Apories Et Origines de La Théorie Spinoziste de L'idée Adéquate
Apories Et Origines de La Théorie Spinoziste de L'idée Adéquate
Apories Et Origines de La Théorie Spinoziste de L'idée Adéquate
1 | 1998
Spinoza
Résumé
La raison pour laquelle il y a inadéquation de notre connaissance à la nature des corps extérieurs,
mais aussi à celle de notre corps propre ainsi qu'à celle notre esprit, et donc à la nature de notre
ego, c'est que nous sommes des êtres finis. Pour Descartes comme pour Spinoza la finitude de
notre entendement rend impossible l'adéquation de la connaissance. À la connaissance adéquate,
Descartes substitue la connaissance complète : certaine, mais non-absolue, vérifiée, mais
seulement provisoire. La mise au jour de cette première origine cartésienne de la théorie
spinoziste de l'idée adéquate conduit l'auteur à l'hypothèse suivante : cette théorie accomplirait
au sein de la métaphysique rationnelle développée dans l'Éthique la doctrine de la révélation et
de la grâce présente dans la pensée théologique chrétienne. Dès lors il met en évidence la
correspondance entre la vision béatifique suarézienne et la connaissance adéquate spinozienne,
la première anticipant historiquement la seconde, à cette différence près que pour Thomas
d'Aquin comme pour Suarez, « c'est la vision béatifique qui commande la connaissance », alors
que c'est l'inverse pour Spinoza. Pour l'auteur, c'est le refus de toute création qui a conduit
Spinoza à retrouver le modèle théologique de la vision béatifique comme moyen d'accès à la
connaissance adéquates des choses et de Dieu.
Entrées d’index
Mots-clés : connaissance adéquate, Suarez Francisco, Descartes, théologie chrétienne,
béatitude
Notes de l’auteur
Cette étude a bénéficié de maintes remarques de J.M. Beyssade. Qu’il trouve ici l’expression de
ma gratitude.
Une première version de ce texte a été publiée sous le titre « Aporias and the Origins of Spinoza’s
Theory on adequate idea », par Y. Yovel (éd.), Spinoza by 2000. The Jerusalem Conferences,
vol. II, Spinoza on knowledge and the Human Mind, Leiden, 1994.
Texte intégral
I. La construction de l’inadéquation
1 Au plus intime, à l’articulation entre le corps et l’esprit, gît l’inadéquation : c’est dans
son corps que chaque mode pensant éprouve l’inadéquation de son idée des modes à
ces mêmes modes étendus, qu’il nomme pourtant son corps : « Mens humana partium
corpus humanum componentium adaequatam cognitionem non involvit » (Ethica II,
§ 24). En effet les affections de mon corps par des corps, en nombre indéfini, renvoient
toutes, selon les lois de la communication des mouvements, à d’autres modes,
extérieurs à ce corps. Certes, en Dieu, l’idée de mon corps implique, dans une seule
déduction infinie, l’idée de tout autre mode de l’étendue agissant sur mon corps ; ainsi
une alia et prior idée d’une chose singulière précède-t-elle, en Dieu, l’idée de moi-
même, c’est-à-dire de mon corps. Si donc Dieu peut avoir l’idée (évidemment adéquate)
de mon corps, c’est parce que, loin d’en avoir l’idée que j’en ai, il en a l’idée que je n’en
ai pas ; la connaissance des parties qui composent mon corps (et des modes qui
l’affectent) ne se trouve en Dieu que « quatenus plurimis rerum ideis affectus est, et
non quatenus Corporis humani tantum habet ideam » (II, § 24, dem.). Dieu a l’idée de
mon corps, parce qu’il n’a pas seulement cette idée, donc parce qu’il n’a pas l’idée de
mon âme ; puisque moi, n’étant que mon âme, je n’ai l’idée que de mon corps (II, §§ 13,
19, 21 et 23), je n’ai donc pas la connaissance adéquate de mon propre corps. Le
paradoxe foncier s’énonce ainsi : puisque l’esprit n’est et n’a que l’idée de son corps, il
n’en a pas l’idée adéquate ; Dieu, dont l’entendement infini pense une infinité d’autres
corps et ne se réduit donc pas à l’idée de mon corps, a seul l’idée adéquate de ce corps,
pourtant mien. Mon esprit ne connaît pas adéquatement son corps propre, précisément
parce qu’il n’a que cette idée.
2 Déclinons ce paradoxe. « Idea cujuscunque affectionis Corporis humani
adaequatam corporis externi cognitionem non involvit » (II, § 25). Certes, l’idée d’un
effet subi par le corps propre n’englobe pas la connaissance adéquate de la cause de cet
effet, puisqu’elle représente un corps extérieur à ce corps propre ; car si l’idée de
l’affection subie par le corps A englobe l’idée du corps B l’affectant, ce corps B reste
externe, autre, « prior natura » (§ 25, dem.), donc inconnu à l’idée du corps A (mon
esprit). Dieu ne connaît le corps affectant B que par « alterius rei idea » – par l’idée
d’un autre corps que le corps A, le mien ; or « Mens humana nullum corpus externum
ut actu existens percipit, nisi per ideas affectionum sui Corporis » (§ 26) ; donc mon
esprit ne peut accéder à l’idée d’un autre corps, même et surtout affectant le mien,
sinon par l’idée du mien et de ses affections, c’est-à-dire indirectement, donc
incorrectement. Ici se déploie à plein la conséquence du principe posé auparavant, que
« … ideas quas corporum externorum habemus, magis nostri corpori constitutionem
quam corporum externorum naturam indicant » (§ 16, cor. 2) ; lorsque Paul éprouve
l’idée de Pierre, il connaît plus la constitution de son propre corps que la nature de
Pierre (17, sc.). Même si je connais l’autre et échappe ainsi à un strict solipsisme, les
conditions de ma connaissance affectent tant son objet, qu’en lui je me reconnais plus
moi-même que je n’y connais l’autre : par conséquent, il s’accomplit de fait un quasi-
solipsisme, qui résulte d’ailleurs de la doctrine générale de la perception par
imagination : connaître par les sens, c’est pâtir plus que l’on ne connaît 1 : « Quatenus
Mens humana corpus externum imaginatur, eatenus ejus cognitionem non habet »
(§ 26, cor.). Il conviendrait, en une autre occasion, de méditer le choix ici fait par
Spinoza de ne jamais envisager la mens que in se sola considerata (§ 28, sc.), c’est-à-
dire de contredire de face la définition que toute la tradition avait reprise d’Aristote :
l’esprit humain a en propre d’« être en quelque manière tous les étants ἡ ψνχὴ τὰ
ὄντα πώς ᾿εστι πάντα ; Descartes lui-même s’en était souvenu, lorsqu’il inaugurait les
Regulae en affirmant que « scientiae omnes nihil aliud sint quam humana sapientia,
quae semper una et eadem manet quantumvis differentibus subjectis applicata » 2. Au
contraire de la connaissance intentionnelle, qui est toujours conscience de quelque
chose, c’est-à-dire d’autre chose que d’elle-même, la mens spinoziste n’est conscience
de rien d’autre que d’elle-même. Mais c’est encore trop dire, puisqu’elle n’a conscience
d’elle-même que par l’idée de son corps, ou plutôt des affections de son corps : « Mens
se ipsam non cognoscit, nisi quatenus corporis affectionum ideas percipit » (§ 23) ; or
elle ne les connaît pas adéquatement, car « Ideae affectionum Corporis humani,
quatenus ad humanam Mentem tantum referuntur, non sunt clarae et distinctae, sed
confusae » (§ 28) ; elle n’a donc la connaissance adéquate ni de son corps, ni d’elle-
même : « … Mentem humanam […] nec sui ipsius, nec sui Corporis, nec corporum
externorum adaequatam, sed confusam tantum et mutilatam habere cognitionam »
(§ 29, cor.). La connaissance par idée inadéquate, stigmatisée d’abord à propos de la
connaissance (imaginative) des corps extérieurs, reflue sans frein sur tout le champ
épistémique, jusqu’à envahir la connaissance du corps propre mais surtout jusqu’à
disqualifier l’indubitable par excellence : la connaissance censément rationnelle de soi
par soi, l’« ego sum, ego existo » cartésien.
3 Il faut donc revenir à Descartes, pour déterminer s’il affrontait, lui aussi,
l’inadéquation de l’idée.
Référence électronique
Jean-Luc Marion, « Apories et origines de la théorie spinoziste de l’idée
adéquate », Philosophique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 26
janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/278 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/philosophique.278
Auteur
Jean-Luc Marion
Droits d’auteur
© Presses universitaires de Franche-Comté