Amzat Boukari-Yabara - Africa Unite ! Une Histoire Du Panafricanisme (2017)

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Introduction

Le panafricanisme, une histoire vagabonde


Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 5 à 14

Chapitre

L e panafricanisme est une énigme historique. Sa date et son lieu de naissance


divergent en fonction des critères retenus pour le définir. Sa définition même varie
entre un concept philosophique né avec les mouvements émancipateurs et
1

abolitionnistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, un mouvement sociopolitique


construit et développé par des Afro-Américains et des Antillais entre la fin du XIXe siècle
et la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou une doctrine de l’unité politique formulée
par des nationalistes africains dans le cadre des luttes anticoloniales et
indépendantistes.
[1] [a]
Cependant, à la source de l’idée et du mouvement , les captifs africains déportés aux 2
Amériques entre le XVIe et le XIXe siècle dans le cadre de la traite transatlantique sont les
pionniers d’une histoire vagabonde, qui se déplace et se transforme en s’adaptant aux
défis de chaque lieu et de chaque époque. « On ne saurait, sans courir le risque de briser
l’élan panafricain, séparer l’Afrique de ses diasporas : sans l’Afrique, les diasporas
africaines n’ont pas d’identité ; sans les diasporas, l’Afrique perdrait de vue aussi bien
l’ampleur de sa contribution passée et actuelle à notre monde que l’étendue mondiale de
[3]
ses responsabilités », souligne l’historien Elikia M’Bokolo .

Penser l’« Afrique »


Dans son essence, le panafricanisme est avant tout une idée et un mouvement de 3
l’histoire, qui emprunte des pistes multiples pour rejoindre une destination finale,
l’Afrique, après avoir suivi trois étapes fondamentales : l’invention de l’Afrique dans le
cadre de sa « découverte » par les Européens, la racialisation primitive des Africains
dans le cadre de la hiérarchisation des peuples et des sociétés au moment de la traite
puis de la colonisation et, enfin, la réconciliation de l’Afrique et de sa diaspora dans le
cadre respectif de leur émancipation politique, économique, culturelle et sociale.

D’une certaine manière, la naissance du panafricanisme marque le grand retour des 4


[4]
Africains dans l’histoire intellectuelle et politique des relations internationales .
Jusqu’à l’époque coloniale, la thèse dominante soutient que l’histoire de l’Afrique ne
commence qu’avec sa « découverte » par les Européens, et que cette histoire ne se
rattache à l’histoire universelle qu’en tant que prolongement de l’histoire occidentale.
Pas d’histoire africaine sans histoire européenne, pensait-on encore en 1960. Mais il faut
aujourd’hui se rendre à l’évidence : entre Amériques, Europe et Afrique, il n’y a pas
[5]
d’histoire universelle sans histoire du panafricanisme .

Le discours de l’Afrique sur elle-même a aussi été conditionné par la norme du discours 5
[6]
européen sur l’Afrique . Ainsi, plusieurs philosophes des Lumières (Hume, Voltaire,
Kant, Hegel) ont introduit ou conforté l’idée de l’inégalité des peuples en fonction de
leur couleur de peau. Leurs propos ont été immédiatement contestés par des
[7]
intellectuels et des militants noirs du XVIIIe et du XIXe siècle comme Ottobah Cugoano ,
[8] [9] [10]
Olaudah Equiano , Anton Wilhelm Amo ou Anténor Firmin , dans des travaux qui
restent encore trop méconnus. Ce livre sur le panafricanisme est donc une occasion de
découvrir les enjeux qui, dans une perspective globale et de longue durée, obligent à
regarder l’Afrique au-delà de ses frontières géographiques et de ses représentations
raciales, et à chercher dans l’histoire des éléments de réponse aux défis actuels et futurs
qui se posent à ce continent.

La première manière de penser l’Afrique, c’est tout simplement de la nommer. Pour les 6
tenants de l’afrocentricité, une doctrine fondée sur la thèse de l’origine négro-africaine
de la civilisation égyptienne pharaonique, le terme de « Kemet » désigne le « pays des
Noirs ». Nous retrouvons une signification similaire dans les noms de pays comme
Éthiopie (du latin aethiopus, « visage brûlé »), Soudan (de l’arabe Bilad al-Sudan, « pays
des Noirs ») ou Guinée (du berbère gnawa, « hommes noirs »). Les versions grecques
d’Hérodote, de l’historien Flavius Josèphe et de l’explorateur andalou Hassan al-Wazzan,
dit Léon l’Africain, avancent comme hypothèses étymologiques du nom Afrique celle du
roi Afer, petit-fils supposé d’Abraham, ou du chef yéménite Africus qui aurait fondé la
ville d’Afriqiyah lors d’une invasion au cours du second millénaire avant l’ère chrétienne.
La version phénicienne évoque un fruit d’Afrique (pharika) ou la dispersion de la
population (faraqa), tandis qu’une version indienne considère que le nom Afrique
possède une racine en sanskrit et en hindi, apara, qui désigne « ce qui vient après », ce
qui se trouve à l’ouest de l’Inde.

L’Afrique vue de l’Inde serait alors un « Maghreb », c’est-à-dire un occident qui se 7


prolonge vers le sud, tandis que l’appellation Afrique, qui désignait dans l’Antiquité les
provinces romaines situées sur le versant sud du Bassin méditerranéen, a été
progressivement étendue à l’ensemble du continent, traduisant le glissement de la
dimension géo-historique à la dimension raciale. Ainsi, dans les imaginaires
contemporains, l’Afrique ne renvoie plus à la rive sud de la Méditerranée (le Maghreb)
mais à l’Afrique au sud du Sahara, celle qui est dite noire, intertropicale ou
subsaharienne. Dans cette construction, l’Afrique au nord du Sahara apparaît comme
une autre Afrique, une Afrique « blanche » qui ne serait pas véritablement l’Afrique.
Combien de personnes visitant l’Afrique du Nord – ou la République d’Afrique du Sud
mais pour d’autres raisons historiques – reviennent en Europe avec le sentiment de ne
pas être véritablement allées en Afrique ?

L’empreinte de l’esclavage

La pratique de l’esclavage n’est pas « née » en Afrique, elle n’est pas inhérente à la 8
« nature » des Africains dont la couleur de peau noire (« nègre », de l’espagnol negro) est
devenue synonyme d’esclave. Le terme « esclavage » vient ainsi des populations slaves
qui furent réduites en servitude par les Byzantins puis par les Germains. Entre le milieu
du XVe et le début du XVIe siècle, les Portugais et les Espagnols sont les premiers
Européens à pratiquer de manière spécifique la déportation des Africains en direction
des îles de l’Atlantique (Açores, Canaries, Cap-Vert, Madère), puis vers les Amériques
après 1492.

À cette époque, l’Espagne catholique construit les images figées du Juif et de l’Arabe en 9
[11]
Europe, ainsi que de l’Indien et de l’Africain dans les Amériques . En utilisant la
« découverte » des Amériques pour couper les relations multilatérales qu’entretenait
entre elles chacune des parties du globe, et les unir à son expérience historique, le
protocapitalisme européen agglomère des modes de production impliquant l’esclavage,
le féodalisme, le travail salarié et la production de biens de commodité au profit d’une
[12]
classe marchande et bourgeoise embryonnaire . La division internationale du travail,
en organisant la périphérie africaine et américaine selon des structures autoritaires et
coercitives impliquant l’importation de la main-d’œuvre la plus « disponible », est au
cœur du processus d’accumulation capitaliste.
Alors que le travailleur européen possède un contrat limité qui n’engage que sa force de 10
travail sur un temps défini, l’Africain devenu « esclave » dans les Amériques transmet
son statut de manière héréditaire. Cette aliénation héréditaire par l’origine ethnique est
également inscrite dans les carnets de bord et les polices d’assurance considérant les
Noirs comme des « biens meubles » ou du « bois d’ébène ». Par l’intermédiaire du droit
canonique et du droit international européen, l’Église et les monarchies d’Europe figent
[13]
cet état de servitude dans un solide arsenal juridique, législatif et répressif . En ce
sens, la traite transatlantique européenne fut une entreprise organisée de dégradation
et de déshumanisation d’une catégorie précise de l’espèce humaine, les Africains noirs.
[14]
Bien que plus courte dans la durée que la traite vers l’Orient , la traite transatlantique 11
menée par les bourgeoisies marchandes des principales puissances occidentales
(Angleterre, France, Portugal, Hollande, États-Unis, pays baltes et scandinaves)
s’accompagna d’une ponction démographique intense sur l’Afrique et d’une
modification irréversible de l’ordre économique, culturel et politique mondial. Il fallut
attendre le XIXe siècle, marqué par une succession de résistances africaines et par la
transformation des structures économiques libérales et capitalistes, pour que la traite
puis l’esclavage soient abolis. Le panafricanisme et le pan-négrisme – le sentiment d’une
unité sur la simple base d’être noir – sont issus de cette histoire enchevêtrée de la traite,
de l’esclavage et de la colonisation, qui ont laissé les Africains dans des situations très
variées.

Il est établi que plusieurs groupes sociaux africains disposaient au XVe siècle d’une 12
histoire, d’une culture politique et d’une organisation économique et sociale qui
[15]
n’avaient rien à envier aux Européens . Encore aujourd’hui, l’histoire des traites et de
la colonisation de l’Afrique soulève de nombreuses polémiques quant aux
responsabilités et à l’impact à long terme de cette période. Les historiens débattent
également de l’articulation entre l’esclavage, qui dégrade l’humanité des Africains, et la
naissance d’une modernité fondée sur l’inégalité et le racisme. Ainsi, en fonction de
l’idéologie, de la subjectivité et de la passion soulevées par cette histoire aux
conséquences contemporaines réelles, chacun retient l’aspect et le versant qui
conviennent le mieux à la thèse qu’il souhaite défendre, à la partie qu’il veut dédouaner
ou accuser, dans un cadre normatif allant de la demande de réparations pour l’esclavage
du côté des « lésés » au refus de la repentance du côté des « accusés » en passant par la
question de la dépendance et de la désaliénation culturelle.

Ainsi, le cas de la traite dite « arabo-musulmane » est soulevé par les milieux 13
conservateurs à chaque fois que nous voyons poindre des intentions africaines (noires)
de faire porter à l’Europe (blanche) la responsabilité de la traite par des demandes de
[16]
réparations . S’agit-il de dédouaner les responsabilités de l’Europe de l’époque en
déclarant de manière o fusquée que d’autres auraient fait pire en matière
d’esclavagisme ? S’agit-il de nier l’importance de la pensée européenne et chrétienne
dans la di fusion de la doctrine pseudo-scientifique du racisme en la confondant avec
des pratiques tout autant condamnables que sont la di fusion d’un islam prosélyte ou la
cupidité de quelques élites africaines ?

Certes, il n’y aurait pas eu de traite européenne ou « arabe » sans la participation forcée 14
[17]
ou intéressée de groupes d’Africains . Certes, il convient de se pencher sérieusement
sur des cas contemporains (Mauritanie, Corne de l’Afrique) où l’esclavage est encore
pratiqué. Toutefois, il est important de souligner que le système le plus perfectionné et le
plus global pour soumettre et exploiter l’Afrique et les Africains, celui lié à la traite puis
au colonialisme des puissances occidentales, a été principalement combattu par des
[18]
résistances et des résiliences africaines et afro-descendantes . Les nouvelles formes
d’inégalité et de violence physique ou morale que continuent de subir une grande partie
des descendants d’Africains déportés ou colonisés, mais aujourd’hui libres, montrent
que le combat pour l’égalité et la dignité est encore à mener aujourd’hui.

Du pan-négrisme à l’unité africaine : une histoire des


panafricanismes

Un autre enjeu concerne les limites du panafricanisme. Se réduisent-elles à la couleur de 15


la peau (les Noirs) ou à la géographie (le continent africain) ? Dans le premier cas, les
limites du panafricanisme excluent l’Afrique du Nord dite « blanche ». Dans le second,
elles écartent plusieurs dizaines de millions d’Africains de la diaspora. Si la couleur de la
peau est retenue, est-elle constitutive d’une unité culturelle des peuples noirs ? Si la
géographie est privilégiée, quel est alors le projet d’unité politique territoriale ?

La complémentarité des alternatives se pose à partir de la distinction du pan-négrisme 16


et du panafricanisme. Le pan-négrisme désigne la solidarité raciale et la revalorisation
culturelle de l’Afrique et de la « race nègre » exprimées dans les premiers récits
d’esclaves, dans les ouvrages des premiers théoriciens de la culture pan-nègre, comme
[19] [20]
Edward Blyden ou W.E.B. Du Bois , et dans les mouvements culturels de la
Renaissance noire de Harlem (années 1920) et de la négritude (années 1930). En
insistant particulièrement sur la conscience raciale résultant de l’esclavage et de
l’oppression des Noirs, le pan-négrisme domine la première phase du panafricanisme,
celle qui va du XVIIIe siècle aux années 1930, et qui voit leurir notamment les projets de
retour en Afrique.

Au cours de cette période, que nous examinons dans la première partie de cet ouvrage 17
(« Back to Africa ! »), les États-Unis institutionnalisent le racisme et les puissances
européennes organisent le partage colonial de l’Afrique à la conférence de Berlin (1885).
Progressivement, le panafricanisme se distingue du pan-négrisme en transformant la
conscience raciale en un projet politique et géographique, qui vise la libération de
l’Afrique du joug colonial. Cette mutation idéologique se déroule alors qu’émergent,
autour des congrès panafricains organisés par l’historien afro-américain
W.E.B. Du Bois ou dans le cadre des manifestations initiées à Harlem par le Jamaïcain
Marcus Garvey, de nouveaux groupes sociaux et militants noirs. Ces derniers voient le
jour dans une période marquée par la montée en puissance de nouvelles dynamiques
intellectuelles, politiques et sociales : le communisme, l’internationalisme et les
nationalismes africains. Au contact de ces courants avec lesquels il ne va cesser de
dialoguer, le panafricanisme va s’enrichir, s’hybrider, se diversifier.

Après la Seconde Guerre mondiale, la dynamique panafricaine, dans toute sa diversité, 18


joue un rôle déterminant dans l’ébranlement de l’ordre colonial. Pays précurseur, le
Ghana de Kwame Nkrumah incarne, dans une deuxième partie (« Africa for the
Africans ! »), la quête de l’indépendance et de l’unité du continent. Alors que la stratégie
de conquête du pouvoir par les Africains et pour les Africains s’accompagne d’une
interrogation sur l’unité culturelle, politique et économique de l’Afrique, des crises et
des guerres éclatent en Algérie, au Congo et dans les colonies portugaises. La
décolonisation donne progressivement naissance à une cinquantaine d’États qui sont
tous, peu ou prou, confrontés aux mêmes défis. Comment organiser le nouvel État ? Que
faire des frontières héritées de la colonisation ? Quelles relations entretenir avec les pays
devenus « étrangers » ? Pour répondre à ces questions, certains responsables africains
proposent d’agir de concert, de mutualiser les e forts et de créer de nouvelles solidarités
continentales. Il paraît d’autant plus urgent de s’unir que l’Afrique devient un terrain
périphérique de la guerre froide et que les anciennes puissances coloniales mettent en
place un système qui, en dépit des indépendances politiques, leur permet de garder
partiellement la main sur nombre de leurs anciennes colonies. Reste que l’« union
africaine » reste à définir. Seul chef d’État partisan de la mise en place d’un État fédéral
avec un gouvernement continental sur le modèle des États-Unis d’Amérique, Nkrumah
doit revoir ses ambitions à la baisse lorsque ses homologues décident de fonder, en
mai 1963, l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Loin de donner naissance aux États-
Unis d’Afrique rêvés par le dirigeant ghanéen, l’OUA, simple organe de coopération
interétatique, apparaît aux yeux de ses détracteurs comme un « syndicat de chefs
d’État ».

La décolonisation de l’Afrique et le retour e fectif du panafricanisme sur le continent 19


africain ébranlent cependant la diaspora, qui se bat à la même période pour réclamer ses
droits. Les Noirs des Amériques ont longtemps considéré qu’ils formaient l’avant-garde
de la libération du continent, et que l’Afrique avait besoin d’eux. Avec l’émergence de
nouveaux États indépendants, ils voient l’Afrique comme la base arrière de leur lutte
pour l’égalité dans les Amériques et au-delà. Ainsi, à partir des années 1960, une
synthèse réunissant les traditions pan-nègres et panafricaines rappelle qu’un espace de
circulation d’idées et un réseau global de militants travaillant à améliorer les conditions
générales d’existence des peuples d’Afrique et de la diaspora n’ont jamais cessé de
fonctionner. Les succès du mouvement des droits civiques aux États-Unis, la disparition
de l’Empire portugais et la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud sonnent
comme autant de victoires remportées par la solidarité panafricaine. Mais le continent
africain doit, parallèlement, faire face à de nouvelles désillusions, comme nous le
montrons dans la troisième partie (« Don’t agonize, organize ! »). Les crises
économiques et les con lits armés brisent le rêve d’un panafricanisme prospère et
fédérateur. L’unité, qui avait permis de faire front commun contre le colonialisme,
s’e frite. En dépit de la multiplication des organisations continentales et sous-régionales
censées rapprocher les États, les con lits armés se multiplient, accompagnés de la fuite
des cerveaux, et les élites politiques africaines, aspirées par la logique néolibérale,
paraissent de plus en plus dépassées.

Après avoir subi les méfaits de l’esclavagisme colonialiste et capitaliste, puis les 20
directives des institutions financières internationales (IFI) qui ont axé leur discours sur
la « bonne gouvernance » et imposé le « consensus de Washington » pour forcer les États
du Sud à épurer leurs dettes, l’Afrique se trouve dans une situation paradoxale. Est-elle
en train de sortir du gou fre ou sur le point d’y replonger ? Portée par son dynamisme
démographique et une bonne croissance économique, elle est de plus en plus présentée
comme le prochain continent émergent. Mais les conditions de vie des Africains, qui
profitent peu des « bons indicateurs macroéconomiques », sont parfois moins
favorables qu’en 1960. Pour répondre à ces distorsions qui sont de nature à faire éclater
le continent en une multitude d’archipels de prospérité perdus dans un océan de misère
et d’exploitation, un projet comme celui de l’unité continentale est trop rarement pris au
sérieux alors même qu’il n’a jamais eu la chance d’être concrètement appliqué.

En rappelant qu’il n’est pas nécessaire de résider en Afrique pour être panafricain, que 21
tout Africain – et a fortiori tout « Noir » – n’est pas, par nature, panafricain et que l’unité
demeure le socle du panafricanisme, cet ouvrage entend éclairer certains mots d’ordre
mobilisateurs – « Retour en Afrique ! », « L’Afrique aux Africains ! » ou « États-Unis
d’Afrique ! » – qui, popularisés pendant deux siècles de luttes pour la dignité, la justice et
l’indépendance, reviennent sur le devant de la scène. « Ne vous a frontez pas, organisez-
vous ! » lancent aujourd’hui les militants panafricains. Qui sont les acteurs de l’unité
africaine ? Qui cherche à briser l’élan panafricain ? Pourquoi cette unité, qui semble
pourtant relever du bon sens et qui fait encore rêver des millions d’Africains, ne fait-elle
pas l’unanimité ? Et, finalement, quel « panafricanisme » voulons-nous ? Telles sont
quelques-unes des questions qui jalonnent cette histoire du panafricanisme.

Notes
[1] Peter O. ESEDEBE, Pan-Africanism. The Idea and the Movement, 1776-1991, Howard
University Press, Washington D.C., 1994.

[a] Toutes les notes de référence sont classées par chapitre à la fin de l’ouvrage, p. 339.

[3] Elikia M’BOKOLO, « George Padmore, Kwamé Nkrumah, Cyril L. James et l’idéologie de
la lutte panafricaine », CODESRIA, Accra, 2003, p. 6.

[4] En dehors de quelques thèses et biographies, la majorité des travaux sur le


panafricanisme sont en anglais. Pour une introduction à ce concept en français, voir
Philippe DECRAENE, Le Panafricanisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1976. Pour une
étude plus actuelle et plus complète, sous l’angle des relations internationales, voir
Michel KOUNOU, Le Panafricanisme : de la crise à la renaissance, Clé, Yaoundé, 2007. Pour
un recueil des grands textes du panafricanisme, voir ORGANISATION INTERNATIONALE
DE LA FRANCOPHONIE (OIF), Le Mouvement panafricaniste au XXe siècle : recueil de textes,
OIF, Paris, 2007 (disponible sur < http://democratie.francophonie.org >).

[5] Imanuel GEISS, The Pan-African Movement. A History of Pan-Africanism in America, Europe
and Africa, Africana Publishing Company, New York, 1974.

[6] Valentin MUDIMBE, The Invention of Africa, Indiana University Press, Bloomington,
1988.

[7] Ottobah Cugoano, Ré lexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, Zones-La Découverte,
Paris, 2009.

[8] Olaudah EQUIANO, Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa l’Africain. La passionnante


autobiographie d’un esclave a franchi, L’Harmattan, Paris, 2005.

[9] Simon MOUGNOL, Amo Afer. Un Noir, professeur d’université en Allemagne au XVIIIe siècle,
L’Harmattan, Paris, 2010.

[10] Anténor FIRMIN, De l’égalité des races humaines, L’Harmattan, Paris, 2003.

[11] Walter MIGNOLO, The Darker Side of Western Modernity. Global Futures, Decolonial Options
(Latin America Otherwise), Duke University Press, Durham, 2011.

[12] Karl POLANYI, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 2009.

[13] Louis SALA-MOLINS, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, Paris, 2011.

[14] François RENAULT, La Traite des Noirs au Proche-Orient médiéval (VIIe-XIVe siècle),
P. Geuthner, Paris, 1989.

[15] Cheikh Anta DIOP, L’Afrique noire précoloniale, Présence africaine, Paris, 1987.

[16] Cahier d’Études africaines, « Réparations, restitutions, réconciliations entre Afriques,


Europe et Amériques », n° 173/174, 2004. Voir aussi Wole SOYINKA, The Burden of
Memory, the Muse of Forgiveness, Oxford University Press, Oxford, 1999.

[17] Walter RODNEY, « African slavery and other forms of social oppression on the Upper
Guinea coast in the context of the Atlantic slave trade », in Joseph INIKORI, Forced
Migration, Hutchinson University Library, Londres, 1982, p. 61-73.
[18] Alain ANSELIN, Le Refus de l’esclavitude. Résistances africaines à la traite négrière, Duboiris,
Paris, 2009.

[19] Edward BLYDEN, Christianity, Islam and the Negro Race, Edinburgh University Press,
Edimbourg, 1967.

[20] W.E.B. DUBOIS, Les Âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007.

Plan
Penser l’« Afrique »

L’empreinte de l’esclavage

Du pan-négrisme à l’unité africaine : une histoire des panafricanismes

Auteur
Amzat Boukari-Yabara

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019

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Pour citer cet article
1. De la déportation aux Amériques aux expériences de
retour en Afrique [a]
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 15 à 28

Chapitre

A u cours du XVe siècle, les Portugais mènent plusieurs expéditions le long des côtes
africaines dans le cadre de la recherche de la route des Indes par voie maritime.
Lors de leurs voyages, ils établissent des comptoirs sur la côte ouest-africaine pour
1

y acheter de l’or et capturer des hommes libres. En accord avec la bulle du 8 janvier 1454
du pape Nicolas V qui autorise la mise en esclavage des Africains, ces derniers sont
notamment déplacés dans les îles de l’océan Atlantique (Canaries, Madère) où des
cultures vivrières sont mises en place pour assurer le ravitaillement des bateaux.

À cette époque, la présence d’Africains libres ou serviles est également importante à 2


Lisbonne et à Séville. Des marins africains participent aux premières expéditions
européennes en direction des Amériques. Dès 1503, un premier bateau transportant des
captifs africains venus de la péninsule Ibérique accoste à Saint-Domingue, la deuxième
plus grande île des Caraïbes. Jusqu’en 1867, date o ficielle de la dernière abolition de la
traite à Cuba, plus de douze millions d’Africains sont déportés dans les Amériques pour
servir de main-d’œuvre principale dans la colonisation et la construction du « Nouveau
Monde ». La déportation vers les Amériques engendre des résistances africaines. La plus
aboutie de ces révoltes fut l’indépendance d’Haïti, colonie française installée sur la
partie occidentale de Saint-Domingue, en 1804.
Dès lors, des projets de retour en Afrique émergent aux Amériques, qui visent en 3
particulier à « rapatrier » les Noirs en Sierra Leone et au Liberia. Bien avant la
conférence de Berlin (1885) qui lance le grand mouvement de colonisation européenne
de l’Afrique, ces deux premières colonies ouest-africaines – limitées à la zone côtière –
sont respectivement fondées en 1791 par des Britanniques et en 1822 par des Américains
pour accompagner les projets de retour. Mais cette dynamique du « retour » est
ambivalente : à la démarche volontaire de certains Noirs, libres mais victimes du
racisme, cherchant à retourner sur leur continent d’origine dans l’espoir d’acquérir une
plus grande liberté et de meilleures conditions de vie s’ajoute, sur un mode paradoxal, le
projet des autorités européennes et des planteurs sudistes des États-Unis de
« renvoyer » de force ces mêmes Noirs libres pour se débarrasser d’une population à
[2]
laquelle ils refusent d’accorder l’égalité économique et politique .

En outre, opprimés en tant que Noir, mais dominants parmi les Noirs (esclaves des 4
Amériques, futurs colonisés en Afrique), des Noirs libres et éduqués, persuadés, eux
aussi, de faire partie de la civilisation « supérieure » à laquelle ils se sont frottés aux
Amériques, nourrissent ce projet de « retour » en regardant les habitants du continent
africain avec une condescendance qui n’est pas sans rapport avec l’idéologie coloniale
qui se développe tout au long du XIXe siècle. Ainsi, alors que la traite déporte des
millions de Noirs d’Afrique vers les Amériques, une élite économique et intellectuelle
noire vivant autour de Boston et de Philadelphie perçoit dans l’idée du retour en Afrique
la possibilité de développer encore plus ses compétences.

La traite transatlantique

Dans la première moitié du XVIe siècle, la violence du colonialisme européen entraîne la 5


[3]
disparition massive des populations amérindiennes . Pour compenser la chute brutale
de la main-d’œuvre forcée amérindienne, une première politique d’engagement de
travailleurs blancs pour des durées limitées de trois ans avec la possibilité de retourner
en Europe est mise en place, mais elle se révèle vite insu fisante. Progressivement, avec
la découverte de l’étendue des richesses présentes dans les Amériques et la nécessité de
passer d’une colonisation de prédation à une colonisation d’exploitation et de
peuplement, les Européens organisent, à destination du Nouveau Monde, une
[4]
déportation massive et forcée de captifs africains .

Dominée par l’Espagne et surtout le Portugal dans la seconde moitié du XVIe siècle, la 6
traite connaît un premier pic peu après 1640, lorsque le Brésil puis la Caraïbe entrent
dans le cycle de la canne à sucre qui demande une importante main-d’œuvre. Au cours
du XVIIe siècle, les Provinces-Unies (Pays-Bas), la Grande-Bretagne, la France et le
Danemark investissent dans les îles à sucre. Une concurrence se crée entre les
marchands de Liverpool, Londres et Bristol, et ceux de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle,
avec le développement du commerce portuaire. En Europe du Nord, Anvers,
Copenhague et Amsterdam connaissent une expansion importante grâce à la
Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. Outre la traite en direction du Brésil
hollandais (1630-1654) et de la Nouvelle-Amsterdam (New York, Rhode Island), la
Compagnie bénéficie de l’asiento, le contrat de monopole par lequel la couronne
d’Espagne donne à des sociétés européennes l’exclusivité de l’approvisionnement de ses
colonies en captifs africains et en produits commerciaux. En Europe du Sud, Lisbonne,
Cadix et Séville se partagent l’administration et l’organisation du commerce des
produits coloniaux (argent, café, or, sucre).

Les premiers captifs africains arrivés en Amérique du Nord en 1619 dans le cadre de la 7
traite britannique et hollandaise sont également conduits en Louisiane. Alors que le
nombre d’Africains déportés dans les Amériques aux XVIe et XVIIe siècles s’élève à
environ deux millions, il connaît une hausse spectaculaire au XVIIIe siècle avec plus de
six millions d’Africains arrivés vivants dans les Amériques. Toutes les nations
européennes s’engagent directement ou indirectement dans la traite. En 1713, Londres
obtient l’asiento et domine la traite organisée dans l’Atlantique nord, tandis que les
colons portugais installés au Brésil ouvrent un circuit direct avec l’Afrique dans
l’Atlantique sud.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la France concurrence la Grande-Bretagne avec 8


Saint-Domingue, qui reçoit plus d’un demi-million d’Africains qui font de cette île la
colonie la plus riche du Nouveau Monde. L’indépendance des États-Unis en 1776 va
déplacer le marché esclavagiste des îles vers le continent nord-américain, en particulier
après la perte de Saint-Domingue par la France en 1804, puis l’abolition de la traite
britannique en 1807. Entre 1807 et les années 1860, le port de La Havane permet
d’alimenter les marchés esclavagistes clandestins de l’Amérique du Nord à la côte nord
caraïbe. Dès lors, les États-Unis, le Brésil et Cuba deviennent les principales puissances
esclavagistes d’un XIXe siècle au cours duquel près de quatre millions d’Africains sont
introduits vivants dans les Amériques pour venir travailler dans les champs de coton, de
canne et de café.

La Sierra Leone, première terre de rapatriement depuis


l’Angleterre (1787)

En 1772, l’a faire Somerset marque un tournant décisif dans la pratique de la traite et de 9
l’esclavage. Quittant la colonie de la Virginie pour Boston puis l’Angleterre en
compagnie de son maître, James Somerset pense devenir libre en touchant le sol anglais.
Fuyant son maître qui souhaite le conduire de force en Jamaïque où il aurait retrouvé sa
condition servile, Somerset, conseillé par l’esclave a franchi Olaudah Equiano et
l’abolitionniste britannique Granville Sharp, porte l’a faire en justice. Le 22 juin 1772, le
juge lord Mansfield se prononce implicitement en faveur de Somerset en soulignant
que, l’esclavage n’existant pas en Angleterre, la loi esclavagiste en vigueur dans la
colonie anglaise de la Virginie depuis 1661 ne peut s’imposer à la loi de la métropole. Du
jour au lendemain, des milliers de Noirs vivant en Angleterre deviennent libres ou
intentent des procès à leurs maîtres. En 1778, un arrêt de la Cour d’Écosse confirme
qu’un esclave posant le pied sur le sol britannique devient libre.

En France, la même problématique se pose car les colons ont pris l’habitude de revenir 10
en France avec leurs esclaves. Or la loi interdit l’esclavage et la servitude sur le sol
métropolitain. Des esclaves informés de cette situation s’enfuient en arrivant en France,
ou attaquent les maîtres devant les tribunaux pour faire reconnaître leur liberté. Les
jugements varient cependant en fonction des sensibilités, avec les tribunaux parisiens
plus enclins à faire appliquer la loi que les tribunaux des grandes villes portuaires de la
façade atlantique. Pour contourner les procès, les propriétaires invoquent le statut
d’apprenti pour masquer la condition d’esclave de leurs domestiques noirs. Des
pratiques comme celle d’o frir des petits enfants noirs à des familles bourgeoises
entraînent également des problèmes sociaux lorsque ces enfants grandissent et sont
mis à la porte, avec comme perspective l’enrôlement dans l’armée ou le vagabondage.

Constatant le nombre croissant de Noirs libres circulant en Grande-Bretagne à la suite 11


de la jurisprudence Somerset, des groupes abolitionnistes et philanthropiques menés
par Granville Sharp décident d’établir en 1787 une colonie en Sierra Leone. Ce premier
établissement colonial britannique en Afrique de l’Ouest accueille, dans les décennies
suivantes, plusieurs catégories d’Africains libres. Depuis le Royaume-Uni viennent des
Noirs a franchis après l’a faire Somerset. Depuis la Nouvelle-Écosse, colonie
britannique sur la façade atlantique de l’actuel Canada, viennent deux autres groupes :
des Noirs qui avaient combattu dans les rangs de l’armée britannique lors de la guerre
d’indépendance des États-Unis en 1776 et les Marrons, des groupes d’Africains qui
avaient fui les plantations pour mener une série de guerres anticoloniales en Jamaïque
tout au long du XVIIIe siècle. Tous ces « rapatriés » seront bientôt rejoints par des soldats
noirs ayant combattu aux côtés des Britanniques contre la France à Saint-Domingue
dans les années 1790 et les captifs qui, déportés depuis toute la côte ouest-africaine,
seront libérés des négriers interceptés par la marine britannique après l’abolition de la
traite décrétée par Londres en 1807.

La capitale sierra-léonaise prend, en 1792, le nom de Freetown, en référence à la liberté 12


o ferte aux rapatriés. Tout au long du XIXe siècle, environ 60 000 Noirs rapatriés
s’installent sur le littoral, et s’aventurent peu dans l’hinterland. Les descendants des
rapatriés se définissent progressivement comme une communauté à part, les Krio
(« créoles »), disposant d’une langue du même nom re létant la diversité de leurs
origines. Un con lit social, économique et culturel prend forme qui oppose les
« rapatriés » à la majorité de la population sierra-léonaise, issue de groupes ethniques
Mande et Temne installés dans l’hinterland depuis plusieurs siècles. Répartis le long de
la côte guinéenne, ces Africains sont considérés comme des indigènes par les Krio qui,
en plus de chercher à prendre le contrôle de leur territoire, entreprennent de les
« civiliser » et de les évangéliser, avec le soutien moral et financier des organisations
religieuses.

Les missions religieuses, confrontées à des peuples islamisés dans le cadre des guerres 13
menées par les souverains des royaumes sahélo-soudanais, développent également
l’enseignement en anglais. En 1827, la Church Missionary Society fonde le Fourah Bay
College, la première institution scolaire de langue anglaise de l’Afrique de l’Ouest.
Fourah Bay draine des étudiants des autres colonies anglaises ouest-africaines et, dans
le même temps, facilite la circulation des idées dans la sous-région. Dans le dernier
quart du XIXe siècle, en prélude à la conférence de Berlin, les Britanniques décident
d’étendre la colonisation dans l’hinterland, et de mettre en place une politique
économique et commerciale qui déplace les travailleurs africains vers Freetown. La
capitale, dominée par les groupes créoles, est également le siège des compagnies
commerciales britanniques qui se partagent le marché de l’huile de palme, du café et du
cacao. Les Krio sont alors invités par les autorités britanniques à participer à la vie
administrative de la colonie, dans le cadre du système colonial d’administration
indirecte.

L’extension du mouvement « Back to Africa » aux États-Unis

La nouvelle de l’a faire Somerset (1772) gagne rapidement les États-Unis, où un nombre 14
important d’Africains sont libérés lors de la guerre d’indépendance contre les Anglais
(1775-1783). À cette période, sur une population totale estimée à 2 500 000 habitants, les
treize colonies comptent environ 750 000 Noirs, dont 700 000 vivent, depuis leur
naissance ou leur arrivée dans le pays, comme esclaves. Environ 90 % des esclaves sont
concentrés dans la partie méridionale des États-Unis. Quelques milliers de Noirs libres
vivent dans le Nord, notamment dans le Delaware, qui interdit la traite dès 1776, et dans
le Vermont, premier territoire nord-américain dont la Constitution abolit l’esclavage en
1777.

En 1787, la ville de Philadelphie (Pennsylvanie) connaît plusieurs événements 15


importants. En mai, les représentants des États formant les États-Unis – cinquante-cinq
hommes blancs, divisés entre des capitalistes du Nord et des planteurs et propriétaires
du Sud – se réunissent et promulguent, au terme d’un compromis, la Constitution des
États-Unis d’Amérique : sans abolir l’esclavage sur le sol américain, le texte interdit
l’importation d’esclaves dans un délai de vingt ans. Jusqu’en 1807, plusieurs centaines de
milliers de captifs africains sont introduits aux États-Unis, en particulier dans les États
du Sud où la culture du coton est en plein essor. Pour réduire la fuite des esclaves vers le
Nord abolitionniste, une première loi sur les fugitifs (Fugitive Slave Act) est votée en 1793.
Sur simple témoignage du propriétaire, elle fonde ce dernier à réclamer auprès des
autorités nordistes la capture de tout fugitif.

Toujours en 1787 à Philadelphie, les quakers fondent la première société abolitionniste 16


américaine avec, déjà, l’idée de coloniser l’Afrique de l’Ouest grâce au renvoi des Noirs
a franchis. De leur côté, deux Afro-Américains, Absalom Jones et Richard Allen, lassés de
subir la discrimination, décident de fonder une association de charité et d’entraide
ouverte aux Noirs, la Société africaine libre (Free African Society) de Philadelphie. Huit
ans plus tard, la Société africaine libre de Newport (Rhode Island), a filiée à la
précédente, envoie une mission en Sierra Leone, présentée comme la « colonie de la
Liberté ».

À l’évidence, l’idée du « Back to Africa » progresse chez les Noirs libres d’Amérique à la 17
fin du XVIIIe siècle. Fondateur de la première loge maçonnique afro-américaine, Prince
Hall, un a franchi, réclame dès 1773, devant l’assemblée parlementaire du
Massachusetts, le droit de retourner librement en Afrique ou d’obtenir une réelle
émancipation pour les Afro-Américains. Car, tout « libres » qu’ils soient, les Noirs
subissent toujours de graves discriminations dans le Nord, pourtant réputé plus
égalitariste et progressiste.

Dès 1776, la Cour générale du Massachusetts retire le droit de vote aux Africains libres et 18
aux Indiens. Il n’en fallait pas davantage pour que le fils d’un a franchi d’origine Ashanti
(Ghana) et d’une Amérindienne, Paul Cu fee, lance une pétition en soulignant que si les
Africains et les Indiens sont privés du droit de représentation, ils doivent être exemptés
de l’impôt. En 1783, leur droit de vote est rétabli par une décision de justice. Disposant
d’une autonomie financière qui lui permet de fonder une école dans sa ville natale de
Westport, Cu fee mène ensuite des activités philanthropiques et abolitionnistes avec les
quakers. À la tête d’un commerce portuaire prospère, il est certes considéré comme
l’Africain le plus puissant du pays. Mais sa richesse ne le préserve pas du racisme qui
ravage les États-Unis. Pour sortir de cette situation, estime-t-il, les Noirs d’Amérique
doivent créer une nation indépendante en Afrique.

Après avoir recruté un équipage noir, Cu fee quitte les États-Unis, le 2 janvier 1811, en 19
direction de la Sierra Leone. À Freetown, il crée la Société des amis de la Sierra Leone
afin d’établir des relations commerciales et des missions religieuses. En 1815, toujours
sur ses propres fonds, il retourne en Sierra Leone avec une trentaine d’hommes qui
s’installent dans la colonie. Décédé en septembre 1817, à la veille d’un nouveau voyage
vers l’Afrique de l’Ouest, Cu fee apparaît comme l’un des principaux promoteurs de la
colonisation comme solution au « problème noir ».

Ayiti, la première république noire (1804)

Les premiers mouvements noirs liés au rapatriement en Afrique s’organisent en 20


Angleterre et aux États-Unis quand éclate la révolution de Saint-Domingue. En 1789, la
Révolution française consacre la domination idéologique de la bourgeoisie
métropolitaine, dont une partie a prospéré dans les villes portuaires économiquement
liées au lobby colonial et esclavagiste. Cependant, les planteurs blancs de Saint-
Domingue, la colonie la plus riche du Nouveau Monde et celle qui reçoit le plus grand
nombre de captifs africains, n’excluent pas de suivre l’exemple des colonies américaines
en se séparant de la métropole. La petite classe locale de colons royalistes et la minorité
de métis ou d’a franchis tentent de prendre le contrôle politique de la colonie pour
défendre les privilèges dont ils jouissaient sous l’Ancien Régime.

Le 14 août 1791, le peuple noir de Saint-Domingue lance une insurrection qui oblige 21
bientôt la France à abolir l’esclavage (en 1794) et force les colons à fuir vers la Louisiane
et la Jamaïque. Assaillis de toute part, les insurgés noirs parviennent à repousser les
convoitises impérialistes de l’Espagne et de l’Angleterre. Cette révolution démontre aux
yeux du monde que les idéaux révolutionnaires des Lumières ne peuvent se réaliser
dans les colonies que par l’abolition de l’esclavage et la construction d’une égalité
[5]
citoyenne . Au terme d’une guerre contre les troupes de Napoléon, les Africains de
Saint-Domingue, dirigés par Toussaint Louverture puis par Jean-Jacques Dessalines,
arrachent leur indépendance. Le 1er janvier 1804, en même temps qu’il abolit le système
esclavagiste, Dessalines proclame l’indépendance du pays qui reprend le nom originel
d’Ayiti (Haïti).

La naissance de la « première république noire » marque l’entrée des Africains comme 22


[6]
acteurs à part entière dans l’histoire contemporaine des relations internationales . Dès
les années 1810, Haïti appuie le mouvement de libération des colonies espagnoles mené
par Simon Bolivar. En revanche, la rançon de l’indépendance imposée par la France, qui
réclame cent cinquante millions de francs or en guise de dédommagement, asphyxie
progressivement l’économie du pays, déjà ravagé par la guerre d’indépendance et en
proie à d’intenses con lits entre les di férentes classes sociales. Craignant de voir
l’exemple d’Haïti inspirer les îles voisines et les États du Sud, les États-Unis attendent
1862, la veille de l’abolition de l’esclavage sur leur propre territoire, pour reconnaître
Haïti.
La colonisation afro-américaine du Liberia (1816-1847)

Dans la première moitié du XIXe siècle, les milieux esclavagistes américains vivent dans 23
la crainte d’un soulèvement généralisé des esclaves du sud des États-Unis, comparable à
la révolution haïtienne. La révolte la plus célèbre, menée en 1831 par l’esclave Nat Turner
[7]
en Virginie, reprend L’Appel publié deux ans plus tôt par David Walker . Propriétaire à
Boston d’un commerce de vêtements destinés aux marins noirs et aux fugitifs, Walker
s’était inspiré d’un texte de l’écrivain afro-américain Robert Alexander Young, The
Ethiopian Manifesto (1829), qui encourage les Noirs de la diaspora, qualifiés
d’« Ethiopians », à s’unir pour mener une guerre millénaire et apocalyptique de libération
contre les Blancs. S’adressant aux « citoyens de couleur du monde » et « en particulier, et
très expressément, à ceux des États-Unis d’Amérique », L’Appel de Walker est un
pamphlet de quatre articles, où il incite au soulèvement et au renversement, par la force
si nécessaire, de l’ordre esclavagiste et raciste en vigueur.

Dans ce contexte, l’intérêt des propriétaires d’esclaves pour le « rapatriement » des 24


Africains se renforce. Fondée entre décembre 1816 et janvier 1817 sous l’impulsion du
pasteur Robert Finley par des groupes religieux disposant du soutien des autorités et
des propriétaires, la Société américaine de colonisation (American Colonization Society,
ACS) promeut le « retour en Afrique » des Noirs a franchis dans un esprit proche de
celui de Paul Cu fee. Elle est l’une des principales bénéficiaires des largesses financières
des milieux esclavagistes au lendemain de la révolte de Nat Turner, ce qui démontre à
nouveau l’ambiguïté d’un projet apparemment « philanthropique » mais ayant en fait
pour objectifs prioritaires de sauvegarder les intérêts esclavagistes aux États-Unis et
d’utiliser les Noirs libres comme pionniers dans le cadre de l’évangélisation et de la
[8]
colonisation de l’Afrique .

S’inspirant du précédent sierra-léonais, l’ACS participe à l’établissement d’une colonie 25


sur la côte occidentale de l’Afrique, qui prendra bientôt le nom de Liberia. À bord du
Elizabeth, la première expédition de quatre-vingt-dix rapatriés volontaires de l’ACS est
menée en 1820 par trois o ficiers blancs. Mais c’est un fugitif noir devenu enseignant
dans une école de la communauté africaine de Baltimore, Daniel Coker, qui en est le
[9]
véritable meneur . Coker s’installe au Liberia, puis migre en Sierra Leone. Docteur,
missionnaire et agronome, Lott Carey appartient au deuxième groupe de retour parti en
1821. Né sous le statut d’esclave, autodidacte, il devient pasteur dans une église baptiste
de Richmond à vingt-trois ans. Il abandonne sa position pour tenter le retour au Liberia,
où il meurt dans un accident en novembre 1828.

Malgré des débuts relativement modestes, le Liberia attire un nombre grandissant de 26


« rapatriés » dans les années suivantes : entre 1822 et 1865, pas moins de 15 000 Noirs
émigrent des États-Unis, avec le soutien logistique de l’ACS, pour s’y installer. Des
Africains de la Barbade et de la Jamaïque s’organisent également en compagnie de
colonisation pour migrer au Liberia, soit dans une vision religieuse, soit dans l’espoir d’y
[10]
trouver de meilleures opportunités professionnelles . L’ACS finance le rapatriement
de 365 Noirs de la Barbade au Liberia, tout en privilégiant ceux qui ont été a franchis
dans le but de retourner en Afrique.

Parmi les rapatriés célèbres figure un natif de la Jamaïque, John B. Russwurm. Un des 27
premiers diplômés noirs d’un collège américain, Russwurm fonde, en mars 1827, le
premier journal afro-américain, le Freedom’s Journal, avant d’abandonner ses activités
aux États-Unis pour s’engager avec l’ACS. Il part au Liberia en 1830 et y fonde un
nouveau journal, le Liberia Herald. Occupant des fonctions dans l’administration
coloniale, Russwurm est aussi, de 1836 à sa mort en 1851, le gouverneur de la colonie du
Maryland, fondée en 1834 au sud du Liberia par une autre compagnie coloniale.

Le 26 juillet 1847, la colonie américaine du Liberia devient indépendante et se dote d’une 28


Constitution calquée sur celle des États-Unis. D’une cinquantaine de migrants par an en
1847, le nombre de rapatriés passe à 441 en 1848, puis augmente régulièrement jusqu’à la
guerre de Sécession (Civil War), qui débute en 1861. Entre l’indépendance du Liberia, en
1847, et la fin de la guerre de Sécession, en 1865, le débat s’intensifie entre les partisans
du rapatriement en Afrique et ceux qui tiennent à s’intégrer aux États-Unis.

Notes

[a] « Retour en Afrique ! »

[2] Oruno D. Lara, La Naissance du mouvement panafricaniste, Maisonneuve et Larose, Paris,


2000, p. 53-71.

[3] Rosa A. PLUMELLE-URIBE, La Férocité blanche, Albin Michel, Paris, 2001.

[4] Philip D. Curtin estime, dans The Atlantic Slave Trade : A Census (University of
Wisconsin Press, Madison, 1969), à dix millions le nombre d’Africains déportés aux
Amériques, ce que Walter Rodney conteste dans How Europe Underdeveloped Africa
(Tanzania Publishing House, Dar es Salaam, 1972). En rejoignant Rodney sur la
nécessité d’exhumer les sources arabes et portugaises du XVIe siècle, puis en croisant
les données d’autres historiens comme Joseph Inikori et Catherine Coquery-
Vidrovitch, qui reprirent chacun l’analyse des données de Curtin révisées par Ralph
Austen et Paul Lovejoy, Louise Marie Diop-Maes distingue, dans Afrique noire :
démographie, sol et histoire. Une analyse pluridisciplinaire et critique (Présence africaine,
Paris, 1996), une traite déplaçant 15 à 16 millions d’Africains vers les Amériques, une
traite « septentrionale » en déplaçant 4,5 ou 5 millions et une traite « orientale » de
proportion similaire, donnant ainsi un total compris entre 23,5 et 26 millions
d’Africains déportés sur la période « longue » allant de 1450 à 1900. En considérant que,
pour un Africain arrivé vivant en Amérique, un Africain est mort à chacune des
di férentes étapes (résistance à la capture, transport jusqu’aux côtes, résistance à
l’embarquement et décès lors de la traversée), et que les pertes ont déstructuré la
pyramide des âges des sociétés africaines, des estimations considèrent que l’impact de
l’intégralité des traites sur l’Afrique correspond à une perte démographique de
100 millions de personnes et que ce déficit a notamment favorisé la conquête coloniale
par les Européens. Pour suivre l’actualité de ce débat, voir les travaux de compilation
lancés par David ELTIS et David RICHARDSON, Extending the Frontiers. Essays on the New
Transatlantic Slave Trade Database, Yale University Press, New Haven, 2008.

[5] Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence
africaine, Paris, 1981.

[6] C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue,
Amsterdam, Paris, 2008.

[7] David WALKER, David Walker’s Appeal to the Coloured Citizens of the World, Pennsylvania
State University Press, University Park, 2000.

[8] Oruno D. LARA, op. cit., p. 53-56.

[9] Colin GRANT, Negro with a Hat, Vintage Books, Londres, 2008, p. 270.

[10] Nemata BLYDEN, West Indians in West Africa, 1808-1880, University of Rochester Press,
Rochester, 2000.

Plan
La traite transatlantique

La Sierra Leone, première terre de rapatriement depuis l’Angleterre (1787)

L’extension du mouvement « Back to Africa » aux États-Unis

Ayiti, la première république noire (1804)

La colonisation afro-américaine du Liberia (1816-1847)

Auteur
2. Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs
du « Nouveau Monde »
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 29 à 46

Chapitre

A u tout début du XIXe siècle, les États situés au nord de la ligne établie par les
géomètres britanniques Charles Mason et Jeremiah Dixon proclament
l’interdiction de l’esclavage. Dès lors, pour les esclaves du Sud, la ligne Mason-
1

Dixon, qui marque la frontière entre le nord et le sud des États-Unis, représente
l’horizon de la liberté. À partir des années 1850, autour de la militante Harriet Tubman,
un vaste réseau clandestin aide des milliers d’esclaves à fuir le Sud pour gagner le Nord.
Les propriétaires d’esclaves s’organisent contre ce « chemin de fer clandestin »
[a]
(Underground Railroad ) en recrutant des chasseurs d’esclaves envoyés sur les traces des
fugitifs. En 1850, dans le cadre d’un nouveau compromis voté au Congrès, une seconde
loi sur les esclaves fugitifs rappelle aux États non esclavagistes du Nord qu’ils doivent
livrer aux États esclavagistes du Sud tout fugitif présent sur leur territoire.

La loi, imposée par un Congrès à majorité sudiste, ne fait pas l’unanimité dans le Nord. 2
Et une autre a faire vient compliquer la situation des Noirs : l’a faire Dred Scott, du nom
d’un esclave afro-américain qui, résidant dans un État du Nord et tentant en vain
d’obtenir sa liberté, décide de porter l’a faire en justice. Alors que le cas Dred Scott est
ardemment débattu aux États-Unis, la Cour suprême déboute le plaignant en 1857,
a firmant que les Noirs ne sont pas habilités à jouir de la citoyenneté américaine et que
l’interdiction de l’esclavage dans les États du Nord est inconstitutionnelle. Deux ans plus
tard, c’est au tour d’un militant abolitionniste blanc, John Brown, d’être pendu pour
avoir tenté de lancer une insurrection d’esclaves en Virginie. À la veille de la guerre de
Sécession (1861-1865), les perspectives sont pour le moins incertaines pour les Noirs aux
États-Unis.

Douglass et Delany : quel avenir pour les Noirs aux États-


Unis ?

Alors que les tensions montent entre les esclavagistes et les abolitionnistes, un autre 3
débat s’engage au sein des communautés afro-américaines : il oppose les défenseurs de
l’intégration des Noirs au sein de la nation américaine et les partisans de l’émigration
vers l’Afrique ou de nouvelles terres. Pour les intégrationnistes, il est temps de tourner le
dos au passé, à l’Afrique, et de revendiquer le droit d’être des citoyens, noirs certes, mais
américains. Leur objectif est donc de réaliser une révolution consistant à obtenir
l’abolition de l’esclavage et la mise en place d’une véritable démocratie américaine. Les
émigrationnistes préfèrent, à l’inverse, s’identifier avec les autres peuples noirs déportés
du continent africain et n’accordent aucun crédit à une éventuelle alliance politique avec
les Blancs dans le cadre de l’avènement d’une démocratie abolitionniste aux États-Unis.
Il est impossible, estiment-ils, d’avoir confiance dans les autorités américaines : pour
contrôler leur destin, les Noirs doivent s’organiser de façon autonome,
économiquement, politiquement et culturellement. D’abord limité à un petit groupe
d’intellectuels, ce débat, où s’illustrent deux figures majeures de l’histoire afro-
américaine, Frederick Douglass et Martin Robinson Delany, prend de l’ampleur lorsque
[2]
l’abolition de l’esclavage devient inéluctable au début des années 1860 . Il divisera les
Noirs américains pendant de longues années.

Frederick Douglass est encore esclave lorsqu’en 1838 il rejoint Philadelphie puis New 4
York par le Chemin de fer clandestin. Devenu rédacteur pour le journal abolitionniste
Liberator, il donne des conférences devant la Société antiesclavagiste du Massachusetts
et publie en 1845 son autobiographie, The Narratives of the Life of Frederick Douglass.
Recherché par son ancien maître, Douglass s’exile à Londres de 1845 à 1847, où il
prononce de nombreux discours pour la cause abolitionniste avant de revenir aux États-
Unis avec le statut d’homme libre. C’est à cette période qu’il se lie avec Martin Delany
qui, également autodidacte, a été déclaré libre à sa naissance et est installé en
Pennsylvanie.

En 1847, Douglass et Delany décident de fonder le journal The North Star, en référence à 5
l’étoile qui guide les fugitifs vers les territoires abolitionnistes du Nord. Mais la rupture
ne tarde pas à intervenir entre les deux hommes. Alors que Douglass poursuit son
activisme politique en faveur d’une intégration des Noirs dans le cadre fédéraliste et
égalitariste américain, Delany prend le chemin inverse. Après avoir tenté en vain de
suivre des études de médecine à Harvard, il s’installe à Pittsburgh, où il exerce auprès de
la population noire. Outré par la condition des Noirs dans le Sud, ainsi que par le vote
du Fugitive Slave Bill en 1850, Delany n’est pas pour autant favorable à la politique de
colonisation du Liberia et aux méthodes de l’ACS. Le retour en Afrique ne lui semble pas
encore la bonne solution. En 1852, il publie The Condition, Elevation, Emigration and
Destiny of the Colored People of the United States, dans lequel il soutient la création d’un État
noir indépendant en Amérique latine qui permettrait d’accélérer la fin de l’esclavage aux
États-Unis.

En 1853, à Rochester, dans l’État de New York, une conférence réunit les partisans de 6
l’émigration menés par Delany, ainsi que James M. Whitfield et James T. Holly, et les
partisans de l’intégration, menés par Douglass. Au terme des débats, Delany, Holly et
Whitfield appellent à une nouvelle conférence réservée cette fois aux partisans de
l’émigration. Estimant que seule la lutte des Noirs en Amérique apportera la liberté,
Douglass désapprouve leur choix et se retrouve isolé.

La première conférence nationale sur l’émigration a lieu en août 1854 à Cleveland (Ohio). 7
Whitfield est favorable à l’émigration en Amérique centrale. Holly, marqué par la
révolution haïtienne, se déclare pour sa part partisan de l’émigration en Haïti. Quant à
Delany, il préfère la construction d’un État noir dans la Caraïbe ou en Amérique du Sud.
La possibilité de l’émigration en Afrique est discutée mais elle n’emporte pas l’adhésion
des participants. Après la conférence, alors que Holly part négocier en Haïti, Delany
prend des contacts en Amérique du Sud, en Jamaïque et à Cuba.

Commerce, éducation : favoriser l’émigration

Après une seconde conférence en 1856, la troisième conférence sur l’émigration 8


d’août 1858 adopte un projet d’expédition de Delany dans la vallée du Niger et le plan de
Holly pour aller en Haïti. Delany obtient le soutien d’une société abolitionniste et
émigrationniste fondée par Henry Highland Garnet pour réaliser le retour en Afrique :
la Société africaine de civilisation (African Civilization Society, ACS), à distinguer de
l’American Colonization Society (voir chapitre 1). Après avoir quitté les États-Unis en
1850 pour donner des conférences pro-abolitionnistes au Royaume-Uni, Garnet était
[3]
revenu en 1855 et avait créé cette société, à Brooklyn, en 1858 . L’objectif de Delany et de
Garnet n’est pas seulement de rapatrier les Noirs mais de développer en Afrique de
l’Ouest des plantations de coton. Il s’agit, en incitant les rapatriés à mettre à profit leur
expérience professionnelle américaine, d’assurer le développement de la culture du
coton ouest-africain, d’éteindre la traite et l’esclavage à la source.
Delany est également aidé par Robert Campbell, un journaliste et entrepreneur 9
[4]
jamaïcain qui quitte Liverpool pour le Nigeria en juillet 1859 . Ayant de son côté quitté
New York en mai, Delany fait une escale au Liberia avant de le rejoindre au Nigeria. En
compagnie du missionnaire africain Samuel Crowther, ils visitent le pays yoruba avec
l’objectif de signer avec les chefs locaux des traités qui les autorisent à prendre en charge
l’immigration dans la zone d’Abeokuta.

Leur plan semble d’autant mieux engagé que les États-Unis cherchent de nouvelles 10
sources d’approvisionnement de coton, dans la perspective, de plus en plus crédible, de
l’abolition générale de l’esclavage sur leur propre territoire. Sur le chemin du retour,
Delany et Campbell passent par Londres, où ils sont invités, le 17 mai 1860, par une
association – la future African Aid Society (AAA) – qui, en plus de promouvoir la foi
chrétienne, met en place des prêts pour aider les Africains à revenir en Afrique et à y
cultiver des produits tropicaux, dont le coton.

Avec le commerce, l’éducation est l’autre chantier important qu’ouvrent les militants de 11
l’émigration. C’est dans le but de former les populations africaines qu’Alexandre
Crummell, qui a quitté les États-Unis en 1847 et a suivi des études à Cambridge, au
[5]
Royaume-Uni, s’installe au Liberia en 1853 . Animé par l’envie de réformer la société
africaine et de promouvoir une culture et une conscience nationales, Crummell part à la
rencontre des Africains vivant en dehors du territoire libérien. En septembre 1860, il
publie une lettre ouverte à destination des leaders afro-américains dans laquelle il
insiste sur le rôle « civilisateur » des Noirs occidentalisés et défend l’immigration
volontaire, le renforcement des relations commerciales entre l’Afrique et l’Amérique et
le rôle des Églises noires qui envoient des pasteurs dans toute l’Afrique pour y construire
des églises et fonder des écoles.

Blyden, l’émancipation par la colonisation ?

En acceptant un poste de professeur au Liberia College, le projet de Crummell rejoint 12


celui d’un autre Noir antillais né dans la colonie danoise de Saint Thomas : Edward
[6]
Wilmot Blyden . S’étant installé au Liberia en 1850, avec le soutien de la Société de
colonisation de New York, Blyden, qui a étudié les sciences, les humanités et la
théologie, dirige l’Alexander High School à Monrovia, la capitale du pays. Estimant que
le retour des Noirs vers l’Afrique est la solution au problème racial en Amérique, il
expose sa vision du nationalisme noir dans un livre publié en 1857, A Vindication of the
Negro Race. Grand voyageur et très au fait des débats intellectuels de son époque, il
s’oppose aux thèses racistes du théoricien français Joseph Arthur de Gobineau reprises
au sein de la Société d’anthropologie de Londres. Blyden réfute le concept de « races
inférieures » en soulignant la prééminence des circonstances historiques sur les facteurs
biologiques comme explication des di férences culturelles. Cependant, Blyden rejoint
Gobineau sur la thèse de la défense de la pureté raciale, ce qui lui vaut des attaques de la
part des métis sierra-léonais et libériens.

À l’automne 1861, de retour au Liberia après un voyage de plusieurs mois au Royaume- 13


Uni et aux États-Unis pour obtenir des soutiens de l’immigration en Afrique, Blyden et
Crummell informent le gouvernement libérien de l’enthousiasme afro-américain pour
leur projet. Monrovia décide alors d’élever Blyden et Crummell au rang de diplomates.
Travaillant pour le Liberia auprès des autorités américaines et britanniques, voyageant
régulièrement dans les territoires anglophones ouest-africains, Blyden est alors un
observateur privilégié de la politique coloniale britannique et des a faires autochtones.
Auteur prolifique, soutenant le projet d’une université ouest-africaine incluant les
sciences locales, il publie et di fuse également ses idées dans plusieurs journaux
distribués en Afrique, aux Antilles et en Amérique dans lesquels il cherche à donner une
[7]
image positive de l’Afrique comme de la colonisation .

Blyden est bien le fruit de son époque : une époque marquée par la fin progressive de 14
l’esclavage, saluée par les Noirs comme une indéniable avancée, et par le début de la
colonisation, approuvée par certains Afro-descendants qui y voient un progrès ou, du
moins, un mal nécessaire. Néanmoins, cette synthèse antiesclavagiste mais
procolonialiste ne fait pas l’unanimité : les positions probritanniques de Blyden, son
origine étrangère et ses fonctions de représentant auprès des gouvernements américain
et britannique lui valent, dans les années 1880, l’hostilité d’une partie de l’intelligentsia
africaine, farouchement opposée à une tutelle étrangère, quand bien même elle serait
exercée par des Afro-Américains.

Reste que les ré lexions de Blyden évoluent avec le temps. Lorsque les Européens se 15
partagent l’Afrique, dans le dernier quart du XIXe siècle, il s’oppose à la politique
d’assimilation initiée par les puissances coloniales et défend sa vision de la
« personnalité africaine ». En liant la « race noire », définie comme un fait culturel et
chromatique, et l’Afrique, décrite comme le lieu de réalisation politique et sociale des
Noirs, Blyden estime que ces derniers, en préservant leur identité et leurs institutions
de toute in luence européenne, apportent une âme essentielle à la civilisation. Inquiet
de voir l’Afrique perdre ses valeurs et opposé aux missionnaires chrétiens blancs qui
persévèrent dans le racisme, Blyden appelle à une « décolonisation spirituelle ». Il
s’intéresse en particulier au rôle prépondérant de l’islam comme facteur d’équilibre dans
les sociétés précoloniales et comme élément de résistance face à la percée coloniale dans
les empires ouest-africains.

La guerre de Sécession et la thèse du compromis


Entre l’expédition africaine de Delany et Campbell (1859-1860) et la mission de Blyden et 16
Crummell au Royaume-Uni et aux États-Unis (1861), la situation évolue dans les
Amériques. À cette période, les partisans de l’émigration dominent le débat qui les
oppose aux militants de l’intégration. Haïti, où s’est rendu James T. Holly à la suite du
premier congrès de Cleveland, paraît particulièrement réceptif aux projets
émigrationnistes. Comme l’atteste l’« Appel à l’émigration » lancé en août 1859 par le
ministre haïtien de la Justice, les plus hautes autorités multiplient les démarches en ce
sens. Douglass lui-même, pourtant opposé au projet émigrationniste, accepte une
invitation du gouvernement haïtien.

Mais la guerre de Sécession, qui éclate en avril 1861, bouleverse la donne. Annulant son 17
voyage prévu en Haïti, Douglass revient à ses projets initiaux. Pressant les Noirs de ne
plus émigrer en Haïti – où les conditions de vie sont si di ficiles que l’émigration afro-
américaine vers ce pays a de toute façon presque cessé –, il les invite en revanche à
participer à l’e fort de guerre sur le sol américain en rejoignant les troupes de l’Union
contre les onze États sécessionnistes et esclavagistes du Sud. De leur côté, Crummell et
Blyden campent sur leurs positions. De retour aux États-Unis à l’été 1862, ils tentent à
nouveau de convaincre les Noirs d’émigrer en Afrique. Mais il est trop tard : le 1er janvier
1863, le président Abraham Lincoln proclame l’émancipation de plus de trois millions
d’esclaves dans le Sud et d’un million dans le Nord. Des dizaines de milliers d’a franchis
rejoignent alors l’armée de l’Union qui compte, vers la fin de la guerre, 186 000 soldats
noirs. Ce chi fre représente plus d’un cinquième de la population masculine noire âgée
[8]
de moins de quarante-cinq ans . Sur proposition de Lincoln, Delany est nommé au
rang d’o ficier dans les troupes du Nord en 1864, tandis que Douglass incite les Noirs à
prendre leur part dans la victoire sur le Sud, qui est acquise le 9 avril 1865 à Appomattox.
Alors que l’objectif initial de Lincoln était moins d’abolir l’esclavage que de sauver
l’Union, l’engagement massif et décisif des Noirs dans la « Civil War » (40 000 d’entre
eux perdent la vie lors des combats), antérieur à la promesse de l’abolition, joue
naturellement un rôle considérable dans l’histoire des États-Unis.

En mars 1865, le Bureau des a franchis (Freedmen’s Bureau) est créé pour organiser la 18
nouvelle vie des Noirs. En décembre 1865, le treizième amendement interdit
o ficiellement l’esclavage sur le territoire des États-Unis. Deux ans plus tard, une loi de
Reconstruction impose aux États confédérés du Sud la tutelle de l’armée du Nord pour
superviser la transition politique. La protection et l’égalité devant la loi (quatorzième
amendement, voté en 1868) puis le droit de vote accordé à tous sans distinction de race
et de couleur (quinzième amendement, 1870) complètent le dispositif juridique
postabolitionniste. Les Noirs disposent alors du droit de vote et, sous les couleurs du
Parti républicain de Lincoln, comptent des élus dans plusieurs localités où ils
constituent une majorité démographique. Le pourcentage de Noirs élus à des fonctions
politiques aux États-Unis, en particulier dans le Sud, n’a jamais été aussi élevé qu’à cette
période. Ce sont ces élus noirs qui mettent en place de nouvelles politiques plus sociales,
égalitaires et progressistes dans le Sud. Ainsi, une vie politique active et dynamique
apparaît à l’intérieur de la société noire au sein de laquelle la distinction apparaît de plus
en plus nettement entre une petite bourgeoisie, libre bien avant 1863, et la masse des
travailleurs fraîchement libérés.

Cependant, la période de la Reconstruction n’est pas une période de réconciliation, et les 19


[9]
avancées politiques sont rapidement endiguées . Les lois dites Jim Crow – en référence
à un personnage du folklore connu pour se grimer le visage en noir – et le redécoupage
des circonscriptions électorales permettent aux Blancs de noyer le vote noir. Plus
radicalement, d’anciens o ficiers et propriétaires terriens du Sud créent le Ku Klux Klan
(KKK) en 1865, dans le Tennessee. Cette organisation paramilitaire prône la suprématie
blanche et mène des actions directes pour terroriser les Noirs qui osent revendiquer
leurs droits. La concurrence professionnelle et l’ascension sociale des Noirs ont
notamment poussé une partie des travailleurs blancs du Sud à rejoindre le Klan ou
d’autres organisations du même genre, comme les Chevaliers du Camélia blanc. Bien
que les autorités interdisent le Klan en 1872, le con lit racial demeure et des
a frontements interethniques éclatent dans plusieurs villes du Sud. Pour des motifs
souvent dérisoires comme un regard de travers, les Noirs deviennent les cibles de
lynchages publics.

En 1876, Rutherford Hayes est élu à la Maison-Blanche sous l’étiquette républicaine mais 20
avec le soutien des démocrates et conservateurs sudistes. Hayes désengage l’armée
fédérale du Sud et laisse les Noirs seuls face à leurs anciens oppresseurs. Ces derniers
ont le soutien de l’administration fédérale pour remettre en cause l’ensemble des
avancées politiques et juridiques concédées aux Noirs. Des impôts (poll taxes), des tests
d’alphabétisation ou des restrictions de citoyenneté liées à l’ascendance servile sont mis
en place pour limiter l’accès des Noirs au droit de vote. Le Parti démocrate séduit les
classes moyennes et populaires blanches en axant sa politique sur le maintien de la
suprématie blanche. Tous les États du Sud adoptent des lois qui, fondées sur des thèses
de biologie racistes, alertent sur la « menace » du métissage et justifient la ségrégation
entre les Blancs et les personnes disposant d’une « goutte de sang noir ».

La discrimination devient légale à la suite de l’arrêt Plessy contre Ferguson de 1896. Le 21


7 juin 1892, Homer Plessy, un militant d’une organisation antiraciste qui possède « un
huitième de sang noir et sept huitième de sang blanc », décide volontairement
d’enfreindre une loi de l’État de Louisiane qui, sur les trajets à l’intérieur de l’État,
impose aux compagnies de chemins de fer de distinguer les compartiments en fonction
de la couleur de la peau des passagers. Assis en première classe, dans un compartiment
réservé aux Blancs, il est arrêté – alors que sa pigmentation ne le distingue pas vraiment
des Blancs – par un détective connaissant son origine africaine et condamné à une
amende de 25 dollars. Dans son arrêt, la Cour suprême estime que la séparation des
personnes en fonction de leur origine ethnique ne remet pas en cause leur égalité
devant la loi et que la distinction fondée sur la couleur de peau ne constitue pas, en soi,
une discrimination.

Ces circonstances défavorables aux Noirs dans tous les États du Sud font subsister les 22
projets d’émigration. Ils reprennent notamment de la vigueur chez les ex-esclavagistes
blancs qui, privés de la main-d’œuvre servile sur laquelle reposait leur fortune,
supportent mal les libertés dont jouissent dorénavant les anciens esclaves. En accord
avec le Ku Klux Klan, qui survit dans la clandestinité, le sénateur de l’Alabama, John
Tyler Morgan, suggère par exemple de renvoyer la population afro-américaine dans le
bassin du Congo puis, après 1898, aux Philippines, qui viennent de tomber sous
domination américaine.

Pour nombre d’Afro-Américains, le débat de l’émigration entre Delany et Douglass est 23


pourtant dépassé. À l’Exposition internationale des États cotonniers, qui se tient à
Atlanta en 1895, l’éducateur et homme politique afro-américain Booker Taliaferro
Washington prononce un célèbre discours dans lequel il défend la thèse du compromis.
« Dans tout ce qui est social, a firme-t-il, nous [les Noirs et les Blancs] pouvons être aussi
séparés que les doigts et pourtant ne faire qu’un, comme la main, en tout ce qui est
[10]
essentiel à notre développement mutuel . » Ancien esclave né en Virginie et passé par
l’université de Hampton (Virginie), Booker T. Washington a fondé en 1881 l’institut de
Tuskegee, en Alabama, pour promouvoir l’enseignement professionnel. Près de vingt
ans plus tard, il mettra sur pied la première chambre de commerce afro-américaine, la
National Negro Business League. Son objectif n’est pas de remettre en cause
frontalement l’ordre racial mais plutôt d’inciter les Noirs à se former
professionnellement pour se rendre incontournables sur le marché du travail américain.

W.E.B. Du Bois et la « double conscience » afro-américaine

Le célèbre intellectuel William Edward Burghardt Du Bois, qui incarnera pendant plus 24
d’un demi-siècle le courant o ficiel du panafricanisme, ne partage pas la vision de
[11]
Booker T. Washington sur le type d’éducation à promouvoir . Pour Du Bois,
l’éducation technique et professionnelle délivrée à Tuskegee n’a pas la capacité de
produire une classe moyenne noire su fisamment autonome. D’une part, il s’inquiète du
soutien financier et médiatique des industriels blancs du Sud qui voient dans
l’entreprise éducative de Tuskegee un système qui permet de maintenir les Noirs à un
rang subalterne et de continuer à contrôler la main-d’œuvre en ayant la main sur l’o fre
et la demande. D’autre part, même si elle s’adresse à un public di férent et qu’elle ne
dépasse pas les limites du Sud, l’initiative de Tuskegee vient mettre en danger les
avancées qui avaient été obtenues au lendemain de la guerre de Sécession avec
l’ouverture d’universités o frant des études libérales. Enfin, pour Du Bois, il est
impossible de s’accommoder d’un système fondé sur la ségrégation.

Fils d’Alfred Du Bois, né en Haïti, et de Mary Burghardt, ayant des origines africaines et 25
hollandaises, W.E.B. Du Bois grandit dans un environnement majoritairement blanc et
[12]
protestant . Après des études à Fisk, une université noire du Tennessee, il obtient une
bourse pour l’université Harvard. Au cours de son cursus, il e fectue un séjour
académique de deux ans à Berlin, dans l’Allemagne de Bismarck. Premier Afro-
Américain titulaire d’un doctorat à Harvard pour sa thèse en histoire consacrée à la
suppression de la traite aux États-Unis, Du Bois enseigne les humanités à l’université
Wilberforce (Ohio), puis mène la première étude de sociologie américaine consacrée au
quartier noir de Philadelphie. Sociologue, Du Bois estime alors que la formation d’une
élite représentant 10 % de la population noire permettrait l’amélioration des conditions
d’existence de l’ensemble de la communauté noire américaine.

Contrairement à Booker T. Washington, qui voulait former des travailleurs et des 26


techniciens, Du Bois est convaincu qu’il faut plutôt former des dirigeants et des cadres,
car ce sont ces derniers qui dirigent les travailleurs et les techniciens et qui recueillent et
redistribuent les fruits de leur travail. En réalité, les deux thèses représentent les deux
faces d’une même pièce. L’historien Manning Marable souligne d’ailleurs que la théorie
du « dixième de talent » (Talented Tenth), qui a été utilisée par les adversaires de Du Bois
pour le présenter comme un homme éloigné des préoccupations populaires, était assez
théorique dans la mesure où l’élite économique noire du début du XXe siècle était
[13]
davantage issue de Tuskegee que des universités libérales du Nord .

Un autre élément essentiel dans l’analyse de la condition noire par Du Bois est la 27
religion. Dans le réveil spirituel qui suit l’abolition de l’esclavage, la nature contestataire
des negro spirituals, des phénomènes de transe et des syncrétismes forge ce que Du Bois
appelle Les Âmes du peuple noir, titre de son ouvrage le plus célèbre, publié en 1903. Cet
essai rythmé par des citations de gospel, décrit avec subtilité la « double conscience »,
cette tension irréconciliable entre l’identité noire et l’identité américaine, qui condamne
de manière métaphorique le Noir à voir le monde, et à être vu, derrière le voile de la
couleur de la peau. Pour Du Bois, le microcosme religieux o fre à l’intérieur du groupe
tout ce dont le Noir est exclu dans la société américaine blanche : une protection sociale,
un soutien moral et matériel, un accès à l’éducation et un espace de loisirs et de
solidarité. Décrivant ainsi l’église noire comme le socle d’une religion de parias, il
souligne également les di férences entre le Nord urbanisé et individualisé, où les
revendications des Noirs lui semblent orientées vers le séparatisme, et le Sud rural et
patriarcal où la proximité avait favorisé la mise en place de stratégies d’évitement
fondées sur la compromission entre Noirs et Blancs.
L’économie devient également un secteur crucial dans le débat autour de l’intégration. 28
En parallèle au succès de l’institut de Tuskegee de Booker T. Washington, qui forme de
nombreux Noirs aux métiers manuels, une petite classe de capitalistes noirs apparaît
également au lendemain de l’abolition de l’esclavage. De manière paradoxale, la
ségrégation mise en place dans le Sud oblige les Noirs à construire leurs propres réseaux
économiques et commerciaux. Les banques, les assurances, les agences immobilières,
les commerces alimentaires et les services soutiennent l’émergence d’une bourgeoisie
commerçante noire, dont les enfants sont formés dans des écoles et des églises
également financées par la communauté noire.

La création des premières universités noires – Wilberforce (1856), Fisk (1866), Atlanta et 29
Howard (1867) –, puis de l’Académie nègre américaine (American Negro Academy),
fondée par Crummell et Du Bois en 1897, témoignent également de cette volonté de la
communauté noire de s’autonomiser. Sur le plan intellectuel, elle marque le début d’une
production académique et scientifique afro-américaine d’ampleur, qui accorde une
place fondamentale à l’histoire, à la théologie, à la médecine, à la littérature et à la
sociologie. À partir de la fin du XIXe siècle, ces universités accueillent et forment de plus
en plus d’Africains qui ramènent ensuite en Afrique l’enseignement et les valeurs reçus
aux États-Unis. L’enseignement de l’histoire, discipline centrale pour des populations
déracinées, est orientée vers la revalorisation des civilisations africaines d’Égypte,
d’Éthiopie, de Nubie, du Soudan, mais également d’Haïti.

D’Haïti à l’Éthiopie : Anténor Firmin et Bénito Sylvain

Dans les décennies qui suivent la révolution haïtienne, Haïti est l’objet d’une vive 30
attention. Pour les Noirs du monde entier, le pays reste un motif de fierté. Pour la
propagande raciste et coloniale, au contraire, les di ficultés économiques et sociales que
rencontre le pays sont la preuve de l’inaptitude des Noirs à se gouverner eux-mêmes. Les
débats, en Haïti même, sont également vifs. L’une des nombreuses divisions oppose des
intellectuels partisans de l’assimilation avec la France considérée comme une mère
patrie et d’autres qui, fiers d’appartenir à la première république noire, estiment que
leur devoir est de revaloriser l’identité africaine. L’homme d’État haïtien Joseph Anténor
[14]
Firmin appartient à cette dernière catégorie . Admis dans la Société d’anthropologie
de Paris en 1884, Firmin publie l’année suivante De l’égalité des races humaines en réponse
à l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau (1853). Dans cet essai d’érudition,
Firmin montre que les sciences humaines, sociales et médicales de son époque
dissertent sur l’inégalité ou l’égalité des peuples alors qu’elles n’ont pas établi les critères
[15]
qui fonderaient une telle inégalité .
En attaquant l’esprit raciste et colonialiste au moment où se tient la conférence de 31
Berlin (1884-1885), Firmin dresse un panorama de l’histoire intellectuelle et politique de
l’Égypte, de l’Éthiopie, du Liberia et d’Haïti. En cela, il s’inscrit dans le même champ
épistémologique que Blyden et devance les travaux d’égyptologie de Cheikh Anta Diop
(voir chapitre 12). Plusieurs passages soutiennent la thèse d’une origine négro-africaine
de la civilisation pharaonique. Déterminé à réfuter la thèse de l’infériorité des peuples
noirs tout en reconnaissant le stade de développement économique plus avancé des
nations européennes, Firmin soutient, comme Blyden, que, dans des conditions
économiques et sociales égales, un Noir a autant de capacités intellectuelles et
professionnelles qu’un Blanc (ce qui l’amène d’ailleurs à prophétiser l’élection d’un
homme d’origine africaine à la présidence des États-Unis d’Amérique). Dans ses écrits,
l’anthropologue, qui occupera par la suite la fonction d’ambassadeur d’Haïti au
Venezuela, propose aussi une analyse géopolitique de la Caraïbe. Comme le
révolutionnaire cubain José Martí, qu’il rencontre en 1893, Firmin estime qu’il faut
dépasser les con lits raciaux qui minent cette région et mettre sur pied une
« Confédération antilléenne » pour contrer l’hégémonie naissante des États-Unis.
[16]
Un autre Haïtien, Bénito Sylvain, voit encore plus loin . Journaliste et écrivain formé à 32
Port-au-Prince et à Paris, proche du cardinal Lavigerie qui lui obtient une audience
auprès de Léopold II, roi des Belges, Sylvain s’engage néanmoins dans la critique de
[17]
l’assimilation religieuse et culturelle, ainsi que dans la dénonciation du colonialisme .
Nommé enseigne de vaisseau de la marine de guerre haïtienne en 1893, il s’installe
ensuite à Paris. Depuis son poste de président du Comité oriental africain de la Société
d’ethnologie, il suit la victoire de l’Éthiopie de Ménélik II contre les Italiens à Adoua en
1896. En janvier 1897, Sylvain entreprend un périple au péril de sa vie pour rejoindre
l’Éthiopie afin d’exposer en audience devant l’empereur la situation d’Haïti et des Noirs
[18]
des Amériques . Devenu aide de camp de Ménélik II, Sylvain tente ensuite de
rapprocher Haïti, le Liberia et l’Éthiopie, les trois premiers États noirs indépendants,
pour constituer une coalition politique.

« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu »

Au XIXe siècle, en parallèle avec le développement du sionisme juif, les partisans de 33


l’émigration en Afrique prennent le nom de « sionistes noirs ». Éloignée de l’espace
transatlantique et murée dans une politique isolationniste, l’Éthiopie devient le cœur de
l’imaginaire nationaliste noir grâce à l’Église baptiste éthiopienne, fondée vers 1787 en
Jamaïque par George Liele, un ancien esclave noir venu des États-Unis. Autodidacte,
Liele parvient en quelques années à former et inspirer de nombreux disciples dans le
sud des États-Unis et dans la Caraïbe. L’éthiopianisme di fuse alors dans l’espace afro-
américain et afro-caribéen l’histoire de l’Éthiopie biblique, décrite comme le lieu de la
rédemption du peuple noir.

Ainsi, reprenant la version de la Bible du roi Jacques datant de 1611, Liele insiste sur le 34
fameux psaume 68:31 qui annonce que « des grands viendront d’Égypte ; l’Éthiopie
tendra les mains vers Dieu » pour signifier aux Noirs que leur rédemption ne peut venir
que de l’Afrique. Liele critique ainsi la théologie des Blancs qui exclut les Noirs. À partir
de ce psaume, il invite les Noirs à relire les textes bibliques en soulignant avec intérêt
chaque référence à l’Afrique. Retombant régulièrement sur la mention de l’Éthiopie, qui
désigne l’ensemble de l’Afrique noire, les éthiopianistes sentent que cette terre, sacrée
dans le passé, est aussi porteuse d’un espoir de renaissance et de délivrance liée à une
volonté divine. Dès lors, une tradition littéraire et historiographique éthiopianiste
essaime des deux côtés de l’Atlantique, notamment dans les poèmes, les sermons et les
récits d’esclaves qui mettent en parallèle la condition des Noirs et celle des enfants
d’Israël, et décrivent l’Éthiopie, l’Égypte et la Nubie comme des lieux de rédemption.

L’éthiopianisme constitue ainsi la version religieuse et millénariste du nationalisme et 35


du séparatisme noirs américains. Le thème, et surtout le psaume sont repris par tous les
dirigeants noirs. Les plus radicaux, comme Robert Alexander Young et David Walker,
soulignent dans une tonalité apocalyptique et insurrectionnelle que le réveil de l’Afrique
et le déclin du monde occidental sont proches. En annonçant la venue d’un messie noir,
l’Ethiopian Manifesto de Young place les Noirs dans une position d’attente qui, dit-il, ne
durera pas éternellement. Pour Walker, qui donne l’impression de se présenter lui-
même comme le messie, les Blancs courent à leur perte s’ils ne prennent pas conscience
de leur attitude. Alexander Crummell compte également parmi les intellectuels qui
reprennent le psaume, tout en en élargissant les références. Voyageant en Sierra Leone
et au Liberia, il identifie les Africains au peuple élu. Dans tous les cas, l’Éthiopie est alors
le véritable Israël.

Le 1er mars 1896, la prophétie de la victoire des Noirs sur la domination blanche devient, 36
en quelque sorte, réalité. Engagées dans une guerre de résistance face à l’Italie, qui
invoque le non-respect d’un accord diplomatique pour soumettre l’Éthiopie à sa
domination, les troupes de Ménélik II remportent une victoire sans appel lors de la
bataille d’Adoua. Avec cette première grande victoire anticoloniale, l’éthiopianisme,
cette tradition religieuse messianique, devient subitement un outil politique et culturel.
Les Noirs des Amériques réalisent que l’État éthiopien incarne de manière concrète, et
non plus spirituelle, la résistance à la domination raciale et coloniale des Blancs.

Toutefois, le retentissement de la victoire d’Adoua parmi les Noirs des Amériques est 37
limité à une minorité d’intellectuels qui redéfinissent l’éthiopianisme dans le sens d’une
solidarité pan-nègre : tous les Noirs doivent s’unir autour de l’Éthiopie. Ce n’est, de
manière rétrospective, que dans les années 1920 et 1930, en particulier sous l’impulsion
de Marcus Garvey, que cette redéfinition prendra forme dans les milieux populaires. La
figure du souverain d’Éthiopie, considéré comme un véritable messie, cristallisera alors
les espoirs de libération de millions de Noirs à travers le monde.

Afrique du Sud, terre de mission

L’éthiopianisme accompagne, par ailleurs, la naissance des Églises africaines 38


indépendantes qui, à partir des années 1900, deviennent le laboratoire de conspirations
anticoloniales ou de mouvements de libération. C’est le cas en particulier en Afrique
[19]
australe, avec les missions menées par Henry McNeal Turner . Premier Noir nommé
au titre d’aumônier durant la guerre de Sécession, Turner s’engage brièvement en
politique au moment de la création du Parti républicain dans l’État de Géorgie. En 1868,
lorsque les représentants noirs sont expulsés des institutions sudistes par les Blancs,
Turner reprend son activité épiscopale. En 1880, il adopte la thèse de l’émigration et il
devient un cadre de la Société américaine de colonisation (ACS). Jugeant que les Noirs
n’ont aucun avenir aux États-Unis, et que l’Afrique o fre un « dessein providentiel », il
conclut que les Noirs ont été conduits en Amérique pour être christianisés et que leur
devoir est de repartir civiliser l’Afrique. Avec son journal Voice of Missions, Turner prend
la tête d’un mouvement d’évangélisation reliant une centaine d’églises implantées, pour
la plupart, dans les colonies britanniques et en Afrique du Sud.

Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’Afrique du Sud devient la partie du continent 39
africain la plus convoitée par les lobbies colonialistes et capitalistes. Après avoir servi
d’étape pour les navigateurs européens sur la route des Indes, puis dans le commerce de
la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, la région du Cap devient une colonie
britannique en 1652. Dans le premier quart du XIXe siècle, les descendants des colons
hollandais, les Boers, s’opposent aux Britanniques et décident de réaliser le Grand Trek,
un mouvement de migration à grande échelle vers le nord. Dans les années 1830, dans le
contexte des guerres cafres, sotho et zulu résultant de la confrontation entre le Grand
Trek blanc et le royaume zulu de Chaka en plein essor, les Boers s’emparent par la force
des terres appartenant à plusieurs nations africaines avant de fonder deux républiques
indépendantes, la République du Transvaal (1852) et l’État libre d’Orange (1854).

Quant aux Britanniques, installés dans les provinces méridionales du Cap et du Natal 40
(1838), ils font venir des travailleurs de Madras et de Calcutta dès le lendemain de
l’abolition de l’esclavage. Territoires agricoles riches, grâce à des terres de qualité et un
climat idéal, les colonies anglaises et boers s’entre-déchirent après la découverte des
mines de diamants à Kimberley (1867) et d’or à Witwatersrand (1886). Elles s’accordent
cependant sur les points essentiels : l’exploitation des travailleurs noirs, la mise en place
de politiques de ségrégation raciale et le confinement des indigènes sur des réserves, les
futurs bantoustans.

Cette situation d’oppression raciale, que les Boers justifient par la doctrine calviniste de 41
la prédestination, fait de l’Afrique du Sud une terre de résistance, de prophétisme et de
mission privilégiée pour les pasteurs afro-américains. Lors de sa visite en mars 1898,
McNeal Turner consacre plusieurs évêques noirs en Afrique du Sud. En mettant parfois
en avant la formation de missionnaires chrétiens pour contrer l’avancée de l’islam, les
Églises afro-américaines parviennent à faire venir étudier aux États-Unis des jeunes
Sud-Africains, ainsi que des Libériens et des Éthiopiens. Les premiers dirigeants des
mouvements noirs sud-africains du XXe siècle, John L. Dube, Sol Plaatje, Davidson
D.T. Jabavu et Pixley ka Isaka Seme, plaident ainsi la cause des Noirs sud-africains
auprès de leurs camarades afro-américains.

Notes

[a] Incarné par Harriet Tubman et Sojourner Truth, le Chemin de fer clandestin
(Underground Railroad) était un vaste réseau de personnes et de stations mis en place
pour aider les fugitifs à gagner les États du Nord et le Canada. Comme le Passage du
Milieu, le Chemin de fer est un lieu de mémoire panafricain. Voir Mary E. SNODGRASS,
The Underground Railroad : An Encyclopedia of People, Places, and Operation, Armonk,
Sharpe reference, 2008.

[2] Manning MARABLE, Black Leadership, Columbia University Press, New York, 1998, p. 43.
Voir aussi Wilson Jeremiah MOSES, The Golden Age of Black Nationalism, 1850-1925,
Oxford University Press, New York, 1988.

[3] Martin B. PASTERNAK, Rise Now and Fly to Arms. The Life of Henry Highland Garnet,
Garland Publishing, Londres, 1995.

[4] Richard J.M. BLACKETT, « Return to the motherland. Robert Campbell, a Jamaican in
early colonial Lagos », Phylon, vol. 40, n° 4, 1979, p. 375-386.

[5] Gregory RIGSBY, Alexander Crummell, Pioneer in Nineteenth-century Pan-African Thought,


Greenwood, Londres, 1987.

[6] Hollis R. LYNCH, Edward Wilmot Blyden, Pan-Negro Patriot, 1832-1912, Oxford University
Press, Londres, 1967. Voir aussi Oruno D. LARA, op. cit., p. 134-163.

[7] Hollis R. LYNCH, « The attitude of Edward W. Blyden to European imperialism in


Africa », Journal of the Historical Society of Nigeria, vol. 3, n° 2, décembre 1965, p. 256.

[8] Eric FONER, Reconstruction, Harper & Row, Cambridge, 1988, p. 8.

[9] W.E.B. DUBOIS, Black Reconstruction. An Essay Toward a History of the Part Which Black
Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880, A. Saifer,
Philadelphie, 1935.
[10] Louis R. HARLAN, Booker T. Washington, Oxford University Press, New York, 1972, p. 212.
Voir aussi l’autobiographie de Booker T. WASHINGTON, Up from Slavery. Ascension d’un
esclave émancipé, Éditeurs libres, Bize-Minervois, 2008.

[11] Jacqueline MOORE, Booker T. Washington, W.E.B. Du Bois, and the Struggle for Racial Upli t,
Scholarly Resources, Wilmington, 2003.

[12] Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, Twayne, Boston, 1986.

[13] Ibid., p. 50-51.

[14] Oruno D. LARA, op. cit., p. 164-183.

[15] Anténor FIRMIN, op. cit.

[16] Oruno D. LARA, op. cit., p. 184-198.

[17] Bénito SYLVAIN, Du sort des indigènes dans les colonies d’exploitation, L. Boyer, Paris, 1901.
Voir aussi OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 94-96.

[18] Emmanuelle SIBEUD, « “Comment peut-on être noir ?” Le parcours d’un intellectuel
haïtien à la fin du XIXe siècle », Cromohs, n° 10, 2005, p. 1-8.

[19] Oruno D. LARA, op. cit., p. 219.

Plan
Douglass et Delany : quel avenir pour les Noirs aux États-Unis ?

Commerce, éducation : favoriser l’émigration

Blyden, l’émancipation par la colonisation ?

La guerre de Sécession et la thèse du compromis

W.E.B. Du Bois et la « double conscience » afro-américaine

D’Haïti à l’Éthiopie : Anténor Firmin et Bénito Sylvain

« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu »

Afrique du Sud, terre de mission


3. La conférence panafricaine de Londres, 1900
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 47 à 62

Chapitre

L a dernière abolition de l’esclavage dans les Amériques (Brésil en 1888) intervient


après la conférence de Berlin (1884-1885). Après des siècles d’esclavage, la nouvelle
phase de colonisation, entreprise sous couvert de « mission civilisatrice », ne laisse
1

aucun répit aux Africains et Afro-descendants pour reconstruire un sentiment de


dignité. L’Afrique entre dans une période marquée par la transition entre deux formes
d’asservissement : après l’esclavage qui fait de l’Africain un « article d’exportation », on
passe à un régime où ce dernier est soumis, comme le note le militant dahoméen
[1]
Tovalou Houénou, à un « esclavage à domicile ». Mais cette période, entre la
conférence de Berlin et la Première Guerre mondiale, est également celle où les
Africains s’organisent pour garder un espace d’autonomie face aux puissances
coloniales. Ces dernières, disposant d’une force militaire et industrielle inédite, restent
[2]
convaincues de leur droit à soumettre les peuples non européens à leur volonté . C’est
[3]
dans ce contexte qu’est organisée, à Londres, la première conférence panafricaine .

Les conséquences de la conférence de Berlin (1884-1885)

De novembre 1884 à février 1885, les représentants de quatorze puissances 2


[a]
occidentales se réunissent à Berlin pour fixer les règles de la liberté de navigation et de
commerce dans les bassins des leuves Niger et Congo, et établir les formalités de
l’occupation ultérieure de l’intérieur du continent à partir de zones d’in luence. Si
l’initiative de la conférence revient au chancelier allemand Bismarck, le motif est lié à
l’intérêt manifesté huit ans plus tôt lors de la conférence de géographie de Bruxelles par
le roi des Belges Léopold II pour les missions de l’explorateur américain Henry Morgan
Stanley au Congo. Entre le milieu des années 1870 et la conférence de Berlin, la Belgique,
la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et le Portugal mandatent des explorateurs
pour préparer la « ruée vers l’Afrique ».

Sans tenir compte de l’avis des Africains, les Européens annoncent qu’ils sont guidés par 3
une « mission civilisatrice » ayant notamment pour objectifs de mettre un terme à
l’esclavage pratiqué à l’intérieur du continent et de repousser l’islamisation de l’Afrique.
Derrière cette justification à caractère moral et « civilisationnel », la colonisation répond
surtout à des préoccupations économiques dans le cadre de l’expansion du capitalisme.
Le pillage à la source des matières premières africaines permet de réaliser des
économies dans les processus d’industrialisation. Les entrepreneurs occidentaux qui
ont fait fortune dans la traite poussent les gouvernements à contrôler directement
l’Afrique afin d’établir des monopoles. L’expansionnisme colonial sert aussi de dérivatif
aux nationalismes qui agitent le Vieux Continent : la conquête des territoires extra-
européens, décrits comme des terres « vierges », permet de latter les sentiments
nationaux – et d’occuper les militaires – sans avoir à a fronter les voisins immédiats
dans de sanglants con lits.

Ainsi, la France, qui doit céder l’Alsace et la Moselle à l’Allemagne après la guerre de 4
1870, trouve dans l’entreprise coloniale un nouveau motif de fierté. Quoique à la traîne
en la matière, en raison de leurs récentes unifications, l’Italie et l’Allemagne tentent
également de prendre pied en Afrique, pour des raisons de prestige et d’intérêts
économiques et stratégiques. Première puissance coloniale du monde, le Royaume-Uni,
qui contrôle l’Égypte et le canal de Suez menant vers l’océan Indien, cherche pour sa
part à élargir sa zone d’in luence en Afrique pour ne pas se laisser concurrencer par ses
rivaux. De la sorte, les a frontements intereuropéens se déportent sur le continent
africain au tournant du XXe siècle : à Fachoda (actuel Soudan), en 1898, où s’a frontent
Français et Britanniques ; en Afrique australe, où éclate en 1899 la seconde guerre des
Boers (1899-1902) ; au Maroc, où Paris, Madrid et Berlin se confrontent en 1905 et 1911.

Les Européens n’arrivent pas en Afrique en terrain conquis, mais ils savent profiter de 5
l’incapacité des Africains à constituer un front de résistance autonome et uni à la
colonisation. Les con lits politiques de l’Afrique du XIXe siècle, qui ne sont ni pires ni
plus nombreux qu’ailleurs, et le développement technologique et industriel qui permet
aux puissances européennes d’améliorer leur armement facilitent la conquête coloniale
de l’Afrique. Sur place, des traités signés entre les explorateurs et missionnaires
occidentaux et les chefs indigènes, parfois choisis pour leur malléabilité, entérinent la
prise de contrôle de vastes territoires africains par les Européens.
La colonisation, qui implique la soumission des peuples et l’incorporation de pratiques 6
et de représentations étrangères, perturbe la trajectoire historique des sociétés
africaines. Dans les royaumes côtiers d’Afrique occidentale, centrale et orientale, ainsi
que dans l’hinterland, la formation des empires coloniaux met un terme aux processus
de construction d’États-nations africains. Ces processus inachevés engendrent de
nouvelles contradictions : alors que certains résistent à la poussée coloniale, une partie
des élites africaines s’en accommode dans le cadre de l’administration coloniale
indirecte des Britanniques (indirect rule) ou de la politique assimilationniste des
Français.

En dehors du Liberia, qui fait figure d’exception, l’Éthiopie est le seul État africain à 7
échapper à la colonisation au début du XXe siècle. Les Italiens, qui avaient dû renoncer à
la Tunisie lors de la conférence de Berlin, lorgnent certes sur le territoire mais ils
subissent une première défaite à Dogali en 1887, puis une déroute historique à Adoua en
1896. Pour les autres peuples africains, militairement soumis à partir des années 1880, la
domination coloniale s’institutionnalise dans les années 1900, quand se mettent en
place des administrations et des systèmes fiscaux imposés depuis la métropole.
Cependant, même dans les territoires contrôlés, des formes de résistance sporadiques
persistent, incitant les puissances coloniales à mener de vastes opérations de
« pacification ».

Face aux Européens

Les Africains, qui n’ont pas eu la possibilité d’apporter une réponse concertée à la 8
conférence de Berlin, se retrouvent isolés et progressivement divisés. Dès lors, ce sont
les mouvements de retour en Afrique initiés par les Afro-Américains qui vont o frir la
première plateforme pour développer les idées d’unité africaine. Disposant depuis les
Amériques d’une vision plus globale de la situation du continent, et davantage enclins à
assimiler l’unité de l’Afrique à l’unité raciale, ces mouvements de retour sont soutenus
[5]
par la logistique des missions religieuses . Cependant, souvent imbus de leur
expérience occidentale et convaincus eux aussi d’avoir un rôle « civilisateur » à jouer
auprès des peuples africains qu’ils ne prennent pas la peine de consulter, ces
mouvements ne sont pas sans ambiguïté. De fait, le retour des Afro-descendants,
parfois perçu en Afrique comme une autre forme de colonisation, pose un problème
supplémentaire pour des sociétés africaines déjà bouleversées par le colonialisme
européen. Les Créoles et les rapatriés se jugeant supérieurs aux autochtones, une
stratification sociale fondée sur la couleur et l’origine se met en place au Liberia et en
Sierra Leone. Utilisés comme main-d’œuvre à bas coût, les autochtones nourrissent un
ressentiment croissant à l’égard des groupes afro-américains qui, refusant de travailler
la terre, préfèrent mener des activités commerciales apportant des profits rapides.
Figure centrale de ce panafricanisme naissant et ambigu, à mi-chemin entre la défense 9
de l’identité négro-africaine et l’éloge d’une colonisation à prétention civilisatrice,
Blyden est témoin et partie prenante des con lits opposant les Africains et les Créoles du
Liberia et de la Sierra Leone. Il évolue cependant au contact des intellectuels ouest-
africains comme James Africanus Beale Horton. Formé au Fourah Bay College de
Freetown puis à l’université de Londres, ce médecin de l’administration coloniale publie
en 1860 deux ouvrages, West African Countries and Peoples et Political Economy of Western
Africa, qui font de lui un pionnier de la théorie politique africaine moderne. Appelant de
ses vœux l’émergence d’un empire unifiant toute l’Afrique de l’Ouest, sur les décombres
des empires précoloniaux mandingues, il défend le droit des Africains à s’organiser à
partir de leurs propres systèmes politiques et sociaux, et à construire un gouvernement
[6]
ouest-africain capable de diriger une nation indépendante avec e ficacité et stabilité .

Comme celui de Blyden, son discours sou fre de l’utilisation de l’expression « race 10
africaine », mais il gagne en clarté quand il utilise le concept de « nationalité » plutôt que
celui de « tribu ». Introduit par l’anthropologie coloniale dans sa classification des
peuples africains, le terme de « tribu » puis le concept du tribalisme, ne seront pas sans
conséquence sur la balkanisation politique du continent. Or le choix d’Horton d’utiliser
le terme « nationalité » pour parler des peuples Ibo, Yoruba, Wolof ou Kru est une
manière de souligner que ce concept, utilisé à la même époque en Europe, est tout à fait
[7]
approprié pour développer une analyse de l’État politique en Afrique de l’Ouest .
Travaillant entre Londres et les colonies britanniques ouest-africaines, où il se lie
[a]
d’amitié avec les résistants anticolonialistes de la Confédération Fanti , Horton
partage aussi avec Blyden ce goût pour l’érudition, cet intérêt pour une presse
panafricaine, alors embryonnaire, cette quête de la « nationalité » et de la
« personnalité » africaines, mais également une vision pragmatique de l’impérialisme
économique.

En 1899, les milieux militants africains, afro-américains et bientôt panafricains se 11


penchent également sur les ressorts économiques du nouvel âge impérial. Les ré lexions
des penseurs africains et afro-descendants dans le domaine sont loin d’être
négligeables. L’historien Denis Benn note par exemple qu’en faisant le lien entre la
production de coton dans le sud des États-Unis, e fectuée grâce à la main-d’œuvre
africaine, et la croissance économique de la région anglaise du Lancashire, Blyden
propose, bien avant les thèses de Lénine sur l’impérialisme et d’Eric Williams sur le
[9]
capitalisme , une théorie de la surproduction et de la prospérité économique du
capitalisme qui explique pourquoi l’Afrique devient un terrain de conquête coloniale.
Après avoir visité le Congo, en 1886, et le Nigeria, quelques années plus tard, le médecin
jamaïcain Theophilus E.S. Scholes, formé à Glasgow, s’est lui aussi penché sur la
dimension économique de la colonisation. Dénonçant le racisme colonial et la politique
impérialiste menée sous couvert d’humanitarisme par le secrétaire britannique aux
Colonies Joseph Chamberlain, Scholes ajoute que la colonisation britannique en Afrique
reprend le modèle antillais de la monoculture qui empêche toute possibilité de
[10]
développement équilibré à l’échelle locale .

Confrontés à un mépris et un racisme grandissants, constatant le refus des Blancs 12


d’accorder l’égalité et tentant de décortiquer les mécanismes de la domination
économique, un premier groupe de militants noirs installés en Europe et dans les
Amériques s’organise pour défendre les droits des Noirs du monde entier. La conférence
panafricaine de Londres en 1900 s’emploie à réaliser cet agenda.

Une réponse à la colonisation

La conférence panafricaine de Londres marque le début de la chronologie o ficielle du 13


panafricanisme. Son principal organisateur, Henry Sylvester-Williams, un enfant
[11]
d’immigrés de la Barbade, grandit sur l’île antillaise de Trinidad . À l’école, il fréquente
Kofi Intim, le fils de l’Asantehene, le chef ashanti de la colonie britannique de la Gold
Coast (futur Ghana) déposé par les autorités coloniales et exilé à Trinidad. Sensibilisé à
la question du colonialisme auprès de son camarade, il part étudier aux États-Unis, en
Nouvelle-Écosse et au Royaume-Uni.

À Londres, à la faculté de droit de Gray’s Inn, Sylvester-Williams fréquente des étudiants 14


sud-africains et éthiopiens. Les premiers lui racontent la politique de ségrégation en
gestation dans leur pays, tandis que les seconds lui expliquent comment l’Éthiopie a
repoussé les attaques italiennes à Adoua en 1896 pour conserver son indépendance. En
1897, Sylvester-Williams décide de créer une association, baptisée Association africaine
(African Association), afin de lutter contre les di ficultés économiques et sociales, ainsi
que les formes de discrimination et d’exploitation frappant tous les sujets africains de
[12]
l’Empire britannique .

En 1898, Sylvester-Williams lance l’idée d’une conférence destinée à sensibiliser 15


l’opinion publique sur la situation des Noirs dans l’Empire, une initiative confortée par
sa rencontre, à Paris, avec Bénito Sylvain. Ce dernier, qui avait été reçu en audience par
l’empereur d’Éthiopie Ménélik II, est convaincu qu’une conférence réunissant le plus
grand nombre de savants noirs serait la meilleure réponse au discours raciste et
colonialiste des puissances occidentales. Dans le cadre de la préparation de cette
conférence, Sylvain écrit à son compatriote Anténor Firmin, à W.E.B. Du Bois, à Booker
T. Washington et prend contact avec le Conseil national afro-américain, une
organisation créée en 1898 par l’évêque Alexander Walters pour lutter contre les
lynchages et défendre les droits civiques des Noirs.
L’historien Oruno D. Lara souligne que le terme de « Pan-African » apparaît pour la 16
première fois dans une lettre adressée par Sylvester-Williams à un membre de
l’Association africaine mais que son utilisation est bien antérieure à la conférence de
1900. Williams estimait qu’il était important que le terme « panafricanisme » puisse être
développé en réponse au colonialisme, au panslavisme et au pangermanisme qui se
mettaient en place à la même époque. Débattu en interne, notamment pour savoir
quelle serait la place éventuelle des Blancs dans un tel mouvement, le terme fut
[13]
finalement adopté . À la demande de Sylvester-Williams, qu’il rencontre lors d’une
visite au Royaume-Uni à l’été 1899, Booker T. Washington écrit aux journaux afro-
américains pour annoncer la tenue d’une conférence qu’il qualifie à son tour de
[14]
« panafricaine » en mai 1900 . Dès lors, la presse va valider l’utilisation et la di fusion
de ce terme. Dans sa lettre, Washington ajoute qu’il ne partage pas l’idée du retour en
Afrique en expliquant que, puisque les Européens contrôlent directement ou
indirectement toutes les parties du monde, le fait de retourner en Afrique ne su fit pas
pour changer le rapport de forces. Il conseille à Sylvester-Williams d’élargir la critique
coloniale à l’ensemble des puissances européennes. Enfin, Washington encourage les
autres dirigeants noirs à assister à la conférence, à laquelle lui-même décide de ne pas
aller, étant retenu par l’inauguration de la National Negro Business League à la fin du
mois d’août 1900 à Boston.

En 1900, peu de Noirs peuvent se permettre d’assister à une conférence qui requiert un 17
visa, du temps et des frais de voyage et d’hébergement. La stratégie est donc de placer la
conférence dans une période suivant directement d’autres événements où la présence
de délégués d’Afrique et des Amériques peut être financée par le Colonial O fice
britannique ou le département d’État américain. Prévue en mai, la conférence se tient
finalement du 23 au 25 juillet 1900, peu après l’Exposition universelle de Paris et la
[15]
conférence mondiale pour l’entreprise religieuse à Londres . Les délégués panafricains
se réunissent au Westminster Town Hall, à proximité de la Chambre des communes.

Aucun compte rendu détaillé des débats de la conférence n’est publié dans la presse 18
mais les protagonistes, en particulier Bénito Sylvain et W.E.B. Du Bois ont assuré la
rédaction des échanges et des résolutions. Alors que les journaux anglais se contentent
d’annoncer l’événement, les rares journaux français attirés par la présence de l’unique
représentant francophone, Bénito Sylvain, regardent cet événement avec curiosité.
Parmi les personnalités soutenant l’initiative, Sylvester-Williams obtient la présence de
l’évêque de Londres, Mandell Creighton. Après la dernière session, les conférenciers
seront d’ailleurs invités à prendre le thé dans la résidence épiscopale de Fulham Palace.

L’objectif initial de la conférence est de rapprocher les peuples d’origine africaine, 19


d’inaugurer une ère de relations nouvelles entre les di férents groupes ethniques,
d’assurer, en leur accordant des droits, la sécurité des Africains et l’amélioration de leurs
conditions de vie. Lors de la première session, l’Association africaine de Sylvester-
Williams est rebaptisée « Association panafricaine » (Pan-African Association), dont le
siège est établi à Chancery Lane, au cœur de la capitale britannique. Le comité exécutif
de la nouvelle association est formé de six membres émanant de la société civile : le
compositeur anglais Samuel Coleridge-Taylor, surnommé le « Mahler africain »,
l’activiste afro-américaine Anna Julia Cooper, la su fragette et fille d’un important
syndicaliste Jane Cobden-Unwin, le chanteur de gospel des Fisk Jubilee Singers
Frederick J. Loudin, l’ancien marin de l’US Navy et consul américain à Luanda, Henry
Francis Downing, et John R. Archer, un étudiant en photographie qui allait devenir en
1913, à Battersea, le premier maire noir de Grande-Bretagne. Sylvester-Williams,
Sylvain, Du Bois et Alexander Walters, l’évêque de l’Église méthodiste du New Jersey,
occupent les fonctions de président et de secrétaire lors des sessions.

Le compte rendu des débats établi en séance par Sylvain – qui représente par ailleurs 20
Haïti et l’Éthiopie – mentionne la présence de délégués venus principalement
d’Amérique du Nord et de la Caraïbe anglophone. L’ancien procureur général
F.R. Johnson, l’avocat A.F. Ribeiro et le conseiller judiciaire G.W. Dove, qui représentent
respectivement le Liberia, la Gold Coast et la Sierra Leone, sont les seuls représentants
« africains » au sens géographique du terme. La Société littéraire afro-antillaise d’Écosse
est représentée par un étudiant à l’université d’Édimbourg, Richard Akiwande Savage.

De manière générale, les trente-sept délégués o ficiellement présents à la conférence 21


sont des intellectuels disposant d’une certaine autonomie financière, exerçant des
activités de fonctionnaire ou occupant des professions libérales, tous anglophones à
l’exception de Sylvain. Des sympathisants indiens et des philanthropes britanniques
appartenant à des associations religieuses ou abolitionnistes assistent également aux
débats sans être amenés à prendre la parole. Signe que le « panafricanisme » naissant
n’intéresse pas que les Noirs, l’Association panafricaine compte en 1901 seulement
cinquante membres d’origine africaine, pour cent cinquante membres d’origine non
africaine.

L’Adresse aux nations du monde

Chargé de rédiger les recommandations finales de la conférence, Sylvain presse les 22


autorités de l’Éthiopie, d’Haïti et du Liberia de se fédérer diplomatiquement afin
d’opposer un front commun à « la politique d’extermination et de dégradation qui
prévaut en Europe à l’égard des Noirs et de leurs dérivés », et de remplir ainsi leur rôle
de protecteurs naturels de l’Association panafricaine. Cependant, le texte de référence
pour la conférence de Londres est l’« Adresse aux nations du monde » rédigée par
[16]
W.E.B. Du Bois . Célèbre pour la phrase dans laquelle ce dernier prédit que « le
problème du XXe siècle est celui de la ligne de couleur », ce texte anticipe l’esprit de
solidarité des peuples de couleur exprimé en 1955 à Bandung :

Le monde moderne doit comprendre qu’à cette époque, où les confins du globe se 23
trouvent si rapprochés par la facilité des moyens de communication, les millions
d’hommes noirs qui vivent en Afrique, en Amérique et dans les îles de l’Océan, sans
parler des myriades d’hommes de couleur répandus partout, sont appelés à exercer
une grande in luence dans l’avenir, raison même de leur nombre et par le seul fait de
leur contact mutuel. Si les pays civilisés s’appliquent maintenant à donner aux nègres
et aux hommes de couleur les plus larges facilités pour leur éducation et le
développement de leurs facultés, ce contact et cette in luence produiront des e fets
bienfaisants qui hâteront les progrès de l’humanité. Si, au contraire, soit par
insouciance ou prévention, soit par cupidité ou injustice, on veut continuer à exploiter,
à spolier et à dégrader la masse des Noirs, les conséquences ne peuvent être que
déplorables, sinon fatales, non seulement pour cette masse, mais encore pour le haut
idéal de justice, de liberté et de civilisation que, depuis des milliers d’années, le
christianisme fait luire devant l’Europe.

Ce texte invite notamment les Noirs à rester en dehors de la guerre des Boers opposant 24
de 1899 à 1902 deux armées européennes (britannique et hollandaise) sur un sol africain.
En plus d’un projet de colonisation agricole au Cameroun fondé sur les plans de
l’Institut Tuskegee, Du Bois demande aux Noirs des États-Unis et de Cuba de s’engager
en faveur d’un projet de colonisation et de développement agricole au Congo. Idéaliste
et romantique, correspondant avec le consul belge aux États-Unis, Du Bois ignore
encore les crimes commis au Congo par les agents du roi des Belges, Léopold II. Alors
que le militant et pasteur baptiste afro-américain George Washington Williams
mentionne, dès 1889, de graves dysfonctionnements dans la gestion du Congo à la suite
d’une entrevue avec Léopold II, grande est la désillusion des panafricanistes de Londres
en découvrant peu après l’ampleur des crimes dénoncés par la Congo Reform
Association (CRA). Cette organisation non gouvernementale mise en place par le
journaliste britannique Edmund D. Morel en 1903 devient une référence pour les
milieux afro-américains. Avant de fonder un courant de l’école de sociologie de Chicago,
l’un des secrétaires de la CRA, le journaliste Robert Ezra Park, di fuse les récits de
missionnaires afro-américains pointant la barbarie du régime léopoldien. Le roi des
Belges finit par céder sa colonie personnelle à la Belgique, et l’État indépendant du
Congo, qui n’a d’indépendant que le nom, est constitué sur les décombres de ce que
George Washington Williams appelle déjà un « crime contre l’humanité ».
Pour l’Afrique du Sud, les participants de la conférence rédigent, à l’attention de la reine 25
Victoria, un mémoire qui réclame l’abolition ou la suppression de plusieurs dispositifs
de contrôle et d’assujettissement des Africains :

1. Le système dégradant et illégal des camps de travailleurs qui prévaut à Kimberley et 26


en Rhodésie.
[17]
2. Les soi-disant « contrats de travail » du système de l’indenture , en vérité, une
forme légalisée d’asservissement des indigènes – hommes, femmes et enfants – aux
colons blancs.
3. Le travail forcé sur les chantiers publics.
4. Le système de « passeport » ou fiche de renseignements, utilisé pour les personnes
de couleur.
5. Les règlements locaux qui n’ont souvent pour seuls résultats que de discriminer et
dégrader les autochtones. Il s’agit en l’occurrence du couvre-feu, de l’interdiction faite
aux autochtones de marcher sur les trottoirs, et de l’utilisation de transports publics
séparés.
6. Les di ficultés rencontrées pour acquérir des propriétés.
[18]
7. Les di ficultés dans l’obtention du droit de vote .

Le 16 janvier 1901, quelques jours après avoir reçu le mémorandum, Chamberlain répond 27
en soulignant que la reine a été informée des doléances et qu’elle les a communiquées au
Haut-Commissaire pour l’Afrique du Sud. Le 21 janvier, la reine, qui souhaite apporter
une réponse plus personnalisée, demande à son secrétaire personnel de s’en charger. Le
lendemain, la reine Victoria décède. Ému, Sylvester-Williams note que le premier grand
acte de la reine fut l’abolition de l’esclavage, e fective en 1838, six mois après son arrivée
sur le trône, et l’un de ses derniers fut de prendre à cœur les requêtes de l’Association
[19]
panafricaine . Celles-ci n’auront pourtant pas de suite.

La mise en sourdine du mouvement panafricain : de la


création du NAACP…

Lors de la conférence de 1900, le comité annonce la tenue des prochaines conférences 28


panafricaines aux États-Unis en 1902 puis en Haïti en 1904. Ces conférences ne se
tiendront pas et il faudra attendre 1919 pour voir leur reprise avec le premier « congrès
panafricain » (voir chapitre 4). Plusieurs éléments expliquent ce long délai. Le manque
de financement, d’abord : l’Association panafricaine mise en place à Londres dispose de
moyens très limités qui ne permettent de publier qu’un seul numéro du journal The
Panafrican. Par ailleurs, le mouvement manque de cadres : entre 1911 et 1915, Sylvester-
Williams, Sylvain, Firmin, Blyden, McNeal Turner et Booker T. Washington décèdent
sans avoir pu former une relève.
Du fait de sa longévité exceptionnelle et de son rôle de pivot entre les mouvements afro- 29
américains et africains, Du Bois apparaît rapidement comme une figure incontournable
de l’histoire du panafricanisme au XXe siècle. A posteriori, certains observateurs lui ont
reproché d’avoir minoré le rôle, pourtant central, joué par Sylvester-Williams et, par
contrecoup, l’importance historique de la conférence de 1900, pour mieux mettre en
valeur sa propre action au sein du mouvement panafricain. La confusion sur la paternité
du concept de « conférence panafricaine » témoigne de cette sourde rivalité : alors que
Sylvester-Williams avait baptisé la rencontre de 1900 « conférence panafricaine »,
Du Bois, présent en 1900, choisira de lancer une série de « congrès panafricains » plutôt
que de reprendre le terme de « conférence ». De là naît le débat plutôt stérile concernant
[20]
la numérotation des conférences .

Après la conférence de Londres, Du Bois se consacre à sa carrière universitaire aux 30


États-Unis et à la réalisation d’objectifs politiques nationaux. Son opposition à la vision
intégrationniste de Booker T. Washington se précise lorsqu’il participe à Niagara Falls,
en 1905, à la création d’un groupe d’intellectuels libéraux défendant l’égalité raciale aux
[21]
États-Unis . S’il rejoint Booker T. Washington sur l’objectif d’intégrer les Noirs dans la
nation américaine, le mouvement Niagara estime que cette intégration doit reposer sur
une égalité juridique totale et non sur un compromis fondé sur l’interdépendance des
Noirs et des Blancs. En 1909, une partie du mouvement de Niagara fusionne avec des
groupes progressistes blancs pour former l’Association nationale pour l’avancement de
la condition des personnes de couleur (National Association for the Advancement of
[22]
Colored People, NAACP) .

Regroupant des intellectuels de tendances libérales et socialistes, cette organisation va 31


structurer l’histoire du mouvement pour les droits civiques en créant des sections dans
tous les États des États-Unis. À l’été 1919, la NAACP compte plus de 300 sections
[23]
regroupant près de 89 000 membres, dont la moitié dans le Sud . En mesure de lever
des fonds importants auprès de la communauté noire et des philanthropes blancs, la
NAACP devient également l’interlocuteur o ficiel du gouvernement fédéral dans les
négociations relatives aux Noirs. Cependant, la discipline interne, l’embourgeoisement
de l’organisation et la proximité avec les milieux blancs conduisent les militants noirs
plus radicaux à se tourner vers d’autres mouvements comme celui de Marcus Garvey
(voir chapitre 5). Du Bois, qui semblait inamovible à la direction de la revue de la
NAACP, The Crisis, fera lui-même les frais de l’évolution de l’organisation qu’il avait
contribué à fonder.

En 1910, Booker T. Washington entreprend une tournée en Europe pour défendre sa 32


vision des relations raciales. Un an plus tard, en juillet 1911, Du Bois décide de contre-
attaquer en participant au Congrès universel des races organisé à Londres par des
intellectuels occidentaux pour débattre des moyens d’améliorer les relations entre les
[24]
peuples « blancs » et de « couleur » . Ce congrès, qui rassemble plusieurs centaines de
délégués venus d’Europe, d’Asie, d’Afrique et des Amériques, a pour objectif de mener
une étude comparative des relations raciales à l’échelle internationale. Secrétaire lors de
ce congrès, Du Bois centre son intervention sur la lutte et les sou frances de la « race
nègre aux États-Unis », et sur la nécessité de promouvoir le commerce international afin
de lever les barrières raciales. Durant toutes ces interventions, Du Bois n’utilise plus les
mots « panafricain » ou « panafricanisme », préférant s’arrêter, lorsqu’il parle de
l’Afrique et des Noirs, sur les concepts d’autonomie et d’indépendance.

De son côté, Booker T. Washington organise à l’Institut Tuskegee, du 17 au 19 avril 1912, 33


une conférence internationale sur la situation des Noirs. Cette petite conférence
panafricaine réunit une centaine de délégués, majoritairement membres de corps
[25]
missionnaires américains mixtes. Seuls une douzaine de délégués sont africains .
Cette assemblée discute des méthodes pour recruter des délégués francophones en
Afrique, et pour mener des actions de formation politique des Noirs sans attirer
l’hostilité des colons blancs sud-africains. La conférence pose les bases d’une entreprise
panafricaine transatlantique, l’Africa Union Company, pour coordonner la solidarité
raciale avec le progrès technique et le développement de l’Afrique. La Première Guerre
mondiale met un terme au projet.

… à la naissance de partis africains

Sylvester-Williams avait visité l’Afrique du Sud et avait de nombreux contacts en Afrique 34


de l’Ouest. Aussi, après la conférence de 1900, des initiatives émanent de personnalités
originaires de ces deux régions. En 1906, le Sud-Africain P.K. Isaka Seme prononce à
[26]
l’université Columbia, à New York, un discours sur la « régénération de l’Afrique » . En
1908, à l’université d’Édimbourg, l’étudiant nigérian Bandele Omoniyi écrit un livre sur
la défense du mouvement éthiopien. En Gold Coast et au Liberia, des intellectuels
in luencés par Blyden prennent également la plume pour défendre le nationalisme
culturel pan-nègre. En 1911, au Congrès universel des races, le secrétaire d’État du
Liberia, F.E.R. Johnson, se plaint que des territoires aient été annexés par Londres et
Paris. Le Nigérian Mojola Agbebi, un disciple de Blyden qui dirige la Mission du delta du
Niger, exige que l’on traite les Africains comme des adultes responsables. Quant aux
Sud-Africains noirs présents à Londres en 1911, John Tengo Jabavu et Walter Rubusana,
ils dénoncent l’indépendance accordée un an plus tôt aux quatre colonies britanniques
d’Afrique australe. Dirigée par une alliance entre les colons britanniques et les Sud-
Africains blancs (Afrikaners), l’Union sud-africaine se présente alors comme la « terre de
l’homme blanc ».
En janvier 1912, plusieurs intellectuels militants formés aux États-Unis et en Angleterre, 35
ainsi que des chefs traditionnels, se réunissent à Bloemfontein (Afrique du Sud). Sous la
présidence de John L. Dube, ils créent le parti du Congrès national indigène sud-africain
(South African Native National Congress, SANNC), qui prend le nom de Congrès
national africain (African National Congress, ANC) en 1923. Les statuts de l’ANC
indiquent un objectif panafricain, une volonté de rassembler tous les Africains et de
rejeter aussi bien le tribalisme que l’opposition entre les élites modernes et
traditionnelles. Entre-temps, la guerre éteint définitivement les espoirs de progrès
racial évoqués lors du congrès de 1911.

En janvier 1919, l’ANC envoie à la Conférence de paix de Paris une délégation conduite 36
par Sol Plaatje et Josiah T. Gumede afin de rencontrer le Premier ministre britannique
David Lloyd George et d’obtenir des concessions en faveur des Noirs d’Afrique du Sud.
La délégation sud-africaine envoyée en France n’obtient pas plus de succès que la
délégation ouest-africaine qui donnera naissance en mars 1920 à une organisation
connue sous le nom de Congrès national de l’Afrique de l’Ouest britannique (National
Congress of British West Africa, NCBWA).

Dans les chapitres suivants, nous verrons que le mouvement panafricain en cours de 37
structuration repose sur deux dynamiques parallèles : pendant que la diaspora africaine
se retrouve, dans les métropoles coloniales, à l’occasion des congrès panafricains
organisés par Du Bois (1919-1927), des associations politiques africaines, au sens
géographique du terme, comme l’ANC et le NCBWA, font émerger l’idée d’unité contre
la présence coloniale européenne. Le décalage entre l’action panafricaniste de Du Bois,
tournée vers la diaspora, et les associations politiques naissant sur le continent précipite
l’essor du mouvement de Marcus Garvey, demandant aux Noirs du monde entier de
tourner leur regard vers l’Afrique.

Notes

[1] Cité in OIF, op. cit., p. 126.

[2] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, 1900-1945. A Study in
Ideology and Social Classes, Clarendon Press, Oxford, 1973, p. 14.

[3] Oruno D. LARA, op. cit., p. 199-271.

[a] Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Empire ottoman, Espagne, États-


Unis, France, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Russie, Suède.

[5] Joachim GOMA-THETHET, Histoire des relations entre l’Afrique et sa diaspora, L’Harmattan,
Paris, 2012, p. 33-36.
[6] Christopher FYFE, Africanus Horton, 1835-1883. West African Scientist and Patriot, Gregg
revivals, Aldershot, 1992.

[7] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 110-111.

[a] La Confédération Fanti est un ensemble d’alliances constituées au XVIIIe-XIXe siècle par
les peuples Fanti, opposés au royaume Ashanti. Les Fanti soutiennent les Britanniques
lors des guerres Ashanti, et bénéficient ensuite d’une position dominante dans le
système colonial.

[9] Eric WILLIAMS, Capitalisme et esclavage, Présence africaine, Paris, 1998. Voir aussi Denis
BENN, The Caribbean. An Intellectual History, 1774-2003, Ian Randle Publishers, Kingston,
2004, p. 232-238.

[10] Theophilus E.S. SCHOLES, The British Empire and Alliances, or Britain’s Duty to her Colonies,
E. Stock, Londres, 1899.

[11] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History. Political Figures from Africa and the
Diaspora since 1787, Routledge, Londres, 2003, p. 190-194. Voir aussi James R. HOOKER,
Henry Sylvester Williams, Imperial Pan-Africanist, R. Collings, Londres, 1975.

[12] Oruno D. LARA, op. cit., p. 224-229.

[13] Ibid., p. 232-235.

[14] Manning MARABLE, Black Leadership, op. cit., p. 30.

[15] James R. HOOKER, « The Pan-African Conference 1900 », Transition, n° 46, 1974, p. 20-24.

[16] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 73-80.

[17] Ce système est une forme de servitude temporaire : les colons font travailler les
indigènes, sans les rémunérer, mais en échange d’avantages matériels à la fin du
« contrat ».

[18] Cité in Oruno D. LARA, op. cit., p. 246-247.

[19] James R. HOOKER, « The Pan-African Conference 1900 », loc. cit., p. 24.

[20] Colin LEGUM, Pan-Africanism, Pall Mall, Londres, 1962, p. 31.

[21] Christopher E. FORTH, « Booker T. Washington and the 1905 Niagara Movement
Conference », The Journal of Negro History, vol. 72, n° 3-4, 1987, p. 45-56. Voir aussi
Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 55-57.

[22] Patricia SULLIVAN, Li t Every Voice. The NAACP and the Making of the Civil Rights
Movement, The New Press, New York, 2009.

[23] Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, op. cit., p. 97.

[24] Paul B. RICH, Prospero’s Return ?, Hansib, Londres, 1994, p. 67-84.

[25] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 32.


[26] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 81-85.

Plan
Les conséquences de la conférence de Berlin (1884-1885)

Face aux Européens

Une réponse à la colonisation

L’Adresse aux nations du monde

La mise en sourdine du mouvement panafricain : de la création du NAACP…

… à la naissance de partis africains

Auteur
Amzat Boukari-Yabara

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019

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Pour citer cet article
4. W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès
panafricains
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 63 à 76

Chapitre

À peine quelques années après avoir organisé la conquête du continent africain, les
Européens font appel à l’Afrique lors de la Première Guerre mondiale. Les
puissances coloniales mettent en place des systèmes de conscription pour créer des
1

armées d’appoint et enrôler les peuples africains. Pour justifier l’engagement massif des
Africains dans le con lit, les dirigeants européens habillent à nouveau leur politique
d’une rhétorique « humaniste » : c’est parce que les Européens ont o fert « protection » et
« civilisation » aux Africains que ces derniers devraient, en échange, participer à l’e fort
de guerre. Cette participation change le regard des opinions métropolitaines sur le
continent africain et renforce paradoxalement le lien colonial : les colonisés sont décrits
comme des enfants accourant au secours de la mère patrie.

La guerre change également le regard des Africains sur l’Europe. Quelques années 2
seulement après la conquête européenne de leur continent, les soldats des colonies
envoyés au front constatent sur les champs de bataille de quelle barbarie les « civilisés »
sont capables. La contradiction frappe également les Afro-Américains. Massivement
mobilisés, eux aussi, lorsque les États-Unis entrent en guerre, en 1917, ils ne peuvent que
s’interroger sur le soutien qu’apporte leur pays aux « démocraties » colonialistes du
Vieux Continent. Partagés sur la position à adopter dans ce con lit mondial, les
colonisés africains et les Noirs américains réclament que les sacrifices qu’on exige d’eux
ne soient pas consentis en vain.
Les Noirs et la Première Guerre mondiale

Dans les mois qui suivent la déclaration de guerre, des centaines de milliers de soldats 3
sont recrutés en « Afrique française » et envoyés sur le front : 270 000 du Maghreb,
180 000 d’Afrique noire, 40 000 de Madagascar. Des dizaines de milliers de travailleurs
sont expédiés en métropole pour travailler dans les usines. Un homme joue un rôle
central dans le recrutement des soldats africains : Blaise Diagne. Élu député du Sénégal
en 1914, il est proche de Georges Clemenceau, qui retrouve en 1917 le poste de président
du Conseil qu’il avait déjà occupé entre 1906 et 1909. Dans les derniers mois de la guerre,
Clemenceau envoie Diagne sur le continent pour recruter des soldats en Afrique
occidentale française (AOF) et en Afrique équatoriale française (AEF). La mission
Diagne permet de mobiliser 77 000 soldats. De leur côté, les Britanniques mobilisent
16 000 hommes dans le West Indian Regiment, 180 000 hommes dans les King’s African
Ri les et 25 000 Noirs d’Afrique du Sud. Dans leurs colonies, les Belges et les Italiens
renforcent également les systèmes militaires en armant des groupes d’Africains
dévoués.

Si certains Africains, comme Blaise Diagne, participent activement à l’e fort de guerre, 4
le recrutement des soldats et des travailleurs sur le continent rencontre par endroits une
farouche résistance. C’est le cas par exemple au Nyassaland, placé sous le protectorat
britannique, où une rébellion éclate début 1915. Menée par un pasteur baptiste formé
aux États-Unis, John Chilembwe, la révolte, qui prend un tour explicitement
anticolonial, est sévèrement matée par les troupes britanniques (Chilembwe est tué le
3 février 1915). Pour favoriser le recrutement et éviter la multiplication des révoltes, les
autorités favorisent la promotion de certains cadres africains et s’appuient sur les
« chefs indigènes ».

Aux États-Unis, le recrutement des Noirs est également marqué par une inextricable 5
contradiction. Comment convaincre les soldats noirs d’aller mourir en Europe, au nom
de la « liberté » des pays amis, alors qu’ils sont victimes d’une implacable ségrégation
raciale au sein même de l’armée américaine ? Comment s’assurer que ces milliers de
soldats, qui auront été formés au maniement des armes et incités à tuer les soldats
blancs du camp adverse, accepteront, à leur retour au pays, de reprendre docilement la
place qui leur est réservée dans une société où le racisme est institutionnalisé ?

À l’instar de Blaise Diagne en France, Du Bois fait campagne pour le recrutement de 6


soldats afro-américains en 1917. Militant pour la déségrégation de l’armée, la NAACP
estime que l’engagement des Noirs américains dans la guerre obligera les dirigeants des
[1]
États-Unis à modifier en profondeur leur politique raciale . Mais les Noirs américains
sont loin d’être unanimes sur ce sujet. Journaliste originaire de l’île caribéenne de
Sainte-Croix et fondateur de la Ligue de la liberté des Noirs américains, Hubert Henry
Harrison critique par exemple le rôle de Du Bois dans l’enrôlement des Noirs. Lewis
Garnett Jordan, dirigeant de la Convention nationale baptiste noire américaine,
souligne quant à lui que les Noirs, en combattant massivement lors de la guerre,
prouvent qu’ils ne sont pas des êtres dociles. Nombreux sont ceux qui estiment que la
participation massive des Noirs à l’e fort de guerre – 200 000 d’entre eux sont mobilisés,
dont environ 40 000 sont envoyés combattre sur le front – ne doit pas se faire sans
contreparties.

Cette attitude ne manque pas d’inquiéter les autorités américaines. La ségrégation et les 7
injustices subies par les troupes et les o ficiers noirs au sein du corps expéditionnaire
américain, leur rencontre avec des soldats africains des empires coloniaux français et
anglais, leur séjour dans un environnement public non ségrégué, leur engagement au
nom d’un idéal de liberté et la possible in luence de la Révolution russe de 1917 sont
autant d’éléments qui incitent les dirigeants américains à faire preuve d’une extrême
vigilance. Intéressante à cet égard est l’attitude du secrétaire à la Guerre, Newton Baker,
à la fin du con lit : il envoie en Europe Robert R. Moton, qui a succédé à Booker
T. Washington, décédé en 1915, à la tête de l’Institut Tuskegee, pour s’assurer que les
40 000 soldats noirs des 92e et 93e divisions reviennent « en bon ordre » aux États-Unis.
Et lorsque les vétérans noirs sont rapatriés, en 1919, un torpilleur escorte le convoi avec
[2]
l’autorisation de le couler en plein Atlantique en cas de mutinerie .

Les « racines africaines de la guerre »

Dans la revue Atlantic Monthly de mai 1915, Du Bois publie un article consacré aux 8
« racines africaines de la guerre » dans lequel il s’intéresse en particulier aux
conséquences du colonialisme et de l’impérialisme sur l’équilibre des pouvoirs entre les
puissances impérialistes et les peuples sous leur domination. Aucune paix durable,
conclut-il, n’est possible sans étendre les libertés démocratiques aux peuples de couleur.

Lorsqu’il reprend ce point, à l’occasion d’une conférence aux États-Unis deux ans plus 9
tard, l’actualité est marquée par la Révolution russe d’octobre 1917. Du Bois, qui fut
brièvement membre du Parti socialiste en 1911-1912 et qui a milité pour l’entrée en
guerre des États-Unis, contre l’avis de plusieurs militants noirs socialistes, s’inquiète des
conséquences de cette révolution sur le rapport de forces entre la Triple Entente
(Royaume-Uni, France, Russie) et la Triple Alliance (Allemagne, Italie, Autriche-
Hongrie). Alors que de nombreux socialistes américains militent pour le retrait de la
Russie du con lit, Du Bois leur reproche leur discrétion dans la lutte contre le racisme et
la ségrégation. Peut-on être solidaire avec les Russes sans l’être avec les Noirs ?
Beaucoup plus réformiste que révolutionnaire, Du Bois ne croit pas non plus dans la 10
capacité des communistes à transformer du jour au lendemain les mentalités et les
structures économiques. Avec son pragmatisme et sa modération, il refuse de suivre les
jeunes militants noirs qui rallient la Révolution russe sans avoir pris le temps de
[3]
comprendre les enjeux et de lire avec attention les thèses de Marx et de Lénine .

S’inscrivant explicitement dans le sillage de Du Bois, qui avait publié en 1915 un ouvrage, 11
The Negro, retraçant l’histoire générale des Noirs, l’intellectuel afro-américain Benjamin
Brawley fait paraître, à l’automne 1918, un livre qui déclenche un débat sur le rôle de
l’Afrique dans la guerre. Dès la préface du livre, intitulé Africa and the War, Brawley
souligne que c’est moins l’avenir de l’Alsace-Lorraine, de la Belgique, des Balkans ou
même de la Russie qui est au cœur de la guerre de 1914, que le destin de l’Afrique.
L’auteur s’intéresse en particulier au colonialisme allemand : si Berlin l’avait emporté
sur la France, la Belgique et l’Angleterre, l’Allemagne, qui avait tardivement pris pied en
Afrique et n’y possédait que quelques territoires épars avant guerre, aurait pris le
contrôle de la quasi-totalité du continent et donc d’un immense potentiel de ressources
[4]
stratégiques .

Au moment où les Alliés s’interrogent sur l’avenir des colonies africaines retirées à 12
l’Allemagne (Kamerun, Togoland, Rwanda-Urundi, Afrique orientale et Sud-Ouest
[a]
Africain ), l’Afrique apparaît aux yeux de nombreux observateurs comme un véritable
butin de guerre. Les ex-colonies allemandes, sur lesquelles lorgnent les vainqueurs
européens, sont l’objet de discrètes tractations à la fin du con lit et de vives discussions
lors de la négociation des traités de paix. Elles servent de monnaie d’échange entre les
puissances impérialistes au moment où la Société des Nations (SDN) est mise sur pied.
Compromis entre le président américain Woodrow Wilson, favorable à une réforme du
système colonial, et les dirigeants européens, qui tiennent à conserver leurs empires
ultramarins, un système de « mandats » est institué qui place les colonies allemandes
sous la tutelle de la SDN mais en confie l’administration aux autres puissances
[b]
coloniales .

Conscient des marchandages en cours au moment où il publie son livre, Brawley 13


souligne cependant que les puissances occidentales ne peuvent plus continuer à parler
de l’Afrique comme si les Africains n’existaient pas. De fait, le slogan « L’Afrique aux
Africains » se propage à cette période, sur le continent comme dans la diaspora. Pour
nombre d’intellectuels, de travailleurs et d’anciens combattants noirs, la Première
Guerre mondiale a prouvé que les peuples non européens avaient le droit, et la capacité,
de prendre en charge leurs propres a faires.

Un nouvel État au cœur du continent ?


À la même période, Du Bois s’interroge lui aussi sur le sort de l’Afrique. En 14
septembre 1918, il propose au bureau des directeurs de la NAACP l’organisation d’une
conférence ayant pour objectif d’inciter les puissances coloniales et les États-Unis à tirer
les conséquences politiques de la participation des Noirs à la guerre. Un mois plus tard,
il demande à aller en France afin de collecter des archives françaises consacrées au rôle
des troupes afro-américaines dans le con lit.

Plus important encore, Du Bois présente devant le bureau de la NAACP un 15


« mémorandum sur le futur de l’Afrique » qu’il dit avoir conçu avec l’aide du journaliste
du Daily News de Londres Philip Whitwell Wilson et du philanthrope blanc George
Foster Peabody. Ce mémorandum recommande la création d’un grand État noir dans le
centre de l’Afrique, englobant les colonies allemandes, le Congo belge et,
éventuellement, les territoires portugais. Du Bois entend également moderniser
l’Afrique par l’éducation et l’intégration des Africains dans les gouvernements locaux.
Hostile à la propriété privée et favorable à une « socialisation du revenu », il intègre des
valeurs communalistes dans sa vision d’une nouvelle société africaine.

Du Bois cherche à transmettre son mémorandum à l’administration Wilson, qui 16


s’intéresse également au devenir des colonies et, comme l’expliquait le président
américain dans son fameux discours en « Quatorze points » prononcé en janvier 1918, à
l’« indépendance politique et à l’intégrité territoriale » des « petits comme des grands
États ». Mais le projet de Du Bois est rapidement caduc : outre que le président
Woodrow Wilson, sudiste et calviniste, doute de la capacité des Noirs à se gouverner
eux-mêmes, le sort des anciennes colonies allemandes est secrètement scellé, avant
même l’ouverture de la Conférence de paix de Paris en janvier 1919. Convaincu que la
voix des Noirs doit être entendue, Du Bois écrit tout de même à Wilson pour demander
qu’on lui fasse une place dans la délégation o ficielle américaine invitée aux
négociations de paix en France. La réponse tardant à venir, Du Bois quitte les États-
Unis, le 1er décembre 1918, à bord d’un bateau de presse, le Orizaba. Choisi comme
correspondant de presse pour se rendre à Paris, il bénéficie ainsi d’un visa, qui sera
refusé par la France et les États-Unis à d’autres militants noirs.

À son arrivée en France, Du Bois apprend que la presse américaine a publié les éléments 17
de son mémorandum (ce qui lui vaut d’être suivi dans toutes ses démarches parisiennes
par les services américains) et que son texte a été avalisé par la NAACP lors d’un meeting
animé, en janvier 1919, par l’écrivain et cadre de la NAACP James Weldon Johnson et par
William Sheppard, un missionnaire afro-américain emprisonné au Congo pour avoir
critiqué le régime colonial. Les thèses de Du Bois sont publiées dans le numéro de
janvier 1919 de la revue de la NAACP, The Crisis, di fusé à 100 000 exemplaires.
Jusque-là limitée aux questions nationales, la NAACP, qui n’était pas la seule 18
organisation défendant les Afro-Américains, force sa nature pour embrasser la tendance
panafricaine et internationaliste. La capacité de la NAACP à se projeter outre-Atlantique
montre qu’elle est mieux organisée que la Ligue internationale des peuples noirs fondée
au domicile de la femme d’a faires afro-américaine C.J. Walker le 2 janvier 1919, et
brièvement présidée par le révérend et pasteur de l’Église baptiste éthiopienne de
Harlem, Adam Clayton Powell Sr. La NAACP a aussi une plus grande audience que la
Ligue hamite. Comprenant le journaliste John E. Bruce, G. McLean Ogle et l’activiste et
collectionneur afro-portoricain Arthur Schomburg, la Ligue hamite est en réalité une
antenne de l’Association universelle pour l’amélioration de la condition du Nègre
(Universal Negro Improvement Association, UNIA), le mouvement fondé par Marcus
[7]
Garvey, rival de la NAACP . En novembre 1918, le jour de l’armistice, l’UNIA organise
d’ailleurs une manifestation de plusieurs milliers de personnes qui réclament que les
colonies allemandes d’Afrique soient utilisées pour créer un État noir indépendant.

Le congrès panafricain de 1919

À Paris, W.E.B. Du Bois poursuit ses e forts pour organiser une conférence susceptible 19
de peser sur les décisions des grandes puissances réunies à la Conférence de paix. Pour
ce faire, il cherche à rassembler un large comité de soutien et souhaite inscrire la
[8]
dynamique du congrès dans la durée . Du Bois prend contact avec le célèbre journaliste
américain Walter Lippmann, membre de la délégation américaine à la conférence de
Paris, et le député français noir Blaise Diagne, récemment réélu dans sa circonscription
du Sénégal. Malgré les désaccords qui se manifestent entre les deux hommes, qui
s’opposent notamment sur les orientations politiques et économiques à donner au
congrès, Du Bois sait qu’il a besoin de Diagne, qui a l’oreille du président du Conseil
[9]
français, Georges Clemenceau . Multipliant les contacts, il obtient le soutien de la
Société de protection des aborigènes d’Angleterre, de la Société américaine de paix, du
Bureau international de protection des aborigènes, de l’Institut géographique
international à Bruxelles, de la Ligue des droits de l’homme à Paris. Madame Calmann-
Lévy, la veuve du célèbre éditeur, lui prête son salon pour des réunions et des entretiens.
Il rencontre également Edmund F. Fredericks, un activiste originaire de la colonie de la
Guyane britannique, venu spécialement de Londres pour représenter une association
d’Africains et d’Antillais, l’African Progress Union (APU).

Fort de ces soutiens multiples, Du Bois annonce la tenue du congrès pour les 12 et 20
13 février 1919, date commémorative de la naissance du président Abraham Lincoln.
Mais les services franco-américains, qui redoutent la présence d’individus
contestataires et craignent que le rassemblement ne soit l’occasion de discours
incendiaires, sont en alerte. Clemenceau demande à Diagne si le congrès a pour but de
laisser libre cours aux frustrations des troupes africaines. Malgré la réponse rassurante
de Diagne, le président du Conseil laisse entendre qu’il n’a pas donné son autorisation à
la tenue du congrès et qu’il fait simplement preuve de tolérance. Le sous-secrétaire
d’État américain Frank L. Polk précise quant à lui que la Maison-Blanche désapprouve ce
congrès. Confronté à l’hostilité des autorités o ficielles et ne disposant que d’un budget
dérisoire (750 livres), Du Bois peut se féliciter lorsque le congrès s’ouvre finalement le
19 février, pour deux jours, en présence d’une cinquantaine de délégués, dans une salle
du Grand Hôtel du boulevard des Capucines (le secrétariat est situé à l’Hôtel de Malte,
rue Richelieu). Diagne est élu président du congrès et Du Bois assure le secrétariat.

Venus des États-Unis, d’une demi-douzaine de pays de la Caraïbe et de neuf pays 21


africains, les délégués demandent aux puissances coloniales un engagement juridique
et législatif afin de faire respecter les droits des populations africaines en matière
d’accès et de contrôle de la terre, d’abolition du travail forcé et de droit à l’éducation. La
Société des Nations (SDN) est pressentie pour vérifier la bonne tenue des engagements.
Le congrès réclame la mise en place de politiques sociales et d’un programme
d’émancipation afin que les Africains se forment à la gestion de l’État moderne.
Toutefois, les résolutions passées lors de ce congrès ne sont prises au sérieux par aucun
dirigeant occidental. En revanche, la presse ouest-africaine constate que, pour la
première fois, des délégués venus de plusieurs territoires africains di férents se sont
retrouvés ensemble pour discuter des solutions à apporter à des problèmes communs.

Le plus di ficile commence à la fin du congrès : donner une visibilité, une audience et 22


une profondeur aux résolutions pour motiver la tenue d’un prochain congrès. Du Bois
tente en vain de rencontrer Clemenceau et Wilson. Il parvient en revanche à se faire
entendre du Premier ministre britannique Lloyd George, qui lui fait part de sa
« considération attentionnée ». La seconde tâche, installer un secrétariat permanent
pour préparer la rencontre suivante, prévue à Paris en 1921, est accomplie le 12 mars, lors
d’une réunion du comité exécutif du congrès dans le bureau de Diagne. L’objectif est de
maintenir la pression pour que des lois pro-africaines soient passées par Londres et
Paris sur la question des terres, de l’éducation, du droit du travail, du partage du capital
et de la fin de la discrimination.

Du Bois annonce la formation d’une nouvelle Association panafricaine dotée d’un 23


trimestriel international, Black Review, di fusé en français, anglais, espagnol et
portugais. Le 29 avril 1919, il présente ses résolutions devant la Société littéraire de
Bethel à Washington. L’une des personnes présentes ce soir-là est Miss Nannie
H. Burroughs, présidente de l’École nationale de formation pour femmes. Future
[10]
membre du bureau de la NAACP, elle est frappée par l’égotisme de Du Bois . Deux ans
plus tard, en réponse à un courrier de l’écrivain James Weldon Johnson appelant à
financer le congrès de 1921, elle fait part de son scepticisme : Du Bois n’est pas, selon elle,
l’homme qu’il faut pour conduire les masses.
Les conservateurs contre les réformistes (1921)

Rayford Logan est l’un des soldats afro-américains qui ont réussi à rester en France 24
après la guerre. À l’été 1921, il reçoit une lettre de son ancienne professeure de français
au lycée, Jessie Fauset, devenue éditrice littéraire de la revue de la NAACP The Crisis, qui
lui demande d’accueillir Du Bois et de l’aider à organiser le prochain congrès
panafricain. Avec une quarantaine de délégués venus d’Afrique, une trentaine des États-
Unis, une vingtaine d’Europe et une demi-douzaine des Antilles, le congrès se déroule
en trois temps, de façon itinérante entre Londres, Bruxelles et Paris, du 28 août au
[11]
6 septembre . Les di férentes délégations ont pris en charge leurs frais de voyage, et
des dons ont été envoyés aux organisateurs par des militants dans les colonies et aux
États-Unis. La gauche européenne apporte également un soutien logistique.

Lors de la première session du congrès, tenue au Central Hall, en face de l’abbaye de 25


[12]
Westminster , le militant nigérian L.B. Augusto demande des actes concrets. Tirant la
leçon du refus de l’attribution des anciennes colonies allemandes aux Africains en 1919,
Augusto lance l’idée d’un plan de rachat de terres en Afrique sur le modèle de la
colonisation américaine au Liberia afin de créer un nouvel État indépendant. En
matière d’éducation, Jessie Fauset propose de s’appuyer sur l’exemple d’Adelaide Casely-
[13]
Hayford pour promouvoir l’émancipation des jeunes filles . Les communications sont
résumées dans un « Manifeste de Londres ». Ce texte souligne notamment la nécessité
de corriger l’inégale répartition des richesses entre les métropoles et les colonies, de
mettre fin au traitement di férencié des travailleurs selon leur couleur de peau et de
combattre la ségrégation raciale aux États-Unis.

La seconde partie du congrès se tient du 31 août au 2 septembre, au Palais mondial de 26


Bruxelles, qui avait été mis à la disposition des congressistes par l’intermédiaire des
militants pacifistes et internationalistes belges Paul Otlet et Henri La Fontaine. Alors
que Diagne ouvre les débats par un long discours soulignant que le congrès ne doit pas
aborder la question de l’in luence croissante du communisme dans les milieux
[14]
anticolonialistes, la presse belge scrute les propos de Paul Panda Farnana qu’elle
suspecte d’être in luencé par le « communisme international ». Éduqué en Belgique et
diplômé en agronomie, premier Congolais diplômé d’une institution occidentale, Panda
Farnana s’était fait connaître en janvier 1921 dans deux entretiens accordés aux
journaux belges Dernière Heure et Patrie Belge, où il réclamait la formation de médecins,
d’enseignants et d’administrateurs congolais. Pour les Belges, toute demande de ce
genre ne peut que cacher des in luences étrangères. Un article paru dans Le Flambeau de
juillet-août 1921 a firmait que Panda Farnana était lié à l’UNIA, l’organisation fondée par
Marcus Garvey et basée à Harlem, regardée à l’époque comme hautement subversive
(voir chapitre 5). Il ne fait pourtant que dénoncer la brutalité du colonialisme belge.
Le dernier débat de la session bruxelloise porte sur le Manifeste de Londres. Il provoque 27
une scission entre les réformistes menés par Du Bois et les conservateurs,
majoritairement francophones, menés par Diagne. Rayford Logan, qui sert d’interprète
lors de la session bruxelloise, souligne que Du Bois prononce dans son allocution en
anglais une phrase demandant que la terre en Afrique soit confiée à une organisation
commune. En entendant le mot « common » prononcé par Du Bois, Diagne se braque et
établit une référence au soulèvement populaire de la Commune parisienne de 1871.
Reprenant immédiatement le contrôle des débats sans se rendre compte de son
[15]
erreur , le député français refuse catégoriquement d’endosser tout texte qui serait
in luencé par le communisme. Diagne s’arrange pour faire voter deux autres motions
plus modérées par un petit groupe de délégués et décide de ne pas proposer au vote la
motion de Du Bois reprenant le Manifeste de Londres, qui est donc implicitement
rejeté.

La dernière session du congrès à Paris, les 4 et 5 septembre, entérine la rupture entre 28


Du Bois et Diagne. In luencés par ce dernier, les délégués francophones antillais
contestent la légitimité de Du Bois à parler au nom des Afro-Américains et à soulever la
question des colonies françaises. L’in luence de Clemenceau, qui a pris sa retraite de la
vie politique mais qui vient d’e fectuer une tournée en Égypte, au Soudan, en Inde, puis
une visite à Londres auprès de Winston Churchill, alors secrétaire d’État au Colonies, et
de l’écrivain Rudyard Kipling, continue de peser sur Diagne qui souhaite renvoyer
Du Bois aux États-Unis. Prudent, ce dernier maintient le principe de la lutte contre
l’oppression raciale dans le monde entier et propose de créer une section parisienne de
l’Association panafricaine, présidée par le député de la Guadeloupe Gratien Candace,
assisté de Logan et du professeur guadeloupéen Isaac Beton. Le commandant
guadeloupéen Camille Mortenol, un ancien capitaine de vaisseau engagé dans la
conquête coloniale de Madagascar, et commandant de la défense antiaérienne de Paris
pendant la guerre de 1914, assure la trésorerie de cette section dont Diagne s’empresse
de prendre la tête pour mieux la faire disparaître.

La perte de vitesse des congrès panafricains

Les tensions entre Du Bois et Diagne se poursuivent à distance dans les mois qui suivent 29
le deuxième congrès, et approfondissent la rupture entre les anglophones et les
francophones. Diagne, invité à tenir des conférences aux États-Unis, renonce au projet
devant l’opposition de Du Bois. Et lorsque ce dernier envisage d’organiser une session
du troisième congrès panafricain à Paris, l’animosité de Diagne et la publication dans
un journal français d’un article assimilant le sociologue afro-américain à un disciple de
Garvey l’empêchent de réaliser ce projet. Marqué par la défection des délégués
francophones, le congrès panafricain de 1923 se déroule donc à Londres et, pour la
[16]
première fois, à Lisbonne .

Financée par le Cercle de la paix et des relations étrangères de l’Association nationale 30


des femmes de couleur (National Association of Colored Women, NACW-USA), la
session londonienne reçoit le soutien du chef de l’opposition britannique, le travailliste
Ramsay MacDonald. Les délégués réitèrent leurs précédentes demandes concernant
notamment l’émancipation et le développement de l’Afrique pour les Africains,
l’abolition de la ségrégation et l’interdiction du lynchage des Afro-Américains dans les
États du sud des États-Unis. Lors de la session de Lisbonne, les Africains des colonies
portugaises, organisés en plusieurs associations, réclament une meilleure
représentativité politique, des droits de propriété et d’accès à la terre, la mise en place
d’une justice avec des jurés locaux, le droit à une éducation élémentaire et à la formation
technique et professionnelle, le développement économique et commercial assorti de la
répartition juste et équitable des bénéfices, l’abolition des formes d’esclavage et de
travail forcé et, de manière inédite, le droit à l’autodéfense y compris par le port d’armes.
La longueur des revendications donne une idée de la situation dans les colonies
portugaises.

Entre 1921 et 1923, le désengagement des francophones et de la NAACP de l’organisation 31


des congrès réduit les sources de financement de rencontres qui s’étaient toujours
tenues en Europe. Le quatrième congrès, prévu pour 1925, est repoussé de deux ans afin
[17]
de trouver de nouveaux financements . Ceux-là arrivent sous l’impulsion de groupes
[18]
de femmes, dont deux se distinguent particulièrement par leurs e forts . Su fragette et
militante pacifiste, Addie W. Hunton met à la disposition de Du Bois une importante
liste de contacts obtenus dans le cadre de ses précédentes activités militantes à la
NAACP, ainsi que de son expérience d’infirmière auprès des soldats noirs basés en
France en 1917-1918. Quant à Addie W. Dickerson, une courtière en immobilier mariée à
un important avocat noir de Philadelphie, engagée dans la lutte pour les droits civiques,
elle mobilise une partie de sa fortune personnelle et de ses contacts. Le planteur de
cacao venu de la Gold Coast Chief Amoah III apporte également une contribution
financière qui permet au quatrième congrès panafricain de se tenir à l’été 1927 à New
York, avec une audience de 5 000 personnes venues écouter les 208 délégués
[19]
représentant treize pays ou territoires .

Les congressistes réitèrent les mêmes demandes économiques et sociales que lors des 32
précédents congrès, ce qui leur attire des critiques contradictoires. Les puissances
coloniales accusent le congrès d’être infiltré par des communistes et des garveyistes, ce
qui est loin d’être le cas, tandis que les communistes noirs comme George Padmore
assimilent les congrès panafricains à des manifestations de nationalisme petit-
bourgeois, renvoyant ainsi Du Bois et Garvey dos à dos.
Pour tenter de relancer la dynamique et d’échapper aux accusations de sectarisme, 33
décision est prise d’organiser le congrès suivant, prévu pour 1929, à Tunis, sur le sol
africain. Mais la crise de 1929 porte un coup fatal aux congrès, presque intégralement
financés par les communautés noires. Or, avec la dépression économique, les Noirs sont
les premiers à perdre leur emploi et les derniers à en retrouver un. Sur cette situation
économique et raciale qui s’est dégradée tout au long des années 1920, Marcus Garvey va
bâtir l’UNIA, une organisation populaire prônant le retour en Afrique et la fierté de la
race nègre.

Notes

[1] W.E.B. DUBOIS, The World and Africa, International Publishers, New York, 2003, p. 1-15.

[2] Clarence G. CONTEE, « Du Bois, the NAACP, and the Pan-African Congress of 1919 »,
Journal of Negro History, vol. 57, n° 1, janvier 1972, p. 17.

[3] Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, op. cit., p. 108.

[4] Benjamin G. BRAWLEY, Africa and the War, Du field & Co., New York, 1918.

[a] Territoires correspondant respectivement (à quelques tracés frontaliers près) aux


actuels Cameroun, Togo, Rwanda, Burundi, Tanzanie et Namibie.

[b] Le paragraphe 5 de l’article 22 du pacte de la SDN stipule que « le degré de


développement où se trouvent d’autres peuples, spécialement ceux de l’Afrique
centrale, exige que le Mandataire y assume l’administration du territoire à des
conditions qui, avec la prohibition d’abus, tels que la traite des esclaves, le trafic des
armes et celui de l’alcool, garantiront la liberté de conscience et de religion, sans autres
limitations que celles que peut imposer le maintien de l’ordre public et des bonnes
mœurs, et l’interdiction d’établir des fortifications ou des bases militaires ou navales et
de donner aux indigènes une instruction militaire, si ce n’est pour la police ou la
défense du territoire et qui assureront également aux autres Membres de la Société
des conditions d’égalité pour les échanges et le commerce ».

[7] Clarence G. CONTEE, loc. cit., p. 18.

[8] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 58-61.

[9] Clarence G. CONTEE, loc. cit., p. 20.

[10] Ibid., p. 28.

[11] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 61-65.

[12] W.E.B. DUBOIS, The World and Africa, op. cit., p. 236-240.

[13] Adelaide Casely-Hayford est issue d’une famille métisse de Freetown, d’origine
jamaïcaine et fanti (Ghana). Elle est élevée en Angleterre, puis elle fait des études
supérieures en Allemagne. En 1897, Adelaide retourne en Sierra Leone et, six ans plus
tard, elle épouse l’avocat nationaliste de la Gold Coast Joseph Casely-Hayford. En 1909,
elle divorce, ce qui atteste d’une certaine modernité, et en 1914 elle ouvre une école
pour jeunes filles. Dans cette école, elle va appliquer une série de principes
nationalistes, en demandant aux jeunes filles de ne pas venir dans des tenues
occidentales. Elle va également servir de relais au mouvement de Marcus Garvey, qui
reposait beaucoup sur les femmes africaines. Voir Adelaide M. CROMWELL, An African
Victorian Feminist : The Life and Times of Adelaide Smith Casely Hayford, 1868-1960, Cass,
Londres, 1986.

[14] Didier MUMENGI, Panda Farnana, premier universitaire congolais (1888-1930),


L’Harmattan, Paris, 2005.

[15] Rayford W. LOGAN, « The historical aspects of pan-Africanism. A personal chronicle »,


African Forum, n° 1, 1965, p. 95.

[16] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 65.

[17] W.E.B. DUBOIS, The World and Africa, op. cit., p. 242-243.

[18] Sur l’internationalisme noir et le féminisme, voir Brent H. EDWARDS, The Practice of
Diaspora. Literature, Translation and the Rise of Black Internationalism, Harvard University
Press, Cambridge, 2003, p. 119-186.

[19] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 65-66.

Plan
Les Noirs et la Première Guerre mondiale

Les « racines africaines de la guerre »

Un nouvel État au cœur du continent ?

Le congrès panafricain de 1919

Les conservateurs contre les réformistes (1921)

La perte de vitesse des congrès panafricains


5. « Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de
Marcus Garvey
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 77 à 90

Chapitre

L es premiers groupes de captifs africains déportés pour remplacer les Indiens


Arawaks décimés par la conquête espagnole arrivent o ficiellement en Jamaïque en
[1]
1517 . L’île, qui était la première étape des bateaux négriers en provenance du
1

continent africain, a servi pendant plus de trois siècles de pivot pour la navigation dans
l’Atlantique et la mer des Caraïbes. Au moment où les Britanniques s’en emparent, en
1655, des groupes d’Africains fuient les plantations et partent se réfugier dans les
hauteurs de l’île. Connus sous le nom de Marrons, ils mènent une série de guerres
[2]
contre les Britanniques avant d’être vaincus puis déportés vers la province canadienne
de la Nouvelle-Écosse puis, plus tard, en Sierra Leone.

À l’inverse des colonies nord-américaines, les Antilles ne sont pas des colonies de 2
peuplement. Les îles sont dirigées par des gouverneurs, et les plantations sont souvent
gérées par des contremaîtres travaillant pour les propriétaires londoniens. En 1765, on
recense environ 450 000 Noirs pour 1 450 000 Blancs dans les colonies continentales
nord-américaines. La Jamaïque, qui comptait seulement 1 400 Noirs en 1658, en compte
45 000 dès 1703, contre 8 000 Blancs. En 1787, 25 000 Blancs et 211 000 Noirs se trouvent
[3]
sur l’île, qui reçoit plus d’un demi-million d’Africains entre 1701 et 1807 . Cet équilibre
démographique rappelle la situation de Saint-Domingue, où les Noirs ont arraché leur
liberté en 1804. En décembre 1831, une rébellion, lancée par Sam Sharpe, un prédicateur
baptiste lettré de la région de Montego Bay, au nord-ouest de la Jamaïque, éclate. Bien
qu’elle soit rapidement réprimée, elle in luence le débat abolitionniste qui fait alors rage
en Grande-Bretagne.

L’abolition de l’esclavage, décrétée le 1er août 1834 dans les colonies britanniques, est 3
suivie d’une période de quatre ans dite d’apprentissage afin de former les a franchis. En
réalité, il s’agit surtout, pour les anciens propriétaires indemnisés de la perte de leur
main-d’œuvre, de réorganiser la production. Un nouveau régime de travail est fondé qui
favorise la concurrence entre les Noirs et les travailleurs sous contrat importés d’Inde.
Des troubles éclatent régulièrement dans le monde paysan (révolte de Morant Bay en
1865) et les travailleurs réclament de meilleures conditions de travail et une
revalorisation des salaires. Le système politique, contrôlé par le gouverneur installé à
Kingston, la capitale du territoire, et le Colonial O fice à Londres, couvre un système
d’exploitation économique où les lobbies sucriers cèdent du terrain à la toute-puissante
multinationale américaine United Fruit Company.

De la Jamaïque à New York : l’ascension du « roi nègre » de


Harlem

C’est dans cet univers marqué par des luttes économiques, politiques et sociales sur 4
fond de tensions raciales que Marcus Garvey naît en 1887 à Saint Ann’s Bay, au nord de
la Jamaïque. Alors qu’il n’est qu’un adolescent, Garvey part en apprentissage à Kingston
dans l’imprimerie de son parrain, avant d’éditer ses premiers journaux dans les années
1900. Engagé dans des cercles de lectures anticolonialistes, il est renvoyé de son travail
pour avoir organisé des piquets de grève. Il décide de voyager au Venezuela, en
Colombie et en Équateur, puis de traverser l’Amérique centrale, créant au passage le
journal La Prensa au Panama et La Nacionale au Costa Rica. Ce voyage initiatique lui fait
prendre conscience que le sort des travailleurs jamaïcains est partagé par bien d’autres
peuples.

En 1912, Garvey e fectue un second voyage initiatique en Europe. À Londres, il tente de 5


réaliser une ascension sociale tout en s’intéressant aux enjeux politiques, en particulier
[4]
au nationalisme irlandais . Garvey visite également une partie du Vieux Continent
(Paris, Madrid…), où il est régulièrement pris pour un roi africain, ce qui ne manque pas
[5]
de latter son ego . Mais c’est à Londres qu’il développe ses facultés de communication.
Rédacteur prolifique, jeune mais expérimenté, il intègre l’équipe du journaliste égyptien
[6]
d’origine soudanaise Dusé Mohamed Ali , qui fonde en 1912 la revue The African
Times & Orient Review. Cette expérience lui permet de nouer des contacts dans l’ensemble
du monde colonial. C’est également à cette époque qu’il se forme au nationalisme noir
en parcourant l’autobiographie de Booker T. Washington, Up from Slavery, et l’essai écrit
par le militant nationaliste de la Gold Coast Joseph Casely-Hayford, Ethiopia Unbound.
En 1914, Garvey décide de rentrer en Jamaïque. En compagnie de celle qui allait devenir
sa première épouse et sa collaboratrice, Amy Ashwood Garvey, il fonde en juillet
l’Universal Negro Improvement and Conservation Association et l’African Communities
League, organisations qui seront refondées à l’été 1917 à New York puis connues dans
[a]
l’histoire sous l’acronyme UNIA .

Se revendiquant de l’universalité, comme son nom l’indique, l’UNIA est née dans un 6
contexte particulier. Dans les années 1910, la détérioration de la situation économique et
raciale dans le sud des États-Unis et les besoins industriels dans les centres urbains
[8]
conduisent à une « Grande Migration » des Noirs vers le Nord et l’Ouest . Les
travailleurs antillais qui étaient mobilisés sur la construction du canal de Panama sont
également nombreux à rejoindre les villes nord-américaines. La baisse des lux
migratoires en provenance d’Europe pendant la Première Guerre mondiale incite les
employeurs à se tourner vers les travailleurs noirs, embauchés dans les usines
(armement, automobile, sidérurgie), les chantiers (chemins de fer, chantiers navals,
bâtiment) et les services de base. Les salaires dans le Nord sont faibles, mais plus
substantiels et réguliers que les revenus liés à l’agriculture dans le Sud. Partant en
premier, les hommes font ensuite venir leur famille et incitent leurs amis restés dans le
Sud à les rejoindre.

Fuyant les lynchages et la ségrégation du Sud, les Noirs ne sont pourtant pas toujours les 7
bienvenus dans le Nord. Sur le marché de l’emploi, leur arrivée inquiète les travailleurs
blancs regroupés au sein de la Fédération américaine du travail (American Federation of
Labor, AFL). Les patrons utilisant les Noirs pour faire baisser les salaires et briser les
grèves, les syndicats blancs sont peu disposés à défendre les travailleurs noirs. Sur le
marché du logement, les politiques publiques et la spéculation immobilière privée
favorisent la constitution de ghettos ethniques. C’est parmi les 100 000 à 150 000 Noirs
vivant dans le plus célèbre des quartiers afro-américains, Harlem, entre la 125e et la
145e rue du nord de Manhattan, à New York, que Garvey décide de relancer l’UNIA en
1917.

Initialement, la venue de Garvey aux États-Unis était motivée par son souhait de 8
rencontrer Booker T. Washington et de lui demander conseil en vue de créer, à
Kingston, une école comparable à l’Institut Tuskegee. Booker T. Washington décède
prématurément le 14 novembre 1915. En mars 1916, Garvey embarque néanmoins pour
New York et prend ses quartiers à Harlem. Déçu par l’absence de Du Bois qu’il avait
invité à sa première conférence donnée en mai 1916, Garvey perd ses illusions sur
l’intellectuel afro-américain en constatant la présence de nombreux Blancs dans les
locaux de la NAACP situés sur la 5e avenue.
Pendant l’été 1916, Garvey se rend à l’Institut Tuskegee, en Alabama. Déçu cette fois-ci 9
par l’accueil de Robert Moton, le successeur de Booker T. Washington, il entame un
voyage de six mois dans une quarantaine d’États, dont ceux du sud des États-Unis.
Risquant sa vie, il y découvre la ségrégation, la violence et la terreur symbolisée par ces
[a]
« arbres aux fruits étranges ». Garvey y rencontre également des communautés noires
qui tentent de survivre en courbant l’échine ou rêvent d’une terre promise. Intervenant
dans les églises, il se construit, grâce à ses talents d’orateur, un large réseau de
sympathisants et recrute des militants.

À son retour à Harlem, Garvey prend ses quartiers à l’angle de la 135e rue et de Lenox 10
Avenue. C’est là que, juché sur son escabeau, il prend l’habitude de haranguer la foule
qui se presse, de plus en plus nombreuse, pour écouter ses discours en lammés.
Partageant la scène du militantisme radical noir avec le journaliste Hubert Henry
Harrison et le syndicaliste Asa Philip Randolph, Garvey et l’UNIA concurrencent Du Bois
et la NAACP dans l’analyse de l’actualité afro-américaine et internationale : l’occupation
américaine de Haïti (1915), la Première Guerre mondiale, la Révolution russe, le retour
d’Europe du régiment noir new-yorkais des Harlem Hellfighters ou encore la
recrudescence des lynchages et des émeutes raciales à l’été 1919.

L’UNIA, la première internationale noire

Ciblant le grand public, l’UNIA prend le contre-pied de l’élitisme de la NAACP. 11


L’historien Carter Woodson souligne que, dans les années 1920, les Afro-Américains
sont encore trop absents du monde des arts, de l’histoire, de la littérature, de la
[10]
médecine et des sciences . Selon lui, la tactique du-boisienne du « Talented Tenth »
consistant à former une élite de 10 % des Noirs de façon à entraîner les autres vers le
sommet creuse en réalité le fossé entre les milieux populaires et l’élite. Précisément,
cette élite afro-américaine se perd dans des querelles intestines pour la définition de son
leadership et se désintéresse du reste de la population noire. Le point fort de Garvey est
de se tourner vers les moins favorisés et de stimuler politiquement leur imaginaire, en
les invitant à regarder vers l’Afrique. Renouant avec l’« éthiopianisme » du mouvement
[11]
religieux millénariste fondé à la fin du XVIIIe siècle par George Liele , Garvey touche
simplement la fierté de millions de personnes en les invitant à remplacer l’image d’un
Dieu blanc par celle d’un Dieu noir, de la couleur de ceux qui le prient. En cela, Garvey
opère une révolution mentale.

Cherchant à lier sa conception de la fierté raciale avec les a faires, il se rapproche de la 12


riche femme d’a faires afro-américaine Madam C.J. Walker, dont le commerce en
produits cosmétiques et capillaires vante la beauté naturelle des Noirs. Les revenus tirés
des encarts publicitaires de l’entreprise de cosmétique C.J. Walker permettent à Garvey
de lancer et développer The Negro World, édité dans un premier temps par son
[12]
compatriote Wilfred A. Domingo . Après le décès de Madam Walker en 1919, l’UNIA
investit dans des commerces, des usines, des restaurants et une compagnie de
navigation maritime, la Black Star Line. Grâce aux activités économiques et aux fonds
levés par ses militants, Garvey achète en 1919 un immeuble qui sert de siège à
l’association. Le bâtiment en briques du Liberty Hall sur la 135e rue devient le centre du
monde politique et culturel noir des années 1920.

L’inauguration du Liberty Hall et la refondation o ficielle de l’UNIA interviennent de 13


manière symbolique le 1er août 1920, lorsque Garvey lance la première Convention
internationale des peuples nègres du monde (First International Convention of the
Negro Peoples of the World). Pendant un mois, 35 000 personnes participent aux
débats, assistent aux défilés du groupe paramilitaire de la Légion africaine universelle et
à celui de la Croix noire, nom de l’organisation des femmes de l’UNIA prenant en charge
des activités sociales pour le compte de la communauté noire.

À la fin de la convention, dans une « Déclaration des droits des peuples nègres du 14


monde », Garvey dénonce la condition noire dans le monde entier et pose les
fondements panafricains de l’UNIA. Outre l’égalité raciale, la justice sociale, la dignité et
la liberté en toutes choses, le texte demande que l’Afrique soit rendue aux Africains et
que leur soient reconnus le droit à l’autodétermination et le contrôle de leurs propres
institutions (écoles, commerces, immobilier). Condamnant les con lits entre les Noirs
ou impliquant des Noirs comme troupes auxiliaires, Garvey exige que les Noirs puissent
choisir leurs représentants dans les a faires internationales, rejette la Société des
Nations tant qu’elle ne reconnaîtra pas la liberté des peuples noirs et exige la liberté de
navigation et de commerce maritime pour tous les peuples du monde. Pour sceller
l’unité noire, l’UNIA introduit un hymne, un drapeau (rouge, noir, vert) et même un jour
[13]
férié (le 31 août) .

Avec ces revendications, le mouvement de Garvey rallie les Noirs par-delà leurs 15
appartenances caribéenne, afro-américaine ou africaine. Née en Jamaïque en 1914,
refondée aux États-Unis en 1917, popularisée entre 1918 et 1922 grâce à une adhésion
massive, l’UNIA est ensuite disséminée à travers le monde, avec une ferveur inégalée,
par toute une constellation d’intellectuels, de journalistes, d’artistes, d’aventuriers et de
travailleurs de tous les pays. Les idées garveyistes, traduites en français et en espagnol,
accompagnent les migrations de travailleurs du Panama, du Venezuela, de la Jamaïque
et d’Haïti vers les plantations de canne à Cuba et en République dominicaine. Au milieu
des années 1920, l’UNIA compte jusqu’à mille comités dans le monde entier et
revendique six millions de membres. En cela, l’UNIA constitue la première véritable
[14]
internationale noire . En attirant les milieux populaires elle rompt avec la dimension
élitiste qui caractérisait le panafricanisme, et donne une plus grande visibilité aux
questions raciales et coloniales.
Répression, éthiopianisme et « Afrique aux Africains »

Le succès de Garvey inquiète autant les autorités américaines que son principal rival, 16
Du Bois. Ce dernier, qui avait décliné l’invitation à la convention de 1920, serait tout de
[15]
même venu assister incognito au sacre de Garvey . Dès 1921, l’hostilité devient publique
entre les deux hommes qui espèrent rallier à leur cause la quinzaine de millions de Noirs
vivant aux États-Unis et, par la suite, les 400 millions de Noirs vivant dans la Caraïbe et
en Afrique. De son côté, le Bureau fédéral d’investigation (FBI) suit chacun des
mouvements de Garvey et tente d’établir une liste de ses contacts et des lecteurs du
Negro World. L’objectif est de compromettre la réputation de Garvey et la crédibilité de
l’UNIA. En passant au crible les opérations financières de la Black Star Line, les services
fiscaux concluent à des fraudes dans les comptes de l’entreprise.

En 1922, Garvey est arrêté, condamné en première instance et détenu une première fois, 17
avant d’être placé en liberté surveillée. Au début de l’année 1925, la cour d’appel confirme
le jugement de condamnation de 1922. Un mandat d’arrêt est lancé contre Garvey. Le
Noir le plus célèbre de son époque est arrêté par les autorités fédérales à New York, à
bord du train qui le ramène d’une visite à Detroit. Le 5 février 1925, menotté, il prend
[16]
place à bord d’un train qui le conduit au pénitencier fédéral d’Atlanta . Son
incarcération laisse le champ libre à Du Bois. Alors que l’UNIA subit une perte de
prestige et un déclin économique irréversible, les autorités américaines craignent que
l’emprisonnement de Garvey en fasse un martyr. En e fet, une série de pétitions, de
rassemblements populaires et d’éditoriaux réclament sa libération.

Le 18 novembre 1927, six jours après avoir reçu un rapport du procureur, le président 18
américain Calvin Coolidge demande aux agents fédéraux de se rendre à Atlanta, de
libérer Garvey, de le conduire en train à La Nouvelle-Orléans et de le faire embarquer
incognito sur le SS Saramacca. Mais le 3 décembre, lorsqu’il arrive sous la pluie et sous
escorte policière au port louisianais, Garvey est accueilli par plusieurs centaines de
militants, pleurant et applaudissant leur leader. Après un discours d’adieu retraçant son
engagement, il monte à bord du bateau qui le conduit à Panama, d’où il sera reconduit
[17]
en Jamaïque .

À Kingston, il tente en vain de relancer l’UNIA et de fonder un parti. Immédiatement, la 19


classe politique jamaïcaine se ligue contre lui. En revanche, son credo d’une religion
africaine, ainsi que d’un dieu de la même couleur que ceux qui le prient, frappe les
couches sociales déshéritées de la Jamaïque. Lorsqu’en novembre 1930 la nouvelle arrive
à Kingston du couronnement de Ras Tafari Mekonnen comme empereur d’Éthiopie
sous le nom de Hailé Sélassié (« la force de la trinité »), les admirateurs de Garvey
reprennent une déclaration de leur leader inspirée du fameux psaume 68:31 (« Des
grands viendront d’Égypte ; l’Éthiopie tendra les mains vers Dieu ») et adoptent comme
nom de culte le nom initial de l’empereur, Ras Tafari (qui signifie « la tête de celui qui est
craint »). À la tête de la seule nation africaine jamais colonisée, Hailé Sélassié devient un
véritable dieu vivant pour les tenants du mouvement rastafari. Garvey, qui n’en
demandait pas tant, accède au statut de prophète. Voyageant en Europe, au Canada et
aux Antilles dans l’espoir de refonder l’UNIA, les mots d’ordre de Marcus Garvey, « Un
dieu ! Un but ! Une destinée ! » et « L’Afrique aux Africains ! », entrent dans le
patrimoine du panafricanisme. Bien qu’il meure dans l’anonymat de Londres en
juin 1940, il demeure une figure majeure de l’histoire de la cause noire.

Garvey contre Du Bois : deux manières d’être noir

[18]
Comme le souligne l’historien George Shepperson , la di férence entre le 20
panafricanisme de Du Bois et le panafricanisme de Garvey peut se résumer ainsi : d’un
côté, les demandes politiques d’émancipation réclamées par une élite intellectuelle
jugeant ce qui est bon pour le peuple ; de l’autre côté, un mouvement hétérogène qui
appelle à la mobilisation des milieux populaires et au renforcement de la solidarité
raciale, quitte à en exclure l’élite. Le débat Garvey-Du Bois, ou UNIA-NAACP, montre
qu’à l’intérieur d’une même communauté les revendications de la partie la moins
autonome du point de vue économique et social – mais la plus importante
numériquement – ne sont pas toujours prises en compte lorsque la portion la plus
indépendante, et qui a donc accès à l’espace public et politique, se charge d’exprimer les
revendications de toute la communauté. La position sociale, le lieu de résidence et la
couleur donnent alors un mélange explosif.

Au début des années 1920, la rivalité entre les deux hommes est résumée de manière 21
caricaturale dans la presse comme une opposition entre le « Nègre » Marcus Garvey,
Jamaïcain à la peau noire, et le « Mulâtre » W.E.B. Du Bois, Afro-Américain « de
couleur », à la peau claire. Plus tard, dans une réponse au linguiste français Roland
Barthes, qui souhaite remplacer le terme « Negro » par « personne de couleur », le
linguiste afro-américain John Baugh se référera à une citation de Du Bois qui précisait
en 1928 que les noms ne sont que des signes conventionnels pour identifier les choses,
mais que la réalité demeure : si les Nègres (Negroes) font l’objet de racisme, cela est lié à
leur couleur et non à leur dénomination qui peut en revanche évoluer en fonction de
leur statut social.

Le débat peut paraître anecdotique mais Booker T. Washington, bien qu’il fût clair de 22
peau, et surtout Garvey ont critiqué la prééminence d’une élite au teint « plus clair », qui
considérait cette clarté comme le signe d’une supériorité sur les autres Noirs dont elle se
voulait pourtant porte-parole. La position essentialiste de Garvey, pour qui la race et la
culture sont liées de manière éternelle et inaltérable, diverge de la lecture de Du Bois qui
estime que l’identité africaine des Noirs en Amérique s’est modifiée au contact d’autres
groupes ethniques pour se fondre dans la culture américaine. Pour Du Bois, le Noir est
noir par origine et américain de nationalité ou de culture, mais en désirant s’intégrer, il
lutte pour sortir du complexe imposé par le voile de couleur qui recouvre cette double
identité. Pour Garvey en revanche, le Noir est issu de la race « nègre » et les Noirs du
monde entier doivent revendiquer avec fierté leur appartenance commune à l’Afrique.
En a firmant que leur seule nationalité est africaine, ils font du retour sur le continent
d’origine une étape vers la reconquête de leur souveraineté.

Du Bois et Garvey personnifient deux manières d’être noir. Là où le premier, arborant 23


une moustache bismarckienne, apparaît sous les traits d’un dandy occidental, Garvey,
a fublé de son légendaire chapeau à plume et de son apparat de style mussolinien,
impose, lors des défilés de l’UNIA, l’image d’une Afrique conquérante. Là où Du Bois
semble chercher à masquer ses racines africaines en insistant sur ses origines familiales
française et hollandaise, Garvey fascine par sa capacité à mettre en scène la fierté nègre.
Dans le fond, se demande Du Bois, qu’est-ce qui fait que je me sens lié à l’Afrique ? La
couleur est un élément de rapprochement, mais le fondement de l’identité noire est,
selon lui, « l’héritage social de l’esclavage ; la discrimination et l’insulte ; et cet héritage
nous lie ensemble non seulement avec les enfants de l’Afrique, mais il s’étend à travers
[19]
l’Asie et dans les mers du Sud. C’est cette unité qui m’attire à l’Afrique ».

Pour l’historien Ayodele Langley, « il n’y a pas un seul mouvement panafricain mais une 24
série de mouvements panafricains qui assument di férentes caractéristiques dans
di férentes aires, sous des directions di férentes, mais largement unies par une
[20]
idéologie de race et de couleur et par un sentiment d’injustice et d’infériorité ». Ainsi,
derrière de nombreuses contradictions liées au fait que son message, de nature
populiste, a été librement interprété par ses partisans, Garvey, qui présente
régulièrement son mouvement comme un « sionisme de la race nègre », entend porter
parmi les Noirs du monde entier le message pan-nègre de la libération de l’Afrique à
partir de l’unité de la race. Quant à la pensée de Du Bois, toujours hostile à un
mouvement de masse comme celui de Garvey, elle évolue du soutien à l’intégration sur
le sol américain à l’anticolonialisme sur le sol africain en passant par le nationalisme
noir américain et le combat pour l’autodétermination des « peuples de couleur ».

Ultérieurement, des penseurs critiques comme Padmore ont estimé que Garvey et 25
Du Bois se rejoignaient sur de nombreux points, notamment l’idée que la conscience
d’appartenir à un même ensemble ethnique historiquement victime du racisme ne doit
pas conduire les Noirs vers un nationalisme étroit ou un racisme inversé, mais vers un
projet politique clair consistant à créer un État en Afrique, soit sous l’impulsion des
Noirs de la diaspora, soit en solidarité avec les Noirs restés sur le continent. Sur ce
dernier point, il faut relever que le slogan de Garvey n’est pas le « retour en Afrique »
mais « l’Afrique aux Africains ». À une époque où le continent est colonisé par les
puissances européennes, la di férence est importante : les Africains doivent non
seulement se retrouver en Afrique, mais ils doivent surtout y recouvrer leur
souveraineté. C’est ce qui explique la popularité de Garvey, dès l’entre-deux-guerres, sur
le continent africain, et notamment dans les colonies britanniques (Kenya, Ghana, etc.).
Ayant lu The Philosophy and Opinions of Marcus Garvey (1926) lors de son séjour estudiantin
aux États-Unis, le président ghanéen Kwame Nkrumah précisera en avril 1960, au
moment charnière où la plupart des pays africains accéderont à l’indépendance, que le
concept garveyiste de l’Afrique aux Africains ne signifie pas que les autres groupes
ethniques sont exclus, mais qu’ils doivent accepter de se soumettre démocratiquement à
[21]
la majorité africaine .

Les Noirs et les « peuples de couleur »

Il faut constater que le panafricanisme, dans sa version du-boisienne comme dans sa 26


version garveyiste, ainsi que dans la plupart de ses formules ultérieures, demeure
[22]
antiraciste et peu revanchard envers les Européens . Dans une période marquée par
l’essor du nazisme et du fascisme, les thèses panafricanistes liées à la race et à la
nationalité vont plus dans le sens de la défense des Noirs que de l’attaque des Blancs.
À aucun moment l’idée de soumettre l’Europe, ou une autre partie du monde, à l’Afrique
n’est exprimée. En dépit des siècles d’exploitation et de domination coloniale, le
sentiment anti-Blancs est demeuré relativement faible, notamment en Afrique où
s’opère le passage du panafricanisme racial au panafricanisme continental. Sauf dans le
cas très circonstancié de l’Afrique du Sud et des colonies de peuplement (Algérie,
Angola, Kenya, Zimbabwe), et même dans ces territoires-là, en dépit de la propagande,
les guerres de libération n’ont heureusement pas donné lieu à une extermination des
minorités blanches par les Africains.

Le débat entre Garvey et Du Bois est donc très important pour comprendre ce sentiment 27
de respect et de timidité envers les Blancs qui pose problème dans l’a firmation d’une
indépendance et d’une identité culturelle. Attaché à la pureté de la race noire, Garvey se
montre prêt à envisager une collaboration avec le groupe suprémaciste blanc du Ku Klux
Klan dans le projet de rapatriement des Noirs en Afrique. Les deux groupes se
rencontrent et, bien qu’opposés et agressifs dans leurs discours respectifs, ils arrivent à
la conclusion qu’ils ne veulent pas que Noirs et Blancs se mélangent. Le refus de Garvey
de s’engager dans la lutte contre la ségrégation est apprécié par les militants du Klan,
qui considèrent que le projet de retour en Afrique ne s’oppose pas, au contraire, à leur
volonté de préserver la pureté de la race blanche. Garvey va jusqu’à souligner que la
politique raciste du Klan est moins hypocrite que celle des leaders noirs qui font alliance
avec les Blancs.
Dans les faits, en dehors de discours et de rencontres, aucune collaboration concrète n’a 28
abouti entre ces deux groupes qui vont à contre-courant de l’histoire. Garvey perd dans
ce rapprochement tout son crédit auprès des autres leaders noirs ainsi que d’une grande
partie de sa base. Le psychiatre antillais Frantz Fanon dira plus tard que le Noir aliéné
cherche à plaire aux Blancs, y compris si cela le conduit à adopter une démarche
schizophrénique. La désaliénation raciale consiste à rendre le Noir capable de voir le
blanc comme une couleur comme une autre, et non comme la couleur du pouvoir ou de
[23]
dieu .

Il faut noter que la philosophie raciale de Garvey a évolué avec le temps. À l’époque où il 29
contribuait, à Londres, au journal de Dusé Mohamed Ali, The African Times & Orient
Review – avec lequel collaboraient également l’Afro-Américain Booker T. Washington, le
Sud-Africain Josiah Gumede, le Ghanéen Kobina Sekyi, les Indiens Sundara Raja et
Za far Ali Khan, l’Égyptien Muhamad Farid ou encore l’Irlandais Franck O’Donnell –, il
était parfaitement à l’aise dans la solidarité interraciale. À cette période, Garvey
partageait l’enthousiasme de Mohamed Ali pour le Wafd, le parti indépendantiste
égyptien de Saad Zaghloul, et exprimait sa solidarité avec l’émir nationaliste marocain
Abdelkrim. Et lorsqu’il s’installait à Harlem, son public n’était pas exclusivement noir : le
futur leader nationaliste vietnamien Hô Chi Minh, présent à New York en 1917 et 1918,
avait lui-même assisté à l’une de ses allocutions.

En réalité, la philosophie de Garvey di fère en partie des orientations de son 30


organisation, qui va progressivement lui échapper. Tout d’abord, Garvey a une
connaissance bien plus limitée que Du Bois des structures, des nations et des sociétés
africaines, ce qui l’amène à résumer la culture à un simple mélange de la race et de la
couleur. Ainsi, il développe dans ses discours une conception biologique de la race
mélangée à une interprétation de l’histoire biblique afin de renverser les théories
négrophobes du XIXe siècle. En inversant le symbolisme des couleurs, il inspire l’idée de
la Beauté noire (Black is beautiful), reprise par le mouvement de la Renaissance de
Harlem dans les années 1920 et par le mouvement d’autodétermination du Pouvoir noir
(Black power) dans les années 1960.

Ensuite, en tenant des propos hostiles au métissage, accusé de favoriser l’assimilation 31


culturelle des peuples noirs, puis en appelant à la formation du « nouveau Nègre » pour
le besoin d’une rédemption et d’une régénération de la race, Garvey se donne l’image du
« champion de la race nègre ». Or l’UNIA compte un nombre important d’Américains et
d’Antillais métis, évoluant dans une société américaine où, au contraire de la Jamaïque
et des autres îles antillaises, les personnes métisses sont considérées comme noires. Les
cadres de l’UNIA seront ainsi les premiers à reprocher à Garvey d’être en contact avec
l’organisation suprémaciste blanche du Ku Klux Klan. En décidant de se consacrer
entièrement à sa vision messianique d’une Afrique forte, unie et libérée, imposant sa
volonté et faisant la fierté de tous les Noirs du monde, Garvey gagne dans la solidarité
raciale (« noire ») ce qu’il perd dans la solidarité interraciale (« de couleur ») dont il avait
été un pionnier lors de son passage à Londres.

Alors que le mouvement des congrès panafricains et l’engagement de Du Bois en faveur 32


des « peuples de couleur » dépassent rapidement le cadre des États-Unis pour embrasser
[24]
l’ensemble du monde sous domination coloniale , Garvey se concentre sur l’Afrique
noire, où il n’a pourtant jamais eu l’occasion de se rendre mais où son in luence grandit
à partir des années 1920.

Notes

[1] Hazzell BENNETT et Philip SHERLOCK, The Story of Jamaican People, Ian Randle, Kingston,
1998.

[2] Marvis C. CAMPBELL, The Marroons of Jamaica, 1655-1796, Bergin and Garvey, Grancy,
1988.

[3] Hazzell BENNETT et Philip SHERLOCK, op. cit., p. 93, p. 126-133.

[4] Colin GRANT, op. cit., p. 197-198.

[5] Ibid., p. 46.

[6] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 1-6.

[a] Le développement de l’organisation dans le monde entier et les déboires fiscaux de


Garvey entraînent ensuite des schismes et des con lits autour de l’utilisation de
l’acronyme.

[8] Thomas SOWELL, L’Amérique des ethnies, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983, p. 198-200.

[a] Référence aux Noirs lynchés et pendus aux branches, décrits de manière
métaphorique dans la chanson Strange Fruit interprétée par la chanteuse de jazz Billie
Holiday.

[10] Carter G. WOODSON, The Mis-Education of the Negro, AMS press, New York, 1977.

[11] Sur « les sources et les contours de l’éthiopianisme », voir Giulia BONACCI, Exodus !
L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie, Scali, Paris, 2007, p. 95-151.

[12] Colin GRANT, op. cit., p. 53.

[13] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 99-107.

[14] Robert HILL, The Marcus Garvey and UNIA Papers, University of California Press,
Berkeley-Los Angeles, 1983.

[15] Colin GRANT, op. cit., p. 244 et suiv.


[16] Ibid., p. 390-393.

[17] Ibid., p. 410-412.

[18] George SHEPPERSON, « Pan-Africanism and “Pan-Africanism” : Some historical notes »,


Phylon, vol. 23, n° 4, 1962, p. 346-358.

[19] Colin LEGUM, op. cit., p. 24.

[20] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 369.

[21] Ali MAZRUI, Towards a Pax Africana : A Study of Ideology and Ambition,
Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1967, p. 62.

[22] Colin LEGUM, op. cit., p. 34-36.

[23] Maboula SOUMAHORO, « La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d’Islam et le
Rastafarisme, 1930-1950 », thèse de doctorat, université de Tours, 30 juin 2008.

[24] W.E.B. DUBOIS, On Asia. Crossing the World Color Line, University Press of Mississippi,
Jackson, 2005.

Plan
De la Jamaïque à New York : l’ascension du « roi nègre » de Harlem

L’UNIA, la première internationale noire

Répression, éthiopianisme et « Afrique aux Africains »

Garvey contre Du Bois : deux manières d’être noir

Les Noirs et les « peuples de couleur »

Auteur
6. « Je n’abandonnerai pas un continent pour une île ! »
Le mouvement garveyiste en Afrique
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 91 à 100

Chapitre

A u début des années 1910, Chief Sam, le petit-fils d’un chef de la Gold Coast qui a fait
fortune à New York dans le commerce transatlantique de cacao, décide de créer sa
[1]
propre compagnie . Son objectif est d’encourager l’installation des meilleurs
1

fermiers et mécaniciens afro-américains dans di férentes régions ouest-africaines pour


faciliter la modernisation de l’agriculture, et développer les secteurs minier et bancaire
ouest-africains. Le projet inquiète immédiatement les autorités américaines et
britanniques. Au début de l’été 1914, alors qu’il fait route vers la Gold Coast en
compagnie d’une soixantaine de membres de la communauté afro-américaine de
[A]
l’Oklahoma , son bateau est arraisonné par la marine de guerre britannique au large
du Cap-Vert, puis escorté jusqu’en Sierra Leone, où les passagers sont débarqués.

C’est en ayant conscience du contrôle des autorités coloniales sur la navigation 2


transatlantique que Garvey décide à son tour de créer, sur souscription, la compagnie
maritime de la Black Star Line en 1919. Celle-ci a pour objectif d’assurer le rapatriement
des millions de Noirs des Amériques en Afrique, et le développement des relations
commerciales entre les hommes d’a faires afro-américains, antillais et ouest-africains.
Toutefois, en raison de la menace qu’il représente pour les intérêts colonialistes, Garvey,
qui se voulait « africain » plus que « jamaïcain » (« Je n’abandonnerai pas un continent
pour une île ! », expliquait-il), ne parviendra jamais à se rendre en Afrique. En revanche,
il tente d’implanter son organisation, l’UNIA, au Liberia.
L’UNIA au Liberia : l’impossible retour en Afrique ?

En 1918, Garvey lance une pétition destinée à la future Société des Nations (SDN) pour 3
réserver les colonies perdues par l’Allemagne à la création d’un État indépendant
accueillant les Noirs de la diaspora. La pétition est rejetée, et les puissances impérialistes
se partagent les restes de l’empire allemand sous couvert de mandats de la SDN.
L’absence d’un gouvernement représentatif de la diaspora africaine est un obstacle
juridique à l’exécution du projet. Tout comme Du Bois était passé par Blaise Diagne
pour organiser le Congrès panafricain de 1919 à Paris, Garvey contacte directement le
[3]
gouvernement du Liberia pour créer un partenariat .

En 1920, le Liberia compte un peu plus de 500 000 habitants dont plus de 4
15 000 Américano-Libériens revenus entre 1822 et 1900, et quelques centaines
d’Antillais. Dans un système de type féodal, les terres appartiennent à une vingtaine de
familles américano-libériennes, qui détiennent les leviers du pouvoir. Le gouvernement
libérien dispose d’une force armée (Liberian Frontier Force) qui lui permet de dominer
les zones autochtones. Jusqu’à un tiers du budget de l’État libérien provient de la taxe
des travailleurs africains, dont l’élite elle-même ne s’acquitte pas.

Cette situation injuste entraîne les soulèvements de plusieurs peuples africains qui sont 5
réprimés par les troupes américano-libériennes. Par ailleurs, les incidents libériens
débordent sur le territoire britannique de la Sierra Leone et sur les colonies françaises
voisines (Guinée, Côte d’Ivoire). La Grande-Bretagne et la France ont donc intérêt au
maintien de l’ordre au Liberia. Dès lors, les missions de l’UNIA sont évaluées par
Monrovia en fonction des intérêts et des perspectives économiques pour le pays, de la
politique américaine et, enfin, des relations entre le Liberia et ses voisins britanniques
et français d’une part, et entre ses voisins et l’UNIA, d’autre part.

Au mois de mai 1920, Elie Garcia, émissaire de Garvey, visite le Liberia pendant deux 6
mois. Il rencontre notamment le président, Charles D.B. King, et son secrétaire d’État
Edwin J. Barclay. À son retour, il adresse une note à Garvey soulignant que la première
di ficulté concerne les relations entre les Américano-Libériens et les populations locales.
Très critique, Garcia accuse notamment les premiers de maintenir les seconds dans une
situation de quasi-esclavage sous couvert de la domesticité ou de l’adoption d’enfants
(favorisée par les familles africaines qui espèrent o frir à leur progéniture un destin
meilleur en leur confiant leurs enfants). La deuxième di ficulté est d’ordre politique : les
Libériens, indépendants depuis 1847, craignent que les projets de Garvey n’entament
leur souveraineté. Aussi Garcia recommande-t-il de mener le projet de rapatriement
avec discrétion et modestie, et d’éviter d’in luer sur la vie politique locale. Or Garvey, qui
n’hésite pas à s’a fubler du titre de « président provisoire de l’Afrique », montre dès le
départ son ambition de se placer au-dessus du président libérien.
Mais la principale di ficulté, qui peut se retourner en opportunité pour l’UNIA, est 7
d’ordre économique : le gouvernement libérien, lourdement endetté auprès des
Britanniques et des Américains, se trouve dans une situation financière catastrophique.
Alors que les banques londoniennes hésitent, en décembre 1920, à accorder un prêt au
Liberia, Garvey annonce que l’UNIA est en mesure de soutenir financièrement le pays et
s’engage à lever des souscriptions pour rembourser les emprunts de Monrovia. Edwin
J. Barclay accepte alors d’accueillir une mission de six délégués de l’UNIA en février 1921.

Le 20 mars 1921, Cyril A. Critchlow, chef de la mission de l’UNIA, son assistant George 8
Osborne Marke et l’homme d’a faires Gabriel M. Johnson s’entretiennent avec Barclay.
Leur objectif est d’établir une ferme et une pharmacie à Monrovia et de construire les
logements temporaires destinés aux immigrés afro-américains. Le don de terrains en
dehors de Monrovia est confirmé et l’agronome au service de l’UNIA commence le
travail avec une équipe locale. Mais il manque rapidement de fonds. Critchlow sent que
l’immigration afro-américaine n’est plus souhaitée au Liberia, sauf si elle concerne des
riches. « On aime leur argent mais eux-mêmes, on ne les aime pas », écrit-il lorsque la
[4]
mission rentre aux États-Unis en juillet 1921, sans avoir atteint ses objectifs .

La propagande antigarveyiste qui se développe à la même période avec le soutien de 9


Du Bois convainc les autorités libériennes de regarder l’UNIA avec plus de
circonspection. Organisation plus politique que philanthropique, elle semble poser plus
de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. L’immigration massive de garveyistes
risque surtout de bouleverser le statu quo favorable à l’oligarchie américano-libérienne.
En donnant des terres près de Monrovia, le gouvernement veut s’assurer que les
garveyistes resteront dans un petit périmètre contrôlé et n’iront pas répandre leurs
idées à l’intérieur du pays.

Alors que le Liberia connaît une reprise économique en 1922, grâce à la vente de 10
propriétés allemandes confisquées pendant la guerre, le soutien économique promis par
l’UNIA devient moins nécessaire. Surtout, en 1923, l’industriel Harvey S. Firestone,
spécialisé dans la fabrication de pneumatiques en caoutchouc, entre en négociation avec
le régime de Monrovia et obtient, l’année suivante, une vaste concession pour
développer une plantation d’hévéa. Pour le gouvernement libérien, cet arrangement
apparaît comme une aubaine : craignant les conséquences d’une forte immigration sur
la situation sociale déjà marquée par un taux élevé de chômage, les usines Firestone
devraient permettre de créer des emplois et générer, grâce aux taxes sur la production et
l’exportation d’hévéa, d’importants revenus. Par ailleurs, il est plus facile de contrôler
des travailleurs de la Firestone que des militants de l’UNIA.

Mais l’UNIA insiste. En décembre 1923, trois membres de l’organisation garveyiste 11


reviennent au Liberia pour poursuivre les discussions avec le président King. Leur projet
prévoit le rapatriement de dizaines de milliers d’Afro-Américains (jusqu’à
[5]
30 000 familles) dans un délai de deux ans à compter de septembre 1924 . Alors que le
Liberia est en litige frontalier avec la France et l’Angleterre, l’UNIA envisage la création
de six colonies, de 5 000 familles chacune : quatre sur la frontière avec la France et deux
sur la frontière britannique.

Le projet de l’UNIA, qui a déjà rassemblé des fonds importants pour le mettre à 12
exécution, ne manque pas d’inquiéter les autorités libériennes qui, jugeant les
ambitions de Garvey démesurées, craignent de voir déferler les immigrants sur leur
territoire. Mais le projet inquiète aussi le département d’État américain qui fait pression
pour obtenir des autorités libériennes le nom de tous les membres de l’UNIA impliqués
dans les discussions. Pour contrer le projet garveyiste, le président Coolidge nomme
Du Bois comme représentant o ficiel des États-Unis aux cérémonies d’investiture du
président King, réélu pour quatre ans, qui se tiennent à Monrovia en janvier 1924.

Le plus grand opposant de Garvey peut ainsi passer trois mois au Liberia, au cours 13
desquels il sape définitivement le travail et la réputation de l’UNIA. Du Bois, ignorant le
traitement réservé aux Africains par l’élite dirigeante, prend parti pour les Américano-
Libériens. Favorable au projet de Firestone, il demande au gouvernement américain de
s’engager davantage, en investissant au Liberia et en y envoyant des économistes, des
enseignants et des ingénieurs agronomes. Lorsqu’il revient aux États-Unis en mai 1924,
Du Bois déclare que Garvey est « sans aucun doute l’ennemi le plus dangereux de la race
[6]
nègre en Amérique et dans le monde ».

Dès lors, la conviction des autorités libériennes est faite. En mars 1924, Garvey écrit au 14
président King pour lui annoncer l’envoi d’une nouvelle mission d’ici la fin de l’année
1924. Diplomate, King donne son accord formel, mais fait arrêter les représentants
garveyistes à leur arrivée, avant de les faire expulser. Craignant l’in luence étrangère des
nouveaux immigrants, qui menaçaient les intérêts des Américano-Libériens, et les
tendances anticolonialistes de l’UNIA, susceptibles d’encourager les Africains à la
révolte, le gouvernement libérien finit par interdire le mouvement de Garvey. Le régime
libérien tourne définitivement le dos à des milliers de Noirs qui étaient prêts à mettre
leur propre argent au service de l’indépendance économique du pays.

La dynamique qui aurait résulté d’un accord entre les Africains du Liberia et la puissante 15
organisation de Garvey inquiète Londres et Paris, hostiles à tout projet susceptible de
faire du Liberia une puissance ouest-africaine réellement indépendante, non seulement
politiquement mais économiquement. État indépendant, donc censé être maître de sa
diplomatie, le Liberia reste en réalité extrêmement dépendant de Paris, Londres et
Washington, dont il sollicite jour et nuit les faveurs.

Influences et répression du garveyisme en Afrique


L’échec libérien marque la fin du projet global de retour en Afrique, mais des initiatives 16
[7]
garveyistes apparaissent directement sur le continent . Dans les années 1920, des
sections de l’UNIA voient le jour dans di férentes villes du continent et le journal de
l’organisation, The Negro World, est di fusé clandestinement dans tous les ports
africains, au grand dam des autorités belges, françaises et britanniques qui, comme
leurs homologues américaines, redoutent les e fets d’une propagande qui promeut la
fierté noire et réclame ouvertement l’émancipation des colonisés.

Logiquement, les territoires anglophones d’Afrique sont les premiers sensibilisés à la 17


[8]
pensée garveyiste . En mars 1920, une section de l’UNIA s’installe à Lagos (Nigeria) à
côté du bureau de la Black Star Line Corporation. O ficialisée par une annonce parue en
septembre 1920 dans le journal progarveyiste Lagos Weekly Record, elle est présidée par
l’entrepreneur d’origine jamaïcaine Amos S.W. Shackleford, assisté d’un secrétaire et
d’un trésorier. Disposant d’un bureau et d’une section féminine, elle organise des
rencontres chaque samedi dans une école. C’est également en mars 1920 qu’une section
de l’UNIA se forme à Freetown, autour d’un petit groupe d’Afro-Américains. Finançant
quelques activités sociales et culturelles, elle dispose également d’une section féminine,
dirigée par Adelaide Casely-Hayford, qui collecte des fonds pour ouvrir des écoles de
filles dans la colonie. Plutôt bien organisée, la section garveyiste sierra-léonaise parvient
à envoyer un délégué à la convention de l’UNIA de 1920.

Les colonies françaises sont également touchées par le mouvement garveyiste. En 18


mai 1922, le Sierra-Léonais John Karamah établit une section de l’UNIA à Dakar
(Sénégal). Karamah visite ensuite des groupes de compatriotes à Rufisque où il ouvre
une seconde branche. La section sénégalaise fonctionne davantage comme un service
d’entraide pour trouver du travail, obtenir des prêts, trouver des groupes et des
musiciens pour animer les événements sociaux. La présence de ce petit groupe de
garveyistes sierra-léonais au Sénégal alarme cependant les autorités françaises qui
perquisitionnent le local de Rufisque, ainsi que le domicile des membres de la section
[9]
qui seront expulsés vers Freetown .

En 1922, alors que l’arrestation de Garvey aux États-Unis marque un coup d’arrêt à la 19
section de l’UNIA à Lagos, les autorités françaises, qui s’inquiètent de l’in luence du
mouvement dans la région, demandent au gouverneur britannique du Nigeria, Hugh
Cli ford, un rapport d’activité sur la branche garveyiste. L’enquête souligne que la
branche de Lagos compte au maximum 300 membres, dont seulement 28 sont à jour de
leur cotisation. À l’évidence la section nigériane de l’UNIA est en perte de vitesse à cette
période. Alors que Cli ford réforme les institutions politiques dans la colonie pour
contrer les revendications nationalistes naissantes (voir chapitre 7), les antigarveyistes
nigérians donnent de la voix. Ce qui n’est pas pour déplaire aux autorités britanniques :
The Negro World est interdit au Nigeria en juin 1922. Mais le garveyisme, qui continue à
faire des émules dans toutes les colonies britanniques, reste sous haute surveillance.
L’in luence du garveyisme inquiète également les autorités belges, qui, lors de la session 20
bruxelloise du congrès panafricain de 1921, redoutaient d’être face à un mouvement sous
obédience communiste. Au Congo, territoire de missions chrétiennes et terrain de jeu
du capitalisme colonial, elles croient aussi déceler dans l’épopée du prédicateur Simon
Kimbangu, natif de Nkamba (Bas-Congo), l’in luence grandissante du leader jamaïcain.
Pour le gouvernement belge, l’émergence concomitante du garveyisme, di fusé
notamment par un petit groupe de travailleurs afro-américains des Huileries du Congo
belge, et de ce qu’on appellera par la suite le « kimbanguisme » n’est pas un hasard.
Comme Garvey, Kimbangu appelle les Africains à créer leur propre organisation
religieuse et, à l’instar de l’UNIA qui proteste contre l’exploitation des Africains dans les
plantations d’hévéa de la Firestone au Liberia, le prédicateur dénonce le travail forcé, la
violence et l’injustice caractérisée par le paiement de l’impôt non assorti de l’octroi des
droits élémentaires.

Constatant l’in luence grandissante de Kimbangu sur les populations, qui lui prêtent 21
des dons de guérisseur et se montrent sensibles à ses accents nationalistes, les autorités
belges décident d’arrêter le gêneur. En clandestinité, le « prophète » continue à prêcher
et à former des disciples qui di fusent son message de libération du Congo. Finalement
arrêté en septembre 1921, il est condamné, à l’issue d’un simulacre de procès, à la peine
de mort (commuée en une peine d’emprisonnement à perpétuité). Le kimbanguisme,
qui témoigne de l’in luence des messianismes noirs dans le renouveau nationaliste
politique et culturel, ne s’éteint pas pour autant. Le mouvement, réprimé dans les
années 1920, finira par s’institutionnaliser : les autorités belges reconnaîtront
o ficiellement l’Église kimbanguiste en 1959, un an avant l’indépendance du Congo.

Malgré la répression qui s’abat sur les mouvements garveyistes, en Amérique comme 22
dans les colonies européennes d’Afrique, le mouvement reste perçu comme une menace.

« Américaniser l’Afrique » ou « africaniser l’Amérique » ?

Curieusement, jusqu’à la marche vers le pouvoir et l’indépendance empruntée par 23


Nkrumah à partir de 1951 (voir chapitre 10), la Gold Coast est restée plutôt critique vis-à-
vis des projets de Garvey. La presse n’encense pas les projets de retour, et l’élite politique
garde ses distances avec le garveyisme. C’est le cas en particulier de Kobina Sekyi.
Certes, cet avocat de la cause nationaliste soutient que toute manifestation d’un Noir
qui déclenche la crainte des puissances coloniales mérite de recevoir le soutien massif
de tous les Africains : constatant que les critiques adressées à Garvey ne reposent que
sur des faits non établis, il invite donc les nationalistes africains à s’intéresser aux
mouvements créés par les Noirs vivant en dehors du continent et se montre favorable à
une coopération technique et universitaire avec les Noirs des Amériques.
Cependant, Kobina Sekyi estime que les Afro-Américains sont empreints de la vision 24
anglo-saxonne et des préjugés racistes, ce qui devait les exclure d’o fice de la direction
des a faires africaines. Les Afro-Américains, note-t-il, viennent d’une société occidentale
qui n’a rien à apprendre aux Africains en matière d’institutions politiques. Marcus
Garvey a certes un projet politique pour l’Afrique, mais il ne connaît pas assez l’histoire
politique et les réalités économiques et sociales du continent, estime Kobina Sekyi.
Lequel ajoute, dans un texte publié au milieu des années 1920, alors que les
revendications nationalistes émergent en Gold Coast :

Nous en Afrique pouvons a firmer – et le faisons – être les seules personnes qualifiées 25
pour maintenir au bon niveau le ton et l’esprit d’agitation actuels, parce que nous
possédons et sommes dotés des grandes et glorieuses traditions de nos ancêtres, et des
institutions politiques et sociales sans pareilles que nos ancêtres ont perfectionnées il
y a longtemps, et qu’il est de notre devoir sacré de préserver des incursions de
[10]
l’irresponsabilité européenne au regard des choses non européennes .

Les propos sont limpides et témoignent d’une époque où l’idée de « retour en Afrique » 26
(Back to Africa) cède le pas devant le slogan de « l’Afrique aux Africains » (Africa for the
Africans). Puisque l’Afrique doit donc revenir aux « Africains », ces derniers doivent
cesser d’importer des institutions étrangères et puiser dans leur propre histoire pour
construire leur avenir. Parmi les nombreuses références possibles de forme d’unité ou
de proto-panafricanisme ouest-africain, le cas des grands empires du Mali, fondé au XIII
e
siècle par Soundiata Keita, et celui, plus récent, de la Confédération Fanti sont
évidents. Les peuples Fanti de l’actuel Ghana, qui avaient combattu les Britanniques
avant de les aider à dominer les Ashanti, espéraient s’organiser en toute liberté. En 1871,
la Confédération Fanti promulgue une Constitution d’une quarantaine d’articles qui
insiste sur l’unité, l’éducation, le développement économique et social des
[11]
populations . Tout ce que la colonisation prétend vouloir apporter aux Africains est
bien souvent déjà contenu dans des projets de gouvernements africains précoloniaux, et
l’une des premières tâches du colonisateur est d’éliminer l’intelligentsia progressiste à
l’origine de ces projets.

Analysant les échecs du Liberia et d’Haïti, que des penseurs afro-américains essaient, à 27
la même époque, de présenter comme des modèles, et anticipant les problèmes que
rencontreront les futurs États nés de la décolonisation, Kobina Sekyi explique que les
Noirs ont été mal inspirés de vouloir reprendre à tout prix des modèles d’organisation
étatique issus de la théorie politique européenne. À ses yeux, Haïti et le Liberia sont déjà
des États artificiels. Kobina Sekyi anticipe ainsi la thèse de la balkanisation de l’Afrique
qui trouve, selon lui, son origine au cœur même de la fondation des premiers États noirs
de la période postesclavagiste : les Noirs d’Haïti et du Liberia n’avaient pas
su fisamment de recul pour réaliser les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Il vaut mieux
[12]
essayer d’« africaniser l’Amérique que d’américaniser l’Afrique », conclut-il .

Notes

[1] Colin GRANT, op. cit., p. 272.

[A] En 1879-1880, environ 50 000 Afro-Américains quittent dans un « Grand Exode » les
anciens États confédérés du Sud pour créer de nouvelles communautés rurales dans
les États du Mid-West (Indiana, Missouri, Kansas et Illinois). L’ancien fugitif et
abolitionniste Benjamin « Pap » Singleton présente ces États comme des terres
d’opportunité. En 1889-90, après l’échec de sa compagnie United Transatlantic Society
(UTS) créée dans le but d’organiser le retour des Noirs en Afrique, Singleton milite en
vain pour que l’État nouvellement créé de l’Oklahoma soit réservé aux Noirs.

[3] Monday B. AKPAN, « Liberia and the Universal Negro Improvement Association. The
background to the abortion of Garvey’s scheme for African colonization », The Journal
of African History, vol. 14, n° 1, 1973, p. 105-127.

[4] Ibid., p. 119.

[5] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 96.

[6] Monday B. AKPAN, loc. cit., p. 123.

[7] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 75-76.

[8] Rina L. OKONKWO, « The Garvey Movement in British West Africa », Journal of African
History, vol. 21, n° 1, 1980, p. 105-117.

[9] Ibid., p. 109.

[10] Cité in J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 100.

[11] W.E.B. DUBOIS, The World and Africa, op. cit., p. 38-39, p. 161-162.

[12] Cité in James C. BOYD, Garvey, Garveyism, and the Antinomies in Black Redemption, Africa
World Press, Trenton, N.J., 2009, p. 241.

Plan
7. Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique. Le
Congrès national de l’Afrique de l’Ouest britannique
(NCBWA)
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 101 à 112

Chapitre

L e nationalisme africain s’inscrit dans les lux et les re lux des résistances au
colonialisme. Après une phase protonationaliste correspondant aux résistances à la
conquête coloniale et aux tentatives pour maintenir les anciens régimes africains, la
1

première phase nationaliste apparaît dans l’entre-deux-guerres, sous la direction d’une


nouvelle classe d’Africains qui, formés dans le cadre du système colonial ou
missionnaire, vont réagir à ce même système. La guerre de 1914, qui prouve les
contradictions du système colonial, et la révolution russe de 1917, qui démontre qu’un
autre système socioéconomique est possible, vont o frir aux nouvelles élites africaines
des sources pour mener l’agitation politique.

C’est dans ce contexte que des Africains, pour la plupart formés en Europe ou en 2
Amérique, fondent les premiers partis ou associations nationalistes. Si la volonté
d’émancipation est clairement a fichée, la forme que doit prendre ce « nationalisme » est
moins évidente. Faut-il l’inscrire dans les frontières dessinées par les puissances
coloniales ? Faut-il plutôt impulser une dynamique interterritoriale ? Faut-il ré léchir
dans un cadre alternatif – celui, par exemple, des aires culturelles et linguistiques
précoloniales ? Et quel est l’objectif final des revendications nationalistes : obtenir une
autonomie simplement politique, au sens strict du terme, qui profiterait en priorité aux
élites occidentalisées ? Doit-elle, au contraire, chercher l’émancipation socioéconomique
et bénéficier à l’ensemble de la population écrasée par le système d’exploitation
coloniale ?

De façon plus ou moins explicite, le Congrès national de l’Afrique de l’Ouest britannique 3


(National Congress of British West Africa, NCBWA), créé au lendemain de la Première
Guerre mondiale, tente d’apporter des réponses à ces questions. S’appuyant sur les
institutions coloniales établies par les Britanniques, ses animateurs tentent cependant
de les dépasser en initiant un regroupement interterritorial à l’échelle ouest-africaine.
En ce sens, le NCBWA constitue une des premières expériences politiques de
construction panafricaine.

Les organisateurs des congrès panafricains dans les années 1920, à commencer par 4
Du Bois, entretiennent une relation ambivalente avec le nationalisme ouest-africain. Les
rapports des congrès, auxquels participent des délégués venus des colonies
britanniques, sont certes publiés dans la presse ouest-africaine. Mais, dans le fond,
l’impact de ces congrès tenus dans les métropoles occidentales est assez faible sur la vie
politique africaine. Dans les années 1920 et 1930, les idées de Garvey sont bien plus
in luentes dans cette région marquée par l’essor d’une élite intellectuelle nationaliste,
l’émergence d’un groupe social d’anciens combattants et la montée des organisations
syndicales dans les secteurs industriels (ports, mines, chemins de fer).

Entre le premier congrès panafricain organisé par Du Bois à Paris (février 1919) et la 5
première convention de l’UNIA de Garvey à New York (août 1920), les Africains
redoutent qu’en l’absence de délégués pour les représenter et défendre leurs intérêts, les
Afro-Américains et les Antillais prennent la liberté de parler en leur nom sans aucune
[1]
connaissance de la réalité de la situation en Afrique . Par ailleurs, la publicité donnée
par la presse ouest-africaine et afro-américaine au congrès de 1919 et les projets concrets
de l’UNIA pour l’Afrique incitent les Africains à faire entendre leur voix. Ils doivent
montrer qu’ils sont en mesure de défendre leur cause eux-mêmes. Avec la naissance du
NCBWA en mars 1920, le panafricanisme se développe sur le continent, en assurant la
transition du nationalisme racial et culturel, inspiré de Blyden et Garvey, vers un
[2]
nationalisme territorial, anticipant le panafricanisme continental d’après 1945 .

Joseph Ephraim Casely-Hayford

Le panafricanisme trouve une partie de ses origines dans les idées abolitionnistes, en 6
particulier celles qui sont venues des Amériques et qui ont touché l’Afrique de l’Ouest à
la fin du XIXe siècle. Portée par le dynamisme des Saros, la diaspora sierra-léonaise
occidentalisée et christianisée parcourant l’ensemble de la côte ouest-africaine, ces idées
ont contribué à internationaliser le nationalisme africain au moment où le système
[3]
colonial se mettait en place . L’Afrique occidentale britannique a ainsi la particularité
d’être le lieu de réception, de transformation et de di fusion des idées pan-nègres
venues du continent américain. Un groupe social composé d’avocats, d’intellectuels, de
marchands, de journalistes, de missionnaires, de médecins, de fonctionnaires pouvait
espérer partager ou récupérer le pouvoir des mains des colons britanniques. Cette
intelligentsia ouest-africaine libérale et bourgeoise a régulièrement voulu apparaître
comme la représentante du peuple en tentant de di fuser son mode de vie et ses valeurs,
tout en composant avec les colons européens et les groupes afro-américains. C’est dans
ce contexte qu’émerge, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’idée d’un
« congrès national » (National Congress), premier parti politique interterritorial,
regroupant les élites noires des colonies britanniques d’Afrique de l’Ouest : Nigeria,
Ghana, Sierra Leone et Gambie.

Dans les années 1910, Joseph Ephraim Casely-Hayford est la figure de proue de cette 7
[4]
intelligentsia anglophone ouest-africaine . Originaire de la Gold Coast, il étudie au
collège Fourah Bay de Freetown, puis à Cambridge. Journaliste et avocat auprès de la
Société de protection des droits des Aborigènes de la Gold Coast (Gold Coast Aborigines’
Rights Protection Society, GCARPS), un mouvement de contestation anticoloniale
constitué en 1897, Casely-Hayford écrit notamment Ethiopia Unbound (1911), une des
premières références du panafricanisme culturel (l’Éthiopie dont il est question en titre
fait référence à l’Afrique tout entière). Dans ce roman, Casely-Hayford prie les Africains
de ne pas abandonner leur culture et leurs institutions, seules capables de résister à la
domination coloniale. Correspondant avec W.E.B. Du Bois et Booker T. Washington, il
intègre l’équipe de collaborateurs du journal de Dusé Mohamed Ali, aux côtés de Marcus
Garvey. Rencontrée en Angleterre, son épouse Adelaide Casely-Hayford dirigera
d’ailleurs la section féminine de l’UNIA à Freetown dans les années 1920.

Invité à représenter la GCARPS à la conférence de Tuskegee d’avril 1912, Casely-Hayford 8


partage dans un premier temps la position de Booker T. Washington qui, vers la fin de
sa vie, après avoir notamment formé de nombreux Africains à Tuskegee, est devenu
favorable à la « régénération » de l’Afrique par les Afro-Américains, mais uniquement
dans un but « humanitaire ». En contrepartie, estime Casely-Hayford, la direction
politique des pays africains émancipée de la tutelle européenne devrait être confiée aux
nationalistes africains qui, alliés aux Afro-Américains, bénéficient des retombées
économiques et sociales de la coopération transatlantique.

S’il reconnaît leur apport économique, Casely-Hayford critique en revanche le 9


messianisme politique des Afro-Américains, estimant, dans Ethiopia Unbound, qu’ils ont
été séduits par la propagande occidentale raciste et colonialiste. Or cette propagande,
qui fait de l’Afrique un continent de ténèbres auquel il faudrait apporter la « lumière »,
ne cadre pas avec la réalité politique ouest-africaine, où se distingue une élite
christianisée et occidentalisée qui aspire à des postes de responsabilité. Estimant donc
que leur assimilation à la culture américaine n’autorise pas les Afro-Américains à jouer
le rôle de mentors politiques, Casely-Hayford ne cesse de contester leur légitimité à
assumer la direction des a faires africaines. Selon lui, l’initiative panafricaine doit venir
des intellectuels ouest-africains.

Casely-Hayford représente une rupture dans la continuité. Figure majeure de la lutte 10


pour l’émancipation des Africains, il accepte cependant de participer aux institutions
coloniales. Nommé en 1916 par les Britanniques au sein du Conseil législatif de la Gold
Coast, où il siégera jusqu’en 1925, Casely-Hayford s’engage ensuite activement en faveur
d’un nationalisme ouest-africain inspiré des thèses de Blyden. Il milite en particulier
pour l’intégration politique de toute l’Afrique de l’Ouest, britannique mais également
française dans une seconde étape, et pour la reconnaissance d’une nationalité et d’une
citoyenneté ouest-africaines. Il convient donc d’organiser un large mouvement politique
en Afrique même.

L’idée d’un tel mouvement, portée par un groupe d’intellectuels progressistes et 11


idéalistes au sein de la GCARPS, a émergé au début du XXe siècle. Après la conférence
panafricaine de 1900, la GCARPS est secouée par un a frontement interne qui oppose les
chefs locaux traditionalistes aux dirigeants modernistes menés par Casely-Hayford.
Pour ces derniers, l’unification administrative des colonies britanniques ouest-
africaines (Nigeria, Gold Coast, Sierra Leone, Gambie) et la reconnaissance d’une
nationalité unique pour les quatre territoires doivent donner une voix ou une
représentativité forte aux populations. Estimant qu’il faut retourner contre elle les
armes utilisées par la colonisation, et donc réunir ce qui a été divisé, Casely-Hayford
s’appuie sur le précédent de l’unification du nord et du sud du Nigeria colonial, en 1914,
pour défendre l’idée d’une assemblée interterritoriale où se retrouveraient les
représentants élus des quatre territoires. Le désaccord avec les anciens porte sur les
conditions de représentation politique, les modalités électorales et les stratégies de
pression auprès de l’administration coloniale. D’une certaine façon, les projets de
regroupement interterritorial portés par Casely-Hayford peuvent s’analyser comme une
manière, pour les élites modernistes, de s’émanciper des élites traditionnelles, qui
trouvaient trop souvent leur compte dans un système administratif fondé sur le
fractionnement territorial des colonies.

Le parti d’une intelligentsia ouest-africaine

Dès le début du XXe siècle, les colonies britanniques ouest-africaines, non limitrophes, 12
sont reliées entre elles et à Londres par un réseau postal et des communications de
bonne qualité. Ces liaisons permettent à la presse ouest-africaine de jouer un rôle
crucial dans la di fusion de l’information et la circulation des idées. Casely-Hayford
travaille comme journaliste pour le Western Echo, qu’il fait renommer le Gold Coast Echo,
et pour le Gold Coast Leader. Prenant la suite des premiers journaux de Russwurm et de
Blyden, d’autres journaux se développent dans ces territoires, habituant leur lectorat à
une dimension sous-régionale de l’information : le Sierra Leone Weekly News, le Nigerian
Spectator, le Lagos Weekly Record, le West African Nationhood ou encore le Gambia Outlook
and Senegambian Reporter.

Les courriers et les articles de presse montrent que le projet d’une conférence 13
panafricaine limitée à l’Afrique de l’Ouest naît entre 1913 et 1915, puis s’accélère avec la
fin de la Grande Guerre. Au début de l’année 1917, Richard Akiwande Savage, ancien
étudiant à l’université d’Édimbourg qui avait participé à la conférence panafricaine de
1900, et Casely-Hayford demandent à deux journalistes de sonder l’intérêt de leur
lectorat pour une conférence ouest-africaine.

En décembre 1918, des Africains installés dans la capitale britannique s’organisent pour 14
défendre leurs droits en créant l’African Progress Union (APU). Son secrétaire, Robert
Broadhurst, natif de la Gold Coast, soutient l’idée de réunir les Africains des quatre
colonies britanniques ouest-africaines dans un même groupe pour que leur in luence
soit la plus forte possible sur la métropole. L’APU suggère de contacter les Chambres de
commerce de Londres et Liverpool et s’engage à faire la publicité de la conférence ouest-
africaine. Entre mi-1919 et début 1920, une délégation parcourt les quatre territoires
pour défendre le projet de la conférence, qui est finalement prévue pour le mois de
mars 1920.

Du 11 au 29 mars 1920, la conférence fondatrice du NCBWA se tient à Accra, en Gold 15


Coast. En raison des contraintes institutionnelles inhérentes au système colonial, qui ne
laisse aucune place à l’expression électorale des populations africaines, le but de la
conférence est moins de constituer un « parti », au sens classique du terme, que d’initier
un front commun, un rassemblement ou une plateforme susceptible de rapprocher les
élites « modernes », à l’échelle interterritoriale, et de proposer une alternative à
l’administration indirecte britannique, qui repose jusque-là sur les chefs traditionnels
des di férents territoires (à l’instar du tout-puissant Nana Sir Ofori Atta Ier, roi du vaste
royaume d’Akyem Abuakwa en Gold Coast). Comme son nom l’indique, le NCBWA
reconnaît le caractère « britannique » des colonies ouest-africaines. Mais il en conteste
le fonctionnement qui repose sur l’exclusion politique des populations locales, fort mal
représentées dans les institutions coloniales, et sur le fractionnement territorial, qui
rend les populations locales d’autant plus dépendantes de Londres qu’elles sont
administrativement, politiquement et économiquement divisées.

Lors de la conférence, les délégués débattent du système de représentation électorale, de 16


l’égalité des chances fondée sur le mérite et de l’établissement d’une université ouest-
africaine sur le modèle de celle mise en place par Blyden. Mais ce sont les questions
institutionnelles qui les préoccupent au premier chef. Conscients que les institutions
mises en place par les Britanniques à l’échelle territoriale (conseils exécutifs, conseils
législatifs, etc.) les empêchent de peser politiquement, ils proposent qu’une Constitution
soit rédigée qui instituerait un Conseil exécutif et un Conseil législatif à l’échelle
interterritoriale et permettrait aux Africains d’être démocratiquement représentés dans
[5]
les assemblées, interterritoriale et locales . D’autres propositions de réformes sont
adoptées, telles que l’instauration d’une cour d’appel ouest-africaine, d’un syndicat de la
presse ouest-africaine et le lancement du journal commun aux quatre colonies.

Les délégués ne se limitent cependant pas aux seules colonies britanniques. Relevant les 17
principes du droit des peuples à l’autodétermination, reconnu aux peuples d’Europe
centrale après la Première Guerre mondiale, ils condamnent la partition des anciennes
colonies allemandes de l’ex-Togoland et de l’ex-Kamerun (territoires que le Royaume-
Uni et la France se sont partagés au sortir de la guerre par le truchement des mandats de
la SDN) et expriment leur crainte de voir Paris et Londres procéder à des échanges
territoriaux (Djibouti français contre Gambie britannique). Si ce dernier projet est
abandonné en raison de l’hostilité de la population, le NCBWA décide qu’il est
néanmoins important d’envoyer à Londres une délégation pour défendre les droits des
Ouest-Africains. Une souscription de 10 000 livres est levée, représentant environ 10 %
du budget du NCBWA, qui permet de constituer ce « Comité de Londres ».
[6]
Cette première conférence – qui sera suivie par deux autres en 1923 et 1925-1926 – 18
réunit quarante-cinq délégués africains, venus de territoires séparés, pour débattre
ensemble de leurs problèmes. Juristes, médecins, professeurs ou hommes d’a faires, ils
ont la même éducation, les mêmes idées, une langue partagée et des objectifs communs,
hérités des valeurs libérales occidentales et individualistes, notamment le laisser-faire
économique, la propriété privée, l’intéressement à la gestion des territoires et la
croyance en l’idée de progrès. Les idées marxistes et a fortiori bolcheviques qui essaiment
dans le monde depuis 1917 sont catégoriquement rejetées par des dirigeants qui se
considèrent déjà comme les seuls habilités à contrôler les revendications du peuple.

Cette élite politique ouest-africaine fonctionne dans le consensus et la négociation avec 19


le système colonial : la petite bourgeoisie dominant le NCBWA s’insère parfaitement
dans un système qui encourage une élite cooptée à canaliser les revendications
populaires. Elle ne veut pas renverser le système mais accéder à des postes de
responsabilité politique et institutionnelle afin de défendre ses intérêts
socioéconomiques. Le NCBWA est néanmoins la première tentative de coordination
politique panafricaine à l’échelle ouest-africaine, à une époque où les institutions
politiques internationales sont encore peu développées.
Réforme constitutionnelle et fractionnements
territoriaux

Aidé par l’African Progress Union (APU), le « Comité de Londres », mis sur pied par le 20
NCBWA au lendemain de sa conférence fondatrice de mars 1920, tente de faire pression
sur les autorités britanniques. Winston Churchill, secrétaire d’État aux Colonies, refuse
cependant de recevoir le comité sous le prétexte, paradoxal étant donné les
revendications du NCBWA, qu’il n’est pas représentatif de la population ouest-africaine.

L’attitude de Churchill conduit le NCBWA à lancer une campagne politique depuis les 21
colonies. Émanant de chefs qui rejettent la vision tribaliste et népotique du puissant
chef Nana Ofori Atta et soutiennent la position progressiste du NCBWA, des
télégrammes, des articles de presse et des pétitions sont compilés et envoyés au Colonial
[7]
O fice . Cette campagne incite l’administration britannique à envisager des réformes
institutionnelles. Tout en stigmatisant le NCBWA qui a, selon lui, commis un crime de
lèse-majesté en s’adressant directement à Londres sans passer par son intermédiaire, le
gouverneur du Nigeria sir Hugh Cli ford reprend progressivement à son compte sa
feuille de route en introduisant un principe de représentativité électorale dans la
Constitution nigériane de 1922. Churchill accepte à contrecœur de valider la nouvelle
architecture constitutionnelle nigériane, qui accorde aux Africains quatre sièges d’élus
au Conseil législatif. Le même principe est ensuite appliqué en Sierra Leone et en Gold
Coast dans les deux années qui suivent (mais seulement en 1947 en Gambie).

Pour le NCBWA, ces réformes constitutionnelles ne sont que des semi-victoires. Bien 22
qu’elles valident l’idée d’une représentativité africaine, elles restent inscrites dans un
cadre strictement territorial et perpétuent donc la division des colonies.
Particulièrement lucide, l’écrivain de la Gold Coast Kobina Sekyi souligne en outre le
cynisme du gouverneur Cli ford et de l’administration coloniale. Comment osent-ils
s’arroger la paternité de réformes progressistes alors qu’ils les avaient rejetées avec
[8]
mépris lorsque les nationalistes ouest-africains les avaient proposées ? Accordant aux
sujets de son empire une plus grande liberté, la réforme constitutionnelle vantée par
Cli ford permet ainsi de montrer la « générosité » du Royaume-Uni. Et, en o frant de
nouvelles opportunités aux classes sociales dont sont issus les animateurs du NCBWA,
elle permet surtout de limiter la portée politique de leurs revendications
interterritoriales.

L’habileté de l’administration britannique s’explique. Habituée à jouer sur les 23


tiraillements entre colonisés, selon la technique éprouvée du « diviser pour régner », elle
sait depuis le départ qu’en dépit de ses revendications le NCBWA est lui-même divisé.
Les sections de la Sierra Leone et de la Gold Coast, en place dès 1919, sont les plus actives
et e ficaces et tendent à dominer les autres. La section de la Gambie est la dernière à voir
le jour, au lendemain de la conférence de mars 1920 (grâce aux e forts du Sierra-Léonais
Isaac J. Roberts).

Le NCBWA est également divisé socialement. Alors que la section sierra-léonaise est 24
confrontée au clivage entre les Créoles, en position politiquement dominante, et les
autres groupes ethniques, socialement moins favorisés, la section gambienne s’appuie
sur un groupe de pression assez limité mené par de jeunes hommes, éduqués, chrétiens
et employés dans le secteur privé, l’Union de défense des indigènes de la Gambie
(Gambia Native Defensive Union, GNDU), dont les intérêts sont assez éloignés de ceux
de la population.

L’histoire de la section NCBWA du Nigeria témoigne quant à elle des e fets dissolvants 25
de la réforme constitutionnelle de Cli ford. Au lendemain de cette réforme, Herbert
Macaulay, figure dominante du NCBWA-Nigeria et candidat, en septembre 1923, aux
premières élections de l’histoire du pays, fait campagne sur les enjeux locaux et délaisse
les problématiques interterritoriales. La victoire du parti qu’il a fondé pour l’occasion, le
Parti démocratique national du Nigeria (Nigerian National Democratic Party, NNDP),
marque le déclin de la section nigériane du NCBWA. Au cours des années 1920, des
délégués de la Gold Coast et de la Sierra Leone tenteront de ranimer la section
nigériane. Mais le mal est fait : ayant satisfait les ambitions électorales d’une partie de
l’élite locale, les Britanniques ont cassé l’élan politique impulsé par le NCBWA.

Une élite dépassée par la crise économique et les inégalités


sociales

Au-delà des enjeux strictement politiciens, l’essou lement du NCBWA témoigne aussi 26
de l’ambiguïté de son positionnement social et renvoie à une question politique plus
profonde : que comptaient réellement faire les élites représentées par le NCWBA une
fois au « pouvoir » ? Dans l’incapacité de dépasser le cercle étroit dans lequel elles se
reproduisent, ces élites ne parviennent pas à concilier leurs intérêts avec les aspirations
de la majorité du peuple, notamment les paysans, les ouvriers et les petits commerçants.
Leur politique de survie et de statu quo semblait d’autant moins porteuse que la
dépression économique modifie sensiblement les rapports sociaux internes au système
colonial.

L’entre-deux-guerres est en e fet une période de profonds bouleversements 27


socioéconomiques. Pendant que certains secteurs de la société coloniale profitent de
l’embellie d’après guerre – les colons britanniques qui dominent les structures
économiques et, dans une moindre mesure, les Syriens venus en nombre en Afrique de
l’Ouest à cette période –, les classes populaires africaines sou frent de l’in lation
galopante qui grève lourdement le budget des populations urbaines et obligent nombre
de paysans à s’adapter aux nouvelles conditions du marché international.
L’augmentation des coûts de transport et de transformation des produits bruts en
Europe réduit drastiquement la marge des producteurs et travailleurs africains. Leur
pouvoir d’achat baisse d’autant plus que le profit, constitué par la marge entre le prix
d’achat en Afrique et le prix de vente en Europe, s’accroît. L’évolution des prix du
marché international se répercute alors sur la situation locale, en particulier sur les
salaires, l’emploi et le type de cultures.

La Grande Dépression, qui frappe durement les Africains dans les années 1930, 28
n’arrange pas la situation. L’exploitation économique des colonies s’intensifie, tandis
que les économies européennes renforcent les mesures de protectionnisme et de
nationalisme économique qui fragilisent le commerce international. Le Royaume-Uni
met en place un comité de développement des ressources de l’Empire qui s’attire les
critiques régulières des marchands africains mécontents de ne pas y être représentés.
Les marchands se tournent alors vers l’élite politique, en particulier le NCBWA, pour
constituer un groupe de pression défendant leurs intérêts économiques.

Derrière les enjeux institutionnels, les nouvelles élites politiques africaines doivent donc 29
répondre aux demandes croissantes des populations qui, plus que des postes dans les
assemblées, réclament plus de justice sociale. Mais elles sont mal armées pour répondre
à de telles demandes. Constitué pour défendre les intérêts de la petite bourgeoisie
libérale, le NCBWA n’est pas en mesure de proposer un programme de politique
économique alternatif. Les élites économiques et commerciales africaines manquant
d’unité, d’initiative et, surtout, de capital, les tentatives pour créer des structures
économiques interterritoriales (banques, coopératives agricoles) ou territoriales
(fédérations paysannes, organisations syndicales) échouent.

Un con lit latent s’installe progressivement, dans les années 1920 et 1930, entre l’élite du 30
NCBWA, qui ne se bat que pour avoir une part du gâteau, et les travailleurs et les sans-
emploi sur le dos desquels le gâteau est partagé. Appartenant à une génération née dans
le dernier quart du XIXe siècle, les membres du NCBWA sont tout sauf révolutionnaires.
Et se voient de plus en plus fermement contestés par la génération suivante qui
n’entend plus composer avec un système colonial inégalitaire par nature.

Notes

[1] Yekutiel GERSHONI, « Common goals, di ferent ways. The UNIA and The NCBWA in
West Africa – 1920-1930 », Journal of Third World Studies, vol. 18, part. 2, 2001, p. 171-186.

[2] Rina L. OKONKWO, loc. cit., p. 109-110.


[3] Toyin FALOLA, Nationalism and African Intellectuals, University of Rochester Press,
Rochester, 2001.

[4] Lawrence H. OFOSU-APPIAH, Joseph Ephraim Casely Hayford. The Man of Vision and Faith,
Academy of Arts and Sciences, Accra, 1975.

[5] W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 232-235.

[6] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 147-149, p. 161.

[7] Ibid., p. 264.

[8] Ibid., p. 284-285.

Plan
Joseph Ephraim Casely-Hayford

Le parti d’une intelligentsia ouest-africaine

Réforme constitutionnelle et fractionnements territoriaux

Une élite dépassée par la crise économique et les inégalités sociales

Auteur
Amzat Boukari-Yabara

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019


8. « Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se
réveiller ! » Les Africains francophones se saisissent
du panafricanisme
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 113 à 123

Chapitre

A ucun courant intellectuel forgé dans le monde noir n’a suscité autant de louanges et
de critiques que la négritude. Si l’invention du terme est attribuée au poète et
[1]
homme politique martiniquais Aimé Césaire , son contenu lui est bien antérieur.
1

Pour l’historien Ayodele Langley, la négritude n’est pas née à Harlem ou à Paris dans
l’entre-deux-guerres, mais dans le mouvement de retour vers l’Afrique. Ce mouvement a
fondé la contestation de la domination blanche et occidentale, et il a apporté à
l’intelligentsia noire une nouvelle conscience de son rôle dans l’histoire. Un théoricien
comme Edward Blyden a répandu dans toute l’Afrique occidentale une culture politique
du nationalisme et de l’unité qui a servi de terreau à l’émergence du panafricanisme
dans cette région spécifique du continent africain. Cette renaissance culturelle ouest-
africaine, contemporaine à l’e fondrement des entités politiques sous l’e fet de la
colonisation, a conduit une nouvelle génération d’historiens afro-américains
(W.E.B. Du Bois, Carter Woodson, Rayford Logan, Arthur Schomburg) à produire une
histoire « nègre » qui révise le jugement stigmatisant l’Afrique.

Plus tard, avec l’UNIA de Garvey, le mouvement de la Renaissance noire de Harlem 2


popularise le concept d’« Afrique » dans les imaginaires. La littérature, la musique, la
danse, la poésie, la peinture et la photographie sont revisitées par des artistes noirs qui
prennent des positions avant-gardistes et engagées dans la revalorisation de leur
identité culturelle. Les figures les plus connues sont l’écrivain Claude McKay, le poète
Langston Hughes, la romancière et ethnographe Zora Neale Hurston, le philosophe et
critique littéraire Alain Locke, l’éditrice de la revue Crisis Jessie R. Fauset ou encore
l’historien et collectionneur Arthur A. Schomburg. En s’appuyant notamment sur la
tradition éthiopianiste, la Renaissance de Harlem permet à toute une communauté
opprimée de reprendre confiance en elle et de construire une base culturelle qui allait
être mobilisée dans le combat pour les droits civiques.

Le retour d’Europe des vétérans afro-américains en 1919 élargit également les 3


in luences. La Première Guerre mondiale marque une étape dans le mouvement
panafricain dans la mesure où, pour la première fois, des soldats africains, antillais et
afro-américains se retrouvent sur un même champ de bataille. Les associations de
vétérans restent en contact, et les circulations culturelles s’intensifient. Alors que les
musiques africaines transitent dans les ports coloniaux, le jazz est apporté en Europe
par des soldats afro-américains, tandis que le calypso suit les migrations des travailleurs
antillais vers les métropoles européennes et nord-américaines. En France, une « histoire
[2]
des solidarités noires » prend forme .

De l’identité « nègre »…

En 1921, le prix littéraire Goncourt revient à l’écrivain guyanais René Maran pour 4
Batouala, véritable roman nègre, premier pamphlet francophone sur la colonisation écrit
par un non-Blanc. Maran, qui a été administrateur colonial en Oubangui-Chari, relance
la littérature anticoloniale et anti-exotique. Six ans plus tard, André Gide, de retour d’un
voyage en Afrique-Équatoriale française, publie Voyage au Congo qui décrit le
fonctionnement inhumain des compagnies commerciales coloniales et
concessionnaires. La critique des pratiques coloniales en Afrique s’accompagne d’une
dénonciation du racisme en France. L’exotisme de la danseuse afro-américaine
Joséphine Baker, la culture populaire et l’art colonial renforcent les stéréotypes
[3]
racistes à l’heure où l’Exposition coloniale de Vincennes en 1931 entend souligner les
[4]
grandes réalisations de la métropole et l’« apothéose de la plus grande France ».

En 1930, les sœurs Andrée et Paulette Nardal, originaires de la Martinique, ouvrent un 5


salon littéraire où les écrivains noirs se rencontrent. Elles publient, avec l’Haïtien Léo
Sajous, La Revue du Monde noir qui s’arrête au bout de six numéros mais qui a le mérite
[5]
d’inciter les Noirs à prendre la parole . C’est ce que fait, en 1932, un groupe constitué
par Étienne Lero, René Ménil et Jules Monnerot qui lancent le journal-manifeste
Légitime Défense. Porté par un collectif de personnalités où se distingue le trio formé par
Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas animant la revue
L’Étudiant noir, le mouvement littéraire et politique de la négritude, qui fait écho à
Harlem, bourgeonne dans le Quartier latin parisien à la recherche du « Nègre
fondamental ». Parmi les inspirations, figurent également l’histoire d’Haïti, le
surréalisme d’André Breton, l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, l’ethnologie du
Français Marcel Griaule qui revient, en 1931 de la mission Dakar-Djibouti, et de
l’Allemand Leo Frobenius, dont l’Histoire de la civilisation africaine est traduite en français
en 1938.

Puis vient le temps de la révolte. Contre la glorification du racisme qui place des 6
Africains, des Arabes, des Indochinois, des Réunionnais et des Kanaks dans des zoos
humains à Vincennes en 1931, la négritude sonne comme un « grand cri nègre », une
colère. « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France », s’exclame Senghor
en référence à une publicité pour un petit déjeuner au chocolat montrant un tirailleur
sénégalais infantilisé. Entre colère et raison, entre émotivité et rationalité, la négritude
est enfin, et surtout, « la simple reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce
[6]
fait, de notre destin de Noirs, de notre histoire et de notre culture », rappelle Césaire .
Avant de voir entrer Césaire et Senghor en politique, et porter pour le premier la voix
des opprimés dans son Discours sur le colonialisme (1950), la négritude s’inscrit elle-même
dans la suite d’un courant politique pan-nègre qui fait le procès du racisme et de la
[7]
civilisation européenne et coloniale de l’entre-deux-guerres .

Alors que les dirigeants ouest-africains soumis à l’administration coloniale indirecte de 7


Londres développent des organisations politiques locales (NCBWA), l’élite ouest-
africaine francophone est en partie intégrée aux structures de la métropole. Le modèle
de l’assimilation culturelle, débouchant en 1946 sur la représentation politique des
colonies au Parlement français, fait de la capitale française le cœur francophone du
[8]
panafricanisme jusqu’aux indépendances . Paris étant simultanément, dès le début des
années 1920, le siège de plusieurs groupes aux tendances communistes et
anticolonialistes pan-nègres, arabes et indochinoises, le panafricanisme y est cependant
moins saillant.

Pourtant, durant la guerre de 1914, les soldats africains ont dénoncé avec autant de 8
virulence leurs conditions de recrutement, organisées par le député noir du Sénégal
Blaise Diagne, que ne l’ont fait leurs congénères afro-américains victimes de la
ségrégation. Ils ont vu de près la fin du mythe de l’Europe civilisée et pacifique ; ils ont
vu l’homme blanc trembler de peur, et mourir. Ce même homme blanc qui leur a promis
sa gratitude en échange de leur sang versé. Dans une lettre écrite en avril 1929 à
W.E.B. Du Bois et interceptée par la police française, le militant communiste malien
Tiémoko Garan Kouyaté rappelle ce paradoxe qui a vu des Africains aller combattre en
Europe au moment même où Haïti subissait une invasion puis une occupation
[9]
militaires américaines. La conviction que la « Force noire » peut être utilisée
autrement qu’au service de l’homme blanc grandit.
… au garveyisme

Dans les années 1920, la Ligue universelle pour la défense de la race noire (LUDRN) de 9
Prince Kojo Tovalou Houénou, le Comité de la défense de la race nègre (CDRN) du
Sénégalais Lamine Senghor et enfin la Ligue de défense de la race nègre (LDRN) des
Soudanais (Maliens) Garan Kouyaté et Abdou Koite forment une généalogie de partis
[10]
d’in luence garveyiste et communiste .

Tovalou Houénou fait partie de ces Africains qui embrassent la vocation de « défenseur 10
de la race nègre ». Né au Dahomey (Bénin) en 1887, issu d’une grande famille de
commerçants et de notables proche du pouvoir royal, le jeune Tovalou accompagne son
père en France pour faire ses études. Adolescent, il est inscrit au collège catholique
Saint-Genès de Bordeaux où il obtient ses diplômes de philosophie et de droit, avant
d’entamer des études de médecine. Sa réussite scolaire crée une filière pour la
bourgeoisie dahoméenne qui envoie ses enfants faire leurs humanités dans la ville
girondine. Quand la guerre éclate en 1914, Houénou, dont la demande de naturalisation
a été rejetée trois ans plus tôt, décide pourtant de s’engager comme médecin militaire
dans l’armée française. Celle-ci l’accueille favorablement et l’envoie sur le front à
Douaumont et à Verdun. Blessé puis démobilisé, il obtient enfin la nationalité française
par décret et s’installe à Paris. Admis au barreau en 1918, Houénou semble promis à une
belle carrière.

En 1921, Tovalou Houénou retourne pour la première fois au Dahomey où, depuis 1912, à 11
Porto-Novo, des jeunes lettrés animent le Club de l’Étoile noire. Les Dahoméens Louis
Ignacio Pinto, qui a été dans la même école bordelaise que Houénou, Louis do
Sacramento, Maximilien Falade et Alexandre d’Oliveira forment le noyau de cette
association culturelle qui échange avec les militants noirs en Europe et en Amérique.
Lors de son séjour, Houénou découvre le Negro World de Garvey et, auprès des vétérans,
il comprend l’injustice du système colonial. Il remplace alors Marc, son prénom
d’origine, par Prince Kojo, pour exprimer son honneur et sa fierté retrouvée d’être
africain.

De retour à Paris, un autre déclic se produit. Houénou fréquente les lieux à la mode du 12
Paris des Années folles. Dandy, il a ses entrées aux soirées littéraires de la salle Gaveau,
au salon de la duchesse de Rohan et au Club du Faubourg. Un soir d’août 1923, dans un
café du quartier Montmartre, des touristes américains, choqués par la présence d’un
Noir, demandent qu’on le mette dehors. Cet événement décuple son engagement. Alors
qu’il aurait pu devenir simplement anticolonialiste, il devient clairement garveyiste.

Élevé dans l’ancien port négrier de Bordeaux, où la présence africaine n’a jamais cessé, 13
Houénou trouve de quoi nourrir sa ré lexion auprès des marins. « Les navigateurs noirs
forment un groupe assez remarquable, notent les biographes de Kojo Tovalou Houénou.
Originaires d’Afrique noire et de Madagascar, ils sont évalués à 850 hommes au total. Ils
résident dans les grands ports (Marseille, Bordeaux, Le Havre). De par sa nature, ce
groupe est assez mobile. Les navigateurs jouent dans la di fusion des idées un rôle
important : les journaux dont la lecture est prohibée dans les territoires coloniaux y sont
distribués par l’intermédiaire de ces navigateurs. En 1926, les marins d’Afrique noire
n’ont pas de carnet d’identité dit livret bleu comme leurs homologues indochinois et
[11]
malgaches . »

Les marins transitant par Bordeaux lors des rotations entre l’Afrique et les Amériques, 14
apportent avec eux le journal garveyiste. Après la censure du Negro World par le Colonial
O fice dès 1919, Paris s’inquiète à son tour de la di fusion du journal de l’UNIA, ainsi que
de l’organe o ficiel de l’Union intercoloniale, Le Paria, publié à Paris entre 1922 et 1926
par Hô Chi Minh. La création d’une association de l’Amitié franco-dahoméenne par
Tovalou Houénou à l’été 1923 est vue comme une tentative de couvrir des activités
subversives. Les autorités françaises interdisent à leur tour le Negro World et Le Paria.
Mais il est trop tard : par le circuit maritime qui met Cotonou à deux semaines de bateau
de la France, Le Paria est déjà tombé entre les mains de militants dahoméens, en
particulier Émile Zinsou Bode et François Quenum qui enseignent à Ouidah et à
[12]
Dassa . En 1923, des émeutes et des pillages éclatent à Porto-Novo. Le gouverneur du
Dahomey, Gaston Fourn, place sous surveillance les militants soupçonnés de
communisme. Mais le soulèvement est le résultat d’un ensemble : les idées garveyistes,
communistes et nationalistes, la crise économique frappant le secteur de l’huile de
palme, la rivalité entre plusieurs chefs, ainsi que le ressentiment de la population et des
anciens combattants envers la France et l’administration coloniale après la guerre.

Avec Le Paria, dès juillet 1924, Les Continents, le journal de la LUDRN que vient tout juste 15
de fonder Tovalou Houénou, et L’Action coloniale circulent à Ouidah et à Porto-Novo.
Ajoutés à la presse locale, ces journaux aident des petits groupes à forger leur éducation
politique au-delà des frontières du Dahomey. À Porto-Novo, en lien avec les activités de
[13]
Louis Hunkanrin, alors secrétaire à l’état-major des troupes coloniales , une section de
la Ligue des droits de l’homme est montée par Paul Hazoumé, Oni Bello et Étienne Tété.
À Cotonou, Augustin Nicoué anime le club de la Vie littéraire artistique et sportive
dahoméenne. Le Comité franco-musulman, établi à Paris, dispose également d’une
branche au Dahomey dirigée par un commerçant yoruba, Aminu Balogun.

Houénou, Diagne, Senghor, Kouyaté : engagement, divisions,


répression
En août 1924, Tovalou Houénou est invité par Garvey à la convention de l’UNIA à New 16
York. Il se rend ensuite à Philadelphie, Chicago, Detroit et Cleveland. Dans ses
allocutions, il rejette l’idée d’un pan-négrisme monolithique et prône l’unité dans la
diversité en a firmant que « la race noire fournit d’importants groupes dans le monde
entier ; ils doivent être autorisés à contribuer au travail de rédemption en fonction de
[14]
leurs propres méthodes, disciplines et activités ». Jugé modéré par Garvey, Houénou
est pourtant le premier Africain francophone de cette époque à poser un ultimatum :
soit la France réalise l’assimilation et l’intégration totale des Africains en conformité
avec l’idéal républicain, soit elle leur accorde une autonomie leur permettant de
[15]
s’organiser politiquement en fonction de leur culture et de leur histoire .

Bien que modérées, ses positions autonomistes prises aux États-Unis, relayées par la 17
presse, lui valent d’être le premier Africain avec une envergure intercontinentale à
[A]
tomber sous la surveillance des autorités françaises . Revenu en visite aux États-Unis
en 1925, il est expulsé à la suite d’une arrestation liée à son refus de sortir d’un
restaurant ségrégué de Chicago. Renvoyé au Dahomey, il développe une branche
garveyiste et, tout en essayant en vain d’être élu député, il travaille en relation avec une
presse nationaliste très active. C’est l’époque où le Guide du Dahomey, interdit en 1923, La
Voix du Dahomey, La Quinzaine dahoméenne et Le Courrier du golfe du Bénin, Le Phare du
Dahomey, L’Écho des cercles et L’Étoile du Dahomey relaient les messages anticolonialistes et
sont taxés de « littérature séditieuse et démoralisante » par les autorités coloniales. En
1934, en plein tribunal, en apprenant une décision de justice rendue à l’encontre du
journaliste Simon Akindès, fondateur de L’Écho des cercles, Houénou gi le un confrère. Le
bureau colonial du Parti communiste français (PCF) prend sa défense à Paris, mais il est
finalement emprisonné à Dakar où, tombé dans l’oubli, il meurt en détention en
juillet 1936.

Le personnage de Houénou est très intéressant car il appartient à une intelligentsia 18


africaine francophone méconnue en dépit de son militantisme fondateur. Houénou et
les militants noirs francophones des années 1920 ont également animé la vie politique et
culturelle panafricaine. Soutenant la campagne pour l’abolition du Code de l’indigénat,
le journal Les Continents de la LUDRN publie des articles du Negro World sur les Afro-
Américains, Haïti, Madagascar et sur tous les sujets censurés par les autorités
coloniales. Il publie également des rectificatifs ou des droits de réponse, comme une
lettre ouverte de René Maran qui rappelle à Alain Locke, qui louait l’antiracisme
français, la nécessité de distinguer l’humanisme de la culture française et le racisme
bien réel de la France impériale.

Le ton libre du journal Les Continents finit par faire grincer des dents, mais ce ne sont pas 19
celles auxquelles l’équipe de rédaction s’attendait : c’est Blaise Diagne qui lance
l’o fensive lorsque René Maran, vice-président du journal, accuse, dans un
article intitulé « Le bon apôtre » paru en octobre 1924, le député sénégalais d’être un
[17]
agent du colonialisme . Pire, il l’accuse d’avoir reçu une commission pour chaque
soldat africain recruté pour la guerre. Diagne porte plainte devant la cour d’assises
contre René Maran et Les Continents, représenté par son éditeur Jean Fangeat. En les
assignant devant la cour d’assises, Diagne utilise tous les moyens politiques à sa
disposition pour gagner le procès et imposer une amende su fisamment élevée pour
conduire Les Continents à la faillite (ce qui se produit en décembre 1924). Pour la LUDRN,
l’attitude de Diagne est d’autant plus honteuse que, s’attaquant au premier journal
anticolonialiste qui conteste sa politique, il épargne en revanche les journaux français
classiques, qui ne sont pourtant pas plus tendres à son égard. Bénéficiant du soutien des
milieux parlementaires, Diagne pourra ainsi poursuivre sa carrière, devenant
notamment, en 1931, le premier ministre noir en France (comme sous-secrétaire d’État
aux Colonies).

Après le retour de Tovalou Houénou au Dahomey puis son arrestation, Lamine Senghor 20
récupère la direction de la LUDRN. Sérère natif de Kaolack, au Sénégal, Lamine Senghor
sert dans l’armée française. Récipiendaire de la croix de guerre, il participe pourtant à
une mutinerie d’infanterie de tirailleurs sénégalais à Fréjus. En 1919, il rentre au Sénégal
avec le rang de sergent, puis revient en France en 1921 pour étudier à la Sorbonne. En
1924, après son adhésion au PCF, il reçoit l’interdiction de rentrer au Sénégal : les
autorités craignent qu’il n’y di fuse les idées communistes. La même année, alors qu’il
témoigne dans le procès « Diagne contre Les Continents », il est candidat malheureux du
PCF dans le XVIIIe arrondissement de Paris. C’est au lendemain de cet échec qu’il
rejoint Houénou dans la LUDRN.

En mars 1926, Lamine Senghor transforme la Ligue universelle pour la défense de la race 21
noire en comité et fonde donc, en juillet, le Comité de défense de la race nègre (CDRN),
qui compte 300 membres à la fin de l’année. Son organe, La Voix des Nègres, qui devient
ensuite La Race nègre, est connu pour attaquer les gouverneurs coloniaux et les députés
africains. Alors que le CDRN est localisé rue Simplon à Paris, Lamine Senghor, qui
sou fre de tuberculose ainsi que de séquelles du gaz toxique inhalé pendant la guerre,
quitte la capitale pour s’installer à Roquebrune-sur-Argens, dans le Var. Tout en
revenant de temps en temps à Paris, Senghor accepte, en février 1927, l’invitation du
militant communiste berlinois Willi Münzenberg pour participer, à Bruxelles, à la
conférence d’inauguration de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale
(League Against Imperialism, LAI), a filiée à l’Internationale communiste
[18]
(Comintern) . « Les Nègres ont dormi trop longtemps, lance-t-il lors de cette
rencontre. Mais prends garde, Europe : ceux qui ont dormi jusqu’à présent ne
s’endormiront plus une fois réveillés. Aujourd’hui, les Noirs sont en train de se
[19]
réveiller ! » Quelques jours après ces déclarations tonitruantes, en mars 1927, il est
arrêté à Cannes et emprisonné à Draguignan. Il est libéré plus tard dans l’année pour
des raisons de santé, après une intervention des membres du Reichstag et du Parlement
belge. Sa santé se dégrade jusqu’à son décès à Fréjus le 25 novembre 1927.

Tiémoko Garan Kouyaté, un ancien sympathisant communiste et étudiant en lettres à la 22


Sorbonne, devient alors la figure montante du CDRN à la fin des années 1920. Kouyaté
travaille avec le Club des Marins et la section marseillaise de l’Association des
Indochinois, puis dirige les sections CDRN du Var et des Bouches-du-Rhône. Il succède
logiquement à Lamine Senghor. Sous son impulsion, le CDRN est rebaptisé Ligue de
défense de la race nègre (LDRN) et s’associe à l’Internationale syndicale communiste
(Profinterm), au PCF et à la Confédération générale du travail unitaire (CGTU). Elle
apporte également son soutien à l’association politique de l’Étoile nord-africaine (ENA)
fondée en 1926 par des nationalistes et des travailleurs immigrés algériens. Menant la
mobilisation des dockers, des marins, des ouvriers, des paysans et des anciens
combattants de l’empire colonial, la LDRN réclame l’autonomie politique et la
décentralisation de l’autorité dans les colonies françaises, avec un système de
représentation à la proportionnelle.

En juillet 1929, Kouyaté se rend à la seconde conférence de la Ligue contre l’impérialisme 23


au Jardin zoologique de Francfort. Il intègre l’équipe de rédaction du Negro Worker
publié à Hambourg par George Padmore, le futur directeur du Bureau nègre du
Comintern (voir chapitre 9). L’organe de la LDRN, La Race nègre, reprend ou traduit des
textes des diverses organisations afro-américaines, afro-britanniques et indochinoises.
Cependant, l’osmose des mouvements « rouges » et « nègres » est limitée. Au-delà des
réserves qu’elle exprime à l’égard du communisme autant que du capitalisme, la LDRN
s’inquiète de la stratégie communiste qui prend fait et cause pour la lutte
anticolonialiste sans s’en donner les moyens concrets. En 1931, Kouyaté n’est pas réélu
au bureau central de la LDRN. Il décide alors de s’engager avec l’Union des travailleurs
nègres (UTN), un groupe formé par la frange radicale dissidente de la LDRN. Déçu par
[20]
l’attitude de Moscou, Kouyaté partage ensuite le sort de Padmore : il est exclu du
Comintern en 1934. Un an plus tard, l’agression de l’Éthiopie par l’Italie de Mussolini
relance la mobilisation des forces panafricaines.

Notes

[1] Romuald FONKOUA, Aimé Césaire, Perrin, Paris, 2010, p. 56-62.

[2] Pap NDIAYE, La Condition noire, Gallimard, Paris, 2009.

[3] Pascal BLANCHARD, Gilles BOËTSCH et Nanette J. SNOEP, Exhibitions. L’invention du


sauvage, Musée du Quai Branly-Actes Sud, Paris, 2011.
[4] Raoul GIRARDET, L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Hachette Littératures, Paris,
2005, p. 175-199.

[5] Lilyan KESTELOOT, Négritude et situation coloniale, Alfabarre, Paris, 1988.

[6] Romuald FONKOUA, op. cit., p. 54.

[7] Claude LIAUZU, Aux origines des tiers-mondismes, L’Harmattan, Paris, 1982.

[8] J. Ayodele LANGLEY, « Pan-Africanism in Paris, 1924-36 », Journal of Modern African


Studies, vol. 7, n° 1, 1969, p. 69-94. Voir aussi Philippe DEWITTE, Les Mouvements nègres en
France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985.

[9] Charles MANGIN, La Force noire, L’Harmattan, Paris, 2011.

[10] Brent H. EDWARDS, op. cit., p. 98-104.

[11] Émile Derlin ZINSOU et Luc ZOUMENOU, Kojo Tovalou Houénou, Maisonneuve et Larose,
Paris, 2004, p. 74.

[12] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 294.

[13] Guy Landry HAZOUMÉ, La Vie et l’œuvre de Louis Hunkanrin, Librairie Renaissance,
Cotonou, 1977.

[14] J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 298.

[15] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 127.

[A] Le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies (SCAI) et le
Service de liaison avec les originaires des territoires français d’outre-mer (SLOTFOM)
surveillent les militants anticolonialistes.

[17] J. Ayodele LANGLEY, « Pan-Africanism in Paris, 1924-36 », loc. cit., p. 77-78.

[18] Vijay PRASHAD, Les Nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, Écosociété,
Montréal, 2009, p. 30-47.

[19] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 305.

[20] Sur Padmore et Kouyaté, voir Brent H. EDWARDS, The Practice of Diaspora, op. cit., p. 241-
305. Voir aussi Minkah MAKALANI, In the Cause of Freedom, University of North Carolina
Press, Chapel Hill, 2011, p. 165-224.

Plan
9. Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 124 à 139

Chapitre

L ’histoire suit parfois des méandres surprenants. En 1900, le militant trinidadien


Henry Sylvester-Williams organise la conférence panafricaine de Londres avec le
soutien du Haïtien Bénito Sylvain, devenu l’aide de camp du souverain éthiopien
1

Ménélik II, qui vient d’in liger une cuisante défaite aux Italiens à Adoua en 1896. Cette
humiliation appelait une revanche. Après la conférence de Londres, dans le but d’élargir
les contacts de l’Association panafricaine, Sylvester-Williams voyage en Jamaïque et à
Trinidad, puis aux États-Unis. À Trinidad, il obtient l’adhésion d’un certain James
Hubert Alfonso Nurse, le père de Malcolm Ivan Nurse. Ce dernier, pris en charge au
début des années 1910 par la veuve de Sylvester-Williams, est connu dans l’histoire sous
son nom de plume : George Padmore. Les débats sur les idéologies communistes que
Padmore entretient dans les années 1930 en Angleterre avec son ami d’enfance Cyril
Lionel Robert James vont stimuler l’émergence d’un nouveau panafricanisme engagé
dans les luttes indépendantistes et internationalistes.

Entre communisme et anticolonialisme : George Padmore et


C.L.R. James

Padmore est une figure méconnue mais incontournable de l’histoire du panafricanisme, 2


au même titre que Du Bois, Garvey et Nkrumah qu’il côtoya à divers moments de sa vie.
Cependant, au contraire des trois géants du panafricanisme, Padmore est resté dans
l’ombre. Il ne fut ni universitaire mondialement reconnu comme Du Bois, ni leader d’un
mouvement populaire comme Garvey, ni chef d’État comme Nkrumah. Pourtant, son
parcours et sa personnalité combinent des éléments politiques, intellectuels et
populaires fondamentaux. Concises, les deux principales publications qui lui ont été
consacrées par James Hooker en 1967 et par Fitzroy Baptiste et Rupert Lewis en 2009
sont loin d’épuiser les sources sur un personnage au cœur des réseaux de militants noirs
et anticolonialistes des années 1930, et surveillé par tous les services de renseignements
[1]
de son époque .

Après une scolarité à Trinidad où il commence une carrière de journaliste, Padmore 3


obtient un visa pour aller étudier la médecine et le droit dans les universités noires
[2]
américaines de Fisk et Howard . En 1927, en compagnie du militant nigérian Nnamdi
Azikiwe qu’il vient de rencontrer, Padmore tente en vain de créer une organisation
d’étudiants africains aux États-Unis. Dans la foulée, il adhère au Parti communiste
américain (PCUSA). À la fin de l’année 1929, le secrétaire général du PCUSA, William
Z. Foster, décide de l’envoyer auprès de la IIIe Internationale (Comintern) à Moscou.
[3]
Padmore ne remettra plus jamais les pieds aux États-Unis .

Devenu directeur du Bureau nègre du Comintern, a fichant une sensibilité plus 4


léniniste que staliniste, Padmore s’installe à Hambourg, au nord de l’Allemagne. Après
un court exil à Vienne, il revient dans la ville hanséatique d’où il correspond avec des
mouvements prolétaires et des journaux de gauche du monde entier. Progressivement,
Padmore va incarner l’histoire intellectuelle et secrète des mouvements syndicalistes,
anticolonialistes, internationalistes et panafricanistes des années 1930 à la fin des
années 1950.

En juillet 1931, Padmore, qui a pris la direction du Comité international des syndicats de 5
travailleurs noirs (International Trade Union Committee of Negro Workers, ITUCNW),
organise à Hambourg le premier Congrès international des travailleurs noirs. Avec le
militant noir communiste James Ford, il fonde également la revue The Negro Worker.
Menacé par la montée du régime nazi, Padmore est arrêté par la police politique à
Hambourg, puis expulsé vers Londres en février 1933. Surveillé par les autorités
britanniques, il passe les semaines suivantes entre Paris, Copenhague et Londres.
Constatant l’ambiguïté de Moscou envers le colonialisme britannique et français,
Padmore se désolidarise des instances communistes, qui prononcent son expulsion
o ficielle en juin 1934 avant d’engager une campagne de dénigrement à son égard.

Installé à Londres, devenu antistalinien, Padmore se consacre pleinement à 6


l’organisation des mouvements ouvriers et paysans ainsi que des partis nationalistes
[4]
dans les colonies . Ainsi, lors d’un meeting, il a la surprise de voir dans l’assistance son
compatriote C.L.R. James. L’étonnement est partagé, car James ignorait que le célèbre
George Padmore et son ami d’enfance Malcolm Nurse n’étaient qu’une seule et même
personne.

Théoricien de la révolution, critique trotskiste et hégéliano-marxiste, analyste littéraire 7


et sportif, brillant orateur, mentor auprès de nombreux jeunes activistes noirs, James
est, selon le poète barbadien George Lamming, l’esprit le plus fin né dans la Caraïbe
[5]
anglophone . James, qui n’a jamais fait d’études universitaires, est également le
symbole de l’autodidacte et la preuve que les voyages et les rencontres font une
[6]
éducation parfois plus significative que n’importe quel diplôme . Venu de Trinidad en
Angleterre en 1932 pour accompagner le joueur de cricket Learie Constantine dans la
rédaction de ses Mémoires, James adhère aux thèses trotskistes en côtoyant le
prolétariat de la ville industrielle de Nelson, au centre de l’Angleterre, et en parcourant le
pays pour couvrir la saison de cricket pour la presse sportive. Fondateur de
l’Internationale des amis africains de l’Abyssinie (International African Friends of
Abyssinia, IAFA) en réponse à l’agression italienne de 1935, James publie en 1938 deux
ouvrages marqués par ses discussions avec ses compatriotes Padmore et Eric Williams
qui étudiait alors à Oxford : A History of Negro Revolt, qui étudie les luttes des Noirs
depuis le XVIIIe siècle, et, surtout, The Black Jacobins, qui analyse la révolution
[A]
haïtienne .

Dans l’Angleterre du milieu des années 1930, James et Padmore animent la dissidence 8
marxiste et internationaliste : celle qui pointe sans concessions les limites de l’idéologie
de gauche et de la praxis de la révolution mondiale et l’incapacité des appareils
[8]
communistes à penser la question raciale et coloniale . En rompant avec le Comintern
en 1934, Padmore rejoint James qui n’avait jamais adhéré au communisme dogmatique
et autoritaire de Staline. Après avoir rendu visite à Trotski à Mexico en 1939, James est
encore plus convaincu de l’importance de refonder l’internationalisme afin de renverser
l’impérialisme et le racisme. Bloqué aux États-Unis de 1938 à 1953 en raison de la guerre,
James y crée sa propre tendance idéologique (connue sous le pseudonyme « Johnson-
Forrest »), qui débat avec les groupes socialistes, trotskistes et noirs.

La guerre italo-éthiopienne

Dans la décennie 1935-1945, un petit groupe d’Africains et d’Antillais réunis en 9


Angleterre constitue donc le noyau d’une nouvelle forme de panafricanisme, plus
in luencée que la génération précédente par le marxisme : George Padmore,
C.L.R. James, I.T.A. Wallace-Johnson, Ras Makonnen, Peter Milliard et Jomo Kenyatta. Il
est impossible de faire l’histoire de ce réseau sans évoquer l’impact de l’agression de
[9]
l’Éthiopie par l’Italie . L’Éthiopie des cercles afro-descendants est d’abord celle de la
rédemption annoncée dans le psaume 68:31 : « Des grands viendront d’Égypte ;
l’Éthiopie tendra les mains vers Dieu. » Ensuite, l’Éthiopie est un symbole de
l’indépendance africaine, du nationalisme noir et de la résistance au colonialisme en
dépit des convoitises occidentales, et ce depuis la victoire contre les Italiens à Adoua en
1896.

Sous la régence de Ras Tafari (le futur Hailé Sélassié), l’Éthiopie se modernise et entre – 10
[10]
avec réserve – à la Société des Nations (SDN) en 1923 . Un an plus tôt, l’arrivée au
pouvoir de Mussolini à Rome relance le projet colonial italien, exacerbé par le désir de
laver l’humiliation d’Adoua. Le 3 avril 1928, soit cinq mois avant la signature d’un traité
d’amitié italo-éthiopien, l’Italie ratifie le protocole de Genève contre l’utilisation de gaz
asphyxiant. Ces armes seront pourtant stockées pendant l’année 1934 alors que le
dictateur italien prépare secrètement les plans de l’invasion de l’Éthiopie. Le 5 décembre
1934, à la suite d’un accrochage entre une escorte éthiopienne et le contingent italien
occupant Wal-Wal, dans la province de l’Ogaden, Rome demande aux Éthiopiens des
excuses publiques devant le drapeau italien à Wal-Wal, et la condamnation des o ficiers
éthiopiens impliqués. L’Éthiopie refuse de s’exécuter et invoque en vain le traité d’amitié
de 1928. Hailé Sélassié demande la médiation de la SDN en janvier 1935, mais l’Italie
installe des bases militaires au sud et au nord de l’Éthiopie, puis appelle à la
mobilisation. Pendant l’été 1935, alors que l’Allemagne remilitarise également, Sélassié
tente en vain d’obtenir un prêt pour acheter des armes et défendre son pays.

Le 3 octobre 1935, sans aucune déclaration de guerre préalable, l’aviation italienne 11


bombarde les civils à Adoua et Adigrat, au nord du pays. Immédiatement saisie par
l’ambassadeur éthiopien, la SDN refuse de placer l’Italie sous embargo militaire. En
février 1936, Sélassié demande un protectorat britannique mais Londres décide de
discuter avec Rome le partage des eaux du Nil Bleu. Finalement, le 2 mai, l’empereur
quitte l’Éthiopie dont la capitale tombe aux mains des Italiens trois jours plus tard. En
exil à Jérusalem puis à Londres, Sélassié prédit un embrasement général de l’Europe, et
[11]
déplore l’ine ficacité des sanctions contre l’Italie . L’empereur était loin de se douter
que la SDN allait entériner l’occupation italienne dès la mi-juillet. Addis-Abeba allait-elle
devenir le nouveau Sarajevo, où l’assassinat de l’empereur austro-hongrois en juin 1914
avait précipité l’Europe dans la Première Guerre mondiale ? Cette interrogation,
soulevée par l’écrivain anglais Evelyn Waugh, prend de l’ampleur avec le début de la
guerre d’Espagne en juillet 1936 et la mise en place des alliances conduisant à la Seconde
Guerre mondiale.

Le retentissement de l’agression italienne est très fort dans les milieux anticolonialistes 12
et panafricains qui y voient une nouvelle manifestation des liens entre le racisme, le
fascisme et le colonialisme, ainsi que de la nature impérialiste de la SDN. En Angleterre,
les organisations liées à l’internationalisme et au pacifisme condamnent l’agression
italienne. Dès 1936, la su fragette britannique Sylvia Pankhurst fonde le New Times and
Ethiopian News, un hebdomadaire de soutien à l’Éthiopie. Un an plus tard, sous la
houlette de Padmore et d’un groupe de militants africains et antillais, le Bureau
international du service africain (International African Service Bureau, IASB), qui a
succédé à l’IAFA, lance depuis son siège londonien de Westbourne Grove le journal
International African Opinion, qui exprime la « voix des millions d’Africains et d’Afro-
descendants opprimés à travers le monde » et lie la cause éthiopienne à la cause
[12]
anticolonialiste . À Paris, l’ENA de Messali Hadj, la LDRN et Garan Kouyaté se
solidarisent avec l’Éthiopie. La section française de la Ligue contre l’impérialisme (LAI)
tente de coordonner une réponse commune avec les sections berlinoise et londonienne.

Aux États-Unis aussi la cause éthiopienne mobilise. Un mouvement de solidarité se crée 13


autour de l’Église baptiste éthiopienne de Harlem. Le syndicat noir de la Compagnie des
porteurs de wagons-lits créé par Asa Philip Randolph lance des collectes de biens et de
produits alimentaires en faveur des civils éthiopiens. En août 1936, pour tenter d’obtenir
une accréditation o ficielle des autorités éthiopiennes, une délégation afro-américaine
de l’United Aid for Ethiopia rend visite à l’empereur en exil à Bath, dans le sud de
l’Angleterre. Interdit d’entrée aux États-Unis, Sélassié décide d’y envoyer son médecin
personnel, Emmanuel Malaku Bayen qui, accueilli à Harlem avec les honneurs et pris en
charge par l’écrivain d’origine jamaïcaine Claude McKay, prend la direction de la
Fédération mondiale éthiopienne (Ethiopian World Federation, EWF) créée en août 1937
[13]
pour coordonner l’aide aux réfugiés éthiopiens .

Alors qu’un bataillon afro-américain s’engage à la même époque aux côtés des 14
républicains dans la guerre d’Espagne, un soutien militaire est également évoqué.
Samuel Daniels, le leader d’une organisation paramilitaire, l’Association panafricaine de
reconstruction (Pan-African Reconstruction Association), lance des campagnes de
recrutement à Chicago, Detroit, New York et Kansas City. Il annonce que
30 000 hommes sont prêts à rejoindre l’Éthiopie. Alors qu’à Trinidad et à la Jamaïque
des rassemblements ont lieu, des Cubains envisagent également une expédition
militaire. En Afrique du Sud, le chef zulu Walter Kumalo tente de lever un régiment
pour remonter le continent et libérer l’Éthiopie. Sans le soutien d’un État puissant, les
moyens logistiques seront cependant insu fisants pour l’envoi de ces contingents en
Éthiopie.

L’agression italienne est clairement dénoncée dans la presse ouest-africaine, 15


notamment par Azikiwe et Dusé M. Ali. Au Nigeria, les groupes de femmes et de jeunes
créent un Comité de soutien à l’Éthiopie. Des anciens combattants de la Gold Coast
organisent une « Semaine éthiopienne » en novembre 1935, tandis que 250 hommes
forment une force d’expédition Ashanti en Abyssinie. Au Caire, des Égyptiens, des
Soudanais et des Syriens organisent un comité de défense et de soutien. En Éthiopie
même, plusieurs groupes tentent en vain d’organiser la résistance.
La tentative avortée de C.L.R. James d’intégrer les rangs d’une hypothétique armée de 16
libération de l’Éthiopie est un autre exemple de cette impuissance relative. Selon les
mots de James, en o frant « une expérience militaire inestimable sur le champ de
bataille africain où l’une des plus féroces batailles entre le capitalisme et ses opposants
approche », la guerre italo-éthiopienne était « une plus grande opportunité de mettre en
avant le projet socialiste international », d’interagir avec les masses africaines ou de
[14]
développer une « propagande antifasciste parmi les troupes italiennes » . D’une
manière ou d’une autre, la résistance allait dans le sens de l’histoire. En novembre 1941,
les Britanniques, qui ont massivement mobilisé les troupes coloniales (Inde, Rhodésie,
Nigeria, Gold Coast), parviennent à libérer l’Éthiopie, in ligeant au passage sa première
défaite à l’axe Rome-Berlin.

La Seconde Guerre mondiale et la question coloniale

Au cours du second con lit mondial, le contrôle de l’Afrique se révèle un atout essentiel 17
pour les puissances européennes et leur allié américain. En plus de fournir d’immenses
contingents de soldats, le continent est le théâtre de combats décisifs pour le contrôle de
routes stratégiques (Éthiopie, Libye, Madagascar). Charles de Gaulle, qui mène la
résistance au régime de Vichy sans disposer de base territoriale, parvient à créer un
rapport de force, en août 1940, en obtenant le ralliement de l’AEF par l’intermédiaire du
gouverneur du Tchad, Félix Éboué, un Noir originaire de la Guyane. Depuis Brazzaville,
qui devient provisoirement la capitale de la France libre, les troupes africaines de la
Résistance conduites par le colonel Philippe Leclerc remontent à travers le désert pour
participer à la victoire sur l’Afrika Korps en Libye, puis aux débarquements de Provence
et d’Italie. Le ralliement de l’AOF en décembre 1942 permet de reprendre le contrôle du
port de Dakar et de sécuriser l’acheminement d’hommes et de matériel depuis les
Amériques. En accord avec les Britanniques, les Américains utilisent les bases de
Freetown, Accra, Lagos ou Dar es Salaam comme escales dans les ponts aériens à
destination de l’Égypte et du Moyen-Orient, tandis que la base de Fort-Lamy
(Ndjamena) héberge l’aviation française.

L’Afrique apporte également un soutien économique important aux métropoles. En plus 18


de financer l’intégralité du budget du gouvernement belge en exil à Londres, la colonie
du Congo fournit des matières stratégiques, notamment l’uranium nécessaire à la
fabrication de la bombe atomique américaine. Pour rivaliser avec l’industrie allemande
et trouver de nouvelles sources d’approvisionnement en minerais, les sociétés minières
européennes augmentent leur activité, notamment en Afrique australe, sans que les
Africains, qui subissent de plein fouet l’in lation et le marché noir, ne bénéficient de
quelconques retombées.
Si certains Africains prennent les devants, comme ces Noirs sud-africains qui, espérant 19
obtenir enfin la levée des lois discriminatoires, se portent volontaires pour intégrer
l’armée sud-africaine qui combat aux côtés des Alliés, les puissances coloniales usent de
tous les moyens pour enrôler les soldats et les travailleurs africains : la coercition, qui ne
manque pas de provoquer des mouvements de résistance, et la propagande, qui promet
plus de liberté aux colonisés… une fois leur « devoir patriotique » accompli. La France et
la Grande-Bretagne promulguent des mesures administratives de circonstance et
engagent des réformes mineures qui visent avant tout à amadouer les Noirs.

Aux États-Unis, plusieurs lobbies noirs se mobilisent autour du président Franklin 20


D. Roosevelt et de son épouse Eleanor pour obtenir des avancées politiques et sociales.
Les militants africains insistent pour que les États-Unis se montrent intransigeants, sur
la question coloniale, avec leurs alliés européens. En menaçant d’organiser une grande
marche de protestation sur la capitale, le syndicaliste Philip Randolph obtient le début
de la déségrégation dans les usines des villes du Nord qui, comme lors du précédent
con lit, reçoivent un a lux massif de travailleurs noirs du Sud. Avec près d’un million de
Noirs mobilisés, l’armée américaine ouvre certaines unités à la mixité raciale (mais la
politique de déségrégation ne sera o ficialisée qu’en 1948).

Au cours du con lit, les Noirs, colonisés ou ségrégués, constatent une nouvelle fois que 21
les Blancs ont bien du mal à tenir leurs promesses. Ainsi, lorsque Winston Churchill et
Franklin Roosevelt signent la Charte de l’Atlantique le 14 août 1941, les colonisés
imaginent que les déclarations qu’elle contient sur le droit de chaque peuple à vivre en
paix et en liberté, à bénéficier de l’indépendance et de la possibilité de choisir son
gouvernement font référence à leur situation. Certes, Londres entend laisser plus de
place aux Africains dans l’administration coloniale, mais il s’agit, encore et toujours,
d’Africains qui lui sont dévoués. Dès 1942, Churchill précise que l’Empire britannique ne
sera pas démantelé. Quant au général de Gaulle, il explique, lors de la conférence de
Brazzaville de janvier 1944, que la France continuera sa « mission civilisatrice » et exclut
toute idée d’autonomie ou de sortie de l’Empire français.

Ces positions conservatrices, et les pratiques racistes qui se perpétuent, entraînent des 22
mouvements de révolte. En décembre 1944, à Thiaroye (Sénégal), la répression sanglante
d’une mutinerie de tirailleurs venus réclamer le paiement de leur solde indique que
l’e fort de guerre consenti par les Africains ne sera pas récompensé. Le massacre, en
mai 1945, de plusieurs dizaines de milliers d’Algériens à Sétif, Guelma et Kherrata par
l’armée et les colons français, au moment même où les Alliés fêtent leur victoire, prouve
que les promesses faites aux 250 000 Maghrébins engagés dans les troupes françaises ne
seront pas honorées.
Toutes ces situations placent les anciens combattants dans une situation paradoxale : 23
fiers d’avoir participé à la victoire sur les puissances de l’Axe, formés au maniement des
armes et dotés d’une compréhension des enjeux idéologiques et politiques, ils
reviennent pourtant au pays avec l’amer sentiment d’avoir, une fois encore, livré une
bataille qui n’était pas la leur. Constatant la facilité avec laquelle certains pays
européens, comme la France, ont accepté de collaborer avec les régimes fascistes et
l’incapacité des autres, comme la Grande-Bretagne, à gagner sans le soutien de leurs
alliés et de leurs colonies, les Noirs, qui découvrent également, à la fin du con lit, le
génocide des Juifs et le bilan catastrophique de la guerre sur le plan matériel et humain,
ont assisté à l’e fondrement moral de l’Europe.

Un nombre grandissant d’Africains, d’Antillais ou d’Américains noirs tournent alors 24


leurs regards vers d’autres horizons : Moscou, qui a livré un combat sans merci contre
les nazis, New York, où s’installe la toute jeune Organisation des Nations unies (ONU),
ou le continent asiatique, où certains leaders nationalistes – à l’instar d’Hô Chi Minh en
septembre 1945 – déclarent déjà l’indépendance de leurs pays. C’est dans ce contexte
qu’est organisé à Manchester, en octobre 1945, le cinquième congrès panafricain.

Le tournant du congrès panafricain de Manchester (1945)

Coprésidé par Du Bois, qui s’est sensiblement rapproché des idéologies socialiste et 25
marxiste dans les années 1930, et par la militante jamaïcaine Amy Ashwood Garvey, la
première épouse de Marcus Garvey, l’histoire de ce congrès, qui renoue avec la tradition
des congrès de l’entre-deux-guerres, éclaire les relations complexes et croisées qui se
sont nouées dans les années 1930, principalement en Angleterre, entre des Africains et
[15]
des Antillais, et accessoirement des militants originaires des Indes britanniques . En
février 1945, alors que les « trois grands » (Churchill, Staline et Roosevelt) se réunissent à
Yalta pour discuter du nouvel ordre mondial, Londres accueille les délégués des colonies
venus assister à une conférence préparatoire de la Fédération syndicale mondiale
(FSM). Apprenant la présence de syndicalistes venus des colonies, Padmore les invite à
Manchester et leur propose de revenir à l’automne dans le cadre d’un congrès
panafricain.

Coordonné par Padmore, le congrès doit également beaucoup à Thomas Gri fith alias 26
Ras Makonnen, un militant originaire de la colonie britannique du Guyana. Makonnen
lit les œuvres de Garvey et Du Bois dans sa jeunesse, avant de partir étudier l’agronomie
aux États-Unis où il rencontre des étudiants éthiopiens. Poursuivant ses études à
Copenhague, il révèle comment le Danemark a vendu à l’Italie le gaz utilisé contre les
civils éthiopiens. Les autorités danoises l’expulsent vers l’Angleterre. C’est à cette
période qu’il prend un nom éthiopien et devient trésorier de l’organisation de soutien à
[16]
l’Éthiopie mise en place par James .

À l’instar d’Amy Ashwood Garvey à Londres, Makonnen ouvre aussi un restaurant et un 27


club à Manchester, qui accueillent les soldats noirs stationnés dans le nord de
l’Angleterre pendant la guerre. Outre que ces établissements permettent de récolter les
fonds nécessaires à l’organisation du congrès de Manchester, ils servent de lieu de
rassemblement et de réunion pour les militants. Lesquels se retrouvent également dans
le petit appartement londonien des Padmore, dont la fameuse cuisine est « le bureau et
le lieu de travail de George », comme le relèvera quelques années plus tard l’écrivain
Richard Wright : « À travers cette cuisine-là se sont assemblés presque tous les leaders
[17]
actuels de l’Afrique noire . »

Après la rencontre de février 1945, les délégués, revenus dans leur territoire, répondent 28
favorablement au projet de congrès. Dès lors, les organisations noires et panafricaines
britanniques accélèrent la cadence. La Fédération panafricaine (Pan-African Federation,
PAF), la Ligue des peuples de couleur (League of Coloured Peoples, LCP) du médecin
jamaïcain Harold Moody, l’Union des étudiants ouest-africains (West African Students’
Union, WASU) et le Negro Welfare Centre de Londres rédigent un manifeste à
l’attention de la conférence de San Francisco, qui doit rassembler en juin les nations du
monde pour fonder une nouvelle organisation internationale après la déroute de la
SDN : l’Organisation des Nations unies (ONU). Signé par une trentaine d’organisations
américaines, africaines et britanniques, le manifeste est confié à Du Bois, qui a la
mission de poser auprès de l’ONU naissante la question coloniale. Entre juin et
août 1945, des réunions entre les di férentes associations établissent le programme du
[18]
congrès, prévu pour octobre, dans la foulée de la conférence de la FSM à Paris .

Les invitations sont envoyées aux organisations basées en Afrique qui désignent leurs 29
représentants et lancent les démarches administratives pour le déplacement à
Manchester. En Gold Coast, Kobina Sekyi, qui a succédé à Casely-Hayford à la tête de la
GCARPS, demande à Ashie Nikoi, le délégué londonien de l’association, de se rendre à
Manchester et de contacter leur compatriote Kwame Nkrumah qui, tout juste venu des
États-Unis, s’est mis en relation avec George Padmore et prend une part active dans
l’organisation du congrès. Sekyi adresse à Nikoi des instructions très claires, lui
demandant de plaider pour l’abolition du système colonial en insistant sur les points
suivants :

30
Un que l’Afrique se gouvernait elle-même avant l’intrusion européenne. Deux que le
gouvernement autonome n’a pas besoin d’un modèle britannique. Trois que la
démocratie n’est pas une invention britannique. Quatre que les formes de la
démocratie en Gold Coast proviennent de modèles étrangers imaginés par des
fonctionnaires du Nigeria pour faciliter l’ascendant des o ficiers blancs et des
assistants noirs et pour humilier et contrecarrer les indigènes progressistes
[19]
patriotes .

Du 15 au 21 octobre 1945, environ deux cents délégués représentant des organisations 31


africaines et caribéennes, ainsi que des observateurs asiatiques, se retrouvent à
[20]
Charlton Town Hall, à Manchester . Les sessions donnent lieu à des résolutions sur
l’ensemble des colonies africaines et antillaises, et sur l’Éthiopie, le Liberia, Haïti,
l’Afrique du Sud et le Sud-Ouest africain (Namibie).

Outre l’octroi de droits politiques et une abolition des lois foncières injustes et 32
préjudiciables aux Africains, le congrès exige l’application aux colonies des principes de
la Charte de l’Atlantique, signée par Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill en
août 1941 : liberté d’expression, liberté de religion, sécurité économique et sécurité
physique. En réalité, le congrès s’inspire des idées de Padmore et Nkrumah, ainsi que
d’un texte d’Harold Moody, qui était absent lors des discussions. À la tête de la Ligue des
peuples de couleur (LCP) fondée dans le Londres des années 1930, Moody rédige en 1944
une « Charte des peuples de couleur » qui réclame l’éducation politique, le
[21]
développement économique et social et l’indépendance pour les peuples colonisés .

Dans une « Déclaration aux puissances coloniales », les délégués soulignent que leur 33
patience et leur pacifisme n’enlèvent rien à leur détermination pour se libérer du
colonialisme, et qu’ils se gardent le droit de recourir à la force comme mode ultime
d’acquisition de l’autonomie. Réclamant, « pour l’Afrique noire, l’autonomie et
l’indépendance », ils souhaitent une « démocratie économique » et condamnent « le
monopole du capital et le règne de la richesse et de l’industrie privée pour de simples
[22]
profits personnels ». Cette déclaration souligne la contradiction entre le système
colonial, qui repose sur l’inégalité et l’arbitraire, et les aspirations africaines, qui mettent
en avant les notions de justice et d’égalité : égalité économique (« à travail égal, salaire
égal ») et politique (« un homme, une voix »).

Le ton employé dénote également d’un changement radical de stratégie : pour la 34


première fois, l’idée d’une résistance active – potentiellement violente – est évoquée :
« Les délégués croient à la paix […]. Mais si l’Occident est encore déterminé à gouverner
l’humanité par la force, alors les Africains devront, en dernier recours, faire appel à la
force dans le but de conquérir la liberté, même si la force doit les détruire, eux comme le
[23]
monde . » Alors que les congressistes envoient un message de solidarité aux
nationalistes d’Inde, d’Indochine et d’Indonésie, et demandent aux marins noirs de ne
plus y transporter d’armes pour le compte des forces britanniques, françaises et
hollandaises qui tentent de reprendre pied en Asie après le départ des Japonais, ce
changement de stratégie annonce les guerres qui, dans les années suivantes, opposeront
les colonisés aux puissances impériales dans plusieurs parties du monde (Indochine,
Birmanie, Kenya, Algérie, Cameroun, etc.).

Dans une autre déclaration, adressée cette fois « aux peuples colonisés », les délégués 35
appellent à libérer les colonies « du contrôle impérialiste étranger, qu’il soit politique ou
économique », à choisir librement leur propre gouvernement, à utiliser tous les moyens
nécessaires pour y parvenir, à soutenir les travailleurs des colonies dans le cas des
boycotts et des grèves. Ils pressent également les intellectuels africains à prendre leurs
responsabilités en di fusant leurs connaissances auprès des populations par
l’intermédiaire de la presse, des coopératives, des syndicats et des organisations
[24]
politiques .

Une nouvelle génération

À la di férence des précédents congrès, nettement plus réformistes et animés par des 36
personnalités qui jouissaient d’une in luence relativement faible, celui de 1945 réunit des
personnes en capacité et en position d’agir. Au sortir de la guerre, nombre des militants
présents à Manchester savent que le monde à venir sera di férent de celui qu’ils ont
connu jusque-là. Ils devinent également qu’ils auront maintenant un rôle à jouer : les
mots d’ordre d’autonomie, de self-government et même d’indépendance ouvrent de
nouvelles perspectives. Cependant, Du Bois tempère les ardeurs :

Nous sommes nombreux à dire que nous pouvons maintenant prendre en main notre 37
destin, et bien le faire ; cela n’est peut-être pas vrai. Gouverner est une a faire
d’expérience, de longue expérience. Tout peuple qui retrouve son autonomie [self-
government] après en avoir été longtemps privé est susceptible de faire des erreurs.
C’est tout simplement humain, et nous disons que nous avons le droit de faire des
erreurs car c’est comme cela qu’on apprend. Nous a firmons donc que devons nous
[25]
gouverner nous-mêmes même si cela devait nous amener à faire des erreurs .

Encouragés par la dynamique impulsée à Manchester, nombre de délégués, notamment 38


dans la nouvelle génération, s’engagent concrètement dans le combat pour la libération
de leurs territoires respectifs. C’est le cas en particulier de Jomo Kenyatta. Après quinze
années passées à Londres, où il s’est illustré en 1938 en publiant une étude sur sa société
d’origine (Facing Mount Kenya), il retourne dans son pays natal en 1946 et prend la tête de
l’Union africaine du Kenya (Kenya African Union, KAU), créée deux ans plus tôt pour
réclamer des réformes constitutionnelles. Accusé à tort d’être à l’origine de
l’insurrection paysanne des « Mau-Mau », Kenyatta sera incarcéré pendant de longues
années par les autorités britanniques, qui réprimeront parallèlement, de façon
extrêmement violente, la révolte Mau-Mau, faisant des dizaines de milliers de morts.
Devenu, dans les années 1950, un symbole pour les peuples en lutte, pas toujours
conscients des di férences qui le séparent des insurgés, Kenyatta deviendra au début la
décennie suivante le premier président du Kenya indépendant.

Autre personnalité montante de la scène politique africaine, également présente à 39


Manchester : Kwame Nkrumah. Originaire de Gold Coast, comme bien d’autres
militants panafricains, c’est lui qui deviendra dans les années suivantes la principale
figure du panafricanisme. Comme ses aînés de la NCBWA mais de façon plus radicale,
Nkrumah estime que c’est à l’échelle régionale, et bientôt continentale, qu’il faut
réclamer l’indépendance. Sous son impulsion, une nouvelle géographie du
panafricanisme émerge : après Haïti, la Sierra Leone, le Liberia et l’Éthiopie, c’est vers le
Ghana que se tournent bientôt les regards des militants panafricains.

Notes

[1] James R. HOOKER, Black Revolutionary. George Padmore’s Path from Communism to Pan-
Africanism, Pall Mall Press, Londres, 1967.

[2] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 152-158.

[3] James R. HOOKER, op. cit., p. 16.

[4] Ibid., p. 39-57.

[5] Dennis BENN, op. cit., p. 171.

[6] Kent WORCESTER, C.L.R. James. A Political Biography, State University of New York
Press, Albany, 1996.

[A] Ce dernier ouvrage est, à l’origine, une pièce de théâtre écrite à l’attention de Paul
Robeson, acteur, chanteur et écrivain afro-américain installé à Londres. Approché par
le réalisateur soviétique Sergueï Eisenstein, qui souhaitait réaliser un film sur la
guerre d’indépendance d’Haïti, Black Majesty, Robeson se rend à Moscou en 1933 (où il
est accueilli malgré un visa invalide) mais le projet de film avorte.

[8] C.L.R. JAMES, Sur la question noire, Syllepses, Paris, 2012. Voir aussi Cedric J. ROBINSON,
Black Marxism, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2000.

[9] Samuel K.B. ASANTE, Pan-African Protest. West Africa and the Italo-Ethiopian Crisis, 1934-
1941, Longman, Londres, 1977.

[10] George PADMORE, « Ethiopia today », in Nancy CUNARD, Negro, Frederick Ungar, New
York, 1970, p. 386-392.

[11] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 189-197.


[12] Matthew QUEST, « George Padmore’s and C.L.R. James’ International African Opinion »,
in Fitzroy BAPTISTE et Rupert LEWIS (dir.), George Padmore. Pan-African Revolutionary,
Randle Publishers, Kingston, 2009, p. 105-132.

[13] Joseph E. HARRIS, African-American Reactions to War in Ethiopia, 1936-1941, Louisiana


State University Press, Baton Rouge, 1994, p. 127.

[14] C.L.R. JAMES, Sur la question noire, op. cit., p. 37.

[15] James R. HOOKER, op. cit., p. 80-98.

[16] Ras MAKONNEN, Panafricanism from Within, Oxford University Press, Londres, 1973.
Voir aussi Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 117-122.

[17] Richard WRIGHT, cité in George PADMORE, Panafricanisme ou communisme ? La prochaine


lutte pour l’Afrique, Présence africaine, Paris, 1961, p. 10.

[18] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 66-70.

[19] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 352.

[20] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, The 1945 Manchester Pan-African Congress Revisited,
New Beacon Books, Londres, 1995.

[21] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 134-137.

[22] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, The 1945 Manchester Pan-African Congress Revisited,
op. cit., p. 55-56.

[23] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 206.

[24] George PADMORE, Panafricanisme ou communisme ?, op. cit., p. 161-179.

[25] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 354.

Plan
Entre communisme et anticolonialisme : George Padmore et C.L.R. James

La guerre italo-éthiopienne

La Seconde Guerre mondiale et la question coloniale


10. L’étoile noire brille sur Accra [A]
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 141 à 156

Chapitre

C elui qui incarne le mieux le « panafricanisme » dans la mémoire collective


contemporaine, Kwame Nkrumah, est né en septembre 1909 dans le village de
[2]
Nkroful, en pays Akan, au sud de la Gold Coast . Issu du peuple Nzima, le jeune
1

Nkrumah passe les premières années de sa vie avec sa mère avant de rejoindre son père,
en 1912, qui est artisan à Half Assinie, petit village côtier à la frontière de la colonie
française de Côte d’Ivoire. Formé dans une école jésuite, il est recruté en 1926 comme
maître-assistant à l’école normale secondaire récemment ouverte à Achimota, dans la
banlieue d’Accra, où il bénéficie du tutorat du savant James Emmanuel Kweggyir
Aggrey. Premier Africain professeur à Achimota, Aggrey a étudié la théologie aux États-
Unis avant de parcourir plusieurs pays du continent (Congo, Éthiopie, Tanzanie,
Afrique du Sud), dans le cadre d’une mission financée par le philanthrope américain
Phelps Stokes, pour tenter de mettre en place un enseignement agricole basé sur les
[3]
savoirs locaux .

En 1930, devenu enseignant et directeur dans des écoles catholiques, Nkrumah fonde 2
plusieurs cercles de lecture et de débats. Il explore les écrits de Du Bois et de Garvey, et
échange avec le militant nigérian Nnamdi Azikiwe, qui dirige un journal à Accra. Ce
dernier le convainc de poursuivre sa formation aux États-Unis. En 1935, avec 150 livres
d’économies, il part en Angleterre récupérer son visa pour les États-Unis. Apprenant
l’invasion de l’Éthiopie lors de son transit, il décide de continuer son voyage vers New
[4]
York .
L’entrée en scène de Nkrumah

Avant son arrivée aux États-Unis, Nkrumah avait écrit au doyen de l’université Lincoln, 3
près d’Oxford (Pennsylvanie). Admis après avoir passé un examen, il obtient une bourse
néanmoins insu fisante, avant de trouver un emploi d’assistant dans la bibliothèque
universitaire. Durant tout son séjour américain, Nkrumah est obligé de faire des petits
boulots : serveur, vendeur de poisson, docker… Diplômé de sociologie et d’économie en
1939, il renonce d’ailleurs à s’inscrire à l’école de journalisme de l’université Columbia, à
New York, en raison du montant des frais d’inscription. En revanche, il accepte un poste
de chargé de cours en théologie et philosophie à l’université Lincoln. Il y enseigne les
auteurs classiques allemands, avant de partir suivre un cursus en sciences de l’éducation
à l’université de Philadelphie.

Bardé de diplômes, Nkrumah rejette néanmoins l’embourgeoisement et la voie royale 4


d’une carrière dans les universités américaines. À Philadelphie, il marche dans les pas de
Du Bois qui avait réalisé en 1899 la première étude de sociologie américaine consacrée
au quartier noir de la ville. Fréquentant l’église presbytérienne, Nkrumah réalise à son
tour une étude sur les conditions de vie des Noirs. Pour cela, il visite des centaines de
foyers et apprend l’histoire afro-américaine de l’intérieur. Ainsi, lorsqu’il devient chargé
de cours en « histoire nègre » à l’université de Philadelphie, il s’interroge sur l’absence de
cours en histoire de l’Afrique. Nkrumah décide alors de fonder l’Association des
étudiants africains des États-Unis et du Canada, dont il devient le président et l’éditeur
de son journal, l’African Interpreter. Dans une Amérique engagée dans la Seconde Guerre
mondiale mais dont la partie méridionale reste livrée à la ségrégation raciale, Nkrumah
suit les travaux du Conseil des a faires africaines (Council on African A fairs, CAA), un
groupe mis en place en 1937 par Paul Robeson, Du Bois et Max Yergan pour conseiller les
autorités américaines sur la situation de l’Afrique.

Surtout, Nkrumah lit énormément : Hannibal, Cromwell, Napoléon, Mazzini, Gandhi, 5


Marx, Engels et Lénine n’ont aucun secret pour lui. Il élargit son audience et son analyse
en suivant les débats propres aux mouvances américaines démocrates, républicaines,
trotskistes, communistes, franc-maçonnes et noires américaines. C’est dans le cadre de
[5]
cette ouverture intellectuelle qu’il rencontre C.L.R. James . Au printemps 1945, lorsque
Nkrumah quitte les États-Unis pour le Royaume-Uni dans l’idée d’e fectuer un doctorat
en philosophie ou en droit à Londres, James lui remet une lettre de recommandation à
l’attention de Padmore. À la descente du train en gare de Londres, Padmore, qui cherche
[6]
des volontaires pour organiser l’IASB, l’attend sur le quai . Cette collaboration, qui
débute avec l’organisation du congrès de Manchester à l’automne 1945, est la plus
fructueuse de l’histoire du panafricanisme. Elle ne prendra fin qu’au décès de Padmore
en 1959.
Une nouvelle dynamique ouest-africaine

Convaincu que les Africains doivent obtenir leur indépendance collectivement et par 6
leurs propres moyens, Nkrumah participe, quelques semaines après le congrès de
Manchester, à la création du Secrétariat national ouest-africain (West African National
Secretariat, WANS). Constituée à Londres en décembre 1945, cette nouvelle organisation
entend contribuer à l’éducation politique des Ouest-Africains, favoriser la solidarité
entre les territoires et hâter ainsi la marche vers l’indépendance de la région. Perçu par
l’historien Ayodele Langley comme une « combinaison intéressante de messianisme
[7]
politique et d’ambition politique », le WANS cherche à coordonner les mouvements
nationalistes ouest-africains et à créer un front commun, avec toutes les organisations
politiques et sociales d’Afrique de l’Ouest. Le 1er février 1946, le WANS, en conférence à
Londres, demande à l’ONU d’aider les Africains à obtenir leur indépendance immédiate
et à démanteler le système colonial. La conférence prend cependant note des divisions
[8]
territoriales politiques, économiques et sociales du continent .

En mars 1946, le WANS lance le mensuel New African, dont la devise indique sans détour 7
les objectifs de l’organisation : « Pour l’unité et l’indépendance totale ». Joignant le geste
à la parole, Nkrumah forme un petit groupe révolutionnaire à l’intérieur de l’Union des
étudiants ouest-africains (WASU). Ce petit groupe clandestin, baptisé The Circle (le
cercle), s’engage à développer l’agitation radicale jusqu’à obtenir l’indépendance. En
septembre 1946, en présence de 200 à 300 étudiants, militants et syndicalistes, la WASU
et le WANS organisent trois jours de conférence avec l’objectif d’approuver et de
dépasser les résolutions du congrès de Manchester. La conférence propose la tenue
d’une Assemblée constituante chargée de rédiger une Constitution avec l’adoption d’un
programme politique et d’un gouvernement provisoire visant la réalisation des États-
Unis socialistes d’Afrique. La presse panafricaine (West African Pilot, WASU Magazine et
West Africa) di fuse le compte rendu de la conférence qui propose également l’adoption
d’une langue commune.

La question linguistique est d’importance. Car, conscient du fractionnement du 8


continent, les militants ouest-africains savent que, pour donner du poids à leurs
revendications, le renfort de leurs homologues francophones ne sera pas de trop. Dans
cet esprit, Nkrumah se rend une première fois à Paris à l’été 1946 pour discuter avec les
Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Lamine Gueye, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny
et le Dahoméen Sourou Migan Apithy, tous élus, quelques mois plus tard, à l’Assemblée
nationale. Les dirigeants francophones se montrent ouverts à l’idée d’un bloc ouest-
africain indépendant, mais dans un délai indéterminé. Le 30 août 1946, invités à une
conférence du WANS à Londres, Apithy et Senghor, apparemment séduits par un projet
fédéral ouest-africain, expriment leur rejet de l’approche gradualiste qui, compatible
avec l’idéologie de la « colonisation civilisatrice », veut que les colonisés s’émancipent
très progressivement et en bonne intelligence avec les autorités tutrices. Mais les
changements constitutionnels, résultant de la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 qui
accorde – théoriquement – aux ressortissants des territoires d’outre-mer la citoyenneté
et les mêmes droits qu’aux autres Français, conduisent les dirigeants africains des
colonies françaises à privilégier l’égalité et l’intégration dans l’Union française. Quant
aux Antillais qui ont joué un rôle fondamental pour semer la graine du panafricanisme à
Londres comme à Paris, ils se sentent de plus en plus étrangers dans des organisations
dirigées par des Africains qui semblent restreindre la situation coloniale au continent.

Au début de l’année 1947, le président ghanéen de la WASU, Joe Appiah, part en mission 9
à Paris pour le compte du WANS. Il rencontre à nouveau les députés africains Senghor,
Apithy et son assistant Émile Derlin Zinsou, ainsi que des responsables des partis
tunisien du Néo-Destour et marocain de l’Istiqlal, tous deux créés en 1934. Appiah est
relativement rassuré de voir que les francophones sont également mobilisés. En
septembre 1947, Nkrumah revient en France pour s’entretenir avec Raymond Barbé du
Comité central du PCF et les dirigeants du Rassemblement démocratique africain
(RDA), le parti créé quelques mois plus tôt à Bamako par les députés africains.
Cependant, les divisions sociales et idéologiques, ainsi que l’hostilité manifeste de la
France à tout projet indépendantiste et panafricain, conduisent Nkrumah à prendre ses
distances avec les mouvements politiques africains francophones.

La marche vers le pouvoir

Les e forts de Nkrumah pour constituer un font commun ouest-africain sont de toute 10
façon interrompus par les sollicitations qu’il reçoit de Gold Coast. À l’automne 1947, il
reçoit une lettre d’Ebenezer Ako-Adjei, un compatriote rencontré à l’université Lincoln
avec lequel il éditait le journal African Interpreter. Ako-Adjei lui propose de rentrer au pays
pour prendre la fonction de secrétaire général de la Convention de la Gold Coast unie
(United Gold Coast Convention, UGCC). Bien que ce parti soit opposé au WANS, qu’il
suspecte d’accointances avec le communisme, Nkrumah accepte la proposition. En
novembre 1947, à bord du Accra, il quitte Liverpool en compagnie de son ami Kojo Botsio.
Après une escale à Freetown, où il s’entretient avec son ami le militant sierra-léonais
I.T.A. Wallace-Johnson, il débarque au port ghanéen de Takoradi.

Alors qu’un mouvement social, animé par des chefs traditionnels, des vétérans de guerre 11
et de jeunes prolétaires, agite la Gold Coast, Nkrumah décide de transformer l’UGCC en
porte-parole de la population et de ses aspirations à l’indépendance. En quelques mois,
il rédige un programme politique, forme les militants, organise des collectes et ouvre
des bureaux de l’UGCC dans tout le pays. Dès février 1948, la Gold Coast connaît de
nouveaux troubles. Des boycotts et des manifestations sont organisés pour protester
contre le coût de la vie. Les anciens combattants marchent en direction du Fort
Christiansborg, siège du gouvernement colonial. Sur place, un o ficier britannique
s’empare d’un fusil et abat plusieurs vétérans. La répression déclenche des émeutes et
des magasins d’Européens, de Syriens et de Libanais sont pillés à Accra.
L’administration coloniale, confrontée pour la première fois à un tel événement, accuse
l’UGCC et arrête Nkrumah, qui est détenu pendant deux mois, en compagnie de cinq de
ses camarades.

À sa libération, cherchant à s’émanciper de la ligne réformiste de son propre parti, 12


Nkrumah part à la rencontre des enseignants grévistes et des étudiants qui ont été
démis de leurs fonctions ou renvoyés de leur établissement par les autorités coloniales
en raison de leurs opinions politiques. Utilisant une partie de son propre salaire, il loue
un espace et du matériel pour que les professeurs licenciés puissent enseigner aux
étudiants renvoyés. Au bout d’un an, le Ghana College compte déjà plus de
200 étudiants, et le modèle s’exporte dans le reste du pays. Dans la foulée, Nkrumah crée
un Comité d’organisation de la jeunesse (Committee of Youth Organization, CYO), qui
réclame l’indépendance de la Gold Coast, et se sépare de l’UGCC. Soutenu par ses amis
Kojo Botsio et Komla Agbeli Gbedemah, Nkrumah démissionne et crée le Parti de la
convention du peuple (Convention People’s Party, CPP), qui se veut un parti tourné vers
les milieux populaires.

Ne relâchant pas la pression sur les autorités coloniales, qui tentent quelques réformes 13
institutionnelles pour apaiser les esprits, Nkrumah et ses camarades accélèrent la
cadence, multiplient les revendications et propagent le mot d’ordre d’« indépendance
immédiate » (« Independence now ! »). Fin 1949, ils installent à Accra une Assemblée
représentative du peuple et lancent une campagne de désobéissance civile qui paralyse
bientôt la colonie et vaut à Nkrumah une nouvelle arrestation. Condamné à trois ans de
prison, il profite cependant d’une faille juridique pour présenter sa candidature aux
élections de février 1951. L’humiliation est grande pour les Britanniques : Nkrumah est
largement élu et le CPP remporte le scrutin haut la main. Cherchant à garder la face et à
préserver les intérêts britanniques en prévision d’une indépendance devenue
inéluctable, le gouverneur de la Gold Coast libère Nkrumah, et lui demande de former le
nouveau gouvernement.

La décolonisation, ou la politique du compromis

Exercer le pouvoir est aussi di ficile que d’y accéder, surtout quand on doit composer 14
avec les autorités coloniales et avec des groupes sociaux aux intérêts divergents.
Nkrumah et son gouvernement s’imposent donc un délai de six ans pour maîtriser les
rouages de la souveraineté : la diplomatie, la défense, le budget et le pouvoir de
nomination dans la fonction publique. Ce délai peut paraître contradictoire avec le
slogan d’« indépendance immédiate » mais il se révèle nécessaire : les Africains, en
arrivant au pouvoir, n’ont aucune connaissance des a faires en cours puisque les colons,
depuis la première heure, se sont e forcés de les en écarter. Par conséquent, leur travail
est particulièrement ardu : prendre connaissance de dossiers techniques, découvrir les
rouages de l’administration, faire des erreurs pour apprendre… Tout cela prend du
temps, sous le regard mi-condescendant mi-bienveillant des conseillers britanniques.

Pire, des résistances à l’indépendance voient le jour parmi des groupes d’Africains 15
aliénés au pouvoir colonial. Le système de l’administration indirecte place notamment
les chefs locaux qui avaient pactisé avec le colonisateur en porte-à-faux : ils craignent
que l’indépendance ne remette en cause leur légitimité. Aux côtés des chefs
traditionnels, la vieille classe politique de l’UGCC, qui a hérité des ré lexes conservateurs
du NCBWA, se sent trahie par Londres, accusé d’avoir laissé de jeunes aventuriers
prendre le pouvoir. Alors que la construction du nouvel État qu’il convient de mener à
l’indépendance nécessite l’e fort de tous, cette élite se met en tête que l’échec de
Nkrumah, même s’il signifie l’échec de l’indépendance, serait le meilleur moyen de
reprendre le pouvoir. Dans les années qui précèdent l’indépendance, les élites se
déchirent : alors qu’une partie de la classe politique salue la bienveillance des
Britanniques et se serait, en échange, contentée de quelques miettes de pouvoir,
Nkrumah adopte une attitude plus radicale. Pour gagner l’adhésion du peuple, il estime
que les Africains ne doivent pas quémander auprès des Britanniques, mais que ce sont
les colons qui devraient remercier les Africains de continuer à les accepter et les
supporter, et de ne pas leur tenir rigueur des conséquences néfastes de la colonisation.

Des divisions apparaissent également au sein même des élites indépendantistes. 16


Massivement soutenu par la population en 1951, le CPP est progressivement gagné, à son
sommet, par ce qu’une certaine rhétorique appelait à l’époque des « ré lexes petit-
bourgeois » : certains responsables, en quête d’enrichissement personnel et de
privilèges, cherchent à ménager les intérêts des entreprises occidentales qui entendent
garder le contrôle de l’économie locale malgré l’indépendance annoncée. Pour contrer
ces velléités conservatrices, des leaders syndicaux qui avaient été emprisonnés en même
temps que Nkrumah décident de s’organiser pour prendre le contrôle du Congrès des
syndicats de la Gold Coast (Gold Coast Trade Union Congress, GCTUC), le syndicat
probritannique. La radicalisation d’une partie des militants indépendantistes s’explique
aussi par la prudence de Nkrumah dans les années qui précèdent l’indépendance.
Observant que chaque élection locale avant l’indépendance de 1957 est marquée par des
actes de banditisme et des intimidations, il sait que le moindre dérapage peut servir de
prétexte à Londres pour tout annuler et revenir à la situation d’avant 1951. Nkrumah
décide alors, de lui-même, d’expulser les militants radicaux du CPP pour contrer ceux
qui, de plus en plus nombreux, l’accusent de « communisme ».
Malgré les di ficultés, le CPP, qui compte alors 700 000 membres dans environ un demi- 17
millier de sections, remporte tour à tour les élections de 1954 et de 1956. Plus rien
n’empêche dès lors la Gold Coast d’accéder à la pleine souveraineté. Le 6 mars 1957, le
jour anniversaire du Fanti Bond, l’accord par lequel le Royaume-Uni avait établi, en 1844,
les bases de sa domination coloniale, le territoire accède à l’indépendance sous le nom
de Ghana, avec un drapeau vert, rouge et or lanqué, en son centre, d’une étoile noire, en
hommage à Marcus Garvey. Outre la référence au royaume précolonial du même nom,
renommer le pays « Ghana » est une manière de réa firmer l’indépendance d’un État :
contrairement à la Gold Coast (Côte de l’Or), ce nom n’est plus de nature à être traduit
[9]
di féremment en fonction des langues étrangères .

Dans son discours de l’indépendance, Nkrumah remercie d’abord les jeunes, les paysans 18
et les femmes pour leur combat, avant de saluer les anciens administrateurs
britanniques. En réalité, pendant les six années de partage du pouvoir avant
l’indépendance, Nkrumah est devenu moins intransigeant à l’égard de la présence
britannique. En saluant l’ancienne puissance coloniale, il tient à la remercier de ne pas
avoir fait opposition à un processus inéluctable. Avec fierté, il appelle à la création d’une
nouvelle « personnalité africaine », en demandant à son peuple de changer d’état
d’esprit, de prendre conscience qu’il est libre et indépendant : les Africains, déclare-t-il,
vont enfin pouvoir montrer de quoi ils sont capables. Mais il prévient également que
l’indépendance du Ghana n’est qu’une étape et que de nouveaux combats devront être
livrés. « Notre indépendance, souligne-t-il, n’est rien si elle n’est pas reliée à la libération
totale de l’Afrique. »

Comment construire une nation indépendante ?

Moment fondateur de la nation, l’indépendance du Ghana intervient au bout d’un délai 19


de six ans qui a contraint Nkrumah à modérer les ardeurs des travailleurs, des ouvriers,
des paysans, des artisans, des femmes, des commerçants, des jeunes, des sans-emploi,
des pêcheurs et des enseignants. Tous lui demandaient d’aller le plus vite possible vers
l’indépendance. Nkrumah ne les avait-il pas habitués à scander « l’indépendance,
maintenant » ? Nkrumah n’avait-il pas a firmé, sûr de lui, qu’il fallait « chercher d’abord
le royaume politique et tout vous sera donné par la suite » ? En réalité, rien n’a été
donné, tout a été conquis au terme de luttes et de négociations âpres, aussi rudes qu’une
lutte au corps à corps. La pratique de l’autonomie a nécessité des négociations
quotidiennes avec les Britanniques, et des tensions avec l’opposition qui rechigne à
jouer son rôle sur l’échiquier parlementaire. Comme Haïti en son temps, le Ghana
devient l’objet d’attention du monde entier pour sa capacité à assumer son
indépendance, et un cas d’étude des relations internationales en raison de la manière
dont Nkrumah va progressivement lier la souveraineté du Ghana à un projet
d’envergure continentale, suscitant une certaine incompréhension jusque dans son
propre camp.

Le premier élément de la souveraineté étant la sécurité, Nkrumah, qui fait face à 20


l’hostilité et aux menaces physiques de plusieurs groupes, décide de promulguer en
juillet 1958 la loi de détention préventive pour lutter contre des factions paramilitaires
du parti ethnique des Ga. Immédiatement, la presse britannique l’accuse de réduire les
libertés et d’être un dictateur. Cette même presse britannique reste silencieuse lorsque
Nkrumah rétorque que cette loi s’inspire des mesures instaurées au Kenya par le
[10]
secrétaire aux Colonies, Alan Lennox-Boyd .

Nkrumah découvre également qu’il est plus dangereux de remettre en cause les intérêts 21
financiers et les privilèges économiques hérités de la colonisation que le système
administratif ou policier du pays. Lorsqu’il sort de prison en 1951 pour former son
premier gouvernement, le leader ghanéen rejette tout désir de vengeance sur les
Européens. Tout en se déclarant, de manière atypique, à la fois socialiste, marxiste et
chrétien, il souligne qu’il n’a jamais mis les pieds à Prague ou à Moscou, alors qu’il
connaît bien Paris et Londres, et qu’il souhaite maintenir le pays dans le
Commonwealth. Toute ancienne colonie qui adhère à cette organisation garde sa
souveraineté mais, d’une part, elle reconnaît dans son protocole le monarque anglais
comme son propre monarque et le symbole d’une certaine unité politique, et, d’autre
part, elle a la possibilité d’arrimer sa monnaie nationale à la livre sterling. Rassurés, les
conseillers britanniques font comprendre à Nkrumah que la stabilité politique signifie
aussi la stabilité économique, et donc la poursuite d’un modèle centré sur la production
du cacao.

Avant l’indépendance, les Britanniques ont mis en place un Bureau de 22


commercialisation du cacao. Ce Bureau propose de payer les paysans en dessous du prix
du marché et de placer la di férence dans un fonds qui leur est versé en cas de crise lors
des années de faible production. La production totale des paysans africains est achetée
par le Bureau, qui la revend ensuite aux entreprises sur le marché international. Le
Bureau réalise ainsi des profits qui sont stockés à Londres. Cet argent, qui est donc le
fruit du travail des paysans africains, leur est inaccessible. En 1953, le Bureau vend le
cacao pour 74 millions de livres mais les paysans ghanéens n’en reçoivent que
[11]
28 millions .

Pris en tenailles entre les paysans et la bourgeoisie locale qui travaille comme partenaire 23
avec les entreprises commerciales occidentales, Nkrumah annonce le lancement d’une
Compagnie d’achat du cacao pour que l’État assure le meilleur prix de vente aux
paysans. Or la production de cacao fait la richesse du territoire ashanti. Si la réforme
économique du secteur du cacao ne marche pas, c’est tout le pays ashanti qui risque de
se soulever contre Nkrumah à l’appel du Mouvement de libération nationale (National
Liberation Movement, NLM). Dominé par les Ashanti, et regroupant d’anciens amis de
Nkrumah comme Joe Appiah, ce parti d’opposition créé en septembre 1954 à Kumasi
milite pour une nouvelle Constitution dans laquelle les régions fortes et riches peuvent
contrebalancer, voire s’opposer au gouvernement central.

Ainsi confronté à la di ficulté de construire l’unité nationale, Nkrumah a fine sa vision 24


d’une unité continentale qui servira de base au moment de plaider pour la mise en place
des États-Unis d’Afrique. Le Premier ministre, qui veut une Constitution où le
gouvernement central et unitaire a le dernier mot, comprend qu’il doit être en mesure
de maintenir la richesse du pays ashanti à l’intérieur de l’ensemble national pour avoir
une assise électorale su fisante. En revanche, maintenir la monoculture du cacao propre
à une région revient à perpétuer un système qui rend tout le pays encore plus dépendant
de ceux qui contrôlent le secteur du cacao. Cela renforce également le poids économique
et politique du régionalisme. Enfin, développer la production du cacao revient à
accroître la dépendance du Ghana aux importations alimentaires, et donc à creuser la
dette extérieure.

En e fet, le cacao apporte des gains à court terme qui peuvent se transformer en pertes à 25
long terme. Le journaliste et historien Basil Davidson note que le Ghana produit
350 000 tonnes de cacao en 1960 et 494 000 cinq ans plus tard. Pourtant, les recettes liées
à l’exportation du cacao en 1965 sont inférieures à celles de 1960. Le problème ne relève
donc pas du volume de production, qui s’est accru dans la période postcoloniale sous
Nkrumah (1957-1966), mais du système dans lequel cette production fonctionne. Ce
système fait en sorte que, pour une production supérieure en volume, le Ghana reçoit
des revenus inférieurs en devises. Pionnier de l’indépendance, le Ghana est donc le
premier pays africain confronté au piège des politiques qui favorisent la production
sous prétexte de « développer » le pays. Ces politiques de « développement », qui sont
donc en réalité des politiques de croissance, bénéficient pourtant bien plus aux
entreprises et aux intermédiaires qu’aux travailleurs et aux populations locales.

Comment contrer le néocolonialisme ?

Pour passer à un État fort, unitaire, avec une démocratie élargie, Nkrumah juge qu’il est 26
nécessaire de changer de système économique et d’embrasser la rhétorique socialiste.
Très vite, il annonce qu’il faut diversifier la production, poser les fondations d’une
industrie lourde, réduire la dépendance alimentaire extérieure, et cela par des moyens
non capitalistes. Sa méthode est de rompre avec le système hérité de la colonisation qui
favorise une croissance sans développement. Nkrumah lance une série de grands projets
avec le barrage de la Volta, pour produire de l’électricité à bas prix afin de soutenir les
nouvelles industries. Un port en eau profonde est construit à Tema, à l’est d’Accra.
L’objectif est de transformer sur place le minerai de bauxite pour lancer un programme
[12]
d’exportation d’aluminium, notamment en direction des pays du bloc soviétique .

Cependant, les adversaires de Nkrumah profitent de ces di ficultés économiques et de 27


cette réorientation vers un mode de production socialiste pour l’attaquer. En exil en
Angleterre, son principal opposant, Kofi Busia, part aux États-Unis pour rencontrer le
sénateur du Connecticut, Thomas J. Dodd, président d’une commission du Sénat, et
discuter avec lui des moyens d’empêcher le Ghana d’acquérir son autonomie financière
et énergétique. L’objectif est d’inviter les multinationales à exporter vers le Ghana du
minerai de bauxite, pour le transformer en aluminium à moindre coût en utilisant les
installations financées par le gouvernement ghanéen, puis à réexporter l’aluminium à
leur propre compte. Le Ghana devient ainsi une usine de transformation au service du
développement industriel de l’Occident, tandis que ses richesses répertoriées par les
[13]
firmes multinationales sont gardées en réserve dans le sous-sol .

Pour ce qui concerne la levée des fonds bancaires, il est impensable pour Nkrumah que 28
le Ghana devienne indépendant en continuant à financer le système bancaire
britannique. À l’indépendance, Accra prend le contrôle d’une réserve de 170 millions de
livres stockées à Londres. Six ans plus tard, la baisse de cette réserve à hauteur de
73 millions conduit les Britanniques à accuser Nkrumah de mauvaise gestion. En réalité,
Londres aimerait que le Ghana cesse d’utiliser son argent à sa guise et laisse les banques
londoniennes en garder le contrôle, selon un système financier et monétaire proche de
celui que Paris s’apprête à mettre en place dans le cadre de l’indépendance imminente
[14]
de ses colonies africaines . Pionnier de l’indépendance africaine, Nkrumah comprend
que seule l’unité des pays africains peut briser le système bancaire et financier
international qui les enchaîne un par un.

Pour mener son peuple vers l’indépendance, Nkrumah s’est appuyé sur un slogan : 29
« chercher d’abord le royaume politique ». Car, sans l’indépendance politique, note-t-il,
« aucun de nos projets de développement social et économique ne pourrait être
[15]
appliqué ». Il constate cependant que cette indépendance politique et juridique
accordée par l’ancienne puissance coloniale est gravement érodée par un nouveau
mécanisme de domination, plus subtil et moins visible que le colonialisme direct, que
l’on commence à appeler, à la fin des années 1950, le « néocolonialisme ». Ce nouveau
système, qui permet aux anciennes métropoles de maintenir leurs anciennes colonies
dans une situation de dépendance, notamment économique et militaire, apparaît
comme le danger auquel s’exposent des pays africains qui s’apprêtent, à cette période, à
accéder à leur tour à l’indépendance politique. Seule l’unité de l’Afrique, insiste
Nkrumah, permettra d’écarter cette menace.

Notes
[A] « L’Afrique aux Africains ! »

[2] Sur la vie de Nkrumah, voir Basil DAVIDSON, Black Star. A View of the Life and Times of
Kwame Nkrumah, James Currey, Oxford, 2007. Voir aussi Kwame NKRUMAH,
Autobiographie de Kwame Nkrumah, Présence africaine, Paris, 2009.

[3] Lawrence H. OFOSU-APPIAH, The Life of Dr. J.E.K. Aggrey, Waterville Publishing House,
Accra, 1979.

[4] Marika SHERWOOD, Kwame Nkrumah. The Years Abroad, 1935-1947, Freedom publications,
Legon, 1996.

[5] Sur le trio formé par James, Padmore et Nkrumah, voir Elikia M’BOKOLO, loc. cit.

[6] Sur Padmore à Londres, voir Susan PENNY-BACKER, From Scottsboro to Munich,
Princeton University Press, Princeton, 2009, p. 66-102.

[7] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 357.

[8] Marika SHERWOOD, « Pan-African Conferences, 1900-1953. What did “Pan-Africanism”


mean ? », Journal of Pan-African Studies, vol. 4, n° 10, janvier 2012, p. 106-126.

[9] Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, Panaf Books, Londres, 2001, p. 64-70 et p. 95-110.

[10] Basil DAVIDSON, op. cit., p. 169.

[11] Ibid., p. 105-109.

[12] Kwame NKRUMAH, op. cit., p. 49-56, p. 111-124.

[13] Basil DAVIDSON, op. cit., p. 197.

[14] Nicolas AGBOHOU, Le Franc CFA et l’euro contre l’Afrique. Pour une monnaie africaine et la
coopération Sud-Sud, Éditions Solidarité mondiale, Paris, 2008.

[15] Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, Présence africaine, Paris, 2009, p. 71.

Plan
L’entrée en scène de Nkrumah
11. « L’indépendance maintenant et, demain, les États-
Unis d’Afrique »
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 157 à 167

Chapitre

E n 1960, l’adoption, au Ghana, du régime présidentiel et républicain marque le début


[1]
d’une fuite en avant . Confronté à l’embourgeoisement de ses camarades du CPP,
Nkrumah décide de s’en débarrasser sans e fusion de sang, en les contraignant à la
1

démission ou à l’exil. Il fait appel à des hommes nouveaux pour mener une politique qui
[2]
se veut révolutionnaire . Un Institut idéologique est fondé à Winneba, une petite ville
côtière à l’ouest d’Accra, dans le but de former des militants et des candidats socialistes.
En décembre 1962, le journal The Spark (« l’étincelle », en référence à l’Iskra du
révolutionnaire Lénine) est lancé, et le militant communiste nigérian en exil, Samuel
[3]
G. Ikoku, apporte son analyse critique .

En réalité, pris dans des intrigues et des con lits d’intérêts, des attitudes 2
bureaucratiques et stériles, le CPP n’est plus en mesure de produire les dirigeants prêts
à mener la révolution jusqu’au bout. Incapable de mettre un terme au culte dont il fait
l’objet afin de recadrer l’e fort révolutionnaire, président omniprésent et hyperexposé,
victime de plusieurs tentatives d’assassinat, Nkrumah remporte largement (près de 93 %
des 280 000 su frages exprimés) le référendum de janvier 1964 qui institutionnalise le
CPP en parti unique. De son côté, le peuple, tenu à l’écart des batailles d’appareil, ne se
sent plus concerné. Délaissant quelque peu la scène politique nationale, Nkrumah est de
plus en plus accaparé par la politique internationale. Tel est en e fet le paradoxe : alors
que le CPP ne parvient pas à créer l’unité de son pays, le leader ghanéen se démène pour
forger l’unité du continent africain.
Du nationalisme à l’unité continentale

Entre 1947 et 1951, Nkrumah met en veille son projet d’unité ouest-africaine, le temps de 3
prendre le pouvoir en Gold Coast et de conduire la colonie à l’indépendance en 1957.
Centre névralgique du nationalisme ouest-africain, le Ghana devient un symbole de la
libération du continent. Nkrumah est le premier chef de gouvernement africain de
l’époque contemporaine confronté aux défis de l’indépendance, de la souveraineté et de
l’unité. Pour beaucoup de détracteurs et d’afropessimistes, son échec – si on peut parler
d’échec – est d’abord l’échec d’une stratégie pour atteindre un objectif, celui de l’unité
africaine.

En apprenant, à Londres, l’arrestation de Nkrumah et de ses camarades en janvier 1950, 4


George Padmore décide immédiatement d’organiser, à Trafalgar Square, une
manifestation de soutien réunissant des étudiants, des dockers, des ouvriers et des
militants panafricains. Lorsque le président du CPP sort de prison et prend la direction
du pays en février 1951, il contrôle la politique d’immigration. Nkrumah devient ainsi le
premier dirigeant africain capable d’inviter qui il veut dans son pays. Dès lors, la Gold
Coast devient un lieu de visite pour de nombreux militants africains, afro-américains et
antillais, à l’instar de George Padmore lui-même ou de l’écrivain afro-américain Richard
Wright, qui rédige Black Power lors de son séjour en Gold Coast en 1953.

À l’été 1951, Padmore, qui est banni de toutes les autres colonies britanniques en raison 5
de ses positions jugées « subversives », vient visiter la Gold Coast. Sur place, il écrit
l’histoire du nationalisme ghanéen dans The Gold Coast Revolution, et commence la
rédaction de Panafricanisme ou communisme ? dont l’édition originale, note le sociologue
St. Clair Drake, indiquait en sous-titre Toward a Marshall Plan for Africa (« Vers un plan
Marshall [de reconstruction sur le modèle de l’Europe] pour l’Afrique »). Padmore est
alors en contact avec Fenner Brockway, le dirigeant du Congrès des peuples contre
l’impérialisme (Congress of Peoples Against Imperialism, COPAI), une organisation non
gouvernementale à laquelle le CPP s’est a filié. Militant britannique né en Inde,
objecteur de conscience et membre du Parti travailliste, Brockway avait suivi les
activités londoniennes du WANS et il était personnellement prêt à aider Nkrumah à
[4]
organiser une conférence panafricaine .

En janvier 1953, Nkrumah, en visite au Liberia, prononce un discours appelant à une 6


union ouest-africaine. Les Libériens se montrent réticents. En avril 1953, il annonce une
conférence pour le mois d’août, réunissant des nationalistes et des anti-impérialistes
ouest-africains, en prélude à une conférence panafricaine qu’il souhaite organiser
l’année suivante. Les invitations sont envoyées, les appels sont publiés dans la presse
mais la conférence est reportée à décembre 1953. Entre-temps, les services occidentaux
ont intercepté de nombreux documents, et posé leur veto à plusieurs demandes de visa
de sortie des militants de leurs colonies africaines.

Présentée dans certains ouvrages comme le sixième « congrès panafricain », la 7


conférence de décembre 1953, qui se tient à Kumasi, fait l’objet d’une audience limitée.
Seuls quelques délégués du Nigeria, du Liberia et de la Gold Coast y assistent, et
proposent notamment de faire de Kumasi ou d’une ville nigériane la capitale d’un futur
État fédéral. Néanmoins, « le petit rassemblement à Kumasi en 1953 peut être vu comme
une nouvelle phase dans l’évolution d’une idée et […] comme le véritable début du
[5]
mouvement panafricain en Afrique », note l’historien Ayodele Langley .

Lorsque le Ghana devient indépendant en mars 1957, Padmore revient à Accra et devient 8
le conseiller aux a faires africaines de Nkrumah. Jusqu’à sa mort, en septembre 1959, il
jouera un rôle central dans le rayonnement panafricain de la capitale ghanéenne. Alors
que l’Afrique reste presque intégralement soumise au système colonial et que
l’Amérique noire lutte pour son émancipation, les nationalistes kényans, congolais,
camerounais et autres sénégalais, comme les activistes afro-américains, regardent avec
envie ce pays frère dirigé par un gouvernement africain, avec un président et des
ministres noirs. Des nationalistes et des activistes étrangers viennent au Ghana pour
apprendre et s’inspirer de cette expérience. Le pays devient une plateforme panafricaine
lorsque Nkrumah annonce qu’il est prêt à utiliser les ressources de son pays pour libérer
[6]
et unir le reste du continent .

Accra : plaque tournante de la libération de l’Afrique…

En avril 1958 à Accra, sous l’impulsion de Nkrumah, la conférence de tous les États 9
d’Afrique indépendants à l’époque réunit l’Égypte, la Libye, le Soudan, la Tunisie, le
Maroc, l’Éthiopie et le Liberia. Bien que les ambitieux projets d’unité africaine des
Ghanéens peinent à convaincre leurs homologues, la conférence prend position pour la
décolonisation et la mise en place d’une structure collective pour soutenir les autres
[7]
territoires .

Cette prise de position ne manque pas d’inquiéter les puissances coloniales, à 10


commencer par la France qui, ayant dû concéder l’indépendance du Maroc et de la
Tunisie (en 1956), est embourbée dans la crise algérienne. Plus que jamais, Paris craint
l’« e fet contagieux » de l’indépendance ghanéenne : alors que la partie anglaise de l’ex-
Togoland allemand a été rattachée au Ghana indépendant en 1957, les troupes françaises
se battent discrètement – mais férocement – contre les nationalistes de l’Union des
populations du Cameroun (UPC) qui veulent eux aussi arracher l’indépendance et la
réunification de l’ex-Kamerun allemand. Pour ne rien arranger, la Guinée opte à son
tour, sous l’impulsion de Sékou Touré, pour l’indépendance immédiate : en
septembre 1958, les Guinéens votent massivement « non » à l’intégration à la
Communauté française proposée par le général de Gaulle, tout juste revenu au pouvoir.
Pour répondre au slogan de Sékou Touré, préférant la « liberté dans la pauvreté à la
richesse dans l’esclavage », la France sabote et détruit tout le matériel administratif et
technique de la Guinée, puis quitte Conakry. Nkrumah accorde immédiatement un prêt
financier qui permet au régime de Sékou Touré de surmonter les représailles
économiques de la France. Mais les leaders ghanéens et guinéens vont plus loin encore :
le 23 novembre 1958, ils annoncent la création de l’Union Ghana-Guinée, perçue comme
[8]
l’embryon de ce qui pourrait devenir, à terme, les États-Unis d’Afrique .

C’est dans ce contexte lourd de menaces pour les puissances coloniales qu’est organisée 11
une nouvelle conférence à Accra, en décembre 1958 : la Conférence des peuples africains
[9]
(CPA) . Faisant écho à la conférence de Bandung, qui s’était tenue trois ans plus tôt,
tout en marquant la spécificité « africaine » de la lutte de libération qu’entend mener
Nkrumah, cette grande conférence ne cherche pas à réunir les (rares) pays africains déjà
indépendants : comme l’indique l’intitulé de la conférence, également connue sous le
nom de « Conférence panafricaine des peuples », l’idée est de rassembler les « peuples
africains » et non des chefs d’État. Ce sont donc pas moins de soixante organisations
non gouvernementales, syndicats, partis politiques et mouvements de libération
africains qui se retrouvent dans la capitale ghanéenne pour discuter des modalités de la
libération totale du continent. L’a fiche de la conférence, qui montre un homme noir
brisant ses chaînes au-dessus d’une carte de l’Afrique, ne fait pas mystère des intentions
de ses organisateurs. Et pour ceux qui auraient encore un doute, une allusion aux
célèbres mots de Marx et Engels sert de légende : « Vous n’avez rien à perdre à part vos
chaînes, vous avez un continent à regagner. »

Ouverte par une manifestation en faveur de la libération du militant kényan Jomo 12


Kenyatta, emprisonné par les autorités britanniques depuis 1952, la CPA est l’occasion
pour tous les représentants nationalistes africains de conjuguer leurs e forts. On y
croise, aux côtés de Nkrumah et de Padmore, organisateurs de la conférence, tout ce que
le continent compte de nationalistes et de révolutionnaires : Patrice Lumumba, leader
du Mouvement national congolais (MNC), créé quelques semaines plus tôt à
Léopoldville ; Kenneth Kaunda, du Zambian African National Congress (ZANC) ; le
psychiatre martiniquais Frantz Fanon, envoyé spécial du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA) ; le médecin camerounais Félix Moumié, président de
l’UPC ; le Kényan Tom Mboya ; le Nigérien Bakary Djibo…

Bien que des désaccords se manifestent entre les participants, notamment sur la 13
question de l’usage de la violence, que défendent les responsables engagés dans un
combat armé contre les puissances coloniales (Algérie, Cameroun), la conférence adopte
plusieurs résolutions. La première défend la libération totale de l’Afrique, admettant
l’usage de la force quand nécessaire, et met en garde les États indépendants contre
l’ingérence économique et militaire des puissances étrangères. La deuxième, qui
réclame la rupture avec le régime sud-africain, préconise aussi la création d’une Légion
africaine de volontaires, sorte de « brigades internationales » africaines, pour aider les
di férents pays à se libérer. La troisième résolution recommande la création de cinq
[10]
fédérations rassemblant les grandes régions d’Afrique (nord, ouest, est, centre, sud) .

Lorsqu’il prononce le discours de clôture, Nkrumah se tourne vers chacun des 14


participants, avec ces mots : « Maintenant, vous avez vu un État indépendant, nous
avons fait cette grande conférence, maintenant rentrez et libérez votre partie de
l’Afrique. » Nkrumah ne se contente pas de paroles. Accusé d’enrichissement personnel
par l’opposition et la presse occidentale, il utilise en réalité les économies du Ghana pour
financer une ambitieuse politique panafricaine, installant des structures d’accueil et
d’entraînement pour les combattants nationalistes du continent. Le Ghana devient ainsi
la plaque tournante du panafricanisme militant et le lieu de rencontre permanent des
leaders africains. Accueillant Frantz Fanon, qui cherche des soutiens à la révolution
algérienne, et ayant posé les jalons d’une union politique avec la Guinée, Nkrumah
s’attire sans surprise l’hostilité de la France et de certains de ses voisins, à commencer
par l’Ivoirien Houphouët-Boigny, fidèle allié du pouvoir français (il est membre du
gouvernement français jusqu’en mai 1959), et du Libérien William Tubman, qui craint
l’in luence grandissante du Nkrumah en Afrique de l’Ouest.

… et base arrière pour les militants antillais et afro-


américains

Convaincu de la nécessité de l’union continentale, Nkrumah n’oublie pas la diaspora. 15


Formé aux États-Unis de 1935 à 1945, fin connaisseur des thèses de Garvey et Du Bois,
Nkrumah est perçu par les Afro-Américains comme un des leurs. Il invite aux
cérémonies de l’indépendance du Ghana quelques-unes des figures afro-américaines et
antillaises les plus en vue : le pasteur Martin Luther King, le sénateur de Harlem Adam
Clayton Powell, le diplomate Ralph Bunche, le militant syndicaliste Asa Philip Randolph,
le leader jamaïcain Norman Manley. Également invité, W.E.B. Du Bois ne peut pas se
rendre aux cérémonies, contrairement aux précédents : le vieil homme, âgé de quatre-
vingt-neuf ans en 1957, est interdit de voyage par les autorités américaines en raison de
ses positions communistes.

À la fin du mois de juillet 1958, Nkrumah e fectue sa première visite présidentielle aux 16


[11]
États-Unis . Le 27 juillet, son escorte motorisée de vingt-cinq véhicules est accueillie
par 10 000 personnes sur la 7e avenue à Harlem. Le lendemain, il rencontre une centaine
de personnes à l’université Lincoln où il prononce un discours sur le développement
économique. Il se rend ensuite à Chicago, où il reste trois jours à l’invitation du maire
Richard Daley et de la communauté afro-américaine. Lorsqu’il revient au Ghana, il est
accompagné par un petit cercle afro-américain.

L’attractivité du Ghana est d’autant plus grande pour les Afro-Américains que la traque 17
engagée par le FBI contre les mouvements communistes et noirs des années 1950 et 1960
[12]
a conduit de nombreux militants à s’exiler en Afrique . Pays indépendant, arborant
fièrement sur son drapeau l’étoile noire de Garvey, le Ghana est la destination idéale
pour les Noirs de la diaspora qui souhaitent « retourner » en Afrique. En quelques
années, Accra devient ainsi une ville internationale. Alors que le Ghana organise la
première Conférence panafricaine des femmes en 1960, des Afro-Américaines et des
Antillaises, notamment les écrivaines Maya Angelou (États-Unis) et Maryse Condé
(Guadeloupe), la docteure Ana Livia Cordero (Porto Rico) et la militante syndicale Vicki
Ama Garvin (États-Unis), emménagent à Accra dans les années 1960. L’université du
Ghana accueille à cette période divers professeurs et intellectuels noirs venus des États-
Unis : le sociologue St. Clair Drake, l’historien Martin Kilson, les intellectuelles Sylvia
Boone, Pauli Murray et Alice Windom. Les artistes afro-américains Herman Kofi Bailey,
Ted Pointi let, John Ray et Franck Lacy mettent leur art au service de la cause de
[13]
Nkrumah. Du Bois , qui parvient finalement à retrouver sa liberté de mouvement,
s’installe à Accra en 1961 et demande à Alphaeus Hunton, autre intellectuel afro-
américain exilé en Guinée, de le rejoindre dans la capitale ghanéenne pour former
l’équipe chargée du projet de l’encyclopédie Africana, censée regrouper l’intégralité des
connaissances scientifiques des peuples africains.

Tous ces militants de la diaspora ont l’impression de vivre un rêve. Habitués à courber la 18
tête en Amérique, ils découvrent au Ghana une société moderne avec des Noirs
occupant naturellement tous les postes de décision. Mais les Afro-Américains
expérimentent tout de même un certain décalage : bien qu’ils aient la même couleur de
peau que les Ghanéens, ils leur sont étrangers du point de vue de la culture et de la
nationalité. En vivant en Afrique, parmi les Africains, ils constatent ainsi, à l’instar de
Richard Wright, les limites de leur africanité et le poids de leur américanisation.

Pour les Ghanéens, l’immigration afro-américaine pose de nombreux problèmes, 19


comparables à ceux qui s’étaient posés au moment où Garvey nourrissait ses projets de
« retour en Afrique ». Ils ne comprennent pas toujours l’attitude particulièrement
expressive de ces Afro-Américains ou Antillais qui embrassent le sol à la descente de
l’avion, tombent dans les bras du premier Africain rencontré et s’attendent à une
réciprocité émotionnelle de leur part. Les Noirs des Amériques revenaient en Afrique
dans l’idée que quelqu’un les attendrait et les accueillerait à l’arrivée comme des parents
retrouvant leur enfant. Il n’en est rien, et le sentiment de rentrer « chez soi », inconnu de
la majorité des Africains puisqu’ils vivent déjà chez eux, ajoute probablement à la
déception et l’incompréhension des Noirs des Amériques.
Pour nombre de nationalistes africains, les Afro-Américains sont « américains » avant 20
tout. Même quand elle se veut militante, la démarche du retour reste bien souvent
assimilée à du tourisme, de l’opportunisme, du romantisme, voire de l’impérialisme.
Pour certains cadres et travailleurs africains, qui n’ont pourtant jamais remis en cause la
présence d’assistants et de conseillers ou de supérieurs hiérarchiques blancs
occidentaux dans les administrations africaines, les Afro-Américains deviennent
également des rivaux sur le marché du travail. Fidèles et au service du gouvernement de
Nkrumah alors qu’ils sont o ficiellement citoyens américains, les militants afro-
américains s’opposent en même temps aux autres expatriés blancs américains qui
cherchent au contraire à soumettre le gouvernement ghanéen à leurs intérêts. Très vite,
Nkrumah s’inquiète des agissements des diplomates afro-américains envoyés à Accra.
Certains d’entre eux, cherchant à gagner sa confiance le jour, contactent les autorités
américaines la nuit en dénonçant ce qu’ils décrivent comme la « dérive communiste » et
« dictatoriale » du président ghanéen.

En juillet 1963, le vice-président (blanc) du Comité de sécurité intérieure du Sénat 21


américain Thomas J. Dodd annonce que le Ghana est dans l’orbite soviétique. Dès lors, le
Ghana, base arrière des mouvements de libération africains et asile pour les militants
afro-américains, est décrit comme un satellite de Moscou, permettant à la presse de
lancer une vaste campagne de diabolisation de Nkrumah. Le renversement de Nkrumah
devient la solution la plus simple pour freiner tous ces mouvements de gauche,
pacifistes, panafricanistes, antiracistes et anti-impérialistes. La diplomatie de Nkrumah
facilite autant le travail de son opposition interne, qui l’accuse de ne plus s’intéresser
aux a faires du Ghana, que de son opposition continentale qui l’accuse de vouloir
devenir le président de l’Afrique.

De l’Afrique des États aux États-Unis d’Afrique

Nkrumah ne cache pas qu’il souhaite utiliser son territoire comme « tremplin de 22
l’indépendance et de l’unité africaines ». Néanmoins, il sait que la réussite et le maintien
de l’unité ghanéenne sont des conditions pour accélérer la décolonisation et renforcer le
moral des mouvements de libération. En cas d’échec, note-t-il, les puissances coloniales
pourront « en tirer prétexte pour repousser leur départ des territoires sous tutelle ou
colonisés, en se référant à la fameuse “bataille” politique du Ghana, exemple e frayant
[14]
d’indépendance prématurée ».

À l’échelle continentale, le leader ghanéen est convaincu que la division de l’Afrique sur 23
des communautés « de race, de culture et de langue » doit se dissoudre dans un brassage
des cultures donnant naissance à une « personnalité africaine ». Pour Nkrumah, qui
développera longuement ce point dans son livre Africa Must Unite (L’Afrique doit s’unir),
publié en 1963, les Africains doivent réapprendre à se faire confiance et, ainsi, à
examiner entre eux les problèmes de l’Afrique sans passer par leurs anciens maîtres
coloniaux. Cet appel au huis clos, qui reprend l’esprit de la conférence afro-asiatique de
Bandung tenue en dehors de toute présence gouvernementale blanche et occidentale,
cherche à rompre avec l’habitude qui amène trop souvent les Africains à régler leurs
di férends en faisant appel à un tiers. « L’Afrique est reliée au reste du monde […] mais
[15]
pas à elle-même », constate-t-il .

Cherchant à « relier l’Afrique avec elle-même », Nkrumah et ses représentants sillonnent 24


le continent et ne ménagent aucun e fort pour rallier les Africains à la cause de l’unité et
de l’abandon des frontières coloniales symbolisant des souverainetés artificielles. Ils
avertissent aussi leurs homologues des dangers qui les menacent. « Le plus grand
danger que court actuellement l’Afrique est le néocolonialisme et son principal
[16]
instrument est la balkanisation . » Trop petits par la taille ou la démographie, et
insu fisamment industrialisés, les États africains qui apparaissent à l’horizon de l’année
1960 risquent de passer de la tutelle directe des puissances coloniales à la domination
indirecte des monopoles et des groupes industriels qui disposent de ressources
financières bien plus importantes qu’eux et, parfois, de moyens d’intervention
paramilitaire.

Il faut donc, explique Nkrumah, s’unir pour résister ensemble aux nouvelles formes de 25
prédation qui se dessinent derrière les indépendances. Pour ce faire, il propose que
l’Afrique des États se fonde dans des États-Unis d’Afrique. En prenant l’initiative de
contacter le maximum de dirigeants africains, il espère les convaincre de réaliser
directement l’unité continentale, en évitant les étapes intermédiaires et les organismes
bureaucratiques qui risquent de retarder, voire de bloquer, la marche vers un État
fédéral.

L’Afrique, plaide-t-il, doit accomplir son unité politique immédiatement pour éviter 26
d’éclater sous la pression des « forces impérialistes ». Sans unité, elle ne peut profiter de
ses immenses richesses et réaliser son développement économique. Il lui faut donc une
politique économique et monétaire commune, avec la création d’un marché commun,
d’une zone monétaire, d’une banque centrale et d’un système de communication
continental. Pour exister dans les relations internationales et garantir sa sécurité,
chaque État africain devrait s’en remettre à une organisation supranationale, capable de
mener une politique étrangère et de défense commune. Car, si elle veut être entendue
sur la scène internationale, l’Afrique doit parler d’une seule voix, forte et claire. Enfin,
l’acquisition d’une « nationalité africaine » devrait sceller l’alliance de tous les peuples du
continent.
Ce projet optimiste et ambitieux fera rêver des générations d’Africains. Mais il se heurte 27
à des réalités bien concrètes à la fin des années 1950, alors que la plupart des colonies
africaines s’apprêtent à accéder à leur tour à l’indépendance.

Notes

[1] Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 206-210, p. 232-244.

[2] Basil DAVIDSON, op. cit., p. 178-180.

[3] Samuel G. IKOKU, Le Ghana de Nkrumah, F. Maspero, Paris, 1971.

[4] Marika SHERWOOD, « Pan-African Conferences, 1900-1953… », loc. cit., p. 115-116.

[5] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 368.

[6] Lansiné KABA, Kwame Nkrumah et le rêve de l’unité africaine, Chaka, Paris, 1991.

[7] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 265-277.

[8] Ibid., p. 279-280.

[9] Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 186-191.

[10] Lansiné KABA, op. cit., p. 114.

[11] Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 135-150.

[12] Kevin K. GAINES, African Americans in Ghana. Black Expatriates and the Civil Rights Era,
University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2006.

[13] W.E.B. DUBOIS, The World and Africa, op. cit., p. 292-304, p. 334-338.

[14] Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 100.

[15] Ibid., p. 138.

[16] Ibid., p. 202.

Plan
12. « Armez-vous de science jusqu’aux dents ». Le rôle
des étudiants et des intellectuels africains
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 168 à 181

Chapitre

L e destin de Kwame Nkrumah est exceptionnel. Pourtant, sa vie ressemble, au


départ, à celle de milliers d’Africains qui, partis se former dans les universités
occidentales au cours du XXe siècle, décident ensuite de retourner les outils du
1

système occidental pour réaliser leurs propres aspirations. D’une certaine façon, les
projets panafricains de Nkrumah, auxquels souscrivent nombre d’étudiants et
d’intellectuels africains ayant quitté, temporairement ou définitivement, le continent,
peuvent s’expliquer de cette façon : la distance qu’ils ont pu prendre avec leur vie
antérieure, au cours de leurs études à l’étranger, leur permet d’appréhender l’Afrique
autrement qu’à travers ses réalités locales et quotidiennes. Ils peuvent désormais la
contempler globalement, inscrire son histoire dans le temps long et étudier ses
interactions avec les autres ensembles géopolitiques.

C’est ce qui explique l’attrait qu’exercent les congrès panafricains, dans la première 2
moitié du XXe siècle, sur les étudiants africains et antillais inscrits dans les universités
européennes et américaines. Ces rencontres réunissent dans les métropoles coloniales
des étudiants et des intellectuels qui, sur leur propre continent, n’avaient pas toujours la
possibilité de se rendre dans la colonie voisine. En Europe, le racisme et les conditions
matérielles d’existence quotidienne (logement, pauvreté) conduisent les étudiants
africains à se fédérer, socialement et, parfois, politiquement, et à former ainsi des
microcosmes panafricains au cœur même des métropoles impériales. Arrivant à
maturité après 1945, ces mouvements étudiants vont apporter aux revendications
autonomistes ou indépendantistes des fondements culturels et populaires.

L’Union des étudiants ouest-africains (WASU) de Londres

Au début du XXe siècle, l’une des premières di ficultés rencontrées par les étudiants 3
africains qui arrivent en Occident est de trouver un logement. Disposant de ressources
financières limitées, sans contact sur place, et confrontés à des propriétaires racistes ou
peu scrupuleux, les étudiants africains viennent régulièrement frapper à la porte des
organismes sociaux et religieux. Ainsi, lorsque, après la guerre de 1914, le service
d’hébergement de l’université de Londres décide de ne plus accueillir d’étudiants noirs,
une centaine d’étudiants antillais et africains en di ficulté décident de fonder une Union
des étudiants d’ascendance africaine (Union of Students of African Descent, USAD).

En 1922, le Nigérian Ladipo Solanke quitte le Fourah Bay College de Freetown, en Sierra 4
[1]
Leone, pour Londres afin de préparer son entrée au barreau . Entre-temps, il devient
l’un des premiers professeurs de langue yoruba à l’École des études orientales et
africaines de Londres (School of Oriental and African Studies, SOAS). Deux ans plus
tard, avec l’aide d’Amy Ashwood Garvey, Solanke fonde l’Union progressiste nigériane
(Nigerian Progress Union, NPU). La NPU parvient à fédérer d’autres organisations
africaines dont l’Association des étudiants de la Gold Coast (Gold Coast Students
Association, GCSA) en montrant que les rivalités attachées aux nationalités nuisent à
l’ensemble des Africains d’Angleterre.

Ainsi, en août 1925, lors d’une réunion à Londres, le médecin sierra-léonais et cadre du 5
NCBWA, Herbert Bankole-Bright, encourage Solanke à fonder un groupe unique, sur le
modèle de l’Union des étudiants indiens de Grande-Bretagne. L’initiative du projet,
dominé par les Ouest-Africains, suscite des débats avec les autres communautés
africaines qui y voient une forme de ségrégation. Finalement, l’Union des étudiants
ouest-africains (West African Students Union, WASU), qui milite dans un premier
temps pour l’amélioration des conditions de vie, d’études et d’information des Africains
[2]
de Grande-Bretagne, est créée en 1925 . Joseph Danquah est élu président, et Solanke
[3]
secrétaire général . En mars 1926, la WASU lance un journal éponyme, et entame un
vaste travail d’éducation et de sensibilisation politique auprès des étudiants. Proche du
NCBWA, la WASU prend aussi des contacts dans les Amériques, aux Antilles, en Afrique
du Sud, au Congo belge.

Soutenu par Casely-Hayford, Solanke rêve également d’ouvrir un hôtel et un centre 6


consacré à la gastronomie et à la culture africaines, afin que les étudiants ouest-
africains puissent se rencontrer et que les Britanniques puissent découvrir la culture
africaine dans de bonnes conditions. En octobre 1929, peu satisfait par les conditions de
financement proposées par le Colonial O fice, Solanke part en tournée en Afrique pour
récolter des fonds. À la suite des réponses réservées des gouverneurs de Gold Coast et du
Nigeria, Solanke comprend que le Colonial O fice craint le potentiel subversif de la
WASU en Afrique de l’Ouest et qu’il est préférable de trouver des financements
indépendants.

En 1933, après une seconde tournée africaine, l’argent récolté par Solanke auprès de 7
quelques entreprises (UAC, Cadbury, Barclays) permet à la WASU de louer
[4]
provisoirement une résidence à Camden Road, dans le nord de Londres . Entre-temps,
en 1932, le Colonial O fice a ouvert la résidence Aggrey pour héberger des étudiants
antillais et africains. Persuadée que le Colonial O fice y di fuse une propagande
conservatrice, la WASU lance une campagne contre cette résidence et reproche au
médecin jamaïcain Harold Moody, le président de la Ligue des peuples de couleur
(League of Coloured Peoples, LCP), de servir de caution au gouvernement. Un nombre
croissant d’Africains non étudiants adhèrent à la WASU dont les luttes économiques et
sociales rejoignent celles des travailleurs immigrés.

S’étant transformée en véritable organisation politique, la WASU assure la mobilisation 8


pour l’Éthiopie dans les années 1930 et établit en 1942 son propre comité parlementaire,
incluant des députés travaillistes. Menant une action de lobbying politique, notamment
auprès du futur Premier ministre Clement Attlee et du futur secrétaire aux Colonies
Arthur Creech-Jones, la WASU dépose la première demande d’autonomie des colonies
ouest-africaines. Quand Nkrumah arrive à Londres en 1945, c’est la WASU qui l’introduit
dans le paysage politique britannique, et c’est en son sein qu’il recrute le petit groupe
qui formera l’avant-garde de son combat pour l’indépendance du Ghana.

Le contrôle du monde académique dans les colonies


britanniques

Avant 1945, Londres ouvre dans ses colonies quelques écoles et centres universitaires sur 9
le modèle élitiste d’Oxford et de Cambridge (« Oxbridge »). Mais les intellectuels
africains qui y sont formés restent très isolés du peuple. Lors du congrès de Manchester
en 1945, une résolution venue de la Gold Coast demande à ce que, tant qu’il n’y aura pas
d’université autonome financièrement contrôlée par les Africains, des bourses soient
mises à disposition des étudiants africains pour voyager et compléter leur éducation
[5]
dans les universités européennes et américaines .

Au lendemain de la guerre, Londres ouvre ou développe des centres universitaires dans 10


les colonies (Makerere, Nairobi, Dar es Salaam, Ibadan). Certains sont directement
rattachés à l’université de Londres, d’autres bénéficient d’une relative autonomie. Mais,
dans les faits, les diplômes délivrés dans les universités coloniales ne sont pas reconnus
[6]
en dehors de la colonie . Par ailleurs, des universités sont ouvertes non pas pour
répondre aux demandes des Africains, mais pour favoriser les enfants de colons
européens, notamment dans les colonies de Rhodésie (Zambie, Zimbabwe) et du
Nyassaland (Malawi). En Afrique du Sud, un double collège universitaire en anglais et
en afrikaans excluait les Africains au moment de la création de l’université d’Afrique du
Sud (UNISA) en 1916. La mobilisation des Noirs, appuyée par les missionnaires, permit
l’ouverture, la même année, d’un collège indigène sud-africain qui deviendra, en 1951,
l’université de Fort Hare, première université noire d’Afrique du Sud.

Au moment des indépendances, le système des universités nationales est 11


majoritairement adopté dans les pays anglophones, avec une volonté d’élargir l’accès à
l’éducation en ciblant les plus jeunes. Au Ghana, où environ 1 400 écoles privées
deviennent publiques à l’indépendance, le nombre d’élèves scolarisés dans les écoles
primaires est multiplié par sept, ce qui justifie l’ouverture d’une quarantaine
d’établissements de formation des enseignants. Une université est ouverte à Kumasi, le
campus universitaire de Legon est construit, et un Institut d’études africaines dirigé par
l’historien britannique Thomas Hodgkin est créé, avec l’ambition de promouvoir
l’enseignement des langues africaines. Pourtant, un groupe d’intellectuels conservateurs
ghanéens, incapables de rompre avec le paradigme colonial, s’oppose très tôt à la
démocratisation de l’éducation prônée par Nkrumah. Souvent formés dans le système
d’Oxbridge, ils conçoivent l’éducation comme un instrument de prestige et de privilège,
[7]
plutôt qu’un outil de développement national .

« Si tous les enfants du pays venaient, par leurs mains


assemblées… »

Dans le cadre de sa politique assimilationniste, la France formait des fils de notables 12


locaux, des fonctionnaires et des instituteurs africains pour toute l’AOF à l’École
normale William Ponty de Dakar, tandis que les administrateurs français étaient formés
à l’École coloniale, qui devient en 1934 l’École nationale de la France d’outre-mer
(ENFOM). Quelques étudiants africains disposaient de bourses pour mener des études
supérieures à Paris, Toulouse, Bordeaux ou Montpellier, l’idée des autorités françaises
étant que la fréquentation du milieu académique métropolitain amènerait ces étudiants
à servir loyalement dans le cadre de l’administration coloniale.

La politisation des étudiants africains et malgaches en France et les restrictions 13


budgétaires dans l’entre-deux-guerres incitent cependant le ministère de l’Éducation
nationale à réduire les bourses d’études, et à ouvrir deux centres universitaires à Dakar
et Tananarive. Paris encourage également un grand nombre de Français à mener des
recherches doctorales sur les sociétés africaines à la veille de la décolonisation. Les
a frontements idéologiques entre les africanistes représentant une catégorie de
chercheurs et d’administrateurs français travaillant sur l’Afrique avec le soutien des
autorités, et occupant des postes de direction dans les programmes universitaires à
destination des Africains, et les chercheurs africains indépendants créent un champ
d’a frontement épistémologique.

En 1946, l’Association générale des étudiants africains de Paris (AGEAP) voit le jour. 14
Quatre ans plus tard, après un premier congrès à Lyon, les représentants des
associations étudiantes africaines de Montpellier, Paris, Toulouse et Bordeaux, réunis
dans cette dernière ville, fondent la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France
[8]
(FEANF) . Présidé par l’étudiante en médecine originaire du Dahomey, Solange Falade,
le comité exécutif de la FEANF veut réunir les associations étudiantes africaines,
défendre leurs intérêts matériels et promouvoir les recherches sur l’Afrique.

Installée sur le boulevard Saint-Germain à Paris, la FEANF sort rapidement de son 15


objectif social et culturel, et prend plus explicitement position sur l’actualité politique
dans son journal, L’Étudiant d’Afrique noire. Proche de la ligne nationaliste de
l’Association des étudiants du Rassemblement démocratique africain (AERDA), rattaché
au parti interterritorial du même nom (voir chapitre 13), la FEANF est traversée par des
débats internes à chacune des communautés (camerounaise, sénégalaise, malgache,
dahoméenne…), elles-mêmes divisées entre progressistes et conservateurs. Lors de son
Ve congrès de décembre 1954, le débat opposant le député-poète sénégalais Senghor, qui
préconise la mise en place d’organes législatifs dans chaque colonie, et le militant
communiste et anticolonialiste réunionnais Jacques Vergès, qui prône l’unité et
l’internationalisme dans la lutte pour l’indépendance, tourne à l’avantage de ce dernier.
L’impact de l’insurrection algérienne (1954), de la conférence afro-asiatique de Bandung
(1955) et du congrès des écrivains noirs de la Sorbonne (1956) renforce la solidité
idéologique de la FEANF, qui prend alors une orientation clairement anti-impérialiste.

Au congrès de la FEANF de décembre 1956, les délégués de l’Union générale des 16


étudiants musulmans d’Algérie (UGEMA) confirment l’option indépendantiste, tandis
que le nouveau comité élu, dirigé par le juriste togolais Noé Kutuklui et l’économiste
camerounais Osende Afana, annonce l’envoi d’une délégation aux cérémonies de
[9]
l’indépendance du Ghana , entérinant le rapprochement avec les forces progressistes
africaines. À l’été 1958, en réponse à l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle à Paris, la
FEANF vote en congrès extraordinaire la poursuite de la lutte pour l’indépendance et
l’unité africaine, puis publie Le Sang de Bandung, un pamphlet d’une soixantaine de pages
qui dénonce les crimes commis à cette époque par l’armée française en guerre contre les
indépendantistes d’Algérie.
La réaction des autorités françaises ne tarde pas. Alors que les loyers des étudiants 17
africains sont augmentés, et leurs bourses réduites, la surveillance policière devient
quotidienne. La FEANF subit des sanctions administratives et des restrictions
financières motivées par des raisons politiques. Les étudiants qui militent dans
l’organisation sont systématiquement fichés et leurs candidatures soigneusement
écartées dès qu’elles touchent à des emplois publics. Constatant l’hostilité grandissante
de l’administration française et convaincue de la nécessité de retourner sur le continent
pour y occuper des positions stratégiques à l’approche des indépendances, la FEANF
recense les jeunes diplômés volontaires pour aller enseigner en Afrique, mettant ainsi
en application sa devise, empruntée au roi Ghezo du Dahomey : « Si tous les enfants du
royaume venaient par leurs mains assemblées boucher les trous de la jarre percée, le
pays serait sauvé. »

Parmi ceux qui font le choix de revenir en Afrique, Joseph Ki-Zerbo, premier Africain 18
francophone agrégé d’histoire à la Sorbonne en 1956, part pour enseigner à Dakar en
1957. Inspiré par l’indépendance du Ghana, l’historien voltaïque fonde la même année le
Mouvement de libération nationale (MLN) qui défend l’idéal panafricaniste :

La route de l’indépendance individuelle des personnes africaines passe par 19


l’indépendance de tout notre peuple. C’est pourquoi nous proposons les États-Unis
d’Afrique noire comme idéal collectif moteur pour l’ensemble des Africains. C’est le
seul moyen pour eux de réhabiliter leur personnalité collective longtemps opprimée et
[10]
d’entrer à nouveau comme acteurs dans l’Histoire universelle .

En lien avec Ki-Zerbo, qui s’e force de construire une nouvelle historiographie de 20
l’Afrique fondée sur le développement endogène, les théories de la longue durée, et
[11]
l’interdisciplinarité de l’école des Annales , le Sénégalais Abdoulaye Ly, premier
historien africain docteur de la Sorbonne, et son compatriote Majhemout Diop, fondent
[12]
également en 1957 le Parti africain de l’indépendance (PAI) . Toute cette première
génération d’Africains qui milite à la FEANF et qui étudie à la Sorbonne dans les années
1950 trouve également une tribune à travers la revue et la maison d’éditions Présence
africaine.

Un « Bandung culturel » à la Sorbonne

La revue Présence africaine voit le jour en 1947, à Paris, grâce à l’engagement de 21


l’intellectuel sénégalais Alioune Diop. Convaincu que le déclin de l’Europe et du
colonialisme est imminent, que l’heure de l’Afrique et son réveil passent par son unité,
Diop réunit plusieurs écrivains africains, antillais, afro-américains et français dans un
comité éditorial. Arborant pour emblème un masque dogon, la revue cherche à redonner
leurs lettres de noblesse aux cultures et aux arts africains, à faire dialoguer les
di férentes communautés linguistiques en assurant la traduction des ouvrages
fondamentaux, et s’engage à publier, dans un esprit militant, des textes littéraires,
politiques et scientifiques d’Africains. La librairie et la maison d’édition, ouvertes en
1949 sur la rue des Écoles, en plein Quartier latin, deviennent un lieu de rendez-vous des
militants anticolonialistes et un point de surveillance constant pour les services
français. En dépit des di ficultés matérielles, Alioune Diop parvient en quelques années
à faire de Présence africaine le centre névralgique francophone du panafricanisme.

Le point d’orgue de l’histoire de Présence africaine est le premier congrès des écrivains 22
et artistes noirs, qui se tient, malgré les nombreuses di ficultés politiques, économiques
[13]
et administratives, du 19 au 22 septembre 1956 . Plus grand rassemblement
d’intellectuels noirs de l’époque, il réunit dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne
de nombreux étudiants africains et des personnalités aussi di férentes qu’Aimé Césaire,
James Baldwin, Joséphine Baker, Frantz Fanon, Jean Price-Mars, Jacques
Rabemananjara, Édouard Glissant, René Depestre, Léopold Sédar Senghor ou Amadou
Hampâté Bâ. En l’absence de W.E.B. Du Bois et Paul Robeson, privés de visa en raison
de leurs opinions politiques, la délégation afro-américaine est conduite par l’écrivain
Richard Wright, qui vient de publier son rapport de la conférence afro-asiatique tenue
en avril 1955 à Bandung. Précisément, l’objectif d’Alioune Diop est de réaliser un
« Bandung culturel », une rencontre entre savants noirs où seraient débattus, sans
aucune censure, tous les sujets liés aux arts et aux cultures noirs.

De fait, les interventions révèlent de fortes divergences. Senghor expose une thèse 23
essentialiste sur l’unité culturelle des peuples africains, avec des analyses sur
l’esthétique et la maîtrise du rythme par les Africains, qui n’emporte pas la conviction du
public. La communication du délégué haïtien Jacques Stéphen Alexis souligne le
manque de rigueur dans la définition du concept de « culture » et, prenant appui sur
l’histoire de son pays, ajoute que, tant que le peuple n’est pas au centre de l’attention,
« toutes les déclarations d’amour à la culture ne peuvent constituer que des gloses
verbales ». Cheikh Anta Diop ajoute qu’il est important de s’accorder sur ce qu’on entend
par « inventaire culturel » pour dépasser rapidement la simple question du bilan des
réalisations à porter au crédit des peuples africains, tandis que l’intervention du
médecin martiniquais Frantz Fanon, inspirée par son engagement militant en faveur
des indépendantistes algériens (voir chapitre 14), met en avant le rôle de l’histoire
comme moteur de la transformation socioculturelle des peuples. Fanon souligne
également le lien entre culture et racisme. S’éloignant du registre strictement
« biologique », le racisme s’attache aujourd’hui à dévaloriser la « culture » des colonisés,
note-t-il : l’infériorisation des peuples passe par la destruction de leurs valeurs et de
leurs modes de vie.
Aimé Césaire, sur le point de démissionner du Parti communiste français, qu’il accuse 24
de nourrir une nouvelle forme de paternalisme (qu’il qualifie de « fraternalisme »),
s’attaque lui aussi à la relation entre culture et colonialisme. « On ne peut pas poser
actuellement le problème de la culture noire sans poser le problème du colonialisme,
explique-t-il, car toutes les cultures noires se développent à l’heure actuelle dans ce
conditionnement particulier qu’est la situation coloniale ou semi-coloniale ou para-
coloniale. » Dans cette intervention intitulée « Culture et colonisation », il range les
di férentes cultures africaines du continent et de la diaspora dans un même ensemble,
la civilisation négro-africaine. « On sait que les avatars de l’histoire ont fait
qu’aujourd’hui le champ de cette civilisation, l’aire de cette civilisation, déborde très
largement l’Afrique, a firme-t-il, et c’est dans ce sens que l’on peut dire qu’il y a au Brésil
ou aux Antilles, aussi bien Haïti que les Antilles françaises ou même aux États-Unis,
sinon des foyers du moins des franges de cette civilisation négro-africaine. » Ces mots,
qui soulignent parfaitement l’unité dans la diversité, surprennent les délégués afro-
américains et haïtiens, qui estimaient que la condition coloniale était réservée aux seuls
Africains.

Au terme des débats, les congressistes décident de créer la Société africaine de culture 25
(SAC) qui prend en charge l’organisation du second congrès de Présence africaine, tenu
à Rome en mars-avril 1959. Un an plus tard, alors que les pays africains accèdent tour à
tour à l’indépendance politique, la Société américaine de culture africaine (AMSAC), qui
a financé le séjour des délégations afro-américaines à Paris en 1956 et à Rome en 1959,
invite plus de trois cents intellectuels à Philadelphie pour discuter des implications
culturelles liées à ces indépendances. Le courant de la négritude est rejeté par la plupart
des participants anglophones qui découvrent à cette occasion les thèses plus
audacieuses du savant sénégalais Cheikh Anta Diop.

En e fet, alors que les thèses de la négritude reposaient davantage sur un sentiment ou 26
une esthétique remettant en cause le racisme des années 1930, les travaux de Diop visant
à déterminer l’antériorité des civilisations nègres sur les autres constituent un
renversement encore plus radical des représentations et des relations coloniales et
raciales. En outre, alors que la négritude évolue dans les années 1950 en fonction des
itinéraires politiques de ceux qui la portent, en particulier Césaire et Senghor, et
re lètent une certaine diversité dans le fait d’être ou de se sentir noir, les thèses de Diop
cherchent à montrer scientifiquement que l’unité culturelle de l’Afrique noire ne repose
pas seulement sur une revendication identitaire visant à retourner le complexe
d’infériorité, mais sur des éléments archéologiques, linguistiques, historiques et
sociologiques irréfutables. Enfin, au contraire de la négritude qui ne s’inscrit ni dans un
projet politique concret ni dans une démarche encyclopédique, les thèses de Diop
démontrent que l’unité culturelle de l’Afrique est non seulement possible mais urgente
d’un point de vue politique.
« Faire basculer l’Afrique noire sur la pente de son destin
fédéral »

Parmi ses missions, Présence africaine a permis à des auteurs africains de publier les 27
résultats de leurs travaux et de disposer d’un public critique. L’un d’entre eux, Cheikh
Anta Diop, originaire du village de Caytou dans la région de Djourbel, étudie à Dakar et
à Saint-Louis avant de venir en France en 1946. Le jeune Diop cultive son érudition en
suivant des études de mathématiques, de philosophie et de linguistique, avant
[14]
d’embrayer sur une formation en chimie et physique nucléaire . Mais Diop ne se
contente pas d’étudier. Il devient le secrétaire général de l’AERDA et, à mesure qu’il se
[15]
rapproche de la FEANF, sa vision politique épouse ses intérêts scientifiques .
Radicalement anticolonialiste, critique acerbe des responsables politiques africains
prêts à négocier la décolonisation politique et juridique sans toucher aux structures
mentales des colonisés (langue, religion, éducation), Diop s’inscrit en thèse de doctorat
ès lettres, en 1949, sous la direction de Gaston Bachelard, avec pour sujet « L’avenir
culturel de la pensée africaine ». Son objectif est de construire un système permettant de
relier les humanités africaines aux éléments culturels de l’Égypte ancienne afin de
donner une profondeur historique davantage de celle contenue dans les travaux des
philosophes Placide Tempels (La Philosophie bantoue, écrit en 1945 et publié en 1949 par
Présence africaine) et Emmanuel Mounier (L’Éveil de l’Afrique noire, publié par la revue
Esprit en 1948). En 1951, il s’inscrit dans une seconde thèse, dirigée par l’ethnologue
Marcel Griaule, avec un sujet portant sur l’identité des « Égyptiens prédynastiques ».

Dans les deux cas d’étude, Diop se plonge dans les sources linguistiques, historiques et 28
archéologiques pour démontrer les racines négro-africaines de la civilisation
pharaonique. Ses travaux l’amènent à dénoncer le silence du monde académique sur
l’Égypte des pharaons noirs comme étant une falsification majeure de l’histoire qui,
perpétuée dans le présent, contribue à maintenir les Noirs dans un état de soumission
psychologique. Sur la base du déni de l’historicité des civilisations africaines, la
colonisation n’a-t-elle pas construit son propre rôle civilisateur, faisant commencer
l’histoire de l’Afrique à l’arrivée des colons européens en Afrique ?

Les rapporteurs jugeant les thèses de Diop non scientifiques ou non conformes aux 29
attentes de l’exercice, aucun jury ne peut être constitué pour les défendre. À l’instar de
Fanon, qui publie au Seuil, en 1952 sa première thèse, elle aussi rejetée, sous le titre de
Peau noire, masques blancs, Diop fait paraître sa thèse en 1954 chez Présence africaine,
sous le titre de Nations nègres et culture. Le livre fait l’e fet d’une bombe dans les milieux
militants africains. Lorsqu’en janvier 1960 Diop, qui s’est réinscrit en thèse entre-temps,
se voit décerner le titre de docteur mais sans la mention lui permettant d’enseigner dans
les universités françaises, Présence africaine publie immédiatement le résultat de ses
travaux dans L’Afrique noire précoloniale et L’Unité culturelle de l’Afrique noire. Juste après sa
soutenance, Diop rentre au Sénégal, où il est nommé en octobre à un poste d’assistant
sans charge d’enseignement à l’université de Dakar.

En désaccord avec l’évolution politique qui a conduit la France à décoloniser en faisant 30


éclater l’AOF et l’AEF en une quinzaine d’États nouveaux (voir chapitre 13), ainsi qu’avec
la vision assimilationniste de Léopold Sédar Senghor qui devient le premier président
du Sénégal, Diop souligne que le danger qui guette l’Afrique n’est pas la balkanisation,
mais la sud-américanisation, avec la « prolifération de petites dictatures sans liens
organiques, éphémères, douées d’une faiblesse chronique, gouvernées par la terreur à
l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger,
qui tirerait les ficelles à partir d’une simple ambassade ».

Extraites de son ouvrage-programme sur Les Fondements économiques et culturels d’un État 31
fédéral d’Afrique noire, ces lignes publiées dès 1960 et à bien des égards prophétiques
montrent sa volonté de réaliser l’unité de l’Afrique au-delà des indépendances
nationales. Dans ce texte-manifeste, Diop souligne l’intérêt de repeupler le continent
dans le cadre d’une politique agricole collective, avec un projet de développement
durable qui rendrait les Africains maîtres de l’intégralité de leurs ressources. Du point
de vue géopolitique, Diop est l’un des premiers à remettre concrètement en cause la
question des frontières héritées de la décolonisation en proposant de créer un État
fédéral allant, « grosso modo, du tropique du Cancer au Cap, de l’océan Indien à l’océan
Atlantique ».

Pour « vivre l’unité fédérale africaine », Diop exhorte les Africains à la restauration de 32
leur unité historique, à travailler à l’unification du continent avec « une seule langue
africaine de culture et de gouvernement devant coi fer toutes les autres » et reléguant
les langues européennes, jusque-là o ficielles et obligatoires, à des langues vivantes de
l’enseignement secondaire. Diop encourage la réhabilitation et la « représentation
e ficace de l’élément féminin de la nation », la création d’une industrie d’État, d’une
politique scientifique et technologique de haut niveau, d’une armée moderne formée du
point de vue civique pour éviter les coups d’État. Révisé avec le temps par Diop lui-
même, le projet d’État fédéral présenté en 1960 exige – dit-il – d’unir immédiatement et
sans mesures conservatoires l’Afrique « française » et « anglaise » décolonisée afin de ne
pas « laisser aux États le temps de s’ossifier pour devenir inaptes à la fédération ».

La suite du parcours politique de Cheikh Anta Diop n’est pas à la hauteur de ses 33
espérances. Il est brièvement emprisonné en 1962 puis les di férents partis qu’il anime
dans son pays (Bloc des masses sénégalaises, Front national sénégalais et
Rassemblement national démocratique) sont régulièrement interdits par les autorités
[16]
sénégalaises . En revanche, jusqu’à son décès survenu en 1986, et alors qu’il est privé
du droit d’enseigner dans son propre pays en raison de ses opinions politiques, Diop
poursuit une carrière d’auteur et de scientifique engagé qui lui vaut d’être reconnu, en
particulier dans les milieux militants africains et afro-américains. Pour autant, alors que
son aura d’intellectuel pleinement engagé en faveur de la production des savoirs et de la
connaissance au service de l’action continue à stimuler un public conscient des enjeux
de la renaissance de l’Afrique, ses travaux ne sont toujours pas enseignés dans les
universités francophones. Y compris dans celle de Dakar, qui porte pourtant son nom
(depuis 1987).

Notes

[1] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 174-176.

[2] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 131-137. Voir aussi Gabriel O. OLUSANYA,
The West African Student’s Union and the politics of decolonisation, 1925-1958, Daystar Press,
Ibadan, 1982.

[3] Joseph E. HARRIS, Africans and their History, Plume, New York, 1998, p. 238.

[4] Paul B. RICH, op. cit., p. 138-144.

[5] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 352.

[6] Toyin FALOLA, op. cit., p. 181-222.

[7] Basil DAVIDSON, op. cit., p. 160-163.

[8] Amady Ali DIENG, Les Premiers Pas de la FEANF, 1950-1955, L’Harmattan, Paris, 2003.

[9] Charles DIANÉ, Les Grandes Heures de la FEANF, Chaka, Paris, 1990, p. 133-140.

[10] Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 311.

[11] Joseph KI-ZERBO, À quand l’Afrique ? : entretien avec René Holenstein, L’Atelier, Ivry-sur-
Seine, 2013.

[12] Majhemout DIOP, Mémoires de luttes. Textes pour servir à l’histoire du Parti africain de
l’indépendance, Présence africaine, Paris, 2007.

[13] « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs. Paris, Sorbonne, 19-
22 septembre 1956. Compte-rendu complet », Présence africaine, Paris, n° 8-10, 1956.

[14] Jean-Marc ELA, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, L’Harmattan, Paris, 1989.

[15] Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 85-92.

[16] RASSEMBLEMENT NATIONAL DÉMOCRATIQUE, Le Combat politique de Cheikh Anta Diop,


Imprimerie du Midi, Dakar, 1999.
13. Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 182 à 193

Chapitre

A u cours des années 1950, les trajectoires de Kwame Nkrumah et de Cheikh Anta
Diop annoncent l’ampleur des défis politiques et économiques qui se posent à
l’Afrique. Le premier d’entre eux est de gagner l’indépendance politique qui doit
1

permettre de renverser les injustices économiques et sociales. Les nationalistes africains


comprennent en e fet que la décolonisation n’est pas la dernière étape de la lutte, mais le
point de départ d’un combat pour créer une nouvelle Afrique. Dans un contexte
international marqué par la bipolarisation Est-Ouest, par la « satellisation » des
puissances secondaires et par l’interdépendance croissante des nations, dont témoigne
par exemple la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, les
Africains savent qu’ils ont tout intérêt à mener la lutte de manière collective.

L’Afrique étant divisée linguistiquement, culturellement, politiquement et ayant été 2


démembrée par les systèmes coloniaux, la notion d’unité pose cependant de multiples
questions. Comment concilier la libération nationale et l’unité continentale ? L’unité
africaine doit-elle se constituer immédiatement ou graduellement ? Faut-il s’appuyer
sur les échelons nationaux et interterritoriaux ? Doit-elle, dès lors, reprendre ou
s’émanciper des frontières nationales et des structures régionales créées par le système
colonial ? Et qui doit bénéficier en priorité de cette union : les responsables politiques
qui prennent la tête des nouveaux États ou les peuples que ces derniers sont censés
représenter ? Bref, si tout le monde, ou presque, s’accorde pour « décoloniser » l’Afrique,
l’unité du continent reste une idée loue.
Pour les dirigeants des jeunes nations, le précédent ghanéen est riche d’enseignements. 3
Exemple pour les uns, repoussoir pour les autres, Nkrumah ne laisse personne
indi férent. Mais le système ghanéen n’est pas facile à déchi frer. Alors que Nkrumah
tente de forger l’unité de son pays, la société ghanéenne reste profondément clivée.
Alors que l’État vient d’accéder à la souveraineté, sa Constitution accepte d’entrée de jeu
de la remettre en cause, a firmant dans son article 2 que le gouvernement ghanéen est
prêt à « céder une partie ou l’intégralité de la souveraineté du Ghana en vue d’une union
des États africains ».

Pour les États africains qui accèdent à leur tour à l’indépendance au tournant des 4
années 1960, la main tendue de Nkrumah apparaît comme un défi. Oseront-ils la saisir,
rompre clairement avec les modèles hérités de la période coloniale et s’engager ainsi sur
la voie des États-Unis d’Afrique ? La question se pose avec une particulière acuité pour
les territoires issus de l’Empire français. Car, contrairement à Londres, Paris propose –
et, dans certains cas, impose – un modèle alternatif à l’unité africaine de Nkrumah : une
décolonisation graduelle qui préserve les entités territoriales et une partie des
institutions coloniales et qui, surtout, ménage les intérêts bien compris des élites
africaines francophones et de leurs parrains métropolitains.

Grandeur et misère du Rassemblement démocratique


africain (RDA)

En 1946, la France se dote d’une nouvelle Constitution qui, dans son volet colonial, 5
cherche à répondre aux aspirations à l’autonomie exprimées par les peuples africains
tout en maintenant le modèle républicain, unitaire et assimilationniste. Plaçant les
élites africaines au cœur du dispositif, la IVe République autorise les Africains à envoyer
des députés à l’Assemblée nationale à Paris et institue des assemblées territoriales dans
chaque colonie africaine. Mais la nouvelle Union française est loin d’être égalitaire. En
plus d’instituer un double collège, qui limite drastiquement les droits politiques des
populations africaines, les colonisés continuent de subir de graves discriminations
socioéconomiques. Les syndicats, autorisés en 1944, donnent de la voix et les premiers
partis nationalistes se constituent.

Le 19 octobre 1946 à Bamako, en présence de plus de 800 délégués, le Rassemblement 6


[1]
démocratique africain (RDA) est fondé sous l’impulsion de Félix Houphouët-Boigny .
Formé par des enseignants, des médecins, des fonctionnaires, passés pour la plupart par
l’action syndicale, ce parti interterritorial entend « unir le plus largement possible les
[2]
Africains, et ce au-delà des clivages politiques, religieux et autres » pour obtenir
l’égalité et l’amélioration des conditions économiques et sociales dans les colonies.
Disposant de députés élus à l’Assemblée et de sections dans toutes les colonies d’AOF,
sauf au Sénégal où le député Léopold Sédar Senghor préfère former le Bloc
démocratique sénégalais (BDS) en 1948, le RDA est o ficiellement a filié au PCF. Mais le
retrait des communistes du gouvernement français en 1947 provoque une crise d’autant
plus grave au sein de ce rassemblement que les services français encouragent la
promotion de députés hostiles au marxisme et dévoués aux intérêts français. Tandis que
l’armée réprime les mouvements sociaux, notamment en Côte d’Ivoire, les autorités
françaises soutiennent les dissidences et les formations rivales dans chaque colonie.

À l’automne 1950, le RDA rompt avec le PCF et a firme, par l’intermédiaire d’Houphouët- 7
Boigny, sa volonté de maintenir les colonies dans l’Union française. Cette décision, que
désapprouvent certaines des organisations a filiées au RDA, notamment l’Union des
populations du Cameroun (UPC) et les mouvements étudiants, fracture encore le
mouvement, qui disparaît momentanément de la scène politique, au profit d’un autre
groupe, les Indépendants d’outre-mer (IOM), fondé en 1948 par le député du Dahomey
Sourou Migan Apithy. Au milieu des années 1950, le paysage politique africain
francophone est donc particulièrement fragmenté. Aux côtés des militants nationalistes
qui demandent l’« indépendance immédiate », mot d’ordre adopté en 1955 par l’UPC, qui
prendra bientôt les armes en imitant le Viet Minh et le FLN algérien, toute une palette
d’acteurs cherchent à redéfinir leur relation avec Paris. Les uns veulent accéder à une
indépendance négociée, d’autres souhaitent une simple autonomie administrative,
d’autres encore se satisferaient du statu quo colonial.

Conscientes que le statu quo, justement, est impossible, les autorités françaises tentent 8
de réformer le système colonial, pour ne pas tout perdre. En Afrique du Nord, elles
cèdent l’indépendance au Maroc et à la Tunisie en 1956. Au sud du Sahara, redoutant
l’« in luence dissolvante » de la décolonisation britannique et l’o fensive diplomatique
ghanéenne, elles préparent une loi-cadre, à laquelle le ministre de la France d’outre-mer
Gaston De ferre donne son nom, qui institue enfin le su frage universel et confie une
partie du pouvoir aux gouvernements et assemblées locaux. L’un des débats qui
occupent les responsables africains à cette période concerne l’avenir des regroupements
régionaux, l’AOF et l’AEF. S’il se réjouit de l’autonomisation politique des territoires
africains, le Sénégalais Senghor s’inquiète de la « balkanisation de l’Afrique » et défend
une thèse fédéraliste : « Les huit territoires de l’AOF, défend-il, seraient dotés, chacun,
d’un Conseil des ministres et d’une Assemblée législative, auxquels ressortiraient toutes
les questions d’intérêt territorial. Mais, au-dessus des gouvernements et parlements
locaux, seraient créés un gouvernement fédéral et un parlement fédéral, auxquels
[3]
ressortiraient les questions d’intérêt commun . » L’Ivoirien Houphouët-Boigny,
préférant traiter directement avec Paris plutôt qu’avec Dakar, capitale de l’AOF, s’oppose
à une telle structure fédérale. C’est cette solution qui l’emporte.
Il faut s’arrêter un instant sur le personnage d’Houphouët-Boigny, dont les positions 9
in luenceront durablement les relations franco-africaines dans les années suivantes.
Riche chef, médecin et planteur ivoirien, élu député en 1945, le chef du RDA apparaît
dans un premier temps comme un authentique patriote africain. C’est lui qui initie par
exemple la loi interdisant le travail forcé dans les colonies en 1946. D’abord proche des
communistes, il traverse cependant le paysage politique français des années 1950, de la
gauche vers la droite anticommuniste. S’étant rapproché du ministre de la France
d’outre-mer François Mitterrand au début des années 1950, puis de Gaston De ferre,
qu’il aide à rédiger la loi-cadre, il entre au gouvernement français en 1956 et devient
ministre d’État à la fin de la IVe République (il le reste au début de la Ve République,
jusqu’en mai 1959). Ce positionnement ambigu explique son opposition radicale à la
politique panafricaine de Kwame Nkrumah.

À ce sujet, il faut mentionner la rencontre, mémorable, entre les deux hommes, le 6 avril 10
1957. Ayant invité à Abidjan son homologue et voisin anglophone, un mois après
l’indépendance du Ghana, Houphouët s’oppose à une rupture avec la France, préférant
entretenir avec elle des relations d’amitiés. « Mon ami, vous choisissez l’illusion, lui
rétorque Nkrumah. La liberté et l’indépendance viennent d’abord, l’équité et la
fraternité ensuite. » Houphouët-Boigny prend alors à partie l’auditoire : « Vous êtes
témoins aujourd’hui du commencement de deux expériences. Un pari vient d’être lancé
entre deux territoires, l’un ayant choisi l’indépendance, l’autre préférant le chemin
di ficile de la construction, avec la métropole, d’une communauté des hommes égaux en
droits et en devoirs. […] Que chacun de nous fasse son expérience dans le respect absolu
[4]
de son voisin et, dans dix ans, nous comparerons les résultats . » Voilà exprimée
l’alternative qui s’o fre aux dirigeants africains : une union de nature panafricaine avec
leurs homologues du continent ou une alliance avec les anciennes métropoles dans un
cadre que d’aucuns qualifient de « néocolonial » (qualifié de « Françafrique » dans le cas
des anciennes colonies françaises d’Afrique).

L’Union Ghana-Guinée défie la Communauté française

Le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 recentre le débat sur les relations 11
avec la métropole. Dans le cadre de la mise en place de la Ve République, le régime
gaulliste propose aux colonies africaines de remplacer l’Union française par la
Communauté française. Démantelant les regroupements régionaux, l’AOF et l’AEF, cette
nouvelle structure donnerait à chaque État une autonomie élargie pour gérer ses
a faires internes, tout en les maintenant sous la tutelle de Paris en ce qui concerne les
éléments de souveraineté (défense, politique étrangère, politique économique et
monétaire). Le projet de la Communauté est débattu au sein d’un nouveau groupe, le
Parti du regroupement africain (PRA). En juillet 1958 à Cotonou, en présence de plus de
500 délégués, dont George Padmore pour le Ghana et Frantz Fanon pour l’Algérie, le
PRA demande l’indépendance immédiate et « la négociation avec la France d’une
confédération multinationale de peuples libres et égaux, sans pour autant renoncer à la
[5]
volonté de fédérer en États-Unis d’Afrique toutes les anciennes colonies ».

En août, le général de Gaulle parcourt l’AOF et l’AEF pour défendre son projet de 12
Communauté : les territoires qui voteraient négativement, promet-il, obtiendraient
immédiatement leur indépendance, à leurs risques et périls. Le 25 août à Conakry, il est
cueilli à froid par le maire de la ville et président du Conseil de gouvernement, Sékou
Touré. Ce dernier dénonce dans son discours « le désordre moral dû au fait colonial »,
puis soutient que la dignité et la liberté sont intégralement liées de telle sorte que le
peuple guinéen préfère « la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ».
Estimant que la France ne marche pas dans le sens de l’histoire en décidant d’intensifier
son e fort de guerre en Algérie, mais que le projet de Communauté est intéressant dans
le cadre de la mise en place de grands ensembles géopolitiques dans le monde, Sékou
Touré insiste : « Nous ne renonçons pas et ne renoncerons jamais à notre droit légitime
et naturel à l’indépendance. » Lors du référendum organisé le 28 septembre 1958, la
[6]
Guinée est le seul territoire à voter « non » . Et accède à l’indépendance quatre jours
plus tard. Craignant que l’exemple guinéen ne fasse des émules, Paris lance des
représailles économiques contre Conakry. Les dirigeants comprennent surtout que,
sans renoncer pour autant à la Communauté, il va leur falloir rapidement négocier
l’accès à l’indépendance des autres territoires.

Ces négociations leur paraissent d’autant plus urgentes que Sékou Touré se rapproche 13
immédiatement de Nkrumah, avec lequel il signe, dès le 23 novembre 1958, l’Union
Ghana-Guinée. Le dirigeant guinéen, qui n’avait pas envisagé de rompre si brutalement
avec la France et qui n’anticipait pas les mesures de rétorsion de Paris, sait que la
situation lui impose d’aller de l’avant. Alors qu’il concevait l’unité africaine comme un
projet par étapes, devant commencer « au niveau de l’Afrique de culture française », il
accepte la main tendue de Nkrumah. « Notre liberté perdrait de sa plus grande
signification si nous devions la restreindre aux limites étroites de notre pays », déclare-
[7]
t-il . Nkrumah, qui cherche à unir tous les États africains indépendants le plus
rapidement possible, prend l’initiative de soutenir la candidature de la Guinée à l’ONU
et de faire jouer l’article 2 de la Constitution ghanéenne qui autorise le pays à renoncer à
sa souveraineté dans le cadre de la mise en place d’une union avec un autre État.
Réciproquement, la Guinée inscrit à l’article 34 de sa Constitution du 10 novembre 1958
qu’elle « peut conclure avec tout État africain les accords d’association ou de
communauté, comprenant abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser
l’Unité africaine ». Le 23 novembre, l’annonce de l’Union entre les deux États est suivie
d’un prêt de 10 millions de livres sterling d’Accra à Conakry.
En dépit des di férences liées à leur ancienne appartenance à deux zones de colonisation 14
culturelle et monétaire di férentes, ainsi que de leur di férence d’organisation étatique
et administrative, Accra et Conakry décident d’échanger des ministres résidents qui
sont à la fois membres du gouvernement du Ghana et de la Guinée. Réunis par
l’anticolonialisme, les deux dirigeants ne sont pas tout à fait sur la même longueur
d’onde : alors que Nkrumah a de longue date médité son projet d’unité africaine, c’est
surtout en raison de la conjoncture immédiate, et pour pallier au plus vite les di ficultés
financières de la Guinée, que Sékou Touré accepte l’union. Le fossé idéologique qui les
sépare, l’inégalité entre les deux territoires et la forte personnalité des deux dirigeants
empêchent l’Union de dépasser le stade du projet vague et théorique, et d’emporter
l’adhésion populaire. Certes, une seconde étoile noire est ajoutée sur le drapeau du
Ghana, servant de drapeau à l’Union, mais, contrairement aux attentes, chaque État
garde sa monnaie, son armée et sa diplomatie.

Pourtant, Nkrumah est convaincu qu’il tient là le noyau des futurs États-Unis d’Afrique. 15
En juillet 1959, à la conférence de Sanniquellie, un petit village libérien, Nkrumah invite,
en présence de Sékou Touré, le Liberia de William Tubman à se joindre à l’Union Ghana-
Guinée. Le refus du Liberia renforce Sékou Touré dans sa volonté de réduire le projet à
[8]
un simple outil de coopération interétatique .

S’unir à la veille des indépendances ?

Bien que marginalisé par Houphouët-Boigny, Senghor, qui décrit la Communauté 16


[9]
française comme une « association du pot de fer et des pots de terre », ne renonce pas
à son projet fédéral. Sous son impulsion, une conférence acte, en janvier 1959, le
principe de la Fédération du Mali qui réunit le Sénégal, le Dahomey (Bénin), le Soudan
français (Mali) et la Haute-Volta (Burkina Faso). Mais le projet, qui prévoit un exécutif
avec un président et deux ministres de chaque État, un Conseil législatif de douze
membres venus de chacun des quatre territoires, est rejeté par référendum au Dahomey
et en Haute-Volta, réduisant la Fédération du Mali à l’axe Dakar-Bamako.

Pour extraire le Dahomey et la Haute-Volta du projet de la Fédération du Mali, la France 17


a usé de pressions politiques et économiques, mettant notamment en jeu le
financement d’infrastructures portuaires à Cotonou. Des pressions intra-africaines
interviennent dans le cadre de la rivalité entre Dakar et Abidjan. En avril 1959,
Houphouët-Boigny fonde le Conseil de l’Entente (ou l’Union Bénin-Sahel), qui réunit la
Côte d’Ivoire et la Haute-Volta, puis le Niger et le Dahomey dans un vaste projet
d’infrastructures, de services communs et d’union douanière. Frileuse au moment de
financer l’association, la Côte d’Ivoire traite les trois autres pays comme des satellites. Le
Conseil de l’Entente, qui ne dispose d’aucune base historique, géographique,
économique ou politique réelle, sert tout simplement à bloquer tout regroupement
[10]
panafricain dans la région .

Parallèlement, la Fédération du Mali se désagrège à son tour. Entre Senghor, plutôt 18


modéré, gradualiste et profrançais, et son homologue malien, Modibo Keita, plus
radical, panafricain et progressiste, les désaccords se multiplient. Aux divergences
personnelles s’ajoutent des divisions stratégiques en matière socioéconomique et de
[11]
multiples frictions sur les institutions ou la politique étrangère . La Fédération, qui
obtient son indépendance en juin 1960, éclate trois mois plus tard : le Sénégal et le Mali
deviennent indépendants séparément en septembre, tout en restant membres de la
Communauté franco-africaine. Peu après son indépendance, Bamako rejoint Accra et
Conakry dans l’Union Ghana-Guinée-Mali. Là encore, cette Union des États africains ne
donne lieu à aucune organisation politique commune, et chacun continue à mener ses
a faires de manière indépendante, notamment sur les questions de politique étrangère,
de défense et d’économie. L’Union Ghana-Guinée-Mali finira par éclater en 1962.

Le RDA, dominé par Houphouët-Boigny, a laissé peu de place aux initiatives venues de 19
l’AEF. Pourtant, bien que divisées entre les colonialismes français, belge et portugais, les
populations d’Afrique centrale possèdent des a finités culturelles importantes pouvant
les assimiler à de véritables nations. Conscient de ces possibles rapprochements à la
veille des indépendances, Barthélemy Boganda, président du Grand Conseil de l’AEF,
organe sans pouvoir censé représenter les quatre territoires de l’AEF (Oubangui-Chari,
Moyen-Congo, Tchad, Gabon), propose de mettre en place un ensemble
[12]
supranational . Convaincu que les frontières coloniales ne peuvent rester en l’état, il
propose en octobre 1957 un modèle d’unité africaine original, qui mettrait la région à
l’abri des in luences communistes et arabes : les États-Unis de l’Afrique latine. La fusion
des quatre territoires de l’AEF formerait dans un premier temps une « République
centrafricaine » forte, en mesure d’intégrer par la suite le Cameroun (sous tutelle
franco-britannique), les territoires belges (Congo, Rwanda, Burundi) et enfin l’Angola
[13]
(colonie portugaise) . Ces États-Unis de l’Afrique latine fonctionneraient avec un
Conseil des ministres (quatre membres par territoire) et une Assemblée législative
unique remplaçant les organes de l’administration coloniale. L’attachement de Boganda
au christianisme, à la langue française et à une certaine sympathie pour le capitalisme a
fait débat, l’écrivain afro-américain Richard Wright s’étonnant par exemple d’un projet
qui unirait les Africains catholiques et mettrait en pratique à l’écart les protestants,
majoritaires dans les pays anglophones. Mais ce projet ne survit pas à la disparition de
[14]
son concepteur, dans un accident d’avion, en mars 1959 .

D’autres projets de coordinations régionales, qui émergent à cette période, méritent 20


d’être signalés. C’est le cas notamment en Afrique de l’Est où un regroupement
interterritorial, réunissant des organisations nationalistes venues du Kenya, du
Nyassaland, du Tanganyika, de l’Ouganda et de Zanzibar, se forme en septembre 1958
sous le nom de Mouvement panafricain de libération d’Afrique centrale et orientale
(Pan-African Freedom Movement of East and Central Africa, PAFMECA). Cherchant à
coordonner les e forts des nationalistes dans le processus d’accession à l’indépendance,
le PAFMECA annonce en 1960 sa volonté de créer une Fédération de l’Afrique orientale
et centrale – sorte de pendant de l’Union Ghana-Guinée – pour éviter des indépendances
séparées. Mais les résultats seront là encore décevants : bien que le mouvement
réussisse pendant quelques années à prendre des positions communes (sur l’apartheid
sud-africain, les essais nucléaires français au Sahara ou la crise congolaise), chacun des
pays représentés en son sein accède à l’indépendance individuellement sans donner
naissance à la fédération envisagée.

Balkanisation

Plusieurs raisons expliquent l’échec des constructions fédérales en Afrique. La première 21


tient sans doute à la volonté des puissances mondiales, à commencer par les anciennes
métropoles, d’éviter d’avoir à traiter avec des États à la fois indépendants et unis, et
donc capables de leur résister plus facilement (en s’alliant par exemple à l’ONU pour
faire barrage aux décisions des puissances dominantes). La politique française en la
matière est un cas d’école. Privilégiant les relations bilatérales avec ses anciennes
colonies africaines, la Communauté française entre rapidement en déliquescence et
mute au début des années 1960 en un réseau centralisé reliant de façon très
personnalisée le tout-puissant conseiller du général de Gaulle, Jacques Foccart, et les
dirigeants africains francophones.

L’échec de la dynamique fédérale s’explique aussi par la sociologie des responsables 22


politiques africains. Issus, pour beaucoup, des couches sociales intermédiaires sur
lesquelles les autorités coloniales ont cherché à s’appuyer dans la dernière phase de la
colonisation et auxquelles elles ont fini par confier, à la veille des indépendances, une
certaine autonomie politique et économique, nombre de ces responsables voient dans
ces indépendances si longtemps attendues une chance pour leur promotion personnelle
et leur ascension sociale. Accédant enfin aux plus hautes fonctions des nouveaux États,
rares sont ceux qui souhaitent autrement que de façon rhétorique partager le pouvoir
avec les responsables des autres territoires.

Les jeunes États indépendants étant d’ailleurs dotés de potentiels économiques très 23
di férents, le risque est grand pour leurs dirigeants de voir les regroupements régionaux
se transformer en instruments de domination pour les États les plus riches et les plus
puissants. Telle est notamment la crainte de nombre de dirigeants africains qui voient
derrière le projet d’États-Unis d’Afrique de Kwame Nkrumah le paravent d’une politique
d’hégémonie régionale ou continentale. Même au sein de l’Union Ghana-Guinée,
l’inégalité entre les deux partenaires est manifeste : alors que le Ghana ren loue les
caisses de la Guinée, Sékou Touré ne peut que se sentir redevable sans pour autant être
convaincu par le projet de Nkrumah.

Mais la balkanisation de l’Afrique s’explique aussi par des raisons plus profondes qui 24
renvoient à la nature même des États-nations africains. Dotées de frontières arbitraires
héritées d’un processus de colonisation sur lequel les Africains n’ont pas eu leur mot à
dire et qui a démembré les sociétés précoloniales, les nouvelles entités étatiques
africaines font face, au moment de l’indépendance, à la résurgence et à la multiplication
des revendications culturelles, linguistiques et identitaires. Alors que les Africains
pouvaient se sentir unis dans la résistance, plus ou moins active, contre l’occupation
coloniale, la question se pose, au moment de la libération, de la place respective des
di férents groupes sociaux.

La politisation des identités, « ethniques », territoriales, culturelles et sociales, sur 25


laquelle les puissances coloniales se sont longtemps appuyées pour asseoir leur autorité,
resurgit sous de nouvelles modalités dans le processus de décolonisation. Elle se pose
par exemple, en mai 1956, lorsque l’ONU organise un référendum dans la partie de l’ex-
Togoland placée sous administration britannique pour déterminer l’avenir du territoire.
Mais le référendum est organisé de telle façon que toute la région passe sous
souveraineté ghanéenne au moment de l’accession de l’ex-Gold Coast à l’indépendance,
au grand dam des électeurs minoritaires et des nationalistes togolais francophones.

Les problèmes de ce type se multiplieront dans toute l’Afrique à cette période et 26


engendreront dans les décennies suivantes d’innombrables con lits, du Congo au
Nigeria, de l’Érythrée au Sahara, que les dirigeants tenteront la plupart du temps
d’éteindre en renforçant leur mainmise sur les frontières nationales, en réa firmant les
pouvoirs étatiques, en instaurant des partis uniques et en musclant leurs systèmes
répressifs.

Notes

[1] Pierre KIPRÉ, Le Congrès de Bamako ou la naissance du RDA en 1946, Chaka, Paris, 1989.
Voir aussi OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 211-216.

[2] Elikia M’BOKOLO, Afrique noire. Histoire et civilisations, du XIXe siècle à nos jours, Hatier,
Paris, 2004, p. 475.

[3] Cité in Jean-François BILLON, « Senghor fédéraliste, de la négritude à la civilisation de


l’universel », < http://mondesfrancophones.com >, 3 août 2010.

[4] Cité in Antoine GLASER et Stephen SMITH, Comment la France a perdu l’Afrique, Calmann-
Lévy, Paris, 2005, p. 45.
[5] Henri GRIMAL, La Décolonisation, Complexe, Bruxelles, 1996, p. 298.

[6] Jean SURET-CANALE, « L’indépendance de la Guinée », in Charles R. AGERON et Marc


MICHEL, L’Afrique noire française. L’heure des indépendances, CNRS, Paris, 2010, p. 161-176.

[7] Cité in Lansiné KABA, op. cit., p. 116.

[8] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 333-337.

[9] Cité in Jean-François BILLON, loc. cit.

[10] Colin LEGUM, op. cit., p. 80.

[11] Guédel NDIAYE, L’Échec de la Fédération du Mali, Nouvelles Éditions africaines, Dakar,
1980.

[12] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 247-248 et p. 309-310.

[13] Elikia M’BOKOLO, Afrique noire, op. cit., p. 476.

[14] Michel KOUNOU, op. cit., p. 126-132, p. 190-191.

Plan
Grandeur et misère du Rassemblement démocratique africain (RDA)

L’Union Ghana-Guinée défie la Communauté française

S’unir à la veille des indépendances ?

Balkanisation

Auteur
14. Frantz Fanon, au carrefour des Afriques
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 194 à 203

Chapitre

« Nous demandons un État Nègre unique, regroupant l’ensemble de l’Afrique noire et


de la Caraïbe, et dans cet État nous ferons de la question raciale ce qu’elle a été : un
objet de diversité, d’approbation mutuelle, et de compétition amicale, et non pas une
1

excuse pour des antipathies amères. Les Nord-Africains, aussi, s’ils le veulent, peuvent
[1]
avoir accès à cet État … » Cette déclaration des rédacteurs du premier numéro de La
Race Nègre montre que, dès les années 1920, les militants noirs incluent l’Afrique du
Nord dans leur conception d’un État panafricain. Reste que la place et le rôle de la partie
septentrionale du continent dans la dynamique panafricaine demeurent incertains.

Le parcours de Frantz Fanon est une façon intéressante de poursuivre la ré lexion sur la 2
nature du « panafricanisme », sur son extension géographique et sur ses objectifs au
tournant des années 1960. Martiniquais, descendant d’esclaves, auteur dès 1952 d’un
ouvrage retentissant, Peau noire, masques blancs, Fanon s’installe en Algérie en tant que
psychiatre en 1953. Vivant au plus près des Algériens, il prend fait et cause pour
l’insurrection nationaliste lancée en novembre 1954 par le FLN. Bientôt exilé en Tunisie,
il voyage ensuite au sud du Sahara, notamment au Ghana, où il représente
o ficiellement le FLN. Brillant analyste des relations raciales, militant de la révolution
algérienne et théoricien de la révolution africaine, Fanon se situe, en somme, aux
carrefours des « Afriques ».

Panarabisme, panafricanisme
Kwame Nkrumah n’est pas le seul dirigeant africain, ni même le premier, à mener une 3
politique résolument panafricaine. Avant lui, Gamal Abdel Nasser, arrivé au pouvoir en
Égypte en 1952, s’était illustré dans ce domaine. Partisan du non-alignement sur les
superpuissances, figure centrale de la conférence de Bandung en 1955, vainqueur des
puissances coloniales coalisées contre lui (Grande-Bretagne, France, Israël) lors de la
crise de Suez en 1956 et champion de l’indépendance totale – à la fois politique et
économique – des territoires colonisés, Nasser apparaît aux yeux de nombre de
militants nationalistes comme un héros. Au milieu des années 1950, les peuples arabes et
africains regardent le régime nassérien comme un exemple et un modèle.

Déterminé à aider les mouvements de libération à sortir des gri fes coloniales, Nasser 4
accueille leurs militants et les soutient financièrement, politiquement et militairement.
Le Caire devient ainsi une base arrière pour les combattants du FLN algériens qui
mènent une lutte acharnée contre l’armée française. C’est là que les responsables de
l’UPC, expulsés du Cameroun, trouvent également refuge. Nasser mène ainsi une
[2]
politique panafricaine indépendante . Un Haut comité pour les a faires africaines est
créé au Caire en 1956. L’Égypte donne des bourses aux étudiants africains, accorde l’asile
aux nationalistes africains et à leurs proches. Avec des programmes en haoussa, swahili
et amharique, Radio Le Caire, dont les puissantes ondes touchent une bonne partie de
l’Afrique, devient une antenne de propagande anticolonialiste. Nasser finance
également des conférences diplomatiques et culturelles, et héberge la conférence afro-
asiatique de 1957.

Mais Nasser n’est pas seulement panafricain. Il milite aussi, et surtout, pour l’union des 5
peuples arabes. Renonçant à un projet d’Union des États du Nil avec le Soudan, voire
avec l’Ouganda, il se tourne vers la Syrie pour fonder avec elle, en février 1958, la
République arabe unie (RAU), conçue comme la première étape d’un grand État
panarabe. Au moment où s’organise la Conférence des peuples africains, en
décembre 1958, les chemins panafricain et panarabe semblent se séparer. Bien qu’il
s’intéresse de près à l’Égypte (dont son épouse Fatiah, copte, est d’ailleurs originaire),
Nkrumah apparaît de plus en plus comme un concurrent de Nasser sur la scène
politique continentale. Il est intéressant de noter, par exemple, que les militants de
l’UPC, en délicatesse avec le pouvoir nassérien à cette période, quittent l’Égypte après la
conférence d’Accra pour s’installer au Ghana et en Guinée.

Nasser doit aussi faire face à d’autres projets concurrents en Afrique du Nord. Accédant 6
à l’indépendance en 1956, la Tunisie et le Maroc nourrissent en e fet leurs propres
projets d’union régionale. La Constitution tunisienne reconnaît, dans son préambule,
l’appartenance de la Tunisie à un « Grand Maghreb ». Rabat, de son côté, est partisan
d’un « Grand Maroc » dans un ensemble fédéral maghrébin incluant donc les territoires
de la Mauritanie, du Sahara espagnol et français, de l’Algérie, de la Tunisie et de la Libye.
Rencontrant à Tanger leurs homologues du Néo-Destour tunisien et de l’Istiqlal
marocain en avril 1958, les dirigeants du FLN algériens rejoignent o ficiellement la ligne
panmaghrébine du Maroc et de la Tunisie. « Nous, les représentants des mouvements de
libération nationale de Tunisie, d’Algérie et du Maroc, proclamons solennellement notre
foi en l’unité du Maghreb et notre volonté de la réaliser dès que les conditions s’y
prêteront, c’est-à-dire quand les forces françaises et étrangères auront évacué leurs
bases de Tunisie et du Maroc et quand l’Algérie sera devenue indépendante »,
proclament les délégués réunis à Tanger, qui proposent la mise en place d’une
Assemblée, formée des trois parlements nationaux, pour poser les fondements de la
[3]
future Fédération maghrébine .

Un panafricaniste sur tous les fronts

La pensée et l’action du psychiatre Frantz Fanon témoignent des débats en cours, à la fin 7


des années 1950, sur la coordination des di férentes luttes de libération. Nommé à
l’hôpital de Blida en 1953 après une formation en France, il est vite convaincu que le
combat pour l’indépendance de l’Algérie mérite d’être mené. Témoin des exactions de
l’armée française, porte-parole de la cause algérienne lors du congrès de la Sorbonne de
septembre 1956, Fanon démissionne de son poste, puis il est expulsé d’Algérie en
décembre. Après un court passage en France, il rejoint le FLN en exil à Tunis, pendant
que la bataille d’Alger contraint de nombreux cadres à se réfugier dans les pays voisins.

La France tente alors d’isoler l’Algérie en posant une barrière électrifiée à la frontière 8
tunisienne pour éviter les incursions de combattants, et bombarde, le 9 février 1958, le
village tunisien de Sakiet Sidi Youssef pour montrer sa capacité à frapper toute base
extérieure du FLN. Le bombardement entraîne la chute du gouvernement de Félix
Gaillard et de son ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas. Ce dernier a tout
juste le temps de créer dans le Constantinois le Centre d’instruction à la pacification et à
la contre-guérilla (CIPCG), une école de propagande et de guerre psychologique contre-
révolutionnaire dont les « élèves » exercent ensuite au Cameroun, au Congo, en Angola
et au Mozambique.

Lors de son exil à Tunis, Fanon devient le rédacteur du journal El Moudjahid, puis 9
l’émissaire du GPRA auprès des dirigeants progressistes d’Afrique subsaharienne. Il
s’engage sur le terrain en participant aux conférences panafricaines d’Accra en 1958 et
de Léopoldville (Kinshasa) en 1960, et en exprimant des positions idéologiques
particulièrement fortes. Les articles et interventions de Fanon à cette période ont été
rassemblés en un volume publié trois ans après sa mort sous le titre Pour la révolution
africaine. Car, comme le note l’éditeur François Maspero dans la préface de ce livre, la
pensée de Fanon, dont la dimension panafricaine est souvent passée sous silence (il faut
dire qu’il n’utilise jamais ce terme), a toujours eu à cœur de lier le destin de l’Algérie au
reste de l’Afrique en lutte :

L’un des premiers à envisager de manière concrète – non pas comme une « vision 10
prophétique », mais comme un objectif de combat immédiat – l’unité de l’Afrique, il lie
constamment le sort de la révolution algérienne à celui de l’ensemble du continent,
faisant de celle-ci l’avant-garde de la révolution africaine. El Moudjahid développe
constamment cette ligne : La Révolution algérienne et la libération de l’Afrique, ce titre
donné à la brochure d’articles et de documents du FLN la plus di fusée à cette époque
[4]
indique bien l’importance que les révolutionnaires algériens lui accordent alors .

Le panafricanisme de Fanon s’est construit dans la lutte, en dissidence à l’esprit de 11


confort de la négritude et en opposition au capitalisme comme au communisme. Pour
lui, l’unité de l’Afrique est avant tout une unité de combat, visant à libérer le continent
du colonialisme et de la violence qui lui est consubstantielle. L’Afrique, explique-t-il, doit
résoudre ses contradictions au plus vite, sous peine de rater le rendez-vous historique
des indépendances. Tel est le langage qu’il tient dans les adresses destinées aux
Africains qu’il publie dans El Moudjahid. Il faut, leur dit-il en mai 1958, que vous refusiez
d’envoyer les soldats de vos pays se battre aux côtés des Français et que vous rejoigniez
plutôt les rangs des patriotes algériens car, « où que vous soyez, il faut que vous sachiez
que le moment est arrivé pour nous tous d’unir nos e forts et d’asséner le coup de grâce
[5]
à l’impérialisme français ».

Mais il faut aussi, ajoute-t-il, que les Africains retirent leur soutien aux dirigeants 12
africains qui cautionnent la répression française en Algérie et la perpétuation du
système colonial en Afrique : « Lorsqu’un colonisé comme M. Houphouët-Boigny,
oublieux du racisme des colons, de la misère de son peuple, de l’exploitation éhontée de
son pays, en arrive à ne pas participer à la pulsation libératrice qui soulève les peuples
opprimés et que, en son nom, tous pouvoirs sont donnés aux Bigeard et autres Massu,
nous ne devons pas hésiter à a firmer qu’il s’agit ici de trahison, de complicité et
[6]
d’incitation au meurtre . »

Virulent contre Houphouët, « le frein le plus conscient à l’évolution et à la libération de 13


l’Afrique », soulignant que « les peuples africains gagneraient à l’isoler et à précipiter sa
[7]
chute » , Fanon n’épargne pas non plus Senghor, qu’il accuse également de défendre la
position de la France en Algérie alors que la défense de la culture africaine ne peut
passer que par la libération totale du continent. Il souligne que, lors du congrès de
Cotonou de juillet 1958, qui a donné naissance au Parti du regroupement africain (PRA),
Senghor ne s’est rallié à l’appel à l’indépendance immédiate que par dépit, avant de
[8]
conduire son peuple à voter en faveur de l’entrée dans la Communauté française .
Le même reproche est adressé, après le second congrès des écrivains et artistes noirs, à 14
l’intellectuel Jacques Rabemananjara, qui avait été condamné en 1947 dans le cadre de la
grande répression française contre l’insurrection nationaliste malgache :

En 1959, les hommes de culture africains réunis à Rome n’ont cessé de parler de l’unité. 15
Mais l’un des plus grands chantres de cette unité culturelle, Jacques Rabemananjara,
est aujourd’hui ministre du gouvernement malgache et à ce titre a décidé avec son
gouvernement de prendre position contre le peuple algérien à l’Assemblée générale des
Nations unies. Rabe, s’il était fidèle à lui-même, aurait dû démissionner de ce
gouvernement, dénoncer les hommes qui prétendent incarner la volonté du peuple
malgache. Les quatre-vingt-dix mille morts de Madagascar n’ont pas donné mission à
Rabe de s’opposer, à l’Assemblée générale des Nations unies, aux aspirations du peuple
[9]
algérien .

C’est donc vers Kwame Nkrumah et Sékou Touré que Fanon appelle les Africains à se 16
tourner. Quelques mois après avoir défendu, lors de la conférence panafricaine des
peuples en décembre 1958, la constitution d’un corps de volontaires africains qui
prouverait, par son engagement contre le colonialisme de l’Algérie à l’Afrique du Sud,
que « la libération nationale est liée à la libération du continent », Fanon est nommé à
Accra, en mars 1960, comme représentant du GPRA en Afrique subsaharienne. De là il
e fectue, à l’été 1960, une mission de reconnaissance au Mali en vue d’ouvrir ainsi un
front militaire au sud de l’Algérie :

Que du Mali s’engou frent sur notre territoire des Maliens, des Sénégalais, des 17
Guinéens, des Ivoiriens, des Ghanéens. Et ceux du Nigeria, du Togo. Que tous
grimpent les pentes du désert et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde
et l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut des derniers remparts
[10]
de la puissance coloniale .

L’Afrique doit montrer ses muscles et hausser le ton

L’usage de la force comme élément de dissuasion est un point qui caractérise la vision 18
panafricaine de Fanon. Alors que Nkrumah associe la philosophie de Gandhi et de Marx
(il a rédigé en 1958, avec son conseiller George Padmore, un « programme de libération
de l’Afrique par la non-violence gandhienne »), Fanon prend une autre position. À la
conférence des peuples d’Accra, en tant que représentant légitime d’un mouvement de
libération armé, il soutient l’usage de la violence comme stratégie de lutte. Prenant les
cas de l’Algérie, du Kenya, du Cameroun et de l’Indochine, il estime que la lutte de
libération armée et l’action directe sont légitimes puisque le régime colonial est par
nature un régime de violence. Dès lors, explique-t-il en janvier 1960 dans El Moudjahid, le
combat pour la liberté et la bataille pour l’unité du continent se rejoignent :

Nous, Africains, disons que depuis plus de cent ans la vie de 200 millions d’Africains 19
est une vie au rabais, contestée, une vie hantée perpétuellement par la mort. Nous
disons que nous ne devons pas faire confiance à la bonne foi des colonialistes, mais
que nous devons nous armer de fermeté et de combativité. L’Afrique ne sera pas libre
par le développement mécanique des forces matérielles, mais c’est la main de l’Africain
et son cerveau qui déclencheront et mèneront à bien la dialectique de la libération du
continent.

Fanon développe ses ré lexions sur la violence dans Les Damnés de la terre. Cet ouvrage, 20
préfacé par Jean-Paul Sartre qui note que « Fanon est le premier depuis Engels à
[11]
remettre en lumière l’accoucheuse de l’histoire », aura par la suite une immense
in luence sur les mouvements de libération radicaux, en Afrique comme dans la
diaspora (voir chapitres 18, 19, 20 et 23).

Dans ce livre, Fanon tente de retracer l’histoire de la violence coloniale et de la résistance 21


des colonisés, en distinguant trois étapes : la colonisation introduit une violence en
provenance de la métropole ; cette violence se dissémine ensuite dans la colonie en
favorisant le repli identitaire des colonisés ; puis la violence intériorisée par les colonisés
se retourne contre le colon. Partant de cette analyse, Fanon note que la plupart des
dirigeants révolutionnaires qui optent pour des méthodes de non-violence refusent la
lutte armée sous prétexte d’un rapport de forces défavorable. Or, insiste-t-il, le
colonialisme, en a firmant que la force est le seul langage que comprend le colonisé, ne
peut être brisé que par l’usage d’une force plus grande, quitte à ce que celle-ci soit
simplement suggérée. Les opérations de répression menées par les forces coloniales
contre les nationalistes au Kenya, à Madagascar, en Algérie et au Cameroun
notamment, note Fanon, n’ont pas l’e fet escompté. Au lieu de briser la marche
libératrice, elles « scandent les progrès de la conscience nationale. Aux colonies, les
hécatombes, à partir d’un certain stade de développement embryonnaire de la
conscience, renforcent cette conscience, car elles indiquent qu’entre oppresseurs et
[12]
opprimés tout se résout par la force ».

C’est donc en répondant à la violence du colonisateur que le colonisé se libère, et c’est en 22


se libérant qu’il libère le colonisateur. La violence, dans la guerre de libération, est donc
le processus grâce auquel la décolonisation crée un « homme nouveau » : le colonisé,
jusque-là passif, entre en action. Refusant la placidité de trop nombreux dirigeants
africains, Fanon estime que la violence est la force qui permettra de faire émerger une
nouvelle Afrique, cette « Afrique à venir », dans laquelle le combat des « masses » ne
[13]
pourra pas être récupéré par « les démagogues, les opportunistes, les magiciens ».
Formées politiquement dans le combat quotidien contre toutes les formes d’oppression,
les populations sont alors en mesure de rejeter toute tentative de mystification.

Quelle « unité africaine » ?

Observant les premiers pas des États africains indépendants au tournant des années 23
1960, Fanon s’inquiète en e fet de l’attitude de leurs dirigeants. Lors de son séjour en
Afrique de l’Ouest à l’été 1960, il rencontre un adversaire inattendu, comme il le note
dans son carnet de bord :

Le colonialisme et ses dérives ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de 24
l’Afrique. À brève échéance, ce continent sera libéré. Pour ma part, plus je pénètre les
cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le grand danger
[14]
qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie .

Les dirigeants des jeunes États indépendants, poursuit Fanon, se comportent trop 25
souvent comme de nouveaux prédateurs se contentant de prendre la place des anciens
colonisateurs en reproduisant leurs pratiques :

Après quelques pas hésitants dans l’arène internationale, les bourgeoisies nationales 26
ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent
soudain de grands appétits. Et comme elles n’ont pas encore la pratique politique, elles
entendent mener cette a faire comme leur négoce. Prébendes, menaces, voire
littéralement dépouillement de la victime. […] Les ouvriers mécontents subissent une
répression aussi impitoyable que celle des périodes coloniales. Syndicats et partis
politiques d’opposition sont confinés dans une quasi-clandestinité. Le peuple, le
peuple qui avait tout donné aux heures di ficiles de la lutte de libération nationale,
[15]
s’interroge mains et ventre vides sur le degré de réalité de sa victoire .

Particulièrement lucide, Frantz Fanon s’interroge également sur le sens véritable que les 27
bourgeoisies qui s’installent progressivement à la tête des nouvelles nations donnent au
mot d’ordre d’« unité africaine », qui est sur toutes les bouches mais reste bien souvent
lettre morte :

28
Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse idée d’Unité africaine des
marasmes subjectivistes, voire carrément fantasmatiques de la majorité de ses
supporters. L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser
les États-Unis d’Afrique sans passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec
son cortège de guerres et de deuils.
Pour amorcer cette unité toutes les combinaisons sont possibles. Certains, comme la
Guinée, le Ghana, le Mali, et demain peut-être l’Algérie, mettent au premier plan
l’action politique. D’autres, comme le Liberia et le Nigeria, insistent sur la coopération
économique. La RAU de son côté insisterait davantage sur le plan culturel. Tout est
possible, et les uns et les autres devraient éviter de discréditer ou de dénoncer ceux qui
voient cette unité, ce rapprochement des États africains d’une façon qui di fère de la
leur. Ce qu’il faut éviter, c’est la tension ghanéo-sénégalaise, la tension somalo-
éthiopienne, maroco-mauritanienne, congolo-congolaise… En réalité, les États
colonisés qui ont accédé à l’indépendance par la voie politique semblent n’avoir
d’autres préoccupations que de se trouver un vrai champ de bataille avec des blessures
[16]
et des destructions .

Comme Cheikh Anta Diop à la même période, Fanon s’inquiète donc du devenir de 29
l’Afrique alors que celle-ci accède par petits bouts à la souveraineté politique. Il a raison.
Alors qu’il rédige Les Damnés de la terre en 1961, il apprend l’assassinat, coup sur coup, de
Félix Moumié, président en exil de l’UPC, et de Patrice Lumumba, Premier ministre du
Congo, qu’il avait tous deux côtoyés depuis leur rencontre à Accra en décembre 1958.
Malgré les indépendances, les puissances impérialistes n’ont à l’évidence pas l’intention
de lâcher l’Afrique. Atteint d’une leucémie fulgurante, Fanon meurt en décembre 1961, à
trente-six ans, sans même avoir vu l’indépendance de l’Algérie pour laquelle il s’était tant
battu.

Notes

[1] J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 323.

[2] Vijay PRASHAD, op. cit., p. 71-84.

[3] Samy GHORBA, « La conférence de Tanger, un rêve maghrébin », Jeune Afrique, 23 avril
2007.

[4] François MASPERO, « Note de l’éditeur », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit.,
p. 687.

[5] Frantz FANON, « Lettre à la jeunesse africaine », Pour la révolution africaine, in Œuvres,
op. cit., p. 804.

[6] Ibid., p. 804.


[7] Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit.,
p. 864.

[8] Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 611-612 et « Cette Afrique à
venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit., p. 820.

[9] Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 611.

[10] Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit.,
p. 862.

[11] Jean-Paul SARTRE, « Préface », Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 436.

[12] Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 479.

[13] Ibid., p. 496.

[14] Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit.,
p. 867.

[15] Ibid., p. 868.

[16] Ibid., p. 868-869.

Plan
Panarabisme, panafricanisme

Un panafricaniste sur tous les fronts

L’Afrique doit montrer ses muscles et hausser le ton

Quelle « unité africaine » ?

Auteur
15. Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 204 à 213

Chapitre

T errain de partage des impérialismes lors de la conférence coloniale de Berlin en


1884-1885, le Congo devient la propriété du roi des Belges puis de l’État de Belgique.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Congo finance l’intégralité des dépenses
1

du gouvernement belge en exil à Londres, et fournit les réserves d’uranium permettant


la fabrication des deux premières bombes atomiques américaines. Après 1945, les
autorités belges restent persuadées que l’avenir du Congo leur appartient pour plusieurs
décennies. Paternalistes convaincues de leur « mission civilisatrice », elles développent
des travaux d’anthropologie pour dresser des typologies de travailleurs et catégoriser les
peuples du Congo et du Rwanda-Urundi voisin. Ainsi, pour les besoins de main-d’œuvre
des multinationales et des compagnies minières qui font la loi dans le pays (Union
minière du Katanga, Société générale de Belgique, Unilever…), les populations sont
déplacées d’une région à l’autre. Quant à l’élite intellectuelle, très réduite, elle se retrouve
principalement dans les associations culturelles d’anciens élèves des missions
chrétiennes et dans certains cercles d’études privés.

En 1954, Joseph Kasa-Vubu prend la direction de l’un de ces groupes, l’Association des 2
Bakongo (ABAKO). Deux ans plus tard, après un travail de politisation dans les villes et
les campagnes, l’ABAKO publie un Manifeste de conscience africaine. Réclamant la fin de la
ségrégation raciale et l’extension des droits politiques des Africains, ce texte s’oppose au
plan du professeur Antoine Van Bilsen qui n’entrevoyait pas l’indépendance du Congo
avant trente ans. La même année 1956, un jeune fonctionnaire écrit un livre intitulé Le
Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? Alors inconnu, son auteur, Patrice Lumumba,
deviendra quatre ans plus tard le Premier ministre du Congo indépendant. Et sera
assassiné quelques mois plus tard, devenant l’un des principaux martyrs de l’histoire du
panafricanisme.

Lumumba à Accra

D’origine tetela, un petit groupe installé dans la province du Kasaï, au centre du Congo, 3
Lumumba est éduqué dans les missions chrétiennes, catholiques et protestantes. Après
avoir occupé des fonctions subalternes dans une société minière, il trouve un poste
d’employé de bureau à Léopoldville (Kinshasa). En 1956, revenant d’un court séjour en
Belgique, il est arrêté, jugé et condamné à douze mois de prison pour détournement de
fonds dans une a faire liée à son travail à l’O fice des chèques postaux. C’est au cours de
sa détention qu’il rédige son ouvrage Le Congo, terre d’avenir, qui espère-t-il, aidera Belges
et Congolais à réaliser « une entente fraternelle afin d’aboutir, par voie de conséquence,
[1]
à une union définitive ».

En 1957, Lumumba prend en charge la direction commerciale d’une grande brasserie. Il 4


fréquente alors les bars de la capitale, animés par des groupes de musique panafricains
comme l’orchestre African Jazz de Joseph Kabasellé. De l’autre côté du leuve Congo, à
Brazzaville, l’indépendance vis-à-vis de la France est déjà discutée. Le jeune homme, qui
préside ou participe à plusieurs cercles de débats, décide de fonder en octobre 1958 le
Mouvement national congolais (MNC). Encore modéré et réformiste, le MNC cherche
néanmoins à combattre résolument toutes les formes de division à l’intérieur du Congo.
Convaincu qu’il est important d’implanter le mouvement dans toutes les régions du
pays, Lumumba se distingue de la classe politique de l’époque, qui s’inscrit plus
volontiers dans un cadre « ethnique ».

Son séjour à Accra, en décembre 1958, va définitivement faire basculer Lumumba dans 5
l’anticolonialisme et le panafricanisme. Se rendant à la conférence panafricaine d’Accra,
les délégués du Mouvement panafricain de libération d’Afrique centrale et orientale
[2]
(PAFMECA) font une escale de trois jours à Léopoldville . Ils y reçoivent un accueil très
organisé de la part des autorités coloniales belges. Pour les rassurer, ces dernières les
introduisent auprès d’un petit nombre de Congolais émancipés, acquis au système
colonial. Surpris par le discours de ces Congolais dociles qui leur dressent un portrait
élogieux de la colonie et des relations harmonieuses entre Belges et Congolais et
constatant qu’ils n’ont jamais entendu parler de la conférence d’Accra, pourtant
annoncée depuis six mois à travers toute l’Afrique, les délégués est-africains mènent
leur propre enquête qui leur permet de comprendre la manipulation des autorités
belges. Le soir venu, ils rencontrent Lumumba dans un bar du quartier africain de la
capitale. Le courant passe immédiatement, et la délégation kényane décide de lui payer
le billet d’avion ainsi qu’à quatre de ses camarades. Les autorités belges, qui ne voient
pas en Lumumba une menace, autorisent son déplacement. Ils regretteront bien vite
cette erreur de jugement qui allait bouleverser l’histoire du Congo et de toute l’Afrique.
À Accra, Padmore, Fanon et Moumié sont séduits par la personnalité de Lumumba, et
[3]
Nkrumah décide de faire de la libération du Congo une a faire personnelle .

La fin de la colonie belge

Lorsque Lumumba revient à Léopoldville, son discours a changé. Il est déterminé à 6


obtenir l’indépendance du Congo dans un cadre nationaliste et panafricain. Alors que le
Congo est sans doute la colonie la moins préparée à l’indépendance, il y accède avant
toutes les autres colonies d’Afrique centrale et orientale. En fait, dès le 4 janvier 1959, les
Belges sont dépassés par une insurrection dans les quartiers africains de Léopoldville.
L’état d’urgence est décrété. La Belgique comprend que les choses risquent d’aller plus
vite que prévu et qu’il est important de trouver un moyen de ne pas tout perdre.

Mais ce que Lumumba redoutait depuis longtemps commence à se produire à mesure 7


qu’approche la perspective de l’indépendance : l’unité du Congo, territoire immense,
quatre-vingts fois plus grand que la Belgique, dont certaines régions sont dotées de
fabuleuses richesses, se craquelle. En juillet 1959, le MNC lui-même se scinde en deux à
la suite d’un con lit avec Albert Kalonji. Ce dernier proclamera en août 1960
l’indépendance de la région minière du Sud-Kasaï. Dans l’autre région minière
stratégique, le Katanga, l’homme d’a faires Moïse Tshombé développe un discours
tribaliste et sécessionniste. Dans la capitale, Lumumba continue de di fuser des idées
qui déplaisent aux autorités belges. À l’automne 1959, il est à nouveau arrêté pour des
propos nationalistes tenus lors d’un discours. Cependant, en janvier 1960, à Bruxelles, sa
présence est réclamée par les délégués congolais envoyés à la conférence de la Table
ronde, organisée pour examiner les conditions de transition à l’indépendance. Libéré,
Lumumba rejoint la capitale belge où il retrouve Kalonji, Kasa-Vubu et Tshombé. Un
journaliste, alors proche de Lumumba, est également présent : Joseph Désiré Mobutu.

Lorsqu’il revient de Bruxelles, Lumumba est membre du Collège exécutif général qui 8
dispose d’une feuille de route pour conduire le Congo à l’indépendance d’ici au 30 juin
1960. Au mois d’avril, il retourne au Ghana pour voir Nkrumah et Moumié. Ce voyage
inquiète les Belges et les Américains qui soupçonnent Nkrumah d’avoir des visées sur le
Congo. Dès lors, Lumumba fait l’objet d’attaques régulières de la part de ses adversaires
mais également de son propre camp. Ses ambitions et sa manière d’être décontenancent
les Belges, peu habitués à voir un Africain leur tenir tête. Lumumba, que les Belges
croyaient au départ malléable, apparaît comme un homme qu’on ne peut manipuler. Ses
détracteurs reviennent sur ses erreurs de jeunesse, en les exagérant. Jamais fondée et
toujours démentie, son adhésion au communisme revient comme un leitmotiv. Mais sa
popularité grandit. Le MNC remporte les élections en mai 1960. Tandis que Kasa-Vubu
devient président de la République, Lumumba est chargé de former le gouvernement.

Le jour de l’indépendance, le 30 juin 1960, Lumumba gri fonne quelques mots sur un 9
papier en écoutant les discours de Kasa-Vubu et du roi Baudouin, qui
s’autocongratulent. Il se lève, se dirige vers l’estrade. Contre toute attente, il prend la
parole et, s’adressant aux « Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance
aujourd’hui victorieux », il délivre le discours d’indépendance le plus critique jamais
[4]
prononcé par un Africain en présence de la plus haute autorité métropolitaine .
Accusant les Belges d’avoir rendu nécessaire « une lutte indispensable pour mettre fin à
l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force », Lumumba indique que les
Congolais n’oublieront jamais « les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir
matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres ». Sur un ton clair, il annonce que
le Congo traitera dorénavant « d’égal à égal » avec la Belgique, mais choisira ses alliances
en fonction des intérêts congolais.

Dans la salle, son discours, retransmis en direct à la radio, est applaudi à chaque mesure 10
invitant le peuple congolais à « commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va
mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur ». Demandant « à tous
d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à
l’étranger », il paraphrase la déclaration d’indépendance de Nkrumah : « Nous allons
montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et
nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. » Sous les
applaudissements de la salle, il conclut son discours en a firmant que « l’indépendance
du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain ».

Le roi Baudouin revient à Bruxelles humilié. Alors que le Premier ministre congolais 11
accède immédiatement au rang de héros de la cause africaine, le président américain
Dwight Eisenhower, qui demande l’ouverture d’un dossier sur Lumumba, comprend
[5]
que la situation congolaise risque de se compliquer .

Une crise internationale

De fait, quelques jours après l’indépendance, le Congo s’enfonce dans une grave crise. 12
Une mutinerie éclate lorsque le général belge Émile Janssens, qui commande la Force
publique, humilie les soldats congolais en leur annonçant que la décolonisation ne
changera rien à l’ordre hiérarchique et à leurs conditions de vie. Lumumba a à peine le
temps d’essayer de régler le problème, en décrétant l’africanisation de l’armée, que la
Belgique envoie des troupes, en violation de la souveraineté congolaise, sous prétexte de
protéger ses ressortissants. De son côté, Moïse Tshombé profite de la crise pour
proclamer l’indépendance du Katanga. Cette région particulièrement riche, exploitée et
contrôlée par l’Union minière, est peuplée par une minorité d’Européens qui, acquise
aux idées de l’apartheid, plaide pour un Katanga indépendant ou rattaché à l’Afrique du
Sud et aux deux Rhodésies (futures Zambie et Zimbabwe). Un mois après la sécession
katangaise, la riche province diamantifère du Sud-Kasaï déclarera à son tour son
indépendance.

Décidé à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de son pays, Lumumba 13


demande l’intervention de l’ONU, qui réclame le retrait des troupes belges et envoie des
« casques bleus ». Mais ces derniers refusant d’intervenir au Katanga, où Tshombé
bénéficie de la protection belge, le Premier ministre se tourne vers Moscou, d’une part,
[A]
et vers ses homologues africains, d’autre part. Conscient de ce qui se joue au Congo ,
Kwame Nkrumah cherche à intervenir. Le 8 août, il obtient du Parlement ghanéen que
son gouvernement « engage les troupes du Ghana dans une action militaire o fensive
contre les troupes belges si l’ONU était incapable de mettre en œuvre la résolution du
[7]
Conseil de sécurité ». Mais les troupes ghanéennes, présentes au Congo,
n’interviennent en fait que dans le cadre de l’ONU, ce qui les paralyse et les empêche de
mener toute « opération o fensive ».

Envoyant directement les troupes congolaises à l’assaut du Katanga et du Sud-Kasaï, 14


Lumumba tente de plaider sa cause devant ses homologues lors d’un sommet
[8]
panafricain organisé en urgence, fin août 1960, à Léopoldville . Il leur demande de
passer de la parole aux actes : « L’unité et la solidarité africaines ne sont plus des rêves,
elles doivent se traduire par des décisions. Unis dans un même esprit, dans un même
élan, avec le même cœur, nous ferons bientôt de l’Afrique un continent réellement libre
[9]
et indépendant . »

Lorsqu’il prononce ses paroles, le destin de Lumumba est déjà scellé. Les Américains, qui 15
craignent une intervention soviétique, décident secrètement d’écarter Lumumba. Le
4 septembre 1960, le président Kasa-Vubu révoque son Premier ministre qui, à son tour,
annonce la destitution du président. Tandis que Kasa-Vubu se rend au siège de l’ONU
pour faire reconnaître sa légitimité, Lumumba est interdit de voyage. La « communauté
internationale » a choisi son camp : elle soutient un président nommé au terme d’un
accord politique plutôt que son Premier ministre pourtant arrivé au pouvoir en toute
légalité, à l’issue d’élections démocratiques. De plus en plus isolé, Lumumba enrage. Y
compris contre ses « amis africains ». « Prudence, prudence, tout le monde me
recommande la prudence, lance-t-il à un de ses visiteurs, fin septembre. Les Africains
sont des couards ! […] Tous les Nasser, Nkrumah, Sékou Touré font de beaux discours
[10]
sur le Congo, mais ils ne savent pas de quoi ils parlent ! »
Placé en résidence surveillée, en octobre, par son propre chef d’état-major, Joseph 16
Mobutu, qui travaille en connexion avec les services secrets américains, Lumumba
parvient à s’enfuir en novembre et tente de rejoindre ses partisans qui ont établi un
gouvernement à Stanleyville. Grâce aux renseignements américains et canadiens, il est
finalement arrêté le 1er décembre 1960 par les hommes de Kasa-Vubu et Mobutu. Alors
que l’ONU tient responsables les autorités congolaises du sort de Lumumba, Mobutu et
Kasa-Vubu décident de l’expédier au Katanga et de le livrer à son pire ennemi, Tshombé.
Dans la nuit du 16 au 17 janvier 1961, le Premier ministre déchu est torturé, puis exécuté
par un commando belgo-congolais. Son corps est dépecé et disparaît après avoir été
dissous dans l’acide sulfurique par deux mercenaires belges.

Symbole du panafricanisme… et de ses limites

La disparition tragique de Lumumba fait immédiatement de lui un symbole 17


international. En février 1961, en apprenant sa « mort en brousse », des activistes afro-
américains font irruption au siège des Nations unies, à New York, pour dénoncer son
assassinat. Lumumba devient un cri de ralliement de tous les anti-impérialistes. Dans
presque toutes les capitales occidentales et africaines, des manifestations ou des
événements pro-Lumumba sont organisés. Le nom de Lumumba est donné à de
nombreux clubs ou lieux de ré lexion anti-impérialistes en Afrique, aux États-Unis, dans
la Caraïbe et dans les pays de l’Est. Plusieurs militants donnent « Lumumba » comme
prénom à leur enfant, ou en font leur nom de guerre. Des livres, des films et des
documentaires avec des partis pris parfois discutables, ou des œuvres de création vont
également s’inspirer des di férents événements de sa vie, en particulier son discours de
l’indépendance. Jusqu’à nos jours, Lumumba incarne une Afrique combattante et
cohérente avec elle-même : l’Afrique qui réclame justice.

Paradoxalement, pourtant, la mort de Lumumba symbolise aussi les échecs du 18


panafricanisme. Bien que les principaux responsables de sa chute soient
incontestablement les puissances impériales, à commencer par la Belgique et les États-
Unis, elle illustre aussi l’incapacité de l’Afrique à peser sur les décisions de la
« communauté internationale », et notamment sur l’ONU.

Fondée en 1945 par les seuls États qui étaient indépendants à cette date, l’organisation 19
internationale a certes, dans certains cas, permis d’accélérer le processus de
décolonisation. Elle a également intégré les nouveaux États, à mesure qu’ils étaient
rendus à la souveraineté. Mais, comme le démontre la crise congolaise, elle reste
l’instrument des cinq puissances mondiales représentées de façon permanente au
Conseil de sécurité. Bien que son Assemblée générale se présente comme le forum de la
communauté internationale, le principe « un pays, une voix » n’est en fait que
faussement démocratique puisqu’il favorise les puissances anciennes et coalisées au
détriment des États en construction et des régions « balkanisées ». Faute d’avoir pu
parler d’une seule voix, les États africains indépendants ont entériné une décision
lourde de conséquences en laissant l’ONU intervenir et s’installer au Congo. En e fet, à
partir du moment où les puissances dominantes peuvent intervenir en Afrique sous
couvert de l’ONU, quelle marge de manœuvre reste-t-il aux Africains ?

Paradoxalement limité par son indépendance juridique, qui lie son destin aux aléas de 20
l’armée congolaise embryonnaire, Lumumba ne disposait pas de la même marge de
manœuvre que ses agresseurs. Alors que Tshombé a usé de son « indépendance » pour
recruter des mercenaires blancs, belges et sud-africains, afin de renverser le
gouvernement central, Lumumba, chef d’un gouvernement indépendant et respectueux
du droit international, s’est tourné vers la seule instance légitime pour régler la crise
politique et sécuritaire. Alors que les mercenaires obéissaient à Tshombé, ou en tout cas
à celui qui les payait, l’ONU est intervenue en avançant sa neutralité, et donc en refusant
d’obéir à Lumumba et de reconnaître implicitement sa légitimité. Dépendants de New
York et non de Léopoldville, les « casques bleus » envoyés au Congo n’étaient par
conséquent pas « neutres » et favorisaient, en pratique, les adversaires de Lumumba.
« Le tort de Lumumba, explique Frantz Fanon en février 1961, a été […] de croire en
l’impartialité amicale de l’ONU. Il oubliait singulièrement que l’ONU, dans l’état actuel,
n’est qu’une assemblée de réserve, mise sur pied par les grands, pour continuer entre
[11]
deux con lits armés la “lutte pacifique” pour le partage du monde . »

Si les nationalistes africains se déchaînent, à juste titre, contre l’impérialisme des 21


puissances occidentales et l’impuissance coupable de l’ONU, certains d’entre eux ont
conscience que la crise congolaise illustre l’échec d’un « panafricanisme » purement
incantatoire. Fanon, comme Nkrumah après lui reconnaissent que les pays africains
n’auraient jamais dû laisser l’ONU intervenir au Congo, ni envoyer leurs troupes sous
couvert de l’ONU, mais créer leur propre force d’intervention dans la lignée des
engagements pris à Accra en 1958, et réitérés à la conférence des peuples africains à
Tunis en janvier 1960 : constituer une légion africaine indépendante chargée d’appuyer
les peuples africains en lutte pour leur indépendance ou menacés pour leur
souveraineté. Mais, pour qu’une telle légion voie le jour autrement qu’à l’état
embryonnaire, pour que les États nouveaux défendent les véritables intérêts des
Africains, il faut que l’Afrique fasse un choix. « Il faudra qu’elle dise si elle avance ou si
elle recule, insiste Fanon. Il faudra qu’elle comprenne qu’il ne lui est plus possible
d’avancer par régions, que, comme un grand corps qui refuse toute mutilation, il lui
faudra avancer en totalité, qu’il n’y aura pas une Afrique qui se bat contre le colonialisme
et une autre qui tente de s’arranger avec le colonialisme. Il faudra que l’Afrique, c’est-à-
dire les Africains, comprenne qu’il n’y a jamais de grandeur à atermoyer et qu’il n’y a
jamais de déshonneur à dire ce que l’on est et ce que l’on veut, et qu’en réalité l’habileté
du colonisé ne peut être en dernier ressort que son courage, la conception lucide de ses
[12]
objectifs et de ses alliances, la ténacité qu’il apporte à sa libération . »

Notes

[1] Cité in Jean OMASOMBO et Benoît VERHAEGEN, Patrice Lumumba, acteur politique. De la
prison aux portes du pouvoir, juillet 1956-février 1960, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 67.

[2] Abdulrahman BABU, The Future that Works, Africa World Press, Trenton, N.J., 2002,
p. 63-64.

[3] Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 245-257.

[4] Patrice LUMUMBA, Patrice Lumumba : recueil de textes, CETIM, Genève, 2013, p. 44-49.

[5] Jacques DEPELCHIN, Silences in African History, Mkuki na Nyota publications, Dar es
Salaam, 2005, p. 85-88.

[A] Premier leader du premier pays indépendant de cette région du continent, Lumumba
était une menace pour les régimes racistes et capitalistes d’Afrique australe et les
colonies lusophones qui redoutaient un Congo uni et servant de base aux forces
progressistes. À Accra en 1958, sur les conseils de Padmore qui était convaincu que le
décollage de l’Afrique reposait sur le Congo et l’Afrique du Sud, Nkrumah et Lumumba
s’étaient accordés sur l’idée que le Congo, dans la foulée de son indépendance, rejoigne
l’Union Ghana-Guinée, et s’engage à ouvrir un front contre le régime de Pretoria.

[7] Cité in André LEWIN, Ahmed Sékou Touré (1922-1984), tome 4, L’Harmattan, Paris, 2009,
p. 135.

[8] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 325-331.

[9] Cité in Rachel-Albert KISONGO MAZAKALA, L’Idéologie du lumumbisme, L’Harmattan,


Paris, p. 130.

[10] Cité in André LEWIN, Ahmed Sékou Touré (1922-1984), op. cit., p. 136.

[11] Frantz FANON, « La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? », Pour la


révolution africaine, in Œuvres, op. cit., p. 876.

[12] Ibid., p. 873-874.

Plan
16. L’Organisation de l’unité africaine (1963)
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 214 à 225

Chapitre

L a crise du Congo, qui a éclaté à l’été 1960 et qui se prolonge pendant plusieurs
années, brise l’unité de façade. Autour du Ghana, les pays africains progressistes
reconnaissent le gouvernement lumumbiste du vice-Premier ministre Antoine
1

Gizenga, installé à Stanleyville, tandis que les pays restés proches des anciennes
métropoles coloniales décident de travailler avec le gouvernement du président Kasa-
Vubu à Léopoldville (Kinshasa). Au nord du continent, la guerre d’Algérie divise déjà les
Africains entre ceux qui se veulent « révolutionnaires » et ceux que la presse qualifie de
[1]
« modérés » . En octobre 1960, le président ivoirien Houphouët-Boigny, chef de file de
cette seconde catégorie en Afrique francophone, organise une rencontre à Abidjan dans
le but o ficiel d’assurer une médiation des anciennes colonies françaises indépendantes
entre la France et l’Algérie. La réunion cherche aussi à établir une position commune
avant l’entrée de ces nouveaux États africains à l’ONU à la fin du mois de décembre.

C’est à partir de ce moment que les États africains se divisent sur des lignes 2
idéologiques opposées. Des rapprochements aboutissent à la création de di férents
ensembles : groupes dits de Brazzaville, de Casablanca et de Monrovia. Les divisions qui
s’expriment au début des années 1960 n’empêchent pas les États indépendants, réunis à
Addis-Abeba (à l’exception de l’Afrique du Sud), de signer, en mai 1963, la charte de
l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Mais cette nouvelle organisation est loin d’être
l’émanation de l’unité des peuples africains, que Fanon et quelques autres appelaient de
leurs vœux. Derrière une unité factice, il s’agit plutôt d’une alliance entre dirigeants qui,
gouvernant pour la plupart leurs pays respectifs de façon autoritaire, cherchent à
défendre leur pouvoir.

En réalité, entre 1960 et 1963, la dynamique révolutionnaire ne domine que dans les 3
territoires encore à décoloniser, notamment les colonies portugaises et l’Afrique
australe. Ailleurs, les indépendances ont souvent été proclamées, parfois contre leur gré,
par des régimes opportunistes qui, proclamant leur désir d’« unité africaine » de
manière incantatoire, décident de se rapprocher entre eux pour mieux en paralyser
l’objectif. Avec la création de l’OUA, tout le monde, y compris les régimes défavorables à
l’unité africaine, peut se revendiquer habilement du panafricanisme. Ainsi, les
conditions dans lesquelles les États africains décident de s’unir contiennent déjà les
raisons pour lesquelles cette unité n’a pas été à la hauteur des espérances, notamment
en matière de sécurité et de développement.

Jeu d’alliances : les groupes de Brazzaville, Casablanca et


Monrovia

Se retrouvant à Brazzaville en décembre 1960, douze anciennes colonies françaises 4


(Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, Sénégal, Mauritanie, Haute-Volta, Niger, Dahomey,
[a]
Tchad, Gabon, République de Centrafrique, Cameroun, Madagascar ) reconnaissent
l’indépendance de la Mauritanie et proposent une médiation africaine dans les crises
algérienne et congolaise. Surtout, ils signent la naissance de l’Union africaine et
malgache (UAM), qui confirme la réticence des pays francophones, dits « modérés », à
rompre avec Paris et à intégrer un ensemble continental où ils sont minoritaires. Se
retrouvant à nouveau à Dakar, en février 1961, ce « groupe de Brazzaville » jette les
fondations d’une nouvelle Organisation commune africaine et malgache (OCAM) qui
verra le jour quelques années plus tard, en 1965. Proche de Paris, le groupe de Brazzaville
est le premier groupe fermé, dont les invitations ne sont plus envoyées à tous les États
africains mais uniquement à ceux qui répondent à certains critères idéologiques. C’est
aussi le premier bloc politique rompant avec l’objectif du regroupement continental.

Constatant qu’ils sont minoritaires dans le groupe africain formé à l’ONU, les pays 5
[3]
africains « progressistes » réagissent . Le Maroc, déplorant le soutien du groupe de
Brazzaville à l’indépendance de la Mauritanie (en raison du contentieux frontalier qui
oppose les deux pays), annonce une conférence à Casablanca, qui réunit en janvier 1961
le Ghana, la Guinée, le Mali, la RAU (Égypte et Syrie), ainsi que la Libye, le GPRA et
Ceylan en tant qu’observateurs. Unis sur l’Algérie et dans leur condamnation du
colonialisme et de l’apartheid, les pays du « groupe de Casablanca » sont en revanche
divisés sur d’autres dossiers. Le Ghana, qui refuse de retirer ses troupes envoyées au
Congo, accepte, pour ne pas être totalement isolé, d’endosser la résolution de la RAU
condamnant Israël (avec lequel il entretient pourtant de solides relations). Signée en
mai 1961 par les ministres des A faires étrangères, à l’exception de celui de la Libye, la
charte établit un comité politique réunissant les chefs d’État, un comité économique
réunissant les ministres des Finances, un comité culturel réunissant les ministres de
l’Éducation et un commandement suprême réunissant les états-majors des pays
membres. L’interdiction de conclure des pactes militaires avec des puissances
étrangères est soulignée. Mais, contrairement aux souhaits de Nkrumah, la charte de
Casablanca ne parle nullement d’abandonner les souverainetés pour fusionner dans une
[4]
union politique . Bamako est désigné comme la capitale du groupe, qui reste ouvert
aux autres pays.

Constatant à son tour le poids des gouvernements pro-Casablanca en Afrique de l’Ouest, 6


Senghor, élu président du Sénégal en septembre 1960, prend contact avec Sylvanus
Olympio (Togo), William Tubman (Liberia) et Abubakar Balewa (Nigeria) afin
d’organiser une conférence à Monrovia le 8 mai 1961. La Côte d’Ivoire et le Cameroun se
rallient à l’initiative. La Guinée et le Mali renoncent en revanche à participer, à la suite
de la pression du Ghana, tout comme le Soudan, en raison de la présence de la
Mauritanie. Les deux gouvernements en guerre pour le contrôle du Congo ne sont pas
[5]
invités . La conférence de Monrovia apparaît ainsi comme un élargissement du groupe
de Brazzaville, qui bénéficie du renfort de huit pays : Liberia, Nigeria, Sierra Leone,
Somalie, Togo, Éthiopie, Libye et Tunisie.

Inscrit dans une gestion réformiste et individualiste de l’indépendance, le groupe de 7


Monrovia, alors le plus grand rassemblement d’États africains jamais réalisé, plaide
pour la non-ingérence dans les a faires internes et pour le maintien des frontières
héritées de la période coloniale. Estimant que le modèle de l’État-nation européen est
adapté aux réalités africaines, il rejette l’idée d’un regroupement fédéral. Pour le groupe
de Casablanca à l’inverse, en particulier pour le courant ghanéen, il faut dépasser les
frontières coloniales et élargir les nationalismes à l’échelle continentale. Mais, derrière
ces options tranchées, les deux groupes s’in luencent mutuellement et, en leur sein, les
sociétés civiles de chaque pays sont traversées par des courants progressistes, radicaux,
conservateurs et révolutionnaires. Les uns tempèrent les autres, tout en sachant que les
forces « conservatrices » sont numériquement supérieures aux forces « progressistes ».

Selon la terminologie de l’universitaire Michel Kounou, des divergences apparaissent, à 8


l’intérieur de chaque groupe, entre un « courant unitaire objectif », qui se résume
principalement à la mouvance radicale de Nkrumah, un « courant intermédiaire
étapiste régional », qui correspond à la mouvance gradualiste incarnée par des
personnalités à la fois proches et éloignées comme Senghor et Nyerere, et un « courant
défaitiste-collaborationniste et capitulard », autour de l’axe Monrovia-Abidjan-Lagos-
[6]
Tananarive . Mais les groupes de Casablanca et Monrovia peuvent tout de même
s’accorder sur un certain nombre de mots d’ordre consensuels : « Non au colonialisme et
à l’apartheid » et « Oui à la paix et à l’unité ». Reste à savoir quelle définition on donne à
ces mots.

L’Afrique des peuples…

À la conférence des États indépendants qui se tient à Lagos en janvier 1962, l’Éthiopie 9
mène une mission diplomatique pour que la prochaine conférence du groupe de
Monrovia, prévue en 1963 à Addis-Abeba, soit l’occasion d’intégrer le groupe de
[7]
Casablanca . En obtenant la venue de la Guinée de Sékou Touré, puis des autres pays
du groupe de Casablanca, le chef de la diplomatie éthiopienne, Ato Ketema Yifru, frappe
un grand coup. Les diplomates éthiopiens tentent alors de convaincre, un à un, tous les
États africains de venir à Addis-Abeba. Nkrumah comprend qu’il ne peut se permettre
de rester isolé. Grâce au prestige d’Hailé Sélassié, au pouvoir depuis 1930, l’Éthiopie, qui
avait jusque-là une longue tradition isolationniste, devient subitement le centre
politique de l’Afrique et du panafricanisme.

À partir du 15 mai 1963, les ministres des A faires étrangères se réunissent en Éthiopie 10
pour préparer l’agenda de la conférence des chefs d’État, et pour rédiger la version de la
charte de la future Organisation de l’unité africaine (OUA). Ketema Yifru et Tesfaye
Gebre-Egzy, l’ambassadeur éthiopien aux Nations unies, occupent respectivement les
fonctions de président et secrétaire général de la conférence. Plus expérimentés que
leurs collègues, disposant d’un pool de juristes éthiopiens et de conseillers venus leur
apporter le modèle de la charte de l’Organisation des États américains (OEA), les
diplomates éthiopiens préparent le projet de charte de l’OUA en tenant compte des
intérêts particuliers de leur pays, notamment les questions de frontières qui touchent
au contrôle d’Addis-Abeba sur l’Érythrée et la région de l’Ogaden.

Déterminé à convaincre ses homologues, Nkrumah demande à son ministre des A faires 11
étrangères Kojo Botsio de faire distribuer à tous les dirigeants présents à Addis-Abeba
un exemplaire de son dernier livre, Africa Must Unite. Cependant, lorsqu’il arrive à Addis-
Abeba, le 19 mai, Nkrumah apprend qu’il est en minorité, et que même le soutien des
pays du groupe de Casablanca ne lui est plus acquis. Le projet clair et ambitieux de
l’unité sous la forme d’un gouvernement continental, à exécuter dans un délai très
court, e fraie l’ensemble des dirigeants présents qui, fraîchement arrivés au pouvoir
pour la plupart, ne veulent absolument pas s’engager sur une voie fédérale qui
remettrait en cause les fondements de l’État postcolonial (et le statut que ce dernier leur
octroie). Nkrumah est même accusé de vouloir prendre la tête des a faires continentales
pour mener une politique dictatoriale. Cependant, avec la certitude que « les forces qui
[8]
nous unissent font plus que contrebalancer celles qui nous divisent », il est convaincu
que son discours et sa force de conviction peuvent encore faire pencher la balance.

Le 24 mai 1963, Nkrumah s’adresse directement à ses pairs. A firmant d’entrée de jeu que 12
« nous devons nous unir dès maintenant ou périr », il tente de donner un contenu
concret aux mots d’ordre d’anticolonialisme, de paix et d’unité. Cette dernière doit être
réalisée immédiatement, indique-t-il, pour opposer un front commun aux velléités
dominatrices des puissances étrangères. En créant une solidarité politique, militaire et
économique, grâce à un gouvernement continental et une armée commune, l’unité
africaine doit permettre de lutter contre les puissances coloniales qui dirigent encore
directement une partie du continent, contre le néocolonialisme qui agit sournoisement
dans les États formellement indépendants, mais également contre les con lits
interafricains qui se multiplient depuis les indépendances. S’appuyant sur les exemples
– et les contre-exemples – américain et européen, le président ghanéen réclame une
union africaine au service des peuples. C’est là sans doute que son discours, qui restera
dans les annales du panafricanisme, tranche le plus radicalement avec ceux de ses
homologues, qui semblent avant tout soucieux de conserver leur pouvoir, fût-ce aux
dépens de leurs administrés.

Parmi les rares critiques constructives qui sont adressées à Nkrumah, Sekou Touré, 13
réclamant une charte « en harmonie avec les nouvelles exigences de l’évolution du
continent africain », souligne que, puisqu’il est question des peuples, ceux-ci devraient
être consultés par référendum sur cette question de l’unité. Cela ne sera pas le cas, et la
charte de l’OUA sera proclamée au nom des chefs d’État. D’autres comme Milton Obote
(Ouganda) ou Julius Nyerere (Tanganyika) se disent ouverts à l’idée d’une organisation
supranationale pour éviter que des questions majeures ne soient traitées de manière
isolée. Sentant que l’unification de l’Afrique de l’Est est techniquement possible, mais
qu’il convient de ne pas e frayer les forces nationalistes locales en allant trop vite,
Nyerere soutient cependant une unification graduelle, et non immédiate comme le
demande le leader ghanéen, à partir des cinq grandes régions du continent. Pour
Nkrumah, les fédérations régionales sont déjà des formes de balkanisation à grande
échelle qui doivent disparaître au plus tôt.

Pour Nyerere, à l’inverse, une fédération régionale est un premier pas vers une union 14
continentale : si chaque région du continent réalise son unité, cela réduira d’autant le
nombre de parties à réunir pour parachever l’unification du continent. Nyerere estime
que Nkrumah, en fustigeant le fédéralisme régional, a des responsabilités dans l’échec
de la Fédération de l’Afrique de l’Est. Évoquée par le PAFMECA à la fin des années 1950,
cette fédération se résumera à la naissance, en 1964, de la Tanzanie, fruit conjoncturel de
la seule et de la plus petite union réalisée entre deux États indépendants du continent, le
Tanganyika et Zanzibar (voir chapitre 17).
Le régionalisme de Nyerere, que ce dernier conçoit comme une étape vers les États-Unis 15
d’Afrique, se distingue du régionalisme prôné par Senghor, qui postule que les Africains
sont culturellement et linguistiquement trop di férents pour s’entendre. Nasser, lui
aussi venu par crainte de se retrouver isolé, doute également de la motivation de ses
homologues, et introduit la double question de l’appartenance de l’Afrique du Nord et de
l’utilisation de la langue arabe au sein de la nouvelle organisation. Mais les adversaires
les plus résolus de Nkrumah sont Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Philibert
Tsiranana (Madagascar) et Abubakar Balewa (Nigeria). Les deux premiers estiment que
l’Union africaine et malgache (UAM) constituée des anciennes colonies françaises prime
sur une organisation continentale. Fustigeant le soutien et l’asile que le Ghana o fre aux
opposants politiques des autres pays, ce qu’ils décrivent comme une grave ingérence
dans leurs a faires intérieures, ces responsables refusent que l’organisation continentale
qu’il s’agit de mettre sur pied soit autre chose qu’un organe de coopération.

… ou un « syndicat de chefs d’État » ?

Appartenant au groupe de Monrovia et perçue, à cette période, comme proche des États- 16
Unis, l’Éthiopie présente son projet de charte de l’OUA. Évitant les sujets con lictuels,
elle se borne à énoncer les principes, les objectifs et les modalités de fonctionnement de
[9]
la nouvelle organisation . Celle-ci, est-il indiqué, se donne pour objectif la promotion
de l’unité, de la solidarité, de la coopération et de l’intégration entre les États africains,
ainsi que l’éradication de toutes les formes de colonialisme. La prévention des con lits,
la consolidation de la souveraineté et la défense de l’intégrité territoriale des États
membres dans le respect de la charte de l’ONU sont entérinées, avec une mention
spéciale pour la non-ingérence dans les a faires intérieures des États.

Sur la forme, l’organe suprême de l’organisation est l’assemblée des chefs d’État et de 17
gouvernement qui, se réunissant une fois par an ou sur convocation exceptionnelle, doit
discuter des dossiers communs et se mettre d’accord sur la politique à mener. Les
présidents élisent l’un d’entre eux à la tête de l’OUA pour un an, et un secrétaire général
est chargé du fonctionnement quotidien de l’organisation. Le conseil des ministres des
A faires étrangères se réunit deux fois par an, ou en cas de crise, pour préparer l’agenda
de la réunion des chefs d’État, pour coordonner les a faires continentales, approuver le
budget et veiller à l’application des décisions de l’assemblée. Une commission de
médiation, d’arbitrage et de conciliation est créée pour veiller aux bonnes relations
entre les membres et un comité de libération est constitué pour rassembler et distribuer
les fonds alloués aux mouvements de libération.
Adoptée, le 25 mai, après deux jours de discussion, par les trente chefs d’État présents à 18
Addis-Abeba (où s’installe le siège permanent de l’OUA) mais en l’absence de toute
organisation non gouvernementale (partis politiques, syndicats, chefs traditionnels ou
autres représentants de la société civile), cette charte est très éloignée des objectifs
poursuivis par Kwame Nkrumah, grand vaincu de la conférence. La volonté de
regrouper tous les pays indépendants, sans considération de leurs options idéologiques,
ne peut qu’entraîner une politique de compromis reposant sur des principes aussi
abstraits que lous. Entre la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, qui travaille main dans
la main avec Paris, et le Ghana de Nkrumah, qui appelle à l’unification immédiate et
concrète de l’Afrique, aucun mariage n’est envisageable. Le compromis d’Addis-Abeba,
dicté par des États majoritairement conservateurs, scelle ainsi une alliance contre
nature, qui ne suscite guère de crainte dans les capitales européennes et américaine.

Loin d’être l’émanation des peuples africains, la charte de l’OUA consacre surtout la 19
prééminence des exécutifs étatiques sur la politique continentale, au point de s’attirer le
sobriquet de « syndicat de chefs d’État » soucieux de se protéger mutuellement contre
les aléas du pouvoir. Le cinquième paragraphe de l’article III de la charte est significatif
à cet égard. Proscrivant « les activités subversives exercées par des États voisins ou tous
autres États », ce qui vise en particulier Nkrumah, il condamne également, « sans
réserve, l’assassinat politique ». L’allusion fait moins référence à la mort de Lumumba
qu’à celle du Premier ministre togolais Sylvanus Olympio, assassiné quatre mois avant la
conférence d’Addis-Abeba, par des éléments profrançais. Faisant allusion à ce meurtre,
Nyerere demande aux gouvernements africains de ne pas reconnaître le nouveau
régime togolais tant que les commanditaires de l’assassinat d’Olympio restent inconnus
et impunis (le Togo est e fectivement absent de la conférence d’Addis-Abeba). L’OUA,
explique Nyerere, ne peut pas se permettre d’accueillir en son sein des dirigeants
illégitimes ou incapables d’assurer l’émancipation de leur propre pays. Mais le nombre
de dirigeants correspondant à cette définition est si important que la clause visant à
exclure par principe les « dirigeants illégitimes » est rapidement écartée…

Unis, mais chacun pour soi

Sur la scène internationale, c’est presque toujours la crainte d’un ennemi commun, ou 20
perçu comme tel, qui forge les alliances. C’est ce que note l’historien Yves Bénot, qui
remarque que les seules décisions précises prises à Addis-Abeba concernent la lutte
contre les régimes colonialistes encore présents sur le continent et contre le régime
raciste d’Afrique du Sud. « Aussi est-ce sur ce point que les résolutions d’Addis-Abeba
sont les plus concrètes, note Yves Bénot : interdire le survol des territoires africains par
les avions de lignes sud-africains, intervenir auprès de l’Angleterre pour qu’elle ne
transfère pas le pouvoir en Rhodésie du Sud “au gouvernement d’une minorité
étrangère”, intervention auprès des grandes puissances pour qu’elles cessent d’aider
matériellement le Portugal […], décision d’organiser l’aide commune aux mouvements
[10]
de libération en lutte […], telles sont les décisions les plus frappantes . »

Mais là où l’« ennemi » est plus lou, moins consensuel, voire divise les « partenaires », 21
les décisions deviennent plus abstraites et plus incantatoires. Les délégués d’Addis-
Abeba ayant soigneusement évité de mentionner concrètement les litiges frontaliers, les
désaccords idéologiques, les mésententes personnelles et les cas d’ingérences
interétatiques ou impérialistes, l’OUA est rapidement paralysée de l’intérieur et sombre
dans une sclérose bureaucratique qui entretient mécaniquement le statu quo.
L’organisation ne disposant pas de ses propres moyens budgétaires et militaires, la
fonction de secrétaire général est vidée de toute autorité. Confrontée à des défis
économiques, humanitaires et sécuritaires qui la dépassent, l’OUA tente quelques
médiations dans les crises continentales, sans grand succès. L’absence d’une armée lui
enlève tout moyen de pression. Dans un contexte de guerre froide, d’interventions et
d’ingérences étrangères, auxquelles s’ajoutent des rivalités entre les regroupements
régionaux, l’OUA perd peu à peu l’initiative en matière de politique continentale. Ayant
refusé de donner au concept d’« unité » une définition précise, elle accueille un nombre
grandissant de membres, qui passeront d’une trentaine à une cinquantaine en à peine
trente ans, sans avoir fixé au préalable de critères solides pour en faire partie (garanties
démocratiques, respects des principes édictées par la charte, etc.).

Contrairement aux apparences, l’étude du panafricanisme dans les relations 22


internationales n’est pas stricto sensu l’étude de la politique menée par l’OUA, mais
l’interprétation historique des critères panafricanistes appliqués par une poignée
d’États (Ghana, Tanzanie…) dans le cadre de leur propre politique en matière de
diplomatie et de défense. De fait, les membres de l’OUA ne se gênent pas pour mener
leur propre politique, indépendamment, et souvent en contradiction avec les principes
de l’OUA. Isolé lors de la conférence d’Addis-Abeba et constatant la faiblesse des fonds
alloués au comité de libération, Kwame Nkrumah poursuit sa politique d’aide directe
aux mouvements de libération africains. Le président ghanéen doit ainsi, à nouveau,
constater son isolement lors du deuxième sommet de l’OUA, qui se tient au Caire en
juillet 1964. Ses adversaires habituels, comme Senghor, lui reprochent de ne pas
reconnaître sa défaite de 1963 et de continuer à vouloir imposer sa vision en réclamant la
mise en place d’un Haut commandement militaire. Mais Nkrumah se fait de nouveaux
adversaires, comme le président malien Modibo Keita, chargé de nommer les membres
au sein du comité de libération, auquel il reproche l’absence du Ghana au sein de cet
[a]
organe . Tandis que Nyerere fait remarquer à Nkrumah que personne ne veut faire
l’unité avec lui, Sékou Touré manifeste lui aussi son désaccord avec son allié ghanéen.
[12]
« Il n’est pas question d’un gouvernement d’union », tranche-t-il .
Au Caire, le sacro-saint principe de « l’intangibilité des frontières héritées de la 23
colonisation » est entériné afin de préserver les nouveaux États indépendants des
nombreux litiges frontaliers qui se posent, ainsi que des revendications
d’autodétermination de groupes « ethniques » qui ne se reconnaissent pas dans le cadre
des nouveaux États. Nkrumah décide alors de renforcer son soutien aux réfugiés et aux
mouvements d’opposition, ce qui conduit la quasi-totalité des chefs d’État africains à se
liguer contre lui, voyant la main du régime ghanéen derrière chaque action
« subversive ».

En février 1965, sous l’impulsion d’Houphouët-Boigny, les pays membres de l’OCAM (ex- 24
UAM), tous francophones, menacent de boycotter le troisième sommet de l’OUA prévu à
Accra. Mais l’« ingérence ghanéenne » dans les a faires intérieures des États voisins n’est
qu’un prétexte pour mettre Nkrumah à l’index. Car Houphouët-Boigny est le premier à
outrepasser les principes édictés par la charte de l’OUA et à s’« ingérer » dans les a faires
intérieures de ses voisins. Lors de la guerre du Biafra, qui déchire le Nigeria entre 1967
et 1970, le président ivoirien soutient la sécession biafraise, avec l’aide active la France,
et joue ainsi un rôle décisif dans cette crise qui fera plus d’un million de morts. De
même, et toujours dans le cadre de son alliance stratégique avec la France, il participe
secrètement au trafic d’armes à destination du régime raciste de Pretoria au moment
même où celui-ci participe militairement à la lutte contre les nationalistes angolais (voir
[13]
chapitre 18) …

Notes

[1] Charles R. AGERON, « Les États africains de la Communauté et la guerre d’Algérie (1958-
1960) », in Charles R. AGERON et Marc MICHEL, op. cit., p. 269-311. Voir dans le même
volume la contribution de Guy PERVILLÉ, « Le panafricanisme du FLN algérien », p. 559-
574.

[2] En l’absence, donc, de la Guinée, du Mali et du Togo.

[3] Colin LEGUM, Pan-Africanism, op. cit., p. 50-52.

[4] Ibid., p. 57.

[5] Ibid., p. 52.

[6] Michel KOUNOU, op. cit., p. 217.

[7] Pour un compte rendu détaillé de la conférence d’Addis-Abeba, notamment du point


de vue des organisateurs éthiopiens, voir l’article de Delphine LECOUTRE, « L’Éthiopie
et la création de l’OUA », Annales d’Éthiopie, vol. 20, 2004, p. 113-147. Voir aussi OIF, Le
Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 361-388.

[8] Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 159.


[9] Toyin FALOLA, Key Events in African History, Greenwood Press, Westport, 2002, p. 239-
245.

[10] Yves BÉNOT, Idéologies des indépendances africaines, F. Maspero, Paris, 1969, p. 157.

[a] Le comité de libération est formé par l’Algérie, l’Égypte, l’Éthiopie, la Guinée, le
Nigeria, l’Ouganda, le Sénégal, la Tanzanie et le Zaïre.

[12] Lansiné KABA, op. cit., p. 182.

[13] Claude WAUTHIER, « Jacques Foccart et les mauvais conseils de Félix Houphouët-
Boigny », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 30, 2002. Voir aussi le
documentaire de Joël CALMETTES, Histoires secrètes du Biafra, France 3, 2001.

Plan
Jeu d’alliances : les groupes de Brazzaville, Casablanca et Monrovia

L’Afrique des peuples…

… ou un « syndicat de chefs d’État » ?

Unis, mais chacun pour soi

Auteur
Amzat Boukari-Yabara

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019


17. De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ?
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 226 à 237

Chapitre

A lors qu’il avait joué un rôle crucial dans le rapprochement des États indépendants
d’Afrique, la conférence d’Addis-Abeba de 1963 est une cuisante défaite pour
Kwame Nkrumah. Certes, la nouvelle organisation avalise l’existence d’un comité
1

de libération, ardemment souhaitée par le leader ghanéen, mais elle rejette le concept
fédéral au profit d’un système simplement « coopératif » parfaitement compatible avec
le système néocolonial qui favorise les puissances occidentales et leurs alliés africains.
Malgré les apparences, l’OUA n’est pas « panafricaine » au sens où l’entendent Kwame
Nkrumah et ses partisans.

Le président tanzanien Julius Nyerere n’est pas un partisan inconditionnel de Nkrumah, 2


avec lequel il a eu de nombreux désaccords pratiques ou tactiques. Mais il s’inscrit tout
de même dans la tradition « progressiste » du panafricanisme. Dans les années qui
suivent l’éviction de Kwame Nkrumah, chassé du pouvoir par un coup d’État en 1966,
c’est lui qui reprend le lambeau du panafricanisme. Accueillant dans son pays de
nombreux militants révolutionnaires africains et afro-américains qui poursuivent la
lutte contre l’impérialisme occidental, contre le colonialisme dans les territoires
portugais, contre l’apartheid en Afrique du Sud et contre la discrimination raciale aux
États-Unis, il cherche aussi, à travers une politique de développement originale, à
rompre avec le modèle économique colonial qui se perpétue au-delà des indépendances
politiques.
Le panafricanisme orphelin : la chute de Nkrumah

Personnellement marqué par la guerre italo-éthiopienne de 1935 et par la crise du Congo 3


de 1961 qui démontrent comment la « communauté internationale », pilotée par les
puissances dominantes, refuse de se mobiliser e ficacement pour l’Afrique en suivant les
ordres ou les demandes des Africains, Nkrumah comprend très tôt la menace
néocoloniale que représentent les alliances militaires qui lient les grandes puissances,
de l’Ouest ou de l’Est, avec les régimes africains théoriquement indépendants (à l’instar
des accords secrets de défense que Paris a fait signer à ses anciennes colonies africaines
[1]
au moment des indépendances) .

Pourtant, alors que l’écrivain Richard Wright, par exemple, lui avait conseillé de purger 4
son armée des éléments britanniques et des o ficiers africains formés par l’ancienne
[2]
puissance coloniale , Nkrumah décide au moment de l’indépendance de maintenir
[3]
toute la structure britannique de l’armée ghanéenne . D’une part, il a besoin d’une
armée organisée pour peser sur la politique continentale et, d’autre part, il estime que
les o ficiers britanniques ne peuvent le trahir. Mais le doute s’installe dans son esprit
lorsqu’il envoie les troupes ghanéennes au Congo, à l’été 1960. Ces dernières,
commandées par un général britannique, Henry Templer Alexander, et un colonel
[4]
ghanéen, Joseph Arthur Ankrah, ne sont pas en mesure de défendre Lumumba . Les
deux hommes constatent de leur côté que l’armée ghanéenne, jusqu’alors équipée par
Londres, s’approvisionne en armes auprès de Moscou et que Nkrumah, rompant avec la
tradition qui voulait que les o ficiers ghanéens soient formés dans les académies
militaires britanniques, souhaite envoyer des hommes en formation en URSS.
Redoutant le virage socialiste de Nkrumah, les o ficiers britanniques expliquent qu’une
armée ghanéenne hybride, disposant à la fois du matériel soviétique et britannique,
formée à Londres et à Moscou, ne peut fonctionner. Quant aux États-Unis, qui savent en
outre que Nkrumah a lancé la construction d’une piste d’atterrissage dans le nord du
Ghana qui permet aux avions soviétiques en route pour Cuba de faire escale, ils pensent
que les armes soviétiques arrivées au Ghana sont destinées à être livrées, via le Congo-
Brazzaville, aux rebelles prolumumbistes.

Entre-temps, dans une ambiance de plus en plus lourde, Nkrumah et Houphouët- 5


Boigny s’accusent mutuellement de préparer des coups d’État. Ayant plaidé en vain, à la
conférence fondatrice de l’OUA en mai 1963, pour la mise en place d’un Haut
commandement militaire et d’une armée africaine, afin d’éviter d’avoir à recourir aux
forces étrangères, Nkrumah durcit son régime dans les années suivantes : il purge une
partie de son armée et renforce les pouvoirs du Bureau des forces armées créé pour
former idéologiquement les soldats. Lorsque le gouvernement blanc de Rhodésie du Sud
(Zimbabwe), dirigé par Ian Smith, proclame l’indépendance unilatérale du pays au
profit de la minorité blanche, en novembre 1965, Nkrumah annonce qu’il est prêt à
envoyer une armée si l’OUA n’intervient pas.

Le durcissement progressif de Nkrumah cristallise les oppositions, extérieures et 6


intérieures, contre lui. Le 24 février 1966, alors qu’il est en transit à Pékin pour rejoindre
Hanoï, où il doit participer à des pourparlers de paix sur le Vietnam, une junte militaire
menée par le colonel Ankrah, celui-là même qui avait o ficié au Congo, s’empare du
pouvoir à Accra. Nkrumah entre dans une grande colère et annonce son intention de
revenir à Accra, avant de se résoudre à se rendre en exil à Conakry où il s’installe, dans
un ancien bâtiment colonial français, avec une délégation d’environ quatre-vingts
personnes. Sékou Touré le nomme vice-président de la Guinée, mais à titre honorifique.
Dans la capitale guinéenne, il se consacre à l’écriture, reçoit de nombreuses visites et
[5]
intervient régulièrement dans les médias . Jusqu’à son décès le 27 avril 1972, à Bucarest,
Nkrumah est convaincu que son erreur n’est pas d’avoir noué des relations avec les pays
de l’Est, notamment la Corée du Nord et le Vietnam, mais d’avoir gardé des liens avec
l’Occident.

La chute de Nkrumah arrange de nombreux dirigeants africains et leurs parrains 7


occidentaux qui ne supportaient plus son rapprochement avec le bloc soviétique et son
soutien aux mouvements « subversifs » africains et afro-américains. Quelques jours
après son renversement, l’OUA reconnaît la délégation envoyée par le nouveau régime
ghanéen, ce qui provoque le départ des délégations de la Guinée et du Mali, puis de la
Tanzanie, de l’Égypte, du Congo-Brazzaville et du Kenya. Solidaires avec Nkrumah, ces
délégations sont également en désaccord avec la tonalité trop consensuelle du texte de
l’OUA sur la crise rhodésienne.

Lorsque la junte du général Ankrah prend le pouvoir, elle annonce le renvoi des 8
assistants soviétiques et est-allemands, tandis que l’ambassade de Cuba ferme.
L’Allemagne de l’Ouest reconnaît immédiatement le nouveau régime ghanéen et les
États-Unis envoient de nouveaux équipements aux putschistes. Pour éviter les
accusations de néocolonialisme, les Britanniques attendent que le nouveau régime
ghanéen soit reconnu par une dizaine de gouvernements africains pour en faire de
même. Bien que le parcours et la personnalité de Nkrumah, marqués par un singulier
mélange d’autoritarisme, d’idéalisme et de mégalomanie, ne soient pas exempts de
critiques, tout le monde reconnaît que sa disparition de la scène politique africaine
sonne la fin d’une époque. Et que sa chute confirme en partie le bien-fondé des thèses
panafricaines qu’il a défendues avec acharnement pendant de longues années.

Tanzanie : une expérience panafricaine


Avec la chute de Nkrumah en février 1966, la dynamique panafricaine, presque 9
anesthésiée en Afrique de l’Ouest, bascule vers l’Afrique de l’Est, et plus particulièrement
vers la Tanzanie, où de nombreux militants afro-américains et caribéens, chassés
d’Accra, viennent se réfugier. Ils y trouvent un régime dont le credo panafricain, d’abord
modéré, évolue vers plus de radicalité sous l’impulsion de Julius Nyerere.

Le parcours de Nyerere est, à bien des égards, comparable à celui de Nkrumah. 10


Originaire du Tanganyika, ancien territoire allemand passé sous mandat britannique
après la Première Guerre mondiale, formé en Ouganda puis en Écosse dans les années
1940 et 1950, il constitue le Tanganyika African National Union (TANU), parti politique
réclamant l’indépendance. Celle-ci obtenue, pacifiquement, en 1961, il devient, à
quarante ans, le premier président de la République du Tanganyika l’année suivante
alors que la plupart des pays alentour viennent tout juste d’accéder à l’indépendance
[a]
(Burundi, Rwanda, Ouganda ) ou sont encore sous domination coloniale (Kenya,
[b]
Zanzibar, Mozambique, Fédération de Rhodésie et du Nyassaland ).

Présent à la conférence panafricaine des peuples à Accra, en décembre 1958, et principal 11


animateur du PAFMECA, Nyerere s’intéresse très tôt au courant panafricain et milite
pour la création d’une Fédération de l’Afrique orientale et centrale. Instruit par les
indépendances qui ont précédé celle de son propre pays et conscient des troubles qui
agitent les pays voisins, à commencer par le Congo, Nyerere engage une ré lexion sur la
place et le rôle de l’armée dans les pays rendus à la souveraineté. Le poids parfois
démesuré des jeunes armées africaines sur la scène nationale et leur incapacité à lutter
contre les intrusions des grandes puissances l’incitent à militer, comme Nkrumah, pour
la création d’une armée africaine. Il faut, selon lui, laisser la police assurer l’ordre et le
respect de la loi à l’intérieur des frontières nationales de chaque État, et confier à l’armée
continentale la mission de ramener la paix et la sécurité lorsqu’un con lit atteint une
[8]
dimension régionale ou continentale .

En l’absence d’une telle armée africaine, Nyerere avait ainsi envisagé, au moment de 12
l’indépendance du Tanganyika, de placer son pays sous protection militaire de l’ONU,
avant de renoncer à la suite de la faillite des « casques bleus » lors de la crise congolaise.
Fidèle à ses opinions panafricaines, il avait également milité pour une indépendance
groupée du Tanganyika, de l’Ouganda, du Kenya et de Zanzibar rassemblés dans une
[9]
seule fédération . Alors que ces trois derniers territoires préfèrent aller seuls à
l’indépendance, une révolution éclate en janvier 1964 à Zanzibar, qui vient tout juste
d’accéder à l’indépendance. Le sultanat arabe est renversé par un régime
révolutionnaire mené par Abdulrahman Babu. Également présent à la conférence
panafricaine d’Accra en décembre 1958, Babu est en relation avec tous les mouvements
de libération et tous les gouvernements qui les soutiennent, de la Chine de Mao au Cuba
de Fidel Castro en passant par la Palestine de Yasser Arafat. La Corée du Nord, Cuba,
l’Allemagne de l’Est et la Chine ouvrent leur représentation sur le petit archipel au large
des côtes du Tanganyika.

Plus « modéré », Nyerere apparaît comme un facteur d’équilibre à l’échelle régionale. 13


Soutenant la rébellion lumumbiste au Congo, il accepte d’envoyer des troupes stabiliser
Zanzibar à la demande des Occidentaux. Mais cette attitude fragilise son pouvoir. Le
19 janvier, des soldats, qui réclament la revalorisation de leur solde et le départ des
o ficiers britanniques, s’emparent des points stratégiques de la capitale du Tanganyika,
Dar es Salaam, et menacent de prendre le pouvoir. Leurs homologues kényans et
ougandais font de même dans leurs pays respectifs dès le lendemain. Nyerere décide
alors de repenser la question militaire, en instaurant un programme d’éducation
[10]
idéologique à destination de l’armée , et de relancer la dynamique de rapprochement
régional.

Hostiles à une indépendance groupée du Tanganyika avec le Kenya et l’Ouganda, les 14


Occidentaux, qui craignent que Zanzibar devienne le Cuba de l’Afrique, encouragent
cette fois-ci le projet d’union Zanzibar-Tanganyika. Ainsi, le 26 avril 1964, la République
unie de Tanzanie devient le seul exemple de deux États indépendants qui fusionnent
pour donner naissance à un seul État souverain (avec pour devise : « Unité et liberté »).
Cependant, la stratégie des Occidentaux, qui parient sur le conservatisme de Nyerere,
est défaite lorsque Dar es Salaam, capitale de la Tanzanie, devient o ficiellement le siège
du comité de libération de l’OUA et donc de tous les mouvements anti-impérialistes du
continent.

De l’indépendance à la self-reliance : l’échec d’un


« développement » alternatif

Alors que tous les pays anglophones avaient refusé l’idée d’une armée commune du 15
Commonwealth britannique, le Kenya, voisin de la Tanzanie, signe à l’indépendance
(décembre 1963) des accords militaires bilatéraux avec Londres. La décision du Kenya
d’accueillir sur son sol des armées occidentales, et de servir ainsi de base militaire en
mesure de soutenir des opérations de déstabilisation dans la région, contraint Nyerere à
[11]
convoquer un sommet spécial de l’OUA et l’incite à rompre avec ses alliances
militaires antérieures. Constatant que des mutineries éclatent en juin 1965 à la veille
d’une tournée dans la région du chef de la diplomatie chinoise Zhou Enlai, Nyerere
décide de renforcer ses relations avec la Chine et d’expulser les troupes britanniques, et
obtient de l’OUA l’envoi d’un contingent de soldats nigérians le temps de fonder une
armée nationale. Triomphalement réélu, Nyerere décide en décembre 1965 de rompre
ses relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne à la suite du refus de Londres de
condamner la déclaration d’indépendance unilatérale du pouvoir blanc en Rhodésie.
[a]
Immédiatement, Londres gèle une aide financière promise à la Tanzanie .

S’éloignant progressivement des puissances occidentales, Nyerere décide d’approfondir 16


sa politique progressiste et originale inspirée du socialisme et des valeurs de solidarité
africaines (Ujamaa). En février 1967, Nyerere rompt explicitement avec le modèle
néocolonial en prononçant la déclaration d’Arusha, un programme qui entend faire de la
Tanzanie un État socialiste, non aligné et autosu fisant, militairement engagé auprès
des mouvements de libération africains. Le concept clé du programme de Nyerere est
celui de self-reliance (« autonomie »), qui vise à rompre avec les modèles de
développement extraverti qui maintiennent les Africains, et l’Afrique en général, dans
une situation de dépendance à l’égard des gouvernements, des investisseurs et des
bailleurs de fonds étrangers. La déclaration d’Arusha appelle ainsi les Africains à rompre
avec l’idée selon laquelle le développement pourrait se faire avec les capitaux et les
techniques des autres : « Jusqu’ici, nous nous sommes servis d’une arme inadéquate
pour la lutte que nous menons, car nous avons choisi l’argent comme moyen de défense.
Nous essayons de sortir de notre état économiquement faible en utilisant les armes des
[13]
économiquement forts – armes que, du reste, nous ne possédons pas . » C’est donc en
utilisant leurs propres armes – leur propre travail, leurs propres connaissances, leurs
propres traditions – qu’ils pourront améliorer leurs conditions de vie et sortir de la
pauvreté entretenue par le système économique international.

Pendant une dizaine d’années, la Tanzanie devient le laboratoire d’une expérience 17


politique socialiste, inspirée du communalisme africain à l’échelle nationale. Conçue
comme une « guerre contre la pauvreté », la politique de Nyerere suscite un grand
enthousiasme dans le reste du continent et chez les experts internationaux, qui
comprennent à l’époque qu’un pays, même politiquement indépendant, ne peut mener
une politique de développement véritable sans rompre avec la logique de dépendance
économique. « Nyerere sait qu’il s’est engagé dans une voie audacieuse mais di ficile,
notent par exemple René Dumont et Marcel Mazoyer en 1969. Son courage mérite de
grands compliments, car il peut nous apporter des éléments irremplaçables pour
l’édification d’une société nouvelle, et pas seulement en Afrique. Mais il ne faudrait pas
qu’il se prenne pour un homme providentiel ; il doit donc confronter tous les jours ses
[14]
théories avec les réalités de son vaste pays . »

De fait, si la politique de Nyerere permet de di fuser une culture de l’autonomie, elle se 18


conclut par un échec économique cinglant que Gilbert Rist, spécialiste des questions de
« développement », explique entre autres par l’autoritarisme de certaines mesures, à
commencer par la mise en place de « villages de regroupement » qui bouleversent les
modes de vie paysans, et par l’isolement de la Tanzanie sur le plan international. S’il a
compris des choses essentielles, Nyerere a surestimé la capacité de son pays à sortir de
manière isolée de l’économie de marché (ce qu’il reconnaît d’ailleurs lui-même).
« Quelles sont les chances réelles de succès d’une politique qui vise l’autonomie dans un
seul pays ? s’interroge Rist. Alors que le système est fondé sur la division internationale
du travail et la multiplication des échanges, est-il vraiment possible de s’en extraire pour
mener, isolément, une politique totalement di férente ? La réponse est probablement
négative. En revanche, la réponse serait tout autre si la self-reliance pouvait atteindre un
[15]
même degré de généralisation que le système marchand . » Une nouvelle fois, ce qui
pose problème, ce n’est pas tant la politique menée par Nyerere que le manque de
volonté ou l’incapacité des autres pays africains à suivre avec lui cette voie alternative.

Les révolutionnaires et Walter Rodney à l’école de Dar es


Salaam

Proposant un nouveau modèle de « développement », le régime de Nyerere devient la 19


cible des forces réactionnaires africaines et de leurs référents occidentaux lorsque les
intellectuels expulsés d’Accra après la chute de Nkrumah, ou en dissidence avec Le Caire
ou Conakry, viennent se réfugier à Dar es Salaam. La capitale accueille également toute
la fine leur révolutionnaire noire et internationaliste de passage sur le continent :
Malcolm X, C.L.R. James, Stokely Carmichael mais également Che Guevara (voir
chapitres 19 et 20). Ces personnalités viennent rencontrer les di férents mouvements de
libération d’Afrique australe : l’ANC sud-africaine, l’Union nationale africaine du
Zimbabwe (Zimbabwe African National Union, ZANU), ainsi que l’Organisation du
peuple du Sud-Ouest africain (South-West African People’s Organisation, SWAPO)
dirigée par Samuel Nujoma, qui dispose aussi de bases en Zambie puis en Angola après
1975 pour libérer la future Namibie de l’occupation sud-africaine. En lutte contre le
colonialisme portugais (voir chapitre 18), le Mouvement populaire de libération de
l’Angola (Movimento Popular de Libertação de Angola, MPLA) et le Front de libération
du Mozambique (Frente de Libertação de Moçambique, FRELIMO) s’installent eux aussi
en Tanzanie. Le premier y rencontre son allié cubain, de plus en plus engagé à ses côtés.
Le second installe son état-major à Dar es Salaam et des camps de combattants dans le
sud du pays.

Les dissidences internes aux mouvements de libération conduisent cependant les 20


diplomates tanzaniens à faire des choix, en concertation avec les diplomates cubains,
vietnamiens et chinois qui jouent un rôle logistique important pour les combattants
anti-impérialistes. Intermédiaire incontournable de la livraison de matériel (armes,
médicaments, vêtements) aux armées de libération qui s’entraînent sur son territoire, la
Tanzanie réussit l’exploit peu commun de soutenir des guerres de libération dans le
continent tout en maintenant la paix dans ses propres frontières. Tous les mouvements
progressistes installés en Occident, et plus particulièrement dans les pays scandinaves,
très engagés dans le soutien aux peuples du tiers monde, entrent en relation avec la
Tanzanie. La radio et l’imprimerie nationales tanzaniennes se mettent au service de la
propagande anti-apartheid, et Dar es Salaam prend en charge l’a lux des populations
venues des pays voisins en guerre, en leur accordant l’asile ou la nationalité
tanzanienne.

Pour aller dans le sens de la charte de l’OUA, rédigée en français et en anglais mais qui 21
stipule que les langues africaines doivent devenir des langues o ficielles, Nyerere se
distingue des autres régimes africains, arc-boutés sur les langues coloniales, en faisant
du kiswahili la langue o ficielle de l’administration et du système éducatif primaire et
secondaire. Il refuse cependant que la politique d’africanisation de l’administration
favorise les seuls Tanzaniens et décide d’ouvrir les emplois publics aux étrangers. C’est
[16]
dans ce cadre que l’historien britannique blanc Terence Ranger , expulsé en 1963 de la
Rhodésie du Sud (Zimbabwe) en raison de ses publications scientifiques sur l’histoire
des résistances anticoloniales, rejoint la toute nouvelle université de Dar es Salaam,
[17]
pour y créer le département d’histoire . Il y accueille en 1966 et 1967, puis de 1969 à 1974,
l’historien guyanien Walter Rodney dont les travaux consacrés à la lutte contre
l’impérialisme font de la Tanzanie « le hub intellectuel révolutionnaire de l’Afrique de
l’Est, de l’Afrique et du tiers monde en général », comme le note l’écrivain kényan Ngugi
[18]
Wa Thiong’o .

Intellectuel engagé, disciple dissident de C.L.R. James et partisan critique de Julius 22


Nyerere, Rodney cristallise une grande partie de l’activité idéologique consistant à
extraire le panafricanisme de l’enveloppe conservatrice et bureaucratique dans laquelle
il s’est progressivement enfoncé avec la création de l’OUA, à décoloniser l’enseignement
de l’histoire en y faisant entrer les résistances populaires et à redonner une place à la
[19]
diaspora noire . Concrètement, Rodney donne, à l’université de Dar es Salaam, les
premiers cours d’histoire consacrés aux Noirs des Amériques, ce qui incite de nombreux
étudiants afro-américains et caribéens à venir étudier en Tanzanie. Il enseigne
également l’économie politique et l’histoire des révolutions (américaine, britannique,
chinoise, française, russe…) en faisant le lien avec les luttes de libération en cours sur le
continent africain.

Estimant que les révolutionnaires doivent mettre leurs modes de vie en accord avec 23
leurs choix politiques, Rodney incite ses étudiants à ne pas se contenter des facilités et
des commodités matérielles o fertes par le système capitaliste, et à ne pas opposer le
travail intellectuel au travail manuel. En se rendant auprès des paysans, il cherche
également à ouvrir toute la société au débat et à l’histoire. Par ailleurs, Rodney fait partie
de ces intellectuels engagés qui partent dans les camps des mouvements de libération,
installés en Tanzanie, pour donner des conférences sur le fonctionnement de
l’impérialisme, mais qui n’y vont jamais les mains vides : il utilise les revenus de ses
publications pour acheter des armes et des munitions à l’attention des combattants.
Rodney distribue également des extraits, traduits pour l’occasion en portugais et en
swahili, de son livre How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972, que les combattants
exilés font clandestinement passer dans les territoires sous domination coloniale afin de
nourrir intellectuellement la résistance intérieure.

L’enseignement interdisciplinaire dispensé à l’université de Dar es Salaam permet de 24


réduire les di férences sociales et ethniques. Ainsi, des Africains, des Afro-Américains,
des Caribéens, mais également des ressortissants africains d’origine indienne expulsés
d’Ouganda par le dictateur Idi Amin Dada (arrivé au pouvoir en 1971) se découvrent et
s’a frontent dans des débats en lammés sur le rôle des classes sociales et des
intellectuels dans la révolution africaine. L’esprit critique mais solidaire du régime de
Nyerere fait dire aux professeurs Issa Shivji et Walter Rodney que la Tanzanie réalise
une révolution silencieuse, sans le son saccadé des mitraillettes.

Notes

[1] Colin LEGUM, op. cit., p. 49.

[2] Ronald W. WALTERS, Pan Africanism in the African Diaspora. An Analysis of Modern
Afrocentric Political Movements, Wayne State University, Detroit, 1997, p. 110.

[3] Ruth FIRST, The Barrell of a Gun. Political Power in Africa and the Coup d’Etat, A. Lane,
Londres, 1970, p. 169-201.

[4] Kwame NKRUMAH, The Challenge of the Congo, Panaf Books, Londres, 2002.

[5] Kwame NKRUMAH, The Conakry Years, His Life and Letters, Panaf Books, Londres, 1990.

[a] L’Ouganda, le Rwanda et le Burundi accèdent à l’indépendance en 1962.

[b] Le Kenya et Zanzibar accèdent à l’indépendance en décembre 1963. La Fédération de


Rhodésie et du Nyassaland éclate, dans les années suivantes, en trois entités :
Nyassaland (futur Malawi), Rhodésie du Nord (Zambie), Rhodésie du Sud (Zimbabwe).
Le Mozambique devient indépendant en 1975.

[8] Ali MAZRUI, op. cit., p. 202.

[9] Julius NYERERE, « Freedom and Unity », Transition, n° 14, 1964, p. 40-45.

[10] Henry BIENEN, « National security in Tanganyika a ter the mutiny », Transition, n° 21,
1965, p. 45.

[11] Ali MAZRUI, op. cit., p. 156.

[a] Par ailleurs, en 1965, Bonn rappelle son ambassadeur pour protester contre l’ouverture
d’une ambassade de République démocratique allemande (RDA) à Dar es Salaam. Des
négociations conduisent la RDA à se contenter d’un consulat mais la République
fédérale allemande (RFA) retire néanmoins son aide militaire à la Tanzanie.
[13] Cité in Gilbert RIST, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de
Sciences Po, Paris, 1996, p. 208.

[14] René DUMONT et Marcel MAZOYER, Développement et socialismes, Esprit, coll. « Frontières
ouvertes », Seuil, Paris, 1969, p. 159.

[15] Gilbert RIST, op. cit., p. 226-227.

[16] Terence O. RANGER, Writing Revolt. An Engagement With African Nationalism, 1957-1967,
James Currey, Woodbridge, 2013.

[17] Henri SLATER, « Dar es Salaam and the postnationalist historiography of Africa », in
Bogumil JEWSIEWICKI et David NEWBURY (dir.), African Historiographies. What History for
Which Africa ?, Sage publications, Londres, 1986, p. 249-260.

[18] Ngugi wa THIONG’O, Moving the Centre. The Struggle for Cultural Freedoms, James Currey,
Londres, 1993, p. 166.

[19] Walter RODNEY, Walter Rodney Speaks. The Making of an African Intellectual, Africa World
Press, Trenton, N.J., 1990, p. 35-36.

Plan
Le panafricanisme orphelin : la chute de Nkrumah

Tanzanie : une expérience panafricaine

De l’indépendance à la self-reliance : l’échec d’un « développement » alternatif

Les révolutionnaires et Walter Rodney à l’école de Dar es Salaam

Auteur
18. « A luta continua ! » S’unir pour expulser le
colonialisme portugais (1961-1975)
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 238 à 247

Chapitre

L e Portugal est la première puissance européenne à s’être installée sur le continent


africain, dès le XVe siècle, et le dernier empire colonial classique à s’e fondrer, au
mitan des années 1970, au terme de plusieurs luttes armées qui a fectent à des
1

degrés variables l’ensemble des territoires placés sous sa dépendance : Mozambique,


Angola, Guinée-Bissau, Cap-Vert, São Tomé et Principe.

Lorsque António de Oliveira Salazar prend le pouvoir à Lisbonne en 1926, il renforce le 2


contrôle sur les colonies. La culture coloniale portugaise est si forte que le Portugal reste
convaincu, à la fin des années 1940, que ses territoires coloniaux ne seront pas touchés
par les mouvements nationalistes et indépendantistes qui émergent un peu partout en
Afrique. Cette conviction repose en particulier sur l’idée que le Portugal apporte la
« civilisation » aux colonisés, ce qui justifie la mise en place dans les années 1920 et 1930
d’un système racial séparant les Africains « assimilés » (assimilados), qui ont reçu les
bases d’une éducation leur permettant d’avoir plus de droits et d’occuper parfois des
positions dans l’administration coloniale, des autres indigènes (indígenas), privés de
tous droits et soumis au travail forcé (qui ne sera aboli qu’en 1962).

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Portugais sont pourtant très en retard 3
dans le calendrier de ce qu’ils considèrent comme leur « mission civilisatrice ». À São
Tomé et Principe, ils n’ont encore ouvert aucun lycée. En Angola et au Mozambique, les
seules institutions ouvertes en annexes à l’université de Coimbra sont destinées aux fils
de colons. Par conséquent, c’est à Lisbonne, au sein de la Maison des étudiants de
l’Empire, que des étudiants venus de toute l’Afrique portugaise créent des liens d’amitié
et se forment politiquement à mesure qu’ils prennent conscience de l’injustice du
système colonial.

C’est également à Lisbonne que, traqués par la police politique, les étudiants africains se 4
rapprochent des mouvements anarchistes espagnols réfugiés dans la capitale portugaise
et que, grâce à un petit groupe de marins brésiliens, ils reçoivent la presse
anticolonialiste et panafricaine qui leur permet d’étendre leurs réseaux au-delà de la
barrière linguistique. Nombre d’entre eux retournent ensuite dans leurs colonies
respectives avec une solide formation professionnelle et idéologique. La lutte des
Africains des colonies portugaises arrive à maturité entre la fin des années 1950 et le
début des années 1960, avant d’entrer dans une phase active dans les années 1960
et 1970, au moment où la majorité des autres pays africains, devenus indépendants, sont
entrés dans une dynamique conservatrice ou réactionnaire. Dès lors, cette lutte
réintroduit de manière concrète la question des solidarités et des avant-gardes
révolutionnaires dans le panafricanisme.

Amílcar Cabral, l’intellectuel de la guérilla populaire

D’origine capverdienne et guinéenne, Amílcar Cabral est l’un de ces étudiants 5


[a]
politiquement engagés, venus se former à Lisbonne . En 1954, après avoir reçu son
diplôme d’ingénieur agronome, Cabral retourne en Guinée-Bissau, où il travaille au sein
du Bureau provincial des services agricoles et des forêts, et ré léchit à la manière
[2]
d’a fronter le système colonial . Persuadé qu’on ne fait pas de révolution sans le
soutien des populations, Cabral se rapproche des milieux populaires, tente de les former
politiquement et s’attache à comprendre les problématiques locales. Il estime qu’il faut
déconstruire l’anthropologie européenne, sur laquelle reposent les structures de pouvoir
colonial. C’est seulement en comprenant intimement les aspirations des populations
que l’on pourra mener à bien le combat qui devra amener à la libération nationale et
sociale. Cabral profite de sa profession d’agronome, qui l’emmène en Guinée-Bissau et
au Cap-Vert, pour développer une vision anthropologique révolutionnaire.

En sillonnant la Guinée-Bissau, qui ne compte pas plus d’un demi-million d’habitants 6


dans les années 1950, Cabral prend contact avec les quatre grands groupes principaux :
les Balante, qui représentent 32 % de la population, les Foula (22 %), les Manjaks (15 %) et
les Mandingues (13 %). Il constate que les Balante et les Foula dominent dans les
campagnes, mais fonctionnent selon deux modèles politiques et sociaux distincts. Les
premiers sont animistes et évoluent dans une « société sans État », communautaire,
tandis que les seconds évoluent dans un cadre islamisé et hiérarchisé.
À l’instar de Fanon, dont il s’inspire pour élaborer sa théorie de la révolution, Cabral 7
s’intéresse également à la sociologie urbaine et souligne le fractionnement social qui
caractérise les villes guinéennes. La « société européenne » coloniale est elle-même
hiérarchisée, les hauts fonctionnaires et les chefs d’entreprise dominant un groupe
formé de petits fonctionnaires, d’employés, de commerçants et d’ouvriers spécialisés.
Derrière les Européens, une petite bourgeoisie africaine – fonctionnaires, employés de
commerce, professions libérales, petits propriétaires agricoles – domine le reste de la
population autochtone, composée des salariés et des employés sans contrat, des
domestiques, des ouvriers et des paysans.

Marquée par l’insularité, la structure sociale du Cap-Vert est dominée, dans les 8
campagnes, par des grands propriétaires fonciers dépendants du colonialisme et, dans
une moindre mesure, par de petits propriétaires fonciers parfois favorables aux
Portugais. En bas de l’échelle sociale, les fermiers et les métayers complètent le tableau
du Cap-Vert rural. Quant aux villes, outre des hauts fonctionnaires européens et cap-
verdiens, elles abritent également des commerçants et des industriels, des employés du
secteur public et privé, des travailleurs salariés et un certain nombre de chômeurs.

Cherchant à « apprécier correctement les relations entre la situation internationale et la 9


[3]
situation interne des colonies portugaises », Cabral tente de résoudre les
contradictions qui apparaissent parfois entre les préoccupations locales, qui
s’expriment dans un cadre que l’on pourrait qualifier de micronationaliste, et les
conceptions panafricaines, souvent excessivement englobantes mais pourtant
nécessaires à la libération. Du point de vue économique et sociologique, comprend-il, le
Cap-Vert insulaire et la Guinée-Bissau continentale, deux territoires inclus dans un
empire géographiquement éclaté, peuvent, et doivent, s’unir pour s’émanciper de la
tutelle portugaise. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il fonde, avec une demi-
douzaine de camarades, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-
Vert (Partido Africano para a Independência da Guiné e Cabo Verde, PAIGC) en
septembre 1956. Dans les semaines qui suivent, il participe à la création du Parti de la
lutte unie des peuples africains d’Angola (Partido da luta unida dos Africanos de Angola,
PLUA), puis du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) autour
d’Agostinho Neto et Mário de Andrade.

Suivant avec intérêt l’actualité du Ghana (1957) et de la Guinée-Conakry (1958), qui ont 10
accédé à l’indépendance sans e fusion de sang, Cabral doute cependant de la volonté de
Lisbonne de négocier. Après la répression par les autorités portugaises d’une grève des
dockers à Bissau en 1959, les cadres du PAIGC s’exilent à Conakry, ce qui provoque
l’inquiétude de la France et, plus tard, du Sénégal de Senghor, hostile à l’extension d’un
anti-impérialisme radical. Cherchant à élargir ses alliances, Cabral tient une conférence
de presse du PAIGC à Londres, en février 1960, puis, à l’été, se rend en Chine pour
demander une assistance militaire. Il voyage également à plusieurs reprises aux États-
Unis, où il prend la parole dans des universités afro-américaines. En décembre, il lance
l’organe de presse du PAIGC, Libertação, pour s’adresser directement au peuple
[4]
portugais .

Unidade e libertação !

En même temps qu’ils s’engagent tour à tour dans la lutte armée, les di férents 11
mouvements nationalistes d’« Afrique portugaise » poursuivent leur rapprochement.
À la conférence panafricaine des peuples de Tunis, en janvier 1960, le Mouvement
anticolonialiste (Movimento anti-colonialista, MAC), qui réunit le PAIGC et le MPLA,
devient le Front révolutionnaire africain pour l’indépendance nationale des colonies
portugaises (FRAIN) qui se transforme, après l’adhésion en 1962 du FRELIMO
mozambicain, en Conférence des organisations nationalistes des colonies portugaises
(Conferência das Organizações Nacionalistas das Colónias Portuguesas, CONCP). Cette
évolution permet de restructurer politiquement des mouvements de libération qui, en
plus de leur ennemi commun, le Portugal, contestent les structures néocoloniales et
impériales américaines, britanniques, françaises et sud-africaines qui tirent des
bénéfices du colonialisme portugais.

Bénéficiant du recul qui a manqué aux nationalistes qui les ont précédés sur le 12
continent, les mouvements révolutionnaires d’Afrique portugaise savent en e fet que le
colonialisme peut se perpétuer malgré les « indépendances » politiques. Ils le constatent
notamment pendant la crise du Congo, lorsque Salazar, confronté dès 1961 à la rébellion
des nationalistes angolais, encourage la sécession du Katanga pour contrer le soutien
décisif que Lumumba avait promis aux combattants anticolonialistes d’Angola (avec
lequel le Congo partage 2 500 km de frontière). Par le jeu des alliances ethniques et du
mercenariat, des Katangais s’engagent, aux côtés des Portugais, dans le combat contre
les nationalistes angolais. Alors que Salazar tente d’écraser les nationalistes angolais au
plus vite (dès avril 1961, il envoie des troupes supplémentaires, avec le soutien logistique
de l’OTAN), ces derniers, instruits par la longue lutte des Algériens, qui s’achève
victorieusement en 1962, et confiant dans leur alliance avec leurs homologues
lusophones, qui s’apprêtent à déclencher leur propre insurrection dans leurs territoires
respectifs, savent qu’ils doivent installer le con lit dans la durée.

Trois ans après le début de l’insurrection angolaise, l’attaque de la caserne de Tite, au 13


sud de la Guinée-Bissau, en janvier 1963, marque le coup d’envoi d’une guerre de
libération totale dans ce pays. Le PAIGC dispose de 4 000 à 6 000 combattants, la plupart
sélectionnés par Cabral en personne, pour combattre une armée portugaise lourdement
équipée. Malgré le déséquilibre des forces, la stratégie de Cabral, longuement mûrie, fait
la di férence :
Nous déclenchons la lutte armée au centre de notre territoire et adoptons une stratégie 14
que nous pouvons appeler centrifuge, qui part du centre et va vers la périphérie. Cela a
totalement surpris les Portugais qui avaient placé leurs forces aux frontières de la
République de Guinée et du Sénégal, espérant que nous essaierions d’envahir le pays.
Nous nous mobilisons dans les villages et nous organisons clandestinement dans les
villes et les campagnes, nous préparons nos cadres, nous armons le minimum de gens,
davantage avec des armements traditionnels qu’avec des armes modernes, et nous
[5]
déclenchons la révolution à partir du centre de notre pays .

Quelques mois plus tard, l’OUA, à peine constituée, annonce son soutien aux 15
mouvements de libération d’Afrique lusophone. Les soldats portugais, en dépit du
soutien de l’OTAN, perdent du terrain. Plus les combattants africains avancent, plus ils
développent leur organisation. Recrutement, ravitaillement, mobilisation idéologique,
[6]
contrôle des richesses et renseignements comblent l’infériorité numérique . En outre,
le contrôle des campagnes habitées par les Africains permet de couper
l’approvisionnement en vivres des centres urbains majoritairement habités par les
colons. En réunissant des unités de combattants dans des cellules, puis en formant des
colonnes qui se déploient en zones, régions et interrégions, le PAIGC transforme ses
commandos en une véritable armée. En 1970, la synchronisation entre les branches
politiques, militaires et sociales permet au parti de proclamer la devise du « peuple en
armes ». Rien, pas même l’assassinat de Cabral à Conakry en janvier 1973 par des agents
des services portugais infiltrés dans le PAIGC, ne vient stopper l’élan libérateur. Ainsi, la
Guinée-Bissau et le Cap-Vert, au contraire de l’Angola et du Mozambique, proclament
de manière unilatérale leur indépendance avant l’e fondrement de l’Empire colonial
portugais.

Angola et Mozambique : de la guerre de libération au


chaos ?

Le cas de l’Angola et du Mozambique est plus complexe en raison de la présence d’un 16


nombre important de colons portugais. En Angola, sur un peu moins de 5 millions
d’habitants en 1960, on dénombre un peu plus de 170 000 Portugais. Au Mozambique, ils
sont 97 000 sur une population totale dépassant les 6 millions. Et, surtout, cette
minorité détient le pouvoir économique et politique, impose son agenda culturel en se
fondant sur le racisme, et exploite sans honte les populations africaines.

Le MPLA, qui entend construire la nation et réunir tous les Angolais sans distinction 17
ethnique, est concurrencé par l’Union des populations du nord de l’Angola (União das
populações do norte de Angola, UPNA), fondée en 1957 dans le pays bakongo, à cheval
sur les territoires coloniaux français, belge et portugais. Très rapidement, l’UPNA élargit
sa base pour devenir en 1962, le Front national de libération de l’Angola (Frente nacional
de libertação de Angola, FNLA). Entre-temps, le leader du FNLA, Holden Roberto,
obtient le soutien des États-Unis pour prendre la tête d’un Gouvernement de la
République d’Angola en exil (GRAE) installé à Léopoldville, tandis que les Portugais
cherchent le soutien du régime de Pretoria. L’Angola devient la courroie de transmission
[7]
de l’impérialisme entre le Congo et l’Afrique du Sud .

Cet enjeu devient manifeste lorsqu’en 1966 Jonas Savimbi quitte le FNLA pour fonder 18
l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (União nacional para a
independência total de Angola, UNITA). Développant un discours révolutionnaire
maoïste avec des relents de tribalisme, l’UNITA profite de la propagande raciste des
Portugais pour recruter des combattants, au détriment du MPLA ou du FNLA. Traversés
par des questions relevant de l’ethnie, de l’origine sociale et de la couleur de peau, ces
mouvements, unis le jour contre le colonialisme portugais, se déchirent la nuit en
fonction des appartenances ethniques, des intérêts personnels de leurs leaders, des
contacts que ceux-ci entretiennent avec les puissances étrangères. Car dans ce pays
devenu stratégique, et qui regorge de diamants et de pétrole, les alliances évoluent en
fonction des intérêts. D’abord favorables à l’UPA-FNLA, les États-Unis se rapprochent de
Lisbonne à la fin des années 1960, le président Richard Nixon voyant dans les autorités
portugaises un allié contre l’adversaire communiste à l’heure où la Chine et Cuba
s’engagent à leur tour en Angola.

Au Mozambique, Eduardo Mondlane parvient à réunir les mouvements 19


indépendantistes au sein du FRELIMO, créé en 1962 à Dar es Salaam. Après deux années
de vaines négociations avec Lisbonne, le FRELIMO lance la lutte armée en 1964. Le
soutien de la Tanzanie conduit les forces portugaises à bombarder le sud de ce pays afin
de couper les circuits de ravitaillement et de retraite militaire des soldats du FRELIMO
vers ce pays. Après l’assassinat de Mondlane, à Dar es Salaam en février 1969, l’un de ses
protégés, un jeune cadre militaire nommé Samora Machel lui succède. Machel décide de
s’inspirer de Cabral en formant des cadres et en élargissant les programmes de santé et
d’éducation populaire dans les campagnes. Cependant, en plus des clivages idéologiques
et ethniques, la marche vers la libération est ralentie par des mouvements clandestins
financés par les États-Unis et l’Afrique du Sud, qui fusionnent en 1975 dans la Résistance
nationale mozambicaine (RENAMO).

Dans le maelström qui s’installe progressivement en Angola et au Mozambique, l’OUA 20


paraît, une fois de plus, dépassée. Bien que l’organisation africaine a fiche son soutien à
l’e fort global contre l’occupant portugais, ses membres jouent à nouveau leur partition
individuellement. La situation en Afrique orientale et australe, où se maintiennent des
régimes racistes et colonialistes (Afrique du Sud, Rhodésie du Sud, colonialisme
portugais) qui déstabilisent la région, mériterait une politique commune. Face aux
lourdeurs bureaucratiques et diplomatiques de l’OUA, deux dirigeants nationalistes et
panafricanistes assument un soutien politique et personnel direct aux mouvements de
libération. Le premier, Julius Nyerere, pilote le comité de libération de l’OUA installé à
Dar es Salaam en fusionnant la diplomatie tanzanienne et la diplomatie panafricaine.
Le second, discret mais incontournable, est Kenneth Kaunda, qui parvient en 1964 à
obtenir par la voie politique et pacifique l’indépendance de la Zambie (ex-Rhodésie du
Nord britannique). Les deux hommes établissent un axe diplomatique et politique entre
leurs deux pays, ce qui permet à de nombreux combattants et réfugiés sud-africains,
mozambicains et rhodésiens (Zimbabwe) de disposer d’une base arrière en plein cœur
de l’Afrique australe.

Ainsi, dès les années 1960, le comité de libération organise le boycott diplomatique et 21
économique du Portugal et de l’Afrique du Sud, ainsi que la prise en charge de la
formation des armées de libération. En proposant la nationalité tanzanienne à tous les
réfugiés africains et afro-américains, Nyerere donne également un sens à l’idée d’une
citoyenneté africaine. En réformant sa propre armée et sa politique diplomatique, il
inspire les armées et les états-majors mis en place par les mouvements de libération
d’Afrique lusophone.

Sentant la situation lui échapper militairement malgré la répression accrue, le Portugal 22


essaie d’augmenter massivement les investissements afin d’acheter la paix sociale et
conserver ce qui peut l’être. Mais Lisbonne est de plus en plus isolé. Au début des années
1970, le régime colonial perd le soutien de l’Église catholique, tandis que l’aide
économique de l’OTAN ne su fit plus pour équilibrer le budget grevé par les dépenses
militaires. Le 25 avril 1974, des o ficiers de l’armée coloniale prennent le pouvoir à
[8]
Lisbonne . La « révolution des œillets » est assumée par le Mouvement des forces
armées (Movimento das Forças Armadas, MFA), qu’Agostinho Neto présente « comme le
[9]
“quatrième mouvement” indépendantiste après le MPLA, le FRELIMO et le PAIGC ».

Mais les lendemains de la lutte de libération sont rudes pour les nationalistes d’Afrique 23
lusophone. En dépit de la survivance d’un parti politique commun, l’union entre la
Guinée-Bissau et le Cap-Vert ne survit pas à l’indépendance, à laquelle ils accèdent
respectivement le 10 septembre 1974 et le 5 juillet 1975. Au Mozambique, après
l’indépendance accordée le 25 juin 1975, la RENAMO obtient le soutien des
gouvernements de Rhodésie (Zimbabwe) et d’Afrique du Sud pour déclencher une
guerre civile contre le gouvernement dirigé par le FRELIMO. En Angola, le 11 novembre
1975, au nom du MPLA, Neto proclame l’indépendance de la République populaire de
l’Angola. Le FNLA au nord et l’UNITA au centre du pays proclament conjointement la
naissance de la République populaire et démocratique de l’Angola, entraînant le pays
dans une guerre civile qui, entretenue par l’Afrique du Sud, durera pendant plusieurs
décennies.

Notes
[a] Dès 1953, il s’illustre en publiant un article dans la revue Présence africaine sur le « rôle
de l’étudiant africain ».

[2] Patrick CHABAL, Amílcar Cabral, Hurst & Company, Londres, 2002, p. 50.

[3] Amady A. DIENG, Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire, Nubia, Paris, 1978,
p. 138.

[4] Amílcar CABRAL, Unité et lutte, F. Maspero, Paris, 1980, p. 18.

[5] Oscar O. ORAMAS, Amílcar Cabral. Un précurseur de l’indépendance africaine, Indigo, Paris,
1998, p. 57.

[6] Gérard CHALIAND, Guérillas, Hachette, Paris, 2008, p. 317-320.

[7] Basil DAVIDSON, L’Angola au cœur des tempêtes, F. Maspero, Paris, 1972.

[8] Abou HAYDARA, L’In luence des guerres de libération sur la révolution des Œillets,
L’Harmattan, Paris, 2012.

[9] Armelle ENDERS, Histoire de l’Afrique lusophone, Chandeigne, Paris, 1994, p. 125.

Plan
Amílcar Cabral, l’intellectuel de la guérilla populaire

Unidade e libertação !

Angola et Mozambique : de la guerre de libération au chaos ?

Auteur
19. L’heure du « Black Power »
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 249 à 264

Chapitre

O n l’a vu au début de cet ouvrage, c’est aux États-Unis, où le concept du fédéralisme


est lié à la souveraineté, et dans la Caraïbe, espace colonial géographiquement
éclaté, que le courant panafricain a émergé. Ce courant, qui a pris des formes
1

variées au cours du XXe siècle, cherche depuis le départ à réconcilier l’unité et la diversité
qui caractérisent les peuples noirs et africains. D’un point de vue politique, le système
institutionnel états-unien intéresse les partisans des États-Unis d’Afrique qui, après les
indépendances africaines, entendent réaliser l’unité du continent tout en respectant sa
diversité. Dans son livre Africa Must Unite, Nkrumah ne manque pas de prendre
l’exemple des États-Unis d’Amérique, où il a longtemps vécu, pour promouvoir son
projet d’États-Unis d’Afrique.

S’ils peuvent constituer un modèle sur le plan institutionnel, les États-Unis restent 2
cependant un repoussoir aux yeux des milieux panafricains : leur modèle économique
capitaliste, leur politique étrangère impérialiste et leur système social inégalitaire et
raciste rebutent les militants noirs progressistes et révolutionnaires. Depuis l’abolition
de l’esclavage (1865) jusqu’au vote de la loi sur les droits civiques (1964), les Noirs des
États-Unis mènent un combat acharné contre la politique raciale de leur gouvernement.
Après W.E.B. Du Bois et Marcus Garvey, une nouvelle génération de militants émerge
qui tente, dans les années 1950-1960, de mettre un terme à la ségrégation et à la
discrimination raciales dont les minorités noires sont victimes. Attentifs à la situation
internationale, marquée dans ces années par la crise congolaise, la guerre du Vietnam et
la lutte contre les régimes d’apartheid en Afrique australe, les militants des droits
civiques et du Black Power voient dans la dynamique panafricaine, les mouvements de
libération nationale et les régimes progressistes africains des sources majeures
d’inspiration.

Martin Luther King à Accra

Confrontée à l’esclavage et au racisme, une première génération de Noirs libres a conçu 3


des stratégies de survie et de lutte, qui ont été reprises et perfectionnées par les
générations suivantes. Retour en Afrique, lutte pour l’égalité, séparatisme : di férentes
options politiques se côtoient dans les milieux militants afro-américains au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. À cette période, les principaux mouvements afro-
américains s’écartent des problématiques africaines, au sens continental du terme, pour
se recentrer sur les enjeux nationaux. La NAACP et le Congrès de l’égalité raciale
(Congress of Racial Equality, CORE), créé à Chicago en 1942 par une cinquantaine
[1]
d’étudiants majoritairement blancs, militent pour une « seconde reconstruction », en
référence à la Reconstruction qui avait suivi la guerre de Sécession. Réclamant
l’abolition des pratiques ségrégationnistes dans les écoles et les lieux publics, en
particulier dans le Sud, ces mouvements demandent l’égalité raciale et le plein accès des
Noirs aux droits civiques.

Une première victoire judiciaire intervient en 1954 grâce à un arrêt de la Cour suprême 4
qui rend inconstitutionnel le principe de la ségrégation scolaire. En décembre 1955 à
Montgomery (Alabama), l’arrestation de Rosa Parks, pour avoir refusé de céder sa place
assise à un Blanc dans un bus, déclenche un mouvement de boycott, d’abord spontané
puis organisé, de plus d’un an de la compagnie de transports par les Noirs afin d’obtenir
qu’elle mette un terme à sa politique de ségrégation. Le mouvement ne s’arrête pas là et
la dynamique impulsée par le boycott de Montgomery ira jusqu’à la signature de la
première loi sur les droits civiques en 1964. La personne qui en porte la responsabilité et
une grande part du mérite est un jeune pasteur noir, Martin Luther King.

Dans les années 1950, en parallèle à la dénonciation du colonialisme en Afrique et de la 5


violence raciste aux États-Unis, plusieurs militants noirs américains engagés dans les
mouvements pacifistes et non alignés cherchent à rapprocher les leaders nationalistes
africains et les activistes afro-américains. L’un d’eux, Bill Sutherland, installé à Accra
depuis 1953, suggère ainsi à Nkrumah d’inviter le pasteur King aux cérémonies de
l’indépendance du Ghana. Ce dernier est en e fet l’étoile montante de la scène noire
américaine, et les médias lui accordent de plus en plus d’importance depuis qu’il a
fondé, en janvier 1957, la Conférence des leaders chrétiens du Sud (Southern Christian
Leadership Conference, SCLC) qui réunit plusieurs associations.
En mars 1957, Martin Luther King et son épouse Coretta arrivent à Accra. Ils sont pris en 6
charge par Sutherland et un autre expatrié afro-américain, Robert Lee, qui les
[2]
introduisent auprès de Nkrumah et du leader du Tanganyika, Julius Nyerere . Dans la
capitale ghanéenne, King rencontre également le vice-président américain Richard
Nixon, qui accepte ensuite de le revoir plus longuement aux États-Unis. Le 6 mars 1957,
il écoute Nkrumah proclamer l’indépendance de son pays, qui devient un symbole de la
lutte victorieuse pour l’émancipation et de la dignité retrouvée des peuples noirs :
« Aujourd’hui, à partir de maintenant, un nouvel Africain est apparu au monde. Et ce
nouvel Africain est prêt à livrer ses propres combats et à démontrer qu’après tout
l’Africain est tout à fait capable de gérer ses propres a faires. »

Lorsqu’il revient aux États-Unis, après un court séjour au Nigeria puis en Europe de 7
l’Ouest, où il rencontre C.L.R. James, King prononce un long sermon où il raconte
l’histoire récente du Ghana, depuis les mouvements de désobéissance civile jusqu’à
l’indépendance. Assimilant par métaphore cette victoire contre le colonialisme à la
sortie d’Égypte du peuple hébreu et mettant en parallèle la lutte des Africains pour leur
libération avec celle des Afro-Américains, King note que « le boycott n’est qu’un début »
et que « la liberté vient seulement à travers une révolte persistante, à travers une
agitation persistante, à travers un soulèvement persistant contre le système
[3]
diabolique ». Six ans plus tard, King prononcera à Washington son célèbre discours
« I have a dream ». Ponctué d’extraits de negro spirituals et de références bibliques, ce
discours n’est pas sans rappeler les accents du leader ghanéen en 1957 : « Free at last !
Free at last ! Thank God Almighty, we are free at last ! » (« Enfin libres ! Enfin libres !
Dieu Tout-Puissant merci, nous sommes enfin libres ! »)

En réalité, si King revient particulièrement inspiré de son premier voyage en Afrique, la 8


relation avec le continent et avec les forces panafricaines ne prend ni d’un côté ni de
l’autre. Face à un panafricanisme modéré qui entre dans la routine avec la création de
l’OUA en mai 1963, un courant plus radical se maintient autour des mouvements de
libération qui rejettent le principe de la non-violence et qui sont convaincus, depuis la
fin de la guerre d’Algérie, que le colon doit être expulsé par la force. Les thèses de Fanon,
dont le livre Les Damnés de la terre est publié en anglais en 1963, nourrissent la ré lexion
des militants noirs américains radicaux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre « Black
Power ! » comme des combattants en lutte dans les colonies portugaises et en Afrique
australe. De son côté, King poursuit son action jusqu’à l’obtention du vote des lois pour
les droits civiques de 1964 et 1965, puis élargit son action à la lutte contre la pauvreté, la
guerre du Vietnam et l’apartheid en Afrique du Sud. Peu avant son assassinat, le 4 avril
1968, il reconnaissait qu’il aurait voulu accorder plus d’importance à l’Afrique dans son
combat et qu’il espérait e fectuer un nouveau voyage sur le continent d’ici la fin de
[4]
l’année 1968 .
Enfin, conscient que « l’abîme entre le texte des lois et leur application est l’une des 9
raisons fondamentales du mépris que les défenseurs du Black Power professent à l’égard
[5]
du processus légal », King est également dépassé par une jeunesse noire prête à en
découdre avec la police. Ces jeunes, après avoir fait leur apprentissage des stratégies de
lutte au sein du Comité de coordination non-violent des étudiants (Student Nonviolent
Coordinating Committe, SNCC) créé en 1960 en Caroline du Nord, veulent plus de
pouvoir. Menés par Stokely Carmichael, un étudiant de Trinidad qui s’était désolidarisé
de King en 1966, ils revendiquent l’héritage radical et révolutionnaire de Malcolm X et
une plus grande solidarité avec les mouvements de libération africains.

Malcolm X et l’internationalisation de la question noire

L’in luence de Malcolm X sur la scène afro-américaine et panafricaine est souvent 10


présentée en opposition à celle de Martin Luther King. Elles sont en réalité plus
complémentaires qu’on ne le pense généralement. Rosa Parks, dont l’acte de
désobéissance civique l’inscrit dans le courant non-violent de King, a toujours soutenu
[6]
être plus proche de l’esprit de résistance incarné par Malcolm X . Reste que la pensée
de ce dernier a beaucoup évolué avec le temps, passant du séparatisme à
l’internationalisme.
[7]
Fils d’un militant garveyiste assassiné par le Ku Klux Klan , Malcolm Little connaît une 11
jeunesse di ficile puis un séjour de six années en prison, qu’il met à profit pour se former
en autodidacte, parcourant de nombreux livres d’histoire. En 1952, en sortant de prison,
il adopte l’initiale « X » pour e facer son nom de famille hérité de l’esclavage, et il rejoint
Nation of Islam (NOI) dont il devient rapidement le porte-parole. Organisation
séparatiste créée en 1930 à Detroit, NOI, qui est alors dirigée par Elijah Muhammad, le
fils du fondateur, recrute et forme des milliers de jeunes Noirs grâce à un programme
d’action et de réinsertion économique et sociale, une discipline paramilitaire et une
doctrine politico-religieuse. L’organisation soutient notamment que l’année 1955
marque la fin de quatre siècles d’esclavage des Noirs en Amérique, et le moment de
reprendre le contrôle de leur destinée. Prônant la mise en place, sur le sol américain, de
territoires indépendants peuplés et dirigés par les Noirs, le discours ambigu de
Muhammad semble valider un système de ségrégation contre lequel la grande majorité
des mouvements noirs se battent à l’époque. En outre, en refusant tout contact avec les
Blancs, Nation of Islam demeure dans une position apolitique qui la rend finalement
moins radicale que la non-violence de King.

Constatant les dysfonctionnements internes de NOI et en désaccord politique avec ses 12


dirigeants, Malcolm X finit par rompre avec l’organisation début 1964. Excellent orateur
et redoutable débatteur, n’ayant plus de compte à rendre à NOI et n’hésitant pas à
pousser la provocation sur les plateaux de télévision, où il est régulièrement invité, il
devient encore plus dangereux aux yeux de tous : la NOI, à laquelle il a apporté des
dizaines de milliers de membres ; les milieux conservateurs afro-américains, qui
n’apprécient pas d’être traités de « Nègres de maison » ou d’« Oncles Tom », et les
puissances médiatiques et politiques dont il dénonce la soumission aux intérêts
impérialistes. Tous s’e forcent de détruire l’image et les idées de Malcolm X.

De son côté, Malcolm X comprend qu’il ne peut lutter contre ces forces réactionnaires 13
qu’en internationalisant son combat. Le 13 avril 1964, il part en tournée au Moyen-Orient
[8]
et en Afrique . En Arabie saoudite, il réalise le pèlerinage et adopte le nom d’El Hadj
Malik El Shabazz. En adhérant à l’islam orthodoxe sunnite, il se libère définitivement de
l’in luence sectaire de Nation of Islam et montre un intérêt pour le panarabisme.
Ensuite, à Lagos, il se présente comme un « musulman américain militant » mais
également comme l’un « des frères que l’Afrique avait longtemps cru perdus ». À l’étape
suivante, à Accra, il rencontre l’ambassadeur d’Algérie et décide d’abandonner le critère
[9]
racial comme élément d’unité des groupes révolutionnaires . Il développe également
ses ré lexions panafricaines devant la communauté afro-américaine installée dans la
capitale ghanéenne. Même si les Afro-Américains doivent « rester physiquement en
Amérique » et lutter pour leurs droits, il leur conseille cependant de « créer une unité
e ficace dans le cadre du panafricanisme » pour renforcer les deux versants de la
[10]
lutte .

Mettant cette idée en pratique, il décide, à son retour à New York, d’adopter la 14
proposition de l’historien John Henrik Clarke consistant à créer une nouvelle structure
destinée à rassembler toutes les diasporas africaines afin de peser politiquement sur les
exécutifs occidentaux : l’Organisation de l’unité afro-américaine (Organization of Afro-
American Unity, OAAU). Censée être le pendant de l’OUA, l’OAAU considère que les
Africains du continent et de la diaspora doivent s’unir pour faire avancer leur cause. Le
respect des États occidentaux à l’égard des populations africaines vivant sur leur
territoire, estiment ses responsables, ne sera réel que lorsque l’Afrique, unie et
puissante, sera en mesure d’exporter son unité et sa puissance derrière chaque individu
[11]
d’origine africaine vivant en dehors du continent .

En juillet 1964, Malcolm X e fectue un second voyage de quatre mois en Afrique et au 15


[12]
Moyen-Orient . Sa première étape le conduit au Caire où, du 17 au 21 juillet 1964, il
participe comme observateur au deuxième sommet de l’OUA. Il y explique combien le
destin des Afro-Américains est lié à celui de leur terre d’origine :

Puisque vingt-deux millions d’entre nous étaient originellement africains, que nous 16
sommes désormais en Amérique, pas par choix mais par un cruel accident de l’histoire,
nous croyons fermement que les problèmes africains sont nos problèmes et que nos
[13]
problèmes sont des problèmes africains .
En sa qualité de président de l’OAAU, Malcolm X appelle l’OUA à voter la résolution, 17
proposée par le président Nyerere, condamnant les États-Unis, au même titre que
l’Afrique du Sud, pour leur politique à l’égard des Noirs. Le militant afro-américain, qui
avait toujours soutenu dans ses déclarations des positions semblables au groupe de
Casablanca, ravive les divisions au sein de l’organisation continentale et reçoit les
critiques des mouvements afro-américains conservateurs qui ne se reconnaissent pas
dans l’OAAU.

Malcolm X est ainsi le premier leader afro-américain à embrasser clairement le 18


panafricanisme comme solution politique aux problèmes rencontrés par l’ensemble des
peuples noirs. À sa suite, plusieurs militants afro-américains assisteront, dans les
années suivantes, aux sommets de l’OUA pour demander le soutien de l’organisation
panafricaine. Malcolm X entreprend une démarche parallèle du côté des Nations unies,
demandant en particulier aux ambassadeurs qui y représentent les pays africains
progressistes de donner une tribune au siège new-yorkais de l’organisation, en plein
cœur de l’Amérique, aux mouvements de libérations noirs.

Durant son séjour de plusieurs semaines en Égypte, Malcolm X intervient à l’université 19


Al-Azhar et visite les sites historiques. Il rencontre plusieurs personnalités du monde
arabe qui l’amènent à renforcer sa critique du sionisme. Après un séjour en Arabie
saoudite, Malcolm X revient en Afrique. À Nairobi, Dar es Salaam, Lagos, Accra ou
Conakry, il s’entretient à chaque fois avec les autorités, les mouvements de libération en
exil et les militants afro-américains sur les possibilités de constituer un large front anti-
impérialiste. Après des escales à Alger puis Genève, où il ne cesse d’inviter les Afro-
Américains à choisir entre « le bulletin de vote ou le fusil », il donne un meeting dans la
salle parisienne de la Mutualité consacré aux conséquences de l’élection du président
Johnson et à la lutte noire aux États-Unis.

Quelques mois après son périple africain, Malcolm X, devenu un voyageur infatigable et 20
un conférencier à succès, repart en février 1965 pour l’Angleterre. À Oxford, il donne une
conférence au cours de laquelle il explique qu’une fois la révolution noire lancée, les
Blancs la rejoindront pour renverser le système. Cette déclaration est un coup de
tonnerre car Malcolm X, perpétuellement décrit par les médias dominants comme un
raciste anti-Blancs, fascine de plus en plus la jeunesse blanche engagée qui, en ces
années 1960, rêve d’en découdre avec les structures de pouvoir et les hiérarchies
traditionnelles. Interdit de séjour en France, où il avait notamment prévu d’évoquer avec
le militant noir cubain Carlos Moore la possibilité d’ouvrir une antenne de l’OAAU dans
l’Hexagone, Malcolm X repart à Londres d’où il donne, par téléphone, une conférence
di fusée aux trois cents personnes qui l’attendaient à Paris.
À son retour aux États-Unis, la position de Malcolm X est clairement internationaliste. 21
La solidarité des oppresseurs, explique-t-il à Detroit, le 13 février 1965, exige une
solidarité des opprimés dont l’importance numérique ne peut que leur assurer la
victoire :

Les intérêts des États-Unis sont liés à ceux de la France et à ceux de la Grande- 22
Bretagne. Tout cela forme un seul et immense complexe : il ne s’agit pas du pouvoir
américain, ou français, mais d’un pouvoir international. Ce pouvoir international sert
à réprimer les masses à peau sombre du monde entier et à exploiter leurs ressources
naturelles. […] Le simple fait de défendre l’idée d’une coalition des Africains, des Afro-
Américains, des Arabes et des Asiatiques qui vivent à l’intérieur de la structure a su fi à
déranger la France, que l’on dit être l’un des pays les plus libéraux du monde, et à lui
faire abattre son jeu. Pour l’Angleterre, même chose. […] Si l’on songe que le Brésil
compte deux tiers de « gens de couleur », de « non-Blancs », et que l’on y ajoute ceux du
Venezuela, du Honduras et du reste de l’Amérique centrale, de Cuba, de la Jamaïque,
des États-Unis et même du Canada – le total dépassera sans doute 100 millions. Et c’est
la présence de ces 100 millions-là à l’intérieur de la structure qui préoccupe aujourd’hui
[14]
très fort le pouvoir .

Les Black Panthers dynamitent l’Amérique

Huit jours après son discours à Detroit, Malcolm X est assassiné par un commando de 23
Nation of Islam. Ce meurtre choque l’Amérique noire. En juin 1966, Stokely Carmichael,
d’abord proche de Martin Luther King et militant au sein du SNCC, lance le mouvement
du Black Power, qui remet en cause, comme l’avait fait Malcolm X dans les années qui
avaient précédé sa mort, la stratégie de la non-violence et de la résistance passive.
L’heure est venue de se lever pour défendre ses droits (« Stand up for your rights ! »)
plutôt que de s’asseoir (« Stand up, not sit in ! »), de faire chanceler l’adversaire plutôt
que de le faire danser (« Swing, not sing ! »). Les Noirs, estime Carmichael, doivent
prendre le contrôle de leur propre communauté et mettre en place leurs propres
organisations sans suivre les conseils des Blancs. Si les militants afro-américains ne
réclament pas l’indépendance, ils demandent le droit à l’autodétermination et la sortie
du modèle impérialiste et capitaliste américain. In luencée par les indépendances
africaines et la révolution cubaine, le mouvement Black Power prend ainsi des allures de
[15]
révolution socialiste et internationaliste noire .

En octobre 1966, à Oakland (Californie), la création du parti des Panthères noires pour 24
l’autodéfense (Black Panthers Party for Self-Defense, BPPSD) consacre cette philosophie
de la résistance par tous les moyens nécessaires. Ses fondateurs, Bobby Seale et Huey
P. Newton, bientôt rejoints par Carmichael, s’inspirent de Malcolm X, ainsi que des
idéologies marxistes et maoïstes révolutionnaires, pour émettre un programme en dix
points. Les Panthères réclament la liberté et l’autodétermination de la communauté
noire à l’issue d’un plébiscite organisé sous contrôle des Nations unies, le plein-emploi,
la fin de l’exploitation capitaliste, l’amélioration des conditions de logement, la mise en
place d’une politique éducative répondant aux attentes de la communauté.
Revendiquant le port d’arme en conformité avec la Constitution et en réponse aux
brutalités policières, les Panthères demandent l’exemption de tous les hommes noirs du
service militaire, la libération des Noirs emprisonnés, la mise en place de tribunaux
mixtes et un programme d’activités sociales complet.

Nourris par la lecture de Fanon, les Black Panthers se lient à la révolution mondiale en 25
défendant la thèse d’un colonialisme interne frappant les Noirs des États-Unis. Tous les
indicateurs économiques et sociaux révèlent e fectivement l’existence de grandes
poches de pauvreté à l’intérieur des États-Unis qui correspondent aux regroupements
de population noire. La lutte afro-américaine montre que la nature impérialiste des
États-Unis n’est que l’extension au reste du monde des structures internes de ce pays, et
que les Noirs forment le groupe qui, au cours du XXe siècle, a le mieux incarné la
[16]
tradition de lutte et de résistance aux États-Unis . Se vivant comme des colonisés à
l’intérieur des États-Unis, Les Black Panthers s’organisent en contre-société. Comme les
mouvements de libération du Vietnam, d’Angola ou de Guinée-Bissau, ils fondent leurs
propres troupes d’autodéfense, leurs propres écoles et hôpitaux et même leur propre
« gouvernement ».

Défiant Washington depuis l’intérieur même des États-Unis, les Black Panthers attirent 26
rapidement l’attention des gouvernements et mouvement de libération du tiers monde.
En juillet 1969, ils sont o ficiellement invités par le gouvernement algérien dans le cadre
du premier Festival culturel panafricain (voir chapitre 21). Guidés dans Alger par la
militante panafricaine Julia Hervé – fille de l’écrivain Richard Wright –, les militants
Black Panthers participent aux conférences aux côtés des représentants des
mouvements de libération qui combattent à l’époque le colonialisme en Afrique
lusophone et en Afrique australe. S’inscrivant dans la filiation de Malcolm X, ils se
présentent comme les représentants légitimes de la lutte de libération des Noirs
américains. « Les Algériens, qui ont achevé leur guerre d’indépendance depuis
seulement huit ans, estiment naturel de soutenir les autres mouvements de libération,
note le New York Times. Ils veulent jouer un rôle moteur dans une Afrique complètement
décolonisée. Ils veulent aussi reconnaître tous les mouvements en dehors de l’Afrique
qui, comme les Panthères, luttent contre les États qu’ils considèrent comme
[17]
impérialistes ou fascistes . » Présentés par le gouvernement algérien comme « le
[18]
noyau d’un futur gouvernement américain », les Black Panthers disposent, dans les
mois qui suivent le festival, d’une ambassade o ficielle dans la capitale algérienne.
Le parcours de Stokely Carmichael est également intéressant. Ayant pris ses distances 27
avec le mouvement, il s’installe en Guinée-Conakry à la fin des années 1960, avec sa
femme, la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba (voir chapitre 21). Le couple se
passionne pour le panafricanisme au contact de Sékou Touré et de Kwame Nkrumah,
qui a trouvé refuge à Conakry après le coup d’État qui l’a chassé du pouvoir en 1966.
« Notre idéologie doit être le panafricanisme, et rien d’autre », décrète Carmichael après
[19]
avoir dévoré les écrits de Padmore et Du Bois et la littérature consacrée à Garvey .
Persuadé que le vent de l’histoire fera triompher l’idéologie panafricaine, il développe
ses théories dans un livre publié en 1971, Stokely Speaks : Black Power Back to Pan-
Africanism, adopte sept ans plus tard un nouveau nom, Kwame Toure, en hommage à ses
deux mentors, et reprend en main le Parti révolutionnaire des peuples panafricains (All-
African People’s Revolutionary Party, A-APRP) lancé à Conakry par Nkrumah en 1968.

La contestation menée par les Black Panthers aux États-Unis et les alliances qu’ils 28
scellent avec les gouvernements révolutionnaires à travers le monde inquiètent les
dirigeants américains. Dès la fin des années 1960, le FBI déclenche une répression féroce
dans le cadre de son Programme de contre-espionnage (Counter Intelligence Program,
COINTELPRO). Ils infiltrent les Panthers, tentent de les discréditer dans la presse,
emprisonnent ou assassinent certains de leurs responsables, obligeant les autres à fuir à
l’étranger, à abandonner le combat ou à revenir à des méthodes moins radicales. Alors
que la crise économique conduit les autorités à réduire les programmes d’action positive
en faveur des Noirs, la drogue envahit les ghettos et touche une jeunesse livrée à elle-
même tandis qu’une petite bourgeoisie noire émerge grâce aux opportunités o fertes
par un capitalisme fondé sur une vision individualiste de la réussite.

Les Noirs se réapproprient leur histoire

Dans les années qui suivent le vote des lois sur les droits civiques, des villes moyennes 29
(Springfield, Gary, Cleveland) puis de premier plan (Washington DC, Atlanta, La
Nouvelle-Orléans, Detroit) élisent des maires noirs. Mettant en avant des individus et
démantelant le système de solidarité sociale des mouvements radicaux, les autorités
détruisent la stratégie du Black Power qui consiste à redonner confiance et autonomie
aux populations noires en leur permettant de contrôler leurs propres institutions.
Malgré la répression, certains militants décident de poursuivre la bataille de la culture et
[20]
de l’éducation .

Dès 1957, l’Association des études africaines (African Studies Association, ASA) est créée 30
aux États-Unis, avec l’aval des autorités américaines qui ont besoin de travaux pour
mieux comprendre ce continent en voie de décolonisation. Plus de deux mille
chercheurs – majoritairement blancs – intègrent l’ASA, qui construit un réseau et des
programmes de cours en études africaines. Le département d’État se met parallèlement
à former des diplomates américains en swahili, et les fonctionnaires noirs les plus
dévoués sont envoyés défendre les intérêts de la Maison-Blanche dans les ambassades
[21]
en Afrique . Ce vivier académique au service du gouvernement américain est décrié
par les chercheurs militants. En octobre 1968, à la conférence annuelle de l’ASA, des
chercheurs noirs créent un groupe dissident pour contrôler leur propre histoire,
rapprocher la communauté noire et les chercheurs qui en sont issus, et collaborer avec
les ambassades, les universités et les chercheurs en Afrique.

Un an plus tard, l’historien noir John Henrik Clarke, qui s’étonne de voir tant 31
d’universitaires blancs s’intéresser à l’Afrique et si peu de chercheurs noirs occuper des
positions de direction des programmes d’études africaines, décide de fonder
l’Association des études sur l’héritage africain (African Heritage Studies Association,
AHSA), puis d’aller à la conférence de l’ASA pour demander la parité raciale dans la
[22]
direction de l’ASA . Clarke souhaite également l’adoption dans les études de la
perspective panafricaniste qui montre que « tous les Noirs sont des Africains » et rejette
« la division des peuples africains en fonction d’une géographie fondée sur les sphères
[23]
d’in luence colonialistes ». Lorsqu’en octobre 1969 l’ASA tient à Montréal sa
conférence annuelle conjointement avec l’Association canadienne des études africaines
(ACEA), la connexion entre chercheurs et activistes est inévitable : le campus
montréalais de l’université Sir George Williams est occupé par des étudiants antillais et
des militants du Black Power qui interrompent les travaux de l’ASA. À une courte
majorité, l’ASA rejette toutes les demandes de l’AHSA.

Une conséquence de ce refus est la naissance de l’afrocentricité comme science 32


académique (Africana studies) pour traduire les besoins des chercheurs noirs qui veulent
articuler l’idéologie panafricaine avec les luttes politiques, sociales et culturelles en
cours. Constatant l’impossibilité de purger le racisme présent dans le système scolaire et
universitaire, et estimant que le dysfonctionnement des institutions éducatives
recevant les jeunes Noirs avait un lien avec la surreprésentation carcérale de cette
frange de la population, l’éducation afrocentrée décide de revenir aux fondamentaux de
la culture et de l’identité africaines. L’égyptologie de Cheikh Anta Diop devient alors une
voie de passage obligé, tout comme l’apprentissage du swahili. Le système culturel
afrocentré de Maulana Karenga, fondé sur des fêtes et un calendrier africains, ainsi que
son corollaire académique de l’afrocentricité de Molefi Kete Asante prennent leur essor.
De nouvelles revues et de nouveaux centres de recherche et associations scientifiques et
culturels afro-américains voient le jour. Sur les campus afro-américains, les leaders
africains méprisés dans l’historiographie o ficielle deviennent des héros populaires, et
une vision romantique de l’Afrique se développe en parallèle à un regain de
militantisme.
En 1972, un Comité de soutien à la libération de l’Afrique (African Liberation Support 33
Committee, ALSC) est créé par une coalition de panafricanistes et de nationalistes
[24]
noirs . Il organise des collectes d’argent, d’habits, de médicaments, assure la
publication de textes alternatifs et organise des actions de protestation contre
l’apartheid.

Le 27 mai 1972 est organisée à Washington la première édition américaine de l’African 34


Liberation Day (Journée de la libération de l’Afrique, ALD), qui réunit entre 30 000 et
50 000 personnes sur un trajet allant de Malcolm X Park jusqu’à la 16e rue, en passant
[25]
devant le consulat d’Afrique du Sud et le département d’État . L’événement, organisé
par l’ALSC en solidarité avec le comité de libération de l’OUA, est repris dans plusieurs
pays occidentaux et africains. Après 1975, l’ALSC se divise en plusieurs branches : l’A-
APRP de Stokely Carmichael, le Parti des travailleurs socialistes (Socialist Worker Party,
SWP) d’Abdul Alkalimat et le groupe d’orientation marxiste-léniniste-maoïste d’Owusu
Sadaukai et Imamu Baraka. Tous ces mouvements prennent position contre la
répression des mouvements anti-impérialistes, notamment en Angola, au Mozambique
[26]
ou en Afrique australe .

Notes

[1] Manning MARABLE, Race, Reform and Rebellion, University Press of Mississippi, Jackson,
2007.

[2] Bill SUTHERLAND et Matt MEYER, Guns and Gandhi in Africa. Pan-African Insights on Non-
Violence, Armed Struggle and Liberation, Africa World Press, Trenton, N.J., 2000, p. 33-34.

[3] Cité in Marie-Agnès COMBESQUE, Martin Luther King, Le Félin-Kiron, Paris, 2008, p. 171-
174.

[4] Bill SUTHERLAND et Matt MEYER, op. cit., p. 213.

[5] Martin Luther KING, Black Power, Payot & Rivages, Paris, 2008, p. 27.

[6] Jeanne THEOHARIS, « “A life history of being rebellious”. The radicalism of Rosa Parks »,
in Dayo F. GORE, Jeanne THEOHARIS et Komozi WOODARD (dir.), Want to Start a
Revolution ? Radical Women in the Black Freedom Struggle, New York University Press,
New York, 2009, p. 115-137.

[7] Manning MARABLE, Malcolm X. A Life in Reinvention, Penguin Books, Londres, 2012.

[8] Ibid., p. 314-320.

[9] Ibid., p. 406.

[10] Malcolm X, Le Pouvoir noir, La Découverte, Paris, 2002, p. 250.

[11] Ibid., p. 206, p. 249-250.


[12] Ibid., p. 360-387.

[13] Cité in Saïd BOUAMAMA, Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, Zones-La
Découverte, Paris, 2014, p. 223.

[14] Malcolm X, op. cit., p. 196-198.

[15] Charles HAMILTON et Stokely CARMICHAEL, Black Power, Africa World Press, Trenton,
N.J., 1987.

[16] Horace G. CAMPBELL, Barack Obama and Twenty-first Century Politics, Pluto, Londres,
2010, p. 63.

[17] Cité in Joshua BLOOM et Waldo E. MARTIN, Black Against Empire. The History and Politics
of the Black Panther Party, University of California Press, Berkeley, 2013, p. 315.

[18] Ibid.

[19] Donald J. MCCORMACK, « Stokely Carmichael and Pan-Africanism. Back to Black


Power », The Journal of Politics, vol. 35, n° 2, mai 1973, p. 406.

[20] St. Clair DRAKE, « Black studies and global perspectives : An Essay », The Journal of Negro
Education, vol. 53, n° 3, été 1984, p. 226-242.

[21] Carol ANDERSON, « The Cold War in the Atlantic world », in Toyin FALOLA et Kevin
D. ROBERTS (dir.), The Atlantic World 1450-2000, Indiana University Press, Bloomington,
2008, p. 294-314.

[22] John Henrik CLARKE, « African American historians and the reclaiming of african
history », Présence Africaine, n° 110, 2nd trimestre, 1979, p. 29-48.

[23] Ronald W. WALTERS, op. cit., p. 368.

[24] Edward O. ERHAGBE, « The African-American contribution to the liberation struggle in


Southern Africa. The case of the African Liberation Support Committee, 1972-1979 »,
The Journal of Pan-African Studies, vol. 4, n° 5, septembre 2011, p. 26-56.

[25] Ronald W. WALTERS, op. cit., p. 71.

[26] Ibid., p. 73-75.

Plan
20. La Caraïbe et l’Amérique du Sud. Des héritiers de la
résistance africaine aux orphelins de la révolution
panafricaine
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 265 à 278

Chapitre

L ’une des erreurs stratégiques dans la formation de l’OUA, en mai 1963, est d’exclure
a priori les pays des Amériques peuplés à majorité d’Afro-descendants. Des années
1960 à 1980, la Caraïbe constitue pourtant un laboratoire politique, culturel et social
1

de la révolution panafricaine et anti-impérialiste. À partir de la fin des années 1990, c’est


d’Amérique du Sud, notamment du Brésil et du Venezuela, que sou le un nouvel esprit
révolutionnaire, fondé sur des mouvements sociaux et idéologiques intégrant la
composante africaine. Alors que des régimes néocolonialistes s’installent en Afrique et
que les États-Unis répriment les mouvements afro-américains, ce qui se joue dans cette
partie du monde mérite une attention particulière. Car c’est de là que de nombreux
militants espèrent relancer la dynamique panafricaine.

Cuba : « Le sang africain coule abondamment dans nos


veines »

Ce n’est qu’en 1895, soit bien après l’indépendance des colonies espagnoles du continent 2
américain (années 1820), l’abolition de la traite (1867) et de l’esclavage (1886), que Cuba
parvient à réaliser sa première révolution. Une alliance entre les travailleurs noirs et les
propriétaires blancs ruinés par la chute du cours du sucre se forme sous l’impulsion du
 Ajouter
poète nationaliste José Marti, fondateur du Parti révolutionnaire cubain, et débouche
sur une guerre d’indépendance menée par le général métis Máximo Gomez et le général
noir Antonio Maceo.

Toutefois, cette révolution est vite récupérée par les États-Unis qui, prétextant 3
l’explosion d’un navire américain dans la rade de La Havane, placent Cuba sous tutelle
économique et militaire dès 1902. Ainsi, lorsque Fidel Castro et ses hommes renversent
le dictateur Fulgencio Batista et entrent dans La Havane le 1er janvier 1959, ils mettent
fin à un système qui, en un demi-siècle, avait fait de Cuba un terrain de jeu et une
succursale du capitalisme américain. L’intransigeance des États-Unis à l’égard du
régime castriste accélère le rapprochement de Cuba avec le bloc socialiste et o fre aux
autres pays caribéens un modèle alternatif à celui que leur puissant voisin tente
d’imposer dans la région. La révolution cubaine apparaît alors, note C.L.R. James dans la
préface de 1962 des Jacobins noirs, comme une « révolution antillaise ».

Rompant avec la discrimination raciale perpétuée par l’occupation américaine, la 4


révolution de 1959 cherche à éliminer le racisme institutionnel et à rendre leur dignité
aux Noirs en valorisant les arts, la culture et l’histoire des peuples africains. S’inspirant
de la formule de José Martí, qui expliquait à la fin du XIXe siècle que le Cubain est « plus
que blanc, plus que mulâtre, plus que noir », les révolutionnaires cubains entendent
e facer les barrières raciales sur l’île, politique qui rencontrera un succès mitigé, et se
montrent immédiatement solidaires des mouvements de résistance africains et afro-
américains.

Venu participer à l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 1960, Castro quitte son 5
hôtel de Manhattan à la suite du harcèlement des autorités américaines et du
comportement raciste du personnel. Sans hésiter, la délégation cubaine accepte la
proposition de Malcolm X de venir loger à l’hôtel Theresa, en plein cœur de Harlem.
Accueillie par une foule scandant « Liberté pour l’Algérie ! », « Hors du Congo ! » ou
« Vive Cuba ! », la délégation cubaine reçoit ensuite les visites de Nkrumah, Nehru,
Nasser, Sukarno, Tito et Khrouchtchev. Castro quitte New York avec une très bonne
image de la lutte afro-américaine, mais avec beaucoup d’inquiétude sur la crise au
Congo. Dès l’annonce de la mort de Lumumba en janvier 1961, il critique l’obstruction
manifeste de l’ONU.

La Havane se rapproche alors du groupe de Casablanca, constitué en 1961, et envoie Che 6


Guevara sur le continent africain pour approfondir les relations avec les dirigeants
progressistes (Algérie, Égypte, Guinée, Ghana, Mali, Tanzanie). À la tête d’un commando
de combattants cubains, le célèbre guérillero s’envole pour la Tanzanie en avril 1965. De
là, avec ses hommes, tous noirs pour ne pas se faire repérer, mais qui découvrent pour la
première fois l’Afrique, il part dans l’est du Congo avec l’objectif d’ouvrir un troisième
 Ajouter
front anti-impérialiste après le Vietnam et l’Amérique du Sud. Cette expédition s’achève
sur un échec cinglant que Che Guevara attribue à la désorganisation et la faiblesse
idéologique des rebelles lumumbistes dirigés par Laurent-Désiré Kabila.

Malgré cet échec, Cuba continue de soutenir les régimes africains progressistes par des 7
programmes militaires, éducatifs et sociaux. Ainsi, rappelant toujours que « le sang
africain coule abondamment dans nos veines », Fidel Castro pratique une forme de
panafricanisme d’État : il accueille les révolutionnaires afro-américains en exil, invite les
représentants des mouvements de libération africains et envoie des milliers d’hommes
combattre sur le continent lui-même. Une dizaine d’années après l’expédition manquée
au Congo, le régime cubain n’expédie pas moins de 17 000 soldats en Éthiopie pour
[a]
soutenir le régime de Mariam Mengistu, en guerre contre la Somalie . Mais c’est en
Angola que l’intervention cubaine est la plus décisive. Grâce au financement et au
soutien logistique de Moscou, La Havane y envoie plusieurs dizaines de milliers de
soldats pour aider le MPLA à repousser les troupes de l’UNITA et les forces sud-
africaines qui cherchent à faire tomber le gouvernement socialiste de Luanda. Inscrite
dans la durée, l’alliance des forces angolaises et cubaines permettra en 1988, de
repousser les assaillants lors la bataille de Cuito-Cuanavale. Cette victoire, qui précipite
la chute du régime de l’apartheid, vaudra à Castro et au peuple cubain les
remerciements de Nelson Mandela lors de sa visite à La Havane en juillet 1991.

La Jamaïque et le tournant des « émeutes Rodney » (1968)

L’autre île qui semble en mesure de suivre la révolution cubaine est la colonie 8
britannique de la Jamaïque, peuplée à plus de 90 % de Noirs, mais dominée par une élite
blanche et mulâtre. Ayant rejeté, à l’occasion d’un référendum organisé en
septembre 1961, le projet d’une Fédération regroupant les dix territoires antillais
britanniques, la Jamaïque prend son indépendance un an plus tard. Inféodé aux États-
Unis, entretenant un climat de violence politique et sociale, le régime jamaïcain se
désintéresse de l’Afrique et persécute les disciples de Garvey, le groupe social des
[2]
Rastafaris et tous les militants qui se revendiquent du Black Power .

Après avoir enseigné et vécu dans la Tanzanie de Nyerere, l’historien guyanien Walter 9
Rodney retourne en Jamaïque en janvier 1968 pour enseigner à la University of the West
[3]
Indies (UWI), où il avait été étudiant au début des années 1960 . Sous son impulsion
académique et militante, une grande partie de la jeunesse de la classe moyenne
jamaïcaine découvre ses a finités avec l’histoire culturelle de l’Afrique et avec l’esprit
d’insoumission et de critique anticonsumériste des Rastafaris. Dans les amphithéâtres
comme dans les rues des quartiers défavorisés de Kingston, des centaines de personnes

de toute classe sociale assistent aux conférences de Rodney sur le Black Power et la
Ajouter
[4]
révolution africaine dans le contexte de la Caraïbe . Rodney bénéficie du soutien
critique des doyens du mouvement rastafari, qui avaient montré leur popularité en
assurant la médiation entre la foule et les autorités débordées lors de la visite d’Hailé
[5]
Sélassié à Kingston le 21 avril 1966 .

Le 14 octobre 1968, alors que Rodney est à Montréal pour participer à la Conférence des 10
écrivains noirs, aux côtés de C.L.R. James et de Stokely Carmichael, son titre de séjour
[6]
est annulé par les autorités jamaïcaines . Depuis le Québec, il prononce un discours
acerbe à l’encontre du gouvernement et de la bourgeoisie néocoloniale jamaïcains. Deux
jours plus tard, les étudiants et amis de Rodney organisent à Kingston une marche de
protestation qui rassemble une foule de déshérités et se termine en émeute. Près d’une
centaine de bâtiments représentant des symboles du capitalisme (banques, entreprises,
commerces) sont endommagés, treize bus sont brûlés, onze policiers blessés et deux
manifestants tués. La répression de ce qui prend le nom d’« émeutes Rodney » (Rodney
riots) par les autorités jamaïcaines, qui expulsent au passage les étudiants étrangers,
favorise la di fusion, dans l’île et ailleurs, des idées de l’historien, inspiré par le
mouvement du Black Power et très attaché à la réappropriation par les Caribéens noirs
[7]
de leur identité africaine .

Interdit de séjour en Jamaïque, Walter Rodney retourne en Tanzanie. Proche de 11


C.L.R. James, il s’investit dans la lutte panafricaine et publie, en 1972, son livre
fondateur, How Europe Underdeveloped Africa (« Comment l’Europe a sous-développé
l’Afrique »), qui tente de donner une explication globale, à la fois historique et
systémique, du prétendu « sous-développement » africain. De retour dans son Guyana
natal en 1974, Rodney s’engage en politique. Il mourra dans un attentat, en juin 1980,
sans doute commandité par les plus hautes autorités guyaniennes.

État d’urgence à Trinidad et Tobago et révolution à la


Grenade (1970-1983)

En 1969, quelques mois après le passage de Rodney au Québec, des étudiants caribéens 12
occupent un bâtiment du campus Sir George Williams de Montréal pour dénoncer le
racisme de la société canadienne, a ficher leur solidarité avec les mouvements de
libération et demander la réforme des études africaines en milieu universitaire. Arrêtés,
les étudiants les plus actifs, originaires de Trinidad et Tobago, sont expulsés du Canada
avec l’accord du gouvernement trinidadien dirigé par Eric Williams, l’ancien camarade
[8]
de James et Padmore dans l’Angleterre des années 1930 .

En apprenant la collaboration de leur gouvernement, qui a également banni de l’île leur 13


compatriote Stokely Carmichael, les étudiants manifestent à Port of Spain, capitale de
 Ajouter
Trinidad et Tobago, et s’en prennent aux intérêts canadiens. Le mouvement prend de
l’ampleur lorsque les étudiants expulsés ouvrent une antenne du parti des Black
[9]
Panthers et introduisent les tactiques de contestation apprises en Amérique du Nord .
Dans la foulée, la radicalisation des mouvements sociaux dans les secteurs stratégiques
(pétrole, sucre, transports) conduit le gouvernement à promulguer l’état d’urgence et à
arrêter une quinzaine de personnes issues de la mouvance Black Power. Fragilisé par
une tentative de putsch, Williams s’engage cependant à lutter contre les divisions
raciales, à revaloriser la culture africaine et à lancer un programme de nationalisation
ou de recapitalisation par l’État des entreprises stratégiques.

À la Grenade, une petite île au large du Venezuela qui compte un peu plus de cent mille 14
habitants en 1970, le régime d’Eric Gairy est également secoué par des collectifs
populaires autonomes qui fusionnent dans le Nouveau mouvement d’entreprise
commune pour l’éducation sociale et la libération (New Jewel Movement, NJM). Le
délégué du NJM, Maurice Bishop, participe au congrès panafricain qui se tient à Dar es
Salaam en 1974, puis revient sur l’île pour introduire le concept du pouvoir populaire
[10]
(power to the people) inspiré des Black Panthers et des mouvements de libération .
Pendant plusieurs années, une vague de mouvements sociaux et de violences politiques
[11]
touche la Grenade jusqu’à la prise du pouvoir par Bishop en mars 1979 .

En pleine guerre froide, la Grenade tente la première révolution de la Caraïbe depuis 15


celle de Cuba. Des programmes sociaux sont lancés (logement, éducation, santé) avec le
soutien cubain, et Bishop mène une politique internationale pancaribéenne et anti-
impérialiste. Saluant la chute du dictateur proaméricain Anastasio Somoza au
Nicaragua en 1979, réclamant l’indépendance de Porto Rico, la rétrocession du canal de
Panama au peuple panaméen et le retrait des Américains de la base cubaine de
Guantánamo, il propose aux États insulaires de la Caraïbe de réaliser une union
politique pour abolir leurs divisions linguistiques et établir un nouveau droit de la mer.
En dénonçant l’assassinat en juin 1980 au Guyana de son ami Walter Rodney, il pointe
les intimidations commises par les impérialistes à l’égard des petites nations. Soutenant
les mouvements anti-apartheid et le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui
dans le con lit qui l’oppose au Maroc pour le contrôle de l’ancienne colonie espagnole
du Sahara occidental, Bishop, qui est déjà très proche de Julius Nyerere (Tanzanie),
prépare une tournée en Afrique avec l’aide des présidents Samora Machel
(Mozambique) et Robert Mugabe (Zimbabwe) lorsqu’il est exécuté le 19 octobre 1983
dans un coup d’État suivi par une intervention militaire américaine.

La brutalité avec laquelle plusieurs expériences de changement de l’ordre social ont été 16
éteintes dans la Caraïbe n’est pas sans rappeler ce qui se passe à la même période en
Afrique, où les régimes conservateurs sponsorisés par les grandes puissances
occidentales se multiplient. Mais les régimes dits « révolutionnaires », avec lesquels les

 Ajouter
militants progressistes caribéens tentent de tisser des liens, ne sont pas toujours
réceptifs à leurs revendications. C’est ce qu’ils constatent, par exemple, lors du congrès
panafricain organisé en Tanzanie en 1974.

La rupture du congrès panafricain de 1974

L’initiative de ce congrès panafricain, le premier organisé depuis celui de Manchester et 17


le premier à se tenir sur le continent africain, revient à C.L.R. James et à l’ancien
parlementaire bermudien Roosevelt Brown, qui avaient lancé l’idée en juin 1969, lors
d’une rencontre sur l’archipel des Bermudes. Soutenu par Nkrumah et Nyerere, un petit
groupe d’activistes expérimentés réunis par James rédige un appel et un argumentaire,
tandis que trois comités régionaux (Afrique, Amérique du Nord, Amérique du Sud et
Caraïbe) sont mis en place pour préparer le congrès. Publié et di fusé dans les milieux
étudiants et militants dès février 1972, l’appel laisse des questions en suspens. Et
notamment cette question sensible : quelle place doit-on faire aux partis d’opposition et
aux délégations non o ficielles lors du congrès ?

Sous la pression de plusieurs de ses homologues, qui refusent la liste des intervenants 18
pressentis, les jugeant trop subversifs ou trop marginaux, l’hôte du congrès, Julius
Nyerere, accepte que seules les délégations o ficielles prennent la parole lors de la
rencontre et refuse de placer à l’agenda du congrès les résolutions qui pointent les
échecs de l’OUA et de la politique de non-alignement. Le congrès panafricain de Dar es
Salaam, qui réunit une majorité de délégations o ficielles venues de tous les pays
membres de l’OUA et des principaux États caribéens, et une minorité de mouvements
de libération, paraît, en pratique, particulièrement conservateur et bien peu ouvert à la
[12]
critique . Presque toutes venues des Amériques, les délégations non
gouvernementales sont marginalisées par les délégations o ficielles habituées à la
maîtrise des débats dans les enceintes parlementaires et les instances internationales.
[13]
Estimant que l’héritage de Nkrumah a été sacrifié , C.L.R. James et plusieurs militants 19
caribéens et afro-américains ont organisé des sessions alternatives. Dans cette
perspective, Walter Rodney prépare un long texte, consacré à la « lutte des classes
[14]
internationale en Afrique, dans les Caraïbes et en Amérique », dans lequel il s’en
prend aux dirigeants qui, à l’instar de Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Léopold
Sédar Senghor (Sénégal), Jean-Claude Duvalier (Haïti), Idi Amin Dada (Ouganda),
Joseph Mobutu (Zaïre) ou Kamuzu Banda (Malawi), versent dans le tribalisme sous
couvert de « négritude ». Approfondissant les analyses de Fanon et Cabral, Rodney
souligne que le concept de « panafricanisme » a été détourné de sa vocation originelle
par la bourgeoisie néocoloniale. Brandissant leurs professions de foi « panafricaine »,

sous prétexte
Ajouterqu’ils assistent aux réunions de l’OUA, tous ces dirigeants pratiquent en
réalité un nationalisme aussi chauvin que rétrograde. Le pseudo-panafricanisme sert
ainsi à écarter les peuples africains et à réprimer les mouvements qui cherchent à leur
rendre la parole. « Le panafricanisme a été tellement bafoué par les régimes africains
actuels que le concept d’“Afrique”, dans ses objectifs pratiques, est mort », a firme
l’historien. Par conséquent, la critique panafricaniste authentique doit poser la question
de la structure et du contrôle de l’État. Quelle est la classe sociale qui dirige l’État ? Pour
quels intérêts se déclare-t-elle « panafricaine » ?

C.L.R. James craint que ce texte – qui est distribué aux organisateurs mais qui ne sera 20
pas lu, car Rodney tombe malade – rajoute de la division. Alors que les Africains
s’agacent des critiques exprimées par les Noirs des Amériques, il pourrait briser
l’équilibre fragile entre les forces étatiques et non étatiques et entre le continent et la
diaspora. Signe de la fracture de plus en plus palpable entre les gouvernements africains
et les mouvements d’outre-Atlantique, l’Amérique du Sud n’est représentée, au congrès,
que par un seul délégué, l’Afro-Brésilien Abdias do Nascimento (lequel, apprenant que
son camarade du Guyana, Eusi Kwayana, avait été exclu du congrès, avait d’ailleurs
[15]
longtemps hésité à confirmer sa participation ). C’est donc en tant que seul délégué
sud-américain que do Nascimento lit sa communication – que le président de séance lui
demande à plusieurs reprises d’abréger – dans laquelle il retrace l’histoire de la
communauté afro-brésilienne, qui représente numériquement la plus importante
diaspora africaine. Le lendemain, en réunion privée avec Nyerere, il se plaint des
restrictions imposées aux délégués venus des Amériques et souligne l’impérieuse
nécessité de soutenir la résistance que les Afro-Brésiliens opposent au régime militaire
installé au Brésil depuis 1964.

Le quilombisme et la critique des relations Afrique-Brésil

Au moment de son intervention, Abdias do Nascimento a déjà plus de trente ans de 21


militantisme derrière lui. Lorsqu’en 1944 il fonde à Rio le Théâtre expérimental du Noir
(Teatro experimental do Negro, TEN), do Nascimento veut faire de ce « laboratoire
d’expression culturelle et artistique » un outil pour combattre les stéréotypes racistes,
former des Noirs illettrés et dégager des revenus pour financer de manière
indépendante des conférences et d’autres activités. Cette recherche de l’autonomie le
place dans la tradition des quilombos, ces « communautés de survie » dans lesquelles se
retrouvaient les Africains en fuite, du temps de l’esclavage, pour reconstruire leur liberté
[16]
de manière collective et indépendante . Progressivement, le quilombisme est devenu
l’expression d’un mouvement sociopolitique défiant l’autorité du pouvoir et
[17]
l’individualisme du système économique .

 Ajouter
Critique d’art et éducateur, traducteur des thèses de Cheikh Anta Diop, do Nascimento 22
tente d’élaborer dans les années 1960 une épistémologie afro-brésilienne libérée du
folklore. Pour cela, il reproche aux chercheurs brésiliens blancs travaillant sur l’Afrique
de donner une lecture eurocentrée du problème racial et de se réfugier derrière
l’objectivité scientifique pour étou fer les revendications des Noirs. Militant politique, il
dénonce l’alignement du Brésil sur le colonialisme portugais et la proximité de Brasilia
avec Houphouët-Boigny (la Côte d’Ivoire est à l’époque le seul pays africain avec lequel le
régime brésilien entretient des relations diplomatiques). Menacé par le régime
militaire, do Nascimento quitte le Brésil en 1968 pour enseigner aux États-Unis, puis au
Nigeria où il retrouve une importante communauté de retornados, ces descendants
d’Africains déportés au Brésil et revenus en Afrique de l’Ouest.

Intervenant au congrès de 1974 avec un texte sur la « Révolution culturelle et le futur du 23


[18]
panafricanisme », do Nascimento critique la tonalité élitiste des congrès panafricains
qui se limitent bien souvent à des déclarations de bonnes intentions en français et en
anglais, deux langues inconnues de la majorité des Afro-Brésiliens. Exprimant la
solidarité des Noirs du Brésil avec les mouvements de libération, il met en garde les
Africains contre les nouvelles formes d’impérialisme qui, dit-il, pourraient même venir
du Brésil. En e fet, au moment où l’Empire portugais s’e fondre, le Brésil, qui est en
phase d’industrialisation, lance une o fensive diplomatique et commerciale sur
l’Afrique. Si l’Angola ou le Mozambique hésitent à travailler avec un régime qui a
attendu le dernier moment pour se désolidariser du colonialisme portugais et qui
entretient des relations commerciales avec l’Afrique du Sud, nombre de régimes
africains se montrent moins regardants.

La junte militaire au pouvoir au Nigeria depuis 1966 fait partie de ces régimes qui se sont 24
rapprochés de Brasilia. C’est donc sans surprise qu’elle censure do Nascimento lorsque
celui-ci, installé dans le pays depuis l’année précédente, participe, en 1977, au Festival
des arts et de la culture africains (FESTAC) de Lagos (voir chapitre 21) : l’intellectuel afro-
brésilien, qui parvient tout de même à prendre la parole grâce à la délégation afro-
américaine, subit les représailles de la junte, qui lui retire son passeport et le déclare
persona non grata. Revenu au Brésil au début des années 1980, do Nascimento, porté par
la renaissance des mouvements noirs au Brésil, devient l’unique député du Parti
démocratique travailliste (Partido Democrático Trabalhista, PDT).

Les mouvements noirs engagés pour le changement


politique

 Ajouter
Alors que le régime militaire corrompu et répressif finit par tomber en 1985 face à la 25
contestation des mouvements sociaux, une coalition d’organisations noires réclame
l’amnistie des prisonniers politiques, la lutte contre les violences policières racistes et la
promotion de la culture afro-brésilienne. Elles boycottent les célébrations du centenaire
de l’abolition de l’esclavage en 1988, préférant à la date o ficielle du 13 mai celle du
20 novembre qui correspond à l’exécution par les Portugais en 1695 de Zumbi, le
fondateur du quilombo de Palmares. Sentant la tension monter, le gouvernement tente
de calmer le jeu en promulguant une Constitution reconnaissant la nature multiraciale
du pays. Tout en ciblant la police et la presse, qui propagent les violences et les
stéréotypes racistes, le mouvement civique afro-brésilien rejoint le front progressiste de
la société civile brésilienne.

Cette action déterminée porte ses fruits au début des années 2000. Sous la présidence 26
de Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2011), le Brésil vote une loi sur l’enseignement
obligatoire de l’histoire de l’Afrique dans les écoles, s’engage à traduire en brésilien les
volumes de l’Histoire générale de l’Afrique par l’UNESCO et lance une série d’initiatives
pour lutter contre les stéréotypes anti-Noirs. Les progrès sont lents, mais ils permettent
à Brasilia d’inaugurer une nouvelle politique africaine fondée sur la proximité
historique et culturelle avec l’Afrique, avec en ligne de mire des perspectives
économiques et commerciales. Des accords de coopération bilatéraux sont signés avec
plusieurs pays africains pour développer les industries, les infrastructures, le secteur de
l’énergie et des transports, l’agriculture et les services.

En juillet 2006, le Brésil endosse la déclaration de Salvador de Bahia émise à l’occasion 27


de la seconde Conférence des intellectuels d’Afrique et de la diaspora (CIAD), dans
laquelle des intellectuels lancent un « appel aux leaders africains pour que la diaspora
[19]
soit considérée comme la sixième région du continent ». Enfin, invitée d’honneur aux
célébrations du cinquantenaire de l’OUA à Addis-Abeba en mai 2013, la présidente
brésilienne Dilma Rousse f, qui a succédé à « Lula » en 2011, annonce l’annulation de la
dette d’une douzaine de pays africains. Une mesure qui confirme que la démarche
« panafricaine » du Brésil, à l’heure où l’Afrique apparaît comme un continent
d’« opportunités économiques », s’inscrit dans un projet de nature plutôt libérale et
utilitariste. Ce dont se défendent d’autres pays de la région qui, cherchant également à
ra fermir leurs liens avec le continent africain, adoptent une approche plus
« révolutionnaire ».

Vers un afro-bolivarisme ?

 Ajouter
Au Mexique et en Amérique centrale, notamment au Panama et au Belize, la présence 28
africaine est encore très visible dans le phénotype. Dans les pays andins, où ils
représentent jusqu’à 15 % de la population, au Venezuela et en Colombie, où 30 % à 40 %
des habitants ont des origines africaines, les Noirs fondent plusieurs organisations
sociales et culturelles. Mais, à l’exception de quelques percées liées à la di fusion des
écrits de Garvey, ils sont globalement restés en dehors de la dynamique panafricaine,
pour des raisons géographiques ou linguistiques. Dans les années 2000, alors qu’une
vague de régimes socialistes arrive au pouvoir, les populations noires de Colombie, du
Venezuela, d’Équateur, du Pérou, d’Uruguay et d’Amérique centrale bénéficient d’une
renaissance culturelle et sociale importante.

Hugo Chávez, ancien militaire élu président du Venezuela en 1999, est sans doute le chef 29
d’État sud-américain qui a adopté la politique africaine la plus originale. Cherchant à
réhabiliter le bolivarisme, cette idéologie prônant l’unité des pays latino-américains, il
s’intéresse aussi au panafricanisme, dont l’histoire est également marquée par cette
volonté de conjuguer indépendance et unité. Pour faire le lien entre les deux courants,
que Kwame Nkrumah rapprochait déjà en 1963 dans son livre Africa Must Unite, Chávez,
qui n’hésite pas à mettre en avant ses propres origines africaines (sa grand-mère était
noire), invoque l’asile accordé en 1815 par le président haïtien Alexandre Pétion à Simon
Bolivar, le libérateur des colonies espagnoles.

Reste que le bolivarisme et le panafricanisme ne bénéficient pas de la même dynamique 30


historique : alors que le premier semble renaître, le second paraît trop souvent galvaudé.
Ainsi, la révolution bolivarienne impulsée par Chávez met en place des institutions qui
donnent aux populations un rôle moteur dans l’intégration latino-américaine et
caribéenne. C’est le cas notamment de l’Alliance bolivarienne pour les peuples des
Amériques (ALBA, « aube » en espagnol), un projet d’union politique qui vise à rompre
l’hégémonie capitaliste et états-unienne. Au-delà des Amériques, Chávez souhaite
renforcer les relations Sud-Sud et relancer les dynamiques tiers-mondistes et anti-
[20]
impérialistes en se tournant vers l’Afrique . Le Venezuela élargit son réseau
diplomatique, lance des programmes de coopération dans l’éducation, la culture et la
communication (TeleSur) et développe des partenariats économiques et énergétiques
(PetroSur) pour aider les pays africains à sortir ensemble de leur dépendance à l’égard
de l’Occident.

Le 22 février 2013, deux semaines avant son décès, Chávez écrit une lettre d’adieu 31
destinée à être lue aux présidents africains lors de la troisième conférence Amérique du
[21]
Sud-Afrique à Malabo en Guinée équatoriale . A firmant « du plus profond de [sa]
conscience [que] l’Amérique du Sud et l’Afrique sont un même peuple », il rappelle
l’histoire et les sacrifices de la lutte contre le colonialisme. Dans un contexte de guerre
économique et d’interventions impérialistes en Afrique, et face à la menace
 Ajouter
« extrarégionale », il invoque les mots de Simon Bolivar, « Union, union, union, cela doit
être notre plus importante consigne », pour réa firmer la nécessité d’une coopération
intergouvernementale au service des populations. Toutefois, la discrétion des
présidents africains au moment de la mort de Chávez rappelle que les initiatives à
destination de l’Afrique provenant des régimes sud-américains et caribéens se
réclamant de la « révolution » sou frent aujourd’hui de l’absence d’interlocuteurs sur le
continent africain.

Notes

[a] Mengistu avait renversé Hailé Sélassié en 1974.

[2] Obika GRAY, Radicalism and Social Change in Jamaica, 1960-1972, University of Tennessee
Press, Knoxville, 1991.

[3] Rupert LEWIS, Walter Rodney’s Intellectual and Political Thought, Wayne State University
Press, Detroit, 1998.

[4] Michael O. WEST, « Walter Rodney and Black Power. Jamaican intelligence and US
diplomacy », African Journal of Criminology & Justice Studies, vol. 1, n° 2, novembre 2005.

[5] Sur les deux premières missions en Éthiopie et la visite d’Hailé Sélassié à Kingston,
voir Giulia BONACCI, Exodus !, op. cit., p. 283-299. Voir aussi Horace G. CAMPBELL, Rasta
et résistance. De Marcus Garvey à Walter Rodney, Camion blanc, Rosières-en-Hayes, 2014.

[6] David AUSTIN, Small Axe, vol. 5, n° 2, septembre 2001. Voir aussi Walter RODNEY, The
Groundings with my Brothers, Bogle Louvertures Publications, Londres, 1969.

[7] Ralph GONSALVES, « The Rodney A fair and its a termath », Caribbean Quarterly, vol. 25,
n° 3, septembre 1979, p. 1-24.

[8] Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 185-189. Voir aussi
Ronald W. WALTERS, op. cit., p. 303.

[9] Sur le nationalisme et le Black Power dans la Caraïbe, voir Dennis BENN, op. cit., p. 65-
102 et p. 231-263.

[10] Marcus BRUCE et Michael TABER, Maurice Bishop Speaks. The Grenada Revolution and its
Overthrow, 1979-1983, Pathfinder, New York, 1983.

[11] Manning MARABLE, African and Caribbean Politics. From Kwame Nkrumah to the Grenada
Revolution, Verso, Londres, 1987, p. 197-272.

[12] Horace G. CAMPBELL, Pan-Africanism. The Struggle Against Imperialism and Neo-
Colonialism : Documents of the Sixth Pan-African Congress, Afro-Carib Publications,
Toronto, 1975, p. 59-70.

[13] C.L.R. JAMES, Nkrumah and the Ghana Revolution, Allison and Busby, Londres, 1977.

[14]
Walter RODNEY, « Towards the sixth Pan-African Congress. Aspects of the
 Ajouter
international class struggle in Africa, the Caribbean and America », in Horace
G. CAMPBELL, Pan-Africanism, op. cit., p. 18-41.

[15] Abdias DONASCIMENTO, Brazil : Mixture or Massacre ?, The Majority Press, Dover, 1989,
p. 11-13.

[16] Abdias DONASCIMENTO, « Quilombismo. An Afro-Brazilian political alternative »,


Journal of Black Studies, vol. 11, n° 2, Déc. 1980, p. 151.

[17] Luiz Fernando DO ROSÁRIO LINHARES, « Kilombos of Brazil : Identity and land
entitlement », Journal of Black Studies, vol. 34, n° 6, juillet 2004, p. 817-837.

[18] Abdias DONASCIMENTO, Brazil. Mixture or Massacre ?, op. cit., p. 23-55.

[19] Cette demande, qui avait été proposée une première fois au congrès panafricain de
1974, n’est acceptée par l’Union africaine qu’en janvier 2013.

[20] Camille FORITE, Chávez et l’Afrique : dix ans de politique extérieure vénézuélienne, IHEAL,
Paris, 2014.

[21] Les deux premières avaient eu lieu au Nigeria en 2006 et au Venezuela en 2009.

Plan
Cuba : « Le sang africain coule abondamment dans nos veines »

La Jamaïque et le tournant des « émeutes Rodney » (1968)

État d’urgence à Trinidad et Tobago et révolution à la Grenade (1970-1983)

La rupture du congrès panafricain de 1974

Le quilombisme et la critique des relations Afrique-Brésil

Les mouvements noirs engagés pour le changement politique

Vers un afro-bolivarisme ?

 Ajouter
21. Festivals culturels et chants de libération
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 279 à 293

Chapitre

L e panafricanisme est un sentiment qui a été porté par des artistes qui ont montré
qu’ils étaient en avance sur les visions politiques de leur époque. Ainsi, dans les
années 1940, prenant le contre-pied des danses et des rythmes apportés par les
1

colons, des sonorités africaines reviennent des Amériques. Surfant sur les vagues et les
[1]
re lux de l’Atlantique noir , des musiques urbaines comme la rumba congolaise ou le
highlife ghanéen apparaissent dans les bars des grandes villes africaines, introduisant
[2]
de nouvelles formes de sociabilité et de solidarité . Dans les années 1950, le son des
grands orchestres panafricains accompagne ainsi la marche vers les indépendances en
célébrant avec ferveur le nom des pères et des héros de la nation, constituant la racine
d’une mémoire musicale du panafricanisme.

Débattue lors des congrès organisés par Présence africaine à Paris (1956) et à Rome 2
(1959), puis dans le cadre de la Société africaine de culture (SAC), la politique culturelle
des pays africains nouvellement indépendants prend également une dimension
militante. La réappropriation et la revalorisation de l’histoire et des cultures
précoloniales correspondent e fectivement à des objectifs fixés par des révolutionnaires
comme Fanon ou Cabral.

Ainsi, l’intérêt des festivals culturels nègres ou panafricains qui se déroulent ensuite à 3
Dakar (1966), Alger (1969) et Lagos (1977) est que, en dépit de leur caractère ponctuel, ils
réunissent des Africains autour de questions essentielles comme l’utilisation des
langues africaines ou la création comme moyen de lutter. Ces festivals divisent
également les artistes sur des lignes idéologiques intra-panafricaines. En e fet, l’OUA,
qui attend 1976 pour rédiger une Charte culturelle de l’Afrique, laisse à chaque État
l’initiative de mener sa politique culturelle selon ses moyens et son ambition.

Festivals culturels et organisations scientifiques


panafricains

Du 1er au 21 avril 1966, sous l’égide du président sénégalais Senghor, des écrivains, des 4
artistes, des troupes de danse, de théâtre, de musique d’Afrique, des Amériques et de la
Caraïbe se retrouvent à Dakar à l’occasion du Festival mondial des arts nègres
(FESMAN). L’intitulé thématique du FESMAN est : « Fonction et importance de l’art
nègre et africain pour les peuples et dans la vie des peuples ». Dans la lignée des travaux
posés par la SAC, le FESMAN est l’occasion de dresser un vaste panorama des formes de
créativité de l’Afrique et de la diaspora, et de plaider pour une coopération culturelle et
scientifique.

Néanmoins, la rencontre ne fait pas l’unanimité, et une divergence de fond apparaît 5


entre Senghor et Césaire. Dès le discours d’ouverture, Senghor rappelle qu’il a voulu
[3]
organiser ce festival « pour la défense et l’illustration de la négritude ». Aimé Césaire
lui répond dans son allocution que le mot « négritude » est une « notion de divisions »
quand il n’est pas remis dans le contexte historique des années 1930 et 1940. Pour
Césaire, avant de demander aux artistes de « travailler à sauver l’art africain », les
politiques doivent d’abord faire de la « bonne politique africaine », pour « une Afrique où
il y a encore des raisons d’espérer, des moyens de s’accomplir, des raisons d’être
[4]
fiers […] ». Dénonçant la dérive bureaucratique et l’endoctrinement idéologique qui
gangrène les politiques culturelles en Afrique, Césaire se fait le porte-parole de tous ceux
qui réclament une certaine liberté politique et matérielle pour que l’Afrique puisse
développer sa propre expertise en matière artistique.

À ces réserves, il convient d’ajouter les critiques adressées à Senghor par une opposition 6
sénégalaise communiste persécutée, le boycott de pays essentiels comme Cuba, ainsi
que la Guinée-Conakry qui dénonce un « Festival des sales nègres ». D’autres artistes et
militants comme le chanteur afro-américain Paul Robeson et la chanteuse sud-africaine
Miriam Makeba refusent également de cautionner un événement qui donne du crédit à
un régime sénégalais qu’ils jugent conservateur, anticommuniste et néocolonialiste.

Par ailleurs, la motivation des pays arabes est trouble. Outre les Émirats arabes unis 7
(EAU), la Tunisie de Bourguiba inscrit sa participation davantage dans le cadre de la
diplomatie francophone que dans l’intérêt pour le monde nègre. Quant au Maroc
d’Hassan II, en con lit frontalier avec l’Algérie, il voit dans cet événement une occasion
d’isoler Alger. En e fet, seule la chanteuse algérienne Taos Amrouche est présente,
contre l’avis des autorités algériennes qui boycottent le FESMAN. Au-delà des décisions
prises par Hassan II et Bourguiba, les artistes et les citoyens des pays nord-africains se
reconnaissent à ce moment davantage dans le panarabisme ou même le panafricanisme
que dans la négritude et l’unité raciale.

En réponse à Dakar, le Festival panafricain (FESPAN) d’Alger du 21 juillet au 1er août 1969 8
invite l’ensemble du continent – à l’exception des régimes racistes et colonialistes – et la
diaspora à se rencontrer et se découvrir. Alger, qui héberge plusieurs mouvements de
libération ainsi que le siège de l’organisation afro-américaine des Panthères noires,
[5]
assume pleinement sa position de ville continentale et internationaliste . Au terme de
débats engagés, un Manifeste culturel panafricain de l’OUA est produit pour souligner le
rôle de la culture dans les luttes de libération et de désaliénation, ainsi que dans le
développement économique et social.

Le Manifeste établit ainsi une liste de quarante propositions : la réalisation d’une 9


encyclopédie scientifique et littéraire africaine, la promotion de la médecine
traditionnelle et de la pharmacopée africaines expurgées de leurs formes ésotériques, la
création d’un Institut panafricain du cinéma, de maisons d’édition et de distribution
(livres, disques, presse), la protection de la propriété intellectuelle, ou encore un
programme pour éviter la « fuite des compétences » et pour assurer une alphabétisation
[6]
massive .

Pour donner suite au Manifeste, et pour soutenir une industrie africaine du film engagée 10
sur des problématiques politiques et socioculturelles peu rentables dans des contextes
[a]
autoritaires, le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO) , lancé par
un groupe de cinéphiles en 1969, prend son essor en 1972 lorsque les autorités voltaïques
décident de le soutenir et d’en faire un rendez-vous majeur à l’échelle continentale. C’est
en 1972 également que l’Association des historiens africains est établie sous la direction
de l’historien malien Sékéné Mody Cissoko, puis présidée de 1975 à 2005 par son collègue
burkinabé Joseph Ki-Zerbo. Après avoir publié en 1972 la première synthèse globale
d’Histoire de l’Afrique noire, Ki-Zerbo est également l’un des maîtres d’œuvre du projet
monumental de l’Histoire générale de l’Afrique, initié pendant le long mandat de directeur
général de l’UNESCO du Sénégalais Amadou Mohtar M’Bow. La contribution au projet
de l’Histoire générale est en e fet la quarantième et dernière proposition du Manifeste
d’Alger. En réalité, les huit volumes de cette Histoire qui sont publiés en anglais, en
français et en arabe, puis traduits dans une dizaine de langues, dont trois langues
africaines (peul, haoussa, kiswahili), s’inscrivent dans un cadre scientifique, culturel et
politique plus vaste, lancé par l’UNESCO dès 1952 avec le projet de rédiger une « Histoire
de l’humanité ».
Bénéficiant de la dynamique institutionnelle, le Conseil pour le développement de la 11
recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), créé en 1973 à Dakar, coordonne
des travaux scientifiques collectifs et plurilingues à travers le continent. La littérature
africaine est de plus en plus reconnue et étudiée dans les grandes universités nord-
américaines, grâce à l’expertise d’intellectuels souvent contraints à l’exil par les régimes
réactionnaires africains. Dans les plus grands musées, les collections d’art africain
continuent à drainer un public européen de plus en plus fasciné par les cultures du
continent (parfois excessivement exotisées…). Des intellectuels comme Marcien Towa,
Paulin Hountondji ou Valentin Mudimbe articulent une pensée et des sciences adaptées
à la condition africaine, avec des travaux sur la tradition orale, la linguistique et la
philosophie critique de la libération.

Onze ans après Dakar, du 15 janvier au 12 février 1977, un second Festival des arts et de la 12
[8]
culture (FESTAC) est organisé à Lagos, avec un accent mis sur la civilisation noire . Le
FESTAC confirme que l’ouverture raciale et anti-impérialiste présente à Alger en 1969 a
disparu au profit d’une mise en scène servant les autorités locales. Organisé par le
régime militaire d’Olusegun Obasanjo, le FESTAC est critiqué par l’opposition nigériane
et par les militants panafricains radicaux. Néanmoins, plus de sept cents délégués venus
d’une cinquantaine de pays d’Afrique et de la diaspora proposent des communications
scientifiques. La réforme de l’enseignement et du système éducatif est abordée à partir
d’une ré lexion sur les langues africaines, sur l’histoire de l’art africain et le rôle de
l’artiste dans la société africaine. Cependant, d’Alger à Lagos en passant par Kingston, ce
sont des musiciens de renommée internationale qui constituent l’avant-garde culturelle
d’un panafricanisme de résistance anti-impérialiste.

« Africa Unite ! » : du rastafarisme à Bob Marley

Mélange de musiques africaines, caribéennes et américaines, ancrée dans une 13


conscience historique et une foi tournée vers l’Afrique, le reggae est probablement la
[9]
musique qui a le plus di fusé la pensée panafricaine . L’évolution politique et sociale de
cette musique est intimement liée à l’in luence du garveyisme et de la philosophie du
[10]
mouvement rastafari . En 1930, le couronnement d’Hailé Sélassié en Éthiopie ravive
en Jamaïque et dans toute la Caraïbe le thème du retour en Afrique, incarné par une
[11]
longue lignée de leaders charismatiques dont le « premier rasta », Leonard Howell , et
le « Moïse noir », Marcus Garvey. Dans la foulée, l’agression de l’Éthiopie par l’Italie
fasciste renforce la vision binaire de la lutte du Bien contre le Mal (Babylone).

Des années 1930 aux années 1960, le mouvement rastafari subit des persécutions de la 14
part des autorités coloniales puis néocoloniales de la Jamaïque, qui reprochent l’esprit
de liberté et de résistance de cette communauté qui ne cesse de valoriser l’héritage
africain. Dans les années 1950, en remerciement à leur mobilisation pendant la guerre,
des terres sont données par Hailé Sélassié aux Noirs du monde entier souhaitant venir
vivre à Shashemene, en Éthiopie. Le tournant intervient véritablement en 1966, lorsque
le monarque éthiopien vient en visite o ficielle à la Jamaïque. Plus de cent mille rastas
accourent pour le voir, et sabordent le protocole o ficiel. Les autorités prennent alors
conscience de la force politique et sociale du mouvement rastafari.

En réaction à cette visite d’Hailé Sélassié, mais également sous l’in luence de la 15
révolution cubaine, des indépendances africaines, de l’essor du mouvement Black Power
aux États-Unis et des luttes contre le racisme menées par les diasporas jamaïcaines en
Angleterre et en Amérique du Nord, la musique reggae se radicalise. Les thèmes
historiques étaient déjà chantés, comme en 1955, avec la chanson Ethiopia de Lord Lebby
qui inaugure la discographie du retour en Afrique. Des artistes et des groupes comme
Burning Spear, Black Uhuru, Gregory Isaacs ou les Wailers revisitent les sonorités du
nyabinghi, une musique de percussion purement africaine incarnée par le groupe de
Count Ossie, les Mystic Revelation of Rastafari. Au croisement de ces in luences, Bob
Marley, natif de St. Ann, la même paroisse que Marcus Garvey, va changer la manière de
chanter l’Afrique.

En posant des textes durs sur des mélodies douces, apportant une foi en la possibilité 16
d’une humanité meilleure mais une critique sans concession des systèmes fondés sur
l’oppression, le reggae de Bob Marley va ouvrir de nouveaux horizons. En reprenant en
musique un discours prononcé le 28 février 1968 à l’ONU par Hailé Sélassié, Bob Marley
déclare la guerre au racisme et au colonialisme. La chanson War devient
immédiatement un hymne de ralliement pour la jeunesse et les combattants africains.
Mieux, à l’instar de la chanson Jah Live, composée en 1975, Marley renforce le mythe de
l’immortalité d’Hailé Sélassié, disparu un an plus tôt.

C’est en 1977, depuis les studios londoniens d’Island Records, que Bob Marley chante 17
cette fois-ci l’idéologie du retour en Afrique. La chanson Exodus, extrait de l’album
éponyme qui sera d’ailleurs consacré « album du siècle » par le magazine américain
Time, retrace ainsi l’errance des peuples africains en quête de la Terre promise, en
reprenant ce parallèle avec le peuple élu. Lors de son voyage en Éthiopie en 1978, Marley
compose la chanson Zimbabwe, le titre phare de son album Survival, entièrement
consacré à l’Afrique. En lien avec la pochette qui aligne les drapeaux des États africains,
[12]
la chanson Africa Unite appelle à la réconciliation des peuples d’origine africaine .

Marley se produit sur scène pour réaliser l’unité. D’abord lors du One Love Peace 18
Concert d’avril 1978 en Jamaïque, lorsqu’il pousse Michael Manley et Edward Seaga, les
leaders des deux partis politiques qui entretiennent un climat de violence, à monter sur
scène et à se serrer la main en plein concert. Et puis, le grand moment, deux ans plus
tard, aux cérémonies de l’indépendance du Zimbabwe. La présence de Marley au Rufaro
Stadium le 17 avril 1980 attire des Africains de tout le continent, venus voir le porte-
parole des damnés de la terre, celui qui ose défier l’impérialisme dans chacun de ces
albums.

Le concert de Marley à Harare, capitale du Zimbabwe, est sans doute le symbole musical 19
le plus important de l’histoire des luttes de libération. Dans Redemption Song, une ultime
chanson qui sonne comme un testament un an avant sa propre mort, Marley, qui avait
déjà prophétisé la libération du Zimbabwe, capture l’essence d’un peuple déshumanisé
par la traite et l’esclavage, mais toujours prêt à se battre pour réaliser son salut. Il
encourage cette fois-ci les combattants africains à défier la menace nucléaire brandie
par l’Afrique du Sud, et à se lever contre les impérialistes qui assassinent un à un les
prophètes de la libération.

Fela Kuti place l’Afrique au « centre du monde »

La popularité de Bob Marley en Afrique est immense, mais il n’est pas unique. En 1977, 20
alors que le régime militaire d’Obasanjo organise à Lagos le FESTAC, le chanteur Fela
Anikulapo (« celui qui porte la mort dans sa poche ») Kuti décide d’organiser un contre-
festival pour les pauvres dans sa république de Kalakuta. L’objectif est de montrer
l’envers du décor installé par un régime corrompu. En attaquant directement le pouvoir,
Fela Kuti et ses proches font l’objet de persécutions et de représailles qui montrent la
di ficulté d’être un artiste politiquement engagé et indépendant en Afrique.

Fela, qui est né en 1938 dans une famille politiquement engagée, d’origine yoruba, part 21
[13]
étudier la médecine en Angleterre, avant de se réorienter sur des études de musique .
En cela, il appartient à cette minorité consciente qui décide de renoncer aux privilèges
pour exprimer les aspirations populaires. À Londres, il fonde un premier groupe qui
joue un mélange de jazz et de highlife, cette musique ghanéenne qui circule dans toute
l’Afrique de l’Ouest. Lorsque la guerre du Biafra éclate au Nigeria en 1967, Fela part au
Ghana, où il trouve les bases de l’afrobeat et des vestiges de l’ère panafricaine de
Nkrumah.

En mélangeant le jazz et le highlife, puis en ajoutant des sonorités venues de la musique 22


yoruba, des percussions et du funk noirs américains, Fela produit une musique de
transe, avec des accents psychédéliques, rythmée par des chants et par des dialogues.
À la manière des gospels et des spirituals, le chanteur nigérian utilise un jeu d’appels et
de réponses avec les choristes, donnant ainsi une musique polyrythmique. Lors d’une
tournée américaine, il découvre les thèses de Malcolm X et du Black Power. Avec son
groupe des Nigeria Africa 70’s, il intègre le rythm’n’blues afro-américain pour compléter
sa musique. L’afrobeat devient alors la musique panafricaine par excellence, réunissant
toutes les in luences afro-américaines à l’intérieur d’un rythme yoruba, et sur des
paroles chantées dans la langue du peuple nigérian, le pidgin.

À son retour des États-Unis, le chanteur se consacre aux questions sociales et politiques, 23
comme en témoignent ses albums Zombie (1977) et Black President (1981), fonde son
propre parti politique (Movement of the People) et ouvre un studio d’enregistrement qui
devient le centre de son territoire, qu’il baptise « République libre de Kalakuta ». Avec
beaucoup de cran, il annonce que Kalakuta est un territoire indépendant du Nigeria,
avec ses propres lois. Il y fait construire sa propre salle, l’Afrika Shrine (shrine signifiant
« lieu de pèlerinage »), qui devient un lieu incontournable de la scène musicale africaine
et internationale. Déjouant le système capitaliste de l’industrie musicale en fondant sa
renommée sur des concerts, il crée autour de lui une communauté panafricaine qui
inquiète de plus en plus le régime militaire nigérian. Emprisonné et persécuté à
plusieurs reprises, Fela n’abandonne pas la cause. Avec son nouveau groupe, les Egypt
80’s, dont le nom témoigne de son évolution vers l’afrocentrisme, il compose avec le
vibraphoniste afro-américain Roy Ayers un album intitulé Africa, Center of the World
(« Afrique, centre du monde »). Aucun doute, Fela, en mélangeant les in luences
musicales pour créer l’afrobeat, mélange également les références idéologiques et
politiques de l’afrocentrisme, du panafricanisme et du nationalisme noir, avec une
satire sociale qui n’épargne aucun puissant, et qui le rend extrêmement populaire.

En 1984, la junte militaire de Muhammadu Buhari, qui dirige alors le Nigeria, accentue 24
les pressions sur le chanteur, qui est emprisonné pendant un an, puis relâché à la suite
d’une mobilisation internationale. Fela rejoint alors Makeba et les nombreux autres
artistes qui consacrent un album et des tournées à la lutte contre l’apartheid. Malade,
réduit au silence sous la junte militaire de Sani Abacha, Fela Kuti, qui est peut-être
l’artiste africain le plus in luent de son époque, décède le 2 août 1997. Plus d’un million
de personnes assistent à ses funérailles. Comme Bob Marley, Fela Kuti a chanté en
soutien aux mouvements de libération africains, faisant applaudir le projet d’États-Unis
d’Afrique de Nkrumah et la philosophie du Black Power.

Miriam Makeba, la voix du panafricanisme

En 1963, une jeune femme à peine trentenaire prend la parole à la tribune des Nations 25
unies pour dénoncer l’apartheid et demander aux dirigeants du monde entier de faire
pression sur le régime de Pretoria. Miriam Makeba est alors une chanteuse de plus en
plus populaire dans l’industrie musicale. Native d’une banlieue populaire de
Johannesburg où elle s’imprègne des ambiances musicales de jazz, de kwela et de
marabi, Makeba découvre les conditions de vie du prolétariat noir des années 1950,
confronté à l’oppression de l’apartheid. Devenant la voix de plusieurs groupes masculins
aux noms évocateurs (Cuban Brothers, Manhattan Brothers), elle a l’occasion de partir
en tournée en Afrique australe, puis de participer à de nombreux projets artistiques,
dont l’un va la conduire à quitter son pays.

En e fet, jouant son propre rôle dans le film tourné de manière clandestine par Lionel 26
Rogosin, Come Back, Africa, elle est invitée par le réalisateur américain à assister à la
projection prévue au Festival du film de Venise. Alors qu’elle commence à devenir une
star en Afrique du Sud, Makeba, la seule passagère noire à bord d’un vol de la South
African Airways en direction d’Amsterdam, quitte sa terre natale en survolant tout le
continent africain. Depuis l’Europe, elle gagne ensuite les États-Unis au début des
années 1960.

Si les débuts de sa carrière américaine sont réussis, Miriam Makeba ne délaisse pas pour 27
autant l’engagement politique. Refusant de fuir l’apartheid sud-africain pour subir la
ségrégation raciale américaine, elle s’engage dans le mouvement pour les droits civiques
et contre le régime de Pretoria. Au lendemain de sa prise de parole à l’ONU le 16 juillet
1963, à l’invitation du Comité spécial contre l’apartheid, ses disques sont retirés de la
vente dans son pays.

Toutefois, cette censure n’est rien en regard de la vague de soutien dont elle bénéficie : 28
Kwame Nkrumah, Sékou Touré, Amílcar Cabral et Eduardo Mondlane la félicitent.
D’autres n’avaient pas attendu le discours à l’ONU, à l’instar du dirigeant kényan Tom
Mboya qui, constatant qu’elle n’a plus de passeport pour voyager, lui procure dès 1962 un
visa d’entrée exceptionnel pour revenir en Afrique. Makeba part au Kenya, puis en
Tanzanie où l’enthousiasme avec lequel le président Nyerere lui remet un passeport lui
donne « pour la première fois [cette] impression de ne pas être une Sud-Africaine mais
[14]
d’être une Africaine ».

Miriam Makeba est logiquement invitée à chanter à l’occasion de la création de l’OUA à 29


Addis-Abeba en mai 1963. Interprétant une chanson éthiopienne, elle touche la fibre
panafricaine de l’empereur Hailé Sélassié, tout en captivant des présidents aussi
conservateurs que Senghor et Houphouët-Boigny. De retour de la célébration de
l’indépendance du Kenya en décembre 1963, elle répond favorablement à une invitation
du président ivoirien, avant d’e fectuer, à l’invitation des autres dirigeants l’une de ses
nombreuses tournées sur le continent africain, Maghreb compris. Car Nasser et
Bourguiba, tout comme les dirigeants algériens, sont fascinés par cette chanteuse sud-
africaine capable d’interpréter des chansons populaires dans toutes les langues
africaines de son pays, mais également en arabe, en anglais, en français, en portugais,
en espagnol, en italien et même, plus problématique, en hébreu. Avec talent, Makeba
reprend également des chansons populaires du monde entier, et elle les interprète dans
des langues africaines, pour montrer l’universalité de son message et toucher le plus
grand nombre de personnes.

Polyglotte, elle milite cependant très clairement pour l’adoption d’une langue africaine 30
comme outil de communication. Le choix de Makeba de chanter dans les langues
africaines est à la fois la plus belle preuve de son engagement pour la valorisation des
cultures africaines, mais également un appel aux Africains à trouver une langue
commune pour se comprendre les uns les autres. Avec entrain, Makeba appelle les
jeunes Africains à écrire à l’OUA pour demander aux chefs d’État de se mettre d’accord
pour qu’une seule langue africaine soit enseignée dans toutes les écoles du continent,
sans négliger pour autant les langues locales et nationales, afin que les Africains
colonisés par des métropoles di férentes puissent s’entendre entre eux.

Lors de son passage à Addis-Abeba, Makeba ne se contente pas de chanter. Loin du 31


stéréotype de la star qui ne connaîtrait rien des enjeux géopolitiques, elle veut voir la
réalisation du rêve de l’unité africaine. Néanmoins, elle retient avec déception la mise en
minorité de Nkrumah, puis elle reçoit à son hôtel un livre dédicacé par le président
guinéen Sékou Touré. Lorsqu’elle revient aux États-Unis, les délégués guinéens à l’ONU
deviennent ses plus fidèles soutiens.

Artiste confirmée, Miriam Makeba est la première femme noire à obtenir, en 1965, un 32
Grammy Awards pour son album avec Harry Belafonte, artiste noir américain
particulièrement engagé dans le mouvement pour les droits civiques. Elle multiplie les
disques et les tubes, notamment le fameux Pata Pata, qu’elle a composé en 1956 mais qui
ne s’envole dans les charts qu’en 1967. Limiter la carrière de Makeba à cette chanson,
aussi bien rythmée soit-elle, est sans doute révélateur de la volonté de ne pas
promouvoir les chansons bien plus engagées qu’elle a consacrées à Jomo Kenyatta,
Patrice Lumumba, Sékou Touré, Malcolm X ou Samora Machel. Pata Pata a néanmoins
le mérite de lui assurer une célébrité, en servant de chanson promotionnelle pour
réaliser des tournées dans le monde entier.

Le courage de Makeba lui attire également les soutiens des plus grandes figures 33
américaines de l’époque, notamment l’acteur Marlon Brando et le boxeur Mohamed Ali,
et bien sûr les leaders noirs américains. Mais au moment où une polémique éclate à la
suite d’une chanson qu’elle interprète en hébreu juste après la guerre des Six-Jours entre
Israël et l’Égypte, Makeba choisit de repartir vivre plusieurs mois dans des pays africains
(Guinée, Liberia, Tanzanie). Lorsqu’elle arrive à Dar es Salaam, le disciple de Malcolm X,
Stokely Carmichael, est présent, en train de mener une tournée auprès des forces de
libération africaines. Au printemps 1968, ils se retrouvent ensuite aux États-Unis, où ils
décident de se marier.
La rencontre avec Carmichael renforce sa sensibilité au nationalisme noir. Makeba 34
devient une représentation de la « Beauté noire » tout en se défendant d’avoir voulu
lancer une quelconque mode. À ses yeux, elle ne fait qu’être elle-même. Pourtant, les
autres femmes noires se mettent à imiter son style, à laisser tout simplement leurs
cheveux au naturel. Makeba désaliène et décomplexe les femmes noires en montrant
qu’une star internationale peut simplement leur ressembler.

Malgré son statut de star, elle est victime, à la fin des années 1960, de la répression qui 35
frappe les militants afro-américains. Victime de pressions sur sa carrière en raison de
son union avec un homme traqué par le FBI, Makeba choisit de s’installer avec
Carmichael en Guinée, tout en gardant des liens aux États-Unis. Admirant le courage du
président guinéen, Makeba adopte la culture de ce pays dont elle devient une
ressortissante à part entière, réalisant encore une fois dans la pratique un principe du
panafricanisme. Alors que son époux étudie auprès de Nkrumah, Makeba reprend ses
tournées internationales, notamment en compagnie du Ballet de Guinée. Ainsi, lors des
Jeux panafricains d’Alger de 1978, elle interprète en arabe la chanson Ifriqyia, un hymne
au continent introduit par un couplet vantant l’Algérie révolutionnaire. Face au public
qui exulte, les autorités comprennent qu’elles ont eu raison de donner la nationalité
algérienne à cette artiste engagée qui chante la libération et l’unité continentale d’Alger
au Cap.

Entre répression… et « world music »

Au cours des années 1960 et 1970, Miriam Makeba ou Bob Marley chantent, mais ils 36
entretiennent aussi des relations privilégiées avec les grandes figures de l’histoire
panafricaine. En cela, ils parviennent à redonner de la chair et de l’éclat à un
mouvement en perte de vitesse. Surtout, alors que les révolutions progressistes
échouent, que les frontières se ferment sous le poids des con lits et des crises, leur
musique arme la résistance. Le reggae jamaïcain chargé de l’histoire de la traite et de
l’esclavage, puis le rap, porteur d’une certaine contestation antiraciste et
anticolonialiste, investissent le cœur des métropoles occidentales.

Sur le continent, alors que les musiques éthiopienne et congolaise ne connaissent pas de 37
frontières, les orchestres nationaux deviennent panafricains à Abidjan ou Conakry. Les
répressions politiques amènent les musiciens exilés à ouvrir des scènes panafricaines à
Londres, Paris ou New York, tandis que les musiques afro-américaines comme le jazz et
le gospel reviennent en Afrique, dans le sillage d’un vaste projet culturel de l’UNESCO,
baptisé la « Route de l’esclave », cherchant à valoriser les lieux de mémoire de la traite
sur la côte ouest-africaine.
Un demi-siècle après Joseph Kabasellé, qui immortalise Lumumba dans Indépendance 38
Chacha, ou Franklin Boukaka, qui chante Les Immortels en hommage aux martyrs de la
révolution africaine, de nouvelles générations d’artistes qui n’ont pas connu la période
des indépendances émergent. Particulièrement denses, les pratiques culturelles
(musique, littérature, cinéma…) qui prennent leur source dans le panafricanisme ou qui
construisent le panafricanisme comme objet n’ont probablement pas fini d’incarner une
résistance éclectique du monde noir.

Cependant, la disparition progressive des grandes figures nationalistes et 39


panafricanistes et l’e fet dissolvant des crises économiques ont entraîné une
dépolitisation des populations. La baisse de l’écoute de la musique panafricaine
engagée, souvent plus e ficace que des longs discours, a coïncidé avec le développement
des chansons de propagande nationaliste. Sous le poids de l’industrie musicale et des
radios occidentales quadrillant l’Afrique (RFI, BBC, Voice of America), la musique
africaine militante s’est diluée dans la « musique du monde » (world music). Du point de
vue technique, la radio reste le média roi en Afrique, mais l’accès de plus en plus
individualisé à la musique à travers les réseaux sociaux semble remplacer les grandes
messes musicales panafricaines par des communautés virtuelles trop souvent
apolitiques.

Enfin, de plus en plus d’artistes d’origine africaine, mais également européenne et sud- 40
américaine, formés ou « découverts » en Occident, retournent ou se tournent vers
l’Afrique pour y trouver leur inspiration. Si cela prend parfois la forme du plagiat, des
artistes engagés, notamment dans le hip-hop et le reggae, musiques qui se revendiquent
d’une forme de résistance, combattent cette évolution afin de redonner au
panafricanisme une musique digne de son histoire. L’artiste sénégalais Didier Awadi
consacre ainsi tout son album Présidents d’Afrique aux grands leaders panafricains. Au
sein même de la musique du monde, l’artiste béninoise Angélique Kidjo reprend par
exemple les classiques de la musique noire (Miriam Makeba, Nina Simone, Bella Bellow,
Jimi Hendrix, Gilberto Gil) en y réintégrant un sou le panafricain. Au service de causes
sociales progressistes, cette musique remobilise et responsabilise les Africains sans
tomber dans la nostalgie d’un âge d’or.

Notes

[1] Paul GILROY, L’Atlantique noir, Amsterdam, Paris, 2010. Carlos AGUDELO, Capucine
BOIDIN et Livio SANSONE (dir.), Autour de l’« Atlantique noir », IHEAL, Paris, 2009.

[2] Tsisti Ella JAJI, Africa in Stereo. Modernism, Music, and Pan-African Solidarity, Oxford
University Press, New York, 2014.

[3] Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 391.


[4] Ibid., p. 395-403.

[5] Vijay PRASHAD, op. cit., p. 157-174.

[6] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 405-418.

[a] Il sera renommé par la suite Festival panafricain du cinéma et de la télévision de


Ouagadougou, mais conserve son acronyme.

[8] Toyin FALOLA, Key Events in African History, op. cit., p. 281-288.

[9] Lloyd BRADLEY, Bass Culture : quand le reggae était roi, Allia, Paris, 2005.

[10] Barry CHEVANNES, Rastafari : Roots and Ideology, UWI Press, Kingston, 1995.

[11] Hélène LEE, Le Premier Rasta, Flammarion, Paris, 1999.

[12] Adebayo OJO, Bob Marley l’Africain. Une révolution africaine, Scali, Paris, 2008.

[13] Mabinuori K. IDOWU, Fela. Le combattant, Le Castor astral, Paris, 2002.

[14] Miriam MAKEBA, Myriam Makeba. Une voix pour l’Afrique, Nouvelles éditions africaines,
Abidjan, 1988, p. 143.

Plan
Festivals culturels et organisations scientifiques panafricains

« Africa Unite ! » : du rastafarisme à Bob Marley

Fela Kuti place l’Afrique au « centre du monde »

Miriam Makeba, la voix du panafricanisme

Entre répression… et « world music »


22. Un héritier visionnaire. Thomas Sankara et la
quête de la « seconde indépendance »
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 294 à 306

Chapitre

D ans les années 1970 et 1980, le continent africain est frappé de plein fouet par ce
que l’on a coutume d’appeler la « crise de la dette ». S’étant vu proposer des prêts
massifs dans les premières années de leur indépendance, et notamment après le
1

premier choc pétrolier de 1973, nombre de ces pays se voient contraints, par leurs
créanciers, de réformer drastiquement leurs systèmes économiques pour se mettre
en capacité de rembourser leurs dettes. Les uns après les autres, les gouvernements
africains doivent mettre en œuvre des Plans d’ajustement structurel (PAS) concoctés
pour eux par les institutions financières internationales (IFI) : Banque mondiale, Fonds
monétaire international (FMI), etc. En déléguant à ces organismes internationaux, et
aux pays qui les contrôlent, l’expertise et la validation de ces réformes, l’Afrique des
[1]
années 1980 devient « le continent des plans économiques ».

Alors qu’aucun pays, ou presque, n’a réussi à échapper au système de prédation 2


néocolonial dans les années 1960 et 1970, le continent devient le laboratoire du
néolibéralisme, considéré par certains observateurs comme une nouvelle forme de
colonisation. Les PAS, qui cherchent à « rationaliser » les systèmes économiques et
institutionnels des pays qui y sont soumis, obligent en e fet ces derniers à renforcer leur
intégration dans le système économique mondial, à réduire drastiquement les dépenses
publiques, à privatiser nombre d’équipements stratégiques et à ouvrir leurs marchés
nationaux à la concurrence et aux investisseurs étrangers. Cette politique, qui accroît la
dépendance – notamment alimentaire – des pays africains, provoque d’innombrables
con lits sociaux et un appauvrissement généralisé des populations locales.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara, jeune militaire âgé de trente-quatre ans, 3
prend le pouvoir en Haute-Volta, qu’il rebaptise Burkina Faso (le « pays des hommes
intègres » en langues mooré et dioula) et qu’il dote d’un nouveau drapeau, avec deux
[2]
bandes horizontales rouge et verte frappées de l’étoile révolutionnaire . Héritier de la
tradition panafricaine progressiste portée successivement, dans la période précédente,
par Nkrumah, Fanon, Cabral ou Nyerere, et du courant internationaliste
révolutionnaire, incarné notamment par Che Guevara, il remet en cause avec une
fougue et une lucidité étonnantes, les mécanismes économique, politique et culturel qui
empêchent les peuples africains de sortir de la dépendance dans laquelle ils se débattent
depuis que leurs pays sont considérés comme « indépendants ».

On ne peut pas se faire développer par autrui

Dans leurs écrits, Kwame Nkrumah et Cheikh Anta Diop expliquent l’intérêt de 4
mutualiser les ressources financières, humaines et matérielles du continent pour mener
une politique de développement menant à l’autosu fisance, voire à l’exportation de
produits africains vers le reste du monde. L’Afrique dispose en e fet de toutes les sources
d’énergie, de tous les minerais et de tous les climats propices pour constituer une
puissance agricole, minière et industrielle. Cependant, elle ne peut y parvenir qu’en
sortant du système concurrentiel d’inspiration libérale qui empêche les États de
coordonner leurs politiques économiques et leurs e forts productifs. Ainsi, l’économiste
camerounais Osende Afana – par ailleurs militant de l’UPC – note que les pays ouest-
africains dépendants de la monoculture du cacao doivent passer d’une concurrence
stérile organisée par le marché international à une complémentarité inscrite dans un
[3]
marché intra-africain .

Dans How Europe Underdeveloped Africa, Walter Rodney souligne pour sa part que les 5
sociétés africaines, peu hiérarchisées avant l’arrivée des Européens, n’avaient aucune
raison d’embrasser volontairement un système générateur d’inégalités comme le
capitalisme. C’est leur entrée forcée dans l’économie esclavagiste et coloniale qui,
engendrant de nouvelles inégalités, a transformé les Africains en une classe de
travailleurs exploités et dominés à l’échelle internationale. Aussi, l’économie classique
qui régule le système néocolonial feint d’ignorer que l’organisation économique et
commerciale de l’Afrique actuelle n’est pas le résultat d’un processus de développement
traditionnel, c’est-à-dire propre à l’historicité des sociétés africaines, mais bien le
résultat des contradictions héritées de la période coloniale et perpétuées après les
indépendances.

Constatant que les « modèles de développement » imposés par leurs créanciers, qui 6
postulent que l’Afrique ne pourra se développer qu’en suivant les étapes qu’ont franchies
avant elle l’Europe et les États-Unis, sont erronés, de nombreux gouvernements
africains s’étaient tournés vers le modèle soviétique. D’autres, conscients que le système
soviétique ne fonctionnait pas davantage, tentent d’élaborer des modèles de
développement endogènes. C’est notamment ce qu’a tenté Julius Nyerere à la fin des
années 1960, avec – comme il le reconnaîtra plus tard – assez peu de succès. C’est
également dans cette filiation que l’on peut classer Thomas Sankara, qui s’installe au
pouvoir en Haute-Volta, au début des années 1980. Comme Nyerere, Sankara pense que
l’Afrique doit apprendre à se battre avec ses propres armes.

Formé à l’Académie militaire d’Antsirabé à Madagascar au début des années 1970, 7


Sankara devient un lieutenant populaire au sein de l’armée de la Haute-Volta. Nommé
secrétaire d’État à l’Information en septembre 1981, il démissionne au bout de sept mois
en lançant une formule cinglante : « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple ! » Devenu
Premier ministre en janvier 1983, il prononce un discours contre le néocolonialisme lors
du sommet des pays non alignés à New Delhi, puis commet l’erreur diplomatique, aux
yeux de la France, de recevoir le colonel Mouammar Kadhafi à Ouagadougou en avril. Le
mois suivant, il est mis aux arrêts, avant de revenir au pouvoir à la faveur d’un coup
d’État militaire le 4 août 1983. Très vite, il engage son pays dans la dynamique des
expériences révolutionnaires menées en Afrique et en Amérique du Sud.

Annonçant « une société nouvelle, débarrassée de l’injustice sociale et de la domination 8


[4]
impérialiste », la révolution burkinabé vise d’abord une transformation des mentalités
et de la conscience nationale. En voyant que 40 % du budget national dépend de l’aide
française, Sankara souligne dans ses discours qu’un pays ne peut pas se faire développer
par autrui sans perdre son identité. Il décide de limiter les crédits et l’aide extérieure
pour favoriser le développement endogène en imposant à son peuple une austérité
doublée d’une mobilisation politique.

À une époque où les pays africains sont gangrenés par la corruption et que leurs 9
dirigeants multiplient les dépenses de prestige, Sankara décide d’en finir avec le luxe
ostentatoire et les privilèges matériels liés aux fonctions publiques et politiques. Dans
tout le pays, des comités de défense de la révolution (CDR) – qui ne sont pas sans
rappeler ceux qu’a mis en place le régime castriste à Cuba – organisent des débats
politiques, tandis que des structures agricoles, commerciales et économiques sont
créées au sein de la population. La révolution sankariste invite ainsi les Burkinabés au
patriotisme économique. Le mot d’ordre nationaliste de « l’Afrique aux Africains » se
décline alors dans la sphère économique et dans une optique anti-impérialiste :
« Consommons ce que nous produisons et produisons ce que nous consommons. »
Consommer burkinabé devient un acte de résistance qui permet de développer
l’agriculture locale et de réduire les crédits ou l’aide liée aux importations. En
encourageant le port du tissu traditionnel, le faso dan fani, la révolution permet à des
milliers de femmes de trouver une activité professionnelle dans le tissage.

Ponctuant chacun de ses discours de la nouvelle devise, « La patrie ou la mort, nous 10


vaincrons ! » (lui aussi inspiré par la révolution cubaine), Sankara estime que les
Africains doivent réapprendre à aimer leur continent, et à en être fiers. Pour les
Africains, comme pour les Noirs revenus des Amériques, ce contact avec la terre
maternelle est essentiel pour s’enraciner et s’ouvrir au monde. Pour Sankara, cette
problématique implique évidemment une réforme agraire et une redistribution des
terres pour que les revenus agricoles profitent au plus grand nombre. Mais elle porte
également une dimension environnementale. Pays enclavé, aride, sans grandes
richesses minières, soumis à des sécheresses et des pénuries alimentaires, le Burkina
Faso de Sankara devient le premier pays africain à mener le combat contre la
dégradation des sols, la déforestation, l’avancée du désert et les conséquences de
[5]
l’industrialisation et de l’urbanisation sur le développement et l’environnement .
[6]
A firmant que « l’impérialisme est le pyromane de nos forêts et de nos savanes », il
crée l’un des tout premiers ministères d’Afrique dédiés à l’environnement et lance des
campagnes nationales de lutte contre la coupe abusive des bois, les feux de brousse et la
divagation des animaux.

Pour construire le « pays des hommes intègres », Sankara popularise la pratique du 11


sport et des arts, en a firmant notamment, en référence au FESPACO, que la lutte pour
« conquérir nos écrans » requiert d’occuper l’espace culturel et idéologique du cinéma,
sous peine de laisser les adversaires s’en emparer. Une Union des femmes du Burkina
est créée pour lutter contre l’excision et la polygamie, et pour aider à la réinsertion et à la
reconversion des prostituées. Des campagnes de vaccination font converger au Burkina
Faso des enfants venus de tous les pays voisins, et les taux de scolarisation ne cessent de
croître.

Suivant les enseignements de Fanon, qui savait qu’un pays neuf ne pouvait sortir que 12
[7]
« des muscles et du cerveau des citoyens », et de Nyerere, pour qui « l’ardeur au travail
[8]
est la racine du développement », Sankara demande au peuple de participer
concrètement à l’édification de nouvelles infrastructures (puits, écoles, hôpitaux,
routes). Quand la Banque mondiale refuse de financer le chemin de fer reliant
Ouagadougou à Tambao, au nord du pays, et prévoyant deux bretelles vers le Niger et le
Mali, Sankara ne baisse pas les bras. Au lieu de se tourner vers la Chine, qui avait
construit le chemin de fer reliant la Tanzanie à la Zambie, il mobilise son propre peuple
dans la « bataille du rail » pour tenter de réaliser cette infrastructure.
Les réformes impulsées par la révolution sankariste ne sont évidemment pas du goût de 13
tous. Les chefs coutumiers, les enseignants, les militaires et un certain nombre de
syndicalistes se montrent de plus en plus hostiles à un processus qui provoque des
baisses de revenus et bouleverse les structures de pouvoir. À l’étranger aussi la politique
de Thomas Sankara irrite : les grandes puissances comme les gouvernements voisins
s’inquiètent de voir se développer, au cœur de l’Afrique, un régime alternatif qui les met
directement en cause.

Un appel à la révolution africaine et internationaliste

Extrêmement volontariste en politique intérieure, Sankara se montre parallèlement 14


hyperactif en politique étrangère. Animé par un authentique esprit internationaliste, il
sait aussi que la révolution burkinabé ne pourra survivre que s’il trouve des alliés.
Malgré la pauvreté et la faiblesse de son pays, Sankara n’hésite pas à s’en prendre à la
plus grande puissance du monde : les États-Unis. Dénonçant le soutien de Washington
à Israël et à l’Afrique du Sud, il appelle en 1984 les pays de l’OUA à boycotter les Jeux
olympiques qui se déroulent, cette année-là, à Los Angeles. Quelques mois plus tard, le
4 octobre 1984, dans son premier grand discours devant l’Assemblée générale de l’ONU
[9]
(« La liberté se conquiert dans la lutte »), il dénonce l’invasion de la Grenade par les
États-Unis, qui lui répondent immédiatement en réduisant leur aide économique au
Burkina Faso. Toujours à l’ONU, Sankara demande la fin du droit de veto des grandes
puissances en soulignant que ce droit, accordé au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, néglige la participation décisive des troupes africaines pendant ce con lit.
Avant de rentrer au Burkina Faso, il renoue avec la tradition des grands leaders
panafricains en se rendant dans le quartier historique noir de Harlem. « Tout chef d’État
africain qui vient à New York devrait d’abord passer par Harlem parce que nous
considérons que notre Maison-Blanche se trouve dans le Harlem noir », déclare-t-il à
[10]
cette occasion .

En Afrique, à l’exception du Ghana dirigé par le colonel progressiste Jerry Rawlings avec 15
lequel il a signé un traité de défense dès novembre 1983, et dans une moindre mesure du
président nigérien Seyni Kountché, Sankara entretient des relations di ficiles avec ses
homologues. S’il a, dans un premier temps, de bonnes relations avec Kadhafi, ce qui lui
sera abondamment reproché, il refuse de prêter allégeance au Guide libyen, dont il
critique la politique d’ingérence (notamment au Tchad et au Sahara occidental). Mais
c’est avec Houphouët-Boigny et avec les autres présidents profrançais que les relations
sont les plus tendues. En mars 1984, Sankara suscite la colère du régime du roi Hassan II
du Maroc en étant le premier chef d’État africain à visiter et à reconnaître la République
arabe sahraouie démocratique (RASD), une décision qui conduit le royaume chérifien à
sortir de l’OUA en novembre de la même année. Pire encore, il s’engage en
décembre 1985 dans une courte guerre avec le Mali de Moussa Traoré en raison d’un
di férend frontalier.

A fichant son mépris pour les « bourgeoisies nationales » qui refusent de renoncer à 16
leurs privilèges pour faire advenir la justice sociale, Sankara milite pour le droit des
peuples. C’est pour cette raison qu’il soutient le peuple sahraoui, les combattants
palestiniens, les sandinistes nicaraguayens, les indépendantistes kanaks et, bien sûr, les
Noirs sud-africains toujours soumis au régime d’apartheid. Estimant, comme d’autres
avant lui, que la solidarité avec les opprimés doit être concrète, il o fre symboliquement
dix fusils à l’ANC sud-africaine lors d’un congrès de l’OUA. Comme pour mieux dire aux
[11]
autres chefs d’État : « Nous avons trop parlé, agissons . »

Prenant clairement parti pour l’union des peuples, et non la collusion de leurs 17
dirigeants, Sankara remet également en cause le modèle sclérosé de l’OUA, en pleine
crise à cette période. La crise de ce « syndicat de chefs d’État » est même « souhaitable »,
avance-t-il en août 1984 :

L’OUA telle qu’elle existait ne peut pas continuer. […] L’Afrique est face à elle-même 18
avec des problèmes que l’OUA réussit toujours à contourner en remettant leur
résolution à demain. Ce demain-là, c’est aujourd’hui. On ne peut plus remettre à
demain toutes ces questions. C’est pourquoi nous trouvons que cette crise est tout à
[12]
fait normale. Elle arrive peut-être même avec un peu de retard .

Rendant visite à d’innombrables chefs d’État à travers le continent et estimant qu’il ne 19


doit pas y avoir de coupure entre l’Afrique du Nord (l’« Afrique blanche ») et l’Afrique
subsaharienne (l’« Afrique noire ») – car, dit-il, « les daltoniens n’ont pas leur place » en
[13]
ce qui concerne l’OUA puisqu’« il n’y a qu’une couleur : l’unité africaine » –, Sankara se
montre particulièrement attaché à l’idéal panafricain, comme il l’explique au romancier
et militant camerounais Mongo Beti :

Le panafricanisme, dans sa conception pure, a été un grand espoir, non seulement 20


pour les Africains, mais pour les Noirs de la diaspora. […] C’est un problème, une
question très sérieuse pour les Africains, s’ils veulent véritablement s’a franchir de
toute domination étrangère. Tout le monde constate aujourd’hui avec amertume, face
aux méfaits et autres exactions de l’impérialisme en Afrique, que Nkrumah avait très
bien raison d’appeler de tous ses vœux à l’unité du continent. […] Il appartient aux
patriotes africains de lutter partout et toujours pour sa concrétisation. Il appartient à
tous les peuples panafricanistes de reprendre le lambeau de Nkrumah pour donner
[14]
espoir à l’Afrique .
Critique à l’égard du pseudo-panafricanisme de l’OUA, il se montre encore plus hostile 21
aux interférences américaines et européennes dans les a faires africaines. Lesquelles
doivent, selon lui, se régler entre Africains. C’est pour cette raison que le leader
burkinabé décide, après avoir participé au sommet France-Afrique de Vittel en
octobre 1983, de ne pas participer aux suivants. Fustigeant la politique néocolonialiste de
l’Organisation internationale de la Francophonie, s’attaquant au franc CFA qui permet à
« la bourgeoisie capitaliste marchande française [de bâtir] sa fortune sur le dos de nos
[15]
peuples » et s’étonnant que les chefs d’État africains soient plus nombreux à ses
sommets France-Afrique qu’aux réunions de l’OUA, Sankara reconnaît lors d’une visite à
Paris en février 1986 que les relations avec la France sont « parfois di ficiles chacun
[16]
estimant de son côté qu’il est insatisfait ».

En novembre 1986, lors de la réception o ficielle du président François Mitterrand à 22


Ouagadougou, Sankara improvise une déclaration historique en demandant à son invité
pourquoi « des bandits comme Jonas Savimbi », le chef de la rébellion pro-occidentale
angolaise de l’UNITA, ou « des tueurs comme Pieter Botha », le président sud-africain
coupable de graves exactions sur la population noire, « ont eu le droit de parcourir la
France, si belle et propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds couverts de
[17]
sang », ajoute-t-il. Sankara n’est pas le premier Africain à s’indigner de telles
pratiques. Mais cette diatribe, devant les caméras et en présence du président de
l’ancienne puissance coloniale, rappelle sans conteste le discours de Lumumba, en 1960,
devant le roi des Belges. À la fois surpris et séduit par la causticité et la sincérité de
Sankara, Mitterrand n’hésite pas à lui répondre point par point, avec la même franchise,
saluant « le tranchant d’une belle jeunesse et le mérite d’un chef d’État totalement
[18]
dévoué à son peuple […] mais qui va plus loin qu’il ne faut ».

S’unir contre la dette pour ne pas se laisser « assassiner


individuellement »

Plus provocant encore est le discours que Sankara prononce, le 29 juillet 1987, au 23
sommet de l’OUA d’Addis-Abeba. Il lance à cette occasion l’idée d’un « front uni contre la
dette » pour inverser le rapport de forces qui place les États sous la coupe des bailleurs
de fonds. Accusant les assistants techniques – rebaptisés « assassins techniques » – qui
ont incité les gouvernements africains à s’endetter et à hypothéquer l’avenir de leurs
pays pour des décennies, le tribun réinscrit l’histoire de la dette dans l’histoire longue,
celle de la colonisation, de la Seconde Guerre mondiale et de la crise économique des
années 1970, et inverse ainsi les responsabilités. Les coupables, explique-t-il, ne sont pas
les pays endettés, mais les puissances créditrices :

24
Ceux qui nous ont conduits à l’endettement ont joué comme dans un casino. Quand ils
gagnaient, il n’y avait point de débat. Maintenant qu’ils ont perdu au jeu, ils nous
exigent le remboursement. Et l’on parle de crise ! Non, monsieur le Président : ils ont
joué, ils ont perdu, c’est la règle du jeu, la vie continue ! Nous ne pouvons pas
rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons pas
rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette. Nous ne
pouvons pas payer la dette parce que, au contraire, les autres nous doivent ce que les
plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire la dette de sang. C’est
notre sang qui a été versé [pendant la Seconde Guerre mondiale] !

Sankara demande donc aux pays africains, quels que soient leurs positionnements 25
idéologiques, de s’unir pour faire face aux « pays développés » qui s’organisent pour
récupérer – avec intérêts – les sommes prêtées :

Nous entendons parler de clubs, club de Rome, club de Paris, club de partout. Nous 26
entendons parler du groupe des cinq, du groupe des sept, du groupe des dix, peut-être
du groupe des cent et que sais-je encore. Il est normal que nous créions notre club et
notre groupe faisant en sorte que, dès aujourd’hui, Addis-Abeba devienne également le
siège, le centre d’où partira le sou le nouveau : le club d’Addis-Abeba. Nous avons le
devoir aujourd’hui de créer le front uni d’Addis-Abeba contre la dette. Ce n’est que de
cette façon que nous pouvons dire aux autres qu’en refusant de payer la dette nous ne
venons pas dans une démarche belliqueuse, au contraire, c’est dans une démarche
fraternelle pour dire ce qui est. […] Je voudrais que notre conférence adopte la
nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette, non pas dans un
esprit belliqueux, belliciste, ceci pour éviter que nous allions individuellement nous
faire assassiner.

Particulièrement lucide, Sankara sait que le combat contre les puissances financières 27
internationales nécessite l’union de tous les Africains, et même de tous les endettés à
travers le monde. Telle est la condition sine qua non pour l’emporter, et permettre enfin à
l’Afrique de sortir de la crise dans laquelle ses créanciers l’ont mise. « Si le Burkina Faso
tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence, explique-t-
il de façon prémonitoire. Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai besoin, nous
pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer, nous pourrons contribuer à notre
développement. »

Tel ne sera pas le cas. Deux mois et demi après son discours d’Addis-Abeba, Thomas 28
Sankara est assassiné au cours d’un coup d’État qui permet à son ancien camarade,
Blaise Compaoré, de prendre le pouvoir. Soutenu par les di férents réseaux
« françafricains » qui lient Paris, Abidjan et Tripoli, le nouvel homme fort du Burkina
Faso lance une politique de « rectification » qui met fin aux réformes socioéconomiques
initiées par son prédécesseur et remet le Burkina Faso dans l’orbite de l’ancienne
puissance coloniale. La révolution sankariste, inachevée, rejoint ainsi les di férents
mouvements radicaux panafricanistes qui n’ont pu trouver les moyens de s’étendre dans
l’espace et de se perfectionner dans la durée.

Les conversions politiques, économiques et militaires

Pourtant, au tournant des années 1990, alors que l’URSS s’écroule, les régimes d’Afrique 29
francophone, en place pour la plupart depuis des décennies, sont secoués par une vague
de mini-révolutions. Les peuples réclament la modernisation de la vie politique et
l’amélioration des conditions de vie. Au Bénin, l’État, en situation de banqueroute, signe
avec la Banque mondiale et le FMI un programme d’ajustement structurel en juin 1989.
Les étudiants et les employés du secteur public lancent une grève illimitée, obligeant le
régime de Mathieu Kérékou – qui se revendique du marxisme-léninisme – à annoncer la
tenue, en février 1990, d’une Conférence nationale des « forces vives de la nation ».
L’objectif du régime, en place depuis 1972, est de refonder l’unité du pays en pariant sur
[19]
le consensus entre toutes les composantes de la société .

Réunissant des délégués de toutes les organisations politiques, civiles, sociales et 30


culturelles du pays, la conférence débouche sur la mise en place d’institutions de
transition, puis sur une élection présidentielle remportée en mars 1991 par un ancien
administrateur de la Banque mondiale, Nicéphore Soglo. Ce dernier parvient à relancer
l’économie de ce pays autrefois champion des coups d’État, mais perd l’élection
présidentielle de 1996 qui l’oppose à l’ancien président Kérékou. Car tel est bien le
dilemme auquel sont alors confrontés les électeurs béninois : voter pour les
représentants de l’ancien système ou pour ceux qui ont travaillé pour les institutions
financières internationales responsables de la mise sous tutelle économique de leur
pays ?

Entre-temps, la fin de la guerre froide incite Paris à revoir ses liens avec les régimes 31
africains, au moins formellement. Au sommet franco-africain de juin 1990 à La Baule,
Mitterrand annonce qu’il conditionne l’aide économique à la conversion des régimes
africains au multipartisme. Mais, plus qu’à la démocratie, les États africains
francophones, toujours rongés par la corruption et le trucage des élections, se
convertissent surtout au néolibéralisme triomphant depuis le début des années 1980.
Refusant de s’unir contre leurs créanciers, comme le suggérait Sankara en 1987, ils
entrent en concurrence pour décrocher le diplôme de « bon élève » du FMI.

Les États africains ne manquent pourtant pas d’organes de coordination. Mais ceux-ci 32
préfèrent endosser la logique néolibérale que la contrer. C’est le cas de la Banque
africaine de développement (BAD), créée en 1964 à Abidjan, ou de la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975 à Lagos. L’OUA ne
se donnant pas les moyens d’aborder les enjeux régionaux sous l’angle de la
compétitivité économique, la CEDEAO entend lutter contre la crise économique et
sociale qui gagne l’Afrique de l’Ouest en acclimatant les recettes des institutions
financières internationales : intégration des économies, libéralisation des échanges
commerciaux, harmonisation de politiques agricoles et industrielles, etc. Toutefois, la
CEDEAO, qui réunit une quinzaine d’États ouest-africains, fonctionne sur une structure
proche de l’OUA (conférence des chefs d’État, Conseil des ministres…) et reste
dépendante des économies ivoirienne et nigériane.

Aux crises économiques et sociales – qui conduisent la Côte d’Ivoire et le Nigeria à 33


expulser des dizaines de milliers de travailleurs étrangers dans les années 1980 –
s’ajoutent bientôt de graves con lits armés. À partir de 1989, au Liberia puis en Sierra
Leone, sur fond de contentieux historiques et ethniques entre les descendants des Noirs
rapatriés des Amériques et les populations africaines, des groupes armés entrent en
guerre pour le contrôle des zones diamantifères. Dès 1990, pour endiguer un con lit
qu’ont pourtant attisé plusieurs de ses membres (à commencer par la Côte d’Ivoire
d’Houphouët-Boigny et le Burkina Faso de Blaise Compaoré), la CEDEAO crée une
Brigade de surveillance du cessez-le-feu (Economic Community of West African States
[a]
Cease-fire Monitoring Group, ECOMOG) .

Mais cette « brigade panafricaine », menée par des chefs d’État bien peu soucieux des 34
intérêts de leurs administrés et toujours liés, pour la plupart, aux grandes puissances
occidentales par le biais d’accords de défense, a bien peu de points communs – c’est un
euphémisme – avec celle que Frantz Fanon appelait de ses vœux, à la fin des années
1950, pour libérer l’Afrique. Quant à ces accords de défense, ils sont bien di férents de
celui que Thomas Sankara proposait de signer avec François Mitterrand, lors de sa visite
à Ouagadougou en 1986, « pour permettre à toutes ces armes que vous possédez de venir
stationner ici, afin de continuer [le combat] » contre le régime d’apartheid sud-
[21]
africain …

Notes

[1] Andrew M. KAMARCK, The Economics of Development, Pall Mall, Londres, 1967, p. 209.

[2] Saïd BOUAMAMA, op. cit., p. 275-292.

[3] Osende AFANA, L’Économie de l’Ouest africain. Perspectives de développement, F. Maspero,


Paris, 1977.

[4] Thomas SANKARA, Nous sommes les héritiers des révolutions du monde, Pathfinder Press,
New York, 2008, p. 29-58.
[5] Toyin FALOLA, Key Events in African History, op. cit., p. 305-311.

[6] Thomas SANKARA, op. cit., p. 87-93.

[7] Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 582.

[8] Déclaration d’Arusha, cité inGilbert RIST, op. cit., p. 208.

[9] Thomas SANKARA, op. cit., p. 61-84.

[10] Cité in Bruno JAFFRÉ, Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort…, L’Harmattan,
coll. « Études africaines », Paris, 2007, p. 175.

[11] David GAKUNZI, « “Oser inventer l’avenir” : la parole de Sankara », L’Harmattan, Paris,
1991, p. 15.

[12] Cité in ibid., p. 78.

[13] Cité in ibid., p. 79.

[14] « Interview de Thomas Sankara réalisée par Mongo Beti », < http://thomassankara.net
>, 3 novembre 1985.

[15] Ibid.

[16] « Interview de Thomas Sankara », Soir 3, France Régions 3, 6 février 1986.

[17] Thomas SANKARA, Thomas Sankara parle, Pathfinder, New York, 2007, p. 348.

[18] « Suite et fin du voyage de François Mitterrand en Afrique », Midi 2, Antenne 2,


18 novembre 1986.

[19] Philippe NOUDJENOUME, La Démocratie au Bénin, 1988-1993 : bilan et perspectives,


L’Harmattan, Paris, 1999.

[a] Avec le Nigeria, qui fournit le gros du contingent, tous les États membres et non
belligérants de la CEDEAO apportent des soldats, et deux pays hors zone, l’Ouganda et
la Tanzanie, déjà engagés dans des opérations de stabilisation en Afrique centrale, se
joignent à l’ECOMOG.

[21] Cité in David GAKUNZI, op. cit., p. 217.

Plan
23. De la Conscience noire de Steve Biko à la
Renaissance africaine de Nelson Mandela
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 307 à 319

Chapitre

T out au long du XXe siècle, l’Afrique du Sud semble aller dans le sens contraire de
l’histoire. En 1900, quand se réunit à Londres la première conférence panafricaine,
la situation sud-africaine préoccupe déjà les congressistes, qui dénoncent la
1

spoliation des terres dont sont victimes les populations noires sud-africaines par les
colons blancs, les Afrikaners, et l’exploitation économique des travailleurs dans les
mines d’or et de diamants. En 1948, alors que le colonialisme est remis en cause dans le
monde entier, la situation sud-africaine empire à la suite de la victoire électorale du
Parti national, parti afrikaner fondé en 1914, qui instaure l’apartheid. Cette politique
o ficielle fondée sur la ségrégation raciale assure aux Afrikaners une domination
[1]
économique et politique sans partage . Dès lors, l’action du gouvernement blanc vise à
rendre les Africains étrangers sur leur propre sol.

Maintenu jusqu’en 1990, l’apartheid devient un sujet de préoccupation grandissant pour 2


les militants africains et internationalistes au cours des années 1960 et 1970. Tandis que
le colonialisme direct disparaît progressivement du continent, ce qui se déroule à cette
période en Afrique australe, autour d’une Afrique du Sud qui, en plus de se cramponner
à un racisme biologique d’un autre âge, intervient directement dans les a faires des pays
voisins, de l’Angola au Mozambique, en passant par la Rhodésie du Sud (Zimbabwe,
indépendant en 1980) et le Sud-Ouest africain (Namibie, indépendante en 1990), exige
l’intervention des milieux qui se revendiquent du panafricanisme. Pour les Noirs,
d’Afrique ou de la diaspora, riches ou pauvres, le régime d’apartheid est l’adversaire
commun, aisément identifiable, qui permet de faire vivre la dynamique panafricaine
malgré les désaccords et les divisions qui ont progressivement fissuré ce mouvement
historique.

Mandela porte le message dans toute l’Afrique (1962)

C’est logiquement en Afrique du Sud elle-même que la résistance anti-apartheid se 3


structure. Dès 1949, autour de Robert Sobukwe, Walter Sisulu, Nelson Mandela, Oliver
Tambo et Peter Roboroko, la résistance à l’apartheid s’organise au sein de l’ANC, créé en
1912, et notamment au sein de la toute récente Ligue de jeunesse qui lui est a filiée.
Inspirée par les méthodes de Gandhi, qui avait déjà lancé un mouvement de
désobéissance civile à l’époque où il vivait en Afrique du Sud, entre 1893 et 1914, une
campagne de défiance est organisée qui conduit des milliers de Noirs à enfreindre
volontairement les lois pour se faire arrêter, selon une tactique que l’on retrouve à la
même époque en Gold Coast et chez les militants pour les droits civiques aux États-
Unis. Pourtant unis dans la lutte contre le régime, les militants sud-africains les plus
impatients, réunis autour de Robert Sobukwe, quittent l’ANC en avril 1959 et fondent le
Congrès panafricain (Pan-African Congress, PAC). Développant une vision raciale et
radicale de la lutte, leur objectif est de libérer l’Azanie, ce pays que les Blancs préfèrent
nommer Afrique du Sud.

En juin 1955, les forces progressistes réunies dans un Congrès de tous les peuples 4
d’Afrique du Sud (Congress of All the People of South Africa) adoptent cependant la
Charte de la liberté qui rassemble di férentes luttes sectorielles dans la lutte globale
contre l’apartheid. Alors que la résistance sud-africaine trouve un écho dans les
rassemblements internationaux, à commencer par la conférence panafricaine d’Accra,
qui condamne fermement l’apartheid en 1958, et tandis que les puissances coloniales se
montrent extrêmement timorées, quand elles ne soutiennent pas ouvertement l’Afrique
du Sud raciste, le régime sud-africain intensifie sa politique d’oppression. Cherchant à
contrôler les déplacements des Noirs, il établit o ficiellement des zones réservées, les
bantoustans, pour accueillir le « surplus démographique » des Noirs vivant jusque-là
dans les ghettos urbains (townships). Si la promiscuité des townships permet de mélanger
et de fédérer les dix grands groupes ethniques, les bantoustans favorisent le
regroupement des populations sur la base de caractéristiques « tribales ». Lorsque, le
21 mars 1960, dans la commune de Sharpeville, près du Cap, les manifestants qui
défilent, à l’appel du PAC et de l’ANC, contre la politique des passeports intérieurs (pass)
sont réprimés par la police, l’ANC décide de déclencher la lutte armée.
Peu après, alors que les États africains s’accordent pour ne plus délivrer de visas aux 5
Sud-Africains blancs, Nelson Mandela reçoit une invitation pour participer à la
conférence du PAFMECA prévue en février 1962 à Addis-Abeba. Quittant l’Afrique du
Sud pour la première fois de sa vie, Mandela rejoint Dar es Salaam en passant par la
Rhodésie du Nord (future Zambie, toujours sous domination britannique à cette
période). Muni, en guise de passeport, d’un simple laissez-passer délivré par Nyerere, il
profite de cette sortie clandestine d’Afrique du Sud pour entreprendre une tournée
continentale. « Je devais trouver un soutien politique et financier à notre nouvelle force
militaire, expliquera-t-il dans son autobiographie, et, plus important, des possibilités
d’entraînement pour nos hommes dans le plus grand nombre d’endroits possible sur le
[2]
continent . »

Au cours de son périple, qui le mène dans un premier temps à Accra puis à Lagos, il 6
découvre l’intense activité en cours dans les bureaux de l’ANC, qui ouvrent des sections
dans de nombreux pays et constituent ainsi un réseau continental. Inspiré par la
résistance éthiopienne de 1936, mais conscient que « l’Éthiopie contemporaine n’était
pas non plus un modèle de démocratie », il découvre à Addis-Abeba où il rejoint les
militants du PAFMECA, pour la première fois de sa vie, des avions pilotés par des Noirs,
mais aussi « des soldats noirs, commandés par des généraux noirs, applaudis par des
[3]
responsables noirs qui étaient tous les invités d’un chef d’État noir ». Prenant la parole
après Hailé Sélassié, Mandela note que « l’extension de la zone couverte par le
PAFMECA à l’Afrique du Sud, cœur et noyau de la réaction impérialiste, devrait marquer
le commencement d’une nouvelle phase dans le mouvement pour la libération totale de
[4]
l’Afrique ». Il s’entretient ensuite avec le leader nationaliste zambien Kenneth Kaunda,
qui s’inquiète de la division des forces anti-apartheid entre le PAC et l’ANC.

Après l’Éthiopie, Mandela se rend en Égypte où il s’imprègne de l’histoire pharaonique, 7


ainsi que des réformes économiques et militaires menées par Nasser. À Tunis,
Bourguiba lui propose de financer des équipements militaires et accepte de former des
combattants pour l’ANC. Au Maroc, il rencontre des combattants du Mozambique,
d’Angola, du Cap-Vert et d’Algérie en exil à Rabat. Constatant que la situation algérienne
est celle qui se rapproche le plus de celle de son pays, il part visiter une unité sur le front
algérien. Arrivant au Liberia après le Mali, la Guinée et la Sierra Leone, il reçoit un
nouveau financement, de la part du président William Tubman, pour acheter des armes.
En Guinée, déçu dans un premier temps par l’accueil de Sékou Touré qui se contente de
tenir en public un discours impersonnel et de lui o frir deux livres dédicacés, il reçoit
avant son départ et en toute discrétion une valise pleine de billets. Au Sénégal, il se
montre prudent envers Senghor qui lui remet néanmoins un passeport diplomatique et
un billet pour aller à Londres, où il achète notamment de la littérature consacrée à la
guerre de guérilla.
Après Londres, Mandela retourne en e fet à Addis-Abeba pour suivre un entraînement 8
militaire. Mais cette formation est interrompue au bout de deux mois par l’aggravation
de la situation en Afrique du Sud. Avant de quitter Addis-Abeba, il a l’occasion de croiser
le premier groupe d’une vingtaine de recrues venues d’Afrique du Sud qui allait former
le premier noyau de la branche armée de l’ANC (baptisée Umkhonto we Sizwe, le « fer de
lance de la nation »). « L’entraînement militaire [doit] s’accompagner d’une formation
politique, leur explique-t-il, car la révolution ne consiste pas seulement à appuyer sur la
[5]
détente d’un fusil ; son but est de créer une société honnête et juste . »

Lorsqu’il est arrêté peu après son retour en Afrique du Sud, puis condamné avec huit 9
camarades de l’ANC, lors du procès de Rivonia en juin 1964, à une peine
d’emprisonnement à perpétuité pour des actes de sabotage, Mandela sait que sa tournée
continentale permet à la résistance de s’organiser sur les fronts extérieurs avec le
soutien de la quasi-totalité des pays africains qui, depuis sa tournée, ont constitué au
sein de l’OUA un comité de libération. Il sait aussi que son courage et celui de ses
camarades emprisonnés inspirent les jeunes, les femmes et les travailleurs qui mènent
la résistance interne au régime.

La Conscience noire et la révolte des townships (1976)

Au début des années 1960, des parents sud-africains noirs inquiets de voir les résultats 10
scolaires catastrophiques de leurs enfants s’organisent contre la discrimination dans
l’accès à l’éducation. Ils constatent notamment que l’éducation donnée à leurs enfants
les maintient dans un complexe d’infériorité qui empêche leur développement
intellectuel et social. Devenus des étudiants, les lycéens de cette génération se
désolidarisent de l’Union nationale des étudiants sud-africains (National Union of
South African Students, NUSAS), jugée trop libérale et conciliante dans son credo
multiracial.

Certes, les délégués chargés des relations internationales de la NUSAS soulignent 11


l’apport positif du panafricanisme dans la lutte contre l’apartheid. Mais, selon leur
définition, le panafricanisme réunit toutes les personnes qui, ressortissantes d’un État
africain, désirent se battre pour l’autonomie politique, l’indépendance économique et
[6]
l’utilisation des ressources dans l’intérêt des populations . En pleine période de
nationalisme noir, cette définition, qui évite à la NUSAS de faire allusion à la question
raciale pour ne pas froisser le courant étudiant blanc et libéral qui la domine, irrite
particulièrement les étudiants et militants noirs du PAC, qui décident donc de fonder,
en 1969, l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Students’
[7]
Organisation, SASO) . Dirigée par Steve Biko, un étudiant contestataire renvoyé de
l’école de médecine de l’université du Natal, la SASO fait alliance avec un autre
regroupement d’associations militantes, la Convention du peuple noir (Black People’s
Convention, BPC).

Dès la fin de l’année 1973, l’alliance BPC-SASO compte une quarantaine de sections 12


formant un réseau d’aide juridique, médicale, scolaire et sanitaire. En relation avec les
puissantes Églises noires sud-africaines, elles mettent en place des programmes pour
les communautés noires (Black Community Program, BCP). Le parallèle avec les Black
Panthers et la contestation étudiante afro-américaine est visible dans les références
[8]
communes à Frantz Fanon et Malcolm X . Sous l’impulsion de Biko, des travailleurs,
des artistes, des éditeurs, souvent in luencés par l’action radicale du PAC, s’associent à
la démarche des étudiants pour créer un vaste mouvement de la Conscience noire (Black
[9]
Consciousness Movement) .

Ce mouvement est décrit par Biko comme « un état d’esprit, un mode de vie qui rejette 13
les valeurs qui font des Noirs des étrangers sur leur propre terre, qui promeut
l’autodéfinition plutôt que la définition par les autres, qui considère l’unité de groupe
[10]
comme la clé pour prendre le pouvoir, politiquement et économiquement ».
Réclamant une indépendance des Noirs, le mouvement de la Conscience propose de
construire une théorie politique permettant de préparer le peuple à passer à l’action.
Pour y parvenir, il convient de former des intellectuels pétris de la culture populaire,
prêts à mener des actions d’éducation populaire, sans avoir besoin nécessairement
d’une organisation autour d’eux. Dans un contexte où l’apartheid pousse les cadres des
mouvements de libération à l’exil, quand ils ne pourrissent pas en prison, l’objectif est de
faire émerger au sein de la classe moyenne des éléments prêts à transformer en
révolution l’agitation qui règne dans les townships, en particulier dans celui de Soweto,
situé au sud-ouest de Johannesburg, la capitale industrielle et financière du pays.

Le 17 mai 1976, plus d’un millier de lycéens de Soweto lancent un mouvement de grève 14
contre une loi qui impose l’enseignement de la langue afrikaans dans les écoles noires.
Un mois plus tard, le 16 juin, aux cris de « Amandla Ngawethu ! » (« Le pouvoir au
peuple ! »), une manifestation, coordonnée à partir de plusieurs établissements scolaires
par des leaders dont la moyenne d’âge ne dépasse pas vingt ans, est réprimée dans le
sang. Alors que la situation de guerre civile se généralise, et que les images de la
répression sont di fusées par les télévisions du monde entier, la « communauté
internationale » condamne le régime de Pretoria, et le Conseil de sécurité de l’ONU
décide enfin de voter un embargo sur les ventes d’armes, de munitions et de matériel.
Pour autant, les pays occidentaux peinent à imposer un « code de bonne conduite » à
leurs multinationales (banques, énergies, armement, technologie) qui trouvent
régulièrement des moyens de contourner les décisions politiques.
De la mobilisation internationale à la création de la ligne
de front (1977-1984)

Le 12 septembre 1977, le décès de Steve Biko, à la suite de tortures in ligées en détention, 15


et l’interdiction de la SASO et de la BPC constituent, note Nelson Mandela, « le premier
[11]
clou dans le cercueil de l’apartheid ». Dans la clandestinité, les militants noirs sud-
africains mettent sur pied le groupe paramilitaire de l’Organisation du peuple azanien
(Azanian People’s Organisation, AZAPO). Confronté à cette nouvelle organisation, bien
plus radicale que l’ANC, et à la pression internationale, de plus en plus forte, le
gouvernement de John Vorster réplique en déclarant l’indépendance des bantoustans
afin de couper les mouvements de libération de leur base populaire. Pour cela, le régime
latte les autorités tribales qui dirigent cette constellation de proto-États inféodés à
l’Afrique du Sud. L’un de ces chefs particulièrement puissant, Mangosuthu Buthelezi,
est partisan d’une Alliance noire sud-africaine (South African Black Alliance, SABA) qui
s’oppose au front multiracial de l’ANC. Buthelezi s’appuie sur l’Inkatha, une ancienne
organisation culturelle, qu’il transforme en un parti politique nationaliste et tribaliste,
chargé de diviser les Noirs.

Dans les pays occidentaux, de nombreux militants sud-africains animent des 16


campagnes de boycott du régime d’apartheid. Puisque les puissances occidentales se
montrent en pratique solidaires avec la minorité blanche sud-africaine, en dépit des
protestations formelles, les Noirs du monde entier doivent soutenir la lutte menée
contre l’apartheid par les Noirs sud-africains. Pendant que des musiciens se mobilisent
à travers le monde, le chanteur afro-américain Harry Belafonte appelle les artistes noirs
à ne plus se produire en Afrique du Sud. Organisés dans un collectif depuis les Jeux
olympiques de Mexico (1968), rendu célèbre par les coureurs Tommie Smith et John
Carlos qui boycottent l’hymne américain en levant le poing ganté de noir du Black
Power, les sportifs noirs, menés par le joueur de tennis Arthur Ashe, boycottent toute
compétition impliquant l’Afrique du Sud.

Les employés noirs américains de l’entreprise Polaroid décident, quant à eux, de se 17


mettre en grève quand ils découvrent que leur entreprise produit les cartes du système
d’identification sud-africain utilisé dans la fabrication des pass. En réponse, les
entreprises visées par le boycott mettent en avant les dirigeants noirs qui se rendent en
Afrique du Sud. L’un d’entre eux, Roy Wilkins, dirigeant de la NAACP, estime que le
boycott de l’Afrique du Sud risque d’entraîner le chômage des ouvriers noirs de
l’industrie automobile américaine. Ainsi, une petite bourgeoisie capitaliste noire préfère
défendre les multinationales américaines sous couvert d’un soutien au prolétariat afro-
américain, et cela contre les intérêts des travailleurs noirs sud-africains. L’attitude de
l’ancien militant pour les droits civiques Andrew Young déçoit elle aussi. Premier Noir à
être nommé ambassadeur des États-Unis à l’ONU, il conclut sa première année, en
octobre 1977, en exerçant le veto américain contre les résolutions africaines visant à
rendre obligatoires les sanctions économiques et l’embargo total sur la livraison d’armes
à Pretoria.

En juillet 1977, des parlementaires afro-américains décident pourtant de créer l’ONG 18


TransAfrica afin d’exprimer le point de vue des Noirs sur la politique étrangère
américaine. Organisant des conférences, des projections et des débats à l’attention des
décideurs économiques et politiques, ainsi que des sit-in et des manifestations,
TransAfrica s’engage pleinement dans la mobilisation contre l’apartheid, mettant
régulièrement le gouvernement américain face à ses responsabilités en dévoilant
notamment les négociations entre le président Ronald Reagan et le gouvernement sud-
africain.

Comme dans les cas angolais et mozambicains, la division des mouvements anti- 19
apartheid, principalement entre le PAC et l’ANC, qui possèdent chacun leur
organisation étudiante et leur branche militaire, perturbe la solidarité afro-américaine
scindée en deux pôles idéologiques. Les organisations nationalistes noires et
afrocentristes soutiennent le PAC, qui est opposé à toute alliance multiraciale, tandis
que les organisations marxistes soutiennent l’ANC, qui collabore avec les communistes.
Moins au fait de ces divisions, la grande majorité de l’opinion afro-américaine soutient
l’ANC qui jouit d’une meilleure visibilité.

Les divisions existent également en Afrique. Alors que le comité de libération de l’OUA 20
soutient l’ANC, des pays comme la Côte d’Ivoire d’Houphouët suggèrent d’ouvrir le
dialogue avec le régime de l’apartheid, tandis que d’autres, comme le Zaïre de Mobutu,
fidèle allié des Occidentaux, soutiennent le régime de l’apartheid au nom de la lutte
contre le communisme. Les indépendances de l’Angola et du Mozambique (1975)
conduisent Pretoria à soutenir les groupes contre-révolutionnaires de l’UNITA et de la
RENAMO, ainsi qu’à diviser les guérillas de Rhodésie du Sud (Zimbabwe).

Entre 1960 et 1964, l’ANC de Rhodésie du Sud, qui avait été créée dans les années 1930 21
sur le modèle sud-africain, donne naissance à deux principaux partis : l’Union populaire
africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African People’s Union, ZAPU) et l’Union nationale
africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African National Union, ZANU). Les deux partis
lancent une guérilla en 1966, juste après la déclaration unilatérale d’indépendance du
régime blanc proclamée par Ian Smith. En janvier 1980, après des combats féroces, qui
ont ravagé l’économie, et des pourparlers impliquant les belligérants, les États-Unis, la
Grande-Bretagne et l’OUA, la signature d’un cessez-le-feu débouche sur des élections
remportées par le Front patriotique (ZANU-PF) de Robert Mugabe.

Alors que les puissances occidentales et les pays africains conservateurs soutiennent la 22
mise en place d’un « groupe de contact » avec Pretoria, les pays voisins ou directement
engagés dans le con lit contre l’Afrique du Sud fusionnent en 1980 dans une
organisation des pays de la ligne de front (Frontline states), connue o ficiellement sous le
nom de Conférence de coordination pour le développement de l’Afrique australe
(Southern African Development Coordination Conference, SADCC). Les neuf pays
[a]
membres signent une série d’accords diplomatiques, économiques et militaires pour
sortir de la dépendance sud-africaine et faire plier le régime de Pretoria.

1984-1994 : la chute finale de l’apartheid

En 1984, le gouvernement sud-africain tente un double coup de poker. Signés entre le 23


président mozambicain Samora Machel et le chef de la diplomatie sud-africaine Pieter
Willem Botha, les accords de Nkomati engagent le Mozambique à expulser les membres
de l’ANC présents sur son territoire en échange d’un arrêt du soutien sud-africain à la
RENAMO. Ensuite, le régime sud-africain convoque des élections dans le cadre d’une
nouvelle Constitution qui institue un Parlement tricaméral (blanc, noir et indien). Mais
le coup de poker échoue : le Front démocratique uni (United Democratic Front, UDF),
mené par l’ANC, boycotte le scrutin et l’opinion internationale se montre plus hostile
que jamais au gouvernement de Pretoria (comme en témoigne l’attribution, cette année-
là, du prix Nobel de la paix à l’archevêque Desmond Tutu).

Un an plus tard, le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU) est créé, avec un but 24
stratégique. En e fet, depuis son institutionnalisation en 1948, le système de l’apartheid,
au-delà de son aspect idéologique, fonctionne avant tout sur le monopole économique
de quatre millions de Blancs sur les terres, les emplois, les ressources minières et les
services sociaux au détriment d’une vingtaine de millions de Noirs. L’apartheid permet
notamment à la classe moyenne blanche d’être relativement préservée du chômage, et
aux professions libérales d’être épargnées de toute concurrence, les Sud-Africains noirs
diplômés et qualifiés devant s’exiler pour trouver un emploi. Confrontée à un marché
intérieur étroit, avec des millions de Noirs sans pouvoir d’achat, à la di ficulté
grandissante d’exporter sa production, en raison du boycott, à un déficit de main-
d’œuvre qualifiée et à des grèves impliquant des centaines de milliers de mineurs,
l’économie sud-africaine est au bord de l’asphyxie.

La puissance militaire sud-africaine, a faiblie par l’embargo sur la vente d’armes, touche 25
ses limites face à la coalition cubano-angolaise lors de la bataille de Cuito-Cuanavale en
1988. Le régime, qui ne peut plus entretenir d’armée en dehors de l’Afrique du Sud,
accepte, en échange du retrait des troupes cubaines d’Angola, de mettre fin à
l’occupation sud-africaine du Sud-Ouest africain, qui devient indépendant, sous le nom
de Namibie, le 21 mars 1990. Entre-temps, les négociations entre le régime et l’ANC se
sont accélérées avec le départ de Pieter Botha et l’arrivée au pouvoir, en août 1989, de
Frederik de Klerk. E fectuant, immédiatement après son arrivée au pouvoir, la première
visite d’un président sud-africain blanc en Zambie, de Klerk s’entretient avec le
président Kaunda, puis rencontre les représentants de l’ANC et des pays de la ligne de
front. Le 2 février 1990, il annonce d’un bloc, devant le Parlement, « la levée de
l’interdiction de l’ANC, du PAC, du Parti communiste sud-africain et de trente et une
autres organisations illégales ; la libération des prisonniers politiques incarcérés pour
des activités non violentes ; la suppression de la peine capitale ; et la levée de di férentes
[13]
restrictions imposées par l’état d’urgence ».

Le 11 février 1990, devant les caméras du monde entier, Nelson Mandela, accompagné de 26
son épouse Winnie Madikizela, est libéré. Deux semaines plus tard, l’ex-prisonnier
politique se rend à Lusaka (Zambie), pour remercier tous les chefs d’État d’Afrique
australe et centrale qui ont soutenu la lutte contre l’apartheid, et entame bientôt une
tournée internationale pour remercier ses plus fidèles soutiens, au rang desquels
figurent notamment les régimes cubain de Fidel Castro et libyen de Mouammar
Kadhafi.

Dans les capitales africaines et européennes, où il remercie les comités qui se sont 27
battus pour sa libération, il est accueilli avec tous les honneurs. Aux États-Unis, sa visite,
en juin 1990, est prise en charge par le Mouvement pour une Afrique du Sud libre (Free
South African Movement, FSAM), une organisation soutenue financièrement par
TransAfrica. À New York, il souligne dans son discours qu’« un cordon ombilical
impossible à couper reliait les Noirs d’Afrique du Sud et les Noirs d’Amérique, car nous
[14]
étions tous des enfants de l’Afrique ». Dans toutes les villes nord-américaines qu’il
visite, il est accueilli par les élus, les intellectuels, les religieux et les entrepreneurs noirs,
ainsi que des milliers d’anonymes, certains ayant combattu l’apartheid depuis 1948,
d’autres étant nés au militantisme à partir du simple slogan : « Free Nelson Mandela ».
Remerciant tout le monde, Mandela refuse en revanche de plier devant le maire de
Miami, qui exclut de l’accueillir tant qu’il soutient Fidel Castro, ou devant les médias
américains qui, en plus d’attribuer sa victoire finale à la mansuétude du gouvernement
sud-africain blanc, lui demandent de se désolidariser de Yasser Arafat et de condamner
l’usage de la violence. « C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la
forme de la lutte, justifie Mandela, non sans faire allusion à la répression qui s’est
abattue contre les Noirs, en Afrique comme en Amérique. Si l’oppresseur utilise la
[15]
violence, l’opprimé n’a pas d’autre choix que de répondre par la violence . »
Applaudissant cette intransigeance, les Noirs sont convaincus qu’une révolution se
prépare en Afrique du Sud, tandis que l’opinion publique blanche se montre sceptique,
voire alarmiste, sur le devenir de l’Afrique du Sud.

Après une période de transition e fectivement insurrectionnelle, marquée notamment 28


par l’assassinat en avril 1993 du dirigeant noir Chris Hani, qui représentait un courant
populaire et radicalement anticapitaliste au sein de l’ANC, le parti de Mandela s’engage
à mener une politique de croissance, d’emploi et de redistribution qui renforce le
pouvoir des milieux financiers et qui préserve en grande partie les avantages
économiques et sociaux acquis par les Blancs sous l’apartheid. Le 27 avril 1994, sur la
base d’un consensus avec les tendances libérales, nationalistes et socialistes, Nelson
Mandela est le premier président noir élu d’Afrique du Sud avec 62 % des su frages.

Lors de sa prestation de serment le 10 mai 1994, souhaitant que « plus jamais ce beau 29
pays ne connaisse l’oppression d’un homme par un autre », Mandela annonce de
nouveaux objectifs, qui s’appliquent à son peuple mais reprennent en réalité les défis de
tout le continent africain :

Nous avons enfin atteint notre émancipation politique. Nous nous engageons à libérer 30
la totalité de notre peuple de la servitude, de la pauvreté, des privations, des
[16]
sou frances, du sexisme et des autres discriminations .

Avec ce discours, qui s’achève sur un salut à toute l’Afrique (« God Bless Africa ! »), 31
Mandela s’engage à faire de son pays, qui est alors la première puissance économique,
financière et industrielle du continent, une terre de justice et de progrès social.

Se rendant au sommet de l’OUA à Tunis en juin 1994, son premier sommet en tant que 32
chef d’État, il débute son discours en faisant référence à la destruction de Carthage et
des grands empires africains avant d’énumérer une liste de personnalités qui ont
permis à l’Afrique de se relever et de se libérer de l’oppression. Appelant à retirer de
l’agenda de l’OUA la question de l’apartheid, Mandela annonce qu’il veut engager la
nouvelle Afrique du Sud sur le chemin de la Renaissance africaine, un concept qui vise à
redonner à l’Afrique les moyens de réaliser son développement en fonction de ses
propres critères. Le thème de la Renaissance africaine, repris par son successeur Thabo
Mbeki, va ainsi s’introduire dans le débat qui monte, à la fin des années 1990, sur la
nécessaire réforme de l’OUA.

Notes

[1] John ILIFFE, Les Africains. Histoire d’un continent, Flammarion, Paris, 2002, p. 385-404.

[2] Nelson MANDELA, Un long chemin vers la liberté, Fayard, Paris, 2013, p. 347.

[3] Ibid., p. 355.

[4] Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 341.

[5] Nelson MANDELA, op. cit., p. 370.

[6] Clyde R.D. HALISI, Black Political Thought in the Making of South African Democracy,
Indiana University Press, Bloomington, 1999, p. 100.

[7] Ibid., p. 106.


[ ] p
[8] Ibid., p. 121.

[9] N. Barney PITYANA, Bounds of Possibility. The Legacy of Steve Biko and Black Consciousness,
Zed Books, Londres, 1992.

[10] Ronald W. WALTERS, Panafricanism, op. cit., p. 256.

[11] Cité in Augusta CONCHIGLIA, « Steve Biko, la conscience noire », Le Monde diplomatique,
11 septembre 2007.

[a] Angola, Botswana, Lesotho, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie, Zambie,


Zimbabwe.

[13] Nelson MANDELA, Un long chemin vers la liberté, op. cit., p. 671.

[14] Ibid., p. 703.

[15] Ibid., p. 647.

[16] Ibid., p. 750-751.

Plan
Mandela porte le message dans toute l’Afrique (1962)

La Conscience noire et la révolte des townships (1976)

De la mobilisation internationale à la création de la ligne de front (1977-1984)

1984-1994 : la chute finale de l’apartheid

Auteur
24. Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 320 à 334

Chapitre

E n 1974, les participants au sixième congrès panafricain, qui se réunit à Dar es


Salaam, annoncent que le congrès suivant se tiendra trois ans plus tard en Libye,
sous la direction de Mouammar Kadhafi. Mais l’ingérence grandissante du Guide
1

libyen dans les a faires intérieures des pays africains conduit à l’annulation de la
rencontre. Ce n’est qu’au début du mois d’avril 1994, en Ouganda, que le septième
congrès panafricain est organisé autour du militant nigérian Tajudeen Abdul-Raheem.
L’objectif est alors de repenser le panafricanisme comme une force de résistance au
[1]
néolibéralisme . La fin de la guerre froide, qui avait fait de l’Afrique un champ
d’a frontement entre les deux blocs, oblige le continent à trouver sa place dans le nouvel
ordre mondial.

Mais il doit aussi faire face à de nouveaux drames. Le génocide des Tutsi au Rwanda, qui 2
se déroule au moment même où s’ouvre ce septième congrès, prouve une nouvelle fois
l’impuissance de l’OUA. Paralysée par son fonctionnement bureaucratique, son manque
de moyens matériels et son vide idéologique, l’organisation continentale semble en fin
de vie, et son agonie est assimilée à un échec du panafricanisme. Pourtant, dans le cadre
d’une réorganisation des alliances géopolitiques, plusieurs initiatives reviennent donner
de l’épaisseur au rêve d’unité africaine, et à sa forme politique, les États-Unis d’Afrique.
L’idée d’un gouvernement continental est relancée par Kadhafi, dont le volontarisme
soulève de nombreuses questions.
Les projets d’États-Unis d’Afrique ou d’Union africaine, qui ressemblent à un mauvais 3
copier-coller des États-Unis d’Amérique ou de l’Union européenne, ne risquent-ils pas
de galvauder un peu plus l’idée du panafricanisme ? L’assassinat de Kadhafi en
octobre 2011, à la suite d’une guerre menée par les gouvernements français et
britannique avec le soutien de Barack Obama, le premier président d’origine africaine
des États-Unis d’Amérique, ne montre-t-il pas que le panafricanisme des « grands
hommes » est définitivement hors d’usage ?

Unir des territoires ou des marchés ?

Dans les années 1990, plusieurs analystes repensent la carte de l’Afrique débarrassée des 4
allégeances liées à la guerre froide. Revenant sur les thèses de Cheikh Anta Diop,
cherchant à extraire la pensée panafricaine du romantisme qui l’a souvent caractérisée
et distinguant le panafricanisme de libération, qui a accompagné la décolonisation, du
panafricanisme d’intégration, qui reste en chantier, Ali Mazrui tente, en 1995, d’établir
une nouvelle cartographie de l’Afrique en s’appuyant sur les points forts de chaque
grande région. Il identifie ainsi quatre pôles de dynamisme susceptibles de constituer
les piliers d’une nouvelle intégration continentale : un pôle économique, menée par une
Afrique australe dynamisée par l’Afrique du Sud, première puissance économique du
continent ; un pôle culturel mené par une Afrique orientale tournée vers l’océan Indien
et le monde indo-arabo-musulman ; un pôle politique mené par une Afrique
septentrionale bien reliée au continent européen ; et un pôle militaire centré sur
l’Afrique occidentale, et en particulier sur le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique et
[2]
épine dorsale de l’ECOMOG . Cette intégration par pôles spécialisés se concrétiserait
avec la mise en place d’un Conseil de sécurité africain composé de cinq États régionaux,
doté d’une Force d’urgence panafricaine et d’un Haut-Commissariat aux réfugiés placés
sous contrôle de l’ONU, et par l’installation d’un Sénat panafricain où siégeraient les
anciens chefs d’État après leur retrait, dans des conditions honorables, de la vie
politique.

Pour Issa Shivji, titulaire de la chaire d’études panafricaines à l’université de Dar es 5


Salaam, c’est au cœur du continent, dans le « foyer crisogène » de l’Afrique centrale, qu’il
[3]
faut au contraire établir un nouveau centre de gravité du continent . L’immense
Congo-Kinshasa, situé à la jointure des grandes aires géographiques continentales et
doté de formidables richesses minérales, apparaît comme la clé de voûte de tout projet
de révision du système étatique panafricain. Malheureusement, les guerres et les crises
qui secouent le Congo et les pays alentour depuis le début des années 1990 empêchent
les gouvernements de la région de participer sereinement aux discussions concernant la
nécessaire réorganisation de l’OUA et la résistance à la percée néolibérale qui bouleverse
le continent depuis les années 1980.
Sur ce dernier point, il faut relever que la situation a évolué depuis la fin de l’apartheid 6
en Afrique du Sud. Longtemps considéré comme l’ennemi commun des pays africains,
Pretoria joue un rôle central dans la nouvelle géographie politique et économique du
continent depuis le milieu des années 1990. En libérant l’Afrique du Sud de l’apartheid,
les « combattants de la liberté », pourtant d’inspiration socialiste à l’origine, ont
paradoxalement permis à la puissance économique sud-africaine d’étendre sa
domination sur une partie du continent. Cette évolution s’explique par le tournant
idéologique pris par l’ANC dans les années qui ont suivi son accession au pouvoir. « Mis
sous pression par des conseillers de l’ancien régime, par des économistes de la Banque
mondiale et du FMI et des experts issus du monde des a faires, explique Nancy Murray,
[l’ANC] remit en cause la priorité accordée aux dépenses sociales et, à la place, adopta
une stratégie économique néolibérale d’exportation qui mettait l’accent sur l’économie
de marché, la discipline fiscale et la consolidation de la confiance des milieux d’a faires,
même si cela impliquait de faire des coupes afin d’être compétitifs dans l’économie
[4]
globale . »

Depuis le milieu des années 1990, les multinationales sud-africaines investissent 7


massivement en Afrique, dans les secteurs stratégiques des mines, de l’énergie, des
transports et de la télécommunication. C’est le cas notamment au sein de la
Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern African Development
Community, SADC). Créée en 1980, lors de la conférence de Lusaka, par les mouvements
de libération cherchant à sortir les pays d’Afrique australe de leur dépendance
économique et infrastructurelle vis-à-vis de l’Afrique du Sud, la SADC a
progressivement muté pour se transformer en un grand marché dominé par les intérêts
sud-africains et ouvert sur un espace économique encore plus vaste, le Marché commun
de l’Afrique orientale et australe (Common Market for Eastern and Southern Africa,
COMESA), fondé en décembre 1994 dans le but de créer une union douanière
regroupant pas moins de vingt pays et plus de 340 millions d’habitants. Loin des projets
d’union politique imaginés par Kwame Nkrumah dans les années 1950, les pays africains
sont engagés, depuis le milieu des années 1990, dans un processus de rapprochement
économique d’inspiration néolibérale.

Le NEPAD, ou l’Afrique à l’ère néolibérale

À la fin des années 1990, l’OUA compte une cinquantaine d’États membres, dont la 8
plupart sont parallèlement membres d’organisations qui les relient, à des degrés divers,
à d’autres aires géographiques : Organisation de la conférence islamique (OCI),
Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), Organisation internationale de
la Francophonie, Commonwealth, Ligue arabe, etc. Signe de la montée en puissance de
la logique néolibérale, ce sont les organisations à vocation économique et monétaire qui,
à l’échelle continentale, paraissent les plus dynamiques : CEDEAO, SADC, COMESA,
Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC, 1980), Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, 1994), Communauté des États
sahélo-sahariens (CEN-SAD, 1998), etc.

Fusion de plusieurs projets portés par le Sénégal, l’Afrique du Sud, l’Algérie, l’Égypte et 9
le Nigeria au cours de l’année 2000, le Nouveau partenariat pour le développement de
l’Afrique (New Partnership for Africa’s Development, NEPAD), adopté en 2001 par les
États membres de l’OUA, marque une étape importante dans l’acceptation des modèles
néolibéraux par les gouvernements africains. Soutenu avec ferveur par le président sud-
africain de l’époque, Thabo Mbeki, qui en est la cheville ouvrière, le NEPAD se présente
comme un plan d’action destiné à favoriser le décollage économique du continent. Mais,
derrière un catalogue de bonnes intentions (mettre fin aux con lits, favoriser la
démocratie, les droits de l’homme, soutenir la recherche contre le paludisme et le
VIH…), il cherche surtout à adapter les États africains à la mondialisation, en améliorant
leur « stabilité », leur « gouvernance » et leur « compétitivité ».

Élaboré sans consultation des syndicats, des partis politiques et des ONG, le document 10
fondateur du NEPAD ne répond pas aux attentes et aux besoins des populations
africaines. « Les problèmes de la paix, de la sécurité et de la bonne gouvernance n’y sont
abordés que comme des obstacles à lever pour un a lux massif des capitaux, relève un
militant nigérien. Le document est d’ailleurs totalement muet sur les causes profondes
des con lits qui minent certains pays du continent ; muet sur le pillage des ressources
auquel s’adonnent certains pays et firmes internationales ; muet sur les frustrations
liées à l’impunité, à l’injustice et aux inégalités dans l’accès aux ressources nationales, et
qui provoquent souvent des situations de rébellion armée, notamment chez les
minorités nationales ; muet sur les répercussions sociales des politiques d’ajustement
structurel imposées aux pays africains, et qui se traduisent par une généralisation de la
pauvreté, elle-même source de con lits et d’insécurité dans les villes et les
[5]
campagnes . »

Dans la lignée des Plans d’ajustement structurel imposés par les institutions financières 11
internationales, le NEPAD entend donc favoriser les investissements étrangers,
[6]
considérés comme la clé du « développement » futur , et apparaît comme un plan de
communication élaboré par une nouvelle génération de dirigeants africains qui n’ont en
aucune façon cherché à inventer, avec leurs populations, un modèle de développement
endogène adapté aux réalités et aux urgences africaines. « Pour l’essentiel, commentent
les chercheurs Ian Taylor et Roland Marchal, le NEPAD sert les intérêts des fractions du
capital orientées vers l’extérieur, et c’est sur cette base que se sont regroupées les élites
africaines qui voient leur pays en butte aux mêmes politiques commerciales
protectionnistes du Nord. Plutôt que de repenser l’architecture du commerce mondial,
le NEPAD et l’Afrique du Sud essaient d’acclimater le néolibéralisme à tous les pays
africains. Le NEPAD peut donc être décrit comme une tentative d’insertion plus
profonde de l’Afrique dans l’ordre capitaliste mondial, mais selon des termes renégociés
[7]
octroyant quelques faveurs aux élites africaines les plus extraverties . »

L’activisme panafricain du Guide libyen

Si le projet du NEPAD se nourrit en grande partie du programme de Renaissance 12


africaine piloté par l’Afrique du Sud, un autre projet est incarné par Mouammar
Kadhafi, qui tente de faire valoir sa vision en soulignant l’ancienneté de son engagement
pour l’Afrique, et surtout l’originalité de sa position : un leader arabe nord-africain
appelant à l’unité continentale sur le modèle des États-Unis d’Afrique de Nkrumah.

Arrivé au pouvoir en 1969 par un coup d’État contre le roi Idriss, Kadhafi est alors un 13
jeune colonel de l’armée libyenne, inspiré par la figure de Nasser, et déterminé à laver
l’a front in ligé en juin 1967 par Israël aux États arabes. Dans ses toutes premières
années au pouvoir, Kadhafi abolit la monarchie, rompt avec l’impérialisme anglo-
américain en fermant les bases militaires étrangères, nationalise les compagnies
pétrolières et élabore une pensée politique hybride alliant le nationalisme arabe et la
double critique du marxisme et du capitalisme. Mais il ne se contente pas de reprendre
le lambeau du panarabisme, il veut également rattacher le panafricanisme au cercle de
l’anti-impérialisme, de l’anticommunisme et de l’antisionisme.

La grande force de Kadhafi, par rapport à Nkrumah, Nyerere ou Sankara, tient au fait 14
qu’il contrôle les immenses ressources naturelles et énergétiques de son pays, et dispose
ainsi d’une manne financière colossale pour appuyer sa diplomatie. Finançant des
régimes amis, des rébellions armées ou des projets sociaux dans toute l’Afrique, Kadhafi
est accusé de pratiquer le chantage économique, la déstabilisation militaire ou la
démagogie panafricaine comme armes diplomatiques. Bien que cette accusation soit
largement fondée, elle émane en particulier de pays spécialistes de l’ingérence dans les
a faires africaines, tels que la France ou les États-Unis, qui ont beaucoup à craindre de
l’activisme libyen dans la région. La guerre tchado-libyenne, entre 1978 et 1987, est ainsi
l’occasion de vives confrontations entre Tripoli et Paris, qui déploie des troupes au
Tchad dans le cadre des opérations Manta et Épervier.

Placée sous embargo international, au début des années 1990, à l’initiative des États- 15
Unis, qui l’accusent de financer le « terrorisme international », la Libye approfondit sa
politique africaine dans le but de desserrer l’étau imposé par la « communauté
internationale » et multiplie les investissements au sud du Sahara par l’intermédiaire de
sociétés commerciales et de banques libyennes. Surtout, en gérant avec intelligence les
revenus pétroliers et en opérant une transformation industrielle, Kadhafi parvient à
rendre son pays autosu fisant et attractif pour des travailleurs migrants africains, qui
[8]
s’installent massivement en Libye à partir du milieu des années 1990 .

Dans le cadre de sa politique africaine, Kadhafi multiplie les initiatives symboliques 16


pour améliorer son image aux yeux des populations africaines. Ainsi en va-t-il lorsqu’en
1992 les pays africains lancent l’Organisation régionale africaine de communications par
satellite (RASCOM), basée à Abidjan. Souhaitant se doter, pour quatre cents millions de
dollars d’un satellite de communication africain, qui ferait économiser les cinq cents
millions de dollars annuels versés pour la location des satellites européens, les
gouvernements africains se heurtent au veto de la Banque mondiale et du FMI. Kadhafi
décide alors, en 2000, de prendre en charge 75 % du coût de construction du satellite, et
de diviser le montant restant entre la Banque africaine de développement (BAD) et la
Banque ouest-africaine de développement (BOAD), afin de concrétiser un projet qui fait
perdre à l’Europe une rente annuelle colossale.

À l’heure où les médias occidentaux le décrivent comme un terroriste, un tyran ou un 17


clown, Kadhafi comprend l’intérêt de mener une nouvelle politique panafricaine : rien
ne peut le rendre plus populaire aux yeux de millions d’Africains que la reprise du vieux
[9]
rêve de l’unité africaine de Nkrumah . Le régime libyen s’engage ainsi à financer pour
l’UNESCO le projet de réécriture de l’Histoire générale de l’Afrique, à payer les cotisations
des États défaillants auprès des organisations africaines ou à briser le monopole des
compagnies aériennes occidentales dans le ciel africain grâce à la compagnie aérienne
Ifriqyiah (lancée en 2001). D’autres projets ambitieux, censés permettre aux pays
africains de sortir du système de Bretton Woods, sont annoncés : une Banque
d’investissement africaine, un Fonds monétaire africain ou une Banque centrale
africaine. Outre le rachat des dettes et des engagements contractés auprès des
institutions financières internationales, ces structures laissent entrevoir une révolution
monétaire sur le continent avec, pour les anciennes colonies françaises, la possibilité de
s’émanciper du système monétaire hérité de la période coloniale (franc CFA).

Opposé à l’Europe et aux États-Unis, isolé dans son soutien à la cause palestinienne 18
mais fermement engagé dans la lutte contre l’apartheid afin de briser l’axe Tel-Aviv-
Pretoria, Kadhafi bénéficie en 1997 de l’action diplomatique et personnelle de Nelson
Mandela pour obtenir la levée de l’embargo et la réintégration progressive de son pays
dans la communauté internationale.

L’Union africaine, un choix par défaut ?


Le 9 septembre 1999, à l’occasion du trentième anniversaire de sa prise du pouvoir, 19
Kadhafi accueille un sommet extraordinaire de l’OUA à Syrte. Dans sa ville natale, il
annonce la création d’une nouvelle organisation, qu’il souhaite dans un premier temps
appeler « États-Unis d’Afrique », mais la majorité des dirigeants préfèrent le nom
d’« Union africaine », qui est finalement adopté. Grâce aux fonds investis par Kadhafi, le
projet, en germe depuis plusieurs années, devient une réalité à une vitesse incroyable
qui fait douter du sérieux de la nouvelle organisation.

Estimant qu’il ne faut pas aller à l’encontre de la volonté des peuples, Kadhafi prononce, 20
lors du sommet de l’OUA qui se tient à Lomé en juillet 2000, un discours favorable à la
fin de l’État-nation et à l’abolition des frontières. Dans la foulée, les présidents africains
[10]
présents signent l’Acte constitutif de l’Union africaine . En mars 2001, un nouveau
sommet extraordinaire de l’OUA à Syrte voit plusieurs présidents défendre avec
emphase le projet d’unité africaine, alors même que la plupart d’entre eux, au pouvoir
depuis des décennies, n’ont jusque-là jamais été sensibles à cette question, se sont
montrés particulièrement complaisants avec les dirigeants occidentaux et ont pris
l’habitude de terroriser leur propre population. Galvanisés ou terrorisés par Kadhafi, ils
applaudissent à chaque discours du dirigeant libyen.

En juillet 2001, trente-huit chefs d’État africains se retrouvent au sommet de l’OUA à 21


Lusaka, pour o ficialiser la création du NEPAD. À aucun moment, les populations
africaines ou les organisations de la société civile, en majorité opposées au NEPAD, ne
sont consultées sur les processus en cours. Et tandis que Yasser Arafat est présent ou
délivre un message à chacun des sommets, aucun dirigeant de la diaspora n’est invité à
donner son avis. Comme en témoigne l’hommage rendu à Houphouët-Boigny par son
secrétaire général, le diplomate ivoirien Amara Essy, la nouvelle organisation s’inscrit
dans la filiation conservatrice du groupe de Monrovia qui avait imprimé sa marque, au
début des années 1960, lors de la constitution de l’OUA. Loin de l’esprit démocratique
qui animait nombre de militants panafricains, l’UA reste une organisation de chefs
d’État coupée des préoccupations populaires.

C’est finalement lors du sommet de Durban, du 8 au 10 juillet 2002, que l’Union 22


africaine est o ficiellement créée. Construite sur un modèle hybride inspiré de l’Union
européenne, des Nations unies et des États-Unis d’Amérique, l’UA consolide le pouvoir
et la souveraineté des États existants et écarte les projets kadhafistes d’États-Unis
d’Afrique. L’UA dispose, parmi ses principaux organes, d’une Conférence des chefs
d’État et de gouvernement, d’un Conseil exécutif des ministres, d’un Comité de
[a]
représentants permanents, et d’un nouvel organe central, la Commission . Bien que
cette dernière s’apparente formellement à un gouvernement continental, elle n’a
pourtant pas les moyens d’imposer ses décisions aux États membres.
À ses premières structures s’ajoute un Parlement panafricain, installé en Afrique du 23
Sud, qui réunit, sur deux sessions annuelles, deux députés venus de chacun des pays
membres de l’UA. Cette assemblée, qui pourrait théoriquement permettre la
démocratisation et le renouvellement de l’institution continentale, reste cependant
dépendante des parlements nationaux, dont la plupart sont loin de re léter l’opinion des
électeurs africains, trop souvent étou fée par la fraude électorale, la propagande
o ficielle et la répression des partis d’opposition. Le Conseil économique, social et
culturel, la Cour de justice, les Comités techniques spécialisés, le Conseil de paix et de
sécurité, ainsi que des projets d’institutions financières complètent l’architecture
institutionnelle de l’UA.

Malgré la nouvelle dénomination, l’UA n’est que le prolongement de l’OUA. Mis à part 24
quelques organes techniques ou consultatifs supplémentaires, qui alourdissent un peu
plus sa structure et son budget de fonctionnement, l’UA ne dispose d’aucune
compétence supplémentaire par rapport à l’OUA. Les chefs d’État gardent la haute main
sur l’organisation et les attributions du Parlement panafricain, organe simplement
consultatif, ne sont pas réellement définies. En l’absence d’une politique continentale
sur les secteurs stratégiques (armée, monnaie, diplomatie) et en raison de sa
dépendance à l’égard de l’Europe (qui finance une partie de ses activités), l’UA n’est pas
en mesure d’incarner le renouveau du continent, ni de mettre un terme aux con lits qui
divisent ses membres.

La réforme inachevée de l’OUA montre une fois de plus que l’« unité africaine », qui 25
demeure l’objectif a fiché de nombreux responsables politiques africains, restera une
chimère tant que les dirigeants ne seront pas des panafricanistes convaincus,
compétents et motivés. Comme l’OUA, l’UA ressemble à un cénacle de dirigeants âgés,
souvent mal élus, très éloignés des populations qu’ils sont censés représenter et trop
dépendants des grandes puissances internationales, qu’elles soient européennes,
américaines ou asiatiques.

Barack Obama : derrière le « symbole »

L’« unité » paraît d’autant plus chimérique que l’Afrique, longtemps regardée comme 26
une terre de désolation, est l’objet de nouvelles convoitises depuis le début des années
2000. Les préoccupations économiques et sécuritaires des États-Unis et des pays
européens depuis le 11 septembre 2001 et l’émergence de nouvelles puissances asiatiques
ou sud-américaines ont remis l’Afrique, à la fois richissime et fragile, au cœur de la
géopolitique mondiale. Les militants panafricains craignent que cette nouvelle ruée vers
l’Afrique, qui risque de ramener le continent à son statut de « réservoir » des puissances,
réduise leur idéal à néant.
Un espoir était pourtant né, en 2008, avec l’élection de Barack Obama à la présidence 27
des États-Unis. Né à Hawaii d’un père kényan noir et d’une mère américaine blanche à
une époque où les unions mixtes n’étaient pas autorisées sur tout le territoire des États-
Unis, et marié à une Afro-Américaine descendante d’esclaves, Obama apparaissait
comme le fruit d’une certaine forme de « panafricanisme ». Son élection à la Maison-
Blanche, saluée aux États-Unis comme la réalisation du rêve de Martin Luther King et
l’aboutissement de la lutte pour les droits civiques, a parfois été interprétée en Afrique
comme la revanche des générations de Noirs qui se sont battus, à travers les siècles,
contre l’hégémonie blanche.

Pendant sa campagne électorale, Obama a pourtant tout fait pour ne pas apparaître 28
comme « le candidat des Noirs ». Plusieurs personnalités noires américaines ont
d’ailleurs pris leurs distances avec lui, à l’instar d’Amiri Baraka, qui ne lui a apporté
qu’un soutien critique, ou d’Andrew Young et Maya Angelou qui ont soutenu Hillary
Clinton (concurrente d’Obama lors des élections primaires démocrates). Certains
militants de gauche ont alors proposé la création d’un troisième parti, en dehors des
Partis démocrate et républicain, prenant en compte tous les exclus. Car derrière le
« symbole Obama », la majorité des Américains noirs, durement frappés par la crise
économique de la fin des années 2000, vivent dans une situation sociale
particulièrement di ficile. Aujourd’hui, le nombre de Noirs emprisonnés ou sous
contrôle judiciaire aux États-Unis, par exemple, est supérieur au nombre d’esclaves
présents sur le sol américain au moment de l’abolition.

En dépit de certaines réformes importantes, en matière de droits sociaux ou 29


d’immigration, Barack Obama continue, depuis son élection, de mener une politique
pour le moins prudente, sur le plan intérieur comme en politique étrangère. Pourtant
accusé de « socialisme » par les milieux les plus conservateurs, il n’a pas cherché à
remettre en cause le système financier international alors que l’occasion historique se
présentait, au moment de la crise de 2007-2008, de réformer radicalement
des institutions qui restreignent dangereusement les droits socioéconomiques des
populations du Sud. Sa politique africaine, elle aussi, déçoit. Malgré un discours
consensuel devant le Parlement ghanéen, en juillet 2009, au cours duquel il a plaidé pour
le renforcement des institutions africaines (« L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts,
mais d’institutions fortes »), sa politique en Afrique ne tranche pas radicalement avec
celle de ses prédécesseurs. Fidèle au credo néolibéral et sécuritaire, elle reste liée aux
intérêts géostratégiques des États-Unis et à ceux de leurs entreprises multinationales.

L’investissement massif des États-Unis dans la « société civile » africaine pour se 30


constituer un réseau d’allégeance (ONG, entrepreneurs, etc.) et le soutien apporté aux
régimes, plus ou moins démocratiques, qui acceptent d’intensifier leurs relations
commerciales, militaires et diplomatiques avec Washington témoignent de la di ficulté
de l’administration américaine à rompre avec les schémas clientélistes traditionnels. Le
redéploiement du Commandement militaire américain pour l’Afrique (United States
Africa Command, Africom), lancé par l’administration américaine qui cherche à
transférer son siège, actuellement installé dans la ville allemande de Stuttgart, dans un
pays africain, est une autre illustration de ce que les militants progressistes ont toujours
qualifié de « politique impérialiste ». Face à ce projet, pour l’instant bloqué par les
dirigeants africains, une campagne internationale (« Africom, Go Home ! ») a été lancée
par des militants panafricains qui soulignent que l’expulsion des bases militaires
étrangères a toujours été un principe cardinal de la libération du continent, et que les
nombreux accords militaires signés depuis les indépendances avec les puissances
[a]
occidentales n’empêchent pas la multiplication des con lits .

Une Afrique en voie de recolonisation ?

Alors que les présidents africains multiplient les sommets pour annoncer une 31
Renaissance qui ne vient pas, l’Afrique est soumise à des forces de division qui tournent
les di férences ethnoculturelles, phénotypiques et religieuses les unes contre les autres,
et transforment la diversité des identités africaines en un outil d’autodestruction. C’est
ce qu’on a par exemple pu constater, dans la période récente, en Côte d’Ivoire, où le
concept d’« ivoirité », introduit par Henri Konan Bédié pour écarter de la course à la
présidentielle de 1995 l’ancien Premier ministre, Alassane Dramane Ouattara, divise tout
un peuple dont une grande partie est originaire des pays voisins. Après l’élection de
Laurent Gbagbo en 2000, la guerre civile qui a éclaté dans le pays a amené la France à
intervenir militairement, sous couvert de l’ONU, et à prendre parti, après l’élection
présidentielle de 2010, pour Alassane Ouattara dans le con lit qui l’opposait à Laurent
Gbagbo, au grand dam d’une partie de l’opinion publique africaine outrée qu’une
ancienne puissance coloniale puisse encore, cinquante ans après les indépendances,
s’ingérer si violemment dans les a faires intérieures de ses anciennes colonies.

Le thème de la « recolonisation » a également été entendu lorsque, dans le sillage des 32


« printemps arabes », la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, par l’intermédiaire de
l’OTAN, associés au Conseil de coopération du Golfe et à la Ligue arabe, interviennent
militairement en Libye pour écarter du pouvoir le colonel Kadhafi aux prises avec une
rébellion armée. La coalition pro-occidentale obtient des Nations unies une résolution
d’exclusion aérienne du ciel libyen, puis invoque la « responsabilité de protéger » les
populations pour mener une intense campagne de bombardements qui ramène la Libye,
considérée comme l’un des pays les plus modernes du continent africain, à l’âge de
[13]
pierre . Alors que Kadhafi est finalement assassiné, le 20 octobre 2011, une partie de
l’arsenal militaire libyen est transférée par des groupes se revendiquant du « djihad » qui
se joignent à l’o fensive de séparatistes touarègues cherchant, au nord du Mali voisin, à
en découdre avec le régime de Bamako. Entraînant, début 2013, une nouvelle
intervention militaire française soutenue par la « communauté internationale »…

Ces interventions fortement médiatisées, qui font au passage resurgir dans la presse de 33
vieux stéréotypes coloniaux – sur les « ethnies » africaines, l’« humanisme » des
Européens, les « divisions ancestrales entre Arabes et Noirs »… –, comme d’autres
initiatives moins visibles, mais tout aussi néfastes, lancées par des gouvernements
étrangers et des multinationales suscitent d’intenses débats parmi les Africains. Si les
uns se désolent de voir leur continent, pourtant entré dans le rang de puissance
démographique en dépassant le cap du milliard d’habitants en 2010, (re)devenir le
terrain préféré du capitalisme sauvage et le trophée de la guerre économique mondiale
qui oppose les grandes puissances économiques entre elles, qu’elles soient occidentales
ou non, d’autres estiment qu’il est enfin possible de retourner la convoitise dont il fait
l’objet au profit de ses habitants.

Un rapport du ministère de la Défense français a firmait en 2012 que, dans le contexte 34


d’une crise générale frappant le continent africain, « les sentiments nationalistes et/ou
panafricains pourraient se développer, parfois au détriment des intérêts
[14]
occidentaux ». Outre la confirmation que les intérêts étrangers seraient mieux servis
dans une « Afrique sans Africains » ou, du moins, dans une Afrique débarrassée de tout
esprit critique, cet avertissement, qui reste au conditionnel, est paradoxalement le plus
grand signe d’encouragement pour les militants panafricains. Lesquels, partout dans le
[15]
monde, se rallient derrière ce mot d’ordre : « Ne vous a frontez pas, organisez-vous ! »

Notes

[1] Tajudeen ABDUL-RAHEEM (dir.), Pan-Africanism. Politics, Economy, and Social Change in
the Twenty-First Century, Pluto, Londres, 1996.

[2] Ali MAZRUI, « Pan-Africanism. From poetry to power », Issue : a Journal of Opinion,
vol. 23, n° 1, hiver-printemps 1995, p. 35-38.

[3] Issa SHIVJI, Pan-Africanism or Pragmatism, Mkuki na Nyota Publishers, Dar es Salaam,
2008.

[4] Cité in Ian TAYLOR et Roland MARCHAL, « La politique sud-africaine et le Nepad.


Contradictions et compromis », Politique africaine, n° 91, octobre 2003 (disponible sur <
www.cairn.info >).

[5] Moussa TCHANGARI, « Une version africaine du néolibéralisme », <


www.alternativeniger.org >, 24 novembre 2005.

[6] OIF, Le Mouvement panafricaniste au XXe siècle, op. cit., p. 557-582.


[7] Ian TAYLOR et Roland MARCHAL, loc. cit.

[8] Saïd HADDAD, « Anciens et nouveaux parias. Des usages des migrations et du transit
dans la politique libyenne », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 119-120,
novembre 2007.

[9] Fulbert S. ATTISSO, De l’unité africaine de Nkrumah à l’Union africaine de Khadafi,


L’Harmattan, Paris, 2008.

[10] OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 545-556.

[a] La Commission comprend une présidence ainsi que huit secrétariats chargés des
questions de paix et de sécurité, des a faires politiques, des infrastructures et de
l’énergie, des a faires sociales, des ressources humaines scientifiques et
technologiques, du commerce et de l’industrie, de l’agriculture et de l’économie rurale,
et enfin des a faires économiques.

[a] Cette campagne a été lancée depuis Montréal par Aziz Salmone Fall, chercheur-
militant et membre fondateur du Groupe de recherche et d’initiative pour la libération
de l’Afrique (GRILA).

[13] Horace G. CAMPBELL, Global NATO and the Catastrophic Failure in Libya. Lessons for Africa
in the forging of African Unity, Monthly Review Press, New York, 2013.

[14] Rapport de la Délégation aux a faires stratégiques, Horizons stratégiques, « Approches


régionales », Paris, Ministère de la Défense, 2012, p. 212 (disponible sur <
www.defense.gouv.fr >).

[15] Tajudeen ABDUL-RAHEEM, La Vérité aux puissants, Pambazuka Press, Dakar, 2011.

Plan
Unir des territoires ou des marchés ?

Le NEPAD, ou l’Afrique à l’ère néolibérale

L’activisme panafricain du Guide libyen

L’Union africaine, un choix par défaut ?

Barack Obama : derrière le « symbole »

Une Afrique en voie de recolonisation ?


Épilogue
« Ne criez pas trop vite victoire… »
Amzat Boukari-Yabara
Dans Africa Unite ! (2017), pages 335 à 337

Chapitre

L ’histoire du panafricanisme, histoire vagabonde, est une histoire de circulations.


Circulation des hommes, circulation des idées, circulation des luttes. Après des
siècles d’échanges transatlantiques, intracontinentaux et internationaux,
1

W.E.B. Du Bois soulignait, à la conférence panafricaine de Londres, en 1900,


l’importance des communications : « Le monde moderne doit comprendre qu’à cette
époque, où les confins du globe se trouvent si rapprochés par la facilité des moyens de
communication, les millions d’hommes noirs qui vivent en Afrique, en Amérique et dans
les îles de l’Océan, sans parler des myriades d’hommes de couleur répandus partout,
sont appelés à exercer une grande in luence dans l’avenir. »

Déportations, migrations, allers et retours… C’est dans le mouvement, forcé, contraint 2


ou volontaire, que le panafricanisme est né. C’est en communiquant sans cesse – par
courrier, par télégramme, par téléphone – et en ralliant les points du globe – à pied, en
bateau, en avion – que les militants panafricains ont peu à peu brisé les frontières et
rapproché les mondes. De Londres à Monrovia, de Kingston à Accra, de New York à Dar
es Salaam, d’Alger à La Havane ou à Rio de Janeiro, l’esprit panafricain a irrigué les
Africains, du continent comme de la diaspora. Un réseau s’est formé qui a remporté, par
les mots ou par les armes, de belles victoires contre le racisme, le colonialisme et
l’apartheid.
Mais la lutte est loin d’être terminée. L’Union africaine (UA) aujourd’hui, comme 3
l’Organisation de l’unité africaine (OUA) hier, et les dirigeants qu’elle représente
demeurent bien éloignés des préoccupations populaires. La chute des régimes
colonialistes n’a pas mis fin à la domination et à la xénophobie, plus que jamais vivaces,
y compris à l’intérieur de l’Afrique. Les indépendances nationales, souvent partielles,
[1]
souvent mutilées, n’ont pas permis de concrétiser le rêve panafricain . La répression et
la pauvreté empêchent son éclosion. Trop de frontières, de barrières et de murs séparent
encore les Africains, maintenus bien souvent dans des idéologies étriquées et chauvines.
« Ne cachez pas les di ficultés, les fautes, les échecs, prévenait Amílcar Cabral. Ne criez
[2]
pas trop vite victoire … »

Le panafricanisme est aujourd’hui confronté à de nombreux défis. Dans un monde 4


« globalisé », où les identités s’hybrident, où la géographie se virtualise, où les
dominations se dissimulent, comment appréhender cette « famille africaine mondiale »
(global African family) qui connecte en quelques clics les Africains du continent, les Afro-
Américains de la première diaspora, les Jamaïcains de Londres, les Martiniquais de
Paris, les Surinamiens d’Amsterdam, les Nigérians d’Atlanta, les Congolais de Pékin ?
Périodiquement, des événements sportifs ou culturels ravivent l’esprit panafricain. La
webosphère fourmille d’initiatives allant dans le sens d’une « panafricanisation » du
monde, à l’instar de la Pan African Space Station (PASS), une radio libre et virtuelle
basée au Cap qui cherche à construire un espace panafricain de créations musicales
[3]
reprenant des éléments hérités de la lutte contre l’apartheid .

Alors que les lux migratoires se diversifient, malgré les contraintes imposées par les 5
États, alors que les lux financiers se dématérialisent, permettant à l’argent des
migrants comme des multinationales de circuler en temps réel, alors, en un mot, que les
« confins du globe », comme disait Du Bois, se rapprochent et se superposent, de
nouvelles communautés se créent, qui rassemblent et excluent simultanément.
L’« Afrique » se déploie et se replie, faisant par endroits émerger de nouvelles formes de
pan-négrisme et réactivant ailleurs l’espoir d’un nouveau panafricanisme de combat. La
révolte des peuples arabes, en 2011, qui n’est pas sans rappeler les mini-révolutions des
peuples africains vingt ans plus tôt, a fait renaître l’espoir, formulé jadis par Nkrumah,
d’une Afrique combattante « du Cap à Tanger ou au Caire, du cap Guardafui aux îles du
[4]
Cap-Vert ». Mais l’espoir a été rapidement douché par le retour des régimes
autocratiques et des a frontements armés, du Caire à Benghazi en passant par Kidal ou
Bangui.

Dans ce contexte, l’histoire du panafricanisme donne des clés pour comprendre, et 6


parfois résoudre, les questions et les problèmes qui se posent à l’Afrique et que se posent
les Africains. L’« Afrique » globalisée doit connaître son passé. Face à « la situation
coloniale ou semi-coloniale ou para-coloniale », soulignait Aimé Césaire au Congrès des
écrivains et artistes noirs de 1956, « la voie la plus courte vers l’avenir est toujours celle
[5]
qui passe par l’approfondissement du passé » . Aussi convient-il, sans plus attendre, de
se remettre au travail et d’ouvrir de nouveaux horizons.

Notes

[1] « Repenser les indépendances », Présence africaine, n° 185-186, Paris, 2012.

[2] Amílcar CABRAL, Revolution in Guinea : An African People’s Struggle, Stage 1, Londres, 1974,
p. 72.

[3] Tsisti Ella JAJI, Africa in Stereo. Modernism, Music, and Pan-African Solidarity, op. cit.,
p. 229-237.

[4] Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 373.

[5] « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs. Paris, Sorbonne, 19-
22 septembre 1956. Compte-rendu complet », Présence africaine, n° 8-10, 1956.

Auteur
Amzat Boukari-Yabara

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019

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Notes
Dans Africa Unite ! (2017), pages 339 à 354

Chapitre

Notes de l’introduction (pages5 à 14)

. Peter O. ESEDEBE, Pan-Africanism. The Idea and the Movement, 1776-1991, Howard 1
University Press, Washington D.C., 1994.
. Elikia M’BOKOLO, « George Padmore, Kwamé Nkrumah, Cyril L. James et
l’idéologie de la lutte panafricaine », CODESRIA, Accra, 2003, p. 6.
. En dehors de quelques thèses et biographies, la majorité des travaux sur le
panafricanisme sont en anglais. Pour une introduction à ce concept en français,
voir Philippe DECRAENE, Le Panafricanisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 1976.
Pour une étude plus actuelle et plus complète, sous l’angle des relations
internationales, voir Michel KOUNOU, Le Panafricanisme : de la crise à la renaissance,
Clé, Yaoundé, 2007. Pour un recueil des grands textes du panafricanisme, voir
ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA FRANCOPHONIE (OIF), Le Mouvement
panafricaniste au XXe siècle : recueil de textes, OIF, Paris, 2007 (disponible sur <
http://democratie.francophonie.org >).
. Imanuel GEISS, The Pan-African Movement. A History of Pan-Africanism in America,
Europe and Africa, Africana Publishing Company, New York, 1974.
. Valentin MUDIMBE, The Invention of Africa, Indiana University Press, Bloomington,
1988.
. Ottobah Cugoano, Ré lexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, Zones-La
Découverte, Paris, 2009.
. Olaudah EQUIANO, Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa l’Africain. La passionnante
autobiographie d’un esclave a franchi, L’Harmattan, Paris, 2005.
. Simon MOUGNOL, Amo Afer. Un Noir, professeur d’université en Allemagne au
XVIIIe siècle, L’Harmattan, Paris, 2010.
. Anténor FIRMIN, De l’égalité des races humaines, L’Harmattan, Paris, 2003.
. Walter MIGNOLO, The Darker Side of Western Modernity. Global Futures, Decolonial
Options (Latin America Otherwise), Duke University Press, Durham, 2011.
. Karl POLANYI, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 2009.
. Louis SALA-MOLINS, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, Paris, 2011.
. François RENAULT, La Traite des Noirs au Proche-Orient médiéval (VIIe-XIVe siècle),
P. Geuthner, Paris, 1989.
. Cheikh Anta DIOP, L’Afrique noire précoloniale, Présence africaine, Paris, 1987.
. Cahier d’Études africaines, « Réparations, restitutions, réconciliations entre
Afriques, Europe et Amériques », n° 173/174, 2004. Voir aussi Wole SOYINKA, The
Burden of Memory, the Muse of Forgiveness, Oxford University Press, Oxford, 1999.
. Walter RODNEY, « African slavery and other forms of social oppression on the
Upper Guinea coast in the context of the Atlantic slave trade », in Joseph INIKORI,
Forced Migration, Hutchinson University Library, Londres, 1982, p. 61-73.
. Alain ANSELIN, Le Refus de l’esclavitude. Résistances africaines à la traite négrière,
Duboiris, Paris, 2009.
. Edward BLYDEN, Christianity, Islam and the Negro Race, Edinburgh University Press,
Edimbourg, 1967.
. W.E.B. DU BOIS, Les Âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007.

Notes du chapitre 1 (pages 17 à 28)

. Oruno D. Lara, La Naissance du mouvement panafricaniste, Maisonneuve et Larose, 2


Paris, 2000, p. 53-71.
. Rosa A. PLUMELLE-URIBE, La Férocité blanche, Albin Michel, Paris, 2001.
. Philip D. Curtin estime, dans The Atlantic Slave Trade : A Census (University of
Wisconsin Press, Madison, 1969), à dix millions le nombre d’Africains déportés aux
Amériques, ce que Walter Rodney conteste dans How Europe Underdeveloped Africa
(Tanzania Publishing House, Dar es Salaam, 1972). En rejoignant Rodney sur la
nécessité d’exhumer les sources arabes et portugaises du XVIe siècle, puis en
croisant les données d’autres historiens comme Joseph Inikori et Catherine
Coquery-Vidrovitch, qui reprirent chacun l’analyse des données de Curtin révisées
par Ralph Austen et Paul Lovejoy, Louise Marie Diop-Maes distingue, dans Afrique
noire : démographie, sol et histoire. Une analyse pluridisciplinaire et critique (Présence
africaine, Paris, 1996), une traite déplaçant 15 à 16 millions d’Africains vers les
Amériques, une traite « septentrionale » en déplaçant 4,5 ou 5 millions et une traite
« orientale » de proportion similaire, donnant ainsi un total compris entre 23,5 et
26 millions d’Africains déportés sur la période « longue » allant de 1450 à 1900. En
considérant que, pour un Africain arrivé vivant en Amérique, un Africain est mort
à chacune des di férentes étapes (résistance à la capture, transport jusqu’aux
côtes, résistance à l’embarquement et décès lors de la traversée), et que les pertes
ont déstructuré la pyramide des âges des sociétés africaines, des estimations
considèrent que l’impact de l’intégralité des traites sur l’Afrique correspond à une
perte démographique de 100 millions de personnes et que ce déficit a notamment
favorisé la conquête coloniale par les Européens. Pour suivre l’actualité de ce
débat, voir les travaux de compilation lancés par David ELTIS et David
RICHARDSON, Extending the Frontiers. Essays on the New Transatlantic Slave Trade
Database, Yale University Press, New Haven, 2008.
. Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial,
Présence africaine, Paris, 1981.
. C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue,
Amsterdam, Paris, 2008.
. David WALKER, David Walker’s Appeal to the Coloured Citizens of the World,
Pennsylvania State University Press, University Park, 2000.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 53-56.
. Colin GRANT, Negro with a Hat, Vintage Books, Londres, 2008, p. 270.
. Nemata BLYDEN, West Indians in West Africa, 1808-1880, University of Rochester
Press, Rochester, 2000.

Notes du chapitre 2 (pages 29 à 46)

. Manning MARABLE, Black Leadership, Columbia University Press, New York, 1998, 3
p. 43. Voir aussi Wilson Jeremiah MOSES, The Golden Age of Black Nationalism, 1850-
1925, Oxford University Press, New York, 1988.
. Martin B. PASTERNAK, Rise Now and Fly to Arms. The Life of Henry Highland Garnet,
Garland Publishing, Londres, 1995.
. Richard J.M. BLACKETT, « Return to the motherland. Robert Campbell, a Jamaican
in early colonial Lagos », Phylon, vol. 40, n° 4, 1979, p. 375-386.
. Gregory RIGSBY, Alexander Crummell, Pioneer in Nineteenth-century Pan-African
Thought, Greenwood, Londres, 1987.
. Hollis R. LYNCH, Edward Wilmot Blyden, Pan-Negro Patriot, 1832-1912, Oxford
University Press, Londres, 1967. Voir aussi Oruno D. LARA, op. cit., p. 134-163.
. Hollis R. LYNCH, « The attitude of Edward W. Blyden to European imperialism in
Africa », Journal of the Historical Society of Nigeria, vol. 3, n° 2, décembre 1965, p. 256.
. Eric FONER, Reconstruction, Harper & Row, Cambridge, 1988, p. 8.
. W.E.B. DU BOIS, Black Reconstruction. An Essay Toward a History of the Part Which
Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880,
A. Saifer, Philadelphie, 1935.
. Louis R. HARLAN, Booker T. Washington, Oxford University Press, New York, 1972,
p. 212. Voir aussi l’autobiographie de Booker T. WASHINGTON, Up from Slavery.
Ascension d’un esclave émancipé, Éditeurs libres, Bize-Minervois, 2008.
. Jacqueline MOORE, Booker T. Washington, W.E.B. Du Bois, and the Struggle for Racial
Upli t, Scholarly Resources, Wilmington, 2003.
. Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, Twayne, Boston, 1986.
. Ibid., p. 50-51.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 164-183.
. Anténor FIRMIN, op. cit.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 184-198.
. Bénito SYLVAIN, Du sort des indigènes dans les colonies d’exploitation, L. Boyer, Paris,
1901. Voir aussi OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 94-96.
. Emmanuelle SIBEUD, « “Comment peut-on être noir ?” Le parcours d’un
intellectuel haïtien à la fin du XIXe siècle », Cromohs, n° 10, 2005, p. 1-8.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 219.

Notes du chapitre 3 (pages 47 à 62)

. Cité in OIF, op. cit., p. 126. 4


. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, 1900-1945. A Study
in Ideology and Social Classes, Clarendon Press, Oxford, 1973, p. 14.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 199-271.
. Joachim GOMA-THETHET, Histoire des relations entre l’Afrique et sa diaspora,
L’Harmattan, Paris, 2012, p. 33-36.
. Christopher FYFE, Africanus Horton, 1835-1883. West African Scientist and Patriot,
Gregg revivals, Aldershot, 1992.
. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 110-111.
. Eric WILLIAMS, Capitalisme et esclavage, Présence africaine, Paris, 1998. Voir aussi
Denis BENN, The Caribbean. An Intellectual History, 1774-2003, Ian Randle Publishers,
Kingston, 2004, p. 232-238.
. Theophilus E.S. SCHOLES, The British Empire and Alliances, or Britain’s Duty to her
Colonies, E. Stock, Londres, 1899.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History. Political Figures from Africa
and the Diaspora since 1787, Routledge, Londres, 2003, p. 190-194. Voir aussi James
R. HOOKER, Henry Sylvester Williams, Imperial Pan-Africanist, R. Collings, Londres,
1975.
. Oruno D. LARA, op. cit., p. 224-229.
. Ibid., p. 232-235.
. Manning MARABLE, Black Leadership, op. cit., p. 30.
. James R. HOOKER, « The Pan-African Conference 1900 », Transition, n° 46, 1974,
p. 20-24.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 73-80.
. Cité in Oruno D. LARA, op. cit., p. 246-247.
. James R. HOOKER, « The Pan-African Conference 1900 », loc. cit., p. 24.
. Colin LEGUM, Pan-Africanism, Pall Mall, Londres, 1962, p. 31.
. Christopher E. FORTH, « Booker T. Washington and the 1905 Niagara Movement
Conference », The Journal of Negro History, vol. 72, n° 3-4, 1987, p. 45-56. Voir aussi
Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 55-57.
. Patricia SULLIVAN, Li t Every Voice. The NAACP and the Making of the Civil Rights
Movement, The New Press, New York, 2009.
. Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, op. cit., p. 97.
. Paul B. RICH, Prospero’s Return ?, Hansib, Londres, 1994, p. 67-84.
. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 32.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 81-85.

Notes du chapitre 4 (pages 63 à 76)

. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, International Publishers, New York, 2003, 5
p. 1-15.
. Clarence G. CONTEE, « Du Bois, the NAACP, and the Pan-African Congress of
1919 », Journal of Negro History, vol. 57, n° 1, janvier 1972, p. 17.
. Manning MARABLE, W.E.B. Du Bois, Black Radical Democrat, op. cit., p. 108.
. Benjamin G. BRAWLEY, Africa and the War, Du field & Co., New York, 1918.
. Clarence G. CONTEE, loc. cit., p. 18.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 58-61.
. Clarence G. CONTEE, loc. cit., p. 20.
. Ibid., p. 28.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 61-65.
. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 236-240.
. Didier MUMENGI, Panda Farnana, premier universitaire congolais (1888-1930),
L’Harmattan, Paris, 2005.
. Rayford W. LOGAN, « The historical aspects of pan-Africanism. A personal
chronicle », African Forum, n° 1, 1965, p. 95.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 65.
. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 242-243.
. Sur l’internationalisme noir et le féminisme, voir Brent H. EDWARDS, The Practice of
Diaspora. Literature, Translation and the Rise of Black Internationalism, Harvard
University Press, Cambridge, 2003, p. 119-186.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 65-66.

Notes du chapitre 5 (pages 77 à 90)

. Hazzell BENNETT et Philip SHERLOCK, The Story of Jamaican People, Ian Randle, 6
Kingston, 1998.
. Marvis C. CAMPBELL, The Marroons of Jamaica, 1655-1796, Bergin and Garvey, Grancy,
1988.
. Hazzell BENNETT et Philip SHERLOCK, op. cit., p. 93, p. 126-133.
. Colin GRANT, op. cit., p. 197-198.
. Ibid., p. 46.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 1-6.
. Thomas SOWELL, L’Amérique des ethnies, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983, p. 198-
200.
. Carter G. WOODSON, The Mis-Education of the Negro, AMS press, New York, 1977.
. Sur « les sources et les contours de l’éthiopianisme », voir Giulia BONACCI, Exodus !
L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie, Scali, Paris, 2007, p. 95-151.
. Colin GRANT, op. cit., p. 53.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 99-107.
. Robert HILL, The Marcus Garvey and UNIA Papers, University of California Press,
Berkeley-Los Angeles, 1983.
. Colin GRANT, op. cit., p. 244 et suiv.
. Ibid., p. 390-393.
. Ibid., p. 410-412.
. George SHEPPERSON, « Pan-Africanism and “Pan-Africanism” : Some historical
notes », Phylon, vol. 23, n° 4, 1962, p. 346-358.
. Colin LEGUM, op. cit., p. 24.
. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 369.
. Ali MAZRUI, Towards a Pax Africana : A Study of Ideology and Ambition,
Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1967, p. 62.
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. Maboula SOUMAHORO, « La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d’Islam
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. W.E.B. DU BOIS, On Asia. Crossing the World Color Line, University Press of
Mississippi, Jackson, 2005.

Notes du chapitre 6 (pages 91 à 100)

. Colin GRANT, op. cit., p. 272. 7


. Monday B. AKPAN, « Liberia and the Universal Negro Improvement Association.
The background to the abortion of Garvey’s scheme for African colonization », The
Journal of African History, vol. 14, n° 1, 1973, p. 105-127.
. Ibid., p. 119.
. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 96.
. Monday B. AKPAN, loc. cit., p. 123.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 75-76.
. Rina L. OKONKWO, « The Garvey Movement in British West Africa », Journal of
African History, vol. 21, n° 1, 1980, p. 105-117.
. Ibid., p. 109.
. Cité in J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 100.
. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 38-39, p. 161-162.
. Cité in James C. BOYD, Garvey, Garveyism, and the Antinomies in Black Redemption,
Africa World Press, Trenton, N.J., 2009, p. 241.

Notes du chapitre 7 (pages 101 à 112)

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in West Africa – 1920-1930 », Journal of Third World Studies, vol. 18, part. 2, 2001,
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. Rina L. OKONKWO, loc. cit., p. 109-110.
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. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 232-235.
. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 147-149, p. 161.
. Ibid., p. 264.
. Ibid., p. 284-285.
Notes du chapitre 8 (pages 113 à 123)

. Romuald FONKOUA, Aimé Césaire, Perrin, Paris, 2010, p. 56-62. 9


. Pap NDIAYE, La Condition noire, Gallimard, Paris, 2009.
. Pascal BLANCHARD, Gilles BOËTSCH et Nanette J. SNOEP, Exhibitions. L’invention du
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nègres en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985.
. Charles MANGIN, La Force noire, L’Harmattan, Paris, 2011.
. Brent H. EDWARDS, op. cit., p. 98-104.
. Émile Derlin ZINSOU et Luc ZOUMENOU, Kojo Tovalou Houénou, Maisonneuve et
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. Guy Landry HAZOUMÉ, La Vie et l’œuvre de Louis Hunkanrin, Librairie Renaissance,
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. J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 298.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 127.
. J. Ayodele LANGLEY, « Pan-Africanism in Paris, 1924-36 », loc. cit., p. 77-78.
. Vijay PRASHAD, Les Nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, Écosociété,
Montréal, 2009, p. 30-47.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 305.
. Sur Padmore et Kouyaté, voir Brent H. EDWARDS, The Practice of Diaspora, op. cit.,
p. 241-305. Voir aussi Minkah MAKALANI, In the Cause of Freedom, University of
North Carolina Press, Chapel Hill, 2011, p. 165-224.

Notes du chapitre 9 (pages 124 à 139)

. James R. HOOKER, Black Revolutionary. George Padmore’s Path from Communism to 10


Pan-Africanism, Pall Mall Press, Londres, 1967.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 152-158.
. James R. HOOKER, op. cit., p. 16.
. Ibid., p. 39-57.
. Dennis BENN, op. cit., p. 171.
. Kent WORCESTER, C.L.R. James. A Political Biography, State University of New York
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. C.L.R. JAMES, Sur la question noire, Syllepses, Paris, 2012. Voir aussi Cedric
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. Samuel K.B. ASANTE, Pan-African Protest. West Africa and the Italo-Ethiopian Crisis,
1934-1941, Longman, Londres, 1977.
. George PADMORE, « Ethiopia today », in Nancy CUNARD, Negro, Frederick Ungar,
New York, 1970, p. 386-392.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 189-197.
. Matthew QUEST, « George Padmore’s and C.L.R. James’ International African
Opinion », in Fitzroy BAPTISTE et Rupert LEWIS (dir.), George Padmore. Pan-African
Revolutionary, Randle Publishers, Kingston, 2009, p. 105-132.
. Joseph E. HARRIS, African-American Reactions to War in Ethiopia, 1936-1941, Louisiana
State University Press, Baton Rouge, 1994, p. 127.
. C.L.R. JAMES, Sur la question noire, op. cit., p. 37.
. James R. HOOKER, op. cit., p. 80-98.
. Ras MAKONNEN, Panafricanism from Within, Oxford University Press, Londres, 1973.
Voir aussi Hakim ADI et Marika SHERWOOD, op. cit., p. 117-122.
. Richard WRIGHT, cité in George PADMORE, Panafricanisme ou communisme ? La
prochaine lutte pour l’Afrique, Présence africaine, Paris, 1961, p. 10.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 66-70.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 352.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, The 1945 Manchester Pan-African Congress Revisited,
New Beacon Books, Londres, 1995.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 134-137.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, The 1945 Manchester Pan-African Congress Revisited,
op. cit., p. 55-56.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 206.
. George PADMORE, Panafricanisme ou communisme ?, op. cit., p. 161-179.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 354.

Notes du chapitre 10 (pages 143 à 156)

. Sur la vie de Nkrumah, voir Basil DAVIDSON, Black Star. A View of the Life and Times of 11
Kwame Nkrumah, James Currey, Oxford, 2007. Voir aussi Kwame NKRUMAH,
Autobiographie de Kwame Nkrumah, Présence africaine, Paris, 2009.
. Lawrence H. OFOSU-APPIAH, The Life of Dr. J.E.K. Aggrey, Waterville Publishing
House, Accra, 1979.
. Marika SHERWOOD, Kwame Nkrumah. The Years Abroad, 1935-1947, Freedom
publications, Legon, 1996.
. Sur le trio formé par James, Padmore et Nkrumah, voir Elikia M’BOKOLO, loc. cit.
. Sur Padmore à Londres, voir Susan PENNY-BACKER, From Scottsboro to Munich,
Princeton University Press, Princeton, 2009, p. 66-102.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 357.
. Marika SHERWOOD, « Pan-African Conferences, 1900-1953. What did “Pan-
Africanism” mean ? », Journal of Pan-African Studies, vol. 4, n° 10, janvier 2012, p. 106-
126.
. Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, Panaf Books, Londres, 2001, p. 64-70 et p. 95-
110.
. Basil DAVIDSON, op. cit., p. 169.
. Ibid., p. 105-109.
. Kwame NKRUMAH, op. cit., p. 49-56, p. 111-124.
. Basil DAVIDSON, op. cit., p. 197.
. Nicolas AGBOHOU, Le Franc CFA et l’euro contre l’Afrique. Pour une monnaie africaine et
la coopération Sud-Sud, Éditions Solidarité mondiale, Paris, 2008.
. Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, Présence africaine, Paris, 2009, p. 71.

Notes du chapitre 11 (pages 157 à 167)

. Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 206-210, p. 232-244. 12


. Basil DAVIDSON, op. cit., p. 178-180.
. Samuel G. IKOKU, Le Ghana de Nkrumah, F. Maspero, Paris, 1971.
. Marika SHERWOOD, « Pan-African Conferences, 1900-1953… », loc. cit., p. 115-116.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 368.
. Lansiné KABA, Kwame Nkrumah et le rêve de l’unité africaine, Chaka, Paris, 1991.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 265-277.
. Ibid., p. 279-280.
. Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 186-191.
. Lansiné KABA, op. cit., p. 114.
. Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 135-150.
. Kevin K. GAINES, African Americans in Ghana. Black Expatriates and the Civil Rights
Era, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2006.
. W.E.B. DU BOIS, The World and Africa, op. cit., p. 292-304, p. 334-338.
. Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 100.
. Ibid., p. 138.
. Ibid., p. 202.

Notes du chapitre 12 (pages 168 à 181)

. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 174-176. 13


. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 131-137. Voir aussi Gabriel
O. OLUSANYA, The West African Student’s Union and the politics of decolonisation, 1925-
1958, Daystar Press, Ibadan, 1982.
. Joseph E. HARRIS, Africans and their History, Plume, New York, 1998, p. 238.
. Paul B. RICH, op. cit., p. 138-144.
. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 352.
. Toyin FALOLA, op. cit., p. 181-222.
. Basil DAVIDSON, op. cit., p. 160-163.
. Amady Ali DIENG, Les Premiers Pas de la FEANF, 1950-1955, L’Harmattan, Paris, 2003.
. Charles DIANÉ, Les Grandes Heures de la FEANF, Chaka, Paris, 1990, p. 133-140.
. Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 311.
. Joseph KI-ZERBO, À quand l’Afrique ? : entretien avec René Holenstein, L’Atelier, Ivry-
sur-Seine, 2013.
. Majhemout DIOP, Mémoires de luttes. Textes pour servir à l’histoire du Parti africain de
l’indépendance, Présence africaine, Paris, 2007.
. « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs. Paris, Sorbonne, 19-
22 septembre 1956. Compte-rendu complet », Présence africaine, Paris, n° 8-10, 1956.
. Jean-Marc ELA, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, L’Harmattan, Paris, 1989.
. Joachim GOMA-THETHET, op. cit., p. 85-92.
. RASSEMBLEMENT NATIONAL DÉMOCRATIQUE, Le Combat politique de Cheikh Anta Diop,
Imprimerie du Midi, Dakar, 1999.

Notes du chapitre 13 (pages 182 à 193)

. Pierre KIPRÉ, Le Congrès de Bamako ou la naissance du RDA en 1946, Chaka, Paris, 1989. 14
Voir aussi OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 211-216.
. Elikia M’BOKOLO, Afrique noire. Histoire et civilisations, du XIXe siècle à nos jours, Hatier,
Paris, 2004, p. 475.
. Cité in Jean-François BILLON, « Senghor fédéraliste, de la négritude à la civilisation
de l’universel », < http://mondesfrancophones.com >, 3 août 2010.
. Cité in Antoine GLASER et Stephen SMITH, Comment la France a perdu l’Afrique,
Calmann-Lévy, Paris, 2005, p. 45.
. Henri GRIMAL, La Décolonisation, Complexe, Bruxelles, 1996, p. 298.
. Jean SURET-CANALE, « L’indépendance de la Guinée », in Charles R. AGERON et
Marc MICHEL, L’Afrique noire française. L’heure des indépendances, CNRS, Paris, 2010,
p. 161-176.
. Cité in Lansiné KABA, op. cit., p. 116.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 333-337.
. Cité in Jean-François BILLON, loc. cit.
. Colin LEGUM, op. cit., p. 80.
. Guédel NDIAYE, L’Échec de la Fédération du Mali, Nouvelles Éditions africaines,
Dakar, 1980.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 247-248 et p. 309-310.
. Elikia M’BOKOLO, Afrique noire, op. cit., p. 476.
. Michel KOUNOU, op. cit., p. 126-132, p. 190-191.

Notes du chapitre 14 (pages 194 à 203)

. J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism and Nationalism in West Africa, op. cit., p. 323. 15
. Vijay PRASHAD, op. cit., p. 71-84.
. Samy GHORBA, « La conférence de Tanger, un rêve maghrébin », Jeune Afrique,
23 avril 2007.
. François MASPERO, « Note de l’éditeur », Pour la révolution africaine, in Œuvres,
op. cit., p. 687.
. Frantz FANON, « Lettre à la jeunesse africaine », Pour la révolution africaine, in
Œuvres, op. cit., p. 804.
. Ibid., p. 804.
. Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres,
op. cit., p. 864.
. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 611-612 et « Cette Afrique à
venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres, op. cit., p. 820.
. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 611.
. Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres,
op. cit., p. 862.
. Jean-Paul SARTRE, « Préface », Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 436.
. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 479.
. Ibid., p. 496.
. Frantz FANON, « Cette Afrique à venir », Pour la révolution africaine, in Œuvres,
op. cit., p. 867.
. Ibid., p. 868.
. Ibid., p. 868-869.

Notes du chapitre 15 (pages 204 à 213)

. Cité in Jean OMASOMBO et Benoît VERHAEGEN, Patrice Lumumba, acteur politique. De 16


la prison aux portes du pouvoir, juillet 1956-février 1960, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 67.
. Abdulrahman BABU, The Future that Works, Africa World Press, Trenton, N.J., 2002,
p. 63-64.
. Kwame NKRUMAH, I Speak of Freedom, op. cit., p. 245-257.
. Patrice LUMUMBA, Patrice Lumumba : recueil de textes, CETIM, Genève, 2013, p. 44-49.
. Jacques DEPELCHIN, Silences in African History, Mkuki na Nyota publications, Dar es
Salaam, 2005, p. 85-88.
. Cité in André LEWIN, Ahmed Sékou Touré (1922-1984), tome 4, L’Harmattan, Paris,
2009, p. 135.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 325-331.
. Cité in Rachel-Albert KISONGO MAZAKALA, L’Idéologie du lumumbisme, L’Harmattan,
Paris, p. 130.
. Cité in André LEWIN, Ahmed Sékou Touré (1922-1984), op. cit., p. 136.
. Frantz FANON, « La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? », Pour la
révolution africaine, in Œuvres, op. cit., p. 876.
. Ibid., p. 873-874.

Notes du chapitre 16 (pages 214 à 225)

. Charles R. AGERON, « Les États africains de la Communauté et la guerre d’Algérie 17


(1958-1960) », in Charles R. AGERON et Marc MICHEL, op. cit., p. 269-311. Voir dans le
même volume la contribution de Guy PERVILLÉ, « Le panafricanisme du FLN
algérien », p. 559-574.
. Colin LEGUM, Pan-Africanism, op. cit., p. 50-52.
. Ibid., p. 57.
. Ibid., p. 52.
. Michel KOUNOU, op. cit., p. 217.
. Pour un compte rendu détaillé de la conférence d’Addis-Abeba, notamment du
point de vue des organisateurs éthiopiens, voir l’article de Delphine LECOUTRE,
« L’Éthiopie et la création de l’OUA », Annales d’Éthiopie, vol. 20, 2004, p. 113-147.
Voir aussi OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 361-388.
. Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 159.
. Toyin FALOLA, Key Events in African History, Greenwood Press, Westport, 2002,
p. 239-245.
. Yves BÉNOT, Idéologies des indépendances africaines, F. Maspero, Paris, 1969, p. 157.
. Lansiné KABA, op. cit., p. 182.
. Claude WAUTHIER, « Jacques Foccart et les mauvais conseils de Félix Houphouët-
Boigny », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 30, 2002. Voir aussi le
documentaire de Joël CALMETTES, Histoires secrètes du Biafra, France 3, 2001.

Notes du chapitre 17 (pages 226 à 237)

. Colin LEGUM, op. cit., p. 49. 18


. Ronald W. WALTERS, Pan Africanism in the African Diaspora. An Analysis of Modern
Afrocentric Political Movements, Wayne State University, Detroit, 1997, p. 110.
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. Kwame NKRUMAH, The Challenge of the Congo, Panaf Books, Londres, 2002.
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. Ali MAZRUI, op. cit., p. 202.
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. Henry BIENEN, « National security in Tanganyika a ter the mutiny », Transition,
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. Armelle ENDERS, Histoire de l’Afrique lusophone, Chandeigne, Paris, 1994, p. 125.

Notes du chapitre 19 (pages 251 à 264)

. Manning MARABLE, Race, Reform and Rebellion, University Press of Mississippi, 20


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. Manning MARABLE, Malcolm X. A Life in Reinvention, Penguin Books, Londres, 2012.
. Ibid., p. 314-320.
. Ibid., p. 406.
. Malcolm X, Le Pouvoir noir, La Découverte, Paris, 2002, p. 250.
. Ibid., p. 206, p. 249-250.
. Ibid., p. 360-387.
. Cité in Saïd BOUAMAMA, Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara,
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. Ronald W. WALTERS, op. cit., p. 71.
. Ibid., p. 73-75.

Notes du chapitre 20 (pages 265 à 278)

. Obika GRAY, Radicalism and Social Change in Jamaica, 1960-1972, University of 21


Tennessee Press, Knoxville, 1991.
. Rupert LEWIS, Walter Rodney’s Intellectual and Political Thought, Wayne State
University Press, Detroit, 1998.
. Michael O. WEST, « Walter Rodney and Black Power. Jamaican intelligence and US
diplomacy », African Journal of Criminology & Justice Studies, vol. 1, n° 2,
novembre 2005.
. Sur les deux premières missions en Éthiopie et la visite d’Hailé Sélassié à
Kingston, voir Giulia BONACCI, Exodus !, op. cit., p. 283-299. Voir aussi Horace
G. CAMPBELL, Rasta et résistance. De Marcus Garvey à Walter Rodney, Camion blanc,
Rosières-en-Hayes, 2014.
. David AUSTIN, Small Axe, vol. 5, n° 2, septembre 2001. Voir aussi Walter RODNEY,
The Groundings with my Brothers, Bogle Louvertures Publications, Londres, 1969.
. Ralph GONSALVES, « The Rodney A fair and its a termath », Caribbean Quarterly,
vol. 25, n° 3, septembre 1979, p. 1-24.
. Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Pan-African History, op. cit., p. 185-189. Voir aussi
Ronald W. WALTERS, op. cit., p. 303.
. Sur le nationalisme et le Black Power dans la Caraïbe, voir Dennis BENN, op. cit.,
p. 65-102 et p. 231-263.
. Marcus BRUCE et Michael TABER, Maurice Bishop Speaks. The Grenada Revolution and
its Overthrow, 1979-1983, Pathfinder, New York, 1983.
. Manning MARABLE, African and Caribbean Politics. From Kwame Nkrumah to the
Grenada Revolution, Verso, Londres, 1987, p. 197-272.
. Horace G. CAMPBELL, Pan-Africanism. The Struggle Against Imperialism and Neo-
Colonialism : Documents of the Sixth Pan-African Congress, Afro-Carib Publications,
Toronto, 1975, p. 59-70.
. C.L.R. JAMES, Nkrumah and the Ghana Revolution, Allison and Busby, Londres, 1977.
. Walter RODNEY, « Towards the sixth Pan-African Congress. Aspects of the
international class struggle in Africa, the Caribbean and America », in Horace
G. CAMPBELL, Pan-Africanism, op. cit., p. 18-41.
. Abdias DO NASCIMENTO, Brazil : Mixture or Massacre ?, The Majority Press, Dover,
1989, p. 11-13.
. Abdias DO NASCIMENTO, « Quilombismo. An Afro-Brazilian political alternative »,
Journal of Black Studies, vol. 11, n° 2, Déc. 1980, p. 151.
. Luiz Fernando DO ROSÁRIO LINHARES, « Kilombos of Brazil : Identity and land
entitlement », Journal of Black Studies, vol. 34, n° 6, juillet 2004, p. 817-837.
. Abdias DO NASCIMENTO, Brazil. Mixture or Massacre ?, op. cit., p. 23-55.
. Camille FORITE, Chávez et l’Afrique : dix ans de politique extérieure vénézuélienne,
IHEAL, Paris, 2014.

Notes du chapitre 21 (pages 279 à 293)

. Paul GILROY, L’Atlantique noir, Amsterdam, Paris, 2010. Carlos AGUDELO, Capucine 22
BOIDIN et Livio SANSONE (dir.), Autour de l’« Atlantique noir », IHEAL, Paris, 2009.
. Tsisti Ella JAJI, Africa in Stereo. Modernism, Music, and Pan-African Solidarity, Oxford
University Press, New York, 2014.
. Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 391.
. Ibid., p. 395-403.
. Vijay PRASHAD, op. cit., p. 157-174.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 405-418.
. Toyin FALOLA, Key Events in African History, op. cit., p. 281-288.
. Lloyd BRADLEY, Bass Culture : quand le reggae était roi, Allia, Paris, 2005.
. Barry CHEVANNES, Rastafari : Roots and Ideology, UWI Press, Kingston, 1995.
. Hélène LEE, Le Premier Rasta, Flammarion, Paris, 1999.
. Adebayo OJO, Bob Marley l’Africain. Une révolution africaine, Scali, Paris, 2008.
. Mabinuori K. IDOWU, Fela. Le combattant, Le Castor astral, Paris, 2002.
. Miriam MAKEBA, Myriam Makeba. Une voix pour l’Afrique, Nouvelles éditions
africaines, Abidjan, 1988, p. 143.

Notes du chapitre 22 (pages 294 à 306)

. Andrew M. KAMARCK, The Economics of Development, Pall Mall, Londres, 1967, p. 209. 23
. Saïd BOUAMAMA, op. cit., p. 275-292.
. Osende AFANA, L’Économie de l’Ouest africain. Perspectives de développement,
F. Maspero, Paris, 1977.
. Thomas SANKARA, Nous sommes les héritiers des révolutions du monde, Pathfinder
Press, New York, 2008, p. 29-58.
. Toyin FALOLA, Key Events in African History, op. cit., p. 305-311.
. Thomas SANKARA, op. cit., p. 87-93.
. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 582.
. Déclaration d’Arusha, cité in Gilbert RIST, op. cit., p. 208.
. Thomas SANKARA, op. cit., p. 61-84.
. Cité in Bruno JAFFRÉ, Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort…,
L’Harmattan, coll. « Études africaines », Paris, 2007, p. 175.
. David GAKUNZI, « “Oser inventer l’avenir” : la parole de Sankara », L’Harmattan,
Paris, 1991, p. 15.
. Cité in ibid., p. 78.
. Cité in ibid., p. 79.
. « Interview de Thomas Sankara réalisée par Mongo Beti », <
http://thomassankara.net >, 3 novembre 1985.
. Ibid.
. « Interview de Thomas Sankara », Soir 3, France Régions 3, 6 février 1986.
. Thomas SANKARA, Thomas Sankara parle, Pathfinder, New York, 2007, p. 348.
. « Suite et fin du voyage de François Mitterrand en Afrique », Midi 2, Antenne 2,
18 novembre 1986.
. Philippe NOUDJENOUME, La Démocratie au Bénin, 1988-1993 : bilan et perspectives,
L’Harmattan, Paris, 1999.
. Cité in David GAKUNZI, op. cit., p. 217.
Notes du chapitre 23 (pages 307 à 319)

. John ILIFFE, Les Africains. Histoire d’un continent, Flammarion, Paris, 2002, p. 385- 24
404.
. Nelson MANDELA, Un long chemin vers la liberté, Fayard, Paris, 2013, p. 347.
. Ibid., p. 355.
. Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 341.
. Nelson MANDELA, op. cit., p. 370.
. Clyde R.D. HALISI, Black Political Thought in the Making of South African Democracy,
Indiana University Press, Bloomington, 1999, p. 100.
. Ibid., p. 106.
. Ibid., p. 121.
. N. Barney PITYANA, Bounds of Possibility. The Legacy of Steve Biko and Black
Consciousness, Zed Books, Londres, 1992.
. Ronald W. WALTERS, Panafricanism, op. cit., p. 256.
. Cité in Augusta CONCHIGLIA, « Steve Biko, la conscience noire », Le Monde
diplomatique, 11 septembre 2007.
. Nelson MANDELA, Un long chemin vers la liberté, op. cit., p. 671.
. Ibid., p. 703.
. Ibid., p. 647.
. Ibid., p. 750-751.

Notes du chapitre 24 (pages 320 à 334)

. Tajudeen ABDUL-RAHEEM (dir.), Pan-Africanism. Politics, Economy, and Social Change 25


in the Twenty-First Century, Pluto, Londres, 1996.
. Ali MAZRUI, « Pan-Africanism. From poetry to power », Issue : a Journal of Opinion,
vol. 23, n° 1, hiver-printemps 1995, p. 35-38.
. Issa SHIVJI, Pan-Africanism or Pragmatism, Mkuki na Nyota Publishers, Dar es
Salaam, 2008.
. Cité in Ian TAYLOR et Roland MARCHAL, « La politique sud-africaine et le Nepad.
Contradictions et compromis », Politique africaine, n° 91, octobre 2003 (disponible
sur < www.cairn.info >).
. Moussa TCHANGARI, « Une version africaine du néolibéralisme », <
www.alternativeniger.org >, 24 novembre 2005.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste au XXe siècle, op. cit., p. 557-582.
. Ian TAYLOR et Roland MARCHAL, loc. cit.
. Saïd HADDAD, « Anciens et nouveaux parias. Des usages des migrations et du
transit dans la politique libyenne », Revue des mondes musulmans et de la
Méditerranée, n° 119-120, novembre 2007.
. Fulbert S. ATTISSO, De l’unité africaine de Nkrumah à l’Union africaine de Khadafi,
L’Harmattan, Paris, 2008.
. OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 545-556.
. Horace G. CAMPBELL, Global NATO and the Catastrophic Failure in Libya. Lessons for
Africa in the forging of African Unity, Monthly Review Press, New York, 2013.
. Rapport de la Délégation aux a faires stratégiques, Horizons stratégiques,
« Approches régionales », Paris, Ministère de la Défense, 2012, p. 212 (disponible
sur < www.defense.gouv.fr >).
. Tajudeen ABDUL-RAHEEM, La Vérité aux puissants, Pambazuka Press, Dakar, 2011.

Notes de l’épilogue (pages 335 à 337)

. « Repenser les indépendances », Présence africaine, n° 185-186, Paris, 2012. 26


. Amílcar CABRAL, Revolution in Guinea : An African People’s Struggle, Stage 1, Londres,
1974, p. 72.
. Tsisti Ella JAJI, Africa in Stereo. Modernism, Music, and Pan-African Solidarity, op. cit.,
p. 229-237.
. Cité in OIF, Le Mouvement panafricaniste…, op. cit., p. 373.
. « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs. Paris, Sorbonne, 19-
22 septembre 1956. Compte-rendu complet », Présence africaine, n° 8-10, 1956.

Plan
Notes de l’introduction (pages5 à 14)

Notes du chapitre 1 (pages 17 à 28)

Notes du chapitre 2 (pages 29 à 46)

Notes du chapitre 3 (pages 47 à 62)


Remerciements
Dans Africa Unite ! (2017), page 363

Chapitre

J e souhaite remercier ici les professeurs Horace

Campbell (Syracuse University), Elikia M’Bokolo (EHESS), Bob White, Mamoudou


1

2
Gazibo et le Groupe interuni-versitaire d’études et de recherches sur les sociétés
africaines (GIERSA), Honorat Aguessy et l’Institut de développement et d’échanges
endogènes (IDEE), Pierre Eboundit, Diogène Henda Senny, Obambe Gakosso et la Ligue
Panafricaine-Umoja (LP-U), Aziz Salmone Fall, Mouloud Idir, Mélanie Lamonde et le
Groupe de recherches et d’initiatives pour la libération de l’Afrique (GRILA), Lazare Ki-
Zerbo, Ki lé Selassié Beseat et le Comité inter-national Joseph Ki-Zerbo (CIJK), Frédéric
Tyrode, Bruno Maillard et les Révoltés de l’Histoire (PROTEA), Edwige Gbaguidi pour
Expressions d’Afrique (EXAF), Thomas Deltombe et Jacob Tatsitsa, Giulia Bonacci,
Maboula Soumahoro, les camarades de Cotonou, Paris, Londres, Montréal, Jérusalem,
Kinshasa, Yaoundé, Chi-cago, New York, Atlanta, Port-au-Prince, Cartagena, Kingston,
Fort-de-France, Addis-Abeba, Saint-Denis de La Réunion…

Non, ce livre n’est pas l’aboutissement de plusieurs années d’études, mais une étape 3
dans une recherche qui o fre encore tant d’histoires à découvrir et à raconter. Ce seul
livre ne pourra donc su fire à répondre à toutes les attentes, et les imperfections, erreurs
et maladresses qui subsisteraient dans ce texte n’engagent que ma seule responsabilité.

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2019

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