Lécriture Féminine Du Déracinement Dans Le Roman Français Contem
Lécriture Féminine Du Déracinement Dans Le Roman Français Contem
Lécriture Féminine Du Déracinement Dans Le Roman Français Contem
by
CÉCILE T. REBOLLEDO
Doctor of Philosophy
2017
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This thesis entitled:
L’écriture feminine du déracinement dans le roman français contemporain
written by Cécile T. Rebolledo
has been approved for the Department of French and Italian
March 2017
The final copy of this thesis has been examined by the signatories, and we
find that both the content and the form meet acceptable presentation standards
of scholarly work in the above mentioned discipline.
ii
Rebolledo, Cécile (Ph.D., French)
L’écriture féminine du déracinement dans le roman français contemporain
Thesis directed by Professor Warren Motte
More and more, various disciplines within the Humanities are showing interest in mobility,
migration and uprooting. The history of travel literature has been widely investigated; post-
colonial studies have examined the political and philosophical implications of colonialism and its
consequences on human displacement, on the confrontation of different cultures, on the vision of
the other, on hybridity and on the power struggle involved in these complex relationships.
However, in most cases, these analyses are androcentric. This dissertation focuses on the
different perspectives brought up by feminine writing in regards to modern stories of
geographical and social uprooting, to narratives of exclusion and discrimination in general.
I devote one chapter each to three writers: Marguerite Duras, Annie Ernaux and Marie NDiaye,
who all question the connection to origins and the loss of one’s roots, allowing us to understand
how the concept of uprooting always turns into a question of deep bereavement. Strangely
compelled to become what they already are (French, part of a certain social class, part of a given
family or community...), the authors and characters I study discuss the meaning of femininity and
uprooting while struggling with the double difficulty that it represents. In addition, a parallel can
be drawn between the complex journey of uprooting, centered around the desire to belong, and
the outcome of total literary independence achieved by Duras, Ernaux and NDiaye.
iii
CONTENTS
déracinement………………………………41
transpersonnel »………………………………92
V. Conclusion……………………………………………………………………190
VI. Bibliography………………………………………………………………….197
iv
Chapitre 1
déracinement telle qu’elle se présente dans la littérature européenne du vingtième siècle. Pour ce
faire, ils désignent quelques auteurs reconnus comme faisant partie intégrante du canon littéraire
moderne, comme Eliot, Joyce, Musil, Rilke, Nabokov, Ionesco, Adamov ou encore Kafka. Cette
sélection établie, Bessière et Karátson s’attachent à montrer comment une certaine poétique du
déracinement lie ces auteurs entre eux alors qu’ils n’ont pas (ou peu) de filiation apparente :
« Chez eux, vécu et art sont inséparables, expérience humaine, thème, vision et technique
forment un tout organique. Un tout suspendu dans le vide, un complexe de déracinement » (22).
Si cette étude m’intéresse et m’inspire, elle comporte toutefois certains partis pris qui entraînent
un déficit quant à la réflexion sur le déracinement–déficit profitable à qui, comme moi, souhaite
poursuivre ce travail. En effet, il me semble d’abord que Bessière et Karátson n’ont que
vaguement défini le terme même de déracinement ; pour eux, son acception semble une évidence
qui mérite peu de précisions. De plus, ils traitent la notion d’exil comme son parfait synonyme,
ce qui me paraît contestable à certains égards. Ensuite, bien que leur choix d’auteurs soit des plus
pertinents, je remarque qu’il n’inclut aucune femme et pourtant, nombre d’entre elles ont aussi
Pour ces raisons, j’aimerais amorcer ma propre exploration de ce sujet avec une définition, ou
peut-être plusieurs, de cette problématique telle que je l’entendrai au fil de cette thèse. En plus de
1
l’établissement d’un cadre terminologique précis, le but de ce chapitre est de mettre en place les
objectifs de mon étude, de soulever les questions cruciales qui me préoccupent et de jeter les
tant que « paramètre » de l’œuvre romanesque ? En tant que ressort fictionnel, le déracinement
est un évènement propice à la narration parce qu’il induit le changement, déroute, déstabilise et
convie l’hybridité spatiale, linguistique et identitaire. Selon les règles du schéma narratif
traditionnel, l’évènement qui enlève le héros à son milieu d’origine perturbe la situation initiale
et induit le déséquilibre, voire dérègle le récit jusque dans sa forme. Mais il va de soi que le
déracinement n’est pas une problématique purement littéraire, au contraire, et les grandes vagues
migratoires des vingtième et vingt-et-unième siècles en attestent. Par conséquent, appliquer son
qu’il me faudra ensuite connecter avec le texte et articuler dans une perspective littéraire. C’est là
tout le défi intellectuel d’une telle analyse ; mais sa récompense n’est pas des moindres, car à la
clé, on verra s’engager une véritable conversation entre le roman et son contexte. Le
déracinement, lorsqu’on choisit de le considérer comme un axe de lecture privilégié, invite non
seulement à disserter sur le caractère fondamentalement instable des situations et des identités
(de l’être, du personnage romanesque, de l’écrivain), mais aussi à réfléchir sur la place et
devoir sortir du champ disciplinaire littéraire : il faut accepter de se pencher sur d’autres
philosophie ou la psychologie. Ma définition sera donc par essence plurielle–et elle profitera de
cette importante fluidité conceptuelle sans laquelle elle demeurerait tout simplement imprécise.
2
La métaphore du rhizome
Polyvalente, la notion de déracinement suppose une difficulté conceptuelle qui fait aussi sa
déraciner » ou « le fait d’être déraciné, arraché » (Déf. 1). Il s’agit donc d’abord d’une acception
organique, botanique même, enlèvement d’un élément à son milieu naturel, et il me semble que
cette image implique une certaine violence. L’extraction des racines laisse le sujet amputé, mais,
comme pour une plante, la trace des racines subsiste ; la transplantation dans un milieu nouveau
le modifie à jamais intrinsèquement sans toutefois pouvoir annihiler la présence constitutive des
racines. Selon les cas, le sujet peut alors se trouver seul avec la conscience de ses racines tandis
qu’il semble parfaitement assimilé au nouvel environnement, ou bien se faire remarquer par ceux
simplicité, je tiens à cette analogie botanique pour expliquer la signification humaine première
du déracinement, car elle met en évidence l’idée que je continuerai d’exploiter : tout
indélébile. Le déracinement, même s’il représente un point fini dans le temps, un évènement,
marque dans l’existence et dans l’écriture une transition à la fois inachevée et interminable.
Pour préciser cette définition, j’aurai aussi recours à la métaphore du rhizome, telle que la
formulent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le second tome de Capitalisme et schizophrénie.
Ils établissent, dès l’introduction, leur volonté profonde d’appliquer une méthode d’analyse
originale:
segmentation, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des
3
d’écoulement d’après ces lignes entrainent des phénomènes de retard relatif, de viscosité,
ou au contraire des précipitations et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses
ce que le multiple implique quand il cesse d’être attribué, c’est-à-dire quand il est élevé à
Ils donneront le nom de rhizome à cette approche ; or, toujours en botanique, le rhizome signifie
« touffe de racines ». Deleuze et Guattari mettent ce fait naturel au service d’une théorie
suffisent pas (ou plus) à capturer la nature complexe de tout système, de toute création. Il me
semble pouvoir directement lier cette idée à la situation pratique du sujet déraciné, mais aussi à
racines, trouve son origine dans plusieurs branchements, au sein desquels tout élément peut
potentiellement affecter tout autre, car tous sont connectés bien que ne possédant pas de centre,
alors le déracinement contient un nombre infini de modalités. Ceci me conduit à penser l’identité
autres (ce qui ne revient pas à dire que la littérature du déracinement serait plus riche ou plus
complexe que les autres). À l’instar de Deleuze et Guattari et en exploitant plusieurs points
cruciaux de leur texte, je voudrais préciser les implications de ce constat en les énumérant une
par une et en prenant quelques exemples relatifs aux trois auteures qui me préoccuperont par la
d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » (13). La figure du
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rhizome se caractérise par ses innombrables connexions internes qui suivent une logique
aléatoire lui appartenant exclusivement. Ces connexions ne peuvent ni ne veulent se délier les
unes des autres. À mon sens, les statuts particuliers dans le paysage du roman français
contemporain dont jouissent Duras, Ernaux et NDiaye (puisque les critiques aiment à les
respectives et des liens de celles-ci avec la réalité sociopolitique du monde qui les entoure au
moment de l’écriture, relèvent du rhizome parce que leurs géométries sont purement internes.
Elles ne participent pas d’un mouvement littéraire spécifique mais ne rejettent pas forcément les
déracinement est à la fois un départ et une arrivée ; il est une ablation toujours incomplète ; il est
déraciné entretient une relation unique avec ses origines et Duras, Ernaux et NDiaye proposent
une œuvre qui elle aussi entretient une relation tout à fait particulière avec le reste de la
littérature.
Nous l’avons vu, le déracinement, qu’il soit volontaire ou imposé, est toujours une rupture
entre le milieu originel et le milieu nouveau. Deleuze et Guattari expliquent le rôle de la rupture
dans la figure rhizomatique : « Principe de rupture asignifiante : contre les coupures trop
signifiantes qui séparent les structures, ou en traversent une. Un rhizome peut être rompu, brisé
en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres
lignes » (16). Pour le moi déraciné, le déracinement en tant que pure contingence modifie le
résultat de cette transplantation qui est à la fois une addition, une soustraction (et peut-être
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surtout une équation dans laquelle x représente une possibilité infinie de combinaisons de a et
de b), alors le monde intérieur du déraciné tient à la fois de toutes les variables de x, et d’aucune.
a absorbe b, ou b absorbe a, l’on ne sait ; quoi qu’il en soit, l’absorption ne s’accompagne pas
il y a, la séparation nette est impossible. Parfois, l’écriture représente le seul ou le dernier lien
avec les origines ; d’autres fois, le retour physique, géographique, met en évidence les
connexions. Ainsi Annie Ernaux note-t-elle, lorsqu’elle publie Retour à Yvetot: « Comme ne
l’est aucune autre ville pour moi, [Yvetot] est le lieu de ma mémoire la plus essentielle, celle de
mes années d’enfance et de formation, cette mémoire-là est liée à ce que j’écris, de façon
consubstantielle. Je peux même dire : indélébile » (69). Cette approche, qui refuse le
Le moi déraciné tout comme le roman du déracinement fait se coïncider deux vécus ou deux
peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples »
(20). Pour reprendre les termes de mon équation, l’unique certitude dont nous disposons sur la
valeur de x est que x est et demeurera influencé par a et par b, mais nous ne pouvons ni prédire ni
cependant surtout sa profondeur et son énergie. Deleuze et Guattari concluent : « Plus encore,
c’est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui ont manifesté ce sens rhizomatique, ont su se
mouvoir entre les choses, instaurer une logique du ET, renverser l’ontologie, destituer le
fondement, annuler fin et commencement » (37). J’ajouterai donc que selon moi, la littérature du
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déracinement se déploie également sous un régime rhizomatique. a, b et x coexistent,
de Deleuze et Guattari, le concept de déracinement tolère mal la pensée structuraliste. Dès lors, il
convient de l’étudier avec une attitude ouverte à tous les possibles, et même à l’étrange (nous le
identitaire originale et complexe, voire une crise ontologique, et par là même, un maniement
est celui qui traduit le mieux l’idée de direction rompue, de prolongement et de variations
inhérentes au rhizome. Il est celui qui décapite l’arbre pour le mettre à plat. Il renonce à
l’identité univoque et ne coince les origines dans aucune essence, aucune forme
prédicative. (45)
Par ailleurs, comme Deleuze et Guattari nous incitent à « percevoir les choses par le milieu, et
considérer le roman comme cet espace central, ce carrefour choisi par l’écrivain pour y faire se
croiser, se mélanger et se bousculer toutes les données du déracinement. Le roman devient le lieu
et l’opportunité du renouveau. Le sujet déraciné doit se réinventer puisqu’il est hybride. Avec
cette idée s’impose la question suivante : l’écriture peut-elle être considérée comme moyen de la
réponse à l’anxiété ? Pour chaque auteure, la réponse varie, et je le montrerai plus tard. La
métaphore du rhizome selon Deleuze et Guattari permet d’identifier l’angle sous lequel la
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possibles ontologiques et littéraires qui me semble nécessaire lorsque l’on commence à aborder
ce sujet. Avec la mobilité géographique et sociale vient une perspective élastique qui, parce
qu’elle contamine voire détermine l’écriture, impose au chercheur l’adoption de points de vue
Définitions pratiques
Traitons à présent de définitions plus pratiques du terme de déracinement. Je l’ai dit, il s’agit
d’abord d’un évènement, d’un point concret de séparation. Ses circonstances peuvent, sans s’y
limiter, relever des situations suivantes, que je vais ici lister et définir à l’aide du dictionnaire
Larousse:
dans un lieu déterminé » (Déf. 2). Notons que cet exemple sera peu utile dans mon étude, car
aucun des textes que je m’apprête à examiner ne met en avant cette situation.
L’exil : « Situation de quelqu’un qui est expulsé ou obligé de vivre hors de sa patrie. » et
« Situation de quelqu’un qui est obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, où il aime
vivre ; ce lieu où il se sent étranger, mis à l’écart » (Déf. 3). Ce mot revient souvent dans les
études sur le déracinement, et je remarque que certains l’emploient comme synonyme au lieu de
contexte. Or, si tout exil est un déracinement, tout déracinement n’est pas un exil. La notion de
départ forcé doit être prise en compte. Personne n’oblige Lucien de Rubempré à quitter
Angoulême ; les sept étudiants des Déracinés se voient invités à Paris par leur professeur, et non
contraints de le suivre ; dans Les armoires vides, Denise Lesur, bien que tiraillée entre deux
milieux, apprécie d’avoir pu s’échapper de son village natal. J’admets pourtant que dans certains
cas (peut-être les plus intéressants) la question de l’exil se pose et donne lieu à une discussion
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qu’il faudra prendre en compte. On peut par exemple se demander si Fanny, dans En famille de
Marie NDiaye, est davantage une exilée qu’une déracinée, car après tout, sa famille entière la
rejette ; le personnage de Rosie Carpe, il me semble, présente une situation encore plus ambigüe
pose également, par exemple avec la protagoniste de L’amant, qui n’a pas choisi de naître
française en Indochine et qui ne se voit pas nécessairement comme une exilée, ou même comme
une expatriée. Il nous faudra conduire une analyse détaillée du récit pour tenter de saisir ces
relativement évidentes, nous verrons en quoi elles influent tout autant sur le système narratif.
Cela dit, les penseurs de l’exil, et en particulier de l’exil des femmes, contribuent largement à
mon étude du déracinement. Dans leur récent ouvrage Femmes et exils : formes et figures,
Dominique Bourque et Nellie Hogikyan donnent une définition de l’exil qui privilégie
l’expérience humaine à la sémantique : « Dans tous les cas, il est empêchement d’être là où l’on
désire être. Ce là, loin de se réduire à un lieu, peut être une communauté, une langue, un état de
liberté ou un espace de résonance intellectuel, politique, affectif, etc. » (2). En partant de cette
idée, j’ajouterais que le déracinement est alors la difficulté à saisir ce « là » que le déraciné porte
en lui à jamais. Si l’exil est l’expérience du retour impossible, le déracinement est l’expérience
figures, confirme:
Quelles qu’en soit les circonstances ou la catégorie conceptuelle dans laquelle il se classe,
l’exil sous toutes ses formes contribue à la création de deux espaces-temps, celui du lieu
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stagnation et du lieu présent qui dégage une solitude, une aliénation voire un
épanouissement. Par ailleurs ces deux espaces-temps sont reliés entre eux par un
irréversible. (48)
La corrélation est nette ; et bien qu’il faille prendre garde à ne pas confondre ces deux notions, la
théorie de l’exil renseigne sur le déracinement et j’y aurai souvent recours, car, comme le
l’envoyer loin de sa patrie ; exiler » (Déf. 5). Lacunaire, cette définition oublie de préciser que
patrie, partir en exil » (Déf. 6). La mère de L’amant a décidé de s’expatrier, et de ce fait, donne
naissance à des enfants qui ignorent presque qu’ils sont français. Plus tard, quand il faudra
« rentrer » en France, il ne s’agira pas pour sa fille d’un retour aux sources mais d’une
découverte totale. De manière générale dans ma thèse, j’admettrai donc les figures parentales
comme les lieux ultimes et mobiles, donc instables, des origines. Puisque le terme de
déracinement suppose la présence de racines, nous devrons nous demander en quoi ce type
travers l’écriture.
autre ou d'une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou
10
culturelles » (Déf. 7). J’emploierai ce terme fréquemment, car je pense que toute immigration,
autre ou d'une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou
culturelles » (Déf. 8). J’ai choisi d’inclure cette définition, bien qu’elle soit le calque parfait de la
précédente, parce cette homologie ne me paraît pas tout à fait juste. D’abord, on parle souvent de
migration forcée, tandis que l’immigration est toujours intentionnelle, réfléchie et axée sur des
signifie « passage d’un lieu à un autre » (du latin migratio) et ne possède pas d’autres
respectant les nuances qui existent à mon sens entre « immigration » et « migration ». Je pense
toutefois que toute migration participe aussi d’une forme de déracinement, et que, ne
présupposant pas toujours d’intention et d’organisation, elle peut aussi relever de la fuite ou de
l’errance–deux circonstances qui changent la donne et produisent donc un texte aux implications
différentes.
mouvoir ou être mû, changer de place, de fonction » (Déf. 9). Voici un nom qui se révèlera
comme une immigrée ; mais (et elle le revendique) Ernaux a bien migré, elle s’est déplacée,
devenir professeure puis écrivaine, s’accompagne d’une mutation sociale. Le milieu intellectuel
parisien remplace le milieu rural peu instruit ; mobile, Ernaux change peu à peu de classe sociale.
11
Pour elle, la mobilité n’est autre qu’un objet de désir, une intention claire, pour laquelle elle
travaille depuis l’enfance ; plus qu’une simple capacité telle qu’indiquée par le dictionnaire, il
s’agit ici d’une véritable volonté. Ainsi le sociologue Pitirim Sorokin définit-il la mobilité
sociale dans son ouvrage Social and Cultural Mobility : « By social mobility is understood any
transition of an individual or social object or value–anything that has been created or modified
by human activity–from one social position to another » (133). À mon avis, entrer dans une
nouvelle classe sociale relève tout à fait d’une forme de déracinement. Si l’on n’appartient pas à
complètement rompre avec celle dont on vient. La présence de parents à elle seule représente
l’impossibilité de prendre ses distances pour de bon, surtout si eux n’ont pas connu d’évolution
déraciné. De plus, l’individu qui parvient à pénétrer dans une classe sociale plus élevée que la
sienne peut se trouver, tout comme l’immigré et l’exilé, confronté au regard des autres sur sa
différence, et peut se voir comme un parasite ou souffrir d’un syndrome de l’imposteur plus ou
moins fragilisant. Je développerai ces idées lors de mon étude sur Ernaux, mais il me semble
essentiel de souligner que la notion de mobilité, en particulier telle que la sociologie la conçoit,
« Action de se rendre dans un lieu relativement lointain ou étranger ; séjour ou périple » (Déf.
parfois aussi d’une méditation plus centrée sur le moi. Les exemples romanesques ne manquent
guère dans la littérature française. De Jean de Léry qui écrivit Histoire d’un voyage fait en la
12
terre du Brésil, autrement dite Amérique au XVIème siècle à nos contemporains Patrick Deville
Flaubert, Michaux ou Céline, pour ne citer qu’eux, on voit comment le roman du voyage a pu
devenir un genre à part entière. Notons que ce n’est pas le cas de la littérature de la migration;
mais il semblerait que, depuis quelques années, l’intérêt des chercheurs pour cette expression
nombre de migrants et de réfugiés dans le monde laisse penser que cette littérature n’aura de
cesse de se manifester. Dans le cadre de mon étude, je m’intéresse au récit de voyage en tant que
genre pour plusieurs raisons : ses modalités les plus commentées comme son exploitation de
l’espace dans le roman, ses regards sur l’étranger ou la formation du moi par le dépaysement
Marguerite Duras et Marie NDiaye, le voyage constitue un topos souvent central qui nourrit la
notion de déracinement.
Parmi les termes dont je viens d’établir la liste, j’insiste sur le fait qu’aucun n’est synonyme
se concentre avant tout sur le rapport aux racines et sur l’expérience de la rupture avec elles.
même du récit de voyage montre comment celui-ci n’a eu de cesse de renouveler son
engagement envers les grands courants de pensée de son temps, bien qu’il fût souvent considéré
13
comme un sous-genre peu sophistiqué et donc largement ignoré des critiques. Je crois que la
notion de déracinement telle que je viens de la définir connaît une mésaventure similaire : on
Pourtant, le déracinement en littérature fait lui aussi sens de la modernité, et mérite l’attention
que j’ai choisi de lui porter. Dans les romans de Duras comme dans ceux de NDiaye (ceci
concerne moins Ernaux, mais les caractéristiques principales du récit de voyage peuvent
impressionnant de voyages et de voyageurs. J’en veux pour preuve des textes comme, pour
Duras, L’amant, La pluie d’été, La vie tranquille ou Les petits chevaux de Tarquinia, et, pour
NDiaye, En famille, Rosie Carpe, Trois femmes puissantes ou encore Un temps de saison. Il en
existe bien d’autres, dont je parlerai dans les chapitres à venir, mais on comprend déjà que pour
ces deux auteures, le déplacement est un thème obsessionnel quoi qu’elles n’écrivent pas de
récits de voyage au sens traditionnel du terme. Pour ces raisons, je souhaite ici faire cas de la
forme typique du récit de voyage, car elle n’est pas sans relation avec le roman du déracinement,
lui plus multiforme, mais néanmoins héritier direct de cette tradition littéraire qu’est le récit de
voyage.
Dans son ouvrage Travel Literature and the Evolution of the Novel, Percy Adams note le
manque d’intérêt des chercheurs pour la littérature de voyage, du moins jusqu’à la publication
d’Orientalism par Edward Said en 1978. Alors qu’il retrace l’histoire du genre, Adams montre
que l’on aurait tort de continuer à mettre la littérature de voyage de côté car son évolution
constante ne s’est pas produite dans l’isolement. Au contraire, elle s’est développée au fil des
époques et des pensées en s’inscrivant non seulement dans son contexte politico-historique mais
aussi dans les divers courants et modes qui ont bouleversé le roman. Adams écrit: « Finally, the
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récit de voyage cannot be a literary genre with a fixed definition any more than the novel is; it is
not even sui generis since it includes so many types of both by form and content » (282). Il me
semble d’ailleurs que la classification conventionnelle qui sépare le récit de voyage du roman n’a
pas ou plus lieu d’être; cette scission, motivée par l’idée que le récit de voyage est écrit dans le
fictionnelle et poétique du récit de voyage n’est plus à démontrer et de fait, de nombreux romans
se voient en partie configurés comme des récits de voyage. On trouve cette hybridité dans les
romans de Duras et de NDiaye que j’ai cités plus haut, et je crois qu’il vaut la peine de les
voyage.
L’essai d’Adams constitue un guide intéressant pour qui souhaite comprendre la nature de
cette grammaire viatique, bien qu’elle n’y soit pas explicitement définie. Je vois dans la présence
des attributs constitutifs du récit de voyage traditionnel la formulation d’une stratégie narrative
susceptible de me renseigner sur la question du déracinement telle que l’auteure l’exploite. Aussi
l’utilisation du style descriptif, la notion de périple comportant des obstacles, la notion de quête
par le déplacement. Comme le résume Karen Lawrence dans son essai Penelope Voyages:
Travel literature, however, by both men and women writers, explores not only potential
freedoms but also cultural constraints; it provides a kind of imaginative resistance to its
own plot. In flights of the imagination, as well as on the road, home is, of course, never
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totally left behind. Indeed, the very search of the new in the literature of travel is itself
is expected. That is why travel literature explores a tension between the thrilling
possibilities of the unknown and the weight of the unfamiliar, between a desire for escape
and a sense that one can never be outside a binding cultural network. (19)
déraciné, et pour chacune de mes auteures, je m’efforcerai d’en relever les traces et les tensions.
Je me demanderai ensuite quels sont les enjeux littéraires de tels parcours et de telles hybridités.
Notons que jusqu’ici, je n’ai pas évoqué Annie Ernaux, mais il sera en réalité judicieux
d’emprunter ces axes de lecture pour l’analyse de la migration sociale bien qu’il ne s’agisse pas
Il ne faut pas oublier de remarquer que la littérature de voyage ne connaît pas seulement une
évolution formelle qui la rapproche du roman. Cette idée n’est pas développée par Adams, mais
j’observe aussi, à travers quelques ouvrages considérés comme canons du genre, un glissement
progressif quant au traitement du moi voyageur (or, c’est bien le moi qui m’intéresse dans le
traitement du déracinement, plus que l’analyse des milieux a et b). Pour l’historien Daniel
Roche, « La mobilité force ou freine la conquête de soi » (141). De ces deux circonstances
intéressant de constater comment cette mutation s’opère et comment Duras, Ernaux et NDiaye
moment préfreudien, incluant toute œuvre parue avant l’année 1900, puis le moment freudien,
au sein de textes a priori focalisés sur l’auscultation de l’extérieur, suit une logique spéculaire
16
dans laquelle l’espace reflète, plus ou moins nettement, l’ego et le subconscient. Mon propos
psychanalytique inspire les auteurs ; ensuite, elle instruit les lecteurs et les chercheurs) ne se
discute pas, je pense. Mais le récit de voyage étant considéré comme singulier, il convient de
préciser qu’à cet égard, il n’est guère divergent, et son évolution prouve que le rayonnement de
la pensée freudienne fut sans limites. L’étude du déracinement profite sans doute des grandes
idées de la psychanalyse sur le moi et sur l’écriture du moi, et j’y reviendrai plus en détails par la
suite. En attendant, je propose une explication historique succincte de l’évolution du moi dans le
récit de voyage, avec quelques œuvres représentatives de leur temps. Une des grandes questions
sur le déracinement serait donc: si je ne peux concevoir le moi sans concevoir l’autre, que faire
Suivons donc un ordre chronologique et prenons pour premier exemple Histoire d’un voyage
fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique par Jean de Léry, publié en 1578. Dans ce cas,
véritablement rendu au Brésil et a souhaité rendre compte de son expérience. Cependant, il faut
noter que l’ouvrage est écrit dix-huit ans après le retour de Jean de Léry ; on peut se demander
pourquoi ce dernier attend si longtemps avant de raconter son voyage (il s’explique dans la
préface, mais les historiens contestent la validité de ses propos)–de plus, en 1578, la France
continue de subir les guerres de religion, et de Léry, pasteur calviniste ostracisé après le
massacre de la Saint-Barthélemy, n’écrit pas ce qui s’est passé il y a vingt ans sans la perspective
l’extrême violence religieuse de la fin du XVIème siècle a largement influencé cette œuvre, et de
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plus, on peut s’interroger sur l’exactitude mémorielle des faits. Le texte, de nature explicative,
répond aux exigences clairement didactiques de son auteur, et on pourrait même dire qu’il
marque les tous premiers pas de l’ethnologie. La description des indigènes obéit à une stratégie
toujours comparative : leur comportement n’est dépeint qu’à travers ce qui le rend différent de
l’habitus européen. Jean de Léry oppose le monde « sauvage » au monde occidental « civilisé »
et n’écrit pas sans préjugés culturels et surtout religieux. Avec cette évaluation manichéenne des
hommes qu’il observe, Jean de Léry met en avant une classification qui deviendra norme pour
les récits à venir : si la littérature de voyage est une littérature de la rencontre et de la découverte
occidentale. Bien qu’il encourage quelques rares fois ses lecteurs à s’interroger sur leurs propres
comportements, Jean de Léry propose un récit de voyage qui se préoccupe avant tout de l’autre
et de son infériorité. En tant que pasteur, il s’approprie le droit de définir l’autre ; en tant
Plus tard, en 1721, Montesquieu publie les Lettres persanes. Incontestablement, il s’agit là
d’un roman car les lettres qui le composent sont fictives. Montesquieu profite de la mode des
voyages et de l’Orient pour rédiger un texte qui critique le peuple français et son assujettissement
nationalisme, à la raison et surtout au système monarchique dont elle serait esclave. Pour
comprendre les enjeux de ce regard étranger sur la France, il convient d’admettre qu’il s’agit en
fait du regard d’un homme des Lumières, un français, un philosophe que sa patrie déçoit.
18
familier ; en ce sens, on peut dire que l’exotique et l’altérité inspirent l’introspection. Mais là
encore, l’optique est collective et non individuelle. On ne trouve pas dans les Lettres persanes
d’engagement du moi.
Candide fait l’expérience des horreurs de la réalité moderne telle que Voltaire la perçoit. Celui-ci
promène et malmène son personne éponyme à travers le monde entier, mais le récit s’inquiète
bien moins de la souffrance psychologique qui s’ensuit que de la détraction implicite de théories
sur Dieu comme celles de Leibniz, auxquelles Voltaire s’oppose farouchement car elles
promeuvent non seulement la naïveté et le fatalisme mais aussi la monarchie de droit divin.
Candide ne possède pas les moyens de l’introspection car sa conscience n’est que préjugés et
impulsions ; il représente tout ce que Voltaire ne supporte pas. Candide est un récit de voyage
On le voit bien, les philosophes des Lumières apprécient le récit de voyage en ce qu’il
représente l’opportunité d’une réflexion critique plus ou moins déguisée ; c’est évident dans le
cas de Montesquieu, qui se présente comme le simple traducteur des Lettres persanes, dont il
aurait trouvé le manuscrit par hasard. Chez Voltaire, qui vécut dans la crainte constante d’être
puni pour ses écrits et emprisonné, la peur de la censure n’est pas moins présente. Le récit de
réformer la société sous une allure légère et souvent humoristique qui possède l’avantage de
déplacer la critique d’un espace réel et problématique, la France, à un espace autre, soit lointain,
soit imaginaire.
Au siècle suivant, le goût pour la littérature de voyage ne faiblit guère, mais la Révolution est
terminée, et avec elle, les priorités intellectuelles se modifient. Certains écrivains du voyage
19
demeurent d’importants porte-paroles politiques mais ne défendent plus les valeurs chères aux
Lumières. Le colonialisme connaît un essor, et avec lui, la fascination pour l’Orient s’intensifie.
l’ouverture dont il a soif. L’amélioration des moyens de transport rend enfin l’Orient plus
accessible et permet aux écrivains de s’évader pour un temps et d’ainsi ranimer l’expression
étaient, avant lui, propres au récit de voyage, tels que la description de la nature, le goût du
douleurs sur la nature qui devient alors plus objet ou prétexte que véritable sujet romanesque.
Une spécularité pure, désintéressée, naît du mariage entre romantisme et orientalisme et fait de
cette association un moment charnière dans l’histoire du récit de voyage. René, publié en 1802,
marque le début d’une nouvelle pratique littéraire qui consiste à projeter les sentiments du
narrateur sur la description de la nature. Pour les romantiques, la nature en général mais surtout
lorsqu’elle est étrangère représente le possible, l’infini et le rêve. Alors, le voyage en Orient puis
romantique. Les plus grands s’y essaient : Gautier, Nerval, Flaubert, Lamartine. Dans Boussole,
son dernier roman, Mathias Enard fait de l’Orient un lieu culturel sacré et rend compte de la
répercussion significative du voyage vers l’Est sur les pratiques littéraires de Nerval et de
Lamartine :
Elle [Sarah] racontait la passion que Lady Hester inspira à Lamartine, le poète orateur,
20
ottoman : pour les Français, un poète sans égal, mais aussi un prosateur de génie–comme
Nerval, mais dans une moindre mesure, Lamartine se révélait dans son voyage en Orient,
moi. Cependant, je ne peux choisir cette période comme moment de rupture dans le traitement du
moi par le récit de voyage, car ce renouvellement reste incomplet et même contredit par la
littérature coloniale qui s’ensuit. Bien que la révolution freudienne soit sur le point de
émerge au XIXème siècle ne fait qu’ouvrir un chemin. Les romantiques jouent un rôle certain
dans ce qui deviendra la pensée psychanalytique mais ne l’inventent pas. Freud, on le sait, fut un
grand lecteur de Goethe et de Schiller ; comme le montre l’essai intitulé Freud, Judéité,
Madeleine et Henri Vermorel, le romantisme allemand aura eu une influence directe sur Freud et
son exploration de l’inconscient. En ce sens, le romantisme doit être considéré comme l’annonce
de la rupture. De plus, il existe aussi au XIXème siècle, particulièrement dans sa seconde moitié,
une mode du récit de voyage moins connectée à l’idéologie romantique et plus focalisée sur
l’objectif politique de la colonisation. Les piliers de cette littérature intéressée, dont la valeur
artistique demeure discutable car elle est plus citée par les historiens du racisme que par les
critiques littéraires, se nomment Joseph Arthur de Gobineau, Émile de Wogan, ou, un peu plus
Parmi ces voyageurs qui choisissent d’écrire, le plus intéressant d’entre eux est sans doute
Pierre Loti, qui poursuit simultanément une carrière militaire et littéraire, et peut être présenté
21
comme l’archétype du colon écrivain. Populaires, les récits de voyage de Loti ravivent la mode
immense et le débat qu’elle occasionne sur la personnalité de son auteur ne connaît pas de fin :
Loti fut-il homme d’ouverture, ou xénophobe éhonté ? Soumis aux principes du colonialisme,
Loti se soucia surtout de jouer les bons soldats et de montrer, par ses actions et ses écrits, que
l’homme occidental a toutes les raisons de s’approprier le monde oriental, qu’il estime ignorant
et désorganisé. Loti croit rendre service. Son discours, séduisant car il anoblit la nature,
s’accompagne néanmoins d’une critique parfois méprisante de la culture indigène. Loti incarne
l’homme sauvage que pour se mettre en valeur en tant que conquérant. En plus de sa recherche
cherche pas à se fondre dans les milieux qu’il explore mais plutôt à protéger ses privilèges
d’envahisseur. L’observation de l’étranger est chez Loti un anti-relativisme culturel, une excuse
pour parler de soi, en dépit de sa tolérance des indigènes. Loti symbolise la difficulté de
perçoivent chez lui une capacité à l’introspection, car il se dépeint comme rêveur,
d’autres, que je rejoins plus volontiers, soulignent que Loti est un hyperactif qui écrit dans le
dessein de la création d’un mythe personnel. En ce sens, le récit de voyage tel que l’entend Pierre
Loti n’existe pas sans le moi à son centre, mais ne révolutionne pas pour autant le genre car il
semble avoir pour fondements un projet politique de domination tel que dicté par l’Empire, et
22
Au début du XXème siècle, alors que la recherche et les expériences de Freud commencent à
Paradoxalement, ceci ne concerne pas ou peu les auteurs qui, véritables voyageurs modernes,
parfois reporters (Victor Segalen, Raymond Roussel, Albert Londres, Joseph Kessel, et plus tard,
Michel Butor, Nicolas Bouvier ou encore J. M. G Le Clézio à ses débuts) continuent d’exploiter
la forme traditionnelle du récit de voyage. Peut-être tiennent-ils des carnets, qu’ils publient,
comme leurs prédécesseurs le firent souvent ; peut-être se sentent-ils investis d’une mission de
nature plus journalistique que littéraire. En tous les cas, la grande tradition du récit de voyage en
tant qu’exploration du monde survit avec eux. Mais il existe une dimension supplémentaire à ce
monde en exploration du moi. Le sujet profond se questionne et se révèle lorsqu’il quitte son
mobilité permet l’analyse des possibles ontologiques. L’altérité de l’étranger devient la mienne :
qui suis-je lorsque je ne suis pas chez moi, lorsque je suis loin de ceux qui me ressemblent? De
roman de Virginia Woolf, The Voyage Out, ainsi que Voyage au bout de la nuit de Louis-
Ferdinand Céline constituent selon moi d’excellents exemples car ils conservent tous deux une
structure littéraire viatique assez pure tout en exposant la complexité du mystère ontologique
telle que le déplacement la met en évidence. Il s’agit de deux discours aussi centrés sur la
mobilité que sur l’intériorité car ici, ces deux modalités se trouvent interconnectées. L’obsession
23
comparaison entre Woolf et Céline ne s’étend pas beaucoup plus loin mais sous cet angle, le
Bien d’autres romans, dont certains de Marguerite Duras et d’autres de Marie NDiaye,
s’inscrivent dans cette mouvance ultramoderne qui envisage une certaine pratique littéraire de la
migrance dans laquelle le sujet se cherche et s’envisage à travers ses multiples positions
particulièrement propice à cette observation des méandres de la conscience parce que, d’un point
mais aussi et surtout parce qu’il peut être traité comme métaphore de la quête de soi, exposant la
d’écrire visent à la libération du moi. Ceci se voit d’abord chez Proust, car À la recherche du
temps perdu regorge de scènes de voyages (certaines imaginaires) et, surtout, de promenades,
donc d’espaces discontinus ; quant à la mémoire involontaire proustienne, c’est une forme
évidente de voyage intérieur. Mais là, le voyage fait exactement le contraire de ce qu’il promet,
puisqu’au lieu de déraciner, il rend les racines, il offre au narrateur la possibilité d’une intense
connexion au ça et aux origines. Quant aux auteurs du Nouveau Roman, ils comprennent que la
l’étrangeté des choses et de l’intime. Cela se voit par exemple dans La jalousie de Robbe-Grillet,
Ce rapide survol du corpus littéraire viatique puis des œuvres contemporaines qui empruntent
au traditionnel récit de voyage montre que l’identité profonde du sujet mobile constitue, à
24
présent, l’essence de la question du voyage et donc du déracinement. Cette identité telle que les
déracinés en font l’expérience et telle que les modernes l’écrivent est fondamentalement
provisoire, mouvante (la question sera de savoir si cela veut dire qu’elle est insaisissable) et
toujours à venir. Pour le voyageur comme pour le migrant, le passé, la mémoire et les racines ne
suffisent pas : il faut énoncer le flou des origines et l’hybridité turbulente, déchirée du moi–la
déracinement n’est pas une tragédie : l’énergie créative immense qui en découle dans la
Avec l’objectif d’une approche rhizomatique vient l’idée que la théorie littéraire ne suffit pas
pour étudier la question du déracinement, comme je l’ai mentionné plus tôt. J’affectionne tout
reproduction (ouvrage auquel je vais abondamment me référer dans mon travail sur Ernaux) :
La pensée n’a pas plus de frontière que d’instinct de propriété. Elle se moque bien des
moyens de les appréhender. Elle se nourrit ainsi des sciences comme de la littérature, de
Je m’attacherai donc, comme Jaquet, à connecter la littérature aux autres sciences humaines, et
même à les confronter, dans l’espoir d’obtenir une évaluation du lien qu’elle entretient avec le
réel et avec le déracinement en tant qu’expérience tangible. Si l’analyse politique d’une vague
migratoire donnée est sans conteste directement liée à des faits concrets, qu’en est-il d’un
roman ? Bien entendu, il n’existe pas de réponse universelle à cette question, mais il me paraît
25
important de relever l’état de cette éventuelle connexion dont l’intensité, on peut le croire,
influence l’écriture puis la lecture du texte. Ceci constituera aussi un « état des lieux » de la place
occupée par la littérature parmi les autres sciences humaines, et la possibilité de ce constat ajoute
Pour ces raisons, je remarque que la théorie littéraire n’est pas toujours la plus intéressante
pour mon analyse. Je suis loin de la mettre de côté, mais la réalité humaine de la mobilité et de la
séparation d’avec les racines rend nécessaire la prise en compte d’idées venues de l’observation
du sensible, comme celles de la sociologie ou de l’ethnologie dont les théories reposent non sur
l’art mais sur le factuel. On le verra, cette méthode nous rapprochera de l’expertise littéraire au
lieu de nous en éloigner. Par ailleurs, j’observe que la plupart des ouvrages sur la littérature du
voyage tiennent une attitude similaire même si l’auteur ne s’en justifie pas. Personnellement, je
préfère m’expliquer dès ce premier chapitre afin de ne pas surprendre mon lecteur. Il s’agit ici
d’un échange, d’un dialogue entre disciplines. Percy Adams lui-même souligne d’emblée qu’il a
fallu attendre les travaux d’Edward Said sur l’orientalisme pour stimuler la curiosité du monde
académique sur le sujet–or Said, certes théoricien de la littérature, est plus largement un
intellectuel qui utilise les textes dans le cadre d’une large réflexion culturelle, et son travail
À ce propos, il faut noter que mon étude du déracinement, si elle se concentre sur le rapport
aux racines perdues et l’enjeu littéraire qui l’accompagne, est largement instruite par les théories
concerne mon chapitre sur Marguerite Duras et le déracinement, cela sonne peut-être comme une
évidence : Duras occupe une place unique, au carrefour des cultures françaises et francophones,
26
monde colonial dans sa vie et dans son œuvre. La figure du subalterne, terme que j’empreinte ici
directement à la théorie postcoloniale pour décrire l’être marginal, mis à l’écart de la société et
de la culture, est largement représentée dans l’œuvre durassienne. Il existe aussi une forme
importante de militantisme anticolonial dans les romans de Duras, qui fait d’elle une figure
notable de la pensée postcoloniale. Ainsi figure-t-elle, par exemple, dans l’essai de Richard
Laurent Omgba paru en 2004, La littérature anticolonialiste en France de 1914 à 1960, avec à
ses côtés Aimé Césaire, Frantz Fanon, Hô Chi Minh et Cheikh Anta Diop. On ne s’étonnera donc
pas de mon attachement aux théories qui nourrissent l’orientalisme et les études postcoloniales
La situation d’Annie Ernaux pose davantage de questions à cet égard ; après tout, sa place au
sein de cette thèse peut être considérée inattendue voire problématique et si j’en suis consciente,
je pense néanmoins qu’elle joue un rôle critique dans l’exploration du déracinement et de son
aspect social. Je l’ai dit, Ernaux se revendique comme déracinée, et son œuvre atteste de cette
mieux saisir la nature déconcertante de x. C’est pourquoi Ernaux occupe une place plus que
légitime dans mon travail, et il me semble que l’application critique des théories de Said, Bhabha
ou encore plus, de Glissant, sur un territoire qui n’est à l’origine pas le leur, la mobilité sociale,
permettrait un regard inédit sur la complexité du problème tout en offrant certains éléments de
réponse. Les enjeux du déracinement territorial ressemblent à ceux du déracinement social, et les
textes d’Ernaux nous guideront dans le repérage de ces similitudes qui suggèrent par leur
27
Marie NDiaye, quant à elle, attire l’intérêt des académiques dans le contexte des études
postcoloniales littéraires depuis déjà plusieurs années. Comme Duras et Ernaux, NDiaye
peuvent être lus sous l’éclairage de cette problématique. Née en France de mère française et de
père sénégalais, elle est élevée exclusivement par sa mère car son père rentre en Afrique alors
qu’elle n’a qu’un an. Elle reverra très peu ce dernier. Lorsqu’elle se révèle jeune prodige de la
littérature, avec un premier roman publié dès l’âge de dix-sept ans, les critiques peinent à
l’étiqueter : par conséquent, bien que française, NDiaye se trouve parfois (à tort, il me semble)
rangée dans la catégorie des auteurs africains et francophones. Ce qui me semble une erreur de
jugement n’enlève rien au fait que NDiaye, qu’elle l’admette ou pas, porte un certain discours
sur la migrance, la confusion des origines et la crise identitaire qui n’est pas sans appeler une
forme de ce que je nommerai la « question africaine » chez NDiaye. Cette parole convie, entre
autres, une démarche philosophique qui est celle du postcolonialisme, en tant qu’elle se charge
de tenter de les dépasser. À son tour et par l’intermédiaire du romanesque, NDiaye adopte,
Ses personnages les plus marquants, perdus, évoluent dans l’obsession de la quête personnelle, la
plupart du temps à travers la famille et le voyage. Au fil des textes, l’Afrique surgit ici et là ;
avec ou sans elle, il est toujours question d’une forme de déracinement. Notons aussi que si je
fais le choix de présenter ici la situation biographique singulière de Marie NDiaye, je n’y
reviendrai pas trop : imposants et souvent opaques, ses personnages suffiront à l’étude.
Gayatri Spivak et d’Édouard Glissant) informent mon travail et participent du cadre conceptuel
28
nécessaire au dialogue intellectuel que j’entends entretenir sur la littérature du déracinement.
Pour cette raison, je souhaite maintenant fournir un bref résumé de ces théories. Je ne prétends
pas ici offrir une présentation complète, loin s’en faut, mais seulement introduire les quelques
idées cruciales grâce auxquelles j’ai pu étoffer ma réflexion sur le déracinement ainsi que mieux
Comme je l’ai mentionné plus tôt, Edward Said est l’aîné des quatre théoriciens auxquels je
me réfère et signe un des essais les plus commentés de la théorie postcoloniale, Orientalism. Il y
questionne les relations entre l’Ouest et l’Est, et y dénonce la représentation faussée que l’Ouest
se fait de l’Est d’un ton polémique, voire fiévreux. Cette représentation serait selon lui constituée
faire taire l’Est pour mieux le dominer, le condamnant à demeurer l’autre, l’étranger et l’étrange.
Said encourage l’écoute et l’étude des voix marginalisées de l’Orient ; pour lui, la prise en
occidentaux. Si le discours de Said se focalise sur la fracture entre Est et Ouest, ses idées sur la
nécessité de considérer la voix, parfois l’appel, de l’exclu, n’est pas sans rappeler la situation de
Toutefois, l’essai de Said auquel je m’intéresse le plus n’est pas Orientalism, mais Reflections
on Exile, publié en 1984. Je l’ai dit, si tout déracinement n’est pas exil, en revanche, tout exil est
aussi un déracinement, et pour cette raison, je ne peux ignorer les grands penseurs de l’exil dont
Said fait partie. Si cette collection d’articles me marque particulièrement, c’est d’abord parce que
Said y fait preuve d’une grande émotion lorsqu’il évoque la condition de l’exilé (qu’il considère
la sienne, puisque né à Jérusalem de parents palestiniens, il s’expatrie aux États-Unis avec eux
29
alors qu’il n’est qu’un enfant). Said définit l’exil comme « a condition of terminal loss » (173) et
l’on pourra débattre de cette radicalité pessimiste. L’expression d’une telle souffrance m’apparaît
comme des plus inattendues dans un essai intellectuel, mais m’intéresse car elle rattache les idées
au sensible et à l’expérience humaine ; or cet ancrage dans la complexité du réel manque trop
Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable
rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home:
its essential sadness can never be surmounted. And while it is true that literature and
history contain heroic, romantic, glorious, even triumphant episodes in an exile’s wife,
these are no more than efforts meant to overcome the crippling sorrow of estrangement.
The achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left
Cette révélation surprenante de l’émotionnel souligne bel et bien les enjeux réels de la perte des
racines. Les textes de Duras, Ernaux et NDiaye ont en commun leur exploration de l’affect, voire
ressenti douloureux immodéré de Said leur fait écho. En attendant, voici à mon avis un indice
Much of the exile’s life is taken up with compensating loss by creating a new world to
rule. It is not surprising that so many exiles seem to be novelists, chess players, political
objects and places a great premium on mobility and skill. The exile’s new world,
30
Avec Can the Subaltern Speak ? en 1988, Gayatri Chakravorty Spivak signe l’un des essais
les plus importants de la théorie postcoloniale. Féministe marxiste et héritière de Said, elle y
explore la possibilité de donner la parole aux voix exclues. Spivak met en avant la figure du
subalterne, celui ou celle dont l’opinion ne compte pas, que l’on n’entend pas, et dont l’existence
se voit conditionnée par sa relation au pouvoir du plus fort ; le colonisé, par exemple, est un
subalterne par rapport au colonisateur. La femme est subalterne par rapport à l’homme. La
culture orientale est subalterne par rapport à la culture occidentale. Toutes ces oppositions,
exploitées par Spivak, possèdent de graves conséquences politiques. Dans le contexte de mes
travaux, le déraciné est subalterne par rapport aux enracinés (ceux qui viennent du milieu b, qui
forment un groupe ou même une nation, avec une culture, une langue, une histoire communes
qui n’inclut pas celui ou celle qui vient du milieu a, voire qui le rejette et l’exclut
volontairement). Spivak répond de manière tranchée à la question qui constitue son titre : pour
elle, le subalterne ne peut s’exprimer et seul le penseur peut et doit s’en faire le porte-parole.
Cette idée fut largement controversée, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi lorsqu’on
tente de lire Spivak. Il s’agit là d’un discours des plus complexes, certes savant mais, comme
bien d’autres l’ont dit avant moi, dont le style représente une forme d’élitisme intellectuel qui
contredit presque son objectif. Pour ces raisons, je ne m’étendrai pas beaucoup sur Spivak, si ce
n’est pour montrer que le déraciné fait toujours partie du groupe des subalternes, et que la femme
déracinée en fait doublement les frais justement parce qu’elle est femme (ceci rejoint le concept
d’intersectionnalité, établi par Kimberlé Williams Crenshaw, qui relie les problématiques de
discrimination sexuelles et raciales, et qui motive également mon désir de produire une étude
31
NDiaye, eux finissent parfois par trouver le moyen de se faire entendre et par là même, de
repenser le discours du nationalisme ainsi que la représentation que se fait l’Occident de l’Orient.
Parmi ses travaux les plus commentés, on trouve The Location of Culture, publié en 1994 :
Bhabha y montre l’importance de l’entre-deux, de l’espace liminal qu’il nomme « Third Space »
et qui représente la zone complexe, ambigüe et riche qui se développe lorsque deux cultures
entrent en contact (en quelque sorte, mon x). Ce troisième espace, que l’on ne voit pas et qui ne
participe d’aucune catégorie prédéterminée, représente pour Bhabha le marginal et doit être prise
en compte car il contient l’authenticité des cultures et des identités, toujours indéfinissables parce
qu’essentiellement hybrides. Le propos de Bhabha, bien que plus politique que littéraire, sert
l’hybridité comme un troisième espace ; à ce terme qui est devenu véritable théorie, je préfère
toutefois mon utilisation de x tel que je l’ai expliqué précédemment, car x ne contient pas de
dimension spécifiquement spatiale. Pour moi, x, ou l’hybridité qui résulte du déracinement, peut
etc. Je ne vois aucune limite à x, qui est aussi, chez Duras, Ernaux et NDiaye, la fibre
l’indispensable texte, Poétique de la relation, qu’il publie en 1990, propose de nouvelles bases
quant au thème de l’altérité et du pouvoir, si cher à Said, Spivak et Bhabha. Pour Glissant, la
relation à autrui, plus qu’une affaire de domination, est définie comme la nécessité de composer
32
avec lui et de s’ouvrir au possible lien. Glissant se démarque en se préoccupant de ce qui lie,
relie et relaie les sujets plutôt que de ce qui les sépare ; il fait de la « Relation » l’objectif
humaniste ultime, qui suppose la rencontre entre des sujets différents et disponibles. Des
domaine unique et nouveau, fait de réalités diverses mais capables de coexister. Dans un geste
rhizomatique, Glissant dépasse les caractérisations souvent binaires de ses prédécesseurs (de
d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une
poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre.
(23)
S’il est réducteur et erroné de questionner le déracinement sans se soucier du rapport du déraciné
à autrui, car tous les penseurs postcolonialistes reconnaissent la dimension cruciale de l’autre et
de l’altérité, je veux souligner que ceci ne fera pas l’essentiel de mon approche. À cause de la
nature des textes que je m’apprête à aborder, et de par mon choix de me focaliser sur la
du déracinement. Cela dit, j’utilise les idées positives de Glissant sur le déracinement, qu’il voit
Alors le déracinement peut concourir à l’identité, l’exil se révéler profitable, quand ils
sont vécus non pas comme une expansion de territoire (un nomadisme en flèche) mais
33
Il ajoute, en prenant pour exemples les Juifs errants fuyant la persécution : « Si l’exil peut effriter
le sens de l’identité, la pensée de l’errance, qui est pensée du relatif, le renforce le plus souvent »
(32). Il sera pertinent de nous demander si comme eux, les personnages de Duras, Ernaux ou
Mais je me réfèrerai aussi au travail de Glissant dans Poétique de la relation avec une
perspective individualiste non centrée sur le rapport à autrui. Il me faut m’expliquer : le terrain
immense et ouvert aux possibles, qui se déploie selon Glissant dans la rencontre des sujets, existe
à mon avis d’abord au sein de la conscience individuelle du déraciné. Le déracinement tel que je
l’envisage à travers les œuvres de mes auteures est une expérience personnelle et interne avant
tout, qui fait intervenir et coïncider de multiples subjectivités en un seul personnage ou écrivain,
selon les cas. Dans ma vision, l’autre est en moi, et l’autre, c’est aussi moi. En ce qui concerne
Annie Ernaux, le fait est évident, puisqu’elle remet en question l’idée même du « je » et déclare
écrire avec un « je transpersonnel », qui serait elle sans l’être, qui serait bien davantage et qui
représenterait la voix de tous les transclasses. Bien entendu, je discuterai de cette qualification
qui n’est pas sans poser problème dans l’œuvre ernaussienne. De nombreux personnages de
Duras, comme Sara dans Les petits chevaux de Tarquinia, déchirée entre son amour pour son
enfant et son amour d’un homme étranger, ou encore Lol dans Le ravissement de Lol V. Stein,
elle incapable de séparer le passé du présent, présentent des subjectivités ouvertes, hybrides et
tiraillées, et se trouvent, ceci n’est pas un hasard, loin de chez elles. Chez Marie NDiaye, il faut
se souvenir par exemple de Norah dans Trois femmes puissantes, qui présente également les
symptômes d’une subjectivité multiple et instable, et qui elle aussi, se déplace au fil du récit. Les
déracinées existent dans l’écriture et agissent dans la narration sous le signe du multiple, de
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« Relation » mais peuvent, il me semble, faire sens lorsqu’il s’agit de la conscience individuelle
déracinement. Pour conclure cet argument, je propose, une seconde fois, les mots fascinants du
Elle [Sarah] parla longuement de la sainte trinité postcoloniale, Said, Bhabha, Spivak ; de
nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l’altérité
mais aussi tout ce que l’Europe devait à l’Orient –l’impossibilité de les séparer l’un
bête repentance des uns, ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui
Déracinement et féminisme
Tout lecteur qui s’est un jour penché sur la question du déracinement en littérature n’aura
certainement pas manqué de constater que la vaste majorité des études du déracinement dans le
roman francophone se concentre sur la production littéraire d’auteurs qui, même s’ils vivent et
publient parfois en France, sont issus soit des Antilles, soit d’anciennes colonies africaines ou
français, ceci n’étonne quiconque ; j’ai donc voulu, avec cette thèse, faire part d’un point de vue
différent sur cette problématique. On ne considère ni Duras, ni Ernaux et ni NDiaye comme des
auteures de la migrance, et pourtant, je pense que cette modalité conditionne leurs trois œuvres.
J’ai posé les premiers jalons de cette idée dans les paragraphes précédents, et bientôt, les
chapitres que je consacre à chacune en feront le détail, mais il me faut à présent discuter de ce
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qui lie la question du déracinement à celles de la féminité et du féminisme. L’exposition de cette
Revenons donc un instant sur le concept du subalterne tel que Gayatri Spivak le met en avant.
m’intéresse ici qu’au sens spivakien du terme. En effet, pour Spivak, la subalternéité est un
celui-ci. Les subalternes forment un groupe hétérogène, dont le colonisé n’a pas l’exclusivité ; à
ses côtés, se trouve la femme, et au risque d’une simplification grossière, je dirais que Spivak
envisage tout individu qui n’est pas un homme blanc comme subalterne. La pensée féministe ne
contredit surtout pas cette idée puisqu’elle trouve la base de son combat dans l’oppression de la
femme par l’homme, mais n’articule pas toujours cette domination sous le spectre du silence
problématique du déracinement tient-elle avant tout du masculin, comme on pourrait dire par
exemple que la problématique de la maternité tient avant tout du féminin ? J’imagine qu’à cette
question déraisonnable, personne n’acquiescera. Dans ce cas, on peut aussi se demander en quoi
le discours masculin du déracinement est plus légitime que le discours féminin. Comme le
montre Sara Mills dans Discourses of Difference, certains critiques exercent une dévalorisation
36
Women’s writing is frequently read as if it were autobiographical, as a « confessional »
as I noted in chapter one. This strategy has two effects: firstly, the downgrading of the
value of the texts (if the text is simply an overflow of emotions, then it is not an artistic
production); and secondly, the text is read as only relating to the individual concerned
Ceci explique en partie la raison pour laquelle encore trop d’ouvrages sur le sujet font peu cas de
l’écriture féminine. Dans sa préface à Femmes et exils, formes et figures, Gloria Escomel
remarque elle aussi que la plupart des études sur l’exil sont écrites d’un point de vue masculin.
la dimension genrée du roman de la mobilité car ses auteurs choisissent d’ignorer tout à fait
l’écriture féminine du déracinement, de faire comme si elle n’existait pas. La philosophe Chantal
Jaquet, que j’ai citée plus tôt, étudie de nombreux romans sur le changement de classe sociale
dans son essai Les transclasses ou la non-reproduction, mais Ernaux est son seul exemple
littéraires qui s’intéressent au voyage et au déracinement, pour beaucoup, oublient eux aussi le
discours féminin. Dans ce contexte, le statut de l’écrivaine déracinée doit être remis en question :
si, a priori, la femme déracinée qui écrit ne doit pas être considérée comme subalterne, car
l’écriture et la publication démontrent le refus de l’aphasie, on constate que la critique a vite fait
de l’y ramener en ignorant trop souvent la richesse de sa parole. Or, si je parle mais que l’on ne
m’entend pas, ne suis-je pas rendue muette ? En ce sens, la lecture de Spivak offre une
perspective intéressante au roman féminin du déracinement, qui est aussi, souvent, celui de la
37
Ceci met en évidence un aspect intéressant et unique de l’étude du déracinement dans le
roman féminin français que je n’ai pas encore évoqué : comme peu d’autres problématiques, le
narrateurs (la plupart du temps, des narratrices) et ou des personnages avec le parcours
intellectuel des auteures dont le discours sur la souffrance de la mobilité géographique et sociale
se voit parfois ignoré des chercheurs. Je sais que l’on pourra ici me rétorquer que des trois
auteures qui me préoccupent, aucune n’est méconnue des lecteurs et des critiques, au contraire :
toutes jouissent de statuts privilégiés dans le paysage littéraire français. Duras et NDiaye, ayant
façon, et je ne prétends pas non plus être la première à les lire correctement. Mon propos ne
et que celle-ci commande le reste de l’œuvre. Les nombreuses analyses qui ne se soucient pas ou
francophonie de Marguerite Duras et de Marie NDiaye n’est pas, au moins en partie, à blâmer
pour cette insuffisance. L’attrait des académiques pour les études francophones et postcoloniales
les aurait-il aveuglés ? Faut-il être venu, d’une manière ou d’une autre, du monde des colonisés,
pour tenir un discours légitime sur le déracinement ? Si l’on ne répond pas à ce critère, faut-il
donc être un homme pour voir validé son récit de déracinement ? Je ne le pense pas, et cette
M’identifiant personnellement en tant que féministe, je ne peux cependant pas affirmer que
mes trois écrivaines souscrivent elles aussi à cette idéologie, à moins qu’elles ne l’aient
38
revendiqué clairement elles-mêmes (c’est le cas de Marguerite Duras et d’Annie Ernaux ; Marie
NDiaye, à ma connaissance, n’a pas encore clarifié sa position sur le sujet). Ce dernier point
n’est d’ailleurs pas très important, car quelles que soient leurs déclarations, je vais m’efforcer de
repérer puis d’analyser les marques de la féminité et les attributs typiques du discours féministe
dans leurs romans respectifs. Je pense en effet que la question du déracinement dans l’écriture
féminine connaît un traitement particulier, pas toujours féministe, mais au moins féminin, avec
une focalisation sur le lien affectif aux origines et la représentation des racines à travers diverses
tiens à préciser d’emblée que mon objectif n’est pas l’établissement d’une opposition entre les
expériences du déracinement telle que les hommes et les femmes la vivent et l’écrivent. Je ne
vois pas bien ce que cela ajouterait au débat, et une telle approche, parce que binaire, ne ferait
que contredire ma promesse d’une méthodologie rhizomatique. On pourra m’opposer que tout
féminisme relève du dichotomique, mais, bien que cela vaille une discussion, je dois ici me
contenter d’expliquer que mon parti pris sur le sujet relève du postmoderne, de l’ouverture, et
non de la triste et rebattue adversité entre masculin et féminin. Pour ces raisons, lorsque je parle
de féminisme, j’évoque avant toute chose ces voix et ces écritures trop peu prises en compte sur
souligne dans Le rire de la Méduse, l’écriture n’est pas ou plus réservée aux grands hommes ;
Le lien qui unit le déracinement au féminisme n’est donc autre que celui qu’une double
marginalisation. Si l’on choisit d’inclure le manque d’intérêt des chercheurs pour l’écriture
féminine du déracinement dans le roman français (et non francophone) contemporain, alors la
marginalisation est même triple. À bien des égards, j’envisage les textes ici étudiés comme
39
imprégnés par une poétique du déracinement et de la marginalité, qui ne vont pas l’une sans
l’autre. Pensons, par exemple, à la famille de La pluie d’été de Duras : ses personnages vivent à
l’écart, au bord d’une autoroute de la région parisienne, les parents sont des immigrés (qui eux-
mêmes viennent de deux pays différents) au langage hybride et approximatif, et les enfants ne
vont pas à l’école. Chaque roman d’Ernaux crie la douleur de la marginalisation et de la solitude.
Les armoires vides, pour n’en citer qu’un, regorge d’illustrations marquantes sur l’isolement de
la narratrice socialement déracinée: « Quand j’entre dans la classe, je deviens moins que rien, un
paquet de petits points gris se pressent contre les paupières, en fermant les yeux. J’ai laissé mon
vrai monde à la porte et dans celui de l’école je ne sais pas me conduire » (62). NDiaye, quant à
elle, n’a de cesse de mettre en scène le déracinement et le rejet. Autoportrait en vert est peut-être
l’exemple le plus extrême de ce fait: la narratrice vit dans un village étrange, elle ne parvient pas
toujours à reconnaître les visages et à être reconnue des autres, à distinguer le réel du
fantomatique, et ses parents comme ses sœurs mènent, au loin, des existences séparées,
le village, dans la famille, bref, dans tout ce qui devrait être ordinaire et intelligible–ce qu’on
serait tenté de nommer le réel–et finalement dans le texte, fait l’objet d’une expérience tangible
puisqu’en ce sens, le lecteur qui traverse ce récit aux allures aberrantes peut tout à fait
s’identifier à la narratrice. Ces trois romans, qui a priori ne se ressemblent pas, mettent tous en
exergue les thèmes de l’insécurité et de la mise de côté ; or ces thèmes appartiennent aussi à la
réflexion féministe dont c’est, précisément, le fondement. Alors, de la perte des racines au
40
Chapitre 2
Disserter sur l’œuvre de Marguerite Duras est un défi exaltant. Immense, l’œuvre exige de se
concentrer sur plus d’une soixantaine de romans, récits et pièces de théâtre, et presque vingt
films (notons que le socle de cette étude repose sur la littérature et non le cinéma) ; de plus, il
faut explorer la critique et la recherche sur Duras, abondantes et nécessitant un long travail de
sélection. Enfin, il est indispensable de tenter d’apporter au vaste champ des études durassiennes
une perspective inédite. Telle est mon aspiration pour ce chapitre ; l’édifice est grand, et je
nourris l’ambition d’y apporter ma pierre. Pour ce faire, j’ai choisi de me focaliser sur la
l’œuvre de Duras. Si la fiction demeure le terrain privilégié de Duras, elle contient néanmoins
une quantité importante d’allusions plus ou moins directes à l’histoire personnelle de l’auteure, et
également que des textes comme Les impudents, Un barrage contre le Pacifique, L’amant et
L’amant de la Chine du Nord ainsi que La douleur sont, eux, d’inspiration très largement
autobiographique. Cela dit, la question de la vérité autobiographique chez Duras, étudiée par de
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nombreux spécialistes comme Anne Cousseau, Monique Pinthon ou Susan Cohen, se perpétue et
ne connaît pas de solution tranchée. Ce n’est pas la problématique dont je me préoccupe, mais il
me faudra en dire quelques mots dans ce chapitre afin d’en montrer la complexité. En attendant,
je souhaite fournir un résumé de la vie de Duras, en me concentrant sur des faits ou évènements
auxquels je ferai référence dans mes observations sur le déracinement. Sans cette courte
biographie, on ne peut saisir l’importance et la complexité de cette question, dont Duras fit
Considérations psychologiques
Marguerite Duras, de son véritable nom Marguerite Donnadieu, naît en avril 1914 près de
Saïgon qui faisait alors partie de l’Indochine française. Ses parents, volontaires pour se rendre
aux colonies et espérant y trouver la fortune, ont aussi deux fils, Pierre et Paul. En 1921, le père
doit repartir en France pour se faire hospitaliser, mais il y décède et sera enterré près de Duras, le
village de son enfance, en Lot-et-Garonne ; c’est de ce lieu, où repose le père qu’elle n’a
quasiment pas connu, que Marguerite tire son nom de plume. En 1929, Marie Donnadieu, sa
mère, décide d’utiliser les économies familiales pour devenir propriétaire d’une terre à Sadec,
économique du clan Donnadieu, car il se révèlera impossible de cultiver cette terre en proie aux
inondations fréquentes. Ruinée, Marie Donnadieu finit par revenir à son métier premier,
institutrice, mais ne quitte pas l’Indochine. Marguerite, lorsqu’elle obtient son baccalauréat, se
rend à Paris en 1931 afin de poursuivre ses études supérieures ; il s’agira d’un choc, puisque bien
qu’en dépit de sa nationalité française, la jeune femme ne connaît que l’Indochine, qu’elle
considère comme son pays d’origine. On le sait, plus tard, elle écrira l’Indochine, avec en elle
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cette blessure indélébile, qu’elle constate par exemple dans La vie matérielle: « Je suis quelqu’un
En 1939, elle épouse Robert Antelme. Bientôt, elle est enceinte, mais accouche d’un garçon
mort-né. En 1942, son frère Paul meurt en Indochine. Alors que la guerre continue et que la
capitale est occupée, le couple s’engage dans la Résistance au sein d’un groupe qui, dirigé par
François Mitterrand, fournit des faux-papiers aux prisonniers de guerre évadés. En 1944, Robert
Antelme se fait arrêter par la Gestapo et est envoyé dans un camp de concentration. Il survivra
tout juste : l’histoire de son retour est racontée par Duras dans La douleur, publié bien plus tard,
en 1985. En 1947, Robert et Marguerite divorcent ; rapidement, cette dernière se remarie avec
Dyonis Mascolo, dont elle a un fils, Jean, la même année. En 1950, face à la guerre d’Indochine,
Marie Donnadieu se voit forcée de revenir vivre en France, mais ses rapports avec Marguerite
pour le Prix Goncourt, et bien qu’il ne l’obtienne pas, Marguerite Duras fait désormais partie des
romanciers français les plus notables. Sa mère décède à son tour, en 1957. Profondément
militante, Duras, qui vient de quitter le Parti Communiste Français, s’engage contre la guerre
En 1956, elle se sépare de Mascolo et entame une relation avec le journaliste Gérard Jarlot.
René Clément réalise une adaptation cinématographique d’Un barrage contre le Pacifique. Puis,
Marguerite collabore avec Alain Resnais en écrivant le scenario d’Hiroshima mon amour.
Durant les années soixante, elle se fait aussi connaître au théâtre. Fascinée par le cinéma et
insatisfaite des adaptations que d’autres ont fait de ses romans, elle décide en 1966 de tourner
elle-même son premier film, La musica, qu’elle co-réalise avec Paul Seban. Alors séparée de
Jarlot, ses multiples talents garantissent sa renommée mais l’alcoolisme la compromet déjà.
43
Extraordinairement prolifique, elle continue d’écrire et de réaliser de nombreuses œuvres au
À partir de 1980, sa santé décline. Marguerite Duras multiplie les séjours à l’hôpital et les
cures de désintoxication, certaines durant plusieurs semaines. Son nouveau compagnon, Yann
Lemée qu’elle appelle Yann Andréa, vit avec elle, l’accompagne partout et fait office de
secrétaire particulier. Leur amour, complexe et torturé (le jeune homme est homosexuel et de
trente-huit ans son cadet), sera pourtant l’ultime relation de Marguerite Duras. Sans relâche, elle
dépasse largement les frontières de la France. Mais en 1988, l’écrivaine souffre tant que ses
médecins la plongent dans un coma artificiel qui durera cinq mois. Seules quelques œuvres, dont
L’amant de la Chine du Nord, paraissent ensuite, et Marguerite Duras meurt en mars 1996.
biographique le plus pertinent à mon étude. Dans Soleil noir, dont le dernier chapitre est
asiatique, la tension d’une existence ardue aux cotés de la mère institutrice courageuse et
dure, la rencontre précoce avec la maladie mentale du frère et avec la misère de tous,
pour qu’une sensibilité personnelle à la douleur épouse avec autant d’avidité le drame de
Kristeva met ici le doigt sur ce qui motive mon étude, car il me semble que l’expérience du
déracinement, plus que toute autre, a formé la femme et l’auteure. L’Indochine n’a rien de
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simplement cosmétique dans l’univers de Duras, comme le souligne Anne-Marie Cattan-Medcalf
This is indeed what Duras’ book does concern itself with: her Indochina is not a distant
land used as a romantic device, but a place experienced at first hand with its relationships
and contradictions, its violence stemming from fears and its boundaries soon to be
assaulted. (4)
On parle d’ailleurs souvent de Duras en tant que doublement déracinée, d’abord parce qu’elle est
Française mais naît et grandit en Indochine, et ensuite, parce qu’adolescente, elle se retrouve
« émigrée » en région parisienne, qu’elle ne connaît pas, pour ses études. Il faut insister sur cette
situation unique, traumatisante, qui fut sans doute l’expérience d’une forme singulière d’altérité :
colonie, terre natale dont Duras vient, puisqu’elle y est née, mais pas entièrement, puisqu’elle
est, sa mère le lui répète inlassablement, française. Ainsi Frédérique Lebelley, dans sa
biographie romancée intitulée Duras, ou le poids d’une plume, imagine-t-elle les circonstances :
« Mme Donnadieu se désespère de faire comprendre à ses broussailleux d’enfants qu’ils sont
français. Vous qui êtes français, répète-t-elle souvent pour leur faire rentrer dans le crâne » (18).
Notons que L’amant de la Chine du Nord contredit directement cette supposition : « La mère.
Elle leur rappelait aussi que ce pays d’Indochine était leur patrie à eux, ces enfants-là, les siens.
Que c’était là qu’ils étaient nés, que c’était là aussi qu’elle avait rencontré leur père, le seul
homme qu’elle avait aimé » (35). Puisque nous n’avons aucun moyen de connaître l’approche
réelle qu’a pu avoir Marie Donnadieu avec ses enfants français, nés en Indochine, nous nous
contenterons d’observer que d’une part, la terre natale semble inextricablement liée à la figure
maternelle (nous y reviendrons), et que d’autre part, cette incertitude trahit la situation typique du
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déraciné. En effet, Duras a toujours été, officiellement, citoyenne française, élevée dans une
famille française, scolarisée dans une école française, parlant à peine le vietnamien. Retenons
bien ceci : fait aussi logique qu’incompréhensible, la colonie en soi n’offre pas la possibilité de
constituer le pays natal de qui que ce soit. Alors, le mécanisme naturel d’appropriation du milieu
même la construction identitaire dont les bases, d’un point de vue psychologique, requièrent la
Alors, les notions de perte et de non-appartenance s’installent, d’autant plus que la famille
Donnadieu ne fait pas partie des colons aisés ; leur pauvreté les exclut de tous les groupes,
dans son essai Autobiographical Tropes, remarque: « To be poor and white in the French colony
is to live a set of contradictions that keeps the child’s identifications continually shifting » (111).
Marguerite Duras doit grandir sans appartenir à aucune « tribu », pour reprendre le terme du
sociologue Michel Maffesoli, dont les travaux sur la notion de tribalisme la définissent comme la
réunion d’un groupe autour d’un même intérêt, celui-ci leur conférant alors des motivations
communes et la possibilité de ressentir des émotions ensemble. Selon Maffesoli, c’est l’existence
même de cette intersubjectivité qui donne du sens aux actions individuelles ; autrement dit, le
regard de l’autre, le désir de communion et de partage, compte plus que tout. Si l’on suppose que
Duras dut évoluer sans tribu ou presque, il n’est pas surprenant que l’imaginaire ait vite occupé
une place vitale dans l’esprit de la jeune fille. Ainsi la narratrice de L’amant proclame-t-elle
qu’écrire est, plus qu’une simple envie, un véritable besoin et une question de survie : « Je vais
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écrire des livres. C’est ce que je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits
duquel m’apparaît l’étendue de ma vie » (126). Ses tribus, Duras les créera dans l’encre, et ce
faisant, elle se donnera naissance à elle-même. Il lui faudra changer de patronyme, car
Donnadieu lui fait horreur. Le pseudonyme, évident rejet de la filiation, prise de liberté et
promesse d’un destin renouvelé, l’assure d’être la seule à porter ce nom qu’elle s’invente.
Cependant, ce geste démiurgique et métaphysique révèle que notre propre parentalité ne nous
revient jamais tout à fait, car le choix de Duras, lié au père qu’elle n’a presque pas connu, la
rattache à lui tout en l’en séparant (comme si elle avait avant tout souhaité, consciemment ou
pas, s’écarter de sa mère). Il semblerait que l’on ne puisse, voire que l’on ne veuille, jamais
vraiment échapper à son héritage, surtout lorsque l’on dévoue sa vie entière à l’écrire.
Au sujet de son rapport à la France et à sa nationalité officielle, Duras déclare dans Les lieux
de Marguerite Duras, un entretien avec Michelle Porte : « En somme, un jour, j’ai appris que
j’étais française, voyez » (60). L’origine, concept clé en ce qui concerne la problématique du
déracinement, ne peut plus être considérée comme un principe total et factuel ; fragmentée,
désordonnée même, elle propose la question rhizomatique de son chaos plutôt que la réponse
univoque de l’évidente provenance. Dans le cas de Duras, le lieu de provenance n’est pas tout à
fait le lieu d’origine, et pour cette raison, il se dilate et s’épaissit à la fois (autrement dit,
l’éloignement physique crée le manque, qui confère à ce lieu une importance cruciale dans
l’histoire intime du moi). Elle l’explique avec simplicité dans Les yeux verts : « Ce n’est pas
parce qu’on se déplace qu’on est coupé de son enfance [. . .]. Le lieu natal que j’ai, il est
pulvérisé. Et si voulez ça, ça ne me quitte jamais » (199). Plus qu’un repère géographique, ce
point où la vie aura commencé devient le symbole obstiné de tout. Faux départ et infinie
traversée. Dans son ouvrage Marguerite Duras, Christiane Blot-Labarrère examine de nombreux
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entretiens accordés par Duras à divers journaux, et note le commentaire suivant, tiré du Nouvel
Observateur en 1986 :
conjonctions de coordination. Il n’y a pas de temps non plus. On ne dit pas : « Je suis
allée hier, on dit : je vais hier. (. . .). Au lieu de dire : cette femme, je l’ai beaucoup
aimée. On dit : je l’ai beaucoup aimée… cette femme. » C’est beaucoup cela mon style,
Sur ce fait surprenant, Jean Cléder ajoute, dans une série d’entretiens intitulée Marguerite
Au niveau syntaxique, cette étrangeté (la simplification des relations hiérarchiques dans
langue vietnamienne dans la langue française, sous la forme d’un métissage. On sait que
Marguerite Donnadieu, enfant, parlait les deux langues ; entre l’âge de six mois et l’âge
de quatorze mois, elle a été en contact avec la langue vietnamienne exclusivement. D’une
certaine façon, l’ensemble de l’œuvre est le résultat d’un métissage ethnique, culturel,
Donnadieu, avant que l’écriture lui donne une existence stylistique. La parataxe, le
privilège accordé aux éléments monosyllabiques, le recul du mot important vers la fin de
l’énoncé, l’indécision qui affecte la référence des pronoms personnels, l’autonomie des
éléments de signification dans la phrase, puis à l’échelle du récit, toutes ces procédures
qui s’installent progressivement dans le style de Duras peuvent être référées aux
48
S’il serait un peu exagéré d’en déduire que le style de Duras vient tout droit du vietnamien, qu’en
principale à la fin de la phrase, qui n’est pas commun dans le français écrit, avait participé à la
création d’une sorte de langue hybride, ou d’une grammaire franco-vietnamienne. Cette norme
déracinement aura déterminé, plus que le contenu du roman, sa forme même, et l’aura enrichie
est un envahissement.
compréhension de ce qui arrive aux exilés et aux expatriés, car il s’intéresse à l’influence de la
culture sur la pensée, le comportement et la psyché. Dans La vie matérielle, Duras va jusqu’à
conclure : « Je ne suis née nulle part » (78). Troublante parce qu’extrême, cette affirmation
montre combien l’identité profonde se trouve mise en jeu lorsque les racines se décomposent et,
que le psychisme humain n’est pas dissociable des éléments culturels qui lui sont propres. L’on
comprend donc en quoi l’être, lorsque sous influences culturelles diverses voire contradictoires
(Orient et Occident, pour Duras), se construit avec plusieurs strates identitaires dont l’harmonie
opaque. L’ouvrage de Lya Tourn, Travail de l’exil, se focalise entièrement sur cette
propre au sujet exilé. Il ne s’agit pas ici de soumettre la personne de Marguerite Duras à une
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avant de me concentrer sur l’œuvre, jeter les fondements de ce qui provoque l’anxiété et la
douleur du déraciné. Notons par ailleurs que ceci nous sera utile en ce qui concerne Duras, mais
aussi lors des chapitres suivants ; j’ajoute que ces considérations s’appliqueront, selon l’exact
sujet de discussion, aux auteures mais également à leurs personnages. Dans Reflections on Exile,
Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable
rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home:
its essential sadness can never be surmounted. And while it is true that literature and
history contain heroic, romantic, glorious, even triumphant episodes in an exile’s life,
these are no more than efforts meant to overcome the crippling sorrow of estrangement.
The achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left
personnages, le désir d’une connaissance de soi, d’une révélation de l’intime (même si souvent,
est déjà une révélation, la plus importante peut-être). Ceci s’inscrit dans une logique de
l’impossible. Pourtant, le pari est loin d’être perdu d’avance : chez Duras, l’impossible
comme un parfait exemple de cette ambition dont le plus grand intérêt est justement d’être vouée
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à l’échec. Dans ce roman, inspiré d’un terrible fait divers, Duras offre au lecteur un horizon
d’attente aussi évident que précis : l’objectif serait de parvenir à comprendre pourquoi le
personnage de Claire Lannes, un des plus fascinants de Duras à mon avis, a décidé d’assassiner
sa cousine sourde et muette, puis de dépecer son cadavre dont elle a jeté les morceaux dans
divers trains de marchandise qui passaient près de chez elle. On ne connaît ni le mobile du crime,
ni la location de la tête de la victime qui n’a pas été retrouvée par les enquêteurs. Entièrement
dialogué, le roman (plus tard adapté au théâtre) repose sur ces deux questions dont on
n’obtiendra jamais les réponses. La coupable se montre incapable d’expliquer son geste. Au lieu
d’éclaircir les circonstances qui l’ont poussé au meurtre, Claire ainsi que son époux Pierre, lui
aussi interrogé, rendent le crime encore plus mystérieux par leurs déclarations énigmatiques. Plus
Claire parle, plus on a de questions. Fait-elle semblant d’être folle ? Les symptômes
schizophrènes qu’elle décrit sont-ils crédibles ? Vit-elle dans une sorte d’univers parallèle,
réduite à une solitude morale totale, ou n’est-elle qu’un monstre psychopathe ? Avec de telles
la scène, apprécie d’avoir à présent la parole : « Oui, mais si je n’avais pas commis ce crime, je
ne vous intéresserais pas du tout. Je serais encore là, dans mon jardin à me taire. Parfois ma
bouche était comme le ciment du banc » (166) ; paradoxalement, qu’elle parle ou qu’elle se taise
Duras, car ce qui compte est bien plus grand, bien plus profond. L’explicite manque de toute
façon de pertinence. Seule la parole de l’intime mérite notre attention, celle qui sort tout droit des
entrailles et qui, indéchiffrable voire absurde, met en lumière la complexité psychique ainsi que
l’échec du langage et du rationnel face à cette dernière. Si l’écrivain traditionnel invite le lecteur
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à comprendre le héros, levant petit à petit le voile sur ses motivations et émotions, Duras, elle, se
refuse à tirer la moindre conclusion sur ses personnages. Toutefois, ceci ne fait pas d’eux de
simples ébauches : à mon sens, le contraire se produit, et cette large part d’ombre leur confère
une énergie folle. Duras, sans relâche, aura su creuser le psychologique, en accepter l’ambiguïté,
dépasser la réalité concrète insignifiante des choses, sans le dire mais en le faisant.
préoccupation psychologique habite l’œuvre entière de Marguerite Duras. Il ne faut pas non plus
ignorer la charge analytique (au sens de la psychanalyse) de nombre de ses textes ; dans
L’amante anglaise, il s’agit de présenter l’inavoué, l’inavouable, la peur. Ces trois axes, aux
ressorts psychanalytiques, se dessinent également dans Moderato Cantabile, Les petits chevaux
ravissement de Lol V. Stein (dont Jacques Lacan lui-même a fourni une interprétation), ou encore
La vie tranquille, pour ne citer qu’eux. Les thèmes de la crise familiale et de la sexualité, au
cœur de la prose durassienne ainsi que de la recherche psychanalytique, ne doivent pas non plus
être oubliés. Il existe de nombreux travaux sur le rapport de l’œuvre de Duras avec la
psychanalyse, tels que ceux de Michel David, Christian Jouvenot et, bien sûr, Julia Kristeva. De
En quoi je ne fais pas tort à son génie d’appuyer ma critique sur la vertu de ses moyens.
Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout ce dont je
52
Les surréalistes l’ont montré aussi, notamment avec l’exercice de l’écriture automatique : l’écriture
révèle, surtout lorsqu’elle est de nature autobiographique, mais pas seulement, des processus
inconscients et puise dans le Ça, le Moi et le Surmoi. Le geste même d’écrire fonctionne comme
une proposition faite à l’inconscient de se manifester. Dans Écrire, Duras a cette belle formule :
« Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit » (28). Et qu’est-ce que
à son contexte culturel, ou hors de son contexte culturel originel. La psychanalyste Lya Tourn le
montre bien : l’éloignement de la terre natale représente un moment critique qui affecte l’histoire
personnelle du sujet. Précisons que son ouvrage, Travail de l’exil, se concentre comme son nom
l’indique sur l’exil, tel que vécu par ceux qui ont été expulsés de leur patrie, souvent avec
violence, et non sur le déracinement, mais comme je l’ai déjà dit, je vois de nombreux
recoupements possibles entre les deux notions. Véritablement inhérente à l’exil et donc au
déracinement, la notion de perte doit être prise en compte et un travail de deuil doit s’amorcer.
Tourn écrit : « L’exil met l’exilé en position de sujet de la perte, mais aussi d’objet perdu » (24),
et ainsi suggère une double perte : celle de la terre natale, et celle du moi. La question
métaphysique par excellence, « qui suis-je ? » se pose alors, et se complexifie, devenant plutôt
« qui étais-je, dans mon pays natal ? » et « qui puis-je être désormais, dans ce pays qui n’est pas
le mien ? », ou pour Duras jeune fille, on le devine, « qui puis-je être désormais, dans ce pays
qu’on me dit être le mien mais que je ne connais pas ? ». D’un point de vue clinique sur lequel je
donnerai peu de détails, Tourn évoque la dépression fréquente des exilés, leur solitude, certaines
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difficultés relationnelles, en bref, une image du moi confuse et anxiolytique. Souvent, la terre des
origines se voit idéalisée, tandis que la terre d’accueil déçoit, ces deux sentiments menant à la
nostalgie, l’exilé se focalisant sur son passé et oubliant l’importance de son présent. Tourn
explique : « Le travail de deuil de l’exil se caractérise par un va et vient imaginaire entre deux
« ailleurs ». Cette douloureuse oscillation psychique se fige parfois dans une idée mythique de
retour » (106). Alors, comment ne pas penser aux mots de Marguerite Duras dans La vie
matérielle ? « Je n’ai jamais été là où j’aurais été à l’aise, j’ai toujours été à la traîne, à la
recherche d’un lieu, d’un emploi du temps, je ne me suis jamais trouvée là où je voulais être,
sauf à Neauphle peut-être, pendant certains étés, dans un certain malheur heureux » (12). Et
comme l’unique « ailleurs » qui puisse offrir à l’écrivaine déracinée une place lui semblant
légitime, une place lui appartenant exclusivement et dont elle ne pourra jamais, quoi qu’il arrive,
se voir rejetée ?
Le déracinement altère également la relation à autrui. Selon Tourn, « L’exil rend l’autre
étranger de manière irréversible. Malgré les espoirs et les fantasmes, rien ne peut être annulé, ni
l’exil ni le passé » (222). L’idée que l’on ne peut ni connaître ni comprendre l’autre, même dans
la relation amoureuse et même au sein de la famille, hante l’œuvre entière de Duras. Notons que
Jean Pierrot, dans Marguerite Duras, propose une analyse bien plus complète que la mienne sur
le sujet du couple durassien, puisqu’il y consacre un chapitre entier. En ce qui me concerne, je n’ai
pas l’intention de me focaliser sur cette question, car trop l’ont fait avant moi, et surtout car elle
le couple ne participe pas des racines, en tous les cas pas directement. Je veux toutefois en dire un
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mot, pour montrer que c’est dans l’ensemble de l’œuvre de Duras que l’amour, sous toutes ses
formes, se voit traité sous l’angle de la solitude de chacun. J’ai choisi Yeux bleus, cheveux noirs,
comme illustration romanesque de cette désillusion sur le couple. Publié en 1986, le roman ne peut
que rappeler l’histoire de Duras avec Yann Andréa, son dernier compagnon ; il lui est d’ailleurs
dédié. Duras y met en scène la rencontre d’une femme et d’un homme, dans une station balnéaire ;
celui-ci, désespéré, cherche en vain à revoir un homme qu’il a croisé plus tôt au même endroit. Il
finit par proposer à la femme, qui elle le désire intensément, de venir s’enfermer avec lui dans sa
chambre d’hôtel, pour y dormir et pour ne plus se sentir seul. Il la paiera. Elle accepte, et c’est le
commencement d’un huis-clos déchirant dans lequel l’autre se révèle, de manière absolue,
inaccessible. Là encore, le langage ne peut pas grand-chose, et Duras écrit d’ailleurs les regards
plus que les paroles. À deux, la solitude persiste et même s’intensifie, car au-delà de la différence
de préférence sexuelle, la relation de ces deux êtres n’existe que sous les signes de la séparation et
de la transgression. Coupés du monde, ayant en quelque sorte fait le choix du déracinement, chacun
représente pour l’autre l’impossible expérience de ce qui n’est pas moi : « Il revient dans la
chambre. Elle était là, derrière l’épaisseur des murs. Il oublie presque son existence chaque fois
qu’il revient de la mer » (120). Chez Duras, l’amour relève soit de l’utopie, soit de la claustration
(littérale comme dans Yeux bleus, cheveux noirs, ou mentale comme dans Le ravissement de Lol
V. Stein), et souvent des deux. Mais de cela peut, et doit, surgir l’écriture, comme Duras l’explique
dans Écrire : « On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude elle se fait seule. Je l’ai faite.
Parce que j’ai décidé que c’était là que je devrais être seule, que je serais seule pour écrire des
livres » (17). Un peu plus tard, dans le même texte, elle conclut : « La solitude ça veut dire aussi :
Ou la mort, ou le livre. Mais avant tout ça veut dire l’alcool » (19). La souffrance de la claustration,
du face à face avec soi-même, est la condition de l’énergie créative. Pour mettre un point à cette
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brève réflexion, je reprendrai les mots de Pierrot, qu’il écrit à propos de La maladie de la mort
mais qui je pense s’appliquent aussi bien à Yeux bleus, cheveux noirs et à tant d’autres œuvres de
Duras (Pierrot note d’ailleurs une rupture, à partir du Marin de Gibraltar paru en 1952 : le thème
du malaise familial s’estompe quelque peu, pour faire place à celui du malaise amoureux. S’il a
raison, nous savons que L’amant, paru en 1984, traite des deux) :
Ce qui anime Marguerite Duras, ce qui l’a entraînée à une disposition ouvertement
dissymétrique, c’est, sans aucun doute, la conviction que, si le faux amour peut être
revanche, celui qui réalise effectivement le bonheur, dans une totale communication, est
radicalement rebelle à toute théorisation : il peut tout au plus se vivre comme risque,
aventure, inconnu, par celui qui accepte de s’abandonner à cette « nuit noire », qui n’est
pas seulement celle du sexe, qui, au centre du corps féminin, se refuse au moment même
où il s’offre, mais qui est surtout celle d’une relation intersubjective seule capable de
aussi son paroxysme. Sur ce sujet, qui continue de convoquer la psychologie et en particulier la
psychanalyse, je souhaite m’étendre davantage. Comme je l’ai noté dans le chapitre précédent, la
famille pose une question capitale pour le concept de déracinement tel que je l’étudie ici, c’est-à-
dire en tant que rapport aux racines perdues. Au niveau le plus fondamental, celui du biologique,
la famille constitue pour tout sujet une souche, un point de départ somatique et existentiel. À
travers le lien du sang et l’histoire collective de cette petite communauté, se dessinent origines et
racines. Le corpus théorique freudien nous l’a enseigné : tout commence là, en particulier auprès
56
des parents, et tout y revient toujours, notamment avec le complexe d’Œdipe qui définit la
pourtant, la psychologie en général demeure fidèle à cette problématique, et malgré les divers
d’interroger la filiation. La famille de Marguerite Duras, comme nous l’a montré sa biographie,
manière, la famille typique du roman durassien se trouve en profond état de crise. Dans ses récits
les plus personnels, mais aussi dans ses romans à qualité plus fictionnelle, Duras interroge le
vie tranquille ou encore de Les petits chevaux de Tarquinia, tous mobiles, tous déplacés, et à
l’image de leur créatrice, pris dans l’extrême complexité d’une cellule familiale bancale qui ne
parvient pas à tenir son rôle de souche, privant ainsi l’être de toute possibilité d’enracinement –
car quelques soient l’endroit et le trajet, la famille reste la racine initiale, l’originel des origines.
Commençons donc avec la catégorie des romans à portée autobiographique. En effet, si l’on
considère la trilogie d’Un barrage contre le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord,
totale d’autrui ne manque pas de frapper. La figure de la mère, qui joue un rôle crucial, ne
représente aucune stabilité, et presque aucun amour maternel. Jean Pierrot résume parfaitement
la duplicité du personnage :
57
Pourtant, et c’est là l’un des principaux intérêts psychologiques du récit, ce monstre, cette
folle obstinée dans des projets impossibles, qui va de catastrophe en catastrophe, cette
mère dénaturée qui ne songe qu’à vendre sa fille au meilleur prix, nous est en même
misère effroyable des indigènes : c’est aussi pour tenter de les arracher à leur torpeur
millénaire, et dans l’espoir d’améliorer leur situation matérielle qu’elle les a mis dans
l’entreprise des barrages. Par-là, elle a pris une stature de leader politique et de chef
révolutionnaire. (47)
Mais son obstination folle à vouloir cultiver des terres stériles précipite la famille dans la ruine,
et sa jeune fille en paie le prix. Le trouble mental de la mère, signifié à plusieurs reprises comme
en quelque sorte inhérent à son expatriation, apparaîtra encore plus clairement dans L’amant de
la Chine du Nord. La jeune héroïne, se confiant à une surveillante de la pension, a cette tirade
marquante : « Elle se fiche de tout ma mère… Je la vois comme une sorte de reine, vous voyez…
une reine… sans patrie… de… comment dire ça… de la pauvreté… de la folie, voyez » (121-
122)… Ensuite, toujours dans L’amant de la Chine du Nord, lors du passage de la traversée du
Mékong, Duras écrit : « L’enfant cherche encore sa mère. Elle la retrouve cette fois encore
endormie dans ce sommeil d’immigrée à la recherche d’une terre d’asile » (232). Cette figure
centre d’Un barrage contre le Pacifique. Pour le dire comme Wafa Ghorbel, qui analyse
La figure maternelle est l’une des figures les plus complexes et ambigües dans l’œuvre de
Marguerite Duras. À la fois, étrange et étrangère -étrange parce que étrangère et étrangère
58
parce que étrange -elle est bonne et mauvaise, fascinante et répugnante, farouchement
La question se pose alors: comment, avec une mère elle-même plurielle et souffrante, privée de
toute attache et de toute tribu, et avec un père disparu, se constituer soi-même autrement qu’en tant
que déraciné ? Dans Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, Anne Cousseau précise : « Et
c’est autour de cette béance de la place du père, creuset du roman familial, que se structure la
représentation des liens familiaux, c’est de ce centre absent que découle la place de la mère et des
ceci ne semble pas possible sans l’opposition violente de la mère et de la fille, dépeinte dans chacun
des trois romans. Le rhizome familial devient incohésion, anarchie. Après tout, l’absence de centre
pourrait être synonyme d’une certaine liberté, de directions ouvertes ; mais le phénomène inverse
se produit et la famille se voit pulvérisée. L’écriture devient l’unique échappatoire du rhizome, car
plus personne ne sait comment remplir les fonctions qui lui incombent, et de cette incapacité à être
ce que les autres désirent et attendent découle une forme de repli sur soi, d’individualisme extrême
omniprésent, se caractérise donc par sa personnalité instable, mais aussi, paradoxalement, par sa
conduite anti-maternelle. D’ailleurs, Duras écrit souvent « la mère » et non pas « ma mère » : le
choix de l’article défini, souvent commenté, ou le rejet de l’adjectif possessif qui semblerait
pourtant plus naturel, montre bien le détachement qui dicte la relation de la fille à sa mère. Cette
dépossession entre tout à fait dans le cadre du déracinement, car la mère, pourtant ultime possibilité
matricielle, refuse de jouer son rôle. « Elle a dû rester à Saigon de 1939 à 1942, cette femme »
(38). Comment ne pas relever la résignation, l’indifférence triste, de la fille face à cette mère qui,
depuis toujours, lui refuse amour et dialogue, ainsi niant ses besoins d’enfant, puis sa féminité
59
propre? Le psychanalyste Michel David interprète d’ailleurs, dans L’amant de la Chine du Nord,
le combat désespéré de la mère contre les marées et les inondations comme une métaphore du rejet
du corps féminin naissant de la jeune fille ; je souscris à cette idée car elle évoque, de nouveau, la
l’inévitable (dans L’amant : « Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour »
Une scène liée à l’enfance revient de manière obsessionnelle dans chaque texte à forte
charge autobiographique, et révèle sous un autre angle le déplacement opéré par la mère
sur le lieu du père : il s’agit de cette scène où la mère bat son enfant. (…) Dans le cycle
indochinois, cette scène est toujours déclenchée par la prise de conscience brutale par la
mère des relations de sa fille avec un homme, bien qu’elle n’ait jamais la preuve de la
réalité des rapports sexuels : mais au fond peu lui importe, car c’est davantage l’idée que
Cette mère n’existe donc qu’à travers l’intangible, à travers ce qu’elle désire ou imagine sans
pouvoir l’obtenir (une terre cultivable) ou le vérifier (la vie sexuelle de sa fille). La profondeur
son échec, elle se montre violente. Son acharnement, aussi lunatique qu’inépuisable, finit par
détruire le lien logique et constitutif qui est censé l’unir à sa fille. Dans L’amant, Duras
confirme : « Mon fils avait deux ans quand nous nous sommes revues. C’était trop tard pour se
retrouver. Dès le premier regard on l’a compris. Il n’y avait plus rien à retrouver. Sauf avec le
fils aîné c’était fini pour tout le reste (38-39) ». En un sens, il me semble que sa vie, plus vouée à
l’imaginaire qu’au réel, préfigure la vie d’écrivaine de Marguerite Duras. Là où la mère a échoué
60
schéma psychosocial des plus classiques, dans lequel l’enfant surpasse ses parents, avec, parfois,
une volonté de revanche qui revient au parricide. Si l’on connaît la relation complexe du féminin
et du féminisme à la maternité, il faut en revanche comprendre en quoi cela intervient chez Duras
dans le contexte du déracinement. Selon Freud dans l’essai Totem et tabou, c’est ainsi que
l’individu névrosé satisfait sa pulsion de mort et cherche à s’établir en tant que non-héritier,
constituant lui-même son propre point de départ, et se débarrassant ainsi du fardeau des origines
et de la filiation, car les parents, autrefois idéalisés, se sont révélés décevants. Dans le cas de
Duras, plus qu’une déception, il s’agit d’une absence totale du père et d’un déni de la mère de sa
propre maternité, deux éclipses qui renvoient la jeune fille à un orphelinage étrange, incomplet.
On peut donc voir dans les trois romans du cycle indochinois un geste double et antithétique, car
ils contiennent simultanément le meurtre symbolique de la mère, forme de déracinement sans nul
l’écrivaine qui, en vieillissant, écrit sur elle-même et sur sa mère (voire les œuvres de Colette, de
Violette Leduc, d’Hélène Cixous et bien sûr, d’Annie Ernaux), et dont le désir d’autobiographie
participe d’un dialogue intergénérationnel sur le passé commun ainsi que sur l’avenir et la
finitude :
La mère se voit vieillir dans les yeux de sa propre fille et celle-ci pressent son propre
symbolique du vieillir dont les dimensions multiples seront à creuser dans une étude à
Sur Duras, Keilhauer précise : « Pour que la mère soit supportable, il faut qu’elle soit morte ou
endormie » (177). Cette conclusion, que j’admets volontiers, montre de nouveau le caractère
61
essentiellement manqué du rapport de Duras à la figure maternelle, car la mort et le sommeil sont
deux états dans lesquels aucun maternage n’est possible. Ajoutons, dans une perspective
psychanalytique, qu’à la suite de Lacan, certains analystes tels que Michèle Gastambide et Jean-
Pierre Lebrun, auteurs de l’ouvrage Oreste, face cachée d’Œdipe ?, s’intéressent depuis peu au
matricide en se demandant si l’enfant n’est pas « enfant seulement de la mère » (60). Le pouvoir
maternel sur le psychisme de son enfant, que nous comprenions déjà depuis Freud, est ici promu
Elle [Électre] porte le deuil de la toute-puissance de la mère ; d’une certaine façon, elle
est une figure de la tragédie humaine tout entière. En effet, les humains estiment cruels
leur finitude, leurs maux et leurs limites entrelacés à la jouissance de la vie. Ils rêvent a
une toute-puissance qui abolirait ce lien, et parfois ils se prennent à y croire, mais ils
Électre témoigne de cette ambivalence tragique quand, à l’égard de sa mère, elle fait
Sophocle et surtout chez Euripide, évoque le texte de Freud sur l’attitude de la petite fille
d’avant l’œdipe. Elle tente d’insuffler sa colère a son frère, elle l’incite à venger leur
père, sans grand succès d’ailleurs, comme s’il s’agissait, pour les poètes, de bien marquer
qu’elle seule, la femme, peut porter l’émotion, la violence des sentiments, et donc de
nous laisser entendre que, pour Oreste, il va s’agir d’autre chose. (65-66)
Il serait fort intéressant d’étudier les textes de Duras avec cette perspective novatrice,
particulièrement Un barrage contre le Pacifique, roman le plus violent de la trilogie à mon avis.
De par l’absence du père et la personnalité tenace et imposante de la mère, la jeune fille n’est-
62
elle pas en quelque sorte forcée à la matrophobie, et l’écrivaine au matricide littéraire, afin de se
Il faut donc aussi mentionner l’état problématique de la fratrie dans notre trilogie: d’abord, le
frère aîné, au comportement plus que douteux (qui inspirera le personnage de Joseph dans Un
barrage contre le Pacifique), force un sentiment d’antipathie en sa jeune sœur bien qu’il soit
Jeune il essaie de me vendre à des clients de la Coupole. C’est pour lui que ma
mère veut vivre encore, pour qu’il mange encore, qu’il dorme au chaud, qu’il
Violent, malhonnête, ce frère-là n’en n’est pas un. Comme la mère, il ne remplit aucunement sa
fonction de protecteur. Truand de bas étage, il met régulièrement en danger la famille déjà
fragile. Quant au petit frère, il occupe une place équivoque dans L’amant, car Duras choisit d’en
évoquer la mort davantage que la vie (ce qu’elle changera dans L’amant de la Chine du Nord :
là, elle décrira longuement l’adoration de la jeune fille pour ce frère, mais en incluant une scène
d’inceste entre les deux personnages, Duras ajoutera largement à l’ambiguïté du statut du jeune
garçon). Il demeure toutefois l’incarnation du bien, mais avec sa mort inattendue, Duras conclut
Tout s’est terminé ce jour-là. Je ne lui ai plus jamais posé de questions sur notre enfance,
sur elle. Elle est morte pour moi de la mort de mon petit frère. De même que mon frère
aîné. Je n’ai pas supporté l’horreur qu’ils m’ont inspirée tout à coup. Ils ne m’importent
63
Pour Duras, il faut donc fuir la famille trop instable, et il ne faut même pas en désirer la
mémoire (idée contradictoire bien sûr, puisque l’écrivaine passera sa vie à se souvenir dans
l’écriture). Par définition, la famille, et peut-être surtout la mère, ne devrait pas être synonyme
d’étrangeté, au contraire puisqu’on « vient » d’eux et surtout d’elle, et puisque le sang lie ; or,
dans Un barrage contre le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord, Duras dépeint
d’échanger. Chaque membre de la famille demeure isolé et silencieux, car toute communication
Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Tout reste, muet, loin.
C’est une famille en pierre, pétrifiée sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de
nous tuer, de tuer. Non seulement on ne se parle pas mais on ne se regarde pas. (69)
Et même avec les autres, la parole, extenuée, ne survit pas : « De tout cela nous ne disions rien à
l’extérieur, nous avions appris à nous taire sur le principal de nos vies, la misère. Et puis sur tout
le reste aussi » (75). Jean-Philippe Pettinotto, dans Marguerite Duras : L’écriture comme un
où la communication est impossible est un point d’arrivée autant que de départ pour notre
romancière. En effet, elle ne saurait s’arrêter à cette conclusion dialectique qui voudrait
qu’au roman de la crise réponde une crise du roman. Partant du constat que le monde, les
êtres, les sentiments, les choses ne peuvent être formulés autrement que par un nouveau
langage, Marguerite Duras postule que c’est en remontant des effets à la cause de chaque
64
Finalement, la solitude et l’impossibilité d’enracinement apparaissent comme les uniques
points de convergence entre la jeune fille, sa mère et ses frères, mais ces ressemblances
condamnent, par leur nature clivante, à ne pouvoir se rejoindre. On le voit bien, la parenté dans
ces trois textes ne garantit pas le moindre ancrage. Au contraire, c’est la famille même qui se
charge d’organiser le déracinement. Par l’espace négatif qu’il installe, par le manque qu’il
déracinée : la mère par son propre nomadisme et par la rareté irrationnelle de son amour, le père
par son absence totale, le frère aîné par sa conduite alarmante qui compromet sans cesse le reste
de la famille, et le petit frère dans sa mort tragique. Dans ce contexte, on comprend pourquoi la
Chinois, plus âgé, troublant substitut de figure paternelle (dans L’amant : « C’était avec son
enfant qu’il faisait l’amour chaque soir » [122]. On comprend aussi ce qui l’amène à formuler
aussi clairement son désir d’écriture, et ce depuis son plus jeune âge :
Je suis encore dans cette famille, c’est là que j’habite à l’exclusion de tout autre
lieu. C’est dans son aridité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le
Et la mère, en n’accordant aucune crédibilité à ce projet, tente une énième fois d’atrophier le
discours ; mais ce mutisme, si bien installé qu’il fût, connaîtra une fin irrémédiable et toute
programmée dans l’écriture abondante de Marguerite Duras. La déracinée que l’on a voulu faire
65
Dans cette partie, j’explore toujours le rapport de la famille au déracinement chez Duras, mais
cette fois dans ses romans moins autobiographiques. J’ai sélectionné deux textes emblématiques
du traitement de cette question: Les petits chevaux de Tarquinia et Dix heures et demie du soir
en été. Tous deux rendent compte de l’instabilité essentielle de la famille, et surtout de la mère,
Les petits chevaux de Tarquinia, publié en 1953, est le récit des vacances en Italie d’un
groupe d’amis. La chaleur les étouffe et ne cesse d’être mentionnée (dès l’incipit, qui annonce la
déconvenue de ces vacances qui n’en sont pas : « La chaleur était là, égale à elle-même. Il fallait
toujours quelques secondes chaque matin pour se souvenir qu’on était là pour passer des
vacances » [7]). Entre les cinq membres du groupe, Sara, Jacques, Ludi, Gina et Diana, la tension
n’a de cesse de se manifester, qu’il s’agisse d’amour ou d’amitié. Près d’eux, dans la petite ville
de montagne qui surplombe la station balnéaire où ils séjournent, un autre drame se déroule : un
jeune démineur a été tué, son corps déchiqueté lors de l’explosion de la mine locale. Ses parents,
âgés, ont réuni les restes de leur enfant et les ont mis dans une petite caisse à savon qu’ils gardent
près d’eux. Ils refusent de quitter les lieux, et surtout, refusent de signer la déclaration de décès
de leur fils. L’atmosphère suffocante rend chacun apathique et la réalité semble voilée par le
soleil écrasant. Seul un personnage semble échapper à la torpeur et à la tragédie : la bonne, celle
qui accompagne Sara et prend soin de son enfant. Pleine de remarques insolentes et quasi-
vaudevillesque, la bonne résiste comme par miracle à la torpeur générale, et profite de sa vie
désir de chacun (on veut le connaître, emprunter son bateau), mais en particulier celui, érotique,
de Sara ; entre eux commence, très vite, une relation amoureuse adultère, car Sara est avec
Jacques, le père de son enfant. Pour moi, il s’agit là d’un des plus beaux romans de Duras, dans
66
lequel, alors qu’elle n’est qu’au début de sa carrière d’écrivaine, on peut déjà observer sa parfaite
maîtrise de l’écriture : théâtral, poétique, ce texte est tellement « tout » qu’il en devient
irrespirable, à l’image de l’atmosphère accablante de l’été italien. Duras compose ici un cycle
vivent les personnages dont les hantises se matérialisent par les déformations qu’ils
projettent sur l’univers physique qui les entoure, notamment les transformations du soleil,
ambigües. (373)
Pour ma part, au lieu d’en livrer une analyse générale, je montrerai que deux familles, par un jeu
suivis de leur enfant et de leur bonne, et en second plan, celle des deux vieux et de leur fils mort
En effet, c’est dans la relation parent-enfant tel que le roman la met en question que je vois se
sens, les deux enfants du roman ne forment qu’un seul et même individu dont la mortalité
constitue l’attribut prédominant. Le petit garçon de Sara et Jacques, s’il est bien vivant, côtoie
sans cesse le danger (ou ce que Sara perçoit comme tel), et une menace perpétuelle semble
planer sur son existence fragile : l’excès de chaleur, l’étouffement, la noyade, la faim, ou se faire
battre par la bonne. Comme bien d’autres personnages d’enfants chez Duras, il n’a pas de
prénom et n’est pas décrit. Au demeurant, sa présence se distingue davantage par sa latence que
67
par sa vitalité : il prend peu part au dialogue, même si l’on parle souvent de lui, et bien que Sara
aie de l’affection pour lui et se sente profondément mère, il fait aussi figure de parasite.
non seulement l’amour sexuel mais également la relation parent-enfant » (370). Fantomatique,
on se préoccupe de son sort de manière mécanique, parce qu’il le faut, et l’on privilégie ses
besoins vitaux plus que son affect. La bonne, supposée se substituer à la mère, échoue sans
conquête amoureuse, constituant ainsi l’élément perturbateur initial de sa liaison avec l’homme :
-Je ne sais pas, dit Sara. Elle le lui confia avec un sourire : depuis la minute où il est né je
Il la regarda de la même façon que tout à l’heure à l’hôtel et Sara baissa les yeux.
-Oh ! oui. Quand vous le regardez, tout de suite. C’est même un peu… un peu difficile à
supporter. (28)
À travers lui, se vérifie la difficulté d’assouvir son désir et d’être véritablement soi-même. Avec
Les petits chevaux de Tarquinia, Duras met en scène le vide et l’impossible existentiel ; ce qui
pourrait arriver (la mort de l’enfant, synonyme de liberté et de délivrance mais aussi de désastre,
l’histoire d’amour avec l’homme étranger, réalisation d’un fantasme et d’un dépassement des
interdits) n’arrive tout simplement jamais. La passivité des personnages écrase le texte et rend la
dramatique ; au lieu de cela, il se trouve confronté aux répétitions (certaines phrases se voient
68
réitérées, notamment sur la chaleur, comme un refrain lancinant et insupportable) et aux
conversations stériles. Bernard Alazet, dans Le Navire Night : écrire l’effacement, précise : « Le
récit durassien semble lui aussi mettre en jeu cette possibilité de lui-même, cette évanescence qui
parlerait de lui dans le mouvement même de sa mort » (104). Cette idée d’un récit poussif,
avorté, qui envisage tout possible comme impossible fonctionne parfaitement pour Les petits
récit stagne, comme oppressé, et le petit garçon incarne à lui seul les sentiments d’inertie et de
fatalisme dont regorge le roman. Alors, l’enfance n’est plus une promesse : c’est une tragédie.
Je considère donc le jeune homme décédé dans la mine comme le double de ce petit garçon.
Le procédé de mise en abîme, tel qu’André Gide le mit en évidence au début du vingtième siècle,
se déploie selon un régime d’essence spéculaire, comme c’est ici le cas : le danger qui entoure le
petit se voit matérialisé dans le spectre disloqué du mineur, duquel on ne connaît rien sauf
l’horreur absolue de sa mort. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, comme souvent chez Duras,
l’impuissance des parents à protéger leurs enfants est donnée comme une évidence qui ne mérite
même pas d’être questionnée. Les parents du jeune homme, assis près de la caisse qui contient
les restes de sa dépouille, ne disposent pas non plus d’identités propres : « Les vieux venaient de
la montagne, de l’autre côté de la plaine. Personne ne les connaissait. Leur fils non plus,
personne ne le connaissait. Il était venu du Nord, tout en déminant, et il n’était pas encore arrivé
au village lorsqu’il avait sauté sur la mine » (37). Nous ne saurons pas leurs noms. La vieille
femme, en particulier, ne participe pas aux dialogues, bien que l’on parle beaucoup d’elle, voire
que l’on parle en son nom. Après tout, de tous les personnages du roman, elle est la seule (avec
son mari, mais Duras se focalise davantage sur la vieille) à qui il arrive quelque chose de
69
tragique et de proprement romanesque, mais elle ne dit rien. Elle fait l’expérience intolérable de
ce que Sara pressent, et sait déjà que l’affirmation identitaire aussi bien que la parole ne peuvent
rien face à la mort ; même la crise, qui, comme je l’ai montré, caractérise la cellule familiale
dans les textes du cycle indochinois, s’efface, perd sa raison d’être et s’incline, donnant victoire
au néant. En ce sens, Les petits chevaux de Tarquinia est un roman atypique au sein de l’œuvre
durassienne.
On voit en revanche que de ces deux familles, aucune ne se trouve chez elle. Sara et Jacques
sont des touristes venus de France ; quant aux deux vieux, ils ne viennent pas de loin mais ne
font aucunement partie de la petite communauté où leur fils a trouvé la mort. Pour chacun, ce
nouveau lieu révèle une menace contre laquelle ils sont impuissants : d’abord et surtout, la
chaleur écrasante, que Duras ne se lasse pas de rappeler, et ensuite, la mine. Alors, pourquoi
sont-ils venus dans cet endroit maudit, pourquoi se soumettre à ces vacances pénibles ? Les
vieux n’ont pas eu le choix, mais Sara et Jacques, si. Le geste semble absurde, et la notion de
Sous le soleil, les caractères s’ouvraient et se faisaient voir. Chacun avait un avis sur la
nature des vacances. Quelques-uns ne croyaient pas à leur nécessité dans l’existence.
D’autres les trouvaient indispensables. Les villes fatiguent les nerfs des hommes. Là-
dessus tout le monde était d’accord : l’existence était universellement dure. Il fut question
des villes respectives où l’on passait cette existence, de celles où on aurait aimé la passer,
des capitales, des villes de province, des grandes villes internationales, de leurs différents
mérites et de leurs inconvénients. Chacun parla de sa ville avec une évidente nostalgie, un
70
Le chez-soi, plus sûr et moins chaud, rassure. Quant au jeune homme, il est en quelque sorte
mort d’avoir quitté son village natal. Dans ce roman profondément noir, le déracinement même
dans sa forme la plus légère (le tourisme) n’offre qu’une perspective de danger et de perte des
repères. Si le récit viatique traditionnel du vingtième siècle tel que je l’ai décrit dans mon
est rien avec Les petits chevaux de Tarquinia : Sara, le personnage central, ne peut se résoudre à
déranger l’ordre des choses. La maternité et le mariage lui pèsent et elle rêve de liberté, mais fait
contraignante lui semblent meilleures que le changement, qui demanderait efforts et sacrifices, et
qui se révèle encore plus anxiogène. De ce point de vue, le déracinement s’avère improductif, et
psychiquement, Sara stagne, incapable de s’ouvrir à ses propres désirs. Seule l’image mortifère
et extrêmement violente que lui renvoient les deux vieux et leur fils disparu compte ici :
là, le déracinement fonctionne comme une double révélation : celle de la mise à mort de l’enfant
de Sara, et peut-être de tous les enfants (n’oublions pas que Duras a accouché d’un enfant mort-
né, dans les années quarante, et que ce traumatisme ne l’a jamais quittée), mais aussi du moi
Duras publie Dix heures et demie du soir en été en 1960. Là encore, il s’agit de vacances
d’été, mais cette fois, nous voici en Espagne, sur la route, avec quatre personnages : un couple,
Pierre et Maria, leur petite fille, Judith, et leur amie, Claire. Sur le chemin de Madrid, ils
s’arrêtent dans un petit village et apprennent qu’un meurtre vient d’y être commis : un homme,
Rodrigo Paestra, aurait assassiné sa femme et son amant, puis pris la fuite. On le cherche partout
dans le village. L’orage violent qui se déclare oblige les personnages à passer la nuit à l’hôtel
71
local, pourtant déjà bondé. Le triangle amoureux qui unit Pierre, Maria et Claire transparaît au
cours de cette nuit tourmentée : alors que Pierre et Maria se désirent moins, ce dernier convoite
Claire qui l’aime aussi, et Maria le sait. Tandis que leur passion se fait de plus en plus visible,
elle boit, comme pour oublier. Ne parvenant pas à s’endormir, elle aperçoit sur les toits la
silhouette de Rodrigo Paestra. Elle le suivra, le rencontrera, et enfin, lui proposera de l’aider à
fuir l’Espagne. Il accepte, mais se suicide et Maria le trouve mort dans la campagne lorsqu’elle
vient le chercher, le lendemain. Ce roman, qui fut plus tard adapté au cinéma et au théâtre, a
beaucoup en commun avec Les petits chevaux de Tarquinia : les thèmes de la chaleur écrasante,
protagonistes, une enfant fait figure de clef de voûte, et lie inextricablement les adultes entre eux.
Maria, l’héroïne, veut désespérément sauver le mystérieux Rodrigo Paestra et l’idée qu’elle
pourrait changer le cours de sa vie l’obsède. C’est l’échec, bien entendu, mais la nuit passée à
s’étourdir de cette quête et de cette éventualité irrationnelle ne laisse pas Maria indemne. Par le
jeu des identifications, il semblerait que le meurtre de la jeune femme de Paestra et de son amant
soit aussi celui, implicite et figuratif, du couple de Maria et de Pierre, commis par Claire, ou
celui de Claire et de Pierre, commis par Maria. Toutefois, et comme souvent chez Duras,
son mariage ainsi que l’évidence de sa propre finitude, le roman n’offre aucun dénouement ; au
contraire, Duras s’applique à laisser macérer ses personnages dans leur problématique. La
dernière phrase du roman suggère une stagnation et une passivité totales : « Dans la salle, parmi
les autres, entassés comme les autres, Maria, Claire et Pierre regardent ce danseur » (150).
72
The haunting cry of the assassin’s name has a special impact on Maria. This woman,
embarked on her husband’s vacation, not her own, this wife, whose friend and spouse
have fallen in love with each other, feels, suspects and ultimately knows that for her, like
conclusion. For she, like him, is being pursued: the others’ desire had reached out to her
during the all-day drive, and accompanies her now, in the bars where she seeks refuge, in
the streets on the way to the hotel, in the dining room and at the table where she eats and
drinks with them. It is no longer possible to ignore the lovers’ uncontrolled, mute but
visible and authoritative sexual attraction; and Maria has no recourse but to recognize it,
to submit to it, and to accept it with humility and with freedom from personal rancor with
Très intéressante, l’étude de Cismaru sur ce texte explore le fatalisme et la servilité féminins qui
consistent à accepter les circonstances tout en fantasmant sur une existence alternative. En
revanche, j’insisterai sur le fait que si Maria choisit d’accepter son sort de femme trompée, la
manière dont la trahison se révèle, ou le point culminant de ce dessillement, le moment exact qui
marque la fin de l’espérance et du déni, doit être mise en évidence. Instant profondément
cinématographique, réminiscence shakespearienne, c’est dans la nuit, alors que l’électricité a été
coupée par l’orage, que Maria entraperçoit de son balcon ce qu’elle soupçonnait déjà :
Ça doit être la première fois qu’ils s’embrassent. Maria éteint sa cigarette. Elle les voit se
détacher de toute leur hauteur sur le ciel en marche. Tandis qu’il l’embrasse, les mains de
Pierre sont sur les seins de Claire. Sans doute se parlent-ils. Mais très bas. Ils doivent se
dire les premiers mots de l’amour. Ils leur montent aux lèvres, entre deux baisers,
73
En plus de la chaleur et des intempéries, le monde physique de Dix heures et demie du soir en été
est dominé par l’obscurité, du moins dans la première partie du roman ; paradoxalement, c’est
lorsqu’il fait nuit que Maria voit enfin clairement, et comme pour Les petits chevaux de
Tarquinia, j’interprète cette révélation venue du noir comme une métaphore de l’intuition et de
l’inconscient. Duras aurait pu fournir un historique de son intrigue, nous expliquer comment les
personnages en sont arrivés à ce point de non-retour, mais n’en fait rien : seul compte l’instant.
L’écriture elliptique, qui peut parfois frustrer le lecteur, a l’avantage de supporter tous les
possibles. L’affreux pressentiment que Maria garde enfoui au fond d’elle a besoin de la spatio-
déracinement, là encore pris dans son aspect a priori le plus léger, aura été nécessaire à
dans un mouvement cette fois peut-être plus leibnizien que freudien ; je songe ici à la théorie des
« petites perceptions » élaborée par Leibniz dans Les nouveaux essais sur l’entendement humain,
une de ses œuvres majeures, qui envisage, d’après le modèle mathématique du calcul
perceptions trop subtiles pour être prises en compte par le psychisme. Cette idée me semble
particulièrement pertinente dans le cas de Dix heures et demie du soir en été car elle soulève la
présentent, la plupart du temps, les symptômes douloureux de cette dissonance (c’est le cas de
Sara, de Lol V. Stein ou d’Anne-Marie Stretter), mais je crois que Maria y fait exception, du
moins l’espace d’un instant nocturne. Au cours de cette nuit de tempête, elle parvient au
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synchronisme du conscient et de l’inconscient. Ce que Duras présente d’habitude comme
impossible et cause de grande souffrance, voire de déséquilibre psychique (Sara, comme nous
l’avons vu plus tôt, se définit elle-même comme folle ; Lol est vue comme pathologiquement
aliénée par son entourage ; Anne-Marie Stretter se caractérise par son extrême fragilité
émotionnelle), se voit pour une fois résolu. Néanmoins, cette prouesse, cette harmonie
inhabituelle, se révèle stérile et absurde, car Maria n’en fera rien. L’épiphanie ne produit pas de
résultat véritable. La poursuite de Rodrigo Paestra est exclusivement motivée par l’imaginaire de
Maria. Selon Alain Vircondelet dans Marguerite Duras ou le temps de détruire, « Tous les
personnages vivent dans l’attente : attente de l’espoir, attente de l’amour, attente d’un choix
étranger qui les sortira de leur déréliction » (27). Cette déclaration fait sens pour Dix heures et
demie en été, mais je crois que l’imagination et le fantasme y jouent des rôles encore plus
prépondérants que l’attente. Comme Sara, Maria vit une existence somme toute terne et
médiocre, mais elle n’est pas dépourvue de vie psychique. Intérieurement, elle est loin d’être
apathique ; c’est lorsqu’il faudrait agir (je dis « faudrait », selon les expectations traditionnelles
bouleversement dans la vie d’un personnage) qu’elle s’engourdit. La perte des repères,
d’une vie meilleure, mais ne rend pas possible l’action véritable. La nuit avec Rodrigo Paestra,
on le comprend vite, est traitée comme un non-évènement : Pierre et Claire y croient à peine,
n’en admettent pas les raisons, et Maria demeure seule avec cette expérience qui, au matin, est
réduite au néant par le suicide du jeune homme et l’incrédulité de ses propres compagnons. Dans
ce contexte qui évolue vers la solitude et l’impuissance, Maria peut être finalement considérée
comme une protagoniste tout à fait typique du roman durassien. Au postulat leibnizien du petit à
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petit répond l’esthétique durassienne de l’éternel incomplet, typique non seulement de Duras
mais aussi du registre viatique et du déracinement qui ne laissent jamais l’entier subsister.
Plus qu’une mise en abîme, je pense que Duras instaure ici un schéma narratif sophistiqué,
dans lequel l’héroïne se voit entraînée dans une forme supplémentaire de fiction : son mari lui
ment, son amie prétend n’avoir rien à cacher, et tous deux tissent les éléments d’une réalité extra-
fictionnelle, ajoutant ainsi à l’intrigue une couche qui ne concerne que Maria (comme si elle
errait, avant la révélation, dans deux récits à la fois, doublement solitaire). En littérature comme
dans la vie, le mensonge isole celui ou celle à qui la vérité est dissimulée ; d’un point de vue
mots et donc de l’écriture. On remarque que dans le cas présent, les deux amants ne confessent
rien. Acteurs, ils jouent tranquillement le jeu de la trahison. Cependant, avant même d’en obtenir
une preuve visuelle, Maria sent la tension érotique qui agite Pierre et Claire. Elle les voit même
main dans la main, subrepticement, à l’hôtel, dès la neuvième page du texte, mais ne réagit pas :
« Ils n’ont pas vu Maria. C’est alors qu’elle a découvert leurs mains se tenant l’une l’autre avec
décence, le long de leurs corps rapprochés. Il était tôt. On pouvait penser que le soir était arrivé,
mais c’était l’orage qui obscurcissait le ciel » (19). Duras ne fournit aucune explication,
l’intériorité de Maria, et cette dernière ne livre que très peu ses pensées et émotions lors des
narrateur omniscient met en évidence leurs fautes), Maria effectue une lecture juste de ses
circonstances, mais cette clarté ne lui apporte rien. Lorsque finalement, la nuit l’éclaire et
lorsqu’aucun doute ne peut plus subsister, Maria est tentée non de se révolter mais de s’emparer
du récit dont les deux mystificateurs ont voulu la nourrir pour enfin créer sa propre histoire :
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celle qui commencerait avec le sauvetage dramatique de celui qu’elle voit désormais comme son
alter ego, Rodrigo Paestra, et avec cette aventure palpitante, elle envisage une vie nouvelle pour
lui et, on le devine, pour elle, car là, tout a changé depuis qu’elle sait (« Il ne reste d’elle que le
souvenir frais, mûri à l’instant, en pleine floraison, de ce qu’elle fut » [79-80]). Il faut cependant
pourra pas remanier ses circonstances. La question du « mensonge à soi », pour reprendre
intéressante ici ; certes, on ne sait pas si Maria a pu se mentir à elle-même, ou depuis combien de
temps et pourquoi, mais puisque la vision des deux amants se tenant la main puis s’embrassant
sur le balcon fait office de révélation mais pas de choc, ni même de surprise, on peut supposer
que Maria savait ou du moins pressentait les choses, comme je l’ai montré dans le paragraphe
précèdent. La décision de partir en vacances avec Pierre et Claire ne peut par conséquent que
surprendre. Pour moi, Maria se ment, refuse les évidences, jusqu’à cette nuit ; je vois donc à
deux fictions au lieu d’une, une figure romanesque bien plus complexe qu’il n’apparaît. Toujours
selon Derrida, « À mentir on ne s’adresserait qu’à autrui (car on ne ment qu’à l’autre, on ne peut
pas se mentir a soi-même, sinon à soi-même comme à un autre) » (23). Partant de ce principe,
Maria s’avère décidément comme pleine de duplicité, partagée entre espoir et désespoir, mais
aussi entre deux avenues diégétiques et morales. De cette division dépend l’intrigue toute entière.
L’idée célèbre de Samuel Taylor Coleridge, « the willing suspension of disbelief », s’applique
alors non seulement au lecteur de Dix heures et demie en été, mais aussi à son héroïne qui adopte
une attitude mentale de déni ou d’accablement afin d’accepter une réalité qu’elle sait fausse (son
couple), s’abandonnant ainsi aux menteurs qu’elle rend tout-puissants. Ceci implique un
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glissement fictionnel duquel le personnage principal est l’otage : prisonnière du récit que lui
narrent Pierre et Claire, Maria participe de deux fictions, en comprend les structures, mais
demeure passive et se soumet à ses bourreaux. Malgré l’énergie qu’elle déploie pour trouver
Rodrigo Paestra en cette nuit alcoolisée, Maria reste faible et neutre. Je la considère donc comme
profondément déracinée car déchirée entre deux visions antithétiques d’elle-même, de son couple
et de sa vie, et sachant qu’aucune de ces visions ne se révèle satisfaisante, c’est le socle même du
personnage qui ne parvient à s’enraciner en rien et qui demeure privé de tout. L’histoire qu’elle
tente en vain de modifier ou de réécrire, à mi-chemin entre le roman policier exaltant et le roman
sentimental le plus banal (après tout, on retrouve souvent chez Duras les thèmes et schémas
narratifs du roman sentimental traditionnel, et c’est bien le cas ici avec le triangle amoureux), ne
parvient jamais à éclore. Il est donc question ici, en plus du déracinement psychologique, de
déracinement narratologique.
Dans Les petits chevaux de Tarquinia comme dans Dix heures et demie du soir en été, la
figure de la mère de famille se réclame avant tout de sa dimension pathétique et inactive. Sara et
Maria m’apparaissent comme symboliquement castrées. Une courte parenthèse s’impose ici :
notons que certains critiques ont évoqué l’idée d’un « bovarysme » durassien, et si cela ne me
choque pas, il me semble tout de même que le traitement de l’intériorité de ses personnages par
Duras est bien trop abstrait pour correspondre à la façon de Flaubert, hyper précise et faisant
d’Emma Bovary une femme que je décrirais comme parfaitement, excessivement enracinée en
son propre affect ainsi qu’en la dimension matérielle de son existence. Emma, qu’on ait envie de
la juger ou pas, paraît toujours compréhensible (ce qui ne retire rien à la complexité du roman) ;
certes, sa logique lui appartient, mais le lecteur y a bien accès. Sara et Maria ont des
comportements contradictoires que Duras ne justifie pas, car pour elle, l’auteure n’est ni obligée
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de légitimer son écriture, ni de se porter garante du quelconque raisonnement de ses personnages.
Bien que Sara et Maria entretiennent toutes deux une relation forte à leur propre maternité,
l’enfant est aussi représenté comme un obstacle (je ne l’ai pas encore mentionné, mais si Maria
abandonne Paestra dans un champ en lui promettant de revenir le lendemain matin, c’est
uniquement pour retourner à sa fille ; elle aurait préféré rester auprès de lui) au nouveau départ
existentiel dont chacune n’a de cesse de rêver. Ce désir d’un moi libre s’avère mortifère dans les
deux cas, et le fantasme se voit avorté. La conscience du manque et la conscience des contraintes
du réel et des normes sociales et familiales ne sont pas réconciliables. Le malaise métaphysique
qui traverse les deux textes me semble d’ailleurs prendre la forme d’un dialogue avec l’œuvre
d’Albert Camus, qui elle aussi traite du déracinement et plus précisément de l’exil : comme
Camus, Duras expose un univers sans Dieu et sans grande puissance humaine. Tous deux, alors
que le vingtième siècle marque l’avènement de l’anti-héros littéraire, présentent des figures
énigmatiques, sans véritable volonté propre, soumis aux obligations sociales et incapables de les
renverser. Il existe de nombreuses études comparatives sur Camus et Duras (en particulier sur
davantage ; en revanche, je crois qu’un principe essentiel sépare leurs deux perspectives, car à
mes yeux, l’univers durassien n’est pas absurde, contrairement à celui de Camus. Chez Duras,
l’anti-héroïne, toujours en mouvement, évolue dans un monde qui n’a de cesse de lui offrir
diverses échappatoires. Sara aurait pu décider de quitter Jacques pour son amant, ou de les
quitter tous les deux ; Maria aurait pu confronter Pierre à ses mensonges, se défaire de l’amitié
étouffe, brûle, dans Les petits chevaux de Tarquinia comme dans Dix heures et demie du soir en
79
été, mais elle est loin d’un enfer sans choix et ouvertures, ou d’un monde éteint comme chez
Camus. Le fait même de la migrance et du viatique engendre une myriade de possibles chez
Duras, que les personnages contemplent mais dont, inertes, elles ne font rien, ce qui les
rapproche évidemment du Meursault de Camus ; en revanche, lui se persuade que seules deux
options lui sont permises (tuer ou être tué) et il effectue un réel choix. Dans les deux cas, il en
mourra, tandis que les femmes de Duras survivent, notamment à travers leur rôle de mère auquel
agit comme une révélation de l’incapacité féminine à l’action dans l’œuvre de Duras. Dans La
vie matérielle, cette dernière explique : « Ce que j’ai dit, c’est que toutes les femmes de mes
livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire, d’un certain oubli d’elles-
mêmes. Elles ont toutes les yeux clairs. Elles sont toutes imprudentes, imprévoyantes. Toutes,
elles font le malheur de leur vie » (36). Le déplacement garantit découvertes et alternatives
inédites, mais la femme durassienne se voit constamment empêchée. Si la maternité compte pour
elle plus que tout, elle ne la sauve de rien, et Duras n’est pas claire sur ce sujet: la maternité est-
elle un fardeau, ou, en dépit de son immense complexité, l’unique amour absolu ? Quoi qu’il en
soit, à la question spivakienne de la parole du subalterne, Duras propose une réponse des plus
pessimistes. La femme durassienne n’agit pas sur son milieu, mais au contraire laisse son milieu
la définir ; son désir est sans force et ne crée pas d’énergie influente. Vide bien qu’avide, elle
accepte de se faire fantoche. Le déracinement, ici avant tout de nature ontologique, est synonyme
d’une perte de soi et d’une soumission à cette perte, dont l’environnement, avec tout ce qu’il
Duras, le personnage est moins important que le rôle actantiel qu’il occupe, moins important que
80
sa place dans le récit, dans l’histoire. N’importe qui peut prendre sa place par glissement, ce qui
serait une excellente définition de la famille » (80). Il est vrai que Sara et Maria se ressemblent
tant qu’elles semblent pratiquement interchangeables, et cette remarque met encore davantage en
évidence la détermination et la vitalité qui leur font défaut (pensons aussi à Claire Lannes dans
L’amante anglaise, et à Claire dans Dix heures et demie du soir en été, évidentes doubles, non
seulement par leurs prénoms, mais aussi par l’étrange triangle qui caractérise leurs deux vies et le
thème du meurtre). Alors, miroirs, certes, mais de quoi, de qui ? Absences, plutôt : si j’ai parlé de
déracinement narratologique pour Dix heures et demie du soir en été, je mentionnerai ici un
déracinement total, envahissant le contenu comme la forme, n’épargnant pas le moindre pli de la
fabrique romanesque, avec des personnages non seulement incapables de s’enraciner en elles-
mêmes et dans le monde qu’elles espèrent, mais aussi dans les romans dont elles sont les
niveau, il n’empêche plus, il permet. Christiane Blot-Labarrère, dans Marguerite Duras, résume
magnifiquement le jeu des échos qui traverse l’œuvre de Duras, car tout y est possibles
mutations, fluidité, et il s’agit là de l’ultime périple littéraire, tel qu’aucun autre auteur n’a su
l’écrire :
Ses textes ne sauraient être figés en concepts, ni même rassemblés en une somme close.
Ils constituent une œuvre ouverte, jamais suspendue dans le silence sinon provisoire.
Tout livre s’écoule et se coule dans un autre livre, s’interrompt, reprend au risque de
s’abolir dans le flux et le reflux des sens, avec une régularité de marée. L’amour et
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corps reste mêlé à la chair du monde. Ils sont ainsi naturellement amenés à conspirer avec
l’utopie. (109)
Lors d’un entretien avec Denise Bourdet, Marguerite Duras confie: « Quand j’ai imaginé un
lieu, une maison, ils restent en moi indestructibles. (…) J’ai besoin de trouver une situation
physique avant une situation psychologique » (68). Nombre de ses romans contiennent un
témoignage direct de cet attachement viscéral au lieu, car dès l’incipit, ils présentent un espace
particulier : c’est le cas, comme nous l’avons vu, dans Les petits chevaux de Tarquinia (en
Italie), dans Dix heures et demie du soir en été (en Espagne), dans Le ravissement de Lol V. Stein
(à S. Tahla, puis à T. Beach), dans Les impudents (au septième étage d’un immeuble de Sèvres),
ou encore dans Le square (dans un square parisien), et je pourrais continuer cette liste. Duras
affectionne aussi les titres à évocation géographique : tel est le cas avec des textes comme
Hiroshima mon amour, Le marin de Gibraltar, Véra Baxter ou les Plages de l’Atlantique,
L’homme atlantique, La pute de la côte normande, Les viaducs de la Seine-et-Oise ou bien des
films comme La femme du Gange, India Song ou Son nom de Venise dans Calcutta désert. Quant
l’Indochine, plus qu’une toile de fond exotique, une terre de malheur ou un sujet de discussion
politique, un personnage clef, et l’on sait que Marguerite Duras a toujours considéré l’Indochine
comme son pays natal. L’ouvrage de Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, confirme, à
travers une collection d’entrevues avec l’écrivaine, l’existence d’une méthode durassienne qui
consiste à s’attacher à un espace et à une atmosphère avant de formuler une intrigue. Autrement
dit, l’idée de lieu précède l’idée de roman tout en la constituant. Cette approche soude espaces,
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l’espace, mais il faut noter qu’en ce qui concerne l’œuvre de Duras, cette analyse a été faite tant
de fois que j’ai préféré jusqu’ici m’en distancier quelque peu. D’ailleurs, je ne considère
aucunement que le déracinement chez Duras se problématise autour de l’espace ; comme je l’ai
montré dans ce chapitre, il s’agit plutôt d’un déracinement de nature psychique, qui contamine la
forme de l’œuvre dans son ensemble et donne naissance aux doubles, échos et revenants qui
de faire part de ces réflexions en premier chef. Par ailleurs, la notion d’espace en littérature est
elle-même complexe, et ne cesse de faire l’objet de nombreux travaux. Parmi les théories
majeures qui nous sont utiles, nous comptons celle de Gérard Genette dans Figures II, pour qui
l’espace est une structure essentielle de toute mise en discours, bien que la temporalité, qu’il
explore dans Figures III, constitue la véritable essence du roman. Dans la lignée des études
postcoloniales, l’espace littéraire est considéré comme avant tout géographique, culturellement
singulier, et vu dans son rapport à l’ancienne colonie ; notons que je choisis de ne pas développer
cette notion en dépit de sa valeur car les études durassiennes de type « L’Orient, cet autre qui
n’en est pas un » (je paraphrase ou invente ce titre car il me semble avoir lu cet argument
maintes et maintes fois) abondent. En outre, j’ai fourni mon analyse du rapport de Duras à
l’Indochine au début de ce chapitre. J’ai aussi déjà évoqué l’idée de « Third Space », développée
par Homi Bhabha, qui met en évidence l’entre-deux et l’hybridité, mais il faut noter que cet
espace est avant tout symbolique ; je le mettrai donc en corrélation avec le concept d’hétérotopie
tel que le présenta Michel Foucault dans Les mots et les choses et surtout dans sa conférence
intitulée Des espaces autres. Mais définissons d’abord ce qu’est une hétérotopie selon Foucault :
83
il s’agit d’un lieu, d’un espace concret, dans lequel se trouve l’utopie, et dont l’existence a pour
but de mettre l’individu à l’écart, de son plein gré ou non. L’hétérotopie est par excellence
rapport direct avec l’œuvre de Duras, qui regorge de lieux décalés, comme hors du monde: une
cabane d’enfant (La pluie d’été), un hôpital (La douleur et La maladie de la mort, si l’on
À un niveau purement narratologique, Duras prend toujours soin d’installer sa mise en scène
dans un lieu soit réel et précis, soit facilement imaginable. Parmi les lieux récurrents, on trouve
la plage, la station balnéaire, la forêt, la chambre à coucher. Les romans du cycle indochinois,
eux, traduisent une obsession particulière pour des espaces à la fois fermés et mobiles : la
voiture, le navire, ou même encore la chambre, théâtre changeant qui, de la chambre de jeunes
filles à la pension, devient la garçonnière de l’amant, ainsi que la région de Saigon et la rizière,
survit avec peine. D’une manière générale, et avec l’exception des personnages de L’amant,
L’amant de la Chine du Nord, Un barrage contre le Pacifique et La pluie d’été, il me semble que
chacun des lieux que je viens d’évoquer possède infiniment plus de caractère et de physicalité
que la majorité des personnages durassiens. Si Duras ne bascule jamais dans le descriptif, elle
s’attache cependant à écrire les couleurs, les intempéries et les atmosphères. Il serait bien
entendu difficile de contredire Genette sur la nécessité de l’espace narratif, mais il faut ajouter
que chez Duras, celui-ci annonce et conditionne l’impuissance fondamentale des êtres. Les codes
de l’intériorité passent d’abord par l’extérieur, comme si, sans cette manifestation du moi dans le
lieu, celui-ci serait encore davantage insaisissable et tout à fait perdu, peut-être. La co-
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dépendance narrative légitimise cette poétique vague, fragmentaire, aux allures d’inachevé ; au
système narratif baîllant, tendu vers l’infini du possible de la prose, correspond un univers
mental lacunaire et amorphe, qui ne réfute pas le miracle de l’écriture mais signifie la douleur
d’être. Pour Duras, on ne sort pas, on ne s’échappe de nulle part, et surtout pas d’où on vient : la
femme d’Hiroshima mon amour n’est-elle pas prisonnière de Nevers ? Le frère et la sœur
d’Agatha, de la villa de leur enfance ? Francine de La vie tranquille, de la ferme familiale ? Peu
importe la position géographique, puisque seule compte la cartographie mentale des origines, et
on le voit, celle-ci se fige et enferme. Le personnage féminin de la pièce Agatha ne le sait que
trop : « Vous savez que le départ ne sera rien d’autre qu’un déplacement de la villa Agatha de
l’autre côté de la mer ou ailleurs. Non, le changement ne serait pas de partir. Je voudrais pouvoir
vous dire ce qu’il serait, je ne sais pas » (36). Le traumatisme paralyse, le déracinement enracine
dans le manque, et le lieu écrase l’identité. Pour le dire comme Alain Vircondelet :
L’espace est bordé par des murs, la forêt, le cimetière, les chantiers, la rizière. Et tout
autour, on sent la vie. Les grand large… la mer… Les grands espaces… Les larges
Cette analyse corrobore le cadre psychologique et psychanalytique sur lequel je me suis penchée
précédemment ; je crois qu’il convient alors de reconnaître à Duras le talent d’avoir su, bien
qu’on lui ait parfois reproché trop de simplicité syntaxiale, écrire en funambule, danser sur la
ligne mouvante d’un espace narratif peuplé de spectres, de corps indécis et errants qui jamais
n’avancent mais dont l’intériorité opaque, la poussée vers le possible, vaut toute l’attention
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Dans son ouvrage Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras, Susan D. Cohen
fait état de l’erreur qui consiste à vouloir opposer départs et arrivées, notamment dans L’amant :
It would be misleading to posit opposition between the two central images in L’Amant.
Although a river crossing is involved, which entails a passage to sexual initiation at once
symbolic and concrete, it signal no definitive departure from one place to another. One
must not neglect the fact that the rite of passage takes place on a ferry, which, rather than
transporting one to a permanent destination, shuttles back and forth. The ferry has neither
port of origin nor end port. Moreover, the alternation between the two “ports”, the two
institute dichotomy between her lover and her family, “Duras” associates them. (96)
Encore une fois, ceci suggère, dans le mouvement et la migrance, dans l’instabilité profonde du
monde durassien et dans le tâtonnement psychique des personnages, l’idée de faux départ. Même
lorsqu’il paraît ouvert, voire infini, comme l’océan qui hante l’œuvre entière de Duras, l’espace
est verrouillé. En ce sens, seul l’espace créatif promet ouverture et liberté ; il est vrai que malgré
les critiques, Duras a toujours fait ce qu’elle a voulu (pensons au film L’homme atlantique, par
exemple, qui, sur une durée totale de cinquante minutes, comporte trente minutes de noir total).
La notion de déracinement, qui repose traditionnellement sur la mobilité, se voit ici non pas
aux racines et la perte du pays natal ne font que ramener le déraciné à ce qui lui manque.
L’ancrage originel, rhizomatique voire flou, n’en existe pas moins, et interdit le cheminement,
qui, labyrinthique, peut certes commencer (nous l’avons vu avec Les petits chevaux de Tarquinia
et Dix heures et demie du soir en été) mais n’aboutit pas. La première page de L’amant le
confirme : « Très vite dans ma vie il a été trop tard » (9). Mais je le répète, je n’ai pas envie de
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qualifier cette posture d’absurde ou de nihiliste : l’écriture durassienne, bien que plaie béante, est
avant toute chose amour et jouissance d’elle-même. Pour cette raison, elle est aussi
exceptionnellement intense, parfois même incompréhensible et frustrante (je crois qu’en dépit de
son égo de grande écrivaine, Duras a toujours d’abord écrit pour elle). Selon Kristeva :
L’écriture de Duras ne s’auto-analyse pas en cherchant ses sources dans la musique sous
les lettres ou dans la défaite de la logique du récit. Si recherche formelle il y a, elle est
Il me semble que le déracinement agit comme le ressort même de cet affranchissement total et
non-désinvolte, car toute création durassienne devient expérience au sens propre, recherche de ce
qui pourrait être, dérèglement de ce qui devrait être selon les conventions classiques, refus de
tous les diktats ; il existe une dimension ludique au travail de Marguerite Duras. Chaque « ligne
mérite l’exploration, car si la vie déçoit et blesse, il n’en va pas de même pour l’écriture. Cohen
anxiety, nor a post structuralist draining of meaning. Duras’ “ignorance” founds a world
view (and textual practice) which embraces and produces multiplicity in difference:
different voices, different perspectives, different texts. The bad faith of positivistic
rationalism is always already discredited. What all of Duras’ work undermines is less an
already devalorized rationalism than the need, desire, or nostalgia for it. Far from leading
to an anxious or empty impasse, this attitude leads to the unlimited creativity of play. (70)
87
J’examinerai maintenant deux concepts qui, ensemble, continuent de mettre en lumière
l’importance du lieu dans l’œuvre de Duras. L’idée de « Third Space », formulée par Bhabha,
qui montre à quel point le lieu durassien se caractérise toujours par sa duplicité : physiquement
hermétique, ce lieu parfois marginal qui enferme les personnages est par la même occasion une
métaphore du repoussement constant des limites de la créativité, que rien ne peut empêcher.
Sylvie Loignon note : « Parce qu’être en marge, ce n’est jamais chez Duras qu’être au cœur de
toute chose, et peut-être bien au cœur de la nuit » (34). Je remarque également que l’obsession
conscient et ainsi, spatialise d’une certaine manière l’appareil psychique tout entier, traçant les
contours d’une carte de l’intime qui expliquerait les comportements. Mais cette carte n’est jamais
évidence: elle nécessite un travail immense, car elle prend ses racines au fond de l’entre-deux,
ainsi que dans l’abstrait et le flou fantasmagorique, et réalise leur fusion. Lorsqu’Anne
Desbaresdes, dans Moderato Cantabile, se cogne au milieu bourgeois de la petite ville portuaire
qui l’étouffe, Duras fait du lieu une véritable prison et par là même, éventre l’intime, jusqu’à la
pulsion de mort, et prouve que son écriture est capable de tout supporter. Anne Desbaresdes
évolue dans un espace nourri par l’entre-deux, dans lequel elle ne parvient pas à se sentir
enracinée: entre terre et mer, entre bourgeoisie et prolétariat, entre vie et mort. S’identifiant à la
femme assassinée dont le mystère la fascine, Anne Desbaresdes ne fait qu’hésiter entre tous ces
chemins antithétiques. Elle désire comprendre, elle suppose ; en ce sens, l’espace du café où elle
se rend pour discuter du meurtre avec Chauvin est une hétérotopie parfaite puisqu’il y abrite
l’imaginaire, et même le fantasme sexuel. Selon Foucault, l’hétérotopie isole mais possède des
frontières poreuses ; ainsi, dans Moderato Cantabile, Anne Desbaresdes s’y perd, comme si la
88
fusion de l’hybridité culturelle et psychique avec l’hétérotopie avait donné naissance à un
véritable labyrinthe. Chauvin conclut, s’adressant à Anne comme au lecteur : « Ce n’est pas la
peine d’essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre à ce point » (121). On le voit donc à
travers l’exemple de Moderato Cantabile : chez Duras, le lieu est violence parce qu’il enferme le
carrefour, refuse de choisir, nous en avons discuté, et se vautre dans le manque et le rêve du
possible. Le psychisme absorbe l’espace, et vice-versa : l’enjeu de cet échange permanent n’est
l’ailleurs pour ses personnages tout en réalisant une traversée émancipée de l’espace littéraire et
Duras engagée
Cette tension extrême entre la forme et le contenu révèle une posture philosophique qui tend à
ériger l’art en structure de connaissance suprême et métaphysique, ainsi qu’en prise de liberté
absolue. Ce parti pris, que l’on peut qualifier de nietzschéen, ne supporte aucune limite quant à la
représentation de la psyché ; seule l’écriture, seul l’art peut se plonger au cœur de l’inconscient
racines pour aller où bon lui semble et perpétuellement se réinventer, car pour Duras, on peut
certainement écrire ce que l’on ne peut pas faire (se dégager des origines et accepter, ou tout au
moins explorer, la nature chaotique de son x), le déracinement m’apparaît néanmoins comme
l’un des mobiles les plus essentiels de l’œuvre de Marguerite Duras. J’ai concentré mon étude
sur sa dimension psychologique, mais je dois, avant de refermer ce chapitre, signaler que la
89
question du déracinement et toute la douleur qui l’ensuit participe également d’un autre aspect
On le sait, Duras fut largement critiquée en ce qui concerne certains de ses choix politiques, et
ils contribuèrent d’ailleurs à sa célébrité. Il me semble, comme Kristeva le souligne dans Soleil
noir, que le traumatisme de l’enfance dans la colonie puis la rupture avec l’Indochine jouèrent un
rôle critique dans le développement des opinions politiques de Duras. Elle s’impliqua très jeune:
en 1940, elle cosigne un ouvrage de propagande raciste qu’elle reniera plus tard et dont elle ne
s’expliquera jamais véritablement, puis, elle s’engage dans la Résistance aux côtés du futur
Président de la République François Mitterrand dont elle restera proche. Plus tard, Duras s’inscrit
au Parti Communiste Français dont elle se voit exclue en 1950, car elle s’oppose à certaines
décisions du Parti. Durant la guerre d’Algérie, elle fait partie d’un comité d’intellectuels contre la
guerre et signe le célèbre Manifeste des 121, établi sous la direction de Dyonis Mascolo, son
nombreuses causes dont la revendication du droit à l’avortement ; elle signe le Manifeste des
343, rédigé par Simone de Beauvoir, affirmant « Je me suis fait avorter ». L’engagement
féministe ne cesse d’ailleurs de transparaître dans son œuvre, comme ici, dans La vie matérielle:
Je le répète. Il faut le répéter beaucoup. Le travail d’une femme, depuis son lever jusqu’à
son coucher, est aussi dur qu’une journée de guerre, pire que la journée de travail d’un
homme, parce qu’elle, elle doit inventer son emploi du temps conformément à celui des
autres gens, des gens de sa famille et de ceux des institutions extérieures. (57)
L’enfant qui a vu sa mère, veuve, élever trois enfants et travailler la terre avec acharnement, n’a
rien oublié. En plus des personnages de femmes accablées par la maternité et le mariage, le
thème de la révolte et du refus des conventions surgit souvent chez Duras : je pense ici aux
90
situations de Claire Lannes, d’Anne Desbaresdes ou bien sûr, des jeunes filles des trois romans
du cycle indochinois. Certains textes peuvent être considérés comme des débats idéologiques
dans leur entièreté : c’est le cas avec Abahn Sabana David et Le square. Un barrage contre le
eux une perspective anticolonialiste évidente. Marguerite Duras avait une véritable passion pour
origines complexes, les horreurs du colonialisme dont elle fut le témoin et la victime, n’ont pu
Dans le contexte actuel de la France et du monde francophone, on peut aisément imaginer que
Duras conserve une place pertinente dans le débat politique : je pense notamment ici aux idées
du sociologue Gilles Kepel, selon lesquelles la France, ancienne métropole, est à présent entrée
dans l’ère du « rétro-colonialisme » et ne peut plus se satisfaire de refouler son passé colonial.
91
Chapitre 3
Dans sa préface à Annie Ernaux : une œuvre de l’entre-deux, de Fabrice Thumerel, Annie
Ernaux déclare : « Les approches sociologiques de mes textes me paraissent essentielles dans la
mesure où je suis certaine d’écrire depuis une déchirure entre deux mondes, et que, même avant
de le formuler clairement dans Une femme, j’ai placé mon écriture entre la littérature, la
sociologie et l’histoire » (9). À elle seule, cette affirmation contient ce qui inspira l’objectif de ce
chapitre, dans lequel je souhaite interroger en quoi la problématique du déracinement chez Annie
Ernaux se réclame avant tout d’une dimension sociale et non intime, comme son auteure
l’affirme, et examiner la tension entre ces deux axes. Le titre originalement prévu pour La place,
« Éléments pour une ethnographie familiale », me semble illustrer le conflit inhérent à la posture
d’Ernaux sur ce sujet : l’ethnographie, méthode utilisée par les sociologues et définie par le
Larousse comme « l’étude descriptive des activités d’un groupe humain déterminé (techniques
travail, d’exploitation du sol, structures de la parenté) » (Déf. 13), traduit en effet une volonté
scientifique, mais y apposer l’adjectif « familiale » contredit directement cette intention. Certes,
92
la notion de famille est largement étudiée par la sociologie qui la voit comme un véritable espace
social et même comme une institution ; cela dit, il s’agit de la famille au sens large, des familles
appartenant ensemble à une certaine catégorie, et surtout pas de ma famille, des individus qui la
composent, de leur histoire personnelle voire intime et de la circulation de l’affect entre eux.
Bien qu’elle en propose une analyse rationnelle et dépourvue de jugement moral, Ernaux, je
crois, ne fait pas preuve de neutralité scientifique, et ne parle pas de la famille mais de sa
famille ; sans pathos, elle fait tout de même état de particularités filiales et de complexités
sentimentales.
Dès son premier roman, Les armoires vides, le motif du déracinement en tant qu’expérience
Quand j’entre dans la classe, je deviens moins que rien, un paquet de petits points
gris qui se pressent contre les paupières, en fermant les yeux. J’ai laissé mon vrai
qu’à travers la comparaison du moi au reste d’un groupe donné (en l’occurrence ici, les autres
écolières et les institutrices). Ernaux, lorsqu’elle commente son œuvre, a pourtant l’habitude
écriture. Son essai intitulé « Vers un je transpersonnel », publié en 1994, fait clairement état de
même plus une parole de « l’autre » qu’une parole de « moi » : une forme
travers un texte, de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes
93
d’une réalité familiale, sociale ou passionnelle. Je crois que les deux démarches, même,
Et bien qu’Ernaux, à travers ce texte et nombre de remarques sur ce problème, ait toujours
question, car pour moi, l’œuvre entière ne relève pas plus de l’exploration du social et des enjeux
de la migration de classe que de l’introspection, du retour sur la famille et sur l’enfance, sur
l’avant et l’après du déracinement. Comme je l’ai mentionné lors du premier chapitre de cette
thèse, les racines, avant de participer à la réalité sociale de l’être, relèvent du psychique (c’est
notamment la corrélation indéniable des racines aux parents qui me force à établir ce constat) et
donc d’une expérience singulière. La racine fonctionne d’abord comme une généalogie, ce qui la
renvoie au domaine du privé. L’ouvrage de Tourn, Travail de l’exil, montre bien que « l’exil
comporte la perte radicale des identifications imaginaires qui constituent ce qu’il est habituel
d’appeler la personne » (31). Toujours selon Tourn, cette rupture qui désoriente le moi contraint
typiquement le déraciné à, parce qu’il n’a d’autre choix que celui de la reconstruction, se
raconter dans l’espoir de clarifier la nature de sa propre identité, aux yeux des autres mais aussi
serait celle d’un groupe, possible et même requise dans le domaine de la sociologie, ne
fonctionne pas en littérature (du moins, elle y trouve ses limites), particulièrement lorsque
idée mérite d’être explorée car elle pose une grande question : finalement, à quoi sert la
littérature ? Le lecteur peut-il se reconnaître dans une forme d’universalisme littéraire, ainsi
94
qu’Ernaux semble le revendiquer? Je ne prétends pas pouvoir répondre, mais il me paraît
honte, mais aussi, au fil des textes, l’acceptation des origines et la révélation de l’aventure
individuelle, forment l’essence de l’écriture ernaussienne. S’il y existe une tension entre les pôles
du collectif et de l’intime, ils n’en sont pas moins plus complémentaires qu’antithétiques. Pour
cette raison, et malgré la possible désapprobation de l’auteure, il me semble devoir ici adopter
une double perspective, sociologique et intimiste. Je montrerai comment ces deux points de vue
traumatisme de la migration sociale en tant que sujet de prédilection, voire franche obsession,
contraint à redéfinir les notions de social et d’intime sans les opposer. On pourra donc envisager
comme Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman dans L’emprise des signes, que les
l’interprétation. Le texte n’existe vraiment qu’à travers la lecture, sans laquelle l’écriture n’est
rien ou peu ; par conséquent, l’analyse de l’auteur demeure, bien qu’intéressante, insuffisante.
Il est tout d’abord nécessaire d’établir le paysage biographique auquel l’immense majorité des
presque, l’existence d’Ernaux s’emplit d’un certain malaise lié à la classe sociale qui s’amorce
au sein de la famille et dont, plus tard, toute son œuvre témoignera. Notons qu’Ernaux conserve
revanche, elle admet volontiers le caractère fondamentalement authentique, ancré dans un passé
95
véritable et non fabriqué, de son travail. Selon ses propres mots, lors d’un entretien accordé à
Je n'ai rien à voir avec l'autofiction. Je voudrais le dire, quand même ! Dans l'autofiction,
m'intéresse pas ! La littérature est intéressante dans ce qu'elle dit du monde. Ni le mot
De même, Ernaux conteste l’existence d’une écriture féminine, et n’apprécie pas l’idée d’une
division genrée de la littérature : « Pas plus que Nathalie Sarraute je n’aime figurer dans la
rubrique ″écriture féminine″ (L’écriture comme un couteau, 98). Ceci expliquerait le fait que le
« je transpersonnel » relève selon elle d’« une forme impersonnelle, à peine sexuée ». Mais il me
semble pouvoir qualifier l’œuvre ernaussienne dans son ensemble de profondément féminine
ainsi que féministe. Plusieurs critiques ont par ailleurs tenu à noter le lien qui unit la
problématique de la domination de classe chez Ernaux (et donc, du déracinement tel que nous
l’examinons ici) à celle, en fin de compte similaire, de la lutte des genres et de la discrimination
The notion of social violence is clearly present in her recurrent descriptions of the painful
way in which social class and gender relations revealed themselves to her in terms of
fixed but veiled codes, which are themselves determined by those who have legitimacy.
Ernaux’s young women characters and herself in the later works engage in an extensive
those who, like themselves, are unfamiliar with socially approved ways of speaking and
acting. (57)
96
Ernaux a par ailleurs tendance à lier la souffrance du déracinement social à celle de la condition
féminine, comme par exemple dans L’évènement, le récit de son avortement, qu’elle désire
Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits
fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul
et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. (29-30)
Et dans Le vrai lieu, elle va plus loin, constatant : « Les livres que j’ai écrits depuis mon histoire
et mon expérience de femme, La femme gelée et L’évènement, ont été à leur publication soit
brocardés soit passés sous silence » (57). Le monde de la littérature admettrait donc mal le
amoureuse ou encore la relation à sa propre mère, est donc indéniablement sexué ; le titre choisi
par Ernaux pour son tout dernier texte, Mémoire de fille, confirmerait peut-être que l’écrivaine
elle-même ait pu évoluer quant à ce postulat qui, s’il s’avérait, desservirait l’œuvre à mes yeux.
La fracture originelle
Dans cette première partie, je me propose d’exposer plusieurs éléments cruciaux quant à la
problématique du déracinement social chez Annie Ernaux. Je pose les bases de leur importance,
mais veuillez noter que chacun fera l’objet d’une analyse plus approfondie un peu plus tard. La
97
question qui m’intéresse ici n’est donc autre que celle de la situation initiale, puisque nous avons
Annie Ernaux, de son véritable nom Annie Duchesne, naît en 1940 en Seine-Maritime puis
grandit à Yvetot, un petit village normand, avec ses parents tenanciers d’un café-épicerie ; ces
derniers, issus du milieu paysan, donnent l’apparence d’une certaine prospérité au reste de leur
famille, comme Ernaux le dévoile dans La place : « Il [son père] a emprunté pour devenir
propriétaire des murs et du terrain. Personne dans la famille ne l’avait jamais été » (57).
Cependant, la famille Duchesne n’est guère fortunée et mène une existence des plus modestes.
Plus que tout, les parents désirent pour leur fille unique (Ginette, la sœur aînée d’Annie, a
succombé à la diphtérie en 1938, et son existence ne fut jamais révélée à Annie qui la découvrit
pourtant, par hasard, alors qu’elle était âgée de dix ans ; elle le raconte dans L’autre fille, paru en
2011) le succès scolaire. Contrairement aux autres enfants du quartier, la jeune Annie fréquente
l’école privée, et très vite, se révèle fort douée. C’est là le début de l’expérience du déracinement
pour Ernaux, qui se trouve moins socialement favorisée que ses camarades (elle parlera
longuement de l’épreuve initiale de son infériorité sociale au sein du milieu scolaire, dans La
place, mais aussi dans La honte ou dans de plus récents ouvrages, Retour à Yvetot et Mémoire de
fille) et ne manque pas de ressentir sa différence ainsi que celle de ses parents. Ernaux quittera le
village après l’obtention de son baccalauréat pour aller à l’École Normale, puis à l’université,
officialisant ainsi, avec le déplacement géographique, son statut de déracinée. Elle se marie en
1964, donne naissance à deux fils puis divorce. Pour elle, le mariage comme la maternité font
lettres et écrivaine, avec un premier roman intitulé Les armoires vides, publié en 1974, qui,
98
présenté comme fictionnel, conte néanmoins l’enfance et l’adolescence d’une jeune étudiante
dont la vie ressemble fort à celle de son auteure. Elle y évoque notamment le traumatisme de
L’Évènement, en 2000. En 1984, La place reçoit le prix Renaudot ; ce texte, qui retrace
l’existence de son père alors que celui-ci vient de mourir, marque également le renoncement
d’Ernaux à la fiction. S’en suivent non loin d’une vingtaine d’ouvrages, dont le plus récent,
Mémoire de fille, paraît alors même que je rédige cette thèse, en avril 2016. Souvent de grands
succès littéraires, chacun se voit largement commenté par la critique ainsi que par la recherche
littérature féminine et féministe française ; reconnus de la plupart, ses textes font l’objet de
personne.
On le voit dans ce résumé biographique, il existe une trajectoire sociale dans le parcours
d’Ernaux, placée sous le signe de la rupture et non de la transition sans heurts, inaugurée par
l’enfance à l’école privée alors que tous ses jeunes voisins vont à l’école publique. Plus tard, la
Paris, et évolue dans une classe sociale financièrement plus aisée, détachée de la religion, inscrite
dans la modernité, et focalisée sur l’intellect au lieu du travail manuel. Ernaux ne cessera d’écrire
cette fracture, qui de sociale, devient existentielle. Ainsi peut-on lire dans Retour à Yvetot : « En
fait, grâce à Bourdieu, je savais qui j’étais : une déclassée par le haut, une « transfuge de classe »
comme j’ai dit auparavant » (71). Ses textes empruntent d’ailleurs fréquemment au vocabulaire
comme l’indique cette dernière citation, que ce lexique est souvent accompagné de celui du
99
social ou de la sociologie, ainsi que de celui du questionnement ontologique ou moral. Pour la
philosophe Chantale Jaquet, il s’agit de se définir en tant que « transclasse » (ce néologisme me
semble parfait car il conjugue les notions de trajet, de mutation et de milieu social), c’est-à-dire
en tant que celui ou celle qui ne reproduit pas le modèle de sa classe sociale. Quant au fait de
psychosocial voire métaphysique (qui suis-je dans ce monde, et quelle y est ma place ?). Dans
analyser ce glissement générationnel, et examine aussi bien les textes d’Ernaux (cette dernière
est par ailleurs son seul exemple féminin) que ceux des grands réalistes du dix-neuvième siècle :
cependant nuancer ce dernier propos. Selon Jaquet, Ernaux se différencie en partie de Rastignac
et de Sorel car elle est plus poussée par la honte que par l’ambition. Or, je crois au contraire que
l’ambition véhémente des parents pour leur fille, qu’ils expriment quotidiennement, puis la
sienne propre (elle évoque la colère, la jalousie envers ses camarades de classe plus
économiquement favorisées, et même le désir de « venger sa race » [71] dans Retour à Yvetot) la
poussent bel et bien hors de son univers originel. Dans La place, cela se lit clairement
lorsqu’Ernaux souligne l’importance de sa réussite aux yeux de son père : « Chaque composition
réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l’espérance que je serais mieux que lui » (74).
Et même : « Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que
100
j’appartienne au monde qui l’avait dédaigné » (112). En ce sens, le déracinement social est
souhaité, et même orchestré par ses parents pour la jeune Annie : il faut, à tout prix, l’éloigner de
la misère et des travaux ingrats. Nous reparlerons des implications de cette volonté parentale
implacable. Quoi qu’il en soit, ce serait faire erreur que de sous-estimer l’importance de
entre cette ambition scolaire, professionnelle et sociale, qui s’impose dès le plus jeune âge, et le
caractère tout aussi sophistiqué du projet littéraire d’Ernaux, qui souhaite à la fois dépasser les
Certes, la honte intervient aussi dans ce parcours, mais à mon avis, de manière bien plus
complexe : ce sentiment, qu’Ernaux ressent très tôt vis-à-vis de ses parents, de leurs vêtements
souvent sales, de leur patois ou de leur habitation, doit être interrogé car s’il motive le dessein de
ne pas devenir « comme eux », il n’explique pas le projet littéraire paradoxal qui consiste à
n’écrire que sur eux, ou presque, et à s’étendre à l’infini sur l’humiliation. Dans La honte, elle
conclut: « Il était normal d’avoir honte, comme d’une conséquence inscrite dans le métier de mes
parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon d’être » (140). Davantage
une fatalité qu’un moteur, la honte fait partie intégrante de la vie psychique de la jeune fille, puis
de la femme transclasse qui, une fois sortie du milieu familial, ressent en plus de la honte des
origines la culpabilité d’avoir pu obtenir une vie meilleure et d’avoir abandonné, voire trahi, ses
racines modestes. La honte m’apparaît d’ailleurs comme le « sentiment social » par excellence ;
dégagés du regard des autres, nous n’aurions jamais honte. Comme le montre le psychiatre et
psychanalyste Serge Tisseron dans La Honte : Psychanalyse d’un lien social, la honte est une
notion ambivalente qui, comme tout sentiment, émane certes de l’intériorité, mais met avant tout
101
en jeu la peur de l’exclusion de la communauté et donc, la relation aux autres. L’enveloppe
psychique de l’être humilié se voit contaminée par la problématique sociale, par le ressenti d’un
faux pas embarrassant ou la vision globale du moi comme insuffisant, comme incapable de
satisfaire les exigences de l’entourage. Ceci fragilise évidemment l’individu. Dans Les armoires
vides, par exemple, Ernaux dépeint maintes fois l’angoisse de la narratrice, Denise, face au
regard des autres, regard qui l’écrase émotionnellement tant elle se sent inférieure au reste des
étudiantes auxquelles elle se compare avec hargne, geste qui la conduit à un profond dégoût
d’elle-même et du milieu dont elle vient. Or, Denise Lesur ne fait que se voir à travers l’autre et
ne peut que fantasmer sur ce qu’on pense d’elle ; elle dresse l’autoportrait impulsif et
confuse, cette fausse observation de l’autre qui renvoie, au final, exclusivement à soi-même et
produit l’autocritique, n’est pas sans rappeler de nombreuses réflexions typiques du récit viatique
premier chapitre de cette étude. Ernaux, ou sa narratrice, s’observe et même se définit à travers
l’autre, pour conclure à l’existence d’un classement des êtres. Elle utilise certains paramètres
encore la situation financière, puis conclut qu’elle ne mérite que le bas du classement. Pour le
déraciné, il peut être difficile de penser en-dehors de soi-même ; l’autre, souvent, constitue une
sorte de canevas vierge sur lequel le déraciné projette son état psychique et la complexité de
l’image qu’il a de lui-même, faite de subjectivités multiples (a, b, x). Il faut alors se demander si
la rencontre avec l’autre n’est pas un processus plus obscur pour le déraciné, et pourquoi.
simplement, lorsqu’elle affecte le patient en thérapie, peut être difficile à traiter, car elle renvoie
102
non seulement aux confusions de la psyché, mais aussi à celles du lien, voire de la confrontation,
Annie Ernaux se montre réticente aux analyses psychologisantes de son travail, mais il me
semble important de mettre en évidence les enjeux de cette question primordiale, déterminants à
mon avis, et preuves que tout dans l’œuvre ernaussienne ne relève pas exclusivement du social.
La honte ernaussienne, fluide, subsiste, survit et infiltre, et ne doit pas être réduite au statut de
simple mobile ; premier symptôme, annonce de la fracture, la honte construit plus qu’elle ne
motive. De fait, si Ernaux parvient à migrer vers la bourgeoisie, on voit que la honte,
certainement parce qu’elle fut ressentie de manière extrême et permanente, a participé à fixer,
voire à enfermer, l’identité d’Annie Ernaux en tant qu’originaire d’une classe sociale
désavantagée, comme elle le constate, toujours dans l’entretien de 2008 avec Christine Ferniot et
Philippe Delaroche :
J'ai des gestes de classe, je ne m'en suis jamais débarrassée. Je garde une forme de
brusquerie. Je claque les portes, les casseroles. J'ai vu ma mère faire cela et je fais pareil.
Certains mots reviennent, pour des choses très quotidiennes comme le temps. J'ai les
Ce témoignage semble avouer que le changement de milieu ne garantit pas, ou pas totalement,
s’accompagne toujours de la fragmentation du moi. Ernaux reproduit les gestes et les mots qui
lui faisaient honte, d’abord dans sa vie personnelle, mais aussi dans son œuvre. Ceci conduit
donc à croire que le sentiment de honte, tel qu’Ernaux en fait état, cristallise et immobilise
l’identité bien plus qu’il ne la renouvelle, et structure la fracture originelle bien plus qu’il ne la
cause.
103
Revenons donc un instant à l’ambition ernaussienne, qui, comme je l’ai souligné, m’apparaît
comme le ressort premier de l’ascension sociale dont la fracture résulte. Le projet parental de
réussite scolaire et professionnelle pour leur enfant, que le père n’a de cesse d’encourager mais
dont il renonce à comprendre les fondements (le contenu de l’instruction que reçoit sa fille le
dépasse et ne l’intéresse pas véritablement), et que la mère, elle, « « volonté sociale du couple »
(Une femme, 39), instigue et pousse sans relâche, ne s’attachant pas qu’aux notes de la jeune
Annie comme le fait son époux, mais voulant tout savoir de sa vie à l’école, de ce qu’on y
enseigne, et cherchant même à, elle aussi, apprendre, mérite d’être reconnu comme
impressionnant. D’abord, il n’est pas commun dans le milieu des Duchesne : les autres membres
de leurs familles respectives sont paysans ou ouvriers. Ils envient les parents d’Annie,
propriétaires d’un petit commerce: « Dans leur dos, ils étaient traités de riches, l’injure » (La
place, 45). Dans leur quartier à Yvetot, chacun se contente de revenus minimes et d’une vie
simple ; les enfants fréquentent tous l’école publique, et aident leurs parents pour diverses tâches
ménagères et travaux : « Ici rien ne se pense, tout s’accomplit » (La honte, 63). Ernaux rappelle,
à de nombreuses occasions, le dédain des parents pour le monde paysan dont ils viennent tous
deux : « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être » (La place, 70). Les
manières du monde ouvrier ne leur plaisent guère d’ailleurs non plus : la mère répète, non sans
fierté : « Mon mari n’a jamais fait ouvrier » (La place, 36). Et pourtant, la prétention, voire la
richesse, les répugne également : « Leitmotiv, il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a » (La
place, 59). Autrement dit, l’obsession sociale des parents consisterait à savoir, très précisément,
règle » avec cette place. Toutefois, ils ont conscience de leur appartenance à une catégorie
sociale peu favorisée, celle des petits commerçants, forcés de travailler très dur alors qu’ils
104
gagnent peu. Ils refusent donc de voir leur fille unique condamnée au même sort, d’autant qu’elle
se révèle élève brillante, et croient en la possibilité de son ascension sociale. Ainsi décident-ils
d’investir en son avenir, et de l’envoyer à l’école privée, où l’enseignement est réputé plus riche,
et où elle sera entourée de camarades sérieuses et bien élevées, pour qui la scolarité compte
également beaucoup. J’insiste sur l’intensité de leur ambition, parce qu’elle influence leur fille,
dont le désir de réussir n’est pas moins fort, bien qu’il soit d’abord inspiré, comme je l’ai dit plus
haut, par la colère de se sentir considérée comme socialement inférieure dans le monde de l’école
privée. Dans Les armoires vides, Denise Lesur, la narratrice, exprime la violence de
l’humiliation et comme cette brutalité la conduit à vouloir faire mieux que ses cruelles
compagnes :
C’est comme ça que j’ai commencé à vouloir réussir, contre les filles, toutes les autres
filles, les crâneuses, les chochotes, les gnangnans… Ma revanche, elle était là, dans les
exercices de grammaire, de vocabulaire, ces phrases bizarres qu’il fallait suivre tout
entières comme de longues murailles dentelées à travers un désert, sans jamais arriver
Et : « Pour conserver ma supériorité, ma vengeance, je pénétrais de plus en plus dans le jeu léger
de l’école » (72).
En ce sens, pour les parents comme pour leur fille, l’école privée constitue le seuil qui,
simultanément, sépare et connecte deux univers que tout oppose. Ultime lieu de transition,
l’école privée conserve certains repères auxquels Ernaux est accoutumée (la religion ou les
interdits sexuels, par exemple), tout en proposant de nouvelles modalités ontologiques (la
puis en tant que professeure, intellectuelle et auteure). Dans Retour à Yvetot, Ernaux explique :
105
Ce milieu scolaire, antagonique du milieu familial, a été ouverture au savoir, à la pensée
nommer les choses avec précision, de perdre ce qu’il me restait de patois –couramment
parlé en milieu populaire –dans mon langage, d’écrire le « bon » français, le français
légitime. (19-20)
S’il s’agit donc d’une porte ouverte sur b, remarquons qu’il ne s’agit pas pour autant d’une porte
ernaussien est infinie et insolvable. Selon Jennifer Willging, qui met en exergue la question de
l’anxiété chez Ernaux, les détails de la vie domestique de la narratrice doivent être dissimulés à
l’école, et ceux de la vie scolaire doivent, de la même façon, être dissimulés à la maison ; les
révéler ne ferait qu’heurter la jeune fille à l’incompréhension et aux moqueries de ses camarades,
et aux méconnaissances de ses parents. J’ajoute donc que ne pas se dévoiler, ou prudemment
choisir ce qu’elle divulgue, ferait alors partie d’une stratégie consciemment élaborée dans le but
jugent voire se ridiculisent mutuellement. Dans ce contexte, il est aisé de saisir l’intensité d’une
telle fracture et de voir comment la nécessité d’une sorte de double vie voire de la création d’un
alter ego s’imposa : le moi originel, privé, connu des parents, cesse d’être présentable en société
souscris à l’idée que tout, dans l’œuvre d’Ernaux, tourne autour de l’enfance, période clé pour la
formation du sujet ainsi que l’ont montré psychologues et psychanalystes et ainsi qu’en témoigne
chaque texte d’Ernaux qui, revenant sans cesse aux origines sociales, se retourne par la même
occasion sur les origines du moi (et j’ajoute, sur ce phénomène de dédoublement). L’école privée
inaugure la coupure avec les racines, très tôt, et place la jeune fille dans une situation similaire à
106
celle typique de l’exilé ou de l’expatrié. Selon Eyem Alp : « L’écriture ernaussienne est avant
tout une affaire de différence, de se sentir autre, altérée par rapport au milieu où on se trouve »
(192). Et bien qu’Ernaux conserve un accès facile à son quartier, au domicile familial et à ses
parents, elle vient « d’ailleurs » où qu’elle soit : chez elle, elle devient l’enfant privilégiée,
cultivée, promise à un avenir radieux (elle est même autorisée à ne pas aider ses parents et leur
commerce, et pour la plus grande surprise des clients du café, à ne pas les servir, comme elle le
souligne dans L’autre fille) et à l’école, elle est mise face à sa différence, face à son infériorité. À
ce propos, elle ne mâche guère ses mots, particulièrement dans Les armoires vides : « On ne
parle jamais de ça, de la honte, des humiliations, on les oublie les phrases perfides en plein dans
la gueule, surtout quand on est gosse. Étudiante… On se foutait de moi, de mes parents.
L’humiliation » (60). Il lui faut sans cesse composer avec deux mondes incompatibles, deux
manières d’être, deux visions des choses, et deux langues, même. Le langage, nous le verrons,
devient par ailleurs le lieu angoissant de la cohabitation confuse de ces deux « habitus »
(comment ne pas emprunter au vocabulaire bourdieusien lorsque l’on parle d’Annie Ernaux ?)
contradictoires : « En 52, j’écris « en bon français » mais je dis sans doute « d’où que tu
reviens » et « je me débarbouille » pour « je me lave » comme mes parents, puisque nous vivons
dans le même usage du monde » (La honte, 58). Ernaux se définit, dès lors qu’on l’envoie à
l’école privée, comme éternellement singulière, inégale, et partout inassimilable. Ainsi Jaquet
résume-t-elle cette ambivalence : « Marqué par la mobilité et les mues successives, le transclasse
se définit donc par une transidentité et obéit à une logique de l’entre-deux » (136). C’est bien le
cas d’Ernaux, mais j’observe que c’est également le cas de son œuvre, dont l’impossible
caractérisation fait toute la richesse. Chacun y va de son avis, la qualifiant tour à tour de
107
choisi ensuite rejeté par Ernaux qui, comme en témoigne la conclusion de Mémoire de fille, ne
Je ne sais pas ce qu’est ce texte. Même ce que je poursuivais en écrivant le livre s’est
dissous. J’ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d’intention :
l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. (151)
Ernaux convoite la maîtrise de l’écriture (comme sa narratrice convoite la maîtrise totale de son
comportement afin que l’on ne devine pas ses origines ouvrières) tout en acceptant une forme
récit du déracinement, en vient à assumer ses racines, et à s’en accommoder notamment grâce à
l’énergie créative qui se dégage de leur complexité), et c’est là son plus intéressant paradoxe.
L’œuvre ernaussienne révèle, chaque fois qu’elle se retourne sur elle-même et tente de se définir,
que le passé est une surprise, et cela fait toute la grandeur du projet (intime et psychanalytique
Avant de poursuivre, il convient de faire état du lien ancien entre la littérature et la sociologie,
entendu pas pour son ensemble ; mais on peut dire que la vaste majorité des romans dits
attachée à cette perspective, comme nous l’avons vu plus tôt, mais il ne s’agit pas d’un cas
unique. Sa féminité et son style la distinguent, mais comme le montre Jaquet, il existe d’autres
auteurs contemporains qui eux aussi développent une écriture du social, voire une écriture du
108
déracinement social, tels que Didier Eribon. Il me semble que le jeune écrivain et sociologue
Édouard Louis, dont les deux romans En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence
figurer sur cette liste. Tout comme Ernaux traite de la double difficulté d’être femme et
transclasse, Louis traite de celle d’être homosexuel et transclasse ; l’intersection des enjeux et
des oppressions complexifie le commentaire psychosocial. Mais Eribon, Ernaux et Louis n’ont ni
inventé la littérature sociale, ni éveillé son intérêt pour les défavorisés et discriminés de la
société: Jaquet le rappelle en citant les œuvres de Balzac, Stendhal, Flaubert, Michelet ou encore
son temps. En partant de ce principe, on voit que son objectif, ou son message, est similaire à
celui de la sociologie, bien que cette dernière, elle, doive par sa nature scientifique se prononcer
sur les lois ou modèles qui organisent la société étudiée, et qu’elle aura démontré. Selon le
comme « Science des faits sociaux humains (considérés comme un objet d’étude spécifique), des
groupes sociaux en tant que réalité distincte de la somme des individus qui les composent » (Déf.
11). Or, qu’est-ce qu’un « fait social humain » ? Ceci englobe une très large variété de
phénomènes et de manières d’exister en collectivité, dont, et cette courte liste est vouée à
politique, aux loisirs, à l’art, à la loi, à la religion, à la ville, à la campagne, à l’argent –autant de
thèmes que l’on retrouve dans le roman réaliste. On pourrait donc penser qu’en ce qui concerne
109
Comme le stipule d’emblée la définition ci-dessus, la sociologie est avant tout une science ; le
sociologue effectue une démarche systématique, entièrement dictée par la rigueur de ses
recherches, basées sur des faits concrets et observés, par l’empirisme, et doit livrer ses
conclusions de manière rationnellement organisée. Le sociologue n’est pas libre de son approche,
alors que l’écrivain peut jouir d’autant de liberté qu’il le désire tout en s’intéressant aux mêmes
faits sociaux, et n’a pas d’obligation de prouver et de conclure. De plus, il me semble que la
suivante : les romanciers réalistes, tels que ceux cités précédemment, font-ils, en dépit de ces
disparités, de la sociologie ?
Ernaux ne semble pas douter de l’appartenance et de l’apport de son œuvre à cette discipline.
Souvent, elle se réfère (voire s’identifie, je crois) à Pierre Bourdieu, qui, comme elle, parvint à
sortir de son milieu d’origine extrêmement modeste pour devenir un des plus grands intellectuels
français du vingtième siècle. La relation d’Ernaux à Bourdieu a été étudiée par de nombreux
critiques, et Ernaux elle-même l’a souvent évoquée, aussi je ne crois pas très utile d’en fournir
les détails, mais il faut bien comprendre à quel point les thèses bourdieusiennes informent
elle, l’approche ethnographique d’Annie Ernaux (la reconstitution de la vie de jadis dans le petit
village, particulièrement dans Les années) se mélange à la perspective individuelle, et les angles
Les recoupements avec les analyses de Bourdieu se lisent aussi dans la partie la plus
est l’exemple même de l’enfant considéré comme possibilité d’ascension sociale, par des
110
parents qui vont à cet effet limiter le nombre de naissances, et se sacrifier de diverses
façons. (121)
Cette œuvre est prise dans l’Histoire, et met au premier plan de ses thématiques les
mutations mêmes de cette Histoire, ainsi que leurs effets, à la fois individuels et sociaux.
que seules les circonstances sociales d’une époque donnée ont décidé de ses
lointainement aux théories de Marx, autoriserait sans doute une telle approche. L’œuvre
ne serait alors qu’un reflet, ou une conséquence, d’un certain nombre de réalités socio-
économiques. (28)
Bien que ce questionnement soit tout à fait légitime et intéressant, je ne souscris pas à cette
conclusion qui m’apparaît comme réductrice, car elle met de côté une dimension clé de l’œuvre :
l’intimisme. Je sais bien qu’Ernaux elle-même n’apprécie pas ce terme et ne souhaite pas qu’on
la considère comme une écrivaine du privé et de l’individuel (« L’intime est encore et toujours
du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est
inconcevable » [L’écriture comme un couteau, 52]) ; il n’empêche. À mes yeux, le texte échappe
à son auteur dès lors qu’il est publié, et appartient au lectorat. Le commentaire d’Ernaux sur son
œuvre importe et informe, évidemment, mais pour moi, n’a pas toujours le dernier mot. Mais ne
nous égarons pas dans ce débat : en bref, je trouve délicat de réfuter l’intimisme alors qu’Ernaux,
dans La place ou Les années, nous laisse pénétrer à l’intérieur du domicile familial, du petit
commerce, et, dans Passion simple, L’évènement, Se perdre (d’ailleurs journal intime d’Ernaux,
qu’elle promet avoir été publié tel quel, sans corrections ou suppressions) ou très récemment,
111
dans Mémoire de fille (récit dont le sujet est le dévoilement d’un secret sexuel, donc
profondément personnel, qui la hante depuis son adolescence), se livre toute entière, parfois à
l’appui de détails pour le moins crus. Il me semble que Fabrice Thumerel offre une analyse plus
Sartre et Bourdieu, elle ne croit pas en une possible analyse d’un moi stable dans un récit
un sujet vide en lui-même à travers des signes objectifs, à explorer son vécu familial (La
Thumerel note de surcroît le recours occasionnel d’Ernaux aux notes de bas de page, qui sans nul
Une seconde question entre en jeu lorsque l’on réfléchit à l’aspect sociologique ou
sociologisant de l’œuvre d’Ernaux : cette œuvre est-elle véritablement réaliste ? Certes, elle se
veut l’être, et son auteure la définit ainsi. Mais l’intention, si convaincante soit-elle, garantit-elle
le résultat ? Cette interrogation importe parce que sa réponse, loin d’être évidente, pourra soit
valider l’ambition ernaussienne (pas au sens de sa valeur ou de son intérêt, mais au sens de sa
réussite : Ernaux atteint-elle son objectif ?), soit en souligner les limites. Selon les sociologues
Régine Robin et Marc Angenot, qui étudient la place du discours social dans la littérature, le
112
individuelles au sein d’un groupe, ou des relations d’un groupe au sein d’une institution » [Déf.
12]) qu’il se charge de décrire et d’analyser, avec un style littéraire affranchi de toutes
contraintes extérieures et qui lui appartient en propre. Par exemple, toujours selon Robin et
Angenot :
Flaubert avec Madame Bovary sélectionne d’abord, base d’une intrigue voulue grise, un
Et il est crucial de noter que « Les thèmes-noyaux d’un sociogramme n’ont d’intérêt et de sens
que par rapport au débat général qui se condense autour d’eux, par rapport à une économie
globale des représentations sociales dont ils ne sont que la synecdoque » (60-61). Dans ce cas, la
condition même de l’existence du sociogramme dans le roman n’est autre que son inscription
dans un contexte donné, dans l’Histoire, ce qui correspond tout à fait au projet d’Ernaux. Alors,
le sociogramme ernaussien serait celui d’une famille de petits commerçants normands et de leur
fille qui parvient, malgré ses racines modestes et grâce à sa scolarité réussie, à emprunter
l’ascenseur social. Ceci semble bel et bien porter une réalité et une problématique fidèles à la
nombreux critères qui dépassent la simple apparence de réalité ou la crédibilité. Pour Erich
Auerbach, qui signe avec Mimesis : The Representation of Reality in Western Literature un
ouvrage de référence sur le réalisme romanesque, les composants de ce dernier, tels qu’ils
The serious treatment of everyday reality, the rise of more extensive and socially inferior
113
on the one hand ; on the other, the embedding of random persons and events in the general
course of contemporary history, the fluid historical background –these, we believe, are the
foundations of modern realism, and it is natural that the broad and elastic form of the novel
should increasingly impose itself for a rendering comprising so many elements. (491)
justement pas écrire de romans (« Depuis peu, je sais que le roman est impossible » [La place,
24]), mais Auerbach insiste sur la forme flexible du texte réaliste et ceci justifie mon utilisation
de sa théorie en ce qui concerne Ernaux. L’œuvre de cette dernière correspond par ailleurs à la
définition auerbachienne. En y regardant d’un peu plus près, Philippe Hamon, dont les travaux
s’inspirent de ceux d’Auerbach, conduit dans Personnel du roman une analyse détaillée de la
nature du projet d’écriture réaliste, et fournit une liste de critères précis quant à ce qui constitue
nécessairement un texte réaliste. Il se trouve que l’œuvre d’Annie Ernaux satisfait tous les
critères établis par Hamon (en particulier, celui-ci qui encore une fois la rapproche du
sociologue : « la volonté didactique de transmettre une certaine information (un certain savoir)
classe sociale, d’aucun milieu, d’aucune catégorie socio-professionnelle » (28). Or, Ernaux fait
part d’un monde très restreint, qui se limite à sa famille, ses professeurs et camarades de classe,
son conjoint, ses amants (Regarde les lumières mon amour, où elle décrit les inconnus observés à
personnage, pour être évoqué(e), doit avoir entretenu avec la narratrice-auteure des relations
affectives ou intimes (la famille, les hommes aimés) ou, si déchargées d’affect, quotidiennes et
influentes (les autres filles de l’école, les enseignantes). Considérant cette différence en songeant
114
aux grands auteurs de romans réalistes et sociaux examinés par Auerbach, Jaquet, Robin et
focaliser sur Zola, par exemple), dont les œuvres semblent contenir la société toute entière et en
dégager certaines lois sociologiques, on voit à quel point Ernaux diverge de cette catégorie.
L’écriture ernaussienne se base en effet sur un sociogramme dont la pertinence contextuelle n’est
pas discutable, mais sa perspective reste bien plus privée (elle part de l’intime, et n’a de cesse
d’y retourner) que collective. Du reste, il me semble que l’on puisse produire des textes réalistes
personnelle (c’est bien aussi le cas d’Édouard Louis) ; au-delà de l’utilisation du « je », le noyau
monde dominant. Alors, l’intime est-il toujours « du social », comme Ernaux le revendique ? Je
ne le pense pas, car bien que ces deux pôles de l’existence et de l’écriture s’entremêlent
nécessairement, ils ne sont en revanche pas voués à s’assimiler l’un en l’autre. Le social exerce
une influence sur l’intime, en fonction de laquelle l’intime inscrit son histoire propre dans la
fille, admet que son statut privilégié au sein de la famille découle de la mort de sa sœur aînée,
tragédie qui fit d’elle la fille unique de ses parents et leur principale préoccupation ; elle fait
également état du désarroi ontologique causé par cette disparition, qui bouleverse sa relation
avec eux : « Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi »
(Je ne suis pas sortie de ma nuit, 44). Dans La honte, elle témoigne d’un autre évènement
familial, inoubliable et traumatisant, au cours duquel son père a tenté de tuer sa mère ; Jaquet
l’interprète comme fait formateur ayant acté le processus de désidentification de la jeune fille à
115
Fierté d’être reconnue comme excellente et honte indicible, douleur secrète d’appartenir à
un milieu pauvre aussi bien financièrement que culturellement, de vivre dans une famille
exemplaire vole en éclats le jour où son père a voulu tuer sa mère. (70-71)
L’écriture ernaussienne est d’abord celle d’une expérience unique ; et pourtant, comme le
montrent de nombreux critiques, elle évite tout autocentrisme, tout narcissisme (et je pense que
c’est aussi ce qui fait le succès populaire d’Ernaux). Pour le dire comme Danielle Bajomée et
Juliette Dor dans Annie Ernaux : Se perdre dans l’écriture de soi : « A l’heure où
l’autobiographie est fortement suspectée de se replier sur des formes égoïstes et vaines, Ernaux
démontre avec Les années comment l’écriture de soi peut transcender la perception individuelle
pour en faire le point de ralliement d’un partage lumineux » (132). Il faut cependant continuer de
dit : je ne le pense pas, ou alors, je le conçois comme limité par la prédominance de la réalité
individuelle. Le dépassement de l’intime évoqué par Bajomée et Dor (notons qu’elles prennent
soin de spécifier que leur commentaire concerne Les années, qui de fait représente le paroxysme
de la perspective socio-historique; il n’existe pas chez Ernaux, avant et après ce texte, d’autre
récit qui se focalise à ce point sur la vie de la collectivité) n’est pas une donnée constante de
l’œuvre bien qu’il en constitue visiblement l’un des objectifs fondamentaux. Pour autant, il ne
s’agit pas là d’une faille : il me semble que c’est justement parce qu’Ernaux expose et explore le
moi socialement déraciné et la complexité du rapport aux origines en adoptant une perspective
répertorie avec précision les particularités verbales de ses parents, à la manière d’une linguiste),
116
En outre, il convient de reconnaître en quoi le traitement ernaussien du déracinement social
hérite également du texte réaliste classique. Pour Nelly Wolf, dans Le roman de la démocratie :
fracas les « basses classes » dans l’univers de la fiction, mais avant le naturalisme, et en
marge de celui-ci, se développe également avec une vitalité surprenante tout une sous-
pègre, etc. Il est à remarquer que le sous-prolétariat juvénile devient, en particulier chez
Dickens et Hugo, un personnage central parce qu’il permet d’exposer, avec une intensité
redoublée, les imperfections du nouveau contrat social. L’enfant exploité et le petit gueux
figurent une double exclusion. Ils évoquent une double minorité civique, celle de l’enfant
qui doit encore attendre de faire acte de socialisation volontaire, et celle du pauvre qui lui
aussi reste au seuil du contrat, même s’il est juridiquement reconnu apte au contrat. (39)
L’intérêt des auteurs pour les individus marginalisés et les inégalités sociales remonte donc au
dix-neuvième siècle, et ceci n’est pas une surprise ; Hector Malot et son Sans famille nous
viennent également à l’esprit, pour ne citer que lui. De nombreux ouvrages critiques sont
consacrés aux figures du pauvre ou de l’enfant abandonné dans le roman réaliste ou naturaliste
du dix-neuvième siècle ; mais qu’en est-il des personnages qui parviennent à sortir de la misère,
scène des personnages déracinés, souvent fuyant la province afin de tenter leur chance à Paris
dans l’espoir d’y faire fortune : leurs noms sont Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré,
Julien Sorel, Georges Duroy, Frédéric Moreau ou encore Denise Baudu. Dans ces cas, le
déracinement est d’ordre géographique, affectif (on doit quitter les siens pour réussir, pour
117
surpasser leurs maigres accomplissements ou pour se dégager de l’échec existentiel qu’ils se
constituent sans nul doute l’un des thèmes prédominants chez Balzac, Stendhal, Maupassant,
Flaubert et Zola). Bien qu’ils ne quittent pas la France, le choc du déracinement fabrique leur
Le « déracinement » est bien plus grand quand on passe du village à la cité ouvrière de
banlieue, en restant à l’intérieur d’un même pays, que lorsqu’on prend le chemin de
Il n’est pas ici question d’analyser ces parcours aussi fascinants que complexes, car bien d’autres
l’ont déjà fait, mais plutôt de rappeler le lien des auteurs contemporains du déracinement social
aux grands écrivains réalistes du dix-neuvième siècle. Dans le cadre de cette étude, il est
intéressant de voir en quoi ceux-ci informent l’œuvre d’Annie Ernaux, car je pense que leur
Pour ce faire, j’ai choisi un exemple que j’estime particulièrement fort et révélateur : Bel-Ami
un jeune sous-officier originaire de la région de Rouen qui, retournant à la vie civile parisienne,
rêve de faire fortune. Il entame une relation amoureuse avec une jeune bourgeoise mariée, Mme
manipulations, Georges devient bientôt chef du journal, augmentant largement son salaire. Plus
tard, lorsque l’un de ses amis proches décède des suites d’une longue maladie, Georges demande
en mariage sa jeune veuve, Madeleine. Celle-ci finit par accepter ; mais elle n’est qu’une
bourgeoise, qui rêve de faire partie de la noblesse. C’est le début de nombreuses intrigues
118
amoureuses et financières, qui détruiront cet étrange mariage ; Georges, divorcé, plus amer que
jamais, se met alors en tête d’épouser une jeune aristocrate, non par amour mais par pur
arrivisme. Une fois marié, voilà Georges enfin riche ; il est fait député, et enfin, ministre.
J’en conviens, à première vue, ce résumé justifie mal la comparaison avec l’œuvre
ernaussienne, et Georges Duroy est un personnage détestable, ce qui est loin d’être le cas
province, puis « conquête » de Paris), et son ambition immense, teintée d’une volonté de
vengeance, constituent des motifs, nous l’avons vu, que l’on retrouve chez Ernaux. Plus encore,
le rapport de Georges à ses parents fait écho à la thématique ernaussienne majeure de ce que
représente la filiation pour le transclasse ; Maupassant aborde peu cette problématique dans le
roman, mais lorsqu’il se penche sur la question, les implications ne peuvent qu’interpeller. Une
scène en particulier me fascine : venant d’épouser Madeleine Forestier, Georges désire rendre
visite à ses parents en Normandie. Celle-ci insiste pour l’accompagner, alors même qu’il tente de
l’en décourager : « Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se sont saignés aux
quatre membres pour me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux, mais leur…
simplicité… leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner » (200). Notons par ailleurs que notre
héros a échoué deux fois à l’épreuve du baccalauréat, pour le plus grand désespoir de ses parents.
Maupassant empreinte le point de vue de la jeune femme pour décrire ces derniers :
C’étaient deux paysans, l’homme et la femme, qui marchaient d’un pas régulier, en se
balançant et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était petit, trapu, rouge et un peu
ventru, vigoureux malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie
femme de peine des champs qui a travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis que le
119
Cette description pathétique frappe le lecteur parce qu’elle est nourrie de poncifs et de
condescendance sur la classe sociale des deux personnages : de la santé déclinante à l’alcoolisme
suggéré, en passant par la morosité et la laideur, ce court passage passe en revue les lieux
décrit d’ailleurs également à grand renfort de clichés sur la classe populaire qui ne connaît rien
du confort moderne :
Dresser la liste de ses ignorances sociales serait interminable. Elle ne sait pas téléphoner,
n’a jamais pris de douche ni de bain. Elle n’a aucune pratique d’autres milieux que le
sien, populaire d’origine paysanne, catholique. À cette distance de temps, elle m’apparaît
gauche et empruntée, voire mal embouchée, dans une grande insécurité de langage et de
manières. (26)
Les parents eux-mêmes rebutent la nouvelle épouse de Georges parce qu’ils ne correspondent en
rien, malgré l’avertissement donné, à l’homme que Madeleine pense connaître. Pour elle, il
n’existe aucune connexité entre Georges et ces pauvres vieux. Il faut attendre que Georges leur
-Bonjou, pé Duroy.
La scène n’est pas longue, mais suffit à montrer comment le langage matérialise à lui seul toute
l’ambivalence du transclasse, déchiré entre deux mondes: il contient à la fois l’abîme sociale qui
sépare les parents de leur fils, et le lien culturel inextricable qui les unit tous trois. Pour le dire
120
comme Régine Robin lorsqu’elle se penche sur les dangers du culturalisme: « Nous sommes
notre langue. Mais de quelle langue s’agit-il ? » (15). Le bilinguisme, commandé par le
déracinement, même à l’intérieur d’un seul et même pays, et même lorsqu’il intervient au cœur
centrale : où est le moi ? » (105), ainsi qu’Ernaux la formule dans L’atelier noir. On retrouve
constamment ce questionnement, bien plus ontologique que linguistique, chez Ernaux, par
exemple dans Les années, où le bilinguisme est un mimétisme, un désir d’imiter la classe
Elle [Ernaux] connaît maintenant le niveau de sa place sociale –il n’y a chez elle ni
Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à
Paris -, inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en
Jusque dans son texte le plus récent, Mémoire de fille, l’anxiété face au langage, ou plutôt, aux
langages, persiste: « Impossible de dire si j’avais encore les intonations traînantes des Normands,
cet accent dont je devais pourtant me croire débarrassée par comparaison avec tous mes
ascendants » (24). Christine Fau, qui a étudié cette question en détails, évoque le « poids
physique » du langage dans l’œuvre d’Ernaux, et cette idée fonctionne ici parfaitement. Georges,
de retour dans son village natal, face à ses parents, « régresse » linguistiquement de manière
organique, sans nulle transition, et adapte le style de son discours au milieu dans lequel il se
trouve. D’une certaine façon, il utilise sa langue natale, dont il n’a pas usage à Paris. Ceci met sa
femme mal à l’aise : la région, l’atmosphère misérable et la langue lui sont étrangères. Elle se
sent profondément déçue par les parents de Georges, et par extension, par Georges lui-même,
121
tandis que se révèle la singularité antithétique de l’émigré social, qui, comme Ernaux, dispose
d’un alter ego, d’une sorte de moi rustique considéré inélégant et moindre par la classe
supérieure, secrètement enchevêtré au moi bourgeois, mais aussi, détaché et détachable de celui-
ci. Madeleine est écœurée par les deux paysans : « D’où venait-il donc qu’ils la choquaient par
mille choses menues, invisibles, par mille grossièretés insaisissables, par leur nature même de
rustres, par ce qu’ils disaient, par leurs gestes et leur gaieté ? » (220). Elle les avait imaginé, et
les aurait souhaité « plus littéraires peut-être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs» (220).
Il est intéressant de noter combien le dégoût ressenti par Madeleine Forestier à l’égard de cette
famille qu’elle ne comprend pas ressemble à celui décrit maintes et maintes fois dans les textes
d’Ernaux, pour évoquer une famille qu’elle ne comprend plus. L’expérience du déracinement
comporte une dimension universelle, traversant temps et espace, dont l’une des modalités
essentielles n’est autre que la difficulté à communiquer avec l’autre ; la littérature, en énonçant
Dans sa préface à Pierre et Jean, Maupassant a par ailleurs cette phrase marquante : « Le
réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous donner une photographie banale de la vie,
mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité
même » (4). Autrement dit, le réalisme, et avec lui la pensée littéraire du social, ne valent que
s’ils participent d’une esthétique élaborée du détail et du vivant, procédant de choix politiques et
poétiques. L’œuvre entière d’Annie Ernaux, fidèle à cette vision, s’avère véritable travail,
exercice original, conscient et réfléchi d’une forme contemporaine du réalisme social tel que
Maupassant l’envisage, mais conditionnée par la divulgation de l’intime. Interrogée sur Mémoire
de fille par Jean-Marc Le Scouarnec, Ernaux précise à ce propos : « J’ai franchi tous les obstacles
122
pour y arriver. Le problème n’était pas de raconter des choses personnelles mais de trouver la
bonne écriture, une façon de rendre les choses dans leur réalité ».
J’emprunte une partie de ce titre, l’expression marxiste « ennemis de classe », à Ernaux elle-
même, qui, dans Une femme, écrit : « À certains moments, elle [sa mère] avait dans sa fille en
face d’elle, une ennemie de classe » (65). Il faut remarquer que très tôt dans l’existence de
l’écrivaine, la vie de famille s’organise à travers le prisme de la lutte des classes qui conditionne
le rapport de la jeune fille à ses parents, et en particulier à sa mère. Notons que la figure
maternelle telle qu’Ernaux l’écrit, de par sa place primordiale dans l’œuvre, a déjà fait l’objet de
nombreuses études et commentaires, avec parmi les plus intéressants, ceux de l’auteure elle-
Fell; par conséquent, je m’efforcerai, dans mon évocation de la relation à la mère, de livrer une
analyse concentrée sur le rôle de la lutte des classes dans le lien filial et non sur la psychologie
(sachant que la présence d’une telle confrontation influe forcement sur l’affect). On comprend,
avec cet antagonisme dont dépend d’abord le paysage familial originel puis la vie et l’écriture
résolue puisque ses enjeux, s’ils sont ici d’ordre littéraire, émergent dans l’enfance, dans son
récit, dans le mémorial réaliste et véridique (donc, non-romanesque, ce qui indique que l’on peut
prendre en compte les évènements vécus comme autant de facteurs ayant participé de la
comprendre comment cette dynamique originelle de conflit social entre trois individualités
uniques, à l’intérieur même du foyer et donc d’un espace singulier exclusif, strictement propre à
123
Dans Les armoires vides, Ernaux fournit une description détaillée du domicile familial, qui
sert aussi de commerce à ses parents. L’absence d’une séparation claire entre le « café-épicerie »
déracinement : celle du chez-soi, qui devrait être l’espace premier du sentiment d’enracinement,
mais qui ici ne remplit pas cette fonction. La proximité quasi-incessante des clients empêche
l’intimité ; notons de plus que ceux du café sont, pour la plupart, des hommes, et lorsque la jeune
journalier (« Le monde des garçons et des hommes à quelques centimètres» [20]). Cette
présence, et l’impossibilité d’y échapper, relève d’une certaine violence faite à l’enfant à qui la
solitude et le calme, la rencontre avec soi, sont refusés, puis à la femme, quotidiennement
victime d’une objectivation sexuelle à laquelle elle ne peut se soustraire: « Il n’y a pas un endroit
pour s’isoler dans la maison, à part une chambre à l’étage, immense, glaciale » (18). La structure
même de l’habitation, ouverte à tous, conjuguant pour les parents vie professionnelle et vie
familiale, fait que leur fille ne peut se l’approprier. La maison ne lui appartient pas, et elle n’y
occupe aucune place privilégiée. C’est bien au cœur de cet espace confus et paradoxal, qui
sentiment douloureux du déracinement chez Ernaux, et parce qu’il met en question la notion de
chez-soi, parce qu’il est le décor initial de la problématique sociale, celui-ci se pose, au fil des
textes, comme le lieu le plus important de toute l’œuvre. Le « café-épicerie », lieu au caractère
théâtral (on imagine, grâce aux descriptions d’Ernaux, le va-et-vient quotidien des habitués, les
commérages, l’énergie alcoolisée du village), est le tableau d’un impossible huis-clos, d’une
transgression constante du privé. Comme l’explique Mona Chollet dans Chez soi : Une Odyssée
de l’espace domestique, le foyer, en dépit de son caractère retiré, reflète inévitablement les
124
difficultés sociales de l’extérieur ; tel que le décrit Ernaux, ce constat se vérifie doublement,
avec, d’une part, les problématiques qu’y introduisent les clients (par exemple, la sexualité), et
d’autre part, la conscience de la jeune fille des disparités culturelles grandissantes qui l’opposent
à ses parents. Le lieu supposé de l’égalité ultime échoue. Si la rébellion adolescente est un poncif
de la littérature, il retourne ici d’une crise plus grave et plus significative, car, au-delà du rejet de
existence entière, de leur monde et de ses manières. Pour Jaquet, les transclasses remettent en
question l’idée même d’identité : « Ils se caractérisent donc plutôt par un processus de
désidentification, de déprise, qui les arrache à leur famille et à leur classe » (107). Le
microcosme familial que contient l’espace trop ambivalent du petit commerce se fait alors lieu de
Bien que la dimension spatiale ou géographique de la crise des racines dans le récit du
déracinement soit usuelle et logique, nous l’avons évoqué maintes fois, la dimension domestique
de cette rupture avec l’originel l’est en revanche beaucoup moins. Cette représentation de la
souffrance du déraciné, importante dès le tout premier roman d’Ernaux, continuera de se voir
place au sein de lieux ou de groupes qui, censés lui être familiers, semblent la condamner au
statut d’étrangère voire d’imposteur. Dans le contexte ernaussien, le chez-soi ne possède rien des
attributs typiques du cocon rassurant, et, tandis qu’il constitue dans l’imaginaire collectif un
espace d’équité entre les membres de la cellule familiale, il n’incarne ici, après tout, que
l’impossibilité de lui-même : ouvert aux intrus, scène d’humiliations diverses pour Ernaux, il
le divorce d’avec les parents. Comme le relève Michèle Bacholle-Bošković, eux-mêmes viennent
125
d’ailleurs de milieux paysans, qu’ils ont souhaité quitter, et ainsi peuvent être considérés aussi, à
un moindre degré, comme des individus transclasses et déracinés ; leurs efforts furent couronnés
d’un certain succès puisque leurs familles les jalousent, mais cette réussite demeure relative et
insuffisante, car leur dur labeur reste peu récompensé, ce qui explique leur ardent désir de voir
leur fille les surpasser. La mère semble particulièrement consciente de la médiocrité du statut
social de la famille, que cristallise à lui seul le petit commerce : « Quand nous revenons d’en
ville, que nous commençons d’apercevoir l’épicerie en légère avancée sur la rue, ma mère dit :
On arrive au château. (Fierté autant que dérision) » (La honte, 54). Cette médiocrité constitue
certes une avancée, mais ne peut la satisfaire. Plus tard, alors qu’elle est âgée et emménage avec
sa fille et ses petits-fils en région parisienne, elle se sent extrêmement mal à l’aise dans ce nouvel
environnement (qu’elle finira par ne plus supporter, et qu’elle quittera pour retourner à Yvetot).
Comme Ernaux le rapporte dans Une femme, « Dans le lotissement, elle ne parlait qu’à une seule
femme, une Antillaise, employée de bureau » (81). Ce détail n’a rien d’anecdotique, et montre
combien la souffrance de la migration sociale isole ; le besoin d’une identité construite et claire
ne s’efface pas avec la vieillesse, et on peut imaginer que la mère s’identifia à la voisine
antillaise, elle aussi déplacée, et elle aussi pourvue d’un emploi sans prestige. Ernaux avoue,
dans Le vrai lieu, que ce sentiment de non-appartenance lui est familier, et persiste en elle :
« Quand je vais à Paris, il y a des quartiers, le VIe, le VIIe, où j’ai toujours l’impression de ne
pas être admise, d’être là par effraction » (23). Pour Bacholle-Bošković, toute double
appartenance renvoie à une double exclusion et j’ajoute qu’il me semble que l’exclu, lorsqu’il
occupe le rôle de figure parentale, alors que lui-même fait l’expérience de l’incertitude
ontologique et sociale, transmet à l’enfant sa souffrance et ses doutes identitaires. J’en veux
pour preuve, par exemple, les nombreux témoignages ou textes littéraires fournis par les enfants
126
de harkis ou d’émigrés algériens (tels que ceux de Fatima Besnaci-Lancou, Nina Bouraoui ou
Dalila Kerchouche) : s’ils n’ont pas toujours directement vécu la migrance, ils n’en ont pas
moins subi les conséquences, telles que l’intégration sociale difficile ou la pratique de deux
cultures dont l’une est considérée supérieure à l’autre et qui n’est pas celle de leurs parents. Avec
réconciliation des racines et des identités. Bien que les circonstances d’Ernaux diffèrent et que
l’on puisse les considérer comme moins tragiques, elles ont néanmoins de nombreux points
communs avec celles que je viens de résumer. Le sociologue Erving Goffman, dont les travaux
sur la psychologie sociale et l’interaction humaine (en particulier, le face à face) sont considérés
par beaucoup comme une référence cruciale, montre dans The Presentation of Self in Everyday
Life que le comportement en société relève de la performance théâtrale, autrement dit d’un
exercice, d’une stratégie de gestion de l’image de soi (« management of appearence » [73]) dont
l’objectif est de se faire voir sous un jour qui correspond au statut que l’on occupe dans cette
société. Pour lui, « A status, a position, a social place is not a material thing, to be possessed and
mise en place de cette stratégie essentielle aux rapports humains et brouille les pistes du « bon
l’adaptation socio-culturelle : « Changer de classe, c’est donc entrer dans un monde étranger
dont il faut apprendre la langue, décrypter les signes, épouser les comportements » (132). À
l’origine de cette épreuve, se trouvent les parents et le déracinement initial qui les traumatise et
les interroge.
127
Pour cette raison, le problème du « je transpersonnel » doit être nuancé : après tout, si comme
je l’ai dit, je ne crois pas à l’universalité possible du moi littéraire, et encore moins du moi
littéraire déraciné qui naît nécessairement d’une hybridité unique, il me semble toutefois que la
mère telle qu’Ernaux la représente puisse participer de cette correspondance. En effet, pour qu’il
y ait désidentification, il faut qu’un processus d’identification ait été engagé à un moment donné,
et je considère que c’est largement le cas chez Ernaux quoi que la plupart des études
ernaussiennes se focalisent exclusivement sur le conflit mère-fille. Il n’est pas difficile de tomber
dans cet écueil, mais l’analyse des divergences et du rejet demeure incomplète sans l’observation
de ce qui les précède. Nous l’avons vu, le désir de réussite sociale, pour elle puis pour son enfant,
vient avant tout de la mère. Son propre accomplissement, avoir échappé au milieu paysan et
accédé à la propriété d’une maison et d’un petit commerce, constitue une forme de réussite
inédite aux yeux de sa famille, mais elle reste consciente que face au reste du monde, ceci ne
signifie que peu et n’impressionne guère. Ce dont elle a manqué, ce qui releva dans sa vie de
l’école à douze ans et demi, la règle commune » [Une femme, 29-30]) et l’estime des couches
sociales aisées, modèle renié mais évident, continue de la hanter bien qu’elle semble avoir à peu
près accepté son propre destin et les limites de ses achèvements. C’est ce que Ladimer nomme
« the in-betweenness » de la mère par rapport à sa classe sociale, à la fois résignée à son sort et,
pour sa fille, insoumise et exigeante. Car son seul espoir, la chance d’un nouveau départ, ne peut
exister qu’à travers sa fille : « Son désir le plus profond était de me donner tout ce qu’elle n’avait
pas eu » (Une femme, 51). Le sentiment d’infériorité propre au déraciné, qui se souvient de ses
origines et sait que la classe dominante le méprise, subsiste en elle, et, comme Ernaux le révèle
lors d’un entretien avec le journal Le Monde en 2016, ne s’attache pas seulement à l’aspect
128
financier du statut social, mais aussi et surtout à l’aspect culturel, dans une perspective que l’on
peut qualifier de féministe et que l’œuvre d’Ernaux n’a pas jusqu’ici clairement dévoilée :
Elle [sa mère] voulait surtout me donner une vie intéressante, une vie indépendante—ce
terme était très important. C’était moins la réussite matérielle que la réussite intellectuelle
qui comptait pour elle. Quand elle s’aperçoit que je réussis bien en classe, elle va tout
faire pour me faciliter cet accès et notamment—ce qui était tout à fait exceptionnel pour
féminine. Elle avait une forme de condescendance, presque de mépris, pour les femmes
qui restaient à la maison parce que leur mari pouvait les entretenir. J’ai été élevée dans
cette image négative du ménage. Lorsque mon père est mort, elle a dit, peu de temps
après, une phrase que je trouvais terrible : « Je vais venir chez toi et je ferai ton
ménage. » C’était pour me libérer. Cela signifiait « je suis toujours là ». C’est immense.
Dans ce même entretien, Ernaux va jusqu’à reconnaître qu’elle doit toute sa réussite ainsi que
son propre féminisme à sa mère (il est intéressant de noter l’évolution émotionnelle qui s’opère
au fil du temps et des textes: de la violence et du total antagonisme, voire du dégoût, retracé dans
Les armoires vides, une certaine tendresse et gratitude pour sa mère s’installent chez la femme
mûre). Warren Motte souligne en outre que les ambitions du père, si leur finalité est similaire,
viennent moins du besoin de mener, par procuration, une vie meilleure, que de celui de justifier
Amid the competing, uprooted constructs that form his ideological horizon, Ernaux’s
father holds firmly to at least one notion abstracted from the bourgeoisie, that of
investment. His investment is his daughter. The possibility that she should accede to the
129
bourgeoisie is what allows him to make sense of all the travails he has affronted, and
père et de sa fille : la validation existentielle prime. Entre la mère et la fille, l’enjeu d’une double
projection est clair et douloureux (« Impression terrible de dédoublement, je suis moi et elle » [Je
ne suis pas sortie de ma nuit, 23]) : la mère projette ses désirs sur sa fille, et celle-ci, jusqu’à son
adolescence, projette, naturellement, son existence entière sur sa mère, ultime exemple, référence
de ce lien.
comprend qu’elle ne peut être fière de ses origines sociales et de ses parents, et se met à aspirer à
une existence intellectuelle et bourgeoise. L’image de la mère devient alors détestable, miroir
désagréable renvoyant à la jeune fille une image d’elle-même qu’elle ne supporte plus : « Je lui
faisais grief d’être ce que, en train d’émigrer dans un milieu diffèrent, je cherchais à ne plus
paraître » (Une femme, 63). Si la problématique identitaire ernaussienne trouve son fondement
dans la question des classes, c’est-à-dire dans une question collective, c’est bien la mère,
diversité des portraits qu’en dresse Ernaux (surtout avec Une femme et Je ne suis pas sortie de
ma nuit, tous deux entièrement consacrés à sa mère, mais celle-ci joue aussi un rôle primordial
dans la vaste majorité des textes d’Ernaux, même dans La place qui est d’abord l’histoire de son
père) témoigne du basculement constant du moi qui se cherche. Aux évocations ambigües,
130
dans Annie Ernaux) correspondent les multiples identités de la fille, de l’écrivaine, et de ses
The process of representing the mother does not consist of attempts to situate her within a
single and unified theoretical framework, but, rather, involves numerous “recastings” of
proves to be difficult. One reason for this relates to Ernaux’ ambivalent relationship to
what she considers to be the cultural and literary norms operating in France in the second
half of the twentieth century. Her writing displays an increasing concern with the
of metatextual passages in Une femme, for instance, the narrator, commenting on her
Et :
The dual existence of Une femme and Je ne suis pas sortie de ma nuit thus functions, at
representation of identity. This desire for fragmentation rather than coherence, for
plurality rather than “unicité”, situates Ernaux’s recent autobiographical writings firmly
in the realm of the postmodern, exploding the myth of the unified self, independent from
the other or from the world. For Ernaux, writing the mother means both engaging with
cultural, historical and theoretical “mothers” and, at the same time, engaging with issues
131
of identification and/or rejection involved the personal experiences of the mother-
J’ajoute que la rupture avec le modèle maternel, comme la rupture avec le genre romanesque,
devenant deux objets constants de réflexion personnelle, deux obsessions, ont ceci en commun
qu’a priori, ils devraient faire figure de références, mais aux yeux d’Ernaux, ne parviennent pas à
ce statut. Alors, elle ne cesse d’interroger leur légitimité et le bien-fondé de ce qui la pousse à se
refuser, de ce qui pourrait justifier qu’elle soit autrement, et aussi et surtout, qu’elle écrive
autrement : « Écrire sur sa mère pose forcement le problème de l’écriture » (Je ne suis pas sortie
de ma nuit, 49). Cette question semble au demeurant plus facilement (bien que, on l’imagine,
plus douloureusement) résolue en ce qui concerne la mère qu’en ce qui concerne l’écriture, ainsi
que le révèle cet extrait de L’atelier noir : « Impossibilité d’imaginer faire un roman, qui sacrifie
à l’attente, à la doxa. D’autre part ce refus est aussi une posture rigide, un carcan qui m’empêche
peut-être de m’ouvrir » (191). Cette remarque datant de 2002, il serait intéressant de savoir si
Ernaux a depuis évolué sur ce point ; la lecture de Mémoire de fille me laisse cependant supposer
que la problématique demeure (elle qualifie son texte de « récit » et conclut, comme je l’ai
mentionné plus tôt, au caractère indéfinissable et fuyant de sa prose). Et je ne pense pas que l’on
puisse considérer cette interpellation comme négligeable, bien qu’elle eût pu le devenir au fil du
temps et de l’œuvre, car Ernaux y revient de manière constante. Le geste qui la conduit à faire
état de cette question dans l’excipit de Mémoire de fille signale d’ailleurs qu’elle mérite d’être
philosophique que représente La place, qu’Ernaux aurait enfin trouvé « a voice of her own that
will resonate with assurance and authority in her later texts, and a real sense of place » (65), il
me semble devoir nuancer l’idée d’une certitude ernaussienne quant à la forme même de sa
132
littérature. La transidentité fonctionnerait alors mieux quant à la substantialité du texte que du
moi.
Le déplacement social produit une coupure d’abord entre le sujet et son milieu d’origine,
puis à l’intérieur de lui-même entre la partie de lui-même qui reste attachée à sa position
initiale et la partie de lui-même qui intériorise le langage, les habitus, le code culturel de
son nouveau groupe d’appartenance. À la coupure entre deux univers sociaux étrangers
Cette fracture psychique déchire également la cellule familiale. Alors que l’identification à la
mère n’est plus possible, Ernaux éprouve des sentiments de honte et de répugnance. Il faut
remarquer à ce propos que les nombreuses descriptions de ce malaise par Ernaux s’apparentent
souvent aux représentations de l’étranger telles qu’on peut les trouver dans la littérature
coloniale ; ceci confirme que, d’une part, le déracinement social et le déracinement géographique
diffèrent peu, et que, d’autre part, la théorie postcoloniale est tout à fait pertinente bien que peu
mise à contribution dans le contexte des études ernaussiennes. D’abord, une certaine hiérarchie,
emblématique de cette analogie, s’installe au sein du foyer dès que la jeune Annie commence à
typique de la famille éclate : les parents perdent leur statut de figures d’autorité, de personnalités
dominantes, et se voient dépassés par leur fille, plus instruite qu’eux, promise à un avenir
prestigieux et évoluant, à l’école privée, dans un milieu bourgeois et éduqué auquel ses parents
n’auront jamais accès. Sa supériorité est incontestable : « À la maison, sur son territoire, la fille
133
de l’épicière—comme le quartier l’appelle—a tous les droits. Puise librement dans les bocaux de
bonbons et les boîtes de biscuits, reste à lire au lit jusqu’à midi pendant les vacances, ne met
jamais la table et ne cire pas ses chaussures. Elle se conduit en reine » (Mémoire de fille, 27). Peu
à peu, la fille se met non seulement à mépriser ses parents, mais à les traiter en étrangers, notant
leurs faits et gestes qu’elle considère comme typiques du milieu populaire duquel elle se dégage,
ou faisant état du caractère trop « local » et « incorrect » de leur langage. Comme ont pu le faire
Jean de Léry ou Pierre Loti face aux peuples indigènes qu’ils rencontrèrent, Ernaux dresse un
portrait hiérarchisé des parents, fondé sur leur insuffisance et sur le gouffre qui la sépare d’eux et
de leur univers médiocre. Leur profonde altérité représente une menace sérieuse, car il ne
faudrait surtout pas leur ressembler bien qu’il soit réellement impossible de ne pas leur
ressembler du tout. L’idée de vivre en harmonie avec eux relève à présent de l’utopie. Comme
dans la rencontre colonialiste, cette confrontation est emplie d’une certaine violence morale,
incarnée par l’idée de suprématie. Se mesurer à l’autre prend le devant, et ceci signifie faire un
Dans Orientalism, Edward Said précise que l’homme sauvage représente aux yeux des
explorateurs et colons une forme d’altérité absolue et trop radicale, et donc incomprise, pour ne
pas être quelque peu terrifiante, même dans la fascination qu’elle exerce sur son observateur. En
dépit des descriptions hostiles qui marquent surtout les premiers textes, les parents échappent
cependant à ce concept d’altérité radicale parce qu’il s’agit d’êtres auxquels Ernaux est liée par
le sang et par une certaine histoire familiale. Mais ceci ne modère en rien la violence des
d’annihiler, est cause d’une souffrance considérable, comme on peut le lire par exemple dans Les
armoires vides : « J’en pleurerais bien, moi aussi, pas pour les mêmes raisons, jamais je ne lui [la
134
mère] ressemblerai. Salope. Je rêve parfois d’être orpheline » (99). Dans Retour à Yvetot, le
À cette époque et pendant des années, j’avais en effet gommé toute la mémoire de mon
enfance et de mon adolescence, m’étant éloignée par la pensée d’abord, puis par la
ses parents, mais de manière encore plus intense car, contrairement au colonisateur, Ernaux
n’obtient jamais la certitude à laquelle elle aspire (celle d’être complètement différente de ceux
qu’elle considère inferieurs), et ceci, même après avoir quitté leur domicile, et même après leurs
inévitable et permanent. Partir ne permet pas d’y échapper. Il me semble par ailleurs que les
textes qui précèdent La place s’emploient au rejet fiévreux de cette altérité partielle et décevante,
et retracent le fantasme d’une dissemblance totale, tandis que les textes suivants, s’ils continuent
l’inéluctabilité des racines (de plus, c’est à ce moment qu’Ernaux commence à privilégier le
« je ». À mon sens, cette transition était nécessaire pour une exploration véritable du
Something patently foreign and distant acquires, for one reason or another, a status more
rather than less familiar. One tends to stop judging things either as completely novel or as
completely well-known; a new median category emerges, a category that allows one to see
new things, things seen for the first time, as versions of a previously known thing. (58)
135
Chez Ernaux, l’étrangeté absolue des parents relève davantage du désir que de la réalité. L’idée
saidienne de “vacillation” entre deux altérités, l’une radicale et effrayante, et l’autre, en quelque
sorte moyenne, dans laquelle on reconnait un peu de soi-même, fonctionne donc ici à la fois
bourgeois ; mais aussi, réponse, car le déraciné n’a pas accès à sa propre hybridité tant qu’il
n’envisage pas la nature unique (et donc non-transpersonnelle sinon par rapport à elle-même et à
elle-même seulement, car « je suis a mais je suis aussi b ») de son x. Pour devenir saisissable,
pour surgir en tant que richesse, la pluralité doit d’abord être acceptée, et pour Ernaux, l’écriture
du moi et la mémoire du privé sont bien les ultimes outils de la réconciliation avec les racines et
l’entre-deux.
Cheminement
Il ne s’agit néanmoins pas d’une faille ou d’un abandon du projet initial de création d’un « je
rupture est, Ernaux en a témoigné en-dehors de son œuvre, une épreuve authentique,
écrivain, juste comme quelqu’un qui écrit, qui doit écrire » (L’écriture comme un couteau, 19) ;
« Au fond, je ne m’y résous pas, à cette séparation, c’est peut-être pour ça que j’écris » (Le vrai
lieu, 27). S’abandonnant à ce devoir, elle s’autorise à produire des textes dont l’indéterminisme,
miroir de l’hybridité du déraciné, est souvent la plus grande qualité. Le langage ernaussien n’est
pas imagé, il n’est que ce qu’il est, et ne se soucie pas des tournures académiques. De plus, elle
136
souhaite avec le « je transpersonnel » relater l’expérience anxiogène du transclasse, exposer la
honte et la complexité d’une vie placée sous le sceau de l’éternel entre-deux et dédoublement de
soi. Celle de la femme, aussi, comme le montre Fau, avec cette langue affranchie : « Cette
libération concerne aussi sa condition de femme : elle se révolte en osant parler de la sexualité
féminine et appeler les choses par leur nom, en dévoilant le scandale de l’inégalité entre hommes
littéraire et politique (Ernaux rappelle l’importance de cette seconde dimension, qu’elle lie au
traumatisme du déracinement social, dans L’écriture comme un couteau : « Oui, j’ai dit l’autre
jour qu’écrire était ce que je pouvais faire de mieux comme acte politique, eu égard à ma
situation de transfuge de classe » [74] et « Écrire est, selon moi, une activité politique, c’est-à-
Comme nous l’avons déjà dit, Ernaux n’envisage pas et n’écrit pas le double dans une
relation d’opposition, mais de collatéralité, ce qui jette une lumière nouvelle sur la
transculturation. Dans ses textes, passé et présent ne s’opposent pas, ils s’expliquent ; les
deux langues ne s’opposent pas, elles se nourrissent l’une l’autre ; les deux mondes ne
pose tant de questions qu’elle représente nécessairement une myriade de possibles existentiels et
textuels. Le contexte unique et les évènements intimes qu’Ernaux choisit de livrer, s’ils font
l’écrivaine se donne : « Je cherche d’abord, en écrivant, à me rendre les choses lisibles à moi-
même… » (L’écriture comme un couteau, 129). Une telle déclaration m’enjoint de continuer de
137
penser que, malgré les nombreux dénis d’Ernaux sur le sujet, il s’agit bien là en fin de compte
d’un projet d’ordre introspectif voire psychanalytique. Publié en 2003, soit presque dix ans après
ernaussienne de son propre travail, et il faut noter que si elle continue d’invoquer la sociologie
dans cet essai, elle n’y mentionne plus le « je transpersonnel ». En 2011, avec la parution d’un
carnet d’écriture intitulé L’atelier noir, Ernaux continue de méditer sur son parcours d’auteure et
constate : « Notre histoire, c’est ce que nous avons de plus précieux, mais elle n’est pas à nous »
(105). Cette affirmation ambigüe semble évoquer, d’une part, le don de l’écrivain autobiographe
à ses lecteurs, et, d’autre part, l’idée que le compte-rendu autobiographique du déracinement
social reviendrait, quoi qu’il arrive, au collectif qui lui donne naissance et le conditionne,
s’identifie à sa mère, aux autres intellectuels transclasses tels que Bourdieu, et ressemble même,
transpersonnelle. Malgré cela, il n’a de cesse de se référer à sa propre histoire familiale, intime,
et féminine. Ce « je » agit à travers le retournement constant sur les racines, les incertitudes du
passé et l’hybridité nébuleuse du présent et du texte. Ainsi le privé ne peut-il pas être le contraire
du social : chacun a besoin de l’autre pour s’expliquer. L’intime prévaut pourtant dans le récit de
la perte qui souhaite mettre en scène la façon dont le déraciné s’accommodera de son
traumatisme face au reste de la société. De la même manière, le déracinement n’est ici pas le
multiples couches identitaires, à la renaissance d’une base ni généalogique ni sociale, mais chez
138
parasitique, se voit sublimée tout en continuant de déborder d’incertitudes. Le texte ernaussien,
itinéraire personnel, social et littéraire infini, avec à son cœur le « je » déraciné, est alors un
Chapitre 4
Le cas de Marie NDiaye est particulièrement intéressant car il représente une approche inédite
quant à la problématique du déracinement. Il faut aussi avouer que le choix de l’inscrire dans
cette étude ne s’est pas immediatement imposé ; en effet, si NDiaye traite bien du déracinement
dans de nombreux textes, ce motif n’apparaît pas d’emblée dans son œuvre. Contrairement à
Duras et à Ernaux, dont la grande majorité des textes aborde la question de manière directe,
NDiaye possède à son actif un certain nombre de publications qui ne mettent pas en scène la
perte des racines et le déplacement. On peut ainsi remarquer que ses premiers romans, Quant au
riche avenir et Comédie classique, ou sa première pièce de théâtre, Hilda, ne s’intéressent pas à
ce thème ; c’est avec le roman En famille qu’elle y vient véritablement. Depuis, NDiaye a
souvent conservé le déracinement comme sujet au minimum omniprésent, voire central, mais
rarement évoqué littéralement. Ses tous derniers textes, Trois femmes puissantes, Y penser sans
l’interrogation ontologique sur les racines et la famille leurs enjeux premiers. Ainsi Shirley
139
Marie NDiaye suit toujours de très près l’expérience d’une protagoniste centrale, obsédée
par la généalogie, posant la question des racines et essayant sans cesse, et sans succès, de
saisir la nature et la qualité des rapports réciproques formant le lien entre elle et la cellule
Pour cette raison, Marie NDiaye occupe une place plus que légitime dans mon travail ;
l’importance grandissante qu’elle accorde au déracinement alors qu’elle développe son œuvre et
précise son style ne peut d’ailleurs qu’interpeller. Mon objectif pour ce chapitre sera donc de
métaphoriques à tout à fait limpides, du problème du déracinement chez NDiaye. Pour ce faire,
je procèderai de manière chronologique et effectuerai une analyse individuelle des textes que je
considère les plus riches et les plus pertinents sur le sujet. J’espère, avec cette méthode, dessiner
de l’écrivaine. Notez que les textes étudiés seront, dans cet ordre qui est aussi celui de leur
parution : En famille, Rosie Carpe, Papa doit manger, Autoportrait en vert, Mon cœur à l’étroit,
Mais il convient, avant ces commentaires, de souligner pourquoi le déracinement est peut-être
vert occupe une place distinctive au sein du corpus ndiayien car il s’agit du premier texte qui,
comme son titre l’indique, comporterait une forte dimension autobiographique, les critiques et
chercheurs ont parfois tendance à lire tout NDiaye sous la lumière de sa vie personnelle, qui
serait celle d’une femme déracinée. Par ailleurs, ceux qui parviennent à éviter ce raisonnement
au fondement discutable (car réfuté par l’auteure elle-même) se sentent en général obligés, dans
leurs introductions, de rappeler qui est Marie NDiaye et surtout d’où elle vient. À travers cette
140
mise au point, on peut invariablement trouver une tentative d’élucider la double énigme
suivante : peut-on situer NDiaye dans un courant littéraire spécifique, et si oui, lequel ? Et parce
qu’elle est métisse, de père sénégalais, NDiaye est-elle écrivaine française, francophone ou bien
africaine ? Pour moi, il existe des réponses simples à ces deux questions. Comme Véronique
constitution. Son œuvre ne signe aucun renouveau d’une négritude littéraire aujourd’hui
révolue […]. Sa production ne s’ancre pas non plus dans des courants régionalistes
L’opinion d’Erika Rundle, traductrice de NDiaye, me convient également car elle met en
As the child of a French mother and Senegalese father, NDiaye tempts us to locate her
work in the increasingly rich terrain of postcolonial writing. While she surely participates
Nevermind the fact that NDiaye was raised and educated in France by her mother, with
little early exposure to the heritage and culture of her absent father’s Senegal. Race and
nation are, in NDiaye’s work as they are in Genet’s, only two of the most obvious
141
structures of dominance and oppression undergirding all aspects of human being and
identity. (79-80)
Pour le reste, NDiaye est de nationalité française, est née en France et y a grandi. À ma
En dépit de ces faits établis, on aurait tort d’ignorer la polémique qui entoure NDiaye, son
caractère inclassable au sein du paysage littéraire contemporain ainsi que l’existence de son
héritage hybride. C’est à mon avis Andrew Asibong, dans son ouvrage Marie NDiaye :
Blankness and Recognition, qui de loin résume le mieux cette situation particulière :
The story of NDiaye’s birth in Pithiviers in 1967 to “un père sénégalais” and “une mère
beauceronne” is generally well known, not least because this strangely precise
information is so often given in the opening sentences of articles and interviews with the
author. While there is, of course, nothing reprehensible about precision when it comes to
frequency and insistence with which the bodies and origins of NDiaye’s parents and
grandparents are evoked, despite the fact that NDiaye herself was born and grew up in
France (she spent her childhood and adolescence in the Parisian suburb of Bourg-la-
Reine with her teacher mother and her elder brother, the historian and sociologist Pap
Ndiaye). From the outset, the need to situate NDiaye, to make clear what she is, quietly
suggests itself. However innocent or well-intentioned the information provided may be, it
sets out, I suggest, to answer two unstated questions: if this author is “really” French,
why is her skin brown and, if she is “really” French, why does she have that strange
surname? It is not that these questions are necessarily offensive in themselves. More
troubling is the fact that these questions are never directly posed as such. (6)
142
Asibong suggère ici l’existence d’une forme de différentiation, voire de discrimination latente
dont NDiaye serait la victime et qui conditionnerait l’analyse de son œuvre. Pour ma part,
revendique tout à fait française, refuse catégoriquement d’être classée comme auteure africaine
quelque peu, comme si les critiques, tout en la portant aux nues, ne parvenaient pas à accepter
NDiaye en tant que femme de lettres française—comme si, sans le facteur de l’hybridité raciale,
sans l’idée de la peau noire héritée du père absent (il retourne au Sénégal alors que sa fille n’a
qu’un an, et par la suite, ne la reverra que très peu), l’œuvre perdait de sa valeur. J’imagine qu’il
doit être difficile pour Marie NDiaye de faire face à cette constante controverse sur sa personne
et ses écrits. Pourtant, de plus en plus au fil du temps, les thèmes qu’elle décide de traiter
s’attachent justement à ce qui depuis toujours embarrasse ses lecteurs : le trouble identitaire, la
question de l’Afrique, la couleur de la peau, l’instabilité de la famille et des racines. Mais doit-on
la prédominance de ces motifs aux problématiques qui agitent l’existence intime de l’auteure, ou
bien à celles que n’ont eu de cesse de soulever ses commentateurs ? Je ne prétends pas le savoir,
bien que je devine qu’il s’agit éventuellement d’une combinaison des deux (NDiaye s’exprime
assez peu sur sa vie et ses textes, et part du principe que l’écrivain ne peut analyser sa propre
production). Cela dit, ceci révèle en quelque sorte qu’il existerait deux stratégies différentes pour
la fiction, alors que la seconde ne se préoccuperait pas (ou peu) de cet aspect pour se concentrer
sur la narration en tant que telle. En ce qui me concerne, je choisis cette dernière option, car elle
me semble, dans son attachement au texte pur, moins polémique et donc plus productive.
En famille
143
Publié en 1990, c’est le quatrième roman de Marie NDiaye et à l’instar d’Andrew Asibong, je
pense que c’est aussi sa première grande réussite. Récit de quête structuré comme un conte, En
famille a pour héroïne la jeune « Fanny » (son véritable prénom n’est jamais révélé), et nous la
découvrons alors qu’elle rentre chez sa grand-mère après quelques années d’absence. À sa
grande surprise, les membres de sa famille ne la reconnaissent pas et font part d’une terrible
indifférence à son égard. Pour Fanny, aucun doute : la disparition inexpliquée de sa tante Léda,
qu’elle n’a pas connue, a quelque chose à voir avec sa propre ostracisation hors du cercle
familial, et elle décide de partir à la recherche de Léda. Fanny espère de plus qu’en retrouvant la
de nouveau. Fanny poursuit son chemin et fait une suite de rencontres aussi absurdes
qu’inquiétantes, sans toutefois trouver sa tante. À plusieurs reprises, elle tente, optimiste, de
revenir parmi les siens mais n’est jamais la bienvenue, pour des motifs qui lui demeurent
incompréhensibles. Les membres de sa famille ainsi que les gens du village déclarent qu’ils la
rejettent parce qu’elle ne leur ressemble pas, et lui reprochent son comportement sans qu’elle ne
comprenne pourquoi. Fanny traverse de multiples épreuves et transformations ; elle est même
tuée puis ressuscitée. Mais au fil du récit, la jeune fille s’affaiblit physiquement et mentalement,
finissant par se prostituer alors qu’elle a perdu tout espoir de se voir acceptée par la famille. Son
cousin Eugène, esseulé, vient la demander en mariage et la ramène au village après avoir exigé
d’elle qu’elle se métamorphose de nouveau pour sembler plus convenable. Fanny accepte, mais
Roman du déracinement s’il en est, En famille met en scène l’étrange rupture d’une jeune fille
avec ses origines. Colette Sarrey-Strack, dans Fictions contemporaines au féminin, rappelle
l’allusion évidemment ironique du titre au Sans famille de Malot, dans lequel le héros, Rémi,
144
finit par triompher, se réintégrant à sa famille après un long périple et découvrant même qu’il va
hériter d’une grande fortune. Si Sans famille regorge de pathos, Malot offre néanmoins une fin
optimiste et une vision attendrissante de la filiation, comme si rien, en fin de compte, ne pouvait
adoptée par le biais de l’intertexte consiste en somme à orienter la lecture vers un sens dont le
roman prendra le contrepied » (68). Le pessimisme prime, et il est bien plus cruel que pathétique
(bien que non dépourvu d’un certain sens de l’humour, jouant sur l’absurde, et on peut penser
que NDiaye se moque quelque peu de Malot). Les parents de Fanny sont incapables de protéger
leur fille, qu’ils connaissent à peine ; la filiation directe perd donc toute signification et devient
ionescien :
-Oui, oui, je n’ai pas dit que tu ne l’étais pas, bredouillait-il. (244)
C’est la grand-mère qui, d’après Fanny, détient les clés de sa légitimité au sein de la famille,
mais sa disparition imminente met en danger cette éventuelle, quoi que nécessaire, validation :
Quand l’aïeule ne serait plus, comment Fanny prouverait-elle qu’elle avait été sa petite-
fille, et son droit à se réclamer du village, son seul pays ? Elle ne figurait sur aucune des
photographies que l’aïeule avait exposées dans sa chambre ! On lui rirait au nez lorsqu’elle
déclarerait qu’elle était née ici, qu’elle connaissait mieux que quiconque la moindre
145
venelle, chaque anfractuosité de mur, et que le village apparaissait dans ses rêves avec une
justification logique : NDiaye n’explique pas pourquoi Fanny a un jour quitté son entourage et
préfère relater les circonstances de ce qui s’avère un impossible retour, car Fanny a beau
physiquement se trouver sur le sol de son village ou dans la maison de sa grand-mère, sa famille
ainsi que le reste de la communauté lui interdisent de rester, ou ne lui permettent pas d’existence
légitime. Sans qu’elle ne comprenne pourquoi, Fanny se voit condamnée au statut de véritable
paria ; en dépit de ses rencontres avec les nombreux personnages secondaires qui peuplent le
récit, elle demeure plus seule et plus abandonnée qu’aucune autre protagoniste ndiayienne, je
crois (on me dira peut-être que Khady Demba, dans Trois femmes puissantes, mérite davantage
ce titre ; mais à mon sens, Khady est plus forte car elle a su retenir le sens de son identité et
parvient malgré tout à continuer de s’affirmer. Fanny a oublié jusqu’à son propre prénom.
Cependant, je vois Fanny comme la préfiguration de Khady, comme sa plus faible jumelle). Le
déracinement se matérialise ici à travers, d’une part, le rejet de Fanny par sa famille et par le
reste du village, et, d’autre part, son apparence physique et son caractère qui, ne ressemblant pas
à ceux des siens, sont jugés inacceptables par ces derniers. Comme Ambroise Têko-Agbo et
Andrew Asibong, on peut imaginer que Fanny soit née de parents issus de pays différents et
qu’elle n’ait pas la même couleur de peau que le reste de sa famille, mais ceci demeure une
conjecture et Marie NDiaye ne clarifie la situation à aucun moment. S’il est question de
métissage ou d’hybridité, nous ne pouvons en avoir aucune certitude (comme souvent chez
premièrement, en tant que lecteur, la méconnaissance des faits intensifie l’identification avec
146
Fanny, qui elle aussi ignore les raisons de son exclusion. Ensuite, le silence de l’auteure peut être
vu comme une réponse, à la fois déçue et idéaliste, de la part de NDiaye, nous soufflant
tacitement qu’après tout, cette question ne devrait pas avoir la moindre importance. Notre
incapacité à ne pas nous la poser nous fait rejoindre le cercle des discriminateurs et prouve notre
irréels, vouloir catégoriser. En retenant l’information, NDiaye déclare la guerre aux habitudes de
lecture, au besoin de classement des identités, qui entraînent nécessairement la séparation des
individus. Ce silence, auquel l’écrivaine nous accoutumera au fil des textes, participe aussi de ce
que Warren Motte appelle « negative narrative » et qu’il définit de la façon suivante :
In each of NDiaye’s fictions, there are moments that leave us nonplussed, that flaunt the
norms of narrative logic or causality that the rest of the text puts in place, unexplained
and apparently unexplainable things that distinguish themselves dramatically from the
Ce refus de raconter, en renouvelant le rôle de l’auteure qui ne se pose plus en guide ultime de la
narration, complique et perturbe la tâche du lecteur ; cependant, celui-ci n’est jamais laissé seul
face au mystère, car typiquement, l’héroïne ndiayienne éprouve elle aussi de nombreuses
difficultés à déchiffrer son univers et ne parvient à en faire sens. Fanny est un remarquable
Quoi qu’il en soit, Fanny est traitée comme une étrangère se trouvant dans un milieu où
« Impudente ! Mais qu’es-tu donc, toi ? Qu’es-tu donc aujourd’hui ? Comment définir clairement
ce que tu es ? Es-tu quelque chose ? Es-tu seulement quelqu’un dont on puisse dire précisément :
elle est ainsi, de telle région, son origine est celle-là ? » (155). La question se pose alors :
147
comment peut-on être étranger à sa propre famille ? Même avec l’éloignement géographique, les
liens du sang, la culture commune et la mémoire familiale devraient continuer de compter. Selon
Têko-Agbo :
Marie NDiaye semble énoncer ou bien redire quelques vérités qui résident au cœur de
est encline à dénier à ce dernier l’altérité que l’on réclame ou revendique pour soi-même.
(537)
Pour lui, En famille est une critique de la société française moderne et de l’intégration
douloureuse des immigrés en France. Il s’agit là d’une vision intéressante, surtout en ce qui
autrui), cette idée ne fonctionne pas tout à fait. En effet, notons que Fanny, si dérangeante soit-
elle aux yeux de sa famille, nie obstinément sa différence, qu’elle ne semble ni voir ni
comprendre. Comme Asibong le note dans « NDiaye’s Intelligent Subjects », cet entêtement est
NDiaye’s idiots, her clever devils, and her sad intellectuals are all confounded when it
with themselves. A crucial ingredient eludes them: they are cut off from access to a
necessary truthfulness vis-à-vis the intolerable nature of their own situation. A character
like Fanny in En famille is endlessly fascinating for the way she demonstrates a
148
remarkable capacity for reflecting on her lot, perceiving her unjust treatment, recognizing
the fact that something needs to be done and yet, for all that, failing to experience a
feeling that might, perhaps, convince her, in its wordless, illogical intensity, of the need
to give up, once and for all, on a quest to obtain the social and familial approval she will
N’ayant aucun accès à sa supposée altérité, pourtant évidente au reste du monde (à l’exception
du lecteur), elle persiste dans son désir d’appartenance et tente en vain de négocier son retour. Il
ne s’agit pas donc pas d’acculturation, car Fanny ne migre pas, se contentant de retourner d’où
elle vient, et se trouvant donc doublement déracinée (d’abord parce qu’elle a dû partir une
première fois, et ensuite parce qu’on l’empêche de revenir). Pour cette raison, l’enjeu du roman
Fanny, et je pense que c’est là un tort, car Fanny tente de composer avec la réalité qui est la
sienne, et qui n’est justement pas celle des siens. Par ailleurs, loin d’être candide, elle ne cesse de
questionner ses propres circonstances ; comme Asibong le remarque, « She may well be the
novel’s only character with the capacity for feeling » (60). À force d’échecs et de persécutions,
l’humanité qui caractérise Fanny s’éteindra toutefois peu à peu. Avec En famille, NDiaye
inaugure et perfectionne une technique narrative complexe et originale qui consiste à mettre en
scène de multiples réalités, tantôt entremêlées, tantôt fragmentées, et surtout à ne pas clairement
signaler l'existence de cette multiplicité. Certes, les changements de points de vue au fil du
roman suggèrent la diversité des perspectives ; mais il me semble que NDiaye, au-delà des
connaissance commune d’une réalité universelle n’existe pas. À la place, NDiaye fait état de
149
maintenant, toujours susceptibles de s’avérer erronées plus tard. Ce constat désespérant quant à
magique ou du fantastique, avec les métamorphoses de Fanny (je vois la métamorphose comme
une évidente métaphore du déracinement, car la transformation, même si elle est purement
physique, exige la remise en question radicale de l’identité et signifie la séparation d’avec soi-
même) et les esprits, participe bien sûr de cette réalité divisée, incertaine et intangible. C’est là le
défi que le lecteur ndiayien devra accepter de relever : la perception n’est pas fiable, le récit
manque de réponses voire fournit des réponses ensuite contredites ou ésotériques et non réalistes,
et il faudra en prendre son parti. C’est bien le cas pour Fanny, qui a aucun moment ne doute de
ses origines, car dans sa propre réalité, les racines (qu’elle lie à sa grand-mère, à ses oncles et
tantes et à ses cousins, non à ses parents qui représentent absence et instabilité) sont une
simplement pas, leur propre réalité se heurtant à celle de Fanny sans présenter la moindre
ultime, condamnant à la mort sociale, puis à l’agonie de la psyché, car Fanny perdra peu à peu
toute énergie et tout espoir de pouvoir rejoindre les siens. En ce sens, ce personnage cristallise, à
Rosie Carpe
Publié en 2001, Rosie Carpe rencontre un succès certain et remporte le prestigieux Prix
Femina, marquant à mon avis l’avènement d’une auteure véritablement majeure pour la
son héroïne éponyme (dont on pourrait par ailleurs disserter sur le nom ; la carpe symbolise, je
150
pense, la banalité et l’insipidité. L’expression « muet comme une carpe » viendrait du fait que la
carpe n’a pas de langue, en dépit de sa bouche souvent ouverte qui lui donne un air surpris. Rosie
Carpe elle aussi n’a de cesse de s’étonner de sa propre réalité, sur laquelle elle se montre
incapable de tenir un discours clairvoyant et efficace.) et commence alors que celle-ci arrive,
avec son petit garçon Titi, en Guadeloupe où elle rejoint son frère Lazare afin de commencer une
nouvelle vie. Rosie espère ainsi oublier son existence banale de femme de chambre dans un hôtel
miteux de la région parisienne. Ayant eu un fils du propriétaire marié, elle vivote avec Titi pour
lequel elle ne ressent que peu d’amour. Abandonnée de son frère et de ses parents partis en
Guadeloupe, la jeune femme ne supporte pas sa solitude, et, incapable de s’épanouir dans la
qu’elle ne sait pas comment cela aurait pu arriver, et n’a pas la moindre idée de l’identité du
père. Rejetée de tous, Rosie décide qu’il lui faut aller rejoindre Lazare sur l’île, et part avec Titi.
Rosie revoit ses parents pour la première fois, mais tout a changé. Rosie manque de tuer Titi en
le laissant seul, malade, en plein soleil, parmi les rats. Alors que l’enfant est hospitalisé, elle n’a
plus aucune envie de le revoir. Elle fera une fausse-couche tandis que Titi survivra. Des années
plus tard, on retrouve Rosie, maintenant vieillie, grasse et complètement reniée de ses parents;
Titi lui interdit de sortir et a une emprise complète sur son existence.
« Avec Rosie Carpe, Marie NDiaye a donc voulu créer un personnage traumatisé, un personnage
sous occultation, incapable d’accéder à la mémoire de son trauma et vivant par conséquent sous
abandonnée par sa famille, sexuellement exploitée et seule avec un enfant qu’elle n’a pas désiré,
Rosie doit être envisagée comme une victime. Il est difficile de ne pas avoir pitié d’elle tant elle
151
semble désespérée et proche de la dépression, voire de la folie. En revanche, il est intéressant de
nuancer ce constat, car je note qu’à partir du moment où son fils tombe gravement malade, Rosie
quitte temporairement son état de souffre-douleur et jouit, soudain, d’une détermination et d’une
l’être, dont les deux conditions absolues, pour Rosie qui voit l’enfant comme une déception et un
fardeau, ne sont autres que, d’une part, le voyage, forme de déracinement, et d’autre part, le
renoncement à la maternité. Si, à Antony, Rosie semblait à peu près s’occuper de son fils, elle
n’en éprouvait pas pour autant de bonheur et son attachement au garçonnet demeurait limité :
Rosie fit boire l’enfant de nouveau, elle le changea, regarda dehors avec lui—passants,
placidement, que c’était là sa vie—les passants, les voitures, l’air vibrant, elle-même
tremblante—, mais ne pouvant croire absolument, malgré ses efforts, à la réalité de cette
vie-là. C’était la vie de Rosie Carpe, qui avait maintenant Titi avec elle et qui avait
même, depuis tout à l’heure, son frère Lazare endormi par terre, le visage au creux de son
coude, mais il n’était pas encore certain pour Rosie que la vie de Rosie Carpe et la sienne
fussent indissociables. Elle regardait la route avec l’enfant de Rosie Carpe et elle
regardait pareillement, ô combien étonnée, la vie de Rosie Carpe au bord de cette route,
Ce n’est qu’en Guadeloupe, dès lors que Rosie se sent quelque peu à son aise, que l’évènement
qui marque sa provisoire émancipation survient (la maladie de Titi). Fuir la métropole afin de se
démettre de l’aliénation et de la solitude ne suffit pas : il faut aussi éliminer l’insatisfaction et les
152
propre insignifiance, cristallise le passé traumatisant de Rosie, étudié par Arnould-Bloomfield;
les signes de sa mort éventuelle, que Rosie ne désire pas empêcher, représentent alors, l’espace
compte, n’a rien à faire en Guadeloupe, et même, de manière générale, n’apporte rien au monde
qui l’entoure ; après tout, comme Rosie qui remplit à peine son rôle de mère, Titi remplit à peine
son rôle de petit garçon. Il n’attendrit et n’amuse personne. Rosie se montre lucide quant au
tragique manque de charme enfantin de Titi, dont elle a finalement honte en arrivant sur l’île :
enfant maigre et pâle, aux jambes si blanches, si osseuses, sous le large short colonial
qu’elle lui avait acheté et qui lui semblait maintenant, à elle, (kaki et bardé de
nombreuses poches à soufflets), parmi les tenues bariolées, austère et vieillot ? (10)
Pire, « Lazare remarquerait tout de suite que Titi n’était ni gai ni pétulant ni léger, qu’il n’avait
pas de mots charmants ni de sourires malins, et que, comme par un fait exprès, ses sandales
marron, ses socquettes blanches, en attestaient » (10). La description physique du petit garçon,
morbide, rappelle d’ailleurs celle d’un vieillard : « Elle [Rosie] remarqua comme les cheveux
ternes de l’enfant paraissaient clairsemés, comme on apercevait bien son crâne bleuté, entre les
mèches raides » (11). Alors, comment l’aimer, quand il semble déjà promis à la maladie et à la
mort ? Rosie n’y parvient pas. Leur parenté ne lui semble pas réelle. L’échec pressenti de la
maternité devient donc, une fois en Guadeloupe, palpable, inévitable. Mais Rosie ne souffre pas
de cette transition : la voici affranchie, enfin, femme, voire séductrice, indépendante, et ceci se
traduit d’abord, comme souvent chez NDiaye, de manière physique. Pour Lagrand, l’ami de
Lazare, qui représente dans le roman la voix de la raison, la détresse de Titi est une évidence
153
inquiétante ; alors qu’il tente d’expliquer à Rosie que Titi a besoin de soins, il s’étonne de la
ajusté, tout cela neuf, qu’elle avait acheté à Pointe-à-Pitre avec l’argent qu’il lui remettait
prétendument de la part de Lazare, et qui, le rouge très lumineux dans l’étincelante clarté,
perpétuellement à secourir qu’il s’était formé d’elle une demi-heure auparavant encore,
comme pour avilir le désir qu’il avait de lui plaire ou atténuer l’amertume d’un échec
Or, il aura fallu, pour cette libération, une terre nouvelle, un lieu de renaissance. Remarquons
qu’il s’agit là d’un leitmotiv classique du récit viatique, l’histoire d’un sujet qui, à l’ occasion
dans son milieu d’origine. Plus encore, pour l’héroïne voyageuse, comme l’a montré Karen
Lawrence dans Penelope Voyages, « Travel arises at least in part from disappointed domesticity;
it offers transport from the realm of disappointed love to a potentially happier place » (82). C’est
bien là l’espoir qui anime Rosie Carpe, après la désillusion d’une existence monotone et
d’actes (car ici, effectués de plein gré) féministes ; de même, nous le savons, le renoncement à la
maternité est un des thèmes majeurs du militantisme féministe (ce fut notamment exprimé par
Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe ; la philosophe fit le choix de ne pas avoir
d’enfants, défendit le droit des femmes à l’avortement et remit en question l’existence même de
l’instinct maternel). Rosie, une fois en Guadeloupe, refuse d’être mère et pour un moment,
maîtrise son destin : en négligeant Titi, puis en ne le soignant pas alors que son état est critique,
154
la voici proche de réaliser son rêve, ou son besoin, d’infanticide. En ce sens, Rosie Carpe
s’inscrit dans une longue lignée de récits de voyage féministes, et propose, dans son écriture
postmoderne, un contenu plutôt « traditionnel » (notons que les deux romans que je m’apprête à
citer, s’ils participent de cet héritage littéraire féministe, n’avaient, à leur parution, rien de
classique) : je pense par exemple à The Voyage Out de Virginia Woolf, datant de 1915, dans
lequel la protagoniste, Rachel, prend conscience de sa propre féminité et de son désir des
hommes au cours d’une longue croisière familiale. Comme pour Rosie, les choses finiront mal
pour Rachel : elle meurt inexplicablement sur le bateau alors qu’elle vient d’entamer, pour la
première fois, une relation amoureuse qui devrait la conduire au mariage. La plupart des critiques
jeune femme avait survécu, elle serait devenue, de retour en Angleterre, une femme mariée, une
esclave du monde masculin, et Woolf choisit de ne pas permettre cet avilissement. De la même
manière, The Awakening de Kate Chopin, publié en 1899, met en scène une femme qui, peu à
On le voit donc : qu’il s’agisse de Rosie Carpe, de The Voyage Out ou de The Awakening, le
déracinement, même sous sa forme la plus éphémère et la plus légère (une croisière, des
remise en question identitaire féminine. Le lieu nouveau (notons d’ailleurs que dans ces trois
exemples, ce lieu est au bord de l’océan, symbole évident de liberté, mais aussi de rêve et
d’éternel changement) se pose comme preuve irréfutable d’une alternative possible et concrète à
une réponse extrêmement pessimiste à l’interrogation féministe ; Rosie, elle, ne meurt pas, mais
se voit condamnée à un ingrat vieillissement et à passer sa vie sous la coupe de son fils, qui lui
155
aussi a survécu, dans un revirement que l’on peut donc qualifier d’antiféministe. Comme à son
habitude, et comme la plupart des personnages ndiayiens, Rosie Carpe n’a fait que se méprendre.
La réflexion de Shirley Jordan sur la mobilité dans les textes de NDiaye se voit ici confirmée, car
Le nomadisme ndiayien n’offre donc pas de voyages de Bildung, grâce auxquels les
lieux d’incorporation possible (arrivées, retrouvailles, seuils), mais s’en sert pour mieux
La seconde pièce de théâtre écrite par Marie NDiaye paraît en 2003. Elle entre au répertoire
de la Comédie Française et c’est la toute première fois qu’une femme, de son vivant, reçoit cet
dramaturge incontournable en France. Son personnage principal, Papa, dont on apprendra plus
tard qu’il se nomme en vérité Ahmed alors qu’il se fait appeler Aimé, rentre chez lui, dans la
région parisienne, après dix ans d’absence. Il souhaite que sa femme le reprenne et que ses deux
filles, Mina et Ami, l’acceptent. Abandonnées de lui, elles ont vécu dans la précarité et sa
femme, Maman, n’a pu terminer ses études et réaliser ses rêves. Papa assure qu’il est parti pour
faire fortune et peut désormais leur offrir une vie meilleure. Il ne cesse d’évoquer sa peau noire
(« Je suis plus grand, plus svelte, plus lisse que je ne l’ai jamais été, plus noir de peau qu’on ne le
sera jamais » [23].) qu’il compare à celle de ses filles, trop claires à son goût : on peut donc en
déduire que leur mère est blanche et qu’elles sont métisses. Mais il se trouve que Papa a menti,
qu’il n’est pas riche mais très pauvre, et qu’il cherche à manipuler sa femme pour lui soutirer de
l’argent. Il méprise ses deux filles qu’il juge trop grosses et trop pâles. Visiblement racistes, les
156
parents de Maman traitent Papa de « nègre » (52) et ne supportent pas son retour, ce mariage
mixte ayant toujours dérangé la famille. Maman s’obstine cependant à défendre son mariage et
son amour pour lui. La dernière partie de la pièce nous apprend que Maman n’était en vérité pas
dupe de Papa, et qu’elle a fini par le poignarder plusieurs fois au visage. Des années plus tard,
Mina, devenue adulte, rend compte de ses difficultés, car à présent, elle doit s’occuper de son
père, indigent, vieux et défiguré ; sa sœur Ami, elle, est devenue toxicomane. Papa rend visite à
Papa doit manger est une pièce passionnante et complexe, mais difficile à commenter car elle
touche à un sujet pour le moins délicat : celui de la couleur de peau et du racisme. Un nombre
réduit d’académiques a souhaité s’attaquer à Papa doit manger, et quant aux journalistes
critiques qui ont assisté à la pièce, ils ont rarement osé traiter les problématiques que je viens de
citer, préférant s’étendre sur la mise en scène et les comédiens. Et je l’avoue, la pièce instaure un
malaise certain. On peut avoir envie de l’oublier, tant elle soulève des questions dérangeantes et
parfaitement réalistes. N’oublions pas qu’aujourd’hui en France, le mot de « race » est prohibé,
et qu’une partie de la population que l’on peut qualifier de gauchiste revendique une forme
d’humanisme universel et d’égalité entre tous (on me permettra de généraliser un peu ces
valeurs, qui, en vérité, sont nuancées selon les courants de pensée, j’en suis bien consciente), ce
qui la conduit à refuser, et même parfois à nier, l’enjeu profond et gravissime de la couleur de
peau (Zelner, le petit ami de Maman, incarne en quelque sorte ce type d’idéologie, bien qu’à ses
inconditionnelle de ses actes, aussi terribles qu’ils soient, car il a déjà trop souffert d’être noir :
« Mais peut-on frapper un Noir ? Je ne suis pas encore sûr » [67]). Il s’agit donc là d’une
157
discussion pour le moins épineuse, et il faut admirer le courage de Marie NDiaye qui non
seulement s’y attèle, mais qui de plus le fait sans détours ni métaphores. « Regarde. La peau de
Papa est aussi noire que peut l’être la peau humaine (11) » affirme Papa à Mina, et il persistera à
mettre la couleur de sa peau en évidence. La pièce entière repose sur l’antinomie du noir et du
noire, masques blancs. Pour Fanon, tout homme noir, avant d’être défini par son humanité, se
définit, ou est défini, par le fait d’être né noir. Et « Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race
est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du blanc » (30). Or le personnage de Papa,
afin de se justifier de son départ, prétend être allé faire fortune à l’étranger, tel un colon (blanc)
parti profiter d’une terre présentée comme faible et exploitable pour lui qui est puissant. Il se
déguise, car un beau costume fera bien office de preuve de son parcours triomphal. Alors, même
s’il a beau se vanter de sa peau noire, il me semble que l’on peut voir Papa comme un homme
qui, victime du racisme flagrant de sa belle-famille, pauvre et exclu de la société, fantasme sur la
blancheur qu’il associe à la réussite financière et à l’intégration sociale (mon but n’est pas de
formuler un jugement moral sur cet état de fait ; je souhaite simplement questionner les enjeux
renverser la hiérarchie ambiante : son temps de parole est largement supérieur à celui de tout
il n’exista pas de terre promise pour cet homme dont l’identité s’avère n’être qu’une mascarade
grotesque. S’il parle souvent de lui-même à la troisième personne, c’est aussi parce que le « je »
de l’homme qui s’insupporte n’est que trop douloureux. En ce sens, Papa est un personnage
158
plupart, et celle, blanche, qui n’est que pure invention et chimère. Sa défiguration, telle une
À un premier niveau, l’intertexte révélé dans le mensonge de Papa n’est autre que celui,
traditionnel, du récit viatique et colonialiste dans lequel le héros prend le large afin de se
construire une vie meilleure ailleurs. Fait unique dans cette thèse, il s’agit là d’un faux
déracinement, puisqu’en vérité, Papa ne quitte même pas Courbevoie. À un second niveau,
comme je l’ai dit, le champ général de la pièce se base sur un intertexte fanonesque, qui interroge
les conséquences du sentiment de supériorité des Blancs sur les Noirs, et par là même, du
sentiment d’infériorité des Noirs et de la névrose et de l’isolement qui en découlent. Mais il faut
ici prendre garde : NDiaye ne se repose aucunement sur cette opposition. Certes, Papa a souffert
du racisme ; mais il est loin d’être innocent. Comme l’explique Asibong, « Reducing Papa to an
allegorical figure of the Third World suffering unhelpfully obscures the fact that he is an
especially complex addition to the NDiayean panoply of emotionally « blank » parental abusers.
Papa is a remarkably false and brittle protagonist » (123). En effet, au cœur du texte, se pose le
problème typiquement ndiayien de la filiation, du parent absent. Lorsqu’enfin, Papa explique les
Je vous ai laissées, croyant que la vie de famille, discrète, laborieuse, toute en obéissance
mon dos.
J’ai laissé Maman avec satisfaction et le sentiment de la justice enfin rendue, sévère,
implacable. (63-64)
159
Malgré cette tirade, les choses demeurent floues : de quoi Papa a-t-il voulu se venger ? Le
racisme flagrant de sa belle-famille nous enjoint à penser que sa colère fut causée par la
discrimination. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, il fait état de son humiliation, de l’impossibilité
de s’intégrer en France. Quoi qu’il en soit, il a lâchement renoncé à ses obligations. Claire
Ducournau, qui interroge l’enjeu de la couleur de la peau dans Rosie Carpe et dans Papa doit
manger, conclut :
couleur apparente et grossière de leur peau, elle-même irisée dans le détail, que de leur
histoire personnelle –et, en particulier, celle, familiale, des origines. De ce roman familial
se dégage un nouveau mode de lecture, qui permet de ressentir avec empathie les
Marie NDiaye n’aura de cesse de reprendre cette problématique de la couleur. Sa nouvelle, Les
sœurs, qui sert de préface à l’essai La Condition Noire de son frère Pap Ndiaye, met en scène
trois visions et trois expériences radicalement différentes du métissage et comme ici, l’envisage
avant tout comme une question du corps et de la visibilité. Mon cœur à l’étroit et Ladivine, en
particulier, prolongeront cette considération souvent perçue comme gênante, voire comme
intouchable ; il ne faudrait mieux pas en parler. Nous l’avons vu maintes fois au cours de cette
étude, l’abandon parental est l’une des modalités principales de la question du déracinement, et
ici, les deux filles de Papa, Mina et Ami, se trouvent dans une situation qui rappelle celle de
Fanny dans En famille : privée de leur père durant dix années, puis réunies avec ce père
couleur de peau : il ment et n’offre, en échange de l’acceptation de ses enfants, que des biens
160
matériels, manquant de considérer la dimension émotionnelle de sa paternité gâchée), elles ne
peuvent se réclamer du moindre héritage, qu’il soit financier, culturel ou affectif. Papa n’a plus
rien, et n’est plus rien. Son échec personnel et son indignité feront le déracinement de ses deux
Autoportrait en vert
Publié en 2005, Autoportrait en vert est à mon avis le texte le plus sophistiqué et le plus ardu
qu’ait écrit NDiaye. Elle y met en jeu le trouble identitaire à la première personne du singulier
(bien que nous n’apprenions jamais le nom de ce « je »), fait rare dans l’œuvre. Un résumé me
paraît ici peu utile, car le caractère décousu du récit sera mieux traduit par mon analyse que par
un sommaire forcement trop simplificateur. C’est un roman plus difficile à lire que les autres, qui
exige une concentration à toute épreuve et une grande patience : parfois, il est nécessaire de
retourner une ou plusieurs pages en arrière, de relire, et les sourcils froncés, peut-être de relire
encore. Le lecteur, s’il accepte de relever le défi, verra je pense qu’Autoportrait en vert met en
J’avoue que ce sont cette même opacité et cette même résistance à l’interprétation qui
m’intéressent le plus dans les écrits de Marie NDiaye, car je suis persuadé que ces
phénomènes sont des constructions hautement conscientes. L’auteure les soigne avec
à fait particulière. Parmi tous ses textes publiés jusqu’à maintenant, c’est Autoportrait en
vert (2005) qui met ces traits en scène avec le plus d’insistance. Publié vingt ans après le
premier livre de NDiaye, après une douzaine d’ouvrages bien reçus, Autoportrait est un
161
Le déracinement participe justement de ce questionnement : la narratrice vit dans un village
étrange, elle ne parvient pas toujours à reconnaître les visages et à être reconnue des autres, à
distinguer le réel du fantomatique, et ses parents comme ses sœurs mènent, au loin, des
existences séparées et improbables. Le père s’est remarié avec la meilleure amie de la narratrice ;
la mère, elle, dont la narratrice n’avait aucune nouvelle, annonce par carte postale qu’elle vient
d’avoir un bébé. La narratrice peine à le croire : « Je calcule son âge—quarante-sept ans. Si c’est
possible, ce n’est en rien plausible » (67). Il faudrait analyser en détail cette dernière phrase qui
problématise ce qui, du réel (et de la fiction, par la même occasion), relève de l’admissible et ce
qui n’en relève pas. Elle a presque oublié l’existence de ses sœurs, qui lui est soudainement
rappelée lorsqu’elle découvre un texte sur les sœurs Papin (j’aime à croire qu’il s’agit là
d’humour noir…). Tout comme la logique du récit échappe au lecteur, la narratrice est mise face
à une réalité qu’elle ne saisit pas. Le déracinement en tant qu’impossibilité d’enracinement, dans
le village, dans la famille, bref, dans tout ce qui devrait être familier (ce qu’on serait tenté de
nommer le réel), et finalement dans le texte, fait l’objet d’une expérience tangible puisqu’en ce
On ne peut donc pas envisager le déracinement dans Autoportrait en vert sans considérer
l’aspect aberrant du récit. L’atmosphère du roman, inquiétante, se place d’emblée sous le signe
de la menace :
C’est le soir et le niveau de la Garonne monte heure après heure dans l’obscurité. Nous
savons tous que les digues qui entourent le village permettent au fleuve de dépasser de
neuf mètres le niveau de son lit avant que nous soyons inondés. (7)
Les deux premières phrases de cet incipit, factuelles et météorologiques, indiquent que le danger
d’être avalé par les eaux plane sur la communauté ; elles préviennent aussi qu’il s’agira d’une
162
lecture angoissante. Mais elles trompent, surtout : avec leur caractère pragmatique, elles fondent
un horizon d’attente ancré dans le réalisme. Pas de franc pacte avec le lecteur, donc : voilà la
première embûche semée, car Autoportrait en vert sera tout sauf une affaire de réalisme.
Finalement, comme la narratrice, le lecteur verra ses repères brouillés, sa mémoire dupée et sa
quête de sens tout à fait déçue. L’étrange, voire l’absurde s’emparent du texte sans même que
l’on s’en aperçoive ; contrairement à ce que l’on observe chez Kafka, à qui plusieurs spécialistes
tels qu’Asibong ou Motte ont comparé NDiaye, il n’existe pas dans le texte de déclaration
évidente chargée de plonger le récit dans le fantastique (« En se réveillant un matin après des
rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en monstrueux insecte. »
d’abord discrètement dans un texte aux apparences autrement réalistes. Autoportrait en vert
fonctionne ainsi : plein de repères spatio-temporels familiers (la Gironde, Paris, le mois de
décembre, l’année 2002, etc.), l’impression rassurante d’un univers connu s’établit tandis qu’en
temps à se poser des questions ; la forme interrogative règle autant qu’elle dérègle le récit :
Et puisque mes enfants ne s’amusent jamais à me tromper, comment pouvais-je ne pas les
croire ? Mais comment, aussi bien, pouvais-je leur répondre que je venais de voir, moi,
pour la première fois de discerner, tout auprès du bananier, une femme en vert ?
Comment pouvais-je leur dire qu’il me paraissait improbable qu’ils ne voient pas aussi
distinctement que je la voyais maintenant cette femme en vert qui pourtant, je le savais,
jusqu’à ce matin avait échappé non à mon regard mais à ma conscience ? (11)
163
L’obsession de la narratrice à l’égard des femmes en vert devient rapidement aussi
l’obsession du lecteur, qui se demande ce que peut bien être une femme en vert. Les
Devant ces femmes en vert, le problème de leur ressemblance se pose. Selon Marie-
Claire Barnet, elles partagent une espèce de similarité aquatique alors que Jordan les voit
comme une famille élective. Pour ma part, je les envisage de façon un peu différente. Il y
a quelque chose dans chacune de ces femmes en vert, et dans elles toutes collectivement,
quels que soient leurs autres attributs, qui sert à mettre la narratrice en difficulté, bien que
Alors, que faire de ces femmes en vert ? Le titre du roman semble indiquer que la narratrice aussi
en est une, ce qu’elle n’admet pourtant à aucun moment du roman. « Ai-je jamais révélé quoi
que ce soit à Cristina ? Certainement pas, c’est contraire à ma nature » (18). Nous voici donc
face à une narratrice mystérieuse, qui n’a aucune intention de se livrer mais qui parle à la
première personne : comment, en tant que lecteur, s’accommoder d’un tel paradoxe ? Cette
contradiction ne semble-t-elle pas antilittéraire ? Pour moi, les femmes en vert, la narratrice
inclue, demeurent d’obscures figures, agissant telles des ouvrières, pour découdre l’appareil
banal realm of the narrator, her half-hearted interactions with the other somewhat
dislikeable characters, her daily rituals of family life and troubled parental relations.
(230)
164
La notion d’illégitimité évoquée par Connon me rappelle la difficulté véritable d’accepter les
personnages d’Autoportrait en vert en tant que tels puisqu’on ne parvient pas à les définir. Dans
illégitimité causée par une identité instable et inintelligible. N’est-ce pas là une forme de
déracinement (ce que Connon qualifie de « unhomeliness ») ? S’il est impossible de cerner ces
femmes en vert, devraient-elles figurer dans un roman, y sont-elles, en quelque sorte, à leur
place ? Pour en revenir au questionnement conceptuel de l’œuvre dont parle Motte, je crois que
Marie NDiaye, avec Autoportrait en vert, met justement en jeu la puissance de la littérature.
Après tout, quelle serait la valeur d’une œuvre romanesque, si elle n’était pas capable d’arracher
(autrement dit, de déraciner) le lecteur à sa propre réalité ? Voici donc, dans Autoportrait en vert,
l’expérience totale, parce que contagieuse, du déracinement. Il est vrai que, je l’ai rapidement
évoqué plus tôt, la narratrice d’Autoportrait en vert se trouve en Gironde, loin de sa mère et de
son père, eux-mêmes séparés. Elle a deux sœurs qui vivent à Paris mais avec lesquelles elle n’a
pas de contact. Elle est néanmoins la mère de quatre enfants (à ce propos, y a-t-il ici une possible
pour la fin de 2002 mais dans le reste du roman, ne parle jamais que de quatre. Le lecteur attentif
tente de faire sens de ce décalage : fausse couche non mentionnée ? Mort prématurée d’un
enfant ? Quelque tragédie « a dû » se produire ! Marie NDiaye se joue du lecteur, dans un geste
discret mais quasiment ionescien, car il n’y aura pas de réponse à cette question troublante). Le
père des enfants n’existe pas dans le roman ; quant aux enfants eux-mêmes, il faudrait se pencher
davantage sur leur rôle exact, mais en tous les cas, ils ne me paraissent pas suspects, et ce sont
165
Du reste, la narratrice d’Autoportrait en vert partira à la rencontre de son père, de sa mère et
de ses sœurs. Ce thème de la quête de la famille est récurrent chez NDiaye : pensons à Fanny, la
jeune héroïne de En famille, qui, rejetée par les siens, fera l’expérience d’un étrange parcours
initiatique qui confirmera son exclusion, à Rosie de Rosie Carpe qui part rejoindre son frère en
Guadeloupe, ou à Norah de Trois femmes puissantes qui, tout comme notre narratrice, rend visite
à son père en Afrique. Géographiquement, les familles de Marie NDiaye sont rarement sur un
seul territoire ; pour se voir, pour comprendre, la nécessité de partir s’impose. Pourtant, à
l’arrivée, on constate toujours l’échec : c’est l’incompréhension de l’autre et de ses choix de vie
qui domine. N’est-ce pas exactement le cas dans Autoportrait en vert ? Avec son père, la
Quelle gratitude aura la maison, pour n’avoir pas été laissée seule au milieu de l’eau
tournoyante ?
Mon père a longtemps été grainetier, puis restaurateur, à son compte. (29-30)
Et nous voici, avec ce nouveau paragraphe, soudain transportés dans le restaurant de ce père.
Nous faisons sa connaissance ainsi que celle de sa nouvelle épouse, qui fut un temps la meilleure
amie de la narratrice mais qu’elle nomme à présent sa « belle-mère ». Cette dernière est
nouveau l’ambiguïté, les tâtonnements, les questions sans réponse au sujet de tout ce vert » (31).
Une seule chose demeure certaine : la narratrice se sent personnellement visée par cette femme
en vert, comme par toutes les autres, et elle reste convaincue que le vert des femmes qui
l’entourent lui envoie un message qu’il faudrait absolument décrypter, mais auquel elle ne
comprend rien. Comme nous, cette narratrice est toujours consciencieuse : elle questionne sans
166
relâche, essaie de comprendre, mais sans succès. La seconde rencontre avec le père se fait vers la
fin du récit, alors que la narratrice se rend à Ouagadougou où celui-ci a déménagé. Là, nous
découvrons qu’elle est romancière et qu’elle est invitée en Afrique pour un colloque. La
de cette seconde réunion avec le père, on retient surtout le manque de familiarité entre ce dernier
et sa fille, chacun incapable de comprendre le monde de l’autre. Ces deux êtres qui devraient, ou
tout au moins qui pourraient, se sentir inextricablement liés puisqu’ils sont père et fille ne sont
Il me connaît assez peu, n’ayant jamais vécu avec moi, et je pense qu’il m’oublie quand
mon visage devant ses yeux ne lui rappelle pas qu’il a un jour engendré cette fille-là. (80-
81)
La mère d’Autoportrait en vert, quant à elle, ne parvient pas à tenir son rôle : Bella, la petite
fille qu’elle aura eu tardivement, passe ses semaines avec une famille d’accueil et ne lui est
confiée que pendant le weekend; en apparence métamorphosée ( elle est devenue une femme en
vert : « Je sais, stupéfaite, que c’est elle, ma mère, mais rien ne me permet de ressentir cette
évidence » [67].) et ayant changé son existence entière, vivant dans une nouvelle ville avec son
nouveau compagnon et leur fillette, la mère a clairement tenté de construire une nouvelle famille,
mais elle a de nouveau échoué. Au sein de ce second ménage dysfonctionnel, la mère n’aura pas
pris la peine de laisser de place aux filles issues de son premier mariage ; ainsi la narratrice ne
d’appartenance au groupe : « Je passe trois jours à Marseille. Chaque heure qui s’écoule me
confirme dans ma décision de ne jamais revenir, de ne jamais avoir à faire de nouveau avec la
nouvelle famille de ma mère » (69). La brève rencontre de la narratrice avec ses deux sœurs ne
167
fournira guère plus de réconfort. Physiquement métamorphosées aussi (la narratrice déracinée de
Marie NDiaye est constamment confrontée à des personnages a priori hyper familiers, tels que sa
meilleure amie, sa mère, ses sœurs, qu’elle se trouve cependant incapable de reconnaître), ces
dernières sont restées extrêmement soudées, vivant et travaillant ensemble, mais là aussi, cette
union semble s’être réalisée avec pour condition l’exclusion de la narratrice du clan.
L’enracinement à travers la famille est donc impossible chez Marie NDiaye. Au contraire,
narratrice sans que celle-ci puisse maîtriser ou reconnaître les paramètres de l’univers incertain
avec la menace d’inondation, il faudra peut-être quitter la maison précipitamment. Et puis, bien
que le roman ne soit pas long, elle voyage beaucoup, constamment mobile. Aucun des endroits
visités n’apportera de réponse satisfaisante, et aucun n’offrira de chez-soi stable ou même d’abri
temporaire acceptable. De fait, le désir ou même le besoin de fuir domine la narratrice, car
chaque maison se révèle effrayante. La maison, c’est-à-dire le lieu rassurant par excellence, le
cocon normalement apaisant, comporte toujours une part d’hostilité plus ou moins intelligible,
voire une menace tangible de danger. Ceci se voit lorsque la narratrice se rend dans sa famille,
mais pas seulement: les visites de la narratrice chez ses amis s’avèrent également troublantes.
Pensons à Jenny, l’amie aimée, hantée par le fantôme de l’ex-femme de son nouvel époux, qui
demande s’il ne s’agirait pas de celui d’une autre femme et s’interroge brièvement : « Serait-il
envisageable qu’une autre femme ait été enterrée en lieu et place de la femme en vert ? » (60).
Bien entendu, nous ne connaîtrons jamais la véritable identité de la pendue, car la question sera
168
vite éludée. La dernière évocation de Jenny par la narratrice sera tout aussi surprenante : « C’est
la dernière fois que j’ai vu Jenny et je pense que je ne la reverrai jamais, puisqu’elle est morte »
(61). L’aspect tragi-comique de cette déclaration montre bien à quel point le texte ne cherche pas
du tout à s’ancrer dans la logique qui est habituellement la nôtre. Alors, comment ne pas se sentir
déracinée dans un tel univers, qui combine hostilité, péril et même expérience paranormale ?
Ce roman de 2007 est à certains égards une variation d’Autoportrait en vert ; parce qu’il
reprend des problématiques similaires, je m’étendrai peu sur ce texte au demeurant très
intéressant et peut-être moins complexe que celui qui le précède. De nouveau, NDiaye choisit le
« je », avec une narratrice, Nadia, institutrice à Bordeaux. Son mari, Ange, est instituteur dans la
même école. Soudain, leurs élèves les fuient, et bientôt, il semble que toute la population
bordelaise se soit mise à haïr le couple sans ce que ceux-ci sachent pourquoi. Ange est attaqué et
grièvement blessé. Ses deux filles annoncent qu’elles ne désirent plus fréquenter leur père et leur
belle-mère. Désespérée face à la persécution générale, Nadia décide de quitter Bordeaux, ville
enveloppée de brouillard, qu’elle ne reconnaît d’ailleurs plus, pour aller rejoindre son fils Ralph
sur son île, alors qu’elle n’a plus de relations avec lui depuis longtemps. Nadia sait que Ralph et
son épouse viennent d’avoir une petite fille, prénommée Souhar, et ce nom fait horreur à Nadia
qui refuse même de le dire à voix haute : « Dieu veuille que ce prénom ne signe pas son malheur,
me dis-je parfois, accablée, ne signe pas, même, son arrêt de mort » (121). Lors de son voyage,
elle fait la connaissance d’une jeune femme, Nathalie ; toutes deux font le trajet ensemble.
Soudain, Nathalie semble se transformer en cadavre, et Nadia ne sait si sa nouvelle amie est
morte ou vivante. Enfin chez Ralph, elle rencontre sa compagne Wilma, gynécologue ; chacun
s’inquiétant de la prise de poids de Nadia, que celle-ci met sur le compte de la ménopause,
169
Wilma examine Nadia et, sans divulguer de détails, sous-entend que quelque chose d’effrayant
pousse dans son ventre. Nadia se met à souffrir de contractions puis donne naissance à une
« chose noire et luisante, fugitive » (295) qu’elle compare à une anguille et qui s’échappe
immédiatement. Le roman s’achève sur la rencontre fortuite de Nadia, promenant Souhar sur la
plage, et d’Ange, rajeuni, heureux et visiblement amoureux de sa nouvelle compagne ; tous trois
The novel’s sudden « happy ending » feels, in a way, somehow too good to be true.
Where have these lovely old working-class parents of Nadia’s suddenly appeared from?
Would she really have abandoned such warm-hearted caregivers, no matter how snobbish
and self-hating she was? And how exactly did Ralph find them? These questions fade
away on the sunshine of the beach along which Nadia pushes her suddenly acceptable
baby granddaughter Souhar. It is as if NDiaye has grown too old for the sadness and
isolation to which she condemned the likes of Fanny, Lucie, Herman and Rosie. This
novel’s loose ends are left to their own devices, proliferating in the text’s darker recesses.
(99)
Nous n’obtiendrons pas de réponses à ces questions, mais il est intéressant de constater comme
NDiaye a évolué. Pour la première fois, l’héroïne se voit autorisée à l’espoir d’une existence
calme, parmi les siens. Et bien qu’on ne sache ni d’où Nadia est originaire (on la devine, d’après
son prénom et quelques allusions à sa couleur de peau, d’Afrique du Nord), ni où se situe l’île où
vit sa famille, j’interprète son parcours comme un retour au milieu d’origine. J’entends bien que
rien n’indique dans le texte que l’île soit sa terre natale ; et pourtant, comme Rosie Carpe en
Guadeloupe, Nadia se sent mieux une fois qu’elle y élit domicile. Y parvenir est un périple :
170
comme dans un conte et comme dans un récit viatique traditionnel, le chemin est semé
d’embûches dont certaines terrifient (en particulier, l’état subitement cadavérique, fantomatique
de Nathalie). Ces obstacles fonctionnent comme un droit de passage, et permettront plus tard au
voyageur courageux de se débarrasser de ce qui lui pesait trop auparavant. Dans le cas de Nadia,
la ville de Bordeaux représente tout le fardeau du déracinement : Nadia n’y est pas ou plus la
persécution générale qui s’ensuit. Jean H. Duffy perçoit ici un schéma narratif et psychologique
typiquement ndiayien :
Abandoned by kith and kin, duped, spurned or harassed by those they meet, they [les
will reinstate them within their community, and they discover that, for them, acceptance
Et si, au début du roman, Nadia persiste à affirmer « Nous sommes comme vous » (28), elle
réalise peu à peu s’être vraisemblablement trompée à ce sujet ou avoir rêvé de cette similitude.
Pour reprendre le terme choisi par Ducournau dans son analyse de Papa doit manger, le
que l’onomastique intervient de la même façon, et de cela, Nadia possède une conscience
constater, face au visage de l’enfant, à ses yeux dont la teinte plus ou moins foncée
171
trancherait plus ou moins sur le blanc, face à sa peau plus ou moins belle, que mon fils
La mère de la fillette, absente, se prénomme Yasmine, ce qui dénote également une origine nord-
africaine ; or il semblerait que Nadia eût largement préféré que son fils fasse un enfant avec une
femme blanche, et qu’ils lui donnent un prénom typiquement français. Ce regret signale qu’au
fond, Nadia a tout compris, ce qui la différencie de Fanny ou de Rosie. Nadia, éloignée des siens,
ayant construit avec Ange une vie paisible et bourgeoise, n’a fait que refouler l’idée de ses
origines et de sa couleur de peau. Mais elle ne fut jamais chez elle à Bordeaux : l’illusion se
trouvent discrètement accompagnés d’une question sociale qu’il est pertinent de relever. Je vois
dans Mon cœur à l’étroit une certaine réminiscence ernaussienne, d’abord lorsque Nadia
mentionne avoir honte d’elle-même, au début sans vraiment savoir pourquoi, puis lorsqu’elle
indique que son père fut aide-jardinier toute sa vie, et son ex-mari, électricien. Institutrice, Nadia
les a tous deux socialement et intellectuellement surpassés ; ce faisant, elle a coupé les ponts
avec eux. Ce qui concerne son ex-mari m’intéresse peu quant au problème du déracinement, bien
qu’il faille noter qu’en le quittant, Nadia s’est aussi détachée de son fils (ce qu’elle justifie en
expliquant qu’elle se passionnait davantage pour son métier que pour son rôle de mère ; notons
que le métier est un marqueur social essentiel et un moyen d’ascension, ce qui n’est pas le cas de
la maternité). Il faudrait étudier en détails la question de l’abandon parental chez NDiaye, dont il
serait difficile de nier l’aspect biographique, et dont les variations (les parents de Fanny dans En
famille, Rosie de Rosie Carpe, abandonnée puis abandonnant, Ahmed de Papa doit manger, le
172
père de Nora dans Trois femmes puissantes…) se recoupent étrangement pour former l’image
toujours manqués. Toutefois, dans le cas de Nadia (préfigurant Malinka / Clarisse de Ladivine, le
dernier roman de NDiaye, que je présenterai à la fin de ce chapitre), il semblerait que ce soit elle
qui ait décidé de se détourner de ses parents. Leur pauvreté est sous-entendue, et c’est Ralph qui
les sauve de « leur affreuse cité » (274) alors qu’il ne les a pas connus étant petit, ce qu’il
reproche vivement à Nadia. Pour lui, le lien du sang prévaut, et il se sent responsable de leur sort.
Nadia, elle, a privilégié les apparences, choisi de jouer un rôle que l’omniprésence de ses parents
miséreux aurait inévitablement gâté. Elle avoue que chez elle, tout est calculé : « Je suis
maintenant une bourgeoise respectable, toujours très soigneusement habillée, coiffée, maquillée,
et je parle sur un débit rapide, un ton légèrement haut, en ne ménageant que très peu d’espace
entre mes phrases » (178). Si la manipulation fonctionne un temps, la réalité de son être propre et
de ses origines modestes finit par la rattraper. Comme pour Ernaux, les racines forment une
essence ontologique à laquelle on n’échappe jamais entièrement ; Nadia fait l’expérience d’un
déracinement trop artificiel pour être définitif. Et parce que ses parents à elle, contrairement à
ceux des héroïnes passées de NDiaye, l’aiment de manière inconditionnelle, il existe pour Nadia
la possibilité d’un retour ; le masque tombe et le déracinement n’a plus lieu d’être.
Prix Goncourt 2009, c’est bien sûr le roman le plus commenté de Marie NDiaye. Composé de
trois parties avec chacune un récit distinct, il relate les histoires de trois femmes : Norah, Fanta et
Khady Demba. Norah, avocate dont la mère est française et le père sénégalais, arrive à Dakar
alors qu’elle n’a pas vu ce dernier depuis des années ; il habite dans une maison avec deux
servants (dont Khady Demba, brièvement mentionnée) et deux fillettes, les siennes, dont la mère
173
semble avoir disparu et dont il ne s’occupe pas. Angoissée par la situation, Norah ne cesse de
s’inquiéter pour sa fille qui est restée à Paris. Le père de Norah avoue qu’il a besoin de ses
services d’avocate pour libérer son fils Sony, en prison car il est accusé d’avoir assassiné la
femme du père. Lors de la séparation de ses parents, Norah, Sony et leur sœur étaient allés vivre
en France avec leur mère ; mais le père, ne supportant pas d’être privé de son fils unique, l’avait
kidnappé alors qu’il était encore très jeune, l’avait ramené au Sénégal et Norah n’avait pas revu
son frère. Traumatisée, leur mère avait sombré dans la dépression et même la prostitution.
Lorsque Norah voit Sony, il lui explique enfin que ce n’est pas lui qui a tué la jeune femme, mais
leur père ; Norah décide qu’elle va sortir Sony de cette terrible affaire, et doit donc rester sur
place. Chaque nuit, le père se transforme en oiseau, bientôt accompagné de Norah. Tous deux
La seconde partie, dont l’héroïne est Fanta, nous est contée du point de vue de Rudy Descas.
Rudy est français, et Fanta, son épouse, est sénégalaise ; à présent, ils habitent tous deux en
France, avec leur fils Djibril. Rudy et Fanta, anciens professeurs de français, habitaient
auparavant à Dakar où ils menaient une vie paisible jusqu’à ce que Rudy soit renvoyé de l’école
pour s’être battu avec un élève. Alors, Rudy avait convaincu Fanta d’aller vivre en France, de
s’offrir un nouveau départ. Il sait désormais qu’elle était bien plus épanouie au Sénégal, et lui-
Au centre de la troisième partie, nous retrouvons Khady Demba. Jeune veuve démunie, elle se
trouve forcée d’emménager avec sa belle-famille qui la méprise parce qu’elle n’a pas d’enfants.
Ils lui enjoignent de quitter le pays pour se rendre en France et rejoindre Fanta, qu’elle ne connaît
d’ailleurs pas. C’est pour Khady le début d’un terrible voyage : sans argent, accompagnée
d’inconnus, Khady s’épuise et finit par se blesser gravement. Continuant le trajet malgré la
174
douleur, avec un jeune homme auquel elle décide de faire confiance, Khady entrevoit brièvement
l’espoir d’une vie meilleure. Mais bientôt, Khady est obligée de se prostituer, et n’a de cesse de
se répéter son propre prénom afin de demeurer forte et confiante. Son compagnon finit par
s’enfuir après lui avoir volé son argent. Blessée, malade et abandonnée, Khady continue de
croire en la force de son identité ; mais tombant d’un grillage alors qu’elle tente de gagner le
Encensé par la critique, récompensé du prix le plus prestigieux, Trois femmes puissantes n’en
est pas pour autant un roman irréprochable. C’est Lydie Moudileno, dans son article « Puissance
insolite de la femme africaine chez Marie NDiaye », qui fait état d’une certaine dimension
stéréotypée de l’écriture :
C’est peut-être là que le portrait devient décevant. En effet, il prend sa place dans une
toujours misérable et sublime (sublime dans sa misère), son corps servant à la fois de
J’aimerais développer cette remontrance avec laquelle je me trouve en parfait accord, et qui me
semble particulièrement intéressante étant donné qu’on ne peut formuler de reproche similaire
sur aucun autre texte de NDiaye. Alors, pourquoi Trois femmes puissantes tombe-t-il dans cet
écueil, et quel en est l’enjeu? En dépit de la beauté du portrait, Khady Demba, comme le
démontre Moudileno, n’échappe en effet pas au poncif. Et si Khady correspond certes à l’image
populaire de la femme africaine, dont l’apparence fragile invoque la pitié tout en renfermant une
femme errante et, littéralement, perdue. J’hésite à utiliser le terme de « déracinement » en ce qui
175
la concerne, car, malgré la revendication identitaire acharnée, les origines de Khady, ses parents,
ou une quelconque provenance géographique, ne sont pas évoqués par NDiaye (ceci indique
peut-être que Khady se suffit à elle-même, et justifie en partie l’adjectif du titre qui pose tant de
questions). Il faut néanmoins remarquer que Khady symbolise la femme errante dans ce qu’elle a
de moins original et surtout de moins féministe, à plusieurs égards : elle quitte un domicile qui
n’était pas vraiment le sien (celui de sa belle-famille), suit aveuglement un homme vers une
destination dont elle ne sait rien, se traîne, s’égare, vagabonde, incapable de subvenir à ses
propres besoins. Lorsqu’elle rencontre Lamine, elle s’empresse de lui accorder sa confiance afin
de ne plus devoir errer seule. Son voyage la réduit à l’état de mendiante et de prostituée infirme.
On peut se demander comment, avec cet affreux résultat, Khady parvient à conclure : « Elle avait
été satisfaite d’être Khady, il n’y avait eu nul interstice dubitatif entre elle et l’implacable réalité
du personnage de Khady Demba » (254). Comme Fanny, comme Rosie, Khady ne passe-t-elle
pas son temps à se tromper, à suivre le mauvais chemin ? Ou n’est-elle qu’une victime ? Il ne
s’agit bien entendu pas là de porter un jugement moral sur un personnage romanesque, mais de
tenter de saisir la logique qui fait sa force intérieure, et qui je pense n’est autre que son
autonomie, purement psychologique, auto-générée, mais jamais confirmée par les éléments
extérieurs. Comme si Khady parvenait à ignorer la réalité de son environnement (alors que,
mentale de Khady ne résiste pas aux circonstances du monde et son exil inachevé montre que la
capacité et l’opportunité (qui ne sera pas offerte à Khady) de contourner les obstacles ou de se
176
Le récit viatique traditionnel se charge souvent de désigner l’homme comme capable de faire
fi de ces encombres afin de mener à bien son périple, triomphant de tous les défis (les exemples
ne manquent pas à travers l’histoire de la littérature, mais Robinson Crusoe de Daniel Defoe en
est peut-être le parangon), soit grâce à son intelligence, soit grâce à la force de son corps ; en
représentant Khady comme inapte à vaincre les obstacles, NDiaye propose un schéma narratif en
effet stéréotypé et, en aucun cas, féministe, ce qui contredit quelque peu le titre du roman. En ce
qui concerne Fanta et Norah, elles davantage déracinées qu’exilées, la même critique s’applique :
Fanta a suivi son époux en France (la femme accompagnatrice du mari est un cliché majeur du
récit de voyage, et en particulier du récit colonialiste, car c’est l’homme qui est le colon), et
Norah, en se rendant au Sénégal, se soumet à la demande d’un père lamentable et misogyne. Des
trois héroïnes, aucune n’a choisi son départ (on pourra m’objecter qu’elles ne demeurent pas
pour autant passives, et cela est vrai ; malgré tout, elles se plient aux conventions sociales qui
leur enjoignent d’accepter la domination patriarcale). Le voyage est une problématique sexuée et
l’on peut donc se demander ce que signifie le croisement de ces deux clichés, celui sur la femme
africaine, mis en évidence par Moudileno, et celui sur l’errance et le déracinement. L’histoire de
Fanta mise à part (et encore : Rudy Descas fait part de souvenirs de Dakar), Trois femmes
puissantes se passe entièrement au Sénégal, et c’est la première fois que Marie NDiaye se risque
si totalement sur ce territoire ; les trois récits, nourris d’Afrique, ne résistent pas aux stéréotypes,
et je crois qu’il ne peut s’agir d’une simple coïncidence, comme si écrire l’Afrique revenait,
encore et toujours, à écrire l’infériorité. La femme africaine est mise en position de faiblesse,
surtout au plan physique, et elle n’est même pas maîtresse de sa propre mobilité. NDiaye s’est
malheureusement laissé tenter par une banalité qui désavoue quelque peu le titre de son roman,
dont bien des lecteurs ont du mal à faire sens. Il sera fort intéressant, en suivant la suite de ses
177
ouvrages, de voir si l’écrivaine choisit de s’aventurer de nouveau sur le terrain africain, et
comment.
Court recueil poétique publié en 2011, Y penser sans cesse marque l’incursion de NDiaye sur
deux espaces inédits : d’abord, l’ouvrage n’est ni un roman, ni une pièce de théâtre, ni un livre
pour enfants mais plutôt, bien que cela ne soit pas stipulé, un long poème ; ensuite, elle y évoque,
pour la première fois, Berlin, où elle vit avec sa famille depuis 2007 (lorsque Nicolas Sarkozy
devient Président de la République, Marie NDiaye exprime son dégoût de la droite française et
du nouveau chef d’État). Le recueil, d’une quarantaine de pages, est suivi de sa traduction en
allemand par Claudia Kalscheuer; entre les deux versions, figurent quelques photographies de
Denis Cointe, représentant la ville, fuyante et floue, vue de la fenêtre d’un train, et ses passagers,
derrière les vitres. Dénué de ponctuation, le poème se lit rapidement, souffle tranquille de
questions posé par un « je » que l’on suppose être l’auteure elle-même. Le monologue intérieur
interroge, à travers l’interaction de la mère et de celui qu’elle nomme « mon enfant », l’existence
dans cette ville qui n’est pas la leur, l’utilisation de leur « nouvelle langue » (20), et l’ombre des
victimes de la Shoah, qui désormais plane et pèse sur eux avec en particulier, la présence
fantomatique d’un petit garçon assassiné, qui habitait autrefois la maison qu’occupe maintenant
la famille française. Ce texte est pertinent dans le cadre de cette thèse, car il soulève deux
langage.
178
ses rues, ses parcs, ses habitations. La famille déracinée, qui n’a pas vécu ces terribles
évènements, ne peut pourtant ignorer qu’ils se sont produits. La construction d’une nouvelle vie,
à l’endroit même de l’horreur, s’avère complexe car l’oubli semble impossible, tant chaque mur
rappelle ce dont il a été témoin. En ce sens, pour NDiaye, la mémoire collective allemande, c’est-
à-dire la mémoire de l’autre et de son trauma, devient, alors que le déraciné cherche à s’intégrer,
alors accepter toute la douleur des faits passés. Le souvenir du nazisme agit comme une plaie
ouverte, une affection contagieuse à laquelle le nouvel arrivant, s’il souhaite véritablement
s’approprier le pays nouveau, ne peut se soustraire. Avec cette contamination, vient une profonde
tristesse, que Marie NDiaye traduit ici avec une élégante simplicité. Et pourtant, la mémoire est
une question aussi fondamentale que complexe pour la littérature, la politique, la philosophie et
l’Histoire ; mais que faire d’une mémoire qui ne nous appartient pas a priori, d’une mémoire
assimilée ? Le recueil n’offre pas de réponse tranchée à cette question difficile, si ce n’est celle-
ci, peut-être, que j’emprunte à Elie Wiesel dans son roman Le temps des déracinés : « J’écris
pour apprendre à relire » (13). L’identité hybride qui découle du déracinement correspondrait à
une mémoire hybride, née d’une empathie mémorielle déconcertante, bien qu’organique, liée à
voyage », sur « cette nostalgie du pays qu’on ignore » : NDiaye raconte, au fil des vers d’Y
penser sans cesse, la réminiscence calme et douloureuse d’une Histoire qu’elle n’a pas connue.
pose régulièrement dans le contexte du déracinement. Chez NDiaye, cela se voit notamment dans
179
La langue qu’ils [Fanny et Eugène] entendaient leur était étrangère. Pourtant Fanny,
autrefois, lui semblait-il vaguement, inspirée par une ombre de souvenir insaisissable,
avait connu cette langue, peut-être, ou dans une vie passée, et elle en avait soudain
comme la nostalgie, mais était-ce autrefois ou au cours d’une autre existence, était-ce
bien elle ou quelque personnage des livres innombrables qu’elle avait lus, auquel elle
s’identifierait sans le savoir, dans le rappel confus d’une situation analogue ? Elle avait
l’impression d’être au bord de comprendre ce qui se disait, ignorant si cela même était
maison toute simple au bout de la grand-rue. Elle souffla à l’oreille d’Eugène, l’ayant pris
–Non, bien sûr, dit Eugène, comment le pourrais-je ? Ce n’est pas ma langue.
qui ne parvient à reconnaître si la langue lui est vraiment familière. Ceci éprouve, de nouveau, sa
père symbolise le manque de celui-ci, le lien inextricable avec lui mais aussi la fracture profonde
et inexplicable qui l’oppose à sa fille. Dans Trois femmes puissantes, cette problématique se
Tiens, c’est toi, fit-il [le père de Norah] de sa voix sourde, faible, peu assurée en français
qu’il avait toujours eue de certaines fautes difficiles à éviter avait fini par faire trembloter
180
Mais l’enjeu est ici différent. L’utilisation impeccable de la langue, en l’occurrence du français,
est pour le père une question de fierté personnelle ; il sait que Norah, ayant grandi en France et
reçu une éducation de qualité, manie la langue de manière innée et irréprochable. Pour cet
homme qui, le roman l’indique à de nombreuses reprises, ne respecte pas les femmes, qu’elles
soient ses épouses ou bien ses propres filles, la faute de français ne serait que trop humiliante.
Dans ce cas précis, la langue française représente à elle seule la compétitivité absurde et le
Revenons donc à Y penser sans cesse. Plusieurs fois dans l’ouvrage, NDiaye suggère la
surprise et l’angoisse de la mère face à son enfant qui, graduellement, semble oublier le français
Voix tonnante dans notre langue d’adoption » (35). Comment, si jeune déraciné, conserver
l’identité des origines ? La mémoire et le sens des racines n’ont pas eu le temps de se construire
en l’enfant, et le voici enlevé au pays natal ; pour lui, s’adapter au pays d’accueil ne pose guère
question, et passe naturellement par l’acquisition de la langue allemande qu’il parvient aisément
à maîtriser et à s’approprier. La rupture linguistique, pour l’adulte déraciné (qu’il soit exilé,
transclasse ou simple voyageur), équivaut souvent à une rupture psychique et sociale ; il faudra,
et cela prendra du temps, se retrouver dans cette langue autre, apprendre à se dire avec les mots
nouveaux, pratiquer l’écoute des structures étrangères, traduire son moi pour se faire accepter et
traduire celui des « natifs » pour les comprendre, non seulement littéralement, mais de manière
profonde et culturelle. Pour reprendre le mot de Salman Rushdie, tiré de Imaginary Homelands,
« A language reveals the attitudes of the people who use and shape it » (137). Si cela représente
un travail voire une souffrance pour l’adulte déplacé, l’enfant, lui, vient à cette acclimatation de
manière spontanée (j’imagine qu’il ne faudrait pas généraliser ; mais c’est ainsi que NDiaye
181
présente ce phénomène d’acculturation dans Y penser sans cesse). La mémoire de ses racines
subsiste alors en ses parents, et la langue originelle, afin d’être transmise, doit relever de
l’héritage familial. L’enfant déraciné est une figure fascinante que j’ai peu eu l’occasion
d’explorer dans cette thèse ; il serait fascinant d’interroger à son propos psychanalystes et
linguistes. En attendant, sa facilité linguistique, telle que NDiaye l’expose ici, offre une réponse
fraîche et positive à la question essentielle que pose Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes,
Ladivine
Publié en 2013, le dernier roman de Marie NDiaye traite d’un déracinement torturé et
inextricablement lié à la filiation. Ladivine met en scène trois femmes : la mère, sa fille, et sa
petite-fille. La mère et la petite-fille s’appellent toutes deux Ladivine, prénom étrange et inventé.
Entre elles et au centre du récit, il y a la fille, baptisée Malinka, mais qui décida un jour de
changer d’identité et devint Clarisse. Si, une fois par mois, cette dernière rend visite à sa mère,
Ladivine Sylla, elle lui cache tout de son existence en tant que Clarisse ; de même, son époux,
Richard Rivière, et ses enfants, dont Ladivine, ignorent tout de son passé en tant que Malinka,
fille d’une simple femme de ménage noire et immigrée. Elle ignore qui est son père. Clarisse fait
croire que ses parents sont morts et parvient, pendant de nombreuses années, à protéger son
secret. À la suite de son divorce, Clarisse finit assassinée par son petit ami. Ladivine est alors
hantée par sa mère, dont le spectre omniprésent ne cesse de la poursuivre. Un chien, qu’elle voit
progressivement devenir ce chien ainsi que d’entendre sa mère l’appeler. La dernière partie du
roman expose le point de vue de Richard Rivière, que Clarisse continue d’obséder en dépit de
leur divorce. S’il ne supportait plus de vivre avec elle, il continue néanmoins de s’interroger sur
182
cette femme énigmatique dont il n’a jamais pu saisir l’essence véritable. La mère, Ladivine
Sylla, se rend au tribunal pour assister au procès du meurtrier de sa fille et dans la rue, remarque
un chien qui lui rappelle justement Malinka. Elle rencontre Richard, lui aussi au procès ; il
décide ensuite de lui rendre visite et à ce moment, le chien de la rue se présente chez la vieille
dame, rapportant « le cœur palpitant de Malinka et peut-être aussi, pensa-t-elle [Ladivine Sylla]
dans l’ardeur de sa joie, la promesse d’une clarté nouvelle posée sur chaque jour » (455).
Évidente variation de Mon cœur à l’étroit, Ladivine contient une intrigue complexe et un
réseau serré de personnages aux identités obscures parmi lesquelles il est assez facile de se
perdre. D’après mes recherches, ce roman, s’il est bien l’objet de critiques littéraires, n’a pas
encore intéressé les académiques, et je me suis demandée pourquoi ; après tout, sa sortie fut
attendue avec grande impatience. Déçoit-il parce qu’il répète en partie Mon cœur à l’étroit ?
C’est possible, quoi que la réécriture, si l’on peut l’appeler ainsi, n’est pas sans intérêt : par sa
seule existence, par la décision de l’écrivaine de réécrire, se pose la question de la raison d’être
Le paysage ndiayéen, dans lequel une personne se substitue facilement à une autre, est
l’extension hyperbolique d’une société mécaniste dans laquelle l’individu n’est qu’un
rouage remplaçable. Fanny est prise pour la servante à laquelle elle succède ; Hilda est
remplacée en tant que mère et épouse par sa sœur ; la mère de Rosie Carpe donne
naissance à une fille à laquelle elle accorde le même prénom, une nouvelle Rosie pour
une nouvelle vie… Les « employés jetables » le deviennent tout autant sur le plan
familial. (57)
J’ajoute qu’ils le deviennent également sur le plan de la création littéraire. Nadia et Malinka, si
183
problématique aux origines et leur projet de vie basé sur la fabrication identitaire. La réécriture,
ou la mise en scène de personnages similaires, confirme alors la faiblesse de ces identités factices
NDiaye et laisse les chercheurs de marbre, c’est peut-être parce qu’il manque d’étonner; en dépit
de sa trame longue et tortueuse, il faut l’avouer, Ladivine n’offre rien que NDiaye n’ait pas déjà
et les surprises du contenu, reste donc sur sa faim. Malgré tout, j’ai souhaité faire mention de ce
déracinement, qu’elle explore de nouveau à travers la tentative d’une héroïne à l’identité bancale
(puisqu’elle ne possède aucune information sur son père) qui se considère « mal née » de refuser
son destin médiocre et de se débarrasser de ses origines. Le mystère paternel rend par ailleurs
est le point de départ d’une stratégie visant à se réinventer de manière totale, dans l’espoir de
mère symbolise ici toute l’insupportable condition des subordonnés, des exclus de la société, des
immigrants ; en l’absence du père, elle constitue aussi pour son enfant la référence unique et
fondamentale de ce qui fait une vie adulte. Or, ce modèle ne s’avère que trop décevant, et
l’accepter serait synonyme de mort sociale. Bien qu’elle en ait honte, la jeune Malinka ne
passer par le reniement de cette mère, elle à jamais prisonnière de sa position sociale inférieure.
Encore une fois, le problème du déracinement pose celui de la filiation, et surtout, du rapport de
la femme à sa mère.
184
Dans ce cas précis, NDiaye use d’un franc manichéisme pour mettre en scène l’opposition des
deux femmes. D’un côté, la mère, Ladivine, dont le prénom évoque évidemment un lien au divin,
est, par excellence, figure de simplicité voire de sainteté (et caricature de la domestique
vertueuse), se laissant martyrisée par sa fille qui la répudie, mais qu’elle pardonne car elle lui
voue un amour inconditionnel; et si elle appartient à une classe sociale inférieure, elle jouit en
la nature. Sa petite-fille possède des pouvoirs similaires. Toutes deux, en effet, voient dans les
animaux diverses réincarnations troublantes qui n’apparaissent pas aux autres personnages.
Ironiquement, elles perçoivent mieux ces manifestations animales qu’elles ne comprennent leur
entourage humain, comme si, en dépit de leur lecture défectueuse de la surface du monde, leur
bonté leur permettait d’avoir accès au plus profond des choses. D’un autre côté, la fille, Malinka,
dont le prénom suggère une certaine identité nationale que l’on devine nord-africaine, et dont le
préfixe « mal » indique un mauvais présage, n’hésite pas à tromper et mentir pour arriver à ses
fins. Certes, elle culpabilise parfois, mais ne temporise pas pour autant son entreprise
malhonnête. Malinka, en construisant sa nouvelle vie sur la base d’une trahison, est promise à
l’échec. Jeune, persuadée qu’elle peut échapper à ses origines (« Elle se fit l’observation que rien
Chez NDiaye, les racines représentent toujours une destinée avec laquelle le personnage devra
tôt ou tard composer ; le passé familial dit l’avenir du moi. L’énigme familiale dicte la
négocier l’inné, c’est-à-dire le non-négociable, et cette démarche, désespérée bien qu’à ses yeux
vitale, se révèle tout à fait mortifère. Le prénom que Malinka se donne, Clarisse, lui typiquement
185
français, et dont le préfixe vient de l’adjectif latin « clarus », signifiant « clair » ou « glorieux »,
ne pourrait pas moins bien lui correspondre et sonne comme une plaisanterie ironique, annonçant
le marasme. Avant d’être elle-même assassinée, Clarisse a « tué » Malinka, ou alors, Malinka
s’est suicidée ; toutes deux correspondent quoi qu’il en soit à un personnage raté. Malinka
envisage son identité noire ou métisse comme une identité tronquée et comme une infirmité.
Clarisse, créée de toutes pièces, ne pouvant se réclamer d’aucune racine, d’aucune histoire, ne
possède pas la moindre légitimité ontologique. Son époux, sans comprendre les faits, n’ignore
pas pour autant le caractère usurpatoire de cette identité artificielle : « C’était comme si, avait
parfois songé Richard Rivière, elle [Clarisse] n’était qu’une illusion d’être humain, sans le
vouloir ni le savoir peut-être –cela, il l’ignorait » (428). Le dédoublement n’a pas fonctionné.
Pour NDiaye, il faut venir de quelque part, et surtout, de quelqu’un, pour se réclamer d’une
l’impossible disparition du traumatisme des origines. Avec une sainte pour mère, Malinka, dans
une esthétique de nature christique, ne trouve la rédemption que dans la culpabilité, la souffrance
et la mort ; mais comme souvent chez NDiaye, la mort n’est pas un évènement final. Le mort
ndiayien aime à hanter et à se réincarner, et pour Clarisse, dont l’existence ne fut, en fin de
compte, jamais réelle, la mort, puis la renaissance dans un corps animal (forme extrême et
fantastique de déracinement s’il en est), représente une chance nouvelle de légitimité et une
Paradoxe ndiayien
Dans chacun des textes que je viens d’étudier, le déracinement côtoie une forme d’étrangeté
qui relève tantôt du réalisme magique (concept antinomique par excellence), tantôt de l’absurdité
politique et morale du monde. Katherine Roussos observe que ces deux choix d’écriture sont,
186
d’une part, liés au féminisme (« Les femmes vivent dans un monde fait par et pour les hommes,
qui est pour elles illogique et contradictoire puisque décalé de leur réalité. Se pliant à une réalité
étrangère, la bizarrerie devient l’élément habituel des femmes » [45]), et d’une autre, des
techniques romanesques parfaitement délibérées visant à tenir des propos subversifs (par
exemple, sur la couleur de peau) sous couvert de métaphores ambiguës desquelles nul ne peut se
vanter d’apporter une interprétation irréfutable. La dextérité avec laquelle Marie NDiaye crée des
univers littéraires singuliers n’est plus à démontrer ; et l’être déraciné, parce qu’il évolue dans un
milieu différent du sien propre, se voit souvent assujetti au caractère troublant, voire
incompréhensible de son nouvel environnement. C’est encore plus vrai pour la femme déracinée,
doublement exclue car elle est femme et étrangère ou bien transclasse, puis doublement perdue,
car forcée de faire face à une culture autre, avec son propre modèle patriarcal, avec ses propres
Marie NDiaye fait une critique systématique du patriarcat dans son œuvre en
masculins. Ainsi les personnages de pères au sein de la cellule familiale ne sont plus de
dominants. (99)
En général, l’homme de NDiaye, époux et père, ne sert à rien ou presque. Son absence est
d’ailleurs plus influente et plus remarquable que sa présence. Déraciné ou déracinant (lorsqu’il
abandonne son enfant), il s’agit la plupart du temps d’un homme inutile (sinon dangereux ou
traître) aux intentions insignifiantes car elles ne correspondent en rien à ses actes. La femme de
NDiaye, quant à elle, mère ou fille selon les textes, ne comprend jamais bien la nature de sa
maternité ou de sa filiation ; ces deux états, pourtant inhérents à la condition humaine, la laissent
187
souvent désemparée. Ainsi l’association du déracinement féminin, toujours attaché à la
lacunaire (que reste-t-il à la femme en l’absence du père, ou, sans amour du fils ?). La magie, la
morts, et parfois, l’incohérence totale, forment autant de péripéties littéraires qui invitent
fournit pas de réponses mais continue de nourrir l’imaginaire, perpétuant l’image de la littérature
niveau réaliste. L’écriture labyrinthique, puis la lecture parfois ardue, reproduisent le parcours
contexte sociopolitique contemporain et ses enjeux les plus graves, l’explosion de la cellule
Chez Marie NDiaye, chaque héroïne se voit poussée au bout d’elle-même par l’expérience
ramène à sa condition la plus fondamentale, celle de corps pur. La privation subie ou la tentative
d’annihilation des racines provoque dans la plupart des récits une perte de contrôle d’ordre
physique. Ainsi Fanny, après la cruauté des rejets et les multiples transformations, finit-elle
comme une sorte de spectre fantoche, vague ombre d’un ego dont elle-même a perdu la trace ;
ainsi Norah, une fois en Afrique, ne maîtrise-t-elle plus son besoin d’uriner ; ainsi Nadia, étonnée
188
ndiayien porte la marque évidente de ce déracinement chaotique et incompris. Anne-Martine
Parent, à propos de Trois femmes puissantes, rappelle que « Le corps, plutôt que de signifier
révélant le désordre identitaire du sujet et sa dissolution » (76). Mais l’affliction corporelle est
aussi le reflet direct de la tangibilité de ce réalisme ndiayien qu’il serait facile de mettre de côté,
tant le bizarre occupe le texte. Le corps inexplicablement tourmenté témoigne du fait que les
frontières entre réalisme et absurdité n’ont pas lieu d’être, et, de manière générale, que les
bien-fondé. Le paradoxe ndiayien habite d’abord ce corps féminin déraciné, qui chez NDiaye,
semble la plupart du temps noir ou métisse—sa couleur étant, par ailleurs, la condition même de
et l’entrée forcée dans un monde aberrant découlent directement chez NDiaye de la différence
ndiayien demeure profondément inscrit dans la réalité de son temps. Le message se fait alors
éminemment politique, et tandis que la littérature française contemporaine fait la part belle aux
personnages blancs et typiquement occidentaux, on peut se demander si, lorsqu’y apparaît une
figure noire ou métisse, celle-ci doit forcément représenter une problématique morale, un
combat, ou défendre un groupe opprimé, sans être capable d’exister seulement pour elle-même.
189
Chapitre 5
Conclusion
La question du déracinement constitue, pour les trois auteures sur qui je me suis penchée dans
cette étude, un enjeu majeur. En plus de profiter à leurs textes respectifs en faisant la part belle
social et politique contemporain. Marguerite Duras, Annie Ernaux et Marie NDiaye revendiquent
fixité, et il en va de même pour les identités représentées. J’ai donc cherché à comprendre, à
travers la figure du rhizome proposée par Deleuze et Guattari, en quoi la notion de déracinement,
une fois sa complexité terminologique évaluée, et une fois sa nature pluridisciplinaire établie,
gagnait à être analysée dans le cadre d’écritures féminines modernes. Lorsqu’ils ne sont pas
nettement féministes, les récits que j’ai analysés mettent toutefois en scène des personnages de
190
communauté (xénophobie, racisme, peur de l’autre et du métissage, solitude, soumission, etc.),
ne devaient pas être examinées séparément de l’idée de sexisme. Par ailleurs, si les thèmes de la
migration et de l’exil en littérature se voient fréquemment étudiés, il faut noter que souvent,
l’androcentrisme l’emporte, les auteurs et personnages masculins ayant davantage intéressé les
chercheurs. Car après tout, la mobilité, avec toutes les péripéties qu’elle implique, est
ou à attendre le retour du courageux compagnon. J’ai voulu montrer que cette passivité typique
face au déplacement avait perdu de sa légitimité dans le roman du vingtième siècle. D’autre part,
j’ai considéré le déracinement comme une forme particulière de mutation dont l’attribut principal
n’est autre que l’amputation des racines—et donc, le lacunaire, la perte, dont la femme déracinée
devra s’accommoder, et mon travail a porté sur le rapport des personnages ou des auteures à ces
racines arrachées, à l’expérience de cette rupture toujours violente. Ceci m’a permis de mettre en
évidence le lien des trajectoires géographiques et sociales avec les parcours d’écriture originaux
J’espère ainsi avoir prouvé qu’en donnant au déracinement une définition précise basée sur le
traumatisme du déchirement, sur la séparation d’avec le pays natal, la classe d’origine ou plus
généralement, la souche que devrait représenter la famille, se dégagent des axes de lecture tout à
fait essentiels aux romans des trois écrivaines. Chez elles, il s’agit avant tout de s’interroger sur
l’héritage socio-culturel et sur la psychologie de la filiation, et non sur le voyage, bien que
aient clairement inspiré leurs écrits. Cette perspective, que l’on peut qualifier de
poststructuraliste, permet d’envisager les racines à travers les figures parentales et familiales (en
191
particulier, à travers les mères) qui se chargent, dans l’échec affectif, de redessiner, de brouiller
les contours d’une terre originelle symbolique et par là même, de forcer la recomposition du moi
déraciné. Mais nous l’avons vu, ce moi non-organique, contraint à sa propre fabrication, réussit
rarement, et la réinvention totale de soi se révèle en fin de compte impossible. Duras, Ernaux et
NDiaye concluent toutes trois que la déconvenue est inéluctable, et la chute occasionne le
langage, la religion, les traditions, la couleur de peau. Je crois à ce propos qu’une poétique de
questionnement. Et parce que l’analyse de la femme déracinée suit toujours une approche
comparative (questionnant la position par rapport au patriarcat, puis la position par rapport aux
enracinés, à ceux et celles dont l’appartenance au milieu nouveau ne fait pas le moindre de doute,
et est même souvent représentée comme physiquement évidente), le discours parasitique régente
vicieux consistant à mettre en place dans le texte un système familial ou sociétal construit par et
pour les hommes et les enraciné(e)s, au sein duquel la femme déracinée se débat en vain car elle
n’en saisira jamais les codes et ne correspondra jamais aux critères de l’ordre établi qu’elle
perturbe. Or, plus elle tente de s’intégrer, plus elle apparaît inadaptée et donc dérangeante, au
point qu’il faut parfois se débarrasser d’elle pour de bon (c’est le cas de Fanny dans En famille,
subjectivités multiples d’un personnage particulier, et peut être compris comme un motif
profondément politique.
192
Pour Marguerite Duras, le déracinement est d’abord une expérience personnelle qui n’aura de
cesse de l’obséder et dont elle parlera ouvertement. L’Indochine, terre de son enfance puis
du lieu de provenance et des origines, car les enfants de colons, nés et élevés en Indochine, sont
officiellement français bien qu’ils ne connaissent parfois rien ou presque de la France. Cette
la colonie pour aller vivre en France, Duras se verra confrontée à l’impossibilité de son propre
mère, opiniâtre mais impuissante, préfigurent l’absurdité du désir d’enracinement pour la jeune
femme déchirée d’avoir quitté ce qu’elle considérait comme son propre pays. La condition
d’étranger, comme l’idée d’étrangeté, se révèlent irréversibles. D’un point de vue textuel, ce
traumatisme se traduit souvent par une écriture consciente et inquiète de la vacuité fondamentale
l’action. L’espace du roman, en dépit de son ouverture au fantasme, demeure verrouillé, et chez
revanche une traversée irrésistible du champ littéraire et artistique, dans lequel la liberté prime et
Ernaux traite le déracinement social comme une crise personnelle, familiale, communautaire
l’évaluation, chez elle constante, de son travail d’écrivaine, Ernaux parvient à mettre au point un
projet littéraire unique qui consiste à faire de l’écriture le miroir direct et le symbole même de la
193
migration sociale et culturelle. Ce parti pris stylistique établi, Ernaux décide qu’il lui faut
retraçant sa propre histoire, et pour elle, ceci n’est pas une entreprise purement littéraire puisqu’il
fragmenté qu’il imite délibérément. Avec l’idée de « je transpersonnel », Ernaux choisit de faire
état d’une cause collective à travers la chronique intime des souvenirs et évènements qui
constituent le traumatisme de sa propre migration, et mon objectif fut de montrer qu’en dépit de
individuelle du déracinement, expérience par définition unique car revenant à une généalogie
donnée. On peut cela dit considérer qu’Ernaux met au point dans son œuvre une nouvelle forme
de réalisme social voire de « roman » (le mot est forcément inexact) de mœurs.
L’intérêt grandissant de NDiaye pour la question du déracinement se traduit par une peinture
inouïe et sophistiquée du trouble identitaire. De plus en plus, l’auteure choisit d’aborder à travers
figures parentales (si ce motif revient chez chaque auteure de mon corpus, NDiaye fait preuve
d’une approche innovante quant à son traitement, ayant par exemple recours au fantastique et au
surnaturel), et ensuite, celle du jeu tragique des ressemblances et des dissemblances physiques,
concernant notamment la couleur de peau. NDiaye excelle dans la mise en scène d’héroïnes
perdues, repoussées par tous sans qu’elles ne sachent pourquoi. Ceux qui participent de cette
exclusion cruelle perçoivent le fait comme évident et rationnel, stratégie sensée visant à
conserver une communauté uniforme au sein de laquelle la différence ne serait pas acceptable.
La femme réduite au statut de paria se trouve alors jetée dans un univers incohérent, qu’elle ne
194
reconnaît plus, avec, dans certains textes, des manifestations paranormales qui intensifient
l’atmosphère anxiogène. Contrairement aux femmes de Duras, les femmes de NDiaye font des
choix, tentent de faire sens des aberrations, mais ces choix sont rarement les bons. NDiaye, de
plus, structure ses récits de telle manière que le lecteur n’a pas plus accès à la logique diégétique
que le personnage dont il suit la (souvent) vaine expédition ne comprend ses tragiques
tels que ceux des héroïnes rejetées, du vertige de la différence, des fractures communautaires et
familiales ou de la mise en question de l’amour filial, fait que certains romans se ressemblent
chez NDiaye, voire met en évidence un phénomène de possible réécriture. Il faut alors noter que
ceci agit, pour l’auteure comme pour le lecteur, comme une forme d’enracinement dans l’œuvre,
Tandis qu’il me faut clore cette étude, considérons à présent quelques pistes de réflexions
féminin français contemporain. Il me semble, par exemple, que l’analyse des modalités de
l’espace et du temps telles que ce roman les représente serait susceptible de nous renseigner
quant à la nature du traumatisme du déracinement. En effet, chez Duras, Ernaux et NDiaye, j’ai
existe également, chez les trois écrivaines, une dimension physique, corporelle dans l’évocation
du déracinement, et ceci mériterait d’être examiné avec attention. On pourrait aussi se demander
195
forme nouvelle de roman picaresque. Naturellement, j’aimerais pouvoir, dans l’avenir, me
Édouard Louis.
En attendant, j’aimerais suggérer que Marguerite Duras, Annie Ernaux et Marie NDiaye
comme le moi obtiennent, dans ces écritures qui honorent la grandeur du manque et de
196
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