Dornel Grande Guerre Et Migrations

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 20

La Grande Guerre et les migrations : les travailleurs

étrangers, coloniaux et chinois en France. Enjeux d’une


recherche en cours
Laurent Dornel

To cite this version:


Laurent Dornel. La Grande Guerre et les migrations : les travailleurs étrangers, coloniaux et chinois
en France. Enjeux d’une recherche en cours. 2013. �halshs-00850981�

HAL Id: halshs-00850981


https://shs.hal.science/halshs-00850981
Preprint submitted on 10 Aug 2013

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est


archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents
entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de
teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires
abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
La Grande Guerre et les migrations : les travailleurs étrangers,
coloniaux et chinois en France.

Enjeux d’une recherche en cours.

Laurent DORNEL (UPPA-ITEM)

Ce texte s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un projet de recherche qui


propose de reconsidérer les rapports entre guerre, migrations et colonisation à partir du
cas des travailleurs étrangers, chinois et coloniaux employés en France pendant la
Première Guerre mondiale. En effet, l’appel massif1 à ces différentes catégories de
main-d'œuvre mérite d’être réévalué ; loin d’être marginal, il représente à maints égards
un élément central du conflit que l’historiographie, française notamment, a largement et
curieusement négligé. Ainsi s’agit-il de comprendre comment, dans le cadre spécifique
d’une démocratie en guerre et imprégnée de culture impériale, sont remodelées les
notions d’étranger et d’ennemi et redéfinis durablement les rapports à l’Autre. Le travail
que nous présentons ici doit être considéré comme un work in progress, une étape dans
la construction et la problématisation d’un objet historique pour lequel les sources sont
d’une grande profusion2.

UN SUJET ENCORE PEU ETUDIE : POSITION BIBLIOGRAPHIQUE


L’historiographie de la Grande Guerre n’a accordé qu’une attention distraite aux
ouvriers étrangers, coloniaux et chinois, demeurés marginaux dans les débats sur la
mobilisation industrielle, la « culture de guerre », le consentement, la sortie ou la
mémoire de guerre. En effet, alors que l’appel aux soldats coloniaux a suscité une
abondante littérature scientifique, les travaux français sur ces ouvriers venus d’ailleurs
et parfois de très loin sont rares. Certains en proposent une vue assez synthétique3, mais

1
Environ 250 000 ouvriers coloniaux et chinois furent acheminés en France en un temps record ; au cours
de la même période, environ 250 000 étrangers affluèrent également. Pour rappel, on dénombrait un peu
plus d’un million d’étrangers en France avant la guerre.
2
Archives de l’Armée à Vincennes, Papiers Albert Thomas (fonds privés), Archives nationales
(nombreux ministères concernés), archives diplomatiques, mais aussi archives départementales. Mais
aussi articles de presse, revues savantes, débats parlementaires, rapports, littérature grise, etc.
3
Marc Michel, « Mythes et réalités du concours colonial : soldats et travailleurs d’outre-mer dans la
guerre française », in Jean-Jacques Becker & Stéphane Audoin-Rouzeau Les sociétés européennes et la
guerre de 1914-1918, Publications de l’université de Nanterre, 1990 ; Jacques Frémeaux, Les colonies
dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, 14-18 éditions, 2006.
! "!

envisagent la question de la main-d'œuvre dans un cadre assez peu problématisé qui ne


tient compte, par exemple, ni des expériences migratoires d’avant guerre, ni de
thématiques essentielles comme celles de la « race » ou du genre.
En dehors de quelques publications isolées4, les travaux pionniers ont été produits
par les historiens de la colonisation. Toutefois, la plupart ne concernent le plus souvent
qu’une catégorie particulière de cette main-d'œuvre et ne portent en général que sur un
espace limité. Charles-Robert Ageron5 et Gilbert Meynier6 évoquent ainsi en pionniers
le recours aux travailleurs algériens, soulignant par exemple les réticences des autorités
coloniales et des colons face aux demandes de main-d'œuvre émanant de métropole ;
néanmoins, ils n’offrent du problème qu’une vue partielle. La thèse de Mohamed
Bekraoui sur le Maroc et la Première Guerre mondiale7 n’a pas été publiée, mais cet
auteur signale ailleurs l’importance de l’épisode dans l’histoire de l’émigration
marocaine vers la France8. Plus récemment, l’histoire coloniale, en dépit d’un réel
dynamisme 9 , n’a toutefois pas repris ce thème. Ainsi, le séminaire de recherche
« Histoire des colonisations européennes (XIXe-XXe siècles) : sociétés, cultures,
politiques », organisé par Amaury Lorin et Christelle Taraud pendant plusieurs années
(2008-2012) au Centre d’Histoire de Sciences Po, n’a pas abordé une seule fois la
question.
Dans les travaux historiques sur l’immigration, l’épisode n’attire en général
qu’une attention limitée. Vincent Viet, par exemple, n’y consacre que 6 pages10 ; pour
Patrick Weil11, la politique d’immigration française ne commence réellement qu’en
1938, si bien que l’expérience de la Grande Guerre – pourtant fondatrice à nos yeux –
n’est guère analysée. Gérard Noiriel, s’appuyant en particulier sur la thèse de Benoît
Larbiou12, a souligné l’importance de l’épisode en ce qu’il marque « l’invention de
l’immigration “choisie” »13. Certes, des recherches ont été plus récemment menées14,

4
Notamment : Mireille Favre-Le Van Hô, Un milieu modernisateur : travailleurs et tirailleurs
Vietnamiens en France pendant la Première Guerre mondiale, Thèse de l’Ecole nationale des Chartes,
1986, 2 vol, 769 p. (thèse non publiée et n’ayant donné lieu qu’à un nombre très limité d’articles ou de
chapitres d’ouvrages).
5
Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1968, p.1157-
1160 (« L’appel aux travailleurs algériens »).
6
L’Algérie révélée, la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981. Les
travailleurs sont évoqués dans les deux premiers chapitres de la 4e partie.
7
Le Maroc et la Première Guerre mondiale 1914-1920, thèse de l’université de Provence, 1987.
8
Mohammed Bekraoui, « La genèse de l’émigration marocaine en France », Histoires d’Outre-mer,
mélanges en l’honneur de Jean-Louis Miège, t.1, 1992, p.167-187.
9
Pierre Vermeren, Misère de l’historiographie du “Maghreb” post-colonial (1962-2012), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2012.
10
La France immigrée. Construction d’une politique (1914-1997), Fayard, 1998, p.31-36.
11
La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration (1938-1991), Calmann-Lévy,
1991.
12
Connaître et traiter l’étranger. Les constructions sociales d’un savoir politique sur l’immigration
(1914-1945), thèse de science politique, Université Montpellier 1, 2003.
13
Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations
privées, Fayard, 2007, Chap.5 : « L’invention de l’immigration “choisie” », p.287-301.
14
Philippe Rygiel, « Polices, étrangers et travailleurs coloniaux dans le Cher de 1914 à 1918 », in Marie-
Claude Blanc-Chaléard, Caroline Douki, Nicole Dyonet, Vincent Milliot, Police et migrants France
! #!

mais elles ne concernent que des problématiques ou des espaces étroitement


circonscrits : bien des points restent par conséquent à éclaircir, notamment sur les
cadres et processus administratifs qui voient alors le jour et dont la pérennité demeure
étonnante.
Du côté anglophone, la bibliographie sur les travailleurs coloniaux est également
limitée15, les forces combattantes demeurant un objet d’étude largement privilégié16. Si
les travaux publiés en langue anglaise17 sur la question insistent sur les concepts de race
ou de couleur – et les pratiques qu’ils sous-tendent –, ils apparaissent eux aussi coupés
des représentations et des pratiques dont les étrangers furent l’objet avant la guerre ;
d’autre part, ils se centrent à peu près exclusivement sur la main-d'œuvre coloniale dont
les liens avec les travailleurs étrangers ne sont qu’à peine esquissés. Or il nous semble
également essentiel d’étudier ce qui se joue dans ce premier contact entre, d’une part,
les travailleurs étrangers d’origine européenne qui constituent ce que les responsables
nomment « la main-d'œuvre blanche 18 » gérée par le Service de la Main-d'Œuvre
Etrangère dépendant du sous-secrétariat à l’Armement et, d’autre part, les travailleurs
coloniaux placés sous l’autorité du Service des Travailleurs Coloniaux rattaché à la
Direction des troupes coloniales du Ministère de la Guerre.
En fin de compte, les historiens ont analysé cet épisode de manière partielle, sans
toujours mettre à jour un certain nombre d’enjeux majeurs que nous avions commencé à
identifier dans des recherches antérieures19. Ainsi, l’histoire de la colonisation, celle de
l’immigration et celle de la Grande Guerre, ne se sont pas encore véritablement
emparées de ce sujet qu’il s’agit de constituer en champ de recherche à part entière20.
Nous pouvons ici envisager un certain nombre de pistes de recherche.

1667-1939, Presses Universitaires de Rennes, 2001, pages 151-165 ; Michelle Zancarini-Fournel,


« Coexistence, tensions et confrontations entre ouvriers étrangers dans les usines de guerre du bassin
stéphanois en 1914-1918 », dans Pilar Gonzalez-Bernaldo, Manuela Martini, Marie-Louise Pelus-Kaplan
(dir), Etrangers et sociétés. Représentations, coexistences, interactions dans la longue durée, PUR, 2008.
15
Sur les travailleurs chinois, les travaux de Xu Quoqi, notamment le dernier (Strangers on the western
front. Chinese Workers in the Great War, Cambridge & London, Harvard University Press, 2011) sont
contestables à plus d’un titre.
16
C’est le cas par exemple de The World in the World Wars. Experiences, Perceptions and Perspectives
from Africa and Asia, edited by Keike Liebau, Katrin Bromber, Katharina Lange, Dyala Hamzah and
Ravi Ahuja, Leiden-Boston, Brill, 2010.
17
Notamment : John Horne, « Immigrant workers during World War I », French Historical Studies,
vol.14, n°1 (Spring, 1985), p.57-88 ; Tyler Stovall, « The Colour Line Behind the Lines : Racial Violence
in France during the Great War », American Historical Review, juin 1998, p.737-769.
18
Sur ce point, voir en particulier Bertrand Nogaro et Lucien Weill, La main-d’œuvre étrangère et
coloniale pendant la guerre, Paris, Publication de la dotation Carnegie, 1926.
19
Laurent Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d'œuvre coloniale en France pendant la
Première Guerre mondiale », Genèses, n° 20, septembre 1995, p.48-72.
20
Au demeurant, cette lacune historiographique constitue en soi un objet d’analyse, recherche que nous
avons initiée à partir du cas des travailleurs chinois ; cf. Laurent Dornel et Céline Regnard, « Les
travailleurs chinois en France pendant la Première Guerre mondiale : enjeux mémoriels et historiques »,
Colloque international « Mémoires des migrations et temps de l’histoire », Paris, Cité Nationale de
l’Histoire de l’Immigration, 22-24 novembre 2012.
! $!

QUELQUES QUESTIONNEMENTS
Cet épisode représente le premier grand cas d’un recours massif et plus ou moins
planifié à des travailleurs non nationaux, dont l’organisation incombe désormais
totalement à l’Etat français confronté alors à toute une série de défis majeurs. Ainsi le
recrutement souligne-t-il d’une façon nouvelle les implications géopolitiques de
l’immigration, les autorités françaises étant en effet tenues de prendre en compte des
contraintes diverses (neutralité de certains pays, hostilité des élites coloniales à l’égard
de départs massifs des « indigènes » vers la métropole). Ce faisant, la question de
l’immigration s’internationalise, et, au lendemain de la guerre, il n’est pas anodin de
voir Arthur Fontaine et Albert Thomas s’investir dans la fondation de l’Organisation
Internationale du Travail21. L’État, parce qu’il est le principal acteur en matière de
recrutement, de transport ou encore de placement fait de l’immigration un processus
officiel, régulé, réglementé. Il en fait également un processus régulé à l’échelle
internationale. Tout comme elle constitue une étape importante dans
l’internationalisation de la diplomatie, la guerre marque un moment charnière dans la
régulation et l’internationalisation des processus migratoires. Certes, le reflux de l’État
après la Reconstruction est indéniable ; néanmoins, un processus de longue durée a été
amorcé. La guerre, est-il besoin de le rappeler, est un aussi un accélérateur des mobilités
liées tant aux buts de guerre qu’aux enjeux et nécessités économiques de cette
dernière22. Elle représente également une étape fondamentale dans la cristallisation des
mouvements militants. Le contexte de guerre produit par ailleurs une différenciation
plus fine des populations en fonction du rapport de guerre et de la dangerosité des uns et
des autres ; et cette différenciation nourrit des traitements, des techniques, des
innovations.
Si les étrangers européens disposent d’une relative liberté, il faut en revanche créer
ex nihilo des lieux et des structures pour accueillir les « exotiques » ou « indigènes » qui
arrivent chaque semaine par milliers, trouver des hommes compétents pour encadrer
une main-d'œuvre ne parlant pas (ou peu) le français et à peu près totalement inconnue.
Comment transformer en quelques semaines des paysans en ouvriers à l’heure où les
besoins militaires énormes exigent des gains de productivité majeurs ? Quels liens, par
conséquent, peut-on établir entre l’introduction de nouvelles méthodes de travail
(Organisation scientifique du travail, aujourd’hui connue sous le nom « taylorisme ») et
celle d’une nouvelle main-d'œuvre dont la docilité est à peu près acquise à priori ?
Comment gérer à la fois la dispersion et la concentration de ces hommes ? Dispersion,
car ils sont envoyés un peu partout en France, dans les ports, dans les usines
d’armement, sur les chantiers de terrassement, dans les campagnes aussi, mais
également mis à la disposition d’entreprises privées, et même un temps « prêtés » à

21
Arthur Fontaine est en grande partie à l’origine de la partie XIII du traité de Versailles portant sur la
création de l'OIT, cf. Michel Cointepas, Arthur Fontaine, 1860-1931 : un réformateur, pacifiste et
mécène au sommet de la Troisième République, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
22
On distingue habituellement des soldats des migrants. N’y aurait-il pas lieu, toutefois, de questionner
cette distinction. Les soldats d’Afrique du Nord ou les « tirailleurs sénégalais » ne sont-ils pas aussi des
migrants ?
! %!

l’armée américaine. Cette dispersion d’hommes jusqu’alors assujettis à la domination


coloniale rend plus aigu évidemment le problème – assez ancien – du contrôle de la
mobilité des étrangers. La concentration en quelques points de centaines ou de milliers
de travailleurs coloniaux ou chinois soulève d’autres difficultés : où les faire vivre ?
Comment les nourrir, comment surveiller – et limiter – les relations avec les populations
françaises, éviter aussi les « antipathies de race » entre coloniaux mêmes ?
Ces multiples questions soulignent l’intérêt historique de l’épisode du recrutement
de tous ces travailleurs. A ce stade de notre recherche, deux ou trois problématiques
particulières se dessinent, qu’il conviendra d’examiner dans les mois à venir.

TRANSFORMATIONS ET CONTINUITES DE LA PERCEPTION DE LA


QUESTION MIGRATOIRE DANS LE CHAMP POLITIQUE, ADMINISTRATIF ET
INTELLECTUEL
Une des hypothèses que nous souhaitons éprouver est que c’est en grande partie
pendant la guerre que se structurent un discours et des pratiques qui déterminent très
largement les politiques des décennies suivantes, même si toute démarche téléologique
doit être évitée. Ainsi est-il significatif que les débats publics et scientifiques sur
l’immigration qui se multiplient au lendemain de la guerre mettent aux prises des
hommes qui furent presque tous plus ou moins mêlés à la gestion de la main-d'œuvre
étrangère et coloniale pendant le conflit. C’est notamment le cas pour Bertrand Nogaro,
universitaire qui est pendant le conflit en charge du recrutement et de la gestion de la
main-d'œuvre étrangère au sous-secrétariat d’État de l’Artillerie et de l’Armement puis
au ministère du Travail, et que l’on retrouve comme directeur de la main-d'œuvre
étrangère au ministère du Travail pendant les années 1920. A l’occasion du recrutement
de quelque 500 000 travailleurs étrangers et coloniaux, il semble que se soient renforcés
et constitués des réseaux actifs dans les réflexions et les débats sur les questions
migratoires. Ces réseaux s’inscrivent dans le sillage de la « nébuleuse réformatrice »23
dont l’existence, très probablement, ne s’arrête pas avec la guerre. Sans doute cette
dernière a-t-elle même élargi et renforcé ces réseaux. Ainsi, la Commission
Interministérielle de la Main-d'Œuvre24, certains cercles « savants » comme la Société
d’Économie Sociale et la Société de Législation Comparée , sont-elles fréquentées
parfois par les mêmes hommes, comme Arthur Fontaine, William Oualid, Ernest
Lémonon25, Pierre du Maroussem, Maurice Dufourmantelle… On retrouve d’ailleurs
certains d’entre eux après la guerre dans la Commission des Étrangers de la Ligue des
Droits de l’Homme26. Des hommes qui, pendant la guerre, ont eu à s’occuper de la
question des travailleurs étrangers ou étrangers, comme Adolphe Landry, Justin Godart,

23
Christian Topalov (dir), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en
France, 1880-1914, Éditions de l’EHESS, 1991.
24
Créée en septembre 1915, présidée par Arthur Fontaine puis par Henry Béranger (sénateur de la
Guadeloupe
25
L’après-guerre et la main-d'œuvre italienne en France, Alcan, 1918.
26
Notamment Charles Gide, William Oualid, Arthur Fontaine (en tant qu’administrateur du BIT), ou
Marcel Paon.
! &!

Louis Loucheur, continuent à intervenir dans ce champ pendant les années 1920. Après
la guerre, ces réseaux, souvent héritiers du « réseau Albert Thomas », se maintiennent,
comme en témoignent notamment la composition des très nombreuses thèses de droit ou
de science politique sur l’immigration27.
Un de nos objectifs est donc de réarticuler cet épisode migratoire de la Grande
Guerre avec les deux périodes qui la précèdent et le suivent, de reconsidérer
l’importance de la Grande Guerre dans la structuration d’un champ de l’immigration.

POLITIQUE DES « RACES » ET REDEFINITIONS DE LA CATEGORIE


D’ETRANGER
La présence d’ouvriers étrangers, coloniaux et chinois pendant la guerre doit être
doublement appréhendée : elle s’inscrit dans la continuité de la période d’avant-guerre
mais marque également une rupture décisive avec l’importation et la diffusion, sur le
territoire métropolitain, des catégories et des modes d’appréhension caractéristiques de
la « situation coloniale » (Balandier). Comment cette « situation coloniale » est-elle
alors transposée et transformée ? Que signifie parler officiellement d’indigènes sur notre
territoire ? Est-il possible de mesurer le rôle de cet épisode dans l’introduction en
France d’une « politique des races » jusqu’alors mise en œuvre à peu près
exclusivement dans les colonies ?
Pour la plupart des Français de métropole, c’est en général le premier contact avec
ces hommes qui se différencient par leur phénotype, leur langue, leurs usages ou leurs
habitus ; pour les travailleurs coloniaux, c’est la découverte d’un univers absolument
nouveau quand bien même leur liberté de mouvement est limitée et les contraintes qui
s’exercent sur eux sont lourdes. Les responsables politiques et militaires perçoivent
clairement le risque de subversion que cette présence fait courir à la domination et à
l’ordre coloniaux. Si les perceptions et les pratiques sociales qui les caractérisent
doivent être inscrites dans le fil des rapports ambivalents propres au « système
xénophobe » que nous avons identifié et analysé dans nos recherches antérieures28, il
paraît également indispensable d’étudier la racialisation des rapports sociaux qui
s’affirme alors. Il convient ainsi de penser à nouveaux frais la question des contacts
entre Français et étrangers, mais aussi entre citoyens et sujets coloniaux réquisitionnés
et bien souvent désignés en France comme « indigènes ».
Les catégories raciales, jusqu’alors très largement absentes des rapports entre
Français et étrangers, s’imposent donc en quelques années. L’arrivée en France de
« coloniaux » interroge les Français quant à leurs rapports à la « race », concept dont
Georges Balandier a souligné le rôle dans la domination coloniale. Si la présence du
racialisme a été étudiée pour l’entre-deux-guerres, essentiellement par des historiens

27
Par exemple, la thèse de Marcel Paon (L’immigration en France, 1926) est ainsi préfacée par Albert
Thomas ; celle d’Edouard Catalogne a pour suffragants Mestre et Oualid, liés d’une manière ou d’une
autre à l’épisode du recrutement des travailleurs étrangers et coloniaux.
28
Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Hachette, 2004.
! '!

anglophones29, la période la Grande Guerre n’a été que peu auscultée sous cet angle, les
analyses concernant le plus souvent les soldats et non les travailleurs coloniaux30.
Quelques réflexions peuvent être d’ores et déjà soumises relativement à l’émergence du
concept de main-d'œuvre « blanche ».
Grande Guerre et whiteness
Depuis quelques années, historiens et sociologues français paraissent s’être
appropriés le concept de whiteness (« blanchité ») dont l’usage est relativement ancien
dans les sciences sociales aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cette appropriation
redouble d’une certaine manière celle qui s’est opérée avec les notions de colour-line31
ou de colorism32 et vient donc interroger l’« aveuglement racial » (color-blindness) de
la pensée républicaine française33 ainsi que les réticences manifestées par les historiens
et sociologues français à penser la question sociale en termes raciaux. Certes, la valeur
heuristique de la whiteness paraît stimulante dans certains cas. Dans The Wages of
Whiteness34 paru en 1991 et réédité en 2007, l’historien étatsunien David Roediger
pose, pour le XIXe siècle, la question de l’identification des membres des classes
populaires à la catégorie « blanc ». Selon lui, certains groupes – et notamment les
Irlandais – se seraient efforcés de se différencier symboliquement des esclaves noirs
pour mieux affirmer leur propre blanchité, laquelle s’affirme non comme une catégorie
naturelle mais bien comme le produit d’une construction. D’autres travaux
contemporains, comme ceux de Matthew Frye Jacobson35, Noel Ignatiev, semblent alors
confirmer l’étonnante et paradoxale capacité de la blanchité à cristalliser des processus
sociaux d’identification et de hiérarchisation. Comme le souligne Bastien Bosa, le
paradoxe tient en effet au caractère le plus souvent implicite de la blanchité : « les
spécialistes de la whiteness montrent en fait que c’est bien le premier privilège des
“Blancs” que de ne pas avoir à penser la race. La whiteness est ainsi un “marqueur non-
marqué” (unmarked marker), c'est-à-dire une référence implicite, universelle, indéfinie,

29
Par exemple : Elizabeth Ezra, The Colonial Unconscious. Race and Culture in Interwar France,
Cornell University Press, 2000 ; Sue Peabody & Tyler Stovall (ed.) The Color of Liberty. Histories of
Race in France, Duke University Press, 2003 ; Herrick Chapman & Laura L. Frader, Race in France.
Interdisciplinary Perspectives on the Politics of Difference, Berghahn Bookd, 2004. Du côté français,
outre les travaux de Gérard Noiriel, on peut signaler ceux d’Elsa Dorlin, La matrice de la race :
généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, La Découverte, 2006 et de Carole Reynaud-
Paligot, La République raciale : paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), PUF, 2006.
30
Notamment : Richard Fogarty, Race and War in France. Colonial Subjects in the French Army 1914-
1918, The John Hopkins University Press, 2008 ; pour une approche plus globale, Santanu Das (dir),
Race, Empire and First World War Writing, Cambridge University Press, 2011.
31
Tyler Stovall, « Colour-blind France ? Colonial Workers during the First World War », Race & Class,
35, 1993, 2, p.35-55 ; « The Color Line behind the Lines : Racial Violence in France during the Great
War », The American Historical Review, vol.103, n°3, 1998, p.737-769.
32
Pap Ndiaye, La condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris, 2008.
33
Cf. Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français »,
dans D. & É. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La
Découverte, Paris, 2009, p.166-182
34
The Wages of Whiteness : race and the making of the American working class, Verso, London & New
York
35
Whiteness of a different color : European immigrants and the alchemy of race, Harvard University
Press, Cambridge (Mass.)-London, 1998.
! (!

une norme contre laquelle se définit la différence (tout comme la norme est le
masculin). Suivant une sorte de cercle vicieux, cette appropriation de l’universel permet
de masquer les “privilèges” dont bénéficient les Blancs et elle contribue dans le même
temps à les renforcer. La whiteness, malgré son omniprésence dans la vie des personnes
(qu’elles soient blanches ou non), est rendue invisible et elle est construite comme signe
de la normalité. »36
Au cours des décennies qui précèdent la guerre, ont lieu de très nombreuses
manifestations xénophobes, qui s’inscrivent dans des formes classiques de résolution de
conflits propres au mouvement ouvrier. Dans les cortèges et les défilés, à l’occasion de
cessations soudaines du travail ou de grève plus durable, les ouvriers chantent la
Marseillaise ou des refrains patriotiques, ils arborent le drapeau tricolore, manifestant
ainsi avant tout leur appartenance nationale. Ils investissent des lieux hautement
symboliques (mairie, préfecture ou sous-préfecture, Bourse du travail), ce qui révèle
une réelle capacité à politiser leurs revendications. Toutefois, leur référent, c’est la
patrie ou la nation, et non la pigmentation de leurs concurrents. Dans l’ensemble des
discours (slogans, cris, revendications, etc.) qui accompagnent la xénophobie ouvrière,
la question de la couleur ou de la race ne se pose à aucun moment. Les ouvriers français
peuvent protester contre le nombre jugé excessif de travailleurs étrangers, contre la
concurrence « déloyale » qui leur est faite, contre « l’invasion » qui les submergerait,
contre l’inégalité face à « l’impôt du sang », contre le fait que ces étrangers leur
« volent leur pain et leurs femmes » ; mais, en dernier ressort, c’est à la nation qu’ils en
appellent, c’est elle qui constitue leur cadre de référence. La question de la couleur ou
de la race ne se pose donc pas, ou de façon très exceptionnelle comme avec les Tsiganes
pour lesquels les descriptions insistent parfois sur la couleur « cuivrée » de la peau. Le
déclassement – ou sa crainte – ne se traduisent pas, comme ailleurs, par un discours
« petit blanc » (« poor white trash »). Les ouvriers et leurs porte-parole en appellent
essentiellement à la nation, et aussi aux lois de la République. À cette dernière, ils
demandent protection au nom de leur appartenance au corps civique et à la nation, pas
au nom d’une « blanchité » quelconque.
Les années 1880 ont vu la naissance et l’essor d’un discours savant et médiatique sur
les étrangers : journaux et revues – notamment savantes – multiplient les articles sur la
main-d'œuvre étrangère désormais constituée en problème. Entre 1883 et 1898, par
exemple, L’Économiste français consacre une grosse douzaine d’articles aux
travailleurs étrangers, dont quatre pour la seule année 1893. Mais la question est aussi
régulièrement abordée par la Revue d’Économie Politique, le Journal des Économistes
ou encore la Revue Économique Internationale. C’est dans cette dernière que Paul Pic,
professeur de législation industrielle et ouvrière à l’Université de Lyon et membre du
Comité directeur de l’Association nationale française pour la protection légale des
travailleurs, publie en novembre 1911 un long article sur « la main-d'œuvre étrangère en
France ». Il évoque notamment la « rusticité » des ouvriers étrangers, réputés « plus

36
« Plus blanc que blanc. Une étude critique des travaux sur la whiteness », dans D. Fassin (dir), Les
nouvelles frontières de la société française, La Découverte, Paris, p.129-145
! )!

frustes et plus résistants ». Il y a bien là une forme de naturalisation, de biologisation du


social, voire de racialisation de la main-d'œuvre étrangère. Depuis les années 1880, il
s’agit d’un argument avancé par les tenants d’une « protection du travail national » : les
ouvriers étrangers ont des besoins moindres que les nationaux, ils sont plus sobres,
c'est-à-dire qu’ils consomment moins, qu’ils économisent pour envoyer de l’argent au
pays, ce qui rend leur concurrence redoutable. Ne se nourrissant de rien et travaillant à
vil prix, les Italiens sont ainsi parfois nommés les « Chinois de l’Europe »37. Cette
espèce de racialisation se lit également dans la criminalisation des étrangers – un lieu
commun fort à la mode à l’époque – auxquels, par exemple, on prête parfois un
alcoolisme atavique. Dans certains cas, elle apparaît de manière très explicite. Ainsi,
Jean Laumonier, qui s’appuie sur Tarde et Lombroso, estime que les étrangers résidant
dans les grandes villes françaises « n’appartiennent ni au même peuple ni à la même
race ; ils apportent conséquemment des mœurs et des idées différentes de celles qui ont
cours dans le pays, souvent même incompatibles avec elles »38. De manière générale,
comme l’écrit encore Laumonier, la présence d’un nombre important d’étrangers en
France a pour effet la « dénationalisation de l’individu, sa dégénérescence ensuite ».
L’étranger, cause un tort considérable « à l’unité et à la vitalité de l’organisme social ».
On pourrait penser qu’il s’agit là d’un discours excessif et isolé, mais ce n’est pas le cas.
On le trouve, parfois atténué, chez d’autres auteurs. Bernard Cordier, substitut du
procureur à la cour d’appel de Caen, ne manque pas d’insister sur le fait que « nos
mœurs françaises risquent plutôt de dégénérer au contact des oisifs corrompus qui
apportent dans nos grandes villes leurs dépravations exotiques. De toutes parts,
l’étranger livre un assaut formidable à nos habitudes, à notre goût, à nos modes, à notre
caractère national »39. En résumé, la venue massive d’étrangers met en péril la « race »
française. Si ce genre de discours est fréquent au sein de la droite nationaliste, il ne s’y
cantonne pas : boulangistes mais encore républicains modérés le tiennent.
On trouve donc bien des formes de biologisation de la xénophobie, mais qui relèvent
probablement davantage de processus que Louis Chevalier avait analysés pour les
classes laborieuses parisiennes de la première moitié du XIXe siècle, que d’un
racialisme « moderne » ou pseudo « scientifique ». A notre sens, il faut également
rapprocher cela des discours convenus et fort à la mode opposant « races latines » et
« races teutonnes »40, même si parfois le racialisme biologique pointe. En témoigne le
discours de Paul Gemähling (1883-1962), représentant de la « nébuleuse réformatrice »,
professeur à la Faculté de Droit de Paris, disciple de Charles Gide et de Marc Sangnier,
membre de la Société statistique de Paris mais aussi de l’Alliance Nationale pour
l’Accroissement de la Population Française : l’immigration, écrit-il en 1910, est, « un
énorme problème […] qui est en train de renouveler la physionomie des vieilles luttes

37
A. Bérard, L’Invasion des étrangers et la taxe de séjour : Rapport présenté à la Société d'économie
politique de Lyon, Dentu, Paris, 1886.
38
Les étrangers en France, J. Gervais, Paris, 1887.
39
La Condition de l’étranger en France, H. Delesques, Caen, 1887.
40
Carole Reynaud Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-
Unis XIXe-XXe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 2011.
! *+!

de races, les transformant de plus en plus en compétitions commerciales et en rivalités


ouvrières. […] Il nous paraît impossible qu’une nation […] puisse accepter de s’ouvrir
sans réserve à toutes les concurrences du dehors et de laisser s’effriter son étalon de vie,
sous l’action de races inférieures41 qui ne pourraient que l’abaisser, sans s’élever elles-
mêmes de façon appréciable. Ici la concurrence loin de favoriser le progrès, d’assurer la
sélection des plus aptes, entraînerait les plus lamentables régressions vers un niveau
inférieur de dignité humaine. »
Au tournant du siècle, on voit arriver sur le territoire métropolitain un nombre
limité mais mal déterminé de travailleurs issus des colonies françaises. Ainsi, à la veille
de la guerre, l’estimation du nombre d’Algériens varie entre 3000 et 13000. Les
quelques conflits qui éclatent ne permettent pas non plus d’établir l’existence d’une
« ligne de couleur ». À quelques exceptions près toutefois. Ainsi, à Marseille, de février
à octobre 1913, un conflit oppose les syndicats de dockers aux armateurs à propos de
l’embauche par ces derniers d’«indigènes étrangers », essentiellement des Algériens.
Lors d’une réunion organisée le 18 octobre par l’Union syndicale des marins de
commerce, à laquelle assistent une centaine de personnes dont le député et ancien maire
de Marseille Bernard Cadenat, un texte est rédigé qui rappelle l’opposition à
l’embarquement « de ces hommes de couleur ». Néanmoins, le thème de la couleur
n’apparaît qu’une seule fois dans ce dossier conservé aux Archives départementales des
Bouches-du-Rhône (1M892). En revanche, l’arrivée en France de dizaines de milliers
de coloniaux modifie passablement la donne.
Le basculement de la Grande Guerre : l’invention de la « main-d'œuvre blanche »
En effet, en janvier 1916, est créé au ministère de l’Armement un Service de la
Main-d’Œuvre Étrangère (SMOE, section 4 bis du Service ouvrier), rattaché à partir du
1er janvier 1918 au ministère du Travail, dirigé par l’universitaire Bertrand Nogaro, et
qui s’occupe exclusivement – selon les termes de l’époque – de la « main-d'œuvre
blanche » ou « de race blanche ». La « main-d'œuvre coloniale et chinoise » est quant à
elle recrutée et acheminée par le Service de l’Organisation des Travailleurs Coloniaux
(SOTC) dirigé par le lieutenant-colonel Lucien Weil. Ce service, placé sous l’autorité
du ministre de la Guerre, dépend de la Direction des Troupes Coloniales et comprend
« plusieurs sections correspondant chacune à une race de travailleurs »42.
Comme tous les Français de métropole, ces ouvriers coloniaux, chinois et étrangers
sont soumis à des contraintes communes liées à l’état de siège et aux impératifs de
l’économie de guerre (surveillance, réquisitions, extension de l’autorité étatique…).
Toutefois, leur gestion diffère selon qu’ils sont européens et donc « blancs » ou
coloniaux et chinois. En effet, alors que les premiers sont relativement libres, les
seconds sont tenus par des contrats bien plus contraignants ; surtout, ils sont militarisés

41
Précisons néanmoins que l’auteur a pris soin auparavant de préciser : « ramener les conflits ouvriers
[…] à d’ataviques rancunes de races ou à de simples préjugés nationalistes est impossible : la question du
travail étranger […] est essentiellement un problème économique dans des origines et dans ses
répercussions », p. 222.
42
B.Nogaro B. et L.Weil, op.cit., p.23.
! **!

et regroupés dans des camps souvent de fortune construits à la va-vite à la périphérie


des villes. Tout est fait pour les maintenir à l’écart des populations avec lesquelles les
autorités civiles comme militaires souhaitent qu’ils aient le moins de contacts possibles.
De très nombreux documents attestent en outre de la fréquence des mauvais traitements
infligés par les cadres coloniaux recrutés pour les diriger, auxquels les autorités
françaises durent rappeler à plusieurs reprises que la violence coloniale n’était pas
tolérée en métropole. Alors que les tensions entre Français et étrangers « blancs » sont
bien moindres que dans les années 1880-1890, en revanche les ouvriers coloniaux et
chinois font aussi l’objet d’une « violence raciale »43 populaire croissante : à partir de
mai 1917, un peu partout en France (Brest, Dijon, Le Havre, Paris, Toulouse), des rixes
voire des émeutes se multiplient, faisant souvent des blessés graves et des morts. Aux
ouvriers coloniaux, les Français reprochent d’être des briseurs de grèves et de permettre,
par leur présence, le maintien des travailleurs français au front. Ils dénoncent également
la concurrence sexuelle que leur présence a fait naître44. Précisons toutefois que les
soldats coloniaux – à qui était le reconnu le mérite d’une participation directe à la
défense de la patrie – furent bien mieux acceptés que les ouvriers coloniaux et
échappèrent globalement à ces violences.
À la faveur du vaste mouvement migratoire entraîné par la guerre, la pensée raciale
républicaine, qui s’était jusqu’alors déployée essentiellement dans les colonies, se
relocalise en métropole et s’institutionnalise au moyen de pratiques administratives
nouvelles et spécifiques. Sont introduits alors des catégories et des impératifs
(juridiques par exemple) qui n’avaient cours que dans les colonies. En témoignent par
exemple le recours au terme indigènes pour désigner les Algériens sur le sol
métropolitain ou les réflexions renouvelées sur le métissage. En effet, jusqu’à présent, le
métissage avait constitué un « problème » circonscrit aux colonies où, toutefois, les
relations sexuelles entre un homme blanc et une femme « de couleur » ne remettaient
pas fondamentalement en cause la domination coloniale. En revanche, les enfants nés en
France d’une union entre un travailleur colonial et une Française sont considérés
officiellement comme une menace contre l’ordre colonial et la domination masculine
qui l’accompagne45. C’est pourquoi, pendant la guerre, les autorités civiles et militaires
accentuent leur surveillance sur la vie sexuelle des coloniaux et des Chinois et
multiplient les mesures afin d’empêcher toute régularisation de ces unions mixtes et
toute reconnaissance des enfants métis par les pères issus de colonies.
À cela s’ajoutent des formes d’assignation raciale au travail. À chaque « race » en
effet, correspondraient des aptitudes physiques et psychologiques particulières qui

43
T.Stovall, « The Color Line behind the Lines… », art.cit.
44
T.Stovall, « Love, Labor and Race : Colonial Men and White Women in France during the Great
War », in T. Stovall & G. Van Den Abbeele (ed.), French Civilization and its Discontents. Nationalism,
Colonialism, Race, Lexington Books, Lanham, p.297-321
45
Voir notamment Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie : les métis de l'Empire français entre
sujétion et citoyenneté, La Découverte, Paris, 2007.
! *"!

déterminent des types d’emploi particuliers46. Aux réactions relativement spontanées –


mais finalement limitées en proportion du nombre de travailleurs coloniaux – se
superposent par conséquent des pratiques étatiques étayées par des discours savants qui
font émerger alors l’idée d’« indésirabilité ». Sont indésirables ceux dont on décrète
qu’ils ne sont pas « assimilables ». En juillet 1917, dans une note adressée au ministre
de l’Armement et très probablement rédigée par Bertrand Nogaro, on peut ainsi lire :
« les étrangers, de race blanche et par conséquent assimilables, peuvent, en effet, en
notable proportion, se fixer dans le pays et fournir non seulement un appoint de main-
d'œuvre, non moins nécessaire demain au relèvement industriel qu’aujourd’hui à la
poursuite de la guerre, mais encore un apport ethnique indispensable pour reconstituer
notre population » (« L’introduction de la main-d'œuvre étrangère pendant la guerre, et
la politique d’immigration », Archives nationales, 94AP120).
Ainsi, la « blanchité » constitue désormais un critère d’appréhension, de
différenciation et surtout d’organisation des différents groupes de travailleurs venus
d’Europe, d’Afrique et d’Asie. Mais il semble qu’elle demeure assez peu explicitée.
Peut-on dire pour autant que la couleur soit davantage explicitée ? Certes, les Chinois
sont très fréquemment désignés comme « jaunes » et les Africains subsahéliens comme
« noirs » ou « nègres ». Indéniablement, on assiste en métropole à la reprise du discours
colonial qui assimilait Français, Européens et « Blancs ». Mais ces désignations par la
couleur sont nettement moins fréquentes que les appellations plus classiques :
coloniaux, indigènes, protégés, exotiques sont bien plus répandus que jaunes ou noirs,
et il n’y pas alors de couleur pour désigner les Nord-Africains dont la perception est
encore largement dominée par l’opposition entre Arabes et Kabyles. On peut penser
toutefois que colonial ou indigène soit devenu l’équivalent de homme de couleur. C’est
sans doute pour la France un tournant dans l’histoire des rapports entre race et couleur
qui jusqu’alors n’avaient que très imparfaitement coïncidé, comme l’atteste la fameuse
opposition entre Francs et Gaulois théorisée notamment par Amédée Thierry.
Désormais, mais sans que cela soit réellement ni explicité ni systématisé, la couleur est
devenue un des critères majeurs de détermination de la race.
D’une certaine manière, en tant que mode d’appréhension de l’Autre, la couleur tend
à se substituer à la distance ou à l’éloignement. Schématiquement, les étrangers, avant
la guerre, sont des concurrents qui appartiennent à d’autres nations mais voisines et qui
appartiennent à la même aire culturelle (l’Europe). Avec la guerre, apparaît un autre
type d’étrangers : des hommes venus de l’autre côté de la Méditerranée ou d’Asie, dont
les différences, phénotypiques comme culturelles, plus ou moins objectivement
marquées, sont racialisées et essentialisées. Les premiers étaient « assimilables » (par le
biais de la naturalisation par exemple) et pouvaient devenir citoyens ; les seconds sont
dès la fin de la guerre perçus et surtout construits comme « inassimilables » et partant
comme indésirables. Dans le premier cas, les étrangers sont issus de pays souverains et
donc réputés libres ; dans le second, il s’agit d’individus assujettis, sujets français

46
L.Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d'œuvre coloniale en France pendant la
Première Guerre mondiale », Genèses, n° 20, p.48-72.
! *#!

auxquels la citoyenneté reste globalement fermée. En réalité, la pensée raciale se


constitue à l’égard de l’étranger lointain, à l’altérité exotique, alors que le rejet du
proche demeure le résultat d’une simple xénophobie. Mais, comme en témoignent
notamment les perceptions et les pratiques qui concernent les Chinois pendant la
guerre47, la question de la couleur ne se limite pas aux sujets coloniaux et transcende
l’identité impériale.
Pour la France, les décennies 1880-1910 – qui incluent donc les années de guerre –
sont celles d’une transition majeure dans le rapport à l’Autre. Ce dernier est d’abord pris
dans un « système xénophobe » qui se structure dans les toutes premières décennies de
la IIIe République, puis est racialisé à l’occasion de la venue en France de soldats et de
travailleurs coloniaux. Autrement dit, on observe alors le passage de la xénophobie au
racisme, la première ne disparaissant toutefois pas. C’est par ailleurs pendant la Grande
Guerre que la race et la couleur se rejoignent. Mais, d’une certaine manière, c’est moins
la couleur que la « blanchité » qui est mise en avant : au concept de « main-d'œuvre
blanche » ne répond pas symétriquement celui de « main-d'œuvre de couleur » mais
plutôt de main-d'œuvre coloniale, indigène ou exotique. Importées en France, ces
catégories coloniales permettent d’euphémiser la couleur et participent donc de la
construction raciale d’un nouveau type de main-d'œuvre. La « blanchité », permet du
même coup d’homogénéiser, au moins pour la durée de la guerre, des groupes de
travailleurs entre lesquels les relations avaient été naguère très tendues. Comme aux
États-Unis, elle constitue, dans une mesure qui reste encore à déterminer, le moyen de
redéfinir la classe ouvrière en excluant les hommes de couleur. Mais elle devient aussi
un critère essentiel de la définition et de la construction de la politique d’immigration
pour et pendant l’après-guerre puisqu’elle permet de déterminer les groupes
assimilables et désirables. De fait, politiques et experts, dans leur très grande majorité,
appellent à redynamiser la démographie française au moyen d’une main-d'œuvre définie
comme blanche, et par conséquent à l’exclusion des coloniaux et des Chinois. Dès la fin
de la guerre, l’efficacité économique de ces derniers est systématiquement minorée,
toujours considérée comme inférieure à celle de la main-d'œuvre de « race blanche »48,
tandis que leur rapatriement rapide est fixé comme une priorité.
On assiste bien à un processus de racialisation de l’identité de la classe ouvrière
française et de construction de la France comme un ensemble « blanc » ; les élites et les
instances étatiques ont joué un rôle majeur dans l’institutionnalisation de catégories
raciales et dans la racialisation des rapports sociaux. Toutefois, au-delà de la
racialisation, il y a sans doute un autre enjeu. En effet, notre hypothèse est que la guerre
marque la naissance des indésirables, motif majeur de la xénophobie et du racisme de

47
L.Dornel, « Les travailleurs chinois vus par l’administration militaire française (1914-1918) :
assignation, identification et représentations » », dans Li Ma (dir., 2012), Les travailleurs chinois en
France dans la Première Guerre mondiale, CNRS Éditions, Paris, p.265-284.
48
Voir la classification a établie par Joseph Lugand, L'immigration des ouvriers étrangers et les
enseignements de la guerre, thèse de doctorat ès sciences politiques, Faculté de droit de l'Université de
Paris, Paris, 1919 ; cette hiérarchisation de la main-d'œuvre étrangère et coloniale – très largement étable
selon le critère de la race – est reprise par Georges Mauco, Les étrangers en France, leur rôle dans
l'activité économique, Paris, Colin, 1932.
! *$!

l’entre-deux-guerres. Cela résulte d’une redéfinition des catégories par lesquelles les
Autres – étrangers et coloniaux en l’occurrence – sont saisis. Après la guerre, les
ressortissants des puissances de l’Axe restent marqués par leur statut d’ennemi au point
qu’il n’est plus souhaitable qu’ils foulent le sol français. Les travailleurs venus des
colonies sont quant à eux appréhendés par le prisme de la race, hiérarchisés en fonction
d’aptitudes physiques et intellectuelles corrélées à leur appartenance raciale. Dans cette
évolution, l’État a été un acteur majeur, en raison notamment du renforcement soudain
de ses pouvoirs qui lui ont conféré, dans la continuité de pratiques administratives et
policières élaborées depuis quelques décennies, des moyens accrus pour imposer des
opérations de « tri » et de hiérarchisation parmi les populations vivant sur le territoire
français. Apparaît ici un second axe important du travail que nous souhaitons
entreprendre, c’est celui du rôle et de la place de l’État.

LA GRANDE GUERRE, LES MIGRATIONS ET L’ÉTAT


Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en dépit d’un raffermissement global de ses
prérogatives, le rôle de l’État en matière migratoire demeure fort modeste. Les années
1880 sont celles à la fois d’un afflux important de main-d'œuvre étrangère et de forte
poussée xénophobe qui conduisent les autorités publiques à réagir.
Trois actes marquent cette fin de siècle. Le décret du 2 octobre 1888 impose aux
étrangers qui se proposent d'établir leur résidence en France l'obligation d'effectuer,
dans les quinze jours suivant leur arrivée, à la mairie de la commune où ils entendent se
fixer, une déclaration spécifiant, entre autres, leur profession ou leurs moyens
d'existence ; cette déclaration devait être renouvelée à chaque changement de domicile.
Cette mesure ayant été jugée peu efficace fut renforcée par la loi du 8 août 1893
« relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ». Et
puis, le 10 août 1899 sont promulgués connus comme les « décrets Millerand », et qui
donnent la possibilité d'imposer un pourcentage d'ouvriers étrangers à ne pas dépasser
pour l'exécution des marchés de travaux publics ou de fournitures passés au nom de
l'État, des départements, des communes et des établissements publics de bienfaisance.
Variable, ce pourcentage était obligatoire pour les marchés de l'État et facultatif dans les
autres cas ; il était fixé par l'administration selon la nature des travaux et la région où ils
devaient être exécutés.
La présence en France des étrangers et des coloniaux – sujets et non pas citoyens –
pose à l’Etat un certain nombre de problèmes, notamment de surveillance et de contrôle.
Pour les résoudre, sont mis au point des procédures et des cadres institutionnels qui
varient selon le « type » de main-d'œuvre : tandis que pour les étrangers le
gouvernement poursuit l’entreprise d’identification initiée dans les années 1880 – qui
aboutit en 1917 à la carte d’identité pour les étrangers – les coloniaux sont militarisés et
pris dans la « politique des races » qui s’installe alors sur le territoire même de la
République. Aux yeux des responsables politiques et militaires, la main-d'œuvre
coloniale est composée d’indigènes pour lesquels sont nécessaires les cadres coloniaux,
! *%!

militaires ou civils, rouages essentiels du régime de l’indigénat dans les colonies. Rien
de tel en revanche pour les ouvriers étrangers assimilés à une main-d'œuvre « blanche »,
issue de pays neutres ou amis, et par conséquent soumise à des contraintes bien
moindres. Ainsi sont acclimatés en France même et par les instances étatiques des
modes de gestion de la main-d'œuvre jusqu’alors réservés aux territoires coloniaux, une
acclimatation que nous nous proposons de mettre à jour et d’analyser de façon plus
systématique.
Le rôle majeur de l’État peut également se lire dans l’apparition d’une gestion
bureaucratique de la main-d'œuvre, de pratiques bureaucratiques dont on peut se
demander si elles n’auraient pas défini peu à peu une politique. Cette gestion et ces
pratiques peuvent se manifester dans l’affirmation d’un langage spécifique comme en
témoigne l’exemple suivant.
En novembre 1918, le Directeur des Ports maritimes, qui dépend du ministère des
Travaux Publics, adresse au SOTC une lettre relative au groupement de travailleurs
chinois du port de Rouen49.
« […] J’ai l’honneur de vous faire connaître que le renvoi de 500 Chinois, envisagé
dans ma lettre du 10 serait à réaliser dans le plus bref délai possible. En ce qui concerne le
choix des hommes à renvoyer, je ne puis me rallier à la manière de faire que vous
proposez. Elle aboutirait en effet à maintenir dans le contingent de Rouen des éléments de
trouble et des ouvriers incapables, c'est-à-dire un poids mort sans utilité. Bien que les
incapables ou les fortes têtes du Groupement puissent être d’une utilisation difficile
ailleurs, j’estime qu’ils n’en doivent pas moins être éliminés comme inutilisables à Rouen.
Vous estimerez sans doute que, s’ils doivent être définitivement considérés comme
indésirables, il ne convient pas d’en laisser la charge à mes services où ils constituent un
déchet et un mauvais exemple pour le reste des travailleurs. Je maintiens donc ma demande
de triage de ces éléments d’agitation ou de mauvais rendement, laissant d’ailleurs à votre
appréciation le soin d’en déterminer le nombre exact ».
Ce n’est pas le lieu ici de mener une analyse approfondie de ce texte, auquel
répondent d’ailleurs de nombreux textes similaires. Il nous semble toutefois que le
vocabulaire employé, l’objectivation – ou plutôt la marchandisation – de la main-
d'œuvre n’est absolument pas anecdotique.
Le renforcement des prérogatives étatiques en matière d’immigration se mesure
également à une sorte de déploiement tous azimuts. L’État, jusqu’alors très timide en
matière de gestion des flux migratoires, se transforme en État recruteur.
En effet, dans un premier temps et jusqu’en 1916, les travailleurs coloniaux soit
arrivent en France par leurs propres moyens (c’est le cas de nombre d’Algériens, depuis
la suppression, par la loi du 15 juillet 1914, du permis de voyage), soit sont recrutés par
les industriels, ou, selon des modalités différentes, par les ministères de tutelle
respectifs des diverses colonies. Cependant, au nom de la rationalisation du recrutement
et de la répartition de la main-d’œuvre que dicte l’effort économique de guerre, au nom

49
Archives nationales [AN], F14-11331, 22/11/1918. Cette lettre fait partie d’une assez longue
correspondance entre les deux ministères ; les employeurs du port de Rouen cherchent à se défaire de la
main-d'œuvre chinoise, ce à quoi le SOTC se refuse.
! *&!

aussi de la lutte contre l’« indésirabilité » politique et la « concurrence au travail


national », le gouvernement se dote d’une organisation nouvelle. La Commission
Interministérielle de la Main-d’Œuvre (CIMO), présidée par le sénateur de la
Guadeloupe Henry Béranger - auteur d’un rapport sur le Recrutement et l’emploi de la
main-d’œuvre indigène, coloniale et étrangère, adopté par le Sénat le 20 avril 1916 -
définit peu à peu les conditions d’embauche et la forme des contrats de travail. Le
Service de la main-d'œuvre étrangère (section 4 bis du Service ouvrier), sous la tutelle
du Sous-Secrétariat d'État de l'Artillerie et de l'Armement (Ministère de l'Armement)
jusqu'au 1er janvier 1918, puis sous celle du Ministère du Travail, créé et dirigé par
Bertrand Nogaro assisté de William Oualid, s'occupe exclusivement de la « main-
d'œuvre blanche » 50. Le Service de la main-d'œuvre coloniale et chinoise (SOTC),
« comprenant plusieurs sections correspondant chacune à une race de travailleurs » 51,
dépend du Ministère de l'Armement jusqu'au 1er janvier 1916, et ensuite du Ministère
de la Guerre, et est dirigé par Lucien Weil. Cette répartition des tâches en fonction des
« races » des travailleurs est motivée par « l’organisation rationnelle du
recrutement » : les Européens ont un statut civil et des contrats négociés par leurs
gouvernements avec le gouvernement français; les coloniaux, qui ont en théorie aussi
des contrats leur garantissant l’égalité des salaires avec les ouvriers français, sont
progressivement militarisés. Ces deux services ont en charge le recrutement, la gestion
et la répartition de la main-d’œuvre. Les usines de guerre, auxquelles la main-d’œuvre
est à l’origine destinée, sont servies en priorité ; les industriels ou particuliers qui
désirent des ouvriers (ils peuvent même préciser la « race » désirée) en font la demande
auprès des différents ministères : les conditions requises sont d’employer au minimum
25 coloniaux et de posséder les installations nécessaires pour les recevoir 52.
C’est l’État encore qui imagine et organise les deux missions chargées du
recrutement des travailleurs chinois, dont la fameuse mission Truptil. Il se dote par
ailleurs d’instruments nouveaux comme la réquisition. En effet, le décret du 14
septembre 1916, relatif au recrutement de travailleurs indigènes en Algérie institue la
réquisition (art.2), et, toujours en 1916, le gouvernement militarise la main-d’œuvre
coloniale et chinoise. Cette militarisation, qui n'est pas propre aux coloniaux puisque les
ouvriers français mobilisés sont astreints au régime militaire et n'ont ni le droit de
coalition ni celui de grève 53, officialise en fait les pratiques en vigueur : les Annamites,
Chinois et Nord-Africains - quoique recrutés à l’origine comme main-d'œuvre civile
volontaire - étaient soumis à une discipline proche de la discipline militaire. Elle est

50
Nogaro, Rapport sur la main-d’œuvre étrangère en France”, dans Travaux préparatoires du Congrès
Général de Génie Civil, mars 1918, Section IV, p.174. Nogaro, dans le civil professeur de droit, était
également membre de la CIMO.
51
L. Weil, « La main d’œuvre coloniale et chinoise pendant la guerre », dans B. Nogaro & L. Weil,
op.cit., p.23.
52
Ministère de la Guerre, Service ouvrier, 4e section, Notice au sujet de la main d’œuvre coloniale mise
à la disposition des Établissements privés, 26/04/1916, SHAT 7N144.
53
G. Hardach, « La mobilisation industrielle en 1914-1918 : production, planification et idélogie », dans
1914-1918 : L'Autre Front, sous la direction de P. Fridenson, Les Éditions ouvrières, 1977.
! *'!

voulue par Lucien Weil lui-même 54, par les directeurs des usines de guerre auxquelles
cette main-d'œuvre est à l'origine destinée 55.

Ainsi, l’État est devenu capable d’importer la main-d'œuvre collectivement, mais


aussi de la gérer spatialement de manière assez fine. Une fois recrutés, ces hommes sont
acheminés en France par l’autorité militaire vers les dépôts (dépôt de Marseille ou
« dépôts-frontières »), d’où ils sont prélevés pour être redistribués sur l’ensemble du
territoire. A leur arrivée, en effet, les travailleurs doivent séjourner au moins 24 heures
dans un dépôt : Marseille pour les Chinois et les Grecs, Perpignan pour les Espagnols,
Bayonne pour les Portugais. Ils y subissent une visite médicale ainsi que la désinfection
des habits. Dans ces dépôts, dans les usines mais aussi dans les cantonnements où
coloniaux et Chinois sont astreints à résider, interviennent des « contrôleurs-
interprètes » aux attributions étendues (contrôle du travail, des conditions de vie,
surveillance, propagande). Les agents du SOTC sont souvent des sous-officiers de
l’armée d’Afrique ou de la Coloniale, pour des raisons pratiques : connaissance des
langues, us et coutumes des travailleurs coloniaux, manque d'hommes sur le territoire
français... La militarisation de la main-d'œuvre est un signe majeur de l’emprise étatique
sur l’immigration, point qu’il nous semble intéressant d’analyser de manière plus
approfondie.
Pendant la guerre, l’État est également financeur (il prend notamment à ses frais le
recrutement et le transport des ouvriers coloniaux et chinois), organisateur et
gestionnaire (il va jusqu’à placer la main-d'œuvre, il inaugure des formes de
collaboration nouvelles avec les entreprises privées, impose un contrat type, organise de
très nombreuses missions de contrôle…). Il développe également sa nature d’État
prévoyant. Ainsi, en octobre 1917, le Chef du Service Central d’Exploitation des Ports
maritimes s’inquiète déjà de l’après-guerre lorsqu’il évoque « la crise qui ne manquera
pas de produire dans la main-d'œuvre à la fin des hostilités (due au départ des
prisonniers en particulier) puisque, suivant les probabilités, la main-d'œuvre chinoise
Enfin, il nous semble que l’État a joué un rôle majeur dans l’ethnicisation et la
racialisation de l’immigration. Dans une part qu’il conviendra de déterminer, certaines
pratiques étatiques paraissent avoir anticipé certaines formes et attitudes de rejet par les
populations françaises. C’est le cas de formes de relégation spatiale et d’enfermement
qui doublent des modes d’assignation raciale au travail. Il faudrait analyser par ailleurs
de plus près les pressions exercées par les autorités militaires et civiles sur les femmes
françaises comme sur les travailleurs coloniaux et chinois pour prévenir et empêcher les
unions « inter-raciales » et éviter ainsi le casse-tête du métissage56. La question du corps

54
AN 94AP134 et 94AP120 (Note de Lucien Weil à Albert Thomas , 2 novembre 1915).
55
Rapport Salles, 5 mars 1916, AN 94AP135; voir aussi le Rapport fait à la Commission sénatoriale de
l'armée sur le recrutement et l'emploi de la main d'œuvre indigène, coloniale et étrangère, par Henry
Béranger (avril 1916), AN 94AP57.
56
Voir par exemple Archives Nationales d’Outre-Mer, Slotfom série 12 carton 1. La dimension sexuelle
du racisme est soulignée par Mae Ngai dans son étude sur les violences entre Américains blancs et
Philippins en Californie, « Du sujet colonial à l’étranger indésirable. La migration philippine entre
exclusion et rapatriement (1920-1940) », dans Patrick Weil et Stéphane Dufoix (dir), L’esclavage, la
! *(!

et de la corporéité du colonial et de l’étranger57 – à la fois désirables et indésirables –


prend ainsi une dimension nouvelle, que peuvent éclairer de récents travaux comme
ceux d’Ann Laura Stoler sur les Indes néerlandaises 58 bien qu’ils ne concernent
toutefois qu’à la marge la Grande Guerre.
Enfin, reste une question essentielle, très peu abordée jusqu’à présent : face à
l’État et aux multiples contraintes quelles furent les attitudes et les réactions des
migrants eux-mêmes ?

LES MIGRANTS ET LEUR EXPERIENCE MIGRATOIRE


De Georges Balandier à Jean-Loup Amselle, nombreux sont ceux qui ont souligné
combien la situation coloniale ne peut se résumer à une simple et univoque relation
entre dominant et dominé, mais qu’elle autorise des formes de négociation ou de
réappropriation des catégories imposées. En somme, il y a toujours du jeu dans les
processus d’assignation imposés par le pouvoir colonial. De leur côté, les historiens de
l’immigration ont montré que la migration ne se réduit pas à un processus subi, à une
rupture et à un déracinement qui seraient des préalables à une acculturation plus ou
moins traumatisante ; les migrants se meuvent avec leur histoire et leur culture. Histoire
coloniale comme histoire de l’immigration ont ainsi restitué aux individus une capacité
à s’organiser, une volonté propre se manifestant notamment dans le cadre de réseaux.
C’est cette agency que nous souhaiterions également analyser : comment les travailleurs
coloniaux, chinois et étrangers ont-ils vécu leur séjour en France ? Quelles ont été les
formes de résistance opposées aux diverses formes de domination ou d’assujettissement
que nous avons rapidement évoquées ? Peut-on en outre, dans le cadre d’une histoire
connectée et à parts (presque) égales, avoir une idée plus précise des effets sur les
sociétés de départ des recrutements massifs et amorcer une comparaison de ces effets ?
*

La Grande guerre, en raison du renforcement soudain des pouvoirs de l’État,


donne à ce dernier, dans la continuité de pratiques administratives et policières
élaborées depuis quelques décennies, des moyens accrus pour imposer des opérations de

colonisation, et après…, PUF, 2005, p.357-385. Sur le problème du métissage, mais essentiellement en
situation coloniale, Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre
sujétion et citoyenneté, La Découverte, 2007. Il faudrait approfondir l’enquête de Jean-Yves Le Naour qui
évoque très rapidement cette question des contacts sexuels entre les femmes françaises et les soldats ou
les travailleurs coloniaux, cf. Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs
sexuelles des Français (1914-1918), Aubier, 2002, p.260-276.
57
C’est un point sur lequel nous avons amorcé notre réflexion à l’occasion d’une communication faite
dans un séminaire de recherche à Aix-en-Provence : « Le corps de l’étranger. Réflexions à partir du cas
des travailleurs chinois en France pendant la Première Guerre mondiale », Séminaire « Le corps régulé »
organisé par Anne Carol et Isabelle Renaudet, UMR-Telemme, Aix-en-Provence, 18 avril 2012.
58
Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, University of
California Press, 2002 (réed.2010). Voir aussi Tony Ballentyne & Antoinette Burton (ed.), Bodies in
contact. Rethinking Colonial Encounters in World History, Duke University Press, 2005 ou encore Elisa
Camiscioli, Reproducing the French Race : Immigration, Intimacy, and Embodiment in the Early
Twentieth Century, Durham, N.C., and London, Duke University Press, 2009.
! *)!

« tri » et de hiérarchisation parmi les populations vivant sur le territoire français. Nous
souhaitons dès lors analyser comment elle redéfinit les catégories par lesquelles les
Autres – étrangers et coloniaux en l’occurrence – sont saisis. Après la guerre, les
ressortissants des puissances de l’Axe restent marqués par leur statut d’ennemi au point
qu’il n’est plus souhaitable qu’ils foulent le sol français. Les travailleurs venus des
colonies sont quant à eux appréhendés par le prisme de la race, hiérarchisés en fonction
d’aptitudes physiques et intellectuelles corrélées à leur appartenance raciale. Notre
hypothèse est donc que la guerre marque la naissance des indésirables, motif majeur de
la xénophobie et du racisme de l’entre-deux-guerres. Occasion d’un immense brassage
de populations et de cultures du monde entier, elle a constitué un moment clé dans la
redéfinition de l’Autre proche et acceptable (le « Blanc », ressortissant d’un pays ami ou
neutre, préférablement européen) et de l’Autre lointain (le plus souvent colonial et donc
racialisé, inassimilable et par conséquent indésirable).

Vous aimerez peut-être aussi