Staunton - Voyage Dans L'intérieur de La Chine Et en Tartarie
Staunton - Voyage Dans L'intérieur de La Chine Et en Tartarie
Staunton - Voyage Dans L'intérieur de La Chine Et en Tartarie
George STAUNTON
VOYAGE
dans lintrieur de la
CHINE
et en
TARTARIE
fait dans les annes 1792, 1793 et 1794 par
Lord MACARTNEY
ambassadeur du Roi dAngleterre
auprs de lEmpereur de la Chine
Un document produit en version numrique par Pierre Palpant,
collaborateur bnvole
Courriel : [email protected]
Dans le cadre de la collection : " Les classiques des sciences sociales
fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi.
Site web : http://classiques.uqac.ca
Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi.
Site web : http://bibliotheque.uqac.ca
Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
bnvole,
Courriel : [email protected]
partir de :
VOYAGE DANS LINTRIEUR DE LA CHINE
ET EN TARTARIE,
par Sir George STAUNTON (1737-1801).
G. Nicol, Londres, 1797.
Traduction franaise de J. CASTERA, ditions Buisson, 1798.
Nombreuses rditions. Dernire en date : ditions Olizane, Genve, 2005
(avec une prface de Matthias Huber), 830 pages.
Police de caractres utilise : Verdana, 12 et 10 points.
Mise en page sur papier format Lettre (US letter), 8.5x11
[note : un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage,
permet de rejoindre la table des matires.
Nous navons repris, de la relation de G. Staunton, aprs les prparatifs en
Angleterre, que la partie relatant le voyage en Chine proprement dit, depuis
larrive aux ctes de la Chine, jusquau dpart de Macao (pages 21-58, 283-
768 et 783-790 des ditions Olizane)
Le lecteur curieux trouvera lintgralit de la relation dans louvrage des
ditions Olizane.
On utilisera enfin avec profit les cartes de louvrage dElise Reclus, lEmpire
du milieu.]
dition complte le 15 dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
T A B L E D E S M A T I R E S
Avertissement
PREMIRE PARTIE
Chapitre premier : Motifs qui ont dtermin la cour de Londres envoyer une
ambassade la Chine.
Chapitre II : Prparatifs de lambassade.
. . . . . . .
DEUXIME PARTIE
Chapitre premier : Traverse de la Cochinchine aux les des Larrons, prs de Macao.
Chapitre II : Navigation dans la mer Jaune. Entre de lambassadeur dans la rivire
qui conduit Tien-Sing.
Chapitre III : Lambassade remonte la rivire de Pei-Ho, pour se rendre dans la
capitale de la Chine. Les vaisseaux quittent le golfe de P-Ch-Le.
Chapitre IV : Lambassade dbarque prs de Tong-Choo-Foo. Elle traverse Pkin pour
se rendre dans un palais qui est au-del. Elle retourne dans la capitale.
TROISIME PARTIE
Chapitre premier : Voyage aux frontires septentrionales de la Chine. Vue de la
grande muraille.
Chapitre II : Lambassade anglaise arrive auprs de lempereur de la Chine, en
Tartarie, dans le palais o ce prince fait sa rsidence pendant lt.
Chapitre III : Retour Pkin. Sjour de lambassade dans cette capitale et Yuen-
Min-Yuen. Observations qui y ont rapport.
Chapitre IV : Lambassade quitte Pkin. Voyage Han-Choo-Foo, fait en partie sur le
canal imprial.
Chapitre V : Voyage Han-Choo-Foo, et de Han-Choo-Foo Chu-San.
QUATRIME PARTIE
Chapitre premier : Voyage de Han-Choo-Foo Canton. Passage du Lion et de
lIndostan de Chu-San Canton.
Chapitre II : Sjour de lambassade anglaise Canton et Macao.
. . . . . . .
APPENDICES
Appendice 1 : Tableau de la population et de ltendue de la Chine propre,
spare de la Tartarie chinoise par la grande muraille.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Appendice 2 : Tableau des revenus entrs dans le trsor imprial de Pkin,
et provenant des diffrentes provinces de la Chine propre.
Appendice 3 : Liste des Officiers civils de la Chine.
Appendice 4 : Liste des principaux Officiers militaires de la Chine, avec leur
nombre, leur rang et leurs appointements.
Carte sur laquelle on a trac la route des vaisseaux
le Lion et l'Indostan depuis l'Angleterre
@
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
AVERTISSEMENT DE LAUTEUR
@
Cet ouvrage a t compos pour obir au public. Les raisons qui avaient
dtermin envoyer une ambassade la Chine, les prparatifs qui furent
faits cette occasion, la route que suivit lambassadeur, les pays quil visita,
ses ngociations, tout excitait une curiosit que le gouvernement a cru devoir
sempresser de satisfaire. Il a aussi vraisemblablement pens quil convenait
de ne confier la rdaction de ce voyage qu un homme instruit, ds lorigine,
des particularits qui y ont eu rapport, et tmoin de tous les vnements qui
lont suivi.
Cet homme a senti limportance du devoir quune telle confiance lui
imposait, et sest efforc de le remplir avec tout le zle que lui a permis sa
mauvaise sant. Il savait dailleurs que le travail des artistes, employs aux
cartes et aux gravures qui accompagnent cet ouvrage, lui laisserait assez de
temps pour lempcher dtre en retard. Enfin, il espre que les motifs qui
lont engag crire cette relation lui mriteront plus dindulgence que sil
lavait publie de son propre mouvement, et dans la seule persuasion que ses
talents littraires lui donnaient le droit de dfier la svrit des critiques.
@
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
P R E M I R E
P A R T I E
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
CHAPITRE PREMIER
Motifs qui ont dtermin la cour de Londres envoyer
une ambassade la Chine
@
On a remarqu, avec raison, que les entreprises et les succs dune aussi
grande et aussi riche partie de la nation anglaise que celle qui soccupe du
commerce fixent dans tous les temps lattention du gouvernement, et influent
sur la plupart de ses dmarches. Lorsque le projet denvoyer une ambassade
la Chine fut connu, on pensa donc assez naturellement que cette
ambassade navait quun but commercial. On tait mme dautant plus fond
le croire que les relations qui subsistaient entre la Chine et lAngleterre exi-
geaient un changement qui nous les rendt plus avantageuses. Ni dans les
premiers temps o les Anglais allrent trafiquer Canton, ni depuis, il ne
stait prsent aucune circonstance qui pt les faire mieux traiter des
Chinois, et ils taient, cet gard, les moins favoriss des Europens.
Les Portugais furent les premiers qui frquentrent les ctes de la Chine.
Il y a environ deux cents ans quils y abordrent. Ctait lpoque de leurs
plus brillants exploits, et de la grande rputation quils leur acquirent. Ils
rendirent de si importants services aux Chinois, quen rcompense, ceux-ci
leur accordrent lextrmit mridionale de leur empire, un terrain pour
btir une ville auprs dun port sr, avec divers autres avantages ; et quoique
leur puissance dchue et leur gloire ternie aient fait insensiblement enlever
aux Portugais une partie de leurs privilges, le souvenir de leurs anciennes et
utiles liaisons leur attire encore, de la part des Chinois, un accueil plus facile
et plus confiant quaux autres nations de lEurope, et mme, dans beaucoup
doccasions, une prfrence marque sur elles.
Vers le milieu du sicle dernier, les Hollandais aidrent les Chinois
soumettre un dangereux rebelle, nomm Cosching-Ga, dont les flottes
infestaient les mers orientales de la Chine. Pour prix de ce secours, le
gouvernement les favorisa quelque temps. Ils furent mme invits aller
Pkin, o rgnait alors le premier empereur de la race des Tartares-
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Manchoux. Son successeur, le grand Cam-Hi, ou plutt, comme on le
prononce, Caung-Sche, accueillit favorablement pendant la dure de son
rgne, long et prospre, tous les trangers instruits des arts et des sciences,
dans lesquels lEurope lemporte sur la Chine. Il prit plusieurs de ces
trangers son service, leur accorda sa confiance, et en employa quelques-
uns dans des ngociations politiques.
Tous ces trangers, ns en diffrentes contres de lEurope, appartenaient
divers ordres de moines de la religion catholique ; et comme ils staient
montrs zls pour la propagation de leur foi, leurs suprieurs les avaient
chargs daller la prcher parmi les nations loignes. La plupart dentre eux
sacquirent beaucoup destime et de crdit, tant par leurs connaissances et
leurs talents que par laustrit de leurs murs, leur dsintressement et leur
extrme modestie ; aussi leur conduite qui ne permettait gure de leur
supposer, au moins en ce qui concernait les affaires temporelles, les vues
ambitieuses des autres hommes, leur attirait le respect de ceux qui taient le
moins disposs suivre leur exemple. Non seulement ils firent beaucoup de
proslytes leur religion, mais ils inspirrent une haute ide des pays qui les
avaient vu natre, et ils servirent efficacement ceux de leurs compatriotes qui
faisaient le commerce dans les ports de la Chine.
Les Anglais ne trouvrent ni loccasion de rendre des services lempire
chinois, ni dy faire respecter leur caractre et protger leur commerce.
Cependant leur gouvernement avait encourag et soutenu dune manire
imposante les oprations mercantiles quils avaient entreprises en dautres
pays lointains.
On lit dans lhistoire du commerce dAngleterre, quen lanne 1599, la
reine Elisabeth fit partir John Mildenhall, qui se rendit, par terre, de
Constantinople Delhy, afin dobtenir du Grand Mogol quelques privilges
pour une compagnie anglaise qui tait prte se former. John Mildenhall fut
longtemps en contact troit avec les jsuites espagnols et portugais, qui
taient la cour du Mogol, et qui, pour susciter des ennemis aux Anglais,
npargnrent ni les intrigues ni les prsents. Mais enfin, lenvoy dElisabeth
lemporta. On sait aussi que cette sage princesse crivit lempereur de la
Chine pour lui recommander, de la manire la plus pressante, les chefs dune
expdition qui partait pour Canton : mais les malheurs que cette expdition
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
prouva la mer lempchrent de se rendre sa destination. Il se passa
ensuite beaucoup de temps sans que lAngleterre tentt de faire aucun
commerce rgulier avec la Chine. Les Portugais semblaient stre arrog le
privilge exclusif de frquenter les mers de cet empire. Ce ne fut quen 1634
que, par un trait particulier, le vice-roi de Goa permit lentre de la Chine et
de tous les tablissements portugais dans lInde, quelques ngociants
anglais qui, malgr la charte exclusive, accorde par la reine Elisabeth la
Compagnie des Indes Orientales, venaient dobtenir de Charles I
er
la
permission de trafiquer dans les mmes contres.
Ces ngociants firent armer plusieurs vaisseaux, et en donnrent le
commandement au capitaine Weddell qui, daprs le trait sign par le vice-
roi de Goa, pensa quil lui suffirait davoir des lettres pour le gouverneur de
Macao, afin den obtenir la protection ncessaire pour trafiquer sans
inconvnient avec les Chinois de Canton. Mais suivant la relation qui parat
avoir t dicte par la simple vrit, le procurador de Macao se rendit bientt
bord du principal vaisseau des Anglais, et dit quil leur ferait fournir les
rafrachissements dont ils auraient besoin, mais quil ne pourrait pas leur
faciliter les moyens de traiter Canton, parce que les Chinois ny consen-
tiraient pas. Il prtendit mme que ces derniers tenaient les Portugais dans
une cruelle oppression.
Cependant, les Anglais rsolurent de reconnatre la rivire de Canton. Ils
expdirent une barque et une grande chaloupe, avec environ cinquante
hommes qui, aprs deux jours de navigation, arrivrent lembouchure de la
rivire, o ils aperurent un passage trs facile, mais qui tait absolument
interdit aux Portugais. Les Chinois ny admettent mme volontiers aucun
tranger, parce que cest lendroit o se retirent leurs meilleures jonques
marchandes et leurs jonques de guerre. Les Portugais nallaient donc trafiquer
Canton que dans de petits btiments, et en passant sur des hauts-fonds et
travers une multitude de petites les peu loignes de la grande terre.
Tandis que la barque tait lancre en attendant que le vent et la mare
lui permissent dentrer dans la rivire, on dcouvrit de matin, de trs bonne
heure, une jonque de pcheurs. Thomas Robinson se mit aussitt sa
poursuite, et fut assez longtemps avant de latteindre, parce que la quantit
davirons dont ces sortes de bateaux sont arms leur donne beaucoup de
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
vitesse. LAnglais avait espr quil y aurait dans la jonque un pilote ou au
moins un interprte ; mais il ny trouva ni lun ni lautre. Il traita les Chinois
avec douceur, et les relcha presque aussitt, ce quils taient loin desprer.
Peu prs, il joignit une seconde jonque ; mais aussi bienveillant que la
premire fois, il ne fut pas plus heureux.
Au bout de quelques jours, un canot chinois savana vers la grande
chaloupe pour lui offrir des rafrachissements. Les Anglais demandrent, par
signes, aux Chinois de conduire quelques-uns dentre eux Canton, et de leur
faire parler aux mandarins ; quoi les Chinois consentirent. Le lendemain, la
chaloupe faisant voile et profitant de la mare et du bon vent passa prs dun
chteau dlabr, et rencontra une flotte, compose dune vingtaine de
grandes jonques et commande par le contre-amiral de la mer, qui descendait
la rivire de Canton. Cet officier fit dire poliment aux Anglais de jeter lancre.
Ils obirent. Ensuite, John Mounteney et Thomas Robinson se rendirent son
bord, o ils trouvrent quelques ngres, dserteurs des tablissements
portugais, lesquels leur servirent dinterprtes.
Les Chinois commencrent par se plaindre avec quelque aigreur de ce que
les Anglais taient venus jusque l et avaient cherch dcouvrir les endroits
interdits aux trangers et les passages secrets de lempire dun aussi grand
prince que le leur. Ils demandrent aussi quels taient les pilotes des
Anglais ? Thomas Robinson rpondit que lui et ses compagnons venaient
dEurope, dans lintention de faire le commerce avec les Chinois, daprs un
accord qui ft galement avantageux aux deux nations et leurs souverains,
esprant quil pourrait tre aussi lgitimement permis aux Anglais quaux
habitants de Macao de trafiquer Canton, en payant les droits dusage. Que,
quant aux pilotes, ils nen avaient point ; mais que chaque matelot de son
quipage tait assez habile pour dcouvrir des passages plus difficiles que
celui quils venaient de trouver.
Les Chinois devinrent alors beaucoup plus affables. Ils offrirent de fournir
une jonque lgre pour porter jusqu Canton le capitaine Carter, John
Mounteney et Thomas Robinson, ou tel autre Anglais quil leur plairait de
choisir, condition que la grande chaloupe nirait pas plus loin ; car, quoique
chaque jonque de leur flotte et des canons et ft bien quipe, ils nosaient
point sopposer dune manire hostile la marche des Anglais.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Le mme soir, le capitaine Carter, Thomas Robinson et John Mounteney
quittrent la chaloupe, aprs avoir donn ordre leurs compagnons de les
attendre dans le mme endroit, et stant embarqus dans une petite jonque
du port denviron trente tonneaux, ils firent voile vers Canton, dans le dessein
de demander au vice-roi la permission de faire le commerce dans les pays
soumis sa domination.
Il parat que le bruit de leur arrive tait dj parvenu jusqu Canton et y
avait rpandu lalarme, car ils en taient encore cinq lieues lorsquils furent
poliment invits ne pas sapprocher davantage, et retourner vers leurs
vaisseaux. On leur promit en mme temps quon travaillerait leur procurer
la permission de traiter avec les Chinois, sils voulaient chercher Macao des
personnes propres les servir, et surtout abandonner, sans dlai, la rivire de
Canton. Les Anglais se soumirent ces conditions avec dautant moins de
difficult quayant dj fait la dcouverte quils dsiraient, ils taient bien
aises de faire cesser linquitude que leur longue absence pouvait causer au
reste de la flotte.
Peu de temps aprs leur retour Macao, une flottille portugaise,
compose de six petits navires, partit pour le Japon. Les Anglais se flattrent
alors dobtenir la permission de commerce quon leur avait fait esprer pour
cette poque. Mais leurs rivaux, qui ne craignaient plus quils semparassent
de leur flottille, se moqurent insolemment de leur crdulit. Ils firent plus :
ils tinrent un conseil, dont le rsultat fut denvoyer signifier aux Anglais quils
ne voulaient pas se mler de leurs affaires.
Le mme jour, le capitaine Weddell assembla son bord le capitaine
Carter, John Mounteney et Thomas Robinson ; et aprs avoir mis sous leurs
yeux la carte de la rivire de Canton et leur avoir rappel leurs entreprises,
leurs succs et leurs esprances, il leur proposa de faire voile pour Canton
avec toute la flotte ; ce qui fut rsolu dun commun accord. Ils arrivrent en
peu de jours vis--vis du chteau dlabr dont nous avons dj fait mention ;
et comme ils staient pourvus de quelques mauvais interprtes, ils ne
tardrent pas faire connatre aux mandarins, qui taient sur les jonques
impriales, le sujet de leur voyage. Ils leur dclarrent que leur dessein tait
de vivre en paix et amicalement avec eux, de trafiquer avec la mme libert
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
que les Portugais, et dobtenir, en payant, les provisions dont ils avaient
besoin pour leurs vaisseaux.
Tous les mandarins leur promirent de solliciter en leur faveur le vice-roi de
Canton, et en consquence, ils demandrent un dlai de six jours. En
attendant, les Anglais arborrent pavillon blanc la poupe de leurs vaisseaux.
Cependant, depuis la premire expdition de la chaloupe dans la rivire de
Canton, les perfides Portugais, jaloux de la bonne conduite des Anglais,
navaient cess de les calomnier auprs des Chinois, en les leur peignant
comme des misrables, des voleurs, des sclrats. Les Chinois, sduits par
ces discours, profitrent de la nuit pour transporter, dans le fort qui tait sur
le bord de la rivire, quarante-six canons de fer du poids de six sept cents
livres chacun, et bien proportionns ; et au bout de quatre jours, se croyant
suffisamment fortifis, ils aperurent une chaloupe anglaise qui allait faire de
leau pour lquipage, et ils lui tirrent plusieurs coups de canon, qui
heureusement ne latteignirent point. Toute la flotte, indigne de cette
agression, dploya aussitt ses pavillons rouges, et levant lancre ds que la
mare le lui permit, elle alla sembosser devant le fort, qui se mit aussitt la
canonner, mais sans pouvoir toucher ni les vaisseaux, ni leur grement.
Chaque vaisseau lui tira alors plusieurs bordes et, au bout de deux ou trois
heures, stant aperus que le feu des Chinois diminuait, les Anglais
envoyrent leurs canots terre avec une centaine dhommes. A cet aspect,
les Chinois pouvants prirent la fuite. Les matelots anglais, tant dbarqus,
entrrent dans le fort et y plantrent ltendard de leur nation. Le mme soir,
ils mirent leur bord les canons des Chinois, brlrent lappartement du
gouverneur et dmolirent une partie des murailles. Ils semparrent aussi de
deux jonques, dont lune tait charge de planches et de bois de charpente,
lautre de sel.
Peu de temps aprs, ils arrtrent un troisime btiment chinois, et ils
profitrent de son canot pour envoyer une lettre au principal mandarin de
Canton. Ils se plaignaient, dans cette lettre, de ce quon avait rompu laccord
fait avec eux, ce qui les avait forcs dattaquer la forteresse, et ils
demandaient firement la libert dont ils avaient besoin pour leur commerce.
La lettre fut, sans doute, exactement remise ; car, le lendemain, on vit
savancer vers les vaisseaux un canot portant pavillon blanc. A bord de ce
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
canot tait un Chinois nomm Paulo-Noretty, mandarin dun ordre infrieur, et
converti depuis quelque temps au christianisme par les Portugais. Les Anglais
lui firent part des outrages quils avaient reus, et de lintention o ils taient
de traiter avec les Chinois dune manire franche et amicale, assurant, en
outre, quils ne les combattraient jamais que pour se dfendre. Ensuite, ils
firent quelques prsents cet officier, et le congdirent. Il se fit dbarquer
sur une pointe de terre, o lon voyait cheval quelques-uns des principaux
mandarins qui, ds quil leur eut appris ce quon lui avait dit bord de la
flotte, le renvoyrent dans une petite jonque, avec lordre de conduire
Canton ceux des Anglais qui voudraient y aller demander la permission dont
ils avaient besoin.
Thomas Robinson et John Mounteney furent choisis pour remplir cette
mission. Ils sembarqurent dans la jonque, et le lendemain au soir ils
arrivrent sous les murs de la ville et y mouillrent vis--vis du palais du
grand amiral Champin. Le jour suivant, Paulo-Noretty leur ayant procur les
moyens de faire dresser une ptition dans la forme accoutume, ils furent
conduits terre. On les fit dabord passer entre deux triples rangs de soldats,
qui formaient la garde des mandarins assembls. Ensuite on leur dit de
sagenouiller suivant lusage du pays ; et enfin Thomas Robinson, levant au-
dessus de sa tte la ptition dploye, la remit Paulo-Noretty, qui la
prsenta lamiral Champin.
Le contenu de cette ptition parut si raisonnable lamiral quil accepta
sur-le-champ les propositions des Anglais, et leur promit toute assistance. En
mme temps, il blma hautement la trahison et les calomnies des Portugais,
quil accusa davoir t les seuls auteurs de la msintelligence qui avait rgn
entre les Anglais et les Chinois. Thomas Robinson et John Mounteney sen
retournrent trs satisfaits bord de leur flotte. Les canons des Chinois furent
dbarqus et remis dans le fort, les jonques congdies, et la paix et la
bienveillance parfaitement rtablies.
Ce rcit prouve quelle est la modration des Chinois envers les trangers ;
ou plutt elle montre la faible et incertaine administration dune dynastie
chancelante ; mais elle fait voir, en mme temps, sous quels fcheux auspices
ont commenc les relations des Anglais avec la Chine. Ces tmraires
aventuriers semblaient nappartenir aucun peuple, ntaient avous par
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
aucune puissance, et se voyaient calomnis par ceux auxquels ils staient
confis. Ils navaient pas mme t prcds par quelque voyageur de leur
nation, qui, anim par des motifs de pit ou de curiosit, et pu donner aux
Chinois quelque ide avantageuse de son pays. Ce pays continua tre peu
connu en Chine, mme aprs que les Anglais eurent commenc trafiquer
Canton. Les Chinois, enfin, ne distinguant longtemps les Anglais que par la
mprisante pithte de Hoong-mow-zhin, qui, autant quelle peut tre rendue
dans notre langue, signifie la race la caboche rousse .
Quand lAngleterre eut accru son commerce au point denvoyer
annuellement un grand nombre de vaisseaux Canton, et que le bruit de ses
victoires dans lIndostan, et de la conqute des les Philippines dans les mers
de la Chine, eut fix lattention de la cour de Pkin, cette cour chercha, sans
doute, connatre la nation qui se distinguait dune manire si clatante. Mais
les questions quelle fit cet gard ne purent tre adresses qu des
missionnaires, et leurs rponses furent dictes par les prjugs religieux que
cette espce dhommes conserve jusqu prsent contre les Anglais. Il leur
fallait beaucoup de prcautions, et une conduite trs rserve, pour effacer
limpression dfavorable quon avait donne deux. Mais cette conduite ne
saccordait pas toujours avec lesprit dindpendance et de libert qui les
caractrise et qui, quelque louable quil soit, pouvait quelquefois avoir une
apparence dorgueil et de prsomption aux yeux des hautains et despotiques
magistrats de la Chine, surtout lorsquils le remarquaient dans des hommes
adonns au commerce, profession quils regardent comme lune des dernires
de la socit. Des matelots ignorants et grossiers, ou dautres personnes dun
tat infrieur, abusaient encore plus souvent de la libert quon leur laissait,
et leurs excs ne pouvaient quavoir des suites fcheuses. Livrs leurs
passions, leurs caprices, ils se croyaient tout permis, et ils rvoltaient, par
des scnes scandaleuses, un peuple dont les moindres actions sont motives
par des prceptes ou des rglements particuliers.
Daprs tout cela, les Anglais taient certainement reprsents la cour
de Pkin comme les plus dangereux des trangers qui frquentaient les ports
de la Chine, et on les traitait Canton avec la plus grande rigueur possible.
Les officiers impriaux, linspection desquels ils se trouvaient soumis,
pouvaient impunment les maltraiter, et gner leur commerce. Quand cette
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
injustice excitait quelques plaintes, on les regardait comme frivoles ou mal
fondes, et on les attribuait un esprit inquiet et draisonnable. On avait
mme pris des mesures assez efficaces pour empcher les Anglais de faire
entendre lavenir leurs rclamations ; car on avait svrement puni
quelques Chinois, souponns de leur en avoir traduit dans la langue du pays.
Le peu dAnglais qui avaient quelque connaissance de cette langue taient
ncessairement employs faire des reprsentations en faveur de leurs
compatriotes, ce qui les exposait eux-mmes beaucoup, et empchait que
dautres napprissent le chinois. Que dis-je ? Il ntait pas mme sans danger,
pour un matre de langue, de leur en donner des leons. La nation anglaise se
trouvait donc dans la ncessit de se confier entirement aux ngociants
chinois, qui avaient un grand avantage apprendre assez de mots anglais
pour y traiter quelques affaires mercantiles. En outre, la grande supriorit
que les Chinois, revtus de quelque dignit, ont sur toute espce de
marchands, empchait quils ne frquentassent les Anglais qui taient
Canton ; et quoiquil y et plus de cent ans quune factorerie anglaise ft
tablie dans cette ville, il ny avait pas eu dans les murs, les sentiments, la
parure, les habitudes des deux nations, le moindre de ces rapprochements qui
facilitent ailleurs les vues du commerce, et consolent souvent ceux qui vont
sy livrer loin de leur patrie.
Les prventions quon a contre les trangers, prventions quinspirent
toujours davantage ceux quon connat le moins, ne pouvaient manquer de
subsister, Canton, dans toute leur force. Non seulement elles influaient sur
la conduite des Chinois, mais elles la rduisaient en systme, car ce peuple
croit fermement tre parvenu au plus haut degr de la civilisation ; et la
comparaison quil fait de ses murs avec celles des autres nations, le portant
regarder ces nations comme des barbares, il prend toute sorte de moyens
pour maintenir dans le devoir tous les Europens qui abordent sur ses ctes.
Il semble aussi quil veut viter par l le dangereux effet que pourraient avoir
de mauvais exemples. La Chine navait ouvert aux vaisseaux trangers quun
seul de ses ports, et quand la saison de leur dpart sapprochait, on obligeait
chaque Europen de sembarquer, ou au moins dabandonner le territoire
chinois ; ainsi la factorerie anglaise restait dserte, et la terminaison dune
partie des affaires tait forcment remise lanne suivante. Des lois si
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
svres taient imposes, sans scrupule, aux trangers. Quelle ide pouvait
avoir de limportance de leur commerce le gouvernement dun pays o lon
voit tant de diffrents climats, et qui produit, si non tout ce qui fait les dlices
de la vie, au moins tout ce qui lui est ncessaire ?
Quant au peuple chinois, quoiquil ait vu plusieurs de ses marchands
senrichir en trafiquant avec les Europens, il continua attribuer ladmission
de ces trangers, dans lun de ses ports, des principes dhumanit et de
bienveillance envers les nations qui manquent des productions dont la Chine
abonde. Il croit quon ne traite avec ces nations que pour suivre les prceptes
de ses anciens sages, et non dans le dessein den retirer un avantage
rciproque.
Il est vrai que, pendant longtemps, les marchandises dEurope eurent fort
peu de dbit la Chine. La ncessit o taient les trangers de payer en
argent le surplus des objets quils y achetaient ne pouvait flatter les Chinois
comme elle aurait flatt dautres nations, qui font sans cesse des remises de
fonds de divers cts. A la Chine, on est rarement dans ce cas. Il fallut donc,
ds lors, plus de mtal pour y reprsenter la valeur des autres objets, et
laugmentation de ce mtal y devint plutt un inconvnient quun avantage.
Lopinion quon avait du commerce tranger rendit donc ceux qui taient
chargs de le surveiller, trs indiffrents sur ses progrs. Ils le souffraient
plutt quils ne lencourageaient ; et les Europens, employs ce commerce,
pouvaient trs rarement intresser les mandarins en leur faveur, ou mme en
obtenir justice. Les Anglais surtout taient exposs ce dsavantage. Presque
entirement privs des moyens de dfendre leur cause Canton, ils
navaient, dans la capitale, personne qui prt leurs intrts cur et pt les
mettre labri des vexations. Ils prouvaient enfin beaucoup de dsagr-
ments dans leur ngoce, et taient souvent personnellement insults.
Cependant, ils ne pouvaient croire quun pareil traitement ft autoris par
lempereur de la Chine, ni mme que ce prince en ft instruit. Cest pourquoi
plusieurs agents de la Compagnie des Indes, employs au commerce de la
Chine, sollicitrent le gouvernement anglais pour quil envoyt une
ambassade Pkin, dans lespoir que lempereur donnerait des ordres pour
faire cesser les injustices dont ils avaient se plaindre. Des hommes
intelligents qui, ayant rsid dans la capitale de la Chine et ayant mme t
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
attachs la cour, en qualit de mathmaticiens ou dartistes, staient
trouvs dans le cas dobserver les dispositions de ceux qui composaient cette
cour, pensaient galement quune ambassade sagement conduite ne pourrait
manquer davoir dheureux effets.
Les Anglais, comme nous lavons dj observ, ntaient gure connus
Pkin que par les rapports infidles de leurs rivaux. Ceux qui rsidaient
Canton taient seulement regards comme des individus qui, nayant t ni
recommands, ni mme avous par leur gouvernement, navaient aucun droit
de prtendre une protection particulire. On sentit que la prsence dun
ambassadeur dAngleterre, Pkin, offrirait un spectacle nouveau et flatteur,
qui serait probablement bien reu. On vit en mme temps que les intrts de
la politique et du commerce, qui engagent la Grande-Bretagne entretenir
des ministres auprs des cours de lEurope, et mme en Turquie, lobligeaient
den avoir galement un Pkin, si sa rsidence y tait permise. Le
commerce qui se fait entre les Chinois et les Anglais slve chaque anne
plusieurs millions sterling ; et quoique lAngleterre soit quelques milliers de
lieues de distance de la capitale de la Chine, les territoires dpendant des
deux empires ne sont loigns que denviron deux cents milles, du ct de
lIndostan. La plus grande partie du pays, qui stend entre les limites des
possessions anglaises dans le Bengale, et lextrmit occidentale de la
province chinoise de Schen-Se, est occupe par des petits princes qui se font
presque continuellement la guerre, mais qui en mme temps recherchent
avidement lalliance et la protection de lun ou lautre de leurs puissants
voisins. Ces circonstances doivent, suivant lordre ordinaire des choses, et
ainsi quon la dj prouv, donner lieu des discussions qui, sans
linterposition de personnes avoues par leur gouvernement, et revtues dun
titre respectable, pourraient occasionner, entre les deux cours, une
dangereuse msintelligence.
Le mme inconvnient nest pas moins craindre dans le cours des
relations commerciales qui ont lieu sur lune des autres frontires de la Chine.
Il y a quelques annes quun accident, qui arriva Canton, faillit, dit-on, y
faire cesser tout coup le commerce tranger. Dans une rjouissance
particulire, lun des vaisseaux qui font le cabotage entre les tablissements
anglais de lInde et Canton, mais qui nappartiennent point la compagnie
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
anglaise, ni ne sont, en aucune manire, soumis ses rglements, tira ses
canons. Malheureusement ceux qui les avaient chargs avaient eu
limprudence dy mettre des boulets, et deux Chinois qui taient dans un
canot peu loign du vaisseau furent tus. Le meurtre est certainement moins
frquent, et excite bien plus dhorreur la Chine que dans la plupart des
contres de lEurope : aussi ne ly pardonne-t-on jamais. Le vice-roi de
Canton, indign de latrocit suppose, ou de lextravagance dune action par
laquelle un Europen avait t la vie deux Chinois, fit demander sur-le-
champ quon lui livrt lAnglais qui avait mis le feu aux canons, ou celui dont il
avait excut les ordres. Ce dernier stait dj sauv ; et le premier nayant
fait quobir lautre, fut jug innocent par les agents de la factorerie
anglaise, lesquels rsolurent de le protger. Ils intercdrent en sa faveur, et
observrent que le funeste accident qui avait eu lieu ntait point prmdit.
Nanmoins, le vice-roi qui tait dj prvenu contre les Anglais et les croyait
enclins toute sorte de sclratesse dclara quune victime devait expier le
crime qui avait t commis, et insista pour quon lui livrt le canonnier ; pour
tre mme plus sr de lobtenir, il fit arrter un des principaux supercargues
de la Compagnie.
Cette mesure extraordinaire rpandit lalarme dans toutes les autres
factoreries, et leurs agents firent aussitt cause commune avec les Anglais.
Les vaisseaux europens qui se trouvaient alors Canton taient en grand
nombre et bien arms ; les capitaines de ces vaisseaux se joignirent aux
employs du commerce, et tous ensemble se disposrent rsister aux
intentions du vice-roi. Cet officier fit avancer alors un nombre immense de
troupes sur les bords de la rivire de Canton, et parut dtermin employer
la force pour se faire obir. Il apprhendait dautant moins duser de la voie
des armes, quil lui tait ais de justifier sa conduite aux yeux de lempereur,
puisquil pouvait seul lui rendre compte de toute laffaire, exciter son
ressentiment contre les Anglais et lui faire approuver la vengeance quil aurait
cherch tirer deux. Les Anglais, de leur ct, navaient nul moyen de
rfuter, Pkin, les accusations du vice-roi, ni de le dtourner de ses
desseins. Ils ne purent prvenir une rupture absolue quen sacrifiant le
malheureux canonnier, et ils le livrrent avec le faible espoir quon le mettrait
mort sans le faire souffrir.
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Si lon en tait venu aux mains, la perte de ceux qui seraient tombs des
deux cts net peut-tre pas t le seul malheur qui en et rsult. On
craignit avec raison que le gouvernement chinois, qui prend facilement
lalarme et prvoit toujours la possibilit des maux les plus loigns, ne
rsolt dempcher le renouvellement de pareilles scnes, et ninterdt lentre
de ses tats aux trangers, pour quils ne missent plus en pril la vie de ses
sujets, et quils ne troublassent plus leur tranquillit.
La cessation du commerce de la Chine et non seulement fait perdre la
Compagnie des Indes une partie de ses grands profits, mais elle et priv
ltat des impts immenses que ce commerce lui procure. Elle et, de plus,
fait suspendre tout coup le dbit des marchandises que nos manufactures
fournissent la Chine o, par des sacrifices quun particulier ne pourrait
jamais entreprendre, la Compagnie est parvenue tendre ce dbit bien au-
del de ses esprances. Sans doute quelque funeste quet t cet
vnement, le commerce et insensiblement trouv, sous les auspices dun
gouvernement protecteur, les moyens de se ddommager, et de fleurir encore
en proportion des capitaux, de lindustrie et de lintelligence de la nation qui
sen occupe.
Mais indpendamment de toute espce de profit, on sait quun des
principaux articles que nous tirons de la Chine et quon ne peut se procurer
ailleurs, est devenu un objet de ncessit dans presque toutes les classes de
la socit en Angleterre. Jusqu ce que du th dune qualit aussi parfaite
que celui de la Chine puisse se trouver dans un autre pays, en aussi grande
quantit et un prix aussi raisonnable, il faut donc continuer laller chercher
Canton, et ne ngliger aucune prcaution pour sen assurer, du moins tant
que lusage nen diminuera pas dans notre pays.
Il est certain que le th ntait connu dans aucune partie de lEurope avant
le commencement du dernier sicle. Dans ce temps-l, des aventuriers
hollandais, cherchant quelque chose qui pt avoir du prix la Chine, et
apprenant que la boisson ordinaire y tait faite avec les feuilles dun arbuste
qui se trouvait dans le pays, voulurent essayer si les Chinois feraient quelque
cas dune plante europenne laquelle on supposait de trs grandes vertus et
sils voudraient la recevoir comme un objet de commerce. Les Hollandais leur
portrent donc de la sauge, herbe que lcole de Salerne vantait autrefois
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
comme un puissant prservatif contre plusieurs sortes de maladies. Les
chinois payrent la sauge avec du th, que les Hollandais portrent en
Europe. Mais lusage de lherbe europenne ne dura pas longtemps la Chine,
et la consommation du th augmenta chaque jour dans nos climats.
Vers le milieu du dernier sicle, on vendait en Angleterre, dans les
tavernes et dans dautres maisons, des infusions de th, et le Parlement mit
un impt sur ces ventes. Il ny a pas encore cent ans que la Compagnie des
Indes ne vendait pas annuellement plus de cinquante mille livres pesant de
th, et il nen tait, en outre, import clandestinement quune trs petite
quantit. Aujourdhui, les ventes de la Compagnie slvent tous les ans
vingt millions pesant de livres ; ce qui, en moins dun sicle, fait une
augmentation de quatre cent fois la mme quantit, et quivaut une livre
par personne de tout rang, de tout sexe et de tout ge, dans les possessions
de la Grande-Bretagne, en Europe et en Amrique.
Linterruption soudaine de limportation du th en Europe serait sans doute
une grande calamit, et lon ne connat rien qui pt y suppler. Cependant, on
a dj essay dintroduire la culture du th dans quelques-uns des cantons
que les Anglais possdent dans lIndostan, et o le sol et le climat semblent le
plus favorables cet arbuste. Il y en a aussi dans lle de Corse une petite
plantation qui est, dit-on, trs florissante ; mais les frais qua cots jusqu
prsent la prparation du th quon y a recueilli excdent la valeur du produit.
Malgr cela, il est trs probable que par la suite on pourra, sans dpendre
dune puissance trangre, se procurer tout le th dont on aura besoin. Mais
en attendant, la prudence a exig quon chercht viter le danger den
manquer, et quon tcht de former avec la cour de Pkin des liaisons qui
rendissent moins prcaire et plus avantageux le commerce que les Anglais
font la Chine. Il fallait aussi prvenir les difficults et carter la jalousie que
pouvaient occasionner les intrigues et les faux rapports des princes allis ou
tributaires de la Chine et de la Grande-Bretagne.
On tait loin de se flatter quune si importante entreprise pt tout coup
sexcuter et russir compltement. On savait que la cour de Pkin se
conduisait daprs des maximes particulires. Peu porte avoir des relations
avec les autres puissances, elle pense que ses sujets jouissent dun bonheur
quelle doit sagement conserver, en cartant deux de profanes trangers. Il
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ntait gure vraisemblable que cette cour droget ses principes en faveur
dune nation dont lempereur et ses mandarins connaissaient sans doute les
richesses, les conqutes et le pouvoir, mais peu les vertus.
Toutefois, on devait esprer que lorsque plusieurs Anglais, levs en
dignit, auraient successivement rsid Pkin, et su, par une conduite
prudente et des murs douces, mriter lestime des principaux Chinois et le
respect des autres, ils pourraient vaincre leurs prjugs, se concilier leur
bonne volont, et tablir une confiance ncessaire lalliance quon dsirait
de former avec eux. Ladmission des Anglais Pkin tait pourtant difficile,
mme incertaine. Un agent de la Compagnie des Indes, lequel, ayant t
envoy trs jeune Canton, tait parvenu apprendre la langue du pays,
avait t puni, par ordre de la cour, pour avoir tent de pntrer jusque dans
la capitale, o ses suprieurs lenvoyaient pour prsenter un mmoire sur les
vexations quprouvait la factorerie anglaise.
Mais on pensait que les Chinois feraient un tout autre accueil un envoy
dun rang lev et charg dune mission faite pour commander le respect chez
toutes les nations civilises. Un homme dune naissance illustre et distingu
par son mrite, rsolut den faire lpreuve. Il tait accompagn par des
personnes connues par leurs talents et leur capacit ; mais sa mort
prmature lempcha dacheter son entreprise. Cependant, ce ne fut quun
retard. On ne renona pas au projet quon avait form, et dont les
circonstances nouvelles pressaient encore lexcution. On lenvisagea mme
alors sous des rapports plus tendus. Des vues dhumanit et de philosophie
se joignirent celles de la politique et du commerce.
Parmi les vnements qui illustrent le rgne de Georges III, quelques-uns
des plus mmorables, sans doute, sont les voyages entrepris sous les
auspices de ce prince. Alors les limites des sciences ont t recules, et le
globe a t parcouru sans aucun motif de lucre ou de conqute. Mais on a
encore obtenu des avantages plus durables et plus dignes des mes leves.
Un homme
1
, que le gouvernement avait choisi, et que son intrpidit, sa
raison, son exprience et ltendue de ses connaissances rendaient capables
1
Le fameux capitaine Cook.
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des entreprises les plus difficiles, perfectionna beaucoup la navigation ; et
aprs des tentatives ritres, rsolut des problmes gographiques non
moins importants que curieux. Un autre homme
1
qui, jeune encore, possdait
dj toutes les connaissances des plus savants naturalistes et qui, avide de
sillustrer par des dcouvertes nouvelles, abandonnait volontairement les
jouissances de la fortune et du luxe, pour aller dans les climats les plus
opposs et dans des mers inconnues, parvint enrichir toutes les branches de
lhistoire naturelle. De telles entreprises taient si fort au-dessus de celles qui
occupent ordinairement les hommes, et avaient un but si utile quelles devin-
rent sacres pour un ennemi digne de les admirer ; et, sans quon et besoin
de le demander, le navire de Cook fut labri des attaques auxquelles la
guerre exposait tous les autres vaisseaux anglais.
Des particuliers, qui possdent une grande fortune, shonorent sans doute
lorsquils en font un emploi utile et gnreux en faveur de la socit : ainsi les
rois et les nations prospres ne peuvent faire un plus glorieux usage des
moyens qui sont en leur pouvoir, quen sefforant dclairer le genre humain
et daugmenter son bonheur. Une telle conduite nest mme jamais sans
avantage pour ceux qui la tiennent. Nul peuple ne peut se flatter que la
nature lui ait prodigu assez de biens pour quil ne puisse pas en acqurir
davantage, ni que lusage quil fait de ce quil a, soit assez bien entendu pour
ntre pas susceptible dune plus grande perfection. Si lon peut quelquefois
apprendre des choses trs utiles dans des pays o la civilisation est peu
avance, il est probable quon en apprendra bien davantage parmi la plus
ancienne des socits et dans lempire le plus peupl de lunivers.
Le peu de voyageurs qui avaient trouv le moyen de pntrer la Chine
contribuaient plutt exciter la curiosit qu la satisfaire. Quelques-uns de
leurs rcits sont contradictoires, dautres suspects ; mais tous assurent que
les productions du sol et des arts, la politique constante du gouvernement, le
langage, les murs, les opinions du peuple, les maximes de morale, les
institutions civiles, lordre et la tranquillit qui rgnent dans ltat sont le
spectacle le plus tonnant qui puisse tre offert aux regards des hommes. Le
gouvernement chinois na oppos des obstacles aux observations des
voyageurs que parce quil sest imagin quil y avait du danger
1
Sir Joseph Banks.
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communiquer avec des trangers turbulents et sans murs. Ce prjug ne
pouvait donc tre dtruit que par la conduite exemplaire des Europens qui
rsideraient Pkin.
Mais des exemples dune bonne conduite ne suffisaient pas, sans toutes
les qualits propres les rendre remarquables sur un thtre si nouveau, et
au milieu de prjugs si invtrs. Un ambassadeur tant une fois admis la
Chine, le succs de sa mission devait certainement dpendre de lide quon
prendrait de lui et de sa suite, lorsquil traverserait lempire et quil serait
prsent la cour. Sil trouvait le moyen de se rendre agrable au peuple, sil
savait gagner la bienveillance des mandarins, sil parvenait faire changer les
prventions quinspirait contre elle la nation qui lavait envoy ; sil pouvait,
enfin, obtenir que les Chinois dsirassent davoir constamment un
ambassadeur anglais leur cour, quoiquils soient dans lusage de ny souffrir
la rsidence habituelle daucun ministre tranger, alors le premier objet de
lambassade tait rempli, et on avait la facilit de sassurer des grands
avantages qui pouvaient rsulter dun rapport intime avec toutes les parties
de la Chine.
Cependant, ces avantages ne devaient sacqurir quavec le temps : trop
dempressement dabord naurait fait que les retarder. Quelques-uns des plus
sages directeurs de la Compagnie des Indes, qui connaissaient combien leur
commerce Canton avait souffrir de gne et de tracasseries, mais qui
sentaient aussi quel tort immense ferait la Compagnie la cessation de ce
commerce, recommandrent de prendre les prcautions les plus grandes dans
les commencements de la ngociation, de peur que si lon insistait trop
vivement sur la rparation des injustices, ou si lon demandait prmaturment
des privilges tendus, la cour de Pkin ne prt lalarme, ne saigrt et ne
penst quil tait temps de prvenir des querelles et des usurpations de la
part des trangers, en leur fermant entirement ses ports.
Il convenait donc que le gouvernement britannique ne confit une mission
aussi importante et aussi difficile qu un homme qui aurait donn des
preuves de sa prudence et de son habilet, par un long sjour dans des cours
trangres, et qui, sans vouloir jouir dun avantage soudain, se contentt de
prparer des succs. On ne pourrait pas souponner que celui qui obtiendrait
un tel honneur le dt la faveur ministrielle ou linfluence parlementaire.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Dans plusieurs circonstances importantes qui avaient rapport la Compagnie
des Indes, le ministre avait su montrer que le seul droit auprs de lui, pour
obtenir des emplois, tait davoir les qualits propres les remplir ; et les
places les plus lucratives, les plus honorables avaient t accordes des
hommes qui ne les sollicitaient ni ne les attendaient. Il fallait donc, en cette
occasion, en agir de la mme manire ; mais quelque temps scoula avant
quon se ft entirement dcid dans le choix quon voulait faire.
@
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
CHAPITRE II
Prparatifs de l
ambassade
@
Quelque flatteur quil soit pour un ministre de pouvoir accorder des places,
il faut convenir que, dans les occasions importantes, cest un devoir trs
dlicat et trs difficile remplir. Responsable des plans quil forme, il ne lest
pas moins du choix des personnes auxquelles il en confie lexcution. Ses
plans dpendent de son gnie, et lon ne peut les attribuer des affections
particulires ; mais quand il nomme quelque emploi, il a besoin, pour se
mettre labri de la censure, dtre galement en garde, et contre ses
propres inclinations et contre les sollicitations de ses plus intimes amis ; il ne
peut tre vritablement tranquille sur le choix quil fait que lorsque son
opinion saccorde avec la voix publique.
Cest ce qui lui russit en nommant lambassade de la Chine. Lord
Macartney brillait au nombre de ceux dont la rputation de talent, dhabitude
aux affaires et de probit, est solidement tablie. Peu dhommes ont eu
occasion de se montrer dans des situations plus diverses, et peut-tre tait-il
le seul qui, aprs avoir rempli une des premires places dans lInde, eut runi
les suffrages des deux partis qui divisent le Parlement. Ses amis avaient joui
de la satisfaction dentendre prononcer son loge, le mme jour, par les deux
principaux orateurs de ces diffrents partis. Envoy dans sa jeunesse
Ptersbourg, il y conclut, pour vingt ans, un trait de commerce des
conditions si favorables que limpratrice de Russie reconnaissant enfin quil
tait trop lavantage de la Grande-Bretagne, refusa longtemps de le
renouveler
1
. Lord Macartney eut depuis plusieurs occasions de prouver, en
diffrentes parties du globe, combien son habilet et sa prudence taient
utiles au bien de son pays. Il avait, la vrit, refus le gouvernement du
Bengale, place o lon jouit de plus de pouvoir et o lon acquiert plus de
1
Sir George Staunton se trompe. Les dlais quapporta Catherine II au
renouvellement de ce trait, navaient pour motif que le mcontentement que lui avait
occasionn laccession du roi dAngleterre la ligue des lecteurs. (Note du
Traducteur.)
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
richesses que dans aucune autre de celles qui dpendent du ministre ; mais
une ambassade la cour de Pkin tait, dautres gards, si
extraordinairement attrayante, et offrait tant de satisfaction une me
ardente et avide de sinstruire, que ds quelle lui fut offerte, il ne balana pas
laccepter.
Lord Macartney ne proposa alors aucune condition au gouvernement. M.
Dundas, secrtaire dEtat, qui avait conu le plan de lambassade, et auquel
doivent tre attribus tous les avantages qui en rsulteront, choisit, de son
propre mouvement, un des amis
1
mme de lord Macartney, pour
laccompagner en qualit de secrtaire dambassade, et pour le remplacer au
besoin. Cet homme tait dj connu pour avoir acquis quelque exprience
dans les affaires, et pour avoir, en 1784, ngoci la paix avec Tippoo-Sab.
Toutes les autres personnes attaches lambassade furent nommes sur la
recommandation de lambassadeur.
On ne fut pas longtemps incertain sur la route que lambassade devait
suivre. Quoique Pkin soit situ du mme ct de lquateur que Londres, et
quil ny ait quune diffrence de onze degrs entre la latitude de ces deux
villes ; quoiquen tirant une ligne directe de lune lautre, cette ligne passe
sur une trs petite partie de mer, et travers des pays agrables et o le
climat est doux et salubre, il nen est pas moins vrai que la plupart de ces
pays sont habits par des nations trop peu civilises pour quon puisse
voyager parmi elles avec aisance et scurit, et que la distance de Londres
Pkin est de cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix milles anglais. On pensa
donc que la route par mer tait la seule praticable, bien que les circuits quelle
oblige de faire triplent au moins la longueur du chemin.
Le premier lord de lamiraut pensa alors que puisquon tait en paix, on
ne pouvait pas mieux employer un des vaisseaux
2
du roi qu faire ce
voyage : il loffrit lambassadeur et le pria den choisir lui-mme le
commandant. Ce choix ntait certainement pas une chose indiffrente. Il ne
suffisait pas de possder les qualits ncessaires pour diriger un long voyage
1
Ctait sir George Staunton, auteur de cette relation.
2
Le Lion, de 64 canons.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
avec scurit et agrment pour les passagers et pour lquipage. Il fallait
encore tre capable de traverser des mers infrquentes ; car on avait le
dessein de faire voile directement pour le port le plus prs de la capitale de la
Chine, en parcourant un espace de dix degrs de latitude et de plus de cinq
degrs de longitude dans la mer Jaune, et le golfe de Pkin, quaucun
navigateur europen navait encore fait connatre.
La mer Jaune est, except son entre, borne par les ctes orientales et
septentrionales de la Chine, et par celles de la Tartarie et de la Core,
galement dpendantes des Chinois ; ainsi, pour y pntrer, et acqurir des
connaissances qui manquaient la navigation, sans donner le moindre
ombrage la cour de Pkin, on ne pouvait pas trouver une occasion plus
favorable que celle de lambassade quon envoyait dans cette mme cour. En
outre, il tait bien plus convenable de suivre cette nouvelle route que daller
aborder Canton, sur la cte occidentale de la Chine, et dentreprendre
ensuite, pour se rendre dans la capitale de lempire, un voyage par terre
denviron quatorze cents milles anglais. Il y aurait eu trop dinconvnient
sexposer aux dlais quune aussi longue marche aurait pu naturellement
occasionner, aux obstacles quon aurait peut-tre volontairement suscits, et
aux intrigues dont on net pas alors manqu de trouver de nombreux
prtextes. Ces intrigues auraient t louvrage des magistrats et des
marchands de Canton, dont les uns auraient craint que les reprsentations de
lambassadeur ninfluassent sur leur autorit, et ne fissent mettre des bornes
leur oppression, et les autres, quelles ne diminuassent les profits de leur
commerce exclusif avec les trangers.
Le capitaine Gower, lev depuis au rang de chevalier baronnet sous le
nom de sir Erasme Gower, tait connu par ses talents et son exprience dans
tout ce qui a rapport la marine. Non seulement il avait donn, dans divers
combats, des preuves de sa bravoure, mais il avait, dans sa jeunesse, fait
deux fois le tour du monde, et contribu dune manire distingue parer aux
accidents et surmonter les nombreux obstacles auxquels on est
invitablement expos dans de si longs et si prilleux voyages. Ainsi, il tait
accoutum affronter des routes nouvelles et remdier aux inconvnients
qui sy rencontrent. Ce fut lui qui, la sollicitation de lord Macartney, eut le
commandement du vaisseau de guerre le Lion. Matre de nommer ses
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
officiers, il les choisit tous daprs la connaissance particulire quil avait de
leur mrite. Une foule de marins brigua lavantage de servir sous lui, dans
une occasion si intressante. Des enfants des premires familles dAngleterre,
remplis de ce courage entreprenant, qui est le partage de la jeunesse, furent
embarqus bord du Lion, en qualit de gardes-marine, et leur nombre
excda de beaucoup celui quon a coutume davoir dans un vaisseau.
On accorda aussi lambassadeur une garde militaire, ainsi que cela se
pratique dans lOrient, non quune telle suite soit presque jamais ncessaire
la sret dune ambassade, mais parce quelle ajoute sa dignit.
Les gardes de lord Macartney ntaient pas en grand nombre ; mais ils
avaient t choisis dans les meilleurs rgiments dinfanterie et dartillerie. Ils
avaient quatre pices de campagne ; et lon se flattait que la manire rapide
et nouvelle dont ils manieraient ces canons, et les diverses volutions
militaires auxquelles ils taient trs exercs, pourrait tre un spectacle
intressant pour lempereur de la Chine, et lui donner une ide de ce quest
lart de la guerre parmi les Europens. Cette esprance tait dautant mieux
fonde quon savait que ce prince senorgueillissait davoir conquis des pays
trs vastes et subjugu plusieurs nations tartares. Cependant, en accordant
des gardes lambassadeur, il tait indispensable de maintenir parmi eux une
discipline svre, afin de prvenir des excs et mme des oublis qui, quoique
de peu de consquence ailleurs, auraient pu paratre scandaleux aux yeux
dhommes aussi amis de lordre que les Chinois, et fortifier les prjugs dont
ils taient dj imbus contre les Anglais.
Cet objet fut rempli en donnant le commandement de la garde au major
Benson
1
et aux lieutenants Parish et Crewe
2
. On verra, dans le cours de cet
ouvrage, que le lieutenant Parish, qui est un excellent dessinateur, a
beaucoup contribu nous mettre mme de satisfaire la curiosit du public,
par les dessins de plusieurs objets intressants que nous rencontrmes sur la
route. On avait, en outre, attach lambassade un peintre et un dessinateur
habile, qui ont fourni le dessin dune partie des gravures que nous joindrons
ici.
1
Le major Benson est maintenant colonel.
2
Le lieutenant Parish est capitaine, et le lieutenant Crewe, lieutenant-colonel.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Le docteur Gillan fut nomm mdecin de lambassade ; car il tait non
seulement ncessaire quun homme de sa profession accompagnt des
personnes destines voyager en divers climats, mais on ne doutait pas que,
lorsque nous serions arrivs la Chine, les preuves secourables quil
donnerait de sa science nexcitassent ladmiration et la reconnaissance dun
peuple chez lequel la mdecine a fait bien moins de progrs quen Europe, et
ne concourussent au succs de lambassade. Le docteur Gillan tait en outre
trs habile chimiste ; et comme la chimie est la base de plusieurs arts utiles,
il tait naturel de penser que ses connaissances lui serviraient juger jusqu
quel degr de perfection ces arts taient parvenus dans les diffrents pays
que nous devions visiter. Nous avions pour chirurgien le docteur Scot, ds
longtemps connu par ses talents et par ses services bord des vaisseaux du
roi.
Le docteur Dinwiddie et M. Barrow, habiles en astronomie, en mcanique,
et dans tout ce qui a rapport la gomtrie, furent adjoints lexpdition,
laquelle ils ne pouvaient, sans doute, qutre trs utiles.
M. Acheson Maxwell, qui avait dj accompagn dans lInde lord
Macartney et mrit sa confiance, abandonna la place quil occupait dans un
des bureaux du ministre, pour remplir celle de secrtaire de lambassadeur,
et on lui donna pour adjoint le jeune Edward Winder, agrg luniversit.
On choisit un nouvel crivain de la Compagnie des Indes, M. Henry
Barring, pour accompagner lambassade Pkin, afin que les connaissances
quil acquerrait dans cette capitale le missent mme de servir plus
efficacement la Compagnie, Canton.
On donna aussi lambassadeur un jeune page
1
, accompagn de son
instituteur, qui tait un tranger distingu par son rudition. Ni cet instituteur,
ni son lve ne furent inutiles lexpdition.
Il est, sans doute, regretter que nous ne puissions pas joindre cette
liste le nom de quelque naturaliste clbre ; car il net pas manqu
doccasions de faire des observations intressantes dans le cours du voyage.
Le plus jeune de ceux que nous avons nomms tait peut-tre le moins
ignorant en histoire naturelle. M. Afzelius, Sudois, qui tait alors en
1
Ce page tait le fils de sir George Staunton.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Angleterre, et quon connaissait pour tre trs savant, fut sollicit de nous
accompagner ; mais il stait dj engag daller dans le nouvel tablissement
de Sierra Leone sur la cte dAfrique.
Cependant, le zle des naturalistes ne fut pas en dfaut, et on choisit
deux jardiniers botanistes, dont lun aux frais du gouvernement, et lautre
ceux dun des membres de lambassade. Leur soin devait tre de rassembler,
durant lexpdition, tout ce qui paratrait le plus propre enrichir lhistoire
naturelle.
Il restait encore remplir lemploi le plus ncessaire et le plus difficile :
ctait celui dinterprte et de traducteur en langue chinoise. Dans toute
ltendue de lempire britannique, il nexistait pas un seul homme en tat
doccuper cette place. Plusieurs supercargues de la Compagnie des Indes
taient revenus en Angleterre aprs avoir rsid plusieurs annes la Chine ;
mais ils ne savaient pas un mot de chinois, et lon nen sera point surpris si on
se rappelle ce que nous avons dit dans notre premier chapitre. M. Flint, qui
avait fait exception cette rgle et qui, aprs un long sjour Canton, avait
t emprisonn et ensuite banni pour avoir tent daller Pkin, tait mort
depuis peu en Angleterre. Un Franais, nomm M. Galbert, qui, ayant aussi
longtemps rsid Canton et appris le chinois, avait t choisi pour servir
dinterprte lambassade projete avant celle de lord Macartney, venait
galement de payer son tribut la nature.
Il ntait nullement sr de compter quon trouverait Canton les
interprtes dont on avait besoin. Quelques habitants de cette ville savaient
bien assez danglais ou de portugais pour servir de truchement aux
marchands europens, en ce qui concerne leurs ventes ou leurs achats ; mais
il leur et t impossible de soutenir la conversation sur tout autre sujet. Il y
a mme plus : le chinois quils parlent communment nest pas compris
Pkin ; et lexprience a souvent appris douter de leur intelligence, non
moins que de leur fidlit. Il fallait donc chercher, dans le continent de
lEurope, quelques hommes dignes de confiance, lesquels eussent rsid
assez longtemps la Chine pour y apprendre la langue des mandarins, ou
bien essayer, si on ny parvenait pas, de dcouvrir quelques Chinois qui
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
eussent quitt leur pays et appris les langues europennes. On savait que les
missionnaires qui taient tolrs Pkin, sous la protection immdiate de
lempereur, obtenaient trs rarement la permission de retourner dans leur
patrie. Mais quelques autres, qui y avaient pntr sous des dguisements,
ont chapp par hasard cette loi. Quelques lettrs chinois avaient trouv le
moyen de se rendre Rome, o ils taient employs examiner les livres et
les manuscrits chinois de la bibliothque du Vatican ; et le zle du
christianisme a fond Naples un collge consacr lducation des jeunes
Chinois que les missionnaires ont ladresse de faire sortir de leur pays.
Il tait sans doute incertain quaucun de ces Chinois consentt se mettre
la suite de lambassade anglaise ; mais on ne voyait pas dautre moyen
davoir un interprte. Le secrtaire dambassade partit donc de Londres au
mois de janvier 1792, dans le dessein de chercher lhomme quon dsirait. Il
se rendit dabord Paris, o il y avait encore deux maisons fondes pour les
missionnaires ; celle de Saint-Lazare et celle des Missions trangres. Dans la
premire, il ne se trouva alors personne qui ft all en Chine ; dans lautre, il
y avait un prtre qui en tait revenu depuis vingt ans : mais il ne se rappelait
que quelques mots de la langue chinoise, et il ne voulut, aucune condition,
retourner dans un pays aussi loign.
Il fallut donc, malgr les rigueurs de la saison, traverser les Alpes et se
rendre en Italie. Les Chinois lettrs qui avaient t au Vatican nexistaient
dj plus : cependant le voyage de Rome ne fut pas inutile sir George
Staunton. Le cardinal Antonelli, prfet de la congrgation tablie pour la
propagation de la foi catholique, lui donna des lettres de recommandation trs
pressantes pour les missionnaires italiens qui taient la Chine, et pour les
curateurs du collge des Chinois, Naples. A son arrive dans cette capitale,
sir George trouva dans le collge divers jeunes Chinois, dont quelques-uns y
taient depuis plusieurs annes et parlaient avec facilit le latin et litalien. En
leur enseignant ces langues, on avait eu soin dempcher quils noubliassent
la leur ; car ils taient tous destins tre prtres, et renvoys dans leur
pays, pour quils sy occupassent du salut de ceux de leurs compatriotes qui
taient dj chrtiens, et quils sefforassent de persuader dautres de le
devenir. Il y en avait mme dont lducation tait acheve et qui, ayant reu
lordre de prtrise, taient prts sembarquer. Mais les curateurs du collge,
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fidles lesprit de leur institution, et montrant non moins de vigilance quune
mre qui craint quon ne sduise sa fille chrie, taient loin de vouloir confier
leurs lves sans prcaution, de peur que, pendant le voyage, quelque
circonstance fatale ne les dtournt de leur pieuse destination.
Cependant, grce lentremise de sir William Hamilton, ministre
dAngleterre, lequel avait eu occasion de rendre quelque service au collge ;
grce galement don Gaetano dAncora, Napolitain respectable, et ami
particulier des curateurs, on triompha des scrupules de ces bons prtres. Sir
George revint Londres au mois de mai avec deux jeunes Chinois pleins de
vertu, de candeur, damnit, et capables de rendre parfaitement les
expressions de leur langue en latin et en italien, quentendait trs bien
lambassadeur.
Ces interprtes commencrent bientt se rendre utiles. Daprs ce quils
pouvaient connatre ou se rappeler du got de leur pays, ils indiqurent les
choses les plus propres y russir. Ils aidrent surtout dans le choix des
prsents, que conformment aux usages de lOrient, il fallait offrir
lempereur et aux grands de sa cour. Une partie de ces prsents fut aussi
compose de ce quon savait tre le plus recherch et donner le plus de profit
Canton. Souvent, on y avait vendu, des prix excessifs, des ouvrages de
mcanique, ingnieux et trs compliqus, forms dun riche mtal, orns de
pierres prcieuses, et qui, par le moyen de quelques rouages, de quelques
ressorts secrets, paraissaient avoir un mouvement qui semblait spontan. Ces
choses, il est vrai, ntaient daucune utilit ; mais lesprit des mandarins qui
taient la tte du gouvernement en avait t tellement frapp, quils avaient
instamment recommand aux marchands du pays de sen procurer quelque
prix que ce ft. Il tait dangereux de se soustraire cet ordre ; mais ensuite
les ouvrages demands ne furent accepts que comme des prsents, ou bien
les personnes qui les reurent, voulant avoir lair de les payer, donnrent en
retour une somme lgre et trs peu proportionne ce quils avaient cot
Londres. Ce fut ainsi que des armateurs particuliers introduisirent en Chine
pour plus dun million sterling de ces brillants joujoux ou, pour parler le
jargon corrompu de Canton, de ces sing-song, dont la plus grande partie fut
porte peu peu dans les palais de lempereur et de ses ministres. Les
mandarins de Canton commencrent par obtenir ces choses en promettant
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leurs infrieurs de les protger, et ensuite ils les firent passer Pkin, dans
lespoir dobtenir eux-mmes la protection de leurs suprieurs.
Peut-tre et-ce t en vain que le gouvernement tentt de surpasser en
prsents, de lespce dont nous venons de parler, soit pour louvrage, soit
pour le prix, ce que de simples particuliers avaient dj envoy la Chine. En
outre, il y avait lieu de croire quon y avait port une trop grande quantit de
ces magnifiques bagatelles pour quelles pussent y causer encore quelque
plaisir. Mais on pensa que tout ce qui montrerait le gnie des sciences et des
arts de lEurope procurerait une satisfaction plus vraie et plus durable un
prince, que son ge devait naturellement porter ne chercher dans tous les
objets que ce quils avaient dutile.
Comme lastronomie est particulirement estime en Chine, et quelle y
fait mme partie des travaux du gouvernement, on jugea que la cour de Pkin
recevrait avec joie les instruments astronomiques les plus nouvellement
invents et les mieux travaills, ainsi que limitation la plus parfaite qui et
encore t faite des mouvements clestes.
Des ouvrages sortis des meilleures manufactures anglaises, et tout ce
quon a de mieux imagin de nos jours pour servir aux agrments de la vie,
semblaient devoir remplir la double intention de faire plaisir ceux qui ils
taient destins, et doccasionner par la suite un plus grand dbit dans la
vente des objets de la mme espce. La Compagnie des Indes fournit un de
ses vaisseaux les plus grands et les plus commodes pour porter les prsents
quon envoyait la cour de la Chine, ainsi que les personnes de lambassade
qui ne pourraient pas tre assez agrablement loges bord du Lion. Le
vaisseau de la Compagnie fut mis sous le commandement du capitaine
Mackintosh, marin sage et expriment. Un autre vaisseau dune moindre
grandeur fut, en mme temps, arm pour servir dallge.
La nouvelle de ces prparatifs ayant dj t plusieurs fois crite la
Chine, par des voies trangres, on ne devait pas douter quelle ny ft
connue avant que lambassade ny abordt. Il tait donc ncessaire de
lannoncer expressment au gouvernement chinois, afin de sassurer des
effets de la premire impression, et dempcher que par erreur, ou par
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quelque intention malveillante, il ne prt cette mission pour une entreprise
hostile et dangereuse, et ne refust peut-tre de recevoir lambassadeur. La
Compagnie avait rcemment nomm, parmi ses employs les plus capables,
trois commissaires pour aller rgler ses affaires Canton. Ce fut eux quon
confia le soin dannoncer authentiquement la mission de lord Macartney. Sir
Franois Baring, prsident des directeurs de la Compagnie, crivit, cet effet,
une lettre au vice-roi de Canton, et il chargea les commissaires de la remettre
dune manire si publique, que quels desseins quet cet officier, il ne lui ft
pas permis de la drober la connaissance de lempereur.
Sir Franois Baring disait dans cette lettre :
Que son trs gracieux souverain avait appris que ses sujets
tablis Canton avaient eu dessein denvoyer une dputation la
cour de Pkin, pour complimenter lempereur sur ce quil venait
dentrer dans la quatre-vingtime anne de son ge, mais que,
comme ce dessein tait rest jusqualors sans excution, la cour en
avait t trs mcontente ; que, dsirant de cultiver lamiti de Sa
Majest chinoise, daccrotre les rapports de la bonne harmonie qui
existaient entre les cours de Pkin et de Londres, et dtendre les
liaisons du commerce entre leurs sujets respectifs, le roi
dAngleterre avait nomm son trs cher cousin et conseiller, lord
Macartney, homme dune vertu, dune sagesse et dune capacit
distingues, ambassadeur auprs de lempereur de la Chine, et
lavait charg de le reprsenter, et de tmoigner, dans les termes
les plus expressifs, la satisfaction quil prouverait, si cette marque
de bienveillance et de considration servait tablir entre eux une
alliance et une amiti perptuelles ; que sa majest britannique,
envoyant en mme temps lempereur divers prsents dune
grandeur et dun mcanisme trop dlicat pour tre transports par
terre sans inconvnient, une aussi grande distance que celle quil
y avait de Canton Pkin, lambassadeur sembarquerait avec une
suite convenable dans un des vaisseaux du roi, et se rendrait
directement Tien-Sing, port le plus rapproch de la rsidence de
sa majest chinoise.
Sir Franois terminait sa lettre en demandant :
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Que cet avis ft, sur-le-champ, transmis la cour de Pkin, parce
quil esprait que cette cour donnerait des ordres pour que les
vaisseaux du roi de la Grande-Bretagne, ainsi que lambassadeur et
sa suite, fussent reus dune manire convenable ds quils
arriveraient Tien-Sing, ou sur les ctes voisines.
Les prsents mentionns dans cette lettre taient dun si grand prix que
quelques personnes crurent que la cour dAngleterre avait conu quelque
projet extraordinaire. Les membres du corps diplomatique, qui regardent
comme un devoir dpier tout ce que fait le gouvernement auprs duquel ils
rsident, furent trs attentifs en cette occasion. Lun dentre eux qui, encore
imbu de ce prjug mpris quinspire une jalousie mercantile, semblait
ignorer que le globe est assez grand pour ceux qui veulent y trafiquer, et que
le commerce fleurit toujours davantage par lextension de ses rapports, ne
manqua pas dattribuer au gouvernement anglais et la Compagnie des
Indes, le projet denvahir le commerce de la Chine, lexclusion de tous les
autres Europens, et proposa sa cour de faire partir une contre-ambassade
pour prvenir ce malheur. Cependant, les Anglais taient si loigns de songer
au monopole impraticable, dont on leur imputait le dessein, que comme la
Hollande tait alors leur allie, et quils sintressaient vritablement au
commerce quelle faisait la Chine, ils sempressrent de prvenir les Etats
gnraux de la mission de lord Macartney, et leur offrirent les bons offices de
ce ministre, si quelque circonstance exigeait que la factorerie hollandaise de
Canton et besoin davoir recours lui.
Certes, rien ne montre plus clairement le but gnral de la mission, dont
nous rendons compte, que les instructions particulires que le roi donna
lambassadeur par lorgane de lun de ses secrtaires dEtat. Ces instructions
disaient :
Que depuis longtemps les Anglais faisaient plus de commerce
la Chine quaucune des autres nations europennes ; que les
relations commerciales entre plusieurs de ces nations et les Chinois
avaient t prcdes ou accompagnes de quelque
communication particulire avec le souverain de la Chine ; que
dautres avaient eu lappui des missionnaires qui, par leur science
ou par leur habilet dans les arts, staient fait bien accueillir de la
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cour curieuse et polie de Pkin ; et que, bien quoccups par les
succs de la religion, ces missionnaires navaient sans doute pas
nglig les intrts de leur pays, tandis que les ngociants anglais
restaient sans secours, sans aveu, dans un pays dont lloignement
permettait quon dnigrt le caractre de leur nation, et quon y
rabaisst son importance, et o mme la profession de ngociant
ntait pas assez estime pour leur procurer de la sret et de la
considration. Que, dans ces circonstances, la dignit et la
bienfaisance de sa majest exigeraient quelle portt un regard
paternel sur ceux de ses sujets qui taient Canton ; quand bien
mme le commerce et la prosprit de la nation ne seraient pas
intresss leurs succs, et quelle rclamt pour eux la protection
de lempereur de la Chine, et les gards quun puissant monarque
avait droit dattendre dun autre. Quune communication libre avec
le peuple le plus singulier, peut-tre, qui existe sur le globe, et qui
a connu la civilisation et cultiv les arts, depuis une longue suite de
sicles, avec moins dinterruption quaucun autre, mritait dtre
recherche par la nation anglaise, qui avait vu avec plaisir et lou
avec reconnaissance les voyages entrepris par les ordres de son roi
et aux frais du gouvernement pour les progrs des sciences, la
dcouverte des pays lointains et la connaissance des murs tran-
gres ; mais quen tchant dtendre les relations des Anglais avec
les Chinois, sa majest britannique navait en vue que les intrts
de lhumanit, lavantage rciproque des deux nations, et la
protection que le gouvernement de la Chine devait au commerce.
Cest dans le mme esprit que le roi dAngleterre disait dans sa lettre
lempereur de la Chine :
Linclination naturelle dun prince, grand et bienfaisant, tel que
votre majest impriale, que la providence a place sur le trne
pour lavantage du genre humain, est de conserver la paix et la
scurit dans les pays soumis sa domination, et de travailler sans
relche accrotre le bonheur, les vertus et les connaissances de
ses sujets, en faisant, autant quil le peut, jouir des mmes
bienfaits toutes les autres nations.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Anime des mmes sentiments, ds les premiers jours dun
rgne, commenc au milieu des horreurs de la guerre, sa majest
britannique, aprs avoir vaincu ses ennemis dans les quatre parties
du globe, leur a accord la paix aux conditions les plus quitables.
Non encore satisfaite depuis, davoir, tous gards, accru la
prosprit de ses sujets un degr dont les temps les plus reculs
ne fournissent point dexemple, elle a plusieurs fois fait armer des
vaisseaux et envoy les hommes les plus sages et les plus
intelligents de son royaume la dcouverte des rgions inconnues.
Son dessein ntait alors ni de faire des conqutes ni dtendre sa
domination ; car les pays soumis sa puissance suffisaient ses
vux. Il ntait pas, non plus, dacqurir des richesses, ni de
favoriser le commerce de ses peuples ; mais de connatre toutes
les parties habitables de la terre, et la varit de leurs
productions ; de faire rpandre linstruction, les arts et les
agrments de la vie dans les lieux o ils avaient t auparavant
ignors. Aprs cela, elle a envoy dautres vaisseaux chargs
danimaux et des vgtaux les plus utiles lhomme, dans les les
qui en manquaient. Elle a t encore plus ardente connatre les
arts et les murs des pays o la civilisation est, depuis une mul-
titude dge, perfectionne par les sages lois et les exemples
vertueux de leurs souverains. Elle a senti surtout un vif dsir dtre
instruite des institutions clbres tablies dans le vaste et populeux
empire de sa majest chinoise ; institutions qui ont lev cet
empire un point de prosprit quadmirent toutes les nations
voisines.
Sa majest britannique, tant maintenant en paix avec tout le
monde, croit ne pouvoir pas choisir un moment plus propice pour
tendre les liens de son amiti et de sa bienveillance, et proposer
sa majest impriale dassurer les avantages qui doivent rsulter
des relations amicales entre deux nations aussi puissantes et aussi
instruites que les Anglais et les Chinois.
Lobjet de lambassade ntait donc pas de protger seulement le
commerce des Anglais, Canton. Lord Macartney devait non seulement se
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rendre en Chine, mais visiter, son choix, tous les autres pays de cette partie
de lAsie, quon peut appeler lArchipel chinois, et o lon tait mme
dacqurir quelques notions utiles ou importantes. Il avait le pouvoir de
traiter, en qualit dambassadeur, avec lempereur du Japon, le roi de la
Cochinchine et, en gnral, tous les princes et souverains dont les tats sont
situs dans les mers de la Chine.
Enfin, tout tant prt, et les vaisseaux lancre dans la rade de
Portsmouth, lambassadeur se rendit dans ce port, au mois de septembre
1792, avec les personnes qui devaient laccompagner, et qui taient au
nombre dune centaine, y compris quelques musiciens et quelques ouvriers,
et indpendamment des soldats et des domestiques. Ces personnes se
trouvaient alors ensemble pour la premire fois ; mais elles taient destines
composer dsormais une espce de famille, et sunir par les liens du
devoir et de lintrt. Si quelques-unes dentre elles taient occupes du seul
soin de vivre, et indiffrentes tout autre chose, le reste pouvait tre
considr comme entrant dans une carrire ignore, et commenant une nou-
velle existence. Elles avaient quitt leur premier tat, leurs anciennes
habitudes, leurs plus chers amis, pour sengager dans une entreprise
intressante, mais prilleuse. Ce ntait pas une troupe dArgonautes, dvors
de la soif de conqurir une toison dor : ctaient des hommes remplis dune
ardente curiosit et du dsir de sinstruire. Ils ne songeaient plus qu la
Chine, tandis que les objets auxquels ils avaient t longtemps attachs, et
qui captivaient encore lattention de ceux dont ils taient entours, semblaient
perdre lintrt quils avaient eu pour eux. Leurs yeux se fixaient sur une
perspective qui soffrait lextrmit de lhorizon, et qui occupait toutes leurs
penses.
Ainsi, abandonnant volontairement lEurope et ses vnements, ils
nprouvaient dautre regret que celui que leur inspiraient les affections de la
nature, lorsquon leur annona que le vent tait favorable, et quil tait temps
de partir.
@
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
D E U X I M E
P A R T I E
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
CHAPITRE PREMIER
Traverse de la Cochinchine aux les des Larrons, prs
de Macao.
@
Quand la mousson du sud-ouest est rgulirement dcide, le passage de
la Cochinchine aux ctes de la Chine est ordinairement rapide et ais. Lespoir
dtre bientt la vue du pays qui tait lobjet de leur long voyage rendait les
passagers plus impatients darriver au lieu de leur destination quils ne
lavaient paru lorsquils en taient encore trs loin. Cependant le port de Tien-
Sing, o lambassadeur se proposait de dbarquer, tait encore une distance
considrable. Avant de sy rendre, on rsolut de toucher lune des les des
Larrons, situes vis--vis de Macao, parce que de l, on voulait faire passer
des dpches en Europe, par les occasions qui pouvaient se rencontrer
Canton ou Macao mme.
On voulait, surtout, sinformer de ce qui intressait lambassade, et enfin
savoir sil ntait pas possible de se procurer des pilotes pour la mer Jaune,
dont la navigation tait entirement inconnue aux Europens. Il nen tait pas
de mme quant ltendue de mer qui spare la Cochinchine et Macao :
aussi, pour la traverser, ne fallut-il point de pilote. On peut pourtant dire que
les renseignements qui ont t donns jusqu prsent, et sur cette route et
sur celle de Macao aux les de Chu-San, sont trs inexacts.
Le jour que lescadre partit de la baie de Turon, la montagne de Tien-Tcha,
ou le nouveau Gibraltar qui forme le port, empcha les vaisseaux de ressentir
beaucoup les effets de la brise de mer. Ils attendirent, en consquence, celle
de terre, qui souffle toujours l, laprs-midi, et dont la direction est du sud
quart dest au sud-sud-est. Elle les porta dans le cours de vingt-quatre
heures, cent milles de Turon. Dans cette route, on reconnut quun courant,
dont la direction tait nord soixante-sept degrs ouest, avait acclr la
marche de trente milles, cest--dire dun mille un quart par heure. Il est vrai
quon devait naturellement sy attendre. La mare va de lest vers les rivages
de la Cochinchine, et monte entre les parcelles, dont nous avons fait mention
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dans le dernier chapitre, et une grande le, appele Hai-Nan. Or, comme leau
a trop peu de force en se retirant pour contrebalancer le flux constant de
lest, elle est force de prendre son cours vers le nord, le long de la cte et
dans le golfe de Tunquin. L, il ny a dautre passage quun trs petit dtroit,
form par lle de Hai-Nan, et une longue et troite projection du continent de
la Chine. Ce passage tant directement ouvert lest, leau apporte par le
flux qui, comme nous lavons dj dit, vient constamment de ce ct-l, se
trouve renferme dans le golfe, et saccumulant immensment, occasionne
ces trs hautes mares et cette irrgularit dont a parl sir Isaac Newton.
Le second jour, on saperut dun petit courant qui fit faire environ huit
milles au nord-est ; il tait sans doute occasionn par la mare qui refluait de
la cte orientale de Hai-Nan, vis--vis de laquelle lescadre se trouva midi.
Le troisime jour, 19 juin 1793, le courant vint de lest, et acclra la
route de trente milles : ctait leffet du flux qui se portait dans le dtroit de
Hai-Nan, devant lentre duquel les Anglais passrent ce mme jour.
Le 20 juin, ils dcouvrirent une le sur laquelle il y a une montagne en
forme de pain de sucre trs lev : cest lle que les Europens appellent le
rand Larron. A ct delle, il y en a une autre dont les montagnes sont moins
pointues et plus basses. Le mme jour, ils virent le continent de la Chine,
portant nord-nord-est. Quoiquil ft trop loign pour quon pt y distinguer
autre chose que des terres hautes et ingales, qui ne paraissaient avoir rien
dextraordinaire, leur aspect fit une agrable impression sur lme des
Anglais. Ils se crurent ds lors parvenus un point qui devait faire poque
dans lhistoire de leur voyage.
Le 21 juin, lescadre jeta lancre, par douze brasses deau, sur un fond
vaseux, et sous le vent dune des les des Larrons, appele !hoo"-!hoo : le
Grand Larron, loign de trois milles, portait ouest-sud-ouest, et Chook-Choo,
la mme distance, sud quart douest. On trouva que la latitude du Grand
Larron tait par les vingt et un degrs cinquante-deux minutes nord, et sa
longitude par les cent treize degrs trente-six minutes lest du mridien de
Greenwich. La latitude de Chook-Choo est par les vingt et un degrs
cinquante-cinq minutes nord, et la longitude par les cent treize degrs qua-
rante-quatre minutes est. Ces longitudes sont de quelques milles moins est
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
que la situation communment assigne aux les des Larrons ; mais elles ont
t dtermines daprs une montre marine, dont le rsultat tait daccord,
trs peu de minutes prs, avec plusieurs observations lunaires, faites deux
jours auparavant. Il est donc prsumer que la dtermination en est assez
correcte.
Les ctes des les des Larrons sont composes de rochers noircis par
laction de leau sale. Lcume et le frottement des vagues ont tellement
corrod leur surface en plusieurs endroits quelles leur ont donn lair de
ruches miel. On trouve, sur ces les, diverses sources, dont leau nest point
sale, et na aucun got de fer ni dautre minral. Le sol parat de la mme
nature que le roc quil recouvre ; et il nest, en effet, quune couche de rocher
que laction runie du soleil et des pluies ont dcompose et pulvrise par
succession de temps. Le roc consiste en un mlange dargile, une petite
quantit de chaux de fer, et beaucoup de terre vitrifiable et de mica. La mer
qui environne ces les est dune couleur jauntre et vaseuse, et na pas
grande profondeur. Le fond est de vase et dargile.
Les les des Larrons, et les autres les groupes entre elles et lextrmit
mridionale de la Chine, sont si rapproches les unes des autres de la grande
terre, si brises et si irrgulires par leur forme et leur position, quelles
ressemblent des fragments qui, des priodes trs recules, ont t
dtachs du continent et spars entre eux par la violence des torrents, ou
par quelques convulsions de la nature. Ces fragments nont maintenant quun
aspect strile et dsagrable. On y voit bien, en quelques endroits, un peu de
verdure. Mais, en gnral, ils noffrent la vue que des rochers pels, entre
lesquels on distingue peine un arbre ou un arbrisseau. Ils servent de
retraite habituelle aux pirates et dasile momentan aux pcheurs.
Sir Erasme Gower observe que toutes les les quon voit lest du Grand
Larron sont plus pic que celles du ct de louest. Les premires sont
hautes, ingales, et la mer a autour delles environ vingt brasses de
profondeur. Les autres sont assez plates, et semblent former une mme terre.
Leau qui les spare est beaucoup moins profonde qu ct des premires.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Lescadre se trouvant sur les confins de la Chine, et lambassadeur se
disposant envoyer un message Macao, deux Chinois, qui avaient
accompagn les interprtes et auxquels lord Macartney avait donn passage
sur lIndostan, le prirent de profiter de cette occasion pour les faire
dbarquer. Pendant tout le voyage, ils staient conduits avec beaucoup
dhonntet. Lun deux, qui crivait suprieurement les caractres chinois,
stait rendu trs utile en aidant traduire en langue chinoise les papiers dont
lambassadeur avait besoin son arrive. Ce ministre dsira donc de le
rcompenser de sa peine ; mais quoiquil net dautre moyen de subsister
que quelques lgers secours que lui accordait la cour de Rome, il rsista
tous les efforts quon fit pour lui persuader daccepter de largent, ou quelque
autre espce de prsent. Il se croyait lui-mme en reste, non seulement
parce quon lui avait fourni loccasion de retourner dans son pays, mais
cause des attentions quon avait eues pour lui durant le voyage. Il tait rempli
destime et de reconnaissance pour la nation anglaise ; et si ses compatriotes
adoptaient ses opinions cet gard, la Chine rendrait cette nation toute la
justice qui lui est due.
Lun des interprtes demanda aussi quitter le service de lambassade. Il
craignait beaucoup dtre reconnu par le gouvernement chinois, sil continuait
vivre avec les Anglais ; parce que daprs les lois du pays, il tait
doublement punissable, et pour en tre sorti sans permission, et pour avoir
accept de lemploi dune nation trangre.
Lautre interprte, qui tait prcisment dans le mme cas, montra plus de
fermet dme que le premier, et prit une rsolution toute diffrente. Il se
regardait comme engag accompagner lambassade pendant tout le temps
quelle durerait, et des rflexions tardives sur le danger quil pouvait courir, ne
le firent point dsister de son entreprise. Dailleurs, il y avait lieu desprer
que si lon dcouvrait quil tait Chinois, lambassadeur serait en tat de le
protger. Il tait n dans la partie de la Tartarie dpendante de la Chine, et
navait point ces traits qui dnotent une origine purement chinoise. Mais
comme son nom exprimait en chinois une chose connue, il en prit un autre
qui avait la mme signification en anglais. Il se vtit en mme temps dun
uniforme anglais et mit un chapeau et une cocarde. Il pensa devoir prendre
ces prcautions pour sa sret ; mais il nen demeura pas moins prpar
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
tout ce qui pouvait arriver, et dispos le supporter sans la moindre
inquitude.
Les trois autres Chinois sembarqurent bord du brick, avec les
personnes que lambassadeur envoyait Macao. On fit, en mme temps,
passer les dpches du gouvernement gnral des tablissements hollandais
dans lInde leur rsident en Chine, dpches qui contenaient des ordres
pour que ce rsident agt de concert avec lambassade anglaise. On envoya
aussi au procureur gnral des missions, Macao, les lettres que lui crivait,
en faveur des Anglais, le cardinal-prfet de la Congrgation de la Propagande.
La factorerie anglaise tait Macao, parce quaucun vaisseau de la
Compagnie navait encore paru cette anne dans la rivire de Canton.
Daprs ce que les commissaires de la Compagnie des Indes anglaise
mandrent lambassadeur, les dispositions de lempereur de la Chine
navaient nullement chang. Il voulait accorder lambassade une rception
convenable sa dignit ; et il avait donn, ce sujet, des instructions,
rptes aux diffrents gouvernements des ctes o cette ambassade devait
aborder. Il avait aussi donn des ordres afin que les mandarins allassent au-
devant de lambassadeur, et quil y et des pilotes, convenablement
stationns, pour recevoir les navires anglais et les conduire en sret Tien-
Sing, ainsi que dautres personnes pour accompagner lambassadeur et sa
suite jusqu Pkin. Lempereur avait termin ses ordres par ces paroles
remarquables :
- Que comme un grand mandarin tait venu de si loin pour le
visiter, il fallait le recevoir dune manire distingue et digne de
loccasion.
Les commissaires, sachant que les trangers taient reus et traits
Canton avec un esprit bien diffrent de celui qui semblait animer lempereur,
ne doutaient pas que les officiers du gouvernement de cette ville neussent
jet un voile sur les intentions de sa majest impriale lgard des
trangers. Ils pensaient, en consquence, que rien ntait plus ncessaire, et
ne pouvait devenir plus avantageux la Compagnie des Indes, quune
communication libre et immdiate entre ses agents et la cour de Pkin, sil y
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
avait quelque moyen de lobtenir, dans le cours des ngociations qui allaient
avoir lieu. Lambassade, disaient encore les commissaires, ne paraissait
nullement agrable quelques officiers du gouvernement de Canton, lesquels
apprhendaient, peut-tre, quelle net des consquences fcheuses pour
eux. Ils staient informs, avec inquitude, des motifs de cette ambassade.
Le hoppo, ou principal receveur des revenus et inspecteur du commerce
tranger, sachant quil avait plusieurs fois mrit dtre repris pour avoir
abus des droits de sa place, ne pouvait penser lambassade sans se rappe-
ler les sujets quon avait de se plaindre de lui. Les commissaires pensaient
que cet officier avait mis en usage toute sorte dintrigues pour empcher le
succs de leurs premires dmarches ; et quand il avait cru trouver un vice
dans leur commission, en dcouvrant quils ntaient pas envoys directement
par le roi de la Grande-Bretagne mais par la Compagnie des Indes, il navait
pas laiss chapper loccasion de les tracasser, et de leur opposer tous les
obstacles qui taient en son pouvoir.
Le #oo-$en, ou gouverneur de Canton, avait aussi montr beaucoup de
sollicitude pour dcouvrir lobjet particulier de lambassade ; et pensant quil
pouvait concerner des personnes qui les commissaires dsiraient de le
cacher, il les assura que sils voulaient lui en faire part, ce secret resterait
absolument renferm entre lui et lempereur. Les commissaires lui
rpliqurent trs convenablement quils savaient seulement quon tait dans
lintention de prsenter des compliments sa majest impriale, et de
cultiver son amiti, mais que si lon avait quelque autre dessein, il ntait
indubitablement confi qu lambassadeur seul.
Ce fut peut-tre aussi dans lespoir de pntrer ce dessein suppos et, sil
existait, darrter les progrs de lambassade, quon pressa plusieurs fois les
commissaires dcrire lambassadeur de sarrter Canton, o tous les
vaisseaux trangers vont, au lieu daller Tien-Sing. On insista mme
tellement l-dessus, que les commissaires trouvrent quil ne suffisait pas
dobserver quil ntait pas de leur comptence de conseiller
lambassadeur de scarter des ordres quil avait reus cet gard, et quil
ntait peut-tre pas en son pouvoir de le faire . Ils jugrent encore quil
tait prudent de dclarer que, trs probablement, les vaisseaux quon ferait
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
partir de Canton pour aller au-devant de ceux qui portaient lambassadeur, ne
le rencontreraient pas.
Aprs avoir tenu un tel langage, il leur fut impossible de requrir des
pilotes pour chercher lescadre vers lextrmit mridionale de la Chine. Ils
demandrent seulement quil y en et de prts Chu-San, dans la province
de Ch-Chiang, et Ning-Hai, dans la province de Shan-Tung, lun et lautre
de ces ports tant sur les ctes orientales de lempire. Dailleurs, il tait
vraisemblable que les pilotes de ces ports connatraient mieux la route du
golfe de Pkin que ceux qui rsidaient une plus grande distance. De plus, le
port de Chu-San, frquent autrefois par les vaisseaux de la Compagnie, ne
pouvait pas tre manqu aisment : il semblait enfin quen prenant des
pilotes Chu-San, on devait assurer, sinon le succs de lambassade, au
moins celui du voyage, parce que ces pilotes ne seraient pas, comme ceux de
Canton, exposs linfluence et aux intrigues des personnes reconnues pour
tre contraires au projet des Anglais.
Malgr la jalousie que la factorerie anglaise inspirait aux autres factoreries
europennes, quelques-unes dentre elles, et surtout celle des Hollandais,
avaient profit de linfluence nouvelle des Anglais pour chapper aux
vexations quon faisait ordinairement prouver tous les trangers, au
moment o ils passaient de Canton Macao. La simple notification de
lambassade avait fait un tel effet sur les principaux officiers du gouvernement
de Canton que plusieurs supercheries introduites par le hoppo dans la
perception des droits, depuis larrive des commissaires, furent dcidment
repousses, sans quon prouvt linconvnient ordinaire en pareil cas, cest-
-dire un dlai dans lembarquement du th. La crainte quavait le hoppo de
voir adresser la cour des plaintes contre lui lavait rendu depuis peu
extraordinairement indulgent et poli.
On voyait aussi que les agents chinois de la factorerie anglaise, se sentant
sur un terrain plus ferme quauparavant, commenaient dfendre sans
crainte les droits de ceux qui les employaient contre loppression laquelle ils
avaient t, jusqualors, accoutums se soumettre. Quel que pt tre le
rsultat de lambassade, elle avait toujours produit ce premier avantage, et
on tait convaincu quil y avait dsormais une route ouverte, par o les
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
remontrances contre linjustice pouvaient aisment parvenir au pied du trne
imprial.
Le gouverneur de Canton fut trs pressant pour obtenir des commissaires
la liste des prsents que lambassadeur devait remettre lempereur ; et il
parat que la cour de Pkin avait montr, cet gard, une curiosit que le
gouverneur dsirait de pouvoir satisfaire. Il en fit mme une condition, en
accordant son entremise. Il allgua quil ne pouvait point envoyer la lettre qui
annonait larrive de lambassadeur avec des prsents pour lempereur, sans
faire connatre la nature de ces prsents.
Les commissaires le satisfirent autant quils purent ; mais ils lui dirent
quils navaient quune connaissance imparfaite des choses dont
lambassadeur tait charg, parce quils avaient quitt lAngleterre avant
quon sy ft procur une grande partie de ces choses. Limportance quon
paraissait mettre savoir quelle tait la nature des prsents des Anglais doit
tre impute, non lavidit du grand monarque auquel ils taient destins,
mais au dsir de pouvoir, daprs leur raret et leur valeur, juger du degr de
considration et de respect quavait pour lui le prince qui les lui envoyait, la
premire fois quils communiquaient directement ensemble. Les ouvrages des
arts et de lindustrie de lEurope, par venus Pkin par dautres moyens,
suffisaient pour y donner une haute ide de ce quon devait attendre dans des
occasions extraordinaires.
Les commissaires mandrent aussi que deux marchands chinois de Canton
avaient reu ordre de se tenir prts se rendre dans le port o aborderaient
les vaisseaux qui portaient lambassadeur anglais, et probablement ils taient
chargs de laccompagner la cour. Ils devaient, disait-on, non seulement lui
servir dinterprtes, mais traiter pour toutes les marchandises quil y aurait
vendre dans ses vaisseaux. Mais les commissaires pensrent que les grands
intrts que la Compagnie avait avec ces marchands pourraient souffrir de
leur absence, et ils sollicitrent le gouvernement pour quil ne les cartt
point de leurs affaires, lassurant que lambassadeur tait dj suffisamment
pourvu dinterprtes, et que la Compagnie navait point envoy de
marchandises pour vendre, dans le vaisseau qui suivait lambassade, parce
que ce vaisseau ntait charg que de prsents destins lempereur.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Indpendamment de ce que ces marchands taient peu capables de servir
dinterprtes, ils retiraient trop de profit du commerce quils faisaient avec les
trangers Canton, pour se soucier beaucoup de favoriser une mission quils
prvoyaient devoir apporter quelque changement ce commerce, et ils
pouvaient au contraire fort bien seconder les intrigues quon tramerait contre
elle Pkin. Il se trouva en mme temps que ce voyage aurait fait tort leurs
propres affaires : cest pourquoi ils joignirent leurs instances la ptition
prsente en leur faveur ; ils firent des prsents considrables quelques-uns
des officiers du gouvernement de Canton, et ils furent dispenss de
sabsenter.
Lors des ambassades europennes qui avaient prcd la Chine celle
des Anglais, la cour de Pkin avait quelquefois charg un des missionnaires
dpendant du palais imprial daller au-devant de lambassadeur et de
laccompagner dans la capitale ; mais un changement de systme avait
rcemment eu lieu Pkin. Depuis deux ou trois ans, on y tait instruit de la
rvolution de France et des principes qui avaient troubl la tranquillit de son
gouvernement ; et, comme on craignait que ces principes ne pntrassent
dans lOrient, on avait pris des prcautions pour en prvenir lintroduction.
Quoiquon ne se ft point dtermin exclure les trangers de Canton, on les
avait astreints plus de gne, et on observait leur conduite avec une
vigilance redouble. Les missionnaires taient toujours reus en Chine et
mme, comme astronomes et artistes, encourags dans la capitale : mais
leur correspondance avec toutes les parties de lEurope tait intercepte et
examine. Certes, nulle classe dhommes navait plus dhorreur queux pour la
rvolution, dans le cours de laquelle on saisit en France les fonds qui avaient
servi jusqualors leur faire passer des secours : malgr cela, ils inspiraient
encore de la dfiance au jaloux et souponneux gouvernement de la Chine.
Il tait donc naturel que, dans loccasion nouvelle qui se prsentait
demployer des agents intermdiaires pour communiquer avec des trangers,
ce gouvernement prfrt de se servir de ses propres sujets. Les Portugais de
Macao taient, en quelque sorte, considrs comme tels. Dun autre ct, les
rapports intimes qui existaient depuis longtemps entre cette nation et les
Anglais portaient ces derniers croire quils devaient attendre delle tous les
secours de lamiti. Mais on fut alors inform, par une voie trs sre, que
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lancienne politique quavaient eue les Portugais, de vouloir carter de la
Chine toutes les autres nations, subsistait dans toute sa force. Cette
information ne fut pas sans avantage pour lambassadeur. Elle lui apprit de
bonne heure que, pour dtruire les prjugs quon avait contre la nation quil
reprsentait, et pour triompher des obstacles quon ne manquerait pas de lui
susciter, il ne devait compter que sur limpression que feraient sur les Chinois
sa propre conduite et celle des personnes qui laccompagnaient.
Les bricks tant revenus de Macao, lescadre partit de Chook-Choo le 23
juin, et fit route avec un vent favorable pour le dtroit qui spare le continent
de la Chine de la grande le %ormose. Cette le est ainsi nomme par les
Europens ; mais ni les Chinois, ni ses propres habitants ne lappellent que
Tai-&an.
Le mme jour, lescadre passa entre deux petites les, dont lune, cause
de son aspect fourchu, est nomme les 'reilles d(ne, et lautre Lema. Elles
sont, lune et lautre, striles, sans culture, et environnes de grands rochers
qui slvent au-dessus de la surface de leau, et qui semblent, ainsi que les
deux les, composes de dur granit. Leur gisement dtermin, daprs
plusieurs observations du soleil et diverses montres marines, est :
Latitude Longitude
Les Oreilles dAne 21 55 nord 114 7 est
Lema 22 114 17
Le lendemain, 24 juin, les vaisseaux furent la vue dun grand rocher trs
lev. Il est extrmement blanc ; daprs cela, il a t nomm par les
Portugais )edra *ranca + et comme ils sont les premiers Europens qui aient
navigu dans ces mers, la plupart des noms quils y ont donns ont t
adopts par leurs successeurs. Pedra Branca est par les vingt-deux degrs
dix-neuf minutes de latitude nord, et par les cent quatorze degrs cinquante-
sept minutes de longitude est. A midi, le thermomtre de Fahrenheit sleva
quatre-vingt-quatre degrs, et le baromtre vingt-neuf pouces soixante-
treize points. Pendant les dernires vingt-quatre heures, un courant porta, au
nord-est, environ un mille par heure.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Le 25 juin, lescadre passa le tropique du Cancer. Au coucher du soleil, le
ciel fut extraordinairement rouge. Le mercure du baromtre tomba tout
coup, et le vent de sud-ouest souffla avec force. Le lendemain matin, qui tait
encore le 25 juin - suivant la manire de parler des marins, qui ne comptent
les jours que de midi midi - le lendemain, dis-je, commena par des coups
de vent accompagns de pluie, de tonnerre et dclairs. Avant midi, le calme
rgnait dj dans lair ; mais la mer continuait tre agite. Le thermomtre
monta quatre-vingt-deux degrs, et le baromtre vingt-neuf pouces
soixante-trois points.
Le 26 juin, il y eut encore beaucoup de tonnerre, dclairs, et il tomba une
pluie presque continuelle. Le vent passa graduellement du sud-est au sud
quart ouest. Lair tait si brumeux quil ne fut pas possible de faire la moindre
observation astronomique de toute la journe. On ne put pas mme
distinguer les ctes de la Chine, quoique lescadre ft alors dans la partie la
plus resserre du dtroit, et tout au plus dix lieues de distance de ses ctes
et de lle de Formose, dont la terre est si leve, ainsi que celle du continent,
que dans le beau temps, on voit aisment de lune lautre. Cependant, un
peu aprs le lever du soleil, on vit pendant quelques minutes la partie nord-
ouest de Formose, portant du sud-est quart dest au sud.
Lorsquil tombe de la pluie, les marins chinois quittent leurs vtements de
coton, pour prendre des camisoles et des culottes longues faites avec des
roseaux peu serrs, mais placs paralllement lun ct de lautre. Ils
mettent aussi de grands chapeaux rabattus, faits de pareils roseaux ; de sorte
que la pluie coule sur ces roseaux comme sur les plumes dun oiseau
aquatique. Cet habillement grossier, mais commode, ressemble beaucoup
celui que portent aussi en temps de pluie les habitants de la cte nord-ouest
de lAmrique. Quelques anciens rapports entre ces deux nations peuvent leur
avoir fait emprunter cet usage, lun de lautre ; mais il est encore plus
probable que le mme besoin les a excites avoir recours la mme
invention.
Sil est quelque saison o lon doive esprer davoir du beau temps dans le
dtroit de Formose, cest vraisemblablement en t et dans le milieu de la
mousson. Mais la situation de ce dtroit empche sans doute le calme dy
rgner souvent ; car, comme il stend du sud-ouest au nord-est et quil est
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born de chaque ct par de hautes chanes de montagnes qui sont dans la
mme direction, leffet du vent est accru par la compression quil prouve
dans cet troit canal, lequel reste ouvert, comme un entonnoir, pour le
recevoir des deux points do les moussons soufflent rgulirement. Les
courants suivent invariablement, comme on doit sy attendre, la direction des
moussons. Ainsi, on voit quil est impossible aux vaisseaux de naviguer, dans
ce parage, avec une mousson contraire.
Dans le journal manuscrit du passage de l(rgonaute dans le dtroit de
Formose, vers la fin du mois davril 1789, on a mis sur le titre que ce vaisseau
allait contre la mousson du nord-est. Mais il parat par le journal mme que la
mousson tait son terme et que le vent, soufflant de tous les points de
lhorizon, tait aussi sou vent favorable que contraire. De plus, ce vaisseau,
tant petit, pouvait passer en dedans dune grande partie des les qui bordent
la cte de la Chine, o il mouilla mme aussi souvent que le temps lexigea.
Le 27 juin, lescadre continua essuyer des coups de vent, qui venaient
presque toujours du ct de louest, avec une forte pluie et une mer agite
dans tous les sens. Dans la nuit, le vent devint variable, et le matin, il passa
au nord. La latitude, par computation, diffra de seize milles de ce que les
observations donnaient midi ; et la longitude, daprs le chronomtre, tait
de cinquante milles plus lest que celle quon avait estime : do lon infra
que dans les derniers trois jours le courant avait fait quarante-huit milles au
nord, soixante-dix degrs est, ou deux tiers de mille par heure. A midi, le
thermomtre tait soixante-dix-neuf degrs, et le baromtre vingt-neuf
pouces soixante-treize points.
Pendant toute la journe du 28 juin, le vent fut modr et variable, mais
venant presque toujours de diffrents points du nord : une grosse lame se
dployait vers lest. Ds que lescadre fut en dehors du dtroit, on vit un
courant qui portait louest, et semblait faire, contre la lame, plus dun demi-
mille par heure. Le beau temps paraissant assur, lescadre fit voile pour les
les qui sont en avant de Chu-San.
Le 29, le temps fut brumeux et dsagrable. Le fond sleva de cinquante-
deux vingt-deux brasses. On reconnut un groupe dles, appeles les Ha$-
,an, ou les -les Noires. Ce ne sont gure que des rochers pels. Leur latitude
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est de vingt-deux degrs cinquante-trois minutes nord, et leur longitude de
cent vingt et un degrs vingt-quatre minutes est. Ce groupe nest qu
quelques milles du continent de la Chine.
Le 30, le temps fut sombre et brumeux ; la brise souffla modrment du
sud-ouest. En gouvernant au nord, on trouva une mer plus profonde. La
sonde rapporta graduellement de vingt-deux trente-deux brasses.
Durant toute la journe du 1
er
juillet, le temps fut encore sombre, et il y
eut beaucoup de bruine. Le vent varia du sud-ouest au sud. On vit un autre
groupe dles, appeles les .u/-,an, auprs desquelles lescadre mouilla le
lendemain, 2 juillet, par neuf brasses deau, sur un fond vaseux. La plus
haute et la plus mridionale de ces les portait nord quart douest, quatre
milles de distance des vaisseaux. Cette le
1
est par les vingt-neuf degrs
vingt-deux minutes de latitude nord et, daprs le chronomtre, par les cent
vingt et un degrs cinquante-deux minutes de longitude est.
Le lendemain matin, qui tait la dernire partie de la journe nautique du
2 juillet, lescadre leva lancre pour se rapprocher de Chu-San. Ce ne fut pas
sans peine quelle fit cette route, parce que sa marche tait gne par un
nombre immense de canots chinois de toute grandeur quavait attirs la
curiosit de voir des vaisseaux europens. Le Lion en compta plus de trois
cents, presss autour de lui. On en voyait plus loin plusieurs milliers, dont les
petits taient occups pcher, et les autres charrier diffrents bois de
charpente et diverses autres marchandises. Quelques-uns de ces derniers
formaient une range et savanaient galement. Quelques autres taient
amarrs ensemble et portaient des bois dune grandeur extraordinaire, qui
taient en travers sur les ponts. Tous avaient des voiles de nattes, au lieu de
toile, et un quipage beaucoup plus nombreux que celui des btiments
europens de la mme grandeur. Tout, enfin, annonait bien plus que ce quon
avait vu jusqualors, un grand commerce et une immense population.
LIndostan prit, dans un de ces canots, un pilote intelligent. Il le fit dabord
passer entre les les de Qu-San et le continent, gouvernant au nord et vers
dautres groupes dles trs varies, dont Chu-San est une des dernires. Le
1
Les Anglais lont nomme le )atch"oc".
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
seul risque quon court en naviguant entre les Qu-San et le continent, cest
de heurter un petit rocher qui est ordinairement couvert lorsque la mare
monte ; rocher qui a t vu, pour la premire fois, en 1736, par le vaisseau le
Normanton. Voici comment on en parle dans le journal manuscrit de ce
vaisseau :
Ce rocher gt au sud-ouest quart douest du Patchkock et en est
loign de quatre milles. Quand on le dcouvrit, le reflux de la
mare tait aux trois quarts ; quatre ou cinq milles de distance, il
ne paraissait pas plus gros quune chaloupe renverse, et comme
la mer tait alors trs basse, les hautes mares doivent le couvrir
beaucoup.
On peut aisment viter ce rocher en ctoyant les les Qu-San, ou du moins
en sen tenant peu de distance. Il ny a pas le moindre danger un mille et
demi au sud et louest de ces les.
Dans la curieuse collection des cartes qua publies M. Dalrymple, on
trouve celle de lune des les de Chu-San, dessine par le capitaine Thornton.
Dans cette carte, on voit un autre rocher appel lHolderness, daprs un
vaisseau du mme nom, qui y toucha. Il est marqu plus de trois milles de
distance de llot quon voit lextrmit mridionale de la plus grande le du
groupe des Qu-San, conformment aux rapports et aux distances, relevs
dans le journal de ce vaisseau. Mais le pilote chinois qui tait bord de
lIndostan ne connaissait aucun cueil aussi loign de la cte. Sa vritable
position est tablie daprs les renseignements qui nous ont t
obligeamment communiqus par M. Thomas Fitzhugh, qui passa sur
lHolderness et est maintenant lun des directeurs de la Compagnie des Indes
anglaise. Il observe quil prit les positions, pendant que lHolderness tait sur
le rocher.
Lextrmit la plus orientale du Museau du Buffle portait nord-
nord-ouest-nord ; la petite le Qu-San, la plus mridionale, sud-
est, le pic, qui est au milieu de la seconde Qu-San, sud-est quart
dest ; le centre de la troisime Qu-San est la distance denviron
un mille un quart ; la partie la plus septentrionale du groupe des
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Qu-San, nord-nord-est ; la plus grande le du groupe, appele les
)etits !hiens
1
, nord-nord-ouest deux quarts douest.
Les positions qui se trouvent dans le journal de lHolderness furent estimes
quand il eut jet lancre, loin du rocher.
Lescadre suivit sa route entre les les Qu-San et un petit groupe dautres
les appeles par les Anglais l'urs et les 'ursons
2
, qui sont louest des
premires et trs prs du continent. ,an-0an, ou les Petits Chiens, sont un
autre groupe dles situes au nord et dans le milieu du passage qui conduit
Chu-San. A louest des Petits Chiens, leau a cinq brasses de profondeur, et
lest, sept brasses. De l, en gouvernant nord-nord-ouest, on passe entre
plusieurs petites les ou rochers, environnes dun fond bourbeux et appeles
les !al#ats et le !h1teau de 2oc, et une petite le qui est lest de ces
dernires, et quon nomme 3in-,a-Hoia, ou 4ac5ues de ,tri6ord, lextrmit
mridionale de laquelle sont quelques rochers pars. Dans cette partie de la
mer, le fond est trs uni. Aussi les Anglais y virent-ils un nombre infini de
canots de pcheurs qui draguaient ou tiraient la seine. Leurs filets
stendaient dun canot lautre, dans toutes les directions.
Lescadre laissa ensuite le Museau du Buffle louest, et le !haudronnier
3
lest, et fit voile vers lle appele l(r6re au ,ommet. La qualification de
cette le serait une distinction suffisante dans un archipel o toutes les terres,
quoique entirement couvertes de verdure, nont quun trs petit nombre
darbres. Il ny a pas de doute quelle ne mritt le nom quelle reut, lorsquil
y a plus dun demi-sicle, les Europens, qui il tait alors permis daller
trafiquer Chu-San, la dsignrent, pour la premire fois, ainsi que celles qui
lavoisinent : mais larbre ny est plus ; et cette le maintenant aussi
dpouille que les autres, est connue seulement par sa position sur la carte.
Au midi de lArbre au ,ommet et trois ou quatre milles de distance, on
trouve par cinq ou six brasses deau un excellent mouillage, o les vaisseaux
sont labri de toute sorte de vent. LIndostan y jeta lancre, mais le Lion et le
4ac"all sarrtrent entre le Laboureur et le Museau du Buffle, et prirent de
leau sur la premire de ces les, tandis que le !larence porta Chu-San M.
1
The Whelps.
2
The Bear and cubs.
3
The Tinker.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Barrow, linterprte chinois et deux autres personnes attaches
lambassade. Ils allaient y chercher les pilotes qui devaient les y attendre,
pour conduire lescadre Tien-Sing.
La plupart des les de Chu-San ne sont que des montagnes, dont la pente
est rgulire et le sommet arrondi. Il semble quelles proviennent dautant
dangles aigus, dont la pointe originaire a t use par le temps, et conserve
seulement une forme convexe. Quoique ces les soient trs rapproches, leau
qui les spare est trs profonde en plusieurs endroits. Leur base est de granit,
gris ou rouge, dont quelques parties ressemblent du porph$re, mais nen
ont pas la duret.
Certes, ces les nont point t formes par une accumulation lente de
terres charries dans la mer par le grand fleuve vis--vis duquel elles se
trouvent. Cest ainsi, la vrit, que sont produites les les basses et
vaseuses quon voit lembouchure du P et de plusieurs autres fleuves. Mais
celles de Chu-San doivent plutt tre considres comme les restes dune
partie du continent, creuse et rudement faonne en les, par leffort des
torrents qui ont emport plus loin dans la mer tout ce qui leur a oppos moins
de rsistance que le roc.
Quelques-unes de ces les ont laspect le plus attrayant. Lune, surtout,
quon nomme )ootoo, est reprsente comme un vritable paradis terrestre.
Ce sont, sans doute, ses beauts auxquelles lart a, depuis, beaucoup ajout,
qui ont engag un ordre religieux y fixer sa demeure. Ces moines, au
nombre de trois mille, en sont les seuls possesseurs, et vivent en clibataires.
Il y a quatre cents temples, auprs de chacun desquels sont des jardins et
des maisons quhabitent les moines. Ce vaste monastre, si lon peut lappeler
ainsi, est richement dot et clbre dans tout lempire.
Pendant labsence du !larence, le Lion, mouill entre le Laboureur et le
Museau du Buffle, avait la premire de ces les au nord-ouest quart de nord,
et la dernire au nord-est quart de nord. Il y a l un excellent port, labri de
tous les vents, et dont le fond est si bon et si solide quil fallut toute la force
de lquipage, et mme des secours trangers pour lever lancre. La
profondeur de la mer est, l, de douze vingt-deux brasses. La mare y
monte denviron douze pieds, et lors de la pleine lune et des changements de
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quartier, elle court deux milles et demi par heure. La latitude de ce port est de
vingt-neuf degrs quarante-cinq minutes nord, et la longitude de cent vingt et
un degrs trente-six minutes est.
Lle du Laboureur est habite et, en plusieurs endroits, la verdure y est
charmante ; mais on ny voit pas un buisson. Il ny a que quelques arbres
fruitiers nains, quelques pins et quelques chnes. Les rochers de cette le sont
de la mme nature que ceux des Larrons. Ils ont seulement de plus que ces
dernires quelques veines perpendiculaires de spalt blanc, et blanc et bleu.
Le Lion se procura l, un prix modr, des taureaux, des chvres, de la
volaille, et les canots qui pchaient lentour lui portrent diverses espces
dexcellent poisson. La vue dun vaisseau tel qutait le Lion, dont la
construction et la grandeur paraissaient si extraordinaires aux Chinois, fit
presque cesser tous les travaux de terre et de mer. Son pont et ses
entreponts taient tellement remplis de gens qui venaient les visiter, et il y en
avait tant dautres qui attendaient avec impatience linstant de venir bord,
quil fut ncessaire de congdier promptement les premiers arrivs, afin
davoir le temps de satisfaire la curiosit des autres. Quelques-uns dentre
eux tant entrs dans la grande chambre du Lion, o lambassadeur avait le
portrait de lempereur de la Chine, ils le reconnurent aussitt et se
prosternrent devant lui baisant la terre plusieurs reprises et avec une
grande dvotion. Lorsquils se relevrent, ils parurent pntrs de
reconnaissance pour ltranger qui avait lattention de tenir dans son
appartement le portrait de leur souverain. Quoique les gens de lquipage
finissent par laisser une grande partie des curieux parcourir seuls tous les
recoins du vaisseau, aucun deux nabusa de cette libert, et il ne se commit
rien de rprhensible. Trs peu de ces Chinois paraissaient avoir cette
maladresse, cette grossiret de murs, ou ce manque desprit quon
remarque si frquemment parmi les classes infrieures des autres nations.
En se rendant Chu-San, le !larence entra avec la mare dans le passage
de Duffield, o il fut oblig de jeter lancre quand le reflux commena. Ce
passage est form par la grande le de Lowang, qui le borne lest, et par une
autre plus petite le qui est louest. Il na pas plus de trois milles de large ;
mais la profondeur de leau y est de cent cent vingt brasses et, dans le
milieu, on voit plusieurs rochers et deux ou trois lots. Le !larence mouilla
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dans ce passage, la longueur dun cble, cest--dire un quart de mille
dune petite pninsule, environne dun banc vaseux qui, mer basse, est en
partie sec. Listhme, qui la joint lle de Lowang, est couvert par la haute
mer. Sur le bord du banc, le mouillage est de quinze brasses sur un fond mou
et vaseux.
Les passagers qui taient bord du !larence, voyant que la mare leur
laisserait beaucoup de temps avant de revenir favoriser leur route pour Chu-
San, voulurent employer ce loisir faire leur premire entre sur le territoire
de la Chine. Mais il ne leur fut pas ais dy aborder ; car le rivage de Lowang
est environn, dans les endroits o stend le banc, dargile molle, profonde
et vaseuse, et partout ailleurs de rochers escarps. Cependant, ils trouvrent
un moyen de grimper sur ces rochers. Du haut dune des montagnes voisines,
le passage o tait le !larence avait lair dune rivire, et la mer qui tait au-
del ressemblait un vaste lac, parsem dun immense nombre dles. La
montagne tait couverte dherbe forte, de roseaux, darbustes et de diverses
plantes qui montraient suffisamment que ce lieu tait bien loin de lEurope. Il
y avait si peu darbres et de btail qu des yeux europens, la campagne
avait un air de nudit.
En descendant de la montagne, les Anglais entrrent dans une petite
plaine unie qui avait t drobe la mer, et quon dfendait contre ses eaux
par une chausse de plus de trente pieds de large. La quantit de terrain
gagn par cette chausse ne semblait pas digne du travail quelle cotait. La
plaine tait cultive avec beaucoup de soin et couverte en trs grande partie
de riz, plant par plates-bandes et arros par des rigoles qui recevaient leau
des montagnes voisines. La terre tait fume, non avec de la fiente
danimaux, mais avec des matires qui rpugnent davantage nos sens, et
dont on ne se sert pas communment en Angleterre dans les travaux de
lagriculture. On voyait des vases de poterie enfoncs dans la terre pour
recevoir cette sorte dengrais, ainsi que pour contenir le liquide qui lui est
analogue, et dans lequel on fait tremper le grain avant de le semer, parce
quon imagine que cette opration acclre la croissance de la plante, et
empche les insectes de la piquer, pendant quelle est encore trs jeune.
Les Anglais rencontrrent un paysan qui, quoique tonn leur aspect, ne
fut pas assez effray pour chercher les viter. Il avait un vtement de coton
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bleu, fort ample, des demi-bottes, et un chapeau de paille attach avec une
corde par-dessous le menton. Il parut sentir quun esprit de curiosit animait
toujours les voyageurs, et il sempressa de les conduire dans un village voisin.
En passant devant une mtairie, ils rencontrrent le fermier qui les invita
entrer chez lui et qui, ainsi que son fils, les contemplait avec des yeux
tonns. La maison tait btie de bois ; les montants avaient leur forme
naturelle. Il ny avait point de plafond qui cacht le dessous du toit, qui tait
fortement joint et couvert avec de la paille de riz. Il y avait dans les
appartements, au lieu de plancher et de carrelage, une terre bien battue, et
les chambres taient divises par des nattes attaches aux poutres. Deux
rouets, pour filer le coton, taient dans une chambre extrieure ; mais les
siges quon voyait au-devant restaient vides. Il y a apparence quils
appartenaient des femmes qui staient retires lapproche des
trangers ; car aucune personne de ce sexe ne parut devant eux. Autour de la
maison croissaient des touffes de bambou, ainsi que quelques-uns de ces
palmiers dont la feuille, naturellement ronde et plisse, sert dventail
1
, et
devient un objet de commerce.
Le retour de la mare rappela les passagers bord du brick. Avant quils
quittassent Lowang, un des insulaires leur dit que cette le tait si
considrable et si bien peuple quelle contenait dix mille habitants.
Le !larence, continuant sa route pour Chu-San, arriva le soir, lorsquil
faisait dj obscur, prs dun long promontoire, appel la pointe de 3ee-To.
Cest lextrmit dune chane de montagnes du continent chinois, montagnes
qui paraissent composes de masses de granit. Autour de cette pointe, la
mare courait en mascaret et tournoyait avec une telle rapidit quelle aurait
entran un vaisseau moins grand que le Clarence, moins quune forte brise
ne let soutenu. A environ cent pas de la pointe, la vase du fond de la mer
est porte la surface en si grande quantit que ceux qui ne savent pas la
profondeur quil y a en cet endroit ne peuvent sempcher de craindre que
leur vaisseau ny touche. Il y a cependant plus de cent brasses deau.
1
Cest le latanier des Antilles. (Note du Traducteur.).
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Un peu au sud de la pointe, le !larence trouva un bon mouillage par dix-
sept brasses deau. Ceux qui le montaient jugrent propos dy rester
pendant la nuit, attendu que pour arriver Chu-San, le passage tait troit et
rempli dles. En consquence des rglements du vigilant gouvernement de la
Chine, lapproche du !larence tait dj connue Chu-San. Un btiment
chinois mouilla prs de lui, et un officier vint bord des Anglais pour leur
annoncer que le lendemain matin, sa chaloupe conduirait leur vaisseau dans
le port de Chu-San, o lon pensait quil voulait se rendre. Le lendemain, il
partit de bonne heure avec la mare et, aprs avoir pass plusieurs petits
dtroits, il entra dans le port quil cherchait.
Entre les Qu-San et Chu-San, cest--dire dans lespace denviron
soixante milles de long et trente milles de large, on compte plus de trois cents
les. Un rocher dangereux se rencontre dans la route qui conduit Chu-San.
Ce nest point lHolderness, dont nous avons dj parl, mais un autre sur
lequel lIndostan toucha son retour dans le sud. En parcourant les journaux
manuscrits des vaisseaux de la Compagnie des Indes anglaise, qui ont t
autrefois Chu-San, on voit quen 1704, le Northum6erland tait le seul
bord duquel on connaissait lexistence de ce rocher. Dans son livre de Log, il
est dit quil se tint entre la pointe de Kee-To, et lle du Daim, pour viter un
rocher qui est cach sous leau en dehors de lle de Sarah-Galley, et par le
travers duquel les vaisseaux se trouvent, lorsque ce rocher et le pavillon qui
est sur la montagne de Chu-San paraissent ne faire quun.
La partie du port o le !larence jeta lancre par cinq brasses deau tait
loigne dun demi-mille de lendroit o lon prend terre, prs de la maison du
Tsung-ping, ou gouverneur militaire, qui commande Chu-San. Vue du brick,
cette maison portait nord-est quart de nord. De l, aucun des quatre
passages qui conduisent dans le port ne paraissait ; de sorte quon se trouvait
comme dans un grand lac, environn de montagnes ; et il tait impossible
aux personnes qui taient sur le pont du !larence de montrer lendroit par o
le vaisseau tait entr. Du nord au sud, le port na gure plus dun mille
dtendue ; mais de lest louest, il a trois milles. La mare y monte
denviron douze pieds, et il parat quelle est haute vers midi, dans le temps
o la lune est dans son plein, ou lorsquelle change de quartier. Cependant les
mares ne sont pas rgulires. Les vents, et les courants occasionns par une
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multitude dles, influent beaucoup sur elles. Dans le mouillage du !larence, le
flux et le reflux suivaient toujours la mme direction, entre trois points du
compas, le courant portant constamment entre lest et le nord-est quart
dest ; et pendant deux jours et deux nuits que ce brick fut dans le port, il eut
toujours la proue tourne vers le mme ct du rivage. Il est parl de
lirrgularit des mares dans le journal manuscrit du voyage que le navire, le
,tringer, fit dans ces mers, en 1708.
Parmi les les de Chu-San, dit ce journal, lirrgularit des mares
est telle qu deux milles de distance seulement, il y a une
diffrence de deux heures entre les temps o la mer monte.
Parmi ces nombreuses les, il ny en a presque point o les vaisseaux de
toute grandeur ne puissent trouver un port parfaitement sr. Cet avantage, et
celui dtre au centre de la cte orientale de la Chine et dans le voisinage de
la Core, du Japon, de Loo-Koo et de Formose, attire un commerce
considrable dans cet archipel, ainsi qu Ning-Poo, ville de la province de
Ch-Chiang, dont dpendent toutes les les Chu-San. Un port seul de cette
province expdie, tous les ans, douze vaisseaux pour aller charger du cuivre
au Japon.
Bientt aprs que le !larence et mouill, quelques officiers civils et
militaires se rendirent bord pour sinformer des motifs qui le conduisaient
Chu-San ; et lorsquon se fut expliqu cet gard, il fut arrt que les Anglais
descendraient, le lendemain, terre pour tre prsents au gouverneur et lui
faire leur demande. Les officiers chinois avaient amen, pour leur servir
dinterprte, un marchand de leur nation, lequel avait t li daffaires avec
les agents de la Compagnie des Indes, dans le temps quil leur tait permis de
frquenter cette partie de la Chine. Il parlait encore un peu la langue
anglaise. Il raconta que, quoique le port de Chu-San et t interdit aux
Anglais, ils ny avaient donn aucune vritable raison de mcontentement ;
mais que probablement leur exclusion provenait de linfluence des principaux
officiers de Canton qui retiraient de grands profits de laccumulation du
commerce tranger dans leur port. Peut-tre aussi ntait-elle due qu la
crainte quavait le gouvernement de la Chine dprouver quelque funeste effet
de la communication illimite de ses sujets avec des trangers, dans plusieurs
ports de lempire la fois.
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Le marchand chinois se rappelait avec plaisir les noms de M. Fitzhugh et
de M. Bevan, deux des principaux agents de la Compagnie, Chu-San et
Ning-Poo ; et il conservait lespoir de voir encore les Anglais faire le
commerce dans ces ports. Il expliqua pourquoi on navait rendu quun salut
de trois coups de canon au !larence, qui en avait tir sept. Ctait
uniquement parce que les rglements conomiques du gouvernement chinois
ne permettent point de tirer un plus grand nombre de coups de canon,
lorsquil ne sagit que dun compliment. Il dit cette occasion que la rgle des
Chinois tait de pointer en lair leurs coups de canon de salut ; et il ajouta que
si les Anglais avaient eu cette sage prcaution, deux Chinois nauraient point
t tus Canton par les canons dun vaisseau qui clbrait une
rjouissance ; accident qui cota ensuite la vie au canonnier et faillit faire
perdre lAngleterre le commerce de la Chine. Le gouvernement chinois
regarde des canons points horizontalement, quel que soit dailleurs le motif
qui les fait tirer, comme destins faire du mal.
Ds quon sut que le brick !larence appartenait lambassade pour
laquelle la cour de Pkin avait envoy des ordres sur toute la cte, afin quon
lui procurt des secours et quon lui rendt des honneurs qui navaient jamais
eu lieu en pareille occasion, le gouverneur envoya bord des prsents de
toute sorte de provisions. Le lendemain, il reut les Anglais avec beaucoup de
politesse. Il leur donna un grand repas, les fit assister des spectacles, et
leur fit connatre quil esprait quune dputation en forme quil avait envoye
bord du Lion mouill, comme nous lavons dj dit, quelque distance,
engagerait lambassadeur venir terre, o lon lui prparait de grands
honneurs. Lardent dsir de paratre bientt en prsence de lempereur servit
de motif pour ne pas accder des propositions qui pouvaient occasionner du
retard, et pour presser lenvoi des pilotes.
Quant aux pilotes, le gouvernement crut quil stait pleinement conform
aux intentions de la cour, en tenant des marins prts conduire lescadre le
long des ctes jusque dans la province qui tait au nord de la sienne ; parce
quelle trouverait, aprs cela, dautres personnes qui la mneraient
successivement jusqu Tien-Sing. Cependant, il est certain que cette manire
de ctoyer la Chine pouvait tre trs ennuyeuse, et mme dangereuse pour
de gros vaisseaux qui, tirant beaucoup deau, courent toujours plutt risque
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de heurter des bancs de sable ou des rochers, le long des ctes, quen pleine
mer. Cette observation fut faite au gouverneur ; mais lide de naviguer vers
le golfe de Pkin, sans sarrter, lui paraissait entirement neuve. Il demanda
y rflchir jusquau lendemain.
Les Anglais, se voyant ainsi obligs de diffrer leur retour bord du Lion,
allrent visiter la ville de Ting-Hai, qui est situe un mille du grand village
ou faubourg bti sur le bord de la mer. Pour se rendre Ting-Hai, ils
traversrent une plaine coupe dans toutes les directions par des ruisseaux et
des canaux qui, indpendamment de tout autre usage, sont destins
sparer les possessions. La plaine est cultive comme un jardin : on ny voit
pas un seul endroit en friche ; et le chemin, quoique commode, tait comme
si lon voulait quil y et le moins de terrain possible perdu pour lagriculture.
Les murs de la ville sont de trente pieds de haut ; et, semblables ceux
dune grande prison, ils cachent le fate des maisons quils renferment. Le
long de ces murs, et de cent pas en cent pas, il y a des tours carres en
pierre. Les parapets sont garnis dembrasures et de meurtrires pour les
archers. Mais il ny a que quelques vieux canons de fer prs de la ville. La
porte est double et, en dedans, on voit un corps de garde avec plusieurs
soldats. Des arcs, des flches, des piques, des fusils mche, rangs en
ordre, sont indubitablement destins leur usage.
De toutes les villes dEurope, Venise est celle laquelle Ting-Hai
ressemble le plus ; mais elle est moins grande. Presque entirement
environne et traverse par des canaux, il y a des ponts trs levs et o lon
monte par des marches, comme sur le Rialto. Les rues sont trs troites et
paves en pierres plates et carres. Mais les maisons, au lieu dtre hautes,
comme celles de Venise, sont trs basses et nont en gnral quun seul
tage. Lornement de ces maisons se borne presque au toit, dont les tuiles qui
couvrent les chevrons sont non seulement jointes avec du pltre pour que les
coups de vent ne puissent pas les faire tomber, mais faonnes de manire
imiter le fate courbe et les bordures des tentes, ou les couvertures faites
avec des peaux danimaux et dautres matires flexibles. Cette forme a t,
sans doute, prfre, aprs quon sest servi des matires plus solides afin de
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rappeler encore lusage auquel la race humaine avait probablement recours
pour sabriter, avant de savoir construire des maisons rgulires.
On voit, sur le fate de maisons, des figures danimaux grossirement
faites, en argile, en pierre ou en fer. La ville est remplie de boutiques o sont
principalement tals, avec avantage, des vtements, des comestibles et des
ustensiles de mnage. Il y a mme des cercueils peints de couleurs trs jolies
et trs varies. La volaille et les plus petits quadrupdes, mme les chiens
destins tre mangs, sont exposs en vente tout vivants. Les poissons le
sont dans des vases deau, et les anguilles, dans du sable. La quantit
dendroits o lon vend des feuilles dtain, et de ces btons de bois
odorifrant quon brle dans les temples, montre combien ce peuple est
superstitieux.
Les personnes des deux sexes portent des robes larges et des culottes
longues. Les hommes ont des chapeaux de paille ou de jonc, parce que leurs
cheveux sont coups trs courts, ou rass, lexception dune touffe trs
mince et longue. Les femmes ont, au contraire, tous leurs cheveux tresss et
lgamment nous sur le sommet de la tte, comme on le voit dans quelques
statues antiques.
Lindustrie et lactivit rgnent dans toute la ville ; ce qui semblerait ne
pas devoir tre dans un climat qui nest pas tout fait trente degrs de
lquateur. Mais limprieuse ncessit et le dsir dobtenir des rcompenses
forcent au travail. Personne ne parat mme sen dispenser. Personne ne
demande laumne. Les hommes seuls passent dun air occup dans les rues.
Les femmes restent dans les boutiques, sur leur porte, ou leur fentre.
La plupart de ces femmes, mme celles de la moyenne classe, et de la
classe la plus infrieure, ont le pied extrmement petit, ou plutt mutil. Il
semble que le bout en a t coup par accident, et que le reste conserve sa
grosseur naturelle. Elles le couvrent de ligatures, comme si on leur avait
rellement fait une amputation. Certainement, ces femmes souffrent
beaucoup, et sestropient elles-mmes pour imiter les dames de qualit, dont
on a coutume darrter, ds lenfance, la croissance du bas de la jambe aussi
bien que du pied. On laisse lorteil dans sa position naturelle, et on courbe les
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autres doigts jusqu ce qu la longue, ils restent comprims sous la plante
du pied, et ne peuvent plus sen sparer.
Malgr la flexibilit des membres du corps humain dans un ge tendre,
leur disposition crotre doit, quand elle est si cruellement contrarie,
occasionner de vives souffrances, et avant que lambition dtre admires
sempare des victimes de la mode, leurs mres ont besoin de beaucoup de
vigilance pour les empcher de se dbarrasser des liens qui compriment leurs
pieds et le bas de leurs jambes. Lorsque ces liens sont soigneusement ports,
le pied conserve une petitesse symtrique. A la vrit, les jeunes personnes
sont longtemps obliges de se faire soutenir pour marcher ; et mme ensuite,
elles ne marchent quen chancelant, et nappuient terre que le talon.
Mais quoique cette diminution artificielle nempche pas entirement les
Chinoises de se servir de leurs pieds, elle doit trs certainement influer sur la
croissance du reste de leur corps, et nuire leur temprament. Quelques-
unes des dernires classes parmi les Chinois, lesquelles vivent en gnral
dans les montagnes, et loin des grandes villes, nont point une coutume si
contraire la nature ; mais les femmes de cette classe sont regardes par les
autres avec le plus profond mpris et on ne les emploie quau service le plus
abject. Le prjug, qui donne lavantage des pieds mutils sur des pieds
bien forms, est tellement invtr que linterprte assura, et plusieurs
informations subsquentes confirmrent, que si de deux surs, dailleurs
parfaitement ressemblantes, lune avait estropi ses pieds et lautre les avait
naturellement laiss crotre, la dernire serait regarde comme dans un tat
humiliant, indigne dtre associe au reste de la famille, et condamne
lobscurit et toute la bassesse de la servitude.
En formant des conjectures sur lorigine de la singulire mode des dames
chinoises, on ne conoit pas aisment comment les hommes auraient pu
lintroduire parmi elles dune manire violente et soudaine. Si les hommes
avaient t disposs tenir les femmes constamment renfermes dans leurs
maisons, ils pouvaient y russir sans les priver cruellement de la facult de se
mouvoir. Cette coutume nest connue ni en Turquie, ni dans lIndostan, o les
femmes vivent bien plus retires qu la Chine. Certes lopinion, bien plus que
le pouvoir, dirige les actions de la race humaine, et une pratique si absurde ne
pouvait tre maintenue que par les conseils et par lexemple des personnes
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qui s
il navait pas
t bord, quoiquil et reu lordre dy aller, il le fit linstant dgrader, pour
le punir de sa dsobissance ; car cest un pouvoir que donne la couronne de
la Chine, et qui est frquemment exerc lgard de tous les rangs et de
toutes les dignits. Le lgat fut rduit changer son bouton transparent pour
un bouton blanc opaque, et sa plume de paon pour une plume de corneille,
qui pendit son bonnet. Cependant, protg par Ho-Choong-Taung, il
conserva son autorit et ses emplois.
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Lon ne put trouver aucun domestique chinois qui et le courage daller
porter la lettre de lambassadeur, sans la permission du lgat. Nul Europen
ne pouvait pntrer seul dans la maison du colao, et paratre en sa prsence ;
mais linterprte chinois, quoique vtu dun uniforme anglais, entreprit de se
charger du message. Il fut embarrass, et mme insult en route par la
populace ; malgr cela, il parvint jusqu la maison du colao, et plaa la lettre
en si bonnes mains quil fut sr quelle lui serait remise sans dlai.
Cependant, la clbration de lanniversaire du jour de naissance
1
de
lempereur arriva. Lambassadeur et sa suite furent invits de se rendre
cette crmonie, comme la premire, avant le lever du soleil. La fte peut
tre considre comme ayant dur plusieurs jours. Le premier fut consacr
rendre un hommage religieux et solennel la suprme majest de lempereur.
Cette crmonie ne se fit point dans une tente ; et il ny eut point de banquet.
Les princes, les tributaires, les ambassadeurs, les grands officiers de ltat et
les principaux mandarins furent dabord assembls dans une vaste salle, et
ensuite on les conduisit dans un difice recul, qui ressemblait un temple. Il
y avait beaucoup de grands instruments de musique, parmi lesquels taient
des rangs de cloches cylindriques, suspendues des chssis de bois trs bien
travaills. La grandeur des cloches diminuait graduellement dun bout du rang
lautre. Des pices triangulaires de mtal taient arranges de la mme
manire, et dans les mmes proportions. Ces instruments accompagnrent le
chant dun hymne, lentement excut par des eunuques, dont les voix
ressemblaient de loin aux sons de lharmonica. Les chanteurs passaient dun
ton lautre quand on frappait sur une cymbale retentissante ; et leur
manire dexcuter plut beaucoup ceux qui, parmi les Anglais, taient
connaisseurs en musique. Lensemble de cette musique faisait un trs grand
effet. Pendant quon chantait lhymne, et des signaux neuf fois rpts,
toutes les personnes prsentes se prosternaient neuf fois, lexception de
lambassadeur et de sa suite, qui ne faisaient quune profonde inclination.
Mais pendant la dure de cet hommage, celui qui il tait adress resta
invisible, lexemple de la divinit.
Limpression religieuse quon voulait faire sur lesprit des hommes par
cette sorte dadoration dun mortel comme eux ne fut mle avec rien qui pt
1
Le 17 septembre.
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y tre contraire. On renvoya au lendemain les amusements et la gaiet.
Cependant, les Anglais ne crurent point manquer aux convenances en visitant
les temples btis par lempereur dans le voisinage du palais. Sun-Ta-Zhin, lun
des courtisans qui avaient conduit lambassadeur dans les jardins, lui offrit
poliment de laccompagner dans cette nouvelle promenade. Ce chef tartare
avait t rcemment lev au rang de colao, cest--dire de cette premire
classe de mandarins qui ne sont quau nombre de six dans lempire. Depuis, il
avait t employ sur les frontires de la Russie pour terminer quelques
diffrends qui staient levs entre les Chinois et les Russes. Il dit quil avait
trait Yachta avec un gnral russe, dcor dune plaque et dun cordon
rouge, comme ceux de lambassadeur, et quil stait promptement arrang
avec lui. Apprenant que lord Macartney avait t autrefois envoy la cour de
Russie, il linterrogea beaucoup sur les richesses, la puissance et les projets
politiques de cette cour. En revanche, il rpondit trs bien diverses
questions de curiosit que lambassadeur lui fit lgard de la Chine. La
conversation devint intressante et, en partie, confidentielle. Sun-Ta-Zhin
tait attentif, intelligent ; et la sorte dintimit qui commena cette poque
entre lui et lambassadeur devint ensuite trs utile.
Dans lexcursion quils firent ce jour-l, ils visitrent divers temples.
Quelques-uns taient sur de petites lvations, quelques autres dans la
plaine. Il y en avait aussi sur le sommet des plus hautes montagnes, auxquels
on ne pouvait arriver que par des escaliers taills dans le roc, et trs difficiles
monter. Lun de ces temples ne contenait pas moins de cinq cents statues
dores, un peu plus grandes que nature, et reprsentant des lamas morts
avec une rputation de saintet. Quelques-uns de ces saints taient dans les
attitudes contraintes et pnibles que, par une dvotion extraordinaire et par
un secret dsir dtre admirs, ils avaient voulu garder toute leur vie.
Le plus considrable des temples quet fait construire lempereur tait le
Poo-Ta-La, ou grand temple de Fo, consistant en un grand et plusieurs petits
difices. Le principal est dune forme carre, et a deux cents pieds sur chaque
face. Il diffre de tous les autres difices chinois. Les dehors ressemblent
beaucoup la faade dun difice europen. Il est trs lev. On y compte
onze rangs de fentres, ce qui annonce un pareil nombre dtages. La faade
est trs belle et bien finie, mais simple et uniforme. Cet difice a, dans le
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milieu, un carr dans le centre duquel est la chapelle dore, quon appelle
ainsi daprs lor qui y abonde, du moins en apparence. Un vaste corridor en
bas et des galeries ouvertes en haut, communiquent aux appartements du
carr. Dans le milieu de la chapelle, il y a une estrade entoure dune
balustrade, et leve au-dessus du pav. L sont trois autels, richement
orns, sur lesquels on voit les statues colossales de Fo, de sa femme et de
son fils. Derrire lautel, et dans un endroit obscur, est plac le tabernacle,
quune lampe solitaire claire faiblement, comme si lon voulait par l inspirer
une religieuse terreur. Au moment o les voyageurs approchrent, le rideau,
qui tait entrouvert, fut ferm pour drober aux regards curieux des profanes
les reliques que contient ce lieu.
Ils montrent aussitt jusquau haut de la chapelle, afin dexaminer le toit
et lavancement couverts de plaques qui, comme les statues places en bas
sur les autels, sont, dit-on, dor massif. Lempereur semble navoir rien
pargn pour la construction et lornement de ce temple. Cependant, on sait
qu dautres gards, il naime point les prodigalits. Huit cents lamas sont
attachs au service du Poo-Ta-La. Sun-Ta-Zhin et les Anglais en trouvrent
plusieurs assis sur le pav, par rangs, les jambes croises, chantant
lentement et tenant la main des papiers o il y avait quelques lignes
dcriture tartare, trs propre. Quelques-uns de ces prtres sont consacrs au
temple depuis leur enfance. Tous sont employs pratiquer les crmonies
extrieures de la religion, et contribuent sans doute sa magnificence ; mais
on dit quil en est peu auxquels une ducation distingue ou des murs trs
pures aient acquis sur la multitude cette influence qui pourrait contribuer
maintenir la paix et le bon ordre de la socit ; et par consquent remplir le
but civil ou temporel des institutions religieuses.
Il nest pas difficile dexpliquer pourquoi la dvotion de lempereur la port
faire daussi excessives dpenses pour les temples de Fo, si lon en croit
quelques-uns de ses courtisans qui prtendent quen considrant la dure et
la prosprit extraordinaires de son rgne, ce prince sest insensiblement
imagin que la divinit favorite de Fo a daign sincarner en sa personne. On
sait, il est vrai, que lenthousiasme accompagne souvent les talents les plus
brillants. Quelles que soient les raisons quon ait eues dattribuer au
monarque chinois une ide aussi bizarre que celle de croire que Fo existe en
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lui, il a certainement dploy beaucoup de vigueur et dtendue desprit, ainsi
quune grande activit de corps et une attention sans relche dans
ladministration de ses tats. Aussi a-t-il non seulement conserv les
diffrentes parties de son vaste empire, mais il a soumis un pays qui
comprend quarante degrs de longitude loccident et qui, par son tendue,
non par sa population, gale presque celui dont il avait hrit.
Cest autant par mesure de politique que pour sa propre satisfaction quil
rassemble de temps en temps, sa cour, ses grands vassaux, les
gouverneurs de ses provinces, les commandants de ses armes, afin de
recevoir, de nouveau, leurs serments de fidlit et de dployer devant eux
toute la pompe de la grandeur, laquelle contribuent galement leur prsence
et les ambassadeurs des princes trangers. Il distribue aux premiers et des
dignits et des rcompenses ; et quand ils retournent dans leurs
dpartements, ils emportent dans leur me la double impression de son
pouvoir qui rprime leur ambition et de sa munificence qui assure leur
attachement. Le nombre des troupes qui taient sous les armes Zh-Hol le
premier jour de la clbration de lanniversaire de la naissance de lempereur
slevait, suivant le calcul du capitaine Parish, prs de quatre-vingt mille
hommes. Il y avait environ douze mille mandarins.
Pendant quelques jours, il y eut plusieurs divertissements, auxquels
assista lempereur, environn de toute sa cour. Les spectateurs, eux-mmes,
formaient un spectacle imposant ; mais il y manquait ce lustre particulier qui
anime la gaiet et se trouve dans les assembles composes dhommes et de
femmes. Pour des yeux accoutums ces assembles, celles o lon ne voit
que des hommes paraissent toujours plutt destines aux affaires quaux plai-
sirs. Il ny eut non plus Zh-Hol ni chasse, ni tournois, auxquels les
courtisans et les trangers prissent eux-mmes part ; ni mme de ces
courses et des exercices de cheval, comme il semblait quon aurait pu en
attendre parmi les Tartares. Les spectacles, les jeux furent entirement
chinois.
Les individus qui excellaient dans quelque talent particulier, les hommes
qui, par leur force, leur agilit naturelle ou par une extrme application,
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
staient rendus capables dexcuter des choses extraordinaires, furent
rassembls en cette occasion. La persvrance de quelques Chinois fait quils
sont trs habiles dans lart de sauter et danser sur un fil darchal, de monter
sur une chelle en quilibre, en passant travers les chelons, ou de se tenir
sur dautres choses lgres balances dans lair, et enfin descamoter si
adroitement en dtournant lattention des spectateurs, quils trompent
compltement le sens de la vue. Toutes ces choses-l furent faites tour tour,
et plaisaient mme ceux qui en avaient vu de pareilles, quand ils
rflchissaient aux difficults quoffrait leur excution. Daprs ce principe, les
exercices qui survirent et qui furent ceux des sauts prilleux et des tours de
force, eurent aussi leurs admirateurs. Quant ces jeux qui produisent de
lintrt parce que deux partis opposs se disputent la victoire, il ny en eut
dautre que le combat de la lutte, qui est peut-tre le plus ancien de tous.
Malgr lembarras de leurs longues robes et de leurs bottes grossires, les
combattants cherchaient soulever leurs adversaires et les laisser ensuite
tomber plat sur la terre. Ils y russissaient quelquefois en employant avec
beaucoup dadresse tout leffort de leurs muscles.
Des habitants des diffrentes parties des vastes tats de lempereur
parurent dans le costume qui leur est propre, et dployrent tout ce quil y a
de particulier dans leurs exercices habituels et dans leurs coutumes. Plusieurs
dentre eux dansrent dune manire agrable et avec des attitudes
gracieuses. Il y avait aussi quelques chanteurs, et une immense quantit
dinstruments de musique. Les musiciens affectaient, pour la plupart, des airs
lents et plaintifs, assez semblables ceux des montagnards dEcosse, et ils
suivaient, en les jouant, une mesure trs exacte. M. Httner, trs bon juge en
musique, trouva que leur gamme tait ce que les Europens appelaient
imparfaite, et leurs clefs, irrgulires ; cest--dire quils passaient des tons
pleins aux tons aigus, et des tons aigus aux tons pleins, except quand le son
dune cloche rglait les notes. Il observa encore quen jouant des instruments,
les Chinois montraient quils ne connaissaient point les semi-tons, et quils
navaient pas mme dide du contrepoint. Cependant, quelque grand que ft
le nombre de leurs instruments, il y avait toujours une certaine mlodie,
quoique de temps en temps, quelques-uns jouassent sur une octave basse,
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
tandis que le reste continuait sur la plus haute. Ils approchaient mme ainsi
de lharmonie.
Aux musiciens succdrent plusieurs centaines dhommes, vtus de
longues tuniques uniformes, couleur dolive. Ils chantrent et excutrent
divers ballets, reprsentant, avec le secours de lanternes de diffrentes
couleurs, des caractres chinois, qui leur valurent beaucoup dloges de la
part de lempereur. Sil et fait nuit, ces ballets auraient paru beaucoup plus
brillants, cause du contraste ; mais aucun amusement ne pouvait avoir lieu
quen plein jour, parce que lempereur qui se lve ordinairement avant le
soleil, pour vaquer aux affaires de ltat et ses dvotions, se retire avant
que cet astre se couche.
Aprs les ballets vinrent les feux dartifice ; et, quoiquen plein jour, ils
firent un trs bel effet. Quelques inventions en ce genre taient nouvelles
pour les spectateurs anglais. Nous allons en citer une. Une grande bote fut
leve une hauteur considrable ; et le fond stant dtach, comme par
accident, on vit descendre une multitude de lanternes de papier. En sortant de
la bote, elles taient toutes plies et aplaties ; mais elles se dplirent peu
peu, en scartant lune de lautre. Chacune prit une forme rgulire, et tout
coup, on y aperut une lumire, admirablement colore. On ne savait si ctait
une illusion qui faisait voir ces lanternes, ou si la matire quelles contenaient
avait rellement la proprit de sallumer, sans quelles eussent aucune
communication extrieure. La chute et le dveloppement des lanternes furent
plusieurs fois rpts, et chaque fois il y eut de la diffrence dans leur forme,
ainsi que dans les couleurs de la lumire quelles renfermaient. Les Chinois
semblent avoir lart dhabiller le feu leur fantaisie. De chaque ct de la
grande bote, il y en avait de petites qui y correspondaient et qui, souvrant
de la mme manire, laissrent tomber un rseau de feu, avec des divisions
de forme diffrente, brillant comme du cuivre bruni, et flamboyant comme un
clair, chaque impulsion du vent. Le tout fut termin par lruption dun
volcan artificiel dans le plus grand genre.
Tous ces spectacles furent excuts avec avantage en plein air, dans la
place qui tait devant la grande tente de lempereur ; et ils furent, en cette
occasion, prfrs aux plaisirs plus dlicats des spectacles dramatiques. Ces
derniers, il est vrai, plaisent singulirement aux Chinois ; mais ils ne
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
pouvaient tre entendus de beaucoup de Tartares et dautres spectateurs
trangers, tels que les Anglais. Des personnes choisies, parmi lesquelles
taient lambassadeur et les principaux Anglais de sa suite, furent invites
la reprsentation dune pantomime, dans la salle de spectacle appartenant
aux dames du palais, laquelle tait situe sur les limites qui sparent leur
jardin particulier et les grands jardins de lempereur. Ctait un difice petit
mais trs joli, et plusieurs tages. Il y avait trois thtres, lun au-dessus de
lautre. Vis--vis de celui den bas taient des loges profondes pour les
hommes, et au-dessus de ces loges des galeries recules et garnies dun
treillis pour les femmes qui, sans tre vues, pouvaient voir tout ce qui se
passait sur les divers thtres. Il est probable quelles ne distinguaient rien
dans les loges ; car lempereur voulant satisfaire la curiosit quelles avaient
de voir quelquune des personnes de lambassade, envoya chercher, par lun
des eunuques, le page anglais qui tait dans la loge de lambassadeur, et le fit
conduire sur une estrade, o les dames pouvaient le voir.
Au lieu de figures humaines, les acteurs, qui parurent sur le thtre,
prirent la forme dautres tres anims, ainsi que des productions inanimes
de la terre et de la mer. Ils remplissaient les trois thtres, formant une sorte
dabrg du monde, et jouant de manire faire croire, quelques-uns des
spectateurs, quils reprsentaient le mariage de lOcan et de la Terre. Cette
pantomime avait plusieurs actes et dura une grande partie de laprs-midi.
Dans les entractes, plusieurs des spectateurs vinrent dans la loge de
lambassadeur pour le voir et converser avec lui. La plupart taient des
Tartares ; car peu de Chinois sont invits Zh-Hol. Il y vint aussi deux
Musulmans, chefs de quelques hordes de Calmouks qui, mcontents du
gouvernement russe, migrrent, nagure, en grand nombre, des ctes
septentrionales de la mer Caspienne, et se retirant dans la Tartarie chinoise,
se mirent sous la protection de lempereur. Ce prince leur fit un accueil trs
favorable, et dcora les bonnets des deux chefs de boutons de dignit, et de
plumes de paon.
Lempereur qui, non seulement dans les occasions importantes, mais dans
les circonstances les plus ordinaires, semble tre attentif limpression quil
doit produire sur lesprit des trangers, aussi bien que sur celui de ses sujets,
fit appeler lambassadeur et lui dit :
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Que ce ntait que dans des occasions particulires, comme celle
que lui offrait ce jour, quil assistait de tels spectacles ; que le
soin de veiller la sret de ses peuples, et de faire des lois pour
leur bonheur, demandait ncessairement tous ses moments.
Cependant, il est certain que ce prince avait mis tant dordre dans
ladministration des affaires publiques, et fait une si sage distribution de son
temps, quil lui en restait assez pour cultiver quelques-uns des beaux-arts,
sans ngliger les intrts de son empire. Il a compos des pomes qui
annoncent, la fois, de limagination, du got, et lintention dimiter la
nature. Ils sont moins remarquables pour linvention que pour les vrits
philosophiques et morales, et ressemblent plus aux crits de Voltaire qu
ceux de Milton. Il remit lambassadeur quelques stances pour le roi dAn-
gleterre, avec quelques pierres prcieuses, quil estimait beaucoup, parce
quelles taient depuis huit cents ans dans sa famille ; mais il les donna
comme un gage dternelle amiti.
Il aimait aussi beaucoup le dessin et la peinture, et employait
soigneusement le peu de missionnaires qui taient en tat de culti ver ces
arts. Il tait trs habile tracer les caractres chinois pour lesquels, comme
pour le dessin, on se sert toujours du pinceau. Les papiers copis par le page
de lambassadeur mritrent son approbation ; et jugeant quil devait
employer son pinceau autre chose, il envoya chercher les dessins quil avait
faits des objets chinois, parce que ce prince pouvait juger de leur correction.
Le page, qui ntait quun dessinateur sans prtention, fut trs embarrass ;
mais il choisit des sujets aiss, tels que la feuille et la fleur du nenuphar,
plante favorite du pays, et la bourse, que lempereur avait daign lui donner.
Lide plut ce prince, qui lui tmoigna sa satisfaction par dautres prsents.
Aussitt que les ftes furent termines, les princes tartares se prparrent
partir pour retourner chez eux. Ils sont chefs de hordes nombreuses, qui ne
dpendent que deux, et ils peuvent mettre de grandes armes sur pied.
Leurs fiefs sont proprement hrditaires, suivant le droit de primogniture ;
mais depuis peu, il est devenu ncessaire, pour ceux qui en hritent, de
recevoir une sorte dinvestiture de lempereur. A la vrit, ce prince ne la
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refuse que dans des cas trs particuliers. Ces princes tartares pousent
ordinairement des filles ou des nices de la famille impriale ; et cette alliance
leur donne, la cour, un rang suprieur. Leur ducation consiste
ordinairement apprendre ce qui a rapport la guerre et leurs armes, larc
et le cimeterre. Malgr cela, quelques-uns dentre eux connaissent lhistoire et
la gographie de leur pays. Ils ont une grande vnration pour lempereur,
quils considrent comme le descendant de Kublai-Khan, qui envahit la Chine
au treizime sicle.
Ds le sicle suivant, la famille de ce conqurant fut chasse du trne, et
senfuit dans la partie orientale de la Tartarie, possde par la nation des
Mandchous. De leurs mariages avec les filles du pays, les princes expulss de
lempire chinois devinrent la tige des Bog-Doi-Khans qui, dans le sicle
dernier, rentrrent en Chine, et formrent la dynastie rgnante, dynastie
jusqu prsent extrmement heureuse. En 1793, ses quatre premiers rgnes
avaient dur cent quarante-neuf ans, quoique le dernier des quatre ne ft pas
encore termin. Ce sont peut-tre les quatre plus longs rgnes qui se soient
suivis sans interruption lexception de ceux des quatre derniers rois de
France, qui comprennent une priode de cent quatre-vingt-trois ans, encore
que le dernier soit mort jeune.
Quoique les quatre souverains de la Chine aient rgn sur un peuple qui,
lorsque le premier monta sur le trne, tait loin dtre entirement soumis, et
qui semble encore un peu tonn de ce joug tranger, leurs rgnes ont t
non seulement longs, mais dune prosprit sans exemple. Le premier a
commenc par une minorit ; mais il a eu toute la vigueur et lactivit dune
nouvelle dynastie ; et ceux qui ont suivi ont t galement remarquables par
la sagesse, la fermet et la vigilance. Le dernier est aussi brillant par les
victoires. Lanne que les annales britanniques ont appele le glorieuB ;EFG,
fut aussi une anne glorieuse pour Chen-Lung. Il acheva alors de soumettre
les Eleuthes, qui possdaient une grande partie de ce quon appelait jadis la
Tartarie indpendante.
Maintenant, les frontires des tats de lempereur de la Chine, du ct de
la Tartarie, sont reconnues dans les cartes russes. Chacun de ces deux
empires contient une surface denviron quatre millions de milles carrs, ou de
prs dun onzime du globe, et gale aux deux tiers de lEurope. Ces deux
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grands empires se touchent dans quelques-unes de leurs extrmits, et ils
occupent ensemble un cinquime de la terre. Dans le territoire russe est
comprise cette vaste et inhabitable tendue de dserts, borns par la mer
Glaciale ; ce qui, consquemment, fait que la partie habite se trouve bien
moins considrable. Mais dans lempire chinois, tous les pays conviennent
lhomme, et sont dsirables pour lui. La plupart sont situs sous la plus
heureuse partie de la zone tempre, cest--dire par les cinquante degrs de
latitude nord. Une petite partie seulement stend du ct du midi, entre les
tropiques. Tout lempire peut fournir les plus prcieuses denres, et elles
abondent dans plusieurs de ses provinces. Ces provinces sont galement
riches en production des arts utiles.
Lempereur rgle, suivant les saisons, le sjour quil fait dans ses
diffrents tats : il passe lhiver en Chine, et lt en Tartarie. Moukden est la
capitale des anciennes possessions de sa famille. Il a beaucoup agrandi et
embelli cette ville, et lon croit quil y a accumul dimmenses trsors, comme
sil se dfiait encore de pouvoir maintenir sa puissance en Chine o, la
vrit, il est considr comme tranger. En Asie, les hommes ne sont pas
autant distingus par le lieu o ils sont ns que par la race dont ils tirent leur
origine. Quoique lempereur Chen-Lung soit le quatrime, en ligne directe, de
la famille qui, dans le sicle dernier, conquit heureusement la Chine, et
quoique de ces quatre souverains, les trois derniers soient ns Pkin, ils
sont universellement regards par leurs sujets, et ils se sont toujours
regards eux-mmes, comme Tartares. Leurs principaux ministres, leurs
serviteurs de confiance, les chefs de leurs armes, la plupart de leurs
femmes, de leurs concubines, de leurs domestiques, de leurs eunuques, sont
de cette race.
En Chine, tout mle dorigine tartare reoit une paie depuis le moment de
sa naissance et est inscrit parmi les serviteurs du prince. Ces Tartares forment
la garde laquelle il confie sa sret personnelle. Une telle prfrence semble
tre la fois partiale et impolitique ; mais elle fut juge absolument
ncessaire au commencement de la dynastie, lorsque la conqute du pays
ntait pas encore acheve, et quon ne pouvait avoir que peu de confiance
dans la fidlit des vaincus. Cette prfrence devint en mme temps la source
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dun surcrot de mauvaise volont qui, son tour, exigea la continuation des
mesures qui lavaient produite. Depuis que les nations tartare et chinoise sont
soumises au mme souverain, nul changement dans leur tat na contribu
leur union, ou surmonter cet loignement, approchant de lantipathie, qui
doit avoir longtemps auparavant subsist entre un peuple guerrier, qui
cherche sans cesse envahir, et un peuple civilis, qui sefforce toujours
dcarter ses voisins. On dit encore communment dans les provinces de la
Chine, o les conqurants sont en plus grand nombre, que demi-douzaine de
Chinois ne sont pas rassembls pendant une heure, sans commencer crier
contre les Tartares.
Les souverains de la dynastie rgnante se sont jusqu prsent conforms
aux murs, aux lois et au langage chinois, plutt quils ne les ont
exclusivement adopts. Mais peut-tre ne doit-on gure sattendre que cette
dynastie se maintienne assez longtemps sur le trne, pour se confondre
entirement avec les Chinois. Elle a dj rgn presque aussi longtemps
quont dur, lune dans lautre, celles qui lont prcde. Chacune delles
devait son lvation aux talents et lactivit qui avaient profit des
circonstances favorables ; aussi ont-elles presque toujours pri lorsquelles
nont plus su opposer que de lindolence et de lincapacit au malheur et
linsurrection. Le principe du droit hrditaire, qui a t si longtemps le
soutien dautres trnes, ne parat pas avoir t grav dans lme des Chinois.
Ils ne considrent que le pouvoir qui, comme base de lautorit, est dune
dure bien moins stable. Mais les princes tartares de la dynastie actuelle ont
continu maintenir le leur dune main ferme et vigoureuse ; et le dsir de
perptuer la dure et luniformit de leur gouvernement les a dirigs dans le
choix de leurs successeurs, parce quils ont cru que ctait le moyen le plus
certain dy russir.
Lempereur Chen-Lung stait dtermin depuis quelque temps une
mesure qui, dans dautres pays, pourrait ne pas avoir les mmes
consquences qu la Chine. Il voulait abdiquer la couronne une poque
laquelle, toute loigne quelle tait, son temprament robuste devait lui faire
esprer de survivre. Ainsi, il aura pu, sans risque, placer sur le trne celui
quil aura choisi pour son hritier, et qui, soit quil ft son propre fils, soit quil
ne le ft que par adoption, aura suivi ses avis et ses exemples ; car il a d y
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tre excit par les sentiments de laffection et de la reconnaissance, ainsi que
par ceux de la pit filiale qui, en Chine, nest point affaiblie, mme par le
trne. Il est donc vraisemblable que Chen-Lung aura eu la satisfaction de
jouir, dans un autre, de sa dignit et du pouvoir quil lui a communiqu, sans
en tre priv lui-mme.
De divers fils qua eus lempereur, il ny en a plus que quatre vivants, le
huitime, le onzime, le quinzime et le dix-septime. Le onzime tait
gouverneur de Pkin, o il se tenait durant labsence de son pre. Les trois
autres taient Zh-Hol ; et de ces trois, les deux plus jeunes promettaient
beaucoup. Ils avaient des manires trs polies, et aimaient beaucoup
sinstruire sur ce qui avait rapport aux autres pays, et examiner les
inventions et les ouvrages bien faits qui en sortaient.
Le grand ge de lempereur ne lui permettant plus de faire la chasse aux
btes froces dans les forts de Tartarie, ainsi quil avait accoutum de le faire
aprs la clbration de lanniversaire de son jour de naissance, ce prince
rsolut de retourner promptement Pkin ; et il fut dcid que lambassadeur
ly prcderait.
Avant de quitter Zh-Hol, lambassadeur reut, par les mains du lgat,
une rponse dHo-Choong-Taung la lettre qui lui avait t adresse quelque
temps auparavant. Le colao annonait quil serait permis lIndostan de
vendre des marchandises et dacheter des denres Chu-San, sous les
auspices des principaux mandarins, qui auraient soin dempcher que les gens
du pays ne se permissent aucune fraude. Il disait en outre que, comme
lIndostan avait t en grande partie charg de prsents pour lempereur, il ne
serait assujetti payer aucun droit de sortie, ce qui tait une grce quon
navait point demande. Enfin, Ho-Choong-Taung ajoutait quil ne convenait
pas quon permt au capitaine Mackintosh daller en ce moment joindre
lIndostan, parce que les affaires de ce vaisseau pouvaient tre continues par
les personnes qui on les avait dj confies.
Cette rponse tait plus favorable quon ne sy attendait, daprs le canal
par lequel elle parvint lambassadeur. Elle navait de dsagrable que la
dernire clause qui, vraisemblablement, tait due aux remontrances du
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gnral du Thibet, parce quil avait t question de cette affaire en sa
prsence. Son animosit contre la nation anglaise ne semblait pas avoir
diminu. Aussi, rien ntait, peut-tre, plus dsirer pour les intrts de cette
nation que de voir le gnral exclu des conseils de lempereur, et de la vice-
royaut de Canton, o il pouvait, non seulement opprimer les Anglais, mais
calomnier auprs de la cour leur conduite et leurs intentions.
Le capitaine Parish dtermina la latitude de Zh-Hol par les quarante-un
degrs cinquante-huit minutes nord. Tandis que lambassade y demeura, le
temps fut trs sec, et le ciel pur et serein.
@
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CHAPITRE III
Retour Pkin. Sjour de lambassade dans cette
capitale et Yuen-min-yuen.
Observations qui y ont rapport.
@
Un trs grand nombre dtrangers ne pouvait pas demeurer longtemps
Zh-Hol, sans risquer dy causer de lembarras. Les principaux de ceux qui sy
taient rendus loccasion de lanniversaire de la naissance de lempereur en
partirent en mme temps que lambassadeur anglais, cest--dire le 21
septembre 1793. Ils prirent diffrentes routes. Parmi ceux qui allaient au Midi,
comme lord Macartney, taient les envoys du Pgu et dautres royaumes
limitrophes de quelques provinces chinoises.
Des motifs trs diffrents de ceux de lambassade anglaise engagent les
souverains de ces tats envoyer souvent des personnes pour les
reprsenter la cour de Pkin. Non seulement leurs possessions sont
extrmement infrieures la Chine, en tendue et en population, mais la
faiblesse et lincertitude de leur gouvernement, et la frquence de leurs
divisions intestines les rendent peu capables de rsister aux forces de ce
vaste empire. Ils ne peuvent pas mme, au besoin, compter sur le secours
dautres princes, jaloux de maintenir la balance du pouvoir asiatique. Cest
donc, en gnral, par une maxime de prudence politique quils se
reconnaissent dans une sorte de vasselage lgard de la Chine. Ils rendent
hommage et paient tribut lempereur, afin dviter quil ne se mle plus
directement de leurs affaires, et quil nenvahisse entirement leurs tats, ce
qui ne manquerait pas darriver sils osaient, par un refus, le provoquer une
lutte trop ingale.
Les envoys qui faisaient la mme route que lord Macartney taient sous
la conduite de quelques mandarins infrieurs. Pendant quils taient sur le
territoire chinois, le gouvernement leur accordait, pour leur entretien, une
somme modre, mais raisonnable. Toutefois, les mandarins comptant sur les
difficults quprouvent toujours les trangers pour faire parvenir leurs
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plaintes la cour, et esprant quils noseront pas lentreprendre,
sabandonnent au mpris que leur inspirent ces trangers, et les traitent
souvent avec indignit. En outre, ces mandarins recevant eux-mmes un trs
petit salaire du gouvernement, se font peu de scrupule de tirer avantage
dune occasion si favorable daugmenter leurs moluments en privant
frauduleusement les personnes confies leurs soins dune partie
considrable de ce qui leur revient ; heureusement que ces hommes sont
accoutums la duret dune vie guerrire et que leur me nest pas assez
dlicate pour sentir trs vivement les humiliations. Ce qui faisait peut-tre le
plus de peine aux envoys du Pgu tait la manire toute diffrente dont on
traitait lambassade anglaise.
Partout o il y avait des postes militaires, les troupes se mirent sous les
armes, comme la premire fois que lambassade y avait pass. Comme la
marche ntait plus gne par les prsents, parce quon les avait laisss
Zh-Hol, on rsolut de voyager avec plus de clrit quauparavant ; mais de
sarrter pourtant encore dans quelques-uns des palais impriaux o tout
tait prpar pour recevoir lambassadeur et sa suite. Les chemins
nouvellement rpars facilitaient la marche. Il y en avait un rserv pour
lempereur seul. Il tait parfaitement sec et nivel. Des citernes creuses
ct servaient fournir de leau pour larroser de temps en temps, et
empcher quil ny et de la poussire. Un autre chemin parallle, un peu
moins large, et balay avec moins de soin, mais trs commode et trs sr,
tait destin la suite de lempereur ; ce fut sur celui-l que lambassade
anglaise eut droit de passer. Tous les autres voyageurs, exclus de ces deux
routes privilgies, furent obligs de chercher les autres sentiers qui leur
convinrent le mieux.
Quelque peu de temps qui se ft coul depuis que lambassade avait
pass dans cette route pour se rendre Zh-Hol, il stait fait un changement
considrable dans la temprature, et les Anglais trouvrent un bien plus grand
degr de froid quon nen prouve dans la mme saison, et dans une pareille
latitude en Europe. Ils en taient affects un point quon ressent rarement
en Angleterre.
Quand lambassade arriva Koo-P-Koo, et que les Anglais furent prs de
lendroit o ils avaient dj visit la grande muraille, quelques-uns dentre
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eux, entrans par une insatiable curiosit, eurent envie dexaminer encore
une fois cet antique boulevard. Mais ils eurent en cette occasion une nouvelle
preuve de lextrme mfiance du gouvernement chinois, ou au moins des
personnes quil emploie. La brche o ils avaient pass pour monter sur la
muraille tait dj ferme avec des pierres et des dcombres, de manire
empcher quils ne pussent encore lescalader. Dans toutes les occasions, les
Tartares et les Chinois semblaient embarrasss entre la crainte doffenser, par
trop de contrainte, des htes quils avaient ordre de respecter, et la crainte
plus grande encore de se rendre responsables envers le gouvernement, sils
souffraient que des trangers prissent une trop grande connaissance du pays.
La principale politique de ces personnes consistait dtourner ces trangers
des objets curieux quils dsiraient de voir, en employant des moyens
indirects, et leur opposant des obstacles qui avaient lair dtre purement
accidentels ; et les Anglais, en partie par prudence, et en partie par gard
pour leurs conducteurs, renonaient frquemment aux excursions et aux
recherches les plus innocentes.
Peu aprs le dpart de Zh-Hol, un des gardes de lambassadeur mourut
dune indigestion, qui lui fut, ce quon croit, occasionne pour avoir mang
trop de fruit. Sa mort eut lieu dans un des palais de lempereur. Telle est
lexcessive dlicatesse de cette nation pour tout ce qui a rapport son
auguste souverain, quon ne souffre que personne rende le dernier soupir
dans lenceinte dune demeure impriale. Les conducteurs de lambassade
firent donc emporter le corps du garde, dans un palanquin, comme sil tait
encore vivant, et lon ne dclara sa mort que lorsquil fut une certaine
distance sur la route.
Une autre personne de la suite de lambassadeur souffrait beaucoup dune
dysenterie, et sarrta dans un cabaret chinois. L, elle consulta le mdecin
du lieu. Ce mdecin, joignant la doctrine du pouls un discours sur les
diffrents tempraments, attribua malheureusement les souffrances du
malade une humeur froide, et lui fit prendre de fortes doses de poivre, de
cannelle et de gingembre dans de leau-de-vie distille
1
et chaude. Cette
mdecine augmenta tellement les symptmes de la maladie que lAnglais eut
beaucoup de peine pouvoir arriver en vie Pkin.
1
Que les Chinois appellent chow-shoo.
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Le retour de lambassadeur et de sa suite dans cette capitale fut un
vnement trs agrable pour ceux de leurs compagnons de voyage quils y
avaient laisss. Ceux-ci avaient men, durant labsence des premiers, une vie
extrmement retire. Plusieurs missionnaires dsiraient de jouir de leur
socit, presque autant que des exils dsirent de voir leurs compatriotes
dans une terre trangre ; et, au commencement, ils les avaient visits
presque tous les jours ; mais cette intimit contribua peut-tre rveiller
lextrme jalousie des Chinois contre les uns et les autres.
Le long sjour des missionnaires ne les exempta pas de la mfiance
gnrale que tous les trangers inspirent cette nation ; et rien ne pouvait
tre plus extravagant et plus dangereux que les desseins qui leur taient
attribus, particulirement dans les lettres de Macao et de Canton. Les
officiers du gouvernement de Pkin rsolurent promptement quon ne
laisserait que le moins quil serait possible les anciens Europens
communiquer avec les nouveaux. Sous le futile prtexte dempcher les
domestiques, qui servaient les premiers, de drober les effets que
lambassadeur avait laisss dans son htel, on nen permit lentre quau seul
missionnaire, charg dinterprter les Anglais, qui y taient rests, et de leur
procurer les choses dont ils pouvaient avoir besoin.
Le costume des Anglais attirait, autour deux, une populace importune,
toutes les fois quils se hasardaient sortir. Ils ntaient accompagns ni par
des mandarins dun rang propre les faire respecter, ni par des interprtes
chinois qui pussent leur expliquer ce quils voyaient et ce quils entendaient. Il
est vrai que ltendue de lhtel o ils demeuraient leur permettait de prendre
assez dexercice pour quils ne souffrissent pas de cette gne. Dailleurs,
plusieurs dentre eux allaient frquemment Yuen-Min-Yuen, o
larrangement des machines et des autres principaux prsents exigeait leur
surveillance.
Le docteur Scot, qui avait t laiss Pkin pour prendre soin de divers
soldats et domestiques malades, fut extrmement attentif auprs deux.
Dautres circonstances lui fournirent une nouvelle occupation. En Chine,
comme ailleurs, non seulement les besoins de lhomme sont ce qui excite son
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industrie, mais ses inventions perfectionnent quelquefois les objets quil est
oblig de se procurer. Les vtements que les Chinois portent immdiatement
sur leur corps, ainsi que ceux dont ils se parent, sont en gnral dune
couleur obscure, et nexigent ni quon les renouvelle, ni quon les lave
frquemment. Ils sont quelquefois dune toffe qui nadmet point cette
dernire opration. Les vtements blancs de toute espce ne se portent que
pour le deuil. Ltiquette veut mme quils ne soient jamais trop propres,
parce que ceux qui sont en deuil ne doivent prendre aucun soin deux-mmes,
afin de mieux paratre accabls par la douleur.
Les Europens ont besoin, pour leur sant et pour leur propret, de
changer et de laver souvent les vtements qui approchent le plus de leur
corps. Lampleur des habillements des peuples asiatiques, quoique exigeant
frquemment quils en mettent une plus grande quantit pour se garantir de
linclmence de lair, permet en mme temps quils les portent plus longtemps
sans inconvnient. Leurs tables vernisses ne peuvent tre ni pntres par
lhumidit, ni gtes par la poussire ; aussi ne les couvrent-ils jamais avec
une nappe. Ils ne se servent pas non plus de draps de lit. Ils nont point
adopt lusage du linge ; et la plupart ne font usage de toile de coton blanc
que dans trs peu doccasions. Pour laver la toile grossire dont ils se servent,
ils la font tremper dans une eau alcaline, qui la dgage sans danger des
malproprets quelle contracte quand ils la portent. Lalcali avec lequel ils
composent cette lessive est fait avec un fossile blanc, qui se trouve en
abondance dans les environs de Pkin. Ils nen emploient presque jamais
dautres, except pour se nettoyer la peau ; et cet gard, ils font usage de
beaucoup de prparations cosmtiques.
Cependant lalcali des Chinois est trop cre pour le linge fin, et il en dtruit
promptement le tissu. Afin de remdier cet inconvnient, le docteur Scot se
procura une suffisante quantit dhuile, et avec lalcali chinois, il fit de trs
bon savon pour la consommation de ses compagnons et pour la sienne.
Il est vraisemblable que lusage gnral du linge, auquel lEurope doit
lexemption des maladies lpreuses, sera adopt par les Chinois, mesure
que saccrotront leur commerce et leurs relations avec les Europens. La
lpre est la seule des maladies pour laquelle il y a des hpitaux rgulirement
tablis en Chine ; car on ly regarde comme trop contagieuse pour souffrir
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
que les personnes qui en sont affliges aient aucune communication avec le
reste de la socit.
Lusage du savon stablira bientt aprs celui du linge, parce quil en est
la suite ncessaire. Les ingrdients pour faire du savon, et la plupart des
autres objets demands pour lusage des Anglais, furent fournis aux dpens
du gouvernement chinois ; cependant, il fallut toujours expliquer trs
particulirement aux mandarins ce quon voulait en faire.
Ces mandarins ne refusaient jamais verbalement ce que les Anglais
dsiraient ; mais, dans le fait, ils ne laccordaient pas toujours. Quelquefois,
ils prenaient lalarme, comme si ce quon leur demandait avait quelque but
dangereux. Un des peintres de lambassade les pria une fois de lui procurer
un chevalet afin dy placer la toile dont il devait se servir pour faire le portrait
dun missionnaire. Les mandarins ne concevant pas la nature dun chevalet,
quelque simple que cela ft, crurent probablement que ce pouvait tre
quelque partie dun appareil de mathmatiques, duquel on voulait se servir
pour faire des mesurages ou des plans de fortifications, ou pour dessiner les
remparts de la capitale ; et on ne put absolument les engager donner des
ordres pour faire faire un pareil instrument.
Quelques personnes de lambassade dsirrent de se pourvoir leurs
dpens, des choses dont elles avaient besoin. Mais elles taient veilles de
prs. Le prix des articles achets leur fut rendu ; et ceux qui les leur avaient
vendus furent punis corporellement. Il est vrai que lhospitalit chinoise, qui
veut que les trangers soient affranchis de toute espce de dpense, servit de
prtexte cette rigueur ; mais tout cela ntait pas totalement tranger un
systme de prcautions dictes par la jalousie.
A cette jalousie politique et remplie de prvention se joignirent les
alarmes et une jalousie dune autre espce. Elles furent cependant excites
trs innocemment. Dans une des cours de lhtel de lambassadeur taient
des rochers artistement entasss dans le got chinois, et faits pour servir de
dcoration, mais qui pouvaient servir aussi pour monter sur le mur formant
lenceinte de lhtel. De l, on pouvait quelquefois apercevoir les femmes des
maisons voisines. On dit que durant labsence de lambassadeur, quelques
Anglais se promenrent sur le mur de lhtel, par dsuvrement, non par
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aucun motif dindcente curiosit. Ce fait fut regard comme trs peu
convenable ; et tout le voisinage en fut scandalis. Mais ds quon sen
plaignit, la promenade cessa.
Ce fut cette poque quil se rpandit Pkin un bruit confus sur la
contestation passagre, qui eut lieu Zh-Hol, loccasion de la crmonie
de la rception. Quelques politiques en conclurent que non seulement
lambassade se bornerait l, mais quon ne permettrait pas mme
lambassadeur de retourner dans la capitale ; et quainsi que les envoys du
Pgu, qui quittaient la Tartarie en mme temps que lui, il serait oblig de
continuer sa route sans sarrter. Larrive de lambassadeur Pkin mit fin
ces conjectures.
On lui rendit, son entre, les honneurs accoutums, et il reut la visite
des principaux mandarins, dont plusieurs avaient attendu son arrive son
htel. Cependant lord Macartney sentait quil convenait de fixer un terme
son ambassade. La rsidence permanente du ministre dune cour trangre,
en Chine, tait une chose inoue dans le pays. La maxime daprs laquelle on
considre les ambassadeurs trangers comme des htes quil faut dfrayer
aux dpens du trsor public pendant tout le temps quils sjournent dans le
pays engageait naturellement abrger ce sjour. La dpense extraordinaire
quoccasionnait lempereur la manire splendide dont il traitait les Anglais
tait une raison de plus pour quils songeassent se retirer ; car, en restant
longtemps, ils auraient abus de lhospitalit avec laquelle ils taient reus.
Cet t, sans doute, trop blesser lorgueil et les prjugs de la nation
chinoise, que de lui proposer, tout coup, dans une premire mission
diplomatique, de renoncer ses anciens principes lgard des envoys des
souverains trangers, et de souffrir que lambassadeur anglais vct ses
propres frais, pendant quils seraient encore sur le territoire de la Chine. Lord
Macartney rsolut donc de partir aprs la grande fte du commencement de
lanne chinoise, cest--dire en fvrier. Durant cet intervalle, il devait avoir le
temps de soccuper de tout ce quil pouvait raisonnablement esprer dobtenir
ou demander.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Cependant, ce ministre apprit quil devait sattendre recevoir bientt
quelque proposition relative son dpart. Les Anglais quon avait laisss
Yuen-Min-Yuen, pour monter les machines qui y avaient t portes en
prsent furent presss de finir leur ouvrage de peur dtre obligs de le laisser
incomplet. Le docteur Dinwiddie y tait presque constamment pour diriger les
ouvriers qui ajustaient les parties compliques du plantaire. M. Barrow allait
aussi dans ce palais et y sjournait mme de temps en temps, afin de veiller
larrangement des autres prsents.
M. Barrow eut frquemment occasion dobserver lintelligence et la
dextrit des ouvriers chinois. Deux dentre eux descendirent les deux
magnifiques lustres de cristal envoys lempereur, afin de les placer dans
une situation plus avantageuse. Ils les sparrent par pice, et les
remontrent en peu de temps sans difficult et sans se tromper, quoique le
tout ft compos de plusieurs milliers de petits cristaux, et quils neussent
jamais rien vu de semblable. Un autre Chinois tailla fort bien un troit
morceau du bord dun vase courbe de cristal, afin de remplacer dans le dme
du plantaire un autre morceau qui avait t cass dans le transport. Les
ouvriers anglais avaient en vain tent de tailler ce verre avec un diamant,
suivant la ligne courbe quil devait avoir. Le Chinois ne fit point connatre sa
mthode ; mais on dit quil russit en commenant par tracer une ligne avec
un fer chaud sur la pice quil voulait sparer.
Linvention de ce Chinois est dautant plus singulire quil ny a dans tout
lempire dautre manufacture de verre que celle de Canton, o au lieu de
mettre en fusion du sable et dautres ingrdients avec les procds
ncessaires pour les convertir en verre, on se contente de faire fondre les
morceaux de verre cass quon a ramasss, et de leur donner de nouvelles
formes, suivant les usages auxquels ils peuvent tre destins.
Les Chinois ont trs vraisemblablement droit lhonneur de ne devoir qu
eux-mmes linvention des instruments ncessaires dans les premiers et les
plus utiles arts de la socit. Le voyageur savant et attentif aura sans doute
observ, relativement aux outils les plus communs, tels, par exemple, le
rabot et lenclume que, soit dans lInde, soit en Europe, et dans les temps
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
anciens comme dans les temps modernes, ils ont t fabriqus prcisment
de la mme manire, diffrant rarement, except peut-tre dans la qualit
des matires qui les composent, et dans le plus ou moins de perfection du
travail, mais dnotant toujours une origine commune, et ntant en gnral
quune imitation servile les uns des autres. Dans la Chine seule, les outils les
plus communs ont quelque chose de particulier dans leur construction. Cest
souvent, la vrit, une lgre diffrence ; mais elle indique clairement que,
plus ou moins propres remplir le mme objet que ceux des autres pays, les
uns nont point servi de modle aux autres ; ainsi, le dessus de lenclume qui,
partout ailleurs, est plat et un peu inclin a, en Chine, une forme convexe.
Ce fut dans les forges quon trouve prs de Pkin, en se rendant Zh-
Hol, que les voyageurs observrent cette enclume. L, un autre objet attira
aussi leur attention. Les soufflets dont les forgerons se servent en Europe
sont placs verticalement. Le vent est en partie produit par le poids de la
machine, quen consquence, on rend trs lourde. Mais elle est ouverte ou
souleve par le bras dun homme, qui est oblig de vaincre la difficult que lui
offre le poids qui produit le vent, et pendant cette opration, le souffle est
discontinu. Mais les soufflets des Chinois se placent horizontalement.
Lhomme qui souffle nest aid dans aucun temps, par le poids de la machine,
mais aussi il nen est jamais accabl. Cest assurment un avantage que de
navoir quun travail gal et jamais excessif. Le soufflet est fait comme une
bote, laquelle une porte mouvante est si bien adapte que quand on la
retire en arrire, le vide quon produit dans la bote fait que lair entre avec
imptuosit par une ouverture dune espce de valvule, et en mme temps le
vent sort par une autre ouverture qui lui est oppose. Le mme effet est
continu quand la porte est pousse en avant ; lespace se trouve diminu,
lair est comprim, et une partie sort par la mme ouverture. Lorsquau lieu
dune porte mouvante, un piston est adapt la bote, lair est comprim
alternativement entre le piston et les deux extrmits de la bote et, par
consquent, forc de sortir continuellement. On fait mouvoir, trs aisment,
ce soufflet double ou perptuel, qui produit deux fois autant deffet que les
soufflets ordinaires. Peut-tre la description de cette invention chinoise nest
pas trs intelligible ; mais on en a port un modle en Angleterre, pour le
soumettre lexamen des curieux.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Le rabot chinois est, ainsi que lenclume, distingu par quelques petites
particularits, qui montrent quil na point eu de modle. Il diffre non
seulement dans la manire dont on y fixe le ciseau, mais aussi dans celle dont
on sen sert. Ailleurs, les bouts du rabot servent de manche ; et cest en
tenant ces bouts quon pousse loutil sur la surface du bois, afin de la rendre
unie ; mais la Chine, le rabot est garni de manches particuliers, qui font que
le mme travail se fait peut-tre avec plus daisance.
Lhistoire des temps les plus reculs, o subsistait lempire chinois,
attribue les inventions les plus utiles dans la socit aux premiers monarques
du pays. Il est bien plus probable quelles ne sont que le rsultat graduel des
efforts de plusieurs individus obscurs qui, dans le cours de leurs travaux,
sentant le besoin de ce secours mcanique, cherchrent se le procurer. Les
historiens qui sont venus ensuite, nen pouvant point connatre les vrais
inventeurs, ont remplac leurs noms par ceux des princes qui encouragrent
ces arts. Cependant, il y a lieu de croire que, non seulement les inventions de
premire ncessit, mais celles de dcoration et dornement, ont t connues
des Chinois ds la plus haute Antiquit. Les annales de lempire lattestent, et
lon ne peut manquer den tre convaincu, quand on considre le progrs
naturel de ces inventions, et ltat des artistes chinois en ce moment.
Un art nouvellement dcouvert sexerce grossirement, mme avec le
secours des outils, et cela continue assez longtemps. Mais lart arrivant
ensuite sa seconde priode, est perfectionn, et lartiste est dj mme
de se servir de tous les outils et de toutes les machines qui peuvent y tre
employs. La dernire priode de la perfection est celle o lartiste est devenu
si adroit quil peut faire son ouvrage avec peu doutils, ou des outils grossiers,
et avec peu ou mme point de secours. Tel est, en Chine, ltat avanc du
potier, du tisserand, de celui qui travaille livoire et les mtaux prcieux, et de
la plupart de ceux qui pratiquent les arts mcaniques en usage dans le pays.
De semblables progrs sont, sans doute, le dernier effort de lart, et la plus
forte preuve quon le possde depuis trs longtemps.
Il nest pas surprenant que lart de faire la poudre canon, et celui de
limprimerie, aient t dcouverts par les Chinois longtemps avant dtre
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
connus en Europe. Quant au premier, il est vraisemblable que, dans tous les
pays o la nature cre en abondance du nitre ou du salptre, qui est le
principal ingrdient dont on se sert dans la composition de la poudre canon,
les proprits inflammables de cette substance doivent tre dabord
observes ; et quelques expriences, fondes sur lobservation, conduisent
la composition qui produit de si prompts et si violents effets. Le salptre est
une production naturelle et constante de la Chine et de lInde ; et l aussi, la
connaissance de la poudre canon semble avoir exist dans les sicles les
plus reculs, dont lhistoire fasse mention. Les Chinois lont employe, de tout
temps, des choses utiles. Ils sen servent pour faire sauter des rochers, et
carter les grandes masses de terre qui les gnent. Elle est en mme temps
un des objets de leurs amusements, car ils font beaucoup de feux dartifice.
Ils lont aussi, ds longtemps, employe comme moyen de dfense, en
minant les passages de lennemi, et le faisant sauter. Mais ils ne soccupaient
pas diriger sa force avec des tubes de mtal, comme lont fait les
Europens, bientt aprs quils lont eu dcouverte. Cependant, il nest pas
dcid que cette invention appartienne ceux qui en ont profit, et lon ne
peut pas marquer prcisment, dans lhistoire, lpoque o elle a commenc
tre mise en pratique. Quoiqu limitation de lEurope, elle ait t
nouvellement introduite dans les armes de lOrient, on y prfre encore
quelquefois dautres manires de combattre.
Pour lart de limprimerie, dont les effets sont si importants en Europe, il
est vident que, comme son objet est de multiplier les copies dun mme
crit, il na pu tre cherch que dans une socit o il y avait beaucoup de
lecteurs. Le nombre de ces lecteurs a d sans doute aussi saccrotre partout
o lart de limprimerie a t introduit. Mais l o ce nombre tait dj devenu
trs considrable par dautres causes tendant augmenter les classes polies
et lettres de la socit, les diffrents essais, entrepris pour satisfaire leur
got, ont d naturellement produire une invention aussi simple que lart de
limprimerie des Chinois.
Cet art consiste seulement tailler en relief, sur du bois dur, la forme des
caractres crits ; enduire ces caractres dune substance noire et
glutineuse, et y appliquer successivement diffrentes feuilles de papier, afin
que les caractres restent imprims sur chaque feuille de ce papier qui, lui-
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
mme, est une invention prliminaire trs ingnieuse. Lart de graver, pour le
plaisir des hommes riches et puissants, avait t port un si haut degr de
perfection chez plusieurs nations de lAntiquit, que linvention de
limprimerie, telle que nous venons de la dcrire, et approchant de si prs de
la gravure, devait naturellement la suivre partout o le nombre des lecteurs
tait assez grand pour que linventeur ft sr dtre rcompens. Depuis les
premiers sicles, ltat de la socit, en Chine, rend le nombre des lecteurs
prodigieux. L, ce nest point comme dans le reste du monde, o la valeur et
les talents militaires, runis quelquefois une loquence naturelle, sont
originairement le fondement de la puissance et de la grandeur, tandis que les
lettres ny ont gure jamais servi que damusement. A la Chine, ltude de la
morale crite, de lhistoire et de la politique, est la seule route par o lon
puisse acqurir, non seulement du pouvoir et des honneurs, mais toute
espce demploi dans ltat. Ainsi, la ncessit de multiplier les copies des
livres crits pour toutes les personnes des clases mitoyennes, ainsi que des
premires classes, dans le plus populeux des empires, fut ce qui, trs
naturellement et de bonne heure, donna naissance lart de limprimerie, tel
quon ly pratique encore.
Le papier dont on se sert pour les livres, la Chine, est trop faible pour
pouvoir tre imprim des deux cts. La planche grave sur laquelle on
applique le papier pour en recevoir lempreinte contient ordinairement des
caractres pour deux pages. Quand le papier est imprim, on le plie en
mettant le blanc en dedans. Le pli forme la marge extrieure qui, par ce
moyen, se trouve double ; et contre lusage des relieurs europens, on coud
ensemble tous les bords des feuilles, et on relie ainsi le volume. Lorsque
ldition est acheve, les planches ou formes sont rassembles, et on indique
ordinairement, dans la prface, lendroit o elles sont dposes, en cas quon
ait besoin dune seconde dition de louvrage.
Lon a quelquefois pens, en Europe, que des caractres mobiles taient
une invention prfrable celle des Chinois. Mais si chaque caractre est
considr comme une lettre dans un alphabet, des caractres mobiles
peuvent tre difficilement employs dans limpression dune langue qui, ainsi
que la langue chinoise, a un nombre immense de caractres. Dans une
imprimerie europenne, le compositeur distribue les vingt-quatre lettres de
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lalphabet. Il sait tout de suite o il doit les prendre. Il les distingue dun coup
dil. Ses mains acquirent lhabitude de les atteindre rapidement sans quil
les regarde, comme les doigts apprennent connatre les touches dun
clavecin sans que les yeux sy portent.
Mais si le clavecin avait plusieurs milliers de touches, il est vident quon
nacquerrait pas une pareille habitude et que les touches ne pourraient pas
toutes tre la porte de la main. La pratique serait galement impossible en
imprimant avec quatre-vingt mille caractres mobiles, car cest le nombre des
diffrentes lettres qui constituent la langue chinoise. Les artistes de la Chine
ne se sont point occups former des caractres mobiles et spars, pour
chacun des traits lmentaires dont les lettres sont composes, comme on la
entrepris il y a quelques annes en Allemagne. Il est cependant possible
quune telle pratique et pu russir, malgr la difficult quoffre la petitesse du
caractre ncessaire pour chaque trait particulier ; difficult qui a t
surmonte par un ingnieux et savant artiste, en imprimant la langue persane
au Bengale, de laquelle, il est vrai, les caractres ne sont pas tous nces-
sairement si petits. Il est encore une autre difficult ; cest celle dunir dans
limpression, avec des caractres spars, les diffrents traits dune lettre
chinoise ; ce qui nest pas ncessaire dans limpression des langues
europennes, o les lettres dun mme mot se touchent rarement.
Il est des ouvrages o les mmes lettres sont rptes, comme, par
exemple, dans les calendriers et les gazettes ; et alors les Chinois se
contentent davoir des caractres spars, et de les insrer dans les formes
o ils sont ncessaires.
On publie frquemment des gazettes Pkin, sous lautorit du
gouvernement. Les diverses nominations aux emplois, les grces accordes
par lempereur, tous les actes publics, laffranchissement des impts dans les
districts qui ont prouv la disette ou quelquautre calamit gnrale, les
rcompenses de services extraordinaires, les ambassades envoyes, les
tributs pays lempereur ; voil ce qui forme une partie considrable des
nouvelles publiques. Les dtails domestiques de la maison du prince et de sa
vie prive sont rarement, ou plutt ne sont jamais mentionns dans les
gazettes ; mais on y trouve les vnements singuliers, les exemples de
longvit, et quelquefois la punition des fautes commises par les mandarins.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
On y rapporte mme quelques exemples des femmes adultres qui sont
punissables, quoique le crime ne soit pas regard comme capital ; mais on en
parle peut-tre pour dtourner les autres de lenvie de les imiter. Quand la
Chine tait en guerre, ses victoires et la soumission des rebelles taient
annonces dans les papiers publics. En tout autre temps, les nouvelles du
monde se bornent la Chine.
Indpendamment des ouvrages classiques des Chinois, qui sont
excessivement multiplis, la littrature lgre du pays donne beaucoup
doccupation la presse. L'rphelin de la !hine, perfectionn sans doute en
Angleterre par un pote dramatique trs estimable, peut tre considr
comme une preuve avantageuse de lart de la tragdie parmi les Chinois ; et
lHistoire agr/a6le, dont, grce aux soins dun savant et ingnieux prlat, il a
paru, depuis plusieurs annes, une traduction anglaise, montre que leurs
romans sont dun genre simple et intressant. Le zle du christianisme a
engag les missionnaires procurer aux lecteurs srieux de la Chine plusieurs
ouvrages en langue chinoise, lappui des prceptes que prchent ces
religieux.
Malgr la vigilante police des magistrats chinois, des livres dsapprouvs
par eux sont secrtement imprims et rpandus dans lempire. Il nest ni ais
de prvenir, ni de dcouvrir toujours les oprations dun commerce qui, avec
du papier et de lencre, na besoin que de quelques planches et dun couteau
pour y graver des caractres. Les livres ainsi publis furtivement sont
principalement ceux qui blessent la dcence et enflamment limagination de la
jeunesse. On ne dit point quil y en ait eu contre le gouvernement.
Cependant, les mandarins affirmrent aux Anglais que, depuis des sicles, il y
avait, la Chine, une secte dont les principes avaient pour base la haine de la
monarchie, et qui se nourrissait de lesprance de la renverser. Les
assembles de cette secte se tenaient dans le plus grand secret, et personne
nen avouait la connaissance ; mais une sorte dinquisition tait tablie pour
les dcouvrir. Ceux quon souponnait den tre membres taient enlevs et
spars de la socit. Ils se voyaient traits peu prs comme les personnes
accuses de judasme ltaient autrefois dans quelques royaumes catholiques.
Les ouvrages politiques, moraux et historiques des Chinois ne contiennent
point des ides abstraites de libert qui puissent les conduire prtendre
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
lindpendance. On dit que, lorsque les Franais ont voulu tendre les
principes de la dmocratie, la dclaration des droits de lhomme a t traduite
dans un des langages de lIndostan, et y a mme t rpandue. Il nest
pourtant pas vraisemblable quelle cause quelque fermentation parmi les
Indous dont lesprit est tranquille, soumis, rsign, et la constitution faible et
dlicate ; mais il pourrait en tre tout autrement avec les Chinois qui sont
plus susceptibles dimpressions fortes et plus disposs aux entreprises. Cest
une race trs hardie. Leur climat, plus septentrional que celui de lInde,
contribue les rendre intelligents et rsolus. Ils sont plus agriculteurs que
manufacturiers, et comme tels, plus propres se sentir anims dun esprit
audacieux. Plusieurs dentre eux ne sont pas trs satisfaits de leur condition,
qui met perptuellement leur fortune et leur personne la merci des
mandarins. Les punitions corporelles auxquelles tout homme est sujet
linstant o un magistrat fait le moindre signe, et quelquefois les seules
apprhensions de ces punitions sont, lorsquelles navilissent pas lme,
capables dexciter limpatience et lindomptable ressentiment. A la Chine, des
preuves manifestes dinnocence ne suffisent pas toujours dappui lindividu
qui a recours au pouvoir suprieur. La maxime de maintenir la subordination
empche, en gnral, quon ne rende justice lopprim. Cependant, les
vexations normes et multiplies produisant, enfin, le tumulte et le dsespoir,
excitent lattention du gouvernement ; et le magistrat est dplac, et souvent
puni avec la plus grande svrit.
Mais si, en se permettant des injustices contre le peuple, il est la plupart
du temps sr de limpunit, il se voit trait avec la plus inexorable rigueur, ds
quil commet la moindre faute contre le gouvernement. Il vit aussi dans la
crainte de devenir frquemment responsable des vnements qui sont hors
de sa porte. Daprs le principe gnral qui veut quun magistrat veille sur
les murs du peuple, il est, dans beaucoup de circonstances, considr
comme criminel pour navoir pas prvenu des crimes quil ntait pas en son
pouvoir de prvenir. Ainsi, les mandarins savent quune bonne conduite ne les
empche pas toujours dtre disgracis, et ils sentent tout le chagrin dune
dangereuse incertitude.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Certes, il est toujours le plus solide le gouvernement o, comme en
Angleterre
1
, la plus grande partie des sujets savent quils sont intresss sa
conservation. Il ne parat pas que les Chinois pensent gnralement ainsi
lgard du leur. Sans raisonner sur le droit de changer ceux qui les
gouvernent, plusieurs dentre eux se plaisent regarder un pareil
changement comme propre amliorer leur condition. Ils sont en mme
temps enclins prendre part aux rvoltes qui ont frquemment lieu, tantt
dans une province, tantt dans lautre. On empche les assembles, parce
quon craint toujours quil ne sy passe quelque dsordre. Lon a pris les plus
grandes peines sous la dynastie rgnante pour inspirer aux Chinois de
lattachement pour la personne de leur souverain ; mais cet attachement
cesse ds quils prouvent quelque calamit quils lui imputent davoir
occasionne, ou de ne pas sefforcer de soulager ; et alors, oubliant le droit
quil a au trne quil remplit, droit qui est ailleurs garant de la sret des
monarques, ils sont toujours emports par le dsir de lengager cder ce
rle un autre.
La maxime gnrale dobir au prince, maxime inculque par les
moralistes chinois, pourrait bien ne pas tenir dans toutes les mes contre la
nouvelle doctrine de droit sacr et du devoir de rsister loppression. Mais le
souponneux gouvernement de la Chine, prvoyant lavidit avec laquelle des
notions dgalit seraient adoptes, particulirement par de jeunes esprits des
classes infrieures de la socit, que doit naturellement enflammer cette
lumire flatteuse et nouvelle, a commenc de bonne heure prendre des
mesures pour en arrter lintroduction.
Jusqu prsent, le plus solide fondement de la sret et de la tranquillit
de lempire a t le systme patriarcal, lequel ainsi que nous lavons observ
plus haut, a continu dtre suivi par tous les individus des gnrations
successives, vivant toujours sous les vieillards de leurs familles. La prudence
et lexprience de ces vieillards, en dirigeant les intrts de leurs enfants,
tend dtourner deux les funestes consquences des vnements qui
pourraient provoquer le mcontentement et la dloyaut ; et comme ils se
1
Nous ne pouvons nous empcher dobserver que, toutes les fois quil sagit de la
France ou de lAngleterre, lauteur de cet ouvrage montre beaucoup de partialit. Il ne
dguise ni son admiration pour le gouvernement de son pays, ni son antipathie pour
celui des Franais. (Note du Traducteur.).
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dfient de toute innovation, ils leur donnent lexemple de se rsigner au lot
qui leur est chu dans le partage de la vie. Le sentiment naturel de respect
pour lge, runi laffection quinspirent les parents, senracinant de bonne
heure, et se fortifiant par lide des services reus chaque jour, lient les mes
dune manire plus douce, mais souvent plus efficace que toute la force des
lois.
Lart de limprimerie, pratiqu, sans doute, ds les premiers temps de
lempire, a contribu le conserver jusqu ce jour, dans un tat presque
uniforme. Cest cet art qui a rpandu universellement, et tabli dans tous les
rangs, des principes de justice invariables, et des rgles de morale, qui sont
autant de barrires contre la fougue des passions humaines, et sopposent au
penchant des hommes dans la plnitude du pouvoir.
A chaque changement dans le gouvernement des contres qui sont
voisines de la Chine, mais dont les murs et les usages sont bien diffrents
des siens, le succs, semblable un torrent, entrane tout ce qui se rencontre
devant lui, et efface tous les premiers arrangements de la socit ; mais en
Chine, les institutions et les opinions survivent aux ravages des conqutes et
des rvolutions. Le souverain peut tre dtrn, toute sa famille disparatre ;
mais les murs et la condition du peuple restent les mmes. Le trne est
appuy par des maximes que propage la presse. Cest par elle que les vertus
du possesseur de ce trne sont peintes tous ses sujets. Elle lui donne
limmense avantage de diriger leurs sentiments comme il le juge convenable.
Ses palais, ses jardins, sa magnificence, ninspirent point denvie contre un
prince quon reprsente comme dou des qualits les plus transcendantes, et
occup travailler, sans relche, au bonheur de son peuple.
Les crmonies extrieures, destines lhonorer, ne sont point de vaines
formalits. Elles contribuent inspirer au peuple des sentiments de respect et
de dvouement pour lui. Le jour de lanniversaire de sa naissance, tous les
mandarins qui rsidaient Pkin, revtus de leurs robes de crmonies, se
rassemblrent midi dans le grand palais de cette capitale, et firent, devant
le trne, les prosternements accoutums. Du bois de santal et du bois de rose
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
brlaient ct ; et des viandes et des liqueurs y furent prsentes comme
si, quoique absent, lempereur pouvait jouir de ces offrandes.
M. Barrow fut prsent lorsquon observa les mmes crmonies Yuen-
Min-Yuen ; et il apprit que la mme chose avait eu lieu dans toutes les parties
de lempire, et que ceux qui se prosternaient taient trs attentifs se
tourner du ct de la capitale.
Tous les premiers jours de la nouvelle et de la pleine lune, lencens et les
offrandes sont galement prsents par les officiers qui rsident dans les
diffrents palais de lempereur.
Ces palais sont en grand nombre dans lempire. Celui de Pkin forme le
centre de la cit tartare. Quoique cette capitale soit btie au milieu dune
plaine poudreuse, do les montagnes de la Tartarie ne sont vues que de loin,
le mur qui environne le palais, les btiments qui en dpendent et les jardins
renferment un abrg de toutes les diverses espces de sites, que la main de
la nature a crs en se jouant sur la surface du globe. Des montagnes et des
valles, des lacs et des rivires, dhorribles prcipices et des pentes douces,
ont t runis dans un lieu o la nature navait pas voulu les placer ;
cependant, ils y sont avec des proportions si exactes, et tant dharmonie, que
sans laspect uniforme de la campagne environnante, le spectateur douterait
si ce sont des productions relles ou dheureuses imitations de la nature. Ce
monde en miniature a t cr par lordre et pour le plaisir dun seul homme ;
mais il a fallu y employer le pnible travail de plusieurs milliers de bras.
Les temples de Pkin ngalent point ses palais. La religion de lempereur
est nouvelle en Chine ; et ses crmonies y sont pratiques avec bien moins
de pompe quen Tartarie. Les mandarins, les lettrs, parmi lesquels sont
choisis les magistrats qui gouvernent lempire, et qui occupent le premier
rang de la socit, rvrent, plutt quils nadorent Confucius, et se
rassemblent pour honorer sa mmoire, dans des difices trs propres, mais
dune construction simple. Les classes nombreuses et infrieures du peuple
sont moins en tat de fournir aux moyens de construire de grands et
superbes difices pour le culte public, quelles ny sont naturellement portes.
En outre, leur principale attention est dirige vers leurs dieux domestiques.
Chaque maison a son autel et ses dits. Les livres de mythologie contiennent
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des images de celles quon croit veiller sur les personnes et les proprits, et
prsider aux objets extrieurs, dont leffet peut tre sensible. Lui-,hin est,
suivant les Chinois, lesprit qui prside au tonnerre ; et dans son emblme, la
violence de ce mtore auquel rien nest capable de rsister, la rapidit de
lclair que rien ne peut surpasser, et leurs effets runis, sont reprsents par
une figure monstrueuse qui senveloppe de nuages. Sa bouche est recouverte
par un bec daigle, symbole des dvorants effets du tonnerre ; et ses ailes en
peignent lextrme vlocit. Dune main, il tient un foudre, et de lautre une
baguette, pour frapper sur diverses timbales dont il est environn. Ses serres
daigle sont quelquefois attaches laxe dune roue, sur laquelle il tourne au
milieu des nuages, avec une rapidit extraordinaire. Dans loriginal, do cette
description est tire, le pouvoir qua cet esprit redoutable est indiqu par le
spectacle danimaux frapps de mort et couchs sur la terre, de maisons
abattues et darbres dracins.
Dans les environs de Pkin, les jardins de Yuen-Min-Yuen occupent un
terrain qui, suivant M. Barrow, a au moins douze milles de circuit. Cet Anglais
fut, de tous ceux qui composaient lambassade, celui qui vit le mieux ces
jardins. Ainsi, nous allons citer ce quil en dit : Yuen-Min-Yuen est un lieu
dlicieux. Tout ce que la nature a de grand et dagrable y est spar,
rapproch ou arrang avec tant dintelligence, que son ensemble noffre ni
embarras ni dsordre dans la varit des objets. Il y rgne, au contraire, un
accord et des proportions qui produisent des effets trs naturels. On ne voit,
dans aucune partie de ces jardins, de plaines rondes, ovales ou carres, avec
du gazon taill bien ras. Les Chinois sont singulirement habiles dans lart
dagrandir aux yeux ltendue relle dun terrain, en disposant les objets
destins embellir sa surface. Pour cela, ils placent, sur le devant de lendroit
do doit tre pris le point de vue, des arbres hauts et vigoureux, du vert le
plus fonc. Ceux quils plantent plus loin sont graduellement moins levs et
dun vert plus clair. En gnral, la perspective est termine par des groupes
darbres dont lespce et la couleur du feuillage sont varies, et qui ne
dploient pas leur vigueur la mme poque. Souvent ces arbres paraissent
vieux et rabougris, croissent avec difficult travers des rochers, tantt
comme sils y taient ns, tantt comme sils y avaient t rassembls
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dessein. Leffet de cette apparente difficult, et de cette demi-vue, est aussi
trs bien entendu des Chinois. A Yuen-Min-Yuen, on a construit une lgre
muraille qui, vue de loin travers les branchages dun bosquet, ressemble
un difice magnifique. Les pices deau ne sont point entoures dun talus
comme les glacis dune fortification, mais leurs bords sont, en divers endroits,
garnis de rochers artificiels qui paraissent y avoir t poss par la nature.
Les seules choses qui ne soient pas pittoresques dans les paysages des
Chinois sont la forme tudie et la couleur brillante de leurs btiments.
Cependant, leurs toits onduleux ne mritent point la premire partie de ce
reproche, et leur projecture jette une ombre douce sur les colonnades qui les
soutiennent. Quelques-unes de ces hautes tours, que les Europens appellent
des pagodes, sont trs favorables la perspective ; et en consquence, on les
place dans des situations leves.
Malgr la juste ide que les Chinois se sont forme de lart dorner les
jardins, et le got avec lequel ils savent faire ressortir tous les objets quils y
placent, non seulement ils ignorent totalement les principes de la perspective
et du clair-obscur, mais ils sont insensibles leurs effets, comme le prouvent
tous les ouvrages sortis de leur pinceau. Lorsque les Anglais exposrent
divers portraits, peints par les meilleurs artistes de lEurope, et destins
tre offerts lempereur, les mandarins observant la varit des teintes,
occasionnes par la lumire et les ombres, demandrent srieusement si les
originaux de ces portraits avaient un ct du visage dune couleur diffrente
de lautre. Ils regardaient lombre du nez comme un grand dfaut de la
peinture ; et quelques-uns dentre eux croyaient quelle y avait t place par
accident.
Un missionnaire italien, nomm Castiglione, et excellent peintre, tait
attach la cour de Pkin. Il reut ordre de lempereur de lui faire divers
tableaux ; mais on lui enjoignit en mme temps dimiter la manire de
peindre des Chinois, non celle de lEurope, qui tait considre comme peu
naturelle. Aussi, dans les ouvrages quil a faits pour dcorer le palais, on voit
des maisons au-dessus des maisons, dans un ordre rgulier, jusquau haut du
tableau. Les figures du devant et celles du fond sont de la mme grandeur et
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
bravent la nature et les sens. Il a peint aussi une suite de figures chinoises
occupes diffrents mtiers. Ces tableaux sont admirables par la touche et
le coloris ; mais le dfaut dombres fait quils sont sans effet. Toutefois les
Chinois les prfrent tous les chef-duvres de peintures quon peut leur
porter dEurope.
Les Chinois semblent considrer les ombres comme des circonstances
accidentelles, qui ne doivent pas tre transportes de la nature dans un
tableau, parce quelles le privent de luniformit du coloris et dune partie de
son clat. Quant la reprsentation des objets, diffrente distance, ils
prfrent de les voir dessins, non comme ils paraissent lil, diminuant par
degrs mesure quils sloignent, mais dune grandeur prescrite par le
jugement, qui corrige les erreurs de la vue ; erreurs qui sont pourtant nces-
saires la beaut et lordre du paysage.
Le mauvais effet des tableaux, excuts daprs les principes chinois, doit
produire le dcouragement de lart. Aussi les maisons sont ornes non de
tableaux, mais de tablettes, contenant des sentences morales, peintes sur du
bois ou sur de ltoffe de soie, avec beaucoup dart et de dlicatesse. Les
Chinois estiment mieux ces tablettes que les ouvrages des meilleurs matres.
Quoique les peintres chinois pchent dans le group des figures, et dans tout
ce qui concerne la composition et lordonnance dun tableau, ils russissent
dans le dessin des objets individuels. Ils dessinent, surtout, avec bonheur, les
sujets dhistoire naturelle. Ils les rendent non seulement dune manire trs
correcte, mais avec les traits, les attitudes de la nature, et avec une telle
exactitude quun peintre chinois compte quelquefois le nombre dcailles des
poissons quil veut reprsenter. Leur coloris est extraordinairement brillant ;
et cet clat est dautant plus surprenant, quil nest d qu la patience et au
soin quils emploient dans la lvigation des mmes ingrdients, avec lesquels
on fait les couleurs en Europe
1
. Quelques estampes ont t copies par eux
et colories avec un art qui a t admir des meilleurs juges. Un homme
connu, Londres, par son got, possde une copie colorie et faite en Chine,
1
Le docteur Sparrmann, clbre par ses voyages et par ses connaissances en histoire
naturelle, ma montr, dans le cabinet de lacadmie de Stockholm, un volume de
poissons, peints la Chine. Ils sont peints avec tant de vrit quils ont lair dtre
vivants ; et il y en a dont les couleurs sont si brillantes quon croirait quon y a
appliqu de lgres feuilles dor, dargent ou de nacre. (Note du Traducteur.).
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dune tude de sir Josu Reynolds, et il a cru quelle mritait dentrer dans la
prcieuse collection de ses tableaux.
M. Barrow observe quon a parl, depuis trs longtemps, du talent dimiter
des Chinois ; mais que les principales causes qui arrtent les progrs des arts
parmi eux sont le peu de communication quils ont avec les autres nations, et
le dfaut dencouragement de la part de leur gouvernement, dont la politique
est de sopposer au luxe, et de soutenir le travail, surtout celui de lagri-
culture. Il ajoute que leur talent pour la sculpture est encore trs dfectueux
lgard des formes, des attitudes et des proportions. Ils ont, il est vrai, lart
de se servir trs dlicatement du ciseau pour tailler la pierre, le bois et
livoire ; mais leurs productions sont contournes et peu naturelles. Ils font
souvent la figure humaine sans les proportions ncessaires, et leur aversion
pour lanatomie en est en partie cause. Ils ne russissent pas mieux
reprsenter le lion. Il y en a deux en bronze devant lune des portes de la
salle daudience de Yuen-Min-Yuen. Le mtal a t fondu par petits morceaux,
qui ont ensuite t ajusts dune manire trs ingnieuse, quoiquil y en ait
plus de cent dans la composition de chaque statue. Mais ces statues
ressemblent si peu lanimal quon a voulu quelles reprsentassent quon
peut presque les prendre pour des chevaliers arms, avec des perruques
comme on les portait du temps du roi Charles
1
.
Le lion peut tre considr, par les Chinois, comme un tre imaginaire. Il
ny en a point dans leur pays. On ny en a jamais port, ni pour en faire
prsent lempereur, ni pour les montrer en payant comme objet de curiosit.
Les statues des lions quont les Chinois sont probablement faites daprs
quelques mauvais dessins o tait reprsent cet animal, que sa force
suprieure et la gnrosit quon lui attribue ont fait connatre bien plus loin
quil na voyag.
Le plus gros et le plus puissant des quadrupdes, llphant, se trouve,
comme une suite de la grandeur, dans les palais impriaux, o il ne mrite
pas moins dentrer par rapport la force et la docilit qui peuvent le rendre
utile, que pour sa taille norme et sa forme singulire. Cest le seul
quadrupde qui a une trompe ; mais cette conformation se trouve
1
Charles II.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
frquemment dans les insectes et, entre autres, dans la mouche commune,
quon cite quelquefois comme en tat de vaincre llphant mme.
Des lphants mles et femelles sont transports en Chine des environs
de lquateur ; et il en nat quelques-uns au nord du tropique. Quelque
pudiques que soient ces animaux, on a dcouvert, cette occasion, quils
sunissent de la mme manire que les autres quadrupdes. Leur
conformation des deux cts parat, il est vrai, sopposer leur union ; mais il
est des circonstances o la nature triomphe de cet obstacle. Les lphants de
la Chine sont plus petits et dune couleur plus claire que ceux de la
Cochinchine. Ils sont granivores, puisquon ne leur donne ordinairement que
du riz et du millet ; mais dans ltat sauvage, ces animaux, ainsi que la girafe,
le chameau et la chvre, se nourrissent plus souvent des feuilles et des
bourgeons des arbres et des arbustes que de graines, de paille ou dherbe
1
.
Les officiers de la maison de lempereur et les domestiques des palais de
ce prince sont tous, ou du moins la plupart, des tres qui, avant darriver
lge de pubert, ont t privs des moyens de devenir hommes, ou qui, sils
ont eu le temps de le devenir, ont depuis cess de ltre. Ce ne sont, sans
doute, que les fureurs dune excessive jalousie qui ont suggr lide de
mutiler un sexe pour en faire un sr gardien de lautre ; et il ny a que
lextrme abus dune autorit illimite qui a pu excuter un dessein si cruel et
si dnatur. Mais dautres motifs ont ensuite contribu augmenter le
nombre de ces tres dgrads. Nappartenant aucun sexe, mpriss et
dtests de tous deux, sans esprance davoir jamais de postrit, incapables
de chrir et dtre chris, ne ressemblant enfin personne, ils peuvent tre
supposs plus propres porter les chanes factices de la servitude, et
sattacher, se dvouer sans rserve au prince qui les emploie. Commenant
par tre des domestiques abjects, et ne prtendant aucune importance, ils
sont les prompts et serviles ministres des amusements et des plaisirs secrets
de leur matre, et ils parviennent, en rampant, la familiarit et la faveur.
1
On peut ajouter le rhinocros aux animaux que cite ici lauteur, et rappeler ling-
nieuse et judicieuse observation dun voyageur clbre ; cest que la corne du rhi-
nocros et les longues dents de llphant ne leur ont t donnes, par la nature, que
pour quils puissent toujours trouver se nourrir dans les immenses forts o ils
vivent. Lorsque les arbres ne leur fournissent point assez de jeunes branches et de
bourgeons, lun de ces animaux se sert de sa corne et lautre de ses longues dents
pour fendre, en une multitude de lattes, le tronc des arbres les plus mous, et par ce
moyen, ils peuvent aisment les brouter. (Note du Traducteur.)
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Ensuite, ils acquirent quelquefois beaucoup de crdit et dautorit, ainsi que
lattestent un grand nombre dexemples cits dans les annales de la Chine.
Quand ils sont revtus du pouvoir, ils se vengent sur le genre humain de la
dgradation de leur tre, et ils ont souvent occasionn des calamits qui ont
mis lempire deux doigts de sa perte. Plusieurs fois, ils ont presque tous t
chasss de la cour. Dans le temps de la minorit de Caung-She, aeul de
lempereur rgnant, Chen-Lung, on renvoya prs de six mille eunuques ; mais
leur nombre a augment depuis, et prsent ils occupent tous les emplois
infrieurs, du moins dans les palais de Pkin et de Yuen-Min-Yuen.
Il leur suffit, pour tre propres remplir ces emplois, davoir subi
lopration quon pratique quelquefois dans certaines parties de lEurope, et
qui en perfectionnant la voix, te la facult de devenir pre. Mais pour garder
les femmes de la cour, et pour pouvoir mme approcher de leurs
appartements, il faut tre ce que les Turcs appellent, sans aucun gard la
couleur, un eunuque noir, cest--dire un tre qui a perdu toutes les marques
de son sexe.
Les lecteurs seront peut-tre surpris quand ils apprendront que lopration
quon fait pour cela est, quoique trs dlicate, excute mme sur des Chinois
adultes, sans compromettre leur vie. Un tel fait est dautant plus
extraordinaire que lart de la chirurgie est si peu connu en Chine quon ny fait
pas mme usage de la saigne, et que lanatomie y est non seulement
ignore, mais en horreur. On doit cependant remarquer qu la Chine on
gurit de toute sorte de maladies accidentelles, plus rapidement que dans la
plupart des contres de lEurope, et quelles y sont mme accompagnes de
moins de symptmes dangereux. On a aussi observ que les habitants de
lIndostan gurissaient constamment et avec promptitude des blessures les
plus terribles. Les chirurgiens ont t souvent surpris de la facilit avec
laquelle se rtablissaient quelques cipayes, blesss au service des Anglais.
Sans doute la puret de lair de la Chine et de lInde est dans ces sortes
doccasions plus propice que le coelum ne6ulis #oedum dont parle Tacite, dans
sa description de la Grande-Bretagne ; mais la manire de vivre contribue
aussi beaucoup former le temprament, et le plus ou moins de dispositions
quont les chairs senflammer et se corrompre lorsquil y a, comme on dit
dune manire technique, solution de continuit. Ni les Chinois, ni les Indous
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ne sont enclins aucune sorte dexcs. Les Indous de la plus nombreuse et
dernire classe peuvent manger de toute espce danimaux, except du buf.
Malgr cela, et ces Indous et le peuple chinois, consomment moins de viande
et boivent moins de liqueurs spiritueuses et de liqueurs fermentes que les
habitants de lEurope, du moins ceux du Nord.
Ceux quon rend eunuques la Chine peuvent subir lopration depuis la
premire enfance jusqu lge de quarante ans. On dit que, dans ces
occasions, on se sert non du fer, mais de ligatures ointes dune liqueur
caustique. Souvent, on voit, peu de jours aprs lopration, le malade sortir
comme sil ne lui tait rien arriv. Lorsquun adulte est ainsi transform en
eunuque noir, sa barbe commence bientt tomber, et insensiblement, il ne
lui en reste plus ; en mme temps, il se fltrit, et en peu dannes, son visage
est sillonn comme celui de
La ,orci:re rid/e, au dos cour6/ par l1ge
1
.
Cette prcoce vieillesse des eunuques chinois saccorde avec ce
quobserve Chrysostme, en parlant de leunuque Eutrope :
Quand il a t son fard, dit-il, son visage parat plus laid et plus
rid que celui dune vieille femme.
Claudien remarque quil ny a presque point dintervalle entre la jeunesse
et la dcrpitude des eunuques. Le principal gardien des femmes de Yuen-
Min-Yuen en tait la preuve. Quoiquil net pas plus de trente ans, il ne se
montrait jamais sans que son visage ft peint, sa personne bien compose, sa
parure trs riche ; et il portait sa ceinture beaucoup de glands et de
colifichets. Il avait au moins six pieds de haut ; et il tait robuste, mais mal
fait et tout dgingand. Il ny avait point de petite fille qui et la voix plus
faible et plus glapissante que la sienne.
Si un homme, dsirant de sortir de la classe des plbiens, se soumet
devenir eunuque, il est aussitt reu et employ dans le palais ; ce qui lui
donne les avantages et limportance dun homme de qualit. Soit quil porte
un balai ou un paquet de clefs, il ne retranche rien de son titre. Peu
deunuques cependant sont dcors dun bouton leur bonnet, parce que le
1
Lexpression du pote anglais est, littralement, ? l1ge dou6le.
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bouton est proprement la marque distinctive des mandarins civils et
militaires.
Les eunuques du palais ont souvent plus dinfluence que dautorit
avoue ; et on sait que quelquefois leurs insinuations ont fait disgracier des
premiers mandarins qui leur avaient dplu. Sachant tout ce que peuvent leurs
rapports et leurs mensonges dans le cours de leur service familier auprs du
souverain, ils portent leffronterie jusqu traiter avec indignit des personnes
mmes de sa famille. Un prince denviron dix-huit ans, qui tait petit-fils de
lempereur, se trouvait un jour Yuen-Min-Yuen, parmi ceux qui regardaient
les prsents apports dAngleterre, lorsquun eunuque le fit sortir, en disant
qu
il lui convenait mieux daller lcole, que de faire le paresseux dans cette
salle.
Il y a dans le palais une cole o les princes sont instruits, principalement
dans les langues chinoise et tartare-mandchou, ainsi que dans lhistoire, les
coutumes et les crmonies des deux nations.
On croit que loccupation des eunuques, dans lintrieur du palais, a
beaucoup diminu mesure que lempereur est avanc en ge. Limpratrice
reconnue tait morte depuis quelque temps, lorsque lambassade anglaise
arriva en Chine, et lempereur avait trait avec beaucoup de lgret la
proposition quon lui avait faite de se marier de nouveau. Plusieurs autres
compagnes de sa jeunesse ont aussi cess de vivre.
A la mort dun empereur, toutes ses femmes sont, dit-on, conduites dans
un btiment particulier qui est dans lenceinte du palais, pour y passer le
reste de leurs jours, spares du monde entier. On nomme ce btiment le
palais de chastet/.
Il y a, en Chine, quelques religieuses paennes, qui font vu de rester
vierges ; et quoique ce soit contraire aux maximes gnrales de politique et
de morale adoptes dans lempire, on a, pour ces filles, ladmiration
quinspirent ordinairement les personnes qui, force de persvrance,
russissent excuter des choses difficiles.
A lavnement dun nouvel empereur, les principaux personnages du pays
conduisent leurs filles dans son palais, afin quil choisisse ses femmes parmi
elles. Les familles de celles qui sont acceptes en acquirent beaucoup
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dhonneur et de crdit. Indpendamment de ces femmes rserves pour
lempereur, dautres sont prsentes pour femmes ou pour concubines aux
princes de son sang. Les concubines sont considres, en Chine, sous le
mme point de vue que les servantes de lcriture.
Les missionnaires attachs au palais, sachant combien leur tat est
prcaire, et avec quelle facilit on peut rveiller le soupon contre des
hommes qui tendent changer la religion et les opinions de lempire,
craignent plus de dplaire un eunuque qu un mandarin ; car le premier est
toujours plus insolent, plus capricieux et plus sujet que lautre cder de
vils sentiments de malice et de vengeance. Chaque missionnaire sefforce de
se maintenir dans les bonnes grces de toutes les personnes de la famille
impriale, et de celles qui vivent la cour. Ils ont auprs delles beaucoup
dhumilit ; ils leur rendent de petits services en exerant pour elles les arts,
qui sont leur porte ; et quelquefois, ils leur prsentent des objets dEurope,
qui sont en leur possession, et dont ces personnes peuvent avoir fantaisie ;
encore sont-ils alors trs attentifs les remercier de lhonneur quelles leur
font daccepter ces objets. Les missionnaires ne parlent jamais qu genoux
aux princes du sang.
Quelques missionnaires restaient constamment auprs des Anglais qui
dirigeaient larrangement des prsents Yuen-Min-Yuen, afin de leur servir
dinterprtes, et dapprendre connatre la nature et lusage des instruments
quon dposait dans ce palais.
Ces Anglais taient parfaitement bien traits Yuen-Min-Yuen. Un
mandarin les visitait tous les jours pour leur demander sils taient satisfaits
et sils dsiraient davoir autre chose que ce quon leur avait fourni.
Un dentre eux allait ordinairement Pkin trois fois par semaine. Un
cabriolet tait toujours ses ordres. Quelquefois, un mandarin et son
domestique laccompagnaient ; mais il tait souvent matre daller seul.
Chaque matin, il recevait un message pour savoir sil irait ce jour-l ? la cit/.
Les instruments et les diffrentes machines tant enfin monts et mis en
ordre, et tous les prsents arrangs de la manire la plus avantageuse, en
diffrentes parties de la salle daudience et des deux cts du trne, tous les
Anglais qui taient Yuen-Min-Yuen, sapprtrent retourner Pkin. Mais
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le principal eunuque du palais dclara quil avait reu un ordre de lempereur
pour faire changer larrangement des prsents, et les placer lune des extr-
mits de la salle daudience, parce que, quand ils seraient l, sa majest
pourrait les voir de son trne, sans tre oblige de tourner la tte. Tel fut le
motif quon allgua pour ce nouvel arrangement ; et comme si cet t une
affaire trs importante, on se dispensa, cette occasion, de suivre la coutume
dinterrompre, dans le palais, toute sorte de travaux, trois jours avant, et
trois jours aprs lanniversaire du jour de la naissance de lempereur.
Trs peu de temps aprs le retour de lambassadeur Pkin, on annona
que lempereur approchait de Yuen-Min-Yuen, et lon avertit son excellence
que, conformment ltiquette, on sattendait quelle irait quelques milles
au-devant de sa majest impriale. Lambassadeur tait alors trs affect
dun rhumatisme, qui lavait souvent tourment depuis son arrive en Chine.
Les mandarins qui saperurent quel point il souffrait en ce moment, et
combien peu il lui tait impossible dagir comme lordinaire, lui proposrent
de rendre le voyage moins fatigant en le faisant deux reprises, et de partir
la veille de larrive de lempereur, pour aller coucher dans son ancienne
demeure, prs de Yuen-Min-Yuen, parce que le lendemain, il naurait que trs
peu de chemin faire. Ce plan rendit praticable la marque dattention quon
dsirait de lambassadeur. En consquence, il passa la nuit la campagne
avec toute sa suite dAnglais et de Chinois. Le lendemain, ils furent tous
debout avant le lever du soleil. Ils suivirent un chemin parallle celui qui
tait exclusivement rserv pour lempereur, et quen sparait un foss peu
profond. Tous les deux taient illumins avec des lanternes de diverses
couleurs, et suspendues chacune trois btons plants obliquement dans la
terre et formant un triangle.
Lambassadeur et sa suite arrivrent aprs deux heures de marche au lieu
du rendez-vous gnral. Ils furent conduits dans un salon spacieux, o lon
avait prpar des rafrachissements. Aprs en avoir profit, ils se rendirent
dans lendroit o devait passer lempereur, et o il pouvait remarquer
lattention respectueuse des Anglais. Ils taient placs sur une hauteur
verdoyante gauche du chemin et, de chaque ct deux, on voyait une
multitude de mandarins, de gardes et de porte-tendards. Plusieurs de ces
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
derniers, en attendant lapproche de lempereur, avaient mis leurs tendards
rouls en travers du chemin destin ce prince, comme sils avaient voulu
empcher que personne tentt dy passer. Les deux cts de la route taient
bords de troupes dans un espace de plusieurs milles, et aussi loin que lil
pouvait atteindre. Tout auprs de la route tait une tente quon avait prpare
pour lambassadeur, parce que, comme on tait inform de son indisposition,
on voulait quil ft son aise en attendant lempereur. Divers escadrons de
cavalerie, avec des archers arms de leurs arcs, de leurs carquois,
prcdaient le monarque. Bientt aprs parut un palanquin, ou plutt une
chaise telle que celle que nous avons dcrite dans le chapitre prcdent, mais
couverte de drap dun jaune brillant, et ayant des portires garnies de glaces.
Elle tait porte par huit hommes, ct desquels huit autres marchaient,
pour tre prts les relever en cas de besoin. A la suite de la chaise taient
des troupes de cavalerie en uniforme jaune, des soldats arms de piques,
dautres qui portaient des boucliers, et dautres des tendards. Lempereur
tait dans la chaise. Aussitt quil aperut lambassadeur, il sarrta, et lui
envoya un message gracieux, en lui faisant dire quil le priait de se retirer
sans dlai, parce que le froid et lhumidit du matin taient contraires la
maladie dont il avait appris que son excellence tait incommode.
Derrire la chaise de lempereur, il y avait une voiture deux roues,
grossirement faite et sans ressorts, diffrant trs peu, pour la construction,
des plus mauvaises voitures de campagne, mais couverte de drap jaune, et
vide, comme si elle tait destine servir de temps en temps lempereur.
Quand on compare une telle voiture avec les carrosses lgers, commodes et
lgants ports en prsent lempereur, il ne parat pas vraisemblable que le
prjug national rsiste longtemps lvidence dune commodit et dun
agrment si suprieur ; et un jour viendra peut-tre o les carrosses anglais
seront en Chine un article dimportation, comme les montres et le drap.
La voiture de lempereur tait immdiatement suivie dune chaise, dans
laquelle tait le grand colao Ho-Choong-Taung. Tandis que lempereur tait
occup envoyer son message du ct du foss o tait lambassadeur,
plusieurs mandarins franchirent ce foss et se jetrent genoux pour rendre
hommage au premier ministre. On remarqua quaucun autre ministre, ni
mme aucun des princes de la famille de lempereur ne marchait sa suite, ni
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
ne paraissait sur la route. La distinction en tait dautant plus grande pour
celui qui sy trouvait. Peut-tre aussi que quelque arrangement avait exig, ou
quelque accident occasionn, que lempereur se spart ainsi de ses
courtisans.
Lambassadeur, dont lexcursion tait inutile lempereur, retourna sans
dlai Pkin, tandis que ce prince poursuivit sa route droit Yuen-Min-Yuen.
Il tait impatient de contempler les prsents que lambassadeur y avait
dposs avant daller Zh-Hol. Il les examina avec bien plus dattention
quun homme qui naurait pas voulu prendre la peine de tourner la tte pour
les voir
1
. Il parut trs satisfait de la plupart de ces prsents, et donna ordre
quon distribut de largent aux ouvriers qui avaient travaill les arranger.
Quelques-uns des instruments et des machines furent essays en sa
prsence. On observa, avec le tlescope, des objets loigns ; et lon fit
fondre des mtaux dans le foyer de la grande lentille de Parker. Lesprit
philosophique de lempereur ne manqua srement pas de remarquer que,
grce lindustrie europenne, la mme matire, le verre, tait propre
oprer des effets aussi divers quextraordinaires.
Un modle du 2o$al ,ou8erain, vaisseau de guerre de cent dix canons,
captiva longtemps lattention de lempereur. Il sadressa aux Anglais qui
taient prsents, et leur fit plusieurs questions concernant les diverses parties
de ce modle, et la marine anglaise en gnral. Mais il tait ais de
sapercevoir que les interprtes avaient une grande difficult expliquer
beaucoup dexpressions techniques ; inconvnient qui abrgea trs
certainement le nombre des questions du monarque. Cependant, la curiosit
quil tmoigna en cette occasion, et lempressement quil eut de converser
avec de simples particuliers, prouva que lapprhension de navoir que des
entretiens imparfaits et ennuyeux par le moyen des interprtes lempcha,
bien plus que ltiquette de la cour ou aucune indiffrence pour lEurope, de
communiquer frquemment et personnellement avec lambassadeur.
Quant ce qutaient, cette poque, les sentiments de ce prince
lgard des Anglais ou de leur ambassadeur, la situation de ce dernier ne lui
permettait presque pas de pouvoir le dcouvrir. Cependant, il avait quelque
raison de se flatter que, depuis larrive de lambassade, la jalousie conue
1
On a vu plus haut ce que disait leunuque de Yuen-Min-Yuen.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
contre sa nation, loccasion de la guerre du Thibet, avait insensiblement
disparu du cur de lempereur. En outre, les amis de lambassadeur taient
persuads que le gnral qui avait command les troupes chinoises dans cette
guerre et qui, depuis, avait t vaincu dans une autre, allait perdre la vice-
royaut de Canton, o la haine quil portait aux Anglais le rendait trs peu
propre avoir des relations avec leur factorerie.
Dun autre ct, il tait assez probable que lempereur pouvait avoir
balanc entre les reprsentations opposes qui lui avaient t faites
relativement aux Anglais. Mais ctait la premire fois que quelques-uns
dentre eux paraissaient sa cour ; et lon avait observ que des prventions
conues contre des absents taient souvent affaiblies quand ils se montraient,
et mme insensiblement dtruites. Certes, les Anglais staient dj fait des
amis parmi les grands officiers et les mandarins, quoique leurs efforts pour
cela neussent pu tre que momentans. Ce fut par le moyen de ces amis que
lambassadeur apprit quil stait tenu la cour un conseil, loccasion de la
lettre du roi de la Grande-Bretagne, et quon y avait aussi discut la manire
dont il convenait dagir envers ses sujets. On sut que le premier ministre avait
fait appeler, ce conseil, le gnral du Thibet, et lancien hoppo de Canton,
dj dclar coupable, et que, sous prtexte quils taient en tat de juger de
la conduite et des intentions des trangers faisant le commerce de la Chine, il
avait voulu avoir leur tmoignage et leur avis. Mais, dans le fait, le colao
navait employ ce moyen que pour fortifier son opinion, et triompher des
dispositions favorables de lempereur. Quand le but immdiat de
lambassadeur et t dobtenir quelque avantage particulier pour sa nation,
cet t probablement en vain, puisquil avait contre lui les suggestions du
colao et de ses adhrents. Il sentit encore mieux quil convenait denvoyer,
sans tarder, au colao le message dont nous avons parl au commencement de
ce chapitre, afin de lui annoncer que, ds que le premier jour
1
de lanne
chinoise serait pass, il demanderait lempereur la permission de quitter
Pkin.
Au lieu de rpondre directement ce message, le colao fit inviter
lambassadeur aller le voir le lendemain Yuen-Min-Yuen, o il avait
quelques lettres anglaises lui remettre. Cette invitation tant connue de
1
En fvrier.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
toute lambassade, les divers Anglais qui y taient attachs se sentirent
vivement mus dans lattente de recevoir, enfin, des nouvelles des amis quils
avaient dans leur patrie. Ceux-mmes qui taient immdiatement engags
dans la ngociation oublirent un moment toutes les considrations politiques,
et jouirent davance de la satisfaction quils croyaient devoir les attendre
Yuen-Min-Yuen. Lorsquils y arrivrent, quelques lettres anglaises leur furent,
en effet, remises ; mais elles taient crites de Chu-San par les personnes qui
taient bord du Lion et de lIndostan. Le principal mandarin de Chu-San,
anim par un motif dhonntet et de politesse, avait insr dans les paquets
de lempereur, des lettres adresses aux trangers qui taient sa cour. Des
motifs tout diffrents avaient dirig la conduite des mandarins de Canton,
quoique ce ft de ce dernier port quon attendt les lettres les plus
intressantes, les plus importantes, celles qui venaient dEurope.
La dfiance qui stait empare de lme du colao lgard des desseins
des Anglais le rendait impatient de connatre le contenu des lettres adresses
de Chu-San lambassadeur. Ces lettres taient de sir Erasme Gower.
Lambassadeur dit au colao que sir Erasme lui mandait quil tait dans
lintention de partir immdiatement de Chu-San ; mais que lIndostan ne
pouvait pas mettre la voile jusqu ce que le capitaine let rejoint. Lord
Macartney remit, en mme temps, les lettres dans les mains du colao, afin
dcarter les doutes quil pouvait avoir sur la fidlit de cette explication.
En apprenant que le dpart du Lion tait rsolu, Ho-Choong-Taung parut
inquiet. Il dit :
Quil esprait que ce vaisseau navait pas encore mis la voile et
quil attendrait que lambassade et le temps de se rembarquer ;
que ds que lempereur avait appris lindisposition de
lambassadeur, et la mort de quelques personnes de sa suite, il
avait remarqu combien les hivers de Pkin taient rudes pour les
trangers, et que craignant que le sjour de cette ville ne ft
nuisible la sant des Anglais, et sachant en outre que le voyage
par terre tait trs incommode et trs fatigant, il avait pens quil
leur convenait de partir avant que les rivires et les canaux fussent
gels, ce qui arrivait quelquefois de bonne heure et subitement.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Le colao ajouta :
Quil croyait que son excellence dsirait dattendre la fte de la
nouvelle anne ; mais que cette fte ntait quune rptition de ce
qui avait eu lieu Zh-Hol.
Il tait vident que cette sollicitude affecte pour la sant de lambassade
cachait tout autre motif ; mais lambassadeur crut quil fallait rpondre sur le
mme ton. Il observa que les Anglais tant eux-mmes ns dans un climat
plus septentrional que celui de Pkin, ils craignaient moins les effets du froid
que ne pourraient raisonnablement les craindre dautres trangers ; et quils
avaient pris des prcautions contre quelque degr de froid auquel la capitale
de lempire pt tre expose. Passant ensuite dautres considrations,
lambassadeur observa
combien il serait afflig de quitter sitt une cour o il avait t si
bien accueilli ; que les intentions de son souverain taient quil y
restt assez longtemps, aux propres frais de sa majest
britannique, pour avoir de frquentes occasions, et non aussi peu
quil en avait eues jusqualors, de renouveler les tmoignages de
son respect lempereur, et de cultiver et cimenter lamiti qui
avait si heureusement commenc entre les deux nations. Que dans
cette vue, le roi son matre lui avait recommand de faire connatre
combien il serait charm que lempereur pt accorder, avec les
coutumes de lempire, lenvoi dun ou plusieurs de ses sujets,
comme ambassadeurs en Angleterre, et quen ce cas, on aurait
soin de leur fournir des vaisseaux convenables pour lalle et pour
le retour.
Lord Macartney poursuivit en disant
que tandis quil tait Zh-Hol, le colao avait eu la bont de lui
donner la flatteuse esprance davoir plusieurs entrevues avec lui ;
et que, quoiquil le dsirt vivement, son prompt dpart len
priverait ncessairement.
Lambassadeur essaya alors dexpliquer, en termes gnraux, ce quil
aurait bien mieux aim pouvoir dire dans une de ces entrevues vainement
promises. Mais il eut soin dcarter tout ce qui pouvait avoir la moindre
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
apparence de plainte, et il usa de toute sorte de prcautions et de patience,
de peur de nuire aux intrts qui lui taient confis, ou daffaiblir limpression
que lambassade avait dj faite en faveur de son pays.
Le colao sut parfaitement dissimuler tous ses sentiments, et nentra dans
aucune discussion sur les objets que lambassadeur lui avait communiqus,
mais il parla encore du dpart et conclut en disant :
Que lempereur navait dautre motif, en proposant ce dpart,
que lintrt quil prenait au bien-tre de lambassade, et qu tout
autre gard son sjour lui serait trs agrable.
Rien ne pouvait tre plus flatteur que les expressions dont se servit Ho-
Choong-Taung, lorsquil parla, en son propre nom, lambassadeur. Quoique
natif de la Chine, linterprte, qui ntait point accoutum au langage et aux
dissimulations de sa cour, conclut que lambassadeur tait absolument matre
de rester Pkin aussi longtemps quil le jugerait convenable.
Le colao laissa sortir lambassadeur sans le prvenir, en aucune manire,
que la rponse de lempereur la lettre du roi dAngleterre tait dj prte, et
quil se proposait de la lui remettre le lendemain ; ce qui, suivant lusage du
pays, devait tre regard comme un cong. Cependant, peine
lambassadeur fut de retour Pkin quil reut un avis particulier sur cela.
Laprs-dner, les mandarins Chow-ta-Zhin et Van-ta-Zhin lui rendirent visite
et lui apprirent quil recevrait le lendemain un message du colao Ho-Choong-
Taung pour linviter se trouver avec lui au palais de Pkin. Feignant ensuite
de ntre pas srs de ce quils allaient dire, ils ajoutrent quil paraissait
probable que la rponse de lempereur la lettre du roi dAngleterre lui serait
remise ; et que dans ce cas, ils lui conseillaient de demander la permission de
retourner, sans dlai, auprs de son souverain. Il tait vident quon leur avait
recommand de donner ce conseil. Aussi, durant toute la conversation,
furent-ils dans un embarras extraordinaire, et lorsquils conseillrent
lambassadeur de prendre cong, ils parurent accabls.
Le lendemain, le lgat vint de bonne heure auprs de lambassadeur pour
le prvenir que le colao dsirait quil se rendt, aussitt quil lui serait possible,
dans la grande salle daudience du palais de Pkin, o il lattendait.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Quoiquindispos, lambassadeur ne voulut point manquer ce rendez-
vous ; et bientt il partit avec une suite convenable, traversa une grande
partie de la cit tartare, et arriva au palais. Entr dans lenceinte du palais, il
fut conduit travers des cours spacieuses, et le long de canaux deau
stagnante sur lesquels on a construit des ponts de granit, orns de
balustrades de marbre ; et quand il fut auprs de la salle daudience, il trouva
la rponse de lempereur contenue dans un grand rouleau de papier couvert
dune toffe de soie jaune, et place dans une chaise de crmonie, entoure
de rideaux de la mme couleur. La lettre fut ainsi porte dans la salle par
lescalier du milieu, tandis que le colao et les autres Chinois, qui staient
jusqualors tenus auprs de la lettre, montrent, ainsi que lambassadeur et
sa suite, par les deux escaliers de ct. La salle daudience ne forme quun
seul btiment, mais il y en a tout autour un assez grand nombre dautres.
Btie en bois, sur des fondements de granit, elle est spacieuse, magnifique, et
orne en dedans et en dehors de dorures et de peintures extrmement
brillantes, et varies de la manire la plus heureuse. La rponse fut place
dans le milieu de la salle, do elle devait tre ensuite envoye lhtel de
lambassadeur.
On nannona point le contenu de la lettre, mais tout ce quil pouvait y
avoir de gracieux ou de favorable ntait probablement d ni au colao, ni ses
adhrents qui, en refusant obstinment les prsents dusage que leur offrit
lambassadeur, montrrent clairement, suivant les murs orientales, quils lui
taient contraires. Malgr cela, dans la conversation qui suivit, relativement
aux objets que dsirait dobtenir la Compagnie des Indes anglaise, Ho-
Choong-Taung demanda un mmoire sur ces objets ; et, sans sengager
lappuyer, il promit quon le prendrait incessamment en considration. Il
ntait pas au moins sans avantage que ces objets fussent connus, et pussent
servir de rponse aux assertions si sou vent faites la cour. Ces assertions
portaient que les trangers, quelques indignes quils fussent, jouissaient,
Canton, de tout ce quexigeaient la justice et lhumanit ; mais que
lambassade anglaise avait des desseins secrets, dangereux pour le
gouvernement. Daprs cela, lambassadeur sempressa de prsenter une
note contenant ses demandes.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Cependant, il semblait quune partie de la crmonie du jour o lord
Macartney fut reu par le colao tait de lui montrer la beaut du palais
imprial de Pkin. Le colao se prparait le conduire partout, avec la mme
politesse quil avait eue en laccompagnant dans les jardins de Zh-Hol ; mais
lindisposition de lambassadeur lobligeant se retirer, il laissa le ministre
plnipotentiaire et quelques autres Anglais auprs du colao, qui les conduisit
dans un grand nombre ddifices spars, construits sur un plan rgulier, et
semblables ceux quils avaient dj vus dans les autres palais impriaux,
mais dun style plus relev et dune plus grande magnificence. Tous ces
difices taient destins servir dans les grandes occasions et dployer
toute la pompe du trne. Les appartements particuliers de lempereur, placs
dans lintrieur du palais, ne furent montrs que de loin.
Le mme soir, la rponse de lempereur la lettre du roi dAngleterre fut
porte en crmonie lhtel de lambassadeur. En mme temps, on envoya
diffrentes caisses contenant les prsents de lempereur pour sa majest
britannique. Ces prsents taient sans doute choisis parmi les productions les
plus prcieuses et les meilleures manufactures de lempire. Il y avait aussi des
prsents pour lambassadeur et pour toutes les personnes de sa suite. En
donnant quelques faibles marques de sa gnrosit aux moindres
domestiques de lambassade, lempereur eut lattention de ne pas oublier les
absents. Les officiers et les quipages qui avaient port lambassadeur en
Chine eurent part sa gnrosit.
Jusqualors, il navait t prescrit rien de positif pour le dpart de
lambassade ; et daprs la dernire dclaration faite Yuen-Min-Yuen de la
part de lempereur, on pouvait en conclure que la cour nemploierait point,
cet gard, des commandements absolus. Mais il et t difficile, et sans doute
inutile, de prtendre rsister aux volonts du colao. Cependant lambassadeur
navait encore eu que fort peu de temps pour traiter de lobjet de sa mission,
et il dsirait beaucoup de demeurer quelque temps de plus, dans lesprance
de rendre le gouvernement plus favorable cet gard. Dans ces
circonstances, le mme homme qui lavait dj prvenu en secret quil
recevrait la rponse de lempereur et qui, connaissant parfaitement la cour de
Pkin, savait aussi un peu que les vexations quprouvaient le commerce et
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les ngociants trangers, Canton, taient toujours croissantes, crivit ce qui
suit :
Les Chinois ne regardent une ambassade que comme une visite
qui vient avec des prsents, loccasion de quelque fte solennelle,
et qui ne doit demeurer dans le pays que pendant la dure de ces
ftes. En consquence, parmi les nombreuses ambassades qui leur
ont t envoyes dans le sicle dernier et dans le sicle actuel, il
nen est aucune qui ait pass ce terme. Sous le prsent rgne,
lambassadeur de Portugal fut congdi au bout de trente-neuf
jours, quoique sa nation soit la plus favorise de celles qui
frquentent la Chine.
Les Chinois ne savent presque pas ce que cest que de faire des
traits avec les pays trangers. Lorsquon veut ngocier quelques
affaires avec eux, il faut les y prparer par une ambassade de
compliment, et ensuite on doit suivre les ngociations peu peu,
car on peut obtenir beaucoup deux avec du temps et des mnage-
ments ; mais rien avec prcipitation.
Il est vrai que les exactions des officiers infrieurs et des autres
personnages qui traitent avec les trangers, Canton, staient
accrues graduellement ; et moins que lautorit ne les rprimt,
elles pouvaient avec le temps devenir si excessives, quon et t
dans lalternative, ou de renoncer entirement au commerce de la
Chine, ou denvoyer une ambassade pour faire des remontrances
cet gard. Plutt cet t, mieux cela et valu. Si lambassade
anglaise ft arrive avant que la rvolution de France et fait
craindre au ministre et aux tribunaux chinois la plus lgre
innovation, elle et eu moins de difficults remplir entirement le
but quelle se proposait. Mais cette mission a fait une telle
impression dans tout lempire, que malgr des oppositions
momentanes, elle aura des consquences avantageuses pour les
Anglais ; et dsormais, loppression nira pas plus loin.
Tels sont le caractre et lusage du gouvernement chinois, que
quoique dabord contraire toute proposition nouvelle, parce quil
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craint quon ne lui surprenne des concessions injustes, ou des
rglements nuisibles, il souffre quon lui prsente une seconde fois
la mme demande ; et alors ntant plus effarouch par une ide
de nouveaut, il la prend srieusement en considration. Ce
moment peut tre acclr par les lettres quun souverain crira
lautre. Il faut envoyer ces lettres par les vaisseaux qui viennent
annuellement en Chine : cela ne paratra point dplac, prsent
que les relations ont commenc dune manire convenable.
Cette lettre tait termine par le conseil de ne pas persister vouloir
demeurer plus longtemps Pkin.
Un vnement que lambassadeur venait dapprendre, mais que lauteur
de cette lettre ignorait encore, servit dappui aux avis quelle contenait. Lun
des Chinois, amen de Naples, lequel stait spar du Lion prs de Macao et
qui, aprs avoir repris lhabillement de son pays, tait venu joindre sa famille
Pkin, porta lord Macartney une lettre dun des commissaires de la
Compagnie, Canton. Dans cette lettre, date du mois de juillet 1793, le
commissaire faisait mention des vnements politiques qui avaient rapport
lAngleterre jusquau mois de janvier prcdent. Il disait quil tait trs
probable quune rupture avait eu lieu entre les Anglais et les rpublicains de
France et de Brabant. Il ne paraissait point invraisemblable que des trangers,
runis sous les pavillons franais et belge, pussent entreprendre denlever
quelques-uns des navires anglais qui partiraient sparment de la Chine pour
retourner en Angleterre, moins que des vaisseaux de guerre narrivassent
temps pour les faire partir tous ensemble, et les convoyer en sret.
Dans ces circonstances, lambassadeur ne pouvait rendre la Compagnie
un service plus essentiel et plus propos que de ramener avec lui, sous
lescorte du Lion, tous les navires anglais qui partiraient de Canton, la saison
suivante. Comme les derniers navires en chargement sont rarement prts
avant le mois de mars, lambassadeur pouvait, en attendant, essayer
dexcuter lui-mme sa mission au Japon ; mais il fallait pour cela avoir le
bonheur de trouver encore sir Erasme Gower Chu-San, ce quil ne crut pas
impossible, si le gouvernement voulait aussitt dpcher une lettre sir
Erasme. Le dsir quavait le colao de voir partir lambassade devait lengager
ne pas retarder lenvoi de la lettre.
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Lambassadeur se dtermina donc annoncer Ho-Choong-Taung quil
avait lintention daller joindre immdiatement sir Erasme Gower Chu-San,
et le prier de faire expdier, sans le moindre dlai, la lettre quil crivait ce
commandant ; parce quautrement, il courrait risque de le manquer.
Cette rsolution fut trs satisfaisante pour le colao, et tout prouva quelle
avait t sagement prise. Ltiquette chinoise exigeait que lambassade cesst
au moment o elle reut la rponse de lempereur et les prsents de cong.
Ds lors, il ne devait plus y avoir de communication avec sa majest
impriale. Il tait en mme temps aussi peu convenable la dignit dun
ambassadeur de prolonger son sjour lorsquil sentait que sa mission cessait
dtre agrable, quil let t un hte ordinaire de rester au-del du temps
pour lequel il avait t invit.
Les relations avec lempereur, dont le terme suppos tait ce qui causait le
plus de peine lambassadeur, furent cependant continues, ainsi quon le
verra dans les pages suivantes ; elles le furent mme dune manire plus
intime, et par une voie plus favorable que tandis quil restait environn dune
nombreuse cour.
Un si prompt dplacement parut trs fcheux quelques Anglais attachs
lambassade, lesquels staient arrangs pour passer lhiver Pkin.
Jugeant de la temprature, par la latitude de cette ville, qui nest que de
quelques minutes au-dessous du quarantime degr de latitude nord, ils ne
songeaient pas aux violents effets que la grande chane des hautes
montagnes de la Tartarie, ternellement couvertes de neige, produit sur cette
capitale, o pendant les mois dhiver, le thermomtre est ordinairement la
nuit moins de vingt degrs, et le jour beaucoup au-dessous du point de la
conglation.
Les habitants de Pkin sentent moins le froid, non seulement parce quils
en ont lhabitude, mais parce quils se couvrent en raison de son intensit.
Leurs vtements consistent alors en fourrures, en toffes de laine et en toiles
de coton piques. Ils ne sont point accoutums voir le feu ; il ny a dautres
chemines dans Pkin que celles qui sont dans les cuisines des grands htels.
Le feu sur lequel les Anglais comptent principalement pour ne pas souffrir de
la rigueur du froid ne pouvait pas bien remplir leur but, dans des maisons
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construites de manire laisser entrer lair extrieur de presque tous les
cts. Cependant, il y a des poles dans les principales maisons, et ils sont
chauffs en dehors des appartements, avec du charbon de terre qui se trouve
en abondance dans les environs de Pkin. Ces poles sont placs
ordinairement sous des estrades, o lon sassoit le jour, et o lon dort la
nuit.
Le plus mauvais temps, Pkin, doit tre regard comme assez doux par
les Tartares, parce quils sortent dun climat plus rigoureux ; mais les autres
trangers sy trouvent, dit-on, moins bien lhiver que lt, quoiqualors la
chaleur y soit excessive. Pour lune et lautre saison, il semble ncessaire
dtre acclimat/.
Plusieurs personnes de lambassade furent malades Pkin ; et toutes ne
se rtablirent pas. Le corps humain semble plus fait pour supporter lair le
plus chaud que le plus froid, et pour vivre sous lquateur, plutt que prs du
ple.
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CHAPITRE IV
Lambassade quitte Pkin. Voyage Han-Choo-Foo, fait
en partie sur le canal imprial
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Lorsque lord Macartney eut rsolu de tcher de joindre le Lion ? Chu-San,
il eut autant dimpatience de partir de Pkin quil avait dabord eu denvie dy
prolonger son sjour. Un autre motif contribua lui faire hter son dpart. Le
Pei-Ho et les autres petites rivires du nord de la Chine doivent une partie de
leurs eaux aux neiges qui fondent en t, sur le sommet des montagnes de la
Tartarie. Tandis que les neiges continuent fondre, les rivires sont profondes
et propres la navigation ; mais vers la fin de lautomne, o les rayons
obliques du soleil ont moins deffet sur la terre, et o la fonte des neiges
cesse, les rivires deviennent tout coup si basses et leur cours se ralentit
tellement, quelles ne peuvent plus porter que des bateaux petits et peu
commodes, mme avant que le froid ait chang en glace leurs eaux faibles et
paresseuses.
Les mandarins qui accompagnaient lambassade, sachant bien quen
Chine, les voyages par terre taient extrmement incommodes et fatigants,
surtout en hiver, htrent tous les prparatifs, afin de pouvoir tre temps de
sembarquer sur le Pei-Ho, pendant quil tait encore navigable.
Il fut dcid que lambassade se rendrait Han-Choo-Foo, capitale de la
province de Ch-Kiang, dont Chu-San forme une partie ; parce que si, quand
elle serait Han-Choo-Foo, on apprenait que sir Erasme Gower lattendait
encore Chu-San, on pourrait aller le joindre en peu de jours, sinon, se
rendre directement Canton, afin de sy embarquer pour lEurope. Les
mandarins Chow-ta-Zhin et Van-ta-Zhin taient constamment rests auprs
de lambassade, laquelle ils taient extrmement utiles.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Lord Macartney demanda quils continuassent laccompagner jusquau
moment de son embarquement ; et quoiquils fussent particulirement
attachs la province de P-Ch-Le, on nhsita pas les lui accorder.
Les doutes et les soupons que les ennemis des Anglais avaient inspirs
au colao et quils avaient mme tent de faire parvenir jusqu lempereur,
procurrent lambassadeur un avantage plus grand encore que celui davoir
auprs de lui les deux premiers conducteurs de lambassade. Le
gouvernement chinois crut, ce semble, quil fallait quun homme digne de la
plus grande confiance ft charg daccompagner ces trangers suspects,
pendant le long voyage quils allaient faire dans lintrieur de lempire, afin de
veiller sur leur conduite, et de dcouvrir, sil tait possible, quels taient leur
caractre et leurs desseins. Le choix tomba sur le colao Sun-ta-Zhin, dont
nous avons parl dans un des chapitres prcdents. Lorsquil avait t envoy
sur les frontires pour traiter avec les agents de la Russie, il stait acquitt
de cette mission dune manire trs satisfaisante pour la cour ; aussi le
jugea-t-on le plus propre remplir une mission nouvelle lgard dautres
trangers. Il avait des manires ouvertes et engageantes, et ne paraissait pas
fait du moins pour adopter la haine et les prventions du lgat. Le choix dun
homme de ce rang pour accompagner lambassade fut considr par les
Chinois comme un honneur quon lui rendait, et ce fut de cette manire quon
lannona lambassadeur.
Dans la matine du 7 octobre, Ho-Choong-Taung se rendit avec dautres
colao dans un des pavillons qui sont en dedans des portes de Pkin, afin de se
sparer de lambassadeur avec les crmonies dusage. On dit ce dernier
plusieurs choses flatteuses de la part de lempereur ; et les ministres qui
reprsentaient ce prince observrent toute ltiquette de la civilit chinoise. Ils
dirent quils espraient que lambassadeur tait satisfait du traitement
quavait reu lambassade, pendant son sjour parmi eux ; et ils lassurrent
que rien ne serait oubli pour rendre son voyage agrable jusquau port o il
devait sembarquer ; et, en effet, on lui tint parole.
On mit sur une table deux tuyaux de bambou, couverts dun drap jaune,
et contenant des rouleaux de papier jaune, semblable du vlin. Lun des
rouleaux contenait la liste des prsents de lempereur, et lautre une rponse
aux dernires demandes de lord Macartney. Les dispositions des hommes qui
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avaient t consults sur cette rponse, et la promptitude avec laquelle on
lavait faite, ne donnaient pas lieu de croire quelle ft favorable ; mais quand
mme on et eu quelque espoir quelle pt ltre, il et certainement t
dtruit par le silence quHo-Choong-Taung garda ce sujet ; car sil et
accd aux demandes de lambassadeur, il et voulu se faire mrite de le lui
annoncer. En prsence de lambassadeur, les deux rouleaux furent attachs
avec des rubans jaunes sur les paules dun mandarin du cinquime ordre
qui, pendant cette opration, se tint constamment genoux. On le fit ensuite
monter cheval pour porter les deux rouleaux jusqu lendroit o
lambassade devait sembarquer.
La distance des rangs, en Chine, est tellement marque, que les deux
mandarins qui, depuis longtemps, accompagnaient lambassade, et qui
ntaient point dun ordre infrieur, sagenouillrent pour prendre cong du
colao. Quoique linterprte et t annonc comme secrtaire de lambassade
pour la langue chinoise, il tait toujours oblig de se tenir debout devant le
mme colao + et une fois, lorgueilleux gnral de larme du Thibet le fora
de linterprter genoux.
Aprs stre spar des ministres de lempereur, lambassadeur, avec sa
suite ordinaire dAnglais et de Chinois, sortit de Pkin par une des portes du
ct de lest, et fut salu avec les honneurs accoutums. Il marcha ainsi droit
Tong-Choo-Foo, afin de sy embarquer sur le Pei-Ho.
Lair tait alors bien moins chaud que la premire fois que lambassade
avait pass sur la magnifique chausse par laquelle on sort de la capitale ;
aussi, aucun Anglais ne se trouva trop press par la foule qui couvrait le
chemin. Certes, il nest pas ncessaire quil y ait des trangers pour que ce
chemin soit continuellement rempli de monde. Indpendamment du nombre
immense de personnes employes porter des provisions Pkin, ou en
emporter des marchandises, la foule dhommes qui accompagne toujours les
mandarins qui y arrivent ou qui en partent, et les lentes processions,
particulirement celles des funrailles, occupent souvent toute la largeur de la
route.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
On ne laisse enterrer personne dans lenceinte de la ville ; et la crmonie
de porter les morts en terre cause autant dembarras aux portes de cette
capitale que le charroi des provisions pour les vivants. Quels que soient ltat
et la fortune dun Chinois qui nest point dans les emplois publics, il ne vit
point habituellement avec clat, et rserve ses principales dpenses pour les
ftes solennelles, ou les vnements particuliers qui arrivent dans sa famille.
Suivant les murs du pays, la mort dun parent est certainement un des plus
grands vnements. Les sentiments daffection et de respect quon avait pour
ce parent tandis quil tait vivant ne steignent point tout coup dans lme
de ceux qui le perdent. Cest une satisfaction, une consolation mme, que de
rendre des devoirs superflus aux mnes de ceux quon regrette. Les vux de
la nature sont, cet gard, confirms et fortifis par la morale et les lois de
lempire. Toute institution tendant maintenir lhabitude du devoir des
enfants envers ceux qui ils doivent le jour est sanctifie par un prcepte
quon ne peut jamais ngliger sans sexposer linfamie.
Le premier convoi funbre que les Anglais rencontrrent en sortant de
Pkin tait prcd par plusieurs instruments qui excutaient une musique
solennelle. Ensuite venaient des personnes portant diverses enseignes. Il y
avait des tendards en soie, et des planches peintes, avec des caractres et
des devises qui indiquaient le rang et les titres de celui qui ntait plus.
Immdiatement en avant du cercueil marchaient les parents mles, qui
taient soutenus par des amis, occups empcher quils ne se livrassent aux
excs de la douleur, quoi leur air semblait annoncer quils taient disposs.
On portait au-dessus des pleureurs des parasols avec de longs rideaux.
Lorsquun convoi se trouvait vis--vis dun temple ou dun cimetire, plusieurs
personnes taient occupes aussitt brler des morceaux de papier rond,
couverts de lgres feuilles dtain. Suivant lopinion populaire, ces feuilles,
comme le denier quon offrait Caron pour passer le Styx, doivent, dans les
premiers instants dune nouvelle existence, tre employes acheter les
choses ncessaires la vie.
Quoique, daprs leur doctrine philosophique, les Chinois lettrs excluent
toute ide contraire la raison, et nadmettent pas mme lexistence des
tres qui nont point de rapport avec nos sens, ils cdent souvent lusage ;
et se conforment, dans la pratique, aux notions des faibles et du vulgaire.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Parmi beaucoup dautres superstitions, le peuple a celle dtre trs scrupuleux
sur le temps et le lieu o il doit enterrer les morts. Le dlai occasionn par ces
difficults a souvent retenu longtemps les cercueils des riches loin de leur
dernier asile. On en voit ainsi beaucoup dans des maisons et dans des jardins
o, en attendant, on lve un appentis pour les mettre labri du mauvais
temps. Mais la ncessit force les pauvres vaincre leurs scrupules, et
porter promptement, et sans de grandes crmonies, les restes de leurs
parents dans leur dernire demeure.
Quelque diffrent que soit le sentiment qui agite lme des Chinois
loccasion du mariage, ils le clbrent, la vrit, dune manire brillante et
dispendieuse, mais avec beaucoup moins de pompe quils nen mettent dans
leurs funrailles. La magnificence qui accompagne la clbration du mariage
doit vraisemblablement son origine aux parents des poux. Ce sont eux qui
ont pu naturellement dsirer de donner de lclat une union de leur choix.
Ils ont voulu y mettre une solennit qui contribut en rendre les liens plus
sacrs et plus durables. Mais limpulsion qui runit les deux sexes na jamais
eu besoin du secours des ftes publiques. Le mystre sert beaucoup mieux
lamour et est prfr pour ses solennits.
Les Chinois ne regardent le clibat daucun sexe comme une vertu. La
constance est la seule sorte de chastet quils recommandent. Cependant les
rgles de la dcence extrieure sont maintenues chez eux par lexemple et les
leons de toutes les personnes qui ont de lducation et de la politesse.
Quelque ressemblance quon trouve entre le paganisme de la Chine et celui
de lIndostan, le premier semble navoir emprunt de lautre aucune de ces
figures obscnes, sculptes quelquefois jusque sur le dehors des temples
indiens, et reprsentes comme lemblme des premiers desseins de la
nature.
Un des Anglais attachs lambassade eut, en partant de Pkin, le temps
dexaminer un petit temple ouvert, situ sur lun des cts de la chausse. Il
navait pu prendre ce soin, dans lempressement o lon tait en approchant
de cette ville. Une figure sculpte, quil trouva dans le temple, lui parut
reprsenter le lingam des Indous, ou leur dieu des jardins. Ce ntait,
cependant, quune simple colonne, leve perpendiculairement sur le dos dun
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
lzard grossirement fait. La colonne ntait, sans doute, l que pour porter
une inscription chinoise qui en couvrait presque tout un ct.
Si, daprs les expressions libres quon trouve frquemment dans
quelques-uns des crivains les plus lgants de lAntiquit, et daprs les
tableaux indcents quon a dcouverts parmi danciennes ruines comme, par
exemple, Pompea, ainsi que daprs les restes du culte obscne, pratiqu
dans une partie obscure mme du pays, et les usages effronts de quelques
tribus sauvages, si, dis-je, on doit infrer que la dcence nest un sentiment
ni naturel, ni ncessaire, il faut avouer que cest au moins un heureux artifice
de la socit, parce que quoiquelle nexclue pas toujours le vice, elle cache sa
turpitude, et ajoute au charme et la dlicatesse des jouissances naturelles.
Dans la pratique de cette vertu factice, les Chinois ont prcd et surpass la
plupart des nations.
A son arrive Tong-Choo-Foo, lambassade fut trs bien accueillie dans le
mme temple o elle avait log quelques jours, la premire fois quelle avait
pass dans cette ville. Les principaux mandarins de Tong-Choo-Foo rendirent
visite lambassadeur, et le soir, la ville fut illumine avec des trs jolies
lanternes. Les Anglais trouvrent les troupes sous les armes devant le temple.
Elles avaient diffrents habits uniformes. Il y en avait de trs singuliers et trs
pittoresques, mais qui semblaient plutt faits pour paratre sur le thtre que
pour aller au combat. Des gilets et des jupons piqus, des bottes de satin
avec des semelles de papier trs pais, ont un mlange de grossiret et de
mollesse peu fait pour une vie guerrire. Mais le temple pouvait se passer de
leur secours. Il tait bien en sret sous la protection plus puissante du 0en-
,hin, esprit qui le gardait, et dont la figure tait peinte sur la porte dentre.
Des dessins de la mme espce, et auxquels on attribue le mme pouvoir,
sont colls sur les portes dentre et les portes intrieures de la plupart des
maisons chinoises.
Le peuple chinois, sachant combien de maux il est expos, cherche de
tous cts ce quil croit pouvoir len prserver. Les mes, une fois ouvertes
la crdulit, acceptent avidement les secours surnaturels quune religion
nouvelle leur offre contre la violence du pouvoir, ou les calamits de la nature.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
La propre religion des Chinois na rien dexclusif ; et ils auraient, en grand
nombre, embrass le christianisme, sils avaient pu laccorder avec leurs
autres prceptes. Les jsuites, qui voulaient permettre leurs nophytes de
pratiquer leurs anciennes crmonies dans les demeures de leurs anctres,
auraient bien mieux russi que les antagonistes qui les condamnaient ; car le
principal reproche quun paen de la Chine fait prsent ces antagonistes,
cest de ngliger leurs aeux. Les sacrifices de troupeaux, de volaille, dhuile,
de sel, de farine, et dencens, dont fait mention le L/8iti5ue, sont connus et
pratiqus par les Chinois. Ils ont aussi leurs lares et leurs pnates, comme les
Romains ; et en faisant des offrandes chaque nouvelle lune, ils rappellent
lexpression du pote latin :
!oelo supinas si tuleris manus nascente luna
Puisque les Chinois ont un si grand penchant pour toutes les religions, il
nest pas surprenant que les Anglais aient trouv, dans le temple de Fo, un
prtre tranger la secte de cette divinit. Il tait disciple de Lao-Koun, dont
la doctrine diffre peu de celle dEpicure. Ce Lao-Koun disait que vivre
heureux tait le premier but de lhomme, et quune indiffrence absolue pour
tous les vnements tait le plus sr moyen datteindre ce but ; quil ne fallait
pas vainement rflchir sur le pass, ou sinquiter de lavenir, parce que la
plus sage occupation tait de jouir des moments passagers de la vie.
A ces maximes qui, quand elles seraient vraies, ne pourraient gure tre
praticables, les prtres ont joint beaucoup de rites et de prtentions, qui ont
un but oppos ; mais ils ont t obligs de le faire, pour acqurir de
lascendant sur le peuple. Ils prtendent pouvoir prdire lavenir, et fournir
des moyens de se garantir du mal. Ils ont leurs sectateurs et leurs temples, et
portent un habillement qui les distingue des autres. Mais, dailleurs, ils sont
runis avec toutes les autres sectes, contre la religion simple et naturelle, ou
plutt la raison-morale de Confucius.
Indpendamment des divinits que nous avons dit, dans un autre
chapitre, tre dans le temple de Tong-Choo-Foo, on y remarque les statues de
la paix et de la guerre, de la temprance et de la volupt, de la joie et de la
mlancolie, avec des figures de femme, reprsentant la fcondit et le plaisir.
Devant ces statues, on voit tantt un seul, tantt plusieurs vases de bronze,
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
dans lesquels les prtres et les dvots brlent des mches parfumes et du
papier couvert de feuilles dtain.
Tandis que les principales personnes de lambassade achevaient de visiter
le temple et la ville de Tong-Choo-Foo, les Anglais et les Chinois de leur suite
arrangeaient tout ce quil fallait pour lembarquement. Les yachts taient dj
prts sur le bord de la rivire. Lambassadeur eut la satisfaction de voir que,
pour quil pt descendre commodment la rivire, on avait tout prpar avec
le mme soin, la mme attention, que lorsquil lavait remonte. Les prsents
donns par lempereur ntaient pas de nature causer tant dembarras que
ceux quon lui avait ports ; et il fallut peu de temps pour embarquer tout le
bagage dans les bateaux. Un de ces bateaux fut charg des voitures de
lambassadeur, quon avait dmontes exprs. Il y avait, parmi ces voitures,
un trs beau carrosse de crmonie, que lambassadeur avait voulu offrir, en
son nom, lempereur, et quil avait, en consquence, insr dans la liste des
prsents remis aux mandarins. Trouvant ensuite quil convenait mieux doffrir
quelque chose de sa propre main, il prsenta au monarque deux montres
enrichies de diamants. Cependant le carrosse tait dj Yuen-Min-Yuen.
Lempereur ly ayant vu son retour de Zh-Hol, le renvoya avec un message
poli, attendu quil nacceptait point deux fois des prsents dun particulier.
Lambassade ne sarrta pas plus de vingt-quatre heures Tong-Choo-
Foo. Les eaux du Pei-Ho taient dj basses, et continuaient diminuer. Si on
avait attendu quelques jours de plus, elles nauraient pas pu porter les
yachts ; et il et t galement incommode de voyager par terre ou dans de
petits bateaux.
Les yachts, dont on se servit dans cette occasion, taient de la
construction la plus lgre possible, mais commodes pour les passagers. Il ny
avait point, au-dessus des chambres, de logement pour le domestique, et on
ne pouvait mettre que trs peu de bagage fond de cale. Ils avaient
soixante-dix pieds de long, et quinze de large, avec un fond plat ; ils tiraient
peine dix pouces deau. Malgr cela, la rivire tait si basse que le second
jour du voyage, il fallut, en quelques endroits, les faire passer de force.
Indpendamment de la cause du dcroissement des eaux, cite au com-
mencement de ce chapitre, il y en a une autre qui nest pas si constante, mais
qui avait lieu en cette occasion. La scheresse avait t si considrable que,
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
depuis le mois de juillet, il tait peine tomb une ou deux fois de la pluie
pour remplacer ce que lvaporation faisait perdre la rivire. Depuis cette
poque, il avait t rare de voir un nuage. Le temps de la moisson est si peu
pluvieux quon bat communment le grain sur une aire, dans le milieu du
champ mme o on la recueilli.
Le thermomtre de Fahrenheit qui, au mois daot, ntait presque jamais
sur le Pei-Ho au-dessous de vingt-quatre degrs, ne slevait pas cinquante
lorsque les Anglais y repassrent
1
. La campagne qui avait t, en trs grande
partie, couverte de "owleang, ou grand millet, offrait une moisson de millet
dune autre espce. Sa tige courte bornait moins la vue ; et comme les voya-
geurs sloignaient des montagnes, situes loccident de Pkin, ils avaient
en perspective une plaine immense, fertile, bien cultive et remplie de
villages.
Les yachts avaient encore fait fort peu de chemin, lorsque Van-ta-Zhin se
rendit bord de celui de lambassadeur pour lui apprendre que le colao Sun-
ta-Zhin venait de recevoir une lettre de lempereur, et quil dsirait de lui en
faire part. Lord Macartney saperut en mme temps que le yacht de Sun-ta-
Zhin sapprochait trs vite du sien ; et voulant lui pargner la peine den
sortir, il se rendit immdiatement son bord. Il commena par rappeler ce
nouveau compagnon de voyage les civilits quil en avait reues dans le Poo-
Ta-La et dans les jardins de Zh-Hol ; et il lui en renouvela ses
remerciements. Aprs quoi, il lui dit quil stait regard comme trs heureux,
en apprenant quil avait t nomm pour lui faire lhonneur de laccompagner
dans le voyage de Chu-San.
Le colao reut lambassadeur avec beaucoup de marques de considration,
et tmoigna le plus grand contentement davoir t choisi en cette occasion. Il
lut ensuite une partie de la lettre de lempereur, laquelle disait :
Quil fallait que Sun-ta-Zhin se charget particulirement du soin
de lambassade ; quon traitt avec beaucoup dattention et toutes
les distinctions convenables lambassadeur et sa suite, dans leur
voyage Chu-San, o Sun-ta-Zhin les mettrait en sret bord de
leurs vaisseaux ; mais que si ces vaisseaux taient dj partis, il
1
Au commencement doctobre.
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accompagnerait lambassade de la mme manire, et pour le
mme objet, jusqu Canton.
Il tait naturel de supposer que Sun-ta-Zhin ne communiquerait pas ses
instructions particulires qui, peut-tre, taient renfermes dans la mme
dpche. Mais il en dit assez pour faire entendre quon navait pas fait partir
la lettre par laquelle lambassadeur mandait sir Erasme Gower de lattendre
Chu-San. La lettre crite en anglais avait t remise ouverte au ministre.
Celui-ci ne put point trouver Pkin, parmi ceux qui nappartenaient pas
lambassade, quelquun en tat de lui traduire cette lettre. Quoique tout dt
lui prouver que la lettre contenait ce que lambassadeur lui avait dit, et quil
ft difficile dimaginer quelle nouvelle indiscrte ou quelles injonctions
dangereuses lambassadeur aurait pu donner alors sir Erasme Gower, le
colao Ho-Choong-Taung eut de tels soupons cet gard quil retint la lettre.
Cependant, Sun-ta-Zhin fut bientt convaincu de la franchise avec laquelle
lambassadeur lui expliqua la lettre, ainsi que de la ncessit de cette
dpche, et il crivit lempereur pour quelle lui ft envoye sans dlai.
Bientt aprs, lambassadeur prit cong de lui, et se retira dans son yacht o,
au bout dune demi-heure, Sun-ta-Zhin lui rendit visite. La conversation
devint alors plus libre. Le colao, apprenant que lord Macartney avait demeur
trois ans en Russie, il parut quil ne pouvait pas deviner quelles affaires
publiques avaient exig de si longues ngociations. Sa surprise mit
lambassadeur dans le cas de lui donner une explication des coutumes des
nations europennes, lgard des relations pour lesquelles les divers
souverains ont habituellement des ambassadeurs la cour les uns des
autres ; ce qui entretient une bienveillance rciproque, et prvient les
jalousies que pourraient occasionner des malentendus accidentels.
Les questions de Sun-ta-Zhin ne paraissaient pas moins tre leffet de sa
curiosit personnelle que du dsir de communiquer lempereur tout ce quil
pourrait recueillir dans la conversation de lord Macartney, relativement aux
Anglais et aux autres nations europennes qui trafiquent en Chine. On pouvait
juger, daprs la correspondance journalire de lempereur, combien
lambassade captivait son attention ; et lambassadeur sapercevait aisment
quen sentretenant familirement avec ce prince, par lorgane du loyal Sun-
ta-Zhin, il russissait mieux dtruire les prventions du gouvernement
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chinois contre les Anglais, et consquemment, il avanait davantage vers le
principal but de sa mission, que ses confrences gnes ne lavaient permis
durant son sjour la cour. Les visites rciproques de lambassadeur et de
Sun-ta-Zhin furent frquemment rptes. Au premier signal, leurs yachts
sabordaient, et le Chinois et lAnglais passaient aisment de lun lautre.
Dans ces occasions, Sun-ta-Zhin lisait souvent des passages des lettres que
lui crivait lempereur, et qui contenaient quelques expressions gracieuses
pour lambassadeur et sa suite, loccasion du compte que Sun-ta-Zhin lui
avait rendu de leur manire de se conduire et de leurs dispositions. Il est
probable que ce Chinois avait dcouvert que le portrait que le lgat avait fait
deux tait noirci dessein ; et une telle mchancet suffisait pour engager
une me comme la sienne parler des Anglais dune manire aussi favorable
que lexigeaient ses propres observations et son opinion.
Non seulement Sun-ta-Zhin avait lme remplie dune gnrosit naturelle,
mais son got pour la littrature contribuait corriger les prjugs troits et
nationaux quavaient pu lui inspirer et son ducation, et les maximes, et les
sentiments des personnes avec lesquelles il vivait. Il avait toutes les
connaissances quon peut puiser dans les livres chinois et tartares-
mandchous. Parmi tous les mandarins quavait eu occasion de voir
lambassadeur, il tait le seul qui voyaget avec une bibliothque. Poli dans
ses manires, il croyait, cependant, quil lui tait ncessaire duser de tous les
privilges attachs son rang. Il avait le titre de colao, et il tait, de plus,
dcor du manteau jaune, qui ressemble un spencer
1
, et quil portait par-
dessus sa robe. Ce manteau est maintenant la plus haute distinction connue
en Chine ; et il imprime celui qui le porte un caractre en quelque sorte
sacr. Le clerg de Zh-Hol, pauvre, ignorant, et trs irrgulier dans ses
murs, ne peut consquemment tre respect, et ne retire aucun avantage
dtre entirement vtu de jaune ; mais une partie dhabillement de cette
couleur procure tout autre homme le respect et la considration de tous les
rangs.
Quoiquhonors du titre de grands, Chow-ta-Zhin et Van-ta-Zhin vitaient
de se trouver chez lambassadeur lorsque Sun-ta-Zhin lui rendait visite, parce
1
On sait que le spencer nest quun gilet quon porte par-dessus lhabit. Il me semble
que les Anglais auraient pu emprunter des Chinois une manire de se vtir plus
commode et moins bizarre. (Note du Traducteur.)
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quils taient obligs de se tenir debout en sa prsence. Linterprte ayant une
fois voulu hasarder de sasseoir devant lui, il le fit aussitt rentrer dans le
devoir.
Les mandarins infrieurs et les gardes qui accompagnaient lambassade
nosaient point, comme auparavant, tenter dempcher les principaux Anglais
de faire des excursions terre. Il est vrai que ceux-ci taient trs attentifs
ne commettre aucune indiscrtion, et ne point retarder la marche des
yachts. Dailleurs, de Tong-Choo-Foo Tien-Sing, le pays ntait pas nouveau
pour eux, encore que la diffrence des saisons et des cultures en et un peu
chang laspect. Les champs taient brls par une longue scheresse. Mais
comme, en quelques endroits, le lit de la rivire tait lev au-dessus de la
campagne voisine, parce que leau dposait continuellement de la terre dans
le fond, et parce quon construisait sans cesse de nouvelles leves pour
empcher les dbordements, cette campagne sarrosait avec peu de
difficults, et on avait pour cela pratiqu des cluses sur les bords de la
rivire, comme on laurait fait dans les murs dun canal lev.
Dans les endroits o la rivire tait de niveau avec la campagne, les
cultivateurs employaient quelquefois une plus fatigante manire darrter
leau. Deux hommes se plaaient vis--vis lun de lautre sur deux hauteurs
un peu avances dans la rivire et, tenant chacun deux cordes attaches un
panier, ils balanaient ensemble longtemps et avec force ce panier ; et
lorsquils avaient assez dlancement, ils jetaient leau dans un rservoir
creus ct de la leve. Ensuite, ils la conduisaient par des rigoles dans les
endroits quils voulaient arroser. Quelquefois, on se sert dune longue perche
place en travers de la fourche dun poteau, qui tourne sur un pivot. Il faut
quun bout sorte beaucoup plus que lautre pour quelle serve de levier ; et
alors, on attache au bout le plus court un seau quon fait plonger dans la
rivire, et quon lve ensuite pour le vider dans le rservoir ; malgr la
pesanteur de leau, il ne faut pour cette opration quune lgre force
applique lautre extrmit de la perche.
Les habitants des rives de Pei-Ho ont lair trs pauvres, en juger par
leurs maisons et par leurs vtements. Mais leur bonne humeur prouve quils
ne manquent pas des choses les plus ncessaires la vie, et quils ne
regardent pas leur tat comme leffet de quelque injustice exerce envers
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eux, sentiment qui ne laisse pas ordinairement lhomme tranquille. Leur
pauvret nest pas non plus due la strilit des champs que cultive leur
industrie ; mais leur population est trop nombreuse pour que chaque famille
ait une assez grande portion de terre pour pouvoir se procurer toutes les
commodits de la vie. On en rserve fort peu pour lever des animaux. Les
Chinois sont sans doute convaincus de ce quaffirme Adam Smith :
Cest quun champ mdiocrement fertile, qui rapporte du bl,
produit de quoi nourrir plus dhommes que le meilleur pturage de
la mme tendue o lon lve des animaux ; car, si sa culture
exige plus de travail, ce qui reste aprs avoir t la semence et
pay les frais dexploitation est aussi beaucoup plus considrable.
Les Anglais virent quelques coins de terre o lon faisait patre des
moutons. Mais on en fait venir de la Tartarie un bien plus grand nombre, ainsi
que beaucoup de gros btail. Les animaux de cette dernire espce, levs en
Chine, sont nourris avec de la paille de bl, coupe par petits morceaux. Le
peuple ne mange que trs peu de viande quil mle avec les vgtaux pour
leur donner un peu de got. Le lait, le beurre, le fromage, principale
ressource de la vie pastorale, sont peu connus des Chinois. Quand lambas-
sadeur et les principales personnes de sa suite dsirrent davoir du lait, il ne
fut pas trs ais de trouver un homme qui sentendt soigner les vaches.
Cependant, il sen prsenta un, et il fut mis, avec deux vaches et le fourrage
ncessaire, dans un bateau qui survit les yachts.
Dans cette saison, la plus grande partie de la rcolte de "owHleang
1
tait
dj serre. La premire opration qui suit celle de la moisson est de fouiller
la houe les racines de "ow-leang + et comme dans tout ce quils font, les
Chinois sont extrmement mthodiques, et quils connaissent, par exprience,
les avantages qui rsultent de la division du travail, cette opration est
rgulirement excute de la manire suivante : un homme savance en ligne
directe et enlve de chaque ct, coups de houe, un rang de racines. Un
second marche ensuite, et dgage ces racines de la terre qui y est
adhrente ; et enfin, un troisime soccupe rendre la terre meuble dans
lespace qui est entre les rangs. Par ce moyen, un seul buffle suffit pour y
traner la charrue. Les racines de "ow-leang sont quelquefois brles sur le
1
Grand millet.
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sol, et lon en tend ensuite les cendres. Mais quand le chauffage est rare, on
emporte ces racines pour les brler dans les maisons.
La terre tant dans un tat de culture continuel, les charrues de la
construction la plus simple suffisent pour tout ce quon a besoin den faire.
Quand le sol est trs lger, des hommes et des femmes sattachent eux-
mmes la charrue, et labourent. Cette charrue na pas besoin de coutre,
attendu quil ny a point dherbe sparer. Le soc qui ouvre la terre est
termin en courbe : ce qui fait le mme effet que lais qui, dans les charrues
dEurope, sert retourner la terre. Cette partie du soc chinois est quelquefois
de fer, et plus souvent de cette espce de bois qu cause de sa duret, on
nomme bois de fer.
Aprs trois jours de navigation, les yachts arrivrent dans lendroit
jusquo remonte la mare. Le reflux, acclrant le courant de la rivire, les
porta le lendemain Tien-Sing. L, le lgat qui, jusqualors, avait voyag avec
lambassade, mais qui, intimid par la prsence de Sun-ta-Zhin, ne stait
aucunement ml de la diriger, sen spara enfin, ou plutt disparut sans
prendre cong et sans mettre les Anglais dans le cas de le remercier des
services quil savait bien lui-mme ne pas leur avoir rendus.
Ce fut aussi l que lambassade prit une nouvelle route. Au lieu de suivre
le mme bras du Pei-Ho jusqu la mer, elle tourna droite, vers le sud, et
passa devant lembouchure de la rivire When-Ho qui, comme le Pei-Ho, vient
des montagnes de la Tartarie, et tombe dans le grand bassin de Tien-Sing.
Les yachts furent trois heures traverser la multitude de jonques qui taient
lancre dans ce bassin, et ils entrrent dans la rivire Yun-Leang-Ho, dont il
a dj t question. Sur les bords de cette rivire, les faubourgs de la Cit
Cleste
1
occupent un grand espace. On y avait construit un pavillon pour
recevoir lambassadeur, et plac, dans lendroit o il devait dbarquer, une
porte triomphale. Une collation de fruits et de confitures lattendait dans le
pavillon. La foule des spectateurs ntait pas moins grande cette fois-ci que la
premire fois quil passa Tien-Sing.
1
Signification du nom de Tien-,ing.
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Derrire la ville de Tien-Sing stend une plaine vaste et sablonneuse,
couverte de petites tombes dont le nombre est incalculable. Cest le cimetire
public ; et les limites nen sont si recules que parce que le respect que les
Chinois ont pour les morts les empche douvrir une fosse dans lendroit o la
moindre trace indique quil y en a eu une premire.
Le Yun-Leang-Ho se nomme aussi Eu-Ho, cest--dire la prcieuse
rivire . Son cours, auprs de Tien-Sing, est entre deux chausses
extrmement leves, et inclines, du ct de leau, comme un glacis. Sur le
haut de chacune de ces leves, qui ont plusieurs milles de long, est un trs
joli chemin, garni de gravier, et ombrag par des rangs de grands saules, de
hauts peupliers, de trembles et darbres fruitiers, principalement des pruniers.
Le long des leves, la campagne est cultive comme un jardin. Il y a surtout
beaucoup de lgumes.
Le courant tait si fort que pour le vaincre, il fallut employer dix-huit ou
vingt hommes tirer chaque yacht. Malgr cela, on ne faisait pas plus dun
mille par heure. Mais laspect charmant de la campagne ddommageait un
peu de la lenteur de cette navigation. Dans dautres endroits, la rivire
slargissait denviron quatre-vingts pieds, et le courant opposait alors moins
de rsistance.
Daprs une tradition, conserve par les marins qui naviguent sur le Yun-
Leang-Ho et les habitants qui sont sur ses bords, cette rivire tait jadis deux
fois plus profonde quelle nest prsent. Une partie du fleuve Jaune suivait
alors son cours, et tombait dans le bassin de Tien-Sing. Mais maintenant, tout
ce grand fleuve va se jeter dans la mer Jaune plus de cent milles de
distance de la Cit Cleste.
Les postes militaires de Yun-Leang-Ho ne sont spars que de quelques
milles. Les soldats qui y sont stationns doivent protger le commerce
intrieur des provinces et les voyageurs contre les voleurs et les pirates. Un
soldat chinois porte lpe du ct droit et la pointe tourne en avant ; et il la
tire du fourreau en mettant sa main droite en arrire.
Le sol que les Anglais virent, en partant de Tien-Sing, est sablonneux.
Mais on ne peut le creuser un pied de profondeur sans trouver leau en
abondance. Lon y voit, peu de distance les uns des autres, des canaux de
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diffrente grandeur. Quelques-uns portent leurs eaux la rivire, et dautres y
prennent naissance.
Tandis que les Anglais remontaient le cours du Yun-Leang-Ho, il y eut une
diffrence remarquable entre la hauteur du thermomtre pendant la nuit et
celle o il tait dans le milieu du jour. Quelquefois, au lever du soleil, la
liqueur ne slevait gure au-dessus de quarante degrs de lchelle de
Fahrenheit et, midi, elle approchait de quatre-vingts. Ces vicissitudes
commencrent affecter la sant de quelques Anglais ; mais la maladie dun
petit nombre de gardes tait cause par trop de plnitude, et par le dfaut
dexercice.
En passant prs des quelques villages, les voyageurs virent des femmes
assises devant leur porte, occupes filer du coton au rouet. Quelques-unes
travaillaient la moisson ; et on ne pouvait gure les distinguer des hommes
par la dlicatesse de leurs traits ou de leur teint. Suivant M. Hickey, qui, dans
le cours de sa profession, observa particulirement les formes du corps,
la personne de ces femmes est entirement le contraire de ce
quon considre en gnral comme beaut ou lgance dans leur
sexe. Leur tte est grosse et ronde, et leur petite stature ne parat
pas avoir plus de six fois la longueur de la tte. Leur taille est
entirement cache par leurs robes amples. Elles portent de
grandes culottes qui vont depuis la hanche jusquau bas de la
jambe ; et de la cheville au bout du pied, tout est couvert de liens.
Les femmes dont les formes sont plus lgantes ne sont probablement pas
exposes aux rudes travaux de la campagne. Une coutume qui subsiste, dit-
on, en Chine, doit rendre la beaut rare dans les classes infrieures. On
assure que les jeunes filles, distingues par leur figure ou par les grces du
corps, sont, ds lge de quatorze ans, achetes leurs parents, pour lusage
des gens riches ou puissants. Les principales personnes de lambassade
virent, par hasard, quelques-unes de ces femmes ; et daprs la blancheur et
la dlicatesse de leur teint, la beaut et la rgularit de leurs traits, ils
jugrent quelles avaient droit dtre admires. Celles qui ne paraissent pas
ordinairement dans la foule, mais que la curiosit faisait sortir de leurs
maisons pour voir passer les trangers, taient quelquefois obliges de se
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retirer cause des hues des hommes, qui semblaient leur reprocher de
sexposer la vue des Barbares.
Aprs avoir parl des petits yeux quon attribue, en gnral, aux Chinois
des deux sexes, M. Hickey ajoute :
La plupart des hommes ont le nez court et retrouss, les os des
joues gros, la bouche grande et le teint brun et sale. Tous, sans
exception, ont les cheveux noirs, et si pais, si forts, quauprs
deux, ils comparent ceux des Europens au poil des plus petits
animaux. Les Chinois portent souvent des moustaches, et laissent
crotre sur leur menton un brin de barbe qui descend trs droite.
Les Anglais remarqurent que la saison de la moisson occasionnait une
gaiet gnrale parmi les Chinois des deux sexes. Ils paraissaient bien sentir
quils travaillaient pour eux-mmes. Beaucoup de paysans sont propritaires
des terres quils cultivent. On ne voit point parmi eux de ces fermiers
spculateurs qui cherchent, par des monopoles et des combinaisons, tirer
un grand parti de leur rcolte, et triompher, par leurs richesses, du pauvre
cultivateur, jusqu ce quils laient enfin rduit ltat de simple manuvre.
Les avantages qui rsultent du voisinage de la rivire consolent un peu les
paysans de loppression des mandarins, qui les obligent frquemment de
traner, pour un mince salaire, les bateaux quemploie le gouvernement.
La rivire serpentait dans une plaine riche et bien cultive, qui navait de
bornes que lhorizon. L, le "ow-leang et les autres espces de millet
semblaient, comme sur les bords du Pei-Ho, tre la principale production. Les
maisons de presque tous les villages taient entoures dune paisse clture
de tiges de "ow-leang, destines, sans doute, tre employes contre le
froid, qui sapprochait rapidement, quoiquon ne ft encore qu la mi-octobre.
Les villages sont quelquefois aussi grands que des villes europennes ;
mais quand ils ne sont pas entours de murailles, les Chinois nen font pas
grand cas, et ils ne les comprennent point dans lun des trois ordres de leurs
cits.
Quoique les yachts remontassent lentement le cours de la rivire, les
voyageurs ntaient presque jamais une demi-heure sans dcouvrir quelque
nouveau village. La plupart des maisons de ces villages ne sont faites que de
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bousillage, ou de masses de terre imparfaitement cuites au soleil, et moules
entre des planches, quon y laisse attaches, jusqu ce que ces murs aient
assez de solidit pour supporter un toit. Quelquefois, les murs sont
simplement dosier, avec un crpi dargile. Les toits sont, en gnral, de
chaume et quelquefois de gazon. Les appartements sont diviss par des
treillis, et tapisss de large papier, sur lequel on voit des figures de divinits
ou des colonnes de sentences morales. Chaque maison a tout autour delle un
espace vide, entour de claies, ou de tiges de "ow-leang + tout cela est fait
avec un ordre, une propret qui attestent lindustrie du propritaire, et
suffisent pour que le spectateur trouve moins dsagrable les matriaux
grossiers qui composent ces demeures.
Les villes sont entoures de murailles, plus hautes, pour la plupart, que
les maisons quelles renferment. Ces murailles forment, en gnral, un carr,
dont les quatre cts font face aux quatre points cardinaux. Les portes sont
distingues par les noms de porte de lest, de louest, du nord ou du sud,
suivant leur position, et le nom est grav sur une pierre au-dessus de la
porte. Les rues sont ordinairement troites, et il ny a dans les villes aucune
espce de place, ou de grand espace vide. Les vastes difices y sont en petit
nombre, et consacrs des usages publics, ou habits par les principaux
mandarins revtus de lautorit. Les lois somptuaires de la Chine rglent les
demeures aussi bien que les vtements des gens riches. Suivant une maxime
de cet empire, laquelle est bien loin dtre universellement adopte ailleurs,
plus le palais du riche est spacieux, plus la cabane du pauvre est rtrcie ; et
plus les tablissements du premier sont splendides, plus la condition de
lautre devient misrable ; parce que, plus on emploie de travail fournir aux
superfluits, moins il en reste pour se procurer les choses ncessaires la
vie.
Les maisons sont, en gnral, dune construction simple, et nont quun
tage. Les fondements sont de pierre de taille ou de granit, quon tire des
montagnes les moins loignes. Les briques qui servent construire ces
maisons sont dune terre choisie, et cuites dans les fourneaux chauffs avec
du bois ou du charbon de terre. Les toits sont en tuiles, faites avec le mme
soin que les briques. Ils ont des rangs de tuiles concaves, et des rangs de
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tuiles convexes, qui forment autant de sillons o toutes les tuiles sont bien
lies avec du mortier dagile.
Le mlze est ordinairement le bois quon emploie dans la construction
des maisons. Il crot sur des montagnes qui sont trop froides et trop
escarpes pour admettre un autre genre de culture. Les fentres sont petites,
et garnies de papier au lieu de vitres. Les Chinois ne font point entrer du fer
dans la construction de leurs maisons : peine y a-t-il un clou. Le rez-de-
chausse nest point planchi, mais carrel avec de grands carreaux de
marbre ou de briques.
Les difices publics et lgants sont entours dun rang de colonnes de
mlze, parallle aux murs extrieurs, ce qui forme un pristyle tout autour
du btiment. Le toit repose alors sur le mur, et il y a un avancement qui est
soutenu par les colonnes. Dans les maisons particulires, il y a quelquefois un
double et mme un triple toit lev de quelques pieds seulement au-dessus
de lautre.
Tous les difices publics et la plupart des palais ont leurs principales portes
et leurs fentres tournes vers le sud. Les btiments publics les plus
remarquables sont, dans chaque ville, une salle daudience o lon entend
ceux qui ont se plaindre, et o lon administre la justice ; un collge, o les
tudiants sont solennellement examins et reoivent les premiers degrs ;
des temples pour le culte public de diverses sectes ; des greniers, o lon
tient du grain en rserve pour les temps de disette ; enfin, une bibliothque
publique.
Les maisons ordinaires ont des faades sans colonnes ; et devant celles o
il y a des boutiques, on plante deux longs poteaux, peints, dors, et portant
des planches avec de grands caractres dor, et des peintures analogues aux
marchandises quon vend. Les caractres sont pour les passants lettrs, et les
peintures pour les ignorants. Lintrieur des maisons a peu dornements ; et
les ameublements sont fort simples. Chaque meuble ou ustensile de bois est
peint en rouge et verniss.
Dans les grandes rues et dans une partie des faubourgs des villes que
traversrent les Anglais, on voyait le mouvement, lactivit du commerce, qui
est d en partie la proximit de la rivire de Yun-Leang-Ho, o lon voit sans
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cesse passer des bateaux. Il y en a aussi lancre devant les villages, ainsi
que devant les villes.
Chaque ville est mise sous la protection de certaines toiles ou
constellations, dont les Chinois comptent vingt-huit. Mais ils ont, en outre,
une division dtoiles qui rpondent aux signes du Zodiaque, et quils
appellent les douze demeures du ,oleil. Il n
embouchure du canal, ainsi que sur la rive oppose, est une ville
trs tendue et trs peuple. L, le canal a environ trois quarts de milles de
large, et forme un excellent port.
Ni ce canal, ni aucun autre en Chine nest entretenu aux frais et pour le
profit de quelques individus. Il est sous linspection et la direction immdiate
du gouvernement, dont la politique est de maintenir une communication facile
entre les diverses parties de lempire, parce quelle favorise le commerce et
lagriculture du pays, et par consquent, augmente les revenus de ltat, et
les ressources du peuple.
Lextrme rapidit qua le fleuve Jaune dans lendroit o les yachts et les
barques de lambassade devaient le traverser rendait ncessaire, suivant la
coutume des Chinois, un sacrifice la divinit du fleuve, afin de sassurer un
passage heureux. Dans ce dessein, le pilote, entour de tout son quipage, se
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plaa sur le devant du yacht, et tenant dans sa main un coq, destin servir
de victime, il lui arracha la tte, la jeta dans le fleuve, et consacra le btiment
en arrosant, avec le sang de loiseau, le pont, les mts, les ancres, et les
portes des appartements, et y attachant quelques plumes du mme animal.
Alors plusieurs grandes jattes remplies de viande furent ranges sur le pont
en ligne transversale. Au-devant de ces jattes, on avait plac une coupe
remplie dhuile, une de th, une de liqueur spiritueuse, et une quatrime de
sel. Le pilote sinclina trois fois profondment, en tenant ses mains leves, et
en marmottant quelques paroles, comme pour invoquer la dit. Pendant ce
temps-l, on battait avec force le loo + des mches allumes taient leves
vers le ciel ; du papier couvert de feuilles dtain ou dargent tait brl, et
lquipage faisait partir un grand nombre de ptards. Le pilote, savanant
vers la proue, fit des libations au fleuve, en y versant les coupes qui
contenaient lhuile, le th et la liqueur ; aprs quoi, il y jeta celle o tait le
sel. La crmonie tant acheve, on emporta les jattes de viande, dont
lquipage se rgala. Ensuite, les yachts furent lancs avec confiance travers
le courant du fleuve. Aussitt quon leut pass, le pilote remercia le ciel par
trois inclinations profondes.
Indpendamment des offrandes journalires, et des adorations qui se font
lautel plac du ct gauche de la chambre, ct que les Chinois regardent
comme le plus honorable, on fait des sacrifices solennels, tels que celui que
nous venons de dcrire, afin davoir un vent favorable ou dcarter un danger
imminent.
Pour que les Chinois fassent des sacrifices, dans lintention dapaiser les
vagues irrites ou de se les rendre propices, il suffit, sans doute, que la mme
chose ait t pratique par leurs anctres. Mais lorigine de cette coutume est
plus difficile expliquer ; et la coutume mme ne prouve pas que ceux qui
lont invente fussent trs clairs. Quelques considrations peuvent faire
prsumer que lusage de sadresser des tres invisibles pour leur demander
des secours a t fond sur un principe commun, partout o il a eu lieu.
Aussitt quun homme a eu acquis un pouvoir absolu sur plusieurs autres
hommes, et que ce pouvoir a t galement senti, soit en prsence de celui
qui en tait revtu, soit en son absence, on a jug ncessaire de chercher
obtenir sa bienveillance, en lui offrant tout ce qui semblait devoir lui tre plus
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agrable. Ainsi, le souverain, et en son absence, son palais, son trne, ou la
principale demeure du lieu, ont reu des dons quon croyait pouvoir le flatter ;
car telle tait la ressource du faible pour se mnager lamiti du puissant ou
viter ses injustices. Si le souverain aimait lor, les entrailles de la terre
taient creuses pour le satisfaire. Sil prfrait de se livrer aux plaisirs
drgls et sanguinaires de la table, plaisirs auxquels on dit que les princes et
les conqurants des premiers ges taient trs adonns, de sanglants
sacrifices taient prpars et offerts son autel.
On savait que les vnements moraux qui influaient sur le bonheur du
peuple dpendaient de la volont du souverain, et que ceux de ses sujets qui
vivaient loin des lieux o il se tenait, et qui ne pouvaient le voir, nen
sentaient pas moins le poids de son autorit. De l, on conclut que les
vnements physiques taient galement soumis un tre personnifi,
quoique invisible, et dont on pouvait acqurir la protection et la faveur par les
mmes moyens qui taient pratiqus dans la conduite morale du monde.
Les offrandes ou les sacrifices taient faits quelquefois par une classe
dhommes revtus du titre de ministres de lautel ; et ces hommes retenaient,
pour leur usage particulier, la plus grande partie des sacrifices offerts. Ainsi,
lorsque les dvots devinrent sacrificateurs, ils suivirent lexemple des prtres,
et aprs avoir prsent solennellement le sacrifice la divinit, ils le retinrent
pour le manger, consacrant seulement lobjet de leur culte quelques petites,
mais importantes parties de loffrande, telles, par exemple, que lhuile et le
sel. Comme lorsquon jetait beaucoup dhuile dans leau, les vagues irrites
sapaisaient, cette proprit servit sans doute confirmer la puissance
surnaturelle de la dit laquelle on stait adress, et de la satisfaction que
lui causait loffrande. Quant au sel, il tait considr comme ncessaire pour
donner du got la plupart des aliments et, par consquent, on supposait
quil ne pouvait manquer dtre agrable.
Il parat que les causes qui ont dirig dautres nations dans la nature de
leurs sacrifices, ont aussi influ sur les Chinois. Par exemple, lorsquune
volaille tait offerte en sacrifice par les juifs, la loi du L/8iti5ue
recommandait : Que le prtre lapportt sur lautel, lui arracht la tte et la
brlt sur lautel ; quil ft couler le sang de la volaille sur lautel, quil lui tt
le jabot et les plumes, et quil la jett ensuite derrire lautel. Ces mmes
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juifs recommandaient : De ne point souffrir que le sel du contrat fait avec
leur dieu manqut aux viandes des sacrifices.
Les auteurs profanes font mention de lhuile et du sel comme dune chose
commune dans les sacrifices des anciens Europens. Virgile peint Ene
versant de lhuile sur les victimes gorges :
J'leum #undens ardenti6us eBtis.
Ovide met, parmi les oblations des premiers Italiens,
... )uri lucida mica salis.
Et Horace noublie pas, dans les offrandes quon fait aux Pnates irrits le
J,aliente mica.
Mais les Chinois ne croient pas que leurs offrandes suffisent pour leur faire
traverser le fleuve Jaune. Ils font aussi beaucoup defforts pour vaincre la
violence du courant et atteindre le rivage sans accident.
Le vent tait favorable lorsque les yachts de lambassade passrent. Ils
taient tous par de lgers canots la voile, et en outre, ils se servaient de
leurs grandes voiles et de leurs larges avirons. Quelques-uns traversrent le
courant sans beaucoup driver ; mais dautres furent entrans une distance
considrable de lentre du canal o ils devaient aborder, et il fallut les faire
haler avec une corde pour les y conduire ; ce qui fut trs fatigant.
Parmi les fleuves de lancien continent, il nen est gure qui traverse une
plus grande tendue de pays et porte plus deau la mer que le fleuve Jaune.
M. Barrow, dont le journal, ainsi que celui de lambassadeur, a servi cet
ouvrage plus souvent que nous ne lavons cit, essaie de donner une ide
juste du fleuve Jaune.
Les sources du fleuve Jaune, dit-il, sont dans deux lacs, situs au
milieu des montagnes de cette partie de la Tartarie, dsigne sous
le nom de 3o-"onor. Ces lacs sont peu prs par le trente-
cinquime degr de latitude nord et par le dix-neuvime degr de
longitude louest de Pkin. Aprs avoir serpent dans cette partie
de la Tartarie, et fait dabord vers lest environ deux cent quarante
milles, puis vers le nord-ouest cent milles, et de nouveau vers lest
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deux cent cinquante milles, grossi par les eaux de diverses rivires
quil reoit dans son cours, le fleuve entre dans la province de
Shen-Se. L, courant vers le nord dans une direction parallle la
grande muraille, il la traverse par le trente-neuvime degr de lati-
tude, et entre dans le pays des Tartares-Ortoos quil spare de
celui des Tartares-Monguls. Continuant dans une direction
septentrionale jusquau quarante-neuvime degr de latitude, il
parcourt un espace de quatre cents milles. Les hauteurs de la
Tartarie lui livrent en abondance leurs eaux tributaires, et la
province de Shen-Se lui en fournit de toutes les parties de
lhorizon. Parcourant ensuite deux cents milles vers lest, il traverse
encore la grande muraille, et tournant au sud, il fait quatre cents
milles dans cette direction, spare les provinces de Shen-Se, et
entre dans la province de Ho-Nan, par une latitude parallle celle
o il prend sa source. De l, aprs avoir reu les eaux dun grand
lac, il traverse la partie septentrionale de la mme province et celle
de la province de Kiang-Nan, en faisant droit lest cinq cent
soixante milles, et il verse limmense volume de ses eaux dans la
mer laquelle il donne son nom.
La longueur du cours de ce fleuve a deux milles cent cinquante
milles. Lendroit o le traverse le canal imprial nest loign de la
mer que de soixante-dix milles. Il na gure l quun mille de large,
et dans le milieu du courant, la profondeur est de neuf dix pieds.
Cependant, quoique le pays soit trs plane, le courant du fleuve est
si rapide quil fait sept ou huit milles par heure. Il est vrai que
jamais la rapidit dune rivire ne dpend de la pente dune partie
du pays quelle traverse, mais de limptuosit de sa chute,
lorsquelle est encore prs de sa source, et de ltrcissement du
canal dans lequel elle est ensuite force de couler, ou bien de
laccroissement soudain de ses eaux dans le mme canal : cette
vrit est dmontre par les observations que le major Rennel a
publies sur le cours du Gange.
Pour viter toute possibilit dexagration, supposons que dans lendroit
o les Anglais traversrent le fleuve Jaune, il net que trois quarts de mille
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
de large, une profondeur moyenne de cinq pieds, et un courant de quatre
milles par heure ; de l, il sensuit que ce fleuve verse chaque heure, dans la
mer Jaune, un volume deau gal 418 176 000 pieds cubes, ou
2 563 000 000 gallons
1
; ce qui fait onze fois plus deau que le Gange nen
fournit la mer des Indes.
Pour pouvoir se former quelque ide de la quantit de limon
mle aux eaux du fleuve Jaune, on fit lexprience suivante. Dans
lendroit o le courant tait de sept ou huit milles par heure, et o
le fleuve avait neuf pieds de profondeur, on prit un gallon et trois-
quart deau, mesure commune. Cette eau dposa un sdiment qui,
lorsquil fut compact et press en forme de brique, forma une
masse de deux pouces et un tiers cubes. Ce sdiment tait
compos dun limon argileux trs fin et dune teinte jauntre ; et
lorsquil fut sec, on le rduisait facilement en poudre impalpable,
en le pressant entre les doigts.
Martini observant combien le fleuve Jaune parat trouble, et ne se
doutant pas du peu de matire colore quil faut pour teindre un
grand volume deau, estime que dans la saison des pluies le limon
que charrie ce fleuve forme un tiers de son volume.
Quelques-uns des voyageurs qui ont parcouru lEgypte ont
galement cru que la quantit de limon mle aux eaux du Nil dans
le temps o ce fleuve dborde formait un vingtime de son volume.
Mais le docteur Shaw, observateur bien plus exact, ayant fait
vaporer une quantit donne deau du Nil, trouva que le rsidu
ntait que la cent vingtime partie de la masse premire.
Suivant la mthode observe pour estimer la quantit de limon
contenu dans les eaux du fleuve Jaune, il parut que le limon ne
formait que la deux centime partie du volume des eaux. Il est vrai
que, par la nature de lexprience, il doit stre perdu une quantit
considrable de limon.
Cependant, daprs la proportion dont nous venons de faire
mention, le fleuve porte chaque heure dans la mer Jaune
1
10 252 000 000 pintes, mesure de Paris. (Note du Traducteur).
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3 420 000 000 pouces cubes, ou 2 000 000 pieds cubes de terre ;
ce qui fait 48 000 000 par jour, et 17 520 000 000 par an.
Suppos que la profondeur moyenne de la mer Jaune soit de
vingt brasses ou de cent vingt pieds (et les Anglais la trouvrent
rarement aussi profonde), la quantit de terre charrie par le
fleuve Jaune, si elle tait accumule, suffirait pour former jusqu
la surface de la mer une le dun mille carr dans lespace de
soixante-dix jours. En portant plus loin ce calcul, un observateur
curieux trouvera en combien de temps la mer Jaune peut tre
comble par le limon seul que le fleuve y dpose successivement.
Ainsi, en admettant que cette mer stend au nord du fleuve, et
comprend les golfes de P-Ch-Le et de Lea-Tong, la somme des
milles carrs qui composent cette tendue est denviron 125 000
qui, multiplis par le nombre de 70 jours, ncessaires pour remplir
un mille carr, doit faire 8 750 000 jours, ou 24 000 ans.
Daprs ce calcul, on suppose que la quantit de terre porte par
le fleuve Jaune est sans cesse la mme ; mais cela peut ntre
point ainsi. Toutefois, le cours de ce fleuve est dune trs grande
longueur ; il se prcipite avec une excessive rapidit des monta-
gnes de la Tartarie, et entrane tout ce quil rencontre devant lui.
De frquentes crues, occasionnes par de fortes pluies, augmen-
tent sa vlocit comme son volume, et le font dborder dans les
pays plats o il passe, et qui ne sont composs que dun sol lger
et sans aucune compacit. Il est donc possible quil charrie encore,
pendant des sicles multiplis, une aussi grande quantit de terre
que celle quil charriait au passage de lambassade anglaise.
Tandis que les yachts qui portaient les Anglais savanaient vers le fleuve
Jaune, il y eut une correspondance suivie entre lempereur et le nouvel et
respectable conducteur de lambassade. Sur la reprsentation de ce dernier, la
lettre adresse sir Erasme Gower, et retenue par Ho-Choong-Taung, fut, par
lordre exprs du monarque, envoye Chu-San. Sun-ta-Zhin fit souvent part
lambassadeur des expressions flatteuses quemployait lempereur, en
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parlant de lui dans ses dpches. Lambassadeur tait particulirement
inform que ces expressions ntaient dues quaux rapports favorables de
Sun-ta-Zhin, relativement la conduite et aux dispositions des Anglais. Ce
Chinois dclara que, daprs les observations les plus attentives, il tait
convaincu que lambassadeur navait rellement dautre intention que celle de
procurer sa patrie des avantages commerciaux, que les nations
europennes considraient comme un objet trs important, bien quaux yeux
dun homme dtat chinois cet objet ft de peu de consquence, et ne mritt
pas tous les embarras dune expdition aussi lointaine que celle quil avait
occasionne. Sun-ta-Zhin ajouta quil napercevait, dans les sentiments et
dans les murs des Anglais, rien dont la communication pt avoir le moindre
danger pour le peuple avec lequel ils dsiraient avoir des relations.
Les gracieuses expressions de lempereur taient quelquefois
accompagnes de prsents de choses confites, quil choisissait sur sa table et
envoyait, suivant la manire des Orientaux, comme des marques de son
attention particulire.
En rpondant aux lettres de Sun-ta-Zhin, lempereur lui manda :
Quil avait conu lui-mme une haute estime pour lambassadeur
et pour sa nation, malgr les divers soupons quon avait eus sur
eux ; quil tait dtermin protger leur commerce, auquel
lambassadeur paraissait prendre un si vif intrt ; quil avait, la
vrit, refus daccder des demandes particulires, mais que ce
ntait pas parce quil les regardait prcisment comme dange-
reuses en elles-mmes, mais parce quelles auraient fait introduire
des nouveauts quil ne croyait pas prudent dadopter, au moins
tout coup, lge avanc o il tait. Que quant aux affaires de
Canton, le dtail de ce qui concernait cette province loigne avait
t presque entirement la discrtion du vice-roi qui,
officiellement consult sur la rponse, ne stait nullement souci
de dicter labolition des pratiques quil avait permises. Mais que
pour donner une marque de son attention aux vux des Anglais
cet gard, lempereur avait fait un changement dans le
gouvernement de cette province, et y avait nomm une personne
de son sang, laquelle tait doue de sentiments extraordinaires de
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justice, et dune bienveillance particulire envers les trangers ;
quil avait crit ce nouveau vice-roi, qui navait point encore
quitt son premier gouvernement de Ch-Kiang, dont le Chu-San
faisait partie, et lui avait recommand, dans les termes les plus
forts, de revoir les rglements du port de Canton, et de mettre un
terme aux vexations dont se plaignaient les Anglais.
Sun-ta-Zhin dit en outre lambassadeur quon pourrait peut-tre
imaginer que, par amiti pour son excellence, il tait port donner
linterprtation la plus favorable aux dpches de lempereur ; mais que les
expressions dont il stait servi dans les principales choses quils avaient dites
taient celles de lempereur lui-mme. Il ajouta ensuite que, comme le
nouveau vice-roi de Canton rsidait encore Han-Choo-Foo, capitale de la
province de Ch-Kiang, il lui prsenterait lambassadeur qui, par ce moyen,
aurait la confirmation de tout de quil venait dentendre.
Les lettres qucrivait lempereur et celles que lui adressait Sun-ta-Zhin
taient mises dans un sac ou un panier plat, quun homme cheval portait,
attach autour de son corps. Au bas du sac taient suspendues des clochettes
dont le bruit annonait chaque station larrive du messager, qui y tait
chang ainsi que le cheval. La distance entre les stations tait de dix ou douze
milles.
Aussitt que les yachts de lambassade entrrent dans la province de
Kiang-Nan, elle reut de la part du vice-roi une marque dattention que les
autres commandants avaient nglige. Les hommes qui tranaient les yachts
lorsque les Anglais remontrent le Pei-Ho leur arrive en Chine, ainsi que
ceux qui leur avaient servi de la mme manire leur retour, taient vtus de
simple toile de coton bleue, et quelquefois ils ne portaient que les haillons de
la pauvret. Mais dans la province de Kiang-Nan, ils parurent avec un
uniforme neuf, bord de rouge, et ils taient coiffs dun bonnet pointu, sur le
sommet duquel tait un bouton rouge et plat. Lorsque ces hommes taient
changs, luniforme passait ceux qui les relevaient. Cet uniforme tait
tous gards mieux assorti aux yachts et aux barques de lambassade. Dune
jolie construction, commodes pour les passagers, portant le pavillon imprial,
orns des banderoles et dautres dcorations navales, accompagns dune
musique bruyante, mais agrable quand elle tait entendue de loin, les yachts
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de lambassade taient au nombre de quarante, et marchaient en ordre la
suite lun de lautre. Il est vrai quils nallaient pas trs vite, surtout quand la
brise soufflait du sud-ouest ; mais cette mme brise rendait la temprature
extrmement agrable. En mme temps, un ciel nuanc de couleurs gristres
ne laissait passer que la quantit de rayons du soleil quil fallait pour que lair
ft encore plus doux.
La scne tait encore embellie par la vue des autres btiments qui
naviguaient et se croisaient sur le canal ; par la perspective des villes et des
villages btis sur ses bords ; par les laboureurs qui cultivaient leurs champs
ou recueillaient leur moisson ; par les postes militaires dployant leurs
tendards et tirant, lapproche de lambassade, leurs canons pour la saluer ;
enfin, par un nombre immense de spectateurs, accourus sur les bords du
canal pour voir passer les trangers.
Au sud du fleuve Jaune, les yachts allaient beaucoup plus vite, parce qu
partir de ce fleuve, le canal imprial a un courant beaucoup plus rapide : cest
pour cela quon a augment dans cette partie le nombre des cluses. Plus
loin, le canal passe sur les bords du lac Pao-Yng ; mais il est beaucoup plus
lev que ce lac, et une chausse, semblable celle que nous avons dcrite,
len spare. Il se fait dans le lac Pao-Yng une pche considrable, pour
laquelle on emploie principalement loiseau dont nous avons dj parl, le
leu-tze ou cormoran-pcheur de la Chine, lequel dans une langue scientifique
peut tre distingu des autres espces sous le nom de )elicanus sinensis. On
lve sur le lac Pao-Yng un trs grand nombre de ces oiseaux, et on en envoie
dans toutes les parties de lempire.
Au-del du lac, le pays est si marcageux quil est impossible de le cultiver
comme les autres. Le lien-wha $ crot spontanment et en abondance. Dans
les endroits ainsi submergs, les Chinois dploient un nouveau genre
dindustrie. Ils font des radeaux ou des claies de bambou, quils chargent
dune couche de terre, et laissent flotter sur leau ; ensuite, ils y cultivent
plusieurs espces de vgtaux. Ainsi, bord des vaisseaux, on se procure une
petite quantit de jardinage, en semant les graines dans de la terre arrose,
ou bien dans des morceaux de flanelle monts sur des chssis, et humects
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avec soin. Cest, par exemple, de cette manire quon a promptement du
snev ; ce qui est extrmement agrable aux personnes qui sont depuis
longtemps en mer.
Indpendamment de la mthode employe par les Chinois pour se
procurer des rcoltes sur leau, ils ont beaucoup dautres moyens de tirer
parti des lacs, des rivires et des canaux. Ils cultivent des vgtaux qui
croissent dans le fond des eaux, et particulirement le lien-wha + ils prennent,
de beaucoup de manires, les oiseaux qui se tiennent sur leau, et les
poissons qui sont au-dessous, ainsi que les autres animaux qui rampent dans
le fond ; ils fertilisent les terres par larrosement ; ils ont, par eau, une
communication peu chre et aise, entre les diffrentes parties de lempire, et
de cette manire, ils laissent lagriculture beaucoup de terrain quil faudrait
pour les grandes routes, et beaucoup de travail quexigerait leur entretien. Ils
pargnent encore davantage de terrain, puisquils nont pas besoin den
employer en pturages ou la culture du fourrage quil leur faudrait, sils
taient obligs davoir des animaux pour porter les voyageurs et les marchan-
dises : aussi on peut, sans exagration, dire quen Chine le produit des eaux
est gal celui des terres, proportionnment leur tendue.
La partie marcageuse de la province de Kiang-Nan tait, de tous les pays
que les Anglais avaient vus en Chine, celui qui avait lair le plus pauvre et le
moins propre tre habit. Aprs avoir vu ravager leurs habitations et le
produit de leur industrie par des inondations extraordinaires, ou par dautres
calamits inattendues, les Chinois quittent quelquefois ces sortes de pays, et
vont former des colonies en Tartarie, malgr la prvention gnrale quils ont
contre les Tartares. Quoiquun grand nombre des premiers mandarins et la
plupart des vice-rois des provinces soient ns en Tartarie, ou issus du sang
tartare, et que quelques-uns dentre eux aient des murs polies et un
caractre trs respectable, les Chinois considrent les Tartares, en gnral,
comme des barbares. Pour justifier leur opinion cet gard, ils citent un fait
que le peuple raconte depuis quatre sicles : cest que quand les Tartares-
Monguls semparrent de Pkin pour la premire fois, ils plantrent des tentes
pour eux, et logrent leurs chevaux dans les palais des empereurs chinois.
Dans le milieu du plat pays que traversaient les Anglais, il y avait une ville
du troisime ordre. Le haut de ses murailles ntait gure au-dessus du
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niveau du canal, qui formait en cet endroit un aqueduc de vingt pieds de haut
et de deux cents de large. Le courant de leau faisait trois milles par heure.
On peut juger par l de la force des leves qui contiennent leau, et de
limmensit de travail quil a fallu pour les construire.
Bientt les yachts se trouvrent devant une jolie ville, o toutes les
maisons qui bordaient le canal taient deux tages, et peintes en blanc. Les
habitants taient mieux vtus, et les femmes plus belles et plus jolies que la
plupart de celles que les Anglais avaient vues au nord.
Un peu au-dessus de cette ville, le canal cesse davoir du courant. Comme
le terrain slve du ct du sud, il a t ncessaire de creuser vingt pieds
de profondeur pour conserver le niveau dans un espace de sept ou huit milles
anglais. A lextrmit de cette partie du canal, les voyageurs virent une ville
du premier ordre, qui semblait tre dune haute antiquit. Une partie des
murailles et des maisons tait en ruine, et couverte de mousse, dherbe et de
ronces.
Cette ville paraissait, cependant, faire un grand commerce. Il y avait
lancre au moins mille vaisseaux de diffrentes grandeurs. Une garnison,
denviron deux mille hommes, tait sous les armes, et avait ses drapeaux et
sa musique, comme si lon allait la passer en revue. La campagne des
environs tait plane, bien cultive, et couverte de riz et de mriers.
Ces arbres ne semblent pas beaucoup diffrer des mriers communs
dEurope. On lague continuellement leurs branches, afin que les jeunes
scions poussent plus promptement, car les feuilles des scions sont plus fines,
plus tendres, et plus nourrissantes pour les vers soie, que celles des grosses
branches. Quelques-uns de ces arbres portent des mres blanches, et
dautres, des mres rouges. On les cultive avec le plus grand soin. On les
plante par rangs bien aligns, et dix ou douze pieds de distance les uns des
autres. Au pied de chaque arbre, on rapporte une couche de terre argileuse,
humecte mais non inonde, et denviron un pied au-dessus du sol. Les
arbres sont frquemment lagus et tts, parce quon veut faire pousser
constamment de jeunes branches et des feuilles tendres. On pense que les
feuilles des mriers noirs sont plus nourrissantes que celles des mriers
blancs. Les Chinois ne connaissent point lart de greffer les arbres ; mais
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quelques grosses branches de leurs mriers sont couvertes de gui. Pour que
les plantations de mriers noccasionnent aucune perte de terrain, on sme
du riz dans lespace qui reste entre les arbres et lon arrose par le moyen des
sillons.
Les vers soie sont nourris dans de petites chaumires quon construit
exprs au milieu des plantations de mriers, afin quils soient loigns de
toute espce de bruit ; car les Chinois pensent que le seul aboiement dun
chien suffit pour nuire ces insectes. Cependant, les habitants des villes en
lvent quelques-uns et, pour cela, ils achtent des feuilles de mrier des
cultivateurs de cet arbre.
Les ufs des vers soie sont dposs sur du papier, et conservs
jusquau temps o on veut les faire clore. Quand cette poque est arrive,
on humecte avec un peu deau le papier qui contient les ufs ; et peu de
temps aprs les vers closent. La temprature du climat suffit pour cela. Les
Chinois ne connaissent ni lusage, ni la nature du thermomtre : la seule
exprience les guide. Quand ils veulent faire clore les ufs des vers soie
plus tt que de coutume, ils emploient la chaleur artificielle. On fait toujours
suffoquer les insectes avant de dvider la soie. Pour la dvider, on met les
cocons dans un panier ou dans un vase perc de plusieurs trous, et on les
expose la vapeur de leau bouillante, de manire quils puissent en tre bien
imprgns. Lorsque les cocons sont dvids, on mange les chrysalides des
vers soie ; on mange aussi, dans le mme pays, et le ver de terre, et la
larve de quelques insectes. Mais, en cela, les Chinois ne doivent pas paratre
absolument tranges, puisque les colons des Antilles mangent, avec dlices,
une grosse chenille
1
qui se trouve sur une espce de palmier.
Trois jours aprs avoir travers le fleuve Jaune, les yachts arrivrent sur
les bords de la rivire Yang-Ts-Kiang, qui parut aux Anglais au moins gale
au fleuve, sinon plus considrable que lui. Elle avait, en cet endroit, environ
deux milles de large.
1
On lappelle, aux Antilles, le 8er palmiste + mais on ne le mange quaux I1es-du-
Vent. (Note du Traducteur.)
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Les sources de cette rivire sont dans les mmes montagnes do sort le
fleuve Jaune, et dans son cours, il est un endroit o elle se rapproche assez
de lui pour nen passer qu quelques milles. Voici comment M. Barrow dcrit
cette rivire.
Le Yang-Ts-Kiang a deux bras qui, aprs stre spars, sloi-
gnent lun de lautre de quatre-vingts milles, et font vers le sud,
dans une direction parallle, environ soixante-dix milles. Ils se
runissent ensuite entre le vingt-sixime et le vingt-septime degr
de latitude nord, prcisment sur les limites les deux provinces de
Yu-Nan et de S-Chuen. Courant ensuite vers le nord-est travers
la dernire de ces provinces, le Yang-Ts-Kiang reoit les eaux des
nombreuses rivires de cette province et de celle de Que-Choo.
Elle fait, dans cette direction, environ six cents milles ; puis elle
entre dans la province de Hoo-Quang, par le trente et unime
degr de latitude nord. Elle fait plusieurs sinuosits dans cette
dernire province, et ajoute ses eaux celle de divers lacs ; car ils
abondent dans cette partie de la Chine. En sortant de la province
de Hoo-Quang, la rivire passe entre les provinces de Ho-Nan et de
Kiang-Se, et ses eaux abondantes, tournant un peu de lest vers
le nord, coulent mollement vers la province de Kian-Nan, et se
versent dans la mer qui borne la Chine lest, par le trente-
deuxime degr de latitude nord. Depuis la province de Hoo-Quang
jusqu lembouchure de la rivire, il y a environ huit cents milles ;
ce qui fait que depuis sa source, cette rivire parcourt au moins
deux mille deux cents milles anglais. Dans lendroit o les yachts
de lambassade la passrent, le courant ne faisait pas plus de deux
milles par heure ; mais la rivire tait plus profonde que le fleuve
Jaune.
Ainsi, ces deux grandes rivires prennent leur source dans les mmes
montagnes ; passent, dans un endroit presque lune auprs de lautre ;
scartent ensuite de quinze degrs de latitude, finissent par se jeter dans la
mme mer deux degrs lune de lautre. Elles embrassent, dans leur cours,
une tendue de pays de plus dun millier de milles de longueur, quelles
contribuent fertiliser et enrichir, mais auquel leurs dbordements nuisent
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
quelquefois. Ce pays comprend dans ses limites la plus grande tendue de
lancien empire chinois, et est situ dans cette partie de la zone tempre qui,
en Asie comme en Europe, a vu natre les hommes les plus clbres, et
excuter les actions les plus brillantes dont lhistoire fasse mention.
Pour joindre le canal, qui se prolonge de lautre ct du Yang-Ts-Kiang,
les yachts furent obligs de ctoyer un peu la rive septentrionale de cette
rivire. L, la face du pays tait entirement change. Au lieu de plaines, de
lacs et de marais, le terrain slevait graduellement depuis le bord de la
rivire, et tait enrichi de plantes, dont les espces, variant ainsi que les
couleurs, taient entremles darbres, de temples et de pagodes. Il y avait
dans la rivire plusieurs les bordes de buissons, et des rochers qui
paraissaient au-dessus des eaux. Les vagues de la rivire roulaient comme
celles de la mer ; et lon dit quon y voit quelquefois des marsouins. Les
Anglais ny virent que des jonques lancre.
Tandis que les voyageurs traversaient le Yang-Ts-Kiang, leur attention fut
presque entirement captive par une le, situe dans le milieu de cette
rivire, et appele !hin-,han, ou la 0ontagne d'r. Cette le, dont les bords
sont trs escarps, est couverte de jardins et de maisons de plaisance. Lart
et la nature semblent stre runis pour lui donner une perspective
enchanteresse. Elle appartient lempereur, qui y a bti un trs grand et trs
beau palais, ainsi que divers temples et pagodes, placs dans la partie la plus
leve de lle.
Le terrain, qui est au midi du Yang-Ts-Kiang, slve par degrs une
telle hauteur quil a fallu, en quelques endroits, creuser jusqu quatre-vingts
pieds pour trouver le niveau et faire passer le canal.
Cest dans la campagne des environs que crot larbuste qui fournit cette
espce particulire de coton, dont on fait ltoffe connue en Europe sous le
nom de nan"in. Le duvet qui enveloppe les graines est ce que dans la langue
du commerce les Anglais appellent coton-laine. Ce duvet est ordinairement
blanc ; mais dans la province de Kiang-Nan, dont Nan-Kin est la capitale, il a
cette mme couleur de jaune rouge quil conserve lorsquil est fil et tissu. On
croit que la couleur et la qualit suprieure du coton de Kiang-Nan est due
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
la nature particulire du sol ; et on assure que lespce en dgnre, lun et
lautre gard, quand on la transplante dans une autre province, quelque peu
de diffrence quil y ait entre les climats de cette province et celui de Kiang-
Nan.
Dans plusieurs parties du Kiang-Nan, des ponts solides traversent le canal.
Quelques-uns sont construits dun granit rougetre qui contient beaucoup de
spalt ; dautres sont dun marbre gris et commun. Les arches de quelques-uns
de ces ponts sont en cintre plein ; dans dautres, elles ont une forme
elliptique, et lextrmit de lellipse est prcisment au haut de larche. Il y en
a quelques-uns qui sont en fer cheval, dont la partie la plus large est au
haut de larche. Les pierres employes dans la construction des arches dun
pont chinois ne sont point carres, et ne laissent point au haut de larche un
espace triangulaire rempli par ce quon appelle la cle#. Au contraire, les
pierres sont tailles en formes de coins, proportionnment la courbe de
larche ; de sorte que, quand elles sont places, elles se trouvent toutes
parfaitement adhrentes.
Pour passer sous un pont, il faut baisser les mts ordinaires des yachts et
des barques ; et on en lve dautres, consistant en deux longues perches,
qui se joignent par le haut, et scartent en bas, suivant la largeur du
btiment, comme les deux cts dun triangle isocle. Ces mts sont levs
par le moyen de deux verrous de fer qui passent dans les bouts de perches,
et dans deux poteaux, chacun desquels est dun ct du vaisseau, et a une
entaille propre recevoir le bout des perches. Ce double mt est
promptement baiss pour passer sous un pont ; mais il y a des ponts assez
levs pour quon y passe la voile.
Ces ponts sont ncessaires dans cette partie pour tablir une
communication entre les deux bords du canal qui sont presque entirement
couverts de villes et de villages. La hauteur des arches et les marches par
lesquelles on y monte empchent dy faire passer des voitures roues ; mais
le nombre de ces voitures est trs petit, et on sen sert rarement, parce que
les marchandises les plus pesantes et la plupart des passagers vont par les
rivires et les canaux, dont le pays est coup dans tous les sens.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
On a pratiqu, sous un pont, une communication entre le grand canal et
un autre canal auquel il fournit de leau ; et cette communication ne gne ni
les gens qui passent sur le pont, ni ceux qui tirent la corde des barques.
Les rues de la cit de Sou-Choo-Foo sont divises, comme celles de
Venise, par des canaux qui partent tous du principal canal ; et sur chacun de
ces canaux, on a construit un lgant pont de pierre. La flotte des yachts et
des bateaux qui portaient les Anglais fut prs de trois heures traverser les
faubourgs de Sou-Choo-Foo pour arriver jusquaux murs de la ville, prs
desquels il y avait un nombre immense de btiments quon avait mis sec.
Dans un seul chantier, on en voyait seize quon construisait ct lun de
lautre, et qui tous taient du port de deux cents tonneaux. Le canal passe
sous les murs de la ville par diffrentes arches, assez semblables celles
quon voit dans les murailles de Batavia.
La ville de Sou-Choo-Foo parat extrmement grande et extrmement
peuple. Les maisons y sont bien bties et agrablement dcores. Les
habitants qui, pour la plupart, sont vtus de soie, ont lair dtre riches et
heureux. Cependant, on dit quils sont fchs que la cour nhabite plus Nan-
Kin, qui, situe dans leur voisinage, tait autrefois la capitale de lempire.
Certes, il ny a que de grandes considrations politiques qui aient pu engager
le souverain prfrer la province septentrionale de P-Ch-Le, sur les
confins de la Tartarie, la partie de ses tats o tous les avantages du climat,
du sol et des productions ont t prodigus par la nature, et o la nature elle-
mme a t perfectionne par le talent et lindustrie. Les voyageurs ont
appel Sou-Choo-Foo le )aradis de la !hine + et un dicton, commun parmi les
habitants de cette ville, est : Que le ciel est au-dessus deux, mais que sur
la terre, ils ont Sou-Choo-Foo .
Les Anglais trouvrent les femmes de Sou-Choo-Foo plus belles, plus
jolies, et vtues avec plus de got que la plupart de celles quils avaient vues
dans le nord de la Chine. Sans doute que dans les provinces du nord la
ncessit de cultiver un sol moins fertile, de partager et les plus rudes
travaux des hommes et les grossiers aliments qui servent leur nourriture, et
de navoir que trs peu de temps pour soigner leurs personnes, contribuent
noircir leur teint, grossir leurs traits et les dfigurer, bien plus que les
rayons du soleil ne noircissent et ne dfigurent celles qui nhabitent qu
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trente degrs de distance de lquateur. Les dames de Sou-Choo-Foo portent
quelquefois sur le devant de la tte un petit bonnet de satin noir, qui forme
une pointe entre les deux sourcils, et est enrichi de brillants. Elles ont aussi
des pendants de cristal ou dor.
A peu de distance de Sou-Choo-Foo est le superbe lac de Tai-Hoo,
environn dune chane de montagnes pittoresques. Ce lac fournit beaucoup
de poisson aux habitants de Sou-Choo-Foo ; et en outre, il est pour eux un
lieu de rendez-vous public et damusement. Beaucoup de canots, qui servent
aux promenades de plaisir, sont conduits par une seule femme. Chaque canot
a une chambre trs propre ; et on prtend que celles qui les conduisent
exercent plus dune profession. Le lac de Tai-Hoo spare la province de Kiang-
Nan de celle de Ch-Kiang, dont lambassade approchait dj la capitale.
Au-del de Sou-Choo-Foo, on voyait des plantations de mriers, trs
tendues et semblables une fort. Il y avait aussi, parmi les mriers,
quelque arbre suif. Du fruit de cet arbre, qui est le croton se6i#erum de
Linnus, les Chinois retirent une espce de graisse vgtale avec laquelle ils
font une grande partie de leur chandelle. Ce fruit ressemble beaucoup,
extrieurement, aux graines du lierre. Ds quil est mr, la capsule souvre et
se divise en deux, ou plus frquemment en trois parties qui, en tombant,
laissent dcouvert autant de noyaux, chacun desquels est sparment
attach larbre et couvert dune substance charnue et de la blancheur de la
neige ; ce qui fait un trs beau contraste avec les feuilles de larbre,
lesquelles, dans cette saison, sont dun rouge tenant la fois du pourpre et
de lcarlate. On crase les noyaux et on les fait bouillir dans de leau pour en
extraire la substance charnue ou graisseuse, et les chandelles quon fait avec
cette substance sont plus fermes que celles de suif, et nont aucune espce
dodeur. Cependant, elles ngalent ni la bougie, ni les chandelles de blanc de
baleine.
Cette dernire substance est inconnue en Chine, ainsi que lanimal qui la
produit. On ny connat gure non plus lart de blanchir la cire, et celle quon y
blanchit semploie en empltre ou en onguent.
La bougie quon voit en Chine se fait avec la cire produite par linsecte qui
se nourrit sur le trone, et que nous avons dcrit dans le chapitre de la
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Cochinchine. Cette cire est naturellement blanche et si pure quelle ne donne
point de fume ; mais on en ramasse si peu quelle est rare et chre. Les
chandelles bon march sont faites de suif ordinaire ; mais elles ont trop peu
de consistance pour quon sen serve sans les revtir dune lgre couche de
suif vgtal ou de cire. On en peint aussi quelquefois la surface en rouge.
Les Chinois se servent de diffrentes matires pour faire des mches.
Celles quils emploient dans leurs lampes sont de trois sortes : damiante, qui
brle sans se consumer ; darmoise
1
, ou dune espce de chardon
2
, qui sert
aussi pour les armes feu. Mais pour les chandelles, ils se servent dun bois
lger et inflammable qui, perc par lextrmit den bas, est pos sur une
pointe de fer fixe sur le haut du chandelier qui, au lieu dtre creux, est plat.
Ainsi, cette pointe soutient la chandelle sans quon ait besoin de bobche.
Lesprit conomique des Chinois leur fait considrer que cette forme de leurs
chandeliers remplit aussi lobjet, qui nest connu ailleurs que des plus pauvres
classes du peuple, et quelles cherchent obtenir en se servant de ce quon
appelle un 6inet. Par ce moyen, on croit quil y a un dixime de diffrence
dans la consommation de la chandelle.
Larbre suif a t, dit-on, transplant la Caroline, et y russit aussi
bien quen Chine. Ctait presque la seule espce darbre qui ombraget les
bords du grand canal, dans la partie o lambassade anglaise tait alors. L,
le canal tait sans aucun courant, et si large quun pont de pierre, qui le
traversait, navait pas moins de quatre-vingt-dix arches.
De Sou-Choo-Foo Han-Choo-Foo, cest--dire dans une tendue
denviron quatre-vingt-dix milles, le canal imprial continue avoir une
largeur de soixante cent toises, et ses bords sont revtus de murailles de
pierre. Tout le pays quil traverse dans cette partie est non moins beau que
riche.
Les yachts sarrtrent dans un village prs de Han-Choo-Foo pour
recevoir le nouveau vice-roi de Canton, lequel vint, dans son bateau, faire la
premire visite Sun-ta-Zhin et lambassadeur.
1
(rtemisia.
2
arduus marceus.
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Le vice-roi Chaung-ta-Zhin paraissait avoir un caractre doux et des
murs aimables. Il se prvalait peu, et de lavantage dtre parent de
lempereur, et du poste quil occupait comme gouverneur gnral des deux
provinces de Quang-Tung
1
et de Quang-Se. Il confirma les assurances
donnes par Sun-ta-Zhin, relativement aux dispositions et aux ordres de
lempereur en faveur des Anglais ; et il parla de la bienveillance quil avait lui-
mme pour eux.
Le lecteur observera que les noms des Chinois, cits dans cet ouvrage,
sont tous dune syllabe, indpendamment des additions de qualits ou de
titres. Chaque mot de la langue chinoise est galement monosyllabique. Les
additions sont dautant plus ncessaires quun nom ne renferme aucune
distinction en faveur de la famille de celui qui le porte. Il ny a pas plus de
cent noms de famille connus dans toute ltendue de lempire, et lexpression
des cent noms est souvent employe comme un terme collectif pour toute la
nation chinoise. Cependant, les individus prennent diffrentes poques ou
dans diffrentes circonstances des surnoms qui expriment quelque qualit ou
rappellent quelque vnement. Chaque nom de famille est port par des
personnes de toutes les classes ; cependant, lidentit de ces noms indique
quelque rapport. Tous ceux qui les portent peuvent frquenter la maison de
ceux quils croient leurs communs anctres.
Un Chinois pouse rarement, ou plutt il npouse jamais une femme qui
porte son nom de famille ; mais les fils et les filles de deux surs maries
des hommes dun nom diffrent se marient souvent ensemble. Ceux de deux
frres qui portent le mme nom ne le peuvent pas.
En Chine, les noms nannoncent jamais aucune distinction ; il ny existe
point de noblesse hrditaire ; et cependant, chacun y fait beaucoup
dattention sa gnalogie. Celui qui jusqu une poque recule peut citer
ses anctres comme stant distingus par leurs vertus prives, ou par des
services publics, et par les honneurs quils ont en consquence obtenus du
gouvernement ; celui-l, dis-je, est plus respect que des hommes nouveaux.
Ceux quon croit tre les descendants de Confucius sont toujours traits avec
une considration particulire. Les empereurs leur ont mme accord
quelques privilges. Lambition dune origine illustre est si gnrale, que les
1
Cest la province que les Europens appellent Canton.
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empereurs ont souvent donn des titres aux aeux morts dun homme de
mrite.
On ne nglige, en Chine, aucun moyen pour exciter faire de bonnes
actions, et empcher quon en fasse de mauvaises ; et lon emploie
galement lespoir de la louange et la crainte du blme. Il y a un registre
public, nomm le li8re du m/rite, dans lequel on inscrit tous les exemples
frappants dune conduite estimable ; et dans les titres dun homme, on
mentionne particulirement le nombre de fois que son nom a t insr dans
ce livre. Dun autre ct, celui qui commet des fautes est dgrad, et il ne
suffit pas quil se borne ne porter que son titre rduit ; il faut encore quil
joigne son nom le fait pour lequel il a t dgrad.
Ces rglements sont faits principalement pour les mandarins auxquels
lempereur ne confie lautorit que pour quils lemploient faire le bonheur
du peuple. Si lon abuse de cette autorit, et que le peuple souffre une plus
grande somme de maux que celle qui est ncessairement attache la nature
de la socit, cest en grande partie parce quun homme ne possde pas des
facults physiques assez tendues pour empcher que ses dlgus trompent
sa vigilance, et pervertissent mme ses intentions, moins que le peuple nait
le pouvoir dexercer sur eux une certaine censure.
Indpendamment des honneurs quil tenait de lempereur, le vice-roi
Chaung-ta-Zhin avait reu des habitants de la province de Ch-Kiang le plus
flatteur de tous les titres. Pour le rcompenser de les avoir gouverns avec
quit et avec bienfaisance, ils lavaient surnomm le second Confucius.
Le vice-roi entra avec Sun-ta-Zhin et lambassadeur, Han-Choo-Foo, le 9
novembre 1793.
@
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
CHAPITRE V
Voyage Han-Choo-Foo,
et de Han-Choo-Foo Chu-San.
@
Un bassin vaste et irrgulier termine le canal imprial dans les faubourgs
de Han-Choo-Foo. Il est accru par les eaux dun lac situ loccident de la
ville. Ce lac fournit aussi beaucoup deau un canal qui entoure la ville, et
duquel sont dtachs plusieurs autres canaux qui passent dans les principales
rues.
Han-Choo-Foo est btie entre le bassin du canal imprial et la rivire de
Chen-Tang-Chaung qui va se jeter dans la mer un peu plus de soixante
milles lest de cette ville. Quand la mer est haute, la largeur de la rivire se
trouve augmente de quatre milles, vis--vis de Han-Choo-Foo ; et dans les
moments du reflux, on voit une jolie plage denviron deux milles de large, et
stendant perte de vue. Par le moyen de cette rivire, Han-Choo-Foo reoit
des provinces mridionales et y envoie une grande quantit de marchandises.
Pour embarquer ces marchandises, ou pour les dcharger, on se sert de
chariots quatre roues, quon place la suite lun de lautre, et qui forment
une chausse quon prolonge ou quon raccourcit suivant la distance quil y a
des vaisseaux au rivage.
Il ny a point de communication par eau entre la rivire et le canal
imprial. Toutes les marchandises qui viennent du ct de la mer et
remontent la rivire, ainsi que celles qui descendent par les lacs et les rivires
de Ch-Kiang et de Fo-Chen, doivent tre dabord dbarques, lorsquon veut
les faire passer dans le nord ; et cest ce qui rend Han-Choo-Foo ltape
gnrale entre les provinces mridionales et les provinces septentrionales de
lempire.
La population de Han-Choo-Foo est immense ; car on prtend quelle
gale presque celle de Pkin. Cependant, la ville na, en apparence, rien de
grand que les murailles qui lentourent. Les maisons sont basses. Il ny en a
point qui ait plus de deux tages. Les rues sont troites et paves avec de
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grands quartiers de pierre dans le milieu, et de petites pierres plates sur les
cts. Toutes les maisons des principales rues ont des boutiques ou des
magasins sur le devant ; et plusieurs de ces magasins ne sont point infrieurs
aux plus brillants de ceux quon voit Londres dans le mme genre. On fait
Han-Choo-Foo un commerce trs tendu et trs actif de soieries ; on y vend
aussi beaucoup de fourrures et de large drap dAngleterre. Il est difficile de
passer dans les rues cause de la foule quil y a. Ce nest pas seulement ainsi
parce que les habitants se rassemblent pour voir les trangers, ou dans
quelquautre occasion extraordinaire, mais parce quils vont o les appellent
leurs affaires. Dans les magasins et les boutiques, on voit des hommes et
point de femmes. Les satins brods et tout ce qui concerne les manufactures
de soieries occupent une immense quantit de femmes Han-Choo-Foo. La
plupart des hommes y sont vtus dune manire agrable et paraissent dans
laisance.
En Chine, la forme des vtements est rarement change par la mode ou le
caprice. Lhabillement qui convient ltat dun homme et la saison de
lanne o il le porte est toujours fait de la mme manire. Les femmes
mmes nont gure de nouvelles modes, si ce nest peut-tre dans
larrangement des fleurs et des autres ornements quelles mettent sur leur
tte. Elles ont en gnral un rseau de soie qui leur tient lieu de linge ; et
elles portent par-dessus, une veste et de grands caleons de soie qui, lorsquil
fait froid, sont garnis de fourrures. Elles mettent en outre, par-dessus leur
veste, une longue robe de satin, rassemble avec grce autour du corps, et
noue avec une ceinture. Ces diffrentes parties de leurs vtements sont de
couleur diffrente ; et le got de celle qui les porte se dploie dans le choix et
le contraste de ces couleurs. Quoique les dames chinoises mettent
lembonpoint au rang des beauts dun homme, elles le regardent comme un
grand dfaut dans leur sexe, et elles sefforcent de conserver la finesse et la
dlicatesse de leur taille. Elles laissent crotre leurs ongles, mais elles ne
conservent, de leurs sourcils, quune ligne arque et trs mince.
Les Anglais apprirent Han-Choo-Foo que le Lion avait mis la voile du
port de Chu-San le 16 octobre, parce que sir Erasme Gower navait point reu
la lettre de lambassadeur, quoique sur les reprsentations de Sun-ta-Zhin,
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lempereur la lui et fait envoyer. Si cette lettre et t expdie quand on la
remit au colao Ho-Choong-Taung, le 4 du mme mois, elle serait certainement
arrive Chu-San avant le dpart de sir Erasme, et elle et empch quil ne
suivt les premires instructions que lui avait donnes lambassadeur, lorsquil
croyait sjourner plus longtemps Pkin ; instructions qui, comme nous
lavons dj rapport, enjoignaient sir Erasme Gower de faire un voyage
dobservation, et de ne revenir dans le voisinage de Canton quau mois de
mai.
Cependant, avant cette poque, la crainte de la mousson du sud-ouest qui
sapprochait pouvait engager les vaisseaux de la Compagnie risquer de
partir de Canton pour se rendre en Europe sans convoi, plutt que dtre
obligs dattendre jusqu lanne suivante ; de sorte quil semblait que ctait
en vain que lambassadeur stait empress de quitter la capitale de la Chine.
Mais ce ministre eut pourtant quelque espoir de pouvoir excuter le projet qui
lintressait si vivement, celui de convoyer avec le Lion, jusquen Angleterre,
la riche flotte qui tait alors Canton. Dans une lettre crite la veille de son
dpart de Chu-San, sir Erasme Gower mandait lambassadeur que, se
trouvant inopinment avoir besoin de diverses choses pour son quipage, et
surtout de drogues de pharmacie, que les Chinois ne pouvaient lui procurer, il
prenait le parti de diriger dabord sa route vers la rivire de Canton, parce
quil esprait que la factorerie anglaise lui fournirait ce qui lui manquait. Il
ajoutait quensuite il remettrait immdiatement la voile pour excuter les
ordres qui lui avaient t donns par son excellence. Les soupons qui avaient
t ailleurs si contraires aux desseins de lambassadeur nexistaient point
dans le cur de Sun-ta-Zhin et du vice-roi. Une lettre pour retenir le Lion fut
linstant envoye aux commissaires de la Compagnie Canton, afin quils la
fissent parvenir sir Erasme Gower, si cela tait encore possible.
LIndostan tait rest Chu-San, o il attendait le capitaine Mackintosh.
Le nouveau vice-roi de Canton ne voulut point, comme lancien, empcher
que cet Anglais allt joindre son vaisseau. On dcida, en mme temps, que la
plupart des personnes de lambassade qui avaient pass sur ce vaisseau sy
embarqueraient Chu-San, et quon y chargerait aussi les prsents de
lempereur pour le roi dAngleterre, comme on y avait charg, en se rendant
en Chine, les prsents du roi dAngleterre pour lempereur. Il fallait, en
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consquence, que lambassade se partaget, et que ceux qui la composaient
prissent deux routes diffrentes. Lambassadeur rsolut de se rendre
directement Canton avec la plus grande partie de sa suite. Le vice-roi
Chaung-ta-Zhin, qui devait aller prendre possession du gouvernement de
cette province, hta son dpart, afin daccompagner les Anglais. Dun autre
ct, Sun-ta-Zhin consentit, avec la mme honntet, mener Chu-San le
colonel Benson et les autres personnes qui devaient joindre lIndostan.
Les arrangements quil fallut faire ne retinrent les voyageurs que peu de
jours Han-Choo-Foo. Quelques-uns dentre eux profitrent de cette occasion
pour crire leurs amis en Europe ; parce quils pensrent que lIndostan
pouvait avoir trouv une cargaison Chu-San, et ferait voile directement pour
lAngleterre, tandis que le Lion serait peut-tre parti de Canton avant larrive
de lordre que lambassadeur lui avait donn dy rester. Cependant, on songea
aussi que si son dpart avait eu lieu, sir Erasme Gower serait oblig de
naviguer contre la mousson du nord-est en passant le dtroit de Formose
pour se rendre aux les du Japon. Alors il y avait apparence que, comme sa
marche dans le dtroit serait ncessairement lente, lIndostan ly
rencontrerait. En consquence, lambassadeur remit au capitaine Mackintosh
une lettre pour sir Erasme Gower, pareille celle quil lui avait dj adresse
sous le couvert des commissaires de la Compagnie, Canton.
Tandis quon soccupait Han-Choo-Foo des prparatifs du dpart, Van-ta-
Zhin, avec sa bont ordinaire, invita M. Barrow et quelques autres Anglais,
faire une promenade sur le lac de See-Hoo, situ peu de distance
loccident de la ville. En mme temps, il se pourvut dune barque trs
lgante et dun bateau qui tait la suite, et dans lequel on devait prparer
le manger des voyageurs. Le lac tait rempli de poisson, dont une partie
servit leur dner. Il y avait beaucoup dendroits peu profonds ; mais leau
tait extrmement diaphane, et le fond couvert de gravier. On voyait un
nombre immense de canots, dans lesquels taient des gens qui faisaient des
parties de plaisir. Mais il ny avait que des hommes. Les femmes de ce canton
ne paraissent jamais dans ces sortes doccasions.
Le lac forme une superbe pice deau de trois ou quatre milles de
diamtre, et environne au nord, lest et au sud de montagnes pittoresques,
entre la base desquelles et les bords du lac est un terrain troit mais uni, dont
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on a tir le parti le plus agrable. On y voit des maisons charmantes, et des
jardins de mandarins, ainsi quun palais appartenant lempereur, et des
temples et des monastres pour les ho-chaung, ou prtres de Fo. Des ponts
de pierres dune forme lgre et bizarre, mais trs jolie, sont jets en grand
nombre sur les diffrents bras du lac, runis aux ruisseaux qui tombent des
montagnes.
Sur le sommet de ces montagnes, on a bti des pagodes, lune desquelles
attira lattention de nos voyageurs. Elle est situe sur le bord dune pninsule
trs leve, qui savance dans le lac. Cette pagode sappelle le Lui-%oong-Ta,
cest--dire le temple des vents foudroyants. Il y reste quatre galeries
entires, les unes au-dessus des autres ; mais le haut est presque
entirement bris. On distingue cependant encore une espce dordre rgulier
dans les corniches en ruine qui forment une double courbe. La mousse,
lherbe et les ronces croissent sur ces ruines. Mais on ny voit point de lierre,
qui, en Europe, couvre ordinairement les masures. Il ny en a mme dans
aucune partie de la Chine. Les cintres et les moulures de la pagode sont
peints en rouge, et les murailles en jaune. Elle na maintenant quenviron cent
vingt pieds de haut. On assure quelle a t btie du temps de Confucius, qui
vivait il y a plus de deux mille ans.
Dans les bois, croissant sur le haut des montagnes et dans les valles, il y
a plusieurs milliers de tombeaux, qui sont btis comme des maisons. Ils ont
environ de six huit pieds de hauteur, et sont, pour la plupart, peints en bleu.
Le devant est garni de piliers blancs, et ils forment de petites rues. Les
tombeaux des Chinois dun rang lev sont part, sur le penchant des
montagnes, btis sur des terrasses de forme demi-circulaire ; et ils ont des
murailles de pierre avec des portes de marbre blanc, o lon crit les noms,
les qualits et les vertus de ceux dont ils renferment les restes. De plus, les
terrasses sont quelquefois ornes doblisques. Ces monuments de grandeurs
passes sont environns de diffrentes espces de cyprs, dont la couleur
sombre et mlancolique semble avoir t choisie partout pour parer les
scnes de douleur. Cependant, lif des cimetires ne crot ni en cet endroit ni
dans le reste de la Chine. Mais plusieurs tombeaux y sont ombrags par une
espce de tuya pleureur, ou de bois des Indes, aux branches longues et
pendantes, quon ne connat point en Europe. Il y a, dans les environs du lac,
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des tombeaux de toute espce de forme, en pierre, en terre ou en bois. Ce
lieu parat tre lun des grands cimetires de Han-Choo-Foo. Malgr cela, on
rencontre des tombes dans tous les environs de cette ville. Il y en a dans les
champs, dans les jardins, ct des grands chemins et sur les bords du canal
imprial.
Il ne se passe gure de nuit sans quon visite le cimetire des environs du
lac. Des Chinois sy rendent avec des torches, pour honorer les cendres de
leurs parents. Ils dcorent leur tombe de banderoles dtoffe de soie ou de
papier peint ; ils y sment des fleurs et ils y brlent des parfums.
Il arriva Han-Choo-Foo un vnement qui, bien que de peu de
consquence en lui-mme, sert prouver combien les Chinois ont de facilit
prendre lalarme sur tout ce que peuvent faire les trangers. Lorsque
lambassade se partagea, on commit une erreur dans la distribution du
bagage. Une partie de celui qui devait tre transport directement Canton
fut mis bord des barques qui taient lancre dans le petit canal qui conduit
Chu-San. Pour rectifier lerreur, trois Anglais, avec un mandarin et son
domestique, se rendirent de bon matin bord de ces barques. Ils firent,
cheval, le tour de la partie orientale de la ville, et traversrent une jolie
plaine, situe sur le bord de la rivire. L, ils montrent dans des chariots
couverts de tapis, garnis de coussins de soie, rembourrs de coton, et trans
par trois vigoureux buffles, lesquels taient attels de front. Les buffles
taient conduits par le moyen dune corde, qui passait dans le cartilage de
leur museau, de la mme manire quon a coutume de conduire les
chameaux. Le charretier sautant sur le buffle du milieu, partit toute course,
et les buffles slanant dans la rivire, sans la moindre difficult, allrent
aussi loin quils trouvrent le fond. Alors les voyageurs sembarqurent dans
un canot, qui les porta sur la rive oppose, o ils montrent en chaise et
firent environ un mille pour se rendre au canal de Chu-San.
L, les Anglais firent le changement ncessaire dans la distribution du
bagage, aprs quoi ils reprirent le chemin de leurs yachts qui taient encore
mouills dans le grand bassin. Quand ils eurent pass la rivire, ils
marchrent droit la ville, se proposant de la traverser, parce que ctait le
chemin le plus court pour aller au bassin. Mais le mandarin qui les conduisait
avait rsolu de leur faire faire encore le tour des remparts, attendu quil ne
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jugeait pas convenable quon permt des trangers de traverser la ville, ce
quils avaient pourtant dj fait avec Van-ta-Zhin. Il envoya, en secret, un
messager dire quon fermt les portes, afin dempcher les Anglais dentrer.
La sentinelle obit ; et lorsque les voyageurs se prsentrent, on leur dit que
le gouverneur de la ville avait les clefs. Comme lheure o lon a coutume de
fermer les portes le soir tait encore loigne, lordre du mandarin,
communiqu lofficier qui tait en dedans de la porte, ne manqua pas
doccasionner quelque confusion, et une partie de la garnison prit aussitt les
armes. Le bruit en parvint bientt jusqu Van-ta-Zhin, qui rit beaucoup de
voir que trois Anglais avaient pu causer de leffroi dans lune des plus grandes
et des plus fortes cits de lempire chinois.
Ceux des Anglais qui allaient Chu-San, tant en plus petit nombre, et
plus tt prts que les autres, partirent le 13 novembre 1793. Ils avaient leur
tte le respectable Sun-ta-Zhin, qui dit affectueusement adieu
lambassadeur et ses principaux compagnons. Depuis le premier instant o
ce colao les avait connus Zh-Hol, sa conduite envers eux avait t remplie
de bienveillance ; et la manire avantageuse dont il en parlait, fit beaucoup
deffet auprs de lempereur. Aussi il est probable que si, leur arrive en
Chine, ils avaient t sous ses auspices, et quil et t charg, au lieu du
lgat, de rendre compte de ce qui les concernait, lambassadeur aurait
rencontr moins dobstacles, soit pour accomplir lobjet de sa mission, soit
relativement son sjour.
Sun-ta-Zhin eut aussi beaucoup dattention pour les voyageurs quil
accompagna Chu-San : voyant que les barques quon avait fournies au
colonel Benson, au capitaine Mackintosh, et aux autres Anglais ntaient pas
assez commodes, il prit soin de leur en faire donner dautres ds le lendemain
de leur embarquement sur le petit canal.
Le premier jour de leur route, ils passrent dans un pays dcouvert
entirement, et parfaitement bien cultiv. Le capitaine Mackintosh le compare
aux jardins potagers des environs de Londres, et pense quil est encore plus
fertile, et a beaucoup moins de coins de terre oisifs.
Il observe quau lieu dune carrire creuse sous la terre, il vit un rocher
solide, de trois cents pieds de hauteur au moins, lequel tait tout uniment
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
taill sur les cts, et do lon tirait des pierres de toute forme et de toute
grandeur. Cet norme rocher est dans le voisinage dune grande ville, des plus
beaux difices de laquelle il doit, sans doute, avoir fourni les matriaux. Le
capitaine Mackintosh vit aussi des ponts qui, au lieu davoir des arches
cintres, navaient que des colonnes runies par des pierres, dont quelques-
unes taient de trente pieds de long, et qui avaient t galement tires du
grand rocher. Des pierres pour la construction dautres grands difices sont
portes de ce rocher en diffrents endroits.
En citant des exemples de lattention particulire des Chinois ne pas
laisser inoccup le plus petit terrain susceptible de culture, le capitaine
Mackintosh remarque que les vignes dont ce pays abonde sont, en gnral,
plantes sur les bords des canaux ; et comme les pampres stendent, on les
soutient avec des chalas quon plante dans leau, cinq ou six pieds du bord.
Par ce moyen, tout cet espace forme une treille sans quon ait besoin dautre
terrain que celui quoccupe le pied de la vigne. Tous les raisins quon recueille
en cet endroit se mangent, et lon nen fait jamais de vin.
Il y a de fortes raisons pour quon ne laisse point les terres sans culture,
puisque celles quon nglige sont confisques au profit du souverain, et
concdes par lui de nouveaux fermiers qui ont envie de les cultiver. Cest
une tenure peu prs semblable celle de quelques mines du comt de
Derby, en Angleterre, lesquelles sont exploites par des entrepreneurs.
Dans la route de Han-Choo-Foo Chu-San, les eaux dun canal passent
quelquefois dans un autre canal beaucoup plus bas ; et deux fois les barques
de nos voyageurs furent lances dun canal dans lautre, avec une prodigieuse
vlocit. Ce passage nest point pratiqu par le moyen dcluses. Mais il y a,
lextrmit du canal suprieur, une forte digue en pierre qui est de niveau
avec la surface de leau. Le bord de la digue est garni, du ct que frappe le
courant, dune pice de bois arrondie ; lautre ct forme un talus, denviron
quarante-cinq degrs dinclinaison, et descendant de prs de dix pieds, o se
trouve le fond de lautre canal. Ce dernier conserve son niveau, autant que le
terrain le permet, et ensuite ses eaux sont verses dans un autre, par le
moyen dune seconde digue, pareille celle que nous venons de dcrire.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
En passant dun canal lev dans celui qui est au-dessous, le bateau tant
une fois mont sur la pice de bois qui borde la digue, coule par son propre
poids jusquau bas du talus. Pour empcher les barques de plonger dans le
canal, et dtre submerges, il y a la proue des planches troites qui
forment une espce de balustrade, et quon garnit dpaisses nattes.
Pour faire remonter de grandes barques du canal qui est en bas dans celui
den haut, il faut employer prs de cent hommes qui poussent les barres dun
ou deux cabestans placs sur les cules de la digue. Une corde qui passe
derrire la poupe de la barque se roule autour des cabestans, et par ce
moyen la barque est tire en haut en moins de temps que par les cluses ; il
est vrai quil faut employer plus dhommes ; mais en Chine, cest une force
qui est toujours prte, qui cote peu, et quon prfre constamment toutes
les autres.
Au bout de trois jours de marche, les voyageurs qui se rendaient Chu-
San arrivrent Loo-Chung, ville o ils quittrent leurs barques pour entrer
dans des jonques du port denviron soixante tonneaux, trs bien arranges
pour des passagers, et construites pour naviguer sur la mer. Elles taient
alors mouilles dans une rivire o la mare montait jusquau-del de Loo-
Chung.
Rien ne pouvait tre plus agrable et plus romantique, dit le capitaine
Mackintosh, que les pays que virent les Anglais en se rendant de Loo-Chung
Nim-Po, ville situe prs de Chu-San. Nim-Po est sur le bord dune rivire
aussi large que lest la Tamise, entre Londres et Woolwich, et qui serpente
travers de trs fertiles valles, entoures de collines de diffrente forme et de
diffrente hauteur, et de montagnes excessivement leves.
En dbarquant Nim-Po, Sun-ta-Zhin prsenta les Anglais aux principaux
mandarins du district, qui il recommanda davoir pour ces trangers une
attention particulire. En mme temps, il donna des ordres pour que
lIndostan ft exempt de payer les droits accoutums, qui sont trs
considrables pour les vaisseaux trangers. Il ordonna aussi quon permt au
capitaine Mackintosh et ses officiers dacheter, franc de droits, tout ce quils
jugeraient propre composer une cargaison pour lEurope. Il dclara que
lexemption des droits devait galement avoir lieu dans le port de Chu-San, et
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mme dans celui de Canton ; ce qui fut, en effet, du moins pour ce qui
concernait les taxes payables lempereur.
Le capitaine Mackintosh dsirait vivement de recevoir Sun-ta-Zhin bord
de son vaisseau, qui mouillait dans la rade de Chu-San. Il voulait le traiter
dune manire distingue ; ce que ce respectable mandarin mritait tous
gards, et qui lui et t sans doute agrable. Mais tant dj un peu
indispos, craignant lodeur dun vaisseau anglais
1
, et, dailleurs, voulant sen
retourner promptement, il quitta les Anglais prs de Nim-Po, aprs leur avoir
fait de trs beaux prsents, au nom de lempereur. Il prit cong du colonel
Benson et du capitaine Mackintosh en leur serrant la main la manire
anglaise, afin de leur donner une marque de cordialit et de bienveillance. Le
lendemain, ils arrivrent bord de lIndostan. Il y avait presque huit jours
quils taient partis de Han-Choo-Foo, loign de Chu-San denviron cent
cinquante milles.
Le vice-roi, lambassadeur et les autres Anglais quittrent Han-Choo-Foo
bientt aprs le dpart des voyageurs qui allaient Chu-San. Pour se rendre
Canton, on sembarque sur la rivire Chen-Taun-Chaung, qui coule du sud-
ouest. Tandis que lambassade traversait la ville pour se rendre au lieu o elle
devait sembarquer, on porta devant elle, pour la premire fois, des parasols
de crmonie, ce qui est une grande marque dhonneur. On avait rassembl
sur le bord de la rivire plus de deux mille hommes de cavalerie tartare,
habills superbement, portant diffrents uniformes. Ils avaient tous lair trs
guerrier.
Le capitaine Parish observe quen Chine, la cavalerie porte larc, qui parat
tre larme la plus estime. Cet arc est fait dun bois lastique et renforc par
deux cornes, dont la racine se joint dans le milieu de larc, do elles
stendent vers les extrmits, et forment chacune une courbe distincte. Il est
garni dune corde de fils de soie fortement tordus ensemble. La force de larc
varie depuis soixante jusqu cent livres. Les flches sont emplumes et
parfaitement bien faites. Leur bout est garni dune douille et dune pointe
dacier qui ressemble au fer dune lance. Les Chinois et les Tartares font grand
cas de leur adresse se servir de cette arme.
1
Lodeur du goudron, qui nexiste pas dans les vaisseaux chinois.
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Quand ils veulent tirer une flche, ils prennent larc de la main gauche et
le tiennent un peu obliquement. Ils font passer la corde par derrire un
anneau dagate, quils ont au pouce de la main droite, la premire phalange
duquel est plie en avant, et retenue dans cette position pour presser la
jointure du milieu de lindex. La corde est tire jusqu ce que le bras gauche
soit tendu, et que le droit passe derrire loreille droite. Alors on carte lindex
du pouce, ce qui fait chapper la corde de derrire lanneau dagate, et partir
la flche avec une force considrable.
Les cavaliers tartares et chinois ont un casque de fer, qui a la forme dun
entonnoir renvers. La crte qui rpond au tuyau de lentonnoir est haute de
six ou sept pouces et se termine comme une lance. Le casque est orn dun
gland rouge. Le cou du cavalier est couvert dune toffe de drap pique et
garnie de fer. Cette pice stend tout autour du visage. Ils portent une veste
et des culottes de drap galement piques et garnies de fer. La veste descend
un peu au-dessous de la taille, et les culottes vont jusqu mi-jambe. Cet
uniforme a les inconvnients dune armure sans en avoir les avantages. Les
officiers ont des casques de fer poli, garnis en or, et dont la crte est
beaucoup plus leve que celle des soldats. Leur vtement est bleu ou
couleur de pourpre garni en or, et leurs bottes sont de satin noir.
Il y a dautres troupes, qui ne sont armes que dune pe, et dont
luniforme est appel lhabillement des tigres. Cet habillement, ajust aux
formes du corps, est jaune, et marqu de raies dun brun fonc. Le bonnet
couvre presque entirement le visage, et reprsente une tte de tigre. Ils
portent un bouclier de bambou, sur lequel est peinte une hideuse tte de tigre
ou de dragon, avec une gueule et des dents normes ; et ils mettent
beaucoup dimportance leffet que peut faire cette figure. De chaque ct
des troupes qui taient en parade sur le port de Han-Choo-Foo, on avait lev
un trophe en bois peint, orn de festons en soie ou en coton dune trs
brillante couleur. Les mandarins militaires se tenaient sous ces trophes. La
musique tait sous des tentes. Il y avait beaucoup de trompettes qui
paraissent tre les instruments militaires qui conviennent le mieux. Elles
sonnrent, comme lordinaire, trois reprises diffrentes pour saluer
lambassade.
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Toutes les troupes salurent aussi lambassadeur lorsquil passa pour
entrer dans la barque qui lui tait destine. Ces barques taient trs pointues
du ct de la proue et du ct de la poupe.
Leur fond tait plat, et elles avaient environ douze pieds de large et
soixante-dix pieds de long. Elles avaient des voiles de toile de coton, tiraient
trs peu deau et naviguaient fort bien. Celle quon avait prpare pour lord
Macartney tait moins bien dcore que celle du vice-roi ; mais ce dernier ne
voulut point souffrir cette diffrence ; et il dit quelle lui ferait bien plus de tort
lui qu lambassadeur.
Le nombre de bateaux de toute espce tait immense dans cette partie de
la rivire ; mais malgr cela, il ny avait point de confusion. Les matelots
taient extrmement adroits. On voyait plusieurs grands bateaux conduits par
un seul homme qui ramait, allait la voile, gouvernait et fumait sa pipe dans
le mme temps. Dune main, il tenait la bouline, de lautre la barre du
gouvernail, et avec son pied, il faisait mouvoir un aviron qu chaque coup il
poussait aussi loin quil aurait pu le faire avec la main.
Le vent tant favorable, les barques remontrent assez loin contre le
courant de la rivire, sans avoir besoin dtre tranes avec une corde.
Lambassadeur passa devant un poste militaire, prs duquel il y avait une
douzaine de canons, de deux quatre livres de balle, lesquels taient
grossirement et pesamment faits. Lpaisseur du mtal galait le diamtre
du calibre. Ils paraissaient fort peu en tat de servir ; malgr cela, on les
conservait avec beaucoup de soin, et ils taient chacun sous un toit de bois.
Bientt la rivire devint plus troite, et passa dans un dfil, form par
deux chanes de hautes montagnes, sur les flancs desquelles taient plusieurs
ravins, spars lun de lautre par des avancements de rochers pels. Une
chane de montagnes de granit commence Han-Choo-Foo, et stend vers le
sud. Les portes et le pav de la ville sont tirs de ces montagnes.
Les petites valles situes entre les montagnes o se trouvaient les
voyageurs taient soigneusement cultives et trs pittoresques. A cette
perspective, en succda une toute diffrente. On voyait dun ct de la rivire
une plaine immense, bien cultive, et couverte de diverses productions, et de
lautre, des montagnes escarpes dont le pied tait baign par la rivire, et
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qui semblaient plus hautes quaucune de celles quon voit en Angleterre. Le
chtaignier aux larges feuilles et larbre empourpr qui produit le suif
croissaient en abondance dans ce canton, et formaient un contraste avec le
vert noir du superbe mlze, et le vert brillant du camphrier aux branches
tendues et au feuillage touffu. Nous avons dj dit que les voyageurs avaient
vu quelques jeunes camphriers dans le jardin botanique de Batavia.
Le camphrier est la seule espce de laurier qui croisse en Chine, et il y
vient assez haut pour quon le mette au nombre des arbres qui fournissent le
plus beau et le meilleur bois de charpente. On sen sert pour les btiments de
toute espce, ainsi que pour les mts de vaisseau ; et il est dun trop haut
prix pour quon en emploie aucune autre partie que les branches, faire la
drogue qui est connue sous le nom de camphre.
Cette substance sobtient en faisant bouillir dans de leau les branches, les
bourgeons, les feuilles, comme nous lavons expliqu dans la premire
partie ; et alors elle surnage comme de lhuile, ou bien elle sattache sous une
forme glutineuse un bton avec lequel on remue constamment leau o lon
la fait bouillir. On mle cette masse glutineuse avec de largile et de la chaux,
et on la dpose dans un vase de terre quon couvre dun autre vase de mme
grandeur, et quon a soin de bien luter. Ensuite, on place le premier vase sur
un feu modr ; le camphre se sublime travers la chaux et largile, et
sattache aux parois du vase suprieur, o on le trouve en gteau dont la
forme est dtermine par celle du vase mme.
Cependant, ce camphre est moins pur et plus faible que celui quon trouve
sous une forme solide parmi les fibres de larbre, comme on trouve la
trbenthine dans diffrentes sortes de pins
1
. Au Japon, et dans la grande le
de Borno qui a peu de population, on coupe et on fond larbre qui produit le
camphre, pour pouvoir recueillir en nature cette substance prcieuse, de
mme que les sauvages du Mississipi abattent dautres arbres dans la seule
intention den avoir le fruit. Le camphre de Borno et du Japon est pur et si
fort quil communique aisment et son odeur et ses proprits dautres
huiles paissies quon fait alors passer pour du vritable camphre. Cette
drogue, ainsi falsifie, est vendue par les Chinois un prix bien au-dessous
de celui quils paient eux-mmes le vritable camphre du Japon et de Borno.
1
Le trbinthe, le mlze et quelques autres. (Note du Traducteur.)
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Larbre suif crot, en gnral, sur le bord de la rivire, et le camphrier
une certaine distance. On voit aussi une immense quantit de thu$as
1
qui
slvent une prodigieuse hauteur, dans la valle o est btie la ville de Yen-
Choo-Foo.
Au-del de cette ville, la rivire tait si basse que, quoique les barques
des Anglais tirassent moins dun pied deau, les hommes qui les conduisaient
avaient besoin demployer toute leur force pour les faire avancer. Il fallut
mme prendre des paysans pour ter, du milieu de la rivire, les cailloux
couverts de limon verdtre, afin de faire un canal artificiel pour le passage
des barques. Ces cailloux ntaient gure que des fragments de quartz et de
pierre vitrifiable.
Durant cette lente navigation, les barques furent jointes par deux jeunes
et jolis hommes qui, curieux de voir lambassadeur, le suivaient depuis Han-
Choo-Foo. Ils taient eux-mmes honors du mme titre par le roi de lle de
Leoo-Koo. Leur habillement tait compos dune espce de shawl
2
trs fin,
dune superbe couleur brune, et garni, la manire chinoise, dune fourrure
de peaux dcureuils. Cette toffe se fabrique dans leur pays. Ils portaient des
turbans de soie lgamment plisss, lun couleur de pourpre et lautre jaune.
Ils ne paraissaient avoir sur le corps ni linge ni toile de coton. Ces jeunes gens
avaient le teint trs brun, mais une figure intressante. Ils taient bien
levs, et conversaient avec facilit. Ils venaient darriver Han-Choo-Foo
pour se rendre de l Pkin, o leur chef envoie, rgulirement tous les deux
ans, des dlgus pour porter le tribut et rendre hommage lempereur. Ils
avaient dbarqu Emouy, port de la province de Fo-Chen, et le seul qui soit
ouvert ces trangers. Ils parlaient le chinois, mais ils avaient, en outre, une
langue particulire.
Ils dirent quils ne se rappelaient pas davoir jamais vu aucun vaisseau
europen aborder dans leurs les ; mais que sil y en allait quelquun, il y
serait bien accueilli, parce que lentre nen tait point dfendue aux
trangers. Ils ajoutrent que leur ville capitale tait trs tendue et trs
1
(r6or 8itae.
2
On prononce chal.
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peuple ; et qu peu de distance il y avait un beau port, capable de recevoir
les plus grands vaisseaux. Le th quils recueillent est, suivant eux, trs
infrieur celui de la Chine. Ils ont plusieurs mines de cuivre et de fer, mais
point de mine dor ou dargent.
Daprs la position gographique des les de Leoo-Koo, elles devaient
naturellement dpendre des Chinois ou des Japonais. Les derniers les ont
regardes avec indiffrence, mais les autres, aprs leur avoir envoy une
ambassade pour leur faire connatre leur force et leur situation, ont fait un
armement qui est all les soumettre et leur imposer un tribut. Lorsque le
souverain de ces les meurt, son successeur reoit linvestiture de ses tats de
lempereur de Chine.
@
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Q U A T R I M E
P A R T I E
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CHAPITRE PREMIER
Voyage de Han-choo-foo Canton. Passage du Lion et
de lIndostan de Chu-san Canton.
@
Peu de temps aprs avoir vu les envoys de Leoo-Koo, lambassade
continua sa route. La rivire, sloignant un peu des montagnes, slargissait
et devenait plus profonde. Dans les valles situes le long de la rivire, on
voyait beaucoup de cannes sucre qui taient presque mres, et avaient
environ huit pieds de haut. Ces cannes ntaient plantes que depuis un an ;
mais comme elles avaient la mme grosseur que celles des Antilles, avec
moins de nuds, elles devaient contenir beaucoup de suc. Les nuds des
cannes sucre des Antilles ne sont loigns les uns des autres que denviron
quatre pouces : ceux des cannes de la Chine le sont de six.
Les plantations des cannes sucre, en Chine, appartiennent divers
individus et ont trs peu dtendue ; et les dpenses quexige ltablissement
dun moulin sont trop considrables pour quil y en ait sur chaque plantation.
Lextraction du vesou et la fabrication du sucre est, dans ce pays-l, une
entreprise dont ne se mle point celui qui cultive les cannes. Les fabricateurs
du sucre se transportent dans les plantations avec lappareil qui leur est
ncessaire, mais que les planteurs des Antilles regarderaient comme
insuffisant et digne de leur mpris. Il nest pas difficile de voyager en Chine
avec cet appareil, parce quil est peu de plantations o lon ne puisse se
rendre par eau.
L, quelques bambous et quelques nattes suffisent pour construire,
momentanment, une sucrerie. A lextrmit du btiment, on place une
grande chaudire de fer sur un fourneau ; et dans le milieu, deux cylindres ou
rouleaux, monts verticalement
1
. Ces rouleaux sont quelquefois de bois dur
1
Aux Antilles, o les moulins sucre sont perfectionns, ils ont trois cylindres au lieu
de deux. (Note du Traducteur.)
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et plus souvent de pierre. Quand ils sont de bois, on taille, six ou huit
pouces du haut, des dents obliques qui sengrainent les unes dans les autres ;
et quand ils sont de pierre, on y met des collets de bois, galement garnis de
dents. Au haut de laxe dun des cylindres, lequel est plus long que lautre,
sont attachs deux leviers assez courbes pour pouvoir tourner en scartant
des rouleaux ; et lextrmit de ces leviers, on attache deux buffles qui, en
tournant comme dans un moulin ordinaire, crasent les cannes quon met
entre les cylindres, et le suc ou le vesou coule par un tuyau jusque dans la
chaudire.
Les cannes, prives de leur suc, sont le chauffage par le moyen duquel on
fait bouillir ce suc, jusqu ce quil acquire assez dpaisseur pour pouvoir se
cristalliser.
Celui qui fabrique le sucre cherche sarranger avec plusieurs planteurs
la fois, afin que sa petite manufacture, place dans le centre de leurs diverses
plantations, puisse leur servir sans quil soit oblig de la transporter. Durant le
temps de la fabrication, les domestiques et les enfants du planteur soccupent
charrier les cannes au moulin.
On plante les cannes sucre par rangs trs bien aligns, et on a grand
soin de chausser les racines. En Chine, comme aux Antilles, les hommes qui
travaillent aux champs dans le temps de la rcolte des cannes deviennent
gras et bien portants. Plusieurs esclaves chinois et dautres paresseux se
cachent et vivent au milieu des cannes lorsquelles deviennent mres. On
trouve sous les racines des cannes un gros ver blanc que les Chinois font frire
dans lhuile, et mangent comme une chose trs dlicate.
Prs des cannes sucre, les Anglais virent plusieurs bosquets dorangers.
Il y a, en Chine, une trs grande quantit despces doranges ; quelques-
unes sont plus petites que celles du Portugal ; dautres, aussi grosses que les
plus grosses des Antilles ; mais les plus douces, les plus remplies de jus, sont
les oranges dun rouge fonc. On les prfre toutes les autres ; et il est ais
de les distinguer, non seulement par leur couleur, mais parce que la pulpe ne
tient lcorce que par quelques lgres fibres.
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On servait nos voyageurs beaucoup despces de fruits. Leur dessert
tait ordinairement compos de raisins, doranges, de pommes, de poires, de
chtaignes, de noix, de grenades, de melons et dune espce de dattes.
Les Chinois nont point plusieurs fruits quon voit en Europe, tels que des
groseilles, des framboises, des olives ; mais ils en ont beaucoup dautres que
lEurope ne produit point. Ils ont, par exemple, le s/e-ch/e, et le l/e-ch/e. Le
s/e-ch/e est un fruit rougetre, mou, dune forme aplatie, et dont la peau est
trs unie. Sa pulpe, lgrement acide, renferme un noyau : il est de la
grosseur dune petite orange, et il semble que sa rondeur sest aplatie par son
propre poids. Le l/e-ch/e nest pas plus gros quune cerise, et a la peau
remplie dune espce de duvet pineux. Sa pulpe est acide, et contient un
noyau, dont la grosseur est considrable, proportionnment celle du fruit.
On confit le l/e-ch/e, et alors il est assez doux.
Il est des pins qui portent de grosses pommes, dont les Chinois aiment
beaucoup les ppins. On sait que les Italiens en font aussi grand cas. Toutes
les montagnes trop escarpes, ou trop pierreuses pour quon les cultive, sont
entirement plantes de pins de toute espce, mais principalement de
mlzes, parce quon en prfre le bois pour btir.
Nos voyageurs virent pour la premire fois larbuste qui produit le th. Il
croissait comme une plante commune, et seme au hasard sur les cts et
sur le haut des leves, qui sparaient les jardins et les bosquets dorangers.
Cependant, cet arbuste est rgulirement cultiv la Chine. On le sme par
rangs, la distance denviron quatre pieds lun de lautre, et lon a soin de
sarcler les mauvaises herbes dans le champ o il crot. Rarement le cultive-t-
on dans les terrains bas et marcageux, parce que ces terrains sont rservs
pour le riz ; mais on en sme en trs grande quantit sur les collines et dans
les pays montueux, surtout dans la province de Fo-Chien. On lempche de
devenir trs haut, afin davoir la facilit de cueillir les feuilles, quon ramasse
dabord au printemps, et ensuite deux fois dans le cours de lt.
Les longues et tendres branches de cet arbuste croissent depuis la racine,
de sorte qu proprement parler, il na point de tronc. Il est touffu comme le
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rosier, et quand les ptales de la fleur spanouissent, elles ressemblent assez
la rose.
Tous les renseignements que prirent les Anglais concernant larbre th
leur confirmrent que sa qualit dpendait du sol o il croissait, et de lge
auquel ses feuilles taient recueillies, ainsi que de la manire dont on les
prparait. Les plus grandes et les plus vieilles sont les moins estimes, et
servent la consommation des dernires classes du peuple. On les vend
souvent sans leur avoir donn toutes les prparations ncessaires, et
lorsquelles conservent encore ce got herbac, qui est commun la plupart
des plantes frachement cueillies ; mais il disparat bientt, et le parfum, le
got le plus essentiel qui les caractrise, se conserve longtemps tout entier.
Les jeunes feuilles sont soumises beaucoup de prparation avant dtre
exposes en vente. Chaque feuille passe dabord par les doigts dune femme,
qui la roule et lui donne la mme forme quelle avait sur larbre avant de se
dployer. Ensuite, on la place sur un plat de terre ou de fer, le plus mince que
puisse le faire un Chinois. On dit avec assurance dans le pays quon ne les
met jamais sur du cuivre ; et il est certain quon voit trs rarement en Chine
des ustensiles de ce mtal, qui est principalement employ pour la monnaie.
Le plat de terre ou de fer est plac sur le feu o le reste dhumide que
contenaient les feuilles se dissipe ; et, en se desschant, elles se roulent
davantage. La couleur et le got pre du th vert viennent, dit-on, de ce que
les feuilles ont t cueillies de bonne heure ; cest comme les fruits qui ne
sont pas mrs, ils ont de la verdeur et de lpret.
On met le th dans de grandes caisses, doubles de minces feuilles de
plomb, et de feuilles sches de quelques grands arbres. Il est trop vrai que le
th est alors foul dans les caisses par les pieds nus des Chinois, comme la
vendange est presse par les sabots
1
des vignerons europens ; mais le jus
du raisin est ensuite purifi par la fermentation. Malgr lopration mal propre
des emballeurs chinois, les personnes du premier rang, en Chine, naiment
pas moins le th que les gens du peuple, et mettent beaucoup de soin le
choisir. Le th dune bonne qualit est plus cher Pkin qu Londres. On le
roule quelquefois en boules, comme nous lavons dj dit. On en tire aussi
1
Lauteur aurait d dire aussi par les pieds nus ; car cest communment ainsi quon
foule la vendange. (Note du Traducteur.)
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frquemment un extrait noir et trs fort. On attribue au th beaucoup de
vertus ; et lusage en est gnral dans toute ltendue de lempire.
Il nest pas douteux que de leau chaude, dans laquelle on aurait fait
infuser quelque autre plante aromatique, pourrait tre aussi agrable des
personnes fatigues et transpirant souvent avec violence, ainsi qu des
estomacs qui digrent mal. Une des meilleures qualits du th, peut-tre,
cest de plaire assez ceux qui prennent lhabitude den boire chaque
instant, pour leur ter, en grande partie, le got des liqueurs fermentes et
enivrantes. En Chine, le pauvre fait infuser plusieurs fois les mmes feuilles
de th.
Cette plante est cultive dans plusieurs provinces de la Chine ; mais
rarement plus au nord que trente degrs au-del de lquateur. Elle russit
mieux entre ce parallle et la ligne qui spare la zone tempre de la zone
torride ; mais on la trouve aussi dans la province chinoise de Yun-Nan, qui est
encore plus au sud.
Lambassadeur se procura plusieurs pieds de cette plante ainsi que
dautres quon cultive en Chine ; et il les envoya au Bengale, o il savait que
divers cantons taient trs propres leur culture.
On consomme en Chine une si immense quantit de th, que quand
lEurope cesserait tout coup den demander, le prix nen diminuerait presque
pas dans les marchs de la Chine. Mais cela drangerait peut-tre un peu
ceux des cultivateurs qui sont habitus de fournir aux ngociants de Canton
celui quon exporte.
Une plante semblable au th tait alors en fleur sur les flancs et sur le
sommet des montagnes, o le sol ntait gure compos que de fragments de
pierre pulvrise par laction du soleil et par la pluie. Les Chinois nomment
cette plante cha-whaw, ou fleur de th, parce que, comme nous venons de le
dire, elle ressemble en effet au th, et parce que ses ptales ainsi que les
fleurs entires du jasmin dArabie, sont quelquefois mises dans les caisses de
th pour augmenter le parfum.
Le cha-whaw est le camellia sesan5ua des botanistes. Elle porte une noix,
dont on extrait de lhuile aussi bonne que la meilleure huile de Florence. Cest
ce qui fait quon multiplie beaucoup cette plante ; dailleurs, la culture en est
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facile, et elle vient dans des endroits o il ne pourrait gure crotre dautres
plantes.
En continuant leur navigation sur la rivire, les Anglais virent plusieurs
excavations faites dans les montagnes voisines, pour en tirer le p/-tun-ts/,
quon emploie dans les manufactures de porcelaine. Cette matire est une
espce de granit fin, ou un compos de quartz, de spalt et de mica ; mais le
quartz parat y tre en plus grande quantit quaucune des autres parties. Il
parat, daprs plusieurs expriences, que cette matire est la mme que la
pierre de Growan des mineurs de Cornouailles. Le mica qui se trouve dans ce
granit, en Chine et en Angleterre, contient quelques parties ferrugineuses, et
alors il ne peut pas servir pour la porcelaine. Le granit peut tre moulu plus
fin par les moulins perfectionns en Angleterre, et ensuite mieux cuit que
dans les manufactures imparfaites des Chinois. Aussi peut-on donner la
porcelaine qui en provient meilleur march que le p/-tun-ts/ prpar,
quelque peu coteuse que la main-duvre soit en Chine.
Le "ao-lin, ou la principale matire quon mle au p/-tun-ts/, est aussi
largile de Growan. Le wha-sh/ des Chinois est la pierre savonneuse des
Anglais ; et il est dmontr que le sh/-"an est le gypse. Un manufacturier
chinois raconta que la pierre incombustible quon appelle as6este entrait aussi
dans la composition de la porcelaine.
Non loin de la route que les Anglais suivaient pour se rendre Canton, il y
avait une ville non mure et appele 3in-T/-!hin, o trois mille fourneaux
pour cuire de la porcelaine taient, dit-on, allums tous la fois, ce qui faisait
que, pendant la nuit, la ville avait lair dtre toute en feu.
Le gnie ou lesprit du feu est la principale divinit quon adore en cet
endroit ; et certes, ce nest pas sans quelque raison. Le succs de la
fabrication de la porcelaine est incertain, attendu que les Chinois nont pas
une mthode exacte pour rgler le degr de chaleur dans les fourneaux. Aussi
quelquefois tout ce que ces fourneaux contiennent ne forme quune masse
inutile. Les Chinois qui fabriquent de la porcelaine auraient besoin davoir le
thermomtre de M. Wedgwood, fond sur la proprit qua largile de se
resserrer en proportion du degr de chaleur auquel elle est expose, proprit
observe par ce physicien, et dont nous avons dj parl dans cet ouvrage.
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
Aprs que lambassade eut navigu quelques jours sur la rivire de Chen-
Tang-Chaung, et presque pour la premire fois depuis quelle tait en Chine,
le temps devint humide et sombre. Il y avait assez longtemps que les
voyageurs avaient quitt lAngleterre, pour tre surpris de voir en novembre
un jour scouler sans que le soleil part. Tandis quils avaient t sur le canal
imprial, ils avaient eu quelquefois un temps orageux, mais trs rarement de
la pluie. La temprature devint aussi extrmement froide sur la rivire de
Chen-Tang-Chaung, quoique sa latitude soit moins de trente degrs de la
ligne quinoxiale. Mais le pays est rempli de montagnes, o les vents se
trouvant presss dans dtroits passages, en deviennent plus violents et plus
froids. En outre, on tait alors dans le temps du changement de la mousson,
lequel est sans cesse accompagn de beaucoup de tonnerre, de vent et de
pluie ; et ces temptes se font sentir jusque dans les provinces de lintrieur
de la Chine. Le matin, de bonne heure, le thermomtre de Fahrenheit ntait
quelquefois qu quarante-huit degrs.
A Chan-San-Shen, la rivire cessa entirement dtre navigable. Cest
dans une chane de montagnes qui environnent cette ville que la rivire prend
sa source. De l, elle ne parcourt pas plus de deux cents milles. Elle passe
dabord dans un pays montueux et peu frquent, et elle na de
communication avec aucun chemin considrable, aucune autre rivire, ou
aucun grand canal, jusqu ce quelle arrive Han-Choo-Foo. Les Anglais
virent, sur cette rivire, naviguer moins de btiments que dans aucune autre
partie de lempire, o ils avaient voyag par eau : la navigation en est aussi
beaucoup moins commode. Malgr cela, dans le pays quelle traverse, le coin
de terre le plus recul est bien cultiv et bien peupl. Au-dessous de Han-
Choo-Foo, la rivire est beaucoup plus large et couverte de vaisseaux de
toute espce, qui vont dans la mer Orientale, ou qui en reviennent.
Une autre rivire prend sa source au sud des mmes montagnes qui sont
derrire la ville de Chan-San-Shen ; et il fut dcid que lambassade sy
embarquerait, aprs avoir fait par terre le chemin quil y a de lune lautre.
La grande route de Pkin Canton passe Nan-Kin, ancienne capitale de
lempire ; mais la ncessit daller Han-Choo-Foo, ville entre laquelle et
Canton les relations par terre sont rares, obligea nos voyageurs de traverser
Voyage dans lintrie!r de la C"ine et en Tartarie
des pays o peut-tre jamais aucun autre Europen navait pass. Aussi
eurent-ils une occasion trs favorable de connatre le vritable tat de
quelques provinces de lintrieur.
Les visites amicales que se rendaient mutuellement le vice-roi et
lambassadeur furent souvent rptes, soit lorsquils taient dans leurs
barques, soit pendant le jour o lon fit les prparatifs du voyage par terre. La
dignit du vice-roi, comme gouverneur de deux grandes provinces, et
lhonneur dtre parent de lempereur faisaient quaucun sujet en Chine ne
pouvait tre au-dessus de lui et navait droit des formes dun plus profond
respect de la part de toutes les autres classes de Chinois. Mais sa bont
naturelle semblait viter toute apparence de supriorit. Il voulut absolument
faire asseoir en sa prsence Chow-ta-Zhin et Van-ta-Zhin qui par ce moyen,
purent assister ses entrevues avec lambassadeur. Linterprte chinois
mme ne fut soumis devant lui aucune gne.
Le vice-roi entretint, comme Sun-ta-Zhin, une correspondance presque
journalire avec lempereur, et il dit souvent lambassadeur des choses
flatteuses de la part de ce prince. Dans les entretiens du vice-roi avec lord
Macartney, il fut souvent question des oppressions auxquelles les trangers,
et surtout les Anglais taient soumis Canton. Sa bienfaisance le disposait
couter des reprsentations cet gard ; et Chow-ta-Zhin, qui avait acquis sa
confiance, et sur lattachement de qui lambassadeur avait raison de compter,
se chargea de lui mieux expliquer en particulier lobjet des plaintes des
Anglais, et de le presser pour quil leur rendt justice. Il tait galement
avantageux que tout ce qui avait rapport cette affaire se trouvt dans les
lettres que le vice-roi crivait lempereur durant le voyage, et ne ft point
ml avec dautres dtails.
Le vice-roi et l