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Alexithymie et pensée opératoire

Gérard Pirlot
Dans Hermès, La Revue 2014/1 (n° 68), pages 73 à 81
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271080745
DOI 10.3917/herm.068.0073
© CNRS Éditions | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info par Louis Martin (IP: 92.157.138.218)

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Gérard Pirlot
Laboratoire Clinique psychopathologique et
interculturelle, EA 4590 – université Toulouse II

Alexithymie et pensée opératoire


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La « pensée opératoire » et l’alexithymie sont deux titatif des investissements en jeu dans l’affect. Par la suite,
concepts décrivant des réalités de fonctionnements psy- dans les écrits métapsychologiques (1915a ; 1915c), l’affect
chiques et cognitifs particuliers. La première relève d’une est défini comme « le facteur quantitatif lié à la pulsion ».
clinique et d’une perception chez le psychanalyste de son Freud y distingue d’une part l’aspect subjectif – et donc
ressenti contre-transférentiel à l’écoute de son patient. La qualitatif – et de l’autre, les processus énergétiques qui le
seconde relève d’une objectalisation, y compris dans une conditionnent. L’affect est conçu comme ce rejeton de la
échelle d’évaluation, d’un type de fonctionnement mental pulsion, distinct par essence et par nature des représenta-
particulier. Si la première appartient donc à une approche tions mais étant le moteur de transformation de celles-ci.
« qualitative » des relations entre affect (émotion) et repré- L’affect serait ce reste qui, de la pulsion, ne peut être réduit
sentation psychique, et la seconde d’une approche dite par la représentation (Green, 1995) et garderait ainsi un
« quantitative » de ces relations, les deux traitent des sin- certain pouvoir de déclencher excitations somato-biolo-
gularités et différences entre fonctionnement psychique et giques.
capacités cognitives (Pirlot, 1997 ; 2007). « Événement psychique lié à un mouvement en attente
d’une forme ? » selon la formule de Green (1973a), l’affect
dans la psychanalyse permet au Moi de s’éprouver dans
L’affect, la pensée opératoire, sa relation au corps. « L’affect peut être accepté par le Moi
l’alexithymie ou refusé par celui-ci » (Ibid.). « En tout état de cause on
ne peut parler d’affect au sens propre du terme que s’il y
a un Moi pour l’éprouver. […] l’affect est lié à un certain
L’affect dans la métapsychologie freudienne
rapport entre le Moi et le Ça » (Ibid.).
Dans la période qui va de 1893 à 1915, la théorisation
de l’affect (l’émotion) chez Freud insiste sur l’aspect quan-

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La pensée opératoire et la clinique somatique d’une pensée sexualisée (avec une relative phobie de la « vie
intérieure », des souvenirs, sentiments, émotions, etc.) ;
C’est en 1962, lors du 33e congrès des psychanalystes – elle est indiscutablement efficace et adaptée à des réa-
de langues romanes que Marty et de M’Uzan proposent lités d’un autre ordre que celle affective ou fantasmatique
le concept de « pensée opératoire » (PO) élaboré à partir et sans recul par rapport aux choses ;
d’une recherche clinique menée depuis une quinzaine – elle double et illustre l’action : elle ne cherche pas à
d’années en consultation psychosomatique. Ce concept signifier l’action mais la double verbalement. « […] on ne
s’articule directement avec le rapport de Fain et David rencontre ni association d’idées, ni traces d’identification
sur « la fonction onirique », soulignant la valeur de même partielle au consultant. Le verbe paraît coupé de sa
liaison des tensions pulsionnelles conférée à cette acti- substance, réduit presque à une activité vocale exprimant
vité onirique. constatations, des affects ou des représentations apparem-
Ce concept est repris et bien illustré par sept ment rudimentaires, qui concernent quelques réalités de
observations cliniques parues en 1963 dans l’ouvrage l’heure » (Marty, 1980) ;
L’investigation psychosomatique. Le repérage de ce fonc- – elle est sans lien avec l’activité fantasmatique ;
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tionnement mental particulier est indissociable de la – elle est « sans association » et en relation immédiate avec
relation transféro-contre-transférentielle : présence d’une la sensorimotricité ;
« relation blanche » (M’Uzan et David, 1963) ressentie par – l’isolement de l’inconscient refoulé ne paraît pas de
le psychanalyste comme « malaise contre-transférentiel », type obsessionnel puisqu’il ne procède pas d’une distan-
lassitude, ennui du fait d’un discours marqué par la fac- ciation par manifestation mentale ou verbale du matériel
tualité des faits. Cette relation blanche, coupée de l’histoire psychique ;
subjective du patient, singulièrement celle fantasmatique – elle illustre un mode original de relation d’objet ;
et imaginative, paraît « anhistorique ». – il lui manque toujours la référence avec un objet inté-
S’ajoute à cela un type de relation dans laquelle le thé- rieur réellement vivant ;
rapeute est appréhendé sur le modèle du sujet lui-même, – elle apparaît dépourvue de valeur libidinale ;
témoin d’un phénomène de « reduplication projective » – elle ne permet pas l’extériorisation de l’agressivité sado-
rendant difficiles les mouvements identificatoires nuancés masochiste ;
(l’autre n’étant qu’une reduplication du sujet lui-même), – elle est le témoin du mauvais fonctionnement de la
le mouvement de bascule quant à ce fonctionnement psy- première topique, dont la charnière est le préconscient
chique apparaissant au moment de l’apparition du rêve qui nécessite permanence, épaisseur et fluidité. Le mau-
(Pirlot, 2010). vais fonctionnement de cette première topique se mani-
La pensée opératoire se définit comme essentielle- festera par la pauvreté ou l’absence de la vie onirique,
ment une pensée consciente qui peut se retrouver (comme la présence de rêves « crus » ou désespérément concrets
l’alexithymie) dans d’autres contextes nosologiques que n’évoquant que la vie de travail, sans grande manifesta-
chez les seuls sujets « psychosomatiques », par exemple les tion des mécanismes de déplacement, condensation ou
sujets addicts. Elle est caractérisée par : dramatisation ;
– une pensée utilitariste, factuelle, tournée vers le concret, – dans ces conditions la pensée opératoire sert de conte-
l’objet, la matière, la technique : elle n’utilise pas de méca- nant cognitif à un psychisme sans bon objet interne, de là
nismes mentaux névrotiques ou psychotiques qui relèvent également la dépression essentielle.

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Alexithymie et pensée opératoire

Évidemment, le concept de PO s’intègre dans un L’alexithymie


corpus métapsychologique dans lequel les notions d’éla-
boration mentale, de « mentalisation » ouvrant sur les L’alexithymie – concept forgé par Sifneos en 1967
notions de « névroses bien mentalisées » (psychonévroses après plusieurs années de recherche sur la quête de modes
de défense) et de « névroses mal mentalisées » comme : spécifiques de fonctionnement psychologique chez des
– les névroses de comportement : absence d’aménage- patients somatisants – désigne littéralement l’absence de
ment mental des traumatismes, absence d’intériorisation mot pour les émotions (a privatif en grec ; lexis : mots ;
objectale, d’où le recours aux objets externes (addictions) thymos : humeur, émotions). Précisons que Sifneos (1995)
et aux comportements compulsionnels ; rapproche lui-même l’alexithymie de la pensée opératoire
– les névroses de caractère : adaptation sociale, confor- décrite par Marty et M’Uzan, reconnaissant l’antériorité
miste mais irrégularité des capacités d’élaboration men- de leurs descriptions.
tale et de fonctionnement de la première topique. L’alexithymie, mesurable à l’aide d’échelles fiables,
Dans ces types de « névroses » dans lesquelles l’acti- comprend quatre traits (Sifneos, 1972) :
vité de représentation (des affects) est insuffisante par 1. l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les
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carence et déséquilibre au regard de la vie pulsionnelle sentiments ;
surchargée précocement, la pensée opératoire offre un 2. la limitation de la vie imaginaire (absence de rêves, fan-
contenant cognitif à la discordance entre organisation tasmes, rêveries) ;
mentale et vie affective : « si certains affects sont liés à l’or- 3. la tendance à recourir à l’action pour éviter ou résoudre
ganisation mentale à ses différents niveaux d’élaboration, les conflits ;
d’autres, plus primitifs, existent indépendamment d’elle » 4. la description détaillée des faits, des événements, des
(Marty et M’Uzan, 1963). symptômes physiques.
Couplée avec la dépression essentielle (chute du Les affects des patients alexithymiques semblent inap-
tonus psychique et des désirs sexuels, objectaux, créatifs), propriés (Haviland, Shaw), leur discours se caractérise par
coupée des processus primaires de pensée, la PO a une l’absence d’activité fantasmatique notable et l’insistance
valeur fonctionnelle de processus secondaire, sauf que portée aux détails (Demers-Desrosiers), leurs rares évoca-
celui-ci se porte sur des choses, jamais sur des produits tions de rêve (Haviland, McMurray), leur posture rigide
de l’imagination. Le cloisonnement entre l’inconscient et leurs relations interpersonnelles pauvres avec tendance
refoulé n’empêche pas des courts-circuits entre Moi et à la dépendance (Jaffe), suscitant ennui et vide du côté du
Ça (2e topique), apparaissant lors de raptus comporte- thérapeute (Lesser).
mentaux ou, précisément, dans les somatisations à la Les individus alexithymiques montrent une difficulté
suite d’un bouleversement affectif, ou encore dans les à reconnaître et décrire leurs propres sentiments et dis-
rêves crus témoins d’absence de travail de déplacement, tinguent assez mal état émotionnel et état corporel : la sen-
condensation, dramatisation. sation apparaît à la place de l’émotion (rougeur de peau,
démangeaison, palpitation, etc.).
Sifneos décrit deux formes d’alexithymie :
L’alexithymie primaire apparaît comme un déficit de
sentiments et non d’émotions. Le système limbique et le
néocortex seraient, dans ces cas, pour lui, mal connecté :

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un stimulus provenant des noyaux dans l’amygdale sus- Joyce McDougall (1982) récuse l’idée que les patients
cite des émotions, telles que la peur et la colère, qui, en alexithymiques souffrent en premier lieu de troubles
l’absence de tout apport d’imagination et en pensées en neuro-anatomiques ou qu’ils soient mal mentalisés. Elle
provenance du néocortex, seront exprimées sous formes s’interroge plutôt sur le fait que les phénomènes psycho-
de réaction de combat-fuite. somatiques soient des réponses pour se défendre contre
L’alexithymie secondaire proviendrait quant à elle des douleurs psychiques précoces et indicibles. Selon elle,
d’une expérience traumatique « dévastatrice subite à l’âge l’alexithymie, le mode de fonctionnement alexithymique
préverbal pouvant rendre un enfant incapable d’exprimer reste étroitement lié à la situation originaire de l’enfant
des émotions par les voies du langage » (Sifneos, 1995), incapable de se représenter psychiquement ce qu’il éprouve
favorisant non seulement des affections psychosoma- et dont le corps est totalement dépendant du corps de la
tiques, mais également des « patients souffrants de stress mère. L’alexithymie peut être considérée comme un méca-
post-traumatique » (PTSD), de dépendance à la drogue, nisme de défense permettant au sujet de se protéger dès la
d’alcoolisme chronique, d’anorexie et de boulimie. prime enfance contre des angoisses de perte objectale qui
n’ont pu être mentalisées du fait de l’absence d’intégration
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d’un suffisamment bon objet maternel.
Perspective psycho-neuro-biologique Concernant les sujets somatisant, le concept alexithy-
sous-jacente à l’alexithymie mique paraît à McDougall (1984) insuffisant pour rendre
compte de l’économie psychosomatique. Elle avance l’idée
Pour Guilbaud, l’alexithymie primaire pourrait ren- de deux mécanismes de défense à l’œuvre dans ce type
voyer à des troubles de l’empathie tandis que l’alexithymie d’organisation : la désaffectation et la dispersion. La désaf-
secondaire renverrait à une stratégie défensive visant à se fectation consiste à éjecter précocement puis préventive-
protéger d’affects trop désorganisateurs pour le Moi pré- ment toute représentation surchargée d’affects du champ
coce. Dans ce cas, des manœuvres de protection autistique de la conscience. Elle aboutit à une parole désaffectée dans
pourraient précocement faire le lit d’un fonctionnement laquelle les mots sont vidés de leurs contenus affectifs et
alexithymique en privilégiant certaines distorsions dans pulsionnels. La dispersion, plus proche de l’alexithymie
la capacité à reconnaître ses sentiments et ceux d’autrui. et de la pensée opératoire, est un mécanisme de défense
Dans ces conditions, l’alexithymie pourrait être liée à consistant à disperser un ressenti émotionnel douloureux
un usage important et précoce d’une forme de « refus », par le recours prépondérant à l’action ou à la forme de
de déni perceptif de tout affect et émotion (hallucination solution addictive. Dans ce sens, McDougall considère les
négative d’affect). conduites addictives comme l’expression d’une resomati-
Ajoutons que ce mode de fonctionnement serait pré- sation des affects du fait de l’incapacité à les élaborer.
sent chez tout individu de manière résiduelle et appartien- Chez l’alexithymique ou le sujet fonctionnant en
drait à un registre autistique du Moi. Mais c’est le recours pensée opératoire, la non-discrimination affect/représen-
exclusif à un fonctionnement alexithymique qui marque- tation (Green, 1999) amènerait les émotions à être vécues
rait son caractère pathologique avec, en cas de déborde- comme des sensations faute d’avoir pu trouver antérieure-
ments émotionnels non contenables en dernier recours par ment le chemin de la représentation.
ces manœuvres de protection, un risque de décompensa-
tion psychosomatique.

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Alexithymie et pensée opératoire

Liens entre alexithymie et somatisation Le déficit de régulation des affects de type alexi-
thymie ou pensée opératoire serait associé à une modi-
Certains auteurs ont retrouvé une diminution fication basale du tonus de la réticulée ascendante (ce qui
significative du taux de lymphocytes circulants chez les renvoie à la notion de « tonus vital » chez Marty), mais
sujets alexithymiques comparativement à ceux non alexi- aussi du profil cortisolique constituant un facteur de vul-
thymiques. Dewaraja et al. (1997) a ainsi retrouvé chez nérabilité au stress.
97 sujets sains une chute significative du taux de lympho-
cytes circulants NK (Natural-Killer), et des lymphocytes
K (Killer) chez les sujets définis comme alexithymiques
Alexithymie, pensée opératoire
selon le Toronto Alexithymic Scale. L’étude de Todarello et hallucination négative
et al. (1997) sur le dépistage de lésions précancéreuses du
col de l’utérus chez 123 femmes constatait que les patientes Hallucination négative de l’émotion
alexithymiques avaient un taux plus faible de lymphocytes
circulants (CD4 et CD3) par rapport à celles non alexithy- Green (1993) fait de l’alexithymie et de la pensée opé-
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miques. Il y aurait chez les sujets alexithymiques une acti- ratoire des formes beaucoup plus discrètes de ce délire de
vation du « tonus de base » du système nerveux végétatif en négation d’organe trouvé dans le syndrome de Cotard. En
même temps qu’une légère immunosuppression. effet, « l’alexithymie ne désigne pas seulement une absence
Des études ont montré des liens entre alexithymie, de mots pour nommer les affects mais […] l’impossibilité
vulnérabilité au stress, dysfonctionnement du système de connaître les états affectifs, c’est-à-dire d’en prendre
nerveux autonome et axe neuroendocrinien (Lumley et conscience ». McDougall (1982) a poussé plus loin l’ana-
al., 1996 ; Dewaraja et al., 1997), voire système immu- lyse des patients qui présentent des manifestations de
nitaire (Guibaud et al., 2003 ; Solomon et al., 1997). Des ce genre en postulant que l’affect inconscient se trouve
expérimentations chez l’animal ont ainsi souligné les coupé du système des représentations de mot. Autrement
effets du stress sur la vitesse de croissance des tumeurs dit, faute d’une « lecture » appropriée qui permettrait de
(Riley et al., 1981). Les études neuroendocrinologiques penser à sa signification, l’affect ne peut jamais faire l’objet
nous apprennent que la réaction de stress active le sys- d’une nomination. Ces cas évoquent bien entendu ceux de
tème sympathique (réaction d’urgence de Cannon) puis « pensée opératoire » (Green, 1993).
corticotrope (syndrome général d’adaptation de Seyle), au Il y a ainsi, comme dénominateur commun, chez le
point de pouvoir provoquer des désordres neurophysiolo- sujet alexithymique et le sujet opératoire, une hallucina-
giques et immunitaires. L’axe corticotrope vise en effet à tion négative excessivement à l’œuvre dans la sphère de
supprimer ou à atténuer les effets du stress aigu, notam- l’émotion : celle-ci reste étrangère au Moi de peur d’être
ment ceux induits par les catécholamines. éprouvée douloureusement. Pour McDougall (1978), l’or-
Plusieurs études (Nemiah et al., 1977 ; Wehmer et al., ganisation « psychosomatique de la personnalité est [ainsi]
1995 ; Fukunishi et al., 1999) ont retrouvé une modifica- une défense massive contre la douleur mentale sous toutes
tion de signes physiologiques (fréquence cardiaque, réac- ses formes, dans la relation à soi, aux exigences pulsion-
tivité cutanée, consommation d’oxygène) en faveur d’une nelles et dans la relation à autrui ».
perturbation de la réactivité sympathique chez les sujets Chez les patients opératoires, alexithymiques ou
alexithymiques. déprimés essentiels – comme l’a souligné dès 1978

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Gérard Pirlot

McDougall, et plus récemment Smadja (1999) –, l’ex- le renversement quant au contenu. Les deux pro-
pression de la douleur psychique est souvent manquante cessus, parce que distincts par essence, sont donc à
à un degré plus ou moins important. Avec ces patients, traiter séparément.
l’énigme de la douleur change de signe. De positive, elle
Ce double retournement produit ainsi pour Green
devient négative, c’est-à-dire silencieuse psychiquement. Il
une sorte de « clôture interne qui double le pare-excita-
y a chez eux une « frigidité affective » (Smadja) que divers
tion externe » (Donnet et Green, 1973) qui, chez ce sujet
auteurs ont attribuée à des mécanismes spécifiques de gel,
– comme chez les futurs alexithymiques et « opératoires »
de désorganisation, de répression (de l’affect) ou de sup-
pensons-nous – va s’avérer insuffisant et donner un échec
pression des représentations psychiques de la pulsion.
de la constitution des espaces psychiques (psychose a
minima, « blanche »). Cet échec proviendrait également
du maintien anachronique de dénis antérieurs plus
Perturbation du mécanisme de renversement- archaïques mais efficacement protecteurs contre l’effrac-
retournement et de l’hallucination négative tion pulsionnelle et émotionnelle.
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Or, ce mécanisme de double-retournement ne peut
Que le lecteur non spécialisé pardonne le dévelop- se construire que par une négativation de la présence de
pement qui va suivre mais il nous faut tenter de décrire la mère ou de l’objet en sa présence : il advient donc avec
ce qui, sur le plan psychique profond, peut se jouer pour la mise en place de la « structure encadrante » abritant la
comprendre l’établissement de fonctionnements mentaux perte de la perception de l’objet maternel : hallucination
tels que l’alexithymie et la pensée opératoire. Étant donné négative de celle-ci précondition de toute représentation,
la précocité de la mise en place de l’alexithymie (Sifneos) symbolisation de l’absence de l’objet primaire.
ou de la pensée opératoire, on peut raisonnablement se
Je fais l’hypothèse que l’enfant, est tenu par la mère
poser la question de savoir si ces processus pathogènes ne
contre son corps. Lorsque le contact avec le corps
relèvent pas de la faillite de la mise en place d’un méca-
de la mère est interrompu, ce qui persiste de cette
nisme précoce de défense antérieur à celui du refoulement
expérience est la trace du contact corporel – le plus
du fait de traumatismes précoces (« dévastateurs », écrit
souvent les bras de la mère – qui constitue une struc-
Sifneos). Ce processus est celui du renversement-retour-
ture encadrante abritant la perte de la perception de
nement antérieur au mécanisme du refoulement (Freud,
l’objet maternel, comme une hallucination négative
1915a) concomitant à la mise en place de l’hallucination
de celle-ci. C’est sur ce fond de négativité que vont
négative (de la mère) et l’entrée dans le monde de la repré-
s’inscrire les futures représentations d’objet abritées
sentance1 pulsionnelle – et donc celle des affects.
par la structure encadrante. (Green, 2002)
Dans L’enfant de ça (Donnet et Green, 1973), Green
rappelle que cette fonction de « renversement-retourne-
On saisit ici que l’hallucination négative porte sur un
ment » qu’il appelle « double-retournement » est la précon-
percept extérieur, la mère.
dition du refoulement :
Nous posons l’hypothèse que lorsque celle-ci est
Le renversement en son contraire [Verkehrung] […] défaillante (dépression, froideur affective) et devient man-
se résout en deux processus distincts, le retourne- quante comme objet intérieur sécure (pensée opératoire)
ment d’une pulsion, de l’activité vers la passivité, et ou, au contraire, se présente comme trop attachée, fusion-

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Alexithymie et pensée opératoire

nelle à son nourrisson, l’hallucination négative se portera dans le corps (personnalisation). Ces perturbations pré-
sur un percept intérieur : l’affect (désaffectation au sens de coces des processus antérieurs au refoulement entrave-
McDougall, supra) : la décussation primaire réorientera raient l’in-dwelling.
d’un côté la positivité de la perception vers la sensation Pour confirmer ceci, rappelons ce simple fait que le
externe et, de l’autre, la négativité de la perception (l’hal- nourrisson, l’infans avant la parole, sont des êtres émi-
lucination négative) vers l’endo-perception de l’émotion nemment psychosomatiques. Le nourrisson éprouve
(Pirlot et Corcos, 2012). (perception sensorielle, éprouvé proprioceptif) plus qu’il
ne pense la perte de l’objet et du lien. Ainsi, la réaction
du nourrisson est psychosomatique si l’absence dure et
n’est pas suppléée. La clinique pédo-psychanalytique de
Mise en place précoce de la pensée Kreisler, Fain et Soulé, ou celle de Debray, le montrent :
opératoire et alexithymie coliques des trois premiers mois, insomnie du nourrisson,
mérycisme, asthme du nourrisson, etc.
Cette perturbation dans la mise en place des pro- Chez l’adulte, ces fonctions du comportement
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cessus antérieurs au refoulement et de la positivité/négati- opératoire témoignent d’une économie de détresse…
vité perceptive (hallucination négative) laisserait perdurer de survie. Ceci rejoint les appréciations de Krystal et
une forme de « dissociation soma-psyché ». Cette disso- McDougall considérant l’alexithymie comme un mode
ciation est moins à entendre comme Spaltung ou splitting de fonctionnement mental pathologique lié à des dys-
(Klein) que comme non-élaboration de l’esprit à partir de fonctionnements dans des interrelations précoces. Selon
la partie psychique du psycho-soma. Ceci rejoint la propo- Krystal, il y aurait un défaut d’identification à un objet
sition de Winnicott de 1949 : « l’un des buts de la maladie primaire sécurisant : ceci renvoie à la mère déprimée, et
psychosomatique [étant] de retirer le psychisme de l’esprit en cela insécure – « mère morte », selon André Green.
et de le faire revenir à son association intime et primitive Ceci rejoint également ce que Marty (1980), à propos de
avec le soma ». N’oublions pas que dans un texte antérieur la genèse possible de la « pensée opératoire », décrit d’une
« Le développement affectif primaire » (1945), Winnicott fonction maternelle dont la fonction de « tampon pare-
parle de nécessité d’in-dwelling : installation de la Psyché excitation » entre elle et son nourrisson a été défaillante.

NOTE

1. La « représentance » désigne une catégorie générale incluant représentant-représentation, représentation pulsionnelle) impli-
différents types de représentations (représentation psychiques, quée dans les mouvements et activités de représentation.

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Gérard Pirlot

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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