CROUZEL, Divorce Et Remariage Dans L'eglise Primitive

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Divorce et remariage dans l'Eglise primitive

QUELQUES RFLEXIONS DE METHODOLOGIE HISTORIQUE

Depuis l'intervention de Mgr Zoghby au concile Vatican II ont t publis de nombreux livres et articles qui essaient de remettre en question la discipline de l'Eglise catholique en matire de divorce et de remariage aprs divorce. Nombre de leurs auteurs ont cherch appui dans les tmoignages qui restent de l'Eglise primitive et interprt les textes dans ce sens. Souvent il s'agit de thologiens ou de canonistes qui ne sont pas spcialistes des premiers sicles chrtiens et connaissent peu les exigences de la mthode historique. Dsireux d'avoir un impact sur le public, ils ne sont pas disposs s'garer dans des discussions qui ne peuvent qu'alourdir le livre et dcourager les lecteurs : ils fixent ainsi de faon oraculaire le sens de chaque passage sans se livrer aux tudes qui seraient ncessaires. Aussi le rsultat n'est-il pas satisfaisant pour l'historien, qui ne peut que dplorer l'influence que de tels essais exercent sur le grand public, le leurrant de vains espoirs. S'il se dcide formuler des mises au point, il ne peut gure esprer qu'elles parviendront la connaissance de ce public, d'abord parce que ses explications ne plairont gure, et surtout parce qu'elles ne seront pas lues, exigeant trop d'effort du lecteur moyen et mme des auteurs en question, qui n'en tiennent peu prs aucun compte. Projetant sur l'historien leur dsir de prouver une thse par l'histoire, fortifis en cela par les philosophies modernes du soupon , ils ne voient en lui qu'un apologiste, ne comprenant pas qu'on puisse vouloir autre chose que la dmonstration d'une thse et que la recherche historique exige un effort d'oubli de soi et de ses conceptions propres. Ils semblent considrer en effet que toute tude aboutissant des rsultats conformes l'orthodoxie ne peut tre qu'apologtique. Ce qualificatif suppose que l'historien n'a pas fait son devoir qui tait, non de prouver une thse, mais de dgager le sens rel de faits historiques. Seuls seraient donc des historiens objectifs ceux dont les conclusions contredisent l'orthodoxie. Mais, si alors ils ne sont pas des apologistes, ne pourraient-ils pas tre des contre-apologistes, ce qui revient au mme, supposant eux aussi

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traditionnelle ou vouloir tout prix rpondre des besoins contemporains, n'est-ce pas aux yeux de l'historien deux attitudes galement suspectes ? Il semble qu'il y ait une certaine contradiction protester de son objectivit tout en manifestant l'intention de s'adapter l'actualit \ En outre l'histoire ne se fait qu'avec des documents qui existent et qui s'expliquent le plus possible les uns par les autres, non partir d'hypothses non prouves. On peut bien supposer que des tmoignages en sens contraire ont disparu ou que des pratiques opposes n'ont pas laiss de traces crites. Mais tout cela ne compte pas pour l'historien, car il ne peut tudier que ce qui est conserv sous peine de tomber dans l'imaginaire et l'arbitraire. On peut aussi penser que tous les chrtiens de l'poque n'ont pas t des saints dans leur comportement matrimonial, que certains se sont maris aprs divorce et mme que des vques l'aient accept : le tmoignage d'Origne le montre. Mais autre chose est de supposer ou de constater cela, autre chose de dterminer dans quelle mesure l'Eglise par la voix ou le calame de ses pasteurs, des Pres ou des conciles dont les crits ou canons nous sont parvenus, acceptait, tolrait ou rprouvait leur conduite. Ce sont l pour l'historien deux questions diffrentes et qui ne doivent pas tre confondues. Dans une premire partie nous examinerons un un les principes d'interprtation plusieurs fois invoqus pour trouver l'autorisation d'un second mariage aprs divorce dans des textes qui ne le disent pas explicitement. Une seconde partie signalera plusieurs
1. Voici un texte tir de l'avant-propos d'un recueil d'articles sur le divorce : la direction de la revue qui l'a publi {Ifecherches de Science leligieuse 61 (1973) 489) entend prsenter ainsi une contribution sur le divorce dans l'Kglise primitive : Se retourner vers le pass, non avec le regard prvenu d'un apologiste, mais avec les yeux de l'historien, capable d'apporter aux textes anciens un traitement moderne et de marquer notre distance par rapport aux contextes historiques o ils furent crits, c'est une manire d'ouvrir une fentre sur l'avenir : se donner le moyen d'envisager un avenir aussi diffrent du prsent que celui-ci l'est du pass. C'est dans cet esprit que sera questionne l'ancienne tradition de l'Eglise d'Occident sur la discipline du mariage. L'historien digne de ce nom, celui qui n'est pas un apologiste au regard prvenu, doit donc apporter aux textes anciens un traitement moderne : nous avouons ne pas comprendre. Que signifie : marquer notre distance par rapport aux contextes historiques o ils furent crits ? Peut-tre mettre en relief les circonstances qui auraient influ sur la doctrine ou la pratique du divorce et qui ne sont plus les ntres : c'est l, certes, un aspect important de la tche de l'historien, s'il veut comprendre ou faire comprendre la priode qu'il tudie. Mais est-ce le rle de l'historien d' ouvrir une fentre sur l'avenir , d'envisager un avenir aussi diffrent du prsent que celui-ci l'est du pass ? Trs indirectement, en ce sens que les donnes qu'il fournira en aideront d'autres imaginer cet avenir. Mais il est bien dangereux d'en avoir trop fortement la proccupation, car on risque de dformer gravement le donn historique pour l'adapter aux besoins contemporains.

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procds qui empchent l'historien de prendre au srieux nombre de ces exposs 2.

I. LES PRINCIPES D INTERPRETATION INVOQUES

Le rle de l'historien est d'interprter les passages qu'il tudie. Mais cette interprtation doit sortir du texte lui-mme ou d'une confrontation avec d'autres textes du mme auteur ou de la mme priode. Elle ne doit pas tre projete du dehors, fixe a priori partir des ides de l'historien ou de son temps. A plus forte raison ne doit-elle pas tre en contradiction avec les donnes historiques. Par exemple, c'est une faute grave contre l'histoire que d'interroger un crivain d'aprs une problmatique qui lui est postrieure, de lui demander de rsoudre des problmes qu'il ne s'est pas poss : par suite de semblables erreurs de mthode on a pu assez souvent accuser injustement des thologiens anciens, et parmi les plus grands, d'avoir profess telles hrsies qui leur taient postrieures, parce que certaines formules qu'ils employaient ingnument avaient reu dans la suite un sens hrtique, alors que leur uvre, examine dans son ensemble, montre qu'ils n'taient gure tents par cette dviation doctrinale. Ce que nous disons de la problmatique doit s'entendre aussi de l'hermneutique : comment pourrait-on interprter correctement des textes d'Origne sans con2. Avant et aprs notre livre L'Eglise primitive face au divorce : Du pr' mier au cinquime sicle, coll. Thologie historique. 13, Paris, Beauchesne, 1971, nous avons publi plusieurs articles qui le prparaient ou le compltaient. Nous en donnons ici la liste, car on y trouvera la justification de multiples affirmations nonces dans la prsente tude : Sparation et remariage selon les Pres anciens, dans Gregorianum 47 (1966) 472-494 (Separazione o nuove nozze seconde gli anfichi Padri, dans La Civilt Cattolica 117/3 (1966) 237-157) ; Les Pres de l'Eglise ont-ils permis le remariage aprs sparation?, dans Bulletin de Littrature ecclsiastique 70 (1969) 3-43; Nuove nozze dopo il diuorzio nella Chiesa primitiva ? A proposifo di un libro rcente, dans Cir. Catt. 121/4 (1970) 455-463, 550-561 {Remarriage a{ter divorce in th primitive Church ? A propos of a rcent book, dans Th Irish Theological Quarterly 28 (1971) 21-41). Le canon 10 (ou 1 1 ) du concile d'Arles de 314 sur le divorce, dans Bull. Lift. ceci. 72 (1971) 128-131 ; Le texte patristique de Matthieu. V.32 et X I X . 9. dans New Testament Studios 19 (1972-1973) 98-119; Le mariage des chrtiens aux premiers sicles de l'Eglise, dans Esprit et Vie 83/6 (1973) 3-13 {II matrimonio dei cristiani nei primi secoli dlia Chiesa, dans La I f i v i s f a del Clero Italiano 54 (1973) 342-350). Deux textes de Tertullien concernant la procdure et les rites du mariage chrtien, dans Bull. Lift. ceci. 74 (1973) 3-13; A propos du Concile d'Arles: Faut-il mettre non devant prohibentur nubere dans le canon 10 (ou 1 1 ) du Concile d'Arles de 314 sur le remariage aprs divorce7, ibid. 75 (1974) 25-40; Le remariage aprs sparation pour adultre selon les Pres latins, ibid. 189204 ; Se/on les lois tablies par nous ; Athnagore, Supplique, chap. 33, ;,;^ le. i\mc.\ 11'! 117

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natre les rgles fondamentales de son exgse allgorique et de son comportement devant l'Ecriture, telles qu'elles ressortent de sa pratique et de la thorie qu'il en a faite plusieurs reprises ? Il s'agit donc de faire sortir la thorie des textes et non de plier ceux-ci une thorie impose du dehors : les principes d'interprtation sont juger partir des textes, la lumire de critres historiques. Trop souvent en effet ils sont prsents comme des vidences de bon sens : en d'autres termes ils reproduisent les conceptions de ceux qui les emploient et ces dernires ne concordent pas ncessairement avec celles de l'poque laquelle elles sont ainsi appliques. Ou ils dcoulent d'une ide trop sommaire, tenant du slogan, de la priode dont il s'agit. Evidemment il n'y a pas les prouver, ce sont des postulats indiscutables ! L'hermneutique risque de devenir alors l'art de tirer d'un texte le contraire de ce qu'il dit. 1. Les chrtiens ne pouvaient faire ce que le droit civil ne comportait pas Tel est le plus important de ces principes : il se prsente sous des formes diverses dont certaines seront tudies sparment. Pour parler plus clairement : les chrtiens ne pouvaient admettre une sparation qui ne permt pas un nouveau mariage, car une telle institution tait inconnue du droit romain . Par consquent, chaque fois que les Pres parlent de sparation pour cause d'adultre sans mentionner la possibilit de secondes noces, ils la sousentendent certainement. Et leur conception de l'adultre devait tre ce qu'elle tait pour les Romains, ingale envers l'homme et envers la femme : nous reviendrons plus loin sur ce second point. Un tel principe est-il en accord avec les donnes historiques ? Il faut bien rpondre que non. Sur les points qui nous occupent les Pres s'opposent assez souvent aux dispositions du droit romain : en ce qui concerne divorce et remariage on peut voir des protestations semblables chez Justin, Athnagore, Grgoire de Nazianze, Jean Chrysostome, Ambroise, Chromace d'Aquile, Augustin. Pareillement Lactance, Grgoire de Nazianze, Astries d'Amase, Jean Chrysostome, Thodoret de Cyr, Zenon de Vrone, Ambroise, Jrme, Augustin, reprochent, et souvent en termes assez vifs, la lgislation civile l'ingalit de son attitude envers l'un et l'autre sexe sur la question de l'adultre. Une telle constatation devrait suffire disqualifier le principe invoqu. Par ailleurs le texte qui domine toute la thologie du mariage pour les Pres anciens, comme pour le Jsus des vangiles, est Gn 2, 22-24 ; c'est Dieu qui mne l'pouse l'poux, comme Eve

Adam, et qui scelle leur union, et c'est pourquoi cette dernire

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est indissoluble. Dieu intervient dans le mariage des chrtiens, qui de ce fait n'est plus pour eux, comme pour les Romains, un simple contrat bilatral dont la rupture par accord mutuel ne faisait aucune difficult : seule en effet la rpudiation, unilatrale, ncessitait pour eux une procdure. Cette conception chrtienne est dj nette la fin du II e sicle chez Tertullien, Ad Uxorem II, VIII, 6, et elle rvolutionne toute l'ide qu'on a du mariage : l'indissolubilit en est la consquence explicitement tire. Comment soutenir aprs cela que les chrtiens ne pouvaient avoir de la rpudiation une notion autre que celle du droit romain ? A notre rponse on oppose cependant deux objections principales. D'abord on s'tonne que, s'il en tait comme nous venons de le dire, les empereurs chrtiens aient conserv, avec de nombreuses restrictions, la possibilit d'un remariage, et on prtend mme, paradoxalement, qu'ils seraient de meilleurs tmoins de la pense de l'Eglise que les crivains ecclsiastiques de leur poque, presque tous, pourtant, des pasteurs et non de purs thoriciens. Mais aux IVe et Ve sicles l'empire n'tait pas peupl que de chrtiens et la lgislation impriale, jusqu'au compromis que Justinien, au VIe sicle, a impos la fois l'Eglise d'Orient et l'Etat, devait aussi rgir les paens. Malgr leur conviction que Gn 2, 24, insr dans le rcit de la cration, s'applique tous les hommes, mme aux paens, les Pres ne se sont en fait occups que de leurs ouailles : seul un concile africain a demand que l'indissolubilit fasse l'objet d'une loi impriale 3. Par ailleurs il est difficile de se prononcer sur l'authenticit de l'esprit chrtien de certains empereurs des IVe et Ve sicles. On a object aussi la situation qui aurait t celle de la femme spare qui le remariage serait interdit. On prtend qu'il lui aurait t impossible de vivre seule, car elle n'aurait eu aucune possibilit de travailler et de gagner sa vie. Quoi qu'il en soit de cette affirmation, qui parat exagre, telle tait aussi la condition des veuves, dont l'Eglise n'encourageait gure un second mariage cette affirmation n'est en gnral pas conteste, elle est mme plutt excessivement souligne ; c'tait aussi le cas des vierges, dont l'existence dans l'Eglise des II e -III e sicles, avant les dbuts du monachisme, est atteste par des documents multiples. Mais nous savons que les veuves dans le besoin taient secourues par la communaut et que les femmes rpudies taient pareillement assistes. En effet la Didascalie, dans sa traduction syriaque, mais aussi dans sa rlaboration grecque des Constitutions Apostoli3. Canon 8 du 11* concile de Carthage du 13 janvier 407, prsent aussi

comme le canon 17 du second concile de Mllve de 416.

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ques *, crit, propos des jeunes veuves, qui ne peuvent tre reues dans l'ordre ecclsiastique des veuves cause de leur ge, mais sont aides si elles sont dans l'indigence : S'il en est une, jeune, qui fut peu de temps avec son mari, et, son mari tant mort, ou pour une autre cause, se trouve de nouveau isole et demeure ainsi seule... . Toute femme prive du soutien d'un mari et se trouvant dans le besoin tait ainsi la charge de la communaut. Plus gnralement le principe que nous discutons ici dnie au christianisme le droit d'avoir une originalit quelconque par rapport aux institutions du temps. Pourquoi d'ailleurs s'en tenir l et se restreindre au mariage ? Est-il vraisemblable que, seule dans l'Empire, l'Eglise se soit oppose au culte imprial et ait manifest une telle intransigeance l'gard de la religion officielle ? Si elle avait accept sur le point du mariage les coutumes romaines, n'avaitelle pas plus de raisons de le faire quand le refus de sacrifier entranait la torture et la mort ? Ne faudrait-il pas en conclure que tout ce qui est dit des martyrs ne peut tre que faux ? A la limite le principe en question enlve au message chrtien toute possibilit d'originalit. 2. // n'y avait pas de lgislation chrtienne du mariage dans les premiers sicles Ce principe n'est qu'une variante du prcdent. On ne peut que l'accepter si l'on exige, pour qu'il y ait une loi sentie comme telle, l'existence d'un Corpus iuris canonici, rdig selon toutes les rgles de la science juridique actuelle. De mme si on veut que cette lgislation ait mis les chrtiens en conflit ouvert avec le droit romain, un conflit dont il ne reste pas de trace : mais, si la sparation selon les coutumes civiles permettait le remariage, elle ne l'imposait videmment pas et un chrtien qui ne se remariait pas n'tait pas en opposition avec les lois de l'empire. Que les chrtiens se soient soumis aux formes lgales du mariage romain, ou mme de la rpudiation, comme la femme dont parle la Seconde Apologie de Justin, cela est vident, mais importe peu, car ce n'est pas ce genre de lois dont parlent les Pres propos du mariage. Ils taient dans le mme cas que les catholiques d'aujourd'hui lorsqu'ils contractent un mariage civil avant le religieux ou lorsqu'ils demandent le divorce devant les tribunaux, sans l'intention de se remarier, cause des effets juridiques de ce divorce, qui n'est dans leur pense qu'une sparation. Les lois des chrtiens sont d'une autre nature que celles du droit romain et vont plus loin 4. Didaacalie, dit. NAU, p. 81; Constitutions Apostoliques III, 1-2, dit.

RTTNIT. trun T. n. 1S4-1SS.

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qu'elles. Que les chrtiens se marient selon les lois romaines ne les empche pas d'avoir aussi leurs lois, c'est--dire leur faon eux de vivre le mariage. Mais ils obissent la loi civile partout o elle n'est pas en opposition avec la loi de Dieu. En effet les chrtiens ont ds le dbut conscience d'obir des lois qui leur sont propres. Gn 2, 24, attribu Dieu lui-mme par Jsus selon Mt 19, 4-5, est considr comme une loi porte ds le dbut par le Crateur, antrieure celle que Mose en Dt 24, 1 a concde la duret de cur. Les vques qui ont permis une femme de se remarier du vivant de son mari ont agi ainsi, d'aprs Origne, contrairement la loi primitive rapporte par les Ecritures 5 . Dans leurs textes sur le divorce, les trois grands exgtes d'Antioche, Thodore de Mopsueste, Jean Chrysostome, Thodoret de Cyr, appellent continuellement Gn 2. 24, la loi du mariage . Ces lois de Dieu qui prescrivent l'indissolubilit, Jean Chrysostome ne craint pas de les opposer plusieurs reprises celles qui permettent divorce et remariage, les lois de ceux du dehors , c'est--dire des paens, expression d'autant plus dure que ces lois sont alors promulgues par des empereurs chrtiens. Jean applique les mmes mots l'galit ou ingalit des sexes devant l'adultre. Aussi, quand Athnagore, dans 5upplique 33, parle de la femme que nous avons pouse selon les lois fixes par nous , il n'est pas ncessaire de corriger ce nous en vous , comme font quelques traducteurs rcents, heureusement isols, sans qu'il y ait de variante textuelle et sans avertissement. Car les chrtiens des premiers sicles avaient conscience d'obir des lois qui leur taient propres, comme d'tre un peuple part, distinct des paens parmi lesquels ils vivaient : le mot grec paroikia (en latin paroecia ou parrochia), qu'ils appliquaient leurs communauts paroisses ou diocses selon la terminologie actuelle ne dsigne-t-il pas une colonie trangre vivant au milieu d'un autre peuple 6 ? Peut-on dire que ces lois n'avaient qu'un sens moral et qu'elles taient sans porte juridique, institutionnelle, au sein de la communaut ou en d'autres termes que celui qui y contrevenait en se remariant aprs divorce tait laiss sa propre conscience et n'tait pas l'objet de sanctions ecclsiales ? On peut se demander si cette distinction n'est pas anachronique, comme lorsqu'on l'applique Mt 19, 3-12 ou Me 10, 2-12. Pour soutenir pareille thse, il faut ignorer l'existence de la pnitence publique et sa rigueur, inconcevable pour un moderne. Un des principaux pchs lui tre soumis tait l'adultre : or constamment, ds Hermas,
5. Commentaire sw Matthieu XIV, 23 ; GCS X, p. 341, ligne 7. 6. Cf. Selon les lois... .

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Justin, Thophile, Clment, Tertullien, Origne, etc., celui qui se remarie aprs rpudiation et celui qui pouse une rpudie sont compris, comme ils le sont pour l'Evangile lui-mme, dans la catgorie des adultres. L'adultre est une faute qui affecte toute la vie de l'Eglise : il a une porte institutionnelle, donc juridique, qui dpasse la seule conscience du pcheur. 3. I I n'y avait pas de liturgie du mariage dans les premiers sicles Bien que cette question soit latrale notre recherche, elle est tellement lie la prcdente que nous devons la traiter. Il faut d'abord dissiper une confusion frquente. La forme religieuse du mariage n'a t rendue obligatoire en Occident que par le dcret Tametsi du Concile de Trente : en Orient elle l'a t beaucoup plus tt, en 895, par une Novelle de l'empereur Lon VI le Sage. Auparavant, dans l'Eglise latine, conformment la doctrine scolastique qui voit dans les conjoints les ministres du sacrement, la prsence du prtre n'tait pas considre comme ncessaire : il suffisait qu'un homme et une femme expriment leur accord, mme sans publicit, pour qu'ils soient rellement maris. C'est pour mettre fin au pril o, par suite du manque de publicit, ces mariages clandestins mettaient l'indissolubilit que le concile, pour assurer le caractre public de l'engagement, a rendu par une loi positive la forme religieuse ncessaire la validit. De ce que la crmonie religieuse n'tait pas obligatoire on conclut parfois un peu vite qu'elle n'existait pas, bien que Dom K. Ritzer ait pu consacrer un gros volume son volution pendant le premier millnaire de notre re 7 . Malheureusement Dom Ritzer a cru devoir liminer, par une exgse qui notre avis n'est pas justifie s , deux textes trs prcieux de Tertullien, qui, avec une courte allusion d'Ignace d'Antioche, donnent les seules informations qui subsistent sur les IIe et III e sicles. Ils montrent que l'Eglise s'occupait rellement des mariages de ses fidles, sans qu'on puisse dire cependant qu'une telle pratique ait t gnrale ou obligatoire. Ignace veut que le mariage se fasse avec l'avis de l'vque. Tertullien dit que les chrtiens le demandent (postulare) l'Eglise hirarchique qui y joue le rle du conciliator, c'est--dire, selon un sens courant du terme, de celui qui met en contact les futurs conjoints et arrange le mariage. De la crmonie sont men7. Formen, Rifen und religises Brauchtum der Eheschliessung in den christ" lichen Kirchen des ersten Jahrtausends. Liturgiewissenschaftiiche Quellen und Forschungen 38, Munster L W., 1962. En traduction franaise : Le mariage dans les Eglises chrtiennes : Du Ier au X I e sicle, coll. Lex Grandi, 45, Paris, 1970.
8 r'f n,v tsaeton lie TertutUen . . .

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donnes une oblatio, mot qui chez Tertullien dsigne le plus souvent l'eucharistie, mais peut aussi s'appliquer une prire non eucharistique, et une benedictio, souhait de bonheur formul par un homme il n'est pas dit expressment que ce soit un prtre au nom de Dieu. Des tmoignages plus nombreux concernent le IVe sicle9. On dit souvent que les chrtiens des premiers sicles se mariaient de la mme faon que les paens et l'on s'appuie sur une phrase de l'crit A Diognte qui ne parle pas de la crmonie des noces mais affirme que les chrtiens ont, comme les autres hommes, femme et enfants. Le fait que la liturgie du mariage, selon les attestations postrieures, ait conserv des traits venant des clbrations antiques, comme le couronnement ou la dextrarum iunctio, donne cependant une certaine vrit l'affirmation que nous venons de rapporter. Mais on s'imagine que les noces des anciens Romains taient une sorte de mariage civil et laque comme celui qu'institua la Rvolution franaise : c'est encore un anachronisme. Il s'agissait d'une crmonie familiale et religieuse avec des prires et sacrifices aux dieux. Est-il concevable que les chrtiens des premiers sicles, si intransigeants l'gard de tout ce qui pouvait ressembler une participation aux cultes idoltriques, n'aient pas eu l'ide de remplacer ces prires ou sacrifices par la prire chrtienne ? Mme si nous n'avions pas le tmoignage de Tertullien ou s'il ne fallait pas lui accorder de crance, la seule affirmation que les chrtiens se mariaient comme les paens suppose que la clbration des noces comportait une crmonie religieuse et, comme on ne peut pas penser que les chrtiens aient adress des prires ou sacrifi aux dieux du paganisme, on est bien forc d'y voir l'amorce d'une liturgie chrtienne. Cela ne suppose pas ncessairement la prsence d'un clerc, mais l'Eglise n'est pas seulement prsente l o se trouvent l'vque ou le prtre. De toute faon l'Eglise des premiers sicles ne s'est pas dsintresse du mariage, ni d'un point de vue juridique, ni d'un point de vue liturgique, ni non plus d'un point de vue thologique, car partir de Clment et de Tertullien la plupart des Pres ont rflchi son sujet, parfois de faon originale. 4. Quand les Pres parlent de rupture du mariage par l'adultre, ils entendent, comme le droit romain, permettre le remariage Cette expression, ou d'autres quivalentes, sont en effet employes par les Pres, car ceux-ci ne permettent pas de poursuivre 9. Cf. Le mariage des chrtiens..,

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la vie commune avec un conjoint install dans l'adultre. Il semble naturel de projeter sur ces termes le sens habituel des juristes ou canonistes modernes et d'y voir une rupture du lien conjugal qui rende possible un second mariage. Mais en ralit, si Tertullien, Origne, Astrios d'Amase, Apollinaire de Laodice, Jean Chrysostome, Thodoret de Cyr, Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, l'Opus Imperfectum in Matthaeum usent des expressions en question, ils s'opposent, et parfois dans les mmes textes, au remariage. Augustin lui-mme, dont le refus des secondes noces aprs divorce n'est contest par personne, voit dans la fornication l'unique cause de dissolution (solutionis) des unions 10. Il emploie donc le mme vocabulaire que les autres, n'entendant par l, comme les autres, que la rupture ncessaire ou permise de la vie commune. Dire qu'ils devaient permettre le remariage car tel tait le sens reu dans leurs milieux, c'est, comme on l'a dit plus haut, refuser a priori au christianisme d'avoir une originalit dans ce domaine et ne pas tenir compte des textes, tant scripturaires que patristiques ". Le mariage en effet est dli par l'adultre, qui en est luimme une rupture, et la communaut de vie n'est plus possible : mais par ailleurs la femme est lie son mari tant qu'il vit (1 Co 7. 39). Dira-t-on que si la femme est lie son mari, le mari ne l'est pas sa femme ? Cette affirmation, compatible, on va le voir, avec la conception juive et grco-romaine de l'adultre, n'est pas acceptable pour les chrtiens ds lors que Paul, en 1 Co 7, 4, reconnat chacun des deux conjoints le mme droit sur le corps de l'autre, et qu'il est suivi en cela par la grande majorit des crivains ecclsiastiques primitifs. S'il est question plus souvent du lien qui joint la femme son mari que de celui qui unit le mari sa femme, l'attestation de ce second lien se rencontre cependant, par exemple dans l'Homlie V de Chrysostome sur la Premire aux Thessaloniciens. o elle est prsente avec vigueur12. D'ailleurs, si un mari pouvait avoir deux femmes lies lui tant qu'il vit , il faudrait admettre que l'Eglise primitive a accept la bigamie simultane : or il n'y a pas la moindre trace d'une pareille acceptation, bien au contraire. Pour continuer voir dans la rupture ou dissolution du mariage par l'adultre la permission d'un remariage, on dclare que les Pres devaient prendre ces mots selon le sens technique qu'ils avaient dans le droit romain. A cela il n'est pas difficile de rpondre. D'abord on peut se demander s'il n'est pas anachronique
10. De Sermone Domini in monte I, 16 (50). 11. Cf. L'Eglise primitive..., p. 76-77, 363-366.

12. PG 62, 425.

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de projeter dans l'antiquit notre notion actuelle de signification technique, et si les rares emplois de ces mots dans des textes juridiques antrieurs Justinien permettent de leur appliquer cette qualification. Et surtout quiconque a l'habitude des textes patristiques sait que d'une part les Pres grecs ne respectent jamais compltement la signification prtendument technique des termes philosophiques qu'ils utilisent, les adaptant constamment leur propos chrtien, et que d'autre part les Pres latins font de mme avec ceux du droit romain. C'est de telles conclusions qu'aboutissent par exemple les tudes de mots faites sur celui des crivains ecclsiastiques occidentaux qui a t le plus marqu par sa formation juridique et l'a le plus exploite, Tertullien ". La mme objection a t faite l'emploi de apoluein dans Mt 5. 32 et 19, 9 et dans Me 10, 11-12 : on a dit en effet que les judo-chrtiens de Matthieu et les grco-romains de Marc ne pouvaient comprendre ce mot que d'une rpudiation suivie de remariage. C'est oublier que les vanglistes crivaient pour des chrtiens et que ces derniers avaient dj reu avec la catchse l'enseignement sur l'indissolubilit que manifestent les ptres pauliniennes : ils taient donc capables de dpouiller ce mot, dont le sens strict est d'ailleurs seulement dlier, renvoyer, d'une consquence qu'il n'exprime pas directement, mme si elle lui tait jointe par le milieu ambiant. 5. L'exception de l'incise porte aussi sur le remariage Si, comme nous venons de le rappeler, de nombreux crivains des premiers sicles voient dans l'incise de Mt 5, 32 et 19, 9 une exception l'interdiction de la rpudiation pour mieux dire : si leurs yeux l'adultre a dj bris la communaut de vie, un mnage trois n'tant pas compatible avec la saintet du mariage , seul l'inconnu dsign depuis Erasme sous le nom d'Ambrosiaster ou de Pseudo-Ambroise tend cette exception l'interdiction des secondes noces. Tel est le fait brutal auquel on essaie d'chapper, mais en vain. Pour soutenir que la position de l'Ambrosiaster est partage par d'autres, on dclare que les textes qui traitent de la rpudiation sans accepter le remariage ou qui parlent des versets matthens sans faire allusion aux incises ne sont pas significatifs : ainsi sont limins une partie des textes opposs la thse. Mais si les crivains en cause n'ont pas mentionn les incises, ce peut tre parce qu'elles ne leur paraissent pas entraner une exception quant l'interdiction d'un second mariage. Comment expliquer que si les 13. Cf. Le remariage aprs sparation pour adultre selon les Pres latins,

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Pres estimaient le remariage permis dans ce cas, ils ne l'aient jamais dit clairement (sauf l'Ambrosiaster) et qu'il faille pour en tirer cette assertion un dploiement de subtilits mettant en uvre des principes d'interprtation dont nous montrons le caractre artificiel ? On a compar les Pres un prtre d'aujourd'hui qui, dans ses catchses, ses homlies, et en particulier dans les sermons de mariage, parle de l'indissolubilit sans prouver la ncessit de mentionner les privilges paulin ou ptrinien, ou les dclarations de nullit. La comparaison ne vaut gure, car si ce prtre faisait un expos concernant les cas que nous venons d'numrer, il ne manquerait pas de dire qu'ils permettent non seulement la sparation mais encore le remariage. Comment donc se fait-il que, quand les Pres des premiers sicles traitent expressment de la sparation permise ou obligatoire en cas d'adultre, aucun, une exception prs, ne mentionne la possibilit du remariage, alors qu'ils affirment si fortement ailleurs le refus de tout remariage ? La mthode qui consiste ne tenir compte que des textes qui parlent de l'exception des incises serait inattaquable, si l'autorisation du second mariage tait aussi explicite que celle de la rpudiation : or elle ne l'est que chez l'Ambrosiaster. Il y a donc, d'une part, nombre de dclarations parfaitement claires qui interdisent aux conjoints sparation et remariage : d'autre part, des textes qui, se rfrant aux incises matthennes, permettent ou rendent ncessaire la sparation en cas d'adultre. Parmi ces derniers textes seul celui de l'Ambrosiaster dit clairement que le conjoint ainsi spar peut contracter de nouvelles noces. Les autres soit disent le contraire d'Hermas Augustin il existe assez de passages refusant le remariage aprs une sparation pour adultre pour contrebalancer l'Ambrosiaster , soit n'en parlent pas, et on ne peut le leur faire dire qu'en usant de principes d'interprtation inacceptables et en ne tenant pas compte de leurs affirmations gnrales. Il faut en conclure que si le cas d'adultre constitue une exception l'interdiction de rpudier, il n'en est pas de mme par rapport l'interdiction de se remarier. En bonne logique une loi gnrale s'tend tout le domaine qu'elle dfinit. Si une exception lui est apporte, elle doit tre entendue au sens strict, c'est--dire qu'en dehors du terrain circonscrit par l'exception tout le reste appartient la loi gnrale. Ici la loi gnrale refuse sparation et remariage, l'exception permet la sparation dans le cas d'adultre : il n'est donc pas conforme la logique de l'tendre l'autorisation du remariage. Pour

employer un langage moins formel et plus thologique, conforme la pense des Pres, Dieu a joint les poux par l'acte initial de

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leur mariage, rptition de celui par lequel il a uni au dbut Eve Adam. Ce lien n'est pas une invention d'Augustin ni des canonistes mdivaux. Les thologiens de l'Ecole d'Antioche, Thodore de Mopsueste par exemple, en ont donn avant Augustin des formulations quivalentes qui ne laissent rien dsirer. Et c'est pourquoi le nouveau mariage est constamment qualifi d'adultre. 6. Les Pres lisaient en Mt 19,9 la permission du nouveau mariage Si on retourne ce verset, en entendant porneia de l'adultre selon l'interprtation unanime des Pres, on lui fait dire ce qui suit : si quelqu'un renvoie sa femme, dans le cas o elle est adultre, et se remarie, il n'est pas adultre. Mt 5, 32, pareillement retourn, ne s'exprime pas de mme : si quelqu'un renvoie sa femme, dans le cas o elle est adultre, il n'est pas responsable de l'adultre qu'elle commettra si elle se remarie. Ce principe d'interprtation a donc premire vue une apparence d'authenticit. Mais ce n'est qu'une apparence. En effet la recherche que nous avons publie sur Le texte patristique de Matthieu V. 32 et X I X , 9 montre : que tous les Pres antnicens, antrieurs tous les manuscrits actuellement conservs, donc seuls tmoins du texte pour leur poque, lisent Mt 19, 9 sous la forme de Mt 5, 32 ; que tous les Pres grecs jusqu'au dbut du Ve sicle font de mme, sauf une des nombreuses citations du Chrysostome o l'on peut souponner une correction de copiste ; que la leon actuelle de Mt 19, 9 se manifeste seulement en Occident partir d'Hilaire de Poitiers, o elle est sous-jacente ses difficults, et que les Pres latins d'Hilaire Augustin citent ce verset sous l'une ou l'autre forme. La tradition manuscrite est loin d'tre unanime, car le Vaticanus graecus 1209, le plus ancien de nos manuscrits grecs de la Bible, et une importante minorit de ceux qui sont actuellement conservs, citent aussi Mt 19, 9 sous la forme de 5. 32. On voit les doutes qui psent sur l'actuel textus receptus de Mt 19,9. En tout cas le principe d'interprtation que nous venons de formuler perd la plus grande partie de sa force : comment la plupart des Pres auraient-ils pu lire en Mt 19. 9 la permission du second mariage aprs une rpudiation pour adultre, alors que le texte qu'ils lisaient tait une rptition de Mt 5, 32, qui ne la comporte pas ? Quant ceux, parmi les Latins, qui lisent Mt 19,9 sous sa forme actuelle, les uns, comme Pelage, ne peroivent pas la difficult et continuent de refuser tout nouveau mariage, les autres, comme Hilaire et Augustin, restent dans l'embarras, car ce texte ne leur parat pas concorder avec la tradition qu'ils ont reue,
ni' waf l'ancamkia Aa 1a flAn'i^fio A/7l' 10 1^1'5 r,,'. Jl a>* ._>.-4.

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En ce qui concerne celle-ci, ils sont en effet d'assez bons exgtes pour percevoir la contradiction. Contradiction d'abord entre le v. 9 et ce qui le prcde : devant les Pharisiens qui lui demandent s'il est de l'avis du laxiste Hillel n'importe quelle cause peut motiver la rpudiation contre le rigoriste Schamma une faute grave contre la fidlit est exige , Jsus, s'appuyant sur la loi primitive de Dieu en Gn 2, 24 et qualifiant de concession la duret de cur l'autorisation mosaque de Dt 24, 1, rtablit la loi divine originelle, supprime toute possibilit de rpudiation, et par l l'objet mme de la querelle entre les deux rabbins. Contradiction encore avec ce qui suit : si Jsus, comme le veut l'interprtation du texte actuel que nous avons signal, se ralliait simplement, au v. 9, l'opinion de Schamma, on ne comprendrait pas le mouvement de panique des aptres, qui suppose de la part de leur matre une exigence absolument inoue. Et Mt 19, 12, le verset sur les trois sortes d'eunuques, est li troitement la pricope par une particule claire gai. Sans prjudice d'une signification plus gnrale, il a donc un sens dans la pricope, un sens qui semble bien tre le suivant : le mari qui a d se sparer d'une pouse adultre doit rester clibataire pour le royaume des cieux. Tout cela montre combien est peu vraisemblable le principe d'interprtation que nous discutons ". 7. L'Eglise ne pouvait pas obliger les spars la continence Une telle exigence est en effet juge impossible et inhumaine : on estime en consquence que, puisque les Pres obligeaient l'innocent se sparer du coupable, ils devaient ncessairement lui permettre un nouveau mariage, bien qu'ils ne le disent pas. Puisque nous parlons d'innocent et de coupable, remarquons d'abord que l'interdiction du nouveau mariage n'est pas considre dans les premiers sicles comme une pnalit qui frapperait le coupable et qu'il serait injuste d'appliquer l'innocent. Il ne faut pas confondre pnible et pnal. Cette interdiction est seulement la consquence du fait que seul le premier mariage a valeur devant Dieu et qu'un second mariage du vivant du conjoint serait adultre. En ce qui concerne l'obligation la continence, l'Eglise primitive ne partageait pas l'gard du caractre indispensable et irrpressible des relations sexuelles les opinions de nos contemporains. Cela est montr par deux exigences institutionnelles suffisamment attestes. A la fin du IVe sicle, des dcrtales des papes Damase, Sirice et Innocent imposent aux vques, prtres et diacres, maris au moment de leur ordination, de vivre avec leur pouse dans
14. Cf. Le texte patrtstique... De mme A propos du Concile d'Arles..., 28-31, et Le remariage aprs sparation,,., 190-194,

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la continence complte. En Orient cette poque il n'y a pas de mesures juridiques semblables, mais la mentalit est la mme : Epiphane dclare qu'un clerc mari doit vivre dans la continence, bien qu'il sache que ce n'est pas toujours le cas 15 ; quand Synsios de Cyrne est lu par le peuple mtropolite de Ptolmas en Cyrnaque, il sait qu'il devra se sparer de son pouse16. Pareillement plusieurs textes occidentaux partir du IVe sicle montrent que celui qui avait t soumis la pnitence publique devait garder la chastet complte jusqu' la fin de sa vie. Quelque discutables que puissent paratre de telles mesures, elles tmoignent combien peu est justifi le principe d'interprtation dont il s'agit. 8. Un mariage pourrait tre adultre sans tre invalide Cela a t soutenu propos d'Origne et de Basile, dont les textes ont t lus seulement en partie. Dans un passage fameux Origne mentionne que des vques, agissant, souligne-t-il trois fois, contre la volont de l'Ecriture, ont permis une femme un remariage du vivant de son mari 1T. Il revient sur ce cas la fin du paragraphe suivant 18 , mais on ne le remarque pas habituellement : De mme que la femme est adultre, bien qu'apparemment elle soit unie un homme du vivant de son premier poux, de mme l'homme qui pouse apparemment une rpudie ne se marie pas. selon la rponse de Notre Seigneur : il commet seulement un adultre . Cette phrase est on ne peut plus claire : non seulement l'union de la femme spare est un adultre, mais ce n'est qu'un mariage apparent (dit deux fois) qui n'est pas rellement un mariage. Il y a donc bien entre poux lgitimes un lien scell par Dieu ; ce lien fait le mariage et il n'existe pas dans l'union adultre d'une femme spare avec un autre homme. On a voulu lire dans les lettres canoniques de Basile de Csare que ceux qui ont contract un mariage interdit parce qu'adultre sont soumis la pnitence publique, sans que pour cela leur union soit considre comme invalide : une fois la pnitence accomplie on les laissera mener en paix leur vie conjugale. Le fondement de cette explication est le canon 26 de la seconde Lettre Canonique (Lettre 199). Mais on oublie d'en rapporter la premire phrase : La fornication n'est pas le mariage ni mme le dbut du mariage. Ainsi s'il est possible de sparer ceux qui se sont unis dans la fornication, c'est le meilleur. Mais s'ils prfrent de toute faon la cohabitation, qu'ils subissent d'abord la peine de la forni15. Panarion 59, 4, 1-7 : GCS I I , 367-368. 16. Lettre 107 : PG 66, 1485 A.

17. Commentaire sur Matthieu XIV, 23 ! GCS X, p. 340, ligne 25. 18. Ibid. XIV, 24 i p. 344. ligne 31.

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cation, puis qu'on les laisse en paix, de peur qu'il ne se produise quelque chose de pire . On laisse donc en paix les fornicateurs, la pnitence faite, pour viter un plus grand mal, mais leur fornication ne cesse pas d'tre fornication et n'en devient pas mariage : elle n'en est pas justifie pour autant. Le second mariage aprs divorce est-il compris sous le mot fornication, porneia ? C'est lui que tous les Pres entendent par adultre quand ils le trouvent en Mt 19, 9 et 5, 32. L'adultre, moicheia, est une espce du genre fornication, porneia. L'usage que saint Basile fait de ces deux mots pour le remariage aprs rpudiation est variable : tantt il emploie moicheia ainsi au canon 77 , tantt il considre comme une simple porneia la faute d'un homme mari avec une fille non marie canon 21. On en verra l'explication dans le paragraphe suivant sur l'galit ou ingalit des sexes. De toute faon une union adultre, ou une fornication, ne peut pas devenir mariage par l'usage : car, si elle est adultre, c'est qu'elle viole un lien scell par Dieu, et qui subsiste mme quand il a t viol. 9. L'ingalit des sexes du monde juif ou grco-romain se retrouve chez les crivains chrtiens primitifs Bien des auteurs contemporains gnralisent la position singulire de l'Ambrosiaster, qui permet le remariage l'homme spar de son pouse adultre en le refusant la femme qui se trouve dans les mmes conditions. Par l ils se mettent en contradiction sans s'en douter avec le plus important des principes d'interprtation pris comme objet de notre examen : si les chrtiens ne pouvaient faire ce que le droit civil ne faisait pas, on ne voit pas pourquoi ils auraient interdit le remariage la femme en le permettant l'homme, alors que la lgislation romaine ne faisait pas de difficult l'accorder l'une comme l'autre. Et lorsque ces auteurs veulent prouver l'attitude ingale de l'Eglise l'gard de l'homme et de la femme en matire de rpudiation et d'adultre, ils se contentent de citer quelques-uns des canons o Basile nonce la coutume cappadocienne, tout en se rendant compte d'une certaine discordance entre elle et l'Evangile. Ce faisant ils jouent de malheur : sur ce point l'Ambrosiaster et Basile sont les seules exceptions qui existent parmi les crivains chrtiens des premiers sicles, et ils ont contre eux la masse des autres. Les explications qui vont suivre ncessitent quelques distinctions pralables. Autre chose est de professer l'galit ou ingalit des poux devant les droits fondamentaux du mariage, tels qu'ils se manifestent dans les questions de rpudiation ou d'adultre, autre chose de voir ou non dans le mari le chef du mnage : seul le

premier point retient ici notre attention. En outre il ne s'agit pas

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de la libert de fait dont la femme a pu jouir dans certains milieux riches de l'Empire, mais des droits que la loi reconnaissait chaque sexe. Or en matire d'adultre les femmes taient l'objet d'une discrimination lgale par rapport aux hommes, tant en milieu juif qu'en milieu grco-romain. Un homme mari n'tait pas considr comme adultre quand il se permettait des aventures avec une fille non marie : il ne lsait aucun droit de sa femme, car celle-ci en ce domaine n'avait pas de droit sur lui. Il n'tait adultre que si sa matresse tait marie, car il transgressait alors les droits d'un autre. Au contraire la femme marie tait adultre chaque fois qu'elle avait rapport avec un autre homme, mari ou non, car son mari avait des droits sur elle et elle les violait. Et en matire de rpudiation l'ingalit des sexes tait plus grande en milieu juif, o seul le mari pouvait rpudier, qu'en milieu romain, o la femme pouvait habituellement en prendre l'initiative aussi bien que l'homme. Quand Paul crit en / Co 7', 3-4 : Que le mari rende la femme ce qu'il lui doit, de mme la femme son mari. Ce n'est pas la femme qui a pouvoir sur son corps, mais le mari ; de mme ce n'est pas le mari qui a pouvoir sur son corps, mais la femme , il opre une vritable rvolution par rapport aux lgislations qui l'entourent, car il reconnat la femme sur son mari le mme droit que le mari a sur la femme. Il doit s'ensuivre une conception plus quitable de l'adultre : l'homme mari qui a rapport avec une fille non marie sera adultre lui aussi, car il viole le droit que sa femme a sur lui. Par ailleurs la sparation par suite d'adultre, telle qu'elle dcoule de Mt 5, 32 et 19. 9, doit s'imposer en ce cas aussi bien que dans l'autre. En dehors des deux exceptions mentionnes plus haut (l'Ambrosiaster et Basile), les Pres des premiers sicles restent fidles la conception paulinienne en matire d'adultre. Lactance, Grgoire de Nazianze, Astrios d'Amase, Jean Chrysostome, Thodoret de Cyr, Augustin, Zenon de Vrone, Ambroise, Jrme, reprochent vivement au droit romain l'iniquit de ses jugements et les trois derniers rptent peu prs dans les mmes termes : Ce qui n'est pas permis aux femmes ne l'est pas non plus aux maris . L'galit devant l'adultre est pareillement voulue par Hermas, Justin, Thophile d'Antioche, Clment, Origne, Tertullien, Novatien et le pape Innocent. Quand il s'agit de sparation pour adultre, l'galit est nette chez Hermas, Justin, Tertullien, Lactance, Grgoire de Nazianze, Astrios d'Amase, Thodoret de Cyr, le pape Innocent, Jrme : elle constitue pour Augustin un principe fondamental qui joue un rle dominant dans ses jugements. Elle est atteste moins clairement par Clment, Origne,
^Bfi4la ^'Anrirrft &nn11^nB4wa Ta4r1nrA A Oilua Taavi ^.^nwaf\a^f\m

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l'Opus Imperfectum in Matthaeum : on la trouve parfois affirme par eux, ils n'y sont donc pas opposs, mais ils envisagent habituellement la question comme le font les deux versets matthens, c'est--dire en attribuant la femme l'adultre, l'homme l'initiative de la rpudiation. Certains de ceux qui obligent l'homme renvoyer l'pouse infidle laissent plus de libert la femme dans le renvoi du mari adultre, en partie pour des raisons touchant, comme chez le pape Innocent, la psychologie fminine du temps. Sans perdre de vue le fait que l'galit des sexes est envisage ici sur un domaine isol, celui des droits fondamentaux du mariage, on ne peut parler sans nuance de la misogynie des Pres. Il serait injuste de les juger partir de nos conceptions actuelles. En fait la littrature patristique manifeste, la suite du Nouveau Testament, un net progrs sur les habitudes juridiques du judasme et du droit romain. 10. La mentalit populaire tait en faveur du remariage aprs divorce Pour le montrer on fait tat des aventures conjugales d'une dame de l'aristocratie romaine, Fabiola, racontes par Jrme dans la Lettre 77 Oceanus ; mais on ne remarque pas qu'en soulignant le grave scandale qu'elle a caus parmi les chrtiens de Rome ce rcit donne des raisons plus fortes de penser le contraire. On invoque aussi le De Coniugiis adulterinis d'Augustin, rponse aux objections d'un certain Pollentius cens reprsenter cette mentalit populaire, sans voir que ces objections s'opposent, non des coutumes inaugures par Augustin, mais la pratique habituelle de l'Eglise d'Afrique. On attribue Pollentius, sans aucun appui dans le texte, la dignit piscopale, pour en faire un chef d'Eglise et corroborer ainsi l'affirmation plusieurs fois rpte que Jrme et Augustin sont l'origine de la discipline en vigueur dans l'Eglise d'Occident, alors que pareille discipline est dj manifeste Rome par Hermas au milieu du II e sicle et fortifie par bien des tmoignages qui s'chelonnent entre Hermas et Augustin. En revanche on ne parle pas des textes qui rapportent explicitement l'attachement des fidles l'indissolubilit, comme la lettre du pape Sirice Himre de Tarragone.

II. RFLEXIONS SUR QUELQUES COMPORTEMENTS

L'emploi de principes d'interprtation projets du dehors, a priori, sur les textes, n'est pas le seul procd qui, aux yeux de l'historien, fasse nerdre divers essais une bonne oart de leur crdibilit.

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II faut examiner aussi de faon plus gnrale quelques comportements de mthode qui paraissent regrettables. 1. On reprend la question zro Certains auteurs reprennent la question zro . Ils ne tiennent gure compte, ft-ce pour les discuter et rfuter, des analyses de textes dj faites par d'autres, mais ils exposent de but en blanc leurs propres interprtations. Ils pensent ainsi porter sur le problme un regard neuf, non obscurci par les prjugs de leurs prdcesseurs, sans penser qu'il le sera peut-tre par leurs prjugs ou leur mentalit eux, qui sont, puisqu'aucun effort n'est fourni pour pntrer dans l'esprit des crivains anciens, les prjugs et la mentalit de leur milieu et de leur temps. Or, ne pas discuter ce que les autres ont dit, ou ne le faire que de la manire la plus gnrale sans entrer vraiment dans leurs raisons, sans mener une discussion digne de ce nom, c'est s'en dbarrasser du mme coup. Mais n'est-ce pas l un aveu ? N'est-ce pas le signe qu'on n'est pas capable d'affronter les objections dj faites aux thses qu'on reprend car le regard neuf n'est jamais vraiment neuf et qu'on prfre passer ces difficults sous silence ? Les a-t-on d'ailleurs rellement lues, et comment ? Une telle attitude transforme le travail historique en un dialogue de sourds, personne ne prenant en considration les raisons de ceux qui ont un avis oppos. 2. Les conclusions gratuites On pourrait en citer bien des exemples. De ce qu'Origne paraisse blmer les vques qui ont permis le remariage une femme du vivant de son mari d'aucuns nous accordent en effet qu'en l'occurrence il s'agit d'un blme , on infre qu'il n'aurait pas formul un tel jugement s'il s'tait agi du remariage d'un homme du vivant de sa femme. Qu'est-ce qui permet une telle conclusion ? Un principe d'interprtation en contradiction avec la majorit des tmoignages. Bien qu'Origne prsente ce cas comme exceptionnel, on en fait, par une extension sans fondement, le dbut d'une pratique nouvelle qui va se rpandre partout, diffrente de celle qui est atteste par Hermas, comme si un cas rsolu ainsi dans un coin perdu de Palestine faisait jurisprudence dans toute l'Eglise. Ou bien, aprs avoir voulu montrer que Justin et Athnagore condamnent, malgr l'autorisation paulinienne, tout nouveau mariage aprs veuvage une analyse serre de leurs textes rend cette conclusion assez discutable , on tend ce jugement, sans

crier gare, tous les crivains du II e sicle et du dbut du III*,

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pour discrditer du mme coup celui qu'ils portent sur le second mariage aprs divorce. Ce genre de gnralisation, partir d'un texte qui est muet sur le point en question, est assez frquent.
3. Les cercles vicieux

Chaque fois qu'un crivain ancien parle de sparation en cas d'adultre, on dclare qu'il entend permettre le remariage du mari innocent, se donnant ainsi ds le dbut ce qu'il s'agirait de dmontrer, toujours au nom d'un principe d'interprtation . Etonnons-nous alors si le raisonnement aboutit cette conclusion, puisqu'on l'a pose ds le dbut au titre d'une interprtation qui ne sort pas des faits, mais leur est impose du dehors, ou comme une vidence qu'on se dispense de justifier. 4. Les hypothses de travail Dans la plupart des cas qui nous occupent, une hypothse de travail est en ralit une thse prconue qui guide la recherche : cette dernire consiste montrer que les faits justifient l'hypothse. Si vous objectez que celle-ci n'est pratiquement jamais mentionne par les crivains tudis, l'auteur voit dans ce silence une preuve de son authenticit : si ces crivains n'en disent mot, c'est qu'ils l'acceptaient naturellement sans en avoir conscience. Malheureusement cette manire de procder dispense trop facilement du travail considrable que demande une tude historique. Seuls sont mentionns les textes qui peuvent tre tirs l'appui de l'hypothse les autres tant passs sous silence ; leur sens est fix d'autorit, sans examen du contexte proche ou lointain, qu'il soit littral, littraire ou historique, sans considration des habitudes de l'crivain tudi : une telle recherche pourrait mener des conclusions en sens inverse. Ainsi l'hypothse est prouve peu de frais. L'usage d'une hypothse de travail supposerait que, lorsqu'on trouve des faits qui la contredisent, on ne les laisse pas de ct, ou qu'on ne les prive pas de toute signification par des interprtations minimisantes, des subtilits sophistiques, des arguments e silentio ou des explications qui n'ont pas de support dans le passage et mme parfois lui font dire le contraire de ce qu'il dit. De tels procds permettent de prouver n'importe quoi avec n'importe quoi et aucune donne historique ne peut rsister un pareil traitement. Si on ne peut rsoudre de faon normale les difficults que les textes posent, il faut avoir le courage d'abandonner son hypothse de travail et essayer de saisir la conclusion qui sort

directement des textes.

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Est-il possible, dira-t-on, d'entreprendre un travail historique sans avoir dans l'esprit une prconception, une Vorverstndnis, au moins inconsciente, qui oriente la recherche ? N'est-il pas prfrable que d'inconsciente elle devienne consciente et prenne la forme d'une hypothse de travail ? L' objectivit de l'historien ne serait-elle pas un leurre ? Ne vaudrait-il pas mieux abandonner le dsir, impossible raliser, de parvenir - une vrit historique conue la manire scolastique comme une adaequatio intellectus et rei, alors que tant de circonstances sparent l'historien de l'crivain ou des faits tudis ? Ne vaut-il pas mieux prendre son parti de cette impossibilit et se rsigner dbarrasser l'histoire d'ambitions irralisables ? Elle ne serait plus alors que le sens que l'historien donne lui-mme des crits ou vnements passs, partir de sa mentalit propre et de celle de son temps. L'objection, certes, est de taille et la rponse dlicate. Il serait prfrable de ne pas employer dans cette discussion le mot trop ambigu d'objectivit. Car si l'ambition que nourrit l'historien de parvenir une certaine vrit doit avoir sa base un travail considrable portant sur un matriel objectif, au sens tymologique, c'est--dire qui appartient l'ordre de l'objet, elle veut aboutir une sorte de concidence subjective, une concidence de mentalit entre l'historien et les crivains ou personnages tudis : le mot subjectif ne signifie pas ici imaginaire ou fantaisiste, mais appartenant l'ordre du sujet. Que ce dsir ne puisse se raliser de faon parfaite, c'est trop clair : l'historien est un autre homme que celui qu'il tudie, il vit une autre poque, il participe d'autres mentalits. Mais cela ne veut pas dire que ce dsir soit absolument irralisable, qu'il ne puisse se raliser en tendance par une approche plus ou moins grande de la concidence dont nous venons de parler. En tout cas, si l'historien se rsigne abandonner cet idal, donner consciemment son sens lui et celui de son poque des vnements ou personnages passs, il n'est plus un historien, car l'histoire est justement constitue par cet effort pour rejoindre le pass. Pour prendre un exemple, il ne faudrait pas confondre la philosophie avec l'histoire de la philosophie, la thologie avec l'histoire de la thologie, et de mme pour bien des sciences. Le philosophe tudie les auteurs antrieurs dans un autre but que l'historien : il y cherche un stimulant sa propre rflexion, il utilise dans ce but ce qu'ont dit les philosophes du pass, mais c'est sa propre pense qu'il prcise, sa propre synthse qu'il effectue. Au contraire l'historien de la philosophie essaie de retrouver la pense, la synthse, la mentalit de l'auteur tudi. Mutatis mutandis, on peut parler de mme du thologien et de l'historien de la thologie. L'tude

de l'Ecriture et de la tradition sont, certes, partie essentielle de

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la tche du thologien, mais le but de ce dernier c'est l'application du message du Christ, transmis par l'Eglise, aux hommes de son temps. Tel n'est pas d'abord celui de l'historien de la thologie : un trop grand dsir de s'adapter aux besoins de son poque mettrait en danger l'authenticit de son uvre et lui terait par le fait mme l'intrt que celle-ci peut avoir pour ses contemporains, celui d'un enrichissement et d'un dpaysement salutaires. On peut craindre que les auteurs dont nous nous occupons, plus thologiens ou canonistes qu'historiens, n'aient pas peru cette exigence, au risque de faire uvre inutile ou mme nuisible. 5. Les arguments e silentio Certains crivains anciens essaient d'empcher la femme spare de se remarier, mais, dans le texte tudi, ils ne parlent pas de l'homme divorc : ils acceptent donc le mariage de l'homme en pareil cas. Ceux qui raisonnent ainsi ne se demandent pas s'il n'y a pas d'autres textes du mme crivain qui interdisent le remariage l'homme divorc, si on ne trouve pas sous sa plume d'affirmation nette de l'galit des sexes en ce qui regarde les droits fondamentaux du mariage ; enfin si le contexte dans lequel une telle interdiction est porte n'explique pas son caractre apparemment unilatral. Autre exemple. Tel crivain ancien ne dit jamais que le second mariage aprs divorce est autoris, mais il devait certainement le penser. Pourquoi ? Parce qu'il est exgte et n'affronte jamais le difficile problme pos par Mt 19,9. Il devait donc lui donner le sens qui parat le plus naturel l'auteur moderne en question. Mais une tude de ses citations montre qu'il ne connat pas le verset sous la forme actuellement reue : c'est pour lui une rptition de Mt 5, 32, qui ne suggre pas les mmes conclusions. La difficult propre aux arguments e silentio, c'est qu'ils prsentent une bonne dose d'arbitraire : le critique juge un texte suivant la logique qui lui est propre, sans se mettre dans la mentalit de l'auteur tudi, sans tenir compte de ses intentions et des problmes qui l'intressent, ainsi que des instruments de travail sa disposition. Ce genre d'argumentation peut bien souvent tre retourn en sens inverse : tout dpend de la mentalit de celui qui l'emploie. Dans certains textes l'interdiction du remariage n'est pas mentionne : l'un dira que le remariage tait donc accept, l'autre que ce refus tait assez clair l'Eglise du temps pour qu'on ne se croie pas forc de le rpter tout instant. Un travail reposant sur ce genre d'arguments risque donc d'tre parfaitement

arbitraire, car il projette sur les Pres anciens une mentalit qui

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est celle de l'auteur moderne, sans se mettre en peine de chercher quelle tait la leur. 6. La prfrence donne l'allusion obscure sur l'affirmation claire Faute d'affirmation explicite de l'acceptation d'un remariage aprs divorce car il n'y en a pas d'autre que celle de l'Am" brosiaster 19 , il faut bien se rabattre sur de prtendues allusions implicites w. L'extrme raret des affirmations explicites met en grand danger l'authenticit de ces allusions implicites. Nombre d'crivains anciens se sont nettement prononcs dans le sens oppos : va-t-on prfrer arbitrairement l'obscur au clair ? Quant ceux qui n'ont mis d'avis formel ni dans un sens ni dans l'autre, les allusions implicites qu'on allgue posent elles aussi un grave problme. Pourquoi, s'ils pensaient le remariage permis, ces Pres ne l'ont-ils jamais dit clairement, dans des textes o ils avaient toutes les occasions souhaitables de l'exprimer ? Ils avaient peur, rpondra-t-on, de paratre, ce faisant, encourager l'inconduite. Cette rponse est trs insatisfaisante. Elle transforme des textes dont beaucoup sont des sermons prches devant le peuple chrtien en des nigmes qu'il faut dcrypter laborieusement : le prdicateur n'ose pas dire ouvertement que l'Evangile permet le remariage quand il y a eu sparation pour adultre, mais il le laisse entendre par des expressions auxquelles on peut trouver un double sens, ou encore il ne peut s'empcher de laisser apparatre sa conviction profonde alors qu'il voudrait la cacher ! Peut-on concevoir des vrits vangliques qu'on ne veut pas dire aux chrtiens de peur qu'elles ne les dpravent ? Peut-on s'imaginer qu'un pasteur, continuellement confront aux difficults matrimoniales de ses fidles, en ces temps o, comme notre poque, la loi civile permettait divorce et remariage, hsite exprimer clairement la doctrine qui pourrait les librer ? Il les rassurait en particulier, dira-t-on. Pauvre rponse, d'abord parce qu'elle est indmontrable, ensuite parce qu'il n'est besoin ni d'une grande exprience ni de beaucoup de psychologie pour savoir qu'en ces domaines les gens obissent spontanment au prcepte vanglique : Ce que l'on vous dit l'oreille, proclamez-le sur les toits (Mt 10,27). Il y a donc bien des chances pour que ces allusions implicites n'existent que dans l'imagination des commentateurs.
19. En effet les canons de Patrice que nous avions cits dans L'Eglise primitive ..., p. 314, sont inauthentiques et postrieurs : les canons armniens et syriaques tudis p. 240-246 sont d'une authenticit douteuse. 20. Nous reproduisons ce que nous avons crit dans L'Eglise primitive .... p.361-362.

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7. Lectures [autiues Les textes sont lus souvent de faon peu exacte, pour tre adapts plus aisment. L o il y a une interdiction on voit un conseil en transformant indment un impratif en conditionnel. On donne un mot un sens qu'aucun dictionnaire ne rapporte. Frquente est la confusion entre indulgence et permission : les quelques tmoignages d'indulgence de l'Eglise primitive l'gard de divorcs remaris sont compris comme une acceptation positive du remariage, alors que le texte ne le dit pas ou mme souvent prcise le contraire. Ou encore une phrase appartenant au langage parl, rdige sans aucun soin par des vques sans formation littraire, on applique une analyse logique et stylistique mene selon les exigences de la grammaire classique pour faire ressortir l'absurdit de l'nonc et persuader le lecteur de la ncessit d'une correction qui fera dire au texte ce que l'on dsire. A qui n'a pas l'habitude de manier les textes anciens et leur transmission, il n'est pas facile de faire comprendre que l'on puisse avoir quelque raison solide, non d'ordre apologtique, mais strictement historique, de contester les corrections introduites par des diteurs contrairement aux leons livres par les manuscrits : ainsi pour Epiphane, Panarion 59 21, ou pour Tertullien, Aduersus Marcionem IV, 34 22. Quand, malgr l'unanimit de la tradition manuscrite, quelqu'un propose de modifier un passage pour qu'il s'adapte la thse, la suggestion est souvent accueillie comme toute naturelle : ainsi pour le Concile d'Arles 23 ou pour Athnagore, Supplique 33 24. Mais quand on se permet de constater les doutes qui psent sur l'actuel textus receptus de Mt 19, 9 par suite de la tradition patristique et des leons d'une partie des manuscrits, cette remarque n'est gure comprise 2S. 8. Insuffisance de l'analyse historique Ce reproche peut tre formul d'une manire assez gnrale. On prouve l'impression que bien des auteurs n'ont pas eu la curiosit de regarder les Patrologies de Migne, plus forte raison les ditions critiques plus rcentes. La plupart travaillent sur des florilges de textes dj dcoups et rassembls et ne les remettent pas dans leur contexte, mme le plus immdiat. Ainsi on citera ce mot de Chrysostome : L'adultre n'est la femme de per21. L'Eglise primitive.... p. 221-229.

22. 23. 24. ie

Cf. Cf. Cf. r'c

Le remariage aprs sparation.... 199-200. A propos du Concile d'Arles ... Selon les lois ... r- ^^^ _,<I,J.IJ^.._

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sonne w, pour en conclure que l'adultre dtruit le lien conjugal et que la femme adultre peut se remarier avec qui elle veut. Mais on n'a mme pas lu la phrase qui prcde : le second mari, en prsence du premier, se dit que cette femme n'est l'pouse ni de celui-l ni de lui-mme ; du premier mari parce que son adultre l'empche de vivre avec lui, selon la discipline constante de l'Eglise primitive ; du second parce qu'elle est toujours lie au premier, ce que proclame toute l'homlie chrysostomienne o cette phrase se trouve. Cet exemple montre combien il est facile de faire dire un passage le contraire de ce qu'il dit, quand on nglige d'interroger ce qui l'entoure. On pourrait soutenir pareillement que le Psaume 14 professe l'athisme puisqu'il dit textuellement : II n'y a pas de Dieu , en ngligeant, bien entendu, de lire ce qui prcde : L'insens dit dans son cur : . L'interprtation que nous venons de signaler est de mme nature. Si le contexte immdiat n'est pas respect, que dire du contexte plus lointain ? On ne prend pas la peine de lire un chapitre ou une homlie pour prciser le sens d'une phrase, ni de comparer toutes les affirmations d'un mme auteur sur le mme sujet : on s'en tient aux textes qu'on peut, en les isolant, tirer dans le sens de la thse. Quant se faire une ide de l'volution de la pense de l'crivain ou de sa manire propre, on n'en voit pas la ncessit. On verra ainsi en Tertullien, Adversus Marcionem IV, 34, la permission du remariage aprs divorce, sans se demander si cette interprtation est compatible avec l'histoire de l'auteur et ses autres tmoignages, sans remarquer par ailleurs que le texte a t retouch par les diteurs et n'est pas celui des manuscrits, et aussi que dans le contexte immdiat o il se trouve l'interprtation prte Tertullien une absurdit 27. Pareillement on prtend qu'Origne a approuv le cas qu'il rapporte d'un remariage aprs divorce, sans remarquer, comme nous l'avons vu plus haut, qu' la fin du paragraphe suivant il revient sur le sujet pour dire qu'il s'agit d'un mariage apparent et qu'il n'y a pas de vrai mariage 28. Ou bien, propos du mme Origne, on interprte l'allgorie du Christ rpudiant la Synagogue et pousant l'Eglise des nations 29 sans savoir ce que comportent son exgse allgorique et sa manire d'expliquer l'Ecriture. On traite les Lettres canoniques de Basile comme si elles contenaient des rgles gnrales, alors que l'auteur rpond des cas prcis et particuliers
26. Homlie De Libella Repudii 3 : PG 51, 221-222. 27. Elle est bien mise en relief par Enzo BELLINI, Separazione o nuovo matrimonio nelta Chiesa antica (A proposito di una controversia rcente), dans La Scuola Caftolica 103 (1975) 382-383, note 28.

28. Voir notes 17 et 18.

29. Commentaire fur Matthieu XIV. 17; GCS X. B. 326.

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qui lui ont t soumis par Amphiloque d'Iconium : elles seraient plus proches d'un manuel de cas de conscience, si on considre leur but originel, tranger l'usage qu'en firent les canonistes byzantins. Le bon sens ordinaire ne suffit pas faire un historien ; il lui faut aussi la mthode et l'tude.

CONCLUSION : QU'EST-CE QUE LA TRADITION ?

Pourquoi vouloir montrer, par toutes sortes de procds indirects et peu valables, que la discipline prne par le seul Ambrosiaster quant au remariage des divorcs correspondait la pratique de l'Eglise primitive, alors que tous les autres tmoignages, entendus sans cette hermneutique , y sont opposs ? On ne cache pas la rponse : on dsire que l'Eglise contemporaine libralise son attitude l'gard des divorcs remaris, et certains ne croient pas possible de parvenir ce rsultat s'il n'a pas t montr que l'Eglise primitive agissait de mme. La conception de la tradition sous-jacente cet effort peut paratre assez retardataire et mme intgriste . La tradition ne serait donc que la rptition littrale de ce qui s'est pass au dbut, sans possibilit de dveloppement. Si, pour que le comportement de l'Eglise l'gard des divorcs remaris puisse voluer, il faut que l'Eglise des premiers sicles ait dj fait ce que l'on voudrait que ft celle d'aujourd'hui, la tradition est la reproduction continuelle des modles passs sans aucune possibilit de progrs ni d'adaptation. Or la tradition que l'Eglise considre comme critre de sa foi est tout autre chose. On peut la comparer au dveloppement de l'intelligence d'un tre humain qui, mesure qu'il grandit, de l'enfance l'adolescence, la maturit et la vieillesse, prend une conscience de plus en plus forte et adapte de ce qu'il porte en lui. L'origine de la tradition, c'est le dpt de la rvlation que le Christ a confie l'Eglise par son enseignement comme par toute sa vie. A chaque moment de son histoire l'Eglise en prend une conscience plus aigu sous de multiples influences. A l'intrieur d'elle agit l'Esprit Saint : II vous enseignera toutes choses et vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit ... Il rendra tmoignage mon sujet ... Il vous guidera vers la vrit complte... (/n 14,26; 15,26; 16, 13). L'occasion de ce dveloppement, c'est l'exprience de l'Eglise qui s'accrot, de mme que la croissance intellectuelle de l'enfant vient de l'enrichissement de son exprience. L'Eglise rencontre de nouvelles cultures, des problmes nouveaux

se oosent elle, elle doit s'opposer des erreurs nouvelles : elle

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profite de mme de la rflexion de ses docteurs. Loin d'tre un donn fig, la tradition est un courant d'intelligence et de pense qui garde son unit, mais est susceptible de dveloppement et d'adaptation. En ce qui concerne divorce et remariage l'histoire constate une volution de la position de l'Eglise : partir du moyen ge le remariage est permis dans le cas dit du privilge paulin et, la suite de la Renaissance, selon ses extensions ptriniennes . Il n'est donc pas ncessaire de dformer l'histoire des premiers sicles afin de l'adapter aux rformes que l'on souhaite pour le XX e . Apologistes, au sens vrai du terme, ou contre-apologistes peuvent tre renvoys dos dos : un souci trop grand de l'actualit, que ce soit pour montrer sa continuit ou sa discontinuit avec le pass, ne peut que fausser la recherche historique. Et si l'histoire est fausse, comment l'historien peut-il tre utile ses contemporains, que leur apportera-t-il ? F 31068 Toulouse Cedex
22, rue des Fleurs

Henri CROUZEL, S.J.

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