La DETENTION AVANT JUGEMENT: Une pratique controversée
Par Marion Vacheret et Fernanda Prates
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Aperçu du livre
La DETENTION AVANT JUGEMENT - Marion Vacheret
Introduction
La détention avant jugement, détention provisoire ou détention présentencielle se définit par la privation de liberté d’une personne non encore déclarée coupable d’un acte criminel qu’elle est soupçonnée d’avoir commis. Au Canada, parallèlement à l’adoption de la première loi sur le cautionnement en 1971, plusieurs commissions d’enquête sur le système pénal canadien se sont prononcées pour critiquer le recours à ce type de détention. En effet, celle-ci est considérée comme une mesure de dernier recours selon les règles minima des Nations Unies pour l’élaboration de mesures non privatives de liberté.
Étroitement imbriquée dans le paysage pénal, cette mesure est atypique notamment en ce qu’elle a connu une forte inflation alors même que les condamnations à une peine privative de liberté diminuaient de manière importante. Nous assistons ainsi depuis les cinq dernières années à un durcissement sans précédent à cet égard. Le déclencheur de ce phénomène a sans contredit été l’adoption en 2008 de la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime, laquelle a fortement changé les perspectives pénales en vigueur jusqu’alors.
Processus et législation
Au Canada, cette incarcération, en plus d’être régie par le Code criminel, est contrôlée par la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982. Ainsi, la présomption d’innocence, comme la garantie que le justiciable subira un procès juste et équitable font partie des principes fondamentaux inscrits aux articles 11(d) et 11(e) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces articles rappellent que tout inculpé a le droit «d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable […] par un tribunal indépendant et impartial […] à l’issue d’un procès public et équitable» et qu’il a également le droit «de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable». Toutefois, la détention d’une personne durant le temps de son procès reste possible lorsque les circonstances permettent, d’abord à un agent de la paix, puis à un juge, de maintenir incarcérée une personne interpellée et soupçonnée d’avoir commis un acte criminel (articles 497.1 et 515(10) du Code criminel).
La première étape de la détention avant jugement correspond à ce que l’on appelle la mise sous garde: lorsque les policiers ont des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis une infraction, ils ont le pouvoir de procéder à son arrestation. Au cours de celle-ci, le justiciable arrêté rencontre un enquêteur dont le travail consiste à demander, au besoin, que des procédures soient intentées et, le cas échéant, à déterminer si l’individu concerné peut être remis en liberté avec citation à comparaitre, ou doit être maintenu en détention jusqu’à sa comparution devant le tribunal. En cas de mise sous garde, la comparution doit survenir dans les 24 heures suivant l’arrestation. Selon l’alinéa 497.1(1.1) du Code criminel, les motifs permettant à l’agent de la paix de ne pas remettre en liberté le justiciable arrêté sont de deux ordres. D’une part, la personne peut être gardée en détention si l’intérêt public le nécessite. D’autre part, l’agent de la paix peut refuser de remettre le justiciable en liberté pour garantir sa présentation devant le tribunal. Dans le cadre de la mise sous garde, il faut noter que c’est seulement une fois que la personne fait l’objet d’une accusation qu’elle prend le statut de prévenu.
Article 497
(1) […] lorsqu’un agent de la paix arrête une personne sans mandat pour une infraction visée aux alinéas 496(a), (b) ou (c), il doit dès que cela est matériellement possible:
(a) soit la mettre en liberté dans l’intention de l’obliger à comparaître par voie de sommation;
(b) soit lui délivrer une citation à comparaître et la mettre aussitôt en liberté.
(1.1) L’agent de la paix ne doit pas mettre la personne en liberté en application du paragraphe (1) s’il a des motifs raisonnables de croire:
(a) qu’il est nécessaire, dans l’intérêt public, de détenir la personne sous garde ou de régler la question de sa mise en liberté en vertu d’une autre disposition de la présente partie, eu égard aux circonstances, y compris la nécessité:
(i) d’identifier la personne,
(ii) de recueillir ou conserver une preuve de l’infraction ou une preuve y relative,
(iii) d’empêcher que l’infraction se poursuive ou se répète, ou qu’une autre infraction soit commise,
(iv) d’assurer la sécurité des victimes ou des témoins de l’infraction;
(b) que, s’il met la personne en liberté, celle-ci omettra d’être présente au tribunal pour être traitée selon la loi.
La décision d’autoriser le placement d’une personne prévenue en détention revient à un juge. Elle doit être prise à la suite d’une comparution au cours de laquelle la partie poursuivante (le procureur de la Couronne) et la défense font valoir leurs arguments. Si le juge a des motifs de croire que la détention en attente du procès est justifiée, le justiciable sera placé en détention présentencielle. Selon l’article 515(10) du Code criminel, la détention est considérée comme nécessaire pour assurer la présence de l’accusé au tribunal, pour assurer la protection du public, ou pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice.
Si c’est à la poursuite d’établir que l’accusé doit être maintenu incarcéré, le Code criminel prévoit des cas d’exception, notamment lors d’une accusation de terrorisme, ou d’un acte commis avec une arme à feu, en association avec un groupe criminalisé, ou encore alors que la personne est déjà sous surveillance judiciaire. Dans ces situations, la charge de la preuve est renversée et c’est à l’accusé de démontrer qu’il peut être maintenu libre durant les procédures.
Article 515(1, 2, 6 – extraits)
(1) […] lorsqu’un prévenu inculpé d’une infraction […] est conduit devant un juge de paix, celui-ci doit, sauf si un plaidoyer de culpabilité du prévenu est accepté, ordonner que le prévenu soit mis en liberté, pourvu qu’il remette une promesse sans condition, à moins que le poursuivant ne fasse valoir à l’égard de cette infraction des motifs justifiant la détention du prévenu sous garde […]
(2) Lorsque le juge de paix ne rend pas une ordonnance en vertu du paragraphe (1), il ordonne, à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant la détention du prévenu sous garde, que le prévenu soit mis en liberté pourvu que, selon: a) il remette une promesse assortie de conditions; b); c); d) il contracte sans (b) ou avec (c) caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui-ci, avec (d) ou sans (c) dépôt d’argent ni d’autre valeur;
(6) Malgré toute autre disposition du présent article, le juge de paix ordonne la détention sous garde du prévenu jusqu’à ce qu’il soit traité selon la loi — à moins que celui-ci, ayant eu la possibilité de le faire, ne fasse valoir l’absence de fondement de la mesure — dans le cas où il est inculpé: a) d’un acte criminel autre qu’une infraction mentionnée à l’article 469: (i) ou bien qui est présumé avoir été commis alors qu’il était en liberté après avoir été libéré à l’égard d’un autre acte criminel […] (ii) ou bien qui est une infraction grave présumée avoir été commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, (iii) ou bien qui est une infraction de terrorisme […] (vii) ou bien s’il est présumé qu’une arme à feu a été utilisée lors de la perpétration de l’infraction c) soit d’une infraction présumée avoir été commise alors qu’il était en liberté après qu’il a été libéré relativement à une autre infraction d) soit d’une infraction — passible de l’emprisonnement à perpétuité — à l’un des articles de la loi réglementant certaines drogues.
Article 515(10)
Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants:
a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;
b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction ou celle des personnes âgées de moins de dix-huit ans, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice;
c) sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes:
(i) le fait que l’accusation paraît fondée,
(ii) la gravité de l’infraction,
(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,
(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale d’emprisonnement d’au moins trois ans.
Une fois placé en détention avant jugement, l’accusé peut en tout temps plaider coupable et son avocat peut alors négocier sur la nature des accusations, sur la peine éventuellement infligée ou encore sur les faits qui seront présentés au tribunal. Dans le cas contraire, il y aura procès afin de déterminer l’éventuelle culpabilité de la personne poursuivie. La décision de maintenir la personne en détention doit être révisée aux 30 jours pour les infractions pouvant faire l’objet de poursuite par voie sommaire ou aux 90 jours pour les actes criminels. À tout moment, la personne prévenue peut demander la révision de la décision. En raison de la division administrative des services correctionnels, la détention avant jugement est une mesure exécutée dans les institutions carcérales provinciales.
Selon l’article 719(3) du Code criminel entré en vigueur en 2010, si l’accusé reste détenu avant sa condamnation à une peine d’emprisonnement, les jours passés en détention avant jugement peuvent être comptabilisés à raison de 1 pour 1. Exceptionnellement, et non dans le cas où la personne était en détention provisoire à cause de son casier judiciaire ou du non-respect des conditions de sa mise en liberté sous caution, et seulement si les circonstances le justifient, le juge peut accorder un crédit d’un jour et demi pour chaque jour passé en détention.
Quelques données statistiques
Le recours à la détention avant jugement est un phénomène important dans plusieurs pays du monde. L’International Centre for Prison Studies, dans son rapport publié en 2015, indique ainsi avoir comptabilisé près de deux millions et demi de personnes en détention en attente de jugement, nombre alimenté notamment par les États-Unis (480 000), l’Inde (255 000), le Brésil (195 000) et la Russie (116 000) (Wamlsey, 2015).
Au Canada, les données statistiques des 35 dernières années montrent à la fois une inflation ininterrompue de l’usage de cette mesure dans l’ensemble des provinces canadiennes et un allongement de la durée de cette détention. Plus particulièrement, les admissions en détention d’adultes non encore jugés et reconnus coupables ont augmenté de près de 95% entre 1986 et 2007. La population carcérale dans les institutions provinciales et territoriales du Canada est ainsi constituée de plus de 50% de détenus en attente de jugement. En 2011, ces derniers étaient au nombre de 13 615, par rapport à 9 903 condamnés (Landry et Sinha, 2008; Porter-Calverley, 2011). De fait, si les taux canadiens de détention avant jugement étaient de 12,6 pour 100 000 habitants en 1978, ils sont aujourd’hui de 41 pour 100 000 habitants, comparativement à 35 en Suisse, à 32 en Australie, à 26 en France, à 21 au Royaume-Uni et à 14 en Allemagne (Wamlsey, 2015).
L’analyse des données sur les populations prises en charge par cette mesure montre que celles-ci sont généralement poursuivies pour des délits mineurs, présentant peu sinon pas de danger pour la collectivité. En effet, selon les données de 2011, 70% des personnes admises en détention avant jugement l’étaient pour des infractions considérées comme non violentes, notamment pour manquement à une ordonnance de probation. De même, seules 26% des personnes ayant été placées en détention avant jugement se sont retrouvées détenues à la suite du prononcé de la peine. Les autres ont été condamnées à une mesure non carcérale (24%) ou libérées sans aucune surveillance correctionnelle (45%) en raison notamment du fait que le temps purgé en détention avant jugement avait absorbé la peine à laquelle elles avaient été condamnées (Porter-Calverley, 2011).
Intérêt et pertinence du sujet
Outre le nombre de personnes qu’elle touche, cette mesure soulève de multiples interrogations. D’une part, plusieurs recherches ont mis en lumière les conséquences personnelles familiales, sociales et économiques qu’elle pouvait avoir sur le prévenu et sa famille. Pour certains, non seulement cette mesure ciblerait davantage les groupes sociaux les plus défavorisés, mais encore aurait-elle un impact important sur la situation sociale et professionnelle des accusés: diminution de l’employabilité, baisse de salaire, destruction des liens sociaux ou familiaux (Allan et al., 2005; Sacks et Ackerman, 2012; Kazemian, McCoy et Sacks, 2013). D’autre part, de nombreuses voix se sont élevées au cours des années afin d’en dénoncer les impacts judiciaires, notamment le risque qu’elle porte atteinte à plusieurs droits fondamentaux reconnus – tels le droit à la présomption d’innocence ou encore le droit à un procès juste et équitable. La détention avant jugement augmenterait notamment la probabilité d’être reconnu coupable ou d’être condamné à une peine d’emprisonnement une fois la culpabilité établie, en plus d’influencer la durée de la sentence (Kellough et Wortley, 2002; Phillips, 2008; Tartaro et Sedelmaier, 2009). Finalement, cette mesure est régulièrement remise en question en raison de ses multiples répercussions: coûts économiques liés à l’augmentation de la population carcérale, mauvaises conditions de détention en raison de la surpopulation carcérale ainsi que difficultés associées à la gestion d’une population dont la présence entre les murs est irrégulière, imprévisible, d’une durée incertaine et soumise à des conditions spécifiques d’isolement.
Le livre
C’est à partir de ces questionnements que nous avons abordé la mesure de la détention avant jugement. Le présent ouvrage fait état des analyses et réflexions menées durant trois ans par notre équipe de recherche. Huit chapitres en constituent le cœur. Les chapitres 1 et 2 arriment la question de la détention avant jugement au contexte scientifique et politique actuel par une analyse de l’évolution législative et pénale au Canada depuis les années 1970, années durant lesquelles a été adoptée la première loi sur le cautionnement, et l’examen des enjeux soulevés par les nombreuses études scientifiques sur le sujet. Les chapitres 3 à 8 présentent les résultats associés aux données qualitatives que nous avons recueillies dans le cadre de nos travaux. Souhaitant aller au cœur de la détention provisoire, en saisir la pratique et le vécu, nous avons voulu dépasser la description factuelle d’une situation problématique pour tenter, dans la mesure du possible, d’en comprendre tous les mécanismes, autant selon la perspective des acteurs judiciaires imposant cette mesure que de ceux qui la vivent. Nous sommes ainsi allées à la rencontre de policiers, de procureurs de la Couronne, de juges, d’avocats de la défense et de justiciables afin d’entendre leurs points de vue et leurs expériences1.
Dans le premier chapitre, Fernanda Prates présente une synthèse des études menées sur le thème de la détention avant jugement depuis le milieu du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord. Elle fait ainsi le point sur les multiples questions que de nombreux chercheurs ont explorées avant nous de manière à ancrer nos propres analyses et réflexions dans l’ensemble des recherches.
Dans le deuxième chapitre, intitulé «La sociohistoire de la détention avant jugement», Amélie Maugère et Marion Vacheret procèdent à une analyse des débats politiques survenus au moment de l’adoption en 1971 de la première loi sur le cautionnement, puis lors de celle de la dernière loi entrée en vigueur à propos de la détention présentencielle, soit la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime. Cette analyse mettant en lumière les différents arguments pénaux, sociaux, historiques, économiques et politiques à l’origine des articles du Code criminel est complétée par la présentation d’arrêts de jurisprudence clés en la matière et des débats sociaux ayant entouré l’adoption de ces lois, débats dont la teneur est issue des plus importantes commissions d’enquête de l’époque.
«La décision policière» (chap. 3), signé par Fernanda Prates et Marion Vacheret, présente les analyses tirées de la collecte des données policières. Selon plusieurs auteurs, la décision policière de garder détenu conditionnerait non seulement la suite du processus de détention du justiciable mais aussi le résultat même de la procédure pénale. Pourtant, peu d’études ont été réalisées sur la détention au stade de l’arrestation policière. À partir d’entrevues qualitatives menées auprès d’une dizaine de policiers travaillant dans trois villes canadiennes, les auteures se sont questionnées sur les facteurs pris en compte par ces acteurs, qui doivent, à côté des procureurs et des juges, se prononcer sur l’opportunité d’un tel placement.
Dans le quatrième chapitre, «Les risques du métier de procureur», Vicki Labelle et Françoise Vanhamme analysent les prises de position et les décisions du procureur aux poursuites pénales et criminelles afin de cerner les modes de raisonnement et schèmes d’interprétation utilisés par les avocats de la poursuite pour requérir une mise en liberté ou en détention provisoire.
«Les conditions judiciaires du maintien en liberté» (chap. 5) se penche sur le savoir pratique des juges – compétences de première instance – pour décider d’une mise en liberté ou en détention provisoire. Françoise Vanhamme aborde la prise de décision comme une pratique sociale en contexte, qualitative et processuelle (Lascoumes et Serverin, 1995; Hutton, 2006). Le juge, en tant que membre d’un groupe social, est en interaction avec ses pairs, les acteurs qu’il côtoie dans sa pratique et le contexte dans lequel il évolue. C’est dans ce cadre qu’il acquiert progressivement une connaissance routinière des exigences de cet environnement et des «bonnes pratiques» qui y ont cours (Vanhamme, 2009).
Dans le sixième chapitre, «L’engagement des avocats de la défense», Marion Vacheret, Fernanda Prates et Marie-Marthe Cousineau présentent les données recueilles auprès des avocats de la défense travaillant en droit criminel et amenés à plaider en matière de détention provisoire. Suivant une approche globale, les auteures ont rencontré ces avocats et échangé avec eux sur