Lécriture Féminine Du Déracinement Dans Le Roman Français Contem

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 213

L’ÉCRITURE FÉMININE DU DÉRACINEMENT DANS LE ROMAN FRANÇAIS CONTEMPORAIN

by

CÉCILE T. REBOLLEDO

A thesis submitted to the

Faculty of the Graduate School of the

University of Colorado in partial fulfillment

of the requirement for the degree of

Doctor of Philosophy

Department of French and Italian

2017

i
This thesis entitled:
L’écriture feminine du déracinement dans le roman français contemporain
written by Cécile T. Rebolledo
has been approved for the Department of French and Italian

Dr. Warren Motte

Dr. Elisabeth Arnould-Bloomfield

March 2017

The final copy of this thesis has been examined by the signatories, and we
find that both the content and the form meet acceptable presentation standards
of scholarly work in the above mentioned discipline.

ii
Rebolledo, Cécile (Ph.D., French)
L’écriture féminine du déracinement dans le roman français contemporain
Thesis directed by Professor Warren Motte

More and more, various disciplines within the Humanities are showing interest in mobility,
migration and uprooting. The history of travel literature has been widely investigated; post-
colonial studies have examined the political and philosophical implications of colonialism and its
consequences on human displacement, on the confrontation of different cultures, on the vision of
the other, on hybridity and on the power struggle involved in these complex relationships.
However, in most cases, these analyses are androcentric. This dissertation focuses on the
different perspectives brought up by feminine writing in regards to modern stories of
geographical and social uprooting, to narratives of exclusion and discrimination in general.
I devote one chapter each to three writers: Marguerite Duras, Annie Ernaux and Marie NDiaye,
who all question the connection to origins and the loss of one’s roots, allowing us to understand
how the concept of uprooting always turns into a question of deep bereavement. Strangely
compelled to become what they already are (French, part of a certain social class, part of a given
family or community...), the authors and characters I study discuss the meaning of femininity and
uprooting while struggling with the double difficulty that it represents. In addition, a parallel can
be drawn between the complex journey of uprooting, centered around the desire to belong, and
the outcome of total literary independence achieved by Duras, Ernaux and NDiaye.

iii
CONTENTS

I. Introduction : Le roman du déracinement………………………………………1

II. Marguerite Duras : psychologie du

déracinement………………………………41

III. Annie Ernaux : repenser le « je

transpersonnel »………………………………92

IV. Marie NDiaye : curieux déracinements………………………………………139

V. Conclusion……………………………………………………………………190

VI. Bibliography………………………………………………………………….197

iv
Chapitre 1

Introduction : le roman du déracinement

Dans Déracinement et littérature, Jean Bessière et André Karátson examinent la question du

déracinement telle qu’elle se présente dans la littérature européenne du vingtième siècle. Pour ce

faire, ils désignent quelques auteurs reconnus comme faisant partie intégrante du canon littéraire

moderne, comme Eliot, Joyce, Musil, Rilke, Nabokov, Ionesco, Adamov ou encore Kafka. Cette

sélection établie, Bessière et Karátson s’attachent à montrer comment une certaine poétique du

déracinement lie ces auteurs entre eux alors qu’ils n’ont pas (ou peu) de filiation apparente :

« Chez eux, vécu et art sont inséparables, expérience humaine, thème, vision et technique

forment un tout organique. Un tout suspendu dans le vide, un complexe de déracinement » (22).

Si cette étude m’intéresse et m’inspire, elle comporte toutefois certains partis pris qui entraînent

un déficit quant à la réflexion sur le déracinement–déficit profitable à qui, comme moi, souhaite

poursuivre ce travail. En effet, il me semble d’abord que Bessière et Karátson n’ont que

vaguement défini le terme même de déracinement ; pour eux, son acception semble une évidence

qui mérite peu de précisions. De plus, ils traitent la notion d’exil comme son parfait synonyme,

ce qui me paraît contestable à certains égards. Ensuite, bien que leur choix d’auteurs soit des plus

pertinents, je remarque qu’il n’inclut aucune femme et pourtant, nombre d’entre elles ont aussi

écrit sur le déracinement.

Pour ces raisons, j’aimerais amorcer ma propre exploration de ce sujet avec une définition, ou

peut-être plusieurs, de cette problématique telle que je l’entendrai au fil de cette thèse. En plus de

1
l’établissement d’un cadre terminologique précis, le but de ce chapitre est de mettre en place les

objectifs de mon étude, de soulever les questions cruciales qui me préoccupent et de jeter les

fondements du paysage théorique sur lequel j’appuie mes divers arguments.

Alors, qu’est-ce que le déracinement, et plus précisément, qu’est-ce que le déracinement en

tant que « paramètre » de l’œuvre romanesque ? En tant que ressort fictionnel, le déracinement

est un évènement propice à la narration parce qu’il induit le changement, déroute, déstabilise et

convie l’hybridité spatiale, linguistique et identitaire. Selon les règles du schéma narratif

traditionnel, l’évènement qui enlève le héros à son milieu d’origine perturbe la situation initiale

et induit le déséquilibre, voire dérègle le récit jusque dans sa forme. Mais il va de soi que le

déracinement n’est pas une problématique purement littéraire, au contraire, et les grandes vagues

migratoires des vingtième et vingt-et-unième siècles en attestent. Par conséquent, appliquer son

étude au champ du roman m’engagera à considérer de nombreuses questions d’ordre culturel

qu’il me faudra ensuite connecter avec le texte et articuler dans une perspective littéraire. C’est là

tout le défi intellectuel d’une telle analyse ; mais sa récompense n’est pas des moindres, car à la

clé, on verra s’engager une véritable conversation entre le roman et son contexte. Le

déracinement, lorsqu’on choisit de le considérer comme un axe de lecture privilégié, invite non

seulement à disserter sur le caractère fondamentalement instable des situations et des identités

(de l’être, du personnage romanesque, de l’écrivain), mais aussi à réfléchir sur la place et

l’influence de la littérature dans le monde. On ne peut étudier la littérature du déracinement sans

devoir sortir du champ disciplinaire littéraire : il faut accepter de se pencher sur d’autres

domaines comme l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la sémiologie, la politique, la

philosophie ou la psychologie. Ma définition sera donc par essence plurielle–et elle profitera de

cette importante fluidité conceptuelle sans laquelle elle demeurerait tout simplement imprécise.

2
La métaphore du rhizome

Polyvalente, la notion de déracinement suppose une difficulté conceptuelle qui fait aussi sa

richesse. En consultant le dictionnaire Larousse, on voit que le déracinement est « l’action de

déraciner » ou « le fait d’être déraciné, arraché » (Déf. 1). Il s’agit donc d’abord d’une acception

organique, botanique même, enlèvement d’un élément à son milieu naturel, et il me semble que

cette image implique une certaine violence. L’extraction des racines laisse le sujet amputé, mais,

comme pour une plante, la trace des racines subsiste ; la transplantation dans un milieu nouveau

le modifie à jamais intrinsèquement sans toutefois pouvoir annihiler la présence constitutive des

racines. Selon les cas, le sujet peut alors se trouver seul avec la conscience de ses racines tandis

qu’il semble parfaitement assimilé au nouvel environnement, ou bien se faire remarquer par ceux

qu’il côtoie à présent par sa non-appartenance originelle, par sa différence. En dépit de sa

simplicité, je tiens à cette analogie botanique pour expliquer la signification humaine première

du déracinement, car elle met en évidence l’idée que je continuerai d’exploiter : tout

déracinement comporte, par définition, une dimension brutale et traumatique au caractère

indélébile. Le déracinement, même s’il représente un point fini dans le temps, un évènement,

marque dans l’existence et dans l’écriture une transition à la fois inachevée et interminable.

Pour préciser cette définition, j’aurai aussi recours à la métaphore du rhizome, telle que la

formulent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le second tome de Capitalisme et schizophrénie.

Ils établissent, dès l’introduction, leur volonté profonde d’appliquer une méthode d’analyse

originale:

Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de

segmentation, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des

mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées

3
d’écoulement d’après ces lignes entrainent des phénomènes de retard relatif, de viscosité,

ou au contraire des précipitations et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses

mesurables, constitue un agencement. C’est une multiplicité–mais on ne sait pas encore

ce que le multiple implique quand il cesse d’être attribué, c’est-à-dire quand il est élevé à

l’état de substantif. (9-10)

Ils donneront le nom de rhizome à cette approche ; or, toujours en botanique, le rhizome signifie

« touffe de racines ». Deleuze et Guattari mettent ce fait naturel au service d’une théorie

philosophique inédite et poststructuraliste, démontrant qu’une structure ne suit pas

obligatoirement de ligne hiérarchique, et que les doxas binaires et combinaisons dualistes ne

suffisent pas (ou plus) à capturer la nature complexe de tout système, de toute création. Il me

semble pouvoir directement lier cette idée à la situation pratique du sujet déraciné, mais aussi à

sa problématique ontologique et par conséquent à sa production littéraire. Si la base, ou les

racines, trouve son origine dans plusieurs branchements, au sein desquels tout élément peut

potentiellement affecter tout autre, car tous sont connectés bien que ne possédant pas de centre,

alors le déracinement contient un nombre infini de modalités. Ceci me conduit à penser l’identité

et l’écriture du déraciné comme essentiellement rhizomatiques, ou plus rhizomatiques que toutes

autres (ce qui ne revient pas à dire que la littérature du déracinement serait plus riche ou plus

complexe que les autres). À l’instar de Deleuze et Guattari et en exploitant plusieurs points

cruciaux de leur texte, je voudrais préciser les implications de ce constat en les énumérant une

par une et en prenant quelques exemples relatifs aux trois auteures qui me préoccuperont par la

suite : Marguerite Duras, Annie Ernaux et Marie NDiaye.

Considérons d’abord les « Principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point

d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » (13). La figure du

4
rhizome se caractérise par ses innombrables connexions internes qui suivent une logique

aléatoire lui appartenant exclusivement. Ces connexions ne peuvent ni ne veulent se délier les

unes des autres. À mon sens, les statuts particuliers dans le paysage du roman français

contemporain dont jouissent Duras, Ernaux et NDiaye (puisque les critiques aiment à les

qualifier d’inclassables), en dépit de la cohérence intrinsèque incontestable de leurs œuvres

respectives et des liens de celles-ci avec la réalité sociopolitique du monde qui les entoure au

moment de l’écriture, relèvent du rhizome parce que leurs géométries sont purement internes.

Elles ne participent pas d’un mouvement littéraire spécifique mais ne rejettent pas forcément les

grands courants non plus. En quoi cela informe-t-il la question du déracinement ? Le

déracinement est à la fois un départ et une arrivée ; il est une ablation toujours incomplète ; il est

connexion parfois invisible, voire indicible, au commencement du moi et au monde antérieur. Le

déraciné entretient une relation unique avec ses origines et Duras, Ernaux et NDiaye proposent

une œuvre qui elle aussi entretient une relation tout à fait particulière avec le reste de la

littérature.

Nous l’avons vu, le déracinement, qu’il soit volontaire ou imposé, est toujours une rupture

entre le milieu originel et le milieu nouveau. Deleuze et Guattari expliquent le rôle de la rupture

dans la figure rhizomatique : « Principe de rupture asignifiante : contre les coupures trop

signifiantes qui séparent les structures, ou en traversent une. Un rhizome peut être rompu, brisé

en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres

lignes » (16). Pour le moi déraciné, le déracinement en tant que pure contingence modifie le

psychique et l’organisation de la pensée sans toutefois occasionner de mutation radicale.

Autrement dit, si l’on nomme a l’environnement originel, b le nouvel environnement et x le

résultat de cette transplantation qui est à la fois une addition, une soustraction (et peut-être

5
surtout une équation dans laquelle x représente une possibilité infinie de combinaisons de a et

de b), alors le monde intérieur du déraciné tient à la fois de toutes les variables de x, et d’aucune.

a absorbe b, ou b absorbe a, l’on ne sait ; quoi qu’il en soit, l’absorption ne s’accompagne pas

d’une dissolution. Si a se voit modifié sous l’influence de b, et vice-versa, aucun ne se laisse

engloutir par l’autre. x résulte d’une continuité faite de discontinuités spatio-temporelles et

ontologiques. Ceci confirme la subsistance irrésistible et imprévisible du traumatisme. Si rupture

il y a, la séparation nette est impossible. Parfois, l’écriture représente le seul ou le dernier lien

avec les origines ; d’autres fois, le retour physique, géographique, met en évidence les

connexions. Ainsi Annie Ernaux note-t-elle, lorsqu’elle publie Retour à Yvetot: « Comme ne

l’est aucune autre ville pour moi, [Yvetot] est le lieu de ma mémoire la plus essentielle, celle de

mes années d’enfance et de formation, cette mémoire-là est liée à ce que j’écris, de façon

consubstantielle. Je peux même dire : indélébile » (69). Cette approche, qui refuse le

déterminisme, invite au dépassement de toutes les dichotomies.

Le moi déraciné tout comme le roman du déracinement fait se coïncider deux vécus ou deux

ressentis de l’origine. L’hybridité l’emporte, comme le soulignent Deleuze et Guattari: « C’est

peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples »

(20). Pour reprendre les termes de mon équation, l’unique certitude dont nous disposons sur la

valeur de x est que x est et demeurera influencé par a et par b, mais nous ne pouvons ni prédire ni

mesurer cette influence. Si l’incertitude et la mutabilité de x posent problème, elles établissent

cependant surtout sa profondeur et son énergie. Deleuze et Guattari concluent : « Plus encore,

c’est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui ont manifesté ce sens rhizomatique, ont su se

mouvoir entre les choses, instaurer une logique du ET, renverser l’ontologie, destituer le

fondement, annuler fin et commencement » (37). J’ajouterai donc que selon moi, la littérature du

6
déracinement se déploie également sous un régime rhizomatique. a, b et x coexistent,

s’enchevêtrent et fusionnent pour donner lieu à un texte nécessairement polyphonique. À l’instar

de Deleuze et Guattari, le concept de déracinement tolère mal la pensée structuraliste. Dès lors, il

convient de l’étudier avec une attitude ouverte à tous les possibles, et même à l’étrange (nous le

verrons avec Marie NDiaye).

La figure du rhizome sert ma définition du déracinement en ce qu’elle expose une disposition

identitaire originale et complexe, voire une crise ontologique, et par là même, un maniement

nouveau de l’écriture. Pour le dire comme Habiba Sebkhi :

Le rhizome est cette figure en perpétuelle structuration et l’individu issu de l’immigration

est celui qui traduit le mieux l’idée de direction rompue, de prolongement et de variations

inhérentes au rhizome. Il est celui qui décapite l’arbre pour le mettre à plat. Il renonce à

l’identité univoque et ne coince les origines dans aucune essence, aucune forme

prédicative. (45)

Par ailleurs, comme Deleuze et Guattari nous incitent à « percevoir les choses par le milieu, et

non de haut en bas ou inversement, de gauche à droite ou inversement » (34), je souhaite

considérer le roman comme cet espace central, ce carrefour choisi par l’écrivain pour y faire se

croiser, se mélanger et se bousculer toutes les données du déracinement. Le roman devient le lieu

et l’opportunité du renouveau. Le sujet déraciné doit se réinventer puisqu’il est hybride. Avec

cette idée s’impose la question suivante : l’écriture peut-elle être considérée comme moyen de la

réconciliation entre les racines et l’environnement secondaire ? Fonctionne-t-elle comme une

réponse à l’anxiété ? Pour chaque auteure, la réponse varie, et je le montrerai plus tard. La

métaphore du rhizome selon Deleuze et Guattari permet d’identifier l’angle sous lequel la

problématique du déracinement devrait être étudiée, et encourage l’ouverture au champ des

7
possibles ontologiques et littéraires qui me semble nécessaire lorsque l’on commence à aborder

ce sujet. Avec la mobilité géographique et sociale vient une perspective élastique qui, parce

qu’elle contamine voire détermine l’écriture, impose au chercheur l’adoption de points de vue

flexibles–et je tacherai de me tenir à cette posture.

Définitions pratiques

Traitons à présent de définitions plus pratiques du terme de déracinement. Je l’ai dit, il s’agit

d’abord d’un évènement, d’un point concret de séparation. Ses circonstances peuvent, sans s’y

limiter, relever des situations suivantes, que je vais ici lister et définir à l’aide du dictionnaire

Larousse:

La déportation : « Transfert et internement dans un camp de concentration situé dans une

région éloignée. » et « Peine politique perpétuelle, afflictive et infamante, exilant le condamné

dans un lieu déterminé » (Déf. 2). Notons que cet exemple sera peu utile dans mon étude, car

aucun des textes que je m’apprête à examiner ne met en avant cette situation.

L’exil : « Situation de quelqu’un qui est expulsé ou obligé de vivre hors de sa patrie. » et

« Situation de quelqu’un qui est obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, où il aime

vivre ; ce lieu où il se sent étranger, mis à l’écart » (Déf. 3). Ce mot revient souvent dans les

études sur le déracinement, et je remarque que certains l’emploient comme synonyme au lieu de

contexte. Or, si tout exil est un déracinement, tout déracinement n’est pas un exil. La notion de

départ forcé doit être prise en compte. Personne n’oblige Lucien de Rubempré à quitter

Angoulême ; les sept étudiants des Déracinés se voient invités à Paris par leur professeur, et non

contraints de le suivre ; dans Les armoires vides, Denise Lesur, bien que tiraillée entre deux

milieux, apprécie d’avoir pu s’échapper de son village natal. J’admets pourtant que dans certains

cas (peut-être les plus intéressants) la question de l’exil se pose et donne lieu à une discussion

8
qu’il faudra prendre en compte. On peut par exemple se demander si Fanny, dans En famille de

Marie NDiaye, est davantage une exilée qu’une déracinée, car après tout, sa famille entière la

rejette ; le personnage de Rosie Carpe, il me semble, présente une situation encore plus ambigüe

lorsqu’il s’agit de différencier le déracinement de l’exil. Chez Marguerite Duras, la difficulté se

pose également, par exemple avec la protagoniste de L’amant, qui n’a pas choisi de naître

française en Indochine et qui ne se voit pas nécessairement comme une exilée, ou même comme

une expatriée. Il nous faudra conduire une analyse détaillée du récit pour tenter de saisir ces

nuances contextuelles. Si leurs conséquences sur la psychologie des personnages semble

relativement évidentes, nous verrons en quoi elles influent tout autant sur le système narratif.

Cela dit, les penseurs de l’exil, et en particulier de l’exil des femmes, contribuent largement à

mon étude du déracinement. Dans leur récent ouvrage Femmes et exils : formes et figures,

Dominique Bourque et Nellie Hogikyan donnent une définition de l’exil qui privilégie

l’expérience humaine à la sémantique : « Dans tous les cas, il est empêchement d’être là où l’on

désire être. Ce là, loin de se réduire à un lieu, peut être une communauté, une langue, un état de

liberté ou un espace de résonance intellectuel, politique, affectif, etc. » (2). En partant de cette

idée, j’ajouterais que le déracinement est alors la difficulté à saisir ce « là » que le déraciné porte

en lui à jamais. Si l’exil est l’expérience du retour impossible, le déracinement est l’expérience

de l’attachement immuable aux origines. Exil et déracinement se rejoignent dans la douleur, le

désir et l’irrévocabilité. Anne Thibeault-Bérubé, qui a contribué à Femmes et exils : formes et

figures, confirme:

Quelles qu’en soit les circonstances ou la catégorie conceptuelle dans laquelle il se classe,

l’exil sous toutes ses formes contribue à la création de deux espaces-temps, celui du lieu

passé auquel se rattachent les notions de déracinement, de nostalgie et peut-être de

9
stagnation et du lieu présent qui dégage une solitude, une aliénation voire un

épanouissement. Par ailleurs ces deux espaces-temps sont reliés entre eux par un

mouvement vers l’avant, un passage à travers le temps et l’espace, un phénomène

irréversible. (48)

La corrélation est nette ; et bien qu’il faille prendre garde à ne pas confondre ces deux notions, la

théorie de l’exil renseigne sur le déracinement et j’y aurai souvent recours, car, comme le

souligne Édouard Glissant dans Poétique de la relation : « De l’exil à l’errance, la mesure

commune est la racine, qui en l’occurrence fait défaut » (23).

L’expatriation : « Action d’expatrier » (Déf. 4). Donc : Expatrier : « Expulser quelqu’un ou

l’envoyer loin de sa patrie ; exiler » (Déf. 5). Lacunaire, cette définition oublie de préciser que

l’on peut s’expatrier, c’est-à-dire, toujours suivant le dictionnaire : « Quitter volontairement sa

patrie, partir en exil » (Déf. 6). La mère de L’amant a décidé de s’expatrier, et de ce fait, donne

naissance à des enfants qui ignorent presque qu’ils sont français. Plus tard, quand il faudra

« rentrer » en France, il ne s’agira pas pour sa fille d’un retour aux sources mais d’une

découverte totale. De manière générale dans ma thèse, j’admettrai donc les figures parentales

comme les lieux ultimes et mobiles, donc instables, des origines. Puisque le terme de

déracinement suppose la présence de racines, nous devrons nous demander en quoi ce type

d’expatriation, particulièrement complexe, rend difficile voire impossible toute reconnaissance et

légitimation de ces dernières, et donc toute forme de cohésion psycho-ontologique si ce n’est à

travers l’écriture.

L’immigration : « Déplacement volontaire d'individus ou de populations d'un pays dans un

autre ou d'une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou

10
culturelles » (Déf. 7). J’emploierai ce terme fréquemment, car je pense que toute immigration,

qu’elle soit géographique ou sociale, est un déracinement.

La migration : « Déplacement volontaire d'individus ou de populations d'un pays dans un

autre ou d'une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou

culturelles » (Déf. 8). J’ai choisi d’inclure cette définition, bien qu’elle soit le calque parfait de la

précédente, parce cette homologie ne me paraît pas tout à fait juste. D’abord, on parle souvent de

migration forcée, tandis que l’immigration est toujours intentionnelle, réfléchie et axée sur des

objectifs précis (l’immigration coloniale en est le parangon). Étymologiquement, le terme

signifie « passage d’un lieu à un autre » (du latin migratio) et ne possède pas d’autres

connotations–je me contenterai de cette acception élémentaire au cours de mon travail, tout en

respectant les nuances qui existent à mon sens entre « immigration » et « migration ». Je pense

toutefois que toute migration participe aussi d’une forme de déracinement, et que, ne

présupposant pas toujours d’intention et d’organisation, elle peut aussi relever de la fuite ou de

l’errance–deux circonstances qui changent la donne et produisent donc un texte aux implications

différentes.

La mobilité : « Propriété, caractère de ce qui est susceptible de mouvement, de ce qui peut se

mouvoir ou être mû, changer de place, de fonction » (Déf. 9). Voici un nom qui se révèlera

particulièrement important lorsqu’il s’agira de commenter l’œuvre d’Annie Ernaux car en

sociologie, on parle fréquemment de mobilité sociale. Assurément, on ne peut considérer Ernaux

comme une immigrée ; mais (et elle le revendique) Ernaux a bien migré, elle s’est déplacée,

déracinée. Ce déracinement géographique d’Yvetot à Rouen et ensuite Paris, afin d’étudier, de

devenir professeure puis écrivaine, s’accompagne d’une mutation sociale. Le milieu intellectuel

parisien remplace le milieu rural peu instruit ; mobile, Ernaux change peu à peu de classe sociale.

11
Pour elle, la mobilité n’est autre qu’un objet de désir, une intention claire, pour laquelle elle

travaille depuis l’enfance ; plus qu’une simple capacité telle qu’indiquée par le dictionnaire, il

s’agit ici d’une véritable volonté. Ainsi le sociologue Pitirim Sorokin définit-il la mobilité

sociale dans son ouvrage Social and Cultural Mobility : « By social mobility is understood any

transition of an individual or social object or value–anything that has been created or modified

by human activity–from one social position to another » (133). À mon avis, entrer dans une

nouvelle classe sociale relève tout à fait d’une forme de déracinement. Si l’on n’appartient pas à

deux classes sociales simultanément, dans un schéma rhizomatique, on ne peut jamais

complètement rompre avec celle dont on vient. La présence de parents à elle seule représente

l’impossibilité de prendre ses distances pour de bon, surtout si eux n’ont pas connu d’évolution

sociogéographique. Leur propre immobilité met en lumière et problématise le geste de l’enfant

déraciné. De plus, l’individu qui parvient à pénétrer dans une classe sociale plus élevée que la

sienne peut se trouver, tout comme l’immigré et l’exilé, confronté au regard des autres sur sa

différence, et peut se voir comme un parasite ou souffrir d’un syndrome de l’imposteur plus ou

moins fragilisant. Je développerai ces idées lors de mon étude sur Ernaux, mais il me semble

essentiel de souligner que la notion de mobilité, en particulier telle que la sociologie la conçoit,

joue un rôle majeur dans ma vision du déracinement.

Le voyage : « Action de voyager, de se rendre ou d’être transporté dans un autre lieu. » et

« Action de se rendre dans un lieu relativement lointain ou étranger ; séjour ou périple » (Déf.

10). Le voyage constitue un déracinement d’ordre temporaire. La coupure, même provisoire,

avec le milieu premier fournit l’opportunité d’une réflexion socio-culturelle comparative et

parfois aussi d’une méditation plus centrée sur le moi. Les exemples romanesques ne manquent

guère dans la littérature française. De Jean de Léry qui écrivit Histoire d’un voyage fait en la

12
terre du Brésil, autrement dite Amérique au XVIème siècle à nos contemporains Patrick Deville

et Christine Montalbetti, en passant par Montesquieu, Voltaire, Loti, Lamartine, Nerval,

Flaubert, Michaux ou Céline, pour ne citer qu’eux, on voit comment le roman du voyage a pu

devenir un genre à part entière. Notons que ce n’est pas le cas de la littérature de la migration;

mais il semblerait que, depuis quelques années, l’intérêt des chercheurs pour cette expression

littéraire des problématiques de la mobilité grandit. Parallèlement, la croissance exponentielle du

nombre de migrants et de réfugiés dans le monde laisse penser que cette littérature n’aura de

cesse de se manifester. Dans le cadre de mon étude, je m’intéresse au récit de voyage en tant que

genre pour plusieurs raisons : ses modalités les plus commentées comme son exploitation de

l’espace dans le roman, ses regards sur l’étranger ou la formation du moi par le dépaysement

orientent en partie mon analyse de l’écriture du déracinement. De plus, en ce qui concerne

Marguerite Duras et Marie NDiaye, le voyage constitue un topos souvent central qui nourrit la

notion de déracinement.

Parmi les termes dont je viens d’établir la liste, j’insiste sur le fait qu’aucun n’est synonyme

de déracinement. L’exil, l’expatriation, la migration, l’immigration, la mobilité sociale et le

voyage représentent de pures circonstances–déterminantes, certes, mais l’étude du déracinement

se concentre avant tout sur le rapport aux racines et sur l’expérience de la rupture avec elles.

De l’importance du récit de voyage

Il est important de reconnaître l’apport du récit de voyage et de la théorie littéraire qui

l’accompagne. En effet, le récit de voyage répond à certains schémas emblématiques dont la

connaissance facilite grandement toute inspection de la littérature du déracinement. L’histoire

même du récit de voyage montre comment celui-ci n’a eu de cesse de renouveler son

engagement envers les grands courants de pensée de son temps, bien qu’il fût souvent considéré

13
comme un sous-genre peu sophistiqué et donc largement ignoré des critiques. Je crois que la

notion de déracinement telle que je viens de la définir connaît une mésaventure similaire : on

s’intéresse plus à ses contingences qu’à sa valeur en tant que concept.

Pourtant, le déracinement en littérature fait lui aussi sens de la modernité, et mérite l’attention

que j’ai choisi de lui porter. Dans les romans de Duras comme dans ceux de NDiaye (ceci

concerne moins Ernaux, mais les caractéristiques principales du récit de voyage peuvent

s’appliquer à la problématique de la mobilité sociale, on le verra), on compte un nombre

impressionnant de voyages et de voyageurs. J’en veux pour preuve des textes comme, pour

Duras, L’amant, La pluie d’été, La vie tranquille ou Les petits chevaux de Tarquinia, et, pour

NDiaye, En famille, Rosie Carpe, Trois femmes puissantes ou encore Un temps de saison. Il en

existe bien d’autres, dont je parlerai dans les chapitres à venir, mais on comprend déjà que pour

ces deux auteures, le déplacement est un thème obsessionnel quoi qu’elles n’écrivent pas de

récits de voyage au sens traditionnel du terme. Pour ces raisons, je souhaite ici faire cas de la

forme typique du récit de voyage, car elle n’est pas sans relation avec le roman du déracinement,

lui plus multiforme, mais néanmoins héritier direct de cette tradition littéraire qu’est le récit de

voyage.

Dans son ouvrage Travel Literature and the Evolution of the Novel, Percy Adams note le

manque d’intérêt des chercheurs pour la littérature de voyage, du moins jusqu’à la publication

d’Orientalism par Edward Said en 1978. Alors qu’il retrace l’histoire du genre, Adams montre

que l’on aurait tort de continuer à mettre la littérature de voyage de côté car son évolution

constante ne s’est pas produite dans l’isolement. Au contraire, elle s’est développée au fil des

époques et des pensées en s’inscrivant non seulement dans son contexte politico-historique mais

aussi dans les divers courants et modes qui ont bouleversé le roman. Adams écrit: « Finally, the

14
récit de voyage cannot be a literary genre with a fixed definition any more than the novel is; it is

not even sui generis since it includes so many types of both by form and content » (282). Il me

semble d’ailleurs que la classification conventionnelle qui sépare le récit de voyage du roman n’a

pas ou plus lieu d’être; cette scission, motivée par l’idée que le récit de voyage est écrit dans le

souci de l’authenticité et du réalisme, se trouve désormais irrecevable. La dimension subjective,

fictionnelle et poétique du récit de voyage n’est plus à démontrer et de fait, de nombreux romans

se voient en partie configurés comme des récits de voyage. On trouve cette hybridité dans les

romans de Duras et de NDiaye que j’ai cités plus haut, et je crois qu’il vaut la peine de les

examiner avec certains outils de l’analyse textuelle usuellement réservés à la littérature de

voyage.

L’essai d’Adams constitue un guide intéressant pour qui souhaite comprendre la nature de

cette grammaire viatique, bien qu’elle n’y soit pas explicitement définie. Je vois dans la présence

des attributs constitutifs du récit de voyage traditionnel la formulation d’une stratégie narrative

susceptible de me renseigner sur la question du déracinement telle que l’auteure l’exploite. Aussi

m’interrogerai-je sur l’esthétique particulière du récit de voyage : j’étudierai tour à tour

l’utilisation du style descriptif, la notion de périple comportant des obstacles, la notion de quête

voire de conquête, la notion de dépaysement et de désorientation et la question du chez-soi, la

problématique des langages, la découverte de l’autre, et la formation du moi comme favorisée

par le déplacement. Comme le résume Karen Lawrence dans son essai Penelope Voyages:

Women and Travel in the British Literary Tradition:

Travel literature, however, by both men and women writers, explores not only potential

freedoms but also cultural constraints; it provides a kind of imaginative resistance to its

own plot. In flights of the imagination, as well as on the road, home is, of course, never

15
totally left behind. Indeed, the very search of the new in the literature of travel is itself

conventional; in romance, picaresque, adventure, exploration, and ethnography, surprise

is expected. That is why travel literature explores a tension between the thrilling

possibilities of the unknown and the weight of the unfamiliar, between a desire for escape

and a sense that one can never be outside a binding cultural network. (19)

Ce réseau culturel x, fait de différences et de paradoxes, construit l’identité du voyageur et du

déraciné, et pour chacune de mes auteures, je m’efforcerai d’en relever les traces et les tensions.

Je me demanderai ensuite quels sont les enjeux littéraires de tels parcours et de telles hybridités.

Notons que jusqu’ici, je n’ai pas évoqué Annie Ernaux, mais il sera en réalité judicieux

d’emprunter ces axes de lecture pour l’analyse de la migration sociale bien qu’il ne s’agisse pas

d’un voyage au sens littéral du terme.

Il ne faut pas oublier de remarquer que la littérature de voyage ne connaît pas seulement une

évolution formelle qui la rapproche du roman. Cette idée n’est pas développée par Adams, mais

j’observe aussi, à travers quelques ouvrages considérés comme canons du genre, un glissement

progressif quant au traitement du moi voyageur (or, c’est bien le moi qui m’intéresse dans le

traitement du déracinement, plus que l’analyse des milieux a et b). Pour l’historien Daniel

Roche, « La mobilité force ou freine la conquête de soi » (141). De ces deux circonstances

antithétiques, la littérature du déracinement gravite progressivement vers la première. Il est donc

intéressant de constater comment cette mutation s’opère et comment Duras, Ernaux et NDiaye

s’inscrivent dans cette évolution. Il existe deux moments-clés de la littérature de voyage : le

moment préfreudien, incluant toute œuvre parue avant l’année 1900, puis le moment freudien,

qui persiste aujourd’hui. La priorisation de l’exploration du moi et de la conscience personnelle,

au sein de textes a priori focalisés sur l’auscultation de l’extérieur, suit une logique spéculaire

16
dans laquelle l’espace reflète, plus ou moins nettement, l’ego et le subconscient. Mon propos

n’est pas de démontrer l’influence de l’avènement de la psychanalyse sur la littérature, car

d’autres l’ont fait. Le double apport de la psychanalyse à la littérature (d’abord, la démarche

psychanalytique inspire les auteurs ; ensuite, elle instruit les lecteurs et les chercheurs) ne se

discute pas, je pense. Mais le récit de voyage étant considéré comme singulier, il convient de

préciser qu’à cet égard, il n’est guère divergent, et son évolution prouve que le rayonnement de

la pensée freudienne fut sans limites. L’étude du déracinement profite sans doute des grandes

idées de la psychanalyse sur le moi et sur l’écriture du moi, et j’y reviendrai plus en détails par la

suite. En attendant, je propose une explication historique succincte de l’évolution du moi dans le

récit de voyage, avec quelques œuvres représentatives de leur temps. Une des grandes questions

sur le déracinement serait donc: si je ne peux concevoir le moi sans concevoir l’autre, que faire

quand l’autre est en moi, ou quand l’autre, c’est moi ?

Suivons donc un ordre chronologique et prenons pour premier exemple Histoire d’un voyage

fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique par Jean de Léry, publié en 1578. Dans ce cas,

et comme pour de nombreux récits de voyage anciens et traditionnels, l’auteur s’est

véritablement rendu au Brésil et a souhaité rendre compte de son expérience. Cependant, il faut

noter que l’ouvrage est écrit dix-huit ans après le retour de Jean de Léry ; on peut se demander

pourquoi ce dernier attend si longtemps avant de raconter son voyage (il s’explique dans la

préface, mais les historiens contestent la validité de ses propos)–de plus, en 1578, la France

continue de subir les guerres de religion, et de Léry, pasteur calviniste ostracisé après le

massacre de la Saint-Barthélemy, n’écrit pas ce qui s’est passé il y a vingt ans sans la perspective

de ces évènements traumatisants. En dépit de la promesse d’objectivité, on s’accorde à dire que

l’extrême violence religieuse de la fin du XVIème siècle a largement influencé cette œuvre, et de

17
plus, on peut s’interroger sur l’exactitude mémorielle des faits. Le texte, de nature explicative,

répond aux exigences clairement didactiques de son auteur, et on pourrait même dire qu’il

marque les tous premiers pas de l’ethnologie. La description des indigènes obéit à une stratégie

toujours comparative : leur comportement n’est dépeint qu’à travers ce qui le rend différent de

l’habitus européen. Jean de Léry oppose le monde « sauvage » au monde occidental « civilisé »

et n’écrit pas sans préjugés culturels et surtout religieux. Avec cette évaluation manichéenne des

hommes qu’il observe, Jean de Léry met en avant une classification qui deviendra norme pour

les récits à venir : si la littérature de voyage est une littérature de la rencontre et de la découverte

de l’altérité, elle est aussi et surtout une littérature de la hiérarchie et de la domination

occidentale. Bien qu’il encourage quelques rares fois ses lecteurs à s’interroger sur leurs propres

comportements, Jean de Léry propose un récit de voyage qui se préoccupe avant tout de l’autre

et de son infériorité. En tant que pasteur, il s’approprie le droit de définir l’autre ; en tant

qu’auteur, son parti-pris s’attache au collectif et non au personnel. La conscience du moi

moderne n’existe pas encore.

Plus tard, en 1721, Montesquieu publie les Lettres persanes. Incontestablement, il s’agit là

d’un roman car les lettres qui le composent sont fictives. Montesquieu profite de la mode des

voyages et de l’Orient pour rédiger un texte qui critique le peuple français et son assujettissement

à la personne du roi. La correspondance imaginée de deux voyageurs persans, Usbek et Rica,

offre un commentaire mordant sur la société française et son rapport à la religion, au

nationalisme, à la raison et surtout au système monarchique dont elle serait esclave. Pour

comprendre les enjeux de ce regard étranger sur la France, il convient d’admettre qu’il s’agit en

fait du regard d’un homme des Lumières, un français, un philosophe que sa patrie déçoit.

Montesquieu se sert de la dimension étrange et incomprise de l’Orient dans sa critique du

18
familier ; en ce sens, on peut dire que l’exotique et l’altérité inspirent l’introspection. Mais là

encore, l’optique est collective et non individuelle. On ne trouve pas dans les Lettres persanes

d’engagement du moi.

En 1759, Voltaire publie Candide ou l’optimisme. Découvrant le monde et ses imperfections,

Candide fait l’expérience des horreurs de la réalité moderne telle que Voltaire la perçoit. Celui-ci

promène et malmène son personne éponyme à travers le monde entier, mais le récit s’inquiète

bien moins de la souffrance psychologique qui s’ensuit que de la détraction implicite de théories

sur Dieu comme celles de Leibniz, auxquelles Voltaire s’oppose farouchement car elles

promeuvent non seulement la naïveté et le fatalisme mais aussi la monarchie de droit divin.

Candide ne possède pas les moyens de l’introspection car sa conscience n’est que préjugés et

impulsions ; il représente tout ce que Voltaire ne supporte pas. Candide est un récit de voyage

engagé au nom de la société entière.

On le voit bien, les philosophes des Lumières apprécient le récit de voyage en ce qu’il

représente l’opportunité d’une réflexion critique plus ou moins déguisée ; c’est évident dans le

cas de Montesquieu, qui se présente comme le simple traducteur des Lettres persanes, dont il

aurait trouvé le manuscrit par hasard. Chez Voltaire, qui vécut dans la crainte constante d’être

puni pour ses écrits et emprisonné, la peur de la censure n’est pas moins présente. Le récit de

voyage permet donc de masquer une démonstration logique et cinglante de la nécessité de

réformer la société sous une allure légère et souvent humoristique qui possède l’avantage de

déplacer la critique d’un espace réel et problématique, la France, à un espace autre, soit lointain,

soit imaginaire.

Au siècle suivant, le goût pour la littérature de voyage ne faiblit guère, mais la Révolution est

terminée, et avec elle, les priorités intellectuelles se modifient. Certains écrivains du voyage

19
demeurent d’importants porte-paroles politiques mais ne défendent plus les valeurs chères aux

Lumières. Le colonialisme connaît un essor, et avec lui, la fascination pour l’Orient s’intensifie.

Les romantiques se posent souvent comme des orientalistes ; le désir de libération de

l’imagination et du style, en réaction au rationalisme des Lumières, trouve dans le voyage

l’ouverture dont il a soif. L’amélioration des moyens de transport rend enfin l’Orient plus

accessible et permet aux écrivains de s’évader pour un temps et d’ainsi ranimer l’expression

littéraire. Ainsi le mouvement romantique intègre-t-il quelques éléments caractéristiques qui

étaient, avant lui, propres au récit de voyage, tels que la description de la nature, le goût du

pittoresque ou encore le fantasme d’évasion. Avec Chateaubriand pour précurseur, le

romantisme s’imprègne d’orientalisme : l’écriture expose le moi en souffrance et projette ses

douleurs sur la nature qui devient alors plus objet ou prétexte que véritable sujet romanesque.

Une spécularité pure, désintéressée, naît du mariage entre romantisme et orientalisme et fait de

cette association un moment charnière dans l’histoire du récit de voyage. René, publié en 1802,

marque le début d’une nouvelle pratique littéraire qui consiste à projeter les sentiments du

narrateur sur la description de la nature. Pour les romantiques, la nature en général mais surtout

lorsqu’elle est étrangère représente le possible, l’infini et le rêve. Alors, le voyage en Orient puis

l’écriture de la visite deviennent quasiment passages obligés dans la formation de l’écrivain

romantique. Les plus grands s’y essaient : Gautier, Nerval, Flaubert, Lamartine. Dans Boussole,

son dernier roman, Mathias Enard fait de l’Orient un lieu culturel sacré et rend compte de la

répercussion significative du voyage vers l’Est sur les pratiques littéraires de Nerval et de

Lamartine :

Elle [Sarah] racontait la passion que Lady Hester inspira à Lamartine, le poète orateur,

l’ami de Liszt et de Hammer-Purgstall, avec lequel il partage une histoire de l’Empire

20
ottoman : pour les Français, un poète sans égal, mais aussi un prosateur de génie–comme

Nerval, mais dans une moindre mesure, Lamartine se révélait dans son voyage en Orient,

sortait de ses gonds parisiens, ouvrait sa phrase ; le politicien s’affranchissait, face à la

beauté de l’inconnu, de ses effets de manche et de son lyrisme toussotant. (133)

Le XIXème siècle modernise la littérature du voyage et inaugure une véritable écriture du

moi. Cependant, je ne peux choisir cette période comme moment de rupture dans le traitement du

moi par le récit de voyage, car ce renouvellement reste incomplet et même contredit par la

littérature coloniale qui s’ensuit. Bien que la révolution freudienne soit sur le point de

bouleverser la vision classique du sujet et de la conscience, la nouvelle sensibilité psychique qui

émerge au XIXème siècle ne fait qu’ouvrir un chemin. Les romantiques jouent un rôle certain

dans ce qui deviendra la pensée psychanalytique mais ne l’inventent pas. Freud, on le sait, fut un

grand lecteur de Goethe et de Schiller ; comme le montre l’essai intitulé Freud, Judéité,

Lumières et Romantisme, par les deux historiens de la psychiatrie et de la psychanalyse

Madeleine et Henri Vermorel, le romantisme allemand aura eu une influence directe sur Freud et

son exploration de l’inconscient. En ce sens, le romantisme doit être considéré comme l’annonce

de la rupture. De plus, il existe aussi au XIXème siècle, particulièrement dans sa seconde moitié,

une mode du récit de voyage moins connectée à l’idéologie romantique et plus focalisée sur

l’objectif politique de la colonisation. Les piliers de cette littérature intéressée, dont la valeur

artistique demeure discutable car elle est plus citée par les historiens du racisme que par les

critiques littéraires, se nomment Joseph Arthur de Gobineau, Émile de Wogan, ou, un peu plus

tôt, René Caillié.

Parmi ces voyageurs qui choisissent d’écrire, le plus intéressant d’entre eux est sans doute

Pierre Loti, qui poursuit simultanément une carrière militaire et littéraire, et peut être présenté

21
comme l’archétype du colon écrivain. Populaires, les récits de voyage de Loti ravivent la mode

de l’orientalisme à la fin du XIXème siècle. Son œuvre, d’inspiration autobiographique, est

immense et le débat qu’elle occasionne sur la personnalité de son auteur ne connaît pas de fin :

Loti fut-il homme d’ouverture, ou xénophobe éhonté ? Soumis aux principes du colonialisme,

Loti se soucia surtout de jouer les bons soldats et de montrer, par ses actions et ses écrits, que

l’homme occidental a toutes les raisons de s’approprier le monde oriental, qu’il estime ignorant

et désorganisé. Loti croit rendre service. Son discours, séduisant car il anoblit la nature,

s’accompagne néanmoins d’une critique parfois méprisante de la culture indigène. Loti incarne

la condescendance fascinée qui caractérise le colonialisme et n’utilise ses descriptions de

l’homme sauvage que pour se mettre en valeur en tant que conquérant. En plus de sa recherche

passionnée de l’exotisme, c’est la supériorité de sa propre personne qui l’obsède, car il ne

cherche pas à se fondre dans les milieux qu’il explore mais plutôt à protéger ses privilèges

d’envahisseur. L’observation de l’étranger est chez Loti un anti-relativisme culturel, une excuse

pour parler de soi, en dépit de sa tolérance des indigènes. Loti symbolise la difficulté de

l’Occident à penser l’humanité en dehors de ses propres présomptions. Certains critiques

perçoivent chez lui une capacité à l’introspection, car il se dépeint comme rêveur,

contemplateur et fait souvent preuve de lyrisme littéraire, voire de mélancolie et de passion;

d’autres, que je rejoins plus volontiers, soulignent que Loti est un hyperactif qui écrit dans le

dessein de la création d’un mythe personnel. En ce sens, le récit de voyage tel que l’entend Pierre

Loti n’existe pas sans le moi à son centre, mais ne révolutionne pas pour autant le genre car il

semble avoir pour fondements un projet politique de domination tel que dicté par l’Empire, et

une ambition personnelle d’aventures et de conquêtes incessantes.

22
Au début du XXème siècle, alors que la recherche et les expériences de Freud commencent à

se diffuser, l’expression artistique n’échappe pas au bouleversement philosophique

qu’occasionne la théorie psychanalytique, et avec elle, la littérature de voyage se voit renaître.

Paradoxalement, ceci ne concerne pas ou peu les auteurs qui, véritables voyageurs modernes,

parfois reporters (Victor Segalen, Raymond Roussel, Albert Londres, Joseph Kessel, et plus tard,

Michel Butor, Nicolas Bouvier ou encore J. M. G Le Clézio à ses débuts) continuent d’exploiter

la forme traditionnelle du récit de voyage. Peut-être tiennent-ils des carnets, qu’ils publient,

comme leurs prédécesseurs le firent souvent ; peut-être se sentent-ils investis d’une mission de

nature plus journalistique que littéraire. En tous les cas, la grande tradition du récit de voyage en

tant qu’exploration du monde survit avec eux. Mais il existe une dimension supplémentaire à ce

continuum, qui révolutionne tranquillement le récit de voyage et transforme l’exploration du

monde en exploration du moi. Le sujet profond se questionne et se révèle lorsqu’il quitte son

milieu d’origine ; le voyage devient l’occasion ultime de l’introspection et la liberté de la

mobilité permet l’analyse des possibles ontologiques. L’altérité de l’étranger devient la mienne :

qui suis-je lorsque je ne suis pas chez moi, lorsque je suis loin de ceux qui me ressemblent? De

nombreux romans s’interrogent, qu’ils soient d’inspiration autobiographique ou non. Le premier

roman de Virginia Woolf, The Voyage Out, ainsi que Voyage au bout de la nuit de Louis-

Ferdinand Céline constituent selon moi d’excellents exemples car ils conservent tous deux une

structure littéraire viatique assez pure tout en exposant la complexité du mystère ontologique

telle que le déplacement la met en évidence. Il s’agit de deux discours aussi centrés sur la

mobilité que sur l’intériorité car ici, ces deux modalités se trouvent interconnectées. L’obsession

de l’ailleurs répond à une problématique psychologique (et morale, chez Céline). Ma

23
comparaison entre Woolf et Céline ne s’étend pas beaucoup plus loin mais sous cet angle, le

parallèle vaut la peine d’être mentionné.

Bien d’autres romans, dont certains de Marguerite Duras et d’autres de Marie NDiaye,

s’inscrivent dans cette mouvance ultramoderne qui envisage une certaine pratique littéraire de la

migrance dans laquelle le sujet se cherche et s’envisage à travers ses multiples positions

géographiques. La littérature met en question la réalité psychique, et le voyage est

particulièrement propice à cette observation des méandres de la conscience parce que, d’un point

de vue narratologique, il constitue un ressort romanesque efficace, déstabilisant le personnage,

mais aussi et surtout parce qu’il peut être traité comme métaphore de la quête de soi, exposant la

part étrangère du monde et celle inconnue, incomprise, parfois insupportable, du moi :

l’inconscient. Comme la psychanalyse, le voyage, la découverte ontologique ainsi que l’acte

d’écrire visent à la libération du moi. Ceci se voit d’abord chez Proust, car À la recherche du

temps perdu regorge de scènes de voyages (certaines imaginaires) et, surtout, de promenades,

donc d’espaces discontinus ; quant à la mémoire involontaire proustienne, c’est une forme

évidente de voyage intérieur. Mais là, le voyage fait exactement le contraire de ce qu’il promet,

puisqu’au lieu de déraciner, il rend les racines, il offre au narrateur la possibilité d’une intense

connexion au ça et aux origines. Quant aux auteurs du Nouveau Roman, ils comprennent que la

déterritorialisation du personnage romanesque sert leur vision d’un roman débarrassé de la

solidité et de la fixité du monde ; le voyage et le déracinement symbolisent la fragmentation,

l’étrangeté des choses et de l’intime. Cela se voit par exemple dans La jalousie de Robbe-Grillet,

La modification de Butor ou encore Enfance de Nathalie Sarraute.

Ce rapide survol du corpus littéraire viatique puis des œuvres contemporaines qui empruntent

au traditionnel récit de voyage montre que l’identité profonde du sujet mobile constitue, à

24
présent, l’essence de la question du voyage et donc du déracinement. Cette identité telle que les

déracinés en font l’expérience et telle que les modernes l’écrivent est fondamentalement

provisoire, mouvante (la question sera de savoir si cela veut dire qu’elle est insaisissable) et

toujours à venir. Pour le voyageur comme pour le migrant, le passé, la mémoire et les racines ne

suffisent pas : il faut énoncer le flou des origines et l’hybridité turbulente, déchirée du moi–la

donnée x ou forme d’Alètheia intemporelle du je déplacé, nécessitant un travail de dévoilement,

un apprentissage, et donc une complexification de l’écriture. En ce sens, l’affaire complexe du

déracinement n’est pas une tragédie : l’énergie créative immense qui en découle dans la

littérature à travers les âges le confirme.

Retour sur l’orientalisme et les études postcoloniales

Avec l’objectif d’une approche rhizomatique vient l’idée que la théorie littéraire ne suffit pas

pour étudier la question du déracinement, comme je l’ai mentionné plus tôt. J’affectionne tout

particulièrement le mot de Chantal Jaquet à ce propos dans Les transclasses ou la non-

reproduction (ouvrage auquel je vais abondamment me référer dans mon travail sur Ernaux) :

La pensée n’a pas plus de frontière que d’instinct de propriété. Elle se moque bien des

découpages institutionnels, car elle s’attelle à de nouveaux objets en se forgeant des

moyens de les appréhender. Elle se nourrit ainsi des sciences comme de la littérature, de

la philosophie comme de l’histoire ou de la sociologie. (15-16)

Je m’attacherai donc, comme Jaquet, à connecter la littérature aux autres sciences humaines, et

même à les confronter, dans l’espoir d’obtenir une évaluation du lien qu’elle entretient avec le

réel et avec le déracinement en tant qu’expérience tangible. Si l’analyse politique d’une vague

migratoire donnée est sans conteste directement liée à des faits concrets, qu’en est-il d’un

roman ? Bien entendu, il n’existe pas de réponse universelle à cette question, mais il me paraît

25
important de relever l’état de cette éventuelle connexion dont l’intensité, on peut le croire,

influence l’écriture puis la lecture du texte. Ceci constituera aussi un « état des lieux » de la place

occupée par la littérature parmi les autres sciences humaines, et la possibilité de ce constat ajoute

à l’intérêt de l’étude du déracinement.

Pour ces raisons, je remarque que la théorie littéraire n’est pas toujours la plus intéressante

pour mon analyse. Je suis loin de la mettre de côté, mais la réalité humaine de la mobilité et de la

séparation d’avec les racines rend nécessaire la prise en compte d’idées venues de l’observation

du sensible, comme celles de la sociologie ou de l’ethnologie dont les théories reposent non sur

l’art mais sur le factuel. On le verra, cette méthode nous rapprochera de l’expertise littéraire au

lieu de nous en éloigner. Par ailleurs, j’observe que la plupart des ouvrages sur la littérature du

voyage tiennent une attitude similaire même si l’auteur ne s’en justifie pas. Personnellement, je

préfère m’expliquer dès ce premier chapitre afin de ne pas surprendre mon lecteur. Il s’agit ici

d’un échange, d’un dialogue entre disciplines. Percy Adams lui-même souligne d’emblée qu’il a

fallu attendre les travaux d’Edward Said sur l’orientalisme pour stimuler la curiosité du monde

académique sur le sujet–or Said, certes théoricien de la littérature, est plus largement un

intellectuel qui utilise les textes dans le cadre d’une large réflexion culturelle, et son travail

constitue le parfait exemple du retentissement multidisciplinaire.

À ce propos, il faut noter que mon étude du déracinement, si elle se concentre sur le rapport

aux racines perdues et l’enjeu littéraire qui l’accompagne, est largement instruite par les théories

orientalistes et postcoloniales, qui englobent de multiples perspectives scientifiques. En ce qui

concerne mon chapitre sur Marguerite Duras et le déracinement, cela sonne peut-être comme une

évidence : Duras occupe une place unique, au carrefour des cultures françaises et francophones,

et il serait impossible de comprendre son œuvre sans envisager la dimension formatrice du

26
monde colonial dans sa vie et dans son œuvre. La figure du subalterne, terme que j’empreinte ici

directement à la théorie postcoloniale pour décrire l’être marginal, mis à l’écart de la société et

de la culture, est largement représentée dans l’œuvre durassienne. Il existe aussi une forme

importante de militantisme anticolonial dans les romans de Duras, qui fait d’elle une figure

notable de la pensée postcoloniale. Ainsi figure-t-elle, par exemple, dans l’essai de Richard

Laurent Omgba paru en 2004, La littérature anticolonialiste en France de 1914 à 1960, avec à

ses côtés Aimé Césaire, Frantz Fanon, Hô Chi Minh et Cheikh Anta Diop. On ne s’étonnera donc

pas de mon attachement aux théories qui nourrissent l’orientalisme et les études postcoloniales

dans le cas de Duras.

La situation d’Annie Ernaux pose davantage de questions à cet égard ; après tout, sa place au

sein de cette thèse peut être considérée inattendue voire problématique et si j’en suis consciente,

je pense néanmoins qu’elle joue un rôle critique dans l’exploration du déracinement et de son

aspect social. Je l’ai dit, Ernaux se revendique comme déracinée, et son œuvre atteste de cette

qualification et de l’anxiété qui en découle. La construction de l’identité narrative dans l’écriture

ernaussienne exploite l’hybridité, tente de s’accommoder du métissage des milieux a et b pour

mieux saisir la nature déconcertante de x. C’est pourquoi Ernaux occupe une place plus que

légitime dans mon travail, et il me semble que l’application critique des théories de Said, Bhabha

ou encore plus, de Glissant, sur un territoire qui n’est à l’origine pas le leur, la mobilité sociale,

permettrait un regard inédit sur la complexité du problème tout en offrant certains éléments de

réponse. Les enjeux du déracinement territorial ressemblent à ceux du déracinement social, et les

textes d’Ernaux nous guideront dans le repérage de ces similitudes qui suggèrent par leur

existence une certaine violence sociétale au caractère universel.

27
Marie NDiaye, quant à elle, attire l’intérêt des académiques dans le contexte des études

postcoloniales littéraires depuis déjà plusieurs années. Comme Duras et Ernaux, NDiaye

interroge le déracinement à travers la quasi-totalité de son œuvre et la plupart de ses textes

peuvent être lus sous l’éclairage de cette problématique. Née en France de mère française et de

père sénégalais, elle est élevée exclusivement par sa mère car son père rentre en Afrique alors

qu’elle n’a qu’un an. Elle reverra très peu ce dernier. Lorsqu’elle se révèle jeune prodige de la

littérature, avec un premier roman publié dès l’âge de dix-sept ans, les critiques peinent à

l’étiqueter : par conséquent, bien que française, NDiaye se trouve parfois (à tort, il me semble)

rangée dans la catégorie des auteurs africains et francophones. Ce qui me semble une erreur de

jugement n’enlève rien au fait que NDiaye, qu’elle l’admette ou pas, porte un certain discours

sur la migrance, la confusion des origines et la crise identitaire qui n’est pas sans appeler une

forme de ce que je nommerai la « question africaine » chez NDiaye. Cette parole convie, entre

autres, une démarche philosophique qui est celle du postcolonialisme, en tant qu’elle se charge

d’exposer les violences de la colonisation, de débattre de leurs modalités et conséquences, puis

de tenter de les dépasser. À son tour et par l’intermédiaire du romanesque, NDiaye adopte,

discrètement peut-être, un processus similaire de questionnement ontologique puis d’intégration.

Ses personnages les plus marquants, perdus, évoluent dans l’obsession de la quête personnelle, la

plupart du temps à travers la famille et le voyage. Au fil des textes, l’Afrique surgit ici et là ;

avec ou sans elle, il est toujours question d’une forme de déracinement. Notons aussi que si je

fais le choix de présenter ici la situation biographique singulière de Marie NDiaye, je n’y

reviendrai pas trop : imposants et souvent opaques, ses personnages suffiront à l’étude.

Quelques ouvrages fondateurs de la théorie postcoloniale (ceux de Said, de Homi Bhabha, de

Gayatri Spivak et d’Édouard Glissant) informent mon travail et participent du cadre conceptuel

28
nécessaire au dialogue intellectuel que j’entends entretenir sur la littérature du déracinement.

Pour cette raison, je souhaite maintenant fournir un bref résumé de ces théories. Je ne prétends

pas ici offrir une présentation complète, loin s’en faut, mais seulement introduire les quelques

idées cruciales grâce auxquelles j’ai pu étoffer ma réflexion sur le déracinement ainsi que mieux

comprendre les textes de mes trois auteures.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, Edward Said est l’aîné des quatre théoriciens auxquels je

me réfère et signe un des essais les plus commentés de la théorie postcoloniale, Orientalism. Il y

questionne les relations entre l’Ouest et l’Est, et y dénonce la représentation faussée que l’Ouest

se fait de l’Est d’un ton polémique, voire fiévreux. Cette représentation serait selon lui constituée

de généralisations et proviendrait d’un discours occidental hégémonique. L’Ouest chercherait à

faire taire l’Est pour mieux le dominer, le condamnant à demeurer l’autre, l’étranger et l’étrange.

Said encourage l’écoute et l’étude des voix marginalisées de l’Orient ; pour lui, la prise en

compte de la parole du marginal relève de la responsabilité politique et sociale des penseurs

occidentaux. Si le discours de Said se focalise sur la fracture entre Est et Ouest, ses idées sur la

nécessité de considérer la voix, parfois l’appel, de l’exclu, n’est pas sans rappeler la situation de

l’écrivain, de l’être ou du personnage déraciné. Écrire ou étudier le déracinement répond, en

partie, à cette carence, et en ce sens, ma thèse peut être qualifiée de Saidienne.

Toutefois, l’essai de Said auquel je m’intéresse le plus n’est pas Orientalism, mais Reflections

on Exile, publié en 1984. Je l’ai dit, si tout déracinement n’est pas exil, en revanche, tout exil est

aussi un déracinement, et pour cette raison, je ne peux ignorer les grands penseurs de l’exil dont

Said fait partie. Si cette collection d’articles me marque particulièrement, c’est d’abord parce que

Said y fait preuve d’une grande émotion lorsqu’il évoque la condition de l’exilé (qu’il considère

la sienne, puisque né à Jérusalem de parents palestiniens, il s’expatrie aux États-Unis avec eux

29
alors qu’il n’est qu’un enfant). Said définit l’exil comme « a condition of terminal loss » (173) et

l’on pourra débattre de cette radicalité pessimiste. L’expression d’une telle souffrance m’apparaît

comme des plus inattendues dans un essai intellectuel, mais m’intéresse car elle rattache les idées

au sensible et à l’expérience humaine ; or cet ancrage dans la complexité du réel manque trop

souvent aux intellectuels. Les mots de Said sur l’exil résonnent:

Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable

rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home:

its essential sadness can never be surmounted. And while it is true that literature and

history contain heroic, romantic, glorious, even triumphant episodes in an exile’s wife,

these are no more than efforts meant to overcome the crippling sorrow of estrangement.

The achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left

behind forever. (173)

Cette révélation surprenante de l’émotionnel souligne bel et bien les enjeux réels de la perte des

racines. Les textes de Duras, Ernaux et NDiaye ont en commun leur exploration de l’affect, voire

de l’intime, et le déracinement s’y déploie sous le régime du psychologique ; on verra si le

ressenti douloureux immodéré de Said leur fait écho. En attendant, voici à mon avis un indice

valable de réponse à cette question, tiré de Reflexions on Exile :

Much of the exile’s life is taken up with compensating loss by creating a new world to

rule. It is not surprising that so many exiles seem to be novelists, chess players, political

activists, and intellectuals. Each of these occupations requires a minimal investment in

objects and places a great premium on mobility and skill. The exile’s new world,

logically enough, is unnatural and its unreality resembles fiction. (181)

30
Avec Can the Subaltern Speak ? en 1988, Gayatri Chakravorty Spivak signe l’un des essais

les plus importants de la théorie postcoloniale. Féministe marxiste et héritière de Said, elle y

explore la possibilité de donner la parole aux voix exclues. Spivak met en avant la figure du

subalterne, celui ou celle dont l’opinion ne compte pas, que l’on n’entend pas, et dont l’existence

se voit conditionnée par sa relation au pouvoir du plus fort ; le colonisé, par exemple, est un

subalterne par rapport au colonisateur. La femme est subalterne par rapport à l’homme. La

culture orientale est subalterne par rapport à la culture occidentale. Toutes ces oppositions,

exploitées par Spivak, possèdent de graves conséquences politiques. Dans le contexte de mes

travaux, le déraciné est subalterne par rapport aux enracinés (ceux qui viennent du milieu b, qui

forment un groupe ou même une nation, avec une culture, une langue, une histoire communes

qui n’inclut pas celui ou celle qui vient du milieu a, voire qui le rejette et l’exclut

volontairement). Spivak répond de manière tranchée à la question qui constitue son titre : pour

elle, le subalterne ne peut s’exprimer et seul le penseur peut et doit s’en faire le porte-parole.

Cette idée fut largement controversée, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi lorsqu’on

tente de lire Spivak. Il s’agit là d’un discours des plus complexes, certes savant mais, comme

bien d’autres l’ont dit avant moi, dont le style représente une forme d’élitisme intellectuel qui

contredit presque son objectif. Pour ces raisons, je ne m’étendrai pas beaucoup sur Spivak, si ce

n’est pour montrer que le déraciné fait toujours partie du groupe des subalternes, et que la femme

déracinée en fait doublement les frais justement parce qu’elle est femme (ceci rejoint le concept

d’intersectionnalité, établi par Kimberlé Williams Crenshaw, qui relie les problématiques de

discrimination sexuelles et raciales, et qui motive également mon désir de produire une étude

non-androcentrique de la question du déracinement). Il me semble cependant que ceux ou celles

que j’étudie, qu’il s’agisse de la personne d’Ernaux ou de certains personnages de Duras et

31
NDiaye, eux finissent parfois par trouver le moyen de se faire entendre et par là même, de

s’intégrer à la parole de b–ou du monde.

Homi Bhabha est le troisième penseur de l’orientalisme et de la théorie postcoloniale que je

souhaite présenter ici. Comme Said, il s’inspire du poststructuralisme afin de déconstruire et

repenser le discours du nationalisme ainsi que la représentation que se fait l’Occident de l’Orient.

Parmi ses travaux les plus commentés, on trouve The Location of Culture, publié en 1994 :

Bhabha y montre l’importance de l’entre-deux, de l’espace liminal qu’il nomme « Third Space »

et qui représente la zone complexe, ambigüe et riche qui se développe lorsque deux cultures

entrent en contact (en quelque sorte, mon x). Ce troisième espace, que l’on ne voit pas et qui ne

participe d’aucune catégorie prédéterminée, représente pour Bhabha le marginal et doit être prise

en compte car il contient l’authenticité des cultures et des identités, toujours indéfinissables parce

qu’essentiellement hybrides. Le propos de Bhabha, bien que plus politique que littéraire, sert

mon approche rhizomatique du déracinement par sa définition du caractère insaisissable de

l’hybridité comme un troisième espace ; à ce terme qui est devenu véritable théorie, je préfère

toutefois mon utilisation de x tel que je l’ai expliqué précédemment, car x ne contient pas de

dimension spécifiquement spatiale. Pour moi, x, ou l’hybridité qui résulte du déracinement, peut

se ranger sous la bannière du temps, de l’espace, du langage, du psychologique, de l’intellect,

etc. Je ne vois aucune limite à x, qui est aussi, chez Duras, Ernaux et NDiaye, la fibre

constitutive du roman, la révélation maïeutique et impossible de son ADN.

Le théoricien du postcolonialisme qui m’intéresse le plus est Édouard Glissant dont

l’indispensable texte, Poétique de la relation, qu’il publie en 1990, propose de nouvelles bases

quant au thème de l’altérité et du pouvoir, si cher à Said, Spivak et Bhabha. Pour Glissant, la

relation à autrui, plus qu’une affaire de domination, est définie comme la nécessité de composer

32
avec lui et de s’ouvrir au possible lien. Glissant se démarque en se préoccupant de ce qui lie,

relie et relaie les sujets plutôt que de ce qui les sépare ; il fait de la « Relation » l’objectif

humaniste ultime, qui suppose la rencontre entre des sujets différents et disponibles. Des

différentes modalités du déracinement, comme l’exil, et du métissage x qui en découle, naît un

domaine unique et nouveau, fait de réalités diverses mais capables de coexister. Dans un geste

rhizomatique, Glissant dépasse les caractérisations souvent binaires de ses prédécesseurs (de

Said et de Spivak, au moins) et montre que le déraciné peut se dégager de sa solitude, de sa

condition d’exclu, et ainsi nourrir l’espoir de s’enraciner dans x :

La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée

d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une

poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre.

(23)

S’il est réducteur et erroné de questionner le déracinement sans se soucier du rapport du déraciné

à autrui, car tous les penseurs postcolonialistes reconnaissent la dimension cruciale de l’autre et

de l’altérité, je veux souligner que ceci ne fera pas l’essentiel de mon approche. À cause de la

nature des textes que je m’apprête à aborder, et de par mon choix de me focaliser sur la

problématique de la subjectivité, je n’entends pas fournir une analyse glissantienne de l’écriture

du déracinement. Cela dit, j’utilise les idées positives de Glissant sur le déracinement, qu’il voit

comme le contraire de la dissolution et du silence ontologiques :

Alors le déracinement peut concourir à l’identité, l’exil se révéler profitable, quand ils

sont vécus non pas comme une expansion de territoire (un nomadisme en flèche) mais

comme une recherche de l’Autre (par nomadisme circulaire). L’imaginaire de la totalité

permet ces détours, qui éloignent du totalitaire. (30)

33
Il ajoute, en prenant pour exemples les Juifs errants fuyant la persécution : « Si l’exil peut effriter

le sens de l’identité, la pensée de l’errance, qui est pensée du relatif, le renforce le plus souvent »

(32). Il sera pertinent de nous demander si comme eux, les personnages de Duras, Ernaux ou

NDiaye « profitent » du déracinement.

Mais je me réfèrerai aussi au travail de Glissant dans Poétique de la relation avec une

perspective individualiste non centrée sur le rapport à autrui. Il me faut m’expliquer : le terrain

immense et ouvert aux possibles, qui se déploie selon Glissant dans la rencontre des sujets, existe

à mon avis d’abord au sein de la conscience individuelle du déraciné. Le déracinement tel que je

l’envisage à travers les œuvres de mes auteures est une expérience personnelle et interne avant

tout, qui fait intervenir et coïncider de multiples subjectivités en un seul personnage ou écrivain,

selon les cas. Dans ma vision, l’autre est en moi, et l’autre, c’est aussi moi. En ce qui concerne

Annie Ernaux, le fait est évident, puisqu’elle remet en question l’idée même du « je » et déclare

écrire avec un « je transpersonnel », qui serait elle sans l’être, qui serait bien davantage et qui

représenterait la voix de tous les transclasses. Bien entendu, je discuterai de cette qualification

qui n’est pas sans poser problème dans l’œuvre ernaussienne. De nombreux personnages de

Duras, comme Sara dans Les petits chevaux de Tarquinia, déchirée entre son amour pour son

enfant et son amour d’un homme étranger, ou encore Lol dans Le ravissement de Lol V. Stein,

elle incapable de séparer le passé du présent, présentent des subjectivités ouvertes, hybrides et

tiraillées, et se trouvent, ceci n’est pas un hasard, loin de chez elles. Chez Marie NDiaye, il faut

se souvenir par exemple de Norah dans Trois femmes puissantes, qui présente également les

symptômes d’une subjectivité multiple et instable, et qui elle aussi, se déplace au fil du récit. Les

déracinées existent dans l’écriture et agissent dans la narration sous le signe du multiple, de

l’ouvert et du dynamique. Ces caractéristiques renvoient à la pensée de Glissant sur la

34
« Relation » mais peuvent, il me semble, faire sens lorsqu’il s’agit de la conscience individuelle

et de la formation du moi telle que la produit l’expérience réelle ou romanesque du

déracinement. Pour conclure cet argument, je propose, une seconde fois, les mots fascinants du

narrateur amoureux de Boussole:

Elle [Sarah] parla longuement de la sainte trinité postcoloniale, Said, Bhabha, Spivak ; de

la question de l’impérialisme, de la différence, du XXIème siècle où, face à la violence ,

nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l’altérité

absolue de l’Islam et d’admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme,

mais aussi tout ce que l’Europe devait à l’Orient –l’impossibilité de les séparer l’un

l’autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait trouver, disait-elle, au-delà de la

bête repentance des uns, ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui

inclue l’autre en soi. Des deux côtés. (276)

Déracinement et féminisme

Tout lecteur qui s’est un jour penché sur la question du déracinement en littérature n’aura

certainement pas manqué de constater que la vaste majorité des études du déracinement dans le

roman francophone se concentre sur la production littéraire d’auteurs qui, même s’ils vivent et

publient parfois en France, sont issus soit des Antilles, soit d’anciennes colonies africaines ou

polynésiennes, soit du Québec. Étant donnée l’histoire longue et torturée de l’impérialisme

français, ceci n’étonne quiconque ; j’ai donc voulu, avec cette thèse, faire part d’un point de vue

différent sur cette problématique. On ne considère ni Duras, ni Ernaux et ni NDiaye comme des

auteures de la migrance, et pourtant, je pense que cette modalité conditionne leurs trois œuvres.

J’ai posé les premiers jalons de cette idée dans les paragraphes précédents, et bientôt, les

chapitres que je consacre à chacune en feront le détail, mais il me faut à présent discuter de ce

35
qui lie la question du déracinement à celles de la féminité et du féminisme. L’exposition de cette

relation achève, je l’espère, de démontrer la pertinence du choix de Duras, Ernaux et NDiaye

pour traiter du déracinement.

Revenons donc un instant sur le concept du subalterne tel que Gayatri Spivak le met en avant.

Notons que si Spivak s’inspire du vocabulaire du théoricien politique Antonio Gramsci, je ne

m’intéresse ici qu’au sens spivakien du terme. En effet, pour Spivak, la subalternéité est un

phénomène qui se produit d’abord dans le domaine du discours et empêche la réalisation de

celui-ci. Les subalternes forment un groupe hétérogène, dont le colonisé n’a pas l’exclusivité ; à

ses côtés, se trouve la femme, et au risque d’une simplification grossière, je dirais que Spivak

envisage tout individu qui n’est pas un homme blanc comme subalterne. La pensée féministe ne

contredit surtout pas cette idée puisqu’elle trouve la base de son combat dans l’oppression de la

femme par l’homme, mais n’articule pas toujours cette domination sous le spectre du silence

obligatoire. Pourtant, lorsque de plus en plus de théoriciens de la migrance comme Karen

Lawrence ou James Clifford remarquent que la production ethnographique sur le voyage se

préoccupe rarement de la question du genre, il faut s’interroger sur cette lacune. La

problématique du déracinement tient-elle avant tout du masculin, comme on pourrait dire par

exemple que la problématique de la maternité tient avant tout du féminin ? J’imagine qu’à cette

question déraisonnable, personne n’acquiescera. Dans ce cas, on peut aussi se demander en quoi

le discours masculin du déracinement est plus légitime que le discours féminin. Comme le

montre Sara Mills dans Discourses of Difference, certains critiques exercent une dévalorisation

sexiste du roman féminin en général, et en ce qui concerne le récit de voyage ou roman du

déracinement féminins, ce faisant retirent au texte son intérêt culturel et politique :

36
Women’s writing is frequently read as if it were autobiographical, as a « confessional »

as I noted in chapter one. This strategy has two effects: firstly, the downgrading of the

value of the texts (if the text is simply an overflow of emotions, then it is not an artistic

production); and secondly, the text is read as only relating to the individual concerned

and not related to the colonial context. (109)

Ceci explique en partie la raison pour laquelle encore trop d’ouvrages sur le sujet font peu cas de

l’écriture féminine. Dans sa préface à Femmes et exils, formes et figures, Gloria Escomel

remarque elle aussi que la plupart des études sur l’exil sont écrites d’un point de vue masculin.

Comme d’autres, Bessière et Karátson confirment, avec Déracinement et littérature, le mépris de

la dimension genrée du roman de la mobilité car ses auteurs choisissent d’ignorer tout à fait

l’écriture féminine du déracinement, de faire comme si elle n’existait pas. La philosophe Chantal

Jaquet, que j’ai citée plus tôt, étudie de nombreux romans sur le changement de classe sociale

dans son essai Les transclasses ou la non-reproduction, mais Ernaux est son seul exemple

féminin. On le voit donc, ce manquement ne concerne pas que la communauté scientifique–les

littéraires qui s’intéressent au voyage et au déracinement, pour beaucoup, oublient eux aussi le

discours féminin. Dans ce contexte, le statut de l’écrivaine déracinée doit être remis en question :

si, a priori, la femme déracinée qui écrit ne doit pas être considérée comme subalterne, car

l’écriture et la publication démontrent le refus de l’aphasie, on constate que la critique a vite fait

de l’y ramener en ignorant trop souvent la richesse de sa parole. Or, si je parle mais que l’on ne

m’entend pas, ne suis-je pas rendue muette ? En ce sens, la lecture de Spivak offre une

perspective intéressante au roman féminin du déracinement, qui est aussi, souvent, celui de la

parole non prise en compte.

37
Ceci met en évidence un aspect intéressant et unique de l’étude du déracinement dans le

roman féminin français que je n’ai pas encore évoqué : comme peu d’autres problématiques, le

déracinement propose de faire coïncider le récit de l’intégration manquée ou insuffisante des

narrateurs (la plupart du temps, des narratrices) et ou des personnages avec le parcours

intellectuel des auteures dont le discours sur la souffrance de la mobilité géographique et sociale

se voit parfois ignoré des chercheurs. Je sais que l’on pourra ici me rétorquer que des trois

auteures qui me préoccupent, aucune n’est méconnue des lecteurs et des critiques, au contraire :

toutes jouissent de statuts privilégiés dans le paysage littéraire français. Duras et NDiaye, ayant

chacune reçu le Goncourt, le prouvent en particulier. Entendons-nous : je ne le nie d’aucune

façon, et je ne prétends pas non plus être la première à les lire correctement. Mon propos ne

s’applique qu’au leitmotiv qui me concerne. Je pense que l’expérience de la mobilité

géographique et socioculturelle met en marche une véritable pratique littéraire du déracinement,

et que celle-ci commande le reste de l’œuvre. Les nombreuses analyses qui ne se soucient pas ou

peu de cette perspective manquent peut-être l’essentiel. Au risque de contrecarrer le discours

universitaire ambiant, j’avoue que je me demande si le caractère discutable, « flou », de la

francophonie de Marguerite Duras et de Marie NDiaye n’est pas, au moins en partie, à blâmer

pour cette insuffisance. L’attrait des académiques pour les études francophones et postcoloniales

les aurait-il aveuglés ? Faut-il être venu, d’une manière ou d’une autre, du monde des colonisés,

pour tenir un discours légitime sur le déracinement ? Si l’on ne répond pas à ce critère, faut-il

donc être un homme pour voir validé son récit de déracinement ? Je ne le pense pas, et cette

thèse se propose de le rappeler. La subalterne parle ; tâchons de tendre l’oreille.

M’identifiant personnellement en tant que féministe, je ne peux cependant pas affirmer que

mes trois écrivaines souscrivent elles aussi à cette idéologie, à moins qu’elles ne l’aient

38
revendiqué clairement elles-mêmes (c’est le cas de Marguerite Duras et d’Annie Ernaux ; Marie

NDiaye, à ma connaissance, n’a pas encore clarifié sa position sur le sujet). Ce dernier point

n’est d’ailleurs pas très important, car quelles que soient leurs déclarations, je vais m’efforcer de

repérer puis d’analyser les marques de la féminité et les attributs typiques du discours féministe

dans leurs romans respectifs. Je pense en effet que la question du déracinement dans l’écriture

féminine connaît un traitement particulier, pas toujours féministe, mais au moins féminin, avec

une focalisation sur le lien affectif aux origines et la représentation des racines à travers diverses

figures parentales problématiques. Si mon propre féminisme m’engage à effectuer ce travail, je

tiens à préciser d’emblée que mon objectif n’est pas l’établissement d’une opposition entre les

expériences du déracinement telle que les hommes et les femmes la vivent et l’écrivent. Je ne

vois pas bien ce que cela ajouterait au débat, et une telle approche, parce que binaire, ne ferait

que contredire ma promesse d’une méthodologie rhizomatique. On pourra m’opposer que tout

féminisme relève du dichotomique, mais, bien que cela vaille une discussion, je dois ici me

contenter d’expliquer que mon parti pris sur le sujet relève du postmoderne, de l’ouverture, et

non de la triste et rebattue adversité entre masculin et féminin. Pour ces raisons, lorsque je parle

de féminisme, j’évoque avant toute chose ces voix et ces écritures trop peu prises en compte sur

ce qu’elles ont à dire de la question essentielle du déracinement. Comme Hélène Cixous le

souligne dans Le rire de la Méduse, l’écriture n’est pas ou plus réservée aux grands hommes ;

j’ajoute que la critique non plus.

Le lien qui unit le déracinement au féminisme n’est donc autre que celui qu’une double

marginalisation. Si l’on choisit d’inclure le manque d’intérêt des chercheurs pour l’écriture

féminine du déracinement dans le roman français (et non francophone) contemporain, alors la

marginalisation est même triple. À bien des égards, j’envisage les textes ici étudiés comme

39
imprégnés par une poétique du déracinement et de la marginalité, qui ne vont pas l’une sans

l’autre. Pensons, par exemple, à la famille de La pluie d’été de Duras : ses personnages vivent à

l’écart, au bord d’une autoroute de la région parisienne, les parents sont des immigrés (qui eux-

mêmes viennent de deux pays différents) au langage hybride et approximatif, et les enfants ne

vont pas à l’école. Chaque roman d’Ernaux crie la douleur de la marginalisation et de la solitude.

Les armoires vides, pour n’en citer qu’un, regorge d’illustrations marquantes sur l’isolement de

la narratrice socialement déracinée: « Quand j’entre dans la classe, je deviens moins que rien, un

paquet de petits points gris se pressent contre les paupières, en fermant les yeux. J’ai laissé mon

vrai monde à la porte et dans celui de l’école je ne sais pas me conduire » (62). NDiaye, quant à

elle, n’a de cesse de mettre en scène le déracinement et le rejet. Autoportrait en vert est peut-être

l’exemple le plus extrême de ce fait: la narratrice vit dans un village étrange, elle ne parvient pas

toujours à reconnaître les visages et à être reconnue des autres, à distinguer le réel du

fantomatique, et ses parents comme ses sœurs mènent, au loin, des existences séparées,

improbables, incompréhensibles. Le déracinement en tant qu’impossibilité d’enracinement dans

le village, dans la famille, bref, dans tout ce qui devrait être ordinaire et intelligible–ce qu’on

serait tenté de nommer le réel–et finalement dans le texte, fait l’objet d’une expérience tangible

puisqu’en ce sens, le lecteur qui traverse ce récit aux allures aberrantes peut tout à fait

s’identifier à la narratrice. Ces trois romans, qui a priori ne se ressemblent pas, mettent tous en

exergue les thèmes de l’insécurité et de la mise de côté ; or ces thèmes appartiennent aussi à la

réflexion féministe dont c’est, précisément, le fondement. Alors, de la perte des racines au

mutisme imposé, comment les auteures s’accommodent-elles de ce discours du manque et de la

séparation ? C’est bien l’un des enjeux cruciaux de mon étude.

40
Chapitre 2

Marguerite Duras : psychologie du déracinement

Disserter sur l’œuvre de Marguerite Duras est un défi exaltant. Immense, l’œuvre exige de se

concentrer sur plus d’une soixantaine de romans, récits et pièces de théâtre, et presque vingt

films (notons que le socle de cette étude repose sur la littérature et non le cinéma) ; de plus, il

faut explorer la critique et la recherche sur Duras, abondantes et nécessitant un long travail de

sélection. Enfin, il est indispensable de tenter d’apporter au vaste champ des études durassiennes

une perspective inédite. Telle est mon aspiration pour ce chapitre ; l’édifice est grand, et je

nourris l’ambition d’y apporter ma pierre. Pour ce faire, j’ai choisi de me focaliser sur la

dimension psychologique du rapport de l’œuvre à la question du déracinement, car il me semble

que cette perspective est elle-même privilégiée par Duras.

Pour commencer, il me semble nécessaire de souligner le contexte biographique qui nourrit

l’œuvre de Duras. Si la fiction demeure le terrain privilégié de Duras, elle contient néanmoins

une quantité importante d’allusions plus ou moins directes à l’histoire personnelle de l’auteure, et

parfois, se voit superbement enchevêtrée avec l’intimité de cette dernière ; on retiendra

également que des textes comme Les impudents, Un barrage contre le Pacifique, L’amant et

L’amant de la Chine du Nord ainsi que La douleur sont, eux, d’inspiration très largement

autobiographique. Cela dit, la question de la vérité autobiographique chez Duras, étudiée par de

41
nombreux spécialistes comme Anne Cousseau, Monique Pinthon ou Susan Cohen, se perpétue et

ne connaît pas de solution tranchée. Ce n’est pas la problématique dont je me préoccupe, mais il

me faudra en dire quelques mots dans ce chapitre afin d’en montrer la complexité. En attendant,

je souhaite fournir un résumé de la vie de Duras, en me concentrant sur des faits ou évènements

auxquels je ferai référence dans mes observations sur le déracinement. Sans cette courte

biographie, on ne peut saisir l’importance et la complexité de cette question, dont Duras fit

l’expérience, et qui résonne ensuite dans l’ensemble de son œuvre.

Considérations psychologiques

Marguerite Duras, de son véritable nom Marguerite Donnadieu, naît en avril 1914 près de

Saïgon qui faisait alors partie de l’Indochine française. Ses parents, volontaires pour se rendre

aux colonies et espérant y trouver la fortune, ont aussi deux fils, Pierre et Paul. En 1921, le père

doit repartir en France pour se faire hospitaliser, mais il y décède et sera enterré près de Duras, le

village de son enfance, en Lot-et-Garonne ; c’est de ce lieu, où repose le père qu’elle n’a

quasiment pas connu, que Marguerite tire son nom de plume. En 1929, Marie Donnadieu, sa

mère, décide d’utiliser les économies familiales pour devenir propriétaire d’une terre à Sadec,

dans le delta du Mékong. Malheureusement, cet investissement causera la destruction

économique du clan Donnadieu, car il se révèlera impossible de cultiver cette terre en proie aux

inondations fréquentes. Ruinée, Marie Donnadieu finit par revenir à son métier premier,

institutrice, mais ne quitte pas l’Indochine. Marguerite, lorsqu’elle obtient son baccalauréat, se

rend à Paris en 1931 afin de poursuivre ses études supérieures ; il s’agira d’un choc, puisque bien

qu’en dépit de sa nationalité française, la jeune femme ne connaît que l’Indochine, qu’elle

considère comme son pays d’origine. On le sait, plus tard, elle écrira l’Indochine, avec en elle

42
cette blessure indélébile, qu’elle constate par exemple dans La vie matérielle: « Je suis quelqu’un

qui ne sera jamais revenu dans son pays natal » (78).

En 1939, elle épouse Robert Antelme. Bientôt, elle est enceinte, mais accouche d’un garçon

mort-né. En 1942, son frère Paul meurt en Indochine. Alors que la guerre continue et que la

capitale est occupée, le couple s’engage dans la Résistance au sein d’un groupe qui, dirigé par

François Mitterrand, fournit des faux-papiers aux prisonniers de guerre évadés. En 1944, Robert

Antelme se fait arrêter par la Gestapo et est envoyé dans un camp de concentration. Il survivra

tout juste : l’histoire de son retour est racontée par Duras dans La douleur, publié bien plus tard,

en 1985. En 1947, Robert et Marguerite divorcent ; rapidement, cette dernière se remarie avec

Dyonis Mascolo, dont elle a un fils, Jean, la même année. En 1950, face à la guerre d’Indochine,

Marie Donnadieu se voit forcée de revenir vivre en France, mais ses rapports avec Marguerite

demeureront difficiles. La même année, Un barrage contre le Pacifique se trouve sélectionné

pour le Prix Goncourt, et bien qu’il ne l’obtienne pas, Marguerite Duras fait désormais partie des

romanciers français les plus notables. Sa mère décède à son tour, en 1957. Profondément

militante, Duras, qui vient de quitter le Parti Communiste Français, s’engage contre la guerre

d’Algérie, et pour le droit des femmes à l’avortement.

En 1956, elle se sépare de Mascolo et entame une relation avec le journaliste Gérard Jarlot.

René Clément réalise une adaptation cinématographique d’Un barrage contre le Pacifique. Puis,

Marguerite collabore avec Alain Resnais en écrivant le scenario d’Hiroshima mon amour.

Durant les années soixante, elle se fait aussi connaître au théâtre. Fascinée par le cinéma et

insatisfaite des adaptations que d’autres ont fait de ses romans, elle décide en 1966 de tourner

elle-même son premier film, La musica, qu’elle co-réalise avec Paul Seban. Alors séparée de

Jarlot, ses multiples talents garantissent sa renommée mais l’alcoolisme la compromet déjà.

43
Extraordinairement prolifique, elle continue d’écrire et de réaliser de nombreuses œuvres au

caractère souvent expérimental.

À partir de 1980, sa santé décline. Marguerite Duras multiplie les séjours à l’hôpital et les

cures de désintoxication, certaines durant plusieurs semaines. Son nouveau compagnon, Yann

Lemée qu’elle appelle Yann Andréa, vit avec elle, l’accompagne partout et fait office de

secrétaire particulier. Leur amour, complexe et torturé (le jeune homme est homosexuel et de

trente-huit ans son cadet), sera pourtant l’ultime relation de Marguerite Duras. Sans relâche, elle

continue de travailler et en 1984, L’amant remporte le Prix Goncourt. Le succès du roman

dépasse largement les frontières de la France. Mais en 1988, l’écrivaine souffre tant que ses

médecins la plongent dans un coma artificiel qui durera cinq mois. Seules quelques œuvres, dont

L’amant de la Chine du Nord, paraissent ensuite, et Marguerite Duras meurt en mars 1996.

La relation de Duras à l’Indochine, qui l’obsédera toute sa vie, constitue l’élément

biographique le plus pertinent à mon étude. Dans Soleil noir, dont le dernier chapitre est

consacré à Duras, Julia Kristeva commente :

Il fallait, peut-être, l’aventure étrange du déracinement, une enfance sur le continent

asiatique, la tension d’une existence ardue aux cotés de la mère institutrice courageuse et

dure, la rencontre précoce avec la maladie mentale du frère et avec la misère de tous,

pour qu’une sensibilité personnelle à la douleur épouse avec autant d’avidité le drame de

notre temps, qui impose la maladie de la mort au cœur de l’expérience psychique de la

plupart d’entre nous. (245)

Kristeva met ici le doigt sur ce qui motive mon étude, car il me semble que l’expérience du

déracinement, plus que toute autre, a formé la femme et l’auteure. L’Indochine n’a rien de

44
simplement cosmétique dans l’univers de Duras, comme le souligne Anne-Marie Cattan-Medcalf

qui, travaillant sur L’amant, constate :

This is indeed what Duras’ book does concern itself with: her Indochina is not a distant

land used as a romantic device, but a place experienced at first hand with its relationships

and contradictions, its violence stemming from fears and its boundaries soon to be

assaulted. (4)

On parle d’ailleurs souvent de Duras en tant que doublement déracinée, d’abord parce qu’elle est

Française mais naît et grandit en Indochine, et ensuite, parce qu’adolescente, elle se retrouve

« émigrée » en région parisienne, qu’elle ne connaît pas, pour ses études. Il faut insister sur cette

situation unique, traumatisante, qui fut sans doute l’expérience d’une forme singulière d’altérité :

ici, la nationalité officielle reflète l’étranger et contredit le sentiment inné d’appartenance à la

colonie, terre natale dont Duras vient, puisqu’elle y est née, mais pas entièrement, puisqu’elle

est, sa mère le lui répète inlassablement, française. Ainsi Frédérique Lebelley, dans sa

biographie romancée intitulée Duras, ou le poids d’une plume, imagine-t-elle les circonstances :

« Mme Donnadieu se désespère de faire comprendre à ses broussailleux d’enfants qu’ils sont

français. Vous qui êtes français, répète-t-elle souvent pour leur faire rentrer dans le crâne » (18).

Notons que L’amant de la Chine du Nord contredit directement cette supposition : « La mère.

Elle leur rappelait aussi que ce pays d’Indochine était leur patrie à eux, ces enfants-là, les siens.

Que c’était là qu’ils étaient nés, que c’était là aussi qu’elle avait rencontré leur père, le seul

homme qu’elle avait aimé » (35). Puisque nous n’avons aucun moyen de connaître l’approche

réelle qu’a pu avoir Marie Donnadieu avec ses enfants français, nés en Indochine, nous nous

contenterons d’observer que d’une part, la terre natale semble inextricablement liée à la figure

maternelle (nous y reviendrons), et que d’autre part, cette incertitude trahit la situation typique du

45
déraciné. En effet, Duras a toujours été, officiellement, citoyenne française, élevée dans une

famille française, scolarisée dans une école française, parlant à peine le vietnamien. Retenons

bien ceci : fait aussi logique qu’incompréhensible, la colonie en soi n’offre pas la possibilité de

constituer le pays natal de qui que ce soit. Alors, le mécanisme naturel d’appropriation du milieu

d’origine se voit empêché ; l’ordre protocolaire et les technicalités étouffent l’inclination

organique du sujet à s’attacher à la terre de sa naissance et de son enfance, complexifiant par là

même la construction identitaire dont les bases, d’un point de vue psychologique, requièrent la

stabilité et la possibilité d’un lien affectif avec les racines.

Alors, les notions de perte et de non-appartenance s’installent, d’autant plus que la famille

Donnadieu ne fait pas partie des colons aisés ; leur pauvreté les exclut de tous les groupes,

puisqu’ils ne sont ni Indochinois exploités, ni Français puissants et fortunés. Leah D. Hewitt,

dans son essai Autobiographical Tropes, remarque: « To be poor and white in the French colony

is to live a set of contradictions that keeps the child’s identifications continually shifting » (111).

Dès l’enfance, la difficulté d’établir un lien social et communautaire se manifeste clairement;

Marguerite Duras doit grandir sans appartenir à aucune « tribu », pour reprendre le terme du

sociologue Michel Maffesoli, dont les travaux sur la notion de tribalisme la définissent comme la

réunion d’un groupe autour d’un même intérêt, celui-ci leur conférant alors des motivations

communes et la possibilité de ressentir des émotions ensemble. Selon Maffesoli, c’est l’existence

même de cette intersubjectivité qui donne du sens aux actions individuelles ; autrement dit, le

regard de l’autre, le désir de communion et de partage, compte plus que tout. Si l’on suppose que

Duras dut évoluer sans tribu ou presque, il n’est pas surprenant que l’imaginaire ait vite occupé

une place vitale dans l’esprit de la jeune fille. Ainsi la narratrice de L’amant proclame-t-elle

qu’écrire est, plus qu’une simple envie, un véritable besoin et une question de survie : « Je vais

46
écrire des livres. C’est ce que je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits

duquel m’apparaît l’étendue de ma vie » (126). Ses tribus, Duras les créera dans l’encre, et ce

faisant, elle se donnera naissance à elle-même. Il lui faudra changer de patronyme, car

Donnadieu lui fait horreur. Le pseudonyme, évident rejet de la filiation, prise de liberté et

promesse d’un destin renouvelé, l’assure d’être la seule à porter ce nom qu’elle s’invente.

Cependant, ce geste démiurgique et métaphysique révèle que notre propre parentalité ne nous

revient jamais tout à fait, car le choix de Duras, lié au père qu’elle n’a presque pas connu, la

rattache à lui tout en l’en séparant (comme si elle avait avant tout souhaité, consciemment ou

pas, s’écarter de sa mère). Il semblerait que l’on ne puisse, voire que l’on ne veuille, jamais

vraiment échapper à son héritage, surtout lorsque l’on dévoue sa vie entière à l’écrire.

Au sujet de son rapport à la France et à sa nationalité officielle, Duras déclare dans Les lieux

de Marguerite Duras, un entretien avec Michelle Porte : « En somme, un jour, j’ai appris que

j’étais française, voyez » (60). L’origine, concept clé en ce qui concerne la problématique du

déracinement, ne peut plus être considérée comme un principe total et factuel ; fragmentée,

désordonnée même, elle propose la question rhizomatique de son chaos plutôt que la réponse

univoque de l’évidente provenance. Dans le cas de Duras, le lieu de provenance n’est pas tout à

fait le lieu d’origine, et pour cette raison, il se dilate et s’épaissit à la fois (autrement dit,

l’éloignement physique crée le manque, qui confère à ce lieu une importance cruciale dans

l’histoire intime du moi). Elle l’explique avec simplicité dans Les yeux verts : « Ce n’est pas

parce qu’on se déplace qu’on est coupé de son enfance [. . .]. Le lieu natal que j’ai, il est

pulvérisé. Et si voulez ça, ça ne me quitte jamais » (199). Plus qu’un repère géographique, ce

point où la vie aura commencé devient le symbole obstiné de tout. Faux départ et infinie

traversée. Dans son ouvrage Marguerite Duras, Christiane Blot-Labarrère examine de nombreux

47
entretiens accordés par Duras à divers journaux, et note le commentaire suivant, tiré du Nouvel

Observateur en 1986 :

Le vietnamien est une langue monosyllabique, simple, qui ne comporte pas de

conjonctions de coordination. Il n’y a pas de temps non plus. On ne dit pas : « Je suis

allée hier, on dit : je vais hier. (. . .). Au lieu de dire : cette femme, je l’ai beaucoup

aimée. On dit : je l’ai beaucoup aimée… cette femme. » C’est beaucoup cela mon style,

un report à la fin du mot majeur. Du mot qui compte. (67)

Sur ce fait surprenant, Jean Cléder ajoute, dans une série d’entretiens intitulée Marguerite

Duras : Trajectoires d’une écriture :

Au niveau syntaxique, cette étrangeté (la simplification des relations hiérarchiques dans

la phrase), on a pu expliquer récemment qu’elle procède en partie d’un retour de la

langue vietnamienne dans la langue française, sous la forme d’un métissage. On sait que

Marguerite Donnadieu, enfant, parlait les deux langues ; entre l’âge de six mois et l’âge

de quatorze mois, elle a été en contact avec la langue vietnamienne exclusivement. D’une

certaine façon, l’ensemble de l’œuvre est le résultat d’un métissage ethnique, culturel,

politique (le Vice-Consul est peut-être né à Neuilly ; il est frère de la mendiante de

Savannakhet) ; ce métissage a pris d’abord une forme linguistique pour Marguerite

Donnadieu, avant que l’écriture lui donne une existence stylistique. La parataxe, le

privilège accordé aux éléments monosyllabiques, le recul du mot important vers la fin de

l’énoncé, l’indécision qui affecte la référence des pronoms personnels, l’autonomie des

éléments de signification dans la phrase, puis à l’échelle du récit, toutes ces procédures

qui s’installent progressivement dans le style de Duras peuvent être référées aux

mécanismes fondamentaux de la langue vietnamienne. (51)

48
S’il serait un peu exagéré d’en déduire que le style de Duras vient tout droit du vietnamien, qu’en

grandissant elle parlait peu à ma connaissance, ce renseignement importe en ce qu’il exprime

l’attachement inné de Duras à la culture indochinoise. Comme si le report de l’information

principale à la fin de la phrase, qui n’est pas commun dans le français écrit, avait participé à la

création d’une sorte de langue hybride, ou d’une grammaire franco-vietnamienne. Cette norme

linguistique inédite n’appartient qu’à Marguerite Duras et montre que l’expérience du

déracinement aura déterminé, plus que le contenu du roman, sa forme même, et l’aura enrichie

de nouvelles possibilités discursives. Infiltré jusque dans l’écriture, on le voit, le déracinement

est un envahissement.

Le domaine de la psychologie interculturelle peut nous permettre une meilleure

compréhension de ce qui arrive aux exilés et aux expatriés, car il s’intéresse à l’influence de la

culture sur la pensée, le comportement et la psyché. Dans La vie matérielle, Duras va jusqu’à

conclure : « Je ne suis née nulle part » (78). Troublante parce qu’extrême, cette affirmation

montre combien l’identité profonde se trouve mise en jeu lorsque les racines se décomposent et,

avec le départ, se dérobent. La discipline scientifique de la psychologie interculturelle reconnaît

que le psychisme humain n’est pas dissociable des éléments culturels qui lui sont propres. L’on

comprend donc en quoi l’être, lorsque sous influences culturelles diverses voire contradictoires

(Orient et Occident, pour Duras), se construit avec plusieurs strates identitaires dont l’harmonie

n’est pas garantie, et dont « l’agencement » s’organise de manière rhizomatique et souvent

opaque. L’ouvrage de Lya Tourn, Travail de l’exil, se focalise entièrement sur cette

problématique et envisage même l’existence d’une psychopathologie particulière qui serait

propre au sujet exilé. Il ne s’agit pas ici de soumettre la personne de Marguerite Duras à une

psychothérapie post-mortem, ou à un pseudo-diagnostic, ce qui serait ridicule ; mais je voudrais,

49
avant de me concentrer sur l’œuvre, jeter les fondements de ce qui provoque l’anxiété et la

douleur du déraciné. Notons par ailleurs que ceci nous sera utile en ce qui concerne Duras, mais

aussi lors des chapitres suivants ; j’ajoute que ces considérations s’appliqueront, selon l’exact

sujet de discussion, aux auteures mais également à leurs personnages. Dans Reflections on Exile,

Edward Said fournit un témoignage fort de ces maux:

Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable

rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home:

its essential sadness can never be surmounted. And while it is true that literature and

history contain heroic, romantic, glorious, even triumphant episodes in an exile’s life,

these are no more than efforts meant to overcome the crippling sorrow of estrangement.

The achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left

behind forever. (173)

Sans la conscience de l’enjeu hautement psychologique de la question du déracinement,

l’analyse manquerait un aspect crucial du problème.

En outre, chaque roman de Duras traduit, qu’il s’agisse d’elle-même, de narrateurs ou de

personnages, le désir d’une connaissance de soi, d’une révélation de l’intime (même si souvent,

la révélation revient presque à une non-révélation, le véritable intime se manifestant comme

extrêmement complexe, trouble, rempli de contradictions et finalement insaisissable, mais ceci

est déjà une révélation, la plus importante peut-être). Ceci s’inscrit dans une logique de

compréhension du moi, avec, il me semble, un parti pris : cette compréhension relève de

l’impossible. Pourtant, le pari est loin d’être perdu d’avance : chez Duras, l’impossible

caractérisation du psychique porte et anime l’exploration de celle-ci. Je vois L’amante anglaise

comme un parfait exemple de cette ambition dont le plus grand intérêt est justement d’être vouée

50
à l’échec. Dans ce roman, inspiré d’un terrible fait divers, Duras offre au lecteur un horizon

d’attente aussi évident que précis : l’objectif serait de parvenir à comprendre pourquoi le

personnage de Claire Lannes, un des plus fascinants de Duras à mon avis, a décidé d’assassiner

sa cousine sourde et muette, puis de dépecer son cadavre dont elle a jeté les morceaux dans

divers trains de marchandise qui passaient près de chez elle. On ne connaît ni le mobile du crime,

ni la location de la tête de la victime qui n’a pas été retrouvée par les enquêteurs. Entièrement

dialogué, le roman (plus tard adapté au théâtre) repose sur ces deux questions dont on

n’obtiendra jamais les réponses. La coupable se montre incapable d’expliquer son geste. Au lieu

d’éclaircir les circonstances qui l’ont poussé au meurtre, Claire ainsi que son époux Pierre, lui

aussi interrogé, rendent le crime encore plus mystérieux par leurs déclarations énigmatiques. Plus

Claire parle, plus on a de questions. Fait-elle semblant d’être folle ? Les symptômes

schizophrènes qu’elle décrit sont-ils crédibles ? Vit-elle dans une sorte d’univers parallèle,

réduite à une solitude morale totale, ou n’est-elle qu’un monstre psychopathe ? Avec de telles

répliques, on ne s’intéresse presque plus à la pauvre cousine, et la captivante Claire, au-devant de

la scène, apprécie d’avoir à présent la parole : « Oui, mais si je n’avais pas commis ce crime, je

ne vous intéresserais pas du tout. Je serais encore là, dans mon jardin à me taire. Parfois ma

bouche était comme le ciment du banc » (166) ; paradoxalement, qu’elle parle ou qu’elle se taise

ne fait aucune différence quant à la conclusion de l’enquête puisqu’aucune explication tangible

n’advient. Somme toute, le réel, relégué au rang de l’anecdotique, n’importe ni à Claire ni à

Duras, car ce qui compte est bien plus grand, bien plus profond. L’explicite manque de toute

façon de pertinence. Seule la parole de l’intime mérite notre attention, celle qui sort tout droit des

entrailles et qui, indéchiffrable voire absurde, met en lumière la complexité psychique ainsi que

l’échec du langage et du rationnel face à cette dernière. Si l’écrivain traditionnel invite le lecteur

51
à comprendre le héros, levant petit à petit le voile sur ses motivations et émotions, Duras, elle, se

refuse à tirer la moindre conclusion sur ses personnages. Toutefois, ceci ne fait pas d’eux de

simples ébauches : à mon sens, le contraire se produit, et cette large part d’ombre leur confère

une énergie folle. Duras, sans relâche, aura su creuser le psychologique, en accepter l’ambiguïté,

dépasser la réalité concrète insignifiante des choses, sans le dire mais en le faisant.

Comme le montrent l’exemple de L’amante anglaise et de tant d’autres romans, la

préoccupation psychologique habite l’œuvre entière de Marguerite Duras. Il ne faut pas non plus

ignorer la charge analytique (au sens de la psychanalyse) de nombre de ses textes ; dans

L’amante anglaise, il s’agit de présenter l’inavoué, l’inavouable, la peur. Ces trois axes, aux

ressorts psychanalytiques, se dessinent également dans Moderato Cantabile, Les petits chevaux

de Tarquinia, Un barrage contre le Pacifique, L’amant, L’amant de la Chine du Nord, Le

ravissement de Lol V. Stein (dont Jacques Lacan lui-même a fourni une interprétation), ou encore

La vie tranquille, pour ne citer qu’eux. Les thèmes de la crise familiale et de la sexualité, au

cœur de la prose durassienne ainsi que de la recherche psychanalytique, ne doivent pas non plus

être oubliés. Il existe de nombreux travaux sur le rapport de l’œuvre de Duras avec la

psychanalyse, tels que ceux de Michel David, Christian Jouvenot et, bien sûr, Julia Kristeva. De

plus, pour reprendre les mots de Lacan :

C’est précisément ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite

Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne.

En quoi je ne fais pas tort à son génie d’appuyer ma critique sur la vertu de ses moyens.

Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout ce dont je

témoignerai en lui rendant hommage. (9)

52
Les surréalistes l’ont montré aussi, notamment avec l’exercice de l’écriture automatique : l’écriture

révèle, surtout lorsqu’elle est de nature autobiographique, mais pas seulement, des processus

inconscients et puise dans le Ça, le Moi et le Surmoi. Le geste même d’écrire fonctionne comme

une proposition faite à l’inconscient de se manifester. Dans Écrire, Duras a cette belle formule :

« Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit » (28). Et qu’est-ce que

l’inconscient, sinon une sorte de hurlement silencieux ?

En conséquence, il semble pertinent d’explorer la problématique du déracinement chez

Marguerite Duras sous la lumière de la psychologie, et en particulier, de la psychologie

interculturelle, cette spécialité s’intéressant particulièrement au rapport du comportement humain

à son contexte culturel, ou hors de son contexte culturel originel. La psychanalyste Lya Tourn le

montre bien : l’éloignement de la terre natale représente un moment critique qui affecte l’histoire

personnelle du sujet. Précisons que son ouvrage, Travail de l’exil, se concentre comme son nom

l’indique sur l’exil, tel que vécu par ceux qui ont été expulsés de leur patrie, souvent avec

violence, et non sur le déracinement, mais comme je l’ai déjà dit, je vois de nombreux

recoupements possibles entre les deux notions. Véritablement inhérente à l’exil et donc au

déracinement, la notion de perte doit être prise en compte et un travail de deuil doit s’amorcer.

Tourn écrit : « L’exil met l’exilé en position de sujet de la perte, mais aussi d’objet perdu » (24),

et ainsi suggère une double perte : celle de la terre natale, et celle du moi. La question

métaphysique par excellence, « qui suis-je ? » se pose alors, et se complexifie, devenant plutôt

« qui étais-je, dans mon pays natal ? » et « qui puis-je être désormais, dans ce pays qui n’est pas

le mien ? », ou pour Duras jeune fille, on le devine, « qui puis-je être désormais, dans ce pays

qu’on me dit être le mien mais que je ne connais pas ? ». D’un point de vue clinique sur lequel je

donnerai peu de détails, Tourn évoque la dépression fréquente des exilés, leur solitude, certaines

53
difficultés relationnelles, en bref, une image du moi confuse et anxiolytique. Souvent, la terre des

origines se voit idéalisée, tandis que la terre d’accueil déçoit, ces deux sentiments menant à la

nostalgie, l’exilé se focalisant sur son passé et oubliant l’importance de son présent. Tourn

explique : « Le travail de deuil de l’exil se caractérise par un va et vient imaginaire entre deux

espaces–ici /là-bas–et deux temps–avant / maintenant–où la place de l’exilé est toujours

« ailleurs ». Cette douloureuse oscillation psychique se fige parfois dans une idée mythique de

retour » (106). Alors, comment ne pas penser aux mots de Marguerite Duras dans La vie

matérielle ? « Je n’ai jamais été là où j’aurais été à l’aise, j’ai toujours été à la traîne, à la

recherche d’un lieu, d’un emploi du temps, je ne me suis jamais trouvée là où je voulais être,

sauf à Neauphle peut-être, pendant certains étés, dans un certain malheur heureux » (12). Et

comment ne pas envisager la littérature, particulièrement les romans du cycle indochinois,

comme l’unique « ailleurs » qui puisse offrir à l’écrivaine déracinée une place lui semblant

légitime, une place lui appartenant exclusivement et dont elle ne pourra jamais, quoi qu’il arrive,

se voir rejetée ?

Le déracinement altère également la relation à autrui. Selon Tourn, « L’exil rend l’autre

étranger de manière irréversible. Malgré les espoirs et les fantasmes, rien ne peut être annulé, ni

l’exil ni le passé » (222). L’idée que l’on ne peut ni connaître ni comprendre l’autre, même dans

la relation amoureuse et même au sein de la famille, hante l’œuvre entière de Duras. Notons que

Jean Pierrot, dans Marguerite Duras, propose une analyse bien plus complète que la mienne sur

le sujet du couple durassien, puisqu’il y consacre un chapitre entier. En ce qui me concerne, je n’ai

pas l’intention de me focaliser sur cette question, car trop l’ont fait avant moi, et surtout car elle

n’intervient pas véritablement dans la problématique du déracinement. Contrairement à la famille,

le couple ne participe pas des racines, en tous les cas pas directement. Je veux toutefois en dire un

54
mot, pour montrer que c’est dans l’ensemble de l’œuvre de Duras que l’amour, sous toutes ses

formes, se voit traité sous l’angle de la solitude de chacun. J’ai choisi Yeux bleus, cheveux noirs,

comme illustration romanesque de cette désillusion sur le couple. Publié en 1986, le roman ne peut

que rappeler l’histoire de Duras avec Yann Andréa, son dernier compagnon ; il lui est d’ailleurs

dédié. Duras y met en scène la rencontre d’une femme et d’un homme, dans une station balnéaire ;

celui-ci, désespéré, cherche en vain à revoir un homme qu’il a croisé plus tôt au même endroit. Il

finit par proposer à la femme, qui elle le désire intensément, de venir s’enfermer avec lui dans sa

chambre d’hôtel, pour y dormir et pour ne plus se sentir seul. Il la paiera. Elle accepte, et c’est le

commencement d’un huis-clos déchirant dans lequel l’autre se révèle, de manière absolue,

inaccessible. Là encore, le langage ne peut pas grand-chose, et Duras écrit d’ailleurs les regards

plus que les paroles. À deux, la solitude persiste et même s’intensifie, car au-delà de la différence

de préférence sexuelle, la relation de ces deux êtres n’existe que sous les signes de la séparation et

de la transgression. Coupés du monde, ayant en quelque sorte fait le choix du déracinement, chacun

représente pour l’autre l’impossible expérience de ce qui n’est pas moi : « Il revient dans la

chambre. Elle était là, derrière l’épaisseur des murs. Il oublie presque son existence chaque fois

qu’il revient de la mer » (120). Chez Duras, l’amour relève soit de l’utopie, soit de la claustration

(littérale comme dans Yeux bleus, cheveux noirs, ou mentale comme dans Le ravissement de Lol

V. Stein), et souvent des deux. Mais de cela peut, et doit, surgir l’écriture, comme Duras l’explique

dans Écrire : « On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude elle se fait seule. Je l’ai faite.

Parce que j’ai décidé que c’était là que je devrais être seule, que je serais seule pour écrire des

livres » (17). Un peu plus tard, dans le même texte, elle conclut : « La solitude ça veut dire aussi :

Ou la mort, ou le livre. Mais avant tout ça veut dire l’alcool » (19). La souffrance de la claustration,

du face à face avec soi-même, est la condition de l’énergie créative. Pour mettre un point à cette

55
brève réflexion, je reprendrai les mots de Pierrot, qu’il écrit à propos de La maladie de la mort

mais qui je pense s’appliquent aussi bien à Yeux bleus, cheveux noirs et à tant d’autres œuvres de

Duras (Pierrot note d’ailleurs une rupture, à partir du Marin de Gibraltar paru en 1952 : le thème

du malaise familial s’estompe quelque peu, pour faire place à celui du malaise amoureux. S’il a

raison, nous savons que L’amant, paru en 1984, traite des deux) :

Ce qui anime Marguerite Duras, ce qui l’a entraînée à une disposition ouvertement

dissymétrique, c’est, sans aucun doute, la conviction que, si le faux amour peut être

aisément dénoncé, et la pratique, l’impasse et l’échec qu’il entraîne, le vrai amour, en

revanche, celui qui réalise effectivement le bonheur, dans une totale communication, est

radicalement rebelle à toute théorisation : il peut tout au plus se vivre comme risque,

aventure, inconnu, par celui qui accepte de s’abandonner à cette « nuit noire », qui n’est

pas seulement celle du sexe, qui, au centre du corps féminin, se refuse au moment même

où il s’offre, mais qui est surtout celle d’une relation intersubjective seule capable de

racheter la vie de sa profonde insignifiance. (327-328)

Autobiographies d’une famille décomposée

La cellule familiale constitue le second lieu privilégié de l’altérité irrémédiable de l’autre, et

aussi son paroxysme. Sur ce sujet, qui continue de convoquer la psychologie et en particulier la

psychanalyse, je souhaite m’étendre davantage. Comme je l’ai noté dans le chapitre précédent, la

famille pose une question capitale pour le concept de déracinement tel que je l’étudie ici, c’est-à-

dire en tant que rapport aux racines perdues. Au niveau le plus fondamental, celui du biologique,

la famille constitue pour tout sujet une souche, un point de départ somatique et existentiel. À

travers le lien du sang et l’histoire collective de cette petite communauté, se dessinent origines et

racines. Le corpus théorique freudien nous l’a enseigné : tout commence là, en particulier auprès

56
des parents, et tout y revient toujours, notamment avec le complexe d’Œdipe qui définit la

relation de l’enfant à son père et à sa mère. Attaché à la famille nucléaire hétérosexuelle, ce

concept a certainement moins de pertinence aujourd’hui qu’aux débuts de la psychanalyse ;

pourtant, la psychologie en général demeure fidèle à cette problématique, et malgré les divers

remaniements de la famille traditionnelle, n’y renonce pas, et plus généralement, continue

d’interroger la filiation. La famille de Marguerite Duras, comme nous l’a montré sa biographie,

n’avait rien de conventionnel ni de serein, et ne fit pas le bonheur de l’écrivaine. De la même

manière, la famille typique du roman durassien se trouve en profond état de crise. Dans ses récits

les plus personnels, mais aussi dans ses romans à qualité plus fictionnelle, Duras interroge le

déracinement à travers la détresse familiale. Pensons aux personnages de La pluie d’été, de La

vie tranquille ou encore de Les petits chevaux de Tarquinia, tous mobiles, tous déplacés, et à

l’image de leur créatrice, pris dans l’extrême complexité d’une cellule familiale bancale qui ne

parvient pas à tenir son rôle de souche, privant ainsi l’être de toute possibilité d’enracinement –

car quelques soient l’endroit et le trajet, la famille reste la racine initiale, l’originel des origines.

Or, chez Duras, la crise de la famille et la crise du déracinement s’expliquent mutuellement et

n’ont de cesse d’interagir.

Commençons donc avec la catégorie des romans à portée autobiographique. En effet, si l’on

considère la trilogie d’Un barrage contre le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord,

le paradoxe dramatique qui fait de la famille le lieu de l’ultime solitude et de l’incompréhension

totale d’autrui ne manque pas de frapper. La figure de la mère, qui joue un rôle crucial, ne

représente aucune stabilité, et presque aucun amour maternel. Jean Pierrot résume parfaitement

la duplicité du personnage :

57
Pourtant, et c’est là l’un des principaux intérêts psychologiques du récit, ce monstre, cette

folle obstinée dans des projets impossibles, qui va de catastrophe en catastrophe, cette

mère dénaturée qui ne songe qu’à vendre sa fille au meilleur prix, nous est en même

temps présentée comme un être pathétiquement frappée, profondément révoltée par la

misère effroyable des indigènes : c’est aussi pour tenter de les arracher à leur torpeur

millénaire, et dans l’espoir d’améliorer leur situation matérielle qu’elle les a mis dans

l’entreprise des barrages. Par-là, elle a pris une stature de leader politique et de chef

révolutionnaire. (47)

Mais son obstination folle à vouloir cultiver des terres stériles précipite la famille dans la ruine,

et sa jeune fille en paie le prix. Le trouble mental de la mère, signifié à plusieurs reprises comme

en quelque sorte inhérent à son expatriation, apparaîtra encore plus clairement dans L’amant de

la Chine du Nord. La jeune héroïne, se confiant à une surveillante de la pension, a cette tirade

marquante : « Elle se fiche de tout ma mère… Je la vois comme une sorte de reine, vous voyez…

une reine… sans patrie… de… comment dire ça… de la pauvreté… de la folie, voyez » (121-

122)… Ensuite, toujours dans L’amant de la Chine du Nord, lors du passage de la traversée du

Mékong, Duras écrit : « L’enfant cherche encore sa mère. Elle la retrouve cette fois encore

endormie dans ce sommeil d’immigrée à la recherche d’une terre d’asile » (232). Cette figure

incroyable de mère dépossédée d’elle-même et incapable de guider sa progéniture sera aussi au

centre d’Un barrage contre le Pacifique. Pour le dire comme Wafa Ghorbel, qui analyse

justement le rôle de la mère dans ce roman :

La figure maternelle est l’une des figures les plus complexes et ambigües dans l’œuvre de

Marguerite Duras. À la fois, étrange et étrangère -étrange parce que étrangère et étrangère

58
parce que étrange -elle est bonne et mauvaise, fascinante et répugnante, farouchement

désirée et redoutée, incorporée et éjectée dans sa totalité foncièrement hétérogène. (152)

La question se pose alors: comment, avec une mère elle-même plurielle et souffrante, privée de

toute attache et de toute tribu, et avec un père disparu, se constituer soi-même autrement qu’en tant

que déraciné ? Dans Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, Anne Cousseau précise : « Et

c’est autour de cette béance de la place du père, creuset du roman familial, que se structure la

représentation des liens familiaux, c’est de ce centre absent que découle la place de la mère et des

enfants » (181). La structure rhizomatique de la famille contraint à la réorganisation psychique, et

ceci ne semble pas possible sans l’opposition violente de la mère et de la fille, dépeinte dans chacun

des trois romans. Le rhizome familial devient incohésion, anarchie. Après tout, l’absence de centre

pourrait être synonyme d’une certaine liberté, de directions ouvertes ; mais le phénomène inverse

se produit et la famille se voit pulvérisée. L’écriture devient l’unique échappatoire du rhizome, car

plus personne ne sait comment remplir les fonctions qui lui incombent, et de cette incapacité à être

ce que les autres désirent et attendent découle une forme de repli sur soi, d’individualisme extrême

et en fin de compte, d’enfermement. On le voit bien dans L’amant, où le personnage de la mère,

omniprésent, se caractérise donc par sa personnalité instable, mais aussi, paradoxalement, par sa

conduite anti-maternelle. D’ailleurs, Duras écrit souvent « la mère » et non pas « ma mère » : le

choix de l’article défini, souvent commenté, ou le rejet de l’adjectif possessif qui semblerait

pourtant plus naturel, montre bien le détachement qui dicte la relation de la fille à sa mère. Cette

dépossession entre tout à fait dans le cadre du déracinement, car la mère, pourtant ultime possibilité

matricielle, refuse de jouer son rôle. « Elle a dû rester à Saigon de 1939 à 1942, cette femme »

(38). Comment ne pas relever la résignation, l’indifférence triste, de la fille face à cette mère qui,

depuis toujours, lui refuse amour et dialogue, ainsi niant ses besoins d’enfant, puis sa féminité

59
propre? Le psychanalyste Michel David interprète d’ailleurs, dans L’amant de la Chine du Nord,

le combat désespéré de la mère contre les marées et les inondations comme une métaphore du rejet

du corps féminin naissant de la jeune fille ; je souscris à cette idée car elle évoque, de nouveau, la

folie maternelle, incarnée dans la tentative de s’opposer à la nature, de chercher à empêcher

l’inévitable (dans L’amant : « Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour »

[22] ). Anne Cousseau remarque :

Une scène liée à l’enfance revient de manière obsessionnelle dans chaque texte à forte

charge autobiographique, et révèle sous un autre angle le déplacement opéré par la mère

sur le lieu du père : il s’agit de cette scène où la mère bat son enfant. (…) Dans le cycle

indochinois, cette scène est toujours déclenchée par la prise de conscience brutale par la

mère des relations de sa fille avec un homme, bien qu’elle n’ait jamais la preuve de la

réalité des rapports sexuels : mais au fond peu lui importe, car c’est davantage l’idée que

les faits eux-mêmes qui déclenche sa colère. (193)

Cette mère n’existe donc qu’à travers l’intangible, à travers ce qu’elle désire ou imagine sans

pouvoir l’obtenir (une terre cultivable) ou le vérifier (la vie sexuelle de sa fille). La profondeur

de sa détresse la conduit à vouloir résoudre l’impossible, et lorsqu’elle constate la permanence de

son échec, elle se montre violente. Son acharnement, aussi lunatique qu’inépuisable, finit par

détruire le lien logique et constitutif qui est censé l’unir à sa fille. Dans L’amant, Duras

confirme : « Mon fils avait deux ans quand nous nous sommes revues. C’était trop tard pour se

retrouver. Dès le premier regard on l’a compris. Il n’y avait plus rien à retrouver. Sauf avec le

fils aîné c’était fini pour tout le reste (38-39) ». En un sens, il me semble que sa vie, plus vouée à

l’imaginaire qu’au réel, préfigure la vie d’écrivaine de Marguerite Duras. Là où la mère a échoué

(s’inventer, ou se réinventer), la fille réussira, et plus que brillamment. On retrouve ici un

60
schéma psychosocial des plus classiques, dans lequel l’enfant surpasse ses parents, avec, parfois,

une volonté de revanche qui revient au parricide. Si l’on connaît la relation complexe du féminin

et du féminisme à la maternité, il faut en revanche comprendre en quoi cela intervient chez Duras

dans le contexte du déracinement. Selon Freud dans l’essai Totem et tabou, c’est ainsi que

l’individu névrosé satisfait sa pulsion de mort et cherche à s’établir en tant que non-héritier,

constituant lui-même son propre point de départ, et se débarrassant ainsi du fardeau des origines

et de la filiation, car les parents, autrefois idéalisés, se sont révélés décevants. Dans le cas de

Duras, plus qu’une déception, il s’agit d’une absence totale du père et d’un déni de la mère de sa

propre maternité, deux éclipses qui renvoient la jeune fille à un orphelinage étrange, incomplet.

On peut donc voir dans les trois romans du cycle indochinois un geste double et antithétique, car

ils contiennent simultanément le meurtre symbolique de la mère, forme de déracinement sans nul

doute, et sa ressuscitation. Pour Annette Keilhauer, dans Vieillir féminin et écriture

autobiographique, la matrophobie et le matricide font d’ailleurs partie des motifs typiques de

l’écrivaine qui, en vieillissant, écrit sur elle-même et sur sa mère (voire les œuvres de Colette, de

Violette Leduc, d’Hélène Cixous et bien sûr, d’Annie Ernaux), et dont le désir d’autobiographie

participe d’un dialogue intergénérationnel sur le passé commun ainsi que sur l’avenir et la

finitude :

La mère se voit vieillir dans les yeux de sa propre fille et celle-ci pressent son propre

vieillissement dans celui de sa mère. La mère se révèle ainsi comme un miroir

symbolique du vieillir dont les dimensions multiples seront à creuser dans une étude à

venir, et qui se manifeste dans des figures métaphoriques diverses. (20-21)

Sur Duras, Keilhauer précise : « Pour que la mère soit supportable, il faut qu’elle soit morte ou

endormie » (177). Cette conclusion, que j’admets volontiers, montre de nouveau le caractère

61
essentiellement manqué du rapport de Duras à la figure maternelle, car la mort et le sommeil sont

deux états dans lesquels aucun maternage n’est possible. Ajoutons, dans une perspective

psychanalytique, qu’à la suite de Lacan, certains analystes tels que Michèle Gastambide et Jean-

Pierre Lebrun, auteurs de l’ouvrage Oreste, face cachée d’Œdipe ?, s’intéressent depuis peu au

matricide en se demandant si l’enfant n’est pas « enfant seulement de la mère » (60). Le pouvoir

maternel sur le psychisme de son enfant, que nous comprenions déjà depuis Freud, est ici promu

au rang d’hégémonie dont il sera extrêmement difficile de se dégager. À travers le personnage

d’Électre, Gastambide et Lebrun interrogent la relation mère-fille :

Elle [Électre] porte le deuil de la toute-puissance de la mère ; d’une certaine façon, elle

est une figure de la tragédie humaine tout entière. En effet, les humains estiment cruels

leur finitude, leurs maux et leurs limites entrelacés à la jouissance de la vie. Ils rêvent a

une toute-puissance qui abolirait ce lien, et parfois ils se prennent à y croire, mais ils

savent aussi ce lien indissoluble, car au cœur de leur humanité même.

Électre témoigne de cette ambivalence tragique quand, à l’égard de sa mère, elle fait

preuve d’une haine féroce, de reproches, d’envie, de revendications ; sa tirade, chez

Sophocle et surtout chez Euripide, évoque le texte de Freud sur l’attitude de la petite fille

d’avant l’œdipe. Elle tente d’insuffler sa colère a son frère, elle l’incite à venger leur

père, sans grand succès d’ailleurs, comme s’il s’agissait, pour les poètes, de bien marquer

qu’elle seule, la femme, peut porter l’émotion, la violence des sentiments, et donc de

nous laisser entendre que, pour Oreste, il va s’agir d’autre chose. (65-66)

Il serait fort intéressant d’étudier les textes de Duras avec cette perspective novatrice,

particulièrement Un barrage contre le Pacifique, roman le plus violent de la trilogie à mon avis.

De par l’absence du père et la personnalité tenace et imposante de la mère, la jeune fille n’est-

62
elle pas en quelque sorte forcée à la matrophobie, et l’écrivaine au matricide littéraire, afin de se

construire ? Et si cette violence est nécessaire, le déracinement en tant que parcours et

détachement forcé n’en est-il pas le fil rouge et la métaphore?

Il faut donc aussi mentionner l’état problématique de la fratrie dans notre trilogie: d’abord, le

frère aîné, au comportement plus que douteux (qui inspirera le personnage de Joseph dans Un

barrage contre le Pacifique), force un sentiment d’antipathie en sa jeune sœur bien qu’il soit

clairement l’enfant préféré de la mère.

Jeune il essaie de me vendre à des clients de la Coupole. C’est pour lui que ma

mère veut vivre encore, pour qu’il mange encore, qu’il dorme au chaud, qu’il

entende encore appeler son nom. (94)

Violent, malhonnête, ce frère-là n’en n’est pas un. Comme la mère, il ne remplit aucunement sa

fonction de protecteur. Truand de bas étage, il met régulièrement en danger la famille déjà

fragile. Quant au petit frère, il occupe une place équivoque dans L’amant, car Duras choisit d’en

évoquer la mort davantage que la vie (ce qu’elle changera dans L’amant de la Chine du Nord :

là, elle décrira longuement l’adoration de la jeune fille pour ce frère, mais en incluant une scène

d’inceste entre les deux personnages, Duras ajoutera largement à l’ambiguïté du statut du jeune

garçon). Il demeure toutefois l’incarnation du bien, mais avec sa mort inattendue, Duras conclut

à la dissolution finale de la famille et abandonne tout espoir de relation avec la mère :

Tout s’est terminé ce jour-là. Je ne lui ai plus jamais posé de questions sur notre enfance,

sur elle. Elle est morte pour moi de la mort de mon petit frère. De même que mon frère

aîné. Je n’ai pas supporté l’horreur qu’ils m’ont inspirée tout à coup. Ils ne m’importent

plus. Je ne sais plus rien d’eux après ce jour. (37)

63
Pour Duras, il faut donc fuir la famille trop instable, et il ne faut même pas en désirer la

mémoire (idée contradictoire bien sûr, puisque l’écrivaine passera sa vie à se souvenir dans

l’écriture). Par définition, la famille, et peut-être surtout la mère, ne devrait pas être synonyme

d’étrangeté, au contraire puisqu’on « vient » d’eux et surtout d’elle, et puisque le sang lie ; or,

dans Un barrage contre le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord, Duras dépeint

l’improbabilité absolue de former un groupe uni, de s’aimer, de se comprendre, de transmettre et

d’échanger. Chaque membre de la famille demeure isolé et silencieux, car toute communication

s’avère impossible au cours de cette faillite collective :

Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Tout reste, muet, loin.

C’est une famille en pierre, pétrifiée sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de

nous tuer, de tuer. Non seulement on ne se parle pas mais on ne se regarde pas. (69)

Et même avec les autres, la parole, extenuée, ne survit pas : « De tout cela nous ne disions rien à

l’extérieur, nous avions appris à nous taire sur le principal de nos vies, la misère. Et puis sur tout

le reste aussi » (75). Jean-Philippe Pettinotto, dans Marguerite Duras : L’écriture comme un

fleuve asiatique, commente à ce propos:

L’inauthenticité du langage découvert grâce à l’expérience chaotique de la vie familiale,

où la communication est impossible est un point d’arrivée autant que de départ pour notre

romancière. En effet, elle ne saurait s’arrêter à cette conclusion dialectique qui voudrait

qu’au roman de la crise réponde une crise du roman. Partant du constat que le monde, les

êtres, les sentiments, les choses ne peuvent être formulés autrement que par un nouveau

langage, Marguerite Duras postule que c’est en remontant des effets à la cause de chaque

évènement que la dimension tragique de l’existence apparaît dans sa totalité. (15-16)

64
Finalement, la solitude et l’impossibilité d’enracinement apparaissent comme les uniques

points de convergence entre la jeune fille, sa mère et ses frères, mais ces ressemblances

condamnent, par leur nature clivante, à ne pouvoir se rejoindre. On le voit bien, la parenté dans

ces trois textes ne garantit pas le moindre ancrage. Au contraire, c’est la famille même qui se

charge d’organiser le déracinement. Par l’espace négatif qu’il installe, par le manque qu’il

représente, chaque membre contribue à la construction de l’identité de l’héroïne en tant que

déracinée : la mère par son propre nomadisme et par la rareté irrationnelle de son amour, le père

par son absence totale, le frère aîné par sa conduite alarmante qui compromet sans cesse le reste

de la famille, et le petit frère dans sa mort tragique. Dans ce contexte, on comprend pourquoi la

jeune fille de L’amant et de L’amant de la Chine du Nord cherche le réconfort auprès du

Chinois, plus âgé, troublant substitut de figure paternelle (dans L’amant : « C’était avec son

enfant qu’il faisait l’amour chaque soir » [122]. On comprend aussi ce qui l’amène à formuler

aussi clairement son désir d’écriture, et ce depuis son plus jeune âge :

Je suis encore dans cette famille, c’est là que j’habite à l’exclusion de tout autre

lieu. C’est dans son aridité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le

profondément assurée de moi-même, au plus profond de ma certitude essentielle,

à savoir que plus tard j’écrirai. (93)

Et la mère, en n’accordant aucune crédibilité à ce projet, tente une énième fois d’atrophier le

discours ; mais ce mutisme, si bien installé qu’il fût, connaîtra une fin irrémédiable et toute

programmée dans l’écriture abondante de Marguerite Duras. La déracinée que l’on a voulu faire

taire revendiquera son cri, posera la question de son x, à travers la littérature.

Épouses, mères et déracinement

65
Dans cette partie, j’explore toujours le rapport de la famille au déracinement chez Duras, mais

cette fois dans ses romans moins autobiographiques. J’ai sélectionné deux textes emblématiques

du traitement de cette question: Les petits chevaux de Tarquinia et Dix heures et demie du soir

en été. Tous deux rendent compte de l’instabilité essentielle de la famille, et surtout de la mère,

et connectent cette problématique à celle d’une forme de déracinement.

Les petits chevaux de Tarquinia, publié en 1953, est le récit des vacances en Italie d’un

groupe d’amis. La chaleur les étouffe et ne cesse d’être mentionnée (dès l’incipit, qui annonce la

déconvenue de ces vacances qui n’en sont pas : « La chaleur était là, égale à elle-même. Il fallait

toujours quelques secondes chaque matin pour se souvenir qu’on était là pour passer des

vacances » [7]). Entre les cinq membres du groupe, Sara, Jacques, Ludi, Gina et Diana, la tension

n’a de cesse de se manifester, qu’il s’agisse d’amour ou d’amitié. Près d’eux, dans la petite ville

de montagne qui surplombe la station balnéaire où ils séjournent, un autre drame se déroule : un

jeune démineur a été tué, son corps déchiqueté lors de l’explosion de la mine locale. Ses parents,

âgés, ont réuni les restes de leur enfant et les ont mis dans une petite caisse à savon qu’ils gardent

près d’eux. Ils refusent de quitter les lieux, et surtout, refusent de signer la déclaration de décès

de leur fils. L’atmosphère suffocante rend chacun apathique et la réalité semble voilée par le

soleil écrasant. Seul un personnage semble échapper à la torpeur et à la tragédie : la bonne, celle

qui accompagne Sara et prend soin de son enfant. Pleine de remarques insolentes et quasi-

vaudevillesque, la bonne résiste comme par miracle à la torpeur générale, et profite de sa vie

amoureuse. Un jour, un inconnu apparaît, « l’homme », et se rapprochant du groupe, il suscite le

désir de chacun (on veut le connaître, emprunter son bateau), mais en particulier celui, érotique,

de Sara ; entre eux commence, très vite, une relation amoureuse adultère, car Sara est avec

Jacques, le père de son enfant. Pour moi, il s’agit là d’un des plus beaux romans de Duras, dans

66
lequel, alors qu’elle n’est qu’au début de sa carrière d’écrivaine, on peut déjà observer sa parfaite

maîtrise de l’écriture : théâtral, poétique, ce texte est tellement « tout » qu’il en devient

irrespirable, à l’image de l’atmosphère accablante de l’été italien. Duras compose ici un cycle

sans fin d’existences vaines, de lumières aveuglantes et de complaintes interminables. Elaine

Michalski et Maurice Cagnon résument :

Le pessimisme de Duras se fait voir également dans l’aliénation ou la désintégration que

vivent les personnages dont les hantises se matérialisent par les déformations qu’ils

projettent sur l’univers physique qui les entoure, notamment les transformations du soleil,

de la chaleur et de la mer comme réceptacles de ces hantises. Les ambivalences gravées

dans chaque être s’extériorisent et l’univers abondent par conséquent en significations

ambigües. (373)

Pour ma part, au lieu d’en livrer une analyse générale, je montrerai que deux familles, par un jeu

de miroir et d’annonce, y coexistent et se confondent: en premier plan, celle de Sara et Jacques,

suivis de leur enfant et de leur bonne, et en second plan, celle des deux vieux et de leur fils mort

pulvérisé dans la mine.

En effet, c’est dans la relation parent-enfant tel que le roman la met en question que je vois se

dessiner une structure spéculaire et prophétique, liée à la problématique du déracinement. À mon

sens, les deux enfants du roman ne forment qu’un seul et même individu dont la mortalité

constitue l’attribut prédominant. Le petit garçon de Sara et Jacques, s’il est bien vivant, côtoie

sans cesse le danger (ou ce que Sara perçoit comme tel), et une menace perpétuelle semble

planer sur son existence fragile : l’excès de chaleur, l’étouffement, la noyade, la faim, ou se faire

battre par la bonne. Comme bien d’autres personnages d’enfants chez Duras, il n’a pas de

prénom et n’est pas décrit. Au demeurant, sa présence se distingue davantage par sa latence que

67
par sa vitalité : il prend peu part au dialogue, même si l’on parle souvent de lui, et bien que Sara

aie de l’affection pour lui et se sente profondément mère, il fait aussi figure de parasite.

Michalski et Cagnon remarquent à ce propos: « La multiformité et l’inconstance caractérisent

non seulement l’amour sexuel mais également la relation parent-enfant » (370). Fantomatique,

on se préoccupe de son sort de manière mécanique, parce qu’il le faut, et l’on privilégie ses

besoins vitaux plus que son affect. La bonne, supposée se substituer à la mère, échoue sans

contrition. Encombrant, le personnage de l’enfant cristallise l’anxiété de Sara et dérange la

conquête amoureuse, constituant ainsi l’élément perturbateur initial de sa liaison avec l’homme :

-Vous avez un bel enfant, dit-il [l’homme].

-Je ne sais pas, dit Sara. Elle le lui confia avec un sourire : depuis la minute où il est né je

vis dans la folie.

-Cela se voit, dit-il doucement.

Il la regarda de la même façon que tout à l’heure à l’hôtel et Sara baissa les yeux.

-Ça se voit tant que ça ?

-Oh ! oui. Quand vous le regardez, tout de suite. C’est même un peu… un peu difficile à

supporter. (28)

À travers lui, se vérifie la difficulté d’assouvir son désir et d’être véritablement soi-même. Avec

Les petits chevaux de Tarquinia, Duras met en scène le vide et l’impossible existentiel ; ce qui

pourrait arriver (la mort de l’enfant, synonyme de liberté et de délivrance mais aussi de désastre,

l’histoire d’amour avec l’homme étranger, réalisation d’un fantasme et d’un dépassement des

interdits) n’arrive tout simplement jamais. La passivité des personnages écrase le texte et rend la

lecture presque éprouvante, car le lecteur, naturellement, attend quelque développement

dramatique ; au lieu de cela, il se trouve confronté aux répétitions (certaines phrases se voient

68
réitérées, notamment sur la chaleur, comme un refrain lancinant et insupportable) et aux

conversations stériles. Bernard Alazet, dans Le Navire Night : écrire l’effacement, précise : « Le

récit durassien semble lui aussi mettre en jeu cette possibilité de lui-même, cette évanescence qui

parlerait de lui dans le mouvement même de sa mort » (104). Cette idée d’un récit poussif,

avorté, qui envisage tout possible comme impossible fonctionne parfaitement pour Les petits

chevaux de Tarquinia. Les vacances ne représentent ni l’ouverture au monde, ni l’aventure. Si

certaines alternatives diégétiques sont envisagées, elles demeurent vaines et inexécutables ; le

récit stagne, comme oppressé, et le petit garçon incarne à lui seul les sentiments d’inertie et de

fatalisme dont regorge le roman. Alors, l’enfance n’est plus une promesse : c’est une tragédie.

Je considère donc le jeune homme décédé dans la mine comme le double de ce petit garçon.

Le procédé de mise en abîme, tel qu’André Gide le mit en évidence au début du vingtième siècle,

se déploie selon un régime d’essence spéculaire, comme c’est ici le cas : le danger qui entoure le

petit se voit matérialisé dans le spectre disloqué du mineur, duquel on ne connaît rien sauf

l’horreur absolue de sa mort. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, comme souvent chez Duras,

l’impuissance des parents à protéger leurs enfants est donnée comme une évidence qui ne mérite

même pas d’être questionnée. Les parents du jeune homme, assis près de la caisse qui contient

les restes de sa dépouille, ne disposent pas non plus d’identités propres : « Les vieux venaient de

la montagne, de l’autre côté de la plaine. Personne ne les connaissait. Leur fils non plus,

personne ne le connaissait. Il était venu du Nord, tout en déminant, et il n’était pas encore arrivé

au village lorsqu’il avait sauté sur la mine » (37). Nous ne saurons pas leurs noms. La vieille

femme, en particulier, ne participe pas aux dialogues, bien que l’on parle beaucoup d’elle, voire

que l’on parle en son nom. Après tout, de tous les personnages du roman, elle est la seule (avec

son mari, mais Duras se focalise davantage sur la vieille) à qui il arrive quelque chose de

69
tragique et de proprement romanesque, mais elle ne dit rien. Elle fait l’expérience intolérable de

ce que Sara pressent, et sait déjà que l’affirmation identitaire aussi bien que la parole ne peuvent

rien face à la mort ; même la crise, qui, comme je l’ai montré, caractérise la cellule familiale

dans les textes du cycle indochinois, s’efface, perd sa raison d’être et s’incline, donnant victoire

au néant. En ce sens, Les petits chevaux de Tarquinia est un roman atypique au sein de l’œuvre

durassienne.

On voit en revanche que de ces deux familles, aucune ne se trouve chez elle. Sara et Jacques

sont des touristes venus de France ; quant aux deux vieux, ils ne viennent pas de loin mais ne

font aucunement partie de la petite communauté où leur fils a trouvé la mort. Pour chacun, ce

nouveau lieu révèle une menace contre laquelle ils sont impuissants : d’abord et surtout, la

chaleur écrasante, que Duras ne se lasse pas de rappeler, et ensuite, la mine. Alors, pourquoi

sont-ils venus dans cet endroit maudit, pourquoi se soumettre à ces vacances pénibles ? Les

vieux n’ont pas eu le choix, mais Sara et Jacques, si. Le geste semble absurde, et la notion de

vacances et donc de voyage et de déracinement volontaire et temporaire se voit renvoyé au statut

de rituel collectif aberrant. Duras remet en cause le motif des vacances :

Sous le soleil, les caractères s’ouvraient et se faisaient voir. Chacun avait un avis sur la

nature des vacances. Quelques-uns ne croyaient pas à leur nécessité dans l’existence.

D’autres les trouvaient indispensables. Les villes fatiguent les nerfs des hommes. Là-

dessus tout le monde était d’accord : l’existence était universellement dure. Il fut question

des villes respectives où l’on passait cette existence, de celles où on aurait aimé la passer,

des capitales, des villes de province, des grandes villes internationales, de leurs différents

mérites et de leurs inconvénients. Chacun parla de sa ville avec une évidente nostalgie, un

peu comme d’un exil. (207-208)

70
Le chez-soi, plus sûr et moins chaud, rassure. Quant au jeune homme, il est en quelque sorte

mort d’avoir quitté son village natal. Dans ce roman profondément noir, le déracinement même

dans sa forme la plus légère (le tourisme) n’offre qu’une perspective de danger et de perte des

repères. Si le récit viatique traditionnel du vingtième siècle tel que je l’ai décrit dans mon

précèdent chapitre propose introspection et révélation ou même révolution ontologique, il n’en

est rien avec Les petits chevaux de Tarquinia : Sara, le personnage central, ne peut se résoudre à

déranger l’ordre des choses. La maternité et le mariage lui pèsent et elle rêve de liberté, mais fait

le choix de la passivité. La peur la gagne ; la maternité névrosée et la relation de couple

contraignante lui semblent meilleures que le changement, qui demanderait efforts et sacrifices, et

qui se révèle encore plus anxiogène. De ce point de vue, le déracinement s’avère improductif, et

psychiquement, Sara stagne, incapable de s’ouvrir à ses propres désirs. Seule l’image mortifère

et extrêmement violente que lui renvoient les deux vieux et leur fils disparu compte ici :

j’interprète la mine comme une métaphore du dessous et du noir, c’est-à-dire de l’inconscient, et

là, le déracinement fonctionne comme une double révélation : celle de la mise à mort de l’enfant

de Sara, et peut-être de tous les enfants (n’oublions pas que Duras a accouché d’un enfant mort-

né, dans les années quarante, et que ce traumatisme ne l’a jamais quittée), mais aussi du moi

profond de Sara, condamné au refoulement.

Duras publie Dix heures et demie du soir en été en 1960. Là encore, il s’agit de vacances

d’été, mais cette fois, nous voici en Espagne, sur la route, avec quatre personnages : un couple,

Pierre et Maria, leur petite fille, Judith, et leur amie, Claire. Sur le chemin de Madrid, ils

s’arrêtent dans un petit village et apprennent qu’un meurtre vient d’y être commis : un homme,

Rodrigo Paestra, aurait assassiné sa femme et son amant, puis pris la fuite. On le cherche partout

dans le village. L’orage violent qui se déclare oblige les personnages à passer la nuit à l’hôtel

71
local, pourtant déjà bondé. Le triangle amoureux qui unit Pierre, Maria et Claire transparaît au

cours de cette nuit tourmentée : alors que Pierre et Maria se désirent moins, ce dernier convoite

Claire qui l’aime aussi, et Maria le sait. Tandis que leur passion se fait de plus en plus visible,

elle boit, comme pour oublier. Ne parvenant pas à s’endormir, elle aperçoit sur les toits la

silhouette de Rodrigo Paestra. Elle le suivra, le rencontrera, et enfin, lui proposera de l’aider à

fuir l’Espagne. Il accepte, mais se suicide et Maria le trouve mort dans la campagne lorsqu’elle

vient le chercher, le lendemain. Ce roman, qui fut plus tard adapté au cinéma et au théâtre, a

beaucoup en commun avec Les petits chevaux de Tarquinia : les thèmes de la chaleur écrasante,

de l’amour chancelant, de l’adultère et de la mort s’imposent de nouveau. Parmi les quatre

protagonistes, une enfant fait figure de clef de voûte, et lie inextricablement les adultes entre eux.

Maria, l’héroïne, veut désespérément sauver le mystérieux Rodrigo Paestra et l’idée qu’elle

pourrait changer le cours de sa vie l’obsède. C’est l’échec, bien entendu, mais la nuit passée à

s’étourdir de cette quête et de cette éventualité irrationnelle ne laisse pas Maria indemne. Par le

jeu des identifications, il semblerait que le meurtre de la jeune femme de Paestra et de son amant

soit aussi celui, implicite et figuratif, du couple de Maria et de Pierre, commis par Claire, ou

celui de Claire et de Pierre, commis par Maria. Toutefois, et comme souvent chez Duras,

l’évènement dramatique ne produit pas de véritable bouleversement, et si Maria constate la fin de

son mariage ainsi que l’évidence de sa propre finitude, le roman n’offre aucun dénouement ; au

contraire, Duras s’applique à laisser macérer ses personnages dans leur problématique. La

dernière phrase du roman suggère une stagnation et une passivité totales : « Dans la salle, parmi

les autres, entassés comme les autres, Maria, Claire et Pierre regardent ce danseur » (150).

À propos de Dix heures et demie du soir en été, Alfred Cismaru écrit :

72
The haunting cry of the assassin’s name has a special impact on Maria. This woman,

embarked on her husband’s vacation, not her own, this wife, whose friend and spouse

have fallen in love with each other, feels, suspects and ultimately knows that for her, like

for Rodrigo, a crisis of catastrophic proportions is about to come to an unavoidable

conclusion. For she, like him, is being pursued: the others’ desire had reached out to her

during the all-day drive, and accompanies her now, in the bars where she seeks refuge, in

the streets on the way to the hotel, in the dining room and at the table where she eats and

drinks with them. It is no longer possible to ignore the lovers’ uncontrolled, mute but

visible and authoritative sexual attraction; and Maria has no recourse but to recognize it,

to submit to it, and to accept it with humility and with freedom from personal rancor with

regard to husband or rival. (28-29)

Très intéressante, l’étude de Cismaru sur ce texte explore le fatalisme et la servilité féminins qui

consistent à accepter les circonstances tout en fantasmant sur une existence alternative. En

revanche, j’insisterai sur le fait que si Maria choisit d’accepter son sort de femme trompée, la

manière dont la trahison se révèle, ou le point culminant de ce dessillement, le moment exact qui

marque la fin de l’espérance et du déni, doit être mise en évidence. Instant profondément

cinématographique, réminiscence shakespearienne, c’est dans la nuit, alors que l’électricité a été

coupée par l’orage, que Maria entraperçoit de son balcon ce qu’elle soupçonnait déjà :

Ça doit être la première fois qu’ils s’embrassent. Maria éteint sa cigarette. Elle les voit se

détacher de toute leur hauteur sur le ciel en marche. Tandis qu’il l’embrasse, les mains de

Pierre sont sur les seins de Claire. Sans doute se parlent-ils. Mais très bas. Ils doivent se

dire les premiers mots de l’amour. Ils leur montent aux lèvres, entre deux baisers,

irrépressibles, jaillissants. (42)

73
En plus de la chaleur et des intempéries, le monde physique de Dix heures et demie du soir en été

est dominé par l’obscurité, du moins dans la première partie du roman ; paradoxalement, c’est

lorsqu’il fait nuit que Maria voit enfin clairement, et comme pour Les petits chevaux de

Tarquinia, j’interprète cette révélation venue du noir comme une métaphore de l’intuition et de

l’inconscient. Duras aurait pu fournir un historique de son intrigue, nous expliquer comment les

personnages en sont arrivés à ce point de non-retour, mais n’en fait rien : seul compte l’instant.

L’écriture elliptique, qui peut parfois frustrer le lecteur, a l’avantage de supporter tous les

possibles. L’affreux pressentiment que Maria garde enfoui au fond d’elle a besoin de la spatio-

temporalité inhabituelle du voyage pour se présenter comme évident et inévitable. Le

déracinement, là encore pris dans son aspect a priori le plus léger, aura été nécessaire à

l’élucidation du mystère, ou plutôt à la confirmation de l’impression. L’ailleurs apporte la

certitude, et d’autre part, permet le passage de l’inconscient (ou semi-inconscient) au conscient,

dans un mouvement cette fois peut-être plus leibnizien que freudien ; je songe ici à la théorie des

« petites perceptions » élaborée par Leibniz dans Les nouveaux essais sur l’entendement humain,

une de ses œuvres majeures, qui envisage, d’après le modèle mathématique du calcul

infinitésimal, les perceptions claires comme se manifestant graduellement et découlant d’autres

perceptions trop subtiles pour être prises en compte par le psychisme. Cette idée me semble

particulièrement pertinente dans le cas de Dix heures et demie du soir en été car elle soulève la

question de l’unité du sujet : est-il toujours déchiré entre l’inconscient et le conscient ?

L’inconscient et le conscient peuvent-ils jamais coïncider ? Les personnages féminins durassiens

présentent, la plupart du temps, les symptômes douloureux de cette dissonance (c’est le cas de

Sara, de Lol V. Stein ou d’Anne-Marie Stretter), mais je crois que Maria y fait exception, du

moins l’espace d’un instant nocturne. Au cours de cette nuit de tempête, elle parvient au

74
synchronisme du conscient et de l’inconscient. Ce que Duras présente d’habitude comme

impossible et cause de grande souffrance, voire de déséquilibre psychique (Sara, comme nous

l’avons vu plus tôt, se définit elle-même comme folle ; Lol est vue comme pathologiquement

aliénée par son entourage ; Anne-Marie Stretter se caractérise par son extrême fragilité

émotionnelle), se voit pour une fois résolu. Néanmoins, cette prouesse, cette harmonie

inhabituelle, se révèle stérile et absurde, car Maria n’en fera rien. L’épiphanie ne produit pas de

résultat véritable. La poursuite de Rodrigo Paestra est exclusivement motivée par l’imaginaire de

Maria. Selon Alain Vircondelet dans Marguerite Duras ou le temps de détruire, « Tous les

personnages vivent dans l’attente : attente de l’espoir, attente de l’amour, attente d’un choix

étranger qui les sortira de leur déréliction » (27). Cette déclaration fait sens pour Dix heures et

demie en été, mais je crois que l’imagination et le fantasme y jouent des rôles encore plus

prépondérants que l’attente. Comme Sara, Maria vit une existence somme toute terne et

médiocre, mais elle n’est pas dépourvue de vie psychique. Intérieurement, elle est loin d’être

apathique ; c’est lorsqu’il faudrait agir (je dis « faudrait », selon les expectations traditionnelles

du lectorat plus habitué à lire la révélation de la trahison amoureuse comme l’ultime

bouleversement dans la vie d’un personnage) qu’elle s’engourdit. La perte des repères,

occasionnée par le voyage, intensifie la douleur de l’amour perdu et de l’adultère et l’espoir

d’une vie meilleure, mais ne rend pas possible l’action véritable. La nuit avec Rodrigo Paestra,

on le comprend vite, est traitée comme un non-évènement : Pierre et Claire y croient à peine,

n’en admettent pas les raisons, et Maria demeure seule avec cette expérience qui, au matin, est

réduite au néant par le suicide du jeune homme et l’incrédulité de ses propres compagnons. Dans

ce contexte qui évolue vers la solitude et l’impuissance, Maria peut être finalement considérée

comme une protagoniste tout à fait typique du roman durassien. Au postulat leibnizien du petit à

75
petit répond l’esthétique durassienne de l’éternel incomplet, typique non seulement de Duras

mais aussi du registre viatique et du déracinement qui ne laissent jamais l’entier subsister.

Plus qu’une mise en abîme, je pense que Duras instaure ici un schéma narratif sophistiqué,

dans lequel l’héroïne se voit entraînée dans une forme supplémentaire de fiction : son mari lui

ment, son amie prétend n’avoir rien à cacher, et tous deux tissent les éléments d’une réalité extra-

fictionnelle, ajoutant ainsi à l’intrigue une couche qui ne concerne que Maria (comme si elle

errait, avant la révélation, dans deux récits à la fois, doublement solitaire). En littérature comme

dans la vie, le mensonge isole celui ou celle à qui la vérité est dissimulée ; d’un point de vue

philosophique, il corrompt la notion même de langage et pose la question de la légitimité des

mots et donc de l’écriture. On remarque que dans le cas présent, les deux amants ne confessent

rien. Acteurs, ils jouent tranquillement le jeu de la trahison. Cependant, avant même d’en obtenir

une preuve visuelle, Maria sent la tension érotique qui agite Pierre et Claire. Elle les voit même

main dans la main, subrepticement, à l’hôtel, dès la neuvième page du texte, mais ne réagit pas :

« Ils n’ont pas vu Maria. C’est alors qu’elle a découvert leurs mains se tenant l’une l’autre avec

décence, le long de leurs corps rapprochés. Il était tôt. On pouvait penser que le soir était arrivé,

mais c’était l’orage qui obscurcissait le ciel » (19). Duras ne fournit aucune explication,

abandonnant le lecteur à sa propre stupéfaction. Le narrateur externe n’offre pas d’accès à

l’intériorité de Maria, et cette dernière ne livre que très peu ses pensées et émotions lors des

dialogues. Contrairement à de nombreux personnages de romans, qui se trompent et s’égarent (le

narrateur omniscient met en évidence leurs fautes), Maria effectue une lecture juste de ses

circonstances, mais cette clarté ne lui apporte rien. Lorsque finalement, la nuit l’éclaire et

lorsqu’aucun doute ne peut plus subsister, Maria est tentée non de se révolter mais de s’emparer

du récit dont les deux mystificateurs ont voulu la nourrir pour enfin créer sa propre histoire :

76
celle qui commencerait avec le sauvetage dramatique de celui qu’elle voit désormais comme son

alter ego, Rodrigo Paestra, et avec cette aventure palpitante, elle envisage une vie nouvelle pour

lui et, on le devine, pour elle, car là, tout a changé depuis qu’elle sait (« Il ne reste d’elle que le

souvenir frais, mûri à l’instant, en pleine floraison, de ce qu’elle fut » [79-80]). Il faut cependant

noter que ce changement appartient exclusivement au domaine du psychisme, car Maria ne

pourra pas remanier ses circonstances. La question du « mensonge à soi », pour reprendre

l’expression de Jacques Derrida dans son Histoire du mensonge, me semble particulièrement

intéressante ici ; certes, on ne sait pas si Maria a pu se mentir à elle-même, ou depuis combien de

temps et pourquoi, mais puisque la vision des deux amants se tenant la main puis s’embrassant

sur le balcon fait office de révélation mais pas de choc, ni même de surprise, on peut supposer

que Maria savait ou du moins pressentait les choses, comme je l’ai montré dans le paragraphe

précèdent. La décision de partir en vacances avec Pierre et Claire ne peut par conséquent que

surprendre. Pour moi, Maria se ment, refuse les évidences, jusqu’à cette nuit ; je vois donc à

l’origine de son personnage, à la base de ce portrait fugace de femme trompée et assujettie à

deux fictions au lieu d’une, une figure romanesque bien plus complexe qu’il n’apparaît. Toujours

selon Derrida, « À mentir on ne s’adresserait qu’à autrui (car on ne ment qu’à l’autre, on ne peut

pas se mentir a soi-même, sinon à soi-même comme à un autre) » (23). Partant de ce principe,

Maria s’avère décidément comme pleine de duplicité, partagée entre espoir et désespoir, mais

aussi entre deux avenues diégétiques et morales. De cette division dépend l’intrigue toute entière.

L’idée célèbre de Samuel Taylor Coleridge, « the willing suspension of disbelief », s’applique

alors non seulement au lecteur de Dix heures et demie en été, mais aussi à son héroïne qui adopte

une attitude mentale de déni ou d’accablement afin d’accepter une réalité qu’elle sait fausse (son

couple), s’abandonnant ainsi aux menteurs qu’elle rend tout-puissants. Ceci implique un

77
glissement fictionnel duquel le personnage principal est l’otage : prisonnière du récit que lui

narrent Pierre et Claire, Maria participe de deux fictions, en comprend les structures, mais

demeure passive et se soumet à ses bourreaux. Malgré l’énergie qu’elle déploie pour trouver

Rodrigo Paestra en cette nuit alcoolisée, Maria reste faible et neutre. Je la considère donc comme

profondément déracinée car déchirée entre deux visions antithétiques d’elle-même, de son couple

et de sa vie, et sachant qu’aucune de ces visions ne se révèle satisfaisante, c’est le socle même du

personnage qui ne parvient à s’enraciner en rien et qui demeure privé de tout. L’histoire qu’elle

tente en vain de modifier ou de réécrire, à mi-chemin entre le roman policier exaltant et le roman

sentimental le plus banal (après tout, on retrouve souvent chez Duras les thèmes et schémas

narratifs du roman sentimental traditionnel, et c’est bien le cas ici avec le triangle amoureux), ne

parvient jamais à éclore. Il est donc question ici, en plus du déracinement psychologique, de

déracinement narratologique.

Dans Les petits chevaux de Tarquinia comme dans Dix heures et demie du soir en été, la

figure de la mère de famille se réclame avant tout de sa dimension pathétique et inactive. Sara et

Maria m’apparaissent comme symboliquement castrées. Une courte parenthèse s’impose ici :

notons que certains critiques ont évoqué l’idée d’un « bovarysme » durassien, et si cela ne me

choque pas, il me semble tout de même que le traitement de l’intériorité de ses personnages par

Duras est bien trop abstrait pour correspondre à la façon de Flaubert, hyper précise et faisant

d’Emma Bovary une femme que je décrirais comme parfaitement, excessivement enracinée en

son propre affect ainsi qu’en la dimension matérielle de son existence. Emma, qu’on ait envie de

la juger ou pas, paraît toujours compréhensible (ce qui ne retire rien à la complexité du roman) ;

certes, sa logique lui appartient, mais le lecteur y a bien accès. Sara et Maria ont des

comportements contradictoires que Duras ne justifie pas, car pour elle, l’auteure n’est ni obligée

78
de légitimer son écriture, ni de se porter garante du quelconque raisonnement de ses personnages.

Il ne s’agit donc pas tout à fait de « bovarysme ».

Bien que Sara et Maria entretiennent toutes deux une relation forte à leur propre maternité,

l’enfant est aussi représenté comme un obstacle (je ne l’ai pas encore mentionné, mais si Maria

abandonne Paestra dans un champ en lui promettant de revenir le lendemain matin, c’est

uniquement pour retourner à sa fille ; elle aurait préféré rester auprès de lui) au nouveau départ

existentiel dont chacune n’a de cesse de rêver. Ce désir d’un moi libre s’avère mortifère dans les

deux cas, et le fantasme se voit avorté. La conscience du manque et la conscience des contraintes

du réel et des normes sociales et familiales ne sont pas réconciliables. Le malaise métaphysique

qui traverse les deux textes me semble d’ailleurs prendre la forme d’un dialogue avec l’œuvre

d’Albert Camus, qui elle aussi traite du déracinement et plus précisément de l’exil : comme

Camus, Duras expose un univers sans Dieu et sans grande puissance humaine. Tous deux, alors

que le vingtième siècle marque l’avènement de l’anti-héros littéraire, présentent des figures

énigmatiques, sans véritable volonté propre, soumis aux obligations sociales et incapables de les

renverser. Il existe de nombreuses études comparatives sur Camus et Duras (en particulier sur

L’étranger et Le ravissement de Lol V. Stein ou Moderato Cantabile), je ne m’étendrai donc pas

davantage ; en revanche, je crois qu’un principe essentiel sépare leurs deux perspectives, car à

mes yeux, l’univers durassien n’est pas absurde, contrairement à celui de Camus. Chez Duras,

l’anti-héroïne, toujours en mouvement, évolue dans un monde qui n’a de cesse de lui offrir

diverses échappatoires. Sara aurait pu décider de quitter Jacques pour son amant, ou de les

quitter tous les deux ; Maria aurait pu confronter Pierre à ses mensonges, se défaire de l’amitié

malsaine de Claire, ou ne pas abandonner Rodrigo Paestra à sa détresse. La sphère romanesque

étouffe, brûle, dans Les petits chevaux de Tarquinia comme dans Dix heures et demie du soir en

79
été, mais elle est loin d’un enfer sans choix et ouvertures, ou d’un monde éteint comme chez

Camus. Le fait même de la migrance et du viatique engendre une myriade de possibles chez

Duras, que les personnages contemplent mais dont, inertes, elles ne font rien, ce qui les

rapproche évidemment du Meursault de Camus ; en revanche, lui se persuade que seules deux

options lui sont permises (tuer ou être tué) et il effectue un réel choix. Dans les deux cas, il en

mourra, tandis que les femmes de Duras survivent, notamment à travers leur rôle de mère auquel

elle ne peuvent échapper.

La problématique du déracinement, à travers la figure de l’épouse et de la mère de famille,

agit comme une révélation de l’incapacité féminine à l’action dans l’œuvre de Duras. Dans La

vie matérielle, cette dernière explique : « Ce que j’ai dit, c’est que toutes les femmes de mes

livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-

mêmes. Elles ont toutes les yeux clairs. Elles sont toutes imprudentes, imprévoyantes. Toutes,

elles font le malheur de leur vie » (36). Le déplacement garantit découvertes et alternatives

inédites, mais la femme durassienne se voit constamment empêchée. Si la maternité compte pour

elle plus que tout, elle ne la sauve de rien, et Duras n’est pas claire sur ce sujet: la maternité est-

elle un fardeau, ou, en dépit de son immense complexité, l’unique amour absolu ? Quoi qu’il en

soit, à la question spivakienne de la parole du subalterne, Duras propose une réponse des plus

pessimistes. La femme durassienne n’agit pas sur son milieu, mais au contraire laisse son milieu

la définir ; son désir est sans force et ne crée pas d’énergie influente. Vide bien qu’avide, elle

accepte de se faire fantoche. Le déracinement, ici avant tout de nature ontologique, est synonyme

d’une perte de soi et d’une soumission à cette perte, dont l’environnement, avec tout ce qu’il

comporte d’insupportable, n’est qu’un symptôme. Jean-Philippe Pettinotto constate : « Chez

Duras, le personnage est moins important que le rôle actantiel qu’il occupe, moins important que

80
sa place dans le récit, dans l’histoire. N’importe qui peut prendre sa place par glissement, ce qui

serait une excellente définition de la famille » (80). Il est vrai que Sara et Maria se ressemblent

tant qu’elles semblent pratiquement interchangeables, et cette remarque met encore davantage en

évidence la détermination et la vitalité qui leur font défaut (pensons aussi à Claire Lannes dans

L’amante anglaise, et à Claire dans Dix heures et demie du soir en été, évidentes doubles, non

seulement par leurs prénoms, mais aussi par l’étrange triangle qui caractérise leurs deux vies et le

thème du meurtre). Alors, miroirs, certes, mais de quoi, de qui ? Absences, plutôt : si j’ai parlé de

déracinement narratologique pour Dix heures et demie du soir en été, je mentionnerai ici un

déracinement total, envahissant le contenu comme la forme, n’épargnant pas le moindre pli de la

fabrique romanesque, avec des personnages non seulement incapables de s’enraciner en elles-

mêmes et dans le monde qu’elles espèrent, mais aussi dans les romans dont elles sont les

protagonistes et au sein desquels elles errent, si aisément déplaçables, car narratologiquement, le

déracinement est un mouvement formidablement puissant, une force créatrice positive. À ce

niveau, il n’empêche plus, il permet. Christiane Blot-Labarrère, dans Marguerite Duras, résume

magnifiquement le jeu des échos qui traverse l’œuvre de Duras, car tout y est possibles

mutations, fluidité, et il s’agit là de l’ultime périple littéraire, tel qu’aucun autre auteur n’a su

l’écrire :

Ses textes ne sauraient être figés en concepts, ni même rassemblés en une somme close.

Ils constituent une œuvre ouverte, jamais suspendue dans le silence sinon provisoire.

Tout livre s’écoule et se coule dans un autre livre, s’interrompt, reprend au risque de

s’abolir dans le flux et le reflux des sens, avec une régularité de marée. L’amour et

l’écriture ramènent au premier état de l’être et au commencement du langage, là où le

81
corps reste mêlé à la chair du monde. Ils sont ainsi naturellement amenés à conspirer avec

l’utopie. (109)

Immobilités romanesques et liberté créative

Lors d’un entretien avec Denise Bourdet, Marguerite Duras confie: « Quand j’ai imaginé un

lieu, une maison, ils restent en moi indestructibles. (…) J’ai besoin de trouver une situation

physique avant une situation psychologique » (68). Nombre de ses romans contiennent un

témoignage direct de cet attachement viscéral au lieu, car dès l’incipit, ils présentent un espace

particulier : c’est le cas, comme nous l’avons vu, dans Les petits chevaux de Tarquinia (en

Italie), dans Dix heures et demie du soir en été (en Espagne), dans Le ravissement de Lol V. Stein

(à S. Tahla, puis à T. Beach), dans Les impudents (au septième étage d’un immeuble de Sèvres),

ou encore dans Le square (dans un square parisien), et je pourrais continuer cette liste. Duras

affectionne aussi les titres à évocation géographique : tel est le cas avec des textes comme

Hiroshima mon amour, Le marin de Gibraltar, Véra Baxter ou les Plages de l’Atlantique,

L’homme atlantique, La pute de la côte normande, Les viaducs de la Seine-et-Oise ou bien des

films comme La femme du Gange, India Song ou Son nom de Venise dans Calcutta désert. Quant

à Un barrage contre le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord, ils font de

l’Indochine, plus qu’une toile de fond exotique, une terre de malheur ou un sujet de discussion

politique, un personnage clef, et l’on sait que Marguerite Duras a toujours considéré l’Indochine

comme son pays natal. L’ouvrage de Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, confirme, à

travers une collection d’entrevues avec l’écrivaine, l’existence d’une méthode durassienne qui

consiste à s’attacher à un espace et à une atmosphère avant de formuler une intrigue. Autrement

dit, l’idée de lieu précède l’idée de roman tout en la constituant. Cette approche soude espaces,

intrigues et identités. On me dira que l’étude du déracinement implique forcément l’analyse de

82
l’espace, mais il faut noter qu’en ce qui concerne l’œuvre de Duras, cette analyse a été faite tant

de fois que j’ai préféré jusqu’ici m’en distancier quelque peu. D’ailleurs, je ne considère

aucunement que le déracinement chez Duras se problématise autour de l’espace ; comme je l’ai

montré dans ce chapitre, il s’agit plutôt d’un déracinement de nature psychique, qui contamine la

forme de l’œuvre dans son ensemble et donne naissance aux doubles, échos et revenants qui

peuplent celle-ci. Cependant, mon analyse demeurerait incomplète si je ne mentionnais pas en

quoi le lieu durassien participe de la problématique du déracinement, et surtout, en quoi ce lieu

conditionne la perspective psychologique du déracinement qui m’intéresse ici ; il convenait donc

de faire part de ces réflexions en premier chef. Par ailleurs, la notion d’espace en littérature est

elle-même complexe, et ne cesse de faire l’objet de nombreux travaux. Parmi les théories

majeures qui nous sont utiles, nous comptons celle de Gérard Genette dans Figures II, pour qui

l’espace est une structure essentielle de toute mise en discours, bien que la temporalité, qu’il

explore dans Figures III, constitue la véritable essence du roman. Dans la lignée des études

postcoloniales, l’espace littéraire est considéré comme avant tout géographique, culturellement

singulier, et vu dans son rapport à l’ancienne colonie ; notons que je choisis de ne pas développer

cette notion en dépit de sa valeur car les études durassiennes de type « L’Orient, cet autre qui

n’en est pas un » (je paraphrase ou invente ce titre car il me semble avoir lu cet argument

maintes et maintes fois) abondent. En outre, j’ai fourni mon analyse du rapport de Duras à

l’Indochine au début de ce chapitre. J’ai aussi déjà évoqué l’idée de « Third Space », développée

par Homi Bhabha, qui met en évidence l’entre-deux et l’hybridité, mais il faut noter que cet

espace est avant tout symbolique ; je le mettrai donc en corrélation avec le concept d’hétérotopie

tel que le présenta Michel Foucault dans Les mots et les choses et surtout dans sa conférence

intitulée Des espaces autres. Mais définissons d’abord ce qu’est une hétérotopie selon Foucault :

83
il s’agit d’un lieu, d’un espace concret, dans lequel se trouve l’utopie, et dont l’existence a pour

but de mettre l’individu à l’écart, de son plein gré ou non. L’hétérotopie est par excellence

l’espace de la marginalisation. Foucault fournit de nombreux exemples, et ceux-ci se trouvent en

rapport direct avec l’œuvre de Duras, qui regorge de lieux décalés, comme hors du monde: une

cabane d’enfant (La pluie d’été), un hôpital (La douleur et La maladie de la mort, si l’on

m’autorise ce léger élargissement), une prison, un cimetière, ou encore, un bateau (L’amant,

L’amant de la Chine du Nord, Les petits chevaux de Tarquinia, Le marin de Gibraltar).

À un niveau purement narratologique, Duras prend toujours soin d’installer sa mise en scène

dans un lieu soit réel et précis, soit facilement imaginable. Parmi les lieux récurrents, on trouve

la plage, la station balnéaire, la forêt, la chambre à coucher. Les romans du cycle indochinois,

eux, traduisent une obsession particulière pour des espaces à la fois fermés et mobiles : la

voiture, le navire, ou même encore la chambre, théâtre changeant qui, de la chambre de jeunes

filles à la pension, devient la garçonnière de l’amant, ainsi que la région de Saigon et la rizière,

fondamentalement instables, en proie aux terribles inondations, terres incontrôlables où l’on

survit avec peine. D’une manière générale, et avec l’exception des personnages de L’amant,

L’amant de la Chine du Nord, Un barrage contre le Pacifique et La pluie d’été, il me semble que

chacun des lieux que je viens d’évoquer possède infiniment plus de caractère et de physicalité

que la majorité des personnages durassiens. Si Duras ne bascule jamais dans le descriptif, elle

s’attache cependant à écrire les couleurs, les intempéries et les atmosphères. Il serait bien

entendu difficile de contredire Genette sur la nécessité de l’espace narratif, mais il faut ajouter

que chez Duras, celui-ci annonce et conditionne l’impuissance fondamentale des êtres. Les codes

de l’intériorité passent d’abord par l’extérieur, comme si, sans cette manifestation du moi dans le

lieu, celui-ci serait encore davantage insaisissable et tout à fait perdu, peut-être. La co-

84
dépendance narrative légitimise cette poétique vague, fragmentaire, aux allures d’inachevé ; au

système narratif baîllant, tendu vers l’infini du possible de la prose, correspond un univers

mental lacunaire et amorphe, qui ne réfute pas le miracle de l’écriture mais signifie la douleur

d’être. Pour Duras, on ne sort pas, on ne s’échappe de nulle part, et surtout pas d’où on vient : la

femme d’Hiroshima mon amour n’est-elle pas prisonnière de Nevers ? Le frère et la sœur

d’Agatha, de la villa de leur enfance ? Francine de La vie tranquille, de la ferme familiale ? Peu

importe la position géographique, puisque seule compte la cartographie mentale des origines, et

on le voit, celle-ci se fige et enferme. Le personnage féminin de la pièce Agatha ne le sait que

trop : « Vous savez que le départ ne sera rien d’autre qu’un déplacement de la villa Agatha de

l’autre côté de la mer ou ailleurs. Non, le changement ne serait pas de partir. Je voudrais pouvoir

vous dire ce qu’il serait, je ne sais pas » (36). Le traumatisme paralyse, le déracinement enracine

dans le manque, et le lieu écrase l’identité. Pour le dire comme Alain Vircondelet :

L’espace est bordé par des murs, la forêt, le cimetière, les chantiers, la rizière. Et tout

autour, on sent la vie. Les grand large… la mer… Les grands espaces… Les larges

perspectives. Alentour la foule, les bruits…

Le lieu durassien est le lieu fermé, muré, le champ clos. (79)

Cette analyse corrobore le cadre psychologique et psychanalytique sur lequel je me suis penchée

précédemment ; je crois qu’il convient alors de reconnaître à Duras le talent d’avoir su, bien

qu’on lui ait parfois reproché trop de simplicité syntaxiale, écrire en funambule, danser sur la

ligne mouvante d’un espace narratif peuplé de spectres, de corps indécis et errants qui jamais

n’avancent mais dont l’intériorité opaque, la poussée vers le possible, vaut toute l’attention

qu’elle leur porte.

85
Dans son ouvrage Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras, Susan D. Cohen

fait état de l’erreur qui consiste à vouloir opposer départs et arrivées, notamment dans L’amant :

It would be misleading to posit opposition between the two central images in L’Amant.

Although a river crossing is involved, which entails a passage to sexual initiation at once

symbolic and concrete, it signal no definitive departure from one place to another. One

must not neglect the fact that the rite of passage takes place on a ferry, which, rather than

transporting one to a permanent destination, shuttles back and forth. The ferry has neither

port of origin nor end port. Moreover, the alternation between the two “ports”, the two

“photographic” scenes, connects them, producing metonymical links. Rather than

institute dichotomy between her lover and her family, “Duras” associates them. (96)

Encore une fois, ceci suggère, dans le mouvement et la migrance, dans l’instabilité profonde du

monde durassien et dans le tâtonnement psychique des personnages, l’idée de faux départ. Même

lorsqu’il paraît ouvert, voire infini, comme l’océan qui hante l’œuvre entière de Duras, l’espace

est verrouillé. En ce sens, seul l’espace créatif promet ouverture et liberté ; il est vrai que malgré

les critiques, Duras a toujours fait ce qu’elle a voulu (pensons au film L’homme atlantique, par

exemple, qui, sur une durée totale de cinquante minutes, comporte trente minutes de noir total).

La notion de déracinement, qui repose traditionnellement sur la mobilité, se voit ici non pas

contredite, mais envisagée à travers l’illusion de la mobilité. En d’autres termes, l’arrachement

aux racines et la perte du pays natal ne font que ramener le déraciné à ce qui lui manque.

L’ancrage originel, rhizomatique voire flou, n’en existe pas moins, et interdit le cheminement,

qui, labyrinthique, peut certes commencer (nous l’avons vu avec Les petits chevaux de Tarquinia

et Dix heures et demie du soir en été) mais n’aboutit pas. La première page de L’amant le

confirme : « Très vite dans ma vie il a été trop tard » (9). Mais je le répète, je n’ai pas envie de

86
qualifier cette posture d’absurde ou de nihiliste : l’écriture durassienne, bien que plaie béante, est

avant toute chose amour et jouissance d’elle-même. Pour cette raison, elle est aussi

exceptionnellement intense, parfois même incompréhensible et frustrante (je crois qu’en dépit de

son égo de grande écrivaine, Duras a toujours d’abord écrit pour elle). Selon Kristeva :

L’écriture de Duras ne s’auto-analyse pas en cherchant ses sources dans la musique sous

les lettres ou dans la défaite de la logique du récit. Si recherche formelle il y a, elle est

subordonnée à l’affrontement au silence de l’horreur en soi et dans le monde. Cette

confrontation la conduit à une esthétique de la maladresse d’une part, à une littérature

non cathartique d’autre part. (233)

Il me semble que le déracinement agit comme le ressort même de cet affranchissement total et

non-désinvolte, car toute création durassienne devient expérience au sens propre, recherche de ce

qui pourrait être, dérèglement de ce qui devrait être selon les conventions classiques, refus de

tous les diktats ; il existe une dimension ludique au travail de Marguerite Duras. Chaque « ligne

d’articulation » du rhizome artistique, pour reprendre le vocabulaire de Deleuze et Guattari,

mérite l’exploration, car si la vie déçoit et blesse, il n’en va pas de même pour l’écriture. Cohen

ajoute sur ce sujet:

Vanished events, vacillating memory, uncertain identity convey neither existentialist

anxiety, nor a post structuralist draining of meaning. Duras’ “ignorance” founds a world

view (and textual practice) which embraces and produces multiplicity in difference:

different voices, different perspectives, different texts. The bad faith of positivistic

rationalism is always already discredited. What all of Duras’ work undermines is less an

already devalorized rationalism than the need, desire, or nostalgia for it. Far from leading

to an anxious or empty impasse, this attitude leads to the unlimited creativity of play. (70)

87
J’examinerai maintenant deux concepts qui, ensemble, continuent de mettre en lumière

l’importance du lieu dans l’œuvre de Duras. L’idée de « Third Space », formulée par Bhabha,

couplée avec le concept foucaultien d’hétérotopie, fournissent un cadre conceptuel intéressant

qui montre à quel point le lieu durassien se caractérise toujours par sa duplicité : physiquement

hermétique, ce lieu parfois marginal qui enferme les personnages est par la même occasion une

métaphore du repoussement constant des limites de la créativité, que rien ne peut empêcher.

Sylvie Loignon note : « Parce qu’être en marge, ce n’est jamais chez Duras qu’être au cœur de

toute chose, et peut-être bien au cœur de la nuit » (34). Je remarque également que l’obsession

durassienne de la spatialisation fait écho à la théorie psychanalytique qui sépare l’inconscient du

conscient et ainsi, spatialise d’une certaine manière l’appareil psychique tout entier, traçant les

contours d’une carte de l’intime qui expliquerait les comportements. Mais cette carte n’est jamais

évidence: elle nécessite un travail immense, car elle prend ses racines au fond de l’entre-deux,

ainsi que dans l’abstrait et le flou fantasmagorique, et réalise leur fusion. Lorsqu’Anne

Desbaresdes, dans Moderato Cantabile, se cogne au milieu bourgeois de la petite ville portuaire

qui l’étouffe, Duras fait du lieu une véritable prison et par là même, éventre l’intime, jusqu’à la

pulsion de mort, et prouve que son écriture est capable de tout supporter. Anne Desbaresdes

évolue dans un espace nourri par l’entre-deux, dans lequel elle ne parvient pas à se sentir

enracinée: entre terre et mer, entre bourgeoisie et prolétariat, entre vie et mort. S’identifiant à la

femme assassinée dont le mystère la fascine, Anne Desbaresdes ne fait qu’hésiter entre tous ces

chemins antithétiques. Elle désire comprendre, elle suppose ; en ce sens, l’espace du café où elle

se rend pour discuter du meurtre avec Chauvin est une hétérotopie parfaite puisqu’il y abrite

l’imaginaire, et même le fantasme sexuel. Selon Foucault, l’hétérotopie isole mais possède des

frontières poreuses ; ainsi, dans Moderato Cantabile, Anne Desbaresdes s’y perd, comme si la

88
fusion de l’hybridité culturelle et psychique avec l’hétérotopie avait donné naissance à un

véritable labyrinthe. Chauvin conclut, s’adressant à Anne comme au lecteur : « Ce n’est pas la

peine d’essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre à ce point » (121). On le voit donc à

travers l’exemple de Moderato Cantabile : chez Duras, le lieu est violence parce qu’il enferme le

personnage et le condamne au refoulement tout en lui indiquant clairement qu’il existe un

éventail divers de chemins à emprunter. Or, le personnage durassien demeure paralysé au

carrefour, refuse de choisir, nous en avons discuté, et se vautre dans le manque et le rêve du

possible. Le psychisme absorbe l’espace, et vice-versa : l’enjeu de cet échange permanent n’est

autre que l’énigme insolvable du moi profond. En ce sens, la conception durassienne du

déracinement, puisqu’elle relève avant tout du psychologique, représente une interdiction de

l’ailleurs pour ses personnages tout en réalisant une traversée émancipée de l’espace littéraire et

créatif dont elle ne reconnaît aucune frontière.

Duras engagée

Cette tension extrême entre la forme et le contenu révèle une posture philosophique qui tend à

ériger l’art en structure de connaissance suprême et métaphysique, ainsi qu’en prise de liberté

absolue. Ce parti pris, que l’on peut qualifier de nietzschéen, ne supporte aucune limite quant à la

représentation de la psyché ; seule l’écriture, seul l’art peut se plonger au cœur de l’inconscient

et dévoiler la tragédie du monde. Et si l’écriture durassienne ne semble pas avoir besoin de

racines pour aller où bon lui semble et perpétuellement se réinventer, car pour Duras, on peut

certainement écrire ce que l’on ne peut pas faire (se dégager des origines et accepter, ou tout au

moins explorer, la nature chaotique de son x), le déracinement m’apparaît néanmoins comme

l’un des mobiles les plus essentiels de l’œuvre de Marguerite Duras. J’ai concentré mon étude

sur sa dimension psychologique, mais je dois, avant de refermer ce chapitre, signaler que la

89
question du déracinement et toute la douleur qui l’ensuit participe également d’un autre aspect

crucial de la vie et de l’œuvre de Duras : l’engagement politique.

On le sait, Duras fut largement critiquée en ce qui concerne certains de ses choix politiques, et

ils contribuèrent d’ailleurs à sa célébrité. Il me semble, comme Kristeva le souligne dans Soleil

noir, que le traumatisme de l’enfance dans la colonie puis la rupture avec l’Indochine jouèrent un

rôle critique dans le développement des opinions politiques de Duras. Elle s’impliqua très jeune:

en 1940, elle cosigne un ouvrage de propagande raciste qu’elle reniera plus tard et dont elle ne

s’expliquera jamais véritablement, puis, elle s’engage dans la Résistance aux côtés du futur

Président de la République François Mitterrand dont elle restera proche. Plus tard, Duras s’inscrit

au Parti Communiste Français dont elle se voit exclue en 1950, car elle s’oppose à certaines

décisions du Parti. Durant la guerre d’Algérie, elle fait partie d’un comité d’intellectuels contre la

guerre et signe le célèbre Manifeste des 121, établi sous la direction de Dyonis Mascolo, son

époux, et Maurice Blanchot. La guerre terminée, Duras s’engage publiquement pour de

nombreuses causes dont la revendication du droit à l’avortement ; elle signe le Manifeste des

343, rédigé par Simone de Beauvoir, affirmant « Je me suis fait avorter ». L’engagement

féministe ne cesse d’ailleurs de transparaître dans son œuvre, comme ici, dans La vie matérielle:

Je le répète. Il faut le répéter beaucoup. Le travail d’une femme, depuis son lever jusqu’à

son coucher, est aussi dur qu’une journée de guerre, pire que la journée de travail d’un

homme, parce qu’elle, elle doit inventer son emploi du temps conformément à celui des

autres gens, des gens de sa famille et de ceux des institutions extérieures. (57)

L’enfant qui a vu sa mère, veuve, élever trois enfants et travailler la terre avec acharnement, n’a

rien oublié. En plus des personnages de femmes accablées par la maternité et le mariage, le

thème de la révolte et du refus des conventions surgit souvent chez Duras : je pense ici aux

90
situations de Claire Lannes, d’Anne Desbaresdes ou bien sûr, des jeunes filles des trois romans

du cycle indochinois. Certains textes peuvent être considérés comme des débats idéologiques

dans leur entièreté : c’est le cas avec Abahn Sabana David et Le square. Un barrage contre le

Pacifique, L’amant, L’amant de la Chine du Nord ou encore Le Vice-Consul contiennent quant à

eux une perspective anticolonialiste évidente. Marguerite Duras avait une véritable passion pour

la conversation politique et le militantisme, et à l’instar de Julia Kristeva, je crois que ses

origines complexes, les horreurs du colonialisme dont elle fut le témoin et la victime, n’ont pu

que nourrir cet engagement.

Dans le contexte actuel de la France et du monde francophone, on peut aisément imaginer que

Duras conserve une place pertinente dans le débat politique : je pense notamment ici aux idées

du sociologue Gilles Kepel, selon lesquelles la France, ancienne métropole, est à présent entrée

dans l’ère du « rétro-colonialisme » et ne peut plus se satisfaire de refouler son passé colonial.

Marguerite Duras, elle, a justement toujours participé, au contraire de bien d’autres

personnalités, au travail du souvenir, désormais inévitable.

91
Chapitre 3

Annie Ernaux : repenser le « je transpersonnel »

Dans sa préface à Annie Ernaux : une œuvre de l’entre-deux, de Fabrice Thumerel, Annie

Ernaux déclare : « Les approches sociologiques de mes textes me paraissent essentielles dans la

mesure où je suis certaine d’écrire depuis une déchirure entre deux mondes, et que, même avant

de le formuler clairement dans Une femme, j’ai placé mon écriture entre la littérature, la

sociologie et l’histoire » (9). À elle seule, cette affirmation contient ce qui inspira l’objectif de ce

chapitre, dans lequel je souhaite interroger en quoi la problématique du déracinement chez Annie

Ernaux se réclame avant tout d’une dimension sociale et non intime, comme son auteure

l’affirme, et examiner la tension entre ces deux axes. Le titre originalement prévu pour La place,

« Éléments pour une ethnographie familiale », me semble illustrer le conflit inhérent à la posture

d’Ernaux sur ce sujet : l’ethnographie, méthode utilisée par les sociologues et définie par le

Larousse comme « l’étude descriptive des activités d’un groupe humain déterminé (techniques

matérielles, organisation sociale, croyances religieuses, mode de transmission des instruments de

travail, d’exploitation du sol, structures de la parenté) » (Déf. 13), traduit en effet une volonté

scientifique, mais y apposer l’adjectif « familiale » contredit directement cette intention. Certes,

92
la notion de famille est largement étudiée par la sociologie qui la voit comme un véritable espace

social et même comme une institution ; cela dit, il s’agit de la famille au sens large, des familles

appartenant ensemble à une certaine catégorie, et surtout pas de ma famille, des individus qui la

composent, de leur histoire personnelle voire intime et de la circulation de l’affect entre eux.

Bien qu’elle en propose une analyse rationnelle et dépourvue de jugement moral, Ernaux, je

crois, ne fait pas preuve de neutralité scientifique, et ne parle pas de la famille mais de sa

famille ; sans pathos, elle fait tout de même état de particularités filiales et de complexités

sentimentales.

Dès son premier roman, Les armoires vides, le motif du déracinement en tant qu’expérience

sociale se dégage nettement :

Quand j’entre dans la classe, je deviens moins que rien, un paquet de petits points

gris qui se pressent contre les paupières, en fermant les yeux. J’ai laissé mon vrai

monde à la porte et dans celui de l’école je ne sais pas me conduire. (62)

Cependant, et cette citation le montre bien, l’expérience sociale de l’infériorité ne fonctionne

qu’à travers la comparaison du moi au reste d’un groupe donné (en l’occurrence ici, les autres

écolières et les institutrices). Ernaux, lorsqu’elle commente son œuvre, a pourtant l’habitude

d’invoquer la sociologie et de rejeter le caractère intimiste et profondément personnel de son

écriture. Son essai intitulé « Vers un je transpersonnel », publié en 1994, fait clairement état de

cette idéologie qui prétend à tout prix écarter le privé :

Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois

même plus une parole de « l’autre » qu’une parole de « moi » : une forme

transpersonnelle, en somme. Il ne constitue pas un moyen de me construire une identité à

travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes

93
d’une réalité familiale, sociale ou passionnelle. Je crois que les deux démarches, même,

sont diamétralement opposées. (221)

Et bien qu’Ernaux, à travers ce texte et nombre de remarques sur ce problème, ait toujours

continué d’affirmer la prévalence du collectif, il me semble nécessaire de remettre cette vision en

question, car pour moi, l’œuvre entière ne relève pas plus de l’exploration du social et des enjeux

de la migration de classe que de l’introspection, du retour sur la famille et sur l’enfance, sur

l’avant et l’après du déracinement. Comme je l’ai mentionné lors du premier chapitre de cette

thèse, les racines, avant de participer à la réalité sociale de l’être, relèvent du psychique (c’est

notamment la corrélation indéniable des racines aux parents qui me force à établir ce constat) et

donc d’une expérience singulière. La racine fonctionne d’abord comme une généalogie, ce qui la

renvoie au domaine du privé. L’ouvrage de Tourn, Travail de l’exil, montre bien que « l’exil

comporte la perte radicale des identifications imaginaires qui constituent ce qu’il est habituel

d’appeler la personne » (31). Toujours selon Tourn, cette rupture qui désoriente le moi contraint

typiquement le déraciné à, parce qu’il n’a d’autre choix que celui de la reconstruction, se

raconter dans l’espoir de clarifier la nature de sa propre identité, aux yeux des autres mais aussi

pour lui-même tenter de se comprendre. Ce constat ne peut que rappeler l’entreprise

ernaussienne. L’existence d’une « transidentité », ou la notion que l’histoire d’Annie Ernaux

serait celle d’un groupe, possible et même requise dans le domaine de la sociologie, ne

fonctionne pas en littérature (du moins, elle y trouve ses limites), particulièrement lorsque

l’auteure choisit d’utiliser le « je » et de proposer un récit autobiographique. En revanche, cette

idée mérite d’être explorée car elle pose une grande question : finalement, à quoi sert la

littérature ? Le lecteur peut-il se reconnaître dans une forme d’universalisme littéraire, ainsi

94
qu’Ernaux semble le revendiquer? Je ne prétends pas pouvoir répondre, mais il me paraît

important de clarifier l’enjeu large et complexe de ce « je transpersonnel ».

La fragmentation de l’univers, la place de l’émigrée sociale, le complexe d’infériorité et la

honte, mais aussi, au fil des textes, l’acceptation des origines et la révélation de l’aventure

individuelle, forment l’essence de l’écriture ernaussienne. S’il y existe une tension entre les pôles

du collectif et de l’intime, ils n’en sont pas moins plus complémentaires qu’antithétiques. Pour

cette raison, et malgré la possible désapprobation de l’auteure, il me semble devoir ici adopter

une double perspective, sociologique et intimiste. Je montrerai comment ces deux points de vue

informent ensemble la problématique du déracinement chez Annie Ernaux, et comment le

traumatisme de la migration sociale en tant que sujet de prédilection, voire franche obsession,

contraint à redéfinir les notions de social et d’intime sans les opposer. On pourra donc envisager

ce chapitre comme une critique de l’idée de « je transpersonnel ». Je choisis ici de penser,

comme Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman dans L’emprise des signes, que les

intentions de l’auteur même lorsqu’elles sont connues ne doivent pas commander

l’interprétation. Le texte n’existe vraiment qu’à travers la lecture, sans laquelle l’écriture n’est

rien ou peu ; par conséquent, l’analyse de l’auteur demeure, bien qu’intéressante, insuffisante.

Il est tout d’abord nécessaire d’établir le paysage biographique auquel l’immense majorité des

textes d’Ernaux se réfèrent. Cette contextualisation permet de montrer comment, d’emblée ou

presque, l’existence d’Ernaux s’emplit d’un certain malaise lié à la classe sociale qui s’amorce

au sein de la famille et dont, plus tard, toute son œuvre témoignera. Notons qu’Ernaux conserve

un rapport complexe aux concepts d’autobiographie et d’autofiction, et nous y reviendrons ; en

revanche, elle admet volontiers le caractère fondamentalement authentique, ancré dans un passé

95
véritable et non fabriqué, de son travail. Selon ses propres mots, lors d’un entretien accordé à

Christine Ferniot et Philippe Delaroche du journal L’Express en 2008:

Je n'ai rien à voir avec l'autofiction. Je voudrais le dire, quand même ! Dans l'autofiction,

il y a beaucoup de fiction, justement. Et justement, ce n'est pas mon objet. Ça ne

m'intéresse pas ! La littérature est intéressante dans ce qu'elle dit du monde. Ni le mot

«auto» ni le mot «fiction» ne m'intéressent. Finalement, je préfère conserver le terme

«autobiographie» bien qu'il me soit difficile de l'utiliser.

De même, Ernaux conteste l’existence d’une écriture féminine, et n’apprécie pas l’idée d’une

division genrée de la littérature : « Pas plus que Nathalie Sarraute je n’aime figurer dans la

rubrique ″écriture féminine″ (L’écriture comme un couteau, 98). Ceci expliquerait le fait que le

« je transpersonnel » relève selon elle d’« une forme impersonnelle, à peine sexuée ». Mais il me

semble pouvoir qualifier l’œuvre ernaussienne dans son ensemble de profondément féminine

ainsi que féministe. Plusieurs critiques ont par ailleurs tenu à noter le lien qui unit la

problématique de la domination de classe chez Ernaux (et donc, du déracinement tel que nous

l’examinons ici) à celle, en fin de compte similaire, de la lutte des genres et de la discrimination

des femmes. Bethany Ladimer explique :

The notion of social violence is clearly present in her recurrent descriptions of the painful

way in which social class and gender relations revealed themselves to her in terms of

fixed but veiled codes, which are themselves determined by those who have legitimacy.

Ernaux’s young women characters and herself in the later works engage in an extensive

project of deciphering or decoding, in their attempt to avoid the violence exhorted on

those who, like themselves, are unfamiliar with socially approved ways of speaking and

acting. (57)

96
Ernaux a par ailleurs tendance à lier la souffrance du déracinement social à celle de la condition

féminine, comme par exemple dans L’évènement, le récit de son avortement, qu’elle désire

impartial mais qui n’en est pas moins poignant :

J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait.

Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits

commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de

lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la

fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul

et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. (29-30)

Et dans Le vrai lieu, elle va plus loin, constatant : « Les livres que j’ai écrits depuis mon histoire

et mon expérience de femme, La femme gelée et L’évènement, ont été à leur publication soit

brocardés soit passés sous silence » (57). Le monde de la littérature admettrait donc mal le

féminin, perpétuerait les discriminations de genre. Comme le déracinement géographique, le

déracinement social voit sa complexité doublée avec l’intervention du féminin. Le « je »

déraciné d’Ernaux, s’exprimant sur l’avortement, la maternité, le corps, le mariage, la passion

amoureuse ou encore la relation à sa propre mère, est donc indéniablement sexué ; le titre choisi

par Ernaux pour son tout dernier texte, Mémoire de fille, confirmerait peut-être que l’écrivaine

elle-même ait pu évoluer quant à ce postulat qui, s’il s’avérait, desservirait l’œuvre à mes yeux.

La fracture originelle

Dans cette première partie, je me propose d’exposer plusieurs éléments cruciaux quant à la

problématique du déracinement social chez Annie Ernaux. Je pose les bases de leur importance,

mais veuillez noter que chacun fera l’objet d’une analyse plus approfondie un peu plus tard. La

97
question qui m’intéresse ici n’est donc autre que celle de la situation initiale, puisque nous avons

bel et bien affaire à un parcours comportant plusieurs étapes significatives.

Annie Ernaux, de son véritable nom Annie Duchesne, naît en 1940 en Seine-Maritime puis

grandit à Yvetot, un petit village normand, avec ses parents tenanciers d’un café-épicerie ; ces

derniers, issus du milieu paysan, donnent l’apparence d’une certaine prospérité au reste de leur

famille, comme Ernaux le dévoile dans La place : « Il [son père] a emprunté pour devenir

propriétaire des murs et du terrain. Personne dans la famille ne l’avait jamais été » (57).

Cependant, la famille Duchesne n’est guère fortunée et mène une existence des plus modestes.

Plus que tout, les parents désirent pour leur fille unique (Ginette, la sœur aînée d’Annie, a

succombé à la diphtérie en 1938, et son existence ne fut jamais révélée à Annie qui la découvrit

pourtant, par hasard, alors qu’elle était âgée de dix ans ; elle le raconte dans L’autre fille, paru en

2011) le succès scolaire. Contrairement aux autres enfants du quartier, la jeune Annie fréquente

l’école privée, et très vite, se révèle fort douée. C’est là le début de l’expérience du déracinement

pour Ernaux, qui se trouve moins socialement favorisée que ses camarades (elle parlera

longuement de l’épreuve initiale de son infériorité sociale au sein du milieu scolaire, dans La

place, mais aussi dans La honte ou dans de plus récents ouvrages, Retour à Yvetot et Mémoire de

fille) et ne manque pas de ressentir sa différence ainsi que celle de ses parents. Ernaux quittera le

village après l’obtention de son baccalauréat pour aller à l’École Normale, puis à l’université,

officialisant ainsi, avec le déplacement géographique, son statut de déracinée. Elle se marie en

1964, donne naissance à deux fils puis divorce. Pour elle, le mariage comme la maternité font

office d’épreuves douloureuses ; ainsi évoque-t-elle la difficulté de la condition féminine, de la

captivité de la mère ou de la « ménagère », dans La femme gelée. Elle deviendra professeur de

lettres et écrivaine, avec un premier roman intitulé Les armoires vides, publié en 1974, qui,

98
présenté comme fictionnel, conte néanmoins l’enfance et l’adolescence d’une jeune étudiante

dont la vie ressemble fort à celle de son auteure. Elle y évoque notamment le traumatisme de

l’avortement, qu’elle a vécu personnellement, et auquel elle reviendra en détails dans

L’Évènement, en 2000. En 1984, La place reçoit le prix Renaudot ; ce texte, qui retrace

l’existence de son père alors que celui-ci vient de mourir, marque également le renoncement

d’Ernaux à la fiction. S’en suivent non loin d’une vingtaine d’ouvrages, dont le plus récent,

Mémoire de fille, paraît alors même que je rédige cette thèse, en avril 2016. Souvent de grands

succès littéraires, chacun se voit largement commenté par la critique ainsi que par la recherche

universitaire. Aujourd’hui, Annie Ernaux fait partie des écrivaines incontournables de la

littérature féminine et féministe française ; reconnus de la plupart, ses textes font l’objet de

nombreuses discussions, entretiens et colloques auxquels Ernaux aime souvent à participer en

personne.

On le voit dans ce résumé biographique, il existe une trajectoire sociale dans le parcours

d’Ernaux, placée sous le signe de la rupture et non de la transition sans heurts, inaugurée par

l’enfance à l’école privée alors que tous ses jeunes voisins vont à l’école publique. Plus tard, la

migration sociale se concrétise, et se radicalise tandis qu’Ernaux vit à Rouen, à Bordeaux ou à

Paris, et évolue dans une classe sociale financièrement plus aisée, détachée de la religion, inscrite

dans la modernité, et focalisée sur l’intellect au lieu du travail manuel. Ernaux ne cessera d’écrire

cette fracture, qui de sociale, devient existentielle. Ainsi peut-on lire dans Retour à Yvetot : « En

fait, grâce à Bourdieu, je savais qui j’étais : une déclassée par le haut, une « transfuge de classe »

comme j’ai dit auparavant » (71). Ses textes empruntent d’ailleurs fréquemment au vocabulaire

de l’immigration et du déracinement, comme je le montrerai bientôt, mais il faut remarquer,

comme l’indique cette dernière citation, que ce lexique est souvent accompagné de celui du

99
social ou de la sociologie, ainsi que de celui du questionnement ontologique ou moral. Pour la

philosophe Chantale Jaquet, il s’agit de se définir en tant que « transclasse » (ce néologisme me

semble parfait car il conjugue les notions de trajet, de mutation et de milieu social), c’est-à-dire

en tant que celui ou celle qui ne reproduit pas le modèle de sa classe sociale. Quant au fait de

« se définir », c’est bien là un effort personnel d’ordre psychologique (qui suis-je ?) ou

psychosocial voire métaphysique (qui suis-je dans ce monde, et quelle y est ma place ?). Dans

Les transclasses ou la non-reproduction, Jaquet s’appuie largement sur la littérature pour

analyser ce glissement générationnel, et examine aussi bien les textes d’Ernaux (cette dernière

est par ailleurs son seul exemple féminin) que ceux des grands réalistes du dix-neuvième siècle :

Nourrie d’un désir de distinction et de grandeur, l’ambition apparaît comme le

moteur de la non-reproduction et de l’ascension sociale. Les deux héros balzacien

et stendhalien, Eugène de Rastignac et Julien Sorel, constituent des figures

exemplaires à cet égard. (25)

Si je reprendrai volontiers le terme de « transclasse » au cours de mon étude, je voudrais

cependant nuancer ce dernier propos. Selon Jaquet, Ernaux se différencie en partie de Rastignac

et de Sorel car elle est plus poussée par la honte que par l’ambition. Or, je crois au contraire que

l’ambition véhémente des parents pour leur fille, qu’ils expriment quotidiennement, puis la

sienne propre (elle évoque la colère, la jalousie envers ses camarades de classe plus

économiquement favorisées, et même le désir de « venger sa race » [71] dans Retour à Yvetot) la

poussent bel et bien hors de son univers originel. Dans La place, cela se lit clairement

lorsqu’Ernaux souligne l’importance de sa réussite aux yeux de son père : « Chaque composition

réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l’espérance que je serais mieux que lui » (74).

Et même : « Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que

100
j’appartienne au monde qui l’avait dédaigné » (112). En ce sens, le déracinement social est

souhaité, et même orchestré par ses parents pour la jeune Annie : il faut, à tout prix, l’éloigner de

la misère et des travaux ingrats. Nous reparlerons des implications de cette volonté parentale

implacable. Quoi qu’il en soit, ce serait faire erreur que de sous-estimer l’importance de

l’ambition dans la trajectoire d’Ernaux. De plus, il me semble pertinent d’établir un parallèle

entre cette ambition scolaire, professionnelle et sociale, qui s’impose dès le plus jeune âge, et le

caractère tout aussi sophistiqué du projet littéraire d’Ernaux, qui souhaite à la fois dépasser les

limites de la littérature (« entre la littérature, la sociologie et l’histoire ») et celles de

l’individualité (exposition d’un « je transpersonnel »).

Certes, la honte intervient aussi dans ce parcours, mais à mon avis, de manière bien plus

complexe : ce sentiment, qu’Ernaux ressent très tôt vis-à-vis de ses parents, de leurs vêtements

souvent sales, de leur patois ou de leur habitation, doit être interrogé car s’il motive le dessein de

ne pas devenir « comme eux », il n’explique pas le projet littéraire paradoxal qui consiste à

n’écrire que sur eux, ou presque, et à s’étendre à l’infini sur l’humiliation. Dans La honte, elle

conclut: « Il était normal d’avoir honte, comme d’une conséquence inscrite dans le métier de mes

parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon d’être » (140). Davantage

une fatalité qu’un moteur, la honte fait partie intégrante de la vie psychique de la jeune fille, puis

de la femme transclasse qui, une fois sortie du milieu familial, ressent en plus de la honte des

origines la culpabilité d’avoir pu obtenir une vie meilleure et d’avoir abandonné, voire trahi, ses

racines modestes. La honte m’apparaît d’ailleurs comme le « sentiment social » par excellence ;

dégagés du regard des autres, nous n’aurions jamais honte. Comme le montre le psychiatre et

psychanalyste Serge Tisseron dans La Honte : Psychanalyse d’un lien social, la honte est une

notion ambivalente qui, comme tout sentiment, émane certes de l’intériorité, mais met avant tout

101
en jeu la peur de l’exclusion de la communauté et donc, la relation aux autres. L’enveloppe

psychique de l’être humilié se voit contaminée par la problématique sociale, par le ressenti d’un

faux pas embarrassant ou la vision globale du moi comme insuffisant, comme incapable de

satisfaire les exigences de l’entourage. Ceci fragilise évidemment l’individu. Dans Les armoires

vides, par exemple, Ernaux dépeint maintes fois l’angoisse de la narratrice, Denise, face au

regard des autres, regard qui l’écrase émotionnellement tant elle se sent inférieure au reste des

étudiantes auxquelles elle se compare avec hargne, geste qui la conduit à un profond dégoût

d’elle-même et du milieu dont elle vient. Or, Denise Lesur ne fait que se voir à travers l’autre et

ne peut que fantasmer sur ce qu’on pense d’elle ; elle dresse l’autoportrait impulsif et

complètement hiérarchisé de ce qu’elle imagine et non de ce qu’elle sait. Cette spécularité

confuse, cette fausse observation de l’autre qui renvoie, au final, exclusivement à soi-même et

produit l’autocritique, n’est pas sans rappeler de nombreuses réflexions typiques du récit viatique

et de sa représentation comparative et autocentrée de l’étranger, telle que je l’évoque dans le

premier chapitre de cette étude. Ernaux, ou sa narratrice, s’observe et même se définit à travers

l’autre, pour conclure à l’existence d’un classement des êtres. Elle utilise certains paramètres

pour établir ce classement, comme l’apparence physique, la démarche, la maîtrise du langage ou

encore la situation financière, puis conclut qu’elle ne mérite que le bas du classement. Pour le

déraciné, il peut être difficile de penser en-dehors de soi-même ; l’autre, souvent, constitue une

sorte de canevas vierge sur lequel le déraciné projette son état psychique et la complexité de

l’image qu’il a de lui-même, faite de subjectivités multiples (a, b, x). Il faut alors se demander si

la rencontre avec l’autre n’est pas un processus plus obscur pour le déraciné, et pourquoi.

Tisseron souligne combien la honte, lorsqu’elle relève de l’obsession, de la pathologie ou tout

simplement, lorsqu’elle affecte le patient en thérapie, peut être difficile à traiter, car elle renvoie

102
non seulement aux confusions de la psyché, mais aussi à celles du lien, voire de la confrontation,

entre la dynamique unique de l’intime et la dynamique globale de la société. Je sais combien

Annie Ernaux se montre réticente aux analyses psychologisantes de son travail, mais il me

semble important de mettre en évidence les enjeux de cette question primordiale, déterminants à

mon avis, et preuves que tout dans l’œuvre ernaussienne ne relève pas exclusivement du social.

La honte ernaussienne, fluide, subsiste, survit et infiltre, et ne doit pas être réduite au statut de

simple mobile ; premier symptôme, annonce de la fracture, la honte construit plus qu’elle ne

motive. De fait, si Ernaux parvient à migrer vers la bourgeoisie, on voit que la honte,

certainement parce qu’elle fut ressentie de manière extrême et permanente, a participé à fixer,

voire à enfermer, l’identité d’Annie Ernaux en tant qu’originaire d’une classe sociale

désavantagée, comme elle le constate, toujours dans l’entretien de 2008 avec Christine Ferniot et

Philippe Delaroche :

J'ai des gestes de classe, je ne m'en suis jamais débarrassée. Je garde une forme de

brusquerie. Je claque les portes, les casseroles. J'ai vu ma mère faire cela et je fais pareil.

Certains mots reviennent, pour des choses très quotidiennes comme le temps. J'ai les

mots de ma mère: « Ça va se gâter »... « Ça, c'est signe d'eau ».

Ce témoignage semble avouer que le changement de milieu ne garantit pas, ou pas totalement,

l’adaptation du moi, et discrédite la possibilité d’enracinement. La fragmentation du monde

s’accompagne toujours de la fragmentation du moi. Ernaux reproduit les gestes et les mots qui

lui faisaient honte, d’abord dans sa vie personnelle, mais aussi dans son œuvre. Ceci conduit

donc à croire que le sentiment de honte, tel qu’Ernaux en fait état, cristallise et immobilise

l’identité bien plus qu’il ne la renouvelle, et structure la fracture originelle bien plus qu’il ne la

cause.

103
Revenons donc un instant à l’ambition ernaussienne, qui, comme je l’ai souligné, m’apparaît

comme le ressort premier de l’ascension sociale dont la fracture résulte. Le projet parental de

réussite scolaire et professionnelle pour leur enfant, que le père n’a de cesse d’encourager mais

dont il renonce à comprendre les fondements (le contenu de l’instruction que reçoit sa fille le

dépasse et ne l’intéresse pas véritablement), et que la mère, elle, « « volonté sociale du couple »

(Une femme, 39), instigue et pousse sans relâche, ne s’attachant pas qu’aux notes de la jeune

Annie comme le fait son époux, mais voulant tout savoir de sa vie à l’école, de ce qu’on y

enseigne, et cherchant même à, elle aussi, apprendre, mérite d’être reconnu comme

impressionnant. D’abord, il n’est pas commun dans le milieu des Duchesne : les autres membres

de leurs familles respectives sont paysans ou ouvriers. Ils envient les parents d’Annie,

propriétaires d’un petit commerce: « Dans leur dos, ils étaient traités de riches, l’injure » (La

place, 45). Dans leur quartier à Yvetot, chacun se contente de revenus minimes et d’une vie

simple ; les enfants fréquentent tous l’école publique, et aident leurs parents pour diverses tâches

ménagères et travaux : « Ici rien ne se pense, tout s’accomplit » (La honte, 63). Ernaux rappelle,

à de nombreuses occasions, le dédain des parents pour le monde paysan dont ils viennent tous

deux : « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être » (La place, 70). Les

manières du monde ouvrier ne leur plaisent guère d’ailleurs non plus : la mère répète, non sans

fierté : « Mon mari n’a jamais fait ouvrier » (La place, 36). Et pourtant, la prétention, voire la

richesse, les répugne également : « Leitmotiv, il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a » (La

place, 59). Autrement dit, l’obsession sociale des parents consisterait à savoir, très précisément,

« où est leur place », à y demeurer, et à surtout observer un comportement qu’ils estiment « en

règle » avec cette place. Toutefois, ils ont conscience de leur appartenance à une catégorie

sociale peu favorisée, celle des petits commerçants, forcés de travailler très dur alors qu’ils

104
gagnent peu. Ils refusent donc de voir leur fille unique condamnée au même sort, d’autant qu’elle

se révèle élève brillante, et croient en la possibilité de son ascension sociale. Ainsi décident-ils

d’investir en son avenir, et de l’envoyer à l’école privée, où l’enseignement est réputé plus riche,

et où elle sera entourée de camarades sérieuses et bien élevées, pour qui la scolarité compte

également beaucoup. J’insiste sur l’intensité de leur ambition, parce qu’elle influence leur fille,

dont le désir de réussir n’est pas moins fort, bien qu’il soit d’abord inspiré, comme je l’ai dit plus

haut, par la colère de se sentir considérée comme socialement inférieure dans le monde de l’école

privée. Dans Les armoires vides, Denise Lesur, la narratrice, exprime la violence de

l’humiliation et comme cette brutalité la conduit à vouloir faire mieux que ses cruelles

compagnes :

C’est comme ça que j’ai commencé à vouloir réussir, contre les filles, toutes les autres

filles, les crâneuses, les chochotes, les gnangnans… Ma revanche, elle était là, dans les

exercices de grammaire, de vocabulaire, ces phrases bizarres qu’il fallait suivre tout

entières comme de longues murailles dentelées à travers un désert, sans jamais arriver

quelque part. (70-71)

Et : « Pour conserver ma supériorité, ma vengeance, je pénétrais de plus en plus dans le jeu léger

de l’école » (72).

En ce sens, pour les parents comme pour leur fille, l’école privée constitue le seuil qui,

simultanément, sépare et connecte deux univers que tout oppose. Ultime lieu de transition,

l’école privée conserve certains repères auxquels Ernaux est accoutumée (la religion ou les

interdits sexuels, par exemple), tout en proposant de nouvelles modalités ontologiques (la

possibilité de se distinguer par sa facilité et son excellence, de se définir en tant qu’étudiante,

puis en tant que professeure, intellectuelle et auteure). Dans Retour à Yvetot, Ernaux explique :

105
Ce milieu scolaire, antagonique du milieu familial, a été ouverture au savoir, à la pensée

abstraite, au langage écrit. Il a été élargissement du monde. Il m’a donné le pouvoir de

nommer les choses avec précision, de perdre ce qu’il me restait de patois –couramment

parlé en milieu populaire –dans mon langage, d’écrire le « bon » français, le français

légitime. (19-20)

S’il s’agit donc d’une porte ouverte sur b, remarquons qu’il ne s’agit pas pour autant d’une porte

fermée à a, et ce constat montre à quel point la fracture qu’occasionne le déracinement

ernaussien est infinie et insolvable. Selon Jennifer Willging, qui met en exergue la question de

l’anxiété chez Ernaux, les détails de la vie domestique de la narratrice doivent être dissimulés à

l’école, et ceux de la vie scolaire doivent, de la même façon, être dissimulés à la maison ; les

révéler ne ferait qu’heurter la jeune fille à l’incompréhension et aux moqueries de ses camarades,

et aux méconnaissances de ses parents. J’ajoute donc que ne pas se dévoiler, ou prudemment

choisir ce qu’elle divulgue, ferait alors partie d’une stratégie consciemment élaborée dans le but

de limiter l’interpénétration de deux mondes antithétiques qui, en plus de mal se connaître, se

jugent voire se ridiculisent mutuellement. Dans ce contexte, il est aisé de saisir l’intensité d’une

telle fracture et de voir comment la nécessité d’une sorte de double vie voire de la création d’un

alter ego s’imposa : le moi originel, privé, connu des parents, cesse d’être présentable en société

et commande la naissance d’un moi nouveau, public. À l’instar de Siobhán McIlvanney, je

souscris à l’idée que tout, dans l’œuvre d’Ernaux, tourne autour de l’enfance, période clé pour la

formation du sujet ainsi que l’ont montré psychologues et psychanalystes et ainsi qu’en témoigne

chaque texte d’Ernaux qui, revenant sans cesse aux origines sociales, se retourne par la même

occasion sur les origines du moi (et j’ajoute, sur ce phénomène de dédoublement). L’école privée

inaugure la coupure avec les racines, très tôt, et place la jeune fille dans une situation similaire à

106
celle typique de l’exilé ou de l’expatrié. Selon Eyem Alp : « L’écriture ernaussienne est avant

tout une affaire de différence, de se sentir autre, altérée par rapport au milieu où on se trouve »

(192). Et bien qu’Ernaux conserve un accès facile à son quartier, au domicile familial et à ses

parents, elle vient « d’ailleurs » où qu’elle soit : chez elle, elle devient l’enfant privilégiée,

cultivée, promise à un avenir radieux (elle est même autorisée à ne pas aider ses parents et leur

commerce, et pour la plus grande surprise des clients du café, à ne pas les servir, comme elle le

souligne dans L’autre fille) et à l’école, elle est mise face à sa différence, face à son infériorité. À

ce propos, elle ne mâche guère ses mots, particulièrement dans Les armoires vides : « On ne

parle jamais de ça, de la honte, des humiliations, on les oublie les phrases perfides en plein dans

la gueule, surtout quand on est gosse. Étudiante… On se foutait de moi, de mes parents.

L’humiliation » (60). Il lui faut sans cesse composer avec deux mondes incompatibles, deux

manières d’être, deux visions des choses, et deux langues, même. Le langage, nous le verrons,

devient par ailleurs le lieu angoissant de la cohabitation confuse de ces deux « habitus »

(comment ne pas emprunter au vocabulaire bourdieusien lorsque l’on parle d’Annie Ernaux ?)

contradictoires : « En 52, j’écris « en bon français » mais je dis sans doute « d’où que tu

reviens » et « je me débarbouille » pour « je me lave » comme mes parents, puisque nous vivons

dans le même usage du monde » (La honte, 58). Ernaux se définit, dès lors qu’on l’envoie à

l’école privée, comme éternellement singulière, inégale, et partout inassimilable. Ainsi Jaquet

résume-t-elle cette ambivalence : « Marqué par la mobilité et les mues successives, le transclasse

se définit donc par une transidentité et obéit à une logique de l’entre-deux » (136). C’est bien le

cas d’Ernaux, mais j’observe que c’est également le cas de son œuvre, dont l’impossible

caractérisation fait toute la richesse. Chacun y va de son avis, la qualifiant tour à tour de

« sociobiographique », d’« autobiographique » ou encore d’« autofiction », pour voir le terme

107
choisi ensuite rejeté par Ernaux qui, comme en témoigne la conclusion de Mémoire de fille, ne

s’épanouit que dans l’insaisissable :

Je ne sais pas ce qu’est ce texte. Même ce que je poursuivais en écrivant le livre s’est

dissous. J’ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d’intention :

Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et

l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. (151)

Ernaux convoite la maîtrise de l’écriture (comme sa narratrice convoite la maîtrise totale de son

comportement afin que l’on ne devine pas ses origines ouvrières) tout en acceptant une forme

radicale de liberté littéraire (comme sa narratrice, au fil de la migrance sociale et de la mise en

récit du déracinement, en vient à assumer ses racines, et à s’en accommoder notamment grâce à

l’énergie créative qui se dégage de leur complexité), et c’est là son plus intéressant paradoxe.

L’œuvre ernaussienne révèle, chaque fois qu’elle se retourne sur elle-même et tente de se définir,

que le passé est une surprise, et cela fait toute la grandeur du projet (intime et psychanalytique

malgré lui) d’Annie Ernaux.

Littérature, sociologie et réalisme

Avant de poursuivre, il convient de faire état du lien ancien entre la littérature et la sociologie,

deux « spécialités » qui, chacune à sa façon, cherchent à exposer et comprendre le

fonctionnement de la société. En ce qui concerne la littérature, cette remarque ne vaut bien

entendu pas pour son ensemble ; mais on peut dire que la vaste majorité des romans dits

« réalistes » se préoccupent de questions sociétales. Ernaux est explicitement et fortement

attachée à cette perspective, comme nous l’avons vu plus tôt, mais il ne s’agit pas d’un cas

unique. Sa féminité et son style la distinguent, mais comme le montre Jaquet, il existe d’autres

auteurs contemporains qui eux aussi développent une écriture du social, voire une écriture du

108
déracinement social, tels que Didier Eribon. Il me semble que le jeune écrivain et sociologue

Édouard Louis, dont les deux romans En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence

ne peuvent que rappeler des problématiques typiquement ernaussiennes, mérite également de

figurer sur cette liste. Tout comme Ernaux traite de la double difficulté d’être femme et

transclasse, Louis traite de celle d’être homosexuel et transclasse ; l’intersection des enjeux et

des oppressions complexifie le commentaire psychosocial. Mais Eribon, Ernaux et Louis n’ont ni

inventé la littérature sociale, ni éveillé son intérêt pour les défavorisés et discriminés de la

société: Jaquet le rappelle en citant les œuvres de Balzac, Stendhal, Flaubert, Michelet ou encore

Camus. Cet héritage prestigieux correspond au rapport organique et productif qu’entretiennent la

littérature et la sociologie, dont je voudrais ici mentionner les fondements théoriques.

La littérature réaliste désire refléter la réalité, et se préoccupe des problématiques sociales de

son temps. En partant de ce principe, on voit que son objectif, ou son message, est similaire à

celui de la sociologie, bien que cette dernière, elle, doive par sa nature scientifique se prononcer

sur les lois ou modèles qui organisent la société étudiée, et qu’elle aura démontré. Selon le

dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, la sociologie se définit

comme « Science des faits sociaux humains (considérés comme un objet d’étude spécifique), des

groupes sociaux en tant que réalité distincte de la somme des individus qui les composent » (Déf.

11). Or, qu’est-ce qu’un « fait social humain » ? Ceci englobe une très large variété de

phénomènes et de manières d’exister en collectivité, dont, et cette courte liste est vouée à

l’incomplétude, le rapport des individus au mariage, au travail, à l’éducation, à la famille, à la

politique, aux loisirs, à l’art, à la loi, à la religion, à la ville, à la campagne, à l’argent –autant de

thèmes que l’on retrouve dans le roman réaliste. On pourrait donc penser qu’en ce qui concerne

la littérature et la sociologie, seuls la méthode et le style du compte-rendu de l’analyse diffèrent.

109
Comme le stipule d’emblée la définition ci-dessus, la sociologie est avant tout une science ; le

sociologue effectue une démarche systématique, entièrement dictée par la rigueur de ses

recherches, basées sur des faits concrets et observés, par l’empirisme, et doit livrer ses

conclusions de manière rationnellement organisée. Le sociologue n’est pas libre de son approche,

alors que l’écrivain peut jouir d’autant de liberté qu’il le désire tout en s’intéressant aux mêmes

faits sociaux, et n’a pas d’obligation de prouver et de conclure. De plus, il me semble que la

versatilité du déracinement persiste pour tous et dépend bien davantage de l’expérience

individuelle que de la caractérisation empirique. Ce postulat pose en revanche la question

suivante : les romanciers réalistes, tels que ceux cités précédemment, font-ils, en dépit de ces

disparités, de la sociologie ?

Ernaux ne semble pas douter de l’appartenance et de l’apport de son œuvre à cette discipline.

Souvent, elle se réfère (voire s’identifie, je crois) à Pierre Bourdieu, qui, comme elle, parvint à

sortir de son milieu d’origine extrêmement modeste pour devenir un des plus grands intellectuels

français du vingtième siècle. La relation d’Ernaux à Bourdieu a été étudiée par de nombreux

critiques, et Ernaux elle-même l’a souvent évoquée, aussi je ne crois pas très utile d’en fournir

les détails, mais il faut bien comprendre à quel point les thèses bourdieusiennes informent

l’écriture ernaussienne. Francine Dugas-Portes résume l’importance de cette influence : pour

elle, l’approche ethnographique d’Annie Ernaux (la reconstitution de la vie de jadis dans le petit

village, particulièrement dans Les années) se mélange à la perspective individuelle, et les angles

se brouillent, donnant lieu à un tissu textuel unique. Elle observe :

Les recoupements avec les analyses de Bourdieu se lisent aussi dans la partie la plus

originale du propos de l’écrivain, concernant la trajectoire de la narratrice héroïne : elle

est l’exemple même de l’enfant considéré comme possibilité d’ascension sociale, par des

110
parents qui vont à cet effet limiter le nombre de naissances, et se sacrifier de diverses

façons. (121)

Dominique Viart, lui, suggère à ce propos :

Cette œuvre est prise dans l’Histoire, et met au premier plan de ses thématiques les

mutations mêmes de cette Histoire, ainsi que leurs effets, à la fois individuels et sociaux.

Est-ce à dire que le déterminisme sociohistorique viendrait seul en expliquer le cours ?

que seules les circonstances sociales d’une époque donnée ont décidé de ses

thématiques ? L’adhésion d’Annie Ernaux aux réflexions de Bourdieu, et plus

lointainement aux théories de Marx, autoriserait sans doute une telle approche. L’œuvre

ne serait alors qu’un reflet, ou une conséquence, d’un certain nombre de réalités socio-

économiques. (28)

Bien que ce questionnement soit tout à fait légitime et intéressant, je ne souscris pas à cette

conclusion qui m’apparaît comme réductrice, car elle met de côté une dimension clé de l’œuvre :

l’intimisme. Je sais bien qu’Ernaux elle-même n’apprécie pas ce terme et ne souhaite pas qu’on

la considère comme une écrivaine du privé et de l’individuel (« L’intime est encore et toujours

du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est

inconcevable » [L’écriture comme un couteau, 52]) ; il n’empêche. À mes yeux, le texte échappe

à son auteur dès lors qu’il est publié, et appartient au lectorat. Le commentaire d’Ernaux sur son

œuvre importe et informe, évidemment, mais pour moi, n’a pas toujours le dernier mot. Mais ne

nous égarons pas dans ce débat : en bref, je trouve délicat de réfuter l’intimisme alors qu’Ernaux,

dans La place ou Les années, nous laisse pénétrer à l’intérieur du domicile familial, du petit

commerce, et, dans Passion simple, L’évènement, Se perdre (d’ailleurs journal intime d’Ernaux,

qu’elle promet avoir été publié tel quel, sans corrections ou suppressions) ou très récemment,

111
dans Mémoire de fille (récit dont le sujet est le dévoilement d’un secret sexuel, donc

profondément personnel, qui la hante depuis son adolescence), se livre toute entière, parfois à

l’appui de détails pour le moins crus. Il me semble que Fabrice Thumerel offre une analyse plus

pertinente du rapport d’Ernaux à Bourdieu et à la sociologie :

L’entreprise ernaussienne, qui évite le double écueil du misérabilisme et du populisme,

ne peut donc que s’éloigner de l’autobiographie traditionnelle : fortement marquée par

Sartre et Bourdieu, elle ne croit pas en une possible analyse d’un moi stable dans un récit

cohérent, critique les artifices romanesques et fait part de sa suspicion envers la

psychanalyse ; faisant prévaloir l’exposition sur l’explication, elle cherche à appréhender

un sujet vide en lui-même à travers des signes objectifs, à explorer son vécu familial (La

Place, Une femme et La Honte) et passionnel (Passion simple, L’Évènement et

L’Occupation) à l’aide d’une démarche objectivante qu’elle emprunte au sociologue. (21)

Thumerel note de surcroît le recours occasionnel d’Ernaux aux notes de bas de page, qui sans nul

doute achèvent d’éloigner le texte du genre romanesque et de le rapprocher du style scientifique.

Une seconde question entre en jeu lorsque l’on réfléchit à l’aspect sociologique ou

sociologisant de l’œuvre d’Ernaux : cette œuvre est-elle véritablement réaliste ? Certes, elle se

veut l’être, et son auteure la définit ainsi. Mais l’intention, si convaincante soit-elle, garantit-elle

le résultat ? Cette interrogation importe parce que sa réponse, loin d’être évidente, pourra soit

valider l’ambition ernaussienne (pas au sens de sa valeur ou de son intérêt, mais au sens de sa

réussite : Ernaux atteint-elle son objectif ?), soit en souligner les limites. Selon les sociologues

Régine Robin et Marc Angenot, qui étudient la place du discours social dans la littérature, le

texte réaliste et social contient un « sociogramme » (selon le dictionnaire du Centre National de

Ressources Textuelles et Lexicales, il s’agit de la « Représentation graphique des relations

112
individuelles au sein d’un groupe, ou des relations d’un groupe au sein d’une institution » [Déf.

12]) qu’il se charge de décrire et d’analyser, avec un style littéraire affranchi de toutes

contraintes extérieures et qui lui appartient en propre. Par exemple, toujours selon Robin et

Angenot :

Flaubert avec Madame Bovary sélectionne d’abord, base d’une intrigue voulue grise, un

sociogramme presque vulgaire, banal, de transmission orale, rendu suspect par la

gaudriole du vaudeville et le pathos du mélodrame ; celui de l’adultère provincial et de la

femme romanesque et mal mariée. (59)

Et il est crucial de noter que « Les thèmes-noyaux d’un sociogramme n’ont d’intérêt et de sens

que par rapport au débat général qui se condense autour d’eux, par rapport à une économie

globale des représentations sociales dont ils ne sont que la synecdoque » (60-61). Dans ce cas, la

condition même de l’existence du sociogramme dans le roman n’est autre que son inscription

dans un contexte donné, dans l’Histoire, ce qui correspond tout à fait au projet d’Ernaux. Alors,

le sociogramme ernaussien serait celui d’une famille de petits commerçants normands et de leur

fille qui parvient, malgré ses racines modestes et grâce à sa scolarité réussie, à emprunter

l’ascenseur social. Ceci semble bel et bien porter une réalité et une problématique fidèles à la

seconde moitié du vingtième siècle. Cependant, la notion de réalisme littéraire s’attache à de

nombreux critères qui dépassent la simple apparence de réalité ou la crédibilité. Pour Erich

Auerbach, qui signe avec Mimesis : The Representation of Reality in Western Literature un

ouvrage de référence sur le réalisme romanesque, les composants de ce dernier, tels qu’ils

émergent au dix-neuvième siècle, sont :

The serious treatment of everyday reality, the rise of more extensive and socially inferior

human groups to the position of subject matter for problematic-existential representation,

113
on the one hand ; on the other, the embedding of random persons and events in the general

course of contemporary history, the fluid historical background –these, we believe, are the

foundations of modern realism, and it is natural that the broad and elastic form of the novel

should increasingly impose itself for a rendering comprising so many elements. (491)

On pourra m’objecter la revendication constante faite par Ernaux, à partir de La place, de ne

justement pas écrire de romans (« Depuis peu, je sais que le roman est impossible » [La place,

24]), mais Auerbach insiste sur la forme flexible du texte réaliste et ceci justifie mon utilisation

de sa théorie en ce qui concerne Ernaux. L’œuvre de cette dernière correspond par ailleurs à la

définition auerbachienne. En y regardant d’un peu plus près, Philippe Hamon, dont les travaux

s’inspirent de ceux d’Auerbach, conduit dans Personnel du roman une analyse détaillée de la

nature du projet d’écriture réaliste, et fournit une liste de critères précis quant à ce qui constitue

nécessairement un texte réaliste. Il se trouve que l’œuvre d’Annie Ernaux satisfait tous les

critères établis par Hamon (en particulier, celui-ci qui encore une fois la rapproche du

sociologue : « la volonté didactique de transmettre une certaine information (un certain savoir)

objective » [29]), sauf un : le texte réaliste se promettrait « de n’exclure la description d’aucune

classe sociale, d’aucun milieu, d’aucune catégorie socio-professionnelle » (28). Or, Ernaux fait

part d’un monde très restreint, qui se limite à sa famille, ses professeurs et camarades de classe,

son conjoint, ses amants (Regarde les lumières mon amour, où elle décrit les inconnus observés à

l’hypermarché, fait exception à ce constat. Si ce texte comporte une dimension sociologique, il

m’intéresse moins en ce qui concerne la problématique du déracinement). Chaque personne ou

personnage, pour être évoqué(e), doit avoir entretenu avec la narratrice-auteure des relations

affectives ou intimes (la famille, les hommes aimés) ou, si déchargées d’affect, quotidiennes et

influentes (les autres filles de l’école, les enseignantes). Considérant cette différence en songeant

114
aux grands auteurs de romans réalistes et sociaux examinés par Auerbach, Jaquet, Robin et

Angenot, ou Hamon (principalement, ceux du dix-neuvième siècle ; Hamon choisit de se

focaliser sur Zola, par exemple), dont les œuvres semblent contenir la société toute entière et en

dégager certaines lois sociologiques, on voit à quel point Ernaux diverge de cette catégorie.

L’écriture ernaussienne se base en effet sur un sociogramme dont la pertinence contextuelle n’est

pas discutable, mais sa perspective reste bien plus privée (elle part de l’intime, et n’a de cesse

d’y retourner) que collective. Du reste, il me semble que l’on puisse produire des textes réalistes

attachés à certaines problématiques sociales tout en partant d’une perspective résolument

personnelle (c’est bien aussi le cas d’Édouard Louis) ; au-delà de l’utilisation du « je », le noyau

et le révélateur de la question sociale n’est autre que l’épreuve singulière de la confrontation au

monde dominant. Alors, l’intime est-il toujours « du social », comme Ernaux le revendique ? Je

ne le pense pas, car bien que ces deux pôles de l’existence et de l’écriture s’entremêlent

nécessairement, ils ne sont en revanche pas voués à s’assimiler l’un en l’autre. Le social exerce

une influence sur l’intime, en fonction de laquelle l’intime inscrit son histoire propre dans la

collectivité, ou au moins, cherche à le faire. Ernaux elle-même, particulièrement dans L’autre

fille, admet que son statut privilégié au sein de la famille découle de la mort de sa sœur aînée,

tragédie qui fit d’elle la fille unique de ses parents et leur principale préoccupation ; elle fait

également état du désarroi ontologique causé par cette disparition, qui bouleverse sa relation

avec eux : « Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi »

(Je ne suis pas sortie de ma nuit, 44). Dans La honte, elle témoigne d’un autre évènement

familial, inoubliable et traumatisant, au cours duquel son père a tenté de tuer sa mère ; Jaquet

l’interprète comme fait formateur ayant acté le processus de désidentification de la jeune fille à

ses parents (et donc, favorisé la migrance, le nécessaire éloignement) :

115
Fierté d’être reconnue comme excellente et honte indicible, douleur secrète d’appartenir à

un milieu pauvre aussi bien financièrement que culturellement, de vivre dans une famille

où le code de la perfection commerçante qui prône maîtrise de soi et comportement

exemplaire vole en éclats le jour où son père a voulu tuer sa mère. (70-71)

L’écriture ernaussienne est d’abord celle d’une expérience unique ; et pourtant, comme le

montrent de nombreux critiques, elle évite tout autocentrisme, tout narcissisme (et je pense que

c’est aussi ce qui fait le succès populaire d’Ernaux). Pour le dire comme Danielle Bajomée et

Juliette Dor dans Annie Ernaux : Se perdre dans l’écriture de soi : « A l’heure où

l’autobiographie est fortement suspectée de se replier sur des formes égoïstes et vaines, Ernaux

démontre avec Les années comment l’écriture de soi peut transcender la perception individuelle

pour en faire le point de ralliement d’un partage lumineux » (132). Il faut cependant continuer de

s’interroger : le « je transpersonnel » que revendique Ernaux existe-t-il véritablement ? Je l’ai

dit : je ne le pense pas, ou alors, je le conçois comme limité par la prédominance de la réalité

individuelle. Le dépassement de l’intime évoqué par Bajomée et Dor (notons qu’elles prennent

soin de spécifier que leur commentaire concerne Les années, qui de fait représente le paroxysme

de la perspective socio-historique; il n’existe pas chez Ernaux, avant et après ce texte, d’autre

récit qui se focalise à ce point sur la vie de la collectivité) n’est pas une donnée constante de

l’œuvre bien qu’il en constitue visiblement l’un des objectifs fondamentaux. Pour autant, il ne

s’agit pas là d’une faille : il me semble que c’est justement parce qu’Ernaux expose et explore le

moi socialement déraciné et la complexité du rapport aux origines en adoptant une perspective

sociologisante, parfois proche du méthodique et du scientifique (par exemple, lorsqu’elle

répertorie avec précision les particularités verbales de ses parents, à la manière d’une linguiste),

qu’elle parvient à une analyse si riche et si unique de la question du déracinement.

116
En outre, il convient de reconnaître en quoi le traitement ernaussien du déracinement social

hérite également du texte réaliste classique. Pour Nelly Wolf, dans Le roman de la démocratie :

Rapidement, le roman va s’intéresser aux exclus du pacte. Le naturalisme introduit avec

fracas les « basses classes » dans l’univers de la fiction, mais avant le naturalisme, et en

marge de celui-ci, se développe également avec une vitalité surprenante tout une sous-

société de fiction : Dickens et son sous-prolétariat, Hugo et ses misérables, Sue et sa

pègre, etc. Il est à remarquer que le sous-prolétariat juvénile devient, en particulier chez

Dickens et Hugo, un personnage central parce qu’il permet d’exposer, avec une intensité

redoublée, les imperfections du nouveau contrat social. L’enfant exploité et le petit gueux

figurent une double exclusion. Ils évoquent une double minorité civique, celle de l’enfant

qui doit encore attendre de faire acte de socialisation volontaire, et celle du pauvre qui lui

aussi reste au seuil du contrat, même s’il est juridiquement reconnu apte au contrat. (39)

L’intérêt des auteurs pour les individus marginalisés et les inégalités sociales remonte donc au

dix-neuvième siècle, et ceci n’est pas une surprise ; Hector Malot et son Sans famille nous

viennent également à l’esprit, pour ne citer que lui. De nombreux ouvrages critiques sont

consacrés aux figures du pauvre ou de l’enfant abandonné dans le roman réaliste ou naturaliste

du dix-neuvième siècle ; mais qu’en est-il des personnages qui parviennent à sortir de la misère,

qui tentent de se « normaliser » et de se faire accepter par la société ? Là encore, l’héritage du

réalisme s’impose. La production littéraire réaliste du dix-neuvième siècle ne cesse de mettre en

scène des personnages déracinés, souvent fuyant la province afin de tenter leur chance à Paris

dans l’espoir d’y faire fortune : leurs noms sont Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré,

Julien Sorel, Georges Duroy, Frédéric Moreau ou encore Denise Baudu. Dans ces cas, le

déracinement est d’ordre géographique, affectif (on doit quitter les siens pour réussir, pour

117
surpasser leurs maigres accomplissements ou pour se dégager de l’échec existentiel qu’ils se

proposent, malgré eux, de transmettre), et socio-économique (l’argent et sa circulation

constituent sans nul doute l’un des thèmes prédominants chez Balzac, Stendhal, Maupassant,

Flaubert et Zola). Bien qu’ils ne quittent pas la France, le choc du déracinement fabrique leur

histoire, comme le rappelle Tzvetan Todorov :

La destruction des traditions se passe aisément de la soumission aux traditions étrangères.

Le « déracinement » est bien plus grand quand on passe du village à la cité ouvrière de

banlieue, en restant à l’intérieur d’un même pays, que lorsqu’on prend le chemin de

l’exil : on n’est jamais aussi conscient de sa culture qu’à l’étranger. (93)

Il n’est pas ici question d’analyser ces parcours aussi fascinants que complexes, car bien d’autres

l’ont déjà fait, mais plutôt de rappeler le lien des auteurs contemporains du déracinement social

aux grands écrivains réalistes du dix-neuvième siècle. Dans le cadre de cette étude, il est

intéressant de voir en quoi ceux-ci informent l’œuvre d’Annie Ernaux, car je pense que leur

influence est rarement suffisamment soulignée.

Pour ce faire, j’ai choisi un exemple que j’estime particulièrement fort et révélateur : Bel-Ami

de Maupassant Bel-Ami. Rappelons-en l’intrigue : le personnage principal, Georges Duroy, est

un jeune sous-officier originaire de la région de Rouen qui, retournant à la vie civile parisienne,

rêve de faire fortune. Il entame une relation amoureuse avec une jeune bourgeoise mariée, Mme

de Marelle, et obtient un poste de reporter dans un journal. À force de séductions et de

manipulations, Georges devient bientôt chef du journal, augmentant largement son salaire. Plus

tard, lorsque l’un de ses amis proches décède des suites d’une longue maladie, Georges demande

en mariage sa jeune veuve, Madeleine. Celle-ci finit par accepter ; mais elle n’est qu’une

bourgeoise, qui rêve de faire partie de la noblesse. C’est le début de nombreuses intrigues

118
amoureuses et financières, qui détruiront cet étrange mariage ; Georges, divorcé, plus amer que

jamais, se met alors en tête d’épouser une jeune aristocrate, non par amour mais par pur

arrivisme. Une fois marié, voilà Georges enfin riche ; il est fait député, et enfin, ministre.

J’en conviens, à première vue, ce résumé justifie mal la comparaison avec l’œuvre

ernaussienne, et Georges Duroy est un personnage détestable, ce qui est loin d’être le cas

d’Annie Ernaux. Toutefois, sa trajectoire, typique du roman réaliste de l’époque (naissance en

province, puis « conquête » de Paris), et son ambition immense, teintée d’une volonté de

vengeance, constituent des motifs, nous l’avons vu, que l’on retrouve chez Ernaux. Plus encore,

le rapport de Georges à ses parents fait écho à la thématique ernaussienne majeure de ce que

représente la filiation pour le transclasse ; Maupassant aborde peu cette problématique dans le

roman, mais lorsqu’il se penche sur la question, les implications ne peuvent qu’interpeller. Une

scène en particulier me fascine : venant d’épouser Madeleine Forestier, Georges désire rendre

visite à ses parents en Normandie. Celle-ci insiste pour l’accompagner, alors même qu’il tente de

l’en décourager : « Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se sont saignés aux

quatre membres pour me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux, mais leur…

simplicité… leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner » (200). Notons par ailleurs que notre

héros a échoué deux fois à l’épreuve du baccalauréat, pour le plus grand désespoir de ses parents.

Maupassant empreinte le point de vue de la jeune femme pour décrire ces derniers :

C’étaient deux paysans, l’homme et la femme, qui marchaient d’un pas régulier, en se

balançant et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était petit, trapu, rouge et un peu

ventru, vigoureux malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie

femme de peine des champs qui a travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis que le

mari blaguait en buvant avec les pratiques. (216)

119
Cette description pathétique frappe le lecteur parce qu’elle est nourrie de poncifs et de

condescendance sur la classe sociale des deux personnages : de la santé déclinante à l’alcoolisme

suggéré, en passant par la morosité et la laideur, ce court passage passe en revue les lieux

communs traditionnels de la pauvreté et de la paysannerie. Ernaux, dans Mémoire de fille, se

décrit d’ailleurs également à grand renfort de clichés sur la classe populaire qui ne connaît rien

du confort moderne :

Dresser la liste de ses ignorances sociales serait interminable. Elle ne sait pas téléphoner,

n’a jamais pris de douche ni de bain. Elle n’a aucune pratique d’autres milieux que le

sien, populaire d’origine paysanne, catholique. À cette distance de temps, elle m’apparaît

gauche et empruntée, voire mal embouchée, dans une grande insécurité de langage et de

manières. (26)

Les parents eux-mêmes rebutent la nouvelle épouse de Georges parce qu’ils ne correspondent en

rien, malgré l’avertissement donné, à l’homme que Madeleine pense connaître. Pour elle, il

n’existe aucune connexité entre Georges et ces pauvres vieux. Il faut attendre que Georges leur

parle pour que la cohérence du lien familial devienne évidente :

Ils passaient. Georges, qui riait, cria :

-Bonjou, pé Duroy.

-C’est- i té, not’ fieu?

Le jeune homme répondit:

-Mais oui, c’est moi, la mé Duroy ! (217)

La scène n’est pas longue, mais suffit à montrer comment le langage matérialise à lui seul toute

l’ambivalence du transclasse, déchiré entre deux mondes: il contient à la fois l’abîme sociale qui

sépare les parents de leur fils, et le lien culturel inextricable qui les unit tous trois. Pour le dire

120
comme Régine Robin lorsqu’elle se penche sur les dangers du culturalisme: « Nous sommes

notre langue. Mais de quelle langue s’agit-il ? » (15). Le bilinguisme, commandé par le

déracinement, même à l’intérieur d’un seul et même pays, et même lorsqu’il intervient au cœur

de la cellule familiale, contraint encore davantage à cette interrogation et rejoint « La question

centrale : où est le moi ? » (105), ainsi qu’Ernaux la formule dans L’atelier noir. On retrouve

constamment ce questionnement, bien plus ontologique que linguistique, chez Ernaux, par

exemple dans Les années, où le bilinguisme est un mimétisme, un désir d’imiter la classe

supérieure et de dissimuler les origines modestes :

Elle [Ernaux] connaît maintenant le niveau de sa place sociale –il n’y a chez elle ni

Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à

Paris -, inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en

aperçoivent pas, ou le lui pardonnent, dans la mesure où elle est « marrante », et

« relaxe », dit « ma piaule » et « j’ai les pétoches ». (66)

Jusque dans son texte le plus récent, Mémoire de fille, l’anxiété face au langage, ou plutôt, aux

langages, persiste: « Impossible de dire si j’avais encore les intonations traînantes des Normands,

cet accent dont je devais pourtant me croire débarrassée par comparaison avec tous mes

ascendants » (24). Christine Fau, qui a étudié cette question en détails, évoque le « poids

physique » du langage dans l’œuvre d’Ernaux, et cette idée fonctionne ici parfaitement. Georges,

de retour dans son village natal, face à ses parents, « régresse » linguistiquement de manière

organique, sans nulle transition, et adapte le style de son discours au milieu dans lequel il se

trouve. D’une certaine façon, il utilise sa langue natale, dont il n’a pas usage à Paris. Ceci met sa

femme mal à l’aise : la région, l’atmosphère misérable et la langue lui sont étrangères. Elle se

sent profondément déçue par les parents de Georges, et par extension, par Georges lui-même,

121
tandis que se révèle la singularité antithétique de l’émigré social, qui, comme Ernaux, dispose

d’un alter ego, d’une sorte de moi rustique considéré inélégant et moindre par la classe

supérieure, secrètement enchevêtré au moi bourgeois, mais aussi, détaché et détachable de celui-

ci. Madeleine est écœurée par les deux paysans : « D’où venait-il donc qu’ils la choquaient par

mille choses menues, invisibles, par mille grossièretés insaisissables, par leur nature même de

rustres, par ce qu’ils disaient, par leurs gestes et leur gaieté ? » (220). Elle les avait imaginé, et

les aurait souhaité « plus littéraires peut-être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs» (220).

Il est intéressant de noter combien le dégoût ressenti par Madeleine Forestier à l’égard de cette

famille qu’elle ne comprend pas ressemble à celui décrit maintes et maintes fois dans les textes

d’Ernaux, pour évoquer une famille qu’elle ne comprend plus. L’expérience du déracinement

comporte une dimension universelle, traversant temps et espace, dont l’une des modalités

essentielles n’est autre que la difficulté à communiquer avec l’autre ; la littérature, en énonçant

cette entrave et la profonde solitude qui l’accompagne nécessairement, met en évidence le

traumatisme du déracinement, y résiste, et peut-être, le surmonte.

Dans sa préface à Pierre et Jean, Maupassant a par ailleurs cette phrase marquante : « Le

réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous donner une photographie banale de la vie,

mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité

même » (4). Autrement dit, le réalisme, et avec lui la pensée littéraire du social, ne valent que

s’ils participent d’une esthétique élaborée du détail et du vivant, procédant de choix politiques et

poétiques. L’œuvre entière d’Annie Ernaux, fidèle à cette vision, s’avère véritable travail,

exercice original, conscient et réfléchi d’une forme contemporaine du réalisme social tel que

Maupassant l’envisage, mais conditionnée par la divulgation de l’intime. Interrogée sur Mémoire

de fille par Jean-Marc Le Scouarnec, Ernaux précise à ce propos : « J’ai franchi tous les obstacles

122
pour y arriver. Le problème n’était pas de raconter des choses personnelles mais de trouver la

bonne écriture, une façon de rendre les choses dans leur réalité ».

Parents, ennemis de classe, étrangers

J’emprunte une partie de ce titre, l’expression marxiste « ennemis de classe », à Ernaux elle-

même, qui, dans Une femme, écrit : « À certains moments, elle [sa mère] avait dans sa fille en

face d’elle, une ennemie de classe » (65). Il faut remarquer que très tôt dans l’existence de

l’écrivaine, la vie de famille s’organise à travers le prisme de la lutte des classes qui conditionne

le rapport de la jeune fille à ses parents, et en particulier à sa mère. Notons que la figure

maternelle telle qu’Ernaux l’écrit, de par sa place primordiale dans l’œuvre, a déjà fait l’objet de

nombreuses études et commentaires, avec parmi les plus intéressants, ceux de l’auteure elle-

même, de Siobhán McIlvanney, d’Yvonne Kraft, de Michèle Bacholle-Bošković ou d’Allison S.

Fell; par conséquent, je m’efforcerai, dans mon évocation de la relation à la mère, de livrer une

analyse concentrée sur le rôle de la lutte des classes dans le lien filial et non sur la psychologie

(sachant que la présence d’une telle confrontation influe forcement sur l’affect). On comprend,

avec cet antagonisme dont dépend d’abord le paysage familial originel puis la vie et l’écriture

entières d’Ernaux, que la question du social et du « je transpersonnel » ne peut être simplement

résolue puisque ses enjeux, s’ils sont ici d’ordre littéraire, émergent dans l’enfance, dans son

récit, dans le mémorial réaliste et véridique (donc, non-romanesque, ce qui indique que l’on peut

prendre en compte les évènements vécus comme autant de facteurs ayant participé de la

formation de la femme et de l’écrivaine) qu’est l’œuvre ernaussienne. Il s’agit donc de

comprendre comment cette dynamique originelle de conflit social entre trois individualités

uniques, à l’intérieur même du foyer et donc d’un espace singulier exclusif, strictement propre à

ces individualités, met en échec, au moins partiellement, l’idée de transpersonnalité.

123
Dans Les armoires vides, Ernaux fournit une description détaillée du domicile familial, qui

sert aussi de commerce à ses parents. L’absence d’une séparation claire entre le « café-épicerie »

et le lieu de vie donne naissance à une problématique inextricablement liée à la question du

déracinement : celle du chez-soi, qui devrait être l’espace premier du sentiment d’enracinement,

mais qui ici ne remplit pas cette fonction. La proximité quasi-incessante des clients empêche

l’intimité ; notons de plus que ceux du café sont, pour la plupart, des hommes, et lorsque la jeune

Annie, ou Denise, grandit, les regards masculins ne cessent, et occasionnent un malaise

journalier (« Le monde des garçons et des hommes à quelques centimètres» [20]). Cette

présence, et l’impossibilité d’y échapper, relève d’une certaine violence faite à l’enfant à qui la

solitude et le calme, la rencontre avec soi, sont refusés, puis à la femme, quotidiennement

victime d’une objectivation sexuelle à laquelle elle ne peut se soustraire: « Il n’y a pas un endroit

pour s’isoler dans la maison, à part une chambre à l’étage, immense, glaciale » (18). La structure

même de l’habitation, ouverte à tous, conjuguant pour les parents vie professionnelle et vie

familiale, fait que leur fille ne peut se l’approprier. La maison ne lui appartient pas, et elle n’y

occupe aucune place privilégiée. C’est bien au cœur de cet espace confus et paradoxal, qui

favorise l’irruption du social à défaut de protéger l’intimité et le lien familial, qu’émerge le

sentiment douloureux du déracinement chez Ernaux, et parce qu’il met en question la notion de

chez-soi, parce qu’il est le décor initial de la problématique sociale, celui-ci se pose, au fil des

textes, comme le lieu le plus important de toute l’œuvre. Le « café-épicerie », lieu au caractère

théâtral (on imagine, grâce aux descriptions d’Ernaux, le va-et-vient quotidien des habitués, les

commérages, l’énergie alcoolisée du village), est le tableau d’un impossible huis-clos, d’une

transgression constante du privé. Comme l’explique Mona Chollet dans Chez soi : Une Odyssée

de l’espace domestique, le foyer, en dépit de son caractère retiré, reflète inévitablement les

124
difficultés sociales de l’extérieur ; tel que le décrit Ernaux, ce constat se vérifie doublement,

avec, d’une part, les problématiques qu’y introduisent les clients (par exemple, la sexualité), et

d’autre part, la conscience de la jeune fille des disparités culturelles grandissantes qui l’opposent

à ses parents. Le lieu supposé de l’égalité ultime échoue. Si la rébellion adolescente est un poncif

de la littérature, il retourne ici d’une crise plus grave et plus significative, car, au-delà du rejet de

la personnalité et de l’autorité des parents, il s’agit de se défaire de l’essence même de leur

existence entière, de leur monde et de ses manières. Pour Jaquet, les transclasses remettent en

question l’idée même d’identité : « Ils se caractérisent donc plutôt par un processus de

désidentification, de déprise, qui les arrache à leur famille et à leur classe » (107). Le

microcosme familial que contient l’espace trop ambivalent du petit commerce se fait alors lieu de

la lutte des individualités, et surtout, des classes.

Bien que la dimension spatiale ou géographique de la crise des racines dans le récit du

déracinement soit usuelle et logique, nous l’avons évoqué maintes fois, la dimension domestique

de cette rupture avec l’originel l’est en revanche beaucoup moins. Cette représentation de la

souffrance du déraciné, importante dès le tout premier roman d’Ernaux, continuera de se voir

développée au fil de l’œuvre et préfigure le rapport complexe et obsessionnel de l’auteure à sa

place au sein de lieux ou de groupes qui, censés lui être familiers, semblent la condamner au

statut d’étrangère voire d’imposteur. Dans le contexte ernaussien, le chez-soi ne possède rien des

attributs typiques du cocon rassurant, et, tandis qu’il constitue dans l’imaginaire collectif un

espace d’équité entre les membres de la cellule familiale, il n’incarne ici, après tout, que

l’impossibilité de lui-même : ouvert aux intrus, scène d’humiliations diverses pour Ernaux, il

matérialise l’évidence de la non-appartenance de la jeune fille à ses propres origines et concrétise

le divorce d’avec les parents. Comme le relève Michèle Bacholle-Bošković, eux-mêmes viennent

125
d’ailleurs de milieux paysans, qu’ils ont souhaité quitter, et ainsi peuvent être considérés aussi, à

un moindre degré, comme des individus transclasses et déracinés ; leurs efforts furent couronnés

d’un certain succès puisque leurs familles les jalousent, mais cette réussite demeure relative et

insuffisante, car leur dur labeur reste peu récompensé, ce qui explique leur ardent désir de voir

leur fille les surpasser. La mère semble particulièrement consciente de la médiocrité du statut

social de la famille, que cristallise à lui seul le petit commerce : « Quand nous revenons d’en

ville, que nous commençons d’apercevoir l’épicerie en légère avancée sur la rue, ma mère dit :

On arrive au château. (Fierté autant que dérision) » (La honte, 54). Cette médiocrité constitue

certes une avancée, mais ne peut la satisfaire. Plus tard, alors qu’elle est âgée et emménage avec

sa fille et ses petits-fils en région parisienne, elle se sent extrêmement mal à l’aise dans ce nouvel

environnement (qu’elle finira par ne plus supporter, et qu’elle quittera pour retourner à Yvetot).

Comme Ernaux le rapporte dans Une femme, « Dans le lotissement, elle ne parlait qu’à une seule

femme, une Antillaise, employée de bureau » (81). Ce détail n’a rien d’anecdotique, et montre

combien la souffrance de la migration sociale isole ; le besoin d’une identité construite et claire

ne s’efface pas avec la vieillesse, et on peut imaginer que la mère s’identifia à la voisine

antillaise, elle aussi déplacée, et elle aussi pourvue d’un emploi sans prestige. Ernaux avoue,

dans Le vrai lieu, que ce sentiment de non-appartenance lui est familier, et persiste en elle :

« Quand je vais à Paris, il y a des quartiers, le VIe, le VIIe, où j’ai toujours l’impression de ne

pas être admise, d’être là par effraction » (23). Pour Bacholle-Bošković, toute double

appartenance renvoie à une double exclusion et j’ajoute qu’il me semble que l’exclu, lorsqu’il

occupe le rôle de figure parentale, alors que lui-même fait l’expérience de l’incertitude

ontologique et sociale, transmet à l’enfant sa souffrance et ses doutes identitaires. J’en veux

pour preuve, par exemple, les nombreux témoignages ou textes littéraires fournis par les enfants

126
de harkis ou d’émigrés algériens (tels que ceux de Fatima Besnaci-Lancou, Nina Bouraoui ou

Dalila Kerchouche) : s’ils n’ont pas toujours directement vécu la migrance, ils n’en ont pas

moins subi les conséquences, telles que l’intégration sociale difficile ou la pratique de deux

cultures dont l’une est considérée supérieure à l’autre et qui n’est pas celle de leurs parents. Avec

la blessure en héritage, ces enfants prennent la parole et cherchent, à travers l’écriture, la

réconciliation des racines et des identités. Bien que les circonstances d’Ernaux diffèrent et que

l’on puisse les considérer comme moins tragiques, elles ont néanmoins de nombreux points

communs avec celles que je viens de résumer. Le sociologue Erving Goffman, dont les travaux

sur la psychologie sociale et l’interaction humaine (en particulier, le face à face) sont considérés

par beaucoup comme une référence cruciale, montre dans The Presentation of Self in Everyday

Life que le comportement en société relève de la performance théâtrale, autrement dit d’un

exercice, d’une stratégie de gestion de l’image de soi (« management of appearence » [73]) dont

l’objectif est de se faire voir sous un jour qui correspond au statut que l’on occupe dans cette

société. Pour lui, « A status, a position, a social place is not a material thing, to be possessed and

then displayed; it is a pattern of appropriate conduct, coherent, embellished, and well

articulated » (74). On comprend donc comment le déracinement socio-culturel complexifie la

mise en place de cette stratégie essentielle aux rapports humains et brouille les pistes du « bon

déroulement » de l’exercice social. Jaquet se charge de mettre en évidence la question de

l’adaptation socio-culturelle : « Changer de classe, c’est donc entrer dans un monde étranger

dont il faut apprendre la langue, décrypter les signes, épouser les comportements » (132). À

l’origine de cette épreuve, se trouvent les parents et le déracinement initial qui les traumatise et

les interroge.

127
Pour cette raison, le problème du « je transpersonnel » doit être nuancé : après tout, si comme

je l’ai dit, je ne crois pas à l’universalité possible du moi littéraire, et encore moins du moi

littéraire déraciné qui naît nécessairement d’une hybridité unique, il me semble toutefois que la

mère telle qu’Ernaux la représente puisse participer de cette correspondance. En effet, pour qu’il

y ait désidentification, il faut qu’un processus d’identification ait été engagé à un moment donné,

et je considère que c’est largement le cas chez Ernaux quoi que la plupart des études

ernaussiennes se focalisent exclusivement sur le conflit mère-fille. Il n’est pas difficile de tomber

dans cet écueil, mais l’analyse des divergences et du rejet demeure incomplète sans l’observation

de ce qui les précède. Nous l’avons vu, le désir de réussite sociale, pour elle puis pour son enfant,

vient avant tout de la mère. Son propre accomplissement, avoir échappé au milieu paysan et

accédé à la propriété d’une maison et d’un petit commerce, constitue une forme de réussite

inédite aux yeux de sa famille, mais elle reste consciente que face au reste du monde, ceci ne

signifie que peu et n’impressionne guère. Ce dont elle a manqué, ce qui releva dans sa vie de

l’impossible et du fantasme, l’instruction en particulier (« Ni heureuse ni malheureuse de quitter

l’école à douze ans et demi, la règle commune » [Une femme, 29-30]) et l’estime des couches

sociales aisées, modèle renié mais évident, continue de la hanter bien qu’elle semble avoir à peu

près accepté son propre destin et les limites de ses achèvements. C’est ce que Ladimer nomme

« the in-betweenness » de la mère par rapport à sa classe sociale, à la fois résignée à son sort et,

pour sa fille, insoumise et exigeante. Car son seul espoir, la chance d’un nouveau départ, ne peut

exister qu’à travers sa fille : « Son désir le plus profond était de me donner tout ce qu’elle n’avait

pas eu » (Une femme, 51). Le sentiment d’infériorité propre au déraciné, qui se souvient de ses

origines et sait que la classe dominante le méprise, subsiste en elle, et, comme Ernaux le révèle

lors d’un entretien avec le journal Le Monde en 2016, ne s’attache pas seulement à l’aspect

128
financier du statut social, mais aussi et surtout à l’aspect culturel, dans une perspective que l’on

peut qualifier de féministe et que l’œuvre d’Ernaux n’a pas jusqu’ici clairement dévoilée :

Elle [sa mère] voulait surtout me donner une vie intéressante, une vie indépendante—ce

terme était très important. C’était moins la réussite matérielle que la réussite intellectuelle

qui comptait pour elle. Quand elle s’aperçoit que je réussis bien en classe, elle va tout

faire pour me faciliter cet accès et notamment—ce qui était tout à fait exceptionnel pour

les filles à l’époque—de littéralement m’empêcher de me livrer à une occupation

féminine. Elle avait une forme de condescendance, presque de mépris, pour les femmes

qui restaient à la maison parce que leur mari pouvait les entretenir. J’ai été élevée dans

cette image négative du ménage. Lorsque mon père est mort, elle a dit, peu de temps

après, une phrase que je trouvais terrible : « Je vais venir chez toi et je ferai ton

ménage. » C’était pour me libérer. Cela signifiait « je suis toujours là ». C’est immense.

Dans ce même entretien, Ernaux va jusqu’à reconnaître qu’elle doit toute sa réussite ainsi que

son propre féminisme à sa mère (il est intéressant de noter l’évolution émotionnelle qui s’opère

au fil du temps et des textes: de la violence et du total antagonisme, voire du dégoût, retracé dans

Les armoires vides, une certaine tendresse et gratitude pour sa mère s’installent chez la femme

mûre). Warren Motte souligne en outre que les ambitions du père, si leur finalité est similaire,

viennent moins du besoin de mener, par procuration, une vie meilleure, que de celui de justifier

les inconvénients de son travail et de sa propre précarité :

Amid the competing, uprooted constructs that form his ideological horizon, Ernaux’s

father holds firmly to at least one notion abstracted from the bourgeoisie, that of

investment. His investment is his daughter. The possibility that she should accede to the

129
bourgeoisie is what allows him to make sense of all the travails he has affronted, and

permits him to see meaning in his own life. (59-60)

On le voit donc, aucun processus d’identification n’intervient en ce qui concerne la relation du

père et de sa fille : la validation existentielle prime. Entre la mère et la fille, l’enjeu d’une double

projection est clair et douloureux (« Impression terrible de dédoublement, je suis moi et elle » [Je

ne suis pas sortie de ma nuit, 23]) : la mère projette ses désirs sur sa fille, et celle-ci, jusqu’à son

adolescence, projette, naturellement, son existence entière sur sa mère, ultime exemple, référence

féminine par excellence. En ce sens, la notion de « je transpersonnel » fonctionne dans l’analyse

de ce lien.

Sa pertinence cesse cependant, de manière radicale, lorsqu’Ernaux, comme elle le décrit,

comprend qu’elle ne peut être fière de ses origines sociales et de ses parents, et se met à aspirer à

une existence intellectuelle et bourgeoise. L’image de la mère devient alors détestable, miroir

désagréable renvoyant à la jeune fille une image d’elle-même qu’elle ne supporte plus : « Je lui

faisais grief d’être ce que, en train d’émigrer dans un milieu diffèrent, je cherchais à ne plus

paraître » (Une femme, 63). Si la problématique identitaire ernaussienne trouve son fondement

dans la question des classes, c’est-à-dire dans une question collective, c’est bien la mère,

renvoyant au privé et au généalogique, qui cristallise l’essentiel de cette énigme ontologique et la

diversité des portraits qu’en dresse Ernaux (surtout avec Une femme et Je ne suis pas sortie de

ma nuit, tous deux entièrement consacrés à sa mère, mais celle-ci joue aussi un rôle primordial

dans la vaste majorité des textes d’Ernaux, même dans La place qui est d’abord l’histoire de son

père) témoigne du basculement constant du moi qui se cherche. Aux évocations ambigües,

protéiformes de la mère (ce que Francine Dugast-Portes nomme « la pratique de la retouche »

130
dans Annie Ernaux) correspondent les multiples identités de la fille, de l’écrivaine, et de ses

textes. L’analyse d’Alison S. Fell à ce sujet doit être remarquée :

The process of representing the mother does not consist of attempts to situate her within a

single and unified theoretical framework, but, rather, involves numerous “recastings” of

the maternal figure –recastings that work to produce an “authentic”, cumulative

representation of her mother’s identity. Achieving this representational “authenticity”

proves to be difficult. One reason for this relates to Ernaux’ ambivalent relationship to

what she considers to be the cultural and literary norms operating in France in the second

half of the twentieth century. Her writing displays an increasing concern with the

limitations of traditional literary forms as a means of inscribing the mother. In a number

of metatextual passages in Une femme, for instance, the narrator, commenting on her

narrative enterprise, self-consciously foregrounds the difficulties she encounters in her

attempts to create an accurate representation of her mother within the constrictions of

literary language. (156-157)

Et :

The dual existence of Une femme and Je ne suis pas sortie de ma nuit thus functions, at

least in part, to justify Ernaux’s affirmation of the importance of plurality in the

representation of identity. This desire for fragmentation rather than coherence, for

plurality rather than “unicité”, situates Ernaux’s recent autobiographical writings firmly

in the realm of the postmodern, exploding the myth of the unified self, independent from

the other or from the world. For Ernaux, writing the mother means both engaging with

cultural, historical and theoretical “mothers” and, at the same time, engaging with issues

131
of identification and/or rejection involved the personal experiences of the mother-

daughter relationship. (185)

J’ajoute que la rupture avec le modèle maternel, comme la rupture avec le genre romanesque,

devenant deux objets constants de réflexion personnelle, deux obsessions, ont ceci en commun

qu’a priori, ils devraient faire figure de références, mais aux yeux d’Ernaux, ne parviennent pas à

ce statut. Alors, elle ne cesse d’interroger leur légitimité et le bien-fondé de ce qui la pousse à se

refuser, de ce qui pourrait justifier qu’elle soit autrement, et aussi et surtout, qu’elle écrive

autrement : « Écrire sur sa mère pose forcement le problème de l’écriture » (Je ne suis pas sortie

de ma nuit, 49). Cette question semble au demeurant plus facilement (bien que, on l’imagine,

plus douloureusement) résolue en ce qui concerne la mère qu’en ce qui concerne l’écriture, ainsi

que le révèle cet extrait de L’atelier noir : « Impossibilité d’imaginer faire un roman, qui sacrifie

à l’attente, à la doxa. D’autre part ce refus est aussi une posture rigide, un carcan qui m’empêche

peut-être de m’ouvrir » (191). Cette remarque datant de 2002, il serait intéressant de savoir si

Ernaux a depuis évolué sur ce point ; la lecture de Mémoire de fille me laisse cependant supposer

que la problématique demeure (elle qualifie son texte de « récit » et conclut, comme je l’ai

mentionné plus tôt, au caractère indéfinissable et fuyant de sa prose). Et je ne pense pas que l’on

puisse considérer cette interpellation comme négligeable, bien qu’elle eût pu le devenir au fil du

temps et de l’œuvre, car Ernaux y revient de manière constante. Le geste qui la conduit à faire

état de cette question dans l’excipit de Mémoire de fille signale d’ailleurs qu’elle mérite d’être

mise en exergue. Aussi, lorsque Motte déclare, à propos du bouleversement stylistique et

philosophique que représente La place, qu’Ernaux aurait enfin trouvé « a voice of her own that

will resonate with assurance and authority in her later texts, and a real sense of place » (65), il

me semble devoir nuancer l’idée d’une certitude ernaussienne quant à la forme même de sa

132
littérature. La transidentité fonctionnerait alors mieux quant à la substantialité du texte que du

moi.

Mais l’équivoque et l’instabilité du monde et du sentiment d’appartenance m’apparaissent

véritablement comme les apanages du déraciné. Comme l’explique le sociologue Vincent de

Gaulejac dans La névrose de classe :

Le déplacement social produit une coupure d’abord entre le sujet et son milieu d’origine,

puis à l’intérieur de lui-même entre la partie de lui-même qui reste attachée à sa position

initiale et la partie de lui-même qui intériorise le langage, les habitus, le code culturel de

son nouveau groupe d’appartenance. À la coupure entre deux univers sociaux étrangers

l’un à l’autre correspond un clivage qui traverse l’individu. (249)

Cette fracture psychique déchire également la cellule familiale. Alors que l’identification à la

mère n’est plus possible, Ernaux éprouve des sentiments de honte et de répugnance. Il faut

remarquer à ce propos que les nombreuses descriptions de ce malaise par Ernaux s’apparentent

souvent aux représentations de l’étranger telles qu’on peut les trouver dans la littérature

coloniale ; ceci confirme que, d’une part, le déracinement social et le déracinement géographique

diffèrent peu, et que, d’autre part, la théorie postcoloniale est tout à fait pertinente bien que peu

mise à contribution dans le contexte des études ernaussiennes. D’abord, une certaine hiérarchie,

emblématique de cette analogie, s’installe au sein du foyer dès que la jeune Annie commence à

rejeter le prolétariat et à entrevoir la possibilité de sa propre ascension sociale. La structure

typique de la famille éclate : les parents perdent leur statut de figures d’autorité, de personnalités

dominantes, et se voient dépassés par leur fille, plus instruite qu’eux, promise à un avenir

prestigieux et évoluant, à l’école privée, dans un milieu bourgeois et éduqué auquel ses parents

n’auront jamais accès. Sa supériorité est incontestable : « À la maison, sur son territoire, la fille

133
de l’épicière—comme le quartier l’appelle—a tous les droits. Puise librement dans les bocaux de

bonbons et les boîtes de biscuits, reste à lire au lit jusqu’à midi pendant les vacances, ne met

jamais la table et ne cire pas ses chaussures. Elle se conduit en reine » (Mémoire de fille, 27). Peu

à peu, la fille se met non seulement à mépriser ses parents, mais à les traiter en étrangers, notant

leurs faits et gestes qu’elle considère comme typiques du milieu populaire duquel elle se dégage,

ou faisant état du caractère trop « local » et « incorrect » de leur langage. Comme ont pu le faire

Jean de Léry ou Pierre Loti face aux peuples indigènes qu’ils rencontrèrent, Ernaux dresse un

portrait hiérarchisé des parents, fondé sur leur insuffisance et sur le gouffre qui la sépare d’eux et

de leur univers médiocre. Leur profonde altérité représente une menace sérieuse, car il ne

faudrait surtout pas leur ressembler bien qu’il soit réellement impossible de ne pas leur

ressembler du tout. L’idée de vivre en harmonie avec eux relève à présent de l’utopie. Comme

dans la rencontre colonialiste, cette confrontation est emplie d’une certaine violence morale,

incarnée par l’idée de suprématie. Se mesurer à l’autre prend le devant, et ceci signifie faire un

état des lieux de sa propre identité.

Dans Orientalism, Edward Said précise que l’homme sauvage représente aux yeux des

explorateurs et colons une forme d’altérité absolue et trop radicale, et donc incomprise, pour ne

pas être quelque peu terrifiante, même dans la fascination qu’elle exerce sur son observateur. En

dépit des descriptions hostiles qui marquent surtout les premiers textes, les parents échappent

cependant à ce concept d’altérité radicale parce qu’il s’agit d’êtres auxquels Ernaux est liée par

le sang et par une certaine histoire familiale. Mais ceci ne modère en rien la violence des

comparaisons ; au contraire, l’existence même de l’hérédité, que la narratrice rêverait

d’annihiler, est cause d’une souffrance considérable, comme on peut le lire par exemple dans Les

armoires vides : « J’en pleurerais bien, moi aussi, pas pour les mêmes raisons, jamais je ne lui [la

134
mère] ressemblerai. Salope. Je rêve parfois d’être orpheline » (99). Dans Retour à Yvetot, le

refoulement du lien originel est ainsi formulé :

À cette époque et pendant des années, j’avais en effet gommé toute la mémoire de mon

enfance et de mon adolescence, m’étant éloignée par la pensée d’abord, puis par la

géographie, de ma famille et de la Normandie. Je n’acceptais qu’un seul héritage, celui que

m’avaient donné l’école, l’université et la littérature. (28)

L’antinomie profonde entre le colonisateur et le colonisé s’applique donc au rapport d’Ernaux à

ses parents, mais de manière encore plus intense car, contrairement au colonisateur, Ernaux

n’obtient jamais la certitude à laquelle elle aspire (celle d’être complètement différente de ceux

qu’elle considère inferieurs), et ceci, même après avoir quitté leur domicile, et même après leurs

morts respectives. L’entre-deux ontologique, typique du déracinement, s’impose alors comme

inévitable et permanent. Partir ne permet pas d’y échapper. Il me semble par ailleurs que les

textes qui précèdent La place s’emploient au rejet fiévreux de cette altérité partielle et décevante,

et retracent le fantasme d’une dissemblance totale, tandis que les textes suivants, s’ils continuent

de reconnaître la profondeur de cette souffrance, contiennent moins de violence et acceptent

l’inéluctabilité des racines (de plus, c’est à ce moment qu’Ernaux commence à privilégier le

« je ». À mon sens, cette transition était nécessaire pour une exploration véritable du

déracinement). À travers cette admission, les deux contraires se rapprochent, de manière

symbolique. Citons ici Said :

Something patently foreign and distant acquires, for one reason or another, a status more

rather than less familiar. One tends to stop judging things either as completely novel or as

completely well-known; a new median category emerges, a category that allows one to see

new things, things seen for the first time, as versions of a previously known thing. (58)

135
Chez Ernaux, l’étrangeté absolue des parents relève davantage du désir que de la réalité. L’idée

saidienne de “vacillation” entre deux altérités, l’une radicale et effrayante, et l’autre, en quelque

sorte moyenne, dans laquelle on reconnait un peu de soi-même, fonctionne donc ici à la fois

comme un problème et comme une réponse à la question du déracinement dans l’œuvre

d’Ernaux. Problème, car le lien et la ressemblance empêchent l’assimilation au monde

bourgeois ; mais aussi, réponse, car le déraciné n’a pas accès à sa propre hybridité tant qu’il

n’envisage pas la nature unique (et donc non-transpersonnelle sinon par rapport à elle-même et à

elle-même seulement, car « je suis a mais je suis aussi b ») de son x. Pour devenir saisissable,

pour surgir en tant que richesse, la pluralité doit d’abord être acceptée, et pour Ernaux, l’écriture

du moi et la mémoire du privé sont bien les ultimes outils de la réconciliation avec les racines et

l’entre-deux.

Cheminement

Il ne s’agit néanmoins pas d’une faille ou d’un abandon du projet initial de création d’un « je

transpersonnel », mais plutôt d’une évolution de l’entreprise littéraire. D’abord, le récit de la

rupture est, Ernaux en a témoigné en-dehors de son œuvre, une épreuve authentique,

autobiographique. Dans ce contexte, le contenu « commande » la forme, dans la mesure où

Ernaux considère l’écriture du moi fracturé comme un impératif : « Je ne me pense jamais

écrivain, juste comme quelqu’un qui écrit, qui doit écrire » (L’écriture comme un couteau, 19) ;

« Au fond, je ne m’y résous pas, à cette séparation, c’est peut-être pour ça que j’écris » (Le vrai

lieu, 27). S’abandonnant à ce devoir, elle s’autorise à produire des textes dont l’indéterminisme,

miroir de l’hybridité du déraciné, est souvent la plus grande qualité. Le langage ernaussien n’est

pas imagé, il n’est que ce qu’il est, et ne se soucie pas des tournures académiques. De plus, elle

croit, encore et toujours, au pouvoir de la littérature, à sa capacité de changer le monde, et

136
souhaite avec le « je transpersonnel » relater l’expérience anxiogène du transclasse, exposer la

honte et la complexité d’une vie placée sous le sceau de l’éternel entre-deux et dédoublement de

soi. Celle de la femme, aussi, comme le montre Fau, avec cette langue affranchie : « Cette

libération concerne aussi sa condition de femme : elle se révolte en osant parler de la sexualité

féminine et appeler les choses par leur nom, en dévoilant le scandale de l’inégalité entre hommes

et femmes » (508). À l’instar de Bacholle-Bošković, je considère les limites de cette ambition

littéraire et politique (Ernaux rappelle l’importance de cette seconde dimension, qu’elle lie au

traumatisme du déracinement social, dans L’écriture comme un couteau : « Oui, j’ai dit l’autre

jour qu’écrire était ce que je pouvais faire de mieux comme acte politique, eu égard à ma

situation de transfuge de classe » [74] et « Écrire est, selon moi, une activité politique, c’est-à-

dire qui peut contribuer au dévoilement et au changement du monde ou au contraire conforter

l’ordre social, moral, existant » [74]. ) comme une force :

Comme nous l’avons déjà dit, Ernaux n’envisage pas et n’écrit pas le double dans une

relation d’opposition, mais de collatéralité, ce qui jette une lumière nouvelle sur la

transculturation. Dans ses textes, passé et présent ne s’opposent pas, ils s’expliquent ; les

deux langues ne s’opposent pas, elles se nourrissent l’une l’autre ; les deux mondes ne

s’opposent pas, ils contribuent à la richesse de l’auteur. (69-70)

En effet, la coexistence de deux mondes, à l’intérieur de l’être déraciné et à l’intérieur du récit,

pose tant de questions qu’elle représente nécessairement une myriade de possibles existentiels et

textuels. Le contexte unique et les évènements intimes qu’Ernaux choisit de livrer, s’ils font

obstacle au « je transpersonnel », ne contredisent en aucun cas la mission générale que

l’écrivaine se donne : « Je cherche d’abord, en écrivant, à me rendre les choses lisibles à moi-

même… » (L’écriture comme un couteau, 129). Une telle déclaration m’enjoint de continuer de

137
penser que, malgré les nombreux dénis d’Ernaux sur le sujet, il s’agit bien là en fin de compte

d’un projet d’ordre introspectif voire psychanalytique. Publié en 2003, soit presque dix ans après

« Vers un je transpersonnel », L’écriture comme un couteau expose l’évolution de la vision

ernaussienne de son propre travail, et il faut noter que si elle continue d’invoquer la sociologie

dans cet essai, elle n’y mentionne plus le « je transpersonnel ». En 2011, avec la parution d’un

carnet d’écriture intitulé L’atelier noir, Ernaux continue de méditer sur son parcours d’auteure et

constate : « Notre histoire, c’est ce que nous avons de plus précieux, mais elle n’est pas à nous »

(105). Cette affirmation ambigüe semble évoquer, d’une part, le don de l’écrivain autobiographe

à ses lecteurs, et, d’autre part, l’idée que le compte-rendu autobiographique du déracinement

social reviendrait, quoi qu’il arrive, au collectif qui lui donne naissance et le conditionne,

rappelant donc le « je transpersonnel ». Et comme je l’ai montré plus tôt, le « je » ernaussien

s’identifie à sa mère, aux autres intellectuels transclasses tels que Bourdieu, et ressemble même,

à certains égards, aux personnalités ou personnages de la littérature réaliste du dix-neuvième

siècle ou de la littérature colonialiste ; en ce sens, il peut fonctionner de manière

transpersonnelle. Malgré cela, il n’a de cesse de se référer à sa propre histoire familiale, intime,

et féminine. Ce « je » agit à travers le retournement constant sur les racines, les incertitudes du

passé et l’hybridité nébuleuse du présent et du texte. Ainsi le privé ne peut-il pas être le contraire

du social : chacun a besoin de l’autre pour s’expliquer. L’intime prévaut pourtant dans le récit de

la perte qui souhaite mettre en scène la façon dont le déraciné s’accommodera de son

traumatisme face au reste de la société. De la même manière, le déracinement n’est ici pas le

contraire de l’enracinement : solitude, il pousse au retranchement en soi, à l’auscultation des

multiples couches identitaires, à la renaissance d’une base ni généalogique ni sociale, mais chez

Ernaux, purement littéraire. La définition négative du déracinement, fondée sur le manque et le

138
parasitique, se voit sublimée tout en continuant de déborder d’incertitudes. Le texte ernaussien,

itinéraire personnel, social et littéraire infini, avec à son cœur le « je » déraciné, est alors un

rhizome qui ouvre un espace de vérité toujours fluide et émergente.

Chapitre 4

Marie NDiaye : curieux déracinements

Le cas de Marie NDiaye est particulièrement intéressant car il représente une approche inédite

quant à la problématique du déracinement. Il faut aussi avouer que le choix de l’inscrire dans

cette étude ne s’est pas immediatement imposé ; en effet, si NDiaye traite bien du déracinement

dans de nombreux textes, ce motif n’apparaît pas d’emblée dans son œuvre. Contrairement à

Duras et à Ernaux, dont la grande majorité des textes aborde la question de manière directe,

NDiaye possède à son actif un certain nombre de publications qui ne mettent pas en scène la

perte des racines et le déplacement. On peut ainsi remarquer que ses premiers romans, Quant au

riche avenir et Comédie classique, ou sa première pièce de théâtre, Hilda, ne s’intéressent pas à

ce thème ; c’est avec le roman En famille qu’elle y vient véritablement. Depuis, NDiaye a

souvent conservé le déracinement comme sujet au minimum omniprésent, voire central, mais

rarement évoqué littéralement. Ses tous derniers textes, Trois femmes puissantes, Y penser sans

cesse et Ladivine, se démarquent toutefois et sans détours, font de la désorientation et de

l’interrogation ontologique sur les racines et la famille leurs enjeux premiers. Ainsi Shirley

Jordan résume-t-elle cette thématique :

139
Marie NDiaye suit toujours de très près l’expérience d’une protagoniste centrale, obsédée

par la généalogie, posant la question des racines et essayant sans cesse, et sans succès, de

saisir la nature et la qualité des rapports réciproques formant le lien entre elle et la cellule

familiale éclatée de ses « proches ». (149)

Pour cette raison, Marie NDiaye occupe une place plus que légitime dans mon travail ;

l’importance grandissante qu’elle accorde au déracinement alors qu’elle développe son œuvre et

précise son style ne peut d’ailleurs qu’interpeller. Mon objectif pour ce chapitre sera donc de

mettre en évidence et d’interroger les manifestations, de plus en plus perceptibles, d’abstraites ou

métaphoriques à tout à fait limpides, du problème du déracinement chez NDiaye. Pour ce faire,

je procèderai de manière chronologique et effectuerai une analyse individuelle des textes que je

considère les plus riches et les plus pertinents sur le sujet. J’espère, avec cette méthode, dessiner

la courbe du déracinement chez NDiaye et obtenir un portrait animé de la maturation graduelle

de l’écrivaine. Notez que les textes étudiés seront, dans cet ordre qui est aussi celui de leur

parution : En famille, Rosie Carpe, Papa doit manger, Autoportrait en vert, Mon cœur à l’étroit,

Trois femmes puissantes, Y penser sans cesse et Ladivine.

Mais il convient, avant ces commentaires, de souligner pourquoi le déracinement est peut-être

une question particulièrement complexe en ce qui concerne NDiaye. Bien qu’Autoportrait en

vert occupe une place distinctive au sein du corpus ndiayien car il s’agit du premier texte qui,

comme son titre l’indique, comporterait une forte dimension autobiographique, les critiques et

chercheurs ont parfois tendance à lire tout NDiaye sous la lumière de sa vie personnelle, qui

serait celle d’une femme déracinée. Par ailleurs, ceux qui parviennent à éviter ce raisonnement

au fondement discutable (car réfuté par l’auteure elle-même) se sentent en général obligés, dans

leurs introductions, de rappeler qui est Marie NDiaye et surtout d’où elle vient. À travers cette

140
mise au point, on peut invariablement trouver une tentative d’élucider la double énigme

suivante : peut-on situer NDiaye dans un courant littéraire spécifique, et si oui, lequel ? Et parce

qu’elle est métisse, de père sénégalais, NDiaye est-elle écrivaine française, francophone ou bien

africaine ? Pour moi, il existe des réponses simples à ces deux questions. Comme Véronique

Bonnet, je crois que :

Marie NDiaye ne s’inscrit dans aucun courant littéraire constitué ou en voie de

constitution. Son œuvre ne signe aucun renouveau d’une négritude littéraire aujourd’hui

révolue […]. Sa production ne s’ancre pas non plus dans des courants régionalistes

transnationaux dont la créolité pourrait être la référence essentielle. Il est également

impossible d’intégrer son œuvre à des catégories littéraire-ethniques en voie de

constitution : la littérature des « beurs », la littérature des immigrations en général.

L’opinion d’Erika Rundle, traductrice de NDiaye, me convient également car elle met en

exergue la tentation de la biographisation :

As the child of a French mother and Senegalese father, NDiaye tempts us to locate her

work in the increasingly rich terrain of postcolonial writing. While she surely participates

in many of the projects associated with this type of literature—the representation of

unmoored subjectivities and mutating geographies, the increasing identification of and

attention to hybridity, and the deconstruction of authoritative discourse through

alternative narrative strategies—her work defies inclusion in any familiar category.

Nevermind the fact that NDiaye was raised and educated in France by her mother, with

little early exposure to the heritage and culture of her absent father’s Senegal. Race and

nation are, in NDiaye’s work as they are in Genet’s, only two of the most obvious

141
structures of dominance and oppression undergirding all aspects of human being and

identity. (79-80)

Pour le reste, NDiaye est de nationalité française, est née en France et y a grandi. À ma

connaissance, elle n’écrit qu’en langue française.

En dépit de ces faits établis, on aurait tort d’ignorer la polémique qui entoure NDiaye, son

caractère inclassable au sein du paysage littéraire contemporain ainsi que l’existence de son

héritage hybride. C’est à mon avis Andrew Asibong, dans son ouvrage Marie NDiaye :

Blankness and Recognition, qui de loin résume le mieux cette situation particulière :

The story of NDiaye’s birth in Pithiviers in 1967 to “un père sénégalais” and “une mère

beauceronne” is generally well known, not least because this strangely precise

information is so often given in the opening sentences of articles and interviews with the

author. While there is, of course, nothing reprehensible about precision when it comes to

situating a writer in her biographical context, it is nevertheless interesting to note the

frequency and insistence with which the bodies and origins of NDiaye’s parents and

grandparents are evoked, despite the fact that NDiaye herself was born and grew up in

France (she spent her childhood and adolescence in the Parisian suburb of Bourg-la-

Reine with her teacher mother and her elder brother, the historian and sociologist Pap

Ndiaye). From the outset, the need to situate NDiaye, to make clear what she is, quietly

suggests itself. However innocent or well-intentioned the information provided may be, it

sets out, I suggest, to answer two unstated questions: if this author is “really” French,

why is her skin brown and, if she is “really” French, why does she have that strange

surname? It is not that these questions are necessarily offensive in themselves. More

troubling is the fact that these questions are never directly posed as such. (6)

142
Asibong suggère ici l’existence d’une forme de différentiation, voire de discrimination latente

dont NDiaye serait la victime et qui conditionnerait l’analyse de son œuvre. Pour ma part,

j’ajoute que la persistance du questionnement, en dépit des déclarations de NDiaye qui se

revendique tout à fait française, refuse catégoriquement d’être classée comme auteure africaine

et ne se réclame pas d’un quelconque traumatisme de déracinement personnel, déconcerte

quelque peu, comme si les critiques, tout en la portant aux nues, ne parvenaient pas à accepter

NDiaye en tant que femme de lettres française—comme si, sans le facteur de l’hybridité raciale,

sans l’idée de la peau noire héritée du père absent (il retourne au Sénégal alors que sa fille n’a

qu’un an, et par la suite, ne la reverra que très peu), l’œuvre perdait de sa valeur. J’imagine qu’il

doit être difficile pour Marie NDiaye de faire face à cette constante controverse sur sa personne

et ses écrits. Pourtant, de plus en plus au fil du temps, les thèmes qu’elle décide de traiter

s’attachent justement à ce qui depuis toujours embarrasse ses lecteurs : le trouble identitaire, la

question de l’Afrique, la couleur de la peau, l’instabilité de la famille et des racines. Mais doit-on

la prédominance de ces motifs aux problématiques qui agitent l’existence intime de l’auteure, ou

bien à celles que n’ont eu de cesse de soulever ses commentateurs ? Je ne prétends pas le savoir,

bien que je devine qu’il s’agit éventuellement d’une combinaison des deux (NDiaye s’exprime

assez peu sur sa vie et ses textes, et part du principe que l’écrivain ne peut analyser sa propre

production). Cela dit, ceci révèle en quelque sorte qu’il existerait deux stratégies différentes pour

l’analyse de l’œuvre ndiayienne : la première consisterait à mettre en relation le biographique et

la fiction, alors que la seconde ne se préoccuperait pas (ou peu) de cet aspect pour se concentrer

sur la narration en tant que telle. En ce qui me concerne, je choisis cette dernière option, car elle

me semble, dans son attachement au texte pur, moins polémique et donc plus productive.

En famille

143
Publié en 1990, c’est le quatrième roman de Marie NDiaye et à l’instar d’Andrew Asibong, je

pense que c’est aussi sa première grande réussite. Récit de quête structuré comme un conte, En

famille a pour héroïne la jeune « Fanny » (son véritable prénom n’est jamais révélé), et nous la

découvrons alors qu’elle rentre chez sa grand-mère après quelques années d’absence. À sa

grande surprise, les membres de sa famille ne la reconnaissent pas et font part d’une terrible

indifférence à son égard. Pour Fanny, aucun doute : la disparition inexpliquée de sa tante Léda,

qu’elle n’a pas connue, a quelque chose à voir avec sa propre ostracisation hors du cercle

familial, et elle décide de partir à la recherche de Léda. Fanny espère de plus qu’en retrouvant la

disparue et en la ramenant au bercail, chacun lui témoignera de la reconnaissance et l’acceptera

de nouveau. Fanny poursuit son chemin et fait une suite de rencontres aussi absurdes

qu’inquiétantes, sans toutefois trouver sa tante. À plusieurs reprises, elle tente, optimiste, de

revenir parmi les siens mais n’est jamais la bienvenue, pour des motifs qui lui demeurent

incompréhensibles. Les membres de sa famille ainsi que les gens du village déclarent qu’ils la

rejettent parce qu’elle ne leur ressemble pas, et lui reprochent son comportement sans qu’elle ne

comprenne pourquoi. Fanny traverse de multiples épreuves et transformations ; elle est même

tuée puis ressuscitée. Mais au fil du récit, la jeune fille s’affaiblit physiquement et mentalement,

finissant par se prostituer alors qu’elle a perdu tout espoir de se voir acceptée par la famille. Son

cousin Eugène, esseulé, vient la demander en mariage et la ramène au village après avoir exigé

d’elle qu’elle se métamorphose de nouveau pour sembler plus convenable. Fanny accepte, mais

c’est finalement fantomatique, presque morte, qu’elle revient à la maison familiale.

Roman du déracinement s’il en est, En famille met en scène l’étrange rupture d’une jeune fille

avec ses origines. Colette Sarrey-Strack, dans Fictions contemporaines au féminin, rappelle

l’allusion évidemment ironique du titre au Sans famille de Malot, dans lequel le héros, Rémi,

144
finit par triompher, se réintégrant à sa famille après un long périple et découvrant même qu’il va

hériter d’une grande fortune. Si Sans famille regorge de pathos, Malot offre néanmoins une fin

optimiste et une vision attendrissante de la filiation, comme si rien, en fin de compte, ne pouvait

détruire le lien, et comme si le déracinement ne pouvait être un traumatisme ou une situation

permanente. Sarrey-Strack conclut adéquatement que chez NDiaye, « La stratégie narrative

adoptée par le biais de l’intertexte consiste en somme à orienter la lecture vers un sens dont le

roman prendra le contrepied » (68). Le pessimisme prime, et il est bien plus cruel que pathétique

(bien que non dépourvu d’un certain sens de l’humour, jouant sur l’absurde, et on peut penser

que NDiaye se moque quelque peu de Malot). Les parents de Fanny sont incapables de protéger

leur fille, qu’ils connaissent à peine ; la filiation directe perd donc toute signification et devient

ridicule, comme le montre l’échange suivant que je qualifierais de tragique et de presque

ionescien :

-Ah, Fanny, si tu étais ma fille, murmura le père.

-Mais, voyons, je le suis !

Choquée, Fanny s’inquiétait qu’on l’eût entendu.

-Oui, oui, je n’ai pas dit que tu ne l’étais pas, bredouillait-il. (244)

C’est la grand-mère qui, d’après Fanny, détient les clés de sa légitimité au sein de la famille,

mais sa disparition imminente met en danger cette éventuelle, quoi que nécessaire, validation :

Quand l’aïeule ne serait plus, comment Fanny prouverait-elle qu’elle avait été sa petite-

fille, et son droit à se réclamer du village, son seul pays ? Elle ne figurait sur aucune des

photographies que l’aïeule avait exposées dans sa chambre ! On lui rirait au nez lorsqu’elle

déclarerait qu’elle était née ici, qu’elle connaissait mieux que quiconque la moindre

145
venelle, chaque anfractuosité de mur, et que le village apparaissait dans ses rêves avec une

précision surnaturelle. (48)

Le déracinement, la séparation de l’héroïne d’avec sa famille n’ont d’ailleurs pas de sens ou de

justification logique : NDiaye n’explique pas pourquoi Fanny a un jour quitté son entourage et

préfère relater les circonstances de ce qui s’avère un impossible retour, car Fanny a beau

physiquement se trouver sur le sol de son village ou dans la maison de sa grand-mère, sa famille

ainsi que le reste de la communauté lui interdisent de rester, ou ne lui permettent pas d’existence

légitime. Sans qu’elle ne comprenne pourquoi, Fanny se voit condamnée au statut de véritable

paria ; en dépit de ses rencontres avec les nombreux personnages secondaires qui peuplent le

récit, elle demeure plus seule et plus abandonnée qu’aucune autre protagoniste ndiayienne, je

crois (on me dira peut-être que Khady Demba, dans Trois femmes puissantes, mérite davantage

ce titre ; mais à mon sens, Khady est plus forte car elle a su retenir le sens de son identité et

parvient malgré tout à continuer de s’affirmer. Fanny a oublié jusqu’à son propre prénom.

Cependant, je vois Fanny comme la préfiguration de Khady, comme sa plus faible jumelle). Le

déracinement se matérialise ici à travers, d’une part, le rejet de Fanny par sa famille et par le

reste du village, et, d’autre part, son apparence physique et son caractère qui, ne ressemblant pas

à ceux des siens, sont jugés inacceptables par ces derniers. Comme Ambroise Têko-Agbo et

Andrew Asibong, on peut imaginer que Fanny soit née de parents issus de pays différents et

qu’elle n’ait pas la même couleur de peau que le reste de sa famille, mais ceci demeure une

conjecture et Marie NDiaye ne clarifie la situation à aucun moment. S’il est question de

métissage ou d’hybridité, nous ne pouvons en avoir aucune certitude (comme souvent chez

NDiaye, nous devons accepter l’imprécision), et j’interpréterai ce problème de deux manières :

premièrement, en tant que lecteur, la méconnaissance des faits intensifie l’identification avec

146
Fanny, qui elle aussi ignore les raisons de son exclusion. Ensuite, le silence de l’auteure peut être

vu comme une réponse, à la fois déçue et idéaliste, de la part de NDiaye, nous soufflant

tacitement qu’après tout, cette question ne devrait pas avoir la moindre importance. Notre

incapacité à ne pas nous la poser nous fait rejoindre le cercle des discriminateurs et prouve notre

tendance à, même dans notre confrontation à la littérature, à un monde et à des personnages

irréels, vouloir catégoriser. En retenant l’information, NDiaye déclare la guerre aux habitudes de

lecture, au besoin de classement des identités, qui entraînent nécessairement la séparation des

individus. Ce silence, auquel l’écrivaine nous accoutumera au fil des textes, participe aussi de ce

que Warren Motte appelle « negative narrative » et qu’il définit de la façon suivante :

In each of NDiaye’s fictions, there are moments that leave us nonplussed, that flaunt the

norms of narrative logic or causality that the rest of the text puts in place, unexplained

and apparently unexplainable things that distinguish themselves dramatically from the

narrative landscape upon which they are staged. (56)

Ce refus de raconter, en renouvelant le rôle de l’auteure qui ne se pose plus en guide ultime de la

narration, complique et perturbe la tâche du lecteur ; cependant, celui-ci n’est jamais laissé seul

face au mystère, car typiquement, l’héroïne ndiayienne éprouve elle aussi de nombreuses

difficultés à déchiffrer son univers et ne parvient à en faire sens. Fanny est un remarquable

exemple de ce brouillage des pistes qui demeure, jusqu’au bout, irrésolu.

Quoi qu’il en soit, Fanny est traitée comme une étrangère se trouvant dans un milieu où

l’étranger insupporte, comme le montrent les paroles intolérantes de sa tante Colette :

« Impudente ! Mais qu’es-tu donc, toi ? Qu’es-tu donc aujourd’hui ? Comment définir clairement

ce que tu es ? Es-tu quelque chose ? Es-tu seulement quelqu’un dont on puisse dire précisément :

elle est ainsi, de telle région, son origine est celle-là ? » (155). La question se pose alors :

147
comment peut-on être étranger à sa propre famille ? Même avec l’éloignement géographique, les

liens du sang, la culture commune et la mémoire familiale devraient continuer de compter. Selon

Têko-Agbo :

Marie NDiaye semble énoncer ou bien redire quelques vérités qui résident au cœur de

toute communauté humaine. D’abord, on est / sera toujours « l’autre », « l’étrange » ou

« l’étranger » de quelqu’un. L’unité transcendantale du moi individuel qui produit

l’égocentrisme, cherchant toujours à se poser comme la norme et donc à exclure l’Autre,

est encline à dénier à ce dernier l’altérité que l’on réclame ou revendique pour soi-même.

(537)

Pour lui, En famille est une critique de la société française moderne et de l’intégration

douloureuse des immigrés en France. Il s’agit là d’une vision intéressante, surtout en ce qui

concerne la problématique morale et politique de l’altérité ; malheureusement, et bien qu’elle ait

le mérite de mettre en avant plusieurs questions essentielles et récurrentes à la thématique

ndiayienne (notamment, celles de l’appartenance, de la filiation, de l’incertitude identitaire face à

autrui), cette idée ne fonctionne pas tout à fait. En effet, notons que Fanny, si dérangeante soit-

elle aux yeux de sa famille, nie obstinément sa différence, qu’elle ne semble ni voir ni

comprendre. Comme Asibong le note dans « NDiaye’s Intelligent Subjects », cet entêtement est

aussi absurde que fascinant :

NDiaye’s idiots, her clever devils, and her sad intellectuals are all confounded when it

comes to establishing meaningful connections with others, or even—perhaps especially—

with themselves. A crucial ingredient eludes them: they are cut off from access to a

necessary truthfulness vis-à-vis the intolerable nature of their own situation. A character

like Fanny in En famille is endlessly fascinating for the way she demonstrates a

148
remarkable capacity for reflecting on her lot, perceiving her unjust treatment, recognizing

the fact that something needs to be done and yet, for all that, failing to experience a

feeling that might, perhaps, convince her, in its wordless, illogical intensity, of the need

to give up, once and for all, on a quest to obtain the social and familial approval she will

never be granted in any stable manner. (33)

N’ayant aucun accès à sa supposée altérité, pourtant évidente au reste du monde (à l’exception

du lecteur), elle persiste dans son désir d’appartenance et tente en vain de négocier son retour. Il

ne s’agit pas donc pas d’acculturation, car Fanny ne migre pas, se contentant de retourner d’où

elle vient, et se trouvant donc doublement déracinée (d’abord parce qu’elle a dû partir une

première fois, et ensuite parce qu’on l’empêche de revenir). Pour cette raison, l’enjeu du roman

m’apparaît comme plus philosophique que politique. On a souvent commenté la naïveté de

Fanny, et je pense que c’est là un tort, car Fanny tente de composer avec la réalité qui est la

sienne, et qui n’est justement pas celle des siens. Par ailleurs, loin d’être candide, elle ne cesse de

questionner ses propres circonstances ; comme Asibong le remarque, « She may well be the

novel’s only character with the capacity for feeling » (60). À force d’échecs et de persécutions,

l’humanité qui caractérise Fanny s’éteindra toutefois peu à peu. Avec En famille, NDiaye

inaugure et perfectionne une technique narrative complexe et originale qui consiste à mettre en

scène de multiples réalités, tantôt entremêlées, tantôt fragmentées, et surtout à ne pas clairement

signaler l'existence de cette multiplicité. Certes, les changements de points de vue au fil du

roman suggèrent la diversité des perspectives ; mais il me semble que NDiaye, au-delà des

visions et des opinions de ses personnages, construit dans En famille un univers où la

connaissance commune d’une réalité universelle n’existe pas. À la place, NDiaye fait état de

perceptions, au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire de réalités singulières, valables ici et

149
maintenant, toujours susceptibles de s’avérer erronées plus tard. Ce constat désespérant quant à

la problématique du déracinement, illustrant l’échec de l’insertion ou, ici, de la réinsertion, et

révélateur de la solitude extrême du déraciné, se révèle mine d’or narratologique. La présence du

magique ou du fantastique, avec les métamorphoses de Fanny (je vois la métamorphose comme

une évidente métaphore du déracinement, car la transformation, même si elle est purement

physique, exige la remise en question radicale de l’identité et signifie la séparation d’avec soi-

même) et les esprits, participe bien sûr de cette réalité divisée, incertaine et intangible. C’est là le

défi que le lecteur ndiayien devra accepter de relever : la perception n’est pas fiable, le récit

manque de réponses voire fournit des réponses ensuite contredites ou ésotériques et non réalistes,

et il faudra en prendre son parti. C’est bien le cas pour Fanny, qui a aucun moment ne doute de

ses origines, car dans sa propre réalité, les racines (qu’elle lie à sa grand-mère, à ses oncles et

tantes et à ses cousins, non à ses parents qui représentent absence et instabilité) sont une

évidence. Pourtant, sa famille et le reste de la communauté l’ignorent ou ne la reconnaissent tout

simplement pas, leur propre réalité se heurtant à celle de Fanny sans présenter la moindre

possibilité d’entente ou de compromis: le déracinement prend alors la forme d’une violence

ultime, condamnant à la mort sociale, puis à l’agonie de la psyché, car Fanny perdra peu à peu

toute énergie et tout espoir de pouvoir rejoindre les siens. En ce sens, ce personnage cristallise, à

elle seule, l’horreur absolue de l’exclusion, typique du déracinement des minorités.

Rosie Carpe

Publié en 2001, Rosie Carpe rencontre un succès certain et remporte le prestigieux Prix

Femina, marquant à mon avis l’avènement d’une auteure véritablement majeure pour la

littérature française du vingt-et-unième siècle. Roman familial, il se concentre sur l’histoire de

son héroïne éponyme (dont on pourrait par ailleurs disserter sur le nom ; la carpe symbolise, je

150
pense, la banalité et l’insipidité. L’expression « muet comme une carpe » viendrait du fait que la

carpe n’a pas de langue, en dépit de sa bouche souvent ouverte qui lui donne un air surpris. Rosie

Carpe elle aussi n’a de cesse de s’étonner de sa propre réalité, sur laquelle elle se montre

incapable de tenir un discours clairvoyant et efficace.) et commence alors que celle-ci arrive,

avec son petit garçon Titi, en Guadeloupe où elle rejoint son frère Lazare afin de commencer une

nouvelle vie. Rosie espère ainsi oublier son existence banale de femme de chambre dans un hôtel

miteux de la région parisienne. Ayant eu un fils du propriétaire marié, elle vivote avec Titi pour

lequel elle ne ressent que peu d’amour. Abandonnée de son frère et de ses parents partis en

Guadeloupe, la jeune femme ne supporte pas sa solitude, et, incapable de s’épanouir dans la

maternité, déprime gravement. De nouveau enceinte, Rosie annonce sa grossesse en précisant

qu’elle ne sait pas comment cela aurait pu arriver, et n’a pas la moindre idée de l’identité du

père. Rejetée de tous, Rosie décide qu’il lui faut aller rejoindre Lazare sur l’île, et part avec Titi.

Rosie revoit ses parents pour la première fois, mais tout a changé. Rosie manque de tuer Titi en

le laissant seul, malade, en plein soleil, parmi les rats. Alors que l’enfant est hospitalisé, elle n’a

plus aucune envie de le revoir. Elle fera une fausse-couche tandis que Titi survivra. Des années

plus tard, on retrouve Rosie, maintenant vieillie, grasse et complètement reniée de ses parents;

Titi lui interdit de sortir et a une emprise complète sur son existence.

Dans l’article qu’elle consacre à Rosie Carpe, Elisabeth Arnould-Bloomfield observe :

« Avec Rosie Carpe, Marie NDiaye a donc voulu créer un personnage traumatisé, un personnage

sous occultation, incapable d’accéder à la mémoire de son trauma et vivant par conséquent sous

le poids de l’absence et la passivité de la répétition » (20). C’est indiscutable : sans avenir,

abandonnée par sa famille, sexuellement exploitée et seule avec un enfant qu’elle n’a pas désiré,

Rosie doit être envisagée comme une victime. Il est difficile de ne pas avoir pitié d’elle tant elle

151
semble désespérée et proche de la dépression, voire de la folie. En revanche, il est intéressant de

nuancer ce constat, car je note qu’à partir du moment où son fils tombe gravement malade, Rosie

quitte temporairement son état de souffre-douleur et jouit, soudain, d’une détermination et d’une

beauté aussi nouvelles qu’incompréhensibles. Pour ma part, j’analyse cette métamorphose

psycho-physique comme la révélation éphémère du possible de l’héroïne, ou de ce qui aurait pu

l’être, dont les deux conditions absolues, pour Rosie qui voit l’enfant comme une déception et un

fardeau, ne sont autres que, d’une part, le voyage, forme de déracinement, et d’autre part, le

renoncement à la maternité. Si, à Antony, Rosie semblait à peu près s’occuper de son fils, elle

n’en éprouvait pas pour autant de bonheur et son attachement au garçonnet demeurait limité :

Rosie fit boire l’enfant de nouveau, elle le changea, regarda dehors avec lui—passants,

voitures, air tremblant de chaleur, poussière suspendue—, se répétant vaguement,

placidement, que c’était là sa vie—les passants, les voitures, l’air vibrant, elle-même

tremblante—, mais ne pouvant croire absolument, malgré ses efforts, à la réalité de cette

vie-là. C’était la vie de Rosie Carpe, qui avait maintenant Titi avec elle et qui avait

même, depuis tout à l’heure, son frère Lazare endormi par terre, le visage au creux de son

coude, mais il n’était pas encore certain pour Rosie que la vie de Rosie Carpe et la sienne

fussent indissociables. Elle regardait la route avec l’enfant de Rosie Carpe et elle

regardait pareillement, ô combien étonnée, la vie de Rosie Carpe au bord de cette route,

avec l’enfant plutôt chétif, chagrin, sans beaucoup de couleurs. (103)

Ce n’est qu’en Guadeloupe, dès lors que Rosie se sent quelque peu à son aise, que l’évènement

qui marque sa provisoire émancipation survient (la maladie de Titi). Fuir la métropole afin de se

démettre de l’aliénation et de la solitude ne suffit pas : il faut aussi éliminer l’insatisfaction et les

contraintes pratiques de la maternité. L’enfant, en plus de l’embarrasser et de lui rappeler sa

152
propre insignifiance, cristallise le passé traumatisant de Rosie, étudié par Arnould-Bloomfield;

les signes de sa mort éventuelle, que Rosie ne désire pas empêcher, représentent alors, l’espace

d’un instant, l’oubli du traumatisme et le possible épanouissement personnel. Et Titi, en fin de

compte, n’a rien à faire en Guadeloupe, et même, de manière générale, n’apporte rien au monde

qui l’entoure ; après tout, comme Rosie qui remplit à peine son rôle de mère, Titi remplit à peine

son rôle de petit garçon. Il n’attendrit et n’amuse personne. Rosie se montre lucide quant au

tragique manque de charme enfantin de Titi, dont elle a finalement honte en arrivant sur l’île :

Qu’allait penser Lazare, se demanda-t-elle, lorsqu’il arriverait enfin et découvrirait cet

enfant maigre et pâle, aux jambes si blanches, si osseuses, sous le large short colonial

qu’elle lui avait acheté et qui lui semblait maintenant, à elle, (kaki et bardé de

nombreuses poches à soufflets), parmi les tenues bariolées, austère et vieillot ? (10)

Pire, « Lazare remarquerait tout de suite que Titi n’était ni gai ni pétulant ni léger, qu’il n’avait

pas de mots charmants ni de sourires malins, et que, comme par un fait exprès, ses sandales

marron, ses socquettes blanches, en attestaient » (10). La description physique du petit garçon,

morbide, rappelle d’ailleurs celle d’un vieillard : « Elle [Rosie] remarqua comme les cheveux

ternes de l’enfant paraissaient clairsemés, comme on apercevait bien son crâne bleuté, entre les

mèches raides » (11). Alors, comment l’aimer, quand il semble déjà promis à la maladie et à la

mort ? Rosie n’y parvient pas. Leur parenté ne lui semble pas réelle. L’échec pressenti de la

maternité devient donc, une fois en Guadeloupe, palpable, inévitable. Mais Rosie ne souffre pas

de cette transition : la voici affranchie, enfin, femme, voire séductrice, indépendante, et ceci se

traduit d’abord, comme souvent chez NDiaye, de manière physique. Pour Lagrand, l’ami de

Lazare, qui représente dans le roman la voix de la raison, la détresse de Titi est une évidence

153
inquiétante ; alors qu’il tente d’expliquer à Rosie que Titi a besoin de soins, il s’étonne de la

transformation de la jeune femme :

En même temps il remarquait avec plaisir le pantalon rouge de Rosie et le tee-shirt

ajusté, tout cela neuf, qu’elle avait acheté à Pointe-à-Pitre avec l’argent qu’il lui remettait

prétendument de la part de Lazare, et qui, le rouge très lumineux dans l’étincelante clarté,

contredisait un peu, nota-t-il satisfait, l’image de la femme navrante, abîmée et

perpétuellement à secourir qu’il s’était formé d’elle une demi-heure auparavant encore,

comme pour avilir le désir qu’il avait de lui plaire ou atténuer l’amertume d’un échec

éventuel, alléger par avance sa peine, son chagrin. (211)

Or, il aura fallu, pour cette libération, une terre nouvelle, un lieu de renaissance. Remarquons

qu’il s’agit là d’un leitmotiv classique du récit viatique, l’histoire d’un sujet qui, à l’ occasion

d’un voyage, se découvre, se métamorphose et parvient à se dégager du carcan qui l’oppressait

dans son milieu d’origine. Plus encore, pour l’héroïne voyageuse, comme l’a montré Karen

Lawrence dans Penelope Voyages, « Travel arises at least in part from disappointed domesticity;

it offers transport from the realm of disappointed love to a potentially happier place » (82). C’est

bien là l’espoir qui anime Rosie Carpe, après la désillusion d’une existence monotone et

douloureuse. Ceci présente l’avantage de conférer au voyage et au déracinement la fonction

d’actes (car ici, effectués de plein gré) féministes ; de même, nous le savons, le renoncement à la

maternité est un des thèmes majeurs du militantisme féministe (ce fut notamment exprimé par

Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe ; la philosophe fit le choix de ne pas avoir

d’enfants, défendit le droit des femmes à l’avortement et remit en question l’existence même de

l’instinct maternel). Rosie, une fois en Guadeloupe, refuse d’être mère et pour un moment,

maîtrise son destin : en négligeant Titi, puis en ne le soignant pas alors que son état est critique,

154
la voici proche de réaliser son rêve, ou son besoin, d’infanticide. En ce sens, Rosie Carpe

s’inscrit dans une longue lignée de récits de voyage féministes, et propose, dans son écriture

postmoderne, un contenu plutôt « traditionnel » (notons que les deux romans que je m’apprête à

citer, s’ils participent de cet héritage littéraire féministe, n’avaient, à leur parution, rien de

classique) : je pense par exemple à The Voyage Out de Virginia Woolf, datant de 1915, dans

lequel la protagoniste, Rachel, prend conscience de sa propre féminité et de son désir des

hommes au cours d’une longue croisière familiale. Comme pour Rosie, les choses finiront mal

pour Rachel : elle meurt inexplicablement sur le bateau alors qu’elle vient d’entamer, pour la

première fois, une relation amoureuse qui devrait la conduire au mariage. La plupart des critiques

s’accordent à analyser le décès de Rachel comme un coup de théâtre ultra-féministe, car si la

jeune femme avait survécu, elle serait devenue, de retour en Angleterre, une femme mariée, une

esclave du monde masculin, et Woolf choisit de ne pas permettre cet avilissement. De la même

manière, The Awakening de Kate Chopin, publié en 1899, met en scène une femme qui, peu à

peu, à la suite d’un voyage, se libère de son rôle d’épouse et de mère.

On le voit donc : qu’il s’agisse de Rosie Carpe, de The Voyage Out ou de The Awakening, le

déracinement, même sous sa forme la plus éphémère et la plus légère (une croisière, des

vacances…) est l’occasion, par l’interruption du quotidien et le remaniement spatial, de la

remise en question identitaire féminine. Le lieu nouveau (notons d’ailleurs que dans ces trois

exemples, ce lieu est au bord de l’océan, symbole évident de liberté, mais aussi de rêve et

d’éternel changement) se pose comme preuve irréfutable d’une alternative possible et concrète à

l’oppression du traditionalisme patriarcal. Comme Woolf et Chopin, NDiaye présente cependant

une réponse extrêmement pessimiste à l’interrogation féministe ; Rosie, elle, ne meurt pas, mais

se voit condamnée à un ingrat vieillissement et à passer sa vie sous la coupe de son fils, qui lui

155
aussi a survécu, dans un revirement que l’on peut donc qualifier d’antiféministe. Comme à son

habitude, et comme la plupart des personnages ndiayiens, Rosie Carpe n’a fait que se méprendre.

La réflexion de Shirley Jordan sur la mobilité dans les textes de NDiaye se voit ici confirmée, car

pour Rosie, l’émancipation n’a été que de courte durée :

Le nomadisme ndiayien n’offre donc pas de voyages de Bildung, grâce auxquels les

protagonistes pourraient se retrouver. Il privilégie, comme nous l’avons vu, moments et

lieux d’incorporation possible (arrivées, retrouvailles, seuils), mais s’en sert pour mieux

souligner une aliénation incontournable. (156)

Papa doit manger

La seconde pièce de théâtre écrite par Marie NDiaye paraît en 2003. Elle entre au répertoire

de la Comédie Française et c’est la toute première fois qu’une femme, de son vivant, reçoit cet

honneur ; l’indéniable succès de la pièce assure à son auteure le statut d’écrivaine et de

dramaturge incontournable en France. Son personnage principal, Papa, dont on apprendra plus

tard qu’il se nomme en vérité Ahmed alors qu’il se fait appeler Aimé, rentre chez lui, dans la

région parisienne, après dix ans d’absence. Il souhaite que sa femme le reprenne et que ses deux

filles, Mina et Ami, l’acceptent. Abandonnées de lui, elles ont vécu dans la précarité et sa

femme, Maman, n’a pu terminer ses études et réaliser ses rêves. Papa assure qu’il est parti pour

faire fortune et peut désormais leur offrir une vie meilleure. Il ne cesse d’évoquer sa peau noire

(« Je suis plus grand, plus svelte, plus lisse que je ne l’ai jamais été, plus noir de peau qu’on ne le

sera jamais » [23].) qu’il compare à celle de ses filles, trop claires à son goût : on peut donc en

déduire que leur mère est blanche et qu’elles sont métisses. Mais il se trouve que Papa a menti,

qu’il n’est pas riche mais très pauvre, et qu’il cherche à manipuler sa femme pour lui soutirer de

l’argent. Il méprise ses deux filles qu’il juge trop grosses et trop pâles. Visiblement racistes, les

156
parents de Maman traitent Papa de « nègre » (52) et ne supportent pas son retour, ce mariage

mixte ayant toujours dérangé la famille. Maman s’obstine cependant à défendre son mariage et

son amour pour lui. La dernière partie de la pièce nous apprend que Maman n’était en vérité pas

dupe de Papa, et qu’elle a fini par le poignarder plusieurs fois au visage. Des années plus tard,

Mina, devenue adulte, rend compte de ses difficultés, car à présent, elle doit s’occuper de son

père, indigent, vieux et défiguré ; sa sœur Ami, elle, est devenue toxicomane. Papa rend visite à

Maman et tente de nouveau de la reconquérir, en dépit de sa faiblesse. Maman avoue ressentir à

son égard « un amour inexplicable » (95).

Papa doit manger est une pièce passionnante et complexe, mais difficile à commenter car elle

touche à un sujet pour le moins délicat : celui de la couleur de peau et du racisme. Un nombre

réduit d’académiques a souhaité s’attaquer à Papa doit manger, et quant aux journalistes

critiques qui ont assisté à la pièce, ils ont rarement osé traiter les problématiques que je viens de

citer, préférant s’étendre sur la mise en scène et les comédiens. Et je l’avoue, la pièce instaure un

malaise certain. On peut avoir envie de l’oublier, tant elle soulève des questions dérangeantes et

parfaitement réalistes. N’oublions pas qu’aujourd’hui en France, le mot de « race » est prohibé,

et qu’une partie de la population que l’on peut qualifier de gauchiste revendique une forme

d’humanisme universel et d’égalité entre tous (on me permettra de généraliser un peu ces

valeurs, qui, en vérité, sont nuancées selon les courants de pensée, j’en suis bien consciente), ce

qui la conduit à refuser, et même parfois à nier, l’enjeu profond et gravissime de la couleur de

peau (Zelner, le petit ami de Maman, incarne en quelque sorte ce type d’idéologie, bien qu’à ses

yeux, l’admission de la peau noire de Papa soit éventuellement synonyme d’acceptation

inconditionnelle de ses actes, aussi terribles qu’ils soient, car il a déjà trop souffert d’être noir :

« Mais peut-on frapper un Noir ? Je ne suis pas encore sûr » [67]). Il s’agit donc là d’une

157
discussion pour le moins épineuse, et il faut admirer le courage de Marie NDiaye qui non

seulement s’y attèle, mais qui de plus le fait sans détours ni métaphores. « Regarde. La peau de

Papa est aussi noire que peut l’être la peau humaine (11) » affirme Papa à Mina, et il persistera à

mettre la couleur de sa peau en évidence. La pièce entière repose sur l’antinomie du noir et du

blanc ; en ce sens, je la qualifierais de fanonesque, en référence à l’essai de Frantz Fanon, Peau

noire, masques blancs. Pour Fanon, tout homme noir, avant d’être défini par son humanité, se

définit, ou est défini, par le fait d’être né noir. Et « Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race

est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du blanc » (30). Or le personnage de Papa,

afin de se justifier de son départ, prétend être allé faire fortune à l’étranger, tel un colon (blanc)

parti profiter d’une terre présentée comme faible et exploitable pour lui qui est puissant. Il se

déguise, car un beau costume fera bien office de preuve de son parcours triomphal. Alors, même

s’il a beau se vanter de sa peau noire, il me semble que l’on peut voir Papa comme un homme

qui, victime du racisme flagrant de sa belle-famille, pauvre et exclu de la société, fantasme sur la

blancheur qu’il associe à la réussite financière et à l’intégration sociale (mon but n’est pas de

formuler un jugement moral sur cet état de fait ; je souhaite simplement questionner les enjeux

portés par ce personnage véritablement unique). À son retour, il tente désespérément de

renverser la hiérarchie ambiante : son temps de parole est largement supérieur à celui de tout

autre personnage, il ne cesse de se féliciter de son apparence et de son argent. Malheureusement,

il n’exista pas de terre promise pour cet homme dont l’identité s’avère n’être qu’une mascarade

grotesque. S’il parle souvent de lui-même à la troisième personne, c’est aussi parce que le « je »

de l’homme qui s’insupporte n’est que trop douloureux. En ce sens, Papa est un personnage

déraciné de l’intérieur, déchiré entre deux identités impossibles—celle, noire, rejetée de la

158
plupart, et celle, blanche, qui n’est que pure invention et chimère. Sa défiguration, telle une

castration, achève de lui enlever toute forme de vérité identitaire.

À un premier niveau, l’intertexte révélé dans le mensonge de Papa n’est autre que celui,

traditionnel, du récit viatique et colonialiste dans lequel le héros prend le large afin de se

construire une vie meilleure ailleurs. Fait unique dans cette thèse, il s’agit là d’un faux

déracinement, puisqu’en vérité, Papa ne quitte même pas Courbevoie. À un second niveau,

comme je l’ai dit, le champ général de la pièce se base sur un intertexte fanonesque, qui interroge

les conséquences du sentiment de supériorité des Blancs sur les Noirs, et par là même, du

sentiment d’infériorité des Noirs et de la névrose et de l’isolement qui en découlent. Mais il faut

ici prendre garde : NDiaye ne se repose aucunement sur cette opposition. Certes, Papa a souffert

du racisme ; mais il est loin d’être innocent. Comme l’explique Asibong, « Reducing Papa to an

allegorical figure of the Third World suffering unhelpfully obscures the fact that he is an

especially complex addition to the NDiayean panoply of emotionally « blank » parental abusers.

Papa is a remarkably false and brittle protagonist » (123). En effet, au cœur du texte, se pose le

problème typiquement ndiayien de la filiation, du parent absent. Lorsqu’enfin, Papa explique les

raisons de son départ, il précise :

Je vous ai laissées, croyant que la vie de famille, discrète, laborieuse, toute en obéissance

et renoncements quotidiens pour, petitement et sagement, progresser, -pensant que cette

vie-là m’étouffait et ne me vengeait en rien, mais, au contraire, se vengeait de moi, sur

mon dos.

J’ai laissé Maman avec satisfaction et le sentiment de la justice enfin rendue, sévère,

implacable. (63-64)

159
Malgré cette tirade, les choses demeurent floues : de quoi Papa a-t-il voulu se venger ? Le

racisme flagrant de sa belle-famille nous enjoint à penser que sa colère fut causée par la

discrimination. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, il fait état de son humiliation, de l’impossibilité

de s’intégrer en France. Quoi qu’il en soit, il a lâchement renoncé à ses obligations. Claire

Ducournau, qui interroge l’enjeu de la couleur de la peau dans Rosie Carpe et dans Papa doit

manger, conclut :

La configuration affective des deux protagonistes est en effet moins fonction de la

couleur apparente et grossière de leur peau, elle-même irisée dans le détail, que de leur

histoire personnelle –et, en particulier, celle, familiale, des origines. De ce roman familial

se dégage un nouveau mode de lecture, qui permet de ressentir avec empathie les

influences néfastes ou bienveillantes, ou de tisser des signifiés qui passent par un

nouveau signifiant, le chromatisme. (116-117)

Marie NDiaye n’aura de cesse de reprendre cette problématique de la couleur. Sa nouvelle, Les

sœurs, qui sert de préface à l’essai La Condition Noire de son frère Pap Ndiaye, met en scène

trois visions et trois expériences radicalement différentes du métissage et comme ici, l’envisage

avant tout comme une question du corps et de la visibilité. Mon cœur à l’étroit et Ladivine, en

particulier, prolongeront cette considération souvent perçue comme gênante, voire comme

intouchable ; il ne faudrait mieux pas en parler. Nous l’avons vu maintes fois au cours de cette

étude, l’abandon parental est l’une des modalités principales de la question du déracinement, et

ici, les deux filles de Papa, Mina et Ami, se trouvent dans une situation qui rappelle celle de

Fanny dans En famille : privée de leur père durant dix années, puis réunies avec ce père

manipulateur et dépourvu de sa propre identité (par sa faute, et pas seulement à cause de sa

couleur de peau : il ment et n’offre, en échange de l’acceptation de ses enfants, que des biens

160
matériels, manquant de considérer la dimension émotionnelle de sa paternité gâchée), elles ne

peuvent se réclamer du moindre héritage, qu’il soit financier, culturel ou affectif. Papa n’a plus

rien, et n’est plus rien. Son échec personnel et son indignité feront le déracinement de ses deux

filles, alors promises à des existences médiocres.

Autoportrait en vert

Publié en 2005, Autoportrait en vert est à mon avis le texte le plus sophistiqué et le plus ardu

qu’ait écrit NDiaye. Elle y met en jeu le trouble identitaire à la première personne du singulier

(bien que nous n’apprenions jamais le nom de ce « je »), fait rare dans l’œuvre. Un résumé me

paraît ici peu utile, car le caractère décousu du récit sera mieux traduit par mon analyse que par

un sommaire forcement trop simplificateur. C’est un roman plus difficile à lire que les autres, qui

exige une concentration à toute épreuve et une grande patience : parfois, il est nécessaire de

retourner une ou plusieurs pages en arrière, de relire, et les sourcils froncés, peut-être de relire

encore. Le lecteur, s’il accepte de relever le défi, verra je pense qu’Autoportrait en vert met en

place de nombreux codes indispensables à la compréhension globale du travail de son auteure.

Dans son essai « Un sujet difficile », Warren Motte souligne :

J’avoue que ce sont cette même opacité et cette même résistance à l’interprétation qui

m’intéressent le plus dans les écrits de Marie NDiaye, car je suis persuadé que ces

phénomènes sont des constructions hautement conscientes. L’auteure les soigne avec

beaucoup de circonspection, je crois, afin de pouvoir revendiquer une indépendance tout

à fait particulière. Parmi tous ses textes publiés jusqu’à maintenant, c’est Autoportrait en

vert (2005) qui met ces traits en scène avec le plus d’insistance. Publié vingt ans après le

premier livre de NDiaye, après une douzaine d’ouvrages bien reçus, Autoportrait est un

texte à part, mettant en question l’idée de l’œuvre. (196)

161
Le déracinement participe justement de ce questionnement : la narratrice vit dans un village

étrange, elle ne parvient pas toujours à reconnaître les visages et à être reconnue des autres, à

distinguer le réel du fantomatique, et ses parents comme ses sœurs mènent, au loin, des

existences séparées et improbables. Le père s’est remarié avec la meilleure amie de la narratrice ;

la mère, elle, dont la narratrice n’avait aucune nouvelle, annonce par carte postale qu’elle vient

d’avoir un bébé. La narratrice peine à le croire : « Je calcule son âge—quarante-sept ans. Si c’est

possible, ce n’est en rien plausible » (67). Il faudrait analyser en détail cette dernière phrase qui

problématise ce qui, du réel (et de la fiction, par la même occasion), relève de l’admissible et ce

qui n’en relève pas. Elle a presque oublié l’existence de ses sœurs, qui lui est soudainement

rappelée lorsqu’elle découvre un texte sur les sœurs Papin (j’aime à croire qu’il s’agit là

d’humour noir…). Tout comme la logique du récit échappe au lecteur, la narratrice est mise face

à une réalité qu’elle ne saisit pas. Le déracinement en tant qu’impossibilité d’enracinement, dans

le village, dans la famille, bref, dans tout ce qui devrait être familier (ce qu’on serait tenté de

nommer le réel), et finalement dans le texte, fait l’objet d’une expérience tangible puisqu’en ce

sens, le lecteur peut tout à fait s’identifier à la narratrice.

On ne peut donc pas envisager le déracinement dans Autoportrait en vert sans considérer

l’aspect aberrant du récit. L’atmosphère du roman, inquiétante, se place d’emblée sous le signe

de la menace :

C’est le soir et le niveau de la Garonne monte heure après heure dans l’obscurité. Nous

savons tous que les digues qui entourent le village permettent au fleuve de dépasser de

neuf mètres le niveau de son lit avant que nous soyons inondés. (7)

Les deux premières phrases de cet incipit, factuelles et météorologiques, indiquent que le danger

d’être avalé par les eaux plane sur la communauté ; elles préviennent aussi qu’il s’agira d’une

162
lecture angoissante. Mais elles trompent, surtout : avec leur caractère pragmatique, elles fondent

un horizon d’attente ancré dans le réalisme. Pas de franc pacte avec le lecteur, donc : voilà la

première embûche semée, car Autoportrait en vert sera tout sauf une affaire de réalisme.

Finalement, comme la narratrice, le lecteur verra ses repères brouillés, sa mémoire dupée et sa

quête de sens tout à fait déçue. L’étrange, voire l’absurde s’emparent du texte sans même que

l’on s’en aperçoive ; contrairement à ce que l’on observe chez Kafka, à qui plusieurs spécialistes

tels qu’Asibong ou Motte ont comparé NDiaye, il n’existe pas dans le texte de déclaration

évidente chargée de plonger le récit dans le fantastique (« En se réveillant un matin après des

rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en monstrueux insecte. »

[11]). NDiaye, et c’est là sa force, s’occupe subrepticement de l’étrange, le laissant surgir

d’abord discrètement dans un texte aux apparences autrement réalistes. Autoportrait en vert

fonctionne ainsi : plein de repères spatio-temporels familiers (la Gironde, Paris, le mois de

décembre, l’année 2002, etc.), l’impression rassurante d’un univers connu s’établit tandis qu’en

arrière-plan, le bizarre travaille. En conséquence, la narratrice, elle-même perplexe, passe son

temps à se poser des questions ; la forme interrogative règle autant qu’elle dérègle le récit :

Et puisque mes enfants ne s’amusent jamais à me tromper, comment pouvais-je ne pas les

croire ? Mais comment, aussi bien, pouvais-je leur répondre que je venais de voir, moi,

pour la première fois de discerner, tout auprès du bananier, une femme en vert ?

Comment pouvais-je leur dire qu’il me paraissait improbable qu’ils ne voient pas aussi

distinctement que je la voyais maintenant cette femme en vert qui pourtant, je le savais,

jusqu’à ce matin avait échappé non à mon regard mais à ma conscience ? (11)

163
L’obsession de la narratrice à l’égard des femmes en vert devient rapidement aussi

l’obsession du lecteur, qui se demande ce que peut bien être une femme en vert. Les

interprétations divergent à ce propos, comme le résume Motte :

Devant ces femmes en vert, le problème de leur ressemblance se pose. Selon Marie-

Claire Barnet, elles partagent une espèce de similarité aquatique alors que Jordan les voit

comme une famille élective. Pour ma part, je les envisage de façon un peu différente. Il y

a quelque chose dans chacune de ces femmes en vert, et dans elles toutes collectivement,

quels que soient leurs autres attributs, qui sert à mettre la narratrice en difficulté, bien que

cela réponde également à son désir. (199)

Alors, que faire de ces femmes en vert ? Le titre du roman semble indiquer que la narratrice aussi

en est une, ce qu’elle n’admet pourtant à aucun moment du roman. « Ai-je jamais révélé quoi

que ce soit à Cristina ? Certainement pas, c’est contraire à ma nature » (18). Nous voici donc

face à une narratrice mystérieuse, qui n’a aucune intention de se livrer mais qui parle à la

première personne : comment, en tant que lecteur, s’accommoder d’un tel paradoxe ? Cette

contradiction ne semble-t-elle pas antilittéraire ? Pour moi, les femmes en vert, la narratrice

inclue, demeurent d’obscures figures, agissant telles des ouvrières, pour découdre l’appareil

narratif et achever de le détacher de toute convenance romanesque traditionnelle. De cette

étrangeté qui pose question, Daisy Connon dresse le bilan :

Uncanny apparitions, eruptions of daydream, characters who transform into others,

feelings of illegitimacy and a perpetual sense of unhomeliness dominate the otherwise

banal realm of the narrator, her half-hearted interactions with the other somewhat

dislikeable characters, her daily rituals of family life and troubled parental relations.

(230)

164
La notion d’illégitimité évoquée par Connon me rappelle la difficulté véritable d’accepter les

personnages d’Autoportrait en vert en tant que tels puisqu’on ne parvient pas à les définir. Dans

le monde même du roman, chaque personnage, y compris la narratrice, souffre de cette

illégitimité causée par une identité instable et inintelligible. N’est-ce pas là une forme de

déracinement (ce que Connon qualifie de « unhomeliness ») ? S’il est impossible de cerner ces

femmes en vert, devraient-elles figurer dans un roman, y sont-elles, en quelque sorte, à leur

place ? Pour en revenir au questionnement conceptuel de l’œuvre dont parle Motte, je crois que

Marie NDiaye, avec Autoportrait en vert, met justement en jeu la puissance de la littérature.

Après tout, quelle serait la valeur d’une œuvre romanesque, si elle n’était pas capable d’arracher

(autrement dit, de déraciner) le lecteur à sa propre réalité ? Voici donc, dans Autoportrait en vert,

l’expérience totale, parce que contagieuse, du déracinement. Il est vrai que, je l’ai rapidement

évoqué plus tôt, la narratrice d’Autoportrait en vert se trouve en Gironde, loin de sa mère et de

son père, eux-mêmes séparés. Elle a deux sœurs qui vivent à Paris mais avec lesquelles elle n’a

pas de contact. Elle est néanmoins la mère de quatre enfants (à ce propos, y a-t-il ici une possible

« erreur » de comptage de la progéniture ? La narratrice évoque la grossesse d’un cinquième

pour la fin de 2002 mais dans le reste du roman, ne parle jamais que de quatre. Le lecteur attentif

tente de faire sens de ce décalage : fausse couche non mentionnée ? Mort prématurée d’un

enfant ? Quelque tragédie « a dû » se produire ! Marie NDiaye se joue du lecteur, dans un geste

discret mais quasiment ionescien, car il n’y aura pas de réponse à cette question troublante). Le

père des enfants n’existe pas dans le roman ; quant aux enfants eux-mêmes, il faudrait se pencher

davantage sur leur rôle exact, mais en tous les cas, ils ne me paraissent pas suspects, et ce sont

bien les seuls.

165
Du reste, la narratrice d’Autoportrait en vert partira à la rencontre de son père, de sa mère et

de ses sœurs. Ce thème de la quête de la famille est récurrent chez NDiaye : pensons à Fanny, la

jeune héroïne de En famille, qui, rejetée par les siens, fera l’expérience d’un étrange parcours

initiatique qui confirmera son exclusion, à Rosie de Rosie Carpe qui part rejoindre son frère en

Guadeloupe, ou à Norah de Trois femmes puissantes qui, tout comme notre narratrice, rend visite

à son père en Afrique. Géographiquement, les familles de Marie NDiaye sont rarement sur un

seul territoire ; pour se voir, pour comprendre, la nécessité de partir s’impose. Pourtant, à

l’arrivée, on constate toujours l’échec : c’est l’incompréhension de l’autre et de ses choix de vie

qui domine. N’est-ce pas exactement le cas dans Autoportrait en vert ? Avec son père, la

narratrice a deux rencontres. La première intervient dans le récit de manière complètement

inattendue, sans relation apparente avec ce qui précède :

Quelle gratitude aura la maison, pour n’avoir pas été laissée seule au milieu de l’eau

tournoyante ?

Mon père a longtemps été grainetier, puis restaurateur, à son compte. (29-30)

Et nous voici, avec ce nouveau paragraphe, soudain transportés dans le restaurant de ce père.

Nous faisons sa connaissance ainsi que celle de sa nouvelle épouse, qui fut un temps la meilleure

amie de la narratrice mais qu’elle nomme à présent sa « belle-mère ». Cette dernière est

justement devenue une femme en vert, renouvelant les interrogations de la narratrice : « De

nouveau l’ambiguïté, les tâtonnements, les questions sans réponse au sujet de tout ce vert » (31).

Une seule chose demeure certaine : la narratrice se sent personnellement visée par cette femme

en vert, comme par toutes les autres, et elle reste convaincue que le vert des femmes qui

l’entourent lui envoie un message qu’il faudrait absolument décrypter, mais auquel elle ne

comprend rien. Comme nous, cette narratrice est toujours consciencieuse : elle questionne sans

166
relâche, essaie de comprendre, mais sans succès. La seconde rencontre avec le père se fait vers la

fin du récit, alors que la narratrice se rend à Ouagadougou où celui-ci a déménagé. Là, nous

découvrons qu’elle est romancière et qu’elle est invitée en Afrique pour un colloque. La

dimension autobiographique d’Autoportrait en vert s’éclaircit à ce moment. Des quelques pages

de cette seconde réunion avec le père, on retient surtout le manque de familiarité entre ce dernier

et sa fille, chacun incapable de comprendre le monde de l’autre. Ces deux êtres qui devraient, ou

tout au moins qui pourraient, se sentir inextricablement liés puisqu’ils sont père et fille ne sont

pourtant que des étrangers :

Il me connaît assez peu, n’ayant jamais vécu avec moi, et je pense qu’il m’oublie quand

mon visage devant ses yeux ne lui rappelle pas qu’il a un jour engendré cette fille-là. (80-

81)

La mère d’Autoportrait en vert, quant à elle, ne parvient pas à tenir son rôle : Bella, la petite

fille qu’elle aura eu tardivement, passe ses semaines avec une famille d’accueil et ne lui est

confiée que pendant le weekend; en apparence métamorphosée ( elle est devenue une femme en

vert : « Je sais, stupéfaite, que c’est elle, ma mère, mais rien ne me permet de ressentir cette

évidence » [67].) et ayant changé son existence entière, vivant dans une nouvelle ville avec son

nouveau compagnon et leur fillette, la mère a clairement tenté de construire une nouvelle famille,

mais elle a de nouveau échoué. Au sein de ce second ménage dysfonctionnel, la mère n’aura pas

pris la peine de laisser de place aux filles issues de son premier mariage ; ainsi la narratrice ne

supporte-t-elle pas cette nouvelle configuration, et elle ressent pleinement l’impossibilité

d’appartenance au groupe : « Je passe trois jours à Marseille. Chaque heure qui s’écoule me

confirme dans ma décision de ne jamais revenir, de ne jamais avoir à faire de nouveau avec la

nouvelle famille de ma mère » (69). La brève rencontre de la narratrice avec ses deux sœurs ne

167
fournira guère plus de réconfort. Physiquement métamorphosées aussi (la narratrice déracinée de

Marie NDiaye est constamment confrontée à des personnages a priori hyper familiers, tels que sa

meilleure amie, sa mère, ses sœurs, qu’elle se trouve cependant incapable de reconnaître), ces

dernières sont restées extrêmement soudées, vivant et travaillant ensemble, mais là aussi, cette

union semble s’être réalisée avec pour condition l’exclusion de la narratrice du clan.

L’enracinement à travers la famille est donc impossible chez Marie NDiaye. Au contraire,

comme je viens de le montrer, la famille est le premier véhicule du déracinement et y expose la

narratrice sans que celle-ci puisse maîtriser ou reconnaître les paramètres de l’univers incertain

qu’on lui aura imposé.

Par conséquent, la narratrice de NDiaye ne peut se fixer et se retrouve condamnée au transit :

avec la menace d’inondation, il faudra peut-être quitter la maison précipitamment. Et puis, bien

que le roman ne soit pas long, elle voyage beaucoup, constamment mobile. Aucun des endroits

visités n’apportera de réponse satisfaisante, et aucun n’offrira de chez-soi stable ou même d’abri

temporaire acceptable. De fait, le désir ou même le besoin de fuir domine la narratrice, car

chaque maison se révèle effrayante. La maison, c’est-à-dire le lieu rassurant par excellence, le

cocon normalement apaisant, comporte toujours une part d’hostilité plus ou moins intelligible,

voire une menace tangible de danger. Ceci se voit lorsque la narratrice se rend dans sa famille,

mais pas seulement: les visites de la narratrice chez ses amis s’avèrent également troublantes.

Pensons à Jenny, l’amie aimée, hantée par le fantôme de l’ex-femme de son nouvel époux, qui

s’était pendue ; la narratrice ne doute pas un instant de l’existence de ce spectre, mais se

demande s’il ne s’agirait pas de celui d’une autre femme et s’interroge brièvement : « Serait-il

envisageable qu’une autre femme ait été enterrée en lieu et place de la femme en vert ? » (60).

Bien entendu, nous ne connaîtrons jamais la véritable identité de la pendue, car la question sera

168
vite éludée. La dernière évocation de Jenny par la narratrice sera tout aussi surprenante : « C’est

la dernière fois que j’ai vu Jenny et je pense que je ne la reverrai jamais, puisqu’elle est morte »

(61). L’aspect tragi-comique de cette déclaration montre bien à quel point le texte ne cherche pas

du tout à s’ancrer dans la logique qui est habituellement la nôtre. Alors, comment ne pas se sentir

déracinée dans un tel univers, qui combine hostilité, péril et même expérience paranormale ?

Mon cœur à l’étroit

Ce roman de 2007 est à certains égards une variation d’Autoportrait en vert ; parce qu’il

reprend des problématiques similaires, je m’étendrai peu sur ce texte au demeurant très

intéressant et peut-être moins complexe que celui qui le précède. De nouveau, NDiaye choisit le

« je », avec une narratrice, Nadia, institutrice à Bordeaux. Son mari, Ange, est instituteur dans la

même école. Soudain, leurs élèves les fuient, et bientôt, il semble que toute la population

bordelaise se soit mise à haïr le couple sans ce que ceux-ci sachent pourquoi. Ange est attaqué et

grièvement blessé. Ses deux filles annoncent qu’elles ne désirent plus fréquenter leur père et leur

belle-mère. Désespérée face à la persécution générale, Nadia décide de quitter Bordeaux, ville

enveloppée de brouillard, qu’elle ne reconnaît d’ailleurs plus, pour aller rejoindre son fils Ralph

sur son île, alors qu’elle n’a plus de relations avec lui depuis longtemps. Nadia sait que Ralph et

son épouse viennent d’avoir une petite fille, prénommée Souhar, et ce nom fait horreur à Nadia

qui refuse même de le dire à voix haute : « Dieu veuille que ce prénom ne signe pas son malheur,

me dis-je parfois, accablée, ne signe pas, même, son arrêt de mort » (121). Lors de son voyage,

elle fait la connaissance d’une jeune femme, Nathalie ; toutes deux font le trajet ensemble.

Soudain, Nathalie semble se transformer en cadavre, et Nadia ne sait si sa nouvelle amie est

morte ou vivante. Enfin chez Ralph, elle rencontre sa compagne Wilma, gynécologue ; chacun

s’inquiétant de la prise de poids de Nadia, que celle-ci met sur le compte de la ménopause,

169
Wilma examine Nadia et, sans divulguer de détails, sous-entend que quelque chose d’effrayant

pousse dans son ventre. Nadia se met à souffrir de contractions puis donne naissance à une

« chose noire et luisante, fugitive » (295) qu’elle compare à une anguille et qui s’échappe

immédiatement. Le roman s’achève sur la rencontre fortuite de Nadia, promenant Souhar sur la

plage, et d’Ange, rajeuni, heureux et visiblement amoureux de sa nouvelle compagne ; tous trois

échangent quelques paroles polies puis reprennent leurs chemins respectifs.

Sur cette conclusion, Asibong s’interroge :

The novel’s sudden « happy ending » feels, in a way, somehow too good to be true.

Where have these lovely old working-class parents of Nadia’s suddenly appeared from?

Would she really have abandoned such warm-hearted caregivers, no matter how snobbish

and self-hating she was? And how exactly did Ralph find them? These questions fade

away on the sunshine of the beach along which Nadia pushes her suddenly acceptable

baby granddaughter Souhar. It is as if NDiaye has grown too old for the sadness and

isolation to which she condemned the likes of Fanny, Lucie, Herman and Rosie. This

novel’s loose ends are left to their own devices, proliferating in the text’s darker recesses.

(99)

Nous n’obtiendrons pas de réponses à ces questions, mais il est intéressant de constater comme

NDiaye a évolué. Pour la première fois, l’héroïne se voit autorisée à l’espoir d’une existence

calme, parmi les siens. Et bien qu’on ne sache ni d’où Nadia est originaire (on la devine, d’après

son prénom et quelques allusions à sa couleur de peau, d’Afrique du Nord), ni où se situe l’île où

vit sa famille, j’interprète son parcours comme un retour au milieu d’origine. J’entends bien que

rien n’indique dans le texte que l’île soit sa terre natale ; et pourtant, comme Rosie Carpe en

Guadeloupe, Nadia se sent mieux une fois qu’elle y élit domicile. Y parvenir est un périple :

170
comme dans un conte et comme dans un récit viatique traditionnel, le chemin est semé

d’embûches dont certaines terrifient (en particulier, l’état subitement cadavérique, fantomatique

de Nathalie). Ces obstacles fonctionnent comme un droit de passage, et permettront plus tard au

voyageur courageux de se débarrasser de ce qui lui pesait trop auparavant. Dans le cas de Nadia,

la ville de Bordeaux représente tout le fardeau du déracinement : Nadia n’y est pas ou plus la

bienvenue, et elle ne peut supporter longtemps l’évidence de sa différence physique et de la

persécution générale qui s’ensuit. Jean H. Duffy perçoit ici un schéma narratif et psychologique

typiquement ndiayien :

Abandoned by kith and kin, duped, spurned or harassed by those they meet, they [les

personnages de NDiaye] desperately latch on to impracticable projects which they hope

will reinstate them within their community, and they discover that, for them, acceptance

within society is conditional upon the surrender of identity. (927)

Et si, au début du roman, Nadia persiste à affirmer « Nous sommes comme vous » (28), elle

réalise peu à peu s’être vraisemblablement trompée à ce sujet ou avoir rêvé de cette similitude.

Pour reprendre le terme choisi par Ducournau dans son analyse de Papa doit manger, le

chromatisme apparaît ici comme la première modalité de l’inacceptable incompatibilité ; j’ajoute

que l’onomastique intervient de la même façon, et de cela, Nadia possède une conscience

étonnamment aiguë, qui lui cause de ne pas supporter le prénom de sa petite-fille :

Ma crainte la plus vive était de devoir affronter le prénom de ma petite-fille, de n’avoir

plus le moindre prétexte pour, en quelque sorte, en préserver ma bouche. Davantage

encore peut-être je redoutais comment le reconnaître comment l’avouer de devoir

constater, face au visage de l’enfant, à ses yeux dont la teinte plus ou moins foncée

171
trancherait plus ou moins sur le blanc, face à sa peau plus ou moins belle, que mon fils

avait reconduit l’indignité de notre sang. (234)

La mère de la fillette, absente, se prénomme Yasmine, ce qui dénote également une origine nord-

africaine ; or il semblerait que Nadia eût largement préféré que son fils fasse un enfant avec une

femme blanche, et qu’ils lui donnent un prénom typiquement français. Ce regret signale qu’au

fond, Nadia a tout compris, ce qui la différencie de Fanny ou de Rosie. Nadia, éloignée des siens,

ayant construit avec Ange une vie paisible et bourgeoise, n’a fait que refouler l’idée de ses

origines et de sa couleur de peau. Mais elle ne fut jamais chez elle à Bordeaux : l’illusion se

défait peu à peu, et (r)ouvre la blessure indélébile du déracinement. C’est là toute

« l’impossibilité de se prétendre bordelais » (178), qui suggère l’échec du déguisement.

Les codes du chromatisme et de l’onomastique, qui conditionnent la discrimination, se

trouvent discrètement accompagnés d’une question sociale qu’il est pertinent de relever. Je vois

dans Mon cœur à l’étroit une certaine réminiscence ernaussienne, d’abord lorsque Nadia

mentionne avoir honte d’elle-même, au début sans vraiment savoir pourquoi, puis lorsqu’elle

indique que son père fut aide-jardinier toute sa vie, et son ex-mari, électricien. Institutrice, Nadia

les a tous deux socialement et intellectuellement surpassés ; ce faisant, elle a coupé les ponts

avec eux. Ce qui concerne son ex-mari m’intéresse peu quant au problème du déracinement, bien

qu’il faille noter qu’en le quittant, Nadia s’est aussi détachée de son fils (ce qu’elle justifie en

expliquant qu’elle se passionnait davantage pour son métier que pour son rôle de mère ; notons

que le métier est un marqueur social essentiel et un moyen d’ascension, ce qui n’est pas le cas de

la maternité). Il faudrait étudier en détails la question de l’abandon parental chez NDiaye, dont il

serait difficile de nier l’aspect biographique, et dont les variations (les parents de Fanny dans En

famille, Rosie de Rosie Carpe, abandonnée puis abandonnant, Ahmed de Papa doit manger, le

172
père de Nora dans Trois femmes puissantes…) se recoupent étrangement pour former l’image

d’une parentalité, et donc d’un enracinement généalogique et affectif, finalement inexécutables,

toujours manqués. Toutefois, dans le cas de Nadia (préfigurant Malinka / Clarisse de Ladivine, le

dernier roman de NDiaye, que je présenterai à la fin de ce chapitre), il semblerait que ce soit elle

qui ait décidé de se détourner de ses parents. Leur pauvreté est sous-entendue, et c’est Ralph qui

les sauve de « leur affreuse cité » (274) alors qu’il ne les a pas connus étant petit, ce qu’il

reproche vivement à Nadia. Pour lui, le lien du sang prévaut, et il se sent responsable de leur sort.

Nadia, elle, a privilégié les apparences, choisi de jouer un rôle que l’omniprésence de ses parents

miséreux aurait inévitablement gâté. Elle avoue que chez elle, tout est calculé : « Je suis

maintenant une bourgeoise respectable, toujours très soigneusement habillée, coiffée, maquillée,

et je parle sur un débit rapide, un ton légèrement haut, en ne ménageant que très peu d’espace

entre mes phrases » (178). Si la manipulation fonctionne un temps, la réalité de son être propre et

de ses origines modestes finit par la rattraper. Comme pour Ernaux, les racines forment une

essence ontologique à laquelle on n’échappe jamais entièrement ; Nadia fait l’expérience d’un

déracinement trop artificiel pour être définitif. Et parce que ses parents à elle, contrairement à

ceux des héroïnes passées de NDiaye, l’aiment de manière inconditionnelle, il existe pour Nadia

la possibilité d’un retour ; le masque tombe et le déracinement n’a plus lieu d’être.

Trois femmes puissantes

Prix Goncourt 2009, c’est bien sûr le roman le plus commenté de Marie NDiaye. Composé de

trois parties avec chacune un récit distinct, il relate les histoires de trois femmes : Norah, Fanta et

Khady Demba. Norah, avocate dont la mère est française et le père sénégalais, arrive à Dakar

alors qu’elle n’a pas vu ce dernier depuis des années ; il habite dans une maison avec deux

servants (dont Khady Demba, brièvement mentionnée) et deux fillettes, les siennes, dont la mère

173
semble avoir disparu et dont il ne s’occupe pas. Angoissée par la situation, Norah ne cesse de

s’inquiéter pour sa fille qui est restée à Paris. Le père de Norah avoue qu’il a besoin de ses

services d’avocate pour libérer son fils Sony, en prison car il est accusé d’avoir assassiné la

femme du père. Lors de la séparation de ses parents, Norah, Sony et leur sœur étaient allés vivre

en France avec leur mère ; mais le père, ne supportant pas d’être privé de son fils unique, l’avait

kidnappé alors qu’il était encore très jeune, l’avait ramené au Sénégal et Norah n’avait pas revu

son frère. Traumatisée, leur mère avait sombré dans la dépression et même la prostitution.

Lorsque Norah voit Sony, il lui explique enfin que ce n’est pas lui qui a tué la jeune femme, mais

leur père ; Norah décide qu’elle va sortir Sony de cette terrible affaire, et doit donc rester sur

place. Chaque nuit, le père se transforme en oiseau, bientôt accompagné de Norah. Tous deux

perchés ensemble, ils atteignent tranquillité et connivence.

La seconde partie, dont l’héroïne est Fanta, nous est contée du point de vue de Rudy Descas.

Rudy est français, et Fanta, son épouse, est sénégalaise ; à présent, ils habitent tous deux en

France, avec leur fils Djibril. Rudy et Fanta, anciens professeurs de français, habitaient

auparavant à Dakar où ils menaient une vie paisible jusqu’à ce que Rudy soit renvoyé de l’école

pour s’être battu avec un élève. Alors, Rudy avait convaincu Fanta d’aller vivre en France, de

s’offrir un nouveau départ. Il sait désormais qu’elle était bien plus épanouie au Sénégal, et lui-

même se trouve profondément insatisfait de cette nouvelle vie.

Au centre de la troisième partie, nous retrouvons Khady Demba. Jeune veuve démunie, elle se

trouve forcée d’emménager avec sa belle-famille qui la méprise parce qu’elle n’a pas d’enfants.

Ils lui enjoignent de quitter le pays pour se rendre en France et rejoindre Fanta, qu’elle ne connaît

d’ailleurs pas. C’est pour Khady le début d’un terrible voyage : sans argent, accompagnée

d’inconnus, Khady s’épuise et finit par se blesser gravement. Continuant le trajet malgré la

174
douleur, avec un jeune homme auquel elle décide de faire confiance, Khady entrevoit brièvement

l’espoir d’une vie meilleure. Mais bientôt, Khady est obligée de se prostituer, et n’a de cesse de

se répéter son propre prénom afin de demeurer forte et confiante. Son compagnon finit par

s’enfuir après lui avoir volé son argent. Blessée, malade et abandonnée, Khady continue de

croire en la force de son identité ; mais tombant d’un grillage alors qu’elle tente de gagner le

continent européen, la jeune femme meurt.

Encensé par la critique, récompensé du prix le plus prestigieux, Trois femmes puissantes n’en

est pas pour autant un roman irréprochable. C’est Lydie Moudileno, dans son article « Puissance

insolite de la femme africaine chez Marie NDiaye », qui fait état d’une certaine dimension

stéréotypée de l’écriture :

C’est peut-être là que le portrait devient décevant. En effet, il prend sa place dans une

galerie de clichés littéraires et médiatiques de la « femme africaine », d’où elle ressort

toujours misérable et sublime (sublime dans sa misère), son corps servant à la fois de

métonymie d’un contingent à l’agonie et de symbole de survie. Khady Demba serait-elle

l’une entre elle ? (72)

J’aimerais développer cette remontrance avec laquelle je me trouve en parfait accord, et qui me

semble particulièrement intéressante étant donné qu’on ne peut formuler de reproche similaire

sur aucun autre texte de NDiaye. Alors, pourquoi Trois femmes puissantes tombe-t-il dans cet

écueil, et quel en est l’enjeu? En dépit de la beauté du portrait, Khady Demba, comme le

démontre Moudileno, n’échappe en effet pas au poncif. Et si Khady correspond certes à l’image

populaire de la femme africaine, dont l’apparence fragile invoque la pitié tout en renfermant une

force insoupçonnable, je note qu’elle satisfait également la représentation conventionnelle de la

femme errante et, littéralement, perdue. J’hésite à utiliser le terme de « déracinement » en ce qui

175
la concerne, car, malgré la revendication identitaire acharnée, les origines de Khady, ses parents,

ou une quelconque provenance géographique, ne sont pas évoqués par NDiaye (ceci indique

peut-être que Khady se suffit à elle-même, et justifie en partie l’adjectif du titre qui pose tant de

questions). Il faut néanmoins remarquer que Khady symbolise la femme errante dans ce qu’elle a

de moins original et surtout de moins féministe, à plusieurs égards : elle quitte un domicile qui

n’était pas vraiment le sien (celui de sa belle-famille), suit aveuglement un homme vers une

destination dont elle ne sait rien, se traîne, s’égare, vagabonde, incapable de subvenir à ses

propres besoins. Lorsqu’elle rencontre Lamine, elle s’empresse de lui accorder sa confiance afin

de ne plus devoir errer seule. Son voyage la réduit à l’état de mendiante et de prostituée infirme.

On peut se demander comment, avec cet affreux résultat, Khady parvient à conclure : « Elle avait

été satisfaite d’être Khady, il n’y avait eu nul interstice dubitatif entre elle et l’implacable réalité

du personnage de Khady Demba » (254). Comme Fanny, comme Rosie, Khady ne passe-t-elle

pas son temps à se tromper, à suivre le mauvais chemin ? Ou n’est-elle qu’une victime ? Il ne

s’agit bien entendu pas là de porter un jugement moral sur un personnage romanesque, mais de

tenter de saisir la logique qui fait sa force intérieure, et qui je pense n’est autre que son

autonomie, purement psychologique, auto-générée, mais jamais confirmée par les éléments

extérieurs. Comme si Khady parvenait à ignorer la réalité de son environnement (alors que,

typiquement, l’être déraciné en possède une conscience accrue). Et pourtant, la puissance

mentale de Khady ne résiste pas aux circonstances du monde et son exil inachevé montre que la

mobilité et la possibilité d’un nouveau départ exigent, au-delà de la certitude ontologique, la

capacité et l’opportunité (qui ne sera pas offerte à Khady) de contourner les obstacles ou de se

rétablir des difficultés.

176
Le récit viatique traditionnel se charge souvent de désigner l’homme comme capable de faire

fi de ces encombres afin de mener à bien son périple, triomphant de tous les défis (les exemples

ne manquent pas à travers l’histoire de la littérature, mais Robinson Crusoe de Daniel Defoe en

est peut-être le parangon), soit grâce à son intelligence, soit grâce à la force de son corps ; en

représentant Khady comme inapte à vaincre les obstacles, NDiaye propose un schéma narratif en

effet stéréotypé et, en aucun cas, féministe, ce qui contredit quelque peu le titre du roman. En ce

qui concerne Fanta et Norah, elles davantage déracinées qu’exilées, la même critique s’applique :

Fanta a suivi son époux en France (la femme accompagnatrice du mari est un cliché majeur du

récit de voyage, et en particulier du récit colonialiste, car c’est l’homme qui est le colon), et

Norah, en se rendant au Sénégal, se soumet à la demande d’un père lamentable et misogyne. Des

trois héroïnes, aucune n’a choisi son départ (on pourra m’objecter qu’elles ne demeurent pas

pour autant passives, et cela est vrai ; malgré tout, elles se plient aux conventions sociales qui

leur enjoignent d’accepter la domination patriarcale). Le voyage est une problématique sexuée et

l’on peut donc se demander ce que signifie le croisement de ces deux clichés, celui sur la femme

africaine, mis en évidence par Moudileno, et celui sur l’errance et le déracinement. L’histoire de

Fanta mise à part (et encore : Rudy Descas fait part de souvenirs de Dakar), Trois femmes

puissantes se passe entièrement au Sénégal, et c’est la première fois que Marie NDiaye se risque

si totalement sur ce territoire ; les trois récits, nourris d’Afrique, ne résistent pas aux stéréotypes,

et je crois qu’il ne peut s’agir d’une simple coïncidence, comme si écrire l’Afrique revenait,

encore et toujours, à écrire l’infériorité. La femme africaine est mise en position de faiblesse,

surtout au plan physique, et elle n’est même pas maîtresse de sa propre mobilité. NDiaye s’est

malheureusement laissé tenter par une banalité qui désavoue quelque peu le titre de son roman,

dont bien des lecteurs ont du mal à faire sens. Il sera fort intéressant, en suivant la suite de ses

177
ouvrages, de voir si l’écrivaine choisit de s’aventurer de nouveau sur le terrain africain, et

comment.

Y penser sans cesse

Court recueil poétique publié en 2011, Y penser sans cesse marque l’incursion de NDiaye sur

deux espaces inédits : d’abord, l’ouvrage n’est ni un roman, ni une pièce de théâtre, ni un livre

pour enfants mais plutôt, bien que cela ne soit pas stipulé, un long poème ; ensuite, elle y évoque,

pour la première fois, Berlin, où elle vit avec sa famille depuis 2007 (lorsque Nicolas Sarkozy

devient Président de la République, Marie NDiaye exprime son dégoût de la droite française et

du nouveau chef d’État). Le recueil, d’une quarantaine de pages, est suivi de sa traduction en

allemand par Claudia Kalscheuer; entre les deux versions, figurent quelques photographies de

Denis Cointe, représentant la ville, fuyante et floue, vue de la fenêtre d’un train, et ses passagers,

derrière les vitres. Dénué de ponctuation, le poème se lit rapidement, souffle tranquille de

questions posé par un « je » que l’on suppose être l’auteure elle-même. Le monologue intérieur

interroge, à travers l’interaction de la mère et de celui qu’elle nomme « mon enfant », l’existence

dans cette ville qui n’est pas la leur, l’utilisation de leur « nouvelle langue » (20), et l’ombre des

victimes de la Shoah, qui désormais plane et pèse sur eux avec en particulier, la présence

fantomatique d’un petit garçon assassiné, qui habitait autrefois la maison qu’occupe maintenant

la famille française. Ce texte est pertinent dans le cadre de cette thèse, car il soulève deux

questions essentielles à la problématique du déracinement : celle de la mémoire, et celle du

langage.

La question de la mémoire apparaît ici de manière particulièrement intéressante, car NDiaye

se préoccupe moins de la mémoire personnelle du pays d’origine que de la mémoire historique

du pays d’accueil. Évidemment traumatique, l’Histoire de l’Allemagne imprègne, dans le recueil,

178
ses rues, ses parcs, ses habitations. La famille déracinée, qui n’a pas vécu ces terribles

évènements, ne peut pourtant ignorer qu’ils se sont produits. La construction d’une nouvelle vie,

à l’endroit même de l’horreur, s’avère complexe car l’oubli semble impossible, tant chaque mur

rappelle ce dont il a été témoin. En ce sens, pour NDiaye, la mémoire collective allemande, c’est-

à-dire la mémoire de l’autre et de son trauma, devient, alors que le déraciné cherche à s’intégrer,

la sienne. Se réclamer d’une identité berlinoise, ou d’une identité franco-allemande, signifierait

alors accepter toute la douleur des faits passés. Le souvenir du nazisme agit comme une plaie

ouverte, une affection contagieuse à laquelle le nouvel arrivant, s’il souhaite véritablement

s’approprier le pays nouveau, ne peut se soustraire. Avec cette contamination, vient une profonde

tristesse, que Marie NDiaye traduit ici avec une élégante simplicité. Et pourtant, la mémoire est

une question aussi fondamentale que complexe pour la littérature, la politique, la philosophie et

l’Histoire ; mais que faire d’une mémoire qui ne nous appartient pas a priori, d’une mémoire

assimilée ? Le recueil n’offre pas de réponse tranchée à cette question difficile, si ce n’est celle-

ci, peut-être, que j’emprunte à Elie Wiesel dans son roman Le temps des déracinés : « J’écris

pour apprendre à relire » (13). L’identité hybride qui découle du déracinement correspondrait à

une mémoire hybride, née d’une empathie mémorielle déconcertante, bien qu’organique, liée à

l’intégration. On ne peut alors s’empêcher de songer au mot de Baudelaire dans « L’invitation au

voyage », sur « cette nostalgie du pays qu’on ignore » : NDiaye raconte, au fil des vers d’Y

penser sans cesse, la réminiscence calme et douloureuse d’une Histoire qu’elle n’a pas connue.

Le problème de la langue et du bilinguisme, nous l’avons vu à travers plusieurs exemples, se

pose régulièrement dans le contexte du déracinement. Chez NDiaye, cela se voit notamment dans

En famille, alors que Fanny se rend au pays de son père :

179
La langue qu’ils [Fanny et Eugène] entendaient leur était étrangère. Pourtant Fanny,

autrefois, lui semblait-il vaguement, inspirée par une ombre de souvenir insaisissable,

avait connu cette langue, peut-être, ou dans une vie passée, et elle en avait soudain

comme la nostalgie, mais était-ce autrefois ou au cours d’une autre existence, était-ce

bien elle ou quelque personnage des livres innombrables qu’elle avait lus, auquel elle

s’identifierait sans le savoir, dans le rappel confus d’une situation analogue ? Elle avait

l’impression d’être au bord de comprendre ce qui se disait, ignorant si cela même était

réel ou inventé, et elle souffrait de ce désordre, songeait au village de l’aïeule, à la pauvre

maison toute simple au bout de la grand-rue. Elle souffla à l’oreille d’Eugène, l’ayant pris

par la taille : Comprends-tu un mot de ce qu’ils disent ?

–Non, bien sûr, dit Eugène, comment le pourrais-je ? Ce n’est pas ma langue.

Et il haussait les épaules, étonné d’une telle question. (43)

L’expérience étrange et résolument unheimlich de cet entre-deux langagier bouleverse Fanny,

qui ne parvient à reconnaître si la langue lui est vraiment familière. Ceci éprouve, de nouveau, sa

relation troublée aux racines paternelles ; mystérieuse et pourtant quasi-accessible, la langue du

père symbolise le manque de celui-ci, le lien inextricable avec lui mais aussi la fracture profonde

et inexplicable qui l’oppose à sa fille. Dans Trois femmes puissantes, cette problématique se

manifeste derechef à travers la figure du père :

Tiens, c’est toi, fit-il [le père de Norah] de sa voix sourde, faible, peu assurée en français

malgré sa maîtrise excellente de la langue mais comme si l’orgueilleuse appréhension

qu’il avait toujours eue de certaines fautes difficiles à éviter avait fini par faire trembloter

sa voix même. (12)

180
Mais l’enjeu est ici différent. L’utilisation impeccable de la langue, en l’occurrence du français,

est pour le père une question de fierté personnelle ; il sait que Norah, ayant grandi en France et

reçu une éducation de qualité, manie la langue de manière innée et irréprochable. Pour cet

homme qui, le roman l’indique à de nombreuses reprises, ne respecte pas les femmes, qu’elles

soient ses épouses ou bien ses propres filles, la faute de français ne serait que trop humiliante.

Dans ce cas précis, la langue française représente à elle seule la compétitivité absurde et le

machisme absolu de ce père phallocrate.

Revenons donc à Y penser sans cesse. Plusieurs fois dans l’ouvrage, NDiaye suggère la

surprise et l’angoisse de la mère face à son enfant qui, graduellement, semble oublier le français

et privilégier l’allemand : « Ich habe Hunger a dit mon enfant

Voix tonnante dans notre langue d’adoption » (35). Comment, si jeune déraciné, conserver

l’identité des origines ? La mémoire et le sens des racines n’ont pas eu le temps de se construire

en l’enfant, et le voici enlevé au pays natal ; pour lui, s’adapter au pays d’accueil ne pose guère

question, et passe naturellement par l’acquisition de la langue allemande qu’il parvient aisément

à maîtriser et à s’approprier. La rupture linguistique, pour l’adulte déraciné (qu’il soit exilé,

transclasse ou simple voyageur), équivaut souvent à une rupture psychique et sociale ; il faudra,

et cela prendra du temps, se retrouver dans cette langue autre, apprendre à se dire avec les mots

nouveaux, pratiquer l’écoute des structures étrangères, traduire son moi pour se faire accepter et

traduire celui des « natifs » pour les comprendre, non seulement littéralement, mais de manière

profonde et culturelle. Pour reprendre le mot de Salman Rushdie, tiré de Imaginary Homelands,

« A language reveals the attitudes of the people who use and shape it » (137). Si cela représente

un travail voire une souffrance pour l’adulte déplacé, l’enfant, lui, vient à cette acclimatation de

manière spontanée (j’imagine qu’il ne faudrait pas généraliser ; mais c’est ainsi que NDiaye

181
présente ce phénomène d’acculturation dans Y penser sans cesse). La mémoire de ses racines

subsiste alors en ses parents, et la langue originelle, afin d’être transmise, doit relever de

l’héritage familial. L’enfant déraciné est une figure fascinante que j’ai peu eu l’occasion

d’explorer dans cette thèse ; il serait fascinant d’interroger à son propos psychanalystes et

linguistes. En attendant, sa facilité linguistique, telle que NDiaye l’expose ici, offre une réponse

fraîche et positive à la question essentielle que pose Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes,

« Peut-on être étranger et heureux ? » (13).

Ladivine

Publié en 2013, le dernier roman de Marie NDiaye traite d’un déracinement torturé et

inextricablement lié à la filiation. Ladivine met en scène trois femmes : la mère, sa fille, et sa

petite-fille. La mère et la petite-fille s’appellent toutes deux Ladivine, prénom étrange et inventé.

Entre elles et au centre du récit, il y a la fille, baptisée Malinka, mais qui décida un jour de

changer d’identité et devint Clarisse. Si, une fois par mois, cette dernière rend visite à sa mère,

Ladivine Sylla, elle lui cache tout de son existence en tant que Clarisse ; de même, son époux,

Richard Rivière, et ses enfants, dont Ladivine, ignorent tout de son passé en tant que Malinka,

fille d’une simple femme de ménage noire et immigrée. Elle ignore qui est son père. Clarisse fait

croire que ses parents sont morts et parvient, pendant de nombreuses années, à protéger son

secret. À la suite de son divorce, Clarisse finit assassinée par son petit ami. Ladivine est alors

hantée par sa mère, dont le spectre omniprésent ne cesse de la poursuivre. Un chien, qu’elle voit

comme son ange-gardien, la suit partout mystérieusement, et elle a l’impression de

progressivement devenir ce chien ainsi que d’entendre sa mère l’appeler. La dernière partie du

roman expose le point de vue de Richard Rivière, que Clarisse continue d’obséder en dépit de

leur divorce. S’il ne supportait plus de vivre avec elle, il continue néanmoins de s’interroger sur

182
cette femme énigmatique dont il n’a jamais pu saisir l’essence véritable. La mère, Ladivine

Sylla, se rend au tribunal pour assister au procès du meurtrier de sa fille et dans la rue, remarque

un chien qui lui rappelle justement Malinka. Elle rencontre Richard, lui aussi au procès ; il

décide ensuite de lui rendre visite et à ce moment, le chien de la rue se présente chez la vieille

dame, rapportant « le cœur palpitant de Malinka et peut-être aussi, pensa-t-elle [Ladivine Sylla]

dans l’ardeur de sa joie, la promesse d’une clarté nouvelle posée sur chaque jour » (455).

Évidente variation de Mon cœur à l’étroit, Ladivine contient une intrigue complexe et un

réseau serré de personnages aux identités obscures parmi lesquelles il est assez facile de se

perdre. D’après mes recherches, ce roman, s’il est bien l’objet de critiques littéraires, n’a pas

encore intéressé les académiques, et je me suis demandée pourquoi ; après tout, sa sortie fut

attendue avec grande impatience. Déçoit-il parce qu’il répète en partie Mon cœur à l’étroit ?

C’est possible, quoi que la réécriture, si l’on peut l’appeler ainsi, n’est pas sans intérêt : par sa

seule existence, par la décision de l’écrivaine de réécrire, se pose la question de la raison d’être

d’un tel geste. Selon Katherine Roussos dans Décoloniser l’imaginaire,

Le paysage ndiayéen, dans lequel une personne se substitue facilement à une autre, est

l’extension hyperbolique d’une société mécaniste dans laquelle l’individu n’est qu’un

rouage remplaçable. Fanny est prise pour la servante à laquelle elle succède ; Hilda est

remplacée en tant que mère et épouse par sa sœur ; la mère de Rosie Carpe donne

naissance à une fille à laquelle elle accorde le même prénom, une nouvelle Rosie pour

une nouvelle vie… Les « employés jetables » le deviennent tout autant sur le plan

familial. (57)

J’ajoute qu’ils le deviennent également sur le plan de la création littéraire. Nadia et Malinka, si

leurs destins diffèrent, demeurent interchangeables en ce qui concerne leur rapport

183
problématique aux origines et leur projet de vie basé sur la fabrication identitaire. La réécriture,

ou la mise en scène de personnages similaires, confirme alors la faiblesse de ces identités factices

incapables d’enracinement. Je soupçonne cependant que si Ladivine frustre les habitués de

NDiaye et laisse les chercheurs de marbre, c’est peut-être parce qu’il manque d’étonner; en dépit

de sa trame longue et tortueuse, il faut l’avouer, Ladivine n’offre rien que NDiaye n’ait pas déjà

offert. Le lecteur avide de NDiaye, appréciant le caractère habituellement expérimental du style

et les surprises du contenu, reste donc sur sa faim. Malgré tout, j’ai souhaité faire mention de ce

roman afin de mettre en exergue l’attachement grandissant de l’auteure à la question du

déracinement, qu’elle explore de nouveau à travers la tentative d’une héroïne à l’identité bancale

(puisqu’elle ne possède aucune information sur son père) qui se considère « mal née » de refuser

son destin médiocre et de se débarrasser de ses origines. Le mystère paternel rend par ailleurs

impossible la compréhension et l’intégration de ces origines. Dans le cas de Malinka / Clarisse,

le déracinement, l’adieu aux racines et en particulier à la mère, qu’elle nomme « la servante »,

est le point de départ d’une stratégie visant à se réinventer de manière totale, dans l’espoir de

quitter le monde du prolétariat et de s’installer dans celui, plus confortable, de la bourgeoisie. La

mère symbolise ici toute l’insupportable condition des subordonnés, des exclus de la société, des

immigrants ; en l’absence du père, elle constitue aussi pour son enfant la référence unique et

fondamentale de ce qui fait une vie adulte. Or, ce modèle ne s’avère que trop décevant, et

l’accepter serait synonyme de mort sociale. Bien qu’elle en ait honte, la jeune Malinka ne

parvient à envisager l’exercice de son libre-arbitre et la possibilité de jours meilleurs sans en

passer par le reniement de cette mère, elle à jamais prisonnière de sa position sociale inférieure.

Encore une fois, le problème du déracinement pose celui de la filiation, et surtout, du rapport de

la femme à sa mère.

184
Dans ce cas précis, NDiaye use d’un franc manichéisme pour mettre en scène l’opposition des

deux femmes. D’un côté, la mère, Ladivine, dont le prénom évoque évidemment un lien au divin,

est, par excellence, figure de simplicité voire de sainteté (et caricature de la domestique

vertueuse), se laissant martyrisée par sa fille qui la répudie, mais qu’elle pardonne car elle lui

voue un amour inconditionnel; et si elle appartient à une classe sociale inférieure, elle jouit en

revanche de certaines facultés de perception hors du commun, d’une sensibilité extraordinaire à

la nature. Sa petite-fille possède des pouvoirs similaires. Toutes deux, en effet, voient dans les

animaux diverses réincarnations troublantes qui n’apparaissent pas aux autres personnages.

Ironiquement, elles perçoivent mieux ces manifestations animales qu’elles ne comprennent leur

entourage humain, comme si, en dépit de leur lecture défectueuse de la surface du monde, leur

bonté leur permettait d’avoir accès au plus profond des choses. D’un autre côté, la fille, Malinka,

dont le prénom suggère une certaine identité nationale que l’on devine nord-africaine, et dont le

préfixe « mal » indique un mauvais présage, n’hésite pas à tromper et mentir pour arriver à ses

fins. Certes, elle culpabilise parfois, mais ne temporise pas pour autant son entreprise

malhonnête. Malinka, en construisant sa nouvelle vie sur la base d’une trahison, est promise à

l’échec. Jeune, persuadée qu’elle peut échapper à ses origines (« Elle se fit l’observation que rien

ne l’obligeait à demeurer éternellement la fille de la servante » [46].) en devenant Clarisse,

Malinka se méprend et son erreur lui sera fatale.

Chez NDiaye, les racines représentent toujours une destinée avec laquelle le personnage devra

tôt ou tard composer ; le passé familial dit l’avenir du moi. L’énigme familiale dicte la

problématique ontologique. Comme d’autres protagonistes ndiayiennes, Malinka tente de

négocier l’inné, c’est-à-dire le non-négociable, et cette démarche, désespérée bien qu’à ses yeux

vitale, se révèle tout à fait mortifère. Le prénom que Malinka se donne, Clarisse, lui typiquement

185
français, et dont le préfixe vient de l’adjectif latin « clarus », signifiant « clair » ou « glorieux »,

ne pourrait pas moins bien lui correspondre et sonne comme une plaisanterie ironique, annonçant

le marasme. Avant d’être elle-même assassinée, Clarisse a « tué » Malinka, ou alors, Malinka

s’est suicidée ; toutes deux correspondent quoi qu’il en soit à un personnage raté. Malinka

envisage son identité noire ou métisse comme une identité tronquée et comme une infirmité.

Clarisse, créée de toutes pièces, ne pouvant se réclamer d’aucune racine, d’aucune histoire, ne

possède pas la moindre légitimité ontologique. Son époux, sans comprendre les faits, n’ignore

pas pour autant le caractère usurpatoire de cette identité artificielle : « C’était comme si, avait

parfois songé Richard Rivière, elle [Clarisse] n’était qu’une illusion d’être humain, sans le

vouloir ni le savoir peut-être –cela, il l’ignorait » (428). Le dédoublement n’a pas fonctionné.

Pour NDiaye, il faut venir de quelque part, et surtout, de quelqu’un, pour se réclamer d’une

quelconque vérité personnelle. L’échec du matricide suggère l’infaillibilité des racines et

l’impossible disparition du traumatisme des origines. Avec une sainte pour mère, Malinka, dans

une esthétique de nature christique, ne trouve la rédemption que dans la culpabilité, la souffrance

et la mort ; mais comme souvent chez NDiaye, la mort n’est pas un évènement final. Le mort

ndiayien aime à hanter et à se réincarner, et pour Clarisse, dont l’existence ne fut, en fin de

compte, jamais réelle, la mort, puis la renaissance dans un corps animal (forme extrême et

fantastique de déracinement s’il en est), représente une chance nouvelle de légitimité et une

absolution des fautes.

Paradoxe ndiayien

Dans chacun des textes que je viens d’étudier, le déracinement côtoie une forme d’étrangeté

qui relève tantôt du réalisme magique (concept antinomique par excellence), tantôt de l’absurdité

politique et morale du monde. Katherine Roussos observe que ces deux choix d’écriture sont,

186
d’une part, liés au féminisme (« Les femmes vivent dans un monde fait par et pour les hommes,

qui est pour elles illogique et contradictoire puisque décalé de leur réalité. Se pliant à une réalité

étrangère, la bizarrerie devient l’élément habituel des femmes » [45]), et d’une autre, des

techniques romanesques parfaitement délibérées visant à tenir des propos subversifs (par

exemple, sur la couleur de peau) sous couvert de métaphores ambiguës desquelles nul ne peut se

vanter d’apporter une interprétation irréfutable. La dextérité avec laquelle Marie NDiaye crée des

univers littéraires singuliers n’est plus à démontrer ; et l’être déraciné, parce qu’il évolue dans un

milieu différent du sien propre, se voit souvent assujetti au caractère troublant, voire

incompréhensible de son nouvel environnement. C’est encore plus vrai pour la femme déracinée,

doublement exclue car elle est femme et étrangère ou bien transclasse, puis doublement perdue,

car forcée de faire face à une culture autre, avec son propre modèle patriarcal, avec ses propres

codes de domination masculine. Colette Sarrey-Strack remarque :

Marie NDiaye fait une critique systématique du patriarcat dans son œuvre en

déconstruisant systématiquement la représentation traditionnelle des personnages

masculins. Ainsi les personnages de pères au sein de la cellule familiale ne sont plus de

taille à former des rivaux œdipiens suffisamment menaçants ou des partenaires

dominants. (99)

En général, l’homme de NDiaye, époux et père, ne sert à rien ou presque. Son absence est

d’ailleurs plus influente et plus remarquable que sa présence. Déraciné ou déracinant (lorsqu’il

abandonne son enfant), il s’agit la plupart du temps d’un homme inutile (sinon dangereux ou

traître) aux intentions insignifiantes car elles ne correspondent en rien à ses actes. La femme de

NDiaye, quant à elle, mère ou fille selon les textes, ne comprend jamais bien la nature de sa

maternité ou de sa filiation ; ces deux états, pourtant inhérents à la condition humaine, la laissent

187
souvent désemparée. Ainsi l’association du déracinement féminin, toujours attaché à la

problématique familiale, et de l’étrange fonctionne-t-elle à merveille chez NDiaye, qui n’a de

cesse de jouer de ces riches correspondances en privilégiant ce paysage féminin essentiellement

lacunaire (que reste-t-il à la femme en l’absence du père, ou, sans amour du fils ?). La magie, la

métamorphose, la réincarnation, le fantomatique, la communication avec les animaux et les

morts, et parfois, l’incohérence totale, forment autant de péripéties littéraires qui invitent

personnages et lecteurs au questionnement. En véritable écrivaine de l’absurde, NDiaye ne

fournit pas de réponses mais continue de nourrir l’imaginaire, perpétuant l’image de la littérature

comme un voyage hors de soi, et de provoquer l’interrogation philosophique, cette fois à un

niveau réaliste. L’écriture labyrinthique, puis la lecture parfois ardue, reproduisent le parcours

tortueux du déracinement. En famille constitue un excellent exemple de ce paradoxe étonnant et

inaugure ce qui deviendra la marque de fabrique ndiayienne : l’inscription du bizarre dans le

contexte sociopolitique contemporain et ses enjeux les plus graves, l’explosion de la cellule

familiale, l’intégration douloureuse des migrants ou encore l’impossibilité d’enracinement de

ceux qui n’ont pas la peau blanche.

Chez Marie NDiaye, chaque héroïne se voit poussée au bout d’elle-même par l’expérience

éprouvante du déracinement, qui, tout en arrachant la protagoniste à l’humanité ordinaire, la

ramène à sa condition la plus fondamentale, celle de corps pur. La privation subie ou la tentative

d’annihilation des racines provoque dans la plupart des récits une perte de contrôle d’ordre

physique. Ainsi Fanny, après la cruauté des rejets et les multiples transformations, finit-elle

comme une sorte de spectre fantoche, vague ombre d’un ego dont elle-même a perdu la trace ;

ainsi Norah, une fois en Afrique, ne maîtrise-t-elle plus son besoin d’uriner ; ainsi Nadia, étonnée

de sa condition, grossit-elle continuellement. Comme la couleur de peau, le corps féminin

188
ndiayien porte la marque évidente de ce déracinement chaotique et incompris. Anne-Martine

Parent, à propos de Trois femmes puissantes, rappelle que « Le corps, plutôt que de signifier

l’intégrité et l’identité du sujet, devient la marque de sa vulnérabilité, les défaillances physiques

révélant le désordre identitaire du sujet et sa dissolution » (76). Mais l’affliction corporelle est

aussi le reflet direct de la tangibilité de ce réalisme ndiayien qu’il serait facile de mettre de côté,

tant le bizarre occupe le texte. Le corps inexplicablement tourmenté témoigne du fait que les

frontières entre réalisme et absurdité n’ont pas lieu d’être, et, de manière générale, que les

frontières ou séparations géographiques, culturelles, chromatiques et familiales n’ont pas de

bien-fondé. Le paradoxe ndiayien habite d’abord ce corps féminin déraciné, qui chez NDiaye,

semble la plupart du temps noir ou métisse—sa couleur étant, par ailleurs, la condition même de

la rupture filiale et donc du déracinement et de l’exclusion. On le voit donc, l’excommunication

et l’entrée forcée dans un monde aberrant découlent directement chez NDiaye de la différence

physique palpable des personnages. En dépit de sa manipulation de l’irrationnel, le discours

ndiayien demeure profondément inscrit dans la réalité de son temps. Le message se fait alors

éminemment politique, et tandis que la littérature française contemporaine fait la part belle aux

personnages blancs et typiquement occidentaux, on peut se demander si, lorsqu’y apparaît une

figure noire ou métisse, celle-ci doit forcément représenter une problématique morale, un

combat, ou défendre un groupe opprimé, sans être capable d’exister seulement pour elle-même.

189
Chapitre 5

Conclusion

La question du déracinement constitue, pour les trois auteures sur qui je me suis penchée dans

cette étude, un enjeu majeur. En plus de profiter à leurs textes respectifs en faisant la part belle

au romanesque voire à l’aventure et au voyage, celui-ci possède le mérite d’interroger le contexte

social et politique contemporain. Marguerite Duras, Annie Ernaux et Marie NDiaye revendiquent

la dimension plurielle de l’ontologie déracinée, mais aussi et surtout sa dimension trouble et

inconcevable. Chez elles, le concept de déracinement résiste à la définition catégorique et à la

fixité, et il en va de même pour les identités représentées. J’ai donc cherché à comprendre, à

travers la figure du rhizome proposée par Deleuze et Guattari, en quoi la notion de déracinement,

une fois sa complexité terminologique évaluée, et une fois sa nature pluridisciplinaire établie,

gagnait à être analysée dans le cadre d’écritures féminines modernes. Lorsqu’ils ne sont pas

nettement féministes, les récits que j’ai analysés mettent toutefois en scène des personnages de

femmes et privilégient des perspectives incontestablement genrées. J’ai pu constater que la

problématique du féminin opprimé y était directement connectée à celle du déracinement, dont

les conséquences diverses et destructrices, au niveau de l’individu comme au niveau de la

190
communauté (xénophobie, racisme, peur de l’autre et du métissage, solitude, soumission, etc.),

ne devaient pas être examinées séparément de l’idée de sexisme. Par ailleurs, si les thèmes de la

migration et de l’exil en littérature se voient fréquemment étudiés, il faut noter que souvent,

l’androcentrisme l’emporte, les auteurs et personnages masculins ayant davantage intéressé les

chercheurs. Car après tout, la mobilité, avec toutes les péripéties qu’elle implique, est

traditionnellement l’apanage de l’homme et même du héros. La femme, elle, a tendance à suivre

ou à attendre le retour du courageux compagnon. J’ai voulu montrer que cette passivité typique

face au déplacement avait perdu de sa légitimité dans le roman du vingtième siècle. D’autre part,

j’ai considéré le déracinement comme une forme particulière de mutation dont l’attribut principal

n’est autre que l’amputation des racines—et donc, le lacunaire, la perte, dont la femme déracinée

devra s’accommoder, et mon travail a porté sur le rapport des personnages ou des auteures à ces

racines arrachées, à l’expérience de cette rupture toujours violente. Ceci m’a permis de mettre en

évidence le lien des trajectoires géographiques et sociales avec les parcours d’écriture originaux

et non-linéaires de Marguerite Duras, d’Annie Ernaux et de Marie NDiaye.

J’espère ainsi avoir prouvé qu’en donnant au déracinement une définition précise basée sur le

traumatisme du déchirement, sur la séparation d’avec le pays natal, la classe d’origine ou plus

généralement, la souche que devrait représenter la famille, se dégagent des axes de lecture tout à

fait essentiels aux romans des trois écrivaines. Chez elles, il s’agit avant tout de s’interroger sur

l’héritage socio-culturel et sur la psychologie de la filiation, et non sur le voyage, bien que

certains éléments du corpus littéraire viatique traditionnel (l’esthétique de l’ailleurs, la

comparaison des milieux, le déplacement comme bouleversement et amorce de l’introspection)

aient clairement inspiré leurs écrits. Cette perspective, que l’on peut qualifier de

poststructuraliste, permet d’envisager les racines à travers les figures parentales et familiales (en

191
particulier, à travers les mères) qui se chargent, dans l’échec affectif, de redessiner, de brouiller

les contours d’une terre originelle symbolique et par là même, de forcer la recomposition du moi

déraciné. Mais nous l’avons vu, ce moi non-organique, contraint à sa propre fabrication, réussit

rarement, et la réinvention totale de soi se révèle en fin de compte impossible. Duras, Ernaux et

NDiaye concluent toutes trois que la déconvenue est inéluctable, et la chute occasionne le

questionnement de tout ce qui constitue, ou constituait, l’identité : l’entourage, la nationalité, le

langage, la religion, les traditions, la couleur de peau. Je crois à ce propos qu’une poétique de

l’incomplet et de la discontinuité, encore plus que celle de l’hybridité, domine ce

questionnement. Et parce que l’analyse de la femme déracinée suit toujours une approche

comparative (questionnant la position par rapport au patriarcat, puis la position par rapport aux

enracinés, à ceux et celles dont l’appartenance au milieu nouveau ne fait pas le moindre de doute,

et est même souvent représentée comme physiquement évidente), le discours parasitique régente

le roman du déracinement. On y observe également, surtout chez Ernaux et NDiaye, un cercle

vicieux consistant à mettre en place dans le texte un système familial ou sociétal construit par et

pour les hommes et les enraciné(e)s, au sein duquel la femme déracinée se débat en vain car elle

n’en saisira jamais les codes et ne correspondra jamais aux critères de l’ordre établi qu’elle

perturbe. Or, plus elle tente de s’intégrer, plus elle apparaît inadaptée et donc dérangeante, au

point qu’il faut parfois se débarrasser d’elle pour de bon (c’est le cas de Fanny dans En famille,

ou de Malinka dans Ladivine). Le cercle vicieux s’avère alors mortifère. En ce sens, le

déracinement dépasse, dans de nombreux textes, l’examen du flux de conscience et des

subjectivités multiples d’un personnage particulier, et peut être compris comme un motif

profondément politique.

192
Pour Marguerite Duras, le déracinement est d’abord une expérience personnelle qui n’aura de

cesse de l’obséder et dont elle parlera ouvertement. L’Indochine, terre de son enfance puis

théâtre de plusieurs romans à composante autobiographique, suppose la différenciation aberrante

du lieu de provenance et des origines, car les enfants de colons, nés et élevés en Indochine, sont

officiellement français bien qu’ils ne connaissent parfois rien ou presque de la France. Cette

contradiction rend la notion de racines inadmissible, et lorsqu’il faudra, à l’adolescence, quitter

la colonie pour aller vivre en France, Duras se verra confrontée à l’impossibilité de son propre

enracinement. La stérilité et la rudesse de la terre indochinoise, qu’elle lie pour toujours à sa

mère, opiniâtre mais impuissante, préfigurent l’absurdité du désir d’enracinement pour la jeune

femme déchirée d’avoir quitté ce qu’elle considérait comme son propre pays. La condition

d’étranger, comme l’idée d’étrangeté, se révèlent irréversibles. D’un point de vue textuel, ce

traumatisme se traduit souvent par une écriture consciente et inquiète de la vacuité fondamentale

des consciences déracinées, et la femme durassienne conjugue en général une capacité

impressionnante à l’imaginaire et aux pérégrinations mentales avec une incapacité quasi-totale à

l’action. L’espace du roman, en dépit de son ouverture au fantasme, demeure verrouillé, et chez

Duras, le discours du déracinement opère comme une interdiction de l’ailleurs et un malaise

métaphysique. La douleur de l’utopique et du pressentiment de l’inatteignable occasionnent en

revanche une traversée irrésistible du champ littéraire et artistique, dans lequel la liberté prime et

l’enracinement ne relève d’aucune nécessité.

Ernaux traite le déracinement social comme une crise personnelle, familiale, communautaire

et intellectuelle. Parce qu’elle ne sépare pas la réflexion sur sa condition de transclasse de

l’évaluation, chez elle constante, de son travail d’écrivaine, Ernaux parvient à mettre au point un

projet littéraire unique qui consiste à faire de l’écriture le miroir direct et le symbole même de la

193
migration sociale et culturelle. Ce parti pris stylistique établi, Ernaux décide qu’il lui faut

abandonner le roman et la fiction : elle désire représenter la question du déracinement en

retraçant sa propre histoire, et pour elle, ceci n’est pas une entreprise purement littéraire puisqu’il

s’agit d’exposer la souffrance du transfuge, puisqu’il s’agit d’une affaire de classe. La

transidentité du texte, sa nature insaisissable, fait écho à la transidentité du moi hybride et

fragmenté qu’il imite délibérément. Avec l’idée de « je transpersonnel », Ernaux choisit de faire

état d’une cause collective à travers la chronique intime des souvenirs et évènements qui

constituent le traumatisme de sa propre migration, et mon objectif fut de montrer qu’en dépit de

la peinture sociopolitique, le récit ernaussien demeure avant tout attaché à l’expérience

individuelle du déracinement, expérience par définition unique car revenant à une généalogie

donnée. On peut cela dit considérer qu’Ernaux met au point dans son œuvre une nouvelle forme

de réalisme social voire de « roman » (le mot est forcément inexact) de mœurs.

L’intérêt grandissant de NDiaye pour la question du déracinement se traduit par une peinture

inouïe et sophistiquée du trouble identitaire. De plus en plus, l’auteure choisit d’aborder à travers

deux problématiques particulières : d’abord, celle de l’instabilité familiale et de la faillibilité des

figures parentales (si ce motif revient chez chaque auteure de mon corpus, NDiaye fait preuve

d’une approche innovante quant à son traitement, ayant par exemple recours au fantastique et au

surnaturel), et ensuite, celle du jeu tragique des ressemblances et des dissemblances physiques,

concernant notamment la couleur de peau. NDiaye excelle dans la mise en scène d’héroïnes

perdues, repoussées par tous sans qu’elles ne sachent pourquoi. Ceux qui participent de cette

exclusion cruelle perçoivent le fait comme évident et rationnel, stratégie sensée visant à

conserver une communauté uniforme au sein de laquelle la différence ne serait pas acceptable.

La femme réduite au statut de paria se trouve alors jetée dans un univers incohérent, qu’elle ne

194
reconnaît plus, avec, dans certains textes, des manifestations paranormales qui intensifient

l’atmosphère anxiogène. Contrairement aux femmes de Duras, les femmes de NDiaye font des

choix, tentent de faire sens des aberrations, mais ces choix sont rarement les bons. NDiaye, de

plus, structure ses récits de telle manière que le lecteur n’a pas plus accès à la logique diégétique

que le personnage dont il suit la (souvent) vaine expédition ne comprend ses tragiques

circonstances. Le système narratif, contaminé par le manque de repères, approfondit l’expérience

du déracinement en tant qu’expérience du trop peu et de l’incomplet. La récurrence de leitmotivs

tels que ceux des héroïnes rejetées, du vertige de la différence, des fractures communautaires et

familiales ou de la mise en question de l’amour filial, fait que certains romans se ressemblent

chez NDiaye, voire met en évidence un phénomène de possible réécriture. Il faut alors noter que

ceci agit, pour l’auteure comme pour le lecteur, comme une forme d’enracinement dans l’œuvre,

devenue forme de chez soi, unique espace approprié.

Tandis qu’il me faut clore cette étude, considérons à présent quelques pistes de réflexions

intéressantes qui permettraient de prolonger la recherche sur le déracinement dans le roman

féminin français contemporain. Il me semble, par exemple, que l’analyse des modalités de

l’espace et du temps telles que ce roman les représente serait susceptible de nous renseigner

quant à la nature du traumatisme du déracinement. En effet, chez Duras, Ernaux et NDiaye, j’ai

pu constater comment, malgré la fracture familiale, sociale et existentielle, l’héroïne déracinée

demeurait connectée au milieu originel et au passé (à l’enfance, surtout), le déracinement

fonctionnant, je crois, comme la symbiose tragique et permanente de l’espace et du temps. Il

existe également, chez les trois écrivaines, une dimension physique, corporelle dans l’évocation

du déracinement, et ceci mériterait d’être examiné avec attention. On pourrait aussi se demander

si le roman du déracinement, au vingtième et au vingt-et-unième siècles, ne constitue pas une

195
forme nouvelle de roman picaresque. Naturellement, j’aimerais pouvoir, dans l’avenir, me

consacrer à d’autres auteur(e)s du déracinement, comme, peut-être, Marie Darrieussecq ou

Édouard Louis.

En attendant, j’aimerais suggérer que Marguerite Duras, Annie Ernaux et Marie NDiaye

représentent la littérature en marche : le refus du déterminisme identitaire fait écho à la constante

reconstruction textuelle, engageant affect et doxa politique. Toujours en devenir, la littérature

comme le moi obtiennent, dans ces écritures qui honorent la grandeur du manque et de

l’inexplicable, la poétique polysémique qu’ils méritent.

196
Bibliographie

Adams, Percy. Travel Literature and the Evolution of the Novel. Lexington: University Press of

Kentucky, 1983.

Alp, Eyem. « Écrire avec la voix du peuple ». Frankofoni, 25 (2013):189-198.

Arnould-Bloomfield, Elisabeth. « Rosie Carpe et le récit désastreux. » L’Esprit Créateur 53.2

(2013): 56-66.

Asibong, Andrew. Marie NDiaye: Blankness and Recognition. Liverpool: Liverpool University

Press, 2013.

---. « NDiaye’s Intelligent Subjects. » L’Esprit Créateur 53.2 (2013): 29-41.

Auerbach, Erich. Mimesis: The Representation of Reality in Western Literature. Princeton:

Princeton University Press, 1953.

Bacholle-Bošković, Michèle. Un passé contraignant : Double-bind et transculturation.

Amsterdam : Rodopi, 2000.

Bajomée, Danielle, and Juliette Dor. Annie Ernaux : Se perdre dans l’écriture de soi. Paris:

Klincksieck, 2011.

197
Bhabha, Homi. The Location of Culture. New York: Routledge, 1994.

Balzac, Honoré de. Illusions perdues. Paris : GF Flammarion, 1990.

Barrès, Maurice. Les déracinés. Paris : Bartillat, 2010.

Baudelaire, Charles. Les fleurs du mal. Paris : Lgf, 1972.

Beauvoir, Simone de. Le Deuxième Sexe. Paris : Gallimard, 1986.

Bessière, Jean, and André Karátson. Déracinement et littérature. Lille : Université de Lille III,

1982.

Besnaci-Lancou, Fatima. Fille de harki. Paris : Éditions de l’Atelier, 2003.

Blot-Labarrère, Christiane. Marguerite Duras. Paris : Seuil, 1992.

Bonnet, Véronique. « Où situer Marie NDiaye ? » www.africultures.com Jan. 2002. Web. July

2016.

Bouraoui, Nina. Garçon manqué. Paris : Stock, 2000.

Bourdet, Denise. Brèves rencontres. Paris : Grasset, 1963.

Bourque, Dominique, and Nellie Hogikyan. Femmes et exils : formes et figures. Québec : Presses

de l’Université Laval, 2010.

Butor, Michel. La Modification. Les Éditions de Minuit, 1957.

Camus, Albert. L’étranger. Paris: Gallimard, 2005.

Cattan-Medcalf, Anne-Marie. « Blurring Boundaries: The Sense of Time and Place in

Marguerite Duras’ L’Amant. » Journal of the South Pacific Association for

Commonwealth Literature and Language Studies, 36 (1992): 1-7.

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Paris : Denoël et Steele, 1932.

Chateaubriand, François-René de. René. Paris : Garnier, 1958.

Chollet, Mona. Chez soi : Une Odyssée de l’espace domestique. Paris : Zones, 2015.

198
Chopin, Kate. The Awakening. London : The Women’s Press, 1978.

Cismaru, Alfred. « Dix heures et demie du soir en été. » Cimarron Review, 17 (1971) : 27-32.

Cixous, Hélène. Le rire de la Méduse. Signs 1. 4 (1976):875-893. Print.

---. Benjamin à Montaigne. Paris : Éditions Galilée, 2001.

Cléder, Jean. Marguerite Duras: Trajectoires d’une écriture. Latresne : Bord de l’eau, 2006.

Clément, René, dir. Un barrage contre le Pacifique. Perf. Silvana Mangano, Anthony Perkins,

and Jo Van Fleet. Columbia Pictures, 1958. Film.

Clifford, James. Returns. Cambridge, MA: Harvard University Press, 2013.

---. Routes. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1997.

Cohen, Susan. Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras. Amherst: University

of Massachussetts Press, 1993.

Coleridge, Taylor Samuel. Biographia Literaria. Princeton: Princeton University Press, 1985.

Colette. La maison de Claudine. Paris : Ferenczi, 1938.

---. La naissance du jour. Paris: Flammarion, 1993.

Connon, Daisy. Subjects not-at-home: forms of the uncanny in the contemporary French novel:

Emmanuel Carrère, Marie NDiaye, Eugène Savitzkaya. Amsterdam ; New York :

Rodopi, 2010.

Cousseau, Anne. Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras. Paris : Librairie Droz, 1999.

David, Michel. « Donnadieu, Duras, M.D. –L’enfant, la femme et le ravissement. » Rencontres

de Duras, Association Marguerite Duras. Duras, France. 14 May 2011. Conference

presentation.

Deleuze, Gilles, and Félix Guattari. Capitalisme et schizophrénie, t. 2. Paris : Éditions de Minuit,

1980.

199
Déf. 1. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 10 Apr. 2015.

Déf. 2. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 3. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 4. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 5. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 6. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 7. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 8. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 9. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 10. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 12 Sept. 2015.

Déf. 11. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, n.d. Web. 23 Apr. 2016.

Déf. 12. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, n.d. Web. 23 Apr. 2016.

Déf. 13. Dictionnaire Larousse, n.d. Web. 22 June 2016.

Defoe, Daniel. Robinson Crusoe. London : Penguin Classics, 2003.

Derrida, Jacques. Histoire du mensonge. Paris : Éditions de L’Herne, 2005.

Duffy, Jean H. « Liminality and Fantasy in Marie Darrieussecq, Marie NDiaye and Marie

Redonnet. » MLN 124.4 (2009) : 901-928.

Dugas-Portes, Francine. Annie Ernaux. Paris : Bordas, 2008.

Duras, Marguerite. Abanh, Sabana, David. Paris : Gallimard, 1970.

---. Agatha. Paris : Les Éditions de Minuit, 1981.

---. Dix heures et demie du soir en été. Paris : Gallimard, 1960.

---. Écrire. Paris: Gallimard, 1995.

200
---. Hiroshima mon amour. Paris : Gallimard, 1972.

---, dir. India Song. Perf. Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Claude Mann and Matthieu

Carrère. Sunchild Productions and Les Films Armorial, 1975. Film.

---. L’amant. Paris : Les Éditions de Minuit, 1984.

---. L’amant de la Chine du Nord. Paris : Gallimard, 1991.

---. L’amante anglaise. Paris : Gallimard, 1967.

---. L’homme atlantique. Paris : Gallimard, 2014.

---, dir. L’homme atlantique. Perf. Yann Andréa and Marguerite Duras. INA, 1981. Film.

---, dir. La femme du Gange. Perf. Catherine Sellers, Nicole Hiss and Gérard Depardieu. ORTF,

1974. Film.

---. La douleur. Paris : P.O.L, 1985.

---. La maladie de la mort. Paris : Les Éditions de Minuit, 1983.

---, and Paul Seban, dir. La musica. Perf. Delphine Seyrig, Robert Hossein, Julie Dassin and

Gérard Blain. United Artists, 1970. Film.

---. La pluie d’été. Paris : P.O.L., 1990.

---. La pute de la côte normande. Paris : Les Éditions de Minuit, 1986.

---. La vie matérielle. Paris : P.O.L., 1987.

---. La vie tranquille. Paris : Gallimard, 1944.

---. Le marin de Gibraltar. Paris : Gallimard, 1994.

---. Le ravissement de Lol V. Stein. Paris : Gallimard, 1976.

201
---. Le square. Paris : Gallimard, 1990.

---. Le vice-consul. Paris : Gallimard, 1966.

---. Les impudents. Paris : Plon, 1943.

---. Les petits chevaux de Tarquinia. Paris : Gallimard, 1953.

---. Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Paris : Gallimard, 1960.

---. Les yeux bleus cheveux noirs. Paris : Les Éditions de Minuit, 1986.

---. Les yeux verts. Paris : Cahiers du cinéma, 1980.

---. Moderato cantabile. Paris: Éditions de Minuit, 1980.

---. Un barrage contre le Pacifique. Paris : Gallimard, 1950.

---. Véra Baxter ou les Plages de l’Atlantique. Paris : Albatros, 1980.

Enard, Mathias. Boussole. Paris : Actes Sud, 2015.

Ernaux, Annie. « Annie Ernaux ». Interview by Christine Ferniot and Philippe Delaroche.

L’Express Feb 2008. Web.

---. « Dix-huit ans, l’âge crucial des premières expériences ». Interview by Jean-Marc Le

Scouarnec. La Dépêche June 2016. Web.

---. « Je ne pensais qu’à désobéir ». Interview by Sandrine Blanchard. Le Monde May 2016.

Web.

---. Je ne suis pas sortie de ma nuit. Paris : Gallimard, 1997.

---. L’atelier noir. Paris : Éditions des Busclats, 2011.

---. L’autre fille. Paris : Nils Éditions, 2011.

---. L’écriture comme un couteau. Paris : Gallimard, 2011.

202
---. L’évènement. Paris : Gallimard, 2000.

---. Le vrai lieu. Paris : Gallimard, 2014.

---. La femme gelée. Paris : Gallimard, 1987.

---. La honte. Paris, Gallimard, 1999.

---. La place. Paris : Gallimard, 1986.

---. Les armoires vides. Paris : Gallimard, 1974.

---. Les années. Paris : Gallimard, 2010.

---. Mémoire de fille. Paris : Gallimard, 2016.

---. Passion simple. Paris : Gallimard, 1994.

---. Regarde les lumières mon amour. Paris : Raconter La Vie, 2014

---. Retour à Yvetot. Paris : Éditions du Mauconduit, 2013.

---. Se perdre. Paris : Gallimard, 2002.

---. Une femme. Paris: Gallimard, 1990.

---. « Vers un je transpersonnel. » RITM. Paris : Université de Paris X, 1994.

Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Point, 2015.

Fau, Christine. « Le problème du langage chez Annie Ernaux ». The French Review, 68.3 (1995):

501-512.

Fell, Alison S. Liberty, Equality, Maternity in Beauvoir, Leduc and Ernaux. Oxford: Legenda,

2003.

203
Flaubert, Gustave. Madame Bovary. Paris: Larousse, 1971.

Foucault, Michel. Les mots et les choses. Paris: Gallimard, 2005.

---. « Des espaces autres »

Freud, Sigmund. On Murder, Mourning and Melancholia. London: Penguin Books, 2005.

Galli Pellegrini, Rosa. Trois études sur le roman de l’extrême contemporain : Marie NDiaye,

Sylvie Germain, Michel Chaillou. Rome : Schena Editore, 2004.

Gastambide, Michèle, and Jean-Pierre Lebrun. Oreste, face cachée d’Œdipe ? Toulouse :

Éditions Erès, 2013.

Gaulejac, Vincent de. La névrose de classe. Paris : Hommes et Groupes Éditeurs, 1987.

Genette, Gérard. Figures II. Paris : Points, 2015.

---. Figures III. Paris : Seuil, 1972.

Gide, André. Journal Tome 1 1887-1925. Paris : Gallimard, 1996.

Glissant, Édouard. Poétique de la relation. Paris : Gallimard, 1990.

Ghorbel, Wafa. « La mère chez Duras : « Deux fois étrange, et deux fois étrangère », l’exemple

d’Un Barrage contre le Pacifique. » Marguerite Duras : Altérité et étrangeté ou la

douleur de l’écriture et de la lecture. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013.

Goffman, Erving. The Presentation of Self in Everyday Life. New York: Anchor Books, 1959.

Hamon, Philippe. Personnel du roman. Genève: Librairie Droz S.A., 1983.

Jaquet, Chantal. Les transclasses ou la non-reproduction. Paris : PUF, 2014.

204
Jordan, Shirley. « La Quête familiale dans les écrits de Marie NDiaye : Nomadisme,

(in)hospitalité, différence. » Nomadismes des romancières contemporaines de langue

française (2008) : 147-159.

Kafka, Franz. La métamorphose. Paris : Gallimard, 2000.

Keilhauer, Annette. Vieillir féminin et écriture autobiographique. Clermont-Ferrand : Presses

Universitaires Blaise Pascal, 2007.

Kerchouche, Dalila. Mon père, ce Harki. Paris : Seuil, 2003.

Kepel, Gilles. Terreur dans l’Hexagone. Paris : Gallimard, 2016.

Kristeva, Julia. Soleil noir. Paris : Gallimard, 1987.

---. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard, 1988.

Lacan, Jacques. « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein. » Cahiers

Renaud-Barrault 52 (1965): 7-15.

Ladimer, Bethany. « Cracking the Codes: Social Class and Gender in Annie Ernaux. » Chimères

26 (2002): 53-70.

Lawrence, Karen. Penelope Voyages: Women and Travel in the British Literary Tradition.

Ithaca : Cornell University Press, 1994.

Lebelley, Frédérique. Duras ou le poids d’une plume. Paris : Grasset, 1994.

Lecercle, Jean-Jacques, and Ronald Shusterman. L’emprise des signes. Paris : Seuil, 2002.

Leduc, Violette. La bâtarde. Paris: Gallimard, 1965.

Leibniz, Gottfried Wilhem. Nouveaux essais sur l’entendement humain. Paris : Flammarion,

1993.

Léry, Jean de. Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique. Paris :

Hachette, 2000.

205
Loignon, Sylvie. « Nuit noire Calcutta, une traversée de la nuit ? » Rencontres de Duras,

Association Marguerite Duras. Duras, France. July 2010. Conference presentation.

Louis, Édouard. En finir avec Eddy Bellegueule. Paris : Seuil, 2014.

---. Histoire de la violence. Paris : Seuil, 2016.

Maffesoli, Michel. Le temps des tribus. Paris : Table ronde, 2000.

Malot, Hector. Sans famille. Paris: GF Flammarion, 2000.

Maupassant, Guy de. Bel-Ami. Paris: GF Flammarion, 1992.

---. Pierre et Jean. Paris: Gallimard, 2002.

McIlvaney, Siobhán. Annie Ernaux: The Return to Origins. Liverpool: Liverpool University

Press, 2001.

Michalski, Elaine, and Maurice Cagnon. « Marguerite Duras: Vers Un Roman De

L'ambivalence ». The French Review 51.3 (1978): 368–376.

Mills, Sara. Discourses of Difference. New York: Routledge, 1991.

Montesquieu. Lettres persanes. Paris : Éditions Garnier Frères, 1960.

Motte, Warren. « Annie Ernaux’s Understatement. » The French Review 69. 1 (1995): 55-67.

---. « Negative Narrative. » L’Esprit Créateur 53.2 (2013): 56-66.

---. « Un sujet difficile. » La transmission narrative : Modalités du pacte romanesque

contemporain. Québec : Nota Bene, 2011.

Moudileno, Lydie. « Puissance insolite de la femme africaine chez Marie NDiaye. » L’Esprit

Créateur 53.2 (2013): 67-75.

NDiaye, Marie. Autoportrait en vert. Paris : Mercure de France, 2005.

---. Comédie classique. Paris : P.O.L., 1987.

---. En famille. Paris : Les Éditions de Minuit, 1990.

206
---. Hilda. Paris : Les Éditions de Minuit, 1999.

---. Ladivine. Paris : Gallimard, 2013.

---. La naufragée. Paris : Flohic Tigris, 1999.

---. Papa doit manger. Paris : Les Éditions de Minuit, 2003.

---. La sorcière. Paris : Les Éditions de Minuit, 2003.

---. Mon cœur à l’étroit. Paris : Gallimard, 2007.

---. Quant au riche avenir. Paris : Les Éditions de Minuit, 1985.

---. Rosie Carpe. Paris : Les Éditions de Minuit, 2001.

---. Trois femmes puissantes. Paris : Gallimard, 2009.

---. Un temps de saison. Paris : Les Éditions de Minuit, 1994.

---. Y penser sans cesse. Talence : L’arbre vengeur, 2011.

Ndiaye, Pap. La Condition Noire. Paris : Calmann-Lévy, 2008.

Parent, Anne-Martine. « À leurs corps défendants : défaillances et excrétions dans Trois femmes

puissantes de Marie NDiaye. » L’Esprit Créateur 53.2 (2013): 76-89.

Pettinotto, Jean-Philippe. Marguerite Duras : L’écriture comme un fleuve asiatique. Paris :

L’Harmattan, 2015.

Pierrot, Jean. Marguerite Duras. Paris : Librairie José Corti, 1986.

Porte, Michelle. Les lieux de Marguerite Duras. Paris : Les Éditions de Minuit, 1977.

Proust, Marcel. À la recherche du temps perdu. Paris : Gallimard, 1954.

207
Resnais, Alain, dir. Hiroshima mon amour. Perf. Emmanuelle Riva and Eiji Okada. Pathé, 1959.

Film.

Robbe-Grillet, Alain. La Jalousie. Paris : Les Éditions de Minuit, 1957.

Robin, Régine. « La culture, les cultures, ma culture, les pièges du culturalisme ».

Francophonies d’Amérique 10 (2000) : 7-21.

---, and Marc Angenot. « L’inscription du discours social dans le texte littéraire. » Sociocriticism,

1 (1985) : 53-86.

Roche, Daniel. Humeurs vagabondes. Paris : Libraire Arthème Fayard, 2003.

Roussos, Katherine. Décoloniser l’imaginaire. Paris: L’Harmattan, 2007.

Rusdhie, Salman. Imaginary Homelands. London: Granta Books, 1991.

Rundle, Erika. « Translating Marie NDiaye. » PAJ: A Journal of Performance and Art, 28.1

(2006): 78-81.

Said, Edward. Orientalism. New York: Pantheon Books, 1978.

---. Reflections on Exile. Cambridge, MA: Harvard University Press, 2000.

Sarrey-Strack, Colette. Fictions contemporaines au féminin. Paris : L’Harmattan, 2002.

Sarraute, Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, 1983.

Sebkhi, Habiba. « L’Après-origines ou l’identité rhizomatique. » Dans le palais des glaces de la

littérature romande, (2002) : 39-46.

Sorokin, Pitirim. Social and Cultural Mobility. Glencoe, Ill.: Free Press, 1959.

Spivak, Gayatri Chakravorty. Can the Subaltern Speak? New York: Routledge, 2006.

208
Têko-Agbo, Ambroise. Littératures et sociétés africaines. Tübingen, Germany : Gunter Narr

Verlag, 2001.

Thumerel, Fabrice. Annie Ernaux: une œuvre de l’entre-deux. Arras : Artois Presses Université,

2004.

Tisseron, Serge. La Honte : Psychanalyse d’un lien social. Paris : Dunod, 2007.

Todorov, Tzvetan. Les genres du discours. Paris : Éditions du Seuil, 1978.

---. Nous et les autres. Paris : Seuil, 1989.

Tourn, Lya. Travail de l’exil. Paris : PUF, 1997.

Voltaire. Candide ou l’optimisme. Paris: Éditions de Cluny, 1936.

Vircondelet, Alain. Marguerite Duras ou le temps de détruire. Paris: Éditions Seghers, 1972.

Wiesel, Elie. Le temps des déracinés. Paris : Seuil, 2003.

Willging, Jennifer. Telling Anxiety. Toronto: University of Toronto Press, 2007.

Wolf, Nelly. Le roman de la démocratie. Saint-Denis: Presses Universitaires de Vincennes,

2003.

Woolf, Virginia. The Voyage Out. London: Hogarth Press, 1915.

209

Vous aimerez peut-être aussi