3.poésie Courtoise La Chanson de L'alouette

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La poésie courtoise

BERNARD DE VENTADOUR (2e moitié du XIIe


siècle)
Bernard de Ventadour est peut-être le troubadour le plus connu et le plus
apprécié, car ses œuvres paraissent empreintes d'une sincérité qui manque
souvent dans les constructions formelles de ses collègues et qui touche
davantage le lecteur moderne. Même s'il s'agit sans doute d'une « illusion
d'optique », sa maîtrise des ressources formelles de l'ancien provençal fait de lui, de plein droit, un des
grands maîtres de la lyrique médiévale.

Qan vei la lauzeta mover...

La chanson de /Alouette, la plus connue de ses œuvres, a suscité de nombreux


commentaires qui n'ont jamais réussi à déterminer s'il s'agit vraiment, comme on le
croyait même au Moyen Age, d'un texte à clés mettant en scène Aliénor
d'Aquitaine, patronne » du troubadour, reine de France (puis d'Angleterre), et responsable de l'introduction
de la culture courtoise méridionale dans la France du Nord.

1
1 Quand je vois l'alouette mouvoir
De joie ses ailes dans un rayon (de soleil),
Si bien qu'elle s'oublie et se laisse choir1
A cause de la douceur qui l'envahit
5 Las, j'ai si grande envie de ceux
Que je vois joyeux,
Je m'émerveille que sur le champ
Mon cœur ne fonde en moi de désir.

Hé ! Las ! Je croyais tant savoir


10 D'amour, et j'en sais si peu !
Car je ne peux m'empêcher d'aimer
Celle dont je n'aurai jamais aucun profit.
Elle m'a pris mon cœur, et elle m'a pris à moi,
Et elle avec moi et tout le monde ;
15 Et en prenant tout, elle ne me laisse rien
Sauf désir et cœur brûlant.

Je n'ai plus eu de pouvoir sur moi,


Et je ne fus plus à moi dès l'heure
Qu'elle me laissa regarder en ses yeux,
20 En un miroir qui me plaît beaucoup.
Miroir, depuis que je me suis miré2 en toi,
Les soupirs profonds m'ont tué.
Et je me perdis comme se perdit
Le beau Narcisse en la fontaine3.
25 Je désespère de toutes les dames,
Et jamais je ne m'y fierai ;

1
Elle se laisse tomber
2
Se regarder, se contempler.
3
Narcisse, rebelle à l'amour, fut puni par le dieu Éros : il tomba amoureux de sa propre image, aperçue dans une fontaine, et
mourut de langueur auprès de la fontaine, incapable de se détacher de son inaccessible reflet. Le mythe de Narcisse est l'un des
plus importants pour l'imaginaire médiéval.
2
Autant j'avais l'habitude de les défendre,
Autant je les attaquerai :
Quand je vois qu'aucune ne m'en tient gré
30 Auprès de celle qui me détruit et me tue,

Je les crains toutes et m'en défie4


Car je sais bien qu'elles sont toutes pareilles5.
En cela ma Dame se montre bien
Femme, ce que je lui reproche,
Car elle ne veut ce qu'on doit vouloir
35 Et ce qu'on lui défend, elle le fait.
Je suis tombé en male merci,
Et j'ai agi comme le fou sur le pont ;
Et je sais bien pour quoi cela m'est arrivé :
Car j'ai voulu m'attaquer à une pente trop rude.

40 Merci est perdue, pour vrai,


Et je ne le savais pas jusqu'alors,
Car celle qui devrait le plus en avoir
N'en a point ; où donc la chercherai-je ?
Ah ! Comme elle semble mal, à qui la voit,
45 Capable de laisser mourir, sans jamais l'aider,
Ce pauvre plein de désir,
Qui jamais sans elle n'aura de bien !

Puisqu'auprès de mon seigneur n'ont de valeur


Ni prières ni merci ni les droits que j'ai
50 Et puisqu'il ne lui plaît pas que je l'aime,
Je ne le lui dirai jamais plus.

4
Avoir peu de confiance en; être, se mettre en garde contre.
5
De manière caractéristique, la courtoisie se trouve alliée dans cette pièce à l'intense et très répandue misogynie médiévale.
3
C'est ici que je me sépare d'amour et que j'y renonce :
Elle6 m'a voulu mort et mort je lui réponds,
Et je m'en vais, puisqu'elle ne me retient,
55 Malheureux que je suis, exilé, je ne sais où.

Tristan7, vous n'aurez plus rien de moi,


Car je m'en vais, malheureux, je ne sais où :
Je renonce à chanter, je renie le chant,
Et je me cache loin d'amour et de joie.

Bernard DE VENTADOUR, Quand je vois l'alouette mouvoir...,


Traduction d'Anne Berthelot

1. Dégagez l'enchaînement des différentes strophes, et les changements de ton de l'une à l'autre.
2. Étudiez la structure de la chanson ; dégagez en particulier les reprises de termes et les parallélismes dans
chaque strophe.
3. En quoi la tornada constitue-t-elle une rupture par rapport à ce qui précède ?
4. Quel est l'effet produit par l'image qui ouvre la chanson ? En quoi est-elle particulièrement appropriée ?
5. Quels sont les éléments de la « fin'amor » qui apparaissent dans cette pièce ?
6. Comment le mythe de Narcisse vient-il enrichir la chanson courtoise ?
7. Comment le respect de la dame qui domine la courtoisie est-il associé à un très vieux fonds misogyne ?
8. Quelle équivalence fondamentale est établie au cours de la pièce ?

ANALYSE DU TEXTE

6
Amour est féminin en ancien provençal comme en ancien français.
7
« Tristan » peut être ici le senhal de la dame, ou le pseudonyme par lequel Bernard désigne son «jongleur », c'est-à-dire celui
qui est chargé de chanter les productions du troubadour devant sa dame.
4
L'enchaînement des strophes et la structure de la chanson
Cette longue cansô de Bernard de Ventadour est en fait l'un des poèmes les plus connus de la
lyrique occitane, renommée bien méritée à cause de sa beauté. La longueur même du texte permet à
toutes les nuances de sentiments de la poésie courtoise de s'y manifester, de strophe en strophe, sans
jamais de rupture, en une sorte de chatoiement (nuance) infiniment travaillé des images et des figures.
La première strophe, qui s'ouvre comme il se doit par une image, a une tonalité joyeuse, comme
l'alouette qu'elle décrit, en dépit de la mélancolie du « je » lyrique. Cette mélancolie s'explique dans la
strophe suivante, où le poète révèle sa situation misérable d'amant non aimé, dont la dévotion8 ne sera
jamais payée de retour.

Hé ! Las ! Je croyais tant savoir


D'amour, et j'en sais si peu !
Car je ne peux m'empêcher d'aimer
Celle dont je n'aurai jamais aucun profit.
Elle m'a pris mon cœur, et elle m'a pris à moi,
Et elle avec moi et tout le monde ;
Et en prenant tout, elle ne me laisse rien
Sauf désir et cœur brûlant.

La troisième strophe prolonge les derniers vers de la


seconde, décrivant les symptômes de ce mal foudroyant qu'est
l'amour, et exploitant au passage l'image très connue de la
fontaine de Narcisse à quoi sont comparés les yeux de la dame.

Et je ne fus plus à moi dès l'heure


Qu'elle me laissa regarder en ses yeux,
En un miroir qui me plaît beaucoup.
Miroir, depuis que je me suis miré9 en toi,
Les soupirs profonds m'ont tué.
Et je me perdis comme se perdit
Le beau Narcisse en la fontaine10.

8
L’adoration, la vénération.
9
Se regarder, se contempler.
10
Narcisse, rebelle à l'amour, fut puni par le dieu Éros : il tomba amoureux de sa propre image, aperçue dans une fontaine, et
mourut de langueur auprès de la fontaine, incapable de se détacher de son inaccessible reflet. Le mythe de Narcisse est l'un des
plus importants pour l'imaginaire médiéval.
5
Narcisse est le symbole de l'amour de soi. En plus d'être un personnage mythique, la narcisse est également
une fleur.
Dans la mythologie grecque
Selon le mythe grec, le devin Tirésias avait prédit à Liriopé (la mère de Narcisse) que son fils vivra très vieux,
à condition qu'il ne se regarde jamais. Mais le jeune Narcisse, désespéré de ne pas pouvoir saisir sa propre
image, finit par contempler son reflet sur l'eau d’une fontaine. Il tomba alors éperdument amoureux de son
image et ne cessa de la contempler. Ainsi, il finit par mourir au bord de la fontaine.

Le ton du poème s'assombrit encore dans la quatrième et la cinquième strophe, où le désespoir du


poète se traduit en imprécations11 misogynes adressées à toutes les femmes, à cause de la faute d'une
seule.
Je les crains toutes et m'en défie12
Car je sais bien qu'elles sont toutes pareilles13.

Cette réflexion amère aboutit au cri désolé qui ouvre la sixième strophe: «Merci est perdue! », et
jamais le poète n'aura ce qu'il désire.
La septième strophe constitue une rupture avec ce qui précède: le ton se durcit, et le poète
annonce qu'il renonce à l'amour et à la poésie (qui ne font qu'un du point de vue des troubadours),
puisque sa dame ne désire qu'une chose, sa mort.

Puisqu'auprès de mon seigneur n'ont de valeur


Ni prières ni merci ni les droits que j'ai
Et puisqu'il ne lui plaît pas que je l'aime,
Je ne le lui dirai jamais plus.
C'est ici que je me sépare d'amour et que j'y renonce :
Elle14 m'a voulu mort et mort je lui réponds,
Et je m'en vais, puisqu'elle ne me retient,
Malheureux que je suis, exilé, je ne sais où.

Dans de telles conditions, la tornada, c'est-à-dire la demi-strophe qui clôt le poème et contient en
général l'adresse au destinataire, ou au messager chargé de transmettre le poème, ne peut que reprendre
sur un autre ton cette énième résolution, et constitue un adieu au monde en la personne du jongleur,
l'affirmation que cette chanson est le testament lyrique d'un «je» désormais condamné au silence
Tristan15, vous n'aurez plus rien de moi,
11
Souhaits de malheur contre qqn
12
Avoir peu de confiance en; être, se mettre en garde contre.
13
De manière caractéristique, la courtoisie se trouve alliée dans cette pièce à l'intense et très répandue misogynie médiévale.
14
Amour est féminin en ancien provençal comme en ancien français.
15
« Tristan » peut être ici le senhal de la dame, ou le pseudonyme par lequel Bernard désigne son «jongleur », c'est-à-dire celui
6
Car je m'en vais, malheureux, je ne sais où :
Je renonce à chanter, je renie le chant,
Et je me cache loin d'amour et de joie.

Cette progression de strophe en strophe est appuyée et confortée par tout un système de reprises
et d'échos à l'intérieur des strophes elles-mêmes.

La tornada, une rupture


La tornada, qui correspond à peu près à l'«envoi» des ballades plus tardives, est la strophe dans
laquelle le poète « envoie » précisément son poème à son destinataire, c'est-à-dire le plus souvent à sa
dame. Il n'est pas rare que des chansons soient adressées à un jongleur, compagnon et ami du
troubadour qui joue le rôle de messager et est seul au courant des amours de son maître. De cette
manière, la contradiction interne entre l'obligation du secret qui est un des principes de base de la
«fin'amor» et la nécessité pour le poète de chanter son amour est résolue. Mais ici, alors que le corps de la
chanson n'est assigné à aucun destinataire particulier, la tornada constitue une rupture brutale,
puisqu'elle annonce la fin de tous les chants, et que le poète, exilé — au moins métaphoriquement — par
sa dame va disparaître. Pour mieux illustrer son propos, d'ailleurs il choisit comme senhal (de la dame
cruelle? de son jongleur? on ne sait pas, les deux hypothèses sont également acceptables) le nom de
«Tristan », le plus fameux héros de la légende arthurienne, et celui que l'amour tourmente jusqu'à la
mort.

Thèmes et motifs courtois


L'image qui ouvre le poème.
Elle est spécialement glorieuse, et constitue une métaphore heureuse de l'enthousiasme poétique aussi
bien que la joie d'amour. L'usage de l'oiseau dans les strophes d'ouverture n'est pas rare, mais l'alouette,
réputée monter tout droit vers le soleil et se pâmer d'allégresse une fois parvenue à son zénith, présente
une richesse symbolique plus considérable encore, mais aussi plus difficile à interpréter. Les
commentateurs du XIIIe siècle ont imaginé un scénario extrêmement compliqué pour justifier l'usage de
cette image, dont il convient plutôt d'apprécier la beauté et la «convenance» au thème d'ensemble de la
chanson.

qui est chargé de chanter les productions du troubadour devant sa dame.


7
Les éléments de la «fin'amor».
Mise à part cette ouverture que l'on peut considérer comme une variation sur le motif classique de la
«reverdie», ce poème présente un tableau à peu près complet de la relation courtoise telle que la conçoit
le code de la «fin'amor»: la dame aimée, dont l'identité demeure secrète, est parée de toutes les qualités,
et au premier chef d'une beauté parfaite. Le poète entièrement enchaîné par l'amour, qui lui a été
communiqué par ses yeux dont le regard a rencontré celui de la dame, est entièrement au service de celle-
ci, et prêt à lui obéir en tout, bien qu'il sache qu'il n'obtiendra rien d'elle en échange , car c'est presque
une loi que les dames courtoises se montrent impitoyables. L'énoncé de la contradiction — ma Dame est
parfaite, et pourtant elle est sans merci — est également classique, ainsi que le lien entre l'amour et le
chant, sur lequel on reviendra.

 Le mythe de Narcisse.
Il n'a pas a priori de rapport immédiat avec l'idéologie courtoise. Tout au plus peut-on l'utiliser comme un
avertissement, ou un exempledémontrant la force de l'amour. Mais comme on le verra à propos du
Roman de la Rose, le thème de la fontaine de Narcisse devient un des topoï 16 de la courtoisie, parce qu'il
pose le problème du regard. Selon Andreas Capellanus, l'amour naît de la contemplation de la beauté, à
tel point que les aveugles ne sauraient aimer vraiment. Narcisse, rebelle à l'amour, a trouvé la mort dans la
fontaine où il a contemplé son reflet et s'est épris d'une ombre.
Chaque amant courtois est appelé à reproduire d'une manière détournée le parcours initiatique de
Narcisse, et à se perdre dans le miroir que constituent les yeux de la dame, qui loin de refléter leur image
les dépouillant de tout le monde pour ne plus leur laisser que le désir vain d'un regard réciproque,
inaccessible.

 Respect de la dame et misogynie.


La dame est la domna, la domina latine dont le moindre désir est tout-puissant pour le poète-amant; les
décisions les plus arbitraires de sa part équivalent à autant d'ordres que le poète ne saurait refuser
d'exécuter. En théorie du moins, l'amant courtois ne peut même pas protester contre l'injustice dont il est
sempiternellement victime; en pratique, cette soumission aux caprices de la dame s'accompagne d'un

16
Une figure, une image.
8
retour du refoulé, c'est-à-dire en l'occurence de la crainte et du mépris éprouvés par la société médiévale
masculine à l'égard des femmes. La femme est invariablement injuste et capricieuse, et elle ne sait pas
distinguer le bien du mal — pire, elle choisit délibérément le mal; la preuve, c'est qu'elle ne sait pas
reconnaître la valeur du poète en lui accordant son amour !

 Une équivalence fondamentale.


Tout au long de la cansô, une équivalence apparaît qui est en effet le fondement de la poétique des
troubadours, et de leur érotique: aimer égale chanter; celui qui aime chante son amour; celui qui aime sans
être aimé, que sa dame rejette, et dont elle rejette les chants, n'a plus les moyens d'exister, ni même de
continuer à aimer; il est littéralement anéanti, et n'a plus qu'à partir en exil, sinon physiquement, du moins
métaphoriquement, c'est-à-dire qu'il ne lui reste plus qu'à se taire: et le reste est silence, ce qui signifie la
mort, les mille morts de l'amant étant soudain résumées en une seule, définitive et radicale, puisqu'elle
supprime jusqu'à la possibilité de l'amour et de la vie.

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