Dornel Grande Guerre Et Migrations
Dornel Grande Guerre Et Migrations
Dornel Grande Guerre Et Migrations
1
Environ 250 000 ouvriers coloniaux et chinois furent acheminés en France en un temps record ; au cours
de la même période, environ 250 000 étrangers affluèrent également. Pour rappel, on dénombrait un peu
plus d’un million d’étrangers en France avant la guerre.
2
Archives de l’Armée à Vincennes, Papiers Albert Thomas (fonds privés), Archives nationales
(nombreux ministères concernés), archives diplomatiques, mais aussi archives départementales. Mais
aussi articles de presse, revues savantes, débats parlementaires, rapports, littérature grise, etc.
3
Marc Michel, « Mythes et réalités du concours colonial : soldats et travailleurs d’outre-mer dans la
guerre française », in Jean-Jacques Becker & Stéphane Audoin-Rouzeau Les sociétés européennes et la
guerre de 1914-1918, Publications de l’université de Nanterre, 1990 ; Jacques Frémeaux, Les colonies
dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, 14-18 éditions, 2006.
! "!
4
Notamment : Mireille Favre-Le Van Hô, Un milieu modernisateur : travailleurs et tirailleurs
Vietnamiens en France pendant la Première Guerre mondiale, Thèse de l’Ecole nationale des Chartes,
1986, 2 vol, 769 p. (thèse non publiée et n’ayant donné lieu qu’à un nombre très limité d’articles ou de
chapitres d’ouvrages).
5
Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1968, p.1157-
1160 (« L’appel aux travailleurs algériens »).
6
L’Algérie révélée, la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981. Les
travailleurs sont évoqués dans les deux premiers chapitres de la 4e partie.
7
Le Maroc et la Première Guerre mondiale 1914-1920, thèse de l’université de Provence, 1987.
8
Mohammed Bekraoui, « La genèse de l’émigration marocaine en France », Histoires d’Outre-mer,
mélanges en l’honneur de Jean-Louis Miège, t.1, 1992, p.167-187.
9
Pierre Vermeren, Misère de l’historiographie du “Maghreb” post-colonial (1962-2012), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2012.
10
La France immigrée. Construction d’une politique (1914-1997), Fayard, 1998, p.31-36.
11
La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration (1938-1991), Calmann-Lévy,
1991.
12
Connaître et traiter l’étranger. Les constructions sociales d’un savoir politique sur l’immigration
(1914-1945), thèse de science politique, Université Montpellier 1, 2003.
13
Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations
privées, Fayard, 2007, Chap.5 : « L’invention de l’immigration “choisie” », p.287-301.
14
Philippe Rygiel, « Polices, étrangers et travailleurs coloniaux dans le Cher de 1914 à 1918 », in Marie-
Claude Blanc-Chaléard, Caroline Douki, Nicole Dyonet, Vincent Milliot, Police et migrants France
! #!
QUELQUES QUESTIONNEMENTS
Cet épisode représente le premier grand cas d’un recours massif et plus ou moins
planifié à des travailleurs non nationaux, dont l’organisation incombe désormais
totalement à l’Etat français confronté alors à toute une série de défis majeurs. Ainsi le
recrutement souligne-t-il d’une façon nouvelle les implications géopolitiques de
l’immigration, les autorités françaises étant en effet tenues de prendre en compte des
contraintes diverses (neutralité de certains pays, hostilité des élites coloniales à l’égard
de départs massifs des « indigènes » vers la métropole). Ce faisant, la question de
l’immigration s’internationalise, et, au lendemain de la guerre, il n’est pas anodin de
voir Arthur Fontaine et Albert Thomas s’investir dans la fondation de l’Organisation
Internationale du Travail21. L’État, parce qu’il est le principal acteur en matière de
recrutement, de transport ou encore de placement fait de l’immigration un processus
officiel, régulé, réglementé. Il en fait également un processus régulé à l’échelle
internationale. Tout comme elle constitue une étape importante dans
l’internationalisation de la diplomatie, la guerre marque un moment charnière dans la
régulation et l’internationalisation des processus migratoires. Certes, le reflux de l’État
après la Reconstruction est indéniable ; néanmoins, un processus de longue durée a été
amorcé. La guerre, est-il besoin de le rappeler, est un aussi un accélérateur des mobilités
liées tant aux buts de guerre qu’aux enjeux et nécessités économiques de cette
dernière22. Elle représente également une étape fondamentale dans la cristallisation des
mouvements militants. Le contexte de guerre produit par ailleurs une différenciation
plus fine des populations en fonction du rapport de guerre et de la dangerosité des uns et
des autres ; et cette différenciation nourrit des traitements, des techniques, des
innovations.
Si les étrangers européens disposent d’une relative liberté, il faut en revanche créer
ex nihilo des lieux et des structures pour accueillir les « exotiques » ou « indigènes » qui
arrivent chaque semaine par milliers, trouver des hommes compétents pour encadrer
une main-d'œuvre ne parlant pas (ou peu) le français et à peu près totalement inconnue.
Comment transformer en quelques semaines des paysans en ouvriers à l’heure où les
besoins militaires énormes exigent des gains de productivité majeurs ? Quels liens, par
conséquent, peut-on établir entre l’introduction de nouvelles méthodes de travail
(Organisation scientifique du travail, aujourd’hui connue sous le nom « taylorisme ») et
celle d’une nouvelle main-d'œuvre dont la docilité est à peu près acquise à priori ?
Comment gérer à la fois la dispersion et la concentration de ces hommes ? Dispersion,
car ils sont envoyés un peu partout en France, dans les ports, dans les usines
d’armement, sur les chantiers de terrassement, dans les campagnes aussi, mais
également mis à la disposition d’entreprises privées, et même un temps « prêtés » à
21
Arthur Fontaine est en grande partie à l’origine de la partie XIII du traité de Versailles portant sur la
création de l'OIT, cf. Michel Cointepas, Arthur Fontaine, 1860-1931 : un réformateur, pacifiste et
mécène au sommet de la Troisième République, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
22
On distingue habituellement des soldats des migrants. N’y aurait-il pas lieu, toutefois, de questionner
cette distinction. Les soldats d’Afrique du Nord ou les « tirailleurs sénégalais » ne sont-ils pas aussi des
migrants ?
! %!
23
Christian Topalov (dir), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en
France, 1880-1914, Éditions de l’EHESS, 1991.
24
Créée en septembre 1915, présidée par Arthur Fontaine puis par Henry Béranger (sénateur de la
Guadeloupe
25
L’après-guerre et la main-d'œuvre italienne en France, Alcan, 1918.
26
Notamment Charles Gide, William Oualid, Arthur Fontaine (en tant qu’administrateur du BIT), ou
Marcel Paon.
! &!
Louis Loucheur, continuent à intervenir dans ce champ pendant les années 1920. Après
la guerre, ces réseaux, souvent héritiers du « réseau Albert Thomas », se maintiennent,
comme en témoignent notamment la composition des très nombreuses thèses de droit ou
de science politique sur l’immigration27.
Un de nos objectifs est donc de réarticuler cet épisode migratoire de la Grande
Guerre avec les deux périodes qui la précèdent et le suivent, de reconsidérer
l’importance de la Grande Guerre dans la structuration d’un champ de l’immigration.
27
Par exemple, la thèse de Marcel Paon (L’immigration en France, 1926) est ainsi préfacée par Albert
Thomas ; celle d’Edouard Catalogne a pour suffragants Mestre et Oualid, liés d’une manière ou d’une
autre à l’épisode du recrutement des travailleurs étrangers et coloniaux.
28
Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Hachette, 2004.
! '!
anglophones29, la période la Grande Guerre n’a été que peu auscultée sous cet angle, les
analyses concernant le plus souvent les soldats et non les travailleurs coloniaux30.
Quelques réflexions peuvent être d’ores et déjà soumises relativement à l’émergence du
concept de main-d'œuvre « blanche ».
Grande Guerre et whiteness
Depuis quelques années, historiens et sociologues français paraissent s’être
appropriés le concept de whiteness (« blanchité ») dont l’usage est relativement ancien
dans les sciences sociales aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cette appropriation
redouble d’une certaine manière celle qui s’est opérée avec les notions de colour-line31
ou de colorism32 et vient donc interroger l’« aveuglement racial » (color-blindness) de
la pensée républicaine française33 ainsi que les réticences manifestées par les historiens
et sociologues français à penser la question sociale en termes raciaux. Certes, la valeur
heuristique de la whiteness paraît stimulante dans certains cas. Dans The Wages of
Whiteness34 paru en 1991 et réédité en 2007, l’historien étatsunien David Roediger
pose, pour le XIXe siècle, la question de l’identification des membres des classes
populaires à la catégorie « blanc ». Selon lui, certains groupes – et notamment les
Irlandais – se seraient efforcés de se différencier symboliquement des esclaves noirs
pour mieux affirmer leur propre blanchité, laquelle s’affirme non comme une catégorie
naturelle mais bien comme le produit d’une construction. D’autres travaux
contemporains, comme ceux de Matthew Frye Jacobson35, Noel Ignatiev, semblent alors
confirmer l’étonnante et paradoxale capacité de la blanchité à cristalliser des processus
sociaux d’identification et de hiérarchisation. Comme le souligne Bastien Bosa, le
paradoxe tient en effet au caractère le plus souvent implicite de la blanchité : « les
spécialistes de la whiteness montrent en fait que c’est bien le premier privilège des
“Blancs” que de ne pas avoir à penser la race. La whiteness est ainsi un “marqueur non-
marqué” (unmarked marker), c'est-à-dire une référence implicite, universelle, indéfinie,
29
Par exemple : Elizabeth Ezra, The Colonial Unconscious. Race and Culture in Interwar France,
Cornell University Press, 2000 ; Sue Peabody & Tyler Stovall (ed.) The Color of Liberty. Histories of
Race in France, Duke University Press, 2003 ; Herrick Chapman & Laura L. Frader, Race in France.
Interdisciplinary Perspectives on the Politics of Difference, Berghahn Bookd, 2004. Du côté français,
outre les travaux de Gérard Noiriel, on peut signaler ceux d’Elsa Dorlin, La matrice de la race :
généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, La Découverte, 2006 et de Carole Reynaud-
Paligot, La République raciale : paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), PUF, 2006.
30
Notamment : Richard Fogarty, Race and War in France. Colonial Subjects in the French Army 1914-
1918, The John Hopkins University Press, 2008 ; pour une approche plus globale, Santanu Das (dir),
Race, Empire and First World War Writing, Cambridge University Press, 2011.
31
Tyler Stovall, « Colour-blind France ? Colonial Workers during the First World War », Race & Class,
35, 1993, 2, p.35-55 ; « The Color Line behind the Lines : Racial Violence in France during the Great
War », The American Historical Review, vol.103, n°3, 1998, p.737-769.
32
Pap Ndiaye, La condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris, 2008.
33
Cf. Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français »,
dans D. & É. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La
Découverte, Paris, 2009, p.166-182
34
The Wages of Whiteness : race and the making of the American working class, Verso, London & New
York
35
Whiteness of a different color : European immigrants and the alchemy of race, Harvard University
Press, Cambridge (Mass.)-London, 1998.
! (!
une norme contre laquelle se définit la différence (tout comme la norme est le
masculin). Suivant une sorte de cercle vicieux, cette appropriation de l’universel permet
de masquer les “privilèges” dont bénéficient les Blancs et elle contribue dans le même
temps à les renforcer. La whiteness, malgré son omniprésence dans la vie des personnes
(qu’elles soient blanches ou non), est rendue invisible et elle est construite comme signe
de la normalité. »36
Au cours des décennies qui précèdent la guerre, ont lieu de très nombreuses
manifestations xénophobes, qui s’inscrivent dans des formes classiques de résolution de
conflits propres au mouvement ouvrier. Dans les cortèges et les défilés, à l’occasion de
cessations soudaines du travail ou de grève plus durable, les ouvriers chantent la
Marseillaise ou des refrains patriotiques, ils arborent le drapeau tricolore, manifestant
ainsi avant tout leur appartenance nationale. Ils investissent des lieux hautement
symboliques (mairie, préfecture ou sous-préfecture, Bourse du travail), ce qui révèle
une réelle capacité à politiser leurs revendications. Toutefois, leur référent, c’est la
patrie ou la nation, et non la pigmentation de leurs concurrents. Dans l’ensemble des
discours (slogans, cris, revendications, etc.) qui accompagnent la xénophobie ouvrière,
la question de la couleur ou de la race ne se pose à aucun moment. Les ouvriers français
peuvent protester contre le nombre jugé excessif de travailleurs étrangers, contre la
concurrence « déloyale » qui leur est faite, contre « l’invasion » qui les submergerait,
contre l’inégalité face à « l’impôt du sang », contre le fait que ces étrangers leur
« volent leur pain et leurs femmes » ; mais, en dernier ressort, c’est à la nation qu’ils en
appellent, c’est elle qui constitue leur cadre de référence. La question de la couleur ou
de la race ne se pose donc pas, ou de façon très exceptionnelle comme avec les Tsiganes
pour lesquels les descriptions insistent parfois sur la couleur « cuivrée » de la peau. Le
déclassement – ou sa crainte – ne se traduisent pas, comme ailleurs, par un discours
« petit blanc » (« poor white trash »). Les ouvriers et leurs porte-parole en appellent
essentiellement à la nation, et aussi aux lois de la République. À cette dernière, ils
demandent protection au nom de leur appartenance au corps civique et à la nation, pas
au nom d’une « blanchité » quelconque.
Les années 1880 ont vu la naissance et l’essor d’un discours savant et médiatique sur
les étrangers : journaux et revues – notamment savantes – multiplient les articles sur la
main-d'œuvre étrangère désormais constituée en problème. Entre 1883 et 1898, par
exemple, L’Économiste français consacre une grosse douzaine d’articles aux
travailleurs étrangers, dont quatre pour la seule année 1893. Mais la question est aussi
régulièrement abordée par la Revue d’Économie Politique, le Journal des Économistes
ou encore la Revue Économique Internationale. C’est dans cette dernière que Paul Pic,
professeur de législation industrielle et ouvrière à l’Université de Lyon et membre du
Comité directeur de l’Association nationale française pour la protection légale des
travailleurs, publie en novembre 1911 un long article sur « la main-d'œuvre étrangère en
France ». Il évoque notamment la « rusticité » des ouvriers étrangers, réputés « plus
36
« Plus blanc que blanc. Une étude critique des travaux sur la whiteness », dans D. Fassin (dir), Les
nouvelles frontières de la société française, La Découverte, Paris, p.129-145
! )!
37
A. Bérard, L’Invasion des étrangers et la taxe de séjour : Rapport présenté à la Société d'économie
politique de Lyon, Dentu, Paris, 1886.
38
Les étrangers en France, J. Gervais, Paris, 1887.
39
La Condition de l’étranger en France, H. Delesques, Caen, 1887.
40
Carole Reynaud Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-
Unis XIXe-XXe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 2011.
! *+!
41
Précisons néanmoins que l’auteur a pris soin auparavant de préciser : « ramener les conflits ouvriers
[…] à d’ataviques rancunes de races ou à de simples préjugés nationalistes est impossible : la question du
travail étranger […] est essentiellement un problème économique dans des origines et dans ses
répercussions », p. 222.
42
B.Nogaro B. et L.Weil, op.cit., p.23.
! **!
43
T.Stovall, « The Color Line behind the Lines… », art.cit.
44
T.Stovall, « Love, Labor and Race : Colonial Men and White Women in France during the Great
War », in T. Stovall & G. Van Den Abbeele (ed.), French Civilization and its Discontents. Nationalism,
Colonialism, Race, Lexington Books, Lanham, p.297-321
45
Voir notamment Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie : les métis de l'Empire français entre
sujétion et citoyenneté, La Découverte, Paris, 2007.
! *"!
46
L.Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d'œuvre coloniale en France pendant la
Première Guerre mondiale », Genèses, n° 20, p.48-72.
! *#!
47
L.Dornel, « Les travailleurs chinois vus par l’administration militaire française (1914-1918) :
assignation, identification et représentations » », dans Li Ma (dir., 2012), Les travailleurs chinois en
France dans la Première Guerre mondiale, CNRS Éditions, Paris, p.265-284.
48
Voir la classification a établie par Joseph Lugand, L'immigration des ouvriers étrangers et les
enseignements de la guerre, thèse de doctorat ès sciences politiques, Faculté de droit de l'Université de
Paris, Paris, 1919 ; cette hiérarchisation de la main-d'œuvre étrangère et coloniale – très largement étable
selon le critère de la race – est reprise par Georges Mauco, Les étrangers en France, leur rôle dans
l'activité économique, Paris, Colin, 1932.
! *$!
l’entre-deux-guerres. Cela résulte d’une redéfinition des catégories par lesquelles les
Autres – étrangers et coloniaux en l’occurrence – sont saisis. Après la guerre, les
ressortissants des puissances de l’Axe restent marqués par leur statut d’ennemi au point
qu’il n’est plus souhaitable qu’ils foulent le sol français. Les travailleurs venus des
colonies sont quant à eux appréhendés par le prisme de la race, hiérarchisés en fonction
d’aptitudes physiques et intellectuelles corrélées à leur appartenance raciale. Dans cette
évolution, l’État a été un acteur majeur, en raison notamment du renforcement soudain
de ses pouvoirs qui lui ont conféré, dans la continuité de pratiques administratives et
policières élaborées depuis quelques décennies, des moyens accrus pour imposer des
opérations de « tri » et de hiérarchisation parmi les populations vivant sur le territoire
français. Apparaît ici un second axe important du travail que nous souhaitons
entreprendre, c’est celui du rôle et de la place de l’État.
militaires ou civils, rouages essentiels du régime de l’indigénat dans les colonies. Rien
de tel en revanche pour les ouvriers étrangers assimilés à une main-d'œuvre « blanche »,
issue de pays neutres ou amis, et par conséquent soumise à des contraintes bien
moindres. Ainsi sont acclimatés en France même et par les instances étatiques des
modes de gestion de la main-d'œuvre jusqu’alors réservés aux territoires coloniaux, une
acclimatation que nous nous proposons de mettre à jour et d’analyser de façon plus
systématique.
Le rôle majeur de l’État peut également se lire dans l’apparition d’une gestion
bureaucratique de la main-d'œuvre, de pratiques bureaucratiques dont on peut se
demander si elles n’auraient pas défini peu à peu une politique. Cette gestion et ces
pratiques peuvent se manifester dans l’affirmation d’un langage spécifique comme en
témoigne l’exemple suivant.
En novembre 1918, le Directeur des Ports maritimes, qui dépend du ministère des
Travaux Publics, adresse au SOTC une lettre relative au groupement de travailleurs
chinois du port de Rouen49.
« […] J’ai l’honneur de vous faire connaître que le renvoi de 500 Chinois, envisagé
dans ma lettre du 10 serait à réaliser dans le plus bref délai possible. En ce qui concerne le
choix des hommes à renvoyer, je ne puis me rallier à la manière de faire que vous
proposez. Elle aboutirait en effet à maintenir dans le contingent de Rouen des éléments de
trouble et des ouvriers incapables, c'est-à-dire un poids mort sans utilité. Bien que les
incapables ou les fortes têtes du Groupement puissent être d’une utilisation difficile
ailleurs, j’estime qu’ils n’en doivent pas moins être éliminés comme inutilisables à Rouen.
Vous estimerez sans doute que, s’ils doivent être définitivement considérés comme
indésirables, il ne convient pas d’en laisser la charge à mes services où ils constituent un
déchet et un mauvais exemple pour le reste des travailleurs. Je maintiens donc ma demande
de triage de ces éléments d’agitation ou de mauvais rendement, laissant d’ailleurs à votre
appréciation le soin d’en déterminer le nombre exact ».
Ce n’est pas le lieu ici de mener une analyse approfondie de ce texte, auquel
répondent d’ailleurs de nombreux textes similaires. Il nous semble toutefois que le
vocabulaire employé, l’objectivation – ou plutôt la marchandisation – de la main-
d'œuvre n’est absolument pas anecdotique.
Le renforcement des prérogatives étatiques en matière d’immigration se mesure
également à une sorte de déploiement tous azimuts. L’État, jusqu’alors très timide en
matière de gestion des flux migratoires, se transforme en État recruteur.
En effet, dans un premier temps et jusqu’en 1916, les travailleurs coloniaux soit
arrivent en France par leurs propres moyens (c’est le cas de nombre d’Algériens, depuis
la suppression, par la loi du 15 juillet 1914, du permis de voyage), soit sont recrutés par
les industriels, ou, selon des modalités différentes, par les ministères de tutelle
respectifs des diverses colonies. Cependant, au nom de la rationalisation du recrutement
et de la répartition de la main-d’œuvre que dicte l’effort économique de guerre, au nom
49
Archives nationales [AN], F14-11331, 22/11/1918. Cette lettre fait partie d’une assez longue
correspondance entre les deux ministères ; les employeurs du port de Rouen cherchent à se défaire de la
main-d'œuvre chinoise, ce à quoi le SOTC se refuse.
! *&!
50
Nogaro, Rapport sur la main-d’œuvre étrangère en France”, dans Travaux préparatoires du Congrès
Général de Génie Civil, mars 1918, Section IV, p.174. Nogaro, dans le civil professeur de droit, était
également membre de la CIMO.
51
L. Weil, « La main d’œuvre coloniale et chinoise pendant la guerre », dans B. Nogaro & L. Weil,
op.cit., p.23.
52
Ministère de la Guerre, Service ouvrier, 4e section, Notice au sujet de la main d’œuvre coloniale mise
à la disposition des Établissements privés, 26/04/1916, SHAT 7N144.
53
G. Hardach, « La mobilisation industrielle en 1914-1918 : production, planification et idélogie », dans
1914-1918 : L'Autre Front, sous la direction de P. Fridenson, Les Éditions ouvrières, 1977.
! *'!
voulue par Lucien Weil lui-même 54, par les directeurs des usines de guerre auxquelles
cette main-d'œuvre est à l'origine destinée 55.
54
AN 94AP134 et 94AP120 (Note de Lucien Weil à Albert Thomas , 2 novembre 1915).
55
Rapport Salles, 5 mars 1916, AN 94AP135; voir aussi le Rapport fait à la Commission sénatoriale de
l'armée sur le recrutement et l'emploi de la main d'œuvre indigène, coloniale et étrangère, par Henry
Béranger (avril 1916), AN 94AP57.
56
Voir par exemple Archives Nationales d’Outre-Mer, Slotfom série 12 carton 1. La dimension sexuelle
du racisme est soulignée par Mae Ngai dans son étude sur les violences entre Américains blancs et
Philippins en Californie, « Du sujet colonial à l’étranger indésirable. La migration philippine entre
exclusion et rapatriement (1920-1940) », dans Patrick Weil et Stéphane Dufoix (dir), L’esclavage, la
! *(!
colonisation, et après…, PUF, 2005, p.357-385. Sur le problème du métissage, mais essentiellement en
situation coloniale, Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre
sujétion et citoyenneté, La Découverte, 2007. Il faudrait approfondir l’enquête de Jean-Yves Le Naour qui
évoque très rapidement cette question des contacts sexuels entre les femmes françaises et les soldats ou
les travailleurs coloniaux, cf. Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs
sexuelles des Français (1914-1918), Aubier, 2002, p.260-276.
57
C’est un point sur lequel nous avons amorcé notre réflexion à l’occasion d’une communication faite
dans un séminaire de recherche à Aix-en-Provence : « Le corps de l’étranger. Réflexions à partir du cas
des travailleurs chinois en France pendant la Première Guerre mondiale », Séminaire « Le corps régulé »
organisé par Anne Carol et Isabelle Renaudet, UMR-Telemme, Aix-en-Provence, 18 avril 2012.
58
Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, University of
California Press, 2002 (réed.2010). Voir aussi Tony Ballentyne & Antoinette Burton (ed.), Bodies in
contact. Rethinking Colonial Encounters in World History, Duke University Press, 2005 ou encore Elisa
Camiscioli, Reproducing the French Race : Immigration, Intimacy, and Embodiment in the Early
Twentieth Century, Durham, N.C., and London, Duke University Press, 2009.
! *)!
« tri » et de hiérarchisation parmi les populations vivant sur le territoire français. Nous
souhaitons dès lors analyser comment elle redéfinit les catégories par lesquelles les
Autres – étrangers et coloniaux en l’occurrence – sont saisis. Après la guerre, les
ressortissants des puissances de l’Axe restent marqués par leur statut d’ennemi au point
qu’il n’est plus souhaitable qu’ils foulent le sol français. Les travailleurs venus des
colonies sont quant à eux appréhendés par le prisme de la race, hiérarchisés en fonction
d’aptitudes physiques et intellectuelles corrélées à leur appartenance raciale. Notre
hypothèse est donc que la guerre marque la naissance des indésirables, motif majeur de
la xénophobie et du racisme de l’entre-deux-guerres. Occasion d’un immense brassage
de populations et de cultures du monde entier, elle a constitué un moment clé dans la
redéfinition de l’Autre proche et acceptable (le « Blanc », ressortissant d’un pays ami ou
neutre, préférablement européen) et de l’Autre lointain (le plus souvent colonial et donc
racialisé, inassimilable et par conséquent indésirable).