Les combattants du royaume de Jade: Tome 2
Par Eric van Hooland
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À propos de ce livre électronique
Après de multiples aventures, de féroces combats, Li Bai, Chen, Chao et Fu arrivent enfin à échapper à la triade du pavillon noir. Pour ne plus attirer l’attention sur eux, les quatre amis décident de se séparer pour se retrouver plus tard à Qinzhou, une ville côtière de Chine. Mais cette stratégie sera loin d’être suffisante. Traqués de toutes parts, la deuxième partie de leur voyage jusqu’à Pekin, ne sera pas de tout repos. D’autant qu’une fois à l’intérieur de la ville impériale, s’ils réussissent à y entrer pour retrouver la mère de Li Bai gravement malade, l’affrontement entre une armée révolutionnaire appelée « les boxers » et les soldats des légations étrangères, gommera toute trace d’humanité d’une civilisation millénaire pour y perpétrer un massacre sans nom. Qui réussira à sortir indemne de ce guêpier où la folie des hommes a définitivement supplanté la raison ? Les qualités hors norme du petit groupe de combattants alliées à la force brutale de Bao, le molosse de Chao, suffiront elles pour survivre à cet enfer ? Combien d’entre eux en reviendront indemne ?
Découvrez le second tome des Combattants du royaume de jade, une série épique dans la Chine impériale !
EXTRAIT
La journée avait été longue pour Fu et Chao, éreintés par cette marche sans fin dans un environnement obéré de tout repère. Bao, lui, semblait savourer cette équipée sauvage à travers la mangrove que le trio s’évertuait à franchir depuis deux jours. Il trouvait à son goût cet univers pullulant de vies mystérieuses et cachées, qu'il se faisait fort de débusquer pour tenter d’en faire son repas. Pour Fu, par contre, il devenait urgent de sortir de cette forêt inextricable. Devant l’impermanence des choses et la difficulté de progression qui devenait limite pour les chevaux, il commençait à perdre patience, et les jurons fusaient de plus en plus dans une bouche d’ordinaire silencieuse. Les bêtes trébuchaient contre les racines cachées sous le matelas de vapeur grisâtre, et tout vaillants qu’ils soient, les chevaux regimbaient de plus en plus à avancer. En plus d’enfoncer leurs pieds dans une fange immonde qui s’agrippait aux jambes dans un bruit de succion, Fu voyait l’eau monter et descendre selon un cycle qui lui était complètement inconnu. C'était un homme des terres ignorant tout de ces phénomènes qui le décontenançaient. Quand l'eau se retirait, la boue rejetait son lot de crustacés, de crabes, ou de poissons en forme de serpents, mettant les nerfs en pelote des chevaux, comme ceux des humains, d’ailleurs.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né dans le Nord de la France, Éric Van Hooland se passionne depuis son plus jeune âge pour les romans d’arts martiaux où la capacité extraordinaire de certains hommes dans le domaine du combat dépasse parfois ce que la plus vive imagination ne saurait inventer. Consultant dans la vie et ancien champion de boxe française, il réussit à offrir un roman d’aventures fait de dépassement de soi, d’exotisme, de découverte et d’actions dans une période trouble de la Chine du début du 20 ème siècle.
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Aperçu du livre
Les combattants du royaume de Jade - Eric van Hooland
Éric Van Hooland
Les combattants du royaume de Jade
Tome 2
Roman
ycRfQ7XCWLAnHKAUKxt--ZgA2Tk9nR5ITn66GuqoFd_3JKqp5G702Iw2GnZDhayPX8VaxIzTUfw7T8N2cM0E-uuVpP-H6n77mQdOvpH8GM70YSMgax3FqA4SEYHI6UDg_tU85i1ASbalg068-g© Lys Bleu Éditions—Éric Van Hooland
ISBN : 978-2-37877-753-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La mangrove
Chao était émerveillée par tant de bienfaits pour un seul et même pays. Depuis qu’avec Fu ils avaient franchi les frontières du Tonkin, ils avaient pu se rendre compte à quel point cette contrée regorgeait de richesses en tout genre. Ses paysages d'abord, avec ses Karst torturés, ses vallées retirées, ses collines herbeuses accolées à des forêts d’un vert éclatant. Ses habitants ensuite, appelés les Tonkinois, pleins de bienveillance et de joie de vivre. Pour choyer ce cadeau de la vie dont ils avaient une conscience aiguë, ces derniers veillaient au grain, prenant soin de leur pays comme d’une femme désirable.
Bien qu’ils aient soigneusement évité les villes ou les villages avec les ennuis qui allaient fatalement avec, Chao et Fu se sentaient plus en sécurité ici qu’en Chine. Toutes les personnes rencontrées dans les campagnes, du paysan affairé au voyageur de commerce, leur souriaient invariablement, jamais rassasiés des bienfaits de l’existence. Les affres de la vie n'étaient pourtant pas moins terribles ici qu’ailleurs, mais la façon de les vivre, par contre si.
— « Encore une victoire de l’esprit sur la vie » devisa Chao en silence…
L'hymne au bonheur, pourtant, s’arrêtait pile au moment où ils croisaient le regard terrifiant de Bao… Ils délaissaient alors leur grand principe de convivialité pour le concept plus trivial de « prendre ses jambes à son cou ». Poussant des cris d’orfraie tout au long de leur fuite, ils disaient à qui voulait bien les entendre, qu'ils avaient croisé un démon maléfique, mi-chien, mi-lion, et qu’ils avaient échappé à la mort de justesse.
Quand Bao était parti fureter quelque part, Fu en profitait pour acheter des citrons, des courges, du riz, des œufs, des potirons, ainsi que des poulets fraîchement occis, en échange de quelques taels. Les Tonkinois acceptaient volontiers cet argent, sachant qu’ils pourraient l'échanger sans mal dans la grande ville d’à côté contre de la monnaie locale. Jusqu’à présent, ils avaient toujours réussi à se constituer un vrai repas sans chasser, ce qui dans leur cas était vraiment appréciable.
En plus d’être affables, les Tonkinois étaient travailleurs. Tout ici était parfaitement entretenu. Que ce soient les rizières, les champs de maïs ou encore ceux de patates douces. Les maisons n'étaient pas en reste non plus. La terre battue des terrasses était régulièrement balayée par des femmes consciencieuses, faisant une nette différence avec les critères de propreté du géant d'à côté. Même les chemins étaient différents de ceux foulés en Chine. La nature y était omniprésente, créant des zones d'ombre bienvenues pour le voyageur harassé par le soleil. Mais ce qui était vrai ici ne l'était pas un peu plus au Sud. Là-bas les arbres se faisaient plus rares, coupés par les Chinois et les Français qui se faisaient la guerre. Ils avaient eu la bonne idée de prélever un maximum de végétaux pour construire des enceintes fortifiées, balafrant le paysage pour de très longues années. Mais ici au moins, la beauté des paysages avait été préservée de cette folie.
— Le pays est propre et soigné comme un jardin, fit remarquer Fu à sa compagne. En tant que moine guerrier, il avait été élevé dans un environnement où chaque chose avait sa place. Il en appréciait les vertus qui favorisaient son équilibre interne et fulguraient ses méditations répétées.
Au fur et à mesure qu’ils cheminaient, les rizières se faisaient plus nombreuses, plus grandes aussi. Des gibbosités rocheuses en dentelaient les bords pour retenir l'eau qui coulait depuis les sommets. Au pied de ces monticules pataugeaient quelques buffles laissés libres par leur propriétaire. Ils remplaceraient en temps voulu celui qui travaillait actuellement. Mais en attendant, ils se régalaient en mâchant inlassablement les touffes d'herbe grasses piégées entre les pierres, qui constituaient pour les bêtes gourmandes un mets de choix. Tandis qu'ils ruminaient tranquillement sans jamais donner l’impression de laisser reposer leur mâchoire, des pies prenaient position sur leur dos, débarrassant les lourds bovidés des parasites qui les infestaient. Les ruminants n’y trouvaient rien à redire, appréciant l’efficacité des oiseaux. Un chapeau conique vissé sur la tête, les laboureurs n'avaient pas le temps de flâner. Leur ke-quan relevé jusqu'à la ceinture, ils suivaient le rythme antique de la charrue, pataugeant dans la boue avec résilience. La survie était à ce prix. Leur badine sifflait dans l’air humide, tandis que le buffle docile tirait sa charge sans relâche. La tâche était ardue pourtant. La charrue, composée de deux traverses sur lesquelles s'emmanchaient de longues dents en fer, était lourde et peu maniable. Mais toute rudimentaire qu’elle soit, elle faisait ce pour quoi elle avait été conçue. À savoir remuer les boues liquides pour donner un support fertile aux futurs plants.
Ici, le véritable joyau c'était le riz...
Continuant un court moment dans la vallée, ils dépassèrent un village dont les maisons aux toits de latanier n’abritaient guère plus de trente âmes, et arrivèrent bientôt aux confins d’une forêt. Quel que soit l'endroit où l'on posait les yeux, les arbres couraient vers l'horizon à perte de vue. En cette saison, l’hiver précoce s’était invité sur le Nord du Tonkin, avec un froid prégnant qui recouvrait les terres à l’instar d’un filet givré. Fait rare, une couche de neige consistante tapissait le sol et ralentissait quelque peu leur progression.
Fu était inquiet.
Pas tant pour les mauvaises rencontres qu’ils pouvaient faire sur cet unique passage à plusieurs lis à la ronde. Mais plus sûrement pour les traces laissées derrière eux qui permettraient à qui voulait les suivre de le faire sans aucune difficulté. C’est ce qui le décida à pénétrer dans la forêt.
Ici, les végétaux étaient nombreux et variés. On y croisait des bois de teck, des ébéniers, du bois de rose, d’aigle et bien d’autres espèces encore, dont Fu ignorait le nom. À la différence d'autres forêts, l’humidité ici, stagnait une grande partie de l'année, favorisant les espaces ombreux où les végétaux croissaient sans contrainte. Les branches s'élevaient vers le ciel avec vigueur, se voûtant pour former un bouclier de feuilles opaques, empêchant toute lumière de pénétrer. Les chevaux et leurs cavaliers cheminèrent bientôt au-dessous d’arbres tropicaux géants. Ces derniers donnaient l’impression de vouloir toucher le ciel, tellement ils étaient hauts. La bataille pour la lumière était à ce prix. Les plus vaillants, ceux qui arrivaient à dominer leurs congénères voyaient aussitôt leur cime auréolée d'un ruban de brouillard qui les condamnait comme leurs vassaux à l'obscurité. Cet univers immense et impénétrable était difficile à cerner pour Fu, car inconnu des forêts qu’il avait l’habitude d’arpenter en Chine. Et même bien plus imposante à tout point de vue que la forêt de pierres. Son appréhension n’avait pas diminué, tant s’en faut, quand quelques paysans qui parlaient leur langue l’avaient mis en garde contre ce dont regorgeait ce monde de mystère. Il n’en avait rien laissé paraître pour ne pas effrayer Chao, mais les descriptions l'avaient fait frémir. Si des animaux dangereux comme des panthères ou des tigres pullulaient dans le coin, c’étaient loin d'être les plus inquiétants. Des monstres plus terribles appelés « éléphants ou crocodiles » sévissaient aussi dans cette jungle. Selon les dires des paysans, ils faisaient plus de morts à eux deux, que tous les autres animaux réunis. Des espèces insolites pour Chao. Si insolites, qu’elle n’arrivait pas à se les représenter. Sans compter la ribambelle d’insectes et de serpents, pompeurs de sang pour les uns, pourvoyeurs de poison pour les autres, n'ayant aucune autre raison de vivre que de piéger les proies pour se repaître de leurs substances vitales. Pour couronner le tout, on avait signalé quelques bandes dissidentes du pavillon noir dans le coin. La sœur cousine de l’organisation chinoise qu'ils connaissaient malheureusement trop bien, mais composée cette fois-ci de guerriers locaux. Les soldats étaient aguerris, disait-on. Ils avaient combattu les Français durant de longues années, pour finalement élire domicile dans les frondaisons rassurantes de la forêt suite à la mort de leur leader De Tham, trois ans plus tôt. Ils vivaient désormais de rapines, usant sans remords de l’enlèvement ou du meurtre comme moyens de subsistance. Rien de tout cela n’était vraiment de nature à rassurer les deux voyageurs, sauf qu’ils avaient en Bao, un atout de poids. Ce dernier avait la particularité de ne pas simplement faire peur à la race humaine, mais au règne animal dans son ensemble. Avec un peu de chance et en comptant sur leurs capacités à tous trois, ils pourraient peut-être tenir ce petit monde à l'écart. Resserrés comme un seul homme et confiants dans leurs capacités de riposte, ils pénétrèrent plus avant dans l’antre menaçant…
Jean Rouard était un ancien militaire, lieutenant en son temps du général de Négrier. Ses faits d’armes n’étaient plus à démontrer. La plus grande fierté de l’officier était d’avoir reçu la médaille de la bravoure de la main de Jules Ferry en personne. En effet, bien qu’ayant à peine entamé la quarantaine, il avait participé à de multiples batailles. Toutes plus éprouvantes les unes que les autres, et surtout, toutes coûteuses en vies humaines. En effet, les soldats les plus touchés par la grande faucheuse cette dernière décennie au Tonkin avaient surtout été les Français. On disait pourtant qu'ils étaient bien mieux entraînés que leurs adversaires, mieux armés aussi. Mais le milieu physique contraignant, associé au climat insalubre, voire débilitant de l’endroit, terrassaient les hommes les plus aguerris en un clin d'œil. Cette région du Vietnam actuel usait les organismes comme aucun autre climat au monde, favorisait les maladies, et surtout affaiblissait les capacités opérationnelles des soldats peu habitués à tant de chaleur humide. Si on rajoutait à ce facteur, l’opposition déterminée des Tonkinois, dont la vigueur du sentiment national et la combativité farouche étaient chevillées au corps, on comprenait mieux que les Français aient eu tant de fil à retordre dans cette partie du monde.
Les Chinois quant à eux, n’étaient pas en reste.
Ils avaient défendu leur protectorat pied à pied, dotés de matériel performant acheté aux Américains, aux Britanniques ou aux Allemands. Cela n’avait pas empêché les Français de faire des miracles avec des bataillons moins fournis en hommes, dont Rouard se gaussait jour après jour d’en être l’un des artisans. Il relatait notamment à qui voulait bien l’entendre, cette fameuse charge à la baïonnette contre les soldats du milieu, le 28 mars 1885, avec son bataillon du 23ème d’infanterie. Les Français s’étaient battus comme des lions, et cette journée resterait à coup sûr comme l’une des pages glorieuses de l’expédition du Tonkin. Malgré la retraite forcée qui avait suivi la charge héroïque, trois mille cinq cents Français avaient lutté âprement de sept heures du matin à cinq heures du soir, repoussant quarante mille Chinois bien armés et bien commandés. Leur bravoure les avait laissés maîtres du champ de bataille. Pour un court moment seulement. Ils avaient dû ensuite se replier vers Saïgon, conscients du rapport de force en leur défaveur et du grand nombre de pertes occasionnées par la mitraille ennemie. Rouard en était d’ailleurs l’une des victimes. Une balle traîtresse lui avait fracassé la jambe droite, blessure dont il garderait des séquelles toute sa vie durant.
À son grand regret, il avait été démobilisé de l’armée. Mais habitué à l’exotisme de l’Asie et à l’idée qu’ici tout était possible pour un cœur vaillant, il choisit de rester au Tonkin. Son épouse, Henriette, quitta Nantes pour le rejoindre à Bac-Ninh, là où il s’était lancé dans les affaires. Il fit rapidement fortune dans la culture de la noix d’arec, laquelle consommée sous forme de pâte à mâcher, mixée avec la feuille de bétel, était très prisée dans l’ensemble du pays. Profitant du dynamisme sans précédent de la ville, dont l'expansion reposait justement sur les champs de bétel mais aussi d’aréquier, il se fit construire une magnifique maison coloniale entourée d’un parc aux essences rares. Au début de leur installation, tout se déroula bien avec son épouse. La vie en commun était nouvelle pour eux, l’essentiel de la vie de Rouard s’étant passé sur les champs de bataille ou en villégiature avec son régiment. Leur problème était qu’ils n'avaient pas eu le temps d'explorer leur caractère à tous deux, et qu’au final, ils se connaissaient à peine. Le temps fit son œuvre. Au fur et à mesure des mois, Henriette révéla sa véritable nature. Loin d'être la jeune femme timide qui lui avait plu au début, elle se révéla être une mégère têtue, peu portée sur la cabriole, férue d’ordre et de principes. Ceux précisément qu’elle exigeait de voir appliquer par tous. Jean s’en accommoda au début, puisque par ailleurs elle était très compétente dans la tenue de ses comptes. La femme était peut-être grincheuse, mais également habile dans l'art de faire fructifier leur argent. La richesse s'installant pour de bon, ils composèrent chacun leur vie de leur côté, conformément à leurs besoins. Henriette s’occupait de la gestion des plantations, Rouard, lui, vaquait à d’autres affaires. Encore plein d’une énergie et d’une fougue de jeune homme, il s’était arrangé pour s’entourer de jeunes domestiques tonkinoises. Il appréciait particulièrement leur efficacité dans l’exécution des tâches, surtout les plus libidineuses. Pas dupe, son épouse ignorait les écarts de son mari volage, puisque cela la soulageait du fardeau de la fornication dont elle ne voulait plus. Du moins tant que les indigènes ne la mettaient pas en danger. Les Tonkinoises, avec leur corps de liane, leur peau ambrée et leur longue chevelure ondulante, étaient magnifiques et irrésistibles. Elle ne pouvait lutter contre tant de beauté, elle qui s’affadissait avec l’âge, laissant peu à peu son apparence physique s’accorder avec son caractère difficile. Elle s’arrangeait donc pour se séparer de celles dont son mari s’entichait un peu trop. Ce dernier acceptait de mauvaise grâce la séparation de l’une de ses conquêtes, pour ne pas risquer l’affrontement avec sa grincheuse de femme. Il avait besoin de la donzelle pour tenir sa maison et contenir sa réputation…
De toute façon les ressources étaient nombreuses, et les Tonkinoises accommodantes…
Vint le temps où même les belles indigènes ne le satisfirent plus. Ses deux passions étant les femmes et l’argent, il avait depuis bien longtemps usé et abusé des deux à outrance. Sa fortune ne signifiait rien pour lui ; c’était uniquement un moyen de satisfaire ses envies, sans que la loi ne se mette en travers de son chemin. Il retrouva goût à la vie grâce à une nouvelle lubie qui faisait revivre en lui le goût du sang et de la traque. Ces sensations qui l’avaient animé toute sa vie de jeune homme. La chasse devint le nouvel objectif de son existence. Et pour être plus précis, la chasse au gros gibier. Dangereux de préférence.
La journée avait été longue pour Fu et Chao, éreintés par cette marche sans fin dans un environnement obéré de tout repère. Bao, lui, semblait savourer cette équipée sauvage à travers la mangrove que le trio s’évertuait à franchir depuis deux jours. Il trouvait à son goût cet univers pullulant de vies mystérieuses et cachées, qu'il se faisait fort de débusquer pour tenter d’en faire son repas. Pour Fu, par contre, il devenait urgent de sortir de cette forêt inextricable. Devant l’impermanence des choses et la difficulté de progression qui devenait limite pour les chevaux, il commençait à perdre patience, et les jurons fusaient de plus en plus dans une bouche d’ordinaire silencieuse. Les bêtes trébuchaient contre les racines cachées sous le matelas de vapeur grisâtre, et tout vaillants qu’ils soient, les chevaux regimbaient de plus en plus à avancer. En plus d’enfoncer leurs pieds dans une fange immonde qui s’agrippait aux jambes dans un bruit de succion, Fu voyait l’eau monter et descendre selon un cycle qui lui était complètement inconnu. C'était un homme des terres ignorant tout de ces phénomènes qui le décontenançaient. Quand l'eau se retirait, la boue rejetait son lot de crustacés, de crabes, ou de poissons en forme de serpents, mettant les nerfs en pelote des chevaux, comme ceux des humains, d’ailleurs. Effrayés par ces animaux fuyants dont ils ne connaissaient rien, les poneys étaient en permanence sur l’œil. Pour éviter qu'ils ne se cassent une jambe, les cavaliers voyageaient désormais à leur côté, les tenant en longe extrêmement courte pour contenir les écarts. Mais le sol n’était pas la seule source d’épouvante pour des bêtes largement éprouvées. Les cris stridents provenant des arbres à intervalles réguliers terrorisaient les montures de la même manière que les immondes bêtes qui grouillaient sous leurs pieds. Dans ce cycle de vie, où proies et prédateurs se mélangeaient intimement, l'intrusion d'humains éveillait les curiosités les plus malsaines.
Le voile de la nuit tombant, ils trouvèrent une crique et décidèrent de s'y arrêter. Cette marche les avait épuisés. Pas uniquement à cause des couches de boue qui s’agrippaient à eux comme désireuses de les retenir pour toujours, mais perturbés également par le sentiment d'être en sursis dans un monde qui n'était pas le leur. L’obscurité fut bientôt complète, faisant trembloter les étoiles au travers des feuillages. Loin d’être reposantes pour des corps éreintés, les ténèbres étaient l’alliée de nombre de créatures qui profitaient de la nuit tombée pour traquer leur proie. Certaines des ombres qui se mouvaient subrepticement autour d’eux sans jamais se montrer n’avaient cessé de les surveiller depuis leur arrivée. Leurs yeux perçaient la nuit opaque comme deux billes lumineuses, attendant patiemment le moment où elles pourraient leur sauter dessus. Seule la présence de Bao avait permis jusqu’à présent de les tenir à une distance respectable. Le chien faisait office d’épouvantail et perturbait la hiérarchie des chasseurs. De temps en temps, ce dernier s’élançait en grognant dans les fourrés pour poursuivre quelque animal trop téméraire à son goût. Une fois seulement on entendit le râle d’une bête rapidement étranglée, mais le reste du temps, le chien revenait bredouille. Ce monde n’était pas plus le sien que celui des humains qui l’accompagnaient. Mais a contrario de ces derniers, lui semblait trouver la situation fort amusante.
Quand le jour pointa son nez, les humains n’avaient quasiment pas dormi de la nuit, ayant la désagréable impression d’être épiés de toute part. Ils mangèrent un cœur de palmier coupé la veille, et décidèrent de suivre le bras d’eau qui s’enfonçait profondément entre les arbres. Les berges devenaient praticables et la marche s’avérait moins pénible, le sol se durcissant au fur et à mesure de leur avancée. Ils cheminaient en silence depuis au moins deux bonnes heures, quand Chao demanda :
— Vous arrivez à vous repérer dans ce fouillis de lianes, Fu ?
— Non, avoua franchement ce dernier. Quand une trouée le permet, j’essaie de trouver les points cardinaux pour tenter de suivre une direction et éviter de tourner en rond. Mais le soleil refuse de se montrer assez longtemps pour que je puisse déterminer notre position de façon durable. Pour être honnête, avoua-t-il dépité, je ne sais vraiment pas où nous nous trouvons.
Les bois des palétuviers, en effet, constituaient de véritables écrans, très denses, formant une barrière naturelle entre la terre et le ciel. Ce monde ne semblait guère souffrir de l’absence de lumière, pas plus que de celle des humains. Un autre motif de préoccupation semblait l’agiter. Il s’en ouvrit à la jeune femme.
— Mais plus encore que la direction à prendre, je me rends compte que je n’aurai jamais dû nous faire entrer dans cette forêt. Le sol regorge de pièges pour les pieds des chevaux et les animaux semblent ne pas avoir peur de nous. Plus vite nous serons sortis d’ici, mieux je me porterai…
Comme pour le contredire, le chemin devenait presque praticable. Mais alors qu’ils pensaient être définitivement sortis de la vasière des jours précédents, la boue refit son apparition au fur et à mesure que la rivière s’élargissait, et les nappes de brouillard devinrent plus denses. Par endroit, ils ne voyaient quasiment rien à plus de trois pas. Pour ajouter à la difficulté de progression du groupe, les racines des grands arbres foisonnaient dans cette partie de la forêt, constituant autant de pièges pour les jambes des chevaux. Bao avait de plus en plus de mal à marcher lui aussi, ses pattes s’enfonçant dans la boue jusqu’à la poitrine. Alors qu’il s’arrachait péniblement de la fange, il tomba nez à nez avec un petit caïman allongé dans la vase. Son repas du jour dans l’esprit de la bête qui commençait elle aussi à souffrir de la faim. Ses babines se plissèrent en une série de cannelures noires, comme pour impressionner sa future victime, et un sourd grognement fusa de sa gorge. Le caïman releva la tête, surpris par cette rencontre. Sans réfléchir, Bao bondit dans la bourbe poisseuse. Ses dents aiguisées comme des couteaux cherchaient à atteindre la peau écailleuse et noire pour savourer les chairs tendres qui devaient palpiter en dessous.
Peine perdue.
Avant même qu’il n'ait pu toucher sa cible, le crocodile des mangroves avait disparu dans l’eau saumâtre, sa queue dentelée lui servant de propulseur. Bao, par contre, se retrouva instantanément prisonnier d’une vase presque liquide, qui commença à l’engloutir dès que ses pattes s’y enfoncèrent. Pris de panique pour l’une des premières fois de sa vie, il tenta de s’extraire de cette fange assassine. Mais au plus il bougeait, au plus il s’enfonçait dans la couche de limon, irrémédiablement attiré vers le bas. Il lança un glapissement désespéré en direction de sa maîtresse. N’écoutant que son courage, Chao lâcha les rênes de son cheval, s’empara de son gun d’un mouvement rapide, et lança un bref appel à l’aide au moine guerrier. N'attendant pas la réaction de son aîné, elle sauta aussitôt dans la vase, plantant le bâton le plus profondément possible dans le sol pour essayer de se maintenir à la surface du bourbier. Mais le bâton ne rencontra aucune résistance. Il s’enfonça dans le mou de la matière organique, mettant les deux amis dans une situation plus que fâcheuse, les aspirant vers le fond un peu plus vite encore. Chao eut juste la présence d’esprit de se mettre légèrement de travers pour ralentir la coulée. Un bras soutenait la tête de son chien, tandis que sa main libre extrayait le bâton d’un mouvement sec pour le tendre à Fu. Tel un monstre avide, la boue aspirait goulûment chaque particule de peau à la manière d'un anaconda géant. Le moine s’agrippa à une grosse racine qui dépassait du sol. D'un geste habile autant que désespéré, il s’empara du bout de bois gluant que lui présentait sa protégée. Même s’ils étaient dans une situation pour le moins inconfortable, il n’apprécia que plus le calme de la jeune femme, qui gérait la situation avec une froide détermination. Aucune peur ne voilait ses yeux agrandis par l'action. Juste la farouche volonté de se sortir du pétrin dans lequel ils s’étaient collectivement fourrés. Elle avait de la boue jusqu’au cou et continuait pourtant de descendre inexorablement. Bao lui, avait la gueule presque entièrement recouverte par la fine couche d’eau grisâtre, laquelle s’infiltrait dans toutes les cavités à sa disposition. Sa truffe soufflait comme une forge et expulsait son lot de gouttelettes ; il avait de plus en plus de mal à respirer. Sans perdre de temps, Fu bloqua ses genoux contre la grosse racine qui plongeait profondément dans le sol, et tira de toutes ses forces sur le manche glissant. L’inexorable descente des futurs noyés fut momentanément enrayée, mais Fu, malgré la puissance de ses muscles, était incapable de les décoller du substrat, et encore moins de les extraire.
C’est alors que Huo entra dans la danse.
Sentant sa maîtresse dans une situation désespérée, il plaça sa large tête au-dessus de celle du moine et lança un bref hennissement tout en secouant ses oreilles. Les rennes de cuir tombèrent presque sous le nez du guerrier. Sans réfléchir, Fu les agrippa et encouragea le cheval d’une voix qui avait soudain retrouvé de l'énergie.
— Excellente idée, Huo. Vas-y recule… Recule, vite…
La bête ne se fit pas prier.
Calant fermement le mors entre ses dents, elle se mit à refluer vers le sol plus dense, tout en patinant. Avec force éclaboussements, ses jambes puissantes s’extrayaient inexorablement de la boue du bord de berge. Le résultat fut immédiat ou presque. Le museau de Bao d'abord, puis sa tête ensuite, l’ensemble refit lentement surface, comme aspiré vers le ciel. Le chien toussa, évacuant du même coup les boues assassines qui avaient commencé à l’étouffer en s'insinuant traîtreusement dans sa gorge. Il avait accepté son sort sans aucune panique. Le contact avec sa maîtresse lui était suffisant pour mourir heureux. Mais la mort d’aucun des deux ne serait au rendez-vous cette fois-ci. Sous la traction titanesque et improbable du moine et du cheval qui mettaient toute leur énergie dans cette opération de sauvetage, l’étrange couple entrelacé et recouvert d’une matière brunâtre remonta lentement de l’enfer. Solidaires l’un de l’autre dans l’antre de la mort, ils semblaient faire partie d'une seule et même sculpture, drapés d'un manteau de boue liquide. Le bras de Chao était maintenant presque découvert. Fu lâcha le gun et lui agrippa la manche gluante d'une poigne solide. D'une violente contraction abdominale, il ramena les deux amis auprès de lui. Épuisés, ils s'écroulèrent sur le talus de vase sous lequel foisonnaient les racines salvatrices d’un arbre géant, proposant enfin un socle solide à tout ce petit monde…
Huo et Fu ahanaient après ce violent effort.
Toute dégoulinante de fange, Chao lança un regard appuyé en direction du moine pour le remercier. Puis elle se releva péniblement, enjamba la racine qui la séparait de son cheval, et enfouit sa tête dans l’encolure musculeuse de son ami en le gratifiant de mille baisers.
— Merci mon grand, lui glissa-t-elle dans l’oreille, sans toi nous y serions restés.
Huo lâcha un bref hennissement de contentement et frotta sa tête contre le dos mince et musclé de la jeune femme. Le délaissant un instant, elle entoura ensuite l’immense cou souillé du molosse qui les avait rejoints, caressant ses poils maculés de matière organique qui le recouvrait comme une seconde peau. Elle laissa enfin échapper quelques larmes de soulagement, consciente d’être passée tout près de la mort. Bao ne bougea pas dans un premier temps, se gobergeant de l’étreinte de sa maîtresse. Puis dans un mouvement affectueux, il lui prodigua un grand coup de langue râpeuse qui essuya un peu du masque de terre qui la recouvrait elle aussi. Les deux humains partirent dans un grand éclat de rire, contagieux et libérateur.
Karindrasura
En suivant la rivière, Fu et Chao sortirent enfin du lacis inextricable des mangroves, et se retrouvèrent à cheminer le long du fleuve rouge qui s’était reconstitué en un ensemble cohérent. Soulagés de laisser l’enfer derrière eux, ils pensaient que maintenant peu de choses pouvaient les empêcher d’avancer. Le cœur léger, ils décidèrent de suivre l’immense voie d’eau, faisant le pari de la vie plutôt que celui de la discrétion. De toute façon, Hanoï ne devait plus être très loin maintenant, et la configuration d’une ville constituait une protection suffisante pour qu’ils puissent l’aborder avec sérénité. Le fleuve s’était frayé un passage au milieu d’un terrain ourlé de collines recouvertes d’herbes grasses. Des mamelons aux cols érodés servaient de trait d’union aux chaînes montagneuses qui croissaient juste derrière, et certaines excroissances étaient de taille conséquente. Sans états d’âme, le groupe s’engagea au milieu du labyrinthe agreste. Les chevaux étaient ravis de ce changement radical : le chemin était bien tracé, le pas aisé, la nourriture abondante. Tout en marchant, ils arrachaient les herbes hautes dégoulinantes de rosée d’un mouvement habile, et se remplissaient copieusement la panse pour rattraper les nombreux jours où ils n’avaient quasiment rien eu à se mettre sous la dent.
Ils semblaient heureux.
La piste serpentait sur plusieurs lis, dans un parcours assez monotone mais reposant pour des corps éreintés. Coiffées d'une brume épaisse, les collines s’éveillaient à la lumière du jour, laissant échapper toutes sortes de piaillements au fur et à mesure que l’astre lumineux décrivait sa chaude parabole dans le ciel azur. La vie reprenait ses droits dans cet écrin de verdure baigné par les rayons du soleil. Chao ferma les yeux et se laissa caresser par la douce chaleur qui avait cruellement manqué dans les mangroves. Le cadencement régulier des pas de Huo l'aurait presque fait dormir, si elle n’avait été régulièrement rappelée à l’ordre par Fu qui veillait au grain. Puis les collines s’affaissèrent légèrement, comme rabotées par une lime géante. Les chevaux se retrouvèrent à arpenter une vallée plus faiblement bosselée, parsemée de bananiers épars. Par prudence, Fu décida de quitter le lit du fleuve devenu difficilement praticable suite à des éboulements de rochers qui bloquaient le passage. Le moine ne voulait pas risquer de blesser les chevaux après l’avoir échappé belle dans les mangroves. Ils se décalèrent donc d’une centaine de pas avant de tomber sur une piste parallèle à l’ombre du piétement rocheux. Parfait.
De l’endroit où ils se trouvaient, les sommets ne paraissaient plus aussi impressionnants qu’auparavant, camouflés en partie par les parois abruptes qui encadraient la piste comme les murs d’une immense forteresse. Fu expliqua à Chao qu’ils devaient se trouver sur le lit d’un ancien fleuve bien plus gros que la rivière qu’ils suivaient. La puissance originelle des flots avait patiemment raboté la roche et creusé un profond canyon entre les collines, traçant une voie naturelle qui faisait gagner des jours au voyageur, lequel posait désormais les pieds sur un sol plat. Le patient travail de l’eau avait eu raison de la pierre, laissait apparaître des stigmates sur toute la longueur des parois.
— « La supériorité du mou sur le dur », pensa Chao en faisant le parallèle avec les techniques du bâton. D’un revers de manche elle s’essuya la sueur qui perlait de son front. La température dans ce paysage encaissé s’était considérablement réchauffée, gommant d’un coup la précédente vague de froid. La douceur se retrouvait partout ici, que ce soit dans la tiède caresse du vent sur le visage, ou encore dans le mouvement pendulaire des herbes qui faseyaient sur un rythme apathique. Les chevaux marchaient d’un bon pas maintenant qu’ils n’avaient plus d’obstacles pour les freiner, et prenaient le trot régulièrement pour décrasser leurs muscles raidis par le piège des mangroves.
Fu allait proposer la première pause de la journée, quand le sol trembla sous ses pieds. Une simple secousse dans un premier temps. Puis les palpitations se densifièrent, comme si quelqu’un frappait la terre en dessous.
Les deux amis se regardèrent, interloqués.
Qu'est-ce qui pouvait causer pareille vibration ?
Chao lorgna les