Célestin Bouglé - Essais Sur Le Régime Des Castes
Célestin Bouglé - Essais Sur Le Régime Des Castes
Célestin Bouglé - Essais Sur Le Régime Des Castes
(1908)
Les races
Le droit
La vie conomique. La consommation
La vie conomique (suite). La production
La littrature
CLESTIN BOUGL
ESSAIS
SUR LE RGIME
DES CASTES
la mmoire de
LUCIEN HERR
Bibliothcaire l'cole Normale Suprieure
En tmoignage de reconnaissance et d'affection
Janvier 1927.
Avant-propos
de la premire dition
1908
Ce n'est pas sans raison que je prsente comme des Essais les tudes sur la
caste que je rassemble ici. Je sais tout le premier quel degr elles sont
incompltes. Sur plus d'un point les cadres seuls sont dresss : le contenu fait
dfaut.
J'ai voulu, non pas imaginer a priori, mais rechercher dans les faits les
tenants et les aboutissants du rgime le plus contraire celui que les ides
galitaires tendent instituer en Occident. Pour cette recherche, il semble au
premier abord que l'Inde soit une terre privilgie. La caste s'y panouit en
toute libert. Nulle part ailleurs on ne voit subsister entre groupes lmentaires
une opposition plus nette ; nulle part la spcialisation hrditaire n'est plus
stricte, ni la hirarchie mieux respecte.
Malheureusement, ds que l'on veut situer ces phnomnes, dcrire
leur volution, dfinir leurs rapports avec la vie de l'ensemble, on se trouve
arrt. Les efforts conspirants de tant d'indianistes illustres n'ont pas encore
russi projeter, sur la route suivie par la civilisation hindoue, des clarts
suffisantes. Trop de jalons manquent encore. On l'a souvent rpt : ce peuple
n'a pas d'histoire, ou du moins il n'a pas eu d'historiens. Lacune rvlatrice,
ajoute-t-on. Ne nous renseigne-t-elle pas, par elle-mme, non seulement sur
l'orientation mentale, mais sur les destines politiques de l'Inde ? En attendant
l'on reste trop souvent dans l'impossibilit de dater, de localiser, de prciser.
On travaille dans les nuages. Tout le monde en tombe aujourd'hui d'accord :
les monuments littraires de l'Inde le plus souvent faonns, au moins dans
les priodes anciennes, par et pour les Brahmanes nous instruisent sur l'idal
sacerdotal plus que sur la ralit historique. Quant aux monuments pigraphiques dont il est permis d'esprer des informations plus objectives
peine commence-t-on les dchiffrer et les classer. Un immense travail
pralable reste accomplir, auquel mon incomptence, et en particulier mon
ignorance des langues de l'Inde, m'interdit de participer. Je ne puis qu'en
attendre les rsultats.
Si, sans attendre, je publie ces Essais ds aujourd'hui, c'est, d'abord, que la
pnurie des dtails historiques ne rend pas absolument impossible l'tablissement d'inductions sociologiques. Ce qui nous intresse spcialement, ce n'est
pas ce qui passe, mais ce qui se rpte ; dans le flux des vnements, ce sont
les institutions qui surnagent. De ce point de vue il n'est pas impossible de
noter ds prsent, entre le systme dominant d'habitudes collectives qui fait
durer le rgime des castes, et les croyances religieuses, les conceptions juridiques, ou les pratiques conomiques, un certain nombre de relations intelligibles, qui paraissent tre plus que des concidences. Elles nous permettront
peut-tre, le lecteur s'en rendra compte, d'prouver utilement telles hypothses
courantes du matrialisme historique ou de la philosophie des races aux
thories plus prcises sur les phases du droit.
D'autre part, pour provisoires que doivent tre nos inductions, il n'est pas
sans avantage de les formuler ds prsent. Elles serviront du moins
rappeler aux spcialistes quel genre de conclusions s'appuie sur leurs travaux.
Ils verront mieux ainsi sur quel point les tais manquent et de quel ct il y
aurait intrt ce que fussent pousses leurs recherches. La perspective sociologique peut orienter l'enqute historique. Le cadre appelle le contenu. En
attendant les rponses fermes et pour en hter l'heure ce n'est pas une tche
inutile, sans doute, que de poser les questions.
C. B.
Introduction
Essence et ralit
du rgime des castes
L'abb Dubois, dans ses prcieuses observations sur les Murs, institutions et crmonies du peuple de l'Inde 1, s'efforait d'tablir que la division en
castes tait commune la plupart des anciennes nations. De mme Max
Mller, dans son article sur la caste 2, dmontrait l'universalit des diffrences
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The Tribes and Castes of the N. W. Provinces and Oudh, Calcutta, 1896, p. XVI.
WILKINS, Modern Hinduism, Religion and Life of Hindus in North India, Londres,
Unwin, 1887, pp. 163-164. De LANOYE, L'Inde contemporaine, Paris, Hachette, 1855,
p. 32.
Les castes dans l'Inde. Les faits et le systme, Paris, Leroux, 1896, p. 257.
The Tribes and Castes of Bengal, Calcutta, 1896, p. XXI sqq.
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porte l'un sont rigoureusement interdits l'autre. Leur statut personnel est
dtermin, pour la vie, par le rang du groupe auquel ils appartiennent. On dira
que ces ingalits sont l'uvre du rgime des castes.
Un autre lment nous parat ncessaire sa dfinition. Quand nous
dclarons que l'esprit de caste rgne dans une socit, nous entendons que les
diffrents groupes dont cette socit est compose se repoussent au lieu de
s'attirer, que chacun d'eux se replie sur lui-mme, s'isole, fait effort pour
empcher ses membres de contracter alliance, ou mme d'entrer en relation
avec les membres des groupes voisins. Un homme refuse systmatiquement
de chercher femme en dehors de son cercle traditionnel ; bien plus, il repousse
tout aliment prpar par d'autres que par ses congnres ; le seul contact des
trangers , pense-t-il, est quelque chose d'impur et de dgradant. Cet
homme obit l' esprit de caste . Horreur des msalliances, crainte des
contacts impurs, rpulsion l'gard de tous ceux dont on n'est pas parent, tels
nous paraissent tre les signes caractristiques de cet esprit. Il nous semble fait
pour mietter les socits qu'il pntre ; il les partage non seulement en
quelques couches superposes, mais en une multitude de fragments opposs ;
il dresse leurs groupes lmentaires les uns en face des autres, spars par une
rpulsion mutuelle.
Rpulsion, hirarchie, spcialisation hrditaire, l'esprit de caste runit ces
trois tendances. Il faut les retenir toutes trois si l'on veut obtenir une dfinition
complte du rgime des castes. Nous dirons qu'une socit est soumise ce
rgime si elle est divise en un grand nombre de groupes hrditairement
spcialiss, hirarchiquement superposs, et mutuellement opposs si elle ne
tolre en principe ni parvenus, ni mtis, ni transfuges de la profession si elle
s'oppose la fois aux mlanges de sangs, aux conqutes de rangs et aux
changements de mtiers.
Que cette dfinition ne fasse pas violence l'usage courant du mot, on s'en
rendra compte, si on la rapproche d'un certain nombre de dfinitions reues.
La plupart mettent en vidence la liaison de l'ide de caste avec l'ide de spcialisation hrditaire. La caste est essentiellement hrditaire, dit Guizot 1 :
c'est la transmission de la mme situation, du mme pouvoir de pre en fils.
L o il n'y a pas d'hrdit, il n'y a pas de caste. Suivant Ampre 2, trois
conditions sont essentielles l'existence d'une caste : S'abstenir de certaines
professions qui lui sont trangres, se prserver de toute alliance en dehors de
la caste, continuer la profession qu'on a reue de ses pres.
la rpartition hrditaire des mtiers, on ajoute souvent, pour dfinir le
rgime des castes, l'ingalit des droits. Le rgime des castes, d'aprs James
Mill 3, c'est la classification et la distribution des membres d'une communaut en un certain nombre de classes ou d'ordres pour l'accomplissement de
certaines fonctions, les uns devant jouir de certains privilges, et les autres
supporter certaines charges . Trois lments constituent la caste, dit
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Si, pour retrouver le rgime des castes parmi les ralits historiques, on se
laisse guider par cette dfinition intgrale, on s'apercevra sans doute, au
premier coup d'il, qu'autant il est ais de reconnatre, ici ou l, des lments
et comme des membres pars de ce rgime, autant il est difficile de le rencontrer complet, parfait, pourvu de tous ses organes. S'il est peu de civilisations
o l'une ou l'autre de ses tendances caractristiques ne se glisse, il en est peu
aussi o toutes trois runies s'panouissent librement.
Il est clair, par exemple, que l'on peut aisment relever, jusque dans notre
civilisation occidentale contemporaine, certaines traces de l'esprit de caste. L
aussi se rencontrent l'horreur des msalliances et la crainte des contacts
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Essai sur le Vda, ou tude sur les religions, la littrature et la constitution sociale de
l'Inde, Paris, Dezobry, 1863, p. 218.
Op. cit., pp. 158, 180.
Cit Par SCHLAGINTWEIT, Zeitschrift der Deutschen morgenlndischen Gesellschaft,
Bd. XXXIII, p. 587. SHERRING insiste sur ce mme trait, Hindu Tribes and Castes,
Calcutta, 1879, III, pp. 218, 235.
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impurs. La statistique des mariages montre que s'il y a des professions dont les
membres s'allient volontiers, il en est beaucoup entre lesquelles les alliances
sont trs rares 1. Nombre de coutumes prouvent que les diffrents mondes
n'aiment pas se mler ; c'est ainsi que certains quartiers, certains cafs, certaines coles sont frquents exclusivement par certaines catgories de la
population 2. Que ces distinctions correspondent encore, en gros, aux degrs
d'une hirarchie, il est difficile de le contester. Si les lois n'avouent plus
l'existence des classes, les murs la manifestent clairement : elles sont loin
d'attribuer aux diffrentes catgories de citoyens le mme coefficient de
considration ; et cette considration se traduit, sinon par des privilges
dclars, au moins par des avantages indniables 3. La spcialisation hrditaire, enfin, est loin d'avoir compltement disparu. Il y a toujours des villages
o la mme industrie s'exerce depuis des sicles 4 ; le nombre des mtiers
monopoliss par telle ou telle race est encore considrable 5 ; et les cas o le
pre transmet, avec sa fortune, sa profession son fils, semblent de plus en
plus frquents 6.
Pour nombreux que soient ces indices, personne ne soutiendra que le rgime des castes domine notre civilisation. Elle s'en loigne chaque pas qu'elle
fait. Que l'on analyse les rformes juridiques, politiques, conomiques qu'elle
a opres depuis l're moderne ; on ne pourra mconnatre qu'elle obit, plus
ou moins lentement, mais srement, aux exigences des ides galitaires 7. Les
habitudes qui rappellent le rgime des castes, alors mme qu'elles subsistent
en fait, n'obtiennent plus la conscration du droit. De plus en plus elles seront
classes comme des survivances.
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Karl BCHER, Die Entstehung der Volkswirtschaft, Tbingue, Laupp, 2e d., 1898, p.
338 sqq.
Que ces questions de classes ne soient sans doute pas trangres la crise de
l'enseignement secondaire , c'est ce que diffrents observateurs ont mis en vidence. V.
par exemple LANGLOIS, La question de l'enseignement secondaire dans la Revue de
Paris des 1er et 15 janvier 1900.
Voir GOBLOT, Revue d'conomie politique, janvier 1899. Une bonne dfinition de la
classe reste d'ailleurs trouver. Le difficile, quand la hirarchie sociale n'est plus consacre par le systme juridique, est de discerner les signes distinctifs auxquels les classes se
reconnaissent. On a cherch quelquefois dans les diverses professions les centres des
classes. Mais si cette dfinition convient, partiellement, aux castes, il semble qu'elle soit
pour les classes dcidment trop troite (voir dans l'Anne sociologique, t. VI, pp. 125129, la critique du livre de M. A. BAUER sur les Classes sociales, Paris, Giard & Brire,
1902). Il faut videmment faire entrer en ligne de compte, pour la diffrenciation des
classes, ct des spcialisations professionnelles, les diffrences de niveau conomique.
Mais ces diffrences elles-mmes demandent tre, selon les cas, estimes de diffrentes
manires. Si dans les classes aises c'est la dpense plus ou moins fastueuse qui marque
les rangs, ailleurs les diffrences de salaire semblent suffire classer les gens (voir ce
propos, dans la Revue de mtaphysique et de morale, 1905, p. 890-905, les remarques
suggestives de M. HALBWACHS sur la Position du problme sociologique des classes.
L'auteur y rsume et critique les thories de Schmoller, de Sombart et de Bcher).
Par exemple, chez nous le village de Monistrol ou celui de Villedieu-les-Poles.
On en trouverait des exemples assez nombreux dans AUERBACH, Les races et les
nationalits en Autriche-Hongrie, Paris, Alcan, 1898, pp. 75, 119, 125, 209, 266.
On trouvera, ce sujet, dans la Revue de sociologie (anne 1900) une instructive discussion. Elle montre que les cas o le pre transmet son mtier au fils ne sont pas rares, mais
aussi combien il est difficile de classer et de dnombrer ces cas.
C'est ce que nous avons essay de dmontrer dans la premire partie de notre tude sur
les Ides galitaires.
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Est-ce dire qu'il suffirait de nous retourner vers notre Moyen ge pour
retrouver le rgime des castes ? Certes, mesure que nous remontons vers le
pass, les divisions de la socit nous apparaissent plus tranches. Entre ses
couches superposes, les distances sont marques non pas seulement par les
murs, mais par les lois ; les professions sont plus frquemment monopolises par les familles. Toutefois, que l'organisation sociale du Moyen ge soit
loin de correspondre exactement au rgime que nous avons dfini, on s'en
rendra aisment compte si l'on se rappelle les caractres sociologiques des
deux puissances qui ont rgn sur lui, le clerg catholique et la noblesse
fodale.
On a souvent dit du clerg qu'il constituait une caste. Mais, ainsi que le
remarque justement Guizot 1, l'expression est alors essentiellement inexacte.
Si l'ide d'hrdit est inhrente l'ide de caste, le mot de caste ne peut tre
appliqu l'glise chrtienne, puisque ses magistrats ne doivent tre que des
clibataires. L o les fonctions, bien loin d'tre rserves par les pres leurs
fils, sont distribues entre des hommes qui ne peuvent descendre de leurs
prdcesseurs, l o la cooptation remplace l'hrdit, il peut bien y avoir
esprit de corps ; mais les corps ne sont pas des castes. En fait, par son mode de
recrutement, le clerg servait indirectement des ides contraires celles sur
lesquelles le rgime des castes s'appuie ; une glise qui pouvait transformer
des esclaves en pontifes, et lever le fils d'un ptre au-dessus des rois, oprait
ainsi des espces de rdemptions sociales qui, plus encore que ses dogmes,
taient des leons d'galit 2.
De mme, une grande distance spare le rgime fodal du rgime des
castes proprement dit. Et d'abord, dans la mesure o le rgime fodal obit
ce principe, que la condition de la terre emporte celle de l'homme , il
contrarie le principe du rgime des castes. Car il cesse alors de dterminer la
situation des personnes par leur naissance, il introduit des bouleversements
dans la hirarchie hrditaire. Du jour au lendemain, par cela seul qu'une
conqute ou un contrat le rend matre d'une terre, un homme peut se trouver
lev d'un degr sur l'chelle sociale. Ajoutons que lorsqu'un mme homme
est possesseur de plusieurs fiefs, sa situation devient ambigu ; vassal des uns,
suzerain des autres, son rang social cessera d'tre nettement dfini. Un pareil
systme n'aboutit pas une hirarchie stricte.
D'un autre ct, l'miettement fodal n'empchait-il pas les individus
de s'agglomrer pour former des castes ? Chaque seigneur vit sur ses terres et
gouverne pour son propre compte un certain nombre d'hommes qui ne dpendent que de lui ; la fodalit n'est donc pas constitue par une superposition de
collectivits, mais bien plutt par une collection de despotismes individuels 3. En ce sens, on a pu soutenir sans paradoxe que, comme l'glise
fut, par certaines de ses tendances, une cole d'galit, la fodalit fut une
cole d'indpendance. Son organisation se prtait l'individualisme. Elle ne
dcoupait pas la socit en petits corps compacts, et se repoussant les uns les
autres. Elle ne la fragmentait pas en castes.
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Pas plus que notre Moyen ge, l'Antiquit classique ne nous offrirait une
image exacte du rgime cherch.
Certes, une hirarchie stricte a longtemps marqu les rangs dans la cit.
Sans parler des esclaves, on sait quelles ingalits religieuses, juridiques et
politiques sparent le plbien du patricien. La spcialisation hrditaire n'est
pas inconnue ; on rencontre souvent dans l'histoire grecque des familles de
mdecins, ou des familles de prtres 1 ; Athnes, les noms des quatre tribus
ioniennes sont des noms de professions 2. Il n'est pas douteux enfin que les
groupes lmentaires qui devaient composer la cit font effort pour ne pas se
mler : aussi longtemps qu'il peut, fidle au culte des anctres, le [mot grec]
s'isole et se rtracte.
Mais c'tait prcisment la destine et comme la mission de la cit antique
que de surmonter toutes ces tendances. La spcialisation hrditaire si tant
est qu'elle ait jamais t de rgle 3 y est vite devenue une exception. L'organisation hirarchique n'y devait pas aboutir la superposition de groupes
opposs. En effet, tant que la cit reste une collection de (mot grec), les infrieurs ne forment pas de groupes part : esclaves ou clients, ils appartiennent
une famille ; ils font partie du mme corps que l'eupatride 4. Plus tard, quand
une plbe indpendante s'est constitue, elle supporte impatiemment d'tre
regarde comme une socit infrieure. Elle impose la cit des divisions
nouvelles qui, venant chevaucher sur les divisions anciennes, forcent les
citoyens se mler. Agglomrs ici par dmes, et l classs suivant leur
fortune ou d'aprs leur armement, ils ne peuvent rester groups par clans.
Progressivement et comme mthodiquement, l'isonomie, l'isgorie, l'isotimie
sont conquises. Les rformateurs passent et repassent, pour les effacer, sur les
sillons tracs par les divisions primitives.
Ainsi, ds l'Antiquit, la civilisation occidentale rpugne au rgime que
nous avons dfini.
Combien, d'ailleurs, il est difficile de le rencontrer parfait et comme
l'tat pur, nous le prouverons, mieux que par une revue gnrale des civilisations, si nous examinons un cas privilgi . On prend souvent la civilisation gyptienne pour le type d'une civilisation soumise au rgime des
castes ; essayons donc d'y retrouver la spcialisation hrditaire, la hirarchie
stricte, l'opposition tranche des groupes.
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II, 164.
Ibid., 168.
Ibid., 37.
Ibid., 166.
I, 73.
Ibid., 74, 3, 8.
Cf. REVILLOUT, Cours de droit gyptien, I, pp. 137, 138.
Cf. MASPERO, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Paris, Hachette,
1895, I, p. 305.
Op. cit., pp. 131, 136, 147.
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d'infanterie 1. La spcialisation n'tait donc pas absolue ; le cumul des professions n'tait pas interdit. Du moins leur transmission par l'hrdit tait-elle
vraiment prescrite ? En fait, nous constatons bien que le fils d'un pontife a le
plus souvent sa place marque dans le temple, que le fils d'un scribe entre
son tour dans les bureaux. Mais ces faits, pour nombreux qu'ils soient, s'ils
prouvent que le npotisme est aussi vieux que les pyramides 2, ne suffisent
pas prouver que la transmission des mtiers de pre en fils tait de droit 3.
On a d'ailleurs la preuve positive que l'homme n'tait pas enferm pour
jamais dans la situation de son pre. Non seulement, aux temps dmotiques,
on voit apparatre une sorte de classe bourgeoise 4 dont les membres ne semblent astreints aucune profession particulire, mais encore, ds la haute
poque, le nombre des parvenus est considrable. Le fameux Amten tait
fils d'un pauvre scribe. Plac lui-mme dans un bureau des subsistances, il
devient crieur et taxateur des colons, puis chef des huissiers, matre crieur,
directeur de tout le lin du roi ; bientt plac la tte d'un village, puis d'une
ville, puis d'un nome, il finit par tre primat de la Porte occidentale. Il meurt
combl d'honneurs, possesseur de plusieurs fiefs, ayant dot sa famille et
plac ses fils 5. L'exemple montre que la hirarchie sociale tait loin d'tre
ptrifie. Le pouvoir du roi pouvait bouleverser les situations traditionnelles.
Il est remarquer que si dans la fodalit gyptienne la transmission hrditaire des terres et des titres est de rgle, il faut, pour qu'un baron soit reconnu
tel, qu' l'hrdit s'ajoute l'investiture du Pharaon. En donnant des terres ou
des charges, il peut crer des nobles 6. Il y a l des faits de mobilit sociale
difficilement compatibles avec la rigidit du rgime des castes.
Ajoutons que rien ne permet d'affirmer que cet esprit de division et
d'opposition mutuelle, qui nous a paru tre un lment constitutif du rgime
des castes, ait domin dans la socit gyptienne. Nous n'avons pas la preuve
positive qu'un systme de prohibitions ait longtemps isol ses groupes lmentaires. Au contraire on a justement remarqu que l'gypte est un des pays
o l'organisation administrative a le plus vite effac les divisions spontanes
de la population. Les ncessits de la culture commune y devaient faire
oublier les rpugnances de clans : le Nil, a-t-on dit, exigeait l'unit 7. Quelle
qu'en soit la raison, il est certain que l'histoire de la civilisation gyptienne ne
nous rvle pas cette invincible rsistance l'unification qui caractrise le
rgime des castes. Il devait se heurter, dans notre civilisation occidentale, la
puissance de la dmocratie ; dans la civilisation gyptienne, c'est une monarchie forte qui entrave son dveloppement.
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Ce rgime rencontre-t-il, dans la civilisation hindoue, des obstacles analogues ? Ou au contraire y verrons-nous enfin, librement panouies, en pleine
terre, ses trois tendances essentielles ?
Nous constaterons d'abord que nulle part la spcialisation n'est pousse
plus loin qu'en Inde. Certes, les mtiers diffrencis y sont moins nombreux
que dans notre civilisation contemporaine. Pour qu'une socit compte plus de
dix mille professions et voie leur nombre s'accrotre de plus de quatre mille en
treize ans 1, il faut qu'elle possde une industrie scientifique , seule capable
de multiplier et de varier, en mme temps que les besoins, les moyens de
production. L'Inde, tant qu'elle est reste livre elle-mme, n'a pas connu ces
progrs.
Mais si ses procds de production sont demeurs relativement simples, au
moins a-t-elle autant que possible divis les tches entre des corps diffrents.
On n'a, pour s'en rendre compte, qu' relever le nombre des sous-groupes dont
chacun des grands groupes professionnels est compos. C'est ainsi que l'on
distinguera 6 castes de commerants, 3 de scribes, 40 de paysans, 24 de journaliers, 9 de pasteurs et chasseurs, 14 de pcheurs et mariniers, 12 d'artisans
divers, charpentiers, forgerons, orfvres, potiers, 13 de tisserands, 13 de
fabricants de liqueurs, 11 de domestiques 2. Et sans doute, ces subdivisions
internes ne correspondent pas toutes des distinctions professionnelles. Mais,
dans nombre de cas, ce qui distingue une caste de ses congnres, c'est qu'elle
s'abstient de certains procds, n'utilise pas les mmes matriaux, ne faonne
pas les mmes produits.
Dans les lgendes bouddhiques, on distingue les diffrentes castes de
pcheurs d'aprs les instruments dont elles se servent, ou d'aprs les poissons
qu'elles pchent 3. Dans le groupe du vtement, les ouvriers en turbans ne
veulent avoir rien de commun avec les ouvriers en ceintures. Dans le groupe
du cuir, il y a une caste pour fabriquer la chaussure, une autre pour la rparer,
une autre pour faonner les outres 4. On ne voit pas, nous dit-on, le mme
homme pousser la charrue et patre les bestiaux 5. Parmi les clans Ghosis, il y
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en a qui gardent les vaches et ne vendent que du lait ; d'autres achtent le lait
et vendent le beurre 1. Les Kumhars d'Orissa sont diviss en Uria Kumhars,
qui travaillent debout et font de grands vases, et Kattya Kumhars, qui tournent
la roue assis et font de petits pots 2. Le coolie qui porte un fardeau sur la tte
refuserait de le charger sur ses paules ; celui qui use de la perche n'use pas du
havre-sac. Les diffrentes castes de domestiques ont chacune leur emploi
propre ; et chacune refuserait nergiquement de s'acquitter de l'emploi des
autres 3. Du haut en bas de la socit hindoue, le cumul des fonctions est
interdit en principe.
Les changements de fonctions ne sont pas moins illicites. Les travaux sont
diviss une fois pour toutes ; et chacun, par sa naissance, a sa tche marque.
L'hrdit des professions est la rgle, et l'a t ds la plus haute Antiquit.
C'est ce trait qui frappe les voyageurs mahomtans qui visitrent l'Inde au IXe
sicle 4. Dans tous ces royaumes... il y a des familles de gens de lettres, de
mdecins et d'ouvriers employs la construction des maisons, et on ne trouve
personne dans les autres familles qui fasse profession des mmes arts. Dans
les Jtakas, qui nous laissent apercevoir quelques traits de la socit hindoue
du VIe sicle, l'expression fils d'un conducteur de caravanes signifie conducteur de caravanes ; fils d'un forgeron signifie forgeron 5, des familles
de potiers, des familles de tailleurs de pierres sont dsignes ; allusion est faite
des rues, des villages o certains mtiers sont localiss de pre en fils 6.
Strabon notait dj 7 que chaque classe, en Inde, a son mtier spcial. Les
noms mmes des castes, dont la plupart sont des noms de professions, prouveraient suffisamment l'anciennet de la spcialisation hindoue 8.
Et sans doute cette rgle supporte bien des exceptions. Ne parlons pas des
changements de profession tout rcents, qui poussent nombre de gens de
toutes castes vers l'administration ou vers l'agriculture 9 : ils rsultent des
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secousses que l'invasion anglaise fait subir la tradition hindoue. Mais de tout
temps, les Brahmanes se sont ouvert toutes espces de professions. Bien loin
qu'ils se confinent dans l'tude des livres sacrs, on en voit qui sont laboureurs, soldats, commerants, cuisiniers 1. Pour son ventre il faut jouer bien
des rles , disait l'un d'eux l'abb Dubois 2.
Leur supriorit mme leur rserve plus de possibilits qu'au commun des
mortels. Il est vrai que cette supriorit implique la puret, et que le souci de
rester pur exclut bien des modes d'action. La doctrine de l'Ahimsa, qui dfend
de blesser la moindre crature vivante, n'interdit-elle pas au prtre d'ventrer
le sol avec le soc de la charrue 3 ? En fait, devant les ncessits matrielles, il
fallait bien faire flchir la rigidit de ces prohibitions. La thorie mme en prit
son parti : les codes brahmaniques reconnaissent au Brahmane le droit de pratiquer diffrents mtiers en cas de dtresse. Si Manou lui interdit formellement
le commerce des liqueurs et des parfums, de la viande et de la laine, il lui
permet le service militaire, le labour, le soin des troupeaux, un certain nombre
d'entreprises commerciales.
leur tour les membres des autres castes, que ces mmes codes prtendaient river l'occupation traditionnelle, devaient prendre, l'exemple des
Brahmanes, plus d'une libert l'gard de la rgle. Nous notions tout l'heure
que les noms de castes sont d'ordinaire d'anciens noms de professions. Mais
ajoutons qu'il est relativement rare que la profession exerce aujourd'hui par
une caste soit celle que son nom dsigne. Les Atishbaz sont bien, comme leur
nom l'indique, artificiers, et les Nalbands marchaux-ferrants 4. Mais il n'est
pas vrai que tous les Chamars soient aujourd'hui tanneurs, les Ahirs pasteurs,
les Banjaras porteurs, les Luniyas fabricants de sel. Les Baidyas forment,
suivant la tradition, la caste des mdecins. Or, c'est peine si le tiers d'entre
eux pratiquent la mdecine : beaucoup sont matres d'cole, fermiers, intendants 5. Parmi les Sunris, que la tradition dsigne comme les fabricants de
liqueurs, on trouve, dans certaines provinces, des charpentiers et des couvreurs, ailleurs des marchands de grain. Si les Doms sont pcheurs en Assam,
ils sont cultivateurs en Kachmir, et maons en Kumaon 6. Les Kansaris et les
Sankaris sont employs comme domestiques, bien qu'ils appartiennent
thoriquement aux castes commerantes 7. Chez les Kaibarttas du Bengale, si
les Mechos sont rests pcheurs conformment la tradition, les Hlos sont
passs la culture 8. On compte d'ailleurs aujourd'hui beaucoup plus de cultivateurs et beaucoup moins de pasteurs qu'il ne devrait y en avoir si les
divisions consacres taient respectes 9. Le systme de la spcialisation
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SENART, op. cit., p. 42 sqq. Cf. Jogendranth BHATTACHARYA, op. cit., pp. 74, 112.
Op. cit., I, p. 410.
CROOKE, The Tribes and Castes of the N. W. Provinces, I, p. CXLIX.
Ibid.
RISLEY, The Tribes and Castes of Bengal, I, p. 49 ; GAIT, Bengal Report (Census of
India, 1901, VI), p. 351.
RISLEY, loc. cit., I, p. 280.
Jogendranth BHATTACHARYA, Hindu Castes and Sects, p. 309.
RISLEY, ibid., I, p. LXXII.
Les castes proprement agricoles ne compteraient que 6 millions 1/2 de membres. On en
compte 34 millions 3/4 d'agriculteurs. Inversement, les castes de pasteurs comprennent 5
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millions 1/2 de personnes. Or on n'en trouve plus que 337 000 environ qui se consacrent
aux occupations pastorales ; cf. CROOKE, op. cit., I, p. CXLX.
M. ENTHOVEN, analysant la situation dans la province de Bombay (Census of India,
1901, IX, p. 209, 220) fait observer que 22% seulement des Brahmanes y restent attachs
leurs fonctions traditionnelles. On en trouve malgr les prohibitions classiques 47%
dans l'administration et dans l'agriculture, 5% dans les services d'alimentation.
Parmi les Vanis, qui correspondent peu prs aux Vaiyas de la tradition, 25% sont
occups dans le commerce, 39% dans les services d'alimentation, 10% fabriquent des
draps et des vtements, 3% sont agriculteurs, 2% ont trouv une place dans l'administration.
M. Sylvain LVI (Le Npal, tude historique d'un royaume hindou, Paris, Leroux,
1905, I, p. 246) fait remarquer que dans bien des cas la caste rserve plus qu'elle
n' impose une occupation ses membres surtout, ajouterons-nous, si ses membres
occupent une assez haute place dans la hirarchie. C'est ainsi qu'au Npal, la caste
bouddhique, cre de toutes pices l'imitation de la caste hindoue, a pris comme unique
noyau de formation la profession. Elle s'est constitue pour l'exploitation d'une sorte de
monopole lgal, accessible aux seuls descendants des fondateurs. Le monopole, il est
vrai, n'est pas toujours lucratif, tel le privilge de peindre les yeux l'image de Bhairava.
Les bnfices en seraient souvent maigres pour faire vivre un nombre croissant d'intresss. Heureusement la liste des professions hrditaires, si longue qu'elle soit, n'puise
pas toutes les catgories de gagne-pain. La caste laisse volontiers ses membres
s'chapper dans le terrain vague des mtiers qui n'appartiennent en propre personne .
Voir cependant certains exemples cits, d'aprs les Jatakas, par C. RHYS DAVIDS,
Notes on early economic conditions in northern India, p. 868.
STEELE (Law and Customs of Hindoo Castes, Londres, Allen, 1868), p. XI, compte,
parmi les critres de la dignit des castes, la fidlit au mtier traditionnel.
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caste changent de profession, ils s'en cachent, ou ils cherchent se justifier par
quelque lgende 1 ils se sentent atteints par le blme de l'opinion.
Elle n'aime pas les vads, mme lorsque l'vasion a t le point de dpart
d'une ascension dans l'ordre conomique. Certains Sunris se sont levs de la
situation de fabricants de liqueurs celle de grands commerants. Ils s'appellent dsormais Shahas et repoussent toute alliance avec ceux qui ont conserv
l'occupation traditionnelle de la caste. Vains efforts : ces parvenus continuent
d'tre tenus en mdiocre estime. Inversement, celui qui conserve pieusement
la profession, mme basse, mme impure, de ses pres, tire honneur de sa
fidlit la tradition. Dans Sakountala, le pcheur, qui l'on reproche sa
cruaut envers les poissons, de rpondre : Seigneur, ne me blmez pas. Nous
ne devons jamais abandonner le mtier de nos anctres, quelque bas qu'il
soit. C'est sans doute pour obir ce mme sentiment que certaines castes se
raidissent et font des efforts dsesprs avant d'abandonner, sous la pression
du besoin, la profession traditionnelle. Il a fallu, nous dit-on, 30% de morts
pour dcider les tisserands de l'ouest du Bengale, ruins par l'importation
anglaise, chercher un nouveau gagne-pain 2 : tant il est vrai que l'attachement au mtier des anctres se prsente la conscience hindoue comme un
devoir.
En mesurant la place de la spcialisation hrditaire dans la socit hindoue, nous venons de rappeler que cette socit est organise hirarchiquement. Et en effet, nulle part on ne peut constater des distinctions aussi tranches, nulle part il ne se fait une telle dpense de mpris et de respects.
Les voyageurs ont souvent dpeint la triste condition faite aux Parias. Il
ne leur est pas permis, dit l'abb Dubois, de cultiver la terre pour leur propre
compte. Obligs de se louer aux autres tribus, leurs matres peuvent les battre
quand ils le veulent, sans qu'ils puissent demander de rparation. Les aliments
dont ils font leur nourriture sont de qualit repoussante : ils disputent les
dbris aux chiens. Sur la cte de Malabar, on ne leur permet mme pas de
btir des huttes. Si un Nar les rencontre, il a le droit de les tuer 3. Lisons
maintenant la description de l'entre d'un gourou 4 : il marche entour de
cavaliers, de musiciens, de bayadres : devant lui l'encens fume, les tapis
s'tendent, les arcs de triomphe s'lvent. La maldiction d'un tel homme
ptrifie, et sa bndiction sauve. Une pince des cendres avec lesquelles il
s'est barbouill le front est un don inestimable. En retour, on verra de pauvres
gens vendre leurs femmes et leurs enfants pour lui procurer les prsents qu'il
exige 5.
Tous les Brahmanes ne mnent pas cette existence royale, mais la plupart
vivent aux dpens des autres castes. En principe, le Brahmane doit se nourrir
d'aumnes. Si vous lui demandez quelque chose, il vous rpond : Passez !
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Ou par quelque tymologie fantaisiste. C'est ainsi que les Telis du Bengale qui ont quitt
la fabrication de l'huile pour le grand commerce, prtendent que leur nom drive de Tula
(balance de boutique) et non de Taila (huile). Jogendranth BHATTACHARYA, op. cit.,
p. 263.
J. BHATTACHARYA, p. 228.
DUBOIS, op. cit., pp. 51, 59, 66.
Ibid., p. 172.
Ibid., pp. 167, 169.
22
Il est fait pour recevoir, non pour donner 1. Quand on traverse un hameau,
disait Jacquemont 2, on croirait que la caste des Brahmanes est la plus nombreuse ; c'est qu'ils y restent oisifs quand les autres sont dehors qui travaillent.
Un autre voyageur nous montre les bateliers de Bnars trop honors si un
Brahmane veut se faire promener dans leur barque. Un autre dit, en parlant
des Brahmanes, qu'ils marchent avec un air satisfait d'eux-mmes et conscients de leur supriorit qui est inimitable. Il n'est pas tonnant, remarque
l'abb Dubois 3, qu'on rencontre souvent chez les Brahmanes un gosme
superbe : ne sont-ils pas levs dans l'ide que tout leur est d et qu'ils ne
doivent rien personne ? Leur supriorit absolue est aussi inconteste 4 que
l'absolue infriorit des Parias.
Entre ces deux degrs extrmes, la multitude des castes s'tage, chacune
trs occupe de tenir son rang et de ne pas laisser usurper ses prrogatives 5.
Pour la dtermination des rangs, diverses considrations entrent en ligne de
compte : la puret du sang, la fidlit au mtier traditionnel, l'abstention des
aliments interdits 6. Pratiquement l'lvation ou la bassesse d'une caste se
dfinit surtout par les rapports qui l'unissent la caste brahmanique. Les
Brahmanes accepteront-ils n'importe quel don d'un homme de cette caste ?
Prendront-ils sans hsitation un verre d'eau de sa main ? Feront-ils des
difficults ? Refuseront-ils avec horreur 7 ? Voil le vrai critre de la dignit
des castes : l'estime du Brahmane est la mesure de leur noblesse relative.
Si nous consultions les codes sacrs, nous y trouverions les grandes
distinctions sociales exprimes avec prcision, en rapports mathmatiques.
Nous constaterions que le nombre des crmonies pratiques, le chiffre des
amendes imposes, voire le taux de l'intrt pay, varient avec le rang des
castes, et que toujours au Brahmane est attribu le maximum des bnfices
comme le minimum des peines 8.
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SONNERAT, I, p. 98.
Op. cit., I, p. 234.
Op. cit., p. 144.
On rencontre bien quelques exceptions. Cf. DUBOIS, op. cit., I, p. 13. Max MLLER,
Essais de mythologie compare, p. 404. Mais, outre qu'elles sont trs rares, ces exceptions se fondent gnralement sur quelque motif dfini (SNART, op. cit., p. 101).
Les questions de prsances donnent parfois lieu des batailles sanglantes (DUBOIS, op.
cit., I, p. 18). On a remarqu, lors du dernier recensement, l'moi qu'prouvrent certaines
castes, la pense qu'elles risquaient de n'tre pas classes leur rang. Les Khattris
tinrent un meeting de protestation Bareilly, et ils envoyrent un mmoire aux autorits
charges du recensement, afin de maintenir leur droit tre classs parmi les Kshatriyas
(Census of India, 1901, Rapport gnral, par MM. RISLEY et GAIT, I, p. 539).
STEELE, Law and Customs of Hindoo Castes, p. X.
Dans son numration des castes, Jogendranth BHATTACHARYA commence toujours
par se poser ces questions (Hindu Castes and Sects, 1re partie). C'est ces mmes critres
que reviennent le plus souvent les enquteurs anglais. Voir Census of India, 1901, vol.
VI, p. 137, vol. XVIII, p. 487, vol. XXV, p. 133.
. WEBER, Indische Studien., X, p. 20-24; STEELE, op. cit., p. 23, 28 ; JOLLY, Recht
und Sitte, dans le Gundriss der indo-arischen Philologie und Altertumskunde d e
BHLER, Strasbourg, Trbner, 1896, p. 127.
23
Et sans doute, comme nous le verrons, nous ne pouvons nous fier au dtail
des codes. Les distinctions relles sont loin d'tre aussi strictes que leurs
distinctions idales. Sur bien des points la hirarchie reste incertaine 1. La
place d'une caste varie suivant les rgions 2 et les prsances donnent lieu
des contestations frquentes. Mais ces incertitudes de fait laissent le principe
sauf ; ces contestations mmes et les luttes qu'elles entranent prouvent quel
point les diffrents membres de la socit hindoue sont pntrs de l'ide
qu'elle doit tre organise hirarchiquement.
Que ses lments spcialiss non seulement se superposent, mais s'opposent, que la force qui anime tout le systme du monde hindou soit une force de
rpulsion, qui maintient les corps spars et pousse chacun d'eux se replier
sur lui-mme, c'est ce qui frappe tous les observateurs.
On a souvent not le dgot que les Europens inspirent aux Hindous. Un
voyageur remarque qu'un Brahmane avec lequel il avait li connaissance lui
rendait visite de trs bon matin : c'est que le Brahmane prfrait le voir avant
l'heure du bain, afin de se purifier aisment des souillures qu'il aurait pu
contracter. Un Hindou qui se respecte mourrait de soif plutt que de boire
dans un verre qui et servi un Mleccha 3. Ce qui est remarquable, c'est
que les Hindous semblent prouver, l'gard les uns des autres, quelque chose
de cette mme rpugnance ; preuve qu'ils restent jusqu' un certain point des
trangers les uns pour les autres. On eut beaucoup de peine tablir Calcutta
une canalisation d'eau : comment les gens de castes diffrentes pourraient-ils
se servir du mme robinet ? Le contact des Parias inspire une vritable horreur. C'est pourquoi on les obligeait, comme leur nom l'indique, porter des
clochettes rvlatrices de leur prsence 4. Sur la cte de Malabar, il y a encore
des gens que l'on force aller presque nus, de peur d'tre touch par leurs
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SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 581. Les rapports de l'tat de Cochin classent les castes
impures d'aprs la distance laquelle elles souillent : celles-ci 24 pas, celles-l 36,
d'autres 48, d'autres 64 (cit par VIDAL DE LA BLACHE, Annales de gographie,
juillet 1906, p. 440).
R. FICK, Die Sociale Gliederung im nord. Indien, p. 25.
Ibid., pp. 26, 28.
Il faudrait distinguer entre les aliments. La manire dont ils sont prpars les rend, si l'on
peut dire, plus ou moins dangereux . Les Brahmanes acceptent de certaines castes les
aliments cuits avec du beurre clarifi (pakki) non les aliments cuits autrement (kachchi),
voir GAIT, Bengal report (Census of India, 1901, VI, p. 367).
SONNERAT, op. cit., I, p. 108.
Op. cit., p. 266.
J. BHATTACHARYA, op. cit., p. 135.
RISLEY, op. cit., I, p. 157.
M. RISLEY remarque, ce propos, combien il importe, lorsqu'on veut distribuer des
secours en temps de famine, de connatre la hirarchie des castes, et de savoir de quelle
main elles peuvent recevoir des aliments. C'est ainsi que les Chattar-Kais, en Orissa font
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partie dsormais des castes-perdues parce qu'ils ont mang aux cuisines de secours en
1866 (Tribes and Castes, p. VIII).
ELLIOT, Memoirs on the history, folklore and distribution of the races of the N. W.
Provinces, Londres, Trbner, d. Beames, 1869, I, p. 67, en note.
RISLEY, op. cit., I, P. XLII.
RISLEY, I, p. LI sqq.
C'est l'expression propose par M. Risley pour dsigner ce phnomne.
J. BHATTACHARYA, op. cit., p. 41 ; cf. RISLEY, op. cit., p. LXXXII.
Cit Par SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 560.
The Tribes and Castes of N. W. Prov., III, p. 27.
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autres 1. S'il s'agit des autres castes, le manque de concidence entre la thorie
et les faits est encore plus frappant. Ce sont les Rdjpouts qui prtendent
descendre des Kshatriyas ; mais d'abord, outre que, pour beaucoup d'entre
eux, ces prtentions sont videmment mensongres 2, eux aussi forment une
multitude de familles plutt qu'une caste 3. Les occupations assignes par la
tradition aux Vaiyas n'apparaissent pas rserves une seule caste, mais
divises entre des castes trs diverses 4.
Enfin, on cherche vainement quelle caste pourrait correspondre la caste
des dras 5. C'est pourquoi le recensement anglais a renonc se servir, pour
distinguer les diffrentes catgories de la population, de ces appellations
traditionnelles. Que l'on considre face face la ralit prsente, on s'aperoit
que c'est par milliers qu'il faut compter les castes 6. La thorie brahmanique
essaie en vain de voiler cette multiplicit essentielle. Le rgime des castes a
divis la socit hindoue en un nombre considrable de petites socits
opposes.
En rsum, sur ces trois points spcialisation hrditaire, organisation
hirarchique, rpulsion rciproque le rgime des castes se rencontre, autant
qu'une forme sociale peut se raliser dans sa puret, ralis en Inde. Du moins
descend-il, dans la socit hindoue, un degr de pntration inconnu ailleurs.
Il garde une place dans les autres civilisations ; ici il envahit tout. Et en ce
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SENART, p. 28. Dans les seules provinces du N.-W., NESFIELD distingue jusqu'
quarante castes de Brahmanes (Brief View of the Caste system, p. 49, 115). Les 1 500 000
Brahmanes de la province de Bombay sont diviss, selon M. ENTHOVEN, en plus de
200 groupes, entre lesquels les mariages sont interdits Census of India, 1901, IX, p. 278).
LYALL (tudes sur les murs religieuses et sociales de l'Extrme-Orient, trad. fr., Paris,
Thorin, 1885, p. 217 sqq.) montre comment se fabriquent les Rdjpouts, par la
brahmanisation de chefs aborignes. CROOKE (Tribes and Castes of the N. W.
Provinces), cite, p. XXII, un certain nombre de septs Rdjpoutes dont les noms trahissent une origine aborigne. IBBETSON (Punjab Ethnogr., p. 421) va jusqu' dire, tant il
croit peu la puret du sang des prtendus descendants des Kshatriyas : Le terme de
Rdjpout est mon sens une expression plutt professionnelle qu'ethnographique.
On se rappelle la rpugnance que les diffrents clans rdjpoutes prouvent manger
ensemble. Voir plus haut, p. 21.
Cf. SCHRDER, Indiens Literatur und Cultur, Leipzig, Haessel, 1887, p. 419 ; JOLLY,
Z. der Deutsch. Morg. Gesell., Bd. 50, p. 614, prouve par les noms employs dans les
Smritis, que les mtiers attribus par la thorie la seule caste des Vaiyas taient en fait
pratiqus par des groupes trs diffrents, cf. FICK, op. cit., p. 163 sqq.
D'aprs FICK op. cit., p. 202), il n'y a pas traces, dans les textes plis, d'une caste relle
qui corresponde la caste thorique des dras. D'un autre ct, les recenseurs de l'Inde
moderne dclarent peu prs unanimement qu'ils n'y rencontrent rien qui corresponde
une caste de Vaiyas, encore moins une caste de dras ; (cf. les rsultats du recensement de 1872 rsums par SCHLAGINTWEIT, art. cit.) ; cf. BEAMES, The races of the
N. W. Provinces, p. 167 et RISLEY, Tribes and Castes of Bengal, 1, p. 271.
Il est impossible d'assigner un chiffre prcis, les chiffres variant suivant que les recenseurs envisagent les subdivisions ou s'en tiennent aux divisions principales. D'aprs
Schlagintweit, on distinguerait 1 000 groupes principaux dans le Bengale, 307 dans les
provinces du N.-O., 127 dans l'Oudh, 500 dans l'Inde centrale, 413 dans le Maissur. ne
compter que les grandes castes, celles qui comprennent de 100 000 un million de membres, on obtenait, au recensement de 1881, le chiffre de 207 ; quant aux castes comprenant plus d'un million de membres, on en comptait 39. Au recensement de 1901, on a pris
le parti de compter part tous les groupes entre lesquels les mariages sont interdits. On a
dnombr ainsi plus de 2 300 castes.
28
sens, on peut soutenir que le rgime des castes est un phnomne propre
l'Inde.
Est-ce dire que l'tude de ce rgime ne puisse en consquence avoir
qu'un intrt historique, et aucun intrt sociologique ? qu'elle doive nous
confiner dans les faits particuliers, sans nous laisser entrevoir aucune conclusion gnrale ? Parce que la caste ne s'panouit librement qu'en Inde, nous estil interdit a priori de dgager, des circonstances contingentes, ses proprits
essentielles, et de dmler les influences qu'elle doit normalement exercer sur
la vie conomique et politique, religieuse et morale ? Nous ne le pensons pas.
Et d'abord, s'il est vrai que le rgime des castes s'tale, pour ainsi dire,
dans la civilisation hindoue, et y prend un dveloppement unique , par l
mme incomparable, n'oublions pas que ce mme rgime se montre, plus ou
moins dvelopp, dans toutes ou presque toutes les civilisations. Si l'on veut
discerner les consquences de la spcialisation hrditaire, on pourra, sur bien
des points, rapprocher lgitimement ce qui se passe en Inde de ce qui se passe
en gypte, puisque ici, sans tre une rgle absolue, la transmission du mtier
du pre au fils semble avoir t du moins un usage trs rpandu. De mme, un
parallle entre les Brahmanes hindous et les Lvites hbreux ne nous
instruirait-il pas sur les causes ou les effets de la constitution d'une caste
sacerdotale ? Pour l'tude des proprits gnrales de la hirarchie, mme les
socits finalement voues la dmocratie fourniraient certes des documents
assez abondants. Les plus unifies enfin ont connu dans leurs phases premires et longtemps port dans leurs flancs cet esprit de rpulsion qui
maintient l'tat de division intime toute la socit hindoue. Les lments de
comparaison ne nous manqueront donc pas : la caste hindoue n'est nos yeux
que la synthse d'lments partout prsents, le prolongement et comme
l'achvement de lignes partout bauches, l'panouissement unique de tendances universelles.
Au surplus, ce qui importe pour l'tablissement d'une induction, n'est-ce
pas, plutt que la facult de rapprocher superficiellement des cas nombreux, la
facult d'analyser profondment un cas privilgi 1 ? Il est heureux pour la
curiosit sociologique que le rgime des castes ait triomph en Inde de toutes
les forces qui devaient ailleurs l'entraver ou l'touffer, et qu'il y ait dfinitivement impos sa forme toute la vie sociale : ainsi pourront se manifester
clairement ses vertus propres. Par cela mme qu'il s'est ralis dans une
civilisation aussi parfait et aussi complet que possible, il nous sera permis de
l'examiner, pour ainsi dire, l'tat pur et d'observer plus aisment ses
proprits caractristiques. L'Inde est la terre choisie du rgime des castes :
c'est pourquoi l'histoire de l'Inde sera, pour qui voudra soumettre ce rgime
une tude sociologique, comme une exprience cruciale.
N'est-ce pas ainsi, par l'analyse du cas privilgi des dmocraties amricaines, que
Tocqueville a mis en lumire les principaux effets politiques, conomiques, moraux, religieux et mme littraires, du progrs de l'ide de l'galit des hommes ?
Premire partie
Les racines du rgime
des castes
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Chapitre I
La spcialisation des castes
et la Ghilde
31
prtres. Aujourd'hui mme cette faon de voir est loin d'tre compltement
abandonne. Les profits que les Brahmanes tirent du systme des castes sont
si vidents ! On applique instinctivement la rgle : is fecit cui prodest. On
compare les Brahmanes aux Jsuites 1. Mauvais gnies du peuple hindou 2,
ils l'ont divis pour rgner sur lui. Le brahmanisme est comme le soleil de
l'Inde. C'est lui qui a donn naissance aux diffrents corps du systme et c'est
autour de lui qu'ils voluent ; il est leur origine et leur fin.
Que nous ayons le droit aujourd'hui de nous dfier a priori des
explications de ce genre, M. Senart a raison de le faire observer 3. Lgitimement elles apparaissent comme dmodes. Elles sont contraires, pourrait-on
dire, l'esprit nouveau de la science sociale. Il faut laisser au XVIIIe sicle
l'erreur artificialiste , qui ne voit dans la plupart des institutions sociales
que le rsultat de la prmditation des prtres. L'tude impartiale des institutions a montr que celles qui sont fondes sur le seul charlatanisme sont rares
et fragiles. Quand il s'agit surtout de rgles aussi complexes et aussi durables
que celles du rgime des castes, une invention dlibre est invraisemblable.
Faire dpendre l'organisation de la socit hindoue de la seule volont des
Brahmanes, c'est exagrer la part des crations volontaires dans l'histoire des
socits humaines.
C'est exagrer d'ailleurs, observe M. Dahlmann 4, la mainmise de la
religion sur la civilisation hindoue. Il est trs vrai que le souci religieux est
partout prsent en Inde, et non pas seulement dans les spculations thoriques,
mais dans les moindres manifestations de l'activit pratique. Au regard de
l'me hindoue, rien n'est plus important que le sacrifice : c'est par lui que
chaque jour la vie du monde est renouvele, l'ordre universel restaur. Il n'en
est pas moins excessif de croire que toute l'nergie de l'Inde s'est concentre,
ds l'origine et pour toujours, dans la caste des sacrificateurs, et que le peuple,
endormi par leur magie, a vcu dans une sorte de passivit lthargique, maniable merci, priv de ce sens de la ralit qui fait les races fortes, incapable de
penser par lui-mme et d'agir virilement 5. En fait, le peuple hindou a donn,
en dehors du cercle brahmanique, cent preuves d'une activit intellectuelle et
matrielle des plus fcondes. S'il est vrai que le droit primitif auquel il se
soumet est tout religieux, l'pope rvle la formation d'un droit nouveau,
moins ritualiste et, si l'on ose dire, plus laque : c'est le dharma, oppos au
rita 6. Dans les codes sacrs dj, ne voit-on pas les intrts commerciaux se
tailler une large place ? L'existence d'un corps de droit commercial volumineux est le signe d'un commerce actif, comme la largeur du lit est le signe
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de la puissance du fleuve 1 ; que l'on dnombre donc les rgles des codes
hindous qui concernent les finances, la police des marchs, les droits de
douane, les prts intrt, les hritages 2, et l'on aura la preuve que la vie conomique n'a pas t en Inde aussi strile que l'imaginent ceux qui croient que
l'Inde n'a vcu que dans et par la religion.
C'est cette vie conomique au contraire qu'il faut tudier si l'on veut
dcouvrir quelles forces ont labor le squelette de l'organisme hindou. Rattachons, nous dit M. Dahlmann, le rgime des castes l'volution industrielle,
reconnaissons dans les ghildes professionnelles les mres des castes, et nous
mesurerons l'impuissance de la thorie artificialiste ; nous pourrons dmontrer
que l'organisation du monde hindou n'est pas due des transformations discontinues, et arbitraires 3 ; elle nous apparatra comme le fruit naturel d'un
dveloppement continu et spontan.
La haute Antiquit des diffrenciations professionnelles ne prouve-t-elle
pas dj l'influence qu'a exerce, sur toute la vie hindoue, la division du travail
industriel ? Les Vdas nomment des charpentiers, des charrons, des forgerons,
des orfvres, des potiers, des cordiers, des corroyeurs, etc. ; mesure qu'on
descend vers une Antiquit plus rapproche, le nombre des mtiers distingus
va croissant 4. D'aprs l'pope, c'est le principal devoir des rois que de
surveiller la rpartition des tches (karmabheda) 5. Les codes et les inscriptions mentionnent un nombre croissant de corporations constitues 6. Lorsque
l'industrie hindoue travaille, non plus seulement pour les princes, mais pour
les trangers, et se livre l'exportation, on voit se former, principalement dans
les villes, de vritables ghildes, avec leur prsident, leur conseil, leur droit
propre. Elles veillent la police des marchs, elles organisent des caravanes,
elles donnent leur nom des fondations, elles manifestent enfin une vitalit
puissante. Il faut aller jusqu'au Moyen ge allemand pour retrouver une
pareille floraison de ghildes. Le mouvement corporatif n'a jamais eu en Grce,
ni mme Rome, la mme ampleur qu'en Inde. Si la ghilde n'est pas, comme
le veut M. Doren 7, un phnomne purement germanique, on peut dire qu'elle
est essentiellement un phnomne indo-germanique 8. Les corporations
hindoues rpondent aux mmes besoins que les corporations allemandes, et
prennent plus d'empire encore sur la socit. Ce sont elles qui imposent sa
forme propre l'organisation sociale de l'Inde ; c'est sous la pression de l'industrie que s'y sont multiplis les cloisonnements : la caste n'est que la ghilde
ptrifie 9.
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La hirarchie mme des castes apporte d'ailleurs une clatante confirmation la thse, en prouvant que tout le rgime a reu de l'industrie son
orientation spciale. Que l'on classe en effet, avec M. Nesfield 1, les diffrentes castes par ordre de dignit, et l'on constatera qu'elles s'lvent plus ou
moins haut dans l'chelle sociale suivant qu'elles se sont leves plus ou
moins haut dans l'chelle industrielle. Les plus basses sont celles qui conservent les modes d'activit seuls connus aux phases primitives de l'histoire
humaine : les castes de pcheurs et de chasseurs 2. Les castes d'agriculteurs
sont dj plus nobles, et plus nobles encore les castes d'artisans. Celles qui
pratiquent les mtiers plus simples, connus avant l'ge de la mtallurgie,
comme les castes de vanniers, de potiers, de fabricants d'huile, occupent les
rangs infrieurs ; celles qui usent des mtaux travaills ont plus de prestige 3,
Il semble ainsi que la dignit d'une caste se mesure tant l'utilit qu' la
difficult du mtier qu'elle exerce.
Les groupes qui ont monopolis les modes d'activit les plus compliqus
jouissent aussi de la plus grande considration. Moins un mtier est primitif , plus celui qui l'exerce est respect. Chaque famille de castes correspond
l'un des stades du progrs par lequel l'humanit augmente sa puissance sur
les choses, et une caste est d'autant plus estime que les procds qu'elle
emploie ont t dcouverts plus tard. On peut donc soutenir que les degrs de
la hirarchie hindoue rpondent, d'une manire gnrale, aux phases de
l'volution industrielle. L'histoire naturelle de l'industrie humaine donne la
clef de la gradation, comme celle de la formation des castes 4 ; des phnomnes conomiques expliquent leur superposition comme leur spcialisation.
L'observation de l'Inde apporterait donc une confirmation inattendue aux
philosophies de l'histoire tendance matrialiste : en prsentant la caste
comme une institution naturelle 5 et sculire 6 drive de la ghilde, on aurait
du mme coup dmontr que, dans la civilisation qui semble le plus profondment imprgne de religion, c'est encore l'industrie qui faonne son gr la
forme sociale dominante.
cette thse on songera opposer d'abord un certain nombre de faits.
Pour que l'assimilation des castes aux ghildes ft exacte, ne faudrait-il pas qu'
toute distinction professionnelle correspondt une distinction de caste, et qu'il
n'y et pas d'autres distinctions de caste que des distinctions professionnelles ?
Or, n'avons-nous pas vu que les membres d'une mme caste exercent
parfois des professions trs diffrentes 7 ? D'autre part, s'il est vrai que l'adoption d'une profession nouvelle aboutit souvent la formation d'une nouvelle
caste 8, bien d'autres causes entranent le mme effet. Si beaucoup de castes
1
2
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5
6
7
8
Brief view of the Caste system of the N. W. Provinces and Oudh, p. 132.
Op. cit., pp. 8-9.
Ibid., pp. 14, 19, 20, 27.
DAHLMAN, pp. 46, 72.
Ibid., p 80
NESFIELD, p. 95.
Voir plus haut, p. 14.
C'est ainsi que les Peshirajis, qui ont pris la profession de carriers, se dtachent de leurs
parents les Ahirs qui restent pasteurs : les Rajs, maons, se distinguent des Sangtarash,
34
portent le nom d'une profession, beaucoup aussi portent le nom d'une localit :
preuve que, ds la plus haute Antiquit, on s'opposait par pays autant que
par mtiers 1. Dans certains cas, d'ailleurs, nous voyons une caste se
constituer sous nos yeux en dehors de toute influence industrielle. Les adorateurs d'un mme saint, les partisans d'un mme prophte s'unissent parfois en
un cercle troit et ferm, qui ne se laisse plus couper par aucun autre cercle 2 :
une caste est alors ne d'une secte et non d'une corporation.
Mais, d'abord, le fait que les membres d'une mme caste exercent parfois
des mtiers diffrents ne suffit pas branler la thse. Nous avons vu que les
changements de mtiers frquents surtout, d'ailleurs, dans les castes que leur
situation privilgie met au-dessus de la loi commune n'en laissent pas
moins subsister la rgle, que chaque caste doit avoir son mtier : les exceptions n'effacent pas l'obligation. Si donc, encore aujourd'hui, il reste vrai d'une
manire gnrale que la profession entrane la caste, l'hypothse d'une liaison
originelle entre ces deux termes reste licite. La corporation peut avoir t la
racine de la caste.
De mme que des distinctions locales ou religieuses conduisent des
oppositions de castes, cela ne prouve pas dfinitivement que la distinction des
professions n'ait pas engendr la forme-mre du rgime. Quand une forme
sociale a longtemps rgn sur une civilisation, il arrive que les associations les
plus diverses, quelles que soient leur origine et leur fin, se modlent sur cette
mme forme et imitent sa constitution. C'est ainsi que les associations
religieuses, en Grce, imitent la constitution de la cit 3 ; de mme les formes
fodales se retrouvent dans l'organisation des communes. Peut-tre un
phnomne analogue s'est-il produit en Inde ? La contigut territoriale ou la
communaut d'une croyance auraient-elles abouti, ici ou l, la fondation
d'une caste si la spcialisation impose par l'industrie n'avait pralablement
donn l'habitude de la caste la socit hindoue, et fondu le moule typique o
tous ses groupements partiels devaient se couler ?
Mais la spcialisation exige par l'industrie avait-elle la puissance de fondre ce moule ? Trouvons-nous, dans les ncessits de l'organisation conomique, la raison suffisante des caractres particuliers du rgime des castes ?
Voil ce qui doit dcider entre les partisans et les adversaires de la thse.
Pour obtenir la rponse dcisive, suffit-il de rechercher quels phnomnes
sociaux ont dtermin, en fait, ces ghildes auxquelles on compare les castes ?
2
3
tailleurs de pierre. Les Bagdis se sont diviss en Dulias, porteurs de palanquins, Machuas,
pcheurs, et Matials, puisatiers ; cf. NESFIELD, op. cit., p. 31 ; RISLEY, Tribes and
Castes of Bengal, I, p. LXXII.
Les Dogras sont ainsi nomms d'une valle du Cachemire, les Sarujuparias, de la rivire
Saruju, les Brahmanes Saraswats du Penjab, de la rivire Saraswati, etc. ; cf.
Jogendranth BHATTACHARYA, op. cit., p. 50, 55 ; RISLEY (op. cit., I, p. 47) cite le
cas des Baidyas, diviss en quatre sous-castes, qui correspondent aux diverses parties du
Bengale o rsidaient leurs anctres.
Cf. LYALL, tudes sur les murs religieuses et sociales de l'Extrme-Orient (trad.
franc.), chap. VII.
FOUCART, Des associations religieuses chez les Grecs, p. 50 sqq.
35
4
5
36
Mais est-ce bien l'industrie qui est responsable de cette floraison de rgles,
qui rapproche la ghilde de la caste ? Ou la racine en est-elle ailleurs ? Si les
ghildes soumettent jusqu' la vie prive de leurs membres une discipline
commune, si elles les gardent embrasss dans un culte commun et parfois les
runissent une mme table, cela tient moins aux ncessits de l'industrie
qu'aux traditions qui dominent toute organisation sociale au Moyen ge. On
n'avait pas alors l'ide qu'on pt constituer une association sans juridiction
propre, sans assistance mutuelle, sans ftes communes, sans patron
unique 1. Cette ide, ce n'est pas du progrs de l'industrie qu'elle a jailli. Elle
s'explique plutt par l'influence persistante des habitudes religieuses, et peuttre par le souvenir lointain des premires pratiques familiales. N'a-t-on pas pu
soutenir que les ghildes du Moyen ge s'taient modeles sur le type des
vieilles corporations romaines 2 ? et celles-ci leur tour sur le type de la
gens ? Une grande famille, dit M. Waltzing 3, aucun mot n'indique mieux la
nature des rapports qui unissaient les confrres , et c'est l'image de la
famille que la corporation professionnelle institue son culte, ses sacrifices,
ses repas communs, ses spultures. En ce sens, jusque dans les fraternits
professionnelles se retrouvaient des traces de l'esprit de la gens 4.
Non qu'il faille admettre que la tradition antique s'est rveille toute seule,
aprs des sicles de sommeil, pour susciter les ghildes et les crer de toutes
pices 5 ; mais quand, par les progrs de la vie conomique, le besoin des
ghildes s'est fait sentir, c'est peut-tre cette tradition qui a dtermin la forme
de l'organe demand. Les survivances de la religion familiale, non les exigences de l'industrie, seraient alors responsables des traits qui font ressembler la
ghilde la caste.
Si dj il est impossible de rendre compte, par les seuls phnomnes
conomiques, de l'empire de la ghilde sur ses membres, a fortiori le sera-ce
pour la caste, dont les attributions restent, nous l'avons vu, singulirement plus
tendues. Cette impossibilit clatera si l'on essaie d'expliquer un un, par les
consquences de l'volution industrielle, les trois caractres dont la synthse
nous a paru donner sa physionomie propre au rgime des castes la spcialisation hrditaire, la hirarchie stricte, la rpulsion mutuelle.
La spcialisation hrditaire semble le plus aisment explicable. L'intrt
de l'industrie demande visiblement non seulement que le travail soit divis de
corporation corporation, mais que les procds de travail soient conservs de
gnration en gnration. Quand le mtier est relativement simple et rclame
certaines aptitudes gnrales plutt qu'une instruction particulire, cette ncessit se fait moins vivement sentir. C'est ainsi, remarque M. Nesfield 6, que
dans les mtiers commerants les rgles de la spcialisation hrditaire sont
1
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5
6
37
Cours de philosophie positive, VI, chap. VIII, cit par NESFIELD, op. cit. , p. 95.
Op. cit., p. 96 sqq.
Voir notre Dmocratie devant la science, liv. I.
C'est ainsi qu'on s'accorde gnralement aujourd'hui repousser, comme prtant aux
peuples primitifs une trop grande capacit de rflexion utilitaire, la thorie qui explique
l'origine de l'exogamie par la conscience que les hommes auraient prise des mauvais
rsultats des mariages consanguins, cf. Anne sociologique, I, p. 33.
38
2
3
4
5
OLDENBERG (Le Bouddha, trad. fran., p. 10), rappelle ce qui est dit dans le
ataphatha Brhmana, de la terre qui est outre la rivire Sadanira : Maintenant c'est une
tout fait bonne terre, car les Brahmanes l'ont rendue habitable force de sacrifices.
NESFIELD, p. 15.
Par exemple les Tatwas du Bengale, cf. Jogendranth BHATTACHARYA, op. cit., p.
252.
NESFIELD, p. 29.
Ibid., p. 9.
39
tous ceux que leur mtier expose manier la peau des animaux morts 1. L'estime que les Hindous accordent telle ou telle caste dpend donc principalement de leurs ides sur ce qui est sacr, permis ou dfendu, auguste ou
horrible.
Les prsances sociales sont dtermines moins par l'utilit ou la difficult
des mtiers exercs, que par leur puret ou leur impuret relatives. L'ouvrage
de M. Nesfield, si prcieux qu'il soit, ne nous dcouvre donc pas les lois
universelles qui prsident la gradation des professions : il nous fait plutt
comprendre qu'il n'y a pas, pour cette gradation, de critre unique. Chaque
civilisation a sa faon prfre de classer les mtiers ; et c'est sans doute la
faon dont elle les classe qui exprime le mieux ses tendances intimes. Dans la
civilisation hindoue, ce sont surtout des vues religieuses, plutt que des
tendances conomiques, qui fixent son rang chaque groupe.
L'insuffisance de l'explication conomique nous serait d'ailleurs rendue
plus sensible encore si nous envisagions le troisime aspect du rgime des
castes tel que nous l'avons dfini. Cette rpulsion qui isole les groupes et les
empche de s'allier par des mariages, de manger ensemble, et parfois de se
toucher se dduit-elle des ncessits de l'industrie ? Quand mme celles-ci
expliqueraient pourquoi le pre doit transmettre son mtier son fils, elles
n'expliqueraient nullement pourquoi le mari ne doit pas prendre femme en
dehors de sa caste. Qu'importe, pour la tradition professionnelle, la femme
dont il aura un fils ? L'origine trangre de la mre n'empchera pas celui-ci
d'tre son fils et de continuer la profession. Dsesprant d'expliquer par son
systme les rgles endogamiques, M. Nesfield semble en arriver les
considrer comme une invention des Brahmanes 2. N'est-ce pas rintgrer, par
un dtour, cela mme que la thorie de la caste-ghilde avait voulu liminer ?
N'est-ce pas faire trop grande la part de l'artifice et de la prmditation ?
Il ne suffit donc pas de rapprocher la caste de la ghilde pour se rendre
compte des caractres constitutifs du rgime des castes. Si ce rapprochement
explique pourquoi les fonctions se divisent, il n'explique pas pourquoi elles se
transmettent hrditairement. Il ne met pas en lumire tous les principes qui
rglent la superposition des groupes. Il laisse enfin compltement dans
l'ombre les raisons qui commandent leur opposition.
1
2
J. BHATTACHARYA, op. cit., p. 306 ; cf. CROOKE, Tribes and Castes of the N. W.
Prov., IV, p. 45.
Op. cit., p. 100 sqq.
40
Chapitre II
Lopposition des castes
et la famille
Les castes dans l'Inde ; cf. LYALL, tudes sur les murs religieuses et sociales de
l'Extrme-Orient, chap. VII
41
Est-ce dire qu'il nous montre, ds les temps vdiques, les castes constitues ? Les renseignements tirs des Vdas nous permettent-ils d'en induire
l'existence ? La question est encore controverse. Les uns persistent croire,
avec M. Zimmer, que si l'on fait abstraction de l'hymne fameux o l'on voit les
quatre castes classiques natre des membres de Purusha hymne postrieur,
de l'aveu de tous, au reste des hymnes vdiques rien, dans les Vdas, ne
permet d'affirmer que la population hindoue ait t d'ores et dj divise en
groupes hrditairement spcialiss. Le terme de Vaiya dsigne l'ensemble
des hommes libres, non un groupe assujetti une profession dtermine. Le
mtier des armes ne semble pas tre le monopole des Kshatriyas. Le terme de
Brahmane enfin signifie d'abord sage, puis pote ; plus tard seulement il prend
le sens de prtre 1.
D'autres font remarquer, avec M. Ludwig, que les rites sont dj assez
compliqus pour rclamer la formation d'une classe sacerdotale spciale, qui
s'arroge bientt le monopole du sacrifice ; ct de cette classe sacerdotale
une noblesse se constitue, qui ne se mle pas la masse du peuple et fixe ses
privilges par l'hrdit ; ainsi non seulement la race des Aryas conqurants
s'oppose la race des Dasyus, mais encore elle est dj intrieurement
sectionne en trois groupes superposs 2.
Entre ces deux thses, M. Senart prend une position nouvelle. Pour lui les
faits invoqus par M. Ludwig, fussent-ils exacts, ne suffiraient pas dmontrer l'existence de castes proprement dites. Il admettra bien, contre M.
Zimmer, que des classes devaient s'tre formes ds les temps vdiques 3 :
mais les classes ne sont pas des castes. Il lui parat vraisemblable que la
population hindoue tait ds lors divise en groupes analogues, en effet, aux
pishtras de l'Iran. Mais peut-on assimiler un vague groupement une
caste vritable , ncessairement plus restreinte, adonne une profession
dfinie, relie par une commune descendance, enferme dans des rgles particulires, gouverne par des coutumes propres organisme enfin de sa nature
circonscrit, exclusif, sparatiste ? La division en classes est un phnomne
commun ; la sparation en castes est un phnomne unique. Celle-l ne
distingue dans une socit que trois ou quatre cadres trs vastes ; celle-ci la
sectionne en un nombre infini de petits cercles rigoureusement ferms. On ne
saurait donc chercher, dans la distinction des varnas vdiques, l'origine du
rgime des castes 4.
Les vrais prototypes des castes ne sont pas les varnas mais les
jtis 5. Les chanes qui unissent les membres d'une mme caste n'ont pas
t forges avec les dbris de celles qui unissaient les reprsentants d'une
mme classe ; c'est de celles qui unissaient les descendants d'une mme ligne
que leur viennent leurs anneaux. Seuls les cercles forms par les familles
taient assez troits et assez nombreux pour engendrer la multiplicit des
1
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5
42
castes. L'exclusivisme actuel des castes n'est que le souvenir lointain de l'isolement des clans.
vrai dire, sur la constitution de ces clans et leurs rapports, les Vdas
nous livrent moins de renseignements encore que sur la hirarchie des classes.
Nous observons sans doute que la population hindoue tait divise en vias et
en janas : nous distinguons, d'aprs Zimmer, des tribus, des villages, des
familles, analogues aux formes sociales que l'on rencontre chez les Germains
et les Slaves 1. Mais nous ne saisissons pas avec assez de nettet la formation
de ces groupements lmentaires ; nous ne connaissons pas avec assez de
prcision leur organisation, leurs murs, les prohibitions qu'ils imposaient aux
relations sociales, pour pouvoir y marquer le point de dpart des rgles de la
caste 2.
Est-ce une raison dcisive pour abandonner l'hypothse ? Il faut bien se
rendre compte que la littrature brahmanique est loin de nous procurer une
image exacte et complte de la vie hindoue. On a mis au jour dj, par d'autres
voies, plus d'une institution, plus d'une croyance qui serait reste ensevelie
jamais, si l'on s'en tait tenu la tradition des Brahmanes 3. Le silence des
Vdas ne suffit donc pas nous empcher de rechercher, dans les coutumes
primitives de l'organisation familiale, la racine des rgles constitutives du
rgime des castes.
Des analogies peuvent heureusement suppler aux renseignements directs.
Consultons, avec M. Senart, l'histoire des vieilles socits aryennes, surs par
la race de la socit hindoue, et moins voiles qu'elle 4. Nous y verrons se
drouler l'volution, variable suivant les lieux, de l'antique constitution familiale ; et nous constaterons que nombre de traits, dans cette constitution,
rappellent ceux qui nous frappaient dans la constitution de la caste. Rome
comme en Grce, il apparat que l'antique famille aryenne est essentiellement
une association religieuse, groupant pour un mme culte, autour d'un mme
foyer, les gens de mme sang. Le dsir d'assurer la continuit et la puret de
ce culte inspire la plupart des prescriptions qu'elle formule pour ses membres.
Par exemple, le repas, produit du foyer sacr, est le signe extrieur de la
communaut de la famille 5 : c'est pourquoi il est interdit primitivement de
partager le repas d'un tranger. Alors mme que cette interdiction sera oublie,
les descendants d'une mme ligne conserveront l'habitude de se runir pour
manger ensemble, dans certaines circonstances solennelles 6 : les repas fun-
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de ne pas se laisser duper par l'antithse. On aurait tort de classer les peuples
en exogamiques et endogamiques . En fait, l'exogamie se montre
nous presque toujours accompagne d'une endogamie corrlative. C'est--dire
que les rgles concernant le mariage, en mme temps qu'elles tracent un cercle
troit l'intrieur duquel l'homme ne doit pas prendre femme, tracent un
cercle plus large l'intrieur duquel il peut prendre femme. M. Durkheim,
discutant les thories courantes sur l'origine de l'exogamie 1 fait remarquer que
l'exogamie ne consiste pas prendre une femme trangre. Gnralement
c'est dans un clan de la mme tribu ou de la mme confdration que les
hommes vont prendre femme. Les clans qui s'allient ainsi se considrent
comme parents... Si le mariage est exogame par rapport aux groupes totmiques (clans primaires ou secondaires) il est gnralement endogame par
rapport la socit politique (tribu) .
Et sans doute, dans beaucoup de cas on nous signale les groupes entre
lesquels l'alliance matrimoniale est interdite sans nous signaler ceux entre
lesquels elle est permise. Mais il est probable que la plupart du temps des
renseignements plus tendus feraient apparatre, au-del des cercles exogamiques, un cercle endogamique plus large. Les formes mmes du mariage qui
paraissent le plus contraires aux pratiques endogamiques peuvent en ralit
s'en accommoder. Le mariage par capture semble entraner, pour les
hommes, le droit d'pouser n'importe quelle femme trangre, ravie une
tribu ennemie. Mais si c'est toujours chez les mmes tribus qu'une tribu va
capturer ses femmes, n'est-ce pas une pratique endogamique qui commence ?
En fait, nous constatons parfois, l o nous connaissons mieux les crmonies
qui suivent le mariage par capture, que l'homme ne croit pas qu'il lui suffise
d'avoir ravi une femme pour qu'il lui soit licite de l'pouser 2 : avant de
contracter mariage avec elle, il la fait adopter par sa tribu : preuve que l
mme o se rencontre la pratique du rapt, le souci endogamique n'est pas
forcment absent. L'endogamie est donc beaucoup plus gnrale qu'on ne le
croirait au premier abord. Comme la caste hindoue, beaucoup de tribus de
races trs diverses sont endogames pendant que leurs sections sont exogames.
Les scrupules hindous concernant les mariages n'ont donc rien qui dmontre
ncessairement la descendance aryenne des castes.
La thse ne serait dfendable que si l'on prouvait d'une part que telle forme
de l'organisation familiale est seule capable d'engendrer la caste, et qu'en
mme temps cette forme ne se rencontre que chez les races aryennes. Dira-ton, par exemple, que la forme patriarcale, avec le culte des anctres, est par
1
Anne sociologique, I, p. 31. Mac Lennan reconnat que l'exogamie se pratique le plus
souvent l'intrieur de la tribu. Toutefois en raison de sa thorie il considre cette
exogamie intrieure comme une forme ultrieure et drive. Frazer note que les tribus
australiennes dont les membres peuvent se marier avec les membres de n'importe quel
autre clan semblent une exception. Le plus souvent les tribus sont divises en phratries
exogamiques. Ainsi les Tlinkits sont diviss en phratrie du Corbeau et en phratrie du
Loup. Les membres de la phratrie du Corbeau doivent pouser ceux de la phratrie du
Loup et rciproquement (Le totmisme, pp. 88, 93) ; J.-W. POWELL (Sociology or the
Science of Institutions, pp. 703-704) remarque que les faits mieux connus depuis Mac
Lennan ne permettent plus de maintenir la distinction que celui-ci proposait : Il n'y a
pas de peuple, tribal ou national, qui n'ait son incest groupe ; tous les peuples sont
endogames en mme temps qu'exogames. C'est donc tort que l'on suppose que
l'endogamie ne s'tablit dfinitivement que l o rgne l'ingalit des groupes.
LYALL, Murs relig. et soc. de l'Extrme-Orient, p. 348.
46
excellence la forme aryenne ? et que les peuples aryens n'ont pas connu la
forme matriarcale qui se rencontre si souvent, unie au totmisme, chez les
peuples smitiques 1 ? Mais d'abord, il serait possible de trouver chez des
peuples de race aryenne des traces de matriarcat. Ensuite on ne voit pas en
quoi le fait d'avoir travers la phase de l'organisation matriarcale devrait
empcher un peuple d'aboutir au rgime des castes. Pour que ce rgime se
constitue, il faut la survivance et la prdominance de ce sentiment de parent
qui est le ciment des groupes primitifs. Mais que ces groupes aient t
originellement composs de familles o les enfants appartenaient au pre, ou
de familles o les enfants portaient le nom de la mre, c'est ce qui importe
peu.
Nous en dirions autant du totmisme. M. Senart relve, dans le monde
hindou, des traces de totmisme qui dtonnent 2. Est-ce dire qu'un peuple
chez lequel le totmisme aurait rgn n'aurait pu se constituer en groupes
endogames comme les castes ? Il est constant au contraire que des peuples
fidles au totmisme, comme certaines tribus australiennes, s'ils pratiquent
l'exogamie du clan, pratiquent aussi l'endogamie de la tribu 3. Rien n'empche
donc que les castes hindoues aient compt, parmi leurs anctres, des peuplades totmiques. Et si nous le remarquons, ce n'est pas pour essayer de
dmontrer l'universalit du totmisme, mais seulement pour rappeler que la
division du peuple hindou en castes ne prouve nullement qu'il n'ait t nourri,
l'poque o s'bauchait son organisation sociale, que de croyances proprement aryennes.
Les ethnographes ont donc le droit de supposer que les castes aryennes ont
sans doute ressembl beaucoup, autrefois, ces tribus anaryennes qui vivent
aujourd'hui encore sur les frontires de l'hindouisme 4. Dj, pour nombre
d'inventions ou d'institutions, on a pu montrer que la part des conqurants
aryens avait t exagre, et que l'Inde ne les avait pas attendus, par exemple,
1
2
47
pour composer des livres ou pour former des mdecins, pas plus que pour
cultiver la terre ou pour fonder des villages 1. De mme, elle ne les a pas
attendus pour connatre ces scrupules de puret ou ces rgles endogamiques
dont la persistance et l'exagration constituent l'originalit de ses castes. Non
que nous prtendions que ses autochtones aient impos cette organisation
sociale ses envahisseurs. Nous notons seulement qu'elle n'tait le monopole
ni des uns ni des autres. Lorsqu'ils se sont rencontrs, il est probable
qu'Aryens et Aborignes taient les uns et les autres diviss en tribus ; leur
choc a sans doute redoubl l'intensit de cette rpulsion pour l'tranger dont
chacun de ces groupes primitifs portait en lui le germe. Mais on ne peut dire
que cet esprit de division et d'opposition mutuelles, qui devait pntrer toute
l'organisation de l'Inde, lui ait t apport par une race plutt que par une
autre. Presque toujours, lorsqu'on fait l'histoire d'une institution, on commence
par la considrer comme l'apanage d'une race. Mais presque toujours aussi,
mesure que la recherche s'tend, la race se trouve dpossde : on s'aperoit
que l'institution est plus commune qu'on ne le croyait. Ainsi on a depuis longtemps dmontr que le wergeld n'tait pas spcial aux Germains 2 ; on
dmontre aujourd'hui que la communaut domestique se retrouve chez les
peuples anaryens aussi bien que chez les aryens 3. De mme s'il s'agit des
castes, il faut se garder du mirage aryen . Pour s'expliquer les usages qui
fragmentent encore aujourd'hui le peuple hindou, il n'est pas ncessaire de les
considrer comme les consquences directes d'une croyance proprement
aryenne ; ils sont des survivances et comme des ptrifications extraordinaires
de coutumes religieuses trs gnrales 4.
M. Senart nous met avec raison en garde contre les thories trop comprhensives 5 ; avec raison, il souhaite que l'on substitue, aux filiations vagues,
des enchanements historiques, des dterminations prcises. Mais il ne faut
pas que le souci de la prcision nous masque la gnralit des coutumes.
Celles qui interdisent le mariage, la communion et parfois le contact entre
groupes trangers sont trop rpandues pour que nous admettions que seule une
influence aryenne tait capable de les imposer aux Hindous. Nous ne devons
donc accepter la thse qu'en l'largissant : s'il est vrai que la caste drive de la
famille, rien ne prouve qu'elle n'ait pu driver que de la famille aryenne.
Et encore, lorsque nous admettons que la caste drive de la famille, il faut
s'entendre ; il ne faut pas prendre le terme de famille au sens troit et prcis
qu'on lui attribue d'ordinaire. On s'abuserait si l'on tenait ds prsent pour
dmontr que les membres d'une mme caste descendent d'un mme anctre et
sont en ralit consanguins. Le sentiment d'une parent a d prsider
l'organisation d'une caste : cela seulement est dmontr. Mais qui dit parent
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M. DURKHEIM a souvent attir l'attention sur ces faits dans l'Anne sociologique, I, pp.
307-332 ; II, pp. 319-323.
Cf. NESFIELD, Caste system, p. 92 sqq.
P. 70 ; cf. HEARN, The Aryan Household, p. 121, 210. Dans l'altration des conditions
sociales, dit LYALL (op. cit., p. 379), il devient impossible que les groupes apparents
continuent de se rattacher les uns aux autres par la descendance d'une souche commune.
La foule s'adonne des occupations diverses, s'installe en divers endroits, contracte des
mariages trangers, adore de nouveaux dieux ; les hauts et les bas d'une existence plus
complique brisent la gnalogie, relchent les liens du sang, effacent le nom patronymique...
Das Altindische Volkstum, p. 56 sqq.
Op. cit., p. 209.
49
donc que les souvenirs de la gens peuvent bien expliquer l'exogamie interne
de la caste, qui dfend, par exemple, les mariages entre les membres d'une mme gotra ; mais ils ne sauraient expliquer son endogamie. Force est d'accorder
que la caste est la runion de plusieurs gentes plutt que la prolongation d'une
gens. Si M. Senart maintient nanmoins que la caste s'est modele sur l'organisation familiale, c'est qu'il admet que l'organisation familiale a donn leur
forme non pas seulement aux groupes primaires qui seraient les familles
proprement dites, mais aux groupes composs, secondaires ou tertiaires,
forms par la runion de plusieurs familles, qui seraient les clans et les tribus.
Le clan et la tribu, quels que soient les noms qu'ils prennent dans les diffrents
pays, ne sont que l'largissement de la famille 1 : ils en copient l'organisation
en l'tendant . C'est donc l'image des larges groupes de parents clans ou
tribus , non l'image des groupes troits de consanguins familles proprement dites , que la caste est endogame.
Ces groupes plus larges sont-ils vraiment l'largissement de la famille, qui
serait le groupe premier ? Ou au contraire faut-il croire que la famille
proprement dite s'est spcifie progressivement, en se dtachant de la masse ?
D'un autre ct, est-ce dans un groupe tertiaire ou dans un groupe secondaire , est-ce dans la tribu ou dans le clan qu'il faut chercher le vritable
germe de la caste ? C'est sur ces points que l'on voudrait apporter des notions
plus prcises. Les diffrents types de socits primitives ne nous semblent pas
encore assez nettement dfinis et classs pour nous permettre ces dterminations. Que l'esprit commun ces socits ait survcu dans la caste, que les
scrupules religieux de toutes sortes qui les portent se repousser les unes les
autres nous expliquent naturellement ceux qui isolent encore aujourd'hui les
castes de l'Inde, cela seulement nous parat tabli.
P. 222. C'est la thse soutenue par M. HEARN (The Aryan Household), et par LEIST
(Altarisches Jus civile).
50
Chapitre III
La hirarchie des castes
et le sacerdoce
C'est cette subordination qui a fait croire tort que le rgime fodal se rencontrait en
cosse ; Cf. CONRADY, Geschichte der Clanverfassung in den Schottischen
Hochlanden, Leipzig, Duncker, 1898, pp. 12-21.
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M. BUHL, qui rappelle ces faits (Die Socialen Verhaeltnisse der Israeliten, pp. 35-40),
en conclut que l'organisation primitive des Hbreux tait foncirement aristocratique. La
conclusion est contestable ; cf. Anne sociol., III, p. 347.
WEBER, Indische Studien, X, p. 44 sqq.; BARTH, Les religions de l'Inde, p. 160.
Cf. CALAND, Altindischer Ahnencult, pp. 19, 144.
JOLLY, Recht und Sitte, p. 127; SENART, op. cit., pp. 215-216.
IBBETSON, cit par SENART, p. 101.
Cf. MASPERO, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, I, pp. 127, 304.
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n'a pas russi se subordonner le pouvoir temporel ; tout compte fait, ce sont
les rois qui ont le plus gagn au rgne de la thocratie catholique.
Dans la thocratie brahmanique au contraire, les prtres restent seuls au
pinacle 1.
Non sans luttes, comme il est vraisemblable. La littrature sacerdotale a
gard le souvenir de la puissance des Kshatriyas, et des obstacles qu'ils opposrent la puissance des Brahmanes. La faon mme dont la prminence des
Brahmanes est affirme prouve qu'elle ne fut pas admise sans discussions 2.
L'pope rappelle les violences exerces sur les prtres par les mauvais rois,
comme Vena ou Nahusha. S'il faut en croire l'histoire de Paraurma, des
guerres sanglantes auraient marqu la rivalit des deux classes 3. Les
Upanishads tmoignent en tout cas que leurs fonctions ne furent pas toujours
aussi strictement spcialises que veut le faire croire la thorie brahmanique.
On y voit des Kshatriyas rivaliser de science avec les Brahmanes, et mme se
faire leurs prcepteurs 4. Ailleurs, des fils de rois, comme Vivmitra, deviennent Brahmanes force d'austrit. Toutes ces lgendes tmoignent qu'il fallut
du temps pour que les rangs fussent nettement fixs en mme temps que les
attributions dfinies. Mais la balance des privilges devait dfinitivement
pencher en faveur des Brahmanes.
Non qu'ils aient jamais pris en main le pouvoir temporel. N pour la
fonction religieuse, le Brahmane ne peut exercer directement les fonctions
politiques. De mme, la caste brahmanique n'accumulera pas les richesses,
comme font souvent les classes sacerdotales ; elle ne possdera rien en propre.
Les instruments du sacrifice sont ses seules armes 5, mais avec ces armes elle
se soumettra tout le monde hindou. Le purohila, le chapelain grandit aux cts
du roi et bientt le dpasse, par cela mme qu'il monopolise les offices
religieux. C'est le prtre qui sacre le roi et le prsente au peuple en disant :
Voici votre roi, peuples ; le roi des Brahmanes est Soma 6. Il mesure et
dispense toutes les dignits sociales. Le rajah mme ne doit-il pas son prestige
moins sa puissance matrielle qu' sa fidlit aux rites dont les Brahmanes
sont les gardiens ? Leur pouvoir est d'autant plus incontest qu'il est tout
spirituel ; ils ont vit les cueils que la classe sacerdotale a le plus souvent
rencontrs lorsqu'elle a voulu s'arroger, pour multiplier sa force, un pouvoir
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C'est ce qui fait dire ZIMMER que les Brahmanes ont ralis pleinement l'idal
poursuivi par l'glise pendant notre Moyen ge, Altindisches Leben, p. 139 ; cf.
MACDONELL, A history of sanskrit literature, Londres, Heinemann, 1900, pp. 159-160.
D'aprs WEBER (Indische Studien, X, pp. 26-32), il est ais de voir que les rapports des
deux puissances, qu'il appelle le sacerdotium et l'imperium, ne furent pas toujours trs
amicaux. Tantt elles s'entraident, tantt aussi elles se tiennent en chec. On emploie des
formules subtiles pour ne donner la prminence absolue ni l'une ni l'autre.
Cependant, en dernire analyse, la supriorit reste au Brahmane ; il peut exister sans le
Kshatriya, non le Kshatriya sans lui.
Cf. SENART, p. 168.
Cf. REGNAUD, Matriaux pour servir l'histoire de la philosophie de l'Inde, Paris,
Vieweg, 1876, pp. 55-60 FICK, Die Sociale Gliederung, p. 42. Voir plus bas, p. 201.
Cit par WEBER, Ind. Stud., X, p. 30.
Sur l'importance croissante du purohita, voir OLDENBERG, La religion du Vda (trad.
fran.), Paris, F. Alcan, 1903, pp. 319-326.
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54
nul besoin d'un secours tranger pour tre prtre... Lorsque Manou nona les
lois qui rglent les fonctions des castes, n'tablit-il pas la supriorit du
Brahmane sur les trois autres ordres ? mais il ne dit pas qu'un Brahmane doit
tre suprieur un autre ; car, en nous crant de sa bouche, Brahma donna
nous tous pour fonction de composer l'hymne et de clbrer le sacrifice. Nos
premiers pres ont transmis leurs descendants le pouvoir que nous tenons
d'eux ; et comme la gnration d'un Brahmane est en tout semblable celle
d'un autre Brahmane, nous ne saurions comprendre qu'un prtre puisse commander un autre prtre et lui imposer une foi dont il n'est ni le premier
auteur, ni l'unique interprte. Le systme des castes, en rpartissant les
hommes d'aprs leur naissance, pose en principe l'galit des Brahmanes ; il
est naturellement incompatible avec la constitution hirarchique d'un clerg.
Ce n'est donc pas la puissance de leur organisation qui fait la force des prtres
de l'Inde.
Leur viendrait-elle, alors, de la prcision et de la rigueur des ides dont ils
sont les dpositaires ? Puisqu'elle ne s'expliquerait pas par leur discipline,
s'expliquerait-elle par leur dogmatisme ? La chose est peu vraisemblable, pour
qui pressent quels rapports troits unissent la dogmatique des religions
l'organisation sociale. L o il n'y a pas de hirarchie, dit Zeller 1, toute
dogmatique, considre comme rgle gnrale de foi, est d'avance impossible,
car il n'y a pas d'organe pour la formuler et la soutenir. L o il ne s'est pas
form pour la vie religieuse une socit unifie, l o ne se rencontrent ni
clerg, ni congrgations, ni conciles, il serait tonnant que les croyances fussent systmatiquement coordonnes, fixes jamais, ne varietur. L'indpendance des doctrines, disait encore Burnouf 2, est un rsultat naturel du systme
des castes. En fait, c'est la souplesse du brahmanisme qui est remarquable,
bien plutt que sa rigidit. C'est une religion accueillante, et nullement intolrante. Tout y entre et rien n'en sort. Son panthisme s'ouvre aisment
toutes les crations du polythisme : les dieux les plus varis y trouvent place,
en devenant les avatars des dieux traditionnels 3. Si bien que, lorsqu'on veut
dfinir en termes de dogmatique la vraie religion des Hindous, on se trouve
fort embarrass ; on remarque qu'elle ne connat pas, vrai dire, d'orthodoxie,
qu'elle se dfinit par les rites plutt que par les dogmes, par les pratiques
plutt que par les ides, et qu'en somme le respect des Brahmanes, uni l'observance des coutumes de la caste, constitue l'essentiel de l'hindouisme. Comme une religion sans glise, on pourrait donc presque dire que le brahmanisme est une religion sans dogme.
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Cf. Lyall contre Max MLLER, Murs religieuses et sociales de l'Extrme-Orient, chap.
V ; cf. SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 568 ; RISLEY, op. cit., I, p. XVI-XX.
Cf. ce que dit BERNIER (Voyages, II, p. 138) : Quand je leur disais sur cela que dans
les pays froids il serait impossible d'observer leur loi pendant l'hiver, ce qui tait signe
qu'elle n'tait qu'une pure invention des hommes, ils me donnaient cette rponse assez
plaisante : qu'ils ne prtendaient pas que leur foi ft universelle, que Dieu ne l'avait faite
que pour eux, et c'tait pour cela qu'ils ne pouvaient recevoir un tranger parmi leur
religion, qu'au surplus ils ne prtendaient pas que la ntre ft fausse, qu'il se pouvait faire
qu'elle ft bonne pour nous.
Cf. Sylvain LVI, La science des religions et les religions de l'Inde, lec. d'ouv. p. 2:
Indiffrent aux dogmes comme aux rites, commodment appuy sur l'autorit fort
maniable des Vdas, le Brahmane poursuit avec tnacit l'idal trac par ses lgislateurs :
sa propagande lentement victorieuse rve d'imposer l'Inde entire la savante hirarchie
des castes, qui l'lve mme au-dessus des dieux.
SENART, op. cit., p. 134.
Cit par WEBER, Ind. Stud., X, p. 71.
Cf. OLDENBERG, Le Bouddha, p. 13.
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n'emportent en aucune faon l'oubli des droits que cre seule la naissance 1.
Le respect de ces droits, la croyance aux vertus propres du sang brahmanique
est le pivot du monde hindou.
D'o vient donc que l'Inde tout entire ait t, durant tant de sicles, comme fascine par ce prestige spcial ?
Les origines mmes de la civilisation hindoue expliquent sans doute, pour
une part, la haute ide qu'elle se fait des qualits de race. Elle se prsente en
effet comme l'apport d'une race suprieure, imposant des barbares tous les
raffinements qui leur manquent. Les hymnes vdiques tmoignent non
seulement de la colre des envahisseurs contre ceux qu'ils combattent, mais
encore et surtout de leur mpris pour ceux qu'ils soumettent. Entre l'Arya et le
Dasyu les diffrences, tant morales que physiques, sont clatantes. Quelle
distance entre le noble Arya au teint clair, au nez fin, scrupuleux observateur
des lois religieuses, et le Dasyu noir, au nez pat, qui mange n'importe quoi
et n'offre pas de lait aux dieux 2 ! Dans ce dernier portrait, on a voulu
reconnatre l'aborigne de nos jours comme, dans le premier, l'Hindou de
haute caste. Et l'on est parti de l pour laborer une thorie suivant laquelle la
hirarchie des castes correspondrait exactement, aux Indes, la superposition
des races. M. Risley, aprs avoir mensur plus de 6 000 natifs du Bengale,
arrive cette conclusion 3 : C'est peine une exagration d'tablir comme
une loi de l'organisation des castes dans l'Inde que le rang social d'un homme
varie en raison inverse de la largeur de son nez. M. Senart dnonait dj
l'invraisemblance de ces concordances 4. De nouvelles donnes anthropomtriques, publies depuis, permettraient d'ailleurs de dmontrer, chiffres
en main, que la thse de M. Risley ne s'tablit que sur une exagration
manifeste 5. Il n'en demeure pas moins vraisemblable que les diffrences sociales et morales ont d correspondre dans l'origine des diffrences physiques bien marques ; le souvenir de cette opposition ethnique fondamentale a
contribu sans doute aux proccupations spciales de l'opinion hindoue 6. En
fait, les croisements entre descendants des deux races ont pu se multiplier :
l'idal n'en est pas moins rest de sauver la puret de la race suprieure. Les
Brahmanes tant censs respecter le mieux cet idal et obir le plus strictement aux lois endogamiques, il est naturel qu'on les regarde comme les
spcimens les plus fidles du type aryen ; et ainsi le prestige particulier du
sang brahmanique viendrait d'abord, en partie, du prestige gnral du sang
aryen.
La puret se perd d'ailleurs autrement que par les msalliances. Il suffit,
nous l'avons vu, de partager le repas de certaines personnes, d'ingrer certains
aliments, de toucher mme certains objets pour se trouver en tat de souillure.
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Aussi n'est-ce pas seulement leur obissance aux lois concernant le mariage
qui attire le respect aux Brahmanes : c'est le soin qu'ils prennent de s'abstenir
des aliments prohibs, de fuir les personnes ou les choses qui contaminent :
d'une faon plus gnrale, c'est le souci de puret qui remplit toute leur
existence. Plus une caste s'applique respecter les lois qui sauvegardent la
puret et plus aussi elle est estime. Il est donc naturel que la plus estime de
toutes soit celle qui s'est fait comme une spcialit du respect rigoureux de ces
lois. Les Brahmanes tant ceux qui s'appliquent le plus conserver la puret
intrieure et extrieure, c'est, dit l'abb Dubois 1, l'observation scrupuleuse
de ces usages qu'ils doivent l'clat de leur illustre caste. Ne consacrent-ils
pas toute leur vie la ralisation pleine et entire d'un idal que chaque caste
s'efforce, avec plus ou moins de succs, de raliser partiellement ? Il n'est
donc pas tonnant qu'aux yeux de la multitude hindoue, descendants d'une
race qui s'est si scrupuleusement surveille pendant tant de sicles, ils reprsentent et incarnent en quelque sorte l'idal 2.
Toutefois, si l'on veut apercevoir la raison la plus dcisive du prestige de
leur sang, il faut faire entrer en ligne de compte la nature de la fonction qui
leur est rserve. La classe guerrire prtend, elle aussi, tre de race aryenne ;
elle aussi veille avec un soin jaloux sur sa puret. Si elle a d s'effacer pourtant devant la classe sacerdotale, c'est que celle-ci est gardienne du
sacrifice . L est sans doute la source profonde de ses privilges.
Pour le comprendre, il faut se rappeler les ides primitives sur la nature du
sacrifice et les qualits du sacrificateur. On sait que le sacrifice, destin
mettre en communication les hommes et les dieux, revt celui qui l'accomplit
d'un caractre particulier : le sacrificateur devient un tre lui-mme sacr :
la fois adorable et redoutable 3. Ce caractre, il le possde sans doute au plus
haut degr au moment o il sacrifie, mais il ne le perd pas aussitt. Les
crmonies qui accompagnent d'ordinaire la sortie du sacrifice prouvent
qu'il ne semble pas toujours facile de se dpouiller de la nature spciale qu'on
y a contracte. C'est sans doute le sentiment de cette difficult qui amne les
peuples spcialiser la fonction de sacrificateur.
Avec nos ides modernes, nous sommes ports expliquer cette spcialisation par la seule complication croissante des rites. Et en fait, il devenait sans
doute de plus en plus malais d'accomplir sans une ducation technique toutes
Observations sur les murs des Hindous, p. 14. Voir dans le mme livre le rcit dtaill
des prcautions que les Brahmanes s'obligent prendre pour ne pas se souiller et des
oprations journalires par lesquelles ils se purifient ; Cf. VIDAL DE LA BLACHE. Le
peuple de l'Inde d'aprs la srie des recensements, dans les Annales de gographie, 15
nov. 1906, p. 437 : Ce n'est pas sur la puret de la race, comme on le dit souvent, c'est
sur l'orthodoxie rituelle que se fonde l'ide de supriorit sociale.
C'est ce que manifeste le zle avec lequel on imite les Brahmanes. Dans l'espoir de
s'lever d'un degr sur l'chelle de la puret, on voit de basses castes adopter et respecter
scrupuleusement tel usage lanc par les Brahmanes. C'est ainsi que se seraient rpandues, de caste en caste, l'habitude des mariages prcoces et l'interdiction de remariage des
veuves, cf. JOLLY, Recht und Sitte, p. 75. Voir plus bas, p. 99.
Voir dans l'Anne sociologique, II : L'essai sur la nature et la fonction du sacrifice de
MM. MAUSS et HUBERT.
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les oprations exiges pour agir sur la volont des dieux 1. Des praticiens
seuls, vritables mdecins du sacrifice , surveillant la complexit infinie
des manipulations et des rcitations, en pouvaient rparer le mcanisme
comme on articule un membre un autre, ou comme on rattache avec un
cordon des pices de cuir 2.
Mais en outre de ces ncessits matrielles, des sentiments moraux, rpondant des ides primitives qu'on retrouve de tous cts, commandaient la
spcialisation des oprateurs 3. Ceux-ci ne manient-ils pas, quand ils entrent
dans le bac qui fait passer du monde profane au monde sacr, des forces
ambigus, fluides la fois les plus dangereux et les plus bienfaisants de tous ?
Ils en restent chargs d'une espce d'lectricit particulire 4 (c'est la comparaison imprieusement suggre tous ceux qui tudient les formes lmentaires de la vie religieuse). Ils sont donc eux-mmes plus ou moins tabous. Ils
restent consacrs 5.
L'habitude du sacrifice donne donc au sacrificateur comme une seconde
nature. Elle le fait participer l'essence de ces dieux qu'il met en communication avec les hommes. Pour peu que cette compntration de la nature divine
et de la nature humaine soit assez profonde, le caractre sacr de l'officiant ne
s'attachera pas seulement pendant toute sa vie sa personne, il se transmettra
aprs sa mort sa descendance ; tant pass dans son sang , il deviendra
comme une proprit de race.
Ainsi s'expliquerait la vertu du sang brahmanique. Il est naturel que le
peuple qui a magnifi plus que tout autre l'action du sacrifice sur l'ordre du
monde 6 ait aussi regard comme particulirement prgnante la raction
exerce par le sacrifice sur le sacrificateur. Celui qui parle aux dieux apparat
dieu lui-mme : celui qui allume le feu sacr devient gneya, participe la
nature du feu. Dans ces ides sur lesquelles reposent la supriorit infinie des
Brahmanes et par suite la hirarchie mme des castes hindoues, nous reconnaissons encore les ides primitives, portes seulement leur plus haute
puissance.
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D'autant que ces oprations variaient beaucoup, dans le dtail, avec les demandes. Voir S.
LVI, La doctrine du sacrifice dans les Brhmanas, Paris, Leroux, 1898, p. 123.
Plusieurs auteurs attribuent une influence dcisive, pour la formation du mtier de prtre,
ces questions de technique. Voir par ex., MACDONELL, A History of sanskrit
Literature, 1900, p. 160 ; DEUSSEN, Allgmen. Gesch. der Philos., I, p. 169 ; DUTT,
Ancient civilization of India, I, p. 230 ; BAINES, art. cit., p. 663.
OLDENBERG, Religion du Vda, p. 337.
Voir ce sujet les remarques d'OLDENBERG, Zeitschrift der D.M.G., 1897, p. 274, en
note.
C'est de ce fait que FRAZER numre les diverses consquences dans le Rameau d'or,
tudes sur la magie et la religion, t. I, trad. fran., Paris, Schleicher, 1903.
Une preuve que cette conscration est pour le Brahmane une sorte d'tat normal, c'est
qu'il n'a pas besoin pour entrer dans le sacrifice, sauf dans des circonstances
extraordinaires, de prparation spciale (voir MAUSS et HUBERT, Anne sociologique,
II, p. 53).
Voir BERGAIGNE, La religion vdique d'aprs les hymnes du Rig Vda, Paris, Vieweg,
1878, t. I, introduction. Voir plus bas, p. 198 et suiv.
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On refusait donc avec raison d'attribuer aux calculs intresss, aux artifices, la conspiration des Brahmanes, la cration du systme des castes : il nat
et grandit en effet par le concours de tendances collectives et spontanes. Mais
on craignait tort d'exagrer la mainmise de la religion sur l'me hindoue : ces
tendances obissent, pour la plupart, l'influence ancienne de pratiques religieuses. En vain a-t-on essay d'expliquer, par le perfectionnement des procds industriels, ce qui ne pouvait tre expliqu que par la survivance des rites.
Dj il tait difficile de rendre compte, par les seules exigences de l'industrie,
de la spcialisation hrditaire. A fortiori ne pouvait-on dcouvrir de ce mme
ct le principe de l'opposition des castes ou celui de leur superposition. C'est
l'habitude du culte ferm des premiers groupes familiaux qui empche les
castes de se mler : c'est le respect des effets mystrieux du sacrifice qui
finalement les subordonne la caste des prtres. L'examen sociologique de
l'Inde, bien loin d'apporter une confirmation aux thses de la philosophie de
l'histoire matrialiste , tendrait donc plutt confirmer ce que les plus
rcentes recherches sociologiques dmontrent de toute faon 1 : le rle
prpondrant que joue la religion dans l'organisation premire des socits.
Il importe en effet de le rappeler : si le rgime des castes, tel que nous
l'avons dfini, ne porte tous ses fruits qu'en Inde, ce n'est pas dans le seul sol
hindou qu'il plonge ses racines. Ses ides gnratrices ne sont nullement spciales au peuple hindou : on ne peut mme pas soutenir, avons-nous vu,
qu'elles constituent un apanage de la race aryenne ; dans leurs traits gnraux,
elles font partie du patrimoine commun des peuples primitifs 2. Les socits
les plus complexes et les plus unifies aujourd'hui ont pass elles aussi par le
rgime des clans : on trouverait leur origine de petits groupes juxtaposs
dont la religion fait la cohsion intrieure, et dont cette mme religion dfend
la fusion.
Seulement, pour la plupart des socits civilises, cette phase est toute
transitoire. La religion primitive se heurte des puissances nouvelles, qui
rduisent ses attributions et triomphent de ses scrupules ; des units politiques
plus vastes englobent les premiers groupes familiaux et peu peu les absorbent ; les anciennes barrires, abaisses d'abord sur un point, puis sur un autre,
sont enfin renverses pour jamais.
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Deuxime partie
La vitalit du rgime
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Chapitre I
La caste
et la rvolution bouddhique
Nous avons dfini les principaux caractres du rgime des castes. Nous
avons constat qu'ils se retrouvent en Inde, plus fortement marqus que partout ailleurs. Nous avons indiqu enfin les origines du rgime observ. Il
resterait, avant d'en mesurer l'influence sur la civilisation hindoue, le suivre
pas pas dans ses volutions.
L'entreprise a t tente. Un certain nombre de chercheurs remarquent qu'
telle poque, par exemple, les contacts entre groupes sont plus rigoureusement
dfendus, les professions plus jalousement rserves, la hirarchie mieux
respecte : ils essaient d'tablir quel moment le systme s'ossifie 1. D'autres
nous en racontent le morcellement progressif ; ils nous montrent, sous diverses influences, des blocs primitifs se dsagrgeant, et retournant en poussire 2. De diverses faons, l'on essaie ainsi de fixer les phases de la vie des
castes.
1
Voir RAI BAHADUR LALA BAJI NATH, Hinduism : ancient and modern, Mecrut,
1899, chap. I ; DUTT, Ancient Civilisation of India, I, p. 70, 104, III, pp. 81, 153, 360 ;
cf. SCHRDER, Indiens Literatur und Cultur, p. 411.
M. de LA MAZELIRE, Essai sur l'volution indienne, 2 vol., Paris, Plon, 1903, passim.
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64
dfendent de leurs pes et les serfs dont la charrue l'entretient, n'est-il pas le
frre lointain de nos barons ? Akbar recevant les hommes de sa noblesse de
cour et correspondant avec ses gouverneurs de province ne nous apparat-il
pas comme un autre Louis XIV ? Ainsi l'Inde a connu les petites seigneuries
fodales comme les grandes monarchies administratives.
Mais que ces formes n'aient gure fait que se poser sur la surface de l'Inde,
qu'elles n'aient pas jet de racines profondes dans l'me mme du peuple,
qu'elles n'aient point chang la part de soleil et d'ombre assigne chacun, ni
modifi finalement le statut social de la majorit, c'est ce que les mmes historiens reconnaissent. Si minutieusement organise que pt tre l'administration
centrale d'un Akbar, il ne devait russir pas plus qu'Aoka unifier la socit
hindoue. Celle-ci s'est rvle incapable de rsister aux grands manieurs
d'hommes, elle les a supports tous ; mais on peut dire qu'elle n'en a reconnu
aucun. La seule autorit intimement respecte et toujours prsente, pour en
rgler tout le dtail, la vie hindoue, est prcisment celle qui tient les Hindous loigns les uns des autres, et interdit qu'ils se fondent en un peuple :
c'est l'autorit de la caste. Comme elle les a empchs de s'unir contre la force
des empires, elle empche aussi qu'ils soient unis par la force des empires.
Comme ils n'ont point constitu de cits dignes de ce nom, ils ne se sont point
distribus en provinces vivantes.
L o rgne une telle puissance de morcellement et de dislocation, la
forme fodale elle-mme peut-elle s'installer ? Elle est, comme on l'a dit bien
des fois, base territoriale . Elle suppose que tous les habitants d'un mme
lieu, si diffrentes que soient leurs origines, se groupent autour d'un mme
suzerain. La caste ne devait-elle pas enrayer jusqu' ces groupements locaux.
Et l'autorit suprieure du Brahmane, fonde sur de tout autres raisons que sur
la possession de la terre, ne devait-elle pas dcentrer tout le systme, et limiter
les consquences normales de l'autorit du baron rdjpoute ? C'est pourquoi
sans doute, pas plus que le rgime monarchique, le rgime fodal n'a transform la socit hindoue en ses profondeurs. Le rgime des castes laisse, audessus de lui, passer tous les rgimes : lui seul ne passe point. Et comme la
jungle, il a vite fait de reconqurir, par sa vgtation tenace, les rares parcelles
dfriches ; on dirait que la terre hindoue lui appartient de toute ternit et
pour jamais.
Mais peut-tre, o le mouvement politique choue, le mouvement religieux russit-il ? Tous les observateurs l'ont conclu : la caste est en fond une
institution religieuse. Elle repose sur des scrupules de puret devenus quasi
instinctifs, tant de longues traditions les ont consacrs. Que ces traditions
viennent tre discutes, qu'on voie se transformer non plus seulement le
systme des contraintes superficielles imposes du dehors aux masses, mais le
systme des croyances intimes qui sont comme la charpente de leur me, le
rgime des castes n'en sera-t-il pas branl son tour ?
Or, en matire religieuse non plus, il ne faut tre dupe de l'apparente immobilit de l'Inde. Sir A. Lyall, en dressant l'inventaire thologique d'une
province de nos jours, a pu y saisir sur le fait, en pleine activit, la plupart des
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espces de croyances connues, du ftichisme au culte des hros 1. Il se fabrique chaque instant, sous nos yeux, des divinits nouvelles, et nous avons
tout lieu de croire qu'il s'en est fabriqu ainsi de tous les temps. En ce sens,
derrire la faade traditionnelle du brahmanisme, les innovations n'ont cess
de pulluler. Le panthon hindou est comme le palais du roi qui sert de
caravansrail dans la parabole persane : c'est toujours le mme dme et ce ne
sont jamais les mmes habitants.
Mais cette mobilit mme des croyances tait inapte modifier profondment les assises du systme social. On en dcouvrira aisment la raison si
l'on se rappelle quoi s'attache par-dessus tout, dans l'hindouisme, le sentiment religieux des fidles, et sur quel point leurs matres-ns, les Brahmanes,
les tiennent hypnotiss. Comme une religion sans glise, on peut dire que le
brahmanisme est une religion sans dogme. C'est sa souplesse mme, sa plasticit, son caractre inorganique qui font sa force, non seulement conservatrice,
mais conqurante. Prtre de naissance, le surhomme de caste brahmanique
s'inquite peu, en somme, des prfrences thologiques de ses ouailles. L'important ses yeux c'est que l'on continue de le prendre comme intermdiaire
attitr entre l'humanit et les puissances clestes (quelle que soit d'ailleurs la
forme dont l'imagination les revte) ; c'est qu'on respecte pratiquement sa
supriorit de race et tout le systme qui assure cette supriorit : c'est--dire
prcisment le systme des castes. Par l'obissance aux rgles de la caste, plus
que par la fidlit quelque dogme prcis, se dfinit l'hindouisme. C'est pourquoi, au milieu mme du flux des croyances, les scrupules traditionnels
demeurent et conservent leur matrise. Les innovations religieuses n'atteignent
pas les coutumes consacres. Les sectes peuvent pulluler sans tioler la caste.
Toutefois, parmi tant de sectes, ne s'en trouvera-t-il pas pour donner le
signal de la dsobissance ces coutumes tyranniques, pour lever l'tendard
contre le privilge de Brahmane, pour proclamer enfin, au milieu mme de la
civilisation qui lui semble la plus foncirement hostile, l'ide galitaire ? Et en
effet l'hindouisme a vu natre des protestataires, des rformateurs intransigeants. Brahmanes dchus comme Bsva, Musulmans inspires comme Kabir,
prophtes de basse caste comme Rm-Dss le tanneur ou Dadu le cardeur de
coton, ils ont essay, chacun leur faon, d'manciper ces esclaves volontaires, de runir ces frres ennemis 2. Celui-ci veut abolir entre les hommes
toute distinction, mme de costume. Cet autre traduit des livres sacrs en
dialecte vulgaire et enseigne la vanit des observances extrieures. Presque
tous rejettent en principe l'autorit du Brahmane et contestent qu'il soit entre
les hommes et les dieux l'intermdiaire oblig.
Mais d'abord dans la plupart des cas, le prestige sculaire des
sacrificateurs-ns survit aux contestations thoriques. Il n'est pas rare qu'on
retrouve au bout de quelques gnrations, dans les sectes les plus antibrahmaniques l'origine, le Brahmane monopolisant les offices. N'a-t-il pas
1
2
La religion dans une province de l'Inde (dans les Murs religieuses et sociales de
l'Extrme-Orient, chap. I).
Voir BARTH, Religions of India, p. 238-251 ; Monier WILLIAMS, Hinduism, p. 136
sqq.; Jogendranth BHATTACHARYA, op. cit., p. 396 ; LYALL, op. cit., p. 55.
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vrai dire, contre cette affirmation gnrale, il semble qu'un grand fait
historique reste dress ; c'est l'existence mme du Bouddhisme. Il importe,
pour lgitimer notre thse, de discuter spcialement ce fait et d'en dfinir la
signification.
Nous venons d'affirmer que, dans l'atmosphre morale diffuse par le
rgime des castes, les ides hostiles ce rgime, en particulier les ides galitaires, sont incapables de vivre. Et cependant sous cette mme atmosphre,
n'a-t-on pas vu s'panouir, et pour tout venant, le Lotus de la bonne loi ?
N'est-ce pas, remarquait Burnouf, une sorte d'axiome d'histoire orientale, que
la mission du Bouddha a t de soulever la pierre spulcrale qui pesait sur la
1
2
3
BARTH, op. cit., p. 143, remarque que les Janistes, encore qu'ils n'admettent pas en principe l'existence d'une caste sacerdotale, recrutent de prfrence leur clerg dans certaines
familles, et parfois mme, parat-il, chez les Brahmanes. Pour le reste, ajoute-t-il, ils
observent les rgles de la caste aussi bien entre eux que dans leurs rapports avec les
dissidents.
Jogendranth BHATTACHARYA, p. 440 sqq. Voir ce qu'il dit, p. 456, de l'exclusivisme
des Ballhabites.
LYALL, op. cit., pp. 225, 369 sqq. ; RISLEY, Tribes and Castes, p. LXXII.
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ves durables de sa fcondit pour qu'on puisse supposer entre son gnie et le
gnie hindou on ne sait quel antagonisme vital ?
Force est donc de chercher dans une tout autre direction le mot de l'nigme
propose. Et peut-tre le trouverait-on plus facilement si l'on portait l'attention
non plus sur ce qui oppose les tendances gnrales de l'Inde et la tendance
particulire du bouddhisme, mais sur ce qui les rapproche et les fait converger.
On prsente le bouddhisme comme anti-hindou parce qu'il fut galitaire ?
Peut-tre serait-il possible de montrer qu'il n'a pas t galitaire proprement
parler, prcisment parce qu'il est rest hindou. Peut-tre faudrait-il rsister
mthodiquement aux suggestions de l'analogie, et maintenir qu'entre les
rvolutions sociales qui ont renouvel l'Occident et la rvolution bouddhique il n'y a en fait aucune espce de parent.
Il semble au premier abord difficile de contester, sans paradoxe, que l'galitarisme imprgne le bouddhisme. L'histoire de l' Illumin , les pratiques
de sa Communaut, les doctrines de sa Loi, tout semble confirmer l'impression des premiers commentateurs europens.
On se souvient que lorsque le Bouddha a mis nu les racines de la douleur
universelle et trouv, dans l'anantissement du dsir par la connaissance, la
voie de la dlivrance finale, Mra le tentateur se prsente une dernire fois
devant lui. Grce la puissance du Malin, le Bouddha pourra entrer aussitt
dans la paix du Nirvna, une seule condition : qu'il abandonne le monde sa
vie misrable et perptuellement renaissante. Mais la piti qui veille au cur
du Bouddha est plus forte que sa soif de l'ternel repos. Il refuse d'abandonner
les hommes avant de les avoir munis de son viatique, de ce viatique qui
dlivre du tourment de la vie. Il redescend vers la terre pour prcher sa loi,
loi de grce pour tous et que tous sans exception, quelle que soit leur
condition ici-bas, pourront mettre profit proslytisme galitaire aussi
loign qu'on peut le demander de l'exclusivisme hautain du Brahmane.
Lorsque la communaut bouddhique s'organise, elle n'oublie pas la leon
de ce proslytisme. la vierge tchandla qui revenait de la fontaine et l'avertissait charitablement de sa caste impure, Ananda, le serviteur de
kyamouni, avait rpondu : Je ne te demande, ma sur, ni ta caste, ni ta
famille : je te demande de l'eau si tu peux m'en donner ! Et kyamouni
avait reu parmi ses fidles la Tchandla tonne 1. On fera donc profession,
dans les couvents bouddhistes, de ne fermer la porte personne pour cause
d'indignit sociale, on ne tiendra compte pour la hirarchie qui s'y tablit que
de l'anciennet, du mrite personnel, ou de l'ge, ou de la science acquise. Et
ainsi au sein du couvent on peut dire que les castes se perdent et se fondent.
De mme, disciples, que les grandes rivires, toutes tant qu'elles sont, la
Gang, la Yamoun, l'Aciavat, la Sarabhoh, la Ma, lorsqu'elles atteignent le
grand Ocan, perdent leur ancien nom et leur ancienne race, et ne portent plus
qu'un seul nom, celui du grand Ocan, ainsi, disciples, les membres de ces
quatre castes, Nobles et Brahmanes, Vaiyas et Cdras, lorsque, conformment la rgle et la doctrine qu'a prche le Parfait, ils disent adieu leur
1
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maison pour mener une vie errante, perdent leur ancien nom et leur ancienne
race et ne portent plus qu'un seul nom, celui d'asctes sectateurs du fils des
kyas 1.
Les thories ne manquaient pas d'ailleurs, illustres ou non par les lgendes, pour justifier cette pratique et rtorquer directement les prtentions brahmaniques. Triganku, roi tchndla, fait valoir contre elles la mme sorte
d'arguments qu'on retrouve en Europe dans les hymnes galitaires des paysans
soulevs.
Il n'y a pas, entre un Brahmane et un homme qui soit d'une autre caste, la
diffrence qui existe entre la pierre, l'or, les tnbres et la lumire. Le
Brahmane n'est sorti ni de l'ther ni du vent, et n'a pas fendu la terre pour
paratre au jour, comme le feu qui s'chappe du bois de l'Aran. Le Brahmane
est n de la matrice d'une femme tout comme le Tchndla. Pourquoi donc
l'un serait-il noble et l'autre vil ?
Mais ce n'est pas seulement le privilge du Brahmane qui est directement
contest. D'une manire plus gnrale on s'efforce d'attnuer les diffrences
que la tradition brahmanique marquait entre les castes hautes et basses. Aux
explications mythiques qui faisaient sortir chaque classe d'un membre de la
divinit, on substitue des explications historiques et tout humaines de la
division des fonctions 2.
Nous voulons instituer un tre qui, notre place, rprimande celui qui
mrite la rprimande. En rcompense nous voulons lui donner une partie de
notre riz. Ainsi parlrent les hommes lorsque les premiers vols leur firent
comprendre la ncessit d'une force publique. Et ce fut l'origine de la royaut.
Par des conventions analogues on expliquait l'origine du sacerdoce. C'tait
faire preuve sans doute d'un esprit dj positif et critique, propre branler les
traditions sacres qui sont les piliers du rgime.
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corporit, du nom et de la corporit les six domaines, le contact, la sensation, la soif, l'attachement, l'existence, la naissance, et par suite toute la
douleur du monde, il faut pour le suivre un esprit assez tendu, et rompu la
dialectique traditionnelle. Au surplus il en fait lui-mme la remarque : Pour
l'humanit qui s'agite dans le tourbillon du monde, qui a son sjour dans le
tourbillon du monde et qui y trouve son plaisir, ce sera une chose difficile
embrasser par la pense que la loi de causalit, l'enchanement des causes et
des effets. C'est l'homme intelligent, dira-t-on encore que s'adresse la
doctrine, non au sot.
En fait ce sont bien des gens cultivs, les fils des nobles familles
(Kulaputt) dont parle le sermon de Bnars, que nous voyons se grouper
autour du Parfait. M. Oldenberg 1 relve parmi eux des nobles comme
Rahoula, de jeunes Brahmanes comme Sariputta, des fils de chefs de la bourgeoisie comme Yasa ; mais en dpit de la lgende d'Ananda, pas un Tchndla
n'est mentionn. Mme parmi les fidles laques, princes et nobles, personnages riches et haut placs, l'emportent sur les gens de peu. Si l'on ajoute que
lorsqu'elle parle des naissances antrieures du Bouddha, la tradition se garde
bien de le faire apparatre au milieu d'une caste infrieure, mais toujours dans
les rangs des Kshatriyas, on ne peut se dfendre de l'impression que le
bouddhisme fut d'abord, sans doute, une secte de nobles, une de ces coles de
Kshatriyas comme il s'en tait trouv ds la haute antiquit hindoue pour
opposer leur thologie l'pope et les Upanishads en font foi la thologie
brahmanique.
Et certes, plus que toute autre secte, le bouddhisme devait tre redoutable
l'autorit des Brahmanes : il tendait la rendre inutile par cela mme qu'il
restreignait la part de la thologie proprement dite en mme temps que celle
des rites, et, sans chercher rsoudre les derniers mystres le bless que le
mdecin vient panser en demande-t-il si long ? offrait aux blesss de la vie
le moyen de se sauver tout seuls. Il est donc vident que la communaut
bouddhique travaillait soustraire leur clientle aux prtres de l'hindouisme :
l'opposition d'intrts est indniable. Mais en quoi cette lutte de deux clergs,
comme dit M. Senart 2, devait-elle avoir pour rsultat de ruiner tout le systme
des castes ? La remarque applique aux petites sectes rformatrices reste vraie
du bouddhisme. Ceux qu'il assemble en communaut, il les soustrait en
quelque sorte la vie sociale. Par le vu de mendicit et le vu de chastet
qu'il leur impose, il les dtourne, en mme temps que de l'uvre de la reproduction, des tches de la production. Les rgles de la spcialisation hrditaire
aussi bien que celles du mariage endogamique ne portent donc plus sur eux ;
mais elles continuent de peser sur les fidles du dehors, sur les laques dont les
fils viendront grossir les rangs de la communaut, ou dont le travail l'entretient. Ceux-l continuent de gagner leur vie ou de choisir leur femme en se
gardant d'outrepasser les limites consacres : tout convertis qu'ils sont la foi
bouddhiste ils restent encadrs dans l'organisation brahmanique.
P. 154. FICK remarquera de mme que, dans les ordres bouddhiques, il est rarement fait
mention du bas peuple (Die sociale Gliederung im Nordstlichen Indien zu Buddha's
Zeit), p. 51.
Les castes dans l'Inde, p. 240.
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Par o l'on voit quel point les bouddhistes sont loin d'avoir reconstruit,
sur plans nouveaux, l'difice de la socit hindoue : s'ils travaillaient en
dplacer le toit, ils ne songeaient nullement en changer les assises.
Combien ils se proccupaient d'ailleurs de ne point troubler l'ordre reu, et
de ne point se mettre dos les puissances de ce monde, on s'en rendra compte
si l'on se souvient des restrictions auxquelles tait soumise l'admission dans
leurs couvents. Le lyrisme gare leurs admirateurs lorsqu'ils nous montrent
tous les sans-asile, les voleurs, les esclaves se serrant sous la robe jaune des
moines bouddhistes. En ralit leur couvent reste ferm par principe non
seulement aux infirmes, aux incurables, non seulement aux criminels, mais
aux dbiteurs en fuite, aux esclaves, aux mineurs, tous ceux que quelqu'un
pourrait rclamer et dont la prsence risquerait d'allumer, sur quelque point
que ce ft, un conflit entre la communaut et le sicle 1.
Se retirer du sicle, ne plus participer en aucune manire l'illusion des
vivants qui se laissent entraner par la Roue de la vie, voil en effet l'idal
secret de l'glise bouddhiste ; et l'on comprend sans peine combien cet idal
est mal fait pour seconder une vritable rforme sociale 2. Il ne lve pas
l'tendard de la rvolte : bien plutt donne-t-il le signal de la fuite. Que
parlions-nous de reconstruire l'difice o sont distribues les classes ? Ne
serait-ce pas encore entasser des nues ? La grande affaire est de s'vader du
cycle des renaissances, non de s'installer dans la vie prsente. Et ainsi le
pessimisme essentiel du bouddhisme vient striliser les germes de rformes
galitaires apports, semblait-il, par son proslytisme.
Qu'est-ce dire, sinon que cette espce de neurasthnie politique, cette
incapacit de ragir et de rformer tient prcisment la philosophie diffuse
dans l'air hindou, et dont le bouddhisme s'tait laiss imprgner ? On l'a souvent rpt : la pense hindoue ne se repose que dans l'absolu. Sous la mditation de ses philosophes, les divinits qu'elle a conues se rapprochent, se
transforment les unes en les autres, finalement se dissolvent dans ltre
unique, comme les nues mouvantes aprs leurs mtamorphoses indfinies
retournent l'Ocan. De ce point de vue tout ce qui change et passe, tout ce
qui vit et meurt apparat comme indigne qu'on s'y attache.
Le mouvement n'est qu'un autre nom du mal. L'tman individuel doit se
rfugier et se perdre au sein de l'tman universel et immobile qui, seul, est
l'abri de la douleur du monde : En dehors de lui, dit la philosophie Vednta,
il n'y a qu'affliction. La philosophie Snkhya veut de mme que l'me ait la
force de s'immobiliser, de se retirer sur les bords du fleuve, de se tenir en
dehors du devenir matriel tant : Je ne suis pas cela. La mme antithse
entre ltre et le Devenir fera le fond du pessimisme bouddhiste. Et, vrai
dire, la doctrine, manifestant au milieu mme du courant d'ides traditionnel
ce que l'on peut appeler sa tendance positiviste et pratique, ne s'attardera plus
considrer en soi, nommer, diviniser 1'tre absolu : il lui suffit, pour
prononcer le verdict de l'universel dtachement, de constater la mobilit
universelle.
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le monde des animaux au monde des hommes, devait tre hostile l'esprit de
distinction et d'opposition qui maintient les castes. La caste-bte est
supprime, s'crie-t-il en commentant le baiser de Rma au singe Hanoumat ;
comment subsisterait-il encore quelque chose des castes humaines ? Bien
plus justement M. Pillon observe que d'une doctrine qui ne sait pas dgager le
rgne humain du rgne animal, on peut craindre qu'elle estime mal le prix de
la personne humaine et la valeur du mrite individuel. Ne sera-t-elle pas
porte, par cela mme qu'elle ignore les limites marques par la nature et la
raison, admettre que la distinction entre le Brahmane et le dra est aussi
lgitime, aussi naturelle que la distinction entre l'homme et la bte ? Rien de
plus funeste que ces vagues rapprochements panthistes la notion du droit
gal des tres raisonnables.
Mais indpendamment de ces confusions dangereuses, c'est surtout par ses
arguments positifs, c'est par son explication du mal prsent que la thorie de la
transmigration taie le rgime des castes ; si le pessimisme radical atrophiait
au cur des hommes l'instinct de la rvolte , ce fatalisme en extirpe jusqu'au sentiment que le prsent peut tre injuste. Les consquences de cette
espce de strilisation, nul ne les a mieux dduites que M. Pillon 1 : En
faussant la notion de l'immortalit, la loi de la transmigration fausse en mme
temps celle du mrite et du dmrite, de la peine et de la rcompense. Plus de
distinction entre le fait et le droit, entre le rel et l'idal, entre la fatalit
physique et l'ordre moral. Le mal physique est considr non seulement
comme la consquence ncessaire, mais comme l'expression certaine, le signe
infaillible du mal moral, si bien que les deux ides, ne pouvant se sparer,
finissent par n'en plus faire qu'une seule. la suite de cette proposition : Tout
dmrite entrane ncessairement une douleur, s'est glisse celle-ci : Toute
douleur entrane ncessairement un dmrite, un pch, et ncessairement
une peine, une expiation. Ds lors toute ralit est avoue par la conscience,
tout fait devient l'expression de la justice et veut tre respect ce titre, tout
malheur, toute souffrance, sans qu'on sache comment ni pourquoi, est mrite
par celui qui l'endure. Le brahmanisme est conduit cette monstruosit de
rputer lgitime une expiation qui n'est pas accompagne de la connaissance,
de la mmoire du dmrite expi ! Voil la conscience devenue la complice de
toutes les fatalits naturelles et sociales ; elle n'accusera plus rien, ne protestera contre rien, ne se rvoltera contre rien. La loi de la transmigration consacre, immobilise, ternise l'ingalit des conditions, la division de la socit en
castes .
Quoi d'tonnant ds lors que la rforme bouddhiste, s'accommodant de la
transmigration, se soit adapte aussi au rgime que cette philosophie lgitime ? M. Barth fait observer qu'en fait, non seulement le bouddhisme ne
dtruisit pas la caste dans les pays o il fut dominant, mais probablement il
l'importa dans les pays o elle n'existait pas encore et o elle a dur ses cts
dans le Dekhan, Ceylan, aux les de la Sonde. Nous comprenons maintenant les raisons profondes de cette solidarit persistante. En dpit de son
opposition au privilge brahmanique, le bouddhisme n'a pas eu la force, il n'a
mme pas eu l'intention de renouveler les formes sociales de l'Inde, parce qu'il
n'a pas cess de s'alimenter au fonds d'ides dont elle vit. Il n'a pas fait jaillir
vrai dire une source de notions toutes nouvelles : il a bu lui aussi au fleuve
1
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Chapitre II
La caste
sous ladministration anglaise
L'histoire ancienne de l'Inde se drobe, disions-nous, et fuit dans les nuages ; mais sur son histoire rcente, au contraire, la lumire est projete flots.
L'idalisme hindou ddaignait d'inscrire pour la postrit les faits et gestes des
hommes ? Le ralisme anglais, au contraire, prte toute son attention aux
moindres mouvements des masses qu'il gouverne. De dix ans en dix ans, les
accroissements de la population, la manire dont elle se distribue, s'instruit,
s'occupe, les gains ou les pertes des langues et des religions, les dclins ou les
progrs des institutions diverses, tout est not par les soins du civil service en
une admirable collection de statistiques et de rapports 1.
Cette collection contient, en particulier, sur le mouvement actuel des castes, un grand nombre d'informations. Il ne sera pas inutile d'en rappeler ici les
rsultats principaux ces dernires nouvelles du rgime que nous tudions, en
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mme temps qu'elles renverront sans doute d'utiles lumires sur sa vie passe,
nous fourniront une occasion de plus de mesurer sa vitalit. S'il se montre
capable de rsister jusqu' un certain point mme la civilisation anglaise, il
nous fournira ainsi une dernire preuve, et non la moins frappante de la
mainmise qu'il exerce sur la civilisation hindoue.
Et vrai dire, l'Anglais n'a jamais prtendu modifier, ou mme il a souvent
prtendu ne pas modifier la civilisation hindoue. Il ne s'est prsent ni comme
un conqurant proprement ni comme un missionnaire. Il a fait profession de
respecter les us et coutumes, les croyances et les lois indignes. Administrer
en gouvernant le moins possible, c'tait sa devise. Assurer aux hommes le
minimum de scurit et de justice indispensables l'exploitation de la nature,
cela se bornait, dclarait-il, son ambition.
Mais, pour raliser ce plan, il s'est trouv que l'Angleterre dbarquait sans
bruit, sur la terre sacre des Vdas, toute une civilisation nouvelle avec armes
et bagages. Peu d'armes en ralit, mais beaucoup de bagages : tout le matriel
des inventions et des institutions europennes, toutes ces ides qui s'incarnent
en des choses, qui revtent la forme tangible de l'usine et de l'cole, du bureau
de poste et de la locomotive, et qui, par cela mme qu'elles changent le dcor
de la vie, semblent capables, lentement, mais srement, de renouveler jusqu'au
fond des mes.
En fait, il est ais de s'en rendre compte : l'introduction de la civilisation
anglaise multiplie fatalement, pour les membres des diverses castes, les occasions de se coudoyer quoi qu'ils en aient, et d'utiliser les mmes instruments
au mpris des rpulsions traditionnelles. Nous avons dit que lorsque le gouvernement voulut tablir Bombay une canalisation pour l'eau, ce fut d'abord
un grand moi : les purs et les impurs, les deux-fois-ns et les dras devraient donc s'alimenter aux mmes robinets ? Mais un panchayat habile
rsolut les difficults en dclarant que la taxe leve, propos de cette
canalisation, par l'administration anglaise pouvait tre considre comme une
amende ; elle rachterait les pchs que la communaut des robinets exposait
commettre. Ce n'est qu'un exemple des concessions de toutes sortes, des
accommodements avec le sicle auxquels l'esprit de la caste est journellement
accul. Le seul usage du te-rain , comme dit le Kim de Kipling, ne doit-il
pas branler la puissance de cet esprit ? Le chemin de fer nivelle en mme
temps qu'il unifie. La mobilit matrielle prpare la mobilit sociale et morale.
Plus aisment dsencadrs, dtachs de leur milieu originaire, les individus
auront moins de peine se dlivrer des traditions qui, en les maintenant
spars, les oppriment.
Au surplus, ce n'est pas seulement d'une manire indirecte et en renouvelant leurs impressions, c'est plus directement, par les changements qu'elle
impose leurs situations mmes que l'Angleterre atteint l'me des Hindous.
Les importations croissantes d'objets fabriqus de la mtropole n'ont-elles pas
eu pour rsultat de rendre impossible, un certain nombre de castes, l'exercice
de leur art traditionnel ? C'est ainsi que beaucoup de tisserands ont d, aprs
une rsistance dsespre, refluer vers l'agriculture. Ailleurs, c'est pour un
emploi dans l'usine nouvellement ouverte que le mtier des anctres est dlaiss. C'est enfin l'administration elle-mme qui offre des dbouchs inattendus :
on devient agent, clerc, receveur, contrleur : nombre de Brahmanes sont
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arrive assez souvent nous l'avons vu que les sectes en principe semblent
galitaires 1 ; elles commencent par protester contre les divisions que les
scrupules de caste, entretenus par le brahmanisme, imposent au peuple hindou. Mais aujourd'hui comme autrefois, le gnie de la caste est le plus fort : il
fait accepter tout son systme d'interdiction des groupes mmes qui se sont
dresss contre lui.
Au surplus, sans changement de coutumes ni de croyances, le simple
dplacement suffit entraner des crations de castes. Entre le groupe qui a
migr et celui qui est rest au lieu d'origine, les rapports se relchent. On ne
se connat plus : il deviendra de moins en moins facile de contracter mariage
d'un groupe l'autre. Ainsi quand les Khedawal Brahmanes du Gujarat
s'tablirent en Damoh, la caste-mre fit des difficults pour leur donner ses
filles 2. C'est qu'en des cas pareils, expliquait un indigne, il devient difficile
au membre d'une caste qui se prsente pour prendre femme de prouver son
identit, la puret de sa gnalogie. Par cela mme qu'il revient de loin, il
devient suspect. La crainte des msalliances possibles finit par conduire
l'interdiction de toute alliance entre les deux segments spars.
Il est vrai d'ailleurs que souvent les migrants prennent femme sur place,
d'une caste infrieure la leur, sinon d'une tribu aborigne, et que ce mlange
de sangs, abaissant le rang de leur descendance, entrane normalement la
formation d'un groupement nouveau. Telle est par exemple l'origine du groupe
des Shagirdpeshas, ns de l'union d'immigrants Kayasths avec des servantes
de l'Orissa 3.
Comme sur plus d'un autre point, nos observateurs relvent ici une vrification des thories formules dans les Lois de Manou. Elles prtendaient
expliquer, par des unions illgitimes entre suprieurs et infrieurs, la multiplicit des castes qu'on est bien oblig de distinguer en dehors des quatre
Varnas classiques. Explication force, et qui aboutit des inventions puriles,
si l'on veut rendre compte, par ce procd, de la formation de toutes ces
castes. Mais qu'un certain nombre d'entre elles aient d leur origine des
msalliances de cette sorte, c'est ce qu'il faut bien admettre pour le pass, s'il
est vrai qu'encore aujourd'hui le fait se reproduit sous nos yeux.
Il faut ajouter aux groupements divers ainsi multiplis, ceux qui sont
forms par les nophytes de l'hindouisme. On s'est parfois demand, nous
l'avons vu, si l'hindouisme pouvait tre class parmi les religions proslytiques. Ses prtres-ns, pensait-on, les Brahmanes isols dans l'orgueil de
leur sang, ont-ils rien du missionnaire ? En fait, sir A. Lyall nous a justement
fait observer qu'aucune grande religion ne comptait peut-tre, encore
aujourd'hui, autant de conversions son actif. Les peuplades demi barbares
qui vivent sur les frontires de l'hindouisme n'ont rien plus cur que de s'y
faire incorporer. Elles brlent d'changer leur indpendance sauvage contre
une dignit suprieure : et elles rclament pour cette ascension le secours du
Brahmane. Peu proccup de bouleverser leurs croyances traditionnelles, il
1
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3
M. RISLEY, aprs avoir numr les checs des rformateurs galitaires, conclut . La
race domine la religion ; la secte est plus faible que la caste (India, p. 523).
Central Provinces, XIII, p. 156.
India, I, p. 524.
81
India, I, pp. 519, 531 ; cf. Central India, XIX, p. 202 ; Penjab, XVII, p. 319 ; Rajputana,
XXV, p. 124 ; Baroda, XVIII, p. 502.
82
Voir par exemple : LUARD, Central India, XIX, p. 193 ; RUSSELL, Central Provinces,
XIII, p. 142 ; GAIT, Bengal, VI, p. 351.
Census, vol. XXV (Rajputana), p. 130.
83
cesst de les classer parmi les Telis. Les Khatris ont rdig un long mmoire
pour prouver leur droit au titre de Kshatriyas 1. Pour l'ensemble, on peut dire
que l'opinion s'est reconnue dans les rsultats de l'enqute et a souscrit aux
gradations proposes.
Ce qui est remarquable c'est que, dans les grandes lignes, les hirarchies
ainsi obtenues concident avec la hirarchie consacre par la tradition brahmanique. Le prestige du Brahmane continue d'tre le centre d'aimantation du
systme. De l partent les lignes de force qui ordonnent la poussire des
castes. C'est l'estime o la tient le Brahmane qui mesure la dignit d'une caste.
Et lorsqu'on est indcis sur sa situation, on cherche savoir de quelle faon
elle est traite par le prtre-n. Au plus bas degr, on placera de l'aveu commun et sans contestation, les castes impures, celles qui n'ont point droit
d'entrer dans les temples, dont le moindre contact salit, dont le seul regard
contamine tout aliment. Mais lorsqu'il s'agira de classer les castes dont la
situation est intermdiaire entre cet excs d'indignit et l'excs d'honneur dont
jouissent les Brahmanes, on sera le plus souvent rduit, aujourd'hui encore,
se demander si le Brahmane accepterait ou n'accepterait pas des aliments de la
main de leurs membres s'il en accepterait des aliments cuits avec de l'eau ou
seulement des aliments cuits sans eau. Ce sont des critres de cette sorte qui
dcident toujours des prsances ; et l'usage qu'on en fait jusque sous nos yeux
est la preuve de la puissance avec laquelle s'imposent, l'opinion gnrale, les
traditions classiques du brahmanisme.
Non que la socit hindoue soit fige les enquteurs nous en avertissent
dans une sorte d'immobilit sacre. On y dcouvre aisment les traces d'un
mouvement incessant qui aboutit non seulement des divisions nouvelles,
mais ici des ascensions et l des dchances. Et parfois c'est un accroissement de sa puissance sociale, soit conomique, soit politique, qui, finalement, lve le niveau d'une caste. Telle autre gagnera des rangs sur le terrain
religieux, force de se montrer plus austre, plus exacte en matire de
crmonies, plus stricte en matire de prohibitions. Mais ce qui est frappant,
c'est que dans un cas comme dans l'autre tout groupe qui s'lve cherche se
justifier par un appel la tradition mieux connue. En Inde, l'ambition mme
apparat toujours penche sur le pass, occupe qu'elle est y chercher des
titres, les seuls qui imposent le respect. De l le foisonnement des lgendes
justificatives 2. Les Khatris, par exemple, prtendent descendre d'une femme
Kshatriya, la seule survivante d'un massacre, qui fut cache par un Brahmane
et avec laquelle il fut forc de manger. Les Purads se donnent pour anctre un
certain Brahmane qui aurait perdu son cordon sacr la traverse d'une
rivire 3. Preuves de la vitalit des formules des Codes : si elles n'ont pas
russi arrter le mouvement social, elles le forcent du moins compter avec
elles. L'opinion ne vous permet de transgresser l'ordre traditionnel qu' la condition de dmontrer que cet ordre avait t fauss : et ds lors vous ne violez
la loi que pour la respecter mieux.
En ce sens encore on peut soutenir que les thories de Manou, si elles ont
inexactement exprim la ralit hindoue, ont russi dans une large mesure
1
2
3
India, I, p. 539.
Voir par exemple le rapport de M. GAIT (Bengal, VI, p. 366 sqq.).
Central Provinces, XIII, p. 164.
84
lui imprimer leur forme 1. Elles triomphent titre d' ides-forces . Elles
fournissent l'opinion les cadres o elle est dsormais instinctivement porte
classer les groupes quels qu'ils soient. Un bel exemple de cette sorte
d'obsession est fourni par la secte des Lingayats secte antibrahmanique en
principe et qui partait en guerre pour l'abolition des castes : ses membres
protestent aujourd'hui lorsque la statistique officielle les runit en un mme
groupe. Ils demandent tre distingus, suivant la formule classique, en
Brahmanes, Kshatriyas, Vaiyas et dras 2. Bien plus, chez les convicts
hindous, dans les les o se mlent des criminels de toutes castes, une
proccupation analogue se fait jour ; une classification du mme ordre est en
train de se reconstituer. Tant il est vrai que les populations de l'Inde restent
attaches de nos jours encore, comme aux prohibitions qui sparent leurs
lments, la hirarchie qui les tage.
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que plus que jamais les basses castes tiennent adopter les us et coutumes des
hautes castes, o l'idal du brahmanisme s'est comme incarn. Dans ces dernires annes, nous assure-t-il, on peut soutenir que cet idal, bien loin de
perdre, a gagn du terrain grce au dveloppement mme des voies et moyens
de communication. La population voyage davantage, les plerinages s'organisent plus facilement, l'influence de l'lite orthodoxe de la socit se rpand de
plus en plus. Les chemins de fer, qu'on a quelquefois reprsents comme les
destructeurs des prjugs de caste, ont en fait normment tendu l'aire o ces
prjugs rgnent en souverains 1. Le te-rain au service de la caste : que
deviennent nos prdictions sur les vertus galitaires de la locomotive ?
L'Inde nous rappelle ainsi, sa manire, ce dont le Japon nous avait brutalement avertis 2. De tout l'appareil de la civilisation europenne, les vieilles
civilisations orientales apprennent se servir, mais pour se dfendre : elles ne
changent de corps que pour mieux sauvegarder leur me.
1
2
India, I, p. 430.
Voir dans la Revue de Paris, du 1er fvrier 1904, les rflexions de M. F. CHALLAYE sur
L'europanisation du Japon, et nos articles de la Revue Bleue (Orientation et sociologie.
Les consquences sociologiques de la victoire japonaise, 26 janvier et 13 avril 1907).
Troisime partie
Les effets
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Chapitre I
Les races
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Mais o la philosophie des races perd ses droits, l' anthroposociologie fait valoir des prtentions nouvelles. Loin de mconnatre le fait de
l'htrognit ethnique, elle y prend son point de dpart. Par des mesures
prcises elle s'efforce de discerner les diverses couches de races qui se
superposent dans les socits. Elle entend mettre au jour des diffrences
physiques dont la diversit mentale et l'ingalit sociale ne sont que les consquences logiques.
Le malheur est qu'ici encore l'histoire brouille les cartes. Elle brasse et
mle des lments qui, pour permettre l'anthroposociologie de vrifier ses
thses, devraient rester isols.
Ce qu'on appelle le progrs ne se dfinit-il pas par la diminution des distances, tant matrielles que morales ? Par l, non seulement il rassemble en un
mme lieu, souvent loin de leur pays d'origine, les individus de races
diffrentes, mais encore il les incite des mlanges incessants. Comme les
barrires des provinces, les barrires des classes s'abaissent progressivement
au sein des nations. On n'a plus la mme horreur des msalliances. Avec la
dmocratie, l'ge est venu, comme disait Gobineau, de la panmixie , du
mtissage universel, de l'impuret gnrale. C'est ainsi que nos socits, au
lieu de nous prsenter deux ou trois types nettement dfinis, faciles distinguer et classer, dont nous aurions pu aisment suivre les destines et comparer les qualits propres, ne nous offrent plus que des collections de types
hybrides, presque indiscernables, et littralement insignifiants . Toutes les
proclamations de l'anthroposociologie se terminent par le mme cri d'alarme.
Les types intressants disparaissent vue d'il : les mlanges et croisements
augmentent dans des proportions dsastreuses 1.
Mais peut-tre, prcisment, les champs d'expriences que nos socits
refusent l'anthroposociologie, la socit hindoue les lui rserve-t-elle ?
L'galitarisme ici n'a pas intoxiqu la civilisation. Elle se nourrit au contraire
d'ides antigalitaires. Parce que l'Inde est la patrie des castes, elle sera sans
doute le paradis des anthroposociologues.
En fait, ils ont souvent lou, comme dociles aux saines exigences de la
culture des races , les prescriptions de la sagesse brahmanique.
En matire d'alimentation, les habitudes quasi vgtariennes qu'elle
impose prouvent qu'elle avait conscience des consquences physiologiques du
climat, qui ne permet pas en effet une nourriture trop forte. Ses prohibitions en
matire de mariage sont encore plus avises. Elle prend la prcaution d'liminer les infirmes de leur caste, de peur que les dgnrescences individuelles
ne se propagent et n'altrent la puret des types. Bien plus, elle avait compris
sans doute que si, pour maintenir les types purs, il ne faut tolrer d'union
qu'entre gens du mme sang, cependant les unions de parents trop proches
risquent aussi de faire dgnrer la race. C'est pourquoi des rgles exogamiques vinrent sagement complter et corriger les rgles endogamiques. Deux
cercles limitent le choix de l'individu : il ne peut prendre femme en dehors du
plus large, mais non plus l'intrieur du plus troit ; il doit se marier dans sa
1
91
caste, mais non dans sa famille. Ainsi sont conservs les avantages des
mariages consanguins, et leurs inconvnients vits. En vrit, tout le systme
n'est-il pas combin admirablement ? Et ne dirait-on pas que Manou avait
pressenti Darwin ? L'anthropologie peut proclamer que les Hindous sont le
peuple modle 1. En bons slectionnistes, ils se sont gards de mler leurs
races.
Et certes, en bien d'autres lieux, on a vu les races s'affronter. L'histoire
n'est-elle pas, en son fond, une incessante lutte des races ? Mais, presque
partout, les oppositions cdent la longue. L'amour est le plus fort. Dans les
histoires sanglantes comme dans les comdies, tout finit par des mariages.
C'est ainsi que les peuples conqurants sont le plus souvent comme rsorbs
par les peuples conquis, les Lombards par les Italiens, les Grecs d'Alexandrie
par les gyptiens, les Normands par les Franais. En Inde, les antipathies
originelles, rchauffes sans doute par la diffrence de couleur des races en
prsence, ont eu la vie plus dure. Elles se sont cr des organes indestructibles. Elles ont scrt ces formes sociales qui dominent l'Inde encore aujourd'hui. N de ces rpulsions premires, le systme des castes les a entretenues
pendant trente sicles, pour le bonheur des anthropologistes 2.
Nulle part ailleurs la population n'est aussi nettement divise, en groupes
plus exclusifs, plus ferms, plus hostiles aux for-mariages. C'est donc en Inde
surtout que les types ethniques primitifs ont les plus grandes chances de se
maintenir distincts, et chacun son rang. Nulle part ailleurs, d'un autre ct,
les mtiers n'ont t plus rigoureusement spars, les spcialisations hrditaires plus soigneusement entretenues. C'est donc en Inde surtout que doit se
rencontrer l'accord des fonctions sociales avec les facults naturelles. Ici du
moins nous sommes l'abri de l'esprit qui bouleverse tout pour tout niveler :
les sangs ne se mlent pas plus que les fonctions ne s'changent.
Ici par consquent se rvleront les secrtes harmonies qui, unissant aux
diverses formes du corps diverses dispositions de l'esprit, prdestinent les
hommes qui ont le corps fait de telle ou telle faon jouer tel ou tel rle dans
la socit. Parce que l'Inde s'est laiss cloisonner ds la plus haute Antiquit
par le rgime des castes, parce qu'elle a rparti ses races en sections non
seulement hirarchises, mais strictement fermes et spcialises, elle nous
permettra sans doute de vrifier les thses matresses de l'anthroposociologie ;
entre les diffrences physiques, les diffrences sociales et les diffrences
mentales, elle nous rvlera des rapports constants.
1
2
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Publies dans l'Ethnographical Glossary qui accompagne les deux volumes cits plus
haut, sur les tribus et les castes du Bengale.
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dans toute la presqu'le. En tout cas, mme dans les hautes classes du NordEst, les couleurs les plus rpandues sont celles du pain d'pice, du grain de
caf, ou mieux du grain de bl 1. La polychromie du monde hindou est faite de
nuances infinies, et non, comme le voudrait M. Johnston, de quatre couleurs
tranches. Sa thorie est une lgende nouvelle, bien plutt qu'une confirmation des lgendes anciennes par l'observation.
Les statistiques de M. Risley sont autrement imposantes. Que rpondre
des chiffres qui viennent de si loin ? Sans doute, cette concidence des deux
hirarchies, sociale et ethnique, tient du prodige. Qui ne resterait un peu
sceptique ? demandait M. Senart 2. Mais comment justifier notre scepticisme, si nous n'avons pas de documents opposer ceux de M. Risley ?
Heureusement M. Risley a fait cole. L'enqute anthropomtrique s'est
poursuivie. Des statistiques nouvelles nous permettent de limiter la valeur des
formules gnrales qu'on aurait cru pouvoir tirer des premires mensurations.
On fait observer d'abord que le Bengale, o ces premires mesures ont t
prises, offre sans doute un milieu exceptionnel. L'immigration aryenne n'y a
jamais t bien dense, comme le montre la langue, qui n'est sanscrite que par
le vocabulaire 3. Peut-tre, en effet, les races s'y sont-elles moins longtemps
mles, et les types y subsistent-ils moins brouills. Mais si l'on tendait ces
recherches vers le Sud, on constaterait que le mlange est depuis longtemps
un fait accompli. Les plaines de l'Inde, remarque le Dr Cornish 4, n'ont jamais
pu porter un peuple purement aryen. Ou bien il a disparu, ou bien il s'est fondu
avec les aborignes. Sans descendre si bas, nous trouvons, dans les provinces
du Nord-Ouest et de l'Oudh, nombre de donnes anthropomtriques contraires
aux thses anthroposociologiques. C'est M. Crooke qui les a rassembles, avec
la mme mthode que M. Risley, dans une uvre non moins monumentale 5. Il a mensur 4 906 sujets. Ses mesures lui permettent-elles d'noncer
des lois analogues celle qui nous tonnait ? En aucune faon. L'indice
cphalique des deux-fois-ns ne diffre pas sensiblement de l'indice
cphalique des aborignes ce qui va de soi ; mais ce qui est pire leur
indice nasal n'est pas sensiblement plus bas. Sur une liste o les sujets sont
rangs par ordre de largeur nasale croissante, si les Brahmanes occupent le
second rang (indice nasal, 59) aprs les Jts (55), les Dhnuks, gens de caste
indubitablement dravidienne, les suivent de trs prs (61) ; tandis que les
Radjpoutes (64) se laissent honteusement dpasser par les Banyas (63) qui ne
sont que des commerants, et les Gjars (62) qui ne sont que des laboureurs.
D'autres mesures ne sont pas plus flatteuses pour l'orgueil des hautes castes :
sur une liste o les sujets sont rangs dans l'ordre des angles faciaux
dcroissants, les Brahmanes et les Radjpoutes n'arrivent qu'au sixime rang
avec la mme moyenne que les Chamars (65), cinq degrs au-dessous des
Maujhis (70). Si l'on ajoute que sur d'autres listes de moyennes, les Kshatriyas
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3
4
5
Voir les observations des fonctionnaires chargs des recensements, rsumes dans
l'article cit de SCHLAGINTWEIT, pp. 572-599.
Les castes dans l'Inde, p. 200.
BARTH, Bulletin des religions de l'Inde, dans la Revue de l'histoire des religions, t.
XXIX, p. 58.
Madras Census Report, I, pp. 116-175.
The Tribes and Castes of the North-Western Provinces and Oudh, 4 vol.
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qu'on n'tait port le croire, lorsqu'on ne voyait l'Inde que par les yeux des
Brahmanes. Les prohibitions qui remplissent leurs codes noncent les
prtentions des hautes castes la puret ; elles n'apportent aucunement la
preuve de cette puret mme. Il y a eu des msalliances de toute Antiquit la
littrature sacre elle-mme en tmoigne cent fois et, malgr la rigueur sans
doute croissante du protectionnisme endogamique, on en contracte encore
sous nos yeux 1. Comment l'anthropomtrie pourrait-elle dmontrer, ds lors,
qu' la diffrence et l'ingalit des castes correspondent une diffrence et
une ingalit de races ? Une concordance si parfaite, tant donns les
mlanges profonds et trs accidentels de tant d'lments, tiendrait vritablement du prodige 2.
On exagrait donc la force de rpulsion qui sparait les races primitives,
lorsqu'on les croyait capables de sectionner pour l'ternit la socit hindoue.
Ici comme ailleurs, conqurants et conquis ont fini par s'embrasser. L'anthroposociologie cherche en vain sa terre idale. Que l'esprit le plus contraire
l'esprit galitaire rgne sur toute une civilisation ; que les prohibitions les plus
sacres conspirent pour parquer les races ; que le souci de la puret prime tous
les autres, et cloisonne son gr toute la socit : c'est en vain. Tt ou tard, les
plus hautes barrires sont franchies, les lments les plus divers se mlent, et
vous ne pouvez plus constater, entre les diffrences physiques et les diffrences sociales, de corrlations prcises.
Mais si l'anthropomtrie a exagr la valeur de ses mesures, il ne nous
faudrait pas exagrer, en sens inverse, la valeur de nos critiques. Elles prouvent que, mme en Inde, les types ethniques ne sont pas rests assez nettement
spars pour qu'on puisse, aujourd'hui encore, constater objectivement et
valuer mathmatiquement leurs diffrences. Il n'en reste pas moins que
l'Inde, de l'aveu commun, est le pays du monde o l'on a dpens le plus
d'efforts pour maintenir les divers groupes d'hommes spars ; et, que ces
efforts n'aient pas russi empcher tout mlange, cela ne veut pas dire qu'ils
soient rests absolument sans effets.
Peut-tre par exemple, si l'Inde ne nous permet plus de prouver par des
chiffres le paralllisme des diffrences physiques avec les diffrences sociales,
nous laissera-t-elle du moins apercevoir, entre ces diffrences sociales et les
diffrences mentales, une certaine harmonie. Souvenons-nous qu'elle est la
terre classique, non pas seulement du mariage endogamique, mais de la
spcialisation hrditaire. Depuis des sicles, les fils y hritent ncessairement
du mtier de leurs pres : cette transmission du mtier, accompagnant la transmission du sang, n'a-t-elle pas d graduellement adapter, aux qualits que le
mtier exige, les qualits que le sang transmet ? Cette concidence de l'hrdit sociale avec l'hrdit physique n'a-t-elle pas d constituer peu peu des
types qui se distinguent, sinon par des formes tout extrieures, visibles l'il
nu ou mesurables au compas, du moins par des dispositions intimes, apprciables l'exprience ? Comment des habitudes tant de fois sculaires ne se
dposeraient-elles pas dans les cerveaux sous la forme de facults innes ? Les
enfants de castes diffrentes auront donc, comme l'on dit, dans le sang ,
1
2
99
Mais comment constater nettement leur existence ? Nous nous heurtons ici
des difficults nouvelles. Le rgime des castes a un caractre fcheux. Il
cache ses meilleurs effets et drobe son excellence la vrification : il est
comme un armurier fameux dont on ne pourrait essayer les armes : ces qualits hrditaires qu'il forge dans l'ombre, il les empche de luire au soleil, de se
manifester clairement, de faire leurs preuves. Il spcialise a priori les enfants
des diverses castes : il nous empche ainsi de prendre la mesure de leurs
facults personnelles. De quel droit prtendre que l'enfant des castes serviles
est congnitalement incapable de guerroyer ou d'interprter les Vdas,
puisque, en fait, il n'est jamais mis au pied du mur ? Qui sait combien le
rgime des castes laisse ainsi, dans ses basses classes, de talents inutiliss, et
inversement, dans ses hautes classes, combien de non-valeurs respectes ? La
rpartition hrditaire des fonctions nous cache la rpartition naturelle des
facults.
Mais peut-tre, pour prouver que les deux systmes de rpartition se
correspondent exactement, pourrons-nous employer une mthode indirecte.
Supposons, par exemple, que la socit o rgne cette spcialisation hrditaire ait donn des preuves irrcusables de fcondit : sa vie a t bien remplie, ses uvres sont nombreuses et varies, elle a engendr une civilisation
admirable. Ne serions-nous pas en droit de dire, ds lors, que les travaux ont
d tre, dans cette socit, convenablement diviss, les fonctions justement
rparties ? La vitalit de l'ensemble aurait prouv sans doute que chacun des
groupes spcialiss tait la hauteur de sa tche, et que le rgime des castes
forme, par le jeu naturel de l'hrdit, l'homme qu'il faut pour la situation qu'il
faut : the right man in the right place ?
Mais qui ne voit que, si l'on s'en tient cette mthode, on ne fera gure
qu'opposer des prdilections arbitraires ? Le partisan de la spcialisation
hrditaire mettra en relief tous les beaux cts de la civilisation hindoue. N'at-elle pas, de tout temps, merveill et comme fascin l'Occident ? Sa richesse
a attir tous les peuples, et tous les peuples se sont disput les chefs-d'uvre
de ses tisserands et de ses orfvres. Ses dcouvertes astronomiques et mathmatiques ont longtemps aliment notre science. L'exubrance de ses arts
tonne notre imagination. Et nous retrouvons avec stupeur, dans sa philosophie tant de fois sculaire, ce que nos philosophes modernes ont pu rver de
plus profond ! Dfiez-vous, rpondra l'adversaire du rgime des castes, des
penses volontairement obscures, ou des formules simplement creuses. On a
pu prouver que l'apport scientifique de l'Inde ancienne se rduisait, en somme,
peu de chose. L'exubrance de son imagination tmoigne sans doute de
l'impuissance de ses facults organisatrices et unificatrices. Elle a pu constituer quelques industries de luxe, non l'industrie vritable qui fait vivre les
peuples. Il lui a manqu la puissance intellectuelle qui les mancipe, comme la
puissance matrielle qui les dfend. En tout cas, s'il est vrai que son pass
100
lointain nous tonne, il faut constater que depuis longtemps sa force cratrice
semble puise. Dans l'poque moderne qu'a-t-elle produit d'original ? Sa
civilisation pitine, ou plutt recule. Y a-t-il l de quoi faire l'loge de cette
slection systmatique dont la caste est l'instrument ? On pourrait changer longtemps, sans rsultat, des considrations de cet ordre ; elles impliquent
des jugements d'ensemble sur le prix des civilisations ; elles ne se prtent
gure des dmonstrations prcises.
D'ailleurs, ft-on arriv dresser le bilan exact de la civilisation hindoue,
et mesurer sa juste valeur, qu'aurait-on prouv pour ou contre les thses de
l'anthroposociologie ? Combien de causes, en effet, diffrentes des qualits
congnitales des individus, n'ont pas pouss la mme roue ? N'a-t-on pas
montr bien des fois comment les formes de la nature en Inde devaient modeler l'imagination et la volont du peuple hindou ? Et si l'on croit que les
formes sociales sont plus puissantes encore que les formes naturelles, et qu'en
ce sens le rgime des castes est bien l'me de la civilisation hindoue ,
rappelons-nous du moins que les effets moraux de ce rgime sont singulirement plus clairs que ses effets physiques. Pour comprendre l'orientation qu'il a
d imprimer la civilisation de l'Inde, qu'avons-nous besoin de rechercher les
traces obscures de ses oprations matrielles ? Les dispositions crbrales que
le pre transmet au fils portent-elles vraiment l'empreinte et comme la marque
de fabrique de la caste ? Ces hypothses quivoques sont inutiles. Les modes
opratoires proprement sociaux de la caste le tour qu'elle donne l'ducation, le cercle qu'elle trace l'imitation, les crans d'arrt qu'elle impose
l'ambition suffisent expliquer sa puissance.
On nous montre les Banyas 1, membres des castes commerantes, trs
soucieux de l'avenir de leurs fils ; ils s'en font accompagner le plus souvent
possible, leur apprennent avec soin les lments du calcul, les mettent, ds
qu'ils peuvent, au courant des affaires. Aprs cela, si un jeune Banya se
montre bon commerant, aurons-nous besoin de supposer quelque aptitude
inne qui le prdestinait au commerce ? Tous les voyageurs ont not l'adresse
tonnante de l'artisan hindou. Dirons-nous que, de par le rgime des castes,
cette adresse lui est naturelle ? Vivant auprs de son pre, familiaris ds
l'enfance avec les instruments du mtier, il acquiert son art inconsciemment,
par l'habitude, sans qu'il soit besoin de supposer qu'il le reoive mystrieusement de l'hrdit. Le fils du Radjpoute grandit avec l'ide qu'il est n pour
la guerre : n'est-ce pas cette ide, plus encore que son temprament, qui est
responsable de ses gots guerriers ? De mme, la notion que les jeunes
Brahmanes se font des devoirs et des droits de leur caste dtermine toute leur
activit. O l'action des forces psychiques apparat si claire, on n'a plus besoin
d'invoquer la vertu des races. Par ses seules influences morales, le rgime des
castes rendrait suffisamment compte du degr de perfection auquel l'Inde a
port sa civilisation ; comme il rendrait compte aussi de l'espce de ptrification dont cette civilisation a donn le spectacle. Un Hindou en fait justement
la remarque 2 : Il est de l'essence du rgime des castes, par les habitudes
d'esprit qu'il impose aux hommes, de les lever au-dessus de la barbarie, mais
de les arrter mi-chemin sur la route du progrs. Cet arrt, comme cet lan,
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guerrire fussent fatalement moins aptes l'tude. Deux des Babous les
plus fameux de la haute cour du Bengale, Prasanna Chandra Roy et Saligram
Sing sont de caste radjpoute. Dans le service judiciaire de la mme province,
les petits-fils de Kasava Roy de Nakesipara, qui fut nagure la terreur du pays,
brillent au premier rang. Dans les provinces unies se sont des Khatris qui
dtiennent le plus grand nombre de hautes charges.
D'ailleurs ceux qui, dans nombre de provinces, disputent ces charges aux
Brahmanes, n'appartiennent-ils pas, souvent, des castes que la tradition
plaait assez bas ? Les Kayasths ne sont pas admis parmi les deux-foisns : le port du cordon sacr leur est dfendu. On les rencontre cependant
aujourd'hui dans les plus hautes couches de la socit. Ils ont autant de succs
aux Universits que les Brahmanes ; ils les surpassent mme, nous dit-on,
comme auteurs, comme journalistes, comme orateurs. Des deux aigles du
barreau bengalais, l'un est un Brahmane, l'autre un Kayasth. Les Banyas,
commerants-ns, ont pourtant donn naissance : nombre d'crivains
distingus. La caste des Telis castes de dras, caste de fabricants d'huile et
de marchands de grains s'enorgueillit aujourd'hui de la mmoire de Rai
Kisto Das Pal Bahadur, l'un des plus grands journalistes de l'Inde. Srinath Pal,
l'un des plus brillants lves de l'Universit de Calcutta, qui administre les
vastes tats de sa tante la Maharani Svarnamayi, est encore un Teli. Les Nars
du Malabar, qui constituaient nagure une tribu plutt encore qu'une caste,
s'ils fournissent beaucoup de domestiques, comptent aussi nombre d'esprits
cultivs. Il tait entendu que les tisserands taient gens actifs, mais peu
ouverts, et inaptes la culture : les voici cependant, Calcutta, qui prennent
leur tour les grades universitaires et ils ne se montrent pas infrieurs, nous diton, aux Brahmanes ou aux Kayasths 1. L'ascension intellectuelle des Shahas
du Bengale, tout chargs de mpris qu'ils soient, est un fait qui a frapp tous
les observateurs. Un grand nombre de castes infrieures ont donc fait
pntrer leurs membres dans les classes suprieures de la socit angloindienne.
Et si toutes n'y ont pas galement russi, faut-il en accuser la structure
crbrale des races qui les constituent ? Les circonstances sociales ne psentelles pas d'un poids plus lourd dans la balance ? On a vu rarement des Napits
barbiers s'lever sur l'chelle des fonctions sociales : cela tient-il la spcialisation constitutionnelle, la race des barbiers, ou bien plutt la pression de
l'opinion gnrale qui, regardant les barbiers comme des tres la fois impurs
et sacrs, enchane leurs fils leur situation traditionnelle ? En fait, l o le
proslytisme chrtien russit faire reculer les prjugs de caste, ne fait-il pas
aussi pntrer l'instruction dans des bas-fonds qui semblaient devoir lui rester
ferms jamais 2 ? Ce sont donc des forces morales bien plutt que des forces
physiques qui dcident de la rpartition des professions. L'exprience que
la civilisation anglaise a permise la civilisation hindoue ne nous a nullement
rvl les marques hrditaires et comme les poids spcifiques des diffrentes
castes : rien ne nous prouve que leurs membres portent, enregistre dans leur
organisme, telle vocation dtermine.
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Aussi les Anglais sont-ils mal venus revendiquer, pour leur propre race,
telle aptitude professionnelle. Les Hindous, disent-ils quelquefois, n'auront
jamais l'esprit la fois scientifique et pratique ncessaire pour mener l'industrie. quoi les Hindous rpondent 1 : Si nous n'avons pas fait jusqu'ici de
bons industriels, c'est qu'il nous a manqu et l'instruction technique et le
capital suffisant. Le jour o l'Inde aura l'un et l'autre, elle tirera de son sein ses
ingnieurs, comme elle en a tir ses avocats et ses professeurs. De fait,
l'exprience commence autorise les vastes espoirs. Avec autant d'ardeur que
les autres classes, les Brahmanes affluent aux coles industrielles. Peut-tre
les petits-fils des Pandits mditatifs seront-ils un jour les plus pratiques des
chimistes ou des lectriciens. Avons-nous le droit de fixer des limites et
d'assigner une direction unique au dveloppement de l'esprit hindou ? Qui
nous dit qu'il tournera toujours dans le mme cercle ou suivra toujours le
mme sillon ? Comment croire une spcialisation en bloc du peuple hindou
alors que, malgr un cloisonnement sculaire, aucun de ses fragments ne nous
a sembl spcialis jamais ?
Cette exprience mme nous le rappelle : il est imprudent de poser des
bornes la plasticit des esprits. Sur la mme nature, la socit peut greffer
des plantes diverses. Ouvrez seulement aux races des terrains nouveaux ;
appuyez de nouvelles formes sociales les formes organiques ; et vous les
verrez se couvrir, sans doute, de floraisons inattendues.
Nous avons suivi l'anthroposociologie sur le sol qui semblait prpar pour
elle. Toutes les ressources que le monde occidental, boulevers non pas seulement par la constitution des nations, mais par l'avnement de la dmocratie,
lui refusait dfinitivement, le monde hindou, dans son immobilit sacre,
paraissait les lui rserver. Les premiers observateurs, confiants dans l'efficacit des codes brahmaniques, ont pu croire en effet qu'ils allaient dcouvrir en
Inde les formules prcises des rapports qui unissent les formes corporelles aux
facults mentales et aux situations sociales. regarder les choses de plus prs,
il a fallu en rabattre. La prcision des premires formules obtenues tait
illusoire.
D'une part les mensurations anthropomtriques, appliques des sujets de
castes diffrentes, ne nous ont pas permis de conclure que la hirarchie des
castes correspondait exactement une hirarchie des races. D'autre part, la
transformation de la socit hindoue par la civilisation anglaise ne nous a pas
permis de conclure que la spcialisation hrditaire avait dpos, chez les fils
des diffrentes castes, des facults essentiellement diffrentes.
En un mot, entre les diffrences physiques, les diffrences sociales et les
diffrences mentales, les corrlations nettes continuent de nous manquer.
Aprs comme avant l'observation du monde hindou, les thses matresses de
la philosophie des races, transforme en anthroposociologie, restent indmontrables, et invraisemblables.
105
Chapitre II
Le droit
Quels sont les caractres gnraux du droit hindou, et dans quelle mesure
y reconnat-on l'empreinte du rgime des castes ?
Il nous faut utiliser les recherches des spcialistes, juristes et philologues,
pour essayer de le dterminer. Un pareil relev nous fournira sans doute la
meilleure occasion de prciser les tendances de la forme sociale que nous
tudions.
Il nous permettra en outre de vrifier chemin faisant telles thories rcemment formules sur les poques du droit, sur le rapport originel du droit
civil avec le droit criminel, ou du droit crit avec le droit coutumier.
Pour l'analyse que nous entreprenons, le code dit de Manou peut servir de
texte central. Non qu'il constitue, comme beaucoup l'ont cru nagure, le
code de l'Inde . Mais, de tous les recueils hindous o sont touches les questions de droit, il a sans doute t, ds longtemps, le plus connu et le plus
estim : nombre d'inscriptions nomment Manou la tte des juristes, et
106
aucune rvlation, dans les rgions les plus diverses, n'est plus commente
que la sienne. De plus, dans la srie de ces recueils, le code de Manou semble
occuper une place intermdiaire : s'il apparat comme le premier des
Dharmastras, manuels en vers, eux-mmes antrieurs aux Dharmabandhas
qui ne sont que des commentaires, il est postrieur aux Dharmasoutras,
collections plus ou moins labores d'aphorismes vdiques en prose. Il y a
donc des chances pour que la Smriti de Manou prsente des caractres
moyens : on nous la donne par exemple comme moins archaque que celle de
Gautama, et moins moderne que celle de Nrada 1.
Ce qui frappe au premier abord le lecteur europen des lois de Manou,
c'est la multiplicit et la varit des prescriptions qui lui semblent totalement
trangres la sphre du droit. Il ne faut pas se coucher les pieds humides
ni les laver dans un bassin de laiton. Pour composer le gteau de riz des
repas funraires, tels ingrdients sont indispensables, tels autres interdits et
surtout que le plat soit servi bien chaud. Ne nglige pas d'inviter ton voisin.
Garde-toi de sauter par-dessus la longe d'un veau. Que la ceinture du
Brahmane soit faite d'un triple cordon d'herbe moundja unie et douce ; celle
d'un Kshatriya d'une corde en herbe mourva ; celle d'un Vaiya, de fil de
chanvre, etc. 2. Recettes de cuisine ou de couture, mesures d'hygine, conseils de politesse ou rgles d'tiquette se rencontrent et se mlent dans cette
olla-podrida de prceptes.
Mais si divers que soient ces lments, la plupart portent une mme marque, trs apparente : et c'est l'estampille de la religion. Nous comprenons
bientt que s'il est command, sans condition, de se laver ou de se nourrir
d'une certaine faon, de ne pas toucher tels objets ou telles personnes, c'est
qu'autrement on se sentirait impur, on craindrait de n'tre pas en rgle avec les
puissances divines. Si tels ingrdients sont interdits et tels autres requis, c'est
que les uns portent en eux-mmes un principe de souillure, les autres, de
purification. Ce sont les proprits fastes ou nfastes des mtaux, les vertus de
l'eau et du feu, le caractre sacr de la vache qui produisent ce foisonnement
de tabous, d'o surgissent autant de devoirs impratifs. Et dans certains cas,
ces devoirs nous paraissent tout simples : mais prenons garde que, sans doute,
o nous ne voyons qu'une prcaution d'hygine ou un signe de politesse,
l'Hindou rvre un rite. Et dans d'autres cas, si ces devoirs nous font l'effet
d'inventions draisonnables, rappelons-nous que la religion a ses raisons qui
les justifient. Le code de Manou est d'abord et par-dessus tout un brviaire de
la conduite pieuse.
Le droit ne nous apparatra donc, dans les codes hindous, que ml, ou
pour mieux dire envelopp et pntr de religion. Non qu'il ne soit possible de
distinguer, dans la masse htrogne des prescriptions rituelles, un certain
nombre de fragments dont le style est plus conforme ce que nous attendons
d'un livre de droit. Les fragments de ce genre sont plus nombreux et mieux
concentrs dans le code de Manou que dans les recueils antrieurs. Aprs
avoir dtaill les multiples devoirs qui composent la vie du Brahmane ses
1
2
JOLLY, Recht und Sitte (Grundriss der Indo-arischen Philologie, Bd. II, 8. Heft), pp. 1419.
Lois de Manou (trad. LOISELEUR-DESLONGCHAMPS), II, 45 ; III, 215, 236 ; IV, 38,
76 ; VIII, 391.
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diffrentes tapes, le Sage qui est cens parler en arrive aux devoirs des rois
(livre VIII) : aprs le devoir de dfendre leurs peuples, celui de leur rendre la
justice passe au premier plan. C'est ce propos que sont numres, sous dixhuit titres, les causes dont le roi peut tre appel connatre. D'abord celles
qui sont relatives aux affaires d'argent et aux questions de proprit ; dettes et
dpts, annulations de ventes et d'achats, entreprises de socits, contestations
touchant les salaires ou le bornage, etc. Puis viennent les dlits d'injures, de
coups et blessures, de vol et d'adultre. Les prescriptions concernant le mariage et l'hritage prennent place ici. Une brve allusion la rglementation des
jeux spare ces prescriptions de la thorie des classes mles, o sont
exposes les diverses dgradations qui rsultent de l'inobservation des rites ou
des unions illgitimes. Une classification des peines diverses qui attendent le
mchant, dans cette vie et dans l'autre, couronne la construction. Elle est relativement vaste, puisque l'numration des rgles plus proprement juridiques
occupe plus d'un quart de l'ouvrage entier (713 versets sur 2 684). Mais quel
qu'en soit le volume, elle est encore loin de rappeler l'aspect de nos corps de
droit. Elle continue d'en diffrer essentiellement par la distribution et les
proportions respectives de ses lments.
Nous ne voulons pas faire allusion seulement au dsordre des codes
hindous, si vivement raill par l'esprit mthodique qu'tait James Mill 1. M.
Jolly a montr que dans le code de Manou en particulier, les matires de droit
taient soumises une rpartition raisonne, et assez rationnelle, tant donn
les soucis pratiques qui la commandent. Mais, dans cette organisation mme,
c'est la prpondrance accorde certaines parties qui nous tonne. Dans les
codes auxquels la civilisation occidentale nous a habitus, les rgles les plus
nombreuses sont celles qui ont trait aux remises en tat. l'individu qui se
considre comme ls, la loi fournit les moyens de faire la preuve de son bon
droit et d'obtenir rparation du dommage lui caus. Si une sanction intervient en ces matires, ce n'est pas titre de punition : elle ne tend nullement
faire expier sa faute un coupable ; suivant l'expression propose par M.
Durkheim, elle n'est que restitutive et non pas rpressive 2. Auprs du
Droit civil et du Droit commercial par exemple, o cet esprit domine, le Droit
proprement pnal occupe chez nous peu de place. Dans le code que nous
analysons, le rapport est renvers. Non seulement plus de la moiti des versets
juridiques est consacre au systme rpressif, mais encore, l mme o il ne se
formule pas expressment, on sent sa menace dominante. La notion d'une
sanction purement restitutive n'est pas dgage. Pour distinguer les dlits
civils des crimes proprement dits, la terminologie manque : il semble que tous
les dlits soient au mme degr des fautes (apardha) qui appellent des
chtiments (danda) 3. Au vrai malgr l'importance relative qu'il a prise dans le
code de Manou, le droit civil et commercial n'est pas encore dtach du droit
pnal. part quelques diffrences de dtail, portant par exemple sur la
nature des tmoignages admissibles : c'est seulement en matire d'adultre, de
vol ou de violence que n'importe qui peut tre reu tmoigner , dans les cas
que nous appellerions civils et dans les cas criminels la procdure est
1
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109
d'un Brahmane sera dvor par des carnassiers, pendant autant d'annes que le
sang de sa victime a form de grumeaux dans la poussire ; puis il passera
dans le corps d'un chien, d'un ne, d'un bouc, finalement d'un Tchndla.
S'il veut esquiver ces tourments futurs, le criminel n'a qu'une ressource : se
plier volontairement aux preuves que lui prescrivent les Brahmanes. Ainsi
s'introduit dans le code de Manou l'numration d'une srie de pnitences qui
le font ressembler aux Pnitentiels de notre Moyen ge. Si l'on ne veut
continuer payer sa faute dans l'ternit, il la faut racheter ds ce monde. En
consquence, le pcheur repentant devra parfois se mutiler ; il ira mme
jusqu' se suicider pour son salut. Du moins accomplira-t-il quelque vu
pnible : dormir sur la terre nue, rester assis au soleil. Il fera des neuvaines de
jenes, ne se nourrira que d'eau, se privera de sel, n'absorbera que les cinq
produits de la vache. Et surtout il paiera des amendes, en nature ou en espces,
ceux dont la puissance lave de toute souillure.
Le droit pnal hindou utilise donc plusieurs sortes de menaces. On discerne dans les codes, derrire la srie des peines d'ordre temporel, une srie de
peines d'ordre spirituel et, ct des chtiments qui doivent tre dchargs par
le roi ou les dieux, ceux dont le pcheur peut se frapper lui-mme. Et tantt il
semble que ces peines soient substituables ; qui a support l'une n'aurait pas
supporter l'autre. Le pcheur puni par le roi ira au ciel aussi pur que les saints.
Inversement celui qui aura accompli les pnitences prescrites sera exempt du
feu qui devait le marquer : il restera seulement passible d'une amende. Parfois
on voit les deux types de peines se fondre en quelque sorte l'un dans l'autre : la
pnitence est d'aller au-devant de la punition, de l'appeler sur soi pour qu'en
blessant elle purifie. Le criminel est exhort, pour racheter sa faute, la
confesser au roi en lui tendant la massue justicire. En rgle gnrale, surtout
pour les fautes graves, les chtiments distincts sont cumuls : avant d'obtenir
la rintgration dans sa caste, le coupable dj puni dans ses biens ou sa chair
devra encore accomplir telle pnitence rituelle 1.
Pour diverses d'ailleurs que soient ces pnalits, elles expriment les
mmes tendances juridiques, elles obissent aux mmes proccupations. On y
reconnat le respect des mmes traditions et le souci des mmes progrs. On
retrouve par exemple, dans la srie rituelle aussi bien que dans la srie sculire, la mme volont d'tendre le chtiment aux complices : mmes aggravations proportionnelles pour les cas de rcidive ; mmes restrictions pour
ceux de lgitime dfense. Il n'est pas jusqu'aux intentions qui ne soient peses
aux mmes poids dans les deux balances 2.
Et vrai dire, sur ce point, le systme des pnitences proprement dites
semble s'tre moins vite assoupli que l'autre. On sait que pour les religions
primitives une souillure contracte involontairement n'en est pas moins dangereuse, et en consquence ne mrite pas une purification moins svre. On
retrouve dans les Vdas cette conception la fois mystique et quasi matrielle
du pch ; espce de fluide morbide qui s'attache vous, et dont le patient doit
1
2
JOLLY, R. U. S., p. 123 ; OLDENBERG, Zum Strafr., p. 25 ; cf. Manou, IX, 236, 240 ;
XI, 53.
JOLLY, p. 121.
110
se laver tout prix, ne ft-il pour rien dans l'origine de son mal 1. La mme
conception survit longtemps et, plus ou moins voile, continue d'agir dans les
codes. Il en est qui semblent proposer de rserver les pnitences aux fautes
involontaires, tandis que les volontaires seules tomberaient sous le coup des
peines temporelles 2. Celui de Manou garde le souvenir de ces hsitations de
la pense sacerdotale lorsqu'il dit : De savants thologiens considrent les
expiations comme applicables aux fautes involontaires seulement ; mais
d'autres les tendent aux fautes commises volontairement 3. En fait, si l'on
descend des principes aux dtails, on constate que le systme des pnitences
tient compte, lui aussi, et de plus en plus, des dispositions intrieures. Manou
dclare que si, pour effacer une faute inintentionnelle, la rcitation de certains
versets suffit, il y faut, quand il s'agit d'actes prmdits, des mortifications
plus dures 4. Dans d'autres codes, on voit que d'une manire plus gnrale le
taux des pnitences passe au double quand l'intention est perverse 5. La considration de la culpa trouve donc sa place, ici aussi, ct de celle du dolus.
Mme sur ce point, le paralllisme des deux catgories de peines a t
maintenu.
Mais o l'unit de leurs proccupations est la plus manifeste, c'est dans les
prcautions qu'elles prennent pour maintenir, par l'chelle des peines, la
hirarchie des castes. Il est remarquable que la plupart des chtiments si durs
que nous avons numrs ne touchent pas le Brahmane ; son prestige dsarme
les rigueurs du bras sculier. Il peut tre condamn au bannissement, non la
mort. Personne ne doit le frapper, mme avec un brin d'herbe. D'une manire
plus gnrale, le taux des punitions varie en fonction de la situation sociale
des personnes : il atteint son maximum lorsque l'offens appartient aux plus
hautes castes et l'offenseur aux plus basses. Le Brahmane paie 50 panas
d'amende pour avoir insult un Kshatriya ; 25 pour un Vaiya ; 12 pour un
dra. Mais le Kshatriya qui aura insult un Brahmane paiera 100 panas ; le
Vaiya, 150 ou 200 ; le dra n'chappera pas la bastonnade. Des gradations
analogues, rptes de cent faons, se retrouvent dans le calcul des pnitences,
jours de jene ou annes de retraite 6. Il faut noter un cas o la proportion est
renverse : le Brahmane voleur est puni plus lourdement ; sans doute voulaiton viter par cette menace qu'il abust de la confiance que tout le monde tait
tenu de lui tmoigner 7. Mais c'tait l encore une manire de rappeler que
tous les hommes ne sont pas de la mme essence, et que le systme des pnalits, qu'elles aillent en s'aggravant ou en s'attnuant, doit avant tout marquer
les degrs de la hirarchie. Ce n'tait donc pas sans raison que les apologistes
du Chtiment lui assignaient comme mission premire de maintenir chacun
son rang, et d'empcher les mlanges entre les espces sociales aussi bien
qu'entre les espces animales. L'ide qui rpugne le plus au droit que nous
tudions, c'est coup sr l'ide de l'galit des hommes devant la loi.
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Lorsqu'il fixe avec tant de minutie, en le faisant varier proportionnellement leur rang, le nombre de coups que doivent recevoir ou de panas que
doivent payer des criminels, le droit ne fait que traduire directement, sa
faon, la tendance caractristique de la socit hindoue. La plupart des droits
primitifs, en fixant les taux des compositions, tablissent des chelles du mme genre 1. On en retrouve chez les Grecs aussi bien que chez les Germains.
Dans la loi de Gortyne par exemple, le tarif de l'amende prononce en cas
d'adultre varie de 5 200 statres ; ces variations sont dtermines non pas
seulement par les circonstances particulires de l'offense, mais par la situation
sociale de l'offenseur et celle de l'offens : le citoyen pleinement libre se trouve valoir, ce compte, dix fois l'homme de condition infrieure et quarante
fois l'esclave 2. Mais nulle part les distinctions de cette nature n'ont t
conserves si longtemps, nulle part elles n'ont t prcises si fortement que
dans le droit hindou.
Et sans doute son insistance mme veille une dfiance des dmarcations
si fermement dessines, des gradations si savamment doses sont d'ordinaire
le signe d'une volont tendue, mais non peut-tre d'une ralit docile. Dans
quelle mesure ces catgories lgales correspondaient-elles des catgories
relles ? Les pntrantes observations de M. Senart ont averti les philologues
de ne plus se fier aux trompe-l'il de la tradition brahmanique. Le code de
Manou ne fait de diffrence, qu'il s'agisse de la dfinition des devoirs, de la
rglementation des costumes, ou de la distribution des peines, qu'entre
Brahmanes, Kshatriyas, Vaiyas et dras : Il n'y a que les quatre castes et
il n'y en a pas cinq. Mais que cette thorie des quatre castes, le alurvarnya,
ne soit qu'une simplification audacieuse, c'est ce qui n'est plus dmontrer.
Tout indique, nous l'avons vu, que le monde hindou tait divis non en quatre
tranches correspondant aux varnas, aux couleurs classiques, mais en une
multiplicit indfinie de sections, drives sans doute des premiers groupes
familiaux, les jtis. Les rdacteurs de Manou ne l'avouent-ils pas d'ailleurs,
lorsqu'ils numrent les diverses castes mles ? Ils expliqueront sans
doute la formation de ces groupes et leur distribution hirarchique par des
manquements aux rgles qu'ils formulent : des unions illgitimes, l'omission
d'un rite, l'abandon des coutumes ou du mtier des anctres sont autant de
causes de sparation et de dgradation. Mais il y a l, nous a-t-on dit, une
explication aprs coup qui ne trompe personne, et qui ne fait que trahir
l'embarras du thoricien devant les faits qui dbordent sa thorie 3.
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Si prcieux que soient ces rsultats, ils n'empchent que le calcul des
peines brahmaniques ne rponde, par sa tendance gnrale, l'idal plus ou
moins nettement avou par tous les groupes lmentaires de la socit hindoue. Dans leur morcellement mme ils s'efforcent, conformment l'esprit
des codes, de ne pas mler les sangs, de ne pas changer les fonctions, de
respecter les rites traditionnels. Et tous ensemble supportent le brahmanisme
leur sommet. Quelque chose reste vrai des formules orgueilleuses du livre de
Manou : le Brahmane est comme le feu qui n'a pas besoin d'tre consacr pour
tre brillant, et qui reste pur, quelque matire qu'il consume. Aujourd'hui
encore, aprs tant de bouleversements qui rendent les distinctions plus
flottantes, le critre le plus net dont les enquteurs disposent pour dterminer
l'ordre de prsance, des castes, c'est, nous l'avons remarqu plus d'une fois,
l'estime o le Brahmane tient chacune d'elles, et qu'il manifeste en acceptant
ou en en refusant les diffrentes espces d'aliments qu'elles lui offrent. Et en
fait on retrouve les fautes dnonces par Manou abandons des coutumes
hrditaires, omissions de rites, ou unions illgitimes l'origine de bien des
dchances 1. L'ombre peut avoir quelque chose de plus rigide et de plus
anguleux que le corps : le droit brahmanique n'en reste pas moins, par les
grandes lignes de son systme anti-galitaire, comme une projection de la
structure sociale de l'Inde.
Que le plan de ce droit soit d'ailleurs, en majeure partie, dessin par la
religion, on ne s'en tonnera pas si l'on se rappelle que des scrupules de puret
fournissent la clef de vote, ou mme la premire pierre de toutes les constructions hindoues, et que les parties n'en sont ordonnes et maintenues leur
place que par des sentiments de respect pieux ou d'horreur sacre. On a
prtendu que la caste tait affaire de mariage ; d'autres ont dit affaire de
repas . Les deux thses convergent : originellement le mariage a pour but
d'assurer au culte des anctres des officiants de leur race, et le repas, prpar
grce l'lment divin par excellence, a tous les caractres d'une communion
rituelle 2. C'est dire en d'autres termes que la caste est essentiellement affaire
de religion 3.
On a pu hsiter accepter cette dfinition : ne voit-on pas tous les jours les
Hindous changer de foi, se convertir par exemple l'islamisme ou au christianisme sans pourtant avoir la force, et peut-tre sans avoir l'ide de renoncer
aux rgles de la caste ? D'autre part, chez ceux mmes qui restent des fidles
de l'hindouisme, ces rgles ne coexistent-elles pas avec les doctrines les plus
varies ? Les croyances diffrent ou passent : l'usage reste identique 4.
Mais d'abord, quand bien mme les pratiquants auraient perdu de vue la
croyance gnratrice de l'usage qu'ils pratiquent, cela empche-t-il qu'il ait t
1
2
3
Voir Census of India, 1901, vol. VI (Bengal), p. 361 ; vol. I (India), p. 528. Nous avons
constat dj que, sur plus d'un point, les enquteurs anglais semblent disposs ragir
contre l'excessive dfiance que nous inspirait, l'gard de la thorie du code de Manou, la
critique de M. Senart.
SENART, loc. cit., pp. 45, 213.
Si nous ne consacrons pas un chapitre spcial aux phnomnes religieux, c'est que, dans
tous nos chapitres, qu'il s'agisse du droit, de l'conomie ou de la littrature, nous ne
cesserons de voir croyances et scrupules l'uvre.
Voir SCHLAGINTWEIT, Zeitschrift der Deutschen Morg. Gesellschaft, Bd. 33, p. 583.
Voir Census of India, 1901, vol. I (Initia), p. 523.
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peuple 1. La lacisation du droit ne pouvait s'accomplir que dans la cit rorganise par la volont d'une plbe consciente .
Mais les castes en Inde n'ont jamais pu s'entendre pour former une cit et
imposer un remaniement du droit. Obstins dans l'horreur des contacts et des
mlanges, les premiers groupements familiaux ne sont pas entrs ici dans la
voie des concessions, des compromis, des limitations rciproques. Aucune
plbe ne s'est assemble et leve pour exiger une refonte des premiers cadres.
Et c'est pourquoi chez les Aryens de l'Inde, non seulement le droit public, si
riche chez leurs frres grco-italiens, est rduit sa plus simple expression,
mais encore la distinction du jus et du fas reste inexprime.
Non que le mouvement de la civilisation n'ait forc, ici comme ailleurs, la
premire doctrine juridique s'largir, et n'ait obtenu par exemple une place
dans les codes pour les rquisitions d'une organisation conomique plus
complique. C'est en ce sens que M. Dahlmann oppose l'ge du rita l'ge du
dharma, qui se montre moins exclusivement attach aux vertus ordonnatrices
du sacrifice et plus proccup de l'activit humaine, de ses conditions et de ses
consquences. Mais l'antithse reste indcise, et celui qui la propose doit
reconnatre que dans le dharma mme la religion ne lche pas sa prise 2. La
socit hindoue ne s'est pas donne les organes ncessaires la confection,
la conception mme d'un droit lacis.
La seule force organise qui se dresse dans l'universel miettement, c'est
prcisment celle qui a la charge de maintenir, envers et contre tous, les droits
de la conception religieuse de la vie : c'est le corps sacerdotal.
Et, vrai dire, ces expressions mmes prtent l'quivoque. Ici encore
l'orgueil du sang, rfractaire toute unit, fait sentir ses effets isolants. Nous
avons vu qu'en ralit le brahmanisme n'est rien moins qu'un corps. Son
originalit, disait S. Maine, vient de ce qu'il ne repose sur aucune organisation 3. C'est que non seulement dans la classe brahmanique des castes
nombreuses continuent de se distinguer, mais encore chaque Brahmane, surhomme de naissance, comme il n'a besoin d'aucune investiture, ne reconnat
thoriquement aucun suprieur hirarchique. Cette foule de prtres-ns n'a
rien de commun avec une glise 4.
Il n'en reste pas moins que, exemplaires de la race noble par excellence et
modles de la puret aryenne, excuteurs des mmes oprations rituelles et
commentateurs des mmes rvlations, ces prtres-ns reprsentent un mme
idal, jouissent d'un mme prestige, et qu'ainsi, sans tre proprement parler
unifis eux-mmes, ils sont capables d'imprimer lInde la seule espce
d'unit qu'elle pouvait supporter.
Il ne devait pas manquer d'ailleurs, pour la culture de cette tradition religieuse, de se former des coles. Il est ncessaire mais il n'est pas suffisant,
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Voir WEST and BHLER, A Digest of Hindu Law, p. 32 ; GHOSE, Principles of Hindu
Law, p. VII-X ; MAYNE, A Treatise on Hindu law and usage, p. 38 ; S. MAINE, Ancien
Droit et Coutume primitive, p. 22.
Voir KOHLER, ZVVR, 1903, p. 184 sqq. ; THONISSEN, Hist. du droit criminel, p. 61.
Voir plus haut, pp. 84-85.
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On l'a souvent rpt : en Inde, nul rudiment d'tat. L'ide mme d'un
pouvoir public est trangre l'Inde 1. Et sans doute, comme le fait observer
M. Fick, il ne faut pas prendre ces expressions au pied de la lettre 2. Toutes
sortes d'autorits se sont essayes sur ces masses immenses : elles ont vu, dans
un dsordre sans gal, se succder les empires et se multiplier les principauts 3. Ce qui reste vrai, c'est que tous les gouvernements quels qu'ils soient
ne semblent jamais reposer que sur la surface du monde hindou. Ils ne
l'atteignent pas, pour l'organiser, dans ses profondeurs. Prcisment parce que
les Hindous vivent isols dans les compartiments de leurs castes, ils semblent
faits pour tre subjugus par tout le monde, sans se laisser assimiler ni unifier
par personne. Incapables de se coaliser pour la rsistance active, chacun de
leurs groupes oppose aux pressions d'en haut la rsistance passive de ses traditions. En d'autres termes il faut toujours en revenir l il manque l'Inde la
Cit : la Cit seule capable d'instituer des rapports mthodiques entre les peuples et les gouvernements, et dont le travail a fourni en somme, directement
ou indirectement, tous leurs modles et leurs principes nos tats occidentaux. Faute de cette gestation, une organisation proprement politique n'a pas
t donne la socit hindoue, et la tradition religieuse a pu la dominer tout
entire.
Et sans doute, pour imposer ses principes mmes, il faut la tradition religieuse la collaboration d'un pouvoir sculier. Si vivace que soit la confiance
primitive dans les sanctions surnaturelles, partout la ncessit se fait vite sentir
d'une force visible et pesante, capable d'aider la volont des dieux se faire
respecter, et de rtablir l'ordre qu'ils prescrivent en rparant leurs erreurs ou
leurs omissions. L'arme du Brahmane est la parole. Mais si redoutables
que soient ses menaces et ses imprcations, elles n'auraient sans doute pas
suffi, par elles-mmes, maintenir un ordre public : il y fallait des pnalits
temporelles, et un pouvoir physiquement capable de les appliquer. De l,
vraisemblablement, l'insistance croissante avec laquelle les codes brahmaniques rappellent au roi sa mission de justicier. En l'accomplissant, il gagne
autant de mrite que s'il accomplissait un sacrifice permanent ; mais s'il laisse
les coupables impunis, que le jene le purifie. Gardien scrupuleux des lois, sa
renomme s'tendra au loin comme une goutte d'huile de ssame dans
l'eau ; ngligent, elle se resserrera au contraire et se figera comme une
goutte de beurre clarifi . Le code de Manou en particulier multiplie les
recommandations au roi qu'il divinise on a pu supposer qu'il avait t rdig
pour l'ducation d'un jeune rajah et nous avons vu qu'il prsente comme
autant de devoirs royaux tous les droits qu'il numre. Dans les codes
postrieurs, mesurer le nombre des crimes de lse-majest contre lesquels ils
dfendent la royaut, on sent s'accrotre encore l'importance du roi en matire
de justice 4.
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Encore faut-il s'entendre sur la nature de cette puissance, sur les limites
qu'elle rencontre, sur les procds par lesquels elle a t conquise. La
suprmatie des Brahmanes en matire de droit serait un vritable miracle si
leur volont ne rpondait plus ou moins directement aux volonts, plus ou
moins conscientes d'elles-mmes, des populations qui la reconnaissent. Si
cette force n'a pas t contenue par en haut, c'est sans doute qu'elle tait
soutenue par en bas. La mesure et la forme de la collaboration spontane des
groupes l'uvre du droit, voil ce qu'il faudrait pouvoir prciser. On s'apercevrait peut-tre alors qu'ici comme partout le secret de la puissance
brahmanique, c'est sa tolrance, sa souplesse, sa plasticit.
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ils n'auraient fait que composer un corpus des traditions communes aux groupes, aussi bien anaryens qu'aryens, juxtaposs sur la terre hindoue.
Et sans doute, en enveloppant ces coutumes dans le manteau de la religion,
en ajustant, pour reprendre les expressions du Senchus Mor, leur loi de
lettre cette loi de nature , les Brahmanes ne pouvaient manquer de
modifier en un certain sens le droit existant, de raffiner certaines pratiques,
d'en interprter d'autres d'une faon particulire, conformment aux suggestions de leur intrt ou aux exigences de leur idal. C'est ainsi qu'on les accuse
de combattre plus ou moins directement le rgime de l'indivision, encourags
par l'espoir de multiplier les foyers distincts d'o naissent, pour leurs fonctions
de sacrificateurs, autant de demandes nouvelles. D'un autre ct, en matire de
droit successoral, ils sont amens insister spcialement, pour dterminer
l'ordre de prfrence des hritiers, sur l'aptitude de ceux-ci contenter par le
sacrifice des mnes des anctres 1.
Dans quelle mesure ces interprtations ou ces prescriptions proprement
brahmaniques sont-elles acceptes de la foule des castes, rien n'est plus difficile tablir. Parfois on a pu noter qu'elles adoptent telle coutume prconise
par les Brahmanes en la dcortiquant pour ainsi dire ; elles laissent volontiers
tomber la coque religieuse dont ils l'avaient entoure 2. Ailleurs, le prestige
des Brahmanes est si puissant que pour leur ressembler et se rapprocher d'eux,
les castes s'imposent certaines restrictions nouvelles, ou pratiquent certains
rites qui ne semblent pas driver de leurs traditions antrieures 3. L'tat d'esprit
le plus rpandu est sans doute celui qui est exprim par la rponse que les
enquteurs anglais reoivent le plus souvent lorsqu'ils interrogent les castes
sur leurs lois : Nous suivons les coutumes de nos anctres ; quand on ne peut
tomber d'accord sur la coutume, on consulte le Brahmane 4. Les Brahmanes
apparaissent donc comme les arbitres-ns. Sans doute les considre-t-on,
cause de leurs accointances avec le pass, comme les gardiens dsigns, en
mme temps que de l'ordre gnral, des traditions particulires chaque groupe. Si leur sentence tait manifestement contraire aux tendances sculaires des
castes, celles-ci, dconcertes, n'hsiteraient-elles pas l'appliquer ? Quoi
qu'il en soit, si dans leurs grandes lignes les codes brahmaniques sont tacitement accepts par l'ensemble des castes, de l'Himalaya au cap Comorin, cette
domination est sans doute rendue plus aise par ce fait qu'ils laissent passer, le
cas chant, les usages particuliers chacune d'elles, tandis que d'autre part ils
retiennent et consacrent ceux qui leur sont communs toutes.
C'est peut-tre en ce sens qu'il faudrait rsoudre la vexata qustio : quelles
sont au juste la valeur imprative, l'efficacit pratique, la vie relle des codes
brahmaniques ? Trop longtemps on tait port les rvrer comme des codes
vritables, promulgus et appliqus par exemple la manire du code
Napolon. On s'en est aperu enfin : pour qu'un code proprement dit puisse
natre et vivre, il y faut une runion de conditions politiques extrmement
complexes, et prcisment toutes ces conditions ont manqu l'Inde. Tout ce
1
2
3
4
123
que nous avons dit de la faon dont les codes brahmaniques ont d tre rdigs nous permet de comprendre pourquoi, suivant les expressions de M.
Barth, ils constituent une littrature, nullement une lgislation. Privatarbeiten,
manuels pour tudiants, ils nous dcrivent peut-tre l'idal sacerdotal, mais ne
nous garantissent nullement que la ralit s'y soit plie. En suivant cette pente
M. Nelson 1 en venait conclure que le moindre dfaut de la loi hindoue
c'est de n'exister, vrai dire, que dans l'imagination des Brahmanes et de leurs
dupes, les philosophes europens.
Il semble qu'une observation plus attentive de la vie hindoue permette de
s'acheminer aujourd'hui vers une opinion moyenne. En fait, sans qu'ils aient
jamais t promulgus proprement parler, les codes brahmaniques jouissent,
pour la plupart de leurs prescriptions, d'une autorit incontestable auprs de la
plus grande masse de la population hindoue. Peut-tre cette autorit
s'explique-t-elle prcisment par la mthode de tolrance et de conciliation
que nous avons dfinie. De ce Droit aussi on peut dire que s'il mne, c'est sans
doute dans la mesure o il a suivi.
Une thorie rcente, s'levant contre les excs du romantisme juridique,
s'efforait de montrer que partout o l'on nous invite admirer un droit
coutumier, comme jailli de la pratique unanime et spontane des intresss, on
peut dcouvrir l'uvre patiente d'une jurisprudence religieuse 2. Ce n'est point
par un lent et sourd travail des consciences collectives, c'est par les intuitions
successives des individus inspirs que les lois sont labores. Qu'on cesse
donc d'opposer la jurisprudence la coutume : celle-ci ne serait, vrai dire,
qu'une alluvion de celle-l. Et il pouvait sembler, au premier abord, qu'aucun
cas n'tait plus favorable la thorie que le cas soumis notre tude, s'il est
vrai qu'il ne s'est trouv, pour dire le droit, aucun corps de prudents plus
rvrs que les castes brahmaniques. Mais si nos dernires observations sont
exactes, mme ces demi-dieux ont d faire acte de dpositaires plus que de
crateurs. D'innombrables collectivits, que leur constitution mme prdisposait au maintien des traditions, leur apportaient des faisceaux tout faits de
coutumes, qu'ils se contentent le plus souvent de consacrer en les faisant
converger.
Les mmes analyses nous aideront peut-tre mieux comprendre pourquoi, d'une manire gnrale, dans le droit hindou le droit pnal parle si haut
et frappe si fort. Et sans doute il semble que nous ayons dj fourni une explication du fait en rappelant pour quelles raisons la religion continue d'enserrer
toute la vie hindoue. Ne saisit-on pas un rapport constant entre la prpondrance des conceptions religieuses et la duret du systme pnal 3 ? L o elles
apparaissent comme les violations d'un ordre divin, il est naturel que les fautes
inspirent une horreur sacre, et qu'elles soient rprimes avec une vigueur sans
mesure.
1
2
3
A view of the Hindu law, et A prospectus of the Hindu law, critiqus par A. BARTH.
Revue critique, 1878, I, p. 417, 1882, II, p. 109.
LAMBERT, ouvr. cit., passim.
Cf. WESTERMARCK, Origin and dev. of moral ideas, pp. 193-198.
124
Cf. DURKHEIM, Deux lois de l'volution pnale (Anne sociologique, IV, pp. 65-95).
Cf. La division du travail social, liv. I, chap. III et IV.
125
Que les castes au contraire fussent bien faites pour seconder ces svrits,
pour quelles raisons elles devaient se prter et cooprer volontiers aux
rigueurs de la rpression, nous pouvons aussi nous en rendre compte. S'il est
vrai en effet que les groupes ferms ont t en se spcialisant, et qu'ainsi une
forme de la division du travail s'installe dans la socit hindoue, le phnomne
n'a rien de commun avec la diffrenciation libre et progressive dont nos socits, par exemple, nous donnent le spectacle 2. Grce celle-ci, l'indpendance
des individus se fait jour, le contrle des collectivits se dtend. Rien de
semblable en Inde, o la caste spcialise tient ses membres immobiles et serrs les uns contre les autres dans le cercle des usages et du mtier hrditaire.
Un pareil milieu plus que tout autre est favorable cette unanimit de sentiments, cette intolrance pour toute divergence, qui se traduit normalement
par le caractre sacro-saint des coutumes et le caractre cruel des peines. Les
collectivits lmentaires dont la juxtaposition constitue le rgime des castes
appartiennent donc un type social trs simple en effet. Leur diffrenciation
interne est au minimum ; et il n'est pas tonnant qu' l'intrieur de chacune
d'elles la conscience collective manifeste imprieusement sa prpondrance.
Mais lorsqu'il s'agit des relations de ces groupements lmentaires entre
eux et des rgles qui fixent ces relations, peut-on parler encore d'une conscience collective qui rclamerait, pour assurer le respect de ces rgles, un
systme de pnalits svres ? Si les lments constituants du rgime s'efforcent avant tout de vivre dans l'isolement moral et se refusent toute espce
d'unification, d'o vient sa rigueur au droit qui dtermine leurs rapports ?
C'est que prcisment cette multitude de cercles se touchent en un mme
point. Ces consciences collectives distinctes ont un certain nombre de parties
communes. Elles s'entendent sur certains sentiments. Et ce sont ceux sur
1
2
C'est le thme qui sert de centre de ralliement aux remarques de FRAZER, dans le
Rameau d'or.
James MILL (Encycl. Brit., article Caste) montre comment la division du travail entre
castes arrte, dans l'ordre conomique, les effets progressifs de la division du travail. Il
faut dire la mme chose, et a fortiori, des effets de la division du travail dans l'ordre
social. Voir plus bas, p. 153 sqq.
126
lesquels repose leur sparation mme. Elles admettent toutes plus ou moins
explicitement que les sangs ne doivent pas se mler, ni les rangs tre confondus. S'il est vrai que les Hindous ignorent d'une manire gnrale les
usages propres aux castes qui ne sont pas la leur, c'est du moins, chez tous
galement, un article de foi qu'il y a des castes, qu'il doit y en avoir, et
qu'avant tout l'ordre qui les maintient distinctes et hirarchises doit tre
respect.
Et sans doute cette immobilit est relative, et sur bien des points plus
apparente que relle. Pas plus que les mlanges ne sont radicalement vits,
les distances ne sont toujours gardes. On voit plus d'une caste conqurir peu
peu, force d'ambition tenace, des rangs dans la hirarchie. Mais c'est ici le
cas de rpter qu'au moment mme o elles sont violes, il y a des rgles qui
ne cessent pas d'tre respectes. Ces msalliances, on essaiera de les dissimuler ; ces ascensions, on les prsentera comme une restauration de la tradition mieux connue. On fera tout ce qu'il faut enfin pour obtenir l'absolution et
la conscration du Brahmane, gardien de tout le systme, support concret et
vivant des sentiments que le rgime entretient et qui entretiennent le rgime 1.
On a bien des fois observ que la notion mme du patriotisme manque la
socit hindoue. Et tout ce que nous avons dit des effets normaux de la caste,
le plus actif des principes de dsintgration que l'humanit ait connus nous
aide comprendre cette lacune. Mais si nos dernires observations sont
exactes, il se rencontre dans cette mme socit une espce de succdan des
sentiments nationaux : et c'est prcisment l'attachement commun de ses
groupes lmentaires l'ordre traditionnel qui les juxtapose. Nous avons pu
dire, en ce sens, que le respect du rgime des castes est le patriotisme des
Hindous. Ils ralisent ce paradoxe de ne pouvoir s'unir que dans le culte de ce
qui les divise.
Dans ces limites il est permis de parler, ici aussi, de sentiments collectifs
intenses, qui s'lvent au-dessus de cette poussire de groupes. Et il ne faut
pas perdre ces sentiments de vue si l'on veut comprendre pour quelles raisons
et jusqu' quel point le droit brahmanique, avec les caractres que nous lui
avons reconnus, plonge ses racines au sein mme de l'me hindoue.
11
Voir les conclusions qui se dgagent des enqutes de P. Risley, sur la hirarchie actuellement reconnue (Census of India, 1901, vol. I, India, par MM. RISLEY et GAIT), p. 539
sqq.; vol. VI (Bengal, M. GAIT), p. 366 sqq. ; vol. XIII (Central Prov., RUSSELL), p.
164.
127
Chapitre III
La vie conomique.
La consommation
Quelle sorte d'action peut exercer, sur la vie conomique, le rgime des
castes ? Quelles formes propres tendent revtir la production, la circulation
ou la consommation l o les hommes se trouvent rpartis et comme parqus
en petits groupes la fois hrditairement spcialiss, mutuellement opposs,
et hirarchiquement superposs ? Si l'on veut essayer de rpondre par l'observation la question ainsi pose, il semble qu'il n'y ait qu' interroger la
civilisation hindoue ; c'est chez elle surtout que nous avons rencontr, maintenues ou dveloppes pendant des sicles, cette diffrenciation hrditaire,
cette rpulsion rciproque et cette hirarchie consacre qui sont caractristiques du rgime des castes.
De fait, Sumner Maine 1 nous avertissait ds longtemps qu'on pourrait
admirer, en Inde, la domination tyrannique de toutes sortes d'influences que
les conomistes se plaisent le plus souvent considrer comme des quantits
1
128
129
passivit lthargique, priv de ce sens du rel qui fait les races fortes, incapable de penser par lui-mme et d'agir virilement 1. S'il ne l'a pas cre, le
brahmanisme devait entretenir en l'exploitant cette incapacit 2. L'espce
d'hypnose religieuse o vit l'Hindou est la plus sre gardienne de cet difice
des castes dont le Brahmane est le matre-n. Dans l'ordre de l'action conomique aussi bien que politique, ces mmes obsessions ne peuvent manquer de
retarder le progrs de la civilisation hindoue.
Toutefois la condamnation est-elle sans appel ? De divers cts, il semble
qu'on soit dcidment revenu de ce pessimisme simplificateur. On a tort sans
doute M. Sylvain Lvi en fait la remarque de se reprsenter la socit
hindoue comme une nation de mtaphysiciens. On est peut-tre dupe, sur ce
point encore, de l'impression laisse par sa littrature de prtres-spculateurs.
Il ne faut pas que ce rideau tendu nous empche de toucher la ralit, plus
diverse et plus mouvante.
Ne nous arrtons pas aux recueils des chants liturgiques ou de discussions
philosophiques, ou de textes juridiques ; essayons de saisir la vie active
travers l'pope : M. Hopkins 3 nous fera observer qu'on y sent passer un
souffle de sensualit, de brutalit, de matrialit qui nous entrane bien loin
des rveries transcendantes o l'on nous montrait l'Inde absorbe. La philosophie qui donne le ton ici, c'est, dit-il, une philosophie de soldats bien plus
qu'une philosophie de prtres. Et c'est la vie de guerrier germain que nous
font songer le plus souvent les tableaux de l'pope hindoue. Ce qui est vrai de
l'action militaire ne le serait-il pas de l'action conomique ?
De fait, la rputation sculaire de l'Inde, patrie des trsors fabuleux et des
merveilles inimitables, n'est-elle pas la preuve suffisante que l'activit de ses
habitants est loin d'avoir t compltement endormie par les prestiges de ses
prtres ? De tout temps, les peuples de l'Occident ont regard vers l'Inde
comme vers la source de toute richesse. Les conqutes mmes qu'elle a d
subir depuis les Perses et les Grecs jusqu'aux Franais et aux Anglais
n'taient-elles pas autant d'hommages rendus cette rputation ? L'Inde,
qu'on se reprsente communment absorbe dans son rve merveilleux et
dtache du reste du monde, est en ralit la proie banale o se rue la cupidit
de l'univers fascin 4. Vivait-elle, d'ailleurs, en temps normal, dans l'isolement ddaigneux qu'on imagine ? Aucun pays, semble-t-il, n'a entretenu avec
les points les plus distants un commerce plus intense. On sait que Pline
estimait cent millions de sesterces la balance du commerce entre Rome et
l'Inde. Bien avant les Romains, les Hbreux recevaient de l'Inde non seulement les pierres prcieuses, l'or, l'argent, l'ivoire, mais l'tain et le coton. Plus
tard, les petites rpubliques d'Italie s'enrichissent importer en Europe non
seulement les pices et les aromates, mais les soies, les mousselines, les chles
1
2
3
OLDENBERG, Le Bouddha, sa vie et sa doctrine, p. 12, Die Literatur des allen Indies,
Stuttgart et Berlin, Cotta, 1903.
SHERRING, Hindu Tribes and Castes, III, pp. 225-235.
The social and military position of the ruling caste in ancient India, as represented by the
sanskrit epic, dans le Journal of American Oriental Society, XIII, p. 180-190 ; cf. ce que
dit, de la vitalit premire des Aryens de l'Inde, ROMESH CHUNDER DUTT, A history
of civilisation in ancient India, based on sanskrit literature, Calcutta, Thacker, 1899, I,
pp. 6-10.
Sylvain LVY, Le Npal, tude historique d'un royaume hindou, p. 4.
130
de l'Inde. L'espoir d'entrer en relations plus directes avec elle stimule l'ardeur
des Colomb et des Gama. La terre des castes pourrait donc se vanter non
seulement des ides, mais des denres fournies au monde. On prtendait jadis
qu'elle tait le berceau de tous les mythes que nous avons connus, de celui de
Dionysos celui de Wotan. Prtention sans doute excessive, remarque Lassen,
mais il ajoute que l'Inde a d'autres gloires, d'un ordre plus matriel, revendiquer. N'a-t-elle pas t le grenier o le monde est venu longtemps chercher
le riz, le sucre et le coton 1 ?
Et sans doute, de cette importance commerciale, il faut faire honneur
d'abord, non seulement la situation intermdiaire de l'Inde trait d'union
entre l'Occident et l'Extrme-Orient mais aux qualits moyennes de son sol
et de son ciel, qui lui assurent une grande varit de produits 2. C'est ces
rares trsors vgtaux, disait M. Buckingham 3, autant qu' ses richesses
minrales que l'Inde a d l'avantage d'tre, dans presque tous les temps, la
source de la prosprit mercantile et le foyer des entreprises commerciales .
Il n'en reste pas moins que ces richesses naturelles ne pouvaient elles seules
se mettre en valeur, se mobiliser, s'changer ; il y fallait l'activit, la patience,
l'ingniosit des habitants eux-mmes. En rcapitulant ce qu'ils en ont d
dpenser pour que leur nom gagnt tant de lustre auprs des peuples les plus
loigns, M. Hunter 4 ne craint pas de parler du gnie industriel et commercial
dont ils ont fait preuve.
Au surplus, indpendamment de ces preuves par l'extrieur, on relve des
traces plus directes de la vitalit conomique du peuple hindou. Ce sont les
codes sacrs eux-mmes qui les prsentent. Et sans doute on vient de s'en
rendre compte le droit hindou reste toujours, en principe, un droit de nature
religieuse. Les rgles rpressives gardent le pas sur les rgles restitutives . La nature mme des pnalits rvle la mainmise continue des traditions les plus antiques sur la conscience hindoue. Mais sous cette vgtation
primitive, plus persistante en Inde qu'ailleurs, le droit commercial ne cesse de
crotre. Que l'on dnombre plutt les rgles qui concernent les finances, la
police des marchs, les droits de douane, les prts intrt, et l'on aura la
preuve que la vie conomique est loin d'avoir t en Inde aussi teinte que
l'imaginent ceux qui croient que l'Inde n'a vcu que dans et par la religion 5.
Au contraire, si l'on examine de prs la plupart de ces rgles, on observera
qu'elles supposent, dans la socit pour laquelle elles sont dictes, une assez
forte dose d' exprience conomique. La production devait tre assez
intense et assez varie pour que le commerce ft devenu, ds longtemps, un
mtier part. Ses reprsentants, habitus circuler d'une rgion de l'Inde
l'autre et spculer sur les variations des prix, se montrent capables aussi de
combiner des entreprises en commun. Les rois enfin sont nommment chargs
de maintenir un certain quilibre entre les intrts des vendeurs et ceux des
1
2
3
4
5
Cf. CRAWFURD, Researches on ancient and modern India, Londres, 1817, p. 287-303 ;
LASSEN, Indische Alterthumskunde, Leipzig et Londres, 1867, I, p. 341 ; II, 557 ; III, 51 ; IV, 880 ; cf. HUNTER, The imperial gazetteer of India, VI, chap. XIX.
LASSEN, op. cit., I, p. 343.
Tableau historique de l'Inde, 1833.
Op. cit., VI, pp. 555, 91.
Voir DAHLMANN, Das altindische Volkstum und seine Bedeutung fr die
Gesellschaftskunde ; cf. Das Mahbhrata als Epos. a. Rechtsbuch.
131
2
3
132
1
2
3
Monier WILLIAMS, Modern India and the Indians, pp. 157-162 ; IRVING, Theory and
practice of caste, pp. 134-137.
G. BIRDWOOD, The industrial arts of India, London, Chapman and Hall, 1880, p. 2.
Cf. R. SMITH, The Religion of the Semites, pp. 255-314.
133
134
prfrence telles autres c'est ce qu'a montr Frazer. En Inde, il semble que
ce soit seulement chez les tribus anaryennes, vivant sur les confins de la
civilisation hindoue, que nous retrouvons ces croyances l'tat pur. Mais chez
les Aryens aussi elles ont laiss des traces, aussi bien dans les noms mmes
des gotras brahmaniques que dans les objets du culte de certaines castes 1.
N'auraient-elles pas prsid de mme la dtermination des aliments prohibs
aux castes diffrentes 2 ?
Et, vrai dire, si l'on reconnat encore souvent, en cette matire, les scrupules particuliers telle ou telle caste, sur ce point comme sur bien d'autres,
un courant d'unit passe pardessus les originalits ; il dcoule du prestige universel des Brahmanes, qui continuent d'incarner l'idal de la puret aryenne.
leur exemple, nombre de castes, en mme temps qu'elles adoptent le culte de
la vache dont on nous dit qu'il est, avec le respect du Brahmane, la plus
claire caractristique de l'hindouisme s'astreignent, des degrs divers, un
vgtarianisme dont les Brahmanes se font une loi stricte, par fidlit la
doctrine de l'ahimsa qui leur interdit de tuer le moindre vivant. Les croyances
religieuses se trouvent ainsi rduire, plus ou moins troitement pour toutes les
castes, le cercle de la consommation. Et celles-ci respectent sur ce point les
prohibitions traditionnelles avec une obstination que la famine mme ne
russit pas toujours faire cder. De ce point de vue, on peut soutenir que le
rgime des castes, par les scrupules qu'il entretient, contribue diminuer
encore les ressources de la population. Le rejet de certaines nourritures et de
certaines boissons limite encore, dit S. Maine 3, les moyens de subsistance
d'un pays surpeupl et contribue ses famines priodiques. Il faut remarquer
d'ailleurs que les croyances hindoues, rendant dsirable avant tout la venue
d'une postrit qui s'acquitte envers les anctres du culte dont ils ont besoin,
sont favorables la pratique des mariages prcoces. Et ainsi, pendant
qu'elles tendent accrotre le nombre des naissances, elles limitent l'approvisionnement des vivres qui sustentent l'existence. Nul ne saurait dire
prcisment quelle est la capacit du sol de l'Inde pour supporter une grande
population, car les superstitions de l'immense majorit ne permettent ni
d'lever ni de tuer des animaux pour la nourriture 4. Si l'on ajoute que le
mme systme de croyances est dfavorable l'migration, par o le tropplein de la population pourrait s'couler, on pourra conclure, en effet, que ce
systme, travaillant accrotre la disproportion entre la quantit moyenne de
subsistance et le taux de la population, est partiellement responsable de la
gne conomique o vit l'Inde et dont les famines priodiques ne sont que les
paroxysmes.
Mais la caste n'est pas seulement affaire de repas ; elle est encore et
surtout, nous l'avons vu, affaire de mariage . Non seulement les croyances
traditionnelles incitent aux mariages prcoces un bon Hindou se tient pour
1
2
3
4
135
dshonor s'il garde trop longtemps ses enfants clibataires mais encore
elles imposent aux mariages la rgle d'endogamie. C'est en dehors de sa
famille, mais l'intrieur de sa caste que le jeune Hindou doit chercher femme. Le mariage sera donc ici plus qu'ailleurs un acte religieux, la consommation duquel tout l'ordre social est intress. l'occasion des mariages, la
caste reprend conscience de son unit et se rjouit de sa continuit. De l, sans
doute, le faste particulier avec lequel ces crmonies sont clbres. Tous les
voyageurs ont t frapps du luxe que se croient alors obligs de dployer des
gens appartenant mme aux castes les plus humbles 1 ; il n'est si pauvre caste,
nous l'avons vu, qui ne garde son amour-propre collectif et dont les membres
ne veuillent faire bonne figure ces jours solennels. Il y a l, nous dit-on, un
vritable danger social. Les mariages sont souvent la ruine des familles.
Les rapports dcennaux du Civil service attirent l'attention sur ce point : Les
paysans hindous font des dpenses excessives pour toutes les crmonies
familiales. La vanit se mle ces dmonstrations, et on se croit d'autant plus
orthodoxe qu'on les exagre 2.
Les dpenses d'ostentation doivent d'ailleurs, d'une manire gnrale, moter assez haut dans le budget des plus pauvres familles. M. Monier Williams 3
nous dcrit la parure des enfants qu'il rencontre Bombay, la soie et le satin
brods dont ils sont vtus, les joyaux qui brillent leurs poignets ou leurs
chevilles. Les femmes portent de mme une profusion de bracelets et
d'anneaux d'argent ou d'or ; parfois, au nez, une petite boule de cinq ou six
perles, avec une meraude au milieu. En voyant toute cette richesse qu'elles
portent sur elles, il est difficile de croire, ajoute l'auteur, la pauvret de
l'Inde. C'est qu'en effet, le plus souvent, toute la richesse des familles, au lieu
de s'immobiliser dans les coffres d'une banque, s'tale ainsi en ornements. Et
c'est pourquoi sans doute l'orfvre, dans les plus modestes villages, est un
personnage presque aussi ncessaire que le potier. Indpendamment du got
inn de la parure commun tant de races, l'habitude de ce luxe spcial ne
serait-elle pas entretenue en Inde par la nature propre d'une hirarchie qui
laisse presque tout le monde quelqu'un mpriser et, quel que soit le
mpris o les autres le tiennent, permet chaque groupe de conserver son
grain de vanit propre ?
Sur d'autres points cependant les jeux de la vanit, avec leurs rpercussions conomiques, devaient rencontrer en Inde d'troites limites. Quelle place
en particulier la socit hindoue pourra-t-elle concder la mode et aux
variations qu'elle impose naturellement la consommation ? L o l'innovation du suprieur est bientt adopte par l'infrieur, le suprieur cherche de
nouveau se distinguer ; le mouvement largissant de l'imitation rend plus vif
le besoin d'une originalit nouvelle d'o une espce de cercle o les gots
tournent de plus en plus vite la recherche de l'indit. Il va sans dire qu'en
Inde le morcellement gnral de la socit, fragmente en groupes qui
s'opposent en mme temps qu'ils se superposent, devait tre particulirement
dfavorable ce mouvement. C'est l surtout o rgne le rgime des castes
que l'empire de la Coutume, qui nous force imiter nos anctres, s'oppose aux
1
2
3
136
conqutes de la Mode, qui nous invite imiter les trangers. La socit tout
entire est immobilise, autant qu'une socit peut l'tre, dans les cadres
consacrs. Il n'est donc pas tonnant que les lois et les murs conspirent pour
maintenir leur rang ceux qui en voudraient sortir et, imitant de trop prs les
suprieurs, pourraient exposer l'opinion de fcheuses erreurs sur la caste.
Les codes consacrent des prescriptions nombreuses aux costumes et aux
insignes cordons, ceintures, btons des castes diffrentes. En fait, dans la
pratique, on constate qu'un grand prix est attach aux distinctions extrieures
qui ont le prcieux avantage de prvenir des confusions cuisantes . Mme
une richesse au-dessus du commun n'autorise pas les membres d'une caste
mprise usurper certains luxes rservs. Dans le sud de l'Inde, les Shanars,
malgr leurs trsors amasss, se voient exclus du droit de porter ombrelle, de
s'orner d'or, ou d'lever des maisons de plus d'un tage 1. Quelles contestations, quelles rixes se dchanent lorsque les rgles de ce genre sont violes,
l'abb Dubois le signale 2. On se bat, nous dit-il, pour le droit de porter des
pantoufles, de se promener en palanquin ou cheval dans les rues les jours de
mariage. Il cite une sorte d'meute qui naquit de ce qu'un Chakily, savetier,
se montra une crmonie publique avec des fleurs son turban. De mme au
Npal, M. Sylvain Lvi rapporte 3 que le droit fut refus aux Podhyas de
porter la calotte nationale : la veste, les souliers, les ornements d'or leur furent
aussi interdits. Les Kasais furent obligs porter des vtements sans manches.
Sur les maisons des uns et des autres comme sur celles des Kullus taient
prohibes les toitures de tuiles. Il a donc subsist en Inde plus longtemps
qu'ailleurs des tabous somptuaires ct des tabous alimentaires : l'organisation sociale rpugne tout ce qui pouvait favoriser l'effacement des rangs, le
mlange des sangs, la confusion des groupes.
L'importance conomique de ce systme de prohibitions prventives, on la
mesurera aisment si l'on se rappelle quelles causes sociales se rattache un
phnomne qui lui-mme entrane une acclration du progrs industriel et
commercial : le dveloppement et le raffinement des besoins dans les diverses
couches de la population. Pour l'expliquer, il ne suffit sans doute pas d'escompter, comme le veut M. Durkheim 4, la pression exerce par la densit
sociale elle-mme sur les individus rassembls. En les contraignant une lutte
plus ardente pour la vie, cette pression surexciterait les besoins de leurs
organismes qui deviendraient ainsi, pour tous les ordres de raffinements, plus
dlicats et plus exigeants. cette explication socio-physiologique, il n'est pas
inutile d'ajouter une explication psychophysiologique. M. Gurewitsch 5 fait
justement remarquer que l'on rend difficilement compte, par la seule lutte pour
la vie, de tant de luxes qui passent au rang des besoins. Bien plutt que la lutte
pour la vie pure et simple, la lutte pour la puissance sociale en est responsable,
avec le dsir qu'elle stimule, chez les suprieurs, de marquer leur supriorit
par toutes sortes de consommations ostentatoires. Ainsi prennent sans doute
naissance la plupart des besoins qui distinguent les civiliss : si ces besoins
s'universalisent, si les objets faonns d'abord pour le compte des grands
1
2
3
4
5
137
deviennent pour la masse aussi des objets de premire ncessit, c'est que les
infrieurs mettent leur amour-propre, leur tour, suivre l'exemple des
suprieurs.
La premire phase du processus ainsi dcrit n'a pas manqu la civilisation hindoue. Si ses prtres-ns ont ddaign les pompes de la richesse, ses
rajahs tiennent la place d'honneur dans l'histoire du luxe 1. Et la rputation de
faste qui est reste la socit hindoue tient sans doute aux merveilles entasses, et orgueilleusement dployes aux jours de fte, dans les cours de ses
princes. Mais si les besoins ont d ainsi, l'intrieur de ces cours, se
multiplier et se raffiner, le cloisonnement de la socit hindoue s'opposait ce
que le mouvement se gnralist et descendit de proche en proche. L'enrichi
n'est pas libre, ici, de rivaliser avec le noble ; l'Inde ne veut pas connatre la
figure du parvenu . Et sans doute, en dpit de tout, la richesse ici comme
ailleurs confre aux individus une certaine force ascensionnelle ; mais plus
vite qu'ailleurs cette force est arrte par la masse des traditions convergentes.
Les perspectives sont bientt coupes l'ambition personnelle. L'espoir lui
tant interdit de faire oublier des distinctions sociales, celle-ci ne perd-elle pas
jusqu' sa raison d'tre ?
En d'autres termes la loi de capillarit sociale 2 ne saurait, dans cette
atmosphre spciale, fonctionner librement : il manque ce perptuel effort de
tous vers les dpenses distingues qui, s'il use finalement et brle en
quelque sorte les races, excite du moins le plus d'individus possible donner
leur mesure, et intensifie du coup, en mme temps qu'il la diversifie par des
demandes plus nombreuses et plus varies, la production elle-mme.
1
2
Voir BAUDRILLART, Histoire du luxe, Paris, 1878, liv. II, chap. VI.
C'est l'expression employe par M. DUMONT, dans Dpopulation et civilisation, Paris,
1890.
138
Chapitre IV
La vie conomique.
La production
Quels effets le rgime des castes exerce-t-il non plus seulement sur les
habitudes de la consommation, mais sur le systme de la production ?
Pour bien en juger, il ne sera pas inutile de prciser les rapports de ce
rgime avec les diffrents modes de la division du travail.
La division du travail, dit-on quelquefois, est l'me mme de l'organisation
des castes : c'est prcisment parce que les diffrentes races ont t de bonne
heure spcialises selon leurs aptitudes, sous la rgle du Karmabheda, que la
civilisation hindoue a pu atteindre un si haut degr de perfection
industrielle 1.
Mais de quelle division du travail s'agit-il ? Sur quel modle et sous quelle
pression en Inde la rpartition des tches s'est-elle opre ? Par suite en quel
sens et entre quelles limites devaient s'tendre ses effets ? Quelles sont, en un
1
139
mot, les formes, les conditions et les consquences propres d'une division du
travail qui va de pair avec le morcellement de la socit en petits groupes
jalousement ferms en mme temps que rigoureusement hirarchiss ? Que
produit une spcialisation professionnelle ainsi double de diffrenciation
sociale ?
Historiens et thoriciens de l'conomie politique en tombent aujourd'hui
d'accord ; il importe avant tout de distinguer soigneusement entre les diverses
formes de la division du travail que l'analyse d'Adam Smith confondait encore
lorsqu'elle allguait ple-mle l'pingle de la manufacture, le clou du forgeron,
l'habillement du journalier 1. ct du phnomne de la distinction des professions ou spcialisation proprement dite dont l'homme qui se fait un mtier
de la confection d'une seule catgorie d'objets donne un exemple il faut
classer part la dcomposition des oprations le produit passant de main en
main, pour revtir des formes diffrentes l'intrieur d'une mme entreprise
et le sectionnement de la production diverses entreprises concourant non
seulement pour la fabrication, mais pour le transport et le dbit des objets.
On devine aisment, par ces dfinitions mmes, quelle est la forme de
division du travail qui devra dominer en Inde. Ce n'est pas le sectionnement
de la production, qui suppose une organisation industrielle et commerciale trs
complique. Ce n'est pas non plus la dcomposition des oprations, qui demande la concentration d'un grand nombre d'ouvriers dans un mme tablissement. C'est surtout la distinction des professions, la spcialisation proprement dite. Sur ce terrain, les Hindous semblent en effet avoir pouss les
divisions et subdivisions aussi loin qu'il est possible. Ce n'est pas seulement
raison des objets produits, c'est raison des instruments employs pour les
produire que les mtiers se diffrencient : le moindre prtexte monopole est
pieusement utilis. Dj dans l'ordre des occupations les plus primitives, les
distinctions sont tranches. Les pcheurs qui se servent de filets et de paniers,
ceux qui se servent d'hameons forment des catgories spares. Parmi les
chasseurs, on nomme part ceux qui chassent la bte sauvage, les oiseleurs et
mme les chasseurs de cailles. Les agriculteurs restent longtemps distincts des
pasteurs, malgr les avantages bien connus que peut prsenter l'alliance de la
culture et de l'levage 2. Dans les groupes des artisans, comme il est naturel,
cet instinct de subdivision se donne encore plus librement carrire. Les
ouvriers en turbans ne veulent avoir rien de commun, disions-nous, avec les
ouvriers en ceintures ; la caste qui rpare les chaussures se garderait d'en
faonner une paire.
Spcialisations qui entranent parfois, sans doute, une dcomposition des
oprations : par exemple on nous parle de trois oprateurs distincts collaborant
la confection des arcs et des flches 3. Du moins assistons-nous rarement,
dans l'Inde classique, soit l'analyse du travail entre les mains d'ouvriers
concentrs par une mme entreprise, soit la transmission de matriaux et
1
2
3
Cf. notre Revue gnrale des thories rcentes sur la division du travail, dans l'Anne
sociologique, t. VI, pp. 73-122.
FICK, Sociale Gliederung, p. 194 ; NESFIELD, Brief view of the caste System, p. 19 ;
RISLEY, Tribes and castes, II, p. 183.
Rhys DAVIDS, Notes on early economic conditions in northern India (Extrait du Journal
of the royal Asiatic Society, octobre 1901), p. 863.
140
141
situation sociale. Le groupe qui tient le pouvoir se rserve certaines professions, il abandonne ou impose les autres aux groupes subordonns. Le loisir
devient d'ailleurs bientt le signe le plus clatant de la suprmatie ; vivre
noblement c'est prouver de toutes les faons, par tous les luxes dont on
dispose, qu'on appartient la leisure class. Si donc le puissant exerce encore
les activits qui lui permettent d'accomplir des prouesses et de dployer de la
valeur de prfrence les activits prdatrices il laissera systmatiquement
aux opprims les besognes monotones et fatigantes, sans joie et sans honneur
les activits de type industriel. Dhring, en ce sens, avait raison contre
Engels : la division du travail ne cre pas la diffrenciation de la socit en
classes ; bien plutt c'est la pralable diffrenciation des socits qui dtermine la faon dont le travail s'y divise.
Et, vrai dire, si l'on veut se rendre un compte exact des motifs qui ont pu
prsider dans les socits primitives cette organisation du travail, il ne faut
jamais oublier d'ajouter, ou mme de substituer, aux calculs plus ou moins
intresss, des scrupules d'ordre religieux, des tabous de diffrentes sortes.
Dj quand il s'agit de la rpartition des tches entre les sexes, ce sont des
craintes superstitieuses qui expliquent dans certains cas l'abstention des
hommes, et dans d'autres l'abstention des femmes. Dans l'empire de Lounda,
aucun homme ne peut assister la rcolte de l'huile de noix ; sa prsence
compromettrait la russite de l'opration. Rciproquement dans l'Ouganda, il
n'est permis aucune femme de toucher le pis d'une vache 1. Des tabous de
mme ordre contribuent sans doute justifier le systme gnral de la
spcialisation non plus seulement dans la socit domestique, mais dans la
socit politique. C'est surtout propos des hommes-dieux , rois ou prtres,
qu'on a observ le grand nombre de choses dont leur dignit leur interdit le
contact. L'espce d'lectricit, la fois dangereuse et bienfaisante, dont ils
sont chargs, rtrcit trangement le cercle de leur activit 2. Ne cite-t-on pas
tel chef polynsien qui aima mieux se laisser mourir d'inanition que de se
servir de ses mains pour porter les aliments sa bouche ? Les rgles qui
s'appliquaient au Flamen Dialis sont restes fameuses par leur multiplicit et
leur rigueur. Mais il suffisait d'une seule rgle analogue celle-l pour interdire en principe telle occupation au descendant de telle race ; et sans doute, les
diverses sympathies ou antipathies que les socits primitives imaginent si
volontiers ont d jouer, dans la rpartition des fonctions par ordre religieux,
un rle dont nous avons peine nous reprsenter l'tendue.
Il est vraisemblable qu'en Inde plus qu'ailleurs les motifs extrinsques,
dans la distribution des fonctions, l'ont emport sur les motifs intrinsques,
puisque nulle part ailleurs le sentiment de l'ingalit n'a montr plus de
vigueur, ds l'origine, pour presser sur toutes les institutions. Il est vraisemblable aussi que, parmi ces motifs extrinsques, les motifs spcialement
religieux ont ici le plus pes, puisqu'il semble bien qu'ici surtout la puissance
d'ordre spirituel a pris le pas sur les autres, et reprsente le sommet en mme
temps que la source de toute puissance sociale. Cherchant les raisons gnrales qui dterminent la hirarchie des professions, M. P. Lapie 3 indique
1
2
3
142
qu'une profession attire d'autant plus d'estime qu'elle assure ses membres
plus de puissance et plus d'indpendance. Il importe d'ajouter que les notions
elles-mmes de puissance et d'indpendance varient ; elles revtent telle
nuance ou telle autre selon la coloration gnrale des sentiments qui rgnent
dans une socit ; elles refltent les diverses tables des valeurs . En Inde,
nulle valeur n'est suprieure, en principe, celle que sa puret communique et
rserve au Brahmane. C'est grce elle que, sans armes et sans trsors, de son
seul doigt lev il meut ou arrte les choses et les hommes. Le fluide que sa
race possde est assez fort pour lui mettre en main la facult d'imposer, ces
lments de la masse hindoue qui ne cessent de se repousser mutuellement, le
seul ordre qu'ils puissent universellement accepter. Dans une civilisation si
profondment pntre de soucis religieux, il serait tonnant qu'on ne les
retrouvt pas la racine des distinctions professionnelles elles-mmes.
C'est surtout autour du Brahmane, vrai dire, et en raison de sa dignit
mme, que nous voyons se multiplier les interdictions. Elles restreignent
troitement, sous peine de dchance, le nombre des mtiers qui lui restent
accessibles. Il lui est nommment dfendu, non seulement de vendre des
liqueurs enivrantes, des alcools ou des parfums, mais de la viande, du lait, du
sel, des tissus colors, des choses faites de laine, de chanvre ou de lin. La
doctrine de l'ahims le tient loign de la charrue : en ventrant la terre, il
s'exposerait tuer des tres vivants. Et nous avons constat, sans doute, que
beaucoup de ces prescriptions restent thoriques : la ncessit fait une loi,
beaucoup de Brahmanes, de fouler aux pieds la loi religieuse. Les codes
mmes leur permettent dans les cas de dtresse l'exercice de l'agriculture
et de certains commerces. Dans l'ensemble, ils n'en restent pas moins une
leisure class, que sa noblesse attache aux activits d'ordre spirituel, aux
sacrifices, aux prires, l'tude.
Mais ce qui est vrai de la race brahmanique ne serait-il pas vrai, un degr
ingal, d'un certain nombre d'autres races ? l'instar du Brahmane, celles-ci
ne se piquent-elles pas, pour prouver leur souci de puret, de ne pouvoir
toucher telle catgorie d'tres ou d'objets ? Si on pouvait dcouvrir les tabous
qui sont l'origine de ces rpugnances, on tiendrait peut-tre la raison profonde
de la spcialisation de ces clans qui devaient s'immobiliser en autant de
castes : le jeu de ces incompatibilits originelles nous expliquerait la vocation
des groupes, et pourquoi telles professions se trouvent interdites aux uns et
rserves ou imposes aux autres.
Mais alors mme que ce dtail nous chappe, ce que nous apercevons
clairement, par-dessus les raisons de spcialisation propre chaque classe, ce
sont les grandes lignes du systme hirarchique qui ordonne malgr tout ces
groupes ferms, et fait rgner un paralllisme gnral entre la distinction des
races, nobles ou ignobles, et la distinction des mtiers, purs ou impurs.
Et, vrai dire, il est parfois difficile de discerner laquelle des deux, de la
race ou de la profession, est le principe premier des respects et des mpris.
Sous quelque forme qu'il faille se reprsenter la descente des Aryens dans
l'Inde succession d'invasions brusques et gnrales ou suite de colonisations
partielles on sait quelle espce d'horreur les indignes inspirrent aux
arrivants. Les hymnes vdiques retentissent d'injures lances contre les
Dasyus, noirs, au nez pat, qui mangent n'importe quoi et n'offrent pas de lait
143
aux dieux 1. Aux yeux de ces Aryens si fiers de leur civilisation, comment les
barbares n'auraient-ils pas contamin, en mme temps que les objets qu'ils
touchent, les professions qu'ils exercent 2 ? C'est sans doute une des raisons
pour lesquelles certains mtiers primitifs, et tels que les tribus aborignes les
devaient exercer avant l'arrive des Aryens non seulement ceux de chasseur
et de pcheur, mais ceux de vannier ou mme de charron devaient rester
spcialement ddaigns : mtiers de vaincus, et mtiers de sauvages. Mais il
importe d'ajouter que les croyances religieuses ici encore ne cessent de mler
leur pression la pousse de ces instincts ethniques. Si les chasseurs sont
tenus en basse estime, ce n'est pas seulement que leur mtier soit primitif, c'est
qu'il les oblige au pch quotidien de tuer des animaux 3. Des scrupules
analogues justifient la dgradation des corroyeurs et des tanneurs. Il en est de
mme pour celle des napits ou barbiers, et pour celle des blanchisseurs,
mpriss, quelle que soit leur race, cause des contacts impurs que leur genre
de travail leur impose 4.
C'est ce qui explique qu'il soit si difficile de dduire la hirarchie hindoue,
comme a voulu le faire M. Nesfield, d'une sorte de philosophie de l'histoire
matrialiste . Les mtiers s'tageraient plus ou moins haut dans l'estime
publique, nous disait-on, selon qu'ils se seraient constitus aprs des inventions plus ou moins complexes, un stade plus ou moins avanc du progrs
industriel. Nous avons constat que si l'on veut expliquer les rangs des
diverses castes, il faut faire entrer en ligne de compte bien des raisons qui se
laissent malaisment rattacher l'histoire naturelle des progrs de
l'industrie .
Au surplus, quand bien mme le souvenir de ces progrs rendrait compte
en effet de la supriorit des mtiers d'artisans, utilisant plus ou moins la
mtallurgie, sur les mtiers accessibles aux races les plus barbares, il reste que
dans la civilisation hindoue, obsde qu'elle est par d'autres prestiges, le rang
assign aux activits du type industriel reste toujours trs bas plac. M. Dutt a
relev, dans diffrents codes hindous, les traces du mpris o elle est tenue 5.
C'est au milieu des castes impures et qui polluent les aliments qu'elles
touchent, c'est entre les prostitues et les eunuques, les acteurs et les ivrognes
que Yajnavalkya, par exemple, classe non pas seulement les corroyeurs ou les
blanchisseurs, mais les tisserands, les teinturiers, les presseurs d'huile, les
forgerons et les orfvres. Ailleurs, dans le code de Manou, est rang parmi les
pchs (upaptakas) entre l'impit de celui qui n'entretient pas le feu
domestique et la malhonntet de celui qui ne paie pas ses dettes l'acte de
surveiller une manufacture et d'excuter de grands travaux mcaniques. Sous
le poids de pareilles dprciations, comment, demande M. Dutt, les arts industriels pouvaient-ils s'panouir en Inde 6 ? On a parfois rappel ce propos la
rpugnance gnrale des Aryens pour les travaux manuels. Cette rpugnance
est loin de prsenter la mme intensit et surtout de garder une dure gale
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dans toutes les branches de la race aryenne. Chez les Grecs, en particulier, il
semble que le travail n'ait pas t aussi universellement msestim qu'on l'a
cru longtemps, sur la foi de quelques philosophes 1. Ce qui est vrai c'est que,
partout o les besognes de type industriel sont laisses ou imposes des
races subjugues, l'infriorit de ces races risque de dteindre en quelque
sorte, pour un temps plus ou moins long, sur ces besognes mmes 2. C'est l,
entre autres, un des mfaits conomiques que l'on reproche l'institution de
l'esclavage. Cette institution n'a pas pris en Inde une place prpondrante ;
plutt qu' l'intrieur d'un mme groupe familial, c'est entre groupes diffrents
que les fonctions se spcialisent et que les distances se marquent. Mais par la
rigueur avec laquelle ces distances sont marques, par le mpris qui pse sur
les races qu'elle juge infrieures, astreintes des occupations qu'elle juge
impures, l'Inde devait supporter autant et plus que les socits proprement
esclavagistes les inconvnients conomiques de cette espce de dprciation
traditionnelle des arts et mtiers manuels.
Mais, du moins, quand il serait vrai que le systme des castes, en organisant le travail, a tenu moins de compte des aptitudes naturelles que des prjugs d'ordre religieux, quand il serait vrai encore que les prjugs en question
ont rabaiss des travaux dont la glorification et t utile l'ensemble, on
pourra soutenir que ces inconvnients sont quelque peu compenss par les
talents professionnels que le mme systme doit perfectionner au sein de ces
castes, rives chacune un mtier de pre en fils.
Auguste Comte a justement observ l'universalit et la spontanit de la
pratique des spcialisations hrditaires. un certain degr de civilisation,
elle apparat la fois comme invitable et comme indispensable 3 : Rien
n'est certes plus naturel, l'origine, que l'hrdit gnrale des professions
comme fournissant aussitt, par la simple imitation domestique, le plus facile
et le plus puissant moyen d'ducation, le seul mme alors praticable, tant que
la tradition orale doit constituer encore le principal mode de transmission
universelle, soit dfaut d'un autre procd suffisant, soit surtout en vertu du
peu de rationalit des conceptions reues... Ainsi, tant que d'une part l'on ne
possde pas de techniques organises elles-mmes consolides en des
manuels ; tant qu'il ne s'est pas constitu d'autre part, en dehors des groupements familiaux, quelque chose qui ressemble une cole publique, une
institution capable de rassembler des enfants de familles diffrentes, l'apprentissage au sein de la famille s'impose et le fils continue normalement la
fonction du pre. Si cette coutume a dur en Inde plus longtemps qu'ailleurs,
c'est que sur une ncessit matrielle l'Inde a greff une obligation religieuse.
Mme alors que la possibilit lui en serait ouverte, le fils prouverait des
scrupules quitter la profession de ses anctres. Le renforcement de l'usage
par les croyances ne devait-il pas avoir pour rsultat d'adapter en Inde, plus
troitement qu'ailleurs, les qualits des races aux exigences des mtiers ?
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individus tirent d'eux-mmes par leur effort pour s'lever dans l'chelle
sociale.
On a vant parfois la tranquillit de vie dont peut jouir l'artisan du village
hindou, l'abri des tourments de la concurrence : conditions minemment
favorables, disait-on, au culte pieux des traditions techniques et l'amoureuse
laboration des humbles chefs-d'uvre 1. Mais aussi rien qui incite l'homme
s'ingnier, trouver du nouveau et, si ses facults propres le lui permettent,
dresser la tte hors de son cercle. Chacun ([ici]), dit Bernier 2, coule sa vie
doucement sans aspirer plus haut que sa condition : car le brodeur fait son fils
brodeur, l'orfvre le fait orfvre, le mdecin en ville le fait mdecin, et personne ne s'allie qu'avec les gens de son mtier. Comment donc les Hindous
seraient-ils excits mener cette vie d'incessant effort qu'un Hsiode, par
exemple, dcrit avec tant de sympathie ? Ne semble-t-il pas qu'une civilisation
qui dcourage d'avance toute espce d'ambition personnelle s'enlve ellemme le nerf du progrs conomique ?
Au surplus, ce n'est pas seulement par une action directe par les encombrements favoriss ou les innovations gnes que le systme des castes
entrave la production ; d'une manire plus gnrale, c'est en s'opposant tels
renouvellements de l'organisation sociale qui sont leur tour, pour le progrs
conomique, des conditions ncessaires.
Aucun systme ne pouvait tre mieux conu pour enrayer les effets
normalement attendus de la division du travail. Emprisonne dans ces bandelettes sacres elle est incapable, soit de tisser entre les segments sociaux
qu'elle spcialise une solidarit nouvelle, soit d'ouvrir un nouveau champ
l'essor des individualits.
Le rle de la division du travail, nous disait-on 3, est prcisment de substituer, une solidarit mcanique qui opprime l'individu, une solidarit
organique qui le libre. L o une grande varit d'occupations nouvelles
diffrencie les ides comme les activits des hommes, l'ensemble social
n'apparat plus compos de ces segments homognes qui, en raison mme de
l'uniformit des activits et de l'unanimit des ides, restaient fatalement
oppressifs, exclusifs de toute hrsie, de toute dissidence, de toute innovation.
Mais encore faut-il non seulement pour qu'entre des membres de clans
diffrents des commerces s'instituent, mais pour qu' l'intrieur d'un mme
clan les diversits soient tolres que ces barrires primitives s'abaissent et
que les cadres des groupements politico-familiaux se prtent aux largissements. L'affranchissement des individus est au prix de l'effacement de la
structure segmentaire des socits.
Or c'est prcisment cette structure que le rgime des castes consolide,
bien loin de l'branler. Quand la division du travail s'allie ce rgime, elle ne
brise pas, elle emprunte, au contraire, pour s'y couler, les moules prpars par
les clans. Le milieu fonctionnel ne se distingue pas nettement ici du milieu
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natal. Tout est mis en uvre au contraire pour maintenir leur concidence.
L'organisation professionnelle naissante se fond avec l'organisation familiale
prexistante 1. Il n'est pas tonnant par suite que la distinction des professions
n'entrane pas ici les librations escomptes. Si nous ne nous trouvons plus en
prsence d'une multiplicit de clans proprement dits, indpendants et gaux, si
les groupements sociaux lmentaires sont dsormais spcialiss en mme
temps que hirarchiss, du moins restent-ils, l'imitation des clans primitifs
dont ils prolongent l'empire, exclusifs et oppressifs : chacun d'eux s'efforce,
dans son isolement, de gouverner selon sa tradition propre toute la vie des
membres qu'il renferme. Les arrangements d'autorit, comme disait Sumner
Maine, laissent donc peu de place ici aux arrangements de libert : le statut
continue de refouler le contrat.
Schmoller propose 2 de distinguer entre deux types de spcialisation, dont
les conditions d'tablissement ne sont pas les mmes : celle qui s'organise par
ordre, sous l'autorit, par exemple, du groupe familial qui distribue les tches
entre ses membres, et celle qui s'institue librement, par exemple entre deux
trangers mus par la perspective des profits qu'ils pensent retirer de l'change.
La division du travail que nous rencontrons dans le rgime des castes constituerait un type intermdiaire entre ces deux types extrmes : ce n'est plus
l'intrieur du groupe familial, c'est entre groupes diffrents que les tches sont
ici rparties. Mais cette rpartition n'est pas organise par la libert d'individus
changistes la recherche du plus grand profit. C'est toujours en prsence
d'une division du travail contrainte que nous nous trouvons, soumis que
restent les groupes spcialiss aux deux pressions, l'une redoublant l'autre des
instincts ethniques et des traditions religieuses.
On retrouve par ce chemin l'ide exprime par M. Ranade savoir qu'en
Inde surtout la ralit rpond aussi peu que possible aux postulats de l'conomie politique classique des Occidentaux. L'homme moyen de chez nous, dit
M. Ranade 3, est aux antipodes de l'homo conomicus. Ce n'est pas seulement
la tradition religieuse qui te la majorit des Hindous ce dsir du plus grand
gain par le libre change que l'conomiste classique prte l'individu normal :
la pense leur viendrait-elle de la chasse aux dollars , que l'organisation
sociale leur refuserait les moyens de la poursuivre. Plus qu'ailleurs, il apparat
ici que la comptition illimite n'est qu'un mythe. De ce qui restreint son jeu
en Occident, les conomistes ont pu faire mthodiquement abstraction : mais
ici, le frottement semble plus fort que le mouvement mme. Le groupe au
sein duquel la personne est ne fixe pour la vie, avec son genre d'occupation et
son cercle de relations, sa situation sociale. Qu'est-ce dire sinon que tout
s'oppose, sous ce rgime, cette diversit, cette variabilit, cette mobilit,
qui correspondent dans nos socits occidentales ce qu'on appelle l'individualisme ?
Mais du mme coup, en mme temps que la libert l'individu, c'est la
solidarit que le systme des castes refuse l'ensemble social. Et cela mme
devait entraner, au-del des consquences politiques plus videntes, de
nouvelles consquences conomiques.
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La solidarit la plus troite rgne l'intrieur de chaque caste. Les observateurs ont admir souvent, aprs la svrit avec laquelle les membres de la
caste se contrlent, la fraternit avec laquelle ils se soutiennent mutuellement.
Mais en revanche, d'une caste l'autre, les Hindous resteront les uns pour les
autres comme des trangers, et tmoigneront, comme disait Jacquemont 1, de
la plus abominable indiffrence . On a justement remarqu 2 que la sympathie ne se nourrit pas seulement de similitudes : la diversit aussi peut
l'entretenir, par cela mme qu'elle est la condition de la collaboration : Qui
se ressemble s'assemble , mais qui diffre se complte . C'est en ce sens
qu'il tait permis d'escompter les effets de rapprochement dus la division du
travail elle-mme. Mais encore faut-il, pour que cette heureuse influence se
fasse sentir, qu'elle ne soit pas contrarie par le courant gnral du systme
social. Si celui-ci travaille approfondir les fosss entre les groupes mmes
qui collaborent, le bnfice moral de la collaboration est perdu. Or, n'est-ce
pas prcisment ce qui devait arriver en Inde ? Trop de scrupules traditionnels, trop de mpris instinctifs sparent les membres des diverses castes, ici,
pour qu'ils songent se traiter en collaborateurs. Il semble que l'esprit d'isolement dont les castes sont animes, comme l'lectricit de mme sens dont sont
charges les balles de sureau, les force se repousser au moment mme o
elles entrent en contact. D'o cette dsunion foncire de la socit hindoue, et
ces sentiments d'hostilit ou d'indiffrence mutuelle qui ont frapp tous les
observateurs 3. On a souvent comment le trait rapport par Mgasthne : le
paysan hindou continuant de pousser paisiblement sa charrue ct des
armes en lutte. Et les uns se plaisent y voir la preuve du respect prouv par
le guerrier hindou pour l'agriculture, nourrice des socits ; d'autres font remarquer que le fait est un symptme, entre bien d'autres, d'une grave maladie
sociale parqus dans leurs castes, les Hindous restent trangers aux
meilleurs des intrts et des idals qui sont le fondement de toute saine vie
nationale 4. Et, en effet, pendant des sicles, c'est une vie nationale qui a le
plus manqu l'Inde. De nos jours seulement il semble que la civilisation
anglaise, par les exemples qu'elle fournit, par les milieux nouveaux qu'elle
cre, par les ractions qu'elle provoque, commence inoculer aux Babous,
avec le sentiment individualiste, quelque chose qui ressemble au sentiment
national. Mais sous aucune des formes d'tat qu'elle avait connues jusqu'ici,
l'Inde n'avait russi, l'Inde n'avait mme song, pourrait-on dire, se
constituer en patrie. En raison de l'tat de division o le rgime des castes la
condamne vivre, elle n'a pu faire front contre les conqurants, elle a laiss
tous les empires, petits ou grands, peser sur elle. Mais le mme rgime qui
leur laissait le champ libre s'opposait aussi ce que leur action politique
descendt profondment dans l'organisation sociale. Ils se sont succd, sans
l'entamer, la surface du monde hindou. Jamais, par suite, il n'a pu s'instituer
entre haut et bas, entre parties et centres, cette rciprocit d'actions qui est
ncessaire non seulement une vie politique mais une vie conomique
intense ; les piliers ont manqu pour l'tablissement d'une vritable
Volkswirtschaft.
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4
I, 272.
DURKHEIM, op. cit., liv. I, chap. 1.
Voir SHERRING, op. cit. ; de LA MAZELIRE, Essai sur l'volution de la civilisation
indienne, passim.
OLDENBERG, Le Bouddha, p. 11 ; cf. RATZEL, Politische Geographie, p. 24.
150
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151
The Indian village community, Londres, Longmans, 1896 et The origin and growth of
village communities in India, Londres, Swan Sonnenschein, 1899 ; cf. Anne
sociologique, I, pp. 359-363 ; et IV, pp. 334-337 ; voir le livre de Abdullah YUSUF-ALI,
Life and Labour of the People of the India, Londres, Murray, 1907, pp. 77, 220.
BAINES, Report Cit, p. 93 et suiv.
152
une coutume immmoriale. Il faut ajouter qu'une terre leur est ordinairement
alloue. Ils restent cultivateurs en mme temps qu'artisans, et ce cumul de
fonctions leur permet de remdier, dans une certaine mesure, la gne qui
rsulte du nombre restreint de leurs clients-patrons. Par o l'on voit que ce qui
continue de dominer ici, c'est le type de ce que les conomistes modernes
appellent l'conomie ferme des petites communauts primitives. Un stade
est dpass sans doute 1 ; ce n'est plus l'intrieur du groupe domestique
comme il arrive encore chez les tribus qui vivent sur les limites de
l'hindouisme que les diverses besognes sont rparties, c'est entre des groupes
d'origines diffrentes. Mais c'est du moins pour l'ensemble qu'ils forment, et
sans commerce proprement dit, que tous travaillent.
Un autre stade est franchi lorsqu'on se trouve en prsence d'un certain
nombre de membres d'un mme mtier concentrs en des villages qui
fournissent leurs alentours : villages de potiers et de corroyeurs, de forgerons
et mme de menuisiers. Le phnomne se rencontre encore en Russie et
ailleurs 2. En France mme, n'avions-nous pas, jusqu' ces derniers temps, des
villages dont tous les habitants taient chaudronniers de pre en fils ? Il
semble que cette organisation ait t la rgle en Inde. Le got de l'exclusivisme faisait passer sur les difficults que la distance devait opposer tant l'achat
qu' la vente. La puissance d'une tradition qui paraissait adquate la
tendance de l'esprit hindou classer et isoler devait faire chec, observe M.
Fick 3, au souci de la commodit.
Les villes rassembleront diffrentes castes d'artisans, chacune parque
seulement dans son quartier ou dans sa rue. Les conditions sont alors runies
pour le dveloppement du commerce.
Mais si l'on veut prvoir quelles limites ce dveloppement rencontrera, il
faut se rappeler comment sont nes et comment sont mortes la plupart de ces
villes hindoues, dont la littrature nous dcrit les splendeurs avec tant de
complaisance. La plupart ne sont d'abord que des camps retranchs pour les
despotes, grands et petits, qui prlvent l'impt sur ces populations incapables
de se coaliser pour se dfendre. Des camps qui deviennent des cours et qui,
pour la gloire du prince et les besoins de sa suite, rclament un nombre
croissant de boutiques et d'ateliers. Ici plus manifestement qu'ailleurs, c'est en
effet pour le service des grands que les arts et mtiers se concentrent et
s'organisent. Presque tous les capitaux mobiles des empires, crit S. Maine 4,
sont aspirs vers un centre temporaire, qui devient ainsi l'unique sige des arts
dcoratifs et des manufactures qui exigent une certaine dlicatesse de maind'uvre. Quiconque prtendait appartenir la classe suprieure des artisans
prenait son mtier ou ses outils et suivait le cortge royal. D'o la splendeur
des capitales de l'Orient, consquence de la multiplication des formes que
prenait l'industrie, mesure que la richesse affluait vers les cours. De l
devaient rayonner et l devaient converger les caravanes escortes ; l
devaient prosprer et crotre en importance sociale non pas seulement les castes d'artisans, mais ces castes de marchands, espces de chambres de
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vie rurale du plus grand nombre, la vie urbaine tait resserre, dans cette civilisation, entre des limites trs troites 1.
Au surplus, pour qu'une vie urbaine s'panouisse et produise ses fruits
normaux, il n'y faut pas seulement des pierres assembles, des murs, des
entrepts, des marchs, il y faut encore et surtout un esprit municipal. Ce n'est
pas la ville qui importe, c'est la cit.
Les villes n'impriment leur cachet la civilisation tout entire que si elles
forment d'abord des espces de centres autonomes et capables de coordonner
leurs activits : si, en un mot, leur population sait se donner l'unit ncessaire
pour sauvegarder la bienfaisante indpendance. Mais c'est prcisment quoi
s'oppose la caste, le plus fort principe de dsintgration auquel l'humanit ait
jamais t soumise, et qui ne cesse pas, en Inde, de diviser le peuple contre
lui-mme 2.
Par o l'on se rend compte que la caste double en quelque sorte les inconvnients de la ghilde. Les deux organes sont souvent appels jouer le mme
rle, au point qu'on a pu les confondre. Comme la corporation de notre Moyen
ge, la caste n'est pas seulement une institution de secours mutuels sa
manire, elle rend inutile, dit M. Hunter, toute poor law , elle n'est pas seulement un organe de contrle, qui maintient les traditions techniques, elle
apparat aussi parfois comme un organe de dfense, capable d'empcher, s'il y
a lieu, l'abaissement des rmunrations. Mais ces attributs conomiques
rendent-ils compte de son essence ? Ils ne sauraient expliquer ni la hirarchie
consacre qui superpose les castes, ni mme la rpulsion mutuelle qui les
oppose. Il faut ici faire entrer en ligne de compte, nous l'avons vu, la
conspiration des instincts ethniques et des traditions religieuses. C'est la
prsence active de ces antipathies et de ces scrupules qui condamne la socit
hindoue au morcellement l'infini.
C'est ce qu'on n'aurait pas constat sans doute si la caste n'avait t autre
chose qu'une ghilde. L'institution aurait eu moins de tendance, remarque M.
Senart, se morceler, se disloquer : l'agent qui l'aurait unifi d'abord en
aurait maintenu la cohsion. Le nombre excessif, comme la multiplication
continuelle des castes par fissiparit serait un signe suffisant, selon M.
Risley 3, de leur origine extra-professionnelle.
En raison mme de ces caractres, de ces traditions et de ces instincts, la
caste ne sera pas seulement ce qui va de soi plus foncirement routinire
que la ghilde et plus svrement hostile toute innovation, mais encore et
surtout elle sera plus ferme, plus replie sur elle-mme, plus exclusive. La
corporation, comme elle laisse possibles les mlanges de sangs, admet des
hors-venus titre d'apprentis et permet des coalitions entre corporations
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M. Abdullah YUSUF-ALI, dans le livre rcent que nous signalions plus haut (Life and
Labour of the People of India), insiste sur l'importance de ce fait que, tandis que les
villages en Inde sont des units distinctes et des centres de vie commune, les villes n'y
furent le plus souvent que des expressions gographiques, sans vie d'ensemble (p. 3) .
SHERRING, Hindu Tribes and Castes, III, p. 218 ; cf. Census of India, 1901, Central
Provinces (rapport de M. RUSSELL), p. 194.
Census of India, 1901, vol. I, p. 553 et suiv.
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diffrentes. La caste, rpugnant aux contacts comme aux mlanges, n'est pas
seulement plus hostile l'adoption des membres nouveaux, elle empche ou
gne les relations entre castes.
L peut-tre tait le plus grave inconvnient du rgime c'est cet esprit de
division intransigeante qui devait rendre impossible, en Inde, toute organisation suprieure. Dans le Moyen ge occidental les corporations, toutes
distinctes qu'elles fussent, surent s'ordonner pour former comme les piliers de
la commune. Et les communes devaient tre, en mme temps que des
forteresses pour l'indpendance des bourgeois, des ports d'attache pour le
grand commerce. Que l'on se rappelle les attributions non seulement politiques, mais conomiques des conseils forms par les reprsentants des diffrentes ghildes, et comment ces conomies municipales , en dveloppant et
en organisant leurs relations, devaient prparer des conomies nationales
bien vivantes 1, et l'on comprendra tout ce que la civilisation hindoue a
perdu, en laissant craser sous la masse des castes les germes de la cit.
Le rgime des castes est utile sans doute, pour dgager, par l'ordre mme
qu'il lui impose, une socit de la barbarie. Mais il risque aussi de l'arrter vite
et pour longtemps, sur le chemin de la civilisation. Ses lustrations sont de
celles qui ptrifient. Dans l'ordre conomique aussi l'Inde nous donne le
spectacle d'une sorte d'arrt de dveloppement.
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Chapitre V
La littrature.
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Sans tudier ces harmonies part, les historiens des diverses littratures en
ont souvent not des exemples. Nous sera-t-il possible d'en relever dans
l'histoire littraire de l'Inde ?
On l'a souvent rpt, et nous en avons, plus d'une fois dj, rencontr les
preuves : l'Inde offre un magnifique exemple de ce que devient une civilisation quand elle demeure sous la coupe de la religion. La caste reste essentiellement une institution racine religieuse, et tous les germes d'institutions
laques sont comme striliss par son ombre. Elle empche la formation de ces
centres de curiosit intellectuelle en mme temps que d'activit politique qui
devaient ailleurs organiser la rsistance aux traditions primitives. Elle favorise
de toutes les manires, par les divers scrupules qu'elle entretient, la mainmise
du sacr sur le social.
De cet empire la littrature hindoue offrira une preuve clatante. Il n'est
pas exagr de dire que la religion fournit leur soubassement presque tous
les monuments littraires de l'Inde. Non seulement l'Inde possde la littrature sacre la plus vaste, l'une des plus anciennes et des plus intressantes
qu'il nous soit donn de pntrer ; mais le terme mme de littrature profane , tel que nous l'entendons, n'a point de sens pour elle et n'y trouve
d'application que par voie de contraste 1.
Non sans doute que toute la littrature ici se rduise des hymnes mystiques ou des commentaires thologiques, pas plus que toute la vie ne se
ramne la religion. En tudiant le systme juridique et l'organisation conomique, nous avons pu constater que la ralit hindoue dborde de toutes parts
le cadre brahmanique. La masse n'est pas reste aussi hypnotise qu'on l'a
dit. Des caravanes barioles sillonnaient limmense pninsule. Des cours y
dployaient leur luxe l'envi. D'autres intrts que les intrts spirituels
proccupaient donc les Hindous. D'autres plaisirs les attiraient que ceux de la
spculation thologique. L'Inde n'ignorera en consquence ni les contes
populaires ni les posies mondaines : elle aura une littrature de caravansrail,
pourrait-on dire, et une littrature de cour. Un temprament s'y rvle, nous
rappelle-t-on, trs diffrent du temprament mtaphysique qu'on prte la
nation hindoue : sensualit ardente et ironie sceptique, frivolit et gaillardise,
une grande puissance de fantaisie unie une grande finesse d'observation 2.
Il n'en reste pas moins que, pour une grande part, les monuments littraires
laisss par la civilisation hindoue sont btis sur des pierres dresses par la
religion. Combien d'entre eux ne reposent-ils pas, directement ou indirectement, sur le Vda ? La premire posie, ici, est une invocation aux dieux,
comme la premire prose est une explication de la liturgie. Invocations et
incantations, formules rituelles et recettes magiques, c'est presque tout le
contenu des quatre Vdas proprement dits. Les uvres ultrieures ne se
prsentent gure que comme des commentaires de cette rvlation initiale 3.
Les Brhmanas, avec les Aranyakas qui les accompagnent, prtendent clairer
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le sens du culte. Les Upanishads ressemblent plutt des traits de philosophie : la spculation s'y montre plus libre. Il n'est pas difficile cependant de
prouver qu'elle se meut dans le plan de la tradition religieuse. Les astras ne
sont que des applications diverses de cette mme tradition : ils en veulent
dduire des lois pour la conduite de la vie. Aux poques mmes o la littrature tendra devenir plus terrestre, ses attaches religieuses resteront longtemps visibles. Jusque dans l'rotisme, la tradition thologique ne perd pas ses
droits...
Rien de plus naturel que ces persistances en Inde : le soin de mener la vie
intellectuelle, de savoir et de mditer n'y est-il pas rserv traditionnellement
ceux-l qui, par droit de naissance, sont en relations intimes avec le monde
sacr ? Les penseurs professionnels sont ici des prtres. Il n'est pas tonnant
qu'un rgime qui faisait en principe, des travaux de la pense, l'office propre
des castes brahmaniques ait produit avant tout une littrature de caractre
sacerdotal.
O ce caractre est sans doute le plus apparent, c'est dans les Brhmanas.
Comme leur nom l'indique, les Brhmanas sont rservs la Science sacre.
D'habitude il leur est annex un Aranyaka : Livre de la fort , c'est--dire
livre mditer dans la solitude. Brhmana et Aranyaka se rattachent un
Vda, qu'ils supposent connu et qu'ils se proposent d'expliquer. Le but dclar
de cette littrature de commentaires est de faire comprendre aux officiants le
sens des pratiques et formules ncessaires la clbration du culte. Le
Brhmana se prsente donc comme un manuel de technique thologique. Et la
plupart de ses spculations tournent autour de cette mme ide du sacrifice o
nous avons vu l'un des piliers du prestige brahmanique.
Le sacrifice qui assure la puissance des Brahmanes sera lui-mme dot par
les Brhmanas de la toute-puissance. les en croire, il cre le monde. Il
contraint les dieux. Il devient dieu. Thories o il est permis de reconnatre un
reflet de notions trs primitives. L'acte religieux par excellence semble conu
ici sur le type du procd magique. Il est une sorte d'opration mcanique qui,
sans la moindre intervention morale, met les biens et les maux dans la main du
sorcier. Une religion aussi grossire, dit M. Sylvain Lvi 1, suppose un
peuple de demi-sauvages, mais, ajoute-t-il, les sorciers, les magiciens ou les
chamanes de ces tribus ont su analyser leur systme, en dmontrer les pices,
en tudier le jeu, en observer les principes, en fixer les lois : ils sont les
vritables pres de la philosophie hindoue. Sur ces rites dont l'accomplissement est devenu leur monopole, les Brahmanes mditent et dissertent
l'infini : un arbre immense sort de l'humble noyau, par la vertu de ces professionnels de la spculation.
Et sans doute leur spculation mme plonge trs bas ses racines. Ce ne
sont pas seulement des rites, ce sont des mythes primitifs qu'on sent la base
des Brhmanas. On y retrouve et l'histoire de l'uf flottant d'o tout sort, et
celle de l'homme qui se coupe en morceaux pour produire le monde, et celle
des espces animales engendres par les mtamorphoses d'un couple divin.
Selon M. Lang, il n'y a peut-tre pas un mythe rpandu dans les races
1
S. LVI, La doctrine du sacrifice dans les Brhmanas (Bibl. de l'cole des Hautes
tudes, XI), p. 10.
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infrieures qui n'ait sa contrepartie dans les Brhmanas 1. Mais ici plus
qu'ailleurs cette matire premire est travaille, tire et raffine. Nulle part
sous les rcits d'aventures ne se glissent tant d'quations thologiques. Nulle
part on n'oppose tant d'abstractions, pour finalement les identifier. Prajpati
est encore, d'un certain point de vue, un homme dmesur, un grand tre
concret : mais il est en mme temps la Force du sacrifice, que le Brahmane se
plat suivre par sa dialectique dans les diverses formes qu'elle revt.
Il va sans dire que cette dialectique opre souvent dans l'obscurit, mais il
est permis de penser que l'obscurit ici serait plutt recherche qu'vite. Nous
nous trouvons en face d'une littrature d'initis : on y sent, au lieu du dsir
d'tre accessible tous, la proccupation de rserver un monopole une race
d'lite. Dans toutes les littratures sans doute, on pourrait retrouver l'origine
le got des nigmes ; mais ici le jeu de mots sibyllins apparat comme une
tactique constante 2.
Que d'ailleurs la doctrine soit finalement inconsistante et reste, pour ainsi
dire, l'tat fluide, ce n'est pas non plus pour nous tonner. Nous savons que
les Brahmanes n'ont pas de conciles, et par consquent pas de dogmes
proprement parler. Aucun organe ici n'est qualifi pour formuler et imposer
une thologie arrte. Tous les Brahmanes sont galement aptes commenter
la rvlation du Vda. Il devait donc se former des coles diverses. Des controverses s'y instituent. On y raffine sur les notions, mais aucune autorit
n'intervient pour clore les dbats. De ces libres discussions entre prtres-ns,
les Brhmanas nous apportent sans doute l'cho : ils ne sont aprs tout que des
collections anonymes d'opinions individuelles, d'aphorismes indpendants et
de libres propos greffs sur l'explication des rites 3. Si une certaine unit de
tendance s'y dcouvre, elle s'explique par l'identit de situation des penseurs,
qui engendre elle-mme l'analogie des proccupations : un trsor commun des
clans sacerdotaux s'est ainsi peu peu constitu. Dans les Brhmanas nous ne
sentons pas l'uvre d'une glise, mais du moins celle d'une caste sacerdotale,
ardente cultiver ses facults propres en mme temps qu' dfendre, en les
justifiant, ses privilges.
2
3
A. LANG, Mythes, cultes et religions, trad. MARILLIER, Paris, F. Alcan, 1896, p. 234.
Sur le rapport des rites brahmaniques aux pratiques populaires, comp. HILLEBRANDT ;
Ritual-Literatur, Vedische Opfer und Zauber (dans le Grundriss de BHLER, 1897), p.
2.
OLDENBERG, Literatur, p. 25.
S. LVI, Doctr. du sacrif., p. 7.
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de leur composition 1. Mais leur forme mme, leurs caractres littraires, leur
ton gnral ne nous fournissent-ils pas, sur cette organisation, quelques
indications prcieuses ?
On s'est plu longtemps opposer, la littrature toute sacerdotale des ges
postrieurs, la jeune posie de l'ge vdique. Remonter des Brhmanas au
Rig-Vda, c'est aussi remonter, semblait-on dire, en mme temps que de la
prose aux vers, de l'abstrait au concret, de la scolastique la vie 2. Nous
verrons ici couler librement, ciel ouvert, nombre de sentiments qui n'apparatront plus que rarement dans la littrature postrieure. Ici du moins le
temprament de la race n'a pas encore t dbilit par le rgime. Nombre
d'auteurs se plaisent ainsi sentir, dans les invocations Indra, la frache
nouveaut de la vigueur aryenne. Le mpris rserv ces Dasyus qui nous
rtrcissaient la terre dclerait un allgre esprit de conqute 3.
Et sans doute ces races guerrires se montrent nous le front lev vers le
ciel. C'est mme un de leurs grands griefs contre leurs ennemis que l'impit
barbare dont ceux-ci font preuve. Mais du moins cette premire dvotion
aryenne n'a rien d'affadissant. Elle n'carte pas l'homme de l'action. Les Rishis
vdiques ne sont pas des emmurs. Et lorsqu'ils s'adressent aux dieux, ce n'est
pas une tradition complique, ce sont des sentiments tout spontans qui les
inspirent. La nature elle-mme parle dans ce lyrisme : exemple unique,
comme disait Renouvier 4, de primitivit intellectuelle .
Mais, de cette premire impression, il semble qu'une tude plus approfondie dtourne aujourd'hui la majorit des spcialistes. On fait observer que
ds l'poque vdique l'uvre de dvirilisation est commence : disperss dans
les riches plaines de l'Inde, les envahisseurs se laissent amollir. Le climat sans
doute dprime leur nergie. En mme temps, on ne voit se produire aucun des
phnomnes sociaux qui sont propres tremper les caractres. On ne voit rien
s'baucher qui ressemble une vie nationale. Il semble que dj le poids de la
vie religieuse fasse pencher la balance, au grand dam de la vie politique. D'o,
avec le rtrcissement de l'horizon, une espce de mutilation des personnes 5.
Il est remarquable que les hros qui traversent les Vdas sont moins des
militants que des orants. Au lieu d'un Achille ou d'un Siegfried, c'est un
Vivmitra, dont les austrits sont les armes , qui tient la premire place.
Ajoutons que les guerriers, lorsqu'ils prient, ne s'adressent pas directement aux
dieux, la faon des hros d'Homre. Dj, entre les dieux et les hommes, un
corps d'intermdiaires est en train de se glisser. Ds les Vdas se laissent
entrevoir les proccupations spciales ces intermdiaires, et ct d'habitudes dj professionnelles les soucis dicts par ce que M. Oldenberg appelle
leur intrt de classe.
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sentiments humains, en un langage accessible tous, les prtres potes s'attacheront raffiner les formules pour blouir les seuls connaisseurs 1.
Ainsi s'expliquent sans doute les devinettes, les jeux de mots, les identifications paradoxales dont le Rig-Vda dj fourmille. On sent quelque chose
de plus, ici, que le plaisir que prennent tous les primitifs se proposer des
nigmes. Les quivoques merveilleuses sont entasses systmatiquement. On
utilise exprs, pour dsigner les objets, les analogies les plus lointaines. Le
dsir est visible d'obscurcir plus que d'claircir, et de cacher au moment mme
o l'on montre.
Le Vda fera d'ailleurs lui-mme la thorie de ce procd : Les dieux
sont amis du mystre , ce qui est clairement exprim leur dplat . Les
choses sacres ne doivent tre dvoiles qu' demi. N'tait-ce pas, en vertu
de cette espce d'anthropomorphisme professionnel dont on relve plus d'un
signe, concevoir les dieux sur le type du prtre 2 ? Le prtre se complat
volontiers aux formules nigmatiques : leur obscurit est pour son monopole
comme une garantie de plus. Et c'est pourquoi, loin de simplifier les choses
plaisir comme le faisaient les premiers traducteurs, entts de la navet du
Vda il faut respecter les complications bizarres qui s'y rencontrent. Sans
doute taient-elles plus ou moins voulues : l'sotrisme servait la cause de ces
familles sacerdotales, en train de se muer en castes.
En tout cas faut-il supposer, pour expliquer cette vgtation d'hyperboles
et de superlatifs, une atmosphre de serre chaude, o certaines qualits s'atrophient, pendant que d'autres s'y dveloppent avec exubrance, un milieu de
surenchre mystique et verbale o des virtuoses prennent plaisir se
surpasser par leurs raffinements. La naissance d'une semblable posie, dit
M. Oldenberg, ne se conoit qu'en des coles organises de techniciens du
sacerdoce et du sacrifice, grands amateurs d'nigmes mystiques qu' tour de
rle ils se posaient et rsolvaient par jeu. Ce que nous trouvons dans le RigVda, disait dj Bergaigne, ce sont des spculations liturgiques de familles
de prtres . Et o Renouvier parlait de primitivit il parle de byzantinisme . On voit combien nous sommes loin des rves de puret premire,
d'innocence pastorale et d'effusions spontanes auxquels se laissait encore
bercer Max Mller 3.
Et peut-tre a-t-on rpondu sur ce point une exagration par une exagration inverse. Peut-tre la thse des artificialistes devra-t-elle tre limite
son tour 4. Des remarques qu'elle a accumules il restera srement assez
pour justifier notre conclusion : les plus anciennes posies de l'Inde sont
l'uvre caractristique d'une classe sacerdotale, sinon forme, du moins en
formation. Ds l'aurore vdique, entre la nature et l'me, on aperoit dj l'om1
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Voir p. 203, n. 3.
Le Bouddha, p. 27.
Voir plus haut, pp. 83-85.
Cf. par ex. REGNAUD, Matriaux, II, p. 202.
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religieuse contribuait ainsi faire du formalisme, dans tous les genres, une des
habitudes intellectuelles de l'Inde.
Mais, cette mme tradition aidant sans doute, le sens de la ralit manque
l'Inde, et avec le got de l'action le souci de l'observation. Par l surtout
s'explique la distance qui spare, alors mme qu'ils rencontrent des formules
analogues, l'esprit hindou et l'esprit grec. Xnophane, qui tend lui aussi au
panthisme, tout pote qu'il reste, est un observateur. La soif de savoir le
pousse de ville en ville. En mme temps qu'il amasse des remarques sur les
couches gologiques, il note les constitutions politiques. Dans le rquisitoire
qu'il dresse contre l'anthropomorphisme et ses consquences, il est permis de
reconnatre l'accent d'un citoyen soucieux de l'avenir de sa patrie. La doctrine
de Thals reoit peut-tre quelque chose de la tradition religieuse, par l'intermdiaire des potes : ils disaient dj leur manire que l'eau est le principe
de toutes choses. Mais il est visible que, plus directement encore, c'est des
faits observs que Thals s'inspira. Ne le voit-on pas tirer de ses inductions un
parti pratique, et monopoliser les pressoirs quand ses connaissances astronomiques et mtorologiques lui ont fait prvoir une rcolte d'olives surabondante ? En mme temps il se mle la vie politique, et il cherche, dit-on,
organiser une fdration des cits ioniennes. Astronome et ingnieur,
marchand et homme d'tat, aucune forme d'exprience ne lui reste trangre 1.
L'Inde n'aura pas de pareilles histoires raconter. Ses penseurs ne prtent
point l'oreille, eux, aux bruits des chantiers maritimes ou des places publiques.
Ils restent enferms dans leur caste, pour y dvider l'infini le fil de leurs
traditions prcieuses.
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Et, vrai dire, ici comme presque partout en Inde, il est malais de
trancher les priodes. Il importe toujours, quand il s'agit de la civilisation
hindoue, de rserver la part du sous-jacent. Bien des forces n'mergent pas,
qui pourtant supportent tout le reste. Aussi faudrait-il, la plupart du temps,
parler de coexistence o l'on parle de succession 1. Il est vraisemblable que de
tout temps il y a eu, ct des coles brahmaniques, des sectes indpendantes.
Mais c'est partir d'une certaine poque seulement que les monuments
littraires portent la trace manifeste de leur activit.
Il faut en dire autant des sentiments et des ides qui ne se rattachent pas
la vie religieuse. Nous avons vu que les Kshatriyas se plaisaient parfois
suivre le Brahmane sur son propre terrain, et le battre avec ses propres
armes. Mais il est vraisemblable que la majorit d'entre eux prouvaient
d'autres besoins et recherchaient d'autres plaisirs que ceux de la spculation.
Se reposant de la bataille par la chasse, et de la chasse par le tournoi, ils
menaient la grande vie fodale qui convient la noblesse guerrire. Un jour
viendra o les sentiments que cette vie entretient et les reprsentations qu'elle
suggre se tailleront leur place dans le monde de la littrature.
Ces sources extra-brahmaniques d'ides et d'motions, nous les sentirons
couler travers l'pope, mais nous y admirerons en mme temps, une fois de
plus, l'art avec lequel le brahmanisme sait canaliser et dtourner son profit
les forces mmes qu'il ne cre pas.
La littrature pique apparat presque partout comme la compagne et la
servante des noblesses guerrires. Dans l'intervalle des razzias elles se font
chanter, pour charmer leurs loisirs, les prouesses glorieuses. Une famille
puissante a-t-elle russi imposer sa domination ? Les bardes exalteront les
hauts faits de ses anctres. Et ainsi, en mme temps que le got des aventures,
la posie pique entretiendra le respect des races suprieures. Elle sera une
technique de la domination et de l'orgueil en mme temps qu'un amusement fodal 2.
Les proccupations de cet ordre ne manqurent pas sans doute l'origine
de l'pope hindoue. Ici aussi, c'est par la chanson de gestes, rpte au foyer
des maisons princires, que l'on dut commencer. Le rcit qui met aux prises
les fils de Pandu et les fils de Kuru garde comme un reflet des conflits de
races et des luttes de clans dont l'Inde primitive fut le thtre. Quelque
remaniement que les premiers chants aient d subir pour entrer dans le corps
du grand Mahbhrata, on y sent passer, en effet, le souffle rude d'une socit
belliqueuse, ardente au jeu comme la guerre. On y voit des duels qui n'en
finissent pas prototypes lointains du duel d'Olivier et de Roland et des
batailles ranges qui mlent des armes immenses comme la mer et comme
le Gange , des tournois qui rassemblent les tireurs l'arc de toutes les
contres de l'Inde, et des scnes de jeu o les adversaires jouent finalement
leur royaume, et jusqu' leur femme. La grandeur pique a besoin, dit-on
parfois, de quelque chose de dmesur dans l'action comme dans la passion ;
il y faut n arrire-fond de violences, et comme un reste de sauvagerie hroque. Sur plus d'un point, cette espce d'hrosme primitif affleure dans le
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HOPKINS (Journal of Americ. oriental society, vol. XII, p. 181, 190) a insist sur ce
caractre guerrier ; cf. dans le Manuel de CHANTEPIE DE LA SAUSSAIE les
remarques de M. Lehmann, p. 316.
OLDENBERG, Literatur, p. 157; cf. BURNOUF, Le Bhagavata Purana, p. 15.
DAHLMANN, Das Mahbhrata als Epos. u. Rechtsbuch, partie II, 2e section.
BARTH, The Religions of India, p. 169, 222 sqq. ; cf. CROOKE, The popular Religion
and Folklore of northern India, Westminster, Constable, 1898, I, pp. 107, 110, 132.
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les dieux anciens. Ainsi les Brahmanes peuvent-ils tenir plusieurs publics la
fois et, par un langage heureusement quivoque, parler des foules de plus en
plus nombreuses.
Si l'on veut juger de leur art d'utiliser, pour largir le cercle de leur action,
les forces nes en dehors, il faut se rappeler de quelle manire se sont construits les Purnas. Les Purnas sont des espces de pomes piques spcialement destins aux classes qui ne peuvent lire les Vdas. Ce sont comme des
romans d'aventures divines. Et il est vraisemblable que les lgendes dont ils
sont composs sortaient de l'imagination populaire elle-mme. Mais la
spculation brahmanique, en s'appliquant ces produits, les plia ses fins.
ces lgendiers elle incorpore, en les adaptant aux besoins des sectes, ses
thories cosmogoniques, et emploie ces rcits tablir la suprmatie de la
caste des Brahmanes 1.
C'est ainsi que dans la littrature mme nous trouvons une preuve nouvelle
de l'espce d'opportunisme qu'a su montrer, pour conserver sa matrise, la
caste des penseurs-ns de l'Inde.
Mais au fur et mesure que la littrature s'loigne de ses origines, la
mainmise sacerdotale y sera sans doute moins apparente. Il n'en restera pas
moins possible d'y reconnatre l'empreinte gnrale du rgime qui divise la
socit hindoue et hirarchise ses lments.
Le thtre en Inde est n, lui aussi, sous les auspices de la religion. Et il
garde longtemps le souvenir de cette tutelle. Non seulement c'est au moment
des solennits traditionnelles, par exemple la fte du Printemps, que les
reprsentations se multiplient. Mais les plus frivoles d'entre elles continuent
de se placer sous le patronage des dieux. Ds l'poque vdique on peut
deviner, nous dit-on, les efforts des prtres pour faire profiter leur culte du
got des Aryens pour la danse, le chant, les spectacles. L'hindouisme suivra la
mme tactique. Les personnages diviniss de l'pope monteront sur la scne.
Les aventures de Krishna, avatar de Vishnu, restent un des sujets favoris du
drame. iva, hritier de Rudra, est reconnu comme le dieu tutlaire des
professions thtrales 2.
Mais quelle qu'ait t l'influence de la religion sur le dveloppement du
thtre, elle n'en devait pas faire, comme en Grce, une espce d'institution
publique, qui servt de centre une vie nationale. Les reprsentations dramatiques n'ont jamais t en Inde que des divertissements exceptionnels, et le
plus souvent elles gardent un caractre priv. La plupart des pices qui nous
ont t conserves taient joues sans doute dans la salle de concert de
quelque rajah. Elles taient rserves un publie d'lite. Et plus encore que la
tradition religieuse, c'est la constitution aristocratique de la socit hindoue
qu'elles traduisent de diverses faons.
1
2
BURNOUF, Le Bhagavata Purana, introd. p. 35, LII ; cf. V. HENRY, Les littratures de
l'Inde, p. 190.
Sylvain LVI, Le thtre indien, Paris, Bouillon, 1890 ; Cf. SENART, Le thtre indien,
dans la Revue des Deux Mondes, 1er mai 1891.
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haute famille. Les autres parlent, selon leur situation, des prcrits plus ou
moins vulgaires 1.
Il faut dire d'ailleurs que les gens de condition infrieure ne tiennent dans
le drame que des rles secondaires : le menu peuple compte aussi peu dans
le drame que dans la vie . L'intrigue s'enferme le plus souvent dans les palais.
Les protagonistes sont des princes, seuls dignes de retenir, par le spectacle de
leurs aventures amoureuses ou guerrires, l'attention de l'auditoire aristocratique assembl dans les salles de concert.
Le caractre de cet auditoire n'explique-t-il pas, au surplus, non seulement
le respect de la hirarchie dont le thtre tmoigne, non seulement la qualit
des personnages et la nature des sujets, mais jusqu'au ton gnral des uvres ?
On a observ qu'elles sont, en un sens, aussi peu mouvantes, ou du moins
aussi peu troublantes que possible. Elles paraissent viter de parti pris non
seulement tout ce qui pourrait souiller, mais tout ce qui pourrait surexciter.
C'est sans doute qu'il leur faut avant tout respecter la puret native et la
noblesse morale de l'lite qui elles s'adressent. Elles la transporteront donc
doucement, par le moyen d'un prologue habile, dans le monde idal des
lgendes, qui d'ailleurs lui sont familires. Elles ne lui suggreront que des
motions qui soient la hauteur de sa situation sociale 2.
Si ces diverses remarques sont exactes, il est permis de conclure que le
thtre hindou, lui aussi, porte l'empreinte de la caste. Les productions dramatiques dont le ntaka se rapprochera le plus seront celles qui natront dans les
milieux intellectuels faonns pour les besoins d'une aristocratie. Un monde
spare le drame hindou de notre tragdie classique. Celle-ci enferme dans
l'me des hros le dbat des ides. Chez celui-l au contraire il semble que la
nature domine tout. Et c'est une des raisons sans doute pour lesquelles les
romantiques, par opposition au thtre classique, prnent le thtre hindou. Il
est possible pourtant de relever, entre l'un et l'autre, un certain nombre de
traits communs. La tragdie de Corneille et de Racine, elle aussi destine
une cour royale, spare de la foule par le choix de ses sujets s'est pique de
dignit et de noblesse ; elle s'est dtourne de la vie relle et a cr une socit
de convention avec des types invariables qu'Aristote et sans doute refus de
reconnatre, mais que Bharata aurait volontiers adopts 3.
Comparez au contraire au thtre hindou le thtre grec. L aussi l'motion
religieuse est la source. Mais bientt les affluents grossissent le fleuve et
modifient son cours. L'nergie individuelle est exalte. Les gloires nationales
sont clbres. Les questions sociales et morales sont discutes. C'est l'effervescence de la vie de la cit qui a dbord en quelque sorte sur la scne. Mais
c'est prcisment cette vie, nous l'avons vu, qui manque le plus l'Inde. Son
thtre aussi rvle, sa manire, tout ce dont elle a t prive par le seul fait
que les clans aryens chez elle, au lieu de se fondre en cits, se sont figs en
castes.
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D'une manire plus gnrale, parce que le rgime des castes contrarie aussi
bien l'mancipation des individualits que la constitution des units nationales
il condamne l'atrophie la plupart des genres qui devaient grandir dans les
littratures occidentales. Comme il ne connat ni l'loquence combative des
hommes publics, ni l'histoire, soucieuse de remmorer les grandes dates de la
vie collective, il ignore presque totalement le lyrisme personnel, qui traduit les
conflits ou les accords de l'homme avec lui-mme.
C'est ainsi que la littrature son tour nous rappelle les limitations de
dveloppement qui sont l'effet normal du rgime des castes. Il paralyse
bientt, disions-nous, l'lan des civilisations qu'il aide se dgager de la
barbarie. Il ne peut faire autrement que de mutiler les esprits mmes qu'il
affine.
Fin du livre.