’enfant
handicapé. Au moins, « auprès d’elle, il n’y a ni frère volé ni frère voleur »182. Les moments
avec la grand-mère se considèrent comme une sorte d’échappatoire qui lui permet d’oublier
à un certain moment les dégâts causés par l’enfant « différent ».
- Lorsqu’elle tombe amoureuse d’un certain Sandro 183. Cet épisode-là est évoqué dans la
troisième partie du récit, avec le dernier :
179
Ibid., p. 22.
180
Ibid., p. 57.
181
Ibid., p. 80.
182
Ibid., p. 77.
183
Si nous cherchons l’étymologie de ce prénom d’origine grecque, nous verrons qu’il vient de deux
prénoms « Alexein » (protéger) et « Andros » (homme). Nous comprenons maintenant pourquoi il est le seul
personnage nommé dans l’intrigue. La cadette tombe amoureuse d’un homme qui la protège et la comprend, comme
le faisait auparavant son frère aîné avant l’arrivée de l’enfant handicapé.
63
Elle embrassait la vie comme si la vie lui avait manqué, pensa-t-il, et
lorsqu’elle tomba amoureuse, elle laissa des silences dans ses phrases. Il
entendait le pas sûr et régulier accordé au souffle, puis sa voix revenait,
elle parlait de ce garçon rencontré dans une boutique de disques, qui l’avait
attendue, comprise, réparée […]184
Concernant le dernier, la joie intense qu’il a vécue figure surtout à la fin du livre :
[…] nous vîmes le dernier glisser sa main dans celle de l’aîné, qui
l’accepta. Au dîner, il s’enhardit, le cœur battant, et posa sa tête sur son
épaule. Là non plus, l’aîné ne cilla pas. Alors la mère prit son téléphone
portable et les photographia. Elle envoya le cliché à la cadette. Se pencha
vers le père et lui dit, à voix si basse que personne d’autre ne put
entendre : « Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli
travail. » Ils se sourirent.187
La joie du personnage est notamment marquée par la phrase « le cœur battant » traduisant
l’émotion forte éprouvée par le personnage qui attend la réaction de son frère. Cet épisode formant
l’excipit du roman montre également le fait que l’aîné arrive finalement à accepter la présence de
son quatrième frère. Ce qui signale, par là, la surmontée de son traumatisme. Lui, qui trouvait
184
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 124.
185
Ibid., p. 120.
186
Il est important de souligner l’occurrence de ce mot – qu’il soit un verbe ou un adjectif – qui nous rappelle les
deux titres Réparer le monde et Réparer les vivants que nous avons évoqués dans notre introduction.
187
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 142.
64
dangereux le fait de se lier « se lier, c’est trop dangereux »188, réussit à franchir cet obstacle et se
lie au dernier qui trouve finalement sa bonne place parmi ses frères et sœurs.
Tous les personnages sont arrivés au dernier stade de leur processus d’adaptation et de
résilience, un processus réussi en quelque sorte puisque leur image en tant que famille unie est
restituée… Nous pouvons dès lors, qualifier nos personnages de « survivants » puisqu’ils
réussissent finalement à faire face à ce chaos et à en sortir vainqueurs. N’est-ce pas d’ailleurs le
concept de résilience, la « capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement »189 ?
Cette étude détaillée des différentes émotions vécues par nos protagonistes éclaire mieux
leur trajectoire psychologique. Quel que soit le sentiment éprouvé, nous voyons bien que chaque
membre de cette famille réagit différemment. De plus, cette étude bel et bien analysée montre la
richesse de l’écriture de l’écrivaine de Clara Dupont-Monod qui ne cesse de varier ses techniques
pour illustrer à son lectorat l’état d’âme des personnages en cours d’évolution. Le lecteur arrive à
suivre le périple de ces êtres de fiction, leur manière de grandir, de mûrir, d’accepter le chaos, et
alors de s’adapter…
Les trois protagonistes sont liés à l’espace qui les entoure, peint d’une façon à la fois
réaliste et symbolique, reflétant leurs émotions. La nature, élément fondamental du cadre spatial,
sera au centre de notre intérêt dans le chapitre suivant. Il s’agit d’une nature qui domine, qui guide,
mais aussi qui unit les divers personnages.
65
Chapitre V : La poétique de l’espace
« Les gens sont d’abord nés d’un lieu, et souvent ce lieu vaut pour parenté. »
Clara Dupont-Monod, S’adapter.
Il n’y a pas de meilleure façon d’introduire ce chapitre qu’avec cette citation figurant dans
notre corpus. Les propos de la romancière mettent en avant la relation qui lie l’individu à son
espace, et particulièrement celle qui existe entre ses personnages et le lieu qu’elle a choisi pour les
faire vivre et évoluer. Cette idée n’est pas nouvelle, elle est surtout connue à travers la grande
œuvre de Balzac La Comédie Humaine qui possède « sa géographie comme [elle] a sa généalogie
et ses familles, ses lieux et ses choses »190. Nous la trouvons expliquée davantage dans le roman
Le Père Goriot et plus précisément dans les premières pages qui décrivent la pension Vauquer et
sa propriétaire : « Toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa
personne191. » Par là, un lien est tissé entre l’espace et la personne qui l’habite. Les descriptions
omniprésentes chez l’écrivain réaliste paraissent, de prime abord, sans aucun but. Cependant, l’on
ne peut pas négliger leur importance puisqu’elles révèlent l’influence du milieu social sur les êtres
qui s’y trouvent. Alors, ces descriptions servent, non seulement au décor, mais aussi à la narration
étant donné qu’elles visent l’explication des caractères des personnages.
La pensée de Balzac introduit, de ce fait, l’interaction entre deux types d’espace : l’espace
extérieur, donc l’espace représenté en tant que décor et l’espace intérieur, c’est-à-dire celui qui
habite le personnage. À l’instar de l’écrivain, Clara Dupont-Monod accorde un grand intérêt à
l’espace qui entoure ses personnages. Ce dernier, par opposition à son binôme la temporalité qui
est floue, est réel : il s’agit bien des Cévennes. Certes, ce lieu n'est pas choisi au hasard. Au
contraire, il porte en lui des connotations que nous ne pouvons négliger. Voilà pourquoi nous
choisissons de parler de sa symbolique. Dans le chapitre précédent, grâce aux images poétiques
utilisées par la romancière, nous avons étudié l’évolution des émotions des personnages au niveau
stylistique liant le fond à la forme. Cette fois-ci, nous allons analyser le rôle de l’espace dans le
développement de ces émotions. Nous nous demandons, dans ce chapitre, comment la
190
Voir l’avant-propos de l’ouvrage.
191
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Flammarion, 2006, p. 49.
66
représentation de l’espace influence les protagonistes. Quel rôle joue-t-elle par rapport à
l’intrigue ? Nous trouverons les réponses à ces questions dans ce cinquième chapitre de notre
travail, et ce en analysant la place qu’occupe l’espace – notamment la nature – et son rapport vis-
à-vis des protagonistes.
Pour arriver jusqu’au hameau, il avait fallu rouler sur des routes
minuscules et sinueuses […] Dans la cour du hameau, on se sentait
parfois cerné par des vagues énormes, immobiles, mousseuses d’une
écume verte. […] [La cour] s’ouvrait par une épaisse porte en bois,
rectangulaire, plantée de clous noirs. Une porte médiévale, disaient les
connaisseurs, probablement fabriquée par les ancêtres qui s’étaient
installés en Cévennes depuis des siècles. On avait bâti ces deux maisons,
puis l’auvent, le four à pain, la bûcherie et le moulin, de part et d’autre
d’une rivière […] Derrière [la première maison], en enfilade, se tenait
l’autre maison, où était né l’enfant, nantie de la porte médiévale dont la
mère avait ouvert les deux battants afin d’accueillir les amis et la
famille.193
Dans ce passage qui figure dans les deux premières pages du livre, nous avons une liste des lieux
constituant le hameau. À travers cette représentation détaillée, nous pouvons imaginer le décor et
ce à l’aide des compléments circonstanciels de lieu « jusqu’au hameau », « dans la cour du
192
Audrey Camus, Rachel Bouvet (dir.), Topographies romanesques, [en ligne], Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2011, URL : https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.4000/books.pur.38336 (consulté le
10/05/2023).
193
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., pp. 9-10.
67
hameau », « en Cévennes », « derrière », sans oublier les substantifs formant aussi des lieux
composant le hameau « l’auvent », « le four à pain », « la bûcherie », « le moulin », « les deux
maisons », comme si la carte géographique du village nous était transmise par l’écriture. Toutes
ces précisions donnent un effet de réel en dépit de la touche du merveilleux qui prédomine dans
les pages du livre. Outre le hameau, parmi les endroits faisant partie des Cévennes, existe la maison
de la prairie évoquée à maintes reprises dans les trois parties, le lieu où l’enfant handicapé est placé
avec les bonnes sœurs « à des centaines de kilomètres »194 de la maison : « la famille remontait
des montagnes jusqu’à la prairie pour reprendre l’enfant195 », « Lorsque la voiture se gara devant
la maison sur la prairie […] 196». N’oublions pas le parc près de la maison, celui-ci est évoqué
dans le récit de l’aîné : « il profita de ce que ses parents faisaient les courses pour l’emmener au
parc197 ». Tout cela montre tout un réseau de lieux qui gravitent autour du hameau. Le hameau,
étant au centre, est le point de mire de tous, le point repère qui unit la famille. Un autre lieu est
relaté trois fois dans le récit et que nous ne pouvons pas oublier : c’est le Portugal et sa capitale
Lisbonne. Encore une fois, nous sommes face à un espace qui existe réellement. Il remplit son rôle
surtout dans le vécu de la cadette qui, après le drame, est allée continuer ses études de littérature
portugaise et rencontre son amoureux avec qui elle va avoir trois enfants : « La cadette, elle, était
toujours au Portugal, mais elle avait arrêté ses études de littérature portugaise198. » L’écrivaine
emprunte du monde réel ces deux espaces : l’un en France et l’autre en Portugal pour faire vivre
ses personnages. L’atemporalité du roman croise paradoxalement la précision du cadre spatial qui
est représenté d’une manière réaliste (mais subjective).
Le physique et le caractère des personnages sont le fruit de cet espace cévenol dans lequel
ils vivent. Leur identité ne peut donc être définie qu’à travers ce lieu. Cela nous rappelle les paroles
de Pernette Grandjean, dans son livre Construction identitaire et espace : « L’identité ne peut se
construire que sur et dans l’espace199. » Selon elle, nous ne pouvons négliger l’influence que peut
avoir un espace sur la construction de la personnalité de chacun. Tout dépend du milieu dans lequel
il vit. Nous voyons ce rapport fort et solide entre l’espace et les habitants grâce à l’emploi du
194
Ibid., p. 38.
195
Ibid., p. 44.
196
Ibid., p. 49.
197
Ibid., p. 29.
198
Ibid., p. 112.
199 Pernette Grandjean (dir.), Construction identitaire et espace, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 12.
68
déictique « ici » renvoyant aux Cévennes. L’exemple suivant sert comme preuve : « Ici les bébés
avaient les yeux noirs, les vieux étaient minces et secs. Tout était dans l’ordre 200. » Même
l’apparence physique des habitants des Cévennes possède ses propres particularités. Le bébé
handicapé a des yeux noirs comme tous les autres bébés du village. Au début, on ne s’est pas rendu
compte de son handicap, voilà pourquoi « tout était dans l’ordre ». Autrement dit, tout respectait
les normes de ce pays. Avoir les yeux noirs s’avère être l’un des critères essentiels des habitants
des Cévennes. Le montre l’exemple suivant : « Ils étaient deux. Un frère aîné, une sœur cadette.
Bruns aux yeux noirs, forcément201. » L’adverbe « forcément » qui clôt la phrase n’est pas anodin.
Il souligne ce rattachement solide à l’espace qui offre à ses habitants des traits qui les distinguent
des autres. Outre ces traits physiques, le portrait moral se résume dans la devise propre aux
Cévennes « Loyauté, endurance et pudeur »202. Cette formule est surtout répétée par la grand-mère
maternelle des trois enfants. Il s’agit d’une devise protestante – puisque nos personnages sont des
protestants au cas où nous ne l’aurions pas précisé avant – qui résume les qualités des habitants,
notamment la fratrie :
Ceci dit, c’est de cette manière que les personnages sont influencés par l’espace qui les
englobe. Leur identité ne dépend que de lui, puisque c’est lui qui les définit et qui trace leurs
personnalités. L’écrivaine réussit à emprunter aux personnages les vertus qu’offre un lieu comme
les Cévennes, « ce pays qui se cabre et reprend ses droits chaque fois qu’un muret, un potager, un
traversier étaient construits, imposant sa pente naturelle, sa végétation, ses animaux […] »203.
200
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 11.
201
Ibid., p. 12.
202
Ibid., p. 18.
203
Ibid., p. 24.
69
B- Le pouvoir de la nature
Dans S’adapter, la nature est la composante fondamentale de l’espace. Nous ne pouvons
lire le roman sans remarquer l’omniprésence des éléments naturels significatifs et bien décrits.
Certes, les descriptions faites du paysage des Cévennes ne sont pas une toile de fond. Au contraire,
elles participent du reflet des émotions vécues par les trois personnages ainsi que de la forgerie de
leurs personnalités qui ne cessent d’évoluer. Étant donné que nous avons trois points de vue dans
le roman, aurions-nous vraiment la même vision de la nature chez les protagonistes ? Cela ne
dépend-il pas de leurs états d’âme ? En effet, la nature – tout le temps personnifiée – s’apparente
à un guide qui oriente les protagonistes. C’est elle qui les réunit alors que tout semble les séparer.
Voilà pourquoi nous les voyons, dans les trois parties du roman, ancrés dans ce paysage qui devient
leur consolateur. Dans le premier récit, l’aîné passe la plupart de son temps près de la rivière avec
son frère handicapé. Ce dernier qui n’a que l’ouïe qui fonctionne, apprend à son grand frère
comment lire le monde204, le comprendre et surtout l’écouter. La raison pour laquelle nous
remarquons l’abondance de tout « un langage de sens »205, un moyen de communication propre
aux deux frères : « Il lui chuchotait les nuances de vert amande, le vif. Le bronze, le tendre, le
scintillant, le strie de jaune, le mat 206. » Le paysage, qui normalement doit être vu, se transforme
en un monde sonore. Nous pouvons ainsi parler de synesthésie puisqu’il y a ce mélange entre les
sensations. L’aîné est en train de voir les différents constituants de la nature et de les traduire à son
frère en modulant sa voix. Cette même nature assure le lien entre les trois protagonistes : l’aîné
avec sa sœur cadette et son petit frère, la cadette avec son quatrième frère. Cela fait référence aux
nombreuses promenades effectuées par ces trois. Nous observons, à titre d’exemple, des phrases
telles que « quand ils marchaient dans la montagne […] »207, « Il le suivit. L’aîné n’allât pas très
loin, au bord de la rivière […] »208, « L’aîné, qui craignait qu’une branche ne blesse sa sœur, l’avait
emmenée plus haut dans la montagne »209. Le temps qu’ils passent auprès de ce paysage leur
permet – comme nous allons voir par la suite – une certaine adaptation géographique. Apprivoiser
la nature leur sert à mieux comprendre la situation, à l’accepter, donc « à faire avec ».
204
Cela fait écho aux deux nouvelles tendances : la géopoétique et l’écopoétique qui reposent sur la redécouverte du
monde et ce en mettant en action toutes les sensations qui assurent cette communication. Le fait de renouer le lien
entre l’homme et le monde (l’espace) qui l’entoure est l’une des caractéristiques importantes de ces deux approches.
205
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 27
206
Ibid., p.23
207
Ibid., p. 120.
208
Ibid., p. 127.
209
Ibid., p. 34.
70
Les éléments qui composent ce cadre sont nombreux : la montagne, la rivière, le torrent,
les différents types d’arbres tels que le chêne, le cèdre et le sapin, sans oublier la diversité des
animaux et des plantes. Si nous voulons résumer l’image représentée de la nature avant d’entrer
dans ses détails, nous pourrons dire qu’elle est indifférente, mais pas au sens négatif du terme. Il
s’agit d’une indifférence montrant une certaine stabilité. Quoi qu’il en soit, « les lois
élémentaires » ne changent pas. Cette indifférence est acceptée par l’aîné qui est surtout influencé
par la montagne à la fois dure et protectrice. La cadette révoltée, quant à elle, n’arrive pas à accepter
cette indifférence. La raison pour laquelle elle entre en combat contre tous les éléments du paysage
jusqu’à ce qu’elle comprenne – comme nous le lisons dans le troisième récit – que « les lois
élémentaires ne s’excusent pas »210. Et le dernier, le plus sage, arrive directement à déceler la
chaleur intime cachée au fond des pierres d’apparence froide. Il comprend la nature sans qu’il se
révolte, la montagne devient son « alliée »211 et les animaux, ses amis : « [Il] trouva sa première
portée de chatons à l’abri dans le moulin […] Guetta les renards, les pipistrelles, les blaireaux. 212. »
Ces épisodes que nous venons de résumer seront analysés en long et en large dans la suite de notre
travail, et ce en déchiffrant les symboles des deux éléments fondamentaux ayant le plus d’effet sur
les protagonistes : la montagne (la pierre) et l’eau de la rivière et du torrent. Pour ce faire, nous
nous baserons sur plusieurs ouvrages de Gaston Bachelard, un philosophe qui s’est intéressé à la
thématique de l’espace sur le plan de l’imaginaire213, donc de la rêverie. Nous soulignons
l’importance de cette notion de l’imaginaire puisqu’elle n’est pas vraiment loin de l’ambiance du
merveilleux propre à notre corpus. N’oublions pas que nous lisons un roman raconté par des pierres
ancrées dans une temporalité floue qui ressemble à celle du conte. Cela nous étonnera-t-il si nous
trouvons une nature personnifiée, rêvée qui veille, elle aussi, sur nos frères et sœurs et tente de les
guider, les unir et les réparer ?
1) L’ambivalence de l’eau
L’œuvre de Bachelard repose en partie sur l’élément eau. Selon le philosophe, l’eau rêvée
ressemble à l’âme humaine. Elle reflète plus que la terre ou l’air, l’état d’âme de la personne. Dans
L’Eau et les Rêves, l’analyse est faite suivant les deux aspects de l’élément : d’une part, les eaux
210
Ibid., p. 121.
211
Ibid., p. 109.
212 Ibid., p. 131.
213
Il s’agit d’une notion heuristique fondamentale en sciences humaines, exploitée au XX e siècle surtout par Gilbert
Durand dans ses Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bergson, Sartre et Bachelard.
71
superficielles et d’autre part, les eaux profondes. Certes, chaque aspect possède ses propres
caractéristiques, mais aussi ses propres connotations. Dans S’adapter, l’eau est représentée par la
rivière et le torrent. Elle se manifeste surtout dans le deuxième récit, celui de la cadette. Quelle
serait sa symbolique ? Le roman met en avant l’opposition entre l’eau de la rivière et celle du
torrent : la première est calme ayant un rythme monotone, alors que la deuxième est plus agitée,
turbulente.
En effet, la rivière, tout comme les pierres narratrices, est le témoin de tout ce qui se passe
avec les personnages. Toutes leurs discussions, leurs promenades et leurs réflexions se déroulent
devant elle. Elle assiste donc à la plupart des scènes se déroulant entre les quatre personnages : les
trois protagonistes et l’enfant handicapé. Elle fait principalement partie des souvenirs des jeunes
enfants. Cela fait écho à l’aîné qui reste tout le temps assis au bord de la rivière en se rappelant
tous les moments vécus avec son frère mort : « Il laisse une trace. Il peut rester des heures assis au
bord de la rivière214. » Nous avons l’impression que Clara Dupont-Monod redresse dans son roman
le thème de la nature provoquant la nostalgie, cher aux Romantiques du XIX e siècle. Cela fait
allusion au poème Le Lac de Lamartine, dans lequel la nature, omniprésente, garde les souvenirs
du bonheur passé de la bien-aimée du poète.
Ici la rivière est calme, si transparente que l’on voit le tapis de galets dorés
au fond. Puis la surface se plisse et dévale en bouillons blancs qui
s’écrasent dans des bassins immobiles, lesquels s’étréciront à leur tour en
cascades.215
Cette description donne une image bien positive de l’eau de la rivière. Il ne s’agit pas d’une eau
lourde, profonde et morte, comme celle du lac par exemple. Au contraire, sa transparence signale
sa clarté. L’on peut voir facilement tout ce qu’elle cache sans avoir besoin de plonger dans ses
profondeurs pour découvrir ses zones obscures. Voilà pourquoi nous la considérons comme une
eau superficielle. Cette eau s’avère être purificatrice, puisqu’elle réussit à soigner les cicatrices de
la sœur cadette :
72
Saisie de panique […] [elle] entra dans l’eau. Ses baskets l’empêchèrent
de glisser. Elle avança encore, il y avait l’ombre, la surface était noire, à
peine ridée par le passage d’une araignée d’eau. Des milliers d’épingles
piquèrent ses mollets, ses cuisses, ses hanches, malgré le short. L’eau
lavait la plaie sur le tibia, les griffures sur les bras, le débardeur trempé de
sueur, la peau moite et recouverte d’une mince pellicule de terre. […]
S’ouvrit en elle une question en forme de gouffre, quelques mots qui
perforèrent son cœur, « Qui va m’aider ? » La rivière la lestait, la retenait
de tomber tout entière dans ce gouffre. 216
Nous relevons ce passage très important dans le récit de la cadette. Cette dernière, à force de
réfléchir à la situation, tombe dans son propre gouffre. Elle devient victime de son propre
labyrinthe. Et c’est à ce moment-là que se manifeste le rôle de la rivière qui tente de guérir les
blessures de la petite fille. « L’eau s’offre donc comme un symbole naturel pour la pureté ; elle
donne des sens précis à une psychologie prolixe de purification »217 nous dit Bachelard dans son
chapitre « Pureté et purification ». Le verbe « lavait » utilisé montre bien la fonction purificatrice
de l’eau. La rivière élimine toutes les cicatrices, toutes les impuretés, et donc symboliquement
parlant toutes les idées noires dominant le personnage concerné. Elle le protège même pour ne pas
tomber dans le gouffre. Notons que le mot gouffre est ici à double sens : le gouffre sombre de la
rivière et le gouffre psychologique de la fille. Nous voyons, par là, une eau purificatrice et
bienveillante.
Dans le roman, l’on parle très souvent de son bruit : « le roucoulement de la rivière »218,
« le taffetas sonore de la rivière »219, « son chuintement par-delà le mur »220, « le bruit de la
rivière »221. Dans son essai, Bachelard met en avant la parole de l’eau, et en particulier celle de la
rivière, en disant : « Fraîche et claire est aussi la chanson de la rivière. Le bruit des eaux prend en
effet tout naturellement les métaphores de la fraîcheur et de la clarté. […] les cascades à la gaieté
bruyante se retrouvent dans les paysages littéraires les plus variés 222. » Cela montre de plus en plus
216
Ibid., p. 74.
217
Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Paris, Librairie José Corti, coll. « Le Livre de Poche », 1993, p. 153.
218
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 102.
219
Ibid., p. 119.
220 Ibid., p. 137.
221
Ibid., p. 40.
222
Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., p. 43.
73
l’aspect mélioratif de cette eau, qui symbolise dans ce cas-là la gaieté et la sérénité. Ce qui justifie
en quelque sorte l’habitude de l’aîné de mettre toujours son petit frère auprès de la rivière. Ce
dernier qui ne peut qu’écouter trouve plaisir en entendant la symphonie de l’eau qui coule. Au
« roucoulement de la rivière » s’oppose « « le grondement du torrent »223. Nous voyons bien que
l’opposition entre ces deux courants est marquée au niveau sonore. Le torrent, plus fort, plus rapide
et plus agité, est colérique tout comme la protagoniste. Au tout début du récit de la cadette, l’on
parle de la « dégringolade »224 du torrent. Ce mot signifie le mouvement descendant de l’eau du
torrent, donc la chute. Bachelard, dans L’Air et les Songes, parle d’une chute symbolique et
psychologique : « Nous imaginons l’élan vers le haut et nous connaissons la chute vers le bas 225
.»
Il signale une contradiction entre la verticalité du mouvement et de sens qui est soit ascendant soit
descendant. Le torrent relève plutôt de ce deuxième cas, montrant la déchéance psychique de la
cadette qui n’arrive pas à supporter l’image brisée de sa famille. Nous avons ainsi une eau
colérique qui pousse vers le bas. Voici une autre opposition qui se manifeste entre ces deux images
de l’eau. L’eau du torrent tente, symboliquement parlant, de pousser la protagoniste vers le bas
alors que l’eau de la rivière la retient debout l’empêchant de tomber. La cadette, ne se laissant pas
emporter par le mouvement fort du torrent, entre en lutte contre lui, et ce en « [forçant] sa voix
pour couvrir le bruit du torrent »226. C’est de cette manière qu’elle prouve qu’elle est plus forte
que lui, puisque, selon elle, la colère n’est que « la force des gens debout »227. Aucune faiblesse,
aucune chute ne sont alors tolérées.
Quant au murmure de la rivière, elle le considère comme signe d’indifférence. Envahie par
la colère comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, elle voit que la nature ne la
comprend pas justement parce qu’elle n’arrive pas à refléter son état d’âme furieux contre tout,
« cette nature […] n’entendait rien, pas même la détresse des sœurs »228. La seule fois qu’elle se
sent comprise est lors d’un orage. Le montre l’exemple suivant : « Il lui semblait que la rivière
grondait de joie. La cadette attendait le tonnerre et la pluie. Car enfin elle se sentait comprise 229. »
Dans ce petit exemple, nous voyons une autre facette de l’eau : c’est bien l’eau violente dont il est
223
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 48.
224
Ibid., p. 59.
225
Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris, Librairie José Corti, 1943, p. 108.
226
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 88.
227
Ibid., p. 68.
228
Ibid., p. 73.
229
Ibid., p. 69.
74
question et qui ressemble à notre cadette révoltée. L’eau de la rivière est en colère tout comme la
protagoniste qui, elle aussi, est en colère. Le signale le verbe « grondait ». Si la cadette se sent
comprise, c’est parce qu’elle trouve enfin une communication directe avec la nature en général et
la rivière en particulier, une communication qui se montre coléreuse. Cette image symbolique
illustre avec excellence la révolte d’une âme blessée. Bachelard consacre un chapitre entier à l’eau
violente dans son livre. Ce qu’il dit peut nous servir comme appui : « L’eau violente est un des
premiers schèmes de la colère universelle »230, puisqu’elle touche les éléments qui l’entourent.
Grâce à cette analyse faite de l’élément eau selon l’imaginaire de Bachelard, nous
observons un parallélisme existant entre cet élément et les personnages, notamment la cadette.
Nous pouvons clairement parler d’ambivalence puisqu’elle possède plusieurs aspects dans notre
corpus : tantôt elle est calme comme c’est le cas de l’eau de la rivière, tantôt elle est trop agitée et
rapide comme c’est le cas de l’eau du torrent. Chacune de ces deux composantes de la nature a
ses propres connotations, et par la suite sa propre symbolique. À l’instar de l’eau qui accompagne
les personnages, la montagne occupe, elle aussi, sa place et sa fonction. Cette forme majestueuse
de la pierre est la plus dominante parmi les autres éléments évoqués, ce qui montre son influence
sur les protagonistes. Comme tout élément naturel, elle possède également ses propres
230
Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., p. 200.
231
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 102.
75
caractéristiques. Comment les trois protagonistes la perçoivent-ils ? Est-elle représentée de la
même manière dans tout le roman ? Quelle relation tisse-t-elle avec les protagonistes ?
La montagne, tout comme la rivière et les autres éléments de la nature, est également le
témoin de cette histoire. Le prouve un exemple situé dans la dernière partie du livre : « Tous deux
avaient leurs marches dans la montagne, leurs conversations 232. » La montagne peut donc tout
savoir en se basant sur les discussions faites par les personnages. Personnifiée dès le début du
roman, nous la voyons en train de surveiller nos protagonistes sans agir, la raison pour laquelle
l’on parle beaucoup dans l’intrigue de son indifférence. Sa quiétude, qui persiste quoi qu’il en
soit, est à maintes reprises évoquée dans le texte. Cette forme majestueuse de la pierre revêt
plusieurs symboles. Afin de faciliter notre analyse, nous allons progresser suivant les différentes
représentations symboliques de cette dernière.
Commençons, tout d’abord, par le fait qu’elle soit personnifiée. Nous lisons dans la
première page du texte : « Les montagnes ressemblaient à des matrones veillant sur le transat, les
pieds dans les rivières et le corps nappé de vent233. » Tout comme les êtres humains, la montagne
des Cévennes possède des pieds fortement fixés dans les rivières, avec un corps qui ne cesse d’être
frappé par le vent. Or ce corps si dur et si solide se trouve-t-il influencé par ce vent, symbole du
chaos ? Cette personnification de la montagne non seulement lui offre des traits humains, mais
aussi elle lui permet de se sentir supérieure par rapport aux autres éléments. Cette petite description
montre sa forme majestueuse. En effet, selon Le Dictionnaire des symboles, la montagne n’est que
signe de majesté. Nous citons : « En tant qu’elle est haute, verticale, élevée, rapprochée du ciel,
232
Ibid., p. 135.
233
Ibid., p. 10.
76
elle participe du symbolisme de la transcendance […]234 ». La structure de cet élément est ainsi
mise en valeur en vue de sa verticalité et son sommet qui est placé vers le haut. La montagne, ayant
son sommet vers le haut tout comme la pointe de la flèche, se trouve, par là, positivement connotée.
La hauteur dont elle bénéficie lui permet de veiller sur tous les éléments, mais aussi sur toutes les
personnes qui l’entourent. Cette idée est dominante dans le texte, comme l’indique la comparaison
« Les montagnes ressemblaient à des matrones veillant sur le transat ». Revenons, avant tout, à
l’utilisation du substantif « matrones ». Ce dernier porte en lui une signification très importante :
la matrone est une femme âgée, mûre, capable d’imposer son autorité et de gouverner sa famille.
Cette même image s’applique parfaitement à la montagne décrite dans le roman. S’annoncent, par
là, la notion de l’autorité de cette montagne qui « avait traversée toute l’Histoire »,235 mais aussi
l’idée de son aspect maternel protecteur – une image que nous allons voir par la suite. Nombreuses
sont les images montrant l’autorité de la montagne : « La montagne imposait son roulis » (p. 10),
« la montagne manifestait sa présence » (p. 16), « elles dictaient leur lois » (p. 43). Toutes ces
phrases montrent la supériorité voire la souveraineté de cette forme de pierre gigantesque par
rapport aux autres éléments et même vis-à-vis des personnages qui s’y trouvent. La façon dont elle
est peinte témoigne d’une certaine dureté. L’exemple suivant nous sert comme preuve : « Les
sciences étaient comme la montagne, posées la que cela plaise ou non, insensibles aux
chagrins 236 ». Cela montre l’intransigeance de la montagne qui ne réagit pas face au malheur qui
envahit la fratrie. Voilà pourquoi, on la considère dans le roman comme « indifférente ». En dépit
du chaos qui vient bouleverser l’équilibre de la famille en général et de la fratrie en particulier,
elle ne fait rien, elle ne tente même pas de consoler les protagonistes « la montagne [n’avait] pas
de cure » (p. 121). C’est bien sa stratégie de leur apprendre l’endurance.
Cette dureté dont il est question n’est, en fait, qu’une apparence. Au tout début de la
première partie, le texte braque la lumière sur l’aspect formel de la pierre composant la montagne :
« Ses parois étaient faites de schiste, une pierre si friable qu’il est impossible de la tailler 237 ».
Partant de là, nous constatons la faiblesse intérieure que l’apparence dure de la montagne est en
train de dissimuler. Elle est prête à s’effondrer, cependant elle essaie de résister. Cette idée
d’endurance est également traitée par Bachelard, dans La Terre ou les Rêveries de Volonté, qui
234
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op.cit., p. 645.
235
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 132.
236
Ibid., p. 43.
237
Ibid., p. 16
77
présente dans la première partie de l’ouvrage l’idée de la dialectique entre le dur et le mou, tout en
faisant de la matière dure une image de la « résistance ». Il parle exactement de tout un « monde
résistant »238. Tel est le cas de cette montagne qui paraît toujours forte, toujours dure,
intransigeante. Il s’agit bien de sa façon d’apprendre aux trois frères et sœurs de résister, de
s’adapter, et donc de faire avec.
Le plus grand de la fratrie s’avère être le personnage le plus influencé par la puissance de
la montagne. D’ailleurs, si nous lisons bien le début de la première partie consacrée à l’aîné, nous
remarquerons nettement le parallélisme dressé entre le portrait du protagoniste et la description de
la montagne :
- « Les montagnes ressemblaient à des matrones veillant sur le transat » (p. 10) /
« Intransigeant, [l’aîné] veillait sur sa cadette » (p. 13)
- « La montagne imposait son roulis » (p. 10) / « [L’aîné] imposait ses règles équitables à
leurs nombreux cousins, exigeait de ses camarades courage et loyauté » (p.13).
- « D’où lui venait cette assurance, personne n’aurait su le dire, sauf à penser que la
montagne avait infusé en lui une forme de dureté » (p. 13).
À travers ces derniers exemples, nous pouvons voir clairement la ressemblance entre la montagne
et l’aîné. De plus, nous avons les mêmes termes qui se répètent et qui sont utilisés pour qualifier
les deux. L’espace extérieur devient alors intériorisé par ce personnage. Nous comprenons, dès
lors, la raison pour laquelle l’aîné place l’endurance en dessus de tout. C’est la puissance de la
montagne qui s’est émergée en lui. Nous comprenons aussi pourquoi « D’instinct, il posa sa main
sur l’épaule de sa sœur en un réflexe de protection »239. Le complément circonstanciel de manière
« D’instinct » placé en tête de la phrase, suivi du mot « réflexe » révèlent que ce geste de
protection, le personnage le fait inconsciemment et d’une manière spontanée. Son comportement
et sa personnalité sont le fruit de l’apprivoisement de la montagne. La phrase qui vient quelques
pages après accentue notre idée : « Sa ligne de route, c’était de faire comme la montagne,
238
Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du Volonté, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 17.
239
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 33.
78
protéger240. » Nous avons, dans ce cas, une comparaison très claire qui souligne la similitude des
deux personnages 241.
Puis on monta lentement dans la montagne, car ici les morts sont enterrés
en son sein […] Lorsque le cercueil s’enfonça dans le ventre de la
montagne, il fut traversé d’une crainte, si vive qu’il en ressentit la morsure
: « Pourvu qu’il n’ait pas froid. » Puis, les yeux rivés sur la terre qui avalait
lentement l’enfant, conscient qu’il tenait là le dernier adieu, il lui fit une
promesse que personne n’entendit : « Je laisserai ta trace. »242
Nous avons traité le même passage dans notre chapitre précédent pour nous intéresser aux
émotions vécues par le personnage en question. Alors que maintenant, l’analyse prend une autre
dimension et se penche sur le rôle de l’espace dans toute cette atmosphère. Remarquons la présence
du mot « sein » renvoyant à la montagne. D’ailleurs, la scène relatée trace l’idée de pénétrer au
fond de la matière, ici la pierre ou la montagne. Cela rappelle l’étude bachelardienne qui examine
les images terrestres qui s’inscrivent sous le signe du « dans », c’est-à-dire les images du repos, du
refuge et de l’enracinement. Toute cette variété a en commun le mouvement vers le fond de la
matière, qui semble être source de repos. Dans ce cas, on pénètre dans la matière non pour la
découvrir, mais pour y habiter, trouver son repos. Parmi ces images, nous citons la maison, le
ventre et la grotte. L’image qui nous intéresse, dans ce cas-là, est celle du ventre. Dans l’exemple
ci-dessus, l’on parle du « ventre de la montagne » et de la terre qui avale le défunt, deux indices
240
Ibid., p. 37.
241
Nous pouvons considérer la montagne comme personnage, puisqu’elle est omniprésente dans tous les épisodes du
roman, surtout qu’elle est tout le temps personnifiée.
242
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., pp. 53-54.
79
qui nous permettent de parler du « complexe de Jonas »243. Ce dernier marque toutes les figures
du refuge, de bien-être doux et chaud, c’est « un absolu de l’inconscient heureux »244. Le ventre,
la première cavité habitée par l’homme, n’est qu’un abri. Ici, l’enfant est avalé par la terre. Le
verbe n’est pas à négliger. « Avaler » n’est pas comme « croquer » ou « dévorer ». Il n’exprime
aucune férocité. L’image décrite dans ce cas n’est pas effrayante. Au contraire, la terre (la
montagne) avale lentement l’enfant pour ne pas lui faire du mal.
Ceci dit, en dépit de la dureté et l’indifférence de la montagne, elle paraît tout de même
protectrice. Nous avons montré son effet sur le personnage de l’aîné. Est-ce aussi le cas pour les
deux autres frères et sœurs ? En fait, la cadette, en colère contre toutes les lois élémentaires, ne
supporte pas l’indifférence de la nature. Sa façon d’être contre touche les éléments naturels qui
l’entourent : « [La cadette] partit donner des coups contre la montagne245. » La matière dure invite
la protagoniste à agir. Plus la matière est dure, plus l’homme est stimulé à entrer en lutte avec elle
pour prouver sa force et sa volonté de la vaincre. Voulant se défendre et se venger, se trouvant
sans outil qui lui permette de combattre l’élément en question, elle ne fait que frapper par son pas
furieux la montagne. C’est ce que Bachelard appelle « la psychologie du contre »246. La révolte de
la cadette apparaît encore une fois, mais en prenant toute une autre forme. Ce n’est qu’en devenant
mature, qu’elle comprend que « les lois élémentaires ne s’excusent pas »,247 mais aussi « ne
condamnent pas »248. Elle constate finalement que ce n’est qu’en comprenant le message venu de
la nature qu’elle peut être en paix avec soi et avec les autres. Quant au dernier, on le trouve
émerveillé par la puissance de la montagne sans pour autant se résigner. Au contraire, ce « sorcier »
la transforme par le biais de son imagination à son image : « Sans doute avait-il admit que la
montagne est sorcière, ou princesse médiévale, ogre doux […]249 ». Il perçoit cette dernière en tant
que personnage merveilleux, tout comme lui. Sa maturité précoce lui permet de comprendre
l’intransigeance. Le dernier aime la vie et réussit à tisser un lien fort et agréable avec tout ce qui
l’entoure – famille, montagne et animaux. Il aime, non seulement découvrir l’intimité des
243
Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos, op.cit., p. 129.
244
Ibid., p. 150.
245
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 89.
246
Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté, op.cit., p. 92.
247
Clara Dupont-Monod, S’adapter, op.cit., p. 121.
248
Ibid.
249
Ibid., p. 109.
80
hommes250, mais aussi explorer celles des pierres : « Il soulevait toujours les pierres, conscient
qu’en dessous la vie grouillait251. » Et là, nous pouvons parler de la dialectique du dedans et du
dehors mise en avant par Bachelard dans sa poétique de l’espace et qui est également développée
dans La Terre ou les Rêveries du Repos. Cette réflexion repose principalement sur l’opposition
entre l’extérieur qui paraît calme et monotone et l’intérieur animé, agité. Le dernier réussit à
déchiffrer le message des montagnes (donc de la pierre) et ce en se focalisant sur son intimité
chaleureuse et protectrice, pleine de vie. C’est grâce à sa sagesse et sa vision profonde des choses
qu’il arrive à respecter la nature, la comprendre et la considérer comme une amie, « il ne s’était
jamais senti seul »252…
Somme toute, nous constatons que la montagne possède une variété de symboles que nous
ne pouvons guère négliger. Quelle que soit la signification qu’elle revêt, elle est toujours présente
autour des personnages, en train de les guetter. Malgré sa dureté, elle s’avère être protectrice des
jeunes enfants. Par ailleurs, c’est bien sa dureté, sa résistance qui poussent nos héros à l’imiter,
elle leur apprend ainsi à s’adapter. Même si la cadette paraît contre la montagne et même contre
tous les constituants de la nature, elle finit par céder et comprend le message caché derrière toute
cette intransigeance. Le dernier le plus sage, quant à lui, respecte dès le début cette nature qui
s’impose aux hommes. Il réussit directement à déchiffrer ses codes, puisqu’il possède cet œil
profond qui lui permet de détecter l’intimité cachée au fond de ces éléments naturels, et même de
ses frères et sœurs, comme nous l’avons montré dans notre chapitre précédent.
Toute cette étude réalisée sur l’espace ne montre qu’une seule chose : son effet sur les trois
protagonistes surtout au niveau moral. La manière dont ce pays s’impose avec sa nature et tous ses
éléments invite les héros au fait d’accepter tout d’abord sa supériorité et ensuite la situation de leur
frère handicapé mort, mais toujours présent. Il s’agit donc d’une adaptation géographique qui mène
à une autre psychologique. En respectant l’autorité de la nature, en comprenant son message, les
personnages arrivent à se réconcilier avec eux-mêmes et avec leur entourage. Faire partie de cet
espace constitue, de ce fait, toute une expérience qui leur permet d’atteindre un certain niveau de
maturité qui, de son côté, les aide à s’adapter. Ceci dit, nous pouvons considérer cette nature
250
« Il perçait l’épaisseur humaine très facilement » p. 115.
251
Ibid., p. 110.
252
Ibid.
81
cévenole comme une médiatrice qui mène les protagonistes à réussir tout ce cheminement de
résilience.
82
Conclusion
Fascinée par les figures marginales, Clara Dupont-Monod se penche, dans S’adapter, sur
les « oubliés [de] l’histoire »253 : l’aîné, la cadette et le dernier, trois enfants qui tentent de s’adapter
à la naissance d’un petit frère handicapé.
Sous le choc, ils essaient de résister et d’accepter cette situation cauchemardesque dans
laquelle ils se trouvent. Chacun d’entre eux fait preuve de maturité, de courage, mais surtout
d’endurance, montrant ainsi sa forte capacité à surmonter les difficultés de la vie. La raison pour
laquelle nous parlons de « résilience », puisque chaque membre de cette fratrie réussit à retrouver
son équilibre et à reprendre positivement le cours de sa vie.
Écrivaine de son temps, Dupont-Monod retrace tout l’itinéraire suivi par les protagonistes,
et ce en variant et même en renouvelant la technique de son écriture. Le montrent les différentes
structures narratives employées ainsi que le style à la fois poétique et symbolique. En effet, le reflet
de ce parcours intérieur se voit clairement par le biais de différents moyens.
Un autre paramètre important nous aide à entendre la voix de nos protagonistes : il s’agit
bien des pierres sèches de la cour prenant en charge la narration de l’intrigue. À la fois interne et
externe à la diégèse, ce narrateur hors norme épouse le regard de chaque membre de la fratrie. Par
focalisation interne, il plonge dans la tête de chacun et transmet ainsi toutes les pensées qui le
tourmentent, toutes les émotions complexes qu’il ressent. Par là, nous avons le même événement
253
Ibid., p. 12.
83
qui se raconte différemment dans les trois récits, dépendant de la perspective de chaque
personnage. De ce fait, la voix narratoriale se trouve mêlée à celle des trois frères et sœurs, donnant
naissance à une sorte de polyphonie moderne. Par le biais de ce jeu de perception, le narrateur
donne la chance aux trois délaissés de s’exprimer librement, et donc de se faire entendre et
remarquer.
La façon dont leur portrait est forgé accapare l’attention de tout lecteur. Nos jeunes enfants
ne sont point nommés tout au long du roman. Aucune périphrase ne leur est attribuée. Tout cela
est sûrement voulu par l’écrivaine elle-même qui, pour offrir à son texte une touche universelle,
désigne ces êtres de fiction par leur position dans la famille. Partant de là, la place que chacun
possède le sert comme pièce d’identité, puisqu’elle définit son caractère, et trace sa personnalité.
Cette désignation générale nous laisse connaître leurs rôles dans l’intrigue, et en même temps, elle
ouvre la voie à ce qu’ils vont vivre comme émotions durant cette aventure principalement
psychologique.
Les émotions de ces derniers sont représentées d’une façon vivement riche dans le texte.
N’oublions pas que nous abordons l’idée de la résilience. Il est donc normal de voir toute une
complexité émotionnelle vécue par les héros. Parlons, tout d’abord, du vocabulaire poétique et
varié de l’écrivaine qui parvient, par excellence, à dessiner les sentiments en cours d’évolution.
Nous avons l’impression que nous lisons un texte brodé par gradation. Nous voyons bien la montée
des sentiments propres à chaque personnage. Pour l’aîné, c’est bien l’inquiétude monstrueuse qui
tisse sa vie. La cadette, quant à elle, est menée par sa colère qui la maintient verticale. Le dernier,
lui, est victime de tout un mélange émotionnel : regret, honte, culpabilité et responsabilité vis-à-
vis de son frère mort et de sa famille. Les moments de joie n’apparaissent qu’à la fin du roman
signalant une fin heureuse, puisque ces trois derniers se montrent « réparés ». Toutes ces réactions
hétérogènes, hybrides, sont illustrées d’une façon subjective et se manifestent par le moyen de
plusieurs procédés stylistiques utilisés par l’autrice.
La peinture de l’espace cévenol nous permet, à son tour, d’observer les différentes
émotions des personnages. La thèse de Clara Dupont-Monod est bien claire : l’individu est le fils
de l’espace qui l’englobe. Cela se montre clairement dans notre corpus puisque les enfants sont
bel et bien influencés par l’espace des Cévennes. En évoquant les Cévennes, nous ne pouvons que
nous rappeler sa nature puissante, indifférente, autoritaire, mais aussi protectrice. Dans le texte,
84
elle s’apparente à un guide qui oriente et renseigne les personnages. Qu’il soit à travers la
montagne, la rivière ou même le torrent, elle leur apprend l’endurance, ce qui signifie supporter le
chaos et ses perturbations. La cadette, ne supportant pas l’autorité du cadre naturel, se révolte
contre lui jusqu’à ce qu’elle comprenne le fait qu’elle doit se résigner à ce qu’il lui dit. L’aîné, en
s’approchant surtout de la montagne majestueuse, apprend à protéger les êtres les plus faibles, et
à accepter le changement sans plainte. Le dernier, quant à lui, arrive à voir l’intimité cachée
derrière tout élément naturel. Pour lui, la nature est son amie, son alliée. Ceci dit, chacun perçoit
l’espace à sa propre manière. Et en même temps, l’apprivoiser forme toute une expérience pour
nos jeunes et les mène à s’adapter.
Par ce présent travail, nous avons pu analyser une fiction romanesque dont la thématique
s’inscrit dans la veine de la littérature thérapeutique, étant donné qu’elle met en scène des
personnages en difficulté, souffrants, en train de se reconstruire moralement et psychiquement, et
donc de se soigner.
Dans son ouvrage, Alexandre Gefen propose une autre forme de cette littérature
réparatrice : celle de l’écriture de soi témoignant d’un moi dépressif qui cherche à guérir par le
biais de l’écriture. Tel est le cas de Delphine de Vigan qui se cherche à travers l’écriture, tente de
retrouver la paix avec soi, sans jamais échapper à l’autodestruction. Dans Rien ne s’oppose à la
nuit et D’après une histoire vraie, l’écrivaine contemporaine se dénude devant son public dans
une forme hybride mélangeant toutes les formes de l’écriture de l’intime.
85
Bibliographie
Corpus :
Dupont-Monod, Clara, S’adapter, Paris, Stock, réédité par Le Livre de Poche, 2022, 144 p.
Ouvrages critiques :
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Table des matières
REMERCIEMENTS ...................................................................................................................................................... 2
INTRODUCTION.......................................................................................................................................................... 3
PREMIERE PARTIE : LA CONSTRUCTION DU ROMAN ...................................................................................... 6
CHAPITRE I : LA TEMPORALITE FLOUE ET ATYPIQUE DU ROMAN ......................................................................... 7
A- Qu’est-ce que la temporalité romanesque ? ................................................................................................. 8
B- S’adapter : un récit semblable à celui d’un conte ...................................................................................... 10
1) L’ordre ...................................................................................................................................................................... 13
2) La vitesse de la narration .......................................................................................................................................... 17
3) La fréquence ............................................................................................................................................................. 20
CHAPITRE II : LA POLYPHONIE DU ROMAN : QUI RACONTE ? QUI PERÇOIT ? .................................................... 25
A- Un narrateur « fantastique » ...................................................................................................................... 26
1) L’épigraphe............................................................................................................................................................... 27
2) Au sein du texte : entre position et fonction ............................................................................................................. 28
B- La focalisation : trois points de vue divergents.......................................................................................... 31
CHAPITRE III : LES PERSONNAGES : UNE IDENTITE PARTIELLEMENT INDEFINIE ............................................... 37
DEUXIEME PARTIE : LA REPRESENTATION DES EMOTIONS ....................................................................... 44
CHAPITRE IV : S’ADAPTER : UNE HETEROGENEITE DE SENTIMENTS ................................................................... 45
A- L’inquiétude : l’ennemi éternel de l’aîné ................................................................................................... 46
B- La colère de la cadette ................................................................................................................................ 52
C- Le dernier : regret, culpabilité, responsabilité ............................................................................................ 58
D- La joie : signe d’une réussite ...................................................................................................................... 62
CHAPITRE V : LA POETIQUE DE L’ESPACE ............................................................................................................ 66
A- La représentation significative des Cévennes ................................................................................................ 67
B- Le pouvoir de la nature .................................................................................................................................. 70
1) L’ambivalence de l’eau ............................................................................................................................................ 71
2) La montagne : dureté, endurance, protection ........................................................................................................... 76
CONCLUSION ............................................................................................................................................................ 83
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................................................... 86
TABLE DES MATIERES ........................................................................................................................................... 89
89