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La psychosomatique en borroméen ?
Quelques réflexions rapides d’ordre historique, clinique et spéculatif
Bernard Vandermersch
Psychiatre, psychanalyste
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Cet « animalisme » participe de l’oubli de
tuellement graves mais parfois bénignes, plus en plus fréquent, dans notre culture,
dont la cause serait « psychique ». Il est à d’avoir à considérer que le langage est la
distinguer tant de la conversion hysté-
condition nécessaire de toute subjectivité.
rique que de l’hypocondrie.
Non pas comme moyen de communica-
Dans cette acception, il est de plus en plus
tion, ce qu’il ne réalise pas trop mal, mais
contesté par la médecine contemporaine
comme affection du corps. Les effets de
pour laquelle il désigne au contraire des
troubles non organiques qui pourraient cette affection ont été appelés par Freud :
en imposer pour de «vraies maladies». Le inconscient (unbewusst), pulsion (trieb),
facteur psychique y est d’ailleurs réduit désir (Wunsch).
au stress. Le langage ayant presque supplanté chez
L’ulcère d’estomac, les maladies de Crohn l’être humain tout montage instinctif, c’est
et la rectocolite hémorragique, exemples par la pulsion (à distinguer donc de l’ins-
de maladies psychosomatiques il y a tinct) et ses avatars, qu’il régule la physio-
encore une vingtaine d’années, ne sont logie du corps humain : la bonne santé
pas ou plus reconnues comme telles. d’un sujet dépend aussi de son rapport
Le terme psychosomatique n’est pas bon: au langage. Les conditions de la santé ne
il nourrit l’illusion de réduire l’humain à sont pas indépendantes de la structure du
une combinaison de psyché et de soma, sujet, et dans chaque structure de ses
que ce soit pour dire qu’ils sont deux modes de jouissance.
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Sans le langage, il n’est pas possible de Mais y a-t-il des situations qui pour un
distinguer la peur de l’antilope sentant sujet humain seraient par nature non sym-
l’odeur du prédateur de l’angoisse du petit boliques, purement vitales ?
Hans devant le (concept de?) cheval. Sans Il est remarquable d’ailleurs que les
doute les manifestations somatiques et les mêmes phénomènes puissent apparem-
circuits cérébraux impliqués se recou- ment relever de ces causes différentes.
vrent-ils assez chez l’homme et l’animal [Karl Abraham rapporte que ses cheveux
pour permettre de mettre au point des ont blanchi subitement à la mort de son
substances « psychotropes » à l’efficacité père (ce qui ne saurait être mis au registre
indiscutable. d’une identification signifiante au père)
En réintroduisant le langage, c’est-à-dire tandis que certaines personnes racontent
l’ordre symbolique, Lacan dissout l’évi- que cela leur est arrivé à la suite d’une
dence psychosomatique en faisant suppor- grande frayeur.] Le seul point commun
ter le sujet par un ternaire Symbolique, pourrait être la situation de forçage d’un
Imaginaire et Réel. Ce ternaire, qui va dans sujet dans l’impossibilité de « se barrer »
les derniers séminaires faire l’objet d’un (V. Nusinovici) dans les deux sens du
montage en nœud borroméen, distribue les terme : dans un cas face au danger vital,
trois grandes fonctions qui régissent, non dans l’autre face à la jouissance de l’Autre
pas l’activité psychique scientifiquement (à démontrer dans les cas d’Abraham).
observable (intelligence, mémoire, etc.) mais Quoi qu’il en soit de ces deux types de
le sujet du langage: sens et jouissances. situation, elles n’auront pas été traitées
La position de Lacan renverse la perspec- par l’inconscient, soit parce qu’il s’agit
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tive freudienne: ce n’est pas tant le psy- d’un animal, soit que la situation n’ait
chisme qui se voit imposer une «exigence laissé aucune prise à une articulation
de travail en conséquence de sa liaison au signifiante. Ce peut être le cas si c’est une
corporel», que le corps qui voit ses besoins situation par nature trop univoque, ou que
«contaminés par le fait d’être pris dans une sa soudaineté ait pris de court l’inertie
autre satisfaction», exigence de satisfaction temporelle du fantasme, ou encore que le
qui tient aux lois du langage incorporé. signifiant de cette situation soit forclos.
Selon que le symbolique est concerné ou Dans la psychosomatique, le signe déclen-
non, nous aurions à distinguer deux types cheur n’aura pas représenté un sujet. Mais
de situations pouvant déclencher des phé- il laissera trace de son passage. On peut
nomènes dits psychosomatiques : envisager, et c’est notre parti, que la
– des frayeurs (à distinguer de l’angoisse) réduction du signifiant inducteur du phé-
face à des dangers vitaux qui ne concer- nomène psychosomatique à un signe uni-
nent pas a priori la situation symbolique voque, voire à un signal, équivaut au
d’un sujet, et qui pourraient aussi bien franchissement d’un interdit: celui qui ne
frapper un animal ; permet pas qu’un signifiant soit identique
– des situations symboliques qui pour- à lui-même. Ce franchissement de l’inter-
raient léser le corps en l’absence de l’af- dit pourrait produire une défaillance de la
fect d’angoisse qui serait « normalement » fonction du réel. Cela dans la mesure où
attendu. une certaine fonction du réel peut être
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dite contingente car dépendante d’un res- l’absence de faille entre les deux signifiants
pect des lois du signifiant. ne permet pas au sujet de mettre en cause
Quand Lacan parle de psychosomatique l’objet a comme répondant de lui. (On sait
en 1964, dans Les quatre concepts, c’est à que c’est cet objet qui, selon ses modes
une topologie des surfaces qu’il se réfère d’apparition, conditionne les affects 1).
implicitement. Les termes utilisés par lui À partir de l’hypothèse de Lacan sur l’holo-
– « Induction signifiante qui ne met pas phrase, Charles Melman avait développé
en jeu l’aphanisis du sujet » et surtout le le thème du fantasme d’une langue mater-
concept d’holophrase pour désigner cette nelle, soit la conviction que tout malheur
situation où « le premier couple de signi- proviendrait de l’intrusion d’un étranger
fiants (S1, S2) se solidifie, s’holophrase» –, corrupteur, le signifiant maître, dans une
se réfèrent à un avatar de la première cou- langue autrement parfaite, adéquate aux
pure dans le champ de l’Autre conçu besoins et donnant directement accès à
comme surface (le cross-cap). la chose. Sur cette proposition, j’ai pro-
Ces deux mécanismes décrits par Lacan posé, il y a maintenant plus de vingt ans 2,
ne sont pas tout à fait identiques. un type de coupure du cross-cap, la cou-
L’absence d’aphanisis du sujet se rapporte pure en boucle simple, qui annule la
plutôt au premier temps du sujet, l’aliéna- structure möbienne de l’inconscient, d’où
tion. Dans le « choix » forcé du sujet entre l’on pouvait déduire – sur un mode ana-
le sens et l’être, que constitue l’aliénation, logique – tous les phénomènes du fonc-
c’est celui de l’être. Cela revient à dire tionnement opératoire et les difficultés
que la perception n’a induit de la part du narcissiques de ces sujets 3.
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corps aucune représentation : elle n’a Le phénomène psychosomatique, écrivais-
aucun sens. Or un sujet ne résiste pas à je, réaliserait le «comble du sens», réalisant
être un signifiant, il ne vit que d’ex-sister, tout le sens de la demande de l’Autre. C’est
c’est-à-dire de se tenir hors de l’être. bien sûr impossible: dire tout le sens, c’est
L’holophrase, elle, porte sur un deuxième la mort du sujet. Ce propos paradoxal – le
temps du sujet, la séparation, et rend phénomène psychosomatique est plutôt
compte de l’impossibilité pour le sujet de réputé ne pas avoir de sens – prend en
s’exiler de sa disparition sous le deuxième compte le forçage de la réserve de non-sens
signifiant, S2. Pour retrouver un manque à que constitue l’objet a. Soit que cette
être, il lui faudrait pouvoir questionner le réserve n’existe pas, soit qu’elle n’ait pu
désir de l’Autre en tant que ce désir est
lui-même insaisissable par le signifiant.
Dans le cas de l’holophrase, il y aurait eu
une représentation mais sa nature uni- 1. Dictionnaire Larousse de la psychanalyse, art.
objet a.
voque ne pourrait faire identification, plu- 2. B. Vandermersch, «Inscrit, montré, non articulé»,
tôt assignation. On serait ici dans une Le trimestre psychanalytique, n° 5, Sur la psychosoma-
disposition structurale passagère ou per- tique, 1988.
3. B. Vandermersch, « Je ne me trouve dans per-
manente. L’holophrase rend compte aussi
sonne », Le trimestre psychanalytique, n° 4 , Le Moi,
de l’absence classique de honte ou d’an- 1990. J’évoque le cas d’un patient porteur de RCH,
goisse lors de l’événement déclenchant car mais aussi celui de Joyce.
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être mise en jeu pour protéger le sujet. de ne pas s’écrire mais ne s’aborde que
(Fonction protectrice du fantasme contre par l’écrit) et une écriture topologique.
l’agression potentielle du signifiant). Elle se présente comme une coupure dans
Cette réserve ne concerne pas que le sens, le schéma R (1956), mais comme une
elle constitue aussi une soustraction aux corde nouée à celle de l’imaginaire et du
champs des jouissances 4. Il faut com- symbolique dans le nœud borroméen
prendre que la réponse psychosomatique (1973). Ces deux présentations ne sont pas
à une violation des interdits du langage réductibles l’une à l’autre.
force l’impossible – pas possible de dire C’est avec le nœud borroméen que le réel
tout le sens, ni d’ailleurs de vivre en tant apparaît le plus évidemment comme sou-
que sujet une jouissance sans limite –, tien du sujet, quoique aussi peu saisissable.
impossible précaire que met en place le Il est ce qui avec le symbolique et l’imagi-
fantasme, ou défaut d’impossible en cas naire fait trois, mais dont le sens est «stric-
de non-constitution du fantasme. Elle sera tement impensable ». Ce qu’il faut
forcément sans parole et sans reste, mais entendre aussi – à notre avis – que sans le
du coup devient insensée et sans sujet. réel, symbolique et imaginaire ne puis-
La réponse psychosomatique expulse de sent être comptés un chacun et donc ne
son lieu (l’inconscient) le phallus (le Un) puissent être distingués.
qui fait la médiation entre corps et lan- En attendant de discuter ce point, notons
gage. On peut penser que, délogé de sa que le pas radical de Lacan avec le nœud
fonction de référent, il se réduise à l’unité borroméen est de conférer à ce réel,
du comptage faisant mémoire du signal comme à l’imaginaire et au symbolique,
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et permettant sa répétition. strictement la même consistance. Consis-
La psychosomatique, dans la dégradation tance qu’ils ne tiennent cependant que
du symbolique qu’elle suppose, pourrait d’être noués. Il n’apparaît donc pas cohé-
être comprise comme une liaison plus rent de prendre ces dimensions isolément.
étroite entre imaginaire et réel. Mais Cependant, pour Lacan, le réel n’est pas
qu’est-ce que le réel ? Et qu’est-ce que seulement cette consistance nécessitée
l’imaginaire ? pour qu’il y ait nouage, c’est aussi une des
Le Réel a toujours été défini par Lacan propriétés de ce nouage lui-même.
par sa différence d’avec les deux autres On pourrait écrire : R = Fb [R, S, I]. Soit
dimensions du sujet (symbolique et ima- le réel est la fonction qui noue borro-
ginaire), mais ses définitions ont toujours méennement R, S et I.
oscillé : Il faut noter en outre que la consistance de
– entre un pôle traumatique et un autre ces trois dimensions ne tient qu’au sens
stabilisateur du sujet, par exemple: ce qui que suscite leur nomination, et dépend
surgit, comme au hasard et le plus souvent donc des avatars de cette nomination. Ce
dans l’horreur d’une rencontre ratée, mais n’est pas par hasard que Lacan les qualifie
aussi ce qui revient toujours à la même
place et donc assure une certaine stabilité ;
– entre une écriture logique : ce qui se 4. Ce que la mise à plat du nœud borroméen montre
démontre impossible (ce qui ne cesse pas bien.
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de «noms du père», rappelant que le Nom- vivre. » Elle n’en garde pas moins aussi,
du-Père, concept bien plus ancien dans la tout comme l’origine, un aspect d’impos-
théorie, avait été créé pour répondre de la sible logique pour le sujet.
différence entre psychose et névrose. Dans Quant au réel subjectif du corps, il
les psychoses, dont le mécanisme serait la concerne la jouissance. Une maladie, un
forclusion du Nom-du-Père, on observe de accident somatique participent du réel
fait une confusion plus ou moins impor- subjectif quand ils produisent une trans-
tante entre ces trois registres. formation du « nœud » du sujet, qu’elle
Le réel du sujet est et n’est pas celui de la soit seulement topologique 5 ou qu’elle en
science. change la structure 6.
Le réel dont il s’agit en psychanalyse n’est La déformation topologique du nœud se
pas celui que vise la science mais il en lit mieux par sa mise à plat permettant de
dépend au-delà des limites où la science le visualiser les champs délimités par les
confine. Il désigne un réel pour la science, cordes ; pour éprouver les effets sur la
réel qu’elle ne peut que manquer car il est tenue du nœud des transformations struc-
une dimension du sujet, qui ne concerne turelles, la manipulation dans l’espace est
que le sujet, sujet dont la forclusion souvent utile pour parer à notre « débilité
marque le départ de la science moderne. mentale ».
Un sujet ne sait pas grand-chose des pro- Si les trois dimensions ont un sens bien dif-
cessus physiologiques qui échappent tota- férent, il n’en reste pas moins que chacune
lement aux capacités de représentation de participe des deux autres, que «l’imaginaire,
son corps. Ça n’en fait pas ipso facto du comme le dit Lacan, quoi de plus réel!»
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réel. Les progrès des connaissances et des (fig. 1)
techniques qui agissent sur le corps peu-
vent bien déplacer ce qui en imposait
pour du réel et qui s’avérera par la suite
n’avoir été qu’impuissance passagère.
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sexes. Mais nous pensons qu’il s’agit plu- du déclenchement brutal d’une schizo-
tôt d’une défaillance du réel. phrénie catatonique avec mort du sujet
Est-il un sinthome ? que son visage s’est couvert de séborrhée
Toutefois, l’année suivante, dans Le sin- avec mycose. En tout cas, ces affections
thome, Lacan nous montre le symptôme (psycho-) somatiques ont bien plutôt
(sous le nom de sinthome ?) sous un autre accompagné ces bouleversements struc-
versant plus constructif puisqu’à défaut turaux qu’elles ne les ont évités.
du nouage le plus simple des trois dimen- Mais suivons Lacan qui propose donc
sions du sujet (nœud borroméen à 3) il pour le symptôme, écrit sinthome, une écri-
assure, avec le secours d’une corde sup- ture au moyen d’un quatrième rond pro-
plémentaire, un nouage (borroméen ou duit par la division du symbolique en
non) du sujet. symbole et symptôme 7.
La fonction « sinthomatique » de la mala- « C’est bien en tant que le discours du
die psychosomatique a été suspectée maître règne que le S2 se divise, et cette
depuis longtemps – quoique en d’autres
termes – par certains analystes non laca-
niens (De M’Uzan) qui pensaient que la
7. Une difficulté pour suivre Lacan dans cette nou-
maladie psychosomatique pouvait être
velle démarche est qu’il utilise parfois les deux mots
une forme de guérison de la psychose. comme équivalents et parfois pour suggérer une dif-
En fait il y a ici plusieurs situations : férence.
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division, c’est la division du symbole et du dans cet écart, fonction de l’objet a dans
symptôme. Mais cette division […] est le fantasme ;
reflétée dans la division du sujet. C’est 2. que l’existence même de trois consis-
parce que le sujet est ce qu’un signifiant tances différenciées, R.S.i., suppose une
représente pour un autre signifiant que nomination déjà à l’œuvre dans le discours
nous sommes nécessités, par son insis- de l’Autre, autrement dit qu’y soit présente
tance, à montrer que c’est dans le symp- et active la métaphore paternelle. Cette
tôme que un de ces signifiants du nomination suppose la croyance en un au-
symbolique prend son support » (Le sin- delà de la parole maternelle qui fait loi.
thome, leçon du 18-11-1975). Le symptôme et le symbolique se nouent
Dans cette proposition, il semble se à R et I en formant un « faux-trou » (fig. 2).
déduire que, pour Lacan, l’existence même Que signifie dès lors holophrase en termes
du sujet est liée à celle du symptôme au sens borroméens ?
d’un quatrième rond, c’est-à-dire d’une La fusion S1-S2 qui définit l’holophrase
consistance nouvelle par division du symbo- revient à annuler dans le champ qui relève
lique. Ce n’est plus le « vrai » trou du sym- de son effet toute division du symbolique,
bolique qui serait concerné dans le et donc empêche la formation d’un symp-
nouage du sujet (comme dans le NB à 3) tôme. Autrement dit dans le temps pen-
mais le «faux-trou» qu’il fait avec le symp- dant lequel elle fait effet : nœud à trois !
tôme dans ce nouage (ici borroméen) à Cela peut paraître surprenant de repré-
quatre. senter éventuellement un idéal pour le
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Il me semble admis par Lacan à ce sujet. Il faut toutefois se rappeler que le
moment-là : symptôme est aussi ce sur quoi Freud a
1. que cette division entre symbole (S1, le fondé la structure du sujet à partir de
phallus) et S2 (le symptôme) pour se main- l’œdipe et donc du Père. Disons que ce
tenir suppose que quelque chose se glisse qu’on sait de l’absence de foi dans un père
Fif. 2
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chez nombre de patients « psychosoma- tration qui serait en cause (la psychosoma-
tiques » va plutôt dans ce sens 8. tique relève-t-elle d’une forclusion de fait
De ce fait, le phénomène psychosoma- de la métaphore paternelle ?).
tique ne mériterait pas le nom de symp- La « réussite psychosomatique » (elle réa-
tôme puisque, non seulement il ne serait lise le vœu de certains d’abolir toute dif-
pas le produit de cette division symbole- férence entre psyché et soma !) est aussi
symptôme propre au sujet, mais bien plus, bien échec du signifiant à faire un sujet
il serait l’effet de l’échec du S1 à produire désirant et cela par éviction de la réserve
un symptôme. Peut-être parce que ce S1 de jouissance que constitue l’objet a (ce
(le signifiant qu’on suppose être à l’ori- qui pourrait relever soit d’une simple
gine de l’accident psychosomatique) avait déformation topologique, soit, plus sévè-
déjà perdu sa qualité de signifiant diffé- rement, d’un dénouage).
rent de lui-même mais il avait gagné, en La lecture du nœud à 3 montre en effet
devenant signal, de se montrer homogène que les trois zones d’ex-sistence du sujet
au savoir du corps pour être capable de lui (sens, jouissance phallique, jouissance de
commander. l’Autre) se définissent par exclusion d’une
Valentin Nusinovici se demandait si le fait partie commune vide que Lacan appelle
déclenchant était lié à l’imminence d’une objet a. Le sens, effet du langage sur le
situation symbolique de la castration à corps, s’appuie sur l’exclusion du réel; la
laquelle le sujet ne pouvait se soustraire jouissance phallique est « hors corps » car
ou si c’était plutôt à la prise dans une le phallus échappe à la maîtrise narcis-
situation où la jouissance de l’Autre sique du corps; la jouissance Autre (jouis-
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s’exerçait sur le sujet sans qu’il puisse se sance du corps vivant), hors symbolique,
soutenir d’un signifiant maître qui lui per- est muette.
mettrait de « se barrer ». La psychosomatique relève-t-elle de la
Dans le premier cas, c’est le refus de la jouissance Autre ? D’être hors langage,
castration qui déclencherait la virulence cette troisième jouissance, dite aussi jouis-
potentielle d’un signifiant devenu signal sance de l’Autre, n’est pas prise dans les
qui se continue sans coupure dans le savoir interdits de la loi. Elle n’est pas pour
du corps. Dans l’autre cas, c’est l’impossi- autant sans limite puisqu’elle resterait
bilité du recours à un signifiant maître commandée par cet objet vide qui la cause
capable d’imposer à l’Autre une barre, une mais reste hors de sa portée. Elle n’est pas
limite à sa jouissance, le respect d’une zone «inter-dite» comme la jouissance phallique
exclue où puisse se tenir le sujet.
Ces deux propositions en apparence
contraires sont peut-être complémen-
8. Joyce, qui souffrait des yeux, raconte dans un por-
taires car le forçage de la jouissance du trait de l’artiste en jeune homme, comment la phrase
sujet par celle d’un autre (deuxième situa- hérétique, qui lui a valu d’être battu puis d’éprouver
tion) engage aussi la castration symbo- la subite chute de sa colère, consistait à avoir substitué,
en ce qui concerne les rapports de l’âme à son créa-
lique à laquelle elle ne consent pas.
teur, « sans aucune possibilité de s’en approcher
Qu’elle vienne de l’Autre ou du sujet, c’est jamais» à «sans aucune possibilité de l’atteindre un
l’imminence du signifiant même de la cas- jour».
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Le nœud borroméen, guide thérapeutique? pour obtenir une sédation et éviter le pire.
Le NB à 3 constitue la forme quelque peu (V. Nusinovici, Mémoire de psychiatrie).
idéalisée d’un équilibre (harmonieux ?) C’est que le phénomène (ou la maladie)
entre les trois champs de jouissance du psychosomatique – pour peu qu’on puisse
sujet. Notons que Lacan a très vite mis en affirmer son existence – ne résulte pas
question cette solution: ce n’est pas forcé- d’une simple erreur éducative. Il ne peut se
ment parce qu’elle est la plus simple, la concevoir que comme transgression (dite
plus élégante au sens mathématique, holophrase) de l’impossible d’une fusion
qu’elle est la plus juste. Elle pourrait être de signifiants (S1-S2). En fait si c’est un
considérée comme le résultat idéal d’un impossible il ne saurait être transgressé. Il
procès en deux temps 9 : 1) division du faut donc admettre que cet impossible n’a
Symbolique avec isolation du quatrième pas été mis en place. C’est donc l’effet réel
rond du symptôme, inéliminable de l’ap- d’une défaillance ou d’un défaut de mise
parition d’un sujet, puis 2) réduction du en place du réel du sujet. Passant ainsi de
Réel à ce symptôme pour en revenir à l’adjectif au substantif (avec une majuscule
trois consistances. Sans doute est-ce ce ou écrit R), nous nous retrouvons peut-
que Lacan signifiait en disant que la fin de
l’analyse pourrait être, sous certaines
9. Ces deux temps recoupent les deux termes de ce
conditions, de s’identifier à son sinthome. qui est devenu un aphorisme lacanien: «Se passer du
Pour s’en tenir au NB3, on constate Nom-du-Père à condition de s’en servir. »
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être devant une difficulté que Freud avait vent que les trois dimensions du sujet sont
connue avec l’inconscient et que Lacan là, bien distinctes et séparées, au départ
avait dénouée dans son article « Position de la vie, les avatars de la subjectivité se
de l’Inconscient » (l’adjectif inconscient et résumant alors aux arrangements de ces
le substantif inconscient sont étrangers l’un dimensions, à leur tressage et, éventuelle-
à l’autre). Cet effet réel peut ne pas relever ment, aux suppléances qui auront eu lieu
du Réel au sens des dimensions du sujet. pour les nouer. Dans cette acception, le
L’écriture réelle de l’holophrase n’est pas nœud borroméen à 3 est la solution qui
une écriture du réel du sujet – il n’aura pas permet de faire tenir ensemble trois ronds
été – mais bien plutôt une écriture de indépendants l’un de l’autre sans le
l’échec à maintenir le réel. secours d’un quatrième.
Sans doute faut-il distinguer toute une Notons – ceci est rarement évoqué – que
série de situations. Mais ce qui nous rend ceci suppose que le nœud borroméen soit
difficile de les théoriser à partir du nœud plongé dans un espace possédant lui-
borroméen relève de plusieurs problèmes. même trois dimensions (R3). Une dimen-
L’un deux est l’unicité du rond de l’ima- sion de plus (R4) et aucun nœud de cordes
ginaire. Or, Lacan nous avait habitués avec ne tient. Une de moins (2D) et il faut alors
le graphe, à bien distinguer l’imaginaire que cet espace soit une surface möbienne
du fantasme de celui du miroir. Et cette pour héberger un nœud borroméen. Cet
distinction prend tout son intérêt dans le espace capable de recevoir le nœud borro-
cas de la maladie psychosomatique. De méen serait, à notre avis, celui qui est
nombreux témoignages nous indiquent donné par l’Autre.
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que l’identification spéculaire des grands
malades psychosomatiques est en diffi-
culté 10 tandis que l’imaginaire du fan-
tasme peut faire tout à fait défaut.
On peut certes considérer que l’Ego que
Lacan attribue à Joyce pour désigner le
nom qu’il se fait comme écrivain pour pal-
lier la « forclusion de fait », chez lui, du
nom du père, relève d’une consistance
imaginaire détachée du corps. Lacan envi-
sage donc dans ce cas la possibilité d’un
dédoublement de l’imaginaire. Cette solu-
tion n’aura pas épargné à Joyce les phéno-
mènes psychosomatiques récidivants qui
l’affectèrent au niveau des yeux et peut- Fig. 3. – On peut inscrire le nœud
être de l’estomac. borroméen sur un cross-cap
L’espace du nœud et la séparation des
consistances.
Un autre problème majeur de notre théo- 10. Cf. B. Vandermersch, « Je ne me trouve dans per-
risation est que l’on considère le plus sou- sonne », Le trimestre psychanalytique, n° 4, 1990.
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La psychosomatique en borroméen ?
Or il nous semble avéré que ce « don » de parer à cette défaillance. À le suivre, nous
l’Autre est contingent. Il dépend de la pouvons appeler aussi ce lapsus de nœud
présence ou non, dans le discours de défaillance du réel et reconstruction d’un
l’Autre « réel », de l’instance qualifiée par réel puisque le réel est aussi le nœud lui-
Lacan de Nom-du-Père. même.
La dimension du réel se révèle donc com- Un mot sur le destin de l’affect.
plexe. On peut penser le réel comme la L’affect est un effet réel de la subjectiva-
dimension qui préexisterait à tout proces- tion. Le nœud borroméen donne une
sus de subjectivation. Il y aurait d’abord image de la façon dont l’être humain est
seulement un rapport imaginaire 11 à ce affecté par le langage : il est serré. C’est le
réel avant que l’entrée du sujet dans la sens de l’angoisse. Dans certains cas, cette
parole ne vienne le symboliser. Un angoisse aurait été vécue à une époque si
deuxième aspect du réel serait ce réel pro- précoce et avec une telle intensité que le
duit comme reste du processus de la sym- sujet aurait «décidé» de s’en affranchir au
bolisation tel que Lacan l’illustre dans le prix de sa propre parole : Verwerfung.
séminaire L’angoisse sous la forme d’une C’est, en schématisant à l’extrême, ce qui
division. Ce reste est figuré par l’objet a. est arrivé à Aimée F. (viol par son propre
En résistant au processus même de la père). Le résultat n’a pas été une maladie
« significantisation », il offre au sujet un psychosomatique mais l’apparition tar-
lieu vide dans le langage. Mais il y a avec dive, après la cessation d’une vie de subli-
le nœud borroméen un troisième aspect mation assez réussie, à sa retraite, d’une
du réel, c’est celui qui noue le réel avec les psychose hallucinatoire chronique, véri-
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trois autres dimensions. Sans être contra- table motif qui l’amène à se confier à
dictoire avec le précédent, il donne au réel Nicole Anquetil 12. Il s’agit d’ailleurs, dans
cette complexité qui n’était pas évidente ce cas passionnant, d’une psychose « sans
auparavant. folie » où jamais la patiente n’a, à la diffé-
À notre avis, c’est donc une fonction du rence du président Schreber, un rapport
réel que d’assurer la séparation entre sym- à proprement parler délirant à la divinité.
bolique et imaginaire. Les mots apparais- Joyce rapporte un phénomène différent :
sent d’abord à l’enfant comme des sons il constate que son affect (de colère et de
qui désignent des idées avant que bientôt ressentiment), lié à la correction que lui
il puisse jouer de l’autonomie de ces deux ont infligée ses camarades, cède spontané-
dimensions. Aussi bien Lacan a pu lui- ment. Son rapport au père est un attache-
même admettre que sans le secours d’une ment profond mais aussi sans espoir :
nomination, les trois dimensions seraient l’hérésie qui lui a valu cette correction est
en continuité pour le sujet. Cette situation
« paranoïaque » serait selon lui la règle
commune en l’absence de nom-du-père. 11. Cet imaginaire, hors langage, tel qu’on peut
Lisant le cas de Joyce, Lacan utilise le l’imaginer chez l’animal, serait « naturellement » en
continuité avec le réel. Il permet de rendre compte
nœud de trèfle – qui suppose cette conti-
des effets de mimétisme.
nuité – avec l’idée nouvelle d’erreur dans 12. F. Aimée et N. Anquetil, Les voix (témoignage),
le nœud et de rond supplémentaire pour Paris, Payot & Rivages, 2014.
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d’ailleurs l’idée que la créature ne puisse psychosomatique est arrivé sans angoisse
même pas se rapprocher de son créateur : même si, à la différence de Joyce, ils entre-
Verwerfung de fait, dit Lacan. C’est James tiennent souvent des rapports difficiles
Joyce lui-même qui a dû se substituer à avec les autres dont ils ne se sentent pas
son père dans l’entretien de sa famille. Il être des semblables.
n’est pas loin de penser devoir réaliser «le Il y aurait donc à développer un mode
génie incréé de sa race ». d’abord de cette clinique à partir de l’af-
D’autre part, la plupart des patients psy- fect au-delà des termes de pensée opéra-
chosomatiques notent que le phénomène toire ou d’alexithymie.
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