RHSH 025 0143
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Jean-Christophe Coffin
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Résumé
L’article retrace la réception de la production intellectuelle des neurobiologistes
contemporains et des artisans de la philosophie de l’esprit dans la psychiatrie française.
Ce travail a été mené à partir de l’étude d’un groupe de neuropsychiatres français for-
més dans les années 1950 et marqués par l’œuvre du psychiatre Henri Ey (1900-1977).
Sans contester l’importance et la nécessité d’une approche biologique des troubles
mentaux, ils expriment une certaine interrogation face à l’émergence d’un nouveau
réductionnisme qui serait à l’œuvre selon eux dans les débats autour de la conscience
et des rapports entre cerveau et pensée. En dépit de la réorganisation des disciplines du
vivant et de la psyché, ils pensent nécessaire de défendre une spécificité de la psychia-
trie au nom d’une tradition clinique qui serait malmenée et s’interrogent sur l’avenir du
dialogue intellectuel avec les sciences humaines.
Dans une seconde partie l’article cherche à inscrire ces propos dans les débats de la psy-
chiatrie française des années 1980 aux années 2000. Il semble se dessiner à ce niveau
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Introduction
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Revue d’Histoire des Sciences Humaines
d’une vulgate « psy » sur tout un ensemble de pratiques liées à la vie sociale. Ces débats
rappellent la grande variété des interventions du psychiatre dans la vie sociale : prison,
clinique pour bobos de l’âme, éducation de l’enfant, conseils aux couples en bataille
interne etc. Ce que certains appellent la crise de la psychiatrie française recouvre donc
des réalités fort différentes. La dénonciation – souvent ambivalente – de la domination
du manuel américain de classification des maladies mentales est-elle de même portée
que ceux qui s’inquiètent d’une naturalisation excessive des maladies mentales ?
Face à ce contexte, il est délicat pour l’historien de porter un diagnostic précis sur les
forces en présence et de prendre précisément en compte le caractère hétéroclite des
discussions1. On peut toutefois faire l’hypothèse que le modèle neurobiologique de
la maladie mentale a le vent en poupe depuis plusieurs années, en partie sans doute
parce que des résultats de recherche sont venus redonner espoir à celles et ceux qui
attendent avec impatience une avancée de la connaissance des mécanismes intimes
du psychisme. Doit-on en déduire que la psychiatrie dans son ensemble se range à
l’idée d’une primauté du substrat neuronal pour expliquer le comportement humain
en toutes circonstances ? C’est loin d’être une certitude. L’insistance avec laquelle on
évoque, par exemple, le caractère unique de la psychiatrie, sa dimension complexe et
devant reposer sur des capacités multiples souligne que les apports externes sont vus
comme nécessaires pour apporter une prise en charge globale du patient, qui demeure
l’antienne de la psychiatrie française contemporaine2.
Je porterai mon attention sur la réception de certains des débats en cours à partir
d’un groupe de psychiatres dont la caractéristique est d’être peu intégré aux circuits de
la recherche globalisée et d’avoir effectué l’essentiel de leur carrière. Ce dernier point
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1
Pour une tentative de dresser un panorama de la situationa actuelle : Coffin, 2009.
2
Le site de l’association britannique de psychiatrie met en avant la dimension sociale et psychologique
que tout psychiatre doit mobiliser pour appréhender et comprendre un malade mental.
3
Palem, 2007.
4
Ces deux personnes sont des neurophysiologistes et respectivement professeur à l’université de Lyon
et professeur au Collège de France et sont considérées comme des figures des neurosciences en contexte
français.
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Jean-Christophe Coffin
1977) tient une place à part dans son panthéon personnel tout comme celui-ci tient
une place de choix au sein de la psychiatrie française d’après guerre. Figure morale
et intellectuelle tout au long des années 1950 et 1960, Henri Ey a été influent au sein
de la psychiatrie d’inspiration phénoménologique ; ses séminaires parisiens ont été
suivis par de nombreux jeunes psychiatres qui venaient se nourrir de sa pratique et de
ses réflexions. Auteur d’un Manuel qui a été lu par plusieurs générations d’internes, il
s’installe, à sa retraite dans sa terre natale, les Pyrénées-Orientales, cultivant volontiers
ses attaches catalanes5. C’est à ce moment-là que la rencontre entre le maître vieillissant
et Robert M. Palem devient régulière et suffisamment proche pour que ce dernier
s’occupe, à la mort de Ey de ses archives et de sa vaste bibliothèque personnelle. C’est
après ce décès qu’il s’engage dans la réalisation de plusieurs ouvrages permettant de
découvrir l’œuvre et la vie professionnelle d’Henri Ey. À cet investissement personnel,
il est créé une association pour honorer la mémoire du maître en 19956 dont il est
la cheville ouvrière tandis que celle-ci réunit des figures plus ou moins connues de
la psychiatrie. Cette structure édite une revue depuis 2000 qui porte sur certains
aspects de la pensée du maître tout en s’écartant, à l’occasion, de la seule intention
biographique7. D’une certaine manière il a été recréé au fil des années, l’esprit de la
Société de l’Évolution Psychiatrique fondée dans l’entre-deux-guerres et qui publie la
revue L’Évolution psychiatrique (1925) incarnant, depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, une psychiatrie française ouverte aux autres disciplines, fortement marquée
par la phénoménologie et rejetant l’hypothèse que la connaissance du cortex ou
aujourd’hui la machinerie neuronale suffirait au psychiatre pour comprendre l’homme
altéré par son trouble mental. Cette revue a acquis une grande visibilité et constitue
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sur les recompositions des savoirs qui s’imposeraient suite aux nouveaux acquis des
recherches sur le cerveau et de leurs retombées sur notre compréhension des pathologies
mentales, notamment celles encore mal définies. Le détour par l’histoire pour mieux
saisir les enjeux du présent et les nouvelles affirmations élaborées par la grille de
lecture cognitiviste dans le champ des sciences du psychisme, tel est le choix personnel
de R.M. Palem. Décision qui appartient à ce dernier mais qui n’est pas singulière ou
exceptionnelle. En effet, depuis l’incursion de Michel Foucault dans le domaine de la
folie et de la psychiatrie, certains psychiatres ont engagé un retour sur leur profession et
leur savoir même si d’autres n’avaient pas attendu le philosophe du Collège de France
pour le faire. Il y a incontestablement une certaine propension parmi ceux qui proposent
un regard sur leur métier et une réflexion sur les évolutions du savoir psychiatrique à
s’engager dans un dialogue avec leur histoire. Cette exploration prend des contours
variables et en France, elle a souvent été l’occasion de construire une réponse à Michel
Foucault8. Dans le cas précis de R.M. Palem, c’est aussi une manière implicite de
signaler aux historiens9 qu’il y aurait urgence à s’occuper des reformulations induites
par les neurosciences et qu’il serait grand temps de répondre en quelque sorte aux
avancées des neurosciences ; il estime nécessaire que les représentants des sciences
humaines réagissent, si possible de concert avec les psychiatres qui, comme lui,
éprouvent de nombreuses interrogations, pour ne pas dire de nombreux agacements face
à ce qu’ils observent. C’est pourquoi ce livre est le point de départ de cet article sans
qu’il constitue une réponse à l’auteur. Il me semble pertinent d’apprécier, en revanche,
à partir de cet ouvrage les débats contemporains au sein de la psychiatrie française face
au « tournant cognitiviste » engagé depuis la fin du siècle dernier. Il ne s’agit pas de
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8
Sans pouvoir entrer plus dans le détail, il convient de signaler que depuis les années 1980, il existe
plusieurs lieux tels que des sociétés savantes (Société française d’histoire de la psychiatrie et de la
psychanalyse, Association européenne d’histoire de la psychiatrie) ou des revues (History of Psychiatry)
qui ont produit et continuent de produire une exploration de l’histoire de la psychiatrie. Les acteurs de ces
travaux avaient et ont encore l’ambition d’aller au-delà d’une collection de mémoires. Il faut aussi souligner
que certains de ces espaces savants ont disparu ou sont moribonds. On ne peut ici s’aventurer dans une
interprétation de ce phénomène mais il signifie sûrement quelque chose !
9
Depuis que l’Association pour la fondation Henri Ey contribue à la constitution d’un fonds de recherche
sur la psychiatrie, les dirigeants de l’association savent désormais que Michel Foucault ne représente pas la
seule manière d’écrire une histoire de la folie et encore moins une histoire de la psychiatrie.
10
Palem a été notamment formé par le Pr Paul Delmas Marsalet (1898-1977), neurologue bordelais qui
a aussi formé Jean-Didier Vincent, neurobiologiste invité des médias et membre de l’Académie des Sciences.
Bordeaux a été longtemps un lieu de formation en « neuro ».
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s’agit pas de nier que rien n’est nouveau dans ce qui se produit actuellement ; d’une
certaine manière il ne cache pas sa satisfaction devant certains auteurs mais il considère
que certaines des dérives du passé sont en train de se recomposer sous nos yeux. Il
y a des expressions qui reviennent souvent dans les propos des neuroscientifiques
– ou peut-être parmi leurs adeptes – qui ne lui paraissent pas devoir être retenues.
Par exemple, il a pour habitude d’écrire qu’il n’entend pas le cerveau, manière de
critiquer ceux qui estiment qu’il y a un langage cérébral12. Par endroits, Palem n’hésite
pas quelques piques et quelques moqueries y compris à l’égard de figures de notre
panthéon scientifique moderne. Jean-Pierre Changeux, par exemple, n’est pas épargné.
À la lecture de son livre majeur, RM Palem n’a pu s’empêcher de penser à la notion
d’automatisme mental défendu par le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-
1934) dans l’entre-deux-guerres. Cette figure, largement oubliée aujourd’hui, hormis
sans doute de quelques psychiatres, est présentée par RM Palem comme de la même
veine que « l’homme neuronal » qu’il s’amuse à appeler « l’homme machinal »13.
L’accusation de réductionnisme est sous-adjacente à ses critiques et sa volonté est ici de
montrer que chaque époque a ses partisans d’une telle option. Il lui paraît plus important
de s’interroger sur ce que le trouble mental fait à l’esprit, à l’existence. Les discussions
autour de la conscience ne trouvent pas grâce à ses yeux dès lors qu’elles s’insèrent de
nouveau dans ce qu’il considère comme l’approche réductionniste. S’il s’agit de dire
que la conscience est un processus d’ordre physiologique, un processus de sécrétion,
il lui apparaît urgent de reprendre des lectures, comme par exemple celles d’Henri Ey.
La référence à cet auteur prend, à l’occasion, les contours d’un hommage appuyé.
Mais les références à Ey ne s’expliquent pas par ce seul motif. Bien des travaux accomplis
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12
Palem, 2007, 127.
13
Palem, 2007, 27.
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répondant à des ensembles dynamiques. Palem fait aussi remarquer qu’un langage
parfois volontairement abscons est utilisé de manière à impressionner et à fonder le
sentiment dans l’esprit du lecteur de propos qui restent difficiles d’accès car décrivant
probablement des phénomènes jusque-là ignorés.
Enfin à plusieurs reprises, Palem laisse de côté les enjeux disciplinaires et les débats
philosophiques induits par les nouvelles données liées au cerveau pour s’intéresser à
l’éthique de la production scientifique dans le champ des neurosciences et s’interroger
sur la place du patient face à la montée en puissance des laboratoires et de l’evidence-
based medicine. Sujet vaste et de plus en plus discuté dans l’espace public depuis une
bonne dizaine d’années et pour lequel il privilégie ce qu’il maîtrise le mieux, la place du
patient. On n’est plus ici dans la profondeur permise grâce à la perspective historique
mais de plain-pied avec notre époque et la réflexion éthique entraînée par certaines
des pratiques de recherches menées au sein des neurosciences. Palem n’introduit pas
d’enquêtes personnelles sur la place exercée par les laboratoires pharmaceutiques dans
les orientations de recherche en neurobiologie mais se fait l’écho de propos dénonçant
une collusion perçue par de nombreux acteurs comme très problématique car on ne
sait plus très bien ce que deviennent les critères de recherche14. Pendant qu’on scrute
la matière cérébrale et que les images du cerveau vivant et travaillant constituent un
merveilleux spectacle dont ne se lassent pas les chercheurs en neurobiologie, que se
passe-t-il pour l’être malade ? Aborder les questions éthiques est une manière de jeter
une pierre dans le jardin des neuroscientifiques. Le domaine de l’éthique représente
un axe de réflexion au sein des neurosciences mais ce n’est pas vraiment de cela dont
il discute. En effet, les bases neuronales de l’altruisme ou de l’empathie ont peu de
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14
Une étude très fouillée et critique est menée par exemple par le chercheur François Gonon installé à
Bordeaux : Gonon, 2009.
15
Baertschi, 2009. L’auteur dresse un panorama très instructif des débats en cours et de leurs implications
sur notre conception de l’individu.
16
Palem, 2007, 174.
151
Revue d’Histoire des Sciences Humaines
Les pages qui précèdent ont résumé certains des points qui lui tiennent à cœur et
qui prolongent à plusieurs reprises des thématiques abordées dans des livres parus
précédemment toujours sous sa plume. Cela fait donc plusieurs années qu’il participe, de
son territoire perpignanais, aux discussions autour des sciences cognitives et autour de
l’évolution de la psychiatrie au prisme des neurosciences. Il avait, par exemple, publié
en 2006 un ouvrage intitulé Organodynamisme et neurocognitivisme. Il y discutait plus
particulièrement de la théorie du fait mental d’Henri Ey connue donc sous l’appellation
d’organodynamisme à la lumière des dernières avancées des connaissances sur le
cerveau. Ce livre était partiellement une suite donnée aux débats qui s’étaient tenus
dans le cadre du congrès du Système Nerveux Central à Paris en 1998. En fait depuis
le début des années 1990, Palem parvient avec d’autres anciens disciples d’Henri Ey
à fédérer une activité de réflexion dans laquelle se retrouvent des psychiatres, des
neurologues, des philosophes et des psychanalystes. Le point de départ de leur réunion
est un intérêt puissant et ouvert pour l’œuvre d’Henri Ey.
Ce groupe assurément hétérogène, modestement inséré dans les cénacles parisiens
n’en développe pas moins une production consacrée à la conscience, aux rapports
entre philosophie et psychiatrie, à l’épilepsie, la schizophrénie. Ces thémes sont
l’occasion de discuter des rapports entre cerveau et pensée, des dimensions somatiques
et psychiques des troubles mentaux et de prendre en compte les apports de la biologie
concernant l’étiologie des maladies mentales puisque celles-ci échappent toujours à
une explication précise de leurs apparitions. Quant à l’épilepsie, par exemple, c’est
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17
Les contributions sur l’épilepsie prolongent un intérêt ancien de plusieurs des acteurs de ces débats.
Pour plus de détails : Delille, 2009, 236-50.
18
Certains des acteurs évoqués font partie par exemple de l’association Karl Popper, autre lieu où se
discutent les conceptions autour de la vie mentale, à l’aune des orientations neurobiologiques actuelles.
152
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on ne peut le tenir par ailleurs comme opposé à tout ce qui se publie de significatif
autour de l’esprit que celui-ci soit vu comme programmé, autorégulé ou le produit
de milliards de connexions neuronales. Le philosophe américain Jerry Fodor, – qui
enseigne psychologie et philosophie – a été salué pour son livre L’esprit, ça ne marche
pas comme ça parce qu’il témoigne de son insatisfaction face aux positions de certains
neuroscientifiques et peut-être plus encore parce qu’il montrerait certaines des impasses
dans lesquelles ces derniers se retrouvent19. Intéressés tout comme d’autres par l’esprit
et la conscience, ils ne sont pas dans une opposition générale à l’égard d’un tournant
cognitiviste au sein de leurs disciplines : ils cherchent à ce que celui-ci soit abordé
correctement car ils s’inquiètent plus ou moins face à une possible perte de contrôle
de la fusée neuro. Les critiques portent volontiers sur des aspects méthodologiques et
ils affichent une sorte de sagesse commune. On retrouve dans leurs attitudes ce qui
les lie d’une certaine manière à l’héritage spirituel et intellectuel d’Henri Ey. Il faut
en effet se souvenir que les fréquentations de ce dernier aller de Jacques Lacan à Paul
Guiraud (1882-1974) ; en d’autres termes il pouvait passer de l’inconscient freudien
à une approche nettement plus organiciste des troubles mentaux. Par conséquent
cette capacité de Ey à traverser des cénacles différents, des esprits bien éloignés les
uns des autres pour tout un tas de raisons est vécue comme un modèle à maintenir.
L’opposition entre neurologie et psychiatrie n’avait pas grand sens pour le grand maître
qui préférait parler de distinction entre les deux savoirs que le médecin psychiatre se
doit de posséder de toute façon. Lire dans des ouvrages actuels que le dualisme est
très regrettable n’est pas une donnée nouvelle et grandiose puisqu’Henri Ey le disait
il y a plus de soixante ans. Leur agacement tient souvent au fait qu’ils se demandent
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19
Palem avait repéré l’évolution de Fodor lors d’un livre plus ancien ; Palem, 2006, 84.
20
« La production tapageuse de la récente mode de la neurophilosophie » comme l’écrit, par exemple, un
ancien membre du laboratoire de neurophysiologie d’Henri Rousselle à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne ;
Debru, Barbara, Cherici, 2008, 62-3.
21
Ey, 1983, viii.
22
Renneville, 2000, 19-24. F.J. Gall inaugurait un des chapitres du livre de J.-P. Changeux, 1983. Voir
également Churland, (1986), 155-56.
153
Revue d’Histoire des Sciences Humaines
de certains neurobiologistes23. Dans les deux cas, les personnes du groupe, au-delà de
leurs sensibilités, n’apparaissent pas « fascinées » par le retour de ces orientations. Ce
n’est pas la marque d’un refus des bases biologiques ou neurochimiques des troubles
mentaux mais le souvenir que les annonces tonitruantes d’antan devraient servir de
leçon à ceux qui voudraient annoncer la vérité les premiers. Ils ont appris que les
insuffisances de leur discipline n’avaient guère de chance de se résoudre aisément. Le
cerveau est plastique mais on ne peut tordre la réalité de la complexité de cet organe que
l’on mesure tout particulièrement dès lors qu’on aborde l’étude des troubles mentaux.
Une étude aussi poussée que nécessaire sur un neuromédiateur n’aboutit pas pour le
moment à une explication valide d’une maladie mentale.
Les fréquents retours à des figures de l’histoire de leur profession sont suffisamment
nombreux pour que j’y porte dans une deuxième partie mon attention ainsi que l’usage
du passé qui est fait notamment par Palem dans son ouvrage au nom parfois de ce qu’il
appelle, après d’autres un devoir de mémoire. Je prendrai deux exemples, régulièrement
mobilisés par quelques-uns des membres des cercles évoqués précédemment.
154
Jean-Christophe Coffin
ce qui saute aux yeux ?, aucun n’était marqué par le réductionnisme qui caractérise
certains neurobiologistes contemporains. Ajuriaguerra tout particulièrement est le contre
exemple pour ceux qui veulent mettre en avant les antagonismes liés à une psychiatrie
nécessairement saturée de psychanalyse et une biologie de l’esprit obligatoirement
rudimentaire car son œuvre renvoie dos-à-dos ces deux représentations traditionnelles.
Bien qu’aucun des participants à ce colloque ne soit aujourd’hui vivant, il est rapporté
que ce fut un moment extraordinaire et héroïque24. Marc Jeannerod souligne, quant à lui,
qu’Henri Ey fut très déçu d’entendre ses deux jeunes invités car ils auraient tout ramené
à la dimension neurologique25. Quoi qu’il en soit il s’agit en mobilisant ce moment de
rappeler que l’étude de la pathologie mentale met en jeu en permanence l’interdépendance
entre le cerveau et ses dissolutions éventuelles affectant l’esprit26. Le retour au cerveau
relève dans une certaine mesure de la fable puisqu’il n’a jamais été abandonné.
Si 1943 est utilisée pour rappeler aux neuroscientifiques qu’ils n’interviennent pas
à partir d’une table rase, 1968 est une autre date mobilisée par Palem, de nature plus
problématique. Ce n’est pas pour glorifier les critiques contre la psychiatrie, telles
qu’elles sont écrites par exemple dans un livre qui va faire grand bruit, L’institution
en négation du psychiatrie italien Franco Basaglia (1924-1980) et son équipe. Palem
rappelle un événement qu’Henri Ey lui-même avait salué à l’époque avec gourmandise :
le gouvernement d’alors prit la décision de créer un « certificat d’études spéciales de
psychiatrie ». Cette décision vue d’aujourd’hui pourrait apparaître bien anodine ; elle
est en fait ressentie à l’époque comme une grande victoire par Henri Ey car elle traduit
le détachement de la psychiatrie de la neurologie et met fin à une situation quelque peu
paradoxale. Les étudiants d’alors recevaient un enseignement de neuropsychiatrie en
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24
Colombel, 1998, 7.
25
Jeannerod, 2008, 121.
26
Moment important dans la mémoire de certains psychiatres, force est de préciser qu’il n’a pas mobilisé
les foules, occupées, en 1943, à relever d’autres défis.
155
Revue d’Histoire des Sciences Humaines
réforme du statut professionnel des psychiatres27, cette année 1968 demeure dans la
mémoire une belle année pour la psychiatrie française. Mais à plusieurs décennies de
distance, ces faits ne sont plus lus de la même manière. Cette décision ne suscite pas
une interprétation unanime aujourd’hui tout comme elle avait créé des tiraillements
à l’époque28. Dans l’atmosphère pluridisciplinaire qui caractérise les neurosciences,
cet événement apparaît aujourd’hui singulièrement inapproprié. On voit dans cette
séparation la responsabilité de ceux qui auraient dangereusement tourné le dos à la
dimension somatique des maladies mentales et les regards se tournent alors fortement
vers les psychanalystes et les psychiatres trop marqués par la doxa lacanienne. Les
effets d’une telle décision auraient été sur le plan intellectuel et de la recherche tout à
fait négatifs29. La psychiatrie se serait éloignée en quelque sorte du cerveau pour devenir
une discipline de la parole et de l’accompagnement de nos émotions inconscientes.
La neurobiologie et au-delà les neurosciences cognitives viendraient mettre un terme
à une fâcheuse parenthèse qui a duré quelques décennies, un moment à la périodisation
floue, mais au contenu clairement délétère ; c’est lorsque la psychiatrie s’est détachée de
l’intérêt pour le cerveau, au profit souvent de la psychanalyse et des sciences sociales.
Cette interprétation avait été présentée, par exemple, par Eric R. Kandel il y a plus de
dix ans avant qu’il n’obtienne le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur la biologie
de la mémoire30. Il se basait dans son allocution sur le cas américain et ne citait aucune
recherche historique. Il est vrai que le sujet de son étude était la nouvelle alliance entre
le cerveau et l’esprit et par conséquent l’approche historienne n’était pas son premier
objectif31. Le discours neuroscientifique contemporain produit par certains de ses artisans
aboutit à un discours enthousiaste qui emprunte ses images et sa rhétorique à l’histoire des
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27
à l’été 1968, les psychiatres voient leur statut de fonctionnaires être modifié au profit d’un statut qui les
juxtapose à celui des médecins hospitaliers créé suite à la loi Debré de 1958 (avec la fondation des C.H.U.)
qui ne concernait pas la psychiatrie, ce qui rétrospectivement peut surprendre. Le psychiatre n’était pas un
médecin comme un autre mais ce texte de 1968 met fin à la dimension institutionnelle de cette spécificité qui
sévissait depuis plusieurs décennies. Il permettait d’ouvrir la voie à une association entre hôpital et université
qui paraissait fondamental à beaucoup de psychiatres de l’époque.
28
Des psychiatres proches intellectuellement parlant d’Henri Ey n’ont pas caché par la suite qu’ils ne
partageaient pas son enthousiasme quant à cette séparation universitaire : Lantéri-Laura, 2000.
29
Guyotat, 2000, 89.
30
Kandel, 2002 (1998), 13.
31
Kandel a travaillé en France dans le courant des années 1960 et s’est vite détourné de la psychanalyse, un
temps envisagé par lui. Pour bien saisir les évolutions de ce prix Nobel de médecine (2000) voir Dupont, 2008.
156
Jean-Christophe Coffin
pour responsable du retard de l’implantation des vérités apportées par les neurosciences32.
Dans une veine semblable, Jean-Pierre Changeux écrivait il y a près de trente ans : « Le
développement des recherches sur le système nerveux s’est toujours heurté, au cours de
l’histoire, à de farouches obstacles idéologiques, à des peurs viscérales, à droite comme
à gauche33. » Plutôt que d’accorder un poids exclusif à des résistances – qu’on pourrait
aussi appeler plus sobrement des discussions que suscite inévitablement l’arrivée de
connaissances nouvelles ou de propositions controversées – plutôt que de laisser entendre
que le dualisme est dépassé et le monisme la seule attitude philosophique désormais
possible, il paraît plus pertinent de faire observer que la psychiatrie étant sans explication
générale du fait pathologique et ne proposant aucun modèle général d’étiologie des
troubles mentaux, la variété des explications fait partie de son histoire surtout depuis
l’après Seconde Guerre mondiale. Cela a conduit les psychiatres à s’installer dans un
certain éclectisme ou une posture quelque peu diplomatique face aux différents modèles
d’explications en cours sur la scène biomédicale, sans avoir pour autant l’intention de
quitter le giron de la médecine34.
Les polémiques relayées par la presse généraliste des antagonismes entre la
psychanalyse et les neurosciences, entre les lacaniens et les adeptes des pratiques
comportementales et cognitives qui scandent l’espace public intellectuel depuis la fin
des années 1990 ne sauraient résumer l’économie des positions dans le champ de la
profession psychiatrique35. Force est de constater que cette mise en scène des résistances
a été facilitée par le traitement médiatique des antagonismes et par la mise en avant de
quelques figures qui ont rapidement dénoncé le scientisme des neuroscientifiques. Chacun
a pu trouver, à l’occasion, dans cette opposition une légitimité et surtout une raison à la
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32
Dehaene, 2009. Il ne s’agit pas de constester que les psychanalystes, dans leur majorité seraient plutôt
réticents ou en franche opposition ; il s’agit de s’interroger sur le rôle accordé à ces divergences qui auraient
donc retardé le développement des neurosciences. On peut prendre une liste des laboratoires de l’Inserm
pour se convaincre que le monde de la recherche a fait son choix depuis longtemps. Par ailleurs, il n’est
pas rare de trouver une plainte face au manque de dialogue dont seraient victimes les neurobiologistes :
Changeux, 2009. Mais les tentatives de dialogue qui ont abouti, par exemple, à la neuropsychanalyse ne sont
pas nécessairement vues d’un bon œil : Vercueil, 2010.
33
Changeux, 1983, 8.
34
André, 2010, 19
35
J.-P. Changeux s’étonnait il y a trente ans qu’il ait pu avoir une discussion avec les psychanalystes de
stricte obédience lacanienne à travers la personne de Jacques Alain Miller ; Changeux, 1983, 7. On rejoue
depuis le même scénario.
36
E. Zarifian accéda à une certaine notoriété à travers sa dénonciation de la consommation jugée
excessive de psychotropes.
157
Revue d’Histoire des Sciences Humaines
37
Il s’agissait aussi de renouer avec ce qui était vu comme une période fameuse pour la psychiatrie
française puisque c’est à Sainte Anne, l’hôpital psychiatrique parisien, que se fabriquèrent les travaux qui
allaient donner naissance aux premiers médicaments efficaces en psychiatrie.
38
Plusieurs discussions des membres de l’IBRO portent précisément sur les liens à établir avec les
psychiatres ; cet objectif n’est pas propre à la France. L’objectif de l’organisation étant depuis sa création
de dépasser les traditions disciplinaires puisque l’étude du cerveau est considérée comme nécessitant une
approche multidisciplinaire par excellence : Ibro, 1970 et sv.
39
P. Denicker faisait partie de l’équipe dirigée par le maître de la psychiatrie à Sainte-Anne, le professeur
Jean Delay (1907-1987), qui travailla à la création de la chlropromazine, un neuroleptique qu’il utilisa parmi
les premiers pour le traitement des maladies mentales. Cette époque, la fin des années 1950, est depuis
considérée comme l’acte de naissance de la psychopharmacologie et plus généralement comme la naissance
d’une véritable révolution en psychiatrie, celle de pouvoir soigner les malades (Lempériere, 2008). De ce
point de vue, on pourrait dire que tout psychiatre ne peut refuser d’être un psychopharmacologue. Mais
depuis ces années, les médicaments font débat pour tout un ensemble de raisons et l’équation est donc un
peu plus délicate à tenir. Pour découvrir la tonalité enthousiaste généralement associée à cet événement :
Thuillier, 1980.
40
Cette préoccupation se retrouve chez des confrères britanniques dans les mêmes années comme en
témoignent les discussions de la commission Neuroscience du Medical Research Council (un équivalent
anglais de l’Inserm), Freudenberg, 1975.
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Jean-Christophe Coffin
Le livre de Palem est par bien des aspects un livre de colère tout en cherchant à
dessiller les paupières de ceux aveuglés par la magie du cerveau et de ses mystères. Il est
aisé de trouver sous la plume de bien des auteurs contemporains cette fascination que le
cerveau suscite ou l’enthousiasme qu’il entraîne42. Toutefois il est un écueil qu’il nous
faut éviter : ne pas faire de distinction entre les neurobiologistes et les neurophilosophes.
Car si des éléments de congruence existent entre ces deux groupes, ils ne sont pas en
toute occasion superposables. De surcroît, l’homogénéité de pensée appliquée à cette
constellation d’auteurs s’avère de moins en moins une clé de lecture pertinente. Ce qui
unit parfois ces deux groupes réside dans la faiblesse de certaines méthodes utilisées
et dans la présomption de certains auteurs de travaux de recherches annonçant leurs
découvertes avant même de les avoir véritablement finalisées. Édouard Zarifian, par
exemple, bondissait face à ceux qui annonçaient le gène de telle ou telle maladie ou
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Revue d’Histoire des Sciences Humaines
des revues les plus importantes de la psychiatrie francophone peu susceptible d’être
partisan d’une biologisation des troubles mentaux mais également peu rompue aux
facilités de l’esprit de secte constitue un tournant qui n’est pas que symbolique. L’année
suivante, la Fédération française de psychiatrie – qui représente une bonne partie de la
profession – publiait un livre blanc, ce qui signifie un état des lieux sans trop de langue
de bois. Il y était entériné l’idée d’un rapport nouveau avec une neurobiologie qui
n’apparaît pas volontairement menaçante mais qui au contraire chercherait à proposer
des facteurs d’explications aux grandes questions concernant les troubles mentaux les
plus sévères et les plus tenaces. On y parlait de nouvelle alliance, d’interactions entre
les facteurs de causalités des troubles. Ce qui préoccupait les responsables d’alors
n’était pas de s’aventurer dans une guerre des esprits sur le cerveau mais le souci de
vivifier une recherche qui demeure assez atone45 et de prendre en compte les avancées
de la connaissance sur le cerveau.
Ce rapprochement évoque plus que jamais les évolutions aisément observables au
niveau international. Les principales interventions du Congrès mondial de psychiatrie
en 1999 ont été réunies sous le titre, hautement symbolique, de « Psychiatrie, une
neuroscience »46 signant ainsi une nouvelle aventure commune pour les psychiatres.
Le président du congrès était le psychiatre espagnol Juan José Lopez-Ibor Aliño, le
fils de Juan José Lopez Ibor (1908-1991) figure marquante d’une psychiatrie à la fois
éclectique et marquée par la phénoménologie dans l’Espagne franquiste avec qui Henri
Ey était en contact régulier47. La boucle serait-elle bouclée et assisterait-on, au-delà du
caractère symbolique ici évoqué, à la marche inexorable du progrès scientifique qui
porterait tous les psychiatres dans une même et unique direction, « biologisante » en
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45
Féderation française de psychiatrie, 107-08.
46
Lopez-ibor, 2002.
47
J.J. Lopez Ibor assura la publication en langue espagnole du Manuel de psychiatrie d’Henri Ey.
48
Ehrenberg, 2004.
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Jean-Christophe Coffin
mêmes – ont adopté désormais des positions de conciliation telle celle évoquée de
Kandel. Mais cette attitude n’est précisément pas isolée. On préfère aujourd’hui parler
de matérialisme éclairé tandis que la tentative de construire une neurophénoménologie,
de projeter une neuropsychanalyse relève également de ce désir d’alliance. Ce ne sont
plus les guerres du dualisme et du monisme mais le dépassement du premier49. La
volonté d’établir des passerelles, d’établir les mécanismes de complémentarité semble
prédominer aux dépens des lignes d’oppositions des premiers moments de l’émergence
de ces nouvelles idées. Le mot d’intégration et l’esprit du refus du sectarisme dominent
par exemple le dernier grand manuel de psychiatrie de langue française et ne constituent
pas une charge contre un courant de pensée particulier. On peut légitimement faire
l’hypothèse qu’il y a une recherche de « compatibilité des approches »50. Peut-être
cela tient-il aux difficultés rencontrées dans certaines recherches. Après des années où
la rupture semblait à portée de main, les plus radicaux semblent avoir fait une pause.
Les discussions sur le mind-body problème réactivent, peut-être paradoxalement, les
catégories du dualisme51. Et les débats sur le connexionnisme montrent aussi que le
nouvel ordre cognitif n’a pas atteint un degré d’homogénéité parfaite52. Par ailleurs les
promesses de la science sont plus lentes à venir. Nous n’en sommes pas au stade d’un
sentiment de « faillite » comme il y a un siècle mais par exemple l’approche génétique
des troubles mentaux ne cesse de montrer la complexité des processus héréditaires, ce
qui complique nettement la tâche des chercheurs, et aboutit à ce que la « molécurisation »
de la schizophrénie par exemple bute sur tout un ensemble de problèmes53. Kandel
reconnaissait au début de ce siècle que les processus mentaux n’étaient finalement pas
si saisissables que cela en l’état des connaissances et plus récemment un philosophe
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