Canguilhem. Histoire Des Sciences Et Politique Du Vivant

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et politique du vivant
Histoire des sciences
Canguilhem
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Collection dirigée par Yves Charles Zarka
DÉBATS PHILOSOPHIQUES
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et politique du vivant
Histoire des sciences

Presses Universitaires de France


Jean-François Braunstein

Canguilhem
COORDONNÉ PAR
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LISTE DES AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN
FRANÇOIS DAGOGNET
CLAUDE DEBRU
FRANÇOIS DELAPORTE
IAN HACKING
DOMINIQUE LECOURT
ARILD UTAKER

ISBN 978-2-13-056034-0
Dépôt légal — 1re édition : 2007, décembre
© Presses Universitaires de France, 2007
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Sommaire

Jean-François Braunstein – Présentation 9


François Dagognet – Pourquoi la maladie et le
réflexe dans la philosophie biomédicale de
Canguilhem ? 17
Dominique Lecourt – Georges Canguilhem, le phi-
losophe 27
Claude Debru – L’engagement philosophique dans
le champ de la médecine : Georges Can-
guillhem aujourd’hui 45
Jean-François Braunstein – Psychologie et milieu.
Éthique et histoire des sciences chez Georges
Canguilhem 63
François Delaporte – Foucault, Canguilhem et les
monstres 91
Ian Hacking – Canguilhem parmi les cyborgs 113
Arild Utaker – Canguilhem et Wittgenstein : une
rencontre autour de « Le cerveau et la pensée » 143

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Présentation
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

Le regard que l’on porte aujourd’hui sur l’œuvre de


Georges Canguilhem a sans doute changé. Passé le temps
des hommages est venu celui de « travailler avec » ou « à la
suite » de Georges Canguilhem. Un recueil et deux collo-
ques récents ont illustré cette nouvelle orientation des tra-
vaux inspirés de l’œuvre de Canguilhem1. Ce changement
d’accentuation est sans doute dû aussi à la publication,
pour l’instant surtout à l’étranger, de textes souvent peu
connus de Georges Canguilhem, comme ses premiers arti-
cles sur la technique ou sa brochure, écrite pour le Comité
de vigilance des intellectuels antifascistes : Le fascisme et les
paysans2. Notre perception sera sans doute aussi largement

1. Les colloques sont ceux qui ont été organisés en décembre 2004 à
l’Université de Paris VII par Dominique Lecourt sur le sujet « “Qu’est-ce
que la psychologie ?” aujourd’hui » et en juin 2005 au Collège de France
par Anne Fagot-Largeault, Claude Debru et Michel Morange autour de
« Philosophie et médecine. En hommage à Georges Canguilhem ». Le
volume est celui qui a été édité par Cornelius Borck, Volker Hess et Hen-
ning Schmidgen, Maß und Eigensinn. Studien im Anschluß an Georges Canguil-
hem, Munich, Wilhelm Fink, 2005.
2. Georges Canguilhem, Il fascismo e i contadini, Bologne, Il Mulino,
2006 ; id., Wissenschaft, Technik, Leben. Beiträge zur historischen Epistemologie,
Berlin, Merve, 2007.

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Jean-François Braunstein

modifiée par l’édition française à venir des Œuvres complè-


tes, qui permettra de mieux prendre en compte l’ensemble
de l’œuvre publiée de Georges Canguilhem, y compris
celle du « Canguilhem avant Canguilhem »1.
L’œuvre de Canguilhem est désormais, de plus en plus,
étudiée pour elle-même. Canguilhem n’est plus seulement
considéré comme le disciple de Gaston Bachelard et le
maître de Michel Foucault, même si c’est en soi considé-
rable. Les lecteurs actuels de Canguilhem sont de plus en
plus sensibles à la tonalité propre de son œuvre : ils com-
prennent bien qu’il ne s’agissait pour lui ni de construire
un système classique de philosophie, ni de produire une
œuvre de pur historien des sciences. On peut espérer que
sera épargné à Canguilhem le sort que certains réservent
aujourd’hui à Foucault, qui font de lui un « philosophe » au
sens traditionnel, auteur d’un « système de philosophie »
comme les autres. On peut souhaiter aussi que Canguilhem
ne soit jamais considéré comme un historien « profession-
nel » des sciences, dans la mesure où ce « professionna-
lisme » pourrait bien n’être que l’autre nom d’une
approche purement anecdotique ou non conceptuelle de
l’histoire des sciences. Le présent volume vise à donner un
aperçu de ces nouvelles lectures de Canguilhem.
Le premier point, sur lequel insistent François Dago-
gnet et Dominique Lecourt, est celui de l’impulsion phi-
losophique, qui fut à l’origine de l’œuvre de Canguilhem.
Ses réflexions sur la « philosophie heuristique de la créati-
vité », évoquées par François Dagognet, rappellent que
Canguilhem ne fut pas loin d’être, un bref instant, tenté
par la métaphysique. Il écrivait en effet, dans un article de
jeunesse : « La forme d’expérience qui spirituellement

1. Voir Jean-François Braunstein, « Canguilhem avant Canguilhem »,


Revue d’histoire des sciences, 53, 1, janvier-mars 2000.

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Présentation

nous importe le plus » est « l’expérience de la production


ou de la création »1. François Dagognet montre que la vie
est toujours comprise par Canguilhem comme créativité,
même dans les régions où elle semble « s’abaisser et se
perdre », en particulier celles du réflexe et de la patho-
logie. Dominique Lecourt retrouve les raisons du
« choix » de la médecine par Canguilhem dans sa forma-
tion philosophique, d’Alain à Lagneau, qui lui fait com-
prendre la médecine comme un « art » qui « a pour objet
l’individu humain, dans la singularité de son être de
sujet », de la même manière que la philosophie a pour
tâche « la compréhension et la libération de l’individu ».
Le second point est la dimension politique, au sens
large, ou éthique, de l’œuvre de Canguilhem que souli-
gnent Claude Debru et Jean-François Braunstein. L’étude
de Claude Debru met l’accent sur un élément essentiel,
mais souvent négligé, de l’œuvre classique qu’est Le normal
et le pathologique : elle a été écrite en 1943 et c’est effective-
ment « le lien de la médecine et de la Résistance (...) qui a
donné lieu à ce chef-d’œuvre ». Claude Debru souligne
combien la conception canguilhemienne de la médecine
comme technique impose à celle-ci des « obligations »,
une éthique. Il démontre que, tout en défendant la ratio-
nalité de la médecine, Canguilhem « plaide pour une réin-
troduction de la subjectivité du malade dans la perspective
du médecin ». Jean-François Braunstein note que la cri-
tique véhémente de la psychologie trouve ses origines
dans le refus très ancien d’une conception déterministe du
milieu, celle de Taine et de Barrès, dont Canguilhem rap-

1. Georges Canguilhem, « Activité technique et création », Communica-


tions et discussions. Société toulousaine de philosophie, IIe série, 1938, p. 82.
Canguilhem souligne qu’il a voulu donner à cet article « un caractère expli-
citement métaphysique » (p. 86 n.).

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Jean-François Braunstein

pelle avec indignation qu’il a souhaité, au moment de l’af-


faire Dreyfus, une « justice moins métaphysique et plus
accommodée aux exigences prétendues de la race, du
milieu et du moment »1. Dans ses études ultérieures d’his-
toire des sciences sur la notion de milieu, Canguilhem
démontrera que cette conception mécaniste du milieu
était non seulement injuste, mais fausse. Les critiques de la
psychologie, du début à la fin de son œuvre, ont toutes
une portée éthique.
En même temps, et c’est là un trait marquant de son
œuvre, Canguilhem ne traite que très fugitivement de
philosophie ou d’éthique. Si celles-ci sont présentes dans
ses écrits, ce n’est que d’une manière discrète, qui fait
qu’on a pu quelquefois ne pas y prêter suffisamment atten-
tion. Canguilhem n’aime pas les philosophes grandilo-
quents : « Le philosophe n’a pas à exhorter, à convertir, pas
même à moraliser. »2 Dans les rares passages où il s’exprime
sur ce qu’est la philosophie, il présente, de manière très
elliptique, la « valeur philosophique » comme « l’idée d’un
tout où chacune des valeurs serait à sa place relativement
aux autres »3, comme « le lieu où la vérité de la science se
confronte avec d’autres valeurs, telles que les valeurs esthé-
tiques ou les valeurs éthiques »4. Cette pluralité des valeurs
1. Id., Discours prononcé par G. Canguilhem à la distribution des prix du lycée
de Charleville le 12 juillet 1930, republié sous le titre de « Discours de Char-
leville » dans les Cahiers philosophiques, no 69, décembre 1996, p. 89.
2. Id., « La signification de l’enseignement de la philosophie », in Col-
lectif, L’enseignement de la philosophie. Une enquête internationale de l’Unesco,
Paris, Unesco, 1953, p. 22.
3. Id., « Philosophie et science. Entretien avec Alain Badiou », émission
de la Radio-Télévision scolaire (1965), retranscrite dans les Cahiers philoso-
phiques, hors-série, juin 1993, p. 28-29.
4. Id., « Philosophie et vérité. Entretien avec Alain Badiou, Dina Drey-
fus, Michel Foucault, Jean Hyppolite, Paul Ricœur », émission de la
Radio-Télévision scolaire (1965), retranscrite dans les Cahiers philosophiques,
hors-série, juin 1993, p. 86.

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Présentation

n’implique cependant pas une « guerre des dieux », à la


manière de Weber, mais bien plutôt une tolérance
mutuelle : la philosophie fonde une « tolérance authen-
tique qui est l’acceptation réfléchie d’un “pluralisme cohé-
rent des valeurs” »1. Plus profondément encore, comme le
remarque Dominique Lecourt, la philosophie comme,
aussi, l’ « anthropologie » à laquelle Canguilhem fait sou-
vent allusion, font référence à des concepts « populaires » :
« Il me semble qu’il y a un côté fondamentalement naïf, je
dirai même populaire, de la philosophie (...) et peut-être
qu’une grande philosophie, c’est une philosophie qui a
laissé dans le langage populaire un objectif. »2
Quant à l’éthique, il est certain que Canguilhem n’est
pas un donneur de leçons de morale. Il est très sévère
avec ces philosophes qui se présentent comme des mora-
listes : « D’ordinaire, pour un philosophe, entreprendre
d’écrire une morale, c’est se préparer à mourir dans son
lit. »3 Condition aggravante, cette critique acerbe est faite
dans un article d’hommage à son ami Jean Cavaillès, dont
la vie et la mort ont au contraire montré ce que peut être
« l’impératif pur et simple, sans mélange » de la Résis-
tance4. Canguilhem ne parle cependant jamais de sa
propre action dans la Résistance, si ce n’est à travers ses
textes d’hommage à Cavaillès, où il remarque simple-
ment que « parler de lui ne va pas sans quelque honte,
puisque, si on lui survit, c’est qu’on a fait moins que
lui »5. Philosopher sans grandiloquence, résister sans
phrases, là est la grandeur de Canguilhem.

1. Id., La signification de l’enseignement philosophique, p. 25.


2. Id., « Philosophie et vérité », Cahiers philosophiques, p. 93.
3. Id., Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet, P. Laleure, 1976, p. 33.
4. Ibid., p. 35.
5. Ibid., p. 38.

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Jean-François Braunstein

Il est possible de penser que ces deux dimensions, philo-


sophique et politique, sont au cœur non seulement de la
pensée de Canguilhem, mais aussi de cette histoire des
sciences « à la française » qu’il a contribué à constituer. En
ce sens, l’œuvre de Canguilhem est véritablement centrale
et permet de mieux mettre en lumière certains traits des
auteurs dont il est justement rapproché. Ce n’est pas sans
raison que Canguilhem a défini le « style français » en his-
toire des sciences, qu’il fait remonter à Auguste Comte,
comme « une conception philosophique de l’histoire des
sciences »1. S’il a également contribué à organiser la triade
Bachelard-Canguilhem-Foucault, c’est pour une bonne
part autour de cette conception philosophique et politique
de l’histoire des sciences2. Canguilhem a souvent salué
dans son maître Bachelard un véritable « philosophe »3 et il
appréciait que Foucault ait su, dans l’Histoire de la folie,
« déchirer l’enveloppe sous laquelle une technique de nor-
malisation se présentait comme un savoir »4. Philosophie,

1. Id., « La philosophie biologique d’Auguste Comte et son influence


en France au XIXe siècle », Études d’histoire et de philosophie des sciences (1968),
Paris, Vrin, 1994, p. 63.
2. Les lecteurs étrangers parlent volontiers du « french network » ou du
« french debate » en histoire des sciences. Voir Gary Gutting, « Continental
philosophy and the history of science », in R. C. Olby, G. N. Cantor,
J. R. Christie, J. R., M. J. Hodge (eds), Companion to the History of Modern
Science, New York, Routledge, 1990, et Pietro Redondi, P. V. Pillai, The
History of Sciences : The French Debate, Delhi, Sangam Books, 1988. Cf. aussi
Dominique Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguil-
hem, Foucault), Paris, Maspéro, 1972, et Jean-François Braunstein, « Bache-
lard, Canguilhem, Foucault. Le “style français” en épistémologie », in
Pierre Wagner (dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002.
3. Voir notamment sa dédicace de La formation du concept de réflexe
aux XVIIe et XVIIIe siècles : « À M. Gaston Bachelard, philosophe. À Charles
Kayser, physiologiste, en témoignage de grande reconnaissance. »
4. Georges Canguilhem, « Sur l’Histoire de la folie en tant qu’événe-
ment », Le Débat, 41, septembre-novembre 1986.

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Présentation

d’un côté, politique, de l’autre, sont au cœur de l’histoire


des sciences telle que la pratiquait Canguilhem.
Il est également possible de montrer, comme le fait
François Delaporte dans son article, combien, en retour,
l’influence philosophique de Canguilhem s’exerce, sans
doute plus que lui-même ne le pense, sur l’œuvre de
Foucault. Dans la succession des épistémès même s’opère
un jugement, qui exclut toute interprétation relativiste de
l’archéologie foucaldienne. Alors que Canguilhem sem-
blait en douter, puisqu’il objectait à Foucault, dans son
compte rendu des Mots et les choses, qu’il n’est pas possible
de « penser un savoir théorique (...) dans la spécificité de
son concept sans référence à quelque norme »1, François
Delaporte démontre qu’il n’en est rien et que Foucault
fait lui aussi référence à des normes, à travers l’usage de la
notion de « monstres », vrais ou faux. Canguilhem et
Foucault ont bien tous les deux « une même exigence
d’ordre philosophique ».
C’est sans doute en raison de cette double dimension,
philosophique et politique, que l’épistémologie historique
connaît aujourd’hui un renouveau d’intérêt à l’étranger et
que des auteurs comme Ian Hacking, Lorraine Daston ou
Hans-Jörg Rheinberger retrouvent naturellement cette
appellation pour désigner leurs propres recherches2. Dans

1. Id., « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique,


XXIV, 242, juillet 1967, p. 612.
2. Voir Ian Hacking, « Historical meta-epistemology », in Wolfgang
Carl, Lorraine Daston (éd.), Wahrheit und Geschichte. Ein Kolloquium zu
Ehren des 60. Geburtstages von Lorenz Krüger, Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 1999 ; Lorraine Daston, « Une histoire de l’objectivité scienti-
fique », in Roger Guesnerie, François Hartog, Des sciences et des techniques.
Un débat, Paris, EHESS, 1998 ; Hans-Jörg Rheinberger, « Reassessing the
historical epistemology of Georges Canguilhem », in Gary Gutting (ed.),
Continental Philosophy of Science, Oxford, Blackwell, 2005.

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Jean-François Braunstein

leurs contributions au présent volume, Ian Hacking et


Arild Utaker donnent des exemples de l’usage qu’il est
possible de faire de l’œuvre de Canguilhem pour traiter de
questions tout à fait actuelles. Ian Hacking confronte Can-
guilhem à Donna Haraway, Andrew Pickering et aux
inventeurs hauts en couleurs du « cyborg », Manfred Cly-
nes et Nathan Kline. Il montre que Canguilhem a su, en
raison de son « non-cartésianisme » radical, faire « tomber
des barrières » entre le naturel et l’artificiel, entre l’esprit et
le corps. Il a compris que les outils et les machines sont des
« extensions du corps » ou, en tout cas, des productions de
la vie. Arild Utaker se sert également de Canguilhem pour
critiquer les neurosciences, qui veulent croire que « la
pensée se trouve dans le cerveau ». La source de cette
erreur est, selon Canguilhem, une conception erronée de
la signification, comprise par les neurosciences comme
« relation entre » et non comme « relation à ». Arild Uta-
ker montre que cette distinction entre « relation à » et
« relation entre » renvoie à la distinction wittgenstei-
nienne entre « montrer » et « dire ». La pensée est une
« relation à » qui ne peut en aucun cas être réduite à une
« relation entre ». Face à de telles tentatives de réduction,
la philosophie est définie comme une activité de « cri-
tique », chez Canguilhem, et de « thérapie », chez Witt-
genstein. Arild Utaker insiste ici sur la dimension
politique de la philosophie de Canguilhem qui, à l’instar
de Spinoza, en appelle, dans l’article « Le cerveau et la
pensée » à la lutte contre les « nouveaux barbares » :
« Contre cette prétention, propre à une partie, de rendre
compte du tout, la philosophie ne peut que résister. »1

1. Georges Canguilhem, « Le cerveau et la pensée » (1980), in Collectif,


Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences. Actes du Colloque (6-7-
8 décembre 1990), Paris, Albin Michel, 1993, p. 31.
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Pourquoi la maladie et le réflexe


dans la philosophie biomédicale
de Canguilhem ?
FRANÇOIS DAGOGNET

Pour explorer la philosophie de G. Canguilhem – une


pensée parfois cachée mais dont l’examen des effets
relève de l’effervescent –, plusieurs chemins sont pos-
sibles. Nous développerons celui qui croit apercevoir,
dans le réseau des livres et des exposés, l’importance de la
notion de créativité.
À Strasbourg, G. Canguilhem a donné un cours magis-
tral sur ce thème. Nul ne l’y obligeait. S’il l’a choisi, il lui
permettait de conserver des liens avec la pensée d’Alain,
mais aussi, en même temps, il modernisait celle-ci et
amorçait son éloignement.
On notera qu’il n’a pas cherché à théoriser une notion
voisine, plus académique, celle de liberté.
La création, pour évoquer un passage de ce Cours,
prend un tel relief que ce qui est ou a été créé modifie ou
transforme le créateur. Celui-ci, loin de seulement précé-
der la création, en reçoit surtout le contrecoup ; et, par
ce refus de l’antécédence, G. Canguilhem prend son
congé par rapport aux conceptions habituelles et indivi-
duelles, voire subjectives. Il inaugure un autre type de
relation entre le créé et le créateur ; sans doute trouve.t.il

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François Dagognet

là l’occasion de vérifier et d’enrichir la liaison dialectique


entre le sujet et son milieu.
L’œuvre de Canguilhem – le philosophe de la Résis-
tance – ne se sépare pas toujours de son vécu : dans tous
les domaines, le philosophe se méfie des dogmatismes.
Sans évoquer sa participation à la guerre contre l’Occu-
pant, il quitte même l’Université sclérosée pour accepter
l’Inspection générale, là où il n’apprécie pas les construc-
tions pédagogiques et encore moins l’envahissement du
libertaire. Et s’il accepte de revenir à l’Université, c’est
aussi parce qu’elle lui permettra d’achever sa pensée sur la
question essentielle du réflexe, qui prolonge sa thèse Le
normal et le pathologique.
Pourtant, nous assisterons, de bas en haut, aux pro-
dromes d’une philosophie heuristique de la créativité.
Ainsi, l’animal, au laboratoire de physiologie, est déjà
prisonnier, enfermé dans un piège qui le dénature, d’où
résulteront des résultats faussés, en dépit de leur fausse
rigueur.
G. Canguilhem a vite compris que cette physiologie
de base ne peut valoir que si elle s’élève à une approche
transfactuelle, d’où sortiront des concepts dialectisés,
apparemment contradictoires, tels que « sécrétion in-
terne » ou encore « milieu intérieur » – notions bernar-
diennes, encore que Claude Bernard ait développé, pour
l’essentiel, une physiologie quantitative et de style positi-
viste. Il ne l’a affranchie que de l’anatomie (Auguste
Comte, comme on sait, les solidarisait, alors que Cl. Ber-
nard les détache, mais pour mieux enfermer l’individuel
dans une sorte de chiffrage physiologique obligé (la cons-
tante glycémique en donne la meilleure illustration, elle
instaurerait la légalité de la vie).
Nous venons d’en appeler à Cl. Bernard – l’un des
théoriciens-fondateurs de cette discipline, la physio-

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Pourquoi la maladie et le réflexe ?...

logie – mais G. Canguilhem ne cessera pas de débattre en


quelque sorte avec la philosophie de celui-là et ce qui la
soutient. Il la voit en même temps fondatrice et rétro-
grade – ou novatrice et déjà périmée.
Ainsi, Cl. Bernard a eu recours au terme et à la fonc-
tion de sécrétion interne (la constante glycémique, ou le
glucose assuré régulièrement par le foie). Cl. Bernard
étendra même cette explication fonctionnelle aux autres
glandes connues (de 1859 à 1867), mais il s’agit là d’une
découverte et aussi d’un obstacle, car, à la fin du
XIXe siècle, on devra réinventer cette physiologie.
La sécrétion interne reconnue par Cl. Bernard res-
semble trop à l’externe (la généralisation condamnée) ; ne
change que le milieu dans lequel la glande déverse la
substance élaborée. Mais la glande thyroïde appelle une
autre interprétation, tant sa déficience ou sa suppression
entraîne de conséquences. La clinique chirurgicale obli-
gea déjà à reconnaître que l’ablation de la thyroïde évitait
rarement celle des glandes parathyroïdes – d’où une ana-
lyse désormais différentielle.
Nous retenons de G. Canguilhem l’analyse impi-
toyable de la physiologie arrêtée de Cl. Bernard, qui for-
geait une notion pertinente (la sécrétion interne) mais
qui, en même temps, lui barrait la voie vers d’autres
découvertes, plus décisives.
« La glycogenèse hépatique fournit un exemple de
sécrétion interne qui n’est pas du même ordre que la
sécrétion d’insuline par le pancréas ou d’adrénaline par la
surrénale ».1 Nous y avons insisté. En somme, au lieu de
pressentir la venue d’une endocrinologie nouvelle – pour
caricaturer à l’extrême –, Cl. Bernard en reste à une

1. Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences,


Paris, Vrin, 1968.

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François Dagognet

interprétation de type digestif, comme si le foie profitait


du sang qui passe pour se décharger d’un amidon-sucre
en excès. Le physiologiste découvrait assurément une
structure, mais lui échappait la compréhension de la
maladie (le diabète et son réseau) qu’il réduisait à un défi-
cit quantifiable (l’hypoglycémie). Nous croyons voir là
l’imbrication de l’inventivité et l’ancrage d’un schéma
trop restreint.
G. Canguilhem a tiré la même leçon de son incon-
tournable histoire d’une pathologie relativement proche,
la maladie de Basedow, qui frappe la glande thyroïde. Ici
encore, plusieurs opérateurs devront converger, de là une
créativité complexe et nouvelle qui relève d’une translo-
gique et qui réussira dans la mesure où elle tablera sur le
croisement des données les plus éloignées les unes des
autres. Exemple élémentaire, la clinique (chirurgicale)
montrera que l’ablation de la thyroïde n’évite pas (au
début) les parathyroïdes – ce qui brouillerait ou obscur-
cirait les résultats.
G. Canguilhem n’a pas manqué d’assister à un boule-
versement tant de la biologie que de la médecine (une
nouvelle connaissance de la vie). Ne doit-il pas changer
de philosophie ? En effet, la découverte à l’intérieur du
noyau de la cellule du code génétique, et l’explication
de la production quasi mécanisée des protéines, nous
amènent à tenir la vie comme programme et message.
Cette science renonce aux organes (macroscopiques)
et aux fonctions. L’individu est transformé, réduit
même à une série d’ADN – sorte de numéro personnel.
Tout, dans le vivant, se renouvelle mais le codage assure
la continuité ; la maladie, de ce fait, ressemble à une
« faute d’orthographe », une lettre à la place d’une
autre ou même un simple chevauchement, qui désaligne
l’instruction.

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Pourquoi la maladie et le réflexe ?...

Mais cette génétique, qui devait servir à réfuter le dar-


winisme, si elle a aussi conduit G. Canguilhem à un nou-
veau langage, n’a pas transformé sa philosophie. Elle l’a
consolidée.
D’abord, l’héréditaire du vivant contient en lui des
gènes mutants. À force de fonctionner, d’ailleurs, le
génome peut s’altérer ou connaître une légère différence.
Il n’est pas possible d’enlever à la vie sa part de nou-
veauté : un réarrangement.
Sans même aller aussi loin, la théorie de l’hérédité nous
oblige à admettre de la « nécessité », une potentialité qui
ne se manifeste pas mais n’en existe pas moins, puis-
qu’elle finira par réapparaître.
Nous noterons aussi – ce qui relativise encore ce terme
de « normal » (et celui de « normaliser ») – que ledit nor-
mal dépend du milieu. Il a été remarqué que l’hémo-
philie – ce handicap consiste en ce que le sang ne coagule
plus ou trop lentement, ce qui provoque des hémorra-
gies – deviendrait probablement un avantage pour l’as-
tronaute soustrait à la pesanteur. À l’inverse, celui dont le
sang coagule deviendrait un infirme, atteint d’une défi-
cience génomique.
La relation entre le vivant et le milieu fonctionne dans
les deux sens : celui-ci, dès qu’il change, avantage celui
qui peut se rallier à lui – et quant à ce milieu, le vivant,
loin de s’y soumettre, l’institue et ne cesse de le trans-
former. Partout s’exerce et se vérifie une créativité de
base.
La théorie du réflexe devait retenir tout particulière-
ment G. Canguilhem, parce que ce chapitre tant de la
pathologie que de la physiologie semble le plus opposé
qui soit à la créativité. Et, en effet, le réflexe n’innove en
rien. Il faut le voir comme l’intrusion de la mécanique
dans la vitalité.

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François Dagognet

Dans son analyse, G. Canguilhem saura remettre les


pendules à l’heure. Déjà, avec une rigueur et même une
vigueur sans pareille, il nous prouve que la conception du
réflexe – en dépit du vocabulaire utilisé çà et là – n’est pas
issue de la philosophie cartésienne (un point de vue géné-
ralement soutenu). Un simple argument doit en con-
vaincre : le réflexe, réplique instantanée à un stimulus, ne
procède pas d’un centre (encore moins le cœur) ; il se joue
à la périphérie, et l’excitation suscite une réplique immé-
diate, tout cela à l’opposé du cartésianisme.
En revanche, Willis (dans le De motu musculari, 1670),
est tenu pour le vrai pionnier. Non seulement le nerf
équivaut à une fibre creuse, mais encore il cesse d’être
assimilé à une corde ou à un fil ; il est plutôt comparé à
une mèche (l’explosion suivra). Willis, qui voit l’origine
de ce mouvement à la périphérie et non plus au centre,
s’aidera, pour comprendre cette réaction spasmodique
qu’est le réflexe, d’une métaphore lumineuse (l’irradia-
tion) et même ignée.
Signalons aussi la participation de Swammerdam, qui
prouvera que la contraction du muscle s’opère sans chan-
gement de volume. Et nous ne saurions omettre l’exis-
tence des « animaux décapités », qui poursuivent leur
agitation alors qu’ils sont privés de leur cerveau.
Laissons les preuves qui coulent à flots. Nous nous
bornerons à trois remarques plus générales.
1. Le réflexe, analysé par les physiologues, a surtout été
imposé et quasi célébré par la culture machinique ou le
monde usinier. Jusqu’ici nous en restions à un univers de
la ruralité ; comme le note Canguilhem, nous entrons
désormais dans celui de la mécanisation. La biologie en
sera imprégnée. Jouent donc les influences, les corres-
pondances et les valeurs – raison de plus pour ne pas
enfermer sur elle la biologie et pour ne pas la clouer dans

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Pourquoi la maladie et le réflexe ?...

un fixisme qui la priverait de son ancrage politico-social,


et alors que retentissent sur elle les drames de la civilisa-
tion (de là sa propre évolution et sa créativité).
2. Il nous faut éviter les généralisations hâtives. En
effet, l’animal décapité – une donnée de base et ineffa-
çable – risque fort de tromper le biologiste, qui doit être
sensible à de possibles variations et se méfier d’un résultat
par trop évident.
Nous croyons que la grenouille (un batracien) ou la
vipère (un reptile) n’ont pas assez intégré leurs compo-
sants. Il y a en eux de la juxtaposition organique, des reli-
quats d’assemblage, presque du « partes extra partes ». Dans
ce cas, les priver de leur cerveau n’empêche pas une tré-
mulation généralisée. Le reste de l’organisme décapité
réagit, mais surtout avec les animaux les plus évolués,
l’unité ou plutôt l’unification a pu aller jusqu’à son terme
(l’intense solidarité). L’ablation brusque de l’encéphale
entraîne aussitôt le reste, la paralysie immédiate.
C’est sans doute là une conséquence réactionnelle
minime mais elle nous enseigne une nature non uniforme
et, de ce fait, nous met en garde contre des conclusions
trop rudimentaires (univalentes).
Un pas de plus, l’analyse canguilhemienne peut en
retirer l’idée que, à travers l’évolution des vivants, s’efface
et disparaît la notion de « partie », puisque le réflexe
(localisé, quasi ponctuel et instantané, apparemment
autonome) ne se sépare plus du cérébral, à tel point que
la médecine saura lire l’un dans l’autre (le réflexe plan-
taire, le signe de Babinski).
3. Une énigme, pour nous, subsiste, dans cet ouvrage
éblouissant (La formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles), encore qu’une réponse ait été avancée, mais
allons-nous y souscrire ? En effet, cet ouvrage s’achève
par un chapitre décisif, où y est étudié le réflexe aux XIXe

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François Dagognet

et XXe siècles – juste prolongement –, un examen accom-


pagné comme son ombre d’une histoire généralisée de
l’historique du réflexe.
L’énigme vient de ce que ni la théorie expérimentale
ni même le nom de Pavlov ne soient mentionnés. L’ou-
vrage est cependant suivi d’une bibliographie imposante.
Il pourrait nous être répondu que les travaux sur le
réflexe conditionné (prix Nobel en 1904) n’entraient pas
vraiment dans le cadre soigneusement défini, mais de
nombreux auteurs du seul XXe siècle ont été évoqués et
conseillés.
Pis, cette conception pavlovienne servait la théorie
canguilhemienne – puisque, avec Pavlov, le réflexe était
intégré comme jamais au jeu cérébral. Il en perdait ainsi
son côté trop automatisé, ou encore l’excessivement
localisé (et résiduel).
Mais nous allons jusqu’à penser que G. Canguilhem
l’évitait (les dates, la période retenue pouvaient l’inno-
center), en réalité, parce que cette étude entraînait et ser-
vait le conditionnement – la mort du concept de
créativité. G. Canguilhem nous a sauvé d’un réflexe tra-
ditionnel qui nous dépossédait de toute initiative ; il en a
montré l’insuffisance. Il n’était pas tenu à livrer une nou-
velle bataille, à l’encontre de ce nouveau danger – qui
bientôt devait nous envahir. À chaque jour suffit sa
peine !

***
En somme, celui qui inventa et nous proposa un « vita-
lisme rationnel » – mieux, surrationnel (le « sur » signifie
un clin d’œil au surréalisme qui a visé l’affranchissement
par rapport au convenu et aux règles) – pure coïncidence,
Gaston Bachelard en 1953, publiait Le matérialisme ration-

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Pourquoi la maladie et le réflexe ?...

nel – non seulement demande au savant des sciences de la


vie de donner dans l’inventivité conceptuelle (ici aussi, la
rupture épistémologique), mais la vie elle-même, jusque
dans la maladie, nous oblige à reconnaître sa singularité
tant réactionnelle qu’ontologique.
G. Canguilhem ne cessera pas d’opposer la normalité
(et chacun sait les effets de la normalisation) et la norma-
tivité – celle qui suppose et justement inclut une part de
création.
La vie, et donc la santé, consistera explicitement à
prendre des risques. « L’homme n’est vraiment sain que
lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus
que normal. La mesure de la santé, c’est une certaine capa-
cité de surmonter des crises organiques, pour instaurer un
nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien. »1
La gloire de Canguilhem nous semble au moins
double. D’une part, il a réussi à assumer et même à fon-
der le statut des sciences de la vie : il avait même réussi à
soustraire la vie à un vitalisme animiste mais sans la vouer
au mécanisme.
Autre exploit : il l’a examinée et pensée spéculative-
ment dans ses régions les plus réfractaires, là où la vie
semble s’abaisser et se perdre (la pathologie et le réflexe,
deux domaines de l’apparemment « moins », là où il est
malaisé de repérer sa présence toujours inventive et inté-
gratrice, là où la « créativité » semblait abolie).

1. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, 2e éd., Paris, Vrin,


1965, p. 167.
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Georges Canguilhem, le philosophe


DOMINIQUE LECOURT

Il est d’usage aujourd’hui de présenter Georges Can-


guilhem comme « médecin et philosophe » ou comme
« philosophe et médecin ». C’est la seconde formule qui
est la plus proche de la réalité. Canguilhem est entré à
l’École normale supérieure en 1924. Aux côtés de Ray-
mond Aron, Paul Nizan et Jean-Paul Sartre entre autres,
il y a préparé l’agrégation de philosophie, lorsqu’il n’était
pas « à la campagne à labourer »1. Il y fut admis en 1927,
classé second dernière Paul Vignaux et devant Jean
Cavaillès (4e), son aîné d’une promotion, son ami le plus
cher, plus tard son camarade de combat. Après quoi, il
n’a cessé d’enseigner la philosophie, d’abord dans l’ensei-
gnement du second degré, de 1930, au lycée de Charle-
ville, à 1940, au lycée de Toulouse. Il se faisait de ce
métier une idée assez haute pour refuser toute allégeance
au régime de Vichy et écrire au recteur de l’Académie
en ces termes : « Je n’ai pas passé l’agrégation de philo-
sophie pour enseigner “Travail, Famille, Patrie”. »

1. C’est ainsi que se présente Canguilhem en réponse à l’enquête de la


Revue de Genève sur ce que pense la jeunesse universitaire en Europe
en 1926. Sa réponse peu académique est à comparer à celles des jeunes
Raymond Aron et Daniel Lagache.

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Dominique Lecourt

Dès 1941, Jean Cavaillès lui ayant demandé de le rempla-


cer pour cause de Résistance, il fit son entrée dans l’en-
seignement supérieur pour enseigner la philosophie à la
Faculté des Lettres de Strasbourg repliée à Clermont-
Ferrand. Il enseignera plusieurs années dans cette univer-
sité où il nouera avec ses collègues de nombreux et dura-
bles liens d’amitié et de travail, avant de prendre la suite
de Gaston Bachelard à la Sorbonne et à la direction
de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques
en 1955, ayant soutenu à cette date une thèse de philo-
sophie, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles1. Durant la seule interruption qu’ait en défini-
tive connue ce parcours – de 1948 à 1955 –, le souci ne
le quitta pas de l’enseignement de la discipline, puisqu’il
remplit avec la plus grande intransigeance les fonctions
d’inspecteur général.
Il est vrai que, professeur de khâgne à Toulouse
en 1936, il commença des études de médecine qui le
menèrent au titre de docteur avec une thèse dont la ver-
sion publiée en 1943 est à présent sans aucun doute le
plus célèbre de ses livres : Le normal et le pathologique 2.
Mais, à l’exception de la brève période où, fraîchement
diplômé, il a dû la pratiquer dans les conditions éprou-
vantes des maquis, dont il fut à l’instar de Cavaillès « un
héros » (R. Aron), il n’a jamais exercé la médecine.
Peut-on dès lors le tenir pour un « philosophe de la
médecine » ? En un sens, cela ne fait aucun doute, car il
s’est interrogé toute sa vie sur la signification et la valeur

1. La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF,


1955.
2. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943),
rééd. sous le titre Le normal et le pathologique, augmenté de Nouvelles réflexions
concernant le normal et le pathologique (1966), 9e réed., Paris, PUF, « Qua-
drige », 2005.

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Georges Canguilhem, le philosophe

de cet « art au carrefour de plusieurs sciences », selon la


définition qui figure dans les premières lignes du Normal1.
Les textes récemment rassemblés et publiés sous le titre
d’Écrits sur la médecine 2 témoignent de la constance de cet
intérêt. Au-delà de la médecine, ce sont les sciences du
vivant qu’il examine, attentif à leur histoire notablement
accélérée de 1943 à 1977, date de son dernier ouvrage
intitulé Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la
vie 3. Faut-il le ranger pour autant parmi les « philosophes
de la biologie » comme il semble le suggérer dans
l’ « Avant-propos » de La formation..., opposant cette ex-
pression à la « philosophie de biologiste » que serait le
vitalisme aussi bien qu’à toute « biologie de philosophe »
qu’il fustige comme un « projet monstrueux »4 ? On
objectera alors que les Études d’histoire et philosophie des
sciences5 comportent des textes méthodologiques généraux
sur l’histoire des sciences, des monographies sur Galilée,
Fontenelle ou Auguste Comte qui occupent une large
place à côté d’analyses concrètes consacrées à la médecine
et à la biologie. Ce serait donc réduire sa pensée que de
l’assigner à un seul objet. Tout juste peut-on dire que
Canguilhem, s’il n’est pas un « philosophe de la méde-
cine », est un philosophe qui a nourri une part essentielle

1. Rappelant qu’il est professeur de philosophie, dans l’introduction, se


distinguant de ceux de ses collègues qui ne s’intéressent à la médecine que
« pour mieux connaître les maladies mentales », il écrit : « Nous attendions
précisément de la médecine une introduction à des problèmes humains
concrets. La médecine nous apparaissait, et nous apparaît encore, comme
une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que
comme une science proprement dite. »
2. Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil, 2002.
3. Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : nouvelles études
d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1977.
4. La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 1.
5. Études d’histoire et philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968.

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Dominique Lecourt

de sa réflexion de cette « matière »1 à ses yeux particuliè-


rement favorable à l’exercice de la réflexion philo-
sophique que constituent la médecine ainsi que les
sciences et les techniques qui s’y rencontrent.
Faudra-t-il alors le présenter comme un « épistémo-
logue » de la variété « historique »2, comme un philo-
sophe des sciences qui se serait voulu indissociablement
historien, voire comme un historien des sciences sou-
cieux de la dimension philosophique de son objet, selon
les normes de la « tradition française », adulée ou exécrée.
C’est ce qui arriva dans le courant des années 1960, et
c’est à ce titre qu’il connut sa première grande notoriété,
bien au-delà du monde des médecins et des biologistes.
On peut chercher les origines de cette tradition chez
Auguste Comte, Henri Poincaré, Léon Brunschvicg,
Abel Rey, Pierre Duhem, Émile Meyerson et quelques
autres3 ; son originalité se serait affirmée et infléchie avec
le Gaston Bachelard du Nouvel esprit scientifique en 1934

1. Dans l’introduction à son livre Le normal et le pathologique, Canguil-


hem écrit cette autre sentence fameuse : « La philosophie est une réflexion
pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour
qui toute bonne matière doit être étrangère. »
2. Puisque ce point d’histoire lexicologique fait aujourd’hui débat, me
dit-on, je précise que c’est à Georges Canguilhem que je dois la locution
« épistémologie historique » pour désigner la philosophie des sciences de
Gaston Bachelard ; cette locution figure pour la première fois dans le titre
de mon mémoire de maîtrise publié, préfacé par Canguilhem, en 1969
(D. Lecourt, L’épistémologie historique de Gaston Bachelard, rééd., Paris, Vrin,
11e éd. augmentée, 2002). Quelques années plus tard, j’ai découvert que la
même avait été utilisée en langue anglaise, tout à fait indépendamment, par
Marx Wartofsky, l’un des deux fondateurs des Boston Studies in Philosophy of
Science, pour caractériser sa propre méthodologie, de tonalité marxiste, en
histoire des sciences.
3. Voir en particulier L’épistémologie française, 1830-1970, sous la direc-
tion de M. Bitbol et J. Gayon, Paris, PUF, 2006, et A. Brenner, Les origines
françaises de la philosophie des sciences, Paris, PUF, 2003.

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Georges Canguilhem, le philosophe

et, surtout, de La formation de l’esprit scientifique, quatre ans


plus tard. Canguilhem en aurait été le continuateur avant
que Michel Foucault, qui n’a jamais manqué de souligner
sa dette à l’égard de son œuvre, n’en élargisse et trans-
forme notablement le champ1. On peut faire valoir plus
d’un argument en ce sens. La thèse de philosophie de
Canguilhem, tardivement soutenue, n’a-t-elle pas été
dirigée (sans aucun doute pour la forme) par Gaston
Bachelard lui-même, auquel il était appelé à succéder ?
Publié, ce texte lui est au demeurant dédié en même
temps qu’au physiologiste strasbourgeois Charles Kayser.
Dès la fin des années 19402, il apparaît que le projet
déclaré de Canguilhem en épistémologie consistait à
étendre à l’examen des sciences du vivant, que Bachelard

1. M. Foucault, Dits et écrits IV, 1980-1988, édition établie sous la


direction de D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 56. Foucault
dit d’abord sa dette à l’égard de Bachelard, puis il ajoute : « Mais, dans le
domaine de la philosophie de la science, celui qui a peut-être exercé sur
moi la plus forte influence a été Georges Canguilhem... Il a surtout appro-
fondi les problèmes des sciences de la vie, en cherchant à montrer comment
c’était bien l’homme en tant qu’être vivant qui se mettait en question dans
cette expérience. À travers la constitution des sciences de la vie, alors qu’il
se constituait un certain savoir, l’homme se modifiait en tant qu’être vivant
parce qu’il devenait sujet rationnel et par le fait qu’il pourrait avoir une
action sur lui-même ; et l’homme construisait une biologie qui n’était rien
d’autre que la réciproque d’une inclusion des sciences de la vie dans l’his-
toire générale de l’espèce humaine. C’est une considération importante
chez Canguilhem, qui se reconnaît, je crois, une parenté avec Nietzsche. »
2. Dans un texte paru en 1945 sur « La théorie cellulaire » et reproduit
dans La connaissance de la vie (1952 ; rééd., Paris, Vrin, 1998), Can-
guilhem se donne expressément ce programme : « Il peut donc être pro-
fitable de chercher les éléments d’une conception de la science et même
d’une méthode de culture dans l’histoire des sciences entendue comme
une psychologie de la conquête progressive des notions dans leur
contenu actuel, comme une mise en forme des généalogies logiques et,
pour employer une expression de M. Bachelard, comme un recensement
des “obstacles épistémologiques” surmontés ! Nous avons choisi,
comme premier essai de cet ordre, la théorie cellulaire en biologie. »

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Dominique Lecourt

avait délibérément ignorées, l’application des notions


d’obstacle et de rupture épistémologiques. Il faut ajouter
enfin qu’il m’a moi-même encouragé en 1970 à inscrire
son travail dans une lignée qui de Bachelard allait vers
Foucault1. Cette vision de sa pensée correspond donc
indiscutablement à une réalité.
Je tiens pourtant aujourd’hui cette perspective pour
trompeuse si elle n’intègre pas les raisons du « choix »
canguilhemien de concentrer l’essentiel de ses investiga-
tions sur la médecine et les sciences du vivant pour abor-
der « des problèmes humains concrets ». À prendre en
compte ces raisons, il me semble qu’on se donne accès à
ce qui constitue le foyer philosophique, métaphysique de
cette œuvre dans l’unité de son inspiration ; on com-
prend par là même la cohérence des sujets très divers que
son auteur a pu aborder.
Évitons toute hypothèse de nature psycho-biogra-
phique pour éclairer ce choix. Contentons-nous de cher-
cher, dans la part aujourd’hui inconnue de son œuvre,
parmi les textes par lui-même publiés, la première trace
de son intérêt pour la médecine. Elle se présente
dès 1929 sous les espèces d’un compte rendu écrit dans
les Libres Propos 2 à l’occasion de la parution du livre du

1. D. Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie, Paris, Maspero, 1972.


Le texte sur Canguilhem qui figure dans ce petit volume avait été écrit avec
son approbation en guise de préface à une traduction en langue espagnole
du livre Le normal et le pathologique (Lo normal y lo patólogico. Introducción :
la historia epistemológica de Georges Canguilhem, de D. Lecourt (1978),
7e edición, Mexico, Siglo XXI Editores, 1986).
2. Canguilhem fut l’élève d’Alain, en khâgne, au lycée Henri-IV
de 1921 à 1924. C’est en 1927 qu’il publie son premier article dans les
Libres Propos, revue créée par Alain en 1921 qui, après interruption de trois
ans (1924-1927), inaugurait alors une nouvelle série mensuelle. Il y contri-
bua tantôt sous son nom, tantôt sous le pseudonyme de C. G. Bernard. Ses
articles, de longueur inégale mais toujours pugnaces, montrent l’étendue

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Georges Canguilhem, le philosophe

médecin René Allendy1 intitulé Orientation des idées médi-


cales 2. Ce compte rendu se présente comme écrit « à la
gloire d’Hippocrate, père du tempérament ». Le jeune
Canguilhem – il a 25 ans – reprend avec enthousiasme
l’opposition tracée par l’auteur entre la médecine « analy-
tique » et la médecine « synthétique », c’est-à-dire, selon
lui, la « médecine des maladies » et la « médecine des
malades ». Selon la première, résumait Allendy, « la
maladie serait due à une influence exogène, accidentelle,
qu’il faut reconnaître par l’analyse, puis combattre spécia-
lement ou supprimer ; selon l’autre, la maladie serait l’ex-
pression d’une activité endogène, liée à la synthèse des
conditions de vie, un effort d’adaptation à des circons-
tances difficiles, et le médecin avait pour tâche de le favo-
riser et le soutenir ».
Historiquement, la première, d’ascendance primitive,
aurait été rationalisée par Galien, continuée par les Arabes,

très vaste de ses préoccupations : de la politique à la littérature, à l’art et la


religion en passant par la morale ou l’éducation. À partir de l’année scolaire
1931-1932, il assuma la charge de rédacteur en chef, succédant à Michel
Alexandre. En désaccord avec Alain sur l’attitude à tenir devant la menace
hitlérienne, il mit fin à sa collaboration après un dernier article en
mars 1934.
1. René Allendy (1889-1942) est une figure importante, hors normes,
de la médecine française. Auteur d’une thèse L’alchimie et la médecine, dont
les entorses au rationalisme strict effrayèrent ses confrères, il s’intéressa
dès 1920 à la psychanalyse et figure parmi les quelques fondateurs de la
Société psychanalytique de Paris. Son goût pour l’astrologie aussi bien que
l’homéopathie fera dire de lui à Anaïs Nin (1903-1977) en 1932 dans son
Journal qu’il ressemblait à « un magicien plutôt qu’à un médecin ». Le jeune
Canguilhem choisit de ne retenir de son livre de 1929 que l’esprit critique,
sans rejeter sa référence à Freud, mais sans accepter les interprétations
personnelles de l’auteur concernant l’homéopathie ou les médecines
traditionnelles.
2. Ce volume paraît dans la collection « Manifestations de l’esprit
contemporain », Paris, Éd. Au-sans-pareil, 1929.

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Dominique Lecourt

reprise à l’époque moderne par des médecins comme Syl-


vius, Boerhaave, Bichat, Broussais, etc., et trouverait son
épanouissement dans l’ère pastorienne ; la seconde aurait
été celle de l’Antiquité, où elle aurait trouvé son expres-
sion majeure chez Hippocrate... Le moment serait venu
de lui rendre vie, contre les excès de la première.
On est frappé du ton de véhémence que Canguilhem
donne à sa présentation. Ce ton tient de toute évidence à
la portée philosophique qu’il reconnaît déjà à la pratique
de l’art médical. L’essentiel est dit d’entrée de jeu avec
éclat : « L’individu réapparaît. Le jour où l’on s’apercevra
que la science va à l’individu comme à son objet propre,
il y aura peut-être panique chez les philosophes amou-
reux de généralités. Mais tant pis. » Or, si l’individu est
dit « réapparaître », c’est bien que, selon lui, il avait dis-
paru. Et il faudrait bien imputer cette disparition à une
certaine épistémologie de philosophes peu soucieux de la
démarche réelle des sciences. Le danger de cette épisté-
mologie se manifesterait tout particulièrement dans la
pratique médicale où elle aurait contribué concrètement
à rayer l’individu du souci des médecins. Et voilà pour-
quoi Canguilhem peut déclarer dans les lignes suivantes
que « l’individu menace la médecine » parce qu’il ne sup-
porte plus d’être traité comme s’il n’existait pas, parce
qu’il ne se résignera plus longtemps au rôle passif de
patient support de maladies.
« L’auréole de Pasteur pâlit », ajoute le jeune philo-
sophe audacieux et sarcastique, qui s’en réjouit. On le
célèbre, de tous côtés, Église et État réunis dans le même
culte, comme « bienfaiteur de l’humanité » ? « Cela est
bien dit, commente-t-il, et traduit assez l’amour des abs-
tractions ; car, enfin, ce qui existe, ce sont des hommes.
Et même le corps humain est doublement individualité ;
il l’est en tant que vivant, et comme n’importe quel ani-

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Georges Canguilhem, le philosophe

mal ; mais il l’est – et combien davantage ! – en tant


qu’humain, c’est-à-dire en tant qu’inséparable d’un
esprit, d’une personnalité... »
On trouve ici l’esquisse – la première formulation –
des thèses qu’il soutiendra plus tard en philosophie de la
médecine. La médecine n’est pas à proprement parler
une science, ni même une technique scientifique, c’est
un « art » qui a pour objet l’individu humain, dans la sin-
gularité de son être de sujet, ayant son histoire propre, ses
joies et ses peines, ses amours et ses haines, ses soucis et
ses échecs, sa manière d’affronter les souffrances, d’appré-
hender une éventuelle guérison.
Publié dans la revue « officielle » d’Alain, ce texte
écrit sur un mode polémique porte une interrogation
qui s’inspire d’Alain lui-même1. Par Alain, il emprunte à
Jules Lagneau, aux leçons duquel Canguilhem n’a cessé
de puiser directement jusqu’en ses derniers textes, alors
même que le souvenir du sage de Vanves s’était comme
effacé de la communauté philosophique, même en

1. D’Alain, Canguilhem fut de 1921 à 1924 l’élève enthousiaste en


khâgne au lycée Henri-IV. Il en fut le disciple préféré et resta toujours son
ami fidèle ; c’est lui qui recueillit son dernier souffle en 1951 sur son lit de
mort. Lorsqu’il s’agit d’évaluer la part qu’Alain a pu prendre à la maturation
de la pensée de son disciple, on se croit souvent quitte en invoquant la rup-
ture politique intervenue entre eux en 1934 sur la question cruciale du
pacifisme. Alain s’en tenait aux positions que lui inspirait sa réflexion sur le
désastre humain de la guerre de 1914-1918. Canguilhem avait soutenu ces
positions dès son entrée à l’ENS avec une fougue antimilitariste qui apportait
une touche de rébellion au pacifisme de l’auteur de Mars ou la guerre jugée
(1921). En 1934, quelques mois après Raymond Aron, Canguilhem en
vient à l’idée que ces positions ne sont plus soutenables face au péril nazi
dont la doctrine est à ses yeux la négation de la dimension universelle de
l’être humain ; l’expression même d’une anti-philosophie. « On ne saurait
négocier avec Hitler », écrit-il. Il ne publiera plus dans les Libres Propos.
Mais le lien d’amitié perdurera entre eux, et la philosophie d’Alain
comptera toujours pour Canguilhem.

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Dominique Lecourt

France1. La « double individualisation » du corps humain


se trouve, en toutes lettres, affirmée par l’un et par
l’autre. Il en va de même de l’idée, que Canguilhem
infléchit pour l’appliquer ici à la médecine, que ce qui
fait de l’individu humain « un tout indivisible », c’est
la pensée. C’est « tout l’homme qu’il faut sauver »,
conclut-il, quand on est médecin, « et cela ne se fait
point par comprimés et emplâtres » !
On comprend la nature et le motif de son « choix de la
médecine ». Il avait projeté dans l’exercice de l’art médi-
cal, avant même de s’y engager, les exigences d’un idéal
reçu de ses maîtres, celui qui justifiait à leurs yeux le style
particulier qu’ils avaient donné à leur métier de profes-
seur de philosophie.
Qu’il ait finalement renoncé à exercer le métier de
médecin – s’il l’a jamais envisagé – s’explique sans doute
par la déception de qui a pu confronter un tel idéal aux
réalités de la médecine, enseignement compris. Jusqu’en
ses derniers textes, il ne manque pas de déplorer que, sys-
tème hospitalier puis hospitalo-universitaire et industrie
pharmaceutique y contribuant, l’individu ait en définitive
perdu la bataille contre la médecine analytique, même s’il
reconnaît évidemment les immenses progrès techniques
dont nous sommes redevables à cette « médecine des
maladies ».
Quelle idée Canguilhem s’est-il donc fait de l’en-
seignement de la philosophie pour lequel il opta en
définitive ? Dès 1929, quelques principes sont posés.

1. Jules Lagneau (1851-1894), l’un des premiers agrégés sous la


IIIe République, après avoir enseigné aux lycées de Sens puis de Saint-
Quentin, fut le maître austère et admiré d’Émile Chartier et de nombreux
disciples. La réédition de ses Écrits en juillet 2006 laisse espérer qu’on puisse
redécouvrir cette œuvre métaphysique d’ « analyse réflexive » qui a, autant
qu’Alain, inspiré Canguilhem.

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Georges Canguilhem, le philosophe

Commentant les « onze chapitres » d’Alain sur Platon1,


Canguilhem écrit un texte éblouissant intitulé « Le sou-
rire de Platon »2, formule de Lagneau. Il s’en prend à la
façon universitaire d’exposer les doctrines philosophiques
qui « commence par faire un immense détour à travers
tous les commentateurs et interprètes, corrigeant l’un,
anéantissant l’autre, finalement se découvrant devant
tous ». Et il conclut : « C’est là peut-être de l’histoire,
mais il n’est pas permis de croire que c’est aussi de la phi-
losophie. » Par contraste, sous la plume d’Alain, « Platon
est un vivant, c’est un homme, qui peut porter un sou-
rire »3. L’appel à Platon vivant, parlant, agissant ne cesse
d’animer ce parcours au travers des dialogues. « Une
pensée, qu’on le veuille ou qu’on s’en irrite, est portée
par un corps. Dans un système quel qu’il soit, comment
le corps de l’homme serait-il absent, si le corps est la
logette du guetteur sur le monde ? »
De là l’indignation qu’il exprime en 1930 dans les
Libres Propos lorsque, professeur débutant, il voit ses
élèves interrogés au baccalauréat sur des points de doc-
trine (qu’est-ce que le pragmatisme ?). Si l’enseignement
de la philosophie, proteste-t-il en substance, ne sert qu’à
savoir manier quelques mots en -isme, et réciter quelques
condensés doctrinaux puisés dans les manuels, il est vain
et pernicieux.
D’Alain à Lagneau, la ligne est droite. De là, à l’occa-
sion d’une publication des Célèbres Leçons4, cet éloge paru

1. « Les passions et la sagesse », in Onze chapitres sur Platon (1927), éd. de


G. Bénézé, préface de A. Bridoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade » (no 143), 1960, p. 847-922.
2. Europe, 20, 1929.
3. Du sourire, écrit superbement Canguilhem, on peut dire qu’il est
« un doute à l’égard du présent, et une modestie à l’égard du futur ».
4. « La laborieuse », Nîmes, 1928.

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Dominique Lecourt

dans les Libres Propos1 : « Les Célèbres Leçons nous appor-


tent le travail d’une méditation qui recrée sans cesse l’ob-
jet auquel elle s’attache, en vue de le définir strictement.
Ce ne sont pas ici de brillantes improvisations pour cours
public, c’est une réflexion ininterrompue, soucieuse de
l’effort, non de l’effet. »
Lorsqu’on lit ceux qui ont été ses élèves en classe ter-
minale2 ou les étudiants qui ont participé à son fameux
séminaire de la rue du Four, on ne peut manquer de rap-
procher sa propre pratique de l’enseignement des quel-
ques lignes qui concluent cet éloge : « Lagneau cherchait
avec ses élèves ce que c’est que penser. On pourra dans
ces Leçons chercher et apprendre avec Lagneau les règles
de la pensée. Ceux qui soupçonnent que penser est autre
chose qu’accueillir des faits, que les faits au contraire relè-
vent de la pensée, ceux-là trouveront en Lagneau confir-
mation de leur doute et l’assurance que le doute est la
seule chose qui importe. »
On comprend la haute valeur qu’attribuait Canguilhem
au métier de professeur de philosophie, et qu’il ait par son
exemple, comme à travers ses inspections, et par les outils
pédagogiques qu’il a conçus (une collection scolaire de
« textes et documents » choisis chez Hachette, des émis-
sions pionnières à la télévision scolaire...), mis toute son
énergie à rappeler ses exigences contre le « laisser-aller »,
qui menace un jour ou l’autre toute pédagogie.

1. Libres Propos, 20 avril 1929.


2. Voir le journal du romancier José Cabanis, sous le titre Les années pro-
fondes. Journal, 1939-1945, Paris, NRF, 1976. Élève « ébloui » par Canguil-
hem au lycée de Toulouse, il écrit : « Je lui dois d’avoir vu le monde avec
un regard curieux, d’avoir compris que c’est la signification de tout dont il
est intéressant d’approcher. Se poser la question des questions : Pourquoi ?
À quoi bon ?, s’interroger sur n’importe quoi, rien n’était négligeable, c’est
ce qu’il nous enseignait... »

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Georges Canguilhem, le philosophe

De là qu’il n’ait jamais cherché à faire « œuvre » au sens


classique et son refus personnel persistant de considérer ses
écrits autrement que comme la « trace de son métier »1.
Pour lui, ce métier faisait corps avec sa conception et sa
pratique de la philosophie. S’il avait été moins modeste, il
aurait pu s’autoriser d’illustres exemples...
Ne point s’incliner devant les « faits », ne pas se livrer à
« la paraphrase des savants », « penser debout », telles sont
les formules qui lui viennent sous la plume dès la fin des
années 1920. Par contraste avec le « matérialisme qui
avance » accompagnant le scientisme dominant, il s’ex-
clame : « La philosophie a une autre tâche qu’elle élude
depuis un siècle : c’est la compréhension et la libération
de l’individu. »
Telle apparaît l’inspiration centrale de ce que nous
pouvons continuer à appeler son « œuvre », laquelle n’a
pas uniquement consisté en livres et articles. C’est à cette
inspiration que l’on doit ses études sur le vivant, où il ne
s’intéresse jamais à la biologie pour elle-même. S’il ne
dédaigne jamais d’entrer dans le détail technique des
recherches qu’il prend pour thème, il y fait toujours por-
ter son interrogation sur le mode d’être de l’homme,
lorsqu’on l’envisage comme ce « vivant pensant » engagé

1. Dans un message adressé aux organisateurs du colloque sur son


œuvre en décembre 1990 au Palais de la Découverte, il nous reprenait :
« Ce que vous appelez mon œuvre n’est que la trace de mon métier. » Heu-
reux de l’avoir convaincu d’accepter qu’un tel colloque se tînt, nous avons
entendu dans cette phrase un écho de la modestie sourcilleuse et hérissée
dont il avait coutume de faire montre devant les flatteurs, la réserve qui était
la sienne devant les mondanités dont il pouvait se trouver la proie. Nous
nous sommes sans doute trompés sur la portée de ce message. Voir Georges
Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Actes du Colloque organisé au
Palais de la Découverte les 6, 7 et 8 décembre 1990 par É. Balibar, M. Car-
dot, F. Duroux, M. Fichant, D. Lecourt et J. Roubaud, Paris, Bibliothèque
du Collège international de philosophie - Albin Michel, 1993.

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Dominique Lecourt

dans un effort sans fin pour connaître le vivant hors de lui


comme en lui-même. C’est elle encore qui l’a conduit,
dès sa première intervention publique dans le monde aca-
démique1, à s’emparer de la question de la technique
pour repenser, d’abord à propos de Descartes, le rapport
d’application, de subordination, que le monde moderne,
sous l’emprise de la philosophie des Lumières, lui sup-
pose vis-à-vis d’une science donnée comme souveraine.
C’est la même inspiration enfin qui continue à l’ani-
mer lorsque, bien plus tard, il écrit le texte qui va servir
en 1952 d’introduction à La connaissance de la vie. On n’a
peut-être pas assez relevé la critique implicite, mais radi-
cale, qu’il contient de tout projet épistémologique au
sens strict. On y lit, en effet : « C’est un trait de toute
philosophie préoccupée du problème de la connaissance
que l’attention qu’on y donne aux opérations du
connaître entraîne la distraction à l’égard du sens du
connaître. »2 Et l’auteur d’ironiser : « Au mieux, il arrive
qu’on réponde à ce dernier problème par une affirmation
de suffisance et de pureté de savoir. Et pourtant savoir
pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour
manger ou tuer pour tuer ou rire pour rire, puisque c’est
à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus
de lui trouver un autre sens que lui-même. »
Dans l’un de ses textes les plus denses, rédigé en
hommage à Jean Hyppolite et publié en 1971 (De la
science et de la contre-science), Canguilhem reprend encore,
à nouveaux frais, mais en utilisant l’imperturbable
exemple cartésien du bâton brisé dans l’eau, la réflexion
de Lagneau sur l’illusion des sens qui avait fait le sujet de

1. « Descartes et la technique », in Actes du Colloque de 1937 célébrant


le tricentenaire du Discours de la méthode.
2. La connaissance de la vie (1952), rééd., Paris, Vrin, 1998, p. 9.

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Georges Canguilhem, le philosophe

nombreux cours d’Alain. Il en tire notamment, pour sa


part, qu’il y a « une consistance de l’erreur », que « le
vrai n’est pas une proposition mais une pré-sup-position
normative ».
S’il a donc rencontré l’épistémologique historique et
lui a fait bon accueil telle qu’elle se présentait sous la
plume de Bachelard, c’est précisément parce que le souci
de l’histoire des sciences lui permettait de maintenir
ouverte cette question de la valeur de la connaissance et
plus généralement de la pensée, qu’il avait, pour sa part,
reçue de Lagneau par Alain1.
Ni épistémologue au sens strict, ni historien des scien-
ces au sens académique puisqu’il ne s’intéressait à cette
histoire que subordonnée à ce qui lui importait de philo-
sophique dans l’épistémologie, Canguilhem n’aura cessé
d’affirmer le lien métaphysique qui unit morale et science
par la valeur universelle du jugement dont la pensée se
révèle capable ici comme là.
Présentant en 1933 aux lecteurs de la revue Europe
(n 31) les Propos sur l’éducation d’Alain parus l’année pré-
o

cédente, Canguilhem s’en prend au « dogmatisme des


savants » qu’il n’hésite pas à juger « assez peu différent en
soi de l’autorité du militaire ». Il dénonce comme un
« fou dangereux » « tout spécialiste en tant qu’il veut
régir la conduite humaine, c’est-à-dire l’aventure entre-
prise à ses risques par un être qui ne peut exister que
total ». Il ne dira rien d’autre dans le grand amphithéâtre
de la Sorbonne, invité par le MURS en 1980, quand,

1. En 1952, Canguilhem s’élève contre ceux qui traitent Alain de


moraliste avec souvent « une forme déguisée de malveillance ». À ceux-là, il
rétorque qu’ « Alain est un vrai philosophe » et qu’au moins par quatre de
ses livres son œuvre restera « une grande œuvre philosophique » (in Revue
de métaphysique et de morale, 57, 1952, p. 171-186).

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Dominique Lecourt

s’interrogeant sur « les pouvoirs qui s’intéressent à notre


pouvoir de pensée » (IBM et la neuropharmacologie), il
nous exhortera à « nous défendre contre l’incitation,
sournoise ou déclarée, à penser comme on voudrait que
nous pensions »1.
En un temps où l’on ne parle à tout propos d’éthique
que pour compenser la pauvreté spirituelle d’une concep-
tion étriquée de la science et une pratique parfois cynique
de ses applications, cette œuvre enflammée et opiniâtre
nous rappelle qu’il ne saurait y avoir de science sans juge-
ment ; que penser est un acte ; qu’en cet acte se manifeste
notre liberté, celle de la pensée humaine capable de s’in-
terroger sur la nécessité des causes qui la déterminent elle-
même aussi bien que sur celle à laquelle accède la connais-
sance dans son étude de la nature.
À l’issue d’une vigoureuse discussion télévisée sur la
question de la vérité en philosophie, Canguilhem revient
une nouvelle fois sur ce qui constitue à ses yeux « la tâche
propre de la philosophie ». Il soutient, contre ses contra-
dicteurs indignés, que la valeur de vérité « n’est pas celle
qui convient à la philosophie ». Cette valeur s’attache à la
science. Mais ce n’est pas, on l’aura compris, pour inciter
à quelque culte scientiste du savoir scientifique. C’est
pour mieux libérer la philosophie de toute prétention à
être elle-même une science. La philosophie, pour sa part,
parce qu’elle présume l’existence d’une totalité – c’est-à-
dire d’une unité – des valeurs humaines, est le lieu inévi-
tablement tumultueux où la vérité de la science se con-
fronte aux autres valeurs. Mais, insiste Canguilhem, cette
totalité n’est jamais donnée, elle est toujours à refaire, du
fait même, au premier chef, que la science se présente

1. « Le cerveau et la pensée », reproduit in Georges Canguilhem. Philo-


sophe, historien des sciences, déjà cité.

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Georges Canguilhem, le philosophe

comme une activité qui ne progresse qu’en disqualifiant


ou en dépréciant son propre passé. Et voilà pourquoi la
philosophie dans son mouvement propre ne peut pas, ne
doit pas, rester une affaire de spécialiste. Parce qu’elle
touche à toutes nos valeurs, il y a en elle « quelque chose
de fondamentalement naïf et même de “populaire” » ; ce
qui se remarque à ce que les grandes philosophies ont
toujours laissé dans le langage un adjectif (« stoïque »,
« sceptique », « cartésien », « pragmatique »...).
Décidément, il nous faut lire et relire Canguilhem.
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L’engagement philosophique
dans le champ de la médecine :
Georges Canguilhem aujourd’hui
CLAUDE DEBRU

Dans la pensée philosophique européenne et mondiale


du XXe siècle, Georges Canguilhem (1904-1995) cons-
titue un exemple assez rare d’un intellectuel engagé dans
un combat philosophique touchant un domaine tech-
nique particulier, celui de la médecine. Différent en cela
de ses condisciples de l’École normale supérieure à Paris,
Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, engagés dans différents
combats politiques à dimensions mondiales, Georges
Canguilhem, plus modestement, s’est consacré à une
réflexion puissamment originale, dont les conséquences
pratiques se font aujourd’hui pleinement ressentir, sur la
médecine, les sciences de la vie, et leur statut philoso-
phique (préoccupation qu’il partageait à son époque avec
quelques autres penseurs en Europe, Karl Rothschuh et
Pedro Llain Entralgo). Ces domaines, à l’époque qui va
des années 1940 aux années 1960 et qui est celle de la
pleine activité de recherche de Georges Canguilhem,
étaient sans doute moins glorieux et semblaient moins
riches de conséquences que d’autres parties de l’activité
philosophique, phénoménologie, philosophie des scien-
ces, philosophie politique. Mais, aujourd’hui, ses consé-
quences sur le plan de l’éthique médicale, de la pratique

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Claude Debru

des soins et de la conception même de la valeur de la vie


se font pleinement sentir. À bien des égards, Canguilhem
fut un précurseur. En même temps, il était assez typique
de l’attitude des professeurs de philosophie dans le sys-
tème français d’éducation, qui se définissaient comme des
intellectuels engagés politiquement dans l’évolution de la
société – d’une société qui, à cette époque, ne se définis-
sait pas exclusivement comme une « société fondée sur la
connaissance » (au sens scientifique du terme), mais qui
accordait aux questions d’éducation une place centrale,
caractérisée par l’équilibre recherché entre les humanités,
au sommet de leur prestige, et les « applications » (dont
les sciences, au prestige croissant). Dans la société fran-
çaise du milieu du XXe siècle, la médecine et le droit,
domaines d’application dotés de facultés qui avaient et
ont toujours un style particulier d’organisation les faisant
plutôt ressembler à des écoles professionnelles, étaient des
domaines fortement valorisés tant en raison de leur
contenu humain que des aspects plus matériels de leur
pratique, sans être pour autant au sommet de la hiérarchie
des valeurs sociales menée par les castes politiques, finan-
cières et industrielles, ainsi qu’intellectuelles. Canguil-
hem, issu de la province française, venu à Paris étudier la
philosophie à l’École normale supérieure, eut un par-
cours à la fois typique et singulier. Jeune intellectuel poli-
tiquement engagé dans les années 1930 et plus encore
pendant la Résistance, il est exemplaire sans être tout à
fait typique. Envisageant, vers la fin des années 1930, de
quitter l’enseignement pour pratiquer la médecine dans
sa province natale, il est moins exemplaire et plus typique
de son propre milieu d’origine. Le lien de la médecine et
de la Résistance a donné lieu, comme on sait, à ce chef-
d’œuvre de la littérature philosophique qu’est Le normal et
le pathologique. Ce chef-d’œuvre est le fruit d’une genèse

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

complexe, dans laquelle la pensée allemande joue un rôle


important à côté d’autres éléments, français ou anglo-
américains, alors même que Canguilhem risque sa vie
dans le combat contre les nazis. Mon propos dans cette
contribution est de commenter l’actualité persistante de
la philosophie médicale de Georges Canguilhem comme
engagement intellectuel.
L’essentiel de cette philosophie médicale tient dans
l’idée que le pathologique est un mode de fonctionne-
ment de l’organisme qui est caractérisé par la persistance
de son pouvoir « normatif », même si ce pouvoir est
réduit. L’organisme à l’état pathologique fonctionne
selon des « normes » physiologiques différentes de l’état
normal mais qui n’en subsistent pas moins comme des
normes (une maladie chronique comme le diabète illustre
bien ce point de vue car la maladie affecte d’une certaine
façon tout l’organisme, lequel trouve malgré tout une
« allure » de fonctionnement relativement stable ou qui
peut être stabilisée). En d’autres termes, le régime de
fonctionnement normal de l’organisme et le régime de
fonctionnement pathologique sont différents, ils ne sont
pas en continuité quantitative l’un avec l’autre mais en
discontinuité qualitative. Ils traduisent tous deux, à leurs
manières propres, le pouvoir de l’organisme d’exister
sous différentes « normes » de fonctionnement, pouvoir
baptisé « normativité ». Lorsqu’il rédige sa thèse de
médecine, Le normal et le pathologique, à l’Université de
Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, Canguilhem a pu
prendre connaissance, grâce au milieu strasbourgeois, de
la riche littérature médico-philosophique de langue alle-
mande du début du XXe siècle, qui comprend de nom-
breux auteurs, en particulier Kurt Goldstein, dont il
reprend les données et interprétations neurologiques tout
en élaborant une vision plus large dirigée par une physio-

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logie plus théorique. À cet égard, il m’est arrivé de pro-


poser que certaines formulations de Canguilhem sur les
deux allures de fonctionnement de l’organisme étaient
assez proches dans leur esprit des conceptions de la dyna-
mique qualitative et pouvaient être interprétées dans
leurs termes1. Philosophiquement parlant, la conception
de Canguilhem paraît relever d’un rationalisme opti-
miste. Rationalisme, car le pathologique est saisissable
dans des modèles, même s’ils ne sont que qualitatifs.
Optimisme, car l’idée de normativité est un hymne à la
puissance de conservation et de création du vivant. Cet
optimisme est attesté par la puissance libératrice et même
curative de la conception de Canguilhem. Comme phi-
losophe, Canguilhem parie sur les puissances de guérison
contenues dans l’organisme, et il est indéniable (je puis en
donner quelques témoignages) que la lecture de Canguil-
hem peut aider des patients en situation difficile à sur-
monter leur état et à retrouver la santé (l’efficace propre
d’une pensée philosophique est assez rare pour être noté).
Convaincre philosophiquement son lecteur que la nor-
mativité vitale reste à l’œuvre dans l’organisme et que le
sujet peut s’appuyer sur elle pour recouvrer la santé est
l’acte philosophique propre, de l’ordre d’une conversion,
que le discours canguilhemien effectue et suscite. Mais
cette conversion, pour être effective, nécessite que le
sujet qui la vit accède à une compréhension du phéno-
mène vital qui noue la vie et la connaissance de la vie, en
quelque sorte l’éthique et l’épistémologie, d’une manière
inédite. Une idée canguilhemienne qui évoque forte-
ment la Wertphilosophie allemande est que la vie est posi-
tion inconsciente de valeur. La valeur est ce qui naît du

1. Claude Debru, Georges Canguilhem, science et non-science, Paris, Éd.


Rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure, 2004, p. 35-36, 44-45.

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

débat du vivant avec le milieu. La valeur est quelque


chose qui à la fois résulte de l’existence menacée et sus-
cite la conquête (ou la reconquête) de cette existence.
Elle est une polarité dynamique. Elle traverse l’être et tra-
duit son orientation vers le futur. La thèse canguilhe-
mienne constante est que la connaissance scientifique de
la vie ne peut faire l’économie d’une conception philoso-
phique de la vie animée par l’idée de position de valeur.
D’inconsciente, cette position devient consciente dans la
philosophie aussi bien que dans la médecine, et plus
encore dans l’alliance (rare) entre les deux. Une telle
connaissance, de nature philosophique, modifie la per-
ception de la maladie et réoriente l’action de la méde-
cine. Mais cette connaissance ne vient pas du dehors. Elle
n’est pas primitivement de l’ordre de la science, de la
pure et simple objectivité. Le sujet, sain ou malade, est
premier ; la médecine, comme technique, se greffe sur
cette expérience primitive et collabore avec elle. La thèse
canguilhemienne est que la technique précède la science,
et la médecine lui en fournit un exemple qui est peut-
être le plus parlant de tous.
Pour quelles raisons les spéculations d’allure vitaliste
élaborées par Canguilhem dans des circonstances et dans
un monde qui n’existent plus aujourd’hui conservent-
elles un réel pouvoir critique d’interrogation et de mobi-
lisation pour la médecine contemporaine, qui est saisie
par des doutes multiples, se trouve dominée par des exi-
gences éthiques et économiques parfois contradictoires,
et qui semble parfois mettre son pouvoir croissant au seul
compte de la recherche biomédicale, de la biologie cellu-
laire et moléculaire ? Pour quelles raisons l’engagement,
assez solitaire et profondément original, d’un jeune pro-
fesseur de philosophie au milieu de la tourmente de la
Seconde Guerre mondiale, dans un domaine qui n’avait

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pas réellement à voir avec le désastre politique d’alors et


qui paraissait quelque peu marginal par rapport au cou-
rant principal de la philosophie en France, a-t-il trouvé
plus récemment un écho très large parmi les praticiens de
la médecine et plus largement des soins médicaux ? Cette
question se pose réellement, et cela d’autant plus que la
lecture, aujourd’hui, de l’ouvrage Le normal et le patholo-
gique est un exercice qui révèle tout autant l’étrangeté du
livre, très daté par certains côtés, que l’actualité de son
propos.
La médecine contemporaine est devenue « scienti-
fique », c’est-à-dire fondée sur des preuves (evidence-
based). Elle s’appuie sur de larges appareils statistiques,
sur des essais cliniques standardisés, sur des classifications
également standardisées et objets de consensus, sur des
groupes d’études internationaux. La médecine est de-
venue une expérience collective à l’échelle planétaire.
Elle vise la plus grande efficacité par la connaissance bio-
logique, et se donne de plus en plus pour but une
connaissance biologique individualisée du patient et de sa
maladie, dans la mesure où une assez grande variabilité
individuelle s’avère être le cas dans les maladies et dans
leurs substrats génétiques, lorsque ces substrats génétiques
existent (ce qui n’est pas toujours le cas, du moins avec
les connaissances actuelles, une maladie comme le diabète
pouvant avoir ou ne pas avoir un substrat génétique).
Mais cette médecine, beaucoup plus efficace qu’il y a un
demi-siècle dans le cas de maladies aiguës ou des cancers,
se trouve confrontée à un déficit de clinique – à savoir,
d’approche individualisée du patient dans sa biographie,
son existence, sa manière d’être au monde et ses relations
sociales et affectives. Réduite à une connaissance de plus
en plus raffinée du support biologique, la médecine
contemporaine tend à s’en satisfaire et se trouve de ce fait

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

fondée à ignorer les dimensions socio-affectives de nom-


breuses maladies – ce en quoi d’ailleurs il ne peut y avoir
une philosophie de la médecine complètement cohérente
et unifiée, mais seulement une philosophie de la méde-
cine attentive à la pluralité des facteurs qui conditionnent
la santé et la maladie des êtres humains, et cette pluralité
est déjà le cas au niveau biologique dans des maladies très
typiques où facteurs écologiques, génétiques et infectieux
concourent au processus pathologique. Dans un tel
contexte, profondément renouvelé par rapport à celui des
années 1930 et 1940, qu’est-ce que la « normativité » à
la Canguilhem, cette entité presque mystique, peut
apporter à la réflexion et à la pratique médicales ?
Pour juger de l’actualité de l’engagement philoso-
phique de Georges Canguilhem vis-à-vis de la situation
présente de la médecine, situation dont il a vécu la
genèse, nous allons envisager trois thèmes qu’il a abordés
plus particulièrement à la fin de sa carrière : la médecine,
science et technique ; l’expérimentation ; la santé. Pour
Canguilhem, la médecine reste fondamentalement une
technique, et cela lui impose des obligations. Le lien de la
médecine et de l’éthique médicale est d’ailleurs fort
ancien et même consubstantiel. Dans une conférence
prononcée en 1978 à la Faculté de médecine de Stras-
bourg, « Puissance et limites de la rationalité en méde-
cine », Canguilhem prend une vue critique de la
médecine triomphante et de l’organisation du système de
soins qui encourage à la fois l’offre et la demande. « La
gloire d’un homme, a dit Rainer-Maria Rilke, est la
somme des malentendus accumulés sur un nom. Le pres-
tige de la médecine contemporaine ne serait-il pas la
somme des divergences décelables dans l’idée que s’en
font ceux qui la produisent comme savoir, ceux qui l’uti-
lisent comme pouvoir, ceux qui tiennent la production

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de ce savoir et l’exercice de ce pouvoir comme un devoir


à leur égard et à leur bénéfice ? La médecine n’est-elle
pas perçue comme science à l’INSERM, au CNRS, à l’Insti-
tut Pasteur, comme pratique et technique dans un service
hospitalier de réanimation, comme objet de consomma-
tion et éventuellement de réclamations, dans les bureaux
de la Sécurité sociale, et comme tout cela à la fois dans un
laboratoire de produits pharmaceutiques ? Il paraît donc
indispensable de distinguer les différents champs sur les-
quels on peut se situer quand on s’interroge sur le pou-
voir de la rationalité médicale. On doit se demander si
dans le passage d’un champ à un autre, à partir du pre-
mier, la valeur de rationalité, désormais reconnue au
savoir médical, est ou non conservée. La pratique médi-
cale véhicule-t-elle jusqu’au consommateur de médica-
ments et de soins la rationalité du savoir dont elle est
l’application ? »1
Face à cette question posée dans une certaine radica-
lité par rapport à une situation fort complexe, il est pos-
sible, en s’écartant quelque peu de Georges Canguilhem,
d’adopter une formulation encore plus critique. De quel
ordre est la « rationalité » du savoir médical ? En quel
sens peut-on parler de « rationalité » au sujet de ce
savoir ? Le moins que l’on puisse dire aujourd’hui est
que cette « rationalité » recouvre une complexité de fac-
teurs plus grande que jamais. Si « rationalité » il y a, elle
reste encore d’un ordre largement pragmatique, et cela
pour plusieurs raisons qui se sont aggravées depuis
l’époque où Canguilhem proposait ses réflexions. En
premier lieu, la physiopathologie, science aussi peu

1. Georges Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en


médecine », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et
la vie, Paris, Vrin, 1994, p. 398.

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

développée que centrale pour l’argumentation de l’ou-


vrage Le normal et le pathologique, est un domaine
où règne désormais la pluralité des causes, s’éloi-
gnant encore plus de la monocausalité en vogue dans
les conceptions médicales de la première moitié du
XXe siècle, conceptions peu compatibles avec le holisme
vitaliste professé par Canguilhem, lequel se résume dans
l’idée qu’il n’y a pas de cellule malade, pas d’organe
malade, mais que la maladie est celle de l’organisme tout
entier. Aujourd’hui, l’introduction des « facteurs de
risque », issus d’études épidémiologiques de grande
ampleur, a accru la perception de la complexité des
mécanismes physiopathologiques, dont certaines compo-
santes, génétiques en particulier, ne sont pas, jusqu’à
preuve du contraire, nécessaires à l’expression d’une
maladie, mais sont seulement des conditions suffisantes.
En outre, l’épidémiologie indique très clairement dans
des cas typiques la corrélation entre l’adjonction-
coopération de causes et l’incidence variable de telle ou
telle maladie (les multiples déterminants du lymphome
de Burkitt en sont un exemple classique).
Cette situation a pour conséquence épistémologique
que la compréhension des phénomènes pathologiques
doit reposer plus que jamais sur la considération de phé-
nomènes populationnels de divers ordres, génétiques
certes, mais aussi écologiques, sociaux, psychologi-
ques, etc. La rationalité de type « holiste » ne peut être
reconquise qu’en s’établissant à un niveau de complexité
bien supérieur à celui de l’organisme individuel, et à un
tel niveau la rationalité ne peut être qu’holiste, que repo-
ser sur une vue d’ensemble. Comment les organismes
individuels établissent-ils (ou non) des équilibres avec
leur milieu (l’une des intuitions les plus constantes de
Canguilhem porte sur le fait que le vivant crée son

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milieu) est aujourd’hui une question qui fait partie du


champ de la « santé publique », domaine qui nous éloigne
des intuitions originaires de Canguilhem sur la normati-
vité physiologique sans pour autant les contredire. Une
seconde considération concernant le caractère encore
pragmatique de la « rationalité » médicale porte sur la
thérapeutique. La finesse croissante de l’analyse génétique
moléculaire des individus humains ou de leurs patho-
gènes permet aux médecins de rêver à une thérapeutique
individualisée. Cette thérapeutique n’existe pas pour
l’instant, en raison du fait que les médicaments sont en
nombre inférieur aux classes et sous-classes des maladies,
ainsi que du fait que la découverte des médicaments reste
une affaire largement pragmatique, et non rationnelle.
Mais il n’est nullement exclu que le progrès des bio- et
nanotechnologies permette de réaliser ce rêve médical
d’une spécificité totale des traitements individuels, tout
comme une réelle spécificité avait été atteinte dans le
traitement des maladies infectieuses du fait de la spécifi-
cité chimique des réactions antigène-anticorps. Quoi
qu’il en soit, l’espoir d’une médecine individualisée ren-
force la perspective d’une médecine rationnelle. Elle
s’ajoute à la compréhension de la physiopathologie issue
des considérations de santé publique en offrant la pers-
pective de thérapeutiques nouvelles et plus efficaces. Cela
invalide-t-il pour autant la critique de Canguilhem dans
toute sa portée ? Pour évaluer cette portée, il est
nécessaire d’aller un peu plus loin dans la présentation de
sa pensée critique.
Canguilhem a fort bien vu le caractère d’autorenforce-
ment du cycle techno-scientifique dans la médecine. Il a
bien vu aussi que ce cycle introduisait de nouvelles iné-
galités et donc créait une difficulté d’ordre éthique pour
la médecine. À l’époque du grand développement de la

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

pratique des greffes d’organe, il écrit : « On a pu se


demander si la rationalité à l’œuvre dans les recherches
initiales se retrouvait ou non dans les programmes natio-
naux de répartition des moyens d’intervention thérapeu-
tique. Dans bien des pays du Tiers Monde, où la
pathologie parasitaire ou infectieuse vient au premier
rang des causes de mortalité, la transplantation d’organes
est jugée irrationnelle... Il apparaît ainsi que la puissance
de la rationalité en haut, chez les détenteurs du savoir et
chez ceux qui l’appliquent, est, dans chaque société, sous
la dépendance de la rationalité d’en bas, dans l’opinion de
ceux qui sont charnellement concernés par de nouvelles
avances en thérapeutique... Ayant ainsi inventé, au béné-
fice d’une élite de patients, une technique de production
d’organes anonymes, les médecins ont-ils ou non oublié
que la rationalité de leur discipline s’est d’abord mani-
festée à tous par les preuves qu’elle leur a données de son
pouvoir d’assistance pour la réalisation d’un de leurs plus
vieux rêves, la conservation et le bon usage de leur
santé ? »1 Cette question posée à la médecine appelle
plusieurs éléments d’analyse. Elle ne met pas en cause
la rationalité de la recherche physiopathologique, dont
Canguilhem se fait le défenseur face à des idéologies
d’autogestion de la maladie par le patient. En même
temps, Canguilhem, face au « pouvoir médical », rappelle
que « le malade est un Sujet ». « Il est impossible d’annu-
ler dans l’objectivité du savoir médical la subjectivité de
l’expérience vécue du malade. »2 En plaidant pour une
réintroduction de la subjectivité du malade dans la pers-
pective du médecin, Canguilhem définit pour la « ratio-

1. Ibid., p. 400-401.
2. Ibid., p. 409.

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nalité médicale » « un point de conversion qui n’est pas


un point de repli »1.
L’un des derniers textes de Georges Canguilhem, et
l’un des plus aboutis, porte le titre « Le statut épistémolo-
gique de la médecine ». Dans cette conférence prononcée
à Pérouse en 1985, Canguilhem réexamine l’ensemble de
l’histoire de la médecine du point de vue de l’ambition
de scientificité, en décrit les grandes évolutions et en
marque les grands moments. L’un de ces grands moments
est l’hygiène sociale, devenue une préoccupation ma-
jeure à la fin du XIXe siècle, en particulier dans le sillage
des travaux de Pasteur et de son école. « Par le biais de
l’hygiène publique, institutionnalisée dans les sociétés
européennes du dernier tiers du XIXe siècle, l’épidémio-
logie entraîne la médecine sur le champ des sciences
sociales, et même des sciences économiques. Il n’est plus
possible désormais de tenir la médecine pour la science
des anomalies ou altérations exclusivement organiques.
La situation socio-économique d’un malade singulier et
son retentissement vécu entrent dans le cadre des don-
nées que le médecin doit prendre en compte. La méde-
cine, par le biais des exigences politiques de l’hygiène
publique, va connaître une altération lente du sens de ses
objectifs et de ses comportements originaires. »2 La
médecine devient une « technologie biologique » qui
« met entre parenthèses » le malade individuel, objet
singulier de la médecine clinique. Mais la biologie, l’im-
munologie, la génétique ne permettent-elles pas de
retrouver l’individualité du malade ? Ce n’est pas réelle-
ment le cas, aux yeux de Canguilhem : « Il faut se garder

1. Ibid., p. 411.
2. Georges Canguilhem, « Le statut épistémologique de la médecine »,
in Études..., p. 421.

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

ici d’une tentation, celle de croire avoir retrouvé, grâce


aux progrès de la scientificité médicale, le malade indivi-
duel concret, que ces progrès mêmes ont mis entre
parenthèses. L’identité immunitaire, malgré le laxisme
sémantique qui la présente quelquefois comme l’opposi-
tion du soi et du non-soi, reste un fait strictement objec-
tif. » Comment alors définir le statut épistémologique de
la médecine ? Canguilhem propose de la définir comme
science appliquée, et plus précisément comme somme
évolutive de sciences appliquées. En tant que science
appliquée, la médecine « conserve la rigueur théorique
des connaissances qu’elle emprunte pour une meilleure
réalisation de son projet thérapeutique »1. Une science
appliquée reste une science, mais l’application inclut une
dimension expérimentale nouvelle. Canguilhem cite Karl
Rothschuh, qui a défini la médecine comme « science
opérationnelle » (operationale Wissenschaft)2. Mais ces dé-
nominations ne sont pas suffisantes, car elles ne prennent
pas en compte la figure nécessaire de l’individualité
humaine, qui est l’ « unité d’opération » visée par cette
« somme » de connaissances et de pratiques qu’est la
médecine. On voit que la critique canguilhemienne
d’une médecine réduite à une activité instrumentale ne
perd rien aujourd’hui de son actualité.
Somme de sciences appliquées, la médecine en tant
qu’application inclut nécessairement un moment expéri-
mental. Tout acte thérapeutique est une expérience,
rappelle Canguilhem. Un texte plus ancien que les pré-
cédents, et qui porte le titre « Thérapeutique, expéri-
mentation, responsabilité » et date de 1959, envisage
toutes les conséquences de cet état de choses, y compris

1. Ibid., p. 423.
2. Ibid., p. 427.

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les conséquences dans la formation des médecins. Le


diagnostic de Canguilhem concernant la réalité de la
médecine par rapport aux valeurs qui l’orientent est le
suivant : « Comme (...) la médecine, aussi bien que
toute forme d’activité technique, est aujourd’hui un
phénomène à l’échelle des sociétés industrielles, des
choix de caractère politique se trouvent impliqués dans
tous les débats concernant les rapports de l’homme et de
la médecine. Toute prise de position concernant les
moyens et les fins de la nouvelle médecine comporte
une prise de position, implicite ou explicite, concernant
l’avenir de l’humanité, la structure de la société, les insti-
tutions d’hygiène et de sécurité sociale, l’enseignement
de la médecine, la profession médicale, tellement qu’il
est parfois malaisé de distinguer ce qui l’emporte, dans
quelques polémiques, du souci pour l’avenir de l’huma-
nité ou des craintes pour l’avenir du statut des méde-
cins... La forme aujourd’hui la plus aiguë de la crise de la
conscience médicale, c’est la diversité et même l’opposi-
tion d’opinions relatives à l’attitude et au devoir du
médecin, devant les possibilités thérapeutiques que lui
offrent les résultats de la recherche en laboratoire, l’exis-
tence des antibiotiques et des vaccins, la mise au point
d’interventions chirurgicales de restauration, de greffe
ou de prothèse, l’application à l’organisme des corps
radioactifs. »1 Le diagnostic d’une crise de la conscience
médicale, d’un malaise dans l’application des possibilités
les plus récentes offertes par la recherche médicale pour-
rait être transposé quasiment dans les mêmes termes
aujourd’hui – ce qui signifie qu’il y a un certain degré
de continuité culturelle dans la médecine (réflexion que

1. Georges Canguilhem, « Thérapeutique, expérimentation, responsa-


bilité », in Études..., p. 383-384.

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

partageait d’ailleurs l’historien Mirko Grmek), continuité


marquée dans la conscience du fait que « soigner, c’est
faire une expérience »1. Canguilhem philosophe (et
médecin) ne manque pas de rappeler aux médecins les
conséquences de cet état de choses dont ils sont telle-
ment familiers : « Nous demandons à être bien entendu.
Revendiquer le devoir d’expérimentation clinique, c’est
en accepter toutes les exigences intellectuelles et mo-
rales. »2 Cette exigence devrait se traduire dans l’ensei-
gnement de la médecine. À l’époque où Canguilhem
propose cette réflexion de nature éthique, l’enseigne-
ment de la médecine ne l’intègre pas. « Un fait devrait
nous surprendre, jusqu’au scandale... N’est-il pas surpre-
nant que l’enseignement de la médecine porte sur tout,
sauf sur l’essence de l’activité médicale, et qu’on puisse
devenir médecin sans savoir ce qu’est et ce que doit un
médecin ? À la Faculté de médecine, on peut apprendre
la composition chimique de la salive, on peut apprendre
le cycle vital des amibes intestinales de la blatte de
cuisine, mais il y a des sujets sur lesquels on est certain
de ne recevoir jamais le moindre enseignement : la
psychologie du malade, la signification vitale de la
maladie, les devoirs du médecin dans ses relations avec le
malade (et pas seulement avec ses confrères ou avec le
juge d’instruction), la psychosociologie de la maladie et
de la médecine. »3 Il se trouve que ces remarques cri-
tiques sur l’enseignement de la médecine ont mis trente
ans, dans le système français, à faire leur chemin et
à aboutir à l’introduction des sciences humaines et

1. Ibid., p. 383.
2. Ibid., p. 390.
3. Ibid.

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Claude Debru

sociales, de l’histoire de la médecine et des sciences, de


la philosophie et de l’éthique médicales dans le cursus
des études médicales. Il est clair que, outre des problè-
mes récurrents, divers scandales de santé publique ont
encouragé les autorités à aller dans le sens préconisé par
Georges Canguilhem, comme cela a été le cas dans les
années 1990 en France. Sur la question de savoir qui
doit enseigner ces disciplines, Canguilhem a son idée :
« C’est à des médecins de grande culture et de longue
expérience qu’il revient d’enseigner à leurs jeunes
émules que soigner, c’est, toujours, à quelque degré,
décider d’entreprendre, au profit de la vie, quelque
expérience. »1
Une philosophie de la médecine serait incomplète sans
une réflexion sur la santé. Plusieurs textes canguilhemiens
y sont consacrés, dont La santé, concept vulgaire et question
philosophique, qui date de 1988. Peut-être est-ce dans ses
commentaires sur la santé comme question philoso-
phique que Canguilhem retrouve de la manière la plus
nette et la plus intense le vitalisme de sa jeunesse. Y a-t-il
une science de la santé ? Dans Le normal et le pathologique,
Canguilhem paraissait parfois douter qu’il y ait une
science de la maladie : « S’il n’a pas paru vraiment pos-
sible de maintenir la définition de la physiologie comme
science du normal, il semble difficile d’admettre qu’il
puisse y avoir une science de la maladie (...) une patho-
logie vraiment scientifique. »2 « Il n’y a pas de pathologie
objective. »3 La conclusion des analyses de Canguilhem
sur la santé, qui commente également la « grande santé »,

1. Ibid., p. 391.
2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966,
p. 143.
3. Ibid., p. 153.

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L’engagement philosophique dans le champ de la médecine

de Nietzsche, est duale, car elle se joue, comme toujours


chez lui, sur les deux registres de la vérité et de la valeur.
« La reconnaissance de la santé, comme vérité du corps,
au sens ontologique, non seulement peut mais doit
admettre la présence, en lisière et comme garde-fou, à
proprement parler, de la vérité au sens logique, c’est-à-
dire de la science. Certes, le corps vécu n’est pas un
objet, mais, pour l’homme, vivre c’est aussi connaître. Je
me porte bien dans la mesure où je me sens capable de
porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses
à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui
ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas
ce qu’ils sont sans elles. Et donc, j’ai besoin d’apprendre à
connaître ce qu’elles sont pour les changer. »1 On
retrouve ici, quasiment à l’état pur, et à quarante-cinq
années de distance, le thème philosophique de la norma-
tivité humaine.
Canguilhem a adopté en son temps le rôle de l’intel-
lectuel « critique » face à tous les mécanismes de déshu-
manisation. C’est bien ce pouvoir critique qui a fait sa
renommée dans les cercles médicaux et au-delà – pou-
voir critique à l’égard des conceptions reçues dans les
années 1930 (la continuité du normal et du patho-
logique, la variation simplement quantitative de l’un à
l’autre, le caractère localisable des processus patho-
logiques, l’unicité de la cause de la maladie). La polé-
mique canguilhemienne à l’égard de ces préjugés a
perdu aujourd’hui toute pertinence, car ces préjugés

1. Georges Canguilhem, « La santé, concept vulgaire et question


philosophique », Écrits sur la médecine, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 68. Voir
aussi Georges Canguilhem, Gesundheit – eine Frage der Philosophie, herausge-
geben und übersetzt von Henning Schmidgen, Berlin, Merve Verlag, 2004,
p. 68-69.

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Claude Debru

n’ont plus cours. Mais cela ne signifie pas que tout


préjugé soit absent de la médecine devenue scientifique
et du système de soins dominé par cette évolution.
C’est ici que la critique philosophique peut encore être
utile au progrès de la science et de la pratique médicales,
et que Canguilhem peut rester un inspirateur et un
guide.
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Psychologie et milieu.
Éthique et histoire des sciences
chez Georges Canguilhem
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

Il y a près de cinquante ans, en 1958, fut publié pour la


première fois, dans la Revue de métaphysique et de morale,
l’un des articles les plus célèbres de Canguilhem, en tout
cas l’un des plus caractéristique de son style, par son ton
fortement polémique et sa modernité : « Qu’est-ce que la
psychologie ? » Les commentateurs ont souvent souligné
l’influence de cet article, qu’ils la déplorent, comme Pas-
cal Engel, ou qu’ils l’apprécient, comme Élisabeth Rou-
dinesco1. On a, en revanche, moins souvent noté la
présence continue de telles critiques passionnées de la
psychologie, du tout début de l’œuvre de Canguilhem,
dans les Libres Propos des années 1930 jusqu’aux tout der-
niers textes, avec notamment la conférence « Le cerveau
et la pensée » de 1980. Le caractère récurrent de ces criti-
ques, que Canguilhem développe bien avant d’avoir

1. Pascal Engel, Psychologie et philosophie, Paris, Gallimard, 1996 ; Élisa-


beth Roudinesco, « Situation d’un texte : “Qu’est-ce que la psychologie ?”,
in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel,
1993. Sur l’histoire de cet article et de sa réception, voir Jean-François
Braunstein, « La critique canguilhemienne de la psychologie », Bulletin de
psychologie, 52, 2, mars-avril 1999, p. 440.

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Jean-François Braunstein

entamé sa carrière d’historien des sciences, fait penser que


ce refus de la psychologie ne répond pas uniquement à
des raisons épistémologiques mais sans doute tout autant
à des motifs éthiques, qui expliquent le ton enflammé de
Canguilhem sur ces questions.
Si Canguilhem critique la psychologie, c’est qu’elle est
toujours comprise comme une doctrine d’obéissance et
de soumission au milieu. Elle est de plus en plus explici-
tement attaquée au cours de l’œuvre dans la mesure où
elle est de plus en plus identifiée à un behaviorisme, qui
se fonderait, selon Canguilhem, sur une conception
purement déterministe du concept de milieu. Ce refus
d’une interprétation déterministe, ou « mécaniste », du
concept de milieu est présent aussi bien au cœur des
interventions quasi politiques de Canguilhem, que dans
ses travaux d’histoire et philosophie des sciences. Cela
nous semble être une intuition tout à fait primitive de
Canguilhem, une motivation permanente et profonde de
ses engagements. Il est certain qu’il ne saurait être ques-
tion de construire un « système » canguilhemien autour
de cette notion de « milieu », mais elle permet d’identi-
fier un des éléments essentiels qui mettent en mouve-
ment Canguilhem et le conduisent à étudier tel objet
plutôt que tel autre, à s’enflammer plutôt qu’à garder un
ton strictement académique. Ce refus d’une conception
déterministe du milieu permet de comprendre le tonus
de ses premiers engagements, la politique de Canguil-
hem, et le sens de son passage à l’épistémologie et à l’his-
toire des sciences, qui ne sont d’une certaine manière que
secondes, contrairement à l’image courante que l’on se
fait de l’œuvre de Canguilhem.

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Psychologie et milieu

CRITIQUES PARALLÈLES
DE LA PSYCHOLOGIE ET DU MILIEU

Dans ses écrits de jeunesse, dans les années 1930, Can-


guilhem développe deux critiques parallèles, une critique
de la psychologie et une critique de la conception déter-
ministe du milieu. Mais ces deux critiques ne sont alors
que brièvement argumentées, et ne sont en tout cas pas
explicitement reliées l’une à l’autre.
S’agissant de critique de la psychologie, Canguilhem
fait, en avril 1929, dans les Libres Propos d’Alain, un
compte rendu enthousiaste du livre que Politzer venait
de publier sous le pseudonyme d’Arouet, La fin d’une
parade philosophique, le bergsonisme. Le disciple d’Alain
qu’est alors Canguilhem applaudit à la critique sévère de
la psychologie bergsonienne développée par Politzer.
Bergson, qui prétend au concret, ne serait en fait capable
que de reconduire les vieilles thèses de la psychologie
classique : « La psychologie classique – et Bergson
comme elle – part de la réalité du fait psychologique. Elle
ne le peut qu’en posant ces faits comme des choses, ce
qu’Arouet appelle une position en troisième personne. »1
C’est cette idée de traiter les faits psychologiques comme
des « faits » comme les autres que Canguilhem récuse
absolument : « En faisant de l’esprit un petit univers à
part, séparable et observable comme avec des appareils,
on fait de l’esprit une chose, c’est-à-dire qu’on l’enterre
comme esprit. »2 En ce sens, il félicite Politzer d’avoir

1. Georges Canguilhem, « Quelques livres : La fin d’une parade philoso-


phique : le bergsonisme », Libres Propos, 20 avril 1929, p. 192. Sur ces écrits de
jeunesse, voir Jean-François Braunstein, « Canguilhem avant Canguilhem »,
Revue d’histoire des sciences, 53, 1, janvier-mars 2000.
2. Ibid.

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Jean-François Braunstein

montré que la psychologie est une école de soumission. Il


évoque le jugement sévère d’Alain : « On pense invinci-
blement à ce chapitre de Mars ou la guerre jugée intitulé :
“Lâches penseurs”, que les psychologues n’ont sans doute
jamais lu, pour leur repos. »1 Le chapitre d’Alain est effec-
tivement pour le moins violent : « Imaginez un psycho-
logue, si vous pouvez. C’est un historien de l’âme, pour
qui penser n’est rien de plus que savoir ce qu’on pense. »
Les psychologues sont des « adorateurs du fait », effec-
tuant un « travail de haute police » et désapprenant à
« penser debout »2. À ces maîtres de soumission, Canguil-
hem oppose les « quelques hommes » qui « depuis la
guerre (...) se mettent à penser debout »3.
Dans un autre article des Libres Propos, en novem-
bre 1930, intitulé « De l’introspection », Canguilhem
évoque les critiques de Comte contre la psychologie et
s’en prend à l’ « idée d’introspection » dont « Victor
Cousin alors célébrait [les] vertus »4. Canguilhem estime
comme Comte que « regarder en soi » n’est pas si simple
qu’il y paraît. Nous sommes largement inconnus à nous-
même et Canguilhem cite le « trait de génie » de Piran-
dello qui a su comprendre, selon le titre d’un de ses
ouvrages, que « nous sommes chacun pour soi même Un,
personne et cent mille »5. Canguilhem poursuit en expli-
quant que, à vouloir trop regarder en soi-même, on ne
peut que se perdre : « Ce pitoyable obstiné pour vouloir
se trouver pur et simple, perd la conscience de soi », « il

1. Ibid.
2. Alain, Mars ou la guerre jugée, reproduit dans Les passions et la sagesse,
Paris, Gallimard, 1960, p. 645.
3. Georges Canguilhem, « Quelques livres : La fin d’une parade philoso-
phique : le bergsonisme », Libres Propos, 20 avril 1929, p. 192.
4. Id., « De l’introspection », Libres Propos, novembre 1930, p. 192.
5. Ibid.

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Psychologie et milieu

se perd lui-même à vouloir détruire cette image de lui à


l’usage d’autrui qu’autrui croit être véritablement lui »1.
Canguilhem s’accorde avec Emmanuel Berl pour dénon-
cer « le fantôme qu’il veut dire bourgeois de la vie inté-
rieure. Pauvre spectre assurément au regard des tâches
précises qui attendent l’homme »2.
Mais, dans cet article, Canguilhem emploie d’autres
arguments que celui, typiquement comtien, de l’impos-
sibilité logique de l’introspection. D’une part, il est
impossible de s’observer soi-même sans se transformer,
car « il n’y a point de séparation possible entre l’étude de
soi et la création de soi »3. La contemplation de soi ne
peut être confondue avec la contemplation des choses,
pour la raison qu’elle est, « par une singulière opération
dont on ne voit pas que les choses donnent l’exemple,
une transformation de soi »4. D’autre part, Canguilhem
soutient l’idée que l’âme n’est point intelligible « sans ses
habits », c’est-à-dire sans son corps, sans ce qui la maté-
rialise : « Point d’homme sans habit. Point de pensée
sans apprêt. Point de conscience sans reprise, c’est-à-dire
sans métier. »5 Il cite Carlyle qui développait une « phi-
losophie des habits » dans Sartor Resartus : « Nos œuvres
sont le miroir où notre esprit aperçoit pour la première
fois ses exactes proportions. D’où la folie de cet impos-
sible précepte : “Connais-toi toi-même.” »6 Canguilhem
note ici que « c’est bien en ce sens que Comte ensei-
gnait que l’esprit ne peut être étudié que dans ses
œuvres ».

1. Ibid.
2. Ibid., p. 523.
3. Ibid., p. 522-523.
4. Ibid., p. 522.
5. Ibid., p. 523.
6. Ibid.

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Jean-François Braunstein

En cette même année 1930, où il critiquait ainsi la psy-


chologie, Canguilhem s’enflamme contre une conception
déterministe du milieu dans son « Discours de distribution
des prix » au lycée de Charleville1. Le jeune professeur
s’en prend à l’image que Paul Bourget, dans Le Disciple, et
Maurice Barrès, dans Les Déracinés, donnaient du profes-
seur de philosophie. Ces deux auteurs dénonçaient l’effet
mortifère des abstractions et du déracinement qu’entraîne
la philosophie – spinoziste pour l’un, kantienne pour
l’autre –, et prêchaient l’enracinement dans un sol. Can-
guilhem refuse leur conception déterministe de ce qu’est
une âme. Il critique Barrès, pour qui une âme c’est « un
fait qu’expliquent le sol natal, la tradition nationale, le sang
familial »2. Canguilhem retrouve l’origine de cette idée
barrésienne chez Taine, lui-même originaire de Charle-
ville : « C’est votre Taine qui lui-même donna la règle et
– qui sait ? – peut-être aussi l’exemple. »3 Ce Taine, qui
dans sa fameuse préface à l’Histoire de la littérature anglaise,
avait expliqué que « la race, le milieu et le moment » suffi-
saient à expliquer la création littéraire.
Au contraire, pour Canguilhem : « Une âme, c’est l’ef-
fort toujours dur, quelquefois tragique par lequel un
homme fait le départ de ce qu’il apporte en naissant
d’instinctif, d’aveugle, de périssable et de borné, d’avec
ce qu’il veut établir et ordonner en lui de raisonnable, de
conscient, d’indestructible et d’universel. »4 Et Canguil-

1. Discours prononcé par G. Canguilhem à la distribution des prix du lycée de


Charleville le 12 juillet 1930, Charleville, P. Anciaux, 1930. Ce texte a été
republié sous le titre de « Discours de Charleville » dans les Cahiers philoso-
phiques, 69, décembre 1996. Les références seront données à cette édition.
2. « Discours de Charleville », p. 87-88.
3. Ibid., p. 88.
4. Ibid. Nous ne suivons pas la correction proposée par les éditeurs des
Cahiers philosophiques.

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Psychologie et milieu

hem de conclure que « ni la race, ni le milieu, ni le


moment ne suffisent, malgré votre Taine, à définir un
homme. Il ne manque à l’homme ainsi recomposé que la
pensée. On est en droit de juger que ce n’est pas peu car
il manque du même coup à l’homme la vérité et la justice
qui ne sont pas des faits mais des pensées, non des résul-
tats mais des actes »1. Canguilhem refuse ainsi, une fois
encore, le « culte du fait ». Il se réclame alors de Lucien
Herr, avec une allusion à l’affaire Dreyfus, dont le souve-
nir est encore vif : « La justice est ce pourquoi il n’y a ni
race privilégiée ou maudite, ni milieu favorable ou hos-
tile, ni moment opportun ou importun. Ce qui compte,
disait Lucien Herr à Barrès, ce n’est pas ce qu’un homme
a dans le sang, c’est ce qu’il a dans l’esprit et ce qu’il veut
faire. »2 À l’origine de cette injustice, Canguilhem
identifie donc une conception déterministe du milieu.
L’année suivante, dans les Libres Propos, Canguilhem
revient sur cette question du milieu quand il définit
la véritable « pensée » comme « création », c’est-à-dire
comme refus du milieu. Faisant le compte rendu d’un
livre de Pierre Abraham, Créatures chez Balzac, il en
apprécie les « formules directes et pleines de sens, quand
[l’auteur] montre l’opposition de la création et de l’auto-
matisme, et ainsi l’antagonisme entre le créateur et son
milieu »3. Canguilhem semble alors jouer sur les deux sens
du terme de « milieu » lorsqu’il explique que « créer, c’est
bien réellement, en effet, fuir le milieu qui ne peut être
que moyenne ou compromis. Tout créateur est d’inten-
tion un extrémiste »4. La référence à Balzac n’est pas ici
1. Ibid., p. 89.
2. Ibid., p. 90.
3. Georges Canguilhem, « Critique et philosophie. Sur le problème de
la création », Libres Propos, décembre 1931, p. 587.
4. Ibid.

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Jean-François Braunstein

anodine, puisqu’on sait, comme Canguilhem le rappellera


dans l’article « Le vivant et son milieu », que c’est Balzac
qui donne droit de cité en littérature au terme de
« milieu » au singulier, notamment dans la préface de La
Comédie humaine en 1842. À l’inverse, dès cet article sur
Pierre Abraham, le contraire de la notion de création, la
soumission au milieu, est brièvement identifié à ces
« automatismes résultant d’un dressage ou d’une associa-
tion naturelle » auxquels « on donne le nom savant de
réflexes conditionnels »1. C’est-à-dire à ce que Can-
guilhem combattra ensuite durant de longues années.

LA CRITIQUE
DE LA PSYCHOLOGIE BEHAVIORISTE
COMME « DOCTRINE DE LA SOUMISSION
AU MILIEU »

C’est dans les années 1940 et 1950 que les critiques


jusque-là disjointes de la psychologie et du milieu vont se
trouver réunies dans l’œuvre de Canguilhem. Il va alors
identifier la psychologie à la psychologie behavioriste pré-
sentée comme une « explication mécaniste des mouve-
ments de l’organisme dans le milieu »2. Canguilhem
choisit désormais pour adversaires principaux Watson,
mais aussi Pavlov ou même Taylor, auteurs qui ont en
commun de penser que « le milieu se trouve investi de
tous pouvoirs à l’égard des individus »3. Canguilhem

1. Ibid.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La connaissance
de la vie (1952), Paris, Vrin, 1975, p. 140.
3. Ibid.

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Psychologie et milieu

maintiendra cette identification de la psychologie et du


behaviorisme jusqu’à la fin de son œuvre, alors même
qu’une telle identification ne va pas de soi : elle ne semble
pas partagée par d’autres critiques de la psychologie qui
apprécient plutôt favorablement l’œuvre de Watson.
Ainsi, Politzer, en 1928, estimait que « le behaviorisme
conséquent, celui de Watson », apporte « avec l’idée de
behavior, quelle que soit finalement son interprétation, une
définition concrète du fait psychologique »1. De même,
Foucault semblait trouver quelques vertus à Watson, puis-
qu’il le range avec Freud, Paul Guillaume ou Politzer
parmi ces « dénonciateurs de l’illusion » qui font l’essentiel
de la recherche en psychologie, Watson ayant pour sa part
dénoncé « l’illusion de la subjectivité »2.
C’est dans le Traité de logique et de morale, qu’il publie avec
Célestin Planet en 1939, que Canguilhem développe pour
la première fois ses critiques de la psychologie et s’intéresse
de plus près au behaviorisme. Il critique tout d’abord, pour
des raisons morales, l’idée comtienne d’une assimilation des
sciences morales aux sciences de la nature, car cette « unifi-
cation de la totalité des phénomènes » anéantirait « non
seulement la Psychologie et l’Esthétique, comme interpré-
tations subjectives de l’expérience, mais encore la Morale,
comme doctrine de l’action libre et orientée, et la Philo-
sophie, comme recherche d’une coordination des postulats
opposés de l’Esprit et de la Nature » et ferait s’évanouir les
notions de « Création », « Liberté » et « Finalité » qui ne
seraient plus que des « illusions périmées »3.

1. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie (1928), Paris, PUF,


1974, p. 17.
2. M. Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie » (1957),
in Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 143.
3. Georges Canguilhem, Célestin Planet, Traité de logique et de morale,
Marseille, Robert et fils, 1939, p. 130.

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Jean-François Braunstein

Mais, à l’intérieur de cette critique des sciences mora-


les, Canguilhem traite de façon tout à fait dissymétrique
les « tentatives psychologiques » et les bien plus sérieuses
« hypothèses sociologiques ». Il semble pour le moins
dubitatif quant au statut scientifique de la psychologie,
puisqu’il intitule le chapitre qui en traite : « Sur la possi-
bilité d’une science psychologique », alors que le chapitre
consacré à la sociologie s’intitule : « Sur les conditions de
validité de la sociologie ». Selon Canguilhem, l’idée de
psychologie scientifique est contradictoire : « S’il y a
science, il n’y aura pas de psychologie, puisque la subjecti-
vité caractéristique du “psychique” proprement dit doit
être de prime abord et comme telle éliminée ; et s’il y a
psychologie, il n’y aura pas science, car pour comprendre
les réactions d’un organisme telles qu’elles se réfractent
dans sa “conscience” et y sont saisies comme “pensées”,
il faut les interpréter comme produits de la synthèse orga-
nique acceptée telle quelle, et s’interdire de les décompo-
ser. »1 Canguilhem relève ainsi l’erreur commune à la
« psycho-physique » et à la « psycho-physiologie », qui
consiste à essayer d’atteindre le fait psychique par « déter-
mination de sa “condition” objective (le stimulus phy-
sique dans le premier cas, le phénomène physiologique
dans le second) »2. Canguilhem critique enfin un troi-
sième type de psychologie, la « psychologie de réaction
ou de comportement ». Dans la mesure où « elle cherche
à saisir, dans leur rapport à des conditions extérieures et
donc à un milieu défini, les réactions avec leur physio-
nomie d’ensemble », elle renvoie à l’ « Éthologie des
naturalistes ». Visant à « expliquer “mécaniquement” la
diversité de comportement des êtres vivants », la psycho-

1. Ibid., p. 132.
2. Ibid., p. 133.

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logie ainsi définie « se confond avec la Biologie, ou plutôt


y est déjà comprise », comme Comte l’avait déjà noté1.
Les critiques de Canguilhem contre la psychologie
behavioriste se précisent dans les années 1940 et 1950, où
Canguilhem développe une philosophie personnelle,
philosophie de la médecine dans Le normal et le patholo-
gique (1943) et histoire des sciences biologiques et médi-
cales, notamment dans La formation du concept de réflexe
(1955). C’est en particulier dans l’article central de 1952,
« Le vivant et son milieu », que la critique de la psycho-
logie s’articule autour d’une critique du « concept de
réflexe » et du « mécanisme » en biologie. Canguilhem
est désormais mieux informé sur le behaviorisme, notam-
ment grâce à la thèse de Tilquin de 1942, Le behaviorisme
dont il reconnaît qu’elle est sa principale source d’infor-
mation : « C’est naturellement à cette thèse si solidement
documentée que nous empruntons l’essentiel des infor-
mations ci-dessous utilisées. »2
Comme Tilquin, Canguilhem inscrit le behaviorisme
de Watson dans la continuité directe du « cartésianisme
exorbitant » des théories biologiques de Jacques Loeb,
qu’il résume ainsi : « Généralisant les conclusions de ses
recherches sur les phototropismes chez les animaux, Loeb
considère tout mouvement de l’organisme dans le milieu
comme un mouvement auquel l’organisme est forcé par
le milieu. Le réflexe considéré comme réponse élémen-
taire d’un segment du corps à un stimulus physique élé-
mentaire, est le mécanisme simple dont la composition
permet d’expliquer toutes les conduites du vivant. »3 Ce

1. Ibid., p. 134-135.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La connaissance
de la vie, p. 140, n. 72.
3. Ibid.

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rapprochement avec Loeb, lui-même mécaniste déclaré,


permet à Canguilhem d’assimiler désormais behaviorisme
et mécanisme. Selon Canguilhem, c’est bien ce « carté-
sianisme exorbitant » qui est « incontestablement, en
même temps que le darwinisme, à l’origine des postulats
de la psychologie behavioriste »1. Chez Watson aussi, la
puissance du milieu « domine et même abolit celle de
l’hérédité et de la constitution génétique. Le milieu étant
donné, l’organisme ne se donne rien qu’en réalité il ne
reçoive »2. On se souvient en effet que Watson se flattait
de pouvoir fabriquer des enfants « à la demande », en les
élevant dans un milieu ad hoc.
Les conséquences pratiques et éthiques de telles thèses
sont extrêmement graves selon Canguilhem : avec le
behaviorisme, « la situation du vivant, son être dans le
monde, c’est une condition ou, plus exactement, c’est un
conditionnement »3. Canguilhem voit d’ailleurs dans le
taylorisme la conséquence logique du behaviorisme :
même « mécanisme », même volonté de réduire l’homme
à une machine agissant sous l’influence du milieu. « Il res-
tait aux psychotechniciens, prolongeant par l’étude analy-
tique des réactions humaines les techniques tayloristes du
chronométrage des mouvements, à parfaire l’œuvre de la
psychologie behavioriste et à constituer savamment
l’homme en machine réagissant à des machines, en orga-
nisme déterminé par le “nouveau milieu”. »4
Ce rapprochement, historiquement discutable, entre
behaviorisme et taylorisme est repris dans l’article de 1947,
« Milieu et normes de l’homme au travail », qui voit

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.

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converger la réflexion canguilhemienne sur les notions de


norme et de milieu. Canguilhem y explique que le taylo-
risme est fondé sur l’idée d’adaptation du travailleur à un
milieu de travail semblable au milieu naturel. Le milieu de
travail serait un « nouveau milieu » qui, « comme le milieu
naturel, se décompose en une somme d’excitants de
nature physique auxquels le vivant réagit selon des méca-
nismes, analytiquement démontables »1. Et « le problème
de l’adaptation du travailleur à son milieu de travail (...)
semble se présenter comme un cas spécial des problèmes
étudiés par la psychologie de réaction ou mieux la psycho-
logie du comportement »2. Dans un cas comme dans
l’autre, toute autonomie est refusée au vivant : « De même
que, selon des behavioristes comme Watson et Albert
Weiss, la puissance déterminante du milieu domine et
annule la constitution génétique et les aptitudes de l’indi-
vidu, de même, selon Taylor, un ensemble de mécanismes
étant donné, il est possible, par assimilation du travail
humain à un jeu de mécanismes inanimés, de faire
dépendre entièrement et uniquement les mouvements de
l’ouvrier du mouvement de la machine. »3 Canguilhem
condamne dans les deux cas une doctrine qui conduit à
l’esclavage. Les ouvriers ne s’y sont d’ailleurs pas trompés,
comme le prouvent les résistances ouvrières à l’extension
progressive de la rationalisation taylorienne, qui doivent
être comprises « autant comme des réactions de défense
biologique que comme des réactions de défense sociale et
dans les deux cas comme des réactions de santé »4.

1. Georges Canguilhem, « Milieu et normes de l’homme au travail »,


Cahiers internationaux de sociologie, vol. III, 1947, p. 127.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 129.

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Une étape ultérieure dans la critique de la psychologie


mécaniste est constituée par la thèse de 1955, La formation
du concept de réflexe. Loin d’être une simple étude histo-
rique, ce livre se présente explicitement comme une
attaque contre la conception classique du réflexe, inter-
prétée comme une doctrine « mécaniste » de soumission
au milieu. Encore une fois, cette conception est identifiée
au mécanisme cartésien – ou, en tout cas, à l’interprétation
la plus courante de Descartes. Ce que Canguilhem appelle
le « réflexe 1850 » illustre le plus grand succès qu’a pu
connaître la « conception mécaniste de la vie »1. Le terme
de « réflexe » est alors « sorti du vocabulaire scientifique
ou médical pour passer dans le vocabulaire populaire »,
dans une société qui « a conféré à la rapidité et à l’automa-
tisme des réactions motrices » une « valeur double », d’uti-
lité et de rendement dans l’industrie, de prestige dans le
sport2. Une telle conception mécaniste du réflexe, celle de
Pavlov, est tout aussi fautive et inacceptable que le beha-
viorisme de Watson, dans la mesure où elle remet en cause
la « dignité » humaine. Canguilhem dit très clairement
que, s’il entame cette enquête sur l’histoire du réflexe, ce
n’est pas pour faire une histoire des sciences érudite, mais
pour défendre la « dignité éminente qu’à tort ou à raison
l’homme attribue à la vie humaine ». Or « l’essence de la
dignité, c’est le pouvoir de commander, c’est le vouloir ».
Il montre bien l’échec de la physiologie à rendre compte
de ce « vouloir » : « La physiologie de l’automatisme est
plus aisée à faire que celle de l’autonomie. »3 En un sens, le
livre sur le réflexe est bien plus un travail de critique phi-

1. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et


XVIIIe siècles (1955), Paris, Vrin, 1977, p. 3.
2. Ibid., p. 163.
3. Ibid., p. 7.

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losophique qu’une enquête d’histoire des sciences au sens


traditionnel.
Quelques années plus tard, dans « Qu’est-ce que la
psychologie ? », Canguilhem s’en prend à nouveau à la
psychologie behavioriste plus encore qu’à la psychologie
en général, alors même que Lagache, à qui l’article est
censé répondre, récuse lui aussi le behaviorisme. Dans
l’historique que Canguilhem fait de l’évolution de la psy-
chologie, aucune théorie psychologique autre que le
behaviorisme n’est véritablement disqualifiée, même s’il
fait remarquer qu’elles ont toutes plus ou moins oublié
leurs origines philosophiques. En revanche, le behavio-
risme constitue une rupture, car, à la différence de toutes
les psychologies antérieures, il refuse explicitement « tout
rapport à une théorie philosophique » et s’interdit toute
question portant sur le « sens » de la psychologie : il évite
en particulier de se poser la question de ce qu’est
l’homme et perd tout lien avec une anthropologie. Avec
le behaviorisme « le psychologue ne veut être qu’un ins-
trument, sans chercher à savoir de qui ou de quoi il est
l’instrument » et « il n’y a plus d’idée de l’homme, en tant
que valeur différente de celle d’un outil »1. La psycho-
logie behavioriste, est alors définie comme une « biologie
du comportement humain », si l’on admet que la biologie
est une « théorie générale des relations entre les orga-
nismes et les milieux »2. Le behaviorisme est également
mis en relation avec l’apparition d’un « régime indus-
triel » et des raisons politiques de contrôle social. Can-
guilhem s’emporte contre les conséquences policières
d’une telle psychologie, dans le passage bien connu où il

1. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Études


d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Paris, Vrin, 1994, p. 377-378.
2. Ibid., p. 376.

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indique que, lorsqu’on sort de la Sorbonne par la rue


Saint-Jacques, où se situait le département de psycho-
logie, « si l’on va en descendant, on se dirige sûrement
vers la Préfecture de police »1. Ailleurs, dans l’article,
Canguilhem s’élève contre la brutalisation que nous
inflige le psychologue, qui voudrait, avec ses tests, nous
« traiter comme un insecte », suivant un « mot emprunté
par Stendhal à Cuvier » : « La défense du testé, c’est la
répugnance à se voir traité comme un insecte, par un
homme à qui il ne reconnaît aucune autorité pour lui
dire ce qu’il est et ce qu’il doit faire. »2 À celui qui vou-
drait nous traiter ainsi, il faudrait répondre en traitant le
psychologue lui-même, par exemple le « morne et insi-
pide Kinsey », comme un insecte3.
En 1980, dans son dernier article sur le sujet, « Le cer-
veau et la pensée », Canguilhem souligne les dangers des
neurosciences et s’emporte encore une fois contre la psy-
chologie. Il rappelle que « la philosophie n’a rien à
attendre des services de la psychologie, d’une discipline
dont Husserl a pu dire que la manière dont elle est entrée
en scène, au temps d’Aristote, en fait “une calamité per-
manente” pour les esprits philosophiques »4. Le behavio-
risme, ici représenté par Skinner plus que par Watson, et
la théorie pavlovienne du conditionnement s’interdisent
« toute référence à la pensée et à la conscience » et ne s’in-
téressent au « cerveau que comme à une boîte noire dont
seules les entrées et les sorties étaient prises en compte »5.

1. Ibid., p. 381.
2. Ibid., p. 379.
3. Ibid., p. 380.
4. Georges Canguilhem, « Le cerveau et la pensée » (1980), reproduit
dans Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin
Michel, 1993, p. 31.
5. Ibid., p. 24.

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La définition behavioriste de l’intelligence comme « cor-


rection du comportement en fonction des obstacles ren-
contrés dans la recherche d’une satisfaction » est tout à fait
inacceptable, puisqu’elle ignore la dimension essentielle-
ment signifiante de l’environnement humain. L’erreur
commune à Pavlov et à Skinner consiste à conclure de l’a-
nimal à l’homme et à « considérer comme un milieu tout
environnement, y compris le fait social et culturel dans le
cas de l’homme, et finalement [à] glisser progressivement
du concept d’éducation à celui de manipulation »1. Can-
guilhem cite Chomsky qui estime que les thèses de Skin-
ner débouchent sur « une sorte de schéma fasciste », même
s’il remarque aussi qu’il est possible de tirer des conclu-
sions démocratiques d’un tel anti-innéisme radical2.
Contre de telles tentatives de mise au pas par la psycho-
logie, « la philosophie ne peut que résister » et il convient,
comme Spinoza, d’aller « inscrire sur les murs, remparts
ou clôtures : Ultimi barbarorum »3. Dans cet article, Can-
guilhem évoque une dernière fois le personnage alors bien
oublié de Taine, qui a conduit à ce que « la psychologie
tende à n’être plus que l’ombre de la physiologie »4. Il rap-
pelle l’influence de Taine sur Freud lui-même : « Les
concordances sont nombreuses entre le naturalisme psy-
chologique de Taine et celui de Freud. »5 Avec cette réfé-
rence à Taine, du « Discours de distribution des prix »
de 1930 à cet ultime article contre la psychologie, la
boucle est ainsi bouclée.

1. Ibid., p. 25
2. Ibid., p. 26. On peut en effet noter que l’idée de Watson qu’il n’existe
rien d’ « inné » est explicitement utilisée par lui dans un sens antiraciste (voir
par exemple J. Watson, Le behaviorisme, Paris, CEPL, 1972, p. 73).
3. Ibid., p. 31-32.
4. Ibid., p. 14.
5. Ibid.

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Du tout début à l’extrême fin de l’œuvre de Canguil-


hem, la psychologie est ainsi dénoncée comme une doc-
trine de soumission au milieu, d’adoration du « fait » et
d’oubli des « valeurs ». Contre une telle doctrine, la seule
réponse qui vaille est la « résistance ». Mais, et c’est là
toute l’originalité de l’œuvre de Canguilhem, cette résis-
tance contre les doctrines de la soumission au milieu est
justifiée scientifiquement. La conception mécaniste du
milieu n’est pas seulement injuste, elle est fausse, comme
Canguilhem va s’efforcer de le démontrer.

LA CONCEPTION DÉTERMINISTE DU MILIEU :


UNE ERREUR SCIENTIFIQUE

Si elle en restait à une dénonciation de l’asservissement


au milieu pour des motifs purement éthiques, l’œuvre de
Canguilhem ne se distinguerait en rien de celle de n’im-
porte quel moraliste, à la manière de son maître Alain. Le
refus éthique de Canguilhem s’étaie en fait très rapide-
ment sur des raisons scientifiques. De la même manière,
la révolte du travailleur contre le taylorisme fait en même
temps apparaître l’erreur scientifique du taylorisme :
« Dans la mesure où le travailleur refuse pratiquement
d’être mécanisé, il fait la preuve de l’erreur théorique qui
consiste à décomposer en réflexes mécaniques ses mou-
vements propres. »1 Une bonne part de l’œuvre d’histo-
rien des sciences de Canguilhem sera consacrée à
démontrer qu’une conception déterministe du milieu,

1. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et


XVIIIe siècles, p. 166.

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Psychologie et milieu

outre qu’elle est inacceptable moralement, est également


fausse du point de vue même des sciences sur lesquelles
elle prétend se fonder. La conception mécaniste n’est
même pas vraie biologiquement et Canguilhem cite les
travaux de Goldstein, Koehler et Merleau-Ponty pour
critiquer les théories pavloviennes. De même, s’agissant
du taylorisme, Canguilhem dénonce l’ « énorme contre-
sens » de cette conception des rapports de l’homme et du
milieu dans l’activité industrielle, « non seulement du
point de vue psychologique – ce qui est évident –, mais
d’abord et aussi du point de vue biologique – ce qui est
moins évident »1.
C’est dans cette remise en cause scientifique du
concept de milieu que réside l’originalité du Canguil-
hem de la maturité par rapport à celui des écrits de jeu-
nesse. La critique du concept mécaniste de milieu est au
cœur de ses deux principaux ouvrages, Le normal et le
pathologique et La formation du concept de réflexe, ainsi
que de l’article « Le vivant et son milieu ». Cette cri-
tique est fondée sur des arguments tirés de différentes
disciplines, qui communiquent souvent entre elles,
comme le montre l’article « Le vivant et son milieu » :
géographie, éthologie, médecine, physiologie, voire psy-
chologie.
Canguilhem note qu’historiquement, la première réac-
tion à la conception déterministe du milieu s’est produite
en géographie : « Il était normal, au sens fort du mot, que
cette norme méthodologique ait trouvé d’abord en géo-
graphie ses limites et l’occasion de son renversement »
avec l’émergence de la géographie humaine2. Dans un

1. Id., « Milieu et normes de l’homme au travail », p. 128.


2. Id., « Le vivant et son milieu », p. 141.

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passage peu cité de son Normal et le pathologique, Canguil-


hem souligne cette importance de la géographie hu-
maine : Vidal de Lablache puis Lucien Febvre et son
école ont mis fin à la conception déterministe du milieu
lorsqu’ils ont démontré que « l’homme devient ici, en
tant qu’être historique, un créateur de configuration géo-
graphique »1. L’homme ne connaît pas de lieu physique
pur, il est « un facteur géographique et la géographie est
toute pénétrée d’histoire sous forme de techniques col-
lectives »2. Canguilhem apprécie également Les fonde-
ments biologiques de la géographie humaine de Maximilien
Sorre, qui avait souligné ces interactions entre l’homme
et son milieu : ainsi, « dans l’espèce humaine la taille est
un phénomène inséparablement biologique et social »3.
La taille est certes « fonction du milieu », mais le milieu
géographique est aussi le produit de l’ « activité hu-
maine », comme le montre l’exemple de l’assèchement
des marais de Sologne qui a entraîné l’augmentation de la
taille des habitants.
Un autre domaine dans lequel la conception détermi-
niste du milieu est battue en brèche est celui de la psycho-
logie animale et de la pathologie humaine : « Le rapport
organisme-milieu se trouve retourné dans les études de
psychologie animale de von Uexküll et dans les études de
pathologie humaine de Goldstein. »4 L’un et l’autre ont
compris que « le propre du vivant, c’est de se faire son
milieu, de se composer son milieu »5. La distinction faite
par Uexküll entre Umgebung, « environnement géogra-

1. Ibid., p. 143.
2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1966), Paris, PUF,
1972, p. 102.
3. Ibid.
4. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 143.
5. Ibid.

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Psychologie et milieu

phique banal », et Umwelt, « milieu de comportement


propre à tel organisme », est ici centrale1. D’autre part,
dans le domaine médical, Goldstein, dont l’œuvre inspire
largement Le normal et le pathologique, a montré avec son
étude des blessés du cerveau de la Première Guerre mon-
diale que ces malades « instaurent de nouvelles normes de
vie » et reconstruisent un milieu « rétréci ».
L’erreur d’une conception mécaniste du milieu est aussi
relevée en physiologie. Dans La formation du concept de
réflexe, Canguilhem note que le « réflexe 1850 » qui avait
pris la forme d’un « mécanisme rigide de simplicité élé-
mentaire » va subir une « triple révision, en clinique, en
physiologie, en psychologie »2. Le « réflexe 1850 » est une
erreur clinique, car les réflexes tendineux et notamment le
réflexe rotulien « ne sont ni constants ni uniformes »3.
Une erreur physiologique, car, avec Sherrington, l’acte
réflexe n’est plus la réaction d’un organe spécifique mais
« la réaction d’un être vivant un et indivisible à une excita-
tion du milieu »4. Enfin, en psychologie, la « substitution
progressive du concept de situation à celui de stimulus et
du concept de conduite à celui de réaction », sous l’in-
fluence de la psychologie de la forme, marque la fin de la
réflexologie mécaniste5.
La conception déterministe du milieu est donc cri-
tiquée de l’intérieur même de la psychologie, avec l’ap-
parition de la psychologie de la forme, qui n’est pas sans
incidences sur le courant behavioriste lui-même. Can-
guilhem apprécie l’apparition d’un « behaviorisme téléo-

1. Ibid., p. 144.
2. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles, p. 163, 165.
3. Ibid., p. 163.
4. Ibid., p. 164.
5. Ibid.

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logique » qui refuse les outrances mécanistes de Watson.


Pour Kantor et Tolmann, « l’organisme est considéré
comme un être à qui tout ne peut pas être imposé, parce
que son existence comme organisme consiste à se propo-
ser lui-même aux choses, selon certaines orientations qui
lui sont propres »1. Canguilhem souligne ici l’influence
de la « théorie des essais et erreurs » de Jennings et de la
psychologie de la forme, avec notamment la distinction
faite par Koffka « entre le milieu de comportement et le
milieu géographique », le « milieu de comportement »
étant un « choix opéré par le vivant au sein de ce milieu
physique ou géographique »2.

LA NORMATIVITÉ DU VIVANT

Après avoir ainsi critiqué la notion courante de milieu,


Canguilhem va s’appuyer sur une nouvelle conception
non déterministe du milieu pour proposer sa propre défi-
nition de la vie. Il estime en effet, comme Lamarck,
Bichat ou Comte, que le vivant se définit dans un certain
rapport avec le milieu. De même, la question de la nor-
malité ne peut se penser qu’à l’aide des notions de vivant
et de milieu : comme l’a vu Darwin, « le vivant et le
milieu ne sont pas normaux pris séparément, mais c’est
leur relation qui les rend tels l’un et l’autre »3.
La vie est plus précisément un « débat » avec le milieu,
selon un mot emprunté à Goldstein : « La vie n’est donc

1. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 143.


2. Ibid.
3. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 90.

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Psychologie et milieu

pas pour le vivant une déduction monotone, un mouve-


ment rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle
est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Ausei-
nandersetzung) avec un milieu mais il y a des fuites, des
trous, des dérobades et des résistances inattendues. »1
Cette notion de débat signifie que le vivant, s’il ne peut
être compris indépendamment du milieu dans lequel il
est plongé, n’en est en même temps pas la simple résul-
tante, mais au contraire qu’il constitue son milieu propre.
Canguilhem n’accepte pas de parler d’ « influence » du
milieu sur le vivant, comme le voudrait la tradition
mécaniste : « Un centre ne se résout pas dans son envi-
ronnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour
d’influences. »2 Une telle conception, d’inspiration phy-
sique ou mécanique, interdit de comprendre l’essence
même du phénomène biologique : « Les fonctions biolo-
giques sont inintelligibles, telles que l’observation nous
les découvre, si elles ne traduisent que les états d’une
matière passive devant les changements du milieu. En
fait, le milieu du vivant est aussi l’œuvre du vivant, qui se
soustrait ou s’offre électivement à certaines influences. »3
Le vivant choisit d’une certaine manière ce qu’il
demande au milieu de lui offrir : « Le milieu dont l’orga-
nisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-
même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la
demande. »4
Le vivant évite également certains états qui le mena-
cent. Il existe un « effort spontané, propre à la vie, pour
lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son

1. Ibid., p. 131.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 154.
3. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 117.
4. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 152.

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Jean-François Braunstein

développement pris pour normes »1. La maladie a une


signification essentielle dans la mesure où elle manifeste
cette dynamique du vivant : « Le fait pour un vivant de
réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à
une anarchie fonctionnelle, traduit le fait fondamental
que la vie n’est pas indifférente aux conditions dans les-
quelles elle est possible, que la vie est polarité et par là
même position inconsciente de valeur, bref que la vie est
en fait une activité normative. »2 La médecine est d’une
certaine manière, chez le vivant humain, la poursuite de
cette réactivité polarisée : « Aucun vivant n’eût jamais
développé une technique médicale si la vie était en lui,
comme en tout autre vivant, indifférente aux conditions
qu’elle rencontre, si elle n’était pas réactivité polarisée
aux variations du milieu dans lequel elle se déploie. »3
Cette capacité qu’a le vivant de réagir à son milieu et
de l’organiser est pensée par Canguilhem sous la notion
de « normativité biologique ». La vie est une « activité
normative », le vivant impose ses propres normes à son
milieu : « S’il existe des normes biologiques, c’est parce
que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu,
mais institution de son milieu propre, pose par là même
des valeurs, non seulement dans le milieu mais aussi dans
l’organisme même. »4 Le vivant, au moins tant qu’il est
en santé, est valorisation et choix parmi ce qui l’entoure :
d’ailleurs, « valere qui a donné “valeur” signifie en latin
“se bien porter” »5. Le vivant malade est en revanche pas-
sif et incapable de résister aux variations du milieu, alors

1. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 77.


2. Ibid.
3. Ibid., p. 80.
4. Ibid., p. 155.
5. Ibid., p. 134.

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Psychologie et milieu

que « la santé, c’est une marge de tolérance des infidélités


du milieu »1.
Cette conception non mécaniste des rapports de l’or-
ganisme et du milieu peut évoquer la définition com-
tienne de la vie comme rapport entre « un organisme
déterminé et un milieu convenable »2. À la manière de
Bichat, Comte soulignait que dans ce rapport l’organisme
est loin d’être purement passif : « Tout être vivant, fût-il
réduit à l’existence végétative, modifie sans cesse le
milieu qui le domine, d’après les matériaux qu’il y puise
et les produits qu’il y verse. »3 Canguilhem se souvient,
bien sûr, de cette théorie comtienne dont il apprécie
« l’originalité et la force » dans un article intitulé « La phi-
losophie biologique d’Auguste Comte » : « Que la bio-
logie ne puisse pas être une science séparée, Comte le
justifie dans sa conception du milieu. Que la biologie
doive être une science autonome, Comte le justifie dans
sa conception de l’organisme. »4 Il apprécie surtout que
Comte ait dénoncé dans « la théorie lamarckienne du
milieu le développement possible d’une tendance mo-
niste et finalement mécaniste », que Canguilhem identifie
curieusement, ici aussi, au behaviorisme : « Plus perspi-
cace peut-être à l’égard du futur que totalement juste
pour le présent, Comte entrevoit les conséquences à
venir de l’idée d’une détermination intégrale de l’animal
par le milieu, en un mot la possibilité de ce qu’a réalisé le

1. Ibid., p. 130.
2. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 40e leçon, t. I, Paris,
Hermann, 1998, p. 682.
3. Auguste Comte, Système de politique positive, t. II (1852), Paris, 1929,
p. 37.
4. Georges Canguilhem, « La philosophie biologique d’Auguste Comte
et son influence en France au XIXe siècle », Études d’histoire et de philosophie
des sciences, p. 65.

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Jean-François Braunstein

behaviorisme. »1 Une telle détermination intégrale du


vivant par le milieu reviendrait en effet, selon Comte cité
par Canguilhem, à « rétablir l’automatisme cartésien qui,
exclu par les faits, vicie encore, sous d’autres formes, les
hautes théories zoologiques »2. Canguilhem éprouve alors
le besoin de revenir sur la lecture erronée de la philo-
sophie biologique de Comte faite par un auteur finale-
ment très présent dans son œuvre, de manière négative,
Taine, « théoricien assez et trop dogmatique de l’in-
fluence du milieu »3.

***
Plus généralement, Canguilhem a souligné l’impor-
tance « métaphysique » du couple organisme-milieu dans
l’œuvre de Comte. Alors qu’il réfléchit sur l’ « épuise-
ment du cogito » dans Les mots et les choses de Michel
Foucault, Canguilhem rappelle que « Comte a pensé sou-
vent qu’il était le vrai Kant, par substitution du rapport
scientifique organisme-milieu au rapport métaphysique
sujet-objet »4. Il semble que pour Canguilhem également
cette doctrine de l’organisme et du milieu ait une
signification plus fondamentale.
Cette théorie du « débat » avec le milieu semble pou-
voir fournir à Canguilhem les bases d’une nouvelle
théorie de la subjectivité, qu’il évoque, de façon très dis-
crète, dans son article « Le cerveau et la pensée » ou dans

1. Ibid., p. 68.
2. Auguste Comte, Système de politique positive, t. I (1851), Paris, 1929,
p. 602.
3. Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences,
p. 71.
4. Id., « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique, 242,
juillet 1967, p. 615.

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Psychologie et milieu

ses écrits consacrés à la vie et à la mort de Jean Cavaillès.


Il y fait référence à l’exemple de Spinoza et à la résistance
sans phrases de Cavaillès, qui prouvent qu’il leur fut pos-
sible de « sortir de leur réserve », alors même que l’un
comme l’autre proposaient une « philosophie sans sujet »,
une philosophie sans cogito : « C’est parce que la philo-
sophie de Spinoza représente la tentative la plus radicale
de philosophie sans cogito, qu’elle était si proche de
Cavaillès, si présente à lui quand il avait à s’expliquer
aussi bien sur l’idée de son combat de résistant que sur
l’idée de la construction des mathématiques. »1
Pour rendre compte de cette résistance, il est égale-
ment possible de se reporter à la nouvelle conception
canguilhemienne des rapports du vivant et du milieu. Le
vivant n’accepte jamais un milieu qui s’imposerait à lui, il
lui impose ses propres valeurs. Le vivant humain n’ac-
cepte pas, lui non plus, que ses valeurs soient bafouées par
un milieu destructeur. Le sujet comme « ressort néces-
saire pour s’insurger contre le fait accompli », comme
fonction de « présence-surveillance », est une capacité de
« résistance » face à ces menaces du milieu extérieur2. Il
est difficile de ne pas se souvenir que, lorsque Canguil-
hem soutient sa thèse, Le normal et le pathologique, nous
sommes en 1943 et qu’il participe en même temps de
manière active à la Résistance. Il ne serait pas outré de
supposer que la « psychologie », au sens où il l’entendait,
lui paraissait alors sans doute l’exemple même d’une
pensée de la Collaboration.

1. Id., Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet, P. Laleure, 1976, p. 30-31.


2. Id., « Le cerveau et la pensée », p. 93.
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Foucault,
Canguilhem et les monstres
FRANÇOIS DELAPORTE

Michel Foucault a inscrit ses travaux dans une disci-


pline qu’il appelle l’ « épistémographie » : « La des-
cription de ces discours qui dans une société, à un
moment donné, ont fonctionné et ont été institution-
nalisés comme discours scientifiques. » Il distingue, dans
cette discipline, les quatre niveaux suivants : épistémo-
nomique, épistémocritique, épistémologique et archéo-
logique. Voyons comment le discours médical de
Broussais, à titre d’exemple, pourrait s’inscrire sur ces
différents plans d’analyse.
1. « J’appellerai niveau épistémonomique le repérage des
contrôles épistémologiques intérieurs qu’un discours
scientifique exerce sur lui-même. » Andral, dans la pre-
mière édition de la Clinique médicale (Paris, 1823-1827,
4 vol.), affirmait l’existence de fièvres générales sans
lésions. Dans la seconde édition (Paris, 1829-1833,
5 vol.), il leur reconnaît à toutes une localisation orga-
nique et les répartit en phlegmasies des viscères et des
centres nerveux. La différence entre la première édition
et la seconde réside dans ce manque : les fièvres essen-
tielles ont disparu. En outre, les phlegmasies, bien carac-
térisées par la réaction d’un tissu au contact d’un excitant,

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François Delaporte

font leur apparition. Pour que les fièvres essentielles se


révèlent hors problème et pour qu’on parle de phlegma-
sies, il a fallu que la médecine impose les règles d’une
nouvelle « discipline ». Le fonctionnement épistémono-
mique de la médecine, c’est une nouvelle façon de dire,
de faire et de voir. Il est lié à l’invention d’un nouveau
support épistémologique. Le coup de ciseaux d’Andral
suppose donc la réorganisation épistémologique opérée
par Broussais.
2. « J’appellerai épistémocritique l’analyse qui se fait en
termes de vérité et d’erreurs ; elle demande à tout énoncé
qui, à une époque donnée, a fonctionné et a été institu-
tionnalisé comme scientifique, s’il est vrai ou faux. »1
Une analyse épistémocritique poserait à Broussais la
question de la vérité de ses affirmations. Mais il faudrait,
ici, distinguer deux styles d’analyse épistémocritique. Le
premier caractériserait une analyse historique bien maî-
trisée. Ce serait la position de Piquemal dans son article
« Le choléra de 1832 en France et la pensée médicale »,
dont je cite la conclusion : « Dans l’air encore vif d’un
jour de mai que Heine nous a décrit, le corbillard de
Casimir Périer emportait sans doute, virtuellement, avec
lui un cadavre spéculatif : le “physiologisme” de F.-J.-
V. Broussais. »2 Le second, c’est celui qu’on pourrait
appeler, en hommage à Althusser, l’ « épistémologie
spontanée » des historiens de la médecine. Paradoxale-
ment, ces derniers proclament qu’ils ne tomberont pas
dans le piège : « Il est ridicule, rappelle Léonard, de dis-

1. « Discussion », Journées Cuvier, Institut d’histoire des sciences, 30-


31 mai 1969, in Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 23, 1, jan-
vier-mars 1970, p. 61.
2. J. Piquemal, Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie,
Paris, PUF, 1993, p. 67.

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Canguilhem et les monstres

tribuer bons points et mauvais points du haut de notre


présent. »1 Sans doute. Mais il faut bien délimiter une
période pour en faire l’histoire. Cette double exigence
suppose que l’on prenne une décision. Refus de juger et
obligation de décider : l’historien ne peut que souscrire à
un jugement déjà porté. D’où, le plus souvent, l’accepta-
tion d’une tradition observée sans critique : « Le temps,
dit Ackerknecht, s’est si bien chargé de faire litière du
système de Broussais qu’il n’est désormais nul besoin de
le réfuter en détail. »2
3. « J’appellerai épistémologique l’analyse des structures
théoriques d’un discours scientifique, l’analyse du maté-
riau conceptuel, l’analyse des champs d’application de ces
concepts et des règles d’usage de ces concepts. » Dans son
étude « L’effet de la bactériologie dans la fin des “théories
médicales” au XIXe siècle », Canguilhem retient l’œuvre
de Broussais, dans la mesure où sa médecine physiolo-
gique constitue un moment de l’histoire de la bactério-
logie. Une histoire qui passe par Magendie, Claude
Bernard, Virchow, Ehrlich et Pasteur. Le retour sur le
passé, pour en faire l’histoire, consiste à retrouver le pro-
cessus « normé » dont la science pastorienne est le terme
provisoire. Dans cette histoire, Broussais est à la fois pré-
sent et absent. Il est présent par le progrès qu’il a fait faire
à la médecine : on lui doit le principe d’une pathologie
réellement causale. Il est absent par ses excès : en l’occur-
rence, les implications de sa découverte, comme son
monisme nosologique et, surtout, sa thérapeutique anti-
phlogistique à base de saignées.

1. J. Léonard, « La pensée médicale au XIXe siècle », Revue de synthèse,


3 série, no 109, janvier-mars 1983, p. 51.
e

2. Erwin Ackerknecht, La médecine hospitalière à Paris, Paris, Payot,


1986, p. 95.

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François Delaporte

4. Quatrième niveau, qu’on peut aussi nommer archéo-


logique : « C’est à ce niveau-là que je voudrais me placer.
Il s’agit de l’analyse des transformations des champs de
savoir. »1 Le niveau où se place Foucault, semble-t-il,
c’est celui où il peut faire la description du fonctionne-
ment épistémonomique d’une science : les modifications
qu’on peut saisir à l’œuvre dans les textes de Broussais.
Désormais, Foucault ne parlera plus du niveau épistémo-
nomique, en tant qu’il a son lieu d’effectuation dans la
médecine. Mais il ne cessera d’en parler, en un sens histo-
rique, dans la mesure où la discipline a son lieu théorique
dans l’analyse des transformations elles-mêmes. L’analyse
des transformations s’exerce sur le niveau épistémono-
mique mais n’en dérive pas, puisque l’objet propre du
discours archéologique est l’historicité du fonction-
nement épistémonomique d’une science.

UNE TRANSFORMATION

On pourrait procéder à l’épinglage d’une histoire de la


vérité sur ces différents niveaux. Ce qui reviendrait à exa-
miner à quelle vérité s’ordonnent les analyses faites sur les
différents plans distingués par Foucault.
Ce que l’épistémocritique découpe, dans les discours,
c’est ce qui est de l’ordre de l’affirmation scientifique vraie
ou fausse. À partir de la vérité d’aujourd’hui, elle trouve
dans le discours de Broussais des affirmations scientifique-
ment fausses : le physiologisme, comme « cadavre spécu-
latif », c’est l’ « erreur Broussais ». Ce que l’histoire des

1. « Discussion », op. cit., p. 61-62.

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Canguilhem et les monstres

historiens de la médecine disqualifie, c’est également


l’ « erreur Broussais ».
Une histoire épistémologique recherche la normativité
interne à une activité scientifique telle qu’elle a été mise
en œuvre. Le cheminement ordonné, latent, maintenant
perceptible dont la vérité scientifique est le terme provi-
soire. L’histoire des sciences n’est donc pas le refiltrage du
passé à travers ce qui est actuellement validé. Mais elle
n’est pas non plus l’anthologie de ce qui, dans le passé et à
un moment donné, a été accepté comme scientifique-
ment vrai ou rejeté comme scientifiquement faux. Ce
qu’elle repère, pour reprendre les termes de Canguilhem,
c’est le « discours véridique », le « dire-le-vrai ». Pour lui,
« le vrai, c’est le dit du dire scientifique »1. Et le « dire
vrai » de Broussais est identifié à la formulation du
principe d’une pathologie réellement causale.
Au niveau où se place Foucault – à savoir, la descrip-
tion d’une transformation épistémologique –, la question
de la prédication du vrai, quelles qu’en soient les moda-
lités, n’est pas pertinente. Foucault ne s’intéresse ni aux
affirmations scientifiquement vraies ou fausses, ni aux
partages du vrai et du faux à un moment donné, ni au
« dire vrai » de l’histoire épistémologique. Ce que Fou-
cault appréhende, c’est le discours lui-même comme pra-
tique, en tant qu’il définit l’espace dans lequel il faut se
situer pour être « dans le vrai ». À partir du moment où
Andral parle de phlegmasies, il est « dans le vrai ». Relati-
vement à quoi, la première édition bascule « dans le
faux », puisqu’elle parlait des fièvres essentielles.

1. G. Canguilhem, « Le rôle de l’épistémologie dans l’historiographie


scientifique contemporaine », Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences
de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 21.

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François Delaporte

Foucault s’intéresse donc à Broussais, non parce qu’il a


découvert le principe d’une pathologie réellement cau-
sale, mais parce qu’il a établi le système de relations qui
rendait possible cette découverte. Avant tout, c’est-à-dire
avant de découvrir ce principe, Broussais et ses contem-
porains ont dû tisser des liens entre des domaines, des
pratiques et des concepts initialement sans rapports : la
politique, l’économie, des normes, l’hôpital, des techni-
ques, l’autopsie, des concepts tels que ceux de tissu, de
lésion et d’inflammation. L’analyse des transformations
s’exerce sur le croisement d’une série d’éléments qui rend
possible l’émergence de nouveaux objets scientifiques.
L’objet propre du discours archéologique, c’est la consti-
tution de l’historicité de la discipline, dans la mesure où
cette historicité représente l’effectuation d’un projet inté-
rieurement normé. Avec Broussais, on assiste à un
accomplissement : « L’a priori historique et concret du
regard médical moderne a achevé sa constitution. »1
L’histoire de la clinique, c’est l’histoire de ses conditions
de possibilité historique.
S’il fallait marquer plus concrètement les différences
entre l’analyse des transformations et l’analyse épistémo-
logique, il faudrait encore revenir à Broussais. Voyons
d’abord l’objet d’étude. Dans les textes de Broussais,
Canguilhem s’intéresse aux énoncés scientifiques : « La
“manière de voir” [de Broussais] le rapport de la patho-
logie à la physiologie. »2 En revanche, Foucault s’inté-
resse aux contrôles épistémologiques qui règlent le
discours de Broussais. Pour Foucault, « il [Broussais]
avait fixé pour son époque le dernier élément de la

1. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 197.


2. G. Canguilhem, « L’effet de la bactériologie dans la fin des “théories
médicales” au XIXe siècle », op. cit., p. 61.

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Canguilhem et les monstres

manière de voir. Depuis 1816, l’œil du médecin peut


s’adresser à un organisme malade »1. C’est dire qu’il est
ici question de l’ensemble des conditions de possibilité
économique, institutionnelle, théorique et technique qui
rend compte de la formation du regard médical. Pour
être plus précis, il faudrait dire qu’il ne s’agit pas de la
manière de voir tel ou tel contenu de savoir, mais d’une
manière de voir qui désigne une transformation épistémo-
logique. Naturellement, le lieu théorique de ce faisceau
de relations ne se trouve que dans l’analyse qui l’expose :
Naissance de la clinique.
Voyons ensuite l’historicité des processus. Canguilhem
enregistre un progrès. Mais le principe d’une pathologie
causale constitue un progrès limité, compte tenu de ce qui
suit : la physiologie expérimentale de Magendie, la méde-
cine expérimentale de Claude Bernard. Un progrès, donc,
au sens où Cavaillès disait qu’il est « révision perpétuelle des
contenus par approfondissement et rature »2. Pour Fou-
cault, il est question non pas de progrès, mais de bouclage :
« Toutes les formes d’expérience médicale qui se croisent à
la fin du XVIIIe siècle lui sont familières ; il n’est pas étonnant
qu’il ait pu, de leur ensemble et de leurs lignes de recou-
pements, tirer la leçon radicale qui devait à chacune donner
sens et conclusion. Broussais n’est que le point de conver-
gence de toutes ces expériences, la forme individuellement
modelée de leur configuration d’ensemble. »3
Voyons enfin l’histoire de la vérité. Canguilhem fait
l’histoire des « discours véridiques », des discours qui

1. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 197.


2. J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, 3e éd., Paris, Vrin,
1976, p. 70. Cité par Canguilhem, in Idéologie et rationalité dans les sciences de
la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 24.
3. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 188-189.

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opèrent sur eux-mêmes tout un travail d’élaboration fina-


lisé par la tâche de dire le vrai. Foucault fait plutôt l’his-
toire d’une discipline en montrant comment la médecine
opère sur elle-même tout un travail finalisé par la tâche
de constituer un espace dans lequel il faut se situer pour
être « dans le vrai ». En somme, Foucault déplace la pré-
pondérance du discours scientifique vers la discipline, de
l’histoire de la formation du discours scientifique vers
l’histoire de la formation de la discipline et du « dire
vrai », du discours normé vers le « dans le vrai » de la
discipline.
À supposer qu’on puisse parler d’une « transformation
Foucault », il faudrait repérer, dans son histoire, ce qui
serait de l’ordre de la discipline : le système de relations
qui rend possible l’histoire de Naissance de la clinique.
Deux éléments, parmi d’autres, qu’il a peut-être croisés.
D’une part, une procédure : une nouvelle façon de faire
jouer la récurrence qui est dans la ligne de Bachelard. De
l’autre, une question philosophique qui avait été posée
par Canguilhem – à savoir, le statut de l’erreur.

LA RÉCURRENCE

La connaissance de la situation présente est une exi-


gence commune à l’histoire épistémologique et à l’ana-
lyse des transformations. Mais, lorsque Bachelard et
Foucault se réfèrent à la modernité, ils ne parlent pas de
la même chose. Pour Bachelard, l’historien doit connaître
le présent afin de juger le passé. L’histoire tisse des liens
solides avec une connaissance en acte : la pierre de
touche des études historiques. Pour Bachelard, le présent

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Canguilhem et les monstres

et l’actualité sont synonymes. Mais il fait plus précisément


référence à l’actualité : « L’histoire des sciences, qu’on le
veuille ou non, a une forte attache avec l’actualité de la
science. »1 Par contre, Foucault distingue, dans la moder-
nité, le présent et l’actualité. Dans ses analyses historiques,
il fait référence au présent. Il a souvent précisé qu’au
niveau où il se place la scientificité ne sert pas de norme.
Le présent a, bien sûr, la valeur temporelle d’actuel, mais
il qualifie ce qui est proche, immédiat et intimement lié à
nous-mêmes. Plus exactement, ce qu’on a sous les yeux
et, pour cela même, ce qu’on ne voit pas : « Pour nos
yeux déjà usés, le corps humain constitue, par droit de
nature, l’espace d’origine et de répartition de la ma-
ladie (...) une géographie maintenant familière. »2 Le pré-
sent définit le domaine du commun, de l’évident – le
domaine des faits banals qui n’est pas sans rapport avec un
problème original qu’il faut découvrir.
Bachelard et Foucault voient les choses sous un angle
très différent. Bachelard part de l’actualité qui offre un
enseignement, fournit une norme et donne la règle d’un
jugement, ce qui permet à l’historien de reculer dans le
passé jusqu’au moment où ce passé cesse d’apparaître
comme actuel. Foucault, pour sa part, a bien conscience
que son étude surprendra : « Discours étrange, je le veux
bien, puisqu’il ne veut s’appuyer ni sur la conscience
actuelle des cliniciens, ni même sur la répétition de ce
qu’autrefois ils ont pu dire. »3 Foucault rejette la récur-
rence entendue comme juridiction critique de la science
actuelle sur le passé. Mais il en fait usage en l’ordonnant
aux contenus les plus banals d’une science. À partir du

1. G. Bachelard, L’engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 142.


2. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 1.
3. Ibid., p. XI.

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langage usé de la clinique, Foucault remonte la filière jus-


qu’à Antoine-Laurent Bayle : pour nous, ses descriptions
des lésions encéphaliques de la paralysie cérébrale sont
compréhensibles. Le texte de Bayle s’inscrit dans « un
temps dont nous ne sommes pas encore sortis ». À
remonter plus haut, par exemple à l’époque classique, les
mots se brouillent, et ce qu’on entend, dans le texte du
médecin P. Pomme, c’est le langage sans support
perceptif des fantasmes.
À partir de là, on voit bien la signification qu’il faut
attribuer à la juxtaposition des textes de Bayle et de
Pomme, tels qu’on peut les lire dans la préface de Nais-
sance de la clinique. Un exemple de l’application de la
méthode régressive permettant de repérer une coupure et
de délimiter une période marquée par une transforma-
tion. Il faut donc écarter l’interprétation selon laquelle la
juxtaposition des textes de Bayle et de Pomme signalerait
l’opposition de deux structures formelles, arbitraires et
qui ne peuvent prétendre à la vérité objective. Ce con-
tresens, semble-t-il, fonde la perception d’un Foucault
structuraliste : « La stratégie de Foucault, disent Dreyfus
et Rabinow, consiste à jouer sur l’effet de surprise (...) et,
à partir de là, à faire une critique accablante de notre pré-
tention à croire que la médecine d’aujourd’hui a enfin
abouti à la vérité objective. »1 Pour Foucault, le langage
des cliniciens du XIXe siècle trouve ses vacances séman-
tiques dans la période antérieure. C’est que ces médecins
ont inventé le discours rationnel de la clinique. Mais
celui-ci n’est pas à inscrire à l’ordre des purifications
psychologiques ou épistémologiques.

1. H. Dreyfus, P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique,


Paris, Gallimard, 1984, p. 30-31.

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La récurrence, dans le travail de Foucault, a une fonc-


tion bien différente de celle qu’elle occupe dans l’histoire
épistémologique. Pour Bachelard, le présent, qui est
identifié à l’actualité de la science, est opératoire : il rend
possible le repérage d’un processus normé. Sans doute, le
passé que vise Foucault n’est pas dépassé, puisque l’expé-
rience fondamentale de la clinique est fixée par rapport
au présent et que, réciproquement, cette expérience
marque encore notre temps. Mais le présent n’est d’au-
cune utilité dans l’élaboration de son analyse historique.
Le présent ne règle rien ; il n’ordonne rien et il n’a aucun
caractère normatif. Le présent, dans sa banalité, n’a
qu’une valeur d’index, puisqu’il permet de repérer un
problème original : le moment de la mutation du
discours clinique.
Cette différence relative au choix du critère de la
récurrence, et à la façon de la faire valoir, ne doit pas être
sous-estimée. Bachelard vise l’histoire d’un passé d’une
science actuelle, tandis que Foucault vise l’histoire de la
constitution d’une discipline : ce qui rend possible une
science dans son passé. L’histoire épistémologique s’ori-
gine dans l’actualité, toute provisoire ; c’est pourquoi elle
est expérimentale. À partir de la banalité du présent de la
clinique, Foucault repère plutôt le problème original qui
s’y rattache. Après repérage, Foucault coupe toutes les
attaches avec le présent : il s’agit de débrouiller un pro-
blème nouveau. On peut dire que l’archéologie du
regard clinique est liée à la finalité de la clinique comme
projet. L’archéologie s’origine dans l’actualité et le
transitoire des conditions qui autorisent une naissance.
Mais il y a plus : curieusement, une attention aux rup-
tures historiques dans l’évolution des sciences modernes.
Lorsque Foucault parle de l’effacement de la clinique,
c’est dans un style bachelardien : nous nous éloignons déjà

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d’ « une anatomie euclidienne (...). Chaque grande pensée


dans le domaine de la pathologie prescrit à la maladie une
configuration dont les réquisits spatiaux ne sont pas forcé-
ment ceux de la géométrie classique »1. Sans doute
retrouve-t-on ici les conditions historiques de possibilité
de l’histoire des sciences et de l’archéologie. Conditions
qui n’ont évidemment rien à voir avec la Mémoire ou la
Structure : il fallait au moins deux révolutions scienti-
fiques pour faire l’histoire de la première. Au reste, Fou-
cault insiste là-dessus : il est possible maintenant de faire
venir au jour la médecine comme science clinique « parce
qu’une nouvelle expérience de la maladie est en train de
naître, offrant sur celle qu’elle repousse dans le temps la
possibilité d’une prise historique et critique »2.
Foucault fait clairement allusion à l’actualité au sens où
l’entend Bachelard, puisqu’il reconnaît l’historicité cons-
titutive de la connaissance rationnelle. Les valeurs épisté-
mologiques les plus actuelles, celles qui sont portées par
une nouvelle médecine, indiquent un avenir de rupture :
il y aura d’autres distributions du mal. Mais on sait
bien que l’archéologie peut passer pour l’antithèse de
l’histoire des sciences et se caractériser par le rejet de ses
démarches – notamment, le rejet de l’épistémologie.
Foucault n’a cessé de souligner que l’analyse des trans-
formations n’est pas équivalente à une histoire des
connaissances, ou à une genèse de la rationalité, ou à
l’épistémologie d’une science. Foucault ne pose pas de
question rétrospective. Au demeurant, son point de
départ est le présent, et non l’actualité.
Mais alors pourquoi, dans Naissance de la clinique, Fou-
cault fait-il référence à l’actualité de la médecine ? Je ne

1. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 1.


2. Ibid., p. XI.

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vois qu’une réponse : indiquer où il se situe pour entre-


prendre son analyse. Dans le présent, à la couture d’une
vieille médecine et d’une nouvelle. Là où il peut viser,
dans le passé, une transformation : le passage de la méde-
cine des espèces à la médecine clinique qui nous est
encore familière. Il faut donc écarter l’objection qui sous-
tend la critique d’un Foucault relativiste : « Plus que dans
un aucun autre, écrit Revel, dans ce livre consacré aux
conditions discursives qui rendent possible la visibilité des
choses de la maladie, il reste un point évidemment
aveugle : c’est celui d’où la description et l’analyse sont
elles-mêmes possibles. » Il faut retourner le propos : dans
ce livre plus que dans aucun autre, Foucault laisse
entendre qu’il se place au point où, appartenant à l’épis-
témè du XIXe siècle, il est assez proche de ce qui s’annonce
comme sa fin et, par là, assez loin de sa naissance pour
voir la rupture avec le XVIIIe siècle.
Sans doute, la référence à l’actualité de la médecine n’a
pas la même fonction que dans l’histoire épistémolo-
gique. Pour Bachelard, les valeurs actuelles doublent
l’analyse historique. Pour Foucault, ni les valeurs actuel-
les, ni même le présent, n’organisent l’analyse historique.
Pour Bachelard, les valeurs actuelles traversent une
science et son histoire qui, ensemble, désertent de plus en
plus leur passé. Pour Foucault, ces valeurs actuelles ne
sont d’aucune utilité, parce qu’elles caractérisent une
science qui déserte de plus en plus son présent. C’est
pourquoi cette référence à l’actualité de la science ne sert
qu’à renforcer le privilège qu’il accorde au présent – il
faudrait dire : ce présent si usé qu’il est sur le point de
céder la place au dernier langage de la médecine.
De là, une série de conséquences qui accentuent la
divergence des projets. L’ancrage dans le moment actuel
conduit à privilégier les révolutions scientifiques. En

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revanche, l’ancrage dans la banalité du présent conduit à


repérer des événements moins bruyants, des commence-
ments relatifs. On pourrait dire que Foucault fait des-
cendre l’histoire des points privilégiés, ou des ruptures
fondatrices et de ses partages, vers les transformations des
champs de savoir. De là, quelques renversements inatten-
dus : ce que l’histoire épistémologique inscrit habituelle-
ment sur le registre des conditions d’impossibilité, quelles
qu’en soient les modalités (l’irrationnel, le faux, les obs-
tacles et les idéologies scientifiques), devient condition de
possibilité. En libérant l’histoire de la tutelle de l’épisté-
mologie, Foucault montre que ce qu’elle exclut, c’est ce
qui rend possible ce qu’elle privilégie : Darwin, Claude
Bernard et Pasteur s’inscrivent dans l’espace ouvert par
Cuvier, Bichat et Broussais.
Faute de prendre en compte cet usage discret de la
récurrence, on a retenu de l’épistémè l’idée d’un code
d’intelligibilité, d’un système de référence dont la diffé-
rence est le seul trait distinctif de celui qui lui succède :
« Radicalisée à l’extrême chez Foucault, écrit Revel, ce
parti débouche logiquement sur une sorte de culturalisme
absolu (...). Ce relativisme absolu (...) contredit la
démonstration (...). En quoi la clinique est-elle plus fon-
damentale que la médecine des signatures, pour qui choi-
sit de refuser de hiérarchiser dans une histoire des savoirs
les configurations successives qui les ont organisés ? »1 Ce
que l’historien prend pour un refus de hiérarchiser, c’est
le refus de mettre un faux problème à l’origine d’un vrai.
Bachelard disait que le laboratoire de Mme la Marquise
du Châtelet n’est pas un laboratoire, mais un salon ; de
même, Foucault dit que la clinique d’Édimbourg au

1. J. Revel, « Le moment historiographique », in L. Giard (dir.), Michel


Foucault, lire l’œuvre, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 96.

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XVIIIe siècle n’est pas la clinique, mais un théâtre nosolo-


gique. Ce que Foucault radicalise, c’est la coupure.
Ce que Revel prend pour un refus de hiérarchiser,
c’est aussi le refus de commettre un double anachro-
nisme. Le premier consisterait à se comporter comme le
double de l’épistémè classique : à supposer que Foucault se
soit intéressé à la médecine des signatures, il n’est pas dif-
ficile d’imaginer comment il aurait montré que les signes
font partie des choses : il aurait décrit une médecine qui
mêle l’observation, le document et la fable. Mais il aurait
aussi montré comment, à l’âge classique, apparaît une
médecine des espèces : puisque les signes deviennent des
modes de la représentation. Bref, il aurait montré que la
différence entre médecine des signatures et médecine des
espèces réside dans cette décantation : analogies, com-
mentaires et fables disparaissent. À leur place, le tableau.
Fallait-il que Foucault dise, à titre d’expérience de
pensée, qu’à se placer dans l’épistémè de l’âge classique il
faudrait souscrire au principe d’une médecine des espèces
et, donc, rejeter la médecine des signatures comme pure
apparence ?
Le second anachronisme aurait consisté à se comporter
comme le double de l’épistémè de la modernité. Dans le
chapitre « La crise des fièvres », Foucault décrit, cette fois,
le procès d’éviction d’une médecine des espèces. Il ter-
mine ce chapitre en citant Bouillaud : « La révolution
médicale dont M. Broussais jeta les fondements en 1816
est sans conteste la plus remarquable que la médecine ait
éprouvée dans les temps modernes. »1 On peut légitime-
ment penser que Foucault souscrit à ce jugement. Au
reste, Foucault ne peut qu’y souscrire, puisqu’il appartient
à l’épistémè de la Modernité. Ce qui était déjà évident pour

1. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 198.

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Bouillaud l’est toujours pour nous. Dès l’instant où Brous-


sais rejette l’ontologie médicale, les jeux sont faits. Mais ce
qui intéresse Foucault, ce ne sont pas les propositions
réflexives de Broussais, ou de Bouillaud, sur l’ontologie
médicale. C’est plutôt la pratique scientifique qui autorise,
après coup, ces jugements. À partir de là, on voit ce que les
historiens n’aperçoivent pas : la médecine clinique est
évidemment plus fondamentale que la médecine des signa-
tures, ou que la médecine des espèces. Elle est fondamen-
tale au sens où elle sert de base à notre clinique.

L’ERREUR

Bachelard et Foucault utilisent les mêmes images pour


parler du problème de l’erreur : ils alignent les ratés de la
pensée sur les désordres de la vie. La science des monstres
est mise à contribution. Dans Le rationalisme appliqué, il
est question de « la monstruosité qui prolifère dans le
domaine des fausses explications de la connaissance vul-
gaire »1. Foucault, pour sa part, parle d’une « tératologie
du savoir » qui est repoussée dans les marges d’une disci-
pline. Il y a des savoirs qui tombent dans « la chimère, la
rêverie, dans la pure et simple monstruosité ». Mais,
lorsque Bachelard et Foucault font référence à la mons-
truosité, ils ne parlent pas de la même chose. Pour
Bachelard, la monstruosité est identifiée à l’erreur, elle
s’inscrit dans l’histoire périmée et marque les désordres

1. G. Bachelard, Le rationalisme appliqué (1949), Paris, PUF, 1966,


p. 148. De même, dans La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, p. 21,
Bachelard écrit : « Nous exposerons en vrac notre musée d’horreurs. »

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Canguilhem et les monstres

du préscientifique. Pour Foucault, la monstruosité, c’est


ce qui, à un moment donné, caractérise un discours
« déplacé ». Non seulement ce qui se distingue d’un dis-
cours reçu et reconnu par une discipline, mais aussi ce
que cette discipline rejette : « Elle repousse, de l’autre
côté de ses marges, toute une tératologie du savoir. » Ce
qui peut être métaphoriquement qualifié de normal, dans
son époque, est également ce qui s’inscrira sur le registre
de la tératologie à l’époque suivante. Quiconque se
trouve dans le champ d’une discipline, à un moment
donné de l’histoire, percevra comme une monstruosité
ce qui relève de l’état normal d’une discipline passée ou,
plutôt, dépassée. Autrement dit, pour une discipline, la
monstruosité, c’est ce qui relève de l’état normal de la
discipline, hors jeu, qui la précède.
La monstruosité ne caractérise donc pas des proposi-
tions qui basculeraient dans l’erreur : « L’extérieur d’une
science est plus et moins peuplé (...), mais peut-être n’y
a-t-il pas d’erreurs au sens strict (...) ; en revanche, des
monstres rôdent dont la forme change avec l’histoire. »
S’il n’y a pas d’erreurs au sens strict, il peut y avoir des
erreurs au sens large ; notamment, quand une discipline
bascule « dans le faux ». De là, les monstres faux, ses reje-
tons qui rôdent : « À partir du XIXe siècle, une proposi-
tion n’était plus médicale, elle tombait hors médecine et
prenait valeur de fantasme individuelle ou d’imagerie
populaire si elle mettait en jeu des notions à la fois méta-
phoriques, qualitatives et substantielles. » On peut donc
dire que l’analyse des transformations décrit aussi des
règles de « recevabilité » : la monstruosité, c’est ce qui
n’est plus reçu ou, encore, ce qui est ainsi qualifié et dis-
qualifié par une discipline qui, elle, est « dans le vrai ».
C’est pour cette dernière, et en dehors d’elle, qu’il y a
des monstres faux comme les fièvres essentielles. En

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revanche, c’est dans son champ défini comme l’espace du


« dans le vrai », qu’il n’y a que des propositions vraies ou
fausses : « Une proposition (...), avant de pouvoir être
dite vraie ou fausse, doit être “dans le vrai”. »1 Sans
doute, Foucault fait valoir à sa manière cette formule
qu’il emprunte à Canguilhem, qui l’avait trouvée chez
Koyré. Si Foucault l’utilise, c’est parce qu’elle définit le
niveau des transformations des champs de savoir. La lec-
ture foucaldienne de Canguilhem pourrait être la sui-
vante : Galilée se situe dans le nouvel horizon d’une
physique mathématique ; ce avec quoi il rompt, c’est
l’horizon du ptolémaïsme ou de l’aristotélisme. Ce qui
intéresse Foucault, dans cette formule, c’est qu’elle
désigne le niveau de la discipline qui doit être bien dis-
tingué du plan des énoncés. C’est, en effet, sur le plan des
énoncés ou des contenus de savoir qu’on peut trouver
des propositions vraies ou fausses.
L’emprunt de cette formule est l’indice d’une relation
plus fondamentale entre les deux penseurs : une même
exigence d’ordre philosophique. Dans l’histoire du
réflexe, Canguilhem se demandait pour quelle histoire il
avait travaillé. Pour l’histoire de la pensée scientifique,
mais en montrant que, si Willis appartient à l’âge
préscientifique – au calendrier bachelardien –, il ne
relève pas pour autant, suivant l’expression consacrée, de
la « paléontologie d’un esprit scientifique disparu ». Non
seulement Canguilhem a remis en cause les repères de
discrimination des âges de la pensée scientifique selon
Bachelard, mais encore il a reposé le problème de l’er-
reur : « Il est nécessaire que l’apparence et le faux tien-
nent de la philosophie un statut propre, original, un statut

1. M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 34-36.

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Canguilhem et les monstres

autre que répressif d’infraction à l’ordre du vrai. »1 L’ar-


chéologie du savoir pourrait bien être une réponse à la ques-
tion du statut non répressif de l’erreur : non plus l’histoire
de la vérité, mais celle des « a priori historiques » ou des
disciplines, c’est-à-dire l’histoire des jeux du vrai et du
faux au sens large. Pour être plus précis, il faudrait dire
des jeux du « dans le vrai » et du « dans le faux ». Soit un
exemple. Avec la « transformation Cuvier », l’histoire natu-
relle bascule « dans le faux ». C’est pourquoi des monstres
rôdent. Si le thème de l’échelle des êtres apparaît comme
une monstruosité biologique, c’est parce qu’aux yeux de
la modernité l’âge classique engendre désormais des
monstres.
Mais on voit aussi comment Foucault, pour employer
un langage bachelardien, a substitué le laboratoire au
musée des horreurs : au moment de son apparition, l’his-
toire naturelle est un laboratoire, elle est aussi métapho-
riquement normale. Aldrovandi est à Buffon ce que
Buffon est à Cuvier. Pour Buffon, Aldrovandi est un
monstre faux : « Ce fatras d’écriture. Tout cela, dit Buf-
fon, n’est pas description, mais légende. »2 À partir du
moment où apparaît l’espace de la représentation, l’es-
pace dans lequel on s’en tient aux légendes bascule « dans
le faux ». Pour qu’une proposition soit « botanique », il a
fallu qu’elle concerne la structure visible de la plante.
Avec une nouvelle façon de nouer les choses à la fois au
regard et au discours, Aldrovandi est disqualifié – et, avec
lui, quelques historiens de la biologie. Les uns invo-
quaient une curiosité naissante dont portent témoignage

1. Georges Canguilhem, « De la science et de la contre-science », Hom-


mage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 175.
2. Cité par Michel Foucault, in Les mots et les choses, Paris, Gallimard,
1966, p. 55.

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les cabinets d’histoire naturelle à la Renaissance. Mais


l’histoire naturelle comme laboratoire, c’est l’étalement
des choses en « tableau », et non plus le défilé circulaire
de la montre. C’est le catalogue et non le théâtre. D’autres
invoquaient l’usage révolutionnaire du microscope. Mais
c’est le botaniste qui l’utilise et non pas le biologiste. Le
microscope ne sert pas à dépasser un domaine de visibi-
lité, mais à résoudre un des problèmes qu’elle posait.
L’anachronisme est placé sous haute surveillance : on
veut faire des histoires de la biologie au XVIIIe siècle, mais
la vie n’existait pas. Histoire naturelle et biologie ne sont
pas de même esprit.
On vient de voir que la monstruosité apparaît dans une
extériorité « familière ». Les monstres sont repérés pour
être chassés : Aldrovandi et ses légendes botaniques,
Bonnet et sa chaîne des êtres, Pinel et ses fièvres essen-
tielles. Mais il y a plus : par rapport à une discipline qui
est « dans le vrai », apparaissent des monstres dans l’espace
d’une « extériorité sauvage ». Celle-ci est différente de la
précédente : on peut y « dire le vrai », et celui qui dit le
vrai est un « monstre vrai ». Mais parce que le monstre
vrai apparaît dans une extériorité sauvage, contrairement
à l’étymologie du mot, il passe inaperçu : on ne le voit
pas, on ne l’entend pas et on n’en parle pas. Figure, donc,
symétrique et inverse de la précédente. Entre le monstre
faux et le monstre vrai, la différence est à la fois infime et
totale : elle est infime, parce qu’ils se trouvent tous les
deux dans l’ « extériorité » d’une épistémè ; elle est totale,
dans la mesure où le monstre faux est ce qu’on ne veut
plus entendre. Le monstre faux est insignifiant au sens
figuré ; tandis que le monstre vrai, qui n’est pas encore
entendu, est insignifiant au sens propre du mot. Sans
doute, les conditions pour « dire vrai » dans une extério-
rité sauvage ne sont pas moins rigoureuses que celles qui

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Canguilhem et les monstres

régissent les énoncés d’une discipline qui est « dans le


vrai ». Cependant, ces conditions définissent ce qu’on
pourrait appeler une « transformation aberrante », dans la
mesure où elle ne pourra jamais franchir le seuil qui ferait
d’elle une transformation épistémologique à part entière.
C’est le cas Mendel.
Voyons un autre exemple qui montre la fécondité du
concept de « monstre vrai » en histoire des sciences. On
peut trouver l’indice d’une coupure dans une différence,
mais on peut tout aussi bien en trouver une dans le phé-
nomène inverse, la répétition. Brusquement un état de
savoir mime un état antérieur. Corvisart redécouvre
Auenbrugger, l’élève de Van Swieten qui a réorganisé les
hôpitaux à Vienne. La pratique de l’autopsie y était systé-
matique, c’est la condition qui rend possible la formula-
tion d’une question. Comment déceler avant la mort les
lésions que révèle l’autopsie ? En 1761, Auenbrugger
publie son ouvrage Invention d’une nouvelle méthode d’après
les percussions du thorax humain comme signe permettant de
déceler les maladies internes de la poitrine. Peu après, Auen-
brugger sera évincé de l’hôpital. Ni compris ni entendu :
on n’en parle plus. Auenbrugger est un monstre vrai. Si la
médecine du XVIIIe siècle est sourde, à tous les sens du
terme, c’est parce qu’elle n’a pas d’oreilles. Mais elle a des
yeux, puisqu’elle se donne l’espace plat du tableau. Pour
elle, donc, le projet d’une séméiologie là où il n’y a pas
de symptômes visibles est totalement incompréhensible.
Auenbrugger parlait d’objets nouveaux. Il mettait en
œuvre de nouvelles méthodes et se plaçait sur un horizon
théorique qui était étranger à la médecine de son époque.
Auenbrugger disait vrai, mais il n’était pas « dans le vrai »
du discours médical de son temps. Il a fallu un change-
ment d’échelle, le déploiement de tout un nouveau plan
d’objets dans la médecine pour qu’Auenbrugger entre

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François Delaporte

« dans le vrai ». Précisément il a fallu une nouvelle façon


d’interroger le corps, la naissance de la clinique.
À partir de cet exemple, on voit tout de suite qu’on
aurait tort d’assimiler l’épistémè à un système. Il ne faut pas
oublier qu’il s’agit d’un système de relations. En quoi la
discontinuité radicale et le système, ou la structure, se
trouvent exclus. On aurait tort de dire, comme Kuhn,
que « Foucault ne s’intéresse guère aux processus par les-
quels ce système est amené à se transformer »1. Il faut plu-
tôt retourner le propos et dire que Foucault ne s’intéresse
qu’aux transformations épistémologiques. On aurait éga-
lement tort de dire que l’épistémè serait une réponse à la
question : Qu’est-ce que connaître ? Les enquêtes histo-
riques et critiques de Foucault portent toujours sur un
matériel, une époque, un corps de pratiques et de dis-
cours déterminés. C’est Canguilhem qui lui donne raison
en montrant que, si Mendel avait été compris en son
temps, cela n’aurait rien changé. Il lui donne raison en
montrant aussi qu’il fallait une transformation épistémo-
logique pour que Mendel entre « dans le vrai » :
« De 1900 à aujourd’hui, les sciences de la vie ont appris
que la plupart des problèmes qu’elles s’étaient posés au
XIXe siècle ne pouvaient trouver de solution que par un
changement d’échelle de l’objet d’étude et par une nou-
velle façon d’interroger. »2 Mais si Canguilhem peut lui
donner raison, c’est peut-être parce que l’analyse fou-
caldienne des transformations épistémologiques relève
déjà d’une histoire épistémologique.

1. T. S. Kuhn, « Un entretien avec Thomas S. Kuhn », Le Monde,


dimanche 5 - lundi 6 février 1995, p. 13.
2. G. Canguilhem, « Sur l’histoire des sciences de la vie depuis Dar-
win », Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin,
1977, p. 119.
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Canguilhem parmi les cyborgs


IAN HACKING1

« ... toutes les choses qui sont artifi-


cielles sont (...) naturelles. Car, par
exemple, lorsqu’une montre marque les
heures par le moyen des roues dont elle
est faite, cela ne lui est pas moins naturel
qu’il est à un arbre de produire ses fruits. »
Descartes, Principes de la philosophie,
partie IV, § 203.

« Les machines de la fin du XXe siècle


ont rendu profondément ambiguë la dif-
férence entre le naturel et l’artificiel... et
bien d’autres distinctions qui s’appli-
quent aux organismes et aux machines. »
Haraway (1985), 1991, p. 152.

« Un outil, une machine, ce sont des


organes, et des organes sont des outils ou
des machines. »
Canguilhem, 1952, p. 143.

Il y a soixante ans, en 1946-1947, Georges Canguil-


hem donnait une série de trois conférences au Collège
philosophique. La seconde conférence, intitulée « Ma-

1. Une première version de cet article est parue dans Economy and
Society, 27, 2-3, mai 1998. La présente traduction, réalisée par Juliette Lè,
est publiée avec l’aimable autorisation de Ian Hacking, de la revue Economy
and Society et de Taylor & Francis.
N.d.E. : Les références du texte renvoient à la bibliographie de fin d’ar-
ticle.

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Ian Hacking

chine et organisme », a été incluse dans le recueil La


connaissance de la vie. Cette conférence va devenir un
texte culte en matière de philosophie de la technique.
Elle mérite pourtant une bien plus grande diffusion.
L’essai de Canguilhem est, entre autres choses, au
centre de ma chronologie. D’une part, il renvoie à Des-
cartes, et au-delà de lui à un passé lointain. D’autre part,
à 1960, au présent, au futur. Le cyborg est un nom énig-
matique pour une forme de vie future. Ce terme est
devenu à la mode dernièrement. En dépit de sa sonorité
effrayante, les cyborgs originaux n’étaient pas des person-
nages de science-fiction. Le mot fut utilisé pour la pre-
mière fois en 1960, comme abréviation d’ « organisme
cybernétique ». Il faisait référence à une créature vivante
améliorée, contrôlée par ordinateur par des mécanismes
de bio-feedback. Le produit final permettrait à une per-
sonne d’utiliser son cerveau et ses mains lors d’un voyage
dans l’espace, sans avoir, pour rester en vie, à se régler
sans cesse sur l’environnement. Je reviendrai plus tard aux
cyborgs, mais parlons d’abord de Descartes.
Il est communément admis, de nos jours, qu’en philo-
sophie nous avons dépassé Descartes, son dualisme, son
moi et son épistémologie, grâce au travail d’hommes
comme Wittgenstein, Heidegger ou d’autres figures
antérieures moins connues. Aussi profond qu’ait pu être
mon intérêt, à certaines périodes, pour la pensée de Witt-
genstein et d’autres penseurs avant lui, tels que Peirce,
Herder ou Hamann, je n’ai jamais été très convaincu par
l’idée selon laquelle on en aurait fini avec Descartes.
À bien des égards, je trouve, entre Wittgenstein et Des-
cartes, plus de points communs que de différences. Vous
verrez dans mes deux premières épigraphes que, par une
sélection méticuleuse, je peux même faire sonner Des-
cartes comme Donna Haraway, l’observatrice féministe

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Canguilhem parmi les cyborgs

et socialiste des sciences qui a le goût des métaphores et


du brouillage des distinctions.
S’il y a un penseur qui défie avec succès un aspect de la
pensée cartésienne, c’est bien Canguilhem, et précisé-
ment dans son article « Machine et organisme ». Sa réus-
site tient à une idée nouvelle qui a été trop négligée. Il
vit combien l’idée que les animaux sont des machines
était centrale chez Descartes. Noam Chomsky a montré
au lecteur moderne l’importance des capacités propres à
chaque espèce, ainsi que la spécificité du langage à l’es-
pèce humaine. Cela introduit une frontière génétique
permanente entre les hommes et les animaux, façonnée
par l’évolution. Chomsky (1962) a trouvé en Descartes
son prédécesseur, et utilisé le titre de « Cartesian Linguis-
tics ». Cette distinction est donc très présente dans les
récentes réflexions menées sur le langage. La doctrine
plus générale, selon laquelle les animaux sont des machi-
nes, n’est pas très estimée par la conscience moderne. Elle
nous apparaît comme un peu étrange. Elle nous renvoie à
des images de Descartes donnant des coups de pied à des
chiens pour les faire tomber dans l’escalier.
Canguilhem (1952, p. 137), qui avait une meilleure
connaissance des textes que la plupart d’entre nous, avait
une vision différente. « La théorie (cartésienne) des
animaux-machines est inséparable du “Je pense donc je
suis”. » La matière est une ; l’âme est une ; l’âme juge ;
les animaux ne peuvent pas juger ; les animaux se dépla-
cent tout seuls ; donc les animaux doivent être des
machines. Cette idée « légitime la construction d’un
modèle mécanique du vivant. Le corps humain aussi est
une machine, d’où sa fascination pour les automates ».
Canguilhem pense qu’il s’agit d’une profonde erreur, et
que, lorsqu’elle est découverte, le dualisme et le cogito
sont ébranlés. C’est une démolition interne de Descartes,

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Ian Hacking

dans laquelle ce qu’il dit est pris au sens littéral, et non pas
décontextualisé ou déconstruit.
Prenons un exemple. Puisque le corps est une
machine, il devrait être en principe possible de construire
une machine exactement semblable au corps humain.
Pour des raisons techniques, nous ne le pouvons pas. En
principe, nous pourrions fabriquer un oiseau qui vole,
mais nous sommes incapables de faire des ressorts et des
spires assez fins pour réaliser ce projet. Alors Descartes
imagina Dieu – et non l’homme – fabriquant un parfait
automate pour le corps de l’être humain. Pourtant, selon
Canguilhem, ce n’est pas aussi simple. Cette notion
repose sur l’idée de Dieu comme fabricateur et sur l’idée
qu’il y a déjà des êtres vivants sur le modèle desquels la
machine est modelée. Ni nous ni Dieu n’allons au-delà
de la téléologie. Les machines sont faites ainsi parce
qu’elles sont construites soit en vue d’une fin, soit en
imitation de quelque chose de déjà vivant. La fascination
de Canguilhem pour le vital, pour la vie comme
condition préalable, est ici évidente.
Canguilhem associait intimement la téléologie à la vie.
De ce point de vue, on peut le voir comme se plaçant
dans la lignée aristotélicienne. Sa téléologie n’était pas de
celles qui expliquent l’existence des organismes par leurs
buts, mais une téléologie dans laquelle on pouvait com-
prendre un aspect d’un organisme, ou d’un organe, en
considérant seulement la raison pour laquelle cet organe
était fait, quel but il servait, soit dans la vie, soit dans la
préservation de l’organisme ou de son espèce. Le méca-
nisme semble être en désaccord avec la téléologie, mais
en fait on ne peut décrire correctement une machine
faite par des individus que si l’on dit pour quoi elle est
faite, ce qu’elle fait, et comment elle agit pour arriver à
ses fins. Et, si l’on pense les corps vivants comme des

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Canguilhem parmi les cyborgs

machines, Canguilhem fait remarquer que, chez Des-


cartes, même Dieu ferait l’animal-machine en imitation
d’un être vivant. En outre, nous ne pourrions jamais
comprendre l’animal-machine simplement en l’exami-
nant ; il faut considérer ses actions, puis considérer la
fonction de ses parties, relativement à l’accomplissement
des actes dans lesquels il s’engage.

PROLONGER LE CORPS

Canguilhem passe de l’idée qu’ « il n’y a pas de diffé-


rence entre téléologie et mécanisme » à une affirmation
plus radicale qui est que « des outils, des machines, ce
sont des sortes d’organes, et que les organes sont des
sortes d’outils ou de machines ». On devrait réfléchir à
cela. Ce n’est pas littéralement vrai, ni dans la définition
du dictionnaire de ces mots en anglais (tools, machines), ni
de ces mots en français (outil, machine). Nous devons
considérer les différentes métaphores que cette prise de
position exprime.
Premièrement, notons que Descartes aurait approuvé
l’idée de Canguilhem dans son sens absolument littéral.
Descartes a écrit que la seule différence entre les orga-
nismes et les machines est que les machines sont faites de
pièces de grande taille, puisqu’elles doivent être faites à la
main. Les parties de l’organisme sont « ordinairement trop
petit[e]s pour être aperçu[e]s de nos sens » (Principes, IV,
203). Il utilise délibérément les même mots : « tuyaux » et
« ressorts », pour décrire le fonctionnement intérieur des
machines et des organismes. Comme Descartes aurait
aimé vivre en notre temps de nanotechnologies !

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Ian Hacking

Mais il n’est pas littéralement vrai, dans la définition du


dictionnaire, que les outils et les machines sont des orga-
nes, puisque les outils et les machines sont fabriqués et
résultent la plupart du temps d’un projet. Sur ce point,
écrit Canguilhem (1952, p. 144), la relation cartésienne
entre machine et organisme est inversée. Les machines
doivent être fabriquées, et entretenues. J’ai omis une
partie de la phrase de Haraway dans mon épigraphe :
« Les machines de la fin du XXe siècle ont rendu profon-
dément ambiguës la différence entre le naturel et l’artifi-
ciel, l’esprit et le corps, le développement autonome et la
conception externe, et bien d’autres distinctions qui s’ap-
pliquaient autrefois aux organismes et aux machines. »
Canguilhem écrivait au milieu et non à la fin du
XXe siècle, mais on suppose qu’il serait plus prudent
aujourd’hui. Il a effectivement écrit : « La construction
de servo-mécanismes ou d’automates électriques déplace
le rapport de l’homme à la machine sans en altérer le
sens » (1952, 145). Les servo-mécanismes emploient des
mécanismes de feedback à des fins d’autorégulation.
Même en 1952, John von Neumann étudiait les proprié-
tés abstraites d’automates autoreproducteurs ; dès lors, on
pourrait peut-être penser que la distinction entre la
reproduction manufacturée et la reproduction vivante est
moins floue que ne le suggère Haraway. Le point impor-
tant ici, par ailleurs, est que Canguilhem n’y accorde pas
d’importance. Qu’il y ait ou non une claire distinction
entre ce qui est fabriqué et ce qui est né, les outils et les
machines sont des extensions du corps. Ils font partie de la
vie.
La formulation de Canguilhem a l’air d’aller à l’en-
contre des dictionnaires d’une autre manière : les outils
sont définis comme relativement simples et généralement
manipulables à la main ; les machines sont plus com-

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Canguilhem parmi les cyborgs

plexes, et fonctionnent indépendamment de nous. Les


deux se trouvent à l’extérieur de nous. Canguilhem
considère cela comme compatible avec l’idée que les
outils et les machines sont des extensions du corps. Ce
sont des parties de l’organisme vivant, non pas des parties
avec lesquelles il serait né, mais des parties qu’il a lui-
même construites. Canguilhem parle d’une « projection
organique » (1952, p. 153) qui entraîne la création des
premiers outils, et qui se prolonge jusqu’aux machines
plus sophistiquées. Ce n’était pas une idée originale. Sur
ce sujet, il cite l’œuvre classique de philosophie de la
technologie d’Alfred Espinas (1897), et de nombreux
auteurs allemands antérieurs. Il pensait que nous appre-
nons moins des ingénieurs qui font de l’histoire de la
technologie que des ethnographes (1952, p. 152) (les lec-
teurs de langue anglaise, qui veulent savoir d’où viennent
Bruno Latour et d’autres Français iconoclastes contempo-
rains, devraient lire davantage Canguilhem). Il dit que le
point de départ pour la compréhension de ces études doit
être cherché dans l’ouvrage de Darwin : La descendance de
l’homme : instruments et armes employés par les animaux.
Canguilhem a peut-être fait tomber plus de barrières,
en 1947, par des arguments précis et des exemples, que
Haraway ne l’a fait, par décret, quarante ans plus tard.
Pourtant nous résistons à son idée. On nous appris, à
tous, à faire une forte différence entre les artefacts et les
êtres vivants. Peut-être que nos préjugés précèdent l’en-
seignement. De nombreux psychologues du développe-
ment, qui peuvent être considérés comme issus d’un
improbable croisement entre Piaget et Chomsky, expli-
quent qu’aujourd’hui, dans notre société, les enfants, dans
des conditions expérimentales, sont capables de distin-
guer à un âge incroyablement précoce les artefacts des
êtres vivants (voir, par exemple, Gelman et al., 1995). Un

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peu comme s’il y avait un « module » interne de dévelop-


pement (quelque chose de virtuellement ou de réelle-
ment inné) qui s’activait autour de l’âge de 3 ans, et
permettait à l’enfant de distinguer la vie de l’artefact. Les
psychologues du développement, bien que favorables à
l’idée de modules cognitifs innés, ne pensent pas que
nous soyons bloqués par cet héritage. Nous pouvons
apprendre à remplacer nos anciennes catégories d’héri-
tage culturel ou génétique par de nouvelles, de la même
manière que nous remplaçons les taxinomies communes
des plantes et des animaux par d’autres basées sur la bio-
logie systématique de l’évolution (arbre, vigne, buisson et
herbe sont des classifications pour les personnes qui habi-
tent là où il y a des arbres, des vignes, des buissons ou de
l’herbe, mais ces classifications ne sont pas utilisées par la
biologie contemporaine). L’affirmation de Canguilhem
nous invite à reconsidérer la façon dont nous pensons les
outils et les machines, même si nous devons réviser nos
plus anciennes conceptions. Il faut les penser comme un
prolongement du corps.
Les outils et les machines n’occupent pas toute la
place. Les habits, les chaussures prolongent-ils le corps ?
Pas comme un outil ou une machine. Une bicyclette
n’est pas vraiment un outil ou une machine, mais elle est
mon exemple favori d’un prolongement du corps, parce
que, lorsque je suis dessus, elle fait partie de mon système
d’équilibre corporel. Je ne fais pas que l’utiliser. Sans
savoir comment, je suis capable de corriger tout écart,
sauf dans les pires éventualités. Je suis resté en équilibre
après avoir dérapé sauvagement sur la glace, et même
après avoir été heurté par une voiture. Les pires glissades
et les pires chutes m’ont fait perdre l’équilibre, mais il
en est de même lorsque je marche. Est-ce qu’une bicy-
clette est une machine ? J’hésiterais à le dire. Les diction-

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Canguilhem parmi les cyborgs

naires de langue anglaise disent qu’une bicyclette est un


véhicule, ce qui ne me paraît pas satisfaisant, mais que
pouvait-on dire d’autre ? Les dictionnaires de langue
française disent qu’un vélocipède ou une bicyclette est un
appareil (de locomotion) ; contrairement aux Français ou
aux Allemands, nous ne sommes pas aussi généreux avec
les « appareils ». Je ne crois pas qu’ici nous devons nous
casser la tête avec le langage ordinaire. « Outils ou ma-
chines » est un intitulé assez large, qui comprend les
bicyclettes.

DES MACHINES INDÉPENDANTES

Cela pose un problème très différent d’affirmer que les


machines sont des organes. Les outils, au sens commun
du mot – les ciseaux et les scies électriques, les outils de
jardinage, les haches de pierre –, sont couramment tenus
à la main ou conservés près de la main. De là nous vient
naturellement l’idée d’un prolongement du corps. Mais
beaucoup de machines existent par elles-mêmes, elles
sont indépendantes. Elles peuvent être manufacturées (ce
qui autrefois voulait dire : « fait par la main humaine ») et
sont certainement fournies en énergie par des êtres
humains, même si la source d’énergie peut être le vent,
l’eau, un ressort remonté, le gaz, le pétrole, l’électricité
ou le nucléaire. Mais après cela elles fonctionnent seules.
Descartes ne disposait que de peu d’exemples à l’appui de
ses théories – les montres, l’horloge de Strasbourg. Mais il
avait le génie d’apercevoir le futur.
Le fait que les machines soient indépendantes compte-
t-il ? L’invention du mot « postmoderne » a déclenché

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une petite compétition entre les gens qui cherchent à


définir l’ère moderne, qui commencerait dans le passé et
qui apparemment serait aujourd’hui terminée, versée
dans l’histoire. L’ouvrage de Bruno Latour (!1994",
1995), Nous n’avons jamais été modernes, tente de disquali-
fier cette compétition. Le moderne serait la nette distinc-
tion entre le naturel et le social, mais, malgré ce qu’on en
dit, nous n’aurions jamais fait cette distinction, argu-
mente Latour. La contribution d’Andrew Pickering
(1997) est en partie une réponse à Latour.
Pickering observe qu’il y a un changement fondamen-
tal des outils (dans l’usage général ou même dans l’usage
métaphorique du terme) aux machines. Certains outils
sont, peut-être, des machines : la perceuse électrique,
la tronçonneuse. Un grand nombre de machines, en
revanche, sont indépendantes, démarrées et alimentées
par des gens, mais fonctionnent seules. Les exemples de
Pickering sont le canon (rempli de poudre, pointé et
allumé, il fait ce qu’il a à faire) et le métier à tisser. Je ne
sais pas bien pourquoi il ne remonte pas jusqu’à l’horloge
cartésienne, mais cela n’a pas d’importance. Je ne com-
prends pas non plus pourquoi le moulin à vent, la
machine favorite de Leibniz, n’est pas pris en compte. Et
qu’en est-il du trébuchet, le puissant engin de siège
(comme on l’appelait) de la fin du Moyen Âge, qui faisait
du château un lieu de refuge quasi obsolète contre l’assaut
des armées ? Il me semble que le trébuchet offre exacte-
ment les mêmes propriétés que le canon, de tous les
points de vue qui intéressent Pickering. On l’installe, on
le charge, on met en place la source d’énergie (la gravité),
et il projette un missile dévastateur à des centaines de
mètres de hauteur et de distance. La différence est que, à
cause de sa taille imposante et du temps de construction
qu’il nécessite, on ne peut l’utiliser que contre un châ-

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Canguilhem parmi les cyborgs

teau statique. Peut-être Pickering veut-il simplement


dire qu’au tournant du XVIIIe siècle les machines ont
commencé à proliférer. Elles étaient complètement diffé-
rentes de la nature et de l’humanité. Aujourd’hui nous les
considérons comme séparées, même si nous les créons et
les surveillons, et même si, comme Descartes le souli-
gnait, elles marchent malgré tout en fonction des lois de
la nature.
Pickering fait commencer la modernité au moment
de l’avènement de la machine indépendante. Il voudrait
situer ce moment autour de 1800, même si je ne suis pas
certain qu’un participant plus familier dans cette compé-
tition – à savoir, l’ère cartésienne, avec son enthou-
siasme pour les montres et les automates – n’est pas la
réponse qui suit de sa propre analyse. Mais la date ne
compte pas. Ce qui rend l’affirmation de Pickering inté-
ressante, c’est qu’il va définir ce que d’autres appellent
l’ère moderne par l’invention et la prolifération de
machines autonomes.
Un sous-produit de l’idée de Pickering est une ques-
tion pour Canguilhem : si les machines sont des organes,
est-ce que le métier à tisser est un organe ? ou un orga-
nisme ? Canguilhem, comme je le comprends, veut que
nous considérions sérieusement l’idée que les machines
aussi sont des extensions du corps. C’était un historien
qui prenait l’ethnographie au sérieux. Il savait bien qu’il y
a eu des modifications constantes de la relation entre
machine et organisme (en témoigne le servo-mécanisme
auquel lui-même fait allusion). Quoi qu’il en soit, il vou-
lait, dès le début, disqualifier la conception de la machine
comme autre. Même si, en fin de compte, on n’accepte
pas l’idée que les machines sont des extensions du corps
– simplement parce qu’elles sont trop loin du corps –,
elles sont une extension de la vie, de la vitalité, de la force

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Ian Hacking

vitale ; ou, pour reprendre un autre terme utilisé plus


haut, une projection de la vie.
La vie, en soi, ne veut pas dire la vie humaine. Les bac-
téries sont vivantes, les vers sont vivants. Peut-être qu’un
certain nombre d’espèces sont sur le point de créer ce que
nous pouvons qualifier d’outils. Que la nature soit ou non
« toute en dents et en griffes », la vie n’est certainement
pas toujours agréable ou amicale. Albert Schweitzer prô-
nait le respect de la vie, mais cela ne l’a pas empêché de
piétiner les affreuses araignées qui envahissaient son hos-
pice à Lambaréné. Il y a beaucoup moins de fausseté chez
Canguilhem que chez Schweitzer. Son « vitalisme »,
comme on l’a appelé, est une manière de regarder le
monde, y compris nos créations, qui rompt avec le méca-
nisme qui nous a été inculqué depuis Descartes. Pourrait-
on dire que Pickering, avec son insistance sur la machine
comme différence, est toujours cartésien ?
Canguilhem était vraiment non-cartésien. Je ne suis
pas certain de suivre tous les chemins qu’ouvre son affir-
mation suggestive que la doctrine de l’animal-machine
est liée au cogito et donc au dualisme de l’âme et du corps.
Il m’apparaît qu’il a été beaucoup plus assurément anti-
dualiste que le très grand nombre de philosophes qui cra-
chent avec assurance sur le dualisme, l’ego individualiste
et le reste, tout en poursuivant des projets cartésiens, sans
même s’en rendre compte. C’est parce qu’il avait une
perspective entièrement différente de celle des anticarté-
siens anglophones. L’esprit et le corps étaient, pour Can-
guilhem, des aspects des créatures vivantes, et plus
spécifiquement des êtres humains. Noam Chomsky et
Donald Davidson (1986) conviennent autant que Des-
cartes que les animaux ne peuvent pas juger, ne peuvent
pas penser, ne peuvent pas parler. Pour Canguilhem, ce
ne sont pas les distinctions essentielles. Même à des ques-

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Canguilhem parmi les cyborgs

tions comme : « Est-ce que les machines peuvent pen-


ser ? », il serait possible de répondre, dans l’esprit de ses
écrits : « Eh bien, pour l’instant, avons-nous déjà cons-
truit des machines pensantes ? » Nous devons considérer
la question sans commencer par établir une opposition
fondamentale entre machine et organisme. Un domaine
particulièrement fertile dans lequel on peut déployer
cette vision est celui du cyborg.

LES CYBORGS

Les cyborgs sont devenus matière de science-fiction


et, depuis que Donna Haraway (!1985", 1991) a fait
du cyborg le champion de l’être asexué du futur, ils
ont enthousiasmé aussi bien les féministes que les cher-
cheurs en science studies. Puisque beaucoup d’entre nous
abordent ce sujet en pensant que les cyborgs sont en-
racinés dans la fiction, je voudrais les ramener sur le
sol de la réalité. Haraway, maîtresse dans l’art de
brouiller les choses, a démoli avec jubilation la distinc-
tion entre réalité et fiction, mais je la trouve tout de
même utile.
Le mot « cyborg » a été utilisé pour la première fois
dans le numéro de septembre 1960 de la revue Astronau-
tics. Il s’accompagnait de cette définition : « Pour désigner
l’extension externe d’un complexe d’organisation, fonc-
tionnant comme système intégré inconscient, nous pro-
posons le mot “cyborg” » (Clynes et Kline !1960",
1996 a, p. 31).
Le nom fut inventé par Manfred Clynes, qui travaillait
avec Nathan Kline. Kline était un éminent psychiatre,

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directeur des recherches au Rockland State Hospital de


New York, et enseignant à l’Université de Columbia. Sa
spécialité était la psychopharmacologie. Si vous consultez
le Cyborg Handbook (Gray, 1996 a), vous verrez qu’il a
gagné de nombreux prix, certains liés à sa profession (le
prix Adolph Meyer) et d’autres plus grand public (un
Page One Award en science de la New York Newspaper
Guild). Mais il était bien plus haut en couleurs que ça. Il
était le psychiatre consultant personnel de Papa Doc
Duvalier, et il avait aussi fondé des cliniques à Haïti. Ces
faveurs lui furent retournées : il avait une belle collection
privée de préparations et d’herbes haïtiennes, communé-
ment appelées vaudou, avec lesquelles on dit qu’il put
faire librement des expériences. Il était le conseiller en
psychologie du producteur hollywoodien Norman Lear,
et ainsi tout ce qui apparaît comme psychologie dans les
films ou les scénarios télévisés de Norman Lear avait l’im-
primatur de Kline (je tiens cette information supplémen-
taire d’entretiens téléphoniques avec des membres de la
famille). Kline n’était pas un timide.
Clynes, né en 1925, appartient à cette merveilleuse
catégorie de personnes qui ont émigré d’Europe pendant
la période nazie. Nous connaissons son cadre familial : un
père ingénieur, architecte naval et inventeur ; une mère
talentueuse, écrivain et chanteuse ; un oncle baryton à
l’Opéra de Vienne. La famille arriva en Australie en 1938
et, dès qu’il le put, Clynes trouva un emploi à l’usine. Il
obtint un diplôme à la fois en musique et en sciences à
l’Université de Melbourne. Il suivit les cours de la Jul-
liard School de New York, devint un célèbre pianiste de
concert en Australie, et ensuite entra dans le circuit mon-
dial de la musique classique. Pendant ce temps, il obtint
une bourse Fulbright à Princeton, fit de la physique et
devint ingénieur de contrôle dans l’industrie. Puis il fut

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Canguilhem parmi les cyborgs

invité par Kline à faire des recherches médicales au


Rockland State Hospital. Il développa ainsi le CAT scan
(je suppose que peu de gens savent que cela correspond à
Computerized Axial Tomography, mais la plupart savent
que c’est une invention inestimable pour savoir ce qui ne
va pas à l’intérieur de notre corps, et particulièrement
dans notre tête). Clyne dit lui-même que cela « révolu-
tionna la mesure des événements électriques dans le cer-
veau ». (Après cela, il revint à la musique, pour travailler
avec Pablo Casals.) Il y eut encore toute une série de bre-
vets et de découvertes. Clynes a toujours méprisé l’Uni-
versité traditionnelle et même la psychologie clinique, et
il pensait que les bonnes idées se trouvaient chez les
premiers informaticiens.
Bien avant le CAT scan, Clynes avait travaillé sur le
contrôle du rythme cardiaque, assisté par les premiers
ordinateurs et des appareils de bio-feedback, « l’une des
premières applications utiles de l’ordinateur pour les sys-
tèmes de contrôle biologique ». Et les cyborgs ? À partir
du moment où l’on parle de bio-feedback par ordina-
teur, on y est. L’administration spatiale américaine, la
NASA, avait apparemment voulu que Kline fasse des
recherches en psychopharmaceutique pour les astro-
nautes. Il parla avec Clynes. Ce n’était pas des hommes à
se limiter à de petites idées. Quand ils y réfléchirent, le
vrai problème était de libérer l’être humain de son envi-
ronnement, en particulier d’un environnement hostile à
l’homme comme l’espace.
De là l’idée du cyborg. Nous avons évolué pour nous
adapter à la gravité, aux niveaux d’oxygène et au reste.
Dans un module spatial, nous faisons de notre mieux
pour transporter cet environnement avec nous. Kline et
Clynes disent : libérons-nous de notre environnement.
« Si l’homme dans l’espace doit constamment vérifier les

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choses, et les ajuster pour simplement rester en vie, il


devient esclave de la machine. La fonction du cyborg (...)
est de fournir un système d’organisation dans lequel de
tels problèmes de robotique sont réglés automatiquement
et inconsciemment, laissant l’homme libre d’explorer, de
créer, de penser et de ressentir » (Clynes et Kline !1960",
1996 a, p. 31). L’idée était de compléter l’être humain,
pour lui permettre d’exister, en tant qu’homme, « sans
changer sa nature, sa nature humaine qui a évolué jusqu’ici »
(Clynes, in Gray, 1996 b, p. 47 ; nous soulignons). Le
premier cyborg était un rat, relié à une pompe osmotique
qui lui injectait des produits chimiques et modifiait les
injections en fonction de ses réactions. Le magazine Life
publia une grande photo du rat cyborg juste après la
parution d’une petite photo dans Astronautics.
À première vue il y a, de la part de Clyne, une cer-
taine naïveté à être sûr que la nature du rat ou la nature
humaine, en tant qu’évoluant sur terre, n’est pas
modifiée lorsqu’une grande quantité de produits chi-
miques métaboliques (et autres) est injectée dans son
organisme. Clynes semble être un dualiste cartésien
étonnant. On utilise un système de machines (ordina-
teurs) et de produits chimiques pour modifier le corps,
pour que l’esprit soit libre d’explorer, de créer, de pen-
ser et d’imaginer. La « nature humaine » qui reste
inchangée relève du mental, elle est certes le produit de
l’évolution, mais elle se distingue du corps qui est incor-
poré dans la boucle de feedback.
Mais il y a un autre tournant dans cette histoire que je
ne peux pas omettre. Il est étroitement lié à l’esprit,
même si, ici, on imagine que c’est Kline qui parle et non
Clynes. Cela m’intéresse parce que L’âme réécrite (Hac-
king, 1995) est, entre autres choses, une étude très
poussée de la personnalité multiple et de la dissociation.

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Canguilhem parmi les cyborgs

Déjà en 1960, Kline était apparemment en train de tour-


ner autour du concept de dissociation :
« L’hypnose, par elle-même, se révélera peut-être avoir sa
place dans le voyage dans l’espace, bien qu’il y ait beaucoup
à apprendre à propos du phénomène de dissociation, de la
généralisation des instructions et de l’abdication du contrôle
exécutif. Nous travaillons en ce moment sur une nouvelle
préparation qui met en valeur la capacité à être hypnotisé, en
sorte que les recherches pharmacologiques et hypnotiques
puissent être combinées en symbiose » (Clynes et Kline
[1960], 1996).

L’ouvrage de Ross (1996), cet expert du trouble


dissociatif, suggère que l’épidémie de personnes pertur-
bées ayant des flash-backs d’enlèvements dans l’espace
par des extraterrestres, est due à ce qu’il appelle les
expériences d’hypnose, les administrations de drogues et
les manipulations psychiques faites par la « CIA » dans les
années 1960. Les malheureuses personnes affligées de ces
souvenirs se souviennent en fait d’états de transe
induits par des scientifiques fous travaillant pour le
compte du gouvernement des États-Unis. La plupart des
lecteurs, y compris moi-même, prennent cela comme
preuve que Ross lui-même est un peu atteint. Mais
maintenant je me demande : que se passait-il au Rock-
land State ?
Je n’ai pas pu résister à cette digression sur des ques-
tions que je trouve, indépendamment de cela, assez
perturbantes. Pour revenir aux cyborgs, en 1960, la
position de Clynes était sans doute de laisser l’esprit tel
qu’il est, en quoi il se montrait cartésien, tandis que
Kline défendait un contrôle exacerbé de l’esprit. Mais le
cyborg était l’idée de Clynes. En première intention,
c’était une idée dualiste. Le corps était modifié de telle

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façon qu’il pouvait vivre dans un environnement extra-


terrestre, pendant que l’esprit humain continuait de
créer, d’explorer et de penser.

« SENTICS »

L’histoire de Clynes et des cyborgs n’est pas terminée.


En 1970, la revue Astronautics demanda à Clynes un nou-
vel article, mais refusa de le publier après l’avoir reçu. Les
futuristes avérés sont véritablement déconcertants. Les
hommes dans l’espace, dit Clynes, vont avoir besoin d’é-
motions. « Apparemment les modes innés d’expression
de l’émotion sont également, parmi d’autres choses, liés
de façon innée à la direction et à la force de la gravita-
tion » (Clynes !1970", 1996, p. 36). Voilà qui l’incita à
poser une autre de ses questions remarquables : « Com-
ment l’homme peut-il être authentique dans l’espace ? »
(!1970", 1996, p. 36 ; en italiques dans le texte). Les êtres
humains doivent exprimer leurs émotions – ou, comme
Descartes l’aurait dit, les passions de l’âme. À ce
moment-là, Clynes, qui était à Berkeley, tomba sous l’in-
fluence d’une psychologie nord-californienne, une cer-
taine American Sentic Association implantée à Sonoma (dans
la Napa Valley). N’en déplaise à Haraway, la vérité est
plus étrange que la fiction. Dans la psychologie « sentics »,
on écoute un enregistrement qui comprend, entre autres
choses, le nom de certaines émotions prononcé de
manière neutre et dans un ordre aléatoire (impassibilité,
colère, haine, chagrin, amour, sexe, joie, reconnaissance).
On pense ces émotions en les exprimant sur son visage.
Cela, en soi, renforce les émotions, du moins selon la

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Canguilhem parmi les cyborgs

théorie soutenue par Clynes. Alors il advient que l’on res-


sent ces émotions. À la fin de la séance, le sujet se sent
calme et détendu, ayant vécu une vie entière d’émotions.
C’était ainsi que le cyborg, l’homme dans l’espace, bran-
ché sur un système informatisé de bio-feedback, resterait
humain, exprimant des émotions malgré l’absence de
leurs objets.
Vous ne serez peut-être pas en désaccord avec le juge-
ment éditorial de la revue Astronautics. Ce qui est frappant
à propos de l’article rejeté est son cartésianisme persistant.
Le corps a évolué dans cet environnement ; il sera trans-
formé en organisme cybernétique, moitié corps moitié
machine – en fait, un animal-machine. Comme Descar-
tes aurait pu l’écrire, c’est une machine fabriquée, ajoutée
à une machine vivante. Et puis il y a l’esprit, l’âme et ses
passions. L’astronaute solitaire, en voyage vers Mars, res-
tera humain en se plongeant dans des méditations new age
par l’intermédiaire d’un ordinateur, pratique qui n’est pas
si éloignée de celle des moines solitaires d’autrefois.
J’imagine très bien un enregistrement « sentic » de chants
grégoriens. En ce sens, l’âme restera humaine, et
l’homme dans l’espace restera authentique.

LES CYBORGS QUI SE SONT ÉCHAPPÉS

Qu’en est-il du cyborg de science-fiction ? Clynes fut


« horrifié » quand il vit le film Terminator (Gray,
1996 b, p. p. 47). Ils « avaient complètement “déshuma-
nisé” le concept de cyborg, en avaient fait une parodie,
une “monstruosité” ». Quand Clynes proposait l’idée du
cyborg, c’était seulement en tant que système de bio-

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feedback assisté par ordinateur utilisant des injections de


produits chimiques, avec, au-delà, des horizons téléolo-
giques plus larges. Mais, à la réflexion, il dit qu’il est
absurde de rendre les cyborgs monstrueux, tout comme il
serait absurde de dire qu’un homme qui lit un livre
devient un monstre inhumain, parce que les pages devant
lui deviennent une extension de lui-même. Une per-
sonne qui chausse des lunettes est déjà transformée.
« Quand il fait de la bicyclette, l’homme devient virtuel-
lement un cyborg » (Gray, 1996 b, p. 49). Cet exemple
convient mieux, disons, qu’une extension du corps par
un clavier sur lequel on tape, car apprendre à se tenir sur
une bicyclette implique d’apprendre à tenir en équilibre,
le pied assurant en fait le feedback.
Sa sortie au cinéma pour voir Terminator fut une autre
occasion où Clynes manqua de génie. Il aurait dû prévoir
les déformations de l’idée de cyborg, et n’aurait pas dû
être surpris ou horrifié. Le cyborg rencontre Zeus. Les
surhommes semblent faire partie de la condition cultu-
relle de l’homme, que ce soit sous forme de dieux, Grecs
ou non, de héros et d’héroïnes, Grecs ou non, ou simple-
ment de croisés portant cape (Superman lui-même), de
Captain Marvel ou de Wonder Woman – autrement dit,
de ce qu’on appelle des « super-héros ». Ils sont la projec-
tion de nos fantasmes. Rien de surprenant à ce que le
mot de « cyborg » en vienne à désigner une nouvelle
espèce de supers, plus particulièrement de super-
méchants. Le mot de « cyborg » a une sonorité diabo-
lique. Quand Clynes le souffla pour la première fois à
Kline, celui-ci dit : « On dirait une ville du Danemark. »
Si l’on doit aller vers la culture scandinave, pour moi cela
évoque plutôt un troll. Tolkien aurait pu choisir ce nom
pour un des pouvoirs maléfiques dans Le Seigneur des
anneaux.

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Canguilhem parmi les cyborgs

Les cyborgs de la science-fiction ne sont pas, en géné-


ral, des souris ou des hommes améliorés. Ils pénètrent
dans le monde, semble-t-il, plutôt comme Adam et Ève
dans la pièce interminable de Bernard Shaw, En remontant
à Mathusalem, naissant entiers, adultes, sans les peines de
l’enfance et de l’adolescence, et sans histoire familiale dis-
cernable. Il doit y avoir des variations infinies que je n’ai
pas rencontrées, mais les cyborgs ont tendance à être
grands, un peu mécaniques, mais un peu organiques
aussi ; il s’agit rarement d’un être organique auquel on
aurait rajouté un mécanisme de bio-feedback. Ils sont
pourtant correctement décrits comme en vie, comme
vivants. Il y a aussi un sens fort dans lequel la vision de
Descartes et de Canguilhem est correcte. Ces êtres ne
sont pas fabriqués par leurs créateurs ou leurs auteurs à
partir de rien. Ils sont dessinés à partir d’êtres vivants, à
partir d’êtres humains, pour la plupart. Dans la vision de
Clynes, un arbre-cyborg serait tout à fait logique. Peut-
être que notre astronaute en planterait un sur Mars, qui
serait aidé par bio-feedback à grandir dans le sol extrater-
restre. Mais un arbre-cyborg, en tant que cyborg, ne
ferait pas forte impression au cinéma.

LE CYBORG COMME MÉTAPHORE :


LE MANIFESTE DU CYBORG

Le Manifeste du cyborg ([1985], 1991) de Donna Hara-


way introduit l’idée des cyborgs comme métaphores, à la
fois dans le féminisme et dans l’étude des sciences et des
technologies. Haraway excelle dans les jeux de mots et
les métaphores. Pour l’observateur extérieur, le modèle

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Ian Hacking

de son cyborg vient de la fiction, et non de Manfred


Clyne, mais, comme on l’a dit plus haut, elle est brillante
pour lier la réalité et la fiction. La réalité crée de la fic-
tion, et la fiction peut non seulement mettre en forme
l’interprétation des faits, mais aussi créer des faits.
Les cyborgs fascinent Haraway car ils aident à brouiller
les distinctions mentionnées ci-dessus, machine et orga-
nisme, naturel et artificiel, esprit et corps, développement
autonome et conditionnement externe. Oui, ils aident à
casser ces distinctions, même si j’ai dit qu’il y avait eu
Canguilhem, au milieu du XXe siècle, sans les cyborgs. Il
y a pourtant une différence principale entre la vision que
Haraway et Clynes ont des cyborgs. Haraway les consi-
dère comme des monstres, qui n’ont pas besoin d’his-
toire, ils ne sont pas tombés en disgrâce, ils n’ont pas de
paradis perdu, pas de mère, pas de relations œdipiennes
et, ce qui est d’une importance capitale pour elle, pas de
sexe. Cherchant un modèle pour lequel les féministes
socialistes pourraient militer, elle propose le cyborg.
Même si beaucoup de féministes ont résisté à la techno-
logie en tant qu’aspect de la domination patriarcale,
Haraway, toujours très consciente de ses propres para-
doxes, dit, en partie : adhérez à la technologie, adhérez à
une technologie qui va bien au-delà de la réalité exis-
tante. Laissez-nous devenir des cyborgs, non des corps
auxquels on aurait ajouté des mécanismes de bio-feed-
back informatisés, mais des corps sans préhistoire. Dans
une telle communauté, le genre serait, pour le moins,
transformé.
Dans une interview, Clynes est questionné sur une
idée de Hans Moravec, celle de télécharger une cons-
cience humaine dans un ordinateur. Le genre deviendrait
alors inutile, voire hors sujet. Clynes réplique que l’iden-
tité sexuelle du cyborg – un homme ou une femme amé-

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Canguilhem parmi les cyborgs

lioré(e) par un système de bio-feedback informatisé –


n’est en aucune manière altérée. Selon lui, c’est « le cir-
cuit cérébral de la personne originale qui engendre les
sensations sexuelles » (Gray, 1996 b, p. 49). Le fait
d’adapter le corps pour qu’il puisse vivre dans un autre
environnement ne change en rien les émotions – « pas
plus que ne les change l’action de faire de la bicyclette ».
Et « l’idée du cyborg n’implique aucunement l’utilisation
du neutre. C’est un il ou une elle » (Gray, 1996 b, p. 48 ;
en italique dans le texte). J’imagine Haraway lisant cette
phrase, et l’inversant malicieusement dans son essai.
Clynes a mis au monde l’idée du cyborg. À partir de ce
moment-là, elle ne lui appartenait plus. Il n’avait plus
d’autorité sur ce que devait être la signification du mot.
Cela arrive tout le temps. Personne n’a commis d’erreur
en en faisant quelque chose de monstrueux. Clynes
offrait un mot et une idée qui invitaient à un jeu infini ;
les personnes imaginatives l’ont vu, et ont pris possession
du mot et de l’idée. Puis Haraway s’est installée dans ce
qu’elles avaient créé, et a joué avec davantage de
métaphores.
Ce discours s’éloigne de la question de la vie sur terre,
et désormais nous avons un étrange simulacre de la posi-
tion originelle, celle de Descartes, de Dieu et de l’animal-
machine. Canguilhem nous rappelle que Dieu, en fabri-
quant un corps, un animal-machine, serait malgré tout en
train de sculpter cet artefact à partir d’une créature, une
créature créée. Ainsi, la machine, la pure machine elle-
même, serait toujours modelée à partir de quelque chose
de vivant. Dans la fiction, l’auteur est comme Dieu, et il
modélise le cyborg, cette machine presque organique, ou
ces organismes presque machines, à partir des êtres
humains, de la même manière que les héros d’antan, ou
ceux des bandes dessinées sont inspirés de nous.

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Ian Hacking

LE CYBORG COMME MÉTAPHORE :


COUPLAGES

Avec le temps, beaucoup d’autres métaphores vont


s’assembler autour du cyborg. Pour mon dernier exem-
ple, je prendrai « L’histoire du cyborg » (1995) d’Andrew
Pickering. Pickering est peut-être le plus matérialiste de
tous les chercheurs qui s’occupent de « social studies of
knowledge » ou de « science and technology studies », ou de
toutes ces filières que leurs membres désignent par des
acronymes (SSK, STS, etc.). Même si nombre de cher-
cheurs, dans ce domaine, insistent sur une approche
purement sociale de la connaissance, de la science et du
reste, Pickering a toujours insisté sur ce point : outre que
les choses matérielles suscitent de nombreuses recherches,
elles ont aussi leurs propres pouvoirs actifs, qui résistent
aux projets de recherche, et auxquels ces projets doivent
s’adapter.
Les chercheurs qui travaillent dans ce domaine écri-
vent pour la plupart des histoires, même si celles-ci sont
très locales. Souvent on les appelle études de cas. Ce sont
les histoires d’événements n’impliquant généralement
qu’un nombre restreint de personnes, ce que Kuhn a
appelé la matrice disciplinaire d’environ une centaine de
chercheurs. Les plus sociaux de ces historiens rattachent
souvent leur histoire particulière à une histoire sociale
plus large. Pickering a beaucoup insisté sur l’histoire
matérielle, l’histoire des personnes, des laboratoires, des
mécènes, mais plus particulièrement sur celle des instru-
ments. Il évoque les appareils, les substances, qui font
entièrement partie de l’histoire, et qu’il présente non pas

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Canguilhem parmi les cyborgs

exactement comme des agents, mais au moins comme


(dans une expression curieuse qui ressemble à une conju-
gaison au passif) « ayant de l’agence » ( « having agency » ).
Les histoires des sciences et des technologies devraient
être des histoires de couplage entre l’homme et l’artefact.
L’artefact, dans le monde, interagissant avec les hommes,
qui font également partie du monde, ne doit pas être
pensé comme strictement inanimé. Lorsque les hommes
de laboratoire insultent leurs appareils parce qu’ils ne
fonctionnent pas, ils ne commettent pas une erreur
de catégorie, confondant l’animé avec le totalement
inanimé.
Un cyborg est constitué par le couplage d’un méca-
nisme de bio-feedback contrôlé par ordinateur et d’un
organisme, dans le but de permettre à l’organisme de
vivre dans un nouvel environnement sans modifier déli-
bérément celui-ci, ou lui-même. C’est l’assemblage de
l’organisme et de la machine. D’un grand geste de la
main, Pickering généralise l’idée du cyborg à toute asso-
ciation d’êtres humains et de machines.
Même si Pickering utilise fréquemment le mot « cy-
borg », puisqu’il fait l’histoire du cyborg, et finit par par-
ler de la « cyborgisation de l’industrie », j’ai des difficultés
à voir à quels objets le mot « cyborg » renvoie. À l’occa-
sion, il apparaît que « l’hybridation de la science et de
l’armée » est un cyborg, ce qui suggère que cette énorme
société de personnes et de choses est un cyborg. Mais, en
d’autres occasions, le cyborg semble exactement coller
avec l’idée de Clynes et de sa bicyclette. Les systèmes de
feedback, eux-mêmes, en commençant par le radar,
impliquent des recherches opérationnelles et des disposi-
tifs, tels que les armes anti-aériennes qui traquent les
avions ; là nous avons vraiment un tireur amélioré. Un
projet sous la direction de Norbert Wiener semble viser à

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Ian Hacking

éliminer totalement le tireur, créant une arme anti-


aérienne entièrement indépendante, dont on s’occupe
lorsqu’elle a un problème, mais qui autrement est
déclenchée, et laissée en alerte.
Ainsi, le cyborg est une idée vivante. Pickering con-
clut son essai d’avant-garde en discutant de l’introduction
de machines-outils dans une fabrique de tracteurs Cater-
pillar. Les machines-outils peuvent dès lors être vues
comme des cyborgs – mais pas pour autant comme sépa-
rées de la vie, conformément à la vision de Canguilhem.
Rappelons qu’il disait en 1952 que les servo-mécanismes
et les automates électriques modifient la relation entre la
machine et l’organisme, mais pas son sens. Mais Picke-
ring, tel que je le comprends, considère l’usine tout
entière comme étant un cyborg, un couplage des ouvriers
et des machines. Les métaphores prolifèrent dans ce
domaine. Ici nous avons un ensemble de cyborgs deve-
nant un cyborg. Pourquoi pas ? Marvin Minsky, un
membre fondateur de ce qu’on appelle aujourd’hui la
révolution cognitive en psychologie, a écrit un livre
célèbre, La société de l’esprit (1986), dans lequel l’esprit lui-
même est décrit comme une société ou les différents
modules de pensée interagissent entre eux.

C’EST LA FIN DE LA MORT

Haraway utilise des cyborgs fictifs comme métaphores


d’une liberté sans genre. Pickering utilise les cyborgs
comme métaphores des véritables usines. Je devrais con-
clure avec des cyborgs plus proches de Clynes et plus
proches de nous. La conférence en l’honneur de Can-

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Canguilhem parmi les cyborgs

guilhem se tint le 14 septembre 1996. C’était aussi le


long week-end de la réunion annuelle de la British Asso-
ciation for the Advancement of Science. Là, le public entendit
parler de bio-ingénieurs de l’Utah travaillant sur des
sujets aveugles. Ils ont installé une puce informatique à
l’arrière de la tête, et l’ont connectée au cortex visuel de
la personne aveugle, qui est dès lors capable d’accéder à
une forme rudimentaire de vision, granuleuse, mais non
négligeable. « Le Pr Thomas a dit que, dans moins de
trente ans, les ordinateurs implantés dans la tête des
gens pourraient être monnaie courante. Ils fourniraient
aux hommes des formes inimaginables de communica-
tion et de mémoires informatisées » (Nutall et Hawkes,
1996).
Dans la même veine, un peu plus tôt dans l’année,
dans le contexte plus restreint du Belstead Brook Hospi-
tal d’Ipswich, on entendit que dans une trentaine d’an-
nées – chiffre magique, comme on vient de le voir, « il
sera possible de produire une puce informatique assez
petite et assez puissante pour être implantée dans les nerfs
situés derrière les yeux et utilisée pour enregistrer tout
mouvement, pensée ou sensation de cette personne
durant sa vie entière, du berceau au cimetière.
« C’est la fin de la mort », a dit Chris Winter, directeur
de la recherche sur la « vie artificielle » chez British Tele-
communications. « Nous envisageons que tout ce que
nous pensons, toutes nos activités cérébrales, dans l’émo-
tion ou dans la créativité, il sera possible de les copier
sur du silicium. C’est l’immortalité dans son sens le plus
véritable – les générations futures ne mourront pas »
(Connor, 1996).
Haraway a gagné le match : les faits, la fiction et la
publicité sont maintenant engagés dans une fusion si pas-
sionnée que toutes les frontières ont disparu. Je conclus

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Ian Hacking

simplement en répétant le message de Canguilhem. Ici


les cyborgs sont considérés dans le sens le plus pur, et le
sens original, celui de Clynes. La seule différence est que
cela semble être une vision postcartésienne et postcly-
nienne des cyborgs, dont le corps et l’esprit ne font
qu’un. Je peux seulement conclure sur le message origi-
nel de Canguilhem en 1947, actualisé aujourd’hui.
L’homme des British Telecommunications dirige peut-
être le département de la vie artificielle, mais c’est un
oxymore. Il dirige le département d’une des (futures ?)
sciences de la vie.

Bibliographie

Canguilhem Georges (1952), La connaissance de la vie, Paris,


Hachette.
Chomsky Noam (1962), Cartesian Linguistics : A Chapter in the
History of a Rationalist Theory of Mind, New York, Harper
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Connor Steve (1996), « Small wonder », The Sunday Times,
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ture at the University of Kansas, Lawrence (Kansas), Univer-
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Gray Chris Hables (1996 a), The Cyborg Handbook, New York -
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Canguilhem parmi les cyborgs

Gray Chris Hables (1996 b), « An interview with Manfred


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Hacking Ian, Rewriting the Soul : Multiple Personality and the
Sciences of Memory, Princeton (NJ), Princeton University
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Haraway Donna ([1985], 1991), « A cyborg manifesto :
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Pickering Andrew (1997), An Evolutionary Theory of STS,
manuscrit non publié.
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sity of Toronto Press.
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Canguilhem et Wittgenstein :
une rencontre
autour de « Le cerveau et la pensée »
ARILD UTAKER

La pensée ne se trouve pas dans le cerveau : telle est la


thèse de Georges Canguilhem dans sa conférence « Le
cerveau et la pensée » qu’il a tenue en 19801. Il s’agit là
d’une proposition philosophique car la différence entre le
cerveau et la pensée est, selon Canguilhem, une diffé-
rence de principe, de droit, et non une différence de fait.
Elle n’est pas empirique ou scientifique. Il y a une science
du cerveau, mais non pas une science de la pensée. Dire
le contraire relève d’une confusion entre cerveau et
pensée. Cette confusion, bien entendu, n’est pas une
confusion dans le cerveau, mais dans la pensée. L’enjeu
est donc conceptuel, et non pas empirique. Voilà sa dis-
tinction entre science et philosophie, et c’est seulement si
on l’accepte qu’on peut comprendre sa manière de dis-
tinguer la pensée et le cerveau. La philosophie ne donne

1. Cette conférence a été publiée, pour la première fois en 1980, dans


Prospective et santé, no 14. Depuis, elle a été publiée comme introduction
aux actes du colloque (6-8 décembre 1990) dédié à Georges Canguilhem :
Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, par la Bibliothèque du
Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1993 (p. 11-34).
C’est cette édition qui est citée ici.

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Arild Utaker

ni le fondement d’une science ni un savoir rival par rap-


port à une science. Il n’y aura pas un savoir philoso-
phique sur le cerveau. Selon ses propres mots, il n’y a de
vérité ou de connaissance que scientifique. L’affaire de la
philosophie, c’est la pensée et non pas la connaissance.
C’est précisément autour de sa conception de la philo-
sophie que Canguilhem rencontre Wittgenstein. Même
si les contextes de leurs problèmes et leurs manières de
travailler semblent se situer dans deux mondes séparés,
ils convergent sur certains points essentiels. Rappelons
d’abord que Canguilhem lui-même cite Wittgenstein sur
un point crucial lorsqu’il souligne que la pensée renvoie à
un sujet qui renvoie à un monde. Sur ce point, il suit la
phénoménologie, mais, poursuit-il, celle-ci se trompe sur
les conséquences qu’il faut en tirer. Aussi, après avoir
évoqué Merleau-Ponty, il écrit : « On peut préférer,
pour raison de non-engagement axiologique, la référence
à Wittgenstein » (p. 28). Les raisons de cette préférence
sont évidentes : la phénoménologie est une démarche qui
essaie de constituer des domaines à côté des sciences – par
exemple, une philosophie du sujet ou une philosophie
qui porte sur notre être dans le monde. Par rapport à cela,
Canguilhem et Wittgenstein partagent une conception
de la philosophie interdisant un tel optimisme. Cela ne
veut pas dire que le sujet et la subjectivité sont niés, mais
que le sujet et la subjectivité se posent comme problèmes
dans un contexte philosophique bien différent de celui de
la phénoménologie. Ainsi, la référence à Wittgenstein
dans sa conférence n’est pas anodine. Nos deux phi-
losophes peuvent s’éclairer l’un l’autre à condition qu’on
respecte leurs différences.

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Canguilhem et Wittgenstein

LA DISTINCTION « RELATION ENTRE »


ET « RELATION À »

Je vais mettre en scène la rencontre entre Canguilhem


et Wittgenstein autour d’une distinction cruciale chez
Canguilhem dont nous trouvons également l’écho chez
Wittgenstein. Dans sa conférence, Canguilhem constate :
« Le langage humain est essentiellement une fonction
sémantique dont les explications de type physicaliste
n’ont jamais réussi à rendre compte. Parler c’est signifier,
donner à entendre, parce que penser c’est vivre dans le
sens » (p. 27). Et puis vient la distinction qu’il introduit :
le sens est « relation à », et non pas « relation entre ».
Dans l’ordinateur, il y a des relations entre des signaux, et
dans le cerveau des relations entre des neurones. Il y a
donc des relations ou des rapports entre des entités, soit
relations causales, soit relations de représentation (une
entité qui en représente une autre). La « relation à » est
toute différente ; le sens, la pensée comme « relation à »
suivent une autre logique. Mais on la réduit à un type de
relation différent – à savoir, une « relation entre ». Ainsi,
le sens devient une relation entre d’un côté des éléments
dans le cerveau du locuteur et de l’autre côté sa réplique
immatérielle. Il s’agit d’un système de pensée qui suit la
philosophie traditionnelle dans la mesure où celle-ci a pu
impliquer un dédoublement du monde : la chose et son
idée ou la chose et son image. Et Canguilhem conclut :
« La relation entre le cerveau, la pensée et le monde ne
saurait donc être conçue comme la reproduction mentale
(ou intérieure) des effets physiques produits dans le cer-
veau par l’introduction en lui du monde (extérieur),

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empruntant à cet effet la voix des canaux sensoriels »


(p. 28). La pensée est « relation à », non pas « relation
entre ». Comme le dit Wittgenstein : si un Dieu pouvait
regarder dans notre cerveau quand nous parlons de
quelqu’un, il ne pourrait y voir de qui nous parlons.
L’argument de Canguilhem suppose que la distinction
entre « relation entre » et « relation à » est irréductible,
c’est-à-dire qu’on ne peut réduire une « relation à » à une
« relation entre ». La position n’est pas évidente, elle est
peut-être même contre-intuitive. En tout cas, elle est à
contre-courant par rapport à notre système de pensée
dominant. Celui-ci est, tout comme dans la philosophie
classique, une pensée des entités (ou des éléments ou des
objets, des choses, des nombres, etc.). Pas de place ici
pour une « relation à », car une telle relation n’est pas une
entité avec une identité. Il n’y a que relation ou rapport.
Et cette relation n’est définie ni par un objet auquel on se
rapporte, ni à partir d’un sujet qui entretient un rapport à
un objet. Ainsi, il n’y aura pas un sujet ou une pensée
entrant en relation ou en rapport avec un monde. Le
sujet est donc une « relation à » et pas un objet dans le
monde. Il s’ensuit qu’il n’y aura pas une science du sujet
(par exemple, une psychologie) (p. 31).
Considérer le sujet comme un rapport au monde
signifie que ce qu’on voit se trouve dans le monde, et
non pas dans la tête de celui qui voit. Si l’on rapporte cela
à une subjectivité (ce que je vois), elle sera sans intério-
rité. Car « Je suis le tout de ma vision » (p. 29) (un peu
comme les mots de Cézanne ; « l’homme absent, mais
tout entier dans le paysage »). Ce que je vois ne se trouve
pas dans les replis du cortex, et ce « je-là » n’a aucune
place dans le cerveau. Canguilhem poursuit en citant
Wittgenstein : « Il y a réellement un sens dans lequel il
peut être question du moi non psychologique en philo-

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Canguilhem et Wittgenstein

sophie. Le moi apparaît en philosophie du fait que le


monde est notre monde. Le moi philosophique n’est pas
l’homme, ni le corps humain. Ni l’âme humaine dont
traite la psychologie, mais le sujet métaphysique, la limite
– non pas une partie du monde » (p. 29). Ajoutons un
autre paragraphe du Tractatus (5.632) : « Das Subjekt
gehört nicht zur Welt, sondern es ist eine Grenze der Welt »
( « Le sujet n’appartient pas au monde, mais est une
limite du monde » ). Canguilhem continue : « Le meil-
leur commentaire de ce texte n’est peut-être pas à cher-
cher dans la philosophie mais dans la peinture. La vision
du peintre est, elle aussi, une relation signifiante à...
On peut soutenir que, pour le philosophe, la vision
du peintre comme acte de présence au monde est plus
instructive qu’une théorie psychophysiologique de la
vision » (p. 29). On le voit, la « relation à » est un acte de
présence au monde, non pas un rapport entre un sujet et
un objet. Ainsi, le sujet est aussi absent que les yeux car
on ne les voit pas. Dès lors, notre présence au monde
implique l’absence du sujet en tant qu’entité, en tant que
quelque chose dans le monde.
Si notre « relation à » n’appartient pas à un sujet, mais
fait partie d’un sujet comme une « relation à », il s’ensuit
que cette « relation à » est une limite – à savoir qu’on se
trouve à l’intérieur de rapports qui n’appartiennent ni au
sujet ni au cerveau. C’est pourquoi une telle relation ne
pourra se transformer en objet pour une science ou pour
une philosophie. Dans une « relation à », on peut avoir
une relation à un objet – voir un objet ou parler d’un
objet. Or cette « relation à » un objet ne peut pas devenir
un objet de connaissance. On peut résumer la position de
Wittgenstein ainsi : il n’y a pas de métalangage. Avec le
langage, nous parlons des objets – nous avons un rapport
linguistique aux objets –, mais ce rapport ne peut se

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transformer en objets pour un discours au second degré.


Ainsi, Wittgenstein et Canguilhem rompent avec une
tradition millénaire qui considère les rapports entre la
pensée et le monde, entre le sujet et le monde, ou entre
le langage et le monde, comme une relation entre des
entités : d’un côté, le langage ; de l’autre côté, le monde.
D’où le problème qui se pose obligatoirement : comment
lier l’un à l’autre ? Il importe peu de dire que le cerveau
ou le sujet sont dans le monde, car les problèmes restent
au fond les mêmes : par exemple, comment lier les
procès cérébraux à ce qu’on voit dans le monde ?

« DIRE » ET « MONTRER »

La distinction de Canguilhem entre « relation entre »


et « relation à » renvoie, bien entendu, à la distinction clé
chez Wittgenstein entre « dire » et « montrer ». Le sens
comme « relation à » est le sens tel qu’il se montre. Il se
montre quand on parle des objets, quand on les dit. Il est
nécessaire de rappeler ici un argument contre Wittgen-
stein : il suffit – dit-on – de distinguer entre « use »
(emploi) et « mention » (commentaire). D’un côté, on
emploie une phrase ; de l’autre, on fait un discours sur
cette phrase, on la prend comme objet. Distinction à vrai
dire magique car elle laisse supposer que ce qu’on fait ou
dit reste identique quand on en parle, « mention ». Pour
admettre cela, il faut également accepter la critique de
Wittgenstein de la théorie des ensembles ( « set theory » ).
Car cette logique relève de ce que j’ai appelé, faute de
mieux, une pensée des entités. Une classe est une entité
qui englobe des entités, disons des individus – comme ses

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Canguilhem et Wittgenstein

membres –, et cette classe peut à son tour faire partie


d’une classe supérieure. Ainsi, un concept peut être
défini comme une classe qui contient ce à quoi le
concept s’applique. Définir un concept par son extension
implique que le concept est considéré comme une classe
au sens logique. Le concept est une entité, et non pas une
« relation à ». La logique est quelque chose dont on parle,
tandis que pour Wittgenstein elle se montre, et ce qui se
montre, on ne peut le dire. Voilà pourquoi les paradoxes
de Frege et de Russell ne concernent pas Wittgenstein
qui, lui, a rompu avec leur conception de base.
Généralisons brièvement cela à la lumière de l’évolu-
tion ultérieure de sa philosophie. En effet, le langage ou
la pensée nous échappent dès que nous voulons les thé-
matiser. C’est pourquoi ce qui se montre, on ne peut pas
le dire. Or il existe un contresens à éviter : ce qui se
montre est un non-sens. Tout simplement, ce qui se
montre nous échappe dès que nous voulons le saisir. Le
sens nous échappe et le non-sens se produit justement
quand nous essayons d’en parler. La soi-disant nouvelle
lecture de Wittgenstein représente un contresens sur lui
dans la mesure où elle ne prend pas au sérieux la distinc-
tion fondamentale de sa pensée – à savoir, celle entre
« Dire » et « Montrer ».
En fait, le cerveau ne semble pas pouvoir énoncer sa
propre théorie, mais cela n’est pas spécifique au cerveau.
Ni le sujet ni la pensée ne peuvent énoncer leurs propres
théories. La raison n’en est pas celle, souvent invoquée,
par exemple par François Jacob, en faisant référence au
théorème de Gödel. « Mais la question est-elle bien de
logique ?... On doit se demander s’il n’y a pas là trop de
liberté prise avec ce théorème de limitation, quand la
question est étrangère à son domaine de validité, l’arith-
métique formelle » (p. 20). Wittgenstein confirme le

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soupçon de Canguilhem : la question n’est pas de logique


(Gödel suit la logique de classe). L’enjeu philosophique
lié au problème « cerveau-pensée » est plutôt – on le
verra – anthropologique. Il se peut bien qu’un « cerveau-
sujet » soit une « relation au monde », mais un tel sujet ne
peut coïncider avec un « cerveau-objet ».
Pour mieux cerner cette « relation à » – la montrer –, il
faut regarder de plus près les cas où l’objet (le monde) est
à son minimum ; là où l’on s’approche d’une « relation
à » pure ou sans objet. Wittgenstein définit une telle rela-
tion comme le mystique : « Nicht wie die Welt ist, ist das
Mystische, sondern dass sie ist » (Tractatus, § 6.44). ( « Le
mystique n’est pas comment le monde est, mais le fait
qu’il est. » ) Une telle relation n’est pas une relation de
connaissance (le « comment »), mais une relation qui
n’est pas commandée par le contenu de l’objet. De
même, l’esthétique et l’éthique concernent la « relation
à » au sens où elles ne sont pas dans le monde – à savoir, à
côté des objets ou des entités – mais dans notre rapport
au monde. Elles appartiennent à ce qu’on montre et à ce
qui se montre, non pas à ce dont on parle.
En tant que « relation à », ce rapport implique une
limite – on est à l’intérieur – et se situer à l’ « intérieur »
signifie qu’il n’existe pas de point de vue angélique, pas
de point de vue privilégié. C’est pourquoi la pensée et le
sujet échappent à eux-mêmes. N’étant pas des objets, ils
n’ont pas des lieux propres. Ils ne sont pas localisables.
Dire que la subjectivité ne signifie pas intériorité, c’est lui
refuser un lieu propre qui lui assure une transparence et,
par là, une vérité. Dire que la pensée n’est pas dans le
cerveau n’implique pas qu’on lui accorde un lieu supposé
plus digne, que ce soit l’âme ou la conscience. Elle ne se
trouve ni dans la tête, ni dans une expérience, ni dans un
livre, ni dans une activité, ni dans un sourire, ni dans un

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Canguilhem et Wittgenstein

discours. Elle n’a pas de lieu propre et n’appartient pas à


une dimension (par exemple, l’âme chez Descartes) qui
pourrait nous assurer de sa validité. Le langage n’a pas, lui
non plus, de lieu propre : l’appareil articulatoire, le cer-
veau, etc. Et le phrénologue, comme le souligne Can-
guilhem, ne réussit pas à trouver dans le cerveau de
Descartes la sphère où s’est logé son « je pense, donc je
suis » (p. 17).
Cela entraîne deux conséquences importantes. Pre-
mièrement, étant donné que le langage ou la pensée se
montrent, ils ne sont pas liés à des dimensions pouvant en
énoncer leurs théories ; ils représentent plutôt des obs-
tacles à ces théories. Aussi le langage et la pensée sont-ils
des lieux de méconnaissances et de confusions dès qu’on
essaie d’en faire la théorie. Deuxièmement, la pensée et la
connaissance viennent après coup. Nos manières de faire,
nos pratiques comme nos techniques précèdent la
connaissance. Mais précisons aussitôt : non seulement ils
précèdent la connaissance et la pensée, mais encore ils les
excèdent.
Abordons le premier point par un exemple. Dans les
Recherches philosophiques, Wittgenstein se demande com-
ment les problèmes philosophiques se produisent lorsqu’il
s’agit des états ou des procès mentaux. Clarifier le statut
de tels états pose problème. Mais, souligne Wittgenstein,
le véritable problème n’est pas là (quel sera leur statut ?).
Car « le premier pas dans cette direction passe complète-
ment inaperçu » et il continue : « Nous parlons de pro-
cessus et d’états, en laissant leur nature indécidée ! Peut-
être un jour connaîtrons-nous plus de choses à leur sujet
– pensons nous. » La confusion vient de ce que le philo-
sophe considère, en employant des mots comme « men-
tal » et « état », qu’il parle de quelque chose qui pourra
devenir l’objet d’une investigation. Tout se passe comme

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s’il envisageait la possibilité de pouvoir comparer un état


mental ou un état cérébral avec ce qu’un tel état est censé
représenter. Une telle comparaison – dit Wittgenstein –
sera pur non-sens, car on ne saura jamais comment une
telle comparaison se réalisera. Je ne retiens que l’aspect
suivant : le philosophe qui pose un tel problème est piégé
par le langage en ce sens qu’il suppose que ses mots ren-
voient à quelque chose, que « mental », dans son dis-
cours, renvoie à un objet mental. On peut dire que c’est
ainsi que le langage fonctionne, on lui fait confiance. Et
cette confiance le conduit à la confusion ou au non-sens.
En conséquence, un rapport au monde est pensé comme
un rapport entre un objet mental (ou cérébral) et un état
des choses dans le monde. Ainsi, la spécificité de notre
rapport au monde ne peut que nous échapper. Wittgen-
stein la lie au grammatical : nos manières de parler, de
voir, de penser – comme « des rapports à ». D’où sa défi-
nition de la métaphysique (comme mode de pensée)
comme une confusion entre le grammatical et l’empi-
rique. Le grammatical est confondu avec des objets – les
états mentaux, par exemple –, des objets qui peuvent
éventuellement être investigués par une science ou
fondés par une philosophie.
Deuxièmement, Canguilhem et Wittgenstein ren-
versent le rapport traditionnel entre connaissance et
technique. Les techniques ne proviennent pas de la
connaissance. Par contre, une connaissance peut être liée
à une technique et à un faire. Ces techniques, ce faire au
sens large – parler, voir, aimer, etc. – sont caractérisés par
des grammaires, au sens particulier que ce terme reçoit
chez Wittgenstein. La grammaire a remplacé la logique.
Tandis qu’une machine intelligente peut être caractérisée
par une logique, comme on peut parler d’une logique de
l’ordinateur, etc., la grammaire implique nécessairement

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Canguilhem et Wittgenstein

un sujet. Il y a des machines logiques, mais pas de machi-


nes grammaticales. Voilà pourquoi Wittgenstein refuse la
possibilité d’une machine qui sache lire – je pense à son
exemple de la machine de lecture (Recherches philosophi-
ques, § 157). Une telle machine sait reproduire, mais ne
sait pas lire au sens premier du terme : d’une part, une
logique des signaux électriques ; d’autre part, une gram-
maire de signes ou une grammaire du sens. Le sujet ou le
vivant humain sont donc dans un rapport grammatical au
monde. Ni l’ordinateur ni le cerveau (isolé) ne sont en ce
sens des phénomènes grammaticaux. Il y a une logique
des éléments, par exemple une logique digitale ou numé-
rique. Mais pour les « relations à » il n’y aura que des
grammaires. Une telle grammaire est anthropologique et
non logique (au sens courant).
La position n’est pas confortable car le grammatical ne
peut pas devenir directement un objet d’étude. Or cela
ne veut pas dire que la philosophie reprend aux sciences
en question ce qu’elles essaient de constituer comme
leurs objets. Ici, pas de rivalité mais plutôt déplacement
au sens où les problèmes deviennent en dernière instance
politiques et éthiques.

LA PHILOSOPHIE

Selon Wittgenstein, c’est en imitant les sciences que


le philosophe est piégé malgré lui dans ses confusions. Il
ne respecte pas les sciences et méconnaît ce qui pour-
rait être la spécificité de la philosophie. Le cognitiviste-
philosophe risque de n’être ni physiologiste ni philo-
sophe. Tout d’abord, il faut appliquer à la philosophie ce

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qu’on vient de souligner à propos de la pensée : elle n’a


pas de lieu propre ni d’objet propre. Canguilhem s’ex-
prime ainsi : « Physiologiste est maître chez soi. Mais
philosophe est indiscret partout » (p. 19). Ainsi, rien
n’interdirait au philosophe de se poser, à propos du cer-
veau, d’autres questions que celles des physiologistes.
Mais « cela ne revient nullement à contester le savoir
physicaliste sur son terrain ». D’autant plus qu’il ne s’agit
pas non plus de donner une contribution à ce savoir. La
tâche de la philosophie est différente. Selon les mots de
Canguilhem : « Quant à la philosophie, sa tâche propre
n’est pas d’augmenter le rendement de la pensée, mais
de lui rappeler le sens de son pouvoir » (p. 31).
C’est pourquoi la philosophie est soit une activité de
critique, soit une thérapie. Autrement dit, la philosophie
est une pratique – une pratique de la pensée ou une pra-
tique théorique. Souligner cela n’a guère de sens si l’on
ne mesure pas la difficulté d’une telle pratique. On peut
bien parler de critique de la pensée chez Canguilhem ou
de critique du langage chez Wittgenstein. Mais il s’agit
d’une critique sans lieu propre ; c’est là que réside la dif-
ficulté. Il n’y a pas un tribunal de la raison comme chez
Kant. Comment procéder, comment penser en philo-
sophe ? Pour tous les deux, on ne peut procéder qu’in-
directement. Le sujet, n’ayant pas d’accès à lui-même ou
à la pensée, n’aura pas un chemin direct comme dans la
phénoménologie. Aussi, les problèmes qu’on rencontre,
qu’on se pose, n’attendent pas la grande réponse, à l’oc-
casion une grande théorie. Car ce sont les problèmes
eux-mêmes qui demandent un travail de pensée. On
pourrait dire qu’est philosophe celui qui passe toute sa
vie pour pouvoir bien poser un problème : par exemple,
les problèmes de la vie ou de vitalisme chez Canguil-
hem. Ici, le chemin ne peut être qu’indirect : par une

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Canguilhem et Wittgenstein

histoire de concepts chez Canguilhem, par une inven-


tion de jeux de langage et d’exemples chez Wittgen-
stein. Si l’on ne peut décrire directement l’usage du
langage, on peut inventer, créer des objets, des compa-
raisons pouvant jeter une lumière nouvelle sur nos
manières de parler. Si l’on ne peut parler de ce qui se
montre, on peut l’illuminer, le clarifier. Et si l’on n’a pas
un accès direct à ce qu’on pense, on peut en faire
l’histoire. En effet, si Canguilhem commence sa con-
férence par la phrénologie, ce n’est pas seulement à
cause d’un souci historique. À travers une histoire de
la pensée, il veut préparer un contexte proprement
philosophique. Sans ce chemin, nous risquons de
prendre nos propres concepts pour monnaie courante.
Le chemin indirect est donc une méthode pour essayer
de creuser une différence par rapport à nous-mêmes. On
pourrait dire une stratégie de détour si l’on précise que
la raison de ce détour est qu’il n’est pas de route
principale ou directe. Si l’on y croit, on s’égare, se perd
fatalement.
Un tel chemin doit aussi veiller à ce que la distinction
entre le grammatical et l’empirique soit respectée.
Sinon, on identifie le concept avec son objet (ce qu’il
désigne) et le concept risque d’être universalisé ou natu-
ralisé. Cette confusion dont il est question relève, bien
sûr, d’une innocence des concepts qui mène facilement
à une confusion de la pensée avec ce qu’elle pense. Car
la chose n’est pas le concept, et le mot non plus. Il faut
distinguer entre le cerveau et le concept spécifique du
cerveau qui vise à élaborer une relation théorique à un
objet bien réel. Le concept de cerveau n’appartient pas
au cerveau, tout comme la technique de l’imagerie céré-
brale ne peut résider dans un cerveau. Ils appartiennent,
bien entendu, à la pensée ou à un contexte théorique et

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technique. Le philosophe peut rappeler au chercheur


une telle évidence, mais lui rappeler aussi que, sans une
telle précaution, « cérébral » risque de trop rimer avec
« carcéral » : « Quand on cesse de croire en la primauté
du cérébral, on devient sceptique quant à l’efficacité
d’un internement quasi carcéral » (p. 16). De plus, on
sait bien qu’aujourd’hui il y a une demande de modèles
scientifiques – par exemple, sur nos neurones ou nos
gènes – pour qu’ils fournissent justement des preuves sur
notre identité comme sur notre intelligence. Dans l’ave-
nir, nous devrons peut-être porter sur nous un certificat
qui donne notre identité et notre intelligence à partir
d’une carte personnelle de nos gènes et de notre cer-
veau. Ou peut-être demanderons-nous des certificats
pour les enfants assurant qu’ils ne sont pas prédisposés à
une carrière de délinquant.
Ici, comme le dit Canguilhem, le philosophe ne peut
que résister. D’où la nécessité de la philosophie comme
critique. Dans sa conférence, le héros de Canguilhem est
Spinoza. Qui seront nos prochains barbares ? C’est aux
philosophes de le dire ou d’oser le dire. C’est ainsi que
s’achève sa conférence. Une telle visée politique est
absente chez Wittgenstein. L’activité philosophique sera
critique, mais la ligne dominante de sa démarche est une
thérapie – et une thérapie en dernière instance tournée
vers nous-mêmes. On pourrait dire : une thérapie pour
des philosophes. Voilà le danger auquel on s’expose si
l’on suit son approche : on court le risque de tomber dans
ce piège que nous tendent notre propre personne, notre
propre identité. Nous nous approchons là d’une maladie
bien moderne : la suroccupation de nous-mêmes, le sur-
chauffement de nous-mêmes. Il existe, cependant, un
Wittgenstein plus proche de Canguilhem, plus en accord
avec lui si l’on admet que pour Wittgenstein il n’y a pas

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Canguilhem et Wittgenstein

une personne ou un sujet pensant, mais, au contraire, il y


a quelqu’un qui essaie de penser – de créer de la pensée –
et quelqu’un qui essaie de devenir sujet. Voilà en effet la
thérapie philosophique. Ni le sujet ni la pensée ne sont
donnés, et non seulement parce qu’on frôle de temps en
temps la folie, mais par principe, par définition pour ainsi
dire. Car ni la pensée ni le sujet ne nous viennent d’une
nature ou d’un programme qui nous est assuré au préa-
lable. La philosophie est ainsi une activité qui peut faire
qu’un sujet – ou, plutôt, un devenir-sujet – peut advenir
à la pensée.
Notre présence au monde – notre « relation à » – n’a
pas, comme je l’ai souligné, un sujet. Le sujet en est une
limite. Mais cette présence au monde ne va pas de soi. Il
faut l’affirmer ou la revendiquer. Le sujet n’est pas celui
qui représente un monde, mais ce qui s’affirme comme
vigilance dans le monde. « Penser est un exercice de
l’homme qui requiert la conscience de soi dans la pré-
sence au monde, non pas comme la représentation du
sujet Je, mais comme sa revendication, car cette présence
est vigilance et plus exactement surveillance. D’un point
de vue philosophique, il n’y a pas de contradiction à
reconnaître une subjectivité sans intériorité, qui n’en-
traîne pas la suspicion d’idéalisme solipsiste » (p. 29). On
pourrait aussi, dans un certain sens, parler d’une subjecti-
vité sans sujet, car Canguilhem parle du Je, et non pas
directement du sujet. Et, plus loin : « Assigner à la philo-
sophie la tâche spécifique de défendre le Je comme
revendication incessible de présence-surveillance, c’est ne
lui reconnaître d’autre rôle que celui de la critique »
(p. 31). Ce rôle demande un recul, un espace libre.
« Mais la réserve philosophique n’est ni cache, ni sanc-
tuaire, elle est garde du ressort... Défendre sa réserve
impose d’en sortir à l’occasion, comme le fit Spinoza...

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Sortir de sa réserve, c’est s’opposer à toute intervention


étrangère sur le cerveau, intervention tendant à priver la
pensée de son pouvoir de réserve en dernier ressort »
(p. 31). Le philosophe pense dans sa réserve – cette
réserve est même une condition pour pouvoir penser –,
mais c’est justement pour en pouvoir sortir quand
l’occasion se présente.

VIE ET LANGAGE

Quand Canguilhem parle d’un sujet ou d’un Je, c’est


un sujet qui est voué à se tromper et à se méconnaître.
Non pas par accident ou par imprudence comme chez
Descartes, mais par système. Car, sans de telles aventures
et mésaventures, on n’est pas un sujet, mais, peut-être, un
ordinateur ou un robot. Dans ce contexte, les maladies
font partie elles aussi de la vie humaine – disons : l’être
vivant chez Canguilhem et l’être parlant chez Wittgen-
stein. La philosophie est-elle une maladie ?, se demande
Wittgenstein. En tout cas, il la traite parfois comme telle :
une maladie de la pensée ou du langage, où le langage se
tourne contre lui-même – parle à vide – comme une
réplique à une vie qui se tourne elle aussi contre elle-
même.
Pour nos deux philosophes, on est assigné à une vie
ou à un langage qu’on ne commande pas ou ne maîtrise
pas. On ne dicte ni les normes à la vie ni les règles au
langage. Les normes et les règles sont immanentes à la
vie ou au langage. Il y a une analogie entre le renvoi à la
vie chez Canguilhem et le renvoi au langage chez Witt-
genstein, l’un avec son concept de normes, l’autre avec

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Canguilhem et Wittgenstein

son concept de règles. Les deux – langage et vie – sont


exposés aux incertitudes et aux changements. Une
norme ou une règle ne sont pas comparables aux règles
d’un calcul ou d’un ordinateur. Le langage se montre
(les règles se montrent) et la vie (sa normativité) se
montre. Voilà pourquoi il n’y a pas une philosophie du
langage chez Wittgenstein ou une philosophie de la vie
chez Canguilhem, mais plutôt le langage ou la vie
comme problèmes ou enjeux philosophiques. Cela les
autorise à parler du langage ou de la vie en deçà des
sciences, mais sans pour autant fonder une Grande
Théorie qui ne peut que méconnaître la spécificité de la
vie ou du langage. On pourrait peut-être dire que, étant
donné le primat de la vie et du langage, on ne peut for-
muler leurs normes ou leurs règles comme si l’on était à
l’extérieur d’eux.
Ils ont, selon les mots de Wittgenstein, leur gram-
maire, ils se montrent. Et ces normes ne sont ni comme
un alphabet inscrivant la vie dans les gènes, ni comme des
codes inscrivant le langage dans le cerveau. Un code
donne des relations entre des éléments, tel élément est
transcrit par tel élément. Et le mélange, la confusion cou-
rante, entre des règles (normes) et des codes (comme si
les règles que formule Chomsky (rewriting rules) étaient
des règles dans une langue spécifique) relèvent bien sûr,
en dernière instance, de la confusion entre relations et
entités (éléments), confusion qui implique qu’une « rela-
tion à » – disons : le domaine de la grammaire – sera
méconnue et réduite aux relations entre des éléments (ou
entités).
Je vais résumer la différence ainsi : c’est le bruit
– noise – qui dérange un système d’information (ou de
communication) régi par des codes (le numérique), et
pour supporter le bruit le système doit comporter des

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« redondances ». Pour la vie ou pour le langage, les


choses se passent tout différemment car il n’y a pas une
limite donnée au préalable entre l’intérieur (le système,
les règles) et l’extérieur (le bruit). Les erreurs du langage
font partie du langage, comme les erreurs de la vie font
partie de la vie.
En fait, l’ « erreur » n’est étrangère ni au langage ni à
la vie, mais elle montre leur plasticité et leur aptitude
aux changements. L’homme n’a pas de place fixe et il est
voué à l’erreur. Il s’ensuit que Canguilhem rompt avec
l’image classique de la pensée comme accord ou corres-
pondance au monde. La pensée est plutôt une réaction
au monde. Comme il le dit en introduction à La connais-
sance de la vie : « La pensée n’est rien d’autre que le
décollement de l’homme et du monde qui permet le
recul, l’interrogation, le doute, devant l’obstacle surgi »
(p. 10). La pensée n’est pas un système cognitif et elle ne
peut pas surgir de notre cerveau ou de notre âme. En
quelque sorte, elle ne peut surgir que de notre dehors.
Ainsi, la priorité donnée aux erreurs et aux obstacles
implique la priorité du dehors. C’est pourquoi il n’y
aura jamais une ouverture originaire à l’être ou à la
vérité comme si la pensée avait trouvé, par là, sa maison
ou son refuge. Il faut prendre Canguilhem au pied de la
lettre lorsqu’il dit que « la pensée n’est rien d’autre que
le décollement de l’homme et du monde ». Car, par ce
décollement, nous ne sommes ni dans un for intérieur ni
dans un for nous garantissant une place dans le monde.
On est tout simplement « relation à ». C’est notre décol-
lement par rapport au monde qui est une condition de
possibilité pour avoir une relation au monde, relation
qui ne se déduit pas, elle non plus, de quelque chose lui
préexistant. En d’autres termes, un tel décollement nous
donne cet intervalle qui définit la spécificité humaine.

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Canguilhem et Wittgenstein

Cet intervalle – cette différence – n’est pas une entité et


elle n’est pas localisable. Mais, pour mieux comprendre
ce que Canguilhem appelle une « Relation à » et que
Wittgenstein nomme « Grammaire », nous devrons sans
doute commencer de scruter de plus près ce qu’on
pourrait comprendre par un tel intervalle.
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DÉBATS PHILOSOPHIQUES
Collection dirigée par Yves Charles Zarka

Cette collection entend présenter des études nouvelles sur les


auteurs et les questions majeures de la philosophie pour ouvrir un accès
direct et aisé aux débats qui donnent impulsion et vie à la pensée.
Une innovation philosophique consiste moins dans la découverte
d’une réponse que dans l’invention ou la redéfinition d’une question,
qui relance l’aventure de la pensée humaine dans une direction jus-
qu’alors inconnue. Ces questions innovantes sont abordées en vue de
fournir des dossiers fiables sur l’état actuel des connaissances.
En associant la rigueur de l’analyse, la nouveauté des approches et la
clarté de l’expression, les volumes s’adressent à un large public
d’étudiants et d’enseignants, ainsi qu’à tous ceux qui sont animés par le
désir de connaître.
Y. C. Z.

OUVRAGES PARUS

Diderot et la question de la forme, coordonné par Annie Ibrahim.


Spinoza : puissance et impuissance de la raison, coordonné par Christian
Lazzeri.
Montaigne et la question de l’homme, coordonné par Marie-Luce Demo-
net.
Descartes et la question du sujet, coordonné par Kim Sang Ong-Van-
Cung.
Le sens moral, coordonné par Laurent Jaffro.
L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, coordonné par Serge Trottein.
Qu’est-ce que la vérité ?, coordonné par Martine Pécharman.
Fichte : le moi et la liberté, coordonné par Jean-Christophe Goddard.
Platon : l’amour du savoir, coordonné par Michel Narcy.
La découverte du principe de raison, coordonné par Luc Foisneau.
Wittgenstein : métaphysique et jeux de langage, coordonné par Sandra
Laugier.
Platon : les formes intelligibles, coordonné par Jean-François Pradeau.
Hume : la société civile, coordonné par Claude Gautier.
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Machiavel : « Le Prince » et le nouvel art politique, coordonné par Yves


Charles Zarka et Thierry Ménissier.
Gaston Bachelard et l’épistémologie française, coordonné par Jean-Jacques
Wunenburger.
Habermas : l’usage public de la raison, coordonné par Reiner Rochlitz.
Foucault : le courage de la vérité, coordonné par Frédéric Gros.
Freud : le moi contre sa sexualité, coordonné par Pierre-Henri Castel.
Condillac : l’origine du langage, coordonné par Aliénor Bertrand.
Kant : la rationalité pratique, coordonné par Michèle Cohen-Halimi.
Aristote : bonheur et vertus, coordonné par Pierre Destrée.
Rawls : politique et métaphysique, coordonné par Catherine Audard.
Heidegger : l’énigme de l’être, coordonné par Jean-François Mattéi.
Perelman : le renouveau de la rhétorique, coordonné par Michel Meyer.
Qu’est-ce qu’un monstre ?, coordonné par Annie Ibrahim.
Bergson : la durée et la nature, coordonné par Jean-Louis Vieillard-Baron.
Berkeley : langage de la perception et art de voir, coordonné par Dominique
Berlioz.
Sartre : désir et liberté, coordonné par Renaud Barbaras.
La dignité humaine : philosophie, droit, politique, économie, médecine, coor-
donné par Thomas De Koninck et Gilbert Larochelle.
Deleuze : héritage philosophique, coordonné par Alain Beaulieu.
Derrida : la déconstruction, coordonné par Charles Ramond.
Walter Benjamin : critique philosophique de l’art, coordonné par Rainer
Rochlitz et Pierre Rusch.
Imagination, imaginaire, imaginal, coordonné par Cynthia Fleury.
Levinas, de l’être à l’autre, coordonné par Joëlle Hansel.
Canguilhem : histoire des sciences et politique du vivant, coordonné par
Jean-François Braunstein.
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Novembre 2007 — No 54 151
par MD Impressions
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