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The Trouble With Big Data: How

Datafication Displaces Cultural


Practices 1st Edition Jennifer Edmond
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promenade de Sérajewo à Illitz est, par les belles soirées ou les
matinées, mouillées de rosée du printemps et de l’automne, tout
simplement délicieuse. On suit d’abord la belle route de Sérajewo à
Mostar dont l’administration austro-hongroise a doté le pays. Elle
court vers les hautes montagnes dont les crêtes verdoyantes,
couronnées de neige, ferment l’horizon au milieu des champs qu’une
colonie d’agriculteurs serbes et bulgares cultivent à souhait. Des
maisons villageoises, bâties en pierre et très cossues, ornent le
paysage. Une villa d’une construction tout à fait originale, bâtie tout
en vitres comme la maison de verre de l’antiquité, attire les regards
du voyageur. — Cette belle maison manque d’habitants. Il y a plus
de dix ans que les propriétaires sont partis et l’on ne sait à qui
s’adresser pour louer. Des groupes de paysans serbes en costume
de gala très pittoresque — si c’est un dimanche — passent en
chantant. Les filles sont fort jolies et folâtrent d’une façon câline et
gracieuse avec leurs cavaliers champêtres qui portent des costumes
également fort pittoresques. Puis on quitte la grande route de Mostar
pour gagner, par un chemin de traverse, le pont de bois jeté sur la
Bosna, toute mince, ressemblant à un maigre filet d’eau, mais
arrosant déjà de fort belles prairies et des rivages plantés d’arbres
qui invitent à la méditation et à la pêche à la ligne.
Un cafetier turc a installé son établissement sur le bord de l’eau,
tout comme à Asnières ou à Meudon. Cette installation se compose
d’un kiosque avec parois vitrées et de tables et bancs placés en
plein air sur l’herbe. Les clients n’y manquent point en été ; ils seront
certainement encore plus nombreux lorsque l’hôtel de
l’établissement balnéaire d’Illitz aura été inauguré. Cela ne saurait
tarder, car, lorsque je visitai les travaux de construction en
compagnie du très actif et très spirituel baron Kutschera, haut
fonctionnaire de l’administration civile, ces ouvrages étaient très
avancés. Il était permis de supposer que l’hôtel et les bains qui
existaient déjà à l’état rudimentaire seraient installés avec tout le
confort désirable.
A six kilomètres d’Illitz, nous trouverons les sources de la Bosna
qui s’échappe d’un lit de rocailles pour commencer sa course
capricieuse et vagabonde. La promenade jusqu’à ces sources est le
complément obligé et très agréable d’une visite aux bains d’Illitz.
Le chemin de fer, qui par un embranchement se dirige de Doboy
sur Siminhan, a été construit en moins d’une année. Commencée en
mai 1885, la ligne a été inaugurée au mois d’avril 1886 en présence
de M. de Kallay et de nombreux invités dont beaucoup appartenaient
à la presse viennoise et magyare. Le parcours comprend soixante-
sept kilomètres dans un pays tout à fait montagneux. La principale
ville desservie par cet embranchement est la cité industrieuse de
Gorni-Tuzla. Durant l’occupation, Tuzla fut très souvent citée comme
étant le centre de la résistance des Bosniaques dans le nord du
pays. Aujourd’hui, grâce aux établissements manufacturiers qui s’y
trouvent, Tuzla jouit d’une renommée plus pacifique et plus enviable.
Le paysage au départ de Doboy est des plus pittoresques. Voici
d’un côté des rochers calcaires très élevés, très crevassés et d’un
aspect assez effrayant. Les rochers s’entr’ouvrent pourtant : il faut
qu’ils laissent le passage libre à la belle route carrossable de Doboy
à Tuzla, que le génie autrichien a creusée — un travail digne des
Romains. Sur la droite, une petite rivière aux eaux très vivaces, la
Spreca, déroule ses flots argentés. Le cours de cette rivière la
conduit au milieu des plus hauts escarpements de rochers, elle
disparaît dans des défilés pour reparaître encore plus tumultueuse et
disparaître de nouveau.
Puis à Supolhoje le décor change : aux montagnes d’aspect
romanesque succèdent des vallons bien cultivés et pouvant nourrir
largement la population environnante des chrétiens et des
musulmans qui habitent les maisons bâties en amphithéâtre de
Supolhoje, de Stephanpolje et de Gracanica. Cette dernière localité,
dont l’importance a considérablement augmenté depuis l’occupation,
se trouve à une demi-heure environ de la voie ferrée. On y parvient
par une route bien construite qui conduit directement de Maglay à
Gracanica.
Ici nous entrons dans la forêt, la forêt profonde et magnifique
dont les chênes trois fois séculaires ne tarderont pas sans doute à
tomber sous la hache du bûcheron, car le développement de
l’industrie manufacturière dont Gorni-Tuzla est le centre exigera des
bois de construction et de fortes quantités de combustible. Après
avoir été l’embellissement du paysage, les forêts de cette région, les
chênes de Tuzla contribueront à la prospérité du pays.
A une vingtaine de kilomètres de Gorni-Tuzla, le chemin de fer
cesse de suivre le cours capricieux de la Spreca, mais il ne tarde
pas à côtoyer la Jala dont les eaux ont une couleur verte des plus
réjouissantes à l’œil. C’est une rivière de Virgile, celle-là, et non un
torrent impétueux. Son susurrement pourrait inspirer des églogues et
des odes à la nature. Les monts Ozren et les monts Majeciva se
profilent au loin.
Nous entrons dans la région industrielle. Voici une halte qui porte
le nom significatif de « Kohlen Grube » (mine à charbon). Pas de
village, un baraquement servant de gare et quelques huttes. Mais on
aperçoit au loin les hauts-fourneaux de la mine, qu’un petit
embranchement réunit à la voie ferrée. Ces mines de charbon, très
productives et qui entre autres approvisionnent de combustible le
chemin de fer de la Bosna, sont exploitées par le gouvernement qui
y a installé les procédés les plus modernes et les plus rationnels. On
vante beaucoup la qualité des produits ; quant à la quantité, elle est
déjà considérable, mais elle ne saurait que gagner encore et devenir
plus tard un objet d’exportation.
Encore quelques tours de roue et la locomotive s’arrête devant
un autre établissement également gouvernemental : une grande
briqueterie. De là à Gorni-Tuzla il n’y a plus que quelques minutes.
On arrive ainsi au terme d’un voyage qui offre tous les agréments
d’une promenade à travers un paysage aussi splendide que varié.
Tuzla, qui doit son nom aux gisements de sel (en turc, tuz), est
une ville dont la population offre un mélange très bigarré de races. Il
y a des Turcs, des Grecs, des Serbes, des Monténégrins, des
Croates, des Bulgares et des Tziganes. Chaque nationalité habite
des constructions élevées à sa guise, selon des règles particulières,
conformément aux convenances, aux conditions, aux instincts des
individus, sans se préoccuper de l’ensemble architectural. Ce n’est
pas tout à fait un tort, au moins au point de vue pittoresque. Le
contraste est très vif, par exemple, entre quelques grandes et belles
maisons construites par des Serbes riches ou par la municipalité (je
citerai entre autres l’école commerciale, qui ne déparerait pas le
groupe scolaire d’un chef-lieu de département), et les misérables
huttes qu’habitent les Tziganes. Les maisons des Bulgares et des
Serbes moins aisés offrent cette particularité que les étables sont
situées sur le devant, aussi en arrivant on est salué par les
mugissements des vaches, les gloussements des dindes et surtout
le grognement des porcs. La légende de saint Antoine doit être fort
répandue et très en honneur dans les pays slaves, car l’animal
nourricier y est réellement le compagnon de l’homme. En pénétrant
dans ces maisons — par l’écurie — on est réellement surpris de la
propreté et de la bonne tenue qui y règnent. C’est que les femmes
serbes sont d’excellentes ménagères qui mettent leur amour-propre,
comme les Hollandaises, à avoir un intérieur d’aspect réjouissant.
Les pieds nus, la chevelure dissimulée sous un serre-tête, vêtue
d’une étoffe de cotonnade un peu criarde, la femme serbe va et vient
toute la journée, lavant, fourbissant, astiquant son modeste mobilier
— quelquefois la cigarette à la bouche. Le premier luxe des Serbes
aisés, c’est d’avoir un jardin de roses devant leur maisonnette ; dans
la saison, on en offre aux visiteurs, en même temps que le café noir
et le tabac blond.
Les Tziganes de Tuzla offrent une particularité, c’est-à-dire une
exception : ce ne sont pas des nomades, comme leurs congénères,
et ils n’habitent pas sous la tente. Il est vrai que les cabanes du
quartier de ces bohémiens ne valent guère mieux, mais ils
constituent un domicile fixe. L’administration autrichienne est très
fière d’avoir obtenu ce résultat en domptant les habitudes invétérées
de ces vagabonds. Il s’agit seulement de les préserver du mauvais
contact du dehors et d’empêcher que les masures du quartier
tzigane ne servent de refuge aux vagabonds et de lieu de recel pour
les objets dérobés. Aussi la police se fait très sévèrement à Tuzla.
Nul ne peut franchir le seuil de la gare pour entrer dans la ville s’il
n’a exhibé ses papiers parfaitement en règle.
Le commissaire de police chargé de cette surveillance
m’expliqua que les Tziganes n’étaient pas à redouter seuls :
l’ouverture récente du railway avait attiré à Tuzla une foule de gens
sans aveu arrivant de Hongrie et du Banat. Beaucoup avaient maille
à partir avec les autorités du pays. D’autre part, les nombreux
ouvriers étrangers, attirés par les travaux des charbonnages et des
mines de sel, demandaient aussi à être contrôlés.
Il est vrai que, grâce à ces précautions, la sécurité dont on jouit
dans cette nouvelle cité est parfaite.
Les Tziganes de Tuzla sont musulmans, ils portent le costume
turc, la plupart du temps, il est vrai, en loques, et ils observent
rigoureusement aussi les préceptes de la loi de Mahomet, sauf,
disons-le, certaines infractions au chapitre des spiritueux. Ils aiment
la société et se réunissent, pendant de longues heures, jusque bien
avant dans la soirée, dans des petits cafés, grands comme une
chambrette d’étudiant, dont le luxe consiste en nattes étendues par
terre, mais où les consommateurs paraissent goûter avec plaisir la
bouillie noire qu’on leur sert et s’amusent beaucoup à différents jeux.
Dans un coin, un bohémien mélomane pince de la tamboura, la
guitare nationale, en chantant quelque étrange mélopée, chant de
guerre ou chant d’amour.
Parfois, pendant le Ramazan surtout, des danses s’organisent le
soir dans les rues étroites, mais les hommes seuls y prennent part.
C’est une danse qui tient à la fois du kolo serbe (sorte de farandole)
et du tsardas des Hongrois.
Les Tziganes y mettent un entrain épileptique ; les sauts en l’air,
les contorsions, les déhanchements auxquels ils se livrent sont
dignes d’acrobates les plus délurés. C’est la véritable sarabande
macabre, et on dirait que les membres des danseurs vont craquer et
que leurs os s’entre-choquent sous leur peau. Assurément un bal en
plein air, que se donnent à eux-mêmes les Tziganes de Tuzla, est un
spectacle digne de tenter la palette d’un peintre de genre, comme
tant de tableaux que l’on voit en Bosnie et qui mériteraient d’être
fixés par le pinceau.
Tuzla n’est pas seulement important par les charbonnages et les
briqueteries. Les salines, auxquelles la ville doit son nom, sont
exploitées aujourd’hui selon toutes les règles, par le gouvernement ;
le produit augmente dans des proportions très considérables et entre
pour un chiffre important dans le budget des recettes des pays
occupés.
L’installation des « salines » qui se trouvent à Siminhan a été
commencée en 1884 et achevée en 1885 ; il est déjà question
d’exploiter deux nouveaux gisements découverts tout récemment.
En outre Gorni-Tuzla est le centre du commerce des bestiaux de
toute la contrée ; les foires qui ont lieu, surtout en hiver, y sont très
animées, et l’on y vient de fort loin pour acheter de beaux chevaux et
du gros bétail qui se distingue très avantageusement, par sa
performance, des bœufs et vaches par trop amaigris et mal soignés
que l’on rencontre dans l’intérieur du pays.
Tous ces éléments donnent à Tuzla un attrait particulier ; on y
sent, sous des dehors assez tranquilles et conformes à la passivité
musulmane, une activité qui permet de concevoir les meilleures
espérances pour l’avenir. Les fonctionnaires chargés de
l’administration de Tuzla s’efforcent d’ailleurs de stimuler ce
développement, et l’initiateur de l’industrie tuzlienne, M. de Kallay,
compte ici des collaborateurs dévoués qui ont, comme leur chef, foi
dans leur œuvre. Le président du district, M. Vukovitsch, administre
la contrée et surveille avec compétence les différentes industries.
Ses occupations ne l’empêchent pas de recevoir avec beaucoup de
bonne grâce les voyageurs désireux de connaître le pays et de se
rendre compte de ses ressources.
Le bourgmestre de Tuzla est un Serbe qui n’a pas quitté le
costume pittoresque de sa nationalité, il conduit les affaires de la
ville avec beaucoup de rondeur et de bonne humeur. J’ai dit que la
ville avait construit une école supérieure de commerce — le plus
coquet bâtiment de Tuzla. Il y a plus de quarante élèves turcs et
chrétiens qui y reçoivent la même éducation que dans les meilleures
Realschulen de Vienne ou de Pesth. Dans cette partie de la Bosnie,
la cause de l’instruction est tout à fait populaire ; les municipalités,
les corporations, les particuliers, tous s’y intéressent et sont
disposés à faire des sacrifices pour la jeune génération.
Les distractions font encore défaut à Tuzla ; ce n’est aujourd’hui
qu’une cité du travail. Les fonctionnaires et officiers non mariés se
réunissent le soir dans un hôtel décoré du nom de « Casino » qui,
sous des apparences extérieures fort modestes, offre cependant au
voyageur un gîte convenable et propre, et aux consommateurs une
nourriture très suffisante de qualité. Ces causeries qui délassent des
labeurs de la journée, se prolongent bien avant dans la nuit, surtout
lorsqu’un événement quelconque y donne matière. Pendant mon
séjour, toute la ville venait d’être bouleversée par une tragédie dont
les auteurs étaient connus de tout le monde.
Voici cet événement romanesque qui certainement eût causé
grand bruit à Paris ; c’est d’ailleurs plutôt un événement parisien
que… bosniaque.
Deux fonctionnaires occupant des positions assez élevées
étaient liés d’une étroite amitié. L’un, M. de W., le fils d’un des plus
opulents banquiers de Vienne, avait eu une jeunesse assez
orageuse. Sportsman et grand coureur de ruelles, il avait très
fortement écorné son patrimoine sur le turf et dans les coulisses des
théâtres. Sa famille le décida, pour se ranger, à accepter un emploi
dans l’administration des pays occupés. Très intelligent et ayant
l’amour de sa nouvelle profession, il rendit des services et obtint un
avancement mérité. C’est alors qu’il fit la connaissance à Tuzla d’un
collègue, gentilhomme hongrois et officier de cavalerie du cadre de
réserve. M. de B. aimait une fort belle jeune fille appartenant à une
famille serbe du Banat.
Les parents s’opposaient absolument au mariage de la
demoiselle avec l’officier. Celui-ci conta ses peines à M. de W., son
nouvel ami, et lui demanda conseil.
— Il faut enlever ta fiancée, dit résolument M. de W…, en
songeant à ses aventures d’autrefois.
L’avis était bon, paraît-il, puisqu’il fut suivi. M. de W. ne se borna
pas à conseiller son ami, il l’assista de toutes façons et c’est lui qui
conduisit la voiture qui servit aux amoureux fugitifs à franchir la
frontière.
Lorsque M. de B. épousa la demoiselle enlevée, dans l’église
grecque de Tuzla, W. l’assista encore comme second, puis il devint
l’ami de la maison, et enfin l’amant.
M. de B. qui avait des soupçons, mais ne croyait pas que les
choses étaient aussi avancées, exposa ses angoisses conjugales à
ses chefs hiérarchiques. Il en résulta un déplacement. M. de W. fut
envoyé à Banjaluka, tandis que M. et Mme de B. restèrent à Tuzla.
Le mari croyait que, la distance aidant, tout péril était écarté. Il se
trompait gravement.
Par une belle matinée de juin, Mme de B. sortit de chez elle pour
rendre visite à quelques dames turques, c’est du moins le motif
qu’elle donna à son mari. En réalité, elle fit le tour de la ville,
s’engagea sur la route de Doboy, et courut jusqu’à la briqueterie.
Derrière un mur attendait une voiture attelée de quatre chevaux très
vifs ; un homme de haute taille, armé jusqu’aux dents et enveloppé
d’un grand manteau rouge comme les Turcs en portent en voyage,
se tenait à la portière. Trois ou quatre cavaliers également armés
semblaient former l’escorte de la voiture. Mme de B. s’élança dans le
véhicule à côté de son amant (l’homme au manteau rouge était M.
de W.) qui l’enlevait, — cette fois pour son propre compte. Mais un
employé de la briqueterie avait assisté à l’équipée et reconnu les
fugitifs. M. de B. prévenu se met à leur poursuite, mais les chevaux
du ravisseur volaient comme le vent. Des gendarmes, à qui ce
véhicule emporté sur des ailes et entouré d’hommes en armes
inspire des soupçons, ordonnent que l’on s’arrête. M. de W. excipe
de sa qualité de fonctionnaire de l’État ; il montre son sauf-conduit,
délivré par lui-même, et les gendarmes se retirent en saluant.
Il ne restait plus à M. de B., le mari outragé, qu’à envoyer par le
télégraphe une provocation à son ex-intime qui en effet était rentré à
Banjaluka avec sa proie, complaisante d’ailleurs. Le cartel fut
accepté par M. de W. C’était, nous l’avons dit, un gentleman
accompli, et rendez-vous fut pris à Doboy, chacun des combattants
ayant la moitié de la route à faire. M. de W… arriva le premier avec
ses témoins. Ces messieurs déjeunèrent au petit buffet de la gare,
ils paraissaient fort gais et faisaient des projets pour la soirée. Une
heure plus tard le cadavre de M. de W…, percé d’une balle à
l’endroit du cœur, gisait au milieu d’une clairière. La balle du mari
avait déterminé la mort foudroyante. M. de W… était âgé de trente-
trois ans environ.
A cause de la notoriété de la famille et des sympathies
personnelles qu’il avait su se concilier, l’affaire fit beaucoup de bruit,
même à Vienne. A Tuzla, les uns ou plutôt les unes, c’est-à-dire les
dames, prenaient le parti de l’infortuné Don Juan ; les autres
considéraient l’issue désastreuse du duel comme un véritable
jugement de Dieu. Au milieu de la tourmente, la belle Hélène serbe,
qui avait mis aux prises ce Ménélas et ce Pâris, disparut.
Il y a quelques années, les habitants de Tuzla avaient d’autres
préoccupations que les duels entre amants et maris, et d’autres
sujets de récits pendant la veillée. La lutte fut, comme nous l’avons
vu, des plus vives dans ces parages, et ils ne furent conquis qu’au
prix de grands efforts et de sacrifices meurtriers. La vigilance des
Muftis eut pour épilogue, pendant quelques années, un brigandaggio
organisé par d’anciens chefs de bandes, qui n’avaient pu se décider
à poser les armes.
Ils préféraient continuer la campagne pour leur compte. La route
de Tuzla à Bercka, ville très commerçante sur les bords de la Save,
n’était alors rien moins que sûre, et les voyageurs ne s’y hasardaient
qu’en troupes, et la plupart du temps sous l’escorte d’une patrouille.
Les forêts très profondes que l’on traverse pour aller d’une ville à
l’autre servaient d’excellents repaires aux brigands.
L’un de ces héros de grand chemin est resté légendaire, et on
racontera encore pendant longtemps ses exploits. Ce Fra-Diavolo
bosniaque était non pas un Turc, mais un Serbe de la principauté,
connu sous le nom de Milan. Il avait, paraît-il, guerroyé contre les
Turcs, sous le général Tschernayeff, en 1876, mais le métier ne lui
disait guère ; il avait déserté avec armes et bagages sur le territoire
bosniaque, et, à la faveur de l’anarchie qui y régnait alors, il avait pu
tenter quelques détroussements avec plein succès.
Il volait obscurément, jusqu’après l’occupation. Il réunit alors une
cinquantaine de « mauvais garçons », résolus à tout et ne craignant
ni Dieu ni diable, ni la fusillade ni la potence.
La bande était on ne peut mieux organisée. Il ne passait pas un
convoi quelque peu important sur la route de Bercka, pas un
voyageur susceptible d’avoir dans sa ceinture un viatique monnayé
assez rond, sans que Milan le sût, et prît ses mesures en
conséquence. Il ne tuait pas, du moins quand on s’exécutait de
bonne volonté ; mais l’argent, les bijoux, les valeurs de tous ceux qui
s’aventuraient alors sur cette route couraient bien des risques.
Parfois cependant il se laissait attendrir ; quand ses informateurs
s’étaient trompés, et que les gens dépouillés étaient vraiment de
pauvres diables, il leur faisait restituer les quelques écus que ses
hommes avaient pris. On m’a montré à Tuzla un ouvrier horloger qui,
complètement dépouillé d’abord, avait exposé au brigand en chef
dans quelle position il allait se trouver, ne pouvant sans un sou
vaillant aller à Bercka, et retourner à Tuzla. « Combien t’a-t-on pris,
demanda Milan. — Une douzaine de florins, répondit l’ouvrier. —
Qu’est-ce que tu aurais fait de cela, fit Milan ? Je vais te faire donner
trente florins. » L’ouvrier voulut protester contre ce cadeau venant
d’une telle origine, mais un regard lui indiqua que toute opposition,
étant donné les circonstances, serait intempestive. Mais cela
c’étaient les fioritures, les hors-d’œuvre du métier. La vérité est que
Milan et ses acolytes ravageaient la contrée, et rendaient tout
commerce impossible.
La nature du terrain, le voisinage de la Serbie, la complicité
forcée des habitants, qui tremblaient de payer de leur vie la moindre
indication aux autorités, assurèrent pendant assez longtemps
l’impunité aux brigands. Ils s’enhardissaient de plus en plus, et Milan
exécutait de véritables bravades. Un jour, il s’en vint avec son
lieutenant Stolojan « le Bègue » tout bonnement à Bercka. Ils étaient
vêtus tous deux comme des chasseurs, et avaient la carabine sur
l’épaule. Ils s’en allèrent droit au presbytère, et montèrent jusqu’à la
chambre du curé, qui allait se mettre à table. Stolojan resta sur le
seuil de la porte, la main sur la gâchette du fusil. Le chef-brigand
s’avança vers le curé : « Je suis Milan, fit-il, et je viens dîner avec
toi. »
Le curé voulut faire un mouvement, mais sur un signe du
Capitaine, Stolojan le mit en joue. « Voyons, pas de cérémonies,
mon révérend ! reprit le bandit, je me contenterai de ton ordinaire ;
vous autres ecclésiastiques, vous vous nourrissez bien le dimanche,
sans oublier les jours de la semaine ; à une condition cependant,
c’est que tu enverras ta cuisinière chercher quelques flacons de
derrière les fagots, pour ton cousin Ignace, qui est venu te voir avec
un pays. Toute autre explication donnée à ta servante, ou à qui que
ce soit pouvant survenir, aurait des conséquences fâcheuses. Donne
tes ordres et dis ton bénédicité, mon ami abaissera son arme. »
Avec tout l’opportunisme que les serviteurs du Seigneur savent
pratiquer dans les circonstances décisives de la vie, le curé se
soumit, la servante apporta des bouteilles auxquelles le cousin
Ignace fit largement honneur, tandis que l’ami, en sentinelle à la
même place, ne lâchait pas un instant son arme menaçante. Le
repas terminé, le brigand pria le curé de lui livrer les clefs de la
caisse ; l’ecclésiastique remit à Milan une vingtaine de florins, en
jurant que c’était tout ce qu’il possédait.
— C’est possible, fit froidement Milan, mais tu as eu depuis hier
trois cents florins appartenant à la communauté des franciscains. —
Y penses-tu, avisa le révérend, de l’argent qui m’a été confié, qui ne
m’appartient pas, que je serai forcé de rendre !
— Ah ! voilà qui m’est égal ! s’écria Milan, donne cet argent ou je
brise toutes tes armoires pour voir où tu l’as caché, et si je ne le
trouve pas je te casse la tête par-dessus le marché.
Stolojan avait de nouveau mis son arme en joue, et il fallut bien
s’exécuter et remettre les trois cents florins. Après quoi Milan
demanda respectueusement au curé de le bénir, et se retira suivi de
son fidèle compagnon.
C’est pourtant ce même Stolojan qui mit un terme aux exploits de
son patron. L’autorité militaire pourchassait activement les brigands ;
la bande avait été décimée dans plusieurs rencontres, et quelques
bandits capturés avaient été exécutés sommairement. Des peines
draconiennes, mais les seules efficaces, avaient été édictées contre
ceux qui donneraient asile à Milan et à ses compagnons.
L’aubergiste d’un han et ses domestiques furent pendus pour avoir
laissé le chef de brigands et plusieurs de ses aides séjourner sous le
toit de cette auberge, sans prévenir la gendarmerie. En outre une
prime de trois cents ducats — une fortune dans ce pays-là — avait
été promise à quiconque s’emparerait du redouté Milan. Ce fut ce
gain qui séduisit Stolojan. Un jour que son chef reposait dans une
grotte, le lieutenant, après une courte lutte avec ce qu’il appelait sa
conscience, lutte très curieuse à étudier pour un psychologue,
vainquit ses scrupules ; il tira son handjar et trancha la tête du
brigand redouté.
Cette exécution achevée, Stolojan se préoccupa d’en tirer profit.
Il mit la tête dans un mouchoir, et la porta toute sanglante au
prochain poste de gendarmerie, réclamant le salaire promis.
A la vue de la tête fraîchement coupée du brigand, le chef du
poste refusa d’en croire ses yeux. L’on s’était refusé à admettre la
possibilité de la capture de l’insaisissable Milan. Stolojan et la tête
du brigand furent envoyés sous bonne escorte à Tuzla ; le préfet
reconnut l’identité, mais au lieu de payer la prime, il fit coffrer le
lieutenant meurtrier de son capitaine. Stolojan ne resta pas
longtemps sous les verrous. Employé à une corvée quelconque, il
sut escamoter la clef des champs ; on assure que l’autorité
autrichienne, esclave de sa promesse, avait singulièrement facilité
cette évasion, et que le sous-bandit partit lesté des 300 ducats
promis. C’est ainsi que périt le dernier des grands brigands de la
Bosnie. Quelque temps auparavant, ce même Milan Nikolitsch,
assassiné misérablement et livré par un acolyte, s’était échappé
d’une maison en flammes, assiégée par plus de cent soldats.
La route de Tuzla à Bercka est une véritable merveille d’art. Le
génie de l’armée austro-hongroise s’est joué de toutes les difficultés,
de tous les obstacles accumulés par la nature pour entraver le travail
humain. Les vaillants pionniers ont triomphé de tout.
La poste qui dessert cette route, est entièrement militaire ; les
voitures sont des fourgons bien suspendus et protégés contre les
rafales du vent et les ardeurs du soleil par d’épais rideaux de toile.
Un feldwebel qui fait aussi l’office de vaguemestre est assis sur le
siège, à côté du cocher ; un chasseur, la baïonnette au fusil, se tient
sur un strapontin, à l’arrière du véhicule. Les chevaux, des animaux
de la remonte, détalent au grand trot ; on côtoie d’abord la ligne du
chemin de fer prolongée jusqu’à la saline de Siminhan. Voici les
bâtiments principaux de l’entreprise ; le nom de l’empereur régnant
s’y détache en grosses lettres, la principale saline est placée, en
effet, sous l’invocation du monarque. Malgré l’heure très matinale,
on y travaille activement.
Un officier qui part pour la chasse en Esclavonie, et dont l’attirail
de Nemrod occupe la plus grande partie des banquettes, me montre
l’emplacement où va bientôt s’élever une verrerie, la première qu’on
aura vue en Bosnie. Les pronostics des hommes spéciaux sont très
favorables à l’établissement de cette industrie.
A partir de Gorni-Tuzla, village musulman assez considérable,
nous entrons dans le paysage alpestre, et la route a un aspect des
plus mouvementés et des plus pittoresques. On pénètre de nouveau
sous les halliers profonds et mystérieux. Partout dans la forêt se
dressent des rochers qui profilent jusqu’au ciel leurs parois
gigantesques ; des petits ponts en bois établis d’une façon très
rudimentaire, et que la première crue pourrait emporter, nous font
enjamber des torrents tout à fait à sec l’été, mais assez impétueux
en automne, après les pluies, ou au printemps, à la fonte des
neiges. Dans ces forêts, au milieu des taillis, s’élèvent quelques
cabanes, des masures basses, d’aspect misérable. Les seules
constructions solides et d’une certaine apparence sont les blockhaus
où logent les gendarmes, et qui servent à la fois d’habitations et, en
cas d’attaque, de fortins abrités de grands murs crénelés. Les
gendarmes s’y sont installés en famille (le brigadier est parfois
marié), et l’intérieur de ces postes d’enfants perdus ne manque pas
d’un certain confort — relatif et tout militaire. Ne faut-il pas que ces
braves gens puissent se restaurer et se reposer après de fatigantes
patrouilles, après avoir grimpé au sommet des montagnes et
traversé des terres vraiment sauvages, n’offrant aucune ressource ?
Rassurons le voyageur. Pas plus ici que sur les autres routes de la
Bosnie parcourues par la poste impériale, il ne risque de périr
d’inanition, ou de coucher à la belle étoile, en cas d’accident ou
d’événement imprévu. Il existe à chaque relai des cantiniers, gens
actifs et spéculant juste, qui ont installé dans la cabane la plus vaste,
ou plutôt la moins petite entre toutes, des restaurants dont le menu
sans prétention, servi sur des nappes propres, et arrosé de vin de
Hongrie, mérite toute la reconnaissance des voyageurs affamés.
Dans une seconde pièce, on trouve des lits convenables auxquels
on peut se confier sans crainte. L’autorité veille, du reste, à ce que le
passant ne soit pas écorché. C’est dans une de ces cantines que
nous déjeunâmes, tandis que l’on changeait les chevaux.
Le fourgon gravit une pente assez raide ; nous sommes toujours
en forêt ; des oiseaux de proie variés tournoient autour des grands
arbres ; aigles, vautours, cormorans, cherchent leur pâture. La faim
aidant, ils s’enhardissent et fondent jusque sur les chevreuils qui
gambadent sous bois. On aperçoit le squelette d’un de ces gracieux
animaux, dévoré par les oiseaux avec autant d’entrain qu’une
réunion de convives banquetant en l’honneur d’un anniversaire
quelconque.
A une heure de Bercka environ, la forêt s’écarte, nous voici
maintenant sur un plateau ; — des bouquets d’arbres, des bouleaux
donnent ici au paysage une teinte bien différente de la nature
alpestre de tout à l’heure ; on se croirait presque aux environs de
Paris. Le temps est gris et triste ; une pluie persistante et glaciale
pourrait faire supposer que nous sommes en novembre et non en
juin. Un brouillard opiniâtre indique, là-bas au fond, la présence de la
Save. Le grand clocher de l’église de Bercka apparaît lointain et
moqueur ; car il semble qu’on l’a à portée de la main, lorsque, au
contraire, il se perd comme une fata morgana. Nous roulons plus
d’une heure, les yeux fixés sur ce clocher ; puis la route finit comme
toutes choses en ce monde, et le fourgon s’engage dans une rue
interminable qui descend en pente, mal pavée comme toutes les
cités turques, assez large, du reste, et bordée des deux côtés de
boutiques où l’on achète toutes sortes de marchandises, mais
surtout des cotonnades et des victuailles. Les marchands, même les
musulmans, ont ici une apparence plus active et moins fataliste que
dans les autres villes orientales. On jurerait qu’ils ont déjà appris
quelque chose des occidentaux auxquels ils se frottent ; ils font
quelques pas au-devant du client, et n’attendent plus que celui-ci
vienne à eux. Turcs et chrétiens semblent du reste s’entendre à
merveille.
Bercka est la métropole des pruneaux. Ce que l’on y débite de
ces fruits secs est incalculable. On parle de 200,000 quintaux par
an. Les courtiers des maisons de Bercka parcourent le pays en tout
sens, achetant sur pied les récoltes entières. On calcule le prix de la
vente sur les probabilités de la moisson future dans les autres pays
à prunes. Si l’année se présente bien dans le midi de la France, il y
a baisse sur les pruneaux de Bosnie ; au contraire, si les pronostics
sont mauvais pour la récolte dans les environs d’Agen et dans les
clos du Tourangeau, les propriétaires bosniaques sont maîtres de
leur prix, la concurrence n’est pas à craindre. En septembre et
octobre, Bercka présente une animation tout à fait extraordinaire. Il
vient des acheteurs même d’Amérique ! La Save, qui baigne la ville
d’un côté, et de l’autre arrose les bords broussailleux du pays
slavon, est chargée de barques, de bateaux, de chalands de toute
espèce, et tous sont remplis du fruit savoureux, mais laxatif, qui fait
la richesse de la région. On cite des fortunes colossales, pour le
pays, qui ont été fondées et qui sont alimentées par ce commerce.
Bercka doit à la présence de ces capitalistes un air de prospérité
et de propreté qui réjouit le voyageur ; les mœurs y sont cordiales et
on possède le culte des relations mondaines. C’est du moins ce que
j’étais en droit de conclure quand je vis toute la population distinguée
se porter au débarcadère des bateaux à vapeur de la compagnie de
navigation autrichienne, pour saluer un fonctionnaire nouvellement
marié et qui ramenait sa femme. La bande des amis était précédée
d’un orchestre qui fit entendre, fort bien ma foi, des airs de
circonstance — et autres. Après avoir fait ainsi la conduite aux
nouveaux époux, les musiciens organisèrent une sérénade dont les
accords s’entendaient encore à l’aube.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Save met Bercka en communication directe et permanente


avec Belgrade d’une part et Gradiska de l’autre. Le trajet n’est pas
des plus pittoresques ; il s’effectue rapidement et l’on n’est pas trop
mal à bord des steamboats de la compagnie de la Save. De
Gradiska, on gagne facilement Banjaluka, une des villes turques les
plus curieuses. C’était autrefois un repaire de fanatiques musulmans
dont les actes de foi, assez semblables à ceux de l’inquisition
espagnole, ont souvent retenti dans l’histoire du pays. Pendant la
première période de l’occupation, les Turcs de Banjaluka
nécessitèrent, de la part du général commandant les troupes
impériales, une surveillance active et incessante qui n’empêcha
nullement, d’ailleurs, un soulèvement assez vif qui dura deux jours,
comme nous l’avons dit. Aujourd’hui, l’ardeur belliqueuse des begs
de Banjaluka et de leurs satellites s’est calmée ; ils sont devenus
des négociants qui joignent une forte activité à leur finesse native.
Les officiers de la garnison, vis-à-vis desquels les habitants
musulmans avaient cru devoir adopter d’abord une attitude hostile et
même hargneuse, sont très bien vus à présent et vivent en harmonie
parfaite avec la population.
Rien de plus simple, de plus correct, d’ailleurs, que l’attitude des
officiers austro-hongrois dans les pays occupés. On chercherait en
vain la moindre trace de morgue ou d’orgueil dédaigneux pour une
race inférieure. Pas d’abandon de dignité non plus, par exemple. On
dirait d’honnêtes et laborieux fonctionnaires coiffés du képi et ayant
l’épée au côté. L’officier autrichien qui est envoyé en Bosnie doit
travailler beaucoup, il le sait, mais ses peines ne sont pas perdues,
puisque son labeur contribue à la fois à la grandeur de son pays et à
l’avancement de la civilisation.
La conscience de ce devoir accompli se reflète dans l’attitude
entière des officiers ; ils ont de la satisfaction évidemment — et à
bon droit, mais ils n’exultent pas et ne se croient pas tenus d’arborer
des airs fanfarons pour attirer sur eux et sur leur importance
l’attention des passants ou des voisins. Il n’y a parmi eux ni
fendants, ni matamores, et les hussards hongrois, ces centaures qui
adorent leur métier, ne se distinguent de leurs frères d’armes de la
Cisleithanie — plus calmes et d’un sang plus froid — que par leur
rondeur et une pétulance qui fait plaisir à voir. Au restaurant et dans
les cafés, les officiers, en prenant leur repas, causent des dernières
manœuvres, des théories, d’un article paru dans la « Vedette » ou
dans quelque autre recueil militaire spécial. La préoccupation
sérieuse du métier domine en tout. Quelle différence avec les
officiers de l’armée allemande, si entichés d’eux-mêmes, se croyant
de plusieurs coudées au-dessus des simples mortels — non coiffés
du casque et n’ayant pas le droit de traîner la latte sur les pavés !
Comme pour bien montrer jusqu’à quel point les velléités
insurrectionnelles des fanatiques musulmans de Banjaluka ont
disparu et combien cette population s’est modifiée, c’est dans ces
parages si inhospitaliers jadis aux giaours que se sont établies des
colonies prospères de paysans allemands.
Les Franciscains — on retrouve presque partout leur influence
dans le développement intellectuel du pays — ont attiré en Bosnie
des cultivateurs de la Westphalie, tous catholiques, très convaincus
et très pratiquants, que le Kulturkampf poussait vers l’émigration. Un
moine franciscain se mit en route, il parcourut ces contrées
germaniques, et, avec l’éloquence enflammée d’un Pierre l’Ermite, il
décrivit le tableau des belles récoltes obtenues sans trop de peine,
de l’étable garnie, du culte catholique célébré sans entraves et des
prêtres administrant paisiblement la communauté.
Ces prédications eurent leur effet. Une centaine de familles
émigrèrent avec enfants, armes et bagages. C’est sur la rivière le
Verbas, à proximité de Banjaluka, qu’ils transportèrent leurs pénates.
Le commencement de cette colonisation fut difficile, il y eut des
épreuves et surtout des déceptions. Plus d’un Westphalien s’aperçut
avec surprise qu’il fallait d’abord gagner, et à la sueur du front, le
beurre que le prédicateur franciscain avait montré étendu sur le pain
bis de la nouvelle Terre promise. Tout d’abord les propriétaires
n’entendaient pas se défaire de leurs terres à trop vil prix, et ceux
qui avaient cru opérer en Bosnie sans quelques capitaux, avec leurs
bras et leur bonne volonté, virent qu’ils s’étaient trompés.
Il fallut ensuite recourir à des précautions légales pour éviter les
contestations ultérieures au sujet des actes de vente ;
l’administration fit son possible pour assurer aux acheteurs la
jouissance paisible de leur propriété. Ce n’était pas chose si aisée
avec les us tortueux de la légalité musulmane, et à cause de la
difficulté de délimiter exactement le bien dont chacun pouvait
disposer.
Les colons durent ensuite pourvoir eux-mêmes à toutes les
nécessités de l’existence, se construire des abris, les meubler,
apporter tout leur outillage et travailler durement la terre avant de
goûter ses produits. Mais cette période des débuts écoulée, les
premières difficultés vaincues, les colons du Verbas furent largement
récompensés de leurs peines. Ils ont pu aujourd’hui construire de
gros villages d’aspect cossu et fort proprement tenus, à la place des
masures où ils s’étaient installés à leur arrivée. De belles églises
avec des presbytères fort bien installés, confortables même,
s’élèvent au centre de ces localités, dont la principale porte le nom
du célèbre chef du centre ultramontain au parlement allemand,
Windhorst. Les chemins de fer permettent aux cultivateurs de se
rendre de loin en loin au pays, pour raconter à leurs parents
combien est prospère la colonie allemande en Bosnie, et combien
les colons du Verbas sont attachés à leur nouvelle patrie.
D’autres tentatives de colonisation sont à signaler, plus
directement favorisées celles-là par l’administration. A la suite des
grandes inondations qui eurent lieu dans le Tyrol vers 1882, et qui
ruinèrent des centaines de familles, un exode fut organisé ; des
paysans du Pusterthal vinrent s’établir en Bosnie et essayèrent d’y
fonder une nouvelle patrie. Quelques-uns réussirent ; mais
beaucoup regrettèrent trop vivement les glaciers et les vallons du sol
natal. Ils furent en proie à la nostalgie du montagnard et restèrent
insensibles à la rémunération abondante et certaine de leur labeur ;
ils abandonnèrent tout pour suivre la voix du pays. Quelques-uns
cependant ont vaincu la nostalgie, et leurs établissements prouvent
combien cette terre sait se montrer reconnaissante envers ceux qui
la cultivent. Sans aucun doute un grand courant de colonisation se
produira un jour vers la Bosnie ; mais il importe de rappeler aux
immigrants — comme l’a fait d’ailleurs le gouvernement — qu’il ne
faut pas venir dans cette contrée, dénué de toute ressource, car la
terre ne s’y donne pas pour rien, pas même à vil prix ; mais sa valeur
est d’autant plus grande pour celui qui la traite rationnellement et y
consacre tous ses efforts.
CHAPITRE XIII

L’Herzégovine. — La route de Sérajewo à Mostar. — Le service de


diligences. — Mostar. — Souvenirs héroïques. — De Mostar à Metkovitch.
— La vigne et le tabac.

Tandis que la Bosnie est la partie la plus productive, mais aussi


quelque peu prosaïque, des pays occupés, l’Herzégovine, avec ses
rochers inaccessibles, ses cimes couvertes d’une neige éternelle,
ses forêts infinies dont les lisières se reflètent dans les flots bleus de
l’Adriatique, représente le côté romanesque de la nouvelle conquête
autrichienne. Si une excursion en Bosnie est fructueuse en
renseignements pratiques sous bien des points de vue ; si elle se
recommande à tous ceux qui veulent étudier les ressources d’une
contrée jusqu’ici à demi barbare, l’Herzégovine offre aux voyageurs
d’autres sensations. Ici, la nature lui arrache à chaque étape de
nouveaux cris d’admiration, d’étonnement et parfois de terreur.
Le paysage n’a rien de petit ni de banal, il est sauvage et
grandiose ; partout ce cadre énorme, ces sites tourmentés, semblent
créés pour y laisser mouvoir à l’aise des Titans toujours prêts à
soulever des blocs de granit et à se les jeter à la tête. C’est encore
le pays béni des Nemrods, non pas des chasseurs et amateurs qui
considèrent leur fusil comme un couteau de boucherie et dont le but
est atteint dès qu’un certain nombre de bêtes abattues figure au
tableau. Je parle de ces chasseurs passionnés dont le prince héritier
d’Autriche vient de tracer la silhouette dans son livre Jagden und

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